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Poil de carotte

Poil de carotte

de Jules Renard

Chapitre 1 Les poules

-Je parie, dit madame Lepic, qu’Honorine a encore oublié de fermer les poules.

C’est vrai. On peut s’en assurer par la fenêtre. Là-bas, tout au fond de la grande cour, le petit toit aux poules découpe, dans la nuit, le carré noir de sa porte ouverte.

-Félix, si tu allais les fermer? dit madame Lepic à l’aîné de ses trois enfants.

-Je ne suis pas ici pour m’occuper des poules, dit Félix, garçon pâle, indolent et poltron.

-Et toi, Ernestine?

-Oh! Moi, maman, j’aurais trop peur!

Grand frère Félix et soeur Ernestine lèvent à peine la tête pour répondre. Ils lisent, très intéressés, les coudes sur la table,presque front contre front.

-Dieu, que je suis bête! Dit madame Lepic. Je n’y pensais plus.Poil de Carotte, va fermer les poules! Elle donne ce petit nom d’amour à son dernier né, parce qu’il a les cheveux roux et la peau tachée. Poil de Carotte, qui joue à rien sous la table, se dresse et dit avec timidité:

-Mais, maman, j’ai peur aussi, moi.

-Comment? Répond madame Lepic, un grand gars comme toi! C’est pour rire. Dépêchez-vous, s’il te plaît!

-On le connaît; il est hardi comme un bouc, dit sa soeur Ernestine.

-Il ne craint rien ni personne, dit Félix, son grand frère.

Ces compliments enorgueillissent Poil de Carotte, et, honteux d’en être indigne, il lutte déjà contre sa couardise. Pour l’encourager définitivement, sa mère lui promet une gifle.

-Au moins, éclairez-moi, dit-il.

Madame Lepic hausse les épaules, Félix sourit avec mépris. Seule pitoyable, Ernestine prend une bougie et accompagne petit frère jusqu’au bout du corridor.

-Je t’attendrai là, dit-elle.

Mais elle s’enfuit tout de suite, terrifiée, parce qu’un fort coup de vent fait vaciller la lumière et l’éteint.

Poil de Carotte, les fesses collées, les talons plantés, se met à trembler dans les ténèbres. Elles sont si épaisses qu’il se croit aveugle. Parfois une rafale l’enveloppe, comme un drap glacé, pour l’emporter. Des renards, des loups même, ne lui soufflent-ils pas dans ses doigts, sur sa joue? Le mieux est de se précipiter, au juger, vers les poules, la tête en avant, afin de trouer l’ombre.Tâtonnant, il saisit le crochet de la porte. Au bruit de ses pas,les poules effarées s’agitent en gloussant sur leur perchoir. Poil de Carotte leur crie:

-Taisez-vous donc, c’est moi!

Ferme la porte et se sauve, les jambes, les bras comme ailés.Quand il rentre, haletant, fier de lui, dans la chaleur et lalumière, il lui semble qu’il échange des loques pesantes de boue etde pluie contre un vêtement neuf et léger. Il sourit, se tientdroit, dans son orgueil, attend les félicitations, et maintenanthors de danger, cherche sur le visage de ses parents la trace desinquiétudes qu’ils ont eues.

Mais grand frère Félix et soeur Ernestine continuenttranquillement leur lecture, et madame Lepic lui dit, de sa voixnaturelle:

-Poil de Carotte, tu iras les fermer tous les soirs.

Chapitre 2 Les perdrix

Comme à l’ordinaire, M. Lepic vide sur la table sa carnassière.Elle contient deux perdrix. Grand frère Félix les inscrit sur uneardoise pendue au mur. C’est sa fonction. Chacun des enfants a lasienne. Soeur Ernestine dépouille et plume le gibier. Quant à Poilde Carotte, il est spécialement chargé d’achever les piècesblessées. Il doit ce privilège à la dureté bien connue de son coeursec.

Les deux perdrix s’agitent, remuent le col.

Madame Lepic: Qu’est-ce que tu attends pour les tuer?

Poil de Carotte: Maman, j’aimerais autant les marquer surl’ardoise, à mon tour.

Madame Lepic: L’ardoise est trop haute pour toi.

Poil de Carotte: Alors, j’aimerais autant les plumer.

Madame Lepic: Ce n’est pas l’affaire des hommes.

Poil de Carotte prend les deux perdrix. On lui donneobligeamment les indications d’usage:

-Serre-les là, tu sais bien, au cou, à rebrousse-plume.

Une pièce dans chaque main derrière son dos, il commence.

Monsieur Lepic: Deux à la fois, mâtin!

Poil de Carotte: C’est pour aller plus vite.

Madame Lepic: Ne fais donc pas ta sensitive; en dedans, tusavoures ta joie.

Les perdrix se défendent, convulsives, et, les ailes battantes,éparpillent leurs plumes. Jamais elles ne voudront mourir. Ilétranglerait plus aisément, d’une main, un camarade. Il les metentre ses deux genoux, pour les contenir, et, tantôt rouge, tantôtblanc, en sueur, la tête haute afin de ne rien voir, il serre plusfort.

Elles s’obstinent.

Pris de la rage d’en finir, il les saisit par les pattes et leurcogne la tête sur le bout de son soulier.

-Oh! le bourreau! le bourreau! s’écrient grand frère Félix etsoeur Ernestine.

-Le fait est qu’il raffine, dit madame Lepic. Les pauvres bêtes!je ne voudrais pas être à leur place, entre ses griffes.

M. Lepic, un vieux chasseur pourtant, sort écoeuré.

-Voilà! dit Poil de Carotte, en jetant les perdrix mortes sur latable.

Madame Lepic les tourne, les retourne. Des petits crânes brisésdu sang coule, un peu de cervelle.

-Il était temps de les lui arracher, dit-elle. Est-ce assezcochonné?

Grand Félix dit: -C’est positif qu’il ne les a pas réussiescomme les autres fois.

C’est le Chien

M. Lepic et soeur Ernestine, accoudés sous la lampe, lisent,l’un le journal, l’autre son livre de prix; madame Lepic tricote,grand frère Félix grille ses jambes au feu et Poil de Carotte parterre se rappelle des choses.

Tout à coup Pyrame, qui dort sous le paillasson, pousse ungrognement sourd.

-Chtt! fait M. Lepic.

Pyrame grogne plus fort.

-Imbécile! dit madame Lepic.

Mais Pyrame aboie avec une telle brusquerie que chacun sursaute.Madame Lepic porte la main à son coeur. M. Lepic regarde le chiende travers, les dents serrées. Grand frère Félix jure et bientôtone s’entend plus.

-Veux-tu te taire, sale chien! Tais-toi donc, bougre!

Pyrame redouble. Madame Lepic lui donnes des claques. M. Lepicle frappe de son journal, puis du pied. Pyrame hurle a plat ventre,le nez bas, par peur des coups, et on dirait que rageur, la gueule,heurtant le paillasson, il casse sa voix en éclats.

La colère suffoque les Lepic. Ils s’acharnent, debout, contre lechien couché qui leur tient tête.

Les vitres crissent, le tuyau du poêle chevrote et soeurErnestine même jappe.

Mais Poil de Carotte, sans qu’on le lui ordonne, est allé voirce qu’il y a. Un cheminot attardé passe dans la rue peut-être etrentre tranquillement chez lui, à moins qu’il n’escalade le mur dujardin pour voler.

Poil de Carotte, par le long corridor noir, s’avance, les brastendus vers la porte. Il trouve le verrou et le tire avec fracas,mais il n’ouvre pas la porte.

Autrefois il s’exposait, sortait dehors, et sifflant, chantant,tapant du pied, il s’efforçait d’effrayer l’ennemi.

Aujourd’hui il triche.

Tandis que ses parents s’imaginent qu’il fouille hardiment lescoins et tourne autour de la maison en gardien fidèle, il lestrompe et reste collé derrière la porte. Un jour il se fera pincer,mais depuis longtemps sa ruse lui réussit.

Il na peur que d’éternuer et de tousser. Il retient son souffleet s’il lève les yeux, il aperçoit par une petite fenêtre,au-dessus de la porte, trois ou quatre étoiles dont l’étincelantepureté le glace.

Mais l’instant est venu de rentrer. Il ne faut pas que le jeu seprolonge trop. Les soupçons s’éveilleraient.

De nouveau, il secoue avec ses mains frêles le lourd verrou quigrince dans les crampons rouillés et il le pousse bruyammentjusqu’au fond de la gorge. A ce tapage, qu’on juge s’il revient deloin et s’il a fait son devoir! Chatouillé au creux du dos, ilcourt vite rassurer sa famille.

Or, comme la dernière fois, pendant son absence, Pyrame s’esttu, les Lepic calmés ont repris leurs places inamovibles et,quoiqu’on ne lui demande rien, Poil de Carotte dit tout de même parhabitude

-C’est le chien qui rêvait.

Chapitre 3Le cauchemar

Poil de Carotte n’aime pas les amis de la maison. Ils ledérangent, lui prennent son lit et l’obligent à coucher avec samère. Or, si le jour il possède tous les défauts, la nuit il aprincipalement celui de ronfler. Il ronfle exprès, sans aucundoute.

La grande chambre, glaciale même en août, contient deux lits.L’un est celui de M. Lepic, et dans l’autre Poil de Carotte vareposer, à côté de sa mère, au fond.

Avant de s’endormir, il toussote sous le drap, pour déblayer sagorge. Mais peut-être ronfle-t-il du nez? Il fait souffler endouceur ses narines afin de s’assurer qu’elles ne sont pasbouchées. Il s’exerce à ne point respirer trop fort.

Mais dès qu’il dort, il ronfle. C’est comme une passion.

Aussitôt madame Lepic lui entre deux ongles, jusqu’au sang, dansle plus gras d’une fesse. Elle a fait choix de ce moyen.

Le cri de Poil de Carotte réveille brusquement M. Lepic, quidemande:

-Qu’est-ce que tu as?

-Il a le cauchemar, dit madame Lepic.

Et elle chantonne, à la manière des nourrices, un air berceurqui semble indien.

Du front, des genoux poussant le mur, comme s’il voulaitl’abattre, les mains plaquées sur les fesses pour parer le pinçonqui va venir au premier appel des vibrations sonores, Poil deCarotte se rendort dans le grand lit où il repose, à côté de samère, au fond.

Chapitre 4Sauf votre respect

Peut-on, doit-on le dire? Poil de Carotte, à l’âge où les autrescommunient, blancs de coeur et de corps, est resté malpropre. Unenuit, il a trop attendu, n’osant demander.

Il espérait, au moyen de tortillements gradués, calmer lemalaise.

Quelle prétention!

Une autre nuit, il s’est rêvé commodément installé contre uneborne, à l’écart, puis il a fait dans des draps, tout innocent,bien endormi. Il s’éveille. Pas plus de borne près de lui qu’à sonétonnement!

Madame Lepic se garde de s’emporter. Elle nettoie, calme,indulgente, maternelle. Et même, le lendemain matin, comme unenfant gâté, Poil de Carotte déjeune avant de se lever.

Oui, on lui apporte sa soupe au lit, une soupe soignée, oùmadame Lepic, avec une palette de bois, en a délayé un peu, oh!très peu.

A son chevet, grand frère Félix et soeur Ernestine observentPoil de Carotte d’un air sournois, prêts à éclater de rire aupremier signal. Madame Lepic, petite cuillerée par petitecuillerée, donne la becquée à son enfant. Du coin de l’oeil, ellesemble dire à grand frère Félix et à soeur Ernestine:

-Attention! préparez-vous!

-Oui, maman.

Par avance, ils s’amusent des grimaces futures. On aurait dûinviter quelques voisins. Enfin, madame Lepic, avec un dernierregard aux aînés comme pour leur demander:

-Y êtes-vous?

lève lentement, lentement la dernière cuillerée, l’enfoncejusqu’à la gorge, dans la bouche grande ouverte de Poil de Carotte,le bourre, le gave, et lui dit, à la fois goguenarde etdégoûtée:

-Ah! ma petite salissure, tu en as mangé, tu en as mangé, et dela tienne encore, de celle d’hier.

-Je m’en doutais, répond simplement Poil de Carotte, sans fairela figure espérée.

Il s’y habitue, et quand on s’habitue à une chose, elle finitpar n’être plus drôle du tout.

Chapitre 5Le Pot

I

Comme il lui est arrivé déjà plus d’un malheur au lit, Poil deCarotte a bien soin de prendre ses précautions chaque soir. En été,c’est facile. A neuf heures, quand madame Lepic l’envoie secoucher, Poil de Carotte fait volontiers un tour dehors et il passeune nuit tranquille.

L’hiver, la promenade devient une corvée. Il a beau prendre, dèsque la nuit tombe et qu’il ferme les poules, une premièreprécaution, il ne peut espérer qu’elle suffira jusqu’au lendemainmatin. On dîne, on veille, neuf heures sonnent, il y a longtempsque c’est la nuit, et la nuit va durer encore une éternité. Il fautque Poil de Carotte prenne une deuxième précaution.

Et ce soir, comme tous les soirs, il s’interroge.

-Ai-je envie? se dit il; n’ai-je pas envie?

D’ordinaire il se répond « oui », soit que, sincèrement, il nepuisse reculer, soit que la lune l’encourage par son éclat.Quelquefois M. Lepic et grand frère Félix lui donnent l’exemple.D’ailleurs la nécessité ne l’oblige pas toujours à s’éloigner de lamaison, jusqu’au fossé de la rue, presque en pleine campagne. Leplus souvent il s’arrête au bas de l’escalier; c’est selon.

Mais, ce soir, la pluie crible les carreaux, le vent a éteintles étoiles et les noyers ragent dans les prés.

-Ça se trouve bien, conclut Poil de Carotte, après avoirdélibéré sans hâte, je n’ai pas envie.

Il dit bonsoir à tout le monde, allume une bougie, et gagne aufond du corridor, à droite, sa chambre nue et solitaire. Il sedéshabille, se couche et attend la visite de madame Lepic. Elle leborde serré, d’un unique renfoncement, et souffle la bougie. Ellelui laisse la bougie et ne lui laisse point d’allumettes. Et ellel’enferme à clef parce qu’il est peureux. Poil de Carotte goûted’abord le plaisir d’être seul. Il repasse sa journée, se félicitede l’avoir fréquemment échappé belle, et compte, pour demain, surune chance égale. Il se flatte que, deux jours de suite, madameLepic ne fera pas attention à lui, et il essaie de s’endormir avecce rêve.

A peine a-t-il fermé les yeux qu’il éprouve un malaiseconnu.

-Ç’était inévitable, se dit Poil de Carotte.

Un autre se lèverait. Mais Poil de Carotte sait qu’il n’y a pasde pot sous le lit. Quoique madame Lepic puisse jurer le contraire,elle oublie toujours d’en mettre un. D’ailleurs, à quoi bon ce pot,puisque Poil de Carotte prend ses précautions?

Et Poil de Carotte raisonne, au lieu de se lever.

-Tôt ou tard, il faudra que je cède, se dit-il. Or, plus jerésiste, plus j’accumule. Mais si je fais pipi tout de suite, jeferai peu, et mes draps auront le temps de sécher à la chaleur demon corps. Je suis sûr, par expérience, que maman n’y verragoutte.

Poil de Carotte se soulage, referme ses yeux en toute sécuritéet commence un bon somme.

 

II

Brusquement il s’éveille et écoute son ventre. -Oh! oh! dit-il,ça se gâte!

Tout à l’heure il se croyait quitte. C’était trop de veine. Il apéché par paresse hier au soir. Sa vraie punition approche.

Il s’assied sur son lit et tâche de réfléchir. La porte estfermée à clef. La fenêtre a des barreaux. Impossible de sortir.

Pourtant il se lève et va tâter la porte et les barreaux de lafenêtre. Il rampe par terre et ses mains rament sous le lit à larecherche d’un pot qu’il sait absent.

Il se couche et se lève encore. Il aime mieux remuer, marcher,trépigner que dormir et ses deux poings refoulent son ventre qui sedilate.

-Maman! maman! dit-il d’une voix molle, avec la crainte d’êtreentendu, car si madame Lepic surgissait, Poil de Carotte, guérinet, aurait l’air de se moquer d’elle. Il ne veut que pouvoir diredemain, sans mentir, qu’il appelait.

Et comment crierait-il? Toutes ses forces s’usent à retarder ledésastre. Bientôt une douleur suprême met Poil de Carotte en danse.Il se cogne au mur et rebondit. Il se cogne au fer du lit. Il secogne à la chaise, il se cogne à la cheminée dont il lèveviolemment le tablier et il s’abat entre les chenets, tordu,vaincu, heureux d’un bonheur absolu.

Le noir de la chambre s’épaissit.

 

III

Poil de Carotte ne s’est endormi qu’au petit jour, et il fait lagrasse matinée, quand madame Lepic pousse la porte et grimace,comme si elle reniflait de travers.

-Quelle drôle d’odeur! dit-elle.

-Bonjour, maman, dit Poil de Carotte.

Madame Lepic arrache les draps, flaire les coins de la chambreet n’est pas longue à trouver.

-J’étais malade et il n’y avait pas de pot, se dépêche de direPoil de Carotte, qui juge que c’est là son meilleur moyen dedéfense.

-Menteur! menteur! dit madame Lepic.

Elle se sauve, rentre avec un pot qu’elle cache et qu’elleglisse prestement sous le lit, flanque Poil de Carotte debout,ameute la famille et s’écrie:

-Qu’est-ce que j’ai donc fait au ciel pour avoir un enfantpareil?

Et tantôt elle apporte des torchons, un seau d’eau, elle inondela cheminée comme si elle éteignait le feu, elle secoue la literieet elle demande de l’air! de l’air! affairée et plaintive.

Et tantôt elle gesticule au nez de Poil de Carotte:

-Misérable! tu perds donc le sens! Te voilà donc dénaturé! Tuvis donc comme les bêtes! On donnerait un pot à une bête, qu’ellesaurait s’en servir. Et toi, tu imagines de te vautrer dans lescheminées. Dieu m’est témoin que tu me rends imbécile, et que jemourrai folle, folle, folle!

Poil de Carotte, en chemise et pieds nus, regarde le pot. Cettenuit il n’y avait pas de pot, et maintenant il y a un pot, là, aupied du lit. Ce pot vide et blanc l’aveugle, et s’il s’obstinaitencore à ne rien voir, il aurait du toupet.

Et, comme sa famille désolée, les voisins goguenards quidéfilent, le facteur qui vient d’arriver, le tarabustent et lepressent de questions:

-Parole d’honneur! répond enfin Poil de Carotte, les yeux sur lepot, moi je ne sais plus. Arrangez vous.

Chapitre 6Les lapins

-Il ne reste plus de melon pour toi, dit madame Lepic;d’ailleurs, tu es comme moi, tu ne l’aimes pas.

-Ça se trouve bien, se dit Poil de Carotte.

On lui impose ainsi des goûts et des dégoûts. En principe, ildoit aimer seulement ce qu’aime sa mère. Quand arrive lefromage:

-Je suis bien sûre, dit madame Lepic, que Poil de Carotte n’enmangera pas.

Et Poil de Carotte pense:

-Puisqu’elle en est sûre, ce n’est pas la peine d’essayer.

En outre, il sait que ce serait dangereux. Et n’a-t-il pas letemps de satisfaire ses plus bizarres caprices dans des endroitsconnus de lui seul? Au dessert, madame Lepic lui dit:

-Va porter ces tranches de melon à ces lapins.

Poil de Carotte fait la commission au petit pas, en tenantl’assiette bien horizontale afin de ne rien renverser.

A son entrée sous leur toit, les lapins, coiffés en tapageurs,les oreilles sur l’oreille, le nez en l’air, les pattes de devantraides comme s’ils allaient jouer du tambour, s’empressent autourde lui.

-Oh! attendez, dit Poil de Carotte; un moment, s’il vous plaît,partageons.

S’étant assis d’abord sur un tas de crottes, de séneçon rongéjusqu’à la racine, de trognons de choux, de feuilles de mauve, illeur donne les graines de melon et boit le jus lui-même: c’est douxcomme du vin doux.

Puis il racle avec les dents ce que sa famille a laissé auxtranches de jaune sucré, tout ce qui peut fondre encore, et ilpasse le vert aux lapins en rond sur leur derrière.

La porte du petit toit est fermée. Le soleil des siestes enfileles trous des tuiles et trempe le bout de ses rayons dans l’ombrefraîche.

Chapitre 7La pioche

Grand frère Félix et Poil de Carotte travaillent côte à côte.Chacun a sa pioche. Celle du grand frère Félix a été faite surmesure, chez le maréchal-ferrant, avec du fer. Poil de Carotte afait la sienne tout seul, avec du bois. Ils jardinent, abattent dela besogne et rivalisent d’ardeur. Soudain, au moment où il s’yattend le moins (c’est toujours à ce moment précis que les malheursarrivent), Poil de Carotte reçoit un coup de pioche en pleinfront.

Quelques instants après, il faut transporter, coucher avecprécaution, sur le lit, grand frère Félix qui vient de se trouvermal à la vue du sang de son petit frère. Toute la famille est là,debout, sur la pointe du pied, et soupire appréhensive:

-Où sont les sels?

-Un peu d’eau bien fraîche, s’il vous plaît, pour mouiller lestempes.

Poil de Carotte monte sur une chaise afin de voir par-dessus lesépaules, entre les têtes. Il a le front bandé d’un linge déjàrouge, où le sang suinte et s’écarte.

M. Lepic lui a dit:

-Tu t’es joliment fait moucher!

Et sa soeur Ernestine qui a pansé la blessure:

-C’est entré comme dans du beurre.

Il n’a pas crié, car on lui a fait observer que cela ne sert àrien.

Mais voici que grand frère Félix ouvre un oeil, puis l’autre. Ilen est quitte pour la peur, et comme son teint graduellement secolore, l’inquiétude, l’effroi se retirent des coeurs.

-Toujours le même, donc! dit madame Lepic à Poil de Carotte; tune pouvais pas faire attention, petit imbécile!

Chapitre 8La carabine

M. Lepic dit à ses fils:

-Vous avez assez d’une carabine pour deux. Des frères quis’aiment mettent tout en commun.

-Oui, papa, répond grand frère Félix, nous nous partagerons lacarabine. Et même il suffira que Poil de Carotte me la prête detemps en temps.

Poil de Carotte ne dit ni oui ni non, il se méfie.

M. Lepic tire du fourreau vert la carabine et demande:

-Lequel des deux la portera le premier? Il semble que ce doitêtre l’aîné.

Grand frère Félix: Je cède l’honneur à Poil de Carotte. Qu’ilcommence!

Monsieur Lepic: Félix, tu te conduis gentiment, ce matin. Jem’en souviendrai.

M. Lepic installe la carabine sur l’épaule de Poil deCarotte.

Monsieur Lepic: Allez, mes enfants, amusez-vous sans vousdisputer.

Poil de Carotte: Emmène-t-on le chien?

Monsieur Lepic: Inutile. Vous ferez le chien chacun à votretour. D’ailleurs, des chasseurs comme vous ne blessent pas: ilstuent raide.

Poil de Carotte et grand frère Félix s’éloignent. Leur costumesimple est celui de tous les jours. Ils regrettent de n’avoir pasde bottes, mais M. Lepic leur déclare souvent que le vrai chasseurles méprise. La culotte de vrai chasseur traîne sur les talons. Ilne retrousse jamais. Il marche ainsi dans la patouille, les terreslabourées, et des bottes se forment bientôt, montent jusqu’auxgenoux, solides, naturelles, que la servante a la consigne derespecter.

-Je pense que tu ne reviendras pas bredouille, dit grand frèreFélix.

-J’ai bon espoir, dit Poil de Carotte.

Il éprouve une démangeaison au défaut de l’épaule et se refused’y coller la crosse de son arme à feu.

-Hein! dit grand frère Félix, je te la laisse porter tout tonsoûl!

-Tu es mon frère, dit Poil de Carotte.

Quand une bande de moineaux s’envole, il s’arrête et fait signea grand frère Félix de ne plus bouger. La bande passe d’une haie àl’autre. Le dos voûté, les deux chasseurs s’approchent sans bruit,comme si les moineaux dormaient. La bande tient mal, et pépiante,va se poser ailleurs. Les deux chasseurs se redressent; grand frèreFélix jette des insultes. Poil de Carotte, bien que son coeurbatte, paraît moins impatient. Il redoute l’instant où il devraprouver son adresse. S’il manquait! Chaque retard le soulage. Or,cette fois, les moineaux semblent l’attendre.

Grand frère Félix: Ne tire pas, tu es trop loin.

Poil de Carotte: Crois-tu?

Grand frère Félix: Pardine! Ça trompe de se baisser. On sefigure qu’on est dessus; on en est très loin.

Et grand frère Félix se démasque afin de montrer qu’il a raison.Les moineaux, effrayés, repartent.

Mais il en reste un, au bout d’une branche qui plie et lebalance. Il hoche la queue, remue la tête, offre son ventre.

Poil de Carotte: Vraiment, je peux le tirer, celui-là, j’en suissûr.

Grand frère Félix: Ote-toi voir. Oui, en effet, tu l’as beau.Vite, prête-moi ta carabine.

Et déjà Poil de Carotte, les mains vides, désarmé, bâille: à saplace, devant lui, grand frère Félix épaule, vise, tire, et lemoineau tombe.

C’est comme un tour d’escamotage. Poil de Carotte tout à l’heureserrait la carabine sur son coeur. Brusquement, il l’a perdue, etmaintenant il la retrouve, car grand frère Félix vient de la luirendre, puis, faisant le chien, court ramasser le moineau etdit:

-Tu n’en finis pas, il faut te dépêcher un peu.

Poil de Carotte: Un peu beaucoup.

Grand frère Félix: Bon, tu boudes!

Poil de Carotte: Dame, veux-tu que je chante?

Grand frère Félix: Mais puisque nous avons le moineau, de quoite plains-tu? Imagine-toi que nous pouvions le manquer.

Poil de Carotte: Oh! moi…

Grand frère Félix: Toi ou moi, c’est la même chose. Je l’ai tuéaujourd’hui, tu le tueras demain.

Poil de Carotte: Ah! demain.

Grand frère Félix: Je te le promets.

Poil de Carotte: Je sais? tu me le promets, la veille.

Grand frère Félix: Je te le jure; es-tu content?

Poil de Carotte: Enfin!… Mais si tout de suite nous cherchionsun autre moineau; j’essaierais la carabine.

Grand frère Félix: Non, il est trop tard. Rentrons, pour quemaman fasse cuire celui-ci. Je te le donne. Fourre-le dans tapoche, gros bête, et laisse passer le bec.

Les deux chasseurs retournent à la maison. Parfois ilsrencontrent un paysan qui les salue et dit:

-Garçons, vous n’avez pas tué le père, au moins?

Poil de Carotte, flatté, oublie sa rancune. Ils arrivent,raccommodés, triomphants, et M. Lepic, dès qu’il les aperçoit,s’étonne:

-Comment, Poil de Carotte, tu portes encore la carabine! Tu l’asdonc portée tout le temps?

-Presque, dit Poil de Carotte.

Chapitre 9La taupe

Poil de Carotte trouve dans son chemin une taupe, noire comme unramonat (raifort). Quand il a bien joué avec, il se décide à latuer. Il la lance en l’air plusieurs fois, adroitement, afinqu’elle puisse retomber sur une pierre.

D’abord, tout va bien et rondement.

Déjà la taupe s’est brisé les pattes, fendu la tête, cassé ledos, et elle semble n’avoir pas la vie dure.

Puis, stupéfait, Poil de Carotte s’aperçoit qu’elle s’arrête demourir. Il a beau la lancer assez haut pour couvrir une maison,jusqu’au ciel, ça n’avance plus.

-Mâtin de mâtin! elle n’est pas morte, dit-il.

En effet, sur la pierre tachée de sang, la taupe se pétrit; sonventre plein de graisse tremble comme une gelée, et, par cetremblement, donne l’illusion de la vie.

-Mâtin de mâtin! crie Poil de Carotte qui s’acharne, elle n’estpas encore morte!

Il la ramasse, l’injurie et change de méthode.

Rouge, les larmes aux yeux, il crache sur la taupe et la jettede toutes ses forces, à bout portant, contre la pierre. Mais leventre informe bouge toujours.

Et plus Poil de Carotte enragé tape, moins la taupe lui paraitmourir.

Chapitre 10La luzerne

Poil de Carotte et grand frère Félix reviennent de vêpres et sehâtent d’arriver à la maison, car c’est l’heure du goûter de quatreheures.

Grand frère Félix aura une tartine de beurre ou de confitures,et Poil de Carotte une tartine de rien parce que il a voulu fairel’homme trop tôt, et déclaré, devant témoins, qu’il n’est pasgourmand. Il aime les choses nature, mange d’ordinaire son painavec affection et, ce soir encore, marche plus vite que grand frèreFélix, afin d’être servi le premier. Parfois le pain sec sembledur. Alors Poil de Carotte se jette dessus, comme on attaque unennemi, l’empoigne, lui donne des coups de dents, des coups detête, le morcelle, et fait voler des éclats. Rangés autour de lui,ses parents le regardent avec curiosité.

Son estomac d’autruche digérait des pierres, un vieux sou tachéde vert-de-gris. En résumé, il ne se montre point difficile ànourrir. Il pèse sur le loquet de la porte. Elle est fermée.

-Je crois que nos parents n’y sont pas. Frappe du pied, toi, ditil.

Grand frère Félix, jurant le nom de Dieu, se précipite sur lalourde porte garnie de clous et la fait longtemps retentir. Puistous deux, unissant leurs efforts, se meurtrissent en vain lesépaules.

Poil de Carotte: Décidément, ils n’y sont pas.

Grand frère Félix: Mais où sont-ils? On ne peut pas tout savoir.Asseyons-nous.

Les marches de l’escalier froides sous leurs fesses, ils sesentent une faim inaccoutumée. Par des bâillements, des chocs depoing au creux de la poitrine, ils en expriment toute laviolence.

Grand frère Félix: S’ils s’imaginent que je les attendrai!

Poil de Carotte: C’est pourtant ce que nous avons de mieux àfaire.

Grand frère Félix: Je ne les attendrai pas. Je ne veux pasmourir de faim, moi. Je veux manger tout de suite, n’importe quoi,de l’herbe.

Poil de Carotte: De l’herbe! c’est une idée, et nos parentsseront attrapés.

Grand frère Félix: Dame! on mange bien de la salade. Entre nous,de la luzerne, par exemple, c’est aussi tendre que de la salade.C’est de la salade sans l’huile et le vinaigre.

Poil de Carotte: On n’a pas besoin de la retourner.

Grand frère Félix: Veux-tu parier que j’en mange, moi, de laluzerne, et que tu n’en manges pas, toi?

Poil de Carotte: Pourquoi toi et pas moi?

Grand frère Félix: Blague à part, veux-tu parier?

Poil de Carotte: Mais si d’abord nous demandions aux voisinschacun une tranche de pain avec du lait caillé pour écarterdessus?

Grand frère Félix: Je préfère la luzerne.

Poil de Carotte: Partons!

Bientôt le champ de luzerne déploie sous leurs yeux sa verdeurappétissante. Dès l’entrée, ils se réjouissent de traîner lessouliers, d’écraser les tiges molles, de marquer d’étroits cheminsqui inquiéteront longtemps et feront dire:

-Quelle bête a passé par ici?

A travers leurs culottes, une fraîcheur pénètre jusqu’auxmollets peu à peu engourdis.

Ils s’arrêtent au milieu du champ et se laissent tomber à platventre.

-On est bien, dit grand frère Félix.

Le visage chatouillé, ils rient comme autrefois quand ilscouchaient ensemble dans le même lit et que M. Lepic leur criait dela chambre voisine:

-Dormirez-vous, sales gars?

Ils oublient leur faim et se mettent à nager en marin, en chien,en grenouille. Les deux têtes seules émergent. Ils coupent de lamain, refoulent du pied les petites vagues vertes aisément brisées.Mortes, elles ne se referment plus.

-J’en ai jusqu’au menton, dit grand frère Félix.

-Regarde comme j’avance, dit Poil de Carotte.

Ils doivent se reposer, savourer avec plus de calme leurbonheur.

Accoudés, ils suivent du regard les galeries soufflées quecreusent les taupes et qui zigzaguent à fleur de sol, comme à fleurde peau les veines des vieillards. Tantôt ils les perdent de vue,tantôt elles débouchent dans une clairière, où la cuscute rongeuse,parasite méchante, choléra des bonnes luzernes, étend sa barbe defilaments roux. Les taupinières y forment un minuscule village dehuttes dressées à la mode indienne.

-Ce n’est pas tout ça, dit grand frère Félix, mangeons. Jecommence. Prends garde de toucher à ma portion.

Avec son bras comme rayon, il décrit un arc de cercle.

-J’ai assez du reste, dit Poil de Carotte.

Les deux têtes disparaissent. Qui les devinerait?

Le vent souffle de douces haleines, retourne les minces feuillesde luzerne, en montre les dessous pâles, et le champ tout entierest parcouru de frissons.

Grand frère Félix arraches des brassées de fourrage, s’enenveloppe la tête, feint de se bourrer, imite le bruit de mâchoiresd’un veau inexpérimenté qui se gonfle. Et tandis qu’il faitsemblant de dévorer tout, les racines mêmes, car il connaît la vie,Poil de Carotte le prend au sérieux, et, plus délicat, ne choisitque les belles feuilles.

Du bout de son nez il les courbe, les amène à sa bouche et lesmâche posément.

Pourquoi se presser? La table n’est pas louée. La foire n’estpas sur le pont.

Et les dents crissantes, la langue amère, le coeur soulevé, ilavale, se régale.

Chapitre 11La timbale

Poil de Carotte ne boira plus à table. Il perd l’habitude deboire, en quelques jours, avec une facilité qui surprend sa familleet ses amis. D’abord, il dit un matin à madame Lepic qui lui versedu vin comme d’ordinaire:

-Merci, maman, je n’ai pas soif.

Au repas du soir, il dit encore:

-Merci, maman, je n’ai pas soif.

-Tu deviens économique, dit madame Lepic. Tant mieux pour lesautres.

Ainsi il reste toute cette première journée sans boire, parceque la température est douce et que simplement il n’a pas soif.

Le lendemain, madame Lepic, qui met le couvert, lui demande:

-Boiras-tu aujourd’hui, Poil de Carotte?

-Ma foi, dit-il, je n’en sais rien.

-Comme il te plaira, dit madame Lepic; si tu veux ta timbale, tuiras la chercher dans le placard.

Il ne va pas la chercher. Est-ce caprice, oubli ou peur de seservir soi-même?

On s’étonne déjà:

-Tu te perfectionnes, dit madame Lepic; te voilà une faculté deplus.

-Une rare, dit M. Lepic. Elle te servira surtout plus tard, situ te trouves seul, égaré dans un désert, sans chameau.

Grand frère Félix et soeur Ernestine parient:

Soeur Ernestine: Il restera une semaine sans boire.

Grand frère Félix: Allons donc, s’il tient trois jours, jusqu’àdimanche, ce sera beau.

-Mais, dit Poil de Carotte qui sourit finement, je ne boiraiplus jamais, si je n’ai jamais soif. Voyez les lapins et lescochons d’Inde, leur trouvez-vous du mérite?

-Un cochon d’Inde et toi, ça fait deux, dit grand frèreFélix.

Poil de Carotte, piqué, leur montrera ce dont il est capable.Madame Lepic continue d’oublier sa timbale. Il se défend de laréclamer. Il accepte avec une égale indifférence les ironiquescompliments et les témoignages d’admiration sincère.

-Il est malade ou fou, disent les uns.

Les autres disent:

-Il boit en cachette.

Mais tout nouveau, tout beau. Le nombre de fois que Poil deCarotte tire la langue, pour prouver qu’elle n’est point sèche,diminue peu à peu.

Parents et voisins se blasent. Seuls quelques étrangers lèventencore les bras au ciel, quand on les met au courant:

-Vous exagérez: nul n’échappe aux exigences de la nature.

Le médecin consulté déclare que le cas lui semble bizarre, maisqu’en somme rien n’est impossible.

Et Poil de Carotte surpris, qui craignait de souffrir, reconnaîtqu’avec un entêtement régulier, on fait ce qu’on veut. Il avait crus’imposer une privation douloureuse, accomplir un tour de force, etil ne se sent même pas incommodé. Il se porte mieux qu’avant. Quene peut-il vaincre sa faim comme sa soif! Il jeûnerait, il vivraitd’air.

Il ne se souvient même plus de sa timbale. Longtemps elle estinutile. Puis la servante Honorine a l’idée de l’emplir de tripolirouge pour nettoyer les chandeliers.

Chapitre 12La mie de pain

M. Lepic, s’il est d’humeur gaie, ne dédaigne pas d’amuserlui-même ses enfants. Il leur raconte des histoires dans les alléesdu jardin, et il arrive que grand frère Félix et Poil de Carotte seroulent par terre, tant ils rient. Ce matin, ils n’en peuvent plus.Mais soeur Ernestine vient leur dire que le déjeuner est servi, etles voilà calmés. A chaque réunion de famille, les visages serenfrognent.

On déjeune comme d’habitude, vite et sans souffler, et déjà rienn’empêcherait de passer la table à d’autres, si elle était louée,quand madame Lepic dit:

-Veux-tu me donner une mie de pain, s’il te plaît, pour finir macompote?

A qui s’adresse-t-elle? Le plus souvent, madame Lepic se sertseule, et elle ne parle qu’au chien. Elle le renseigne sur le prixdes légumes, et lui explique la difficulté, par le temps qui court,de nourrir avec peu d’argent six personnes et une bête.

-Non, dit-elle à Pyrame qui grogne d’amitié et bat le paillassonde sa queue, tu ne sais pas le mal que j’ai à tenir cette maison.Tu te figures, comme les hommes, qu’une cuisinière a tout pourrien. Ça t’est bien égal que le beurre augmente et que les oeufssoient inabordables.

Or, cette fois, madame Lepic fait événement. Par exception, elles’adresse à M. Lepic d’une manière directe. C’est à lui, bien à luiqu’elle demande une mie de pain pour finir sa compote. Nul ne peuten douter. D’abord elle le regarde.

Ensuite M. Lepic a le pain près de lui. Étonné, il hésite, puis,du bout des doigts, il prend au creux de son assiette une mie depain, et, sérieux, noir, il la jette à madame Lepic.

Farce ou drame? Qui le sait? Soeur Ernestine, humiliée pour samère, a vaguement le trac. -Papa est dans un de ses bons jours, sedit grand frère Félix qui galope, effréné, sur les bâtons de sachaise.

Quant à Poil de Carotte, hermétique, des bousilles aux lèvres,l’oreille pleine de rumeurs et les joues gonflées de pommes cuites,il se contient, mais il va péter, si madame Lepic ne quitte àl’instant la table, parce qu’au nez de ses fils et de sa fille onla traite comme la dernière des dernières.

Chapitre 13La trompette

M. Lepic arrive de Paris ce matin même. Il ouvre sa malle. Descadeaux en sortent pour grand frères Félix et soeur Ernestine, debeaux cadeaux, dont précisément (comme c’est drôle!) ils ont rêvétoute la nuit. Ensuite M. Lepic, les mains derrière son dos,regarde malignement Poil de Carotte et lui dit:

-Et toi, qu’est-ce que tu aimes le mieux: une trompette ou unpistolet?

En vérité, Poil de Carotte est plutôt prudent que téméraire. Ilpréférerait une trompette, parce que ça ne part pas dans les mains;mais il a toujours entendu dire qu’un garçon de sa taille ne peutjouer sérieusement qu’avec des armes, des sabres, des engins deguerre. L’âge lui est venu de renifler de la poudre et d’exterminerdes choses. Son père connaît les enfants: il a apporté ce qu’ilfaut.

-J’aime mieux un pistolet, dit-il hardiment, sûr de deviner.

Il va même au peu loin et ajoute:

-Ce n’est plus la peine de le cacher; je le vois!

-Ah! dit monsieur Lepic embarrassé, tu aimes mieux un pistolet!tu as donc bien changé?

Tout de suite Poil de Carotte se reprend:

-Mais non, va, non, papa, c’était pour rire. Sois tranquille, jeles déteste, les pistolets. Donne-moi vite ma trompette, que je temontre comme ça m’amuse de souffler dedans.

Madame Lepic: -Alors pourquoi mens-tu? pour faire de la peine àton père, n’est-ce pas? Quand on aime les trompettes, on ne dit pasqu’on aime les pistolets et surtout on ne dit pas qu’on voit despistolets, quand on ne voit rien. Aussi, pour t’apprendre, tun’auras ni pistolets ni trompette. Regarde-la bien; elle a troispompons rouge et un drapeau à franges d’or. Tu l’as assez regardée.Maintenant, va voir à la cuisine si j’y suis; déguerpis, trotte etflûte dans tes doigts.

Tout en haut de l’armoire, sur une pile de linge blanc, rouléedans ses trois pompons rouge et son drapeau à franges d’or, latrompette de Poil de Carotte attend qui souffle, imprenable,invisible, muette comme celle du jugement dernier.

Chapitre 14La mèche

Le dimanche, madame Lepic exige que ses fils aillent à la messe.On les fait beaux et soeur Ernestine préside elle-même à leurtoilette, au risque d’être en retard pour la sienne. Elle choisitles cravates, lime les ongles, distribue les paroissiens et donnele plus gros à Poil de Carotte. Mais surtout elle pommade sesfrères.

C’est une rage qu’elle a. Si Poil de Carotte, comme un JeanFillou, se laisse faire, grand frère Félix prévient sa soeur qu’ilfinira par se fâcher aussi elle triche:

-Cette fois, dit-elle, je me suis oubliée, je ne l’ai pas faitexprès, et je te jure qu’à partir de dimanche prochain, tu n’enaura plus.

Et toujours elle réussit à lui en mettre un doigt.

-Il arrivera malheur, dit grand frère Félix.

Ce matin, roulé dans sa serviette, la tête basse, comme soeurErnestine ruse encore, il ne s’aperçoit de rien.

-Là, dit-elle, je t’obéis, tu ne bougonneras point, regarde lepot fermé sur la cheminée. Suis-je gentille? D’ailleurs je n’aiaucun mérite. Il faudrait du ciment pour Poil de Carotte, mais avectoi, la pommade est inutile. Tes cheveux frisent et bouffent toutseuls. Ta tête ressemble à un chou-fleur et cette raie durerajusqu’à la nuit.

-Je te remercie, dit grand frère Félix.

Il se lève sans défiance. Il néglige de vérifier commed’ordinaire, en passant sa main sur ses cheveux.

Soeur Ernestine achève de l’habiller, le pomponne et lui met degants de filoselle blanche.

-Ça y est? dit grand frère Félix.

-Tu brilles comme un prince, dit soeur Ernestine, il ne temanque que ta casquette. Va la chercher dans l’armoire.

Mais grand frère Félix se trompe. Il passe devant l’armoire. Ilcourt au buffet, l’ouvre, empoigne une carafe pleine d’eau et lavide sur sa tête, avec tranquillité.

-Je t’avais prévenue, ma soeur, dit-il. Je n’aime pas qu’on semoque de moi. Tu es encore trop petite pour rouler un vieux de lavieille. Si jamais tu recommences, j’irai noyer ta pommade dans larivière.

Ses cheveux aplatis, son costume du dimanche ruisselant, et touttrempé, il attend qu’on le change ou que le soleil le sèche, auchoix: ça luit est égal.

-Quel type! se dit Poil de Carotte, immobile d’admiration. Il necraint personne, et si j’essayais de l’imiter, on rirait bien.Mieux vaut laisser croire que je ne déteste pas la pommade.

Mais tandis que Poil de Carotte se résigne d’un coeur habitué,ses cheveux le vengent à son insu.

Couché de force, quelque temps, sous la pommade, ils font lesmorts; puis ils se dégourdissent, et par une invisible pousséebossellent leur léger moule luisant, le fendillent, le crèvent.

On dirait un chaume qui dégèle. Et bientôt la première mèche sedresse en l’air, droite, libre.

Chapitre 15Le bain

Comme quatre heures vont bientôt sonner, Poil de Carotte,fébrile, réveille M. Lepic et grand frère Félix qui dorment sousles noisetiers du jardin.

-Partons-nous? dit-il.

Grand frère Félix: Allons-y, porte les caleçons?

Monsieur Lepic: Il doit faire encore trop chaud.

Grand frère Félix: Moi, j’aime mieux quand il y a du soleil.

Poil de Carotte: Et tu serras mieux, papa, au bord de l’eauqu’ici. Tu te coucheras sur l’herbe.

Monsieur Lepic: Marchez devant, et doucement, de peur d’attraperla mort.

Mais Poil de Carotte modère son allure à grand peine et se sentdes fourmis dans les pieds. Il porte sur l’épaule son caleçonsévère et sans dessin et le caleçon rouge et bleu de grand frèreFélix. La figure animée, il bavarde, il chante pour lui seul et ilsaute après les branches. Il nage dans l’air et il dit à grandfrère Félix:

-Crois-tu qu’elle sera bonne, hein? Ce qu’on va gigoter!

-Un malin! répond grand frère Félix, dédaigneux et fixé.

En effet, Poil de Carotte se calme tout à coup.

Il vient d’enjamber, le premier, avec légèreté, un petit mur depierres sèches, et la rivière brusquement apparue coule devant lui.L’instant est passé de rire.

De reflets glacés miroitent sur l’eau enchantée. Elle clapotecomme des dents claquent et exhale une odeur fade.

Il s’agit d’entrer là dedans, d’y séjourner et de s’y occuper,tandis que M. Lepic comptera sur sa montre le nombre de minutesréglementaires. Poil de Carotte frissonne. Une fois de plus soncourage, qu’il excitait pour le faire durer, lui manque au bonmoment, et la vue de l’eau, attirante de loin, le met endétresse.

Poil de Carotte commence de se déshabiller, à l’écart. Il veutmoins cacher sa maigreur et ses pieds, que trembler seul, sanshonte.

Il ôte ses vêtements un à un et les plies avec soin sur l’herbe.Il noue ses cordons de souliers et n’en finit plus de les dénouer.Il met son caleçon, enlève sa chemise courte et, comme iltranspire, pareil au sucre de pomme qui poisse dans sa ceinture depapier, il attend encore un peu.

Déjà grand frère Félix a pris possession de la rivière et lasaccage en maître. Il la bat à tour de bras, la frappe du talon, lafait écumer, et, terrible, au milieu, chasse vers les bords letroupeau des vagues courroucées.

-Tu n’y penses plus, Poil de Carotte? demande monsieurLepic.

-Je me séchais, dit Poil de Carotte. Enfin il se décide, ils’assied par terre, et tâte l’eau d’un orteil que ses chaussurestrop étroites ont écrasé. En même temps, il se frotte l’estomac quipeut-être n’a pas fini de digérer. Puis il se laisse glisser lelong des racines.

Elles lui égratignent les mollets, les cuisses, les fesses.Quand il a de l’eau jusqu’au ventre, il va remonter et se sauver.Il lui semble qu’une ficelle mouillée s’enroule peu à peu autour deson corps, comme autour d’une toupie. Mais la motte où il s’appuiecède, et Poil de Carotte tombe, disparaît, barbote et se redresse,toussant, crachant, suffoqué, aveuglé, étourdi.

-Tu plonges bien, mon garçon, lui dit monsieur Lepic.

-Oui, dit Poil de Carotte, quoique je n’aime pas beaucoup ça.L’eau reste dans mes oreilles, et j’aurai mal à la tête.

Il cherche un endroit où il puisse apprendre à nager,c’est-à-dire faire aller ses bras, tandis que ses genoux marcherontsur le sable.

-Tu te presses trop, lui dit M. Lepic. N’agite donc pas tespoings fermés, comme si tu t’arrachais les cheveux. Remue tesjambes qui ne font rien.

-C’est plus difficile de nager sans se servir des jambes, ditPoil de Carotte.

Mais grand frère Félix l’empêche de s’appliquer et le dérangetoujours.

-Poil de Carotte, viens ici. Il y en a plus creux. Je perdspied, j’enfonce. Regarde donc. Tiens: tu me vois. Attention: tu neme vois plus. A présent, mets-toi là vers le saule. Ne bouge pas.Je parie de te rejoindre en dix brassées.

-Je compte, dit Poil de Carotte grelottant, les épaules hors del’eau, immobile comme une vraie borne. De nouveau, il s’accroupitpour nager. Mais grand frère Félix lui grimpe sur le dos, pique unetête et dit:

-A ton tour, si tu veux, grimpe sur le mien.

-Laisse-moi prendre ma leçon tranquille, dit Poil deCarotte.

-C’est bon, crie M. Lepic, sortez. Venez boire chacun une gouttede rhum.

-Déjà! dit Poil de Carotte.

Maintenant il ne voudrait plus sortir. Il n’a pas assez profitéde son bain. L’eau qu’il faut quitter cesse de lui faire peur. Deplomb tout à l’heure, à présent de plume, il s’y débat avec unesorte de vaillance frénétique, défiant le danger, prêt à risquer savie pour sauver quelqu’un, et il disparaît même volontairement sousl’eau, afin de goûter l’angoisse de ceux qui se noient.

-Dépêche-toi, s’écrie M. Lepic, ou grand frère Félix boira toutle rhum.

Bien que Poil de Carotte n’aime pas le rhum, il dit:

-Je ne donne ma part à personne.

Et il boit comme un vieux soldat.

Monsieur Lepic: Tu t’es mal lavé, il reste de la crasse à teschevilles.

Poil de Carotte: C’est de la terre, papa.

Monsieur Lepic: Non, c’est de la crasse.

Poil de Carotte: Veux-tu que je retourne, papa?

Monsieur Lepic: Tu ôteras ça demain, nous reviendrons.

Poil de Carotte: Veine! Pourvu qu’il fasse beau!

Il s’essuie du bout du doigt, avec les coins secs de laserviette que grand frère Félix n’as pas mouillés, et la têtelourde, la gorge raclée, il rie aux éclats, tant son frère et M.Lepic plaisantent drôlement ses orteils boudinés.

Chapitre 16Honorine

Madame Lepic: Quel âge avez-vous donc, déjà, Honorine?

Honorine: Soixante-sept ans depuis la Toussaint, madameLepic.

Madame Lepic: Vous voilà vieille, ma pauvre vieille!

Honorine: Ça ne prouve rien, quand on peut travailler. Jamais jen’ai été malade. Je crois les chevaux moins durs que moi.

Madame Lepic: Voulez-vous que je vous dise une chose, Honorine?Vous mourrez tout d’un coup. Quelque soir, en revenant de larivière, vous sentirez votre hotte plus écrasante, votre brouetteplus lourde à pousser que les autres soirs; vous tomberez à genouxentre les brancards, le nez sur votre linge mouillé, et vous serezperdue. On vous relèvera morte.

Honrine: Vous me faites rire, madame Lepic; n’ayez pas crainte;la jambe et le bras vont encore.

Madame Lepic: Vous vous courbez un peu, il est vrai, mais quandle dos s’arrondit, on lave avec moins de fatigue dans les reins.Quel dommage que votre vue baisse! Ne dites pas non, Honorine!Depuis quelque temps, je le remarque.

Honorine: Oh! j’y vois clair comme à mon mariage.

Madame Lepic: Bon! ouvrez le placard, et donnez-moi uneassiette, n’importe laquelle. Si vous essuyez comme il faut votrevaisselle, pourquoi cette buée?

Honorine: Il y a de l’humidité dans le placard.

Madame Lepic: Y a-t-il aussi, dans le placard, des doigts qui sepromènent sur les assiettes? Regardez cette trace.

Honorine: Où donc, s’il vous plaît, madame? je ne vois rien.

Madame Lepic: C’est ce que je vous reproche, Honorine.Entendez-moi. Je ne dis pas que vous vous relâchez, j’aurais tort;je ne connais point de femme au pays qui vous vaille par l’énergie;seulement vous vieillissez. Moi aussi, je vieillis; nousvieillissons tous, et il arrive que la bonne volonté ne suffit pas.Je parie que des fois vous sentez une espèce de toile sur vos yeux.Et vous avez beau frotter, elle reste.

Honorine: Pourtant, je les écarquille bien et je ne vois pastrouble comme si j’avais la tête dans un seau d’eau.

Madame Lepic: Si, si, Honorine vous pouvez me croire. Hierencore, vous avez donné à monsieur Lepic un verre sale. Je n’airien dit, par peur de vous chagriner en provoquant une histoire.Monsieur Lepic, non plus, n’a rien dit. Il ne dit jamais rien, maisrien ne lui échappe. On s’imagine qu’il est indifférent: erreur! Ilobserve, et tout se grave derrière son front. Il a simplementrepoussé du doigt votre verre, et il a eu le courage de déjeunersans boire. Je souffrais pour vous et lui.

Honorine: Diable aussi que monsieur Lepic se gêne avec sadomestique! Il n’avait qu’à parler et je lui changeais sonverre.

Madame Lepic: Possible, Honorine, mais de plus malignes que vousne font pas parler monsieur Lepic décidé à ce taire. J’y ai renoncémoi-même. D’ailleurs la question n’est pas là. Je me résume: votrevue faiblit chaque jour un peu. S’il n’y a que demi-mal, quand ils’agit d’un gros ouvrage d’une lessive, les ouvrages de finesse nesont plus votre affaire. Malgré le surcroît de dépense, jechercherais volontiers quelqu’un pour vous aider…

Honorine: Je ne m’accorderais jamais avec une autre femme dansmes jambes, madame Lepic.

Madame Lepic: J’allais le dire. Alors quoi? Franchement, que meconseillez-vous?

Honorine: Ça marchera bien ainsi jusqu’à ma mort.

Madame Lepic: Votre mort! Y songez-vous, Honorine? Capable denous enterrer tous, comme je le souhaite, supposez-vous que jecompte sur votre mort?

Honorine: Vous n’avez peut-être pas l’intention de me renvoyer àcause d’un coup de torchon de travers. D’abord je ne quitte votremaison que si vous me jetez à la porte. Et une fois dehors, ilfaudra donc crever?

Madame Lepic: Qui parle de vous renvoyer, Honorine? Vous voilàtoute rouge. Nous causons l’une avec l’autre, amicalement, et puisvous vous fâchez, vous dites des bêtises plus grosses quel’église.

Honorine: Dame! est-ce que je sais, moi?

Madame Lepic: Et moi? Vous ne perdez la vue ni par votre faute,ni par la mienne. J’espère que le médecin vous guérira. Ça arrive.En attendant, laquelle de nous deux est la plus embarrassée. Vousne soupçonnez même pas que vos yeux prennent la maladie. Le ménageen souffre. Je vous avertis par charité, pour prévenir desaccidents, et aussi parce que j’ai le droit, il me semble, defaire, avec douceur, une observation.

Honorine: Tant que vous voudrez. Faites à votre aise, madameLepic. Un moment je me voyais dans la rue; vous me rassurez. De moncôté, je surveillerai mes assiettes, je le garantis.

Madame Lepic: Est-ce que je demande autre chose? Je vaux mieuxque ma réputation, Honorine, et je ne me priverai de vos servicesque si vous m’y obligez absolument.

Honorine: Dans ce cas-là, madame Lepic, ne soufflez mot.Maintenant je me crois utile et je crierais à l’injustice si vousme chassiez. Mais le jour où je m’apercevrai que je deviens àcharge et que je ne sais même plus faire chauffer une marmite d’eausur le feu, je m’en irai tout de suite, toute seule, sans qu’on mepousse.

Madame Lepic: Et sans oublier, Honorine, que vous trouvereztoujours un restant de soupe à la maison.

Honorine: Non, madame Lepic, point de soupe; seulement du pain.Depuis que la mère Maïtte ne mange que du pain, elle ne veut pasmourir.

Madame Lepic: Et savez-vous qu’elle a au moins cent ans? etsavez-vous encore une chose, Honorine? les mendiants sont plusheureux que nous, c’est moi qui vous le dis.

Honorine: Puisque vous le dites, je dis comme vous, madameLepic.

Chapitre 17La marmite

Elles sont rares pour Poil de Carotte, les occasions de serendre utile à sa famille. Tapi dans un coin, il les attend aupassage. Il peut écouter, sans opinion préconçue, et, le momentvenu, sortir de l’ombre, et, comme une personne réfléchie, quiseule garde toute sa tête au milieu de gens que les passionstroublent, prendre en mains la direction des affaires.

Or il devine que madame Lepic a besoin d’un aide intelligent etsûr. Certes, elle ne l’avouera pas, trop fière. L’accord se feratacitement, et Poil de Carotte devra agir sans être encouragé, sansespérer une récompense.

Il s’y décide.

Du matin au soir, une marmite pend à la crémaillère de lacheminée. L’hiver, où if faut beaucoup d’eau chaude, on la remplitet on la vide souvent, et elle bouillonne sur un grand feu.

L’été on use de son eau qu’après chaque repas, pour laver lavaisselle, et le reste du temps elle bout sans utilité, avec unpetit sifflement continu, tandis que sous son ventre fendillé, deuxbûches fument, presque éteintes.

Parfois Honorine n’entend plus siffler. Elle se penche et prêtel’oreille.

-Tout s’est évaporé, dit-elle.

Elle verse un seau d’eau dans la marmite, rapproche les deuxbûches et remue la cendre. Bientôt le doux chantonnement recommenceet Honorine tranquillisée va s’occuper ailleurs.

On lui dirait:

-Honorine, pourquoi faites-vous chauffer de l’eau qui ne voussert plus? Enlevez donc votre marmite; éteignez le feu. Vous brûlezdu bois comme s’il ne coûtait rien. Tant de pauvres gèlent, dèsqu’arrive le froid. Vous êtes pourtant une femme économe.

Elle secouerait la tête. Elle a toujours vu une marmite pendreau bout de la crémaillère. Elle a toujours entendu de l’eaubouillir et, la marmite vidée, qu’il pleuve, qu’il vente ou que lesoleil tape, elle l’a toujours remplie.

Et maintenant, il n’est même plus nécessaire qu’elle touche lamarmite, ni qu’elle la voie; elle la connaît par coeur. Il luisuffit de l’écouter, et si la marmite se tait, elle y jette un seaud’eau, comme elle enfilerait une perle, tellement habituée quejusqu’ici elle n’a jamais manqué son coup.

Elle le manque aujourd’hui pour la première fois.

Toute l’eau tombe dans le feu et un nuage de cendre, comme unebête dérangée qui se fâche, saute sur Honorine, l’enveloppe,l’étouffe et la brûle.

Elle pousse un cri, éternue et crache en reculant.

-Châcre! dit-elle, j’ai cru que le diable sortait de dessousterre.

Les yeux collés et cuisants, elle tâtonne avec ses mainsnoircies dans la nuit de la cheminée.

-Ah! je m’explique, dit-elle stupéfaite. La marmite n’y estplus… Ma foi non, dit-elle, je ne m’explique pas. La marmite yétait encore tout à l’heure. Sûrement, puisqu’elle sifflait commeun flûteau.

On a dû l’enlever quand Honorine tournait le dos pour secouerpar la fenêtre un plein tablier d’épluchures.

Mais qui donc?

Madame Lepic paraît sévère et calme sur le paillasson de lachambre à coucher.

-Quel bruit, Honorine! -Du bruit, du bruit! s’écrie Honorine. Lebeau malheur que je fasse du bruit! un peu plus je me rôtissais.Regardez mes sabots, mon jupon, mes mains. J’ai de la boue sur moncaraco et des morceaux de charbon dans mes poches.

Madame Lepic: Je regarde cette mare qui dégouline de lacheminée, Honorine. Elle va faire du propre.

Honorine: Pourquoi qu’on me vole ma marmite sans me prévenir.C’est peut-être vous seulement qui l’avez prise?

Madame Lepic: Cette marmite appartient à tout le monde ici,Honorine. Faut-il par hasard, que moi ou monsieur Lepic, ou mesenfants, nous vous demandions la permission de nous en servir?

Honorine: Je dirai des sottises, tant je me sens colère.

Madame Lepic: Contre nous ou contre vous, ma brave Honorine?Oui, contre qui? Sans être curieuse, je voudrais le savoir. Vous medémontez. Sous prétexte que la marmite a disparu, vous jetezgaillardement un seau d’eau dans le feu, et têtue, loin d’avouervotre maladresse, vous vous en prenez aux autres, à moi-même. Je latrouve raide, ma parole!

Honorine: Mon petit Poil de Carotte, sais-tu où est mamarmite?

Madame Lepic: Comment le saurait-il, lui, un enfantirresponsable? Laissez donc votre marmite. Rappelez-vous plutôtvotre mot d’hier: « Le jour où je m’apercevrai que je ne peu mêmeplus faire chauffer de l’eau, je m’en irai toute seule, sans qu’onme pousse. » Certes, je trouvais vos yeux malades, mais je necroyais pas votre état désespéré. Je n’ajoute rien, Honorine;mettez-vous à ma place. Vous êtes au courant, comme moi, de lasituation; jugez et concluez. Oh! ne vous gênez point, pleurez. Ily a de quoi.

Chapitre 18Réticence

-Maman! Honorine!

… … … … … … …

Qu’est-ce qu’il veut encore, Poil de Carotte? Il va tout gâter.Par bonheur, sous le regard froid de madame Lepic, il s’arrêtecourt.

Pourquoi dire à Honorine:

-C’est moi, Honorine!

Rien ne peut sauver la vieille. Elle n’y voit plus, elle n’yvoit plus. Tant pis pour elle. Tôt ou tard elle devait céder. Unaveu de lui ne la peinerait que davantage. Qu’elle part et que,loin de soupçonner Poil de Carotte, elle s’imagine frappée parl’inévitable coup du sort. Et pourquoi dire à madame Lepic:

-Maman, c’est moi!

A quoi bon se vanter d’une action méritoire, mendier un sourired’honneur? Outre qu’il courrait quelque danger, car il sait madameLepic capable de le désavouer en public, qu’il se mêle donc de sesaffaires, ou mieux, qu’il fasse mine d’aider sa mère et Honorine àchercher la marmite.

Et lorsqu’un instant tous trois s’unissent pour la trouver,c’est lui qui montre le plus d’ardeur.

Madame Lepic, désintéressée, y renonce la première.

Honorine se résigne et s’éloigne, marmotteuse, et bientôt Poilde Carotte, qu’un scrupule faillit perdre, rentre en lui-même,comme dans une gaine, comme un instrument de justice dont on n’aplus besoin.

Chapitre 19Agathe

C’est Agathe, une petite fille d’Honorine, qui la remplace.

Curieusement, Poil de Carotte observe la nouvelle venue, qui,pendant quelques jours, détournera de lui sur elle, l’attention desLepic.

-Agathe, dit madame Lepic, frappez avant d’entrer, ce qui nesignifie pas que vous deviez défoncer les portes à coups de poingde cheval.

-Ça commence, se dit Poil de Carotte, mais je l’attends audéjeuner.

On mange dans la grande cuisine. Agathe, une serviette sur lebras, se tient prête à courir du fourneau vers le placard, duplacard vers la table, car elle ne sait guère marcher posément;elle préfère haleter, le sang aux joues.

Et elle parle trop vite, rie trop haut, a trop envie de bienfaire.

M. Lepic s’installe le premier, dénoue sa serviette, pousse sonassiette vers le plat qu’il voit devant lui, prend de la viande, dela sauce et ramène l’assiette. Il se sert à boire, et le doscourbé, les yeux baissés, il se nourrit sobrement aujourd’hui commechaque jour, avec indifférence.

Quand on change le plat, il se penche sur sa chaise et remue lacuisse.

Madame Lepic sert elle-même les enfants, d’abord grand frèreFélix parce que son estomac crie la faim, puis soeur Ernestine poursa qualité d’aînée, enfin Poil de Carotte qui se trouve au bout dela table.

Il n’en redemande jamais, comme si c’était formellement défendu.Une portion doit suffire. Si on lui fait des offres, il accepte, etsans boire, se gonfle de riz qu’il n’aime pas, pour flatter madameLepic, qui, seule de la famille, l’aime beaucoup.

Plus indépendants, grand frère Félix et soeur Ernestineveulent-ils une seconde portion; ils poussent, selon la méthode deM. Lepic, leur assiette du côté du plat.

Mais personne ne parle.

-Qu’est-ce qu’ils ont donc? se dit Agathe.

Ils n’ont rien. Ils sont ainsi, voilà tout. Elle ne peuts’empêcher de bâiller, les bras écartés, devant l’un et devantl’autre.

M. Lepic mange avec lenteur, comme s’il mâchait du verrepilé.

Madame Lepic, pourtant plus bavarde, entre ses repas, qu’uneagace, commande à table par gestes et signes de tête.

Soeur Ernestine lève les yeux au plafond.

Grand frère Félix sculpte sa mie de pain, et Poil de Carotte,qui n’a plus de timbale, ne se préoccupe que de ne pas nettoyer sonassiette, trop tôt, par gourmandise, ou trop tard, par lambinerie.Dans ce but, il se livre à des calculs compliqués.

Soudain M. Lepic va remplir une carafe d’eau.

-J’y serais bien allée, moi, dit Agathe.

Ou plutôt, elle ne dit pas, elle le pense seulement. Déjàatteinte du mal de tous, la langue lourde, elle n’ose parler, maisse croyant en faute, elle redouble d’attention.

M. Lepic n’a presque plus de pain. Agathe cette fois ne selaissera pas devancer. Elle le surveille au point d’oublier lesautres et que madame Lepic d’un sec

-Agathe, est-ce qu’il vous pousse une branche?

la rappelle à l’ordre.

-Voilà, madame, répond Agathe.

Et elle se multiplie sans quitter de l’oeil M. Lepic. Elle veutle conquérir par ses prévenances et tâchera de se signaler.

Il est temps.

Comme M. Lepic mord sa dernière bouchée de pain, elle seprécipite au placard et rapporte une couronne de cinq livres, nonentamée, qu’elle lui offre de bon coeur, tout heureuse d’avoirdeviné les désirs du maître.

Or, M. Lepic noue sa serviette, se lève de table, met sonchapeau et va dans le jardin fumer une cigarette.

Quand il a fini de déjeuner, il ne recommence pas.

Clouée, stupide, Agathe tenant sur son ventre la couronne quipèse cinq livres, semble la réclame en cire d’une fabriqued’appareils de sauvetage.

Chapitre 20Le programme

-Ça vous la coupe, dit Poil de Carotte, dès qu’Agathe et luis setrouvent seuls dans la cuisine. Ne vous découragez pas, vous enverrez d’autres. Mais où allez-vous avec ces bouteilles?

-A la cave, monsieur Poil de Carotte.

Poil de Carotte:

Pardon, c’est moi qui vais à la cave. Du jour où j’ai pudescendre l’escalier si mauvais que les femmes glissent et risquentde s’y casser le cou, je suis devenu l’homme de confiance. Jedistingue le cachet rouge du cachet bleu.

Je vends les vieilles feuillettes pour mes petits bénéfices, demême que les peaux de lièvres, et je remets l’argent à maman.

Entendons-nous, s’il vous plaît, afin que l’un ne gêne pasl’autre dans son service.

Le matin j’ouvre au chien et je lui fais manger sa soupe. Lesoir je lui siffle de venir se coucher. Quand il s’attarde par lesrues, je l’attends. En outre, maman m’a promis que je fermeraistoujours la porte des poules. J’arrache les herbes qu’il fautconnaître, dont je secoue la terre sur mon pied pour reboucher leurtrou, et que je distribue aux bêtes.

Comme exercice, j’aide mon père à scier du bois. J’achève legibier qu’il rapporte vivant et vous le plumez avec soeurErnestine. Je fends le ventre des poissons, je les vide et faispéter leurs vessies sous mon talon. Par exemple c’est vous qui lesécaillez et qui tirez les seaux du puis. J’aide à dévider lesécheveaux de fil. Je mouds le café. Quand M. Lepic quitte sessouliers sales, c’est moi qui les porte dans le corridor, maissoeur Ernestine ne cède à personne le droit de rapporter lespantoufles qu’elle a brodées elle-même.

Je me charge des commissions importantes, des longues trottes,d’aller chez le pharmacien ou le médecin. De votre côté, vouscourez le village aux menues provisions. Mais vous devrez, deux outrois heures par jour et par tous les temps, laver à la rivière. Cesera le plus dur de votre travail, ma pauvre fille; je n’y peuxrien. Cependant je tâcherai quelquefois, si je suis libre, de vousdonner un coup de main, quand vous étendrez le linge sur la haie.J’y pense: un conseil. N’étendez jamais votre linge sur les arbresfruitiers. Monsieur Lepic, sans vous adresser d’observation, d’unechiquenaude le jetterait par terre, et madame Lepic, pour unetache, vous renverrait le laver. Je vous recommande les chaussures.Mettez beaucoup de graisse sur les souliers de chasse et très peude cirage sur les bottines. Çà les brûle. Ne vous acharnez pasaprès les culottes crottées. Monsieur Lepic affirme que la boue lesconserve. Il marche au milieu de la terre labourée sans relever lebas de son pantalon. Je préfère relever le mien, quand monsieurLepic m’emmène et que je porte le carnier.

-Poil de Carotte, me dit-il, tu ne deviendras jamais un chasseursérieux.

Et madame Lepic me dit:

-Gare à tes oreilles si tu te salis.

C’est une affaire de goût.

En somme vous ne serez pas trop à plaindre. Pendant mes vacancesnous nous partagerons la besogne et vous en aurez moins, ma soeur,mon frère et moi rentrés à la pension. Ça revient au même.

D’ailleurs personne ne vous semblera bien méchant. Interrogeznos amis: ils vous jureront tous que ma soeur Ernestine a unedouceur angélique, mon frère Félix, un coeur d’or, monsieur Lepicl’esprit droit, le jugement sûr, et madame Lepic un rare talent decordon bleu. C’est peut-être à moi que vous trouverez les plusdifficile caractère de la famille. Au fond j’en vaux un autre. Ilsuffit de savoir me prendre. Du reste, je me raisonne, je mecorrige; sans fausse modestie, je m’améliore et si vous y mettez unpeu du vôtre, nous vivrons en bonne intelligence. Non, ne m’appelezplus monsieur, appelez-moi Poil de Carotte, comme tout le monde.C’est moins long que monsieur Lepic fils. Seulement je vous prie dene pas me tutoyer, à la façon de votre grand’mère Honorine que jedétestais, parce qu’elle me froissait toujours.

Chapitre 21L’aveugle

Du bout de son bâton, il frappe discrètement à la porte.

Madame Lepic: Qu’est-ce qu’il veut encore celui-là?

Monsieur Lepic: Tu ne le sais pas? Il veut ses dix sous, c’estson jour. Laisse-le entrer.

Madame Lepic, maussade, ouvre la porte, tire l’aveugle par lebras, brusquement, à cause du froid.

-Bonjour, tous ceux qui sont là? dit l’aveugle.

Il s’avance. Son bâton court à petits pas sur les dalles commepour chasser des souris et rencontre une chaise. L’aveugle s’assiedet tend au poêle ses mains transies.

M. Lepic prend une pièce de dix sous et dit:

-Voilà!

Il ne s’occupe plus de lui; il continue la lecture d’unjournal.

Poil de Carotte s’amuse. Accroupi dans son coin, il regarde lessabots de l’aveugle: ils fondent, et, tout autour, des rigoles sedessinent déjà.

Madame Lepic s’en aperçoit.

-Prêtez-moi vos sabots, vieux, dit-elle.

Elle les porte sous la cheminée, trop tard; ils ont laissé unemare, et les pieds de l’aveugle inquiet sentent l’humidité, selèvent, tantôt l’un, tantôt l’autre, écartent la neige boueuse, larépandent au loin.

D’un ongle, Poil de Carotte gratte le sol, fait signe à l’eausale de couler vers lui, indique des crevasses profondes.

-Puis qu’il a ses dix sous, dit madame Lepic, sans crainted’être entendue, que demande-t-il?

Mais l’aveugle parle politique, d’abord timidement, ensuite avecconfiance. Quand les mots ne viennent pas, il agite son bâton, sebrûle le poing au tuyau du poêle, le retire vite et, soupçonneux,roule son blanc d’oeil au fond de ses larmes intarissables.

Parfois M. Lepic, qui tourne le journal, dit:

-Sans doute, papa Tissier, sans doute, mais en êtes-voussûr?

-Si j’en suis sûr! s’écrie l’aveugle. Ça, par exemple, c’estfort! Ecoutez-moi, monsieur Lepic, vous allez voir comment je m’aiaveuglé.

-Il ne démarrera plus, dit madame Lepic.

En effet, l’aveugle se trouve mieux. Il raconte son accident,s’étire et fond tout entier. Il avait dans les veines des glaçonsqui se dissolvent et circulent. On croirait que ses vêtements etses membres suent de l’huile. Par terre, la mare augmente; ellegagne Poil de Carotte elle arrive:

C’est lui le but. Bientôt il pourra jouer avec.

Cependant madame Lepic commence une manoeuvre habile. Elle frôlel’aveugle, lui donne des coups de coude, lui marche sur les pieds,le fait reculer, le force à se loger entre le buffet et l’armoireoù la chaleur ne rayonne pas. L’aveugle, dérouté, tâtonne,gesticule et ses doigts grimpent comme des bêtes. Il ramone sanuit. De nouveau les glaçons se forment; voici qu’il regèle.

Et l’aveugle termine son histoire d’une voix pleurarde.

-Oui, mes bons amis, fini, plus d’zieux, plus rien, un noir defour.

Son bâton lui échappe. C’est ce qu’attendait madame Lepic. Ellese précipite, ramasse le bâton et le rend à l’aveugle, – sans lelui rendre.

Il croit le tenir, il ne l’a pas.

Au moyen d’adroites tromperies, elle le déplace encore, luiremet ses sabots et le guide du côté de la porte.

Puis elle le pince légèrement, afin de se venger un peu; elle lepousse dans la rue, sous l’édredon du ciel gris qui se vide detoute sa neige, contre le vent qui grogne ainsi qu’un chien oubliédehors.

Et, avant de refermer la porte, madame Lepic crie à l’aveugle,comme s’il était sourd:

-Au revoir; ne perdez pas votre pièce; à dimanche prochain s’ilfait beau et si vous êtes toujours de ce monde. Ma foi! vous avezraison, mon vieux papa Tissier, on ne sait jamais ni qui vit ni quimeurt. Chacun ses peines et Dieu pour tous!

Chapitre 22Le jour de l’an

Il neige. Pour que le jour de l’an réussisse, il faut qu’ilneige.

Madame Lepic a prudemment laissé la porte de la courverrouillée. Déjà des gamins secouent le loquet, cognent au bas,discrets d’abord, puis hostiles, à coups de sabots, et, lasd’espérer, s’éloignent à reculons, les yeux encore vers la fenêtred’où madame Lepic les épie. Le bruit de leurs pas s’étouffe dans laneige.

Poil de Carotte saute du lit, va se débarbouiller, sans savon,dans l’auge du jardin. Elle est gelée. Il doit en casser la glace,et ce premier exercice répand par tout son corps une chaleur plussaine que celle des poêles. Mais il feint de se mouiller la figure,et, comme on le trouve toujours sale, même lorsqu’il a fait satoilette à fond, il n’ôte que le plus gros.

Dispos et frais pour la cérémonie, il se place derrière songrand frère Félix, qui se tient derrière soeur Ernestine, l’aînée.Tous trois entrent dans la cuisine. Monsieur et madame Lepicviennent de s’y réunir, sans en avoir l’air. Soeur Ernestine lesembrasse et dit:

-Bonjour, papa, bonjour, maman, je vous souhaite une bonneannée, une bonne santé et le paradis à la fin de vos jours.

Grand frère Félix dit la même chose, très vite, courant au boutde la phrase, et embrasse pareillement.

Mais Poil de Carotte sort de sa casquette une lettre. On lit surl’enveloppe fermée:

« A mes Chers Parents. » Elle ne porte pas d’adresse. Un oiseaud’espèce rare, riche en couleurs, file, d’un trait, dans uncoin.

Poil de Carotte la tend à madame Lepic, qui la décachette. Desfleurs écloses ornent abondamment la feuille de papier, et unetelle dentelle en fait le tour que souvent la plume de Poil deCarotte est tombée dans les trous, éclaboussant le mot voisin.

Monsieur Lepic: Et moi, je n’ai rien!

Poil de Carotte: C’est pour vous deux; maman te la prêtera.

Monsieur Lepic: Ainsi, tu aimes mieux ta mère que moi. Alors,fouille-toi pour voir si cette pièce de dix sous neuve est dans tapoche.

Poil de Carotte: Patiente un peu, maman a fini.

Madame Lepic: Tu as du style, mais une si mauvaise écriture queje ne peux pas lire.

-Tiens, papa, dit Poil de Carotte empressé, à toi,maintenant.

Tandis que Poil de Carotte, se tenant droit, attend la réponse,M. Lepic lit la lettre une fois, deux fois, l’examine longuement,selon son habitude, fait « Ah! ah! » et la dépose sur la table.

Elle ne sert plus à rien, son effet entièrement produit. Elleappartient à tout le monde. Chacun peut voir, toucher. SoeurErnestine et grand frère Félix la prennent à leur tour et ycherchent des fautes d’orthographe. Ici Poil de Carotte a dûchanger de plume, on lit mieux. Ensuite ils la lui rendent.

Il la tourne et la retourne, sourit laidement, et sembledemander:

-Qui en veut?

Enfin il la resserre dans sa casquette. On distribue lesétrennes. Soeur Ernestine a une poupée aussi haute qu’elle, plushaute, et grand frère Félix une boîte de soldats en plomb prêts àse battre.

-Je t’ai réservé une surprise, dit madame Lepic à Poil deCarotte.

Poil de Carotte: Ah, oui!

Madame Lepic: Pourquoi cet: ah, oui! Puisque tu la connais, ilest inutile que je te la montre.

Poil de Carotte: Que jamais je ne voie Dieu, si je laconnais.

Il lève la main en l’air, grave, sûr de lui. Madame Lepic ouvrele buffet. Poil de Carotte hâlette. Elle enfonce son bras jusqu’àl’épaule, et, lente, mystérieuse, ramène sur un papier jaune unepipe en sucre rouge.

Poil de Carotte, sans hésitation, rayonne de joie. Il sait cequ’il lui reste à faire. Bien vite, il veut fumer en présence deses parents, sous les regards envieux (mais on ne peut pas toutavoir!) de grand frère Félix et de soeur Ernestine. Sa pipe desucre rouge entre deux doigts seulement, il se cambre, incline latête du côté gauche. Il arrondit la bouche, rentre les joues etaspire avec force et bruit.

Puis, quand il a lancé jusqu’au ciel une énorme bouffée:

-Elle est bonne, dit-il, elle tire bien.

Chapitre 23Aller et retour

Messieurs Lepic et mademoiselle Lepic viennent en vacances. Ausaut de la diligence, et du plus loin qu’il voit ses parents, Poilde Carotte se demande:

-Est-ce le moment de courir au-devant d’eux?

Il hésite:

-C’est trop tôt, je m’essoufflerais, et puis il ne faut rienexagérer.

Il diffère encore:

-Je courrai à partir d’ici… , non, à partir de là…

Il se pose des questions:

-Quand faudra-t-il ôter ma casquette? Lequel des deux embrasserle premier?

Mais grand frère Félix et soeur Ernestine l’ont devancé et separtagent les caresses familiales. Quand Poil de Carotte arrive, iln’en reste plus.

-Comment, dit madame Lepic, tu appelles encore monsieur Lepic »papa », à ton âge? dis-lui: « mon père » et donne-lui une poignée demain; c’est plus viril.

Ensuite elle le baise, une fois, au front, pour ne pas faire dejaloux.

Poil de Carotte est tellement content de se voir en vacances,qu’il en pleure. Et c’est souvent ainsi; souvent il manifeste detravers.

Le jour de la rentrée (la rentrée est fixée au lundi matin, 2octobre; on commencera par la messe du Saint-Esprit), du plus loinqu’elle entend les grelots de la diligence, madame Lepic tombe surses enfants et les étreint d’une seule brassée. Poil de Carotte nese trouve pas dedans. Il espère patiemment son tour, la main déjàtendue vers les courroies de l’impériale, ses adieux tout prêts, àce point triste qu’il chantonne malgré lui.

-Au revoir, ma mère, dit-il d’un air digne.

-Tiens, dit madame Lepic, pour qui te prends-tu, pierrot? Ilt’en coûterait de m’appeler « maman » comme tout le monde? A-t-onjamais vu? C’est encoure blanc de bec et sale de nez et ça veutfaire l’original!

Cependant elle le baise, une fois, au front, pour ne pas fairede jaloux.

Chapitre 24Le porte-plume

L’institution Saint-Marc, ou M. Lepic a mis grand frère Félix etPoil de Carotte, suit les cours du lycée. Quatre fois par jour lesélèves font la même promenade, très agréable dans la belle saison,et, quand il pleut, si courte que les jeunes gens se rafraîchissentplutôt qu’ils ne se mouillent, elle leur est hygiénique d’un bout àl’autre.

Comme ils reviennent du lycée ce matin, traînant les pieds etmoutonniers, Poil de Carotte, qui marche la tête basse, entenddire:

-Poil de Carotte, regarde ton père là-bas!

M. Lepic aime surprendre ainsi ses garçons. Il arrive sansécrire, et on l’aperçoit soudain, planté sur le trottoir d’en face,au coin de la rue, les mains derrière le dos, une cigarette à labouche.

Poil de Carotte et grand frère Félix sortent des rangs etcourent à leur père.

-Vrai! dit Poil de Carotte, si je pensais à quelqu’un, cen’était pas à toi.

-Tu penses à moi quand tu me vois, dit M. Lepic.

Poil de Carotte voudrait répondre quelque chose d’affectueux. Ilne trouve rien, tant il est occupé. Haussé sur la pointe des pieds,il s’efforce d’embrasser son père. Une première fois il lui touchela barbe du bout des lèvres. Mais M. Lepic, d’un mouvementmachinal, dresse la tête, comme s’il se dérobait. Puis il se pencheet de nouveau recule, et Poil de Carotte, qui cherchait sa joue, lemanque. Il n’effleure que le nez. Il baise le vide. Il tâche des’expliquer cet accueil étrange.

-Est-ce que mon papa ne m’aimerait plus? se dit-il. Je l’ai vuembrasser grand frère Félix. Il s’abandonnait au lieu de seretirer. Pourquoi m’évite-t-il? Veut-on me rendre jaloux?Régulièrement je fais cette remarque. Si je reste trois mois loinde mes parents, j’ai une grosse envie de les voir. Je me promets debondir à leur cou comme un jeune chien. Nous nous mangerons decaresses. Mais les voici, et ils me glacent.

Tout à ses pensées tristes, Poil de Carotte répond mal auxquestions de M. Lepic qui lui demande si le grec marche un peu.

Poil de Carotte: Ça dépend. La version va mieux que le thème,parce que dans la version on peut deviner.

Monsieur Lepic: Et l’allemand?

Poil de Carotte: C’est très difficile à prononcer, papa.

Monsieur Lepic: Bougre! Comment, la guerre déclarée, battras-tules Prussiens, sans savoir leur langue vivante?

Poil de Carotte: Ah! d’ici là, je m’y mettrai. Tu me menacestoujours de la guerre. Je crois décidément qu’elle attendra, pouréclater, que j’aie fini mes études.

Monsieur Lepic: Quelle place as-tu obtenu dans la dernièrecomposition? J’espère que tu n’es pas à la queue.

Poil de Carotte: Il en faut bien un.

Monsieur Lepic: Bougre! moi qui voulais t’inviter à déjeuner. Siencore c’était dimanche! Mais en semaine, je n’aime guère vousdéranger de votre travail.

Poil de Carotte: Personnellement je n’ai pas grand’chose àfaire; et toi, Félix?

Grand frère Félix: Juste, ce matin le professeur a oublié denous donner notre devoir.

Monsieur Lepic: Tu étudieras mieux ta leçon.

Grand frère Félix: Ah! je la sais d’avance, papa. C’est la mêmequ’hier.

Monsieur Lepic: Malgré tout, je préfère que vous rentriez. Jetâcherai de rester jusqu’à dimanche et nous nous rattraperons.

Ni la moue de grand frère Félix, ni le silence affecté de Poilde Carotte ne retardent les adieux et le moment est venu de seséparer.

Poil de Carotte l’attendait avec inquiétude.

-Je verrai, se dit-il, si j’aurai plus de succès; si, oui ounon, il déplaît maintenant à mon père que je l’embrasse.

Et résolu, le regard droit, la bouche haute, il s’approche.

Mais M. Lepic, d’une main défensive, le tient encore à distanceet lui dit:

-Tu finiras par me crever les yeux avec ton porte-plume sur tonoreille. Ne pourrais-tu le mettre ailleurs quand tu m’embrasses? Jete prie de remarquer que j’ôte ma cigarette, moi.

Poil de Carotte: Oh! mon vieux papa, je te demande pardon. C’estvrai, quelque jour un malheur arrivera par ma faute. On m’a déjàprévenu, mais mon porte-plume tient si à son aise sur mes pavillonsque j’y laisse tout le temps et que je l’oublie. Je devrais aumoins ôter ma plume! Ah! pauvre vieux papa, je suis content desavoir que mon porte-plume te faisait peur.

Monsieur Lepic: Bougre! tu ris parce que tu as faillim’éborgner.

Poil de Carotte: Non, mon vieux papa, je ris pour autre chose:une idée sotte à moi que je m’étais encore fourrée dans latête.

Chapitre 25Les joues rouges

I

Son inspection habituelle terminée, M. le Directeur del’Institution Saint-Marc quitte le dortoir. Chaque élève s’estglissé dans ses draps, comme dans un étui, en se faisant toutpetit, afin de ne pas se déborder. Le maître d’étude, Violone, d’untour de tête, s’assure que tout le monde est couché, et, sehaussant sur la pointe du pied, doucement baisse le gaz. Aussitôt,entre voisins, le caquetage commence. De chevet en chevet, leschuchotements se croisent, et des lèvres en mouvement monte, partout le dortoir, un bruissement confus, où, de temps en temps, sedistingue le sifflement bref d’une consonne.

C’est sourd, continu, agaçant à la fin, et il semble vraimentque tous ces babils, invisibles et remuants comme des souris,s’occupent à grignoter du silence.

Violone met des savates, se promène quelque temps entre leslits, chatouillant çà le pied d’un élève, là tirant le pompon dubonnet d’un autre, et s’arrête près de Marseau, avec lequel ildonne, tous le soirs, l’exemple des longues causeries prolongéesbien avant dans la nuit. Le plus souvent, les élèves ont cessé leurconversation, par degrés étouffée, comme s’ils avaient peu à peutiré leur drap sur leur bouche, et dorment, que le maître d’étudeest encore penché sur le lit de Marseau, les coudes durementappuyés sur le fer, insensible à la paralysie de ses avant-bras etau remue-ménage des fourmis courant à fleur de peau jusqu’au boutde ses doigts.

Il s’amuse de ses récits enfantins, et le tient éveillé pard’intimes confidences et des histoires de coeur. Tout de suite, ill’a chéri pour la tendre et transparente enluminure de son visage,qui paraît éclairé en dedans. Ce n’est plus une peau, mais unepulpe, derrière laquelle, à la moindre variation atmosphérique,s’enchevêtrent visiblement les veinules, comme des lignes d’unecarte d’atlas sous une feuille de papier à décalquer. Marseau ad’ailleurs une manière séduisante de rougir sans savoir pourquoi età l’improviste, qui le fait aimer comme une fille. Souvent, uncamarade pèse du bout du doigt sur l’une de ses joues et se retireavec brusquerie, laissant une tache blanche, bientôt recouverted’une belle coloration rouge, qui s’étend avec rapidité, comme duvin dans de l’eau pure, se varie richement et se nuance depuis lebout du nez rose jusqu’aux oreilles lilas. Chacun peut opérersoi-même. Marseau se prête complaisamment aux expériences. On l’asurnommé Veilleuse, Lanterne, Joue Rouge. Cette faculté des’embraser à volonté lui fait bien des envieux.

Poil de Carotte, son voisin de lit, le jalouse entre tous.Pierrot lymphatique et grêle, au visage farineux, il pincevainement, à se faire mal, son épiderme exsangue, pour y amenerquoi! et encore pas toujours, quelque point d’un roux douteux. Ilzébrerait volontiers, haineusement, à coups d’ongles et écorceraitcomme des oranges les joues vermillonnées de Marseau.

Depuis longtemps très intrigué, il se tient aux écoutes cesoir-là, dès la venue de Violone, soupçonneux avec raisonpeut-être, et désireux de savoir la vérité sur les allurescachottières du maître d’étude. Il met en jeu toute son habileté depetit espion, simule un ronflement pour rire, change avec affectionde côté, en ayant soin de faire le tour complet, pousse un criperçant comme s’il avait le cauchemar, ce qui réveille en peur ledortoir et imprime un fort mouvement de houle à tous les draps;puis, dès que Violone s’est éloigné, il dit à Marseau, te torsehors du lit, le souffle ardent:

-Pistolet! Pistolet!

On ne lui répond rien. Poil de Carotte se met sur les genoux,saisit le bras de Marseau, et, le secouant avec force.

-Entends-tu? Pistolet!

Pistolet ne semble pas entendre. Poil de Carotte exaspéréreprend:

-C’est du propre!… Tu crois que je ne vous ai pas vu. Dis voirun peu qu’il ne t’a pas embrassé! dis-le voir un peu que tu n’espas son Pistolet.

Il se dresse, le col tendu, pareil à un jars blanc qu’on agace,les poings fermés au bord du lit.

Mais, cette fois, on lui répond:

-Eh bien! après?

D’un seul coup de reins, Poil de Carotte rentre dans sesdraps.

C’est le maître d’étude qui revient en scène, apparusoudainement!

 

II

-Oui, dit Violone, je l’ai embrassé, Marseau; tu peux l’avouer,car tu n’as fait aucun mal. Je l’ai embrassé sur le front, maisPoil de Carotte ne peut pas comprendre, déjà trop dépravé pour sonâge, que c’est là un baiser pur et chaste, un baiser de père àenfant, et que je t’aime comme un fils, ou si tu veux comme unfrère, et demain il ira répéter partout je ne sais quoi, le petitimbécile!

A ces mots, tandis que la voix de Violone vibre sourdement, Poilde Carotte feint de dormir. Toutefois, il soulève sa tête pourentendre encore.

Marseau écoute le maître d’étude, le souffle ténu, ténu, cartout en trouvant ses paroles très naturelles, il tremble comme s’ilredoutait la révélation de quelque mystère. Violone continue, leplus bas qu’il peut. Ce sont des mots inarticulés, lointains, dessyllabes à peine localisées. Poil de Carotte qui, sans oser seretourner, se rapproche insensiblement, au moyen de légèresoscillations de hanches, n’entend plus rien. Son attention est à cepoint surexcitée que ses oreilles lui semblent matériellement secreuser et s’évaser en entonnoir; mais aucun son n’y tombe.

Il se rappelle avoir éprouvé parfois une sensation d’effortpareille en écoutant aux portes, en collant son oeil à la serrure,avec le désir d’agrandir le trou et d’attirer à lui, comme avec uncrampon, ce qu’il voulait voir. Cependant il le parierait. Violonerépète encore:

-Oui, mon affection est pure, pure, et c’est que ce petitimbécile ne comprend pas!

Enfin le maître d’étude se penche avec la douceur d’une ombresur le front de Marseau, l’embrasse, le caresse de sa barbichecomme d’un pinceau, puis se redresse pour s’en aller, et Poil deCarotte le suit des yeux, glissant entre les rangées de lits. Quandla main de Violone frôle un traversin, le dormeur dérangé change decôté avec un fort soupir.

Poil de Carotte guette longtemps. Il craint un nouveau retourbrusque de Violone. Déjà Marseau fait la boule dans son lit, lacouverture sur ses yeux, bien éveillé d’ailleurs, et tout ausouvenir de l’aventure dont il ne sait que penser. Il n’y voit riende vilain qui puisse le tourmenter, et cependant, dans la nuit desdraps, l’image de Violone flotte lumineusement, douce comme cesimages de femmes qui l’ont échauffé en plus d’un rêve.

Poil de Carotte se lasse d’attendre. Ses paupières, commeaimantées, se rapprochent. Il s’impose de fixer le gaz, presqueéteint; mais, après avoir compté trois éclosions de petites bullescrépitantes et pressées de sortir du bec, il s’endort.

 

III

Le lendemain matin, au lavabo, tandis que les cornes desserviettes, trempées dans un peu d’eau froide, frottent légèrementles pommettes frileuses, Poil de Carotte regarde méchammentMarseau, et, s’efforçant d’être bien féroce, il l’insulte denouveau, les dents serrées sur les syllabes sifflantes.

-Pistolet! Pistolet!

Les joues de Marseau deviennent pourpres, mais il répond sanscolère, et le regard presque suppliant:

-Puisque je te dis que ce n’est pas vrai, ce que tu crois!

Le maître d’étude passe la visite des mains. Les élèves, surdeux rangs, offrent machinalement d’abord le dos, puis la paume deleurs mains, en les retournant avec rapidité, et les remettentaussitôt bien au chaud, dans les poches où sous la tiédeur del’édredon le plus proche. D’ordinaire, Violone s’abstient de lesregarder. Cette fois, mal à propos, il trouve que celles de Poil deCarotte ne sont pas nettes. Poil de Carotte, prié de les repassersous le robinet, se révolte. On peut, à vrai dire, y remarquer unetache bleuâtre, mais il soutient que c’est un commencementd’engelure. On lui en veut, sûrement.

Violone doit le faire conduire chez M. le Directeur.

Celui-ci, matinal, prépare, dans son cabinet vieux vert, uncours d’histoire qu’il fait aux grands, à ses moments perdus.Écrasant sur le tapis de sa table le bout de ses doigts épais, ilpose les principaux jalons: ici la chute de l’empire romain; aumilieu, la prise de Constantinople par les Turcs; plus loinl’Histoire moderne, qui commence on ne sait où et n’en finitplus.

Il a une ample robe de chambre dont les galons brodés cerclentsa poitrine puissante, pareils à des cordages autour d’une colonne.Il mange visiblement trop, cet homme; ses traits sont gros ettoujours un peu luisants. Il parle fortement, même aux dames, etles plis de son cou ondulent sur le col d’une manière lente etrythmique. Il est encore remarquable pour la rondeur de ses yeux etl’épaisseur de ses moustaches.

Poil de Carotte se tient debout devant lui, sa casquette entreles jambes, afin de garder toute sa liberté d’action.

D’une voix terrible, le Directeur demande:

-Qu’est-ce que c’est?

-Monsieur, c’est le maître d’étude qui m’envoie vous dire quej’ai les mains sales, mais c’est pas vrai!

Et de nouveau, consciencieusement, Poil de Carotte montre sesmains en les retournant: d’abord le dos, ensuite la paume. Il faitla preuve: d’abord la paume, ensuite le dos.

-Ah! c’est pas vrai, dit le Directeur, quatre jours deséquestre, mon petit!

-Monsieur, dit Poil de Carotte, le maître d’étude, il m’en veut!-Ah! il t’en veut! huit jours, mon petit!

Poil de Carotte connaît son homme. Une telle douceur ne lesurprend point. Il est bien décidé à tout affronter. Il prend unepose raide, serre ses jambes et s’enhardit, au mépris d’unegifle.

Car c’est, chez monsieur le Directeur, une innocente manied’abattre, de temps en temps, un élève récalcitrant du revers de lamain: vlan!

L’habileté pour l’élève visé consiste à prévoir le coup et à sebaisser, et le directeur se déséquilibre, au rire étouffé de tous.Mais il ne recommence pas, sa dignité l’empêchant d’user de ruse àson tour. Il devait arriver droit sur la joue choisie, ou alors nese mêler de rien.

-Monsieur, dit Poil de Carotte réellement audacieux et fier, lemaître d’étude et Marseau, ils font des choses!

Aussitôt les yeux du Directeur se troublent comme si deuxmoucherons s’y étaient précipités soudain. Il appuie ses deuxpoings fermés au bord de la table, se lève à demi, la tête enavant, comme s’il allait cogner Poil de Carotte en pleine poitrine,et demande par sons gutturaux:

-Quelles choses?

Poil de Carotte semble pris au dépourvu. Il espérait (peut-êtreque ce n’est que différé) l’envoi d’un tome massif de M. HenriMartin, par exemple, lancé d’une main adroite, et voilà qu’on luidemande des détails.

Le Directeur attend. Tous ses plis du cou se joignent pour neformer qu’un bourrelet unique, un épais rond de cuir, où siège, deguingois, sa tête.

Poil de Carotte hésite, le temps de se convaincre que les motsne lui viennent pas, puis, la mine tout à coup confuse, le dosrond, l’attitude apparemment gauche et penaude, il va chercher sacasquette entre ses jambes, l’en retire aplatie, se courbe de plusen plus, se ratatine, et l’élève doucement, à hauteur du menton, etlentement, sournoisement, avec des précautions pudiques, il enfouitsa tête simiesque dans la doublure ouatée, sans dire un mot.

 

IV

Le même jour, à la suite d’une courte enquête, Violone reçoitson congé! C’est un touchant départ, presque une cérémonie.

-Je reviendrai, dit Violone, c’est une absence.

Mais il n’en fait accroire à personne. L’institution renouvelleson personnel, comme si elle craignait pour lui la moisissure.C’est un va-et-vient de maîtres d’étude. Celui-ci part comme lesautres, et meilleur, il part plus vite. Presque tous l’aiment. Onne lui connaît pas d’égal dans l’art d’écrire des entêtes pourcahiers, tels que: Cahiers d’exercices grecsappartenant à… Les majuscules sont moulées comme des lettresd’enseigne. Les bancs se vident. On fait cercle autour de sonbureau. Sa belle main, où brille la pierre verte d’une bague, sepromène élégamment sur le papier. Au bas de la page, il improviseune signature. Elle tombe, comme une pierre dans l’eau dans uneondulation et un remous de lignes à la fois régulières etcapricieuses, qui forment le paraphe, un petit chef-d’oeuvre. Laqueue du paraphe s’égare, se perd dans le paraphe lui-même. Il fautregarder de très près, chercher longtemps pour le retrouver.Inutile de dire que le tout est fait d’un seul trait de plume. Unefois, il a réussi un enchevêtrement de lignes nommé cul-de-lampe.Longuement, les petits s’émerveillèrent.

Son renvoi les chagrine fort.

Ils conviennent qu’ils devront bourdonner le Directeur à lapremière occasion, c’est-à-dire enfler les joues et imiter avec leslèvres le vol des bourdons pour marquer leur mécontentement.Quelque jour, ils n’y manqueront pas.

En attendant, ils s’attristent les uns les autres. Violone quise sent regretté, a la coquetterie de partir pendant unerécréation. Quand il paraît dans la cour, suivi d’un garçon quiporte sa malle, tous les petits s’élancent. Il serre des mains,tapote des visages, et s’efforce d’arracher les pans de saredingote sans les déchirer, cerné, envahi et souriant, ému. Lesuns, suspendus à la barre fixe, s’arrêtent au milieu d’unrenversement et sautent à terre, la bouche ouverte, le front ensueur, leurs manches de chemise retroussées et les doigts écartés àcause de la colophane. D’autres, plus calmes, qui tournaientmonotonement dans la cour, agitent les mains, en signe d’adieu. Legarçon, courbé sous la malle, s’est arrêté afin de conserver sesdistances, ce dont profite un tout petit pour plaquer sur sontablier blanc ses cinq doigts trempés dans du sable mouillé. Lesjoues de Marseau se sont rosées à paraître peintes. Il éprouve sapremière peine de coeur sérieuse; mais, troublé et contraint des’avouer qu’il regrette le maître d’étude un peu comme une petitecousine, il se tient à l’écart, inquiet, presque honteux. Sansembarras, Violone se dirige vers lui, quand on entend un fracas decarreaux.

Tous les regards montent vers la petite fenêtre grillée duséquestre. La vilaine et sauvage tête de Poil de Carotte paraît. Ilgrimace, blême petite bête mauvaise en cage, les cheveux dans lesyeux et ses dents blanches toutes à l’air. Il passe sa main droiteentre les débris de la vitre qui le mord, comme animée, et ilmenace Violone de son poing saignant.

-Petite imbécile! dit le maître d’étude, te voilà content!

-Dame! crie Poil de Carotte, tandis qu’avec entrain, il cassed’un second coup de poing un autre carreau, pourquoi que vousl’embrassiez et que vous ne m’embrassiez pas, moi?

Et il ajoute, se barbouillant la figure avec le sang qui coulede sa main coupée:

-Moi aussi, j’ai des joues rouges, quand j’en veux!

Chapitre 26Les poux

Dès que grand Frère Félix et Poil de Carotte arrivent del’institution Saint-Marc, madame Lepic leur fait prendre un bain depieds. Ils en ont besoin depuis trois mois, car jamais on ne leslave à la pension. D’ailleurs, aucun article de prospectus neprévoit le cas.

-Comme les tiens doivent être noirs, mon pauvre Poil de Carotte!dit madame Lepic.

Elle devine juste. Ceux de Poil de Carotte sont toujours plusnoirs que ceux de grand frère Félix? Et pourquoi? Tous deux viventcôte à côte, du même régime, dans le même air. Certes, au bout detrois mois, grand frère Félix ne peut montrer pied blanc, mais Poilde Carotte, de son propre aveu, ne reconnaît plus les siens.

Honteux, il les plonge dans l’eau avec l’habileté d’unescamoteur. On ne les voit pas sortir des chaussettes et se mêleraux pieds de grand frère Félix qui occupent déjà tout le fond dubaquet, et bientôt, un couche de crasse s’étend comme un linge surces quatre horreurs.

M. Lepic se promène, selon sa coutume, d’une fenêtre à l’autre.Il relit les bulletins trimestriels de ses fils, surtout les notesécrites par M. le proviseur lui-même: celle de grand frèreFélix:

« Étourdi, mais intelligent. Arrivera. » et celle de Poil deCarotte:

« Se distingue dès qu’il veut, mais ne veut pas toujours. »

L’idée que Poil de Carotte est quelquefois distingué amuse lafamille. En ce moment, les bras croisés sur ses genoux, il laisseses pieds tremper et se gonfler d’aise. Il se sent examiné. On letrouve plutôt enlaidi sous ses cheveux trop longs et d’un rougesombre. M. Lepic, hostile aux effusions, ne témoigne sa joie de lerevoir qu’en le taquinant. A l’aller il lui détache une chiquenaudesur l’oreille. Au retour, il le pousse du coude, et Poil de Carotterie de bon coeur.

Enfin, M. Lepic lui passe la main dans les « bourraquins » et faitcrépiter ses ongles comme s’il voulait tuer des poux. C’est saplaisanterie favorite.

Or, du premier coup, il en tue un.

-Ah! bien visé, dit-il, je ne l’ai pas manqué.

Et tandis qu’un peu dégoûté il s’essuie à la chevelure de Poilde Carotte, madame Lepic lève les bras au ciel:

-Je m’en doutais, dit-elle accablée. Mon dieu! nous sommespropres! Ernestine, cours chercher une cuvette, ma fille, voilà dela besogne pour toi.

Soeur Ernestine apporte une cuvette, un peigne fin, du vinaigredans une soucoupe, et la chasse commence.

-Peigne-moi d’abord! crie grand frère Félix. Je suis sûr qu’ilm’en a donné.

Il se racle furieusement la tête avec les doigts et demande unseau d’eau pour tout noyer.

-Calme-toi, Félix, dit soeur Ernestine qui aime à se dévouer, jene te ferai pas du mal.

Elle lui met une serviette autour du cou et montre une adresse,une patience de maman. Elle écarte les cheveux d’une main, tientdélicatement le peigne de l’autre, et elle cherche, sans mouedédaigneuse, sans peur d’attraper des habitants.

Quand elle dit: Un de plus! grand frère Félix trépigne dans lebaquet et menace du doigt Poil de Carotte qui, silencieux, attendson tour.

-C’est fini pour toi, Félix, dit soeur Ernestine, tu n’en avaisque sept ou huit; compte-les. On comptera ceux de Poil de Carotte,mais elle n’a que ramassé au hasard dans une fourmilière.

On entoure Poil de Carotte. Soeur Ernestine s’applique. M.Lepic, les mains derrière le dos, suit le travail, comme unétranger curieux. Madame Lepic pousse des exclamationsplaintives.

-Oh! oh! dit-elle, il faudrait une pelle et un râteau.

Grand frère Félix accroupi remue la cuvette et reçoit les poux.Ils tombent enveloppés de pellicules. On distingue l’agitation deleurs pattes menues comme des cils coupés. Ils obéissent au roulisde la cuvette, et rapidement le vinaigre les fait mourir.

Madame Lepic: Vraiment, Poil de Carotte, nous ne te comprenonsplus. A ton âge et grand garçon, tu devrais rougir. Je te passe tespieds que peut-être tu ne vois qu’ici. Mais les poux te mangent, ettu ne réclames ni la surveillance de tes maîtres, ni les soins deta famille. Explique-nous, je te prie, quel plaisir tu éprouves àte laisser ainsi dévorer tout vif. Il y a du sang dans tatignasse.

Poil de Carotte: C’est le peigne qui m’égratigne.

Madame Lepic: Ah! c’est le peigne. Voilà comme tu remercies tasoeur. Tu l’entends, Ernestine? Monsieur, délicat, se plaint de sacoiffeuse. Je te conseille, ma fille, d’abandonner tout de suite cemartyr volontaire à sa vermine. Soeur Ernestine: J’ai fini pouraujourd’hui, maman. J’ai seulement ôté le plus gros et je feraidemain une seconde tournée. Mais j’en connais une qui se parfumerad’eau de Cologne.

Madame Lepic: Quant à toi, Poil de Carotte, emporte ta cuvetteet va l’exposer sur le mur du jardin. Il faut que tout le villagedéfile devant, pour ta confusion.

Poil de Carotte prend la cuvette et sort; et l’ayant déposée ausoleil, il monte la garde près d’elle.

C’est la vieille Marie Nanette qui s’approche la première.Chaque fois qu’elle rencontre Poil de Carotte, elle s’arrête,l’observe de ses petits yeux myopes et malins et, mouvant sonbonnet noir, semble deviner des choses.

-Qu’est-ce que c’est que ça? dit-elle. Poil de Carotte ne répondrien. Elle se penche sur la cuvette.

-C’est-il des lentilles? Ma foi, je n’y vois plus clair. Mongarçon Pierre devrait bien m’acheter une paire de lunettes.

Du doigt, elle touche, comme afin de goûter. Décidément, elle necomprend pas.

-Et toi, que fais-tu là, boudeur et les yeux troubles? Je pariequ’on t’a grondé et mis en pénitence. Écoute, je ne suis pas tagrand’maman, mais je pense ce que je pense, et je te plains, monpauvre petit, car j’imagine qu’ils te rendent la vie dure.

Poil de Carotte s’assure d’un coup d’oeil que sa mère ne peutl’entendre, et il dit à la vieille Marie Nanette.

-Et après? Est-ce que ça vous regarde? Mêlez-vous donc de vosaffaires et laissez-moi tranquille.

Chapitre 27Comme Brutus

Monsieur Lepic: Poil de Carotte, tu n’as pas travaillé l’annéedernière comme j’espérais. Tes bulletins disent que tu pourraisbeaucoup mieux faire. Tu rêvasses, tu lis des livres défendus. Douéd’une excellente mémoire, tu obtiens d’assez bonnes notes deleçons, et tu négliges tes devoirs. Poil de Carotte, il faut songerà devenir sérieux.

Poil de Carotte: Compte sur moi, papa. Je t’accorde que je mesuis un peu laissé aller l’année dernière. Cette fois, je me sensla bonne volonté de bûcher ferme. Je ne te promets pas d’être lepremier de ma classe en tout.

Monsieur Lepic: Essaie quand même.

Poil de Carotte: Non, papa, tu m’en demandes trop. Je neréussirai ni en géographie, ni en allemand, ni en physique etchimie, où les plus forts sont deux ou trois types nuls pour lereste et qui ne font que ça. Impossible de les dégoter; mais jeveux, -écoute, mon papa,- je veux, en composition française,bientôt tenir la corde et la garder, et si malgré mes efforts ellem’échappe, du moins je n’aurai rien à me reprocher et je pourraim’écrier fièrement comme Brutus: O vertu! tu n’es qu’un nom.

Monsieur Lepic: Ah! mon garçon, je crois que tu lesmanieras.

Grand frère Félix: Qu’est-ce qu’il dit, papa?

Soeur Ernestine: Moi, je n’ai pas entendu.

Madame Lepic: Moi non plus. Répète voir, Poil de Carotte?

Poil de Carotte: Oh! rien maman.

Madame Lepic: Comment? Tu ne disais rien, et tu pérorais sifort, rouge et le poing menaçant le ciel, que ta voix portaitjusqu’au bout du village! Répète cette phrase, afin que tout lemonde en profite.

Poil de Carotte: Ce n’est pas la peine, va, maman.

Madame Lepic: Si, si, tu parlais de quelqu’un; de quiparlais-tu?

Poil de Carotte: Tu ne le connais pas, maman.

Madame Lepic: Raison de plus. D’abord ménage ton esprit, s’il teplaît, et obéis.

Poil de Carotte: Eh bien! maman, nous causions avec mon papa quime donnait des conseils d’ami, et par hasard, je ne sais quelleidée m’est venue, pour le remercier, de prendre l’engagement, commece Romain qu’on appelait Brutus, d’invoquer la vertu…

Madame Lepic: Turlututu, tu barbotes. Je te prie de répéter,sans y changer un mot, et sur le même ton, ta phrase de tout àl’heure. Il me semble que je ne te demande pas le Pérou et que tuveux bien faire ça pour ta mère.

Grand frère Félix: Veux-tu que je te répète, moi, maman?

Madame Lepic: Non, lui le premier, toi ensuite, et nouscomparerons. Allez, Poil de Carotte, dépêchez.

Poil de Carotte: Il balbutie, d’une voie pleurardeVe-ertutu-u n’es qu’un-un nom.

Madame Lepic: Je désespère. On ne peut rien tirer de ce gamin.Il se laisserait rouer de coups, plutôt que d’être agréable à samère.

Grand frère Félix: Tiens, maman, voilà comme il a dit: Ilroule les yeux et lance des regards de défi. Si je ne suis paspremier en composition française. Il gonfle ses joues et frappedu pied. Je m’écrierai comme Brutus: Il lève les bras auplafond. O Vertu! Il les laisse tomber sur sescuisses, tu n’es qu’un nom! Voilà comme il a dit.

Madame Lepic: Bravo, superbe! Je te félicite, Poil de Carotte,et je déplore d’autant plus ton entêtement qu’une imitation ne vautjamais l’original.

Grand frère Félix: Mais, Poil de Carotte, est-ce bien Brutus quia dit ça? Ne serait-ce pas Caton?

Poil de Carotte: Je suis sûr de Brutus. « Puis il se jeta sur uneépée que lui tendit un de ses amis et mourut. »

Soeur Ernestine: Poil de Carotte a raison. Je me rappelle mêmeque Brutus simulait la folie avec de l’or dans une canne.

Poil de Carotte: Pardon, soeur, tu t’embrouilles. Tu confondsmon Brutus avec un autre.

Soeur Ernestine: Je croyais. Pourtant je te garantis quemademoiselle Sophie nous dicte un cours d’histoire qui vaut biencelui de ton professeur au lycée.

Madame Lepic: Peu importe. Ne vous disputez pas. L’essentiel estd’avoir un Brutus dans sa famille, et nous l’avons. Que grâce àPoil de Carotte, on nous envie! Nous ne connaissons point notrehonneur. Admirez le nouveau Brutus. Il parle latin comme un évêqueet refuse de dire deux fois la messe pour les sourds. Tournez-le:vu de face, il montre les taches d’une veste qu’il étrenneaujourd’hui, et vu de dos son pantalon déchiré. Seigneur, oùs’est-il encore fourré? Non,mais regardez-moi la touche de Poil deCarotte Brutus! Espèce de petite brute, va!

Chapitre 28Lettres choisies

de Poil de Carotte à M. Lepic ET QUELQUES RÉPONSES de M. Lepic àPoil de Carotte.

 

De Poil de Carotte à M. Lepic InstitutionSaint-Marc.

Mon cher papa,

Mes parties de pêche des vacances m’ont mis l’humeur enmouvement. De gros clous me sortent des cuisses. Je suis au lit. Jereste couché sur le dos et madame l’infirmière pose descataplasmes. Tant que le clou n’a pas percé, il me fait mal. Aprèsje n’y pense plus. Mais ils se multiplient comme des petitspoulets. Pour un de guéri, trois reviennent. J’espère d’ailleursque ce ne sera rien.

Ton fils affectionné.

Réponse de M. Lepic.

Mon cher Poil de Carotte,

Puisque tu prépares ta première communion et que tu vas aucatéchisme, tu dois savoir que l’espèce humaine ne t’a pas attendupour avoir des clous. Jésus-Christ en avait aux pieds et aux mains.Il ne se plaignait pas et pourtant les siens étaient vrais. Ducourage!

Ton père qui t’aime.

De Poil de Carotte à M. Lepic.

Mon cher papa,

Je t’annonce avec plaisir qu’il vient de me pousser une dent.Bien que je n’aie pas l’âge, je crois que c’est une dent de sagesseprécoce. J’ose espérer qu’elle ne sera point la seule et que je tesatisferai toujours par ma bonne conduite et mon application.

Ton fils affectionné.

Réponse de M. Lepic.

Mon cher Poil de Carotte,

Juste comme ta dent poussait, une des miennes se mettait àbranler. Elle s’est décidée à tomber hier matin. De telle sorte quesi tu possèdes une dent de plus, ton père en possède une de moins.C’est pourquoi il n’y a rien de changé et le nombre des dents de lafamille reste le même,

Ton père qui t’aime.

De Poil de Carotte à M. Lepic.

Mon cher papa,

Imagine-toi que c’était hier la fête de M. Jâques, notreprofesseur de latin, et que, d’un commun accord, les élèvesm’avaient élu pour lui présenter les voeux de toute la classe.Flatté de cet honneur, je prépare longuement le discours oùj’intercale à propos quelques citations latines. Sans faussemodestie j’en suis satisfait. Je le recopie au propre sur unegrande feuille de papier ministre, et, le jour venu, excité par mescamarades qui murmuraient: -« Vas-y, vas-y donc! »- je profite d’unmoment où M. Jâques ne nous regarde pas et je m’avance vers sachaire. Mais à peine ai-je déroulé ma feuille et articulé d’unevoix forte:

VÉNÉRÉ MAITRE

que M. Jâques se lève furieux et s’écrie:

-Voulez-vous filer à votre place plus vite que ça!

Tu penses si je me sauve et cours m’asseoir, tandis que mes amisse cachent derrière leurs livres et que M. Jâques m’ordonne aveccolère:

-Traduisez la version.

Mon cher papa, qu’en dis-tu?

Réponse de M. Lepic

Mon cher Poil de Carotte,

Quand tu seras député tu en verras bien d’autres. Chacun sonrôle. Si on a mis ton professeur dans une chaire, c’est apparemmentpour qu’il prononce des discours et non pour qu’il écoute lestiens.

Poil de Carotte à M. Lepic

Mon cher papa,

Je viens de remettre ton lièvre à M. Legris, notre professeurd’histoire et de géographie. Certes, il me parut que ce cadeau luifaisait plaisir. Il te remercie vivement. Comme j’étais entré avecmon parapluie mouillé, il me l’ôta lui-même des mains pour lereporter au vestibule. Puis nous causâmes de choses et d’autres. Ilme dit que je devais enlever, si je voulais, le premier prixd’histoire et de géographie à la fin de l’année. Mais croirais-tuque je restai sur mes jambes tout le temps que dura notreentretien, et que M. Legris, qui, à part cela, fut très aimable, jele répète, ne me désigna même pas un siège. Est-ce oubli ouimpolitesse? Je l’ignore et serais curieux, mon cher papa, desavoir ton avis.

Réponse de M. Lepic.

Mon cher Poil de Carotte,

Tu réclames toujours. Tu réclames parce que M. Jâques t’envoiet’asseoir, et tu réclames parce que M. Legris te laisse debout. Tues peut-être encore trop jeune pour exiger des égards. Et si M.Legris ne t’a pas offert une chaise, excuse-le: c’est sans douteque, trompé par ta petite taille, il te croyait assis.

De Poil de Carotte à M. Lepic.

Mon cher papa,

J’apprends que tu dois aller à Paris. Je partage la joie que tuauras en visitant la capitale que je voudrais connaître et où jeserai de coeur avec toi. Je conçois que mes travaux scolairesm’interdisent ce voyage, mais je profite de l’occasion pour tedemander si tu ne pourrais pas m’acheter un ou deux livres. Je saisles miens par coeur. Choisis n’importe lesquels. Au fond, ils sevalent. Toutefois je désire spécialement la Henriade, parFrançois-Marie Arouet de Voltaire, et la NouvelleHéloïse,par Jean-Jacques Rousseau. Si tu me les rapportes (leslivres ne coûtent rien à Paris), je te le jure que le maîtred’étude ne me les confisquera jamais.

Réponse de M. Lepic.

Mon cher Poil de Carotte,

Les écrivains dont tu me parles étaient des hommes comme toi etmoi. Ce qu’ils ont fait, tu peux le faire. Écris des livres, tu lesliras ensuite.

De M. Lepic à Poil de Carotte.

Mon cher Poil de Carotte,

Ta lettre de ce matin m’étonne fort. Je la relis vainement. Cen’est plus ton style ordinaire et tu y parles de choses bizarresqui ne me semblent ni de ta compétence ni de la mienne.

D’habitude, tu nous racontes tes petites affaires, tu nous écrisles places que tu obtiens, les qualités et les défauts que tutrouves à chaque professeur, les noms de tes nouveaux camarades,l’état de ton linge, si tu dors et si tu manges bien.

Voilà ce qui m’intéresse. Aujourd’hui, je ne comprends plus. Apropos de quoi, s’il te plaît, cette sortie sur le printemps quandnous sommes en hiver? Que veux-tu dire? As-tu besoin d’uncache-nez? Ta lettre n’est pas datée et on ne sait si tu l’adressesà moi ou au chien. La forme même de ton écriture me paraîtmodifiée, et la disposition des lignes, la quantité de majusculesme déconcertent. Bref, tu as l’air de te moquer de quelqu’un. Jesuppose que c’est de toi, et je tiens à t’en faire non un crime,mais l’observation.

Réponse de Poil de Carotte.

Mon cher papa,

Un mot à la hâte pour t’expliquer ma dernière lettre. Tu ne t’espas aperçu qu’elle était en vers.

Chapitre 29Le toiton

Ce petit toit où, tour à tour, ont vécu des poules, des lapins,des cochons, vide maintenant, appartient en toute propriété à Poilde Carotte pendant les vacances. Il y entre commodément, car letoiton n’a plus de porte. Quelques grêles orties en parent leseuil, et si Poil de Carotte les regarde à plat ventre, elles luisemblent une forêt. Une poussière fine recouverte le sol. Lespierres des murs luisent d’humidité. Poil de Carotte frôle leplafond de ses cheveux. Il est là chez lui et s’y divertit,dédaigneux des jouets encombrants, aux frais de sonimagination.

Son principal amusement consiste à creuser quatre nids avec sonderrière, un à chaque coin du toiton. Il ramène de sa main, commed’une truelle, des bourrelets de poussière et se cale.

Le dos au mur lisse, les jambes pliées, les mains croisées surses genoux, gîté, il se trouve bien. Vraiment il ne peut pas tenirmoins de place. Il oublie le monde, ne le craint plus. Seul un boncoup de tonnerre le troublerait.

L’eau de vaisselle qui coule non loin de là, par le trou del’évier, tantôt a torrents, tantôt goutte à goutte, lui envoie desbouffées fraîches.

Brusquement, une alerte. Des appels approchent, des pas.

-Poil de Carotte? Poil de Carotte?

Une tête se baisse et Poil de Carotte réduit en boulette, sepoussant dans la terre et le mur, le souffle mort, la bouchegrande, le regard même immobilisé, sent que des yeux fouillentl’ombre.

-Poil de Carotte, est-tu là?

Les tempes bosselées, il souffre. Il va crier d’angoisse.

-Il n’y est pas, le petit animal. Où diable est-il?

On s’éloigne, et le corps de Poil de Carotte se dilate un peu,reprend de l’aise. Sa pensée parcourt encore de longues routes desilence.

Mais un vacarme emplit ses oreilles. Au plafond, un moucherons’est pris dans une toile d’araignée, vibre et se débat. Etl’araignée glisse le long d’un fil. Son ventre a la blancheur d’unemie de pain. Elle reste un instant suspendue, inquiète,pelotonnée.

Poil de Carotte, sur la pointe des fesses, la guette, aspire audénouement, et quand l’araignée tragique fonce, ferme l’étoile deses pattes, étreint la proie à manger, il se dresse debout,passionné, comme s’il voulait sa part.

Rien de plus.

L’araignée remonte. Poil de Carotte se rassied, retourne en lui,en son âme de lièvre où il fait noir.

Bientôt, comme un filet d’eau alourdie par le sable, sarêvasserie, faute de pente, s’arrête, forme flaque et croupit.

Chapitre 30Le chat

I

Poil de Carotte l’a entendu dire: rien ne vaut la viande de chatpour pêcher les écrevisses, ni les tripes d’un poulet, ni lesdéchets d’une boucherie.

Or il connaît un chat, méprisé parce qu’il est vieux, malade, etçà et là, pelé. Poil de Carotte l’invite à venir prendre une tassede lait chez lui, dans son toiton. Ils seront seuls. Il se peutqu’un rat s’aventure hors du mur, mais Poil de Carotte ne prometque la tasse de lait. Il l’a posée dans un coin. Il y pousse lechat et dit:

-Régale-toi.

Il lui flatte l’échine, lui donne des noms tendres, observe sesvifs coups de langue, puis s’attendrit.

-Pauvre vieux, jouis de ton reste.

Le chat vide la tasse, nettoie le fond, essuie le bord, et il nelèche plus que ses lèvres sucrées.

-As-tu fini, bien fini? demande Poil de Carotte, qui le caressetoujours. Sans doute, tu boirais volontiers une autre tasse; maisje n’ai pu voler que celle-là. D’ailleurs, un peu plus tôt, un peuplus tard!…

A ces mots, il lui applique au front le canon de sa carabine etfait feu.

La détonation étourdit Poil de Carotte. Il croit que le toitonmême a sauté, et quand le nuage se dissipe, il voit, à ses pieds,le chat qui le regarde d’un oeil.

Une moitié de la tête est emportée, et le sang coule dans latasse de lait.

-Il n’a pas l’air mort, dit Poil de Carotte. Mâtin, j’aipourtant visé juste.

Il n’ose bouger, tant l’oeil unique, d’un jaune éclat,l’inquiète.

Le chat, par le tremblement de son corps, indique qu’il vit,mais ne tente aucun effort pour se déplacer. Il semble saignerexprès dans la tasse, avec le soin que toutes les gouttes ytombent.

Poil de Carotte n’est pas un débutant. Il a tué des oiseauxsauvages, des animaux domestiques, un chien, pour son propreplaisir ou pour le compte d’autrui.

Il sait comment on procède, et que si la bête a la vie dure, ilfaut se dépêcher, s’exciter, rager, risquer, au besoin, une luttecorps à corps. Sinon, des accès de fausse sensibilité noussurprennent. On devient lâche. On perd du temps; on n’en finitjamais.

D’abord, il essaie quelques agaceries prudentes. Puis ilempoigne le chat par la queue et lui assène sur la nuque des coupsde carabine si violents, que chacun d’eux paraît le dernier, lecoup de grâce.

Les pattes folles, le chat moribond griffe l’air, serecroqueville en boule, ou se détend et ne crie pas.

-Qui donc m’affirmait que les chats pleurent, quand ils meurent?dit Poil de Carotte.

Il s’impatiente. C’est trop long. Il jette sa carabine, cerclele chat de ses bras, et s’exaltant à la pénétration des griffes,les dents jointes, les veines orageuses, il l’étouffe.

Mais il s’étouffe aussi, chancelle, épuisé, et tombe par terre,assis, sa figure collée contre la figure, ses deux yeux dans l’oeildu chat.

 

II

Poil de Carotte est maintenant couché sur son lit de fer. Sesparents et les amis de ses parents, mandés en hâte, visitent,courbés sous le plafond bas du toiton, les lieux où s’accomplit ledrame.

-Ah! dit sa mère, j’ai dû centupler mes forces pour lui arracherle chat broyé sur son coeur. Je vous certifie qu’il ne me serre pasainsi, moi.

Et tandis qu’elle explique les traces d’une férocité qui plustard aux veillées de famille, apparaîtra légendaire, Poil deCarotte dort et rêve:

Il se promène le long d’un ruisseau, où les rayons d’une luneinévitable remuent, se croisent comme les aiguilles d’unetricoteuse.

Sur les pêchettes, les morceaux du chat flambaient à traversl’eau transparente.

Des brumes blanches glissent au ras du pré, cachent peut-être delégers fantômes.

Poil de Carotte, ses mains derrière son dos, leur prouve qu’ilsn’ont rien à craindre.

Un boeuf approche, s’arrête et souffle, détale ensuite, répandjusqu’au ciel le bruit de ses quatre sabots et s’évanouit. Quelcalme, si le ruisseau bavard ne caquetait pas, ne chuchotait pas,n’agaçait pas autant, à luis seul, qu’une assemblée de vieillesfemmes.

Poil de Carotte, comme s’il voulait le frapper pour le fairetaire, lève doucement un bâton de pêchette et voici que du milieudes roseaux montent des écrevisses géantes.

Elles croissent encore et sortent de l’eau, droites, luisantes.Poil de Carotte, alourdi par l’angoisse, ne sait pas fuir.

Et les écrevisses l’entournent. Elles se haussent vers sa gorge.Elles crépitent. Déjà elles ouvrent leurs pinces toutesgrandes.

Chapitre 31Les moutons

Poil de Carotte n’aperçoit d’abord que de vagues boulessautantes. Elles poussent des cris étourdissants et mêlés, commedes enfants qui jouent sous un préau d’école. L’une d’elle se jettedans ses jambes, et il en éprouve quelque malaise. Une autre bonditen pleine projection de lucarne. C’est un agneau. Poil de Carottesourit d’avoir eu peur. Ses yeux s’habituent graduellement àl’obscurité, et les détails se précisent.

L’époque des naissances a commencé. Chaque matin, le fermierPajol compte deux ou trois agneaux de plus. Il les trouves égarésparmi les mères, gauches, flageolant sur leurs pattes raides:quatre morceaux de bois d’une sculpture grossière.

Poil de Carotte n’ose pas encore les caresser. Plus hardis, ilssuçotent déjà ses souliers, ou posent leurs pieds de devant surlui, un brin de foin dans la bouche.

Les vieux, ceux d’une semaine, se détendent d’un violent effortde l’arrière-train et exécutent un zig-zag en l’air. Ceux d’unjour, maigres, tombent sur leurs genoux anguleux, pour se releverpleins de vie. Un petit qui vient de naître se traîne, visqueux etnon léché. Sa mère, gênée par sa bourse gonflée d’eau etballotante, la repousse à coups de tête.

-Une mauvaise mère! dit Poil de Carotte.

-C’est chez les bêtes comme chez le monde, dit Pajol.

-Elle voudrait, sans doute, le mettre en nourrice.

-Presque, dit Pajol. Il faut à plus d’un donner le biberon, unbiberon comme ceux qu’on achète au pharmacien. Ça ne dure pas, lamère s’attendrit. D’ailleurs, on les mate.

Il la prend par les épaules et l’isole dans une cage. Il luimoue au coup une cravate de paille pour la reconnaître, si elles’échappe. L’agneau l’a suivie. La brebis mange avec un bruit derâpe, et le petit, frissonnant, se dresse sur ses membres mous,essaie de téter, plaintif, le museau enveloppé d’une geléetremblante.

-Et vous croyez qu’elle reviendra à des sentiments plus humains?dit Poil de Carotte.

-Oui, quand son derrière sera guéri, dit Pajol: elle a eu descouches dures.

-Je tiens à mon idée, dit Poil de Carotte. Pourquoi ne pasconfier provisoirement le petit aux soins d’une étrangère?

-Elle le refuserait, dit Pajol.

En effet, des quatre coins de l’écurie, les bêlements des mèresse croisent, sonnent l’heure des tétées et, monotones aux oreillesde Poil de Carotte, sont nuancés pour les agneaux, car, sansconfusion chacun se précipite droit aux tétines maternelles.

-Ici, dit Pajol, point de voleuse d’enfants.

-Bizarre, dit Poil de Carotte, cet instinct de la famille chezces ballots de laine. Comment l’expliquer? Peut-être par la finessede leur nez.

Il a presque envie d’en boucher un, pour voir.

Il compare profondément les hommes avec des moutons, et voudraitconnaître les petits noms des agneaux.

Tandis qu’avides ils sucent, leurs mamans, les flancs battus debrusques coups de nez, mangent, paisibles, indifférentes. Poil deCarotte remarque dans l’eau d’une auge des débris de chaîne, descercles de roues, une pelle usée.

-Elle est propre, votre auge! dit-il d’un ton fin. Assurément,vous enrichissez le sang des bêtes au moyen de cette ferraille!

-Comme de juste, dit Pajol. Tu avales bien des pilules, toi!

Il offre à Poil de Carotte de goûter l’eau. Afin qu’elledevienne encore plus fortifiante, il y jette n’importe quoi.

-Veux-tu un berdin? dit-il.

-Volontiers, dit Poil de Carotte sans savoir; mercid’avance.

Pajol fouille l’épaisse laine d’une mère et attrape avec sesongles un berdin jaune rond, dodu, repu, énorme. Selon Pajol, deuxde cette taille dévoraient la tête d’un enfant comme une prune. Ille met au creux de la main de Poil de Carotte et l’engage, s’ilveut rire et s’amuser, à le fourrer dans le cou ou les cheveux deses frère et soeur.

Déjà le berdin travaille, attaque la peau. Poil de Carotteéprouve des picotements aux doigts, comme s’il tombait du grésil.Bientôt au poignet, ils gagnent le coude. Il semble que le berdinse multiplie, qu’il va ronger le bras jusqu’à l’épaule. Tant pis,Poil de Carotte le serre; il l’écrase et essuie sa main sur le dosd’une brebis, sans que Pajol s’en aperçoive.

Il dira qu’il l’a perdu.

Un instant encore, Poil de Carotte écoute, recueilli, lesbêlements qui se calment peu à peu. Tout à l’heure, on n’entendraplus que le bruissement sourd du foin broyé entre les mâchoireslentes.

Accrochée à un barreau de râtelier, une limousine aux raieséteintes semble garder les moutons, toute seule.

Chapitre 32Parrain

Quelquefois madame Lepic permet à Poil de Carotte d’aller voirson parrain et même de coucher avec lui. C’est un vieil hommebourru, solitaire, qui passe sa vie à la pêche ou dans la vigne. Iln’aime personne et ne supporte que Poil de Carotte.

-Te voilà, canard! dit-il.

-Oui, parrain, dit Poil de Carotte sans l’embrasser, m’as-tupréparé ma ligne?

-Nous en aurons assez d’une pour nous deux, dit parrain.

Poil de Carotte ouvre la porte de la grange et voit sa ligneprête. Ainsi son parrain le taquine toujours, mais Poil de Carotteaverti ne se fâche plus et cette manie du vieil homme complique àpeine leurs relations. Quand il dit oui, il veut dire non etréciproquement. Il ne s’agit que de ne pas s’y tromper.

-Si ça l’amuse, ça ne me gêne guère, pense Poil de Carotte.

Et ils restent bons camarades.

Parrain, qui d’ordinaire ne fait de cuisine qu’une fois parsemaine pour toute la semaine, met au feu, en l’honneur de Poil deCarotte, un grand pot de haricots avec un bon morceau de lard et,pour commencer la journée, le force à boire un verre de vinpur.

Puis ils vont pêcher.

Parrain s’assied au bord de l’eau et déroule méthodiquement soncrin de Florence. Il consolide avec de lourdes pierres ses lignesimpressionnantes et ne pêche que les gros qu’il roule au frais dansune serviette et lange comme des enfants.

-Surtout, dit-il à Poil de Carotte, ne lève ta ligne que lorsqueton bouchon aura enfoncé trois fois.

Poil de Carotte: Pourquoi trois?

Parrain: La première ne signifie rien: le poisson mordille. Laseconde, c’est sérieux: il avale. La troisième, c’est sûr: il nes’échappera plus. On ne tire jamais trop tard.

Poil de Carotte préfère la pêche aux goujons. Il se déchausse,entre dans la rivière et avec ses pieds agite le fond sablonneuxpour faire de l’eau trouble. Les goujons stupides accourent et Poilde Carotte en sort un à chaque jet de ligne. A peine a-t-il letemps de crier au parrain:

-Seize, dix-sept, dix-huit!…

Quand parrain voit le soleil au-dessus de sa tête, on rentredéjeuner. Il bourre Poil de Carotte de haricots blancs.

-Je ne connais rien de meilleur, lui dit-il, mais je les veuxcuits en bouillie. J’aimerais mieux mordre le fer d’une pioche quemanger un haricot qui croque sous la dent, craque comme un grain deplomb dans une aile de perdrix.

Poil de Carotte: Ceux-là fondent sur la langue. D’habitude mamanne les fait pas trop mal. Pourtant ce n’est plus ça. Elle doitménager la crème. Parrain: Canard, j’ai du plaisir à te voirmanger. Je parie que tu ne manges point ton content, chez tamère.

Poil de Carotte: Tout dépend de son appétit. Si elle a faim, jemange à sa faim. En se servant elle me sert par-dessus le marché.Si elle a fini, j’ai fini aussi.

Parrain: On en redemande, bêta.

Poil de Carotte: C’est facile à dire, mon vieux. D’ailleurs ilvaut toujours mieux rester sur sa faim.

Parrain: Et moi qui n’ai pas d’enfants, je lècherais le derrièred’un singe, si ce singe était mon enfant! Arrangez ça.

Ils terminent leur journée dans la vigne, où Poil de Carotte,tantôt regarde piocher son parrain et le suit pas à pas, tantôt,couché sur des fagots de sarment et les yeux au ciel, suce desbrins d’osier.

Chapitre 33La fontaine

Il ne couche pas avec son parrain pour le plaisir de dormir. Sila chambre est froide, le lit de plume est trop chaud, et la plume,douce aux vieux membres du parrain, met vite le filleul en nage.Mais il couche loin de sa mère.

-Elle te fait donc bien peur? dit parrain.

Poil de Carotte: Où plutôt, moi je ne lui fais pas assez peur.Quand elle veut donner une correction à mon frère, il saute sur unmanche de balai, se campe devant elle, et je te jure qu’elles’arrête court. Aussi elle préfère le prendre par les sentiments.Elle dit que la nature de Félix est si susceptible qu’on n’enferait rien avec des coups et qu’ils s’appliquent mieux à lamienne.

Parain: Tu devrais essayer du balai, Poil de Carotte.

Poil de Carotte: Ah! si j’osais! nous nous sommes souventbattus, Félix et moi, pour de bon ou pour jouer. Je suis aussi fortque lui. Je me défendrais comme lui. Mais je me vois armé d’unbalai contre maman. Elle croirait que je l’apporte. Il tomberait demes mains dans les siennes, et peut-être qu’elle me dirait merci,avant de taper.

Parrain: Dors, canard, dors!

Ni l’un ni l’autre ne veut dormir. Poil de Carotte se retourne,étouffe et cherche de l’air, et son vieux parrain en a pitié.

Tout à coup, comme Poil de Carotte va s’assoupir, parrain luisaisit le bras.

-Es-tu là, canard? dit-il. Je rêvais, je te croyais encore dansla fontaine. Te souviens-tu de la fontaine?

Poil de Carotte: Comme si j’y étais, parrain. Je ne te lereproche pas, mais tu m’en parles souvent.

Parrain: Mon pauvre canard, dès que j’y pense, je tremble detout mon corps. Je m’étais endormi sur l’herbe. Tu jouais au bordde la fontaine, tu as glissé, tu es tombé, tu criais, tu tedébattais, et moi, misérable, je n’entendais rien. Il y avait àpeine de l’eau pour noyer un chat. Mais tu ne te relevais pas.C’était là le malheur, tu ne pensais donc plus à te relever?

Poil de Carotte: Si tu crois que je me rappelle ce que jepensais dans la fontaine! Parrain: Enfin ton barbotement meréveille. Il était temps. Pauvre canard! pauvre canard! Tuvomissais comme une pompe. On t’a changé, on t’a mis le costume desdimanches du petit Bernard.

Poil de Carotte: Oui, il me piquait. Je me grattais. C’étaitdonc un costume de crin.

Parrain: Non, mais le petit Bernard n’avait pas de chemisepropre à te prêter. Je ris aujourd’hui, et une minute, une secondede plus, je te relevais mort.

Poil de Carotte: Je serais loin.

Parrain: Tais-toi. Je m’en suis dit des sottises, et depuis jen’ai jamais passé une bonne nuit. Mon sommeil perdu, c’est mapunition; je la mérite.

Poil de Carotte: Moi, parrain, je ne la mérite pas et jevoudrais bien dormir.

Parrain: Dors, canard, dors.

Poil de Carotte: Si tu veux que je dorme, mon vieux parrain,lâche ma main. Je te la rendrai après mon somme. Et retire aussi tajambe, à cause de tes poils. Il m’est impossible de dormir quand onme touche.

Chapitre 34Les prunes

Quelque temps agités, ils remuent dans la plume et le parraindit:

-Canard, dors-tu?

Poil de Carotte: Non, parrain.

Parrain: Moi non plus. J’ai envie de me lever. Si tu veux, nousallons chercher des vers.

-C’est une idée, dit Poil de Carotte.

Ils sautent du lit, s’habillent, allument une lanterne et vontdans le jardin.

Poil de Carotte porte la lanterne, et le parrain une boîte defer-blanc, à moitié pleine de terre mouillée. Il y entretient uneprovision de vers pour se pêche. Il les recouvre d’une moussehumide, de sorte qu’il n’en manque jamais. Quand il a plu toute lajournée, la récolte est abondante.

-Prends garde de marcher dessus, dit-il à Poil de Carotte, vadoucement. Si je ne craignais les rhumes, je mettrais deschaussons. Au moindre bruit, le ver rentre dans son trou. On nel’attrape que s’il s’éloigne trop de chez lui. Il faut le saisirbrusquement, et le serrer un peu, pour qu’il ne glisse pas. S’ilest à demi rentré, lâche-le: tu le casserais. Et un ver coupé nevaut rien. D’abord il pourrit les autres, et les poissons délicatsles dédaignent. Certains pêcheurs économisent leurs vers; ils onttort. On ne pêche de beaux poissons qu’avec des vers entiers,vivants et qui se recroquevillent au fond de l’eau. Le poissons’imagine qu’ils se sauvent, court après et dévore tout deconfiance.

-Je les rate presque toujours, murmure Poil de Carotte et j’ailes doigts barbouillés de leur sale bave.

Parrain: Un ver n’est pas sale. Un ver est ce qu’on trouve deplus propre au monde. Il ne se nourrit que de terre, et si on lepresse, il ne rend que de la terre. Pour ma part, j’enmangerais.

Poil de Carotte: Pour la mienne, je te la cède. Mange voir.

Parrain: Ceux-ci sont un peu gros. Il faudrait d’abord les fairegriller, puis les écarter sur du pain. Mais je mange crus lespetits, par exemple ceux des prunes.

Poil de Carotte: Oui, je sais. Aussi tu dégoûtes ma famille,maman surtout, et dès qu’elle pense à toi, elle a mal au coeur.Moi, je t’approuve sans t’imiter, car tu n’es pas difficile et nousnous entendons très bien.

Il lève sa lanterne, attire une branche de prunier et cueillequelques prunes. Il garde les bonnes et donne les véreuses àparrain qui dit, les avalant d’un coup, toutes rondes, noyaucompris;

-Ce sont les meilleures.

Poil de Carotte: Oh! je finirai par m’y mettre et j’en mangeraicomme toi. Je crains seulement de sentir mauvais et que maman ne leremarque, si elle m’embrasse.

-Ça ne sent rien, dit parrain, et il souffle au visage de sonfilleul.

Poil de Carotte: C’est vrai. Tu ne sens que le tabac. Parexemple tu le sens à plein nez. Je t’aime bien, mon vieux parrain,mais je t’aimerais davantage, plus que tous les autres, si tu nefumais pas la pipe.

Parrain: Canard! canard! ça conserve

Chapitre 35Mathilde

-Tu sais, maman, dit soeur Ernestine essoufflée à madame Lepic,Poil de Carotte joue encore au mari et à la femme avec la petiteMathilde, dans le pré. Grand frère Félix les habille. C’estpourtant défendu, si je ne me trompe.

En effet, dans le pré, la petite Mathilde se tient immobile etraide sous sa toilette de clématite sauvage à fleurs blanches.Toute parée, elle semble vraiment une fiancée garnie d’oranger. Etelle en a, de quoi calmer toutes les coliques de la vie.

La clématite, d’abord nattée en couronne sur la tête, descendpar flots sous le menton, derrière le dos, le long des bras,volubile, enguirlande la taille et forme à terre une queue rampanteque grand frère Félix ne se lasse pas d’allonger.

Il recule et dit:

-Ne bouge plus! A ton tour, Poil de Carotte.

A son tour, Poil de Carotte est habillé en jeune marié,également couvert de clématites où, çà et là, éclatent des pavots,des cenelles, un pissenlit jaune, afin qu’on puisse le distinguerde Mathilde. Il n’a pas envie de rire, et tous trois gardent leursérieux. Ils savent quel ton convient à chaque cérémonie. On doitrester triste aux enterrements, dès le début, jusqu’à la fin, etgrave aux mariages, jusqu’après la messe. Sinon, ce n’est plusamusant de jouer.

-Prenez-vous la main, dit grand frère Félix. En avant!doucement.

Ils s’avancent au pas, écartés. Quand Mathilde s’empêtre, elleretrousse sa traîne et la tient entre ses doigts. Poil de Carottegalamment l’attend, une jambe levée.

Grand frère Félix les conduit par le pré. Il marche à reculons,et les bras en balancier leur indiquent la cadence. Il se croitmonsieur le Maire et les salue, puis monsieur le Curé et les bénit,puis l’ami qui félicite et il les complimente, puis le violonisteet il racle, avec un bâton, un autre bâton.

Il les promène de long en large.

-Halte! dit-il, ça se dérange. Mais le temps d’aplatir d’uneclaque la couronne de Mathilde, il remet le cortège en branle.

-Aie! fait Mathilde qui grimace.

Une vrille de clématite luit tire les cheveux. Grand frère Félixarrache le tout. On continue.

-Ça y est, dit-il, maintenant vous êtes mariés, bichez-vous.

Comme ils hésitent:

-Eh bien! quoi! bichez-vous. Quand on est marié on se biche.Faites-vous la cour, une déclaration. Vous avez l’air plombés.

Supérieur, il se moque de leur inhabileté lui qui, peut-être, adéjà prononcé des paroles d’amour. Il donne l’exemple et bicheMathilde le premier, pour sa peine.

Poil de Carotte s’enhardit, cherche à travers la plantegrimpante le visage de Mathilde et la baise sur la joue.

-Ce n’est pas de la blague, dit-il, je me marierais bien avectoi.

Mathilde, comme elle l’a reçu, lui rend son baiser. Aussitôt,gauches, gênés, ils rougissent tous deux.

Grand frère Félix leur montre les cornes.

-Soleil! Soleil!

Ils se frotte deux doigts l’un contre l’autre et trépigne, desbousilles aux lèvres.

-Sont-ils buses! ils croient que c’est arrivé!

-D’abord, dit Poil de Carotte, je ne pique pas de soleil, etpuis ricane, ricane ce n’est pas toi qui m’empêcheras de me marieravec Mathilde, si maman veut.

Mais voici que maman vient répondre elle-même qu’elle ne veutpas. Elle pousse le barrière du pré. Elle entre suivie d’Ernestinela rapporteuse. En passant près de la haie, elle casse une rouettedont elle ôte les feuilles et garde les épines. Elle arrive droit,inévitable comme l’orage.

-Gare les calottes, dit grand frère Félix.

Il s’enfuit au bout du pré. Il est à l’abri et peut voir.

Poil de Carotte ne se sauve jamais. D’ordinaire, quoique lâche,il préfère en finir vite, et aujourd’hui il se sent brave.

Mathilde, tremblante, pleure comme une veuve, avec deshoquets.

Poil de Carotte: Ne crains rien. Je connais maman; elle n’en aque pour moi. J’attraperai tout.

Mathilde: Oui, mais ta maman va le dire à ma maman, et ma mamanva me battre.

Poil de Carotte: Corriger; on dit corriger, comme pour lesdevoirs de vacances. Est-ce qu’elle te corrige, ta maman?

Mathilde: Des fois; ça dépend.

Poil de Carotte: Pour moi, c’est toujours sûr.

Mathilde: Mais je n’ai rien fait.

Poil de Carotte: Ça ne fait rien. Attention!

Madame Lepic approche. Elle les tient. Elle a le temps. Elleralentit son allure. Elle est si près que soeur Ernestine, par peurdes chocs en retour, s’arrête au bord du cercle où l’action seconcentrera. Poil de Carotte se campe devant « sa femme », quisanglote plus fort. Les clématites sauvages mêlent leurs fleursblanches. La rouette de madame Lepic se lève, prête à cingler. Poilde Carotte, pâle, croise ses bras, et la nuque raccourcie, lesreins chauds déjà, les mollets lui cuisant d’avance, il a l’orgueilde s’écrier:

-Qu’est-ce que ça fait, pourvu qu’on rigole!

Chapitre 36Le coffre-fort

Le lendemain, comme Poil de Carotte rencontre Mathilde, elle luidit:

-Ta maman est venue tout rapporter à ma maman et j’ai reçu unebonne fessée. Et toi?

Poil de Carotte: Moi, je ne me rappelle plus. Mais tu neméritais pas d’être battue, nous ne faisions rien de mal.

Mathilde: Non, pour sûr.

Poil de Carotte: Je t’affirme que je parlais sérieusement quandje te disais que je me marierais bien avec toi.

Mathilde: Moi, je me marierais bien avec toi aussi.

Poil de Carotte: Je pourrais te mépriser parce que tu es pauvreet que je suis riche, mais n’aie pas peur, je t’estime.

Mathilde: Tu es riche à combien, Poil de Carotte?

Poil de Carotte: Mes parents ont au moins un million.

Mathilde: Combien que ça fait un million?

Poil de Carotte: Ça fait beaucoup; les millionnaires ne peuventjamais dépenser tout leur argent.

Mathilde: Souvent, mes parents se plaignent de n’en avoirguère.

Poil de Carotte: Oh! les miens aussi. Chacun se plaint pourqu’on le plaigne, et pour flatter les jaloux. Mais je sais que noussommes riches. Le premier jour du mois, papa reste un instant seuldans sa chambre. J’entends grincer la serrure du coffre-fort. Ellegrince comme les rainettes, le soir. Papa dit un mot que personnene connaît, ni maman, ni mon frère, ni ma soeur, personne, exceptélui et moi, et la porte du coffre-fort s’ouvre. Papa y rend del’argent et va le déposer sur la table de la cuisine. Il ne ditrien, il fait seulement sonner les pièces, afin que maman, occupéeau fourneau, soit avertie. Papa sort. Maman se retourne et ramassevite l’argent. Tous les mois ça se passe ainsi, et ça dure depuislongtemps, preuve qu’il y a plus d’un million dans lecoffre-fort.

Mathilde:

Et pour l’ouvrir, il dit un mot. Quel mot?

Poil de Carotte: Ne cherche pas, tu perdrais ta peine. Je te ledirai quand nous serons mariés, à la condition que tu me promettrasde ne jamais le répéter.

Mathilde: Dis-le-moi tout de suite. Je te promets tout de suitede ne jamais le répéter.

Poil de Carotte: Non, c’est notre secret à papa et à moi.

Mathilde: Tu ne le sais pas. Si tu le savais, tu me ledirais.

Poil de Carotte: Pardon, je le sais.

Mathilde: Tu ne le sais pas, tu ne le sais pas. C’est bien fait,c’est bien fait.

-Parions que je le sais, dit Poil de Carotte gravement.

-Parions quoi? dit Mathilde hésitante.

-Laisse-moi te toucher où je voudrais, dit Poil de Carotte, ettu sauras le mot.

Mathilde regarde Poil de Carotte. Elle ne comprend pas bien.Elle ferme presque ses yeux gris de sournoise, et elle a maintenantdeux curiosités au lieu d’une.

-Dis le mot d’abord, Poil de Carotte.

Poil de Carotte: Tu me jures qu’après tu te laisseras toucher oùje voudrai.

Mathilde: Maman me défend de jurer.

Poil de Carotte: Tu ne sauras pas le mot.

Mathilde: Je m’en fiche bien de ton mot. Je l’ai deviné, oui, jel’ai deviné.

Poil de Carotte, impatienté, brusque les choses.

-Écoute, Mathilde, tu n’as rien deviné du tout. Mais je mecontente de ta parole d’honneur. Le mot que papa prononce avantd’ouvrir son coffre-fort, c’est « Lustucru ». A présent, je peuxtoucher où je veux.

-Lustucru! Lustucru! dit Mathilde qui recule avec le plaisir deconnaître un secret et la peur qu’il ne vaille rien. Vraiment, tune t’amuses pas de moi!

Puis, comme Poil de Carotte, sans répondre, s’avance, décidé, lamain tendue, elle se sauve. Et Poil de Carotte entend qu’elle riesec.

Et elle a disparu qu’il entend qu’on ricane derrière lui.

Il se retourne. Par la lucarne d’une écurie, un domestique duchâteau sort la tête et montre les dents.

-Je t’ai vu, Poil de Carotte, s’écrie-t-il, je rapporterai toutà ta mère.

Poil de Carotte: Je jouais, mon vieux Pierre. Je voulaisattraper la petite. Lustucru est un faux nom que j’ai inventé.D’abord, je ne connais point le vrai.

Pierre: Tranquillise-toi, Poil de Carotte, je me moque deLustucru et je n’en parlerai pas à ta mère. Je lui parlerai dureste.

Poil de Carotte: Du reste?

Pierre: Oui, du reste. Je t’ai vu, je t’ai vu, Poil de Carotte;dis voir un peu que je ne t’ai pas vu. Ah! tu vas bien pour tonâge. Mais tes plats à barbe s’élargiront ce soir!

Poil de Carotte ne trouve rien à répliquer. Rouge de figure aupoint que la couleur naturelle de ses cheveux semble s’éteindre, ils’éloigne, les mains dans ses poches, à la crapaudine, enreniflant.

Chapitre 37Les têtards

Poil de Carotte joue seul dans la coure au milieu, afin quemadame Lepic puisse le surveiller par la fenêtre, et il s’exerce àjouer comme il faut, quand le camarade Rémy paraît. C’est un garçondu même âge, qui boite et veut toujours courir, de sorte que sajambe gauche infirme traîne derrière l’autre et ne la rattrapejamais. Il porte un panier et dit:

-Viens-tu, Poil de Carotte? Papa me le chanvre dans la rivière.Nous l’aiderons et nous pêcherons des têtards avec des paniers.

-Demande-le à maman, dit Poil de Carotte.

Rémy: Pourquoi moi?

Poil de Carotte: Parce qu’à moi elle ne me donnera pas lapermission. Juste, madame Lepic se montre à la fenêtre.

-Madame, dit Rémy, voulez-vous, s’il vous plaît, que j’emmènePoil de Carotte pêcher des têtards?

Madame Lepic colle son oreille au carreau. Rémy répète encriant. Madame Lepic a compris. On la voit qui remue la bouche. Lesdeux amis n’entendent rien et se regardent indécis. Mais madameLepic agite la tête et fait clairement signe que non.

-Elle ne veut pas, dit Poil de Carotte. Sans doute, elle aurabesoin de moi, tout à l’heure.

Rémy: Tant pis, on se serait rudement amusé. Elle ne veut pas,elle ne veut pas.

Poil de Carotte: Reste. Nous jouerons ici.

Rémy: Ah non, par exemple. J’aime mieux pêcher des têtards. Ilfait doux. J’en ramasserai des pleins paniers.

Poil de Carotte: Attends un peu. Maman refuse toujours pourcommencer. Puis, des fois, elle se ravise.

Rémy: J’attendrai un petit quart, mais pas plus.

Plantés là tous deux, les mains dans les poches, ils observentsournoisement l’escalier, et bientôt Poil de Carotte pousse Rémy ducoude.

-Qu’est-ce que je te disais?

En effet, la porte s’ouvre et madame Lepic, tenant à la main unpanier pour Poil de Carotte, descend une marche. Mais elles’arrête, défiante.

-Tiens, te voilà encore, Rémy! Je te croyais parti. J’avertiraiton papa que tu musardes et il te grondera.

Rémy: Madame, c’est Poil de Carotte qui m’a dit d’attendre.

Madame Lepic: -Ah! vraiment, Poil de Carotte?

Poil de Carotte n’approuve pas et ne nie pas. Il ne sait plus.Il connaît madame Lepic sur le bout du doigt. Il l’avait devinéeune fois encore. Mais puisque cet imbécile de Rémy brouille leschoses, gâte tout, Poil de Carotte se désintéresse du dénouement.Il écrase de l’herbe sous son pied et regarde ailleurs.

-Il me semble pourtant, dit madame Lepic, que je n’ai pasl’habitude de me rétracter.

Elle n’ajoute rien.

Elle remonte l’escalier. Elle rentre avec le panier que devaitemporter Poil de Carotte pour pêcher des têtards et qu’elle avaitvidé de ses noix fraîches, exprès.

Rémy est déjà loin.

Madame Lepic ne badine guère et les enfants des autress’approchent d’elle prudemment et la redoutent presque autant quele maître d’école.

Rémy sauve là-bas vers la rivière. Il galope si vite que sonpied gauche, toujours en retard, raie la poussière de la route,danse et sonne comme une casserole.

Sa journée perdue. Poil de Carotte n’essaie plus de se divertir.Il a manqué une bonne partie. Les regrets sont en chemin. Il lesattend.

Solitaire, sans défense, il laisse venir l’ennui et la punitions’appliquer d’elle-même.

Chapitre 38Coup de théâtre

Scène Première

Madame Lepic: Où vas-tu?

Poil de Carotte: Il a mis sa cravate neuve et craché sur sessouliers à les noyer

Je vais me promener avec papa.

Madame Lepic: Je te défends d’y aller, tu m’entends? Sans ça…Sa main droite recule comme pour prendre son élan.

Poil de Carotte, bas: Compris.

Scène II

Poil de Carotte: En méditation près de l’horloge.

Qu’est-ce que je veux, moi? Éviter les calottes. Papa m’en donnemoins que maman. J’ai fait le calcul. Tant pis pour lui!

 

Scène III

Monsieur Lepic:

Il chérit Poil de Carotte, mais ne s’en occupe jamais,toujours courant la pretentaine pour affaires.

Allons! partons.

Poil de Carotte: Non, mon papa.

Monsieur Lepic: Comment, non? Tu ne veux pas venir?

Poil de Carotte: Oh si! mais je ne peux pas.

Monsieur Lepic: Explique-toi. Qu’est-ce qu’il y a?

Poil de Carotte: Y a rien, mais je reste. Monsieur Lepic: Ah,oui! encore une de tes lubies. Que petit animal tu fais! On ne saitpar quelle oreille te prendre. Tu veux, tu ne veux plus. Reste, monami, et pleurniche à ton aise.

 

Scène IV

Madame Lepic:

Elle a toujours la précaution d’écouter aux portes, pourmieux entendre.

Pauvre chéri! Cajoleuse, elle lui passe la main dans lescheveux et les tire. Le voilà tout en larmes, parce que sonpère… Elle regarde en dessous M. Lepic… voudrait l’emmenermalgré lui. Ce n’est pas ta mère qui te tourmenterait avec cettecruauté. Les Lepic père et mère se tournent le dos.

 

Scène V

Poil de Carotte:

Au fond d’un placard. Dans sa bouche, deux doigts; dans sonnez, un seul.

Tout le monde ne peut pas être orphelin.

Chapitre 39En chasse

M. Lepic emmène ses fils à la chasse alternativement. Ilsmarchent derrière lui, un peu sur sa droite, à cause de ladirection du fusil, et portent le carnier. M. Lepic est un marcheurinfatigable. Poil de Carotte met un entêtement passionné à lesuivre, sans se plaindre. Ses souliers se blessent, il n’en ditmot, et ses doigts se cordellent; le bout de ses orteils enfle, cequi leur donne la forme de petits marteaux.

Si M. Lepic tue un lièvre au début de la chasse, il dit:

-Veux-tu le laisser à la première ferme ou le cacher dans unehaie, et nous le reprendrons ce soir?

-Non, papa, dit Poil de Carotte, j’aime mieux le garder.

Il lui arrive de porter une journée entière deux lièvres et cinqperdrix.

Il glisse sa main ou son mouchoir sous la courroie du carnier,pour reposer son épaule endolorie. S’il rencontre quelqu’un, ilmontre son dos avec affection et oublie un moment sa charge.

Mais il est las, surtout quand on ne tue rien et que la vanitécesse de le soutenir.

-Attends-moi ici, dit parfois M. Lepic. Je vais battre celabouré.

Poil de Carotte, irrité, s’arrête debout au soleil. Il regardeson père piétiner le champ, sillon par sillon, motte à motte, lefouler, l’égaliser comme avec une herse, frapper de son fusil leshaies, les buissons, les chardons, tandis que Pyrame même, n’enpouvant plus, cherche l’ombre, se couche un peu et halète, toute salangue dehors.

-Mais il n’y a rien là, pense Poil de Carotte. Oui, tape, cassedes orties, fourrage. Si j’étais lièvre gîté au creux d’un fossé,sous les feuilles, c’est moi qui me retiendrais de bouger, parcette chaleur!

Et en sourdine il maudit M. Lepic; il lui adresse de menuesinjures.

Et M. Lepic saute un autre échalier, pour battre une luzerne d’àcôté, où, cette fois, ils serait bien étonné de ne pas trouverquelque gars de lièvre.

-Il me dit de l’attendre, murmure Poil de Carotte, et il fautque je coure après lui, maintenant. Une journée qui commence malfinit mal. Trotte et sue, papa, éreinte le chien, courbature-moi,c’est comme si on s’asseyait. Nous rentrerons bredouilles, cesoir.

Car Poil de Carotte est naïvement superstitieux.

Chaque fois qu’il touche le bord de sa casquette,voilàPyrame en arrêt, le poil hérissé, la queue raide. Sur la pointe dupied, M. Lepic s’approche le plus près possible, la crosse audéfaut de l’épaule. Poil de Carotte s’immobilise, et un premier jetd’émotion le fait suffoquer.

Il soulève sa casquette Des perdrix partent, ou unlièvre déboule. Et selon que Poil de Carotte laisse retomber lacasquette ou qu’il simule un grand salut, M. Lepic manque outue.

Poil de Carotte l’avoue, ce système n’est pas infaillible. Legeste trop souvent répété ne produit plus d’effet, comme si lafortune se fatiguait de répondre aux mêmes signes. Poil de Carotteles espace discrètement, et à cette condition, ça réussit presquetoujours.

-As-tu vu le coup? demande M. Lepic qui soupèse un lièvre chaudencore dont il presse le ventre blond, pour lui faire faire sessuprêmes besoins. Pourquoi ris-tu?

-Parce que tu l’as tué, grâce à moi, dit Poil de Carotte.

Et fier de ce nouveau succès, il expose avec aplomb saméthode.

-Tu parles sérieusement? dit M. Lepic.

Poil de Carotte: Mon Dieu! je n’irai pas jusqu’à prétendre queje ne me trompe jamais.

Monsieur Lepic: Veux-tu bien te taire tout de suite, nigaud. Jene te conseille guère, si tu tiens à ta réputation de garçond’esprit, de débiter ces bourdes devant des étrangers. Ont’éclaterait au nez. A moins que, par hasard, tu ne te moques deton père.

Poil de Carotte: Je te jure que non, papa. Mais tu as raison,pardonne-moi, je ne suis qu’un serin.

Chapitre 40La mouche

La chasse continue, et Poil de Carotte qui hausse les épaules deremords, tant il se trouve bête, emboîte le pas de son père avecune nouvelle ardeur, s’applique à poser exactement le pied gauchelà ou M. Lepic a posé son pied gauche, et il écarte les jambescomme s’il fuyait un ogre. Il ne se repose que pour attraper unemûre, une poire sauvage et des prunelles qui resserrent la bouche,blanchissent les lèvres et calment la soif. D’ailleurs, il a dansune des poches du carnier le flacon d’eau-de- vie. Gorgée pargorgée, il boit presque tout à lui seul, car M. Lepic, que lachasse grise, oublie d’en demander.

-Une goutte, papa?

Le vent n’apporte qu’un bruit de refus. Poil de Carotte avale lagoutte qu’il offrait, vide le flacon, et la tête tournante, repartà la poursuite de son père. Soudain, il s’arrête, enfonce un doigtau creux de son oreille, l’agite vivement, le retire, puis feintd’écouter, et il crie à M. Lepic:

-Tu sais, papa, je crois que j’ai une mouche dans l’oreille.

Monsieur Lepic: Ote-la, mon garçon.

Poil de Carotte: Elle y est trop avant, je ne peux pas latoucher. Je l’entends qu’elle bourdonne.

Monsieur Lepic: Laisse-la mourir toute seule.

Poil de Carotte: Mais si elle pondait, papa, si elle faisait sonnid? Monsieur Lepic: Tâche de la tuer avec une corne demouchoir.

Poil de Carotte: Si je versais un peu d’eau-de-vie pour lanoyer? Me donnes-tu la permission?

-Verse ce que tu voudras, lui crie M. Lepic. Maisdépêche-toi.

Poil de Carotte applique sur son oreille le goulot de labouteille, et il la vide une deuxième fois, pour le cas où M. Lepicimaginerait de réclamer sa part.

Et bientôt, Poil de Carotte s’écrie allègre, en courant:

-Tu sais, papa, je n’entends plus la mouche. Elle doit êtremorte. Seulement, elle a tout bu.

Chapitre 41La première bécasse

-Mets-toi là, dit M. Lepic. C’est la meilleure place. Je mepromènerai dans le bois avec le chien; nous ferons lever lesbécasses, et quand tu entendras: pit, pit, dressel’oreille et ouvre l’oeil. Les bécasses passeront sur la tête.

Point de Carotte tient le fusil couché entre son bras. C’est lapremière fois qu’il va tirer une bécasse. Il a déjà tué une caille,déplumé une perdrix et manqué un lièvre avec le fusil de M.Lepic.

Il a tué la caille par terre, sous le nez du chien en arrêt.D’abord il regardait, sans la voir, cette petite boule ronde,couleur du sol.

-Recule-toi, lui dit M. Lepic, tu est trop près.

Mais Poil de Carotte, instinctif, fit un pas de plus en avant,épaula, déchargea son arme à bout portant et rentre dans la terrela boulette grise. Il ne put retrouver de sa caille broyée,disparue, que quelques plumes et un bec sanglant. Toutefois, ce quiconsacre la renommée d’un jeune chasseur, c’est de tuer unebécasse, et il faut que cette soirée marque dans la vie de Poil deCarotte.

Le crépuscule trompe, comme chacun sait. Les objets remuentleurs lignes fumeuses. Le vol d’un moustique trouble autant quel’approche du tonnerre. Aussi Poil de Carotte, ému, voudrait bienêtre à tout à l’heure.

Les grives, de retour des prés, fusent avec rapidité entre leschênes. Il les ajuste pour se faire l’oeil. Il frotte de sa manchela buée qui ternit le canon du fusil. Des feuilles sèchestrottinent çà et là.

Enfin, deux bécasses, dont les longs becs alourdissent le vol,se lèvent, se poursuivent amoureuses et tournoient au-dessus dubois frémissant.

Elles font pit, pit, pit, comme M. Lepic l’avaitpromis, mais si faiblement que Poil de Carotte doute qu’ellesviennent de son côté. Ses yeux se meuvent vivement. Il voit deuxombres passer sur sa tête, et la crosse du fusil contre son ventre,il tire au juger, en l’air.

Une des deux bécasses tombe, bec en avant, et l’écho disperse ladétonation formidable aux quatre coins du bois.

Poil de Carotte ramase la bécasse dont l’aile est cassée,l’agite glorieusement et respire l’odeur de la poudre.

Pyrame accourt, précédant M. Lepic, qui ne s’attarde ni ne sehâte plus que d’ordinaire.

-Il n’en reviendra pas, pense Poil de Carotte prêt auxéloges.

Mais M. Lepic écarte les branches, paraît, et dit d’une voixcalme à son fils encore fumant:

-Pourquoi donc que tu ne les as pas tuées toutes les deux?

Chapitre 42L’hameçon

Poil de Carotte est en train d’écailler ses poissons, desgoujons, des ablettes et même des perches. Il les gratte avec uncouteau, leur fend le ventre, et fait éclater sous son talon lesvessies doubles transparentes. Il réunit les vidures pour le chat.Il travaille, se hâte, absorbé, penché sur le seau blanc d’écume,et prend garde de se mouiller.

Madame Lepic vient donner un coup d’oeil.

-A la bonne heure, dit-elle, tu nous as pêché une belle friture,aujourd’hui. Tu n’es pas maladroit, quand tu veux.

Elle lui caresse le cou et les épaules, mais, comme elle retiresa main, elle pousse des cris de douleur.

Elle a un hameçon piqué au bout du doigt.

Soeur Ernestine accourt. Grand frère Félix la suit, et bientôtM. Lepic lui-même arrive.

-Montre voir, disent-ils.

Mais elle serre son doigt dans sa jupe, entre ses genoux, etl’hameçon s’enfonce plus profondément. Tandis que grand frère Félixet soeur Ernestine la soutiennent, M. Lepic lui saisit le bras, lelève en l’air, et chacun peut voir le doigt. L’hameçon l’atraversé.

M. Lepic tente de l’ôter.

-Oh non! pas comme ça! dit madame Lepic d’une voix aiguë.

En effet, l’hameçon est arrêté d’un côté par son dard et del’autre côté par sa bouche.

M. Lepic met son lorgnon.

-Diable, dit-il, il faut casser l’hameçon!

Comment le casser! Au moindre effort de son mari, qui n’a pas deprise, madame Lepic bondit et hurle. On lui arrache donc le coeur,la vie? D’ailleurs l’hameçon est d’un acier de bonne trempe.

-Alors, dit M. Lepic, il faut couper la chair. Il affermit sonlorgnon, sort son canif, et commence de passer sur le doigt unelame mal aiguisée, si faiblement, qu’elle ne pénètre pas. Ilappuie; il sue. Du sang paraît.

-Oh! là! oh! là! crie madame Lepic, et tout le groupetremble.

-Plus vite, papa! dit soeur Ernestine.

-Ne fais donc pas ta lourde comme ça! dit grand frère Félix à samère.

M. Lepic perd patience. Le canif déchire, scie au hasard, etmadame Lepic après avoir murmuré: « Boucher! boucher! » se trouvemal, heureusement.

M. Lepic en profite. Blanc, affolé, il charcute, fouit la chair,et le doigt n’est plus qu’une plaie sanglante d’où l’hameçontombe.

Ouf!

Pendant cela, Poil de Carotte n’a servi à rien. Au premier cride sa mère, il s’est sauvé. Assis sur l’escalier, la tête en sesmains, il s’explique l’aventure. Sans doute, une fois qu’il lançaitsa ligne au loin, son hameçon lui est resté dans le dos.

-Je ne m’étonne plus que ça ne mordait pas, dit-il.

Il écoute les plaintes de sa mère, et d’abord n’est guèrechagriné de les entendre. Ne criera-t-il pas à son tour, tout àl’heure, non moins fort qu’elle, aussi fort qu’il pourra, jusqu’àl’enrouement, afin qu’elle se croie plus tôt vengée et le laissetranquille?

Des voisins attirés le questionnent:

-Qu’est-ce qu’il y a donc, Poil de Carotte?

Il ne répond rien; il bouche ses oreilles, et sa tête roussedisparaît. Les voisins se rangent au bas de l’escalier et attendentles nouvelles.

Enfin madame Lepic s’avance. Elle est pâle comme une accouchée,et, fière d’avoir couru un grand danger, elle porte devant elle sondoigt emmailloté avec soin. Elle triomphe d’un reste de souffrance.Elle sourit aux assistants, les rassure en quelques mots et ditdoucement à Poil de Carotte:

-Tu m’as fait mal, va, mon cher petit. Oh! je ne t’en veux pas;ce n’est pas de ta faute.

Jamais elle n’a parlé sur ce ton à Poil de Carotte. Surpris, illève le front. Il voit le doigt de sa mère enveloppé de linges etde ficelles, propre, gros et carré, pareil à une poupée d’enfantpauvre. Ses yeux secs s’emplissent de larmes.

Madame Lepic se courbe. Il fait le geste habituel de s’abriterderrière son coude. Mais, généreuse, elle l’embrasse devant tout lemonde.

Il ne comprend plus. Il pleure à pleins yeux.

-Puisqu’on te dit que c’est fini, que je te pardonne! Tu mecrois donc bien méchante?

Les sanglots de Poil de Carotte redoublent.

-Est-il bête? On jurerait qu’on l’égorge, dit madame Lepic auxvoisins attendris par sa bonté.

Elle leur passe l’hameçon, qu’ils examinent curieusement. L’und’eux affirme que c’est du numéro 8. Peu à peu elle retrouve safacilité de parole, et elle raconte le drame au public, d’unelangue volubile.

-Ah! sur le moment, je l’aurais le tué, si je ne l’aimais tant.Est-ce malin, ce petit outil d’hameçon! J’ai cru qu’il m’enlevaitau ciel.

Soeur Ernestine propose d’aller l’encroter loin, au bout dujardin, dans un trou, et de piétiner la terre.

-Ah! mais non! dit grand frère Félix, moi je le garde. Je veuxpêcher avec. Bigre! un hameçon trempé dans le sang à maman, c’estça qui sera bon! Ce que je vais les sortir, les poissons! malheur!des gros comme la cuisse!

Et il secoue Poil de Carotte, qui, toujours stupéfait d’avoiréchappé au châtiment, exagère encore son repentir, rend par lagorge les gémissements rauques et lave à grande eau les taches desa laide figure à claques.

Chapitre 43La pièce d’argent

I

Madame Lepic: Tu n’as rien perdu, Poil de Carotte?

Poil de Carotte: Non, maman.

Madame Lepic: Pourquoi dis-tu non, tout de suite, sans savoir?Retourne d’abord tes poches.

Poil de Carotte: Il tire les doublures de ses poches et lesregarde pendre comme des oreilles d’âne.

Ah! oui, maman! Rends-le-moi.

Madame Lepic: Rends-moi quoi? Tu as donc perdu quelque chose? Jete questionnais au hasard et je devine! Qu’est-ce que tu asperdu?

Poil de Carotte: Je ne sais pas.

Madame Lepic: Prends garde! tu vas mentir. Déjà tu divaguescomme une ablette étourdie. Réponds lentement. Qu’as-tu perdu?Est-ce ta toupie?

Poil de Carotte: Juste. Je n’y pensais plus. C’est ma toupie,oui, maman.

Madame Lepic: Non, maman. Ce n’est pas ta toupie. Je te l’aiconfisquée la semaine dernière.

Poil de Carotte: Alors, c’est mon couteau.

Madame Lepic: Quel couteau? Qui t’a donné un couteau?

Poil de Carotte: Personne.

Madame Lepic: Mon pauvre enfant, nous n’en sortirons plus. Ondirait que je t’affole. Pourtant nous sommes seuls. Je t’interrogedoucement. Un fils qui aime sa mère lui confie tout. Je parie quetu as perdu ta pièce d’argent. Je n’en sais rien, mais j’en suissûre. Ne nie pas. Ton nez remue.

Poil de Carotte: Maman, cette pièce m’appartenait. Mon parrainme l’avait donnée dimanche. Je la perds; tant pis pour moi. C’estcontrariant, mais je me consolerai. D’ailleurs je n’y tenais guère.Une pièce de plus ou de moins!

Madame Lepic: Voyez-vous ça, péroreur! Et je t’écoute moi, bonnefemme. Ainsi tu comptes pour rien la peine de ton parrain qui tegâte tant et qui sera furieux?

Poil de Carotte: Imaginons, maman, que j’ai dépensé ma pièce, àmon goût. Fallait-il seulement la surveiller toute ma vie!

Madame Lepic: Assez, grimacier! Tu ne devais ni perdre cettepièce, ni la gaspiller sans permission. Tu ne l’as plus;remplace-la, trouve-la, fabrique-la, arrange-toi. Trotte et neraisonne pas.

Poil de Carotte: Oui, maman.

Madame Lepic: Et je te défends de dire « oui, maman », defaire l’original; et gare à toi, si je t’entends chantonner,siffler entre tes dents, imiter le charretier sans souci. Ça neprend jamais avec moi.

 

II

Poil de Carotte se promène à petits pas dans les allées dujardin. Il gémit. Il cherche un peu et renifle souvent. Quand ilsent que sa mère l’observe, il s’immobilise ou se baisse et fouilledu bout des doigts l’oseille, le sable fin. Quand il pense quemadame Lepic a disparu, il ne cherche plus. Il continue de marcher,pour la forme, le nez en l’air.

Où diable peut-elle être, cette pièce d’argent? Là-haut, surl’arbre, au creux d’un vieux nid?

Parfois des gens distraits qui ne cherchent rien, trouvent despièces d’or. On l’a vu. Mais Poil de Carotte se traînerait parterre, userait des genoux et ses ongles, sans ramasser uneépingle.

Las d’errer, d’espérer il ne sait quoi, Poil de Carotte jette salangue au chat et se décide à rentrer dans la maison, pour prendrel’état de sa mère. Peut-être qu’elle se calme, et que si la piècereste introuvable, on y renoncera.

Il ne voit pas madame Lepic. Il l’appelle, timide:

-Maman, eh! maman!

Elle ne répond point. Elle vient de sortir et elle a laissé « ouvert le tiroir de sa table à ouvrage. Parmi les laines, lesaiguilles, les bobines blanches, rouges ou noires, Poil de Carotteaperçoit quelques pièces d’argent.

Elles semblent vieillir là. Elles ont l’air d’y dormir, rarementéveillées, poussées d’un coin à l’autre, mêlées et sans nombre.

Il y en a aussi bien trois que quatre, aussi bien huit. On lescompterait difficilement. Il faudrait renverser le tiroir, secouerdes pelotes. Et puis comment faire la preuve?

Avec cette présence d’esprit qui ne l’abandonne que dans lesgrandes occasions, Poil de Carotte, résolu, allonge le bras, voleune pièce et se sauve.

Le peur d’être surpris lui évite des hésitations, des remords,un retour périlleux vers la table à ouvrage.

Il va droit, trop lancé pour s’arrêter, parcourt les allées,choisit sa place, y « perd » la pièce, l’enfonce d’un coup de talon,se couche à plat ventre et, le nez chatouillé par les herbes, ilrampe selon sa fantaisie, il décrit des cercles irréguliers, commeon tourne, les yeux bandés, autour de l’objet caché, quand lapersonne qui dirige les jeux innocents se frappe anxieusement lesmollets et s’écrie:

-Attention! ça brûle, ça brûle!

 

III

Poil de Carotte:

Maman, maman, je l’ai.

Madame Lepic: Mois aussi.

Poil de Carotte: Comment? la voilà.

Madame Lepic: La voici.

Poil de Carotte: Tiens! fais voir.

Madame Lepic: Fais voir, toi.

Poil de Carotte Il montre sa pièce. Madame Lepic montre lasienne. Poil de Carotte les manie, les compare et apprête saphrase. C’est drôle. Où l’as-tu retrouvée, toi, maman? Moi, lel’ai retrouvée dans cette allée, au pied du poirier. J’ai marchévingt fois dessus, avant de la voir. Elle brillait. J’ai crud’abord que c’était un morceau de papier, ou une violette blanche.Je n’osais pas la prendre. Elle sera tombée de ma poche, un jourque je me roulais sur l’herbe, faisant le fou. Penche-toi, maman,remarque l’endroit où la sournoise se cachait, son gîte. Elle peutse vanter de m’avoir causé du tracas.

Madame Lepic: Je ne dis pas non. Moi je l’ai trouvée dans tonautre paletot. Malgré mes observations, tu oublies encor de vidertes poches, quand tu changes d’effets. J’ai voulu te donner uneleçon d’ordre. Je t’ai laissé chercher pour t’apprendre. Or, ilfaut croire que celui qui cherche trouve toujours, car maintenanttu possèdes deux pièces d’argent au lieu d’une seule. Te voilàcousu d’or. Tout est bien qui finit bien, mais je te préviens quel’argent ne fait pas le bonheur.

Poil de Carotte: Alors, je peux aller jouer, maman?

Madame Lepic: Sans doute. Amuse-toi, tu ne t’amuseras jamaisplus jeune. Emporte tes deux pièces.

Poil de Carotte: Oh! maman, une me suffit, et même je te prie deme la serrer jusqu’à ce que j’en aie besoin. Tu seraisgentille.

Madame Lepic: Non, les bons comptes font les bons amis. Gardetes pièces. Les deux t’appartiennent, celle de ton parrain etl’autre, celle du poirier, à moins que le propriétaire ne laréclame. Qui est-ce? Je me creuse la tête. Et toi, as-tu uneidée?

Poil de Carotte: Ma foi non et je m’en moque, j’y songeraidemain. A tout à l’heure, maman, et merci.

Madame Lepic: Attends! si c’était le jardinier?

Poil de Carotte: Veux-tu que j’aille vite le lui demander?

Madame Lepic: Ici, mignon, aide-moi. Réfléchissons. On nesaurait soupçonner ton père de négligence, à son âge. Ta soeur metses économies dans sa tirelire. Ton frère n’a pas le temps deperdre son argent, un sou fond entre ses doigts. Après tout, c’estpeut-être moi.

Poil de Carotte: Maman, cela m’étonnerait; tu ranges sisoigneusement tes affaires.

Madame Lepic: Des fois les grandes personnes se trompent commeles petites. Bref, je verrai. En tout cas ceci ne concerne que moi.N’en parlons plus. Cesse de t’inquiéter; cours jouer, mon gros, pastrop loin, tandis que je jetterai un coup d’oeil dans le tiroir dema table à ouvrage.

Poil de Carotte, qui s’élançait déjà, se retourne, il suitdes yeux un instant sa mère qui s’éloigne. Enfin, brusquement, illa dépasse, se campe devant elle et, silencieux, offre unejoue.

Madame Lepic:

Sa main droite levée, menace ruine.

Je te savais menteur, mais je ne te croyais pas de cette force.Maintenant, tu mens double. Va toujours. On commence par voler unoeuf. Ensuite on vole un boeuf. Et puis on assassine sa mère.La première gifle tombe.

Chapitre 44Les idées personnelles

M. Lepic, grand frère Félix, soeur Ernestine et Poil de Carotteveillent près de la cheminée où brûle une souche avec ses racines,et les quatre chaises se balancent sur leurs pieds de devant. Ondiscute et Poil de Carotte, pendant que madame Lepic n’est pas là,développe ses idées personnelles.

-Pour moi, dit-il, les titres de famille ne signifient rien.Ainsi, papa, tu sais comme je t’aime! Or, je t’aime, non parce quetu es mon père; je t’aime, parce que tu es mon ami. En effet, tun’as aucun mérite à être mon père, mais je regarde ton amitié commeune haute faveur que tu ne me dois pas et que tu m’accordesgénéreusement.

-Ah! répond M. Lepic.

-Et moi, et moi? demandent grand frère Félix et soeurErnestine.

-C’est la même chose, dit Poil de Carotte. Le hasard vous afaits mon frère et ma soeur. Pourquoi vous en serais-jereconnaissant? A qui la faute, si nous sommes tous trois des Lepic?Vous ne pouviez l’empêcher. Inutile que je vous sache gré d’uneparenté involontaire. Je vous remercie seulement, toi, frère, de taprotection, et toi, soeur, de tes soins efficaces.

-A ton service, dit grand frère Félix.

-Où va-t-il chercher ces réflexions de l’autre monde? dit soeurErnestine.

-Et ce que je dis, ajoute Poil de Carotte, je l’affirme d’unemanière générale, j’évite les personnalités, et si maman était là,je le répéterais en sa présence.

-Tu ne le répéterais pas deux fois, dit grand frère Félix.

-Quel mal vois-tu à mes propos? répond Poil de Carotte.Gardez-vous de dénaturer ma pensée! Loin de manquer de coeur, jevous aime plus que je n’en ai l’air. Mais cette affection, au lieud’être banale, d’instinct et de routine, est voulue, raisonnée,logique. Logique, voilà le terme que je cherchais.

-Quand perdras-tu la manier d’user de mots dont tu ne connaispas le sens, dit M. Lepic qui se lève pour aller se coucher, et devouloir, à ton âge, en remontrer aux autres. Si défunt votregrand-père m’avait entendu débiter le quart de tes balivernes, ilm’aurait vite prouvé par un coup de pied et une claque que jen’étais toujours que son garçon.

-Il faut bien causer pour passer le temps, dit Poil de Carottedéjà inquiet.

-Il vaut encore mieux te taire, dit M. Lepic, une bougie à lamain.

Et il disparaît. Grand frère Félix le suit.

-Au plaisir, vieux camarade à la grillade! dit-il à Poil deCarotte.

Puis soeur Ernestine se dresse et grave:

-Bonsoir, cher ami! dit-elle.

Poil de Carotte reste seul, dérouté.

Hier, M. Lepic lui conseillait d’apprendre à réfléchir:

-Qui ça, on? lui disait-il. On n’existe pas.Tout le monde, ce n’est personne. Tu récites trop ce que tuécoutes. Tâche de penser un peu par toi-même. Exprime des idéespersonnelles, n’en aurais-tu qu’une pour commencer.

La première qu’il risque étant mal accueilli, Poil de Carottecouvre le feu, range les chaises le long du mur, salue l’horloge,et se retire dans la chambre où donne l’escalier d’une cave etqu’on appelle la chambre de la cave. C’est une chambre fraîche etagréable en été. Le gibier s’y conserve facilement une semaine. Ledernier lièvre tué saigne du nez dans une assiette. Il y a descorbeilles pleines de grain pour les poules et Poil de Carotte nese laisse jamais de le remuer avec ses bras nus qu’il plongejusqu’au coude.

D’ordinaire les habits de toute la famille accrochés auporte-manteau l’impressionnent. On dirait des suicidés qui viennentde se pendre après avoir eu la précaution de poser leurs bottines,en ordre, là-haut, sur la planche.

Mais, ce soir, Poil de Carotte n’as pas peur. Il ne glisse pasun coup d’oeil sous le lit. Ni la lune ni les ombres nel’effraient, ni le puit du jardin comme creusé là exprès pour quivoudrait s’y jeter par la fenêtre.

Il aurait peur, s’il pensait à avoir peur, mais il n’y penseplus. En chemise, il oublie de ne marcher que sur les talons afinde moins sentir le froid du carreau rouge.

Et dans le lit, les yeux aux ampoules du plâtre humide, ilcontinue de développer ses idées personnelles, ainsi nommées parcequ’il faut les garder pour soi.

Chapitre 45La tempête de feuilles

Il y a longtemps que Poil de Carotte, rêveur, observe la plushaute feuille du grand peuplier.

Il songe creux et attend qu’elle remue. Elle semble détachée del’arbre, vivre à part, seule, sans queue, libre.

Chaque jour, elle se dore au premier et au dernier rayon dusoleil.

Depuis midi, elle garde une immobilité de morte, plutôt tacheque feuille, et Poil de Carotte perd patience, mal à son aise,lorsque enfin, elle fait un signe.

Au-dessous d’elle, une feuille proche fait le même signe.D’autres feuilles le répètent, le communiquent aux feuillesvoisines qui le passent rapidement.

Et c’est un signe d’alarme, car, à l’horizon, paraît l’ourletd’une calotte brune. Le peuplier déjà frissonne! Il tente de semouvoir, de déplacer les pesantes couches d’air qui le gênent.

Son inquiétude gagne le hêtre, un chêne, des marronniers, ettous les arbres du jardin s’avertissent, par gestes, qu’au ciel lacalotte s’élargit, pousse en avant sa bordure nette et sombre.

D’abord, ils excitent leurs branches minces et font faire lesoiseaux, le merle qui lançait une note au hasard, comme un poiscru, la tourterelle que Poil de Carotte voyait tout à l’heureverser, par saccades, les roucoulements de sa gorge peinte, et lapie insupportable avec sa queue de pie.

Puis ils mettent leurs grosses tentacules en branle poureffrayer l’ennemi.

La calotte livide continue son invasion lente.

Elle voûte peu à peu le ciel. Elle refoule l’azur, bouche lestrous qui laisseraient pénétrer l’air, prépare l’étouffement dePoil de Carotte. Parfois, on dirait qu’elle faiblit sous son proprepoids et va tomber sur le village; mais elle s’arrête à la pointedu clocher, dans la crainte de s’y déchirer.

La voilà si près que, sans autre provocation, la paniquecommence, les clameurs s’élèvent.

Les arbres mêlent leurs masses confuses et courroucées au fonddesquelles Poil de Carotte imagine des nids pleins d’yeux ronds etde becs blancs. Les cimes plongent et se redressent comme des têtesbrusquement réveillées. Les feuilles s’envolent par bandes,reviennent aussitôt, peureuses, apprivoisées, et tâchent de seraccrocher. Celles de l’acacia, fines, soupirent; celles du bouleauécorché des plaignent; celles du marronnier sifflent, et lesaristoloches grimpantes clapotent en se poursuivant sur le mur.

Plus bas, les pommiers trapus secouent leurs pommes, frappant lesol de coups sourds.

Plus bas, les groseilliers saignent des gouttes rouges, et lescassis des gouttes d’encre.

Et plus bas, les choux ivres agitent leurs oreilles d’âne et lesoignons montés se cognent entre eux, cassent leurs boules gonfléesde graines.

Pourquoi? Qu’ont-ils donc? Et qu’est-ce que cela veut dire? Ilne tonne pas. Il ne grêle pas. Ni un éclair, ni une goutte depluie. Mais c’est le noir orageux d’en haut, cette nuit silencieuseau milieu du jour qui les affole, qui épouvante Poil deCarotte.

Maintenant, la calotte s’est toute déployée sous le soleilmasqué.

Elle bouge, Poil de Carotte le sait; elle glisse et, faite denuages mobiles, elle fuira; il reverra le soleil. Pourtant, bienqu’elle plafonne le ciel entier, elle lui serre la tête, au front.Il ferme les yeux et elle lui bande douloureusement lespaupières.

Il fourre aussi ses doigts dans ses oreilles. Mais la tempêteentre chez lui, du dehors, avec ses cris, son tourbillon. Elleramasse son coeur comme un papier de rue.

Elle le froisse, le chiffonne, le roule, le réduit.

Et Poil de Carotte n’a bientôt plus qu’une boulette decoeur.

Chapitre 46La révolte

I

Madame Lepic: Mon petit Poil de Carotte chéri, je t’en prie, tuserais bien mignon d’aller me chercher une livre de beurre aumoulin. Cours vite. On t’attendra pour se mettre à table.

Poil de Carotte: Non, maman.

Madame Lepic: Pourquoi réponds-tu: non, maman? Si, noust’attendrons.

Poil de Carotte: Non, maman, je n’irai pas au moulin.

Madame Lepic: Comment! tu n’iras pas au moulin? Que dis-tu? Quite demande?… Est-ce que tu rêves?

Poil de Carotte: Non, maman.

Madame Lepic: Voyons, Poil de Carotte, je n’y suis plus. Jet’ordonne d’aller tout de suite chercher une livre de beurre aumoulin.

Poil de Carotte: J’ai entendu. Je n’irai pas.

Madame Lepic: C’est donc moi qui rêve? Que se passe-t-il? Pourla première fois de ta vie, tu refuses de m’obéir.

Poil de Carotte: Oui, maman.

Madame Lepic: Tu refuses d’obéir à ta mère.

Poil de Carotte: A ma mère, oui, maman.

Madame Lepic: Par exemple, je voudrais voir ça. Fileras-tu?

Poil de Carotte: Non, maman.

Madame Lepic: Veux-tu te taire et filer?

Poil de Carotte: Je me tairai sans filer.

Madame Lepic: Veux-tu te sauver avec cette assiette?

 

II

Poil de Carotte se tait, et il ne bouge pas.

-Voilà une révolution! s’écrie madame Lepic sur l’escalier,levant les bras.

C’est, en effet la première fois que Poil de Carotte lui ditnon. Si encore elle le dérangeait! S’il avait été en train dejouer. Mais, assis par terre, il tournait ses pouces, le nez auvent, et il fermait les yeux pour les tenir au chaud. Et maintenantil la dévisage, tête haute. Elle n’y comprend rien. Elle appelle dumonde, comme au secours.

-Ernestine, Félix, il y a du neuf! Venez voir avec votre père etAgathe aussi. Personne ne sera de trop.

Et même, les rares passants de la rue peuvent s’arrêter.

Poil de Carotte se tient au milieu de la cour, à distance,surpris de s’affermir en face du danger, et plus étonné que madameLepic oublie de le battre. L’instant est si grave qu’elle perd sesmoyens. Elle renonce à ses gestes habituels d’intimidation, auregard aigu et brûlant comme une pointe rouge. Toutefois, malgréses efforts, les lèvres se décollent à la pression d’une rageintérieure qui s’échappe avec un sifflement.

-Mes amis, dit-elle, je priais poliment Poil de Carotte de merendre un léger service, de pousser, en se promenant, jusqu’aumoulin. Devinez ce qu’il m’a répondu; interrogez-le, vous croiriezque j’invente.

Chacun devine et son attitude dispense Poil de Carotte derépéter. La tendre Ernestine s’approche et lui dit bas àl’oreille:

-Prends garde, il t’arrivera malheur. Obéis, écoute ta soeur quit’aime.

Grand frère Félix se croit au spectacle. Il ne céderait sa placeà personne. Il ne réfléchit point que si Poil de Carotte se dérobedésormais, une part des commissions reviendra de droit au frèreaîné; il l’encouragerait plutôt. Hier, il le méprisait, le traitaitde poule mouillée. Aujourd’hui il l’observe en égal et leconsidère. Il gambade et s’amuse beaucoup.

-Puisque c’est la fin du monde renversé, dit madame Lepicatterrée, je ne m’en mêle plus. Je me retire. Qu’un autre prenne laparole et se charge de dompter la bête féroce. Je laisse enprésence le fils et le père. Qu’ils se débrouillent.

-Papa, dit Poil de Carotte, en pleine crise et d’une voixétranglée, car il manque encore d’habitude, si tu exiges quej’aille chercher cette livre de beurre au moulin, j’irai pour toi,pour toi seulement. Je refuse d’y aller pour ma mère.

Il semble que M. Lepic soit plus ennuyé que flatté de cettepréférence. Ça le gêne d’exercer ainsi son autorité, parce qu’unegalerie l’y invite, à propos d’une livre de beurre.

Mal à l’aise, il fait quelques pas dans l’herbe, hausse lesépaules, tourne le dos et rentre à la maison.

Provisoirement l’affaire en reste là.

Chapitre 47Le mot de la fin

Le soir, après le dîner où madame Lepic, malade et couchée, n’apoint paru, où, chacun s’est tu, non seulement par habitude, maisencore par gêne, M. Lepic noue sa serviette qu’il jette sur latable et dit: -Personne ne vient se promener avec moi jusqu’aubiquignon, sur la vieille route?

Poil de Carotte comprend que M. Lepic a choisi cette manière del’inviter. Il se lève aussi, porte sa chaise vers le mur commetoujours, et il suit docilement son père.

D’abord ils marchent silencieux. La question inévitable ne vientpas tout de suite. Poil de Carotte, en son esprit, s’exerce à ladeviner et à lui répondre. Il est prêt. Fortement ébranlé, il neregrette rien. Il a eu dans sa journée une telle émotion qu’il n’encraint pas de plus forte. Et le son de voix même de M. Lepic qui sedécide, le rassure.

Monsieur Lepic: Qu’est-ce que tu attends pour m’expliquer tadernière conduite qui chagrine ta mère?

Poil de Carotte: Mon cher papa, j’ai longtemps hésité mais ilfaut en finir. Je l’avoue: je n’aime plus maman.

Monsieur Lepic: Ah! A cause de quoi? Depuis quand ?

Poil de Carotte: A cause de tout. Depuis que je la connais.

Monsieur Lepic: Ah! c’est malheureux, mon garçon! Au moins,raconte-moi ce qu’elle t’a fait.

Poil de Carotte: Ce serait long. D’ailleurs, ne t’aperçois-tu derien?

Monsieur Lepic: Si. J’ai remarqué que tu boudais souvent.

Poil de Carotte: Ça m’exaspère qu’on me dise que je boude.Naturellement, Poil de Carotte ne peut garder une rancune sérieuse.Il boude. Laissez-le. Quand il aura fini, il sortira de son coin,calmé, déridé. Surtout n’ayez pas l’air de vous occuper de lui.C’est sans importance.

Je te demande pardon, mon papa, ce n’est sans importance quepour les pères et mère et les étrangers. Je boude quelquefois, j’enconviens, pour la forme, mais il arrive aussi, je t’assure, que jerage énergiquement de tout mon coeur, et je n’oublie plusl’offense.

Monsieur Lepic: Mais si, mais si, tu oublieras cestaquineries.

Poil de Carotte: Mais non, mais non. Tu ne sais pas tout, toi,tu restes si peu à la maison.

Monsieur Lepic: Je suis obligé de voyager.

Poil de Carotte, avec suffisance: Les affaires sont lesaffaires, mon papa. Tes soucis t’absorbent, tandis que maman, c’estle cas de te le dire, n’a pas d’autre chien que moi à fouetter. Jeme garde de m’en prendre à toi. Certainement je n’aurais qu’àmoucharder, tu me protégerais. Peu à peu, puisque tu l’exiges, jete mettrai au courant du passé. Tu verras si j’exagère et si j’aide la mémoire. Mais déjà, mon papa, je te prie de me conseiller. Jevoudrais me séparer de ma mère. Quel serait, à ton avis, le moyenle plus simple?

Monsieur Lepic: Tu ne la vois que deux mois par an, auxvacances.

Poil de Carotte: Tu devrais me permettre de les passer à lapension. J’y progresserais.

Monsieur Lepic: C’est une faveur réservée aux élèves pauvres. Lemonde croirait que je t’abandonne. D’ailleurs, ne pense pas qu’àtoi. En ce qui me concerne, ta société me manquerait.

Poil de Carotte: Tu viendras me voir, papa.

Monsieur Lepic: Les promenades pour le plaisir coûtent cher,Poil de Carotte.

Poil de Carotte: Tu profiterais de tes voyages forcés. Tu feraisun petit détour.

Monsieur Lepic: Non. Je t’ai traité jusqu’ici comme ton frère etsoeur, avec le soin de ne privilégier personne. Je continuerai.

Poil de Carotte: Alors, laissons mes études. Retire-moi de lapension, sous prétexte que j’y vole ton argent, et je choisirai unmétier.

Monsieur Lepic: Lequel? Veux-tu que je te place comme apprentichez un cordonnier, par exemple?

Poil de Carotte: Là ou ailleurs. Je gagnerais a vie et je seraislibre.

Monsieur Lepic: Trop tard, mon pauvre Poil de Carotte. Mesuis-je imposé pour ton instruction de grands sacrifices, afin quetu cloues des semelles?

Poil de Carotte: Si pourtant je te disais, papa, que j’ai essayéde me tuer.

Monsieur Lepic: Tu charges! Poil de Carotte.

Poil de Carotte: Je te jure que pas plus tard qu’hier, jevoulais encore me prendre.

Monsieur Lepic: Et te voilà. Donc tu n’en avais guère l’envie.Mais au souvenir de ton suicide manqué, tu dresses fièrement latête. Tu t’imagines que la mort n’a tenté que toi. Poil de Carotte,l’égoïsme te perdra. Tu tires toute la couverture. Tu te crois seuldans l’univers.

Poil de Carotte: Papa, mon frère est heureux, ma soeur estheureuse, et si maman n’éprouve aucun plaisir à me taquiner, commetu dis, je donne ma langue au chat. Enfin, pour ta part, tu domineset on te redoute, même ma mère. Elle ne peut rien contre tonbonheur. Ce qui prouve qu’il y a des gens heureux parmi l’espècehumaine.

Monsieur Lepic: Petite espèce humaine à tête carrée, turaisonnes pantoufle. Vois-tu clair au fond des coeurs? Comprends-tudéjà toutes les choses?

Poil de Carotte: Mes choses à moi, oui, papa; du moins jetâche.

Monsieur Lepic: Alors, Poil de Carotte, mon ami, renonce aubonheur. Je te préviens, tu ne seras jamais plus heureux quemaintenant, jamais, jamais.

Poil de Carotte: Ça promet.

Monsieur Lepic: Résigne-toi, blinde-toi, jusqu’à ce que majeuret ton maître, tu puisses t’affranchir, nous renier et changer defamille, sinon de caractère et d’humeur. D’ici là, essaie deprendre le dessus, étouffe ta sensibilité et observe les autres,ceux mêmes qui vivent le plus près de toi; tu t’amuserais; je tegarantis des surprises consolantes.

Poil de Carotte: Sans doute, les autre ont leurs peines. Mais jeles plaindrai demain. Je réclame aujourd’hui la justice pour moncompte. Quel sort ne serait préférable au mien? J’ai une mère.Cette mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas.

-Et moi, crois-tu donc que je l’aime? dit avec brusquerie M.Lepic impatienté.

A ces mots, Poil de Carotte lève les yeux vers son père. Ilregarde longuement son visage dur, sa barbe épaisse où la boucheest rentrée comme honteuse d’avoir trop parlé, son front plissé,ses pattes d’oie et ses paupières baissées qui lui donnent l’air dedormir en marche.

Un instant Poil de Carotte s’empêche de parler. Il a peur que sajoie secrète et cette main qu’il saisit et qu’il garde presque deforce, tout ne s’envole.

Puis il ferme le poing, menace le village qui s’assoupit là-basdans les ténèbres et il lui crie avec emphase:

-Mauvaise femme! te voilà complète. Je te déteste.

-Tais-toi, dit M. Lepic, c’est ta mère après tout.

-Oh! répond Poil de Carotte, redevenu simple et prudent, je nedis pas ça parce que c’est ma mère.

Chapitre 48L’album de poil de carotte

I

Si un étranger feuillette l’album de photographies des Lepic, ilne manque pas de s’étonner. Il voit soeur Ernestine et grand frèreFélix sous divers aspects, debout, assis, bien habillés oudemi-vêtus, gais ou renfrognés, au milieu de riches décors.

-Et Poil de Carotte?

-J’avais des photographies de lui tout petit, répond madameLepic, mais il était si beau qu’on me l’arrachait, et je n’ai pu engarder une seule.

La vérité c’est qu’on ne fait jamais tirer Poil deCarotte.

II

Il s’appelle Poil de Carotte au point que la famille hésiteavant de retrouver son vrai nom de baptême.

-Pourquoi l’appelez-vous Poil de Carotte? A cause de ses cheveuxjaunes?

-Son âme est encore plus jaune, dit madame Lepic.

III

Autres signes particuliers:

La figure de Poil de Carotte ne prévient guère en sa faveur.Poil de Carotte a le nez creusé en taupinière. Poil de Carotte atoujours, quoiqu’on en ôte, des croûtes de pain dans les oreilles.Poil de Carotte tette et fait fondre de la neige sur la langue.Poil de Carotte bat le briquet et marche si mal qu’on le croiraitbossu. Le cou de Poil de Carotte se teinte d’une crasse bleue commes’il portait un collier. Enfin Poil de Carotte a un drôle de goûtet ne sent pas le muse.

IV

Il se lève le premier, en même temps que la bonne. Et les matinsd’hiver, il saute du lit avant le jour, et regarde l’heure avec sesmains, en tâtant les aiguilles du bout du doigt.

Quand le café et le chocolat sont prêts, il mange un morceau den’importe quoi sur le pouce.

V

Quand on le présente à quelqu’un, il tourne la tête, tend lamain par derrière, se rase, les jambes ployées, et il égratigne lemur.

Et si on lui demande: -Veux-tu m’embrasser, Poil de Carotte?

Il répond: -Oh! ce n’est pas la peine!

VI

Madame Lepic: Poil de Carotte réponds donc, quand on teparle.

Poil de Carotte: Boui, banban. Madame Lepic: Il me semblet’avoir déjà dit que les enfants ne doivent jamais parler la bouchepleine.

VII

Il ne peut s’empêcher de mettre ses mains dans ses poches. Et sivite qu’il les retire, à l’approche de madame Lepic, il les retiretrop tard. Elle finit par coudre un jour les poches, avec lesmains.

VIII

-Quoi qu’on te fasse, lui dit amicalement parrain, tu as tort dementir. C’est un vilain défaut, et c’est inutile, car toujours toutse sait.

-Oui, répond Poil de Carotte, mais on gagne du temps.

IX

Le paresseux grand frère Félix vient de terminer péniblement sesétudes. Il s’étire et soupire d’aise.

-Quels sont tes goûts? lui demande M. Lepic. Tu es à l’âge quidécide de la vie. Que vas-tu faire?

-Comment! Encore! dit grand frère Félix.

X

On joue aux jeux innocents. Mademoiselle Berthe est sur lasellette.

-Parce qu’elle a des yeux bleus, dit Poil de Carotte;

On se récrie:

-Très joli! Quel galant poète!

– Oh! répond Poil de Carotte, je ne les ai pas regardés. Je discela comme je dirais autre chose. C’est une formule de convention,une figure de rhétorique.

XI

Dans les batailles à coups de boules de neige, Poil de Carotteforme à lui seul un camp. Il est redoutable, et sa réputations’étend au loin parce qu’il met des pierres dans les boules.

Il vise à la tête: c’est plus court.

Quand il gèle et que les autres glissent, il s’organise unepetite glissoire, à part, à côté de la glace, sur l’herbe.

A saut de mouton, il préfère rester dessous, une fois pourtoutes.

Aux barres, il se laisse prendre tant qu’on veut, insoucieux desa liberté.

Et à cache-cache, il se cache si bien qu’on l’oublie.

XII

Les enfants se mesurent leur taille. A vue d’oeil, grand frèreFélix, hors concours, dépasse les autres de la tête. Mais Poil deCarotte et soeur Ernestine, qui pourtant n’est qu’une fille,doivent se mettre l’un à côté de l’autre. Et tandis que soeurErnestine se hausse sur la pointe du pied, Poil de Carotte,désireux de ne contrarier personne, triche et se baisse légèrement,pour ajouter un rien à la petite idée de différence.

XIII

Poil de Carotte donne ce conseil à la servante Agathe:

-Pour vous mettre bien avec madame Lepic, dites-lui du mal demoi. Il y a une limite. Ainsi madame Lepic ne supporte pas qu’uneautre qu’elle touche à Poil de Carotte.

Une voisine se permettant de le menacer, madame Lepic accourt,se fâche et délivre son fils qui rayonne déjà de gratitude.

-Et maintenant, à nous deux! lui dit-elle.

XIV

-Faire câlin! Qu’est-ce que ça veut dire? demande Poil deCarotte au petit Pierre que sa maman gâte.

Et renseigné à peu près, il s’écrie:

-Moi, ce que je voudrais, c’est picoter une fois des pommesfrites, dans le plat, avec mes doigts, et sucer la moitié de lapêche où se trouve le noyau.

Il réfléchit:

-Si madame Lepic me mangeait de caresses, elle commencerait parle nez.

XV

Quelquefois, fatigués de jouer, soeur Ernestine et grand frèreFélix prêtent volontiers leurs joujoux à Poil de Carotte qui,prenant ainsi une petite part du bonheur de chacun, se composemodestement la sienne.

Et il n’a jamais trop l’air de s’amuser, par crainte qu’on neles lui redemande.

XVI

Poil de Carotte: Alors, tu ne trouves pas mes oreilles troplongues?

Mathilde: Je les trouve drôles. Prête-les-moi? J’ai envie d’ymettre du sable pour faire des pâtés.

Poil de Carotte: Ils y cuiraient si maman les avait d’abordallumées.

XVII

-Veux-tu t’arrêter! Que j’entende encore! Alors tu aimes mieuxton père que moi? dit, çà et là, madame Lepic.

-Je reste sur place, je ne dis rien, et je te jure que je nevous aime pas mieux l’un que l’autre, répond Poil de Carotte de savoix intérieure.

XVIII

Madame Lepic: Qu’est-ce que tu fais, Poil de Carotte?

Poil de Carotte: Je ne sais pas, maman.

Madame Lepic: Cela veut dire que tu fais encore une bêtise. Tule fais donc toujours exprès.

Poil de Carotte: Il ne manquerait plus que cela.

XIX

Croyant que sa mère lui sourit, Poil de Carotte, flatté, souritaussi.

Mais madame Lepic, qui ne souriait qu’à elle-même, dans levague, fait subitement sa tête de bois noir aux yeux de cassis. EtPoil de Carotte, décontenancé, ne sait où disparaître.

XX

-Poil de Carotte, veux-tu rire poliment, sans bruit? dit madameLepic.

-Quand on pleure, il faut savoir pourquoi, dit-elle.

Elle dit encore:

-Qu’est-ce que vous voulez que je devienne? Il ne pleure mêmeplus une goutte quand on le gifle.

XXI

Elle dit encore:

-S’il y une tache dans l’air, une crotte sur la route, elle estpour lui.

-Quand il a une idée dans la tête, il ne l’a pas dans lederrière.

-Il est si orgueilleux qu’il se suiciderait pour se rendreintéressant.

XXII

En effet Poil de Carotte tente de se suicider dans un seau d’eaufraîche, où il maintient héroïquement son nez et sa bouche, quandune calotte renverse le seau d’eau sur ses bottines et ramène Poilde Carotte à la vie.

XXIII

Tantôt madame Lepic dit de Poil de Carotte:

-Il est comme moi, sans malice, plus bête que méchant et tropcul de plomb pour inventer la poudre.

Tantôt elle se plait à reconnaître que, si les petits cochons nele mangent pas, il fera, plus tard, un gars huppé.

XXIV

-Si jamais, rêve Poil de Carotte, on me donne, comme à grandfrère Félix, un cheval de bois pour mes étrennes, je saute dessuset je file.

XXV

Dehors, afin de se prouver qu’il se fiche de tout, Poil deCarotte siffle. Mais la vue de madame Lepic, qui le suivait, luicoupe le sifflet. Et c’est douloureux comme si elle lui cassait,entre les dents, un petit sifflet d’un sou.

Toutefois, il faut convenir que dès qu’il a le hoquet, rienqu’en surgissant, elle le lui fait passer.

XXVI

Il sert de trait d’union entre son père et sa mère. M. Lepicdit:

-Poil de Carotte, il manque un bouton à cette chemise.

Poil de Carotte porte la chemise à madame Lepic, qui dit:

-Est-ce que j’ai besoin de tes ordres, pierrot?

Mais elle prend sa corbeille à ouvrage et coud le bouton.

XXVII

Si ton père n’était plus là, s’écrie madame Lepic, il y alongtemps que tu m’aurais donné un mauvais coup, plongé ce couteaudans le coeur, et mise sur la paille!

XXVIII

-Mouche donc ton nez, dit madame Lepic à chaque instant.

Poil de Carotte se mouche, inlassable, du côté de l’ourlet. Etil se trompe, il réarrange.

Certes, quand il s’enrhume, madame Lepic le graisse dechandelle, le barbouille à rendre jaloux soeur Ernestine et grandfrère Félix. Mais elle ajoute exprès pour lui:

-C’est plutôt un bien qu’un mal. Ça dégage le cerveau de latête.

XXIX

Comme M. Lepic le taquine depuis ce matin, cette énormitééchappe à Poil de Carotte:

-Laisse-moi donc tranquille, imbécile!

Il lui semble aussitôt que l’air gèle autour de lui, et qu’il adeux sources brûlantes dans les yeux.

Il balbutie, prêt à rentrer dans la terre, sur un signe. Mais M.Lepic le regarde longuement, longuement, et ne fait pas lesigne.

XXX

Soeur Ernestine va bientôt se marier. Et madame Lepic permetqu’elle se promène avec son fiancé, sous la surveillance de Poil deCarotte.

-Passe devant, dit-elle, et gambade!

Poil de Carotte passe devant. Il s’efforce de gambader, fait deslieues de chien, et s’il s’oublie à ralentir, il entend, malgrélui, des baisers furtifs.

Il tousse.

Cela l’énerve, et soudain, comme il se découvre devant la croixdu village, il jette sa casquette par terre, l’écrase sous son piedet s’écrie:

-Personne ne m’aimera jamais, moi! Au même instant, madameLepic, qui n’est pas sourde, se dresse derrière le mur, un sourireaux lèvres, terrible.

Et Poil de Carotte ajoute, éperdu:

-Excepté maman.

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