Poèmes

de Jean Jaurès

Comme un rêve

Bien souvent, dans la contemplation et la rêverie, nous jouissons de l’univers sans lui demander ses comptes ; nous aspirons la vie enivrante de la terre avec une irréflexion absolue, et la nuit étoilée et grandiose n’est plus bientôt, pour notre âme qui s’élève, une nuit dans la chaîne des nuits. Elle ne porte aucune date ; elle n’éveille aucun souvenir ; elle ne se rattache à aucune pensée ; on dirait qu’elle est, au-dessus même de la raison, la manifestation de l’éternel. Nous ne nous demandons plus si elle est une réalité ou un rêve, car c’est une réalité si étrangère à notre action individuelle et à notre existence mesquine qu’elle est, pour nous,comme un rêve ; et c’est un songe si plein d’émotion délicieuse qu’il est l’équivalent de la réalité.

Étude de nuages

De façon ou d’autre, la lumière s’est adaptée,pour poursuivre son chemin, au milieu épais qu’elle doit traverser ; c’est qu’elle en a tout d’abord subi la loi propre ; et il est bien probable que cette adaptation première lui permet, non d’éviter tous les chocs, mais d’y résister ;non d’échapper à tous les mouvements des particules à travers lesquelles elle voyage, mais de s’harmoniser à ces mouvements, deles respecter et d’en être respectée ; le rayon qui traversele nuage n’est pas ainsi un étranger qui passe au plus vite, fuyantle danger : il a pris corps au passage dans la nuée ardentequi voile et révèle le soleil ; il en a été un moment l’âmesplendide ; et, quand un reflet de pourpre s’allonge dans laplaine et gravit le coteau, ce n’est pas seulement un dernierregard du soleil qui s’en va, c’est aussi une pénétrante etmélancolique caresse de la nuée occidentale à l’horizon ami dont lesouffle naissant du soir veut la séparer.

Voici, à mi-hauteur du ciel, un beau nuagedans un ciel pur. Le soleil va se coucher. Le nuage est blanc. Àmesure que le soleil baisse, le nuage se revêt d’or ; puis ilpasse lentement au rouge, puis à une sorte de marron, puis à unesorte de violet, jusqu’à ce qu’il apparaisse noir et commedéchiqueté, dépouillé à la fois de tout éclat et de la formeadmirable et douce dont cet éclat l’enveloppait…

Mais, au-dessus du nuage que vous regardieztout à l’heure, voyez cet autre. Quand le soleil allait se coucheret de ses rayons rasait la plaine, le nuage trop haut restaitsombre ; mais, à mesure que le soleil descend et que sesrayons, au lieu d’aller vers l’Orient dans leur course horizontale,se retirent lentement et frappent les hauteurs du ciel, le nuage, àpeine atteint d’abord par la clarté, se nuance d’un gris roux, puispasse au marron, puis au rouge, puis se dore et s’illumine, jusqu’àce qu’enfin sa blancheur légère semble s’élever plus haut encoredans les espaces supérieurs.

Le blé

N’est-ce pas l’homme aussi qui a créé leblé ? Les productions que l’on appelle naturelles ne sont paspour la plupart – celles du moins qui servent aux besoins del’homme – l’œuvre spontanée de la nature. Ni le blé, ni la vignen’existaient avant que quelques hommes, les plus grands des géniesinconnus, aient sélectionné et éduqué lentement quelque graminée ouquelque cep sauvage. C’est l’homme qui a deviné, dans je ne saisquelle pauvre graine tremblant au vent des prairies, le trésorfutur du froment. C’est l’homme qui a obligé la sève de la terre àcondenser sa fine et savoureuse substance dans le grain de blé ou àgonfler le grain de raisin. Les hommes oublieux opposentaujourd’hui ce qu’ils appellent le vin naturel au vin artificiel,les créations de la nature aux combinaisons de la chimie. Il n’y apas de vin naturel. Le pain et le vin sont un produit du génie del’homme. La nature elle-même est un merveilleux artifice humain.Sully-Prudhomme a surfait l’œuvre du soleil dans son versmagnifique :

Soleil, père des blés, qui sont pères desraces !

L’union de la terre et du soleil n’eût passuffi à engendrer le blé. Il y a fallu l’intervention de l’homme,de sa pensée inquiète et de sa volonté patiente. Les anciens lesavaient lorsqu’ils attribuaient à des dieux, image glorieuse del’homme, l’invention de la vigne et du blé. Mais, depuis silongtemps, les paysans voient les moissons succéder aux moissons etles blés sortir de la semence que donnèrent les blés ; lacréation de l’homme s’est si bien incorporée à la terre, elledéborde si largement sur les coteaux et les plaines que lespaysans, tombés à la routine, prennent pour un don des forcesnaturelles l’antique chef-d’œuvre du génie humain.

Et comment, en effet, sans un effort del’esprit, s’imaginer de façon vivante que cette grande mer des blésqui, depuis des milliers d’années roule ses vagues, se couchant,dorée et chaude en juin, pour redresser en mars son flot verdissantet frais, gonflé encore peu à peu en une magnifique crue d’or,comment s’imaginer que cette grande mer, dont les saisons règlentle flux et le reflux, a sa source lointaine dans l’esprit del’homme ?

Le nuage et l’oiseau

Lorsque nous suivons des yeux l’oiseau qui,dans l’espace, plane ou bat des ailes, tourne, monte et redescend,ce n’est pas là, pour nous, une vision inerte. Nous sentons, à jene sais quel frémissement et quel élan intérieur, que nous sommesavec l’oiseau. L’image de son mouvement éveille en nous, à quelquedegré, son mouvement même. Je dis en nous, mais ce n’est pas dansnotre organisme. Il est bien vrai qu’il pourrait, dans une certainemesure, mimer le mouvement de l’oiseau. Il y a entre tous les êtresde gauches analogies : nous pourrions battre des bras quand ilbat des ailes, nous hausser sur la pointe des pieds et tendre detout notre corps vers les hauteurs de l’espace, pour nous éleveravec lui…

Il est littéralement exact de dire que notreâme vole avec le nuage ou avec l’oiseau. Il ne faut pas dire, avecde faux poètes qui gâtent tout, qu’elle devient l’oiseau, le nuage,car cette expression forcée, au lieu d’abolir tout à fait, commeelle y prétend, notre propre individualité organique, en réveillemaladroitement le souvenir. L’âme ne pourrait devenir oiseau qu’àla condition de jouer, dans le corps de l’oiseau, le rôle qu’ellejoue dans son propre corps. Ainsi, elle ne serait affranchie de sonpropre organisme que pour être liée et limitée à un organismeétranger. Ce qui fait justement la joie des contemplationspoétiques, c’est cette liberté vague de l’âme qui se mêle à touteactivité et ne s’emprisonne dans aucune. Entre le mouvementcérébral qu’éveille en nous la vue des nuages flottants et cettevision elle-même, il y a évidemment une étroite correspondance, parlaquelle notre âme est comme mêlée aux nuages. Le mouvement mêmedes nuages ne prend, pour nous, un sens, de la vie, qu’à lacondition que notre âme s’y unisse et y répande, en secret, sonpropre mouvement. On peut donc dire, en ce sens, que c’est lemouvement de notre âme qui fait le mouvement du nuage, comme ilfait le mouvement de notre corps. Mais il n’y a pas un rapportorganique grossier. C’est dans la sphère purement cérébrale quetoutes ces relations se nouent ; et dire que l’âme devientnuage, c’est réveiller l’organisme qui dormait, c’est faireévanouir le charme délicat d’une liberté indéfinie. Mais il restevrai que le moi n’est plus circonscrit à son propre organisme, quele cerveau, dans l’ordre même du mouvement, est beaucoup plus vasteque notre corps, et contient des richesses que le corps ne suffitpoint à manifester. Ainsi nous voyons peu à peu le moi s’élargir etdéplacer son centre de l’organisme individuel, où il est d’abordcomme enfermé, vers la liberté immense du monde.

La couleur fille de la lumière

Pourquoi la couleur ne serait-elle pas unproduit de notre sphère ? Pourquoi ne supposerait-elle pas desconditions qui ne soient pas réalisées dans l’indifférence del’espace infini ? Elle ne se manifeste aux sens qu’à larencontre de la lumière et de ce qui est essentiellement contraireà la lumière, les corps résistants. Pourquoi donc supposer qu’elleest déjà contenue dans la lumière ? On a la ressource de direqu’elle s’y cache et qu’elle attend, pour se montrer, que la libreexpansion de la clarté rencontre un obstacle. Mais il est permis depenser aussi que ce qui se cache si bien n’existe pas encore ;la couleur est fille de la lumière et de notre monde corporel etlourd. Pourquoi en appesantir la lumière elle-même dans sonexpansion une et simple à travers l’infini ? Quel sensauraient le vert et le rouge dans les espaces indifférents ?Ici ils résultent de la vie et ils l’expriment dans son rapportavec la lumière ; hors de la sphère vivante, ils n’ont pas desens…

Par les couleurs, la lumière fait amitié avecnotre monde : la couleur est le gage d’union ; la matièrepesante peut enrichir l’impondérable en manifestant d’une manièreéclatante ce qui se dérobait en lui ; l’obscurité, en faisantsortir les couleurs de la lumière, lui vaut, dans notre sphère, unjoyeux triomphe ; et la lumière en même temps, en s’unissant àla matière pesante dans la couleur, l’allège et l’idéalise :rien ne demeure stérile ; tout fait œuvre de beauté. Lesmolécules dispersées dans l’air nous donnent les splendeurs ducouchant ; l’obscurité infinie des espaces vides, se répandantdans la clarté du jour, l’adoucit en une charmante teintebleue ; le mystère même de la nuit et la brutalité de lalumière, saisis au travers l’un de l’autre et l’un dans l’autre,conspirent à une merveilleuse douceur : le jour manifeste lanuit ; car, plus la lumière est abondante et pure, plus leciel est profond, et plus le regard devine l’immensité des espacesqui sont au delà ; et le soir, quand le voile de clarté tombepour laisser voir la nuit à découvert, on la trouverait bienvulgaire et bien triste, si elle ne s’emplissait lentement d’unautre mystère.

Devenue expressive dans la couleur, la lumières’est rapprochée du son : elle peut concourir avec lui àmanifester l’âme des choses ; tandis qu’un son qui s’élèveraitdans la pure clarté serait comme une voix dans le désert, sans rienqui la soutienne ou lui réponde, les sonorités du mondes’harmonisent à ses splendeurs. La magnificence ou la tristesse desteintes correspond à la plénitude joyeuse ou à la douceur voiléedes sons : la lumière, dans sa lutte et son union avecl’obscurité, est devenue dramatique, et elle s’accorde avec unmonde où tout est action ; l’ombre, en pénétrant dans laclarté, y a glissé d’intimes trésors de mélancolie que le bleupâlissant du soir communique à l’âme, et la sérénité impassible dela clarté pure est devenue, au contact de l’ombre qu’elle dissipeen s’y transformant, quelque chose de plus humain, la joie.

Dans le bleu

L’effort de la lumière pour percer l’obstacles’exprime par le rayon jaune et lui donne un sens ; l’effortde l’ombre pour venir à nous à travers la lumière, en l’adoucissantet en s’y égayant, s’exprime par le rayon bleu.

Il serait singulier, en effet, que la lumièrebleue se manifestât toujours quand un fond obscur est vu à traversla clarté, et que ce fait-là n’eût point de signification. Quand unvase d’eau claire est posé sur un fond noir, l’eau paraît bleuâtre.Dans les rayonnantes journées d’été, l’ombre portée sur un murblanc, vu à distance, semble bleue : les montagnes noires, àmesure qu’on s’en éloigne par un beau temps, bleuissent ; etlorsque, au couchant, un nuage sombre, voisin du soleil, au lieu des’interposer entre lui et nous, reçoit à sa surface les rayonsglissants, il apparaît d’un bleu admirable et il se confond avec lebleu même du ciel ; si bien que, quand le soleil se cache etque le prestige s’évanouit, l’œil est étonné de trouver un pesantnuage là où il n’avait cru rencontrer que la pureté profonde del’air. Le ciel qui, la nuit, quand il n’est éclairé que par lesétoiles, est noir, vu à travers la lumière du soleil, apparaîtbleu. Ainsi toutes les grandes manifestations de la couleur bleuesont liées aux mêmes conditions ; est-ce là un faitfortuit ? Le bleu, comme pour bien marquer son rapport àl’obscur, confine au noir et au gris par une multitude de degrés.Le soir, une partie du ciel est déjà noire qu’une autre partie estencore bleue ; et il semble au regard qui en fait le tourqu’il passe seulement d’un bleu plus clair à un bleu plus sombre. Àmesure qu’on s’élève en ballon vers les hauteurs du ciel, le bleuest plus sombre et plus voisin du noir.

Sous les étoiles

La prairie où reluisent les brins d’herbe etles fleurs semble, dans les jours d’été, je ne sais quelle coucheplus épaisse et plus grasse de clarté déposée tout au fond d’unocéan infini de lumière subtile. De même, dans les nuits baignéesde lune, les étoiles sont comme des gouttes de lumière concentréeen un lac de limpidité légère.

La musique éternelle

Les premières herbes qui, sur la terreverdissante, ont ondulé et frémi ne savaient pas qu’elles livraientle tressaillement secret de leur vie à une douce puissance qui lerépandrait au loin. Oh ! sans doute, elles avaient je ne saisquel besoin obscur de communication et d’expansion, et c’est làl’âme du son ; mais ce besoin même, comment l’auraient-ellesconnu, si elles ne s’étaient senties comme enveloppées d’influencesamies, et si le premier souffle passant sur elles n’avait associéleur frisson au frisson de l’espace ? Les premiers êtres qui,connaissant la joie, la douleur, l’amour, ont crié, murmuré ouchanté, cédaient aussi à un besoin intime et profond decommunication ; et c’est sous l’action presque aveugle de cebesoin que leur organisme vibrait à l’unisson de leur âme, etébranlait le dehors à l’image du dedans. Mais si cette vibrationpresque involontaire de leur organisme n’était pas pour eux, sansqu’ils s’y attendissent, devenue un son, s’ils n’avaient pas sentisoudain que leur âme prenait une voix pour solliciter dans l’espaceprofond les autres âmes, ils se seraient bientôt resserrés etétouffés en eux-mêmes. Ils ont dû s’étonner de leur cri en yretrouvant leur âme. Il a dû leur sembler qu’une puissancemystérieuse recueillait leurs douleurs ou leurs joies tout ausortir de leur âme pour leur prêter une voix. Oui, vraiment, avantqu’aucune voix sortît des êtres, il y avait la Voix, la voixmystérieuse, la voix muette qui attendait, pour appeler, pleurer,chanter, les confidences des vivants. Dans les sphères destinées àla vie, le silence universel était déjà plein de cette voix, et, ens’éveillant, les vivants l’ont éveillée. Voix sublime et familièrequi ne vient pas des êtres, mais qui se fait toute à eux ;elle traduit si bien leur âme qu’elle a l’air d’en venir :oiseau divin qui semble éclore de tous les nids, parce qu’il ensait prendre la forme.

Avant la naissance des organismes sur notreplanète, l’atmosphère était animée par les grands souffles, par leclapotement infini des vagues sur les grèves. Ainsi les vivants ontété, dès le début, bercés par une sorte d’harmonie immense etindistincte, et s’ils ont crié, soupiré, chanté, c’était pourrépondre à l’espace frissonnant qui leur parlait. Les innombrablespetites bêtes des champs se seraient tues depuis des milliersd’années, si elles n’avaient été comme provoquées par la musiqueéternelle et secrète qui flotte dans l’espace autour des vivants,et, de même que les éléments subtils qui s’évaporent des plantes seconvertissent en rosée dans la fraîcheur des nuits sereines, lesvagues tendresses qui montent des êtres se convertissent enharmonies dans la douceur des nuits musicales.

Tambour et violoncelle

Avant d’entendre par l’oreille, les êtres ontdû entendre par le corps tout entier : ils ont dû percevoird’abord les grands bruits sourds de la mer ou de la foudre etconfondre leur première perception vague du son avec l’ébranlementtotal de leur masse. Je crois donc que c’est par les graves que lesêtres ont débuté dans l’échelle des sons. Aujourd’hui encore, cen’est pas en criant des notes aiguës qu’on se fait entendre lemieux de ceux qui commencent à devenir sourds, mais, au contraire,en émettant avec une certaine force des notes graves ou moyennes.Ce qui donne quelque chose de puissant au roulement sourd dutambour, c’est qu’il semble que nous ne l’entendons pas seulementavec nos oreilles, mais qu’il résonne aussi dans nos entrailles.Les bruits aigus, au contraire, n’affectent que l’ouïe proprementdite et, si l’on peut dire, l’extrémité de l’ouïe. Ils sont aigus,en effet, car ils entrent dans l’organisme et dans la consciencecomme une pointe ; et les sons graves sont graves, en effet,c’est-à-dire pesants, par leur accord avec la masse de l’organisme.Ils semblent contracter la pesanteur de la matière. Voilà commentles sons aigus traduisent ce qu’il y a de plus excité et de plussubtil au sommet de l’âme, l’appel de Marguerite défaillante auxanges purs qui vont l’enlever au ciel. Et les notes graves, aucontraire, traduisent ce fanatisme des huguenots lourd, compact,qui n’est pas fait d’élan passionné ou subtil, mais qui est lapesée continue d’une idée forte sur l’être tout entier. Les sonsélevés nous détachent de nous-mêmes, ou, plutôt, il semble qu’ilsdétachent de nous une partie de nous-mêmes. Quand j’entendsexécuter, sur le violon, certains morceaux très élevés, il mesemble qu’une partie de moi-même, la plus extrême, la plus subtile,est remuée, et que l’autre partie écoute. On dirait un de cessouffles étranges qui laissent immobile l’arbre presque tout entieret qui ne font vibrer qu’une feuille à la pointe du plus hautrameau. De là, à écouter ces morceaux, une sorte de curiositéinquiète d’abord, et, bientôt, d’indifférence. Au contraire, levioloncelle nous prend soudain aux entrailles, et l’on dirait qu’ilébranle, d’un coup d’archet, les assises mêmes de notre vie.

Si Orphée n’avait joué sur sa lyre que desmorceaux aigus, il aurait laissé indifférents les rochers et lesgrands arbres : il a dû préluder par des notes graves. Ainsiil a pris d’emblée la terre aux entrailles, il a ébranlé les rochesprofondes et fait frissonner les chênes jusqu’à la racine. Et, s’ilest vrai qu’il ait pu bâtir des villes, il n’a dû se servir desnotes aiguës que pour exciter les pierres légères jusqu’à la pointedes hautes tours.

La voix des choses

Même pour la conscience superficielle, le soncontient évidemment quelque chose des existences qu’il traduit. Leson pesant et large de la cloche met en nous un moment l’âme lenteet lourde du métal ébranlé. Et, au contraire, j’imagine qu’àentendre, sans en avoir jamais vu, un verre de cristal, nous nousfigurerions je ne sais quoi de délicat et de pur. Le bruitmélancolique, monotone et puissant d’une chute d’eau traduit bien àl’oreille cette sorte d’existence confuse du fleuve où aucunegoutte ne peut vivre d’une vie particulière distincte, où tout estentraîné dans le même mouvement et dans la même plainte.

L’âme de la terre

Le son émane bien des êtres eux-mêmes, il sortbien des entrailles de la vie ; mais il exprime surtout lesaspirations, les mouvements, les tendances de la vie ; iln’exprime pas la vie elle-même et son travail subtil : je veuxdire l’élaboration secrète et continue que la vie fait subir auxéléments que lui fournit la terre. C’est là ce qu’expriment lesparfums ; ils nous mettent en relation avec la vie profondedes éléments, épurée, raffinée. Ils versent en nous, à certainesheures, une ivresse de vie, et ils suppriment, si je puis dire, lagrossièreté de la terre. Eh quoi ! c’est de la terre grossièreque sort le parfum de la rose ? Oui, certes ; et auxpremières journées printanières, quand tout est senteur, il semblebien que la terre profonde exhale son âme, et, comme les parfumsagissent sur notre vie intérieure, sur nos sentiments et nospensées mêmes, le divorce hautain de l’esprit et de la terre est unmoment aboli.

Rêve étoilé

Je me rappelle qu’un soir, sur ma couchetted’écolier, par la demi-fenêtre qui donnait sur le ciel, je vis dansles profondeurs une petite étoile d’une douceur inexprimable ;je ne voyais qu’elle et il me sembla que toute la tendresse quepouvaient contenir les sphères lointaines, que toute la pitiéinconnue, qui répondait peut-être dans l’infini à nos inquiétudeset à nos souffrances, que tous les rêves ingénus et purs quiavaient rayonné des âmes humaines depuis l’origine des temps dansle mystère de la nuit, résumaient leur douceur dans la douceur del’étoile, et un moment je goûtai jusqu’aux larmes cette amitiéfraternelle et mystérieuse de l’âme et de l’espace infini. Puis,peu à peu, et sans qu’aucune pensée précise expliquât cechangement, je sentis comme une rupture étrange. Les profondeursamies se creusèrent en un abîme d’indifférence et de silence. Je medis que le foyer de pensée et de poésie juvéniles qui brûlait enmoi s’éteindrait sans avoir pu réchauffer ces espaces glacés.Bossuet avait dit : « Allons méditer le silence sacré dela nuit. » Pascal : « Le silence éternel de cesespaces infinis m’effraie. » Tous les deux avaient l’âmechrétienne et je venais de passer en quelques instants del’expansion de l’un au resserrement de l’autre.

Dans l’espace

Pour moi, je n’ai jamais regardé sans uneespèce de vénération l’espace profond et sacré, et lorsque,cheminant le soir, je le contemple, je me dis parfois que tous leshommes, depuis qu’il y a des hommes, ont élargi leur âme en lui, etque si les rêves humains qui s’y sont élevés laissaient derrièreeux, comme l’étoile qui fuit, une trace de lumière, une immense etdouce lueur d’humanité emplirait soudain le ciel. Mais, en mêmetemps, je me dis que, si l’espace a ainsi toujours sollicité lespensées humaines, c’est qu’il les élève à l’infini ; il estcomme un miroir d’infinité où nos pensées ne peuvent se réfléchirsans s’étonner soudain de se voir infinies. Or, cette infinité, ilne la tient pas de lui-même ; il l’emprunte de l’être que laraison seule peut saisir, que l’âme seule peut pénétrer, et c’estainsi que l’âme, en s’abandonnant à l’espace, ne se livre pas sansretour. Par l’infini de l’étendue, elle revient au véritableinfini, c’est-à-dire, au fond, à elle-même. Oh ! j’aimeraisque l’esprit humain gravît de nouveau ces hauts sommets de l’Indeet ces sommets divins de la Grèce d’où la sérénité infinie del’éther apparaissait aux yeux comme une révélation, et je voudraisque de ces sommets il répandît dans l’infini visible, que lespremiers hommes adoraient, sa foi dans l’infini invisible. Il y aau Louvre un tout petit et délicieux tableau de l’école italiennequi nous montre une avenue étroite et mystérieuse du paradis ;il y a dans ce tableau un mélange étonnant de naturel et dedivin ; les arbres, les nuages, le ciel, ont leur couleurréelle et vraie : c’est la vie. Et pourtant on dirait qu’unelumière épurée, subtile, idéale, pénètre tout et que sous ledemi-jour des feuillages un rayon de Dieu s’est mêlé aux rayonsadoucis du soleil. Pourquoi de même, dans l’univers immense, neverrions-nous pas peu à peu, toutes les puissances de l’homme étantréconciliées avec elles-mêmes, la lumière vraie mais brutale dusoleil accueillir dans ses rayons la lumière de l’esprit, amie etfraternelle ? Il ne faut pas que le monde des sens fasseobstacle aux clartés de l’esprit : il ne faut pas que lesclartés de l’esprit offusquent le monde des sens : il faut quela clarté du dedans et la clarté du dehors se confondent et sepénètrent, et que l’homme hésitant ne discerne plus dans la réaliténouvelle ce que jadis il appelait, de noms en apparence contraires,l’idéal et le réel. Que le monde sera beau lorsque, en regardant àl’extrémité de la prairie le soleil mourir, l’homme sentira,soudain, à un attendrissement étrange de son cœur et de ses yeux,qu’un reflet de la douce lampe de Jésus est mêlé à la lumièreapaisée du soir !

Le secret de l’univers

Dans ces profondeurs transparentes del’espace, qui se prêtent à toutes les formes changeantes de nosrêves et qui sollicitent toutes les aspirations de notre âme,reluit et frissonne le secret même de l’univers. L’invisibledevient visible dans cette manifestation à la fois idéale et réellequ’est l’espace. Trompés par la brutalité et la grossièreté decertains contacts matériels, nous pourrions croire à la brutalitéet à la grossièreté de la matière elle-même. L’espace est un rappelimmense et permanent à l’idéalité de la matière. Ceux quicontemplent, aiment et comprennent l’espace profond savent, sanss’en douter, ce qu’est la matière. C’est en ce sens nouveau qu’onpeut dire : « Les cieux racontent la gloire deDieu », et les simples, les humbles, quand ils répandent dansla sérénité du soir une âme vivante et bonne, quand ils mêlentdoucement leur pensée à l’espace recueilli, lisent sans le savoir,dans l’infini qui est sur leur tête, le secret de la poussièrequ’ils foulent aux pieds.

Descente dans l’infini

Dans cette architecture étrange qu’on appellela matière, nous avons beau descendre vers les fondements, nous netrouvons point une assiette fixe : les pierres que l’oncroyait fondamentales entrent en mouvement ; elles entrent endanse, et c’est sur des tourbillons subtils que repose jusqu’icil’édifice solide du monde. Mais, descendons plus bas encore, etau-dessous même de l’atome ; l’atome, dit-on, est untourbillon d’éther ; c’est donc l’éther qui va être la matièrepremière, le substratum définitif de tous les mouvements ;soit, mais l’éther lui-même, dans son apparence d’immuablesérénité, est traversé de mouvements innombrables ; tous lesrayonnements de lumière et de chaleur, tous les courants et tousles jets d’électricité et de magnétisme, tous les mouvements quicorrespondent dans les corps aux phénomènes de la pesanteur et,dans les composés chimiques, aux phénomènes de l’affinité émeuventincessamment l’éther ; et appuyer le monde sur l’éther, c’estl’appuyer sur une mer de mouvements immenses et aux vagues toujoursremuées. Il faut bien pourtant que les mouvements de l’universsoient les mouvements de quelque chose ; il faut bien qu’il yait une réalité en mouvement, une substance du mouvement.

Je ne sais pas où il faut s’arrêter ; jene sais pas s’il faut s’arrêter ou descendre encore.

L’étonnement éternel

L’Infini, en même temps qu’il est la suprêmeclarté, est le suprême mystère. L’être infini est une inépuisableréponse à une inépuisable question ; Dieu même, en secomprenant comme être et en comprenant tout par soi, s’étonned’être ; le jour où nous saurions tout, où nous verrions tout,nous aurions mis un terme à notre ignorance, mais point à notreétonnement ; l’étonnement n’est pas seulement à l’origine dela science, il est au bout et, à l’infini, il se confond avec lascience elle-même ; l’infini a besoin, pour résister à lanégation, de s’affirmer sans cesse, et c’est cette affirmationrenouvelée qui renouvelle le monde ; il y a au fond de toutechose un étonnement divin qui met dans la monotonie des matinsrenaissants une fraîcheur d’aurore première et qui prolonge dans lerêve les perspectives voilées du soir.

Ivresses panthéistes

I. – Il y a des heures où nouséprouvons à fouler la terre une joie tranquille et profonde commela terre elle-même. Si nous l’enveloppions seulement d’un regard,elle ne serait pas à nous ; mais nous pesons sur elle et elleréagit sur nous ; mais nous pouvons nous coucher sur son seinet nous faire porter par elle, et sentir je ne sais quellespalpitations profondes qui répondent à celles de notre cœur. Que defois, en cheminant dans les sentiers, à travers champs, je me suisdit tout à coup que c’était la terre que je foulais, que j’étais àelle et qu’elle était à moi ! Et, sans y songer, jeralentissais le pas, parce que ce n’était point la peine de sehâter à sa surface, parce qu’à chaque pas je la sentais et je lapossédais tout entière, et que mon âme, si je puis dire, marchaiten profondeur. Que de fois aussi, couché au revers d’un fossé,tourné, au déclin du jour, vers l’Orient d’un bleu si doux, jesongeais tout à coup que la terre voyageait, que, fuyant la fatiguedu jour et les horizons limités du soleil, elle allait d’un élanprodigieux vers la nuit sereine et les horizons illimités, etqu’elle m’y portait avec elle ! Et je sentais dans ma chairaussi bien que dans mon âme, et dans la terre même comme dans machair, le frisson de cette course, et je trouvais une douceurétrange à ces espaces bleus qui s’ouvraient devant nous, sans unfroissement, sans un pli, sans un murmure. Oh ! combien estplus profonde et plus poignante cette amitié de notre chair et dela terre que l’amitié errante et vague de notre regard et du cielconstellé ! Et comme la nuit étoilée serait moins belle à nosyeux, si nous ne nous sentions pas en même temps liés à la terre,s’il n’y avait pas une sorte de contradiction troublante entre laliberté vague du regard et du rêve, et cette liaison à la terre,dont le cœur déconcerté ne peut dire si elle est dépendance ouamitié !

II. – Quand on dit que la lumière est la joiedes yeux, on veut dire qu’elle est la joie du cerveau. La lumièrese mêle à cette activité organique vaguement aperçue qui accompagnela pensée, et par suite elle se mêle, d’une manière intime et enquelque sorte organique, avec la pensée elle-même à l’étatnaissant. Ce n’est pas quand la pensée s’est développée en formedistincte d’idée que la lumière vient à s’unir à elle ; ellela surprend et la pénètre à l’état organique, et elle constitue parlà même, dans notre cerveau, un milieu subtil et joyeux où toutesles idées quelles qu’elles soient, où toutes les formes quellesqu’elles soient, se meuvent plus heureuses et plus belles. À lalettre, nos pensées, dans leur milieu cérébral, baignent dans lalumière, et il peut arriver que l’action prolongée de la lumièreradieuse et immense, abolissant le sentiment organique spécial ànotre cerveau, élargisse un moment notre conscience jusqu’à laconfondre avec l’horizon plein de clarté. Il m’est arrivé, aprèsavoir marché longtemps dans la lumière enivrante de l’été, de neplus me sentir moi-même que comme un lieu de passage de lalumière ; mes yeux me faisaient l’effet de deux archesétranges par où un fleuve de lumière, se développant en moi,submergeait et effaçait peu à peu les limites organiques de maconscience.

III. – Tous les êtres cherchentleur voie en chantant ou en gémissant. Et les grands souffles qui,le soir, semblent hésiter sous le ciel et demander leur chemin à laforêt sombre sont bien le symbole de toute vie. Au contraire, lesastres ont beau être suspendus de proche en proche à un centreidéal et mystérieux ; ils ont beau, subissant des actions etdes réactions illimitées, décrire des courbes riches d’infiniqu’aucune formule mathématique n’épuisera complètement, ils necherchent pas, ils ne tâtonnent pas. Il y a dans leur mouvement unecertitude impeccable. Leur aspiration éternelle est éternellementréalisée par la précision des évolutions géométriques. Qu’ont-ilsdès lors à raconter ? et qu’ont-ils à nous dire, à nous quicherchons sans cesse notre voie ? Non, les astres sacrés n’ontpas un frémissement de feuilles inquiètes, et ce n’est pas d’unfrisson de forêt que doit s’emplir la nuit étoilée, mais bien de lasérénité de la lumière éternelle.

Et qu’importe aussi que les êtres particuliersd’une sphère ne puissent communiquer directement, par le son, avecles êtres particuliers d’une autre sphère ? Le son est lepassage d’une vie dans une autre, la transmission de ce qu’il y adans les êtres de plus intime et de plus secret ; et cettecommunication exige, si je puis dire, une parenté étroite et unesorte de mutuelle confiance. Dans l’état de dispersion et deconflit où s’agite la vie, chaque sphère a peine à se comprendre età se déchiffrer elle-même : ce qui lui viendrait des autres neserait qu’un vain bruit, et le son y perdrait, sans profit pour lesrelations des êtres, ce qui fait sa valeur et son charme, je veuxdire son intimité. Peut-être, malgré la communauté essentielle detoute vie, les joies et les peines, les mélancolies et les désirsde notre monde paraîtraient-ils bien ridicules et bien chétifs à unautre. Qui sait si les plaintes des arbres, sous le vent, auraientun écho dans les cœurs que cette plainte n’aurait pas bercés ?Aussi chaque sphère enferme-t-elle en soi les secrets les plusprofonds de sa vie ; elle se borne aux rapports que met entreelle et les autres la lumière qu’elle leur envoie et qu’ellereçoit ; et, quant au reste, elle s’enveloppe de silence.

Parfois, la nuit, il m’a semblé que je sentaisla terre, pleine de bruit, cheminer sous le ciel plein d’étoiles.Les étoiles envoyaient leur clarté jusqu’à nous, à travers toutesles sphères et les pauvres lumières humaines, qui s’échappaientencore des maisons qui ne dormaient pas, quittaient aussi notresphère et allaient bien loin de nous dans des espaces indifférents.Mais il n’était pas un murmure, pas un souffle, pas une plainte,pas même un cri d’appel vers les étoiles lointaines qui se répandîthors de notre monde dans les espaces étrangers. La terre gardaitpour elle toute son âme, et je me réjouissais dans cette intimité,d’une vie plus concentrée et plus ardente, condamnée par ceperpétuel refoulement à une plénitude souffrante et douce, à unbesoin d’infini tout intérieur et tout replié.

IV. – En savourant les parfums,les clartés, les formes, les joies intimes, nous nous imprégnonsd’être par toutes nos puissances de connaître et de sentir. Il y a,de l’être à ses manifestations changeantes, une merveilleuseréciprocité de services. Si nous ne sentions pas l’être, au fondmême des choses les plus subtiles et les plus fuyantes, notre âmese dissoudrait dans la vanité et l’incohérence de ses joies. Il ya, jusque dans la subtibilité du rayon qui se joue, quelque chosede résistant, et si les couleurs et les sons peuvent se compléterdans notre âme par d’étranges et mystérieuses harmonies, c’est queles sons et les couleurs mêlent, dans les profondeurs de l’être,leurs plus secrètes vibrations. Mais, pendant que d’un côté l’êtredonne ainsi à toutes les manifestations sensibles ce commencementd’unité qui est nécessaire aux choses les plus libres et cettesolidité qui est nécessaire aux plus exquises, les manifestationssensibles, à leur tour, communiquent à l’être un ébranlementmystérieux qui leur survit. Rien de précis ne subsiste dans mon âmedes belles formes que j’ai admirées, des parfums que j’ai respirés,des splendeurs dont je me suis enivré ; et pourtant, lorsquemon âme, toute vibrante de ces émotions disparues, s’élève jusqu’àl’idée de l’être universel, elle y porte, elle y répand à son insules frissons multiples qui l’ont traversée ; voilà commentl’idée de l’être n’est point vaine ; c’est que, s’étantrépandue en toutes choses, dans les souffles, dans les rayons, dansles parfums, dans les formes, dans les admirations et les naïvetésdu cœur, elle a gardé quelque chose de toute chose ; cesprofondeurs vagues sont traversées de souffles que l’oreillen’entend pas, de clartés que l’œil ne voit pas, d’élans et de rêvesque l’âme ne démêle pas. Toutes les forces du monde et de l’âmesont ainsi dans l’être, mais obscurément et n’ayant plus d’autreforme que celle qui est marquée, pour ainsi dire, par leur plussecrète palpitation. Quand la mer a débordé doucement sur une plageodorante, elle ramène et emporte, non pas les herbes et les fleurs,mais les parfums, et elle roule ces parfums subtils dans sonétendue immense. Ainsi fait l’être qui recueille, dans sa plénitudemouvante et vague, toutes les richesses choisies du monde et del’âme.

V. – Le monde obscur des forcesest à la fois très parent de nous et très différent de nous. Jem’explique par là le sentiment étrange que m’inspire le mondevisible. Je me pénètre peu à peu de sa vie, de sa forme, de sescouleurs, de ses voix, et je laisse en quelque sorte ses influencesentrer doucement en moi. Peu à peu, il me semble que la vie detoutes choses s’agite pour échapper au vague et pour se préciser.Il ne suffit plus au chêne de m’envoyer le bruissement vigoureux deses rameaux et de ses feuilles. Il ne suffit plus à l’herbeflottante des fossés de caresser mes yeux de ses souplesondulations. Le chêne appelle mon âme ; il voudrait que mapensée s’enfermât en lui et donnât une netteté plus grande à sa viediffuse ; et la prairie, qui murmure tout bas au vent du soir,voudrait que mon rêve vînt se mêler au sien pour lui donner je nesais quelle forme ailée et subtile qui lui permît d’aller plushaut. Les choses semblent souffrir de leur incertitude et envier àla conscience humaine la forme insaisissable de ses songes les plusfugitifs. Mais si l’âme se rend à leur appel, si elle ne les laissepas à ce vague douloureux et charmant ; si elle réalise, en sesubstituant à elles, leur aspiration secrète, le charme estaussitôt rompu, et l’univers, si vivant naguère et si animé, paraîtimmobile et vide, parce que notre âme est seule à le remplir, parceque son essor, arbitrairement aidé par nous, n’a abouti qu’à uneimparfaite copie de notre propre conscience. Pour que l’âme puisses’entretenir avec les choses, il faut que les choses tendent versl’âme, mais sans y arriver ; il faut que l’âme aille vers leschoses, mais sans s’installer en elles ; il faut qu’il y aitentre le monde et nous, avec une impossibilité perpétuelle de seconfondre, une perpétuelle tentation de s’unir.

L’âme et Dieu

Je n’ai jamais bien compris, je l’avoue, lacomparaison fameuse dans laquelle Kant rapproche la révolutionintellectuelle accomplie par lui de la révolution astronomiqueaccomplie par Copernic ; car Copernic a précipité la terre,jusque là immobile, dans le système mouvant de l’infini. Elle n’estdonc intelligible et réelle depuis Copernic que par l’infini etcelui qui accomplirait, en philosophie, une révolution analogue àcelle de Copernic serait celui qui, au lieu de s’appuyer toutd’abord sur le moi présumé immobile, ferait entrer le moi dans lesystème vivant de la conscience infinie.

Car enfin : ou bien, lorsqu’il soumet leschoses à la législation du sujet pensant, Kant entend par là le moihumain, et alors il fait tourner l’infini autour de la terre, il vaau rebours de Copernic ; ou bien il entend, par le sujetpensant, la pensée et la conscience absolue, avec ses conditions etses lois d’unité auxquelles les choses se soumettent ; etalors c’est l’absolu lui-même sous la forme de la conscience et dela pensée ; c’est l’infini, c’est Dieu. Et cela revient à diretout simplement que c’est autour de Dieu que tourne le monde, queDieu est le centre véritable de l’univers…

Et aujourd’hui, de même que nous ne pouvonsobserver l’infini sans la terre et comprendre la terre sansl’infini, nous ne pouvons connaître Dieu sans le moi et comprendrenotre moi sans Dieu. Il n’y a pas d’effort d’abstraction qui puisseisoler la terre de l’infini ; il n’en est point qui puisseisoler le moi humain de Dieu. Mais ce n’est pas à un centrephysique et grossier d’attraction que la terre est soumise, c’est àun centre idéal et divin qui est présent et agissant en elle, commeil est présent et agissant partout. En sorte que, par sa soumissionà l’infini, la terre redevient centre, en un sens plus haut ;elle n’est pas subordonnée à une autre partie du monde ; elleest libre en Dieu et par Dieu. De même, le moi humain ne relève pasde la conscience divine comme d’un autre moi particulier etdéterminé. Le moi humain n’est pas la conscience absolue, mais laconscience absolue est en lui comme elle est partout. C’est lasuperstition philosophique ou religieuse qui fait de Dieu un autremoi particulier et clos, analogue et extérieur au nôtre et dont lenôtre serait esclave, comme c’était la superstition astronomiquequi faisait d’une partie du monde, la terre analogue et extérieureaux autres parties du monde, le centre dont tout dépendait. Rendreà l’univers son immensité, c’est affranchir tous les astres qui semeuvent en lui ; rendre à Dieu son immensité, c’est affranchirtoutes les consciences qui se meuvent en lui. Dieu est uneconscience infinie dont le centre est partout et la circonférencenulle part.

L’insuccès de tous les penseurs qui ontprétendu étudier d’abord le moi sans Dieu ou avant Dieu, et lagrossièreté des superstitieux qui font de Dieu je ne sais quelobjet matériel et fini, extérieur à la conscience et étranger àl’activité du moi, nous avertissent de ne point séparer le moi etDieu ; et puisque Dieu s’exprime et se manifeste dans lemonde, dans l’espace, dans le mouvement, dans la sensation, il nousfaut aussi, pour comprendre la conscience, accepter le monde,expression de Dieu.

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Tags: Jean Jaures