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Nouvelles Mille et une nuits

Nouvelles Mille et une nuits

de Robert Louis Stevenson

Partie 1
Le Roman Étrange en Angleterre

I

Le nom de Robert-Louis Stevenson est attaché, en France, au souvenir d’un livre d’étrennes, l’Île au Trésor, qui fit fureur il y a peu d’années. La traduction de M. Philippe Daryl nous dispense de raconter les lointains et merveilleux voyages de l’Hispaniola ; disons seulement que ce petit livre nous paraît être, par sa verve, son entrain, sa fraîcheur, par le mouvement, le ton de vérité qui y règne, un des modèles du genre.

Si Kidnapped, qui vit le jour ensuite, s’adresse plus exclusivement, à cause de la saveur écossaise dont il est imprégné,aux jeunes compatriotes de son héros, David Balfour, l’histoire n’en est pas moins, d’un bout à l’autre, amusante, et c’est une idée ingénieuse, en outre, que d’avoir fait raconter la fin du drame jacobite par un whig qui se trouve forcément enrôlé dans le camp de ses adversaires.

La scène se passe en 1751, à l’époque où des oncles dénaturés pouvaient encore faire embarquer les neveux qui les gênaient sur un brick de mauvais renom, pour les envoyer à la Caroline, où ils étaient vendus sans plus de formes. Comment ce gamin énergique et honnête, David Balfour, échappe à son sort, et tout ce qu’il souffre dans une île déserte, voisine des côtes d’Écosse, avant sa périlleuse équipée à travers les Highlands, en compagnie d’AlanBreck Stewart, un rival jacobite de d’Artagnan, voilà des aventures dont on peut dire ce que La Fontaine disait de Peau d’âne ; il n’est personne qui ne prenne un plaisir extrême à lire Kidnapped. M. Stevenson s’y pose en compatriote de Walter Scott et de Burns, il nous fait respirer sa bruyère natale et met à tout ce qu’il touche le sceau d’une des qualités de sa race, la quaintness : esprit,originalité, grâce un peu bizarre et parfois maniérée, il y a de tout cela dans ce que peint par excellence ce mot de quaint, si parfaitement intraduisible, quoiqu’il dérive de notre vieux français, à en croire les dictionnaires.

Écossais, Stevenson l’est encore, – il l’a prouvé depuis, – parle sentiment du fantastique, le goût du surnaturel, lapréoccupation des lois morales, des problèmes philosophiques, etpar je ne sais quelle gaîté morose, grim humour, quidéconcerte et qui attache à la fois. Mais il est, en même temps,cosmopolite, Parisien du boulevard, Américain du Far-West, comme lemontrent ses spirituelles notes de voyages. Hier encore son adresseétait à Honolulu ; peut-être aujourd’hui est-il de retour àNew-York, qui le revendique comme Londres revendique Henry James.Sa vie errante a formé une personnalité très curieuse, très moderneet franchement excentrique, qui apparaît à travers une série deproductions d’inégale valeur, mais dont aucune n’est banale. Cecitoyen du monde a bien vu tous les pays dont il parle, soit qu’ilnous présente les Squatters du Silverado, soit qu’il nousinvite à glisser lentement, à bord de son Aréthuse, surles canaux de la Belgique et de la France, soit qu’il s’arrête pourdeviser familièrement avec ses amis les peintres de Barbizon, sousles ombrages de la forêt de Fontainebleau. Ici ou là, il rend sonimpression d’un trait net et précis. Point de longueurs, point deremplissage inutile. Aucun de ses ouvrages, en dépit de certainesexigences des éditeurs anglais auxquelles il a refusé énergiquementjusqu’ici de se soumettre, n’a plus d’un volume ; laconcision, la clarté incisive, une grande simplicité, sont lesqualités maîtresses de son style. Sceptique et railleur, il réussità nous captiver sans avoir jamais recours à l’élément sentimental,et touche parfois des questions hardies sans tomber dans ce qu’onest convenu d’appeler l’immoralité, bien qu’il ne se soucie guèrede nous montrer des personnages vertueux et qu’il ait le talentpervers d’exciter notre sympathie en faveur d’individualités toutau moins équivoques. Réussir, avec de pareilles tendances, àcollaborer aux bibliothèques d’éducation et de récréation, c’est lapreuve d’une souplesse peu commune.

Après avoir assuré son empire sur des milliers de jeuneslecteurs dans l’ancien et dans le nouveau monde, M. Stevensonparaît s’être dit : « Voyons si les vieux seront plusdifficiles, s’ils ne mordront pas, eux aussi, à l’hameçon descontes bleus ? » Et il lança ses Nouvelles Mille etune Nuits, où la féerie se met au service de la réalité par unprocédé ravi à miss Thackeray. Combien de fois les talents à fracasont-ils profité des trouvailles faites par quelque talent plusmodeste ! C’est miss Thackeray qui a dit la première :« Les contes de fées sont partout et de tous les jours ;nous sommes tous des princes et des princesses déguisés, ou desogres, ou des nains malfaisants. Toutes ces histoires sont cellesde la nature humaine, qui ne semble pas changer beaucoup en milleans, et nous ne nous lassons jamais des fées parce qu’elles luisont fidèles. » Seulement, l’auteur de Five oldfriends place dans un milieu bourgeois de nos jours laBelle au Bois dormant, Cendrillon, la Belle et la Bête, le PetitChaperon rouge, etc., dont les aventures modernisées n’ontrien que d’ordinaire, tandis que les contes arabes queM. Stevenson transporte en Europe, sans changer rien à leurallure coulante et négligée, conservent un caractère trèsexceptionnel et sont, en somme, presque aussi merveilleux que dansles Mille et une Nuits orientales.

Prenons la première des nouvelles, et la meilleure, le Clubdu suicide : nous n’avons pas de peine à reconnaître dansle prince Florizel de Bohême, qui, pendant son séjour à Londres,rôde incognito par les rues, le calife Haroun-al-Raschid, et dansson fidèle écuyer, le colonel Géraldine, Giafar, grand vizir. Leverglas les ayant forcés à chercher refuge dans un bar desenvirons de Leicester-square, ils rencontrent un individu qui n’ade commun avec Bedreddin-Hassan que la manie d’offrir des tartes àla crème aux gens qu’il ne connaît pas. C’est le dénouement foud’une carrière extravagante : le jeune homme aux tartes à lacrème (nous ne le connaîtrons que sous ce nom) prélude à la mortpar cette soirée burlesque. Le prince et son écuyer font semblantd’être dans les mêmes dispositions que leur nouvelle connaissance,et c’est ainsi qu’ils sont introduits par lui au Club dusuicide, rendez-vous de tous ceux qui, fatigués de la vie,désirent disparaître sans scandale. Chaque nuit, une partie decartes réunit ces désenchantés autour du tapis vert. Le présidentdu club, un dilettante d’espèce toute particulière, bat et donneles cartes ; le privilégié qu’un sort heureux gratifie de l’asde pique disparaîtra avant l’aube par les soins obligeants dumembre de céans qui tourne l’as de trèfle. Ce jeu réunit lesémotions de la roulette, celles d’un duel et celles d’unamphithéâtre romain, il fait goûter les impressions exquises de lapeur ; les gens les plus revenus de tout y trouvent un dernierplaisir. M. Malthus, par exemple, un paralytique, défiguré,ravagé par des excès auxquels il ne peut plus se livrer, est membrehonoraire, pour ainsi dire. Il vient, de loin en loin, quand il ena la force, chercher une excitation qui le réconcilie avec la vieen lui faisant redouter la mort. Il a essayé de tout, et il en està déclarer qu’en fait de passions, aucune n’est enivrante autantque la peur ; il est poltron avec délices, et il badine avecdes terreurs sans nom. Heureusement pour la morale, il badine unefois de trop ; l’as de pique lui échoit à la fin, et lelendemain les journaux de Londres renferment, sous larubrique : Triste accident, un paragraphe qui apprendau public la mort de l’honorable M. Malthus, tombé par-dessusle parapet de Trafalgar-square ; au sortir d’une soirée, ilcherchait un cab ; on attribue sa chute à une nouvelle attaquede paralysie.

Le prince Florizel aurait son tour, si Geraldine, vigilant etfidèle, ne mettait la police secrète sur pied, en dépit desterribles serments par lesquels s’engagent les membres du club.Personne n’est livré aux tribunaux ; le prince vientgénéreusement au secours de ceux des désespérés qui méritent encorequelque pitié, puis il décide que le repaire sera fermé et que sonabominable président périra en duel. Ce duel, qui doit avoir lieusur le continent, est le sujet d’un second récit beaucoup plussensationnel encore que le premier, où il est questiond’un médecin et d’une malle qui contient un cadavre, celui del’adversaire désigné du président, lâchement assassiné par cemonstre.

Certes, le lecteur, quel qu’il soit, attend la suite avec autantd’impatience que le sultan des Indes, tenu en haleine par lespoints suspensifs des contes de Schéhérazade ; on passe, avecune fiévreuse anxiété, à l’histoire suivante, qui est celle non pasd’un Cheval enchanté, mais d’un simple Cab,lequel recueille des invités de bonne volonté pour les conduire àune fête étrange dont la fin est le triomphe du droit et lechâtiment du crime, grâce à la vaillante épée du prince Florizel.L’héritier d’un trône daigne se mesurer avec le pire des scélérats.Nous le retrouverons plus tard, mêlé à d’autres aventures non moinsintéressantes, celles d’un diamant, et, comme tous les princes qu’amis en scène M. Stevenson, il finit en philosophe, renversépar une révolution. C’est derrière le comptoir d’un débit de tabacqu’il apparaît une dernière fois : ce redresseur de torts vendmajestueusement des cigares !

On voit que la fantaisie humoristique n’est pas absente desrécits de M. Stevenson ; les contrastes si marqués quepermet, qu’exige même cette qualité, très développée chez lui,produisent bien quelques fautes de goût, mais une certaine façonqu’il a de se moquer de ses héros et de lui-même relève icinéanmoins le sensational novel, qui a retrouvé depuis peu,en Angleterre, un succès d’assez mauvais aloi. Du rang où l’avaitplacé naguère Wilkie Collins, ce roman, nourri d’émotionsviolentes, était tombé au niveau des élucubrations de feu Ponson duTerrail. M. Stevenson eut le mérite de le rendre agréable auxdélicats.

Nous n’avons, du reste, nulle envie de défendre plus qu’il neconvient la suite des Nouvelles Mille et une Nuits,inspirée par la Dynamite et composée en collaboration avecMme Stevenson. La confusion de la tragédie et de la farce yest poussée trop loin. On croit être devant un couple de jongleursémérites, d’équilibristes habiles, dont les périlleux exercicesdeviendraient fatigants pour le public, amusé d’abord, s’ils seprolongeaient beaucoup ; mais les aventures des trois jeunesgens inutiles qui attendent leur fortune du hasard, sur le pavé deLondres, sont presque aussi courtes que celles des troiscalenders, fils de rois, et la gracieuse conspiratrice quiles conduit l’un après l’autre à deux doigts de leur perte ne prendpas en vain cinq noms différents, car Clara Luxmore, dite Lake,dite Fonblanque, dite Valdivia, dite de Marly, a autantd’imagination à elle seule que pouvaient en avoir réunies les cinqdames de Bagdad. Son histoire de la Belle Cubaine et del’Ange exterminateur chez les Mormons sont des contesbleus modernes de la plus piquante invraisemblance : ilsdissimulent cependant des complots anarchiques effroyables, maistous si maladroits qu’ils prêtent à rire. M. etMme Stevenson traitent la dynamite du haut en bas, refusant dela prendre au sérieux et faisant rater toutes ses bombes, sauf deuxou trois qui éclatent au détriment de ceux qui les fabriquent.Zéro, l’agitateur irlandais, et son complice Mac-Guire, périssentassommés sous le ridicule. Si Clara, l’affidée de ces deuxfantoccini grotesques, obtient sa grâce et, à la fin, unbon mari, c’est qu’elle est jolie à ravir, pleine d’inventionsdrôles, de tours uniques, et surtout parce qu’au milieu de sescriminelles erreurs, elle n’a jamais été sentimentale. L’assassinsentimental et phraseur, si commun de nos jours, est conspué parM. Stevenson ; celui-ci repousse avec énergie l’intérêtmalsain qui s’attache au crime politique, il vénère les agents depolice et leur dédie son livre, il fait grand cas del’autorité ; par la bouche de son personnage favori, le princeFlorizel, resté fidèle au rôle de bon génie derrière un comptoir demarchand de tabac, il déclare que l’homme est un diable faiblementlié par quelques croyances, quelques obligations indispensables, etqu’aucun mot sonore, qu’aucun raisonnement spécieux ne ledéciderait à relâcher ces liens. On voit que, pour un romancierdans le mouvement, M. Stevenson a des principesvieux style.

Dans Prince Otto, où les questions philosophiques etpolitiques s’entremêlent à beaucoup de paradoxes, l’auteur deNew Arabian Nights nous prouve qu’il a lu Candideet qu’il se souvient aussi d’Offenbach. Vous chercheriez en vainsur une carte la principauté de Grünewald, bien que sa situationsoit indiquée entre le grand-duché aujourd’hui éteint de Gerolsteinet la Bohême maritime. En revanche, le nom du premier ministre,Gondremark, vous rappelle un acteur de la Vie parisienne.Dans ce badinage sérieux, un peu trop délayé, on voit le princeOthon, un gentil prince en porcelaine de Saxe, mériter le mépris deses peuples par sa conduite indigne d’un souverain, la conduitepourtant d’un galant homme très chevaleresque, mais trop épris dela chasse, des petits vers français et d’une jeune épouseambitieuse, qui, finalement, prête les mains à son incarcérationdans une forteresse, pour être plus libre de jouer le rôle deCatherine II ou de Sémiramis. Vous y verrez aussi comment lestémoignages d’héroïsme de la jolie Séraphine se bornent à un coupde couteau donné au premier ministre, qui, jaloux de gouverner enson nom, voudrait être un favori dans toute la force du terme, etcomment la proclamation de la république met fin, soudain, à cescomplots de cour, à ces intrigues, à ces drames secrets ;comment le prince et la princesse fugitifs et dépossédés, à pied,sans le sou, se rencontrent dans la campagne, oublient leursdésastres, leurs grandeurs, et se mettent tout simplement às’aimer, ravis, en somme, de cette chute qui les a jetés aux brasl’un de l’autre pour jamais. Ceux-ci ne vendront pas du tabac, ilsferont de la littérature en collaboration ; un recueil desplus médiocres a paru sous le titre « Poésies, parFrédéric et Amélie. »

La réconciliation de leurs altesses sur le grand chemin est undes rares duos d’amour que nous ayons rencontrés au cours desromans qui nous occupent. Il est charmant, ce duo, car l’espritenfin y fait trêve, l’esprit moqueur, léger, glacial et trop tendudont M. Stevenson abuse, et qui produit à la longue l’effet dupâté d’anguille. Pour ne trouver que le ricanement perpétuel,autant revenir à nos incomparables contes de Voltaire, dontl’auteur de Prince Otto s’est fortement pénétré. Où ilmontre, en revanche, une véritable originalité de forme et de fond,c’est dans l’exposition semi-scientifique d’un Casétrange, qui mérite de compter parmi les récits les plussuggestifs et les plus ingénieux d’avatars et de transformations.L’histoire du Docteur Jekyll et de Mr Hyde se détache enrelief puissant sur la trame un peu mince du reste de l’œuvre, etpromet l’estime d’un ordre tout nouveau de lecteurs àM. Stevenson. Nous osons à peine le lui dire, ayant comprisqu’il craint par-dessus tout de paraître terne et lourdementconsciencieux. Terne, il ne saurait l’être ; le seul péril quel’on coure avec lui est dans l’excès du brillant et dans saconfusion accidentelle avec le clinquant. Quant à la conscience,elle ne sera jamais incompatible avec la liberté chez cet Écossaisgreffé de Yankee et de Parisien agréablement bohème. Qu’il nes’inquiète donc pas de la nature de nos éloges. L’analyse critiquequi suit est d’ailleurs pour prouver que l’ouvrage le plus grave deM. Stevenson n’a rien de particulièrement austère, ni surtoutd’ennuyeux.

II

Quelques lenteurs, il faut en convenir, embarrassent le début.Peu nous importent, par exemple, les idées et les habitudes deM. Utterson, un personnage d’arrière-plan, dépositaire dutestament bizarre qui fait passer tous les biens de Henry Jekyllentre les mains de son ami Edward Hyde, dans le cas de ladisparition du testateur. Cette clause insolite blesse le bon senset les traditions professionnelles du notaire Utterson ; ellesemble cacher quelque secret ténébreux, d’autant plus que leditEdward Hyde, prétendu « bienfaiteur » du docteur Jekyllet son légataire universel, n’est connu de personne. JamaisUtterson n’en avait entendu parler avant que le singulier documentlui eût été confié, avec mille précautions minutieuses ;pourtant il est le plus ancien ami de Jekyll, après le docteurLanyon toutefois, qui, intimement lié jadis avec son collègue,s’est peu à peu éloigné de lui, sous prétexte qu’il donnait à corpsperdu dans des hérésies scientifiques. Lanyon, lui non plus, nesait rien du mystérieux Hyde. Le seul renseignement queM. Utterson ait jamais pu recueillir sur celui-ci est denature à augmenter sa perplexité ; c’est le hasard qui le luifournit.

Un soir qu’il se promène dans un quartier populeux de Londres,avec son jeune parent, M. Enfield, ce dernier lui faitremarquer, presque à l’extrémité d’une petite rue commerçante,l’entrée d’une cour qui interrompt la ligne régulière des maisons.Juste à cet endroit, un pignon délabré avance sur la rue ses deuxétages sans fenêtres, au-dessus de la porte dépourvue, de marteau,une porte de derrière apparemment.

« Cette porte que voici, dit M. Enfield, se rattachedans ma pensée à une singulière histoire. »

Et il raconte l’acte de brutalité commis sous ses yeux, danscette rue même, contre un enfant, une petite fille, par un individud’apparence plus que désagréable, une espèce de gnome. Indigné, ila saisi le coupable au collet, appelé au secours ; unrassemblement s’est formé, et M. Hyde, pour éviter unscandale, a payé une forte somme aux parents de sa victime. Ils’est rendu sous bonne escorte à son domicile, la maison délabréeen question, et est redescendu bientôt avec un chèque sur la banqueCoutts, signé du nom le plus honorable, un nom qu’Utterson devinesans que son cousin ait besoin de le prononcer.

« Et quelle figure a-t-il, ce Hyde ?

– Il n’est pas aisé de le peindre. Je n’ai jamais vu d’homme quim’ait inspiré autant de dégoût, sans que je puisse expliquerpourquoi. Il vous donne l’impression d’un être difforme, etcependant je ne saurais spécifier sa difformité. Il estextraordinaire, voilà le fait, il est anormal. Je crois le voirencore, tant je l’ai peu oublié, et cependant je ne trouve pas deparoles pour peindre l’effet que produit cette infernalephysionomie. »

M. Utterson est plus ému qu’il ne veut le laisserparaître.

« Sur la maison elle-même, demande-t-il, vous ne savezrien ?

– Si fait, j’ai observé que personne n’y entre jamais, sauf lehéros très repoussant de mon aventure. Elle n’est pas habitée, lestrois fenêtres grillées, sur la cour, restent toujours closes, maisles vitres en sont propres, et, au-dessus, il y a une cheminée quifume parfois, ce qui donnerait l’idée que quelqu’un y vientaccidentellement. »

Le notaire Utterson voit que M. Enfield ne se doute pas quecette vilaine bâtisse dépend de la maison de son ami Jekyll. Aprèsavoir soupçonné celui-ci de folie toute pure, il craint qu’il nes’agisse plutôt de quelque complicité honteuse. L’idée fixe lepoursuit de s’éclairer là-dessus. Il se met à guetter les secretsnocturnes du quartier que fréquente l’odieux Hyde. Longtemps ilattend en vain ; mais, certain soir, vers dix heures, lesboutiques étant closes et la rue silencieuse, au milieu du sourdmugissement de Londres, un pas retentit rapide, un homme de petitetaille apparaît, tire une clé de sa poche et se dirige vers lamaison indiquée.

« M. Hyde ? » lui dit le notaire en posantla main sur son épaule.

L’homme tressaille et recule, mais sa terreur n’est quemomentanée. Reprenant aussitôt de l’empire sur lui-même, ilrépond :

« C’est mon nom, en effet ; que mevoulez-vous ?

– Je suis un vieil ami du docteur Jekyll ; on a dû vousparler de moi : M. Utterson. Faites-moi une grâce,laissez-moi voir votre visage. »

L’autre hésite, puis, après réflexion, se tourne d’un air dedéfi.

« Maintenant je vous reconnaîtrai, dit Utterson. Cela peutêtre utile.

– Oui, répond Hyde, il vaut mieux que nous nous soyonsrencontrés…propos,vous avez besoin de savoir mon adresse. »

Et il lui indique une rue, un numéro.

« Mon Dieu ! se dit le notaire, est-il possible qu’ilait, lui aussi, songé au testament ?…

– Comment, ne m’ayant jamais vu, avez-vous pu me deviner ?reprend Hyde.

– D’après une description. Nous avons des amis communs.

– Lesquels ? balbutie Hyde.

– Jekyll, par exemple.

– Il ne vous a jamais parlé de moi, s’écrie l’autre enrougissant de colère. Vous mentez. »

Là-dessus, il a poussé la porte et disparu dans la maison,laissant Utterson stupéfait.

« Ce nain blême, au sourire timide et cynique à la fois,est certainement fort laid, pense le notaire, mais sa laideur nesuffit pas à expliquer la répulsion insurmontable que suscite saprésence. Il faut qu’il y ait quelque chose en outre. Serait-cequ’une âme noire peut transparaître ainsi à travers son enveloppede chair ? Pauvre Jekyll ! Si jamais j’ai lu la signaturede Satan sur un visage, c’est sur celui de ton nouvelami. »

En tournant la rue, on arrive devant un square bordé de bellesmaisons, dont plusieurs sont déchues de leur rang d’autrefois,divisées en appartements, en bureaux, en magasins. L’une d’elles,cependant, devant laquelle s’arrête Utterson, a gardé un grand aird’opulence. Un vieux domestique vient ouvrir.

« Poole, lui dit Utterson, le docteur Jekyll est-il chezlui ? »

Sur sa réponse négative :

« Je viens de voir M. Hyde s’introduire par la portede l’ancienne salle d’anatomie. Cela est-il permis en l’absence devotre maître ?

– Sans doute, car M. Hyde a une clé.

– Je ne crois pas cependant avoir jamais rencontré ici ce jeunehomme.

– Oh ! monsieur, on ne l’invite pas à dîner et il ne paraîtguère de ce côté-ci de la maison. Il entre et sort toujours par lelaboratoire. »

Utterson conclut de ces renseignements que le docteur, enouvrant sa maison à Hyde, subit la conséquence de quelque faute dejeunesse. Ce doit être un supplice que de recevoir ainsi, bon gré,mal gré, inopinément, cet être atroce, qui entre et sortfurtivement, qui peut-être est impatient d’hériter… Il se promet deprotéger Jekyll contre l’influence équivoque qui s’est glissée àson foyer. Il profitera pour cela du premier tête-à-tête.

« Vous savez que je n’ai jamais approuvé votre testament,lui dit-il avec hardiesse, et je l’approuve moins que jamais, carj’ai appris des choses révoltantes sur ce jeune Hyde. »

La belle figure intelligente du docteur s’assombrit à cesmots.

« Inutile de me les dire, cela ne changerait rien ;vous ne comprenez pas ma position, répond-il avec une certaineincohérence. Je suis dans une passe difficile, trèsdifficile… »

Et comme le notaire, espérant pouvoir le tirer de peine, presseJekyll de s’ouvrir à lui, il refuse, affirmant sur l’honneur qu’ilest tout à fait libre de se débarrasser, quand il voudra, de cetEdward Hyde, que, par conséquent, ses amis doivent lui laisser lesoin d’apprécier ce qui convient. Assurément, il est attaché à cegarçon, il a pour cela des raisons sérieuses… Même il conjureUtterson de vaincre, quand il ne sera plus, l’antipathie que luiinspire son héritier.

« Je ne pourrai jamais le souffrir, dit le notaire.

– Soit ! répond Jekyll. Je vous prie seulement de l’aiderau besoin, pour l’amour de moi. »

À une année de là, Londres tout entier est ému par un crime querend plus frappant la haute situation de la victime, sir DanversCarew. Il y a maintes preuves contre Hyde, et les circonstancesfont que M. Utterson est amené à seconder la police dans sesrecherches. La connaissance qu’il a de l’adresse du meurtrierprésumé permet de faire les perquisitions nécessaires. Hyde habite,dans le quartier mal fréquenté de Soho, une rue étroite et sombre,garnie de cabarets où l’on boit du gin, de restaurants français duplus bas étage, de boutiques borgnes où s’approvisionnent desfemmes de mauvaise mine appartenant à toutes les nationalités.C’est dans un pareil milieu que le protégé de Jekyll, héritier d’unquart de million sterling, a élu domicile.

Une vieille femme, aux allures louches, vient ouvrir laporte.

« M. Hyde est, dit-elle, rentré très tard dans lanuit, mais pour ressortir ensuite ; il a des habitudes fortirrégulières, et disparaît parfois un mois ou deux desuite. »

Au nom de la loi, la maison est visitée en détail. Elle est àpeu près vide. Hyde n’habite que deux chambres meublées avecluxe ; un grand désordre toutefois y règne pour le moment,comme si l’on y avait fait à la hâte des préparatifs defuite : les vêtements traînent sur le tapis, les tiroirs sontouverts. Des cendres grises dans l’âtre indiquent que l’on a brûlédes papiers ; mais, derrière une porte, les agents découvrentla moitié d’un bâton dont l’autre moitié est restée sanglante surle lieu du crime. Cette canne, d’un bois très rare, a été donnéebien des années auparavant à son ami Jekyll parM. Utterson.

Naturellement, la première impulsion de ce dernier est de courirchez le docteur. Poole, le vieux domestique, l’introduit, en luifaisant traverser la cour qui a été jadis un jardin, dans l’espècede pavillon que l’on appelle indistinctement le laboratoire ou lasalle d’anatomie. Le docteur a autrefois acheté la maison auxhéritiers d’un chirurgien, et s’occupe de chimie là où sonprédécesseur s’occupait à disséquer. Pour la première fois, lenotaire est admis à visiter cette partie de la maison, qui donnesur la petite rue, théâtre de sa première rencontre avec Hyde. Iltrouve le docteur, dans une vaste chambre garnie d’armoiresvitrées, d’un grand bureau et d’une psyché, meuble assez déplacédans un lieu pareil.

« Savez-vous les nouvelles ? lui demande Utterson.

– On les a criées sur la place, répond Jekyll très pâle etfrissonnant.

– Un mot : j’espère que vous n’avez pas été assez fou pourcacher ce misérable ?

– Utterson, s’écrie le docteur, je vous donne ma paroled’honneur que tout est fini entre lui et moi ! D’ailleurs, iln’a pas besoin de mon secours, il est en sûreté. Personnen’entendra plus parler de Hyde. »

L’homme de loi est étonné de ces façons véhémentes, presquefiévreuses :

« Vous paraissez bien sûr de lui !

– Sûr… absolument. Mais j’aurais besoin de votre conseil. J’aireçu une lettre, et je me demande si je dois la communiquer à lajustice. Décidez… j’ai perdu toute confiance en moi-même.

– Vous craignez que cela n’aide à découvrir ?…

– Non, peu m’importe ce que deviendra Hyde. Je pensais à mapropre réputation, que cette triste affaire met enpéril. »

Utterson, surpris de ce soudain accès d’égoïsme, demande à voirla lettre ; elle est d’une écriture renversée très singulièreet conçue dans des termes respectueux. Hyde exprime brièvement sonrepentir, en s’excusant auprès du protecteur dont il a si malreconnu les bontés ; il lui annonce qu’il a des moyens defuite tout prêts.

L’enveloppe manque ; Jekyll prétend l’avoir brûlée parmégarde.

« Encore une question, reprend Utterson : c’est Hyde,n’est-ce pas, qui vous avait dicté ce passage de votre testament ausujet d’une disparition possible ? »

Le docteur, défaillant, fait un signe affirmatif.

« Je m’en doutais, dit Utterson. Le scélérat avaitl’intention de vous assassiner ! Vous l’avez échappébelle !

– Oh ! j’ai reçu une terrible leçon ! » s’écrieJekyll, ensevelissant sa tête entre ses deux mains. « Quelleleçon, mon Dieu ! »

Et cependant il tente, au moment même, de tromper son ami. Enétudiant l’autographe de Hyde, Utterson acquiert la preuve que laprétendue lettre de l’assassin est de la main même de Jekyll, qui achangé l’aspect des caractères en les renversant. Le docteur s’estdonc fait faussaire pour sauver un meurtrier !

Cependant le temps s’écoule et l’assassin reste introuvable. Onrecueille des détails sur le passé de l’homme, sur ses vices, sacruauté, ses relations ignobles et la haine qu’il a partoutinspirée ; mais sur sa famille, sur ses origines, rien ne peutêtre découvert, encore moins sur le lieu où il se cache. Unenouvelle vie semble avoir commencé pour le docteur Jekyll ; ilne s’occupe plus que de bonnes œuvres. Charitable, il l’a toujoursété, mais il devient religieux en outre ; il fréquente plusassidûment ses anciens amis, renoue des relations très affectueusesavec le docteur Lanyon, et paraît heureux comme il ne l’était pasdepuis longtemps.

Deux mois se passent ainsi ; tout à coup, les amis deJekyll trouvent sa porte fermée. Il garde la chambre, ne reçoitpersonne. Utterson se décide enfin à faire part de son inquiétudeau docteur Lanyon. En entrant chez celui-ci, il est stupéfait de letrouver changé, affaibli, presque mourant :

« Un coup terrible m’a frappé, explique Lanyon, je ne m’enrelèverai jamais ; ce n’est plus qu’une question de semaines.Eh bien, je ne me plains pas de la vie… je l’ai trouvée bonne…mais… si nous savions tout, nous serions plus satisfaits de nous enaller.

– Jekyll est malade, lui aussi », commence Utterson.

À ce nom, la figure de Lanyon s’altère davantage encore ;il lève une main tremblante :

« Que je n’entende plus parler du docteur Jekyll, dit-ilavec emportement. Il est mort pour moi.

– Vous lui en voulez encore ? s’écrie Utterson étonné.Songez que nous sommes trois bien vieux amis, Lanyon, et que lesintimités de jeunesse ne se remplacent pas.

– Inutile d’insister. Demandez-lui plutôt à lui-même…

– Mais il ne veut pas me recevoir…

– Cela ne m’étonne pas ! Un jour ou l’autre, quand je neserai plus, vous apprendrez la vérité. Jusque-là, qu’il ne soitjamais question entre nous d’un sujet que j’abhorre. »

Utterson demande par écrit des explications à Jekyll ; uneréponse très embrouillée lui parvient, dans laquelle le docteurexprime son intention de se condamner désormais à une retraiteabsolue.

Que faut-il supposer ? Quelle catastrophe a donc pusurvenir ? L’idée de la folie se présente de nouveau àl’esprit du notaire ; les paroles de Lanyon impliqueraientcependant tout autre chose. Il voudrait interroger de nouveau levieux savant, mais il n’en a pas l’occasion, car, en une quinzainede jours, cet homme d’une si haute valeur morale et intellectuellesuccombe. Il laisse à Utterson un paquet scellé qui ne doit êtreouvert par lui qu’après la disparition du docteur Jekyll. Pour laseconde fois, ce mot de disparition, déjà tracé dans le testament,se trouve accouplé au nom de Jekyll. Utterson contient àgrand-peine sa curiosité, mais le respect qu’il doit à la volontéexpresse d’un mourant le décide à laisser dormir les papiers dansun tiroir…

Souvent il va prendre des nouvelles du docteur. Le fidèle Poolelui dit toujours que son maître ne sort plus de ce cabinetmystérieux, au-dessus du laboratoire, qu’il ne parle guère, ne litplus et paraît absorbé dans de tristes pensées. Un jour, Uttersons’avise de pénétrer dans la cour sur laquelle donnent les troisfenêtres grillées, afin d’entrevoir au moins le prisonniervolontaire. L’une de ces fenêtres est ouverte ; le docteur,assis auprès, l’air souffrant, accablé, aperçoit son ami et consentà échanger de loin quelques mots avec lui. Mais, tout à coup, uneexpression de terreur et de désespoir, une expression qui glace lesang dans les veines du notaire, passe sur son visage, et lafenêtre se reforme brusquement.

À peu de temps de là, M. Utterson reçoit la visite de Pooleépouvanté. Le vieux serviteur le conjure de venir s’assurer parlui-même de ce qui se passe. Il ne peut plus porter seul le poidsd’une pareille responsabilité. Tout le monde a peur dans lamaison.

En effet, quand Utterson pénètre chez le docteur, les autresdomestiques sont réunis tremblants, effarés, dans le vestibule, eton lui fait de sinistres rapports. À la suite de Poole, il sedirige vers le pavillon où s’est retranché Jekyll et montel’escalier qui conduit au fameux cabinet.

« Marchez aussi doucement que possible et puisécoutez ; mais qu’il ne vous entende pas », dit Poole,sans que le notaire puisse rien comprendre à cette étrangerecommandation.

Il annonce, par le trou de la serrure, M. Utterson.

Une voix plaintive répond du dedans :

« Je ne peux voir personne. »

Et Poole, d’un air triomphant, reprend tout bas :

« Eh bien, monsieur, dites si c’est vraiment la voix de monmaître ?

– Elle est bien changée, en effet.

– Changée ? On n’a pas été vingt ans dans la maison d’unhomme pour ne pas reconnaître sa voix. Non, monsieur, mon maître adisparu ; dites-moi maintenant qui est là, à saplace ? »

En parlant, il a entraîné M. Utterson dans une chambreécartée où nul ne peut épier leur conciliabule.

« Toute cette dernière semaine, celui qui hante le cabineta demandé je ne sais quel médicament. Mon maître faisait celaquelquefois. Il écrivait son ordonnance, puis jetait la feuille depapier sur l’escalier. Depuis huit jours nous n’avons vu de lui quecela… des papiers. Il était enfermé ; les repas mêmes devaientêtre laissés à la porte. Eh bien, tous les jours, deux ou troisfois par jour, il y avait des ordonnances sur l’escalier, et jedevais courir chez tous les chimistes de la ville ; et chaquefois que j’avais apporté la drogue, un nouveau papier me commandaitde la rendre, parce qu’elle n’était pas pure, et de chercherailleurs. On a terriblement besoin de cette drogue-là,monsieur… »

L’un des papiers est resté dans la poche de Poole. Jekyll y atracé les lignes suivantes :

« Le docteur Jekyll affirme à MM. *** que leur dernierenvoi n’a pu servir. En 18… il leur avait acheté une quantitéconsidérable de cette même poudre. Il les prie de chercher avec unsoin extrême et de lui en envoyer de la même qualité, à toutprix. »

Jusque-là, l’écriture est assez régulière ; mais, à la fin,la plume a craché, comme si une émotion trop forte brisait toutesles digues.

« Pour l’amour de Dieu, trouvez-m’en del’ancienne ! »

« Ceci est assurément l’écriture du docteur, ditUtterson.

– En effet, répond Poole ; mais, peu importe son écriture,je l’ai vu…

– Qui donc ?

– Je l’ai surpris un jour qu’il était sorti du cabinet et ne secroyait pas observé. Ce n’a été qu’une minute ; il s’est sauvéavec une espèce de cri ; mais je savais à quoi m’en tenir, etmes cheveux se sont hérissés de crainte. Pourquoi mon maîtreaurait-il eu un masque sur la figure et pourquoi aurait-il crié ens’enfuyant à ma vue ?

– Je crois que je devine, dit Utterson. Mon pauvre ami estatteint, sans doute, d’une maladie qui le défigure autant qu’ellele fait souffrir, et qu’il veut dérober à tous les yeux. De là cemasque qu’il porte pour dissimuler quelque plaie affreuse, de làl’extraordinaire altération de sa voix et l’impatience qu’il a detrouver un remède qui puisse le soulager.

– Non, monsieur, dit Poole résolument, cet être-là n’était pasmon maître ; mon maître est grand, solide, celui-là n’étaitguère qu’un nain. Parbleu ! depuis vingt ans, je le connaisassez, mon maître ! Non, l’homme au masque n’était pas ledocteur, et, si vous voulez que je vous dise ce que je crois, unmeurtre a été commis.

– Puisque vous parlez ainsi, Poole, mon devoir est de m’assurerdes faits. J’enfoncerai cette porte. »

Les deux hommes se munissent d’une hache et d’untisonnier ; ils envoient un valet de pied robuste garder laporte du laboratoire. Une dernière fois, Utterson écoute. Le bruitd’un pas léger se fait à peine entendre sur le tapis.

« Tout le jour et une bonne partie de la nuit, il marcheainsi de long en large, dit le vieux domestique ; une mauvaiseconscience ne se repose pas. Et une fois… une fois, j’ai entenduqu’il pleurait… On aurait dit une femme ou une âme en peine. Je nesais quel poids m’est tombé sur le cœur. J’aurais pleuréaussi. »

Le moment est venu d’agir.

« Jekyll, crie Utterson d’une voix forte, je demande à vousvoir. »

Pas de réponse.

« Je vous avertis ; nous avons des soupçons, je doiset je veux vous voir ; si ce n’est pas de votre plein gré, cesera de force…

– Utterson, réplique la voix, pour l’amour de Dieu, ayezpitié ! »

Ce n’est pas la voix de Jekyll décidément, c’est celle de Hyde.Quatre fois la hache s’abat sur les panneaux qui résistent ;un cri de terreur tout animal a retenti dans le cabinet. Aucinquième coup, la porte brisée livre passage aux assiégeants, qui,consternés du silence qui règne désormais, restent irrésolus sur leseuil. Une lampe éclaire paisiblement ce réduit studieux, un bonfeu brille dans l’âtre, le thé est préparé sur une petitetable ; sans les armoires vitrées remplies de produitschimiques, on se croirait dans l’intérieur les plus bourgeois.Mais, au milieu de la chambre, gît un cadavre, encore palpitant,celui d’Edward Hyde. Il est vêtu d’habits trop grands pour lui, deshabits à la taille du docteur. Sa main crispée tient encore unefiole de poison. Il s’est fait justice.

Quant au docteur, on ne le retrouve nulle part ; mais, surla table, auprès d’un ouvrage pieux pour lequel Jekyll avaitexprimé à plusieurs reprises beaucoup d’estime, et qui cependantest annoté de sa main avec force blasphèmes, auprès des soucoupesremplies de doses mesurées d’un sel blanc, que Poole reconnaît pourla drogue que son maître l’envoyait toujours demander, il y a despapiers.

En cherchant bien, Utterson découvre un testament qui lui lègue,chose étrange, tout ce qui devait appartenir à Edward Hyde, puisune lettre d’adieu et une confession dont il prend connaissance,après avoir lu le manuscrit du docteur Lanyon.

Ce manuscrit atteste un fait étrange. Le 9 janvier, Lanyon areçu de son vieux camarade de collège, Henry Jekyll, une lettrechargée qui l’adjure, au nom de leur amitié ancienne, de lui rendreun service duquel dépend son honneur, sa vie. Il s’agit d’allerprendre dans son cabinet de travail, quitte à en forcer la porte,des poudres et une fiole dont il indique exactement la place. Versminuit un homme qu’il devra recevoir en secret, après avoir renvoyéses domestiques, viendra lui dire le reste. Lanyon, sans riencomprendre à cet appel, obéit exactement ; il se rend chezJekyll ; le vieux Poole, lui aussi, a été averti par lettrechargée. Un serrurier est là qui attend ; on pénètre dans lecabinet en forçant la serrure, on découvre, à l’endroit désigné,des sels quelconques, une teinture rouge qui ressemble à du sang,un cahier qui renferme nombre de dates couvrant une période debeaucoup d’années, avec quelques notes inintelligibles. Lanyon,fort intrigué, emporte le tout chez lui, et attend de pied ferme levisiteur nocturne, auquel il va ouvrir lui-même.

Ce visiteur est un petit homme dont l’aspect lui inspire unmélange inconnu de dégoût et de curiosité. Il est vêtu d’habitsbeaucoup trop grands, qui traînent par terre et flottent autour delui. Son premier mot est pour réclamer avec agitation lesmystérieux objets trouvés chez le docteur Jekyll ; à leur vue,il pousse un soupir de soulagement, puis, demandant un verregradué, compte quelques gouttes de la liqueur, et y ajoute une despoudres. Le mélange, d’abord rougeâtre, commence, tandis que lescristaux se dissolvent, à prendre une nuance plus brillante, àdevenir effervescent et à exhaler des fumées légères. Soudain,l’ébullition cesse, le liquide passe lentement du pourpre foncé auvert pâle. L’étrange visiteur a bu d’un trait… Il crie, chancelle,se retient à la table, puis reste là, les yeux injectés, la boucheentrouverte, respirant à peine. Un changement s’est produit :les traits du visage semblent se fondre et se reformer. Lanyonrecule d’un soubresaut brusque, l’âme noyée dans une épouvante sansnom. Devant lui, pâle, tremblant, les mains étendues comme pourretrouver son chemin à tâtons au sortir du sépulcre, se tient HenryJekyll !…

C’est ce qu’il a entendu, ce qu’il a vu cette nuit-là qui aébranlé la vie du docteur Lanyon dans ses fondements mêmes. Lesecret professionnel s’impose à lui, mais l’horreur le tuera, caril ne peut se le dissimuler, et cette pensée le hante jusqu’à unesuprême angoisse, lui, l’ennemi et le contempteur de la scienceocculte : l’être difforme qui s’est glissé dans sa maisoncette nuit-là est bien celui que poursuit la police comme assassinde sir Danvers Carew…

Quant à l’effrayante métamorphose, elle est expliquée par laconfession du docteur Jekyll :

« Je suis né en 18…, avec une grosse fortune, quelquesexcellentes qualités, le goût du travail et le désir de mériterl’estime des meilleurs entre mes semblables, en possession, parconséquent, de toutes les garanties qui peuvent assurer un avenirhonorable et distingué. Le plus grand de mes défauts était cettesoif de plaisir qui contribue au bonheur de bien des gens, mais quine se conciliait guère avec ma préoccupation de porter la têtehaute devant le public, de garder une contenance particulièrementgrave. Il arriva donc que je cachai mes fredaines, et que, lorsquema situation se trouva solidement établie, j’avais déjà prisl’habitude invétérée d’une vie double. Plus d’un aurait fait paradedes légères irrégularités de conduite dont je me sentaiscoupable ; mais, considérées des hauteurs où j’aimais à meplacer, elles m’apparaissaient, au contraire, comme inexcusables,et je les cachais avec un sentiment de honte presque morbide. Cefut donc beaucoup moins l’ignominie de mes fautes que l’exigence demes aspirations qui me fit ce que j’étais, et qui creusa chez moi,plus profondément que chez la majorité des hommes, une séparationmarquée entre le bien et le mal, ces provinces distinctes quicomposent la dualité de la nature humaine.

« J’étais amené ainsi, bien souvent, à méditer sur cettedure loi de la vie qui gît aux racines mêmes de la religion et quiest une si grande cause de souffrance. Malgré ma duplicité, je neme trouvais en aucune façon hypocrite ; mes deux naturesprenaient tout au sérieux de bonne foi ; je n’étais pas plusmoi-même quand je me plongeais dans le désordre que quand jem’élançais à la poursuite de la science, ou quand je me consacraisau soulagement des malheureux. L’impulsion de mes étudesscientifiques, qui m’emportait dans les sphères transcendantalesd’un certain mysticisme, me faisait mieux sentir la guerre qui selivrait en moi. Par les deux côtés de mon intelligence, le côtémoral et le côté intellectuel, je me rapprochais donc, chaque jourdavantage, de cette vérité, dont la découverte partielle m’aconduit à un si épouvantable naufrage, que l’homme n’est pas un, enréalité, mais deux ; je dis deux, ma propre expérience n’ayantpas dépassé ce nombre. D’autres me suivront, d’autres iront plusloin que moi dans la même voie, et je me hasarde à deviner que,dans chaque homme, sera reconnue plus tard une réunion d’individustrès divers, hétérogènes et indépendants. Quant à moi, je devaisinfailliblement, par mon genre de vie, avancer dans une directionunique. Ce fut du côté moral et en ma propre personne que j’apprisà découvrir la dualité primitive de l’homme ; je vis que desdeux natures qui se combattaient dans le champ de ma conscience, onpouvait dire que je n’appartenais à aucune, parce que j’étaisradicalement aux deux ; et, de bonne heure, avant même que mestravaux m’eussent suggéré la possibilité d’un pareil miracle, jepris l’habitude de m’appesantir avec délices sur la pensée, vaguecomme un rêve, de la séparation de ces éléments.

« Si chacun d’eux, me disais-je, pouvait habiter desidentités distinctes, la vie serait délivrée de ce qui la rendintolérable, le voluptueux pourrait se satisfaire, délivré enfindes scrupules et des remords que son frère jumeau lui impose, et lejuste marcherait droit devant lui, en s’élevant toujours, enaccomplissant les bonnes œuvres où il trouve son plaisir, sanss’exposer davantage aux hontes et aux châtiments qu’attire sur luiun compagnon qu’il réprouve. Pour la malédiction de l’humanité, cesdeux ennemis sont emprisonnés ensemble dans le sein torturé denotre conscience, où ils luttent sans relâche l’un contre l’autre.Comment les séparer ?

« Le moyen que je cherchais me fut fourni par lesexpériences multiples auxquelles je me livrais dans monlaboratoire. Peu à peu j’acquis le sentiment profond del’immatérialité hésitante, de la nature transitoire et vaporeuse,pour ainsi dire, de ce corps, solide en apparence, dont nous sommesrevêtus. Je découvris que certains agents ont le pouvoir de secouernotre vêtement de chair comme le vent agite un rideau, de nous endépouiller même. Pour deux bonnes raisons, je n’approfondirai pasdavantage la partie scientifique de ma confession : d’abord,parce que j’ai appris, à mes dépens, que le fardeau de la vie estrivé indestructiblement aux épaules de l’homme, et qu’à chaquetentative faite pour le rejeter, il revient en imposant unepression plus pénible. Secondement, parce que, – mon récit leprouvera d’une façon trop évidente, hélas ! – mes découvertesrestèrent incomplètes. Il suffit donc de dire que, non seulementj’en vins à reconnaître, en mon propre corps, la simple exhalaison,le simple rayonnement de certaines puissances qui entraient dans lacomposition de mon esprit, mais que je réussis à fabriquer unedrogue par laquelle ces puissances pouvaient être détournées deleur suprématie et souffrir qu’une nouvelle forme fût substituée àl’ancienne, une forme qui ne m’était pas moins naturelle, parcequ’elle portait l’empreinte des éléments les moins nobles de monâme.

« J’hésitai longtemps, avant de mettre cette théorie enpratique. Je savais très bien que je risquais la mort, car unesubstance capable de contrôler si violemment et de secouer à cepoint la forteresse même de l’identité pouvait, prise à trop hautedose, ou par suite d’un accident quelconque, au moment de sonabsorption, effacer à tout jamais le tabernacle immatériel que jelui demandais de modifier seulement. Mais la tentation d’unedécouverte si singulière l’emporta sur les plus vives alarmes.J’avais depuis longtemps préparé ma teinture ; j’achetai, enquantité considérable, chez un marchand de produits chimiques,certain sel particulier que je savais, l’ayant employé à mesexpériences, être le dernier ingrédient nécessaire, et, par unenuit maudite, je mêlai ces éléments, je les regardai bouillir etfumer ensemble dans un verre dont, avec un grand effort de courage,quand l’ébullition eut cessé, j’avalai le contenu.

« Les plus atroces angoisses s’ensuivirent, comme si l’onme broyait les os : une nausée mortelle, une horreur intimequi ne peut être surpassée à l’heure de la naissance ni à celle dela mort… Puis ces agonies diverses s’évanouirent rapidement, et jerevins à moi, comme au sortir d’une maladie. Il y avait quelquechose d’étrange dans mes sensations, quelque chosed’indescriptiblement nouveau et, par suite de cette nouveauté même,d’incroyablement agréable. Je me sentais plus jeune, plus léger,plus heureux dans mon corps. En dedans, je devenais capable detoutes les témérités ; un torrent d’images sensuelles roulait,se déchaînait dans mon imagination, j’échappais aux liens de touteobligation, j’acquérais une liberté d’âme inconnue jusque-là, quin’était nullement innocente. Je connus, dès le premier souffle decette vie nouvelle, que j’étais plus mauvais qu’auparavant, dixfois plus mauvais, livré, comme un esclave, au mal originel, etcette pensée m’exalta comme l’eût fait du vin… J’étendis les bras,en m’abandonnant, ravi, à la fraîcheur de ces sensations, et, aumoment même, je fus soudainement averti que j’avais baissé enstature. Il n’y avait pas de miroir dans mon cabinet à cetteépoque ; la psyché, qui maintenant s’y trouve, y fut apportée,plus tard, pour refléter mes transformations. La nuit cependanttouchait au matin, un matin très sombre ; tous les hôtes de lamaison étaient encore plongés dans le sommeil ; transporté,comme je l’étais, d’espérance et de joie, je m’aventurai dehors, jetraversai la cour, au-dessus de laquelle il me sembla que lesconstellations regardaient étonnées cet être, le premier de sonespèce qu’eût encore découvert leur infatigable vigilance ; jeme glissai par les corridors, étranger dans ma propre maison, et,en arrivant dans ma chambre, j’aperçus pour la première fois EdwardHyde.

« Il faut maintenant que je parle par théorie, en disant,non pas ce que je sais, mais ce que je crois être probable. Le côtémauvais de ma nature, à qui j’avais transféré momentanément touteautorité, était moins robuste et moins bien développé que lemeilleur, dont je venais de me dépouiller. Dans le cours de ma vie,qui avait été, après tout, pour les neuf dixièmes, une vie de vertuet d’empire sur moi-même, je l’avais beaucoup moins épuisé quel’autre. De là, je suppose, ce fait qu’Edward Hyde était pluspetit, plus mince, plus jeune qu’Henry Jekyll. De même que la bontééclairait la physionomie de celui-ci, le mal était écritlisiblement sur la face de celui-là. Le mal, en outre, que je croistoujours être le côté mortel de notre humanité, avait laissé, surce corps chétif, le signe de la laideur, du délabrement. Et,cependant, quand mes yeux rencontrèrent, dans la glace, cettevilaine idole, je n’éprouvai pas une répugnance, mais plutôt unélan de bienvenue. Ceci, en somme, était encore moi-même ;ceci me semblait naturel et humain. À mes yeux, l’image de l’esprity brillait plus vive, elle était plus ressemblante, plus tranchéedans son individualité, que sur la physionomie complexe et diviséequ’auparavant j’avais l’habitude d’appeler mienne. Dans cejugement, je devais avoir raison, car j’ai toujours remarqué que,quand je portais la figure d’Edward Hyde, personne ne pouvaitapprocher de moi sans une visible défaillance physique. J’attribuecet effet à ce que tous les êtres humains, tels que nous lesrencontrons, sont composés de bien et de mal, tandis que Hyde étaitseul au monde pétri de mal sans mélange.

« Je ne m’attardai qu’une minute devant le miroir ; ilme restait à tenter la seconde expérience, l’expérience concluante,à voir si j’avais perdu mon identité sans retour, s’il me fallaitfuir, avant l’aurore, une maison qui ne serait plus la mienne.Rentrant précipitamment dans mon cabinet, je préparai, j’absorbaile breuvage une fois de plus ; une fois de plus j’endurai lestortures de la dissolution ; enfin, je revins à moi avec lecaractère, la stature et le visage d`Henry Jekyll.

« Cette nuit-là, j’abordai les funestes chemins detraverse. Si j’eusse fait ma découverte dans un plus noble esprit,si j’eusse tenté cette expérience, sous l’empire de religieusesaspirations, tout eût pu être différent ; de ces agonies de lanaissance et de la mort serait sorti un ange plutôt qu’un démon. Ladrogue n’avait aucune action déterminante, elle n’était nidiabolique ni divine ; elle ébranla seulement les portes de maprison, et ce qui était dedans s’élança dehors. À cette époque, lavertu sommeillait en moi ; ma perversité, mieux éveillée,profita de l’occasion : Edward Hyde surgit. Dorénavant, bienque j’eusse deux caractères aussi bien que deux apparences, et quel’un fut tout entier mauvais, l’autre était encore le vieil HenryJekyll, ce composé incongru des progrès duquel j’avais appris déjàà désespérer. Le mouvement fut donc complètement vers le pire.

« Même alors je n’avais pas pu me réconcilier avec lasécheresse d’une vie d’étude ; j’étais gai à mes heures, et,comme mes plaisirs manquaient de dignité, comme j’étais, avec cela,non seulement connu de tout le monde et trop considéré, mais bienprès de la vieillesse, cette incohérence de ma vie devenait gênantede plus en plus. Ce fut pour ces motifs que mon nouveau pouvoir metenta jusqu’à ce que j’en devinsse l’esclave. Je n’avais qu’à viderune coupe, à me débarrasser du corps d’un professeur en renom et àendosser, comme un manteau épais, celui d’Edward Hyde. Cette idéeme sembla piquante, et je fis avec soin tous mes préparatifs. Jelouai et je meublai ce logement de Soho, où Hyde fut traqué par lapolice ; je pris pour gouvernante une créature que je savaisêtre silencieuse et sans scrupules. D’autre part, j’annonçai à mesdomestiques qu’un M. Hyde, dont je leur fis le portrait,devait jouir dans ma maison du square d’une entière liberté, depleins pouvoirs. Pour éviter tout accident, je me fis familièrementconnaître sous mon nouvel aspect ; je m’arrangeai de façon àce que, si quelque malheur m’arrivait en la personne du docteurJekyll, je pusse éviter toute perte pécuniaire sous ma figured’Edward Hyde. Ce fut le secret du testament auquel vous opposâtestant d’objections. Ainsi fortifié, comme je le supposais, de touscôtés, je profitai sans crainte des immunités de ma situation.Certains hommes ont eu des bandits à leurs gages pour accomplir descrimes, tandis que leur propre réputation demeurait à l’abri. Jefus le premier qui agit de même en vue du plaisir. Je pus doncainsi, aux yeux de tous, travailler consciencieusement, étaler unerespectabilité bien acquise, puis, soudain, comme un écolier,rejeter ces entraves et plonger, la tête la première, dans l’océande la liberté. Sous mon manteau impénétrable, je possédais unesécurité complète. Songez-y… je n’avais qu’à franchir le seuil demon laboratoire : en deux secondes, la liqueur, dont je tenaisles ingrédients toujours prêts, était avalée ; après cela,quoi qu’il pût faire, Hyde disparaissait comme un souffle sur unmiroir, et à sa place, tranquillement assis chez lui, sous sa lampenocturne, Jekyll se moquait des soupçons.

« Mes plaisirs, je l’ai déjà dit, n’avaient jamais été desplus relevés ; avec Edward Hyde, ils devinrent très viteignobles et monstrueux. À mon retour de chaque excursion nouvelle,je restais stupéfait des turpitudes de mon autre moi-même. Cefamilier, que j’évoquais ainsi et que j’envoyais seul agir selonson bon plaisir, était l’être le plus vil et le plus dépravé ;il n’avait que des pensées égoïstes, s’abreuvant de jouissancesavec une avidité toute bestiale, sans souci des tortures quipouvaient en résulter pour d’autres, aussi dépourvu de remordsqu’une statue de pierre. Henry Jekyll s’effrayait parfois des actesd’Edward Hyde, mais cette situation échappait aux lois communes,elle relâchait insidieusement l’étreinte de la conscience. C’étaitHyde après tout, et Hyde seul, qui était coupable ; Jekyll nese sentait pas plus méchant qu’auparavant ; ses bonnesqualités lui revenaient sans avoir subi d’atteintesapparentes ; il se hâtait même de réparer le mal accompli parHyde quand cela était possible. De cette façon il setranquillisait.

« Je n’ai nul dessein d’entrer dans le détail des infamiesdont je me rendais complice (quant à les avoir commises moi-même,je ne puis aujourd’hui encore l’admettre). Je ne veux qu’indiquerles avertissements que je reçus et les degrés de mon châtiment. Unefois, je courus un véritable danger. Un acte de cruauté contre uneenfant excita contre moi la colère de la foule, qui m’eût déchiré,je crois, si je n’avais pas apaisé la famille de ma petite victimeen lui remettant un chèque au nom d’Henry Jekyll. Ceci me donnal’idée d’avoir un compte dans une autre banque au nom d’EdwardHyde, et quand, en altérant mon écriture, j’eus pourvu mon doubled’une signature, je me crus de nouveau à l’abri du destin.

« Deux mois environ avant le meurtre de sir Danvers Carew,j’étais allé courir les aventures. Rentré fort tard, je m’éveillaile lendemain avec des sensations bizarres. Ce fut en vain que jeregardai autour de moi, en reconnaissant les belles proportions etle mobilier décent de ma chambre du square, le dessin des rideaux,la forme du lit d’acajou où j’étais couché. Quelque chose melaissait convaincu que je n’étais pas réellement où je croyaisêtre, mais bien dans mon galant réduit de Soho, où j’avais coutumede dormir sous le masque d’Edward Hyde. Je me mis à rire de cetteillusion et, toujours curieux de psychologie, à en chercher lescauses. Par intervalles, toutefois, le sommeil m’emportait,interrompant ma rêverie, que je reprenais ensuite. Dans un momentlucide, mon regard tomba sur ma main à demi fermée. Or la main deJekyll, vous l’avez souvent remarqué, était une mainprofessionnelle de forme et de dimensions, une grande main blanche,ferme et bien faite, tandis que la main qui m’apparaissaitdistinctement sur les draps, à la clarté jaunissante d’une matinéede Londres, était d’une pâleur brune, maigre, osseuse, avec de grosnœuds et couverte partout d’un épais duvet noir. Cette main velueétait la main d’Edward Hyde.

« Je dus la contempler fixement pendant près d’une minute,abasourdi comme je l’étais, jusqu’à ce que l’effroi éclatât dansmon sein avec un fracas de cymbales. Bondissant hors du lit, jecourus à mon miroir. Au spectacle qui frappa mes yeux, tout le sangde mes veines se glaça. Oui, je m’étais couché sous la forme deJekyll, et c’était Hyde qui s’éveillait. Comment expliquer cephénomène ?… Comment y remédier ?… Nouvelles terreurs. Lamatinée était avancée déjà, les domestiques devaient être touslevés, et mes drogues se trouvaient dans le cabinet. Il me fallaitfaire un voyage pour les atteindre, descendre l’escalier, traverserla cour. Sans doute, je pourrais dissimuler mon visage, mais à quoibon, puisque je ne pouvais cacher de même le changement destature ? Enfin, je me rappelai que mes gens étaient habituésdéjà à voir aller et venir mon second moi, et j’éprouvai là-dessusune sensation délicieuse de soulagement. Je fus vite prêt ;dans des habits à la taille du docteur, je traversai la maison, oùle valet de pied recula ébahi en reconnaissant M. Hyde àpareille heure et si singulièrement accoutré. Dix minutes après, ledocteur Jekyll, revenu à sa première forme, s’asseyait assez sombredevant un déjeuner qu’il ne mangeait que du bout des lèvres.

« J’avais assurément peu d’appétit ; cet accidentinexplicable renversait toutes mes expériences et semblait, commele doigt qui écrivit sur le mur durant l’orgie babylonienne, tracerma condamnation. Je commençai à réfléchir plus sérieusement que jene l’avais encore fait aux possibilités de ma double existence.Cette partie de moi-même, que j’avais le pouvoir de projeter audehors, avait été, depuis quelque temps, terriblementexercée ; il me sembla qu’elle grandissait, que le sangcirculait plus vif dans les veines de Hyde, et je commençai àentrevoir le péril d’un renversement de la balance. Que ferais-jesi le pouvoir du changement volontaire m’échappait, si le caractèred’Edward Hyde allait devenir le mien irrévocablement ? Lavertu de la drogue ne se manifestait pas toujours d’une façonégale. Une fois, au commencement, elle m’avait fait défaut ;depuis, il m’avait fallu, en plus d’une circonstance, doubler etmême tripler la dose, au risque d’en mourir. Ces incertitudesassombrissaient quelque peu mon contentement, qui eut été parfaitsans elles. Maintenant, à la lumière de cet accident matinal, jefus conduit à remarquer que la difficulté qui avait été, aucommencement, de me débarrasser du corps de Jekyll, s’étaittransférée peu à peu du côté opposé. Il devenait clair que jeperdais lentement possession de mon premier moi, le meilleur, etque je m’incorporais de plus en plus à mon second moi, le pire.Entre les deux, je devais faire un choix. Mes deux natures avaienten commun la mémoire, mais toutes les autres facultés étaient fortinégalement réparties entre elles. Jekyll (qui était composite)prenait part aux aventures de Hyde, tantôt avec appréhension,tantôt avec curiosité ; mais Hyde était fort indifférent àJekyll et ne se souvenait de lui que comme le brigand se rappellela caverne où il se cache et déjoue les poursuites.

« Faire cause, commune avec Jekyll, c’était renoncer à cesappétits que j’avais longtemps caressés en secret et auxquels,depuis peu, je m’abandonnais éperdument. Préférer Hyde, c’étaitmourir à mille intérêts et à mille aspirations qui m’étaient chers,c’était devenir d’un coup méprisable, c’était perdre mes amis. Lemarché peut paraître inégal, mais il y avait encore une autreconsidération dans la balance : tandis que Jekyll souffriraitcruellement de l’abstinence, Hyde ne se rendrait même pas compte dece qu’il avait perdu. Si particulier que fût mon cas, les termes dece débat étaient vieux comme l’homme lui-même : destentations, des alarmes identiques assiègent le premier pécheurvenu, et il en fut pour moi comme pour le grand nombre de messemblables. Je choisis la meilleure part, et puis manquai de forcepour m’y tenir.

« Oui, je donnai la préférence au docteur déjà vieux etcontrarié dans ses passions, mais entouré d’amitiés honorables etrempli d’intentions généreuses ; je dis un adieu résolu à laliberté, à une jeunesse relative, aux impulsions ardentes et auxsecrètes débauches ; mais peut-être apportai-je dans ce choixquelques réserves inconscientes, car je ne renonçai pas à ma maisonde Soho, et je gardai les vêtements d’Edward Hyde, préparés pourtout événement, dans mon cabinet. Pendant deux mois, cependant, jefus fidèle à ma détermination ; pendant deux mois, jepratiquai une austérité à laquelle jamais, jusque-là, je n’avais puatteindre, et je jouis des compensations que procure la paix de laconscience. Mais le temps finit par atténuer mes craintes, desdésirs frénétiques me torturèrent, comme si Hyde eût réclamé laliberté ; enfin, dans une heure de faiblesse morale, j’avalaide nouveau la liqueur transformatrice.

« De même que l’ivrogne, quand il raisonne avec lui-mêmesur son vice, n’est pas, une fois sur cinq cents, frappé desdangers qu’il court par suite de son inconscience de brute, jen’avais jamais, en considérant ma position, tenu comptesuffisamment de la complète insensibilité morale, de la propensionperpétuelle à mal faire qui dominait chez Hyde. Ce fut par làcependant que je fus puni. Mon démon avait été longtemps en cage,il s’échappa rugissant. Au moment même où je bus, je me sentis plusfurieusement porté au crime que par le passé. Une tempêted’impatience bouillonnait en moi. Sur une imperceptibleprovocation, je m’emportai comme aucun homme pourvu de sensn’aurait pu le faire, je frappai un vieillard inoffensif sans plusde motifs que ceux qu’un enfant gâté peut avoir pour casser sonjoujou. Volontairement, je m’étais dessaisi de ces instincts quimaintiennent une sorte d’équilibre chez les plus mauvais d’entrenous ; pour moi, être tenté, la tentation fut-elle légère,c’était succomber aussitôt. L’esprit infernal me poussant, jem’abandonnai à une rage meurtrière, et ce ne fut que la lassitudequi mit fin au terrible accès de délire dont le résultat fut lamort de sir Danvers Carew. Tout à coup, mon cœur se glaçad’effroi ; je compris qu’il y allait de ma vie, et, fuyant lethéâtre du meurtre, je ne songeai plus qu’à me mettre ensûreté.

« Je courus à ma maison de Soho et je détruisis mespapiers ; puis je commençai d’errer par les rues, à la foisfier de mon crime et tremblant d’en subir les conséquences, rêvantd’en commettre de nouveaux, et l’oreille tendue, néanmoins, aubruit des pas du vengeur qui devait me poursuivre. Hyde avait unechanson cynique sur les lèvres en mêlant sa drogue, et il la but àla santé du mort. Les souffrances de la transformation lepossédaient encore, cependant, quand Jekyll, avec des larmes degratitude et de repentir, tomba à genoux, les mains levées versDieu. Le voile s’était déchiré ; je voyais ma vie dans sonensemble, depuis les jours de mon enfance et à travers les diversesphases de mes études, de ma profession si honorée, jusqu’auxhorreurs de cette nuit-là ! Je ne pouvais réussir à me croireun assassin ; je repoussais, avec des cris et des prières, lesimages hideuses que ma mémoire suscitait contre moi ;n’importe, l’iniquité commise me restait présente. Les angoisses duremords firent place enfin à un sentiment de joie ; leproblème de ma conduite se trouva résolu. Hyde devenaitimpossible ; bon gré, mal gré, je me trouvais réduit à la plusnoble partie de mon existence. Combien je m’en réjouissais !Avec quel empressement et quelle humilité j’acceptais lesrestrictions de la vie normale, avec quel renoncement sincère jefermai la porte par laquelle je m’étais enfui si souvent ! Jeme disais que je n’en repasserais jamais le seuil maudit ; jebroyai la clé sous mon talon, je me crus sauvé…

« Le lendemain, la culpabilité de Hyde était prouvée ;on s’indignait d’autant plus que la victime était un homme hautplacé dans l’estime du monde. Je ne fus pas fâché de sentir mesmeilleures impulsions gardées ainsi par la terreur del’échafaud ; Jekyll était maintenant ma cité de refuge. Hyden’avait qu’à se laisser entrevoir pour que la société tout entièrese tournât contre lui. Je me jurai de racheter le passé, et je puisdéclarer honnêtement que ma résolution produisit de bons fruits.Vous avez vu vous-même comment je m’efforçai, durant les derniersmois de l’année dernière, de soulager l’infortune ; vous saveztout ce que je fis pour les autres. Les jours s’écoulaient trèscalmes, et je ne dirai pas que je me sois lassé de cette vieféconde et innocente ; je crois au contraire que, de jour enjour, j’en jouissais plus pleinement. Mais cette malédiction, ladualité de but, continuait à peser sur moi ; ma pénitencen’était pas accomplie que déjà mon moi inférieur se remettait àélever la voix ; non que l’idée de ressusciter Hyde put jamaisme revenir, elle m’eût épouvanté au contraire. Non, ce fut sous maforme accoutumée que je fus tenté, une fois de plus, de transigeravec ma conscience ; je succombai à la façon d’un coupableordinaire, en secret, et après une certaine résistance.

« Hélas ! tout finit, la mesure la plus large seremplit à la fin. Cette courte faiblesse acheva de détruire labalance de mon âme… Je ne m’effrayai pas cependant ; cettechute semblait naturelle : c’était comme un retour au vieuxtemps, alors que je n’avais pas encore fait ma découverte. Écoutezce qui m’arriva :

« Par une belle journée de janvier, je traversais Regent’sPark. La terre était humide aux endroits où s’était fondue laneige, mais il n’y avait pas de nuage au ciel ; desgazouillements d’oiseaux se mêlaient à des odeurs douces, presqueprintanières. Je m’assis sur un banc au soleil. L’animal qui étaiten moi se léchait les babines, pour ainsi dire, en sesouvenant ; le côté spirituel était un peu engourdi, maisdisposé à de futures expiations, sans être encore prêt à commencer.Je me disais que, somme toute, j’étais comme mes voisins, et jesouris même assez orgueilleusement en comparant ma bonne volonté siactive à leur paresseuse indifférence. Au moment même où je mecomplaisais dans cette vaine gloire, un spasme me prit, d’horriblesnausées, un frisson mortel… Ces symptômes se dissipèrent, melaissant très faible, et puis, au sortir de cette défaillance, jecommençai à me rendre compte d’un changement dans mon étatmoral : j’étais plus hardi, je méprisais le danger, je memoquais des responsabilités. Je baissai les yeux : mes habitspendaient, sans forme sur mes membres rapetissés, la main quireposait sur mon genou était noueuse et velue. J’étais une fois deplus Edward Hyde. Une minute auparavant, le monde m’entourait derespect, je me savais riche, je me dirigeais vers le dîner quim’attendait chez moi. Maintenant, je faisais partie de l’écume dela société, j’étais dénoncé, sans gîte ici-bas, meurtrier voué à lapotence.

« Ma raison chancela, mais elle ne me manqua pas tout àfait. J’ai observé maintes fois que, dans mon second rôle, mesfacultés devenaient plus aiguës, qu’elles se tendaient plusexclusivement vers un point particulier. Où Jekyll aurait peut-êtresuccombé, Hyde savait s’élever à la hauteur des circonstances. Mesdrogues se trouvaient dans l’une des armoires de mon cabinet.Comment y atteindre ? Tel fut le problème qu’en écrasant mestempes entre mes mains je m’acharnai à résoudre. J’avais fermé àdouble tour la porte du laboratoire. Si j’essayais d’entrer par lamaison, mes propres domestiques me livreraient à la justice. Jecompris qu’il fallait employer une autre main ; je pensai àLanyon, mais je me dis en même temps :

« Réussirai-je à parvenir jusqu’à lui ? On m’arrêteraprobablement dans la rue ; même si j’échappe à ce périlimminent, si j’arrive sain et sauf chez mon confrère, comment unvisiteur inconnu et désagréable obtiendrait-il qu’un homme tel quelui allât forcer la porte du cabinet de son ami, le docteurJekyll ?

« Tout en constatant avec angoisse ces impossibilités, jeme rappelai qu’il me restait un trait de mon caractère original,que j’avais gardé mon écriture. Aussitôt qu’eut jailli cetteétincelle, le chemin se trouva éclairé d’un bout à l’autre.J’arrangeai de mon mieux mes habits flottants, et, appelant un cab,je me fis conduire dans un hôtel de Portland-street, dont, parhasard, je me rappelais le nom. À ma vue, qui était assurémentcomique, – quelque tragédie qui pût se cacher sous ces vêtementsd’emprunt trop longs et trop larges de moitié, – le cocher ne puts’empêcher de rire. Je grinçai des dents, pris d’un accès de fureurdiabolique, et la gaîté s’effaça de ses lèvres, heureusement… carune minute encore et je l’eusse arraché de son siège.

« À l’hôtel, je regardai autour de moi d’un air qui fittrembler les employés ; en ma présence, ils n’osèrent paséchanger un regard : on prit mes ordres avec une politesseobséquieuse, on me donna une chambre et de quoi écrire. Hyde enpéril était un être nouveau pour moi : prêt à se défendrecomme un tigre, à se venger de tous. Néanmoins, l’horrible créatureétait rusée ; cette disposition féroce fut maîtrisée par uneffort puissant de la volonté ; deux lettres partirent, l’unepour Lanyon, l’autre pour Poole. Après cela, il resta tout le jourdevant son feu à se ronger les ongles, demanda un dîner chez lui,toujours seul avec ses terreurs furieuses et faisant frissonnersous son seul regard le garçon qui le servait. La nuit tombée, ilpartit dans un fiacre fermé et se fit conduire çà et là dans lesrues de la ville. Je dis lui, je ne puis diremoi. Ce fils de l’enfer n’avait rien d’humain ; rienne vivait en lui que la peur et la haine. Quand, à la fin,commençant à craindre que son cocher ne se méfiât, il renvoya lecab pour s’aventurer à pied au milieu des passants nocturnes, quine pouvaient que remarquer son apparence insolite, ces deuxpassions grondaient en lui comme une tempête. Il marchait vite,poursuivi par des fantômes, se parlant à lui-même, prenant les ruesles moins fréquentées, comptant les minutes qui le séparaientencore de minuit. Une femme lui parla, il la frappa en pleinvisage…

« Lorsque je redevins moi-même, chez Lanyon, l’épouvante demon vieil ami, à ce spectacle, m’affecta peut-être un peu. Je nesais pas bien… Qu’importe une goutte de plus dans un océan dedésespoir ? Ce n’était plus la peur de l’échafaud ou desgalères, c’était l’horreur d’être Hyde qui me torturait. Je reçusles anathèmes de Lanyon comme à travers un rêve ; comme dansun rêve encore, je rentrai chez moi, je me couchai. Je dormis,après la prostration où j’étais tombé, d’un sommeil si profond, queles cauchemars mêmes qui m’assaillaient ne purent l’interrompre. Jem’éveillai accablé encore, mais un peu mieux cependant. Toujours jehaïssais et je redoutais la présence du monstre endormi au dedansde moi-même, et, certes, je n’avais pas oublié les dangers de laveille ; mais j’étais rentré chez moi, j’avais mes droguessous la main. Ma reconnaissance envers le sort qui m’avait permisde m’échapper eut presque en ce moment les couleurs de la joie etde l’espérance.

« Je traversais tranquillement la cour après déjeuner,aspirant le froid glacial de l’air, avec plaisir, quand je fus denouveau en proie à ces sensations indescriptibles qui précédaientma métamorphose, et je n’eus que le temps de me réfugier dans moncabinet avant que n’éclatassent en moi les sauvages passions deHyde. Je dus prendre en cette occasion une double dose, pourredevenir moi-même. Hélas ! six heures après, tandis quej’étais tristement assis auprès du feu, le besoin de recourir à ladrogue funeste s’imposa de nouveau. Bref, à partir de ce jour là,ce ne fut que par un effort prodigieux de gymnastique, pour ainsidire, et sous l’influence immédiate de la liqueur que je pusconserver l’apparence de Jekyll.

« À toute heure de jour et de nuit, j’étais averti par lefrisson précurseur ; si je m’assoupissais seulement une heuredans mon fauteuil, j’étais toujours sûr de retrouver Hyde en meréveillant. Sous l’influence de cette perpétuelle menace et del’insomnie à laquelle je me condamnais, je devins en ma proprepersonne un malade dévoré par la fièvre, alangui de corps et d’âme,possédé par une seule pensée qui grandissait toujours, le dégoût demon autre moi-même. Mais quand je dormais ou quand s’usait la vertudu breuvage, je passais presque sans transition, – car les torturesde la métamorphose devenaient de jour en jour moins marquées, – àun état tout contraire ; mon esprit débordait d’imagesterrifiantes et de haines sans cause ; la puissance de Hydeaugmentait évidemment à mesure que s’affaiblissait Jekyll, et lahaine qui divisait ces deux suppliciés était devenue égale dechaque côté. Chez Jekyll, c’était comme un instinct vital ; ilvoyait maintenant la difformité de l’être qui partageait avec luile phénomène de l’existence et qui devait aussi partager samort ; et, pour comble d’angoisse, il considérait Hyde, endehors de ces liens de communauté qui faisaient son malheur, commequelque chose non seulement d’infernal, mais d’inorganique. C’étaitlà le pire : que la fange de la caverne semblât pousser descris, posséder une voix, que la poussière amorphe fût capabled’agir, que ce qui était mort et n’avait pas de forme usurpât lesfonctions de la vie. Et cette abomination en révolte tenait à luide plus près qu’une épouse, de plus près que ses yeux ; elleétait emprisonnée dans sa chair, il entendait ses murmures, ilsentait ses efforts pour sortir, et à chaque heure d’abandon, defaiblesse, cet autre, ce démon, profitait de son oubli, deson sommeil, pour prévaloir contre lui, pour le déposséder de sesdroits.

« La haine de Hyde contre Jekyll était d’un ordredifférent. Sa peur tout animale du gibet le conduisait bien àcommettre des suicides temporaires, en retournant à son rangsubordonné de partie inférieure d’une personne, mais il détestaitcette nécessité, il abhorrait l’affaissement dans lequel Jekyllétait tombé, il lui en voulait de son aversion pour l’anciencomplice autrefois traité avec indulgence. De là les tours qu’il mejouait, griffonnant des blasphèmes en marge de mes livres, brûlantmes lettres, lacérant le portrait de mon père. Si ce n’eut été parcrainte de la mort, il se fût perdu pour m’envelopper dans saruine ; mais l’amour qu’il a de la vie est prodigieux ;je vais plus loin : moi qui ne peux penser à lui sansfrissonner, sans défaillir, quand je me représente la passionforcenée de cet attachement, quand je songe à la crainte qu’il a deme voir le supprimer par un suicide, je trouve encore moyen de leplaindre !

« Inutile de prolonger cette peinture d’un étatlamentable ; personne n’a souffert jamais de tels tourments, –cela suffit. Pourtant, à ces tourments mêmes l’habitude aurait pu,non pas apporter un soulagement, mais opposer une certaineacquiescence, un endurcissement de l’âme ; mon châtiment eûtduré ainsi plusieurs années sans la dernière calamité qui a fondusur moi. La provision de sels, qui n’avait jamais été renouveléedepuis ma première expérience, étant près de s’épuiser, j’en fisdemander une autre ; je me servis de celle-ci pour préparer lebreuvage. L’ébullition ordinaire s’ensuivit, et aussi le premierchangement de couleur, mais non pas le second ; je bus…inutilement. Poole vous dira que Londres fut fouillé en vain danstous les sens. Je suis maintenant persuadé que ma premièreprovision était impure, et que c’est à cette impureté non connueque le breuvage dut d’être efficace.

« Une semaine environ s’est passée ; j’achève cetteconfession sous l’influence du dernier paquet qui me reste desanciennes poudres. C’est donc la derrière fois, à moins d’unmiracle, qu’Henry Jekyll peut penser ses propres pensées et voir,dans la glace, son propre visage, – si terriblement altéré. Il fautd’ailleurs que je termine sans retard. Si la métamorphose survenaittandis que j’écris, Hyde mettrait ces pages en pièces ; maissi quelque temps s’écoule après que je les aurai cachées, sonégoïsme prodigieux, sa préoccupation unique du moment présent lespréserveront sans doute, une fois encore, de son dépit de singe encolère. Et, de fait, la destinée qui s’accomplit pour nous deux l’adéjà modifié, écrasé. Avant une demi-heure, quand je serai rentrépour toujours dans cette individualité abhorrée, je sais que jeserai assis à frémir et à pleurer là-bas sur cette chaise, ou queje reprendrai, l’oreille fiévreusement tendue à tous les bruits,une éternelle promenade de long en large dans cette chambre, mondernier refuge terrestre. Hyde périra-t-il sur l’échafaud ou bientrouvera-t-il le courage de se délivrer lui-même ? Dieu lesait… peu m’importe ; ceci est l’heure de ma mort véritable,ce qui suivra regarde un autre moi-même. Ici donc, tandis que jedépose la plume, s’achève la vie du malheureux HenryJekyll… »

* * *

On voit que M. Stevenson a mêlé ici le merveilleux à lascience, comme ailleurs il l’a fait entrer dans la vie quotidienne.Il s’est inspiré sans doute d’ouvrages récents, tels que laMorphologie générale, où Haeckel, d’accord avec Gegenbaur,étend à tous les êtres vivants une théorie appliquée aux plantespar Gaudichaud : chacune d’elles se trouverait être, suivantlui, une sorte de polypier. De même, selon Haeckel, l’animal neserait qu’un groupe d’individualités enchevêtrées etsuperposées ; on y distinguerait jusqu’à sept degrésdifférents ; nous aurions conscience d’un de ces degrés, notremoi, sans avoir conscience du moi des autres. Sur ce point,M. Stevenson altère la théorie scientifique pour les besoinsde la psychologie, et nul n’aura le pédantisme de le lui reprocher.Très probablement les découvertes plus ou moins fondées de lascience fourniront à mesure des matériaux précieux à la littératurede fiction ; elles permettront notamment de prendre pour pointde départ des sujets fantastiques, tout autre chose que la magie oules vieux pactes infernaux. Ce qu’on peut redouter, c’est que lesromanciers n’abusent de ces nouvelles richesses assez dangereuses,tous n’ayant pas, pour y toucher, la main aussi légère queM. Stevenson.

Mais encore que nous estimions fort cette légèreté, il noussemble qu’elle n’a ici qu’un prix secondaire, et que la leçon demorale qui se dégage du roman établit sa réelle valeur. Chacun denous n’a-t-il pas senti, en lui, le combat de deux naturesdistinctes et le pouvoir démesuré que prend la moins noble desdeux, quand l’autre se prête à ses caprices ? Chacun de nousne se rappelle-t-il pas le moment précis où il a trouvé difficilede faire rentrer dans l’ordre celui qui doit toujours rester à sonrang subalterne ? L’histoire du docteur Jekyll atténuée,réduite à des proportions moins saisissantes, est celle du grandnombre. Où M. Stevenson atteint au tragique, c’est dans lepassage si court et si poignant où il nous fait assister au réveilinvolontaire de Jekyll sous les traits de Hyde, lorsque le regardde l’honnête homme se fixe pour la première fois épouvanté surcette main velue, sur cette main de bête, étendue sur les draps dulit, et qui est la sienne ; c’est encore dans la page terribleoù le docteur, si généralement vénéré, reprend au milieu du parcqu’il traverse, en se remémorant ses plaisirs furtifs, la figure del’être abject et criminel que poursuit la police ; c’est enfindans la conversation pleine d’angoisse qu’il a par la fenêtre avecson ami, quand le rideau s’abaisse précipitamment sur la figure deHyde intervenue à l’improviste. Jamais les conséquences del’abandon de la volonté, jamais la revanche de la conscience, n’ontété personnifiées d’une façon plus terrible. Dans ce récit, sans lesecours d’une seule figure de femme, l’intérêt passionné ne languitpas une minute. Après l’avoir dévoré jusqu’à la dernière ligne, caril ne livre son secret qu’à la fin, on revient à la partiesymbolique avec une sorte d’angoisse. Ce merveilleux est siterriblement humain ! Jusqu’ici, M. Stevenson, toutexpert qu’il soit à captiver l’attention de ses lecteurs, n’avaitsu que les amuser et les effrayer tour à tour ; cette fois, illes fait penser ; il touche aux fibres les plus secrètes etles plus profondes de l’âme ; il assure notre pitié à sontriste héros, tant la perte définitive de l’empire de l’homme surlui-même est un spectacle déchirant, tant il y a d’horreur tragiquedans l’instant où ce qui a été, au début, complaisance coupable etbientôt criminelle, devient malheur involontaire, disgrâcepassivement subie, maladie mortelle. Vous étiez tout à l’heure unecréature responsable et libre, vous pouviez vous guérir, l’occasions’offrait : un retard, indifférent en apparence, a toutperdu ; ce retard a suffi pour que vous ne soyez plus qu’unjouet déplorable de la fatalité. Peut-être le docteur Jekyllaurait-il pu secouer encore le joug de Hyde, si, après avoirrenoncé à l’usage de la drogue maudite, il s’était défendu desfaiblesses communes à presque tous les hommes, des indignesjouissances dont il n’abuse plus, mais qu’il recommence à goûteravec modération, clandestinement. Ce n’est pas le meurtre commispar Hyde, c’est un retour honteux de Jekyll à sa primitivefaiblesse qui décide de l’affreuse catastrophe. Le docteur se faitpersonnellement complice du monstre qu’il craint désormaisd’appeler, mais qui, sans qu’il l’appelle, est devenu maîtred’envahir sa vie. Il y a là un point bien délicat et supérieurementtraité. L’Écossais, avec son sentiment implacable de la justice,s’y révèle.

On peut attendre beaucoup, assurément, de celui qui a su tirer,du mystère de la dualité humaine, des effets semblables.M. Stevenson dédaigne encore une certaine habileté nécessairedans la conduite des événements. L’acte de cruauté commis par Hyde,au premier chapitre, envers la petite fille qui se trouve, on nesait comment, la nuit, au coin d’une rue déserte, semble bieninsuffisamment indiqué ; le meurtre de sir Danvers Carew resteplus vague encore et fait l’effet, tel qu’il le présente, d’unescène d’ombres chinoises enfantine, presque ridicule. Nombre depersonnages sont évoqués, puis abandonnés, selon les exigences durécit, auquel d’ailleurs rien ne les rattache. Il faut quequelqu’un ait vu, que quelqu’un porte témoignage ; l’auteurtire de sa botte une nouvelle marionnette ; elle parle,remplit une lacune, puis disparaît… artifice vraiment tropgrossier. Les ficelles de l’art, quand on y a recours, doivent êtresoignées. Docteur Jekyll est, somme toute, un roman, etles amateurs de romans tiennent à ces accessoires ; ils ytiennent même jusqu’à permettre qu’ils usurpent trop souvent lapremière place, dissimulant, sous un certain machinisme, le videpresque absolu du fond. Ce n’est certes pas le fond qui manque ici,et on ne peut qu’encourager M. Stevenson à persévérer, en s’yperfectionnant, dans cette curieuse psychologie sensationnelle,mais ne méprisons pas trop pour cela les pages faciles etbrillantes dédiées aux enfants de tout âge par la plume qui traçaen se jouant Treasure Island et New ArabianNights[1] .

Th. BENTZON

Partie 2
Le Club du Suicide

Histoire du Jeune Homme aux Tartes à laCrème

Lors de son séjour à Londres, le prince Florizel de Bohêmeconquit l’affection de toutes les classes de la société par lecharme de ses manières, la culture de son esprit et sa générosité.Ce qu’on savait de lui suffisait à révéler un hommesupérieur ; encore ne connaissait-on qu’une bien petite partiede ses actes. Malgré son calme apparent dans les circonstancesordinaires de la vie et la philosophie avec laquelle il considéraittoutes les choses de ce monde, le prince de Bohême aimaitl’aventure, et ses goûts sous ce rapport ne cadraient guère avec lerang où l’avait placé sa naissance.

De temps en temps, lorsqu’il n’y avait de pièce amusante à voirdans aucun des théâtres de Londres, lorsque la saison n’étaitfavorable ni à la chasse ni à la pêche, ses plaisirs deprédilection, il proposait à son grand écuyer, le colonelGeraldine, une excursion nocturne. Geraldine était la bravouremême ; il accompagnait volontiers son maître. Nul nes’entendait comme lui à inventer d’ingénieux déguisements ; ilsavait conformer non seulement sa figure et ses manières, mais savoix et presque ses pensées à quelque caractère, à quelquenationalité que ce fût ; de cette façon il protégeaitl’incognito du prince et il lui arrivait parfois d’être admis aveclui dans des cercles fort étranges. Jamais la police n’étaitinstruite de ces périlleuses équipées, le courage imperturbable del’un des compagnons, la présence d’esprit, l’adresse et ledévouement de l’autre suffisaient à les sauver de tous lespérils.

Un soir, au mois de mars, ils furent poussés par des tourbillonsde neige vers un bar voisin de Leicester-Square. Le colonelGéraldine jouait, cette fois, le rôle d’un petit journaliste réduitaux expédients ; le prince avait, comme d’habitude, changécomplètement sa physionomie par l’addition de grands favoris etd’une paire de larges sourcils postiches. Ainsi défiguré, ilpouvait, quelque connu qu’il fût, défier les gens de soupçonner sonidentité. Les deux compagnons savouraient donc à petits coups unmélange d’eau de seltz et de rhum dans une entière sécurité.

Le bar était rempli de buveurs, hommes et femmes ;plusieurs d’entre eux avaient essayé de lier conversation avec lesnouveaux venus, mais aucun ne paraissait offrir la moindreparticularité intéressante. Il n’y avait là rien que la lie de lasociété sous son aspect le plus vulgaire. Le prince commençait déjàà bâiller et à se dégoûter de son excursion, lorsque les portesbattantes du bar furent poussées avec violence : un jeunehomme entra, suivi de deux commissionnaires ; chacun deceux-ci portait un grand plat fermé par un couvercle qu’ilsenlevèrent, découvrant des tartes à la crème. Alors le jeune hommefit le tour de la salle en pressant les personnes présentesd’accepter ces friandises. Il y mettait une courtoisie exagérée.Parfois, ses offres étaient agréées en riant ; d’autres fois,elles étaient repoussées avec dédain ou même avec insolence. Alorscet original mangeait lui-même la tarte, non sans se livrer à descommentaires humoristiques.

Finalement, il alla saluer jusqu’à terre le prince Florizel.

« Monsieur, dit-il, en tenant une tarte entre le pouce etl’index, ferez-vous cet honneur à un étranger ?… Je peuxrépondre de la qualité de la pâte, ayant mangé à moi tout seulvingt-sept de ces tartes depuis cinq heures.

– J’ai l’habitude, répliqua le prince, de considérer moins lanature du don que la disposition d’esprit dans laquelle il estoffert.

– Mon esprit, monsieur, répondit le jeune homme avec un nouveausalut, est un esprit de moquerie.

– En vérité, monsieur ? Et de qui vousmoquez-vous ?

– Mon Dieu, je ne suis pas ici pour exposer ma philosophie, maispour distribuer des gâteaux. Si je dis que je me comprendsvolontiers parmi les plus ridicules, vous voudrez bien peut-êtrevous montrer indulgent. Sinon, vous allez me contraindre à mangerma vingt-huitième tarte, et j’avoue que cet exercice commence à mefatiguer.

– Vous me touchez, dit le prince, et j’ai toute la volonté dumonde de vous être agréable ; mais à une condition : simon ami et moi nous mangeons de vos gâteaux, pour lesquels nous nenous sentons, ni l’un ni l’autre, aucun goût naturel, nous exigeonsque vous nous rejoigniez à souper en guise deremerciement… »

Le jeune homme sembla réfléchir.

« J’ai encore quelques douzaines de tartes sur les bras,répondit-il ; il me faudra visiter plusieurs tavernes avantd’en avoir fini. Cela prendra un peu de temps ; si vous avezfaim… »

Le prince l’interrompit d’un geste poli.

« Nous allons vous accompagner, monsieur ; car nousprenons déjà le plus vif intérêt à cette manière divertissante quevous avez de passer la soirée. Et, maintenant que les préliminairesde la paix sont réglés, permettez-moi de signer le traité pour nousdeux. »

Et le prince avala de bonne grâce une tarte à la crème.

« C’est délicieux, déclara-t-il.

– Je vois, répliqua le jeune homme, que vous êtesconnaisseur. »

Le colonel Geraldine fit, lui aussi, honneur à lapâtisserie ; et, comme chacun dans ce cabaret avait maintenantaccepté ou refusé les offres du jeune homme, celui-ci dirigea sespas vers un autre établissement de même espèce. Lescommissionnaires, qui semblaient habitués à leur absurde emploi,marchaient sur ses talons ; le prince et le colonel, sedonnant le bras, formaient l’arrière-garde, en riant tout bas. Danscet ordre, la compagnie visita deux cafés, où des scènes analoguesà celle qui vient d’être contée se produisirent, quelques-unsdéclinant, d’autres acceptant les faveurs du pâtissier vagabond,qui toujours mangeait lui-même chaque tarte refusée.

Au moment de quitter le troisième bar, l’homme aux tartes fit lecompte de ce qui lui restait. Il n’y avait plus que neuf petitsgâteaux en tout.

« Messieurs, dit-il à ses camarades improvisés, je ne veuxpoint retarder votre souper, car je suis sûr que vous devez avoirfaim. Je vous dois une reconnaissance toute spéciale. En ce grandjour où je termine une carrière de folie par un acte plus sot quetous les autres, je désire me conduire galamment à l’égard despersonnes qui m’auront secondé. Messieurs, vous n’attendrez pasdavantage. Quoique ma santé soit ébranlée par les excès auxquelsj’ai déjà dû me livrer ce soir, je vais procéder à une liquidationdéfinitive. »

Là-dessus il avala successivement d’une seule bouchée, les neuftartes qui restaient et, se tournant vers les commissionnaires,leur remit deux souverains.

« J’ai à vous remercier, dit-il, de votre patience vraimentextraordinaire. »

Puis il les congédia, avec de beaux saluts. Quelques secondesencore il resta en contemplation devant la bourse dont il venait detirer le salaire de ses aides ; après quoi, partant d’un grandéclat de rire, il la lança au milieu de la rue et déclara qu’ilétait prêt à souper.

Dans certain cabaret du quartier de Soho, – un petit restaurantfrançais dont la réputation passagère, fort exagérée, baissaitdéjà, – les trois compagnons se firent donner un cabinetparticulier au deuxième étage, et commandèrent un souper fin arroséde plusieurs bouteilles de champagne. En mangeant, en buvant, ilscausaient de mille choses indifférentes ; le jeune homme auxtartes se montrait fort gai, mais il riait trop bruyamment ;ses mains tremblaient, sa voix prenait des inflexions subites etinattendues qui semblaient être indépendantes de sa volonté. Ledessert étant enlevé, les convives ayant allumé leurs cigares, leprince s’adressa en ces termes à son hôte inconnu :

« Vous voudrez bien excuser ma curiosité. Ce que j’ai vu devous me plaît singulièrement, mais m’intrigue davantage. Mon ami etmoi, nous nous croyons parfaitement dignes de devenir lesdépositaires d’un secret. Si, comme je le suppose, votre histoireest absurde, vous n’avez pas besoin de vous gêner avec nous, quisommes les deux individus les plus fous de l’Angleterre. Mon nomest Godall, Théophile Godall ; mon ami est le major AlfredHammersmith, du moins tel est le nom de son choix, le nom souslequel il veut être connu. Nous passons notre vie à la recherched’aventures extravagantes, et il n’y a pas de choses insenséesauxquelles nous ne soyons capables d’accorder la plus cordialesympathie.

– Vous me plaisez aussi, Mr. Godall, répondit le jeunehomme ; vous m’inspirez tout naturellement confiance, et jen’ai pas la moindre objection à soulever contre votre ami le major,qui me fait l’effet d’un grand seigneur déguisé ; dans tousles cas je suis bien sûr qu’il n’est pas militaire. »

Le colonel sourit du compliment qui attestait la perfection deson art, et le jeune homme poursuivit avec animation :

« J’aurais toute sorte de motifs de cacher mon histoire.Peut-être est-ce justement pour cela, que je vais vous la conter.Vous paraissez bien préparés à entendre des folies. Pourquoi vousdésappointerais-je ? Mais je ne dirai pas mon nom malgré votreexemple ; je tairai, aussi mon âge, qui n’est pas essentiel aurécit. Je descends de mes ancêtres par la générationordinaire ; ils m’ont laissé l’habitation fort convenable quej’occupe encore, et une fortune qui s’élevait à trois cents livressterling de rente. Je suppose qu’ils m’ont également légué uneincorrigible étourderie à laquelle je me suis abandonné outremesure. J’ai reçu une bonne éducation. Je sais jouer du violonassez bien pour faire ma partie dans un concert à deux sous. Jesuis à peu près de la même force sur la flûte et le cor de chasse.J’ai appris le whist de façon à perdre une centaine de livres paran à ce jeu scientifique ; mes connaissances en français sesont trouvées suffisantes pour me permettre de dissiper de l’argentà Paris presque avec la même facilité qu’à Londres ; bref, jesuis pétri de talents variés. J’ai eu toute sorte d’aventures, ycompris un duel à propos de rien. Il y a deux mois, j’ai rencontréune jeune personne qui réalisait, au moral et au physique, monidéal de la beauté ; je sentis mon cœur s’enflammer, jem’aperçus que j’étais enfin arrivé au moment décisif, que j’allaistomber amoureux ; mais en même temps je découvris qu’il merestait de mon capital tout au plus quatre cents livres. De bonnefoi, un homme qui se respecte peut-il être amoureux avec quatrecents livres ? Vous conviendrez que non. J’ai donc fui laprésence de l’enchanteresse et, ayant légèrement accéléré le coursde mes dépenses, j’arrivai à n’avoir plus, ce matin, quequatre-vingts livres… Cette somme, je la divisai en deux partieségales ; je réservai quarante livres pour un but particulier,je résolus de dépenser le reste avant la nuit. J’ai passé unejournée charmante et j’ai fait beaucoup de bonnes plaisanteries,outre celle des tartes à la crème, qui m’a procuré l’avantage devotre connaissance ; car j’avais pris la détermination, commeje vous l’ai dit, de conduire ma folle carrière à une conclusionencore plus folle ; et, lorsque vous me vîtes lancer ma boursedans la rue, les quarante livres étaient épuisées. Maintenant, vousme connaissez aussi bien que je me connais moi-même ; oui, jesuis fou, mais un fou dont la folie ne manque pas de fond et quin’est, je vous prie de le croire, ni pleurnicheur nilâche. »

Le ton qu’avait pris le jeune homme indiquait assez qu’ilnourrissait beaucoup d’amertume et de mépris contre lui-même. Sesauditeurs n’hésitèrent pas à penser que son affaire d’amour luitenait au cœur plus qu’il ne voulait l’admettre et qu’il avaitl’intention sinistre d’en finir avec la vie.

« Eh bien, n’est-ce pas étrange, dit Geraldine en regardantle prince Florizel, n’est-ce pas étrange que nous soyons là troisindividus à peu près dans les mêmes conditions, réunis par l’effetdu hasard dans un désert aussi grand que Londres ?

– Comment ! s’écria le jeune homme, êtes-vous donc ruinés,vous aussi ? Ce souper serait-il une folie comme mes tartes àla crème ? Le diable aurait-il rassemblé trois des siens pourune dernière débauche ?

– Le diable peut faire parfois des choses fort aimables,répondit le prince, et je suis si charmé de cette coïncidence que,quoique nous ne soyons pas absolument dans le même cas, je m’envais mettre fin à cette inégalité. Que votre conduite héroïqueenvers les dernières tartes à la crème me served’exemple ! »

En parlant, Florizel tira sa bourse et y prit un petit paquet debillets de banque.

« Vous voyez, je suis en avance sur vous de huit joursenviron ; mais je puis me rattraper et me rapprocher de plusen plus du poteau fatal. Celui-ci, continua-t-il, en posant un desbillets sur la table, suffira pour la note. Quant aureste… »

Il jeta la liasse dans le feu, où elle disparut en flambant.

Le jeune homme avait essayé de saisir le prince par lebras ; mais, comme une table les séparait, son interventionarriva trop tard.

« Malheureux, s’écria-t-il, vous n’auriez pas dû les brûlertous… Il fallait garder quarante livres !

– Quarante livres, répéta le prince, pourquoi, au nom du ciel,quarante livres ?

– Pourquoi pas quatre-vingts ? s’écria le colonel ; ildevait y en avoir une centaine dans le paquet.

– Quarante livres suffisent, dit le jeune homme tristement, carsans cela, il n’y a pas d’admission possible. La règle estabsolue : quarante livres pour chacun. Vie damnée que lanôtre ! Un homme ne peut pas même mourir sansargent. »

Le prince et le colonel échangèrent un coup d’œil.

« Expliquez-vous, dit le dernier. J’ai encore unportefeuille passablement garni et je n’ai pas besoin de dire queje suis prêt à partager ma fortune avec Godall. Mais je désiresavoir à quelle fin. Que pensez-vous donc faire ? »

Le jeune homme promenait des regards inquiets de l’un à l’autre,comme au sortir d’un rêve. Il rougit violemment.

« Ne suis-je pas votre dupe ? demanda-t-il. Êtes-voustout de bon des gens ruinés ?

– Je le suis, pour ma part, autant qu’on peut l’être, répliquale colonel.

– Et, quant à moi, dit le prince, je vous en ai donné lapreuve ; je reste sans le sou. Qui donc aurait jeté cesbillets au feu, sauf un homme ruiné ? L’action parled’elle-même.

– Un homme ruiné, oui, répondit l’autre d’un air de soupçon, oubien un millionnaire !

– Assez, monsieur, dit le prince ; j’ai dit et je n’ai pasl’habitude qu’on doute de ma parole.

– Ruinés ? répéta le jeune homme. Êtes-vous vraiment mespareils, arrivés après une vie d’abandon à une situation telle quevous n’ayez plus qu’une issue ? Allez-vous donc, – il baissaitla voix à mesure qu’il parlait, – allez-vous donc vous donner cedernier luxe ? Comptez-vous fuir les conséquences de vosdésordres par la seule voie infaillible et facile ? »

Soudain il s’interrompit et essaya de rire.

« À votre santé ! s’écria-t-il, en vidant son verre,bonne nuit, mes joyeux camarades. »

Le colonel Geraldine le saisit par le bras, au moment où ilallait se lever.

« Vous manquez de confiance, dit-il, et vous avez tort.Nous aussi, nous avons assez de la vie. Nous sommes, comme vous,décidés à mourir. Tôt ou tard, isolément ou réunis, nous nousproposions d’aller au-devant de la mort et de la défier là où ellese tiendrait prête. Puisque nous vous avons rencontré et que votrecas est le plus pressant, que tout s’accomplisse donc cette nuit,et d’un seul coup ; si vous le voulez, mourons tous troisensemble. Notre trio pénétrera bras dessus, bras dessous, la pochevide, dans l’empire de Pluton ; nous nous encourageronsmutuellement parmi les ombres ! »

Geraldine jouait son rôle avec des intonations si justes que leprince lui-même le regarda, troublé, prêt à le croire sincère.Quant au jeune homme, un flot de sang lui monta au visage et sesyeux étincelèrent.

« Bon, vous êtes des camarades comme il m’en faut !s’écria-t-il avec une gaieté presque effrayante. Tope là et que lemarché soit conclu. (Sa main était glacée.) Vous ne savez pas enquelle compagnie vous allez commencer votre course, vous ne savezpas dans quel moment propice vous avez pris votre part de mestartes à la crème ! Je ne suis qu’une unité, mais une unitédans une armée. Je connais la porte dérobée de la Mort. Je suis unde ses intimes et peux vous conduire jusque dans l’éternité sanscérémonie… sans scandale pourtant. »

Ils l’engagèrent derechef à expliquer ce qu’il voulait dire.

« Messieurs, pouvez-vous réunir quatre-vingts livres entrevous ? »

Geraldine consulta son portefeuille avec ostentation et répliquaaffirmativement.

« Gaillards favorisés que vous êtes ! Quarante livres,c’est le prix d’entrée dans le Club du suicide.

– Le Club du suicide, répéta Florizel, que diable est-ce quecela ?

– Écoutez, dit l’inconnu, ce siècle est celui du progrès, etj’ai à vous révéler le progrès suprême ! Des intérêts d’argentet autres appelant les hommes à la hâte dans différents endroits,on inventa les chemins de fer ; puis, les chemins de fer nousséparant de nos amis, il fallut créer les télégraphes, quipermettent de communiquer promptement à travers de grands espaces.Dans les hôtels même, nous avons aujourd’hui des ascenseurs quinous épargnent une escalade de quelques centaines de marches.Maintenant nous savons bien que cette vie n’est qu’une estradefaite pour y jouer le rôle de fou tant que la partie nous amuse.Une commodité de plus manquait au confort moderne, une voie décenteet facile pour quitter cette estrade, l’escalier de derrière menantà la liberté, ou bien, comme je viens de le dire, la porte dérobéede la Mort. Le Club du suicide y supplée. N’allez pas supposer que,vous et moi, nous soyons seuls à professer un désir essentiellementlégitime. Bon nombre de nos semblables ne sont arrêtés dans leurfuite que par certaines considérations. Les uns ont une famille quiserait cruellement frappée ou même accusée, d’autres manquent decourage, les préparatifs de la mort leur font horreur. C’est moncas. Je ne peux ni approcher un pistolet de ma tête ni presser ladétente ; quelque chose m’en empêche ; quoique j’aie ledégoût de la vie, je n’ai pas assez de force pour en finir. C’est àl’intention de gens tels que moi et de tous ceux qui souhaitentd’être fauchés sans scandale posthume que le Club du suicide a étéinauguré. De quelle façon ? Quelle est son histoire ?Quelles peuvent être ses ramifications dans d’autres pays ? Jel’ignore, et ce que je connais de sa constitution, je n’ai pas ledroit de vous le communiquer. Pour abréger, je suis à votreservice. Si vous êtes vraiment las de vivre, je vais vousintroduire dans une réunion, et avant la fin de la semaine, sinoncette nuit même, vous serez débarrassés du fardeau de l’existence.Maintenant il est… (le jeune homme consulta sa montre), il est onzeheures ; à onze heures et demie au plus tard, nous quitteronsce lieu-ci ; vous avez une demi-heure devant vous pourexaminer ma proposition. C’est plus sérieux qu’une tarte à lacrème, ajouta-t-il avec un sourire, et plus agréable,j’imagine.

– Plus sérieux, certainement, répondit le colonel, si sérieuxque je vous prierai de vouloir bien m’accorder un entretienparticulier de cinq minutes avec mon ami M. Godall !

– À merveille, répondit le jeune homme. Je vais meretirer… »

Aussitôt que le prince et Geraldine furent seuls :

« Il me semble, dit le premier, que vous êtes ému, tandisqu’au contraire j’ai pris mon parti. Je veux voir la fin de cetteaventure.

– Que Votre Altesse réfléchisse, répliqua le colonel enpâlissant ; qu’elle considère l’importance qu’une vie telleque la sienne a non seulement pour ses amis, mais pour le bienpublic. En supposant que, cette nuit, un malheur irréparableatteigne la personne de Votre Altesse, quel serait mon désespoir,quelle serait l’affliction de tout un peuple ?

– Je veux voir la fin, répéta le prince de sa voix la plusdélibérée ; ayez la bonté, colonel, de tenir votre parole degentilhomme. Dans nulle circonstance, souvenez-vous-en bien, vousne trahirez, sans que je vous y autorise, l’incognito que j’aichoisi pour voyager à l’étranger. Tels sont les ordres que jeréitère. Et maintenant, je vous serai obligé d’aller demanderl’addition. »

Le colonel s’inclina avec respect, mais il avait la face blêmelorsqu’il pria le jeune homme aux tartes à la crème de rentrer. Leprince conservait pour sa part une contenance parfaitementcalme ; il raconta une farce du Palais-Royal au jeune suicidéavec beaucoup d’entrain. Sans ostentation, il évita les regardssuppliants de Geraldine, et choisit un nouveau cigare avec plus desoin que d’habitude. De fait, il était le seul des trois qui gardâtquelque puissance sur ses nerfs.

La note étant acquittée, le prince donna toute la monnaie audomestique très étonné ; puis on partit en voiture. Peu detemps après ; le fiacre s’arrêta à l’entrée d’une cour un peusombre. Là ils descendirent.

Après que Geraldine eut payé la course, le jeune homme s’adressaau prince en ces termes :

« Il est encore temps, Mr. Godall, d’échapper à unedestinée inévitable, vous et le major Hammersmith. Consultez-vousbien avant de faire un pas de plus, et, si vos cœurs disent non,voici les chemins de traverse.

– Conduisez-nous, monsieur, dit le prince, je ne suis pas hommeà reculer devant une chose une fois dite.

– Votre sang-froid me fait du bien, répliqua le jeune guide. Jen’ai jamais vu personne d’impassible à ce point, quoique vous nesoyez pas le premier que j’aie accompagné à cette porte. Plus d’unm’a précédé pour aller où je savais que je le suivrais bientôt.Mais ceci n’est d’aucun intérêt pour vous. Attendez-moi quelquesinstants ; je reviendrai dès que j’aurai arrangé lespréliminaires de votre introduction. »

Là-dessus le distributeur de tartes, ayant tendu la main à sescompagnons, traversa la cour, entra dans un vestibule etdisparut.

« De toutes nos folies, dit le colonel à voix basse,celle-ci me paraît la plus violente et la plus dangereuse.

– Je le crois, répondit le prince.

– Nous avons encore un moment à nous, continua le colonel. QueVotre Altesse profite de l’occasion et se retire. Les conséquencesde cette démarche peuvent être si graves ! C’est ce quim’autorise à pousser un peu plus loin qu’à l’ordinaire la libertéde langage que Votre Altesse daigne m’accorder.

– Dois-je comprendre que le colonel Geraldine a peur ? ditFlorizel en retirant le cigare de sa bouche et en fixant sur sonécuyer un regard perçant.

– Mes craintes ne sont certainement pas personnelles, répliquafièrement Geraldine.

– Je le supposais bien, dit le prince, avec une bonne humeurimperturbable ; mais je n’avais nulle envie de vous rappelerla différence de nos positions réciproques. Assez, ajouta-t-il,voyant que Geraldine était prêt à demander pardon, – vous êtesexcusé. »

Et il fuma tranquillement, appuyé contre une grille, jusqu’à ceque l’ambassadeur fût de retour.

« Eh bien, demanda-t-il, notre réception est-ellearrangée ?

– Suivez-moi, messieurs. Le président vous interrogera dans soncabinet. Et permettez-moi de vous avertir que vos réponses doiventêtre franches. Je me suis porté caution ; mais le Club exigeune enquête sérieuse avant d’admettre qui que ce soit ;l’indiscrétion d’un seul membre amènerait la dispersion de laSociété pour toujours. »

Le prince et Geraldine s’entendirent à voix basse ; aprèsquoi ils accompagnèrent leur guide au cabinet du président. Il n’yavait pas d’obstacles bien considérables à franchir. La porteextérieure était ouverte, la porte du cabinet entrebâillée ;et là, dans un local de petites dimensions, mais au plafond trèsélevé, le jeune homme les laissa seuls pour la seconde fois.

– Le président se rendra ici tout à l’heure », dit-il, avecun signe de tête, en disparaissant.

Des voix se faisaient entendre à travers la porte à deuxbattants qui formait l’une des extrémités, et par intervalles lebruit d’un bouchon de champagne, suivi d’un éclat de rire, semêlait aux lambeaux de la conversation. Une grande fenêtre donnaitsur la rivière, et la disposition des lumières leur fit supposerqu’ils n’étaient pas loin de la station de Charing Cross. Lemobilier leur parut mesquin sous des housses usées jusqu’à lacorde ; ils remarquèrent la sonnette placée au centre d’unetable ronde, les chapeaux et les pardessus nombreux accrochés lelong des murs.

« Quel est ce repaire ? dit Geraldine.

– C’est ce que je veux voir, répliqua le prince, si le diable lepermet ; la chose peut devenir amusante. »

Sur ces entrefaites, la porte à deux battants s’ouvrit, mais pasplus qu’il n’était nécessaire pour le passage d’un corps humain, etun bruyant bourdonnement de voix accompagna l’entrée du redoutableprésident. Qu’on imagine un homme d’une cinquantaine d’années,grand de taille, à la démarche hardie, aux favoris hérissés, à latête chauve, à l’œil gris voilé qui de temps en temps lançait uneétincelle. Ses lèvres serraient un gros cigare qu’il mâchait ettortillait de droite à gauche, tout en regardant d’un air pénétrantet froid les deux étrangers. Il portait des habits de lainageclair, avec un col de chemise très dégagé à rayures de couleur.

« Bonsoir, commença-t-il, après avoir fermé la pertederrière lui. On m’a dit que vous désiriez me parler.

– Nous voulons, monsieur, nous joindre au Club dusuicide », répliqua le colonel.

Le président roula son cigare dans sa bouche.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il brusquement.

– Je vous demande pardon, répondit Geraldine, mais je crois quevous êtes la personne la mieux autorisée à me donner desinformations là-dessus.

– Moi ? s’écria le président. Un Club du suicide ?Allons, vous voulez rire ! Je peux permettre à des jeunes gensd’avoir le vin gai ; mais il ne faudrait point insistertrop.

– Appelez votre Club comme vous voudrez, dit le colonel, maisvous avez quelque compagnie derrière ces portes et nous désironsnous joindre à elle.

– Monsieur, répondit le président, vous êtes dans l’erreur. Ceciest une maison particulière et je vous saurai gré d’en sortirsur-le-champ. »

Le prince était resté tranquillement à sa place pendant ce petitcolloque ; mais, lorsque le colonel tourna les yeux vers lui,comme pour dire : « Allons-nous-en, de grâce… » – ilretira son cigare et répondit :

« Je suis venu ici sur l’invitation d’un de vos amis. Sansdoute il vous a informé des motifs qui justifient notre démarche.Permettez-moi de vous rappeler qu’un homme qui se trouve dans lesconditions où je suis, n’a point à se gêner et n’est nullementdisposé à tolérer des impertinences. Je suis très pacifiqued’ordinaire ; mais, cher monsieur, vous allez me rendre leservice que je demande ou bien vous aurez lieu de vous repentir dem’avoir jamais admis dans votre antichambre. »

Le président poussa un bruyant éclat de rire.

« C’est ainsi qu’il faut parler, dit-il. Oui, vous êtesvraiment un homme. Vous connaissez le chemin de mon cœur et pouvezfaire de moi tout ce qu’il vous plaira. Voudriez-vous,continua-t-il en s’adressant à Geraldine, vous éloigner uninstant ? J’en finirai d’abord avec votre compagnon. Certainesformalités du Club doivent être remplies secrètement. »

À ces mots, il ouvrit la porte d’un petit cabinet, dans lequelil enferma le colonel.

« J’ai foi en vous, dit-il à Florizel, aussitôt qu’ilsfurent seuls, mais êtes-vous sûr de votre ami ?

– Pas aussi sûr que je le suis de moi-même, assez cependant pourque j’aie pu l’amener ici sans inquiétude ; les raisons quilui font désirer d’entrer dans votre Club sont encore pluspuissantes que les miennes. L’autre jour, il s’est laissé prendretrichant aux cartes.

– Une bonne raison, j’en conviens, répliqua le président, nousen avons un autre dans le même cas. Avez-vous été au service,monsieur ?

– Oui, mais j’étais trop paresseux, je l’ai quitté de bonneheure.

– Quel est le motif qui vous fait abandonner la vie ?poursuivit le président.

– Toujours le même, autant que je peux m’en rendre compte, laparesse toute pure. »

Le président tressaillit.

« C’est impossible, s’écria-t-il, vous devez avoir uneraison plus sérieuse que celle-là.

– Je n’ai plus le sou, ajouta Florizel. C’est aussi un tourment.Mon oisiveté en souffre. »

Le président tourmenta son cigare pendant quelques secondes enregardant droit dans les yeux ce néophyte extraordinaire ;mais le prince supporta son examen avec un sang-froidimperturbable.

« Si je n’avais une si grande expérience, dit à la fin leprésident, je vous renverrais. Mais je connais le monde ; ilarrive qu’en matière de suicide les causes les plus frivoles sontsouvent les plus irrésistibles. Et, lorsqu’un homme me plaît, commevous me plaisez, monsieur, je presse la conclusion plutôt que je nela retarde. »

Le prince et le colonel furent soumis à un interrogatoire longet particulier, le prince seul d’abord ; puis Geraldine enprésence de ce dernier, de sorte que le président pouvait observerla contenance de l’un, tout en écoutant les réponses de l’autre. Lerésultat fut satisfaisant et le président, après avoir enregistréquelques détails sur un carnet, leur proposa de prêter serment. Onne saurait imaginer de formule plus absolue de l’obéissancepassive, rien de plus rigoureux que les termes par lesquels lerécipiendaire se liait pour toujours.

Florizel signa le document, mais non sans horreur. Le colonelsuivit son exemple d’un air accablé. Alors le président ayant reçula somme fixée pour l’entrée, introduisit sans plus de difficultésles deux amis dans le fumoir du Club.

Ce fumoir était de la même hauteur que le cabinet dans lequel ildonnait, mais bien plus grand et garni d’une imitation de boiseriede chêne. Un grand feu et un certain nombre de becs de gazéclairaient la compagnie. Le prince compta : dix-huitpersonnes. La plupart fumaient et buvaient ; une gaietéfiévreuse régnait partout, entrecoupée de silences subits etquelque peu sinistres.

« Est-ce un grand jour ? demanda le prince.

– Moyen, répondit le président. Par parenthèse, si vous avezquelque argent, il est d’usage d’offrir du champagne ; celasoutient la bonne humeur et constitue un de mes petits profits.

– Hammersmith, dit Florizel, occupez-vous duchampagne. »

Puis il fit le tour du cercle, en abordant celui-ci,celui-là ; son usage évident du meilleur monde, sa grâce et sapolitesse, avec un mélange imperceptible d’autorité, imposèrenttrès vite à cette assemblée macabre et la séduisirent malgréelle ; en même temps il ouvrait les yeux et les oreilles.Bientôt il commença à se faire une idée générale du monde au milieuduquel il se trouvait. Les jeunes gens formaient une majoritéconsidérable ; ils avaient les apparences de l’intelligence etde la sensibilité, plutôt que de l’énergie. Si quelques-unsdépassaient la trentaine, plusieurs étaient âgés de moins de vingtans. Ils se tenaient appuyés contre les tables, changeant sanscesse de maintien ; tantôt ils fumaient très fort et tantôtils laissaient s’éteindre leurs cigares ; quelques-unss’exprimaient bien, mais la loquacité du grand nombre n’étaitévidemment que le résultat d’une excitation nerveuse, avec absencecomplète d’esprit et de bon sens. Chaque fois qu’une bouteille dechampagne était débouchée, la gaieté augmentait d’une façonmanifeste.

Il n’y avait que deux hommes assis : l’un, près de lafenêtre, les mains plongées dans les poches de son pantalon et latête basse, mortellement pâle, la sueur au front, ne proférait pasun mot ; on eût dit une véritable ruine d’âme et decorps ; l’autre, sur un sofa qui le séparait de la cheminée,différait étrangement de tout le reste de la compagnie. Peut-êtren’avait-il guère que quarante ans, mais on lui en eût donné dix deplus. Florizel pensa qu’il n’avait jamais vu un être plus hideux,plus ravagé par la maladie et les excès. Il n’avait que la peau etles os, était en partie paralysé et portait des lunettes d’unepuissance si extraordinaire que ses yeux paraissaient à traverssingulièrement grossis et déformés. Excepté le prince et leprésident, il était dans ce salon l’unique personne qui conservâtle calme de la vie ordinaire.

Les membres du Suicide Club ne se piquaient pas d’unetenue très décente. Quelques-uns tiraient vanité des actionsdéshonorantes qui les avaient amenés à chercher un refuge dans lamort ; on écoutait sans témoigner de désapprobation. Il yavait un accord tacite contre les arrêts de la morale et quiconquefranchissait le seuil du Club jouissait déjà de quelques-unes desimmunités de la tombe. Ils burent à la mémoire les uns des autreset à celle des suicidés remarquables du passé. Ils comparaient etdéveloppaient leurs vues différentes sur la mort ; ceux-cidéclarant que ce n’était rien que ténèbres et néant, ceux-là,espérant que, cette même nuit, ils iraient escalader lesétoiles.

« À la mémoire éternelle du baron de Trenck, le type dessuicidés ! cria quelqu’un. Il passa d’une petite cellule dansune plus petite, afin d’atteindre enfin à la liberté.

– Pour ma part, dit un second, je ne demande qu’un bandeau surmes yeux et du coton dans mes oreilles. Seulement, il n’y a pas decoton assez épais en ce monde. »

Le troisième espérait, dans l’état nouveau où il allait entrer,découvrir les secrets de la vie, et le quatrième avouait qu’iln’aurait jamais fait partie du Club s’il n’eût été amené à croireau système de Darwin.

« Je n’ai pu supporter, disait-il, l’idée de descendre d’unsinge.

En somme, le prince était tout à fait désillusionné par lesmanières et la conversation de ses nouveaux collègues.

« Il n’y a pas de quoi faire tant d’embarras, pensait-il.Dès qu’un homme s’est réconcilié avec l’idée de se tuer, qu’ils’exécute, pour Dieu, en gentilhomme. Cet émoi et ces gros motssont déplacés. »

Cependant, le colonel Geraldine était en proie aux plus vivesappréhensions : le Club et ses règlements restaient toujours àl’état de mystères, et il regardait autour de la salle afin detrouver quelqu’un qui fût en mesure de le renseigner. Son regardtomba enfin sur le paralytique, dont la sérénité le frappa ;il supplia le président, qui, très pressé, ne faisait que sortir dela chambre et y rentrer, expédiant des affaires, de le présenter àce monsieur assis sur le canapé.

Le président répondit que de semblables formalités étaientinutiles chez lui ; néanmoins il présenta Mr. Hammersmith àMr. Malthus.

Mr. Malthus regarda le colonel avec curiosité et le pria deprendre place à sa droite.

« Vous êtes un nouveau venu, dit-il, et vous désirez desrenseignements. Eh bien, vous vous adressez à la bonne source. Il ya deux ans que j’ai fait ma première visite à ce Clubenchanteur. »

Le colonel respira. Si Mr. Malthus avait fréquenté ce lieupendant deux ans, le prince pouvait ne courir aucun danger durantune seule soirée.

« Comment ! s’écria-t-il, deux ans ? De quellemystification suis-je donc le jouet ?

– D’aucune, répliqua Mr. Mathus avec douceur. Mon cas estsingulier. Je ne suis pas du tout, à proprement parler, un suicidé,mais un membre honoraire, pour ainsi dire. Je ne visite guère leClub que deux fois par mois. Mon infirmité et la condescendance duprésident m’ont procuré ce privilège, que d’ailleurs je paye assezcher.

– Je vous prierai, dit le colonel, de vouloir bien être plusexplicite. Rappelez-vous que je ne suis encore que trèsimparfaitement familier avec les statuts de l’endroit.

– Un membre ordinaire tel que vous, lancé à la recherche de lamort, revient ici tous les soirs jusqu’à ce que la chance lefavorise, répliqua le paralytique ; s’il est sans le sou, ilpeut même être logé et nourri par le président ; pas de luxe,mais le nécessaire ; on ne saurait faire davantage vu lamodicité de la souscription. D’ailleurs, la seule société duprésident est par elle-même un très vif agrément.

– En vérité ! s’écria Geraldine, je ne l’aurais pascru.

– Ah ! c’est que vous ne connaissez pas l’homme. L’espritle plus drôle ! Des histoires ! Un cynisme !… Ilsait la vie sur le bout du doigt ; et, entre nous, c’est lecoquin le plus corrompu de toute la chrétienté.

– Est-il, lui aussi, membre permanent comme vous-même, si jepuis poser cette question sans vous offenser ?

– Il est permanent dans un sens bien différent, répliquaM. Malthus. J’ai été gracieusement épargné jusqu’ici, mais,enfin, tôt ou tard, je dois partir. Lui ne joue jamais ; ilmêle et donne les cartes et fait les arrangements nécessaires. Cethomme, Mr. Hammersmith, est l’adresse même. Depuis trois ans ilpoursuit à Londres son utile profession, que je pourrais appeler unart, et jamais l’ombre d’un soupçon ne s’est élevée contre lui.Moi-même, je le crois inspiré. Sans doute, vous vous rappelez cecas célèbre, il y a six mois, d’un gentleman accidentellementempoisonné dans une pharmacie ? Et ce ne fut encore qu’une deses inventions les moins riches. Mais comme c’était simple, etcomme il est sorti sauf de l’aventure !

– Vous m’étonnez, dit le colonel ; ce malheureux était-ilune des… – il allait dire victimes ; mais il se reprit àtemps, – un des membres du Club ? »

En même temps il se rappela que Mr. Malthus lui-même n’avait pasparu ambitieux de mourir pour son propre compte ; il ajoutaavec empressement :

« Mais je m’aperçois que je suis encore dans l’obscurité.Vous parliez de mêler et de donner les cartes ; dans quelbut ? Puisque vous avez l’air plutôt mal disposé à mourirqu’autrement, je dois avouer que je ne puis concevoir ce qui vousamène ici.

– Vous dites vrai, vous êtes dans les ténèbres, répliqua Mr.Malthus avec plus d’animation. Cher monsieur, ce Club est le templemême de l’ivresse ; si ma santé affaiblie pouvait mieuxsupporter de pareilles excitations, je viendrais plus souvent, jevous le jure. Il faut tout le sentiment du devoir, qu’engendre unelongue habitude de mauvaise santé et de régime rigoureux, pour meretenir d’abuser de ce qui est, je puis le dire, mon dernierplaisir. Je les ai épuisés tous, monsieur, continua-t-il en posantsa main sur le bras de Geraldine, tous sans exception, et je vousdéclare, sur mon honneur, qu’il n’y en a pas un dont le prix n’aitété grossièrement exagéré. On joue avec l’amour ; moi, je nieque l’amour soit une forte passion. La peur en est une plusforte ; c’est avec la peur qu’il faut badiner, si l’on veutgoûter les joies intenses de la vie. Enviez-moi, enviez-moi,ajouta-t-il avec un ricanement ignoble, je suis poltron. »

Geraldine ne parvint à dissimuler son dégoût qu’avec peine, maisil prit sur soi et poursuivit l’interrogatoire. :

« Comment cette excitation peut-elle être si habilementprolongée ? Il y a donc quelque élémentd’incertitude ?

– Je vais vous expliquer par quel moyen la victime de chaquesoir est choisie, répondit M. Malthus, et non seulement lavictime, mais un autre membre qui est destiné à jouer le rôled’instrument entre les mains du Club, à devenir le grand prêtre dela mort.

– Mon Dieu ! ils s’entre-tuent donc alors ?

– Le tourment du suicide est supprimé de cette manière, ditMalthus avec un signe de tête.

– Miséricorde ! s’écria le colonel, et pouvez-vous…puis-je… peut-il… mon ami… je veux dire… quelqu’un de nous peut-ilêtre condamné ce soir à devenir le meurtrier du corps et de l’âmed’un autre être ? Des choses semblables sont-elles possiblesentre hommes nés de la femme ? Oh ! infamie desinfamies ! »

Dans son effroi, il était sur le point de se lever, lorsqu’ilrencontra le regard du prince. Ce regard courroucé était fixé surlui à travers la chambre. En un instant Geraldine eut repris soncalme.

« Après tout, ajouta-t-il, pourquoi pas ? Et, puisquevous dites que le jeu est intéressant, vogue la galère ! Jesuis du Club ! »

Mr. Malthus avait joui d’une façon toute particulière del’effroi de son interlocuteur.

« Après un premier moment de surprise, vous êtes, je levois, en état d’apprécier les délices de notre Société, monsieur…Elle réunit les émotions de la table de jeu, celles du duel etcelles d’un amphithéâtre romain. Les païens étaient allés assezloin déjà, certes, et j’admire les raffinements de leur imaginationen pareille matière ; mais il était réservé à un pays chrétiend’atteindre cet extrême degré, cette quintessence, cet absolu duplaisir poignant. Vous comprenez combien tous les amusementsdoivent paraître fades à l’homme qui a pris le goût de celui-ci. Lapartie que nous jouons, continua-t-il, est d’une extrêmesimplicité. Un jeu complet… Mais… venez donc, vous êtes à même devoir la chose par vos propres yeux. Voulez-vous me prêter l’appuide votre bras ? Malheureusement, je suis paralysé. »

En effet, tandis que Mr. Malthus commençait sa description, uneautre porte à deux battants s’était ouverte ; le Club entierse mit à défiler, non sans quelque hâte, dans la pièce voisine.

Elle était en tout semblable à celle que l’on venait de quitter,mais un peu différemment meublée. Le centre en était occupé par unelongue table à tapis vert, devant laquelle le président étaitassis ; il mêlait un jeu de cartes avec beaucoup de soin. Mêmeavec l’aide de sa canne et du bras de Geraldine, Mr. Malthusmarchait avec tant de difficulté que chacun fut assis avant que cecouple et le prince qui les attendait entrassent dansl’appartement ; par conséquent tous les trois prirent placecôte à côte, au bout inférieur de la table.

« C’est un jeu de cinquante-deux cartes, dit tout basMalthus. Veillez sur l’as de pique, qui est le signe de mort, etsur l’as de trèfle, qui désigne l’exécuteur de cette nuit. Heureuxjeunes gens que vous êtes ! Vous avez de bons yeux et pouvezsuivre la partie ! Hélas ! je ne saurais reconnaître unas d’un deux à travers la largeur d’une table… »

Et il plaça sur son nez une seconde paire de lunettes.

« Je veux au moins observer les physionomies »,expliqua-t-il.

En quelques mots rapides, Geraldine informa le prince de tout cequ’il avait appris par la bouche du membre honoraire et del’alternative possible qui leur était réservée. Le prince eut unfrisson, une contraction au cœur ; il promena ses regards decôté et d’autre, comme un homme abasourdi.

« Un coup hardi, dit tout bas le colonel, et nous pouvonsencore nous échapper. »

Mais cette suggestion rappela le courage du prince.

« Silence, dit-il. Faites-moi voir que vous savez jouer engentilhomme, l’enjeu fût-il sérieux. »

Maintenant, il avait recouvré en apparence tout son sang-froid,quoique son cœur battit lourdement et qu’il eût une sensation dechaleur désagréable dans la poitrine. Les membres du Club étaienttous attentifs ; chacun d’eux très pâle ; mais nul nel’était autant que Mr. Malthus. Ses yeux sortaient de leursorbites ; sa tête se balançait, sur la colonne vertébrale parun mouvement d’oscillation involontaire ; ses mains, l’uneaprès l’autre, se portaient à sa bouche pour tirailler ses lèvreslivides et frémissantes.

« Attention, messieurs ! » dit le président quise mit à donner lentement les cartes.

Il s’arrêtait jusqu’à ce que chaque membre eût montré la sienne.Presque tous hésitaient ; vous auriez vu les doigts trembleravant de réussir à retourner le funeste morceau de carton quiportait l’arrêt du destin. À mesure que le tour du princeapprochait, il éprouvait une émotion grandissante, qui faillit lesuffoquer ; mais sans doute il avait quelque peu letempérament d’un joueur, car il reconnut qu’un certain plaisir semêlait à cette angoisse. Le neuf de trèfle lui échut ; letrois de pique fut donné à Geraldine et la dame de cœur à MrMalthus, incapable de réprimer un soupir de soulagement. Le jeunehomme aux tartes à la crème, presque immédiatement après, retournal’as de trèfle et resta glacé d’horreur, car il n’était pas venupour tuer, mais pour être tué. Et le prince, dans sa sympathiegénéreuse, oublia presque, en le plaignant, l’extrême danger quiétait encore suspendu au-dessus de lui-même et de son ami.

La donne se renouvela, et, cette fois encore, la carte de lamort ne sortit pas. Les joueurs retenaient leur souffle,haletants ; le prince eut un autre trèfle, Geraldine, uncarreau ; mais, lorsque Mr Malthus eut retourné sa carte, unhorrible bruit, semblable à celui de quelque chose qui se brise,partit de sa bouche ; il se leva et se rassit sans aucun signede paralysie. C’était l’as de pique. Le membre honoraire s’étaitamusé de ses propres terreurs une fois de trop.

La conversation éclata de nouveau presque tout d’un coup. Lesjoueurs, renonçant à leurs attitudes rigides, commencèrent à selever de table et revinrent en flânant, par deux et par trois, dansle fumoir. Le président étirait ses bras et baillait comme un hommequi a fini son travail journalier. Mais Mr. Malthus restait assis àsa place, la tête dans ses mains, les mains sur la table, immobile,atterré.

Le prince et Geraldine s’échappèrent, l’impression d’horreurqu’ils emportaient avec eux, redoublant dans le froid de lanuit.

« Ah ! s’écria le prince, être lié par un serment dansune affaire comme celle-ci, permettre que ce trafic de meurtrecontinue avec profit et impunité ! Si seulement j’osaismanquer à ma parole !

– C’est impossible pour Votre Altesse, répliqua le colonel. Sonhonneur est celui de la Bohême ; mais je me charge, moi, demanquer à la mienne avec bienséance.

– Geraldine, dit le prince, si votre honneur souffre enquelqu’une de nos équipées, non seulement je ne vous pardonneraijamais, mais ce qui, je crois, vous affectera plus vivement encore,je ne me le pardonnerai pas à moi-même.

– J’attends les ordres de Votre Altesse, répondit le colonel.Nous éloignerons-nous de ce lieu maudit ?

– Oui, dit le prince. Appelez un cab. J’essayerai de perdre dansle sommeil le souvenir de cette abominable aventure. »

Mais il eut soin de lire le nom de l’impasse avant de laquitter.

Le lendemain, aussitôt que le prince fut éveillé, le colonelGeraldine lui apporta un journal quotidien avec le paragraphesuivant intitulé :

« Triste accident. – Cette nuit, vers deux heures,Mr. Barthélemy Malthus, domicilié n° 16 Chepstow place, WestbourneGrove, à son retour d’une soirée, est tombé par-dessus le parapetde Trafalgar-square et s’est fracturé le crâne en même temps qu’unejambe et un bras. La mort dut être instantanée. Mr. Malthus,accompagné d’un ami, cherchait un cab au moment de cet affreuxaccident. Comme Mr. Malthus était paralysé, on pense que sa chute apu être occasionnée par une nouvelle attaque. Ce gentleman étaitbien connu dans les cercles les plus respectables et sa perte seragénéralement déplorée. »

« Si jamais une âme mérita d’aller droit à l’enfer, ditsolennellement Geraldine, c’est bien celle de ceparalytique. »

Le prince cacha son visage entre ses mains et restasilencieux.

« Je me réjouis presque, continua le colonel, de le savoirmort. Mais, pour notre jeune homme aux tartes à la crème, ma pitiéest grande, je l’avoue. »

– Geraldine, dit le prince en relevant la tête, ce malheureuxgarçon était, la nuit passée, aussi innocent que vous et moi, et,ce matin, le poids d’un crime est sa conscience. Quand je pense auprésident, mon cœur défaille au dedans de moi. Je ne sais commentcela se passera, mais je veux tenir ce gredin à ma merci, comme ily a un Dieu au ciel. Quelle expérience, quelle leçon que celle dece jeu de cartes !

– Une leçon qu’il ne faudrait jamais recommencer », fitobserver le colonel.

Le prince resta si longtemps sans répondre que son fidèleserviteur devint inquiet.

« Monseigneur, dit-il, vous ne pouvez penser à yretourner ? Vous n’avez déjà que trop souffert et vu tropd’horreurs, les devoirs de votre situation vous défendent de tenterle hasard.

– Hélas ! répliqua le prince, je n’ai jamais senti mafaiblesse d’une manière aussi humiliante qu’aujourd’hui, mais elleest plus forte que moi. Puis-je cesser de m’intéresser au sort dumalheureux jeune homme qui a soupé avec nous, il y a quelquesheures ? Puis-je laisser le président poursuivre sa carrièred’infamie sans la surveiller ? Puis-je commencer une aventureaussi entraînante sans la continuer jusqu’à la fin ? Non,Geraldine, vous demandez au prince plus que l’homme n’est capabled’accomplir. Cette nuit, encore une fois, nous irons prendre placeà la table de ce Club du suicide. »

Le colonel tomba sur ses deux genoux.

« Mon prince veut-il m’ôter la vie ? s’écria-t-il.Elle est à lui ; mais qu’il n’exige pas que je la laisseaffronter un pareil risque !

– Colonel, répliqua Florizel avec quelque hauteur, votre vievous appartient absolument. Je ne demande que de l’obéissance, et,si celle-ci m’est accordée sans empressement, je ne la demanderaiplus. »

Le grand écuyer, se retrouva sur pied en un clin d’œil et ditsimplement :

« Votre Altesse veut-elle me dispenser de mon servicedurant l’après-midi ? Je ne puis me hasarder une seconde foisdans cette maison fatale avant d’avoir parfaitement réglé mesaffaires. Votre Altesse ne rencontrera plus, je le promets, lamoindre opposition de la part du plus dévoué et du plusreconnaissant de ses serviteurs.

– Mon cher Geraldine, répondit le prince, je suis toujours auxregrets, lorsque vous m’obligez à me rappeler mon rang. Disposez devotre journée, comme bon vous semblera, et soyez ici avant onzeheures sous le même déguisement. »

Le Club, ce second soir, n’était pas aussi nombreux que laveille ; lorsque Geraldine et le prince arrivèrent, il n’yavait pas plus de six personnes dans le fumoir. Son Altesse prit leprésident à part et le félicita chaleureusement au sujet de ladémission de Mr. Malthus.

« J’aime, dit-il, à rencontrer des capacités, et,certainement, j’en trouve beaucoup chez vous. Votre profession estde nature très délicate, mais je vois que vous vous en acquittezavec succès et discrétion. »

Le président parut touché des compliments que lui accordait unhomme aussi supérieur de ton et de maintien. Il remercia presqueavec humilité.

Le jeune homme aux tartes à la crème était dans le salon, maisabattu et silencieux. Ses nouveaux amis essayèrent en vain de lefaire causer.

« Combien je voudrais, s’écria-t-il, ne vous avoir jamaisconduits dans ce bouge infâme ! Fuyez, tandis que vous avezles mains pures. Si vous aviez pu entendre le cri aigu de cevieillard au moment de sa chute et le bruit de ses os sur lepavé ! Souhaitez-moi, en admettant que vous ayez encorequelque bonté pour un être dégradé comme je le suis, souhaitez-moil’as de pique pour cette nuit ! »

Quelques membres entrèrent dans le courant de la soirée, mais lediable ne put compter qu’une douzaine de joueurs autour du tapisvert. Le prince sentit de nouveau qu’une certaine excitationagréable se mêlait à son inquiétude ; mais il s’étonna de voirGeraldine bien plus calme qu’il ne l’était la nuit précédente.

« Il est extraordinaire, pensa-t-il, que le parti pris dela volonté puisse opérer un si grand changement !

– Attention, messieurs ! » dit le président ; –et il se mit à donner.

Trois fois les cartes firent le tour de la table sans résultat.Lorsque le président recommença pour la quatrième fois, l’émotionétait générale et intense. Il y avait juste assez de cartes pourfaire encore un tour entier. Le prince, assis auprès de celui quise tenait à la gauche du banquier, avait à recevoirl’avant-dernière carte. Le troisième joueur retourna un as noir,c’était l’as de trèfle ; le suivant eut le carreau ; maisl’apparition de l’as de pique tardait toujours. Enfin Geraldine,assis à la gauche du prince, retourna sa carte : c’était unas, mais un as de cœur.

Lorsque le prince Florizel vit sa destinée encore voilée sur latable devant lui, son cœur cessa de battre. Il était homme etcourageux, mais la sueur perlait sur son visage : il avaitcinquante chances sur cent pour être condamné. Il retourna lacarte ; c’était l’as de pique. Une sorte de rugissementremplit son cerveau et la table tourbillonna sous ses yeux. Ilentendit le joueur assis à sa droite partir d’un éclat de rire quisonnait entre la joie et le désappointement ; il vit lacompagnie se disperser, mais ses pensées étaient loin. Ilreconnaissait combien sa conduite avait été légère, criminellemême.

« Mon Dieu ! s’écria-t-il, mon Dieu,pardonnez-moi ! »

Et aussitôt son trouble fit place à l’empire habituel qu’ilavait sur lui-même.

À sa grande surprise, Geraldine avait disparu. Il ne restaitpersonne dans la salle de jeu, excepté le bourreau destiné àl’expédier, qui se concertait avec le président, et le jeune hommeaux tartes à la crème. Celui-ci se glissa vers le prince et luisouffla dans l’oreille, en guise d’adieu :

« Je donnerais un million, si je le possédais, pour avoirla même chance que vous. »

Son Altesse ne put s’empêcher de penser qu’elle aurait venduvolontiers cette chance beaucoup moins cher.

La conférence à voix basse était terminée. Le possesseur de l’asde trèfle quitta la chambre avec un signe d’intelligence, et leprésident, s’approchant de l’infortuné prince, lui tendit lamain.

« Je suis content de vous avoir rencontré, monsieur,dit-il, et content d’avoir été en état de vous rendre ce petitservice. Au moins vous ne pouvez vous plaindre d’un long retard. Àla seconde soirée, – quel coup de fortune ! »

Le prince essaya vainement d’articuler une réponse quelconque,mais sa bouche était sèche et sa langue semblait paralysée.

« Vous sentez-vous mal à votre aise ? demanda leprésident d’un air de sollicitude. Cela arrive à beaucoup de cesmessieurs. Voulez-vous prendre un peud’eau-de-vie ? »

Florizel fit un signe affirmatif.

« Pauvre vieux Malthus ! répéta le président, tandisqu’il vidait son verre. Il en a bu près d’un demi-litre, qui n’aparu lui faire que peu de bien.

– Cela agit mieux sur moi, dit le prince, me voici redevenumoi-même, comme vous voyez. Permettez-moi une question : oùdois-je me rendre ?

– Vous allez suivre le Strand dans la direction de la Cité, surle trottoir de gauche, jusqu’à ce que vous ayez rencontrél’individu qui vient de s’en aller. Il vous donnera sesinstructions et vous aurez la bonté de vous y conformer ; ilest investi de l’autorité du club pour cette nuit. Et maintenant,ajouta le président, je vous souhaite une promenadeagréable. »

Florizel répondit à ce salut avec une certaine gaucherie et seretira. Il traversa le fumoir, où l’ensemble des joueurs restaitencore à consommer du champagne qu’il avait commandé et payé enpartie, et fut surpris de s’apercevoir qu’il les maudissait du fondde son cœur. Il mit lentement son chapeau, son pardessus, choisitson parapluie dans un coin. L’habitude qu’il avait de ces actesfamiliers et la pensée qu’il les faisait pour la dernière fois lepoussèrent à un éclat de rire qui résonna d’une façon sinistre àses propres oreilles. Il éprouvait une répugnance à sortir de lamaison et se tourna vers la fenêtre. La vue des réverbères quibrillaient dans l’obscurité le rappela au sentiment de laréalité.

« Allons, allons, il faut être un homme et m’arracherd’ici. »

Au coin de Box-Court, trois hommes tombèrent sur le princeFlorizel à l’improviste et il fut transporté sans façon dans unevoiture qui partit rapidement. Déjà, il s’y trouvait quelqu’un.

« Votre Altesse me pardonnera-t-elle mon zèle ? »dit une voix bien connue.

Le prince se jeta au cou du colonel dans l’élan de sonsoulagement.

« Comment pourrai-je jamais vous remercier ?s’écria-t-il. Et par quel miracle cela s’est-ilfait ? »

Quoiqu’il eût accepté sa condamnation, il était trop heureux decéder à cette violence amicale, de retourner une fois de plus à lavie et à l’espérance.

« Vous pourrez me remercier effectivement, répliqua lecolonel, si vous évitez dans l’avenir de pareils dangers. Touts’est produit par les moyens les plus simples. J’ai arrangél’affaire durant l’après-midi. Discrétion a été promise et payée.Vos propres serviteurs étaient principalement engagés dansl’affaire. La maison de Box-Court fut cernée dès la tombée de lanuit, et cette voiture, l’une des vôtres, attendait depuis uneheure environ.

– Et le misérable voué à m’assassiner, qu’est-il devenu ?demanda le prince.

– Il a été arrêté au moment où il quittait le Club, répliqua lecolonel ; maintenant il attend sa sentence au palais, oùbientôt il sera rejoint par ses complices.

– Geraldine, dit le prince, vous m’avez sauvé contrairement àmes ordres absolus, et vous avez bien fait. Je vous dois nonseulement la vie, mais encore une leçon, et je serais indigne derégner si je ne témoignais de la gratitude à mon maître. Choisissezvotre récompense. »

Il y eut un silence pendant lequel la voiture continua de roulerà travers les rues ; les deux hommes étaient plongés chacundans ses propres pensées. Le silence fut rompu par le colonel.

« Votre Altesse, dit-il, a en ce moment un nombreconsidérable de prisonniers. Il y a au moins un criminel dans cenombre. Pour lui justice doit être faite. Notre serment nous défendtout recours à la loi, et la discrétion l’interdirait même si l’onnous dégageait du serment. Puis-je demander les intentions de VotreAltesse ?

– C’est décidé, répondit Florizel, le président tombera dans unduel. Il ne reste qu’à trouver l’adversaire.

– Votre Altesse m’a permis de choisir ma propre récompense, ditle colonel. Veut-elle confier à mon frère cette missiondélicate ? Il est homme à s’en acquitter parfaitement.

– Vous me demandez là une méchante faveur, dit le prince, maisje ne peux rien vous refuser. »

Le colonel lui baisa la main avec la plus grande affection, et,en ce moment, la voiture roula sous le porche de la résidencesplendide du prince.

Une heure après, Florizel, revêtu de ses habits officiels etcouvert de tous les ordres de Bohême, reçut les membres duSuicide Club.

« Misérables insensés que vous êtes, dit-il, comme beaucoupd’entre vous ont été jetés dans cette voie par le manque d’argent,vous aurez des secours et du travail. Ceux que tourmente le remordsdevront s’adresser à un potentat plus puissant et plus généreux quemoi. J’éprouve de la pitié pour vous tous, une pitié plus profondeque vous n’êtes capables de l’imaginer, et, si vous répondezfranchement, je tâcherai de remédier à votre malheur. Quant à vous,ajouta-t-il en se tournant vers le président, je ne feraisqu’offenser une personne de votre sorte par quelque offred’assistance ; au lieu de cela, j’ai une partie de plaisir àvous proposer. »

Posant sa main sur l’épaule du frère de Geraldine :

« Voici, ajouta-t-il, un de mes officiers qui désire faireun tour sur le continent, et je vous demande, comme une faveur, del’accompagner dans cette excursion. Tirez-vous bien lepistolet ? continua le prince en changeant de ton. Vouspourrez avoir besoin de cet art. Lorsque deux hommes s’en vontvoyager ensemble, le mieux c’est d’être préparé à tout. Laissez-moiajouter que si, par suite de quelque accident, vous perdiez lejeune Geraldine en route, j’aurai toujours un autre des miens àmettre à votre disposition ; je suis connu, monsieur leprésident, pour avoir la vue longue et le bras long. »

Par ces paroles prononcées avec sévérité, il termina sondiscours. Le lendemain, les membres du Club reçurent des preuves desa munificence et le président se mit en route sous les auspices dufrère de Geraldine, qu’accompagnaient deux laquais de confiance,adroits et bien dressés dans le service du prince.

Enfin, des agents discrets occupèrent la maison deBox-Court : toutes les lettres, toutes les visites pour leClub du suicide devaient être soumises à l’examen du princeFlorizel en personne.

Ici se termine l’HISTOIRE DU JEUNE HOMME AUX TARTES À LA CRÈME,qui est maintenant un propriétaire aisé de Wigmore street,Cavendish-square. Je supprime le numéro de la maison pour desraisons évidentes. Ceux qui désireraient connaître la suite desaventures du prince Florizel et de ce scélérat, le président duSuicide Club, n’ont qu’à lire l’HISTOIRE D’UN MÉDECIN ETD’UNE MALLE.

Histoire d’un Médecin et d’une Malle

Mr. Silas Q. Scuddamore était un jeune Américain, d’un caractèresimple et inoffensif, ce qui l’honorait d’autant plus qu’il venaitde la Nouvelle-Angleterre, une partie du Nouveau Monde qui n’estpas précisément renommée pour de pareilles qualités. Bien qu’il fûtexcessivement riche, il tenait, sur un petit carnet de poche, lecompte exact de ses dépenses, et il avait fait choix, pours’initier aux plaisirs de Paris, d’un septième étage dans ce qu’onappelle un Hôtel meublé au Quartier-Latin. Il entrait beaucoupd’habitude dans sa parcimonie, et sa vertu fort étonnante, vu lemilieu où il se trouvait, était principalement fondée sur ladéfiance de soi et sur une grande jeunesse.

La chambre voisine de la sienne était habitée par une dame, trèsséduisante d’allure et très élégante de toilette, qu’à son arrivéeil avait prise pour une comtesse. Par la suite, il apprit qu’elleétait connue sous le nom de Zéphyrine. Quelle que fût la situationqu’elle occupât dans le monde, ce n’était assurément pas celled’une personne titrée. Mme Zéphyrine, sans doute dans l’espoirde charmer le jeune Américain, avait pris l’habitude de le croisersur l’escalier ; et là, après un signe de tête gracieux, unmot jeté tout naturellement et un regard fascinateur de ses yeuxnoirs, elle disparaissait avec un froufrou de soie, laissantapercevoir un pied et une cheville incomparables. Mais ces avances,bien loin d’encourager Mr. Scuddamore, le plongeaient dans desabîmes de découragement et de timidité. Plusieurs fois, elle étaitvenue chez lui, demander de la lumière ou s’excuser des méfaitsimaginaires de son caniche. Hélas ! en présence d’une créatureaussi supérieure, la bouche de l’innocent étranger restaitclose ; il oubliait son français, et, jusqu’à ce qu’elle fûtpartie, ne savait plus qu’ouvrir de grands yeux et bégayer.Cependant, leurs rapports si fugitifs suffisaient pour qu’il lançâtparfois des insinuations dignes d’un fat, lorsque, seul avecquelques camarades, il se sentait en sûreté.

La chambre de l’autre côté de celle du jeune Américain, – car ily avait trois chambres par étage dans l’hôtel, – était occupée parun vieux médecin anglais, d’une réputation plutôt équivoque. Ledocteur Noël, tel était son nom, avait été forcé de quitterLondres, où il jouissait d’une clientèle nombreuse et chaque jourcroissante ; on racontait que la police n’avait pas étéétrangère à ce changement de résidence. En tous cas, lui qui avaittenu jadis un certain rang, vivait maintenant au Quartier-Latin,dans la solitude et avec la plus grande simplicité, consacrant lamajeure partie de son temps à l’étude. Mr. Scuddamore avait fait saconnaissance, et il leur arrivait de dîner frugalement ensemble,dans un restaurant, de l’autre côté de la rue.

Silas Q. Scuddamore, quoique vertueux, nous l’avons dit, avaitnombre de petits défauts et, pour les satisfaire, ne reculait pasdevant les moyens les plus répréhensibles. Le premier parmi cesvices, relativement véniels, était la curiosité. Il était bavard denaissance ; la vie, et surtout tels côtés de la vie dont iln’avait pas l’expérience, l’intéressaient passionnément. Ilquestionnait avec audace, et l’opiniâtreté qu’il déployait dans sesenquêtes n’avait d’égale que son indiscrétion. Silas Scuddamoreétait de ceux qui, lorsqu’ils se chargent de porter une lettre à laposte, la soupèsent, la retournent dans tous les sens et enétudient avec soin la suscription. Il ne faut donc pas s’étonnersi, ayant aperçu d’aventure une fente dans la cloison qui séparaitsa chambre de celle de Mme Zéphyrine, il se garda de laboucher, mais l’élargit au contraire et l’augmenta si bien, qu’ilput s’en servir comme d’un observatoire pour espionner les faits etgestes de sa voisine.

Vers la fin de mars, sa curiosité augmentant à mesure qu’il lasatisfaisait, il agrandit encore davantage l’ouverture de manière àpouvoir inspecter un autre coin de la chambre ; mais, cesoir-là, lorsque, comme d’habitude, il voulut se mettre àsurveiller les mouvements de Mme Zéphyrine, Silas fut toutétonné de trouver le trou bouché d’une singulière façon, et encoreplus honteux lorsque, l’obstacle ayant été subitement enlevé, unéclat de rire frappa son oreille. Quelques plâtras avaientévidemment trahi son secret, et sa voisine lui apprenait leproverbe : À bon chat, bon rat ! Scuddamore éprouva unsentiment de vive contrariété ; il blâma impitoyablementMme Zéphyrine et s’adressa même quelques reproches par la mêmeoccasion ; mais, quand il s’aperçut le lendemain qu’on n’avaitpris aucune précaution pour le priver de son passe-temps favori, ilcontinua sans scrupules à profiter d’une négligence si favorable àsa frivole curiosité.

Le jour suivant, Mme Zéphyrine reçut la visite d’un hommegrand et fortement charpenté, d’une cinquantaine d’années oupeut-être davantage, que Silas n’avait encore jamais vu. Soncostume de tweed et sa chemise de couleur, non moins que sesfavoris hérissés, indiquaient un Anglais ; son œil gris etmorne produisit sur Silas une sensation de froid. Pendant toutl’entretien, qui eut lieu à voix basse, le jeune Américain restal’oreille tendue, la figure plaquée contre l’ouverture traîtresse.Plus d’une fois, il lui sembla que les gestes des deuxinterlocuteurs désignaient son propre appartement ; mais laseule phrase complète qu’il pût recueillir, en y apportant unescrupuleuse attention, fut cette remarque faite par l’Anglais surun ton un peu plus haut, comme s’il eût combattu quelque hésitationou quelque refus :

« J’ai étudié ses goûts à fond, et je vous répète que vousêtes l’unique femme sur laquelle je puisse compter. »

Pour toute réponse, Mme Zéphyrine prit l’air triste etrésigné, d’une personne qui cède à une autorité absolue.

Cet après-midi-là, l’observatoire fut définitivement masqué parune armoire placée de l’autre côté. Pendant que Silas se lamentaitsur cette infortune qu’il attribuait à une jalouse suggestion del’Anglais, le concierge lui apporta une lettre d’une écritureféminine. Elle était conçue en français, d’une orthographe peurigoureuse, et, dans les termes les plus engageants, invitaitl’Américain à se trouver vers onze heures, le même soir, dans unendroit indiqué du bal Bullier. La curiosité et la timidité secombattirent longtemps dans son cœur ; tantôt il n’était quevertu puritaine, tantôt il se sentait tout feu et tout audace. Lerésultat de cette lutte intéressante fut que, longtemps avant dixheures, Mr. Silas Q. Scuddamore, dans une tenue irréprochable, seprésenta à la porte des salons de Bullier et paya son entrée avecun sentiment de hardiesse libertine qui ne manquait pas decharme.

On était en plein carnaval, le bal était nombreux et bruyant.D’abord les lumières et la foule intimidèrent notre jeuneaventurier ; mais bientôt, ces influences, lui montant à latête comme une sorte d’ivresse, le rendirent au contraire plusvaillant qu’il ne l’avait jamais été. Il se sentait prêt àaffronter le démon en personne et pénétra fièrement dans la sallede bal avec la crânerie d’un mauvais sujet. Pendant qu’il sepavanait ainsi, il aperçut Mme Zéphyrine et son Anglais enconférence derrière une colonne. Son instinct félin d’espionnage leressaisit aussitôt. À pas de loup, il se glissa par derrière, plusprès du couple, plus près encore, jusqu’à ce qu’il fît à portéed’entendre.

« Voilà l’homme, disait l’Anglais, – là-bas, avec de longscheveux blonds, parlant à cette fille en vert. »

Silas remarqua un charmant garçon de petite taille, quiévidemment était l’objet de cette désignation.

« C’est bien, dit Mme Zéphyrine, je ferai de monmieux ; mais, souvenez-vous-en, les plus adroites peuventéchouer en pareille occurrence.

– Bah ! répliqua son compagnon, je réponds du résultat. Nevous ai-je pas choisie entre trente ? Allez, mais méfiez-vousdu prince. Je ne puis comprendre quelle maudite chance l’a amenéici cette nuit. Comme s’il n’y avait pas à Paris une douzaine debals plus dignes de sa présence que cette orgie d’étudiants et desauteuses de comptoir ! Regardez-le, assis là-bas, plussemblable à un Empereur rendant la justice qu’à une Altesse envacances ! »

Cette fois encore, Silas eut du bonheur. Il aperçut unpersonnage assez corpulent, d’une beauté de traits remarquable etd’un aspect majestueux mais affable, assis devant une table encompagnie d’un autre homme de quelques années plus jeune, quil’entretenait avec une visible déférence. Le nom de prince sonnaagréablement aux oreilles républicaines de Silas, et celui à qui cetitre était donné exerça sur lui un charme particulier. Il laissaMme Zéphyrine et son Anglais se suffire l’un à l’autre, et,coupant à travers la foule, s’approcha de la table que le prince etson confident avaient honorée de leur choix.

« Je vous déclare, Geraldine, disait le premier, que c’estpure folie. Vous-même (je suis aise de m’en souvenir), avez choisivotre frère pour cette mission périlleuse ; vous êtes donctenu en conscience de surveiller sa conduite. Il a consenti às’arrêter trop longtemps à Paris ; ceci déjà était uneimprudence, si l’on considère le caractère de l’homme contre lequelil doit lutter ; mais maintenant qu’il est à quarante-huitheures de son départ, et à deux ou trois jours de l’épreuvedécisive, je vous le demande, est-ce ici l’endroit où il doitpasser son temps ? Sa place serait plutôt dans une salled’armes à se faire la main ; il devrait dormir de longuesheures et s’imposer un exercice modéré ; il devrait se mettreà une diète rigoureuse, ne boire ni vin blanc ni liqueurs. Legaillard s’imagine-t-il que nous jouons tous une comédie ? Lachose est terriblement sérieuse, Geraldine.

– Je connais trop mon frère pour intervenir, répliqua lecolonel ; je lui ferais injure en m’alarmant. Il est pluscirconspect que vous ne pensez et d’une fermeté indomptable. S’ils’agissait d’une femme, je n’en dirais pas autant ; mais jelui ai confié le président sans une minute d’appréhension, d’autantqu’il a deux hommes pour lui prêter main-forte.

– Eh bien, dit le prince, votre confiance ne suffit pas à metranquilliser. Les deux prétendus domestiques sont des policiersémérites, et pourtant le misérable n’a-t-il pas déjà trois foisréussi à tromper leur surveillance ? Il a pu passer plusieursheures en affaires secrètes et probablement fort dangereuses… Non,non, ne croyez pas que ce soit le hasard. Cet homme sait ce qu’ilfait et a en lui-même des ressources exceptionnelles.

– Je pense que l’affaire relève maintenant de mon frère et demoi-même, répondit Geraldine avec une nuance de dépit dans lavoix.

– Je permets qu’il en soit ainsi, colonel, repartit le prince.Peut-être devriez-vous, justement pour cette raison, accepter mesconseils. Mais en voilà assez. Cette petite en jaune dansebien. »

Et la conversation revint aux sujets habituellement traités dansun bal de carnaval à Paris.

Le souvenir de l’endroit où il était revint à Silas ; il serappela que l’heure du rendez-vous était proche. Plus il yréfléchissait, moins il en aimait la perspective ; et unremous du public l’ayant poussé, au moment même, dans la directionde la porte, il se laissa entraîner sans résistance. La houlehumaine le fit échouer dans un coin, sous une galerie, où sonoreille fut immédiatement frappée par le son de la voix deMme Zéphyrine. Elle causait en français avec le jeune hommeblond qui lui avait été signalé par l’étrange Anglais, moins d’unedemi-heure auparavant.

« J’ai une réputation à ménager, disait-elle ; sanscela je n’y mettrais pas d’autres conditions que celles qui me sontdictées par mon cœur. Mais vous n’avez qu’à dire ces mots auconcierge et il vous laissera passer.

– Pourquoi, diable, cette histoire de dette ? objecta soncompagnon.

– Bon ! s’écria Zéphyrine, pensez-vous que je ne sache pasmanœuvrer dans mon hôtel ? »

Et elle passa, tendrement suspendue au bras du jeune homme. Cecirappela d’une façon troublante à Silas Scuddamore le billet qu’ilavait reçu.

« Dans dix minutes ! se dit-il. Pourquoi pas ?…Dans dix minutes, il se peut que je me promène avec une femme nonmoins belle que celle-ci, mieux mise, même, avec une vraie grandedame, – cela s’est vu, – avec une femme titrée. »

Mais il se souvint de l’orthographe et fut un peu découragé.

« Il est possible qu’elle ait fait écrire par sa femme dechambre », pensa-t-il.

L’aiguille de l’horloge n’était plus qu’à quelques secondes del’heure fixée. Chose singulière, l’approche d’un si grand honneur,d’un si grand plaisir, lui procura un battement de cœur désordonné,plutôt pénible. Enfin il se dit, avec un soupir de soulagement,qu’il n’était en aucune manière tenu de se montrer. La vertu et lalâcheté étaient d’accord ; de nouveau il se dirigea vers laporte, mais cette fois de son propre mouvement et en bataillantcontre la foule qui se portait dans la direction contraire.Peut-être cette résistance prolongée l’énerva-t-il, ou bienpeut-être était-il dans cette disposition d’esprit, où le seul faitde poursuivre le même dessein pendant un certain nombre de minutesamène une réaction et un projet différent ; ce qui estcertain, c’est que pour la troisième fois il fit volte-face et nes’arrêta que lorsqu’il eut trouvé une place où il pût sedissimuler, à quelques pas de celle du rendez-vous convenu.

Là, il passa par une véritable agonie d’esprit, pendantlaquelle, à plusieurs reprises, il pria Dieu de lui venir en aide,car Silas avait été dévotement élevé. À ce point de sa bonnefortune, il n’avait plus le moindre désir de rencontrer ladame ; rien ne l’eût empêché de fuir, n’eût été la sottecrainte d’être jugé poltron ; mais cette crainte était sipuissante, qu’elle l’emporta sur toutes les autresconsidérations ; quoiqu’elle ne pût le décider à avancer, ellel’empêcha du moins de se sauver définitivement. À la fin, l’horlogeindiqua que l’heure était dépassée de dix minutes.

Le jeune Scuddamore, reprenant ses esprits, regarda furtivementde son coin, et ne vit personne à l’endroit désigné. Sans doute, sacorrespondante inconnue s’était lassée et avait dû partir.

Il devint alors aussi fanfaron qu’il avait été craintifjusque-là. Il lui sembla que s’il paraissait au lieu durendez-vous, fût-ce tardivement, il échapperait au reproche delâcheté. Maintenant il soupçonnait même une plaisanterie, et secomplimenta sur la finesse avec laquelle il avait deviné et dépistéses mystificateurs. Tellement vaine est la cervelle d’unadolescent !

Enhardi par ces réflexions, il sortit bravement de sonencoignure ; mais il n’avait pas fait plus de deux pas, qu’unemain se posait sur son bras. Silas se retourna et vit une femmerobuste, imposante et de traits altiers, mais sans aucune sévéritédans le regard.

« Je crois que vous êtes un séducteur bien sûr de lui-même,dit-elle, car vous vous faites attendre. N’importe, j’étais décidéeà vous rencontrer. Quand une femme s’est une fois oubliée jusqu’àfaire les premières avances, il y a longtemps qu’elle a laissé decôté toute fausse pudeur. »

La haute taille et les attraits volumineux de sa conquête, ainsique la façon soudaine dont elle était tombée sur lui, avaient ahuriSilas, mais la dame le mit bien vite à son aise. Elle étaitsingulièrement expansive et engageante, le poussant à faire desplaisanteries et applaudissant ses moindres mots ; bref, entrès peu de temps, grâce à ses paroles enjôleuses et à deslibations de punch, elle l’amena, non seulement à se croireamoureux, mais à déclarer sa passion dans les termes les plusvifs.

« Hélas ! répondit-elle, je ne sais si je ne dois pasdéplorer ce moment, quelque plaisir que me fasse votre aveu.Jusqu’ici j’étais seule à souffrir ; maintenant, pauvreenfant, nous serons deux. Je ne suis pas maîtresse de mes actes. Jen’ose vous demander de venir chez moi, car je suis surveillée pardes yeux jaloux. Laissez-moi réfléchir, ajouta-t-elle, je suis plusâgée que vous, quoique tellement plus faible ; et, tout en mefiant à votre courage et à votre résolution, il faut que je vousfasse profiter de mon expérience du monde. »

Elle le questionna sur l’hôtel meublé où il logeait, puis semblase recueillir.

« Je vois, dit-elle enfin. Vous serez loyal et obéissant,n’est-ce pas ? »

Silas protesta avec ardeur de sa soumission à ses moindrescaprices.

« Alors, dans la nuit de demain, continua-t-elle avec unsourire encourageant. Vous resterez chez vous toute lasoirée ; si quelque ami vient vous voir, renvoyez-le aussitôt,sous un prétexte. Votre porte est probablement fermée vers dixheures ? ajouta-t-elle.

– À onze heures, répondit Silas.

– À onze heures et quart, poursuivit l’inconnue, sortez de lamaison. Demandez simplement la porte et surtout ne parlez pas auconcierge, car cela ferait tout manquer. Allez droit au coin où lejardin du Luxembourg rejoint le boulevard ; là vous metrouverez, vous attendant ; je compte sur vous pour suivre mesindications de point en point ; et souvenez-vous que si vous ymanquez par le plus petit détail, vous apporterez le trouble dansl’existence d’une femme dont la seule faute est de vous avoir vu etde vous avoir aimé.

– Je ne puis comprendre l’utilité de toutes ces instructions,dit Silas.

– Je crois que vous commencez déjà à parler en maître,s’écria-t-elle, lui donnant un coup d’éventail sur le bras.Patience, patience ; cela viendra en son temps. Une femme aimeà être obéie d’abord, bien que plus tard elle mette son bonheur àobéir elle-même. Faites comme je vous en prie, pour l’amour duciel, ou je ne réponds de rien. En vérité, ajouta-t-elle, de l’airde quelqu’un qui entrevoit une nouvelle difficulté, à force d’ysonger je découvre un plan meilleur pour vous débarrasser desvisites importunes. Dites au concierge de ne recevoir âme qui vive,excepté une personne qui pourra venir dans la soirée vous réclamerle payement d’une dette et parlez avec émotion, comme si vousredoutiez cette entrevue, de façon à ce qu’il puisse prendre vosparoles au sérieux.

– Je pense que vous pouvez vous fier à moi pour vous défendrecontre les intrus, dit-il, non sans une petite pointe desusceptibilité.

– Voilà comment je préfère que la chose soit arrangée,répondit-elle froidement. Je vous connais, vous autres hommes. Pourvous la réputation d’une femme ne compte pas. »

Silas rougit et baissa la tête ; car, en effet, le projetqu’il avait formé devait lui procurer une petite satisfaction devanité vis-à-vis de ses connaissances.

« Avant tout, ajouta-t-elle, ne parlez point au conciergequand vous sortirez.

– Et pourquoi ? De toutes vos recommandations, celle-ci mesemble la moins essentielle.

– Au commencement, vous avez douté de la sagesse des autresprécautions que maintenant vous jugez comme moi nécessaires,répliqua la dame. Fiez-vous à ma parole, celle-ci a également sonutilité. Et que penserais-je de votre amour si, dès la premièreentrevue, vous me refusiez de semblablesbagatelles ? »

Silas se confondit en explications et en excuses, au milieudesquelles, regardant l’horloge et joignant les mains, la damepoussa un cri étouffé.

« Ciel ! murmura-t-elle, est-il si tard ? Je n’aipas un instant à perdre. Hélas ! pauvres femmes, quellesesclaves nous sommes ! Que de risques n’ai-je pas déjà couruspour vous ! »

Après lui avoir répété ses instructions qu’elle entremêlaitsavamment de caresses et de regards langoureux, elle lui dit adieuet disparut dans la foule.

Toute la journée du lendemain, Silas fut gonflé du sentiment deson importance ; maintenant il en était sûr, c’était unecomtesse ! Quand le soir arriva, il obéit minutieusement à sesordres et fut, à l’heure fixée, au coin du jardin du Luxembourg. Iln’y avait personne. Il attendit près d’une demi-heure, dévisageantchaque passant et chaque flâneur ; il visita même les coinsenvironnants du boulevard et fit tout le tour de la grille dujardin, mais aucune belle comtesse n’était là, prête à se jeterdans ses bras. Enfin, et bien à contre-cœur, il revint sur ses paset se dirigea vers l’hôtel. Chemin faisant, il se souvint desparoles qu’il avait surprises entre Mme Zéphyrine et le jeunehomme blond ; elles lui causèrent un vague malaise.

« Il paraît, se dit-il, que tout le monde s’entend pourdébiter des mensonges à notre portier. »

Il tira la sonnette, la porte s’ouvrit devant lui, et leconcierge, en vêtements de nuit, vint lui offrir une lumière.

« Est-il parti ? demanda cet homme en même temps.

– Qui ?… Que voulez-vous dire ? répondit Silas d’unton sec, car il était irrité de sa mésaventure.

– Je ne l’ai pas vu sortir, continua le concierge ; maisj’espère que vous l’avez payé. Nous ne tenons pas, dans la maison,à avoir des locataires endettés.

– Que le diable m’emporte, dit brutalement Silas, si jecomprends un traître mot à votre galimatias ! De quiparlez-vous ?

– Je parle du petit monsieur blond venu pour sa créance,répliqua le bonhomme. C’est de lui que je parle ; de qui celapourrait-il être puisque j’avais reçu vos ordres de ne laisserentrer aucun autre ?

– Mais, grand Dieu ! il n’est pas venu… jesuppose !

– Je sais ce que je sais, reprit le portier en faisant claquersa langue contre sa joue d’un air passablement goguenard.

– Vous êtes un insolent coquin, riposta Silas, et, sentant qu’ilmontrait une mauvaise humeur tout à fait ridicule, affolé deterreur en même temps, sans bien savoir pourquoi, il se retourna etse mit à monter l’escalier en courant.

– Vous n’avez donc pas besoin de lumière ? » cria leportier.

Mais Silas ne s’arrêta que sur le palier du septième étage,devant sa propre porte. Là, il reprit haleine, assailli par lesplus funestes pressentiments et redoutant presque d’entrer dans sachambre. Lorsqu’enfin il s’y décida, il éprouva un soulagement enla trouvant sombre et, selon toute apparence, vide. Enfin il étaitdonc de retour chez lui en sûreté !… Cette première folieserait la dernière. Les allumettes étaient sur une petite tableprès de son lit, et il se mit à marcher à tâtons dans cettedirection. Comme il avançait, ses craintes lui revinrent denouveau, et, son pied rencontrant un obstacle, il fut heureux deconstater que ce n’était rien de plus effrayant qu’une chaise.Enfin il effleura des rideaux. D’après la situation de la fenêtre,qui était faiblement visible, il reconnut qu’il devait se trouverau pied du lit et qu’il n’avait qu’à continuer le long de ce litpour atteindre la table en question.

Il abaissa la main, mais ce qu’il toucha n’était pas seulementune courte-pointe, c’était une courte-pointe avec quelque chosedessous ayant la forme d’une jambe humaine. Silas retira son bras,et s’arrêta pétrifié.

« Qu’est-ce donc ? se dit-il. Qu’est-ce que celasignifie ? »

Il écouta anxieusement ; on n’entendait aucun bruit derespiration. De nouveau, par un grand effort de volonté, il étenditle bout de son doigt jusqu’à l’endroit qu’il avait déjàtouché ; mais cette fois, il fit un bond en arrière, puisresta cloué au sol, frissonnant de terreur. Il y avait quelquechose dans le lit. Ce que c’était, il n’en savait rien, maisquelque chose était là. Plusieurs secondes s’écoulèrent sans qu’ilpût remuer. Alors, guidé par un instinct, il tomba droit sur lesallumettes, et, tournant le dos au lit, alluma un flambeau.Aussitôt que la flamme eut brillé, il se retourna lentement etregarda ce qu’il craignait de voir. En vérité, ses piresimaginations étaient réalisées. La couverture, soigneusementremontée sur l’oreiller, dessinait les contours d’un corps humaingisant inerte… Il rejeta de côté les draps ; le jeune hommeblond, qu’il avait vu la nuit précédente au bal Bullier, luiapparut, les yeux ouverts et sans regard, la figure enflée,noircie, un léger filet de sang coulant de ses narines…

Silas poussa un long et douloureux gémissement, laissa échapperle flambeau et tomba à genoux près du lit.

Il fut tiré de la stupeur dans laquelle l’avait plongé cettehorrible découverte, par des coups discrets frappés à sa porte. Illui fallut quelques secondes pour se rappeler sa situation, et,lorsqu’il se précipita pour empêcher qui que ce fût d’entrer, ilétait déjà trop tard. Le docteur Noël, coiffé d’un haut bonnet denuit, portant une lampe qui éclairait sa longue silhouette blanche,regardant à droite, à gauche, avec des mouvements de tête quifaisaient songer à quelque grand oiseau, poussa doucement la porte,puis se glissa jusqu’au milieu de la chambre.

« J’ai cru entendre un cri, commença le docteur, et,craignant que vous ne fussiez souffrant, je n’ai pas hésité à mepermettre cette indiscrétion… »

Silas, la figure bouleversée, se tenait entre le docteur et lelit, mais ne trouvait pas la force de répondre.

« Vous êtes dans l’obscurité, poursuivit le docteur, etvous n’avez même pas commencé à vous déshabiller. Vous ne mepersuaderez pas aisément contre toute apparence que vous n’ayezbesoin en ce moment ni d’un ami ni d’un médecin. Voyons lequel desdeux doit se mettre à votre service ? Laissez-moi vous tâterle pouls ; il est souvent l’indice certain de l’état ducœur. »

Le docteur s’avança vers Silas qui continuait à reculer devantlui et essaya de le saisir par le poignet ; mais la tensiondes nerfs du jeune Américain était devenue insupportable. Ils’échappa, d’un mouvement fébrile, se jeta sur le parquet, éclataen sanglots.

Aussitôt que le docteur Noël aperçut le cadavre sur le lit, safigure s’assombrit. Courant vers la porte qu’il avait laisséeentr’ouverte, il la ferma vivement à double tour.

« Debout ! cria-t-il à Silas d’un ton de commandement.Ce n’est pas l’heure de pleurer. Qu’avez-vous fait ? Commentce corps est-il dans votre chambre ? Parlez franchement à unhomme qui saura vous aider. Croyez-vous que ce morceau de chairmorte sur votre oreiller puisse diminuer en quoi que ce soit lasympathie que vous m’avez inspirée ? Non, l’odieux qu’une loiinjuste et aveugle attache à certaines actions ne retombe pas surleur auteur aux yeux de quiconque aime celui-là ; si je voyaisun ami revenir vers moi à travers des flots de sang, mon affectionpour lui n’en serait nullement altérée. Relevez-vous,répéta-t-il ; le bien et le mal sont des chimères ; iln’y a rien dans la vie, si ce n’est la fatalité, et, quoi qu’ilarrive, quelqu’un est auprès de vous qui vous soutiendra jusqu’à lafin. »

Ainsi encouragé, Silas rassembla ses forces, et, d’une voixentrecoupée, réussit enfin, grâce aux questions du docteur, àexpliquer les faits tant bien que mal. Cependant il omit lecolloque entre le prince et Geraldine, ayant à peine saisi le sensde cet entretien et ne pensant guère qu’il pût avoir quelquerapport avec son propre malheur.

« Hélas ! s’écria le docteur Noël, ou je me trompefort ou vous êtes tombé entre les mains les plus dangereuses detoute l’Europe. Pauvre, pauvre garçon ! Quel abîme a étécreusé devant votre crédulité ! Vers quel mortel péril vos pasimprudents ont-ils été conduits ! Cet homme, cet Anglais quevous avez vu deux fois, et que je soupçonne d’être l’âme de cetteténébreuse affaire, pouvez-vous me le décrire ? Était-il jeuneou vieux, grand ou petit ? »

Mais Silas, qui, malgré toute sa curiosité, était incapable dela moindre remarque judicieuse, ne put fournir aucun renseignementen dehors de généralités insignifiantes, d’après lesquelles ilétait impossible de reconnaître quelqu’un.

« Je voudrais que ceci fût dans le programme d’éducation detoutes les écoles, s’écria le docteur avec rage. À quoi servent etla vue et la parole, si un homme n’est capable ni d’observer ni dese souvenir des traits de son ennemi ? Moi, qui connais tousles antres de l’Europe, j’aurais pu fixer son identité et acquérirde nouvelles armes pour votre défense. Cultivez cet art dansl’avenir, mon pauvre enfant, vous en retirerez d’énormesavantages.

– L’avenir ! répéta Silas ; quel avenir m’est réservé,sauf les galères ?

– La jeunesse est toujours lâche, répliqua le docteur, et àchacun ses propres difficultés paraissent plus grosses qu’elles nele sont en effet. Je suis vieux, moi, et cependant je ne désespèrejamais.

– Puis-je raconter une semblable histoire à la police ?demanda Silas…

– Assurément non, répondit le docteur. D’après ce que je vois dela machination dans laquelle vous êtes pris, votre cas, de cecôté-là, serait désespéré ; pour des juges vulgaires vous êtesle coupable. Et souvenez-vous que nous ne connaissons qu’une partiedu complot ; les mêmes artisans infâmes ont dû combinermaintes autres circonstances, qui, mises au jour par une enquête depolice, rejetteraient le crime encore plus sûrement sur votreinnocence.

– Alors, je suis perdu en vérité !

– Je n’ai pas dit cela, répliqua le docteur Noël, car je suis unhomme prudent.

– Mais, regardez ! sanglota Silas en montrant le cadavre.Là, dans mon lit, cette chose impossible à expliquer… impossible àvoir sans horreur !

– Sans horreur, dites-vous ? Non ; quand cette sorted’horloge s’arrête, ce n’est plus pour moi qu’une ingénieuse piècede mécanique bonne à fouiller au scalpel. Lorsque le sang est unefois figé, ce n’est plus du sang humain ; lorsque la chair estmorte, elle n’est plus cette chair que nous désirons chez nosmaîtresses et que nous respectons chez nos amis. La grâce, lecharme, la terreur, tout en est sorti avec l’esprit qui l’animait.Habituez-vous à contempler cela tranquillement, car, si mon projetest praticable, il vous faudra vivre plusieurs jours en compagnieconstante avec ce qui, à cette heure, vous effraie.

– Votre projet ? s’écria Silas. Quel est-il ?Dites-le-moi vite, docteur, car, il me reste à peine assez decourage pour continuer à vivre. »

Sans répondre, le docteur Noël s’approcha du lit et se mit àpalper le cadavre.

« Absolument mort, murmura-t-il ; oui, ainsi que je lesupposais… les poches vides… le chiffre de la chemise coupé. Leurœuvre a été accomplie tout entière. Heureusement il est de petitetaille. »

Silas recueillait ces paroles avec une ardente anxiété. Sonexamen terminé, le docteur prit une chaise et s’adressa au jeunehomme en souriant :

« Depuis que je suis dans cette chambre, dit-il, bien quemes oreilles et ma langue aient été si occupées, mes yeux ne sontpas restés inactifs. J’ai remarqué tout à l’heure, que vous aviezlà, dans un coin, une de ces monstrueuses constructions que voscompatriotes emportent avec eux dans toutes les parties du globe, –en un mot une malle de Saratoga. Jusqu’à présent, je n’avais jamaispu deviner l’utilité de ces monuments ; mais aujourd’hui jecommence à la soupçonner. Était-ce pour plus de commodité dans latraite des esclaves, était-ce pour obvier aux conséquences d’unemploi trop prompt du couteau, je ne sais… Mais je vois clairementune chose, – le but d’une pareille caisse est de contenir un corpshumain.

– En vérité, s’écria Silas, ce n’est pas le moment deplaisanter !

– Bien que je m’exprime avec une sorte de gaieté, répliqua ledocteur, le sens de mes paroles est extrêmement sérieux. Et lapremière chose que nous ayons à faire, mon jeune ami, est dedébarrasser votre coffre de tout ce qu’il contient… »

Silas céda docilement à l’autorité du docteur Noël. La malle deSaratoga une fois vidée, – ce qui produisit un désordreconsidérable sur le plancher, – le cadavre fut retiré du lit, Silasle prenant par les talons et le docteur le tenant par les épaules,puis, après quelques difficultés, on le plia en deux et on l’insératout entier dans le coffre. Grâce à un effort vigoureux des deuxhommes, le couvercle se rabattit sur ce singulier bagage et lacaisse fut fermée, cadenassée, cordée par la propre main dudocteur, pendant que Silas chargeait tout ce qu’elle avait contenu,dans un cabinet et dans la commode.

« Maintenant, dit le docteur, le premier pas vers ladélivrance est fait. Demain, ou plutôt aujourd’hui, votre tâchesera d’apaiser les soupçons de votre portier en lui payant tout ceque vous devez ; pendant ce temps, vous pourrez vous fier àmoi pour prendre d’autres dispositions nécessaires. En attendant,accompagnez-moi dans ma chambre, où je vous donnerai un narcotiqueindispensable, car, quoi que vous deviez faire, il vous faut durepos… »

La journée suivante fut la plus longue dont Silas put sesouvenir. Il semblait qu’elle ne dût jamais s’achever, cettejournée maudite…

L’Américain défendit sa porte et s’assit à l’écart, les yeuxfixés sur la malle de Saratoga, dans une lugubre contemplation. Sesanciennes indiscrétions lui furent rendues avec usure : letrou dans la muraille ayant été ouvert de nouveau, il eutconscience d’une surveillance presque continuelle dirigée sur luide l’appartement de Mme Zéphyrine. Ce sentiment d’être épiédevint même si pénible, qu’à la fin il se vit obligé de boucherl’ouverture de son côté. Lorsque, par ce moyen, il fut à l’abri detout regard importun, Scuddamore passa son temps en larmes derepentir et en prières.

La soirée était fort avancée quand le docteur Noël entra dans lachambre, portant à la main deux enveloppes cachetées, sansadresses, l’une, plutôt volumineuse, l’autre si mince qu’ellesemblait vide.

« Silas, dit-il en s’asseyant devant la table, le momentest venu de vous expliquer le plan que j’ai formé pour vous sauver.Demain matin, de très bonne heure, le prince Florizel de Bohêmeretourne à Londres, après avoir passé quelques jours dans letourbillon du carnaval parisien. Il m’a été donné, il y a longtempsdéjà, de rendre au colonel Geraldine, son écuyer, un de cesservices, si fréquents dans ma profession et qui ne sont jamaisoubliés, ni d’un côté ni de l’autre. Je n’ai pas besoin de vousexpliquer la nature de l’obligation sous laquelle il setrouve ; qu’il me suffise de dire que je le sais prêt àm’aider de toutes manières. Or il était urgent que vous pussiezgagner Londres sans que votre malle fût ouverte ; à cela,n’est-ce pas, la douane semblait opposer une difficultéinsurmontable. Mais il me revint à l’esprit, que, par courtoisie,les bagages de l’héritier d’un trône devaient être exempts de lavisite ordinaire. Je m’adressai au colonel Geraldine et obtins uneréponse favorable. Demain, si vous vous trouvez avant six heures àl’hôtel où demeure le prince, vos bagages seront transportés avecles siens, dont ils sembleront faire partie, et vous-même ferez levoyage comme membre de la suite de Son Altesse.

– Je crois avoir déjà vu le prince de Bohême et le colonelGeraldine ; j’ai même entendu par hasard une partie de leurconversation, l’autre soir, au bal Bullier.

– C’est possible, car le prince veut connaître tous les milieux.Une fois arrivé à Londres, votre tâche est presque terminée. Danscette grosse enveloppe, j’ai remis une lettre que je n’ose adresserà son destinataire ; mais dans l’autre, vous trouverez ladésignation de la maison où vous devez porter cette lettre avecvotre malle, qui vous sera alors enlevée et ne vous embarrasserapas davantage.

– Hélas ! dit Silas, j’ai un vif désir de vous croire, maiscomment serait-ce possible ? Vous m’ouvrez une perspectiveirréalisable, je le crains bien ! Soyez généreux, faites-moimieux comprendre votre dessein. »

Le docteur Noël parut péniblement impressionné.

« Enfant, répondit-il, vous ne savez pas quelle cruellechose vous me demandez. N’importe, qu’il en soit ainsi ! Jesuis aguerri désormais contre l’humiliation, et il serait étrangede vous refuser cela, après vous avoir tant accordé. Sachez doncque, bien que je sois maintenant d’apparence si tranquille, sobre,solitaire, adonné à l’étude, mon nom, quand j’étais plus jeune,servait de cri de ralliement aux esprits les plus hardis et lesplus dangereux de Londres. Pendant qu’extérieurement j’étaisentouré de respect, ma véritable puissance s’appuyait sur lesrelations les plus secrètes, les plus terribles, les pluscriminelles. C’est à un de ceux qui m’obéissaient alors que jem’adresse aujourd’hui pour vous délivrer de votre fardeau. Ceshommes étaient de nationalités et d’aptitudes diverses, mais tousliés par un serment formidable ; tous agissaient dans le mêmebut ; ce but était l’assassinat ; et, moi qui vous parle,j’étais, si peu que j’en aie l’air, le chef de cette banderedoutable.

– Quoi, s’écria Silas, un assassin ?… et un assassin pourqui le meurtre était un métier ?… Puis-je toucher votre maindésormais ? Dois-je même accepter vos services ?Vieillard sinistre, voudriez-vous abuser de ma détresse pour vousgagner un complice ? »

Le docteur se mit à rire amèrement.

« Vous êtes difficile à contenter, Mr. Scuddamore, dit-il.Soit ! je vous laisse le choix entre la société de l’assassinéet celle d’un assassin. Si votre conscience est trop timorée pouraccepter mon aide, dites-le, et je vous quitte sur-le-champ.Dorénavant vous pourrez agir avec votre caisse et son contenu commeil conviendra le mieux à votre âme délicate.

– Je reconnais mes torts, répliqua Silas ; j’aurais dû mesouvenir de la générosité avec laquelle vous avez offert de meprotéger, avant même que je ne vous eusse convaincu de moninnocence ; pardon, je continuerai à écouter vos conseils et àen être reconnaissant.

– C’est bien, répondit le docteur, vous commencez à profiter desleçons de l’expérience.

– Mais, reprit l’Américain, puisque vous êtes, d’après votrepropre aveu, habitué à ces besognes tragiques, puisque les gensauxquels vous me recommandez sont vos anciens associés et vos amis,ne pourriez-vous, monsieur, vous charger vous-même du transport dela malle et me délivrer tout de suite de sa présenceabhorrée ?

– Par ma foi, répliqua le docteur, je vous admire, jeunehomme ! Si vous trouvez que je ne me suis pas déjàsuffisamment mêlé de vos affaires, moi, du fond du cœur, je pensele contraire. Prenez ou dédaignez mes services tels que je lesoffre, et ne m’ennuyez pas davantage avec vos remerciements, car jefais encore moins de cas de votre estime que de votre intelligence.Un temps viendra où, s’il vous est donné de vivre sain d’esprit uncertain nombre d’années, vous jugerez différemment tout ceci etrougirez de votre conduite de cette nuit. »

En prononçant ces mots, le docteur se leva, répéta brièvement etclairement ses indications, puis quitta la chambre sans laisser àSilas le temps de répondre.

Le lendemain matin, Silas Scuddamore se présenta à l’hôtel, oùil fut poliment reçu par le colonel Geraldine et délivré de toutecrainte immédiate au sujet de la malle et de son hideux contenu. Levoyage se passa sans incident, quoique le jeune homme fut terrifiéd’entendre les matelots et les porteurs du chemin de fer seplaindre entre eux du poids extraordinaire des bagages. Silas montadans la voiture de suite, le prince voyageant seul avec son écuyer.À bord du paquebot cependant, Florizel remarqua l’attitudemélancolique de ce jeune homme, debout, en contemplation devant unepile de malles.

« Voilà un individu, dit-il, qui doit avoir quelque sujetde chagrin.

– C’est l’Américain pour lequel j’ai obtenu la permission devoyager avec votre suite, répondit Geraldine.

– Vous me rappelez que j’ai manqué de courtoisie », dit leprince.

S’avançant vers Silas, avec la plus parfaite urbanité, il luiadressa la parole :

« J’ai été charmé, monsieur, de pouvoir satisfaire le désirque vous m’avez fait exprimer par le colonel Geraldine. »

Après cette entrée en matière, il lui fit quelques questions surla situation politique de l’Amérique, auxquelles Silas réponditavec tact et bon sens.

« Vous êtes encore un très jeune homme, dit leprince ; je vous trouve bien sérieux pour votre âge. Peut-êtrelaissez-vous votre esprit s’absorber outre mesure dans des étudesardues. Mais peut-être, d’autre part, suis-je moi-même indiscret entouchant à quelque sujet pénible.

– J’ai, en effet, une excellente raison pour être au désespoir,dit Silas ; jamais un être plus innocent que moi ne fut plusabominablement trompé.

– Je ne veux pas forcer vos confidences, répliqua Florizel, maisn’oubliez pas que la recommandation du colonel Geraldine est unpasseport assuré, et que je suis non seulement désireux de vousrendre service à l’occasion, mais peut-être plus en état quebeaucoup d’autres de le faire. »

Silas fut charmé de l’amabilité d’un si grand personnage ;néanmoins son esprit revint bientôt à ses sombrespréoccupations ; car rien, pas même la courtoisie d’un princeà l’égard d’un républicain, ne peut décharger de ses soucis un cœursouffrant.

Le train arriva à Charing-Cross ; la douane eut les égardshabituels pour l’auguste bagage. Des voitures attendaient, et Silasfut conduit, en même temps que toute la suite, à la résidence duprince. Là, le colonel Geraldine alla le chercher et lui exprima sasatisfaction d’avoir pu obliger un ami du docteur Noël, pour lequelil professait la plus haute considération.

« J’espère, ajouta-t-il, que vous ne trouverez aucune devos porcelaines brisées. Des ordres spéciaux ont été donnés le longde la ligne, afin que les bagages de Son Altesse fussent traitésavec précaution. »

Puis, commandant aux domestiques de mettre une voiture à ladisposition du jeune homme, le colonel lui serra la main et s’enalla vaquer aux devoirs de sa charge.

Alors, Silas ouvrit l’enveloppe qui cachait l’adresse de sonprotecteur inconnu et dit au majestueux laquais de le conduire àBox-Court, du côté du Strand. L’endroit n’était probablement pasinconnu à celui-ci, car il parut stupéfait et se fit répéterl’ordre en question. Ce fut l’âme pleine d’alarmes poignantes queSilas monta dans le carrosse princier et fut mené à destination.L’entrée de Box-Court était trop étroite pour le passage d’unevoiture ; c’était un simple chemin de piétons, entre deuxbarrières, avec une borne à chaque bout ; sur l’une de cesbornes était assis un homme, qui aussitôt sauta à terre et échangeaun signe amical avec le cocher, pendant que le valet de piedouvrait la portière et demandait à Silas s’il devait descendre lamalle, et à quel numéro elle devait être portée.

« S’il vous plaît, dit Silas, au numéro trois. »

Le valet de pied et l’homme qui venait de quitter la borneeurent beaucoup de peine, même avec l’aide de Silas, à transporterla caisse ; avant qu’on ne l’eût déposée devant la porte dunuméro trois, le jeune Américain fut terrifié de voir une vingtainede badauds le considérer d’un œil curieux. Cependant il souleva lemarteau en gardant la meilleure contenance possible, et présenta laseconde enveloppe à celui qui vint lui ouvrir.

« Il n’est pas à la maison, monsieur ; si vous voulezme remettre votre lettre et revenir demain matin, je m’informeraide l’heure à laquelle il pourra vous recevoir. Désirez-vous laisserla caisse ?

– De tout mon cœur ! » s’écria Silas.

Mais aussitôt il regretta sa précipitation et déclara avec uneégale énergie qu’il préférait emporter sa malle avec lui àl’hôtel.

La foule se moqua de son indécision et le suivit jusqu’à lavoiture avec force quolibets insultants ; et Silas, couvert dehonte, éperdu de terreur, supplia les domestiques de le conduire àquelque hôtel tranquille des environs.

L’équipage du prince déposa ce malheureux à l’hôtel Craven, dansCraven-Street, puis s’éloigna immédiatement, le laissant seul avecles gens de l’hôtel. L’unique chambre vacante, lui dit-on, était uncabinet, au quatrième étage, donnant sur le derrière. À cetteespèce de cellule, avec des peines et des plaintes infinies, deuxsolides porteurs montèrent la malle. Il est superflu d’ajouter que,pendant toute l’ascension, Silas les suivit de près, ne quittantpas leurs talons, et qu’à chaque marche son cœur défaillait. – Unsimple faux pas, se disait-il, et la caisse peut, en passantpar-dessus la rampe, rejeter son fatal contenu, révélé au grandjour, sur le pavé du vestibule.

Dans sa chambre, il s’assit au pied du lit, pour se remettre del’angoisse qu’il venait de subir ; mais il avait à peine priscette position qu’il fut épouvanté de nouveau par le mouvement d’undes porteurs, qui, à genoux près de la malle, était en train d’endéfaire les attaches compliquées.

« N’y touchez pas ! cria Silas. Je n’aurai besoin derien de ce qu’elle renferme, pendant mon séjour ici.

– Vous auriez pu la laisser dans le vestibule, alors !grommela le porteur. Une malle aussi grosse et aussi lourde qu’unecathédrale ! Ce que vous avez dedans, je ne peux l’imaginer.Si tout est de l’argent, vous êtes plus riche que moi.

– De l’argent ? répéta Silas très troublé. Qu’entendez-vouspar de l’argent ? Je n’ai pas d’argent et vous parlez comme unsot !

– Très bien, capitaine, répliqua le porteur avec un clignementd’œil. Personne n’en veut à ce qui vous appartient. Je suis aussisûr que la Banque elle-même, ajouta-t-il ; mais, comme lacaisse est lourde, je boirais volontiers quelque chose à la santéde Votre Seigneurie. »

Silas lui présenta deux napoléons, non sans exprimer son regretde l’embarrasser de monnaie étrangère. Et l’homme, grognant encoreplus fort, et portant ses regards, avec mépris, de l’argent qu’ilfaisait sauter dans sa main, à la malle monumentale, puis encore dela malle à l’argent, finit par consentir à s’en aller.

Depuis tantôt deux jours, le cadavre était emballé dans lacaisse de Silas ; à peine fut-il seul que l’infortunéAméricain approcha son nez de toutes les fentes et de toutesouvertures, avec l’attention la plus angoissée. Mais le temps étaitfroid et la malle réussissait encore à cacher son abominablesecret.

Il prit une chaise et médita, la tête ensevelie entre ses mains.À moins qu’il ne fût promptement délivré, toute illusion étaitimpossible, sa perte paraissait certaine. Seul dans une villeétrangère, sans amis ni complices, si la recommandation du docteurlui manquait, il n’avait plus de ressource.

Pathétiquement, il repassa dans son esprit ses ambitieuxdesseins pour l’avenir ; il ne deviendrait plus le héros,l’homme célèbre de sa ville natale, Bangor (Maine), il ne monteraitplus, ainsi qu’il l’avait amoureusement rêvé, de charge en chargeet d’honneurs en honneurs. Il pouvait aussi bien abandonner tout desuite l’espoir d’être élu président des États-Unis et de laisserderrière lui une statue, dans le plus mauvais style possible, pourorner le Capitole à Washington. Quelle destinée que celle de cetAméricain enchaîné à un Anglais mort et plié en deux au fond d’unemalle de Saratoga ! S’il ne réussissait pas à se débarrasserde ce cadavre importun, c’en était fait. Il n’y avait plus la pluspetite place pour lui dans les annales des gloiresnationales !

Je n’oserais pas répéter ses imprécations contre le docteur,l’homme assassiné, Mme Zéphyrine, les porteurs de l’hôtel, lesserviteurs du prince, en un mot, contre tous ceux qui avaient étémêlés, même de la façon la plus lointaine, à son horribleinfortune.

Vers sept heures, il s’échappa et descendit dîner ; mais lasalle du restaurant le glaça d’effroi ; les yeux des autresdîneurs semblaient s’arrêter sur lui avec méfiance et son espritdemeurait obstinément là-haut, près de la malle. Lorsque le garçonvint lui présenter du fromage, ses nerfs étaient tellement excités,qu’il sauta en l’air et renversa le reste d’une pinte d’ale sur lanappe.

Le garçon lui proposa de le conduire au fumoir ; quoiqu’ileût préféré de beaucoup retourner tout de suite auprès de sondangereux trésor, il n’eut pas le courage de refuser et se laissaconduire dans un sous-sol sans jour, éclairé au gaz, qui servait,et sert peut-être encore, de café à l’hôtel Craven.

Deux hommes jouaient tristement au billard ; assistés parun marqueur hâve et phtisique ; un moment Silas crut qu’ilsétaient les seuls occupants de la salle. Mais, au second coupd’œil, son regard tomba sur un individu qui, dans un coin, fumait,les yeux baissés, de l’air le plus modeste et le plus respectable.Il se souvint d’avoir déjà rencontré cette figure ; malgré lechangement complet de costume, il reconnut l’homme qu’il avaittrouvé assis sur la borne de Box-Court et qui avait aidé àtransporter sa malle. Aussitôt l’Américain se retourna et, semettant à courir, ne s’arrêta que lorsqu’il se fut enfermé etverrouillé dans sa chambre.

Là, pendant toute la nuit, en proie aux plus terriblesimaginations, il veilla auprès de la caisse fatale remplie de chairmorte. L’allusion du porteur à sa malle pleine d’or le tenait enémoi, et la présence dans le fumoir, sous un déguisement évident,de l’homme de Box-Court, lui prouvait qu’il était, une fois deplus, le centre de ténébreuses machinations.

Minuit était déjà sonné depuis quelque temps quand Silas, poussépar le soupçon, ouvrit la porte de sa chambre et regarda dans lecorridor faiblement éclairé par un seul bec de gaz. À quelquedistance, il aperçut un garçon d’hôtel, endormi sur le plancher. Ils’approcha furtivement, à pas de loup, et se pencha sur ledormeur ; celui-ci était couché de côté, son bras droit relevélui cachant la figure. Tout à coup, il déplaça ce bras et ouvritles yeux ; Silas se trouva de nouveau face à face avecl’espion de Box-Court.

« Bonsoir, monsieur », dit l’homme d’un ton de bonnehumeur.

Mais Silas était trop profondément impressionné pour trouver uneréponse et il regagna sa chambre silencieusement.

Vers le matin, épuisé par la peur, il s’endormit dans sonfauteuil et tomba, la tête en avant, sur la malle. En dépit d’uneposition aussi contrainte et d’un si hideux oreiller, son sommeilfut long et profond ; il ne fut réveillé qu’à une heuretardive par un coup violent frappé à sa porte.

Se hâtant d’ouvrir, il vit un domestique qui attendait.

« C’est Monsieur qui est allé hier àBox-Court ? » demanda celui-ci.

Silas, avec un frisson, reconnut qu’il y était allé.

« Alors, cette lettre est pour vous », ajouta ledomestique, lui présentant une enveloppe cachetée.

Silas la déchira précipitamment et y trouva ce mot :« Midi. »

Il fut exact à l’heure dite ; la malle fut portée devantlui par plusieurs vigoureux gaillards et on l’introduisit dans unechambre, où un homme se chauffait, assis devant le feu, le dostourné à la porte. Le bruit de tant de monde, entrant et sortant,et le grincement de la malle quand on la déposa sur le plancher, neréussirent pas à attirer l’attention de celui-ci ; Silasattendit debout, dans une véritable agonie, qu’il daignâts’apercevoir de sa présence.

Cinq minutes peut-être s’écoulèrent, avant que se retournâtlentement le prince Florizel de Bohême.

« Ainsi monsieur, dit-il, en interpellant Scuddamore avecla plus grande sévérité, c’est de cette manière que vous abusez dema complaisance ! Vous vous joignez à des personnes dequalité, dans le seul but d’échapper aux conséquences de voscrimes ; je puis facilement comprendre votre embarras, lorsqueje vous adressai la parole hier.

– Je jure, s’écria Silas, que je suis innocent de tout, si cen’est de mon infortune ! »

Là-dessus, d’une voix entrecoupée, avec la plus parfaiteingénuité, il raconta au prince toute l’histoire de sesmalheurs.

« Je vois que j’ai été induit en erreur, dit Florizellorsqu’il eut écouté jusqu’au bout. Vous n’êtes qu’une victime etpuisque je ne suis pas forcé de punir, vous pouvez être sûr que jeferai mes efforts pour vous aider. Maintenant, continua-t-il, àl’œuvre ! Ouvrez immédiatement votre caisse et laissez-moivoir ce qu’elle contient. »

Silas changea de couleur et gémit tout bas :

« J’ose à peine…

– Quoi, répliqua le prince, ne l’avez-vous pas déjàregardé ? Ceci est une espèce de sensiblerie à laquelle ilfaut résister, monsieur. La vue d’un malade que l’on peut secourirdoit nous émouvoir plus fortement que celle d’un mort, auquel on nepeut plus faire ni bien ni mal. Commandez à vos nerfs. »

Et, voyant que Silas hésitait de plus belle :

« Je voudrais, cependant, ne pas être obligé de donner unautre nom à ma requête », ajouta-t-il.

Le jeune Américain se réveilla comme d’un rêve et, avec unfrisson d’horreur, se mit à ouvrir la serrure de sa malle. Leprince se tenait auprès de lui, le surveillant d’un air calme, lesmains derrière le dos. Le corps était complètement raidi et ilfallut à Silas un grand effort, à la fois physique et moral, pourle déloger de sa position et découvrir le visage.

Aussitôt Florizel recula, en jetant une exclamation dedouloureuse surprise.

« Hélas ! s’écria-t-il, vous ne savez pas quel présentcruel vous m’apportez. Ceci est un jeune homme de ma propre suite,le frère de mon plus fidèle ami ; et c’est dans une affairerelevant de mon service qu’il a péri par les mains de malfaiteursinfâmes. Pauvre Geraldine, continua-t-il, comme s’il se fût parlé àlui-même, dans quels termes vous apprendrai-je le sort de votrefrère ? Comment pourrai-je m’excuser à vos yeux et aux yeux deDieu des projets présomptueux qui l’ont mené à cette mort sanglanteet prématurée ? Ah Florizel ! Florizel ! quandapprendrez-vous la prudence qu’il faut dans cette viemortelle ? quand ne serez-vous plus ébloui par le fantôme depuissance qui est à votre disposition ? La puissance !cria-t-il ; qui donc est plus impuissant que moi ? Jeregarde ce jeune homme que j’ai sacrifié, oui, sacrifié, Mr.Scuddamore, et je sens combien c’est peu de chose que d’êtreprince. »

L’Américain, très ému, essaya de balbutier quelques paroles deconsolation et fondit en larmes. Florizel, touché de sa bonneintention évidente, se rapprocha et lui prit la main.

« Calmez-vous, dit-il. Nous avons tous deux beaucoup àapprendre, et tous deux nous deviendrons, je gage, meilleurs parsuite de notre entrevue d’aujourd’hui. »

Silas remercia silencieusement d’un regard affectueux.

« Écrivez-moi l’adresse du docteur Noël sur ce morceau depapier, continua le prince. Et laissez-moi vous recommanderd’éviter la société de cet homme dangereux, lorsque vous serez deretour à Paris. Dans cette affaire, cependant, il a, je crois, agid’après une inspiration généreuse ; s’il eût été complice dela mort du jeune Geraldine, il n’aurait jamais expédié son cadavreà l’assassin lui-même.

– À l’assassin lui-même ! répéta Silas stupéfait.

– C’est ainsi, reprit le prince. Cette lettre, que la volonté deDieu a si étrangement fait tomber entre mes mains, était adressée àun homme qui n’est autre que le criminel en personne, l’infâmeprésident du Suicide Club. Ne cherchez pas à pénétrer plusprofondément dans ces périlleux labyrinthes, contentez-vous d’avoirmiraculeusement échappé et quittez cette maison sans perdre uneminute. J’ai des affaires pressantes, je dois m’occuper tout desuite de cette pauvre dépouille, qui, il y a si peu de tempsencore, était le corps bien vivant d’un beau et noble jeunehomme. »

Silas prit congé du prince Florizel avec gratitude etdéférence ; mais, poussé par sa curiosité ordinaire, ils’attarda dans Box-Court, jusqu’à ce qu’il l’eût vu s’éloigner enéquipage, se rendant chez le colonel Henderson, de la police.Républicain comme il l’était, ce fut avec un sentiment presque dedévotion que le jeune Américain ôta son chapeau pendant que lavoiture disparaissait. Et, le soir même, il prit le train pourretourner à Paris.

Voilà (fait observer mon auteur arabe) la fin del’Histoire d’un médecin et d’une malle. Passantsous silence quelques réflexions sur la toute puissanteintervention de la Providence, très convenables dans l’original,mais peu appropriées à notre goût d’Occident, j’ajouterai que Mr.Scuddamore a déjà commencé à monter les degrés de la renomméepolitique, et que, d’après les dernières nouvelles, il était shérifde sa ville natale.

L’aventure des Cabs

Le lieutenant Brackenbury Rich s’était singulièrement distinguéaux Indes, dans une guerre de montagnes ; il avait, de sapropre main, fait un chef prisonnier. Sa bravoure étaituniversellement reconnue ; aussi, quand, affaibli par unaffreux coup de sabre et par la fièvre des jungles, il revint enAngleterre, la société se montra-t-elle disposée à le fêter commeune célébrité au moins de second ordre. Mais la marque distinctivedu caractère de Brackenbury Rich était une sincère modestie ;si les aventures lui étaient chères, il se souciait fort peu descompliments ; il alla donc attendre tantôt sur le continent,dans des villes d’eaux, tantôt à Alger, que le bruit de sesexploits se fût éteint. L’oubli vient toujours vite en pareil caset, dès le commencement de la saison, un homme sage put rentrer àLondres incognito. Comme il n’avait que des parents éloignés,demeurant tous en province, ce fut presque à la façon d’un étrangerqu’il s’installa dans la capitale du pays pour lequel il avaitversé son sang.

Le lendemain de son arrivée, il dîna seul au cercle militaire,donna des poignées de main à quelques vieux camarades et reçutleurs chaleureuses félicitations, mais tous avaient des engagementsd’un genre ou d’un autre, et il fut bientôt laissé complètement àlui-même. Brackenbury était en tenue du soir, ayant formé le projetd’aller au théâtre : il ne savait cependant de quel côtédiriger ses pas. La grande ville lui était peu familière ; ilavait passé d’un collège de province à l’école militaire et, de là,était parti directement pour l’Orient. Du reste, les hasards d’unnouveau genre ne l’effrayaient pas ; il se promettait nombrede jouissances variées dans l’exploration de ce monde inconnu.

Il se dirigea donc, en balançant sa canne, vers la partie ouestde Londres. La soirée était tiède, déjà sombre, et, de temps entemps, la pluie menaçait. Cette multitude de figures, se succédantà la lumière du gaz, excitait l’imagination du lieutenant, il luisemblait qu’il pourrait marcher éternellement dans cette atmosphèretroublante et environné par le mystère de quatre millionsd’existences. Regardant les maisons, il se demanda ce qui sedéroulait derrière ces fenêtres vivement éclairées ; ilexaminait chaque passant et les voyait tous tendre vers un butquelconque, soit criminel, soit généreux, qu’il eût vouludeviner.

« On parle de la guerre, pensa-t-il, mais ceci est le grandchamp de bataille de l’humanité. »

Et alors il s’étonna d’avoir marché si longtemps déjà sur unescène aussi compliquée, sans rencontrer l’ombre d’une aventure pourson propre compte.

« Tout vient à son heure, se dit-il enfin. Je seraiforcément entraîné dans le tourbillon, avant peu. »

La nuit était assez avancée, lorsqu’une grosse averse trèsfroide, tomba soudain. Brackenbury s’arrêta sous quelques arbreset, pendant qu’il cherchait à se garantir, il aperçut le cocherd’un de ces fiacres qu’on appelle hansom-cabs, lui faisant signequ’il était libre. L’offre tombait à propos ; il leva sa cannepour toute réponse et eut vite fait de se mettre à l’abri.

« Où faut-il aller, monsieur ? demanda le cocher.

– Où vous voudrez », répondit Brackenbury.

Immédiatement, à une allure vertigineuse, le cab partit àtravers la pluie et un dédale de villas. Chaque villa, avec sonjardin en façade, était tellement semblable à l’autre, il était sidifficile de distinguer les rues désertes et faiblement éclairées,les places, les tournants par lesquels le cab précipitait sacourse, que Brackenbury perdit bientôt toute idée de la directionqu’il suivait. Un instant il lui sembla que le cocher s’amusait àle faire tourner dans un même quartier ; mais non, l’hommeavait un but ; il se hâtait vers un endroit déterminé, commesi quelque affaire pressante l’eut attendu. Brackenbury, étonné deson habileté à se reconnaître au milieu d’un tel labyrinthe, un peuinquiet aussi, se demandait la raison de cette extraordinairevitesse. Il avait entendu raconter des histoires sinistresd’étrangers, auxquels il était arrivé malheur dans Londres. Sonconducteur faisait-il partie de quelque associationsanguinaire ? Et lui-même était-il entraîné vers une mortviolente ?

Ce soupçon s’était à peine présenté à son esprit que le cabtourna un angle et s’arrêta net sur une large avenue, devant lagrille de certaine villa brillamment illuminée. Un autre fiacres’éloignait à l’instant, et Brackenbury put voir un gentleman, reçuà la porte d’entrée par plusieurs laquais en livrée. Il s’étonnaque le cocher se fût justement arrêté devant une maison où il yavait réception, mais il ne douta pas que ce ne fût par suite d’unaccident et continua de fumer tranquillement jusqu’à ce qu’ilentendît le vasistas se relever au-dessus de sa tête :

« Nous voici arrivés, monsieur.

– Arrivés ? répéta Brackenbury, arrivés où ?

– Vous m’avez dit de vous conduire où il me plairait, réponditle cocher en riant, et nous y voici. »

Brackenbury fut frappé du ton singulièrement doux et poli de cethomme d’une classe inférieure ; il se rappela la vitesse aveclaquelle il avait été mené et remarqua que le cab était plusélégant que la majorité des voitures publiques.

« Il faut que je vous demande une petite explication,dit-il. Comptez-vous me mettre dehors par cette pluie ? Monbrave, je pense que c’est à moi que le choix appartient.

– Certainement, le choix vous appartient, répondit lecocher ; mais, quand j’aurai tout dit, je crois savoir dequelle façon se décidera un gentleman de votre sorte. Il y a là uneréunion de messieurs ; je ne sais si le propriétaire est unétranger qui n’a dans Londres aucunes connaissances, ou si c’estsimplement un original, mais, ce qu’il y a de certain, c’est quej’ai été loué, pour lui amener, aussi nombreux que possible, desmessieurs seuls, en tenue de soirée, et de préférence des officiersde l’armée. Vous n’avez qu’à entrer et à dire que Mr. Morris vous ainvité.

– Êtes-vous ce Mr. Morris ? demanda le lieutenant.

– Oh non ! répondit le cocher. Mr. Morris est le maître dela maison.

– Ce n’est pas une manière banale de rassembler des convives,dit Brackenbury ; mais un homme excentrique peut fort bien sepasser cette fantaisie sans aucune mauvaise intention. Supposez queje refuse l’invitation de Mr. Morris, qu’arrivera-t-ilalors ?

– Mes ordres sont de vous ramener là où je vous ai pris,monsieur, et de continuer à chercher d’autres voyageurs jusqu’àminuit : – Ceux qui ne sont pas tentés par une telle partie deplaisir, a dit Mr. Morris, ne sont pas les hôtes qu’il mefaut. »

Ces paroles décidèrent le lieutenant.

« Après tout, se dit-il, en mettant pied à terre, je n’aipas attendu longtemps mon aventure. »

Il avait à peine touché le trottoir et il était encore en trainde chercher de l’argent dans sa poche quand le cab fit demi-touret, reprenant le chemin par lequel il était venu, s’éloigna à lamême allure de casse-cou. Brackenbury appela le cocher, qui n’y fitaucune attention et continua de filer ; mais le son de sa voixfut entendu de la maison ; de nouveau la porte s’ouvrit,projetant un flot de lumière sur le jardin, et un domestiqueaccourut, tenant un parapluie.

« Le cab a été payé », fit observer cet homme d’un tonobséquieux.

Après quoi il se mit à escorter Brackenbury le long de l’alléeet sur les marches du perron.

Dans le vestibule, plusieurs autres laquais le débarrassèrent deson chapeau, de sa canne et de son pardessus, lui remirent uncarton portant un numéro, et très poliment le firent monter par unescalier orné de fleurs tropicales, jusqu’à la porte d’unappartement au premier étage. Là, un majestueux maître d’hôtel, luidemanda son nom puis, annonçant le lieutenant Brackenbury Rich, lefit entrer dans le salon, où un jeune homme, grand, mince etsingulièrement beau, l’accueillit d’un air noble et affable tout àla fois.

Des centaines de bougies éclairaient cette pièce, qui, ainsi quel’escalier, était parfumée de plantes rares et superbes, en pleinefloraison. Dans un coin, une table s’offrait, chargée de viandesappétissantes. Plusieurs domestiques passaient des fruits et descoupes de champagne. Il y avait dans le salon à peu près seizepersonnes, rien que des hommes, dont un petit nombre seulementavaient dépassé la première jeunesse ; presque tous avaientl’air hardi et intelligent. Ils étaient divisés en deux groupes, lepremier devant une roulette, l’autre entourant une table debaccarat.

« Je comprends, pensa Brackenbury. Je suis dans une maisonde jeu clandestine et le cocher était un racoleur. »

Son regard, ayant embrassé tous les détails qui motivaient cetteconclusion, se reporta sur l’hôte qui l’avait reçu avec tant debonne grâce et qui le tenait encore par la main. L’élégancenaturelle de ses manières, la distinction, l’amabilité qui selisaient sur ses traits, ne convenaient pas pourtant aupropriétaire d’un tripot, son langage semblait indiquer un hommebien né. Brackenbury ressentit une sympathie instinctive pour sonamphitryon, bien qu’il se blâmât lui-même de cette faiblesse.

« J’ai entendu parler de vous, lieutenant Rich, dit Mr.Morris en baissant la voix, et, croyez-moi, je suis charmé de vousconnaître. Votre apparence est bien d’accord avec la réputation quivous a précédé : on sait votre belle conduite dans l’Inde, et,si vous consentez à oublier l’irrégularité de votre présentation,je regarderai non seulement comme un honneur de vous avoir chezmoi, mais encore j’en éprouverai un très sincère plaisir. L’hommequi ne fait qu’une bouchée d’une troupe de cavaliers barbares,ajouta-t-il en riant, ne doit pas être scandalisé par uneinfraction, même sérieuse, à l’étiquette. »

Il le mena vers le buffet et insista pour lui faire prendrequelques rafraîchissements.

« Ma parole, pensa le lieutenant, voilà l’un des pluscharmants compagnons que j’aie rencontré jamais, et, je n’en doutepas, l’une des plus agréables sociétés de Londres. »

Il but un peu de vin de Champagne qu’il trouva excellent, et,remarquant que plusieurs personnes étaient en train de fumer,alluma un manille, avant de se diriger vers la table de roulette,où il risqua son enjeu. Ce fut alors qu’il s’aperçut que tous lesinvités étaient soumis à un examen très serré. Mr. Morris allaitde-ci de-là, occupé en apparence de ses devoirs d’hospitalité,mais, cependant, il jetait tout autour de lui des regardsscrutateurs. Personne n’échappait à son œil perçant ; ilobservait la tenue de ceux qui perdaient de grosses sommes, ilévaluait le montant des mises, il écoutait les conversations ;en un mot il semblait guetter le moindre indice de caractère et enprendre note. Brackenbury sentit renaître ses soupçons. Était-ilvraiment dans une maison de jeu ? Que signifiait cetteenquête ? Il épia Mr. Morris dans tous ses mouvements, et,quoique celui-ci eût un sourire toujours prêt, il crut distinguer,sous ce masque, une expression soucieuse et préoccupée. Tous,autour de lui, riaient, causaient et faisaient leurs jeux ;mais les invités n’inspiraient plus aucun intérêt àBrackenbury.

« Ce Morris, se dit-il, n’est pas ici pour s’amuser. Ilpoursuit quelque dessein profond ; pourvu qu’il me soit donnéde le découvrir ! »

De temps en temps, Mr. Morris entraînait à l’écart un desvisiteurs ; et, après un bref colloque dans l’antichambre, ilrevenait seul, l’autre ne reparaissait plus… Ce manège, plusieursfois répété, excita au plus haut degré la curiosité de Brackenbury.Il résolut d’aller immédiatement au fond de ce petit mystère, et,sortant d’un air de flânerie dans l’antichambre, découvrit uneembrasure de fenêtre très profonde, cachée par des rideaux d’unvert à la mode. Là, il se dissimula à la hâte ; il n’eut pas àattendre longtemps : un bruit de pas et de voix serapprochait, venant du salon principal. Regardant entre lesrideaux, il vit Mr. Morris qui escortait un personnage épais etcoloré, ayant un peu la mine d’un commis voyageur et queBrackenbury avait déjà remarqué à cause de son air commun. Tousdeux s’arrêtèrent juste devant la fenêtre, de sorte que celui quiécoutait ne perdit pas un mot du discours suivant :

« Je vous demande mille pardons, disait Mr. Morris ;avec une exquise politesse, vous me voyez fort embarrassé ;mais dans une grande ville comme Londres, des erreurs surviennentcontinuellement, et le mieux est d’y remédier au plus vite. Je nevous le cacherai donc pas, monsieur : je crains que vous nevous soyez trompé et que vous n’ayez honoré ma modeste demeure parmégarde ; car, pour parler net, je ne puis nullement merappeler votre figure. Laissez-moi vous poser la question sanscirconlocutions inutiles, un mot suffira : – Chez quipensez-vous être ?

– Chez Mr. Morris, balbutia l’autre, en manifestant laprodigieuse confusion qui s’était visiblement emparée de luipendant les dernières minutes.

– John ou James Morris ? demanda le maître de lamaison.

– Je ne puis réellement le dire, repartit le malheureuxinvité ; je ne suis pas en relations personnelles avec cegentleman, pas plus que je ne le suis avec vous-même.

– Je comprends, dit Mr. Morris ; il y a quelqu’un du mêmenom dans le bas de la rue et sans doute le policeman pourra vousindiquer son adresse. Croyez que je me félicite du malentendu quim’a pendant quelques instants procuré le plaisir de votrecompagnie, et laissez-moi vous exprimer l’espoir que nous nousrencontrerons de nouveau d’une manière plus régulière. D’ici là, jene voudrais, pour rien au monde, vous retenir plus longtemps loinde vos amis. John, ajouta-t-il en élevant la voix, voulez-vousaider monsieur à retrouver son pardessus ? »

Et, d’un air aimable, Mr. Morris accompagna son hôte jusqu’à laporte de l’antichambre, où il le laissa aux soins du maîtred’hôtel. Comme il passait devant la fenêtre, en retournant dans lesalon, Brackenbury put l’entendre pousser un profond soupir, commesi son esprit était chargé d’une grande anxiété et ses nerfs déjàlassés par la tâche qu’il poursuivait.

Pendant près d’une heure, les cabs continuèrent à arriver avecune telle fréquence, que Mr. Morris eut à recevoir un nouvel hôtepour chacun des anciens qu’il renvoyait, de sorte que le nombre desjoueurs resta toujours à peu près le même. Mais au bout de cetemps, les arrivées s’espacèrent de plus en plus, pour cesser enfintout à fait, tandis que les éliminations continuaient tout aussiactivement. Le salon commença donc à se vider ; le baccaratcessa, faute de banquier ; plus d’un invité prit de lui-mêmecongé, sans qu’on essayât de le retenir ; en même temps Mr.Morris redoublait d’attentions empressées auprès de ceux quidemeuraient encore. Il allait de groupe en groupe et de l’un àl’autre, prodiguant les regards sympathiques et les parolesgracieuses ; il était moins hôte qu’hôtesse, pour ainsi dire,car il y avait, dans sa manière d’être, une sorte de coquetterie,de condescendance féminine qui prenait le cœur de tous.

Comme l’assemblée se réduisait de plus en plus, le lieutenantRich, en quête d’un peu d’air, sortit du salon et alla jusque dansle vestibule ; mais il n’en eut pas plus tôt franchi le seuil,qu’il fut subitement arrêté par une découverte fort extraordinaire.Les plantes fleuries avaient disparu de l’escalier ; troisgrands fourgons de mobilier stationnaient devant la porte dujardin ; les domestiques étaient occupés à déménager la maisonde tous les côtés ; même quelques-uns d’entre eux avaient déjàquitté leur livrée et se préparaient à s’en aller. C’était comme lafin d’un bal à la campagne, où tout a été fourni en location.Certes Brackenbury avait lieu de réfléchir. D’abord les invités,qui, en somme, n’étaient pas réellement des invités, avaient étérenvoyés ; et maintenant les serviteurs, qui évidemmentn’étaient pas de vrais serviteurs, se dispersaient en toutehâte.

« N’était-ce donc qu’un rêve ? se demanda-t-il, unefantasmagorie qui doit s’évanouir avant le jour ? »

Saisissant une occasion favorable, Brackenbury gagna l’escalieret monta jusqu’aux étages supérieurs de la maison. C’était biencomme il l’avait pressenti. Il courut de chambre en chambre et nevit pas le moindre meuble, pas même un tableau accroché aux murs.Bien que les peintures fussent fraîches et les papiers nouvellementposés, la maison était non seulement inhabitée pour l’instant, maisn’avait certainement jamais été habitée du tout. Le jeune officierse rappela avec étonnement l’air élégant, confortable ethospitalier qu’elle affectait lors de son arrivée. Ce n’était qu’àforce de prodigieuses dépenses que l’imposture avait pu êtreorganisée sur une si grande échelle.

Qui donc était Mr. Morris ? Quel était son but pour jouerainsi, pendant une nuit, le rôle d’un maître de maison dans ce coinreculé de Londres ? Et pourquoi rassemblait-il ses hôtes auhasard de la rue ? Brackenbury se souvint qu’il avait déjàtardé trop longtemps et se hâta de redescendre. Pendant sonabsence, beaucoup de monde était parti, et, en comptant lelieutenant, il n’y avait plus que cinq personnes dans le salon,tout à l’heure si rempli. Comme il rentrait, Mr. Morrisl’accueillit avec un sourire et se leva :

« Il est temps maintenant, messieurs, dit-il, de vousexpliquer quel était mon projet en vous enlevant ainsi. J’espèreque la soirée ne vous aura pas paru ennuyeuse ; je le confessetoutefois, mon dessein n’était pas d’amuser vos loisirs, mais de meprocurer du secours dans une circonstance critique. Vous êtes tousdes gentlemen, continua-t-il, votre apparence le prouvesuffisamment et je ne demande pas de meilleure garantie. Donc, jele dis sans aucun détour, je viens vous demander de me rendre unservice à la fois dangereux et délicat ; dangereux, car vous yrisquerez votre vie ; délicat, parce qu’il me faut exiger devous la plus absolue discrétion sur tout ce qu’il vous arrivera devoir et d’entendre. De la part de quelqu’un qui vous est absolumentétranger, la requête est presque ridiculement extravagante, je lesens ; si l’un d’entre vous recule devant une périlleuseconfidence et un acte de dévouement digne de Don Quichotte, je suisdonc prêt à lui tendre la main avec toute la sincérité possible, enlui souhaitant une bonne nuit, à la garde de Dieu. »

Un homme très grand et très brun, au dos voûté, réponditimmédiatement à cet appel.

« J’approuve votre franchise, monsieur, et pour ma part, jem’en vais. Je ne fais pas de réflexions, mais je ne puis nier quevous ne m’inspiriez quelque méfiance. Je m’en vais, je le répète,et peut-être trouverez-vous que je n’ai aucun droit d’ajouter desparoles à l’exemple que je donne.

– Au contraire, répliqua Mr. Morris ; je vous remercie dece que vous dites. Il serait impossible d’exagérer la gravité demon dessein.

– Eh bien, messieurs, qu’en pensez-vous ? reprit l’hommebrun en s’adressant aux autres. Nous avons mené assez loin cettefredaine nocturne. Rentrerons-nous au logis, paisiblement et tousensemble ? Vous approuverez ma proposition demain matin,quand, sans peur et sans reproche, vous reverrez lesoleil. »

Celui qui parlait prononça ces derniers mots avec une intonationqui ajoutait à leur force, et sa figure portait une singulièreexpression de gravité. Un des assistants se leva précipitamment et,d’un air alarmé, se prépara aussitôt à prendre congé. Deuxseulement restèrent fermes à leur place : Brackenbury et unvieux major de cavalerie au nez rubicond ; ces deux derniersgardaient une attitude nonchalante, et, sauf un regardd’intelligence rapidement échangé entre eux, semblaient absolumentétrangers à la discussion qui venait de finir.

Mr. Morris conduisit les déserteurs jusqu’à la porte, qu’ilferma sur leurs talons ; puis il se retourna en laissant voirune expression de soulagement. S’adressant aux deuxofficiers :

« J’ai choisi mes hommes comme le Josué de la Bible,dit-il, et je crois maintenant avoir l’élite de Londres. Votrephysionomie séduisit mes cochers ; elle me plut encoredavantage ; j’ai surveillé votre conduite au milieu d’uneétrange société et dans les circonstances les plussingulières ; j’ai remarqué comment vous jouiez et de quellefaçon vous supportiez vos pertes ; enfin, tout à l’heure, jevous ai mis à l’épreuve d’une annonce stupéfiante et vous l’avezreçue comme une invitation à dîner. Ce n’est pas pour rien,ajouta-t-il, que j’ai été pendant des années le compagnon etl’élève du prince le plus courageux et le plus sage de toutel’Europe.

– À l’affaire de Bunderchang, fit observer le major, je demandaidouze volontaires, et, répondant à mon appel, tous les troupierssortirent du rang. Mais une société de joueurs n’est pas la mêmechose qu’un régiment sous le feu. Vous pouvez vous féliciter, jesuppose, d’en avoir trouvé deux, et deux qui ne vous manqueront pasà l’assaut. Quant aux animaux qui viennent de se sauver, je lesplace parmi les chiens les plus piteux que j’aie jamais rencontrés.Lieutenant Rich, ajouta-t-il, s’adressant à Brackenbury, j’aibeaucoup entendu parler de vous en ces derniers temps, et je nedoute pas que vous ne connaissiez également mon nom. Je suis lemajor O’Rooke. »

Et le vétéran tendit sa main, qui était rouge et tremblante, aujeune lieutenant.

« Qui ne le connaît ? répondit Brackenbury.

– Lorsque cette petite affaire sera réglée, dit Mr. Morris, vousjugerez que je vous ai suffisamment récompensés ; car à aucunde vous deux je n’aurais pu rendre un service plus précieux que delui faire faire la connaissance de l’autre.

– Et maintenant, demanda le major O’Rooke, s’agit-il d’unduel ?

– C’est un duel d’une certaine sorte, répondit Mr. Morris, unduel avec des ennemis inconnus et dangereux et, je le crains, unduel à mort. Je dois vous prier, continua-t-il, de ne plusm’appeler Morris ; nommez-moi, s’il vous plaît, Hammersmith.Pour ce qui est de mon vrai nom et de celui d’une personne à quij’espère vous présenter avant peu, vous me ferez plaisir en ne lesdemandant pas et en ne cherchant pas à les découvrir vous-mêmes. Ily a trois jours, celui dont je vous parle disparut soudain de chezlui, et jusqu’à ce matin je n’ai pas reçu le moindre renseignementsur son compte. Vous imaginerez mon inquiétude, quand je vous auraidit qu’il est engagé dans une œuvre de justice privée. Lié par unmalheureux serment, trop légèrement prononcé, il croit nécessairede purger la terre du dernier des misérables, traître, meurtrier,etc…, sans le secours de la loi. Déjà deux de nos amis (l’un d’euxmon propre frère) ont péri dans cette entreprise. Lui-même, ou jeme trompe fort, – est pris dans les mêmes trames fatales. Mais dumoins il vit encore, il espère toujours, comme le prouvesuffisamment ce billet. »

Là-dessus, l’homme qui parlait ainsi et qui n’était autre que lecolonel Geraldine, montra une lettre conçue en cestermes :

« Major Hammersmith, – Mercredi, à trois heures du matin,vous serez introduit par la petite porte dans le jardin deRochester-House, Regent’s Park, par un homme qui est entièrement àma dévotion. Je vous prie de ne pas me faire attendre, fût-ce uneseconde. Apportez, s’il vous plaît, ma boîte d’épées, et, si vouspouvez les trouver, amenez un ou deux hommes d’honneur et d’unediscrétion absolue, à qui ma personne soit inconnue. Mon nom nedoit pas paraître dans cette affaire.

T. GODALL. »

– Ne fût-ce que du droit que lui donne son caractère, mon amiest de ceux dont la volonté s’impose, poursuivit le colonelGéraldine ; inutile de vous dire, par conséquent, que je n’aimême pas visité les alentours de Rochester-House et que je suiscomme vous dans des ténèbres absolues, touchant la nature de cedilemme. Aussitôt que j’eus reçu ces ordres, je me rendis chez unentrepreneur de locations ; en quelques heures la maison danslaquelle nous sommes, eut pris un air de fête. Mon plan était aumoins original et je suis loin de le regretter, puisqu’il m’a valules services du major O’Rooke et du lieutenant Brackenbury Rich.Mais les habitants de cette rue auront un étrange réveil. Ilstrouveront demain matin, déserte et à vendre, la maison qui cettenuit était pleine de lumières et de monde. C’est ainsi, reprit lecolonel, que les affaires les plus graves ont un côté plaisant.

– Et, permettez-moi d’ajouter, une heureuse issue, fit observerBrackenbury. »

Le colonel consulta sa montre.

« Il est maintenant près de deux heures, dit-il ; nousavons une heure devant nous, et un cab bien attelé est à la porte.Puis-je compter sur votre aide, messieurs ?

– De toute ma vie, déjà longue, répondit le major O’Rooke, jen’ai jamais reculé devant quoi que ce fût, ni seulement refusé unegageure. »

Brackenbury se déclara prêt, dans les termes les plus corrects,et après qu’ils eurent bu un verre ou deux de champagne, le colonelleur remit à chacun un revolver chargé. Tous trois montèrentensuite dans le cab et partirent pour l’endroit en question.

Rochester-House était une magnifique résidence sur les bords ducanal ; la vaste étendue des jardins l’isolait d’une façonexceptionnelle de tout ennui de voisinage ; on eût dit le Parcaux Cerfs de quelque grand seigneur ou de quelque millionnaire.Autant qu’on pouvait en juger de la rue, aucune lumière ne brillaitaux fenêtres de la maison, qui avait un aspect délaissé comme si lemaître en eût été depuis longtemps absent.

Le cab fut congédié et les trois compagnons ne tardèrent pas àdécouvrir la petite porte, une sorte de poterne plutôt, ouvrant surun sentier entre deux murs de jardin. Il s’en fallait encore de dixou quinze minutes que l’heure fixée ne sonnât. La pluie tombaitlentement et nos aventuriers, à l’abri sous un grand lierre,parlaient à voix basse de l’épreuve si proche. Soudain Geraldineleva le doigt pour imposer silence, et tous trois écoutèrent avecattention. Au milieu du bruit continu de la pluie, on distinguaitde l’autre côté du mur le pas et la voix de deux hommes. Comme ilsapprochaient, Brackenbury, dont l’ouïe était remarquablement fine,put même saisir quelques fragments de leur conversation.

« La fosse est-elle creusée ? demandait l’un.

– Elle l’est, répondit l’autre, derrière la haie de lauriers.Lorsque notre besogne sera terminée, nous pourrons la recouvriravec un tas de bois. »

L’individu qui avait parlé le premier se mit à rire et cettegaieté parut horrible à ceux qui écoutaient derrière le mur.

« Dans une heure d’ici », reprit-il.

D’après le bruit des pas, il fut évident que les deuxinterlocuteurs se séparaient et continuaient leur marche dans unedirection opposée. Presque aussitôt, la porte secrète s’entr’ouvritavec précaution, une figure pâle se montra, une main fit signed’avancer. Dans un silence de mort les trois hommes suivirent leurguide à travers plusieurs allées de jardin, jusqu’à l’entrée de lamaison du côté des cuisines. Une seule bougie brûlait dans la vastecuisine dallée, qui manquait absolument de tous les ustensileshabituels ; et, comme la petite troupe commençait à monter lesétages d’un escalier tournant, des bruits prodigieux, causés parles rats, témoignèrent plus sûrement encore de l’abandon dulogis.

Le guide, qui marchait en avant, avec la lumière, était unvieillard maigre, très courbé, mais encore agile ; il seretournait de temps en temps, et, par gestes, recommandait lesilence, la prudence. Le colonel Geraldine suivait sur ses talons,la boîte d’épées sous le bras et un revolver tout prêt dans lamain. Le cœur de Brackenbury battait violemment. Il vit qu’ilsarrivaient assez tôt, mais jugea, d’après la hâte de leurconducteur, que le moment de l’action devait être proche. Lespéripéties de cette aventure étaient si obscures et si menaçantes,le lieu semblait si bien choisi pour les actions les plus sombres,qu’un homme, même plus âgé que Brackenbury, eût été excusable deressentir quelque émotion, tandis qu’il fermait la marche enmontant l’escalier tournant.

Arrivés en haut, les trois officiers furent introduits dans unepetite pièce éclairée seulement par une lampe fumeuse et un modestefeu. Au coin de la cheminée était assis un homme, jeune, d’uneapparence robuste mais en même temps élégante et altière. Sonattitude et sa physionomie témoignaient du sang-froid le plusimpassible ; il fumait tranquillement un cigare, et, sur unetable à portée de sa main était posé un grand verre contenantquelque boisson gazeuse qui répandait une odeur agréable dans lachambre.

« Soyez le bienvenu, dit-il en tendant la main au colonelGeraldine ; je savais que je pouvais compter sur votreexactitude.

– Sur mon dévouement, répondit le colonel en s’inclinant.

– Présentez-moi à vos amis », continua le prétenduGodall.

Quand cette cérémonie fut accomplie :

« Je voudrais, messieurs, dit-il, pouvoir vous offrir unprogramme plus attrayant. Les affaires sérieuses ne sont point àleur place au début de relations nouvelles, mais la force desévénements l’emporte parfois sur les conventions du monde. J’espèreet je crois que vous me pardonnerez cette soirée désagréable ;pour des hommes de votre sorte il suffit de savoir qu’ils rendentun service considérable.

– Votre Altesse, dit O’Rooke, me pardonnera ma brusquerie. Jesuis incapable de dissimulation. Depuis quelque temps, jesoupçonnais le major Hammersmith ; mais pour M. Godall,il est impossible de se tromper. Trouver dans Londres deux hommesqui ne connaissent pas le prince Florizel de Bohême, c’est tropréclamer de la fortune.

– Le prince Florizel ! » s’écria Brackenburystupéfait.

Et avec l’intérêt le plus profond il contempla les traits ducélèbre personnage qui était devant lui.

« Je ne regrette pas la perte de mon incognito, répondit leprince, car cela me permet de vous remercier avec d’autant plusd’autorité. Vous eussiez fait, j’en suis sûr, pour Mr. Godall ceque vous ferez pour le prince de Bohême, mais ce dernier pourrapeut-être, en retour, faire davantage pour vous. J’y gagne donc,ajouta-t-il avec grâce.

L’instant d’après, il entretenait les deux officiers de l’arméedes Indes et des troupes d’indigènes, – prouvant que, sur ce sujetcomme sur tous les autres, il possédait un fonds remarquabled’information avec les idées les plus justes.

Il y avait quelque chose de si frappant dans l’attitude de cethomme, impassible à l’heure d’un péril mortel, que Brackenbury sesentit pénétré d’une admiration respectueuse ; il n’était pasmoins sensible au charme de sa parole et à la surprenante amabilitéde son accueil. Chaque intonation, chaque geste, était nonseulement noble en lui-même, mais encore semblait ennoblirl’heureux mortel auquel il s’adressait ; Brackenburyenthousiasmé s’avoua dans son cœur que celui-là était un souverainpour lequel on eût donné sa vie avec ivresse.

Quelques minutes s’étaient écoulées, quand l’individu qui avaitintroduit le trio, et qui depuis lors était resté assis dans uncoin, sa montre à la main, se leva et murmura un mot à l’oreille duprince.

« C’est bien, docteur Noël, répondit celui-ci à hautevoix. » – Puis, s’adressant aux autres : « Vousm’excuserez, messieurs, s’il me faut vous laisser dans l’obscurité.Le moment approche. »

Le docteur Noël éteignit la lampe. Un jour faible et blafard,précurseur de l’aurore, effleura les vitres, mais ne suffit paspour éclairer la chambre ; quand le prince se leva, il étaitimpossible de distinguer ses traits, ni de deviner la nature del’émotion qui évidemment l’étreignait. Il se dirigea vers la porteet se plaça tout contre, dans une attitude défensive.

« Vous aurez la bonté, dit-il, de garder un silence absoluet de vous dissimuler dans l’ombre le plus possible. »

Les trois officiers et le médecin se hâtèrent d’obéir, et,pendant dix minutes à peu près, le seul bruit dans Rochester Housefut produit par les excursions des rats derrière les boiseries. Aubout de ce temps, un grincement de gonds tournant sur eux-mêmeséclata dans le silence et, presque aussitôt, ceux qui écoutaientpurent entendre un pas lent et circonspect gravir l’escalier deservice. À chaque marche, le nouvel arrivant semblait s’arrêter etprêter l’oreille ; pendant ces longs intervalles, une angoisseprofonde étouffait ceux qui faisaient le guet. Le docteur Noël,accoutumé cependant aux pires émotions, était tombé dans uneprostration physique qui faisait pitié ; sa respirationsifflait dans ses poumons ; ses dents grinçaient l’une contrel’autre, et, lorsque nerveusement il changea de position, sesjointures craquèrent tout haut.

À la fin, une main se posa sur la porte et le pêne fut soulevéavec un léger bruit ; puis une nouvelle pause eut lieu,pendant laquelle Brackenbury put voir le prince se ramassersilencieusement sur lui-même, comme s’il se préparait à quelqueeffort extraordinaire. Alors la porte s’ouvrit, laissant entrer unpeu plus de la lumière du matin ; la silhouette d’un hommeapparut sur le seuil et s’arrêta immobile. Il était grand et tenaitun couteau à la main. Même dans le crépuscule, on pouvait voirbriller les dents de sa mâchoire supérieure, sa bouche étantouverte comme celle d’un chien prêt à s’élancer. Il sortait del’eau évidemment, car, pendant qu’il se tenait là, des gouttescontinuaient à ruisseler de ses vêtements mouillés et clapotaientsur le plancher.

Un moment après, il franchit le seuil. Il y eut un bond, un criétouffé, une lutte, et, avant que le colonel Geraldine eût trouvéle temps de voler à son aide, le prince tenait l’homme désarmé etsans défense par les épaules.

« Docteur, dit-il, veuillez rallumer la lampe. »

Abandonnant alors la garde de son prisonnier à Geraldine et àBrackenbury, il traversa la pièce et se plaça le dos à la cheminée.Aussitôt que la lampe brilla de nouveau, tous remarquèrent que lestraits du prince étaient empreints d’une sévérité extraordinaire.Ce n’était plus Florizel, le gentilhomme insouciant ; c’étaitle prince de Bohême, justement irrité, et animé d’une résolutionimplacable ; il leva la tête, et, s’adressant au captif, leprésident du Suicide Club :

« M. le président, dit-il, vous avez tendu votredernier piège, et vos pieds se sont pris dedans. Le jour selève : c’est votre dernier matin. À l’instant, vous venez detraverser à la nage le Regent’s Canal ; ce sera votre dernierbain ici-bas. Votre ancien complice, le docteur Noël, bien loin deme trahir, vous a livré entre mes mains pour être jugé, et la tombeque vous aviez creusée pour moi cette après-midi servira, avec lapermission de Dieu, à cacher aux hommes votre juste châtiment.Agenouillez-vous et priez, monsieur, si vous avez quelque intentionde cette sorte, car votre temps sera court, et Dieu est las de vosiniquités. »

Le président ne répondit ni par une parole ni par ungeste ; il continuait à tenir la tête baissée et à fixer lesol d’un air sombre, comme s’il avait eu conscience du regardopiniâtre et sans pitié du prince.

« Messieurs, continua Florizel, reprenant le ton ordinairede la conversation, voici un individu qui m’a longtemps échappé,mais qu’aujourd’hui je tiens, grâce au docteur Noël. Raconterl’histoire de ses crimes, demanderait plus de temps que nous n’enavons à notre disposition ; si le canal ne contenait rien quele sang de ses victimes, je crois que le misérable ne serait guèreplus sec que vous ne le voyez en ce moment. Même dans une affairede cette sorte, je désire conserver cependant des formalitésd’honneur. Mais je vous fais juges, messieurs, ceci est plutôt uneexécution qu’un duel, et laisser à ce coquin le choix des armesserait pousser trop loin une question d’étiquette. Je ne puisaccepter de perdre la vie dans une telle aventure, continua-t-il enouvrant la boîte qui contenait les épées, et comme une balle depistolet est trop souvent emportée sur les ailes de la chance,comme l’adresse et le courage peuvent être vaincus par le tireur leplus ignorant, j’ai décidé, et je suis sûr que vous approuverez madétermination, de vider cette question par l’épée. »

Lorsque Brackenbury et le major O’Rooke, auxquels ces parolesétaient spécialement adressées, eurent exprimé leurapprobation :

« Vite, monsieur, dit le prince à son adversaire,choisissez une lame et ne me faites pas attendre. J’ai hâte d’enavoir à tout jamais fini avec vous. »

Pour la première fois, depuis qu’il avait été saisi et désarmé,le président releva la tête ; il était clair qu’il commençaità reprendre courage.

« L’affaire, demanda-t-il, doit-elle vraiment être décidéepar les armes, entre vous et moi ?

– J’ai l’intention de vous faire cet honneur, répondit leprince.

– Allons ! s’écria l’autre avec vivacité ; en chamployal, qui sait comment les choses peuvent tourner ?J’ajouterai que j’estime que Votre Altesse agit bien ; si lepire doit m’arriver, je mourrai du moins de la main du plus galanthomme de l’Europe. »

Le président, lâché par ceux qui le retenaient, s’avança vers latable et, avec un soin minutieux, se mit en mesure de choisir uneépée. Il était fort excité et semblait ne douter nullement qu’ilsortirait victorieux de la lutte. Devant une confiance si absolue,les spectateurs alarmés conjurèrent le prince Florizel de renoncerà son projet.

« Bah ! ce n’est qu’un jeu, répondit-il, et je croispouvoir vous promettre, messieurs, qu’il ne durera paslongtemps. »

Le colonel essaya d’intervenir.

« Geraldine, lui dit le prince, m’avez-vous vu jamaisfaillir à une dette d’honneur ? Je vous dois la mort de cethomme, et vous l’aurez. »

Enfin le président s’était décidé à choisir sa rapière ;par un geste qui ne manquait pas d’une certaine noblesse brutale,il se déclara prêt. Même à cet odieux scélérat, l’approche du périlet un réel courage prêtaient je ne sais quelle grandeur.

Le prince prit au hasard une épée.

« Geraldine et le docteur Noël, dit-il, auront l’obligeancede m’attendre ici. Je désire qu’aucun de mes amis particuliers nesoit impliqué dans cette affaire. Major O’Rooke, vous êtes un hommerassis et d’une réputation établie ; laissez-moi recommanderle président à vos bons soins. Le lieutenant Rich sera assezaimable pour me prêter ses services. Un jeune homme ne sauraitavoir trop d’expérience en ces sortes d’affaires.

– Je tâcherai, répondit Brackenbury, d’être à jamais digne del’honneur que me fait Votre Altesse.

– Bien, répliqua le prince Florizel ; j’espère, moi, vousprouver mon amitié dans des circonstances plusimportantes. »

En prononçant ces mots, il sortit le premier de l’appartement etdescendit l’escalier de service.

Les deux hommes, ainsi laissés à eux-mêmes, ouvrirent la fenêtreet se penchèrent au dehors, en tendant toutes leurs facultés pourtâcher de saisir quelque indice des événements tragiques quiallaient se passer. La pluie avait maintenant cessé detomber ; le jour était presque venu, les oiseaux gazouillaientdans les bosquets et sur les grands arbres du jardin.

Le prince et ses compagnons restèrent visibles un moment, tandisqu’ils suivaient une allée entre deux buissons en fleur ;mais, dès le premier tournant, un groupe d’arbres au feuillageépais s’interposa, et de nouveau ils disparurent : ce fut toutce que purent voir le colonel et le médecin. Le jardin était sivaste, le lieu du duel, évidemment si éloigné de la maison, que lecliquetis même des épées n’arriva pas à leurs oreilles.

« Il l’a conduit près de la fosse, dit le docteur Noël, enfrissonnant.

– Seigneur ! murmura Geraldine, Seigneur, défendez le bondroit ! »

Silencieusement, tous deux attendirent l’issue du combat, ledocteur secoué par l’épouvante, le colonel tout baigné d’une sueurd’angoisses.

Un certain, temps s’écoula ; le jour était sensiblementplus clair et les oiseaux chantaient plus gaiement dans le jardin,quand un bruit de pas ramena les regards des deux hommes vers laporte. Ce furent le prince et les témoins qui entrèrent.

Dieu avait défendu le bon droit.

« Je suis honteux de mon émotion, dit Florizel ; c’estune faiblesse indigne de mon rang ; mais le sentiment del’existence prolongée de ce chien d’enfer commençait à me rongercomme une maladie et sa mort m’a rafraîchi plus qu’une nuit desommeil. Regardez, Geraldine, continua-t-il, en jetant son épée àterre, voici le sang de l’homme qui a tué votre frère. Ce devraitêtre un spectacle agréable ; et cependant… quel étrangecomposé nous sommes ! Ma vengeance n’est pas encore vieille decinq minutes, et déjà je commence à me demander si, sur ce précairethéâtre de la vie, la vengeance même est réalisable. Le mal qu’afait ce monstre, qui peut le défaire ? La carrière danslaquelle il amassa une énorme fortune, car la maison dans laquellenous nous trouvons lui appartenait, cette carrière fait maintenantet pour toujours partie de la destinée de l’humanité. Et jepourrais, jusqu’au jour du jugement dernier, exercer mon épée, quele frère de Geraldine n’en serait pas moins mort et qu’un millierd’autres innocents n’en seraient pas moins déshonorés,perdus ! L’existence d’un homme est une si petite chose àsupprimer, une si grande chose à employer ! Hélas ! ya-t-il rien dans la vie d’aussi désenchantant que d’atteindre unbut ?

– La justice de Dieu est satisfaite, interrompit ledocteur ; voilà ce que j’ai compris. La leçon, prince, a étécruelle pour moi ; et j’attends mon propre tour, dans unemortelle appréhension.

– Que disais-je donc ? s’écria Florizel. J’ai puni, etvoici auprès de nous, l’homme qui peut m’aider à réparer. Ah !docteur, vous et moi nous avons devant nous des jours nombreux dedur et honorable labeur ! Peut-être avant que nous n’en ayonsfini, aurez-vous plus que racheté vos anciennes fautes.

– Et maintenant, dit le docteur, permettez-moi d’aller enterrermon plus vieil ami. »

Ceci, ajoute le conteur arabe, est la conclusion du récit. Leprince, il est inutile de le dire, n’oublia aucun de ceux quil’avaient servi jusqu’à ce jour, son autorité et son influence lespoussent dans leur carrière publique, tandis que sa bienveillanteamitié remplit de charme leur vie privée. Rassembler, continue monauteur, tous les événements dans lesquels le prince a joué le rôlede la Providence, serait remplir de livres tout le globe habité…Mais les histoires qui relatent les aventures du diamant du Rajah,sont trop intéressantes, néanmoins, pour être passées soussilence.

Suivant prudemment et pas à pas cet Oriental érudit, nouscommencerons donc la série à laquelle il fait allusion parl’HISTOIRE DU CARTON À CHAPEAU.

Partie 3
Le Diamant du Rajah

Histoire d’un Carton à Chapeau

Jusqu’à l’âge de seize ans, d’abord dans un collège particulier,puis dans une de ces grandes écoles pour lesquelles l’Angleterreest justement renommée, Harry Hartley avait reçu l’instructionhabituelle d’un gentleman. À cette époque, il manifesta un dégoûttout particulier pour l’étude et, le seul parent qui lui restâtétant à la fois faible et ignorant, il fut autorisé à perdre sontemps, désormais, c’est-à-dire qu’il ne cultiva plus que ces petitstalents dits d’agrément qui contribuent à l’élégance.

Deux années plus tard, demeuré seul au monde, il tomba presquedans la misère. Ni la nature ni l’éducation n’avaient préparé Harryau moindre effort. Il pouvait chanter des romances et s’accompagnerlui-même discrètement au piano ; bien que timide, c’était ungracieux cavalier ; il avait un goût prononcé pour les échecs,et la nature l’avait doué de l’extérieur le plus agréable, encorequ’un peu efféminé. Son visage blond et rose, avec des yeux detourterelle et un sourire tendre, exprimait un séduisant mélange dedouceur et la mélancolie ; mais, pour tout dire, il n’étaithomme ni à conduire des armées ni à diriger les conseils d’unÉtat.

Une chance heureuse et quelques puissantes influences lui firentatteindre la position de secrétaire particulier du major général,sir Thomas Vandeleur. Sir Thomas était un homme de soixante ans, àla voix forte, au caractère violent et impérieux. Pour quelqueraison, en récompense de certain service, sur la nature duquel onfit souvent de perfides insinuations qui provoquèrent autant dedémentis, le rajah de Kashgar avait autrefois offert à cet officierun diamant, évalué le sixième du monde entier, sous le rapport dela valeur et de la beauté. Ce don magnifique transforma un hommepauvre en homme riche et fit d’un soldat obscur l’un des lions dela société de Londres. Le diamant du Rajah fut un talisman grâceauquel son possesseur pénétra dans les cercles les plus exclusifs.Il arriva même qu’une jeune fille, belle et bien née, voulut avoirle droit d’appeler sien le diamant merveilleux, fût-ce au prix d’unmariage avec le butor insupportable qui avait nom Vandeleur. Oncitait à ce propos le proverbe : « Qui se ressembles’assemble. » Un joyau, en effet, avait attiré l’autre ;non seulement lady Vandeleur était par elle-même un diamant de laplus belle eau, mais encore elle se montrait sertie, pour ainsidire, dans la plus somptueuse monture ; maintes autoritésrespectables l’avaient proclamée l’une des trois ou quatre femmesde toute l’Angleterre qui s’habillaient le mieux.

Le service de Harry comme secrétaire n’était pas des pluspénibles ; mais nous avons dit qu’il avait une extrêmerépugnance pour tout travail régulier : il lui étaitdésagréable de se mettre de l’encre aux doigts ; comments’étonner, en revanche, que les charmes de lady Vandeleur etl’éclat de ses toilettes le fissent souvent passer de labibliothèque au boudoir ?

Les manières de Harry vis-à-vis des femmes étaient les pluscharmantes du monde ; cet Adonis savait causer agréablement dechiffons, et n’était jamais plus heureux que lorsqu’il discutait lanuance d’un ruban ou portait un message à la modiste. Bref, lacorrespondance de Sir Thomas tomba dans un piteux abandon et Myladyeut une nouvelle dame d’atours.

Un jour, le général, qui était l’un des moins patients parmi lescommandants militaires retour de l’Inde, se leva soudain dans unviolent accès de colère, et, par un de ces gestes péremptoires trèsrarement employés entre gentlemen, signifia une bonne fois à sonsecrétaire trop négligent que désormais il se passerait de sesservices. La porte étant malheureusement ouverte, Mr. Hartleyroula, la tête en avant, au bas de l’escalier.

Il se releva un peu contusionné, au désespoir, en outre. Sasituation dans la maison du général lui convenait absolument ;il vivait, sur un pied plus ou moins douteux, dans une trèsbrillante société, faisant peu de chose, mangeant fort bien, etavant tout il éprouvait auprès de lady Vandeleur un sentiment desatisfaction intime, d’ailleurs assez tiède, mais que dans soncœur, il qualifiait d’un note plus énergique. À peine avait-il étéoutragé de la sorte par le pied militaire de Sir Thomas qu’il seprécipita dans le boudoir de sa belle protectrice et raconta seschagrins.

« Vous savez, mon cher Harry, – dit lady Vandeleur, – carelle l’appelait par son petit nom, comme un enfant, ou comme undomestique, – vous savez très bien que jamais, grâce à un hasardquelconque, vous ne faites ce que le général vous commande. Moi, jene le fais pas davantage, direz-vous, mais cela estdifférent ; une femme peut obtenir le pardon de toute uneannée de désobéissance, par un seul acte d’adroitesoumission ; et d’ailleurs, personne n’est marié à sonsecrétaire particulier. Je serai fâchée de vous perdre, mais,puisque vous ne pouvez demeurer plus longtemps dans une maison oùvous avez reçu cette mortelle insulte, il faut bien nous direadieu. Soyez sûr que le général me payera son inqualifiableconduite. »

Harry perdit contenance ; les larmes lui montèrent aux yeuxet il regarda lady Vandeleur d’un air de tendre reproche.

« My lady, dit-il, qu’est-ce qu’une insulte ?J’estimerais peu l’homme qui ne saurait oublier ces peccadillesquand elles entrent en balance avec des affections. Mais rompre unlien si cher, m’éloigner de vous… »

Il fut incapable de continuer ; son émotion l’étrangla etil se mit à pleurer.

Lady Vandeleur le regarda curieusement.

« Ce pauvre fou, pensa-t-elle, s’imagine être amoureux demoi. Pourquoi ne passerait-il pas à mon service, au lieu d’être àcelui du général ? Il a un bon caractère, il est complaisant,il s’entend à la toilette ; de plus cette prétendue passion lepréservera de certaines sottises. Il est positivement trop gentilpour qu’on ne se l’attache pas. »

Le soir, elle en parla au général, déjà un peu honteux de savivacité, et Harry passa dans le département féminin, où sa viedevint une sorte de paradis. Il était toujours vêtu avec unerecherche excessive, portait des fleurs rares à sa boutonnière etsavait recevoir les visiteurs avec tact ; son amabilité étaitimperturbable. Il s’enorgueillissait de cet esclavage auprès d’unejolie femme, acceptait les ordres de lady Vandeleur comme autant defaveurs, bref il était ravi de se montrer aux autres hommes (qui semoquaient de lui et le méprisaient) dans ses fonctions ambiguës demonsieur de compagnie. Il faisait même grand cas de sapropre conduite au point de vue moral. Les passions, les désordreset leurs résultats funestes eussent effrayé sa conscience délicate,au lieu que les émotions douces et innocentes des journées passéeschez une noble dame à s’occuper uniquement de futilités, netroublaient en rien son repos dans cette manière d’île enchantée,où il avait jeté l’ancre au milieu des orages.

Un beau matin il vint dans le salon et se mit à ranger quelquescahiers de musique sur le piano. Lady Vandeleur, à l’autre bout dela pièce, causait avec son frère, Charlie Pendragon, vieux garçontrès usé par les excès et très boiteux d’une jambe. Le secrétaireparticulier, à l’entrée duquel ils ne firent aucune attention, neput s’empêcher d’entendre une partie de cette conversationsingulièrement animée.

« Aujourd’hui ou jamais, disait lady Vandeleur ! Unefois pour toutes, ce sera fait aujourd’hui.

– Aujourd’hui, s’il le faut, répondit son frère en soupirant.Mais c’est un faux pas désastreux, une erreur déplorable, ma chèreClara ; nous nous en repentirons longtemps,croyez-moi. »

Lady Vandeleur le regarda fixement d’un air étrange.

« Vous oubliez, dit-elle, que cet homme doit mourir à lafin.

– Ma parole, Clara, dit Pendragon, je crois que vous êtes lacoquine la plus dénuée de cœur de toute l’Angleterre !

– Vous autres hommes, répliqua-t-elle, vous êtes tropgrossièrement faits, pour pouvoir apprécier les nuances d’uneintention. Vous êtes vous-mêmes rapaces, violents, impudiques etindifférents à toute espèce de sentiments élevés ; n’importe,le moindre calcul vous choque de la part d’une femme. Je ne puissupporter de pareilles sornettes. Vous mépriseriez, chez le plusbête de vos semblables, les scrupules imbéciles que vous vousattendez à trouver en nous.

– Vous avez raison probablement, répondit son frère. Vous fûtestoujours bien plus habile que moi, et d’ailleurs, vous savez madevise : la famille avant tout.

– Oui, Charlie, répliqua-t-elle en serrant sa main dans lessiennes ; je connais votre devise, mieux que vous ne laconnaissez vous-même. « Et Clara avant lafamille ! » N’est-ce pas ? En vérité, vous êtes lemeilleur des frères et je vous aime tendrement. »

Mr. Pendragon se leva, comme s’il eût été un peu confus de cesépanchements fraternels.

« Il vaut mieux que je ne sois pas vu ici, dit-il. Jecomprends mon rôle à merveille et j’aurai l’œil sur le chatdomestique.

– N’y manquez pas, répondit-elle. C’est un être abject ; ilpourrait tout perdre. »

Délicatement, elle lui envoya un baiser du bout desdoigts ; puis le bon Charlie sortit par le boudoir et un petitescalier.

« Harry, dit lady Vandeleur, se tournant vers son page,aussitôt qu’ils furent seuls, j’ai une commission à vous donner cematin. Mais vous irez en cab ; je ne puis admettre que monsecrétaire intime s’expose à prendre des taches derousseur. »

Elle dit ces derniers mots avec emphase et un regard d’orgueil àdemi maternel qui fit éprouver une véritable jouissance au pauvreHarry ; il se déclara donc charmé de pouvoir lui êtreutile.

« C’est encore un de nos grands secrets, reprit-ellefinement, et personne n’en doit rien savoir, sauf mon secrétaire etmoi. Sir Thomas ferait un esclandre des plus fâcheux ; et sivous saviez combien je suis fatiguée de toutes ces scènes !Oh ! Harry ! Harry ! Pouvez-vous m’expliquer ce quivous rend, vous autres hommes, si violents et si injustes ?Non, n’est-ce pas ? Vous êtes le seul de votre sexe quin’entende rien à ces grossièretés ; vous êtes si bon, Harry,et si obligeant ! Vous, au moins, vous savez être l’ami d’unefemme. Et je crois que vous rendez les autres encore plusrepoussants, par comparaison.

– C’est vous, dit Harry avec une suave galanterie, qui êtes labonté même… Mon cœur en est tout éperdu. Vous me traitez comme…

– Comme une mère, interrompit lady Vandeleur. Je tâche d’êtreune mère pour vous. Ou du moins, – elle se reprit avec un sourire,– presque une mère. J’ai peur d’être un peu jeune pour le rôle, enréalité. Disons une amie, une tendre amie. »

Elle s’arrêta assez pour permettre à ses paroles de produireleur effet sur les fibres sentimentales de son interlocuteur, maispas assez pour qu’il pût répondre.

« Tout cela n’a aucun rapport avec notre projet,poursuivit-elle gaîment. En résumé, vous trouverez un grand cartondu côté gauche de l’armoire à robes en chêne. Il est sous lamatinée rose que j’ai mise mercredi avec mesmalines ; vous le porterez immédiatement à cette adresse-ci, –et elle lui donna un papier, – mais ne le laissez à aucun prixsortir de vos mains avant qu’on ne vous ait remis un reçu signé demoi. Comprenez-vous ? Répondez, s’il vous plaît,répondez ; ceci est extrêmement important et je dois vousprier de me prêter quelque attention. »

Harry la calma en lui répétant ses instructions à la lettre, etelle allait lui en dire davantage, lorsque le général, rouge decolère, et tenant dans la main une note de couturière, longue etcompliquée, entra avec fracas dans l’appartement.

« Voulez-vous regarder cela, madame ? cria-t-il.Voulez-vous avoir la bonté de regarder ce document ? Je saisbien que vous m’avez épousé pour mon argent et je crois n’avoirmontré déjà que trop de patience ; mais, aussi sûrement queDieu m’a créé, nous mettrons un terme à cette prodigalitéhonteuse.

– Mr. Hartley, dit lady Vandeleur, je pense que vous avezcompris ce que vous avez à faire. Puis-je vous prier de vous enoccuper tout de suite ?

– Arrêtez, dit le général, s’adressant à Harry ; un motavant que vous ne vous en alliez ? »

Et, se tournant de nouveau vers lady Vandeleur :

« Quelle est la commission que vous venez de donner à ceprécieux jeune homme ? demanda-t-il. Je n’ai pas plus deconfiance en lui que je n’ai confiance en vous, permettez-moi devous le dire. S’il avait le moindre principe d’honnêteté ildédaignerait de rester dans cette maison, et ce qu’il fait pourmériter ses gages est un mystère qui intrigue tout le monde. Dequoi est-il chargé cette fois, madame ? Et pourquoi lerenvoyez-vous si vite ?

– Je supposais que vous aviez quelque chose à me dire enparticulier, répondit lady Vandeleur.

– Vous avez parlé d’une commission, reprit le général. N’essayezpas de me tromper dans l’état de colère où je suis. Vous avezcertainement parlé d’une commission.

– Si vous tenez à rendre nos gens témoins de nos humiliantesquerelles, répliqua Lady Vandeleur, peut-être ferai-je bien deprier Mr. Hartley de s’asseoir. Non ? continua-t-elle ;alors, vous pouvez sortir, Mr. Hartley ; je compte que vousvous souviendrez de ce que vous avez entendu ; cela pourravous être utile. »

Aussitôt Harry s’échappa du salon ; tout en montantl’escalier, il entendit gronder la voix du général ; à chaquepause nouvelle, le timbre clair de lady Vandeleur renvoyait desreparties glaciales.

Comme il admirait cette femme ! Avec quelle habileté ellesavait éluder une question dangereuse ! avec quelle tranquilleaudace, elle répétait ses instructions sous le canon même del’ennemi ! En revanche, comme il détestait le mari !

Il n’y avait rien d’extraordinaire dans les événements de lamatinée. Harry s’acquittait à chaque instant pour lady Vandeleur demissions secrètes, qui avaient principalement rapport à satoilette. La maison, il le savait trop, était minée par une plaieincurable. La prodigalité, l’extravagance sans bornes de la jeunefemme et les charges inconnues qui pesaient sur elle avaient depuislongtemps absorbé sa fortune personnelle et menaçaient, de jour enjour, d’engloutir celle de son mari. Une ou deux fois, chaqueannée, le scandale et la ruine semblaient imminents ; et Harrycourait chez tous les fournisseurs, débitant de petits mensonges etpayant de maigres acomptes sur un fort total, jusqu’à ce qu’unnouvel arrangement se fût produit, jusqu’à ce que Mylady et sonfidèle secrétaire pussent respirer de nouveau. Harry, pour undouble motif, était corps et âme de ce côté de la guerre ; nonseulement il adorait lady Vandeleur et haïssait le général, mais ilsympathisait naturellement avec le goût effréné de sa protectricepour la parure ; la seule folie qu’il se permît, quant à lui,était son tailleur.

Il trouva le carton là où on le lui avait dit, s’habilla, commetoujours, avec soin, et quitta la maison. Le soleil était ardent,la distance qu’il avait à parcourir considérable et il se rappelaavec consternation que la soudaine irruption du général avaitempêché lady Vandeleur de lui remettre l’argent nécessaire pourprendre un cab. Par cette journée brûlante, il y avait des chancespour que son beau teint rose fût compromis ; d’ailleurs,traverser une si grande partie de Londres avec un carton sous lebras, c’était une humiliation presque insupportable pour un jeunehomme de son caractère. Il s’arrêta et tint conseil avec lui-même.Les Vandeleur demeuraient sur Eaton Place ; le but de sacourse était près de Notting-Hill ; à la rigueur, il pouvait,à cette heure matinale, traverser le parc, en évitant les alléesfréquentées.

Impatient de se débarrasser de son fardeau, il marcha un peuplus vite qu’à l’ordinaire, et il était déjà à une certaineprofondeur dans les jardins de Kensington, quand, sur un pointsolitaire au milieu des arbres, il se trouva face à face avec legénéral.

« Je vous demande pardon, dit Harry se rangeant de côté,car Sir Thomas Vandeleur était juste dans son chemin.

– Où allez-vous, monsieur ? demanda l’homme terrible.

– Je fais une petite promenade », répondit lesecrétaire.

Le général frappa le carton de sa canne.

« Avec cette chose sous le bras ? s’écria-t-il. Vousmentez, monsieur, vous savez que vous mentez.

– En vérité, sir Thomas, répliqua Harry, je n’ai pas l’habituded’être questionné sur un ton pareil.

– Vous ne comprenez pas votre situation, dit le général. Vousêtes mon serviteur et un serviteur sur lequel j’ai conçu les plusgraves soupçons. Sais-je si votre boîte n’est pas remplie decuillères d’argent ?

– Elle contient un chapeau qui appartient à un de mes amis, ditHarry.

– Très bien, reprit le général. Alors je désire voir le chapeaude votre ami. J’ai, ajouta-t-il d’un air féroce, une curiositésingulière sur le chapitre des chapeaux. Et je crois que vous meconnaissez pour entêté.

– Excusez-moi, sir Thomas, balbutia Harry, je suis désolé ;mais vraiment il s’agit d’une affaire particulière. »

Le général le saisit rudement par l’épaule, d’une main, tandisque, de l’autre, il levait sa canne de la façon la plus menaçante.Harry se vit perdu ; mais, au même instant, le ciel lui envoyaun défenseur inattendu, en la personne de Charlie Pendragon, quisurgit de derrière les arbres.

« Allons, allons, général, baissez le poing, dit-il, ceci,vraiment, n’est ni courtois ni digne d’un homme.

– Ah ! ah ! cria le général faisant volte-face sur sonnouvel adversaire, Mr. Pendragon ! Et supposez-vous, Mr.Pendragon, que parce que j’ai eu le malheur d’épouser votre sœur,je souffrirai d’être agacé et contrecarré par un libertin perdu dedettes et déshonoré tel que vous ? Mon alliance avec ladyVandeleur, monsieur, m’a enlevé toute espèce de goût pour lesautres membres de sa famille.

– Et vous imaginez-vous, général Vandeleur, répliqua Charlie,sur le même ton, que parce que ma sœur a eu le malheur de vousépouser, elle ait, par cela même, perdu tous ses droits et tous sesprivilèges de femme ? Je reconnais, monsieur, que, par cetteaction, elle a dérogé autant que possible. Mais pour moi cependant,elle est toujours une Pendragon. Je fais mon affaire de la protégercontre tout outrage indigne, oui, quand vous seriez dix fois sonmari ! Je ne supporterai pas que sa liberté soit entravée, nique l’on maltraite ses messagers.

– Que dites-vous de cela, Mr. Hartley ? rugit le général.Mr. Pendragon est de mon avis, paraît-il ; lui aussi soupçonnelady Vandeleur d’avoir quelque chose à voir dans le chapeau devotre ami. »

Charlie s’aperçut qu’il avait commis une inexcusable bévue, etse hâta de la réparer.

« Comment, monsieur, cria-t-il, je soupçonne,dites-vous ?… Je ne soupçonne rien. Là seulement où jerencontre un abus de force et un homme qui brutalise sesinférieurs, je prends la liberté d’intervenir. »

Comme il disait ces mots, il fit à Harry un signe, que celui-ci,trop stupide ou trop troublé, ne comprit pas.

« Comment dois-je interpréter votre attitude,monsieur ? demanda Vandeleur.

– Mais, monsieur, comme il vous plaira ! » réponditPendragon.

Le général leva sa canne de nouveau sur la tête deCharlie ; mais ce dernier, quoique boiteux, para le coup avecson parapluie, prit son élan et saisit son adversaire àbras-le-corps.

« Sauvez-vous, Harry, sauvez-vous ! cria-t-il.Sauvez-vous donc, imbécile ! »

Harry demeura pétrifié un moment encore, regardant les deuxhommes se colleter dans une furieuse étreinte, puis il se retournaet prit la fuite à toutes jambes. Lorsqu’il jeta un regard derrièrelui, il vit le général abattu sous le genou de Charlie, maisfaisant encore des efforts désespérés pour renverser lasituation ; le parc semblait s’être rempli de monde quiaccourait de toutes les directions vers le théâtre du combat. Cespectacle donna des ailes au secrétaire, il ne ralentit le pas quelorsqu’il eut atteint la route de Bayswater et qu’il se fut jeté auhasard dans une petite rue adjacente.

Voir ainsi deux gentlemen de sa connaissance lutter brutalementcorps à corps, qu’il y avait-il de plus choquant ? Harry avaithâte d’oublier ce tableau ; il avait hâte surtout de mettreentre lui et le général la plus grande distance possible ;dans son ardeur, il oublia tout ce qui avait rapport à sadestination et, tête baissée, tout tremblant, il courut droitdevant lui. Lorsqu’il se souvint que lady Vandeleur était la femmede l’un de ces gladiateurs et la sœur de l’autre, son cœur s’émutde pitié pour l’adorable femme dont la vie était si douloureuse,et, en face d’événements si violents, sa propre situation dans lamaison du général lui parut moins agréable que de coutume.

Il marchait depuis quelque temps plongé dans ces méditations,lorsqu’un léger choc contre un autre promeneur lui rappela lecarton qu’il portait sous son bras.

« Ciel ! s’écria-t-il, où avais-je la cervelle ?Où me suis-je égaré ? »

Là-dessus, il consulta l’enveloppe que lady Vandeleur lui avaitremise. L’adresse y était, mais sans nom. Harry devait simplementdemander « le monsieur qui attendait un paquet envoyé par ladyVandeleur » ; et, si ce monsieur n’était pas chez lui,rester jusqu’à son retour. L’individu en question, ajoutait lanote, lui remettrait un reçu écrit de la main même de ladyVandeleur. Tout ceci semblait bien mystérieux ; ce qui étonnasurtout Harry, ce fut l’omission du nom et la formalité du reçu. Ilavait fait à peine attention à ce mot, lorsqu’il était tombé dansla conversation ; mais, en le lisant de sang-froid et enl’enchaînant à d’autres particularités singulières, il futconvaincu qu’il était engagé dans quelque affaire périlleuse.L’espace d’un moment, il douta de lady Vandeleur elle-même ;car il estimait ces ténébreux procédés indignes d’une grande dameet en voulait surtout à celle-ci d’avoir des secrets pour lui. Maisl’empire qu’elle exerçait sur son âme était trop absolu ; ilchassa de pénibles soupçons et se reprocha de les avoir seulementadmis.

Sur un point cependant, son devoir et son intérêt, sondévouement et ses craintes étaient d’accord : se débarrasserdu carton le plus promptement possible.

Il arrêta le premier policeman venu et lui demanda son chemin.Or, il se trouva qu’il n’était plus très loin du but ;quelques minutes de marche l’amenèrent dans une ruelle, devant unepetite maison fraîchement peinte et tenue avec la plus scrupuleusepropreté. Le marteau de la porte et le bouton de la sonnetteétaient brillamment polis ; des pots de fleurs ornaientl’appui des fenêtres, et des rideaux de riche étoffe cachaientl’intérieur aux yeux des passants. L’endroit avait un air de calmeet de mystère ; Harry en fut impressionné ; il frappaencore plus discrètement que d’habitude et, avec un soin toutparticulier, enleva la poussière de ses bottes.

Une femme de chambre, fort avenante, ouvrit aussitôt et regardale secrétaire d’un œil bienveillant.

« Voici le paquet de lady Vandeleur, dit Harry.

– Je sais, répondit la soubrette, avec un signe de tête. Mais lemonsieur est sorti. Voulez-vous me confier cela ?

– Je ne puis, mademoiselle. J’ai l’ordre de ne m’en séparer qu’àune certaine condition, et je crains d’être obligé de vous demanderla permission d’attendre.

– Très bien, dit-elle avec empressement ; je suppose que jepuis vous laisser entrer. Nous causerons. Je m’ennuie assez touteseule et vous ne me faites pas l’effet d’être homme à vouloirdévorer une jeune fille. Mais ne demandez pas le nom du monsieur,car cela, je ne dois pas vous le dire.

– Vraiment ? s’écria Harry ; comme c’estétrange ! En vérité, depuis quelque temps, je marche desurprise en surprise. Une question cependant, je puis sûrement vousla faire sans indiscrétion : cette maison luiappartient-elle ?

– Non pas. Il en est le locataire, et cela depuis huit joursseulement. Et maintenant question pour question. Connaissez-vouslady Vandeleur ?

– Je suis son secrétaire particulier, répondit Harry rougissantd’un modeste orgueil.

– Elle est jolie, n’est-ce pas ?

– Oh ! très belle ! s’écria Harry. Infinimentcharmante et non moins bonne.

– Vous paraissez vous-même un assez bon garçon, répliqua lajeune fille, goguenarde à demi, et je gage que vous valez dansvotre petit doigt une douzaine de lady Vandeleur. »

Harry fut absolument scandalisé.

« Moi ! s`écria-t-il, je ne suis qu’unsecrétaire !

– Dites-vous cela pour moi, monsieur, parce que je ne suisqu’une femme de chambre ? »

Elle l’avait pris de haut, mais s’adoucit à la vue de laconfusion de Harry :

« Je sais que vous n’avez aucune intention de m’humilier,reprit-elle, et j’aime votre figure ; mais je ne pense rien debon de cette lady Vandeleur. Oh ! ces grandes dames !…Envoyer un vrai gentleman comme vous porter un carton en pleinjour ! »

Pendant cet entretien, ils étaient restés dans leur premièreposition : elle, sur le seuil de la porte, lui sur letrottoir, nu-tête pour avoir plus frais, et tenant le carton sousson bras.

Mais à ces derniers mots, Harry, qui n’était capable desupporter ni de pareils compliments de but en blanc, ni les regardsencourageants dont ils étaient accompagnés, se mit à jeter desregards inquiets à droite et à gauche. Au moment où il tournait latête vers le bas de la ruelle, ses yeux épouvantés rencontrèrentceux du général Vandeleur. Le général, dans une prodigieuseexcitation dont la chaleur, la colère et une course effrénéeétaient cause, battait les rues à la poursuite de sonbeau-frère ; mais à peine eut-il aperçu le secrétaire coupableque son projet changea ; sa fureur prit un autre cours ;il remonta la rue en tempêtant, avec des gestes et desvociférations farouches.

Harry ne fit qu’un saut dans la maison, y poussa soninterlocutrice devant lui et ferma brusquement la porte au nez del’agresseur.

« Y a-t-il une barre ? Peut-on la poser ?demanda-t-il, pendant qu’on frappait le marteau à faire résonnertous les échos de la maison.

– Voyons, que craignez-vous ? demanda la femme de chambre.Est-ce donc ce vieux monsieur ?

– S’il s’empare de moi, murmura Harry, je suis un homme mort. Ilm’a poursuivi toute la journée, il porte une canne à épée et il estofficier de l’armée des Indes.

– Ce sont là de jolies manières, dit la petite ; et, s’ilvous plaît, quel peut être son nom ?

– C’est le général, mon maître, répondit Harry. Il court aprèsle carton.

– Quand je vous le disais ! s’écria-t-elle d’un air detriomphe. Oui, je vous répète que je pense moins que rien de votrelady Vandeleur, et, si vous aviez des yeux dans la tête, vousverriez ce qu’elle est, même pour vous. Une ingrate, une fourbe,j’en jurerais ! »

Le général recommença son attaque désordonnée sur le marteau,et, sa colère croissant avec l’attente, se mit à donner des coupsde pied et des coups de poing dans les panneaux de la porte.

« Il est heureux, fit observer la jeune fille, que je soisseule dans la maison ; votre général peut frapper jusqu’à cequ’il se fatigue, personne n’est là pour lui ouvrir.Suivez-moi ! »

En prononçant ces mots, elle emmena Harry à la cuisine, où ellele fit asseoir, et elle-même se tint auprès de lui, une main surson épaule, dans une attitude affectueuse. Bien loin de s’apaiser,le tapage augmentait d’intensité, et, à chaque nouveau coup,l’infortuné secrétaire tremblait jusqu’au fond du cœur.

« Quel est votre nom ? demanda la jeune femme dechambre.

– Harry Hartley, répondit-il.

– Le mien, continua-t-elle, est Prudence.L’aimez-vous ?

– Beaucoup, dit Harry. Mais, écoutez comme le général frappe àla porte. Il l’enfoncera certainement, et alors qu’ai-je à attendresinon la mort ?

– Vous vous agitez sans raison, répondit Prudence. Laissez votregénéral cogner à son aise, il n’arrivera qu’à se donner desampoules aux mains. Pensez-vous que je vous garderais ici, si jen’étais sûre de vous sauver ? Oh ! que non ! Je suisune amie fidèle pour ceux qui me plaisent ; et nous avons uneporte par derrière, donnant sur une autre ruelle. Mais,ajouta-t-elle en l’arrêtant, car à peine avait-il entendu cettenouvelle agréable, qu’il s’était levé, – je ne vous montrerai oùelle est que si vous m’embrassez. Voulez-vous, Harry ?

– Certes, je le veux ! s’écria-t-il, avec une vivacité quine lui était guère habituelle. Non pas à cause de votre portedérobée, mais parce que vous êtes bonne et jolie. »

Et il lui appliqua deux ou trois baisers, qui furent rendus avecusure.

Alors Prudence le mena droit à la porte de derrière et, posantsa main sur la clef :

« Reviendrez-vous me voir ? demanda-t-elle.

– Je viendrai sûrement, dit Harry. Ne vous dois-je pas lavie ?

– Maintenant, ajouta-t-elle, ouvrant la porte, courez aussi viteque vous pourrez, car je vais laisser entrer le général. »

Harry n’avait pas besoin de cet avis ; la peur l’emportaitet il se mit à fuir rapidement. Encore quelques pas, se disait-il,et il échapperait à cette pénible épreuve, il retournerait auprèsde lady Vandeleur la tête haute et en sécurité. Mais ces quelquespas n’étaient point encore franchis lorsqu’il entendit une voixd’homme l’appeler par son nom avec force malédictions, et,regardant par-dessus son épaule, il aperçut Charlie Pendragon, quilui faisait des deux mains signe de revenir. Le choc que lui causace nouvel incident fut si soudain et si profond, Harry était déjàarrivé d’ailleurs à un tel état de surexcitation nerveuse, qu’il nesut rien imaginer de mieux, que d’accélérer le pas et de poursuivresa course. Il aurait dû se rappeler la scène de Kensington Gardenset en conclure que là où le général était son ennemi, CharliePendragon ne pouvait être qu’un ami. Mais, tels étaient la fièvreet le trouble de son esprit, qu’il ne fut frappé par aucune de cesconsidérations, et continua seulement à fuir d’autant plus vite lelong de la ruelle.

Évidemment Charlie, d’après le son de sa voix et les injuresqu’il hurlait contre le secrétaire, était exaspéré. Lui aussicourait tant qu’il pouvait ; mais, quoi qu’il fit, lesavantages physiques n’étaient pas de son côté ; ses cris et lebruit de son pied boiteux sur le macadam s’éloignèrent de plus enplus.

Harry reprit donc espoir. La ruelle était à la fois trèsescarpée et très étroite, mais solitaire, bordée de chaque côté pardes murs de jardins où retombaient d’épais feuillages, et aussiloin que portaient ses regards, le fugitif n’aperçut ni un êtrevivant ni une porte ouverte. La Providence, lasse de le persécuter,favorisait maintenant son évasion.

Hélas ! comme il arrivait devant une porte de jardincouronnée d’une touffe de marronniers, celle-ci fut soudainementouverte et lui montra dans une allée, la silhouette d’un garçonboucher, portant un panier sur l’épaule. À peine eut-il remarqué cefait qu’il gagna du terrain ; mais le garçon boucher avait eule temps de l’observer ; très surpris de voir un gentlemanpasser à une allure aussi extraordinaire, il sortit dans la ruelleet se mit à interpeller Harry avec des cris d’ironiqueencouragement.

La vue de ce tiers inattendu inspira une nouvelle idée à CharliePendragon qui approchait ; tout hors d’haleine qu’il fût, iléleva de nouveau la voix.

« Arrête, voleur ! » cria-t-il.

Immédiatement le garçon boucher saisit le cri et le répéta en sejoignant à la poursuite.

Ce fut un cruel moment pour le secrétaire traqué. Il se sentaità bout de forces et, s’il rencontrait quelqu’un venant en sensinverse de ses persécuteurs, sa situation dans cette étroite ruelleserait en vérité désespérée.

« Il faut que je trouve un endroit où me cacher,pensa-t-il ; et cela en une seconde, ou, tout est fini pourmoi ! »

À peine cette idée avait-elle traversé son esprit que la rue,faisant un coude, le dissimula aux yeux de ses ennemis. Il y a descirconstances dans lesquelles les hommes les moins énergiquesapprennent à agir avec vigueur et décision, où les pluscirconspects oublient leur prudence et prennent les résolutionstéméraires. Une de ces circonstances se présenta pour HarryHartley ; ceux qui le connaissaient eussent été bien surprisde l’audace du jeune homme. Il s’arrêta net, jeta le cartonpar-dessus le mur d’un jardin et, sautant en l’air avec une agilitéincroyable, il saisit des deux mains la crête de ce mur, puis selaissa rouler de l’autre côté.

Il revint à lui un moment après et se trouva assis dans unebordure de petits rosiers. Ses mains et ses pieds déchiréssaignaient, car le mur était protégé contre de pareilles escaladespar une ample provision de bouteilles cassées ; il éprouvaitune courbature générale et un vertige pénible dans la tête. En facede lui, à l’autre extrémité du jardin, admirablement tenu et remplide fleurs aux parfums délicieux, il aperçut le derrière d’unemaison. Elle était très grande et certainement habitable ;mais, par un contraste singulier avec l’enclos environnant, elleétait délabrée, mal entretenue et d’apparence sordide. Quant au murdu jardin, de tous côtés il lui parut intact.

Harry constata machinalement ces détails, mais son espritrestait incapable de coordonner les faits ou de tirer uneconclusion rationnelle de ce qu’il voyait. Et, lorsqu’il entenditdes pas approcher sur le gravier, aucune pensée de défense ni defuite ne lui vint à l’esprit.

Le nouvel arrivant était un grand et gros individu, fort sale,en costume de jardinage, qui tenait un arrosoir dans la maingauche. Quelqu’un de moins troublé eût éprouvé une certaine alarmeà la vue des proportions colossales et de la mauvaise physionomiede cet homme. Mais Harry était encore trop profondément ému par sachute pour pouvoir même être terrifié ; quoiqu’il se sentîtincapable de détourner ses regards du jardinier, il restaabsolument passif et le laissa s’approcher de lui, le prendre parles épaules et le remettre brutalement debout, sans le moindresigne de résistance.

Tous deux se regardèrent dans le blanc des yeux, Harry fasciné,l’homme avec une expression dure et méprisante.

« Qui êtes-vous ? demanda enfin ce dernier. Quiêtes-vous pour venir ainsi, par-dessus mon mur, briser mesGloire de Dijon ? Quel est votre nom ?ajouta-t-il en le secouant. Et que pouvez-vous avoir à faireici ? »

Harry ne réussit pas à prononcer un seul mot d’explication.

Mais au même instant, Pendragon et le garçon boucher passaientdans la ruelle, et leurs pas, leurs cris rauques résonnèrentbruyamment de l’autre côté du mur : – Au voleur ! auvoleur !

Le jardinier savait ce qu’il voulait savoir, et, avec un souriremenaçant, il dévisagea Harry.

« Un voleur ! dit-il ; ma parole, vous deveztirer bon profit de votre métier, car vous êtes habillé comme unprince depuis la tête jusqu’aux pieds. N’êtes-vous pas honteux devous exposer aux galères dans une telle toilette, alors qued’honnêtes gens, j’ose le dire, s’estimeraient heureux d’acheter deseconde main une si élégante défroque ? Parlez, chien que vousêtes ; vous comprenez l’anglais, je suppose, et je compteavoir un bout de conversation avec vous, avant de vous mener auposte.

– Mon Dieu, dit Harry, voilà une épouvantable méprise ! Sivous voulez venir avec moi chez Sir Thomas Vandeleur, Eaton Place,je puis vous certifier que tout sera éclairci. Les gens les plushonnêtes, je le vois maintenant, peuvent être entraînés dans dessituations suspectes.

– Mon garçon, répliqua le jardinier, je n’irai pas plus loin quele poste de police de la rue voisine. Le commissaire sera, sansdoute, charmé de faire une promenade avec vous jusqu’à Eaton Placeet de prendre une tasse de thé avec vos nobles relations. SirThomas Vandeleur, en vérité ! Peut-être pensez-vous que je nesuis pas capable de reconnaître un vrai gentleman, lorsque j’envois un, d’un saute-ruisseau comme vous ? Malgré vosaffiquets, je puis lire en vous comme en un livre. Voici unechemise qui a peut-être coûté aussi cher que mon chapeau dudimanche ; et cette jaquette, je le parierais, ne vient pas dela foire aux haillons ; quant à vos bottes… »

L’homme dont les yeux s’étaient abaissés vers le sol, s’arrêtanet dans son insultante énumération et resta un moment immobile,regardant avec stupeur quelque chose à ses pieds. Lorsqu’il parla,sa voix était singulièrement changée.

« Qu’est-ce ? bégaya-t-il, qu’est-ce que toutceci ? »

Harry, suivant la direction de son regard, aperçut une chose quile rendit muet de terreur et d’étonnement. Dans sa chute, il étaitretombé verticalement sur le carton et l’avait crevé d’un bout àl’autre. Un flot de diamants s’en était échappé, et maintenant lespierres gisaient pêle-mêle les unes enfoncées dans la terre, lesautres disséminées sur le sol, en profusion royale etresplendissante. Il y avait là une splendide couronne héraldiquequ’il avait souvent admirée sur les cheveux de ladyVandeleur ; il y avait des bagues et des broches, des bouclesd’oreilles et des bracelets, même des brillants non montés,répandus çà et là parmi les buissons, comme des gouttes de rosée lematin. Une fortune princière couvrait le sol, entre les deuxhommes, une fortune sous la forme la plus séduisante, la plussolide et la plus durable, pouvant être emportée dans un tablier,magnifique par elle-même et dispersant la lumière du soleil en desmillions d’étincelles prismatiques.

« Grand Dieu ! dit Harry ; je suisperdu ! »

Son esprit, avec l’incalculable rapidité de la pensée, sereporta vers les aventures de la journée ; il commençavaguement à comprendre, à grouper les événements et à reconnaîtrele fatal imbroglio dans lequel sa propre personne avait étéenveloppée. Regardant autour de lui, il parut chercher dusecours ; mais non, il était dans le jardin, seul avec lesdiamants répandus et un redoutable interlocuteur ; en prêtantl’oreille, il n’entendit plus aucun son, sauf le bruissement desfeuilles et les battements précipités de son cœur. Il n’y avaitrien d’étonnant à ce que le jeune homme se sentît à bout de courageet répétât d’une voix brisée sa dernière exclamation.

« Je suis perdu ! »

Le jardinier regarda dans toutes les directions d’un airanxieux ; mais aucune tête ne paraissait à aucune fenêtre etil sembla respirer plus à l’aise.

« Reprenez courage, idiot que vous êtes ! dit-ilenfin. Le pire est passé. Ne pouviez-vous dire tout de suite, qu’ily en avait suffisamment pour deux ? Pour deux ?répéta-t-il ; bah ! pour deux cents plutôt. Mais partonsd’ici où nous pouvons être observés, et, vite remettez votrechapeau droit sur votre tête, brossez un peu vos habits. Vous nepourriez faire deux pas, dans la tenue ridicule que vous avez en cemoment. »

Pendant que Harry suivait machinalement ses conseils, lejardinier, à genoux, rassembla les joyaux épars et les remit dansle carton. Toucher ces pierres précieuses fit passer un frissond’émotion dans l’enveloppe épaisse du rustre ; sa physionomiese transfigura et ses yeux brillèrent de convoitise ; envérité, il semblait qu’il prolongeât voluptueusement son occupationet qu’il caressât chaque diamant en le ramassant avec soin. À lafin, il cacha le carton sous sa blouse, fit signe à Harry, puis, enle précédant, se dirigea vers la maison.

Près de la porte, ils rencontrèrent un jeune clergyman, brun etd’une beauté remarquable, très correctement vêtu, selon la coutumede ceux de son état. Le jardinier fut visiblement contrarié decette rencontre, mais il aborda l’ecclésiastique d’un airobséquieux.

« Une belle journée, Mr. Rolles ! commença-t-il ;une belle journée, aussi sûr que Dieu la fit ! Et voici un amià moi qui a eu la fantaisie de venir admirer mes roses. J’ai prisla liberté de le faire entrer, pensant que les locataires n’yverraient pas d’inconvénient.

– Quant à moi, répondit le Révérend Mr. Rolles, je n’en voisaucun, cela va sans dire. Le jardin vous appartient, Mr. Raeburn,vos locataires ne doivent pas l’oublier, et, parce que vous nousavez permis de nous y promener, il serait singulier de vousempêcher de recevoir qui bon vous semble. Mais, en réfléchissant,ajouta-t-il, je crois que monsieur et moi, nous nous sommes déjàrencontrés. Mr. Hartley, n’est-ce pas ? Je vois avec regretque vous avez fait une chute. »

Et il tendit la main à Harry.

Une sorte de dignité craintive, jointe au désir de retarder leplus possible les explications, poussa celui-ci à refuser unechance inespérée de secours et à nier sa propre identité. Ilpréféra la pitié clémente du jardinier, qui, du moins, lui étaitinconnu, à la curiosité et peut-être au soupçon de quelqu’un de saconnaissance.

« Vous faites erreur, dit-il. Mon nom est Thomlinson et jesuis un ami de Raeburn.

– Vraiment ? s’écria Mr. Rolles. La ressemblance estfrappante ! »

Raeburn, qui avait été sur les épines pendant ce colloque, jugeaqu’il était grand temps de le terminer.

« Je vous souhaite une promenade agréable, monsieur,dit-il ».

En prononçant ces mots, il entraîna Harry vers la maison etensuite dans une chambre qui donnait sur le jardin. Là, son premiersoin fut de baisser les jalousies, car Mr. Rolles était resté àl’endroit où ils l’avaient laissé, dans une attitude de perplexitéet de réflexion. Puis il vida le carton rompu sur une table, et, sefrottant les mains, demeura en contemplation devant le trésor ainsiétalé aux regards, avec une expression d’avidité extatique. La vuede cette ignoble figure devenue tout à fait bestiale, sousl’influence de sa basse passion, ajouta une nouvelle torture àcelles dont Harry souffrait déjà. Il lui semblait impossible, que,de sa vie de frivolité innocente et douce, il fut ainsi subitementjeté dans des relations criminelles. Il ne pouvait reprocher à saconscience aucun acte coupable, et cependant la punition du péchésous sa forme la plus aiguë et la plus cruelle s’appesantissait surlui : l’effroi du châtiment, les soupçons des bons et lapromiscuité flétrissante avec des natures inférieures. Il sentitqu’il donnerait sa vie avec joie pour sortir de la chambre et pouréchapper à la société d’un Raeburn.

« Et maintenant, dit ce dernier, après qu’il eut divisé lesbijoux en deux parts à peu près égales et attiré devant lui la plusgrosse, et maintenant, toutes choses en ce monde se paient. Voussaurez, Mr. Hartley, si tel est votre nom, que je suis un bravehomme d’un caractère très accommodant ; ma bonne nature a étépour moi une pierre d’achoppement en ce monde, depuis lecommencement jusqu’à la fin. Je pourrais empocher la totalité deces jolis cailloux, et vous n’auriez pas un mot à dire ; maisje n’ai pas le cœur de vous tondre de si près. Par pure bonté, jepropose donc de partager comme ceci. – Le drôle indiquait les deuxtas. – Voilà des proportions qui me semblent justes et amicales.Avez-vous quelque objection à soulever, Mr. Hartley, je vous ledemande ? Je ne suis pas homme à discuter pour une broche.

– Mais, monsieur, s’écria Harry, ce que vous me proposez estimpossible. Les joyaux ne sont pas à moi ; avec n’importe qui,et en quelque proportion que ce soit, je ne puis partager ce quiappartient à un autre.

– Ils ne sont pas à vous ? Bah !… répliquaRaeburn ; et vous ne sauriez les partager avec personne ?Tant pis ! C’est grand dommage ; car alors je me voisobligé de vous conduire au poste. La police ! réfléchissez-y,continua-t-il. Pensez à la honte pour vos respectablesparents ; pensez, poursuivit-il, saisissant Harry par lepoignet, pensez aux colonies et au jour du jugement.

– Je n’y puis rien ! gémit Harry. Ce n’est pas mafaute ; vous ne voulez pas venir avec moi à EatonPlace ?

– Non, répondit le jardinier, je ne le veux pas, cela estcertain, et j’entends partager ici ces joujoux avecvous. »

Disant cela, très violemment et à l’improviste, il tordit lepoignet du jeune homme.

Harry ne put réprimer un cri, et la sueur perla sur son front.Peut-être la souffrance et la peur éveillèrent-elles sonintelligence, mais assurément toute l’aventure se révéla à ses yeuxsous un nouveau jour ; il vit qu’il n’y avait rien à faire,sauf de céder aux propositions du misérable, en gardant l’espoir deretrouver plus tard sa maison, pour lui faire rendre gorge dans desconditions plus propices, alors que lui-même serait à l’abri detout soupçon.

« Je consens, dit-il.

– Voilà un agneau, ricana le jardinier ; je pensais bienqu’à la fin vous comprendriez votre intérêt. Ce carton,continua-t-il, je le brûlerai avec mes gravois. C’est une chose quepourraient reconnaître des gens curieux ; quant à vous,ratissez vos splendeurs et fourrez-les dans votre poche. »

Harry se mit à obéir, sous la surveillance de Raeburn ; detemps en temps, celui-ci, tenté par quelque scintillement, enlevaitun bijou de la part du secrétaire pour l’ajouter à la sienne.

Quand ce fut terminé, tous les deux se dirigèrent vers la portede la rue, que Raeburn ouvrit avec précaution pour inspecter lesalentours. Ils étaient probablement déserts ; car soudain cebrutal saisit Harry par la nuque, et, lui maintenant la têtebaissée de façon à ce qu’il ne pût voir que la route et les marchésdes maisons, il le poussa ainsi devant lui, descendant une rue eten remontant une autre pendant peut-être l’espace d’une minute etdemie. Harry compta trois tournants avant que son bourreau nerelâchât l’étreinte sous laquelle il fléchissait ; alors,criant : « Filez » le jardinier, d’un coup de piedvigoureux et bien appliqué, l’envoya rouler au loin la tête lapremière.

Lorsque Harry se releva, à moitié assommé et saignant du nez,Mr. Raeburn avait disparu. Pour la première fois, la colère et ladouleur dominèrent tellement le jeune homme, qu’il éclata en unecrise de larmes et resta sanglotant au milieu du chemin.

Lorsqu’il eut ainsi un peu calmé ses nerfs, il se mit à regarderautour de lui et à lire les noms des rues au croisement desquelleson l’avait laissé. Il était toujours dans une partie peu fréquentéedu quartier ouest de Londres, au milieu de villas et de grandsjardins ; mais il aperçut à une fenêtre quelques personnes quiévidemment avaient assisté à son malheur. Une servante sortit encourant de la maison et vint lui offrir un verre d’eau. Au mêmemoment, un vagabond, qui rôdait alentour, s’approcha, de l’autrecôté.

« Pauvre garçon ! dit la servante ; comme on vousa traité méchamment ! Vos genoux sont tout percés et vosvêtements en loques ! Connaissez-vous le gredin qui vous abattu ainsi ?

– Oui, certes ! s’écria Harry, un peu rafraîchi par leverre d’eau, et je le poursuivrai en dépit de ses précautions. Ilpaiera cher sa besogne d’aujourd’hui, je vous en réponds.

– Vous feriez mieux d’entrer dans la maison, pour vous laver etvous brosser, continua la servante. Ma maîtresse vous recevra debon cœur, ne craignez rien. Et je vais ramasser votre chapeau.Mais, Dieu du ciel ! cria-t-elle, si vous n’avez pas semé desdiamants tout le long de la route !… »

En effet, une bonne moitié de ce qui lui restait après lepillage de maître Raeburn, était tombé hors de sa poche par lasecousse de son saut périlleux, et, une fois de plus, gisait,étincelant sur le sol. Il bénit la fortune de ce que la servanteavait eu l’œil prompt. « Rien de si mauvais qui ne puisse êtrepire », pensa-t-il. Retrouver ces quelques joyaux lui semblapresque une aussi grande affaire que la perte de tout le reste.Mais, hélas ! comme il se baissait pour recueillir sestrésors, le vagabond fit une sortie adroite et inattendue ;d’un mouvement de bras il renversa à la fois Harry et la servante,ramassa deux poignées de diamants et se sauva le long de la rueavec une vélocité incroyable.

Le volé, aussitôt qu’il put se remettre sur ses pieds, essaya depoursuivre son voleur ; mais ce dernier était trop léger à lacourse et probablement trop bien au courant des lieux, car, dequelque côté qu’il se tournât, le pauvre Hartley n’aperçut aucunetrace du fugitif.

Dans le plus profond découragement, il revint sur la scène de cedésastre ; la servante était toujours là ; trèshonnêtement, elle lui rendit son chapeau et le reste des diamantséparpillés. Harry la remercia de tout son cœur ; n’étant plusd’humeur à faire des économies, il se dirigea vers une station defiacres et partit pour Eaton Place en voiture.

À son arrivée, la maison semblait en pleine confusion, comme siquelque catastrophe était arrivée dans la famille, et lesdomestiques, rassemblés sous le porche, ne retinrent pas leurhilarité en voyant la mine piteuse, les habits déguenillés dusecrétaire. Il passa devant eux, avec autant de dignité qu’il puten assumer et alla directement au boudoir de sa noble maîtresse.Quand il ouvrit la porte, un spectacle qui ne laissa pas del’étonner en l’inquiétant fort se présenta devant ses yeux ;car il vit réunis le général et sa femme et, qui l’eût pensé ?Charlie Pendragon lui-même, discutant gravement quelque sujetd’importance ! Harry comprit aussitôt qu’il lui restait peu dechose à expliquer : une confession plénière avait évidemmentété faite au général du vol prémédité contre lui et du résultatlamentable de ce projet ; ils s’étaient tous ligués, malgréleurs différends, pour conjurer le danger commun.

« Grâce au ciel ! s’écria lady Vandeleur, levoici ! Le carton, Harry, le carton ! »

Mais Harry se tenait debout, silencieux et désespéré.

« Parlez ! ordonna-t-elle, parlez ! Où est lecarton ? »

Et les deux hommes, avec des gestes menaçants, répétèrent lademande.

Harry sortit une poignée de diamants de sa poche. Il était trèspâle.

« Voici tout ce qui reste, dit-il ; je jure devantDieu, qu’il n’y a pas de ma faute, et, si vous voulez avoir un peude patience, quoique quelques bijoux soient perdus, je le crainsbien, pour toujours, d’autres, j’en suis sûr, peuvent encore êtreretrouvés.

– Hélas ! s’écria lady Vandeleur, tous nos diamants ontdisparu, et je dois quatre-vingt-dix mille livres pour mestoilettes !

– Madame, répliqua le général, vous auriez pu faire des dettespour cinquante fois la somme que vous dites, vous auriez pu medépouiller de la couronne et de l’anneau de ma mère, que j’auraispeut-être eu la lâcheté de vous pardonner quand même. Mais, vousavez volé le diamant du Rajah, l’œil de la lumière, comme lesOrientaux le nommaient poétiquement, l’orgueil de Kashgar !Vous m’avez pris le diamant du Rajah, cria-t-il en levant les mainsvers le ciel, tout est fini entre nous !

– Croyez-moi, général, répondit-elle ; voici un des plusagréables discours que j’aie jamais entendu tomber de voslèvres ; et, puisque nous devons être ruinés, je pourraipresque bénir ce changement, s’il me délivre de votre présence.Vous m’avez assez souvent répété que je vous avais épousé pourvotre argent ; laissez-moi vous dire maintenant que je me suistoujours cruellement repentie de ce marché. Si vous étiez encore àmarier, quand vous posséderiez un diamant plus gros que votre tête,je dissuaderais même ma femme de chambre d’une union aussi peuséduisante. Quant à vous, Mr. Hartley, continua-t-elle en setournant vers le secrétaire, vous avez suffisamment montré danscette maison vos précieuses qualités ; nous sommes maintenantconvaincus que vous manquez totalement de bravoure, de sens commun,et du respect de vous-même ; je n’ai qu’un conseil à vousdonner : éloignez-vous sur-le-champ, et ne revenez plus. Pourvos gages, vous pourrez prendre rang comme créancier dans labanqueroute de mon ex-mari. »

Hartley avait à peine compris ces paroles insultantes, que legénéral lui en adressait d’autres :

« Et en attendant, monsieur, suivez-moi chez le plus prochecommissaire de police. Vous pouvez en imposer à un soldat crédule,mais l’œil de la loi lira votre honteux secret. Si, par suite devos basses intrigues avec ma femme, je dois passer ma vieillessedans la misère, j’entends du moins que vous ne demeuriez pasimpuni. Et le ciel me refusera une très grande satisfaction, si, àpartir d’aujourd’hui, monsieur, vous ne triez pas de l’étoupejusqu’à votre dernière heure. »

Là-dessus, le général poussa Harry hors du salon, lui fitdescendre vivement l’escalier et l’entraîna dans la rue, jusqu’auposte de police.

Ici, dit mon auteur arabe, finit la triste HISTOIRE DU CARTON ÀCHAPEAU. Mais pour notre infortuné secrétaire, cette aventure futle commencement d’une vie nouvelle et plus honorable. La police selaissa aisément convaincre de son innocence, et, après qu’il eutfourni toute l’aide possible dans les recherches qui suivirent, ilfut même complimenté par un des chefs du service desDétectives, pour l’honnêteté et la droiture de saconduite. Plusieurs personnes s’intéressèrent à ce jeune homme simalheureux ; à peu de temps de là, une tante non mariée, dansle Worcestershire, lui laissa par héritage une certaine sommed’argent. Avec cela, il épousa l’accorte Prudence et s’embarquapour Bendigo, ou, suivant un autre renseignement, pour Trincomalee,satisfait de son sort et ayant devant lui le meilleur avenir.

Histoire du Jeune Clergyman

Le Révérend Mr. Simon Rolles s’était fort distingué dans lessciences morales et spécialement dans l’étude de la théologie. Sonessai sur « la doctrine chrétienne des devoirs sociaux »lui acquit, au moment de sa publication, une certaine célébrité àl’Université d’Oxford, et c’était chose connue dans les cerclescléricaux que le jeune Mr. Rolles avait en préparation un ouvrageimportant, un in-folio disait-on, traitant de l’autorité des Pèresde l’Église. Ces hautes capacités, ces travaux ambitieux, ne luivalaient cependant aucun avancement ; il attendait sa premièrecure, quand la promenade fortuite qui le conduisit dans une partiepeu fréquentée de Londres, l’aspect paisible et solitaire d’unjardin délicieux, le bas prix, en outre, du logement qui s’offrait,l’amenèrent à fixer sa résidence chez Mr. Raeburn, le pépiniéristede Stockdove Lane.

Ce studieux personnage, Simon Rolles, avait coutume, chaqueaprès-midi, après avoir travaillé sept ou huit heures sur saintAmbroise ou saint Jean Chrysostome, de se promener un peu en rêvantau milieu des roses, et c’était là d’ordinaire un des moments lesplus féconds de sa journée. Mais l’amour même de la méditation etl’intérêt des plus graves problèmes ne suffisent pas toujours àpréserver l’esprit d’un philosophe des menus chocs et des contactsmalsains du monde. Aussi, quand Mr. Rolles trouva le secrétaire dugénéral Vandeleur dans une si étrange situation, les vêtementsdéchirés, le visage sanglant, en compagnie de son propriétaire,quand il vit ces deux hommes, si peu faits pour être réunis,changer de couleur et s’efforcer d’éluder ses questions, surtout,lorsque le premier nia sa propre identité avec une assuranceinqualifiable, oublia-t-il complètement et les Saints et les Pèresde l’Église pour céder à un très vulgaire sentiment decuriosité.

« Je ne puis me tromper, pensa-t-il, c’est Mr. Hartley,cela est hors de doute. Comment s’est-il mis dans cet état ?Pourquoi cache-t-il son nom ? Que peut-il avoir à faire avecun Raeburn ? »

Pendant qu’il réfléchissait, une autre particularité attiral’attention de Rolles. La tête du pépiniériste apparut à unefenêtre de la maison, et, par hasard, ses yeux rencontrèrent ceuxde l’ecclésiastique. Il parut déconcerté, voire même inquiet, etaussitôt la jalousie fut violemment baissée.

« Tout cela peut être fort innocent, se dit SimonRolles ; mais j’en doute. Pour craindre autant d’êtreobservés, pour mentir avec cet aplomb, il faut que ces deuxindividus étrangement accouplés complotent quelque action peuhonorable. »

L’inquisiteur qui existe au fond de chacun de nous s’éveillachez Mr. Rolles et éleva la voix très haut ; d’un pas vif etimpatient, qui ne ressemblait guère à sa démarche habituelle, lejeune homme se mit à faire le tour du jardin. Lorsqu’il arriva surle théâtre de l’escalade de Hartley, ses yeux remarquèrent aussitôtles branches rompues d’un rosier et sur le sol des traces depiétinements. Il regarda en l’air et vit des briques endommagées,même un lambeau de pantalon qui flottait, accroché à un tesson debouteille. C’était donc là, vraiment, le mode d’introduction choisipar l’intime ami de Mr. Raeburn ! C’était de cette façon quele secrétaire du général Vandeleur venait admirer un parterre deroses ! Le jeune clergyman sifflota doucement entre ses dents,pendant qu’il se baissait pour examiner les lieux. Il putfacilement retrouver l’endroit où Harry était tombé après sonescalade ; il reconnut le large pied de Raeburn là où ils’était profondément enfoncé, alors qu’il relevait le malencontreuxsecrétaire par le collet de son habit ; même, après uneinspection plus minutieuse, il crut distinguer des marques dedoigts tâtonnants, comme si quelque chose avait été répandu etramassé à la hâte.

« Ma foi, se dit-il, la chose devient extrêmementintéressante. »

Et, au même instant, il aperçut un objet, aux trois quartsenfoui. Il eut vite fait de le déterrer ; c’était un élégantécrin en maroquin, avec des ornements et des fermoirs dorés. Cetécrin avait été foulé aux pieds jusqu’à disparaître dans le terreauépais, – de sorte qu’il avait échappé aux recherches précipitées deMr. Raeburn. Simon Rolles ouvrit l’écrin, et, saisi d’étonnement,presque de terreur, il étouffa un cri. Là, devant lui, sur un litde velours vert, gisait un diamant d’une grosseur prodigieuse et dela plus belle eau. Il était de la dimension d’un œuf de canard,magnifiquement taillé, sans un défaut ; lorsque le soleildonna dessus, il renvoya une lumière semblable à celle del’électricité et parut brûler de mille feux intérieurs dans la mainqui le tenait.

Mr. Rolles se connaissait peu en pierres précieuses, mais lediamant du Rajah était une de ces merveilles célèbres quis’expliquent d’elles-mêmes ; un sauvage, s’il l’eût trouvé, seserait prosterné devant lui en adoration comme devant un fétiche.La beauté de la pierre charma les yeux du jeune clergyman ; lapensée de son incalculable valeur accabla son esprit. Il compritque ce qu’il tenait là dépassait de beaucoup les revenus longuementaccumulés d’un siège archiépiscopal, que cela suffisait pour bâtirdes cathédrales plus splendides que celle de Cologne, que l’hommequi possédait un tel objet était à jamais délivré de la malédictionde la gêne et pouvait suivre ses propres inclinations, sansinquiétude ni obstacle. Comme il le retournait avec vivacité, lesrayons jaillirent plus éblouissants encore et semblèrent pénétrerjusqu’au fond de son cœur.

Nos actions décisives sont souvent résolues en un moment et sansque notre raison y consente. Il en fut ainsi pour Mr. Rolles. Ilregarda autour de lui et, de même que Raeburn auparavant, ne vitque le jardin en fleur, éclairé par le soleil, les hautes cimes desarbres, et la maison avec ses fenêtres aux jalousiesbaissées ; en un clin d’œil, il eut refermé l’écrin, le fitdisparaître dans sa poche et courut vers son cabinet de travailavec la précipitation d’un criminel. C’en était fait. Le RévérendSimon Rolles avait volé le diamant du Rajah.

De bonne heure, dans l’après-midi, la police arriva avec HarryHartley. Le pépiniériste, éperdu de terreur, apporta aussitôt sonbutin ; les joyaux furent reconnus et inventoriés en présencedu secrétaire. Quant à Mr. Rolles, il montra la plus parfaiteobligeance et sembla communiquer franchement ce qu’il savait, enexprimant son regret de ne pouvoir faire davantage pour aider lesagents dans l’accomplissement de leur devoir.

« Du reste, ajouta-t-il, je suppose que votre tâche estpresque terminée ?

– Pas du tout », répondit le policier.

Il raconta le second vol dont Harry avait été victime, endécrivant les bijoux les plus importants parmi ceux qui n’étaientpas encore retrouvés, et en s’étendant particulièrement sur lefameux diamant du Rajah.

« Ce diamant doit valoir une fortune, fit observer Mr.Rolles.

– Dix fortunes, vingt fortunes, monsieur.

– Plus il a de prix, insinua finement Simon, plus il doit êtredifficile de le vendre. De tels objets ont une physionomieimpossible à déguiser, et je me figure que le voleur pourrait aussifacilement mettre en vente la cathédrale de Saint-Paul.

– Oh ! sûrement ! lui répondit-on ; mais, s’ilest intelligent, il le coupera en trois ou en quatre, et il y enaura encore assez pour le rendre riche.

– Merci, dit le clergyman ; vous ne pouvezimaginer combien votre conversation m’intéresse. »

Là-dessus, l’agent, visiblement flatté, reconnut que, dans saprofession, on savait en effet bien des chosesextraordinaires ; il prit congé ensuite.

Mr. Rolles regagna son appartement, qu’il trouva plus petit etplus nu que d’habitude ; jamais les matériaux de son grandouvrage ne lui avaient offert aussi peu d’intérêt, et il regarda sabibliothèque d’un œil de mépris. Il prit, volume par volume,plusieurs Pères de l’Église, et les parcourut ; mais ils necontenaient rien qui pût convenir à sa disposition d’espritactuelle.

« Ces vénérables personnages, pensa-t-il, sont, sans aucundoute, des écrivains de grande valeur, mais ils me semblentabsolument ignorants de la vie. Me voici assez savant pour êtreévêque, et incapable néanmoins d’imaginer ce qu’il faut faire d’undiamant volé. J’ai recueilli une indication de la bouche d’unsimple policeman qui en sait plus long que moi, et, avec tous mesin-folios, je ne puis arriver à me servir de son idée. Cecim’inspire une bien faible estime pour l’éducationuniversitaire. »

Là-dessus, il bouscula sa tablette de livres ; et, prenantson chapeau, sortit à grands pas de la maison, pour courir vers leclub dont il faisait partie. Dans un lieu de réunion mondaine, ilespérait trouver de bons conseils, réussir à causer avec un membrequelconque qui eût cette grande expérience de la vie dont les Pèresde l’Église étaient dépourvus. Mais non, la salle de lecturen’abritait que beaucoup de prêtres de campagne et un doyen. Troisjournalistes et un auteur qui avait écrit sur les Métaphysiquessupérieures jouaient au pool ; rien à faire avecceux-ci ! À dîner, les plus vulgaires seulement des habituésdu club montrèrent leurs figures banales et effacées. Aucun d’entreeux non plus, pensa Mr. Rolles, n’en saurait plus long que lui,aucun ne serait capable de le tirer des difficultés présentes.

À la fin, dans le fumoir, il découvrit un gentleman du port leplus majestueux et vêtu avec une affectation de simplicité. Ilfumait un cigare et lisait la Fortnightly Review ; safigure était extraordinairement libre de tout indice depréoccupation ou de fatigue ; il y avait quelque chose dansson air qui semblait inviter à la confiance et commander lasoumission. Plus le jeune clergyman scrutait ses traits, plus ilétait convaincu qu’il venait de tomber sur celui qui pouvait, entretous, offrir un avis utile.

« Monsieur, commença-t-il, vous excuserez ma hardiesse.Mais sans préambules, d’après votre apparence, je juge que vousdevez être avant tout, un homme du monde.

– J’ai en effet de grandes prétentions à ce titre, réponditl’étranger en déposant sa revue avec un regard mélange de surpriseet d’amusement.

– Moi, monsieur, continua le clergyman, je suis un reclus, unétudiant, un compulseur de bouquins. Les événements m’ont faitreconnaître ma sottise depuis peu et je désire apprendre la vie.Quand je dis la vie, ajouta-t-il, je n’entends pas ce qu’on entrouve dans les romans de Thackeray, mais les crimes, les aventuressecrètes de notre société, et les principes de sage conduite àtenir dans des circonstances exceptionnelles. Je suis untravailleur, monsieur ; la chose peut-elle être apprise dansles livres ?

– Vous me mettez dans l’embarras, dit l’étranger ; j’avouen’avoir pas grande idée de l’utilité des livres, sauf commeamusement pendant un voyage en chemin de fer. Il existe toutefois,je suppose, quelques traités très exacts sur l’astronomie,l’agriculture et l’art de faire des fleurs en papier. Sur lesemplois secondaires de la vie, je crains que vous ne trouviez riende véridique. Cependant, attendez, ajouta-t-il ; avez-vous luGaboriau ? »

Mr. Rolles avoua qu’il n’avait même jamais entendu ce nom.

« Vous pouvez recueillir quelques renseignements dansGaboriau ; il est du moins suggestif ; et, comme c’est unauteur très étudié par le prince de Bismarck, au pire, vous perdrezvotre temps en bonne compagnie.

– Monsieur, dit le clergyman, je vous suis infinimentreconnaissant de votre obligeance.

– Vous m’avez déjà plus que payé, répondit l’autre.

– Comment cela ? demanda le naïf Simon.

– Par l’originalité de votre requête », riposta l’étranger.Et, avec un geste poli, comme pour en demander la permission, ilreprit la lecture de la Fortnightly Review.

Avant de rentrer chez lui, Mr. Rolles acheta un ouvrage sur lespierres précieuses et plusieurs romans de Gaboriau. Il parcourutavidement ces derniers, jusqu’à une heure avancée de la nuit ;mais, bien qu’ils lui ouvrissent plusieurs horizons nouveaux, il neput y découvrir, nulle part, ce qu’on devait faire d’un diamantvolé. Il fut du reste fort ennuyé de trouver ces informations peucomplètes, répandues au milieu d’histoires romanesques, au lieud’être présentées sobrement, comme dans un manuel ; et il enconclut que si l’auteur avait beaucoup réfléchi sur ces sujets, ilmanquait totalement de méthode. Cependant, il accorda sonadmiration au caractère et aux talents de M. Lecoq.

« Celui-là, se dit-il, était vraiment un grand homme,connaissant le monde comme je connais la théologie. Il n’y avaitrien ici-bas qu’il ne pût mener à bien de sa propre main, envers etcontre tous. Ciel ! s’écria soudainement Mr. Rolles, n’est-cepas une leçon ? Ne dois-je pas apprendre à tailler desdiamants moi-même ?… »

Cette idée le tirait de ses perplexités ; il se souvintqu’il connaissait un joaillier à Édimbourg. Ce Mr. Mac-Culoch nedemanderait pas mieux que de lui procurer l’apprentissagenécessaire. Quelques mois, quelques années, peut-être, de travailpénible, et il serait assez expérimenté pour pouvoir diviser lediamant du Rajah, assez adroit pour s’en débarrasseravantageusement. Cela fait, il pourrait reprendre à loisir sessavantes recherches, devenir un étudiant riche, élégant, envié etrespecté de tous. Des visions dorées accompagnèrent son repos et ilse leva avec le soleil, rafraîchi, le cœur léger.

La maison de Mr. Raeburn devait, ce jour-là, être fermée par lapolice ; il profita de ce prétexte pour hâter son départ.Préparant gaiement ses bagages, il les transporta à la gare deKing’s Cross, laissa tout à la consigne et retourna au club pour ypasser l’après-midi.

« Si vous dînez ici ce soir, Rolles, lui dit un de sesamis, vous pourrez voir deux célébrités : le prince Florizelde Bohême et le vieux John Vandeleur.

– J’ai entendu parler du prince, répondit Mr. Rolles, et j’airencontré dans le monde le général Vandeleur.

– Le général Vandeleur est un âne ! repartit l’autre.Celui-ci est son frère, l’aventurier le plus hardi, le plus grandconnaisseur en pierres précieuses, et l’un des plus fins diplomatesde l’Europe. Ignorez-vous son duel avec le duc de Val d’Orge, sesexploits et ses cruautés quand il était dictateur au Paraguay, sonhabileté pour retrouver les bijoux de sir Samuel Levi, ses servicespendant la rébellion des Indes, services dont le gouvernementprofita, mais que le gouvernement n’osa pas reconnaître ? Envérité votre étonnement me confond ! Qu’est-ce donc que larenommée ou même l’infamie ? John Vandeleur a des droitsexceptionnels à l’une et à l’autre. Descendez vite, prenez unetable auprès d’eux et ouvrez vos oreilles. Vous entendrez quelqueamusante conversation, ou je me trompe fort.

– Mais comment les reconnaîtrai-je ? demanda leclergyman…

– Les reconnaître ! Mais le prince est le plus beaugentilhomme de toute l’Europe, le seul être vivant qui ait l’aird’un roi ; quant à John Vandeleur, si vous pouvez vousreprésenter Ulysse à soixante-dix ans et avec un coup de sabre àtravers la figure, vous voyez l’homme. Les reconnaître, envérité ! Mais, vous pourriez les distinguer l’un et l’autredans la foule, un jour de Derby ! »

Rolles se précipita dans la salle à manger. Son ami avait ditvrai. Il était impossible de méconnaître les deux personnages enquestion. Le vieux John Vandeleur était d’une force physiqueremarquable et visiblement usé par une vie agitée. Il n’avait latenue ni d’un militaire, ni d’un marin, ni même d’un cavalier, maisc’était un composé de tout cela, le résultat et l’expression demaintes habitudes, de maintes capacités diverses. Ses traitsétaient hardis et aquilins ; sa physionomie arrogante etrapace ; son air était celui d’un oiseau de proie, d’un hommed’action, violent et sans scrupules ; son abondante chevelureblanche, la profonde cicatrice qui sillonnait son visage, du nez àla tempe, ajoutaient une note de sauvagerie à cette tête déjàmenaçante par elle-même.

Dans son noble compagnon, Simon Rolles fut surpris de retrouverle gentleman qui lui avait recommandé d’étudier Gaboriau. Sansdoute le prince de Bohême, qui fréquentait rarement le club, dont,comme beaucoup d’autres, il était membre honoraire, attendait JohnVandeleur, quand Simon l’avait abordé le soir précédent.

Les autres convives s’étaient discrètement retirés dans lescoins de la salle, à distance respectueuse du prince ; maisRolles ne se laissa retenir par aucun sentiment de déférence ;avec hardiesse il s’installa tranquillement à la table la plusproche. La conversation était neuve pour les oreilles d’un étudianten théologie. L’ex-dictateur du Paraguay racontait nombre de chosesextraordinaires qui lui étaient arrivées dans les différentesparties du monde, et le prince y ajoutait des commentaires plusintéressants encore que les événements eux-mêmes. Un double sujetd’observation était ainsi offert au jeune clergyman, et il ne sutlequel admirer davantage de l’acteur capable de tout ou de l’experthabile qui jugeait si finement la vie, de l’aventurier qui parlaitavec audace de ses risques et de ses épreuves ou de l’homme qui, àl’égal d’un dieu, semblait tout savoir et n’avoir rien souffert. Lamanière d’être de chacun des deux interlocuteurs s’accordaitparfaitement avec ses discours. Le vieux despote se laissait allerà des brutalités de geste aussi bien que de langage ; sa mains’ouvrait, se refermait et retombait rudement sur la table ;sa voix était forte et impérieuse. Le prince, au contraire,semblait le type même de la distinction placide ; mais lemoindre mouvement, la moindre inflexion, chez lui, avait unesignification beaucoup plus grande que la pantomime passionnée deson compagnon. Même lorsque, comme cela devait souvent arriver, ilfaisait allusion à quelque expérience personnelle, la chose étaitsi adroitement dissimulée qu’elle passait inaperçue.

À la fin, cette curieuse conversation tomba sur les derniersvols commis et sur le diamant du Rajah.

« Ce diamant serait mieux au fond de la mer, fit observerle prince Florizel.

– Comme je suis un Vandeleur, répliqua le dictateur du Paraguay,Votre Altesse doit comprendre que j’exprime un avis contraire.

– Je parle au point de vue de la morale publique, poursuivit leprince. Des joyaux d’un tel prix devraient être réservés pour lacollection d’un prince ou le Trésor d’une grande nation. Les fairepasser dans les mains du commun des mortels, c’est mettre à prix lavertu elle-même. Si le rajah de Kashgar, dont j’ai entendu vanterles lumières, désirait exercer une vengeance éclatante contre sesennemis d’Europe, il aurait difficilement pu imaginer mieux, pourarriver à l’accomplissement de son projet, que l’envoi de cettepomme de discorde. Il n’est pas d’honnêteté assez robuste pourrésister à pareille épreuve. Moi-même, qui ai de grands devoirs etde grands privilèges, moi-même, Mr. Vandeleur, je pourrais à peinemanier avec sécurité ce morceau de cristal affolant. Quant à vous,qui êtes un chercheur de diamants, par goût et par profession, jene crois pas qu’il y ait un seul crime au monde que vous ne soyezprêt à commettre, un ami sur la terre que vous ne soyez disposé àtrahir sur-le-champ ; je ne sais si vous avez une famille,mais, en admettant que vous en ayez une, je certifie que voussacrifieriez même vos enfants, – et tout cela pourquoi ? Nonpas pour être plus riche, non pas pour avoir plus de bien-être etplus d’honneurs, mais simplement pour appeler le diamant« vôtre », pendant une année ou deux, jusqu’à votre mort,pour pouvoir, toujours et sans cesse, ouvrir un coffre-fort et lecontempler comme on contemple un tableau !

– C’est vrai, répondit Vandeleur. J’ai fait bien des chasses,depuis la chasse à l’homme et à la femme jusqu’à la chasse auxmoustiques. J’ai plongé pour avoir du corail, j’ai poursuivi desbaleines et des tigres, et je déclare qu’un diamant est la plusbelle de toutes les proies. Il a la beauté et la valeur ; luiseul nous récompense réellement des fatigues de la chasse. Àl’heure qu’il est, ainsi que Votre Altesse peut l’imaginer, je suisune piste. J’ai un flair sûr, une grande expérience ; jeconnais chacune des pierres que renferme la collection de monfrère, comme un berger connaît son troupeau. Et que je meure, si jene les retrouve pas toutes sans exception.

– Sir Thomas Vandeleur vous devra une grande reconnaissance, ditle prince.

– Je n’en suis pas très sûr, riposta le vieux brigand. Un desVandeleur m’en devra, Thomas ou John, – Pierre ou Paul, nous sommestous des apôtres.

– Je ne comprends pas bien… » dit le prince avec quelquedégoût.

Au même instant un domestique vint informer Mr. Vandeleur que savoiture était à la porte.

Mr. Rolles regarda la pendule et vit que, lui aussi, devait s’enaller. Cette coïncidence le frappa d’une façon désagréable, car ildésirait ne plus revoir jamais le terrible chercheur dediamants.

Un travail excessif ayant un peu ébranlé ses nerfs, le jeuneclergyman avait pris l’habitude de voyager de la façon la plusluxueuse ; cette fois, il avait retenu une place dans lesleeping-car.

« Vous serez à votre aise, dit le conducteur ; il n’ya personne dans le compartiment, seulement un vieux gentleman àl’autre bout. »

L’heure approchant, on examinait les billets, quand Mr. Rollesaperçut son compagnon de voyage, que plusieurs facteurs aidèrent àmonter ; certes il n’y avait pas un homme sur la terre dont iln’eût préféré le voisinage, car c’était le vieux John Vandeleur,l’ex-dictateur du Paraguay.

Les sleeping-cars, sur la ligne, étaient divisés entrois compartiments, un à chaque bout pour les voyageurs, et un aucentre, muni de tous les aménagements d’un cabinet de toilette. Uneporte roulant sur des coulisses séparait chacun des deux premiersdu lavabo ; mais, comme il n’y avait ni verrous, ni serrures,on se trouvait, en somme, sur un terrain commun.

Quand Mr. Rolles eut étudié sa position, il se reconnut sansdéfense. S’il prenait envie au dictateur de lui rendre visitependant la nuit, il ne pouvait faire autrement que de lerecevoir ; il n’avait aucune possibilité de barricade etrestait découvert devant l’attaque comme s’il eût été couché aumilieu des champs. Cette situation lui causa une véritableangoisse. Il se souvint avec inquiétude des propos cyniques qu’ilavait surpris à table, pendant le dîner, de la profession de foiimmorale qu’il lui avait entendu faire au prince scandalisé. Il serappela aussi avoir lu que certaines personnes étaient douées d’unesingulière vivacité de perception pour sentir le voisinage demétaux précieux : à travers les murs et même à une distanceconsidérable, dit-on, elles devinent la présence de l’or. Nepouvait-il en être de même pour les pierreries ? Et, s’il enétait ainsi, qui donc était plus apte à posséder ce senstranscendant que celui qui se glorifiait du nom de Chasseur dediamants ? D’un tel homme, il avait tout à craindre ;aussi fit-il des vœux ardents pour l’arrivée du jour.

En même temps, il ne négligea aucune précaution, cacha sondiamant dans la poche la plus intime de tout un système compliquéde pardessus, et dévotement se mit sous la garde de laProvidence.

Le train poursuivait vers le nord sa course habituelle, égale etrapide ; la moitié du trajet fut parcourue avant que lesommeil ne commençât à l’emporter sur l’inquiétude dans l’esprit deMr. Rolles. Pendant quelque temps il résista à son influence ;mais, de plus en plus, la fatigue s’imposait ; un peu avantYork il fut contraint de s’étendre sur un des lits de repos et delaisser ses yeux se fermer ; presque aussitôt le jeuneclergyman perdit conscience de la réalité. Sa dernière pensée futpour son terrible voisin.

Lorsqu’il s’éveilla, il eût fait encore nuit noire sans laflamme vacillante de la lampe voilée, et le grondement, latrépidation continus prouvaient que le train ne ralentissait pas samarche. Saisi d’une sorte de panique, Simon se dressa brusquement,car il venait d’être tourmenté par les rêves les plus pénibles.Quelques secondes se passèrent avant qu’il ne redevînt maître delui, et même quand il eut repris l’attitude horizontale, le sommeilcontinua de le fuir. Il restait étendu, tout éveillé, le cerveaudans un état de violente agitation, les yeux fixés sur la porte ducabinet de toilette. Enfonçant son feutre ecclésiastique sur sonfront, pour se protéger contre la lumière, il eut recours auxexpédients habituels, tels que compter jusqu’à mille, sans penser àrien, par lesquels les malades d’expérience ont l’habituded’appeler le sommeil. Dans le cas de Mr. Rolles tous les moyensfurent sans efficacité ; il était harassé par une douzained’inquiétudes différentes. Ce vieillard, à l’autre bout de lavoiture, le hantait sous les formes les plus sinistres ; et,quelque position qu’il prit, le diamant dans sa poche lui causaitune sensible souffrance physique. Il brûlait, il était trop gros,il lui meurtrissait les côtes, et il y avait d’infinitésimalesfractions de secondes, pendant lesquelles il avait presque envie dele jeter par la fenêtre.

Pendant qu’il gisait ainsi, un singulier accident arriva.

La porte à coulisses remua un peu, puis davantage ; ellefut finalement entrouverte. La lampe du cabinet de toilette n’étaitpas voilée et à sa lumière, par l’ouverture éclairée, Simon Rollesput voir la tête attentive de Mr. John Vandeleur. Il sentit que leregard de ce dernier s’arrêtait avec insistance sur sa proprefigure ; l’instinct de la conservation le poussa aussitôt àretenir son souffle et à réprimer le moindre mouvement ; lesyeux baissés, il surveilla en dessous l’indiscret. Un moment aprèsla tête disparut et la porte du cabinet de toilette futrefermée.

Le dictateur n’était pas venu pour attaquer, mais pourobserver ; son action n’était pas celle d’un homme qui enmenace un autre, mais celle d’un homme menacé lui-même. Si Mr.Rolles avait peur de lui, il semblait que, lui, de son côté, ne fûtpas très tranquille sur le compte de Mr. Rolles. Il était venu,probablement, pour se convaincre que son unique compagnon de routedormait ; rassuré sur ce point, il s’était aussitôtretiré.

Le clergyman sauta sur ses pieds ; l’extrême terreur avaitfait place à une réaction de témérité. Il réfléchit que le bruit dutrain filant à toute vapeur étouffait tout autre bruit, et ilrésolut, coûte que coûte, de rendre la visite qu’il venait derecevoir. Se dépouillant de son manteau, qui eût pu entraver laliberté de ses mouvements, il entra dans le cabinet de toilette ets’arrêta pour écouter. Comme il l’avait pressenti, on ne pouvaitrien entendre, sauf ce fracas du train en marche ; posant samain sur la porte du côté le plus éloigné, il se mit, avecprécaution, à l’ouvrir d’environ six pouces. Alors il s’arrêta etne put retenir une exclamation de surprise.

John Vandeleur portait un bonnet de voyage en fourrure, avec despans pour protéger les oreilles ; et ceci, joint au bruit del’express, expliquait son ignorance de ce qui se passait. Il estcertain, du moins, qu’il ne leva pas la tête, et poursuivit sonétrange occupation. Entre ses jambes était une boîte à chapeauouverte. D’une main il tenait la manche de son pardessus de loutre,de l’autre, un énorme couteau, avec lequel il venait de couper ladoublure de cette manche. Mr. Rolles avait lu que quelquespersonnes portaient leur argent dans une ceinture, et comme il neconnaissait que les ceintures en usage au jeu de cricket, iln’avait jamais bien compris comment cela pouvait se faire. Mais là,devant ses yeux, se produisait une chose beaucoup plusoriginale ; car John Vandeleur portait des diamants dans ladoublure de sa manche ; et même, pendant que le jeuneclergyman continuait d’épier, il put voir les pierres tomber enétincelant, l’une après l’autre, au fond de la boîte à chapeau.

Rivé au sol, il suivit des yeux cette extraordinaire besogne.Les diamants étaient pour la plupart petits et difficiles àdistinguer. Soudain le dictateur parut rencontrer unobstacle ; le dos courbé sur sa tâche, il employa les deuxmains, mais ce ne fut qu’après un effort considérable, qu’il tirade la doublure une grande couronne de diamants ; pendantquelques secondes il la tint en l’air, pour la mieux examiner,avant de la placer avec le reste, dans la boîte à chapeau. Cettecouronne fut un trait de lumière pour Mr. Rolles ; il lareconnut immédiatement, comme ayant fait partie du trésor volé àHarry Hartley par le vagabond. Il n’y avait pas moyen de setromper ; elle était exactement telle que l’agent de policel’avait décrite ; il y avait les étoiles de rubis avec unegrosse émeraude au centre ; il y avait les croissantsentrelacés, il y avait les pendants taillés en poire, chacun forméd’une seule pierre, qui donnaient une valeur singulière à lacouronne de lady Vandeleur.

Mr. Rolles fut immensément soulagé ; le dictateur étaitimpliqué dans l’affaire autant que lui-même ; aucun des deuxne pourrait rien dire contre l’autre. Dans le premier moment desatisfaction, il laissa échapper un soupir ; et, comme sapoitrine avait souffert de l’arrêt de sa respiration, comme sagorge était sèche, le soupir fut involontairement suivi d’unepetite toux.

Mr. Vandeleur leva la tête ; une sombre et implacablecolère contracta ses sourcils ; ses yeux s’ouvrirentdémesurément et sa mâchoire inférieure s’abaissa avec uneexpression d’étonnement qui approchait de la fureur. D’un gesteinstinctif, il avait couvert la boîte avec son manteau. Pendant unedemi-minute, les deux hommes se regardèrent en silence. Ce momentne fut pas long, mais il suffit à Mr. Rolles ; ce noviceétait, nous l’avons dit, de ceux qui prennent rapidement unedécision dans les occasions graves ; il résolut d’agir d’unemanière singulièrement audacieuse, et, tout en comprenant qu’iljouait sa vie sur un hasard, il parla le premier :

« Excusez-moi », dit-il.

Le dictateur frissonna légèrement, et, lorsqu’il répondit, savoix était rauque.

« Que cherchez-vous ici, monsieur ?

– Les diamants ont pour moi un intérêt tout particulier,répondit Mr. Rolles d’un air aussi calme que s’il eût été en pleinepossession de lui-même. Deux connaisseurs doivent entrer enrapport. J’ai là une bagatelle qui m’appartient et qui pourrapeut-être me servir d’introduction. »

Ce disant il tira tout naturellement l’écrin de sa poche, fitétinceler, l’espace d’une seconde, le diamant du Rajah, puis leremit aussitôt en sûreté.

« Il était jadis à votre frère », ajouta-t-il.

John Vandeleur continuait à le considérer d’un air ahuri, maisil ne parla ni ne bougea.

« J’ai été charmé de constater, reprit le jeune homme, quenous avions des pierres de la même collection. »

L’autre se taisait, anéanti par la surprise.

« Pardon, dit-il enfin, je commence à m’apercevoir que jedeviens vieux ! Je ne suis positivement pas préparé à decertains petits incidents comme celui-ci. Mais éclairez-moi sur unpoint ; mes yeux me trompent-ils, ou êtes-vous tout de bon unecclésiastique ?

– Je suis dans les ordres, répondit Mr. Rolles.

– Bien ! s’écria l’autre ; tant que je vivrai, je neveux plus entendre jamais prononcer un seul mot contre ceux devotre habit.

– Vous me comblez, dit Mr. Rolles.

– Oui, pardonnez-moi, répéta Vandeleur, pardonnez-moi, jeunehomme. Vous n’êtes pas un lâche, il me reste cependant à savoir sivous n’êtes pas le dernier des fous. Peut-être, continua-t-il en serenversant sur son siège, peut-être consentirez-vous à me donnerquelques détails. Je dois supposer que vous aviez un but, pour agiravec une impudence aussi stupéfiante, et j’avoue que je suiscurieux de le connaître.

– C’est très simple, répondit le clergyman ; cela vient dema grande inexpérience de la vie.

– J’aimerais à en être persuadé », riposta Vandeleur.

Alors Simon lui raconta toute l’histoire, depuis l’heure où ilavait trouvé le diamant du Rajah dans le jardin d’un pépiniériste,jusqu’au moment où il avait quitté Londres par le train express. Ily ajouta un rapide aperçu de ses sentiments et de ses penséesdurant le voyage et conclut par ces mots :

« Quand je reconnus la couronne, je sus que nous étionsdans une situation identique vis-à-vis de la société, et celam’inspira une idée que, j’espère, vous ne trouverez pas mal fondée.Je me dis que vous pourriez devenir en quelque sorte mon associédans les difficultés et dans les profits de mon entreprise. Àquelqu’un de votre savoir spécial et de votre incontestableexpérience, la vente du diamant donnerait peu d’embarras, tandisque pour moi, c’est une chose de toute impossibilité. D’autre part,j’ai réfléchi que la somme que je perdrais en coupant le diamant,et cela probablement d’une main maladroite, me permettrait de vouspayer très généreusement votre aide. Le sujet était délicat àentamer et je manque peut-être de tact. Mais je dois vous prier devous souvenir que, pour moi, la situation est absolument nouvelleet que je suis entièrement ignorant de l’étiquette en usage. Jecrois, sans vanité, que j’eusse pu vous marier ou vous baptiserd’une manière très acceptable ; mais chacun a ses aptitudes ence monde, cette sorte de marché ne figurait pas sur la liste de mestalents.

– Je n’ai pas l’intention de vous flatter, répondit Vandeleur,mais, sur ma foi, vous montrez des dispositions extraordinairespour la vie criminelle… Vous possédez plus de talents que vous nepouvez l’imaginer, et, quoique j’aie vu nombre de coquins dans lesdifférentes parties du monde, je n’en ai jamais rencontré un quifût aussi cynique que vous. Réjouissez-vous, monsieur, vous êtesenfin dans votre véritable voie ! Quant à vous aider, vouspouvez me commander à votre volonté. Je dois simplement passer unejournée à Édimburg, pour des affaires qui concernent monfrère ; ceci terminé, je retourne à Paris, où je résidehabituellement. Libre à vous de m’accompagner. Et, avant un mois,j’aurai amené, je pense, notre petite besogne à une conclusionsatisfaisante. »

Ici, contrairement à toutes les règles de son art, notre auteurarabe arrête l’HISTOIRE DU JEUNE CLERGYMAN. Je regrette et jecondamne de tels procédés ; mais je dois suivre mon original,et renvoyer le lecteur, pour la fin des aventures de Mr. SimonRolles, au prochain numéro de la série, l’HISTOIRE DE LA MAISON AUXPERSIENNES VERTES.

Histoire de la Maison aux PersiennesVertes

Francis Scrymgeour, domicilié à Édimbourg, employé à la banqueÉcossaise, avait atteint ses vingt-cinq ans dans l’atmosphère d’unevie paisible, honorable et toute de famille. En bas âge, il perditsa mère ; son père, homme de sens et d’une extrême probité,lui fit donner une excellente éducation scolaire, en même tempsqu’il lui inculquait des habitudes d’ordre et d’économie.Affectueux et docile, Francis profita avec zèle de ces avantageset, dans la suite, se consacra cœur et âme à des fonctions assezingrates. Ses distractions principales consistaient en unepromenade chaque samedi, un dîner de famille de temps à autre etune excursion annuelle d’une quinzaine de jours dans les montagnesou même sur le continent. Il gagnait à vue d’œil dans l’estime deses supérieurs et jouissait déjà d’un traitement de deux centslivres sterling, avec espérance de le voir s’élever ultérieurementjusqu’au double de cette somme. Peu de jeunes gens étaient plussatisfaits de leur sort que Francis Scrymgeour, peu, il faut ledire, aussi laborieux et, aussi remplis de bonne volonté. Le soir,après avoir lu le journal, il jouait quelquefois de la flûte pouramuser son père, qui lui inspirait le plus tendre respect.

Un jour, il reçut d’une étude d’avoué très connue dans la villeun billet réclamant la faveur d’une entrevue immédiate. La lettreportait sur son enveloppe les mots « personnelle etconfidentielle », et lui était adressée non pas chez lui, maisà la banque ; deux détails insolites qui excitèrent au plushaut point sa curiosité.

Il se rendit donc avec empressement à cette sommation. L’avouél’accueillit gravement, le pria de s’asseoir et, dans le langageardu d’un homme d’affaires consommé, procéda, sans plus depréambules, à l’exposé de la question.

Une personne qui devait rester inconnue, mais qu’il avait toutesles raisons possibles de considérer, bref, un personnage de quelquenotoriété dans le pays, désirait faire à Francis une pensionannuelle de cinq cents livres sterling, le capital étant confié auxsoins de l’étude et de deux dépositaires qui devaient égalementgarder l’anonyme. Cette libéralité était subordonnée à de certainesconditions, dont aucune, d’ailleurs, n’impliquait rien d’excessifni de déshonorant.

L’avoué répéta ces derniers mots avec une emphase qui semblaitindiquer le désir de ne pas s’engager davantage.

Francis lui demanda de quelle nature étaient ces conditions.

« Comme je vous l’ai deux fois fait remarquer, répondit-il,elles ne sont ni excessives ni déshonorantes ; mais en mêmetemps je ne puis vous dissimuler qu’elles sont d’une espèce peucommune. En vérité, le cas est dans l’ensemble si parfaitement endehors de nos pratiques ordinaires que si j’ai consenti à m’encharger, c’est par égard pour la réputation du gentleman qui me leconfiait et, permettez-moi d’ajouter, Mr. Scrymgeour, poussé parl’estime que des rapports, bien fondés, je n’en doute pas, m’ontinspirée pour votre personne. »

Francis le supplia d’être plus explicite.

« Vous ne sauriez croire, dit-il, à quel point cesconditions m’inquiètent.

– Elles sont au nombre de deux, répliqua l’homme de loi, de deuxseulement, et vous vous rappellerez que la somme dont il s’agits’élève à cinq cents livres par an, sans frais ; j’avais omisd’ajouter, sans frais. »

L’avoué fixa sur son nouveau client un regard solennel.

« La première, poursuivit-il, est extrêmement simple. Vousvous trouverez à Paris dans l’après-midi du dimanche 15 de cemois ; vous vous présenterez au bureau de location de laComédie-Française, où vous trouverez un coupon pris en votre nom,qui vous attend. Vous êtes prié de rester assis tout le temps duspectacle à la place retenue ; voilà pour la premièrecondition.

– J’aurais certainement préféré que ce fût un jour de semaine,répondit Francis, qui était très religieux, mais après tout, pourune fois…

– Et à Paris, cher monsieur, ajouta l’avoué d’un tonconciliant ; je suis moi-même quelque peu timoré, mais dansles circonstances présentes, et à Paris, je n’hésiterais pas uninstant. »

Et tous les deux de rire ensemble.

« L’autre condition est plus importante. Il s’agit d’unmariage. Mon client, prenant à votre bonheur un intérêt profond,désire vous guider dans le choix d’une épouse. Il désire vousguider absolument, entendez-le bien.

– Expliquons-nous, je vous prie, interrompit Francis. Dois-jeépouser quiconque il plaira à cette invisible personne de meprésenter, fille ou veuve, blanche ou noire ?

– Je puis vous assurer, répondit l’avoué, que votre bienfaiteurtiendra compte des rapports d’âge et de position. Quant à la race,j’avoue que ce point m’a échappé et que j’ai omis de m’eninformer ; qu’à cela ne tienne, je vais, si vous le désirez,en prendre note, et vous en serez avisé à bref délai.

– Monsieur, dit Francis, il reste à savoir si tout ceci n’estpas une indigne mystification. Ce que vous m’exposez estinexplicable, invraisemblable. Tant que je ne pourrai voir plusclair, ni découvrir quelque motif plausible, je vous déclare que jerefuse de me prêter à cette opération. Si vous ne connaissez pas lefond des choses, si vous ne le devinez pas ou si vous n’êtes pasautorisé à le dire, je prends mon chapeau et je retourne à mabanque.

– Je ne sais rien, répondit l’avoué, mais je devine souventassez juste. Pour moi, votre père seul est à la source de cemystère.

– Mon père ! s’écria Francis avec un geste de dédain. Ledigne homme n’a jamais rien eu de caché pour moi, ni une pensée niun sou !

– Vous ne m’avez pas compris, dit l’avoué. Ce n’est pas àM. Scrymgeour aîné que je fais allusion, car il n’est pasvotre père. Quand sa femme et lui s’établirent à Édimbourg, vousaviez déjà près d’un an et il y avait trois mois à peine que vousétiez confié à leurs soins. Le secret a été bien gardé, mais telest le fait. Votre père est inconnu et, encore une fois, je suispersuadé qu’il est l’auteur des offres que je suis chargé de voustransmettre. »

Il serait difficile de peindre la stupéfaction de Francis àcette communication imprévue.

« Monsieur, dit-il, confondu, après des révélations aussifoudroyantes, vous voudrez bien m’accorder quelques heures deréflexion. Vous saurez ce soir ce que j’aurai décidé. »

L’avoué loua sa prudence, et Francis, s’étant excusé à la banquesous un prétexte quelconque, gagna la campagne, où il fit unelongue promenade solitaire pour mieux passer en revue lesdifférents aspects de cette curieuse aventure. Le sentiment,agréable à tout prendre, de son importance personnelle le rendaitd’autant plus circonspect, mais cependant le résultat de sesméditations ne pouvait être douteux. La chair est faible ; larente de cinq cents livres sterling et les conditions singulièresqui y étaient attachées, tout cela avait un attrait irrésistible.Il se découvrit une répugnance extrême pour ce nom de Scrymgeourauquel longtemps il n’avait rien reproché, puis il commença àtrouver bien méprisables les horizons bornés de sa vie d’autrefois,et, quand enfin son parti fut pris, il marcha avec un sentiment deliberté et de force jusqu’alors inconnu ; les perspectives lesplus joyeuses s’ouvraient devant lui. Il n’eut qu’un mot à dire àl’avoué et immédiatement un chèque représentant deux trimestresarriérés lui fut remis, car, par une attention délicate, la renteétait antidatée du 1er janvier. Avec ce chiffon depapier en poche, il revint chez lui ; l’entresol de Scotlandstreet lui parut mesquin ; pour la première fois ses narinesse révoltèrent contre l’odeur de la cuisine ; il observa chezson père adoptif quelques insuffisances de manières, quelquesmanques de distinction qui le surprirent et le choquèrent. Bref, ilse décida à partir dès le lendemain pour Paris.

Arrivant dans cette ville bien avant la date indiquée, ils’installa dans un modeste hôtel fréquenté par des Anglais et desItaliens, et là, il résolut de se perfectionner dans laconnaissance de la langue française. À cet effet, il prit un maîtredeux fois par semaine, engagea de longues conversations avec despersonnes errantes dans les Champs-Élysées et fréquenta tous lesthéâtres. Ses habits avaient été renouvelés, il se faisait raser etcoiffer chaque matin, ce qui lui donnait un air étranger etsemblait effacer la vulgarité des années écoulées. Enfin le fameuxsamedi arriva ; il se rendit au bureau du Théâtre Français. Àpeine eut-il dit son nom qu’un employé lui remit le coupon dans uneenveloppe dont l’adresse était encore humide.

« On vient de le prendre à l’instant, dit cepersonnage.

– Vraiment ! s’écria Francis. Puis-je vous demander quellemine avait le monsieur qui est venu ?

– Oh ! votre ami n’est pas difficile à peindre. C’est unbeau vieillard, grand et fort, à cheveux blancs, et portant autravers du visage une cicatrice de coup de sabre. Un homme ainsimarqué se laisse reconnaître.

– Sans doute ; merci de votre obligeance.

– Il ne doit pas être bien loin ; en vous dépêchant vouspourrez peut-être le rejoindre. »

Francis ne se le fit pas répéter deux fois et, s’élançant horsdu théâtre, il plongea ses regards avidement dans toutes lesdirections. Malheureusement plus d’un homme à cheveux blancs étaiten vue, et, bien qu’il se mit en devoir de les rattraper tous lesuns après les autres, pas un n’avait le coup de sabre. Pendant prèsd’une demi-heure il explora les rues du voisinage, jusqu’à ce que,reconnaissant la folie de cette recherche, il pensa qu’unepromenade serait le moyen le meilleur pour calmer sonémotion ; car le brave garçon avait été profondément troublépar cette quasi-rencontre avec celui qui était, il n’en pouvaitdouter, l’auteur de ses jours.

Le hasard le conduisit par la rue Drouot et la rue des Martyrsjusqu’au boulevard extérieur, et ce hasard-là le servit mieux quetous les calculs ; bientôt, en effet, il aperçut deux hommesqui, assis sur un banc, semblaient absorbés dans un dialogue desplus animés. L’un était jeune, brun, de belle apparence et portait,malgré son habit séculier, le sceau indélébile del’ecclésiastique ; l’autre répondait en tous points à ladescription donnée par l’employé du théâtre. Francis sentit soncœur battre à se rompre dans sa poitrine il allait entendre la voixde son père ! Faisant un détour, il vint sans bruit s’asseoirderrière le couple en question, qui, tout entier à ses affaires, neprit pas garde à lui. La conversation avait lieu en anglais.

« Vos soupçons perpétuels commencent à m’ennuyer, Rolles,disait le vieillard. Je fais ce que je peux, vous dis-je ; unhomme ne se procure pas des millions en un jour. D’ailleurs de quoivous plaignez-vous ? Ne vous ai-je pas écouté par purecomplaisance, vous, un étranger, et ne vivez-vous pas de mesgénérosités ?

– Dites de vos avances, Mr. Vandeleur, répliqua vertement lejeune homme.

– Avances, si vous voulez, et intérêt au lieu de complaisance sivous le préférez, fit le vieillard d’un ton irrité. Je ne suis pasici pour chicaner sur des mots. Les affaires sont les affaires, etje vous rappellerai que les vôtres sont trop louches pour les airsque vous prenez. Fiez-vous à moi ou adressez-vous à un autre ;mais, de grâce, trêve à vos jérémiades.

– J’apprends à connaître le monde, dit le jeune homme, et jevois maintenant que si vous avez beaucoup de motifs pour me duper,vous n’en avez aucun, en revanche, pour agir honnêtement. Moi nonplus, je n’éplucherai pas les mots : c’est pour vous-même quevous voulez le diamant ; vous le savez bien, osez dire lecontraire !… N’avez-vous pas déjà contrefait ma signature etfouillé mon logement en mon absence ? Je comprends la raisonde tous ces délais ; vous guettez votre proie, parbleu,chasseur de diamant, et par moyens honnêtes ou non vousl’aurez ! Il faut que cela cesse, vous dis-je ; ne mepoussez pas à bout ou je vous promets une surprise de ma façon.

– C’est bien à vous de menacer ! répondit Vandeleur. Deuxautres, vous le savez, peuvent se donner ce plaisir. Mon frère està Paris, la police est sur ses gardes, et, si vous persistez à mefatiguer de vos plaintes, je vous préparerai aussi une petitesurprise, Mr. Rolles ; mais la mienne sera unique et bonne.Comprenez-vous, ou faut-il vous parler hébreu ? Toutes chosesont des bornes et ma patience aussi. Mardi à sept heures, pas unjour, pas une heure, pas une seconde avant, quand il s’agirait devous sauver la vie ; et, si vous ne voulez pas attendre, allezau diable ; bon voyage. »

Ce disant, le dictateur se leva ; secouant la tête etbrandissant sa canne d’un air furieux, il se mit en marche dans ladirection de Montmartre, tandis que son compagnon demeurait assissur le banc dans l’attitude d’un découragement profond.

Quant à Francis, comment dire sa consternation, sonépouvante ? L’espérance et la tendresse qui agitaient son cœurau moment où il s’était assis sur ce banc avaient fait place àl’horreur, au désespoir le plus complet ; sa pensée se portainvolontairement vers le vieux Scrymgeour, qui lui apparut comme unpère autrement bon et respectable que cet intrigant irascible etdangereux. Néanmoins il garda sa présence d’esprit, et, sans perdreune minute, s’élança sur les pas du vieillard balafré, à qui lacolère semblait donner des ailes. Absorbé dans des penséesfurieuses, John Vandeleur marchait sans songer à regarder derrièrelui. Il s’arrêta très haut dans la rue Lepic, devant une maison àdeux étages garnie de persiennes vertes ; de là on devaitdominer tout Paris et jouir de l’air pur des hauteurs. Toutes lesfenêtres donnant sur la rue étaient hermétiquement closes ;quelques arbres montraient leur tête par-dessus un mur élevé quehérissaient des pointes de fer ; John Vandeleur tira une clefde sa poche, ouvrit une porte et disparut.

Une fois seul, Francis s’arrêta et regarda autour de lui. Lequartier était désert et l’hôtel isolé au milieu du jardin ;il devenait impossible de continuer l’espionnage. Pourtant, unexamen plus attentif lui fit remarquer que le pignon d’une grandemaison située à quelques pas de là donnait sur le jardin, et quedans ce pignon une fenêtre était percée. Il interrogea la façade etvit suspendu un écriteau : Chambres non meublées àlouer au mois. Il s’informa ; la chambre ayantvue sur le jardin se trouvait précisément vacante. Francis n’hésitapas : il prit cette chambre, paya d’avance et retourna à sonhôtel chercher ses bagages.

Que le vieillard au coup de sabre fût ou non son père, que lapiste qu’il suivait fût fausse ou non, en tout cas, il avaitévidemment mis le doigt sur un noir mystère et il se promit de nepas quitter son embuscade tant qu’il ne l’aurait pointdébrouillé.

De la fenêtre de son nouveau logis, Francis dominaitcomplètement le jardin de la maison aux persiennes vertes.Immédiatement en dessous de lui, un assez beau marronnierombrageait deux tables rustiques sur lesquelles on devait dînerdurant les grandes chaleurs de l’été. À part une étroite alléesablée conduisant de la véranda à la porte de la rue, et un petitespace laissé libre entre les tables et la maison, le sol étaitentièrement recouvert par une végétation épaisse. Posté derrière sajalousie, car il n’osait l’ouvrir de peur d’attirer l’attention,Francis observait la place sans rien voir de très significatifquant aux mœurs de ses habitants. En somme, c’était un jardin decouvent et la maison avait l’air d’une prison ; on ne pouvaitguère déduire de ce fait que des habitudes de retraite et le goûtde la solitude. Les persiennes étaient toutes closes, la porte dela véranda fermée, le jardin, autant qu’il en pouvait juger,absolument désert ; une petite fumée bleuâtre, s’échappantdiscrètement d’une des cheminées, révélait seule la présenced’êtres vivants.

Pour se donner une contenance et ne pas rester oisif, Francisavait acheté une géométrie d’Euclide en français. Assis par terreet appuyé au mur, il se mit à copier et à traduire, le dos de savalise lui servant de pupitre, car il n’avait ni table ni chaise.De temps à autre il allait jeter un coup d’œil sur la maison auxpersiennes vertes : les fenêtres restaient obstinément ferméeset le jardin vide.

Sa vigilance persévérante n’était pas récompensée et ilcommençait à s’assoupir quand, entre neuf et dix heures, un coup desonnette le tira brusquement de sa torpeur ; il se précipitavers son observatoire et arriva à temps pour entendre grincer desserrures et remuer des chaînes. Mr. Vandeleur, enveloppé d’une robede chambre de velours noir et coiffé d’un bonnet pareil, se montraensuite une lanterne à la main, sortit de la véranda et atteignitla porte grillée de la rue. Nouveau bruit de verrous et deferraille, puis Francis vit le mystérieux vieillard revenir enescortant un individu de mine abjecte.

Une demi-heure après, le visiteur fut reconduit et Mr.Vandeleur, posant sa lanterne sur la table rustique, achevatranquillement son cigare sous le marronnier. Francis, qui, entredeux branches, ne perdait de vue aucun de ses gestes, crut devinerà ses sourcils froncés et à la contraction de ses lèvres, qu’unepensée pénible le préoccupait. Tout à coup une voix de jeune fillese fit entendre dans la maison.

« Dix heures ! criait-elle.

– J’y vais », répondit John Vandeleur.

Il jeta son bout de cigare, reprit la lanterne et disparut sousla véranda. Dès que la porte fut fermée, l’obscurité et le silencele plus complet régnèrent autour de la maison, et Francis eut beauécarquiller les yeux, il ne put découvrir le moindre rayon delumière entre les lames des persiennes. Les chambres à coucher,pensa-t-il, étaient de l’autre côté. Il comprit la véritable raisonde ce fait quand, le lendemain, il revint à son observatoire dèsl’aube, la dureté de sa couche sur le plancher ne l’engageant pas àprolonger son sommeil. Les persiennes s’ouvrirent toutes, mues parun ressort intérieur, et découvrirent des rideaux de fer semblablesaux fermetures des boutiques, qui se relevèrent par un procédéanalogue. Pendant une heure, les chambres restèrent ouvertes àl’air frais du matin, puis Mr. Vandeleur referma les volets de sapropre main. Tandis que Francis observait avec étonnement toutesces précautions, la porte de la maison s’ouvrit et une jeune fillevint regarder dans le jardin. Elle rentra moins de deux minutesaprès, mais ces deux minutes suffirent pour révéler aux yeuxéblouis de Francis les charmes les plus captivants. Une telleapparition n’excita pas seulement sa curiosité, elle lui remit aucœur le courage et l’espérance. Les allures suspectes de son pèresupposé cessèrent de hanter son esprit ; dès ce moment iladopta avec joie sa nouvelle famille ; que la jeune fille dûtdevenir sa sœur ou bien sa femme, il ne doutait pas qu’elle ne fûtun ange. Ce fut avec une terreur subite qu’il réfléchit qu’aprèstout il ne savait pas grand-chose et avait pu se tromper en suivantMr. Vandeleur.

Le portier, qu’il interrogea, lui donna peu de renseignements,mais ce peu avait quelque chose de mystérieux et d’équivoque. Lelocataire du petit hôtel voisin était un Anglais prodigieusementriche et très excentrique dans ses allures. Il possédaitd’importantes collections, et c’était pour les protéger qu’il avaitfait poser ces pointes de fer sur le mur, ces contreventsmétalliques et tous ces systèmes compliqués de serrures. Il vivaitlà seul avec Mademoiselle et une vieille servante, ne voyantpersonne, sauf quelques visiteurs singuliers avec lesquels ilsemblait avoir des affaires.

« Est-ce que Mademoiselle est sa fille ? demandaFrancis.

– Certainement, répondit le portier, c’est la fille de lamaison, et vous ne vous en douteriez guère à la voirtravailler ! Riche comme il l’est, Mr. Vandeleur envoiepourtant sa demoiselle au marché, le panier au bras, niplus ni moins qu’une servante.

– Mais les collections ? reprit Francis.

– Monsieur, il paraît qu’elles valent beaucoup d’argent, voilàtout ce que je sais. Depuis l’arrivée de ces gens-là, personne dansle quartier n’a seulement dépassé leur porte.

– Cependant, vous devez bien avoir quelque idée de ce qu’ellespeuvent être. Sont-ce des tableaux, des étoffes, des statues, desbijoux, quoi ?

– Ma foi, monsieur, répondit le bonhomme en haussant lesépaules, ce seraient des carottes, que je ne pourrais vous en diredavantage. Vous voyez bien que la maison est gardée comme uneforteresse. »

Désappointé, Francis retournait à sa chambre quand le portier lerappela.

« Tenez, monsieur, je me souviens maintenant que la veillebonne m’a dit un jour que son maître avait été dans toutes lesparties du monde et qu’il en avait rapporté beaucoup de diamants.Si c’est ça, on doit avoir un joli coup d’œil derrière cesvolets. »

Le fameux dimanche arriva. Aussitôt le théâtre ouvert, Francisfut à sa place. Le fauteuil qui avait été pris pour lui était àdeux ou trois stalles du couloir de gauche et parfaitement en vuedes baignoires d’avant-scène. Comme cette place avait été choisieexprès, il n’était pas douteux que sa situation ne fûtsignificative ; Francis jugea d’instinct que la loge qui étaità sa droite allait figurer sous une forme quelconque dans le drameoù il se trouvait lui-même jouer un rôle. Et, de fait, cette logeétait placée de telle sorte que ceux qui l’occupaient pourraient ledévisager tout le temps du spectacle, en échappant à sonobservation, si bon leur semblait, grâce aux écrans et à laprofondeur du réduit. Francis se promit donc de faire bonnegarde ; tout en paraissant absorbé par la pièce, ilsurveillait la loge vide du coin de l’œil.

Le second acte était commencé et déjà avancé même quand la portes’ouvrit ; deux personnes se dissimulèrent dans le coin leplus obscur de la loge. Francis étranglait d’émotion. C’étaient Mr.Vandeleur et sa fille. Son sang bouillait dans ses veines, sesoreilles tintaient, la tête lui tournait. Il n’osait regarder, depeur d’éveiller les soupçons ; son programme qu’il lisait etrelisait dans tous les sens, passait du blanc au rouge devantlui ; quand il leva les yeux, la scène lui parut à une lieuede distance et il trouva la voix, les gestes des acteurs ridiculeset impertinents. Enfin il se risqua à jeter un coup d’œil dans ladirection qui l’intéressait et il sentit aussitôt que son regardavait croisé celui de la jeune fille. Un frisson secoua sesmembres, il vit à la fois toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Quen’aurait-il pas donné pour entendre ce qui se passait entre lesVandeleur, père et fille ! Que n’aurait-il pas donné pour oserprendre sa lorgnette et pour pouvoir les examiner avec calme !Sa vie sans doute se décidait dans cette loge, et lui, cloué sur cefauteuil, ne pouvant ni intervenir ni même suivre le débat, étaitcondamné à souffrir dans une anxiété impuissante.

Enfin l’acte s’acheva, ses voisins se préparèrent à sortir. Ilétait naturel qu’il en fit autant ; mais alors, force était depasser devant la loge en question. Faisant appel à tout son courageet regardant obstinément le bout de ses souliers, il se leva ets’avança lentement, car un vieux monsieur asthmatique le précédait.Qu’allait-il faire ? Aborderait-il les Vandeleur enpassant ? Lancerait-il dans la loge le camélia de saboutonnière ? Relèverait-il la tête et jetterait-il un regardde tendresse sur la jeune personne qui était sa sœur ou safiancée ? Tandis qu’il se débattait, aux prises avec cesalternatives diverses, il eut la vision de sa douce et modesteexistence à la banque d’Écosse, et un regret fugitif du passétraversa son âme. Mais il arrivait devant la loge : tout en sedemandant encore ce qu’il devait faire, il tourna la tête et levales yeux. Une exclamation de désappointement lui échappa, la logeétait vide ; pendant ses réflexions la famille Vandeleur étaitpartie.

Une personne polie lui fit remarquer qu’il obstruait lepassage ; machinalement il se remit à marcher et se laissaporter par la foule. Il se retrouva dans la rue ; là ils’arrêta, et l’air frais de la nuit remit promptement l’équilibredans ses facultés ; mais sa tête pesait lourdement sur sesépaules et, à sa grande surprise, il chercha vainement le sujet desdeux actes qu’il venait d’entendre ; un irrésistible besoin desommeil succédait à tant d’agitations ; hélant un fiacre, ilse fit reconduire chez lui, brisé de fatigue et dégoûté de lavie.

Le lendemain matin, Francis alla aux abords du marché, guetterle passage de miss Vandeleur. Son attente ne fut pas trompée ;vers huit heures, il la vit déboucher d’une des rues. Elle étaitsimplement et presque pauvrement mise, mais dans sa démarche, danssa taille, jusque dans l’aisance avec laquelle elle portait sonpanier de ménagère, il y avait une grâce, une distinction àlaquelle on ne pouvait se méprendre.

Tandis que Francis se glissait dans l’embrasure d’une porte, illui sembla qu’un rayon de soleil accompagnait cette délicieusepersonne et dissipait les ombres devant elle. Il la laissa ledépasser, puis il sortit de sa cachette et l’appela par sonnom :

« Miss Vandeleur ! »

Elle se retourna et devint blanche comme une morte en lereconnaissant.

« Pardon, continua-t-il ; Dieu m’est témoin que je nevoulais pas vous effrayer ; d’ailleurs vous n’avez rien àcraindre d’un serviteur aussi dévoué que moi. Croyez-le, je n’ai nila liberté ni le choix des moyens. Je sens que nous avons beaucoupd’intérêts communs, mais sans comprendre rien de plus. Je suis dansles ténèbres, dans l’impossibilité d’agir, ignorant même qui sontmes amis ou mes ennemis. »

La jeune fille murmura :

« Je ne sais qui vous êtes.

– Ah ! si, mademoiselle, vous le savez, et bien mieux quemoi-même. Sur ce point surtout, daignez m’éclairer :dites-moi… poursuivit-il en suppliant, qui suis-je ? quiêtes-vous ? et comment nos destinées sont-ellesentremêlées ? Venez à mon secours, mademoiselle, un mot, unseul mot, le nom de mon père, si vous voulez ; et mareconnaissance sera sans bornes.

– Je ne veux pas vous tromper, répondit la jeune fille. Je saisqui vous êtes, mais je ne suis pas autorisée à vousl’apprendre.

– Dites au moins alors que vous me pardonnez mon audace, etj’attendrai aussi patiemment que je pourrai. Puisque le sort mecondamne à une ignorance cruelle, je me soumets ; maisn’ajoutez pas à mes angoisses la crainte de vous avoir pourennemie.

– Ce que vous avez fait était très naturel, et je n’ai rien àvous pardonner. Adieu.

– Ce doit donc être adieu ? dit-il tristement.

– Mais je n’en sais rien moi-même. Adieu quant à présent, sivous le préférez. »

Et sur ces mots elle s’éloigna d’un pas rapide.

Francis rentra chez lui en proie à une violente émotion.

L’Euclide fit peu de progrès ce jour-là et il passa plus detemps à la fenêtre qu’à son bureau improvisé. Pourtant, à part leretour de miss Vandeleur, qui retrouva son père savourant unlondrès sous la véranda, il n’eut rien à noter jusqu’à l’heure dudéjeuner.

Après avoir apaisé sa faim dans un restaurant du quartier, lejeune homme retourna rue Lepic, plus impatient que jamais.Surprise ! Un domestique à cheval et tenant la bride d’unejument sellée se promenait de long en large devant le mur dujardin. Le portier de Francis, adossé contre la porte, fumait sapipe, tout en s’absorbant dans la contemplation de ce spectacleinusité.

« Regardez, cria-t-il au jeune homme. La superbebête ! Un frère de M. Vandeleur vient d’arriver envisite. C’est un grand homme, un général de votre pays ; vousdevez bien le connaître de réputation.

– Je n’ai jamais entendu parler d’un général Vandeleur, réponditFrancis, mais nous avons bien des officiers de ce grade, etd’ailleurs mes occupations ont été exclusivement civiles.

– C’est lui, reprit le portier, qui a perdu le grand diamant desIndes ; vous devez savoir cela, du moins, les journaux en ontassez parlé ! Aussitôt qu’il put se débarrasser de sonconcierge, Francis escalada ses étages et courut à la fenêtre. Lesdeux Vandeleur étaient assis sous le marronnier et causaient touten fumant. Le général, petit homme rubicond et sanglé dans saredingote, offrait une certaine ressemblance avec son frère, bienqu’il en fût plutôt la caricature ; il avait quelque chose desa démarche dégagée et hautaine, mais il était beaucoup moinsgrand, plus vieux, plus commun, et, somme toute, il faisait asseztriste mine à côté du dictateur.

Penchés tous deux sur la table, ils paraissaient discuter avecanimation, mais si bas que Francis attrapait à peine un mot par-cipar-là, ce qui lui suffit d’ailleurs pour se convaincre que laconversation roulait sur lui-même et sur sa carrière. Il saisitdistinctement le nom de Scrymgeour, et s’imagina entendre celui deFrancis.

Tout à coup le général se leva, en proie à une violente colèreet se répandit en exclamations.

« Francis Vandeleur ! » cria-t-il en soulignantle second nom. « Francis Vandeleur, vousdis-je ! »

Le dictateur fit de tout le corps un geste moitié affirmatif,moitié méprisant, mais sa réponse n’arriva pas jusqu’au jeunehomme.

Ce Francis Vandeleur, était-ce lui ? Discutaient-ils doncsous quel nom on allait le marier ? Lui-même était-il bienéveillé et ses sens égarés ne l’abusaient-ils pas ?

L’entretien avait repris à voix basse ; puis, la discussions’élevant sans doute de nouveau entre les deux frères, la voix dugénéral éclata furieuse.

« Ma femme ? criait-il, j’en ai par-dessus la tête.Qu’on ne m’en parle plus ; son nom même m’estodieux. »

Et les jurons s’entremêlaient aux coups de poing qui pleuvaientsur la table.

Son frère parut chercher à l’apaiser, et peu après lereconduisit. Ils échangèrent une poignée de mains suffisammentcordiale, mais, à peine la porte se fut-elle refermée sur levisiteur, que John Vandeleur partit d’un éclat de rire qui vintsonner comme un écho diabolique aux oreilles de Francis.

La journée s’acheva sans amener rien de nouveau. Le jeune hommen’était guère plus avancé que la veille, mais il se consolait enpensant que le lendemain était le fameux mardi ; le sorts’acharnât-il contre lui, il ne pouvait manquer de faire quelquedécouverte importante.

La journée fut longue ; comme l’heure du dîner approchait,les préparatifs commencèrent sous le marronnier. Sur une des tablesque Francis apercevait entre les branches, on apporta des pilesd’assiettes, les ingrédients de la salade, etc. ; sur l’autreon dressa le couvert, mais le feuillage la cachait presqueentièrement à Francis et il devina plutôt qu’il ne vit del’argenterie et une nappe blanche.

Mr. Rolles arriva à sept heures précises ; il avait l’airméfiant d’un homme qui se tient sur ses gardes, parlant peu et bas.Le dictateur, au contraire, semblait fort joyeux ; son rireremplissait le jardin, et, aux modulations de sa voix, on devinaitqu’il racontait des drôleries en imitant l’accent de différentspays. Avant même qu’ils eussent fini leur vermouth, tout sentimentde malaise semblait avoir disparu entre le jeune clergyman et soninterlocuteur et ils bavardaient comme une paire de vieux amis.

Miss Vandeleur fit enfin son entrée, apportant la soupière.Rolles se précipita pour lui offrir son secours, qu’elle refusa enriant, et il y eut un échange général de plaisanteries qui devaientavoir trait à cette manière primitive de se servir soi-même.

« On est plus à l’aise », déclarait Mr. Vandeleur.

Un instant après ils étaient assis autour de la table et Francisles perdit de vue ; malheureusement, il n’entendait guère plusqu’il ne voyait. À en juger par le babillage animé, par le bruitincessant de couteaux et de fourchettes qui sortaient dumarronnier, le repas était gai, et Francis, qui grignotait un petitpain dans sa cachette, ne put se défendre d’un mouvementd’envie.

Les convives causaient entre chaque plat et s’attardèrent pluslonguement encore sur un dessert exquis arrosé d’un vin vieuxdébouché avec soin par le dictateur lui-même. La nuit était pure,étoilée, sans une brise ; il commençait à faire sombrecependant et deux bougies furent apportées sur le dressoir. Desflots de lumière émergeaient en même temps de la véranda. Le jardinse trouva donc absolument illuminé.

Pour la dixième fois peut-être, miss Vandeleur rentra dans lamaison ; elle revint cette fois portant la cafetière, qu’elleposa sur le dressoir ; au même instant son père se leva endisant :

« Le café, c’est de mon département. »

Francis le vit se dresser de toute sa haute taille. Sans cesserde causer par-dessus son épaule avec les autres convives, ilremplit les deux tasses ; puis, par un mouvement de véritableprestidigitation, versa dans l’une d’elles le contenu d’une trèspetite fiole. La chose fut si vivement faite que celui qui ne lequittait pas des yeux eut à peine le temps de s’en apercevoir. Uneseconde après, Mr. Vandeleur était retourné près de la tableapportant les deux tasses.

« Avant que nous ayons fini de boire, notre Juif sera sansdoute ici », dit-il.

Il est impossible de décrire l’effroi et l’angoisse de Francis.Quel complot se tramait donc là, devant lui ? Il se sentaitmoralement obligé d’intervenir, mais comment ? C’étaitpeut-être une simple plaisanterie, et quelle mine ferait-il dans lecas où son avertissement tomberait à faux ? D’autre part, s’ily avait trahison, fallait-il dénoncer et perdre l’homme auquel ildevait la vie ? Il commença là-dessus à s’apercevoir qu’iljouait un rôle d’espion. L’attente devenait une torturecruelle ; son cœur avait des palpitations irrégulières, sesjambes fléchissaient sous lui, une sueur froide l’inondait toutentier, il s’accrocha défaillant à l’appui de la fenêtre.

Plusieurs minutes, des siècles, se passèrent. La conversationsemblait languir ; tout à coup on entendit un verre se briser,en même temps qu’un autre bruit, sourd celui-là, comme si quelqu’unfût tombé le front sur la table. Puis un cri perçant déchiral’air.

« Qu’avez-vous fait ? Il est mort ! disait missVandeleur.

– Silence ! fit le terrible vieillard d’une voix sivibrante que Francis ne perdit pas un mot. Il se porte aussi bienque moi. Prenez-le par les talons, je vais le tenir par lesépaules. »

Des sanglots lui répondirent.

« M’entendez-vous, reprit la même voix rude, ou faut-ilvous faire obéir de force ? Choisissez,mademoiselle. »

Il y eut une nouvelle pause, puis le dictateur continua d’un tonmoins violent :

« Prenez les pieds de cet homme, il faut que je le portedans la maison. Ah ! si j’étais plus jeune, rien au monde neme retiendrait. Mais aujourd’hui, l’âge, les dangers, tout estcontre moi… mes mains tremblent et il faut que vous m’aidiez.

– C’est un crime ! dit la jeune fille.

– Je suis votre père. »

Cet appel parut produire son effet ; Francis entenditpiétiner le gravier, une chaise tomba, puis il vit le père et lafille traverser l’allée et disparaître sous la véranda, portant uncorps inanimé, affreusement pâle, dont la tête pendait. Était-ilmort ou vivant ? En dépit de l’affirmation de Mr. Vandeleur,Francis était fort inquiet. Un crime venait d’être commis, unecatastrophe terrible s’abattait sur la maison aux persiennesvertes. À son grand étonnement, Francis sentit l’horreur et lemépris faire place chez lui à un sentiment de pitié pour levieillard et pour l’enfant qu’un grand péril menaçait sans doute.Un élan généreux le poussa ; lui aussi lutterait avec son pèrecontre le monde, la justice et la fatalité ; relevantbrusquement la jalousie, il sauta sur la fenêtre, étendit les braset se jeta, les yeux fermés, dans le feuillage du marronnier.

Les branches craquaient sous lui sans qu’il pût en saisirune ; enfin un rameau plus fort se trouva sous sa main, ilresta suspendu quelques secondes, puis, se laissant aller, tombalourdement contre la table. Un cri d’alarme partit de lamaison : sa singulière entrée n’était point passée inaperçue.Peu lui importait ; en trois bonds il fut sous la véranda.

Dans une petite pièce, tapissée de nattes et entourée devitrines remplies d’objets rares et précieux, Mr. Vandeleur étaitpenché sur le corps du clergyman. Il se releva comme Francisentrait et quelque chose glissa de ses doigts dans ceux de safille ; ce fut fait en un clin d’œil ; à peine Francisavait-il eu le temps de voir, mais il lui sembla que le coupableavait saisi cet objet sur la poitrine de sa victime et qu’aprèsl’avoir regardé un millième de seconde, il l’avait rapidement passéà sa fille. Tout cela s’était produit en moins de temps qu’il n’enfaut pour le dire, tandis que Francis restait sur le seuil, un pieden l’air.

Se précipitant aux genoux du dictateur :

« Père ! s’écria-t-il, laissez-moi vous secourir.Traitez-moi en père et vous trouverez chez moi tout le dévouementd’un fils. »

Une explosion de jurons formidables fut toute la réponse qu’ilobtint.

« Père, fils, fils, père ! Qu’est-ce que cettecomédie ? Comment êtes-vous entré dans mon jardin,monsieur ? Et, par le diable, qui êtes-vous ? quevoulez-vous ? »

Abasourdi, Francis se releva sans mot dire.

Tout à coup, comme frappé d’un trait de lumière, John Vandeleurse mit à rire bruyamment.

« Je vois, s’écria-t-il, je comprends, c’est leScrymgeour ! Très bien, Mr. Scrymgeour, très bien, je vaisvous mettre en quelques mots au courant de votre situation. Vousvous êtes introduit chez moi par force, sinon par ruse, à coup sûrsans y être invité, et vous choisissez pour m’accabler de vosprotestations de tendresse le moment où un hôte vient de s’évanouirà ma table. Je ne suis pas votre père ; puisque vous tenez àle savoir, vous êtes le fils naturel de mon frère et d’unemarchande de poissons. J’avais pour vous une indifférence quitouche de près à l’antipathie, et d’après ce que je vois de votreconduite, votre esprit me paraît digne de votre extérieur. Je livreces quelques remarques à vos méditations, et je vous prie avanttout de me débarrasser de votre présence. Si je n’étais pas occupé,ajouta-t-il avec un geste menaçant, vous recevriez la plus bellerossée que ce bras ait jamais donnée ! »

Francis était pétrifié ; il eût voulu être à cent lieues decette maison maudite ; mais, ne sachant comment s’en aller niquel chemin prendre, il demeurait planté comme un piquet au milieude la chambre. Miss Vandeleur rompit le silence.

« Père, vous êtes en colère… vous parlez sans savoir… Mr.Scrymgeour a pu se tromper, mais ses intentions étaient bonnes.

– Merci, ma fille ; vous me rappelez une autre observationque je crois devoir faire à M. Scrymgeour. Mon frère,monsieur, a été assez absurde pour vous accorder une pension. Il aeu la présomption et la sottise de vouloir vous marier à cettedemoiselle ; vous lui avez été montré il y a deux jours, etj’ai le plaisir de vous annoncer qu’elle a repoussé avec dégoûtl’idée d’une pareille union. Permettez-moi d’ajouter que j’aibeaucoup d’influence sur mon frère, et qu’il ne tiendra pas à moiqu’avant la fin de la semaine vous ne soyez renvoyé sans le sou àvotre paperasserie. »

Le ton du vieillard était, s’il est possible, plus blessantencore que ses paroles. Devant cette haine furieuse, Francis perditla tête ; il cacha son visage entre ses mains et un sanglotsouleva sa poitrine.

Miss Vandeleur intervint de nouveau.

« Mr. Scrymgeour, dit-elle d’une voix douce, ne vousaffligez pas des paroles de mon père. Je ne ressens pour vousaucune aversion ; au contraire, j’ai demandé à faire avec vousplus ample connaissance ; ce qui se passe ce soir nem’inspire, croyez-le bien, que beaucoup d’estime et depitié. »

À ce moment, Simon Rolles agita convulsivement le bras, ilrevenait à lui, n’ayant absorbé qu’un violent narcotique. Vandeleurse pencha, examina son visage, puis se releva en disant :

« Allons, puisque vous êtes si satisfaite de sa conduite,prenez une lumière, mademoiselle, et montrez à ce bâtard le cheminde la porte. »

La jeune fille s’empressa d’obéir.

« Merci, lui dit Francis dès qu’ils furent seuls dans lejardin, merci du fond de l’âme. Vos paroles resteront dans mamémoire comme un souvenir consolateur attaché à cette nuit, qui aété la plus cruelle de ma vie.

– J’ai dit ce que je pensais, répondit-elle, j’étais indignée devous voir si injustement traité. »

Ils avaient atteint la porte de la rue, et miss Vandeleur,posant sa lumière sur le gravier, se mit à détacher leschaînes.

« Encore un mot, dit Francis : est-ce que je ne doisplus vous revoir ?

– Hélas ! vous avez entendu mon père. Je ne peuxqu’obéir.

– Dites au moins que ce n’est pas de votre plein gré… que cen’est pas vous qui me chassez.

– Non, dit-elle, vous me semblez un brave et honnête garçon.

– Alors, donnez-moi un gage. »

La main sur la dernière serrure, elle s’arrêta un instant ;tous les verrous étaient tirés, il ne restait plus qu’à pousser laporte.

« Si j’y consens, répondit-elle, promettez-vous de m’obéirde point en point ?

– Mademoiselle, tout ordre venant de vous m’estsacré. »

Elle tourna la clef et ouvrit la porte.

« Eh bien, soit ; mais vous ne savez pas ce que vousdemandez. Quoi qu’il arrive et quoi que vous entendiez, ne revenezpas ici. Marchez le plus vite que vous pourrez jusqu’à ce que vousayez atteint les quartiers éclairés et fréquentés, et là encoretenez-vous sur vos gardes ; vous êtes en péril plus que vousne le pensez. Promettez-moi de ne pas regarder ce gage avant quevous ne soyez en sûreté.

– Je le promets », répondit Francis.

Elle lui mit dans la main un mouchoir roulé, et, le poussantdans la rue avec une vigueur dont il ne la croyait pascapable :

« Maintenant, lui cria-t-elle,sauvez-vous ! »

La porte retomba, loquets et verrous furent replacés.

« Allons, se dit Francis, puisque j’aipromis !… »

Et il descendit rapidement la rue. Il n’était pas à cinquantepas de la maison quand un cri diabolique retentit soudain dans lesilence de la nuit. Instinctivement, il s’arrêta, un autre passanten fit autant, les habitants des maisons voisines se mirent auxfenêtres. Cet émoi semblait l’œuvre d’un seul homme, qui hurlait derage et de désespoir, comme une lionne à qui l’on a volé sespetits, et Francis ne fut pas moins surpris qu’effrayé d’entendreson nom s’élever au milieu d’une volée de jurons en anglais. Sonpremier mouvement fut de retourner en arrière ; mais, serappelant l’avis de miss Vandeleur, il pensa que le mieux était dehâter le pas, et il se remettait en marche, quand le dictateur,tête nue, cheveux au vent, criant et gesticulant, passa à côté delui comme un boulet de canon.

« Je l’ai échappé belle ! pensa Francis. Je ne saispas ce qu’il peut me vouloir, mais il n’est certes pas bon àfréquenter pour le quart d’heure, et je ferai mieux d’obéir à cetteaimable fille. »

Il retourna sur ses pas pour prendre une rue latérale et gagnerla rue Lepic, se laissant poursuivre de l’autre côté. Le calculétait mauvais. Il n’avait en réalité qu’une chose à faire :entrer dans le plus proche café, et laisser passer le gros del’orage. Mais, outre que Francis n’avait pas l’expérience de laguerre, sa conscience très nette ne lui faisait appréhender rien deplus qu’une entrevue désagréable, chose dont il lui semblait avoirfait ce soir-là un apprentissage plus que suffisant. Il se sentaitendolori de corps et d’esprit.

Le souvenir de ses contusions lui rappela tout à coup que sonchapeau était resté dans sa chambre et que ses vêtements avaienttant soit peu souffert de son passage à travers les branches dumarronnier. Il entra dans le premier magasin venu, acheta unchapeau de feutre à larges bords et fit réparer sommairement ledésordre de sa toilette. Quant au gage de miss Vandeleur, toujoursdissimulé sous son mouchoir, il l’avait mis en sûreté dans la pochede son pantalon.

À quelques pas de la boutique, il sentit un choc soudain :une main s’abattit sur son épaule, tandis qu’une bordée d’injureslui entrait dans les oreilles. C’était le dictateur, qui, ayantrenoncé à rattraper sa proie, remontait chez lui par la rueLepic.

Francis était un robuste garçon, mais il ne pouvait lutter ni deforce ni d’adresse avec un tel adversaire ; après quelquesefforts stériles, il se rendit.

« Que me voulez-vous ? demanda-t-il.

– C’est ce que vous saurez là-bas », répondit l’autre d’unair farouche. Et il entraîna le jeune homme du côté de la maisonaux persiennes vertes.

Tout en paraissant renoncer à la lutte, Francis guettaitl’instant propice pour se sauver. D’une brusque secousse, il sedégagea, laissant le col de son paletot dans la main de sonagresseur, et il reprit sa course dans la direction du boulevard.Les chances étaient retournées ; si John Vandeleur était leplus fort, Francis était de beaucoup le plus agile des deux, et ilfut bientôt perdu dans la foule. Il reprit haleine un instant,puis, de plus en plus intrigué et inquiet, il continua de marcherrapidement jusqu’à la place de l’Opéra, éclairée comme en pleinjour par la lumière électrique.

« Voilà qui suffirait, je pense, à miss Vandeleur »,se dit-il.

Tournant à gauche, il suivit le boulevard, entra au baraméricain et demanda un bock. L’établissement était à peu prèsdésert ; il était trop tôt ou trop tard pour les habitués.Deux ou trois messieurs étaient dispersés à des tablesisolées ; mais Francis, absorbé dans ses propres réflexions,ne remarqua pas leur présence.

Il s’installa dans un coin et tira le mouchoir de sapoche : l’objet qu’entourait ce mouchoir se trouva être unélégant étui en maroquin, qui, s’ouvrant par un ressort, découvritaux yeux épouvantés du jeune homme un diamant de taille monstrueuseet d’un éclat extraordinaire. Le fait était si parfaitementinexplicable, la valeur de cette pierre si évidemmentexceptionnelle, que le jeune Scrymgeour resta pétrifié, anéanti,les yeux rivés sur l’écrin grand ouvert, dans l’attitude d’un hommefrappé d’idiotisme.

Une voix, calme et impérieuse tout ensemble, lui glissa cesmots :

« Fermez cet écrin et faites bonne contenance. »

En levant les yeux, Francis vit devant lui un homme de laphysionomie la plus distinguée, jeune encore et vêtu avec uneélégante simplicité ; il avait quitté l’une des tablesvoisines et, apportant son verre, était venu s’asseoir près deFrancis.

« Fermez cet écrin, répéta l’étranger, et remettez-le dansvotre poche, où je suis persuadé qu’il n’aurait jamais dû setrouver. Tâchez de perdre cet air abasourdi et traitez-moi comme sij’étais une personne de votre connaissance, rencontrée par hasard.Allons, vite, trinquez avec moi. Voilà qui est mieux. Vous n’êtesqu’un amateur, monsieur, je suppose ? »

L’inconnu prononça ces mots avec un sourire plein desous-entendus et se renversa sur sa chaise en lançant dans l’airune ample bouffée de tabac.

« Pour l’amour de Dieu, dit Francis, apprenez-moi qui vousêtes et ce que veut dire tout ceci. J’obéis à vos injonctions, etvraiment je ne sais pas pourquoi ; mais j’ai traversé ce soirtant d’aventures bizarres, et tous ceux que je rencontre seconduisent si singulièrement, que j’en arrive à croire que j’aiperdu la tête ou que je voyage dans une autre planète. Votrephysionomie m’inspire confiance, monsieur ; vous paraissezêtre un homme d’expérience, sage et bon ; dites-moi pourquoivous m’abordez ainsi.

– Chaque chose a son temps, répondit l’étranger ; j’ai lepas sur vous. Commencez par me dire, vous, comment il se fait quele diamant du Rajah soit en votre possession.

– Le diamant du Rajah ! répéta Francis.

– À votre place je ne parlerais pas si haut. Oui, monsieur, lediamant du Rajah ; c’est lui que vous avez dans votre poche,et cela sans aucun doute. Je le connais bien, l’ayant vu plus devingt fois dans la collection de sir Thomas Vandeleur.

– Sir Thomas Vandeleur ?… Le général… mon père !

– Votre père ! Je ne savais pas que le général Vandeleureût des enfants.

– Monsieur, je suis fils naturel », répondit Francis enrougissant.

L’autre s’inclina d’un air grave : ce fut le salut d’unhomme qui s’excuse silencieusement auprès de son égal, et Francisse sentit aussitôt rassuré, réconforté, toujours sans savoirpourquoi. La présence de cet inconnu lui faisait du bien et luiinspirait confiance ; il lui semblait toucher la terre ferme.Un sentiment de respect involontaire le poussa tout à coup à ôterson chapeau, comme s’il se fût trouvé en présence d’unsupérieur.

« Je vois, dit l’étranger, que vos aventures n’ont pas étéd’un genre précisément pacifique. Votre col est déchiré, votrevisage porte des égratignures et vous avez une blessure à la tempe.Peut-être excuserez-vous ma curiosité si je vous demande dem’expliquer la cause de ces accidents et comment il se fait qu’unobjet volé de pareille valeur se trouve dans votre poche.

– Détrompez-vous, repartit Francis avec beaucoup devivacité ; je ne possède aucun objet volé. Si vous faitesallusion au diamant, je l’ai reçu, il n’y a pas une heure, desmains mêmes de miss Vandeleur, rue Lepic.

– Miss Vandeleur ! rue Lepic ! Vous m’intéressez plusque vous ne croyez, monsieur. Continuez, je vous prie.

– Ciel !… » s’écria Francis.

Un éclair venait de traverser sa mémoire. N’avait-il pas vu Mr.Vandeleur plonger sa main dans le gilet de son convive évanoui poury saisir quelque chose ? Ce quelque chose, il en avaitmaintenant la certitude, c’était un étui en maroquin !

« Vous trouvez une piste ? demanda l’étranger.

– Écoutez, répondit Francis ; je ne sais qui vous êtes,mais je vous crois capable de me venir en aide. Je suis dans unesituation inextricable, j’ai besoin de conseil et d’appui ;puisque vous m’y invitez, je vais tout vous dire. »

Et il lui raconta brièvement son odyssée depuis le jour où ilavait été appelé chez l’avoué, à Édimbourg.

« Cette histoire n’est pas banale, dit l’étranger, quand lejeune homme eut fini, et votre position est certainement scabreuse.Bien des gens vous conseilleraient de chercher votre père pour luiremettre le diamant ; quant à moi, j’ai d’autres vues. –Garçon ! cria-t-il, priez le directeur de l’établissement devenir me parler. »

Dans son accent, dans son attitude, Francis reconnut de nouveaul’habitude évidente du commandement. Le garçon s’éloigna et revintbientôt suivi du gérant de l’endroit, qui se confondait en salutsobséquieux.

« Ayez la bonté de dire à monsieur mon nom, fit l’étrangeren désignant Francis.

– Monsieur, dit l’important fonctionnaire en s’adressant aujeune Scrymgeour, vous avez l’honneur d’être assis à la même tableque Son Altesse le prince Florizel de Bohême. »

Francis se leva précipitamment et s’inclina devant le prince,qui le pria de se rasseoir.

« Merci, dit le prince Florizel au gérant ; je suisfâché de vous avoir dérangé pour si peu de chose. »

Et, d’un signe de la main, il le congédia.

« Maintenant, reprit-il en se tournant vers Francis,donnez-moi le diamant. »

L’écrin lui fut remis aussitôt en silence.

« Très bien ; vous agissez sagement. Toute votre vievous vous féliciterez de vos infortunes de ce soir. Un homme, Mr.Scrymgeour, peut être assailli par des difficultés sansnombre ; mais, s’il a l’intelligence saine et le cœurvaillant, il sortira de toutes avec honneur. Ne vous tourmentezplus ; vos affaires sont entre mes mains, et, avec l’aide deDieu, je saurai les amener à une heureuse issue. Suivez-moi, s’ilvous plaît, jusqu’à ma voiture. »

Le prince se leva et, laissant une pièce d’or au garçon, ilconduisit le jeune homme à quelques pas du café, où l’attendaientdeux domestiques sans livrée et un coupé fort simple.

« Cette voiture, dit-il à Francis, est à votre disposition.Rassemblez vos bagages le plus promptement possible, et mesdomestiques vous conduiront à une villa des environs de Paris oùvous pourrez attendre tranquillement la conclusion de vos affaires.Vous trouverez là un jardin agréable, une bibliothèque biencomposée, un cuisinier passable, de bons vins et quelques cigaresque je vous recommande. Jérôme, ajouta-t-il, se tournant vers undes laquais, vous avez entendu ce que je viens de dire ; jevous confie Mr. Scrymgeour, vous veillerez à ce qu’il soit bientraité. »

Francis balbutia quelques phrases de reconnaissance.

« Il sera temps de me remercier, dit le prince, quand votrepère vous aura reconnu et que vous épouserez MissVandeleur. »

Sur ces mots, il s’éloigna, sans se presser, dans la directionde Montmartre. Un fiacre passait, il y monta en jetant une adresseau cocher ; un quart d’heure après, ayant congédié son cocherà l’entrée de la rue, il sonnait à la porte de Mr. Vandeleur.

La grille fut ouverte avec précaution par le dictateurlui-même.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

– Vous excuserez cette visite tardive, Mr. Vandeleur.

– Votre Altesse est toujours la bienvenue », répondit levieillard en s’effaçant.

Le prince pénétra dans le jardin, marcha droit à la maison et,sans attendre son hôte, ouvrit la porte du salon. Il y trouva deuxpersonnes assises : l’une était miss Vandeleur, les yeuxrougis par des larmes récentes ; un sanglot la secouait encorede temps en temps. Dans l’autre personne, Florizel reconnut unjeune homme qui, quelques semaines auparavant, l’avait abordé auclub pour lui demander des renseignements littéraires.

« Miss Vandeleur, dit Florizel en la saluant, vousparaissez fatiguée. Mr. Rolles, si je ne me trompe ? J’espère,monsieur, que vous avez tiré profit de l’étude deGaboriau. »

Le clergyman semblait absorbé dans des pensées amères ; ilne répondit pas et se contenta de saluer sèchement, tout en semordant les lèvres.

« À quel heureux hasard dois-je l’honneur de recevoir lavisite de Votre Altesse ? demanda Vandeleur qui arrivaitderrière le prince.

– Je viens pour affaires, et, quand j’aurai terminé avec vous,je prierai Mr. Rolles de m’accompagner dans une petite promenade.Mr. Rolles, je vous ferai remarquer, par parenthèse, que je ne suispas encore assis. »

Le jeune ecclésiastique sauta sur ses pieds en s’excusant ;là-dessus le prince prit un fauteuil près de la table, tendit sonchapeau à Vandeleur, sa canne à Rolles, et, les laissant deboutprès de lui, s’exprima en ces termes :

« Je suis venu pour affaires, comme je vous l’ai dit ;mais, si j’étais venu pour mon plaisir, j’aurais été fort mécontentde votre accueil. Vous, Mr. Rolles, vous avez manqué de respect àvotre supérieur ; vous, Vandeleur, vous me recevez le sourireaux lèvres, tout en sachant fort bien que vos mains ne sont paspures. Je prétends ne pas être interrompu, monsieur, ajouta-t-ilimpérieusement, je suis ici pour parler et non pour écouter ;je vous prie donc de m’entendre avec respect et de m’obéir à lalettre. Dans le plus bref délai possible, votre fille épousera, àl’ambassade, Francis Scrymgeour, mon ami, fils reconnu de votrefrère. Vous m’obligerez en donnant au moins dix mille livressterling de dot. Quant à vous, je vous destine une mission dequelque importance dans le royaume de Siam, et je vous en aviseraipar écrit. Maintenant, monsieur, répondez en deux mots.Acceptez-vous, oui ou non, ces conditions ?

– Votre Altesse me permettra de lui adresser humblement deuxobjections, dit Vandeleur.

– Je permets…

– Votre Excellence a appelé Mr. Scrymgeour son ami ; sij’avais soupçonné qu’il fût l’objet d’un si grand privilège, jel’aurais traité avec un respect proportionné à cette faveur.

– Vous interrogez adroitement, dit le prince ; mais je neme laisse pas prendre à vos insinuations perfides. Vous avez mesordres : n’eussé-je vu jamais avant ce soir la personne enquestion, ils n’en seraient pas moins catégoriques.

– Votre Altesse interprète ma pensée avec sa finesse habituelle,reprit Vandeleur, et il ne me reste plus à ajouter que ceci :j’ai malheureusement mis la police aux trousses de Mr.Scrymgeour ; dois-je retirer ou maintenir mon accusation devol ?

– À votre guise ; c’est affaire entre votre conscience etles lois de ce pays. Donnez-moi mon chapeau ; et vous, Mr.Rolles, suivez-moi. Miss Vandeleur, je vous souhaite le bonsoir.Votre silence, ajouta-t-il en s’adressant à Vandeleur, équivaut,n’est-ce pas, à un consentement formel ?

– Puisque je ne puis faire autrement, je me soumets ; maisje vous préviens franchement, mon prince, que ce ne sera pas sansune dernière lutte.

– Prenez garde, dit Florizel, vous êtes vieux et les années sontpeu favorables aux méchants ; votre vieillesse sera plus malavisée que la jeunesse des autres. Ne me provoquez pas, ou vous metrouverez autrement rigoureux que vous ne l’imaginez. C’est lapremière fois que j’ai dû me mettre en travers de votreroute ; veillez à ce que ce soit la dernière. »

Sur ces mots, Florizel sortit du salon en faisant signe auclergyman de le suivre. Le dictateur les accompagna avec unelanterne et se mit à ouvrir une fois de plus les divers systèmes defermeture si compliqués derrière lesquels il s’était cru à l’abride toute intrusion.

« Maintenant que votre fille ne peut plus m’entendre, ditle prince en se retournant sur le seuil, laissez-moi vous dire quej’ai compris vos menaces. Vous n’avez qu’à lever la main pouramener sur vous une ruine immédiate et irrémédiable. »

Le dictateur ne répondit pas, mais à peine le prince lui eut-iltourné le dos qu’il lança un geste de menace plein de hainefurieuse ; puis, tournant le coin de la maison, il courut detoute la vitesse de ses jambes jusqu’à la station de voitures laplus proche.

Ici, dit mon auteur arabe, le fil des événements s’écarte unefois pour toutes de la maison aux persiennes vertes ; encoreune aventure, et nous en aurons fini avec le Diamant du Rajah. Cedernier anneau de la chaîne est connu parmi les habitants de Bagdadsous le nom d’« AVENTURE DU PRINCE FLORIZEL ET D’UN AGENT DEPOLICE. »

Aventure du Prince Florizel et d’un Agentde Police

Le prince Florizel ne quitta Mr. Rolles qu’à la porte du modestehôtel où logeait ce dernier. Ils causèrent beaucoup et le jeunehomme fut plus d’une fois ému jusqu’aux larmes par la sévéritémêlée de bienveillance que le prince mit dans ses reproches.

« Ma vie est perdue, dit-il enfin. Venez à monsecours ; dites-moi ce que je puis faire. Je n’ai,hélas ! ni les vertus d’un prêtre ni le savoir-faire d’unfripon.

– Maintenant que vous êtes humilié, dit Florizel, je n’ai plus àvous donner d’ordres ; le repentir se traite avec Dieu et nonavec les princes, mais si vous me permettez un conseil, partez pourl’Australie comme colon, cherchez une occupation active, travaillezde vos bras, au grand air, tâchez d’oublier que vous avez étéprêtre, tâchez d’oublier l’existence de cette pierre maudite.

– Maudite, en effet. Où est-elle maintenant, et quels nouveauxmalheurs prépare-t-elle à l’humanité ?

– Elle ne fera plus de mal à personne, elle est dans ma poche.Vous voyez, ajouta le prince en souriant, que votre repentir, sijeune qu’il soit, m’inspire confiance.

– Que Votre Altesse me permette de lui toucher la main, murmuraMr. Rolles.

– Non, répondit Florizel, pas encore. »

Le ton qui accompagna ces derniers mots sonna éloquemment àl’oreille du coupable ; quand, quelques minutes après, leprince s’éloigna, il le suivit longtemps des yeux en appelant lesbénédictions célestes sur cet homme de bon conseil.

Pendant plusieurs heures, le prince arpenta seul les rues lesmoins fréquentées. Il était fort perplexe. Que faire de cediamant ? Fallait-il le rendre à son propriétaire, qu’iljugeait indigne de le posséder ? Fallait-il, par quelquemesure radicale et courageuse, le mettre pour toujours hors de laportée des convoitises humaines ? Qu’il fût tombé entre sesmains par un dessein providentiel, ce n’était pas douteux, et, enle regardant sous un bec de gaz, Florizel fut frappé plus quejamais de sa taille et de ses reflets extraordinaires ;c’était décidément un fléau menaçant pour le monde.

« Que Dieu me vienne en aide ! pensa-t-il. Si jepersiste à le regarder, je vais le convoiter moi-même. »

Enfin, ne sachant quel parti prendre, il se dirigea versl’élégant petit hôtel que sa royale famille possédait depuis dessiècles sur le quai. Les armes de Bohême sont gravées au-dessus dela porte et sur les hautes cheminées ; à travers une grille,les passants peuvent apercevoir des pelouses veloutées et garniesde fleurs ; une cigogne, seule de son espèce dans Paris,perche sur le pignon et attire tout le jour un cercle debadauds ; des laquais à l’air grave vont et viennent dans lacour ; de temps à autre la grande grille s’ouvre et unevoiture roule sous la voûte. À divers titres, cet hôtel était larésidence favorite du prince Florizel ; il n’y arrivait jamaissans éprouver le sentiment du chez-soi qui est une jouissance sirare dans la vie des grands. Le soir dont il est question, ce futavec un plaisir particulier qu’il revit ses fenêtres doucementéclairées. Comme il approchait de la petite porte par laquelle ilentrait toujours lorsqu’il était seul, un homme sortit de l’ombreet lui barra le passage avec un profond salut.

« Est-ce au prince Florizel de Bohême que j’ai l’honneur deparler ?

– Tel est mon titre, monsieur. Que me voulez-vous ?

– Je suis un agent, chargé par Mr. le Préfet de police deremettre cette lettre à Votre Altesse. »

Le prince prit le pli qu’on lui tendait et le parcourutrapidement à la lueur du réverbère ; c’était, dans les termesles plus polis et les plus respectueux, une invitation à suivreimmédiatement à la préfecture le porteur de la lettre.

« En d’autres termes, dit Florizel, je suisarrêté ?

– Oh ! rien ne doit être plus éloigné, j’en suis sûr, desintentions réelles de Mr. le Préfet. Ce n’est pas un mandatd’amener, mais une simple formalité dont on s’excusera certainementauprès de Votre Altesse.

– Et si je refusais de vous suivre ?

– Je ne puis dissimuler à Votre Altesse que tous pouvoirs m’ontété donnés, répondit l’agent en s’inclinant.

– Sur mon âme, votre audace me confond. Vous n’êtes qu’un agentet je vous pardonne, mais vos chefs auront à se repentir de leurconduite. Quel est le motif de cet acte impolitique ?Remarquez que ma détermination n’est pas prise et peut dépendre dela sincérité de votre réponse ; rappelez-vous aussi que cetteaffaire n’est pas sans gravité.

– Eh bien, dit l’agent fort embarrassé, le général Vandeleur etson frère ont osé accuser le prince Florizel d’un vol, s’il fautdire le mot. Le fameux diamant, prétendent-ils, serait entre sesmains. Une simple dénégation de la part de Votre Altesse suffiranaturellement à convaincre Mr. le Préfet ; je vais même plusloin : que Votre Altesse fasse à un subalterne l’honneur delui déclarer qu’elle n’est pour rien dans cette affaire, et jedemanderai la permission de me retirer sur-le-champ. »

Le prince n’avait jusqu’alors considéré cet incident que commeune bagatelle, fâcheuse uniquement au point de vue de sesconséquences internationales. Au nom de Vandeleur, la réalité luiapparut dans toute son horreur : non seulement il étaitarrêté, mais il était coupable ! Il ne s’agissait pas d’uneaventure plus ou moins désagréable, mais d’un péril imminent pourson honneur. Que faire ? Que dire ? Le diamant du Rajahétait en vérité une pierre maudite et il semblait à Florizel qu’ildût être la dernière victime de son sinistre pouvoir.

Une chose était certaine : il ne pouvait donner à l’agentl’assurance qu’on lui demandait et il fallait gagner du temps. Sonhésitation ne dura pas une seconde.

« Soit, dit-il, puisqu’il en est ainsi, allons ensemble àla Préfecture. »

L’agent s’inclina de nouveau et suivit le prince à distancerespectueuse.

« Approchez, dit Florizel, je suis disposé à causer ;d’ailleurs, si je ne me trompe, ce n’est pas la première fois quenous nous rencontrons.

– Votre Altesse m’honore en se souvenant de ma figure ; ily a huit ans que je ne l’avais rencontrée.

– Se rappeler les physionomies, c’est une partie de maprofession comme c’est aussi une partie de la vôtre. De fait, unprince et un agent de police sont des compagnons d’armes ;nous luttons tous deux contre le crime ; seulement vousoccupez le poste le plus dangereux tandis que j’occupe le pluslucratif, néanmoins les deux rôles peuvent être honorablementremplis. Je vais peut-être vous étonner, mais sachez que j’aimeraismieux être un agent de police capable qu’un prince faible etlâche. »

L’officier parut infiniment flatté.

« Votre Altesse, balbutia-t-il, rend le bien pour le mal etil répond à un acte terriblement présomptueux par la plus aimablecondescendance.

– Qu’en savez-vous ? Je cherche peut-être à vouscorrompre.

– Dieu me garde de la tentation !

– J’applaudis à votre réponse ; elle est d’un homme sage ethonnête. Le monde est grand ; il est rempli de choses faitespour nous séduire, et il n’y a pas de limites aux récompenses quipeuvent s’offrir. Quiconque refuserait un million en argent,vendrait peut-être son honneur pour un royaume ou pour l’amourd’une femme. Moi qui vous parle, j’ai connu des provocations, destentations tellement au-dessus des forces humaines, que j’ai étéheureux de pouvoir comme vous me confier à la garde de Dieu. C’estgrâce à ce secours journellement imploré que nous pouvons, vous etmoi, marcher aujourd’hui côte à côte avec une conscience qui nenous reproche rien.

– J’avais toujours entendu dire que Votre Altesse était labravoure même, fit l’agent, mais j’ignorais que le prince Florizelfût religieux en outre. Ce qu’il dit là est bien vrai. Oui, lemonde est un champ de bataille et on y rencontre de rudesépreuves.

– Nous voici au milieu du pont, dit Florizel ; appuyez-vousau parapet et regardez. De même que les eaux courent et seprécipitent, de même les passions et les circonstances compliquéesde la vie emportent dans leur torrent l’honneur des cœurs faibles.Je veux vous raconter une histoire.

– Aux ordres de Votre Altesse », répondit l’agent.

Et, imitant le prince, il s’accouda sur le parapet. La villeétait déjà endormie ; tout faisait silence ; sans lesnombreuses lumières et la silhouette des maisons qui se dessinaitsur le ciel étoilé, ils auraient pu se croire dans une campagnesolitaire.

« Un officier, commença Florizel, un homme plein de courageet de mérite, qui avait su déjà s’élever à un rang éminent etconquérir l’estime de ses concitoyens, visita, dans une heurefuneste, les collections de certain prince indien. Là, il vit undiamant d’une beauté si extraordinaire que dès lors une seulepensée remplit son esprit et dévora sa vie pour ainsi dire ;honneur, amitié, réputation, amour de la patrie, il se sentit prêtà tout sacrifier pour posséder ce morceau de cristal étincelant.Pendant trois années il servit un potentat à demi barbare commeJacob servit Laban ; il viola les frontières, il se renditcomplice de meurtres, d’attentats de toute sorte, il fit condamneret exécuter un de ses frères d’armes qui avait eu le malheur dedéplaire au Rajah par son honnête indépendance ; finalement, àune heure où la patrie était en danger, il trahit un des corps quilui étaient confiés et le laissa écraser par le nombre. À la fin detout cela, il avait récolté une magnifique fortune et il revintchez lui rapportant le diamant si longtemps envié.

« Des années se passèrent, et un jour le diamant s’égarad’aventure. Il tomba entre les mains d’un jeune étudiant, simple,laborieux, se destinant au sacerdoce et promettant déjà de sedistinguer dans cette carrière de dévouement. Sur lui aussi, lemauvais sort est jeté aussitôt ; il abandonne tout, savocation, ses études, et s’enfuit avec le joyau corrupteur en paysétranger. L’officier a un frère, homme audacieux et sans scrupules,qui découvre le secret du jeune ecclésiastique. Celui-là va-t-ilprévenir son frère, avertir la police ? Non, le charmediabolique agira encore sur lui, il veut posséder seul le trésor.Au risque de le tuer, il endort au moyen d’une drogue le clergyman,attiré dans sa maison par une ruse, et il profite de cette torpeurpour lui voler sa proie.

« Après une suite d’incidents qui seraient ici sansintérêt, le diamant passe aux mains d’un autre homme, qui, terrifiéde ce qu’il voit, le confie à un personnage haut placé et à l’abride tout reproche…

« L’officier, continua Florizel, s’appelle ThomasVandeleur ; la pierre précieuse et funeste, c’est le diamantdu Rajah, et ce diamant, vous l’avez devant vos yeux, ajouta-t-ilen ouvrant brusquement la main. »

L’agent recula, éperdu, avec un grand cri.

« Nous avons parlé de corruption, reprit Florizel ;pour moi cet objet est aussi repoussant que s’il grouillait de tousles vers du sépulcre, aussi odieux que s’il était formé de sanghumain, du sang de tant d’innocents qui coula par sa faute ;ses feux sont allumés au feu de l’enfer, et, quant aux crimes, auxtrahisons qu’il a pu suggérer dans les siècles passés,l’imagination ose à peine les concevoir. Depuis trop d’années il arempli sa noire mission, c’est assez de vies sacrifiées, c’estassez d’infamies. Toutes choses ont un terme, le mal comme le bien,et, quant à ce diamant, que Dieu me pardonne si j’agis mal, mais ilverra ce soir la fin de son empire. »

Ce disant, Florizel fit un mouvement rapide de la main, lediamant décrivit un arc lumineux, puis alla tomber dans la Seine.L’eau jaillit alentour et il disparut.

« Amen, dit gravement le royal justicier, j’ai tué unbasilic.

– Qu’avez-vous fait ! s’écria en même temps l’agent depolice, hors de lui. Je suis un homme perdu.

– Bon nombre de gens bien placés à Paris pourraient vous enviervotre ruine, repartit le prince avec un sourire.

– Hélas ! Votre Altesse me corrompt, moi aussi, aprèstout !

– Que voulez-vous, je n’y pouvais rien ! Maintenant, allonsà la Préfecture. »

Peu après, le mariage de Francis Scrymgeour et de miss Vandeleurfut célébré sans bruit, le prince faisant office de témoin. Lesdeux Vandeleur ont eu vent, sans doute, du sort de leur butin, card’énormes travaux de draguage dans la Seine font l’étonnement et lajoie des flâneurs ; ces travaux pourront continuer longtemps,puisqu’une mauvaise chance a voulu jusqu’ici qu’on opérât surl’autre bras de la rivière. Quant au prince, ce sublime personnageayant maintenant joué son rôle, il peut, avec « l’auteurarabe », disparaître dans l’espace. Pourtant, si le lecteurdésire des informations plus précises, je suis heureux de lui fairesavoir qu’une récente révolution a précipité Florizel du trône deBohême, par suite de ses absences prolongées et de son édifiantenégligence en ce qui concernait les affaires publiques. Il tient àprésent, dans Rupert-Street, une boutique de cigares trèsfréquentée par d’autres réfugiés étrangers. Je vais là de temps entemps fumer et causer un brin, et je trouve toujours en lui l’êtremagnanime qu’il était aux jours de sa prospérité ; il conservederrière son comptoir un port olympien, et bien que la viesédentaire commence à marquer sous son gilet, il est encoreincontestablement le plus beau des marchands de tabac deLondres.

FIN.

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