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Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

de Gaston Leroux

I – Les soupirs de Palas

Sur la grève embrasée, devant le flot redoutable où glissaient les requins affamés, gardiens de sa prison, Palas était étendu. Le forçat semblait une bête lasse au repos. Au fait, il avait profité de la « relâche »de dix heures pour venir chercher là un peu de fraîcheur et de solitude, entre deux rochers qui l’isolaient du reste du bagne.Ah ! s’isoler ! Ne plus entendre !… Ne plus voir !… Ne plus penser !… Mais comment Palas eût-il fait pour ne plus penser à ce qu’il avait vu le matin même ?… à ce qu’il avait été forcé devoir ?…

Ce matin-là, il y avait eu double exécution !… un terrible exemple nécessaire… de la bonne besogne pour Pernambouc, le bourreau du bagne, et pour son aide : « Monsieur Désiré »… Horreur !oh ! horreur !

Palas en frissonnait encore. C’était un corps encore jeune, plein de force et de souplesse. Appuyé sur les coudes, le menton dans la coupe de ses mains, il semblait faire quelque rêve impossible… Le large chapeau de paille jetait son ombre sur l’ombre de son regard profond qui glissait vers les lointains horizons. Ce que l’on apercevait de sa figure rase et de son profil était un dessin ferme et plein de finesse. Malgré lapuissante empreinte du bagne qui a tôt fait de vieillir les plusjeunes, cet homme ne paraissait guère avoir plus de quaranteans…

C’était ce mélange de force et dedélicatesse qui lui avait fait donner ce surnom de Palas, parlequel on désigne dans le langage du Pré (bagne) ceux quela nature a doués d’une prestance généralementappréciée des dames « Il fait sonPalas !… » mais le vrai nom de Palas était célèbredans les fastes criminels depuis plus de dix ans, époque où le juryde la Seine l’avait condamné à la peine de mort, lui, Raoul deSaint-Dalmas, jeune homme d’excellente famille qui, aprèsavoir gaspillé son patrimoine, avait été accusé d’avoirassassiné son bienfaiteur pour le voler.

Il avait dû sa grâce à sa jeunesse, audésespoir de sa mère, morte de douleur, et aussi à l’acharnementavec lequel il avait crié son innocence, en dépit des preuves quisemblaient l’accabler. Et maintenant il était au bagne, àperpète…

« Tu soupires,Palas ! »

L’homme tressaillit et tourna la tête.Aussitôt des rires grossiers se firent entendre et il aperçut,assis autour de lui, le Parisien, Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur.Sa rêverie l’avait emporté si loin qu’il ne les avait pas entendusvenir.

Ces quatre-là étaient ses pires ennemis,ceux qui n’avaient jamais désarmé et à cause desquels, dernièrementencore, il n’avait pas hésité à se faire enfermer pendantdes mois dans l’île du Silence, l’îleSaint-Joseph, toute proche, qui est réservée à ceux qui ont commisdes crimes au bagne ou qui se sont révoltés contre lachiourme.

Pour ne plus voir ces quatre monstresqui le poursuivaient de leurs tracasseries diaboliques, ou de leursplaisanteries hideuses, il avait cherché querelle à un« artoupan » (garde-chiourme) et l’avait gravementmenacé, ce qui lui avait valu, quelque temps, le régime terrible del’île voisine, l’internement dans un édifice spécial où lessurveillants eux-mêmes ne doivent communiquer avec les prisonniersque par geste ou par écrit, jamais par la parole.

Et depuis qu’il était sorti de sonencellulement, il le regrettait et cela d’autant plus queChéri-Bibi, le formidable bandit qui, depuis de si nombreusesannées, avait épouvanté le monde, mais qui avait pris Palas enamitié, n’était plus là pour faire taire d’un froncement desourcils l’abominable Fric-Frac, ou le Parisienlui-même.

Oh ! il n’était pas loin,Chéri-Bibi ! il était enfermé, pour le moment, dansl’établissement central, derrière des barreaux à travers lesquelsPalas, un matin qu’il était de corvée de balayure, avait pul’apercevoir et échanger avec lui quelques signes mystérieuxd’amitié. Ça avait été rapide du reste, car le chef des artoupansavait pénétré dans la cour et, aussitôt, de toutes les cellulesjuxtaposées et grillées, de telles bordées d’injures avaient étédéversées que le malheureux garde-chiourme avait rappelé la corvée,fait évacuer la cour par le service des cuisines qui apportait lasoupe et déclaré dans sa fureur qu’il laisserait les« fagots » crever de faim dans leur pourriture pendanttrois jours !…

Au-dessus de ces menaces et de tout cetaffreux tumulte, Palas entendait encore le rire énorme, le riregigantesque de Chéri-Bibi…

Ce n’étaient ni le Parisien, niFric-Frac, ni le Caïd, ni le Bêcheur qui eussent risqué ainsi de sefaire mettre au cachot. Ils se la coulaient « en douce »,assez bien vus des autorités qu’ils renseignaient sournoisement,sur l’état d’esprit ou sur les projets d’évasion de leurscamarades, trouvant à cette trahison des bénéficescertains.

Et même quand leur naturel batailleur oupillard reprenait le dessus, ils n’écopaient guère, comme corvéesde punition, que de la « balade à la bûche », quiconsiste à transporter pendant des heures de lourds madriers d’unpoint à un autre, pour les rapporter ensuite au point dedépart.

Dans l’instant, pendant qu’ilscommençaient à agacer Palas, ils travaillaient tout doucement àfabriquer des objets d’art destinés à être échangés, quand seprésentait un visiteur, contre des paquets de tabac ou quelquemenue monnaie. Arigonde, dit « le Parisien », venait definir de graver au couteau, dans une mâchoire de requin, ces motsfatidiques : « Le tombeau du forçat. »

Cet Arigonde en voulait à mort à Palasde l’avoir détrôné, aux Îles du Salut, comme « homme dumonde ». Jusqu’à son arrivée, c’était lui qui avait le« sceptre de l’élégance », si l’on peut dire. Inutiled’expliquer que cette réputation d’élégance tenait moins dans lacoupe des habits et dans la façon de faire son nœud de cravate quedans certaines manières que l’on ne trouve point dans le commun desforçats, et qui attestent une éducation soignée. En dépit de toutesles hâbleries du Parisien, qui n’était jamais à court pour raconterses bonnes fortunes dans la haute et vanter ses relationsmondaines, Arigonde, à côté de Palas, n’en paraissait pas moins cequ’il avait été tout d’abord, un employé de petit magasin qui faitdes grâces avec la clientèle.

Palas avait repris sur la grève saposition première et il n’avait pas l’air d’entendre le Bêcheur quiglapissait :

« Cœur qui soupire n’a pas ce qu’ildésire… »

Ricanement des autres…

« Mossieu Palas ne daigne pointentrer en conversation avec d’humbles « fagots » commenous, reprit le Bêcheur (un ancien clerc d’huissier qui avait aidéun client à découper son patron en morceaux). Mossieu Palas fait sachicorée, sa chochotte, sa patagueule !…

– Mossieu Palas pleure sur lesmalheurs de la patrie ! glapit l’ignoble Fric-Frac, unex-monte-en-l’air, qui était un petit homme quasi désarticulé,marchant de côté, comme un crabe.

– Caïd aussi voudrait faire pan pansur les Boches ! Caïd bon soldat !… »

Palas se mordait les doigts pour ne paslaisser échapper un rugissement en entendant cette horreur de BenKassah, le « fagot » musulman, voleur de petites filleset pourvoyeur, réclamer sa part au combat !

Hélas ! Hélas ! nesoupirait-il pas lui-même après la sienne ! Et c’est bienparce qu’ils l’avaient entendu, le soir où ils avaient appris ladéclaration de guerre, clamer son désespoir et encore une fois soninnocence et réclamer un fusil, que les misérables se gaussaient delui sinistrement.

« Je viens de voir le payot quiraboule de la vergne (le vaguemestre qui revient de la ville),déclara le Parisien, il apporte de fameuses nouvelles ! Paraîtque Joffre réclame Palas pour en faire son chefd’état-major ! »

Cette fois Palas bondit et tousreculèrent, car Palas était fort. Seulement ils savaient qu’ilrépugnait à se « piocher avec les fagots » et, de fait,il se contenta de leur cracher quelques menaces qui déchaînèrentleur rire, à distance.

« Si tu crois que tu nous épatesavec tous les flambeaux que tu racontes ! lui cria Fric-Frac.Garde ta salade !

– Des vannes à la noix !exprima le Bêcheur en se mettant prudemment hors de portée, quéejactance !…

– Quand t’auras bien jacté, j’tebénirai quoiqu’j’ai su l’cœur ! » annonça le Parisien,qui n’osait se mesurer avec Palas, mais qui le haïssait tant qu’ilmourait d’envie de le battre…

Il fit un pas vers Palas.

Celui-ci serrait les poings. Ilcommençait à voir rouge quand l’arrivée d’un nouveau personnage fitdisparaître les quatre misérables comme parenchantement.

Il n’avait pas eu besoin, celui quiarrivait, d’ouvrir la bouche. Il n’avait eu qu’à semontrer.

C’était Chéri-Bibi.

II – Chéri-Bibi

« Tu es donc sorti du cachot ?demanda Palas.

– Oui », répondit le banditqui travaillait de la pointe de son couteau un morceau de bois durtaillé d’une singulière façon.

C’était une figure effroyable que cellede Chéri-Bibi. D’exceptionnelles aventures, de longues années debagne, coupées d’évasions sans nombre, des passions farouches, latorture de la chair et jusqu’à la flamme ardente du vitriol avaientravagé cette face formidable qu’on ne pouvait voir sansterreur.

Cependant de temps à autre – quand ilregardait Palas par exemple – une lueur de bonté étrange éclairaitcette tête d’enfer.

Toute sa personne, du reste, étaitredoutable. Ses poings énormes, sa carrure, ses épaules quisemblaient faites pour soulever de prodigieux fardeaux, tout en luidonnait une impression de force irrésistible.

Lorsqu’il fournissait un effort, lesmuscles dessinaient sous sa blouse de forçat un relief saisissant.Cette blouse le couvrait toujours. On ne l’avait jamais vu, commeses compagnons, travailler ou se promener le torse nu. On disaitque la chair de sa poitrine portait, imprimé, le secret de sa vieet que certains tatouages exprimaient en toutes lettres celui deson cœur. Or, Chéri-Bibi avait une grande pudeur pour les choses del’amour. Cet homme, dont on ne comptait plus les crimes, avaittoujours eu, comme on dit, des mœurs irréprochables.

Chéri-Bibi et Palas se croyaient seuls.Ils n’avaient pas vu Fric-Frac revenir sournoisement sur ses paspour, à l’abri d’un rocher, les guetter et les écouter. Chéri-Bibis’assit à côté de Palas, travaillant toujours son morceau de boisdur.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda Palas.

– Ça ! répliqua Chéri-Bibi,c’est la clef de la liberté !

– Qu’est-ce que tudis ? » fit Palas en pâlissant.

Chéri-Bibi poussa un soupir à fendre lescœurs les plus endurcis.

« Je t’aime bien, mon poteau, etj’aurais voulu te conserver près de moi, dit-il d’une voix quitremblait, mais je vois bien que tu te meurs ici !…Réjouis-toi ! Tu seras bientôt libre ! Tu vas pouvoirretourner en France, Palas ! »

Celui-ci savait que Chéri-Bibi neparlait jamais inutilement. Il le crut. Un espoir immense gonfla sapoitrine.

« En France !soupira-t-il.

– Vingt-deux »,souffla le bandit.

Vingt-deux, dansle langage du bagne, signifie« Attention ! »

Palas tourna légèrement la tête etaperçut la silhouette d’un garde-chiourme qui passait non loind’eux, le fusil en bandoulière.

L’artoupan jeta un coup d’œil de leurcôté et s’éloigna en longeant le flot.

Fric-Frac était toujours à son posted’écoute. Chéri-Bibi continuait :

« Et, tu sais !… je tedonnerai les papiers d’un honnête homme ! T’auras tout cequ’il faut pour te faire encore du bonheur !

– Mon Dieu ! » gémitl’autre.

Et il regarda Chéri-Bibi. Chéri-Bibipleurait.

Palas tressaillit. C’était un spectacleauquel il n’avait jamais assisté ; des larmes dans les yeux deChéri-Bibi ! Chéri-Bibi se donna des coups de poing dans lesyeux, pour se punir certainement de cet instant d’attendrissementet il cracha un blasphème épouvantable.

« Pourquoi ne fuis-tu pas avecmoi ? demanda Palas.

– Parce que je te gênerais, monpetit ! T’auras vite oublié Chéri-Bibi, va !…

– Jamais, dit l’autre. Il n’y a quetoi de bon pour moi ici ! Tu n’as pas cessé de meprotéger.

– Te protéger ! T’as besoin dela protection de personne ! Sous tes dehors de demoiselle t’esaussi fort que moi ! Si tu avais voulu les bomber unebonne fois ceux qui te font du boniment, ils t’auraient vite fichula paix ! Mais t’es trop grand seigneur ! Du reste, c’estce qui m’a plu en toi ! Moi, j’aime les gens bienélevés ! et puis j’aime aussi les honnêtes gens ! et t’esun honnête homme ! Je te crois quand tu me dis que t’esinnocent ! Je me rappelle le temps où je n’avais pas encorefichu mon premier coup de couteau ! Ah ! je le voistoujours, ce premier coup de couteau ! J’en avais toujours un,de couteau, à la ceinture. J’étais garçon boucher au Pollet !Tu le connais, le Pollet ? C’est près de Dieppe. L’été, tu asdû aller aux courses par là ? T’as toujours été un type chic,toi ! Pourquoi que te revoilà tout pâle ?

– Parce que je pense aux courses deDieppe ! fait Palas en fermant les yeux.

– Oui, c’était le bon temps,hein ? Crois-tu qu’il y en avait des élégances. Duv’lan ! du zinc ! et des gommeux anglais ! Et descocottes que c’en était honteux ! Pour t’en revenir à monpremier coup de couteau, ça m’est arrivé juste sur la falaise deDieppe. Un voyou était en train de faire passer le goût du pain àun brave homme. J’arrive. J’veux donner un coup de couteau auvoyou, je tue l’honnête homme ! C’est moi qu’ai été condamné…Fatalitas ! V’là le départ de tous mesmalheurs !… Mais je ne veux plus penser à tout ça ! ni àla France, ni à rien ! J’ai commis plus de crimes que j’ai dedoigts aux deux mains ! Et toujours dans la meilleureintention ! Tu sais ; c’est comme un fait exprès !Fatalitas ! Alors, vaut mieux que je reste ici,pas ? Une fois pour toutes ! Le bagne, vois-tu, il a étéfait pour moi, c’est mon foyer !… Toi, t’es jeune, c’est uneautre paire de manches ! Tu peux te refaire une vie !Épouser une brave et honnête femme, la rendre heureuse ! Unconseil : fuis les gourgandines ! Tu dois en êtrecorrigé, hein ?

– Il y a des chances ! fitPalas en souriant à Chéri-Bibi, dont les propos de haute moralitél’étonnaient toujours dans cette bouche effroyable… Mais tu ne m’astoujours pas dit ce que tu fabriques là ! »

Chéri-Bibi ne répondit pas tout desuite, mais levant les yeux vers le môle dont on apercevait lapointe protégeant un petit port naturel, il dit :

« Aborgne (regarde) un peu là-basce qui se passe. »

Palas regarda. Là-bas, une fortechaloupe à pétrole venant certainement des établissementsforestiers de Saint-Laurent-du-Maroni, accostait au môle. Unofficier en sortait et était reçu sur le môle par le groupe desautorités qui avaient la garde de l’île.

« Zieute bien ce qui sepasse ! continuait Chéri-Bibi, qu’est-ce que tuvois ?

– Eh bien, mais, répondait Palas,c’est l’officier de surveillance qui vient de finir sa tournée. Ilsdoivent tous lui demander des nouvelles de la guerre. Elles nedoivent pas être bonnes. Ils n’ont pas l’air de seréjouir.

– Et après ?

– Après ? Le lieutenant sepenche sur la chaloupe.

– Ah ! fit Chéri-Bibi, nous yvoilà. Et alors ?

– Le mécanicien est debout sur leroof et lui passe quelque chose que l’officier met dans sapoche.

– Halte ! T’en as assezvu ! et maintenant, regarde ça ! »

Chéri-Bibi montrait son bout de bois,auquel il avait cessé de travailler…

« Ça, continua le bandit, c’estexactement la chose que l’officier de surveillance vient de mettredans sa poche. Et sais-tu ce que c’est que la chose ? C’estune pièce du moteur indispensable pour que la machine marche !Quand il a ça dans sa poche, l’as de carreau (l’officier)est tranquille. Rien à faire pour les « fagots » avec songrafouilleur ! (Rien à faire pour les forçats avec sachaloupe automobile). En allant de corvée à Saint-Laurent, j’ai eul’occasion de bien examiner sa pièce. Je te jure que celle-là doity ressembler comme une fraline (sœur), et s’il y manque quelquechose, on fera ce qu’il faudra ce soir.

– Ce soir ! s’exclamaPalas.

– Oui, mon petit ! ce soir tuseras libre, foi de Chéri-Bibi ! J’ai fini de creuser mon troudans la case ! Ce soir on va rigoler.Vingt-deux ! Les artoupans ! On sonnel’appel ! »

Les deux forçats se levèrent. Palas,derrière Chéri-Bibi, vacillait d’espérance. Ils s’en furents’aligner avec les autres de leur bordée dans un chemin creux quedominait une case de l’administration ; c’est là qu’ilstravaillaient à tracer une nouvelle route qui traversaitl’île.

Or, de toute cette journée, Palas etChéri-Bibi n’avaient pas fait un geste qui ne fût épié deFric-Frac, pas échangé une parole qui n’eût été entendue ou devinéede lui.

Fric-Frac avait dit entre-temps auParisien, au Caïd et au Bêcheur :

« Tenez-vous chauds ! Y auradu bon ce soir à la neuille autour des cubes ! (Tenez-vousprêts, y aura du bon cette nuit, pendant la partie dedés.) »

Quand il fut six heures, après ledernier appel, les forçats se dirigèrent vers leurs dortoirs,presque gaiement. La journée était finie.

Les forçats sont alors enfermés dansleurs « cases », dortoirs communs, où ils font ce qu’ilsveulent, dorment ou boivent, ou jouent, débarrassés desgardes-chiourme. Chéri-Bibi, Palas, le Parisien, Fric-Frac, leCaïd, le Bêcheur partageaient la même case avec une vingtained’autres. Ce soir-là, « l’as de carreau » fit la tournéedes dortoirs.

Alignés devant la double rangée de leurshamacs, ils écoutaient ses observations. L’officier leur déclaraitqu’il ne voulait point de bruit dans la case ; qu’ils étaientchez eux, la porte fermée, mais que c’était pour dormir et que sil’on avait encore à se plaindre d’eux, il enverrait toute la casedans les cages du bâtiment central.

Avant de partir, ildemanda :

« Quelqu’un a-t-il à me présenterune observation ? »

C’est alors que Palas s’avança etdit :

« Monsieur l’officier, le bruitcourt que de mauvaises nouvelles sont arrivées deFrance.

– En quoi cela peut-il vousintéresser ? répliqua l’autre très durement. Des gens commevous n’ont plus rien à faire avec laFrance ! »

Palas avait pâli. Un grondement des plusmenaçants courut les rangs des bagnards. Les artoupans leurimposèrent silence en sortant leurs revolvers.

Cependant l’un des forçats ne puts’empêcher de s’écrier :

« Qu’on nous donne un fusil, onverra si nous ne savons pas mourir comme lesautres !…

– Vous n’en êtes pasdignes ! » répliqua l’officier, et ils’éloigna.

La porte fut refermée. Des poingsterribles se dressèrent. Un tumulte de blasphèmes emplit la case.Palas se jeta dans son hamac et se cacha la figure dans lesmains.

Pour des êtres qui ont été accablés parle destin comme Palas, ces heures de dortoir, si chères aux autresà cause de l’absence de toute surveillance, étaient certainement cequ’il y avait de plus dur dans le châtiment dont la justice humainel’avait frappé. La promiscuité y était abominable. Toutes lespassions, tous les vices entretenus par l’alcool et le jeu s’ydonnaient un libre cours. Là, c’était vraiment l’enfer.Heureusement pour Palas que le sort, si cruel par ailleurs, luiavait donné comme compagnon Chéri-Bibi. La présence de ce dernieret la terreur qu’il inspirait faisaient qu’on laissait Palas à peuprès tranquille.

Dans son hamac, il fermait les yeux pourne point voir toutes ces têtes hideuses, mais il entendait. Etc’était horrible !

Les bouteilles de tafia, les jeux decartes, l’or sortaient l’on ne savait d’où et le sabbatcommençait.

Sans se préoccuper de ce que l’onfaisait autour de lui, Chéri-Bibi avait soulevé une des dalles dontle sol de la case était pavé. Un trou était là, béant : il s’yintroduisit. Il y avait deux mois que Chéri-Bibi travaillait à cetrou.

Il n’avait été interrompu dans sontravail souterrain que par les huit jours de cachot qu’il s’étaitfait donner dans l’intention d’achever tranquillement de sculpterde la pointe de son couteau le bout de bois qui devait leur fournirle moyen d’user du moteur de la chaloupe.

Quand il travaillait à son trou, sescompagnons, chaque matin, l’aidaient à sortir, sans qu’on s’enaperçût, la terre qu’il avait extraite pendant la nuit. Il avaitpromis en échange aux fagots qu’il y aurait, au bout de son projet,de l’évasion pour tous ceux qui en voudraient.

Il ne s’était pas expliqué davantage. Onle laissait faire, curieux de ce qu’il allait tenter.

Le Parisien et sa bande ne l’avaient pasvendu et il y avait à cela plusieurs raisons, dont la moindren’était pas que Chéri-Bibi avait déclaré que si on le vendait, ilsaurait qui avait fait le coup et que de toute façon, même s’ilsétaient innocents, il ferait passer le goût du pain au Parisien età Fric-Frac. Il se trouva encore que, depuis quelque temps, leParisien et sa bande nourrissaient le projet, eux aussi, des’évader.

Ils ne désespéraient point que le plande Chéri-Bibi, quand ils le connaîtraient entièrement, leur fûtutile. Ce soir-là, assis sur leurs sacs, dans un coin, le Parisien,Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur regardaient Chéri-Bibi se glisserdans son souterrain.

« C’est-il qu’il sera bientôt fini,ton trou ? demanda le Bêcheur.

– Je vous demande encore huitsorgues (nuits) », fit Chéri-Bibi, et il disparut.

Les quatre forçats avaient sorti les déset faisaient une partie à la lueur sinistre des falotsréglementaires accrochés au toit du baraquement.

La nuit était tombée, rapide, commetoujours dans ces régions.

D’autres parties, dans tous les coins,avaient commencé. Il y en avait qui jouaient aux cartes. On avaitdébouché des bouteilles. Une abominable odeur de rhum s’étaitrépandue.

Dans son hamac, Palas semblaitdormir.

« Chéri-Bibi vous ment, soufflaFric-Frac à ses trois acolytes : Chéri-Bibi nous a chiqué(menti). C’est ce soir qu’il fait son coup. Il s’échappe par sonsouterrain et embarque dans la chaloupe de l’as de carreau. Il a untruc pour faire marcher la machine. Palas doit aller le rejoindredans une demi-heure, sitôt que Chéri-Bibi aura paré le moteur prêtà partir. Mais les poteaux (camarades) empêcheront Palas de sortir,et c’est nous qui nous esbignerons ! Chéri-Bibi, ne voyant pasarriver Palas, reviendra le chercher, nous en profiterons poursauter dans la chaloupe, et en route ! »

Le coup était savamment monté ; lesautres « fagots », furieux d’apprendre que Chéri-Bibi lesavaient trompés, se tenaient prêts à marcher sur un signe deFric-Frac.

Palas simulait le sommeil. Et cependantune fièvre intense le brûlait. À cette heure effroyablementdécisive, il songea à sa mère morte de douleur, et il pria verselle ! sa maman ! Les années dorées de sa bellejeunesse ! Il revécut le passé. Il revit sa lumineuse imagequand tout lui souriait, quand il n’avait qu’à se pencher pourcueillir toutes les fleurs embaumées de la vie…

III – Les ombres du passé

Mais voilà que dans ce jardin enchanté,Raoul n’avait pas su choisir…

Il a toujours fallu très peu de chosepour que le Paradis devienne le Jardin des Supplices… À l’aurore dela vie comme à l’aurore du monde, il suffit toujours d’un geste defemme pour déterminer la catastrophe…

Que de folies il avait faites pour cettedanseuse fantasque qui se moquait de lui et qui le ruinait, pourcette Nina-Noha qui n’avait su que le torturer, l’affoler dejalousie et le précipiter aux pires fièvres dujeu !

Alors il s’était lâchement accordé uneexcuse à ces premiers désordres. Si la courtisane avait été sapremière passion, elle n’avait pas été son premier amour !C’est dans ses bras qu’il avait voulu oublier une femme, une jeuneamie de sa mère, douloureusement mariée à un très honnête homme quil’aimait et qu’elle n’aimait pas. Elle s’était donnée à Raoul dansun moment d’égarement, puis s’était reprise aussitôt, poursuiviepar le remords de la faute commise… Ça avait été là pour Raoul etpour cette femme une terrible aventure, pleine d’un mystèreredoutable auquel Raoul, maintenant, ne pouvait songer sans uneinexprimable angoisse…

Mais comme elle avait été vite oubliée,cette première faute de sa vie, dans la loge où Nina-Noharhabillait chaque soir sa beauté quasi nue, après les danses d’unart violent, tour à tour langoureux et brutal, qui faisait courirtout Paris !… Il avait voulu être le seul maître de cetteidole ! Stupide orgueil ! Folie ! Il avait payé deson patrimoine quelques instants d’un plaisir toujoursdisputé.

Quelle pitié ! Il se rappelaitcertain soir de répétition générale dans un petit théâtre mondaindu boulevard où Nina avait triomphé ! Elle lui avait promis desouper avec lui. Pénétrer à une heure du matin dans une salle derestaurant à la mode avec cette femme couverte de bijoux à sonbras, était pour Raoul une joie éclatante pour laquelle, comme unenfant, il donnait tout ce qu’il possédait !

Elle avait été bonne ce soir-là :elle lui avait permis de l’afficher ! Raoul de Saint-Dalmas,aux yeux de tous, était l’heureux ami de Nina-Noha ! Quelleheure inoubliable ! Palas voyait encore la salle chaude,éblouissante de lumières et de la parure des femmes ; ilentendait encore les tziganes et leur musique frénétique ; ileût pu répéter les propos de ses amis qui faisaient la cour àNina ; mais Nina, ce soir-là, ne les écoutait pas : ellesouriait à Raoul qui lui avait promis pour le lendemain sesderniers vingt mille francs…

Vingt mille francs un sourire de Nina,c’est pour rien ! Mais le payer du bagne, Raoul, n’est-ce pasun peu cher… Ouvre les yeux, Raoul, et regarde ! Regarde lesconvives qui sont cette nuit à ton banquet ! Voilà des figuresqui changent un peu des petites fêtes du boulevard…

Avec quelles expressions de haine cesmasques de bagnards se penchaient sur leur misérable victime !Palas ne disait rien ! Il ne disait jamais rien, ce chien deParigot, cette « demoiselle » qui était forte comme unTurc et qui, pendant plus de dix ans, n’avait même pas daigné secolleter une seule fois avec eux ! À quoi pensait-il sous sespaupières closes ? Ah ! ils n’étaient pas incapables delui arracher les paupières pour savoir un peu quel rêve on faisaitlà-dessous !…

Pauvre Raoul ! malheureux enfantqui, au fond de la nuit du bagne, faisait revivre l’éclat des fêtesparisiennes et le souvenir ardent de Nina-Noha !… Elle avaitété plus cruelle encore que ses bourreaux actuels, la joliedanseuse qui l’avait mis si bien à la porte quand il avait étéruiné. Alors il avait pensé à son seul refuge, à sa chère maman quiaccueillit avec joie l’enfant prodigue.

« Maintenant, tu vastravailler ! » Sincère, il avait promis de racheter sesfautes. Mme de Saint-Dalmas avait conduit son fils chezun vieil ami de la famille, le banquier très parisien CharlesRaynaud, qui avait consenti à prendre Raoul chez lui.

C’était un très brave homme qui n’avaitpas eu lui non plus une jeunesse exemplaire, ce qui ne l’avait pasempêché de se mettre plus tard au travail et d’acquérir une fortuneconsidérable. Il voulut former lui-même Raoul, en souvenir du pèredu jeune homme qui, lui, avait été un ami fidèle. Il en fit sonsecrétaire particulier et le garda dans son propre bureau. Au boutde quelques mois, Raoul, qui avait montré une grande volonté detravail et une rare intelligence, était devenu l’homme de confiancede Charles Reynaud.

Le malheur fut que Raoul n’avait pascessé de songer à Nina. Il avait essayé de renouer des relationsavec la danseuse. Elle ne l’avait même pas reçu dans sa loge. Ilsouffrait atrocement de ses mépris. Tout le drame devait venir delà.

Le samedi qui précédait le grand prix deDieppe, Raynaud était entré dans son bureau : avec un ami aumoment où Raoul maniait des sommes considérables. Le jeune homme sedisposait à les lui remettre.

Pendant que Raoul comptait les liassesde dix mille francs, Raynaud disait à son ami :

« Le tuyau est sûr !…Volubilis à vingt contre un, dans unfauteuil !… »

On vint demander sur ces entrefaites lebanquier, qui passa dans une pièce adjacente. Son ami ne l’attenditpas. Raoul avait des flammes au cerveau. Il avait arrangé, pour lelendemain, un voyage à Dieppe, moins pour voir sa maman qui s’ytrouvait en villégiature, que parce qu’il savait que Nina serait augrand prix !… Nina ! Volubilis ! Vingtcontre un ! et deux louis en poche !

Ses mains froissaient fébrilement tousces billets, dont un seul pouvait lui redonner une petitefortune.

Charles Raynaud était l’ami intime dupropriétaire de Volubilis. Raoul n’avait aucun doute surla valeur du tuyau. Il pensait pouvoir rembourser le surlendemain…Tout de même, un emprunt pareil, quelle que fût la somme etl’espérance de remboursement, ça avait unnom !

Raoul était en train de désépingler uneliasse de dix mille, pour lui emprunter une coupure, uneseule !… quand Raynaud rentra dans le bureau… Il n’eut que letemps de faire disparaître toute la liasse dans la poche intérieurede son veston… Le banquier jeta en hâte toutes les sommes qui setrouvaient sur la table dans son coffre, sûr de la comptabilité etde l’honnêteté de Raoul. Et il partit… Derrière lui, un jeunehomme, d’une pâleur mortelle, faisait un geste comme pour leretenir… mais le banquier ne se retourna pas.

Raoul de Saint-Dalmas avait cinq centslouis à mettre sur Volubilis et c’était unvoleur !…

…………………………

La minute qu’il vécut quand, lelendemain, la cloche du pesage annonça que le départ venait d’êtredonné, comment l’oublierait-il jamais ! Quelle torture et quelespoir habitaient son cœur ! Oui, dans une minute, montre enmain, il serait un homme perdu à jamais ou riche de nouveau et nulne pourrait soupçonner sa honteuse défaillance… et Nina-Noha seraità lui !

C’est pour elle qu’il avait vécu cetteminute atroce ! Il avait passé la nuit à errer comme uninsensé sous ses fenêtres !… Mais quelle revanche, peut-être,se préparait pour lui… Dans une minute, il serait fixé : Ninaou la cour d’assises !

Il n’avait pas voulu voir la course.Seul, derrière les tribunes, il marchait. La sueur coulait de sestempes ! Quelqu’un qui l’eût rencontré alors, l’eûtdifficilement reconnu, tant la folie du moment l’avaitravagé ! Ses gants, entre ses mains, n’étaient plus que desloques.

Un immense silence planait sur le champde courses comme il arrive parfois dans les secondes critiques oùle sort d’une grande épreuve est en suspens…

Et puis, tout à coup, il yeut mille cris :

« Volubilis ! Volubilis !Volubilis ! tout seul ! »

Il se rua vers les tribunes, bousculades joueurs qui protestèrent, mais arriva à temps pour voirVolubilis…que l’on avait cru un moment vainqueur, arriverquatrième…

Raoul descendit les gradins avec deshésitations de vieillard.

Il voulait quitter le champ de courses,tout de suite. Il pensait à se tuer. Il rencontra Nina entourée deses amis : « Eh bien, mon petit, il me coûte cinquantelouis, ton tuyau ! » Il ne répondit pas. Il lui jeta unregard de désespoir infini. Il ne l’aimait plus. Son désastre moralétait si grand qu’il ne lui restait plus qu’un horrible mépris pourelle et pour lui-même. Il gémit :

« Pardon,maman ! »

Et c’était pour sa mère qu’il avaitrenoncé au suicide…

Il s’était demandé, à cause d’elle, s’iln’y avait point quelque chose de mieux à faire et de plus brave quede se loger une balle dans la tête. Les bons sentiments qui étaientencore au fond de lui et que n’avaient pu étouffer tout à fait lesdésordres de son imprudente jeunesse lui avaient dicté son devoir.Dès le lendemain matin de ce jour fatal, il se rendait à son bureaucomme à l’ordinaire. Il était décidé à tout dire àRaynaud.

Celui-ci ne parut pas de la matinée.Raoul eut encore à manier de fortes sommes. Pas une seconde lapossibilité de regagner les dix mille francs volés en faisant unnouvel empruntà la caisse ne le tenta. Il n’en eut mêmepas l’idée. Son premier geste, dans ce genre d’exercice, l’avaitrempli d’une horreur sans nom. Il se sentait capable de mourir defaim devant des millions.

L’après-midi, il fut le premier aubureau, Raynaud ne venait toujours pas. Le supplice de Raoul étaità son comble. Un haut employé de l’administration qui eutl’occasion de lui parler fut frappé de sa pâleur et de son airégaré. Il ne paraissait pas entendre ce qu’on luidisait :

« Vous êtes malade ? »lui demanda-t-il.

Il ne répondit pas à sa question, maisdemanda :

« Est-ce que M. Raynaud nedoit pas venir aujourd’hui ?

– Si, mais il arrive tard. Il est àla vente des bijoux de la reine de Carynthie. »

Raynaud rentra vers les six heures. Maisil n’était pas seul. Il avait avec lui quelques amis qui lefélicitaient de l’achat d’un collier de perles magnifiques. Sanss’apercevoir du trouble de Raoul, il lui montra le collier dans sonécrin. Raoul connaissait déjà ce bijou que Raynaud désiraitacquérir et qu’il était allé voir avec lui chez l’expert. Il sepencha sur le collier sans pouvoir prononcer un mot. Raynaud crutqu’il prolongeait à dessein son examen à cause d’une des perles quiavait un défaut :

« Je ne comprends qu’ils aientlaissé cette perle dans un pareil joyau, disait Raynaud. Je laferai enlever. Tel quel, le collier est encore pour rien :cent cinquante mille francs ! »

Raoul, pour qu’on ne s’aperçût pas deson agitation, continuait de fixer stupidement le collier. Toute savie, il devait en avoir la vision…

« C’est une perle morte,mais il serait peut-être possible de lui rendre son éclatprimitif. »

Et ces messieurs discutèrent quelquetemps là-dessus.

Puis ils se retirèrent et Raoul etRaynaud restèrent seuls. Alors Raoul dit tout. Pendant qu’ilparlait, le banquier le regarda d’abord avec stupéfaction, puisavec une menaçante sévérité : c’est en tremblant que Raoultermina sa confession.

« Ce n’est pas pour moi, monsieur,que je vous implore. C’est pour ma mère : qu’elle ne sacherien ! Je me tiens à votre disposition pour faire ce que vousvoudrez ! Je suis votre chose ! J’accepterai le travaille plus misérable et, devrais-je les regagner sou à sou, je vousrendrai ces dix mille francs !… »

Il s’était tu. Le banquier gardait lesilence, un silence terrible qui se prolongeait. Raoul crut qu’ilétait perdu. Il sortit un revolver de sa poche.

Raynaud vit le geste, comprit que Raoulallait se tuer. Il lui saisit la main, le désarma, jeta le revolversur le bureau :

« Malheureux enfant, qu’as-tu faitlà ! »

Raoul s’écroula à ses genoux ensanglotant. Il le releva.

« Rassure-toi, ta mère ne saurarien ! »

Le banquier alla lui-même pousser leverrou de la porte qui faisait communiquer son cabinet avec lesbureaux de son administration et revint à Raoul.

« Comprends-tu que ce qu’il y a deplus affreux dans cette histoire, c’est que toi, qui as reçu uneéducation exceptionnelle et dont je veux croire, malgré tout, lefonds honnête (tes aveux et ton repentir me le prouvent), tu n’aiespas su résister à une aussi basse tentation ! Tu es pluscoupable qu’un autre, Raoul ! Écoute : voici ce que j’aidécidé : tu vas quitter Paris, la France et toutes lesNina-Noha qui ont fait ton malheur. Tu iras te refaire une vie enAmérique. Tu prendras demain matin le paquebot qui part du Havrepour New York ; je dirai à ta mère que c’est moi qui t’aiexpédié là-bas d’urgence pour une affaire importante. Tu vasprendre le rapide de huit heures, ce soir. Tu n’as pas de temps àperdre ! »

Et, ouvrant son coffre-fort, il y pritdeux liasses de dix mille francs qu’il tendit à Raoul.

« Débrouille-toi avec cela etredeviens un honnête homme ! Ne me remercie pas. Je fais celaen mémoire de ton père qui m’a rendu de grosservices ! »

Raoul, éperdu, suffocant dereconnaissance, partit avec les vingt mille francs. Le banquier luiouvrit lui-même la petite porte qui lui servait d’entréeparticulière et qui permettait la sortie directe par lacour.

Il avait laissé son coffre-fortouvert.

Il n’y avait pas une minute qu’il étaitrevenu dans son cabinet que, des autres bureaux, on entendit untumulte effroyable, des cris, le bruit d’une lutte, un coup de feu.On se rua sur la porte du cabinet. On dut la défoncer. Quand onpénétra dans le bureau particulier de Raynaud, celui-ci gisait, tuéd’une balle au front devant son coffre-fort ouvert.

Le collier, les titres, les billets,tout ce qui avait une valeur avait disparu.

On chercha Raoul. Il restaitintrouvable. On se rappela la mine singulière qu’il avait eue cejour-là. Le soir même, l’enquête avait établi que le revolverfumant encore, trouvé dans le bureau, avait été acheté le matin dece jour par Raoul. On ne douta point qu’il eût fait le coup, niqu’il se fût échappé par la fenêtre laissée grande ouverte etdonnant sur le toit d’une petite pièce en encorbellement d’où l’onpouvait gagner, par une fenêtre, l’escalier intérieur d’un immeublevoisin.

Le lendemain matin, Raoul était arrêtéau Havre au moment où il se disposait à prendre le paquebot pourl’Amérique.

C’est en vain qu’il clama son innocence.Son avocat lui-même n’y crut pas. Trop de preuves l’accablaient. Onsait le reste.

IV – Quelques gestes dans la nuit

Nous avons vu Chéri-Bibi quitter ledortoir pour se glisser dans son trou.

Le souterrain qu’il avait creusé là avecune patience et une astuce que l’on ne rencontre qu’au bagne,constituait un travail de géant, pour peu que l’on songe à lasimplicité excessive des outils dont il disposait : uncouteau, une pointe de fer et quelques boîtes à sardines.Cependant, il en était arrivé à bout… et tout seul, défendant àquiconque de mettre le nez sur son ouvrage… Le souterrain étaitlong de plus de cent mètres, s’avançant autant que possible dans dela terre meuble, mais évitant le sable, pour déboucher entre deuxrochers… On se trouvait alors dans un endroit absolument désert,surtout la nuit. Enfin ce débouché se trouvait sur la grève le longde laquelle Chéri-Bibi devait se glisser pour atteindre le môle oùétait enchaînée la chaloupe…

Quand il apparut à l’orifice de ce trou,il n’était pas plus de neuf heures du soir.

La nuit était claire, de sa clartééquatoriale. Il fallait donc prendre de grandes précautions pourn’être point aperçu, soit des gardes de service, soit desrondes…

Mais, en dehors de ces rondes quisuivaient toujours le même chemin, à heures fixes, le service degarde était réduit à sa plus simple expression. C’était l’heure dudîner pour les autorités et du repos pour les bagnards enfermésdans leurs cases.

Un artoupan, le fusil en bandoulière,était généralement assis sur un banc, adossé à un petit baraquementà l’extrémité du môle, veillant vaguement, fumant et attendant enbâillant son heure de relève.

Ce soir-là, Chéri-Bibi en se glissant àquatre pattes, le long du môle, put constater que l’artoupan n’yétait pas. Où était-il ? S’était-il endormi dans labaraque ? Avait-il coupé à son service et buvait-il du tafiaen compagnie de quelques camarades ?

« Tant mieux pourlui ! » souffla Chéri-Bibi, et il sauta dans lachaloupe… Il ajouta même, toujours en aparté : « et tantmieux pour moi !… » Chéri-Bibi répugnait, en général, auxgestes de grande brutalité ; il ne s’y résolvait que contraintet forcé, et il avait suffisamment, à ce propos, eu l’occasiond’accuser la fatalité pour remercier, pour une fois, la Providencequi lui épargnait la vie d’un homme !…

…………………………

Une demi-heure environ après le départde Chéri-Bibi, il y avait un étrange silence dans la case. Tous lesjeux s’étaient arrêtés, tous les regards étaient tournés d’un mêmecôté. Le trou creusé par Chéri-Bibi était presque sous le hamac dePalas, qui venait de laisser glisser ses jambes sur le sol, maisqui s’arrêta soudain dans son mouvement, surpris par le silencesubit.

Et tout à coup, tous se ruèrent surlui :

« Oùvas-tu ? »

Palas les vit si menaçants qu’il compritqu’ils étaient déterminés à tout, plutôt que de le laisser sortirde la case.

Il essaya deparlementer :

« Je vais rejoindre Chéri-Bibi. Ilm’a demandé de venir l’aider. Qu’est-ce qu’il y a là qui vousgêne ? »

Palas ne parlait jamais argot. Celaencore était fait pour exciter l’animosité des bagnards, qui nepardonnaient point à Palas d’être resté aussi distant avec euxqu’aux premiers jours.

« Des vannes ! Des vannes,l’épateur ! Le batteur ! C’est pas vrai ! Chéri-Bibiveut jamais qu’on taupe (travaille) pour lui. N’a besoinde personne pour arracher son copeau !

– Il m’a dit de venir lerejoindre !

– Tu mens ! Palas ! fautrester icicaille ! Un bon conseil : range tesgadins (pieds) et « joue de l’orgue » (ronfle),c’est ce que t’as de mieux à faire ! »

C’était le Parisien qui avaitparlé.

Il se tenait, du reste, à une distancesuffisante de Palas.

De son côté Fric-Frac dirigeait sonmonde assez sournoisement, en poussant le plus possible contrePalas, se disant qu’il n’y en aurait jamais trop et qu’il allait yavoir de la casse !

La bataille fut déchaînée par unmouvement brutal de Caïd, qui avait saisi les pieds de Palas et lesavait rejetés dans le hamac.

Palas bondit hors du hamac sur le Caïd,mais celui-ci lui échappa. Ils furent vingt sur Palas… Il y eut descoups terribles. On entendait sonner des crânes sur lesdalles.

Cette case où se déchiraient des bêtesfauves était pleine de sourds rugissements, de râles effroyables.Sentant que la haine de ses compagnons ne lui permettrait jamais des’évader, Palas, dont le dernier espoir était mort, résolut demourir avec lui. Mais il se paierait en mourant de tout ce qu’ilavait souffert, de tout ce qu’il avait enduré de ses ignoblesgeôliers, plus haïssables que les artoupans et plus féroces que lesmonstres eux-mêmes qui guettent leur proie derrière les rochers dela « Royale ».

Il se battit comme un lion.

Beaucoup de ceux qui l’accablaientdevaient conserver longtemps les traces cruelles de cette luttesanglante.

Cependant, dans cet étroit espace, ilsuccomba bientôt sous le nombre.

Quasi étouffé, réduit à l’impuissance,vingt forçats pesant sur ses membres, il se vit lié étroitement etformidablement par une corde sortie d’on ne sait où. Ainsi fut-ilrejeté dans son coin, haletant et vaincu… Il ferma les yeux pourqu’on ne vît pas son désespoir !

Ainsi, au moment où il croyait en sortirpour toujours, la géhenne le reprenait tout entier. Continuer àvivre cette vie ! Plutôt mourir ! Pourquoi nel’avaient-ils pas tué tout à l’heure ? Que n’avait-il sentiautour de sa gorge rugissante l’étreinte de fer des doigtsassassins qui l’auraient délivré de cette existence maudite ?Dix ans il avait enduré ce supplice ! dix ans pendant lesquelsil n’avait cessé d’espérer sa délivrance par l’évasion ou par lemiracle qui aurait prouvé son innocence ! Maintenant iln’espérait plus rien ! Il songeait au genre de suicide àchoisir…

Et pendant ce temps-là, Chéri-Bibil’attendait !… Chéri-Bibi qui avait tout préparé, qui avaitaccompli des prodiges… pour aboutir à quoi ?…

… Parmi les têtes hideuses desbandits penchées sur Palas, celui-ci eût en vain cherché maintenantle Parisien, Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur ! Les quatreforçats, pendant l’atroce bataille, s’étaient glissés dans lagalerie creusée par le plus redoutable des« fagots »…

Soudain, un coup de feu éclata dans lanuit… Tous sursautèrent. Et « monsieur Désiré » quiaidait à l’ordinaire Pernambouc, le bourreau du bagne, pour uneboîte de sardines ou un paquet de « caporal supérieur »…souffla à l’oreille de Palas :

« T’as entendu ! On joue auxpruneaux, pas bien loin d’la côte !… Chéri-Bibi a bien putrinquer ! C’est pas encore c’te sorgue (cette nuit) qu’il tesauvera ! Prends garde que « l’as de carreau »apprenne que t’étais de mèche avec Chéri-Bibi. Y a du gros tempspour la chiourme. Je te dis ! je te dis qu’ils finiront par medonner ta cabèche (ta tête). »

Et il ajouta avec son rireignoble :

« Tu sais, ce ne sera pas de refus,je n’ai déjà plus de tabac ! J’ai tout donné aux pott’…monsieur Désiré a bon cœur ! »

On entendit soudain le galop despatrouilles… et une voix, au lointain, cria : « On a lapeau de Chéri-Bibi !… »

Palas pleurait…

Disons tout de suite qu’Arigonde,Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur, après s’être glissés dans le troude Chéri-Bibi, en étaient sortis sans encombre.

« Compliment à Chéri-Bibi… exprimale Bêcheur en humant l’air frais de la nuit… Sa mère, en le mettantau monde, a dû penser à une taupe !

– Ta g… ! ettrottons-nous ! commanda Fric-Frac… Chéri-Bibi va pas tarder àaller chercher des nouvelles de Palas !… Attention àmanœuvrer !… »

Ils suivirent les rochers en bordure demer ; les vagues, par instants, les mouillaient jusqu’auxgenoux…

« Halte ! commanda tout à coupArigonde.

– Merci pour le bain depieds ! grogna le Bêcheur.

– Moi, toujours content, jamaismalade, jamais mouri !… susurra le Caïd.

– Si nous faisons un pas de plus,Chéri-Bibi peut nous apercevoir… » déclaraArigonde.

Maintenant le Parisien et sa bande nebougeaient plus. Ils avaient aperçu la tête de Chéri-Bibi qui sehaussait prudemment au-dessus du bordage de la chaloupe, dans ledessein évident d’explorer les environs.

Ce que les quatre bandits avaient prévuarriva. Ne comprenant point pourquoi Palas se faisait tantattendre, Chéri-Bibi très inquiet, se résolut à refaire le chemindéjà accompli et à se rendre compte par lui-même des causes de ceretard.

Arigonde et ses trois acolytes le virentsortir de sa chaloupe et ramper sur le môle, ne se déplaçantqu’avec les plus grandes précautions et s’arrêtant pour écouter sile silence de la nuit n’était troublé d’aucun bruitsuspect.

Ainsi gagna-t-il la grève. Nous avonsdit que là il était facile de se cacher, en raison de la grandeaccumulation de rochers dont la plage est couverte.

Il n’en est point de même de la rive quise trouve en face de Kourou et du continent. Celle-ci est plate ettoute nue.

Chéri-Bibi, bien gardé par les rochers,continua donc son chemin sans encombre, mais aussi à cause desrochers, il n’aperçut point les quatre fuyards qui n’étaient pas àdix mètres de lui…

Quand il se fut enfoncé dans l’ombre,les bandits rampèrent à leur tour sur le môle et, de là, sejetèrent dans la chaloupe. Ce fut vite fait, mais ils n’y étaientpas plus tôt installés que Fric-Frac donna l’éveil. Chéri-Bibirevenait.

Ils se dissimulèrent tous quatre sous leroof, ne respirant plus, dans l’attente de ce qui allait sepasser.

Pourquoi Chéri-Bibi revenait-il, et sivite ? Se doutait-il de quelque chose ?…

Le redoutable ami de Palas leurinspirait une telle terreur qu’ils avaient peur de son ombre commedes enfants qui, traversant la forêt la nuit, ont peur duloup-garou.

Ils n’étaient pas armés. Chéri-Bibidevait l’être, et même s’il ne l’était pas, ils n’auraient pas pesélourd tous les quatre entre ses énormes pattes…

Enfin, ils savaient que certains avaientpayé de leur vie l’imagination qu’ils avaient eue de se mettre entravers de ses projets. C’étaient là bien des raisons pour qu’ilsse tinssent tranquilles.

Mais que pouvait bien faireChéri-Bibi ? On ne l’apercevait plus. Il avait disparuderrière la machine. Bientôt cependant ils le virent se relever ets’éloigner à nouveau avec les mêmes précautions que la premièrefois.

Quand il eut disparu, Fric-Frac, quiavait été mécanicien dans sa jeunesse, souffla :

« Acrès (vite) vous autres !faites sauter les cadenas des chaînes. »

Ses trois compagnons s’y employaientdéjà, quand un affreux blasphème de Fric-Frac les fit seretourner.

« Vingt D… ! Chéri-Bibi aremporté la pièce du moteur !

– Plus rien à faire ! noussommes flambés ! » gémit le Bêcheur consterné, et ilarrêta le Caïd qui, d’une forte poigne, continuait de tirer sur lecadenas.

« C’est donc ça qu’il est revenu,le faux frère ! gronda le Parisien. Écoutez, il faut enprendre son parti et se pagnoter sous le roof ! Quand il varevenir avec Palas, il y a des chances pour qu’il ne s’aperçoive derien ! Ils fileront sur le continent. Quand ils aurontaccosté, nous sauterons derrière eux ! Et s’ils nous pigent enroute, je ne pense pas qu’ils perdent leur temps à nous ramener aupré !… Il y a du bon, faisons lesmorts !… »

Pendant ce temps, Chéri-Bibi continuaitson chemin vers l’ouverture de son souterrain.

Il se glissait sur la terre avec sasouplesse de grand fauve.

Soudain, il s’arrêta. Il avait entendudes voix.

Et bientôt il aperçut les silhouettes del’officier de surveillance et du commandant de l’administrationpénitentiaire…

Après dîner, ces messieurs faisaient unpetit tour.

Ils avaient allumé des cigares etparlaient stratégie.

Les événements foudroyants de la guerreles passionnaient à ce point que, s’étant arrêtés pour discuter dela retraite ordonnée par Joffre et de la situation de Sarrail àVerdun et de Castelnau à Nancy, ils restèrent là, près d’un quartd’heure, sans que Chéri-Bibi pût faire un mouvement…Fatalitas ! La route était barrée !…

D’abord, très inquiet de ne pas voirvenir Palas, Chéri-Bibi redoutait maintenant de le voir sortir del’orifice du souterrain, ce qu’il ne pouvait faire dans le momentsans attirer l’attention des deux chefs.

Et le temps passait ! Et il pouvaitsurvenir tel événement qui ruinerait de fond en comble un plan silaborieusement établi !…

Or, justement voilà que Chéri-Bibi seprit à frissonner de la tête aux pieds…

Chéri-Bibi frissonnait rarement, mais ilvoyait arriver une chose terrible…

Un chien énorme, un véritable molosse,chargé, lui aussi, de la surveillance, accourait droit surlui.

« Tiens ! dit le commandant,voilà Tarasque qui fait sa petite tournée ! Ici,Tarasque !… »

Mais la bête, au lieu de se diriger versle commandant, continuait son chemin sur Chéri-Bibi.

Le bandit la vit venir à lui avec uneangoisse indicible.

Chose singulière, Tarasque ne donnaitpas de la voix. Aussi, sans plus s’en préoccuper pour le moment,les deux officiers continuaient-ils à discuter leur planstratégique…

Ils ne se doutaient point qu’à dix pasd’eux se déroulait un drame farouche.

Tarasque était un ami de Chéri-Bibi.Comment cette affection était-elle née entre le molosse etl’homme ?

Ils s’étaient aimés tout de suite, àleur première rencontre. Ce monstre de chien avait-il deviné unfrère dans ce monstre d’homme ?

Leurs mufles, à tous deux, avaient dureste plus d’une ressemblance, et leurs instincts de carnageétaient faits pour s’entendre.

Toujours est-il que Tarasque, quin’avait que des crocs pour le menu fretin des bagnards, avait unelangue pour lécher les mains de Chéri-Bibi chaque fois qu’il lepouvait.

Ceux qui ont pénétré dans la premièreaventure de Chéri-Bibi et qui savent quel singulier trésor detendresse cachait le cœur de ce grand criminel maudit du destin,comprendront l’attachement que pouvait avoir le forçat pour cettebête qui le caressait.

Eh bien, dans le moment, ses caressesallaient le perdre d’une façon aussi terrible que l’eût étél’attaque la plus forcenée et, du même coup, perdrePalas.

Chéri-Bibi aimait Tarasque, mais ilavait promis à Palas la liberté !…

Encore quelques secondes de cesdémonstrations amicales et les deux officiers, mis en éveil,seraient sur la bête et sur Chéri-Bibi…

Celui-ci, qui avait mis la tête deTarasque sous son bras, fouilla avec l’autre main dans sa poche ety prit un couteau tout ouvert…

Il s’agissait de tuer la bête de tellesorte qu’elle tombât foudroyée.

Le cœur de Chéri-Bibi agonisait. Ilavait tué bien du monde dans sa vie, et cela par suite d’événementsqui lui paraissaient inéluctables, et il en avait eu bien de lapeine, mais jamais encore il n’avait eu tant d’horreur pour sonmétier d’assassin.

Il embrassa la bête, et la bêtel’embrassa… Et, pendant ce baiser formidable la pointe aiguë etsûre de Chéri-Bibi entrait dans la gorge de Tarasque et la luitranchait d’un seul coup « sans avoir à revenir dans lablessure », comme on dit dans le jargon deboucherie.

Or, Chéri-Bibi avait été garçon boucherdans sa prime jeunesse. Il connaissait son affaire. Il l’avaitprouvé depuis, hélas ! et de toutes les manières ! Ilsavait tuer proprement. La bête eut un long et affreux soupir etexpira en inondant Chéri-Bibi de son sang.

« Fatalitas ! »gémit en lui-même Chéri-Bibi.

Et cette minute affreuse fut inscriteparmi les plus atroces de son atroce vie…

« C’est singulier, exprima lecommandant, qu’est-ce que peut avoir Tarasque à soupirerainsi ?… Tarasque ! Viens ici,Tarasque ! »

Voyant que Tarasque n’arrivait pas, lesdeux hommes se levèrent, très intrigués. Ils s’en furent au rocderrière lequel ils l’avaient vu disparaître et ils trouvèrent labête étendue sur le sol.

« Qu’est-ce qu’elle a ? Elleest malade ! Tarasque ! Tarasque ! »

Ils se penchèrent… La bête était encoretoute chaude… Soudain le lieutenant se releva en jurant et secouantsa main pleine de sang.

Il avait enfoncé sa main dans la gorgede Tarasque !…

On avait coupé la gorge duchien !

Le commandant jura à son tour. La choseétait inimaginable ! On n’avait rien vu, rienentendu !

Ça ne pouvait être que le coup d’un« fagot » évadé !… Il donna immédiatement l’alarmeen déchargeant en l’air son revolver. Une patrouille qui passait lelong de la grève accourut…

Et maintenant, pour comprendre ce qui vase passer, il faut se rendre un compte approximatif de ladisposition et de l’aspect général des lieux.

Les îles du Salut sont séparées les unesdes autres par des détroits de quelques centaines de mètres. Ellespossèdent une rade sûre, où mouillent les plus grandsnavires.

Le paquebot de la Compagnietransatlantique qui est chargé du service normal entre laMartinique et la Guyane y fait escale à l’aller comme auretour…

L’effectif du pénitencier est trèsconsidérable ; les îles, en effet, servent de dépôt, et lestransportés y séjournent un certain temps avant leurclassification, répartition et immatriculation.

C’est à l’île Royale que sont installésle commandant et les différents services administratifs, ainsi queles magasins d’approvisionnement, plus un immense hôpital surlequel sont évacués les condamnés malades des établissementspénitentiaires de Cayenne, de Saint-Laurent et des exploitationsforestières.

C’est également dans cette île que sontorganisés les ateliers de couture, cordonnerie, chapellerie, effetsà l’usage des transportés.

Enfin nous avons dit que la difficultédes évasions et la possibilité du maintien d’une discipline plussévère font de l’île Royale le pénitencier de répression pour lesincorrigibles ou les bandits célèbres.

Il y existe encore unebriqueterie.

Près de l’extrémité ouest, surl’hôpital, est allumé un phare à feu fixe, visible à plus de trentekilomètres.

On aperçoit et l’on reconnaît de loinles îles parce qu’elles sont élevées ; l’île Royale est laplus haute (60 mètres d’altitude). Du côté du continent, elle seprésente en forme de pain de sucre irrégulier.

Mais revenons à Chéri-Bibi dont lasituation était des plus mauvaises. Il avait pu rétrograder sansêtre aperçu, mais pour regagner son trou, il lui fallait traverserun espace découvert où il lui était impossible de sedissimuler.

D’autre part, il ne pouvait rester où ilse trouvait, à vingt pas du cadavre du chien, derrière un grosrocher suspendu où les artoupans l’auraient bientôttrouvé.

Ceux-ci étaient accourus à l’appel ducommandant. Chéri-Bibi entendit l’un d’eux quidisait :

« Il y a du gros temps dans lachiourme depuis hier ! Le bruit court qu’Arigonde allaitfiler ! »

Mais déjà un « sous-corne »remplissait de ses imprécations la nuit sonore !

On lui avait tué son chien, sonTarasque !

Ce ne pouvait être que Chéri-Bibi quiavait fait le coup ! Tarasque ne se laissait jamais approcherque de Chéri-Bibi…

À la nouvelle que Chéri-Bibi s’étaitévadé, ou du moins tentait de s’évader, et courait librement dansl’île, les artoupans commencèrent à perdre la tête.

Les évasions du forçat étaient sicélèbres et avaient été souvent accompagnées d’événements siincroyables qu’ils ne pouvaient, à cette idée, conserver leursang-froid.

Il fallait avertir la garde, mettretoute la garnison sur les dents !…

Le commandant et le lieutenant lesarrêtèrent. Chéri-Bibi ne pouvait être loin…

Il venait de tuer cette bête à quelquespas de l’endroit où ils se trouvaient. Cet endroit était découvert.Le bandit n’aurait pu le traverser sans qu’ils s’en fussentaperçus ! Et, logiquement, le commandant s’avança vers lapierre qui cachait Chéri-Bibi.

Celui-ci était en train desonger :

« Vais-je me laisser accrocher, melivrer maintenant, quitte à recommencer une autrefois ?… »

Il balança une seconde à cause desdifficultés formidables et imprévues qui se dressaient tout à coupdevant lui !

Et puis l’accumulation même de cesdifficultés tenta ce cœur diabolique. Il pensait aussi qu’on neréussit pas une autre fois un coup raté ! Qu’il lui faudraitretrouver autre chose, recommencer un plan, que ce serait long,qu’il serait mis au cachot pour de longs mois, que l’ondécouvrirait son souterrain et que peut-être le « truc »de la chaloupe ne serait plus possible.

Enfin, il avait donné sa paroled’honneur à Palas !

Et quand Chéri-Bibi avait donné saparole d’honneur, il n’y avait pas d’exemple qu’il nel’eût tenue à fond, pour le bien ou pour le mal, deux termes entrelesquels il se promenait depuis si longtemps le couteau à la main,qu’il n’en distinguait point toujours d’une façon bien nette ladifférence. Eh bien, cette fois encore, il vaincrait donc ! ouil y laisserait sa réputation avec sa peau.

Le commandant avançaittoujours…

Il allait le découvrir. La minute étaitdécisive pour le bandit ; il ne pouvait être sauvé que parquelque surprise et par un effort prodigieux.

Cette roche surplombait une sorte detalus au pied duquel le groupe venait de parvenir. Chéri-Bibi,depuis un instant, s’était arc-bouté et, silencieusement, dépensaitune énergie formidable.

Tout à coup, la roche, arrachée à sonlit de glaise, bascula et roula sur les artoupans. Ceux-cipoussèrent des cris horribles. Quelques-uns d’entre eux furentgrièvement blessés.

Le commandant et le lieutenant n’avaienteu que juste le temps de se jeter de côté ! Profitant dudésarroi, Chéri-Bibi avait fait un bond dans la nuit.

Il fuyait du côté du bois. Tous lesgardes qui restaient valides se précipitèrent sur sestraces…

Au moment où il allait leur échapper, ensautant d’un talus garni de hauts bambous, il aperçut tout à coup,au-dessous de lui, un artoupan qui le visait… Il n’eut même pas letemps de se baisser… le coup partit et Chéri-Bibi tomba d’un bloc,écrasant les branches sous son poids énorme de géantfoudroyé…

Une immense clameur salua ce coup bienplacé : « Chéri-Bibi estmort !… »

V – Comment Chéri-Bibi était mort

Dans le dortoir, Palas tentait, par uneffort suprême, de se débarrasser de ses liens. Il ne pouvaitcroire à la mort de Chéri-Bibi. Du reste, c’était l’avis généraldes bagnards : « Pensez-vous que Chéri-Bibi s’est laisséclampser comme ça ! »

Les bruits du dehors se rapprochèrentencore… Les bagnards ne prêtaient plus aucune attention àPalas ; ils étaient tout entiers au drame qui se jouait aufond de la nuit et dont ils essayaient de saisir ou de deviner lespéripéties.

L’horreur de la situation redonnait desforces à Palas. Le désir d’en finir, soit par l’évasion, soit parquelque éclat qui entraînerait la fin de tout cela, décuplaitsoudain son énergie un instant fléchissante.

Oui, plutôt la mort, même de la main dePernambouc ou de « monsieur Désiré », que de continuer àvivre ainsi !…

Sous son effort puissant et continu, sesliens se relâchaient. Lentement, avec mille précautions et sansqu’on pût surprendre un seul de ses gestes, il finit par se défairede sa corde.

Il guettait le moment où il allaitsauter de son hamac et se jeter dans le trou au bout duquel ilespérait encore trouver Chéri-Bibi.

Rapide, il fut soudain sur ses pieds.Mais, dans l’instant, de nouveaux coups de feu éclatèrent dehors,en même temps qu’un grand tumulte.

Palas avait eu une seconde d’hésitation.Cela avait été suffisant pour qu’il eût tous les« fagots » autour de lui !

« Les « sous-cornes »tirent sur Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi est pincé !s’écriaient-ils. Vingt-deux ! v’là qu’on crible à lagrime ! (Attention ! voilà qu’on crie à lagarde !) Avant cinq broquilles (minutes), nous allonsavoir les artoupans sur le dos ! »

Et ils firent disparaître la corde etrajustèrent soigneusement la dalle dont ils mastiquèrent les jointsavec de la mie de pain mouillée et enduite depoussière !

À l’extérieur, on entendait toujours desgalopades, des cris, des appels, des coups de sifflet et lesblasphèmes des gardes-chiourme.

Enfin tout ce bruit se rapprocha encorede la case et la porte du dortoir fut ouverte.

Une douzaine de gardes armés jusqu’auxdents se ruèrent au milieu des bandits et l’on entendit derrièreeux la voix de l’officier de surveillance qui commandaitl’appel.

Les fagots s’étaient mis chacun à laplace de son hamac.

L’officier put constater à l’instantqu’il y avait cinq manquants : Chéri-Bibi, Fric-Frac,Arigonde, le Caïd et le Bêcheur, lesquels ne répondirent point àl’appel de leur numéro…

Palas, lui, répondit à l’appel dusien : le numéro 3213 !

L’« as de carreau », fou derage, se rejeta dehors… Les « cornes » reçurent l’ordrede garder le dortoir avec deux hommes et d’en mettre dix autresautour de la case.

« Cette fois, je suis bienperdu », pensait Palas.

Épuisé par tant de luttes et d’angoisseet vaincu par la ruine de son suprême espoir, il se laissa tombersur son sac de galérien, tandis que les deux artoupans, laissésdans le dortoir par « l’as de carreau » essayaient dedeviner par quel moyen les cinq forçats avaient pus’enfuir.

La bande de bagnards riait sournoisementde la vanité de leurs recherches. L’un d’eux fit assez haut pourêtre entendu : « Plus souvent qu’ils l’auront,Chéri-Bibi ! Ils crèveront tous avant lui, poursûr !

– Et moi je vous dis que Chéri-Bibia craché sa cartouche ! (est mort) beugla l’un desgardes-chiourme qui était chargé de surveiller le dortoir d’où lescinq forçats s’étaient évadés… J’le sais bien, p’t’être ! J’aivu son cadavre !…

– T’entends c’ qu’il ditl’artoupan ? souffla à Palas « monsieur Désiré ».Il dit que c’est vrai que Chéri-Bibi a clampsé !qu’il a vu son cadavre !… »

Palas frissonna…

Il aimaitChéri-Bibi.

C’était singulier cette affection d’ungarçon comme Palas pour un bandit de la carrure de Chéri-Bibi quiapparaissait à tous comme l’incarnation du crime sur la terre. Maisce n’était pas inexplicable…

Il avait trouvé chez ce monstre unepitié pour son infortune qu’il eût en vain cherchée ailleurs, aubagne et hors du bagne.

Sous des dehors d’épouvante, Chéri-Bibilui avait révélé des sentiments d’une délicatesseinsoupçonnable ! Chéri-Bibi l’avait aimé comme un frère etprotégé comme son enfant !

Palas avait souvent pensé qu’il y avaitautre chose qu’une bravade au destin dans ce mot :Fatalitas ! que le bandit jetait si souvent vers lescieux !

La vie de Chéri-Bibi était un mystère aufond duquel nul autre que lui-même n’était jamaisdescendu.

Que connaissait-on de Chéri-Bibi ?Un bras qui se lève et qui frappe !

Mais entre ces deux lueurs de couteau,qui laissaient derrière elles deux flaques de sang, c’était lanuit… obscure comme l’abîme de son âme… Pourquoi donc son cheminavait-il été si rouge ?

Il avait expliqué en quelques mots àPalas par quelle affreuse ironie le destin lui avait fait frapperun homme qu’il voulait sauver ! Tout était parti delà !

Tout ! Palasavait été quelquefois curieux de se pencher sur cetout…

« Ne regarde pas là-dedans !L’enfer y bouillonne ! » lui répliquaitChéri-Bibi.

Et puis le bandit se levait et avec uneironie farouche :

« Tu ne voudrais pourtant pas queje t’explique tous mes crimes !… Il y en atrop !… »

Et il ajoutait dans un riregigantesque :

« Je t’affirme que je suisinexcusable !… »

…………………………

« Pigez-moi Palas qui pleure parcequ’il croit que Chéri-Bibi est mort !… »

Ainsi « monsieur Désiré »continuait de torturer Palas.

Celui-ci ne voulait se rappeler deChéri-Bibi que cette affection qui l’avait si souvent sauvé, lui,du désespoir, et aussi cette action mémorable qui avait sauvéChéri-Bibi du bourreau, quand repris en France (après des aventuresdont l’une des plus retentissantes avait été la capture du vaisseauqui transportait les forçats à la Guyane) il avait été jugé ànouveau et, cette fois, condamné à la peine de mort…

Chéri-Bibi avait raconté à Palas quependant tout le procès il n’avait pas ouvert la bouche. Son avocatavait plaidé malgré lui ; quand la sentence fatale avait étéprononcée, l’accusé avait remercié les jurés du service qu’ils luirendaient à lui, en même temps qu’à la société !

Et, le soir même, comme un fourgonramenait Chéri-Bibi dans la prison centrale de la ville où ilvenait d’être jugé, le condamné avait entendu des cris désespéréset, en descendant de sa sinistre voiture, il avait vu quel’hôpital, qui se trouvait sur la même place, brûlait.

Il avait eu vite fait de se débarrasserde ses gardiens et de bondir dans la fournaise.

Il sauva à lui seul, ce soir-là, plus desoixante personnes !

« Le feu ! disait-il, ça meconnaît ! »

Il ne le quittait que pour y retourneret revenir avec ses précieux fardeaux.

Quand il n’y eut plus personne à sauveril revint se constituer prisonnier. Sa chair fumait.

Dans toute la France il n’y eut qu’uncri : la grâce !

Il fut gracié.

« Fatalitas ! »avait prononcé l’homme quand on était venu lui en apporter lanouvelle. « On a donc encore besoin que je tue quelqu’unsur la terre !… »

…………………………

Miracle ! les pleurs de Palasavaient fini par attendrir ces bêtes féroces.

« N’te fais pas saigner(nete fais pas de chagrin), Palas ! Tout ça, c’est desvannes ! on te dit qu’il n’est pas encore clampséChéri-Bibi ! D’abord il ne peut pas casser sacanne ! Y a des types comme ça ! Ils ont beau faire,quand la Blafarde les voit, a f… lecamp ! »

Aussitôt il y eut vingt voix pour sejoindre à celle qui venait consoler le malheureux Palas. L’idéed’une catastrophe de cette taille : la mort de Chéri-Bibi,n’entrait décidément dans l’idée de personne. Il fallait êtreartoupan – ou mauvaise gale comme « monsieur Désiré » –pour imaginer une pareille stupidité. Il n’était pas encore nécelui qui descendrait Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi avait toujoursfait ce qu’il avait voulu !

Quand le pied ledémange, il n’y avait rien à faire ! Ilsavait se donner de l’air ! Les sous-cornes ensavaient quelque chose ! On l’avait vu, soumis à unesurveillance des plus sévères, sans cesse sous les yeux d’ungarde-chiourme, qui n’avait d’autres occupations que d’observer sesmouvements… eh bien, Chéri-Bibi trouvait moyen de vaincre tous lesobstacles ! Bien mieux, il annonçait à l’avance qu’il s’enirait ! Au jour dit, à l’heure dite, c’était chosefaite !

Et s’il revenait, s’il se laissaitreprendre, c’était bien sûr parce qu’il ne pouvait pas se passer del’air du pré (du bagne). Comme il dit : « Lebagne, c’est mon foyer. »

C’était bien connu que Chéri-Bibi avaittoujours sur lui son nécessaire, c’est-à-dire tout cequ’il faut pour s’évader quand « ça lui chante » !…Et on ne sait jamais où il cache tout ça !…

Une fois pourtant il s’était laisséprendre. Il avait mis « son trousseau de départ » dansune forme à souliers qu’il avait recouverte d’un morceau de cuir,cloué comme s’il avait voulu commencer une chaussure, mais laforme était à pivot et contenait une collection soignéecomme nécessaire ! une paire de moustaches et des favoris, untour de cheveux, un ciseau à froid, une bastringue(petitescie propre à scier les fers, faite d’un ressort de montre), unpetit miroir pour la toilette, du fil, des aiguilles, une plume etdu papier !…

Souvent il laissait traîner sur son bancsa forme à souliers, quelquefois il la ployait sous son bras en serendant au travail de la chiourme.

Ça avait été un événement le jour où« l’as de carreau », qui voyait cette forme-là depuisquelque temps, avait fini par trouver que cet ouvrage decordonnerie avançait trop peu et l’avaitconfisqué !

Cette fois-là on avait découvert le potaux roses ! Mais Chéri-Bibi avait bien d’autres tours dans sonsac !… On n’en viendrait jamais à bout, c’étaitsûr !…

À ce moment de la discussion, la portes’ouvrit et un sous-corne entra. Il venait demander si l’on avaitenfin découvert le moyen d’évasion des cinq compères, mais ses deuxcollègues lui répondirent en haussant les épaules.

« Tout de même ils ne se sont pasenvolés ! reprit le nouveau venu…

– Va le demander àChéri-Bibi !

– Chéri-Bibi estmort !

– Ah ! vous voyez bien !s’écrièrent joyeusement les deux artoupans qu’on avait laissés engarde dans la case… Nos clients ne veulent pas lecroire !…

– Il est mort dans lesbambous ! C’est le commandant lui-même qui commandait labattue. Et c’est Bordière qui l’a tué ! il l’a eu au bout deson fusil ! Paraît qu’il a culbuté comme un lapin !…Ah ! y a pas d’erreur ! Fallait bien que ça finisse commeça !… Au revoir, je me sauve ! Oh ! çacraque là-haut, tu sais ! Vous avez entendu le canonde l’île du Diable. Y a du gros temps dans la chiourme ! Maisil y aura de la gratte pour ceux qui découvriront les quatreautres ! Bordière a de la veine ! Il va se faire un bonmois avec la peau de Chéri-Bibi !… »

Et l’homme était reparti. La porterefermée, il y eut une véritable clameur où se manifestaientl’étonnement, l’incrédulité, l’impossibilité où l’on était deconcevoir une pareille énormité ! Chéri-Bibi se laissantculbuter comme un lapin !…

Soudain, comme les artoupans étaient entrain de discuter sur l’événement, dans le fond de la case, unedalle derrière eux se souleva doucement et Palas qui pleurait etceux qui se trouvaient derrière les gardes-chiourme virentapparaître la gueule effroyable et terriblement vivante deChéri-Bibi !

Non, Chéri-Bibi n’était pas mort !Il n’était même pas blessé ! Cela avait été encore un de sestrucs de basculer sous le coup de fusil de l’artoupan comme s’ilavait été frappé à mort… et cela pour attirer tous les gardes loinde l’orifice de son souterrain qu’il voulait regagner coûte quecoûte aux fins de rejoindre Palas.

Ce qu’il avait prévu était arrivé ettous, ayant reconnu la silhouette de Chéri-Bibi qui s’affalait entournant sur lui-même s’étaient précipités en criant leurvictoire !

Le garde Bordière avait escaladéjoyeusement le talus, supputant déjà la gratification qu’allait luivaloir un coup pareil ! On lui serait certainementreconnaissant d’avoir débarrassé le bagne d’un animal aussidifficile à tenir en cage !…

De tous les côtés on accourait. Lecommandant lui-même se précipita… et le bruit se répandit de procheen proche dans l’île que Chéri-Bibi était enfin retourné auxenfers !

Il se trouva même, comme nous l’avonsdit, des gardes pour affirmer qu’ils avaient touché soncadavre !

La vérité était qu’on le cherchaitencore en vain. Bordière, l’heureux Bordière, qui avait réussi unsi beau coup, devenait enragé de ne plus en retrouver même la tracehors du bambou… Il donnait des explications : « Je l’aivu tomber ici ! Il a poussé un grand cri et s’estaffalé ! Regardez tout ce sang ! Il est certainementblessé à mort ! Il doit être allé crever un peu plusloin !… »

Cela touchait au sortilège, aumiracle ! Le commandant ne disait plus rien, ne savait plus cequ’il fallait croire.

Peut-être Chéri-Bibi avait-il descomplices parmi ses hommes. Peut-être en avait-il achetéquelques-uns ? Est-ce qu’on savait avec un êtrepareil !

On racontait qu’il avait toujours de lapoudre d’or sur lui ! Où ? Comment ? On n’en avaitjamais rien su !

Certains, même, prétendaient qu’ilcachait comme il voulait trente louis d’or dans sonestomac !

Cet homme mangeait de l’or, l’avalait,s’en débarrassait, le cachait, le reprenait quand ilvoulait !

Des tas d’histoires auxquelles lesautorités n’avaient pas cru… mais maintenant, le commandanttrouvait tout possible !…

Cependant, il ne s’était passé dansl’occasion qu’une chose fort simple : Chéri-Bibi s’étaitglissé sous bois jusqu’au réduit et jusqu’à son trou… Si l’on avaittrouvé du sang sur les bambous, c’est qu’il y avait essuyé sesmains, rouges encore du sang de Tarasque.

Pendant qu’on cherchait partout uncadavre, il était dans le souterrain. Et voilà comment sa têtesurgissait tout à coup dans le dortoir où la nouvelle de sa mortétait l’occasion de tant de discours !

D’un coup d’œil, il jugea la situation.Il vit les artoupans. Il vit Palas. Il vit ses confrères« fagots » qui, médusés par cette figure formidable,retenaient l’immense éclat de rire dont ils étaient prêts à saluerune apparition qui donnait un si parfait démenti aux histoires des« sous-cornes ».

Ce fut rapide : Palas se glissajusqu’au trou et y disparut, cependant que Chéri-Bibi tenait encoretout le monde sous son regard de fauve.

Et puis la dalle retomba.

Et quand les gardes-chiourme seretournèrent, il n’y avait rien de changé dans la case !…Si ! Il y avait encore un forçat de moins !…

Ils mirent quelque temps à s’enapercevoir. Ce fut « Monsieur Désiré » qui leur donnal’éveil en disant à mi-voix et de façon à n’être entendu qued’eux :

« Tiens ! Où estPalas ? »

Alors ils lecherchèrent !

Cette fois leur responsabilité étaitdirectement en cause ! Ils n’avaient plus envie de plaisanter.Et quand ils furent certains que celui-ci aussi venait de s’évader,ils entrèrent dans une fureur sombre !

Encore une fois, ils bousculèrent toutdans le dortoir, avec mille menaces et blasphèmes. Ils devenaient àleur tour enragés quand un regard de « Monsieur Désiré »les renseigna.

Ce regard leur montrait une dalle, etcomme cette dalle n’était pas rescellée, comme ses joints étaienten poussière, ils découvrirent toute l’affaire ducoup !

Ils firent sauter la dalle et furent enface du trou. L’un d’eux s’y précipita en ordonnant à l’autre derester à son poste.

Et l’on entendit aussitôt deux, trois,quatre détonations. Le garde-chiourme, s’avançant dans lesouterrain, tirait sur les fugitifs.

Toute l’administration pénitentiaireétait maintenant sur pied. Sur l’ordre du lieutenant, le servicedes bureaux téléphonait à la sous-direction des autres îles pourannoncer cet événement déplorable : l’évasion de six forçats,et pour que l’on établît toutes mesures nécessaires à leur repriseavant qu’ils aient pu, par quelque moyen impossible à prévoir,gagner le continent.

Le canon de l’île du Diable, placé surla plate-forme de la petite tour qui surmonte les baraquementspénitentiaires, et qui avait été hissé là, lors de la captivité ducapitaine Dreyfus, venait de tonner et annonçait ainsi la fermeturede la rade.

Tout ce qu’il y avait de gardes-chiourmedans les îles, toute la force dont disposait l’administrations’était mis à la recherche des introuvables bandits.

L’officier de surveillance que lesfagots avaient surnommé l’« as de carreau » y mettait unacharnement plein de rage, et son exaltation était biencompréhensible : Chéri-Bibi lui avait joué déjà de fameuxtours, mais ce dernier tour-là, dont les étranges péripétiess’étaient déroulées sous son nez, dépassait l’imaginable. Lebrigand lui avait tué Tarasque à la lueur de soncigare !

Revenant de sa tournée d’appel dans lesdortoirs avec la certitude nouvelle que d’autres forçats avaientsuivi Chéri-Bibi dans sa fuite, et sans qu’il eut pu se rendrecompte du chemin qu’ils avaient pris pour s’évader, l’officier nedécolérait plus.

Il alla rejoindre avec sa troupe lecommandant qui achevait sa battue, sans avoir aperçu, lui non plus,l’ombre d’un fugitif. Bien entendu, personne ne croyait plus à lamort de Chéri-Bibi !…

Le commandant, qui venait d’être aucourant de l’importance de l’événement, cria aulieutenant :

« Il faut prévenir Cayenne, Kourou,Sinnamarie, Saint-Laurent et tous les postes de la côte. C’estdéplorable, mais il n’y a pas à hésiter. Les bandits, pour faire uncoup pareil, devaient pouvoir être sûrs de quitter la rade, et ilsont dû s’entendre avec quelque bâtiment de passage. Qu’est-ce quec’est que cette goélette hollandaise qui est venue jeter l’ancresur rade avant-hier soir ? Peut-être leur a-t-elle détachéquelque canot, peut-être ont-ils rejoint quelque embarcation à lanage !

– Espérons dans les requins !fit l’autre.

– En attendant, pendant que nouscherchons Chéri-Bibi ici, les autres sont peut-être déjà hors denos eaux ! Allez vite téléphoner à Cayenne et àKourou !

– Mon commandant, permettez-moi devous demander s’il ne vaudrait pas mieux que, pendant que l’ontéléphonera à Cayenne, je me rende moi-même, avec la chaloupe àpétrole, sur le continent… J’aurai vite atteint Kourou, qui n’estqu’à treize kilomètres, d’où je ferai passer des ordres pourSinnamarie et Saint-Laurent, et je veillerai moi-même à l’exécutiondes mesures à prendre ! Sans compter que si je rencontre nos« fagots » en route, je puis vous les ramener ducoup.

– Vous avez raison ! Prenezavec vous deux surveillants bien armés et fusillez-moi tout desuite tout ce que vous rencontrerez et qui n’obéira pas auxordres !… »

L’officier salua et se dirigeahâtivement vers le môle.

Nous avons quitté le Parisien,Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur sous le roof d’avant de lachaloupe. Ils y étaient toujours, dans un état d’esprit qu’il estassez facile de se représenter. Ils avaient eu le loisir de serendre compte que leur évasion n’était plus un mystère pourpersonne.

Les bruits de l’île, la galopade desgardes-chiourme, enfin le coup de canon de l’île du Diablefinissaient de les renseigner.

Fric-Frac conclut touthaut :

« Nous sommes fichus ! Rien àfaire dans ce grafouilleur qu’on ne peut pas manœuvrer ! Siencore Chéri-Bibi et Palas arrivaient, on pourrait peut-êtres’entendre ! »

Au lieu de Palas et de Chéri-Bibi, ilsvirent accourir le lieutenant et deux « sous-cornes »,armés jusqu’aux dents qui se jetèrent dans la chaloupe.

Les fugitifs n’avaient pas bougé. Dansl’obscurité profonde où ils étaient entassés, ils pouvaient encoreespérer de n’être point découverts tout de suite. C’était leurdernière chance qu’on ne vînt point sous le roof y chercher un boutde filin ou tout autre objet nécessaire à la manœuvre.

Ils n’en respiraient plus. Le mécanicienne s’étant pas trouvé là, c’était un bonheur pour les forçats quel’officier de surveillance fût parti sans lui. Il allait êtreoccupé par sa machine pendant tout le voyage.

Déjà il avait sorti de sa poche lafameuse pièce du moteur et la remettait en place.

Les artoupans étaient plus redoutables,mais voilà que, sur l’ordre de l’officier, ils se glissaient déjàau-dessus du roof, où ils restaient un doigt sur la gâchette deleur fusil, l’œil au guet, fouillant la nuit.

Les bandits les entendaient remuerau-dessus d’eux.

Ce fut l’officier lui-même qui détachales chaînes et les rejeta, d’un geste, au fond du roof où ellesvinrent tomber sur Fric-Frac et le Bêcheur, qui ne dirent pasouf !

Et la chaloupe se mettait enmarche !

Elle faisait d’abord le tour de l’île àtoute vitesse. Évidemment « l’as de carreau » ne voulaitpoint quitter ces eaux sans avoir accompli cette inspectioncirculaire qui pouvait, pour peu qu’il fût servi par le hasard, luifaire découvrir quelque chose d’anormal qui l’eût mis sur la tracedes évadés, ou lui eût révélé un coin de leur plan.

N’ayant rien trouvé, il revint à la radeet s’en fut aborder la goélette hollandaise, sauta à bord, constatarapidement que tout y était normal et que son canot et sanorvégienne ne l’avaient pas quittée.

Après quelques phrases brèves échangéesavec le capitaine il rejoignit la chaloupe.

Pendant sa courte absence, les quatrebandits avaient été bien tentés de sortir de leur trou et de sejeter sur les artoupans.

Mais c’était bien risquer, et avec bienpeu de chances de réussite. Les surveillants étaient armés et lesabattraient comme des bêtes. Il était difficile, du reste, de lessurprendre. Au premier bruit qu’ils auraient entendu sous eux, lesgardes auraient pris l’éveil, auraient compris que le gibier qu’ilscherchaient si loin était tout près !

Sans compter qu’en pleine rade on seraitaccouru leur prêter main-forte immédiatement. Si l’on devait tenterun coup de ce genre, il était préférable d’attendre la pleinemer.

Déjà la chaloupe avait le cap sur lecontinent, laissant, derrière elle, les îles.

La traversée fut rapide. La chaloupemarchait merveilleusement. Aucun incident pendant le courtvoyage.

L’événement se déroulait simagnifiquement pour les quatre bandits qu’ils n’avaient qu’àlaisser faire. On verrait bien tout à l’heure… Un immense espoircommençait de naître en eux !

Et l’on toucha le pontonnement deKourou. C’est là que le drame allait se dérouler pour le Parisienet sa bande. La minute allait être décisive.

Les chaînes auxquelles on attachait lachaloupe étaient maintenant sous le roof, sur les genouxdes bandits ! Pouvaient-ils imaginer que l’officier ou lesartoupans allaient s’en saisir sans découvrir enfin leurrepaire ?

Oui ! ils espéraient cela, carl’extrémité des chaînes se trouvait hors du roof, et il suffisaitde se baisser et de ramasser cette extrémité pour que tout le restevînt ! C’est ce qui arriva.

Un garde-chiourme se baissa, tourna mêmela tête du côté de cette tanière d’où les misérables se tenaientprêts à bondir au moindre incident, mais ils ne furent pasaperçus…

Selon ses habitudes, l’officier renditson moteur inutilisable, et après qu’il eut attaché sa chaloupe, ilsauta sur le ponton, ordonnant aux deux gardes de lesuivre.

On les vit bientôt disparaître toustrois dans la nuit.

Le Parisien, Fric-Frac, le Bêcheur et leCaïd poussèrent un soupir effroyable. Depuis une demi-heure ilsn’avaient pas osé respirer.

Fric-Frac ôta son béret, et saluant dansla direction de l’« as de carreau », il prononça avecémotion et gravité ce seul mot : « Au revoir etmerci ! »

Bientôt ils furent accroupis sur lepontonnement, cherchant le gardien qui s’y trouvaittoujours.

Comme ils ne le découvrirent point ilsse soulevèrent à demi et se mirent à courir du côté de laterre ! mais tout à coup ils entendirent derrière eux deséclats de voix et l’ordre de s’arrêter.

Bien entendu ils s’enfuirent à toutesjambes. Il y eut un coup de feu dans leurdirection :

« Acrès ! gronda leParisien… Au satou ! (à la forêt) etdare-dare !… »

VI – Pernambouc, le bourreau dubagne

Chéri-Bibi et Palas avaient tropd’avance sur l’artoupan qui les « canardait » pourrisquer d’être atteints.

Mais quand celui-ci déboucha, peu detemps après eux, du souterrain par où étaient passés les sixbagnards, on imagine la musique qu’il put faire.

Les deux forçats s’étaient vu couper lechemin du môle et avaient dû se rejeter dans un petit bois de hautefutaie…

En vain s’efforcèrent-ils de regagner delà, à plusieurs reprises, les amoncellements des rochers de lagrève ; toutes leurs tentatives furent éventées de ce côté, etc’est avec un sombre désespoir que Chéri-Bibi, qui ignorait ledépart de la chaloupe, dut y renoncer.

Maintenant, les gardes recommençaient àfouiller le bois avec fureur. Ils déchargeaient à tout hasard descoups de fusil, des coups de revolver dans les arbres. Ils juraientabominablement.

Leurs invectives s’adressaient àChéri-Bibi qui leur avait donné si souvent tant de mal et qu’ilsn’avaient jamais pu prendre lors de ses évasions. C’était toujourslui qui, après quelques semaines de séjour dans la forêt, venait sereconstituer prisonnier.

Les évasions de forçats, surtout sur lecontinent, n’étaient pas rares. Les relégués y sont moinssurveillés ; ceux-là aussi, comme Chéri-Bibi, disparaissaientpendant quelque temps, puis rentraient d’eux-mêmes, ayant achevé cequ’ils appellent : leur petite villégiature. Ils avaient prisle temps de ramasser un peu de poudre d’or, à la batte, dans desendroits connus d’eux seuls ; et puis, las de l’horrible viede la forêt et de ses multiples dangers, ils venaient reprendreleur place au bagne.

On avait beau les fouiller, on netrouvait rien sur eux.

Ils avaient des trucs, extraordinaireset insoupçonnés, pour cacher cette poudre d’or qui leur procuraitquelques satisfactions à Cayenne et dans les établissementsforestiers.

Mais Chéri-Bibi, comment faisait-il pours’enfuir des îles sans être dévoré par lesrequins ?

Enfin cette fois-ci on était à peu prèssûr, au moins, qu’il se trouvait encore à terre ! On avaitaperçu sa silhouette et celle de Palas dans le moment qu’ilss’étaient jetés dans le bois.

« Au dépôt de charbon ! »souffla le bandit à Palas, dans l’instant qu’ils allaient êtrecernés.

La marine, en effet, entretient aux îlesdu Salut, un énorme dépôt de charbon. Chéri-Bibi, plus d’une fois,avait trouvé là un sûr refuge.

Pour retrouver le bagnard dans cetamoncellement de morceaux de charbon et de briquettes, il eût fallutout bouleverser, tout transporter.

Aux heures du repos, quand les forçatsétaient moins surveillés, Chéri-Bibi se glissait dans l’entrepôt etse creusait là des corridors et des chambres connus de lui seul etinsoupçonnables. Un jour ou l’autre, ça pouvait toujoursservir ! Le moment était venu d’en user ànouveau !…

Pour y arriver sans encombre, autant quepossible, ils prirent par le chemin le plus long, faisant un granddétour derrière le magasin d’approvisionnement.

Ils soufflèrent un peu et, tournant le« pain de sucre » de l’île, ils arrivèrent enfin au dépôtde charbon.

Mais, c’était une malédiction ! Ledépôt de charbon était entouré d’une petite troupe de gardes qui endéfendaient l’approche.

Décidément l’expérience des évasionspassées avait dû donner l’éveil à l’administration pénitentiaire.Rien encore à faire de ce côté.

Chéri-Bibi jura, et comme il jurait, uncoup de feu stria la nuit et une balle siffla entre Palas etlui.

Ils étaient à nouveaudécouverts !

Ils arrivèrent ainsi, chassés peu à peude partout, jusqu’au bâtiment central de l’île dans lequel onenfermait ceux qui s’étaient révoltés contre la chiourme ou quiavaient été condamnés par les tribunaux du bagne.

Là, en dépit du service de surveillancerenforcé, toutes les portes étaient toujours fermées. Ce soir-là,cependant, une seule était restée entrouverte. Chéri-Bibi et Palasse glissèrent derrière elle.

Sur cette porte, trois mots étaientpeints en noir : bois de justice.

Chéri-Bibi et Palas n’étaient pointseuls là-dedans : il y avait deux corps et deux têtes… au fondd’un panier… deux têtes coupées du matin même…

Et puis, il y eut le bourreauPernambouc, qui entra, et qui referma la porte.

Il était gai.

Il revenait de la cantine où il avaitfestoyé à ses frais, en sourdine.

Il avait régalé tout le monde toute lajournée. Il était content.

Il chantonnait…

C’était un heureux caractère, trouvantque la vie avait toujours son bon côté.

Le bon côté de la vie au bagne,c’était, pour lui, la mort des autres.

Donc, Pernamboucchantonnait :

J’ vas à Trouville, à Étretat !

J’ fais mon mossieu FélisqueFaure !

J’ vas partout comme un chef d’État…

Il ne continua pas.

Pernambouc venait de seretourner :

À la lueur sanglante d’un falot suspenduà la muraille, il reconnut Chéri-Bibi et Palas.

Il ne poussa pas un cri. Il ne fit pasun geste.

Il regretta simplement de n’avoir pasfermé sa porte, et il attendit.

Chéri-Bibi ne fut pas long às’expliquer :

« Écoute ! Il y a gros àgagner pour toi ! Au lieu de mettre ces tronçons-làdans ton sac et d’aller les jeter comme tu le fais toujours au boutdu môle, tu nous y mettras à tour de rôle, Palas et moi, et tunous videras dans la limonade (dans l’eau), comme t’asl’habitude, mais tout près du grafouilleur (chaloupe)à « l’as de carreau ». C’estcompris ?

– Combien ? » demandaPernambouc.

Chéri-Bibi défit une doublure de laceinture de son pantalon et il y recueillit quelque chose quibrilla. Pernambouc détacha le falot de la muraille et le pencha surcette chose brillante.

« J’ te donne la moitié dela poudre de jonc (poudre d’or) que j’ai là ! ditChéri-Bibi.

– Je veux tout ! »répondit Pernambouc.

Chéri-Bibi lui donna la moitié de sapoudre pour qu’il transportât Palas d’abord, et lui promit l’autremoitié quand il reviendrait le chercher !

« Comme ça, c’est juste ! fitPernambouc. All right mylord ! Mais qu’est-ce que jevais faire de mes tronçons ?

– Tu n’as qu’à lesenterrer ici ! Tu trouveras bien le moyen de t’en débarrasser.D’ici là, t’as pas peur qu’ilsressuscitent ! »

Une minute plus tard, Palas se glissaiten frissonnant de toute sa chair et de toute son âme dansl’horrible sac du condamné à mort.

Et Pernambouc le chargeait sur sesépaules.

Sur le môle, l’« artoupan »dont Chéri-Bibi avait constaté l’absence au début de sonexpédition, était accouru reprendre son poste dès les premièresrumeurs d’évasion. Il était gai, lui aussi ; et peut-être bienque sa gaieté avait été puisée à la même source où s’était si biendésaltéré ce brave Pernambouc…

Il aperçut soudain le bourreau quis’avançait, assez péniblement du reste, le sac du condamné à mortsur le dos. Il alla au-devant de lui et lui demanda,goguenard :

« Elle pèse lourd, ta salemarchandise ?

– Oui, c’est pas de la plume !fit l’autre ; j’ai hâte de m’en débarrasser !

– Va donc ! répliqual’artoupan. Ça ne manque pas de tombeaux du forçat, cesoir ! On dirait qu’ils le savent ! J’ai vudes requins qui tournaient et retournaient près du môle.

– Où ça ? demandaPernambouc.

– Tout au bout !

– J’ vais leur donner àsouper, fit Pernambouc avec un rire abominable.

– J’ t’accompagne !… » ditl’artoupan, guilleret.

Tout en marchant, Pernambouc se rendaitcompte que la chaloupe de l’« as de carreau » n’étaitplus à quai. Un rire sinistre le secoua tout entier.

Cependant, il n’était pas méchant.C’était, nous l’avons dit, une nature généreuse qui, à la cantine,n’aimait pas « faire suisse » ; mais à l’idée de labonne tête qu’allait faire Palas quand, dans l’eau, il allaits’apercevoir que la chaloupe était en balade et que les requinsl’attendaient, il ne put s’empêcher de s’esclaffer.

« Eh ben, mon vieux, tu sais ?ça te rend gai ces petites affaires-là ? fit legarde.

– Oui, répliqua Pernambouc. Y a dubon ! J’ai bien gagné ma journée ! J’ suis contentde moi… »

Arrivé au bout du môle, il jeta son sacsur la pierre…

« Où qu’ c’est que tu les vois, lesrequins ? »

La présence de l’artoupan gênait un peuPernambouc, et il profita de ce que l’autre, penché au-dessus duflot, essayait de distinguer le mouvement des monstres entre deuxlames, pour jeter rapidement son sac.

Quand le garde-chiourme se retourna aubruit que fit Palas en plongeant dans l’élément liquide, il nedistingua qu’une grosse masse sombre qui disparaissait dans unremuement d’écume.

Presque aussitôt un autre tourbillongonfla la lame à quelques brasses de là et, sur la mer lumineuse etphosphorescente, glissa l’ombre bondissante d’un squale énorme quidisparut dans la direction de Palas.

Il y eut alors, au-dessus de l’endroitoù celui-ci avait disparu, un bouillonnement, et puis touts’apaisa.

« Malheureux, qu’il faitnuit ! exprima l’artoupan. On verrait si la mer estrouge !

– Oh ! a pas peur, s’exclamaPernambouc, en voilà encore un qui est mort etenterré ! »

Et il s’éloigna enchantonnant :

J’vas à Trouville, à Étretat !

J’ fais mon mossieu FélisqueFaure !

J’ vas partout comme un chef d’État…

Fera plus Palas !… Palas estmort !

Eh bien, non ! Palas n’était pasmort !… Avant qu’il eût touché la mer, un couteau avaitéventré son sac.

Tout de suite, entre deux eaux, il avaitnagé, d’un effort puissant, vers cet endroit où il croyait toucherla chaloupe. Plus de chaloupe !…

Et, à sa place, un requin qui accouraitvers lui et se renversait déjà sur le dos, la gueule ouverte commeun gouffre…

Palas connaissait la manœuvre… On neparlait que de cela, pendant les heures de repos, auxîles…

Il plongea et lui passa sous ledos…

Le monstre avait déjà perdu la piste etla cherchait de l’autre côté du môle…

Mais que faire ?… Du côté où il setrouvait, Palas venait d’apercevoir le garde-chiourme quis’asseyait sur la haute marche du petit escalier, seul endroit dumôle où il put aborder !

Il replongea, redisparut entre deuxeaux, décidé à regagner la grève au plus vite, derrière l’artoupan,en faisant le tour du môle si les requins lui en laissaient letemps !

Pas une seconde il ne pensa à se livrerpour sortir de cette épouvantable situation. Plutôt mille morts quede recommencer le bagne ! Peut-être arriverait-il à temps surla grève pour rencontrer Pernambouc et son nouveau fardeau etsauver Chéri-Bibi de l’affreux danger qu’il avait couru lui-même.Ils se cacheraient encore ! Et elle reviendrait, lachaloupe !

Déjà il avait fait le tour du môle quandle monstre, qui l’avait manqué une première fois et qui étaittoujours à sa recherche, lui barra soudain la route et, seretournant à nouveau sur le dos, glissa vers lui en ouvrant saterrible mâchoire.

C’est ce mouvement assez compliquéqu’est obligé de faire le requin dès qu’il veut se saisir de saproie qui permet aux pêcheurs de perles, par exemple, de plongerdans des eaux infestées de squales et, le plus souvent, de leuréchapper. Dès que la bête se retourne, ils plongent par-dessous etquelquefois trouvent le temps de lui ouvrir le ventre de bout enbout d’un magnifique coup de couteau, arme qu’ils emportenttoujours entre leurs dents.

Palas avait trop peu pratiqué cetteescrime avec les squales pour penser à autre chose qu’à lafuite.

Il eut vite reculé jusqu’à la pierre dumôle, mais il savait que, de ce côté, il y avait un gros anneau quiservait à attacher les petites embarcations.

Il l’atteignit d’un bras presque épuisé,tant ses élans avaient exigé de dépense musculaire ; mais,avant que la bête fût sur lui, il avait encore eu la force desaisir l’anneau des deux mains et de s’enlever hors de l’eau, à laforce des poignets.

Le requin passa sous lui à le frôler,referma sa gueule sur le vide, et disparut dans la nuit…

Pendant ce temps, Pernambouc était alléretrouver Chéri-Bibi.

Celui-ci vivait des minutesterribles.

Les amitiés ou les amours de Chéri-Bibiétaient aussi excessives que ses haines. Son cœur avait adoptéPalas. Savoir celui-ci en danger était pour lui le plus cruel dessupplices…

Pernambouc, en rentrant dans sa cabane,le trouva assis sur le panier des condamnés à mort… Le falotéclairait une tête à répandre l’épouvante chez les moinsimpressionnables…

Si peu impressionnable qu’il fut,Pernambouc frissonna.

« Tout s’est bien passé, sehâta-t-il de jeter avant toute question.

– Palas est dans la chaloupe ?demanda Chéri-Bibi.

– Palas est dans lachaloupe », répondit Pernambouc en tendant, d’une main, lesecond sac à Chéri-Bibi… et en lui réclamant, de l’autre, le restede la poudre d’or…

Quelques minutes plus tard, Pernamboucréapparaissait sur le môle, courbé sous l’énorme fardeau de son sacet de Chéri-Bibi…

L’artoupan somnolait sur la marche del’escalier… Pernambouc dut le bousculer un peu :

« Laisse-moi finir mabesogne !

– Ah ! c’est le numéro2 ! grogna l’artoupan… Il a l’air plus lourd que l’autre,hein ? Veux-tu que je t’aide à le balancer ?…

– T’occupe pas !… Disdonc ! remonte un peu sur le môle… Il me semble avoir vu lafigure du mecquart(commandant) par ici !… et il jureses vingt dieux !… Ils f… toute l’île sens dessus dessous, cesoir !…

– C’est-il vrai que Chéri-Bibi estmort ? demanda l’autre en remontant sur le môle…

– Oh ! avec celui-là, on nesait jamais !… »

Et Pernambouc poussa le sac dans l’eauoù il s’engouffra avec un remous énorme…

Pernambouc n’était pas encore remonté,qu’une sourde exclamation venait de la mer et le faisait de nouveaufrissonner jusqu’aux moelles :Fatalitas !

« Tu as entendu ?… Il mesemble qu’on a parlé, fit l’artoupan.

– T’es dans le rêve, cesoir… »

Le garde n’insista pas. Il était occupémaintenant par le bruit lointain d’un moteur…

« Tiens ! fit-il tout haut,voilà l’officier de surveillance qui revient !…

– Oui ! oui ! ditPernambouc… c’est legrafouilleur !… »

Et, sa journée achevée, son devoiraccompli, il regagna son dortoir en « fagot » biendiscipliné.

Le commandant, lui aussi, avait entendule « grafouilleur »… Il arriva pour le voir aborder etrecevoir l’officier, qui avait accompli toutes les consignes, maisqui n’avait rencontré aucun fugitif !…

« Cela devient de lafantasmagorie ! s’écriait le commandant en quittant le môleavec les officiers… Nous non plus, nous n’avons rientrouvé !… »

– Dans le même moment, legarde-chiourme ne fut pas un peu stupéfait de voir l’embarcationquitter le quai, sans qu’apparemment elle fût montée par personne.Il cria, il appela. Il visa la chaloupe et, à tout hasard,déchargea quelques cartouches dans sa direction… L’état-majoraccouru ne pouvait en croire ses yeux.

Pendant ce temps, dans la chaloupe,Palas et Chéri-Bibi, enfin retrouvés, gagnaient le large. Le moteurrendait merveilleusement… Ils pouvaient se croire hors de danger…Quand soudain Chéri-Bibi s’écria :

« Latapouille !… »

Ainsi appelle-t-on le bâtiment chargé dutransport des condamnés et aussi de la surveillance entre lesétablissements pénitenciers.

La côte était proche…

Cependant Palas et Chéri-Bibi n’eurentque le temps de s’y échouer avant que le canot mis à la mer par la« tapouille » n’eût débarqué lui-même sur le continent labande d’artoupans qui, déjà, « leur tiraitdessus ».

Palas et Chéri-Bibi se jetèrent,éperdus, dans la forêt vierge.

« Nous les avons ! Nous lesavons ! » hurlaient les artoupans…

Mais bientôt ils s’arrêtaient dans leurpoursuite… Ils reculaient même, devant un véritable brasier quicommençait à crépiter de toutes parts.

Chéri-Bibi avait mis le feu à laforêt !…

VII – Les mystères de la forêtvierge

Palas et Chéri-Bibi étaient entrés dansquelque chose de redoutable : la forêt vierge. Combiend’évadés, qui avaient cherché là un refuge, y avaient trouvé lamort… et dans les conditions les plus cruelles ! Il leur avaitfallu lutter contre tout et contre tous : la faim, lesfièvres, les bêtes, les hommes.

Il n’est point rare que quelque corvéeforestière, en défrichant un nouveau coin des bois vierges, setrouve en face de plusieurs cadavres à moitié dévorés. C’est toutce qui reste d’une évasion retentissante.

Il faut être un bien vieux« fagot » pour trouver dans le satou (forêt) une amie quivous défend et vous garde. Nous avons dit que las de la vie desauvage qu’on y mène, plus d’un forçat est revenu se constituerprisonnier…

Cependant Chéri-Bibi dit àPalas :

« La forêt, ça me connaît !Ils peuvent bien nous lancer tous les artoupans de la colonie, jeles défie de nous reprendre ! »

Et, tout d’abord, pour arrêter quelquetemps ceux qui les poursuivaient, le bandit avait tranquillementmis le feu à un vaste abattis d’arbres de toutes dimensions et detoutes essences que la hache avait couchés par terre depuis desmois, et que l’ardent soleil équatorial avait à point desséchés.L’abattis, en quelques minutes, était devenu un gigantesque brasierqui communiqua sa flamme à tout un coin de la vivante forêt, sibien que, devant la violence de l’incendie, Palas, inquiet, sedemandait déjà s’ils n’allaient pas être victimes eux-mêmes de leurmoyen de défense.

Le vent qui s’était élevé à la tombée dela nuit soufflait nord et nord-ouest et poussait les flammes dansla direction de Cayenne.

Sentant d’instinct tous les animaux quifuyaient du côté opposé, c’est-à-dire au-devant du vent, Palasvoulait entraîner Chéri-Bibi vers le nord-est, mais celui-cil’arrêta d’un mot :

« Par là, nous sommes sûrs deretrouver les artoupans qui doivent s’être préparés à nous barrerle chemin. Laisse-moi faire et ne quittons pasl’incendie ! »

Palas « se laissa faire », sedisant, en aparté, que s’ils étaient à peu près sûrs, en effet, dene point retrouver les artoupans en fuyant de ce côté, ilsrisquaient fort d’être brûlés vifs. Au fait, ils sentaient derrièreeux la chaleur plus ardente du brasier !

Maintenant, ils bondissaient…

« Ça y est ! nous sommessauvés ! » proclama Chéri-Bibi.

Et Chéri-Bibi, à travers des lianes qui,à côté d’eux, commençaient déjà à crépiter, montra à Palas la napperose d’une rivière.

L’eau ! l’eau, la rivière deKourou !

Quelques secondes plus tard, ilstraversaient la rivière à la nage.

« Attention auxcaïmans ! » faisait Chéri-Bibi… et puis, tout àcoup :

« Dans l’eau ! fit-il à voixbasse, dans l’eau jusqu’à la g… ! V’là les artoupans !J’aimerais mieux les caïmans ! »

Et, dans l’instant, du coude de larivière, déboucha une chaloupe pleine des gardes lancés à lapoursuite.

Cachés dans les roseaux, au milieu desplantes aquatiques, Palas et Chéri-Bibi durent, à maintes reprises,plonger complètement pour n’être pas aperçus car la lumière étaitéclatante, et le ciel semblait rejoindre la terre dans un mêmeembrasement, dans une même illumination de ces cierges prodigieuxqu’étaient les arbres géants de la forêt vierge, plusieurs foiscentenaires…

« Plus haut ! » commandale sous-off, et l’embarcation, remontant le courant, disparutenfin.

Palas et Chéri-Bibi, à peu près sûrsd’avoir, cette fois, dépisté les gardes-chiourme, car il étaitvisible que ceux-ci croyaient encore les deux évadés sur quelquepoint de l’autre berge, sautèrent sur la rive droite ets’enfoncèrent dans la forêt, s’éloignant à la fois de la rivière etde la mer, pénétrant hardiment au cœur même des boisvierges.

Chéri-Bibi semblait suivre un planarrêté, car il suspendait sa marche, de temps à autre, comme pours’orienter. Cette marche était du reste devenue fort difficile, etPalas émit l’hypothèse qu’ils pourraient peut-être maintenants’arrêter, prendre quelque repos, et repartir au jour.

Sous le dôme de la haute futaie et dansl’enchevêtrement des lianes et des plantes parasites de toutessortes, ils se glissaient maintenant dans la plus profondeobscurité.

« As-tu de quoi faire du feu ?répondit Chéri-Bibi. Non ! n’est-ce pas ? Eh bien, moi,il me restait trois allumettes, je n’ai pas besoin de te dire quele séjour dans l’eau ne les a pas rendues très inflammables !Alors quoi ? mon petit ! S’endormir la nuit dans lesatou, sans feu à côté de soi, c’est vouloir ne plus seréveiller que sous la dent d’un jaguar ! En route ! On sereposera au jour ! »

Ainsi marchèrent-ils tout le reste de lanuit, se rendant compte que, s’ils se reposaient un instant, ilsfermeraient les yeux, accablés…

Chéri-Bibi encourageait Palas en luiracontant des histoires énormes sur la forêt vierge et que celui-ciavait souvent peine à croire ! Que de drames étranges !que de fabuleuses et mystérieuses fortunes dont la légende couraitautour des placers d’or !… En attendant, ils étaient quasitout nus, chacun avec un couteau pour toute arme.

« Depuis que nous marchons, fitChéri-Bibi, nous ne devons plus être bien longtemps sans rencontrerle Pupu !

– Qu’est-ce que c’est que ça, lePupu ?

– C’est une petite rivière qui vase jeter dans la rivière de Cayenne et qui nous barre forcément lechemin. Un peu plus haut, un peu plus bas, nous sommes obligés dela rencontrer. Alors, là, mon petit, nous verrons clair dans notrehistoire !… »

Palas avait les pieds en sang. Il avaitvoulu plusieurs fois se défaire des rudes souliers que lui avaitoctroyés l’administration pénitentiaire. Chéri-Bibi s’y étaitrésolument opposé.

« Mon petit, c’est plein degrages là où nous marchons ! et il n’y a rien de plusvenimeux que ces serpents-là ! Il ne faut qu’un coup !…Faisons le plus de bruit possible en marchant pour les faire fuir,et garde tes godasses ! »

Avec leurs couteaux, dont ils usaientsouvent pour se faire un chemin parmi l’enchevêtrement inextricabledes plantes parasites, ils s’étaient taillés deux bâtons,véritables épieux, arrachés à un bois dur comme le fer et appelé« bois canon ». En marchant, ils tapaient de droite et degauche dans le fourré et, souvent, ils entendaient le bondissementd’une bête qui détalait dans la nuit… Enfin le jour se levabrusquement.

Et Chéri-Bibi se mit à courir. BientôtPalas l’entendit qui criait :

« Le Pupu ! lePupu ! »

Il put encore se traîner jusque-là, ettomba, épuisé, devant un ruisseau aux ondes fraîches etbondissantes sur des rochers clairs. Chéri-Bibi avait déjà lementon dans l’eau et buvait… buvait !… Palas se pencha sur lamême coupe ; après quoi, tous deux s’endormirent comme desbrutes, à l’ombre des branches qui venaient pendre au-dessus de ceruisseau enchanté.

Si profond était leur repos et leuranéantissement, qu’ils n’entendirent pas quatre hommes quidescendaient assez bruyamment cette rive tant désirée.

En apercevant Palas et Chéri-Bibi, lesquatre hommes s’arrêtèrent d’un même mouvement : c’étaient leParisien, le Bêcheur, le Caïd et Fric-Frac !…

La joie des quatre bandits fut immenseen voyant à leur disposition les deux êtres qu’ils haïssaient leplus au monde. Ces quatre hommes étaient armés de haches, dont ilss’étaient emparés en même temps que de quelques provisions, déjàépuisées du reste, en traversant une exploitation forestière à leursortie de Kourou.

Ils n’avaient qu’à lever leurs armes età frapper ; et déjà le Parisien agitait sa hache en fixantPalas d’un regard où le besoin de tuer avait déjà mis dusang.

Mais le Bêcheur, qui était la plus fortetête de la bande, tombait d’accord avec Fric-Frac, lequel était leplus malin, pour décider qu’il y avait matière à réflexion. Ilsentraînèrent le Parisien et le Caïd et il y eut unconciliabule.

Le résultat de cette conversation futque les quatre bandits remirent à un peu plus tard leur sournoisattentat. Le raisonnement du Bêcheur était au surplus des plusconvaincants : ce n’était un mystère pour personne queChéri-Bibi avait, dans quelque endroit du bois vierge, ce qu’aubagne on appelle une « carette » (cachette) danslaquelle il avait certainement eu la précaution, lors de sesprécédentes expéditions, d’entasser tout ce qui pouvait être utileà un « fagot » (provisions et autres) pour ne pointcalancher dans le satou ! (mourir dans la forêt). Detoute évidence les deux hommes qui dormaient là quasi tout nus,rompus de fatigue et dénués de tout, n’avaient pas encore atteintl’une de ces carettes. Ne convenait-il point, avant de lesexterminer, d’attendre qu’ils eussent eux-mêmes livré leur trésor àdes gens qui, comme le Bêcheur, Arigonde, Fric-Frac et le Caïd enavaient le plus grand besoin !

Ayant décidé cela, ceux-ci remontèrentun peu vers le nord pour se trouver derrière les deux compagnonsquand ils se remettraient en marche. Ils n’avaient pas abandonnéles rives du Pupu qui, certainement, devaient être un guide pourChéri-Bibi.

De fait, au réveil, Chéri-Bibi, aprèss’être orienté, tira Palas de son sommeil écrasant, et tous deuxsuivirent la rive en s’enfuyant vers le sud-ouest.

Arigonde et sa bande ne perdaient pas unseul de leurs mouvements. Et ils eurent la joie de voir Chéri-Bibis’arrêter au pied d’un immense balata (arbre à caoutchouc),soulever une roche et creuser la terre à la pointe de son bâton debois canon. Palas l’aidait. Ils semblaient travailler tous deuxavec une fièvre croissante. Pour ceux qui assistaient à cettescène, il ne faisait point de doute que, là, se trouvait lacarette au trésor !…

Enfin, Chéri-Bibi se pencha, et aprèsavoir fouillé la terre, il se mit à passer à Palas différentsobjets.

Fric-Frac qui savait se mouvoir dans laforêt sans faire craquer une branche, comme il savait à Parisglisser de nuit dans un appartement sans heurter un meuble, s’étaitavancé au plus près des deux compagnons sans leur donner l’éveil etregardait toute la scène avec avidité. D’abord ce fut un sac pleind’objets de première nécessité. Fric-Frac entend la voix rauque deChéri-Bibi qui énumère : une boussole, une petite lanterne,une scie, des boîtes de conserves, des épices, deux bouteilles detafia, un briquet et de l’amadou, une boîte de fer où sont enfermésles papiers d’identité nécessaires pour faire, en France, d’unforçat, un honnête homme :

« Il y a plusieurs honnêtes hommeslà-dedans, grogna joyeusement Chéri-Bibi, tuchoisiras !… »

Un flacon rempli d’un liquidebrunâtre : antidote sûr pour la morsure desserpents !

Chéri-Bibi a pensé à tout ! mais leplus beau, certainement, est ce grand coffre d’où le bandit sortdeux sabres d’abattis, une carabine, un revolver, des munitions ettrois cartouches de dynamite… « Et tout cela en excellentétat ! fait remarquer Chéri-Bibi, à cause de la précaution quej’avais prise de recouvrir sac et coffre d’une épaisse couche debalata ! »

Palas ne sait comment exprimer sajoie ! Il rit. Pour la première fois, il rit depuis qu’il estau bagne ! Il ne se doute pas, le malheureux, qu’il y a là,tout près de lui, deux yeux qui voient ces trésors, qui brûlent deconvoitise !

Ah ! si Fric-Frac avait eu à côtéde lui ses trois compagnons, peut-être n’eussent-ils point attendu,pour se jeter sur les deux amis, que ceux-ci se fussent saisis deleurs armes ! Peut-être, car Palas et Chéri-Bibi, même sansarmes, sont bien redoutables…

Déjà, les deux amis apaisent leur faimavec les boîtes de conserves, puis Chéri-Bibi, sa carabine surl’épaule, semble prêt à partir pour la chasse…

« Affûte tes crocs, mon petit,dit-il à Palas, j’ vais te chercher ton dîner et j’ teprie de croire que c’est pas à la table du mecquart (lecommandant), qu’on servirait un lucullus pareil !… D’abord,occupons-nous du poisson !

– Tu veux chasser et pêcher à laligne en même temps ? » demanda Palas qui, depuis qu’ilavait découvert toutes ces merveilles, oubliait ses misères etmontrait une joie d’enfant.

« Tu vas voir comme je pêche à laligne, moi ! » répliqua Chéri-Bibi.

Et s’avançant sur le bord du Pupu, aprèsavoir passé sa carabine à Palas, il sortit de son précieux sac dontil avait passé la bretelle à l’épaule, une cartouche de dynamite.Une minute plus tard, cette cartouche éclatait au milieu du Pupuet, aussitôt, sur les eaux bouillonnantes, quelques dizaines depoissons, gros et petits, venaient flotter le ventre enl’air.

« Hein ! qu’est-ce que tu disde la friture ?

– Je regrette la cartouche dedynamite ! fit Palas. Nous n’en avons plus quedeux !

– C’est plus qu’il nous enfaut ! répliqua Chéri-Bibi. À quoi veux-tu qu’elles nousservent, sinon à pêcher ? J’en usais autrefois quand jem’amusais à prospecter (chercher de l’or) à travers lesatou, mais maintenant je n’en ai plus besoin et je tedirai pourquoi au dessert !… »

Chéri-Bibi se mit à chasser et fut assezheureux pour « descendre » un maïpouri (untapir) et une perdrix.

La perdrix était grosse comme un pouletet le tapir comme un petit poney. Sa chair est une des meilleuresviandes rouges de là-bas.

Avec les aïmaras (poissons des rivièresde la Guyane) qu’ils avaient ramassés au fil de l’eau, après lapêche à la dynamite, le dîner ne devait pas manquer d’êtresucculent.

Ils établirent leur campement à unecentaine de mètres du Pupu, sous une futaie épaisse, creusèrent untrou, y allumèrent du feu et quand ce trou fut chaud comme un four,ils y glissèrent le tapir dépouillé et sanglant.

Ils mangèrent en buvant l’eau fraîche duPupu, coupée de tafia.

Chéri-Bibi tira de son sac, au dessert,du tabac et ils se mirent à fumer en devisantgaillardement.

Palas trouvait cette existence admirableet déclarait ne point comprendre la conduite de ces évadés dubagne, qui, ayant eu le bonheur inespéré d’avoir pu atteindre laforêt vierge, venaient se reconstituerprisonniers !

Entendant cela, Chéri-Bibi eut unsourire terrible…

Le soir allait tomber. Il y avaitmaintenant un silence impressionnant de tous êtres et de touteschoses autour d’eux.

« Eh bien, déclara Chéri-Bibi àvoix basse, comme s’il eût craint d’être entendu des arbreseux-mêmes, eh bien, moi qui suis son ami à la forêt… moi, je tedirai que je ne puis pas la regarder, moi, Chéri-Bibi, sansfrissonner et surtout dans des heures comme celle-ci, où ellene respire plus !… Son silence me fait peur !… Jen’ai jamais eu peur que de deux choses, Palas, de mon couteaupour les autres, et de la forêt pour moi !… Car la forêtest comme moi !… quelquefois elle veut être bonne, etc’est dans ces moments-là qu’elle tue !… La forêt, c’estquelque chose comme ma grande sœur ! Je l’aime bien, ellem’aime bien, et cependant elle m’empoisonnerait tout comme unautre, parce que, quand on est né pour le crime, il n’y a rienà faire. On en a toujours un en train, dans le moment qu’on y pensele moins ! Méfie-toi ! Faut toujours seméfier ! La forêt, c’est plein de mystères, plein de soufflesqui tuent, de plantes et d’animaux qui portent la mort dans leurhaleine… Et puis, il n’y a pas que les herbes et les bêtes…Tiens ! écoute… gronda tout à coup Chéri-Bibi en sautant sursa carabine et en fouillant l’ombre derrière Palas… tu n’as pasentendu ?

– Non… Quoi ?…

– Une respirationd’homme !… »

Chéri-Bibi resta quelques minutes àécouter la forêt… et puis il vint se rasseoir auprès dufoyer et jeta aussitôt des cendres dessus.

« Je te dis, fit-il à voix basse,qu’on a respiré, pas bien loin de nous ! et que c’était unerespiration d’homme !… Peut-être un sorcier qui passe et quis’est approché de nous pour voir… En tout cas, éteignons le feu,qui éclaire trop, et allumons le fanal. C’est tout juste ce qu’ilfaut pour faire fuir les bêtes, tandis que le grand feu, vois-tu,ça attire les hommes s’il y en a dans les environs !… Alors,tu n’as rien entendu, toi ? Non ! tu ne sais pas ?Sûr… n’y a qu’un sorcier pour être venu si près !… Malheur queYoyo ne soit pas là !

– Qu’est-ce que c’est que ça,Yoyo ?

– Yoyo ? C’est à coup sûr lepremier sorcier du satou ! C’est lui qui m’a appris bien deschoses ! Il a un remède pour tout ! Il fait fuir lesmauvais esprits… et il m’a donné cet antidote pour les serpents… Jete le présenterai dans trois ou quatre jours de marche… C’est unIndien originaire du pays des Émerillons et il a failli être mangépar une tribu féroce des Roucouyennes, lui et toute safamille !

– Tout sorcier qu’ilest !

– Oh ! en ce temps-là iln’était encore qu’apprenti sorcier ! Il n’avait pas encorepassé les examens !

– On passe donc des examens, dans laforêt, pour être sorcier ?

– Les Indiens, par ici, appellentles sorciers des piayes. Il y en a beaucoup qui seprétendent piayes, mais s’ils n’ont pas de vrais titres,ils ne trompent personne. Il y a des épreuves auxquelles onreconnaît, à ne jamais s’y méprendre, un vrai piaye.Celui-ci saura par exemple se faire obéir, à l’heure dite, d’untigre ou d’un jaguar. Comprends qu’il connaît tous les parfums,toutes les herbes, tous les détritus spéciaux dont il faut semer laroute des bêtes, pour qu’elles viennent jusque-là où il veut lesfaire venir !

– Et ce Yoyo, c’est unami ?

– Un très grand ami ! C’estmoi qui l’ai sauvé du massacre… Et depuis il travaille pour moiavec ses frères, dans un endroit secret de la forêt !… Làoù il y a beaucoup d’or, Palas ! Plus d’or peut-être que tu nepourras en emporter… »

Chéri-Bibi veilla toute la nuit etsoigna Palas comme son enfant. Il avait réussi à lui fabriquer unesorte de hamac des plus sommaires, en entrelaçant quelques lianeset en les suspendant à un arbre. C’était suffisant pour garer Palasde l’innombrable et atroce piqûre de fourmis qui sont la plaiemortelle des nuits de la Guyane. Le lendemain, Palas ne savaitcomment le remercier, comment lui exprimer le sentiment dont soncœur débordait par tant de tendre affection… Palas ne comprenaitpas :

« T’occupe pas de ça ! ditChéri-Bibi en levant le campement… C’est une affaire entre moi etle bon Dieu ! Il a plutôt été dur pour moi, le cher Seigneurqui est aux cieux ! et nous ne sommes pas toujoursd’accord !… Mais je lui pardonne bien des choses parce qu’ilt’a mis sur mon chemin ! Tu sais, dans le milieu que jefréquente, ça ne se rencontre pas tous les jours une g… comme latienne, qui n’est pas celle d’une crapule !… V’làtout ! Tu me plais, parce que je t’ai vu souvent pleurer,appeler ta maman comme un gosse et parce que t’as la peau blancheet l’âme comme une sacristie. Tu me reposes, quoi ! En voilàassez ! N’en parlons plus !… Et puis, il faut que tusaches une chose, mon petit, c’est que tout ce que j’ait’appartient. Ma vie, mon or, tout ! Ma vie te sert ici, monor te servira en Europe ! J’en ai beaucoup.

« Yoyo seul sait où il se trouve.Marchons jour et nuit, je ne serai tranquille que lorsque nousaurons rejoint Yoyo. Tous les piayes ont peur de Yoyo, etles Peaux-Rouges lui obéissent depuis le pays de Taheca, jusquechez les Paramacuas. Yoloch, le diable, et Goudon, le dieu bon,sont à sa dévotion. C’est le roi dusatou !

– Et où est-il,Yoyo ? demandait Palas.

– Dans un coin du satouquebien peu de gens connaissent, je te jure… en dehors de lui, de safamille et de moi-même… Cependant il vient presque tous lesdimanches faire ses provisions chez Sanda, aucabaret-magasin du village des chercheursd’or. »

Ils précipitèrent leur marche pendantdeux jours et deux nuits.

De temps en temps, ils rencontraient desindigènes qui leur adressaient les politesses d’usage, d’assezloin, du reste.

« Hodio(bonjour).

– Akonno, Feï-de-ba(merci,comment êtes-vous) ?

– Li vacca bouilléba (levoyage est heureux grâce au Ciel) !

– Diafonno (bonnecontinuation) ! »

Quelquefois les indigènes parlaientpresque correctement le français. Palas s’en étonnait.

« La fréquentation du beau monde,mon cher, expliquait Chéri-Bibi. Des habitués des exploitationsforestières et des colonies pénitentiaires de la côte. Yoyo parlefrançais comme toi-z-et-moi ! »

D’autres indigènes mêlaient drôlement lefrançais et le « pupu ».

« Commentlifika ?(Comment ça va ?) »

– Philippi ! couche-toi du boncôté ! (Bonne nuit, dors bien !) »

Palas demanda à Chéri-Bibi s’il étaitvrai qu’il y eût à la Guyane, comme on le prétendait, des tribusd’anthropophages.

Chéri-Bibi hocha la tête etdit :

« Y en a ! C’est assez rare,mais y en a… Quand l’occas’ d’un bon « boulot » seprésente… tu comprends ?… on ne peut pas leur en vouloir… À cequ’il paraît que ce n’est pas mauvais !… Généralement, lesindigènes ne sont pas méchants, si les sorciers ne les déchaînentpas… mais il y a des tribus qui ne travaillent que pourça ! Elles n’habitent pas par ici… c’est plus loin, ducôté des Pelzgoudars ! Yoyo me disait que par là il fallait seméfier. C’est des gens qui aiment les bons morceaux…

– Et qu’est-ce que c’est que lesterribles Oyaricoulets ?

– Les terribles Oyaricoulets, je tedirai que je n’en ai jamais vu et que je crois bien que ceux qui enparlent le plus ne les ont pas vus davantage que moi !Cependant on ne peut jamais dire. La forêt, c’est un monde et il nefaut jamais s’étonner de rien ! On raconte qu’ils ont degrandes oreilles, semblables à celles des ânes, des pieds d’unelongueur démesurée. C’est des géants, quoi ! Ils montent auxarbres comme des singes ! Ils auraient des arcs gros comme lebras et d’une portée incroyable, et naturellement « ilsbouffent de l’étranger ». On raconte aussi qu’ils ont des nezgros comme des becs d’ara ! Deshistoires ! »

Cependant il arriva ceci : vers laonzième heure du troisième soir, Chéri-Bibi s’était endormi,accablé et, cette fois, c’était Palas qui veillait… Son arme dansles mains, il écoutait le bruit singulier du satou la nuitet tressaillait souvent, s’imaginant avoir entendu quelquesbranches craquer et même, comme disait Chéri-Bibi, unrespiration d’homme !

À deux ou trois reprises, il se leva,fit le tour du campement, s’arrêtant et écoutant, et n’avançantqu’avec les plus grandes précautions. Tout ce que lui avait racontéChéri-Bibi des maléfices de la forêt hantait sa cervelleinquiète…

Plusieurs fois, il se pencha surl’ombre, prêt à tirer… et puis il se traitait d’enfant peureux, etrevenait s’asseoir à côté de Chéri-Bibi.

Une heure à peu près se passa ainsi.Soudain, il y eut des branches qui craquèrent très distinctement,comme sous la poussée ou au passage d’un corps. Et puis il y eut unsoupir ! oh ! très distinctement un soupir et, plus qu’unsoupir… comme un murmure humain…

Palas secoua Chéri-Bibi, mais celui-cicontinuait de dormir.

Se reprochant d’avoir voulu arracher sonami à son formidable repos, Palas, pour s’assurer qu’il n’avait pasété victime de ses sens surexcités, se glissa, l’arme en avant,dans la direction de ce qu’il avait cru entendre…

Le bruit avait repris, mais semblaits’éloigner.

Palas s’avança résolument, et, tout àcoup, déboucha dans une petite clairière au centre de laquelle unindigène, à genoux et levant les bras vers la lune éclatante,soupirait et semblait se livrer à de douloureusesincantations.

C’était un Indien, vêtu simplement d’unepeau de bête, au visage étrangement tatoué et aux longs cheveuxpartagés par une raie médiane. Ses yeux brillaient dans la nuitcomme de petites bêtes lumineuses, cependant qu’il sanglotait sasourde et singulière litanie où revenait à chaque instant le nom de« Galatha ! Galatha !Galatha ! »

Il n’avait pas aperçu Palas qui restaitcaché derrière un arbre… Palas disait : « C’est unsorcier, c’est un piaye qui invoque Yoloch ouGoudon ! » Mais il n’avait aucune envie de l’interrompredans ses prières.

Tout à coup le piaye fut entouré par unebande forcenée de Peaux-Rouges dont les ombres bondissantesparaissaient démesurées à Palas et le remplissaientd’effroi.

Elles semblaient sauter aussi haut queles arbres ; et les jeux de la lumière lunaire à travers lesbranches se prêtaient à toutes les imaginations d’un homme quiavait entendu toute la journée les légendes impressionnantes dusatou.

Il s’enfuit, persuadé d’avoir rencontréles terribles Oyaricoulets eux-mêmes, et il ne laissa de cesse àChéri-Bibi qu’il ne fût réveillé. Celui-ci se laissa entraînerencore à moitié endormi.

Enfin, quand il fut réveillé tout àfait, le lendemain matin, et que les fugitifs eurent laissé loinderrière eux cette contrée redoutable :

« Me diras-tu enfin ce que tu asvu ? questionna Chéri-Bibi.

– Je te dis que j’ai vu lesterribles Oyaricoulets eux-mêmes !

– Mais encore ?

– Ils dansaient comme des fous,prêts à tous les crimes, autour d’un sorcier qui se lamentaiteffroyablement en criant : Galatha !Galatha !

– Eh, Palas !c’était un pauvre homme qui pleurait sa femme qui venait de mourir,sa galatha !… Et tu as assisté tout simplement à unemesse pour le repos de son âme !… Que Goudon la protège !et que Yoloch nous en préserve ! Tu t’étonnes pour peu dechose ! »

Le reste de la journée, le bandit prêtaune extrême attention à l’aspect des lieux qu’ils traversaient. Sonvisage, vers la fin du jour, s’éclaira tout à fait. Palas en auguraque leurs affaires allaient de mieux en mieux.

Ils avaient quitté le Pupu etremontaient le cours d’une autre rivière dans la direction dunord-est. Chose singulière, la forêt ne leur était plus hostile.Toutes choses, au contraire, semblaient se prêter à leur dessein.Ils trouvèrent même une piste qui leur permit de faire un longchemin sans trop de fatigue.

Enfin, vers le soir, ils arrivèrent ausommet d’une éminence boisée, d’où, le bras tendu de Chéri-Bibi putmontrer à Palas les placers et le village des prospecteursd’or.

VIII – Les chercheurs d’or

Sur les bords d’une rivière qui sejetait à trois journées de là dans l’Oyapock, fleuve qui marque lafrontière de la Guyane française et du Brésil, s’élevait lecabaret-magasin du señor Sanda, qui avait installé, en plein paysdes prospecteurs d’or, un établissement sur le modèle de ceux quel’on rencontre dans les solitudes forestières du Haut-Chaco et quel’on dénomme là-bas « albacen ».

Là, on vendait de tout, de tout ce quipeut être utile à un travailleur de la forêt : outils,victuailles, conserves, ferblanterie, vêtements, armes, munitions,et toutes sortes d’alcools. C’était un cabaret, et c’était uneépicerie. C’était aussi un tripot. Certains y entraient les pochespleines de poudre d’or et s’en retournaient travailler aux« sluices » ayant tout perdu, d’autres y faisaient unerapide fortune, mais pas pour longtemps. Au fait, le señor Sandaétait le seul qui s’enrichit.

Certain dimanche, il y avait dans lagrande salle du cabaret, construite de quelques planches etcouverte d’un toit en tôle ondulée, une furieuse partie à la tabledu fond, près du comptoir derrière lequel Sanda, aidé de ses« boys » servait le tafia, le rhum et les boissonsfermentées indiennes à ses clients de passage.

À la table de jeu, la poudre d’orpassait de main en main et les petits sacs se vidaient sur un coupde dés ou se remplissaient au milieu de cris, de protestations, declameurs sauvages suivies subitement d’impressionnantssilences.

Près de la porte, à une table où ilsvenaient de s’asseoir autour d’une bouteille, Fric-Frac, Arigonde,le Bêcheur et le Caïd devisaient assez sournoisement en regardanttantôt le patron, tantôt la table du fond où se jouait un jeud’enfer et tantôt les nouveaux arrivants.

« On se croirait auJockey-Club ! exprima le Bêcheur.

– Ta bouche, bébé ! » fitArigonde.

Nos quatre bandits n’avaient pas depoudre d’or, eux ; ils n’avaient rien, mais ils étaient enpossession d’un fameux secret qui les avait amenés là et qui lesremplissait d’un sombre et magnifique espoir : ils avaiententendu toute la conversation entre Chéri-Bibi et Palas concernantYoyo et son trésor…

Aussi avaient-ils accompli de véritablestours de force, ne s’arrêtant ni jour ni nuit, pour arriver auxplacers avant les deux compagnons…

Depuis vingt-quatre heures, ilss’étaient mis à la recherche de Yoyo, sans aucun succès… Enfin, ilsvenaient d’échouer chez le señor Sanda, devant une bouteille qu’ilsauraient peut-être quelque difficulté à payer.

Tout à coup, le Parisien se leva etdit :

« Ne vous occupez pas de moi etcontinuez à jaspiner ! » (Et, dans le creux de sa main,il leur montrait des dés que les autres connaissaientbien).

Il alla regarder la partie à la table dufond, où régnait quelque confusion.

On discutait un coup… Arigonde sortit uncoin de linge qui avait peut-être été un mouchoir et dans lequelsemblait être retenue, par un nœud savant, une quantité appréciablede la précieuse poudre…

Et il se mêla à la partie…

Sa première victime fut un métis crépuqui arrivait des placers, sa ceinture bien garnie. Une demi-heureaprès, il n’avait plus rien ! Il jurait du reste qu’on l’avaitvolé et la querelle allait « tourner au vilain », cardeux autres prospecteurs nouvellement arrivés prenaient particontre la bande, quand le señor Sanda s’interposa et affirma qu’ilne recevait chez lui que des gentlemen de la plus grandecorrection. Il avait une autorité souveraine. Il pouvait expulserdu cercle qui lui déplaisait, sans avoir à consulter son conseild’administration.

Grand Seigneur, Arigonde commandaimmédiatement les alcools les plus chers, invita tous ceux quivoulurent être de la fête et paya d’avance, sans sourciller, entreles mains de Sanda, une somme énorme. Alors Arigonde connut, commeil l’avait prévu, le sourire de Sanda et le son de la voix du cherhomme ! Elle était aussi agréable à entendre que la poudred’or était douce à regarder.

Fric-Frac, le Pêcheur et le Caïds’étaient rapprochés et prenaient leur part, comme bien l’on pense,de la ripaille générale :

« Je lui ai délié labavarde (la langue) au cabarmuche (mastroquet), fitArigonde. Nous allons essayer d’en profiter… »

Arigonde avait versé toute la poudred’or qu’il avait gagnée dans le fond d’un chapeau de feutre àlarges bords, et, la laissant glisser entre ses doigts, il dit àSanda :

« Les pauvres bougres ! Jeleur ai pris peut-être le travail de six mois !

– Oh ! ils sont rares, ceuxqui font fortune dans le satou, répondit Sanda. En dehors dequelques Indiens qui ont le vrai filon et qui se cachent del’Européen comme de la peste… Tenez ! celui-là, là-bas, quipasse…

– Où ça ?

– Devant l’albacen… c’est unsorcier célèbre… il sait où il y en a de l’or, celui-là ! Unnommé Yoyo !… »

Arigonde se précipita à la fenêtre…Il vit passer un homme dans toute la force de lajeunesse…

Son aspect était plutôt redoutable,hérissé et même diabolique. Il portait les cheveux tressés parpetits paquets. Il était beau. Il se déplaçait avec harmonie. Onsoutenait difficilement le feu de son regard.

Les bandits ne le quittaient pas desyeux.

« Il vient faire ses provisions,dit Sanda ; pour la fête de la maraké qui est la plusimportante de l’année, et pour laquelle les Indiens sortent tousles pavillons de vannerie attachés à de hauts bambous, frappent surtous leurs instruments et jouent de la flûte dans des os demort…

Dans le moment, l’un des joueurs, quiavait retrouvé de l’or, provoqua Arigonde à une nouvelle partie. LeParisien jugea, à l’aspect de la salle, qu’il lui serait difficilede refuser… et il se rassit en face de ses partenaires ; maisun coup d’œil à Fric-Frac et à ses poteaux leur avait désigné Yoyo,de l’autre côté de la rue, entrant dans une case, et l’un d’euxétait déjà sorti, prenant la piste de l’Indien…

C’est sur ces entrefaites, à la tombéebrutale de la nuit, que se produisit l’arrivée de Palas et deChéri-Bibi.

Ils étaient exténués et ne s’arrêtèrentdans le village que devant Sanda.

Quand ils pénétrèrent dans lecabaret-magasin, patron et clients étaient si bien occupés par lapartie que les nouveaux arrivants passèrent complètement inaperçus.Ils s’en furent à une table loin des lampes, jetant leurs sacs àcôté d’eux, dans un coin obscur…

Puis Chéri-Bibi se leva pour allerexaminer des ustensiles de cuisine pendus au mur et dont il s’étaitpromis, en cours de route, l’acquisition.

Palas, accablé, la tête dans les mains,semblait ne plus avoir la force d’exprimer un désir. Tout de mêmeil finit par tourner la tête au bruit qui venait du fond de lasalle. C’étaient des imprécations, des cris de colère contre lemauvais sort. Le Parisien continuait de gagner,insolemment.

Soudain, Palas tressaillit. Quelqu’unvenait de parler dont il croyait bien avoir reconnu la voix… Etcependant la chose lui paraissait impossible…

Il se leva et se rapprocha des joueurs…Les dés roulaient sur la table.

Tout à coup, il y eut un grand éclat devoix :

« Ces dés sontpipés ! »

Et Palas, qui venait de jeterl’accusation, fixait le joueur avec des yeux de flamme ! Unehaine indicible gonflait sa poitrine et son cœur… LeParisien ! le Parisien ! en face de lui !… cet hommequi, pendant des années, l’avait fait tantsouffrir !…

« Cet homme vous avolés ! »

On se ruait déjà sur Arigonde, maisPalas secouait la grappe humaine qui le séparait de son ennemi ets’écriait :

« Non ! non ! laissez-moifaire !… Cet homme est à moi ! Il m’appartient !…Ah ! j’attendais ce moment-là depuislongtemps ! »

En vain, Chéri-Bibi voulut-ils’interposer. Arigonde et Palas, enlacés pour une étreintemortelle, roulaient sur le plancher…

Or, Sanda, dès le début des hostilitéset voyant que les choses allaient tourner au tragique, avait, commec’était son devoir, envoyé l’un de ses boys prévenir le chef dedistrict…

… Et, tout à coup, au plus beau dela bataille, comme Arigonde suffoquait déjà sous les doigtsétrangleurs de Palas, la pleine obscurité fut faite… Les acolytesdu Parisien avaient éteint les lampes.

Et quelqu’un cria : « Lapolice ! »

La police arriva, en effet… On rallumales lampes… et l’on constata que tous les oiseaux étaientenvolés…

Sanda, philosophe, dit au chef dedistrict :

« Heureusement que ma clientèlepaie d’avance !… »

Arigonde, sauvé de la griffe de Palaspar l’astuce et le dévouement de ses compagnons, eut vite retrouvéses sens et surtout celui de la situation. Il s’agissait avant toutde ne pas lâcher Yoyo.

Les quatre bandits étaient sûrs queChéri-Bibi ignorait encore que le piaye eût fait son apparitiondans le village ; et c’est pleins de confiance dans leurentreprise, qu’ils se glissèrent sur les traces de Yoyo, dès quecelui-ci eut repris le chemin de la forêt.

Yoyo les traîna ainsi une partie de lanuit dans des fourrés quasi impénétrables. Mais quand le jourarriva, ils s’aperçurent tout à coup qu’ils l’avaientperdu…

Pendant des heures, ils essayèrent envain de retrouver sa piste… Alors ils tinrent un importantconciliabule, en conclusion de quoi, ils se résolurent à retournerau village, car ils risquaient de s’égarer dans cette partie dusatou, et c’était la mort…

Au village, ils achèteraient tout ce quileur manquait encore, les armes dont ils avaient besoin, et s’eniraient tranquillement attendre le passage de Chéri-Bibi et dePalas à la frontière du Brésil. À ce moment, ceux-ci reviendraientde chez Yoyo et seraient porteurs du trésor… et Arigonde n’ignoraitpas plus que ses compagnons vers quel point de la côte Palastenterait de s’embarquer pour l’Europe… Le plan fut adoptéd’enthousiasme.

Pendant ce temps, Chéri-Bibi et Palasétaient entrés eux aussi dans la forêt. Chéri-Bibi marchait à coupsûr, grâce à des points de repère qui avaient été établis depuisdes années, et, soudain, comme il passait sous un arbre géant,quelque chose lui tomba dans les bras. C’étaitYoyo !

Yoyo qui s’était aperçu qu’il étaitsuivi, et qui avait grimpé dans les branches avec l’agilité d’unsinge, Yoyo qui venait de reconnaître Chéri-Bibi !…

La présentation de Palas se fit selonles lois de la plus haute convenance. Yoyo était un piaye quisemblait ne rien ignorer des formules de la politesse et y tenirpar-dessus tout :

« C’est moi qui l’ai mis au courantdes bienfaits de la civilisation ! » expliquaitChéri-Bibi avec une pointe d’orgueil !…

Cependant, la présence signalée dans lesenvirons d’une bande d’indésirables (et Chéri-Bibi reconnut, à ladescription que lui en fit Yoyo, Arigonde et ses acolytes)précipita les manifestations d’une amitié que le caractère dusorcier avait rendue presque sacrée… et quand Yoyo eut exprimé àChéri-Bibi combien sa famille serait heureuse de le revoir, toustrois se hâtèrent de s’enfoncer au plus profond du pays de Macuano,où le piaye avait sa demeure.

Quand Chéri-Bibi et Palas y arrivèrent,ils y reçurent l’accueil le plus touchant. La vieille mère, lajeune sœur, les frères firent fête aux nouveauxarrivants.

Pour le repas du soir, il futconfectionné une « pimentade » qui mit les larmes auxyeux de Chéri-Bibi.

Jamais poissons et piments n’avaient étéaussi agréablement accommodés pour le palais du forçat et ildéclara qu’il n’en avait jamais mangé de si bonne, même au temps oùil se cachait dans une cabane de pêcheurs de Martigny, après uneméchante histoire de tentative d’assassinat de gendarme dont ilrappelait, non sans une certaine fantaisie, les péripétieshéroï-comiques.

Cette histoire était, paraît-il, tout àl’honneur de Chéri-Bibi, celui-ci ayant pris la défense d’une jeunefille, d’âge mineur, dont la vertu lui avait paru en danger… Lemalheur avait encore été que le jury s’était imaginé que cettevertu avait été en danger surtout à cause de Chéri-Bibi… EtChéri-Bibi concluait : « Je m’y attendais… mais quandon a sa conscience pour soi, tout le reste devientrigolo !… »

L’auditoire indigène dont l’esprit étaitdes plus déliés, écoutait Chéri-Bibi de tout son cœur. La soirée seprolongea de la sorte le plus doucement du monde, dans l’agrémentdes souvenirs criminels de Chéri-Bibi qui avait renvoyé lesaffaires sérieuses au lendemain. Quant à Palas, il croyaitrêver…

Il ne s’étonnait plus derien ! Les événements les plusextraordinaires finissaient par lui paraître naturels. Il savaitd’avanceque tout pouvait lui arriver ! et, se mettantà l’école de Chéri-Bibi, il s’attendait à tout ! Avant-hierc’étaient le bagne, les forçats, les artoupans ; hier,c’étaient les terribles Oyaricoulets et le non moins terribleArigonde… ce soir, c’était un bon dîner qui se terminait par desanecdotes, dont le moins qu’on en pût dire était qu’elles nedépassaient point le fantastique des événements en cours ;demain !… que devait-il lui arriver demain ?… Ah !oui, Chéri-Bibi lui avait dit que demain il seraitmillionnaire !…

Et en vérité, il le fut. Après uneexcellente nuit, qui était la première de sécurité qu’ils passaientdans la forêt depuis leur départ de l’île Royale, Yoyo priaChéri-Bibi de l’accompagner…

Ils arrivèrent près d’un clair ruisseaule long duquel des femmes et les frères du piayetravaillaient à ramasser la poussière d’or à la battée.

On sait que toute cette région est l’unedes plus riches du monde en poudre d’or, et presque tous sesruisseaux en roulent en quantités appréciables. Seulement lesdifficultés de l’exploitation et souvent l’impossibilité de vivrepour les Européens au cœur de la forêt vierge, rendent la récoltedu précieux métal des plus difficiles. Il a fallu de vastesentreprises, fournies d’immenses capitaux, pour arriver à unrésultat rémunérateur. Les prospecteurs libres, qui se refusent àaccepter une place d’ouvrier, sont destinés à se décourager vite ouà périr. Pour quelques-uns qui furent servis par une riche chance,combien ont succombé !

L’indigène, lui, peut résister.Seulement, quand il a découvert un gisement ou quelque criquechargée plus que toute autre de la merveilleuse poudre, il estdépouillé, ou plutôt exproprié, suivant toute la vigueur de la loide propriété instituée par les Blancs. Aussi, instruit parl’expérience, il se cache et travaille en solitaire.

Depuis des années, Yoyo et sa familletravaillaient pour Chéri-Bibi… À la suite de quel immense service,cette petite troupe d’Indiens s’était-elle faite l’esclave dubandit ? Modestement, Chéri-Bibi avait dit de Yoyo :« Je lui ai sauvé la vie. » La vérité est qu’il avaitsauvé du massacre anthropophagique toute la famille, un jour queChéri-Bibi, las du bagne, comme il lui arrivait quelquefois,villégiaturait sur les rives du haut Oyapok… Mais ceci, comme ditKipling, c’est une autre histoire…

Chéri-Bibi ayant fait un signe, Yoyoconduisit ses hôtes à travers un marécage couvert de bambous, et oùils se fussent certainement enlisés, si des pierres, quasiinvisibles et secrètement distribuées sous la fange, ne se fussenttrouvées là pour soutenir leurs pas.

Chacun n’avait qu’à répéter les gestesde Yoyo. Fermant la marche venait l’un des frères, qui s’appuyaitsur le manche d’une pioche avec un grand air de majesté.

Ainsi abordèrent-ils un îlot de rochesmoussues gardé jalousement par cette ceinture de limon. Puis ilspénétrèrent dans un cirque étroit, et Yoyo dit :

« C’est là ! »

Il adressa quelques mots rapides à sonfrère, qui introduisit aussitôt son pic sous une large et hautepierre, laquelle paraissait immuable et qui, toutefois, presqueinstantanément, bascula, découvrant une anfractuosité queremplissait une mousse épaisse.

Les indigènes la soulevèrent et un sacde cuir apparut. Le piaye se pencha et en délia les nœudscompliqués… Alors chacun put voir que le sac était plein de poudred’or…

Quand, deux jours plus tard, ils eurenttraversé le fleuve Oyapok et franchi du même coup la frontière duBrésil, Chéri-Bibi poussa un profond soupir et dit à Palas, en luidésignant le sac que Yoyo et l’un de ses frères avaient apportéjusque-là, et en lui montrant l’espace devant lui :

« La fortanche et la fille del’air ! (La fortune et la liberté !)

– C’est à toi que je lesdois ! répondit Palas. Je ne l’oublieraijamais ! »

Palas avait d’abord refusé ce don royal.Il ne comprenait pas qu’avec une fortune pareille et des amis commeYoyo dans la forêt, Chéri-Bibi fût resté si longtemps au bagne etfût tout prêt à y retourner.

« Viens avec moi en Europe ou, situ ne le veux pas, vis ici avec Yoyo ! avait-il supplié. Toutest préférable au séjour du pré… »

Il n’avait d’abord eu pour toute réponsequ’un de ces terribles ricanements qui mettaient entre Chéri-Bibiet l’humanité un abîme… Ceux qui entendaient ce rire-làcomprenaient qu’il y avait de l’autre côté du gouffre quelque chosede tout à fait loin d’eux, d’en dehors d’eux, et d’en dehors detout, quelque chose que l’on n’atteindrait jamais, et ilsn’insistaient pas.

Cependant, quelques instants plus tard,Chéri-Bibi avait fait pour Palas un petit effort d’explicationsauquel il n’aurait jamais consenti pour tout autre, de quoi ilsemblait résulter que le moment n’était point encore venu pourl’Europe de revoir Chéri-Bibi, qu’il y avait des raisonsgigantesques à cela, que le forçat amassait évidemment une fortunepour ce moment-là, mais que, comme ce moment était encore trèséloigné, Palas pouvait en toute tranquillité d’esprit accepter sonor et que Yoyo aurait tout le temps de réunir un autretrésor…

En ce qui concernait particulièrement lebagne, Chéri-Bibi ajouta, avec son rire diabolique, qu’il yretournerait par goût !…

« Sans compter que je ne puis mepasser de certaines nouvelles qui ne m’arrivent que là ! (Aubagne.) »

Yoyo vint mettre fin à la conversationen annonçant qu’ils auraient, le soir même, la pirogue dont ilsavaient besoin pour descendre l’Oyapok jusqu’à la mer.

Il en avait acheté une à desIndiens ; elle était de forte dimension et taillée d’une piècedans le tronc d’un énorme bois-canon.

Yoyo la dirigea, assis à la poupe etchantant doucement des complaintes de son pays.

Le voyage se passa sans encombre et,quand ils ne furent plus qu’à quelques milles de la mer, lesvoyageurs reprirent le chemin des terres, sur le sol brésilien, etparvinrent ainsi près du cap Orange, à un endroit où s’élevait uneauberge, très honorablement connue dans la contrée pour donnerl’hospitalité aux voyageurs sans les tracasser de questionsindiscrètes au sujet de leur point de départ, ou de leursantécédents plus ou moins judiciaires.

Du reste, le maître de l’auberge, uncertain Fernandez, était l’ami de Chéri-Bibi.

Il le montra bien à la joie exubérantequi éclata dans toute sa truculente personne quand il aperçutChéri-Bibi : « Ah ! fit-il,l’arroseur ! »

Il n’appelait pas autrement Chéri-Bibi àcause de la façon dont le bandit, qui était par hasard un de sesclients et qu’il ne connaissait pas autrement, l’avait tiréd’affaire un jour de désespoir et de faillite, avec quelques grosbillets dont il l’avait littéralement arrosé, et que l’aubergisteavait acceptés sans en demander l’origine.

Chéri-Bibi avait donc en Fernandez unami presque aussi dévoué que Yoyo et il pouvait compter sur lui àl’occasion. Un aubergiste, sur la lisière du satou, passéla frontière, ça peut être intéressant pour un « fagot àla promenade ». Chéri-Bibi prétendait que c’était lui, lebagnard, qui avait encore fait la bonne affaire.

La famille de Fernandez, composée d’unefemme encore jolie et de deux accortes jeunes filles vint, surl’ordre du patron, présenter ses hommages à Chéri-Bibi et reçutl’ordre de préparer un souper de gala.

« Ça va toujours lecommerce ? » demanda Chéri-Bibi, quand ils se trouvèrenttous réunis dans la salle particulière de Fernandez, devant unflacon doré de vin d’Espagne.

« Mon Dieu, oui ! réponditl’aubergiste… entre les bagnards, les chercheurs d’or, lescontrebandiers et les pirates, ça semaintient ! »

Palas demanda des nouvelles de laguerre :

« Mauvaises pour la France, exprimaFernandez avec un hochement de tête ! Maintenant, le paquebotqui va faire escale ici demain matin va peut-être en apporter demeilleures !

– Mais je croyais, fit Chéri-Bibi,que le service des Antilles ne passait devant le cap Orange quedans huit jours !

– Sans doute, reprit l’aubergiste,mais nous avons un paquebot, venu de la Martinique, qui passe toutle long des côtes à des dates qui nous ont été communiquées, et quiest chargé de recueillir tous les Français qui tombent sous la loimilitaire et qui descendent de l’intérieur des terres « pourrejoindre » !

Chéri-Bibi se tourna versPalas :

« Voilà justement qui va comblerles vœux de mon ami, M. Didier d’Haumont, qui a quitté sonexploitation du haut Oyapok (une affaire magnifique en pleineprospérité) pour aller accomplir son devoir en France !Seulement, mon cher ami, M. Didier d’Haumont a mis tant deprécipitation dans son départ, qu’il a complètement oublié sagarde-robe. Comme je sais que vous avez des portemanteaux toujoursprêts, j’espère qu’il n’y a que demi-mal.

– Votre ami trouvera chez moi toutce qu’il lui faut ! » répliqua Fernandez en s’inclinantdevant Palas avec toutes les marques du plus grandrespect !

« Voilà qui va bien ! Vousaccompagnerez vous-même mon ami au paquebot, n’est-cepas ?

– Votre ami n’aura pas d’autreserviteur que moi et je le recommanderai au commandant Lalouette,qui est une vieille connaissance et qui sera très honoré de luiêtre agréable !

– Alors, voilà qui est réglé, fitbrusquement Chéri-Bibi en dissimulant son émotion, mais où donc estpassé notre Yoyo ? »

À l’instant même, Yoyo rentra dans lasalle. Chéri-Bibi dut lire une certaine inquiétude sur son visage,car il le questionna :

« Ce n’est rien, tout vabien ! » répondit laconiquement Yoyo.

On soupa. Le repas fut des plus gais.L’hôtesse et ses filles étaient des plus gracieuses. Chéri-Bibi semontrait le plus exubérant. Il ne mangeait pas : il dévorait.Et il buvait à l’excès. Lui qui se piquait d’avoir toujoursobservé, au cours de son aventureuse vie, la plus grande sobriétéet qui manifestait toujours un mépris d’anachorète pour lesivrognes, ne cessait de tendre son verre et tenait tête à Fernandezqui passait pour le plus fort buveur de la côte.

Seul, Palas n’avait ni faim nisoif.

Mais Palas ne s’étonnait pas plus deChéri-Bibi que Chéri-Bibi de Palas. Ils savaient fort bien à quois’en tenir, l’un et l’autre, sur la goinfrerie exubérante ou lafièvre de boisson de l’un, comme sur l’abstinence de l’autre, etque ces façons d’être avaient toutes deux leur origine dans unecertaine idée qui ne les quittait pas et qui était que le lendemainsoir, à cette heure-là, ils se seraient quittés avec beaucoup dechances de ne jamais plus se revoir !

Dix ans de bagne, à côté l’un del’autre, font des haines effroyables ; ou des amitiés quitiennent presque à quelque chose de supérieur à l’amitié et quicréent un lien d’unité morale,oserons-nous dire, qui ne serompt point sans un affreux déchirement…

On a vu de ces bandits mourir, plutôtque de se séparer. Et peut-être que si le suicide n’avait pas étédéfendu à Chéri-Bibi pour des raisons que nous connaîtronscertainement un jour, peut-être bien que la nuit de gala chez leseigneur Fernandez aurait été, de par la volonté désespérée duforçat, la dernière nuit du bandit !

Elle faillit du reste lui être égalementfatale et sans qu’il y fût pour rien !

Chéri-Bibi avait vu clair sur le visagede Yoyo quand il y avait lu de l’inquiétude.

Pendant le repas, Yoyo s’absentasouvent. D’abord il avait passé en revue tous les visages plus oumoins pâles de la salle commune et puis il avait rôdé autour del’établissement.

Le point de départ de sa secrèteagitation avait été un certain cri d’ara qui ne les avait guèrequittés dans leur descente de l’Oyapok, ce qui était assez naturel,la forêt étant en lisière et en nourrissant de grandes quantités,mais ici, on était loin de la forêt…

Enfin certains remuements del’ombre au ras de terre, autour de l’auberge, ne lui avaientpas paru naturels… Il grimpa jusqu’au mirador, y fit une brusqueescalade, en descendit presque aussitôt. Cette fois, il devait êtrefixé…

Quelques heures plus tard tout semblaitreposer dans l’auberge quand, Fric-Frac, ayant forcé la porte de lacour avec une habileté et dans un silence impressionnant, même pourses acolytes, pénétra dans l’auberge, suivi d’Arigonde, du Bêcheuret du Caïd. Ils avançaient avec la plus grande prudence…

Tout à coup, ils furent arrêtés nets parun éclat de rire formidable, qui secoua bien étrangement le silencesolennel de la nuit. Ah ! ils le reconnaissaient cerire-là ! Et ils ne demandèrent pas, comme on dit, leurreste !… Ils rebroussèrent chemin avec une précipitation quileur fit à tous se heurter le nez sur la porte qu’ils avaientouverte tout à l’heure… et qu’ils retrouvèrentfermée !…

Dans le même moment, une fusilladeéclata autour d’eux…

Alors ils accomplirent des miracles poursortir de cette auberge du diable, où ils avaient cru surprendreleur monde ; et où ils se trouvaient si joliment coincés… Parquelle puissance élastique parvinrent-ils à atteindre la crête d’unmur d’où ils sautèrent, au risque de se rompre lesmembres ?

Du reste, ils laissèrent là un peu deleurs plumes ; et, le lendemain matin, on pouvait suivre leurdébâcle à la piste… une piste de sang…

« Tout de même, expliqua alorsChéri-Bibi, dans le plus grand secret, au bon Fernandez… tout demême, ceci te fera comprendre combien il est nécessaire que jereste dans le pays pour les faire recoffrer… et moi avec…histoire de les surveiller de près pour qu’ils ne fassent pas depeine à mon Palas !… »

IX – Adieux de Palas et deChéri-Bibi

Quand le paquebot fut en rade et que lemoment fut venu pour Palas et Chéri-Bibi de se faire leurs adieux,il n’y eut point, entre les deux hommes, d’inutiles paroles. Voicicomment les choses se passèrent dans toute leur simplicité :si c’est le cœur qui fait les éloquents (pectus est quoddisertos facit), c’est lui aussi qui fait les grandssilencieux.

Chéri-Bibi, comme l’on pense bien, aprèstant de tribulations, était fait comme un voleur, ce qui ne luiallait pas trop mal. Il ne lui restait plus guère de toute sadéfroque, que sa culotte de cuir et qu’un vague morceau d’étoffe detoile grossière, sous laquelle il parvenait à peine à cacher desinguliers tatouages qui ne lui avaient pas été faits par lessauvages de la Guyane.

Dès lors, on peut se faire une idée del’antithèse qu’il présentait avec Palas, lequel venait de revêtirun complet, à la dernière mode du boulevard, arrivé quelquessemaines auparavant de Rio !

Quand Palas entra dans la chambre oùChéri-Bibi, dans un silence farouche, l’attendait, celui-ci,d’abord ne le reconnut pas. Chéri-Bibi avait devant lui un homme dumonde ! Nous pouvons dire cependant que Chéri-Bibi en avaitconnu des hommes du monde ! non point seulement pour les avoirfréquentés dans le temps qu’il les faisait passer de vie à trépas,mais encore pour avoir été, pendant un certain temps, homme dumonde lui-même ! Eh bien, Palasl’« épatait » !

Sang et tripes ! ce Palas avait dela race ! Devant le spectacle d’une aussi formidablemétamorphose, le cœur de Chéri-Bibi, qui était déjà gonflé dedouceur, se remplit d’orgueil : il était fier de sonpoteau ! si bien que l’association de ces deux sentimentsexcessifs, dans un viscère pourtant habitué à d’étonnantsbouillonnements, produisit une telle émotion qu’il ne putl’exprimer que par les plus douces des larmes qui eussent coulédepuis bien longtemps de sa paupière desséchée. Palas vit que lesjambes de ce titan tremblaient sous lui quand il se leva pour luifaire honneur. Alors il le prit dans ses bras.

Et tous deux s’étreignirent. Quelquetemps ils restèrent ainsi sur la poitrine l’un de l’autre. Leursdeux cœurs battaient à l’unisson de leur commune douleur. Bien vaineût été le souffle de leurs bouches à côté du langage chaud,puissant, d’un rythme, à la fois brutal et tendrement désordonné,qui gonflait leurs artères…

Quelques coups, frappés à la porte, leurapprirent qu’il fallait se quitter. Leurs bras sedénouèrent.

« Puisque tu ne m’accompagnespoint, dit Palas, je veux au moins de tes nouvelles. M’endonneras-tu ? Je sais que, là-bas, tu reçois unecorrespondance secrète ! Me diras-tu comment je puist’écrire ? »

Chéri-Bibi secoua latête :

« Non ! non ! fit-il,tout est fini ! Je le veux !… Nous ne nous connaissonsplus ! Palas est mort !… »

Il y eut entre eux, à la suite de cetteparole terrible, mais nécessaire, un de ces courts silencesprofonds comme ces gouffres où ceux qui redoutent le vertigecraignent de regarder. Puis Chéri-Bibi dit encore :

« Écoute ceci : je crois quetu es garé pour toujours ! Mais on ne sait jamais ! J’ailà-bas un ami à qui tu peux tout demander si tu as besoin, uncompagnon la Ficelle ! Il est établi épicier à Paris, dans larue Saint-Roch, et s’appelle de son vrai nom M. Hilaire. C’estun personnage des plus honorables. Tu peux te fournirchez lui. Si tu veux être bien servi, tu n’as qu’à prononcer cemot : Fatalitas ! »

Ce furent là les dernières paroles, lessuprêmes paroles de Chéri-Bibi faisant ses adieux à Palas(novissima verba).

Et Palas se laissa emmener parFernandez…

…………………………

Les petites embarcations qui avaientamené les voyageurs de l’estuaire de l’Oyapok s’étant éloignées, laDordogne (capitaine Lalouette) recommença de fendre lesflots de ses hélices et bientôt le cap Orange disparut et avec lui,peu à peu, tout l’horizon de Guyane, de cette terre où Palas avaittant souffert. Mais c’était là l’honneur de Palas qu’en dépit de silongues tortures, il n’en pouvait détacher ses regards parce qu’ily laissait un cœur misérable et sublime sans lequel il serait mortde désespoir depuis longtemps !

Soudain, un léger cri, à côté de lui,lui fit tourner la tête… Une jeune fille, dans un émoi charmant,portait les mains à sa coiffure. Son voile, soulevé par la brise,s’était enroulé à un hauban et la retenait prisonnière…

Palas apporta son secours à ladélivrance de la belle enfant. Ses doigts et ceux de la jolievoyageuse se frôlèrent…

Le geste le plus banal, l’événement leplus insignifiant, prennent quelquefois une importance considérabledans un certain domaine secret, apanage des âmes sensibles, et dontles limites n’ont été marquées par aucun arpenteur…

Quelques minutes plus tard, Palasconnaissait le nom de la jeune fille… C’était Mlle Françoisede la Boulays… qui revenait avec son père du haut Amazone où ilavait été chargé d’une mission officielle… Ils rentraient enFrance, infiniment tristes des événements redoutables qui, depuisun mois, s’y succédaient…

… Palas n’osa point se présenter audîner, dans la salle commune…

Rentrer ainsi, sans transition, dans lavie, alors qu’on appartient au tombeau depuis plus de dix ans…Rencontrer le regard candide de cette pure jeune fille, quand il enétait encore à frémir du « mauvais œil » des artoupans,se servir des mets délicats dans une vaisselle de luxe, quand ilavait encore la nausée des baquets de service dans lesquelsclapotait la soupe des « fagots » !… Palas avaitpeur ! Palas avait peur !…

Et puis, tout à l’heure, en passantdevant une glace, il s’était découvert… et il avait vu son frontnu… son front nu de forçat… sur lequel il lisait, lui, en lettreséclatantes, le numéro 3213 !…

Il resta sur le pont…

Tout à coup, l’officier préposé à latélégraphie sans fil passa près de lui en hâte et pénétra dans lasalle à manger… et presque aussitôt la voix du commandantéclata :

« Mesdames, messieurs ! lavictoire !… la victoire des Français !… Joffre a battules Allemands sur la Marne !… »

Le délire qui suivit, nous l’avons tousconnu. Partout dans le vaste monde, où il y avait des cœursfrançais ou simplement amis de la liberté et du droit, il y eut lamême ivresse ! Le même soupir de délivrance est monté vers lescieux, le même étourdissement a fait trembler les plusforts…

Quand Mlle de la Boulaysremonta sur le pont, elle trouva Palas qui pleurait… et elle luiserra la main… et elle lui parla…

Quand elle partit, il resta. Il continuade l’écouter toute la nuit. Il était encore là, quand depuislongtemps tout reposait à bord, en dehors des hommes dequart.

Alors le soleil parut à l’orient etéclaira le front rayonnant de Palas qui, appuyé au bastingage,regardait se lever sur le monde l’aurorenouvelle !…

X – Quatre ans plus tard

« Et pourquoi donc, mon chercapitaine, n’avez-vous pas accepté la Légion d’honneur ? C’estincompréhensible !

– Parce que, mon cher ange gardien,j’estime que je ne l’ai pas méritée, voilà tout !

– Ça, c’est tropfort !… »

Et Mlle Françoise de la Boulays seleva du banc où elle venait de faire asseoir le capitaine Didierd’Haumont, convalescent ; décidément, il y avait des minutesoù elle ne comprenait plus du tout son cher malade !… Didierd’Haumont avait été plusieurs fois blessé, avait eu de nombreusescitations, portait avec une joie orgueilleuse sa croix de guerre,mais avait obstinément refusé la Légion d’honneur !…« Plus tard ! quand je l’auraiméritée ! »

« Voulez-vous que je vousdise ?… Eh bien, c’est de l’orgueil !… s’écria la jeunefille délicieusement irritée.

– C’est peut-être bien quelquechose comme cela ! » répliqua le capitaine en souriant,puis, soudain, il devint grave et se tut.

Or, ces silences subits du convalescent,au milieu des conversations les plus enjouées, étaient encore unede ces choses que Mlle de la Boulays ne s’expliquaitpoint… C’est vrai qu’il y avait, comme cela, des moments où lecapitaine lui échappait complètement, et non seulement par sessilences, mais, quelquefois encore, par certaines réflexionsinexplicables à propos de l’opinion la plus courante etgénéralement acceptée des cerveaux les plus raisonnables… Eh bien,lui, il avait parfois un mot, accompagné d’un extraordinairesourire, qui pouvait faire croire qu’il ne pensait pas, là-dessus,absolument comme tout le monde !

Et, cependant, Françoise était bienpersuadée qu’elle n’avait jamais rencontré sur son chemin une plusnoble intelligence que celle du capitaine Didier d’Haumont, unesprit plus sympathique au service d’un cœur plusvaillant.

Elle avait été attirée vers lui dès lepremier jour, lors de cette fameuse soirée à bord de laDordogne,où l’on avait appris et fêté la victoire de laMarne, et où elle avait assisté à l’émotion si intense, siardemment personnelle, de ce voyageur inconnu, son voisin detable…

Ils avaient fait tout de suite une joliepaire d’amis, pendant la traversée. Le commandant Lalouette avaitprésenté Didier à M. de la Boulays ; et le père deFrançoise, ardent patriote, avait été touché du généreuxenthousiasme avec lequel un homme comme M. d’Haumont, quin’était plus un jeune homme, quittait d’importantes affaires pourvenir réclamer en France sa place au combat. Certes !l’exemple n’était pas rare, mais ce qui était remarquable dans lecas de M. Didier d’Haumont, c’était la joie presque enfantineavec laquelle il parlait des batailles prochaines, et cette sorted’allégresse mystique au milieu de laquelle il entrevoyait lamort :

« Mourir comme ça, disait-il, jedonnerais tout ce que j’ai, pour mourir commeça ! »

Or, on disait M. d’Haumont trèsriche.

Françoise avait caché son émotionlorsque, le paquebot arrivé à destination, il avait fallu seséparer. Et Didier lui avait dit :

« Adieu pourtoujours ! »

Elle n’avait même pas eu le temps de luidemander l’explication de cette singulière parole, tant le départde Didier avait été brusque.

M. de la Boulays possédait unchâteau à la limite de la zone des armées. Il avait consacré, toutde suite, une grande partie des locaux et des dépendances de lapropriété aux besoins de la Croix-Rouge.

Dans cet hôpital temporaire, Françoiseprodigua ses soins aux blessés avec un dévouementinlassable.

Pendant plus de deux ans elle n’avaitpas entendu parler de M. Didier d’Haumont. Un jour vint,cependant, où elle lut son nom dans un journal. Malgré la grandediscrétion avec laquelle on identifiait alors les exploits de noshéros, on y racontait comment le lieutenant Didier d’Haumont avaittenu toute une nuit avec sa compagnie, contre deux régimentsboches, sur une position qui était de la dernière importance etdont nos réserves n’avaient pu approcher avant l’aurore. Il enétait revenu sur une civière, grièvement blessé, entouré de septhommes qui lui restaient. Le jour où elle avait lu ce haut fait àson père, M. de la Boulays avait à sa table un généralcommandant un groupe d’armées, dont le nom était célèbre depuisl’Yser. Il connaissait le lieutenant d’Haumont pour avoir été soncolonel et avait pu apprécier sa folle bravoure dans la batailledes Flandres. Du reste, cet homme lui avait été exceptionnellementsignalé par la place de Paris, où il devait avoir des amis, entreautres un banquier israélite attaché au ministre de la guerre, etpar l’intermédiaire duquel, s’il fallait en croire ce qui seracontait sous le manteau, Didier d’Haumont aurait versé au Trésor,à titre de don, environ deux millions de poudre d’or, toute safortune !

Mlle de la Boulays s’étaitretirée sur ces derniers mots, ne voulant pas laisser voir à sonpère jusqu’à quel point tout ce que l’on disait de M. Didierd’Haumont la touchait et même la « bouleversait ». Lejournal qui narrait son dernier exploit rapportait en même tempsqu’après avoir été quelques jours entre la vie et la mort, lelieutenant était maintenant hors de danger.

Des mois et des mois passèrent… Et, unsoir de grande offensive, on avait apporté dans la salled’opérations, un capitaine qui avait été sérieusement« amoché » par un éclat d’obus.

Françoise reconnut Didier d’Haumont dansle moment que celui-ci rouvrait les yeux. Leur émotion à tous deuxfut grande et ils ne se la dissimulèrent point. Il voulut savoir lavérité sur son cas. Il supplia la jeune fille de le sauver d’uneopération qui ferait de lui un infirme. Il préférait disparaître.Et, en vérité, il ne demandait obstinément qu’une chose :qu’on le laissât mourir !

Ce fut elle qui le sauva et sut legarder d’une amputation qui était déjà décidée. Et maintenant, ilétait guéri… et traité en vieil ami de la famille, dans lesappartements mêmes de M. de la Boulays. Ses forcesétaient, disait-il, tout à fait revenues, bien queMlle de la Boulays en doutât, et il parlait déjà departir…

L’armistice, qui venait d’être signé,lui créait, disait-il, de nouveaux devoirs…

« Vous me dites tout le temps quevous me devez la vie, exprimait Françoise sur un ton à peu prèsfâché, et il semble que vous ne puissiez me prouver votrereconnaissance que par votre prompt départ ! »

C’est au milieu d’une de ces aimablesquerelles, que nous surprenons Didier et Françoise dans le parc dela Boulays.

Après un silence, la jeune filledemanda :

« Vous n’avez plus de parents,monsieur d’Haumont ?

– Non !… Je n’ai plus defamille… »

Elle eut encore une hésitation et puiselle lança vivement, en détournant la tête, car elle était devenuerouge comme une cerise :

« Et vous n’avez jamais songé àvous en refaire une ?

– Ma foi, non ! Maintenant, ilest trop tard !… »

Et il ajouta en riant :

« Vous oubliez que j’ai des cheveuxgris !

– Oh ! si peu ! Et puis,qu’est-ce que ça prouve ?

– Cela prouve que j’ai passé l’âgede me marier…

– C’est bête ce que vous diteslà ! Notre ami, le vicomte d’Arly, s’est marié à soixanteans !

– Eh bien,j’attendrai. »

Elle se prit à rire :

« Dites-moi, vous n’avez jamaispensé à cette coïncidence qui nous a fait nous rencontrer ici, dansdes circonstances aussi tragiques, alors que vous m’aviez fait vosadieux pour toujours ! C’est le destin qui se vengeait devous ! Et combien cruellement ! Pourquoi vouliez-vous mequitter pour toujours ? »

Il la regarda bravement en face. Ilétait très pâle et il dit :

« Parce que ma vie ne m’appartientpas ! »

Françoise s’appuya un instant sur lemarbre d’un balustre. Visiblement elle chancelait. Il en eut pitiéet il eut aussi pitié un peu de lui-même.

« En temps de guerre, ajouta-t-il,ne trouvez-vous pas que cela porte malheur de se dire au revoir…quand notre vie appartient tout entière aupays ?… »

Elle respira. Elle avait pensé, tout desuite, que le cœur de Didier n’était plus libre !…

Elle fut rassurée, mais elle restaitfurieuse de cette obstination incompréhensible à ne pointcomprendre qu’il était aimé et qu’il n’avait qu’un mot àdire…

« Je vous quitte, fit-elle trèsnerveuse. Il faut que je me fasse belle pour le dîner. J’attendsmon flirt ce soir ! »

XI – Le comte de Gorbio

C’était un bel homme que le comteStanislas de Gorbio, et tout jeune encore, « dans lestrente-cinq ans »…

Il y a des femmes qui ne peuventsupporter ce genre de beauté d’homme : yeux de velours noir,moustaches noires, cheveux noirs, barbe noire, teint d’une pâleuret d’une délicatesse presque féminines, dents éclatantes apparuesdans un éternel sourire… Ils sont trop beaux !affirment-elles, ils en sont fades ! Elles préféreraient, àles entendre, un homme franchement laid !

Disant cela, quelques-unes mentent, quichangeront d’avis si cette fadeur leur rend hommage. C’est ainsi,par exemple, que Mlle de la Boulays, qui avait déclaré àmaintes reprises et sans y attacher alors autrement d’importance,que les manières et la personne du comte Stanislas de Gorbio nepouvaient que « la faire sourire », autrement dit qu’elles’en moquait, commençait de prêter ce soir-là une attention desplus gracieusement assidues aux propos aimables ducomte.

Elle avait quitté ce costume de laCroix-Rouge qui seyait admirablement à sa régulière beauté, maisqui accentuait le côté sérieux et un peu grave d’une physionomiequi semblait appartenir moins à une jeune fille, qu’à une jeunefemme déjà avertie des douleurs de la vie… L’enfance de Françoisen’avait pas été heureuse. À dix ans, elle avait eu l’immenseinfortune de perdre sa mère qu’elle adorait ; son père s’étaitremarié et ils avaient été très malheureux tous les deux. Enfin, undivorce était survenu récemment, qui avait libéré le père etl’enfant. Et maintenant, ils vivaient l’un pour l’autre, ne sequittant plus, voyageant ensemble, se consolant dans une affectionparfaite des chagrins passés.

M. de la Boulays s’était lancédans les grandes entreprises, désireux d’augmenter la fortune de safille, qui était destinée à faire un très brillant mariage.Celle-ci avait déjà refusé plusieurs partis. Elle disait qu’ellen’était point pressée et cependant elle venait d’avoir vingt-cinqans.

Mlle de la Boulays étaitblonde, blonde jusqu’à l’ensoleillement. de tout ce quil’approchait. M. le comte Stanislas de Gorbio en était commeilluminé. Jamais, du reste, cette jolie tête avec sa couronne d’orne s’était inclinée encore vers lui avec tant d’obligeance àécouter des paroles qu’il ne jugeait pas plus éloquentesaujourd’hui que la dernière fois. Jamais ces yeux, ces grands yeuxgris-vert aux reflets changeants comme une onde impressionnée parla moindre humeur du ciel, jamais ces yeux-là ne l’avaient regardéavec cette insistance.

En vérité, ils ne regardaient quelui ! Ce soir-là, le comte de Gorbio eut presque raison de secroire sûr de sa victoire.

Didier assistait à cela. Ce qu’il putsouffrir est inimaginable. Pendant tout le dîner, il en fut commeaccablé, répondant mal aux quelques questions que lui posaM. de la Boulays à qui la tristesse de son hôte n’avaitpas échappé.

Quand on passa dans les salons, le pèrede Françoise vint à Didier et lui demanda s’il n’était pointsouffrant ; le capitaine lui répondit qu’au contraire il sesentait tout à fait dispos et que, s’il avait marqué quelquemélancolie au cours de ce dernier repas, c’est qu’il était dans lanécessité, à la suite de certaines nouvelles qui lui étaient venuesde Paris, de partir le soir même, profitant du dernierexpress.

M. de la Boulays s’inclina,émit quelques regrets polis, ne tenta rien pour retenir Didier. Ilne doutait point que Didier ne fut très jaloux du comte de Gorbio,car il ne pouvait imaginer que quelqu’un qui approchait Françoisene l’aimât point sur-le-champ. Le comte de Gorbio aussi aimait safille. Celle-ci choisirait, ferait ce qu’elle voudrait. Il luiplaisait de sourire ce soir au comte : M. de laBoulays aurait été enchanté du mariage de sa fille avecM. de Gorbio qui était un personnage considérable, un peuaudacieux en affaires, mais à qui généralement toutréussissait…

Quand Françoise, une tasse de café dansla main, s’approcha de Didier, celui-ci fut près de lui annoncerson départ, mais comme elle passait rapidement après l’avoir servicomme les autres avec un vague sourire et quelques paroles banales,il ne dit rien.

Maintenant, elle avait rejoint Gorbiodans un coin de fenêtre et le bavardage reprenait entre eux. Puiselle eut un visage grave. Elle ne disait plus rien. C’était l’autrequi parlait, parlait encore, en la regardant d’une certaine façon…Didier se détourna, il tremblait de souffrance. Que lui disait-ildonc de si intéressant pour qu’elle l’écoutât de lasorte ?

Voici ce que Gorbio disait à Françoise.C’était assez banal, mais très catégorique :

« Depuis la première fois que jevous ai vue, je vous aime. Me permettez-vous de demander votre mainà M. de la Boulays ? Je crois pouvoir vous assurerque votre père verra notre union avecbonheur !… »

Et Françoise, qui ne paraissait pointsurprise, répondait :

« Si vous avez parlé de vos projetsà mon père, comment se fait-il qu’il ne m’en ait riendit ?

– M. de la Boulays m’arépondu : « Je ferai tout ce que voudra ma fille !C’est à elle de décider et à vous de la convaincre. » Vousai-je convaincue ? »

Mlle de la Boulays restaittrès attentive à ce que lui disait le comte, mais, apparemment,elle n’en était point autrement troublée. Elle leva les yeux, nonpour regarder son interlocuteur, mais pour chercher Didier. Elle nele vit pas. Il avait quitté le salon. Elle répondit aucomte :

« Laissez-moiréfléchir ! »

Et elle le quitta.

Didier, en effet, avait gagné laterrasse… Là, il rencontra un officier, son voisin de table, et luidemanda qui était ce comte de Gorbio qui paraissait si avant dansl’amitié de M. de la Boulays. L’officier luirépondit :

« C’est un comte du pape, trèsrépandu depuis trois ou quatre ans dans tous les mondes. Il a misdes sommes importantes dans des usines de guerre. On dit qu’il ades intérêts communs dans certaines affaires avecM. de la Boulays. »

Didier descendit dans le parc, promenantdans la solitude obscure une âme désemparée.

Il vint appuyer son front brûlant auxfers de la grille et il regardait vaguement la ligne blanche de laroute sans rien voir. Il n’aperçut pas près de lui, de l’autre côtédu mur, un homme qui l’épiait. Il ne vit pas ou, plutôt, ne pritaucune attention à une voiture de mercanti qui vint à passer sur laroute : il ne distingua point le signe qu’échangèrent lemercanti dans sa voiture et l’homme derrière le mur. Didier nevoyait que ce qui se passait en lui, n’assistaitqu’à son propre événement qui lui paraissait la plus grande misèredu monde et cependant un temps avait été, encore tout proche, où ils’était cru le plus misérable des hommes !

Mais c’est qu’alors il ne connaissaitque l’enfer et n’avait pas approché de ce paradis perdu :l’amour de Françoise. La légende des hommes nous montre cespectacle affreux : Adam et Ève chassés de l’Éden par un angearmé d’un glaive flamboyant. Didier tenait leurs malheurs pourau-dessous du sien. On les avait chassés du jardin adorable :Didier s’en chassait lui-même. C’est lui que Dieu avaitchargé du glaive pour s’en percer lui-même.

Autrefois (il n’était pas loin, cetautrefois) il y avait autour d’un nommé Palas une ombre formidabled’où s’échappait, par instants, un mot qui éclatait en lettres defeu comme les syllabes funestes au festin de Balthazar :Fatalitas !

Didier tressaillit aux souvenirs dePalas et il s’en retourna vers le château d’un pas mal assuré, àtravers le parc, sur la nuit duquel venait de se lever l’hésitanteclarté de la lune.

Devant lui, il trouva une forme qui luibarrait le chemin. C’était la forme de l’amour. C’étaitFrançoise :

« Qu’est-ce que me dit monpère ? fit-elle tout de suite. Vous partez ce soir même pourParis ? Vous voulez nous quitter, monsieurd’Haumont ? »

Didier lui répéta ce qu’il avait dit àM. de la Boulays. Alors, elle lui parla de l’imprudencequ’il allait commettre, à cause de sa santé encoreprécaire.

« Ma santé est maintenant parfaite,grâce à vos soins, que je n’oublieraijamais ! »

Il avait essayé de prononcer cettedernière phrase d’une façon assez morne, se refusant à y laisservoir l’émotion qui l’étreignait à le faire crier… Tout de même, savoix trembla…

Il y eut un silence qu’elle ne rompitpas tout de suite. Un banc était là, elle s’y assit. Enfin, elleparut se décider :

« Votre départ si précipité me gênebeaucoup, je vous assure », déclara-t-elle d’une voix blanche,derrière laquelle, elle aussi, dissimulait des sentiments qui, dansle moment, n’étaient pas dénués d’une certaine irritation contre lecapitaine.

« Figurez-vous, continua-t-elle,que j’avais besoin du conseil d’un bon ami, et j’avais rêvé dem’adresser à vous…, mais voilà que vous vous en allez : c’estdommage !…

– J’ai encore deux heures devantmoi, répondit froidement Didier, et si je puis vous être utile,croyez bien, mademoiselle…

– Alors, je me décide, exprimaFrançoise d’un air dégagé. Figurez-vous qu’il m’arrive uneaventure, ce soir ! Une aventure à laquelle j’étais loin dem’attendre… Vous savez que le comte de Gorbio s’amusait à me fairela cour… Tout le monde prenait cela pour un jeu ; et,moi-même, j’étais à cent lieues de me douter !… Je l’appelais« mon flirt », en me moquant un peu de lui et de sesfaçons un peu trop charmantes, à mon gré…, que voulez-vous, chacunses goûts ! Moi, j’aime que les hommes soient deshommes ! Et le comte ne me séduisait nullement avec sesmanières de jeune coquette…, mais je vous ennuie peut-être avectoutes mes histoires !

– Je ne perds pas une de vosparoles, mademoiselle.

– Eh bien, voilà maintenantl’événement !… Le comte de Gorbio m’a dit, ce soir, qu’ilm’aimait et qu’il avait parlé de cela à mon père, lequel, m’a-t-ilraconté, serait heureux de le nommer son gendre. Bref,M. de Gorbio me demande ma main. Je lui ai répondu de melaisser quelque temps pour réfléchir et, voyez mon amitié pour vouset ma confiance dans votre jugement, je suis venue aussitôtréfléchir auprès de vous ! Parlez-moi franchement, monsieurd’Haumont, que me conseillez-vous ? »

Lui disant cela, elle lui prit la main,car elle le voyait devant elle, immobile comme une statue et dansun silence qui l’effrayait, car elle ne doutait point qu’il l’aimâtet une telle attitude la faisait souffrir pour lui autant qu’ellesouffrait elle-même. Elle le fit asseoir auprès d’elle sur ce bancoù ils avaient eu, depuis deux mois, de si doux entretiens. S’ilrestait de marbre, lui, elle ne cachait plus son émotion… Et legeste avec lequel elle lui faisait prendre place à son côté, cegeste un peu autoritaire de sa main si douce n’était-il point leplus significatif des aveux ?

La voix de Didier se fit alors entendre.Et ils ne la reconnurent ni l’un ni l’autre. Quel était donc cetroisième personnage qui les séparait et qui venait deprononcer ceci :

« Vous connaissez le comte mieuxque moi, mademoiselle, et, dans cette affaire, ce que je pense ouce que je ne pense pas a si peud’importance !… »

Le cœur de Françoise se glaça, caril n’y avait pas de troisième personnage ! C’étaitbien Didier d’Haumont, assis près d’elle, qui avait dit cette choseatroce…

Elle fut debout :

« Aucune importance, eneffet ! répéta-t-elle. Il ne s’agit que de mon bonheur !Cela vous importe peu !

– Oh !mademoiselle ! » protesta le malheureux.

Et il ne put ajouter un mot.

« Enfin me conseillez-vous, oui ounon, de l’épouser ?

– Si c’est un honnête homme,oui ! »

Tout était bien fini entre eux. Elle luidit sur un ton où il y avait presque de la haine :

« Monsieur d’Haumont, merci !Vous êtes un véritable ami ! Voulez-vous avoir la bonté dem’offrir votre bras pour rentrer ? »

…………………………

L’homme qui était près de la grille etque le capitaine d’Haumont n’avait pas aperçu avait repris sonchemin, rasant le mur. Il poussait devant lui une bicyclette. Ilrattrapa sans se presser la voiture de mercanti qui continuaitlentement sa route, au pas de son vieux cheval. Cent mètres plusloin, l’homme arriva à une petite porte qui s’ouvrait dans le mur.Il faisait signe au mercanti de s’arrêter, échangeait avec luiquelques mots en allemand, sautait sur sa bicyclette et s’enfuyaitrapidement dans la campagne.

Le mercanti faisait alors reculer savoiture contre le mur du parc et se mettait en mesure de dételer,comme s’il venait de décider de passer la nuit en celieu.

Sur ces entrefaites, la petite portes’ouvrit et un domestique du château parut, nu-tête, les mains dansles poches. Il semblait être venu là, en promenade, « prendrel’air ». Cependant, entre les deux hommes, celui qui dételaitet celui qui « prenait l’air », il y eut un échange dephrases rapides :

« Tout va bien ?

– Oui, tout va bien. Le comte estarrivé. »

Et le domestique montra la clef de laporte sur la serrure.

Le mercanti regarda sa montre, fit unsigne de tête et le domestique rentra dans le parc.

Cinq minutes plus tard, le mercanti s’ytrouvait lui-même, caché au fond d’un kiosque qui était attenant aumur et dont le toit surplombait la route, près de la petite porte.À la moindre alerte venant du dehors ou du dedans, le mercantipouvait trouver un refuge, ou sur la route, ou dans le parc. Lelieu était bien choisi pour un entretien particulier. On ne pouvaity être surpris. Sans compter qu’il était tout naturel pour leshôtes de M. de la Boulays d’y venir goûter le frais ourêver. Le mercanti n’attendit pas longtemps le rêveur… Lecomte Stanislas de Gorbio se présenta presqueaussitôt :

« Eh bien ?interrogea-t-il.

– J’ai une lettre pressée deNina-Noha », dit le mercanti.

Et il tendit un pli.

Le comte s’en empara, et sans douteavait-il grand-hâte d’en connaître le contenu, car, s’enfonçantdans un coin du kiosque et, abrité par l’homme, il n’hésita pas àfaire jouer une petite lanterne sourde de poche. La lecture futrapide. Le comte parut satisfait et posa quelques questions aumercanti touchant les visites qui avaient été faites et les hôtesqui avaient été reçus au château pendant ces derniers jours. Sur lemoment qu’ils allaient se séparer, le comte demanda à cethomme :

« Avez-vous quelques renseignementsparticuliers sur ce capitaine d’Haumont qui fait tant parler delui ? Personne ne le connaissait avant laguerre ?

– J’en ai demandé et j’en attends.Méfiez-vous. il n’a cessé de se promener, tous ces temps-ci, dansce parc, avec la fille du proprio ; et « l’inspecteurvolant » vient de me dire qu’il y est encoremaintenant. »

Le comte crispa les poings, donna congéà son interlocuteur et se jeta hors du kiosque. Il arrivait auchâteau quand il vit se profiler devant lui les deux silhouettes ducapitaine d’Haumont et de Mlle de la Boulays. La jeunefille s’appuyait sur le bras de l’officier.

Le comte hâta sa marche sans faire lemoindre bruit, désireux de surprendre les termes d’une conversationqu’il présumait suffisamment intime pour l’intéresserparticulièrement, mais il ne put rien entendre, car, en vérité, lesdeux promeneurs ne disaient rien.

Ce silence ne calma nullementM. Stanislas de Gorbio. Il avait suffisamment « demonde » et d’expérience des choses de l’amour pour ne pasignorer qu’il y a quelquefois entre un homme et une jeune femme dessilences plus éloquents que les paroles les plus tendres. C’estdans le moment que l’on se comprend le mieux que l’on a le moins dechoses à se dire et ce sont des instants fort doux que ceux qui sepassent dans l’échange muet d’une unique pensée commune et lesentiment délicieux d’un accord parfait.

Le comte était furieux. Il ne croyaitpas le danger si réel… Jusqu’à ce jour, il n’y avait même pas crudu tout… Il n’avait attaché qu’une importance médiocre à certainsrapports secrets qui lui étaient venus de la domesticité duchâteau.

M. de Gorbio avait une opinionde ses mérites personnels qui ne lui permettait que difficilementde concevoir un échec auprès des dames. Et il s’était persuadéqu’en dépit de ses airs enjoués et railleurs,Mlle de la Boulays avait été très touchée par lesgrâces délicates de son jeu. Or, voilà qu’il découvrait qu’ilavait un rival sérieux. Il savait, d’autre part, que l’on comptaitbeaucoup, chez ses amis, sur son mariage avecMlle de la Boulays. Cet obstacle qui se dressait devantlui le disposait donc à quelque action fâcheuse pour le capitained’Haumont, quand il se trouva face à face avec lui dans le hall duchâteau.

Les deux hommes, du reste, seconsidérèrent avec une hostilité à peine dissimulée sous l’air tropenjoué de l’un et trop glacé de l’autre ; mais, derrière eux,une voix disait :

« Monsieur de Gorbio, je viens deparler de nos projets au capitaine, qui est un amisincère. Il m’a donné des conseils qui me prouvent qu’il ne tarderapas à être le vôtre. Dès ce soir, vous pouvez demander ma main àmon père. »

En entendant ces paroles qui lecomblaient et auxquelles il s’attendait si peu, la joie et lareconnaissance du comte se traduisirent immédiatement par deslouanges au brave capitaine d’Haumont, et il s’avança vers cedernier en lui tendant la main ; mais sans doute, par l’effetd’un méchant hasard, M. d’Haumont s’était baissé dans lemoment même pour ramasser quelque objet, si bien que, lorsqu’il sereleva, il avait tout à fait oublié M. de Gorbio et quecelui-ci resta la main tendue sans que personne songeât à la luiprendre, pas même Mlle de la Boulays, qui avait disparupar une autre porte…

XII – Une commission pressée

M. d’Haumont monta dans sa chambre.Il était dans un tel désarroi qu’il ne prêta pas la moindreattention aux domestiques qui le bousculaient un peu au passagepour arriver plus tôt au pied du grand perron, où une automobilevenait de stopper.

Quand il ferma sa fenêtre, il entenditbien la voix de M. de la Boulays qui saluait un nouvelarrivant :

« Comment allez-vous, moncher ?… »

Mais ceci même ne retint point sonattention, bien que le nom qui fût prononcé appartînt à l’une despersonnalités politiques les plus illustres de cetteguerre.

Une telle visite n’avait, au reste, riend’exceptionnel ; le château de M. de la Boulaysétait situé au carrefour des plus importantes routes decommunication avec l’arrière immédiat du front et les personnagesles plus considérables venaient souvent lui demanderl’hospitalité.

La plupart étaient des amis duchâtelain, presque toujours des « connaissances ».M. de la Boulays avait appartenu longtemps à ladiplomatie et connaissait à peu près tout ce qui comptait dans laRépublique.

M. d’Haumont n’entendait donc ni nevoyait, ni ne se préoccupait d’autre chose que de fermer sa fenêtreet de faire sa valise.

Comme il ramassait sur les meubles lesderniers objets qui lui étaient personnels, il saisit unephotographie qui représentait Mlle de la Boulays dans soncostume de la Croix-Rouge et qui était ainsi dédicacée :« À l’héroïque capitaine Didier d’Haumont, sonadmiratrice : Françoise de la Boulays. »

Il la regarda quelques minutes avec uneexpression qui eût renseigné le moins averti si, par hasard ils’était trouvé là. Mais le capitaine avait fermé sa porte ; ilaimait d’être sûr de sa solitude quand ses sentiments intimesmenaçaient de le trahir par le besoin tyrannique de quelquemanifestation extérieure.

Combien prennent ainsi leur revanchedans le particulier de la contrainte qu’ils s’imposent dans lemonde ! Et le spectacle ne manquerait point d’imprévu quis’offrirait aux indiscrets poussant la porte derrière laquelleviennent de s’isoler l’orgueil offensé, l’amour bafoué ou toutesautres passions qui traversent les salons avec le masque del’indifférence et de la froideur !

On verrait l’orgueil s’arracher lescheveux, l’amour bafoué jurer comme un portefaix. On aurait vuM. Didier d’Haumont approcher de ses lèvres une image adorée,l’en écarter presque aussitôt, puis finalement la brûler à laflamme d’une bougie !

Il considéra jusqu’à la fin et avec unegrande douleur le supplice dans lequel se consumait une effigie sichère. Elle semblait réellement souffrir du martyre qu’il luiimposait, et à la lueur de la dernière flamme, sous la dernièrecendre, la figure de Mlle de la Boulays se crispa avecune inoubliable expression de désespoir et de reproche à l’adressede son bourreau.

Chose singulière – et qui attesteraitune fois de plus qu’il y a entre la matière et l’esprit, mêmeséparés par d’épaisses cloisons, une affinité à laquelle le MoyenÂge n’a point vu de limites, puisqu’il en a fait« l’envoûtement », pendant que Mlle de laBoulays souffrait ainsi dans son image, elle souffrait pareillementdans son corps ! Et ce fut dans la même minute que, répondantdans son salon à des familiers de la maison qui la félicitaient surune nouvelle que M. Stanislas de Gorbio se plaisait àrépandre, elle s’affaissa sur un meuble, comme soudain privée devie…

Dans la chambre, M. d’Haumontbouclait son bagage, quand on frappa à sa porte : C’était levalet de M. de la Boulays, un certain Schwab, qui sedisait d’origine alsacienne et qui ne lui avait jamais plu, sansqu’il pût dire pourquoi, n’ayant jamais eu à s’en plaindre. Maisquand on a derrière soi, comme M. Didier d’Haumont, un passéplein de traverses, où il a fallu fréquenter un peu de tout, on ales sens particulièrement aiguisés pour pressentir la valeur moraledes éléments plus ou moins mystérieux qui vous entourent si bienque M. d’Haumont avait de mauvais pressentiments en ce quiconcernait ce Schwab.

Celui-ci venait lui dire queM. de la Boulays le priait de bien vouloir passer dansson bureau, avant son départ.

D’Haumont suivit le domestique, quil’introduisit dans une pièce où le châtelain se trouvait seul avecl’important personnage qui venait d’arriver.

Ce personnage avait été chargé d’uneenquête secrète dont il a été parlé depuis, lors d’événementsretentissants qui touchaient directement à une propagande destinéeà servir les intérêts de l’ennemi…

Le capitaine d’Haumont fut présenté àM. G… par M. de la Boulays.

« M. G…, continua celui-ci, abesoin d’un homme sûr pour une commission importante. Il est venude Paris dans son auto avec un personnel restreint et dont il nepeut se séparer. Il s’agit de porter cette nuit, à Paris, un plidont vous répondez sur l’honneur. M. G… tient à ce que lacommission soit faite avec beaucoup de discrétion. Puisque vousprenez le train pour Paris ce soir même, j’ai estimé queM. G… ne pouvait avoir de meilleur« commissionnaire » que vous !

– Je vous remercie, monsieur de laBoulays, fit aussitôt le capitaine, de l’occasion que vous meprocurez de me rendre utile. Où trouverai-je le destinataire,monsieur ?

– Chez lui, à l’hôtel d’Ar…, aucoin de la rue Saint-Honoré, près de la rue Saint-Roch.

– J’arriverai à Paris vers deuxheures du matin, fit remarquer Didier. Dois-je le faireréveiller ?

– Immédiatement. Vous lui ferezpasser ceci. »

Et M. G… griffonna quelques motssur sa carte, qu’il donna à Didier. M. de la Boulays ditalors :

« J’avais proposé à M. G… devous faire conduire à Paris en auto, mais M. G… préfère quevous preniez le train comme vous y étiez décidé. En principe,votre voyage à Paris ne doit avoir aucun rapport avec le passage deM. G… chez moi.

– C’est entendu,messieurs. Maintenant, il me va falloir prendre congé de vous, jen’ai plus que le temps de me faire conduire à lagare !

– Voici le pli », ditM. G… en lui tendant une enveloppe de dimensions moyennes, surlaquelle il n’y avait aucune suscription. Mais M. G… prononçaun nom et répéta :

« En mainpropre ! »

Didier avait glissé la lettre sur sapoitrine, dans une poche intérieure de sa vareuse. Puis il boutonnahermétiquement son vêtement.

Il s’inclina devant M. G…, qui luiserra solidement la main en le remerciant dans des termes quieussent pu donner de l’orgueil à un autre. Mais Palasn’avait plus que l’orgueil de sa souffrance.

Il partit sans revoirMlle de la Boulays. Le trajet était assez long du châteauà la gare. Il y fut conduit par une auto du service sanitaire. Letrain était en retard. Il dut l’attendre une heure. Il choisit uncompartiment vide, mais à la dernière minute, un voyageur ouvrit laportière et vint s’installer en face de lui. Didier était troppréoccupé pour prêter à ce personnage la moindreattention…

Palas était content delui ! Oui, le cœur farouche du bagnardpouvait battre avec orgueil sous la tunique du soldat ! Choseadmirable ! c’est seulement à cette heure où il venait dedécider de ne plus regarder du côté dubonheur, qu’il osait regarder du côté dubagne ! C’était la première fois que sa pensée y revenaitnette, franche et calme !…

Jusqu’à ce jour, il s’était détournéavec horreur d’un passé qu’il maudissait et il avait surtoutcherché jusque dans le tumulte de son héroïsme, àoublier !…

Tout à coup, était venue avec l’amour latentation la plus forte qui pût arrêter un homme sur le chemin dela régénération. Il pouvait emporter cette jolie fille sur son cœuret à l’autel : tout le monde applaudissait à l’union ducourage et de la beauté. Ce fut une vision pleine de rayons quecelle de cet hymen et, un instant, il en avait été ébloui. Il avaitfermé les yeux. Quand il les avait rouverts il avait aperçu sousl’auréole qui nimbait la bien-aimée, des signessinguliers, des lettres qui formaient un mot :Cayenne ! et un numéro :3213 !…

Et maintenant, il s’en allait !Oui. Il avait eu le courage de partir ! Il avait eu encore cecourage-là auprès duquel il estimait que l’autre étaitfacile ; le dernier courage de se dire : On n’épousepas Palas !…

Eh bien, cela était beau ! Ilpouvait souffrir incommensurablement, mais il pouvait regardermaintenant le bagne en face sans rougir ! Et cela, c’étaitencore quelque chose !…

C’est quelque chose de se dire : jeviens de là, de cette abjection, et de cette infamie, j’ai été cerebut du monde, cette chair maudite, je n’avais plus de nom quedans des bouches infâmes : on m’appelait : cotret,falourde et relingue !On m’appelait Palas ! etmaintenant on m’appelle M. Didier d’Haumont, mais moi, jem’appelle : un honnête homme !

Ainsi pensait Palas quand le trainarriva à Paris…

Il descendit rapidement, se hâtant versla cour de sortie, sa valise à la main, et il se dirigea en courantvers l’unique auto-taxi qui stationnait près de lagrille.

À ce moment, il fut rejoint par levoyageur qui était venu s’asseoir dans le même compartiment que luiet qui, en cours de route, avait cherché en vain l’occasiond’engager la conversation.

« Mon capitaine, mon auto est venueme chercher à la gare… Voulez-vous me permettre de vous conduirechez vous ?… »

Didier allait accepter une offre quitombait si à propos quand, tout à coup, sans autre raison que celled’une prudence qui, chez lui, était toujours en éveil, il refusa.Il ne connaissait point cet homme si aimable… Maintenant, il avaitpour devise de se méfier de tout et de tous.

Après l’avoir remercié, il reprit sacourse vers le taxi, mais il arriva trop tard. Celui-ci, chargé,démarrait. Heureusement, il restait deux fiacres.

Didier n’hésita pas, monta dans l’und’eux et, donna l’adresse : « Au coin de la rueSaint-Roch et de la rue d’Argenteuil », ne voulant pointpréciser davantage l’endroit où il se rendait.

Le fiacre, à une bonne allure, descenditle boulevard de Strasbourg, prit par les grands boulevards, puis,ayant descendu l’avenue de l’Opéra, pénétra dans les petites rues.Encore cinq minutes, et Didier toucherait au but.

Soudain, il y eut un choc terrible etDidier, avec la voiture, fut renversé…

Il eût pu être tué du coup, il se relevasans une égratignure, et d’un bond, jugea le nouvel événement. Uneauto venait de heurter si violemment le fiacre que celui-ci étaiten miettes, que le cheval se mourait éventré et que le cocher, quiavait roulé dans le ruisseau, ne donnait plus signe devie.

De l’auto, une demi-douzaine d’ombresavaient bondi et entouraient les débris de la voiture.

Elles se resserrèrent autour de Didieravec une spontanéité qui ne laissait aucun doute sur leursintentions… Mais il s’était rué de côté et, renversant l’une de cesombres, avait disparu dans une ruelle voisine.

Les autres se mirent, en silence, àcourir derrière lui.

Et ce n’était point le moins dramatiquede l’affaire que ce silence avec lequel s’opérait la tragiquepoursuite. Didier put espérer un moment avoir dépisté lesmisérables ; il ne savait exactement où il était… Un coup desifflet retentit derrière lui et d’autres ombres apparurent sous unréverbère, lui barrant l’issue de la rue.

Il revint sur ses pas, mais de ce côté,il distingua d’autres ombres.

Cette fois, il ne pouvait pas fuir etc’était la bataille ! Elle ne lui faisait pas peur, mais sa« commission » était bien en danger et sa vieaussi…

Or, comme il cherchait un coin pour yattendre ses adversaires, il lut sur une plaque, à la lueur d’unelanterne publique, ces mots : Rue Saint-Roch… et, unpeu plus loin, sur le rideau de fer qui fermait la boutique, enlettres gigantesques : Hilaire, grande épicerie moderne etdes Deux-Mondes réunis. Une horloge sonna à ce moment lestrois heures du matin.

XIII – M. Hilaire

Remontons maintenant de quelques heuresen arrière et voyons ce qui s’était passé, dans ce magasin, quidevait avoir son heure de célébrité.

M. Hilaire était un personnage forthonorablement connu dans son quartier. Sa maigreur et saphysionomie singulière, qui semblait à la fois rire et pleurer, yétaient célèbres. C’était un bon compagnon pour ceux qu’il honoraitde son amitié et un joueur à la manille redoutable, car il avaitquelques habitudes de cabaret, d’esprit farce au fond, en dépit desairs bourgeois qu’il affectait pour obéir à sa femme.

Celle-ci était le point noir dansl’heureuse existence de M. Hilaire, car Virginie étaitjalouse, et le Ciel l’avait douée dès sa naissance du plusdétestable caractère. S’il n’y avait pas eu Virginie et laconcurrence toute proche de la maison du coin : Auxproduits alimentaires, M. Hilaire eût été un hommeparfaitement heureux. On disait dans le quartier qu’il était partide peu et que c’était à son avantage. Ses ennemis seuls (lesclients des Produits alimentaires, le patron et lapatronne et toute leur clique) affirmaient que la jeunesse deM. Hilaire avait été plus qu’orageuse et que ce devait être unancien anarchiste, tant ses propos, quand il avait bu un petit coupde trop, étaient peu respectueux pour l’ordre social.

Cette nuit-là, M. Hilaire veillaitdans sa boutique, mettant de l’ordre dans sa comptabilité. S’iln’était point encore couché, c’est qu’il attendait encore sa femme,avec laquelle il avait eu une discussion orageuse, à propos d’unepetite commise qui était tout leur domestique, depuis queles deux jeunes gens qui s’instruisaient chez eux dans le commercede la mélasse et des pruneaux étaient partis pour la guerre, où ilsavaient fait, même, figures de héros, et d’où ils étaient revenusde temps en temps les voir avec des galons sur les manches et desmédailles sur la poitrine.

Pour en revenir à cette petitecommise, elle avait dix-sept ans, toutes ses dents et unnez en trompette. Elle était noire comme une taupe ou encore commeune bohémienne. Bohémienne, elle l’était peut-être. Elle parlaitl’italien. C’était peut-être une enfant ramassée sur les routes.M. Hilaire, dans ces temps difficiles, ne s’était pointattardé à ces détails pour l’engager. La demoiselle avait un nomqui sentait le fagot. Elle s’appelait Sarah. Mme Hilairel’appela Zoé.

Or, cette petite, qui sous les ordres dela patronne abattait de l’ouvrage comme quatre hommes et étaittoujours d’une bonne humeur exaspérante, avait un gravedéfaut : deux yeux noirs magnifiques et qui semblaienttoujours se moquer du monde. M. Hilaire s’amusait beaucoup deces deux yeux-là et ne pouvait les regarder sans rire. Il n’enallait pas de même pour Mme Hilaire. Elle avait surprisplusieurs fois son mari et la commise en train de se faire quelquespetites agaceries. Cela n’avait pas été de son goût et les scènesqui s’en étaient suivies l’avaient bien prouvé.

Ce soir-là même, elle les avait trouvésse jetant des pruneaux à la figure ! Cela avait fait un beautapage ! Zoé avait reçu une gifle et M. Hilaire aussi.Après quoi, Mme Hilaire était montée s’habiller, déclarantqu’elle en avait assez de l’existence avec un homme qui nerespectait pas la marchandise et ne savait pas tenir son rang avecles domestiques.

Après avoir enfermé Sarah-Zoé dans samansarde et mis la clef dans sa poche, elle avait annoncé à sonmari qu’elle se retirait chez sa mère en attendantmieux !

Cette menace, qui visait de touteévidence l’honneur de M. Hilaire et qui se renouvelait aumoins une fois par semaine, n’était point faite pour anéantirl’épicier. Il savait que sa Virginie n’était guère portée sur labagatelle et qu’elle n’avait qu’un défaut : les cartes !« Va faire un petit poker, se dit-il en aparté, et tâche quela partie dure le plus longtemps possible. »

Elle rentrerait décavée, c’étaitréglé ! En attendant, M. Hilaire, pour se fournir desarmes qui lui rendraient l’avantage, s’était mis à éplucher dans ledétail la comptabilité que tenait sa chère femme et qu’ellefalsifiait de temps à autre pour dissimuler les menus empruntsqu’elle faisait à la caisse sans en rien dire à son pingred’époux.

Ainsi les heures passaient…M. Hilaire, qui venait d’avoir la preuve que sa femme avaitdétourné quarante-deux francs cinquante centimes, l’attendait avecune impatience bien compréhensible, quand deux coups de poingformidables retentirent sur le rideau de fer ; aussitôt unevoix gronda :« Fatalitas ! »

Il était alors deux heures du matin.C’était à peu près à cette heure-là que le capitaine Didierd’Haumont, dans son train, pensait au bagne, pour la première fois,sans trop de honte…

En entendant ces syllabes fatidiques,M. Hilaire surgit de son comptoir comme eût fait hors de saboîte un diable poussé par un ressort puissant, et il chavira dansle magasin comme s’il avait reçu un de ces coups qui étourdissentleur homme.

M. Hilaire pensait bien reconnaîtrecette voix qui avait jeté le mot formidable ! Était-ce bienpossible, une chose pareille ?

C’était si bien possible que le mot futrépété et que de nouveaux coups ébranlèrent la devanture. Et lavoix, l’étrange voix qui bouleversait follement M. Hilaire,reprit :

« Ouvre donc ! Je sais que tues seul ! »

Tremblant comme un enfant qui a peur ouqui a trop de joie, M. Hilaire se pencha vers la petite portebasse qui s’ouvrait dans la devanture et fit jouer les serrures.Aussitôt, une chose énorme se glissa par là dans la boutique. Laporte fut repoussée d’un coup de pied et la forme se développa danstoute son ampleur.

C’était un homme, ou plutôt une bêtehumaine de haute taille, carrée, trapue, avec des membresredoutables, des poings à foudroyer le front des ruminants, unetête extraordinairement farouche, où l’on ne voyait bien que laflamme de deux yeux…

« Chéri-Bibi ! soupiraM. Hilaire en portant la main à son cœur, comme font lespersonnes sensibles, en proie à une émotion.

– Si on te le demande, tu diras quetu n’en sais rien ! gronda l’autre… Tu as été bien longtemps àm’ouvrir !… Tu ne m’aimes donc plus, laFicelle ! »

À ces mots, M. Hilaire, plus pâleque le pécheur au jour du jugement dernier, ouvrit ses bras ettomba sur la vaste poitrine de celui qu’il avait le plus aimé aumonde !

Chéri-Bibi se laissait embrasser avecune certaine satisfaction.

« Tu me prouves en ce moment,déclara-t-il de sa voix rugueuse, au fond de laquelle tremblait uneémotion dont il voulait rester le maître, tu me prouves qu’il y aencore de braves gens sur la terre ! La prospérité n’a pointdesséché ton cœur, mon brave la Ficelle !…

– Voyez en moi le plus heureux deshommes, puisque je vous retrouve, monsieur lemarquis !…

– Chut ! gronda Chéri-Bibi,que ce nom ne revienne plus jamais sur tes lèvres ! Oublie lepassé, la Ficelle, comme je veux l’avoir oublié moi-même !N’aie plus un souvenir pour des aventures qui ont fait leur tempset dont les événements présents nous éloignent à jamais ! Àcette heure terrible, d’autres devoirs nous sont nés ! Je suisrevenu en France pour protéger l’innocence, mon cherami !

– Ah ! jereconnais bien là monsieur le marquis !

– Veux-tu me ficher la paix avecton « monsieur le marquis » ! Sache que je m’appellemaintenant « le Saigneur ».

– Bien, monsieur leseigneur…

– Le Saigneur ! C’estun nom qu’ils m’ont donné à la Villette, je travaille auxabattoirs… c’est moi qui suis chargé de donner du couteau dans lagorge des bêtes ! Alors, là-bas, ils m’ont appelé leSaigneur ! c’est bien simple ! C’est un nom quime va ! Je l’ai gardé…

– Il y a longtemps que vous êteslà-bas, monsieur le Saigneur ?

– Je te prie de m’appeler leSaigneur, tout court !

– Je ne peux pas ! je ne peuxpas ! j’ai trop de respect pour vous, monsieur lemarquis !

– Ah ! le b…, il est toujoursaussi bête ! Embrasse-moi, mon vieux la Ficelle ? Sais-tuque tu as un peu engraissé.

– Ce n’est pas de la faute àVirginie, déclara M. Hilaire… Elle me fait des scènes tout letemps ! »

Chéri-Bibi ricana :

« Et tu te laisses faire desscènes !… Ah ! mon brave la Ficelle, il ne te manquaitplus que ça !… C’est vrai que tu es devenu unbourgeois !… »

Ils se regardèrent un instant ensilence. Ils s’étaient assis en face l’un de l’autre et ils setenaient les mains et leurs yeux parlaient pour leur cœur, oùs’épanouissait la fleur rouge de leur amitié. Alors, touteconfiance revenue en eux, comme aux beaux jours de leur jeunessequand ils avaient eu tant de luttes à soutenir contre le sortcontraire, ils remontèrent le cours de leurs plus doux souvenirs,mais la vie de Chéri-Bibi était ainsi faite que ses plus douxsouvenirs s’entouraient toujours de quelques décès tragiques… etceux qui les eussent entendus, ces deux hommes, évoquer ainsi avecattendrissement leur aimable passé se seraient certainement enfuis,poursuivis par l’épouvante…

« Je vous ai demandé s’il y avaitlongtemps que vous étiez arrivé en France, monsieur leSaigneur ?

– La date ne te regarde pas,répliqua l’autre. Je me suis occupé de me reclasser. C’estfait. Me voilà tranquille maintenant à la Villette ! sanscompter que j’ai encore en vue une boutique de bougnat. Aussitôtque j’ai eu une heure de libre, je suis venu te trouver… Je savaisque tu étais seul, car je faisais surveiller les sorties de tafemme ! Je ne veux pas que tu aies des ennuis dans ton ménageà cause de moi !… tu comprends ?

– Monsieur le Saigneur a toujoursété d’une délicatesse !

– Quand Mme Hilaire reviendra,je serai averti par le cri de l’oiseauvoyons-voyons…

– Je vois que lapolice de monsieur le Saigneur est toujours bienfaite !…

– Alors, tu me cacheras quelquepart et je sortirai quand vous vous serez en allés vouscoucher !… Et maintenant, la Ficelle, parlons de chosessérieuses ! »

Le visage de Chéri-Bibi devint alors sigrave que M. Hilaire crut bien qu’il allait être question decertaines choses dont il était défendu de parler et dontil avait eu la discrétion de ne pas souffler mot.

« Depuis quatre ans, tu n’as pas eude nouvelles », commença Chéri-Bibi…

L’épicier l’interrompit tout desuite.

« Non ! depuis cinq ans quemadame la marquise… »

Chéri-Bibi se leva, terrible.

« Qui est-ce qui t’a permis de meparler d’elle ? » râla-t-il.

Mais il parvint à dominer sur-le-champson effrayante agitation ; il se laissa retomber sur sachaise, se passa une main sur le front et prononça ces mots avecune douceur sombre et un air de suprêmemélancolie :

« Mon bon la Ficelle, tu sais bienqu’il ne faut jamais me parler d’elle ni de sonenfant ! Nos lèvres ne sont pas assez pures pour que nouspuissions oser prononcer son nom ! et quant à sonenfant, j’aurais peur que ça lui porte malheur !… je suismort ! en réalité ! voilà ce qu’il faut que tun’oublies jamais ! Chéri-Bibi peut vivre ! Maismonsieur le marquisest mort ! Et Chéri-Bibi lui-mêmeest mort pour eux ! tant qu’ils n’auront pas besoin delui !… Je sais qu’en ce moment ils sont àl’étranger et heureux ! Son fils grandit auprès d’elle et elleen fait le plus beau et le plus noble des fils des hommes ! Sil’on a besoin de moi plus tard, on verra ! En attendant,rompons avec le passé ! c’est entendu, laFicelle ?

– Mon cher monsieur le Saigneur,j’ai bien de la peine d’avoir inconsidérément remué tant dedouleurs…

– Assez ! »

Et il ne fut plus question entre eux dece passé mystérieux que nous respecterons comme eux-mêmes, jusqu’aujour où la destinée le rejettera dans le cours de leurexceptionnelle vie…

Chéri-Bibi, après un dernier soupir,reprit :

« Je voulais te demander simplementsi quelqu’un n’était pas venu te parler de moi ?

– Non ! pas depuis plus decinq ans !… »

Chéri-Bibi resta un instant songeur,puis il dit :

« Tant mieux ! il m’aoublié ! »

Et comme la pensée de Chéri-Bibisemblait partie à l’autre bout du monde, M. Hilaire, pour luidonner l’occasion de revenir près de lui, émit cetapophtegme :

« Partout, toujours, il y aura desingrats !

– Je ne demande de gratitude àpersonne et je n’en ai pour personne ! gronda Chéri-Bibi…Ici-bas, chacun pour soi et Dieu contretous !… »

M. Hilaire ne tressaillit mêmepoint à cet affreux blasphème. Il avait si souvent entendu son ami« arranger » le ciel et la terre dans des termes sifoudroyants, c’est-à-dire si susceptibles d’attirer le feu qui, unjour ou l’autre, doit brûler l’impie, qu’il avait décidé de ne plusse faire de bile en attendant cette inévitablecatastrophe.

Depuis quelques secondes, autre choseretenait son attention que les propos apocalyptiques deChéri-Bibi.

Il y avait eu des pas précipités dans larue, on s’était arrêté devant sa boutique. On venait de frôler ladevanture de fer. Ce n’était point là, certes, des pas de femme etil ne pouvait s’agir de Mme Hilaire !

Il allait se lever pour se rendre comptede ce qui se passait quand un coup de poing fut frappé et quand lemot fatidique fut à nouveau jeté aux échos de larue :

« Fatalitas ! »

Chéri-Bibi bondit :

« Lui ! s’écria-t-il…J’arrive donc à temps ! Dieu, cette fois, serait-il avecmoi !… »

Puis il dit à M. Hilaire, qui leregardait avec stupeur et ne comprenait rien à ce qui se passaitaussi bien chez lui que dehors :

« Ouvre, fais bon accueil à celuiqui entrera et ne dis pas que je suis là ! »

Sur quoi, Chéri-Bibi passa dans la salleà manger.

M. Hilaire ouvrit une seconde foisla petite porte basse, non sans avoir sorti d’un tiroir un revolverqui était toujours là en cas de mauvaise aventure. Palas seprécipita dans la boutique. M. Hilaire referma le portillonet, pour plus de précautions, ferma également le volet defer.

Il regarda son étrange visiteur et futrassuré tout de suite en découvrant une figure d’honnête homme,bien que tout à fait effarée.

Le nouveau venu respirait fortement etse passait une main fébrile sur son front en sueur.

« Asseyez-vous, monsieur »,dit l’épicier avec infiniment de politesse.

L’autre s’assit. Maintenant Palas étaitplus calme.

M. Hilaire se mit àsourire.

« Vous voilà bien essoufflé !…Que vous est-il donc arrivé, monsieur ?

– Des bandits me poursuivent…exprima Palas… Ils ne doivent pas être loin ! Si je n’avaispas aperçu un peu de lumière sous votre porte et si vous n’aviezpas veillé à cette heure, je ne sais ce qui me seraitarrivé ! »

Il cessa de parler !

On entendait le glissement de pasfurtifs et même quelques paroles échangées par des voix assourdies,sur le trottoir, à cinq pas d’eux. Et puis, il y eut un grandsilence, mais ils ne s’y trompèrent point et Hilaire dit à voixbasse :

« Ils sont encorelà !

– Oui ! Ils ont dû me voirentrer ! En ce cas, ils ne sont pas près departir !…

– Que vous veulent-ilsdonc ?

– Monsieur, je ne puis vous ledire !

– Monsieur, je vous en ai déjà tropdemandé. Excusez-moi ! Je n’ai besoin de rien savoir, je suistout entier à vos ordres et prêt à vous rendre tous les servicesqui seront en mon pouvoir. Vous avez prononcé un mot en frappant àma porte qui me fait votre esclave ! »

Palas, visiblement, rougit.

« Oui, fit-il dans unsouffle : Fatalitas ! »

Et il se tut. Ils écoutaient la nuit quigardait son grand silence. Le capitaine prononça au bout d’uninstant et non sans quelque embarras :

« C’est un mot de passe que m’adonné un ami qui, paraît-il, est le vôtre !

– Oui, monsieur, acquiesça ens’inclinant M. Hilaire, un grand ami, le meilleur, le plus sûrdes amis… et aussi le plus malheureux !

– Je lui dois tout ! ditsimplement le capitaine. Encore aujourd’hui, c’est lui qui mesauve, grâce à vous ! »

M. Hilaire s’inclina encore. Nil’un ni l’autre n’avaient prononcé le nom de Chéri-Bibi, mais ilsne pensaient qu’à lui, dans le moment, tous les deux.

« Monsieur, reprit Palas, voici cequ’au nom de cet ami je vais vous demander ! vous me direz sila chose est possible…

– Je vous écoute,monsieur !

– D’abord, je m’excuserai auprès devous de ne point vous dire mon nom et je vous serai reconnaissantde ne point essayer de le connaître.

– Monsieur, quand vous sortirezd’ici, je ne me rappellerai même point que vous y êtesvenu. »

Palas mit sa main dans la main deM. Hilaire :

« Mon ami, fit-il, m’avait bien ditque je pouvais compter sur vous. Ce que vous venez de me dire estplein d’une délicatesse que je n’oublierai jamais…

– La délicatesse, c’est lui qui mel’a apprise ! soupira M. Hilaire… Que puis-je encorefaire pour vous, monsieur ?

– Monsieur, il faut que je sorte dechez vous au plus tôt, sans être vu…

– On vous attend dans la rue !objecta M. Hilaire en montrant d’un geste de la tête la portederrière laquelle se passait certainement quelque chose.

– Oui ! fit le capitaine… jevoudrais éviter cette rue en sortant de chez vous…, est-cepossible ?

– C’est possible, monsieur, maisc’est peut-être imprudent ! Voulez-vous m’attendre ici uninstant ? »

Sur ces mots, M. Hilaire sortit dumagasin et pénétra dans la salle à manger, d’où il ressortit, dureste, presque aussitôt.

« Monsieur, voici ce que je vouspropose : une promenade sur les toits !

– Où meconduira-t-elle ?

– Hors de la rue Saint-Roch et toutprès de l’hôtel d’Ar… »

Déjà l’officier étaitdebout :

« Je vous suis,monsieur ! »

M. Hilaire ouvrit une porte quidonnait sur un petit escalier intérieur : ils furent bientôtarrivés dans le couloir des chambres de bonnes. M. Hilaireavait une bougie allumée dans la main. Il l’éteignit.

« Inutile que l’on voie de lalumière dans la pièce où nous allons entrer, expliqua-t-il, carcette mansarde donne sur la rue.

– Elle est inhabitée ? demandale capitaine.

– Non, monsieur ! Ma femme,qui est absente ce soir, y a enfermé notre commise avant departir… »

Et M. Hilaire frappa.

« Qui est là ? demanda la voixde Zoé.

– C’est moi ! ne t’occupe derien ! Et surtout n’allume pas ! »

Mlle Zoé se dit, en se retournantdans son lit contre le mur : « Quel enragé que lepatron ! Il va encore aller faire son tour degouttière ! Un beau jour madame s’en apercevra et c’estencore la pauvre Zoé qui trinquera ! »

Soudain, elle se redressa sur soncoude :

« Mais vous savez bien que vous nepouvez pas passer ! Madame a emporté laclef !

– J’ te dis de te tournercontre le mur ! » souffla la voix sur lepalier.

Et aussitôt Zoé entendit que l’on« trifouillait » la serrure. Ça ne fut pas long. Zoé enfut elle-même tout étonnée. Elle ne connaissait pas àM. Hilaire ce joli talent d’amateur.

La porte s’ouvrit. Deux hommesentrèrent. Mlle Zoé avait beau être tournée contre le mur,elle n’en trouvait pas moins le moyen de satisfaire sa curiosité,grâce à un pâle rayon de lune qui perçait les rideaux.

Son maître était déjà à la fenêtre etl’ouvrait avec la plus grande précaution et sans faire le moindrebruit. Il fit signe à l’homme qui l’accompagnait, grimpa le premiersur le toit et l’homme suivit.

« Tiens, pensa Zoé, il a uncompagnon ce soir ! Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ceque c’est que cet homme-là ? D’où vient-il ? Par oùest-il passé ? »

La petite Sarah-Zoé avait trop le goûtdes aventures pour n’être pas intéressée au plus haut point parcelle-ci. Elle avait déjà glissé ses deux petites pattes hors desdraps, quand sa porte s’ouvrit de nouveau et une ombre formidableapparut. Elle eut peur et poussa un cri. Mais l’ombre l’avait déjàrejetée sur son lit :

« Ne bouge pas si tu tiens à tapeau, manouche (bohémienne). As pas peur d’unRomani ! »

« Tiens ! un frangin !Paraît qu’il me connaît », pensa-t-elle en grelottant de tousses petits os.

Elle essayait de se rassurer, mais elle« n’en menait pas large ». Elle fut bien contente de voircelui-ci prendre le chemin des toits comme les autres.

« Sainte Sarah !soupira-t-elle, il y a du monde au balcon ce soir ! Quellemi-carême dans la gouttière !… »

Et elle disparut sous la couverture… Sonpetit museau n’en sortit que pour voir entrer, une demi-heure plustard, M. Hilaire, lequel, après avoir refermé la fenêtre, lamenaça de châtiments terribles, si elle n’oubliait pas ce qu’elleavait pu voir cette nuit-là.

Sur quoi, M. Hilaire descenditrapidement car il entendait Mme Hilaire qui revenaitdéjà de chez sa mère…

Le lendemain matin, en aidant son patronà faire l’étalage, Mlle Zoé vit un officier qui s’arrêtait enpassant devant M. Hilaire, et comme elle avait l’oreille trèsfine, elle l’entendit qui lui disait :

« Monsieur, vous vous êtes conduitcette nuit comme le plus brave et vous m’avez sauvé la vie !Nous nous reverrons, monsieur ! »

À quoi, M. Hilairerépondit :

« Quand il vous plaira,monsieur ! je ne ferme que le dimanche à midi. Tous les soirs,de cinq à sept, je fais une petite partie au café du coin. Là-bas,il y a un cabinet pour causer. Je serai toujours heureux de vousrendre service ! »

Et il ajouta, comme une clienteapprochait :

« Et avec ça, monsieurdésire ?… »

L’officier ne désirait sans doute plusrien, car il quittait avec assez de hâte le quartier, montait dansun taxi et se faisait conduire rapidement à la gare del’Est.

XIV – Le jugement de Dieu

Quelques heures plus tard,M. d’Haumont arrivait au château de la Boulays.

Il en était parti avec la fermerésolution de n’y plus jamais revenir, quoi qu’il dût lui encoûter. Et voilà qu’il foulait à nouveau ces allées avec unesatisfaction intime qu’il ne pouvait se dissimuler. Sans douteavait-il, pour faire faillite aussi promptement à une ligne deconduite qu’il s’était tracée avec un courage cruel, un motifpuissant, mais en toute sincérité, ce motif, il ne le regrettaitpas !

Il n’eût même point fallu le pousserbeaucoup pour que M. d’Haumont avouât qu’il bénissait lesredoutables aventures dont l’aboutissement devait lui faire revoirune fois de plus des lieux et des images dont son cœur étaitplein.

Un devoir impératif lui faisait poussercette grille. Il n’avait rien à se reprocher. Ici était latrahison. Il fallait la démasquer. Depuis qu’il avait failli êtrevictime de cette mystérieuse bande qui l’avait poursuivi jusqu’auxabords de l’hôtel d’Ar…, le capitaine était persuadé que le motd’ordre auquel avaient obéi ses misérables agresseurs était partide chez M. de la Boulays. C’est là seulement que desparoles avaient pu être surprises, apprenant à l’ennemicaché l’importance de la mission secrète qui lui avait étéconfiée. Pour tout dire, M. d’Haumont croyait maintenant quele château de La Boulays était le centre d’un espionnageconstant. Il se rappelait qu’en sortant du cabinet deM. de la Boulays la veille au soir, il s’était presqueheurté à ce Schwab, dont l’attitude lui avait toujours parususpecte… Quelques minutes plus tard, au moment de quitter lechâteau, il avait cru apercevoir deux ombres qui se parlaient dansle parc, dont l’une était assurément ce Schwab et dont l’autrerappelait étrangement la silhouette de Gorbio ! Cet incidentn’avait pas autrement retenu son attention, mais, aujourd’hui, quelrelief il prenait dans sa pensée !…

Il arrivait après le déjeuner. Cesmessieurs étaient au fond du parc, en train de faire quelquescartons avec le comte de Gorbio.

Quelques coups de feu, puis desexclamations rapprochées lui firent comprendre qu’il n’était plusloin du stand. Il entendit même la voix de Françoise quidisait :

« Bravo, comte ! Voilà uncarton merveilleux. Il est regrettable que les Boches ne setrouvent pas en face de votre pistolet ! »

Françoise s’était déjà éloignée dugroupe où le comte « faisait le beau » avec son pistolet,quand elle aperçut Didier. Elle tressaillit et devint toute pâle.Cependant, elle continua sa route vers le château, comme si elle nel’avait pas vu.

M. de la Boulays fut surprisautant que sa fille du retour si rapide et tout à fait inattendu ducapitaine, et, bien que celui-ci n’eût point manifesté le désir dese trouver seul immédiatement avec lui, il comprenait qu’il devaitavoir à lui communiquer une commission d’urgence qui pouvait avoirquelque rapport avec l’importante mission dont M. d’Haumontavait été chargé dans la nuit. Cependant, il se conforma àl’attitude de M. d’Haumont et attendit.

Le comte de Gorbio avait été d’unecorrection glacée avec ce dernier, qu’il ne désirait nullementrevoir.

Il y eut encore quelques cartons oùs’affirma de nouveau la prodigieuse adresse du comte. On lefélicita et l’on rentra au château. Didier, prétextant unefaiblesse du bras droit, s’était récusé quand on lui avait tendules pistolets. Il n’avait pas voulu courir le risque d’unehumiliation devant Gorbio, et quand il regardait cet homme, cen’est certes point sur un morceau de carton qu’il avait envie detirer !…

Sitôt dans les appartements,M. de la Boulays s’avança vers Didier et lui dit enaparté :

« Monsieur d’Haumont, vous avezquelque chose à me communiquer ?

– Oui, quelque chose degrave.

– Voulez-vous que nous montionsdans mon bureau ?

– Non ! N’ayons point l’aird’avoir une conversation sérieuse… On nous épie. »

Ils s’en furent sur la terrasse, pendantque s’organisait une partie de poker avec le comte et une partie debridge où M. de la Boulays devait s’asseoir.

« Vous me préviendrez, messieurs,quand mon tour viendra…

– Eh bien ? demanda-t-il,assez interloqué, à Didier. De quoi s’agit-il ?

– Monsieur de la Boulays, il y a unespion chez vous !… »

En entendant ces mots,M. de la Boulays ne put se maîtriser ets’écria :

« Gorbio avaitraison !… »

Si bien qu’avant même queM. d’Haumont eût pu ajouter un mot, Gorbio lui-même qui avaitentendu le cri de M. de la Boulays survint, et demandaune explication. Mais M. d’Haumont était devenu soudain muetet glacé, et M. de la Boulays, devant l’attitude ducapitaine, se montrait fort embarrassé. Puis, brusquement, le comtes’excusa d’être intervenu d’une façon aussi maladroite dans uneconversation aussi intime.

« J’avais cru entendre :Gorbio avait raison !… je vois que j’avais tort ! »et il s’éloigna, malgré tout ce que put lui dire M. de laBoulays…

« Je crois que vous auriez pu vousexpliquer devant le comte, fit M. de la Boulays. Il m’afait renvoyer ce matin ce domestique qui vous déplaisait tant etqu’il aurait surpris, m’a-t-il dit, écoutant auxportes !…

– Schwab n’est plus là ?s’exclama M. d’Haumont ? Eh bien, je le regrette !…Nous aurions certainement pu le confondre ou le prendre sur lefait !… Maintenant, il est trop tard !…

– En tout cas, on ne sauraitreprocher à M. de Gorbio…

– Je ne lui reproche rien !…Je regrette seulement que grâce à la précipitation avec laquelle ila fait chasser ce traître, Schwab puisse, à cette heure, se rendreutile ailleurs !…

– Monsieur d’Haumont, fitM. de la Boulays, avec une grande douceur, je vous trouveun peu injuste envers M. de Gorbio… Mais, laissons celaet dites-moi ce qui vous est arrivé pour que je vous trouve dans untel état d’esprit ?… »

En quelques mots, Didier narra sonaventure, sans donner les détails de l’agression, passantnaturellement sous silence l’incident de l’épicerie moderne, lapromenade sur les toits, la descente dans la cour d’un marchand debois, tandis que les agresseurs attendaient leur victime, rueSaint-Roch. Le principal n’était-il point que, finalement, il aitpu mener sa mission à bonne fin ?… Il termina en faisant partà M. de la Boulays de la façon dont il s’était trouvé nezà nez avec Schwab, en sortant de son cabinet ; la veille, maisil ne crut point devoir parler de la silhouette du comte, qu’ilavait cru apercevoir ensuite dans le parc, à côté de celle dudomestique.

Après ce récit, M. de laBoulays regretta moins que jamais d’être débarrassé de Schwab, cequi n’était point la manière de voir deM. d’Haumont.

On vint sur ces entrefaites chercherM. de la Boulays pour le bridge ; il quitta lecapitaine après lui avoir fait promettre qu’il resterait àdîner.

M. d’Haumont ne pouvait refuserl’invitation de M. de la Boulays. Il n’avait aucunprétexte à fournir pour quitter le château avant l’heure du trainqui le ramènerait à Paris.

De tout l’après-midi, il n’eut point lajoie de revoir Mlle de la Boulays ; seulement, unedemi-heure avant le dîner, comme il rêvait fort mélancoliquementsur la terrasse en se balançant sur un rocking-chair et en fumantun cigare, il la vit venir à lui. Il cessa de fumer et arrêta lemouvement de son fauteuil.

Il vit à ses yeux tristes et pleinsd’amour qu’elle souffrait du même mal que lui et il se maudit de nepouvoir rien contre leur double malheur, rien, quedisparaître.

Elle était revenue à lui, dans toute lasimplicité de son âme, telle qu’il l’avait connue au réveil de sonsupplice de soldat, lorsqu’elle avait soutenu ses premiers pas deconvalescent, lorsqu’elle avait tourné vers lui sa figure amie ettoute sa foi.

Ils descendirent dans leparc.

« Mon père m’a dit que, cette nuit,vous aviez encore couru de grands dangers, monsieurd’Haumont ? »

Sa voix marquait une émotionprofonde ; il vit une larme couler de ses beaux yeux. Il putoublier un instant le passé infâme et l’avenir impossible. Il vécutune minute divine. Il était aimé, en ce temps, en ce lieu, qu’ilisola instantanément de tous les temps et de tous les lieux de laterre. Le bras de la bien-aimée tremblait sur le sien. Il oubliatout. Il fut un homme heureux quelques secondes et il leva vers leciel un regard de reconnaissance éperdue.

Que dit-il ensuite ? Quellesparoles dut-il prononcer et qui ne pouvaient être que banalespuisqu’elles ne pouvaient avoir trait à ce qui se passait dans soncœur ? Il raconta peut-être les événements de la nuit ;il parla peut-être d’autre chose ; cela n’avait aucuneimportance, ce qu’il disait ! Cela tombait dans le silence…mais, entre leurs deux âmes attentives seulement au rythme muet deleur amour, cela ne l’interrompait pas.

Comment, dans cette extase, eût-il vuderrière lui la haine allumer le regard d’un rival ?M. de Gorbio se tenait debout à côté deM. de la Boulays, sur la terrasse du château, et ce qu’ilvoyait et ce qu’il entendait le gonflait de fureur.

Il voyait Françoise au bras de Didier,et il entendait M. de la Boulays. Or, celui-ci luiapprenait que c’était en vain qu’il s’était efforcé de déterminersa fille à fixer une date pour le mariage…

« Mais enfin, que vous a-t-ellerépondu ?

– Elle ne m’a rien répondu… Elleest allée rejoindre le capitaine d’Haumont… »

Le comte ne put retenir un geste decolère.

Cependant les deux hommes se turent, carM. d’Haumont et Françoise, appelés par la cloche du dîner,remontaient sur la terrasse.

Au dîner, M. d’Haumont se trouvaplacé à côté de Françoise. Il avait en face de lui le comte.Celui-ci mit immédiatement la conversation sur l’existence deschercheurs d’or, sur l’aléa de leurs entreprises et surtout sur latriste nécessité où l’on était de vivre là-bas avec les piresaventuriers !…

« C’est exact ! répliqua sansaucune émotion apparente M. d’Haumont, M. de Gorbioconnaît les mœurs de ce pays comme s’il y avaitété ! »

L’entretien ne pouvait continuerlongtemps sur ce ton sans qu’on eût à redouter quelque trouble dansle repas.

L’hostilité des deux interlocuteursétait si visible que les convives se regardèrent avec un étonnementmarqué. À quoi allait-on assister ?

M. de la Boulays sentait toutà coup le danger et ne cachait pas son inquiétude. Quant àFrançoise, elle avait gardé tout son calme ; elle priaM. de Gorbio de leur raconter quelques-uns de ces potinsde coulisses qu’il narrait d’une façon si charmante et qui leschangeraient de toutes ces histoires d’espions ou desauvages.

« Mais moi, je tiens àm’instruire ! protesta le comte. On ne sait pas ce qui peutarriver dans la vie. Est-il vrai, monsieur d’Haumont, que vous vousen allâtes là-bas sans le sou et que vous en êtes revenu richecomme un nabab ? »

Didier n’eut pas le temps de répondre.Françoise s’en chargea pour lui.

« M. d’Haumont,répliqua-t-elle, est plus pauvre maintenant qu’avant ! Il adonné toute sa fortune à la France, plus un peu de sonsang ! »

Il y eut un murmure approbateur. C’esttout juste si l’on n’applaudit pas.

« M. d’Haumont est un héros etl’homme le plus désintéressé que je connaisse ! repartitimmédiatement le comte. Je suis très heureux qu’il veuille bien mecompter parmi ses amis ! »

Ce revirement subit et si peu attendu netrompa personne ; toutefois il mit fin momentanément à unesituation des plus délicates pour M. et pourMlle de la Boulays, que tout le monderegardait.

Il était facile de comprendre quel étaitl’objet de la querelle et la raison de l’animosité qui avait misaux prises un instant les deux hommes.

Quant à M. de la Boulays, ilétait de plus en plus embarrassé. Il ne comprenait pas bienl’attitude de sa fille. Françoise était soudain apparue comme unefurieuse ennemie du comte et il se posait le problème de savoirpourquoi, si de tels sentiments l’animaient, elle lui avait accordésa main.

Il résolut de la confesser, car c’étaitun fort brave homme, et bien que ses intérêts fussent liés danscertaines affaires à ceux de Gorbio, pour rien au monde il n’auraitvoulu voir sa fille malheureuse.

Et même, si elle aimaitM. d’Haumont, elle n’avait qu’à le dire.

Quand on se leva pour passer au salon,Mlle de la Boulays prit immédiatement le bras deM. d’Haumont et pria aussitôt celui-ci de descendre avec elledans le parc pour qu’elle y prît le frais, dont elle sentait lebesoin. Elle ne manqua point, en s’éloignant, de s’excuser avecgentillesse auprès du comte d’accaparer ainsi « sonami ».

« C’est mon malade, disait-elle, jeveux lui faire mes dernières recommandations. »

Elle s’enfonça avec Didier sous lesarbres.

« Savez-vous bien que vous avez étéfort désagréable avec mon futur mari ? lui dit-elle quand ilsfurent seuls. S’il ne vous plaît pas, vous auriez tort de ne pointme le dire, moi qui ne l’ai pris que sur vos conseils ! Maisrien n’est perdu ! Nous avons le temps d’en choisir unautre si celui-ci ne vous convientplus ! »

Elle n’attendit point saréplique.

« Et maintenant, ajouta-t-ellebrusquement, vous allez faire vos adieux à mon père et partir toutde suite, si vous ne tenez pas à manquer votre train !… Lapetite torpédo vous conduira à la gare. »

C’était elle maintenant qui le poussaità s’en aller, qui avait hâte de le voir quitter le château.Évidemment, elle redoutait tout d’une explication entre les deuxhommes. Mais, dans le même moment, M. de Gorbio seprésenta devant eux :

« M. de la Boulaysdésirerait vous parler, mademoiselle ! Il m’a prié de venirvous en prévenir… »

Et il termina sur un ton assezfrais :

« Vous m’excuserez de venirtroubler ainsi votre dernier entretien !

– Mais vous ne letroublez pas du tout, veuillez le croire, mon cher comte !M. d’Haumont, soyez assez aimable pour me conduire auprès demon père !… »

Le comte les laissa s’éloigner. Ilvoyait rouge.

Un quart d’heure plus tard,M. d’Haumont partait dans la torpédo.

En route il eut une panne et n’arriva àla gare que pour voir « filer » son train. Il n’y avaitplus d’express que le lendemain matin. Il prit une chambre enville. Il n’y était pas entré depuis cinq minutes que l’on frappaità sa porte. Il ouvrit.

C’était M. de Gorbio. Celui-cisalua correctement et s’excusa de venir déranger M. d’Haumontà une heure pareille, mais il était persuadé que lorsque lecapitaine connaîtrait le motif de son empressement, celui-ci ne luien garderait pas rancune. Voici ce dont il s’agissait.M. de Gorbio avait toujours tenu que l’honneur d’un hommeétait ce qu’il avait de plus précieux au monde et comme le siens’était trouvé offensé par les propos de M. d’Haumont, ilvenait sans plus tarder, réclamer de celui-ci uneréparation !

M. d’Haumont l’écoutait avec ungrand sang-froid. Il déclara que la démarche du comte l’étonnaitbeaucoup et qu’il ne savait en quoi il avait pu personnellement luiêtre désagréable.

« En beaucoup de choses, monsieur,sur lesquelles il ne me convient pas de m’expliquer… mais vous avezeu, entre toutes, une certaine phrase sur les aventuriers que vousn’eussiez certes pas achevée si je ne m’étais retenu par égard pourmes hôtes !

– Monsieur ! interrompitM. d’Haumont, toujours très froid, cette phrase, c’est vousqui l’avez prononcée et je n’ai fait qu’y répondre. Mais ilsuffit ! Vous voulez vous battre ? Nous nous battronsdonc ! Mais quand la paix sera signée ! Jusqu’à cemoment-là, tout mon sang appartient à mon pays…

– Je m’attendais à cette excuse,monsieur, elle est très facile ! Nous ne savons quand la paixsera signée ! nous serons peut-être très vieux l’un etl’autre… que diable ! l’armistice me suffit à moi !… etje suis ainsi fait que cette idée de conserver si longtemps pardevers moi le souvenir d’une aussi grave offense me rend commeenragé. Je veux vous tuer tout de suite, monsieurd’Haumont !

– Je vous répète que mon sangappartient pour le moment à mon pays…

– Vous lui avez déjà donné, nous adit Mlle de la Boulays, la moitié de votre sang, à votrepays ! Je réclame l’autre ! Quand on sait qu’on ne peutpas, ou qu’on ne veut pas se battre, on se conduit en conséquence,monsieur, et l’on garde pour soi la mauvaise opinion que l’on a deses voisins. »

M. d’Haumont ne répondit pas aucomte. Il lui montrait la porte.

Alors M. de Gorbio retira d’ungeste lent un gros gant d’auto et fit le geste de souffleterM. d’Haumont.

Ce qui suivit fut rapide. Didier pritM. de Gorbio entre ses mains terribles, le souleva, lebalança et allait lui faire éclater le crâne sur le mur, quandl’autre hurla dans son épouvante la seule chose qui pouvait lesauver :

« Lâche qui a peur de monpistolet ! »

Didier le laissaretomber :

« C’est bien, fit-il, je mebattrai !… »

Pendant ce temps, Mlle de laBoulays cherchait dans tout le château M. le comte de Gorbioet s’inquiétait fébrilement de ce qu’il était devenu.

Elle apprenait enfin qu’il était partidans la limousine. M. de la Boulays était dans son bureauet ne se doutait de rien. Sur ces entrefaites, la petite torpédorentra et Françoise sut, par le chauffeur, que M. d’Haumontavait manqué son train et qu’il s’était fait conduire àl’hôtel.

Elle sauta dans la torpédo en proie auxplus sinistres pressentiments. Il lui apparaissait comme certainque Gorbio, furieux de la façon dont elle l’avait publiquementtraité et de l’attitude de Didier à son égard, devait être à larecherche du capitaine pour le provoquer. C’était peut-être unechose déjà faite. Elle se rappela la force extraordinaire du comteau pistolet ! Elle frémit. En outre, elle acquit la certitudeque la limousine du comte l’avait précédée une heure plustôt…

Son angoisse augmentait à chaque instantjusqu’à l’étouffement. Elle était persuadée qu’ils étaient en trainde se battre. Ils n’avaient pas pu attendre jusqu’au lendemainmatin !

À l’hôtel, quand elle sut que Didierétait là-haut et sauf, elle pleura de joie ! Elle courut à lachambre et frappa comme une folle. Le capitaine luiouvrit.

« Tu vas te battre ! »s’écria-t-elle.

Ce tutoiement éclatant en disait longsur leur amour dont, entre eux, il n’avait jamais été question. Ilsen restèrent tous deux changés en statues.

« Pardon ! fit-elle enrougissant… Je vous demande pardon ! »

Et elle s’affaissa sur une chaise ensanglotant.

« Oui, fit-il, Françoise !…C’est vrai, je vais me battre demainmatin !… »

Elle fit :

« Ah ! monDieu !… »

Et puis, d’un airégaré :

« À quoi vous battrez-vous ?Au pistolet ? Vous avez vu ce que ce misérable peut faire avecun pistolet : il va vous tuer ?

– Oui ! répondit simplementDidier, qui était transfiguré par une joie divine ! Oui, il vame tuer… Je ne puis rien faire à cela… Mais parce que vous êtesvenue, Françoise, je mourrai le plus heureux deshommes ! »

Alors elle se leva et lui prit lesmains :

« Tu ne te battras pas ! Je nele veux pas et tu ne le peux pas ! Tu ne dois pas tebattre ! Tu es un soldat, toi ! En temps de guerre unsoldat ne se bat que contre l’ennemi ! Tu trahirais si tu tebattais ! Non ! Non ! tu ne te battraspas !

– Mais, mon cher ange, je lui aidit tout cela ! et il m’a frappé au visage !

– Il t’a touché, toi ! Il aosé ! Et il n’est pas mort !

– Ah ! tuvois, Françoise, tu vois que toi non plus, tu n’accepteraispas de vivre après cela ! Non, mon amour, il n’est pas mort,parce que comme j’allais lui briser la tête contre ce mur, ilm’a dit que j’avais peur de son pistolet ! Tu vois bienqu’il faut que je me batte !

– Non ! non !jamais ! C’est un assassin, cet homme !

– Nous nous serions déjà battus sinous avions trouvé des témoins ! Nous avons dû remettre lapartie à tout à l’heure. Il se charge de tout. Nous aurons tousdeux les témoins qu’il lui faut. Et maintenant, Françoise,retournez auprès de votre père et gardez le silence sur toutceci ; il me reste une heure pour vous écrire, pour vousécrire de longues choses !

– Pourquoim’écrire ? Pourquoi cesses-tu soudain de me tutoyer ?Pourquoi reprends-tu cet air glacé qui m’a tant faitsouffrir ? Tu n’as qu’un mot à me dire, un mot que tu ne m’asjamais dit !

– C’est pour vous expliquerpourquoi je ne vous ai jamais dit ce mot-là qu’il faut que je vousécrive !

– Et après ? Tu tebattras !

– Je me battrai !…

– C’est que tu ne m’aimes pas,Didier ! Hélas ! mon amour, tu ne m’as jamaisaimée ! Et cependant tu sais que je t’aime depuis le premierjour… mais tu n’as su encore que me faire pleurer !

– C’est vrai ! fit Didier.Mais tu es si bonne que je suis sûr que tu mepardonneras !… »

Il s’assit, et, les coudes sur unetable, il enfonça sa tête dans ses mains pour ne plus lavoir.

Quand il releva le front, elle avaitdisparu. Alors il se mit à écrire. Cette lettre était uneconfession et un testament… un long cri de douleur etd’amour…

À l’aurore, quand M. d’Haumont eutpénétré dans le petit bois où l’attendaient déjàM. de Gorbio et les quatre témoins qu’il s’était chargéd’amener là, il eut la sensation de se trouver en face du pelotond’exécution.

Ces quatre hommes – les témoins –étaient sinistres et avaient la mine de gens qui savaient qu’ilsallaient faire un mauvais coup. Ce duel se présentait dans desconditions si particulières, que M. de Gorbio devaitavoir eu quelque peine à trouver des complices. Ce n’est pas unepartie de plaisir que de voir tirer, quand on n’est pas Boche, surun capitaine français, blessé de guerre et quelque peu célèbre parses exploits, M. de Gorbio avait dû y mettre leprix.

Toutefois, ces messieurs, prévoyant desdésagréments futurs, tinrent à ce que les choses se passassent toutà fait dans les règles. Ils regrettèrent que M. d’Haumontn’eût point apporté ses armes ; mais comme il acceptait sansaucune objection celles de son adversaire, il fut passéoutre.

Les témoins de M. d’Haumont prirentgrand soin que les pistolets fussent correctement chargés. Le sortdésigna l’un d’eux pour diriger le combat.

Ce directeur donna quelques conseils aucapitaine.

On voyait qu’il avait l’habitude duterrain. Il fit disparaître la mince ligne du col, dont lablancheur dépassait le bleu de la vareuse. Il recommanda bien àM. d’Haumont de s’effacer derrière son bras droit, de le tenirreplié sur sa poitrine pour qu’il lui servît de bouclier, et detirer dans cette position, le plus rapidement possible, dès lecommandement de feu, pour ne point donner le temps àM. de Gorbio de viser entre le commandement de« Feu ! » et les syllabes fatales : une, deux,trois !… Sans doute, cette précipitation le ferait tirer unpeu au hasard, mais c’était ce seul hasard-là qui pouvait sauverM. d’Haumont, car il n’y avait pas à se dissimuler que siM. d’Haumont laissait à M. Gorbio le temps de viser,M. d’Haumont était un homme mort.

Le témoin n’exprimait point tout haut,en des termes aussi précis, une opinion qui était celle de tout lemonde, mais il la laissait suffisamment deviner.

On compta les pas. Les adversairesfurent mis en face l’un de l’autre. Après la phrase préalableordinaire, le commandement de « Feu ! » retentit.M. d’Haumont négligea de se presser, laissant àM. de Gorbio tout son temps, et il tira avec distractionpresque en même temps que M. de Gorbio.

Il avait recommandé son âme à Dieu etpensé une dernière fois à Françoise. Il s’attendait à tomberfoudroyé. Sa stupéfaction fut profonde de voir basculerM. de Gorbio.

Le cher comte oscilla une seconde ets’aplatit d’un coup, le nez sur le gazon. Les témoins seprécipitèrent, suivis d’un autre monsieur que le capitaine n’avaitpas encore vu et qui était apparemment le docteur.

En même temps, on entendit des cris defemme et Françoise apparut. Elle accourait pour, de toute évidence,empêcher le duel et, ayant entendu les coups de feu, elle criaitd’autant plus désespérément qu’elle était certaine d’arriver troptard ! Ce n’est que dans les romans ou au théâtre quel’héroïne sait si bien mesurer sa course qu’elle se trouve juste àtemps sur le terrain pour glisser sa main sur le canon d’unpistolet et prendre pour elle une balle qui était destinée à celuiqu’elle aimait.

Cependant, quand Mlle de laBoulays eut constaté que le corps qui était allongé sur le gazonétait celui du comte et que M. d’Haumont n’était point blessé,elle ne regretta nullement son retard. Elle se jeta sur la poitrinede Didier en criant :

« C’est le jugement deDieu ! »

De telles paroles, dans une boucheadorée, firent une extraordinaire impression sur M. d’Haumontet le remuèrent autrement que ne l’avait fait le duellui-même.

« Le jugement de Dieu ! »C’était vrai que Dieu avait été pour lui, dans cette affaire, en lefaisant échapper miraculeusement au coup infaillible du comte et enfrappant celui-ci d’une balle qui n’avait aucune chance del’atteindre !

Dieu voulait donc qu’il vécût !Dieu voulait donc qu’il aimât ! Dieu trouvait qu’il avaitassez souffert ! assez expié ! C’était Dieu qui, enfaisant disparaître cet homme, lui jetait cette noble fille dansles bras, et lui seul savait la seule parole capable de déterminerson destin :

« C’est le jugement deDieu ! »

Une pensée si réconfortante et qui lecomblait d’une ivresse bien compréhensible, les larmes de joie deFrançoise, l’embrassement de ses beaux bras, l’allégressesurnaturelle de se sentir sur le seuil d’une nouvelle vie éclairéepar l’amour, firent que M. d’Haumont ne prêta qu’une oreilletrès distraite aux propos de ses témoins qui lui annonçaient queM. de Gorbio n’était pas tout à fait mort, mais qu’iln’en valait guère mieux.

Comme ils le saluaient, il leur renditleur salut sans savoir trop ce qu’il faisait. Et il se laissaentraîner par Françoise…

Elle le conduisait, quelques semainesplus tard, jusqu’au pied de l’autel. Ce mariage fit grand bruit. Cefut l’un des plus beaux mariages de la guerre.

Quelle belle sortie sur le parvis toutbaigné de chaude lumière ! Un soleil de victoire semblaits’être levé ce matin-là tout exprès pour le capitaine Didierd’Haumont et sa radieuse jeune femme.

Ils descendirent le grand escalier aumilieu du murmure d’admiration de la foule élégante. Comme danstous les mariages riches, il y avait bien, par-ci, par-là, sur lachaussée, quelques mendigots avides, quelques traîne-savates… L’und’eux se hissait à la grille dorée pour mieux voir et se déplaçaitavec des contorsions de crabe. Près de lui, un sordide marchand detapis, sa camelote sur l’épaule, regardait le cortège avec nonmoins d’intérêt. M. d’Haumont, qui était aux anges, ne voyaitpoint ces choses de la terre, pas plus qu’il ne pouvait entendreles propos prononcés à mi-voix par un monsieur trop chic à uneespèce de clerc d’huissier qui ne l’était pasassez :

« Eh bien, qu’est-ce que t’en dis« le Bêcheur » ?

– Je dis qu’il est mûr,« Parisien ». »

XV – Lune de miel

Elle se levait, dans son doux éclat, surles flots d’argent de la rade de Villefranche, à l’extrémité du capFerrat, entre Nice et Monte-Carlo, la lune de miel de M. etMme Didier d’Haumont. C’était là, dans la solitude parfuméedes jardins de « Thalassa », la magnifique villa queM. de la Boulays possédait sur la Côte d’Azur, qu’ilsavaient enfermé leur grand bonheur tout neuf.

Accoudé au balcon fleuri, l’heureuxcouple écoutait en silence les soupirs de la mer pâmée au pied desmonts qui gardaient ce golfe enchanté… Deux vaisseauxappesantissaient leur masse sombre et endormie sur le lit delumière de cette belle nuit marine.

Seul le bruit léger de deux rames quisoulevaient doucement une écume étincelante se faisait entendre surla rade et une barque passa non loin d’eux, presque à leurspieds.

« Mon Dieu ! qu’une promenadesur la mer doit être douce à cette heure divine ! »murmura Françoise.

Elle n’avait pas fini de formuler sonvœu que Didier appelait le pêcheur qui conduisait la barque et lepriait d’attendre. Ils descendirent le petit escalier quiconduisait à la grève et, l’homme ayant consenti d’un geste à lesprendre avec lui, ils glissaient bientôt sur les lames qui venaientmourir à la pointe du cap Ferrat.

« Vous pêchez souvent à cetteheure-ci ? interrogea Françoise. Il me semble vous avoiraperçu encore hier, tournant autour du cap. »

L’homme ne répondit que par ungrognement.

« Décidément, dit Françoise toutbas à Didier, notre matelot n’est pasbavard ! »

Et ils ne lui adressèrent plus laparole. Ils l’oublièrent même tout à fait. Le bras de Didierpressait doucement la taille de Françoise. La tête de la jeunefemme reposait sur l’épaule de l’époux. La brise était pleine dedouceur et chargée de parfums qui leur venaient maintenant desjardins de Saint-Jean et des terrasses de Beaulieu… Leurs lèvres sejoignaient dans l’heureuse nuit comme s’ils eussent étéseuls.

Ce rustre, à quelques pas d’eux, necomptait pas. Il avait l’air, du reste, quasi endormi sur sesrames, somnolent dans l’énorme cache-nez qui lui enveloppait latête.

Et cet homme ne dormait pas et il disaitdans le secret de son cœur : « Aimez-vous, soyez heureuxcomme des enfants qui n’ont point de soucis, pendant queChéri-Bibi veille ! Que rien ne vienne troubler lesheures de bonheur que vous avez pu ravir au destin ! Moiaussi, je les ai connues, ces heures divines ! Moi aussi, j’aisu ce que c’était que le baiser d’une femme adorée ! Moiaussi, j’ai senti une belle taille ployer dans mes bras. Moi aussi,je les ai entendus les doux soupirs de l’amour !… Hélas !hélas ! tout passe ! pressez-vous ! Les nuitsles plus enchantées sont proches des plus noirs chaos !Le gouffre est sous nos pas ! Oubliez-le ! Oublie-le,Palas, pendant que tu le peux encore ! Je suis venu de trèsloin pour éloigner de toi les ombres lâchées dans ton ombre et quite guettent comme une proie ! Prie ton Dieu en lequeltu crois encore, parce qu’il te comble, que je puisse tesauver du malheur avant même que tu t’en doutes ! Hélas !hélas ! Rien n’est plus prompt en ce monde que lemalheur ! Tu as raison de l’oublier, car tes plus tendresbaisers seraient pleins de larmes amères !… »

Ainsi pensait Chéri-Bibi dans une formelyrique et naturellement emphatique qui lui était habituelle quandles circonstances ne le poussaient point à s’exprimer dans le plusépouvantable argot.

Ceux qui ont connu comme lui les deuxfaces de la vie, par suite d’aventures qu’ils ne cherchaient pointet qui les ont détournés de leur route première, se retrouvent avecune rapidité qui ne saurait surprendre, tantôt avec un cœur pleindes rayons d’autrefois, tantôt avec le masque hideux sous lequel laFatalité s’est plu à vouloir étouffer leur première image sans yréussir complètement.

Chéri-Bibi avait bien deviné ce qui sepassait dans l’âme enivrée de Palas. Elle était dans le momenttoutepâmée de reconnaissance pour le maître des choses, de la vie et dela mort qui lui avait infligé de si dures épreuves mais qui lerécompensait si royalement.

Cet hymne secret à la Bonté souverainemontait d’autant plus haut que Palas pouvait se croire désormais àl’abri d’un retour de la méchante fortune. Pour le monde entier eneffet (pensait-il), Palas était mort ! Les journaux luiavaient apporté cette bonne nouvelle quelques moisauparavant : « On a peut-être oublié, disaient lesgazettes, le drame dans lequel succomba un banquier célèbreassassiné par le jeune Raoul de Saint-Dalmas. Celui-ci étaitparvenu à s’échapper du bagne, mais les autorités pénitentiairesviennent d’acquérir la certitude que le misérable est mort dans laforêt vierge comme tant d’autres qui ont tenté la mêmeaventure. »

On ne le rechercherait donc plus etcomme, à son arrivée en Europe, il avait appris par la même voieque ceux que l’on appelait là-bas Fric-Frac, le Parisien, le Caïdet le Bêcheur avaient été repris en même temps que le fameuxChéri-Bibi, il était en droit de conclure que le passé n’avait plusde menace pour lui !

Il était assuré, du reste, queChéri-Bibi avait été l’artisan de cette belle sécurité et il lui enavait voué une plus forte reconnaissance dans ce temps-là où ilpensait encore à Chéri-Bibi…

« Sois donc heureux, Palas !Tu apprendras toujours trop tôt (si tu dois l’apprendre) que tesanciens compagnons de chaîne se sont échappés une fois de plus,après quatre ans de pré, et qu’ils ont été plus habilescette fois, puisqu’ils sont parvenus à rentrer en France, où ilsont assisté à tes noces ! Ah ! si tu savais cela !Combien appellerais-tu de tous tes vœux l’Ange Noir, qui seul peutte sauver et dont, dans le naturel égoïsme de ton bonheur, tu neveux même plus te souvenir !… »

…………………………

Françoise était coquette, ce quienchantait Didier, qui trouvait (et il avait bien raison) qu’unefemme sans coquetterie est une femme sans charme.

Pendant les premiers mois de la guerre,Mlle de la Boulays s’était astreinte avec un véritableenthousiasme mystique à la plus stricte simplicité. Mais, envérité, eût-elle pu prétendre qu’elle aimait uniquement son costumede la Croix-Rouge parce qu’il lui rappelait ses devoirs decharité ? Oubliait-elle tout à fait qu’il lui« allait » si bien !…

Ses fiançailles, son mariage trèsmondain lui fournirent un trop beau prétexte à revenir à ses goûtsd’autrefois pour qu’elle ne se retrouvât point « enforme » devant les chiffons. Ceci, du reste, ne lui enlevaitrien de ses qualités les plus solides, et il est tout à faitridicule, comme cela se voit chaque jour chez les psychologuessimplistes, de prétendre à enfermer les plus nobles sentiments dansun fourreau grossier, tandis que tous les défauts deviennentl’apanage inévitable des petites dames qui aiment trop lesrubans.

M. d’Haumont prenait du plaisir àaccompagner sa femme dans les magasins ou chez le couturier. Et, àNice, après une flânerie sur la promenade des Anglais, il nemanquait jamais de ramener Françoise sur cette avenue toutefleurie, derrière ses grandes vitres, des dernières éclosions de lamode.

Ce jour-là, ils pénétrèrent chez lessœurs Violette, à cause d’une certaine robe de voile blanc bordéede perles devant laquelle Françoise n’avait pas pu passer sans unsoupir.

L’aînée des sœurs Violette venaitd’arriver de Paris avec toutes sortes de merveilles pour la Côted’Azur. La maison mère de la place Vendôme avait ainsi dessuccursales dans toutes les grandes stations d’hiver ou d’été etdans les principales villes d’eaux.

Françoise n’était pas retournée chez lessœurs Violette depuis la guerre. Mais elle les connaissait bien etelle fut étonnée de voir l’aînée tendre immédiatement la main à sonmari avec un bon sourire. Didier la connaissait donc aussi ?Didier fréquentait donc la mode avant son mariage ? Elle luien fit la remarque qui lui venait à l’esprit avec une mouecharmante et en le menaçant gentiment de son doigt levé.

« Madame, ne nous grondez pas, luidit Mlle Violette aînée en souriant. Il y a un grand secretentre M. d’Haumont et moi !… Mais, comme c’est le secretd’une bonne action, il ne faut pas nous en demanderdavantage.

– Je veux connaître lesecret ! insista joyeusement Françoise. Un mari ne doit pasavoir de secret pour sa femme !…

– Après tout, vous avez raison,madame… et tenez ! le secret, levoici !… »

À ce moment, une jeune fille paraissaitau fond du magasin…

Elle était vêtue magnifiquement d’unerobe que Françoise considéra aussitôt avec extase.Mme d’Haumont n’avait même pas regardé le visage de celle quila portait. Un mannequin de chair ne compte pas beaucoup plus, pourles clientes, qu’un mannequin de son.

Cependant, il fallut bien qu’elleconsidérât avec quelque attention cette jolie tête au profil d’unefinesse aristocratique quand la jeune fille, ayant aperçuM. d’Haumont, avait poussé une exclamation de joie, et touterouge d’une émotion heureuse, s’était avancée rapidement vers lui,la main tendue. Et puis, jugeant sans doute son attitudeindiscrète, elle s’était arrêtée dans son mouvement et avaitmurmuré presque en balbutiant :

« Ah ! monsieurd’Haumont ! Vous êtes donc ici ?

– Et vous-même ? repartitPalas avec un bon sourire… Il y a longtemps que vous êtes àNice ?

– Je l’ai amenée avec moihier ! fit l’aînée des sœurs Violette. Nous manquons demannequins ici et je l’ai enlevée à la caisse à Paris pour luifaire apprendre un métier nouveau ici ! Elle fait tout ce quel’on veut ! Elle est charmante notre protégée, monsieurd’Haumont !

– Ma chère amie, dit alorsM. d’Haumont à sa femme qui ne savait que dire ni que penseret qui restait légèrement interloquée au milieu de tout ce mystère,j’appelle toute ta bienveillance sur Mlle Gisèle, qui en estdigne. C’est une histoire que je te raconterai plustard !

– Une bien touchante histoire,madame… exprima Mlle Violette… et qui fait grand honneur àvotre mari ! »

Giselle s’inclina avec beaucoup de grâcedevant Mme d’Haumont.

« J’essaierai d’être toujours dignede vos bontés, monsieur et madame, fit-elle avec une grandesimplicité… quand maman et moi nous avons su le mariage deM. d’Haumont, nous avons prié pour votrebonheur !

– Elle est délicieuse, cetteenfant ! » déclara Françoise. Et elle lui donna unesolide poignée de main. « Et regardez comme elle estjolie !… » Puis, se tournant vers son mari, elle ajoutaavec une moue adorable :

« Je ne sais pas ce que vous avezencore fait pour qu’on vous marque tant de reconnaissance, maisvous savez les choisir, vos bonnes actions, mon cherDidier !… »

Quand ils sortirent du magasin,Françoise qu’animait la plus vive curiosité demanda desexplications.

« Vite ! vite !raconte-moi ! Tu sais que je suis jalouse,brigand ! »

Mais M. d’Haumont s’amusaitbeaucoup de l’impatience de sa femme. Il prenait un air détaché endisant :

« Ma chère, c’est un secret !le secret de cette jeune fille ! je ne sais vraiment si jepuis…

– Ah ! tu te moques demoi ! Ça n’est pas Didier ! Regarde la confiance que j’aien toi… On entre dans un magasin… Le premier mannequin que l’onrencontre se jette dans tes bras et je ne lui crève pas lesyeux !…

– Ce serait dommage ! fitDidier, car ils sont jolis, ses yeux.

– Oui, elle a de très jolis yeuxbleus, avec une expression d’une douceur mélancolique qui vouspoursuit, c’est vrai ! Oh ! tu es connaisseur ! Tousmes compliments ! Tout de même, tu avoueras que je suis unebonne fille… ! Est-ce que je sais ce que tu as fait avantnotre mariage !

–Françoise ! » jeta aussitôt Didier d’une voixsourde…

Il y avait tant de reproches dans cemot, que Mme d’Haumont s’arrêta net de plaisanter.

Elle vit son mari si pâle qu’elle en futdouloureusement frappée.

« Oh ! mon Dieu ! je nesavais pas te faire tant de peine ! »

Il lui prit la main et la serradoucement.

« Ma chérie, dit-il, tu vas toutsavoir… mais n’oublie jamais que depuis que je t’ai vue pour lapremière fois, il n’y a plus eu pour moi d’autre femme aumonde !…

– Je te crois, monDidier. »

Ils ne se dirent plus rien tant qu’ilsfurent au milieu de cette foule élégante qui se presse entre onzeheures et midi sur la promenade de la baie des Anges. Mais dèsqu’ils se retrouvèrent seuls, sur la terrasse généralement désertequi, contournant le château, conduit au port, Didier confia à safemme ce qu’il savait de Gisèle et comment il l’avaitconnue.

C’était lors d’une de ses premières« permissions ». Il se « remettait » desfatigues du front dans un petit entresol qu’il avait loué à sonarrivée en France, dans le quartier du Luxembourg, devant lesjardins qu’il avait toujours aimés et qui lui rappelaient lesmeilleures heures de son enfance.

Un jour, en sortant de son appartement,il avait été arrêté par le plus lugubre des cortèges qui descendaitdes mansardes. On conduisait à sa dernière demeure un pauvrediable ; derrière le cercueil descendait tout en larmes unejeune fille qui était si faible qu’elle avait visiblement la plusgrande peine à se soutenir. Elle était seule, ou à peu près. Didierlui offrit l’appui de son bras. Elle s’accrocha à ce bras avec undésespoir et en même temps une foi si sincère que M. d’Haumonten fut ému profondément. Et il la conduisit ainsi jusqu’aucimetière. Et il la ramena.

Ce ne fut qu’au retour qu’elle semblas’apercevoir du secours qui lui était venu d’unétranger :

« Oh ! monsieur, vous êtesbon ! » lui dit-elle, et comme ils étaient arrivés chezeux, elle se sauva, remontant à sa mansarde.

M. d’Haumont questionna laconcierge. Il apprit que le père de Gisèle, attaqué par un mal quine pardonne guère, la phtisie, ne pouvait plus travailler depuisdeux ans, que la mère était impotente et que la jeune fille neparvenait à faire vivre cette misérable famille que par un travailécrasant. Ne pouvant guère quitter le logis, elle s’usait à desouvrages à domicile qui leur permettaient tout juste, à tous trois,de ne pas mourir de faim.

M. d’Haumont connaissait alorsl’aînée des sœurs Violette, ayant eu sous ses ordres l’un de sesneveux, un jeune sous-lieutenant avec qui il s’était lié d’amitiéau milieu des dangers communs. Il alla trouver cette excellentedame et lui demanda si elle n’aurait pas une place pour une jeunefille honnête et digne de toute sa confiance. Les demoisellesViolette avaient justement besoin d’une caissière. Et voici commentGisèle était entrée dans l’une des premières maisons de couture deParis, comment sa mère et elle étaient sorties de la misère. En uneannée, la jeunesse aidant, elle avait reconquis sa belle santé.Enfin, elle était devenue la charmante jeune fille que Françoiseavait aperçue tout à l’heure. Les sœurs Violette la trouvaient sijolie qu’elles l’arrachaient quelquefois aux travaux de la caissepour en user comme de leur plus précieux mannequin, capable defaire valoir leurs plus sensationnelles créations.

« Et maintenant, ma chèreFrançoise, vous en savez aussi long que moi sur Giselle.

– Vous serez toujours le meilleurdes hommes ! déclara Françoise en lui serrant tendrement lebras. On n’est bon comme ça, ajouta-t-elle avec un sourire un peumalicieux, que dans les romans populaires ou à l’Ambigu…

– Tu te moques de moi ! »fit Palas, étonné et déjà un peu peiné…

Mais elle, redevenue tout à faitsérieuse :

« Je t’adore, monDidier ! »

Ils revinrent sur leurs pas, car c’étaitl’heure du déjeuner… En se retournant, ils faillirent se heurter àun singulier personnage, à la figure cuivrée, aux yeux sanssourcils et préservés de l’éclat du jour par une énorme paire delunettes à verres jaunes. Cet étrange individu était habilléentièrement de toile blanche ; il avait des souliers blancs,il était coiffé d’un chapeau melon gris. Didier ne put s’empêcherde tressaillir en l’apercevant :

« Comme il ressemble àYoyo ! » se dit-il…

Mais il ne s’était pas plus tôt ditcela, qu’il se trouva absurde et impardonnable de penser tout àcoup aux gens et aux choses de la forêt vierge sur la promenade desAnglais.

« Avez-vous vu ? demandaFrançoise en riant… En voilà un original ! Vous ne savez pasqui c’est !… À ce qu’il paraît que c’est un vrai Peau-Rouge,un chirurgien-dentiste très célèbre à Chicago qui vient d’ouvrir uncabinet à Nice ! Aimeriez-vous d’avoir pour dentiste unPeau-Rouge ? Moi, j’aurais peur qu’il m’endorme et qu’il mescalpe !… Mme d’Erland me disait, l’autre jour, quetoutes les femmes ici en étaient folles et qu’il avait déjà toutela clientèle chic de la colonie étrangère. »

M. d’Haumont, souriant, seretourna. L’homme était toujours là, les suivant à vingt pas,fumant sa cigarette.

À quelques jours de là, il y eut unefête de charité dans les plus beaux jardins de Cimiez, sur leshauteurs qui dominent Nice, au château de Valrose.Mme d’Erland, qui était l’une des principales organisatricesde cette fête, pria Françoise, qu’elle avait connue petite fille etpour laquelle elle avait toujours montré une tendre affection, d’yvenir tenir un comptoir. Françoise ne pouvait refuser. Didierl’accompagna. Il la laissa vendre son tabac de luxe avec toute laliberté et toute la grâce audacieuse que cette fonctionexceptionnelle de cigarière comportait.

Il erra dans les bosquets, fit le tourd’affreuses ruines pseudo-romaines, se rapprocha du château et ypénétra presque en même temps que le fameux docteur Peau-Rouge, quiétait entouré d’une véritable « cour » de jolies femmes.Il savait maintenant son nom, car on le rencontrait partout. Ils’appelait M. Herbert Ross.

En même temps que lui, il pénétra dansla salle de spectacle. Le chirurgien-dentiste de Chicago s’assitdevant lui, à côté d’une femme dont la tournure ne semblait pasinconnue à Didier. Cette femme ne cessait de bavarder avec lePeau-Rouge et s’efforçait d’exciter son intérêt. Mais lui,flegmatique comme toujours, ne répondait que par monosyllabes.C’était son genre. On disait, du reste, qu’il ne savait parler quepetit-nègre.

Sur ces entrefaites, une célèbrechanteuse russe se fit entendre dans L’Alceste de Glück.Gros succès, suivi de divers exercices au piano, à la harpe, auviolon. Enfin, on annonça, dans ses danses de caractère, la célèbreNina-Noha.

À ce nom, Didier eut un sursaut. Ill’avait bien lu plusieurs fois, ce nom, dans les journaux, depuisson retour en France ; il n’ignorait pas que la danseuse étaittoujours aussi courtisée, avait toujours les mêmes succès d’artisteet de jolie femme. Le temps semblait même avoir augmenté sarenommée, ou tout au moins l’engouement du Tout-Paris pour cettefemme qui avait été la maîtresse du jeune Raoul de Saint-Dalmas,n’avait fait que grandir. La guerre était venue et n’avait rienchangé à tout cela. À côté de ceux qui se battaient, il y avaitceux qui s’amusaient.

Il avait pensé cependant que Nina-Nohaavait dû bien changer depuis quinze ans ! S’il y avait tenu,il aurait pu se rendre compte de la chose par lui-même. L’occasionn’était pas difficile à trouver. Mais il ne la cherchait pas !Au contraire ! En dépit de l’image que lui renvoyait sa glaceet qui lui montrait un Didier qui ne rappelait en rien le Raould’autrefois, Palas ne pouvait s’empêcher de frémir d’uneparticulière angoisse à l’idée de se retrouver en face d’une figurequi lui avait été jadis familière. S’il allait être reconnu !Il avait beau se dire que c’était impossible, il n’en avait pasmoins acheté un gros lorgnon noir à bordure d’écaille dans ledessein de trouver derrière ces verres obscurs un sûr refuge au casoù quelque rencontre subite le mettrait dans un cruelembarras.

Nina-Noha ! Elle était au seuil detous ses malheurs ! Que de folies pour cette femme dont lesouvenir lui faisait maintenant horreur !…

Elle parut !… Quel miracle !…Non, elle n’avait pas changé. Elle était toujours aussi fatalementbelle. Ses yeux, ses grands yeux de flamme sombre avaient toujoursleur inquiétant éclat ; ses mouvements étaient toujours aussisouples, aussi voluptueux. Elle était toujours aussijeune !

Nina-Noha dansa dans une robe de villequi la déshabillait plus que ne l’eût fait la simplicité d’unetunique de Corinthe. Quels furent exactement les sentiments deDidier devant cette vision ? Constata-t-il la mort de sonancienne passion ? Pleura-t-il sur lui-même ? Revit-ilavec de la haine la cause de tant de malheurs ?…

Il applaudit comme tout le monde, sanssavoir beaucoup ce qu’il faisait. Cinq minutes plus tard, ilsortait de son rêve au son d’une voix qui, elle non plus, n’avaitpas changé :

« Eh bien, docteur, vous êtescontent ? »

La femme qui était devant lui et qu’iln’avait vue que de dos, quand elle bavardait tout bas avec le« docteur », c’était Nina !

Didier, instinctivement, mit son binoclenoir. Elle s’était assise. Elle avait dansé uniquement pour faireplaisir à ce Peau-Rouge… C’est, du moins, ce qui résultait de ceque l’on entendait de sa conversation. Le capitaine, au surplus, nel’écoutait plus. Il regardait !

Il regardait cette nuque qui l’avaitrendu fou jadis. Encore maintenant, il ne pouvait en détacher sesyeux, mais ce n’était plus cette chair qui le retenait, ce n’étaitplus ce cou parfumé qu’il avait autrefois couvert de ses baisersqu’il regardait, c’était, sur cette chair, uncollier !…

Seigneur Dieu ! il avait connu uncollier comme celui-là et des perles toutes pareilles ! Il yavait de cela longtemps ! bien longtemps ! Il y avaitplus de quinze ans de cela !… Oui, il avait tenu un joyau quiressemblait, à s’y méprendre, à ce bijou qui pendait au cou deNina !… Il avait eu des perles comme celles-là dans sa main,un certain jour que le banquier Reynaud les lui avait confiées pourqu’il pût apprécier la splendeur du collier de la reine deCarynthie !

Ah ! comme il voudrait pouvoir encompter les perles ! Ce collier (on l’avait assez répétépendant le procès pour que Palas s’en souvînt), ce collier avaitsoixante perles ! Ce collier que Raoul de Saint-Dalmas avait,s’il fallait en croire M. le procureur de la République, volé,et pour la possession duquel Raoul de Saint-Dalmas n’avait pashésité à assassiner son bienfaiteur !…

Cela vous donne un coup au cœur de seretrouver subitement, au bout de quinze ans, en face d’un collierpareil ! tout pareil !… car, enfin, si c’était lemême !…

« Je divague ! »Nina-Noha ! Un collier de perles ! L’assassinat deReynaud, tout tourne en même temps dans la pauvre tête deDidier…

« Quoi d’étonnant, se dit-il, à ceque je ne puisse voir un collier sans penser àl’autre ! Mais l’autre avait une certaine perle… uneperle qui avait un défaut…, une perle qui avait perdu sa lumière…M. Reynaud l’avait fait remarquer… Certes ! moi aussi, jeme rappelle cette perle-là ! Elle n’était pasparfaitement ronde non plus… Certes ! certes ! je la voisencore… Mais ici je ne la vois plus.

« Est-ce que je deviens fou ?Est-ce que je n’aurai pas bientôt fini de regarder ce collier… etd’essayer d’en compter les perles ?… Pourquoi ne pas m’écriertout de suite, dans cette salle, au milieu des gens :« Vous ne me reconnaissez pas ? C’est moi ! Raoul deSaint-Dalmas ! J’ai été condamné à mort pour avoir assassinéle propriétaire de ce collier-là !… Il faut que cette dame medise d’où elle tient ce collier »

Il avait peur de lui-même… Il sortit dela salle. Par un singulier hasard, Nina-Noha sortait derrière lui.Elle n’était plus avec le Peau-Rouge, mais avec un« monsieur » très élégant, qui la quitta du reste presqueaussitôt, et à qui elle dit : « À ce soir, mon cherSaynthine… »

Dans le moment même, Didier rencontraitMme d’Erland, une amie de sa femme, qui, elle aussi, sortaitde la salle de spectacle et qui arrêta le capitaine.

C’était une pétillante, sémillante dameun peu mûre et au sourire d’une jeunesse fanée. Elle ne manquait nid’esprit, ni de malice, ni surtout de méchanceté. Elle aimait detaquiner les amoureux. Elle avait assisté au bonheur de Françoiseavec une joie accablante, et elle ne manquait jamais de dire à lajeune femme, quand elle la surprenait, regardant son mari avecadoration :

« Profites-en, ma petite,profites-en ! On ne sait jamais ce que ça dure avec cesmessieurs ! »

Elle passait, du reste, pour avoir unecertaine expérience des choses de l’amour et les méchantes languesprétendaient que, dans son temps, elle avait rarement laissééchapper l’occasion d’éprouver l’inconstance deshommes !

« Eh bien, demanda-t-elle à Didier,comment trouvez-vous notre petite fête ? J’ai vu tout àl’heure que vous ne vous y ennuyiez pas trop et que vous preniez unplaisir extrême à voir danser la Nina-Noha !

– Mon Dieu ! répondit Palas ense forçant à répondre et en faisant appel à une énergie surhumainepour paraître naturel, car, au prononcé de son nom, Nina-Noha avaittourné la tête et le regardait maintenant avec une attentionredoutable, mon Dieu ! il est vrai qu’elle danse fortbien !

– Et qu’elle est l’une de nos plusbelles artistes, assurément. Ah ! brigand, elle était devantvous ! Je vous regardais : vous ne l’avez pas quittée desyeux ! Mais je raconterai tout cela à Françoise ! Il fautla mettre sur ses gardes, cette innocente ! »

Nina-Noha passait maintenant devant eux,d’un air fort indifférent…

Ah ! Mme d’Erland pouvait biendire tout ce qu’elle voulait ! Nina-Noha n’avait pasreconnu Palas !

XVI – Le programme très simple deChéri-Bibi

Ce même soir, quelques minutes avantl’arrivée du train de Paris, un domestique en livrée, coiffé d’unecasquette dont la visière de cuir bouilli lui cachait un œilcependant que l’autre disparaissait sous une large bande noire quilui faisait le tour de la tête, arpentait les quais de la gare deNice.

Non seulement on ne voyait presque riende la figure de cet homme, mais encore on était en droit de sedemander comment il pouvait y voir lui-même.

Toutefois, son pas lourd mais assuréattestait qu’en dépit de tout son emmitouflement il conservait unevision sûre des choses extérieures. Il évitait les groupes, lesemployés, le chef de gare et même le commissairecentral !

Quand le train entra en gare, il alla seplacer près de la porte de sortie et laissa tranquillement défilerdevant lui les voyageurs chargés de leurs colis. De temps en temps,comme il s’était placé dans un coin assez obscur, il était bousculépar la foule, mais il ne bougeait pas plus qu’un roc.

Soudain, il fit un pas en avant,allongea le bras et agrippa un long monsieur, d’une maigreurévidente, qui flottait dans un vaste pardessus.

Le monsieur sursauta etmurmura :

« Ah ! c’est vous, monsieur lemarq… »

L’autre lui envoya un renfoncement dansles côtes, qui arrêta net la phrase et les manifestations de joiedu voyageur.

« Vous avez fait un bon voyage,monsieur Hilaire ? demanda le domestique en s’emparant de lavalise du monsieur en pardessus flottant.

– Très bon voyage ! monsieurle seig…

– Appelle-moi Casimir,idiot !

– Bien ! monsieur Casimir…Mais je ne veux pas que vous me portiez ma valise… Je ne suis pointfatigué… On voyage très bien dans ces premières… Maintenant, je neveux plus voyager qu’en première !… »

– La ferme ! » grondaM. Casimir.

M. Hilaire ne dit plus rien. Quandils furent dans l’avenue de la Gare, à la hauteur de Notre-Dame, ledomestique dit au voyageur :

« Maintenant, tu peuxparler !…

– Eh bien, c’est tant mieux !soupira M. Hilaire… car j’ai beaucoup de choses à dire àmonsieur le mar… monsieur Casimir !… D’abord, permettez-moi devous remercier d’avoir réalisé le plus beau rêve de ma vie :un voyage sur la Côte d’Azur !

– Madame votre épouse n’a pas mistrop d’obstacles à votre départ, monsieur Hilaire ?

– Tout ce qu’elle a pu imaginerpour m’empêcher de partir, elle l’a fait ! Mais il a bienfallu qu’elle s’inclinât quand je lui eus dit que j’étais chargépar le gouvernement d’une mission secrète, relative àl’approvisionnement du littoral méditerranéen en pâtesalimentaires !… Mais cela encore ne s’est pas passé sansobservations désobligeantes et elle m’a annoncé les pirescatastrophes, comme des déraillements de trains, un tremblement deterre et quelques maladies épidémiques ! Mais je ne veux pluspenser à ces instants désagréables ! Je suis à Nice ! Jele vois, ce pays de soleil !

– Tu le verras demain matin !corrigea M. Casimir. En attendant, nous allons dîner ensemble.Je suis libre ce soir, répliqua Chéri-Bibi… Mon maître m’a donnécongé !

– Votre maître ? Vous avezdonc un maître, vous ? Je croyais que ce costume n’étaitqu’une apparence !… Je sais que M. le marquis a toujoursaimé les travestissements et que même au temps…

– Es-tu ivre, laFicelle ?

– Pardon ! pardon ! C’estplus fort que moi ! Je me crois toujours au temps où monsieurle marquis se déguisait pour courir les aventures… Et puis, c’estvrai, ce pays, cet air me grisent ! Je ne me reconnaisplus ! J’ai rajeuni de vingt ans !… Je vous demandepardon !

– Écoute ! Je suis conciergechez le docteur Herbert Ross, 95 bis, avenue Victor-Hugo…,un chirurgien-dentiste à la mode et qui a déjà une fort jolieclientèle. N’oublie pas cela, c’est tout ce que je te demande… ettoi, sais-tu ce que tu es ?…

– Comment ! si je sais ce queje suis ?… Je suis M. Hilaire, épicier, en villégiaturesur la Côte d’Azur, dont tout le programme est de rire et des’amuser… »

Ils étaient arrivés dans une rue sombrequi débouchait sur la place Masséna. Chéri-Bibi arrêta la Ficelledevant un hôtel.

« Je t’ai retenu une chambre ici, àton nom ! Va ! Je t’attends ! »

Cinq minutes plus tard, M. Hilaireétait de retour :

« Je n’ai pris que le temps de melaver les mains ! dit-il, et de me rafraîchir le visage. Oùallons-nous dîner ? C’est moi quirégale !… »

Chéri-Bibi conduisit la Ficelle dans unrestaurant de la vieille ville, célèbre pour ses tripes et sonpetit vin blanc. M. Hilaire était redevenu de la meilleurehumeur du monde. Après le dessert, il alluma un cigare que luipassa Chéri-Bibi, et il le savoura béatement en se renversant sursa chaise.

« Tu m’as fait connaître tonprogramme, lui dit Chéri-Bibi en posant ses coudes sur la tablependant qu’on leur versait le café, je vais maintenant, si tu me lepermets, te parler un peu du mien ! Je te jure qu’il varajeunir, mon bon ami la Ficelle ! et que tu te croiras revenuaux meilleurs temps de notre jeunesse !

– Je vous écoute, monsieurCasimir », répondit l’autre en lançant sa fumée au plafond eten paraissant s’intéresser beaucoup aux spirales dont ils’entourait.

« Je ne cache rien pour oublier lestracas du ménage et les complications du commerce, commençaChéri-Bibi en manière de prologue, comme certaines entreprises oùil faut déployer quelque astuce, de la présence d’esprit, dusang-froid, beaucoup de courage, enfin toutes ces vertus qui nousont permis jadis de surmonter quelques grosses difficultés dont tune saurais avoir perdu le souvenir.

– Ouais ! Si je vous comprendsbien, monsieur Casimir, votre programme, tout en nous offrant de ladistraction, ne serait point spécialement un programme de toutrepos !

– Si tu tiens absolument à tecroiser les bras pendant que je travaille, tu me regarderas faire,répliqua Chéri-Bibi d’une voix rude.

– J’en aurais bien du remords,monsieur Casimir…

– Si tu as trop de remords, tureprendras le train !

– Ne vous fâchez pas, monsieurCasimir, vous savez bien que ma vie vous appartient ! Je vousl’ai donnée une fois pour toutes ! Je vous dois tout ! Jene suis pas un ingrat ! Dites-moi donc de quoi il retourne…prononça M. Hilaire avec un gros soupir… Il y a encorequelqu’un qui vous gêne ?

– Oui, il y aencore quelqu’un qui me gêne, monsieur Hilaire, vous l’avezdit !…

– Tant pis pour lui !resoupira avec une grande tristesse l’épicier… Oui, tant pis pourlui ! Du moment qu’il vous gêne, il me gêne aussi !… Ettenez ! j’aime mieux vous dire tout de suite, ajouta laFicelle qui voyait bien que c’était fini de plaisanter, que je neserai tranquille que lorsque ce quelqu’un-là ne vous gêneraplus !… Alors nous pourrons goûter en paix lesdélices de cet adorable pays… À nous deux, j’espère bien, monDieu ! que nous saurons nous arranger pour qu’il ne vous gênepas bien longtemps…

– Je n’en attendais pas moins detoi, mon cher la Ficelle ! Sache donc que le monsieur qui megêne est justement une certaine personne chez qui tu entreras dèsdemain comme chauffeur !

– Eh ! quoi ! soupiral’épicier…, vous m’avez déjà trouvé une place de chauffeur !…Et pour demain matin !… Et qu’est-ce qu’il fait, cemonsieur-là ?

– C’est un monsieur trèsbien ! Il ne fait rien, et il s’appelleM. de Saynthine…

– Je vous remercie, monsieur, dem’avoir trouvé une place aussi distinguée… M. Casimir est bienconcierge chez un chirurgien-dentiste… Je ne vois pas pourquoiM. Hilaire ne serait pas chauffeur chez un rentier !… Etque faut-il faire ?

– Eh bien, tu t’occuperas de tonauto… comme tu faisais autrefois chez moi !

– Et puis ?

– Et puis tu auras bien soin deregarder tout ce qui se passe autour de toi !

– Et après ?

– Et d’écouter tout ce qu’ondira !

– Allons ! allons ! toutcela n’est pas très difficile…

– Ton futur maître, ceM. de Saynthine s’intéresse plus particulièrement àquelqu’un que tu connais, mon cher la Ficelle !

– À qui donc ? Je connais tantde monde depuis que je suis dans le commerce !

– Tu sais bien ?… ce monsieurqui est venu frapper de ma part à ta porte, certainsoir !

– Ah ! oui ! mais je nesais seulement pas comment il s’appelle.

– Il s’appelle Didierd’Haumont ! C’est un héros de la Grande Guerre ! Enfin,il a fait un si beau mariage qu’on en a parlé dans tous lesjournaux. Quand je t’envoie des clients, moi, monsieur Hilaire, jet’envoie ce qu’il y a de mieux !

– Ouais… ouais ! je vous ensuis bien reconnaissant. Et qu’est-ce que mon maître,M. de Saynthine, a à faire avec ceM. d’Haumont ?

– Il a à faire qu’il lui en veut àmort et qu’il a juré sa perte sans même que l’autre s’en doute, lepauvre cher homme !

– Oui-dà ! Eh bien, qu’il ytouche ! Un homme qui est venu me trouver de votre part et quidit si bien : Fatalitas ! »

Chéri-Bibi se pencha à l’oreille de laFicelle. « Tant que ce M. de Saynthinevivra,il n’y aura pas une seconde de sécurité pour tonclient, la Ficelle ! »

M. Hilaire se grattal’oreille :

« Dans ces conditions, l’affaire demon patron est claire, soupira-t-il… Encore un qui ne fera pas devieux os !

– Oui, gronda Chéri-Bibi, unaccident est si vite arrivé ! Ah ! à propos ! Tonpatron a un ami, une espèce d’olibrius qui lui sert d’homme à toutfaire et qui s’appelle Onésime Belon, un vieux copain à lui qu’il atiré de la misère et qu’il appelle dans le particulier « leBêcheur », on n’a jamais su pourquoi…

– Je le surveillerai aussi,celui-là ?

– Comment, si tu lesurveilleras ? Je crois bien que tu le surveilleras ! Ilest aussi dangereux que son patron pour notre ami le capitaine…Notre ami le capitaine n’aura pas la vie tranquille tant que cetOnésime Belon… »

Chéri-Bibi n’acheva pas, mais il eut unetorsion de ses deux mains réunies qui ne laissait aucun doute surla nécessité où l’on était de se débarrasser également de cetoiseau-là…

« Ah oui ! soupiraM. Hilaire… celui-là aussi !

– Je ne veux pasnon plus te laisser ignorer que l’Onésime Belon est tout le tempsfourré chez un certain marchand d’habits de la vieille ville (cequi explique pourquoi il est toujours si mal habillé), un surnomméFric-Frac, qui est reconnaissable à ce qu’il marche de traverscomme un crabe et porte, sans arriver à le dissimuler, une épauleplus haute que l’autre… Ce Fric-Frac se fait appeler, dans lavieille ville, M. Toulouse…

– Est-ce que celui-là en veut aussià M. d’Haumont ? interrogea avec une inquiétudegrandissante ce pauvre M. Hilaire qui commençait à suer àgrosses gouttes…

– Comment ! s’il lui enveut ! Il a juré de le ruiner ou de lui faire passer le goûtdu pain ! Comprends bien ! tous ces gens-là ont uncertain secret avec lequel ils ont résolu de faire chanter à mortle capitaine…

– Le faire chanter ! Àmort !… Oui ! Oui ! Je comprends toutel’affaire !… Elle n’est pas compliquée… « faire chanter àmort »… Alors, ce monsieur Fric-Frac ?

– Ce monsieur Fric-Fracaussi ! dit simplement Chéri-Bibi.

– Aussi ?

– Aussi !

– Ça fait trois ! osa faireremarquer M. Hilaire.

– On apprend à compter dansl’épicerie !… »

Le ton sur lequel cette phrase terriblefut lancée dans le nez de M. Hilaire fit frissonner le pauvrehomme, de la tête aux pieds…

Chéri-Bibi se leva, paya et siffla laFicelle comme un maître appelle son chien. M. Hilaire sursautaet le suivit tel un toutou craintif qui vient de recevoir une bonneraclée…

« Je t’ai connu plus de ressort, laFicelle !… émit Chéri-Bibi quand ils furent dans larue.

– Dame !trois !Vous savez, monsieur le marquis, je n’ai plusl’habitude… je me suis passablement rouillé rue Saint-Roch…Laissez-moi seulement le temps de me faire à cette idée que nousavons un peu d’ouvrage sur le trimard !…

– Écoute, la Ficelle, je t’aimebien ! mais si tu continues à faire un nez pareil, à l’idéeque tu vas rendre service à un brave soldat, idée qui devrait tetransporter d’enthousiasme !… Songe donc que sans nous ilserait la proie de ces misérables !…

– Des misérables ! Monsieur lemarq… a raison… Je sens que l’enthousiasme me vient…

– Des maîtreschanteurs !

– Les maîtres chanteurs m’onttoujours dégoûté ! déclara M. Hilaire en crachant dans leruisseau comme s’il les couvrait de sa bave…

– À la bonne heure ! À labonne heure ! Je te retrouve… Songe que nous allons fairele bien dans l’ombre !…

– Oui, oui, j’ysonge ! Dans l’ombre ! dans l’ombre autant quepossible !… Sûr qu’on ne nous décorera pas encore de cecoup-là !

– Non, mais tu auras ta consciencepour toi !

– Monsieur le marquis, ilsuffit ! Vous me décidez ! prononça M. Hilaire surun ton à tout prendre assez lamentable.

– Eh bien, puisque te voilà devenuraisonnable… je vais t’achever le programme !

– Quoi ? Ce n’est pas encorefini ?

– Oh ! presquefini !…

– Presque ! resoupiraM. Hilaire.

– Eh bien, quoi ! qu’est-cequ’il y a encore !…

– C’est ce presque !…Vous avez dit : presque, M. Casimir… Eh bien, jel’avoue, ce presquem’épouvante… Autrefois, quandM. le marq… avait presque fini, nous en avions encorepour huit jours.

– Quelle pitié !… et qued’histoires pour un marchand de tapis !… grondaChéri-Bibi…

– Un marchand detapis ?

– Oui, un Tunisien qu’ils appellentle Caïd et qui trimballe toute la journée des tapis sur sonépaule…, un moricaud sans importance…

– Ah, ça n’est que ça !s’exclama M. Hilaire…, je vois ça d’ici… un li jamaismalade, jamais mouri !

– Qu’il dit ! grognaférocement Chéri-Bibi.

– Comment, qu’ildit ?

– Ben oui ! s’il dit « lijamais malade, jamais mouri », il se trompe, voilàtout !

– Ah ! très bien !M. le marq… en a toujours de bien bonnes… Et après ?Il n’y en a plus ?

– Non, je ne pensepas en avoir oublié… Et puis, une fois pour toutes !appelle-moi Casimir !…

– Bien ! bien ! monsieurCasimir… »

M. Hilaire ne prononça plus un mot.M. Casimir respecta son silence. Ainsi arrivèrent-ils àquelques pas de l’hôtel…

« Je puis rentrer me coucher ?demanda M. Hilaire d’une voix plaintive. On ne commencepas ce soir ?

– Non ! va tereposer ! et surtout pas de mauvais rêves !

– Bonne nuit, monsieurCasimir !

– Bonne nuit, monsieurHilaire ! »

XVII – M. de Saynthine

Il y avait quelques jours queM. Hilaire était chez son nouveau patron. Jusqu’alors iln’avait eu qu’à se louer d’une place aussi exceptionnelle. Sesappointements n’étaient pas minces. Quand il s’était présentédevant ce M. de Saynthine, celui-ci l’avait dévisagéassez longuement et avait dit : « Il a l’air d’une bête,mais il doit être bigrement intelligent ! »

Un tel jugement n’était point pourdéplaire absolument à M. Hilaire qui se consolait de lapremière partie de la phrase en se disant : « J’ai l’airque je veux, quand je veux ! »

Ayant fermé la porte du petit bureaudans lequel il l’avait reçu, M. de Saynthine, qui étaitun homme entre les deux âges, fort élégant, avait continué tout enarrangeant sa cravate devant une glace, grâce à laquelle il neperdait aucun geste de M. Hilaire :

« Mon garçon, vous m’êtesrecommandé par un ami de Mlle Nina-Noha qui m’a affirmé quevous étiez d’un tempérament fort dévoué (M. Hilaire salua) etd’une discrétion telle que vous vous refuseriez certainement à mefaire connaître le détail de vos dévouements dans votre dernièreplace ; il paraît que vous y avez rendu des services rares queseuls les événements d’une guerre imprévue ont pu interrompre… Toutceci me convient parfaitement. On m’a assuré que vous ne faisiezrien pour rien et que votre dévouement n’allait jamais à l’encontrede vos intérêts. Je vous donne mille francs par mois. Êtes-voussatisfait ?

– Monsieur, avait réponduflegmatiquement M. Hilaire, ceci me paraît convenable pourcommencer…

– Nous voilà donc d’accord !avait conclu M. de Saynthine, mais il est bien entenduque vous obéissez au doigt et à l’œil, sans jamais une observation,sans jamais essayer de comprendre ce que l’on ne vous explique paset en faisant celui qui ne comprend pas, quand vous avezcompris ; enfin, que vous ne vous étonnerez derien !

– Monsieur ! voilà qui estréglé ! c’est justement une place comme celle-là que jecherchais…

– Eh bien, allez trouverM. Onésime Belon, qui vous parlera du service courant… C’estencore à lui que vous aurez affaire quand il s’agira du serviceexceptionnel. Il faut obéir en tout à M. Onésime Belon comme àmoi-même… »

M. Hilaire n’avait eu égalementqu’à se louer de M. Onésime Belon. En somme, la place n’étaitpas dure… Il avait l’oreille fine et l’œil scrutateur…

Quand il avait une minute à lui, ilallait porter le résultat de ses observations au concierge dudocteur Ross qui n’habitait pas bien loin de là, avenueVictor-Hugo.

Le docteur Ross ne recevait jamais passécinq heures du soir ; aussi, à partir de cette heure, leconcierge pouvait-il fermer sa loge. C’était un singulierconcierge, qui, pour ne pas être dérangé par la sonnette de nuit,allait coucher dans une petite maison de Saint-Jean qu’il avaitlouée sur le bord de l’eau, pas bien loin du cap Ferrat…

… Quelquefois, la Ficelle avait letemps de l’accompagner jusqu’en ces lointains parages…

Un soir qu’ils passaient par leMont-Boron, ils rencontrèrent un certain marchand de tapis qui dutleur adresser quelques propos désagréables, car ils eurent avec luiune assez violente querelle…

La Ficelle en était encore tout animé enquittant son ami, un quart d’heure plus tard, au carrefour de laroute de Villefranche…

« Et d’un !… fit-ilavec un gros soupir…

– Oh ! lui répliqua la voixrude de Chéri-Bibi, celui-là, ça ne comptepas !… »

XVIII – Les cauchemars de Palas

Mais revenons àM. de Saynthine…

Ce soir-là, M. de Saynthine,en quittant M. Onésime Belon, avec qui il avait eu une longueconférence, ouvrit la petite porte qui donnait sur le boulevarddésert qui bordait la mer et remonta vers les lumières de la ville.Il passa devant la jetée-promenade, traversa le jardin public,s’arrêta devant la devanture encore éclairée des sœurs Violette, etdit : « Tiens ! tiens ! Gisèle travaille tardce soir ! »

M. de Saynthine étaitamoureux. D’abord, en principe, M. de Saynthine étaittoujours amoureux. Il tenait ce tempérament sentimental d’uncertain Arigonde qui avait été célèbre dans sa jeunesse par sessuccès auprès des dames.

Nous savons que cette célébrité l’avaitconduit jusqu’en cour d’assises et même plus loin, à la suite demalheurs irrémédiables survenus à ses conquêtes. Les quelquesannées passées au bagne n’avaient point éteint un aussi rarefoyer.

Dans les premiers temps, l’ex-bellâtreavait gaspillé ses faveurs et ne s’était point montré trop sévèredans le choix de ses bonnes fortunes. Mais, las de trop d’occasionsbanales et de victoires acquises d’avance, il éprouvait bientôt lebesoin d’une aventure plus sérieuse, plus difficile et plusdurable.

Il avait eu l’occasion de voir à ParisGisèle, chez les sœurs Violette, qui habillaientNina-Noha.

Nina-Noha, pour servir des desseins quise devinent, surtout si on veut bien se rappeler ses origineshongroises et sa trop récente naturalisation, ne manquait pas alorsune occasion de produire dans les milieux mondains ceM. de Saynthine comme un ancien ami qui faisait del’élevage en Argentine et qui était venu en France lors de ladéclaration de guerre, pour étudier les moyens les plus efficacesd’être utile là-bas à son pays.

La vérité, trop simple, hélas !était que la propagande ennemie, toujours à l’affût pour augmenterson armée d’espions, dans l’ancien comme dans le nouveau monde etqui avait des ramifications jusque dans les placers de la Guyane,avait enrôlé Arigonde et sa bande, dans le moment que, s’étantéchappés une seconde fois du bagne, ils étaient arrivés, dénués detout, aux confins de la Guyane hollandaise.

Les agents de la« Propagande » avaient tout de suite vu le parti qu’ilspouvaient tirer de ces messieurs et ils s’étaient chargés de leurreclassement en France.

Nina-Noha avait dû adopterArigonde ; et, lorsqu’elle avait reçu la mission d’allerorganiser l’espionnage mondain sur la Côte d’Azur, elle l’avaitemmené avec elle. Toute la bande avait suivi.

La première idée du Parisien avait étéde faire la cour à la danseuse, mais celle-ci l’en avait sibrutalement découragé qu’il se l’était tenu pourdit :

« Nous ne sommes pas ici pour nousamuser ! » lui avait-elle jeté.

Le sentiment de sa dépendance était desplus désagréables à M. de Saynthine. En attendant que legrand coup médité contre Palas réussît, il avait donc cherché à sedistraire et à se consoler du dédain de Nina-Noha par l’une de cespetites intrigues sentimentales où il était passé maître. La joliefigure mélancolique de Gisèle l’avait frappé dès le premier abord,un jour qu’il avait accompagné la danseuse chez les sœursViolette.

À Nice, en passant devant la succursaledes sœurs Violette, il avait pu apercevoir de nouveau la jeunefille, s’occupant de la vente. Depuis qu’il la poursuivait, elle nerépondait nullement à ses avances et il en était enchanté. Un peude résistance n’était point pour lui déplaire.

Ce soir encore, ses pas l’avaientconduit tout naturellement vers elle. Et maintenant il laregardait, avec une certaine émotion, faire ses derniers rangementsavant son départ. Il savait qu’elle habitait une chambre dans unemaison de la rue d’Angleterre, car il l’avait suivie jusque-là etil était bien décidé à recommencer cette petite promenade le soirmême.

Aussi son ennui fut-il profond quand laporte du magasin s’ouvrit soudain et qu’il se trouva en face deNina-Noha et de sa femme de chambre.

« Qu’est-ce que vous faites là,Saynthine ?… Dites donc, accompagnez-moi jusqu’à chez moi, ilfaut que je vous parle !

– Mais, ma chère amie, j’aijustement rendez-vous…

– Ta, ta, ta !… Vous attendezGisèle, n’est-ce pas ?… Ah ! cela vous étonne que je soisau courant ?… Gisèle s’est plainte de vous à Violette aînée,qui m’en a placé deux mots… Mais vos histoires de cœur ne meregardent pas… venez avec moi ; il y a là-haut quelqu’un quiaura du plaisir à votre conversation. »

Il dut obéir. Il était exaspéré. Ilpensait qu’il aurait pu encore rejoindre Gisèle avant qu’elle fûtarrivée rue d’Angleterre.

Quand elle fut chez elle, Nina-Nohaouvrit une porte que de Saynthine avait cru jusqu’alors condamnée.Cette porte faisait communiquer son appartement avec l’appartementvoisin. Elle y entra et il entendit qu’elledisait :

« Oui ! ma robe sera prêtepour demain soir… »

Et une voix demanda, qu’il ne reconnutpas tout de suite.

« Sais-tu si les d’Haumont irontchez Mme d’Erland ?

– Oui, ils iront. Je l’ai su parMlle Violette, qui a vu Mme d’Haumontaujourd’hui. »

Puis, il y eut quelques phraseséchangées tout bas et Nina-Noha vint lui dire de passer dansl’appartement voisin. M. de Saynthine vit alors un hommeétendu sur un canapé, la figure très pâle et les yeuxfiévreux.

« Ah ! monsieur lecomte !

– Oui, c’est moi, ressuscité tout àfait ou à peu près… Je reviens de loin. Ce capitaine d’Haumont tirepourtant comme une mazette !… mais on lui revaudra cela,n’est-ce pas Saynthine ?

– Oui, oui, monsieur lecomte !

– Mais qu’est-ce que c’est que cethomme-là ? Il n’y a plus en France de d’Haumont depuiscinquante ans… En voilà un qui revient de là-bas avec desmillions ! Paraît qu’il possède au fond de la forêt vierge uneexploitation magnifique… Tout de même, ça ne se cache pas uneaffaire pareille… J’ai fait prendre des renseignements…D’Haumont ? inconnu dans les Guyanes ! Vous autresdans vos pérégrinations à travers le pays, vous n’avez jamaisentendu parler d’une entreprise d’Haumont ?

– Ma foi non !… Son affairedoit être située dans le haut Oyapok et même plus haut ! C’esttrès sauvage par là ! Personne n’y va ! Mais dans cescontrées-là, il suffit d’un coup pour réussir…

– C’est bizarre ! fit tout àcoup Nina-Noha, j’ai vu pour la première fois le capitained’Haumont l’autre jour à la fête de Valrose, et j’ai eu tout desuite la sensation que cette figure-là ne m’était pasinconnue !

– Oh ! on s’imagine souventcela ! exprima Saynthine avec un hochement de tête…

– Écoutez, Saynthine !… repritGorbio, j’ai fait faire une enquête des plus serrées sur lecapitaine d’Haumont. Dans sa vie, il y a un trou !… Il fautsavoir ce qu’il y a dans ce trou-là, mongarçon !… »

Saynthine s’inclina :

« On essaiera, monsieur lecomte !… »

Sur quoi, il prit congé.

Ainsi, on l’avait fait venir pour led’Haumont !…

« Plus souvent que je te donnerai àmanger un pareil morceau ! » grogna-t-il,égoïste.

En repassant devant le magasin des damesViolette, il pensa de nouveau à Gisèle avec une animosité qui nefaisait que décupler le désir qu’il avait du jolimannequin…

Mais il ne le vit plus.

En effet, pendant qu’il suivaitNina-Noha où il plaisait à celle-ci de le conduire, on était venuchercher, en hâte, Gisèle. Sa mère était à toute extrémité ;et la pauvre enfant était partie affolée. Quelques minutes plustard, M. et Mme d’Haumont pénétraient dans le magasin.Violette aînée apprenait à M. d’Haumont le malheur quimenaçait sa protégée et Didier proposait immédiatement de se rendrechez elle. Surprise un peu de l’émoi de son mari, Françoise n’enacquiesçait pas moins immédiatement à son désir. EtMlle Violette elle-même les conduisait rued’Angleterre.

Cinq minutes plus tard, ils frappaient àla porte d’un petit appartement, au cinquième. Une garde-maladevint ouvrir. Ils se trouvèrent dans une antichambre encombrée d’unlit-cage. C’était là que couchait Gisèle.

Mlle Violette était déjà passéedans la chambre de la maman. Les nouvelles étaient meilleures. Elleavait eu une crise, mais le docteur avait prononcé des parolesd’espoir, expliquait la garde. Mlle Violette vint leur direqu’ils pouvaient entrer.

Ils pénétrèrent dans une pièce tenuetrès coquettement et où la maman de Gisèle, pâle sur son lit, lesaccueillit avec un bon sourire. Elle remercia Didier de tout cequ’il avait fait pour sa fille et pour elle dans des termes quifirent venir les larmes aux yeux de Françoise. Elle sut égalementtrouver des paroles si jolies pour parler à Françoise de sonbonheur, que la jeune femme en fut remuée jusqu’au fond del’âme.

« Mais où est donc Gisèle ?demanda Didier.

– Elle vient de descendre avec ledocteur… Elle a voulu l’accompagner pour le confesser un peu, sansdoute, la pauvre enfant ! Elle se doute bien que je suis trèsmal, bien que l’on fasse tout pour le lui cacher… »

Françoise et Mlle Violetteprotestèrent que le soleil du Midi faisait des miracles, maisencore fallait-il ne point habiter dans un appartement où il nevenait jamais, et elles s’arrangeraient pour que Mme Anthenay(c’était le nom de la mère de Gisèle) fût installée confortablementdans un petit appartement du quai du Midi, où elle aurait la visitedu soleil, de son lever à son coucher !

Tout à coup, on entendit des coupsbrusques frappés à la porte du palier ; on courut ouvrir etGisèle se jeta dans l’appartement, la figure bouleversée etéclatant en larmes, en sanglots convulsifs.

« Qu’y a-t-il ? Mais qu’ya-t-il ? » lui criait-on ?

Elle essayait de se retenir, demandantpardon à tous ceux qu’elle ne s’attendait pas à trouver là, de sonstupide émoi.

« Ce n’est rien, j’ai eu peur dansla rue !

– Ça n’est pas vrai ! s’écriaMlle Violette, je parie que c’est encore lui ! Il vous aencore poursuivie !

– Eh bien, oui, c’est lui ! Ilm’a insultée ! Il ne me lâche plus ! »

Didier s’était levé si pâle et avec unefigure si terrible que Françoise en fut épouvantée.

« Qui ? qui donc vous ainsultée ? » râla-t-il.

Mlle Violette était allée à lafenêtre du petit balcon qui, au-dessus du toit, permettait de voirdans la rue. Et elle désignait un homme coiffé d’un chapeau mou,dont le col de pardessus était relevé et qui avait les mains dansles poches, la canne sous le bras :

« Eh ! c’est bien lui !s’écria-t-elle. Ce misérable poursuit tous les jours Gisèle !Il faut déposer une plainte ! ».

Mais déjà Didier, n’écoutant pas safemme qui, affolée, le suppliait de rester, s’était précipité horsde l’appartement comme un fou !

…………………………

En vérité – et je parle ici, bienentendu, pour le courant de la vie civile – il y a encore de noblesâmes, des cœurs aidant au bien, toujours près de bouillonner pourla vertu et qui n’hésitent pas de se lancer dans les aventures lesplus désagréables dès qu’il s’agit d’un geste héroïque. On dit deces gens que ce sont de vrais chevaliers, parce qu’ils ne manquentpas une occasion de défendre l’honneur des dames, et cela sanscalcul d’aucune sorte, et même sans qu’ils gardent par devers euxla moindre idée de récompense.

Ainsi, par exemple,M. d’Haumont.

Il avait déjà suffisamment« fait » pour cette jeune fille, l’ayant tirée de lamisère et lui ayant donné un bon état, pour qu’il fût en droit decroire ses devoirs de charité accomplis de ce côté. Il pouvait s’entenir là. Mon Dieu ! Gisèle était assez grande pour sedéfendre contre les agaceries d’un passant et même contrel’entreprise d’un fâcheux.

Une employée de magasin qui se trouve enbutte aux discours ridicules d’un flâneur et même à une tentatived’embrassement de la part d’un homme suffisamment épris pouroublier les mesures et la bienséance, cela se voit ! celan’est pas rare ! C’est regrettable, mais la nature humainen’est pas parfaite, et quand elle oublie, dans un mouvementirrésistible, la politesse des mœurs et le respect dû auxdemoiselles trop jolies qui rentrent tard le soir chez elles, lemieux ne serait-il pas de laisser aux éléments en hostilité le soinet le temps de tout remettre en ordre !

L’indifférence ou le mépris d’une part,la lassitude ou l’orgueil froissé de l’autre auront tôt fait,généralement, de réduire la première ardeur d’un vilain monsieurqui, dans sa fatuité, avait pu se croire tout permis. Mais allezdonc tenir ce langage de la raison aux redresseurs de torts, ils nevous écouteront pas ! et dût-il en résulter pour eux la plusméchante avanie, les voilà tout de suite partis en guerre !Regardez M. d’Haumont descendre cet escalier comme un insenséet se jeter dans la rue et chercher son homme, ou plutôt celui deGisèle, avec des mouvements de dogue qui ne demande qu’à mordre, etconcevez qu’il a perdu l’esprit.

Qu’est-ce que doit penser la pauvreFrançoise là-haut ? Elle doit certainement se dire :« Eh bien, s’il se met dans des états pareils pour uneétrangère à qui on a manqué de respect, que fera-t-il le jour oùquelqu’un me regardera de travers ?… Ma foi, il ne pourraguère montrer plus d’irritation ! » Et cetteconstatation la rend toute mélancolique… Mais comme elle est, dansson genre, animée de sentiments qui ne le cèdent en rien pour lanoblesse à ceux de M. d’Haumont et qu’elle aime celui-ci plusencore pour lui que pour elle-même (ce qui est le suprême del’amour), elle a vite fait de rompre avec des réflexions qu’ellequalifie d’égoïstes, et n’a plus de transes que pour le sortréservé, dans cette algarade, à un homme pour lequel elle donneraitsa vie.

Mlle Gisèle, elle aussi, s’inquiètede ce qui peut arriver à son bienfaiteur et elle exprime tout hautle regret de n’avoir pas su se taire ! mais elle ne savait pasque M. d’Haumont fût là ! et surtout elle ne pouvait passe douter qu’il prendrait si à cœur cette petite affaire ! Sonémoi, ses excuses, sa douleur sont si sincères et exprimées, avecune candeur si vraie, que Françoise, dans le moment même qu’elleeût pu sentir naître en elle pour Gisèle une antipathie asseznaturelle à la suite de l’attitude de son mari – toute de charitécertes, mais d’une charité exceptionnelle ! – fut la premièreà la consoler !

Toutes deux étaient descendues auxnouvelles, avec la même agitation, le cœur habité par le mêmeeffroi.

En haut, cette pauvre Mme Anthenayse pâmait. Il n’y avait que Mlle Violette aînée qui avaitgardé un peu de sang-froid :

« Qu’est-ce que vous voulez quiarrive ? M. d’Haumont dira son fait à ce butor, et lebutor fichera le camp ! Vous savez qu’on ne le voit plus, le« suiveur » !

En effet, à l’apparition d’un monsieurqui agitait sa canne comme un fou, l’homme s’enfonçant de plus enplus dans le col de son pardessus, avait pris par une ruetransversale et dirigé sa marche assez hâtive vers les lumièresd’une voie plus centrale.

M. d’Haumont fut bientôt derrièrelui. Ils se trouvaient alors tous les deux en pleine obscurité.M. d’Haumont lui jeta dans le cou :

« Arrêtez-vous donc un peu,monsieur ! j’ai quelque chose à vousdire ! »

À cette voix, l’homme tressaillit maisne s’arrêta pas…

« Voulez-vous vous arrêter,repartit d’Haumont… J’ai à vous dire que vous êtes un lâchebonhomme et que si vous ne cessez vos infâmes poursuites, c’est àmoi que vous aurez affaire !… »

Mais l’autre ne s’arrêtait toujours pas.Bien au contraire, il faisait les enjambées doubles.

« Vous entendez ! continuaitce fou de Didier… Que je vous voie encore sur le chemin deMlle Anthenay et je vous calotte ! D’abord, vous nepartirez pas d’ici avant que j’aie vu votrefigure ! »

Et, comme ils arrivaient dans la lueurd’un réverbère, le capitaine d’Haumont, levant sa canne, jeta surle trottoir le chapeau mou de l’individu dont le haut du visage futéclairé…

Aussitôt M. d’Haumont, comme s’ilavait reçu un coup de poing dans l’estomac, cessa net de gesticuleret poussa un sourd gémissement… Quant à l’homme, il ne prononça pasun seul mot : il ramassa son chapeau, l’enfonça sur sa tête etcontinua son chemin.

« Le Parisien ! râlaitM. d’Haumont !… Le Parisien ! »

Et il revint sur ses pas en trébuchant,comme un homme ivre.

XIX – Une mauvaise nuit suivie de mauvaisjours

Didier trouva au coin de la rue les deuxfemmes affolées. Il les rassura d’une voix altérée. L’homme s’étaitenfui à son approche. M. et Mme d’Haumont prirent tout desuite congé de Gisèle qui suppliait le capitaine de lui pardonnersa conduite stupide.

Dans le taxi de luxe qui les ramenait aucap Ferrat, Didier et Françoise ne parlèrent guère. La jeune femmeétait désolée. Elle pensait que son mari lui en voulait un peu desquelques observations qu’elle lui avait faites à propos de sagénérosité trop vive.

Elle lui prit la main. Elle fut étonnéeet même inquiète de la sentir toute glacée :

« Oh ! mon Dieu ! commetu as froid ! Tu es mal, mon chéri !

– Non ! non ! jet’affirme, je suis très bien ! »

Elle lui passa une main sur le front. Ilétait couvert d’une sueur glacée… Elle s’effraya :

« Tu as certainement quelquechose ! mais parle donc ! pourquoi ne parles-tupas ? Je ne t’ai jamais vu dans un étatpareil ! »

Il essaya de la plaisanter, mais sa voixétait toute changée… Elle se mit à pleurer :

« Je ne sais pas ce que tuas ! je ne sais pas ce que tu as ! Tu me caches quelquechose ! »

Il la prit dans ses bras et ill’embrassa avec une passion si subite qu’elle fut loin d’en êtrerassurée…

« Ciel ! fit-elle, toi aussitu pleures !

– Je pleure parce que je vois tonchagrin ! ton inexplicable chagrin !… tu sais bien que jet’adore, Françoise !

– Oh ! oui ! oui !Dis-moi cela ! dis-moi cela !

– Mon amour, est-ce que tu endoutes ?

– Je serais morte, si j’en avaisdouté ! Mais dis-le-moi tout de même, c’est si bon !Prends-moi encore dans tes bras ! embrasse-moi !embrasse-moi !… Pleure encore avec moi, c’est sibon !

– Nous sommes fous ! Nous nesavons pas pourquoi nous pleurons ! Nous nous conduisons commedes enfants ! C’est honteux !

– Mon amour ! mon amour !alors, c’est vrai ! tu ne me caches rien ? tu ne l’as pasvu, ce sale individu ?

– Mais non, à peine !… Ilfuyait littéralement !… Je l’ai engagé à ne plus revenir dansle quartier… et c’est tout ! n’en parlonsplus !

– Non ! non ! n’enparlons plus !… »

Ils n’en parlèrent plus. Ils neparlèrent même plus du tout jusqu’à leur arrivée à lavilla…

Alors, quand ils furent chez eux, ellelui dit :

« Écoute, mon chéri, laisse-toisoigner… tout à l’heure, tu étais glacé, maintenant tes mains sontbrûlantes… Tu as encore la fièvre !… Il y a trop peu de tempsque tu es remis de tes blessures et nous nous conduisons comme desimprudents ! Tu auras attrapé froid en sortant de chezMme d’Erland !… Mais qu’est-ce que tu fais !Laisse donc les portes ! le domestique lesfermera ! »

Oui, il se surprit poussant les verrousdes portes lui-même comme un enfant qui a peur.

Et cependant il était redevenu un peuplus calme. Il avait tant besoin de douter. Il voulait douterencore ! Il avait peut-être mal vu ! car enfincela avait été si rapide cette apparition d’une figure dans lalueur d’un bec de gaz. Et pas même une figure ! Unfront, des yeux, c’était tout ! Était-ce suffisant pour êtresûr qu’il s’était heurté au Parisien ? Certainementnon ! Il fallait compter avec le jeu des ressemblances, aussiavec son propre état d’esprit, toujours prêt à croire au danger, àse l’imaginer tout proche.

Le Parisien à Nice ! Non !non ! ce n’était pas possible ! Le bagne l’avait repris.Cela avait été annoncé dans les journaux. Et puis, si le Parisienavait été à Nice, il eût passé son temps à poursuivre un autregibier que Gisèle. Le capitaine d’Haumont en saurait quelquechose…

Ainsi se raisonnait-il. La tendresse deFrançoise, les soins inquiets dont elle l’entoura, l’attendrirentet le détendirent. Ils étaient si heureux, si tranquilles dans leurpetit coin… il y avait une telle paix autour d’eux… non !non ! il ne croyait plus à son malheur ! Il fut biensage, prit son grog, se laissa dorloter, brisé par une émotion sinouvelle, accablé physiquement et moralement,s’endormit.

Françoise, elle, ne dormaitpas.

Elle écoutait cette respirationoppressée, elle épiait ce sommeil douloureux à côté d’elle.Soulevée sur son coude, elle se penchait avec une angoissegrandissante et qui lui serrait le cœur à l’étouffer sur cettefigure adorée qui souffrait d’un songe inconnu.

Quelles images redoutables passaientsous ces paupières closes pour qu’un pareil soupir gonflât cettepoitrine haletante ? Elle n’avait jamais regardé dormir sonmari. C’était effrayant !

Et puis, elle lui trouva soudain unefigure qu’elle ne connaissait pas, et qui l’épouvantait.

Des rides qu’elle n’avait jamaisremarquées creusaient sur le front, aux tempes, au coin des lèvres,des sillons profonds. Cette chair qu’elle avait vue au repos, sinoble, si apaisée sous la domination d’une âme forte et brave,était ravagée comme si l’esprit de la peur s’était emparé d’elle,profitant de ce que la sentinellene veillaitplus.

Il lui fut impossible de rester pluslongtemps auprès de cette figure de martyre qu’elle ignorait etelle réveilla Didier pour revoir l’autre visage, celui qu’elleavait épousé.

Didier poussa un rauque gémissement etouvrit sur elle des yeux hagards.

À la lumière falote de la veilleuse,elle le vit sortir de son cauchemar comme un nageur qui revient auniveau des eaux et qui peut enfin « reprendre sarespiration ».

« Didier ! Didier !qu’as-tu ? Tu ne me reconnais pas ? C’est moi, c’est moi,Françoise ! »

Alors la figure se détendit, les yeuxfurent habités à nouveau par la douce flamme qui les éclairaitchaque fois que son regard se posait sur elle.

« Oh ! ma chérie ! jeviens de faire un rêve épouvantable !

– Oui, oui !épouvantable ! Et je t’ai réveillé.

– Qu’est-ce que j’ai dit ?Qu’est-ce que j’ai dit ?

– Mais rien ! tu souffrais, tugémissais, tu soupirais affreusement !… »

La douce voix de Françoise semblaitchasser définitivement les ombres atroces de la nuit.

« Mais à quoi donc rêvais-tuainsi ? demanda-t-elle.

– Ma chérie, je rêvais au plusgrand malheur du monde. Je rêvais que tu ne m’aimaisplus…

– Oh ! monDidier !… »

Elle le prit dans ses bras, lui mit satête sur sa poitrine.

« Écoute mon cœur »,fit-elle.

Ils l’écoutèrent tous deux en silence.Ce silence, Didier ne le rompit point et il simula de céder à unsommeil doux et réparateur. Mais il ne dormait point. Il sedéfendait de dormir. Il redoutait la trahison dessonges…

Elle aussi ferma les yeux et le trompaet il crut vraiment qu’elle dormait, mais elle savait qu’il nedormait pas !

Ils se mentaient pour la première foisdans les bras l’un de l’autre !… Son sein nu supportait cemensonge… Didier, comme un patient qui cherche le coin où s’étendrepour y moins souffrir, faisait reposer là son secret et elle nedouta point dès lors que ce secret ne fût digne d’un pareilrefuge !

Avec un être comme Didier, il ne pouvaits’agir (en cette cruelle hypothèse d’un secret qui faisait à cethomme au côté d’une femme aimée de si terribles nuits) que d’unmalheur qu’il avait le devoir de cacher, mais dont elle n’auraitpas à rougir pour lui si elle l’apprenait !…

Depuis la conduite étrange de Didier audébut de ce qu’elle pouvait appeler leurs fiançailles, elle avaittoujours pensé qu’il y avait eu dans la vie de M. d’Haumontquelque mystère… Elle persistait à imaginer une ancienne histoirede femme, de méchante femme naturellement, qui aurait autrefoisabusé de la bonté de Didier et qui, maintenant encore, essayeraitde le faire vilainement chanter… que ce fût cela ou autre chose,elle était sûre que de toute façon Didier était unevictime…

Le lendemain matin, à la première heure,M. d’Haumont était à Nice. Il attendit le passage de Gisèle aucoin de la rue d’Angleterre et de la rue Bardin, en faisant lescent pas devant un établissement d’hygiène électrique d’où leconcierge considérait ces allées et venues avecahurissement.

Didier savait que Gisèle, qui devaitêtre à neuf heures au magasin, passerait par là ; et comme ilne tenait point à ce que les sœurs Violette connussent sa démarcheaprès ce qui s’était passé la veille, il attendit le mannequin dansla rue. Une visite chez elle aurait été, à cette heure,inexplicable. D’autre part, il avait espéré que, poussée parquelque besoin du ménage, Gisèle descendrait dans le quartier detrès bonne heure.

Au fur et à mesure que les minutess’écoulaient, son impatience faisait peine à voir. Le concierge del’établissement d’hygiène le plaignit. Ce brave homme arrêtaquelques clients qui entraient pour leur montrer le monsieur sur letrottoir :

« Si vous voulez voir un monsieur àqui on a posé un joli lapin ! »

À neuf heures moins le quart, unehonorable dame qui venait faire dans l’établissement « sahaute fréquence » quotidienne, dans le dessein évident de serajeunir autant que possible, descendit de son auto et, dans lemoment qu’elle allait disparaître dans le vestibule, s’arrêta,complètement médusée.

Elle venait d’apercevoirM. d’Haumont courant à Gisèle et l’entraînant rapidement dansune conversation des plus animées.

« Ah ! bien, madame d’Erland,ça n’est pas trop tôt qu’elle arrive, la donzelle, exprima leconcierge. Pensez, voilà plus d’une heure que l’autre poireaute surle trottoir !

– Ce n’est paspossible !…

– Je vous dis qu’il était là à septheures et demie… On peut dire qu’il estpincé !… »

Mme d’Erland étaitoutrée :

« Le misérable !murmura-t-elle… Et moi qui croyais plaisanter ! PauvreFrançoise ! »

Pendant ce temps, M. d’Haumontavait obtenu quelques précisions assez rassurantes relativement àla personnalité de l’individu qui pourchassait Gisèle.

Celle-ci avait été bien étonnée detrouver ce matin-là le capitaine sur son chemin, et dès qu’elleavait su ce qui l’amenait, elle avait pensé tout de suite qu’ils’était passé la veille au soir entre les deux hommes une scèneassez brutale à laquelle l’officier voulait donner dessuites.

Effrayée de cette perspective, elleavait supplié M. d’Haumont d’oublier l’incident ; maiscelui-ci s’était exprimé dans des termes tels pour connaître toutela vérité, qu’elle avait fini par dire le peu qu’elle savait,c’est-à-dire que ce monsieur était un ami d’une cliente deMlle Violette, qu’elle l’avait vu pour la première fois àParis, où il était, paraît-il, très répandu dans les milieuxartistiques et mondains, qu’il lui avait offert de la faire entrerau théâtre, où il comptait beaucoup d’amis, et qu’il s’appelaitM. de Saynthine.

Quand il quitta Gisèle, Didier sedisait : « Je suis fou ! J’airêvé ! »

Une heure plus tard, à la réflexion, ilne restait plus rien de ce qu’il appelait son imagination de laveille ; seulement il avait décidé que, pour échapper à unmilieu, à une ambiance qui ne lui permettait plus de goûter commeil convenait les dernières heures précieuses d’un congé deconvalescence, doucement éclairé par une lune de miel, il allaitfaire, avec Françoise, un petit voyage au cours duquel il espéraitbien ne rencontrer ni Nina-Noha, ni l’ombre du Parisien…

Il mettait sur le compte de laréapparition de la danseuse à son horizon le trouble momentané danslequel il était plongé. Dès lors, quitter les lieux qu’ellefréquentait devenait son plus cher programme.

Hanté par cette idée, il se dirigea versles bâtiments où depuis la guerre se trouvait installé le servicedes sauf-conduits et des passeports.

Il traversait alors, ayant coupé au pluscourt, un coin de la vieille ville. Là, les rues sont étroites ettortueuses. Il se trouva arrêté devant une boutique basse demarchand de vieux habits et de tapis d’occasion à l’enseigne deMonsieur Toulouse.

Pourquoi cette enseigne lefrappa-t-elle ? Pourquoi en retint-il le nom ? Plus tard,quand il se le demanda, il ne put rien se répondre, sinon qu’il yavait déjà, au fond obscur de lui-même, quelque chose qui savaitque cette enseigne compterait dans sa vie.

Enfin la rue fut dégagée par ledéplacement d’une petite voiture à bras chargée delégumes.

Quand cette voiturette se fut déplacée,elle découvrit une espèce de larve humaine qui rasait les murs etqui pénétra aussitôt dans un corridor sombre adjacent à la boutiquede Monsieur Toulouse. Didier s’appuya au mur. Il avaitreconnu Fric-Frac !…

Il trouva la force de s’enfuir duquartier ! Tout son être du reste lui criait :« Fuis ! » Ah ! se sauver avec Françoise aubout du monde !…

Il avait une figure de spectre quand ilentra dans la salle où l’on délivrait les permis. Il était à peuprès sûr que Fric-Frac ne l’avait point vu. Il se donna le temps deretrouver sa respiration, sa voix.

Quand il s’avança vers la tablecentrale, derrière laquelle les employés répondaient au public, ilaperçut alors, debout tenant des papiers à la main, un homme enlongue redingote flottante qui le dévisageait fixement.

Didier tourna sur lui-même. Il devenaitfou !

Il ne sut jamais comment il avait pu seretrouver dehors, comment il avait eu la force de se jeter dans unevoiture et de crier son adresse. Il avait reconnu leBêcheur !…

XX – Coup d’œil sur l’abîme

Quand Didier rentra chez lui, il trouvaune femme très inquiète.

« Comment es-tu sorti de si bonneheure sans me prévenir ?

– Tu dormais, je n’ai pas voulu teréveiller !

– Comme tu es pâle ! Tu esencore souffrant !… Didier ! Didier ! Tu me cachesquelque chose !… Tu as reçu une mauvaisenouvelle !

– Mais non, ma chérie ! jet’assure… »

La femme de chambre apporta une lettrepour « Monsieur »… Celui-ci la prit et s’enferma dans lebureau, disant qu’il allait se débarrasser d’une longuecorrespondance en retard.

Évidemment, il voulait rester seul. Ellecomprit cela. Elle n’insista pas. Elle était épouvantée.

Lui, dans le bureau, s’était mis la têtedans les mains et essayait de réfléchir. Il n’y parvenait point. Lecoup avait été trop rude. Il en était comme assommé.

Sur la table il fixait stupidement lalettre sans l’ouvrir. Elle venait de Nice. Soudain, il s’en emparafébrilement et la décacheta en tremblant. Il s’y prit à plusieursfois pour lire ceci :

« Mon cher capitaine, je croisqu’il est absolument nécessaire que nous ayons une entrevue.Rassurez-vous, je ne vous tiens pas rancune de notre dernièrerencontre. Aussitôt que vous m’avez eu reconnu, vous vous êtesconduit tout à fait convenablement. Dès lors, j’aurais pu engagerl’entretien, mais une conversation en pleine rue, fût-ce à dixheures du soir, n’est jamais bien sûre et, autantque possible, il est préférable que ce que nous avons à nousdire reste entre nous ! Mes amis sont ici. Je ne vous cachepas qu’eux aussi vous reverront avec joie. C’est chez l’un d’eux,M. Toulouse,marchand d’habits au coin de la rueBasse, dans la vieille ville, que je vous donne rendez-vous à cinqheures. Nous vous attendrons jusqu’à six heures, après quoi nousserons en droit de penser que notre lettre s’est égarée etnous en adresserons une autre à Mme d’Haumont enprenant, cette fois, les précautions nécessaires pour qu’ellearrive à destination. »

La lettre était signée duParisien.

Chose singulière. Cette lettresoulagea Didier. Il allait voir le danger en face. Il allaitsavoir exactement ce qu’il pouvait craindre et ce qu’il pouvaitespérer ; s’il pouvait encore vivre et combien detemps ?

Le danger qu’il pouvait courir en serendant là-bas, il n’y songeait point. Ou l’on pourrait« s’entendre » ou ils pourraient le tuer : ils luirendraient service.

Quand il eut arrêté sa ligne deconduite, il se trouva momentanément assez fort pour mentir par sesparoles, son visage et par son air à Françoise.

Il alla la retrouver, lui déclara qu’ilse sentait tout à fait mieux, qu’il avait eu depuis la veille un deces accès de fièvre paludéenne dont il se croyait débarrassé depuislongtemps et qu’il tenait d’un séjour qu’il avait fait quelquesannées auparavant dans les marécages de la broussetropicale.

Ces propos ne calmèrent pointl’inquiétude de la jeune femme…

Dans l’après-midi, elle se glissa dansle corridor jusqu’à la pièce qui servait à son mari de bureau etqui avait une porte vitrée sur laquelle un rideau était mal tiré.Alors elle vit Didier qui regardait une enveloppe qu’elle reconnutà un cachet de cire pour être celle qu’elle avait aperçue entre sesmains la veille de son duel. Il tourna un peu la tête. Jamais ellen’avait vu la figure de M. d’Haumont aussidouloureuse.

Hélas ! ce n’était point sur sonpropre sort que le malheureux s’apitoyait alors, mais surcelui de Françoise, sur la destinée qu’il lui avait faitedans un moment de lâcheté amoureuse… Il se traitait de misérable etavait horreur de lui-même. Il s’agissait bien de mourir ! Ils’agissait de la sauver de cette honte, elle !… Ah !oui ! il irait à ce rendez-vous !

À ce moment il leva la tête ; illui avait semblé entendre une voix mystérieuse qui lui soufflaittout bas : « N’y va pas ! »

La fenêtre était ouverte qui donnait surles jardins. Il crut voir une ombre accrochée à cettefenêtre.

Il se souleva, le cœur battantaffreusement…

« Chéri-Bibi !… »

Était-ce un rêve ? Il eut la forcede se lever tout à fait… Il s’approcha de la fenêtre les brastendus vers l’ombre !…

Et celle-ci répéta : « N’yva pas ! »

Et l’ombre sauta dans lachambre.

Derrière son rideau, Françoise, éperdue,assistait à ce spectacle inimaginable : cette monstruosité,cette hideur humaine dont la seule vue eût fait fuir d’épouvanteles petits enfants et accourir les gendarmes, serrée dans les brasde son mari !…

Quelle étreinte était celle-là !…Par quel mystère insondable son Didier, son époux, son héros,tenait-il sur son cœur cette brute redoutable qui venait le visiterpar le chemin des voleurs et des assassins ?

Un dernier jeu de la lumière fit surgirsi tragiquement le masque effroyable du bandit que Françoise ouvritla bouche pour crier son horreur ; mais l’horreur même étouffason cri. Et elle s’abattit sur le tapis.

Elle n’avait pas perdu connaissance…Dans la pièce à côté, un sourd murmure attestait que laconversation continuait entre les deux amis…

Mais elle n’entendait point lesmots ; ses oreilles lui sonnaient un tintinnabulementannonciateur de la folie…

Elle parvint à se traîner dans sachambre et s’allongea sur sa couche.

… Dans le bureau, Chéri-Bibi avaitcoupé court aux demandes d’explication de Didier. Il ne s’agissaitpoint de savoir comment Chéri-Bibi se trouvait là, mais cequ’allait faire Palas, en face du danger qui le menaçait. Là, lebandit se heurta à un roc…

Tout ce qu’il put dire à son Palas pourle dissuader d’accepter le rendez-vous que lui assignaitcyniquement Arigonde ne changea pas la résolution deDidier…

Celui-ci ne sortait pas de là :« Il fallait essayer de traiter à l’amiable » et ce n’estpoint la perspective que lui faisait entrevoir naïvementChéri-Bibi, lequel lui proposait de le débarrasser dans un délaiassez court, et, si c’était nécessaire, le soir même, desmisérables qui le menaçaient, qui l’eût fait changer d’idée. Endépit de dix ans de bagne, il avait du mal à entrer dans uneconception aussi catégorique de la suppression de l’obstaclehumain. Aussi ne se contenta-t-il pas de supplier son anciencompagnon de géhenne de ne point intervenir dans cette redoutablehistoire, mais il le lui ordonna !

À la première minute, il avait accueillil’apparition quasi naturelle de Chéri-Bibi comme un secoursinespéré que le Ciel lui envoyait dans son immense détresse ;mais une conversation de quelques minutes où la simplicité du plande son ami lui était apparue avec épouvante, lui avait fait presqueregretter de retrouver, en une circonstance où tout pouvaitpeut-être encore être sauvé par la délicatesse des moyens, undéfenseur aussi brutalement zélé et pour lequel la vie humainesemblait compter si peu !

Le voyant dans d’aussi piètresdispositions, Chéri-Bibi eut honte pour lui de ce qu’il appelaitson « manque de courage » et, assez vexé, ne lui cachapas plus longtemps qu’il avait déjà pris sur lui-même dedésencombrer son chemin du plus vulgaire de ses ennemis…

« Et de qui donc ? demandaDidier avec angoisse.

– Mais du Caïd ! L’homme donton a trouvé le cadavre au Mont-Boron ! ça fait assez debruit ! C’est moi », exprima Chéri-Bibi aveccandeur.

Didier frissonna, se refusant cependantà comprendre tout à fait…

« Mais nous y étions, ma femme etmoi, ce soir-là, au Mont-Boron, et près de l’endroitmême…

– Justement ! Il vousempêchait de vous embrasser !

– Et tu l’astué !

– Ne te fais donc pas tant debile ! Tu n’y es pour rien, toi !… Tout est de sa faute,calme-toi ! Il a eu tort de glisser par-dessus leparapet… Il était déjà bien abîmé, va, quand je l’ai achevépour qu’il ne t’embête pas !

– Oh ! c’estatroce !…

– Mais non ! mais non !faut rien exagérer… Et puis, tu sais, il n’était pas là dans debonnes intentions !…

– Oh ! Chéri-Bibi !Chéri-Bibi ! ton amitié est redoutable !

– De quoi ! de quoi !…Oui, mon amitié est redoutable, mais pas pour toi, j’espère !…Tu ne sauras jamais tout ce qu’on a fait pour ta réussite !…et… et pour ton bonheur !

– Si, je le sais ! Je te doistout !

– Je ne dis pas non !… Aussi,puisque c’est moi qui l’ai fait, ton bonheur… je ne veux pas qu’ony touche, moi !… »

Alors, en des termes qui attestaient unecertaine connaissance du « beau monde », le forçat luiparla avec un attendrissement presque lyrique de la cérémonie dumariage à laquelle il avait assisté d’assez loin pour n’être pointreconnu, d’assez près pour surveiller les méchantes gens et semettre, si c’était nécessaire, en travers de leursdesseins.

Quand Didier connut de sa bouche qu’ils’était à nouveau échappé du bagne sur les pas du Parisien et de sabande et qu’il était accouru en Europe uniquement pour lessurveiller et les empêcher de le joindre, et quand il sut queChéri-Bibi avait amené, pour cette entreprise idéale et digne desplus belles fastes de l’amitié, Yoyo, transformé enchirurgien-dentiste, et quand il n’ignora plus la part queM. Hilaire, à qui il devait déjà tant, prenait depuis quelquesjours dans la garde que l’on montait autour de sa lune demiel ; quand il lui fut révélé que le pêcheur qui, certainsoir, l’avait pris, lui et sa femme, dans sa barque, n’était autreque Chéri-Bibi lui-même, toujours Chéri-Bibi, génie protecteur,divinité tutélaire, toujours agissante, tantôt furtive, tantôtfoudroyante, M. d’Haumont ne trouva point de termes pourexprimer sa surprise et sa reconnaissance, en même temps que sastupéfaction consternée devant la preuve de tant de dangersencourus dans des instants où il les croyait à jamaisécartés !

Sa main serra celle du bandit entremblant, et son émoi lui venait autant de sa gratitude que de ladécouverte qu’il faisait de l’abîme sur lequel il avait naviguédans la barque où il s’était cru parti pour Cythère.

« Et de tout cela tu n’auraisjamais rien su, reprit avec un soupir sublime le pauvre Chéri-Bibi,si seulement ces s… là m’avaient laissé deux jours deplus ! »

M. d’Haumont comprit ce qu’un tellangage signifiait ! Il en frémit. Quel entretien !Quelle rencontre !

Avoir à soi cet ange, Françoise, qui nevivait que de son amour, et à soi aussi cet échappé del’enfer : Chéri-Bibi !…

Mais le forçat n’était point venu làpour recevoir les compliments de Palas… Sitôt qu’il fut bien sûrqu’il n’arriverait pas à le persuader, il disparutbrusquement.

Le forçat repartit comme il était venu,par la fenêtre, par les toits, par les airs qui roulaient de grosnuages lourds, parmi lesquels semblait rouler aussi le dos énormede Chéri-Bibi.

XXI – Suite de la villégiature deM. Hilaire

Qui donc aurait pu dire queM. Hilaire, qui conduisait cet après-midi une énormelimousine, n’était point le maître de cette magnifiquevoiture ? Certes, il n’avait point l’air d’undomestique !

Du reste, M. Hilaire n’avait jamaiseu l’air d’un domestique, même au temps qu’il servait un certainmarquis qui le considérait lui-même plutôt comme un confident quecomme un valet.

Ce jour-là, M. Hilaire avaitparticulièrement soigné sa toilette d’homme du monde. Un complet àcarreaux, des guêtres blanches, un feutre gris avec lavallièrebleue à petits pois blancs lui donnaient, en même temps qu’unnouvel air de jeunesse, une allure des plus distinguées. Il avaitmême une fleur à la boutonnière.

Arrivé à la gare, il stoppa et sauta deson auto avec une désinvolture charmante. Il trouva le moyen, grâceà quelque pourboire, d’aller attendre le train de Paris sur lesquais défendus à un vulgaire public.

Comme toujours, le train de Paris étaiten retard. M. Hilaire alluma un cigare et se promena les mainsderrière le dos. Qui attendait-il donc ? Soyons assurés ques’il avait attendu Virginie, il ne se fût point si avancé en fraisde toilette.

En dépit de toutes les complicationsinattendues d’une villégiature qu’il avait espérée de tout repos,M. Hilaire était bien décidé à passer sur la Côte d’Azurquelques bonnes heures agréables. Le moment est peut-être venu demontrer M. Hilaire sous un jour qui n’est point tout à faitcelui de la vertu. Assurément M. Hilaire, qui avait été élevéà l’école de la plus austère morale en ce qui concerne les mœurs etqui s’était nourri, dès la plus tendre enfance des propos les pluspurs de Chéri-Bibi, lequel avait la haine non seulement dudévergondage, mais encore du manque de tenue avec les dames,assurément M. Hilaire eût été incapable de commettre dans legenre une mauvaise action !… et la candeur de Mlle Zoé necourait point trop de risques avec lui. Il avait longtemps traitécette petite en véritable gamine qu’elle était. Il ne se gênaitpas, par exemple, pour traverser sa mansarde, aux fins de quelqueescapade nocturne qui ne portait de préjudice à personne, si l’onen excepte Virginie ; mais, depuis quelque temps, cetteeffrontée bohémienne l’amusait prodigieusement. Elle l’amusaitd’autant plus que Virginie l’ennuyait davantage. Mme Hilaireabusait vraiment du droit d’une honnête épouse à se montrerdésagréable et si M. Hilaire prenait tant de plaisirs auximaginations fantasques et aux reparties souvent cocasses deMlle Zoé, la faute en était pour beaucoup à Virginie qui étaitd’un commerce par trop maussade. Si bien que le cœur deM. Hilaire qui se détachait tous les jours un peu plus decelle-ci se rapprochait, sans qu’il s’en défendît trop, un peu plusde celle-là. Si bien que ce n’était pas Virginie qu’il attendaitpar le train de Paris, mais Mlle Zoé elle-même. Hélas !Son malheur voulut qu’elles arrivassent toutes lesdeux !

D’abord il n’en vit qu’une, pour labonne raison qu’elles n’avaient pas voyagé ensemble et surtout queMlle Zoé qui s’était offert carrément une première, ignoraitqu’elle eût derrière elle sa chère patronne qui voyageait enseconde.

Si M. Hilaire avait fait unetoilette remarquable, Mlle Zoé ne s’était pas moins mise enfrais. Elle avait arboré, pour voyager, une petite robe rose etcertain chapeau qui n’avaient pas attendu Nice pour avoir leursuccès.

Si elle se jeta dans les bras deM. Hilaire, sitôt qu’elle l’aperçut, ce ne fut point par excèsd’effronterie ni manque d’innocence, mais son cœur débordait dereconnaissance pour celui qui venait de lui procurer une place deseconde femme de chambre chez une danseuse aussi célèbre que laNina-Noha et dans un si beau pays ! Inutile de dire qu’elleavait « plaqué » Virginie avecenthousiasme !

Tout cela s’attestait par desembrassements qui faisaient rire M. Hilaire et aussi quelquesvoyageurs qui ne pouvaient s’arracher à la contemplation de la roberose et du chapeau de la jeune voyageuse.

Et c’est dans le moment d’un si beautriomphe que l’on vit surgir d’on ne sait où et gesticulant commeune folle, une dame au corsage opulent qui se mit incontinent àcasser son parapluie sur le dos de Mlle Zoé et sur le dos deM. Hilaire !

Celui-ci ne demanda pas son reste. Ayantreconnu d’où le coup venait, il se sauva avec une rapidité que lesvoyageurs qui se bousculaient à la sortie trouvèrentincivile.

Il ne s’arrêta néanmoins que lorsqu’ilfut hors de la gare, derrière son auto, à l’abri de laquelle ilpouvait attendre les événements. Pour plus de sûreté du reste, ilen avait mis le moteur en marche !

À sa grande stupéfaction, son attente nefut pas longue. Il vit apparaître Mlle Zoé au milieu d’unjoyeux concours de populaire. Elle avait à la main quelqueslambeaux de son chapeau auquel il ne restait plus de plumes et ellesaignait du nez.

Il ne se montra point tout d’abord, maisquand elle passa près de lui, tournant la tête de droite et degauche dans le dessein de le découvrir évidemment et quand il futassuré que Virginie n’avait pas encore quitté la gare, il se montratout à coup, la jeta plutôt qu’il ne l’installa dans savoiture, sauta sur son siège et démarra en beauté, suivi desbravos et des acclamations d’un public en délire.

Ce ne fut qu’assez loin, hors de laville, qu’il se retourna pour demander à Zoé, par-dessus la glacebaissée, ce qu’elle avait fait de sa femme.

« Je lui ai flanqué une bonnepeignée, répondit la charmante enfant. On nous a conduites toutesles deux dans le bureau du commissaire spécial. On a pris nos noms.Comme j’avais, moi, des papiers en règle, on m’a relâchée, maiscomme Madame n’avait aucun papier, on l’a embarquée dans un trainqui partait pour Paris !

– Et comment n’avait-elle pas depapiers ?

– Parce que je les avais chipésavant mon départ ! Tenez, les voici ! »exprima doucement l’innocente en ouvrant son réticule.

M. Hilaire montra aussitôt une joiedésordonnée et fit une embardée telle que Mlle Zoé l’engagea àne point procurer si tôt à Mme Hilaire la joie trop violentedu veuvage !…

Sur quoi M. Hilaire proposa àMlle Zoé de venir s’asseoir sur le siège, à son côté, cequ’elle fit incontinent.

« La patronne, lui dit Zoé, avaitcertainement eu vent de mon départ…

– Ne parlons plus d’elle !…répliqua M. Hilaire, souhaitons-lui bon voyage !… etqu’il n’en soit plus question !… »

L’épicier portait encore à la jouegauche les traces du parapluie de Mme Hilaire, et cetteblessure, si légère fût-elle, ne le disposait pas à plaindrebeaucoup les tourments de Virginie.

« Ma petite Zoé, tu peux êtremaintenant tranquille. Tu vas servir chez des maîtres puissants. Lecélèbre docteur Ross va t’introduire chez la non moins célèbreNina-Noha qui saura te garer mieux que moi, hélas ! desextravagances de Mme Hilaire et si, par hasard, il lui prenaitfantaisie de revenir dans ce pays où elle n’a que faire, cesgens-là trouveront bien le moyen de nous en débarrasser tous lesdeux. »

Ayant prononcé toutes ces parolesrassurantes, M. Hilaire et Mlle Zoé n’eurent plus qu’àadmirer le paysage. Il était fort joli. La promenade qu’ilsfaisaient était en bordure de la mer, sur la route deCannes.

L’air était doux bien que de gros nuagescommençassent de monter à l’horizon, poussés par le vent d’ouest,ce qui, à l’ordinaire, présageait quelque méchante perturbationatmosphérique pour la soirée prochaine. Mais les amoureux nes’occupent que de l’heure qui passe. M. Hilaire avait tout leciel dans son cœur ; aussi l’autre, avec ses nuages, nel’intéressait guère. Auprès de Zoé il oubliait tout, même larecommandation que son maître, M. de Saynthine lui avaitfaite, ce jour-là, d’être à cinq heures précises au coin de la rueBasse, dans la vieille ville, avec la limousine aux volets defer !…

Une pareille recommandation avait étéportée, tout de suite, naturellement, à la connaissance deM. Casimir ! Et M. Casimir avait, lui aussi, faitcomprendre à M. Hilaire qu’il ne devait, pour rien au monde,manquer à ce rendez-vous fixé. M. Casimir avait mêmeajouté : « Probable que j’aurai moi-même besoin d’uneauto ! Ce M. Saynthine est bien aimable de me prêter lasienne ! »

Mais de tels propos, qui avaient, sur lecoup, fort intéressé la Ficelle, n’étaient plus à cette heure, quede la fumée dans sa cervelle d’amoureux…

Les joues de M. Hilaire se rosirentsous un regard plein de malice et de reconnaissance que lui lançala charmante Zoé.

Il sentait son genou près du sien :cela donnait des troubles à sa direction.

« Comme vous conduisez bien,monsieur Hilaire ! disait-elle, vous m’apprendrez, n’est-cepas ?

– Mais, comment donc, quand vousvoudrez ! la voiture n’est pas àmoi !

– Vous êtesrigolo, monsieur Hilaire ! Avec vous on ne s’ennuiejamais ! Voulez-vous un pruneau ?

– Comment ! tu as apporté despruneaux ?

– J’en ai rempli mon sac de voyage…tenez ! reconnaissez-vous vos pruneaux ? les vrais, lesseuls, les pruneaux de l’« Épicerie moderne et des Deux MondesRéunis ! »

Mlle Zoé ayant ouvert sa petitevalise, M. Hilaire put voir qu’elle contenait plusieurs sacs àla marque de la Maison ! et ils étaient tous pleins depruneaux. Cette attention attendrit M. Hilaire au-delà detoute expression : ses yeux en devinrent humides et il ne putque dire à la charmante enfant :

« Tiens, ma petite Zoé, il faut queje t’embrasse ! »

Si bien qu’ils s’embrassèrent enmangeant des pruneaux. Or, dans le même moment, il y eut un grandtumulte sur leur droite. C’était le train de Paris qui remontaitsur Marseille, car, à cet endroit, la voie suit pendant deskilomètres la route en bordure de la mer.

Mais le train faisait moins de bruit enpassant que certaine dame de notre connaissance qui se trouvait àune portière et qui, littéralement, s’était mise à hurler ! Lafureur de ses invectives dominait de beaucoup le ramage des roueset la démence de ses gestes épouvantait le garde-voie.

« Virginie !… C’estVirginie !…

– Madame ! C’estMadame ! »

Oui, c’était Madame ! et dans quelétat !… Il faut se rendre compte de ce que la vitesse del’auto égalait celle du train, si bien que depuis un instant ilsvoyageaient de compagnie et que la dame de la portière n’avait pasperdu une ligne de ce qui se passait dans la voiture. Elle avaitreconnu M. Hilaire ! Elle avait reconnu Zoé ! Elleavait reconnu ses pruneaux !

L’indignation la projetait hors de laportière et s’il ne s’était trouvé dans le compartiment despersonnes charitables pour la retenir par ses jupes, on aurait eucertainement à déplorer un affreux accident :

« Prends garde, Virginie ! tuvas te faire écraser ! lui cria ce bon M. Hilaire qui,oubliant toute rancune, lui conseillait de se réserver pour unmoins cruel trépas !

– Voulez-vous un pruneau,madame ? lui demandait Zoé en lui tendant un sac où lamalheureuse pouvait reconnaître à ne s’y point tromper les couleurset la marque de l’« Épicerie moderne ».

– Messieurs et dames, c’est monmari ! mon mari avec ma commise ! c’est du gibierd’échafaud ! »

Cette dernière invective froissabeaucoup M. Hilaire qui ralentit sa vitesse cependant queMlle Zoé jetait au vent du train qui lesdépassait :

« Amuse-toi bien, machérie !

– Maintenant, nous pouvons rentrerà Nice, exprima M. Hilaire, nous sommes sûrs de ne pas l’ytrouver ! Mais quand elle reviendra, qu’est-ce que je vaisprendre ? »

Cette perspective du retour deMme Hilaire fit que, toute son exaltation partie,M. Hilaire tomba dans une soudaine mélancolie.

Il se rappela aussitôt, dans satristesse, la fidèle recommandation de M. de Saynthine etde Chéri-Bibi. Il jura comme un portefaix et donna toute savitesse.

« Comme vous voilà drôle tout d’uncoup, lui dit Zoé… Qu’est-ce qu’il vous arrive ?…

– Rien ! je suis enretard…

– Dites donc ! Eh ! nevous cassez pas la figure !… Quand est-ce que je rentre enplace ?

– Demain !…

– Où meconduisez-vous ?

– À l’hôtel où je t’ai retenu unechambre d’avance… »

Il ne pouvait décemment pas avouer à Zoéqu’ayant conservé pour lui une chambre en ville, il lui avaitd’abord retenu une chambre dans son propre hôtel, mais queChéri-Bibi, mis par hasard au courant, était rentré dans une colèreépouvantable en s’imaginant que M. Hilaire avait pu avoir desidées contraires aux bonnes mœurs… En vain M. Hilaire avait-ilprotesté avec indignation, affirmant que sa sympathie pour sacommise était on ne pouvait plus platonique… et qu’il n’avaitéchangé avec elle jusqu’à ce jour que des pruneaux… « Ilne faut qu’une fois !… avait répliqué tout net Chéri-Bibien roulant ses gros yeux…Sufficit !… »

« C’est dans cet hôtel-là que voushabitez ?… demanda Zoé.

– Non ! » répondit, sansplus, M. Hilaire en rougissant…

XXII – Le magasin deM. Toulouse

Pour se rendre au magasin deMonsieur Toulouse, Didier n’avait pas eu besoin de prendrede renseignements.

Nous avons dit par quelle sorte defatalité il avait été arrêté, l’avant-veille, devant la bizarreenseigne et la sordide maison.

Persuadé comme il l’était que lesmaîtres chanteurs n’avaient aucun intérêt à lui faire un mauvaisparti et prêt à consentir personnellement tous les sacrificespossibles, ce qui lui donnerait au moins le temps de réfléchir etde prendre des décisions plus graves, il n’était nullement effrayéquant aux suites immédiates de sa démarche.

Il comprenait très bien queM. de Saynthine, pour de certaines besognes danslesquelles il était obligé d’entrer en composition avec unFric-Frac, préférât de beaucoup que l’œuvre s’accomplît dans lapénombre d’une arrière-boutique.

Tout de même, M. d’Haumont étaitarmé comme il convient. Il sentait ses forces revenues. Nous avonspu juger, au cours de ce récit, qu’elles n’étaient pasordinaires.

C’est donc d’un pas assuré qu’il s’étaitavancé dans l’enchevêtrement des rues étroites de la vieille villeet qu’il avait été droit à la devanture de MonsieurToulouse.

Le soir commençait à tomber. Du reste,il fait nuit de très bonne heure entre ces hautes bâtisses, dansces ruelles où deux charrettes ne sauraient serencontrer…

Des lueurs commençaient à piquer lesvitres des boutiques.

Au fond de l’ombre de la boutique deMonsieur Toulouse, il y avait une chandelle à la lueur delaquelle Didier reconnut Fric-Frac accroupi derrière son comptoircomme un chien de garde dans sa niche. Aussitôt qu’il aperçutM. d’Haumont, le maître de céans s’avança avec forcessalutations vers le visiteur, lui souhaita la bienvenue sous sontoit, qui était « tout à fait honoré d’abriter un héros commeMonsieur Didier d’Haumont » et lui demanda lapermission, à cause des courants d’air, de fermer saporte.

Didier ne répondit rien d’abord à cetignoble préambule ; il regarda attentivement autour de lui leshardes qui encombraient le taudis, ne vit rien de suspect et laissaMonsieur Toulouse pousser ses verrous.

« Comme ça, personne ne viendranous déranger », expliquait le marchand d’habits.

Si Fric-Frac avait pu assister aumouvement singulier qui se produisait alors dans la rue, peut-êtren’eût-il point émis un avis aussi catégorique. En effet, des forcesde police avaient entouré la maison ; nous pouvons ajouterqu’elles gardaient les rues adjacentes…

Depuis quelque temps, des vols, descambriolages, des tentatives d’assassinat, se succédaient, toujourscommis par la même bande. On savait que les chefs de cette bandeavaient leur refuge dans la vieille ville où ils trouvaient denombreux complices pour les dérober aux recherches de lapolice.

L’affaire du Caïd avait été classée dansla même série. Un agent de la Sûreté qui l’avait remarqué plusd’une fois traînant les rues de Nice, ses tapis sur l’épaule, avaitreconnu son cadavre et s’était demandé ce qu’étaient devenus lestapis dont le moricaud ne se séparait jamais. Il en avait découvertd’identiques dans la boutique de MonsieurToulouse.

Celle-ci fut surveillée, les allures deFric-Frac parurent suspectes. La nuit venue, il recevait chez luides gens qui s’y glissaient avec précaution. Bref, on en avaitconclu qu’il ne fallait pas chercher ailleurs le repaire de labande, et que si l’on organisait une souricière, on pourrait pincertous les affiliés en une seule opération.

Cette souricière avait donc été tenduele soir même qui nous occupe. Il avait été ordonné qu’on laisseraitpénétrer chez Monsieur Toulouse tous les visiteurs qui seprésenteraient et qu’on les « cueillerait » en douceur, àla sortie.

Il est probable que ces messieurs de lapolice, cet après-midi-là, avaient déjà vu passer quelques ombresintéressantes, mais Didier excita plus spécialement leur curiositéet cela à cause du soin avec lequel il s’était enveloppé d’un grospardessus au col relevé et de l’impossibilité où ils avaient étéd’apercevoir même le bout de son nez sous les bords rabattus de sonchapeau de feutre.

Nous devons dire, en effet, que siDidier était venu sans effroi à ce sombre rendez-vous, il ne tenaitnullement à ce qu’on le reconnût pénétrant dans cet ignoble magasinde la vieille ville : aussi avait-il choisi des accessoires,manteau et chapeau, sous lesquels il pouvait se croire àl’abri.

Quand Fric-Frac eut fini de tirer sesverrous, Didier dit d’une voix très calme :

« Vous savez que je suis armé etqu’au moindre geste qui me déplaît, je vous abats tous comme deschiens !

– Oh ! mon cher capitaine,quelle mauvaise opinion vous avez conçue de nous depuis la dernièrefois que nous nous sommes rencontrés ; vous êtes armé ?Eh bien, moi, je ne le suis pas… Rien dans les mains, rien dans lespoches ! Et je puis vous assurer que mes camarades ne le sontpoint davantage que moi ! Mais, mon cher capitaine, il fautque vous soyez bien persuadé que vous êtes ici chez des amis !Non ! non ! monsieur d’Haumont, vous n’avez point danstout Nice, et même ailleurs, de meilleurs amis quenous !

– Où sont-ils ? demandaDidier. Tâchons que les choses ne traînent point. Je ne suis pasici pour mon plaisir.

– Si vous y êtes venu pour lenôtre, je crois pouvoir vous promettre que vous vous en irezd’ici le cœur léger, l’âme en paix et sans remords !Quand on fait ce qu’on peut, dans la vie, on fait ce qu’ondoit ! Nous ne vous demanderons rien que vous ne« puissiez pas ! » mon cher capitaine.Voulez-vous me faire l’honneur de passer dans monarrière-boutique ? C’est là que ces messieurs vousattendent !

– Passedevant ! »

Fric-Frac s’inclina et « passadevant ».

Didier suivit, la main dans la poche deson pardessus, sur son revolver, prêt à tout !…

Il aperçut tout de suite, assis devantune table, deux personnages qu’il reconnut. C’était d’abord leParisien, c’est-à-dire l’homme qu’il avait si brutalement malmenél’avant-veille au soir, celui qui poursuivait Gisèle et qui sefaisait appeler M. de Saynthine.

C’était enfin le Bêcheur, habillé denoir, sérieux comme un clerc de notaire et qui avait devant lui unegrande serviette de maroquin.

M. de Saynthine s’était levéet indiquait en face de lui, de l’autre côté de la table, unechaise, priant M. d’Haumont de bien vouloir s’yasseoir.

Le Bêcheur avait salué de la tête,ouvert incontinent sa serviette et en tirait des dossiers. Sur latable il y avait du papier, un encrier, un porte-plume.

« Je m’assoirai lorsque Fric-Frac,qui se tient derrière moi, sera à côté de vous, de l’autre côté dela table…, dit M. d’Haumont, qui ne paraissait nullementému.

– Mon Dieu ! Monsieurd’Haumont, je m’appelle monsieur Toulouse, je vous prie de ne pasl’oublier, moyennant quoi il n’est rien que « monsieurToulouse » ne fasse pour faire plaisir à monsieurd’Haumont ! »

Et Fric-Frac passa de l’autre côté de latable. Alors, Didier s’assit et posa son revolver devant lui.M. de Saynthine sourit. Le Bêcheur dit :

« Je vous assure, monsieurd’Haumont, que cet encrier nous suffira.

– Je vous écoute ! » fitDidier en jetant autour de lui un coup d’œil rapide.

Il était placé de telle sorte qu’iln’avait rien à redouter par-derrière. La pièce où il se trouvaitétait, comme la boutique elle-même, encombrée de tout ce qui peutconstituer le « décrochez-moi ça ». Cependant Didiern’avait pas à craindre que quelque acolyte fût caché sous lesdéfroques. Il remarqua qu’elles étaient, pour la plupart,suspendues au plafond sur des tringles de fer. Enfin, il n’étaitpas admissible qu’Arigonde et sa bande eussent mis quelque autremisérable dans le secret.

L’arrière-boutique donnait sur uneétroite cour vitrée dont on apercevait les hauts murs. Une porte àvasistas donnait sur une autre cour. Les verrous en étaient tirés.C’était par le vasistas que Didier apercevait le toit vitré de lacour.

L’arrière-boutique communiquait avec lemagasin par une ouverture sans porte, mais comme les deux piècesn’étaient pas de niveau on descendait dans le magasin par unescalier de trois vieilles marches…

Fric-Frac s’était assis à la droite du« Parisien », qui avait le Bêcheur à sa gauche. On eûtdit un tribunal et ce fut naturellement le président,M. de Saynthine, qui prit la parole.

« Nous ne prononcerons pas de motsinutiles, annonça-t-il. Je vais au fait immédiatement. QuandM. d’Haumont a quitté son entreprise aurifère de la Guyane,celle-ci était particulièrement prospère, ce qui lui a permisd’emporter en Europe environ deux millions de francs de poudred’or. En France, M. d’Haumont a pu faire un riche mariage.Mme d’Haumont a apporté en dot : d’abord une fortunepersonnelle qui lui venait de sa grand-tante maternelle, fortuneévaluée à sept cent mille francs…

– Pardon ! interrompit leBêcheur, pardon ! il y a là une petite erreur. D’abord cettefortune personnelle est évaluée exactement à (il feuilleta undossier, s’arrêta à un chiffre) sept cent quarante-cinq millefrancs. Mais cette fortune venait à Mme d’Haumont pour sixcent mille francs de sa grand-tante maternelle, qui avait déshéritéla mère de Mme d’Haumont, Mme de la Boulays,douairière, à cause de sa conduite qu’elle réprouvait… À ce chiffresont venus s’ajouter cent quarante-cinq mille francs hérités parMlle de la Boulays d’un frère de M. de laBoulays qui a laissé à M. de la Boulays le restant de safortune, dans les quarante-cinq mille francs, exactement (nouvellerecherche dans un nouveau dossier) quatre cent trente-deux millehuit cents francs, tous frais payés, lesquels quatre centtrente-deux mille huit cents francs et les intérêts produitspendant cinq ans dont il ne serait pas difficile d’établir lechiffre, ont été donnés personnellement à sa fille parM. de la Boulays, ce qui fait un total de un million centsoixante-dix-sept mille huit cents francs de dot, sans compter lesintérêts susdits.

– Voilà une belle corbeille denoces ! reprit M. de Saynthine… et nous n’avonsparlé de la fortune de Mme d’Haumont que pour mémoireet pour qu’il soit bien établi que M. d’Haumont ne sera passur la paille le jour prochain où il aura donné les deuxmillions qui lui sont propres à d’ancienscamarades de chantier qui ont travaillé avec lui de longuesannées et sans l’appui dévoué et infiniment discret desquels ilne serait rien aujourd’hui ! »

Ayant dit, M. de Saynthine sepencha vers Didier et comme celui-ci gardait un sombre silence, ilajouta :

« Je ne sais pas si je me suis faitsuffisamment comprendre ?

– Oui, finit par répondreM. d’Haumont. Malheureusement, c’est beaucoup tropcher ! »

Il y eut un silence. Ce fut Fric-Fracqui le rompit en disant :

« Il fallait s’y attendre ! Ilva « liarder » !

– Non ! repritM. de Saynthine. M. d’Haumont ne« liardera » pas. Il réfléchira que ça aurait pu êtreencore plus cher ! Il appréciera la délicatesse dont nousavons fait preuve en lui permettant de s’acquitter avecnous, sans avoir à toucher à la fortune de safemme !

– La fortune deMlle de la Boulays (il n’osa dire deMme d’Haumont) ne m’appartient pas ! Je netoucherai pas à un sou de la fortune de Mlle de laBoulays ! déclara Didier.

– Que M. d’Haumont se calme…puisqu’il n’est pas question de la fortune de sa femme et que nousne lui réclamons rien de ce chef ! répliquaM. de Saynthine.

– On me permettra tout de même defaire remarquer, interrompit le Bêcheur, que M. d’Haumont atort de dire que la fortune de sa femme ne lui appartientpas ! Elle est à lui aussi bien qu’à elle. Il peut en disposerentièrement, car M. et Mme d’Haumont sont mariéssous le régime de la communauté légale… M. d’Haumontvoulait que cette communauté fût réduite aux acquêts, maisMme d’Haumont, avec un désintéressement que l’on ne sauraittrop louer, a exigé qu’il n’en fût rien ; etM. de la Boulays lui-même a dû s’incliner. Du reste, ill’a fait d’autant plus facilement qu’il savait avoir affaire à unparfait honnête homme qui saurait gérer avec soin etéconomie les intérêts de la communauté !

– Bavardage ! grognaFric-Frac… Faudrait que M. d’Haumont se décide : est-ceoui, est-ce non ? »

Didier dit :

« Je suis prêt à vous donner toutce qui m’appartient ! »

Les trois autres, à ces paroles,tressaillirent déjà d’une parfaite allégresse, quandM. d’Haumont se prit à ajouter :

« Malheureusement pour vosprétentions, que je trouve énormes, je ne possède plus que centcinquante mille francs ! »

Un peu interloqués par cette déclarationinattendue, les trois compères finirent par rire.

« Elle est bien bonne !explosa Fric-Frac. À qui ferez-vous croire une bourdepareille ? »

M. de Saynthines’interposa :

« Je croyais pourtant, fit-il,m’être exprimé avec une certaine clarté… deux millions à nous,l’honneur, la gloire, le bonheur, la sécurité, l’amour etencore un million à vous !

– Un million centsoixante-dix-sept mille huit cents francs, corrigea le Bêcheur. Ilme semble qu’avec le lot qu’on vous laisse vous n’êtes pas àplaindre !

– Nous sommes trop bons !affirma monsieur Toulouse, qui commençait à s’énerver et quidonnait un grand coup de poing sur la table, vous allez voir qu’ilva falloir employer les grands moyens ! »

M. de Saynthine posa sa mainsur le bras de « monsieur Toulouse ».

« Silence ! ordonna-t-il. Nousne sommes ici, ni pour crier, ni pour plaisanter. »

Il prononça ce dernier mot en seretournant sur Didier :

« Je vous prie, monsieur, de nousrépondre sérieusement !

– Je vous affirme, le plussérieusement du monde, qu’il ne me reste personnellement que centcinquante mille francs. J’ai donné le reste àl’État ! »

Cette fois, ils le regardèrent dans unsilence effaré. M. d’Haumont n’avait certes pas l’air de« plaisanter ». Cependant, Fric-Frac ne put s’empêcher defrapper à nouveau la table de son poing rageur :

« Il se paie nos têtes ! Çan’est pas possible !

– Moi je n’en croisrien ! » déclara le Bêcheur avec un mincesourire.

Mais le Parisien fit :

« Il en est biencapable !

– Vous pourrez enavoir la preuve quand vous voudrez ! » reprit Didierimpassible.

Alors, le Bêcheur et Fric-Frac s’unirentdans une même indignation. Ils se rappelaient ce que le Parisienleur avait dit du caractère de Palas et des coups de tête dont ilétait capable !

« Ah ! le cochon ! s’il afait cela, il nous a volés ! » gémit « monsieurToulouse. »

Le Bêcheur se leva et, perdant touteretenue, il se mit à tutoyer M. d’Haumont comme autrefois iltutoyait Palas :

« Si tu crois qu’on estvenu de si loin pour cent cinquante mille francs !

– Cinquante mille francs !reprit Fric-Frac, qui savait compter au moins aussi bien que leBêcheur… Ah ! mais, on croit rêver !

– Soit ! fit tout à coup leParisien, qui avait réfléchi. On contrôlera et tant pis pour toi situ nous as menti ! et tant pis pour toi aussi si tu as ditvrai !

– Pour sûr qu’il nous conte des« flambeaux » !

– Silence ! ordonna leParisien. C’est son affaire ! La nôtre, après tout, est detoucher !Si tu n’as plus le soupersonnellement…

– Eh parbleu ! qu’il nousdonne la fortanche de sa chenille ! (la fortune de safemme). »

Didier se leva, pâle comme unmort.

« Où que tu vas ? luicrièrent-ils.

– Je m’en vais parce que je n’aiplus rien à vous dire… Mes cent cinquante mille francs sont àvous ! c’est à prendre ou à laisser ! Vous ne pourrez medénoncer sans vous perdre vous-mêmes. Vous n’aurez pas un sou deplus ! Vous réfléchirez ! Je ne tiens pas à lavie ! Vous aurez ces cent cinquante mille francs-là ourien du tout !

– Assieds-toi, Palas ! etraisonnons un peu ! Ce serait dommage pour tout le monde denous quitter comme ça… » repartitM. de Saynthine…

Maintenant ces messieurs ne posaientplus ! Ils se laissaient aller à leur naturel, celui que lebagne leur avait donné pendant plusieurs lustres ; ilsparlaient argot et ils le tutoyaient. Ils étaient redevenus descamarades prêts à s’entendre ou à se crever. Ilsl’appelaient à nouveau Palas.

Palas était resté debout.

« Tu n’as pas encore compris unechose, Palas ! c’est que nous ne voulons pas te fairechanter ! Un chantage, ça n’en finit plus ! Si nousacceptions tes cent cinquante mille francs, nous en aurions pourtrois mois ! et ça recommencerait. On ne peut rien faire aveccent cinquante mille francs, à trois ! Il n’y a même pas dequoi faire un seul honnête homme ! Mais si tu es raisonnable,tu nous sortiras une bonne fois de la mouise. Ce que tu as, tantpar ton mariage qu’autrement, nous te demandons de le partager avecnous !

– Il faut qu’il nous donne unmillion et il n’entendra jamais plus parler de nous ! je m’yengage ! » proclama Fric-Frac.

Et il leva la main et il cracha parterre.

Le Bêcheur prit à son tour laparole :

« J’ai ici la liste des titresapportés par Mme d’Haumont. Il y en a un gros paquet qui peutêtre bazardé tout de suite, et les autres ne présenteront pas degrosses difficultés. Palas est libre de faire ce qu’il veut de cestitres-là. Sa signature suffira. Il n’a pas besoin de donnerd’explications, et s’il veut en fournir, c’est bien simple !Il y a des titres qui ont remonté, il en profite pour lesvendre ! Il y en a qui baissent, il s’en débarrasse avantqu’ils soient réduits à rien ! C’est lui qui a la gérance dela fortune. C’est son devoir de faire du « remploi ». Jeme charge, moi, du remploi ! Il n’a qu’à donner sa signature.Il verra quel homme d’affaires je suis… Mme d’Haumont ne sedoutera de rien ! On vous laisse les propriétés, la terre, etil y a encore l’héritage du papa beau-père ! T’es pas àplaindre ! Seulement, il faut t’asseoir, mon vieux, et prendreune plume ! Nous avons déjà trop bavardé ; le temps passeet nous n’avons encore rien fait de propre ! »

Ils regardèrent tous trois Didier quiétait toujours debout, très pâle, les yeux mi-clos, son revolver àla main.

Ils ne craignaient pas son« rigolo ». Ils savaient bien que cet homme étaitincapable de faire trois cadavres. Ce n’était pas un Chéri-Bibicelui-là, et puis ce n’était pas un moyen de fuir le scandale quede s’en aller avec trois cadavres derrière soi ! Et puis ilsne se seraient pas laissé faire, on pense bien !

Non, ce qu’ils redoutaient maintenant envoyant cet homme si pâle, en dévisageant ce secret désespoir auquelils l’avaient acculé, c’était que Palas n’usât de son arme contrelui-même ! Ma foi, il avait bien l’air d’un homme qui allaitse tuer.

Ils saisirent cela d’instinct etFric-Frac et le Bêcheur n’eurent point besoin du coup d’œil rapidede M. Saynthine pour le comprendre. M. de Saynthinefit aussitôt d’un air « bon enfant » :

« Au fond, il suffit que noussoyons d’« accord » en principe ! Nous ne sommes pasà un jour près ! La situation dans laquelle nous nous trouvonsaujourd’hui vis-à-vis les uns des autres sera la même demain. Etnous disposons toujours des mêmes armes pour la faire cesser sinous voyons qu’elle se prolonge ! Que M. d’Haumont montrede la bonne volonté et il n’y aura rien de cassé !

« Sans doute, nous ne pouvons sansdommage dénoncer M. d’Haumont à la police, mais il ne s’agitpas de la police ! L’idée que Mme d’Haumont peut resterlongtemps encore, peut-être toujours – cela dépend de lui –ignorante de choses qu’elle n’a point besoin de connaître, activerala résolution de notre ancien compagnon ! QueM. d’Haumont prenne déjà les dispositions nécessaires autransfert des cent cinquante mille francs qu’il veut bien nousabandonner et nous reparlerons du reste dans huitjours… »

Didier se raccrocha à l’espoir suprêmed’une entente possible.

« Il faut, dit-il, que je rentrechez moi maintenant ; je ne reviendrai plus ici. Je merencontrerai avec M. de Saynthine, un soir que je luiferai savoir, dans un endroit convenable et discret. Il recevra unavertissement ici. Dans quatre jours, nous nous seronsdéfinitivement entendus ou nous reprendrons chacun notreliberté ! »

M. de Saynthine avait jeté unnouveau coup d’œil à ses acolytes.

« Eh bien, c’est entendu !dit-il. Et puissent ces quatre jours de réflexion t’apporter un bonconseil. Au revoir Palas ! Va ouvrir la porte de la rue,monsieur Toulouse !… »

Fric-Frac descendit dans le magasin.Didier le suivit.

Le Parisien souffla auBêcheur :

« Les grandsmoyens ! »

Le Bêcheur n’eut que le bras à étendreet à appuyer la main contre le mur pour que, au moment même oùDidier pesait de tout son poids sur les marches du petit escalierqui descendait au magasin, celles-ci s’effondrassent.

Didier poussa un cri, levainconsciemment les bras en l’air et tomba. Les trois autres étaientdéjà sur lui.

Son revolver avait roulé sur le pavé dumagasin. Il était désarmé et, dans la situation où il se trouvait,presque dans l’impossibilité de secouer la grappe humaine quil’étouffait.

Alors il fit entendre un sourdrugissement, auquel les autres répondirent par de hideux éclats derire.

Mais voilà qu’en une seconde la petitefête prit une autre tournure. Aux gémissements de Didier réponditune sourde clameur mêlée à un terrible fracas.

Sous un poids énorme, le toit de verrede la courette se brisait et la porte qui faisait communiquer cettecour avec l’arrière-boutique était défoncée du coup.

Une forme humaine venait de roulerjusqu’aux pieds des bandits…

Tous trois s’étaient redressés, lâchantleur proie, et avaient jeté le même cri :« Chéri-Bibi ! »

Entrepris par une invincible épouvante,ils eurent un mouvement de recul ; mais voyant Chéri-Bibitoujours affalé, ils comprirent qu’il était grièvementblessé ; alors ils bondirent sur lui et le Parisien luidéchargea son revolver à bout portant dans lapoitrine !

Mais Chéri-Bibi avait saisi l’arme, etles balles allèrent frapper le mur, après lui avoir éraflé la main,qui se mit à saigner abondamment… Les misérables étaient sur luicomme à la curée. Redoublant de haine pour ce monstre qui venaitjusque chez eux se mêler de leurs affaires, ils allaient peut-êtrele mettre en morceaux, car Palas, singulièrement coincé dans letrou de l’escalier, essayait en vain de se dégager, quand il y eutdes cris dans la rue ; la porte du magasin sauta, despoliciers se précipitèrent.

Le Parisien, Fric-Frac et le Bêcheur,aux premiers coups frappés contre la devanture, s’étaient jetés aufond de la cour et se tenaient dans un escalier obscur par lequel,en tout état de cause, ils avaient dû préparer leurfuite.

Les policiers s’étaient élancés surleurs pas, passant devant les deux corps étendus sans plus s’enpréoccuper pour le moment.

Chéri-Bibi et Palas restèrent seuls uninstant. On entendait l’appel des policiers dans les couloirs, lesescaliers et jusque dans la rue.

Chéri-Bibi se souleva vers Palas, essayade se remettre sur ses jambes, mais il devait avoir un pied cassé,car il retomba en grondant : « Fatalitas !j’ai une patte molle ! »

XXIII – Le héros et le bandit

Palas avait pu enfin sortir de sachausse-trappe. Il courait à Chéri-Bibi. En entendant le forçat luiannoncer qu’il avait une jambe cassée, il ne put retenir une sourdeexclamation.

« Et maintenant,cavale !lui souffla Chéri-Bibi, pendant qu’il en estencore temps ! Il est moins cinq broquilles (cinq minutes) situ veux en réchapper !… T’occupe pas de moi ! Je ne peuxplus remuer ma jambe de laine !… Écoute : aufond de la cour à droite, passe par la piaule du biffin(chiffonnier), n’y a personne ! Tu sautes au montant(escalier) de droite, les autres courent à gauche ! Arrive auxmansardes… Trotte sur les toits jusqu’au coin de la petite place…Descends comme tu pourras ! Tu trouveras là l’auto avec tonami Hilaire. Il sera pas épaté de te voir, il nous attend !Bonne chance !… »

Palas s’était penché et avait passé unbras sous les aisselles de Chéri-Bibi. D’un effort puissant, il lesouleva :

« Què qu’ tu fais », fitl’autre qui était en train de bander sa main ensanglantée avec unmouchoir grand comme une serviette.

« Je t’emporte ! fitsimplement Palas. Tu n’imagines pas que je vais te laisserici !…

– Ah ! n… de D…, tu vas me f…la paix ! dis ! Moi, j’ suis f… j’ te dis quej’ai une jambe de laine ! T’as pas l’idée dem’emporter comme une poupée ! Tu ne sais pas ce que jepèse ! Et pis f… le camp ! mais f… lecamp ! L’arnac (la police) va revenir ! Tu vaste faire pincer !… et tu ne me sauveras pas ! tu serasbien avancé !

– Écoute, Chéri-Bibi, c’est toi quias chouriné le Caïd ! On recherche son assassin. Cette fois,tu n’y échapperas pas de la veuve (la guillotine) je ne telaisserai pas là ! »

Il s’était agenouillé, avait pris lesbras de Chéri-Bibi et le chargeait sur sesépaules !

Chéri-Bibi lui sanglota dans lecou :

« Ah ! bien, ça c’est le plusbeau que j’aie jamais vu de ma vie !… S’il y a un Dieu, qu’ilnous protège !… Et maintenant, laisse-moi glisser, puisque tule veux absolument, je m’appuierai à ton épaule, tu me soutiendras…Mais si tu les vois arriver, plaque-moi !… »

Ils traversèrent la cour qui était toutenoire : c’était une manière de puits sur lequel donnaientd’infâmes logements qui paraissaient vides, car il n’y avaitpersonne aux lucarnes. Toute la gent misérable qui grouillait là setenait chez elle, ne voulant point connaître l’affaire et ne semêlant du reste à ces drames que pour aider les« monte-en-l’air » à échapper aux« cognes ».

Chéri-Bibi guidait Palas. Depuis qu’ilsavait que son ancien patron était décidé à se rendre à l’appel des« fagots », il avait dû étudier les lieux. Ce n’étaitpoint du ciel qu’il était tombé au milieu de la bagarre.

Bientôt, ils furent dans un escalier siétroit que Palas avait de la peine à tourner avec sonfardeau.

« Lâche-moi, mon vieux !lâche-moi. Je te dis que tu vas te faire pincer !… Une vieillecarne comme moi, qu’est-ce que ça peut te f… »

L’autre montait toujours… Pendant cetemps, « l’arnac » comme ils disaient, était redescenduepar un autre escalier. Les policiers qui avaient perdu la piste destrois bandits, mais qui pensaient qu’ils ne pouvaient leur échapperfinalement à cause des dispositions prises tout autour du pâté demaisons, repassaient par la boutique et s’arrêtaient stupéfaits dene plus retrouver l’homme, ni son compagnon qui semblait sisérieusement blessé ! Ils ne trouvaient plus que des traces desang…

Ils allèrent à la porte de la rue… Là,les policiers de garde déclarèrent que personne n’étaitsorti !…

« Bizarre ! fit un inspecteurde la Sûreté. Par où donc ces deux oiseaux-là se sont-ilsenvolés ? Il y en avait un qui paraissait avoir la pattecassée et l’autre était bien mal en point. M’est avis que lesvictimes doivent être encore plus intéressantes à retrouver que lesassassins ! »

Il suivait sur les dalles les traces desang. Elles le conduisirent à la courette, à la bauge deschiffonniers, à l’escalier sordide qui escaladait les murs humidesde la bâtisse de droite…

« Doivent pas être bienloin ! »

Et ils se ruèrent à cette chassenouvelle.

Chéri-Bibi entendit leur galop dansl’escalier. Il dit :

« Nous sommes f… »

Une porte était entrouverte sur unpalier. Palas poussa.

Une petite fille et un petit garçon semirent à jeter des cris perçants. Chéri-Bibi les regarda d’unefaçon si terrible que les deux enfants se turent instantanément,mourant d’effroi.

Palas avait tourné la clef dans laserrure. Les agents passèrent sur le palier sans s’arrêter,continuant vers les toits.

Malheureusement, dans le même moment,survint la mère qui s’était absentée pour faire une course dans lequartier ou pour bavarder avec quelque voisine et qui accouraitretrouver ses petits, dans l’angoisse que lui causait tout letumulte dont la maison était pleine. Elle fut stupéfaite de nepouvoir ouvrir sa porte.

Elle appela : « Didi !Gégé ! » Aussitôt les petits revinrent à la vie et semirent à miauler de nouveau et puis, tout à coup ils se turentdevant les yeux épouvantables de Chéri-Bibi !

La mère secouait la porte avecfurie :

« Mais qu’est-ce qui a fermé cetteporte ? Ce n’est point les petits ! Didi !Gégé ! »

Nouveaux cris, nouveausilence !

Crise de désespoir de la mère sur lepalier. Retour des agents. Elle leur expliqua qu’elle venait derentrer chez elle, qu’elle avait trouvé la porte fermée à clef, queses petits étaient seuls et qu’il devait se passer quelque chosed’affreux ! Dans le moment, les enfants jetèrent des clameursd’écorchés. Le souffle leur était revenu, car Chéri-Bibi ne lesregardait plus. La mère hurla…

« Parbleu ! Ils sontlà ! » firent les agents.

Alors la mère comprit et fut prise d’uneépouvante sans nom. Elle se rua contre la porte en vomissant desimprécations :

« À l’assassin ! Àl’assassin ! On assassine mes enfants ! »

Les agents essayaient d’enfoncer laporte, mais cette femme les gênait et lorsqu’ils voulaientl’écarter, elle leur labourait le visage de ses griffes. Elledevenait folle…

Dans la chambre, Palas avait ouvert unefenêtre qui donnait sur une ruelle déserte, une espèce decul-de-sac. Chéri-Bibi s’était traîné jusque-là et ilsregardaient.

Il y avait une gouttière retenue au murpar des grappins de fer. C’était le dernier espoir ! Ens’aidant de cette gouttière, on pouvait atteindre des échafaudages,et de là, gagner un toit.

« Va ! souffla Chéri-Bibi.Adieu ! Ne t’occupe plus de moi ou je me f… par lafenêtre ! »

Encore cette fois, tout ce que put direChéri-Bibi ne servit de rien… Comment Palas accomplit-il le miraclede le prendre avec lui, de le sauver avec lui ? Voilà ce qu’iln’eût pu dire cinq minutes plus tard !

Ils se trouvaient à l’avant-dernierétage et les étages étaient très bas. Les crampons tenaientsolidement. La corniche de l’autre fenêtre au-dessus servitégalement de point d’appui à Palas !

Ils purent croire qu’ils allaient êtreprécipités. On entendait toujours les cris des enfants, de la mère,des agents, et les coups formidables dont on ébranlait la portequi, heureusement, était solide, comme il arrive dans les trèsvieilles maisons.

Enfin, ils atteignirent le toit, setrouvèrent en face d’une fenêtre, traversèrent une chambre videqui, par une autre fenêtre, donnait sur un autre toit. Ils s’yjetèrent mais là, ils se heurtèrent à une cheminée et faillirentrouler dans la rue.

Palas commençait à souffler comme uneforge.

Ils entendaient la poursuite des agentsqui avait repris sur les toits et les cris qu’ils échangeaient avecceux de la rue.

Chéri-Bibi guidait toujours la marche deplus en plus difficile de Palas, qui le portait presque.

« Là ! arrête-toi ! toutle monde descend ! »

Ils se glissèrent par une lucarne,furent dans une soupente, traversèrent un escalier.

« Lâche-moi, je vais descendre àcloche-pied ! »

Palas ne l’entendait mêmepas.

Des figures effarées se montrèrent surle pas des portes.

« Couchez-vous tous ! n… deD… ! leur jetait Chéri-Bibi, que je ne vois plus vos g… !Faites le mort, ou je vous rentre dedans !

« Encore une minute et nous sommesà l’auto ! souffla-t-il à Palas. Tout de même, je ne t’auraisjamais cru aussi fort ! Il est vrai que dix ans au pré, çadonne des muscles ! »

Enfin ils arrivèrent dans le couloir durez-de-chaussée, d’où ils allaient pouvoir faire signe àl’auto ! Après, on n’avait plus qu’à démarrer envitesse.

« J’entends le teuf-teuf ! LaFicelle a compris ! Il nous attend ! Il a mis son moteuren marche. »

Palas, qui avait toujours son fardeauformidable sur l’épaule, risqua un coup d’œil dans larue.

« Oui ! fit-il, l’auto estlà !

– Mais non ! elle n’est paslà ! glapit aussitôt Chéri-Bibi. Fatalitas !c’est l’auto des agents ! »

Et il pensa que M. Saynthine et sesacolytes avaient réussi, dans leur fuite, à se jeter avant eux dansla voiture conduite par Hilaire, ce qui n’était pas évidemment dansle plan de Chéri-Bibi… Mais Chéri-Bibi, dans cette affaire, avaittout prévu…, sauf l’intervention de la police…

Soudain, ils aperçurent les agents quibondissaient dans leur auto et qui ordonnaient à leur chauffeur defaire le tour de la vieille ville…

Et immédiatement après leur départsurvenait la limousine avec M. Hilaire…

Chéri-Bibi et Palas firent un mouvementhors de leur couloir… Hilaire les aperçut et leur fitsigne…

M. Hilaire vit venir à lui deuxombres énormes, l’une portant l’autre…

Il aida Palas à installerChéri-Bibi :

« Tu es arrivé à semerSaynthine ?… souffla Chéri-Bibi…

– Et comment ! » répliquaM. Hilaire, qui venait simplement de déposer Mlle Zoé àson hôtel et qui s’attendait à un accueil farouche de Chéri-Bibi.Il encaissa les compliments et sauta au volant : « Au capFerrat ! et mets-en tant que tu peux ! » commanda lebandit…

L’auto repartit. Presque aussitôt lavoiture dans laquelle s’étaient jetés les agents revenait sur laplace et voyant devant elle la limousine démarrer en trombe, luicourait sus :

« Si tu ne les sèmes pas aussi,ceux-là, nous sommes f… ! » hurla Chéri-Bibi.

XXIV – Un ange veillait

Au tournant du pont Saint-Jean, parlequel on entre dans la presqu’île qui conduit au cap Ferrat,M. Hilaire arrêta l’auto, se jeta en bas etcria :

« Descendez ! ils nousgagnent ! mon moteur a des ratés ! dans une minute ilsseront sur nous ! Mais moi je vais continuer, ils mepoursuivront croyant que vous êtes toujours dans l’auto. Je m’entirerai toujours ! allez !

– Je reste avec la Ficelle,lâche-moi ! » cria encore Chéri-Bibi à Palas.

Mais, aidé de la Ficelle, Palas chargeade nouveau Chéri-Bibi sur ses épaules et tous deux se jetèrent enbordure de la route, derrière un talus. Aussitôt la torpédo desagents réapparut, la Ficelle était reparti !

Cependant, la voiture des agentss’arrêta, elle aussi, au tournant du pont Saint-Jean. Il y eut unconciliabule. Ils devaient se douter de quelque chose, avaient dûvoir l’auto s’arrêter, si bien que leur troupe se divisa endeux : la moitié continua sa route dans la voiture, l’autremoitié traversa le pont.

Palas avait profité de cette hésitationpour faire un peu de chemin à couvert, derrière un mur. ÀChéri-Bibi, qui le suppliait une dernière fois de l’abandonner surla route, il disait :

« J’ai repris des forces, çava !… La presqu’île est un labyrinthe ! Ils ne noustrouveront pas dans la nuit ! Dans un quart d’heure, nousaurons atteint les jardins de la villa. Là, nous sommessauvés ! »

À la villa, Françoise était dans destranses mortelles, l’absence de Didier se prolongeant dans unmoment où l’esprit de la pauvre femme, encore hallucinée parl’effroyable vision, ne parvenait point à se ressaisir.Mme d’Haumont commençait de se laisser aller à un désespoirqui pouvait l’étouffer, car elle ne l’exprimait pas. Cetteinquiétude farouche qui étreignait son cœur n’était visible pourpersonne.

Elle avait eu la force de selever ; elle avait revêtu un peignoir et s’était étendue surun canapé dans le petit salon boudoir du premier étage qui faisaitsuite à leur chambre. Elle avait fait allumer une lampe et elleavait pris un livre ; et elle avait congédié la femme dechambre. Elle avait prié qu’on la laissât seule jusqu’au moment duretour de M. d’Haumont.

Elle paraissait calme. Ce qu’elle avaitvu était si horrible et si inexplicable, qu’elle sentait avant toutqu’il ne fallait point qu’il pût soupçonner, lui, qu’elle avait puvoir, elle, une chose pareille !… Et pour qu’il ne pûtsoupçonner cela, elle s’essayait devant les domestiques à cetteimpassibilité nonchalante et à cette apparence de faiblessepurement physique qui tromperait Didier !

Car il fallait le tromper pour essayerde savoir ! Pour essayer de comprendre ! Pour arriver àcela, elle ne devait compter que sur elle-même !… Le secret deson mari prenait des proportions telles, et se présentait dans desténèbres si redoutables, qu’elle imaginait facilement que Didierferait tout pour l’en écarter plutôt que de lui avouer une vérité,qui devait être d’autant plus terrible, qu’il la lui avait plusjalousement cachée !

Elle ne voulait point l’acculer aumensonge, à l’invention, aux expédients. Cela eût été indigned’elle, indigne de son amour ! Elle prendrait tout le mensongepour elle : c’était nécessaire ! Et quand ellesaurait, à force de patience et de ruse sublime, elle feraitcomme si elle ne savait pas, puisqu’il était nécessaire qu’ellene sût rien ! Est-ce que Didier qui l’adorait et quiserait mort de douleur si elle avait épousé un autre homme (de celaelle était sûre), est-ce que Didier, pour n’avoir pas à partageravec elle son secret, n’était pas allé jusqu’à lui conseillerd’accepter la demande en mariage de Gorbio.

Il avait fallu des circonstancesinouïes, pour déterminer Didier à lui dire : « Jet’aime ! » Comment n’aurait-elle pas compris que s’ilsavait maintenant qu’elle savait, elle aurait à redouter qu’ilne lui dise plus jamais : « je t’aime ! »Peut-être s’enfuirait-il ? Peut-être setuerait-il ? Leur union n’avait été possible, elle levoyait bien, que parce que Didier avait un instant oublié cequelque chose qu’il ne fallait pas qu’elle sût ! Allait-elle,par une question indiscrète, par une maladresse définitive, la luirappeler, cette chose dont elle avait surpris, une seconde, la faceépouvantable !

Non ! non ! elle ne diraitrien, et si elle voulait savoir, c’était pour lui rendre plusfacile, à lui, sa tâche effroyable de dissimulation vis-à-visd’elle !… Car maintenant, elle voyait bien qu’il ne s’agissaitplus d’une ancienne histoire d’amour ou de quelque aventure banaled’autrefois dont il se serait, vis-à-vis d’elle, exagérél’importance… Non ! non ! il y avait autre chose !Après ce qu’elle avait aperçu, elle ne pouvait douter de lamonstrueuse horreur de cette chose-là ! Mais… sans qu’ilen sût jamais rien, elle allait veiller avec un soin farouche detous les instants autour de leur amour et sa foi dans Didieréloignerait le malheur.

Car encore elle ne doutait point de luiet peut-être ne l’en aimait-elle que davantage qu’il fût ainsiaccablé par le destin ! Ces pensées l’embrasaient,l’exaltaient, la ressuscitaient ! Bien qu’il eût serrédans ses bras ce monstre, elle aimait toujoursDidier !

Où était-il à cette heure ?Pourquoi ne rentrait-il point ? Cette histoire qu’on lui avaitcontée sur la nécessité où il avait été de se rendre à la place,elle n’y croyait point ! Elle se redressa. Elle avait entendudes voix. Soudain, on sonna violemment à la grille. Elle courut àla porte-fenêtre qui s’ouvrait sur un balcon qui faisait le tour dupremier étage. Derrière les rideaux, elle regarda. La nuit étaitassez claire pour qu’elle distinguât une petite troupe de quatre oucinq hommes qui appelaient. Un domestique accourait vers eux, leurouvrait et ils se répandaient dans le jardin en courant.

Des mots parvinrent à sonoreille.

« La police ! »murmura-t-elle, et elle s’affaissa sur le canapé.

À ce moment, bien que toutes lesfenêtres fussent closes, elle entendit distinctement la voix de sonmari qui disait sur le balcon : « Tout estfermé ! nous sommes fichus ! » Elle étouffa uncri et tourna la tête. Alors, au-dessus du brise-bise de la fenêtrequi donnait sur le balcon, derrière une plantation de mimosasgéants qui cachait ce coin de la façade, elle aperçut un groupeinouï, son mari ployant sous le poids dumonstre !

Elle eut la force de se lever, d’ouvrirsans bruit une fenêtre qui était à l’autre extrémité du balcon etde se jeter dans la chambre obscure…

Du fond de cette chambre, elle vitDidier se glisser dans le boudoir, refermer la fenêtre. Quantau monstre, il avait roulé sur le palier ; Didier n’eutque le temps de pousser l’homme sous le canapé et de se jeterderrière un rideau. On frappait à la porte !

Alors Françoise rentra dans le boudoir,revint s’étendre sur le canapé, reprit son livre et dit :« Entrez ! »

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