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Robin Hood, le proscrit – Tome II

Robin Hood, le proscrit – Tome II

d’ Alexandre Dumas
Chapitre 1

Aux premières heures d’une belle matinée du mois d’août, Robin Hood, le cœur en joie et la chanson aux lèvres,se promenait solitairement dans un étroit sentier de la forêt de Sherwood.

Tout à coup, une voix forte et dont les intonations capricieuses témoignaient d’une grande ignorance des règles musicales, se mit à répéter l’amoureuse ballade chantée par Robin Hood.

– Par Notre Dame ! murmura le jeune homme, en prêtant une oreille attentive au chant de l’inconnu,voilà un fait qui me paraît étrange. Les paroles que je viens d’entendre chanter sont de ma composition, datent de mon enfance,et je ne les ai apprises à personne.

Tout en faisant cette réflexion, Robin se glissait derrière le tronc d’un arbre, afin d’y attendre le passage du voyageur.

Celui-ci se montra bientôt. Arrivé en face du chêne au pied duquel Robin s’était assis, il plongea ses regards dans la profondeur des bois.

– Ah ! ah ! dit l’inconnu en apercevant à travers le fourré un magnifique troupeau de daims,voici d’anciennes connaissances ; voyons un peu si j’ai encore l’œil juste et la main prompte. Par saint Paul ! je vais me donner le plaisir d’envoyer une flèche au vigoureux gaillard qui chemine si lentement.

Cela dit, l’étranger prit une flèche dans soncarquois, l’ajusta à son arc, visa le daim et le frappa demort.

– Bravo ! cria une voixrieuse ; ce coup est d’une adresse remarquable. L’étranger,saisi de surprise, s’était brusquement retourné.

– Vous trouvez, messire ? dit-il enexaminant Robin de la tête aux pieds.

– Oui, vous êtes fort adroit.

– Vraiment, ajouta l’inconnu d’un tondédaigneux.

– Sans doute, et surtout pour un hommequi n’est pas habitué à tirer le daim.

– Comment savez-vous que je manqued’habitude dans ce genre d’exercice ?

– Par la manière dont vous tenez votrearc. Je parie tout ce que vous voudrez, sir étranger, que vous êtesplus habile à renverser un homme sur le champ de bataille qu’àétendre un daim dans le fourré.

– Très bien répondu, s’écria l’étrangeren riant. Est-il permis de demander son nom à un homme qui a leregard assez pénétrant pour juger sur un simple coup la différencequi existe entre la manière de faire d’un soldat et celle d’unforestier ?

– Mon nom est de peu d’importance dans laquestion qui nous occupe, sir étranger ; mais je puis vousdire mes qualités. Je suis un des premiers gardes de cette forêt,et je n’ai pas l’intention de laisser mes daims exposés sansdéfense aux attaques de ceux qui, pour essayer leur adresse,s’avisent de les tirer.

– Je me soucie fort peu de vosintentions, mon joli garde ; repartit l’inconnu d’un tondélibéré, et je vous mets au défi de m’empêcher d’envoyer mesflèches où bon me semblera ; je tuerai des daims, je tueraides faons, je tuerai tout ce que je voudrai.

– Cela vous sera facile si je ne m’yoppose, parce que vous êtes un excellent archer, répondit Robin.Aussi vais-je vous faire une proposition. Écoutez-moi : jesuis le chef d’une troupe d’hommes résolus, intelligents et forthabiles dans tous les exercices qu’embrasse leur métier. Vous meparaissez un brave garçon ; si votre cœur est honnête, si vousavez l’esprit tranquille et conciliant, je serai heureux de vousenrôler dans ma bande. Une fois engagé avec nous, il vous serapermis de chasser ; mais si vous refusez de faire partie denotre association, je vous invite à sortir de la forêt.

– En vérité, monsieur le garde, vousparlez d’un ton tout à fait superbe. Eh bien ! écoutez-moi àvotre tour. Si vous ne vous hâtez pas de me tourner les talons, jevous donnerai un conseil qui, sans grandes phrases, vous apprendraà mesurer vos paroles ; ce conseil, bel oiseau, est une voléede coups de bâton très lestement appliquée.

– Toi, me frapper ! s’écria Robind’un ton dédaigneux.

– Oui, moi.

– Mon garçon, reprit Robin, je ne veuxpoint me mettre en colère, car tu t’en trouverais fort mal ;mais si tu n’obéis pas sur-le-champ à l’ordre que je te donne dequitter la forêt, tu seras d’abord vigoureusement châtié ;puis après, nous essaierons la mesure de ton cou et la force de toncorps à la plus haute branche d’un arbre de cette forêt.

L’étranger se mit à rire.

– Me battre et me faire pendre, dit-il,voilà qui serait curieux si ce n’était impossible. Voyons, mets-toià l’œuvre, j’attends.

– Je ne me donne pas la peine de bâtonnerde mes propres mains tous les fanfarons que je rencontre, mon cherami, repartit Robin ; j’ai des hommes pour remplir en mon nomcet utile office. Je vais les appeler et tu t’expliqueras aveceux.

Robin Hood porta un cor à ses lèvres, et ilallait sonner un vigoureux appel lorsque l’étranger, qui avaitrapidement ajusté une flèche à son arc, cria avecviolence :

– Arrêtez, ou je vous tue !

Robin laissa tomber son cor, saisit son arc,et, bondissant vers l’étranger avec une légèreté inouïe, ils’écria :

– Insensé ! Tu ne vois donc pas avecquelle force tu veux entrer en lutte ? Avant d’être atteint,je t’aurais déjà frappé, et la mort que tu enverrais vers moi tetoucherait seul. Montre-toi raisonnable ; nous sommesétrangers l’un à l’autre, et sans cause sérieuse nous nous traitonsen ennemis. L’arc est une arme sanguinaire ; remets ta flècheau carquois, et, puisque tu désires jouer du bâton, va pour lebâton ! j’accepte le combat.

– Va pour le bâton ! répétal’étranger, et que celui qui aura l’adresse de frapper à la têtesoit non seulement vainqueur, mais libre de disposer du sort de sonadversaire.

– Soit, répondit Robin ; faisattention aux conséquences de l’arrangement que tu proposes :si je te fais crier merci, j’aurai le droit de t’enrôler dans mabande ?

– Oui.

– Très bien, et que le plus habileremporte la victoire.

– Amen ! ditl’étranger.

La lutte d’adresse commença. Les coups,libéralement donnés des deux parts, accablèrent bientôt l’étranger,qui ne put réussir à toucher Robin une seule fois. Irrité ethaletant, le pauvre garçon jeta son arme.

– Arrêtez, dit-il, je suis moulu defatigue.

– Vous vous avouez vaincu ? demandaRobin.

– Non, mais je reconnais que vous êtesd’une force très supérieure à la mienne ; vous avez l’habitudede manier le bâton, cela vous donne un avantage trop grand, il fautautant que possible égaliser la partie. Savez-vous tirerl’épée ?

– Oui, répondit Robin.

– Voulez-vous continuer le combat aveccette arme ?

– Certainement. Ils mirent l’épée à lamain. Adroits tireurs l’un et l’autre, ils se battirent pendant unquart d’heure sans parvenir à se blesser.

– Arrêtez ! cria tout à coupRobin.

– Vous êtes fatigué ? demandal’étranger avec un sourire de triomphe.

– Oui, répondit franchement Robin ;puis je trouve qu’un combat à l’épée est une chose fort peuagréable ; parlez-moi du bâton : ses coups, moinsdangereux, offrent quelque intérêt ; l’épée a quelque chose derude et de cruel. Ma fatigue, toute réelle qu’elle soit, ajoutaRobin en examinant le visage de l’inconnu, dont la tête étaitcouverte d’un bonnet qui lui cachait une partie du front, n’est pastout à fait la cause qui m’a fait demander une suspension d’armes.Depuis que je me trouve en face de toi, il m’est venu à l’espritdes souvenirs d’enfance, le regard de tes grands yeux bleus nem’est pas inconnu. Ta voix me rappelle la voix d’un ami, mon cœurse sent pris pour toi d’un entraînement irrésistible ; dis-moiton nom ; si tu es celui que j’aime et que j’attends avectoute l’impatience de la plus tendre amitié, sois mille fois lebienvenu. Si tu es un étranger, n’importe, tu seras encoreheureusement arrivé. Je t’aimerai pour toi et pour les cherssouvenirs que ta vue me rappelle.

– Vous me parlez avec une bonté qui mecharme, sir forestier, répondit l’inconnu ; mais, à mon grandregret, je ne puis satisfaire à votre honnête demande. Je ne suispas libre ; mon nom est un secret que la prudence me conseillede garder avec soin.

– Vous n’avez rien à craindre de moi,reprit Robin ; je suis ce que les hommes appellent unproscrit. Du reste, je me sais incapable de trahir la confianced’un cœur qui s’est reposé sur la discrétion du mien, et je méprisela bassesse de celui qui ose révéler même un secretinvolontairement surpris. Dites-moi votre nom ?– L’étranger hésita un instant encore. – Je serai un amipour vous, ajouta Robin d’un air franc.

– J’accepte, répondit l’inconnu. Jem’appelle William Gamwell. Robert jeta un cri.

– Will ! Will ! le gentil WillÉcarlate !

– Oui.

– Et moi, je suis Robin Hood.

– Robin ! s’écria le jeune homme entombant dans les bras de son ami ; ah ! quelbonheur !

Les deux jeunes gens s’embrassèrent avectransport ; puis, les regards animés par une indicible joie,ils s’examinèrent l’un l’autre avec un sentiment de touchantesurprise.

– Et moi qui t’ai menacé ! disaitWill.

– Et moi qui ne t’ai pas reconnu !ajoutait Robin.

– J’ai voulu te tuer ! s’écriaitWill.

– Je t’ai battu ! continuait Robinen éclatant de rire.

– Bah ! je n’y pense pas. Donne-moivite des nouvelles de… Maude.

– Maude se porte très bien.

– Est-elle ?…

– Toujours une charmante fille, quit’aime, Will, qui n’aime que toi au monde ; elle t’a gardé soncœur, elle te donnera sa main. Elle a pleuré sur ton absence, lachère créature ; tu as bien souffert, mon pauvre Will ;mais tu seras heureux si tu aimes encore la bonne et jolieMaude.

– Si je l’aime ! comment peux-tu medemander cela, Robin ? Ah ! oui, je l’aime, et que Dieula bénisse de ne m’avoir point oublié ! Je n’ai jamais cesséun seul instant de penser à elle, son image chérie accompagnait moncœur et lui donnait des forces : elle était le courage dusoldat sur le champ de bataille, la consolation du prisonnier dansle sombre cachot de la prison d’État. Maude, cher Robin, a été mapensée, mon rêve, mon espoir, mon avenir. Grâce à elle j’ai eul’énergie de supporter les plus cruelles privations, les plusdouloureuses fatigues. Dieu avait mis dans mon cœur une inaltérableconfiance en l’avenir ; j’étais certain de revoir Maude, dedevenir son mari et de passer auprès d’elle les dernières années demon existence.

– Ce patient espoir est à la veille de seréaliser, cher Will, dit Robin.

– Oui, je l’espère, ou pour mieux dire,j’en ai la douce certitude. Afin de te prouver, ami Robin, combienje pensais à cette chère enfant, je vais te raconter un rêve quej’ai fait en Normandie ; ce rêve est encore présent à mapensée, et cependant il date de près d’un mois. J’étais au fondd’une prison, les bras liés, le corps entouré de chaînes, et jevoyais Maude à quelques pas de moi, pâle comme une morte etcouverte de sang. La pauvre fille tendait vers moi des mainssuppliantes, et sa bouche, aux lèvres ternies, murmurait desparoles plaintives dont je ne comprenais pas le sens, mais jevoyais qu’elle souffrait horriblement et m’appelait à son secours.Comme je viens de te le dire, j’étais enchaîné, je me roulais parterre, et, dans mon impuissance, je mordais les liens de fer quicomprimaient mes bras ; en un mot, je tentais des effortssurhumains pour me traîner jusqu’à Maude. Tout à coup les chaînesqui m’enlaçaient se détendirent doucement, puis elles tombèrent. Jebondis sur mes pieds et je courus à Maude ; je pris sur moncœur la pauvre fille ensanglantée, je couvris de baisers ardentsses joues d’une pâleur blafarde, et peu à peu, le sang, arrêté danssa course, se mit à circuler avec lenteur d’abord, puis ensuiteavec une régularité naturelle. Les lèvres de Maude secolorèrent ; elle ouvrit ses grands yeux noirs, et enveloppamon visage d’un regard à la fois si reconnaissant et si tendre queje me sentis ému jusqu’au fond des entrailles ; mon cœurbondit, et je laissai échapper de ma poitrine en feu un sourdgémissement. Je souffrais et à la fois je me trouvais bien heureux.Le réveil suivit de près cette poignante émotion. Je sautai à basde mon lit avec la ferme résolution de rentrer en Angleterre. Jevoulais revoir Maude, Maude qui devait être malheureuse, Maude quidevait avoir besoin de mon secours. Je me rendis sur-le-champauprès de mon capitaine ; cet homme avait été l’intendant demon père, et je me croyais en droit d’attendre de lui une efficaceprotection. Je lui exposai, non la cause du désir que j’avais derentrer en Angleterre, il aurait ri de mon inquiétude, mais cedésir seulement. Il refusa d’un ton fort dur de m’accorder uncongé ; ce premier échec ne me rebuta pas : j’étais pourainsi dire possédé de la rage de revoir Maude, je suppliai cethomme, auquel j’avais autrefois donné des ordres, je le conjurai dem’accorder ma demande. Vous allez me prendre en pitié, Robin,ajouta Will la rougeur au front ; n’importe, je veux tout vousdire. Je me jetai à deux genoux devant lui ; ma faiblesse lefit sourire, et d’un coup de pied il me renversa en arrière. Alors,Robin, je me relevai ; j’avais mon épée, je l’arrachai dufourreau, et, sans réflexion, sans hésitation, je tuai cemisérable. Depuis cette époque l’on est à ma poursuite ;a-t-on perdu ma trace ? je l’espère. Voilà pourquoi, cherRobin, vous prenant pour un étranger, je refusais de vous dire monnom, et béni soit le ciel de m’avoir conduit vers vous !Maintenant parlons de Maude ; elle habite toujours au hall deGamwell ?

– Au hall de Gamwell, cher Will !répéta Robin. Vous ne savez donc rien du passé ?

– Rien. Mais qu’est-il arrivé ? vousme faites peur.

– Rassurez-vous ; le malheur qui afrappé votre famille est en partie réparé, le temps et larésignation ont effacé toutes les traces d’un fait biendouloureux : le château et le village de Gamwell ont étédétruits.

– Détruits ! s’écria Will. Bonnesainte Vierge ! et ma mère, Robin, et mon cher père, et mespauvres sœurs ?

– Tout le monde se porte bien,tranquillisez-vous ; votre famille habite Barnsdale. Plus tardje vous raconterai en détail ce fatal événement ; qu’il voussuffise de savoir pour aujourd’hui que cette cruelle destruction,qui est l’œuvre des Normands, leur a coûté bien cher. Nous avonstué les deux tiers des troupes envoyées par le roi Henri.

– Par le roi Henri ! exclamaWilliam. Puis il ajouta avec une certaine hésitation :

– Vous êtes, m’avez-vous dit, Robin, lepremier garde de cette forêt, et naturellement aux gages duroi ?

– Pas tout à fait, mon blond cousin,repartit le jeune homme en riant. Ce sont les Normands qui paientma surveillance, c’est-à-dire ceux qui sont riches, car je n’exigerien des pauvres. Je suis en effet gardien de la forêt, mais pourmon propre compte et pour celui de mes joyeux compagnons. En unmot, William, je suis le seigneur de la forêt de Sherwood, et jesoutiendrai mes droits et mes privilèges contre tous lesprétendants.

– Je ne vous comprends pas, Robin, ditWill d’un air tout surpris.

– Je vais m’expliquer plus clairement. Endisant cela, Robin porta son cor à ses lèvres et en tira trois sonsaigus. À peine les profondeurs du bois eurent-elles été traverséespar ces notes stridentes que William vit sortir du fourré, de laclairière, à sa droite et à sa gauche, une centaine d’hommes touségalement vêtus d’un costume élégant, et dont la couleur verteseyait fort bien à leur martiale figure. Ces hommes, armés deflèches, de boucliers et d’épées courtes, vinrent se ranger ensilence autour de leur chef. William ouvrait de grands yeux ébahiset regardait Robin d’un air stupéfait. Le jeune homme s’amusa uninstant de la surprise émerveillée que causait à son cousinl’attitude respectueuse des hommes accourus à l’appel du cor ;puis, mettant sa main nerveuse sur l’épaule de Will, il dit enriant :

– Mes garçons, voici un homme qui, dansun combat à l’épée, m’a fait crier merci.

– Lui ! s’écrièrent les hommes enexaminant Will avec un visible sentiment de curiosité.

– Oui, il m’a vaincu, et je suis fier desa victoire, car il possède une main sûre et un brave cœur.

Petit-Jean, qui paraissait moins ravi que nel’était Robin de l’adresse de William, s’avança au milieu du cercleet dit au jeune homme :

– Étranger, si tu as fait demander grâceau vaillant Robin Hood, tu dois être d’une force supérieure ;mais il ne sera pas dit cependant que tu auras eu la gloire debattre le chef des joyeux hommes de la forêt sans avoir été un peurossé par son lieutenant. Je suis très fort au bâton, veux-tu enjouer avec moi ? Si tu parviens à me faire crier :Assez ! je te proclamerai la meilleure lame de tout lepays.

– Mon cher Petit-Jean, dit Robin, je teparie un carquois de flèches contre un arc d’if que ce brave garçonsera vainqueur une fois encore.

– J’accepte le double enjeu, mon maître,répondit Jean, et si l’étranger remporte le prix, il pourra êtrenommé non seulement la meilleure lame, mais encore le plus adroitbâtonniste de la joyeuse Angleterre.

En entendant Robin Hood désigner sous le nomde Petit-Jean le grand jeune homme basané qu’il avait sous lesyeux, Will ressentit au cœur une véritable commotion ;néanmoins il n’en laissa rien paraître. Il composa son visage,enfonça jusqu’aux sourcils la toque qui lui couvrait la tête, et,répondant par un sourire aux signaux que lui adressait Robin, ilsalua gravement son adversaire, et, armé de son bâton, attendit lapremière attaque.

– Comment, Petit-Jean, s’écria Will aumoment où le jeune homme allait commencer le combat, vous voulezvous battre avec Will Écarlate, avec le gentil William, ainsi quevous aviez l’habitude de le nommer ?

– Ô mon Dieu ! exclama Petit-Jean enlaissant tomber son bâton. Cette voix ! ce regard !…

Il fit quelques pas, et, tout chancelant,s’appuya sur l’épaule de Robin.

– Eh bien ! cette voix, c’est lamienne, cousin Jean, cria Will en jetant sa toque sur le gazon,regardez-moi.

Les longs cheveux roux du jeune hommeroulèrent leurs boucles soyeuses autour de ses joues, etPetit-Jean, après avoir regardé avec une muette extase la rieusefigure de son cousin, s’élança vers lui, l’entoura de ses bras, etlui dit avec une expression d’indicible tendresse :

– Sois le bienvenu dans la joyeuseAngleterre, Will, mon cher Will, sois le bienvenu dans la demeurede tes pères, toi qui, par ton retour, y apportes la joie, lebonheur et le contentement. Demain les habitants de Barnsdaleseront en fête, demain ils presseront dans leurs bras celui qu’ilscroyaient à jamais perdu. L’heure qui te ramène parmi nous est uneheure bénie du ciel, mon bien-aimé Will ; et je suis heureuxde… de… te revoir… Il ne faut pas croire, parce que tu voisquelques larmes sur mon visage, que je sois un cœur faible,Will ; non, non, je ne pleure pas, je suis content, trèscontent.

Le pauvre Jean n’en put dire davantage ;ses bras, enlacés autour de Will, se croisèrent convulsivement, etil se prit à pleurer en silence.

William partageait la satisfaction émue de soncousin, et Robin Hood les laissa un instant dans les bras l’un del’autre.

Cette première émotion calmée, Petit-Jeanraconta à Will, le plus brièvement possible, les péripéties del’affreuse catastrophe qui avait chassé sa famille du hall deGamwell. Ce récit achevé, Robin et Jean conduisirent Will auxdifférentes retraites que la bande s’était construites dans lebois, et, sur la demande du jeune homme, il fut enrôlé dans latroupe avec le titre de lieutenant, ce qui le plaçait au même rangque Petit-Jean.

Le lendemain matin, Will témoigna le désir dese rendre à Barnsdale. Ce désir si naturel fut parfaitement comprisde Robin, qui se disposa sur-le-champ à accompagner le jeune hommeainsi que Petit-Jean. Depuis l’avant-veille, les frères de Willétaient à Barnsdale, où l’on préparait une fête pour célébrerl’anniversaire de la naissance de sir Guy. Le retour de Williamallait faire de cette fête une grande réjouissance.

Après avoir donné des ordres à ses hommes,Robin Hood et ses deux amis prirent le chemin de Mansfeld, où ilsdevaient trouver des chevaux. La route se fit gaiement. Robinchantait de sa voix juste et harmonieuse ses plus jolies ballades,et Will, ivre de joie, bondissait à ses côtés en répétant à tort età travers le refrain des chansons. Petit-Jean même hasardaitquelquefois une fausse note, et Will riait aux éclats, et Robinpartageait l’hilarité de Will. Si un étranger eût aperçu nos amis,bien certainement la pensée lui serait venue qu’il avait sous lesyeux les convives rassasiés de quelque hôte généreux, tant il estvrai que l’ivresse du cœur peut ressembler à l’ivresse que donne levin.

Arrivés à quelque distance de Mansfeld, leurturbulente gaieté fut soudain suspendue. Trois hommes costumés enforestiers s’élancèrent d’un massif et se placèrent, d’un airrésolu à leur barrer le passage, sur le chemin qu’ilssuivaient.

Robin Hood et ses compagnons s’arrêtèrent uninstant, puis le jeune homme examina les étrangers et leur demandad’un ton impérieux :

– Qui êtes-vous ? et que faites-vousici ?

– J’allais justement vous adresser lesmêmes questions repartit un des trois hommes, robuste gaillard auxépaules carrées, et qui, armé d’un bâton et d’un cimeterre,paraissait fort en état de résister à une attaque.

– En vérité ? répondit Robin. Ehbien ! je suis très heureux de vous avoir épargné cettepeine ; car si vous vous étiez permis de me faire une aussiimpertinente demande, il est probable que je vous eusse répondu demanière à vous donner un éternel regret de votre audace.

– Vous parlez fièrement, mon garçon,riposta le forestier d’un ton moqueur.

– Moins fièrement que je n’aurais agi sivous aviez eu l’imprudence de me questionner ; je ne répondspas, moi, j’interroge. Ainsi, je vous le demande une dernière fois,qui êtes-vous, et que faites-vous ici ? On dirait vraiment, àen juger par votre mine altière, que la forêt de Sherwood est votrepropriété.

– Dieu merci, mon garçon, tu as une bonnelangue. Ah ! tu m’accordes la faveur de me promettre uneraclée si je t’adresse à mon tour la question que tu m’as faite.C’est superbe ! Maintenant, jovial étranger, je vais te donnerune leçon de courtoisie et répondre à ta demande. Cela fait, je teferai connaître comment je châtie les sots et les insolents.

– Soit, répondit gaiement Robin ;dis-moi bien vite ton nom et tes qualités, puis ensuite tu mebattras si tu le peux, je le veux bien.

– Je suis le gardien de cette partie dela forêt ; mes droits de surveillance s’étendent depuisMansfeld jusqu’à un large carrefour qui se trouve placé à septmilles d’ici. Ces deux hommes sont mes aides. Je tiens macommission du roi Henri, et par ses ordres, je protège les daimscontre les bandits de votre espèce. Avez-vous compris ?

– Parfaitement ; mais si vous êtesgardien de la forêt, que suis-je moi, ainsi que mescompagnons ? Jusqu’à présent, je m’étais cru le seul homme quieût des droits à ce titre. Il est vrai que je ne les tiens pas dela bonté du roi Henri, mais bien de ma propre volonté, qui est trèspuissante ici, parce qu’elle s’appelle le droit du plus fort.

– Toi le maître surveillant de la forêtde Sherwood ? reprit dédaigneusement le forestier ; tuplaisantes ! tu es un coquin, et rien de plus.

– Mon cher ami, reprit vivement Robin, tucherches à m’en imposer sur ta valeur personnelle ; tu n’espas le garde dont tu essaies de prendre les titres vis-à-vis demoi. Je connais l’homme auquel ils appartiennent.

– Ah ! ah ! s’écria le garde enriant. Peux-tu me dire son nom ?

– Certainement. Il s’appelle JeanCokle ; c’est le gros meunier de Mansfeld.

– Je suis son fils, et je porte le nom deMuch.

– Toi, Much ? Je ne te croispas.

– Il dit la vérité, ajoutaPetit-Jean ; je le connais de vue. On m’a parlé de lui commed’un homme habile à manier le bâton.

– On ne t’a pas menti, forestier, et, situ me connais, je puis en dire autant de toi. Tu as une taille etune figure qu’il est impossible d’oublier.

– Tu sais mon nom ? demanda le jeunehomme.

– Oui, maître Jean.

– Moi, je suis Robin Hood, gardeMuch.

– Je m’en doutais, mon gaillard et jesuis enchanté de la rencontre. Une forte récompense est promise àcelui qui mettra la main sur tes épaules. Je suis très ambitieux demon naturel et cette récompense, qui est une grosse somme, feraitparfaitement mon affaire. J’ai aujourd’hui la chance de pouvoirm’emparer de toi, et je ne veux point la laisser échapper.

– Tu auras grandement raison, pourvoyeurde potence, répondit Robin d’un ton de mépris. Allons, habit bas,la main à l’épée ! je suis ton homme.

– Arrêtez ! cria Petit-Jean. Muchest plus expert à manier le bâton qu’à tirer l’épée ;battons-nous trois contre trois. Je prends Much ; Robin ettoi, William, prenez les autres, la partie sera plus égale.

– J’accepte, répondit le garde, car il nesera pas dit que Much, le fils du meunier de Mansfeld, ait fuidevant Hood et ses joyeux hommes.

– Bien répondu ! cria Robin. Allons,Petit-Jean, prenez Much, puisque vous le désirez pouradversaire ; quant à moi, je prends ce robuste gaillard. Es-tucontent de te battre avec moi ? demanda Robin à l’homme que lehasard lui avait donné pour partenaire.

– Très content, brave proscrit.

– Alors, commençons, et que la saintemère de Dieu accorde la victoire à ceux qui méritent sonappui !

– Amen ! dit Petit-Jean. LaVierge sainte n’abandonne jamais le faible à l’heure du besoin.

– Elle n’abandonne personne, ditMuch.

– Personne, dit Robin en faisant le signede la croix.

Les préparatifs du combat joyeusementterminés, Petit-Jean cria d’une voix forte :

– Commençons.

– Commençons, répétèrent Will etRobin.

Une vieille ballade, qui a consacré lesouvenir de ce mémorable combat, le raconte ainsi :

C’était pendant une belle journée du beau milieu del’été

Qu’ils se mirent à l’œuvre courageux et fermes.

Ils se battirent depuis huit heures du matin jusqu’àmidi ;

Ils se battirent sans faillir et sans s’arrêter.

Robin, Will et Petit-Jean combattirent avecvaillance ;

Ils ne donnèrent point à leurs adversaires la possibilité deles blesser.

– Petit-Jean, dit Much tout haletant etaprès avoir demandé quartier, je connaissais depuis longtemps tavaillante adresse, et je désirais entrer en lutte avec toi. Mondésir est accompli, tu m’as vaincu, et ton triomphe me donne uneleçon de modestie qui me sera salutaire. Je me croyais un bonjouteur, et tu viens de m’apprendre que je n’étais qu’un sot.

– Tu es un excellent jouteur, ami Much,répondit Petit-Jean en serrant la main que lui tendait le garde, ettu mérites ta réputation de bravoure.

– Je te remercie du compliment,forestier, repartit Much ; mais je le crois plus poli quesincère. Tu supposes peut-être que ma vanité souffre d’une défaiteinattendue ? détrompe-toi ; je ne suis point mortifiéd’avoir été battu par un homme de ta valeur.

– Bravement dit, vaillant fils demeunier ! cria gaiement Robin. Tu donnes la preuve que tupossèdes la plus enviable des richesses, un bon cœur et une âmesaxonne. Il n’y a qu’un honnête homme qui puisse accepter gaiementet sans la moindre rancune un échec blessant pour son amour-propre.Donne-moi ta main, Much, et pardonne-moi le nom dont je t’aiqualifié lorsque tu m’as fait le confident de ton ambitieuseconvoitise. Je ne te connaissais pas, et mon mépris était adressé,non à ta personne, mais seulement à tes paroles. Veux-tu accepterun verre de vin du Rhin ? nous le boirons à notre heureuserencontre et à notre future amitié.

– Voici ma main, Robin Hood, je tel’offre de bon cœur. J’ai entendu parler de toi avec éloge. Je saisque tu es un noble proscrit, et que tu étends sur les pauvres unegénéreuse protection. Tu es aimé même de ceux qui devraient tehaïr, des Normands tes ennemis. Ils parlent de toi avec estime, etje n’ai jamais entendu personne porter contre tes actes un blâmesérieux. On t’a dépouillé de tes biens, on t’a banni ; tu doisêtre cher aux honnêtes gens, parce que le malheur s’est fait l’hôtede ta demeure.

– Merci pour ces bonnes paroles, amiMuch ; je ne les oublierai pas, et je veux que tu m’accordesle plaisir de ta compagnie jusqu’à Mansfeld.

– Je suis tout à toi, Robin, réponditMuch.

– Et moi aussi, dit l’homme qui s’étaitbattu avec Robin.

– Et moi de même, ajouta l’adversaire deWill.

Ils se dirigèrent ensemble vers la ville,causant et riant et les bras enlacés.

– Mon cher Much, demanda Robin Hood enentrant dans Mansfeld, vos amis sont-ils prudents ?

– Pourquoi cette question ?

– Parce que leur silence est nécessaire àma sécurité. Comme vous devez bien le penser, je viens iciincognito, et si un mot indiscret faisait connaître à quelqu’un maprésence dans une auberge de Mansfeld, le logis de mon hôtelierserait promptement entouré de soldats, et je serais obligé ou defuir ou de me battre. Ni la fuite ni le combat ne me seraientagréables aujourd’hui ; je suis attendu dans le Yorkshire, etje désire ne point retarder mon départ.

– Je vous réponds de la discrétion de mescamarades. Quant à la mienne, vous ne pouvez la mettre endoute ; mais je crois, mon cher Robin, que vous vous exagérezle danger. La curiosité des citoyens de Mansfeld serait seule àcraindre ; ils accourraient sur vos pas, tant ils seraientjaloux de voir de leurs propres yeux le célèbre Robin Hood, lehéros de toutes les ballades que chantent les jeunes filles.

– Le pauvre proscrit, voulez-vous dire,maître Much, reprit le jeune homme d’un ton amer ; ne craignezpas de me nommer ainsi ; la honte de ce nom ne retombe pas surmoi, mais bien sur la tête de celui qui a prononcé un arrêt aussicruel qu’il est injuste.

– Bien, mon ami ; mais quel que soitle nom qui se trouve attaché au vôtre, on l’aime, on le respecte.Robin Hood serra les mains du brave garçon.

Ils gagnèrent sans attirer l’attention uneauberge retirée de la ville et s’installèrent gaiement autour d’unetable que l’hôte couvrit bientôt d’une demi-douzaine de bouteillesaux cols allongés, pleines de ce bon vin du Rhin qui délie lalangue et ouvre le cœur.

Les bouteilles se succédèrent rapidement, etla conversation devint si expansive et si confiante que Muchéprouva le désir de la prolonger indéfiniment. En conséquence, ilproposa à Robin Hood d’entrer dans sa bande ; les camarades deMuch, ensorcelés par les joyeuses descriptions d’une existenceindépendante sous les grands arbres de la forêt de Sherwood,suivirent l’exemple donné par leur chef, et s’engagèrent du cœur etdes lèvres à suivre Robin Hood. Celui-ci accepta l’affectueuseproposition qui lui était faite, et Much, qui voulait partirsur-le-champ, demanda à son nouveau chef la permission d’allerfaire ses adieux à toute sa famille. Petit-Jean devait attendre sonretour, conduire les trois hommes à la retraite de la forêt, les yinstaller et reprendre le chemin de Barnsdale, où il trouveraitWilliam et Robin.

Ces divers arrangements arrêtés, laconversation prit un autre cours.

Quelques minutes avant l’heure de leur départde l’auberge, deux hommes entrèrent dans la salle où ils étaientinstallés. Le premier de ces hommes jeta d’abord un coup d’œilrapide sur Robin Hood, regarda Petit-Jean, et arrêta son attentionsur Will Écarlate. Cette attention fut si vive et si tenace que lejeune homme s’en aperçut ; il allait interroger le nouveauvenu lorsque celui-ci, s’apercevant qu’il avait soulevé unsentiment d’inquiétude dans l’esprit du jeune homme, détourna lesyeux, avala d’un trait le verre de vin qu’il s’était fait servir,et sortit de la salle avec son compagnon.

Trop absorbé par la joie que lui causaitl’espérance de voir Maude avant la nuit, Will négligea decommuniquer à ses cousins ce qui venait de se passer, et il monta àcheval avec Robin Hood sans songer à lui rien dire. Chemin faisant,les deux amis se tracèrent un plan de conduite pour l’entrée deWilliam au château.

Robin voulait y paraître et préparer lafamille à la venue de Will ; mais l’impatient garçon nevoulait point accepter cet arrangement.

– Mon cher Robin, disait-il, ne melaissez pas seul ; mon émotion est si grande qu’il me seraitimpossible de rester silencieux et tranquille à quelques pas de lamaison de mon père. Je suis tellement changé, et mon visage portedes traces si visibles d’une cruelle existence, qu’il n’y a point àcraindre que ma mère me reconnaisse au premier coup d’œil.

Présentez-moi comme un étranger, comme un amide Will ; j’aurai ainsi le bonheur de voir mes chers parentsplus tôt, et de me faire reconnaître lorsqu’ils auront été préparésà ma venue.

Robin céda au désir de William, et les deuxjeunes gens se présentèrent ensemble au château de Barnsdale.

Toute la famille était réunie dans la salle.Robin fut reçu à bras ouverts, et le baronnet adressa à celui qu’ilprenait pour un étranger les offres cordiales d’une affectueusehospitalité.

Winifred et Barbara s’assirent auprès de Robinet l’accablèrent de questions ; car, d’habitude, il était pourles jeunes filles l’écho des nouvelles du dehors.

L’absence de Maude et de Marianne mit Robin àson aise. Aussi, après avoir répondu aux demandes de ses cousines,il se leva et dit en se tournant vers sir Guy :

– Mon oncle, j’ai de bonnes nouvelles àvous donner, des nouvelles qui vous rendront fort joyeux.

– Votre visite est déjà une grandesatisfaction pour mon vieux cœur, Robin Hood, répondit levieillard.

– Robin Hood est un messager duciel ! cria la jolie Barbara en secouant d’un air mutin lesgrappes blondes de ses beaux cheveux.

– À ma prochaine visite, Barby, réponditgaiement Robin, je serai un messager de l’amour : je vousapporterai un mari.

– Je le recevrai avec beaucoup deplaisir, Robin, répartit la jeune fille en riant.

– Vous ferez très bien, ma cousine, caril sera digne de ce gracieux accueil. Je ne veux point vous faireson portrait, et je me contenterai de vous dire que, aussitôt quevos beaux yeux se seront reposés sur lui, vous direz àWinifred : Ma sœur, voilà celui qui convient à BarbaraGamwell.

– Êtes-vous bien sûr de cela,Robin ?

– Parfaitement sûr, charmanteespiègle.

– Ah ! pour en décider, il faut êtreen pleine connaissance de cause, Robin. Sans le laisser voir, jesuis très difficile moi, et, pour réussir à me plaire il faut qu’unjeune homme soit très gentil.

– Qu’appelez-vous être trèsgentil ?

– Vous ressembler, mon cousin.

– Flatteuse !

– Je dis ce que je pense, tant pis si maréponse vous semble une flatterie. Et je désire non seulement quemon mari soit beau comme vous l’êtes, mais encore qu’il ait votreesprit et votre cœur.

– Je vous plairais donc,Barbara ?

– Certainement, vous êtes tout à fait àmon goût.

– Je suis à la fois très heureux et trèspeiné d’avoir ce bonheur, ma cousine ; mais, hélas ! sivous nourrissez secrètement l’espoir de ma conquête, permettez-moide déplorer votre folie. Je suis engagé, Barbara, engagé avec deuxpersonnes.

– Je connais ces deux personnes,Robin.

– Vraiment ? ma cousine.

– Oui, et si je voulais dire leursnoms…

– Ah ! je vous en prie, ne trahissezpas mon secret, miss Barbara.

– Soyez sans crainte, je désire ménagervotre modestie ; mais pour en revenir à moi, cher Robin, jeconsens, s’il vous est agréable de m’octroyer cette faveur, d’êtrela troisième de vos fiancées et même la quatrième, car je présumequ’il existe pour le moins trois jeunes filles qui attendent lebonheur de porter votre illustre nom.

– Petite moqueuse ! dit le jeunehomme en riant, vous ne méritez pas l’amitié que je vous porte.Néanmoins, je tiendrai ma promesse, et sous peu de jours, je vousamènerai un charmant cavalier.

– Si votre protégé n’est pas jeune,spirituel et beau, je n’en veux pas, Robin ; souvenez-vousbien de cela.

– Il est tout ce que vous désirez qu’ilsoit.

– Fort bien. Maintenant, dites-nous lanouvelle que vous étiez sur le point d’annoncer à mon père avant desonger à m’offrir un mari.

– Miss Barbara, j’allais apprendre à mononcle, à ma tante, à vous également, chère Winifred, que j’avaisentendu parler d’une personne bien chère à nos cœurs.

– De mon frère Will ? ditBarbara.

– Oui, ma cousine.

– Ah ! quel bonheur ! Ehbien ?

– Eh bien ! ce jeune homme qui vousregarde d’un air tout embarrassé, tant il est heureux de se trouveren présence d’une aussi charmante fille, a vu William, il y aquelques jours.

– Mon fils est-il en bonne santé ?demanda sir Guy d’une voix tremblante.

– Est-il heureux ? interrogea ladyGamwell en joignant les mains.

– Où est-il ? ajouta Winifred.

– Quelle est la raison qui le retientloin de nous ? dit Barbara en attachant ses yeux pleins delarmes sur le visage du compagnon de Robin Hood.

Le pauvre William, la gorge en feu, le cœurgonflé, était incapable de prononcer une seule parole. Une minutede silence succéda aux pressantes questions qui venaient d’êtrefaites. Barbara continuait pensivement de regarder le jeune homme.Tout à coup elle jeta un cri, s’élança vers l’étranger, et,l’entourant de ses bras, dit au milieu de ses sanglots :

– C’est Will ! c’est Will ! jele reconnais. Cher Will, combien je suis heureuse de te voir !Et, la tête appuyée sur l’épaule de son frère, la jeune fille seprit convulsivement à pleurer.

Lady Gamwell, ses fils, Winifred et Barbaraentourèrent le jeune homme, et sir Guy, tout en essayant deparaître calme, tomba sur un fauteuil et se laissa aller à pleurercomme un enfant.

Les jeunes frères de Will semblaient ivres debonheur. Après avoir jeté un hourra formidable, ils enlevèrentWilliam sur leurs robustes bras, et l’embrassèrent en l’étouffantun peu.

Robin profita de l’inattention générale poursortir du salon et se rendre à l’appartement de Maude. La santé demiss Lindsay, qui était fort délicate, demandait de grandsménagements, et il eût peut-être été dangereux de lui annoncer àl’improviste le retour de William.

En traversant une pièce qui avoisinait lachambre de Maude, Robin rencontra Marianne.

– Que se passe-t-il au château, cherRobin ? demanda la jeune fille après avoir reçu les tendrescompliments de son fiancé. Je viens d’entendre des cris qui mesemblent bien joyeux.

– Et qui le sont en effet, chèreMarianne, car ils célèbrent un retour ardemment désiré.

– Quel retour ? demanda la jeunefille d’une voix tremblante. Est-ce celui de mon frère ?

– Hélas ! non, chère Marianne,répondit Robin en prenant les mains de la jeune fille, ce n’est pasencore Allan que Dieu nous envoie, mais Will ; vous vousrappelez bien de Will Écarlate, du gentil William ?

– Certainement, et je suis très heureusede le savoir revenu en bonne santé. Où est-il ?

– Dans les bras de sa mère ; je suissorti de la salle au moment où ses frères se disputaient sescaresses. Je vais à la recherche de Maude.

– Elle est dans sa chambre. Voulez-vousque je lui fasse dire de descendre ?

– Non, je vais monter auprès d’elle, caril faut préparer cette pauvre enfant à recevoir la visite deWilliam. La mission dont je me charge est fort difficile à remplir,ajouta Robin en riant ; car je connais beaucoup mieux leslabyrinthes de la forêt de Sherwood que les replis mystérieux ducœur des femmes.

– Ne faites pas le modeste, messireRobin, répondit Marianne avec gaieté ; vous connaissez mieuxque personne comment il faut s’y prendre pour pénétrer dans le cœurd’une femme.

– En vérité, Marianne, je crois que mescousines, Maude et vous, avez fait un pacte pour tâcher de merendre orgueilleux ; vous me comblez à l’envi de complimentsflatteurs.

– Sans nul doute, sir Robin, dit Marianneen faisant au jeune homme un signe de menace, vous attirez àplaisir les amabilités de Winifred et de Barbara. Ah ! vousêtes en coquetterie avec vos cousines ; c’est fort bien, jesuis enchantée de l’apprendre, et je vais à mon tour essayer sur lecœur du beau Will Écarlate le pouvoir de mes yeux.

– J’y consens, chère Marianne ; maisje dois vous avertir que vous aurez à combattre une rivaledangereuse. Maude est ardemment aimée ; elle défendra sonbonheur, et le pauvre Will rougira fort d’être placé ainsi entredeux charmantes femmes.

– Si William ne sait pas mieux rougir quevous, Robin, je n’ai pas à craindre de lui faire éprouver cetteembarrassante émotion.

– Ah ! ah ! dit Robin en riant,vous prétendez, miss Marianne, que je ne sais pas rougir ?

– Du moins vous ne savez plus, ce qui estbien différent ; une fois, je m’en souviens encore, un pourpreéclatant a nuancé vos joues.

– À quelle époque ce mémorable événementa-t-il eu lieu ?

– Le premier jour de notre rencontre dansla forêt de Sherwood.

– Voulez-vous me permettre de vous direpourquoi j’ai rougi, Marianne ?

– Je crains de vous répondreaffirmativement, Robin, car je vois poindre dans vos yeux uneexpression de raillerie, et vos lèvres ébauchent un méchantsourire.

– Vous redoutez ma réponse, et cependantvous l’attendez avec impatience, miss Marianne.

– Pas le moins du monde.

– Tant pis, alors, car je croyais vousêtre agréable en vous révélant le secret de ma première… et de madernière rougeur…

– Vous m’êtes toujours agréable en meparlant de choses qui vous concernent, Robin, dit Marianne ensouriant.

– Le jour où j’eus le bonheur de vousconduire à la maison de mon père, j’éprouvai un très vif désir devoir votre visage, qui, enveloppé dans les plis d’un largecapuchon, ne me laissait voir que la limpide clarté de vos yeux. Jeme disais en moi-même, tout en marchant à vos côtés d’un air fortmodeste : « Si cette jeune fille a les traits aussi beauxque son regard, je lui ferai la cour. »

– Comment, Robin, à seize ans voussongiez à vous faire aimer d’une femme !

– Mon Dieu ! oui, et, au moment oùje projetais de vous consacrer ma vie entière, votre adorablevisage, dégagé du sombre voile qui le dérobait à mes yeux, apparutdans toute sa radieuse splendeur. Mon regard était si ardemmentsuspendu au vôtre qu’une nuance de pourpre envahit vos joues. Unevoix intérieure me cria : « Cette jeune fille sera tafemme. » Le sang qui avait reflué vers mon cœur monta jusqu’àma figure, et je sentis que j’allais vous aimer. Voilà, chèreMarianne, l’histoire de ma première et de ma dernière rougeur.Depuis ce jour-là, continua Robin après un moment de silence ému,cet espoir, tombé du ciel comme la promesse d’un heureux avenir,s’est fait le consolateur et l’appui de mon existence. J’espère etje crois.

Une clameur joyeuse monta du salon jusqu’à lapièce où, les mains enlacées et causant tout bas, les deux jeunesgens continuaient d’échanger les plus tendres paroles.

– Vite, cher Robin, dit Marianne enprésentant son beau front aux lèvres du jeune homme, montez àl’appartement de Maude ; moi je vais embrasser Will et luidire que vous êtes auprès de sa chère fiancée.

Robin gagna rapidement la chambre de Maude ety trouva la jeune fille.

– J’étais presque certaine d’avoirentendu les cris de joie qui annoncent votre arrivée, cher Robin,dit-elle en faisant asseoir le jeune homme ; excusez-moi si jene suis pas descendue au salon, mais je me sens gênée et presqueimportune au milieu de la satisfaction générale.

– Pourquoi cela, Maude ?

– Parce que je suis toujours la seule àqui vous n’ayez jamais à apprendre une heureuse nouvelle.

– Votre tour viendra, chère Maude.

– J’ai perdu le courage d’espérer, Robin,et je me sens d’une tristesse mortelle. Je vous aime de tout moncœur, je suis heureuse de vous voir, et cependant je ne vous donnepoint des preuves de cette affection, et cependant je ne voustémoigne pas combien votre présence ici m’est agréable, quelquefoismême, cher Robin, je cherche à vous fuir.

– À me fuir ! s’écria le jeune hommed’un ton surpris.

– Oui, Robin, car en vous écoutant donnerà sir Guy des nouvelles de ses fils, complimenter Winifred de lapart de Petit-Jean, donner à Barbara un message de ses frères, jeme dis : « Je suis toujours oubliée ; il n’y a qu’àla pauvre Maude que Robin n’a jamais rien à remettre. »

– Jamais rien, Maude !

– Ah ! je ne parle pas des charmantscadeaux que vous apportez. Vous en faites toujours à votre sœurMaude une très large part, croyant compenser ainsi le manque denouvelles. Votre excellent cœur essaie de toutes les consolations,cher Robin ; hélas ! je ne puis être consolée.

– Vous êtes une méchante petite fille,miss Maude, dit Robin d’un ton railleur. Comment, mademoiselle,vous vous plaignez de ne jamais recevoir de la part de personne destémoignages d’amitié, des preuves de bon souvenir ! Comment,vilaine ingrate, je ne vous donne pas à chacune de mes visites desnouvelles de Nottingham ! Quel est celui qui, au risque deperdre sa tête, va rendre de fréquentes visites à votre frèreHal ? Quel est celui qui au risque bien grand encore d’engagerune partie de son cœur, s’expose courageusement au feu meurtrier dedeux beaux yeux ? Afin de vous être agréable, Maude, je bravele danger du tête-à-tête avec la ravissante Grâce, je subis lecharme de son gracieux sourire, je supporte le contact de sa joliemain, j’embrasse même son beau front ; et pour qui, je vous ledemande, vais-je exposer ainsi le repos de mon cœur ? Pourvous, Maude, rien que pour vous ?

Maude se mit à rire.

– Il faut en vérité que je sois bien peureconnaissante de mon naturel, dit-elle, car la satisfaction quej’éprouve en vous entendant parler d’Halbret et de sa femme nesuffit point aux désirs de mon cœur.

– Très bien, mademoiselle ; alors jene vous dirai pas que j’ai vu Hal la semaine dernière, qu’il m’achargé de vous embrasser sur les deux joues ; je ne vous diraipas non plus que Grâce vous aime de toute son âme, que sa petitefille Maude, un ange de bonté, souhaite le bonheur à sa joliemarraine.

– Mille fois merci, cher Robin, pourvotre charmante manière de ne rien dire. Je suis très satisfaite derester ainsi dans l’ignorance de ce qui se passe àNottingham ; mais, à propos, avez-vous fait part à Marianne del’attention que vous accordez à la charmante femmed’Halbret ?

– Voilà, par exemple, une malicieusequestion, miss Maude. Eh bien ! pour vous donner la preuve quema conscience n’a point de reproches à se faire, je vous dirai quej’ai confié à Marianne une petite partie de mon admiration pour lescharmes de la belle Grâce. Cependant, comme j’ai un faible pour sesyeux, je me suis bien gardé d’être trop expansif sur un sujet aussidélicat.

– Eh ! quoi ! vous trompezMarianne ! vous méritez que j’aille lui révéler à l’instantmême toute l’étendue de votre crime.

– Nous irons ensemble tout à l’heure, jevous offrirai mon bras ; mais avant de nous rendre decompagnie auprès de Marianne, je désire causer avec vous.

– Qu’avez-vous à me dire,Robin ?

– Des choses charmantes, et qui, j’ensuis certain, vous donneront un vif plaisir.

– Alors vous avez reçu des nouvelles de…de… Et la jeune fille, l’œil interrogateur, les joues subitementcolorées, regardait Robin avec une expression mêlée de doute,d’espérance et de joie.

– De qui, Maude ?

– Ah ! vous vous moquez de moi, dittristement la pauvre fille.

– Non, chère petite amie, j’ai vraiment àvous apprendre quelque chose de très heureux.

– Dites-le-moi bien vite, alors.

– Que pensez-vous d’un mari ?demanda Robin.

– Un mari ! Voilà une étrangequestion.

– Pas du tout, si ce mari était…

– Will ! Will ! vous avezentendu parler de Will ? De grâce, Robin, ne jouez pas avecmon cœur. Tenez, il bat avec tant de violence qu’il me faitsouffrir. Je vous écoute, parlez, Robin ; ce cher Will est-ilbien portant ?

– Sans doute, puisqu’il songe à vousnommer le plus tôt possible sa chère petite femme.

– Vous l’avez vu ? où est-il ?quand viendra-t-il ici ?

– Je l’ai vu, il viendra bientôt.

– Ô sainte mère de Dieu, je teremercie ! s’écria Maude les mains jointes et en levant versle ciel ses yeux remplis de larmes. Combien je serai heureuse de levoir ! ajouta la jeune fille ; mais… continua Maude,l’œil magiquement attiré vers la porte sur le seuil de laquelle unjeune homme se tenait debout, c’est lui ! c’est lui !

Maude jeta un cri de suprême joie, s’élançadans les bras de William et perdit connaissance.

– Pauvre chère fille ! murmura lejeune homme d’une voix tremblante, l’émotion a été trop vive, tropinattendue ; elle s’est évanouie. Robin, soutiens-la un peu,je me sens aussi faible qu’un enfant, il m’est impossible de resterdebout.

Robin enleva doucement Maude d’entre les brasde Will et la porta sur un siège. Quant au pauvre William, la têtecachée entre les mains, il versait d’abondantes larmes. Mauderevint à elle ; sa première pensée fut pour Will, son premierregard chercha le jeune homme. Celui-ci s’agenouilla tout en pleursaux pieds de Maude ; il entoura de ses bras la taille de sonamie, et, d’une voix expressive et tendre, il murmura son nombien-aimé. Maude ! Maude !

– William ! cher William !

– J’ai besoin de parler à Marianne, ditRobin en riant. Adieu, je vous laisse en tête à tête ;n’oubliez pas trop ceux qui vous aiment.

Maude tendit la main au jeune homme, etWilliam lui envoya un regard plein de reconnaissance.

– Enfin me voilà revenu, chère Maude, ditWill ; êtes-vous contente de me revoir ?

– Comment pouvez-vous m’adresser unepareille question, William ? Oh ! oui, je suis contente,mieux que cela, je suis heureuse, très heureuse.

– Vous ne désirez plus m’éloigner devous ?

– L’ai-je jamais désiré ?

– Non ; mais il dépend de vous seuleque ma présence ici soit un séjour définitif ou une simplevisite.

– Que voulez-vous dire ?

– Vous souvient-il de la dernièreconversation que nous avons eue ensemble ?

– Oui, cher William.

– Je vous quittai le cœur bien gros cejour-là, chère Maude, j’étais au désespoir. Robin s’aperçut de matristesse, et, pressé par ses questions, je lui en avouai la cause.J’appris ainsi le nom de celui que vous aviez aimé…

– Ne parlons pas de mes folies de jeunefille, interrompit Maude en nouant ses mains autour du cou deWilliam ; le passé appartient à Dieu.

– Oui, chère Maude, à Dieu seul, et leprésent à nous, n’est-ce pas ?

– Oui, à nous et à Dieu. Il seraitpeut-être nécessaire pour votre tranquillité, cher William, ajoutala jeune fille, que vous eussiez de mes relations avec Robin Hoodune idée bien claire, bien franche et bien arrêtée.

– Je sais tout ce que je désire savoir,chère Maude ; Robin m’a fait part de ce qui s’était passéentre vous et lui. Une légère rougeur monta au front de la jeunefille.

– Si votre départ eût été moins prompt,reprit Maude en appuyant sur l’épaule du jeune homme son visageempourpré, vous eussiez appris que, profondément touchée de lapatiente tendresse de votre amour, je voulais y répondre. Pendantvotre absence, je me suis habituée à regarder Robin avec les yeuxd’une sœur, et aujourd’hui je me demande, Will, si mon cœur ajamais battu pour un autre que pour vous.

– Alors il est bien vrai que vous m’aimezun peu, Maude ? dit William les mains jointes et les yeuxhumides.

– Un peu ! non ; maisbeaucoup.

– Oh ! Maude, Maude, combien vous merendez heureux !… Vous le voyez, j’avais raison d’espérer,d’attendre, de me montrer patient, de me dire : Il viendra unjour où je serai aimé… Nous allons nous marier, n’est-cepas ?

– Cher Will !

– Dites oui, dites mieux encore,dites : Je veux épouser mon bon William.

– Je veux épouser mon bon William, répétadocilement la jeune fille.

– Donnez-moi votre main, chère Maude.

– La voici. William baisa passionnémentla petite main de sa fiancée.

– À quand notre mariage, Maude ?demanda-t-il.

– Je ne sais, mon ami, un de cesjours.

– Sans doute, mais il faut lepréciser ; si nous disions demain ?

– Demain, Will, vous n’y pensezpas ; c’est impossible !

– Impossible ! pourquoicela ?

– Parce que c’est trop subit, troprapide.

– Le bonheur n’arrive jamais trop vite,chère Maude, et si nous pouvions nous marier à l’instant même, jeserais le plus heureux des hommes. Puisqu’il faut attendre jusqu’àdemain, je m’y résigne. C’est convenu, n’est-ce pas, demain vousserez ma femme ?

– Demain ! s’écria la jeunefille.

– Oui, et pour deux raisons : lapremière, c’est que nous fêtons l’anniversaire de mon père quivient d’entrer dans sa soixante-seizième année ; la seconde,c’est que ma mère désire célébrer mon retour par de grandesréjouissances. La fête sera bien plus complète si elle est encoreégayée par l’accomplissement de nos mutuels désirs.

– Votre famille, cher William, n’estpoint préparée à me recevoir au nombre des siens, et votre pèredira peut-être…

– Mon père, interrompit Will, mon pèredira que vous êtes un ange, qu’il vous aime, et que depuislongtemps déjà vous êtes sa fille. Ah ! Maude, vous neconnaissez pas ce bon et tendre vieillard, puisque vous doutezqu’il soit très heureux du bonheur de son fils.

– Vous possédez un si grand talent depersuasion, mon cher Will, que je me range entièrement à votreavis.

– Ainsi vous consentez, Maude ?

– Il le faut, je présume, cher Will.

– Vous n’y êtes pas contrainte, miss.

– En vérité, William, vous êtes biendifficile à satisfaire ; sans doute vous préférez m’entendrevous répondre : Je consens de tout mon cœur…

– À vous épouser demain, ajouta Will.

– À vous épouser demain, répéta Maude enriant.

– Très bien, je suis content. Venez,chère petite femme ; allons annoncer à nos amis notre prochainmariage.

William prit le bras de Maude, le glissa sousle sien et, tout en embrassant la jeune fille, il l’entraîna versla salle, où toute la famille était encore réunie.

Lady Gamwell et son mari donnèrent leurbénédiction à Maude, Winifred et Barbara saluèrent la jeune filledu doux nom de sœur, et les frères de Will l’embrassèrent avecenthousiasme.

Les préparatifs de la noce occupèrent lesdames, qui, toutes animées d’un même désir, celui de contribuer aubonheur de Will et à la beauté de Maude, se mirent sur-le-champ àcomposer pour la jeune fille une charmante toilette.

Le lendemain arriva comme arrivent tous leslendemains lorsqu’ils sont impatiemment attendus, avec une grandelenteur. Dès le matin la cour du château avait été garnie d’unefabuleuse quantité de tonneaux d’ale, qui, enguirlandés defeuillage, devaient attendre patiemment que l’on daignâts’apercevoir de leur présence. Un festin splendide se préparait,les fleurs cueillies par brassées jonchaient les salles, lesmusiciens accordaient leurs instruments et les convives attendusarrivaient en foule.

L’heure fixée pour la célébration du mariagede miss Lindsay avec William Gamwell était près de sonner ;Maude, parée avec un goût exquis, attendait dans la salle la venuede William, et William ne venait pas.

Sir Guy envoya un serviteur à la recherche deson fils.

Le serviteur parcourut le parc, visita lechâteau, appela le jeune homme, et n’entendit d’autre réponse quel’écho de sa propre voix.

Robin Hood et les fils de sir Guy montèrent àcheval et fouillèrent les environs ; ils n’aperçurent aucunetrace du jeune homme, ils ne purent recueillir sur lui aucunrenseignement.

Les convives, divisés par bandes, allèrentd’un autre côté explorer la campagne ; mais leur recherche futaussi inutile.

À minuit, toute la famille en pleurs sepressait autour de Maude, plongée depuis une heure dans un profondévanouissement.

William avait disparu.

Chapitre 2

 

Comment nous l’avons dit, le baron Fitz Alwineavait ramené au château de Nottingham sa belle et gracieuse fillelady Christabel.

Quelques jours avant la disparition du pauvreWill, le baron se trouvait assis dans une chambre de sonappartement particulier, en face d’un petit vieillard splendidementvêtu d’un habit tout chamarré de broderies d’or.

S’il pouvait y avoir de la richesse dans lalaideur, nous dirions que l’hôte du seigneur Fitz Alwine étaitimmensément riche.

À en juger par son visage, ce coquet vieillarddevait être beaucoup plus âgé que le baron ; mais il semblaitne point se souvenir de l’ancienneté de son acte de naissance.

Ridés et grimaçants comme le sont de vieuxsinges, nos deux personnages causaient à demi voix, et il étaitévident qu’ils cherchaient à obtenir l’un de l’autre, à force deruse et de flatterie, la solution définitive d’une affaireimportante.

– Vous êtes trop dur avec moi, baron, ditle très laid vieillard en branlant la tête.

– Ma foi ! non, répondit lestementlord Fitz Alwine, j’assure le bonheur de ma fille, voilà tout, etje vous mets au défi de me trouver une arrière-pensée, mon cher sirTristram.

– Je sais que vous êtes un bon père, FitzAlwine, et que le bonheur de lady Christabel est votre uniquepréoccupation… que comptez-vous lui donner pour dot, à cette chèreenfant ?

– Je vous l’ai déjà dit, cinq millepièces d’or le jour de son mariage, et la même somme plus tard.

– Il faut préciser la date, baron, ilfaut préciser la date, grommela le vieillard.

– Mettons dans cinq ans.

– Ce délai est long, puis la dot que vousdonnez à votre fille est bien modeste.

– Sir Tristram, dit le baron d’une voixsèche, vous soumettez ma patience à une trop longue épreuve.Rappelez-vous donc, je vous prie, que ma fille est jeune et belle,et que vous n’avez plus les avantages physiques que vous pouviezposséder il y a cinquante ans.

– Allons, allons, ne vous fâchez pas,Fitz Alwine, mes intentions sont bonnes ; je puis placer unmillion à côté de vos dix mille pièces d’or, que dis-je ? unmillion, peut-être deux.

– Je sais que vous êtes riche,interrompit le baron ; malheureusement je ne suis pas à votreniveau, et néanmoins je veux placer ma fille au rang des plusgrandes dames de l’Europe. Je veux que la position de ladyChristabel soit égale à celle d’une reine. Vous connaissez cepaternel désir, et cependant vous refusez de me confier la sommequi doit venir en aide à sa réalisation.

– Je ne comprends pas, mon cher FitzAlwine, quelle différence il peut y avoir pour le bonheur de votrefille à ce que je garde entre mes mains l’argent qui représente lamoitié de ma fortune. Je place le revenu d’un million, de deuxmillions sur la tête de lady Christabel, mais je garde la propriétédu capital. Ne vous tourmentez donc pas, je ferai à ma femme uneexistence de reine.

– Tout cela est fort bien… en paroles,mon cher Tristram ; mais permettez-moi de vous dire que,lorsqu’il y a une très grande disproportion d’âge entre deux époux,la mésintelligence se fait l’hôte de leur maison. Il peut arriverque les caprices d’une jeune femme vous deviennent insupportableset que vous repreniez ce que vous aurez donné. Si je tiens entremes mains la moitié de votre fortune, je serai tranquille sur lebonheur à venir de ma fille ; elle n’aura rien à craindre, etvous pouvez vous quereller avec elle tant qu’il vous plaira.

– Nous quereller ! vous plaisantez,mon cher baron : jamais de la vie il n’arrivera un malheursemblable. J’aime trop tendrement la belle petite colombe pour nepas craindre de lui déplaire. J’aspire depuis douze ans à lapossession de sa main, et vous pensez que je puis être capable deblâmer ses caprices ! Elle en aura tant qu’elle voudra, ellesera riche et pourra les satisfaire.

– Permettez-moi de vous dire, sirTristram, que si vous refusez une fois encore d’accéder à mademande, je vous retirerai très nettement la parole que je vous aidonnée.

– Vous êtes trop vif, baron, beaucouptrop vif, grommela le vieillard ; causons encore un peu decette affaire.

– Je vous ai dit là-dessus tout ce qu’ily avait à dire ; ma décision est prise.

– Ne vous entêtez pas, Fitz Alwine.Voyons, si je plaçais cinquante mille pièces d’or en votrepossession ?

– Je vous demanderais si vous avezl’intention de m’insulter.

– Vous insulter ! Fitz Alwine,quelle opinion avez-vous donc de moi ?… Si je disais deux centmille pièces d’or ?…

– Sir Tristram, restons-en là. Je connaisvotre immense fortune, et l’offre que vous me faites est unevéritable moquerie. Que voulez-vous que je fasse de vos deux centmille pièces d’or ?

– Ai-je dit deux cent mille, baron ?je voulais dire, cinq cent mille…, cinq cents, entendez-vous ?Voilà, n’est-il pas vrai, une noble somme, une bien noblesomme ?

– C’est vrai, répondit le baron ;mais vous m’avez dit tout à l’heure que vous pouviez placer deuxmillions à côté des modestes dix mille pièces d’or de ma fille.Donnez-moi un million, et ma Christabel sera votre femme dèsdemain, si vous le désirez, mon bon Tristram.

– Un million ! vous voulez, FitzAlwine, que je vous confie un million ! En vérité, votredemande est absurde ; je ne puis en conscience placer entrevos mains la moitié de ma fortune.

– Mettez-vous en doute mon honneur et madélicatesse ? s’écria le baron d’une voix irritée.

– Pas le moins du monde, mon cherami.

– Me supposez-vous un autre intérêt quecelui qui se rattache au bonheur de ma fille ?

– Je sais que vous aimez ladyChristabel ; mais…

– Mais quoi ? interrompit violemmentle baron ; décidez-vous sur-le-champ, ou j’annule à jamais lesengagements que j’ai pris.

– Vous ne me donnez même pas le temps deréfléchir.

En ce moment un coup discrètement frappé à laporte annonça l’arrivée d’un serviteur.

– Entrez, dit le baron.

– Milord, dit le valet, un messager duroi apporte de pressantes nouvelles ; il attend pour lescommuniquer le bon plaisir de Votre Seigneurie.

– Faites-le monter, répondit le baron.Maintenant, sir Tristram, un dernier mot, si vous n’adhérez pas àmes désirs avant l’entrée du courrier qui se présentera ici dansdeux minutes, vous n’aurez pas lady Christabel.

– Écoutez-moi, Fitz Alwine, de grâce,écoutez-moi.

– Je n’écouterai rien ; ma fillevaut un million ; puisque vous m’avez dit que vousl’aimiez.

– Tendrement, très tendrement, marmottale hideux vieillard.

– Eh bien ! sir Tristram, vous sereztrès malheureux, car vous allez être à jamais séparé d’elle. Jeconnais un jeune seigneur, noble comme un roi, riche, très riche,et d’une agréable figure, qui n’attend que ma permission pourmettre son nom et sa fortune aux pieds de ma fille. Si vous hésitezencore pendant la durée d’une seconde, demain, entendez-vous bien,demain celle que vous aimez, ma fille, la belle et charmanteChristabel, sera la femme de votre heureux rival.

– Vous êtes impitoyable, FitzAlwine !

– J’entends les pas du courrier, répondezoui ou non.

– Mais… Fitz Alwine !

– Oui ou non ?

– Oui, oui, balbutia le vieillard.

– Sir Tristram, mon cher ami, songez àvotre bonheur ; ma fille est un trésor de grâce et debeauté.

– Il est vrai qu’elle est bien belle, ditl’amoureux vieillard.

– Et qu’elle vaut bien un million depièces d’or, ajouta le baron en ricanant. Sir Tristram, ma filleest à vous.

Ce fut ainsi que le baron Fitz Alwine venditsa fille, la belle Christabel, à sir Tristram de Goldsborough pourun million de pièces d’or.

Aussitôt qu’il eut été introduit, le courrierannonça au baron qu’un soldat qui avait tué le capitaine de sonrégiment avait été suivi jusqu’en Nottinghamshire. Le roi donnaitordre au baron Fitz Alwine de faire saisir ce soldat par sesagents, et de le faire pendre sans miséricorde.

Le courrier congédié, lord Fitz Alwine serra àdeux mains les mains tremblantes du futur époux de sa fille, ens’excusant de le quitter dans un moment aussi heureux ; maisles ordres du roi étaient précis, il fallait y obéir sans lemoindre retard.

Trois jours après la conclusion de l’honorablemarché contracté entre le baron et sir Tristram, le soldatpoursuivi fut fait prisonnier et enfermé dans un donjon du châteaude Nottingham.

Robin Hood continuait activement la recherchede William, qui était, hélas ! le pauvre soldat saisi par lesestafiers du baron.

Désespéré de l’inutilité de ses investigationsdans tout le comté du Yorkshire, Robin Hood regagna la forêt,espérant obtenir quelques renseignements par ses hommes, qui, sanscesse apostés sur les routes qui vont de Mansfeld à Nottingham,auraient peut-être découvert quelque trace du jeune homme.

À un mille de Mansfeld, Robin Hood rencontraMuch, le fils du meunier ; celui-ci, monté ainsi que le jeunehomme sur un vigoureux cheval, galopait à toute bride vers ladirection que Robin venait de quitter.

En apercevant son jeune chef, Much jeta un cride joie et arrêta sa monture.

– Combien je suis heureux de vousrencontrer, mon cher ami, dit-il ; j’allais à Barnsdale ;j’ai des nouvelles du jeune garçon qui était avec vous à notrerencontre.

– L’avez-vous vu ? Nous sommes à sarecherche depuis trois jours.

– Je l’ai vu.

– Quand ?

– Hier au soir.

– Où ?

– À Mansfeld où je rentrais après avoirpassé quarante-huit heures avec mes nouveaux compagnons. Enapprochant de la maison de mon père, j’aperçus devant la porte unetroupe de chevaux, et sur l’un d’eux se trouvait un homme, lesmains étroitement liées. Je reconnus votre ami. Les soldats,occupés à se rafraîchir, laissaient le prisonnier à la garde desliens qui l’attachaient sur le cheval. Sans attirer leurs regards,je réussis à faire comprendre à ce pauvre garçon que j’allaissur-le-champ courir à Barnsdale, et vous annoncer le malheur quilui était arrivé. Cette promesse ranima le courage de votre ami,qui me remercia d’un coup d’œil expressif. Sans perdre une minute,je demandai un cheval, et, tout en me mettant en selle, j’adressaià un soldat quelques questions sur le sort qui était réservé à leurprisonnier. Il me répondit que, par ordre du baron Fitz Alwine, onconduisait ce jeune homme au château de Nottingham.

– Je vous remercie de l’empressement quevous avez mis à me rendre service, mon cher Much, répondit Robin.Vous venez de m’apprendre tout ce que je désirais savoir, et ilfaudra véritablement jouer de malheur si nous ne réussissons pas àprévenir les cruelles intentions de Sa Seigneurie normande. Enselle, mon cher Much, gagnons en toute hâte le centre de laforêt ; là, je prendrai les mesures nécessaires à une prudenteexpédition.

– Où est Petit-Jean ? demandaMuch.

– Il se rend à notre retraite par unchemin opposé à celui-

ci. En nous séparant nous avions l’espoir derecueillir des nouvelles chacun de notre côté. Le sort s’estdéclaré en ma faveur, puisque j’ai eu la joie de vous rencontrer,mon brave Much.

– Toute la satisfaction est pour moi, moncapitaine, répondit gaiement Much ; votre volonté est la loiqui sert de guide à toutes mes actions.

Robin sourit, inclina la tête et partit ventreà terre, suivi de près par son compagnon.

En arrivant au rendez-vous général, Robin etMuch y trouvèrent Petit-Jean. Après avoir communiqué à ce dernierles nouvelles apportées par Much, Robin lui ordonna de réunir leshommes disséminés dans la forêt, de les former en une seule troupeet de les conduire sur la lisière du bois qui avoisinait le châteaude Nottingham. Là, cachés sous l’ombrage des arbres, ils devaientattendre un appel de Robin et se tenir prêts au combat. Cesdispositions achevées, Robin et Much remontèrent à cheval etprirent au triple galop le chemin de Nottingham.

– Mon cher ami, dit Robin lorsqu’ilseurent atteint les limites de la forêt, nous voici arrivés au butde la course ; je ne dois pas entrer à Nottingham, ma présencedans la ville serait promptement connue, et on lui trouverait uneraison que je désire tenir cachée. Vous me comprenez, n’est-cepas ? Si les ennemis de William avaient connaissance de monapparition soudaine, ils se tiendraient sur leurs gardes, et parconséquent il nous deviendrait fort difficile de mettre notrecompagnon en liberté. Vous allez pénétrer seul dans la ville, etvous vous rendrez dans une petite maison qui se trouve à une courtedistance de Nottingham. Vous y trouverez un bon garçon de mes amisnommé Halbert Lindsay ; en cas d’absence de ce dernier, unegentille femme qui porte à ravir le doux nom de Grâce vous dira oùest son mari, vous irez à sa recherche et vous me l’amènerez.Avez-vous compris ?

– Parfaitement.

– Eh bien ! allez, je vais m’asseoirici, et je vous attendrai en surveillant les environs.

Resté seul, Robin cacha son cheval dans lefourré, s’étendit sous l’ombrage d’un chêne, et se mit à combinerun plan de conduite pour tenter de secourir efficacement le pauvreWill. Tout en faisant appel aux ressources de son esprit inventif,le jeune homme surveillait la route avec une prudente attention.Bientôt il vit poindre à l’extrémité du chemin qui monte deNottingham vers la forêt un jeune cavalier fort richement vêtu.

– Par ma foi ! se dit mentalementRobin, si cet élégant promeneur est de race normande, bien lui en apris de choisir cet endroit pour respirer l’air parfumé de lacampagne. Il me paraît si bien traité par dame Fortune qu’il y auraplaisir à prendre dans ses poches le prix des flèches et des arcsqui vont être brisés demain en l’honneur de William. Son costumeest somptueux, son allure hautaine ; bien certainement cegentil monsieur est de bonne rencontre. Avance, avance, jolidamoiseau, tu seras encore plus léger lorsque nous aurons faitconnaissance. Robin quitta prestement la position horizontale qu’ilavait prise, et se plaça sur le chemin du voyageur. Celui-ci quisans doute attendait de Robin un témoignage de politesse, s’arrêtacourtoisement.

– Soyez le bienvenu, charmant cavalier,dit Robin en portant la main à sa toque ; le temps est siobscur que j’ai pris votre gracieuse apparition pour un messager dusoleil. Votre souriante physionomie éclaire le paysage, et, si vousrestez quelques minutes encore sur la lisière du vieux bois, lesfleurs enveloppées d’ombre vont vous prendre pour un rayon dechaude lumière.

L’étranger se mit joyeusement à rire.

– Appartenez-vous à la bande de RobinHood ? demanda-t-il.

– Vous jugez sur l’apparence, messire,répondit le jeune homme, et, parce que vous me voyez revêtu ducostume des forestiers, vous présumez que je dois appartenir à labande de Robin Hood. Vous êtes dans l’erreur, tous les habitants dela forêt ne sont point attachés au sort du chef proscrit.

– C’est possible, répartit l’étrangerd’un ton de visible impatience ; j’ai cru rencontrer un membrede l’association des joyeux hommes, je me suis trompé, voilàtout.

La réponse du voyageur excita la curiosité deRobin.

– Messire, dit-il, votre visage respireune si franche cordialité que, en dépit de la haine profonde quedepuis plusieurs années mon cœur a vouée aux Normands…

– Je ne suis pas normand, sir forestier,interrompit le voyageur ; et je puis, à votre exemple, mepermettre de dire que vous juger sur l’apparence : mon costumeet l’accent de mon langage vous induisent en erreur. Je suis saxon,quoiqu’il y ait dans mes veines quelques gouttes de sangnormand.

– Un Saxon est un frère pour moi,messire, et je suis heureux de pouvoir vous témoigner masympathique confiance. J’appartiens à la bande de Robin Hood. Commevous le savez sans doute, nous employons une manière un peu moinsdésintéressée pour nous faire connaître aux voyageurs normands.

– Je connais cette manière à la foiscourtoise et productive, répondit l’étranger en riant, j’en ai fortentendu parler, et je me rendais à Sherwood uniquement pour avoirle plaisir d’y rencontrer votre chef.

– Et si je vous disais, messire, que vousêtes en présence de Robin Hood ?

– Je lui tendrais la main, répliquavivement l’étranger en accompagnant ces paroles d’un geste amical,et je lui dirais : Ami Robin, avez-vous oublié le frère deMarianne ?

– Allan Clare ! vous êtes AllanClare ! s’écria joyeusement Robin.

– Oui, je suis Allan Clare, et lesouvenir de votre expressive physionomie, mon cher Robin, était sibien gravé dans mon cœur qu’au premier regard je vous aireconnu.

– Combien je suis heureux de vous voir,cher Allan ! reprit Robin Hood en serrant à deux mains la maindu jeune homme. Marianne ne s’attend pas au bonheur que lui apportevotre venue en Angleterre.

– Ma pauvre et chère sœur ! ditAllan avec une expression de profonde tendresse. Est-elle bienportante ? est-elle un peu heureuse ?

– Sa santé est parfaite, cher Allan, etelle n’a d’autre chagrin que celui d’être séparée de vous.

– Je reviens, et je reviens pour ne plusrepartir ; ma bonne sœur sera ainsi tout à fait heureuse.Avez-vous appris, cher Robin, que j’étais entré au service du roide France ?

– Oui, un homme appartenant au baron, etle baron lui-même, dans un élan de franchise soulevé par la peur,nous ont fait connaître votre situation auprès du roi Louis.

– Une circonstance favorable m’a permisde rendre un grand service au roi de France, reprit le chevalier,et dans sa gratitude, il daigna s’informer de mes désirs et metémoigner un vif intérêt. La bonté du roi m’enhardit : je luifis connaître la douloureuse situation de mon cœur, je lui apprisque mes biens avaient été confisqués, et je le suppliai de mepermettre de rentrer en Angleterre. Le roi eut la bienveillanced’exaucer ma requête ; il me donna sur-le-champ une lettrepour Henri II, et sans perdre une minute, je me rendis à Londres. Àla prière du roi de France, Henri II m’a rendu les biens de monpère, et la trésorerie doit me remettre en beaux écus d’or lerevenu produit par mes propriétés depuis l’époque de leurconfiscation. Outre cela, j’ai réalisé une forte somme qui, remiseentre les mains du baron Fitz Alwine, doit me faire obtenir la mainde ma chère Christabel.

– Je connais ce contrat, dit Robin ;les sept années accordées par le baron sont à la veille d’expirer,n’est-ce pas ?

– Oui, demain est mon dernier jour degrâce.

– Eh bien ! il faut vous hâter derendre visite au baron, une heure de retard serait votre perte.

– Comment avez-vous appris l’existence dece contrat et les conditions qu’il renferme ?

– Parmon cousin Petit-Jean.

– Le gigantesque neveu de sir Guy deGamwell ? demanda Allan.

– Lui-même, vous vous souvenez donc de cedigne garçon ?

– Sans aucun doute.

– Eh bien, il est aujourd’hui plus grandque jamais et d’une force supérieure encore à sa taille. Ce fut parlui que j’eus connaissance de vos engagements avec le baron.

– Lord Fitz Alwine lui en avait fait laconfidence ? dit Allan avec un sourire.

– Oui, Petit-Jean interrogeait SaSeigneurie un poignard entre les mains et la menace aux lèvres.

– Je comprends alors l’expansion dubaron.

– Mon cher ami, reprit sérieusementRobin, méfiez-vous de lord Fitz Alwine ; il ne vous aime pas,et, s’il peut parvenir à violer le serment qui engage sa parole, iln’hésitera pas à le faire.

– S’il tentait de me disputer la main delady Christabel, je vous jure, Robin, que je l’en feraiscruellement repentir.

– Avez-vous un moyen quelconque pourinspirer au baron la crainte de vos menaces ?

– Oui, et, du reste, n’en aurais-je pasque je parviendrais à obtenir l’exécution de sa promesse ;j’assiégerais le château de Nottingham plutôt que de renoncer à mabien-aimée Christabel.

– Si vous avez besoin d’assistance, jesuis entièrement à vos ordres, mon cher Allan ; je puis mettresur-le-champ à votre disposition deux cents gaillards qui ont lepied vif et la main ferme. Ils manient avec une égale adressel’arc, l’épée, la lance et le bouclier ; dites un mot, et ilsviendront, à mon commandement, se ranger autour de vous.

– Merci mille fois, cher Robin, jen’attendais pas moins de votre bonne amitié.

– Et vous aviez raison ; maintenant,permettez-moi de vous demander comment vous avez appris quej’habitais la forêt de Sherwood ?

– Après avoir terminé mes affaires àLondres, répondit le chevalier, je vins à Nottingham. Là, je fusinstruit du retour du baron et de la présence de Christabel auchâteau. Mon cœur tranquillisé sur l’existence de celle que j’aime,je me rendis à Gamwell. Jugez de ma stupéfaction en entrant auvillage de ne trouver que les vestiges de la riche demeure dubaronnet. Je gagnai Mansfeld en toute hâte, et un habitant de cettedernière ville me fit part des événements qui s’étaient passés. Ilme parla de vous avec éloge ; il me dit que la famille Gamwells’était secrètement retirée dans ses propriétés du Yorkshire.Parlez-moi de ma sœur Marianne, Robin Hood ; est-elle bienchangée ?

– Oui, cher Allan, elle est bienchangée.

– Pauvre sœur !

– Elle est d’une beauté accomplie, ajoutaRobin en riant, car chaque printemps lui a apporté une grâcenouvelle.

– Est-elle mariée ? demandaAllan.

– Non, pas encore.

– Tant mieux. Savez-vous si elle a donnéson cœur, si elle a promis sa main ?

– Marianne répondra à cette question, ditRobin en rougissant légèrement. Comme il fait chaudaujourd’hui ! ajouta-t-il en passant une main sur son frontempourpré. Mettons-nous, je vous prie, sous l’ombrage desarbres ; j’attends un de mes hommes, et il me semble que sonabsence se prolonge au-delà du terme fixé. À propos, Allan, vousrappelez-vous un des fils de sir Guy, William, surnommé l’Écarlateà cause de la couleur un peu trop ardente de sachevelure ?

– Un beau jeune homme aux grands yeuxbleus ?

– Oui ; ce pauvre garçon, envoyé àLondres par le baron Fitz Alwine, avait été incorporé dans unrégiment qui faisait partie du corps d’armée qui occupe encore laNormandie. Un beau jour, William fut pris de l’invincible désir derevoir sa famille ; il demanda un congé qu’il ne put obtenir,et, mis hors de lui par le persistant refus de son capitaine, il letua. Will réussit à gagner l’Angleterre, un heureux hasard nous miten présence, et je conduisis ce cher garçon à Barnsdale où habitesa famille. Le lendemain de son arrivée, toute la maison était enfête, car on célébrait non seulement le retour de l’exilé maisencore son mariage et l’anniversaire de sir Guy.

– Will va semarier ? avecqui ?

– Avec une charmante fille, que vous avezconnue… miss Lindsay.

– Je ne me rappelle pas cette jeunefille.

– Comment, vous aviez oublié l’existencede la compagne, de l’amie, de la suivante dévouée de LadyChristabel ?

– J’y suis, j’y suis, répartit AllanClare, vous me parlez de la joyeuse fille du gardien de Nottingham,de l’espiègle Maude ?

– C’est cela ; Maude et Williams’aimaient depuis longtemps.

– Maude aimait Will Écarlate ! Queme dites-vous là, Robin ? C’était vous, mon ami, qui aviezgagné le cœur de cette jeune fille.

– Non, non, vous êtes dans l’erreur.

– Du tout, du tout, je me souviensmaintenant que, si elle ne vous aimait pas, ce dont je doute, dumoins vous lui portiez un grand et tendre intérêt.

– J’avais alors et j’ai encoreaujourd’hui pour elle une affection de frère.

– Vraiment ! interrogeamalicieusement le chevalier.

– Sur mon honneur, oui, réponditRobin ; mais pour vous finir l’histoire de William, voici cequi est arrivé. Une heure avant la célébration du mariage, ildisparut, et je viens d’apprendre qu’il a été enlevé par lessoldats du baron. J’ai réuni mes hommes, ils seront dans quelquesinstants à portée de ma voix, et je compte sur mon adresse appuyéede leur secours pour délivrer William.

– Où se trouve-t-il ?

– Sans nul doute au château deNottingham ; je vais bientôt en avoir la certitude.

– Ne prenez pas une décision trop rapide,mon cher Robin, attendez jusqu’à demain ; je verrai le baron,et je mettrai en œuvre toute l’influence que peut avoir sur lui laprière ou la menace pour obtenir la mise en liberté de votrecousin.

– Mais si le vieux coquin agitsommairement, n’aurai-je pas à regretter toute ma vie d’avoir perduquelques heures ?

– Avez-vous une raison de lecraindre ?

– Comment pouvez-vous, cher Allan,m’adresser une question dont vous connaissez mieux que moi lacruelle réponse ? Vous savez bien, n’est-ce pas, que lord FitzAlwine est sans cœur, sans pitié et sans âme. S’il osait pendreWill de ses propres mains, soyez bien assuré qu’il le ferait. Jedois me hâter d’arracher William de ses griffes de lion si je neveux pas le perdre à jamais.

– Vous avez peut-être raison, mon cherRobin, et mes conseils de prudence seraient dans ce cas dangereux àsuivre. je vais me présenter au château aujourd’hui même, et, unefois dans la place, il me sera possible de vous être de quelquesecours. J’interrogerai le baron ; s’il ne répond pas à mesquestions, je m’adresserai aux soldats ; ils serontaccessibles à la tentation d’une riche récompense, jel’espère ; comptez sur moi, et si mes efforts restent sansrésultat, je vous ferai savoir que vous devez agir avec la plusgrande promptitude.

– C’est entendu, chevalier. Tenez, voicimon homme qui revient ; il est accompagné d’Halbert, le frèrede lait de Maude. Nous allons apprendre quelque chose sur le sortde mon pauvre Will.

– Eh bien ? demanda Robin aprèsavoir embrassé son jeune ami.

– J’ai peu de chose à vous dire, réponditHalbert ; je sais seulement qu’un prisonnier a été conduit auchâteau de Nottingham, et Much m’a appris que ce malheureux étaitnotre pauvre ami Will Écarlate. Si vous voulez tenter de le sauver,Robin, il faut s’en occuper sur-le-champ. Un moine pèlerin depassage à Nottingham a été appelé au château pour confesser leprisonnier.

– Sainte mère de Dieu, ayez pitié denous ! s’écria Robin d’une voix tremblante. Will, mon pauvreWill, est en danger de mort ! Il faut l’enlever du château, ille faut à tout prix ! Vous ne savez rien de plus,Halbert ? ajouta Robin.

– Rien qui soit relatif à Will ;mais j’ai appris que lady Christabel allait se marier à la fin dela semaine.

– Lady Christabel se marier ! répétaAllan.

– Oui, messire, répondit Halbert enregardant le chevalier d’un air surpris ; elle va épouser leplus riche Normand de toute l’Angleterre.

– Impossible ! impossible !exclama Allan Clare.

– C’est parfaitement vrai, repritHalbert, et l’on fait au château de grands préparatifs pourcélébrer ce joyeux événement.

– Ce joyeux événement ! répéta lechevalier d’un ton amer. Quel est le nom du misérable qui prétendépouser lady Christabel ?

– Vous êtes donc étranger au pays,messire, continua Halbert, que vous ignorez la joie immense de SaSeigneurie Fitz Alwine ? Milord baron a si bien manœuvré qu’ila réussi à conquérir une colossale fortune en la personne de sirTristram de Goldsborough.

– Lady Christabel devenir la femme de cehideux vieillard ! s’écria le chevalier au comble de lasurprise ; mais cet homme est à demi mort ! mais cethomme est un monstre de laideur et de sordide avarice ! Lafille du baron Fitz Alwine est ma fiancée, et tant qu’un souffle devie s’échappera de mes lèvres, nul autre que moi n’aura des droitssur son cœur.

– Votre fiancée, messire ! Qui doncêtes-vous ?

– Le chevalier Allan Clare, ditRobin.

– Le frère de lady Marianne ! celuiqui est si tendrement aimé de lady Christabel ?

– Oui, mon cher Hal, dit Allan.

– Hourra ! cria Halbert en faisantvoler sa toque par-dessus sa tête ; voilà une heureusearrivée. Soyez le bienvenu en Angleterre, monsieur ; votreprésence changera en sourire les larmes de votre belle fiancée. Lescérémonies de cet odieux mariage devaient avoir lieu à la fin de lasemaine ; si vous désirez y mettre obstacle, vous n’avez pasde temps à perdre.

– Je vais à l’instant même rendre unevisite au baron, dit Allan ; s’il croit qu’il lui est encorepossible aujourd’hui de se jouer de moi, il se trompe.

– Comptez sur mon aide, chevalier, ditRobin ; je m’engage à mettre à l’accomplissement de votremalheur un obstacle tout-puissant, celui de la force unie à laruse. Nous enlèverons lady Christabel. Je suis d’avis que nous nousrendions tous les quatre au château, vous y pénétrerez seul, etj’attendrai votre retour en compagnie de Much et d’Halbert.

Les jeunes gens atteignirent bientôt lesabords de la demeure seigneuriale. Au moment où le chevalier allaitprendre le chemin qui mène au pont-levis, un bruit de chaînes sefit entendre, le pont s’abaissa, et un vieillard revêtu du costumedes pèlerins sortit de la poterne du château.

– Voici le confesseur appelé par le baronpour le pauvre William, dit Halbert ; questionnez-le, Robin,il vous apprendra peut-être à quel sort est destiné notre ami.

– J’avais la même pensée que vous, moncher Halbert, et je considère la rencontre de ce saint homme commeun secours envoyé par la divine Providence. Que la sainte Vierge teprotège, mon bon père ! dit Robin en s’inclinant avec respectdevant le vieillard.

– Ainsi soit-il à ta bonne prière, monfils ! répondit le pèlerin.

– Vous venez de bien loin, monpère ?

– De la Terre sainte, où je suis alléfaire un long et douloureux pèlerinage pour expier les péchés de majeunesse ; aujourd’hui, épuisé de fatigue, je reviens pourmourir sous le ciel qui m’a vu naître.

– Dieu vous a accordé de longues années,bon père.

– Oui, mon fils, je vais avoir bientôtquatre-vingt-dix ans, et ma vie ne semble plus être qu’unsonge.

– Je prie la Vierge de donner à vosdernières heures le calme du repos, mon père.

– Ainsi soit-il, cher enfant, à l’âmedouce et pieuse. À mon tour, je demande au ciel de répandre toutesles bénédictions sur ta jeune tête. Tu es croyant et bon,montre-toi charitable et donne une pensée à ceux qui souffrent, àceux qui vont mourir.

– Expliquez-vous, mon père, je ne vouscomprends pas, dit Robin d’une voix tremblante.

– Hélas ! hélas ! reprit levieillard, une âme est près de remonter au ciel, sa souverainedemeure ; le corps qu’elle anime de son souffle divin compte àpeine trente ans. Un homme de ton âge peut-être va mourir d’unemort bien cruelle ; prie pour lui, mon fils.

– Cet homme vous a fait sa dernièreconfession, mon père ?

– Oui, dans quelques heures il seraviolemment enlevé de ce monde.

– Où se trouve cet infortuné ?

– Dans un des sombres cachots de cettevaste demeure.

– Il y est seul ?

– Oui, mon fils, seul.

– Et ce malheureux doit mourir ?interrogea le jeune homme.

– Demain matin au lever du soleil.

– Vous êtes bien assuré, mon père, quel’exécution du condamné n’aura pas lieu avant les premières heuresdu jour ?

– J’en suis certain. Hélas !n’est-ce pas encore assez tôt ? Tes paroles me font mal,enfant ; désirerais-tu la mort de ton frère ?

– Non, saint vieillard, non, mille foisnon ! je donnerais ma vie pour sauver la sienne. Je connais cepauvre garçon, mon père, je le connais et je l’aime. Savez-vous àquel supplice il est condamné ? savez-vous encore s’il doitmourir à l’intérieur du château ?

– J’ai appris par le geôlier de la prisonque ce malheureux jeune homme devait être conduit à la potence parle bourreau de Nottingham. Les ordres sont donnés pour uneexécution publique sur la place de la ville.

– Que Dieu nous protège, murmura Robin.Cher et bon père, ajouta-t-il en prenant la main du vieillard,voulez-vous me rendre un service ?

– Que désires-tu de moi, monenfant ?

– Je désire, je demande, mon père, quevous veuilliez bien rentrer au château et prier le baron de vousaccordez la faveur d’accompagner le prisonnier au pied de lapotence.

– J’ai déjà obtenu cette grâce, monfils ; je serai demain matin auprès de votre ami.

– Soyez béni, saint père, soyez béni.J’ai un mot suprême à dire à celui qui va mourir, et je voudraisvous charger, bon vieillard, de le lui répéter pour moi. Demainmatin je serai ici près de ce groupe d’arbres ; daignez avoirla bonté, avant d’entrer au château, de venir entendre maconfidence.

– Je serai exact au rendez-vous que tu medonnes, mon cher fils.

– Merci, bon père ; à demain.

– À demain, et que la paix du Seigneursoit avec toi !

Robin s’inclina respectueusement, et lepèlerin, les mains croisées sur sa poitrine, s’éloigna enpriant.

– Oui, à demain, répéta le jeunehomme ; nous verrons demain si Will sera pendu !

– Il faudrait, dit Hal, qui avait prêtél’oreille à la conversation de Robin avec le confesseur du pauvreprisonnier, que vos hommes fussent placés à une courte distance dulieu de l’exécution.

– Ils seront à portée d’un appel, ditRobin.

– Comment ferez-vous pour les soustraireà la vue des soldats.

– Soyez sans inquiétude, mon cherHalbert, répondit Robin, mes joyeux hommes possèdent depuislongtemps l’art de se rendre invisibles, même sur les grandschemins, et, croyez-moi, ils n’iront pas frôler de leur pourpointla poitrine des soldats du baron, et ils ne feront leur entrée enscène qu’à un signal indiqué à l’avance.

– Vous me paraissez si certain d’obtenirun succès, mon cher Robin, dit Allan, que j’en viens à souhaiterpour mes propres affaires une partie de la confiance qui vous animeen ce moment.

– Chevalier, répondit le jeune homme,permettez-moi de mettre William en liberté, de le conduire àBarnsdale, de le voir entre les mains de sa chère petite femme, etensuite nous nous occuperons de lady Christabel. Le mariage projeténe doit point avoir lieu avant quelques jours, nous avons le tempsde nous préparer à une lutte sérieuse avec lord Fitz Alwine.

– Je vais entrer au château, dit Allan,et j’y apprendrai d’une manière ou d’une autre le secret de cettecomédie. Si le baron a jugé à propos de rompre un engagement quel’honneur et la délicatesse devaient lui rendre sacré, je metrouverai en droit de mettre en oubli tout témoignage de respect,et il arrivera que, bon gré, mal gré, lady Christabel sera mafemme.

– Vous avez raison, mon cher ami,présentez-vous sur-le-champ devant le baron ; il ne s’attendpas à votre visite, ce qui est très probable, la surprise vous lelivrera pieds et poings liés. Parlez-lui hardiment, et faites-luicomprendre que vous êtes dans l’intention d’employer la force pourobtenir lady Christabel. Pendant que vous allez faire auprès dulord Fitz Alwine cette importante démarche, je vais aller retrouvermes hommes et les préparer à accomplir avec prudence l’expéditionque je médite. Si vous avez besoin de moi, envoyez un exprès àl’endroit où nous nous sommes rencontrés il y a quelques instants,vous êtes certain d’y trouver à toute heure du jour ou de la nuit,un de mes braves compagnons ; s’il est nécessaire pour vousd’avoir un entretien avec votre fidèle allié, vous vous ferezconduire à ma retraite. Maintenant, ne craignez-vous pas que, unefois entré au château, il vous devienne impossible d’ensortir ?

– Lord Fitz Alwine n’oserait agir deviolence avec un homme comme moi, répondit Allan, il s’exposerait àun trop grand danger ; du reste, s’il a réellement le projetde donner Christabel à cet abominable Tristram, il sera tellementpressé de se débarrasser de moi que j’ai plutôt à craindre qu’ilrefuse de me recevoir qu’à appréhender qu’il me retienne auprès delui. Ainsi, adieu, ou plutôt au revoir, mon cher Robin ;j’irai vous retrouver bien certainement avant la fin du jour.

– Je vous attendrai. Tandis qu’AllanClare se dirigeait vers la poterne du château, Robin, Halbert etMuch gagnaient rapidement la ville. Introduit sans la moindredifficulté dans l’appartement de lord Fritz Alwine, le chevalier setrouva bientôt en présence du terrible châtelain.

Si un spectre se fût levé de son tombeau, ileût causé moins d’effroi et de terreur au baron que ne lui en fitéprouver la vue du beau jeune homme qui, dans une attitude digne etfière, se tenait debout devant lui.

Le baron lança à son valet un regard sifoudroyant que celui-ci s’échappa de la chambre de toute la vitessede ses jambes.

– Je ne m’attendais pas à vous voir, ditSa Seigneurie en ramenant ses yeux enflammés de colère sur lechevalier.

– C’est possible, milord ; mais mevoilà.

– Je le vois bien. Heureusement pour moique vous avez manqué à votre parole : le terme que je vousavais fixé est échu depuis hier.

– Votre Seigneurie fait erreur, je suisexact au gracieux rendez-vous qu’elle m’a donné.

– Il m’est difficile de vous croire surparole.

– J’en suis fâché, parce que vous allezme mettre dans l’obligation de vous y contraindre. Nous avons prisde plein gré des deux parts un engagement formel, et je suis endroit d’exiger la réalisation de vos promesses.

– Avez-vous rempli toutes les conditionsdu traité ?

– Je les ai remplies. Il y en avaittrois : je devais être remis en possession de mes biens, jedevais posséder cent mille pièces d’or, je devais venir au bout desept ans vous demander la main de lady Christabel.

– Vous possédez vraiment cent millepièces d’or ? demanda le baron d’un air d’envie.

– Oui, milord. Le roi Henri m’a rendu mespropriétés et j’ai reçu le revenu produit par mon patrimoine depuisle jour de la confiscation. Je suis riche et j’exige que dès demainvous me donniez lady Christabel.

– Demain ! s’écria le baron,demain ! et si vous n’étiez pas ici demain, ajouta-t-il d’unair sombre, le contrat serait nul ?

– Oui ; mais écoutez-moi, lord FitzAlwine : Je vous engage à éloigner de votre esprit le projetdiabolique que vous méditez en ce moment ; je suis dans mondroit, je me trouve devant vous à l’heure fixée pour y paraître etrien au monde (il ne faut pas songer à employer la force), rien aumonde ne pourra me contraindre à renoncer à celle que j’aime. Sivous agissez de ruse, en désespoir de cause, je prendrai, soyez-encertain, une revanche cruelle. Je connais une mystérieuseparticularité de votre vie, je la révélerai. J’ai vécu à la cour duroi de France, j’ai été initié aux secrets d’une affaire qui vousconcerne personnellement.

– Quelle affaire ? interrogea lebaron avec inquiétude.

– Il est inutile pour le moment quej’entre avec vous dans de longues explications ; qu’il voussuffise de savoir que j’ai appris et garde en note le nom desmisérables Anglais qui ont offert de livrer leur patrie au jougétranger. (Lord Fitz Alwine devint livide.) Tenez la promesse quevous m’avez faite, milord, et j’oublierai que vous avez été lâcheet félon envers votre roi.

– Chevalier, vous insultez un vieillard,dit le baron en prenant une attitude indignée.

– Je dis la vérité, et rien deplus ; encore un refus, milord, encore un mensonge, encore unsubterfuge et les preuves de votre patriotisme seront envoyées auroi d’Angleterre.

– Il est bien heureux pour vous, AllanClare, dit le baron d’un ton doucereux, que le ciel m’ait donné uncaractère calme et patient ; si j’étais d’une nature irritableet emportée, vous expieriez cruellement votre audace, je vousferais jeter dans les fossés du château.

– Cette action serait une grande folie,milord, car elle ne vous sauverait pas de la vengeance royale.

– Votre jeunesse est une excuse àl’impétuosité de vos paroles, chevalier ; je veux bien memontrer indulgent alors qu’il me serait facile de punir. Pourquoiparler la menace aux lèvres avant de savoir si j’ai réellementl’intention de vous refuser la main de ma fille ?

– Parce que j’ai acquis la certitude quevous avez promis lady Christabel à un misérable et sordidevieillard, à sir Tristram de Goldsborough.

– En vérité, en vérité ! et quelest, je vous prie, le bavard imbécile qui vous a raconté cettehistoire ?

– Ceci importe peu, toute la ville deNottingham est en rumeur à propos des préparatifs de ce riche etridicule mariage.

– Je ne puis être responsable, chevalier,des stupides mensonges qui circulent, autour de moi.

– Alors vous n’avez pas promis à sirTristram la main de votre fille ?

– Permettez-moi de ne point répondre àcette question. Jusqu’à demain je suis libre de penser et devouloir à ma guise ; demain est à vous : venez, jedonnerai à vos désirs une entière satisfaction. Adieu, chevalierClare, ajouta le vieillard en se levant, je vous souhaite bien lebonjour et je vous prie de me laisser seul.

– Au plaisir de vous revoir, baron FitzAlwine. Souvenez-vous qu’un gentilhomme n’a qu’une parole.

– Très bien, très bien, grommela levieillard en tournant le dos à son visiteur.

Allan sortit de l’appartement du baron le cœurrempli d’inquiétude. Il n’y avait point à se le dissimuler, levieux seigneur méditait quelque perfidie. Son regard plein demenace avait accompagné le jeune homme jusqu’au seuil de lachambre ; puis il s’était retiré dans l’embrasure d’unefenêtre, dédaignant de répondre au dernier salut du chevalier.

Aussitôt qu’Allan eut disparu (le jeune hommese rendait auprès de Robin Hood), le baron agita avec violence unesonnette placée sur la table.

– Envoyez-moi Pierre le Noir, ditbrusquement le baron.

– À l’instant, milord.

Quelques minutes après, le soldat demandé parlord Fitz Alwine paraissait devant lui.

– Pierre, dit le baron, vous avez sousvos ordres de braves et discrets garçons qui exécutent, sans lescommenter, les ordres qu’on leur donne ?

– Oui, milord.

– Ils sont courageux et savent oublierles services qu’ils sont à même de rendre ?

– Oui, milord.

– C’est bien. Un cavalier, élégammentvêtu d’un habit rouge, vient de sortir d’ici ; suivez-le avecdeux bons garçons et faites en sorte qu’il ne gêne plus personne.Vous comprenez ?

– Parfaitement, milord, répondit Pierrele Noir avec un affreux sourire et en tirant à moitié de sonfourreau un gigantesque poignard.

– Vous serez récompensé, brave Pierre.Allez sans crainte, mais agissez secrètement et avecprudence ; si ce papillon suit le chemin du bois, laissez-lepénétrer sous les arbres et là vous aurez le champ libre. Une foisexpédié dans l’autre monde, enterrez-le au pied de quelque vieuxchêne, couvrez la place de feuillage et de ronces ; personnene pourra ainsi découvrir son cadavre.

– Vos ordres seront fidèlement exécutés,milord, et lorsque vous me reverrez, ce cavalier dormira sous untapis de vert gazon.

– Je vous attends ; suivez sansretard cet impertinent damoiseau. Accompagné de deux hommes, Pierrele Noir sortit du château et se trouva bientôt sur les traces duchevalier.

Celui-ci, le front pensif, l’esprit absorbé etle cœur gonflé de tristesse, marchait lentement du côté de la forêtde Sherwood. En voyant le jeune homme sous l’ombrage des arbres,les assassins qui étaient sur sa piste tressaillirent d’unesinistre joie. Ils hâtèrent le pas et se tinrent cachés derrière unbuisson prêts à s’élancer sur le jeune homme au momentopportun.

Allan Clare chercha des yeux le conducteurpromis par Robin et, tout en explorant les environs, ilréfléchissait aux moyens qu’il fallait prendre pour arracherChristabel d’entre les mains de son indigne père.

Un bruit de pas rapides vint arracher lechevalier à sa douloureuse rêverie ; il tourna la tête etaperçut trois hommes aux visages sinistres qui, l’épée à la main,s’avançaient vers lui.

Allan s’adossa contre un arbre, tira son épéedu fourreau et dit d’un ton ferme :

– Misérables ! que mevoulez-vous ?

– Nous voulons ta vie, élégantpapillon ! cria Pierre le Noir en s’élançant sur le jeunehomme.

– Arrière, coquin ! dit Allan enfrappant son agresseur au visage. Arrière tous ! continua-t-ilen désarmant avec une adresse incomparable le second de sesadversaires.

Pierre le Noir redoubla d’efforts, mais il neput réussir à frapper son adversaire, qui avait mis non seulementun des assassins hors de combat en envoyant son épée sur lesbranches d’un arbre, mais qui avait encore fendu le crâne autroisième.

Désarmé et ivre de rage, Pierre le Noirarracha un jeune arbuste et revint vers Allan. Il frappa lechevalier sur la tête avec tant de violence que celui-ci laissaéchapper son arme et tomba sans connaissance.

– La proie est abattue ! criajoyeusement Pierre en aidant ses compagnons blessés à se remettresur leurs jambes ; traînez-vous jusqu’au château etlaissez-moi seul, j’achèverai ce garçon. Votre présence ici est undanger et vos plaintes me fatiguent. Allez-vous-en, je creuseraimoi-même le trou où je dois enfouir le corps de ce jeune seigneur.Donnez-moi la bêche que vous avez apportée.

– La voici, dit un des hommes. Pierre,ajouta le misérable, je suis à demi mort, il me sera impossible demarcher.

– Décampe ou je t’achève, répliquaPierre.

Les deux hommes, transis de douleur etd’épouvante, se traînèrent péniblement hors du fourré.

Resté seul, Pierre se mit à l’œuvre ; ilavait en partie achevé sa terrible besogne lorsqu’il reçut surl’épaule un coup de bâton si énergiquement appliqué, qu’il tomba detout son long sur le bord de la fosse.

Lorsque la violence de la douleur se fut unpeu apaisée, le misérable tourna les yeux vers celui qui venait dele gratifier d’une aussi juste récompense. Il aperçut alors levisage rubicond d’un robuste gaillard vêtu du costume des frèresdominicains.

– Comment, profane coquin au museaunoir ! cria le frère d’une voix de stentor, tu frappes ungentilhomme à la tête et afin de cacher ton infamie, tu enterres tamalheureuse victime ! Réponds à ma question, brigand ;qui es-tu ?

– Mon épée va parler pour moi, dit Pierreen bondissant sur ses pieds ; elle va t’envoyer dans l’autremonde et là il te sera loisible de demander à Satan le nom que tudésires savoir.

– Je n’aurais pas besoin de me donnercette peine si j’avais le malheur de mourir avant toi, insolentcoquin ; je lis sur ton visage ta parenté avec l’enfer.Maintenant, permets-moi de donner à ton épée le conseil de setaire, car si elle tente de remuer la langue, mon bâton luiimposera un éternel silence. Va-t’en d’ici, c’est ce que tu as demieux à faire.

– Pas avant de t’avoir montré que je suishabile tireur, dit Pierre en frappant le moine de son épée.

Le coup fut si rapide, si violent, siadroitement dirigé, qu’il atteignit le frère à la main gauche enlui coupant trois doigts jusqu’à l’os.

Le moine jeta un cri, tomba sur Pierre commela foudre, le courba sous sa puissante étreinte et lui appliqua unevolée de coups de bâton.

Alors une sensation étrange s’empara dumisérable assassin ; il perdit son épée, ses yeux setroublèrent, le sens des choses lui échappa, il devint fou etperdit la force de se défendre.

Lorsque le frère cessa de frapper, Pierreétait mort.

– Le fripon ! murmura le moineépuisé de douleur et de fatigue, le damné fripon ! Croyait-ilque les doigts du pauvre Tuck fussent faits pour être coupés par unchien normand ? Je lui ai donné, je crois, une bonneleçon ; malheureusement il lui sera difficile de la mettre àprofit, puisqu’il a rendu le dernier souffle ; tant pis, c’estsa faute et non la mienne ; pourquoi a-t-il tué ce joligarçon ? Ah ! mon Dieu ! s’écria le bon frère enportant sa main restée intacte sur le corps du chevalier, ilrespire encore, son corps est chaud et son cœur bat, faiblement, ilest vrai, mais assez pour révéler un reste de vie. Je vais leprendre sur mes épaules et le porter à la retraite. Pauvre jeunehomme, il n’est pas lourd ! Quant à toi, vil assassin, ajoutaTuck en repoussant du pied le corps de Pierre, reste là, et si lesloups n’ont pas encore dîné, tu leur serviras de pâture.

Cela dit, le moine se dirigea d’un pas fermeet rapide dans la direction de la demeure des joyeux hommes.

Quelques mots suffiront pour expliquer lacapture de Will Écarlate.

L’homme qui avait rencontré Will en compagniede Robin Hood et de Petit-Jean dans une auberge de Mansfeld était,par ordre supérieur, à la recherche du fugitif. Voyant le jeunehomme en compagnie de cinq robustes gaillards qui pouvaient luiprêter main-forte, le prudent batteur d’estrade avait retardé lemoment de sa capture. Il était sorti de l’auberge, avait envoyé àNottingham la demande d’une troupe de soldats et ceux-ci, guidéspar l’espion, s’étaient rendus à Barnsdale au milieu de lanuit.

Le lendemain, une étrange fatalité conduisitWill hors du château ; le pauvre garçon tomba entre les mainsdes soldats et il fut enlevé sans pouvoir opposer la moindrerésistance.

William se livra d’abord à un violentdésespoir ; puis la rencontre de Much lui rendit quelqueespérance. Il comprit vite qu’une fois instruit de sa malheureusesituation, Robin Hood ferait tout au monde pour lui venir en aide,et que, s’il ne pouvait réussir à le sauver, du moins nereculerait-il devant aucun obstacle pour venger sa mort. Il savaitaussi, et c’était là une grande consolation pour son pauvre cœur,que bien des larmes seraient répandues sur sa cruelledestinée ; il savait encore que Maude, si heureuse de sonretour, pleurerait amèrement la perte de leur mutuel bonheur.

Renfermé dans un sombre cachot, Will attendaitdans les angoisses de la crainte l’heure fixée pour son exécution,et chaque heure lui apportait à la fois une espérance et unedouleur. Le pauvre prisonnier prêtait anxieusement l’oreille à tousles bruits venus du dehors, espérant percevoir l’écho lointain ducor de Robin Hood.

Les premières lueurs du jour trouvèrentWilliam en prières ; il s’était pieusement confessé au bonpèlerin, et l’âme recueillie, le cœur confiant en celui dont ilattendait la secourable présence, Will se prépara à suivre lesgardes du baron qui devaient venir le chercher au lever dusoleil.

Les soldats placèrent William au milieu d’euxet ils prirent le chemin de Nottingham.

En pénétrant dans la ville, l’escorte setrouva bientôt entourée d’une grande partie des habitants qui,depuis le matin, étaient dans l’attente de l’arrivée du funèbrecortège.

Quelque grand que fût l’espoir du malheureuxjeune homme, il le sentit chanceler en ne voyant autour de luiaucun visage de connaissance. Le cœur de William se gonfla, deslarmes, violemment contenues, mouillèrent sa paupière ;néanmoins il espéra encore, car une voix secrète lui disait :Robin Hood n’est pas loin, Robin Hood va venir.

En arrivant au pied de la hideuse potence quiavait été dressée par les ordres du baron, William devintlivide ; il ne s’attendait pas à mourir d’une mort aussiinfamante.

– Je désire parler à lord Fitz Alwine,dit-il.

En sa qualité de shérif, ce dernier était tenud’assister à l’exécution.

– Que voulez-vous de moi,malheureux ? demanda le baron.

– Milord, ne puis-je espérer d’obtenirgrâce ?

– Non, répondit froidement levieillard.

– Alors, reprit William d’un ton calme,j’implore une faveur qu’il est impossible à une âme généreuse de merefuser.

– Quelle faveur ?

– Milord, j’appartiens à une noblefamille saxonne, son nom est le synonyme d’honneur, et jamais aucunde ses membres n’a encouru le mépris de ses concitoyens. Je suissoldat et gentilhomme, je dois mourir de la mort d’un soldat.

– Vous serez pendu, dit brutalement lebaron.

– Milord, j’ai risqué ma vie sur leschamps de bataille et je ne mérite pas d’être pendu comme l’est unvoleur.

– Ah ! ah ! vraiment, ricana levieillard, et de quelle façon désirez-vous expier votrecrime ?

– Donnez-moi une épée et ordonnez à vossoldats de me frapper de leur lame ; je voudrais mourir commemeurt un honnête homme, les bras libres et le visage tourné vers leciel.

– Me croyez-vous assez imbécile pourrisquer l’existence d’un de mes hommes afin de satisfaire votredernier caprice ? Du tout, du tout, vous allez être pendu.

– Milord, je vous en conjure, je vous ensupplie, ayez pitié de moi ; je ne demande même pas d’épée, jene me défendrai pas, je laisse vos hommes me tailler enmorceaux.

– Misérable ! dit le baron, tu astué un Normand et tu implores la pitié d’un Normand ! tu esfou ! Arrière ! tu mourras sur la potence, et bientôt, jel’espère, tu auras pour compagnon le bandit qui infeste la forêt deSherwood de son entourage de fripons.

– Si celui dont vous parlez avec tant demépris était à portée de ma voix, je rirais de vos bravades, lâchepoltron que vous êtes ! Souvenez-vous de ceci, baron FitzAlwine : si je meurs, Robin Hood me vengera. Prenez garde deRobin Hood ; avant que la semaine soit écoulée, il sera auchâteau de Nottingham.

– Qu’il y vienne en compagnie de toute sabande, je ferai dresser deux cents potences. Bourreau, faites votredevoir, ajouta le baron.

Le bourreau mit la main sur l’épaule deWilliam. Le pauvre garçon jeta autour de lui un regard désespéré etne voyant qu’une foule silencieuse et attendrie, il recommanda sonâme à Dieu.

– Arrêtez ! dit la voix tremblantedu vieux pèlerin, arrêtez ! j’ai une dernière bénédiction àdonner à mon malheureux pénitent.

– Vous avez accompli tous vos devoirsauprès de ce misérable, cria le baron d’un ton furieux ; ilest inutile de retarder davantage son exécution.

– Impie ! s’écria le pèlerin ;voudriez-vous priver ce jeune homme des secours de lareligion ?

– Hâtez-vous, répondit lord Fitz Alwineavec impatience, je suis fatigué de toutes ces lenteurs.

– Soldats, éloignez-vous un peu, dit levieillard ; les prières d’un moribond ne doivent point tomberdans des oreilles profanes.

Sur un signe du baron, les soldats mirent unecertaine distance entre eux et le prisonnier.

William et le pèlerin se trouvèrent seuls aupied de la potence. Le bourreau écoutait respectueusement lesordres du baron.

– Ne bougez pas, Will, dit le pèlerincourbé devant le jeune homme, je suis Robin Hood ; je vaiscouper les liens qui entravent vos mouvements, nous nous élanceronsau milieu des soldats, la surprise leur fera perdre la tête.

– Soyez béni. Ah ! mon cher Robin,soyez béni ! murmura le pauvre Will suffoqué de bonheur.

– Baissez-vous, William, feignez de meparler ; bon ! voici vos liens coupés, prenez l’épée quiest suspendue sous ma robe ; la tenez-vous ?

– Oui, murmura Will.

– Très bien ; maintenant appuyezvotre dos contre le mien, nous allons montrer à lord Fitz Alwineque vous n’êtes point venu au monde pour être pendu.

Par un geste plus rapide que la pensée, RobinHood fit tomber sa robe de pèlerin et montra aux regards ébahis del’assemblée le costume bien connu du célèbre forestier.

– Milord ! cria Robin d’une voixferme et vibrante, William Gamwell fait partie de la bande desjoyeux hommes. Vous me l’aviez enlevé, je suis venu lereprendre ; en échange, je vais vous envoyer le cadavre ducoquin qui avait reçu de vous la mission de tuer lâchement lechevalier Allan Clare.

– Cinq cents pièces d’or au brave quiarrêtera ce bandit ! hurla le baron ; cinq cents piècesd’or au vaillant soldat qui lui mettra la main surl’épaule !

Robin Hood promena sur la foule, immobile destupeur, un regard étincelant.

– Je n’engage personne à risquer sa vie,dit-il, je vais être entouré de mes compagnons.

En achevant ces mots, Robin sonna du cor, etau même instant une nombreuse troupe de forestiers sortit du boisles mains armées de leur arc tendu.

– Aux armes ! cria le baron, auxarmes ! Fidèles Normands, exterminez tous cesbandits !

Une volée de flèches enveloppa la troupe. Lebaron, saisi d’effroi, se jeta sur son cheval et le dirigea, enjetant de grands cris, dans la direction du château. Les citoyensde Nottingham éperdus d’épouvante, s’élancèrent sur les traces deleur seigneur, et les soldats, entraînés par la terreur de cettepanique générale, se sauvèrent au triple galop.

– La forêt et Robin Hood ! criaientles joyeux hommes en chassant leurs ennemis devant eux avec degrands éclats de rire.

Citoyens, forestiers et soldats traversèrentla ville pêlemêle, les uns muets d’effroi, les autres riant, lesderniers la rage dans le cœur. Le baron pénétra le premier dansl’intérieur du château : tout le monde l’y suivit, à part lesjoyeux hommes, qui, arrivés là, saluèrent par des acclamationsdérisoires leurs pusillanimes adversaires.

Lorsque Robin Hood, accompagné de sa troupe,eut repris le chemin de la forêt, les citoyens qui n’étaient pointblessés et qui n’avaient rien perdu dans cette étrange algaradeproclamèrent le courage du jeune chef et sa fidélité aumalheur.

Les jeunes filles mêlèrent leur douce voix àce concert d’éloges, et il arriva même que l’une d’elles en vint àdéclarer que les forestiers lui paraissaient si aimables et sibienveillants qu’elle ne craindrait plus désormais de traverser laforêt toute seule.

Chapitre 3

 

Après s’être assuré que Robin Hood n’avait pasl’intention d’assiéger le château, lord Fitz Alwine, brisé de corpset l’esprit assailli par mille projets plus irréalisables les unsque les autres, se retira dans son appartement.

Là, le baron se prit à réfléchir sur l’étrangeaudace de Robin Hood, qui, en plein jour, sans autre arme qu’uneépée inoffensive, puisqu’il ne l’avait tirée du fourreau que pourcouper les liens du prisonnier, avait eu l’admirable présenced’esprit de tenir en respect une nombreuse troupe d’hommes. Lafuite honteuse des soldats se présenta devant les yeux du baron, etoubliant qu’il avait été le premier à donner l’exemple de cetteretraite, il maudit leur lâcheté.

– Quelle terreur grossière !s’écriait-il, quelle épouvante ridicule ! Que vont penser lescitoyens de Nottingham ? La fuite leur était permise à eux,ils n’avaient aucun moyen de défense ; mais des soldats armésjusqu’aux dents, bien disciplinés ! Ma réputation de vaillanceet de bravoure se trouve, par ce fait inouï, à jamais perdue.

De cette réflexion désolante pour sonamour-propre, le baron passa à un autre ordre d’idées. Il exagératellement la honte de sa défaite qu’il finit par en rendre sessoldats tout à fait responsables ; il s’imagina que, au lieud’avoir ouvert devant eux le chemin de la désertion, il avaitprotégé leur fuite insensée, et que, sans autre protection que sonpropre courage, il s’était frayé un chemin au milieu des proscrits.En faisant prendre au baron l’idée pour le fait, cette bizarreconclusion porta au comble de la fureur sa colère intérieure :il s’élança hors de sa chambre et se précipita dans la cour, où seshommes, réunis en différents groupes, parlaient avec mécontentementde leur pitoyable défaite et en accusaient leur noble seigneur. Lebaron tomba comme une bombe au milieu de sa troupe, lui ordonna dese ranger en cercle, et lui débita un long discours sur son infâmepoltronnerie. Après cela, il cita aux soldats des exemplesimaginaires de paniques insensées, tout en ajoutant que jamais demémoire d’homme on n’avait entendu parler d’une lâcheté comparableà celle qu’ils avaient à se reprocher. Le baron parla avec tant devéhémence et d’indignation, il prit un air de courage à la fois siinvincible et si méconnu que les soldats, dominés par le sentimentde respect dont ils entouraient leur suzerain, finirent par croirequ’ils étaient véritablement les seuls coupables. La rage du baronleur parut une noble fureur ; ils baissèrent la tête et enarrivèrent à penser qu’ils n’étaient autre chose que des poltronseffrayés de leur ombre. Lorsque le baron eut terminé son pompeuxdiscours, un des hommes proposa de poursuivre les proscrits jusquedans leur retraite de la forêt. Cette proposition fut accueillieavec des cris de joie par la troupe entière, et le soldat qui avaitémis cette belliqueuse idée supplia le vaillant discoureur de semettre à leur tête. Mais celui-ci, fort peu disposé à répondre àcette intempestive demande, répliqua qu’il était bien reconnaissantd’un pareil témoignage de haute estime, mais que pour le moment illui paraissait infiniment plus agréable de rester chez lui.

– Mes braves, ajouta le baron, laprudence nous fait un devoir d’attendre une occasion favorable pournous emparer de Robin Hood ; je crois très sage de nousabstenir, pour le moment du moins, de toute tentative inconsidérée.Patience aujourd’hui, courage à l’heure de la lutte, je ne vousdemande rien de plus.

Cela dit, le baron, qui redoutait uneinsistance trop vive de la part de ses hommes, s’empressa de lesabandonner à leurs projets de victoire. L’esprit tranquillisé ausujet de sa réputation de vaillant homme de guerre, le baron oubliaRobin Hood, pour ne s’occuper que de ses intérêts personnels et desprétendants à la main de sa fille. Il va sans dire que lord FitzAlwine appuyait entièrement la réalisation de ses plus chers désirssur l’adresse éprouvée de Pierre le Noir, et qu’à ses yeux AllanClare n’existait plus. Robin Hood, il est vrai, lui avait annoncéla mort de son sanglant émissaire ; mais il importait peu aubaron que Pierre eût payé de sa vie le service qu’il avait rendu àson seigneur et maître. Débarrassé d’Allan Clare, nul obstacle nepouvait se mettre entre Christabel et sir Tristram, et l’existencede ce dernier était si voisine de la tombe que la jeune épouséeéchangerait pour ainsi dire du jour au lendemain ses vêtements denoce contre le sombre voile des veuves. Jeune et belle à miracle,dégagée de tout lien, riche à faire envie, lady Christabel feraitalors un mariage digne de sa beauté et de son immense fortune. Maisquel mariage ? se demandait le baron. Et l’œil illuminé parune ardente ambition, il cherchait un époux qui se trouvait à lahauteur de ses espérances. L’orgueilleux vieillard entrevit bientôtles splendeurs de la cour, et il songea au fils de Henri II. Àcette époque de lutte incessante entre les différents partis quis’étaient partagé le royaume d’Angleterre, la nécessité avait faitde l’argent une grande puissance, et l’élévation de lady Christabelau rang de princesse royale n’était point une chose impossible àréaliser. L’enivrant espoir conçu par lord Fitz Alwine prenait déjàdans son esprit les formes d’un projet à la veille d’être mis àexécution. Déjà il se voyait l’aïeul d’un roi d’Angleterre, et ilse demandait à quelle nation il serait avantageux d’unir sespetits-fils et ses arrière-petits-fils, lorsque les paroles deRobin lui revinrent en mémoire et renversèrent cet échafaudageaérien. Peut-être Allan Clare existait-il encore !

– Il faut s’en assurer sur-le-champ, criale baron, mis hors de lui par cette seule supposition.

Il agita violemment une sonnette placée nuitet jour à la portée de sa main, et un serviteur se présenta.

– Pierre le Noir est-il auchâteau ?

– Non, milord ; il est sorti hier encompagnie de deux hommes, et ces derniers sont revenus seuls, l’ungrièvement blessé, l’autre à demi mort.

– Envoyez-moi celui qui est encoredebout.

– Oui, milord. L’homme demandé se montrabientôt ; il avait la tête enveloppée de bandages et le brasgauche soutenu par une écharpe.

– Où est Pierre le Noir ? interrogeale baron sans accorder au misérable le moindre regard de pitié.

– Je l’ignore, milord ; j’ai laisséPierre dans la forêt ; il y creusait une fosse pour cacher lecorps du jeune seigneur que nous avons tué.

Un nuage de pourpre traversa la figure dubaron. Il essaya de parler, et des mots confus se heurtèrent surses lèvres ; il détourna la tête et fit signe à l’assassin desortir de l’appartement.

Celui-ci, qui ne demandait pas mieux,s’éloigna en s’appuyant aux murs.

– Mort ! murmura le baron avec unsentiment indéfinissable ; mort ! répéta-t-il. Et, pâle àfaire douter de son existence, il balbutiait d’une voixfaible : Mort ! mort !

Laissons Fitz Alwine en proie aux secrètesangoisses d’une conscience en révolte, et allons à la recherche del’époux qu’il destine à sa fille.

Sir Tristram n’avait point quitté le château,et son séjour devait s’y prolonger jusqu’à la fin de lasemaine.

Le baron désirait que le mariage de sa fillefût célébré dans la chapelle du château, et sir Tristram, quiredoutait quelque exploit sinistre contre sa personne, voulaitabsolument se marier au grand jour, à l’abbaye de Linton, qui setrouve située à un mille environ de la ville de Nottingham.

– Mon cher ami, dit lord Fitz Alwine d’unton péremptoire, lorsque cette question fut soulevée, vous êtes unsot et un entêté, car vous ne comprenez ni mes bonnes intentions nivos intérêts. Il ne faut point vous mettre dans l’esprit que mafille soit très heureuse de vous appartenir et qu’elle marcherajoyeusement à l’autel. Je ne saurais vous en dire la raison, maisj’ai le pressentiment qu’à l’abbaye de Linton, il se présenteraquelque circonstance fort désastreuse pour nos mutuels projets.Nous sommes dans le voisinage d’une troupe de bandits qui,commandée par un chef audacieux, est parfaitement capable de nouscerner et de nous dépouiller.

– Je me ferai escorter par messerviteurs, répondit sir Tristram ; ils sont nombreux et d’uncourage à toute épreuve.

– Comme il vous plaira, dit le baron.S’il arrive malheur, vous n’aurez pas le droit de vous enplaindre.

– Soyez sans inquiétude, je prends surmoi la responsabilité de ma faute, si je commets une faute enchoisissant le lieu où doit s’accomplir la célébrationnuptiale.

– À propos, reprit le baron, n’oubliezpas, je vous prie, que la veille de ce grand jour vous devez meremettre un million de pièces d’or.

– La caisse qui contient cette grossesomme est dans ma chambre, Fitz Alwine, dit sir Tristram enlaissant échapper un douloureux soupir ; on la transporteradans votre appartement le jour du mariage.

– La veille, dit le baron ; laveille, c’est convenu.

– La veille, soit. Sur ce, les deuxvieillards se séparèrent. L’un alla faire sa cour à ladyChristabel, l’autre retomba dans l’illusion de ses rêves degrandeur. Au château de Barnsdale, la tristesse était grande :le vieux sir Guy, sa femme et les pauvres sœurs de Williampassaient les heures du jour à se conseiller mutuellement larésignation, et les nuits à pleurer la perte du malheureux Will. Lelendemain de la miraculeuse délivrance du jeune garçon, la familleGamwell, réunie dans la salle, causait tristement de l’étrangedisparition de Will, lorsque le joyeux son d’un cornet de chasseretentit à la porte du château.

– C’est Robin ! cria Marianne ens’élançant vers une fenêtre.

– Il apporte bien certainementd’heureuses nouvelles, dit Barbara. Allons, chère Maude, espoir etcourage, William va revenir.

– Hélas ! que ne dites-vous vrai, masœur ! dit Maude en pleurant.

– Je dis vrai, je dis vrai ! s’écriaBarbara ; c’est Will, c’est Robin, puis un jeune homme deleurs amis, sans doute.

Maude se jeta vers la porte ; Marianne,qui avait reconnu son frère (Allan Clare, que la douleur avaitseulement privé de ses sens pendant quelques heures, se portait àmerveille), tomba avec Maude dans les bras tendus des jeunesgens.

Maude, éperdue, répétait follement :

– Will ! Will ! cherWill ! Et Marianne, les mains nouées autour du cou de sonfrère, était incapable de prononcer une seule parole. Nousn’essayerons pas de dépeindre la joie de cette heureuse famille.Une fois encore, Dieu lui avait rendu sain et sauf celui qu’elleavait pleuré en désespérant de jamais le revoir. Les rireseffacèrent jusqu’au souvenir des larmes, les baisers et les tendrespressions de main réunirent sous une même caresse et dans une mêmeétreinte ces enfants aimés, sur le sein maternel. Sir Guy donna sabénédiction à Will et au sauveur de son fils, et lady Gamwell,souriante et joyeuse, pressa sur son cœur la charmante Maude.

– N’avais-je pas raison de vous assurerque Robin apportait de bonnes nouvelles ? dit Barbara enembrassant Will.

– Oui, certainement, vous aviez raison,chère Barbara, répondit Marianne en pressant les mains de sonfrère.

– J’ai envie, reprit l’espiègle Barbara,de faire semblant de prendre Robin pour Will et de l’embrasser detoutes mes forces.

– Cette manière d’exprimer votrereconnaissance serait d’un mauvais exemple, chère Baby, s’écriaMarianne en riant ; nous serions obligées de faire comme vous,et Robin succomberait sous le poids d’un trop grand bonheur.

– Ma mort serait alors bien douce ;ne le pensez-vous pas, lady Marianne ?

La jeune fille rougit. Un imperceptiblesourire effleura les lèvres d’Allan Clare.

– Chevalier, dit Will en s’avançant versle jeune homme, vous voyez quelle affection Robin a inspirée à messœurs, et cette affection, il la mérite. En vous racontant nosmalheurs, Robin ne vous a pas dit qu’il avait arraché à la mort monpère et ma mère ; il ne vous a point parlé de son infatigabledévouement pour Winifred et Barbara ; il ne vous a pointappris qu’il avait eu pour Maude, ma future petite femme, les soinsaffectueux du meilleur des amis. En vous donnant des nouvelles delady Marianne, votre bien-aimée, Robin n’a pas ajouté : J’aiveillé sur le bonheur de celle qui se trouvait loin de vous ;elle a eu en moi un ami fidèle, un frère constamment dévoué ;il ne…

– William, je vous en prie, interrompitRobin, ménagez ma modestie, et quoique lady Marianne dise que je nesais plus rougir, je sens une chaleur brûlante me monter aufront.

– Mon cher Robin, dit le chevalier enserrant avec une visible émotion les mains du jeune homme, je voussuis depuis longtemps redevable d’une bien grande reconnaissance,et je me trouve heureux de pouvoir enfin vous la témoigner. Jen’avais pas besoin d’être assuré, par les paroles de Will, que vousaviez noblement rempli la délicate mission confiée à votre honneur,la loyauté de toutes vos actions m’en était un sûr garant.

– Ô mon frère, dit Marianne, si vouspouviez savoir combien il a été bon et généreux pour noustous ! si vous pouviez savoir combien sa conduite envers moiest digne d’éloges, vous l’honoreriez, mon frère, et vousl’aimeriez comme… comme…

– Comme tu l’aimes, n’est-ce pas ?dit Allan avec un doux sourire.

– Oui, comme je l’aime, reprit Marianne,la figure éclairée par un sentiment d’orgueil indicible, tandis quesa voix mélodieuse tremblait d’émotion. Je ne crains pas d’avouerma tendresse pour l’homme généreux qui a pris part au deuil de moncœur. Robin m’aime, cher Allan ; il m’aime d’une affectionégale en force et en durée à celle que je lui porte moi-même. J’aipromis ma main à Robin Hood, et nous attendions ta présence pourdemander à Dieu sa sainte bénédiction.

– Je rougis de mon égoïsme, Marianne, ditAllan, et cette honte me fait doublement apprécier l’admirableconduite de Robin. Ton protecteur naturel était loin de toi, ilt’oubliait et fidèle à son souvenir, chère sœur, tu attendais sonretour pour te croire le droit d’être heureuse. Pardonnez-moi tousles deux ce cruel abandon ; Christabel plaidera ma causeauprès de vos tendres cœurs. Merci, cher Robin, ajouta lechevalier, merci ; nulle parole ne saurait vous exprimer masincère gratitude… Vous aimez Marianne et Marianne vous aime, jevous donne sa main avec un orgueilleux bonheur.

En achevant ces paroles, le chevalier prit lamain de sa sœur et la plaça en souriant entre les mains du jeunehomme.

Celui-ci, le cœur gonflé de joie, attiraMarianne sur sa poitrine palpitante et l’embrassapassionnément.

William semblait fou de l’ivresse répandueautour de lui et dans le sincère désir de calmer un peu cetteviolente émotion, il prit Maude par la taille, baisa son cou àplusieurs reprises, articula quelques paroles confuses, et réussitenfin à pousser un triomphant hourra.

– Nous nous marierons le même jour,n’est-ce pas Robin ? cria Will d’une voix joyeuse ; ou,pour mieux dire, nous nous marierons demain. Oh ! non, pasdemain, cela porte malheur de remettre une chose qui peut se faireà l’heure même. Nous nous marierons aujourd’hui ? hein, qu’endites-vous, Maude ?

La jeune fille se mit à rire.

– Vous êtes trop pressé, William, s’écriale chevalier.

– Trop pressé ! il vous est facile,Allan, de juger ainsi mon désir ; mais si, comme moi, vousaviez été enlevé des bras de celle qui vous aime au moment de luidonner votre nom, vous ne diriez pas que je suis trop pressé.N’ai-je pas raison, Maude ?

– Oui, William, vous avez raison ;mais cependant notre mariage ne peut être célébré aujourd’hui.

– Pourquoi ? je demandepourquoi ? répéta l’impatient garçon.

– Parce qu’il est nécessaire que jem’éloigne de Barnsdale dans quelques heures, ami Will, répondit lechevalier, et qu’il me serait fort agréable d’assister à vos noceset à celles de ma sœur. J’espère de mon côté avoir le bonheurd’épouser lady Christabel, et nos trois mariages pourront êtrecélébrés le même jour. Attendez encore, William ; dans unesemaine d’ici tout sera arrangé à notre mutuelle satisfaction.

– Attendre une semaine ! criaWill ; c’est impossible !

– Mais William, dit Robin, une semaineest bientôt passée, et votre cœur a mille raisons pour l’aider àprendre patience.

– Allons, je me résigne, dit le jeunehomme d’un ton découragé ; vous êtes tous contre moi, et jesuis seul pour me défendre. Maude, qui devrait me prêterl’éloquence de sa douce voix, reste muette. Je me tais. Voyons,Maude, il me semble que nous avons à causer de notre futureménage ; venez faire un tour dans le jardin ; cettepromenade prendra au moins deux heures, et ce sera toujours autantde conquis sur l’éternité d’une semaine.

Sans attendre le consentement de la jeunefille, Will lui prit la main et l’entraîna en riant sous les vertsombrages du parc.

Sept jours après l’entrevue qui avait mis enprésence Allan Clare et lord Fitz Alwine, lady Christabel étaitseule dans sa chambre, assise ou plutôt à demi renversée sur unsiège.

Une splendide robe de satin blanc drapait sesplis soyeux autour du corps affaissé de la jeune fille, et un voilede point d’Angleterre retenu aux blondes tresses de ses cheveux lacouvrait entièrement. Les traits si purs et si idéals de Christabelétaient voilés par une pâleur profonde, ses lèvres incoloresétaient fermées et ses grands yeux, au regard sans chaleur,s’attachaient avec égarement sur une porte qui leur faisaitface.

De temps à autre une larme brillante roulaitsur les joues de Christabel, et cette larme, perle de douleur,était le seul témoignage d’existence qui révélât ce corpsaffaissé.

Deux heures s’écoulèrent dans une mortelleattente. Christabel ne vivait pas ; son âme suspendue auxsouvenirs enivrants d’un passé sans retour, voyait approcher avecune indicible terreur le moment du sacrifice.

– Il m’a oubliée ! s’écria tout àcoup la jeune fille en pressant l’une contre l’autre ses mains plusblanches que l’était le satin de sa robe ; il a oublié cellequ’il disait aimer, celle qui l’aimait uniquement ; il a violéses promesses, il s’est marié. Ô mon Dieu ! ayez pitié de moi,les forces m’abandonnent, car mon cœur est brisé. J’ai déjà tantsouffert ! pour lui j’ai supporté les paroles amères, lesregards sans amour de celui que je dois aimer et respecter !Pour lui j’ai supporté sans me plaindre de cruels traitements, lasombre solitude du cloître ! j’ai espéré en lui et il m’atrompée !

Un sanglot convulsif souleva la poitrine delady Christabel, et d’abondantes larmes jaillirent de ses yeux. Unléger coup frappé à sa porte vint arracher Christabel à sadouloureuse rêverie.

– Entrez, dit-elle d’une voixmourante.

La porte s’ouvrit, et le visage ridé de sirTristram se montra devant les yeux de la pauvre désolée.

– Chère lady, dit le vieillard avec unricanement qu’il croyait être un joli sourire, l’heure du départvient de sonner ; permettez-moi je vous prie, de vous offrirma main ; l’escorte nous attend, et nous serons les plusheureux époux de toute l’Angleterre.

– Milord, balbutia Christabel, je suisincapable de descendre.

– Comment dites-vous, mon cher amour,vous êtes incapable de descendre ? Je n’y comprendsrien ; vous voilà tout habillée, on nous attend. Allons,donnez-moi votre belle petite main.

– Sir Tristram, répondit Christabel en selevant l’œil en feu et les lèvres frémissantes, écoutez-moi, jevous en conjure, et si vous avez dans l’âme une étincelle de pitié,vous épargnerez à une pauvre fille qui vous implore cette terriblecérémonie.

– Terrible cérémonie ! répéta sirTristram d’un air fort étonné. Qu’est-ce à dire, milady ? jene vous comprends pas.

– Épargnez-moi la douleur de vous donnerune explication, répondit Christabel en sanglotant, et je vousbénirai, milord, et je prierai Dieu pour vous.

– Vous me semblez bien agitée, ma joliecolombe, dit le vieillard d’un ton doucereux. Calmez-vous, monamour, et ce soir, demain, si vous l’aimiez mieux, vous me ferezvos petites confidences. Dans ce moment-ci, nous avons peu de tempsà perdre ; mais quand nous serons mariés, il n’en sera pas demême, nous aurons de grands loisirs, et je vous écouterai depuis lematin jusqu’au soir.

– De grâce, milord, écoutez-moimaintenant ; si mon père vous trompe, je ne veux pas vousdonner, moi, des espérances vaines. Milord, je ne vous aime pas,mon cœur appartient à un jeune seigneur qui a été le premier ami demon enfance ; je pense à lui au moment de vous donner mamain ; je l’aime, milord, je l’aime, et mon âme entière luiest ardemment attachée.

– Vous oublierez ce jeune homme, milady,et lorsque vous serez ma femme, croyez-moi, vous ne penserez plusdu tout à lui.

– Je ne l’oublierai jamais ; sonsouvenir s’est gravé dans mon cœur d’une manière ineffaçable.

– À votre âge, on croit toujours aimerpour l’éternité, mon cher amour ; puis le temps marche, et ilefface sous ses pas l’image si tendrement chérie. Allons, venez,nous causerons de tout cela plus tard, et je vous aiderai à mettreentre le passé et le présent l’espérance de l’avenir.

– Vous êtes sans pitié, milord !

– Je vous aime, Christabel.

– Mon Dieu ! ayez pitié demoi ! soupira la pauvre fille.

– Bien certainement Dieu aura pitié, ditle vieillard en prenant la main de Christabel ; il vousenverra la résignation et l’oubli.

Sir Tristram baisa avec un respect mêlé detendresse et de sympathique commisération la main froide qu’iltenait dans les siennes.

– Vous serez heureuse, milady, dit-il.Christabel sourit tristement.

– Je mourrai, pensa-t-elle. On faisait degrands préparatifs à l’abbaye de Linton pour célébrer le mariage delady Christabel avec le vieux sir Tristram.

Dès le matin la chapelle avait été décorée demagnifiques draperies, et des fleurs odoriférantes répandaient dansle sanctuaire les plus suaves parfums. L’évêque d’Hereford, quidevait unir les deux époux, entouré de moines revêtus de blancssurplis, attendait au seuil de l’église l’arrivée du cortège.Quelques minutes avant la venue de sir Tristram et de ladyChristabel, un homme, tenant à la main une petite harpe, seprésenta devant l’évêque.

– Monseigneur, dit le nouveau venu ens’inclinant avec respect, vous allez dire une grand-messe enl’honneur des futurs époux, n’est-ce pas ?

– Oui, mon ami, répondit l’évêque, etpour quelle raison me fais-tu cette demande ?

– Monseigneur, répondit l’étranger, jesuis le meilleur harpiste de France et d’Angleterre, et d’habitudeon utilise mon savoir dans les fêtes qui se célèbrent avec éclat.J’ai entendu parler du mariage de sir Tristram le riche avec lafille unique du baron Fitz Alwine, et je viens offrir mes servicesà Sa Haute Seigneurie.

– Si tu as autant de talent que tu meparais avoir d’assurance et de vanité, sois le bienvenu.

– Merci, monseigneur.

– J’aime beaucoup le son de la harpe,reprit l’évêque, et tu me serais agréable en me jouant quelquechose avant l’arrivée de la noce.

– Monseigneur, répondit l’étranger d’unton fier et en se drapant avec majesté dans les plis de sa longuerobe, si j’étais un râcleur vagabond comme ceux que vous avezl’habitude d’entendre, je me rendrais à vos désirs ; mais jene joue qu’à heure fixe et dans des endroits convenables ;tout à l’heure je satisferai complètement votre légitimedemande.

– Tu es un insolent, répondit l’évêqued’une voix irritée ; je t’ordonne de jouer à l’instantmême !

– Je ne toucherai pas une corde avantl’arrivée de l’escorte, dit l’étranger avec un sang-froidimperturbable ; mais, à ce moment-là, monseigneur, je vousferai entendre un son qui vous étonnera, soyez-en certain.

– Nous allons être bientôt à même dejuger de ton mérite, reprit l’évêque, car voici les mariés.L’étranger s’éloigna de quelques pas, et l’évêque s’avançaau-devant du cortège.

Au moment de pénétrer dans l’église, ladyChristabel, à demi évanouie, se tourna vers le baron FitzAlwine.

– Mon père, dit-elle d’une voixdéfaillante, ayez pitié de moi ; ce mariage sera ma mort.

Un regard sévère du baron imposa silence à lapauvre fille.

– Milord, ajouta Christabel en posant samain crispée sur le bras de sir Tristram, ne soyez pasimpitoyable ; vous pouvez encore me rendre la vie, prenezcompassion de moi.

– Nous parlerons de cela plus tard,répondit sir Tristram. Et, faisant un signe à l’évêque, ill’engagea à entrer dans l’église.

Le baron prit la main de sa fille ; ilallait la conduire au pied de l’autel, lorsqu’une voix forte criatout à coup :

– Arrêtez ! Lord Fitz Alwine jeta uncri, sir Tristram s’appuya en défaillant contre le grand portail del’église. L’étranger tenait dans la sienne la main de ladyChristabel.

– Présomptueux misérable ! ditl’évêque en reconnaissant le harpiste, qui t’a permis de porter tesmains de mercenaire sur cette noble demoiselle ?

– La Providence, qui m’envoie au secoursde sa faiblesse, répondit fièrement l’étranger. Le baron s’élançasur le harpiste.

– Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il,et pourquoi venez-vous troubler une sainte cérémonie ?

– Malheureux ! s’écria l’étranger,vous nommez une sainte cérémonie l’odieuse union d’une jeune filleavec un vieillard ! Milady, ajouta l’inconnu en s’inclinantavec respect devant Christabel à demi morte d’angoisse, vous êtesvenue dans la maison du Seigneur pour y recevoir le nom d’unhonnête homme ; ce nom vous le recevrez… Reprenez courage, ladivine bonté du Seigneur veillait sur votre innocence.

Le harpiste dénoua d’une main la cordelièrequi retenait sa robe et de l’autre porta à ses lèvres un cornet dechasse.

– Robin Hood ! cria le baron.

– Robin Hood, l’ami d’Allan Clare !murmura lady Christabel.

– Oui, Robin Hood et ses joyeux hommes,répondit notre héros en montrant du regard une nombreuse troupe deforestiers qui s’était glissée sans bruit autour de l’escorte.

Au même moment un jeune cavalier élégammentvêtu vint tomber aux genoux de lady Christabel.

– Allan Clare ! mon cher AllanClare ! s’écria la jeune fille en joignant les mains. Soyezbéni, vous qui ne m’avez point oubliée !

– Monseigneur, dit Robin Hood ens’approchant de l’évêque tête nue et l’air respectueux, vousalliez, contre toutes les lois humaines et sociales, unir l’un àl’autre deux êtres qui n’étaient point destinés par le ciel à vivresous le même toit. Voyez cette jeune fille, regardez l’époux quevoulait lui donner l’insatiable avarice de son père. LadyChristabel est fiancée depuis sa plus tendre enfance au chevalierAllan Clare. Comme elle, il est jeune, riche et noble, il l’aime,et nous venons humblement vous demander de consacrer entre eux unelégitime union.

– Je m’oppose formellement à cemariage ! cria le baron en cherchant à se dégager del’étreinte de Petit-Jean, à qui était échu le soin de garder levieillard.

– Paix, homme inhumain ! réponditRobin Hood, oses-tu élever la voix au seuil d’une sainte église, etvenir y donner un démenti aux promesses que tu as faites !

– Je n’ai fait aucune promesse !rugit lord Fitz Alwine.

– Monseigneur, reprit Robin Hood,voulez-vous unir ces deux jeunes gens ?

– Je ne le puis sans le consentement delord Fitz Alwine, répondit l’évêque d’Hereford.

– Je ne donnerai jamais ceconsentement ! cria le baron.

– Monseigneur, continua Robin sansprendre garde aux vociférations du vieillard, j’attends votredécision dernière.

– Je ne puis prendre sur moi desatisfaire à votre demande, répondit l’évêque ; les bans n’ontpas été publiés, et la loi exige…

– Nous allons obéir à la loi, dit Robin.Ami Petit-Jean, confiez Sa Gracieuse Seigneurie à un de nos hommes,et publiez les bans.

Petit-Jean obéit. Il annonça trois fois lemariage d’Allan Clare avec lady Christabel Fitz Alwine. Maisl’évêque refusa une fois encore la bénédiction nuptiale aux deuxjeunes gens.

– Votre résolution est définitive,monseigneur ? demanda Robin.

– Oui, répondit l’évêque.

– Soit. J’avais prévu le cas, et je mesuis fait accompagner d’un saint homme qui a le droit d’officier.Mon père, continua Robin en s’adressant à un vieillard qui étaitresté inaperçu, veuillez entrer dans la chapelle, les époux vontvous y suivre.

Le pèlerin qui avait prêté son concours à ladélivrance de Will s’avança lentement.

– Me voici, mon fils, dit-il ; jevais prier pour ceux qui souffrent et demander à Dieu le pardon desméchants.

Maintenue par la présence des joyeux hommes,l’escorte pénétra sans tumulte dans le sanctuaire de l’église, etbientôt la cérémonie commença. L’évêque s’était retiré ; sirTristram gémissait d’une façon lamentable, et lord Fitz Alwinegrommelait de sourdes menaces.

– Qui donne cette jeune fille à sonépoux ? demanda le vieillard en étendant ses mains tremblantessur la tête de Christabel agenouillée devant lui.

– Daignez répondre, milord ? ditRobin Hood.

– Mon père, de grâce ! supplia lajeune fille.

– Non, non, mille fois non ! cria lebaron hors de lui.

– Puisque le père de cette noble enfantrefuse de tenir la promesse sacrée qu’il a faite, dit Robin, jeprends sa place. Moi, Robin Hood, je donne pour femme au chevalierAllan Clare lady Christabel Fitz Alwine.

Les cérémonies du mariage s’accomplirent sansaucun obstacle.

À peine Allan Clare et Christabel furent-ilsunis que la famille Gamwell apparut au seuil de l’église.

Robin Hood s’avança à la rencontre de Marianneet la conduisit au pied de l’autel ; William et Maudesuivirent le jeune homme.

En passant auprès de Robin, pieusementagenouillé aux côtés de Marianne, Will murmura :

– Enfin, Rob, mon ami, le jour heureuxest arrivé. Regardez Maude comme elle est belle ! son cherpetit cœur bat bien fort, je vous assure.

– Silence, Will ; priez, Dieu nousécoute en ce moment.

– Oui, je vais prier, et de toute monâme, répondit le joyeux garçon.

Le pèlerin bénit les nouveaux couples etélevant vers le ciel ses tremblantes mains, il implora pour eux lamiséricorde divine.

– Maude, chère Maude, dit Will aussitôtqu’il put entraîner la jeune fille hors de l’église, tu es enfin mafemme, ma chère femme. Je me trouvais si malheureux de tous lesretards que les circonstances ont mis à notre bonheur qu’il m’estpresque difficile d’en comprendre toute l’étendue. Je suis fou dejoie ; tu es à moi ! à moi tout seul ! As-tu bienprié, Maude, ma chérie ? as-tu demandé à la bonne sainteVierge de nous accorder pour toujours la radieuse joie qu’elle nousdonne aujourd’hui ?

Maude souriait et pleurait à la fois, tant soncœur était plein d’amour et de reconnaissance pour le tendreWilliam.

Le mariage de Robin jeta des transportsd’allégresse dans la troupe des joyeux hommes, qui en sortant del’église, poussèrent de formidables hourras.

– Les braillards coquins ! grondalord Fitz Alwine en suivant à contrecœur le gigantesque Petit-Jeanqui l’avait poliment invité à sortir de la chapelle.

Quelques instants plus tard l’église étaitdéserte. Lord Fitz Alwine et sir Tristram, privés de leurs chevaux,mélancoliquement appuyés au bras l’un de l’autre, et dans unesituation d’esprit impossible à décrire, prenaient à pas lents lechemin du château.

– Fitz Alwine, dit le vieillard tout entrébuchant, vous allez me rendre le million de pièces d’or que jevous ai confié.

– Ma foi non ! sir Tristram ;car je ne suis pour rien dans la mésaventure qui vous arrive. Sivous aviez écouté mes conseils, ce désastre ne serait pointsurvenu. En vous mariant dans la chapelle de Nottingham, j’assuraisnotre mutuel bonheur ; mais vous avez préféré l’éclat aumystère, le grand jour à l’obscurité, et en voilà le résultat.Regardez, ce grand misérable emmène ma fille ; il me faut undédommagement : je garde le million.

Renvoyés à Nottingham dans un équipage aussipiètre que l’était celui de leurs maîtres, les serviteurs des deuxbords les suivaient à distance en riant tout bas de l’étrangeévénement.

Le personnel de la noce, escorté par lesjoyeux hommes, gagna rapidement les profondeurs de la forêt. Levieux bois s’était mis en frais pour recevoir les heureux couples,et les arbres rafraîchis par la rosée du matin, courbaient leursverts rameaux sur le front de ces visiteurs. De longues guirlandesentremêlées de fleurs et de feuillage s’enlaçaient les unes auxautres, et reliaient ensemble les chênes séculaires, les ormeauxtrapus, les peupliers aux tailles sveltes. De loin en loin onvoyait apparaître un cerf couronné de fleurs comme un dieumythologique, un faon enrubanné bondissait sur la route, et parfoisun daim, portant aussi son collier de fête, traversait comme uneflèche une verdoyante pelouse. Au centre d’un vaste carrefour, onavait dressé un couvert, préparé une salle de danse, disposé desjeux ; enfin, tous les plaisirs qui pouvaient ajouter à lasatisfaction générale des convives se trouvaient réunis autourd’eux.

Une grande partie des jeunes filles deNottingham étaient venues embellir de leur aimable présence la fêtedonnée par Robin Hood, et la plus franche cordialité présidait ensouveraine la joyeuse réunion.

Maude et William, les bras enlacés, le sourireaux lèvres et le cœur plein de joie, se promenaient solitairementdans une allée voisine de la salle de danse, lorsque le moine Tuckse présenta à leurs regards.

– Eh bien ! brave Tuck, joyeuxGiles, mon gros frère, cria Will en riant, viens-tu par ici dans labonne intention de partager notre promenade ? Sois lebienvenu, Giles, mon très cher ami, et fais-moi la grâce deregarder le trésor de mon âme, ma femme chérie, mon bien le plusprécieux. Regarde cet ange, Giles, et dis-moi s’il existe sous leciel un être plus charmant que ma jolie Maude ? Mais il mesemble, ami Tuck, ajouta le jeune homme en regardant d’un aird’intérêt le visage soucieux du moine, il me semble que tu estriste ; qu’as-tu ? Viens nous confier tes chagrins,j’essayerai de te consoler. Maude, ma mignonne, parlons-lui avecamitié ; viens avec nous, Giles, j’écouterai d’abord taconfidence, puis je te parlerai de ma femme, et ton vieux cœur sesentira rajeuni au contact de mon cœur.

– Je n’ai point de confidence à te faire,Will, répondit le moine d’une voix quelque peu entrecoupée, et jesuis heureux de te savoir au comble de tes désirs.

– Cela ne m’empêche point, ami Tuck, deremarquer avec un véritable chagrin la sombre expression de taphysionomie. Qu’as-tu, voyons ?

– Rien, répondit le moine, rien, si cen’est pourtant une idée qui me traverse l’esprit, un feu follet quiincendie ma pauvre cervelle, un lutin qui me tiraille le cœur. Ehbien ! Will, je ne sais vraiment si je devrais direcela : il y a quelques années, j’avais l’espoir que la petitesorcière qui se serre si tendrement contre toi serait mon rayon desoleil, la joie de mon existence, mon bijou le plus cher et le plusprécieux.

– Comment, mon pauvre Tuck, tu as aimé àce point ma jolie Maude ?

– Oui, William.

– Tu l’as connue avant Robin, si je metrompe ?

– Avant Robin, oui.

– Et tu l’as aimée ?

– Hélas ! soupira le moine.

– Pouvait-il en être autrement ?reprit Will d’une voix tendre et en baisant les mains de sa femme.Robin l’a aimée au premier regard, moi je l’ai adorée à premièrevue ; et maintenant, oh ! Maude, maintenant tu es àmoi.

Un silence suivit l’exclamation passionnée deWill, le moine avait baissé la tête, et Maude, le front empourpré,souriait à son mari.

– J’espère bien, ami Tuck, continuaWilliam d’un ton affectueux, que mon bonheur n’est pas unesouffrance pour toi. Si je suis heureux aujourd’hui, j’ai conquispar de grandes peines le droit de nommer Maude ma bien-aiméecompagne. Tu n’as pas connu le désespoir d’un amour repoussé, tun’as pas connu l’exil, tu n’as pas langui loin de celle que tuaimais, tu n’as pas perdu tes forces, ta santé, ton repos.

En faisant cette dernière énumération de sesdouleurs, Will porta les yeux sur le visage rubicond du moine, etalors un fou rire s’empara de lui.

Le moine Tuck pesait pour le moins deux centdix livres, et sa figure épanouie ressemblait à une pleinelune.

Maude, qui avait compris la cause du rireconvulsif de William, partagea son hilarité, et Tuck se mitnaïvement à éclater de rire.

– Je me porte bien, dit-il avec unecharmante bonhomie ; mais cela n’empêche pas… enfin, jem’entends. Par la grâce de Notre Dame ! mes bons amis,ajouta-t-il en prenant dans ses larges mains les mains unies desdeux jeunes gens, je vous souhaite à l’un et à l’autre un parfaitbonheur. Mais vraiment, douce Maude, vos yeux de gazelle m’ontdepuis longtemps bouleversé la tête. Enfin, il n’y faut pluspenser ; je me suis fais une sage morale sur ce chapitre-là,j’ai cherché une consolation à mon cruel souci et je l’aitrouvée.

– Vous l’avez trouvée ! s’écrièrentensemble William et Maude.

– Oui, répondit Tuck en souriant.

– Une jeune fille aux yeux noirs ?demanda la coquette Maude, une jeune fille qui a su apprécier vosbonnes qualités, maître Giles ?

Le moine se mit à rire.

– Oui, en vérité, répondit-il, maconsolation est une dame aux yeux brillants, aux lèvres vermeilles.Vous me demandez, douce Maude, si elle a su apprécier monmérite ? Ceci est une question difficile à résoudre ; machère consolation est une véritable étourdie et je ne suis pas leseul à qui elle rende baiser pour baiser.

– Et vous l’aimez ! dit Will d’unton rempli à la fois de pitié et de blâme.

– Oui, je l’aime, répondit le moine, et,cependant, comme je viens de vous le dire, elle accorde trèslibéralement ses faveurs.

– Mais c’est une femme indigne !s’écria Maude en rougissant.

– Comment Tuck, ajouta Will, un bravecœur, un homme honnête comme toi a-t-il pu se laisser prendre dansles liens d’une affection aussi banale ? Quant à moi, plutôtque d’aimer une semblable personne, je…

– Chut ! chut ! interrompitdoucement le moine Tuck, sois prudent, Will.

– Prudent ! pourquoi ?

– Parce qu’il ne te sied pas de dire dumal d’une personne que tu as souvent embrassée.

– Vous avez embrassé cette femme !s’écria Maude d’une voix pleine de reproches.

– Maude ! Maude ! c’est unmensonge ! dit Will.

– Ce n’est pas un mensonge, reprittranquillement le moine, vous l’avez embrassée, non pas une fois,mais dix fois, mais vingt fois.

– Oh ! Will ! Will !

– Ne l’écoutez pas, Maude, il voustrompe. Voyons, Tuck, dites la vérité. J’ai embrassé celle que vousaimez ?

– Oui, et je puis vous en donner lapreuve.

– Vous l’entendez, Will ? dit Maudeprête à pleurer.

– Je l’entends, mais je ne le comprendspas, répondit le jeune homme. Giles, au nom de notre bonne amitié,je vous adjure de me mettre en présence de cette jeune fille, nousverrons si elle aura l’effronterie de soutenir votre imposture.

– Je ne demande pas mieux, Will, et je leparie avec toi, non seulement tu seras obligé de reconnaîtrel’affection que tu lui portes, mais encore tu lui en donneras denouveaux témoignages, tu l’embrasseras.

– Je ne le veux pas, dit Maude en nouantses deux mains autour du bras de Will ; je ne veux pas qu’ilparle à cette femme.

– Il lui parlera et il l’embrassera,repartit le moine avec une étrange obstination.

– C’est impossible, dit Will.

– Matériellement impossible, ajoutaMaude.

– Montrez-moi votre bien-aimée, maîtreGiles ; où est-elle ?

– Que vous importe, Will ? ditMaude. Vous ne pouvez désirer sa présence ; et puis… et puis,William, il me semble que la personne dont il est question nesaurait être une connaissance convenable pour ta femme, monami.

– Tu as raison, ma chère petite femme,dit Will en embrassant Maude sur le front ; elle n’est pasdigne de te voir un seul instant. Mon cher Tuck, reprit William, tum’obligeras en cessant une plaisanterie qui est désagréable àMaude ; je n’ai ni le désir ni même la curiosité de voir celleque tu aimes ainsi ; n’en parlons plus.

– Il est cependant nécessaire, pourl’honneur de ma parole, Will, que tu sois confronté avec elle.

– Du tout, du tout ! dit Maude,William ne tient pas à cette rencontre et elle me serait troppénible.

– Je veux vous la faire voir, repritl’obstiné Giles et la voici.

En achevant ces mots, Tuck retira de dessoussa robe un flacon d’argent et le levant à la hauteur des yeux deWilliam, il lui dit : – Regarde ma jolie bouteille, machère consolation, et ose dire une fois encore que tu ne l’as pasembrassée ?

Les deux jeunes gens se mirent joyeusement àrire.

– Je confesse mon péché, bon Tuck,s’écria Will en prenant la bouteille et je demande à ma chère femmela permission de donner un amical baiser aux lèvres rouges de cettevieille amie.

– Je te le permets, Will ; bois ànotre bonheur et à la prospérité du joyeux moine.

Will effleura la vermeille liqueur et renditle flacon à Tuck, qui, dans son enthousiasme, le vidaentièrement.

Nos trois amis, les bras enlacés, sepromenèrent quelques instants ; puis, appelés par Robin, ilsrejoignirent l’assemblée.

Robin avait présenté Much à Barbara en luidisant que ce beau jeune homme était le mari depuis longtempsannoncé ; mais Barbara avait agité d’un air mutin les grappesblondes de ses cheveux, en disant qu’elle ne voulait pas encore semarier.

Petit-Jean qui n’était pas d’une nature trèsexpansive, fut tout à fait aimable ce jour-là. Il combla de soinssa cousine Winifred et il fut facile de s’apercevoir que les deuxjeunes gens avaient des choses fort secrètes à se confier, car ilscausaient à voix basse, dansaient toujours ensemble et semblaientne rien voir de ce qui se passait autour d’eux.

Quant à Christabel, son doux visage rayonnaitde bonheur ; mais elle était encore si émue de sa brusqueséparation d’avec son père, si affaiblie par ses souffrancespassées, qu’il lui était impossible de se mêler aux jeux. Assiseauprès d’Allan, elle ressemblait à une jeune reine qui préside unefête royale donnée à ses sujets.

Marianne, tendrement appuyée au bras de sonmari, parcourait avec lui la salle du bal.

– Je viendrai vivre auprès de vous,Robin, disait la jeune femme et jusqu’au moment heureux de votrerentrée en grâce, je partagerai les fatigues et l’isolement devotre existence.

– Il serait plus sage, mon amie,d’habiter Barnsdale.

– Non, Robin, mon cœur est avec vous, jene veux pas quitter mon cœur.

– J’accepte avec orgueil ton courageuxdévouement, ma chère femme, mon doux amour, répondit le jeune hommeavec émotion et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour que tusois satisfaite et heureuse dans ta nouvelle existence.

En vérité, ce fut un jour de bonheur et dejoie que le jour du mariage de Robin Hood.

Chapitre 4

 

Marianne tint parole et, en dépit de la doucerésistance de Robin, elle établit sa demeure sous les grands arbresde la forêt de Sherwood. Allan Clare, qui, nous l’avons dit,possédait une magnifique résidence dans la vallée de Mansfeld, neput décider sa sœur à venir s’y fixer avec Christabel, Marianneétant fermement résolue à ne point quitter son mari.

Aussitôt après son mariage, le chevalier avaitfait offrir à Henri II de lui vendre ses propriétés duHuntingdonshire aux deux tiers de leur valeur, à la condition qu’ilconfirmerait par des lettres patentes son union avec ladyChristabel Fitz Alwine. Henri II, qui recherchait avidement toutesles occasions de réunir à la couronne les plus riches domaines del’Angleterre, accepta cette proposition et, par un acte spécial, ilconfirma le mariage des deux jeunes gens. Allan Clare avait misdans sa démarche tant d’adresse et de promptitude, le roi s’étaitmontré si heureux de pouvoir conclure la négociation d’une manièredéfinitive, que tout était terminé lorsque l’évêque d’Hereford etle baron Fitz Alwine arrivèrent à la cour.

Il va sans dire que le prélat et le seigneurnormand excitèrent contre Robin Hood toute la colère du roi. À leurinstante demande, Henri II accorda à l’évêque le droitd’appréhender au corps le hardi outlaw et de lui infliger sansretard ni miséricorde la suprême punition.

Tandis que les deux Normands conspiraientcontre le bonheur de Robin Hood, celui-ci, au comble de ses désirs,vivait insouciant et tranquille sous les verts ombrages de la forêtde Sherwood.

Will Écarlate, en possession de sa bien-aiméeMaude, était l’homme le plus heureux du monde. Doué par le cield’une ardente imagination, William s’était figuré que le bonheursuprême était une femme comme Maude, et il l’avait naïvement paréede tous les charmes d’un ange. Maude connaissait toute l’étendue decette flatteuse affection et elle s’efforçait de ne pas descendredu piédestal que lui avait élevé l’amour de son mari. À l’exemplede Robin Hood et de Marianne, Will et sa femme avaient établi leurdemeure dans la forêt, et ils y vivaient ensemble dans la plusjoyeuse harmonie.

Robin Hood aimait le beau sexe, d’abord parinclination naturelle, puis ensuite en l’honneur de la charmantecréature qui portait son nom. Les compagnons de Robin Hoodpartageaient les sentiments de respect et de sympathie que luiinspiraient les femmes ; aussi les jeunes filles du voisinagepouvaient-elles traverser, sans crainte d’une fâcheuse rencontre,les sentiers de la forêt. Si le hasard mettait en présence de cesjolies promeneuses un des hommes de la bande, elles étaientgracieusement engagées à prendre part à une collation ; puis,le repas terminé, on leur donnait une escorte pour traverser lebois, et il n’y a jamais eu d’exemple qu’une jeune fille se soitplaint de la conduite de ceux qui lui avaient servi de guide. Dèsque la bienveillante courtoisie des forestiers fut connue, larenommée la promulgua au loin, et un grand nombre de fillettes auxyeux brillants, aux pas presque aussi légers que leurs cœurs,s’aventurèrent à travers les vallées et les ombrages deSherwood.

Le jour des noces de Robin, il y eut un grandnombre de jeunes misses au doux visage dont le cœur s’enflamma aucontact du beau couple. Tout en dansant, les blondes filles d’Èvejetèrent de furtifs regards sur leurs aimables cavaliers, etparurent fort surprises d’avoir pu les redouter un seul instant, sedisant tout bas qu’il devait être bien agréable de partagerl’existence aventureuse des hardis compagnons. Dans toutel’innocence de leurs jeunes cœurs, elles laissèrent pénétrer cesecret désir, et les forestiers ravis songèrent aussitôt à tirer lemeilleur parti possible de la situation. Alors les belles filles deNottingham s’aperçurent que le langage des hommes de Robin Hoodétait ainsi que leurs regards, d’une irrésistible éloquence.

Le résultat de cette découverte fut que lefrère Tuck se vit accablé de besogne, occupé qu’il était du matinjusqu’au soir à bénir des mariages. Tout naturellement le bon moinemanifesta le désir de savoir si ces multiples unions n’étaientpoint une épidémie d’un caractère particulier, et combien depersonnes devaient encore y succomber. Mais sa question resta sansréponse. Après être arrivée à son apogée, la rage des mariagess’abattit, les cas devinrent plus rares ; néanmoins il estcurieux d’observer que les symptômes se montrèrent toujours aussiviolents, et qu’ils se maintiennent encore de nos jours.

La petite colonie de la forêt vivait doncjoyeusement. La cave dont nous avons parlé avait été divisée encellules et en appartements qui ne servaient guère que de chambresà coucher. Les vastes clairières servaient de salon et de salle àmanger, et pendant l’hiver seulement on avait recours à l’asilesouterrain. Il est difficile de s’imaginer combien l’existence deces hommes était douce et tranquille. Presque tous d’originesaxonne, et attachés les uns aux autres comme le sont les membresd’une même famille, la plupart avaient eu à souffrir de la cruelleoppression des envahisseurs normands.

Deux classes de la société étaientparticulièrement tributaires de la bande de Robin Hood : lesriches seigneurs normands et les gens d’Église ; les premiers,parce qu’ils avaient enlevé aux Saxons leurs titres de noblesse etl’héritage de leurs pères ; les seconds, parce qu’ilsaugmentaient sans cesse, aux dépens du peuple, leurs richesses déjàsi considérables. Robin Hood imposait des contributions auxNormands ; mais ces contributions, très onéreuses, il estvrai, se prélevaient sans combat ni effusion de sang. Les ordres dujeune chef étaient strictement observés, car la désobéissanceentraînait la peine de mort. La sévérité de cette discipline avaitdonné une excellente réputation à la troupe de Robin Hood, dont onconnaissait le caractère loyal et chevaleresque. Plusieursexpéditions furent vainement tentées pour contraindre la bande desjoyeux hommes à abandonner leur retraite ; puis les autorités,lasses d’une lutte sans résultat, cessèrent leur poursuite, etl’indifférence de Henri II finit par obliger les Normands àsupporter le dangereux voisinage de leurs ennemis.

Marianne trouvait l’existence de la forêtbeaucoup plus agréable qu’elle n’avait osé l’espérer : elleétait faite (la jeune femme le disait en riant) pour être la reinebien-aimée de cette joyeuse tribu. Les hommages de respect,d’affection et de dévouement qui entouraient Robin flattaientsingulièrement l’amour-propre de Marianne, qui se montrait fièred’appuyer sa faiblesse au bras protecteur du vaillant jeune homme.Si Robin Hood avait su conquérir et garder l’affection de sa troupeen témoignant à tous une tendresse constante, une amitié sincère,il avait su également se ménager sur eux une autorité absolue.

La belle forêt de Sherwood offrait à Mariannede charmantes distractions : tantôt elle parcourait avec sonmari les pittoresques sinuosités du bois, tantôt elle s’amusait àapprendre les jeux alors en usage. Grâce aux soins de Robin, ellepossédait une rare et précieuse collection de faucons, et elleapprit à les faire voler d’une main sûre et expérimentée. Mais lejeu préféré de Marianne était celui de l’arc. Avec une infatigablepatience, Robin initiait la jeune femme à tous les mystères de lascience des archers ; Marianne suivait exactement les leçonsqui lui étaient données, et jamais élève ne se montra plus docileni plus attentive ; aussi devint-elle en peu de temps unarcher de première force. C’était pour Robin et pour les joyeuxhommes un charmant spectacle que de voir Marianne, vêtue d’unjustaucorps vert de Lincoln, tendre son arc ; sa taillemajestueuse et souple se cambrait légèrement, sa main gaucheretenait l’arc tandis que la droite, gracieusement recourbée,ramenait la flèche vers son oreille. Lorsque Marianne eut compristous les secrets d’un art qui avait rendu Robin si célèbre, elleacquit également une immense renommée. L’inimitable adresse de lajeune femme excitait au plus haut point l’admiration et le respectdes habitants de la forêt, et les alliés de la troupe, citoyens dela ville de Mansfeld et de celle de Nottingham, accouraient enfoule pour être témoins de la merveilleuse habileté deMarianne.

Une année s’écoula, année de joie, de bonheuret de fête. Allan du Val (nous désignerons maintenant le chevaliersous le nom de sa propriété) était devenu père : il avait reçudu ciel la bénédiction d’une fille ; Robin et Williampossédaient chacun un superbe garçon, et une série de bals et deréjouissances célébra ces joyeux événements.

Un matin, Robin Hood, Will Écarlate etPetit-Jean se trouvaient réunis sous un arbre, appelé l’arbre duRendez-Vous, parce qu’il servait en toute occasion de point deralliement à la troupe, lorsqu’un léger bruit se fit entendre.

– Écoutez ! dit vivementRobin ; le pas d’un cheval résonne dans la clairière ;allez voir si un convive nous arrive ; vous me comprenez,Petit-Jean ?

– Sans doute, et je vous amènerai lecavalier s’il mérite l’honneur de partager votre repas.

– Il sera deux fois le bienvenu, repritRobin en riant ; car je commence à ressentir les atteintes dela faim.

Petit-Jean et Will se glissèrent à travers lefourré dans la direction du chemin suivi par le voyageur, etbientôt ils furent placés de façon à l’apercevoir.

– Par la sainte messe ! le pauvrediable a une triste tournure, dit William avec un fin sourire, etje gage que sa fortune lui cause peu d’embarras.

– J’avoue en effet que ce cavalier al’air bien misérable et bien accablé, répondit Petit-Jean ;mais peut-être la pauvreté de cet extérieur n’est-elle qu’unehabile mise en scène. Grâce à son apparente misère, ce voyageurcroit pouvoir traverser impunément la forêt de Sherwood. Nousallons lui apprendre que, s’il est enclin à la dissimulation, noussommes aussi rusés que lui.

Quoique revêtu d’un costume de chevalier, levoyageur inspirait au premier regard un sentiment de commisération.Ses vêtements flottaient à l’aventure, comme si le chagrin l’eûtrendu peu soucieux de conserver les apparences d’une miseconvenable ; le capuchon de sa robe tombait derrière son cou,et sa tête, inclinée dans l’attitude de la réflexion, attestait uneprofonde douleur. L’étranger fut soudain arraché à sa rêverie parla voix de basse-taille du gigantesque Petit-Jean.

– Bonjour, sir étranger, cria notre amien s’avançant à la rencontre du voyageur ; soyez le bienvenudans la verte forêt ; on vous attend avec impatience.

– On m’attend ? interrogea l’inconnuen arrêtant sur le visage épanoui de Jean son regard plein detristesse.

– Oui, seigneur, reprit Will Écarlate,notre maître vous a fait chercher partout, et voilà bien près detrois heures qu’il désire votre arrivée afin de pouvoir se mettre àtable.

– Personne ne peut m’attendre, réponditl’étranger d’un air soucieux, vous vous méprenez, ce n’est pas moiqui suis le convive attendu par votre maître.

– Je vous demande pardon, messire, c’estbien vous ; il avait appris que vous deviez traverseraujourd’hui la forêt de Sherwood.

– Impossible, impossible, répétal’étranger.

– Nous disons la vérité, reprit Will.

– Quel est le nom de celui qui se montresi courtois envers un pauvre voyageur ?

– Robin Hood, répondit Petit-Jean endissimulant un sourire.

– Robin Hood, le célèbre forestier ?demanda l’étranger d’un ton de visible surprise.

– Lui-même, messire.

– Depuis longtemps on me parle de lui,ajouta le voyageur, et sa noble conduite m’inspire une véritablesympathie. Je suis très heureux de rencontrer l’occasion de metrouver avec Robin Hood ; c’est un cœur loyal et fidèle.J’accepte donc avec joie sa bienveillante invitation, bien que jene puisse comprendre qu’il ait été averti de mon passage sur sesdomaines.

– Il se fera un plaisir de vousl’apprendre lui-même, répondit Petit-Jean.

– Alors, que votre volonté soit faite,brave forestier ; montrez-moi le chemin, j’y marcherai sur vostraces.

Petit-Jean prit le cheval du voyageur par labride et l’engagea dans le sentier qui devait aboutir au carrefouroù se tenait Robin. Will forma l’arrière-garde.

Petit-Jean n’avait pas douté un seul instantque cette apparence de chagrin et de pauvreté ne fût un masque pourservir de passeport au cas d’une fâcheuse rencontre, tandis queWilliam pensait, plus justement peut-être, que le voyageur était unpauvre dont on n’obtiendrait d’autre satisfaction que celle de luivoir manger un excellent dîner.

L’étranger et ses guides arrivèrent bientôtauprès de Robin Hood. Celui-ci salua le nouveau venu, et, frappé deson extérieur misérable, il se prit à l’examiner tandis qu’ilrajustait tant bien que mal ses pauvres vêtements. Un air desuprême distinction accompagnait les gestes de l’inconnu, et Robinen arriva bientôt à la même conclusion que Petit-Jean :c’est-à-dire que le voyageur affectait cette soucieuse mélancolieet ce délabrement de toilette dans la prudente intention deprotéger sa bourse.

Néanmoins le jeune chef accueillit avec unegrande bienveillance le triste inconnu ; il lui offrit unsiège, et donna l’ordre à un de ses hommes de prendre soin ducheval de son hôte.

Un repas délicieux fut servi sur le gazon, et,comme le dit une vieille ballade :

Le pain, le vin et les cuissots de chevreuil

Y étaient servis à profusion ;

Il n’y manquait aucun des hôtes du bois,

Pas même les petits oiseaux des haies.

Comme on le voit, malgré la triste apparencede son convive, Robin n’avait pas failli à sa réputation degénéreuse hospitalité. Si le chagrin aiguise l’appétit, nous devonsreconnaître que l’étranger avait beaucoup de chagrin. Il attaquaitles plats avec l’ardeur d’un estomac qui vient de subir un jeûne devingt-quatre heures, et il faisait descendre les mets avec desgorgées de vin qui donnaient la preuve de l’excellence du liquide,ou bien encore que le chagrin a pour effet de profondémentaltérer.

Après le repas, Robin et son hôte s’étendirentsous le majestueux ombrage des grands arbres et parlèrent à cœurouvert. Les opinions que le chevalier professait sur les hommes etsur les choses donnaient bonne opinion de lui à Robin, et, en dépitde la pauvre mine de son convive, le jeune chef ne pouvait croire àla sincérité de son apparente misère. De tous les vices, celui queRobin détestait le plus était la dissimulation ; sa naturefranche et ouverte n’aimait pas à rencontrer la ruse. Aussi, malgrél’estime réelle que lui inspirait le chevalier, résolut-il de luifaire largement payer les frais du repas. L’occasion de mettre sondésir en œuvre se présenta bientôt ; car, après avoirdéblatéré contre l’ingratitude humaine, l’étrangerajouta :

– J’éprouve un si profond mépris pour cevice, qu’il ne m’étonne plus ; mais je puis affirmer que de mavie je ne m’en rendrai coupable. Permettez-moi, Robin Hood, de vousremercier de tout mon cœur de votre amicale réception, et si jamaisune circonstance heureuse pour moi vous conduit dans le voisinagede l’abbaye de Sainte-Marie, n’oubliez pas que vous trouverez auchâteau de la Plaine une affectueuse et cordiale hospitalité.

– Seigneur chevalier, répondit le jeunehomme, les personnes que je reçois dans la verte forêt ne subissentjamais l’ennui de ma visite. À ceux qui ont réellement besoin de lacharité d’un bon repas, je donne avec plaisir une place à matable ; mais je me montre moins généreux envers les voyageursqui peuvent payer mon hospitalité. Je craindrais de blesserl’orgueil d’un homme favorisé des dons de la fortune si je luidonnais gratuitement mes venaisons et mon vin. Je trouve plusconvenable et pour lui et pour moi de lui dire : « Cetteforêt est une auberge, j’en suis l’hôtelier, mes joyeux hommes ensont les serviteurs. Comme de nobles hôtes, payez libéralement ceque vous avez reçu. »

Le chevalier se mit à rire.

– Voilà, dit-il, une plaisante manièred’envisager les choses, et une façon ingénieuse de lever desimpôts. J’ai entendu vanter il y a quelques jours la façoncourtoise avec laquelle vous débarrassez les voyageurs du superflude leur richesse ; mais je n’avais jamais eu des explicationsaussi claires que celles-ci.

– Eh bien ! seigneur chevalier, jevais compléter ces explications.

En parlant ainsi, Robin prenait un cor dechasse et le portait à ses lèvres. Petit-Jean et Will Écarlateaccoururent à l’appel.

– Messire chevalier, reprit Robin Hood,l’hospitalité touche à sa fin ; veuillez en solder le prix,mes caissiers sont tout disposés à le recevoir.

– Puisque vous considérez la forêt commeune auberge, la note des dépenses faites est sans douteproportionnée à son étendue ? dit le chevalier d’une voixcalme.

– Précisément, messire.

– Vous traitez au même prix chevalier,baron, duc et pair d’Angleterre ?

– Au même prix, répliqua Robin Hood, etc’est justice ; vous ne voudriez pas, j’imagine, qu’un pauvrepaysan comme moi hébergeât gratuitement un chevalier blasonné, uncomte, un duc ou un prince ; ce serait contraire à toutes lesrègles de l’étiquette.

– Vous avez grandement raison, mon cherhôte ; mais, en vérité, vous allez prendre une bien tristeopinion de votre convive lorsqu’il vous aura dit qu’il ne possèdeque dix pistoles pour toute fortune.

– Permettez-moi de mettre cette assertionen doute, chevalier, répondit Robin.

– Mon cher hôte, j’engage vos compagnonsà s’assurer par une visite de mes vêtements de la cruelle vérité dece que j’avance.

Petit-Jean, qui laissait rarement échapperl’occasion de témoigner de sa position sociale, s’empressad’obéir.

– Le chevalier a dit vrai, s’écriaPetit-Jean d’un air désappointé ; il ne possède que dixpistoles.

– Cette petite somme représente pour lemoment toute ma fortune, ajouta l’étranger.

– Vous avez donc dévoré votrehéritage ? demanda Robin en riant ; ou bien cet héritageétait-il de médiocre valeur ?

– Mon patrimoine était considérable,répondit le chevalier, et je ne l’ai point gaspillé.

– Comment se fait-il alors que vous soyezsi pauvre ? Car vous m’avouerez que votre situation présenteressemble beaucoup aux effets de la dilapidation.

– Les apparences sont trompeuses, et pourvous faire comprendre mon malheur, il serait nécessaire de vousraconter une lamentable histoire.

– Seigneur chevalier, je vous prêteattention de tout mon cœur, et s’il est en mon pouvoir de vous êtreutile, vous pourrez disposer de moi.

– Je sais, noble Robin Hood, que vousétendez généreusement votre protection sur les opprimés, et qu’ilsont des droits à votre bienveillante sympathie.

– Messire, épargnez-moi, je vous prie,interrompit Robin, et occupons-nous des choses qui vousintéressent.

– Je porte le nom de Richard, continual’étranger, et ma famille descend du roi Ethelred.

– Vous êtes saxon, alors ? dit lejeune homme.

– Oui, et la noblesse de mon origine aété la source de bien des malheurs.

– Permettez-moi de serrer la main à unfrère, reprit Robin Hood avec un joyeux sourire sur leslèvres ; les Saxons, riches ou pauvres, sont gratuitement lesbienvenus dans la forêt de Sherwood.

Le chevalier répondit affectueusement àl’étreinte de son hôte, et continua ainsi :

– On m’a donné le surnom de sir Richardde la Plaine, parce que mon château se trouve situé au centre d’unvaste terroir, à deux milles environ de l’abbaye de Sainte-Marie.Je me suis marié jeune encore à une femme que j’aimais depuis maplus tendre enfance. Le ciel bénit notre union, il nous donna unfils. Jamais un père et une mère n’ont aimé leur enfant comme nousaimons notre Herbert, et jamais un enfant ne s’est montré plusdigne de cet excès d’amour. Notre voisinage de l’abbayeSainte-Marie avait donné lieu à de fréquents rapports. J’étais liéavec les frères, et nous vivions dans une sorte d’intimité. Unjour, un frère lai, auquel j’avais eu l’occasion de témoigner unintérêt sympathique, me demanda quelques minutes d’entretien, et,m’emmenant à l’écart, il me dit :

» – Sir Richard, je suis à la veille deprononcer des vœux irrévocables, je suis à la veille de me séparerà jamais du monde, et je laisse auprès de la tombe de sa mère unepauvre orpheline sans fortune et sans appui. Je me suis voué à Dieupour toujours, et j’espère que les austérités du cloître medonneront le courage de supporter quelques années encore le fardeaude la vie. Je viens vous demander, au nom de la divine Providence,d’avoir compassion de ma pauvre petite fille.

» – Mon chère frère, dis-je à cemalheureux, je vous remercie de votre confiance, et, puisque vousavez mis votre espoir en moi, cet espoir ne sera pas trompé, votrefille deviendra la mienne.

» Le frère, ému jusqu’aux larmes de ce qu’ilappelait ma générosité, me remercia chaleureusement, et, à maprière, envoya chercher ma petite fille.

» Je n’ai jamais ressenti une émotioncomparable à celle que me fit éprouver la vue de cette enfant.

» Elle avait douze ans ; sa taille svelteet élevée possédait une suprême élégance, et de longs cheveuxblonds couvraient de leurs boucles soyeuses ses mignonnes épaules.En entrant dans la salle où je l’attendais, elle salua avec grâceet attacha sur mon visage deux grands yeux bleus empreints demélancolie. Comme vous devez le penser, mon cher hôte, cettecharmante petite fille s’empara de mon cœur ; je pris sesmains dans les miennes et je lui donnai sur le front un paternelbaiser.

» – Vous le voyez, sir Richard, me dit lemoine, cette tendre enfant mérite une affectueuse protection.

» – Oui, mon frère, et j’avoue que de mavie mes yeux n’ont admiré une plus ravissante créature.

» – Lilas ressemble beaucoup à sa pauvremère, me répondit le moine, et sa vue alimente mon chagrin, elleéloigne mon esprit des choses du ciel, elle ramène mes pensées versla douce créature qui dort sous la froide pierre du tombeau.Adoptez ma chère enfant, sir Richard, vous n’aurez point àregretter cette charitable action ; Lilas possèded’excellentes qualités, un aimable caractère ; elle estpieuse, douce et bonne.

» – Je serai un père pour elle, un tendrepère, répondis-je tout ému.

» La pauvre petite fille nous écoutait d’unair surpris et, portant de son père à moi le regard inquiet de sesgrands yeux bleus, elle dit :

» – Mon père, vous voulez…

» – Je veux ton bonheur, ma fille chérie,répondit le moine ; notre séparation est devenuenécessaire.

» Je n’essaierai pas de vous dépeindre, moncher hôte, la scène douloureuse qui suivit les longues explicationsdonnées par le moine à son enfant désolée ; il pleura avecelle, puis, sur un signe de ce malheureux, j’enlevai Lilas de sesbras et je l’emportai du couvent.

» Pendant les premiers jours de soninstallation au château, Lilas parut triste et soucieuse ;puis le temps et l’aimable compagnie de mon fils Herbert parvinrentà calmer sa douleur. Les deux enfants grandirent l’un auprès del’autre, et lorsqu’ils eurent atteint, Lilas sa seizième année,Herbert l’âge heureux de vingt ans, il me fut facile de comprendrequ’ils s’aimaient du plus tendre amour.

» – Ces jeunes cœurs, dis-je à ma femmeaprès avoir fait cette découverte, n’ont pas connu lechagrin ; protégeons-les contre ses atteintes. Herbert adoreLilas, et de son côté Lilas aime passionnément notre cher fils. Ilnous importe peu que Lilas soit d’une naissance obscure ; sison père n’a été autrefois qu’un pauvre cultivateur saxon, il estaujourd’hui un saint homme. Grâce à nos soins, Lilas possède toutesles qualités qui sont l’apanage de son sexe ; elle aimeHerbert, elle sera pour lui une fidèle compagne.

» Ma femme consentit de tout son cœur aumariage de nos deux enfants, et nous les fiançâmes le jourmême.

» L’époque fixée pour cette heureuse unionétait proche, lorsqu’un chevalier normand, possesseur d’un petitdomaine situé dans le Lancashire, vint rendre visite à l’abbaye deSainte-Marie. Ce Normand avait vu et admiré ma résidence ; ledésir de la posséder s’empara aussitôt de lui. Sans témoigner decette convoitise, il parvint à apprendre que j’avais sous ma gardepaternelle une jolie fille bonne à marier. Supposant à bon droitqu’une partie de mon patrimoine serait donnée en dot à Lilas, leNormand accourut à ma porte, et, sous le prétexte de visiter lechâteau, il parvint à pénétrer dans le cercle de notre intimité defamille. Comme je vous l’ai dit, Robin, Lilas était fort belle, savue enflamma l’imagination de mon hôte ; il renouvela savisite, et me fit la confidence de son amour pour la fiancée de monfils. Sans repousser les offres honorables du Normand, je luidonnai connaissance des engagements contractés par la jeune fille,tout en ajoutant que Lilas était libre de disposer de sa main.

» Il s’adressa alors directement à elle. Lerefus de Lilas fut gracieux, mais irrévocable ; elle aimaitHerbert.

» Le Normand, exaspéré, sortit du château enjurant de se venger de ce qu’il appelait notre insolence.

» D’abord nous ne fîmes que rire de sesmenaces. Les événements devaient nous apprendre combien ellesétaient sérieuses.

» Deux jours après le départ du Normand, lefils aîné d’un de mes vassaux vint m’annoncer qu’il avaitrencontré, à quatre milles environ du château, l’étranger venu envisite chez moi, emportant dans ses bras ma pauvre fille éplorée.Cette nouvelle nous jeta dans un affreux désespoir ; je nepouvais y ajouter foi, mais le jeune garçon me donna d’irrécusablespreuves de notre malheur.

» – Sir Richard, me dit-il, mes parolesne sont que trop vraies, et voici de quelle manière j’ai pum’assurer de l’enlèvement de miss Lilas. J’étais assis sur le bordde la route lorsqu’un cavalier, portant devant lui une femme touten larmes et suivi de son écuyer, s’est arrêté à quelques pas demoi ; le harnais de son cheval s’était brisé, et il m’appelaitavec force menaces pour lui prêter secours. Je me suis approché,miss Lilas se tordait les mains. « Arrange cette bride »,me dit brusquement le cavalier. J’obéis, et, sans être vu, jecoupai la sangle de la selle ; puis, tout en feignant deregarder si le fer du cheval était en bon état, je parvins àglisser un caillou dans le sabot d’un de ses pieds. Cela fait, jeme suis enfui, et j’accours vous prévenir.

» Mon fils Herbert n’en écouta pas davantage,il descendit aux écuries, sella un cheval et partit à francétrier.

» La ruse du jeune paysan avait été couronnéede succès. Lorsque Herbert atteignit le Normand, celui-ci étaitdésarçonné.

» Il y eut d’abord entre ce malheureux et monfils un combat terrible ; mais la bonne cause remporta lavictoire, mon fils tua le ravisseur.

» Dès que la mort du Normand fut connue, onenvoya une bande de soldats à la recherche de mon fils. Je fisdisparaître Herbert, et j’adressai au roi une humble supplique. Jefis connaître à Sa Majesté l’infâme conduite du Normand ; jelui représentai que mon fils s’était battu avec son ennemi, etqu’il ne l’avait tué qu’en s’exposant à être tué lui-même. Le roime fit acheter la grâce d’Herbert au prix d’une rançonconsidérable. Trop heureux d’obtenir miséricorde, je m’occupaisur-le-champ de satisfaire aux désirs du roi. Mon coffre-fort vidé,je fis appel à mes vassaux, je vendis ma vaisselle et mes meubles.Mes dernières ressources épuisées, il me manquait encore quatrecents écus d’or. L’abbé de Sainte-Marie me proposa alors de meprêter sur hypothèque la somme dont j’avais besoin ; il vasans dire que j’acceptai avec joie son offre obligeante. Lesconditions du prêt furent réglées ainsi : une vente simulée demes propriétés devait lui en faire acquérir le revenu pendant unan. Si le dernier jour du douzième mois de cette année, je nerendais pas les quatre cents écus, tous mes biens resteraient en sapossession. Voilà quelle est ma position, mon cher hôte, ajouta lechevalier ; le jour de l’échéance approche, et pour toutefortune, pour toute ressource, je possède dix pistoles. »

– Croyez-vous que l’abbé de Sainte-Marierefuse de vous accorder du temps pour vous libérer ? demandaRobin Hood.

– Je suis malheureusement certain qu’ilne m’accordera pas une heure, pas une minute. Si la somme ne luiest pas remboursée à l’échéance jusqu’au dernier écu, mespropriétés resteront entre ses mains. Hélas ! je suis bienmalheureux ; ma femme bien-aimée va manquer d’asile, mespauvres enfants seront sans pain. Si je devais souffrir seul, jeprendrais courage ; mais voir souffrir ceux que j’aime est uneépreuve au-dessus de mes forces. J’ai demandé secours à ceux quidans ma prospérité se disaient mes amis, je n’ai trouvé qu’un refusglacial chez les uns, indifférent chez les autres ; je n’aipoint d’amis, Robin Hood, je suis seul.

En achevant ces paroles, le chevalier cachason visage entre ses mains tremblantes, et un sanglot convulsifs’échappa de ses lèvres.

– Sir Richard, dit Robin Hood, votrehistoire est triste ; mais il ne faut point désespérer de labonté de Dieu ; cette bonté veille sur vous, et je crois quevous êtes sur le point de rencontrer un secours envoyé par leciel.

– Hélas ! soupira le chevalier, sije pouvais obtenir un délai, peut-être parviendrais-je àm’acquitter. Malheureusement, je ne puis offrir pour garantie qu’unvœu à la sainte Vierge.

– J’accepte la garantie, répondit RobinHood, et, au nom vénéré de la Mère de Dieu, notre sainte patronne,je vais vous prêter les quatre cents écus d’or dont vous avezbesoin.

Le chevalier jeta un cri.

– Vous, Robin Hood ! Ah ! soyezmille fois béni ! Je le jure avec toute la sincérité d’un cœurreconnaissant, je vous rendrai loyalement cette somme.

– J’y compte, chevalier. Petit-Jean,ajouta Robin, vous savez où est le trésor puisque vous êtes lecaissier de la forêt ; allez me chercher quatre centsécus ; quant à vous, Will, faites-moi l’amitié de voir dans magarde-robe s’il ne se trouve pas un costume digne de notrehôte.

– En vérité, Robin Hood, votre bonté estsi grande… s’écria le chevalier.

– Taisez-vous, taisez-vous, interrompitRobin en riant ; nous venons de contracter l’un envers l’autreun engagement, et je vous dois tout honneur, puisque vous êtes àmes yeux un envoyé de la sainte Vierge. Will, ajoutez aux vêtementsquelques aunes de beau drap ; placez ensuite un nouvelharnachement sur le cheval gris que l’évêque d’Hereford a confié ànos soins ; enfin, Will, mon ami, joignez à ces modestes donstous les objets que votre esprit inventif pourra croire nécessairesau chevalier.

Petit-Jean et Will s’occupèrent en toute hâtede remplir leur mission.

– Mon cousin, dit Jean, vos mains sontplus agiles que les miennes ; comptez l’argent, moi je vaismesurer l’étoffe, et mon arc me servira d’aune.

– Eh bien ! répondit Will en riant,la mesure sera bonne.

– Certainement, vous allez voir.Petit-Jean prit son arc d’une main, il déroula de l’autre une piècede drap, et se mit, non à auner mais à faire semblant de prendrel’exacte mesure du coupon. William se mit à éclater de rire.

– Continuez, ami Jean, continuez, lapièce entière passera ; comme vous y allez, trois aunes pourune ! bravo !

– Taisez-vous, bavard ! nesavez-vous pas que Robin agirait encore plus largement s’il était ànotre place ?

– Alors je vais ajouter quelques écus,dit William.

– Quelques poignées, cousin ; nousreprendrons cela aux Normands.

– Voilà qui est fait.

En voyant les largesses de Jean et lagénérosité de Will, Robin sourit et remercia du regard.

– Seigneur chevalier, dit Will en mettantl’or dans la main du chevalier, chaque rouleau contient centécus.

– Mais il y a six rouleaux, mon jeuneami !

– Vous êtes dans l’erreur, mon hôte, iln’y en a que quatre, répondit Robin. Puis, après tout,qu’importe ! Serrez cet argent dans votre escarcelle, et n’enparlons plus.

– À quand l’échéance ? demanda lechevalier.

– D’ici à un an, jour pour jour, si cedélai vous convient, et si je suis encore de ce monde, ditRobin.

– J’accepte.

– Sous cet arbre.

– Je serai exact au rendez-vous, RobinHood, reprit le chevalier en serrant avec une effusion pleine degratitude les mains du jeune chef ; mais avant de nousséparer, permettez-moi de vous dire que tous les éloges prodigués àvotre noble conduite n’égalent pas ceux qui remplissent moncœur ; vous me sauvez plus que la vie, vous sauvez ma femme etmes enfants.

– Messire, reprit Robin Hood, vous êtessaxon, et ce titre vous donne des droits à toute mon amitié ;de plus, vous aviez auprès de moi une protection toute-puissante,le malheur. Je suis ce que les hommes appellent un bandit, unvoleur, soit ! mais si j’extorque les riches, je ne prendsrien aux pauvres. Je déteste la violence, je ne verse pas lesang ; j’aime ma patrie, et la race normande m’est odieuseparce qu’à son usurpation elle a joint la tyrannie. Ne me remerciezpas, je n’ai pas fait une chose extraordinaire, je vous ai donné,vous n’aviez pas, c’était donc de toute justice.

– Votre conduite à mon égard, quoi quevous en puissiez dire, est noble et généreuse ; vous avez plusfait pour moi, qui vous suis étranger, que ceux qui se disent mesamis. Puisse Dieu vous bénir, Robin, car vous avez ramené la joiedans mon cœur. Dans tout temps et en tout lieu je serai fier de medire votre obligé, et je prie sincèrement le ciel de m’accorder lagrâce de vous témoigner un jour mon ardente reconnaissance. Adieu,Robin Hood, adieu mon véritable ami ; dans un an je reviendraim’acquitter envers vous.

– Au revoir, chevalier, répondit Robin enserrant avec amitié la main de son hôte ; si jamais lescirconstances me mettent dans une situation où votre secours mesoit nécessaire, j’y ferai appel avec confiance et sansréserve.

– Dieu vous entende ! Mon plus granddésir sera alors de me dévouer à vous corps et âme.

Sir Richard serra les mains de Will et cellesde Petit-Jean, et enfourcha le cheval gris pommelé de l’évêqued’Hereford. La monture du chevalier, chargée des présents de RobinHood, devait suivre son maître.

En voyant disparaître son hôte passager audétour du chemin, Robin Hood dit à ses compagnons :

– Nous avons fait un heureux ; lajournée a été bien remplie.

Chapitre 5

 

Marianne et Maude habitaient depuis un mois lechâteau de Barnsdale, et elles ne devaient reprendre leur ancienmode d’existence qu’après leur entier rétablissement ; car onn’a pas oublié que les deux jeunes femmes étaient devenuesmères.

Robin Hood ne put supporter longtempsl’absence de sa bien-aimée compagne. Un matin il emmena avec luiune partie de sa bande et l’installa dans la forêt de Barnsdale.William, qui naturellement avait suivi son jeune chef, déclarabientôt que la demeure souterraine construite en grande hâte dansle voisinage du château valait infiniment mieux que celle du grandbois de Sherwood, ou du moins que, s’il y manquait différenteschoses pour compléter le bien-être de la troupe, il y avait dans laproximité du hall de Barnsdale une très agréable compensation.

Robin et William étaient donc enchantés deleur changement de domicile, et deux jeunes gens de notreconnaissance partageaient pour la même cause leur expansivesatisfaction. Ces deux jeunes gens se nommaient Petit-Jean et MuchCokle, le fils du meunier. Robin s’aperçut bientôt que Petit-Jeanet Much s’absentaient sans motif apparent à toute heure du jour.Cette désertion se renouvela tant de fois que Robin eut le désird’en connaître la cause ; il prit des informations, et on luirévéla que sa cousine Winifred, aimant fort à se promener, avaitdemandé à Petit-Jean de lui faire visiter les sites les plusremarquables de la forêt de Barnsdale. « Bon ! dit Robin,voilà pour Petit-Jean ; et Much ? » On répondit quemiss Barbara, partageant la curiosité de sa sœur à l’endroit desbeautés de la campagne, avait voulu l’accompagner dans sesexcursions champêtres ; mais que Petit-Jean, avec une prudencedigne d’éloge, avait fait observer à la jeune demoiselle que, laresponsabilité d’une femme étant déjà chose grave, il lui étaitimpossible d’accepter sa compagnie et les charges qui en devaientrésulter. En conséquence, Much avait offert sa protection à missBarbara, et miss Barbara l’avait acceptée. Les deux couples s’enallaient donc errer à travers les arbres et dans les endroits lesplus mystérieux et les plus ombragés ; tout en causant on nesait de quoi, ils oubliaient de regarder les objets qu’ils étaientvenus voir, et les vieux chênes tordus, les hêtres aux gracieusesbranches, les ormes séculaires passaient devant leurs yeux sansobtenir la moindre attention. Puis, une fatalité plus étrangeencore que cette indifférence pour les splendeurs du bois jetaitsans cesse chacun des deux couples dans un chemin contraire à labonne route, et ils ne se rencontraient qu’à la porte du château,au lever des premières étoiles.

Ces promenades, qui se renouvelaientjournellement, expliquèrent à Robin la double absence de ses deuxcompagnons.

Un soir, la journée avait été brûlante, et unvent tiède rafraîchissait l’atmosphère : Marianne et Maude,appuyées aux bras de Robin et de William, sortirent du château pourentreprendre une longue promenade dans les clairières parfumées dubois. Winifred et Barbara suivaient les jeunes couples, etPetit-Jean et son inséparable Much servaient d’ombre aux deuxsœurs.

– Ici, je respire, dit Marianne enprésentant à la brise son visage pâli ; il me semble que l’airme manque dans un appartement, et j’ai hâte de reprendre le cheminde la forêt.

– Il est donc bien agréable de vivre dansles bois ? demanda miss Barbara.

– Oui, reprit Marianne, il y a tant desoleil, de lumière, d’ombre, de fleurs et de feuillage !

– Much m’a dit hier, continua Barbara,que la forêt de Sherwood surpassait en beauté celle deBarnsdale ; il faut alors qu’elle réunisse toutes lesmerveilles de la création, car nous avons ici des endroitsravissants.

– Vous trouvez donc le bois de Barnsdale,très joli, Barbara ? demanda Robin en dissimulant unsourire.

– Charmant, répondit la jeune fille avecvivacité ; il s’y trouve des paysages délicieux.

– Quelle est la partie du bois qui aparticulièrement attiré vos regards, ma cousine ?

– Je ne saurais répondre très clairementà votre question, Robin ; cependant, je crois que mon souveniraccorde une petite préférence à une vallée qui, j’en suis certaine,n’a pas son égale dans le vieux bois de Sherwood.

– Et cette vallée se trouve ?…

– Loin d’ici ; mais vous ne pourriezimaginer rien de plus frais, de plus silencieux, de plus parfuméque ce petit coin de terre. Représentez-vous, mon cousin, une vastepelouse entourée d’un terrain en pente sur le sommet duquelcroissent à profusion des arbres de toutes les espèces. La nuancedifférente de leurs feuilles éclairée par le soleil prend desaspects merveilleux : tantôt vous avez devant les yeux unrideau d’émeraude, tantôt un voile aux couleurs multicolores sedéroule sous vos regards. Le gazon qui couvre cette valléeressemble à un grand tapis vert ; pas un pli n’en ride lasurface. Aux pieds des arbres et sur la pente de ce semblant decollines, jetez des fleurs de pourpre, d’iris et d’or, faitescourir au bas du ravin ombragé un mince filet d’eau qui roule enmurmurant entre ses deux rives, et vous aurez sous les yeux l’oasisde la forêt de Barnsdale. Et puis, continua la jeune fille, lecalme est si grand dans cette délicieuse retraite, l’air qu’on yrespire est si pur, qu’on se sent le cœur tout dilaté de joie.Enfin, je n’ai jamais vu de ma vie un endroit aussi ravissant.

– Où est donc cette vallée enchanteresse,Barbara ? demanda naïvement Winifred.

– Vous ne vous promeniez donc pastoujours ensemble ? interrompit Robin en souriant.

– Mais si, ajouta Winifred ;seulement nous nous perdions toujours… non, je voulais dire trèssouvent… quelquefois est plus juste. Je veux dire enfin quePetit-Jean se trompait de chemin, et alors nous nous trouvionsséparés ; nous nous cherchions et je ne sais comment cela sefaisait, mais nous ne parvenions jamais à nous rejoindre avantd’être arrivés au château. Cette continuelle séparation avait lieu,je vous l’assure, tout à fait par accident.

– Oui, en vérité, c’était par accident,reprit Robin d’un air moqueur, et personne ne suppose le contraire.Aussi, pourquoi rougissez-vous, Barbara ? pourquoibaissez-vous les yeux, Winifred ? Voyez, ni Jean ni Much nesont embarrassés, eux ; ils savent si bien que vous vouségariez dans le bois sans vous en apercevoir !

– Mon Dieu ! oui, répondit Much, etconnaissant le goût de miss Barbara pour les endroits retirés ettranquilles, je l’avais conduite dans la petite vallée dont ellevient de faire la description.

– Je suis tenté de croire, reprit Robin,que Barbara possède une grande facilité d’observation pour avoir puembrasser d’un coup d’œil toutes les choses charmantes dont ellevient de nous parler. Mais dites-moi, Barbara, n’avez-vous pastrouvé dans cet oasis de Barnsdale, ainsi que vous nommiez tout àl’heure la vallée découverte par Much, quelque chose de pluscharmant encore que les arbres aux feuilles diaprées, le gazonvert, le ruisseau chanteur, et les fleurs multicolores ?

Barbara rougit.

– Je ne sais ce que vous voulez dire, moncousin.

– Vraiment ! Much me comprendramieux que vous, je l’espère. Voyons, Much, répondezfranchement : Barbara n’a-t-elle point oublié de nous fairepart d’un charmant épisode de votre visite dans ce paradisterrestre ?

– Quel épisode, Robin ? demanda lejeune homme en ébauchant un sourire.

– Mon discret ami, reprit Robin, est-iljamais parvenu à votre connaissance que deux jeunes gens épris l’unde l’autre soient allés seuls dans la délicieuse retraite dontBarbara garde si bien le souvenir au fond du cœur ?

Much rougit prodigieusement.

– Eh bien ! reprit Robin, deuxjeunes gens de ma connaissance particulière ont visité il y aquelques jours votre paradis de verdure. Arrivés sur les bordsfleuris du joli ruisseau, ils se sont assis l’un auprès de l’autre.D’abord ils ont admiré le paysage, prêté l’oreille aux chantsaériens des oiseaux ; puis ils sont restés quelques minutesaveugles et muets ; puis le jeune homme, enhardi par lasolitude, par le silence ému de sa tremblante compagne, a pris dansles siennes deux petites mains blanches. La jeune fille n’a paslevé les yeux, mais elle a rougi et cette rougeur a parlé pourelle. Alors, d’une voix qui a paru à la jeune fille plus douce quele chant des oiseaux, plus harmonieuse que le murmure de la brise,le jeune homme lui a dit : « Il n’y a personne dans lemonde entier que j’aime autant que vous ; je préférerais lamort à la perte de votre amour et si vous voulez être ma femme,vous me rendrez le plus heureux des hommes. » Dites-moi,Barbara, ajouta Robin en souriant, pourriez-vous me dire si lajeune fille a tendrement accueilli l’ardente prière de son galantcavalier ?

– Ne répondez pas à cette indiscrètedemande, Barby ! s’écria Marianne.

– Parlez au nom de Barbara, Much, ditRobin.

– Vous nous adressez à l’un et à l’autredes questions si bizarres, répondit le jeune homme, fort porté àcroire que Robin avait assisté à son tête-à-tête avec Barbara,qu’il m’est impossible d’en comprendre le but.

– Par ma foi ! Much, dit William, ilme semble que Robin parle au nom de la vérité et s’il faut encroire votre mine confuse et les couleurs éclatantes qui parent lefront et les joues de ma sœur, vous êtes les amoureux de la vallée.Vive Dieu ! Barbara, si on m’appelle Will Écarlate à cause demes cheveux roux, on pourra bientôt t’appeler aussi Barby Écarlate,car ton visage est tout à fait pourpre. N’est-ce pas vrai,Maude ?

– Monsieur William, dit Barbara d’un airmécontent, si tu étais à portée de ma main, je t’arracherais avecplaisir une boucle de ta vilaine chevelure.

– Tu aurais le droit d’agir ainsi sicette même chevelure se trouvait sur une autre tête que la mienne,dit William en jetant un regard à Much ; mais la tête de tonfrère est hors de cette atteinte ; elle a son tyranparticulier, n’est-ce pas, Maude ?

– Oui, Will ; mais je ne vous aijamais tiré les cheveux.

– Cela viendra, ma chère petitefemme.

– Jamais, dit Maude en riant.

– Ainsi, Much, vous ne voulez pas mefaire connaître la réponse de la jeune fille ?

– Si vous rencontrez quelque jour cettejeune demoiselle, il faudra l’interroger vous-même, Robin.

– Je n’y manquerai pas. Et vous,Petit-Jean, avez-vous connaissance d’un aimable garçon qui adore lasolitude en tête à tête avec une charmante personne ?

– Non, Robin ; mais si vous désirezconnaître ces amoureux, j’essayerai de les découvrir, réponditnaïvement Petit-Jean.

– Il me vient une idée, Jean, s’écriaWill en éclatant de rire. Ces amoureux dont parle Robin ne voussont pas inconnus, et je parie tout ce que vous voudrez que lejeune homme en question peut être appelé mon cousin, et que lajeune fille est une aimable personne du voisinage.

– Votre idée est mauvaise, Will, réponditJean ; il n’est pas question de moi.

– En effet, je fais fausse route, repritWill en souriant, il ne peut être question de vous, mon cousin, carvous n’avez jamais été amoureux.

– Je vous demande bien pardon, Will,reprit le géant d’un ton tranquille ; j’aime de tout mon cœuret depuis longtemps une belle et charmante fille.

– Ah ! ah ! s’écria Will,Petit-Jean amoureux, en voilà du nouveau !

– Et pourquoi donc Petit-Jean nepourrait-il être amoureux ? demanda le grand jeune homme avecbonhomie ; il n’y a rien d’extraordinaire à cela,j’imagine.

– Rien du tout, mon brave ami ;j’aime à voir tout le monde heureux, et le bonheur, c’estl’amour ; mais, par saint Paul ! je serai fort content depouvoir faire connaissance avec la dame de vos pensées.

– La dame de mes pensées ! exclamale jeune homme ; mais qui donc voulez-vous que ce soit, sinonvotre sœur Winifred, cousin Will ? votre sœur que j’aimedepuis l’enfance autant que vous aimez Maude, autant que Much aimeBarbara.

Un éclat de rire général répondit à lafranchise de Jean, et Winifred, entourée de félicitations, lança aujeune homme un regard plein de tendre reproche.

– Vous le voyez, Much, reprit Robin, tôtou tard la vérité parvient à se faire connaître. J’avais touchéjuste en vous désignant pour les héros de la petite scène qui s’estpassée dans le bois de Barnsdale.

– Vous en avez donc été témoin ?demanda Much.

– Non, je l’ai devinée, ou pour mieuxdire, je me suis souvenu de mes propres impressions ; il m’estarrivé la même chose il y a un an : Marianne m’avaitattiré…

– Comment, je vous avais attiré ! serécria la jeune femme ; c’était bien vous, Robin, je vous priede le croire, et si j’avais pu prévoir à cette époque-là de quellemanière vous me traiteriez après notre mariage…

– Qu’auriez-vous fait, Marianne ?interrompit Barbara.

– Je me serai mariée plus tôt, chèreBarbara, reprit la jeune femme en souriant à Robin.

– Voilà, je l’espère, une réponse quidoit encourager la confiance dont vous avez déjà secrètement donnédes preuves, espiègle Barby. Voyons, parlons à cœur ouvert, noussommes en famille. Dites-nous que vous aimez Much, et de son côté,Much nous fera le même aveu.

– Oui, je ferai cet aveu ! s’écriaMuch d’une voix émue ; oui, je dirai hautement : j’aimede toutes les forces de mon âme Barbara Gamwell. Je dirai à tousceux qui veulent l’entendre : les yeux de Barbara sont pourmoi la lumière du jour ; sa voix douce et vibrante résonne àmon oreille comme le chant harmonieux des petits oiseaux. Jepréfère l’aimable compagnie de ma chère Barbara aux plaisirs desfestins, à l’enivrement du bal sous les vertes feuilles du mois demai ; je préfère un tendre regard de ses yeux, un sourire deses lèvres, ou une bonne pression de sa petite main à toutes lesrichesses du monde ; je suis entièrement dévoué à Barbara etplutôt que de faire une chose qui pourrait lui être désagréable,j’irais demander au shérif de Nottingham de vouloir bien m’envoyerà la potence. Oui, mes bons amis, j’aime cette chère enfant, etj’appelle sur sa blonde tête toutes les saintes bénédictions duciel. Si elle veut bien m’accorder le bonheur de la protéger de monnom et de mon amour, elle sera heureuse et bien tendrementaimée.

– Hourra ! cria Will en jetant sonbonnet en l’air, voilà qui est bien dit. Petite sœur, essuyez vosbeaux yeux et venez, je vous en donne la permission, présenter vosjoues roses, écarlates, à ce brave amoureux. Si au lieu d’être unvaillant garçon j’étais une faible fille et que mon oreille eûtentendu de si douces choses, je serais déjà la main ouverte et lecœur sur la main dans les bras de mon fiancé. N’agirais-tu pasainsi, Maude ? Certainement, n’est-ce pas.

– Mais non, Will, la modestie…

– Nous sommes en famille, il n’y a doncpoint à rougir d’une action aussi naturelle. Je suis bien assuré,Maude, que tu es de mon avis. Si j’étais Much, et que tu fussesBarby, tu serais déjà dans mes bras et tu m’embrasserais de toutton cœur.

– Je me range du parti de William, ditRobin en souriant avec une certaine malice. Il faut que Barbaranous donne la preuve de son affection pour Much.

La jeune fille ainsi interpellée s’avança aucentre du joyeux groupe et dit d’un air timide :

– Je crois sincèrement à la tendresse queMuch me témoigne : je lui en suis très reconnaissante et jedois avouer à mon tour que… que…

– Que tu l’aimes autant qu’il t’aime,ajouta vivement Will. Tu as la parole bien difficile aujourd’hui,petite sœur ; je t’assure qu’il m’a fallu beaucoup moins detemps à moi pour faire comprendre à Maude que je l’aimais de toutesmes forces ; n’est-ce pas, Maude ?

– C’est vrai, Will, répondit la jeunefemme.

– Much, continua William d’un air plussérieux, je vous donne pour femme la gentille Barbara ; ellepossède toutes les qualités du cœur, et vous serez un heureux mari.Barby, mon amour, Much est un honnête homme, un brave Saxon, fidèlecomme l’acier ; il ne trompera pas tes tendres espérances, ilt’aimera toujours.

– Toujours ! toujours ! criaMuch en prenant les deux mains de sa fiancée.

– Embrassez votre future femme, ami Much,dit Will. Le jeune homme obéit et malgré le semblant de résistanceopposé par miss Gamwell, il effleura ses joues couvertes derougeur. Le baronnet donna son consentement au mariage de sesfilles et l’époque de la célébration de cette double union futaussitôt fixée. Le lendemain matin, Robin Hood, Petit-Jean et WillÉcarlate se trouvaient entourés d’une centaine de leurs joyeuxhommes sous les grands arbres de la forêt de Barnsdale, lorsqu’unjeune garçon qui paraissait avoir fait une longue route se présentadevant Robin.

– Mon noble maître, dit-il, je vousapporte une bonne nouvelle.

– Très bien, Georges, répondit le jeunehomme ; apprends-nous promptement ce dont il s’agit.

– Il s’agit d’une visite de l’évêqued’Hereford. Sa Seigneurie, accompagnée d’une vingtaine deserviteurs, doit traverser aujourd’hui même la forêt deBarnsdale.

– Bravo ! et voilà en vérité unebonne nouvelle. Sais-tu à quelle heure monseigneur doit nousaccorder l’honneur de sa présence ?

– Vers deux heures, capitaine.

– C’est parfait ; et comment as-tuété informé du passage de Sa Seigneurie ?

– Par un de nos hommes qui, en passant àSheffield, a appris que l’évêque d’Hereford se disposait à rendreune visite à l’abbaye de Sainte-Marie.

– Tu es un brave garçon, Georges et je teremercie d’avoir eu la bonne pensée de me mettre sur mes gardes.Mes enfants, ajouta Robin, attention au commandement, nous allonsrire. Will Écarlate, prends avec toi une vingtaine d’hommes et vagarder le chemin qui se trouve dans les environs du château de tonpère. Toi, Petit-Jean, va garder avec le même nombre de compagnonsle sentier qui descend vers le nord de la forêt. Much, allez vousposter à l’est du bois avec le reste de la troupe. Je vaism’établir sur le grand chemin. Il ne faut pas laisser à monseigneurla faculté de fuir, je désire l’inviter à prendre place à un royalfestin ; il sera traité grandement, mais il payera enconséquence. Quant à toi, Georges, tu vas choisir un daim de bellevenue, un chevreuil bien gras, et tu prépareras les deux pièces àrecevoir les honneurs de ma table.

Les trois lieutenants partis avec leur petitetroupe, Robin ordonna à ses hommes de revêtir un costume de berger(les forestiers possédaient dans leurs magasins toutes sortes dedéguisements) et lui-même endossa une modeste blouse. Cettetransformation opérée, on planta des bâtons dans la terre et on ysuspendit le daim et le chevreuil. Un bon feu alimenté par desbranches sèches commença bientôt à mordre de son ardente chaleurles chairs savoureuses de la venaison.

Vers deux heures ainsi que Georges l’avaitannoncé, l’évêque d’Hereford et sa suite parurent au bas de laroute, au milieu de laquelle se tenait Robin et ses hommes déguisésen bergers.

– Notre butin approche, dit Robin enriant ; allons, mes joyeux amis, arrosez le rôti, voici notreconvive. L’évêque, accompagné de sa suite, marchait rapidement, etbientôt la noble compagnie se trouva auprès des bergers.

À la vue de la gigantesque broche qui tournaitlentement autour du brasier, le prélat laissa échapper une violenteexclamation de colère.

– Qu’est-ce à dire ? coquins, quesignifie ?…

Robin Hood leva les yeux sur l’évêque, leregarda d’un air stupide et ne répondit pas.

– M’entendez-vous, coquins ? répétal’évêque ; je vous demande à qui vous destinez ce magnifiquefestin ?

– À qui ? répéta Robin avec uneexpression de niaiserie admirablement rendue.

– Oui, à qui ? Les cerfs de cetteforêt appartiennent au roi, et je vous trouve bien impudentsd’avoir osé y porter la main. Répondez à ma question : pourqui ce repas est-il apprêté ?

– Pour nous, monseigneur, répondit Robinen riant.

– Pour vous, imbécile ! pourvous ? quelle plaisanterie ! Assurément vous ne pouvezespérer de me faire accroire que cette profusion de viande vaservir à votre repas.

– Monseigneur, je dis vrai ; nousavons faim et dès que le rôti sera cuit à point, nous nous mettronsà table.

– À quelle propriétéappartenez-vous ? qui êtes-vous ?

– Nous sommes de simples bergers, nousgardons les troupeaux. Aujourd’hui nous avons voulu nous reposer denos fatigues et nous amuser un peu. Dans ce désir, nous avons tuéles deux beaux chevreuils que voici.

– Vraiment, vous avez voulu vousamuser ! Cette réponse est naïve. Et, dites-moi, qui vous adonné la permission d’abattre le gibier du roi ?

– Personne.

– Personne, misérable ! et vouspensez pouvoir manger tranquillement ce produit d’un vol aussiaudacieux ?

– Assurément, monseigneur ; maiss’il peut vous être agréable d’en prendre votre part, nous seronsflattés de l’honneur.

– Votre offre est une insulte,impertinent berger ; je la repousse avec indignation.Ignorez-vous que le braconnage est puni de la peine de mort ?Allons, assez de paroles inutiles ! préparez-vous à me suivreen prison et de là, on vous conduira au gibet.

– Au gibet ! s’écria Robin d’un airdésespéré.

– Oui, mon garçon, au gibet !

– Je n’ai pas envie d’être pendu, gémitRobin Hood avec un accent lamentable.

– Je suis convaincu de cela ; maispeu importe, tes compagnons et toi méritez la corde. Allons,idiots, préparez-vous à me suivre, je n’ai pas de temps àperdre.

– Pardon, monseigneur, mille fois pardon.Nous avons péché par ignorance, soyez indulgents pour de pauvresmalheureux, plus dignes de pitié que de blâme.

– De pauvres malheureux qui mangentd’aussi bons rôtis ne sont point à plaindre. Ah ! mesgaillards, vous vous nourrissez de la venaison du roi ; c’estbien, c’est fort bien ! Nous irons de compagnie en présence deSa Majesté, et nous verrons si elle vous accordera le pardon que jevous refuse.

– Monseigneur, reprit Robin d’une voixsuppliante, nous avons des femmes, des enfants, soyezmiséricordieux ; je vous implore au nom de la faiblesse desunes, de l’innocence des autres ; que deviendront sans notreappui ces pauvres créatures ?

– Vos femmes et vos enfants nem’intéressent point, repartit cruellement l’évêque. Saisissez cesmisérables, ajouta-t-il en se tournant vers les hommes de sa suiteet s’ils tentent de fuir, tuez-les sans miséricorde.

– Monseigneur, dit Robin Hood,permettez-moi de vous donner un bon conseil : rétractez cesinjustes paroles ; elles respirent la violence et manquent decharité chrétienne. Croyez-moi, il serait plus sage à vousd’accepter l’offre que je vous ai faite, le partage de notredîner.

– Je vous défends de m’adresser un seulmot ! cria furieusement l’évêque. Soldats, emparez-vous de cesbandits !

– N’approchez pas ! cria Robin d’unevoix de tonnerre ou, par Notre Dame ! vous vous enrepentirez !

– Chargez hardiment ces vils esclaves,répéta l’évêque, et ne les épargnez pas.

Les serviteurs du prélat se précipitèrent surle groupe des joyeux hommes et la mêlée allait devenir sanglantelorsque Robin sonna du cor et instantanément apparurent lesdifférentes parties de la troupe qui, averties de la présence del’évêque, s’étaient doucement rapprochées.

La première action des nouveaux venus fut dedésarmer la suite de l’évêque.

– Monseigneur, dit Robin au prélat, muetde terreur en reconnaissant en quelles mains il était tombé, vousvous êtes montré impitoyable, nous serons également sans pitié.Qu’allons-nous faire de celui qui voulait nous conduire à lapotence ? demanda le jeune chef à ses compagnons.

– L’habit qu’il porte adoucit la sévéritéde mon jugement, répondit Jean d’un air tranquille ; il nefaut point le faire souffrir.

– Votre conduite est celle d’un honnêtehomme, brave forestier.

– Vous croyez, monseigneur ! repritJean toujours impassible ; eh bien ! je vais achever devous transmettre mes pacifiques intentions : au lieu de voustorturer le corps et l’âme et de vous faire mourir à petit feu,nous allons tout simplement vous trancher la tête.

– Me trancher la tête, toutsimplement ! murmura l’évêque d’une voix mourante.

– Oui, reprit Robin, préparez-vous à lamort, monseigneur.

– Robin Hood, ayez pitié de moi, je vousen conjure ! supplia l’évêque en joignant les mains ;accordez-moi quelques heures, je ne veux pas mourir sansconfession.

– Votre arrogance première a fait place àune bien grande humilité, monseigneur, répondit froidementRobin ; mais cette humilité ne me touche pas, vous vous êtescondamné vous-même ; préparez donc votre âme à paraître devantDieu. Petit-Jean, ajouta Robin en faisant à son ami un signed’intelligence, veille à ce que rien ne manque à la solennité de lacérémonie. Monseigneur, veuillez me suivre, je vais vous conduireau tribunal de la justice.

À demi paralysé par l’épouvante, l’évêque setraîna en chancelant à la suite de Robin Hood.

Lorsqu’ils furent arrivés à l’arbre duRendez-Vous, Robin fit asseoir son prisonnier sur un tertre degazon, et ordonna à un de ses hommes d’apporter de l’eau.

– Vous plairait-il, monseigneur, demandapoliment le jeune chef, de vous rafraîchir les mains et lafigure ?

Quoique très surpris de recevoir une pareilleproposition, l’évêque répondit avec condescendance. Les ablutionsterminées, Robin ajouta :

– Me ferez-vous la grâce de partager monrepas ? Je vais dîner, car je ne saurais rendre un jugement àjeun.

– Je dînerai, si vous l’exigez, réponditl’évêque d’un ton résigné.

– Je n’exige pas, monseigneur, jeprie.

– Alors je me rends à votre prière, sirRobin.

– Eh bien ! à table, monseigneur. Enachevant ces mots, Robin conduisit son hôte à la salle du festin,c’est-à-dire vers une pelouse tout en fleurs, où le couvert setrouvait déjà confortablement mis. La table surchargée de metsprésentait aux regards un spectacle fort réjouissant, et son aspectparut ramener le prélat vers des idées moins lugubres. À jeundepuis la veille, l’évêque se sentait en appétit, et l’excitanteodeur de la venaison lui monta au cerveau.

– Voilà, dit-il en s’asseyant, desviandes admirablement cuites.

– Et d’un goût exquis, ajouta Robin enservant à son convive un morceau de choix.

Vers le milieu du repas, l’évêque oublia sescraintes ; au dessert, il ne vit plus en Robin qu’un aimablecompagnon.

– Mon excellent ami, dit-il, votre vinest délicieux, il me réchauffe le cœur ; tout à l’heurej’avais froid, j’étais malade, chagrin, inquiet, maintenant je mesens tout gaillard.

– Je suis très heureux de vous entendreparler ainsi, monseigneur, car vous faites l’éloge de monhospitalité. Généralement, mes convives sont très enchantés de labonne grâce qui les accueille ici. Cependant, il vient un quartd’heure désagréable pour eux, celui qui amène le règlement de ladépense ; ils aiment fort à recevoir, mais il leur paraît trèsdésagréable de donner.

– C’est vrai, c’est bien vrai, réponditle prélat sans savoir le moins du monde ce qu’il voulait dire parcette approbation. Oui, en vérité, le fait existe. Versez-moi àboire, s’il vous plaît ; il me semble que j’ai du feu dans lesveines. Ah ! ah ! savez-vous, mon hôte, que vous menezici une heureuse existence ?

– Aussi nous appelle-t-on les joyeuxhommes de la forêt.

– C’est juste, c’est juste. Maintenant,monsieur… je ne connais pas votre nom… permettez-moi de vous direadieu ; il faut que je continue ma route.

– Rien de plus juste, monseigneur. Payez,je vous prie, la note de votre dépense, et préparez-vous à boire lecoup de l’étrier.

– Payer ma dépense ! grommelal’évêque ; suis-je donc ici dans une auberge ? Je mecroyais dans la forêt de Sherwood.

– Monseigneur, vous êtes dans uneauberge ; c’est moi qui suis le maître de la maison, et leshommes qui nous entourent sont mes serviteurs.

– Comment, tous ces hommes sont vosserviteurs ! mais il y en a pour le moins cent cinquante àdeux cents.

– Oui, monseigneur, sans compter lesabsents. Vous devez donc comprendre qu’avec un semblable entouragede valets, je doive faire payer mes hôtes le plus qu’il m’estpossible.

L’évêque poussa un soupir.

– Donnez-moi ma note, dit-il ettraitez-moi en ami.

– En grand seigneur, mon hôte, en grandseigneur, répondit gaiement Robin. Petit-Jean ! appela lejeune homme.

Celui-ci accourut. – Faites le compte demonseigneur l’évêque d’Hereford. Le prélat regarda Jean et se mit àrire.

– Eh bien ! dit-il, petit, petit, onvous appelle petit et vous pourriez être le fils d’un arbre,allons, donnez-moi votre note, gentil caissier.

– Inutile, monseigneur, il suffit de mefaire connaître où vous mettez votre argent, je me paieraimoi-même.

– Insolent ! dit l’évêque ; jete défends de fourrer tes longs doigts dans ma bourse.

– Je voulais vous épargner la peine decompter, monseigneur.

– La peine de compter ! pensez-vousque je sois ivre ? Allez chercher ma valise etapportez-la-moi, je vous donnerai une pièce d’or.

Petit-Jean se garda bien d’obéir au dernierordre du prélat ; il ouvrit le portemanteau et trouva un petitsac de cuir, Jean vida le sac ; il contenait trois centspièces d’or.

– Mon cher Robin, s’écria Jean toutjoyeux, le noble évêque mérite des égards ; il nous a enrichisde trois cents pièces d’or.

Le seigneur d’Hereford, l’œil demi-clos,écoutait sans y rien comprendre les triomphantes exclamations deJean, et lorsque Robin lui dit : « Monseigneur, nous vousremercions de votre générosité », il ferma les yeux etmarmotta de confuses paroles, au milieu desquelles Robin parvint àsaisir ces quelques mots :

– L’abbaye Sainte-Marie, à l’instant…

– Il veut partir, dit Jean.

– Faites venir son cheval, ajouta Robin.Sur un signe de Jean, un des joyeux hommes amena le cheval harnachéet la tête couronnée de fleurs. On hissa l’évêque à moitié endormisur la selle du cheval ; on l’y attacha afin de prévenir unechute qui aurait pu devenir funeste, et suivi de sa petite troupejoyeusement animée par le vin et par la bonne chère, l’évêque pritle chemin de Sainte-Marie. Une partie des joyeux hommes,fraternellement confondue avec l’escorte du prélat, conduisit toutela troupe jusqu’aux portes de l’abbaye. Il va sans dire que, aprèsavoir mis en mouvement une cloche d’appel, les forestierss’éloignèrent de toute la vitesse de leurs chevaux.

Nous n’essayerons pas de dépeindre lastupéfaction et l’épouvante des saints frères lorsque l’évêqued’Hereford parut devant eux le visage enluminé, la démarchechancelante et les vêtements en désordre.

Le lendemain de ce funeste jour, le prélatfaillit devenir fou de honte, de rage et d’humiliation ; ilpassa de longues heures en prières, demandant à Dieu de luipardonner ses fautes, et implorant la protection divine contre lemisérable Robin Hood.

À la requête du prélat outragé, le prieur deSainte-Marie fit armer une cinquantaine d’hommes et les mit à ladisposition de son hôte. Alors, le cœur bouillonnant de colère,l’évêque entraîna cette petite armée à la poursuite du célèbreoutlaw.

Ce jour-là, Robin Hood qui désirait se rendrecompte par lui-même de la situation de sir Richard de la Plaine,suivait solitairement un sentier dont les dernières limitesallaient aboutir au grand chemin. Le bruit d’une nombreusecavalcade attira l’attention de Robin ; il hâta le pas dans ladirection suivie par les nouveaux venus et se trouva face à faceavec l’évêque d’Hereford.

– Robin Hood ! s’écria l’évêque enreconnaissant notre héros, c’est Robin Hood ! Traître,rendez-vous !

Comme on doit bien le penser, Robin Hoodn’avait nullement le désir de répondre à cette intimation. Cerné detoute part, hors d’état de se défendre et même d’appeler les joyeuxhommes à son aide, il se glissa audacieusement entre deux cavaliersqui faisaient mine de vouloir lui barrer le chemin, et il s’élançaavec une vélocité de cerf vers une petite maison située à un quartde mille de l’endroit où se trouvaient les soldats de l’évêque.

Ceux-ci se mirent à la poursuite du jeunehomme ; mais, obligés de faire un détour, ils ne purentatteindre aussi rapidement que lui la maison où il allait sansdoute demander un asile.

Robin Hood avait trouvé ouverte la porte decette maison ; il y était entré et en avait barricadé lesfenêtres, sans prendre garde aux clameurs d’une vieille femmeassise devant un rouet.

– Ne craignez rien, ma bonne mère, ditRobin lorsqu’il eut achevé la clôture des portes et celle desfenêtres ; je ne suis point un voleur, mais un pauvremalheureux à qui vous pouvez rendre service.

– Quel service ? comment vousnommez-vous ? demanda la vieille femme d’un ton fort peurassuré.

– Je suis un proscrit, ma bonnemère ; je suis Robin Hood ; l’évêque d’Hereford est à mapoursuite et en veut à ma vie.

– Eh ! quoi ! vous êtes RobinHood ! dit la paysanne en joignant les mains, le noble etgénéreux Robin Hood ! Dieu soit loué d’avoir permis à unepauvre créature comme moi de payer sa dette de reconnaissance aucharitable proscrit. Regardez-moi, mon enfant et cherchez dans lesouvenir de vos œuvres bienfaisantes les traits de celle qui vousparle aujourd’hui. Il y a de cela deux ans : vous êtes entréici par hasard, dirait une femme ingrate, et moi je dis amené parla divine Providence. Vous m’avez trouvée seule, pauvre etmalade ; je venais de perdre mon mari, je n’avais plus qu’àmourir. Vos douces et consolantes paroles me rendirent le courage,les forces, la santé. Le lendemain, un homme envoyé par vos ordresm’apporta des vivres, des vêtements, de l’argent. Je lui demandaile nom de mon généreux bienfaiteur, et il me répondit :« Il s’appelle Robin Hood. » Depuis ce jour-là, monenfant, votre nom s’est trouvé dans toutes mes prières. Ma maisonest à vous, ma vie est votre bien ; disposez de votreservante.

– Merci, ma bonne mère, répondit RobinHood en serrant avec amitié les mains tremblantes de la paysanne.Je demande votre assistance, non par crainte du danger, mais pouréviter une inutile effusion de sang. L’évêque est accompagné d’unecinquantaine d’hommes et comme vous le voyez, la lutte entre nousest impossible, je suis seul.

– Si vos ennemis découvrent le lieu devotre retraite, ils vous assassineront, dit la vieille femme.

– Soyez sans inquiétude, ma bonne mère,ils ne pourront en venir à cette extrémité. Nous allons inventer unmoyen de nous soustraire à leur violence.

– Quel moyen, mon enfant ? Parlez,je suis prête à vous obéir.

– Voulez-vous échanger vos vêtementscontre les miens ?

– Échanger nos vêtements ! s’écriala vieille paysanne ; je crains, mon fils, que cette ruse nesoit inutile ; comment voulez-vous pouvoir transformer unefemme de mon âge en galant cavalier ?

– Je vous déguiserai si bien, ma bonnemère, répondit Robin qu’il vous sera possible de tromper dessoldats auxquels mon visage est probablement inconnu. Vous feindrezl’ivresse, et monseigneur d’Hereford sera si empressé de se saisirde ma personne qu’il ne verra que le costume.

La transformation fut vite opérée. Robinendossa la robe grise et la coiffe de la vieille dame, puis ill’aida à revêtir ses chausses, sa tunique et ses brodequins. Celafait, Robin cacha soigneusement les cheveux gris de la paysannesous son élégante toque, et il lui attacha ses armes à laceinture.

Le double déguisement était achevé lorsque lessoldats arrivèrent devant la porte de la petite maison.

Ils frappèrent d’abord à coups redoublés, puisun soldat proposa à l’évêque d’enfoncer la porte avec les pieds dederrière de son cheval.

Le prélat accueillit favorablement laproposition. Le cavalier tourna aussitôt son cheval et le lançacontre la porte en le piquant de sa lance. Cette piqûre produisitun effet contraire à celui qu’en attendait le soldat ; carl’animal, se cabrant avec force, désarçonna son cavalier.

L’évolution du pauvre soldat (il avaittraversé l’espace avec la rapidité d’une flèche) eut un résultatdésastreux. L’évêque, qui s’était approché afin de voir tomber laporte et fermer le passage à Robin Hood, si celui-ci tentait defuir, fut violemment frappé au visage par les éperons dusoldat.

La douleur occasionnée par ce coup exaspératellement le vieillard que, sans réfléchir à l’injuste cruauté desa fureur, il leva l’espèce de massue qu’il portait à la main commeun signe de son rang, et acheva d’assommer le malheureux, étendudemi-mort aux pieds du cheval en révolte.

Au beau milieu de la vaillante occupation àlaquelle se livrait monseigneur d’Hereford, la porte de lamaisonnette s’ouvrit.

– Serrez vos rangs ! cria l’évêqued’une voix impérative ; serrez vos rangs !

Les soldats se pressèrent en tumulte autour dela maison. L’évêque descendit de cheval ; mais en mettant piedà terre, il trébucha sur le corps du soldat ensanglanté, et allatomber la tête la première dans l’ouverture béante de la porte.

La confusion produite par ce grotesqueaccident servit à merveille les projets de Robin Hood. Étourdi ettout essoufflé, l’évêque regarda sans l’examiner, un personnage quise tenait immobile dans le coin le plus obscur de la chambre.

– Saisissez ce coquin ! criamonseigneur en désignant la vieille femme à ses soldats ;mettez-lui un bâillon, liez-le sur un cheval, votre vie me répondde sa capture ; car, si vous le laissiez échapper, vous serieztous pendus sans miséricorde !

Les soldats se précipitèrent sur la personneindiquée par les clameurs furieuses de leur chef, et, à défaut debâillon, ils enveloppèrent le visage de la vieille femme d’un largemouchoir qui leur était tombé sous la main.

Audacieux jusqu’à l’imprudence, Robin Hoodimplora d’une voix tremblante la grâce du prisonnier ; maisl’évêque le repoussa et sortit de la maisonnette après avoir eul’extrême satisfaction de voir son ennemi pieds et poings liés surle dos d’un cheval.

Malade et presque éborgné par la blessure quiavait balafré son visage, monseigneur se remit en selle et ordonnaà ses gens de le suivre à l’arbre du Rendez-Vous des outlaws.C’était à la plus haute branche de cet arbre que l’évêque seproposait de faire pendre Robin. Il tenait fort, le digne prélat, àdonner aux proscrits un épouvantable avertissement de leur sortfutur s’ils continuaient à suivre le mode d’existence de leurmisérable chef.

Aussitôt que la cavalcade se fut enfoncée dansles profondeurs du bois, Robin Hood sortit de la maisonnette et sedirigea en courant vers l’arbre du Rendez-Vous.

Il venait d’entrer dans une clairièrelorsqu’il aperçut, mais à une distance encore considérable,Petit-Jean, Will Écarlate et Much.

– Regardez donc là-bas, au milieu de laclairière, disait Jean à ses deux amis, l’étrange personne qui nousarrive ; on dirait une vieille sorcière. Par Notre Dame !si je pouvais croire à cette mégère des intentions hostiles, je luienverrais une bonne flèche.

– Ta flèche ne saurait l’atteindre,répondit Will en riant.

– Et pourquoi donc, je te prie ?Mets-tu mon adresse en doute ?

– Pas le moins du monde ; mais si,comme tu le supposes, cette femme est sorcière, elle arrêtera levol de tes flèches.

– Ma foi ! dit Much qui n’avait pasdétourné son attention de la bizarre voyageuse, je me range àl’avis de Petit-Jean : cette dame me paraît fortextraordinaire : sa taille est gigantesque, puis elle nemarche pas comme une personne de son sexe, elle enjambe le terrainpar des bonds prodigieux, elle m’effraie, et si vous le permettez,Will, nous allons mettre à l’épreuve la puissance de la sorcelleriedont elle nous semble si richement dotée.

– N’agissez pas à la légère, Much,répondit Will ; cette pauvre créature porte des vêtementsdignes de tout notre respect ; puis, quant à moi, vous lesavez, je suis incapable de faire du mal à une femme. Qui saitencore si ce monstre femelle est une sorcière ? Il ne faut passe fier aux apparences ; car il arrive souvent qu’une vilaineécorce sert d’enveloppe à un excellent fruit. En dépit du ridiculede son extérieur, la pauvre vieille dame est peut-être une bonnepersonne, une honnête chrétienne. Ménagez-la et, afin de vousrendre l’indulgence plus douce, songez aux ordres de Robin :ces ordres nous interdisent toute démonstration hostile ouseulement irrespectueuse à l’égard des femmes.

Petit-Jean fit mine de bander son arc et d’enpointer la direction de la flèche sur la prétendue sorcière.

– Arrêtez ! cria une voix grave etsonore. – Les trois jeunes gens jetèrent un cri de surprise.– Je suis Robin Hood, ajouta le personnage qui avait sivivement occupé l’attention des forestiers et en disant son nom,Robin arracha la coiffe qui couvrait sa tête et une grande partiede ses traits.

– J’étais donc tout à faitméconnaissable ? demanda notre héros lorsqu’il eut rejoint sescompagnons.

– Vous étiez fort laid, mon cher ami,répondit Will.

– Pour quelle raison avez-vous pris undéguisement aussi disgracieux ? demanda Much.

Robin raconta en peu de mots à ses amis lamésaventure qui lui était arrivée.

– Maintenant, ajouta Robin après avoirachevé son récit, songeons à nous défendre. Il faut avant toutechose me procurer des vêtements. Vous allez, mon cher Much, merendre le service de courir en toute hâte au magasin et de m’enrapporter un costume convenable. Pendant ce temps-là, Will et Jeanréuniront autour de l’arbre du Rendez-Vous tous les hommes qui setrouvent dans la forêt. Dépêchez-vous mes garçons ; je vouspromets un dédommagement à tous les ennuis que nous causemonseigneur d’Hereford.

Petit-Jean et Will s’élancèrent dans la forêtpar deux directions différentes et Much alla chercher les vêtementsdemandés par Robin.

Une heure après, revêtu d’un élégant costumed’archer, Robin se trouvait à l’arbre du Rendez-Vous.

Jean amena soixante hommes et Will en réunitune quarantaine.

Robin dissémina sa troupe dans les fourrés quiformaient à la clairière une impénétrable ceinture, et allas’asseoir au pied du grand arbre désigné par monseigneur pour luiservir de potence.

À peine ces dispositions étaient-elles prisesque l’approche de la cavalcade fit retentir le sol ; l’évêqueparut accompagné de toute sa suite.

Lorsque les soldats eurent pénétré au centrede la clairière, le son d’un cor résonna dans l’air, le feuillagedes jeunes arbres s’agita, et de tous les côtés de cette haie deverdure sortirent des hommes armés jusqu’aux dents.

À la vue de la formidable apparition desforestiers, qui sur un signe de leur chef, encore invisible àl’évêque, se rangeaient en bataille, un frisson glacial parcourutles membres du prélat ; il jeta autour de lui un regardépouvanté, et aperçut un jeune homme revêtu d’une tunique écarlate,qui, les paroles du commandement aux lèvres, dirigeait la troupedes outlaws.

– Quel est cet homme ? demandal’évêque en désignant Robin à un soldat proche voisin du prisonnierlié sur le cheval.

– Cet homme est Robin Hood, répondit leprisonnier d’une voix tremblante.

– Robin Hood ! exclamal’évêque ; et qui donc es-tu, misérable ?

– Je suis une femme, monseigneur, unepauvre vieille femme.

– Malheur sur toi, affreusesorcière ! cria l’évêque exaspéré ; malheur surtoi ! Allons, mes enfants, ajouta monseigneur en faisant ungeste d’appel à sa troupe, lancez-vous dans la clairière, necraigniez rien ; tracez un chemin avec la pointe de votre épéeà travers les rangs de ces misérables ; en avant, les bravescœurs ! en avant !

Les braves cœurs trouvèrent sans doute que sil’ordre d’attaquer les proscrits était facile à donner, il étaitplus difficile à mettre en action, car ils restèrent immobiles.

Sur un signal de Robin, les forestiersajustèrent leurs flèches et levèrent leurs arcs avec un ensembleadmirable, et leur réputation d’adresse était si connue et siredoutée, que les soldats de l’évêque, non contents de resterinactifs, se courbèrent entièrement sur leur selle.

– Bas les armes ! dit Robin Hood.Détachez le prisonnier.

– Les soldats obéirent aux ordres dujeune homme. – Ma bonne mère, dit Robin en attirant la vieillefemme en dehors de la clairière, regagne ta demeure, je t’enverraidemain la récompense de ta bonne action. Va vite, je n’ai pas letemps de te remercier aujourd’hui ; mais n’oublie pas que mareconnaissance est grande.

La bonne vieille baisa les mains de Robin Hoodet s’éloigna accompagnée d’un guide.

– Ayez pitié de moi, Seigneur ! ayezpitié de moi ! criait l’évêque en se tordant les mains. RobinHood s’approcha de son ennemi.

– Soyez le bienvenu, monseigneur, dit-ild’une voix caressante et permettez-moi de vous remercier de votrevisite. Mon hospitalité, je le vois, a des charmes si grands quevous n’ayez pu résister au désir d’en partager encore le joyeuxentrain.

L’évêque jeta sur Robin un regard désespéré etlaissa échapper de ses lèvres un profond soupir.

– Vous me paraissez triste,monseigneur ? reprit Robin ; quel chagrinavez-vous ? n’êtes-vous pas heureux de me revoir ?

– Je ne puis dire que j’en sois content,répondit l’évêque ; car la position dans laquelle je me trouverend ce sentiment impossible. Vous devinez sans peine avec quelleintention j’étais venu ici et naturellement vous vous vengerez demoi en toute liberté de conscience, puisque vous frapperez unantagoniste. Cependant, je crois devoir vous dire ceci :Laissez-moi partir et jamais, dans aucune circonstance, je nechercherai à vous faire du mal ; laissez-moi partir avec meshommes et votre âme n’aura point à répondre devant Dieu d’un péchémortel ; car ce serait un péché mortel qued’attenter àl’existence d’un grand prêtre de la sainte Église.

– Je hais le meurtre et la violence,monseigneur, répondit Robin Hood et mes actions en donnentjournellement la preuve. Je n’attaque jamais ; je me contentede défendre ma vie et celle des braves gens qui se sont confiés àmoi. Si j’avais dans le cœur le moindre sentiment de haine ou derancune contre vous, monseigneur, je vous infligerais le suppliceque vous aviez l’intention de me faire subir. Il n’en est pasainsi, je n’ai point de haine pour vous et je ne me venge jamais dumal qu’on n’a pas réussi à me faire. Je vais donc vous rendre votreliberté, mais à une condition.

– Parlez, messire, dit polimentl’évêque.

– Vous allez me promettre de respectermon indépendance, la liberté de mes hommes, vous allez me jurerqu’à aucune époque de l’avenir et dans aucune circonstance vous neprêterez les mains à un attentat contre ma vie.

– Je vous ai promis de mon propre gré dene vous faire aucun mal, répondit doucement l’évêque.

– Une promesse n’engage à rien uneconscience peu timorée, monseigneur ; je désire unserment.

– Je jure par saint Paul de vous laisservivre à votre guise.

– Très bien, monseigneur ;maintenant vous êtes libre.

– Je vous remercie mille fois, RobinHood. Veuillez donner l’ordre qu’on réunisse mes hommes ; ilsse sont dispersés et fraternisent déjà avec vos compagnons.

– Je vous obéis, monseigneur ; dansquelques minutes les soldats seront en selle. Voulez-vous accepter,en attendant l’heure du départ, un légerrafraîchissement ?

– Rien, je ne veux rien, se hâta derépondre l’évêque, épouvanté à l’audition seule de cette dangereuseproposition.

– Vous êtes à jeun depuis longtemps,monseigneur, et une tranche de pâté…

– Pas un morceau, mon cher hôte, pas mêmeun morceau.

– Alors une coupe de bon vin ?

– Non, non, cent fois non !

– Vous ne voulez donc ni boire ni mangeravec moi, mon seigneur ?

– Je n’ai ni faim ni soif ; jedésire m’éloigner, voilà tout. Ne cherchez pas à me retenir pluslongtemps, je vous en supplie.

– Que votre volonté soit faite,monseigneur ; Petit-Jean, ajouta Robin, Sa Seigneurie demandeà nous quitter.

– Sa Seigneurie en est parfaitement lamaîtresse, répondit Jean d’un ton goguenard, et je vais lui donnersa note.

– Ma note ! répéta l’évêque d’un tonsurpris ; que voulez-vous dire ? Je n’ai ni bu nimangé.

– Oh ! cela ne fait rien, réponditJean d’un air tranquille ; du moment où vous êtes dansl’hôtellerie, vous en partagez la dépense. Vos hommes ont faim, ilsdemandent des vivres ; vos chevaux sont déjà rassasiés ;il ne faut pas non plus que, victimes de votre sobriété, noussoyons condamnés à ne rien recevoir, parce qu’il vous plaît de nerien accepter. Nous demandons largesses pour les serviteurs qui sefatiguent à héberger bêtes et gens.

– Prenez ce que vous voudrez, réponditimpatiemment l’évêque, et laissez-moi partir.

– Le sac est-il toujours dans le mêmeendroit ? demanda Petit-Jean.

– Le voici, répondit l’évêque endésignant un petit sac de cuir attaché à l’arçon de la selle de soncheval.

– Il me semble plus lourd qu’il nel’était à votre dernière visite, monseigneur.

– Je le crois bien, répondit l’évêque enfaisant des efforts désespérés pour paraître calme, il contient unesomme beaucoup plus forte.

– Vous m’en voyez ravi,monseigneur ; et peut-on vous demander combien il y a danscette gentille sacoche ?

– Cinq cents pièces d’or…

– C’est admirable ! Quellegénérosité de venir ici avec un pareil trésor ! réponditironiquement le jeune homme.

– Ce trésor, balbutia l’évêque, ce trésornous allons le partager, n’est-ce pas ? Vous n’oseriez medépouiller entièrement, me voler une somme aussi considérable.

– Vous voler ! répéta Petit-Jeand’un ton de dédain ; quel mot venez-vous de dire ? Vousne comprenez donc pas la différence qui existe entre voler ouprendre à un homme ce qui ne lui appartient pas ? Vous avezconquis cet argent à l’aide de faux prétextes, vous l’avez pris àceux qui en ont besoin, et je désire le leur rendre. Vous voyezbien, monseigneur, que je ne vous vole pas.

– Nous appelons notre manière d’agir dela philosophie forestière, dit Robin Hood en riant.

– La légalité de cette philosophie estdouteuse, repartit l’évêque ; mais, ne pouvant me défendre, jesuis obligé de subir tout ce qu’il vous plaît d’exiger ;prenez donc ma bourse.

– J’ai encore une demande à vousadresser, monseigneur, reprit Jean.

– Laquelle ? interrogea anxieusementl’évêque.

– Notre directeur spirituel, réponditJean, n’est pas à Barnsdale dans ce moment-ci et, comme il y alongtemps que nous n’avons profité de sa pleine assistance, nousvenons vous supplier, monseigneur, de vouloir nous dire unemesse.

– Quelle profane demande osez-vousm’adresser ? s’écria l’évêque ; je préférerais la mort àl’accomplissement d’une pareille impiété.

– Il est cependant de votre devoir,monseigneur, dit Robin, de nous aider en tout temps à adorerDieu ; Petit-Jean a raison, depuis plusieurs semaines nousn’avons eu le bonheur d’assister au saint sacrifice de la messe etnous ne pouvons laisser perdre l’heureuse occasion qui se présenteaujourd’hui ; veuillez donc vous préparer, je vous prie, àsatisfaire à notre juste demande.

– Ce serait un péché mortel, un crime etje m’attendrais à être frappé de la main de Dieu si je consentaiscommettre cet indigne sacrilège ! répondit l’évêque pourpre decolère.

– Monseigneur, reprit gravement Robin,nous révérons avec l’humilité la plus chrétienne les divinssymboles de la religion catholique, et, croyez-moi, vous netrouverez jamais, même dans l’enceinte de votre vaste cathédrale,des auditeurs plus attentifs ni plus recueillis que le seront lesoutlaws de la forêt de Sherwood.

– Puis-je ajouter foi à vosparoles ? interrogea l’évêque d’un ton rempli de doute.

– Oui, monseigneur, et vous allez bientôten reconnaître l’exacte vérité.

– Allons, je veux bien vous croire ;conduisez-moi à la chapelle.

– Venez, monseigneur. Robin se dirigea,suivi de l’évêque, vers un enclos situé à une courte distance del’arbre du Rendez-Vous. Là, au centre d’une espèce de vallée, setrouvait un autel de terre, garni d’une couche épaisse de mousseentremêlée de fleurs. Tous les objets nécessaires à la célébrationdu saint sacrifice étaient disposés sur le maître-autel avec ungoût exquis et Sa Révérence parut émerveillée de la fraîcheur de cereposoir naturel.

Ce fut alors un touchant spectacle que de voircette troupe, composée de cent cinquante à deux cents hommes,pieusement agenouillée, tête nue, le cœur et l’esprit enprières.

Après la messe, les joyeux hommes témoignèrentau prélat toute leur gratitude et celui-ci avait été si étonné del’attitude respectueuse des forestiers pendant le cours du saintoffice, qu’il ne put résister au désir d’adresser à Robin une foulede questions sur sa manière de vivre sous les grands arbres duvieux bois.

Tandis que Robin répondait avec une courtoisiecharmante aux interrogations de l’évêque, les forestiers faisaientattabler les soldats devant un copieux repas et Much veillait à lapréparation du plus délicat festin qui se fût jamais servi dans laverte forêt.

Insensiblement, amené par Robin devant lesjoyeux convives, l’évêque les considéra d’un œil d’envie et la vuede leur gaieté dissipa les derniers vestiges de sa mauvaisehumeur.

– Vos hommes emploient très bien leurtemps, dit Robin en désignant à Sa Révérence le groupe le plusvorace de toute l’assemblée.

– Ils mangent en effet avec un grandappétit.

– Ils devaient avoir faim,monseigneur ; il est deux heures et moi-même je sens le besoinde prendre quelque chose ; voulez-vous accepter votre partd’un petit dîner sans façon ?

– Merci, mon cher hôte, merci, réponditl’évêque en tâchant de rester sourd aux appels réitérés de sonestomac. Je ne veux rien, quoique j’éprouve une légère atteinte dela faim.

– Il ne faut jamais contrarier lesbesoins de la nature, monseigneur, répondit Robin d’un airsérieux ; l’esprit et le cœur en souffrent et la santé seperd. Allons, prenez place sur ce tapis de verdure ; on vavous servir et vous ne mangerez qu’un peu de pain si vous craignezde retarder votre départ.

– Il faut donc absolument vousobéir ? dit l’évêque avec une expression de joie vainementdissimulée.

– Vous n’y êtes pas contraint,monseigneur, répliqua Robin d’un ton malicieux et s’il vous déplaîtde goûter avec moi à ce délicieux pâté de venaison, au vin exquiscontenu dans cette bouteille, abstenez-vous, je vous prie car ilest encore plus dangereux de forcer son estomac à recevoir desaliments que de le priver de toute nourriture pendant plusieursheures.

– Oh ! je ne force pas mon estomac,repartit l’évêque en riant ; je suis doué d’un excellentappétit, et, comme il y a fort longtemps que je suis à jeun, jecrois pouvoir faire honneur à votre aimable invitation.

– Alors, à table, monseigneur, et bonappétit ! L’évêque d’Hereford dîna bien ; il aimait àboire et le vin que Robin Hood lui versait était si capiteux qu’àla fin du repas Sa Seigneurie devint tout à fait ivre ; puis,vers le soir, monseigneur rentra à l’abbaye de Sainte-Marie dansune situation d’esprit et de corps qui fit jeter de nouveaux crisd’horreur et d’indignation aux pieux moines du monastère.

Chapitre 6

 

– Je serais bien aise de savoir commentse porte aujourd’hui l’évêque d’Hereford, disait Will Écarlate àson cousin Petit-Jean, qui, suivi de Much, accompagnait Will àBarnsdale.

– La tête du pauvre prélat doit être unpeu lourde, répondit Much ; quoiqu’on puisse présumer que SaSeigneurie a une certaine habitude de l’abus du vin.

– Votre observation est très juste, monami, reprit Jean ; monseigneur d’Hereford possède la facultéde boire considérablement sans perdre la raison.

– Robin l’a plaisamment traité, repritMuch ; en agit-il de même avec tous les ecclésiastiques qu’ilrencontre ?

– Oui, lorsque ces ecclésiastiques, àl’exemple de l’évêque d’Hereford, abusent de leur pouvoir spirituelet temporel pour dépouiller le peuple saxon. Il est même arrivé àRobin non seulement d’attendre la venue de ces pieux voyageurs,mais encore de se détourner de son chemin pour aller se mettre surleur passage.

– Qu’entendez-vous par cetteexpression : se détourner de son chemin ? demandaMuch.

– Une histoire que je vais vous racontertout en marchant vous expliquera mes paroles.

» Un matin, Robin Hood apprit que deux moinesnoirs, porteurs d’une forte somme d’argent destinée à leur abbaye,devaient traverser une partie de la forêt de Sherwood. Cettenouvelle fut très agréable à Robin ; nos fonds étaient enbaisse et cet argent nous arrivait avec un à-propos admirable. Sansrien dire à personne (l’arrestation de deux moines était une petiteaffaire), Robin revêtit une longue robe de pèlerin et alla seposter sur la route que devaient suivre les religieux.

» L’attente fut courte, les moines semontrèrent bientôt aux regards de Robin : c’étaient deuxhommes de haute taille, solidement campés sur la selle de leurschevaux.

» Robin s’avança à leur rencontre, les saluajusqu’à terre, saisit en se relevant la bride des chevaux, quimarchaient côte à côte et dit avec un accent lamentable :

» – Soyez bénis, saints frères, etpermettez-moi de vous dire combien je suis heureux de vous avoirrencontrés. C’est un grand bonheur pour moi et j’en remerciehumblement le ciel.

» – Que signifie ce déluge deparoles ? demanda un des moines.

» – Mon père, il exprime ma joie. Vousêtes les représentants du Seigneur, du Dieu de bonté, vous êtesl’image de la miséricorde divine. J’ai besoin de secours, je suisun malheureux, j’ai faim ; mes frères, je meurs de faim,faites-moi l’aumône de quelques provisions.

» – Nous n’avons pas de provisions avecnous, répondit le moine qui avait déjà pris la parole. Ainsi votreinutile demande doit s’arrêter là ; laissez-noustranquillement poursuivre notre route.

» Robin Hood, qui tenait déjà entre ses mainsla bride des chevaux, empêcha les moines de tenter une fuite.

» – Mes frères, reprit-il d’une voixencore plus douloureuse et plus défaillante, ayez pitié de mamisère et, puisque vous n’avez pas de pain à me donner, faites-moil’aumône d’une petite pièce de monnaie. J’erre dans ce bois depuishier matin, je n’ai encore ni bu ni mangé. Chers frères, au nom dela divine mère du Christ, faites-moi, je vous en conjure, cettehumble charité.

» – Voyons, bavard imbécile, lâchez labride de nos montures, laissez-nous en repos, nous ne voulons pasperdre notre temps avec un idiot de votre espèce.

» – Oui, ajouta le second moine enrépétant mot pour mot les paroles de son confrère, nous ne voulonspas perdre notre temps avec un idiot de votre espèce.

» – De grâce, bons moines, quelques pencepour m’empêcher de mourir de faim !

» – En supposant même que je voulussevous faire l’aumône, mendiant à tête dure, cela me seraitimpossible, nous ne possédons pas un denier.

» – Cependant, mes frères, vous n’avezpoint l’extérieur de gens dépourvus de ressources : vous êtesbien montés, bien équipés et vos joviales figures respirent lebonheur.

» – Nous avions de l’argent il y aquelques heures à peine, mais nous avons été dépouillés par desvoleurs.

» – Ils ne nous ont pas laissé un penny,ajouta le moine qui semblait avoir mission de répéter comme un écholes paroles de son supérieur.

» – Je crois fort, dit Robin, que vousmentez tous les deux avec une rare impudence.

» – Tu nous accuses de mensonge,misérable coquin ! s’écria le moine.

» – Oui ; d’abord vous n’avez pasété volés, car il n’y a pas de voleurs dans le vieux bois deSherwood ; ensuite vous me trompez en disant que vous êtessans argent. Je hais le mensonge et j’aime à connaître la vérité.En conséquence, vous trouverez naturel que je m’assure par mespropres investigations de la fausseté de vos paroles.

» En achevant cette menaçante réponse, Robinlaissa tomber la bride des chevaux et porta la main sur un sac quipendait à la selle du premier moine. Celui-ci, épouvanté, éperonnason cheval et s’éloigna au galop, suivi de près par le secondfrère. Robin, qui, vous le savez, a des jambes de cerf, rejoignitles voyageurs, et d’un tour de main les démonta l’un etl’autre.

» – Bon mendiant, épargnez-nous, murmurale gros moine, ayez pitié de vos frères ; nous n’avons, jevous l’assure, ni argent ni provisions à vous offrir ; il estdonc raisonnablement impossible d’exiger de nous un secoursimmédiat.

» – Nous ne possédons rien, bon mendiant,ajouta l’écho du moine supérieur, pauvre diable fort maigre et quel’épouvante avait rendu livide. Nous ne pouvons vous donner ce quenous n’avons pas.

» – Eh bien, mes pères, reprit Robin, jeveux bien ajouter foi à l’apparente sincérité de vos paroles. Aussivais-je vous indiquer un moyen pour obtenir les uns et les autresun peu d’argent. Nous allons nous agenouiller tous les trois etdemander à la sainte Vierge de venir à notre secours. Notre chèreDame ne m’a jamais abandonné à l’heure du besoin et je suis sûrqu’elle accordera à mes supplications une faveur suprême. J’étaisen prière lorsque vous êtes arrivés au bas de la route et, croyantque le ciel vous envoyait à mon aide, je vous ai adressé ma modesterequête. Votre refus ne m’a point désespéré ; vous n’êtes pasles mandataires de la divine Providence, voilà tout ; maisvous êtes ou vous devez être des hommes pieux ; nous allonsprier et nos voix réunies porteront mieux l’invocation aux pieds duSeigneur.

» Les deux moines refusèrent de s’agenouilleret Robin Hood ne parvint à les y contraindre qu’en les menaçant devisiter leurs poches. »

– Comment, interrompit Will Écarlate, ilsse mirent tous les trois à genoux pour demander au ciel un envoid’argent ?

– Oui, répondit le narrateur et ilsprièrent, sur l’ordre de Robin, à haute et intelligible voix.

– Ce tableau devait être plaisant, ditWill.

– Très plaisant. Robin avait eu la forcede conserver son sérieux ; il écoutait gravement la prière desmoines : « Sainte Vierge, disaient-ils, envoyez-nous del’argent, pour nous sauver du danger. » Il est inutile de vousdire que l’argent n’arrivait pas. La voix des moines avait pris deminute en minute un accent plus triste et plus lamentable, si bienque Robin Hood, ne pouvant plus garder son sérieux devant cetétrange spectacle, se mit joyeusement à rire.

» Les moines, rassurés par ce transport defolle gaieté, essayèrent de se mettre debout ; mais Robin levason bâton et demanda :

» – Avez-vous reçu de l’argent ?

» – Non, répondirent-ils, non.

» – Priez encore. Les moines subirentpendant une heure cette fatigante torture ; ils en arrivèrentà se tordre les mains, à se désespérer, à s’arracher les cheveux, àpleurer de rage. Ils étaient accablés de fatigue etd’humiliation ; cependant ils prétendaient toujours qu’ils nepossédaient rien.

» – La sainte Vierge ne m’a jamaisabandonné, leur disait Robin en manière de consolation ; jen’ai pas encore entre les mains les preuves de sa bonté, mais ellesne se feront pas attendre. Ainsi, mes amis, ne vous découragez pas,priez au contraire avec plus de ferveur. Les deux moines selamentèrent tellement que Robin finit par se lasser de lesentendre.

» – Maintenant, mes chers frères, leurdit-il, voyons un peu quelle somme d’argent le ciel vous aenvoyée.

» – Pas un denier ! s’écria le grosmoine.

» – Pas un denier ! répétaRobin ; comment cela ? Mes bons frères, dites-moi,pouvez-vous être bien certains que je n’ai pas d’argent, bien queje vous ai affirmé le vide de mes poches ?

» – Non, en effet, nous ne pouvons enêtre certains, dit un des moines.

» – Il y a alors un moyen de vous enassurer.

» – Lequel ? interrogea le grosmoine.

» – Un moyen bien simple, reprit Robin,il faut me fouiller ; mais comme il vous importe fort peu quej’aie oui ou non de l’argent, et que la question m’intéresse seul,je vais me permettre de regarder dans vos poches.

» – Nous ne pouvons subir un pareiloutrage ! s’écrièrent les moines d’un commun accord.

» – Il n’y a point d’outrage, mesfrères ; je désire vous prouver que, si le ciel a écouté mesprières, il m’a envoyé un secours par vos pieuses mains.

» – Nous n’avons rien, rien.

» – C’est ce dont je vais m’assurer.Quelle que soit la somme d’argent qui vous est échue en partage,nous la diviserons en deux parts, une pour vous, l’autre pour moi.Fouillez-vous, je vous prie, et dites-moi ce que vous possédez.

» Les moines obéirent machinalement ;chacun d’eux mit la main à sa poche et n’en retira rien.

» – Je vois, mes frères, dit Robin Hood,que vous voulez me donner le plaisir de vous fouiller. Ehbien ! soit.

» Les moines opposèrent encore une viverésistance ; mais Robin Hood, armé de son terrible bâton, lesmenaça d’un ton si sérieux de les rouer de coups, qu’ils serésignèrent à subir une minutieuse visite.

» Après quelques minutes de recherche, RobinHood réunit cinq cents écus d’or.

» Désespéré de la perte de ses écus, le grosmoine demanda anxieusement à Robin :

» – Ne partagerez-vous point cet argentavec nous ?

» – Pensez-vous qu’il vous ait été envoyépar le ciel depuis que nous sommes ensemble ? répondit Robinen regardant les deux hommes avec sévérité. – Les moinesgardèrent le silence. – Vous avez menti, vous avez protesté nepas avoir d’argent alors que vous portiez dans vos poches la rançond’un honnête homme ; vous avez refusé l’aumône à celui qui sedisait affamé et mourant ; croyez-vous l’un et l’autre que cesoit la conduite d’une âme chrétienne ? Je vous pardonnenéanmoins et je veux tenir en partie la promesse que je vous aifaite. Voilà, pour chacun de vous, cinquante écus d’or. Allez, etsi vous rencontrez sur votre route un pauvre mendiant,souvenez-vous que Robin Hood vous a laissé le pouvoir de lui veniren aide.

» À ce nom de Robin Hood, les moinestressaillirent et attachèrent sur notre ami un regard plein destupeur.

» Sans prendre garde à leur mine effarée,Robin les salua du geste et disparut dans la clairière.

» À peine le bruit de ses pas se fut-il perdudans l’éloignement, que les deux moines se précipitèrent sur leurschevaux et s’enfuirent sans tourner la tête. »

– Il fallait que Robin fût costumé avecbeaucoup d’art pour ne pas avoir été reconnu par les moines, ditMuch.

– Robin Hood possède en cela une habiletémerveilleuse ; du reste, vous avez dû vous en apercevoir à samanière de contrefaire la vieille femme. Je pourrais vous raconterdes centaines de tours où il s’est déguisé et n’a jamais étéreconnu et je vous assure que ce fut une bonne plaisanterie quecelle qu’il joua au shérif de Nottingham.

– Oui, dit Much, le tour était joli et ila eu du retentissement ; chacun se moqua du shérif etapplaudit à l’audace de Robin Hood.

– Quelle est donc cette histoire ?demanda William ; je n’en ai jamais entendu parler.

– Comment, vous ne connaissez pasl’aventure de Robin déguisé en boucher ?

– Non ; contez-la-moi,Petit-Jean.

– Volontiers. » Il y a environquatre ans, une grande disette de viande se fit sentir dans lecomté de Nottingham ; les bouchers maintenaient si haut leprix de la viande, qu’il n’était permis qu’aux gens riches d’enfournir leur table. Robin Hood, qui est toujours à l’affût desnouvelles, apprit cet état de choses et résolut de porter remèdeaux souffrances des malheureux. Un jour de marché, Robin se mit enembuscade sur le chemin que devait suivre à travers la forêt deSherwood un marchand de bestiaux, principal fournisseur de la villede Nottingham. Robin rencontra son homme monté sur un cheval pursang, et chassant devant lui un immense troupeau de bêtes à cornes.Robin acheta le troupeau, la jument, le costume du boucher, sadiscrétion et comme garantie de cette dernière emplette, il confial’homme à nos soins jusqu’à son retour dans la forêt. » Robin,qui avait l’intention de donner sa viande à très bas prix, pensaque, s’il négligeait de s’assurer une protection, celle du shérifpar exemple, les bouchers pourraient s’entendre entre eux et rendrenulles ses bonnes intentions à l’égard des pauvres. » Leshérif tenait une grande auberge où se réunissaient les marchandsdes environs lorsqu’ils venaient à Nottingham. Robin savait celaet, afin de prévenir toute collusion entre ses confrères et lui, ilconduisit les bestiaux sur la place du marché, choisit parmi euxl’animal le plus gras et l’emmena à l’auberge du shérif. »Celui-ci se tenait sur le seuil de sa porte et il tomba enadmiration devant le jeune bœuf conduit par Robin. Notre ami,enchanté de l’accueil peut-être intéressé du shérif, lui dit qu’ilpossédait le plus beau troupeau du marché et qu’il serait heureuxde pouvoir lui faire accepter ce jeune bœuf.

» Le shérif se récria modestement sur larichesse de ce don.

» – Sir shérif, reprit Robin, je suisétranger aux coutumes du pays, je ne connais pas mes confrères etj’ai grand peur qu’ils ne me cherchent querelle. Je vous serai doncobligé de vouloir accorder votre protection à un homme trèsdésireux de vous être agréable.

» Le shérif jura aussitôt (sa reconnaissanceégalait pour le moment la grosseur du bœuf) qu’il ferait pendre lecompagnon assez audacieux pour inquiéter notre ami ; il juraencore que Robin était aimable garçon et le plus joli boucher quieût jamais vendu de la viande.

» Tranquillisé sur ce point important, Robingagna la place du marché et lorsque la vente commença, une foule depauvres gens vint s’informer du prix de la viande ;malheureusement pour leur petite bourse, ce prix était toujourstrès élevé.

» Après avoir vu s’établir les prix, Robinoffrit pour un penny autant de viande que ses confrères endonnaient pour trois.

» La nouvelle de ce bon marché extraordinairese répandit promptement dans la ville et les pauvres accoururent detoute part. Robin leur donna pour un penny la même quantité deviande que ses confrères pouvaient matériellement en donner pourcinq. Bientôt on apprit à tous les coins du marché que Robin nevendait qu’aux pauvres. Alors on commença à avoir de lui uneexcellente opinion et ses confrères, peu enclins à suivre sonexemple, le regardèrent comme un prodigue, qui dans un accès defolle générosité gaspillait la meilleure partie de son bien. Cettesupposition passée à l’état de vérité, les bouchers envoyèrent àRobin les gens auxquels ils ne pouvaient rien vendre.

» Vers le milieu du jour, les marchands debestiaux se réunirent et d’un commun accord, ils décidèrent qu’ilfallait lier connaissance avec le nouveau venu. L’un d’eux sedétacha du groupe, s’approcha de Robin et lui dit :

» – Charmant ami et frère, votre conduitenous paraît étrange ; car, soit dit sans vous offenser, ellegâte tout à fait le métier de boucher. Mais, en revanche, comme vosintentions sont excellentes, nous ne pouvons que vous féliciter etapplaudir des deux mains à un sentiment de générosité admirable.Mes compagnons, très enthousiasmés de la bonté de votre cœur, mechargent de vous présenter leurs compliments et une invitation àdîner.

» – J’accepte de grand cœur cetteinvitation, répondit gaiement Robin et je suis prêt à vous suivreoù il vous plaira de m’emmener.

» – Nous avons l’habitude de nous réunirdans l’auberge du shérif, répondit le boucher, et si rien ne vouséloigne de cette maison…

» – Comment donc ! interrompitRobin ; je serai au contraire très heureux de me trouver encompagnie d’un homme que vous honorez de votre confiance.

» – S’il en est ainsi, messire, nousallons joyeusement finir la journée. »

– Vous étiez donc avec Robin ?demanda Much, surpris de voir entrer le narrateur dans tous cesdétails.

– Cela va sans dire ; pensez-vousque j’eusse consenti à laisser Robin exposé sans défense au dangerd’être reconnu ? Il m’avait ordonné de me tenir àl’écart ; mais je n’avais pas cru devoir tenir compte de cetterecommandation : je m’étais placé presque à ses côtés. Tout àcoup il s’aperçut de ma présence, il me saisit la main et mereprocha ma désobéissance d’un ton de colère. Je lui expliquai àdemi voix le motif qui m’avait obligé à transgresser ses ordres. Ilse calma aussitôt et, me regardant avec ce doux sourire que vousconnaissez : « Mêle-toi à la foule, mon cher Jean,dit-il, et, tout en veillant à ma sûreté, veille attentivement à latienne. S’il t’arrivait malheur, je ne m’en consolerais pas. »J’obéis à Robin et je disparus dans les groupes. Lorsque Robin,accompagné de la joyeuse bande des bouchers, se dirigea vers lademeure du shérif aubergiste, je me mis à sa suite et j’entrai aveclui dans la salle à manger.

» Je me fis servir un bon repas et je prisplace dans l’embrasure d’une fenêtre.

» Ce jour-là Robin était fort gai ; il semit à table avec ses hôtes et, vers la fin du dîner, il les engageaà boire le meilleur vin de la cave, ajoutant qu’il se chargeait decette dernière dépense. Comme vous devez le penser, l’offregénéreuse de Robin fut accueillie par de joyeuxapplaudissements ; le vin circula dans tous les coins de lasalle et j’eus ma part dans la distribution.

» Au moment où la joie des convives arrivait àson apogée, le shérif se présenta sur le seuil de la porte.

» Robin l’invita à s’asseoir. Il accepta et,comme Robin lui paraissait à bon droit le héros de la fête, ildemanda des nouvelles de Robin.

» – C’est un rusé gaillard ! s’écriaun des bouchers ; une fine lame, un rare esprit, un bongarçon.

» Le shérif m’aperçut alors. Je n’étais pasivre et le calme de mon visage lui inspira le désir dem’interroger.

» – Ce jeune homme, me dit-il endésignant Robin du regard, doit être un prodigue qui, après avoirvendu terres, maison ou château, a l’intention de gaspillerfollement son argent.

» – C’est possible, répondis-je avecindifférence.

» – Peut-être possède-t-il encore quelquebien ? reprit le shérif.

» – C’est vraisemblable, messire.

» – Pensez-vous qu’il soit disposé àvendre à bon compte le bétail qui peut lui rester ?

» – Je l’ignore ; mais il y a unmoyen bien simple de s’en assurer.

» – Lequel ? demanda niaisement leshérif.

» – Pardieu ! c’est de le luidemander.

» – Vous avez raison, sir étranger. Celadit, le shérif s’approcha de Robin et, après lui avoir adressé depompeux éloges sur sa générosité, il le félicita du noble emploiqu’il faisait de sa fortune.

» – Mon jeune ami, ajouta le shérif,n’avez-vous point encore à vendre quelques bêtes à cornes ? Jevous trouverai un acheteur et, tout en vous rendant ce service, jeme permettrai de vous dire qu’un homme de votre rang et de votreextérieur ne peut, sans compromettre sa dignité, se faire marchandde bestiaux.

» Robin comprit parfaitement le véritablemobile de cette astucieuse réflexion ; il se mit à rire etrépondit à l’obligeant shérif qu’il possédait un millier de bêtes àcornes dont il se déferait volontiers moyennant cinq cents écusd’or.

» – Je vous en offre trois cents, dit leshérif.

» – Au cours actuel, reprit Robin, mesbêtes valent l’une dans l’autre deux écus par tête.

» – Si vous consentez à me vendre letroupeau en bloc, je vous donnerai trois cents écus, tout en vousfaisant remarquer, mon galant gentilhomme, que trois cents écusd’or seront mieux placés dans votre bourse que mille bêtes à cornesdans vos pâturages. Allons, décidez-vous ; le marché tient-ilpour trois cents écus d’or ?

» – C’est trop mal payé, répondit Robinen me jetant un furtif regard.

» – Un cœur libéral comme le vôtre,milord, reprit le shérif en essayant de la flatterie, ne sauraitmarchander pour quelques écus. Allons, le marché est fait. Tapezlà. Où sont vos bestiaux ? je désirerais les voir tousensemble.

» – Tous ensemble ! répéta Robin enriant d’une idée qui lui traversait l’esprit.

» – Certainement, mon jeune ami, et sil’endroit où se trouve ce magnifique troupeau n’est pas trèséloigné d’ici, nous pouvons y aller à cheval et conclure le marchésur les lieux. Je vais prendre de l’argent et si vous êtesraisonnable, l’affaire se terminera avant notre retour àNottingham.

» – Je possède à un mille environ de laville plusieurs mesures de terre, répondit Robin ; mesbestiaux y sont parqués et vous pourrez les voir tout à fait àvotre aise.

» – À un mille de Nottingham, reprit leshérif, plusieurs mesures de terre… Je connais les environs et jene puis cependant me rendre compte de la situation de votrepropriété.

» – Silence, murmura Robin en se penchantvers le shérif ; je désire, pour des raisons particulières,cacher mon nom et mes qualités. Un mot explicatif sur l’emplacementque mon bétail occupe trahirait un incognito nécessaire à mesintérêts. Vous comprenez, n’est-ce pas ?

» – Parfaitement, mon jeune ami, réponditle shérif en clignant de l’œil d’un air malin ; les amis sontà craindre, la famille à redouter ; je comprends, jecomprends.

» – Vous possédez une pénétrationd’esprit admirable, reprit Robin d’un air de mystère et je suistenté de croire que nous nous entendrons à merveille. Ehbien ! si vous le voulez, nous allons mettre à profitl’inattention des bouchers et nous esquiver secrètement. Êtes-vousprêt à me suivre ?

» – Comment donc ! c’est moi quivous attends. Je vais faire seller nos chevaux en toute hâte.

» – Allez, je vous rejoins sansretard.

» Le shérif sortit de la salle et, sur l’ordrede Robin, j’allai retrouver nos joyeux compagnons, qu’en cas demésaventure j’avais prudemment postés à distance du son du cor etje leur annonçai la visite du shérif.

» Quelques minutes après mon départ, le shériffit monter Robin dans son appartement particulier, le présenta à safemme, jeune et jolie personne d’une vingtaine d’années et, lepriant de s’asseoir, il lui dit qu’il allait s’occuper de compterson argent.

» Lorsque le shérif rentra dans la chambre oùil avait laissé Robin en tête à tête avec sa femme, il trouva lejeune homme aux pieds de la dame.

» Cette vue irrita fort l’ombrageuxépoux ; mais son espoir d’entraîner Robin dans un marché dedupe lui donna la force de dompter sa colère. Il se mordit leslèvres et dit à Robin :

» – Je suis prêt à vous suivre, mongentilhomme.

» Robin envoya un baiser à la jolie dame et, àla grande fureur du mari scandalisé, il lui annonça son prochainretour.

» Bientôt après, le shérif et Robin sortirentà cheval de la ville de Nottingham.

» Robin conduisit son compagnon par lessentiers les plus déserts du bois au carrefour où nous devions lerencontrer.

» – Voici, dit Robin en étendant le brasvers une délicieuse vallée du vieux Sherwood, quelques-unes de mesmesures de terre.

» – Vous me dites une chose parfaitementabsurde et fausse, répondit le shérif, qui crut à unemystification. Cette forêt et tout ce qu’elle renferme est lapropriété du roi.

» – C’est possible, repartit Robin ;mais, comme je m’en suis emparé, tout cela est à moi.

» – Comment, à vous ?

» – Sans doute ; vous allez bientôtapprendre de quelle manière.

» – Nous sommes dans un endroit désert etdangereux, dit le shérif ; le bois est infesté debrigands ; que Dieu nous garde de tomber entre les mains dumisérable Robin Hood ! Si un pareil malheur nous arrivait,nous serions bientôt dépouillés de tout ce que nous possédons.

» – Nous verrons bien ce qu’il fera,répondit Robin en riant ; car il y a mille à parier contre unque tout à l’heure nous allons nous trouver face à face aveclui.

» Le shérif devint très pâle et jeta dans lestaillis des regards très effarés.

» – Je souhaiterais, dit-il, que vospropriétés fussent placées dans un endroit moins mal entouré et sivous m’eussiez averti des dangers qui les environnent, biencertainement je ne serais pas venu ici.

» – Je vous affirme, mon cher monsieur,reprit Robin, que nous sommes sur mes terres.

» – Que voulez-vous dire ? dequelles terres parlez-vous ? demanda le shérif avecanxiété.

» – Il me semble, répondit Robin, que mesparoles ont une signification fort claire. Je vous montre cesclairières, ces vallées, ces carrefours et je vous dis :« Voilà mes propriétés. » Ne dites-vous pas, en parlantde votre femme : « Ma femme ? »

» – Oui, oui, sans doute, balbutia leshérif. Et comment vous nommez-vous, je vous prie ? J’ai hâtede connaître le nom d’un aussi riche propriétaire.

» – Votre légitime curiosité va bientôtêtre satisfaite, répondit en riant Robin Hood. – Au mêmeinstant un immense troupeau de daims traversa le sentier.– Tenez, tenez, messire, regardez à votre droite ; voiciune centaine de mes bêtes à cornes ; elles sont grasses etbelles à voir, qu’en dites-vous ?

» Le shérif tremblait de tous ses membres.

» – Je voudrais bien n’être pas venu ici,dit-il en explorant les profondeurs du bois d’un regard alarmé.

» – Pourquoi donc ? demandaRobin : le vieux Sherwood est, je vous l’assure, uneravissante demeure ; d’ailleurs, qu’avez-vous àcraindre ? ne suis-je pas avec vous ?

» – C’est là justement sujet de moninquiétude, sir étranger ; depuis quelques instants, jel’avoue, votre compagnie ne m’est rien moins qu’agréable.

» – Fort heureusement pour moi, il existepeu de gens qui soient de cet avis, sir shérif, répondit Robin enriant ; mais puisque, à mon grand déplaisir, vous êtes dunombre de ces gens-là, il est inutile de prolonger notretête-à-tête.

» Cela dit, Robin s’inclina d’un air ironiquedevant son compagnon et porta un cor de chasse à ses lèvres.

(J’avais oublié de vous dire, mes amis, quenous suivions pas à pas les deux promeneurs. Au premier appel nousaccourûmes.)

» Le shérif épouvanté faillit tomber à larenverser sur son cheval.

» – Que désirez-vous, mon noblemaître ? dis-je à Robin. Veuillez, je vous prie, me donner vosordres, ils seront exécutés à l’instant même. »

– Vous parlez toujours ainsi à Robin,Petit-Jean ? fit observer Will Écarlate.

– Oui, Will, parce que c’est mon devoiret mon plaisir, répondit le grand jeune homme avec bonhomie.

» – J’ai amené jusqu’ici le puissantshérif de Nottingham, répondit Robin ; Sa Seigneurie désireexaminer quelques-unes de mes bêtes à cornes et partager monsouper. Veillez, mon cher lieutenant, à ce que notre hôte soittraité avec les égards et la splendeur dus à sa distinction.

» – On lui servira les mets les plusrecherchés, répondis-je, car je suis certain qu’il paiera son dînertrès généreusement.

» – Payer ! exclama le shérif ;qu’entendez-vous par-là ?

» – L’explication viendra à son heure,messire, répondit Robin ; et maintenant, permettez-moi derépondre à la question que vous m’avez fait l’honneur de m’adresseren entrant dans le bois.

» – Quelle question ? murmura leshérif.

» – Vous m’avez demandé monnom. »

» – Hélas ! gémit l’aubergiste.

» – Je m’appelle Robin Hood, messire.

» – Je le vois bien, dit le shérif enmontrant du regard la joyeuse troupe.

» – Quant à ce que nous entendons parpayer, le voici. Nous tenons table ouverte pour les pauvres ;mais nous faisons largement rembourser nos dépenses par les hôtesqui ont le bonheur d’avoir une escarcelle bien fournie.

» – Quelles sont vos conditions ?demanda le shérif d’une voix lamentable.

» – Nous n’avons pas de conditions etnous ne fixons pas de prix ; nous prenons sans compter toutl’argent que possède notre convive. Ainsi, par exemple, vous avezdans votre poche trois cents écus d’or.

» – Seigneur ! seigneur !murmura le shérif.

» – Votre dépense coûtera trois centsécus.

» – Trois cents écus !

» – Oui, et je vous engage à mangerautant que possible, à boire autant que vous pourrez le faire, afinde ne point payer ce que vous n’aurez pas consommé.

» Un excellent repas fut servi sur l’herbe. Leshérif n’avait pas faim, il mangea donc fort peu ; mais enrevanche il but considérablement. Nous supposâmes que cette soifdémesurée était un effet de son désespoir.

» Il nous donna les trois cents écus d’or, etsitôt que la dernière pièce eut disparu dans mon escarcelle, ilmanifesta un vif désir de nous fausser compagnie. Robin fit amenerle cheval du shérif, aida celui-ci à se mettre en selle, luisouhaita un bon voyage et le pria très instamment de ne pasl’oublier auprès de sa charmante femme.

» Le shérif ne répondit point à noscompliments ; il avait une telle hâte de quitter le bois qu’ilmit son cheval au galop et s’éloigna sans mot dire.

» Ainsi se termina l’aventure de Robin Hoodavec les bouchers de Nottingham. »

– Je voudrais bien, dit Will Écarlate,mettre mon habileté à l’épreuve en me déguisant un jour. Avez-vousdéjà tenté une métamorphose, Petit-Jean ?

– Oui, afin d’obéir à un ordre deRobin.

– Et comment vous en êtes-voustiré ? demanda Will.

– Assez bien pour ce dont il s’agissait,répondit Jean.

– Et de quoi s’agissait-il ? demandaMuch.

– Voici. Un matin Robin Hood se disposaità aller rendre une visite à Halbert Lindsay et à sa jolie petitefemme, lorsque je lui fis observer qu’il y avait du danger pour luià pénétrer ouvertement dans la ville. Après ce qui s’était passéavec le shérif à propos de la vente imaginaire des bestiaux, nousavions fort à redouter une sérieuse vengeance. Robin Hood se moquade mes craintes et me répondit que pour mieux tromper son monde, ilfallait se déguiser en Normand. Il revêtit à cet effet unmagnifique costume de chevalier, alla voir Halbert et de la maisondu jeune garde, il se rendit à l’auberge du shérif. Là il fitgrande dépense, complimenta la femme de son hôte sur sa gracieusebeauté, causa avec le shérif qui le comblait de prévenances, puis,quelques minutes avant de quitter la maison, il emmena le shérif àl’écart et lui dit en riant :

» – Mille fois merci, mon cher hôte, pourl’accueil plein de courtoisie que vous avez daigné faire à RobinHood.

» Le shérif n’était pas encore revenu de lastupeur dans laquelle l’avaient jeté les paroles de Robin quecelui-ci avait disparu. »

– Très bien ! dit William ;mais cette nouvelle preuve de l’habileté de Robin ne nous apprendpas de quelle manière vous vous êtes déguisé, Petit-Jean.

– J’ai pris le costume d’un mendiant.

– Dans quelle circonstance ?

– Pour obéir, comme je viens de vous ledire, à un ordre de Robin. Robin voulait mettre mon habileté àl’épreuve ; il désirait savoir si j’étais capable de seconderson admirable adresse. Le choix du déguisement me fut laissé et,ayant appris la mort d’un riche Normand dont les propriétésavoisinaient la ville de Nottingham, je résolus de me mêler auxpauvres qui devaient escorter son convoi mortuaire. J’avais sur latête un vieux chapeau orné de coquilles, un énorme bâton, l’habitd’un pèlerin, un sac pour y renfermer mes provisions de bouche etune petite bourse destinée à recevoir les aumônes en argent. Mesvêtements avaient un extérieur misérable et je ressemblais si bienà un véritable pauvre que nos gais compagnons furent tentés de mefaire l’aumône.

» À un mille environ de notre retraite, jerencontrai plusieurs mendiants ; comme moi ils se dirigeaientvers le château du défunt. L’un de ces coquins paraissait êtreaveugle, le second boitait douloureusement ; les deux derniersn’avaient d’autre signe distinctif que de misérables haillons.

» – Voilà, me dis-je en les considérantdu coin de l’œil, des gaillards qui peuvent me servir demodèle ; je vais les accoster et faire en sorte de m’instruireà leur école. Bonjour, mes frères, m’écriai-je d’un airgracieux ; je suis enchanté du hasard qui nous rapproche. Quelchemin suivez-vous ?

» – Nous suivons la route, réponditsèchement le gars auquel je m’étais particulièrement adressé.

» Les compagnons du drôle me toisèrent de latête aux pieds et leur figure exprima un étonnement craintif.

» – Ne prendrait-on pas ce gaillard-làpour la tourelle de l’abbaye de Linton ? dit un des pauvres ense reculant.

» – On peut me prendre sans crainte de setromper pour un homme qui n’a peur de rien, répondis-je d’un ton demenace.

» – Allons, allons, la paix !grommela un mendiant.

» – La paix, soit, repris-je ; maisqu’y a-t-il donc à gruger au bout de la route, que je vois surgirde toute part notre sainte confrérie des haillons ? Pourquoidonc les cloches de l’abbaye de Linton tintent-elles d’une façon silamentable ?

» – Parce qu’un Normand vient demourir.

» – Vous allez donc à sonenterrement ?

» – Nous allons prendre notre part deslargesses que l’on distribue aux pauvres diables comme nous àl’occasion des funérailles : vous êtes libre de nousaccompagner.

» – Je le crois bien et je ne vousremercie pas de la permission, répondis-je d’un ton moqueur.

» – Grand manche à balai crasseux !s’écria le plus valide des mendiants, nous ne sommes pas disposés,puisqu’il en est ainsi, à supporter plus longtemps ta sottecompagnie. Tu ressembles à un véritable coquin et ta présence nousest désagréable. Va-t’en et reçois en guise de compliment cettefêlure sur la tête.

» En achevant ces mots, le grand gueuxm’allongea sur le crâne un coup épouvantable.

» Cette agression inattendue me mit en fureur,continua Petit-Jean. Je tombai sur le bandit et, d’un tour de main,je lui administrai une volée de coups.

» Le misérable devint bientôt impuissant à sedéfendre et demanda grâce.

» – À vous maintenant, chiensmaudits ! m’écriai-je en menaçant de mon bâton les autresmécréants. Vous auriez ri, je vous assure, mes bons amis, de voirl’aveugle ouvrir les yeux et suivre mes mouvements avec épouvante,le boiteux courir à toutes jambes vers le bois. J’imposai silenceaux braillards, car ils criaient à m’assourdir et je fisméthodiquement retentir mon bâton sur leurs fortes épaules. Unebesace déchirée par mes coups laissa échapper quelques piècesd’or ; le coquin auquel appartenaient les écus se jeta à deuxgenoux devant son trésor ; il espérait sans doute le dérober àmes regards.

» – Oh ! Oh ! m’écriai-je,voilà qui change la face des choses, misérables gueux, ou pourmieux dire, voleurs que vous êtes. Vous allez me donner à l’instantmême et jusqu’à la dernière obole l’argent que vous possédez, sinonje vous réduis tous les trois en compote. Les lâches me demandèrentgrâce une fois encore et comme mon bras commençait à se fatiguer defrapper sans relâche, je me montrai généreux.

» Lorsque j’abandonnai les mendiants, lespoches remplies de leurs dépouilles, ils pouvaient à peine se tenirdebout.

» Je repris bien vite, enchanté de mesprouesses, car il y a justice à dévaliser les voleurs, le chemin dela forêt.

» Robin Hood, entouré de sa bande joyeuse,s’exerçait au tir de l’arc.

» – Eh quoi ! Petit-Jean,s’écria-t-il en me voyant paraître, vous voilà de retour ?N’avez-vous pas eu le courage de jouer jusqu’au bout votre rôle defrère mendiant ?

» – Pardonnez-moi, cher Robin, j’airempli mon devoir et ma quête a été productive. Je rapporte sixcents écus d’or.

» – Six cents écus d’or !s’écria-t-il ; vous avez donc dévalisé un prince del’Église ?

» – Non, capitaine, j’ai récolté cettesomme parmi les membres de la tribu des mendiants.

» Robin Hood prit un air grave.

» – Expliquez-vous, Jean, medit-il ; je ne puis croire que vous ayez dépouillé de pauvresgens.

» Je racontai l’aventure à Robin, en luifaisant observer que des mendiants cousus d’or ne pouvaient êtreque des voleurs de profession.

» Robin fut de mon avis et son visage repritaussitôt une expression souriante. »

– La journée avait été bonne, dit Much enriant, six cents écus d’or d’un seul coup de filet !

– Le soir même, reprit Jean, Jedistribuai aux pauvres des environs de Sherwood la moitié de monbutin.

– Brave Jean ! dit Will en serrantla main du jeune homme.

– Généreux Robin ! voulez-vous dire,William ; car, en agissant ainsi, je ne faisais qu’obéir auxordres de mon chef.

– Nous voici arrivés à Barnsdale, ditMuch ; la route ne m’a pas semblé longue.

– Je dirai cela à ma sœur, cria Will enriant.

– Et moi j’ajouterai, répondit Much, queje n’ai cessé un seul instant de penser à elle.

Chapitre 7

 

Sept jours s’étaient déjà écoulés depuis queWilliam, Much et Petit-Jean habitaient le château de Barnsdale, etl’heureuse maison se mettait en fête pour célébrer le mariage deWinifred et de Barbara. Sous les ordres de Will Écarlate, le parcet les jardins du château avaient été transformés en arènes et ensalle de bal ; car l’aimable jeune homme veillait avec uneconstante attention au bien-être de tout le monde en général, aubonheur de chacun en particulier. Infatigable dans ses efforts, ilmettait la main à tout, s’occupait de tout, et remplissait lamaison de son amusante gaieté.

En travaillant ainsi, il causait, il riait,interpellant Robin, taquinant Much. Tout à coup une idée folletraversa l’esprit de Will Écarlate, et il se mit à rire auxéclats.

– Qu’avez-vous donc, William ?demanda Robin.

– Mon cher ami, je vous donne à devinerla cause de mon hilarité, répondit Will et je parie que vous n’yparviendrez pas.

– Cette cause doit être fortdivertissante, puisqu’elle vous amuse au point d’en rire toutseul.

– Fort divertissante, en effet. Vousconnaissez mes six frères, n’est-ce pas ? Ils sont tous bâtisà peu près sur le même modèle : blonds comme les blés, doux,tranquilles, braves et honnêtes.

– Où voulez-vous en venir,William ?

– À ceci : ces bons garçons neconnaissent pas l’amour.

– Eh bien ? demanda Robin ensouriant.

– Eh bien, reprit Will Écarlate, il m’estvenu une idée qui pourra nous procurer infiniment de plaisir.

– Quelle idée ?

– Je possède, comme vous le savez, unetrès grande influence sur mes frères ; je vais leur persuaderaujourd’hui même qu’ils doivent tous se marier. – Robin se mità rire. – Je vais les rassembler dans un coin de la cour,reprit Will et je leur mettrai en tête la fantaisie de prendrefemme le même jour que Much et Petit-Jean.

– La chose est impossible à faire, moncher Will, répondit Robin ; vos frères sont d’un naturel troppaisible et trop flegmatique pour s’enflammer à vos paroles ;d’ailleurs ils ne sont, que je sache, amoureux de personne.

– Tant mieux, ils seront obligés de faireleur cour aux jeunes amies de mes sœurs et ce sera un spectacle desplus réjouissants. Imaginez-vous un peu la mise de Grégoire lerangé, le lourd, le bon garçon, de Grégoire cherchant à plaire àune femme. Venez avec moi, Robin, car il n’y a pas de temps àperdre, nous n’avons que trois jours à leur donner pour faire unchoix. Je vais donc réunir mes frères et leur adresser d’une voixgrave une paternelle harangue.

– Le mariage est un acte sérieux, Will,et il ne faut pas le traiter légèrement. Si, persuadés par votreéloquence, vos frères consentent à se marier, et que plus tard ilsse trouvent malheureux d’un choix irréfléchi, n’aurez-vous pas àregretter vivement d’avoir contribué au chagrin de toute leurvie ?

– Soyez tranquille à cet égard-là, Robin.Je me fais fort de trouver pour mes frères des jeunes filles dignesdans le présent aussi bien que dans l’avenir du plus tendre amour.Je connais d’abord une jolie petite personne qui aime passionnémentmon frère Herbert.

– Cela ne suffit pas, Will. Cette jeunepersonne est-elle digne d’appeler mes sœurs Winifred etBarbara ?

– Sans aucun doute, et de plus je suiscertain qu’elle fera une excellente femme.

– Herbert a-t-il déjà vu cettedemoiselle ?

– Certainement : mais le pauvre etnaïf garçon ne s’imagine pas le moins du monde qu’il puisse êtrel’objet d’une préférence quelconque. À différentes reprises j’aiessayé de lui faire apercevoir qu’il était toujours le bienvenudans la maison de miss Anna Maydow. Peine inutile. Herbert ne mecomprenait pas ; il est si jeune malgré ses vingt-neufans ! Maintenant que la part de celui-là est faite, passons àun autre. Je suis lié d’amitié avec une charmante demoiselle qui,sous tous les rapports, conviendrait parfaitement à Egbert ;ensuite Maude m’a parlé hier d’une jeune fille du voisinage quitrouve Harold fort joli garçon. Ainsi, vous le voyez, Robin, nousavons déjà une partie de ce qu’il nous faut pour réaliser monprojet.

– Malheureusement, cela ne suffit pas,Will, puisque vous avez six frères à marier.

– Ne vous inquiétez pas, je vais memettre en quête et je trouverai encore trois jeunes filles.

– Très bien. Mais lorsque vous aureztrouvé ces demoiselles, pensez-vous que vos frères leurconviendront, à elles ?

– J’en suis sûr ; mes frères sontjeunes, robustes, leur figure est agréable, ils me ressemblent auphysique, ajouta Will avec une nuance de fatuité dans la voix et,s’ils ne sont pas aussi séduisants que vous, Robin, s’ils n’ont pasun caractère précisément aimable et enjoué, en revanche ils n’ontrien dans leur extérieur qui puisse offusquer les regards d’unefille sage et raisonnable, d’une fille qui cherche un bon mari.Voilà Herbert, dit Will en tournant la tête vers un jeune homme quitraversait une allée du jardin ; je vais l’appeler, Herbert,viens ici, mon garçon !

– Que désires-tu, Will ? demanda lejeune homme en s’approchant.

– Je désire causer avec toi, mon ami.

– Je t’écoute, Will.

– Ce que j’ai à te dire concerne aussinos frères, va les chercher.

– J’y cours. Pendant les quelquesinstants que dura l’absence d’Herbert, Will resta pensif.

Les jeunes gens accoururent à son appel, lefront riant et le sourire aux lèvres.

– Nous voici, William, dit l’aîné d’unevoix joyeuse ; à quelle cause devons-nous attribuer ton désirde nous réunir autour de toi ?

– À une cause grave, mes chersfrères : voulez-vous me permettre d’abord de vous adresser unequestion ? Les jeunes gens firent un signe affirmatif.

– Vous aimez tendrement notre père,n’est-ce pas ?

– Qui oserait douter de notre amour pourlui ? demanda Grégoire.

– Personne ; cette question n’estqu’un point de départ. Donc, vous aimez tendrement notre père, vousavez trouvé que le digne vieillard s’était toujours conduit enhomme d’honneur, en véritable Saxon ?

– Certainement, s’écria Egbert ;mais au nom du ciel, Will, que signifient vos paroles ?quelqu’un a-t-il calomnié le nom de notre père ? Désignez-moile misérable et je me charge de venger l’honneur des Gamwell.

– L’honneur des Gamwell est intact, chersfrères, et s’il eût été souillé par le mensonge, la tache seraitdéjà lavée dans le sang du calomniateur. Je veux vous parler d’unechose moins grave, et cependant sérieuse ; seulement, il nefaut pas m’interrompre si vous voulez entendre avant la fin du jourle dernier mot de ma harangue. Approuvez ou désapprouvez mesparoles par des signes de tête ; attention, je recommence. Laconduite de notre père est celle d’un honnête homme ; elledoit nous servir de guide et de modèle.

– Oui, répondirent six têtes blondes ens’inclinant d’un commun accord.

– Notre mère a suivi le même chemin,reprit Will ; son existence a été l’accomplissement de tousles devoirs, l’exemple de toutes les vertus ?

– Oui, oui.

– Notre cher père et notre tendre mère sesont aimés, ils ont vécu ensemble, ils ont fait mutuellement lebonheur l’un de l’autre. Si notre père ne s’était pas marié, nousn’existerions pas et par conséquent le bonheur de vivre nous seraitinconnu. Est-ce clair, cela ?

– Oui, oui.

– Eh bien ! mes garçons, nous devonsêtre reconnaissants à notre père et à notre mère de s’être mariés,de nous avoir mis au monde et d’avoir été la cause de notreexistence ?

– Oui, oui.

– Comment se fait-il alors que vousrestiez aveugles devant le tableau d’un si grand bonheur ?comment se fait-il que vous vous montriez ingrats envers laProvidence ? comment se fait-il que vous refusiez de donner ànos parents un témoignage de respect, de tendresse et degratitude ?

Les jeunes auditeurs de Will ouvrirent degrands yeux étonnés ; ils ne comprenaient rien aux paroles deleur frère.

– Que veux-tu dire, William ?demanda Grégoire.

– Je veux dire, messieurs que, àl’exemple de notre père, vous devez vous marier et par cet actefaire preuve de votre admiration pour la conduite de notre père,qui s’est marié, lui.

– Ô mon Dieu ! s’écrièrent lesjeunes gens d’un air peu satisfait.

– Le mariage, c’est le bonheur, repritWill ; songez combien vous serez heureux lorsque vous aurezune chère petite créature suspendue à votre bras comme l’est unefleur à un vigoureux arbrisseau, une chère petite créature qui vousaimera, qui pensera à vous et dont vous serez toute la joie.Regardez autour de vous, coquins, et vous verrez les doux fruits dumariage. D’abord, Maude et moi, que vous enviez, j’en suis certain,lorsque nous jouons tous les deux avec notre cher petit enfant.Puis Robin et Marianne. Songez à Petit-Jean et imitez l’exemple dece digne garçon. Voulez-vous encore des preuves du bonheur que leciel répand sur les jeunes époux ? Allez rendre une visite àHalbert Lindsay et à sa jolie Grâce ; descendez dans la valléede Mansfeld et vous y trouverez Allan Clare et lady Christabel.Vous êtes d’affreux égoïstes de n’avoir jamais eu la pensée qu’ilétait en votre pouvoir de rendre une femme heureuse. Ne secouez pasla tête, vous ne persuaderez jamais à personne que vous êtes debons et généreux garçons. Je rougis pour vous de la sécheresse devotre âme et je suis navré d’entendre dire partout :« Les fils du vieux baronnet sont de mauvais cœurs. »J’ai résolu de mettre fin à cet état de choses et je veux,tenez-vous-en pour avertis, je veux vous marier.

– Vraiment ! dit Rupert d’un ton derévolte. Eh bien ! moi je ne veux pas de femme. Le mariage estpeut-être une chose fort agréable, mais cela m’importe peu dans cemoment-ci.

– Tu ne veux pas de femme ? réponditWill ; c’est possible, mais tu en prendras une, car je connaisune jeune fille qui te fera revenir sur cette décision.– Rupert secoua la tête. – Voyons, nous sommes enfamille, dis-moi la vérité ; aimes-tu une femme plusparticulièrement que les autres ?

– Oui, répondit le jeune homme d’un tongrave.

– Bravo ! s’écria Will tout surprisd’une confidence aussi inattendue, car Rupert fuyait la société desjeunes demoiselles. Qui est-elle ? dis-nous le nom.

– C’est ma mère, dit le naïf garçon.

– Ta mère ! répéta Will d’un tonquelque peu moqueur ; tu ne m’apprends rien de nouveau. Jesais depuis longtemps que tu aimes, que tu vénères, que turespectes notre mère. Je ne te parle pas de l’affection filialedont on entoure ses parents ; je te parle de tout autre chose,de l’amour. L’amour est un sentiment qui… une tendresse que… enfinune sensation qui fait bondir le cœur vers une jeune femme. On peuten même temps adorer sa mère et chérir une charmante fille.

– Je ne veux pas me marier non plus, ditGrégoire.

– Tu crois donc avoir une volonté, mongarçon ? reprit Will ; tu verras tout à l’heure que tu esdans l’erreur. Voyons, peux-tu me dire pour quelle raison turefuses de te marier ?

– Non, murmura craintivementGrégoire.

– Veux-tu vivre pour toi-même ?– Grégoire garda le silence. – Auras-tu l’audace de merépondre, s’écria Will en affectant un air indigné, que tu partagesl’opinion des coquins qui dédaignent la compagnie d’unefemme ?

– Je ne dis pas cela, et je le pensemoins encore ; mais…

– Il n’y a pas de mais qui tienne devantdes raisons aussi péremptoires que celles que je vous donne à tous.Ainsi, préparez-vous à entrer en ménage, mes garçons, car vousserez mariés à la même heure que Winifred et Barbara.

– Comment, s’écria Egbert, dans troisjours ! Tu es fou, Will, nous n’aurons pas le temps de trouverdes femmes.

– Confiez-moi ce soin, je me charge devous satisfaire mieux encore que votre naturelle modestie n’osel’espérer.

– Quant à moi, je refuse positivementd’engager ma liberté, dit Grégoire.

– Je ne pensais pas trouver tantd’égoïsme dans le fils de ma mère, dit William d’un ton blessé. Lepauvre Grégoire rougit.

– Voyons, Grégoire, dit Rupert, laisseWill agir comme il l’entend ; il ne veut que notre bonheuraprès tout et, s’il a la bonté de me chercher une femme, je laprendrai pour mienne. Tu sais bien, frère, que la résistance estinutile, William a toujours disposé de nous suivant soncaprice.

– Puisque Will veut absolument nousmarier, ajouta Stéphen, j’aime autant épouser ma future dans troisjours que dans six mois.

– Je partage l’avis de Stéphen, dit letimide Harold.

– Moi, je cède à la force, ajoutaGrégoire ; car Will est un vrai diable ; il parviendraittôt ou tard à me prendre dans ses filets.

– Tu me remercieras bientôt d’avoir misen déroute tes fausses allégations et ton bonheur sera marécompense.

– Je me marie pour t’obliger, Will, ditencore Grégoire ; mais j’espère cependant que, afin dem’obliger à mon tour, tu me donneras une jolie petite fille.

– Je vous présenterai tous à de jeunes etcharmantes demoiselles et, si vous ne les trouvez pas adorables,vous pourrez dire partout que Will Écarlate ne se connaît pas enjolis visages.

– Je puis t’épargner la peine de courirpour moi, dit Herbert, ma femme est déjà trouvée.

– Ah ! ah ! s’écria Will enriant, vous allez voir, Robin, que mes gaillards sont pourvus etque leur apparente répulsion pour le mariage était un aimable jeu.Comment s’appelle la bien-aimée, Herbert ?

– Anna Maydow. Il est convenu entre nousque notre mariage aura lieu en même temps que celui de messœurs.

– Rusé coquin ! dit Will en donnantà son frère un léger coup sur l’épaule ; je t’ai parléavant-hier de cette jeune fille et tu ne m’as rien dit.

– J’ai obtenu ce matin seulement uneréponse satisfaisante de ma chère Anna.

– Très bien ; mais lorsque j’ai faitallusion à son amour pour toi, tu ne m’as pas répondu.

– Je n’avais rien à te répondre. Tu medisais : « Miss Anna est très jolie, elle possède uncharmant caractère, elle fera une excellente femme. » Comme jesais tout cela depuis longtemps, tes réflexions étaient l’écho desmiennes. Tu as encore ajouté : « Miss Anna t’aimebeaucoup. » Je le crois, tu le pensais, nous étions aussi bieninstruits l’un que l’autre et par conséquent je n’avais rien àt’apprendre.

– Parfaitement répondu, discret Herbert,et je vois, d’après le silence de nos frères, que seul tu es dignede mon estime.

– J’avais déjà pris la résolution de memarier, dit Harold ; Maude m’en avait inspiré le désir.

– Maude a-t-elle choisi une femme pourtoi ? demanda Will en riant.

– Oui, mon frère ; Maude m’a ditqu’il était très agréable de vivre avec une charmante petite femmeet je suis un peu de son avis.

– Hourra ! cria Will au comble del’enchantement. Mes chers frères, consentez-vous de plein gré et lamain sur le cœur à vous marier le même jour que Winifred etBarbara ?

– Nous consentons, dirent deux voixénergiquement accentuées.

– Nous consentons, murmurèrent les jeunesgens qui n’avaient point de femme en perspective.

– Hourra pour le mariage ! criaencore Will en jetant son bonnet en l’air.

– Hourra ! répétèrent d’un mêmeaccord les six voix réunies.

– Will, dit Egbert, songeons à nosfutures ; il faut te hâter de nous présenter à elles, carelles voudront causer un peu avec nous avant de nous épouser.

– C’est probable ! venez tous avecmoi ; j’ai une gentille demoiselle pour Egbert et je croisconnaître trois jeunes filles qui conviendront parfaitement àGrégoire, à Rupert et à Stéphen.

– Mon bon Will, dit Rupert, je désire unejeune fille blonde et mince ; je ne veux pas épouser unepersonne trop forte de taille.

– Je connais tes goûts romantiques et jete traite en conséquence ; ta fiancée est frêle comme unroseau et jolie comme un ange. Venez, mes garçons, je vousprésenterai les uns après les autres ; vous ferez votre couret si vous ne savez comment il faut s’y prendre pour plaire à unefemme, je vous donnerai des conseils, mieux que cela encore, jevous remplacerai auprès de votre belle.

– Il est bien dommage que tu ne puissespas épouser nos futures femmes, ami Will, l’affaire marcheraitinfiniment plus vite.

William adressa à son frère un geste demenace, prit le bras de Grégoire et sortit de Barnsdale accompagnéde son cortège d’amoureux.

Les sept frères arrivèrent bientôt auvillage ; là Herbert se sépara de ses compagnons pour allerrendre visite à sa bien-aimée, Harold disparut quelques instantsaprès et Will se dirigea, accompagné de ses frères, vers la demeurede la jeune fille qu’il destinait à Egbert.

Miss Lucy ouvrit elle-même la porte de samaison. C’était une jeune fille charmante, au visage rose, aux yeuxnoirs pétillants de malice. Son sourire exprimait la bonté et ellesouriait toujours.

William présenta son frère à miss Lucy et luiparla des bonnes qualités d’Egbert ; il se montra si persuasifet si éloquent que l’aimable fille, du consentement de sa mère,permit à Will d’espérer que ses désirs seraient accomplis.

William, enchanté de la bienveillance de missLucy, laissa Egbert continuer en tête à tête une cour si biencommencée et s’éloigna avec ses frères.

À peine les jeunes gens furent-ils hors de lamaison que Stéphen dit à Will :

– Je serais heureux si je pouvais parleravec autant d’esprit, d’entrain et de bonne grâce que tu en metsdans ta conversation.

– Rien n’est facile comme de parlergracieusement à une femme, mon cher ami ; les paroles enelles-mêmes importent peu ; il n’est pas indispensable de lesfleurir de jolis mots, il suffit seulement de dire des chosesvraies et de les dire avec bonté.

– La personne que tu as choisie pour moiest-elle jolie ?

– Fais-moi connaître tes goûts, dis-moile genre de beauté que tu aimes.

– Oh ! répondit Stéphen, je ne suispas bien difficile ; une femme qui ressemblerait à Maude meconviendrait assez !

– Une femme qui ressemblerait à Maude meconviendrait assez ! répéta Will au comble de la stupéfaction.Mais, en vérité, mon cher, je le crois bien, et permets-moi de tedire que tu n’es pas modeste dans tes désirs. Par saint Paul !Stéphen, une femme comme Maude est une chose rare, pour ne pas direintrouvable. Sais-tu bien, pauvre ambitieux, qu’il n’existe pas surla terre une créature comparable à ma chère petite femme !

– Tu crois, Will ?

– J’en suis certain, repartit l’époux deMaude d’un ton péremptoire.

– Vraiment, je ne le savais pas ; ilfaut excuser mon ignorance, Will. Je n’ai point encore voyagé,répondit naïvement le jeune homme ; mais si tu pouvais medonner une femme dont la beauté fût dans le genre de celle deMaude…

– Il n’existe personne au monde quipossède une seule des perfections de Maude, répondit William à demiirrité du désir de son frère.

– Eh bien ! alors, Will, donne-moipour femme celle que tu as choisie à ton goût, repartit Stéphend’un ton découragé.

– Tu en seras content. Je vais d’abord tedire son nom : elle s’appelle Minny Meadoros.

– Je la connais, dit Stéphen ensouriant : c’est une jeune fille aux yeux noirs, aux cheveuxbouclés. Minny avait l’habitude de se moquer de moi ; elledisait que j’avais l’air nigaud et endormi. Cependant elle meplaisait malgré ses taquineries. Un jour que nous étions seuls,elle me demanda en riant si jamais de ma vie j’avais embrassé unejeune fille.

– Qu’as-tu répondu à la question deMinny ?

– Je lui ai répondu que bien certainementj’avais embrassé mes sœurs. Minny se mit à rire aux éclats et elleme demanda encore : « N’avez-vous point embrassé d’autresfemmes que vos sœurs ? Pardonnez-moi, miss, lui répondis-je,j’ai embrassé ma mère. »

– Ta mère, grand nigaud ! Ehbien ! que t’a-t-elle dit après avoir entendu cette belleréponse ?

– Elle a ri encore plus fort. Puis ellem’a demandé si je ne désirais pas embrasser d’autres dames que messœurs et ma mère. Je lui ai répondu : « Non,mademoiselle. »

– Grand bêta ! il fallait embrasserMinny : voilà la réponse que méritaient ses questions.

– Je n’y ai même pas songé, repartittranquillement Stéphen.

– Comment vous êtes-vous séparés aprèscette aimable conversation ?

– Minny m’a appelé imbécile ; puiselle s’est sauvée en riant toujours.

– J’approuve tout à fait l’épithète donttu as été qualifié par ta future femme. Te convient-elleréellement ?

– Oui. Et que lui dirai-je lorsque nousserons en tête à tête ?

– Tu lui diras toutes sortes de jolieschoses.

– Je comprends. Mais dis-moi, Will,comment faut-il commencer une jolie phrase ? C’est toujours lepremier mot qui est difficile à trouver.

– Quand tu seras seul avec Minny, tu luidiras que tu désires recevoir quelques leçons dans l’artd’embrasser les jeunes filles et tout en parlant tu l’embrasseras.Ce premier pas franchi, tu ne seras pas embarrassé pour continuerla marche.

– Je n’oserai jamais montrer tant dehardiesse, dit craintivement Stéphen.

– Je n’oserai jamais ! répéta Willd’un ton moqueur. Sur mon âme ! Stéphen, si je n’étais pas sûrque tu es un brave et vaillant forestier, je pourrais te prendrepour quelque grande fille habillée en homme.

Stéphen rougit.

– Mais, dit-il en hésitant, si la jeunefille se trouvait blessée de ma manière d’agir ?

– Eh bien ! tu l’embrasserais encoreet tu lui dirais : « Charmante miss, adorable Minny, jene cesserai de vous embrasser qu’après avoir obtenu votrepardon. » Du reste, retiens bien ceci et fais en sorte de t’ensouvenir à l’occasion : une jeune fille ne repousse jamaissérieusement un baiser de celui qu’elle aime. Ah ! si lecavalier lui déplaît, ceci change de thèse : alors elle sedéfend et elle se défend si bien que l’on ne peut recommencer. Tun’as pas à craindre de la part de Minny un véritable refus. J’aiappris de bonne source que la chère petite fille te voit avecamitié.

Stéphen s’arma de courage et promit à Williamde surmonter sa timidité. Minny était seule et dans sa maison.

– Bonjour, charmante Minny, dit Will enprenant la main tendue de la jeune fille, qui rougissait en saluantavec grâce ; je vous amène mon frère Stéphen, il a quelquechose de très important à vous dire.

– Lui, s’écria la jeune fille ; etque peut-il avoir à me dire de si important ?

– J’ai à vous dire, repartit vivementStéphen, tout en devenant pâle à faire peur, que je souhaiteprendre quelques leçons…

– Chut ! chut ! interrompitWill ; ne va pas si vite, mon garçon. Chère Minny, Stéphenvous expliquera tout à l’heure ce qu’il désire obtenir de votrebonté. En attendant, permettez-moi de vous annoncer le mariage demes sœurs.

– J’ai déjà entendu parler des bellesfêtes qui se préparent au château.

– J’espère bien, chère Minny, que vousvoudrez partager nos plaisirs ?

– Avec bonheur, Will ; les jeunesfilles du village s’occupent déjà de leur toilette, et je me faisune joie extrême de danser à un bal de noces.

– Vous amènerez votre amoureux, n’est-cepas, Minny ?

– Mais non, mais non, interrompitStéphen ; tu oublies, Will…

– Je n’oublie rien, interrompit Will.Fais-moi le plaisir de garder le silence pendant quelques secondes.Vous amènerez votre amoureux, n’est-ce pas, Minny ? continuale jeune homme en répétant sa question.

– Je n’ai pas d’amoureux, répondit lajeune fille.

– Est-ce bien vrai, Minny ? demandaWill.

– C’est bien vrai ; je ne connaispersonne à qui je puisse donner le nom de mon amoureux.

– Si vous le voulez, Minny, je seraivotre amoureux, s’écria Stéphen en prenant d’une main tremblanteles mains de la jeune fille.

– Bravo ! Stéphen, dit Will.

– Oui, reprit le jeune homme encouragépar l’approbation de son frère, oui, Minny, je veux être votreamoureux ; je viendrai vous chercher le jour de la fête, etnous nous marierons en même temps que mes sœurs.

Étourdie par cette brusque déclaration, lajeune fille ne sut que répondre.

– Écoutez-moi, chère Minny, ditWill : mon frère vous aime depuis longtemps, et le silencequ’il a gardé vient, non de son cœur, mais de l’extrême timidité deson caractère. Je vous jure sur mon honneur que Stéphen vous parleavec la sincérité de l’amour. Vous êtes libre de tout engagement,Stéphen est un beau garçon, mieux encore, un bon, un excellentgarçon. Il fera un mari digne de vous. Si votre consentement etcelui de votre famille nous est accordé, votre mariage sera célébréavec celui de mes sœurs.

– En vérité, Will, répondit la jeunefille en baissant les yeux d’un air confus, j’étais si peu préparéeà votre demande, elle est si vive et si inattendue que je ne saiscomment y répondre.

– Répondez : j’accepte Stéphen pourmon mari, dit le jeune homme tout à fait mis à l’aise par les douxregards de la jolie demoiselle. J’éprouve une très grande affectionpour vous, Minny, continua-t-il, et je serai le plus heureux deshommes si vous voulez bien m’accorder votre main.

– Il m’est impossible de répondreaujourd’hui à votre honorable proposition, dit la jeune fille enfaisant un salut plein de gentillesse et d’espièglerie à son timideamoureux.

– Je vais vous laisser en tête à tête,mes bons amis, reprit William ; ma présence gêne vosépanchements, et je suis certain, si Minny aime un peu Winifred etBarbara, qu’elle voudra bien les nommer ses sœurs.

– J’aime de toute mon âme Winifred etBarbara, répondit la jeune fille d’un air très attendri.

– Alors, dit Stéphen, je puis espérer,mademoiselle, que, en considération de votre amitié pour mes sœurs,vous daignerez me traiter généreusement.

– Nous verrons cela, répondit la jeunefille avec coquetterie.

– Au revoir, ma charmante Minny, ditWilliam en souriant. Soyez, je vous en prie, indulgente et bonnepour un gentil garçon qui vous aime tendrement, bien qu’il ne sachepas témoigner son amour d’une manière fort éloquente.

– Vous êtes sévère, Will, réponditgravement la jeune fille. Je trouve, moi, que Stéphen s’exprime onne peut mieux.

– Allons, reprit Will, je m’aperçois quevous êtes tout à fait une excellente personne, aimable Minny.Permettez-moi de vous baiser les mains et de vous dire une foisencore : Au revoir, ma sœur.

– Dois-je vraiment répondre àWilliam : Au revoir, mon frère ? demanda la jeune filleen se tournant vers Stéphen.

– Oui, chère miss, oui, s’écria Stéphend’une voix joyeuse ; dites-lui : Au revoir, mon frère,afin qu’il s’en aille bien vite.

– Tu fais des progrès, mon garçon, repritWill en riant ; il paraît que mes leçons étaient bonnes.

Cela dit, William embrassa Minny et s’éloignaavec Grégoire et Rupert.

– Maintenant à nous, n’est-ce pas,Will ? dit Grégoire ; j’ai hâte de voir la femme que jedois épouser.

– Moi aussi, ajouta Rupert.

– Où demeure-t-elle ? demandaGrégoire.

– Verrai-je ma fiancée aujourd’hui ?continua Rupert.

– Votre naturelle curiosité va êtresatisfaite, répondit Will. Vos femmes futures sont cousines, elless’appellent Mabel et Editha Harowfeld.

– Je les connais toutes les deux, ditGrégoire.

– Je les connais aussi, ajoutaRupert.

– Ce sont deux jolies filles, repritWilliam, et je ne suis point surpris que leur charmant visage aitattiré vos regards. Je suis à Barnsdale depuis dix-huit mois àpeine, et cependant il n’existe pas dans tout le comté unedemoiselle brune ou blonde qui me soit inconnue. Comme vous j’avaisdéjà porté mon attention sur Mabel et sur Editha.

– Je n’ai jamais vu, dit Grégoire, ungaillard de ton espèce, Will ; tu connais toutes les femmes,tu es toujours par voie et par chemin ; en vérité, nous ne teressemblons guère.

– Malheureusement pour vous, mesgarçons ; car si vous me ressembliez le moins du monde, je neserais pas obligé de vous chercher des femmes et de vous apprendreà faire la cour à celles qui vous plaisent.

– Oh ! reprit Grégoire d’un airdécidé, il ne sera pas très difficile pour nous de faire la cour àMabel et à Editha. Rupert trouve Mabel charmante, et moi je suispersuadé qu’Editha est une bonne créature ; je vais donc toutsimplement lui demander si elle veut être la femme de GrégoireGamwell.

– Il ne faudra pas adresser cette demandeavec brusquerie, mon cher garçon ; car tu courrais le risquede la voir refusée.

– Dis-moi alors comment je dois m’yprendre pour expliquer mes intentions à Editha. Je ne connais pasles ruses du détour ; mon désir est de l’avoir pour femme, etje croyais tout naturel de lui dire : Editha, je suis prêt àvous épouser.

– Tu mettrais cette jeune fille dans ungrand embarras, si tu lui lançais à brûle-pourpoint cettedéclaration.

– Quefaut-il faire alors ? demandaGrégoire d’un air désespéré.

– Il faut amener tout doucement laconversation vers la route que tu désires suivre : parlerd’abord du bal qui se donne au château dans trois jours, du bonheurde Petit-Jean, de la joie de Much, faire une adroite allusion à tonprochain mariage, et, à ce propos, demander à Editha, comme je l’aidemandé à Minny, si elle songe à se marier, si elle viendra à lafête de Barnsdale avec un amoureux.

– Si Editha me répond : Oui,Grégoire, j’irai au bal avec un amoureux ?

– Eh bien ! tu lui diras :Miss, cet amoureux ce sera moi.

– Mais, hasarda encore le pauvreGrégoire, si Editha refuse ma main ?

– Alors tu l’offriras à Mabel.

– Et moi ? dit Rupert.

– Editha ne refusera pas, repritWill ; ainsi, soyez tranquilles, chacun de vous aura pourfemme la jeune fille qui lui plaît.

Les jeunes gens traversèrent la place duvillage et s’arrêtèrent devant une charmante maison, sur le seuilde laquelle deux jeunes filles se tenaient debout.

– Bonjour à la brune Editha et à lablonde Mabel, dit Will en saluant les deux cousines ; nousvenons, mes frères et moi, les inviter à un bal de noces.

– Soyez les bienvenus, messires, ditMabel d’une voix douce comme un chant d’oiseau. Faites-nous leplaisir d’entrer dans la salle et d’accepter quelquesrafraîchissements.

– Mille grâces vous soient rendues,charmante Mabel, répondit William ; une offre obligeante etgracieusement formulée ne rencontre jamais de refus. Nous allonsboire un pot d’ale à votre santé et à votre bonheur.

Editha et Mabel, qui étaient de spirituelleset bienveillantes personnes, accueillirent en riant les galanteriesdes trois frères ; puis, après une heure de joyeuseconversation. Grégoire prit son courage à deux mains et demandatimidement à Editha si elle avait l’intention de se faireaccompagner au château par son amoureux.

– Je me laisserai accompagner non par unamoureux, mais par une demi-douzaine d’aimables garçons, réponditgaiement la coquette Editha.

Cette répartie inattendue jeta une grandeconfusion dans les idées du pauvre Grégoire. Il laissa échapper unsoupir, et se tournant vers son frère, il lui dit àmi-voix :

– Mon affaire est faite, hein !qu’en penses-tu ? je ne puis pas lutter avec une demi-douzainede prétendants. En vérité, il ne faut pas avoir de chance ; jeserai donc obligé de rester garçon.

– Puisque tu ne voulais pas te marier,cela t’arrange, dit Will d’un air taquin.

– Je n’y pensais pas, voilà tout :mais depuis que ce désir m’est entré dans le cœur, je suistourmenté de la crainte de ne pas trouver une femme.

– Tu auras Editha ; laisse-moifaire. Miss Editha, dit William, notre visite avait un doublebut : d’abord celui de vous inviter à notre fête de famille,puis ensuite je voulais vous présenter, non pas un amoureux de bal,un adorateur de vingt-quatre heures, vous en possédez six, et leseptième ferait mauvaise figure, mais bien un honnête garçon,rangé, sage, riche, ce qui ne gâte rien, et qui se trouverait trèsfier et très heureux de vous offrir son cœur, sa main et sonnom.

Miss Editha devint toute pensive.

– Parlez-vous sérieusement, Will ?demanda-t-elle.

– Très sérieusement, miss. Grégoire vousaime ; du reste, il est là et, si vous fermez les yeux àl’éloquence de ses regards, veuillez accorder quelque attention àla sincérité de ses paroles. Je veux bien lui laisser le plaisir deplaider une cause qui est, je crois, en partie gagnée, ajouta lejeune homme en interprétant en faveur de son frère le joyeuxsourire épanoui sur les lèvres d’Editha.

William laissa Grégoire s’approcher de lajeune fille et chercha Rupert du regard, afin de lui venir en aidesi la nécessité s’en faisait sentir. Le secours de Will étaitinutile à Rupert : le jeune homme causait tout bas avecMabel ; il tenait les mains de la jeune fille et, à demiagenouillé devant elle, il paraissait lui témoigner une vivegratitude.

– Bon, se dit Will, il marche toutseul ; je puis l’abandonner à ses propres forces.

Le jeune homme considéra un instant lescouples d’amoureux, et sans attirer leur attention, il sortit de lasalle et regagna le château en courant.

En arrivant au hall de Barnsdale, Willrencontra Robin, Marianne et Maude. Il leur raconta ce qui venaitde se passer, leur désigna la gêne craintive des futurs époux, puisenfin il finit par reconnaître que les quatre jeunes gens s’étaientbravement tirés de leur position difficile.

Vers le soir, les nouveaux fiancés reparurentau château ; ils rayonnaient de joie, leur victoire avait étécomplète : ils avaient tous obtenu le consentement de leurbelle.

Les parents de nos jeunes demoisellestrouvèrent bien que c’était folie de se marier avec tant deprécipitation. Mais l’honneur de faire partie de la noble familledes Gamwell leva tous les scrupules.

Sir Guy, habilement préparé par Robin à donnerson approbation au choix de ses fils, accueillit avec unebienveillance parfaite les six jolies fiancées. Les huit mariagesfurent célébrés au jour dit avec une grande pompe, et chacun setrouva content du bonheur qui lui était échu en partage.

Chapitre 8

 

Un mois après les événements que nous venonsde raconter, Robin Hood, sa femme et la troupe entière des joyeuxhommes se retrouvaient installés sous les grands arbres de la forêtde Sherwood.

Vers cette époque, un grand nombre deNormands, libéralement payés de leurs services militaires par HenriII, vinrent prendre possession des domaines dont les gratifiait lagénérosité du roi. Quelques-uns de ces Normands, obligés detraverser la forêt de Sherwood afin de gagner leurs nouvellespropriétés, furent contraints par la joyeuse bande des outlaws àpayer libéralement leur passage. Les nouveaux venus jetèrent leshauts cris et portèrent leurs plaintes aux arbitres de la ville deNottingham. Mais ces plaintes, taxées d’exagération, n’obtinrentpoint de réponse. Voici pourquoi les shérifs et autres puissantspersonnages de la ville gardèrent un prudent mutisme.

Un très grand nombre des hommes de la bande deRobin Hood se trouvaient apparentés avec les habitants deNottingham, et tout naturellement ces derniers usaient de leurinfluence sur les chefs de l’ordre civil ou militaire pour prévenirtoute mesure rigoureuse contre les hôtes de la forêt. Ils avaientgrand peur, les dignes gens, si une attaque victorieuse parvenait àexpulser les joyeux hommes de leur verte demeure, de ressentirquelque matin la mélancolique satisfaction de voir un de leursparents pendu par le cou à la potence de la ville.

Cependant, comme il était nécessaire de faireparade aux yeux des plaignants d’une apparence d’indignation et dejustice, on doubla la récompense promise à celui qui réussirait àenlever Robin Hood. Quiconque se présentait recevait immédiatementun permis d’arrêter le célèbre outlaw. Plusieurs hommes d’une forcede corps remarquable ou d’un esprit déterminé avaient tentél’aventure ; mais il était arrivé une chose tout à faitinattendue : ils s’étaient de leur propre inspiration enrôlésdans la bande des joyeux forestiers.

Un matin, Robin et Will Écarlate sepromenaient dans la forêt, lorsqu’ils virent tout à coup apparaîtredevant eux Much haletant de sueur et hors d’haleine.

– Que vous est-il donc arrivé,Much ? demanda Robin avec inquiétude. Avez-vous étépoursuivi ? vous êtes tout en nage.

– Ne vous effrayez pas, Robin, réponditle jeune homme en essuyant son visage empourpré ; je n’aifait, grâce au ciel, aucune rencontre qui puisse être dangereuse.Je viens tout simplement de faire assaut au bâton avec Arthur lePacifique. Dieu me damne ! ce garçon a dans les bras la forced’un géant.

– Vous dites vrai, mon cher Much, etc’est une rude tâche que de se battre avec Arthur, lorsqu’il prendle combat au sérieux.

– Arthur conserve toujours sonsang-froid, reprit Much ; mais comme il ignore les véritablesrègles de l’art, il ne doit son succès qu’à l’immense force de sesmuscles.

– Vous a-t-il contraint à demanderquartier ?

– Je crois bien, sans cela il m’eûtenlevé jusqu’au dernier souffle ; dans ce moment, il est auxprises avec Petit-Jean ; mais, avec un pareil adversaire, ladéfaite d’Arthur ne peut être mise en doute, car dès qu’il commenceà frapper avec trop de vigueur, Petit-Jean lui enlève son bâton etlui donne quelques bons coups sur les épaules afin de lui apprendreà modérer l’emportement de sa vigueur.

– À quel propos avez-vous engagé unelutte avec l’indomptable Arthur ? demanda Robin.

– Sans cause ni raison, tout simplementpour passer une heure agréable et exercer nos membres dans unsalutaire exercice.

– Arthur est un terrible lutteur, repritRobin, et un jour il m’a vaincu au bâton.

– Vous ! s’écria Will.

– Oui, mon cher cousin, il m’a traité àpeu près de la même façon qu’il a traité Much : le gaillard sesert de son bâton de chêne comme d’une barre de fer.

– Dans quelles circonstances vous a-t-ilbattu ? dans quel endroit la lutte a-t-elle eu lieu ?demanda curieusement Will.

– La lutte a eu lieu dans la forêt, etvoici comment je fis connaissance avec Arthur.

» J’étais seul, et je me promenais dans uneallée déserte du bois, lorsque j’aperçus le gigantesque Arthurappuyé sur un bâton ferré, les yeux et la bouche largement ouverts,examinant un troupeau de daims qui passait à cent pas de lui. Sonaspect de géant, l’air de naïveté candide qui épanouissait sa largefigure, me donnèrent le désir de m’amuser à ses dépens. Je meglissai adroitement derrière lui, et j’abordai mon homme par unvigoureux coup de poing entre les deux épaules. Arthur tressaillit,tourna la tête, et me regarda en face d’un air plein decourroux.

» – Qui es-tu ? lui dis-je, et dansquel but viens-tu vagabonder dans le bois ? Tu ressemblesfurieusement à un voleur qui se propose d’enlever un daim. Fais-moile plaisir de filer à l’instant même ; je suis le garde decette partie de la forêt, et je n’y souffre point la présence desgaillards de ton espèce.

» – Eh bien ! me répondit-il avecune grande insouciance, essaie si tu le peux de me faire déguerpir,car je ne veux pas m’en aller. Appelle des aides, si tel est tonplaisir ; je ne m’y oppose pas.

» – Je n’ai besoin de personne pour fairerespecter la loi et ma volonté, mon bel ami, répliquai-je ; jesuis habitué à me servir de mes propres forces qui, vous le voyez,sont dignes d’inspirer le respect. J’ai deux bons bras, un sabre,un arc et des flèches.

» – Mon petit forestier, dit Arthur en metoisant de la tête aux pieds d’un regard dédaigneux, si je vousappliquais sur les doigts un seul coup de mon bâton, vous nepourriez plus vous servir ni de votre sabre ni même de votrearc.

» – Parler poliment, mon garçon,répondis-je, si vous ne voulez pas recevoir une roulée decoups.

» – Oui, mon petit ami, fouettez un chêneavec un roseau. Qui donc pensez-vous être, jeune prodige devaleur ? Apprenez donc que je ne me soucie pas de vous lemoins du monde. Cependant, si vous voulez luttez, je suis votrehomme.

» – Vous n’avez pas de sabre, fis-jeobserver.

» – Je n’ai pas besoin de sabre, puisqueje tiens mon bâton.

» – Alors je vais prendre un bâton de lamême longueur que le vôtre.

» – Soit, dit-il. Et Arthur se mit engarde.

» Je lui portai aussitôt le premier coup, etje vis le sang jaillir de son front et ruisseler le long de sesjoues. Étourdi par ce choc, il fit un mouvement en arrière. Jebaissai mon arme, mais en voyant ce geste qui lui parut, sansdoute, une expression de triomphe, il se remit à manier son bâtonavec une force et une habileté extraordinaires. C’est à peine, tantil frappait avec violence, si j’avais la force de parer les coupset de maintenir mon bâton entre mes mains crispées. En faisant unbond en arrière pour éviter une atteinte terrible, je négligeai deme tenir sur mes gardes ; il prit avantage de l’occasion etm’asséna sur le crâne le plus formidable coup que j’aie jamaisreçu. Je tombai en arrière comme si j’avais été percé d’uneflèche ; cependant je ne perdis pas connaissance, je rebondissur mes pieds. La lutte un instant suspendue recommença denouveau ; Arthur faisait pleuvoir ses coups avec une force siterrifiante, qu’à peine me laissait-il le temps de me défendre.Nous nous battîmes ainsi pendant près de quatre heures ; nousfaisions résonner sous nos coups les échos du vieux bois, tournantautour l’un de l’autre comme deux sangliers qui se battent. Enfin,pensant qu’il n’était pas fort utile de continuer une lutte où jen’avais rien à gagner, pas même la satisfaction de rosser monadversaire, je jetai mon bâton.

» – En voilà assez, lui dis-je. Terminonsnotre querelle ; nous pourrions nous frapper jusqu’à demain etnous réduire mutuellement en poussière sans gagner un épi. Je vousoctroie toute liberté de parcours dans la forêt, car vous êtes unvaillant garçon.

» – Grand merci de la faveur grande, merépondit-il dédaigneusement ; j’ai acheté le droit d’agir à maguise avec l’aide de mon bâton, c’est donc à lui et non à vous queje dois des remerciements.

» – Tu as raison, mon brave ; maistu auras quelque peine à défendre ton droit si tu n’as pas tonbâton pour le faire valoir. Il y a de bons jouteurs dans la verteforêt, et tu ne pourras conserver ta liberté qu’au moyen de crânescassés et de membres endoloris. Crois-moi, l’existence de la villeest encore préférable à celle que tu aurais ici.

» – Cependant, reprit Arthur, je voudraisvivre dans le vieux bois.

» – La réponse de mon vaillant adversaireme donna à réfléchir, continua Robin. J’examinai sa haute taille,la franchise amicale de sa physionomie, et je me dis que laconquête d’un pareil gaillard pouvait être une bonne fortune pournotre petite communauté.

» – Tu n’aimes donc pas le séjour de laville ? lui demandai-je.

» – Non, répondit-il ; je suis lasd’être esclave des maudits Normands, je suis fatigué de m’entendreappeler chien, serf et valet. Mon maître m’a qualifié ce matin desépithètes les plus injurieuses du vocabulaire, et, non content deme harceler avec sa langue de vipère, il a voulu me frapper. Jen’ai pas attendu le coup ; un bâton se trouvait à la portée dema main, je m’en suis servi, et je lui ai appliqué sur les épaulesun coup qui lui a fait perdre connaissance. Cela fait, je me suisenfui.

» – Quel est ton métier ? luidemandai-je.

» – Je suis tanneur, me répondit-il, etj’habite depuis plusieurs années la province de Nottingham.

» – Eh bien ! mon brave ami, luidis-je, si vous n’avez pas une prédilection trop forte pour votremétier, vous pouvez lui dire adieu et vous établir ici. Je me nommeRobin Hood. Ce nom vous est-il connu ?

» – Bien certainement. Mais êtes-vousRobin Hood ? Vous m’avez dit tout à l’heure que vous étiez undes gardes forestiers du bois.

» – Je suis Robin Hood, je vous en donnema parole d’honneur ! répliquai-je en tendant la main aupauvre garçon effaré de surprise.

» – Bien vrai ? répéta-t-il.

» – Sur mon âme et sur maconscience !

» – Alors, je suis vraiment fort heureuxde vous avoir rencontré, ajouta Arthur avec une expression de joiemanifeste ; car j’étais venu à votre recherche, généreux RobinHood. Lorsque vous m’avez dit que vous étiez un gardien du bois, jel’ai cru, et je n’ai point osé vous faire part du projet quim’amenait à Sherwood. Je désire me joindre à votre bande, et sivous m’acceptez pour compagnon, vous n’aurez pas de serviteur quivous soit plus dévoué et plus fidèle qu’Arthur le Pacifique,tanneur à Nottingham.

» – Ta franchise me plaît, Arthur, luirépondis-je, et je consens volontiers à te joindre aux joyeuxhommes qui composent ma bande. Nos lois sont simples et peunombreuses, mais elles doivent être observées. Sur tout autrepoint, liberté complète. Tu seras, en outre, bien vêtu, bien nourriet bien traité.

» – Mon cœur tressaille dans ma poitrineen vous écoutant, Robin Hood, et la pensée que je vais être desvôtres me rend tout heureux. Je ne vous suis pas aussi complètementétranger que vous pourriez le croire : Petit-Jean est un demes parents. Mon oncle maternel a épousé la mère de Jean, qui étaitune sœur de sir Guy de Gamwell. Je verrai bientôt Petit-Jean,n’est-ce pas ? je brûle du désir de l’embrasser.

» – Je vais le faire accourir auprès denous, dis-je à Arthur.

» Et je sonnai du cor. Quelques instants aprèscet appel, Petit-Jean parut dans la clairière.

» À la vue du sang qui marbrait nos deuxfigures de taches effrayantes, Petit-Jean s’arrêta court.

» – Qu’y a-t-il, Robin ? s’écriaJean d’un air épouvanté ; vous avez le visage dans un étataffreux.

» – Il y a que je viens d’être rossé,répondis-je tranquillement, et devant vous se trouve lecoupable.

» – Si ce gaillard-là vous a battu, c’estqu’il manie joliment le bâton, s’écria Petit-Jean. Eh bien !je vais lui rendre avec usure les coups dont il vous a gratifié.Avance ici, mon grand garçon.

» – Retiens ton bras, ami Jean, et donnela main à un fidèle allié, à un parent ; ce jeune hommes’appelle Arthur.

» – Arthur de Nottingham, surnommée lePacifique ? demanda Jean.

» – Lui-même, répliqua Arthur. Nous nenous sommes jamais rencontré depuis notre enfance, néanmoins je tereconnais, cousin Jean.

» – Je ne puis dire la même chose, ditJean avec sa naïve franchise ; je ne me rappelle aucun de testraits ; mais il importe peu, tu le dis, mon cousin, sois lebienvenu. Comme tel, tu trouveras bons cœurs et bons visages dansla verte forêt de Sherwood.

» – Arthur et Jean s’embrassèrent, et lereste de la journée s’écoula gaiement. »

– Depuis cette époque, avez-vous joué aubâton avec Arthur ? demanda Will à Robin.

– L’occasion ne s’en est pas encoreprésentée ; du reste, il est probable que je serais encorevaincu, et ce serait pour la troisième fois.

– Comment ! pour la troisièmefois ? s’écria Will.

– Oui, j’ai reçu de Gaspard l’étameur unerude volée.

– En vérité ! Et quand cela ?Sans doute avant qu’il ne se fût enrôlé dans la bande.

– Oui, répliqua Robin ; j’ai prisl’habitude d’éprouver par moi-même le courage et la force d’unhomme avant de lui accorder ma confiance. Je ne veux pas avoir pourcompagnons des cœurs faibles et des têtes à démonter. Un matin, jerencontrai Gaspard l’étameur sur la route de Nottingham. Vousconnaissez la carrure de sa vigoureuse personne, et je n’ai pasbesoin de vous faire une description du gaillard ; sa mine meplut, il marchait d’un pas ferme en sifflant un air joyeux.

» Je m’avançais à sa rencontre. »– Bonjour, mon brave ami, lui dis-je ; vous voyagez, à ceque je vois. Il circule, dit-on, de mauvaises nouvelles ;sont-elles vraies ?

» – De quelles nouvelles voulez-vousparler ? me demandait-il ; je n’en connais aucune quisoit digne de récit ; du reste, j’arrive de Bamburg, je suischaudronnier de mon état, et je ne songe qu’à mon travail.

» – La nouvelle dont il est question doitcependant vous intéresser, mon brave. J’ai entendu dire que dixdrouineurs viennent d’être mis aux fers pour s’être enivrés.

» – Votre nouvelle ne vaut pas un denier,me répondit-il ; si on mettait aux fers tous ceux qui boivent,vous seriez certain d’avoir une place au premier rang descondamnés ; car vous n’avez pas l’air d’un homme qui méprisele bon vin.

» – Non, en vérité, je ne suis pointennemi de la rouge bouteille, et je ne pense pas qu’il se trouvedans le monde un cœur jovial qui méprise le vin. Quelle cause vousamène de Bamburg dans ces parages ? car assurément ce n’estpas l’intérêt seul de votre métier.

» – Ce n’est pas mon métier, en effet,répondit Gaspard. Je suis à la recherche d’un bandit qu’on nommeRobin Hood. Une récompense de cent écus d’or est promise à celuiqui parviendra à s’emparer du brigand, et je désire fort gagnercette récompense.

» – Comment vous proposez-vous de prendreRobin Hood ? demandai-je au drouineur ; car j’étais fortsurpris de l’air sérieux et tranquille avec lequel il m’avait faitcette étrange confidence.

» – J’ai un ordre de prise de corps signédu roi, me répliqua Gaspard.

» – Cet ordre est-il en règle ?

» – Parfaitement en règle : ilm’autorise à arrêter Robin, et me promet la récompense.

» – Vous parlez de cette arrestation,déjà si inutilement tentée, comme si elle était la chose du mondela plus facile à faire.

» – Elle ne sera pas très difficile pourmoi, reprit le drouineur ; je suis solidement bâti, j’ai desmuscles d’acier, un courage à toute épreuve et beaucoup depatience. Comme vous le voyez, je puis espérer de surprendre monhomme.

» – Si vous le rencontriez par hasard, lereconnaîtriez-vous ?

» – Je ne l’ai jamais vu ; si jeconnaissais son visage, ma tâche serait à moitié accomplie.Êtes-vous plus heureux que moi à cet égard-là ?

» – Oui, j’ai rencontré deux fois RobinHood, et il me sera peut-être possible de vous venir en aide dansvotre entreprise.

» – Mon beau garçon, si vous faites cela,me dit-il, je vous donnerai une bonne partie de l’argent quej’aurai gagné.

» – Je vous désignerai un endroit où vouspourrez le rencontrez, lui répondis-je. Mais avant d’aller plusloin dans nos mutuels engagements, je désirerais voir l’ordre deprise de corps ; pour être valable, il faut qu’il soitrégulièrement fait.

» – Je vous suis bien obligé de laprévoyance, me répondit le drouineur d’un ton défiant ; je neconfierai ce papier à personne. Je suis certain qu’il est valableet régulier ; cette conviction me suffit, tant pis pour voussi vous ne la partagez pas. L’ordre du roi sera vu par Robin Hoodalors que pieds et poings liés je le tiendrai en mon pouvoir.

» – Vous avez peut-être raison, mon bravehomme, répondis-je d’un air indifférent ; je ne tiens pasautant que vous paraissez le croire à m’assurer de la valeur devotre permis. Je vais à Nottingham autant par curiosité que pardésœuvrement, car j’ai entendu dire ce matin que Robin Hood devaitdescendre dans la ville ; si vous voulez venir avec moi, jevous montrerai le célèbre outlaw.

» – Je te prends au mot, mon garçon,repartit vivement le drouineur ; mais si, arrivés àdestination, je m’aperçois de quelque supercherie de ta part, tuferas connaissance avec mon bâton.

» Je haussai les épaules en signe dedédain.

» Il vit le geste, et se mit à rire.

» – Vous ne serez pas fâché de m’avoirété utile, dit-il, car je ne suis point un homme ingrat.

» Lorsque nous fûmes arrivés à Nottingham,nous nous arrêtâmes à l’auberge du Pat, et je demandai au maître dela maison une bouteille de bière d’une espèce toute particulière.Le drouineur, qui était en marche depuis le matin, mouraitlittéralement de soif, et la bière eut bientôt disparu. Après labière, je fis servir du vin, et après le vin encore de la bière,ainsi de suite pendant une heure. Le drouineur avait vidé sans s’enapercevoir toutes les bouteilles placées devant lui ; car pourmoi, peu enclin de ma nature à faire un usage immodéré du vin, jem’étais contenté d’en boire quelques verres. Je n’ai pas besoin devous dire que le brave homme se grisa complètement. Une fois ivre,il me fit un récit pompeux des exploits qu’il allait accomplir pours’emparer de Robin Hood ; il en arriva, après avoir faitprisonnier le chef des joyeux hommes, à arrêter toute la bande et àla conduire à Londres. Le roi récompenserait la vaillance deGaspard en lui donnant la fortune et les privilèges d’un granddignitaire de l’État ; mais au moment où l’illustre vainqueurallait épouser une princesse d’Angleterre, il tomba de son siège,et, tout endormi, alla rouler sous la table.

» Je pris la bourse du drouineur ; ellecontenait, avec son argent, l’ordre de prise de corps. Je payai lanote de notre dépense, et dis à l’aubergiste :

» – Lorsque cet homme se réveillera, vouslui réclamerez le prix des rafraîchissements ; puis, s’il vousdemande qui je suis et dans quel endroit on peut me rencontrer,vous lui répondrez que j’habite le vieux bois, et mon nom est RobinHood.

» L’aubergiste, excellent homme en qui j’aitoute confiance, se mit gaiement à rire.

» – Soyez tranquille, messire Robin, medit-il, je suivrai ponctuellement vos ordres, et si le drouineurdésire vous revoir, il n’aura qu’à se mettre à votre recherche.

» – Vous avez compris, mon brave, luirépondis-je, en enlevant le sac du chaudronnier. Du reste, il y atout lieu de croire que le bonhomme ne me fera pas attendrelongtemps sa visite.

» Cela dit, je saluai amicalement l’aubergisteet je sortis de la maison.

» Après avoir dormi pendant quelques heures,Gaspard se réveilla. Il s’aperçut bien vite de mon absence et de laperte de sa bourse.

» – Aubergiste ! vociféra-t-il d’unevoix de tonnerre, je suis volé, je suis ruiné ! Où est lebrigand ?

» – De quel brigand me parlez-vous ?demanda l’hôtelier avec le plus grand sang-froid.

» – De mon compagnon. Il m’adévalisé.

» – Voilà une chose qui ne m’arrange pasdu tout, s’écria l’aubergiste d’un air mécontent ; car vousavez ici une longue note à régler.

» – Une note à régler ! répétaGaspard en gémissant ; je n’ai rien, absolument rien, lemisérable m’a complètement dépouillé. J’avais dans ma bourse unmandat de prise de corps délivré par le roi ; à l’aide dumandat je pouvais faire ma fortune, je pouvais m’emparer de RobinHood. Ce bandit d’étranger m’avait promis son secours ; ildevait me conduire en présence du chef des outlaws. Ah ! lemisérable ! il a abusé de ma confiance, il m’a enlevé monprécieux papier.

» – Comment ! reprit l’aubergiste,vous avez fait part à ce jeune homme des mauvaises intentions quivous amènent à Nottingham ?

» Le drouineur jeta un regard de travers à sonhôte.

» – Il paraît, dit-il, que vous neprêteriez pas main-forte au vaillant garçon qui voudrait arrêterRobin Hood ?

» – Ma foi ! répondit l’aubergiste,Robin Hood ne m’a fait aucun mal, et ses affaires avec lesautorités du pays ne sont point de mon ressort. Mais comment diablese fait-il, continua l’aubergiste, que vous trinquiez joyeusementavec lui en lui communiquant votre petit papier, au lieu de vousemparer de sa personne ?

» Le drouineur ouvrit de grands yeuxeffarés.

» – Que voulez-vous dire ?demanda-t-il.

» – Je veux dire que vous avez manquél’occasion de saisir Robin Hood.

» – Comment cela ?

» – Eh ! nigaud que vous êtes !Robin Hood était là tout à l’heure ; vous êtes entrés iciensemble, vous avez bu ensemble, je vous ai cru de sa bande.

» – J’ai bu avec Robin Hood ! j’aitrinqué avec Robin Hood ! s’écria le drouineur stupéfait.

» – Oui, oui, mille fois oui !

» – C’est trop fort ! exclama lepauvre homme en retombant assis sur sa chaise. Mais il ne sera pasdit qu’il se sera joué impunément de Gaspard l’étameur. Ah !coquin ! ah ! bandit ! hurla le drouineur ;attends, attends, je vais me mettre à ta recherche.

» – Je désirerais toucher le montant dema note avant de vous laisser partir, dit l’aubergiste.

» – À combien s’élève votre note ?demanda Gaspard d’un ton courroucé.

» – À dix schellings, répondit l’hôtetout réjoui de la mine furibonde du malheureux drouineur.

» – Je n’ai pas un penny à vous donner,reprit Gaspard en retournant ses poches ; mais je vais, engarantie du paiement de cette malencontreuse dette, vous laissermes outils ; ils représentent trois ou quatre fois la valeurque vous me réclamez. Pourriez-vous me dire dans quel endroit jepuis rencontrer Robin Hood ?

» – Ce soir, je n’en sais rien ;mais demain vous trouverez votre homme en train de chasser leschevreuils du roi.

» – Eh bien ! donc, à demain laprise du bandit, riposta le drouineur avec une assurance qui donnaà penser à l’aubergiste ; car, ajouta Robin, en me racontantceci, l’hôte m’a avoué qu’il avait eu grand peur pour moi de lafureur de Gaspard.

» Le lendemain matin, je me mis en quête, nond’un chevreuil, mais de la rencontre du chaudronnier : je nefus pas obligé de chercher longtemps.

» Aussitôt que son regard m’eut découvert, iljeta un cri et s’élança vers moi en brandissant un énormebâton.

» – Quel est le maroufle, m’écriai-je,qui ose se présenter à mes yeux d’une manière aussi peuconvenable ?

» – Il n’y a pas de maroufle, répondit ledrouineur ; il y a un homme maltraité, fermement résolu deprendre sa revanche.

» En parlant ainsi, il commença à m’attaqueravec son bâton ; je me plaçai hors de sa portée, et je tiraimon sabre.

» – Arrêtez, lui dis-je, nous ne nousbattons pas avec des armes égales ; il me faut un bâton.

» Gaspard me laissa tranquillement préparerune branche de chêne, puis il recommença l’attaque.

» Il tenait son bâton des deux mains etfrappait sur moi comme un bûcheron sur un arbre. Mes bras et mespoignets commençaient à faiblir, lorsque je demandai unetrêve ; car il n’y avait aucun honneur à gagner dans unsemblable combat.

» – Je veux te pendre au premier arbre duchemin, me dit-il d’une voix furieuse en jetant son bâton.

» Je fis un bond en arrière et sonnai ducor ; le gaillard était de force à m’envoyer dans l’autremonde.

» Petit-Jean et la bande joyeuse accoururent àmon appel.

» Je m’étais assis sous un arbre, épuisé defatigue, et sans rien dire, je montrai du geste à Gaspard lerenfort qui me venait en aide.

» – Qu’y a-t-il ? demanda Jean.

» – Mon cher, répondis-je, voici undrouineur qui m’a rudement rossé, et je vous le recommande, car ilmérite notre considération. Mon bonhomme, ajoutai-je, si vousvoulez prendre rang dans ma troupe, vous serez le bienvenu.

» Le drouineur accepta, et depuis cetteépoque, comme vous le savez, il fait partie de notreassociation. »

– Je préfère l’arc et les flèches à tousles bâtons du monde, dit William ; soit qu’on les considèrecomme un jeu, soit qu’on les prenne pour des armes offensives oudéfensives. Il vaut mieux, à mon avis du moins, être expédiés horsdu monde d’un seul coup que de s’en aller par fraction ; et lablessure faite par une flèche est mille fois préférable auxsouffrances qui résultent d’un coup de bâton.

– Mon cher ami, reprit Robin, le bâtonrend de très grands services là où l’arc est impuissant. Ses effetsne dépendent pas d’un carquois plein ou vide, et lorsque vous nedésirez pas la mort de votre ennemi, une forte volée lui laisse dessouvenirs plus cuisants que la blessure d’une flèche.

Tout en causant, les trois amis se dirigèrentvers la route de Nottingham ; tout à coup une jeune fille enpleurs se présenta à leurs regards.

Robin courut à la rencontre de la belleéplorée.

– Pourquoi pleures-tu, mon enfant ?lui demanda-t-il d’un ton affectueux. La jeune fille éclata ensanglots.

– Je désire voir Robin Hood,répondit-elle, et si vous avez quelque pitié dans l’âme, messire,conduisez-moi auprès de lui.

– Je suis Robin Hood, ma belle enfant,répondit le jeune homme avec douceur ; mes hommes ont-ilsmanqué de respect à la candeur de tes seize ans ? ta mèreest-elle malade ? viens-tu me demander des secours ?Parle, je suis entièrement à ta disposition.

– Messire, un grand malheur vient de nousfrapper ; trois de mes frères, qui font partie de votre bandeont été faits prisonniers par le shérif de Nottingham.

– Dis-moi le nom de tes frères, monenfant.

– Adalbert, Edelbert et Edroin, les cœursjoyeux, répondit la fillette en sanglotant.

Une exclamation douloureuse s’échappa deslèvres de Robin.

– Chers compagnons, dit-il, ce sont lesplus vaillants, les plus hardis de tous ceux qui composent matroupe. Comment sont-ils tombés au pouvoir du shérif, ma petiteamie ? demanda Robin.

– En délivrant un jeune homme qui, pouravoir défendu sa mère contre l’agression de plusieurs soldats,était emmené en prison. En ce moment, seigneur Robin Hood, ondresse le gibet aux portes de la ville ; mes frères doivent yêtre pendus.

– Essuie tes pleurs, ma belle enfant,répondit Robin avec bonté ; tes frères n’ont rien àcraindre ; il n’existe pas un seul homme dans la forêt deSherwood qui ne soit prêt à donner sa vie pour sauver celle de cestrois braves. Nous allons descendre à Nottingham ; rentre dansta demeure, console de ta voix douce le cœur de ton vieux père, etdis à ta bonne mère que Robin Hood lui rendra ses enfants.

– Je prie le ciel de vous bénir, messire,murmura la jeune fille en souriant à travers ses pleurs. J’avaisdéjà entendu dire que vous étiez toujours prêt à rendre service auxmalheureux, à protéger les pauvres. Mais, de grâce, seigneur Robin,hâtez-vous, mes frères bien-aimés sont en danger de mort.

– Aie confiance en moi, chèreenfant ; j’arriverai à l’heure propice. Regagne bien viteNottingham et ne parle à personne de la démarche que tu viens defaire.

La jeune fille prit les mains de Robin Hood etles baisa chaleureusement.

– Je prierai toute ma vie pour votrebonheur, messire, dit-elle d’une voix émue.

– Que Dieu te garde, mon enfant ! aurevoir.

La jeune fille reprit en courant le chemin dela ville et disparut bientôt sous l’ombrage des arbres.

– Hourra ! dit Will, nous allonsavoir quelque chose à faire, je m’amuserai un peu. Maintenant,Robin, vos ordres.

– Rendez-vous auprès de Petit-Jean,dites-lui de rassembler autant d’hommes qu’il en pourra trouversous sa main, et de les conduire, bien entendu avec consigne de s’ytenir invisibles, sur la lisière du bois qui avoisine Nottingham.Puis, dès que vous entendrez le son de ma trompe, vous vousfraierez un chemin jusqu’à moi, l’arc tendu ou le sabre à lamain.

– Que comptez-vous faire ? demandaWill.

– Je vais gagner la ville afin de voirs’il y a un moyen quelconque de retarder l’exécution. N’oubliezpas, mes amis, qu’il faut agir avec une extrême prudence, car si leshérif venait à apprendre que je suis prévenu de la situationcritique dans laquelle se trouvent mes hommes, il préviendrait dema part toute tentative de délivrance, et ferait pendre noscompagnons à l’intérieur du château. Voilà pour les prisonniers.Quant à nous, vous savez que Sa Seigneurie s’est hautement vantée,si jamais nous venions à tomber entre ses mains, de nous accrocherau gibet de la ville. Le shérif a mené l’affaire des joyeux cœurssi rapidement qu’il ne peut avoir à craindre que j’aie été avertidu sort qu’il leur prépare ; en conséquence, et dans le butd’inspirer une sage frayeur aux citoyens de Nottingham, il rendrapublique la pendaison de nos camarades. Je me rends au pas decourse à la ville ; rejoignez vivement vos hommes, et suivez àla lettre mes recommandations.

Cela dit, Robin Hood s’éloigna en toutehâte.

À peine le jeune homme s’était-il séparé deses compagnons qu’il rencontra un pèlerin de l’ordre desmendiants.

– Quelles sont les nouvelles de la ville,bon vieillard ? demanda Robin.

– Les nouvelles de la ville, jeune homme,répondit le pèlerin, annoncent des larmes et des gémissements.Trois compagnons de Robin doivent être pendus par ordre du baronFitz Alwine.

Une idée subite traversa l’esprit deRobin.

– Mon père, dit-il, je voudrais, sansêtre reconnu pour être un des gardes du vieux bois, assister àl’exécution de ces braconniers. Peux-tu échanger tes vêtementscontre les miens ?

– Vous voulez plaisanter, jeunehomme ?

– Non, mon père ; je désire toutsimplement te donner mon costume et endosser ta robe. Si tuacceptes ma proposition, je te donnerai quarante schellings dont tupourras disposer à ta fantaisie.

Le vieillard examina curieusement celui quilui adressait cette étrange demande.

– Vos vêtements sont beaux, dit-il, et marobe est déchirée. Il n’est donc point croyable que vous désiriezchanger votre brillant costume contre de misérables haillons. Celuiqui insulte un vieillard commet une grande faute ; il offenseDieu et le malheur.

– Mon père, reprit Robin, je respecte tescheveux blancs, et je prie la Vierge de te prendre sous sa divineprotection. Ce n’est point avec une pensée offensante dans le cœurque je t’adresse ma demande ; elle est nécessaire àl’accomplissement d’une bonne œuvre. Tiens, ajouta Robin en offrantau vieillard une vingtaine de pièces d’or, voici les arrhes denotre marché.

Le pèlerin jeta sur les écus un regard deconvoitise.

– La jeunesse a souvent des idées folles,dit-il, et si vous êtes dans un accès de rieuse fantaisie, je nevois pas pour quelle raison je refuserais de vous satisfaire.

– Voilà qui est bien dit, répliqua Robin,et si tu veux te déshabiller… Tes chausses ont été façonnées parles événements, reprit Robin avec gaieté ; car, à en juger parl’innombrable quantité de morceaux dont elles se composent, ellesont réuni à elles les étoffes des quatre saisons.

Le pèlerin se mit à rire.

– Mon vêtement ressemble à la conscienced’un Normand, répondit-il ; il se compose de pièces et demorceaux, tandis que votre pourpoint est l’image d’un cœursaxon : il est fort et sans tache.

– Tu parles d’or, mon père, dit Robin enendossant les guenilles du vieillard avec toute l’agilité dont ilétait capable, et si je dois rendre hommage à ton esprit, il est demon devoir d’accorder une louange au mépris manifeste que t’inspirela richesse, car ta robe est d’une simplicité tout à faitchrétienne.

– Dois-je conserver vos armes ?demanda le pèlerin.

– Non, mon père, car elles me sontnécessaires. Maintenant que notre mutuelle transformation estopérée, permets-moi de te donner un conseil. Éloigne-toi de cettepartie de la forêt, et surtout, dans l’intérêt de ta conservation,garde-toi bien de chercher à me suivre. Tu as mes habits sur tesépaules, mon argent dans ta poche, tu es riche et bien vêtu, vachercher fortune à quelques milles de Nottingham.

– Je te remercie du conseil, bon jeunehomme : il répond tout à fait à mes secrets désirs. Reçois labénédiction d’un vieillard, et si l’action que tu vas entreprendreest honnête, je te souhaite un prompt succès.

Robin salua gracieusement le pèlerin, ets’éloigna en toute hâte dans la direction de la ville.

Au moment où Robin, ainsi déguisé et n’ayantpour toute arme qu’un bâton de chêne, arrivait à Nottingham, unecavalcade d’hommes de guerre sortait du château et s’acheminaitvers l’extrémité de la ville, où l’on avait dressé troispotences.

Tout à coup, une nouvelle inattendue circuladans la foule ; le bourreau était malade, et sur le point detrépasser lui-même, il ne pouvait lancer personne dans l’éternité.Par ordre du shérif, on fit une proclamation : on demandait unhomme qui, en vue d’une honnête récompense, consentît à remplirl’office de bourreau.

Robin, qui s’était placé en tête du cortège,s’avança au devant du baron Fitz Alwine.

– Noble shérif, dit-il d’une voixnasillarde, que me donneras-tu si je consens à remplacerl’exécuteur de la haute police ?

Le baron se recula de quelques pas comme unhomme qui redoute un contact dangereux.

– Il me semble, répondit le nobleseigneur en toisant Robin de la tête aux pieds, que si je t’offraisun assortiment de costumes, tu pourrais accepter cette récompense.Ainsi, mendiant, si tu veux nous tirer d’embarras, je te feraidonner six vêtements neufs, et de plus, la gratification accordéeau bourreau, qui est de treize sols.

– Et combien me donnerez-vous,monseigneur, si je vous pends par-dessus le marché ? demandaRobin en se rapprochant du baron.

– Tiens-toi à une distance respectueuse,mendiant, et répète-moi ce que tu viens de me dire, je ne l’ai pasentendu.

– Vous m’avez offert six vêtements neufset treize sols, repartit Robin, pour pendre ces pauvres gars ;je demande ce que vous ajouteriez à ma récompense si je mechargeais de vous pendre, vous et une douzaine de vos chiensnormands.

– Effronté coquin ! que signifienttes paroles ? s’écria le shérif fort étonné de l’audace dupèlerin. Sais-tu à qui tu t’adresses ? Insolent valet, un motde plus et tu feras le quatrième oiseau se balançant à cet arbre depotence.

– Avez-vous remarqué, seigneur, repritRobin, que je suis un pauvre homme bien misérablementaccoutré ?

– Oui, en vérité, bien misérablementaccoutré, répondit le shérif en faisant une grimace de dégoût.

– Eh bien ! reprit notre héros,cette misère extérieure cache un grand cœur, une natureimpressionnable. Je suis très sensible à l’insulte, et je ressensle dédain et l’injure pour le moins autant que vous, noble baron.Vous n’avez mis aucun scrupule à accepter mes services, etcependant vous insultez à ma misère.

– Tais-toi, mendiant discoureur ;oses-tu bien te comparer à moi, à moi lord Fitz Alwine ?Allons, tu es fou !

– Je suis un pauvre homme, dit Robin, unpauvre homme bien malheureux.

– Je ne suis pas venu ici pour écouterles bavardages d’un individu de ton espèce, reprit le baron avecimpatience. Si tu refuses mes offres, va-t’en : si tu lesacceptes, mets-toi en devoir de remplir ton office.

– Je ne sais pas au juste en quoi peutconsister mon office, reprit Robin qui essayait de gagner du tempsafin de permettre à ses hommes d’arriver à la lisière du bois. Jen’ai jamais servi de bourreau, et j’en rends grâce à la sainteVierge. Malédiction sur l’infâme métier et sur le misérable quil’exerce !

– Ah ça ! manant, te moques-tu demoi ? rugit le baron mis hors de lui par l’impudence de Robin.Écoute, si tu ne te mets pas à la besogne sur-le-champ, je te faisrouer de coups.

– En serez-vous plus avancé pour cela,monseigneur ? repartit Robin ; trouverez-vous pluspromptement un homme disposé à obéir à vos ordres ? Non. Vousvenez de faire une proclamation qui a été entendue de tous, etnéanmoins je suis le seul qui me soit offert pour accomplir vosdésirs.

– Je vois bien où tu veux en venir,misérable coquin ! s’écria le shérif outré de colère ; tuveux que l’on augmente la somme qui t’est promise pour expédier cestrois manants dans l’autre monde.

Robin haussa les épaules.

– Faites-les pendre par qui bon voussemblera, répondit-il en affectant une complète indifférence.

– Du tout, du tout, reprit le shérifd’une voix radoucie ; tu vas te mettre à l’œuvre. Je double larécompense, et si tu ne remplis pas exactement ton office, j’auraile droit de dire que tu es le bourreau le moins consciencieux de laterre.

– Si je voulais donner la mort à cesmalheureux, répondit Robin, je me contenterais de la récompense quetu m’as offerte ; mais je refuse nettement de souiller mesmains au contact d’une potence.

– Qu’est-ce à dire, misérable ?rugit le baron.

– Attendez, monseigneur, je vais appelerdes gens qui, à mon commandement, vous délivreront à jamais de lavue de ces affreux coupables.

En achevant ces mots, Robin fit résonner sursa trompe une joyeuse fanfare, et saisit à deux mains le baronépouvanté.

– Monseigneur, dit-il, votre existencedépend d’un geste ; si vous faites un mouvement, je vousenfonce mon couteau dans le cœur. Défendez à vos serviteurs de vousporter secours, ajouta Robin en brandissant au-dessus de la tête duvieillard un immense couteau de chasse.

– Soldat, restez à vos rangs ! criale baron d’une voix de stentor.

Le soleil étincelait sur la lame brillante ducouteau, et ce reflet lumineux donnait des éblouissements au vieuxseigneur et lui faisait apprécier la puissance de sonadversaire : c’est pourquoi, au lieu de tenter une résistanceimpossible, il se soumit en gémissant.

– Que désires-tu de moi, honnêtepèlerin ? dit le baron en essayant de donner à sa voix uneconciliante douceur.

– La vie des trois hommes que vous voulezpendre, milord, répondit Robin Hood.

– Je ne puis t’accorder cette grâce, cherbrave homme, répondit le vieillard ; ces malheureux ont tuéles daims qui appartenaient au roi, et ce délit de chasse est punide mort. Toute la ville de Nottingham connaît leur crime et leurcondamnation, et si, par une coupable faiblesse, je cédais à tessupplications, le roi serait instruit d’une condescendance tout àfait inexcusable.

À ce moment, un grand tumulte s’opéra dans lafoule, et l’on entendit siffler le bruit des flèches. Robin, quiavait reconnu l’arrivée de ses hommes, laissa échapper un cri.

– Ah ! vous êtes Robin Hood !s’écria le baron avec un accent lamentable.

– Oui, milord, répondit notre héros, jesuis Robin Hood.

Amicalement protégés par les habitants de laville, les joyeux hommes arrivaient de toute part. Will Écarlate etceux-ci se confondirent bientôt avec leurs compagnons.

Les prisonniers une fois libres, le baron FitzAlwine comprit que le seul moyen de se tirer lui-même sain et saufd’une situation aussi critique était de se concilier RobinHood.

– Emmenez bien vite les condamnés, luidit-il ; mes soldats exaspérés par le souvenir d’une récentedéfaite, pourraient mettre obstacle à la réussite de votreprojet.

– Cet acte de courtoisie vous est dictépar la crainte, repartit Robin Hood en riant. Je n’ai point àredouter la révolte de vos soldats ; le nombre et la vaillancede mes hommes les rendent invulnérables.

Cela dit, Robin Hood salua ironiquement levieillard, lui tourna le dos, et ordonna à ses hommes de reprendrele chemin de la forêt.

Les traits livides du baron respiraient à lafois la rage et la frayeur ; il réunit sa troupe, remonta àcheval, et s’éloigna en toute hâte.

Les citoyens de Nottingham, qui envisageaientle braconnage comme une action fort peu digne de blâme, entourèrentles cœurs joyeux en poussant des hourras de félicitations. Puis lesnotables de la ville, mis à l’aise par la fuite du baron,adressèrent à Robin Hood les témoignages de leur sympathie, tandisque les parents des jeunes prisonniers embrassaient les genoux dulibérateur de leurs fils.

Les remerciements humbles et sincères de cespauvres gens parlaient mieux au cœur de Robin Hood que n’auraientpu le faire des sentiments exprimés dans une rhétoriquefleurie.

Chapitre 9

 

Une année entière s’était écoulée depuis lejour où Robin avait si généreusement secouru sir Richard de laPlaine, et depuis quelques semaines les joyeux hommes étaient denouveau établis dans la forêt de Barnsdale.

Dès le matin du jour fixé pour la visite duchevalier, Robin Hood se prépara à le recevoir ; mais l’heuredu rendez-vous n’amena point le débiteur attendu.

– Il ne viendra pas, dit Will Écarlate,qui assis avec Petit-Jean et Robin Hood sous l’ombrage d’un arbre,explorait avec une certaine impatience la route qui se déroulaitsous ses yeux.

– L’ingratitude de sir Richard nousservira de leçon, répondit Robin ; elle nous apprendra à nepoint nous fier aux promesses des hommes ; mais, pour l’amourdu genre humain, je ne voudrais pas être trompé par sir Richard,car je n’ai jamais vu un homme qui portât sur sa figure uneempreinte plus visible de loyauté et de franchise, et j’avoue quesi mon débiteur manque à sa parole, je ne saurais plus à quel signeextérieur on peut reconnaître un honnête homme.

– Moi, j’attends avec certitude la venuede ce bon chevalier, dit Petit-Jean ; le soleil n’est pasencore caché derrière les arbres, et avant une heure sir Richardsera ici.

– Que Dieu vous entende, mon cher Jean,répondit Robin Hood, et je veux espérer avec vous que la paroled’un Saxon est un engagement d’honneur. Je resterai à cette placejusqu’au lever des premières étoiles, et si le chevalier ne vientpas, son absence sera pour moi le deuil d’un ami. Prenez vos armes,mes garçons, appelez Much, et allez vous promener tous les troissur le chemin qui conduit à l’abbaye de Sainte-Marie. Peut-êtreapercevrez-vous sir Richard ; à défaut de cet ingrat, quelqueriche Normand, ou même un pauvre diable affamé. Je désire voir unvisage inconnu, allez à la recherche d’une aventure, et amenez-moiun convive quelconque.

– Voilà, par exemple, une étrange manièrede vous consoler, mon cher Robin, dit Will en riant ; maisqu’il en soit ainsi que vous le désirez. Nous allons nous mettre enquête d’une passagère distraction.

Les deux jeunes gens appelèrent Much, etlorsque celui-ci eut répondu à l’appel, ils s’engagèrent decompagnie dans la direction indiquée par Robin.

– Robin est bien triste aujourd’hui, ditWill en manière de réflexion.

– Pourquoi ? demanda Much d’un tonsurpris.

– Parce qu’il craint de s’être trompé enaccordant sa confiance à sir Richard de la Plaine, réponditPetit-Jean.

– Je ne vois pas comment il peut y avoirdans cette erreur une cause de chagrin pour Robin, dit Will ;nous n’avons pas besoin d’argent, et quatre cents écus de plus oude moins dans notre caisse…

– Robin ne songe pas à l’argent,interrompt Jean d’une voix presque irritée, et ce que vous diteslà, mon cousin, est une véritable sottise. Robin souffre d’avoirobligé un cœur ingrat, voilà tout.

– J’entends les pas d’un cheval, ditWill ; arrêtons-nous.

– Je vais à la rencontre du voyageur,cria Much qui s’éloigna en courant.

– Si c’est le chevalier, appelez-nous,dit Jean.

William et son cousin attendirent, et bientôtMuch se montra au bout du sentier.

– Ce n’est pas sir Richard, dit-il enarrivant auprès de ses amis, deux frères dominicains accompagnésd’une douzaine d’hommes.

– Si ces dominicains ont un cortège surleurs talons, dit Jean, ils sont richement pourvus de pièces d’or,soyez-en sûrs. En conséquence, il faut les inviter à partager lerepas de Robin.

– Faut-il appeler quelques-uns des joyeuxhommes ? demanda Will.

– C’est inutile, le cœur des valets estplacé dans leurs jambes, et il est tellement l’esclave de cesdernières que tout cela ne fait qu’un et ne comprend qu’une choseen présence du danger, la fuite. Vous allez être juges de la véritéde mes paroles. Attention, voici les moines. Souvenez-vous qu’ilfaut absolument les conduire à Robin ; il s’ennuie, et ce luisera une amusante distraction. Préparez vos arcs, et tenez-vousprêts à barrer le chemin à cette belle cavalcade.

William et Much exécutèrent prestement lesordres de leur chef. En tournant un coin de la route qui serpentaitcapricieusement entre deux lignes d’arbres, les voyageursaperçurent les forestiers et la position hostile qu’ils avaientprise.

Les hommes, épouvantés par cette rencontredangereuse, arrêtèrent leurs chevaux, et les moines, qui occupaientle premier rang de la petite colonne, tentèrent de se dissimulerderrière leurs serviteurs.

– Ne bougez pas, mes pères, cria Jeand’une voix impérieuse, sinon je vous frappe de mort.

Les moines pâlirent alternativement ;mais, se sentant à la merci des forestiers, ils obéirent à l’ordrequi leur était donné avec tant de violence.

– Doux étranger, dit un des moines engrimaçant le plus aimable sourire, que désirez-vous d’un pauvreserviteur de la sainte Église ?

– Je désire que vous hâtiez le pas de voschevaux ; mon maître vous attend depuis trois heures, et ledîner va se refroidir.

Les dominicains échangèrent un regard pleind’inquiétude.

– Le sens de vos paroles est une énigmepour nous, mon ami ; veuillez vous expliquer, répondit lemoine d’un ton mielleux.

– Je vous dis une fois encore, et ceci nedemande pas à être expliqué : Mon maître vous attend.

– Qui est votre maître, monami ?

– Robin Hood, répondit laconiquementPetit-Jean. Un frisson d’épouvante passa comme un souffle glacé surl’épiderme des hommes qui accompagnaient les moines. Ils jetèrentautour d’eux des regards pleins de frayeur, croyant sans doute voirsurgir un outlaw du centre des buissons et du massif desarbustes.

– Robin Hood ! répéta le moine d’unevoix plus criarde qu’elle ne s’était montrée musicale ; jeconnais Robin Hood : c’est un voleur de profession dont latête est mise à prix.

– Robin Hood n’est pas un voleur,répondit furieusement Petit-Jean, et je ne conseille à personne dese faire l’écho de l’insolente accusation que vous venez de portercontre mon noble maître. Mais je n’ai pas le temps de discuter avecvous sur un point aussi délicat. Robin Hood vous invite à dîner,suivez-moi sans résistance. Quant à vos serviteurs, je les engage àme tourner les talons s’ils veulent avoir la vie sauve. Will etMuch, faites tomber le premier homme qui fera mine de vouloirrester ici malgré ma volonté.

Les forestiers, qui avaient abaissé leurs arcspendant la conversation du moine avec Petit-Jean, les relevèrentaussitôt et se tinrent prêts à envoyer la dangereuse flèche.

En voyant les arcs levés et tournés contreeux, les serviteurs des dominicains éperonnaient leurs montures etse sauvaient avec une précipitation qui faisait hautement l’élogede la prudence de leur caractère.

Les moines se disposaient à suivre l’exemplede la petite troupe lorsqu’ils furent arrêtés par Jean, qui saisitla bride des chevaux et les contraignit à rester stationnaires.Derrière les moines, Jean aperçut un groom qui paraissait avoir lacharge de conduire un cheval de somme, et près de ce groom setenait, muet de frayeur, un petit garçon vêtu d’un costume depage.

Plus courageux que les hommes de l’escorte,les deux enfants n’avaient point déserté leur poste.

– Gardez-moi à vue ces jeunes drôles, ditJean à Will Écarlate ; je leur accorde la permission de suivreleurs maîtres.

Robin était resté assis sous l’arbre duRendez-Vous et, dès qu’il aperçut Jean et ses compagnons, il seleva vivement, s’avança à leur rencontre et salua affectueusementles moines.

Cette politesse ne laissant pas supposer auxdominicains qu’ils se trouvaient en présence de Robin Hood, ils nelui rendirent pas son salut.

– Ne faites pas attention à cesimpertinents, Robin, dit Jean irrité de l’irrévérence desmoines ; ce sont des êtres sans éducation ; ils n’ontjamais de bienveillantes paroles pour les pauvres, ni de courtoisieà l’égard de qui que ce soit.

– N’importe, répondit Robin ; jeconnais les moines et je n’attends d’eux ni bonnes paroles nigracieux sourires. La politesse est un devoir dont je suisl’esclave. Mais qu’avez-vous là, Will ? ajouta Robin enregardant les deux pages et le cheval de somme.

– Les débris d’une troupe composée d’unedouzaine d’hommes, répondit le jeune homme en riant.

– Qu’avez-vous fait du corps de cettevaillante armée ?

– Rien ; la vue de nos arcs tendus ajeté l’épouvante et la déroute dans ses rangs ; il a fui sansmême tourner la tête. Robin se mit à rire.

– Mais, dignes frères, reprit-il ens’adressant aux moines, vous devez avoir grand faim après une aussilongue promenade ; voulez-vous partager mon repas ?

Les dominicains regardaient les joyeux hommesaccourus à l’appel du cor d’un air si effaré, que Robin leur ditdoucement, afin de calmer leur épouvante :

– Ne craignez rien, bons moines, il nevous sera fait aucun mal ; mettez-vous à table et mangez àvotre faim.

Les moines obéirent ; mais il étaitfacile de voir qu’ils étaient fort peu rassurés par lesbienveillantes paroles du jeune chef.

– Où est située votre abbaye ?demanda Robin et quel nom porte-t-elle ?

– J’appartiens à l’abbaye deSainte-Marie, répondit l’aîné des moines et je suis le grandcellérier (pourvoyeur) du couvent.

– Soyez le bienvenu, frère cellérier, ditRobin ; je suis heureux de recevoir un homme de votre valeur.Vous allez me donner une opinion sur mon vin, car vous devez être àcet égard-là un excellent juge ; mais j’ose espérer que vousle trouverez à votre goût, car, étant moi-même fort difficile, jebois toujours du vin de première qualité. Les moines prirentconfiance ; ils mangèrent de bon appétit et le cellérierreconnut l’excellence des mets et le bon crû des vins, ajoutant quec’était un véritable plaisir de dîner sur l’herbe en si joyeusecompagnie.

– Mon cher frère, dit Robin Hood vers lafin du repas, vous avez paru surpris d’être attendu à dîner par unhomme que vous ne connaissez pas. Je vais en peu de mots vousexpliquer le mystère de cette invitation. J’ai prêté, il y a un an,une somme d’argent à un ami de votre prieur, et j’ai accepté pourcaution la mère de Notre Seigneur Jésus, notre sainte patronne. Moninaltérable confiance en la bonté de la Vierge divine m’a donné laconfiance que, au dernier terme de l’échéance de cette dette, jerecevrais par une voie quelconque l’argent que j’ai prêté. J’aidonc envoyé trois de mes compagnons à la rencontre desvoyageurs ; ils vous ont vus, ils vous ont amenés vers moi.Vous appartenez à un couvent et je ne puis mettre en doute ladélicate mission qui vous a été confiée par la prévoyante etgénéreuse bienveillance de votre bien sainte patronne. Vous venezme rendre en son nom l’argent donné à un pauvre, soyez lesbienvenus.

– La dette dont vous me parlez m’estcomplètement étrangère, messire, répondit le moine, et je ne vousapporte point d’argent.

– Vous vous trompez, mon père, je suiscertain que les coffres-forts qui sont placés sur le cheval confiéà vos pages contiennent la somme qui m’est due. Combien avez-vousde pièces d’or dans cette jolie petite malle en cuir si solidementattachée sur le dos de ce malheureux quadrupède ?

Le moine, foudroyé par la question de RobinHood, devint affreusement pâle et balbutia d’une voixinintelligible :

– Je possède bien peu de chose,messire : une vingtaine de pièces d’or tout au plus.

– Vingt pièces d’or seulement ?repartit Robin en attachant sur le moine un regard fixe et dur.

– Oui, messire, répondit le moine dont levisage livide s’éclaira soudain d’une profonde rougeur.

– Si vous dites vrai, mon frère, repritRobin d’un ton amical, je n’enlèverai pas un denier à votre petitefortune. Mieux que cela encore, je vous donnerai tout l’argent dontvous pourriez avoir besoin. Mais, en revanche, si vous avez eu lemauvais goût de me faire un mensonge, je ne vous laisserai pasentre les mains la valeur d’un penny. Petit-Jean, ajouta Robin,visitez le petit coffre dont il est question : si vous n’ytrouvez que vingt pièces d’or, respectez la propriété de notrehôte ; si la somme est double ou triple, prenez-la toutentière.

Petit-Jean s’empressa d’obéir à l’ordre deRobin. Le visage du moine perdit ses couleurs ; une larme derage roula le long de ses joues, il croisa convulsivement ses deuxmains, et laissa échapper de sa gorge une sourde exclamation.

– Ah ! ah ! dit Robin enconsidérant le frère, il paraît que les vingt pièces d’or sont ennombreuse compagnie. Eh bien ! Jean, demanda Robin, notre hôteest-il aussi pauvre qu’il veut bien le dire ?

– Je ne sais s’il est pauvre, réponditJean, mais ce dont je suis certain, c’est que je viens de trouverdans le petit coffre huit cents pièces d’or.

– Laissez-moi cet argent, messire, dit lemoine ; il ne m’appartient pas, et j’en suis responsabledevant mon supérieur.

– À qui portiez-vous ces huit centspièces d’or ? demanda Robin.

– Aux inspecteurs de l’abbayeSainte-Marie, de la part de notre abbé.

– Les inspecteurs abusent de lagénérosité de votre prieur, mon frère, et c’est très mal à eux dese payer si cher quelques indulgentes paroles. Cette fois-ci, ilsn’auront rien, et vous leur direz que Robin Hood ayant eu besoind’argent, s’est emparé de celui qu’ils attendent.

– Il y a encore un autre coffre, ditJean, dois-je l’ouvrir ?

– Non, répondit Robin, je me contente deshuit cents pièces d’or. Sir moine, vous êtes libre de continuervotre route. Vous avez été traité avec courtoisie, et j’espère vousvoir partir satisfait en tout point.

– Je n’appelle pas de la courtoisie uneinvitation forcée et un vol manifeste, répondit le moine d’un tonrogue. Me voilà obligé de rentrer au couvent, et que dirai-je auprieur ?

– Vous le saluerez de ma part, réponditRobin Hood en riant. Il me connaît, le digne frère, et ce souvenirde bonne amitié lui sera extrêmement sensible.

Les moines remontèrent à cheval, et le cœurgonflé de colère, ils reprirent au galop le chemin qui devait lesconduire à l’abbaye de Sainte-Marie.

– Quela sainte Vierge soit bénie !s’écria Petit-Jean ; elle nous a rendu l’argent que vous avezprêté à sir Richard, et si ce dernier a manqué de parole, nouspouvons encore nous consoler puisque nous n’avons rien perdu.

– Je ne me console pas avec tant defacilité d’avoir perdu confiance en la parole d’un Saxon, réponditRobin, et j’eusse préféré recevoir la visite de sir Richard, pauvreet dépouillé de tout, que d’avoir la conviction qu’il est ingrat etsans honneur.

– Mon noble maître, cria tout à coup unevoix joyeuse venant de la clairière, un chevalier suit la granderoute ; il est accompagné d’une centaine d’hommes, armésjusqu’aux dents. Faut-il se préparer à leur barrerpassage ?

– Sont-ce des Normands ? demandavivement Robin.

– On voit peu de Saxons aussi richementhabillés que le sont ces voyageurs, répondit le jeune garçon quiavait annoncé l’approche de cette respectable troupe.

– Alerte, alors, mes joyeux hommes !cria Robin. À vos arcs et à vos cachettes ; préparez vosflèches, mais ne tirez pas avant d’avoir reçu l’ordre de commencerl’attaque.

Les hommes disparurent, et le carrefour où setenait Robin parut bientôt entièrement désert.

– Vous ne venez donc pas avec nous ?demanda Jean à Robin, qui restait immobile au pied d’un arbre.

– Non, répondit le jeune homme ; jeveux attendre les étrangers et reconnaître à qui nous allons avoiraffaire.

– Alors je reste avec vous, repritJean ; votre isolement pourrait devenir dangereux : uneflèche est si vite lancée. Si on vous frappe, je serai au moins àportée de vous défendre.

– Je me fais également votre garde ducorps, dit Will en s’asseyant auprès de Robin qui s’étaitnonchalamment étendu sur l’herbe.

L’arrivée, si inattendue, d’un corps d’hommespresque formidable, vu le petit nombre de forestiers, qui laplupart du temps, étaient disséminés dans tous les coins du bois,inquiétait légèrement Robin, et il ne voulait pas commencer leshostilités avant d’être certain que la victoire pouvait êtrepossible.

Les cavaliers avançaient rapidement le long dela clairière ; lorsqu’ils furent parvenus à portée de flèchede l’endroit où se tenait Robin, celui qui paraissait être leurchef s’élança au galop de son cheval à l’encontre de Robin.

– C’est sir Richard ! cria Jeand’une voix joyeuse après avoir regardé le fougueux cavalier.

– Sainte mère, je te remercie !s’écria Robin en bondissant sur ses pieds ; un Saxon n’a pasviolé sa parole !

Sir Richard descendit rapidement de soncheval, courut vers Robin et se jeta dans ses bras.

– Que Dieu te garde, Robin Hood, dit-il,en embrassant paternellement le jeune homme ; que Dieu tegarde en joie et en santé jusqu’à ton dernier jour !

– Sois le bienvenu dans la verte forêt,doux chevalier, répondit Robin avec émotion ; je suis heureuxde te voir fidèle à ta promesse et le cœur rempli de bonssentiments pour ton dévoué serviteur.

– Je serais venu même les mains vides,Robin Hood, tant je me fais gloire et bonheur de te serrer lesmains ; heureusement pour la satisfaction de mon cœur, je puiste rendre l’argent que tu m’as prêté avec tant de grâce, de bontéet de courtoisie.

– Tu es donc rentré dans l’entièrepossession de tes biens ? demanda Robin Hood.

– Oui, et que Dieu te rende en prospéritétout le bonheur que je te dois.

Les hommes, magnifiquement vêtus à la mode dutemps, qui formaient une ligne étincelante autour de sir Richard,attirèrent bientôt l’attention de Robin.

– Cette belle troupe t’appartient ?demanda le jeune homme.

– Elle m’appartient dans ce moment-ci,répondit le chevalier en souriant.

– J’admire la tenue des hommes et leursmartiales figures, reprit Robin Hood d’un ton de réellesurprise ; ils paraissent parfaitement disciplinés.

– Oui, ils sont braves et fidèles, ettous d’origine saxonne ; leur caractère est loyal, j’ai déjàmis à l’épreuve les qualités que je te signale. Tu me rendrais unvéritable service, mon cher Robin, si tu voulais donner l’ordre àtes gens d’héberger mes compagnons ; ils ont fait une longueroute et doivent avoir besoin de quelques heures de repos.

– Ils vont apprendre ce que c’est quel’hospitalité forestière, répondit Robin avec empressement. Mesjoyeux hommes, dit-il à sa troupe qui commençait à surgir de tousles coins du fourré, ces étrangers sont des frères, desSaxons ; ils ont faim et soif. Montrez-leur, je vous prie,comment nous traitons les amis qui nous rendent visite dans laverte forêt.

Les forestiers obéirent aux ordres de Robinavec une promptitude qui dut satisfaire sir Richard ; car,avant de se retirer à l’écart avec son hôte, il vit le gazoncouvert de vivres, de pots d’ale et de bouteilles remplies de bonvin.

Robin Hood, sir Richard, Petit-Jean et Wills’attablèrent devant un succulent repas, et au dessert le chevaliercommença ainsi le récit des événements qui s’étaient passés depuisle jour de sa première rencontre avec notre héros.

– Je ne puis vous dépeindre, mes chersamis, avec quels sentiments de gratitude et de joie infinie jesortis de cette forêt, il y a aujourd’hui un an. Mon cœurbondissait dans ma poitrine, et j’avais une telle hâte de revoir mafemme et mes enfants que je gagnai le château en moins de tempsqu’il n’en faut pour vous raconter toute mon histoire.

» – Nous sommes sauvés ! m’écriai-jeen attirant sur mon cœur ma pauvre famille. Ma femme fondit enlarmes et faillit s’évanouir, tant sa surprise et son émotionétaient grandes.

» – Comment se nomme le généreux ami quiest venu à notre aide ? demanda Herbert.

» – Mes enfants, répondis-je, j’ai frappéinutilement à toutes les portes, j’ai inutilement imploré lesecours de ceux qui disaient être nos amis, et je n’ai trouvé depitié qu’auprès d’un homme à qui j’étais inconnu. Cet hommebienfaisant est un noble proscrit, le protecteur des pauvres, lesoutien des malheureux, le vengeur des opprimés ; cet homme,c’est Robin Hood.

» – Mes enfants s’agenouillèrent auprèsde leur mère et, d’une voix pieuse, ils élevèrent vers Dieu lessincères remerciements d’une profonde reconnaissance.

» – Ce devoir de cœur accompli, Herbertme supplia de lui permettre de te rendre visite ; mais je fiscomprendre à mon fils que la spontanéité de cette démarche seraitpour toi plutôt une gêne qu’un véritable plaisir, parce que tun’aimais pas à entendre parler de tes bonnes actions. »

– Mon cher chevalier, interrompit Robin,laissons un peu de côté cette partie de ton histoire, etapprends-nous comment tu as arrangé ton affaire avec l’abbé deSainte-Marie.

– Patience, mon cher hôte, patience, ditsir Richard en souriant ; je ne veux pas faire votre éloge,soyez sans inquiétude ; à cet égard-là, je connais votreadmirable modestie ; néanmoins, je crois devoir vous dire quela douce Lilas joignit ses prières aux instances d’Herbert, etqu’il me fallut user de toute mon autorité paternelle pour arriverà mettre un peu de résignation dans ces jeunes cœurs. J’ai promisen votre nom à mes enfants qu’ils auraient le bonheur de vous voirau château.

– Vous avez bien fait, sir Richard ;je vous promets d’aller un de ces jours vous demanderl’hospitalité, dit affectueusement Robin.

– Merci, mon cher hôte. Je ferai part àLilas et à Herbert de l’engagement que vous venez de prendre, etl’espoir de vous remercier de vive voix les comblera desatisfaction.

» Dès le lendemain de mon arrivée, continuasir Richard, je me présentai à l’abbaye de Sainte-Marie.

» J’appris plus tard que, à l’heure même où jem’acheminais vers le couvent, l’abbé et le prieur, réunis dans lasalle du réfectoire, parlaient de moi en ces termes :

» – Il y a aujourd’hui un an, disaitl’abbé au prieur, un chevalier dont le domaine touche aux limitesdu couvent, m’a emprunté quatre cents pièces d’or ; il doit merembourser cet argent avec l’intérêt, ou me laisser la libredisposition de tous ses biens. Selon moi, le jour commencé finit àmidi : je considère donc l’heure de l’échéance comme arrivée,et je me crois maître absolu de la totalité de son héritage.

» – Mon frère, répondit le prieur d’unton indigné, vous êtes cruel ; un pauvre homme qui a une detteà payer doit, en toute justice, avoir un dernier délai devingt-quatre heures. Il serait honteux à vous de réclamer unepropriété sur laquelle vous n’avez encore aucun droit. En agissantainsi, vous ruinerez un malheureux, vous le réduirez à la misère,et votre devoir comme membre de la très sainte Église vous fait uneobligation d’alléger autant que possible le fardeau de chagrin quipèse sur nos malheureux frères.

» – Gardez vos conseils pour ceux quiveulent bien les recevoir, répondit l’abbé avec colère : jeferai ce que bon me semble sans prendre souci de vos réflexionshypocrites. – En ce moment, le grand cellérier entra dans leréfectoire. – Avez-vous reçu des nouvelles de sir Richard dela Plaine ? lui demanda l’abbé.

» – Non, mais cela ne m’importe guère.Tout ce que je sais, monsieur l’abbé, c’est que sa propriété estmaintenant la vôtre.

» – Le grand juge est ici, repritl’abbé ; je vais apprendre de lui si je puis réclamer commem’appartenant le château de sir Richard.

» L’abbé alla trouver le grand juge, etcelui-ci, moyennant finance, répondit au moine :

» – Sir Richard ne viendra pasaujourd’hui ; en conséquence tu peux te considérer comme étantle possesseur de tous ses biens.

» Ce jugement inique venait d’être rendulorsque je me présentai à la porte du couvent.

» Afin de mettre à l’épreuve la générosité demon créancier, je m’étais vêtu d’un habit mesquin, et les hommesqui m’accompagnaient étaient aussi fort pauvrement accoutrés.

» Le portier de l’abbaye vint à ma rencontre.J’avais eu des bontés pour lui au temps heureux de ma prospérité,et le brave homme en avait conservé un souvenir reconnaissant. Leportier me fit part de la conversation qui venait d’avoir lieuentre l’abbé et le prieur. Je n’en fus pas surpris : je savaisbien que je n’avais à attendre aucune grâce du saint homme.

» – Soyez le bienvenu, continua lemoine ; votre arrivée va surprendre très agréablement leprieur. Milord abbé sera moins satisfait sans doute, car il secroit déjà propriétaire de votre belle habitation. Vous trouverezbeaucoup de monde dans la grande salle, des gentilshommes,plusieurs lords. J’espère, sir Richard, que vous n’avez accordéaucune confiance aux mielleuses paroles de notre supérieur, et quevous apportez de l’argent, ajouta le brave portier d’un tond’affectueuse inquiétude.

» Je rassurai le bon moine, et je pénétraiseul dans la salle, où toute la communauté réunie en grand conseilprenait ses arrangements pour me faire signifier l’expropriation demes terres.

» La noble assemblée fut si désagréablementsurprise à mon aspect qu’on eût dit que j’étais un horrible fantômevenu tout exprès de l’autre monde pour leur ravir une proie siardemment convoitée.

» Je saluai humblement l’honorable compagnie,et d’un air de fausse humilité, je dis à l’abbé :

» – Vous le voyez, sir abbé, j’ai tenu mapromesse ; me voici.

» – M’apportez-vous de l’argent ?demanda vivement le saint homme.

» – Hélas ! pas un penny…

» Un sourire de joie entrouvrit les lèvres demon généreux créancier.

» – Alors que viens-tu faire ici, si tun’es pas en mesure de pouvoir acquitter ta dette ?

» – Je viens vous supplier de m’accorderun délai de quelques jours.

» – C’est impossible ; selon nosconventions, tu dois payer aujourd’hui même. Si tu ne peux lefaire, tes propriétés m’appartiennent ; du reste, le grandjuge en a décidé ainsi. N’est-il pas vrai, milord ?

» – Oui, répondit le juge. Sir Richard,ajouta-t-il en me jetant un regard de dédain, les terres de vosancêtres sont la propriété de notre digne abbé.

» Je feignis un grand désespoir, et jesuppliai l’abbé d’avoir compassion de moi, de m’accorder troisjours ; je lui dépeignis le sort misérable qui attendait mafemme et mes enfants s’il les chassait de leur demeure. L’abbéresta sourd à mes prières, il se lassa de ma présence, et me donnaimpérieusement l’ordre de quitter la salle.

» Exaspéré par cet indigne traitement, jerelevai fièrement la tête, et m’avançant au milieu de la pièce, jedéposai sur la table un sac plein d’argent.

» – Voici les quatre cents pièces d’orque vous m’avez prêtées ; le cadran n’a pas encore marquél’heure de midi ; j’ai donc satisfait à toutes les exigencesde nos conventions, et en dépit de vos subterfuges, mes propriétésne changent pas de maître.

» Tu ne saurais concevoir, Robin, ajouta lechevalier en riant, la stupéfaction, la rage et la fureur del’abbé ; il tournait la tête à droite et à gauche, il ouvraitles yeux, murmurait d’indistinctes paroles ; il ressemblait àun fou. Après avoir joui un instant du spectacle de cette muettefureur, je sortis de la salle et je gagnai la loge du portier. Là,je revêtis des vêtements convenables, mes hommes s’habillèrent, etaccompagné d’une escorte digne de mon rang, je rentrai dans lasalle.

» La métamorphose de mon extérieur semblafrapper tout le monde d’une vive surprise ; je m’avançai d’unair calme vers le siège occupé par le grand juge.

» – Je m’adresse à vous, milord, dis-jed’une voix haute et ferme, pour vous demander, en présence del’honorable compagnie qui vous entoure, si, ayant rempli toutes lesconditions de mon traité, les terres et château de la Plaine nesont pas à moi ?

» – Ils sont à vous, répondit le juge àcontrecœur.

» Je m’inclinai devant la justice de cettedécision, et je sortis du couvent la joie dans le cœur.

» Sur la route qui conduisait à ma demeure, jerencontrai ma femme et mes enfants.

» – Soyez heureux, mes chers cœurs, leurdis-je en les embrassant, et priez pour Robin Hood, car sans luinous serions des mendiants. Et maintenant, tâchons de montrer augénéreux Robin Hood que nous n’oublions pas le service qu’il nous arendu.

» Nous nous mîmes au travail dès le lendemain,et bien cultivées, mes terres produisirent bientôt la valeur del’argent que tu m’avais prêté. Je t’apporte cinq cents pièces d’or,mon cher Robin, une centaine d’arcs du meilleur if, autant deflèches et de carquois, et de plus, je te fais cadeau de la trouped’hommes dont tu admirais tout à l’heure la belle tenue. Ces hommessont solidement armés, et chacun possède un excellent cheval deguerre. Accepte-les pour serviteurs, ils te serviront avecreconnaissance et fidélité. »

– Je me ferais un grand tort dans mapropre estime si j’acceptais ce riche présent, mon cher chevalier,répondit Robin avec émotion. Je ne veux même pas recevoir l’argentque tu m’apportes. Le grand pourvoyeur de l’abbaye de Sainte-Mariea déjeuné avec moi ce matin, et la dépense qu’il a faite ici nous amis en caisse huit cents pièces d’or. Je ne reçois jamais del’argent deux fois le même jour ; j’ai pris l’or du moine à laplace du tien, et tu es quitte envers moi. Je sais, mon cherchevalier que les ressources de ta propriété ont été appauvries parles exigences du roi, et qu’elles demandent à être ménagées. Songeà tes enfants ; je suis riche, moi, les Normands affluent dansnos parages et ils sont cousus d’or. Ne parlons plus entre nous deservice et de reconnaissance, à moins que je puisse être utile à laprospérité de ta fortune et au bonheur de ceux que tu aimes.

– Tu as une manière d’agir si noble et sigénéreuse, répondit sir Richard d’une voix attendrie, que jecroirais commettre une indiscrétion en persistant à te faireaccepter les présents que tu refuses.

– Oui, sir chevalier, n’en parlons plus,dit gaiement Robin ; et dites-moi comment il se fait que voussoyez arrivé si tard à notre rendez-vous.

– En venant ici, répondit sir Richard,j’ai traversé un village où se tenait une réunion des meilleursyeomen du pays de l’Ouest ; ils étaient occupés à lutter deforce les uns contre les autres. Les prix destinés au vainqueurétaient un taureau blanc, un cheval, une selle et une bride garniesde clous d’or, une paire de gantelets, un anneau d’argent et untonneau de vieux vin. Je m’arrêtai un instant pour assister à cecombat. Un yeoman de taille ordinaire donnait des preuves d’unevigueur si admirable qu’il était évident que les prix allaientcouronner son triomphe ; en effet, après avoir terrassé tousses adversaires, il resta debout et maître absolu du champ debataille. On allait lui donner les objets qu’il avait silégitimement conquis lorsqu’il fut reconnu pour être de tabande.

– C’était vraiment un de meshommes ? demanda vivement Robin.

– Oui, on l’appelait Gaspard leDrouineur.

– Alors il a gagné les prix, ce braveGaspard ?

– Il les a tous gagnés ; mais, sousle prétexte qu’il faisait partie de la troupe des joyeux hommes, onlui disputait ses droits. Gaspard défendait vaillamment sacause ; alors deux ou trois des combattants se mirent àjoindre à ton nom d’injurieuses épithètes. Il fallait voir avecquelle vigueur de poumons et de muscles Gaspard prenait tadéfense ; il parlait si haut et gesticulait si bien que descouteaux furent tirés. Ton pauvre Gaspard allait être vaincu par lenombre ou par la traîtrise de ses ennemis, lorsque, aidé de meshommes, je mis tout le monde en fuite. Ce petit service rendu aubrave garçon, je lui donnai cinq pièces d’or pour son vin, etj’engageai les fuyards à faire connaissance avec le contenu dutonneau. Comme tu dois le penser, ils ne refusèrent pas, etj’emmenai Gaspard, afin de le soustraire à une vengeancerétrospective.

– Je te remercie d’avoir protégé un demes braves serviteurs, mon cher chevalier, dit Robin ; celuiqui prête l’appui de sa force à mes compagnons a des droitséternels à mon amitié. Si jamais tu as besoin de moi, viens medemander l’objet de ton désir, mon bras et ma bourse sont à tadisposition.

– Je te traiterai toujours en véritableami, Robin, répondit le chevalier, et j’espère que tu en agiras demême à mon égard.

Les dernières heures de l’après-midis’écoulèrent joyeusement, et vers le soir, sir Richard accompagnaRobin, Will et Petit-Jean au château de Barnsdale, où tous lesmembres de la famille Gamwell se trouvaient rassemblés.

Sir Richard ne put s’empêcher de sourire enadmirant les dix charmantes femmes qui lui furent présentées. Aprèsavoir attiré l’attention du chevalier sur sa bien-aimée Maude, Willentraîna son hôte à l’écart, et lui demanda à l’oreille s’il luiétait jamais arrivé de voir un visage aussi ravissant que l’étaitcelui de Maude.

Le chevalier se mit à rire, et répondit toutbas à Will que ce serait manquer de galanterie envers les autresdames d’oser se permettre d’avancer hautement ce qu’il pensait del’adorable Maude.

William, enchanté de cette gracieuse réponse,alla embrasser sa femme avec la conviction qu’il était le plusfavorisé des maris et l’homme le plus heureux de la terre.

À la tombée de la nuit, sir Richard quittaBarnsdale, et escorté par une partie des hommes de Robin quidevaient guider sa marche à travers la forêt, il rentra bientôtavec ses nombreux serviteurs dans les murs du château de laPlaine.

Chapitre 10

 

Le shérif de Nottingham (nous parlons de lordFitz Alwine, d’heureuse mémoire) ayant appris que Robin Hood et unepartie de ses hommes se trouvaient dans le Yorkshire, crut qu’illui serait possible, avec l’aide d’une forte troupe de sesvaillants soldats, de débarrasser la forêt de Sherwood des banditsqui, séparés de leur chef, devaient être dans l’impossibilité de sedéfendre. Tout en projetant cette adroite expédition, lord FitzAlwine se promettait de faire surveiller les abords du vieux bois,afin d’arrêter Robin au moment de son retour. Les héros du baronn’étaient point, on le sait, des héros de courage ; aussi lebaron fit-il venir de Londres une troupe de braves et les dressalui-même à la chasse qu’ils allaient tenter contre lesproscrits.

Les joyeux hommes connaissaient tant de mondeà Nottingham qu’ils furent avertis du sort que leur préparait labienveillance du baron avant même que celui-ci eût fixé le jour quidevait éclairer la sanglante bataille.

Ce laps de temps donna aux forestiers leloisir de se mettre sur la défensive et de se préparer à recevoirles troupes du grand shérif.

Fortement surexcités par l’appât d’une richerécompense, les hommes du baron marchèrent à l’attaque avec un airde bravoure indomptable. Mais à peine eurent-ils pénétré sous boisqu’ils reçurent une volée de flèches si terrible que la moitié deleurs rangs joncha le sol de cadavres.

À cette première volée succéda une seconde,plus vive, plus pressée, plus meurtrière ; chaque flècheatteignait son but et les tireurs restaient invisibles.

Après avoir jeté l’épouvante et la confusiondans le corps ennemi, les forestiers s’élancèrent hors de leurscachettes en jetant de grands cris, et terrassèrent tous ceux quiessayaient de résister à leur puissante étreinte.

Alors une panique effroyable dispersa latroupe, et dans un état de désordre indescriptible, elle regagna lechâteau de Nottingham.

Il n’y eut pas un seul des joyeux hommes deblessé dans cet étrange combat, et vers le soir, reposés de leursfatigues, frais et dispos comme ils l’étaient avant l’attaque, ilsréunirent sur des brancards les corps des soldats tués, et allèrentles déposer aux portes extérieures du château de lord FitzAlwine.

Furieux et désespéré, le baron passa la nuit àgémir sur son malheur ; il accusa ses hommes, il se ditabandonné de son saint patron, il s’en prit à tout le monde dumauvais succès de ses armes et se proclama un chef vaillant, maisvictime du mauvais vouloir de ses subordonnés.

Le lendemain de ce triste jour, lord FitzAlwine reçut la visite d’un Normand de ses amis, qui vint le soiraccompagné d’une cinquantaine d’hommes. Le baron lui raconta sapitoyable mésaventure, en ajoutant, sans doute pour motiver seséternelles défaites, que la bande de Robin Hood étaitinvisible.

– Mon cher baron, répondit tranquillementsir Guy de Gisborne (c’était le nom du visiteur), Robin Hoodserait-il le diable en personne que, s’il me prenait fantaisie delui arracher ses cornes, je les lui arracherais.

– Des paroles ne sont pas des faits, monami, répondit aigrement le vieux seigneur, et il est très facile dedire : Si je voulais, je ferais ceci, je ferais cela ; jevous mets au défi de vous emparer de Robin Hood.

– Si mon plaisir était de le prendre,répondit le Normand avec nonchalance, je n’aurais pas besoin d’yêtre excité. Je me sens assez fort pour dompter un lion, et aprèstout, votre Robin Hood n’est rien de plus qu’un homme ; unhomme habile, je l’admets, mais non un personnage diabolique etinsaisissable.

– Vous en direz ce que vous voudrez, sirGuy, ajouta le baron visiblement décidé à pousser le Normand àtenter une entreprise contre Robin Hood ; mais il n’existepas, en Angleterre un homme qui soit capable, paysan, soldat ougrand seigneur, de courber devant lui la tête de cet héroïqueoutlaw. Il ne craint rien, il n’a peur de rien ; une arméetout entière ne l’intimiderait pas.

Sir Guy de Gisborne sourit avec dédain.

– Je ne doute pas le moins du monde,dit-il, de la vaillance de ce brave proscrit ; mais avouez,baron, que jusqu’à présent Robin Hood n’a eu à combattre que desfantômes.

– Comment ! s’écria le baroncruellement blessé dans son amour-propre de général en chef.

– Eh ! oui, des fantômes, je lerépète, mon vieil ami. Vos soldats sont pétris, non de chair etd’os, mais de boue et de lait. Qui a vu de pareils drôles ?Ils fuient devant les flèches des outlaws, et le nom seul de RobinHood leur donne le frisson. Oh ! si j’étais à votreplace !

– Que feriez-vous ? demandaavidement le baron.

– Je ferais pendre Robin Hood.

– Ce n’est ni le désir ni la bonnevolonté qui me manquent à cet égard-là, répondit le baron d’un airsombre.

– Je m’en aperçois bien, baron :c’est le pouvoir. Eh bien ! il est fort heureux pour votreennemi qu’il ne se soit jamais trouvé face à face avec moi.

– Ah ! ah ! s’écria le baron enriant, vous lui auriez passé votre lance au travers du corps,n’est-ce pas ? Vous m’amusez beaucoup, mon ami, avec toutesvos fanfaronnades. Laissez donc, vous trembleriez de la tête auxpieds si je vous disais seulement : Voilà RobinHood !

Le Normand bondit sur son siège.

– Sachez bien, dit-il d’une voixfurieuse, que je n’ai peur ni des hommes, ni du diable, ni de quique ce soit au monde, et, à mon tour, je vous mets au défi de meplacer dans une situation au-dessus de mon courage. Puisque le nomde Robin Hood a servi de point de départ à notre entretien, je vousdemande comme une faveur de me mettre sur les traces de cet homme,qu’il vous plaît de croire invincible parce que vous n’avez pu levaincre ; je me fais fort de le saisir, de lui couper lesoreilles et de le pendre par le pied, ni plus ni moins qu’unpourceau. Dans quel endroit peut-on rencontrer cet hommepuissant ?

– Dans la forêt de Barnsdale.

– À quelle distance cette forêt setrouve-t-elle de Nottingham ?

– Deux jours de marche peuvent nous yconduire par des chemins détournés, et comme je serais désolé, moncher sir Guy, qu’il vous arrivât malheur par ma faute, si vousvoulez bien le permettre, je joindrai mes hommes aux vôtres, etnous irons de compagnie à la recherche de ce coquin. J’ai appris debonne source que pour le moment il se trouve séparé de la meilleurepartie de ses hommes ; il nous sera donc facile, si nousagissons avec prudence, de cerner le repaire de ces bandits, denous emparer de leur chef, et d’abandonner la troupe à la justevengeance de nos soldats. Les miens ont grandement souffert dans laforêt de Sherwood, et ils seront fort heureux de prendre uneéclatante revanche.

– J’accepte de grand cœur votre offreobligeante, mon cher ami, répliqua le Normand ; car elle medonnera la satisfaction de vous prouver que Robin Hood n’est ni undiable ni un homme invisible, et afin, non seulement d’égaliser lapartie entre ce proscrit et moi, mais encore de vous montrer que jen’ai pas l’intention d’agir en dessous main, je vais prendre uncostume de yeoman, et je combattrai corps à corps avec RobinHood.

Le baron dissimula le plaisir que lui causaitl’orgueilleuse réponse de son hôte, et hasarda d’un ton craintif etaffectueux quelques timides observations sur le danger qu’allaitcourir son excellent ami, sur l’imprudence d’un déguisement quiallait le mettre en contact direct avec un homme renommé pour sonadresse et sa force de corps.

Le Normand, tout gonflé de vaniteuse confianceen lui-même, arrêta court les fausses doléances du baron, etcelui-ci courut avec une prestesse remarquable pour son âge, donnerl’ordre à sa troupe de se mettre sous les armes.

Une heure après, sir Guy de Gisborne et lordFitz Alwine, accompagnés d’une centaine d’hommes, prenaient d’unair conquérant le chemin de traverse qui devait les conduire à laforêt de Barnsdale.

Il avait été convenu entre le baron et sonnouvel allié que celui-ci laisserait Fitz Alwine diriger sa troupevers une partie du bois désignée d’avance, et que, protégé contretoute apparence de mauvaise intention par son costume de yeoman,sir Guy prendrait une autre direction, chercherait Robin Hood, etse battrait avec lui de gré ou de force, et bien entendul’enverrait dans l’autre monde. Le succès du Normand (ajoutons quece succès n’était pas un doute pour lui) serait annoncé au baronpar une fanfare particulière sonnée avec un cor de chasse. Àl’appel triomphant de ce cor, le shérif devait proclamer lavictoire du Normand et accourir au triple galop des chevaux sur lelieu du combat. La victoire constatée par la vue du cadavre deRobin Hood, les soldats devaient fouiller les taillis, les fourrés,les retraites souterraines et tuer ou faire prisonniers, le choixleur était bénévolement laissé, tous les outlaws assez malheureuxpour leur tomber entre les mains.

Tandis que la troupe gagnait avec mystère lesabords de la forêt de Barnsdale, Robin Hood, nonchalamment étendusous l’épais feuillage de l’arbre du Rendez-Vous, dormait d’unprofond sommeil.

Petit-Jean, assis aux pieds de son chef,veillait sur son repos tout en pensant aux qualités de cœur etd’esprit de sa charmante femme, la douce Winifred, quand il futtroublé dans cette tendre rêverie par le chant aigu d’une grivequi, perchée sur une basse branche de l’arbre du Rendez-Vous,s’égosillait à siffler en battant des ailes.

Ce ramage strident réveilla brusquement Robin,qui se leva avec un geste d’épouvante.

– Eh bien ! dit Jean, qu’y a-t-il,mon cher Robin ?

– Rien, reprit le jeune homme en seremettant un peu ; j’ai rêvé, et je ne sais si je dois ledire, j’ai eu peur. Je me croyais attaqué par deux yeomen ;ils me battaient à outrance, et je leur rendais les coups avec unegénérosité sans pareille. Cependant j’allais être vaincu, je voyaisla mort me tendre les bras, lorsqu’un oiseau venant je ne saisd’où, me dit dans son langage chanteur : Prends courage, jevais t’envoyer du secours. Je me suis éveillé, je ne vois ni ledanger ni l’oiseau ; donc, tout songe est mensonge, ajoutaRobin en souriant.

– Je ne suis pas de votre avis,capitaine, répondit Jean d’un air soucieux ; car une partie devotre rêve s’est réalisée. Il y avait là tout à l’heure, sur labranche qui vous touche, une grive qui chantait à tue-tête. Votreréveil l’a mise en fuite. Peut-être vous donnait-elle unavertissement.

– Sommes-nous donc superstitieux, amiJean ? demanda Robin avec gaieté. Allons, à notre âge ceserait ridicule ; il faut laisser cet enfantillage aux jeunesfilles et aux petits garçons, mais nous ! Cependant, continuaRobin, il est peut-être sage, dans le cours d’une existence aussiaventureuse que la nôtre, de faire attention à tout ce qui sepasse. Qui sait, la grive nous a peut-être dit : Sentinelle,garde à vous ! Et nous sommes les sentinelles avancées d’unetroupe de braves gens. En avant donc, un danger prévu est en partieévité.

Robin sonna du cor, et les joyeux hommes,dispersés dans les clairières voisines, accoururent à sonappel.

Robin les envoya dans le chemin qui descendaitde York, car de ce côté seulement une attaque pouvait être àcraindre, et accompagné de Jean, il alla fouiller la partie opposéedu bois. William et deux vigoureux forestiers se rendirent sur laroute de Mansfeld.

Après avoir parcouru du regard les sentiers etles routes vers lesquels ils s’étaient dirigés, Robin et Jeans’engagèrent dans le chemin suivi par Will Écarlate. Là, au détourd’une vallée, ils rencontrèrent un yeoman, le corps enveloppé dansune peau de cheval qui lui servait de manteau. À cette époque, cebizarre vêtement était en grande faveur près des yeomen deYorkshire, qui pour la plupart s’occupaient de l’élève deschevaux.

Le nouveau venu portait à ses côtés une épéeet une dague, et sa physionomie, à l’expression cruelle, disaitassez l’usage homicide qu’il avait l’habitude de faire de sesarmes.

– Ah ! ah ! cria Robin enl’apercevant, voici, sur mon âme, un fieffé coquin ; il suintele crime. Je vais l’interroger, et s’il ne répond pas en honnêtehomme à ma question, je tenterai de voir la couleur de sonsang.

– Il ressemble à un molosse pourvu debonnes dents, mon cher Robin ; prenez garde, restez sous cetarbre, je me charge de lui demander ses nom, prénoms etqualités.

– Mon cher Jean, repartit vivement Robin,je me sens un caprice pour ce gaillard-là. Laissez-moi l’étriller àma manière. Il y a longtemps que je me suis battu, et par la sainteMère, ma bonne protectrice ! je ne pourrais jamais échangerune gourmade avec personne si je prêtais l’oreille à vos prudentesréflexions. Prends garde, ami Jean, ajouta Robin d’une voixempreinte d’affection, il viendra une heure où, à défautd’adversaire, je serai obligé de te rouer de coups, oh !seulement pour m’entretenir la main ; mais tu n’en seras pasmoins la victime de ta bienveillante générosité. Va rejoindre Will,et ne revenez auprès de moi qu’à l’appel d’une fanfare detriomphe.

– Votre volonté est une loi pour moi,Robin Hood, répondit Jean d’un ton fâché, et je me fais un devoird’y obéir, quoique ce soit à contrecœur.

Nous laisserons Robin continuer son chemin àla rencontre de l’étranger, et nous suivrons Petit-Jean, qui enesclave fidèle des ordres de son chef, hâtait le pas afind’atteindre William, lancé avec deux hommes sur la grande route deMansfeld.

À trois cents mètres environ de l’endroit oùPetit-Jean abandonnait Robin en tête à tête avec le yeoman, iltrouva Will Écarlate et ses deux compagnons occupés à ferrailler detoute la vigueur de leurs muscles contre une dizaine de soldats.Jean jeta un cri, et d’un bond se trouva aux côtés de ses amis.Mais le danger déjà si difficile à combattre le devint biendavantage lorsqu’un cliquetis d’armes et un bruit de pas de chevauxeut attiré l’attention du jeune homme vers l’extrémité de laroute.

Au bout du chemin, et dans la demi-pénombreprojetée par les arbres parut une compagnie de soldats, et à satête, caracolait un cheval richement caparaçonné. Sur ce chevalsiégeait, l’air hautain et la lance en arrêt, le shérif deNottingham.

Jean s’élança à la rencontre des nouveauxvenus, prépara son arc et visa le baron. Les mouvements du jeunehomme s’étaient succédé avec tant de rapidité et de violence quel’arc trop tendu se brisa comme un fil de verre.

Jean laissa échapper une malédiction sur laflèche inoffensive, et saisit un nouvel arc que venait de luitendre un proscrit blessé à mort par les soldats que combattaitWilliam.

Le baron avait compris le geste et lesintentions de l’archer ; il se courba sous son cheval demanière à ne faire qu’un corps avec l’animal, et la flèche destinéeà lui donner la mort envoya rouler dans la poussière un homme quise trouvait derrière lui.

La chute exaspéra la troupe entière, quifermement décidée à remporter la victoire, et se voyant en nombre,éperonna les chevaux et s’avança rapidement.

Des deux compagnons de William, un était mort,l’autre se battait encore ; mais il était facile de comprendreque le moment de sa défaite était près de sonner. Jean s’aperçut dupéril auquel son cousin était exposé ; il tomba sur le groupedes combattants, arracha Will de leurs mains en leur criant defuir.

– Jamais ! répondit énergiquementWill.

– Par pitié, Will, disait Jean, tout encontinuant de frapper ses agresseurs, va chercher Robin Hood,appelle les joyeux hommes. Hélas ! il y aura aujourd’hui surl’herbe verte des ruisseaux de sang ; le chant de la griveétait un avertissement du ciel.

William se rendit à la prière de soncousin ; il était facile d’en comprendre toute la portée enconsidérant le nombre de soldats qui commençaient à envahir laclairière. Il porta un coup terrible à un homme qui essayait de luibarrer le passage et disparut dans un fourré.

Petit-Jean se battait comme un lion ;mais c’était folie que de vouloir lutter seul contre tantd’ennemis ; Jean fut vaincu ; il tomba, les soldats luilièrent les pieds et les mains et l’adossèrent contre un arbre.

L’arrivée du baron allait décider du sort denotre pauvre ami. Lord Fitz Alwine, appelé à grands cris,s’empressa d’accourir. À la vue du prisonnier, un sourire de hainesatisfaite donna aux traits du baron une expression deférocité.

– Ah ! ah ! dit-il en savourantavec un bonheur indicible la joie de son triomphe, vous voilà doncentre mes mains, grande perche de la forêt ! Je vous feraipayer cher votre insolence avant de vous envoyer dans l’autremonde.

– Ma foi ! dit Jean d’un ton dégagétout en mordant avec fureur sa lèvre inférieure, quelles que soientles tortures qu’il vous plaira de m’infliger, elles ne pourrontvous faire oublier que j’ai tenu votre vie entre mes mains et quesi vous avez encore la puissance de martyriser les Saxons, c’est àma bonté que vous le devez. Maintenant, tenez-vous sur vosgardes : Robin Hood va venir et vous n’aurez pas avec lui lavictoire aussi facile que vous l’avez eue avec moi.

– Robin Hood ! reprit le baron enricanant. Robin Hood va bientôt entendre sonner sa dernière heure.J’ai donné l’ordre de lui couper la tête et de laisser son corpsici afin qu’il serve de pâture aux loups carnassiers. Soldats,ajouta le baron en se tournant vers deux hommes, esclaves servilesde ses commandements, placez ce coquin sur le dos d’un cheval etattendons sans nous écarter de cet endroit le retour de sirGuy ; il est à présumer qu’il nous apportera la tête dumisérable Robin Hood.

Les hommes descendus de cheval se tinrentprêts à remonter en selle et le baron, commodément assis sur untertre de verdure, attendit sans impatience l’appel du cor de sirGuy de Gisborne.

Laissons Sa Seigneurie se reposer de sesfatigues et allons voir ce qui se passait entre Robin Hood etl’homme revêtu d’une peau de cheval.

– Bon matin ! messire, dit Robin ens’approchant de l’étranger. On pourrait croire, à en juger parl’excellent arc que vous tenez à la main, que vous êtes un brave ethonnête archer.

– J’ai perdu ma route, repartit lepromeneur, dédaignant de répondre à la réflexion interrogatoire quilui était adressée et je crains fort de m’égarer dans ce dédale decarrefours, de clairières et de sentiers.

– Les chemins de la forêt me sont tousconnus, messire, répondit Robin Hood avec politesse et si vousvoulez bien me dire à quelle partie du bois vous désirez vousrendre, je vous servirai de guide.

– Je ne vais pas précisément à un endroitdéterminé, répondit l’étranger en examinant son interlocuteur avecattention ; je désire me rapprocher du centre de cebois ; car j’ai lieu d’espérer la rencontre d’un homme aveclequel je serais bien aise de causer un peu.

– Cet homme est sans doute de vosamis ? demanda Robin d’un air aimable.

– Non, repartit vivementl’étranger ; c’est un coquin de la plus dangereuse espèce, unproscrit qui mérite la corde.

– Ah ! ah ! dit Robin toujourssouriant et peut-on vous demander sans indiscrétion le nom de cegibier de potence ?

– Certainement ; il s’appelle RobinHood, et voyez-vous, jeune homme, je donnerais de grand cœur unedizaine de pièces d’or pour avoir le plaisir de me rencontrer aveclui.

– Mon cher monsieur, dit Robin,félicitez-vous du hasard qui vous a placé sur ma route ; carje puis, sans mettre votre générosité à l’épreuve, vous conduire enprésence de Robin Hood. Permettez-moi seulement de vous demandervotre nom.

– Je m’appelle sir Guy de Gisborne, jesuis riche et je possède un grand nombre de vassaux. Mon costume,comme vous devez bien le comprendre, est un habile déguisement,Robin Hood, ne pouvant se mettre en garde contre un pauvre diablesi piètrement accoutré, me laissera arriver jusqu’à lui. Laquestion est donc tout simplement de savoir où il se trouve.Ah ! une fois à portée de ma main, il mourra, je vous le jure,sans avoir ni le temps ni la possibilité de se défendre ; jele tuerai sans miséricorde.

– Robin Hood vous a donc fait beaucoup demal ?

– À moi ? jamais ? Je ne leconnaissais pas même de nom il y a quelques heures et, comme vousle verrez si vous me conduisez auprès de lui, mon visage lui esttotalement inconnu.

– Alors pour quelle raison désirez-vousattenter à son existence ?

– Je n’ai pas de raison ; c’est monplaisir, voilà tout.

– Un plaisir singulier, permettez-moi devous le dire et, de plus, je vous plains grandement d’avoir lesidées aussi sanguinaires.

– Eh bien ! c’est ce qui voustrompe, je ne suis pas méchant et sans cet idiot de Fitz Alwine, jeserais, à l’heure où je vous parle, tranquillement en chemin pourrentrer chez moi. C’est lui qui m’a poussé à tenter l’aventure, enme mettant au défi de vaincre Robin Hood. Mon amour-propre estengagé, il faut donc à tout prix que je remporte la victoire. Maisà propos, ajouta sir Guy, maintenant que je vous ai dit mon nom,mes qualités et mes projets, à votre tour de répondre à mesquestions. Qui êtes-vous ?

– Qui je suis ? répéta Robin la voixhaute et le regard sérieux ; tu vas le savoir : je suisle comte de Huntingdon, le roi de la forêt ; je suis l’hommeque tu cherches, je suis Robin Hood !

Le Normand fit un bon en arrière.

– Alors, prépare-toi à recevoir lamort ! cria-t-il en tirant son épée. Sir Guy de Gisborne n’aqu’une parole : il a juré de te tuer, tu vas mourir !Fais ta prière, Robin Hood, car dans quelques minutes le son de moncor de chasse annoncera à mes compagnons, qui se trouvent ici près,que le chef des outlaws n’est plus qu’un cadavre informe, uncadavre sans tête.

– Au vainqueur appartiendra le droit etle pouvoir de disposer du corps de son adversaire, réponditfroidement Robin Hood. En garde donc ! Tu as juré de ne pasm’épargner, je jure à mon tour, si la sainte Vierge m’accorde lavictoire, de te traiter comme tu le mérites. Allons, point dequartier ni pour l’un ni pour l’autre ; la vie et la mort setrouvent en présence.

Cela dit, les deux adversaires croisèrentl’épée. Le Normand était non seulement un véritable hercule, maisencore d’une force supérieure dans l’art de l’escrime. Il attaquaRobin avec tant de fureur que le jeune homme, serré de près, futcontraint de reculer et s’enchevêtra les jambes dans les racinesd’un chêne. Sir Guy, l’œil aussi alerte qu’il avait la mainprompte, s’aperçut bientôt de l’avantage qu’il venaitd’obtenir ; il redoubla ses coups et plusieurs fois Robinsentit son épée vaciller sous la nerveuse étreinte de sa main. Laposition de Robin devenait inquiétante ; gêné dans sesmouvements par les rugueuses racines de l’arbre qui heurtaient seschevilles, il ne pouvait ni avancer ni reculer ; il prit alorsle parti de bondir hors du cercle où il se trouvait enfermé et, parun élan de cerf aux abois, il franchit le revers du sentier ;mais en faisant ce saut, Robin rencontra une branche rampante quienlaça son pied gauche et l’envoya rouler dans la poussière.

Sir Guy n’était pas homme à laisser échapperune semblable occasion de vengeance ; il jeta un cri detriomphe et se précipita sur Robin avec la pensée évidente de luifendre la tête.

Robin vit le danger ; il ferma les yeuxet murmura avec une ardente ferveur :

– Sainte mère de Dieu, venez à monaide ! Chère Dame de Bon Secours, me laisseriez-vous tuer parla main de ce misérable Normand ?

Robin achevait à peine de prononcer cesparoles que sir Guy n’osa interrompre, les prenant sans doute pourun acte de contrition, qu’il sentit une force nouvelle pénétrerdans ses membres ; il tourna vers son ennemi la pointe de sonépée et, tandis que celui-ci cherchait à écarter l’arme menaçante,Robin bondissait sur ses pieds et se retrouvait debout, libre etfort, au milieu du chemin. Le combat un instant suspendu recommençaavec une nouvelle fureur ; mais la victoire avait changé deface, elle s’était mise avec Robin, Sir Guy, désarmé et atteint enpleine poitrine, tomba sans pousser un cri : il était mort.Après avoir remercié Dieu du succès de ses armes, Robin s’assuraque sir Guy avait bien réellement rendu le dernier soupir et, enexaminant les traits du Normand, Robin se rappela que cet hommen’était pas venu seul à sa recherche, qu’il avait amené avec luiune troupe de compagnons et que cette troupe, cachée dans quelquepartie du bois, attendait l’appel du cor de chasse.

– Je crois qu’il serait sage, se ditmentalement Robin, d’aller voir si ces braves gens ne sont pas lessoldats du baron Fitz Alwine et de me rendre personnellement comptede tout le plaisir que pourrait lui donner la nouvelle de ma mort.Je vais revêtir les vêtements de sir Guy, lui couper la tête etattirer ici ses patients compagnons.

Robin Hood dépouilla le corps du Normand desprincipales pièces de son costume, les endossa, non sans éprouverune sorte de dégoût et, lorsqu’il eut jeté sur ses épaules la peaudu cheval, il ressembla à s’y méprendre à sir Guy de Gisborne. Ledéguisement opéré, la tête du Normand rendue méconnaissable àpremière vue, Robin Hood sonna du cor. Un hourra de triompherépondit à l’appel du jeune homme, qui s’élança en courant versl’endroit où les voix joyeuses se faisaient entendre.

– Écoutez, écoutez encore, cria FitzAlwine en se levant ; est-ce bien le son du cor du sirGuy ?

– Oui, milord, répondit un hommeappartenant au chevalier, il n’y a pas à s’y tromper ; le corde mon maître possède un son particulier.

– Victoire, alors ! reprit le vieuxseigneur ; le brave et digne sir Guy a tué Robin.

– Une centaine de sir Guy ne pourraientréussir à frapper Robin Hood, s’ils l’attaquaient un à un etloyalement ! rugit le pauvre Jean, bien qu’une terribleangoisse lui serrât le cœur.

– Taisez-vous, idiot aux longuesjambes ! répondit brutalement le baron et si vous avez de bonsyeux, regardez à l’extrémité de la clairière, vous y verrez, sedirigeant vers nous au pas de course, le vainqueur de votremisérable chef, le vaillant sir Guy de Gisborne.

Jean se souleva et vit, ainsi que l’annonçaitle baron, un yeoman, le corps à demi enveloppé dans une peau decheval. Robin imitait si bien la démarche du chevalier que Jeancrut reconnaître l’homme qu’il avait laissé en tête à tête avec sonami.

Un cri de rage impuissante s’échappa de lapoitrine de Jean.

– Ah ! le bandit ! ah ! lemécréant ! vociféra le jeune homme au désespoir ; il atué Robin Hood ! il a tué le plus brave Saxon de toutel’Angleterre ! Vengeance ! vengeance !vengeance ! Robin Hood a des amis et il se trouve dans lecomté de Nottingham des milliers de mains qui parviendront à punirson meurtrier.

– Dis tes prières, chien ! cria lebaron et laisse-nous en repos ; ton maître est mort et tu vasmourir comme lui. Dis tes prières et tâche de préserver ton âme destortures qui attendent ton corps. Crois-tu acquérir des droits ànotre miséricorde en poursuivant de tes vaines menaces le noblechevalier qui a purgé la terre d’un infâme bandit ? Approche,brave sir Guy, continua lord Fitz Alwine en s’adressant à RobinHood qui s’avançait avec rapidité ; tu mérites tous nos élogeset toute notre reconnaissance : tu as débarrassé ton pays del’invasion du brigandage, tu as tué un homme que la terreurpopulaire avait déclaré invincible, tu as tué le célèbre RobinHood ! Demande-moi la récompense due à tes bons offices ;je mets à ta disposition ma faveur à la cour, l’appui de monéternelle amitié ; demande ce que tu désires, noble chevalier,je suis prêt à te satisfaire.

Robin avait jugé la situation d’un coup d’œilet le féroce regard que Jean dardait sur lui révélait mieux encoreque les protestations de gratitude du vieux seigneur la réussite desa métamorphose.

– Je ne mérite pas tant de remerciements,répondit Robin en rendant comme un écho fidèle le son de voix duchevalier. J’ai tué dans un combat loyal celui qui m’avait attaquéet, puisque vous voulez bien me permettre, mon cher baron, de vousréclamer le prix de ma victoire, je vous demande, en récompense duservice que je viens de vous rendre, la permission de me battreavec le coquin que vous avez arrêté ; il me dévore des yeux etson regard me fatigue ; je vais l’envoyer tenir compagnie dansl’autre monde à son aimable compagnon.

– À votre aise ! répondit lord FitzAlwine en se frottant les mains d’un air tout joyeux ; tuez-lesi bon vous semble, sa vie vous appartient.

La voix de Robin Hood n’avait pu tromperPetit-Jean et un soupir d’indicible satisfaction avait enlevé deson cœur le poids de la terrible angoisse qu’il venait deressentir.

Robin s’approcha de Jean, le baron lesuivit.

– Milord, dit Robin en riant, veuillez melaisser seul avec ce coquin ; j’ai entière conviction que lapeur d’une mort ignominieuse le décidera à me confier le secret dela retraite des hommes qui font partie de la bande. Éloignez-vouset faites écarter vos gens, sinon je me charge de traiter lescurieux de la même manière que j’ai traité l’homme dont voici latête.

En achevant ces mots, Robin lança son sanglanttrophée dans les bras de lord Fitz Alwine. Le vieillard jeta un crid’horreur : la tête défigurée de sir Guy roula sur le sol, lefront dans la poussière.

Les soldats effrayés s’éloignèrent vivement.Robin Hood, resté seul avec Petit-Jean, s’empressa de couper sesliens, et lui mit entre les mains l’arc et les flèches appartenantà sir Guy ; puis il sonna du cor. À peine le son s’était-ilrépandu dans les profondeurs du bois qu’une clameur furieuse se fitentendre et les branches des arbres, violemment repoussées,livrèrent passage, d’abord à Will Écarlate, dont la figure étaitd’un rouge si vif que pour le moment elle paraissait de pourpre,puis à un corps de joyeux hommes, l’épée à la main. Cettefoudroyante apparition se montra au shérif plutôt semblable à unrêve qu’à une réalité. Il regarda sans voir, il écouta sansentendre, il avait l’esprit et le corps entièrement paralysés parune accablante terreur. Cette minute de suprême angoisse parutavoir la durée d’un siècle ; il fit un pas vers celui qu’ilavait pris pour le chevalier normand et se trouva en face de Robin,qui, débarrassé de la peau du cheval et l’épée à la main, tenait enrespect les soldats non moins abattus que leur chef.

Le baron, les dents serrées, incapable deprononcer une seule parole, se détourna brusquement, remonta àcheval et, sans donner l’ordre à sa troupe, s’éloigna ventre àterre.

Les soldats, entraînés par un exemple si digned’éloges, imitèrent leur chef et s’élancèrent à toute bride sur lestraces du baron.

– Puisse le démon te tenir bientôt dansses griffes ! cria Jean d’une voix furieuse, et ta couardisene te sauvera pas ; mes flèches portent assez loin pourt’atteindre à la tête.

– Ne tire pas, Jean, dit Robin enretenant le bras de son ami ; tu vois bien que, suivant leslois de la nature, cet homme a peu de temps à vivre, pourquoi hâterde quelques jours la mort d’un vieillard ? Laisse-le à sesremords, à son isolement de soutien de famille, à son impuissancehaineuse.

– Écoutez, Robin, je ne puis laisser levieux brigand se sauver ainsi ; permettez-moi de lui donnerune bonne leçon, un souvenir de son passage dans la forêt ; jene le tuerai pas, je vous en donne ma parole.

– Soit alors ; tire, mais tire vite,il va disparaître au détour du sentier.

Jean envoya sa flèche et, à en juger par lesaut que le baron fit sur sa selle, par l’empressement qu’il mit àla retirer de l’endroit qu’elle avait atteint, il était impossiblede mettre en doute que de longtemps le baron ne remonterait àcheval ou ne resterait tranquillement assis sur sa chaise.

Petit-Jean serra avec reconnaissance les mainsde son sauveur ; Will demanda à Robin le récit de sesprouesses et les dernières heures de ce jour mémorable s’écoulèrentjoyeusement.

Chapitre 11

 

Le baron Fitz Alwine regardait Robin Hoodcomme le cauchemar de son existence et l’insatiable désir qu’ilavait de se venger largement de toutes les humiliations que lejeune homme lui avait fait subir ne perdait point de sa ténacité.Sans cesse battu par son ennemi, le baron revenait à la charge, sejurant, aussi bien avant l’attaque qu’après la défaite,d’exterminer toute la bande des outlaws.

Lorsque le baron se vit contraint dereconnaître qu’il lui serait éternellement impossible de vaincreRobin par la force, il résolut d’avoir recours à la ruse. Cenouveau plan de conduite longuement médité, il espéra avoirdécouvert un moyen pacifique d’attirer Robin dans ses filets. Sansperdre une minute, le baron envoya chercher un riche marchand de laville de Nottingham et lui confia ses projets en lui recommandantde garder sur eux le plus profond silence.

Cet homme, qui était d’un caractère faible etirrésolu, fut facilement amené à partager la haine que le baronparaissait ressentir contre celui qu’il nommait un détrousseur degrand chemin.

Dès le lendemain de son entrevue avec lordFitz Alwine, le marchand, fidèle à la promesse qu’il avait faite àl’irascible vieillard, réunit dans sa maison les principauxcitoyens de la ville et leur proposa de venir avec lui demander aushérif la faveur d’établir un tir public où viendraient lutterd’adresse les hommes du Nottinghamshire et ceux du Yorkshire.

– Ces deux comtés se jalousent quelquepeu, ajouta le marchand, et, pour l’honneur de la ville, je seraisheureux d’offrir à nos voisins un moyen de prouver leur habiletéd’archer, ou, pour mieux dire une occasion de faire ressortirl’incontestable supériorité de nos adroits tireurs ; et, afind’égaliser la partie entre les camps rivaux, nous établirons le tiraux limites des deux pays, la récompense du vainqueur serait uneflèche au dard en argent et aux plumes en or.

Les citoyens convoqués par l’allié du baronaccueillirent la proposition qui leur était faite avec un généreuxempressement et, accompagnés du marchand, ils allèrent demander àlord Fitz Alwine la permission d’annoncer un concours au jeu del’arc entre les deux pays rivaux.

Le vieillard, enchanté de la prompte réussitede la première partie de son projet, dissimula son intimesatisfaction et, d’un air de profonde indifférence, donna leconsentement demandé, ajoutant même que si sa présence pouvait êtrede quelque charme ou de quelque utilité à l’éclat de la fête, il seferait à la fois un plaisir et un devoir de présider les jeux.

Les citoyens s’écrièrent d’une voix unanimeque la présence de leur seigneur lige serait une bénédiction duciel et ils parurent aussi heureux de recevoir la promesse de lavenue du baron que si celui-ci leur eût été attaché par les liensles plus tendres. Ils sortirent du château le cœur en joie etfirent part à leurs concitoyens de la complaisance du baron avecdes gestes d’enthousiasme, des yeux béants de surprise et unebouche plus grande encore que ne l’était leur étonnement. Ilsétaient si peu habitués, les bonnes gens, à rencontrer un semblantde politesse dans les procédés du seigneur normand.

Une proclamation savamment rédigée annonçaqu’une joute allait être ouverte aux habitants des comtés deNottingham et de York. Le jour était fixé, le lieu choisi entre laforêt de Bernsdale et le village de Mansfeld. Comme on avait prissoin que la nouvelle de cette joute publique fût répandue dans tousles coins des pays pour lesquels elle était préparée, elle arrivaaux oreilles de Robin Hood. Aussitôt le jeune homme résolut de semettre sur les rangs et de soutenir l’honneur de la ville deNottingham. De nouvelles informations apprirent également à Robinque le baron Fitz Alwine devait présider les jeux. Cettecondescendance, si peu en harmonie avec le caractère morose duvieillard, fit comprendre à Robin le but secret vers lequeltendaient les désirs du noble lord.

– Eh bien ! se dit notre ami,tentons l’aventure avec toutes les précautions nécessaires à unevaillante défense.

La veille du jour où la lutte d’adresse devaitavoir lieu, Robin réunit ses hommes et leur annonça que sonintention était d’aller gagner le prix de l’arc en l’honneur de laville de Nottingham.

– Mes garçons, ajouta Robin, écoutez bienceci : le baron Fitz Alwine assiste à la fête et biencertainement il a une cause toute particulière pour se montrer sidésireux de plaire aux yeomen. Cette cause, je crois laconnaître ; c’est une tentative d’arrestation contre moi. Jevais donc amener au tir cent quarante compagnons ; j’enprendrai six pour concurrents au prix de l’arc, les autres sedisperseront dans la foule de manière à se réunir au premier appelen cas de trahison.

Tenez vos armes prêtes et disposez-vous àsoutenir un combat à outrance.

Les ordres de Robin Hood furent ponctuellementexécutés, et à l’heure du départ, les hommes prirent par petitsgroupes le chemin de Mansfeld, et arrivèrent sans encombre sur laplace, où une nombreuse foule était déjà rassemblée.

Robin Hood, Petit-Jean, Will Écarlate, Much etcinq autres joyeux hommes devaient prendre part à la lutte ;ils étaient tous différemment vêtus et se parlaient à peine, afind’éviter tout danger d’être reconnus.

L’endroit choisi pour le jeu de l’arc étaitune vaste clairière située sur les bords de la forêt de Barnsdaleet peu éloignée de la grand route. Une foule immense, venue despays circonvoisins, se pressait tumultueusement dans l’enceinte aucentre de laquelle étaient placées les targes. Une estrade avaitété élevée en face du tir ; elle attendait le baron, à quiétait dévolu l’honneur de juger les coups et de donner le prix.

Bientôt le shérif parut, accompagné d’uneescorte de soldats. Une cinquantaine d’hommes d’armes appartenantau baron s’étaient glissés, vêtus du costume yeoman, au milieu dela foule, avec ordre d’arrêter les gens qui leur paraîtraientsuspects et de les conduire devant le shérif.

Ces précautions prises, lors Fitz Alwine avaitlieu d’espérer que Robin Hood, dont le caractère aventureux sejouait du danger, viendrait à la fête sans escorte, et qu’il auraitenfin la satisfaction de prendre une revanche qui s’était faitattendre au-delà du terme de la patience humaine.

Le tir s’ouvrit : trois hommes deNottingham rasèrent les targes, chacun d’eux toucha la marque sansatteindre le centre. À leur suite vinrent trois yeomen duYorkshire ; ils obtinrent un succès identique à celui de leursadversaires. Will Écarlate se présenta à son tour, et il transperçale centre du point avec la plus grande facilité.

Un hourra de triomphe proclama l’adresse deWill, que Petit-Jean venait de remplacer. Le jeune homme envoya saflèche dans le trou qu’avait fait celle de William ; puis,avant même que le garde-targe eût eu le temps de retirer la flèche,Robin Hood la brisa en morceaux et prit sa place.

La foule enthousiasmée s’agitatumultueusement, et les hommes de Nottingham engagèrent des parisconsidérables.

Les trois meilleurs tireurs du Yorkshires’avancèrent, et d’une main ferme, ils frappèrent le milieu del’œil de bœuf.

Ce fut alors au tour des hommes du Nord àcrier victoire et à accepter les paris des citoyens deNottingham.

Pendant ce temps-là, le baron, fort peuintéressé au succès de l’un ou de l’autre pays, surveillaitattentivement les archers. Robin Hood avait attiré sonattention ; mais comme sa vue s’était depuis longtempsaffaiblie, il lui était impossible, à une pareille distance, dereconnaître les traits de son ennemi.

Much et les joyeux hommes désignés par Robinpour tirer à la cible touchèrent la marque sans effort ;quatre yeomen leur succédèrent et firent la même chose.

La plupart des archers avaient une tellehabitude du tir à la cible que la victoire pouvait, en se morcelantainsi, devenir nulle ou générale ; on décida donc qu’ilfallait élever des baguettes et choisir sept hommes parmi lesvainqueurs des deux camps rivaux.

Les citoyens de Nottingham désignèrent poursoutenir l’honneur de leur pays Robin Hood et ses hommes, et leshabitants du Yorkshire prirent pour leurs champions les yeomen quis’étaient montrés les meilleurs archers.

Les yeomen commencèrent : le premierfendit la baguette, le second l’effleura, la flèche du troisième larasa de si près qu’il paraissait impossible que leurs adversairesen arrivassent à surpasser leur adresse.

Will Écarlate s’avança, et prenantnonchalamment son arc, il tira sous main et fendit en deux morceauxla baguette de saule.

– Hourra pour Nottinghamshire !crièrent les citoyens de Nottingham en jetant leurs bonnets enl’air, sans songer le moins du monde qu’il leur serait impossiblede les retrouver.

On prépara de nouvelles baguettes ; leshommes de Robin, depuis Petit-Jean jusqu’au dernier des archers,les fendirent aisément. Le tour de Robin arriva ; il envoyatrois flèches aux baguettes, et cela avec une telle rapidité que,si l’on n’avait pas vu que les baguettes étaient brisées, il eûtété impossible de croire à une pareille adresse.

Plusieurs épreuves furent encore tentées,Robin triompha de tous ses adversaires, quoiqu’ils fussentd’habiles tireurs.

Quelques personnes se mirent à dire que lecélèbre Robin Hood lui-même ne pourrait lutter avec le yeoman à lajaquette rouge : c’est ainsi que, dans la foule, on désignaitRobin.

Cette réflexion si dangereuse pour l’incognitodu jeune homme se transforma promptement en affirmation, et lebruit circula que le vainqueur au jeu de l’arc n’était autre choseque Robin Hood lui-même.

Les hommes du Yorkshire, fort humiliés de leurdéfaite, s’empressèrent aussitôt de crier que la partie n’était paségale entre eux et un homme de la force de Robin Hood. Ils seplaignirent de l’atteinte portée à leur honneur d’archers, de laperte de leur argent (ce qui était pour eux la plus puissanteconsidération), et ils essayèrent, dans l’espoir sans douted’éluder leurs paris, de changer la discussion en querelle.

Dès que les joyeux hommes s’aperçurent dumauvais vouloir de leurs adversaires, ils se réunirent en corps, etformèrent, sans intention apparente, un groupe composé dequatre-vingt-six hommes.

Tandis que la discorde jetait ses brandonsdans la foule des parieurs, Robin Hood était conduit vers leshérif, au milieu des joyeuses acclamations des citoyens deNottingham.

– Place au vainqueur ! hourra pourl’habile archer ! criaient deux cents voix ; voilà celuiqui a gagné le prix ! Robin Hood, le front modestement baissé,se tenait devant lord Fitz Alwine dans une attitude des plusrespectueuses.

Le baron ouvrit démesurément les yeux pourchercher à découvrir les traits du jeune homme. Une certaineressemblance de taille, peut-être même de costume, portait le baronà croire qu’il avait devant les yeux l’insaisissable outlaw ;mais, pris entre deux sentiments opposés, le doute et une faiblecertitude, il ne pouvait, sans compromettre la réussite de sonplan, montrer une trop grande précipitation. Il tendit la flèche àRobin, espérant reconnaître le jeune homme au son de sa voix ;mais Robin trompa l’espoir du baron : il prit la flèche,s’inclina poliment, et la passa à sa ceinture.

Une seconde s’écoula ; Robin fit unefausse sortie, puis, au moment où le baron désespéré allait tenterun coup décisif en le voyant s’éloigner, il leva la tête, regardafixement le baron, et lui dit en riant :

– De vaines paroles seraient impuissantesà vous exprimer tout le prix que j’attache au don que vous venez deme faire, mon excellent ami. Je vais regagner, le cœur plein dereconnaissance, les grands arbres verts de ma solitaire demeure, etj’y garderai avec soin le précieux témoignage de vos bontés. Jevous souhaite affectueusement le bonjour, noble seigneur deNottingham.

– Arrêtez ! arrêtez ! rugit lebaron ; soldats, faites votre devoir ! cet homme estRobin Hood ; emparez-vous de lui !

– Misérable lâche ! repartit Robin,vous avez proclamé que ce jeu était public, ouvert à tous, destinéau plaisir de tout le monde, sans danger et sansexception !

– Un proscrit n’a aucun droit, dit lebaron ; tu n’étais pas compris dans l’appel qu’on a fait auxbons citoyens. Allons, soldats, saisissez ce brigand !

– Je tue le premier qui avance !cria Robin d’une voix de stentor, en dirigeant son arc vers ungaillard qui marchait vers lui ; mais, à la vue de cettemenaçante attitude, l’homme recula et disparut dans la foule.

Robin sonna du cor, et ses joyeux hommes, déjàpréparés à soutenir une lutte sanglante, s’avancèrent vivement pourle protéger. Robin se replia au centre de sa troupe, lui ordonna detendre les arcs et de se retirer lentement ; car le nombre dessoldats du baron était trop considérable pour qu’il fût possibled’engager la bataille sans redouter une dangereuse effusion desang.

Le baron se précipita à la tête de ses hommes,et d’une voix furieuse, leur intima l’ordre d’arrêter lesoutlaws ; les soldats obéirent, et les citoyens du Yorkshire,irrités de leur défaite, exaspérés par la perte des paris qu’ilsavaient engagés, se joignirent aux hommes du baron et s’élancèrentavec eux à la poursuite des forestiers. Mais les citoyens deNottingham devaient à Robin Hood trop d’amitié et de reconnaissancepour les laisser sans secours à la merci des soldats de leurseigneur. Ils ouvrirent un large passage aux joyeux hommes, et touten les saluant de leurs acclamations affectueuses, ils refermèrentderrière eux le chemin qu’ils avaient ouvert.

Malheureusement, les protecteurs de Robin Hoodn’étaient ni assez nombreux ni assez forts pour protéger longtempssa prudente fuite ; ils furent obligés de rompre leurs rangs,et les hommes d’armes gagnèrent la route dans laquelle lesforestiers s’étaient engagés au pas de course.

Alors commença une poursuite acharnée ;de temps en temps les forestiers faisaient volte-face et envoyaientune volée de flèches aux soldats ; ceux-ci ripostaient tantbien que mal, et malgré les ravages opérés dans leurs rangs, ilscontinuaient avec courage à poursuivre les fuyards.

Depuis une heure déjà les deux troupeséchangeaient des flèches, lorsque Petit-Jean, qui marchait avecRobin à la tête des forestiers, s’arrêta brusquement et dit aujeune chef :

– Mon cher ami, mon heure estvenue ; je suis gravement blessé et les forces me manquent, jene puis plus marcher.

– Comment ! s’écria Robin, tu esblessé ?

– Oui, répondit Jean ; j’ai le genouatteint, et je perds depuis une demi-heure une si grande quantitéde sang que mes membres sont épuisés. Il m’est impossible de metenir plus longtemps debout.

En achevant ces mots, Jean tomba à larenverse.

– Ô mon Dieu ! s’écria Robin quis’agenouilla auprès de son brave ami ; Jean, mon brave Jean,reprends courage, essaie de te soulever, de t’appuyer surmoi ; je ne suis pas fatigué, je dirigerai ta marche ;encore quelques minutes, et nous serons hors d’atteinte. Laisse-moienvelopper ta blessure, tu en ressentiras un grand soulagement.

– Non, Robin, c’est inutile, réponditJean d’une voix faible ; ma jambe est comme paralysée, il meserait impossible de faire un mouvement ; ne t’arrête pas,abandonne un malheureux qui ne demande qu’à mourir.

– T’abandonner, moi ! s’écriaRobin ; tu sais bien que je suis incapable de commettre cettemauvaise action.

– Ce ne sera point une mauvaise action,Rob, mais un devoir. Tu réponds devant Dieu de l’existence desbraves gens qui se sont donnés à toi corps et âme. Laisse-moi doncici ; mais, si tu m’aimes, si tu m’as jamais aimé, ne permetspas à cet infâme shérif de me trouver vivant : enfonce-moidans le cœur ton couteau de chasse, afin que je puisse mourir commeun honnête et brave Saxon. Écoute ma prière, Robin, tue-moi, tum’épargneras de cruelles souffrances et la douleur de revoir nosennemis ; ils sont si lâches, ces misérables Normands, qu’ilsprendraient plaisir à insulter ma dernière heure.

– Voyons, Jean, répondit Robin enessuyant une larme, ne me demande pas une chose impossible ;tu sais bien que je ne te laisserai pas mourir sans secours et loinde moi, tu sais bien que je sacrifierais ma vie et celle de meshommes à la conservation de ton existence. Tu sais bien encore que,loin de t’abandonner, je verserais pour te défendre la dernièregoutte de mon sang. Quand je tomberai, Jean, ce sera à tes côtés,je l’espère, et alors nous partirons pour l’autre monde les mainset le cœur unis comme ils l’ont été ici-bas.

– Nous nous battrons et nous mourrons àtes côtés, si le ciel nous retire son appui, dit Will en embrassantson cousin, et tu vas voir qu’il y a encore de braves garçons surla terre. Mes enfants, dit Will en se tournant vers les forestiersqui avaient fait halte, voici votre ami, votre compagnon, votrechef, qui est mortellement blessé ; pensez-vous qu’il faillel’abandonner à la vengeance des coquins qui nouspoursuivent ?

– Non ! non ! cent foisnon ! répondirent les joyeux hommes d’une seule voix.Rangeons-nous autour de lui, et mourons pour le défendre.

– Permettez, dit le vigoureux Much ens’avançant, il me semble qu’il est inutile au besoin de la cause derisquer notre peau. Jean n’est blessé qu’au genou, il peut donc,sans que nous ayons à craindre un épanchement du sang, supporter untransport. Je vais le prendre sur mes épaules, et je le porteraitant que mes jambes me porteront moi-même.

– Si tu tombes, Much, dit Will, je teremplacerai, et après moi un autre, n’est-ce pas, mesgarçons ?

– Oui, oui, répondirent bravement lesforestiers. En dépit de la résistance que Jean tenta d’opposer,Much l’enleva d’une main ferme, et aidé de Robin, il plaça leblessé sur ses épaules. Ce soin pris, les fugitifs continuèrentrapidement leur route. La halte forcée faite par la petite troupeavait donné aux soldats le loisir de gagner du terrain, et ilscommençaient à apparaître. Les joyeux hommes envoyèrent une voléede flèches, et redoublèrent de vitesse dans l’espoir d’atteindreleur demeure, bien persuadés que les soldats n’auraient ni la forceni le courage de les suivre jusque-là. À un embranchement de lagrande route qui allait se perdre dans les terres, les forestiersdécouvrirent au milieu du feuillage des arbres, les tourelles d’unchâteau.

– À qui peut appartenir ce domaine ?demanda Robin ; quelqu’un de vous en connaît-il lepropriétaire ?

– Moi, capitaine, dit un hommenouvellement enrôlé dans la bande.

– Bien. Sais-tu si nous serionsconvenablement accueillis par ce seigneur ? Car nous sommesperdus si les portes de sa maison nous restent fermées.

– Je réponds de la bienveillance de sirRichard de la Plaine, répondit le forestier ; c’est un braveSaxon.

– Sir Richard de la Plaine ! s’écriaRobin ; alors nous sommes sauvés. En avant, mes garçons, enavant ! Que la sainte Vierge soit bénie ! continua Robinen se signant avec reconnaissance ; elle n’abandonne jamaisles malheureux à l’heure du danger. Will Écarlate, prends lesdevants, et dis au gardien du pont-levis que Robin Hood et unepartie de ses hommes, poursuivis par des Normands, demandent à sirRichard la permission d’entrer dans son château.

William descendit avec la rapidité d’uneflèche l’espace qui le séparait du domaine de sir Richard. Pendantque le jeune homme remplissait son message, Robin et ses compagnonsse dirigeaient vers le château. Bientôt un drapeau blanc fut hissésur le mur d’enceinte ; un cavalier sortit du château, etsuivi de Will, s’élança à toute bride à la rencontre de Robin Hood.Arrivé en face du jeune chef, il sauta à terre et lui tendit lesdeux mains.

– Messire, dit le jeune homme en serrantavec une visible émotion les mains de Robin Hood, je suis HerbertGower, le fils de sir Richard. Mon père me charge de vous dire quevous êtes le bienvenu dans notre maison, et qu’il se trouvera leplus heureux des hommes si vous lui donnez l’occasion de se libérerun peu des grandes obligations que nous avons contractées enversvous. Je vous appartiens corps et âme, sir Robin, ajouta le jeunehomme avec un élan de profonde gratitude, disposez de moi à votrebon plaisir.

– Je vous remercie de grand cœur, monjeune ami, répondit Robin en embrassant Herbert ; votre offreest tentante, car je serai fier de pouvoir mettre au rang de meslieutenants un aussi aimable cavalier. Mais pour le moment il nousfaut penser au danger qui menace ma troupe. Elle est épuisée defatigue, le plus cher de mes compagnons a été atteint à la jambepar la flèche d’un Normand, et depuis près de deux heures, noussommes poursuivis par les soldats du baron Fitz Alwine. Tenez, monenfant, continua Robin en montrant au jeune homme une bande desoldats qui commençait à envahir la route ; ils vont nousatteindre si nous ne nous hâtons pas de chercher un abri derrièreles murs du château.

– Le pont-levis est déjà baissé, ditHerbert ; dépêchons-nous ; et dans dix minutes, vousn’aurez plus rien à craindre de vos ennemis.

Le shérif et ses hommes arrivèrent assezpromptement pour assister au défilé de la petite troupe sur lepont-levis du château. Exaspéré par cette nouvelle défaite, lebaron prit aussitôt l’audacieuse résolution de demander au nom duroi à sir Richard de lui livrer les hommes qui, en abusant sansdoute de sa crédulité, étaient parvenus à se placer sous saprotection. Alors, à la demande de lord Fitz Alwine, le chevalierparut sur les remparts.

– Sir Richard de la Plaine, dit le baron,à qui ses gens avaient appris le nom du propriétaire du château,connaissez-vous les hommes qui viennent de pénétrer dans votremaison ?

– Je les connais, milord, réponditfroidement le chevalier.

– Eh, quoi ! vous savez que lemisérable qui commande cette troupe de bandits est un outlaw, unennemi du roi, et vous lui donnez asile ? Savez-vous que vousencourez la peine des traîtres ?

– Je sais que ce château et les terresqui l’environnent sont ma propriété ; je sais que je suis lemaître d’agir ici à ma guise et d’y recevoir qui bon me semble.Voilà ma réponse, monsieur ; veuillez donc vous éloignersur-le-champ si vous désirez éviter un combat dans lequel vousn’auriez pas l’avantage ; car j’ai à ma disposition unecentaine d’hommes de guerre et les flèches les mieux appointées detout le pays. Bonjour, monsieur.

En achevant cette ironique réponse, lechevalier quitta les remparts.

Le baron, qui se sentait trop mal appuyé parses soldats pour tenter une attaque contre le château, se décida àla retraite, et ce fut, comme on doit bien le penser, la rage dansle cœur qu’il reprit, avec ses hommes, le chemin de Nottingham.

– Sois mille fois le bienvenu dans lamaison que je dois à ta bonté, mon cher Robin Hood ! dit lechevalier en embrassant son hôte ; sois mille fois lebienvenu !

– Merci, chevalier, dit Robin ;mais, de grâce, ne me parle plus du faible service que j’ai eu lasatisfaction de te rendre. Ton amitié l’a déjà payé au centuple ettu me sauves aujourd’hui d’un véritable danger. Dis-moi, je t’amèneun blessé, et je désire que tu le traites avec affection.

– Il sera considéré comme toi-même, moncher Robin.

– Ce digne garçon ne t’est pas inconnu,chevalier, reprit Robin : c’est Petit-Jean, mon premierlieutenant, le plus cher et le plus fidèle de mes compagnons.

– Ma femme et Lilas vont s’occuper delui, répondit sir Richard, et elles le soigneront bien, tu peuxêtre tranquille à cet égard-là.

– Si vous voulez parler de Petit-Jean,ou, pour mieux dire, du plus grand Jean qui ait jamais manié unbâton, dit Herbert, il est déjà entre les mains d’un habile médecinde York qui est ici depuis hier au soir ; il a déjà pansé lablessure et promis au malade une prompte guérison.

– Dieu soit loué ! dit RobinHood ; mon cher Jean est hors de danger. Maintenant,chevalier, ajouta-t-il, je suis tout à vous et à votre chèrefamille.

– Ma femme et Lilas désirent impatiemmentta visite, mon cher Robin, dit le chevalier, et elles t’attendentdans la chambre voisine.

– Mon cher père, dit Herbert en riant, jeviens d’apprendre à mon ami et en parlant ainsi, le jeune hommedésignait Will Écarlate, que j’étais l’heureux époux de la plusbelle femme du monde ; et savez-vous ce qu’il m’arépondu ? – Sir Richard et Robin Hood échangèrent unsourire. – Il m’a affirmé, continua Herbert, qu’il possédaitune femme dont l’admirable beauté n’avait pas de rivale. Mais il vavoir Lilas, et alors…

– Ah ! si vous aviez vu Maude, vousne parleriez pas ainsi, jeune homme ; n’est-il pas vrai,Robin ?

– Bien certainement Herbert trouveraitMaude fort jolie, répondit Robin d’un ton conciliant.

– Sans doute, sans doute, dit Herbert,mais Lilas est belle à miracle, et à mes yeux, il n’existe pas unefemme qui puisse lui être comparée.

Will Écarlate écoutait Herbert en fronçant lesourcil. Le pauvre garçon se sentait quelque peu blessé dans sonamour-propre de mari.

Mais il faut rendre à Will cette justice que,aussitôt que ses regards purent contempler la femme d’Herbert, iljeta un cri d’admiration.

Lilas avait tenu toutes les promesses de sonjeune âge ; la jolie enfant que nous avons vue au couvent deSainte-Marie était devenue une ravissante femme. Grande, svelte etgracieuse comme l’est un jeune faon, Lilas s’avança le front baisséet un divin sourire épanoui sur ses lèvres roses au-devant desvisiteurs. Elle leva sur Robin Hood deux grands yeux bleus timides,et lui tendit la main.

– Notre sauveur n’est pas un étrangerpour moi, dit-elle d’une voix suave. Robin, muet d’admiration,porta à ses lèvres la blanche main de Lilas.

Herbert, qui s’était glissé auprès de Robin,dit alors à Will avec un sourire d’orgueilleusetendresse :

– Ami William, je vous présente mafemme…

– Elle est bien belle, dit tout bas WillÉcarlate ; mais Maude… ajouta-t-il plus bas encore.

Il n’en dit pas davantage, Robin Hood luiavait intimé d’un regard l’ordre de ne rien voir au-delà de lacharmante femme d’Herbert.

Après un mutuel échange d’affectueuxcompliments entre la femme de sir Richard et ses hôtes, lechevalier laissa Will et son fils causer avec les dames, etentraînant Robin Hood à l’écart, il lui dit :

– Mon cher Robin, je désire te donner lapreuve qu’il n’existe pas dans le monde un homme que j’aime autantque toi, et je te renouvelle l’affirmation de mon amitié afin de temettre en demeure d’agir à ta guise et suivant tes projets. Tuseras en sûreté ici tant que cette maison pourra te protéger, tantqu’il restera un homme debout sur ses remparts, et je défierai lesarmes à la main tous les shérifs du royaume. J’ai donné l’ordre defermer les portes et de ne permettre à personne l’entrée du châteausans ma permission. Mes gens sont sous les armes et prêts à opposerà toute attaque la plus vigoureuse résistance. Tes hommes sereposent ; laisse-les jouir en paix d’une semaine de bonheur,et ce laps de temps écoulé, nous aviserons au parti que tu doisprendre.

– Je consens volontiers à rester icipendant quelques jours, répondit Robin, mais à une condition.

– Laquelle ?

– Mes joyeux hommes regagneront demain laforêt de Barnsdale ; Will Écarlate les accompagnera, et ilreviendra ici avec sa chère Maude, Marianne et la femme du pauvreJean.

Sir Richard acquiesça de grand cœur au désirde Robin, et tout fut arrangé à la mutuelle satisfaction des deuxamis.

Quinze jours s’écoulèrent fort joyeusement auchâteau de la Plaine, et à la fin de ces quinze jours, Robin,Petit-Jean entièrement remis de sa blessure, Will Écarlate, etl’incomparable Maude, Marianne et Winifred se retrouvèrent une foisencore sous les grands arbres verts de la forêt de Barnsdale.

Dès le lendemain de son retour à Nottingham lebaron Fitz Alwine se rendit à Londres, obtint une audience du roi,et lui raconta sa pitoyable aventure.

– Votre majesté, dit le baron, trouverasans doute bien étrange qu’un chevalier à qui Robin Hood avaitdemandé asile ait refusé de me livrer ce grand coupable lorsque jelui en intimai l’ordre au nom du roi.

– Comment, un chevalier a manqué à cepoint au respect dû à son souverain ! s’écria Henri d’une voixirritée.

– Oui, sire, le chevalier Richard Gowerde la Plaine a repoussé ma juste demande ; il m’a réponduqu’il était le roi de ses domaines, et qu’il se souciait fort peude la puissance de Votre Majesté.

Comme on le voit, le digne baron mentaiteffrontément pour le bien de sa cause.

– Eh bien ! répondit le roi, nousallons juger par nous-mêmes de l’impudence de ce coquin. Nousserons à Nottingham dans quinze jours. Emmenez avec vous autantd’hommes que vous jugerez nécessaire pour livrer bataille, et si unhasard malencontreux ne nous permettait pas de vous rejoindre,agissez le mieux que vous le pourrez ; emparez-vous de cetindomptable Robin Hood, du chevalier Richard, emprisonnez-les dansle plus sombre de vos cachots, et lorsque vous les tiendrez sousles verrous, avertissez notre justice. Nous réfléchirons alors à cequ’il nous restera à faire.

Le baron Fitz Alwine obéit à la lettre auxordres du roi. Il rassembla une nombreuse troupe d’hommes et marchaà leur tête contre le château de sir Richard. Mais le pauvre baronjouait de malheur, car il y arriva le lendemain du départ de RobinHood.

L’idée de poursuivre Robin Hood jusque dans saretraite ne vint pas un instant à l’esprit du vieux seigneur.Certain souvenir et certaine douleur qui lui rendaient encorepénibles les promenades à cheval, mettaient de ce côté-là desbornes à son ardeur. Il résolut, ne pouvant mieux faire, de prendresir Richard, et comme un assaut de la place était chose difficile àtenter et dangereuse à mettre en exécution, il prit le parti dedemander à la ruse un succès plus certain.

Le baron dispersa ses hommes, garda auprès delui une vingtaine de vigoureux gaillards, et se plaça en embuscadeà une petite distance du château.

L’attente fut de courte durée : lelendemain matin, sir Richard, son fils et quelques serviteurstombèrent dans l’invisible piège qui leur était tendu, et, malgréla vaillante défense qu’ils opposèrent, ils furent vaincus,bâillonnés, attachés sur des chevaux et emportés à Nottingham.

Un serviteur de sir Richard parvint às’échapper et alla, tout meurtri des coups qu’il avait reçus,annoncer à sa maîtresse la triste nouvelle.

Lady Gower, éperdue de douleur, voulait allerrejoindre son mari ; mais Lilas fit comprendre à lamalheureuse femme que cette démarche n’amènerait aucun résultatfavorable à la situation des deux hommes ; elle conseilla à samère de s’adresser à Robin Hood ; lui seul était capable dejuger sainement la position de sir Richard et d’opérer sadélivrance.

Lady Gower se rendit à la prière de la jeunefemme et, sans perdre un instant, elle fit choix de deux serviteursfidèles, monta à cheval et se rendit en tout hâte à la forêt deBarnsdale.

Un forestier qui était resté malade au châteause trouva assez fort pour lui servir de guide jusqu’à l’arbre duRendez-Vous.

Par un hasard providentiel, Robin Hood était àson poste.

– Que Dieu bénisse, Robin ! s’écrialady Gower en se jetant avec une vivacité fébrile à bas de soncheval, je viens vers vous en suppliante, je viens vous demander,au nom de la sainte Vierge, une nouvelle faveur.

– Vous m’effrayez, lady ; de grâce,qu’avez-vous ? s’écria Robin au comble de l’étonnement.Dites-moi ce que vous désirez, je suis prêt à vous obéir.

– Ah ! Robin, sanglota la pauvrefemme, mon mari, mon fils ont été enlevés par votre ennemi, leshérif de Nottingham. Ah ! Robin, sauvez mon enfant, faitesarrêter les misérables qui les emmènent ; ils sont peunombreux et viennent à l’instant de partir du château.

– Rassurez-vous, madame, dit Robin Hood,votre mari vous sera bientôt rendu. Songez donc que sir Richard estchevalier et qu’à ce titre il relève de la justice du royaume.Quelle que soit la puissance du baron Fitz Alwine, elle ne luipermet pas cependant de frapper de mort un noble Saxon. Il fautfaire le procès de sir Richard, si la faute qu’on lui reprocheoffre matière à un procès. Rassurez-vous, séchez vos larmes, votremari et votre fils seront bientôt dans vos bras.

– Que le ciel vous entende ! s’écrialady Gower en joignant les mains.

– Maintenant, madame, veuillez mepermettre de vous donner un conseil : rentrez au château,tenez-en toutes les portes fermées et ne laissez pénétrer jusqu’àvous aucun étranger. De mon côté, je vais réunir mes hommes etcourir à leur tête à la poursuite du baron de Nottingham.

Lady Gower, à demi rassurée par lesconsolantes paroles du jeune homme, se sépara de lui le cœur plustranquille.

Robin Hood annonça à ses hommes la capture desir Richard et son désir d’arrêter la marche du shérif. Lesforestier jetèrent un cri, moitié d’indignation contre la traîtrisedu baron, moitié de joie d’avoir une nouvelle occasion de jouer del’arc et ils firent joyeusement leurs préparatifs de départ.

Robin se mit en tête de sa vaillante troupeet, accompagné de Petit-Jean, de Will Écarlate et de Much, ils’élança à la poursuite du shérif.

Après une longue et fatigante marche, latroupe atteignit la ville de Mansfeld et là, Robin apprit d’unaubergiste que, après s’être reposés, les soldats du baron avaientcontinué leur route vers Nottingham. Robin Hood fit rafraîchir seshommes, laissa Much et Petit-Jean avec eux et, accompagné de Will,il gagna au triple galop d’un bon cheval l’arbre du Rendez-Vous dela forêt de Sherwood. Arrivé aux abords de la demeure souterraine,Robin fit retentir les joyeuses fanfares de son cor de chasse et, àcet appel bien connu, une centaine de forestiers accoururent.

Robin emmena avec lui cette nouvelle troupe etla dirigea de manière à placer entre deux troupes l’escorte dubaron ; car les hommes laissés à Barnsdale devaient, après uneheure de repos, prendre le chemin qui conduisait à Nottingham.

Les joyeux hommes atteignirent bientôt unendroit peu éloigné de la ville et, à leur grande satisfaction, ilsapprirent que la troupe du shérif n’était pas encore passée. Robinchoisit une position avantageuse, fit disparaître une partie de seshommes et plaça l’autre sur le revers du chemin.

L’apparition d’une demi-douzaine de soldatsannonça bientôt l’approche du shérif et de sa cavalcade. Lesforestiers se préparèrent alors en silence à leur faire unechaleureuse réception. Les batteurs d’estrade franchirent sansobstacle les limites de l’embuscade et lorsqu’ils furent assezéloignés pour que la troupe qu’ils précédaient crût n’avoir rien àcraindre, le son d’un cor traversa l’air et une volée de flèchessalua le rang pressé des premiers soldats.

Le shérif ordonna une halte et envoya unetrentaine d’hommes battre les halliers. C’était les envoyer à leurperte.

Divisés en deux groupes, les soldats furentattaqués de deux côtés à la fois et contraints par la force dedéposer leurs armes et de se rendre à merci.

Cet exploit terminé, les joyeux hommess’élancèrent sur l’escorte du baron, qui, bien montée et habile aumaniement des armes, se défendit avec vigueur.

Robin et ses hommes combattirent en vue dedélivrer sir Richard et son fils. De leur côté, les cavaliers venusde Londres cherchaient à gagner la récompense promise par le roi àcelui qui s’emparerait de Robin Hood.

La lutte était donc furieuse et acharnée desdeux parts, la victoire incertaine, quand tout à coup les crisd’une seconde troupe de forestiers annoncèrent que la situationallait changer de face. C’était Petit-Jean et sa bande qui, venantde Barnsdale, se jetaient dans la mêlée avec une violenceirrésistible.

Une dizaine d’archers entouraient déjà sirRichard et son fils, détachaient leurs liens, leur donnaient desarmes et, sans effroi du danger auquel ils s’exposaient, sebattaient corps à corps avec des hommes bardés de fer et revêtus decottes de maille.

Avec l’étourderie et l’impétuosité de lajeunesse, Herbert s’était élancé, suivi de quelques joyeux hommes,au centre même de l’escorte du baron. Pendant près d’un quartd’heure le courageux enfant tint tête aux cavaliers ; mais,vaincu par le nombre, il allait expier sa téméraire imprudence,lorsqu’un archer, soit pour secourir le jeune homme, soit pourhâter l’issue de la bataille, visa rapidement le baron et luitransperça le cou d’une flèche, le précipita à bas de son cheval etlui trancha la tête ; puis, l’élevant en l’air sur la pointede son épée, il cria d’une voix de stentor :

– Chiens normands, regardez votre chef,contemplez une dernière fois la laide figure de votre orgueilleuxshérif et mettez bas les armes, ou préparez-vous à subir le mêmes… !

Le forestier n’acheva pas : un Normandlui fendit le crâne et l’envoya rouler dans la poussière. La mortde lord Fitz Alwine obligea les Normands à déposer leurs armes et àdemander quartier. Sur un ordre de Robin, une partie des joyeuxhommes conduisit les vaincus jusqu’à Nottingham, tandis que, à latête de la troupe qui lui restait, le jeune homme faisait releverles morts, secourir les blessés et disparaître les traces ducombat.

– Adieu pour toujours, homme de fer et desang ! dit Robin en jetant un regard de dégoût sur le cadavredu baron. Tu as enfin rencontré la mort et tu vas recevoir larécompense de tes mauvaises actions. Ton cœur a été avide etimpitoyable, ta main s’est étendue comme un fléau sur lesmalheureux Saxons ; tu as martyrisé tes vassaux, trahi tonroi, abandonné ta fille ; tu mérites toutes les tortures del’enfer. Cependant, je prie le Dieu des miséricordes infiniesd’avoir pitié de ton âme et de t’accorder le pardon de tes fautes.Sir Richard, dit Robin lorsque le corps du vieux seigneur eut étéenlevé par les soldats et emporté dans la direction de Nottingham,voilà une triste journée. Nous t’avons arraché à la mort, mais nonà la ruine, car tes biens vont être confisqués. Je voudrais, monbon Richard, ne t’avoir jamais connu.

– Pourquoi donc ? demanda lechevalier avec une vive surprise.

– Parce que sans mon aide tu auraisréussi bien certainement à payer ta dette à l’abbé de Sainte-Marieet que la reconnaissance ne t’eût pas mis dans l’obligation de merendre service. Je suis l’involontaire cause de tout tonmalheur : tu sera banni, proscrit du royaume, ta maisondeviendra la propriété d’un Normand, ta chère famille souffrira etcela par ma faute… Tu le vois, Richard, mon amitié estdangereuse.

– Mon cher Robin, dit le chevalier avecune expression d’ineffable tendresse, ma femme et mes enfantsexistent, tu es mon ami, que puis-je avoir à regretter ? Si leroi me condamne, je sortirai du château de mes pères dénué de tout,mais encore heureux et bénissant l’heure qui m’a conduit auprès dunoble Robin Hood !

Le jeune homme secoua doucement la tête.

– Parlons sérieusement de ta situation,mon cher Richard, reprit-il ; la nouvelle des événements quiviennent de se passer sera envoyée à Londres et le roi seraimpitoyable. Nous nous sommes attaqués à ses propres soldats et ilte fera payer leur défaite, non seulement par le bannissement, maispar une mort ignominieuse. Quitte ta demeure, viens avec moi, je tedonne ma parole d’honnête homme que, tant qu’un souffle de viesortira de mes lèvres, tu seras en sûreté sous la garde de mesjoyeux hommes.

– J’accepte de grand cœur ton offregénéreuse, Robin Hood, répondit sir Richard, je l’accepte avec joieet reconnaissance ; mais avant de m’établir dans la forêt, jevais essayer (l’avenir de mes enfants m’en fait un devoir)d’adoucir la colère du roi. L’offre d’une somme considérable ledécidera peut-être à épargner la vie d’un noble chevalier.

Le soir même, sir Richard envoya un message àLondres pour demander à un membre puissant de sa famille de leprotéger auprès du roi. Le courrier revint de Londres ventre àterre et il annonça à son maître que Henri II, fort irrité de lamort du baron Fitz Alwine, avait envoyé une compagnie entière deses meilleurs soldats au château du chevalier, avec mission de lependre ainsi que son fils au premier arbre du chemin. Le chef decette troupe, qui était un Normand sans fortune, avait reçu de lamain du roi le don du château de la Plaine, pour lui et sesdescendants jusqu’à la dernière génération.

Le parent de sir Richard faisait encore savoirau condamné qu’on envoyait une proclamation dans les pays deNottinghamshire, de Derbyshire et de Yorkshire, ayant pour butd’offrir une récompense extraordinaire à l’homme assez adroit pourparvenir à s’emparer de Robin Hood et le remettre, mort ou vivant,entre les mains du shérif de l’un ou de l’autre de ces troispays.

Sir Richard fit aussitôt prévenir Robin Hooddu danger qui menaçait sa vie et lui annonça son arrivée immédiateau milieu des siens.

Activement aidé par ses vassaux, le chevalierdépouilla le château de tout ce qu’il contenait et envoya sesmeubles, ses armes et sa vaisselle au Rendez-Vous de Barnsdale.

Lorsque le dernier fourgon eut traversé lepont-levis, sir Richard, sa femme, Herbert et Lilas sortirent àcheval de leur chère demeure et gagnèrent sans encombre la verteforêt.

Quand la troupe envoyée par le roi arriva auchâteau, les portes en étaient ouvertes et les chambrescomplètement vides.

Le nouveau propriétaire des domaines de sirRichard parut fort désappointé de trouver la place déserte ;mais comme il avait passé la meilleure partie de son existence àlutter contre les caprices de la fortune, il s’arrangea de manièreà ne pas trop souffrir de la situation. En conséquence, il renvoyales soldats et au grand désespoir des vassaux, il s’établit enmaître au château de la Plaine.

Chapitre 12

 

Trois années de calme suivirent les événementsque nous venons de raconter. La bande de Robin Hood avait pris undéveloppement extraordinaire et la renommée de son intrépide chefs’était répandue par toute l’Angleterre.

La mort de Henri II avait fait monter son filsRichard sur le trône et celui-ci, après avoir dilapidé les trésorsde la couronne, était parti pour les croisades, abandonnant larégence du royaume au prince Jean son frère, homme de mœursdissolues, d’une avarice extrême et qu’une grande faiblessed’esprit rendait impropre à remplir les devoirs de la haute missionqui lui était confiée.

La misère déjà si grande dans la classe dupeuple sous le règne de Henri II, devint un dénuement completpendant la longue période de cette sanguinaire régence. Robin Hoodsoulageait avec une générosité inépuisable les cruelles souffrancesdes pauvres de Nottinghamshire et de Derbyshire ; aussiétait-il l’idole de tous ces malheureux. Mais, s’il donnait auxpauvres, en revanche il prenait aux riches, et Normands, prélats etmoines contribuaient largement, à leur grand désespoir, aux bonnesœuvres du noble proscrit.

Marianne habitait toujours la forêt et lesdeux époux s’aimaient aussi tendrement qu’aux premiers jours deleur heureuse union.

Le temps n’avait point amoindri la passion deWilliam pour sa charmante femme et, aux yeux du fidèle Saxon, Maudegardait comme un pur diamant son immuable beauté.

Petit-Jean et Much se félicitaient encore duchoix qu’ils avaient fait en prenant pour femme l’un la douceWinifred, l’autre l’espiègle Barbara ; et quant aux frères deWill, ils n’avaient eu aucune raison pour se repentir de leurbrusque mariage. Ils étaient heureux et voyaient la vie dans unprisme couleur de rose.

Avant de nous séparer à jamais de deuxpersonnages qui ont joué un rôle important dans notre récit, nousallons leur rendre une amicale visite au château du Val, dans lavallée de Mansfeld.

Allan Clare et lady Christabel vivaienttoujours heureux l’un par l’autre. Leur habitation, construite engrande partie sous les ordres du chevalier, était une merveille deconfort et de bon goût. Une ceinture de vieux arbres interdisait lavue des jardins à tout regard indiscret et semblait mettre unebarrière infranchissable autour de cette poétique demeure.

De beaux enfants au doux visage, fleursvivantes de cet oasis de l’amour, animaient de leur turbulenteactivité le calme repos du vaste domaine. Leurs voix rieuses enréveillaient l’écho et les pas agiles de leurs petits piedslaissaient leur fugitive empreinte sur le sable des allées du parc.Allan et Christabel étaient restés jeunes de cœur, d’esprit et devisage, et pour eux les semaines avaient la courte durée d’un jour,le jour passait rapide comme une heure.

Christabel n’avait pas revu son père depuisl’époque de son mariage avec Allan Clare dans l’abbaye deLinton ; car l’irascible vieillard s’était cruellement obstinéà repousser les tentatives de réconciliation faites par sa fille etpar le chevalier. La mort du baron affecta profondémentChristabel ; mais combien sa douleur eût été plus vive si, enperdant l’auteur de ses jours, elle eût perdu un véritablepère.

Allan avait manifesté l’intention de fairevaloir ses droits à la baronnie et au comté de Nottingham, et, surle conseil de Robin, qui lui recommandait de hâter le moment decette juste réclamation, il allait écrire au roi, lorsqu’il appritque le château de Nottingham avec ses revenus et ses dépendancesétaient devenus la propriété du prince Jean.

Allan était trop heureux pour risquer sonrepos et la perte de son bonheur dans une lutte que la supérioritéde son adversaire pouvait rendre aussi dangereuse qu’inutile. Il nefit donc aucune démarche et ne regretta point la perte de cemagnifique héritage.

Les attaques dirigées par Robin Hood contreles Normands et les ecclésiastiques devinrent si nombreuses et sipréjudiciables à la fortune des riches personnages, qu’ellesarrivèrent à réveiller l’attention du grand chancelierd’Angleterre, Longchamp, évêque d’Ely.

L’évêque résolut de mettre fin à l’existencedes joyeux archers et il prépara une sérieuse expédition. Cinqcents hommes, à la tête desquels se mit le prince Jean,descendirent au château de Nottingham et là, après quelques joursde repos, ils prirent des dispositions pour s’emparer de RobinHood. Celui-ci, promptement informé des intentions de larespectable troupe, ne fit qu’en rire et se prépara à déjouertoutes les tentatives sans exposer ses hommes aux hasards d’uncombat.

Il fit cacher sa bande, habilla une douzainede forestiers de différentes façons et les envoya au château où ilsse présentèrent pour servir de guides à la troupe dans lesinextricables détours de la forêt.

Ces offres de service furent acceptées avecempressement par les chefs de la troupe et comme la forêt couvraità peu près trente milles de terrain, il est facile de se rendrecompte des tours et des détours que les guides firent faire auxmalheureux soldats. Tantôt la troupe entière s’engouffrait dans lecreux des vallons, tantôt elle s’enfonçait jusqu’à mi-jambes dansl’eau bourbeuse des marécages, tantôt enfin, éparpillée sur toutesles hauteurs, elle maugréait avec désespoir contre les devoirs dusoldat, envoyant à tous les diables le grand chancelierd’Angleterre, Robin Hood et son invisible bande ; car il estutile de faire observer que pas un seul pourpoint vert ne parut àl’horizon.

À la chute du jour, les soldats se trouvaientinvariablement à sept ou huit milles du château de Nottingham,qu’il fallait regagner, à moins de passer la nuit à la belleétoile. Ils rentraient alors épuisés de fatigue, mourant de faim etn’ayant rien vu qui pût révéler la présence des joyeux hommes.

Pendant quinze jours on renouvela cesfatigantes promenades et leur résultat fut constamment le même. Leprince Jean, rappelé à Londres par ses plaisirs, abandonna lapartie et reprit avec sa troupe le chemin de la ville.

Deux ans après cette dernière expédition,Richard rentra en Angleterre et le prince Jean, qui redoutait à bondroit la présence de son frère, vint chercher un refuge contre lacolère du roi derrière les murs du vieux château de Nottingham.

Richard Cœur-de-Lion, qui avait apprisl’odieuse conduite du régent, ne resta que trois jours à Londreset, accompagné d’une faible troupe, marcha résolument contre lerebelle.

Le château de Nottingham fut mis en état desiège ; après trois jours de combat, il se rendit à discrétionet le prince Jean parvint à s’évader.

Tout en combattant comme le dernier de sessoldats, Richard remarquait qu’une troupe de vigoureux yeomen luiprêtait main-forte et que c’était grâce à son vaillant secoursqu’il avait obtenu la victoire.

Après le combat, et une fois installé auchâteau, Richard demanda des renseignements sur les habiles archersqui étaient venus à son aide ; mais personne ne put luirépondre et il fut obligé d’adresser sa question au shérif deNottingham.

Ce shérif était le même homme à qui Robin Hoodavait joué le mauvais tour de l’amener dans la forêt et de luifaire payer sa visite trois cents écus d’or.

Sous l’influence de ce cuisant souvenir, leshérif répondit au roi que les archers dont il était questionn’étaient autres bien certainement que ceux du terrible RobinHood.

– Ce Robin Hood, ajouta le rancunieraubergiste, est un fieffé coquin ; il nourrit sa bande auxdépens des voyageurs, il dévalise les honnêtes gens, tue les cerfsdu roi et commet journellement toutes sortes de brigandages.

Halbert Lindsay, le frère de lait de la jolieMaude, qui avait eu la bonne fortune de conserver la place degardien du château, se trouvait par hasard auprès du roi au momentde cet entretien. Entraîné par un sentiment de reconnaissanceenvers Robin et par l’élan naturel à un caractère généreux, iloublia sa modeste condition, fit un pas vers l’auguste auditeur dushérif et dit d’un ton pénétré :

– Sire, Robin Hood est un honnête Saxon,un malheureux proscrit. S’il dépouille les riches du superflu deleur fortune, il soulage toujours la misère des pauvres et du comtéde Nottingham à celui de York le nom de Robin Hood est prononcéavec le respect d’une éternelle reconnaissance.

– Connaissez-vous personnellement cebrave archer ? demanda le roi à Halbert.

Cette question rappela Halbert àlui-même ; il devint pourpre et répondit avecembarras :

– J’ai vu Robin Hood, mais il y alongtemps et je répète à Votre Majesté le bien que disent lespauvres de celui qui les empêche de mourir de faim.

– Allons, mon brave garçon, dit le roi ensouriant, relève la tête et ne renie pas ton ami. Par la sainteTrinité ! si sa conduite est telle que tu viens de nousl’apprendre, c’est un homme dont l’amitié doit être précieuse. Jeserais, je l’avoue, très enchanté de voir ce proscrit et, comme ilm’a rendu service, il ne sera pas dit que Richard d’Angleterre sesoit montré ingrat, même envers un outlaw. Demain matin, jedescendrai dans la forêt de Sherwood.

Le roi tint parole : dès le lendemain,accompagné d’une escorte de chevaliers et de soldats, conduit parle shérif, qui ne trouvait pas cette promenade fort attrayante, ilexplora les sentiers, les routes, les clairières du vieuxbois ; mais la recherche fut complètement inutile, Robin Hoodne se montra pas.

Fort mécontent de l’insuccès de sa démarche,Richard fit appeler un homme qui remplissait les fonctions de gardeforestier dans les bois de Sherwood et lui demanda s’il connaissaitun moyen de rencontrer le chef des proscrits.

– Votre Majesté pourrait fouiller laforêt pendant un an, répondit cet homme, sans apercevoir l’ombremême d’un outlaw, si elle s’y présente accompagnée d’une escorte.Robin Hood évite de se battre autant que possible, non par crainte,car il connaît si bien la forêt qu’il n’a rien à redouter, même del’attaque de cinq ou six cents hommes, mais par modération et parprudence. Si Votre Majesté désire voir Robin Hood, qu’elles’habille en moine, ainsi que quatre ou cinq chevaliers, jeservirai de guide à Votre Majesté. Je jure, par saint Dunstan, quetout le monde sera en sûreté ! Robin Hood arrête lesecclésiastiques, il les héberge, il les dépouille, mais il ne lesmaltraite pas.

– De par la sainte croix !forestier, tu parles d’or ! dit le roi en riant, et je vaissuivre ton ingénieux conseil. Le costume d’un moine me siéra fortmal ; n’importe ! Qu’on aille me chercher une robe dereligieux.

L’impatient monarque revêtit bientôt uncostume d’abbé, fit choix de quatre chevaliers, qui se couvrirentd’une robe de moine et d’après un nouveau stratagème indiqué par leforestier, on harnacha trois chevaux de manière à laisser supposerqu’ils portaient la charge d’un trésor.

À trois milles environ du château, le gardeforestier qui servait de guide aux prétendus moines s’approcha duroi et lui dit :

– Monseigneur, regardez à l’extrémité dela clairière, vous y verrez Robin Hood, Petit-Jean et WillÉcarlate, les trois chefs de la bande.

– Bon, dit joyeusement le roi.

Et, faisant hâter le pas de son cheval,Richard feignit de vouloir s’échapper.

Robin Hood bondit sur la route, saisit labride de l’animal et le maintint immobile.

– Mille pardons, sire abbé, dit-il ;veuillez vous arrêter un peu et recevoir mes compliments debienvenue.

– Pécheur profane ! s’écria Richardcherchant à imiter le langage habituel aux gens d’Église ; quies-tu pour te permettre d’arrêter la marche d’un saint homme qui vaaccomplir une mission sacrée ?

– Je suis un yeoman de cette forêt,répondit Robin Hood, et mes compagnons vivent ainsi que moi desproduits de la chasse et des générosités des pieux membres de lasainte Église.

– Tu es, sur mon âme ! un hardicoquin, répondit le roi en dissimulant un sourire, d’oser me dire àmon nez et à ma barbe que tu manges mes… les cerfs du roi etdévalises les membres du clergé. Par saint Hubert ! tupossèdes du moins le mérite de la franchise.

– La franchise est la seule ressource desgens qui ne possèdent rien, repartit Robin Hood ; mais ceuxauxquels appartiennent les rentes, les domaines, les monnaies d’oret d’argent, peuvent s’en passer, car ils n’en sauraient que faire.Je crois, noble abbé, continua Robin d’un ton de persiflage, quevous êtes du nombre des heureux dont je parle. C’est pourquoi je mepermets de vous demander de venir en aide à nos modestes besoins, àla misère des pauvres gens qui sont nos amis et nos protégés. Vousoubliez trop souvent, mes frères, qu’il y a aux alentours de vosriches demeures des maisons dépourvues de pain et cependant vouspossédez encore plus d’or que vous n’avez de fantaisies àsatisfaire.

– Tu dis peut-être la vérité, yeoman,répondit le roi, oubliant à demi le caractère religieux dont ils’était revêtu, et l’expression de loyale franchise que respire taphysionomie me plaît singulièrement. Tu as l’air beaucoup plushonnête que tu ne l’es en réalité ; néanmoins, en faveur de tabonne mine, et pour l’amour de la charité chrétienne, je te faisdon de tout l’argent que je possède en ce moment-ci, quarantepièces d’or. Je suis fâché de n’en point avoir davantage, mais leroi, qui, tu l’as appris sans doute, habite depuis quelques joursle château de Nottingham, a presque entièrement vidé mes poches.Cet argent est donc à ton service, parce que j’aime la belle figureet les têtes énergiques de tes robustes compagnons.

En achevant ces mots, le roi tendit à RobinHood un petit sac de cuir qui contenait quarante pièces d’or.

– Vous êtes le phénix desecclésiastiques, messire abbé, dit Robin en riant et si je n’avaisfait le vœu de pressurer plus ou moins tous les membres de lasainte Église, je refuserais d’accepter votre généreuseoffrande ; cependant il ne sera pas dit que vous aurez eu àsouffrir trop cruellement de votre passage dans la forêt deSherwood ; votre escorte et vos chevaux passeront en touteliberté et, de plus, vous me permettrez de ne recevoir que vingtpièces d’or.

– Tu agis noblement, forestier, réponditRichard qui parut sensible à la courtoisie de Robin, et je me feraiun plaisir de parler de toi à notre souverain. Sa Majesté teconnaît un peu, car elle m’a dit de te saluer de sa part si j’avaisla bonne fortune de te rencontrer. Je crois, entre nous soit dit,que le roi Richard, qui aime la bravoure dans quelque lieu qu’il larencontre, ne serait pas fâché de remercier de vive voix le braveyeoman qui l’a aidé à ouvrir les portes du château de Nottingham etde lui demander pour quelle raison il a disparu, avec ses vaillantscompagnons, aussitôt après la bataille.

– Si j’avais un jour le bonheur de metrouver en présence de Sa Majesté, je n’hésiterais pas à répondre àcette dernière question ; mais, pour le moment, sir abbé,parlons d’autre chose. J’aime tendrement le roi Richard, parcequ’il est anglais de cœur et d’âme, quoiqu’il appartienne par lesliens du sang à une famille normande. Nous sommes tous ici, prêtreset laïques, les fidèles serviteurs de Sa Majesté Très Gracieuse et,si vous voulez bien y consentir, sir abbé, nous boirons decompagnie à la santé du noble Richard. La forêt de Sherwood saitêtre gratuitement hospitalière quand elle reçoit sous l’ombrage deses vieux arbres des cœurs saxons et des moines généreux.

– J’accepte avec plaisir ton aimableinvitation, Robin Hood, répondit le roi, et je suis prêt à tesuivre où il te plaira de me conduire.

– Je vous remercie de cette confiance,bon religieux, dit Robin en dirigeant le cheval monté par Richardvers un atelier qui allait aboutir à l’arbre du Rendez-Vous.

Petit-Jean, Will Écarlate et les quatrechevaliers déguisés en moines suivirent le roi précédé parRobin.

La petite escorte était à peine engagée dansle sentier, quand un cerf effrayé par le bruit traversa le cheminavec rapidité ; mais, plus alerte encore que le pauvre animal,la flèche de Robin lui transperça le flanc d’un coup mortel.

– Bien frappé ! bien frappé !cria joyeusement le roi.

– Ce coup n’a rien de merveilleux, sirabbé, dit Robin en regardant Richard d’un air quelque peusurpris ; tous mes hommes sans exception peuvent tuer un cerfde cette façonlà, et ma femme elle-même sait tirer de l’arc etaccomplir des tours d’adresse bien supérieurs au faible exploit queje viens d’accomplir sous vos yeux.

– Ta femme ? répéta le roi d’un toninterrogateur ; tu as une femme ? Par la messe ! jesuis curieux de faire connaissance avec celle qui partage lespérils de ton aventureuse carrière.

– Ma femme n’est pas la seule de sonsexe, messire abbé, qui préfère un cœur fidèle et une sauvagedemeure à un amour perfide et au luxe de l’existence desvilles.

– Je te présenterai ma femme, sir abbé,cria Will Écarlate, et si tu ne reconnais pas que sa beauté estdigne d’un trône, tu me permettras de déclarer que tu es aveugle oubien que ton goût est des plus détestables.

– Par saint Dunstan ! repartitRichard, la voix populaire touche juste en vous appelant les joyeuxhommes ; rien ne vous manque ici : jolies femmes, gibierroyal, fraîche verdure, liberté entière.

– Aussi sommes-nous très heureux,messire, répondit Robin en riant.

L’escorte atteignit bientôt la pelouse où lerepas, déjà préparé, attendait les convives, et ce repas,somptueusement fourni des viandes parfumées de la venaison, excitapar son seul aspect le vigoureux appétit de RichardCœur-de-Lion.

– Par la conscience de ma mère !s’écria-t-il (hâtons-nous de dire que dame Éléonore avait si peu deconscience que c’était pure plaisanterie d’en appeler à elle),voici un dîner véritablement royal.

Puis le prince prit place et se mit à mangeravec un plaisir extrême. Vers la fin du repas, Richard dit à sonhôte :

– Tu m’as donné le désir de faireconnaissance avec les jolies femmes qui peuplent ton vastedomaine ; présente-les-moi, je suis curieux de voir si ellessont dignes, ainsi que me l’a fait entendre ton compagnon auxcheveux rouges, d’orner la cour du roi d’Angleterre.

Robin envoya Will à la recherche des bellesnymphes du bois et dit à ses hommes de préparer les jeux auxquelsils se livraient les jours de repos.

– Mes gens vont essayer de vous divertirun peu, sir abbé, dit Robin en reprenant place auprès du roi, etvous verrez que nos plaisirs et le genre quelque peu extraordinairede notre existence n’ont rien en eux-mêmes de fortrépréhensible ; et, lorsque vous vous trouverez en présence dubon roi Richard, vous lui direz, je vous demande cela comme unefaveur, que les joyeux hommes de la forêt de Sherwood ne sont ni àcraindre pour les braves Saxons, ni méchants à l’égard de ceux quicompatissent aux inévitables misères de leur rude existence.

– Sois tranquille, brave yeoman, SaMajesté sera instruite de tout ce qui se passe ici aussi bien quesi elle eût à ma place partagé ton repas.

– Vous êtes, messire, le plus gracieuxabbé que j’aie rencontré de ma vie et je suis fort aise d’avoir leplaisir de vous traiter comme un frère. Maintenant, veuillezaccorder votre attention à mes archers ; ils sont d’uneadresse que rien n’égale et, afin de vous amuser, ils vont, j’ensuis certain, accomplir des merveilles.

Les hommes de Robin commencèrent alors à tirerde l’arc avec une sûreté de main et de coup d’œil siextraordinaire, que le roi les complimenta avec une expression deréelle surprise.

L’exercice durait depuis une demi-heureenviron, lorsque Will Écarlate parut, amenant avec lui Marianne etMaude, revêtues d’un costume d’amazone vert de drap de Lincoln etportant l’une et l’autre un arc et un carquois de flèches.

Derrière ce trio marchaient Barbara, Winifred,la blanche Lilas et les jolies femmes des jeunes Gamwell.

Le roi ouvrit de grands yeux étonnés etcontempla sans mot dire les charmants visages qui rougissaient sousson regard.

– Sir abbé, dit Robin en prenant la mainde Marianne, je vous présente la reine de mon cœur, ma femmebien-aimée.

– Tu peux hardiment ajouter la reine detes joyeux hommes, brave Robin, s’écria le roi, et tu as raisond’être fier d’inspirer un tendre amour à une aussi charmantecréature. Chère dame, continua le roi, permettez-moi de saluer envous la souveraine du grand bois de Sherwood et de vous rendre leshommages d’un sujet fidèle.

En achevant ces mots, le roi mit un genou enterre, prit la blanche main de Marianne et l’effleurarespectueusement.

– Votre courtoisie est grande, sir abbé,dit Marianne d’un ton modeste, mais veuillez vous souvenir, je vousprie, qu’il ne sied pas à un homme de votre saint caractère des’incliner ainsi devant une femme ; vous ne devez rendre qu’àDieu ce témoignage d’humilité et de respect.

– Voilà une réprimande bien morale pourla femme d’un simple forestier, murmura le roi en allant reprendresa place sous l’arbre du Rendez-Vous.

– Sir abbé, voici ma femme ! criaWill en entraînant Maude sur les pas de Richard. Le prince regardaMaude et dit en souriant :

– Cette belle personne est sans doute ladame qui ferait honneur au palais d’un roi ?

– Oui, messire, dit Will.

– Eh bien ! mon ami, reprit Richard,je partage ton opinion et si tu veux bien me le permettre, jeprendrai un baiser sur les belles joues de celle que tu aimes.

William sourit, et le roi, qui prit ce sourirepour une réponse affirmative, embrassa galamment la jeunefemme.

– Laissez-moi vous dire un mot àl’oreille, sir abbé, dit Will en se rapprochant du roi qui se prêtaavec complaisance aux désirs du jeune homme. Vous êtes un homme degoût, continua Will et vous n’aurez jamais rien à craindre dans laforêt de Sherwood. À dater d’aujourd’hui, je vous promets uneréception cordiale chaque fois qu’un heureux hasard vous conduiraau milieu de nous.

– Je te rends grâce pour ta courtoisie,bon yeoman, dit le roi avec gaieté. Ah ! ah ! mais quevois-je encore ? s’écria Richard les yeux attachés sur lessœurs de Will, qui, accompagnées de Lilas, se présentaient devantlui. En vérité, mes garçons, vos dryades sont de véritables fées.– Le roi prit la main de la jeune Lilas. – Par NotreDame ! murmura-t-il, je ne croyais pas qu’il pût exister unefemme aussi belle que l’est ma douce Bérengère ; mais, sur monâme ! je suis forcé de reconnaître que cette enfant l’égale encandeur et en beauté. Ma mignonne, dit le roi en serrant la petitemain qu’il tenait dans les siennes, tu as fait choix d’uneexistence bien dure, bien dépourvue des plaisirs de ton âge. Necrains-tu pas, pauvre enfant, que les vents orageux de cette forêtne viennent à détruire ta frêle vie, comme ils détruisent lesjeunes fleurs ?

– Mon père, répondit doucement Lilas, levent se mesure à la force des arbrisseaux ; il épargne lesplus faibles. Je suis heureuse ici : une personne qui m’estchère habite le vieux bois et auprès d’elle je ne connais pas ladouleur.

– Tu as raison d’avouer ton amour sil’homme que tu aimes est digne de toi, ma douce enfant, réponditRichard.

– Il est digne d’un amour plus grandencore que celui que je lui porte, mon père, répondit Lilas, etcependant je l’aime aussi tendrement qu’il m’est possibled’aimer.

En achevant ces mots, la jeune femme rougit,les grands yeux bleus de Richard attachaient sur elle un regard siardent, que, saisie d’une indéfinissable crainte, elle retiradoucement sa main de l’étreinte du roi et alla s’asseoir auprès deMarianne.

– Je t’avoue, maître Robin, dit le roi,que, dans l’Europe entière, il n’y a pas une seule cour qui puissese vanter de réunir autour d’un trône autant de femmes jeunes etbelles que j’en vois autour de nous. J’ai vu les femmes de diverspays et je n’ai rencontré nulle part la tranquille et suave beautédes femmes saxonnes. Je veux être maudit si une seule des fraîchesfigures qu’embrasse mon regard ne vaut pas une centaine des fillesde l’Orient ou de toute autre race étrangère.

– Je suis heureux de vous entendre parlerainsi, sir abbé, dit Robin ; vous me prouvez une fois de plusque le pur sang anglais coule dans vos veines. Je ne puis me poseren juge sur un point aussi délicat, parce que j’ai peu voyagé, etque, audelà du Derbyshire et du Yorkshire, je n’en connais rien.Néanmoins, je suis fort porté à dire avec vous que les femmessaxonnes sont les plus belles femmes du monde.

– Bien certainement elles sont les plusbelles, s’écria Will d’un ton décidé. J’ai traversé une grandepartie du royaume de France et je puis certifier que je n’ai pasrencontré une seule dame ou demoiselle qui puisse être comparée àMaude. Maude est l’idéal de la beauté anglaise ; voilà monopinion.

– Vous avez servi ? demanda le roien attachant sur le jeune homme un regard attentif.

– Oui, messire, répondit William ;j’ai servi le roi Henri en Aquitaine, en Poitou, à Harfleur, àÉvreux, à Beauvais, à Rouen et dans bien d’autres places.

– Ah ! ah ! exclama le roi endétournant la tête, dans la crainte que Will ne finît parreconnaître son visage. Robin Hood, continua-t-il, vos gens sedisposent à recommencer les jeux ; je serais bien aised’assister à de nouveaux exercices.

– Il va être fait selon votre désir,messire ; je vais vous montrer comment je m’y prends pourformer la main de mes archers. Much, cria Robin, faites placer surles baguettes du tir des guirlandes de roses.

Much exécuta l’ordre qu’il venait de recevoiret bientôt le haut de la baguette se montra perpendiculairement àtravers le cercle formé par les fleurs.

– Maintenant, mes garçons, cria Robin,visez la baguette ; celui qui manquera son coup me fera dond’une bonne flèche et recevra un soufflet. Attention, car, parNotre Dame ! je n’épargnerai pas les nigauds, il est bienentendu que je tire avec vous et que, en cas de maladresse, jesubirai la même punition.

Plusieurs forestiers manquèrent le but etreçurent avec bonne grâce un vigoureux soufflet. Robin Hood brisala baguette en morceaux, une autre fut mise à sa place ; Willet Petit-Jean manquèrent le but et, au milieu des éclats de rire detous les assistants, ils reçurent la récompense de leurmaladresse.

Robin envoya le dernier coup ; mais,désirant montrer au faux abbé que dans un pareil cas il n’y avaitaucune distinction entre ses hommes et lui, il manquavolontairement la baguette.

– Ah ! ah ! cria un yeomanétonné, vous vous êtes écarté du but, maître !

– C’est ma foi vrai, et je mérite lapunition. Lequel de vous se charge de me caresser la joue ?Toi, Petit-Jean, tu es le plus fort de nous tous et tu saurasfrapper ferme.

– Je n’y tiens pas le moins du monde,répondit Jean ; la mission est désagréable, en ce sens qu’elleme brouillerait à jamais avec ma main droite.

– Eh bien ! Will, je m’adresse àtoi.

– Merci, Robin ; je refuse de toutmon cœur de te faire ce plaisir.

– Je refuse également, dit Much.

– Moi aussi ! cria un homme.

– Et nous de même, ajoutèrent lesforestiers d’une commune voix.

– Tout cela est d’un enfantillageridicule, dit Robin d’un ton sévère ; je n’ai pas hésité àpunir ceux qui s’étaient mis en faute, vous devez me traiter avecla même égalité, et par conséquent avec autant de rigueur. Puisqueaucun de mes hommes n’ose porter la main sur moi, c’est à vous, sirabbé, qu’il appartient de vider la question. Voici ma meilleureflèche, et je vous prie, messire, de me servir aussi largement quej’ai servi mes archers maladroits.

– Je n’ose prendre sur moi de tesatisfaire, mon cher Robin, répondit le roi en riant ; carj’ai la main lourde et je frappe un peu fort.

– Je ne suis ni sensible ni délicat, sirabbé ; prenez-en à votre aise.

– Tu le veux absolument ? dit le roien mettant à découvert son bras musculeux ; eh bien ! tuvas être servi à souhait.

Le coup fut si rudement appliqué que Robintomba à la renverse ; mais il se releva aussitôt.

– Je confesse à Dieu, dit-il, les lèvressouriantes et le visage tout empourpré, que vous êtes le plusrobuste moine de la joyeuse Angleterre. Il y a trop de force dansvotre bras pour la tranquillité d’un homme qui exerce une sainteprofession et je parie ma tête (elle est estimée quatre cents écusd’or) que vous savez mieux tenir un arc ou jouer du bâton queporter une croix.

– C’est possible, répondit le roi enriant ; ajoutons même, si tu veux, manier une épée, une lanceou un bouclier.

– Votre discours et votre manière d’êtrerévèlent plutôt un homme habitué à la vie aventureuse du soldatqu’un pieux serviteur de la très sainte Église, reprit Robin enexaminant le roi avec attention ; je désirerais beaucoupsavoir qui vous êtes, car d’étranges pensées me viennent àl’esprit.

– Chasse ces pensées, Robin Hood, et necherche pas à découvrir si je suis ou non l’homme que je représentedevant toi, répondit vivement le prince.

Le chevalier Richard de la Plaine, qui étaitabsent depuis le matin, parut en ce moment au centre du groupe ets’approcha de Robin. En apercevant le roi, le chevaliertressaillit, car la figure du prince lui était parfaitement connue.Il regarda Robin, le jeune homme paraissait ignorer complètement lerang élevé de son hôte.

– Connais-tu le nom de celui qui porte lecostume d’un moine supérieur ? demanda sir Richard à voixbasse.

– Non, répondit Robin ; mais jecrois avoir découvert depuis quelques minutes que ces cheveux rouxet ces grands yeux bleus ne peuvent appartenir qu’à un seul hommeau monde, à…

– Richard Cœur-de-Lion, roid’Angleterre ! s’écria involontairement le chevalier.

– Ah ! ah ! fit le faux moineen se rapprochant. Robin Hood et sir Richard tombèrent àgenoux.

– Je reconnais maintenant l’augustevisage de mon souverain, dit le chef des outlaws ; c’est biencelui de notre bon roi Richard d’Angleterre. Que Dieu protège SaVaillante Majesté ! – Un bienveillant sourire épanouitles lèvres du roi.

– Sire, continua Robin sans quitterl’humble posture qu’il avait prise, Votre Majesté connaîtmaintenant qui nous sommes : des proscrits chassés de lademeure de nos pères par une injuste et cruelle oppression. Pauvreset sans abri, nous avons cherché un refuge dans la solitude desbois ; nous avons vécu de chasse, d’aumônes, exigées sansdoute, mais sans violence et avec les formes de la plus prévenantecourtoisie ; on nous donnait de bonne ou de mauvaise grâce,mais nous ne prenions pas sans être bien certains que celui quirefusait de venir au secours de notre misère portait dans sonescarcelle la rançon d’un chevalier. Sire, j’implore de VotreMajesté, la grâce de mes compagnons et celle de leur chef.

– Lève-toi, Robin Hood, répondit leprince avec bonté et fais-moi connaître la raison qui t’a engagé àme prêter le secours de tes braves archers à l’assaut de labaronnie de Nottingham.

– Sire, reprit Robin Hood, qui tout enobéissant à l’ordre du roi, se tint respectueusement incliné devantlui, Votre Majesté est l’idole des cœurs vraiment anglais. Vosactions, si dignes de l’estime générale, vous ont fait conquérir lagracieuse qualification du plus brave des braves, de l’homme aucœur de lion, qui en loyal chevalier, triomphe en personne de sesennemis et étend sur les malheureux sa généreuse protection. Leprince Jean méritait la disgrâce de Votre Majesté et lorsque j’aiappris la présence de mon roi devant les murs du château deNottingham, je me suis secrètement placé sous ses ordres. VotreMajesté a pris le château qui servait de refuge au prince rebelle,ma tâche était remplie et je me suis retiré sans rien dire, parceque la conscience d’avoir loyalement servi mon roi satisfaisait mesplus intimes désirs.

– Je te remercie cordialement de tafranchise, Robin Hood, répondit Richard, et l’affection que tu meportes m’est fort agréable. Tu parles et tu agis en honnêtehomme ; je suis content et j’accorde grâce pleine et entièreaux joyeux hommes de la forêt de Sherwood. Tu as eu entre les mainsun bien grand pouvoir, celui de faire le mal et tu n’as pas mis enœuvre cette dangereuse puissance. Tu as secouru les pauvres et ilssont nombreux dans le pays de Nottingham. Tu n’as pénétré decourtoises contributions que sur les riches Normands et cela poursubvenir aux besoins de ta bande. J’excuse tes fautes ; ellesont été les naturelles conséquences d’une position tout à faitexceptionnelle : seulement, comme les lois forestières ont étéviolées, comme les princes de l’Église et les seigneurs suzerainsse sont trouvés dans l’obligation de laisser entre tes mainsquelques bribes de leurs immenses trésors, ton pardon demande lavalidité d’un écrit pour que tu puisses vivre désormais à l’abri detout reproche et de toute poursuite. Demain, en présence de meschevaliers, je proclamerai hautement que le bas de proscription quite place plus bas que le dernier des serfs du royaume estcomplètement annulé. Je te rends, à toi et à tous ceux qui ontpartagé ton aventureuse existence, les droits et les privilègesd’un homme libre. J’ai dit, et je jure de maintenir ma parole parla grâce du Dieu tout puissant.

– Vive Richard Cœur-de-Lion !crièrent les chevaliers.

– Que la sainte Vierge protège à jamaisVotre Majesté ! dit Robin Hood d’une voix émue ; et,mettant un genou en terre, il baisa respectueusement la main dugénéreux prince.

Cet acte de gratitude accompli, Robin sereleva, sonna du cor et les joyeux hommes, différemment occupés,les uns à tirer de l’arc, les autres à exercer leur adresse aumaniement du bâton, abandonnèrent aussitôt leurs occupationsrespectives et vinrent se grouper en cercle autour de leur jeunechef.

– Braves compagnons, dit Robin, metteztous un genou en terre et découvrez vos têtes : vous êtes enprésence de notre légitime souverain, du roi bien-aimé de lajoyeuse Angleterre, de Richard Cœur-de-Lion ! Rendez hommage ànotre noble maître et seigneur ! – Les proscrits obéirentà l’ordre de Robin et, tandis que la troupe se tenait humblementinclinée devant Richard, Robin lui fit connaître la clémence dusouverain. – Et maintenant, ajouta le jeune homme, faitesretentir la vieille forêt de vos hourras joyeux ; un grandjour s’est levé pour nous, mes garçons ; vous êtes libres parla grâce de Dieu et du noble Richard !

Les joyeux hommes n’eurent pas besoin derecevoir un nouvel encouragement à la manifestation de leur joieintérieure ; ils poussèrent un hourra tellement formidablequ’il n’y a rien d’extraordinaire à supposer qu’il ait été entenduà deux milles de l’arbre du Rendez-Vous.

Cette bruyante clameur apaisée, Richardd’Angleterre reprit la parole et invita Robin à l’accompagner auchâteau de Nottingham avec toute sa troupe.

– Sire, répondit Robin, le flatteur désirque Votre Majesté daigne me témoigner remplit mon cœur d’uneindicible joie. J’appartiens corps et âme à mon souverain et, s’ilveut bien le permettre, je ferai choix parmi mes hommes de centquarante archers qui seront, avec un dévouement absolu, les humblesserviteurs de Votre très Gracieuse Majesté.

Le roi, aussi flatté qu’il était surpris del’humble maintien en sa présence de l’héroïque outlaw, remerciacordialement Robin Hood et, en l’engageant à renvoyer ses hommes àleurs jeux un instant interrompus, il prit une coupe sur la table,la remplit jusqu’aux bords, l’avala d’un trait et dit avec uneexpression de gaieté familière et curieuse :

– Et maintenant, ami Robin, dis-moi, jete prie, qui est ce géant là-bas : car il me serait difficilede désigner autrement le gigantesque garçon qui a été doué par leciel d’une aussi honnête figure. Sur mon âme, je m’étais crujusqu’à ce jour d’une taille extraordinaire et je vois bien que sij’étais placé aux côtés de ce gaillard-là j’aurais l’air d’uninnocent poulet. Quelle carrure de membres ! quellevigueur ! Cet homme est admirablement bâti.

– Il est aussi admirablement bon, sire,répondit Robin ; sa force est prodigieuse : il arrêteraità lui seul la marche d’un corps d’armée et il s’attendrit avec lanaïve candeur d’un enfant au récit d’une histoire touchante.L’homme qui a l’honneur d’attirer l’attention de Votre Majesté estmon frère, mon compagnon, mon meilleur ami ; il a un cœurd’or, un cœur fidèle comme l’acier de son invincible épée. Il maniele bâton avec une adresse tellement surprenante qu’il n’y a pasd’exemple qu’il ait jamais été vaincu ; avec cela, il est leplus habile archer de tout le pays et le plus brave garçon de toutela terre.

– Voilà, en vérité, des éloges qui mesont doux à entendre, Robin, répondit le roi ; car celui quite les inspire est digne d’être ton ami. Je désire causer un peuavec cet honnête yeoman. Comment le nommes-tu ?

– Jean Naylor, sire ; mais nousl’appelons Petit-Jean, en considération de la médiocrité de sataille.

– Par la messe ! s’écria le roi enriant, une bande de semblables Petits-Jeans eût fort épouvanté ceschiens d’infidèles. Hé ! bel arbre forestier, tour deBabylone, Petit-Jean, mon garçon, viens auprès de moi, je désiret’examiner de plus près.

Jean s’approcha la tête découverte et attenditd’un air de tranquille assurance les ordres de Richard.

Le roi adressa au jeune homme quelquesquestions relatives à la force extraordinaire de ses muscles,essaya de lutter avec lui et fut respectueusement vaincu par songigantesque partenaire. Après cet essai, le roi se mêla aux jeux etaux exercices des joyeux hommes aussi naturellement que s’il eûtété un de leurs camarades et déclara enfin que depuis bienlongtemps il n’avait passé une journée aussi agréable.

Cette nuit-là, le roi d’Angleterre dormit sousla garde des outlaws de la forêt de Sherwood et le lendemain, aprèsavoir fait honneur à un excellent déjeuner, il se prépara àreprendre le chemin de Nottingham.

– Mon brave Robin, dit le prince, peux-tumettre à ma disposition des vêtements semblables à ceux que portenttes hommes ?

– Oui, sire.

– Eh bien ! fais-moi donner, ainsiqu’à mes chevaliers, un costume pareil au tien et nous aurons ànotre entrée à Nottingham une scène quelque peu divertissante. Nosgens d’office sont toujours extraordinairement empressés lorsqu’ilssentent que le voisinage d’un supérieur le met à même de surveillerleur conduite et je suis certain que le brave shérif et sesvaillants soldats nous donneront des preuves de leur invinciblebravoure.

Le roi et ses chevaliers revêtirent lescostumes choisis par Robin et après un galant baiser donné àMarianne en l’honneur de toutes les dames, Richard, entouré deRobin Hood, de Jean, de Will Écarlate, de Much et de cent quarantearchers, s’achemina gaiement vers sa seigneuriale demeure.

Aux portes de la ville de Nottingham, Richarddonna l’ordre à sa suite de pousser un hourra de victoire.

Ce hourra formidable attira les citoyens surle seuil de leurs maisons respectives et, à la vue d’un corps desjoyeux hommes armés jusqu’aux dents, ils pensèrent que le roi avaitété tué par les outlaws et que les proscrits, aguerris par leursanglant triomphe descendaient sur la ville pour massacrer tous leshabitants. Éperdus d’épouvante, les pauvres gens s’élancèrent endésordre, les uns dans le recoin le plus obscur de leur demeure,les autres tout droit devant eux. D’autres sonnèrent le tocsin,firent un appel aux troupes de la ville et cherchèrent le grandshérif, qui, par un miracle étrange, devint tout à faitinvisible.

Les troupes du roi allaient faire une sortiedangereuse pour les outlaws, lorsque leurs chefs, peu désireuxd’entrer en lutte sans connaître la cause du combat, mirent unfrein à leur belliqueuse ardeur.

– Voici nos guerriers, dit Richard enconsidérant d’un air narquois les craintifs défenseurs de laville ; il me semble que les citoyens ainsi que les soldatstiennent à l’existence. Le shérif est absent, les chefstremblent ; vive Dieu ! ces lâches mériteraient unecorrection exemplaire.

À peine le roi achevait-il cette réflexion peuflatteuse pour les citoyens de Nottingham, que ses troupespersonnelles, précédées d’un capitaine, sortirent en toute hâte duchâteau, en ligne de bataille et la lance en arrêt.

– Par saint Denis ! mes gaillards neplaisantent pas ! s’écria le roi en portant à ses lèvres lecor qui lui avait été remis par Robin.

Il sonna deux fois un appel désigné à l’avanceau capitaine de ses gardes, et celui-ci, reconnaissant le signalnoté par le prince, fit mettre bas les armes et attenditrespectueusement l’approche de son souverain. La nouvelle du retourde Richard d’Angleterre, triomphalement accompagné par le princedes proscrits, se répandit aussi rapidement que s’était répandue lanouvelle de l’approche des outlaws en disposition sanguinaire. Lescitoyens, qui s’étaient prudemment séquestrés, dans les profondeursde leurs maisons, en sortirent le visage pâle, mais le sourire surles lèvres ; et, sitôt qu’ils eurent acquis la certitude queRobin Hood et sa bande avaient gagné la faveur du roi, ilss’empressèrent amicalement autour des joyeux hommes, encomplimentant celui-ci, serrant les mains à celui-là, se proclamantà l’envi les amis et les protecteurs de tous. Du sein de la foules’échappaient des cris de joie et de félicitation, et de toute parton entendait ces mots complaisamment répétés : Gloire au nobleRobin Hood ! au brave yeoman, au beau proscrit ! Gloireau tendre et gentil Robin Hood ! Les voix, peu à peuenhardies, acclamèrent si hautement la présence du chef desoutlaws, que Richard, fatigué de cette ascendante clameur, enarriva à s’écrier :

– Par ma couronne et par mon sceptre, ilme semble que c’est toi qui es le roi ici, Robin Hood !

– Ah ! sire, répondit le jeune hommeen souriant avec amertume ; n’attachez ni importance ni valeuraux témoignages de cette apparente amitié ; elle n’est qu’unvague effet de la précieuse faveur dont Votre Majesté comble leproscrit. Un mot du roi Richard peut changer en vociférations dehaine ces clameurs enthousiastes qu’excite ici ma présence, et cesmêmes hommes passeront aussitôt, sans remords ni réflexion, del’éloge au blâme, de l’admiration au mépris.

– Tu dis vrai, mon cher Robin, réponditle roi en riant ; les coquins sont partout les mêmes, et j’aidéjà acquis la preuve du manque de cœur des citoyens de Nottingham.Lorsque je me suis présenté ici avec l’intention de punir le princeJean, ils ont accueilli mon retour d’Angleterre avec une réservepleine de prudence. Pour eux le droit est celui du plus fort, etils ignoraient qu’avec ton aide il me serait facile de m’emparer duchâteau et d’en expulser mon frère. Maintenant, ils nous montrentle beau côté de leur vilaine figure et nous éclaboussent de leurvile flatterie. Ainsi va le monde. Laissons là ces misérables etpensons à nous. Je t’ai promis, mon cher Robin, une noblerécompense pour le service que tu m’as rendu ; formule tondésir ; le roi Richard n’a qu’une parole, il tient et réalisetoujours les engagements qu’il contracte.

– Sire, répondit Robin, Votre GracieuseMajesté me rend heureux au-delà de toute expression en merenouvelant l’offre de son généreux appui ; je l’accepte pourmoi, pour mes hommes et pour un chevalier qui, frappé de disgrâcepar le roi Henri, a été obligé de chercher un refuge dans l’asileprotecteur de la forêt de Sherwood. Ce chevalier, sire, est unhomme plein de cœur, un digne père de famille, un brave Saxon, etsi Votre Majesté veut me faire l’honneur d’écouter l’histoire desir Richard Gower de la Plaine, je suis assuré qu’elle voudra bienm’accorder la demande que je me permettrai de lui faire.

– Nous t’avons donné notre parole de roide t’accorder toutes les grâces qu’il te plaira d’implorer de nous,ami Robin, répondit affectueusement Richard ; parle sanscrainte, et dis-nous par quel concours de circonstances cechevalier est tombé dans la disgrâce de mon père.

Robin s’empressa d’obéir aux ordres du roi, etil raconta le plus brièvement possible l’histoire du chevalier dela Plaine.

– Par Notre Dame ! s’écria Richard,ce bon chevalier a été cruellement traité, et tu as noblement agien lui venant en aide. Mais il ne sera pas dit, brave Robin Hood,que tu puisses dans ce cas encore, avoir surpassé le roid’Angleterre en grandeur d’âme et en générosité. Je veux, à montour, protéger ton ami ; fais-le venir en notre présence.

Robin appela le chevalier, et celui-ci, lecœur agité par les émotions d’une douce espérance, se présentarespectueusement devant le prince.

– Sir Richard de la Plaine, ditgracieusement le roi, ton vaillant ami Robin Hood vient dem’apprendre les malheurs qui ont frappé ta famille, les dangersauxquels tu as été exposé. Je suis heureux de pouvoir, en terendant justice, témoigner à Robin l’admiration sincère et l’estimeprofonde que m’inspirent sa conduite. Je te remets en possession detes biens et pendant un an tu seras libéré de tout impôt et detoute contribution. Outre cela, j’anéantis le décret debannissement lancé contre toi, afin que le souvenir de cet acteinjuste soit complètement effacé, même de la mémoire de tesconcitoyens. Rends-toi au château ; les lettres de grâcepleine et entière te seront délivrées par nos ordres. Quant à toi,Robin Hood, demande encore quelque chose à celui qui ne croirajamais avoir payé sa dette de reconnaissance même après avoirsatisfait à tous tes désirs.

– Sire, dit le chevalier en mettant ungenou en terre, comment puis-je vous témoigner la gratitude quiremplit mon cœur ?

– En me disant que tu es heureux,répondit gaiement le roi ; en me promettant de ne plusoffenser les membres de la très sainte Église. – Sir Richardbaisa la main du généreux prince et s’effaça discrètement dans lesgroupes réunis à quelques pas du roi. – Eh bien ! monbrave archer, répondit le prince en se tournant vers Robin Hood,que désires-tu de moi ?

– Rien pour le moment, sire ; plustard, si Votre Majesté veut bien le permettre, je lui demanderaiune dernière faveur.

– Elle te sera accordée. Maintenant,rendons-nous au château ; nous avons reçu dans la forêt deSherwood une généreuse hospitalité, et il faut espérer que lechâteau de Nottingham offrira quelques ressources pour composer unroyal festin. Tes hommes ont une excellente manière de préparer lavenaison, et la fraîcheur de l’air, la fatigue de la marche nousavaient singulièrement aiguisé l’appétit, car nous avons mangé envéritable gourmand.

– Votre Majesté avait le droit de mangerà sa guise, répondit Robin en riant, puisque le gibier était sonpropre bien.

– Notre bien ou celui du premier chasseurvenu, repartit gaiement le roi ; et si tout le monde faitsemblant de croire que les daims de la forêt de Sherwood sont notreexclusive propriété, il y a bien un certain yeoman de ton intimeconnaissance, mon Robin, et les trois cents compagnons qui formentsa joyeuse troupe, qui se sont fort peu inquiétés des prérogativesde la couronne.

Tout en causant, Richard se dirigeant vers lechâteau, et les acclamations enthousiastes de la populaceaccompagnèrent de leur bruyante clameur le roi d’Angleterre et lecélèbre proscrit jusqu’aux portes du vieux manoir.

Le généreux prince réalisa le jour même lapromesse qu’il avait faite à Robin Hood ; il signa un acte quiannulait le ban de proscription et remettait le jeune homme enpossession de ses droits et de ses titres aux biens et aux dignitésde la famille de Huntingdon.

Dès le lendemain de cet heureux jour, Robinréunit ses hommes dans une des cours du château et leur annonça lechangement inespéré de sa fortune. Cette nouvelle remplit les cœursdes braves yeomen d’une joie sincère ; ils aimaient tendrementleur chef, et ils refusèrent, d’un commun accord, la liberté queRobin voulait leur rendre. Il fut donc arrêté, séance tenante, queles joyeux hommes cesseraient à l’avenir de lever des contributionssur les Normands et sur les ecclésiastiques, et qu’ils seraientnourris et vêtus aux frais de leur noble maître, Robin Hood, devenule riche comte de Huntingdon.

– Mes garçons, ajouta Robin, puisque vousdésirez vivre auprès de moi et m’accompagner à Londres si lesordres de notre bien aimé souverain m’y conduisent, vous allez mejurer de ne jamais révéler à personne la situation de notre cave.Réservons-nous ce précieux refuge en prévision de nouveauxmalheurs.

Les hommes firent à haute voix le sermentdemandé par leur chef, et Robin les engagea à faire sans retardleurs préparatifs de départ.

Le 30 mars 1194, la veille de son départ pourLondres, Richard tint conseil au château de Nottingham, et, aunombre des choses importantes qui furent traitées, se trouval’établissement des droits de Robin Hood au comté de Huntingdon. Leroi témoigna d’une façon péremptoire son désir de rendre à Robinles propriétés détenues par l’abbé de Ramsey, et les conseillers deRichard lui promirent formellement de terminer à son entièresatisfaction l’acte de justice qui devait réparer les malheurs sicourageusement supportés par le noble proscrit.

Chapitre 13

 

Avant de s’éloigner, peut-être pour toujours,de l’antique forêt qui lui avait servi d’asile, Robin Hood éprouvaun regret si vif du passé, une appréhension de l’avenir si peu enharmonie avec la perspective que lui avaient fait entrevoir lesgénéreuses promesses de Richard, qu’il résolut d’attendre sousl’abri protecteur de sa demeure de feuillage le résultat définitifdes engagements contractés par le roi d’Angleterre.

Ce fut pour Robin une heureuse déterminationque celle qui le retint à Sherwood, car le sacre de Richard, quieut lieu à Winchester peu de temps après son retour à Londres,absorba si bien les esprits, qu’il rendit inopportune toutedémarche tendant à rappeler les droits reconnus, mais nonproclamés, du jeune comte de Huntingdon.

Les fêtes du couronnement terminées, Richardpartit pour le continent, où l’appelait un vif désir de vengeancecontre Philippe de France, et confiant en la parole donnée par sesconseillers, il leur laissa le soin de rétablir la fortune du braveRobin Hood.

Le baron de Broughton (l’abbé de Ramsey), quijouissait toujours des biens de la famille de Huntingdon, mit enœuvre tout son crédit et les ressources de son immense fortune,pour retarder l’exécution du décret rendu par Richard en faveur duvéritable héritier des titres et du domaine de ce richecomté ; mais, tout en se ménageant des protecteurs et desamis, le prudent baron ne tentait pas de s’opposer ouvertement auxactes émis par la volonté de Richard, il se contentait de demanderdu temps, de combler le chancelier des plus riches cadeaux, et d’enarriver ainsi à se maintenir dans la tranquille possession dupatrimoine qu’il avait usurpé.

Pendant que Richard se battait en Normandie,pendant que l’abbé de Ramsey gagnait à sa cause la chancellerietout entière, Robin Hood attendait avec confiance le message quidevait lui apprendre son entrée en possession de la fortune de sonpère.

Onze mois de passive attente affaiblirent larobuste patience du jeune homme ; il s’arma de courage et,fort de la bienveillance que lui avait témoignée le roi à sonpassage à Nottingham, il adressa une requête à Hubert Walter,archevêque de Cantorbéry, gardien des sceaux d’Angleterre et grandjusticier du royaume. La demande de Robin Hood parvint à sadestination, l’archevêque en prit connaissance ; mais si cettedemande si juste ne fut pas ouvertement repoussée, elle resta sansréponse et fut considérée comme non avenue.

Le mauvais vouloir de ceux qui s’étaient faitfort de rendre à Robin Hood les biens de sa maison se manifestaitpar cette inertie, et le jeune homme devina sans peine qu’une luttes’engageait sourdement contre lui. Par malheur, l’abbé de Ramsey,devenu baron de Broughton, comte de Huntingdon, était un adversairetrop redoutable pour qu’il fût possible, en l’absence de Richard,de tenter contre lui la moindre représaille. Aussi Robin résolut-ilde fermer les yeux sur les injustices dont il était la victime, etd’attendre sagement le retour du roi d’Angleterre.

Cette décision prise, Robin Hood envoya unsecond message au grand justicier. Il lui témoigna un vifmécontentement de la visible protection qu’il accordait à l’abbé deRamsey, et lui déclara que, tout en espérant une prompte justice deRichard à sa rentrée en Angleterre, il se remettait à la tête de sabande et continuerait de vivre, comme par le passé, dans la forêtde Sherwood.

Hubert Walter n’accorda aucune attentionapparente à la seconde missive de Robin ; mais, tout enprenant de sévères mesures pour rétablir l’ordre et la tranquillitépar toute l’Angleterre, tout en détruisant les nombreuses bandesd’hommes rassemblées dans les différentes parties du royaume,l’archevêque laissa en repos le protégé de Richard et ses joyeuxcompagnons.

Quatre années s’écoulèrent dans le calmetrompeur qui précède les orages du ciel et les bouleversementsrévolutionnaires. Un matin, la nouvelle de la mort de Richard tombacomme la foudre sur le royaume d’Angleterre et jeta l’épouvantedans tous les cœurs. L’avènement au trône du prince Jean, quisemblait avoir pris à tâche de soulever contre lui une haineuniverselle, fut le signal d’une série de crimes et de honteusesviolences.

Pendant le cours de cette désastreuse période,l’abbé de Ramsey traversa, accompagné d’une suite nombreuse, laforêt de Sherwood pour se rendre à York, et fut arrêté par Robin.Fait prisonnier, ainsi que son escorte, l’abbé ne put obtenir saliberté qu’au prix d’une rançon considérable. Il paya, tout enmaugréant, tout en se promettant une éclatante revanche, et cetterevanche ne se fit pas attendre.

L’abbé de Ramsey s’adressa au roi et Jean, quiavait, à cette époque, grandement besoin de l’appui de la noblesse,prêta l’oreille aux plaintes du baron et envoya, séance tenante,une centaine d’hommes commandés par sir William de Gray, frère aînéde Jean Gray, favori du roi, à la poursuite de Robin Hood, avecordre de tailler en morceaux la bande tout entière.

Le chevalier de Gray, qui était normand,exécrait les Saxons, et mû par ce sentiment de haine, il jura dedéposer bientôt aux pieds de l’abbé de Ramsey la tête de sonimpudent adversaire.

La soudaine arrivée d’une compagnie de soldatsrevêtus de cottes de mailles et à l’extérieur belliqueux, jeta unepanique générale dans la petite ville de Nottingham ; maislorsque l’on apprit d’elle que le but de sa marche était la forêtde Sherwood et l’extermination de la bande de Robin, la terreur fitplace au mécontentement, et quelques hommes dévoués aux proscritscoururent les avertir du malheur qui allait fondre sur eux.

Robin Hood reçut la nouvelle en homme qui setient sur ses gardes et qui attend d’un moment à l’autre lesreprésailles d’un ennemi cruellement offensé, et il ne mit pas unseul instant en doute la coopération que l’abbé de Ramsey avaitprise à cette rapide expédition. Robin réunit ses hommes et lesprépara à opposer à l’attaque des Normands une vigoureuse défense,puis il envoya sur-le-champ, à la rencontre de ses ennemis, unhabile archer qui, déguisé en paysan, devait s’offrir aux soldatspour les conduire à l’arbre connu de tout le comté comme étant lepoint de ralliement à la bande des joyeux hommes.

Cette ruse si simple, et qui avait déjà renduà Robin de très grands services, réussit complètement une foisencore, et le chevalier de Gray accepta sans défiance les offres del’envoyé de Robin. Le complaisant forestier se mit donc à la têtede la troupe, et il la promena à travers les buissons, les hallierset les ronces pendant trois heures, sans paraître s’apercevoir queles cottes de mailles rendaient la marche fort difficile auxmalheureux soldats. Enfin, lorsque ceux-ci furent accablés du poidsécrasant de leur armure, lorsqu’ils furent anéantis de fatigue, leguide les conduisit, non à l’arbre du Rendez-Vous, mais au centred’une vaste clairière entourée d’ormes, de hêtres et de chênesséculaires. Sur cet emplacement, dont le terrain était couvert d’ungazon aussi frais et aussi uni que l’est celui d’une pelouse devantla porte d’un château, se tenait, les uns debout, les autrescouchés, la bande entière des joyeux hommes.

La vue de l’ennemi en apparence désarmé ranimales forces des soldats ; sans songer au guide, qui s’étaitdéjà glissé dans les rangs des outlaws, ils jetèrent un cri detriomphe et s’élancèrent impétueusement à la rencontre desforestiers. À la grande surprise des Normands, les joyeux hommesquittèrent à peine la pose nonchalante qu’ils avaient prise, etpresque sans changer de place, ils levèrent au-dessus de leurstêtes leurs immenses bâtons et les firent tournoyer en éclatant derire.

Exaspérés par ce dérisoire accueil, lessoldats se jetèrent confusément l’épée à la main sur lesforestiers, et ceux-ci, sans manifester la moindre émotion,courbèrent les unes après les autres les armes menaçantes sous deformidables coups de bâton : puis, avec une rapiditéétourdissante, ils sanglèrent de coups mortels la tête et lesépaules des Normands. Le bruit sourd que rendaient les cottes demailles et les casques se mêlait aux cris des soldats terrassés,aux clameurs des yeomen, qui semblaient non défendre leur vie, maisexercer leur adresse contre des corps inertes.

Sir William de Gray, qui dirigeait lesmouvements des soldats, voyait avec rage tomber autour de lui lameilleure partie de sa troupe, et il maudissait de tout son cœurl’idée qu’il avait eue de revêtir ses soldats d’un accoutrementaussi lourd. L’adresse et l’agilité du corps étaient les premierséléments d’une victoire déjà si incertaine dans un combat livré àdes hommes d’une force prodigieuse, et les Normands pouvaient àpeine se mouvoir sans la fatigue d’un grand effort.

Effrayé du résultat probable d’une déroutecomplète, le chevalier fit suspendre le combat et, grâce à lagénérosité de Robin, il put ramener à Nottingham les débris de satroupe.

Il va sans dire que le reconnaissant chevalierse promettait in petto de recommencer l’attaque dès lelendemain avec des hommes plus légèrement vêtus que ne l’étaientles Normands amenés de Londres.

Robin Hood, qui avait deviné les intentionshostiles de sir Gray, rangea ses hommes en ordre de bataille dansle même endroit où avait eu lieu le combat de la veille, etattendit tranquillement l’apparition des soldats qui avaient étérencontrés, à deux milles de l’arbre du Rendez-Vous, par un desforestiers envoyés en batteurs d’estrade, dans les différentesparties de la forêt avoisinant Nottingham.

Cette fois-ci, les Normands avaient endossé leléger costume des archers ; ils étaient armés d’arcs, deflèches, de petites épées et de boucliers.

Robin Hood et ses hommes étaient à leur postedepuis une heure environ et les soldats attendus ne paraissaientpas. Le jeune homme commençait à croire que ses ennemis avaientchangé d’avis, lorsqu’un archer accourut en toute hâte, d’un posteoù il avait été placé en sentinelle, annoncer à Robin que lesNormands, égarés en route, marchaient directement vers l’arbre duRendez-Vous, où les femmes s’étaient rassemblées par ordre deRobin.

Cette nouvelle frappa Robin d’un pressentimentfuneste ; il devint très pâle et dit à ses hommes :

– Courons au-devant des Normands, il fautles arrêter en chemin ; malheur à eux et à nous s’ils arriventauprès de nos femmes !

Les forestiers s’élancèrent comme un seulhomme du côté de la route suivie par les soldats, se promettant deleur barrer le chemin ou de gagner avant eux l’arbre duRendez-Vous ; mais les soldats avaient déjà une avance tropconsidérable pour qu’il fût possible de les arrêter ou même d’allerassez vite pour prévenir quelque effroyable malheur. Les mœurs, oupour mieux dire le dérèglement de cette époque de barbarie,faisaient craindre à Robin et à ses compagnons les cruellesreprésailles d’une réunion de femmes complètement isolées.

Les Normands atteignirent bientôt l’arbre duRendez-Vous. À leur vue, les femmes se levèrent épouvantées,jetèrent des cris de terreur et s’enfuirent éperdues dans toutesles directions qui se trouvaient ouvertes devant elles. Sir Williamjugea d’un coup d’œil tout le parti que sa haine contre les Saxonspouvait tirer de l’abandon et de la faiblesse de leurs craintivescompagnes ; il résolut de s’emparer d’elles et de se vengerpar leur mort du mauvais succès de sa première attaque contre RobinHood.

Sur l’ordre de leur chef, les soldats firenthalte, et sir William suivit de l’œil pendant une seconde lesmouvements tumultueux des pauvres effrayées. Une d’elles courait enavant, et ses compagnes tentaient à la fois de la rejoindre et deprotéger sa fuite, Cette visible sollicitude fit comprendre auNormand la supériorité de celle qui dirigeait la marche : ilpensa aussitôt qu’il serait de bonne guerre de la frapper lapremière : il prit son arc ; y mit une flèche et visafroidement. Le chevalier était bon tireur ; la malheureusefemme, atteinte entre les deux épaules, tomba ensanglantée aumilieu de ses compagnons, qui, sans songer à leur propre salut,s’agenouillèrent autour d’elle en poussant des cris déchirants.

Un homme avait vu le geste homicide dumisérable Normand, un homme avait, espérant prévenir le coupfuneste, visé le chevalier au front. La flèche de cet hommeatteignit son but, mais trop tard ; car sir William avait tiréMarianne avant de mourir de la main de Robin Hood.

– Lady Marianne a été frappée !mortellement frappée ! Cette terrible nouvelle vola de boucheen bouche ; elle fit monter les larmes aux yeux de tous cesbraves Saxons qui aimaient leur jeune reine avec une tendresse sansbornes. Quant à Robin, sa douleur tenait du délire ; il neparlait pas, il ne pleurait pas, il se battait, Petit-Jean et luibondissaient comme des tigres altérés de carnage autour desNormands, et ils semaient la mort dans leurs rangs sans jeter uncri, sans desserrer leurs lèvres pâles ; leurs bras agilessemblaient doués d’une force surhumaine : ils vengeaientMarianne, et ils la vengeaient cruellement !

Ce sanglant combat dura deux heures ; lesNormands furent taillés en pièces et n’obtinrent ni grâce nimerci ; un soldat parvint seul à fuir, et alla raconter aufrère de sir William de Gray le dénouement fatal del’expédition.

Marianne avait été transportée dans uneclairière éloignée du champ de bataille, et Robin trouva Maude touten pleurs essayant, mais en vain, d’arrêter le sang qui s’échappaità flots d’une affreuse blessure.

Robin se jeta à genoux auprès deMarianne ; le cœur du jeune homme était gonfléd’angoisse ; il ne pouvait ni parler ni faire un mouvement, etune sorte de râle soulevait sa poitrine ; il étouffait.

À l’approche de Robin, Marianne avait ouvertles yeux et avait tourné vers lui un tendre regard.

– Tu n’es pas blessé, n’est-ce pas, monami ? demanda la jeune femme d’une voix faible et après uneseconde de muette contemplation.

– Non, non, murmura Robin, qui pouvait àpeine desserrer les dents.

– Que la sainte Vierge soit bénie !ajouta Marianne en souriant ; j’ai prié pour toi Notre chèreDame et elle a exaucé ma prière. Ce terrible combat est-il terminé,cher Robin ?

– Oui, chère Marianne ; nos ennemisont disparu, ils ne reviendront plus… Mais parlons de toi, pensonsà toi, tu es… je… sainte mère de Dieu ! s’écria Robin, cettedouleur est au-dessus de mes forces !

– Allons ! du courage, mon cher, monbien-aimé Robin ; lève la tête, regarde-moi, dit Marianne enessayant encore de sourire ; ma blessure est peu profonde,elle guérira ; la flèche a été retirée. Tu sais bien, mon ami,que si j’avais quelque chose à craindre, je serais la première àm’apercevoir que mon heure est venue… Voyons, regarde-moi, cherRobin.

En parlant ainsi, Marianne essayait d’attirerà elle la tête de Robin ; mais cet effort épuisa ses dernièresforces, et, lorsque le jeune homme leva ses yeux en pleurs sur lapauvre blessée, elle était évanouie.

Marianne revint bientôt à elle, et après avoirdoucement consolé son mari, elle manifesta le désir de prendrequelques instants de repos, et tomba bientôt dans un profondsommeil.

Dès que Marianne fut endormie sur le lit demousse ombragé de feuillage, qui lui avait été arrangé par sescompagnons, Robin Hood alla s’informer de l’état de sa troupe. Iltrouva Jean, Will Écarlate et Much occupés à soigner les blessés età faire enterrer les morts. Le nombre des blessés était peuconsidérable, car il se réduisait à une dizaine d’hommesdangereusement atteints, et il n’y avait pas une seule mort àdéplorer parmi les outlaws. Quant aux Normands, comme on le sait,ils avaient vécu, et plusieurs grandes fosses creusées aux coins dela clairière devaient leur servir de sépulcre.

En se réveillant, après trois heures d’unprofond sommeil, Marianne trouva son mari auprès d’elle, etl’angélique créature, voulant encore donner quelque espoirconsolateur à celui qui l’aimait d’un si tendre amour, se pritdoucement à dire qu’elle ne ressentait aucune faiblesse, et que saguérison était prochaine.

Marianne souffrait, Marianne éprouvait unaccablement mortel, et elle savait qu’il n’y avait plus rien àespérer ; mais l’angoisse de Robin déchirait son âme, et ellecherchait à adoucir autant qu’il était en son pouvoir de le faire,le coup funeste dont il allait bientôt être frappé.

Dès le lendemain, le mal empira,l’inflammation se mit dans la plaie, et tout espoir de guérison duts’évanouir même dans le cœur de Robin.

– Cher Robin, dit Marianne en posant sesmains brûlantes dans les mains de son mari, ma dernière heureapproche, le moment de notre séparation sera cruel, mais nonimpossible à supporter pour deux êtres qui ont foi en latoute-puissance d’un Dieu de miséricorde et de bonté.

– Ô Marianne, ma bien-aiméeMarianne ! s’écria Robin en éclatant en sanglots ; lasainte Vierge nous a-t-elle donc abandonnés à ce point qu’ellepuisse permettre l’anéantissement de nos cœurs ; je mourrai deta mort, Marianne, car il me sera impossible de vivre sans toi.

– La religion et le devoir seront lesappuis de ta faiblesse, mon bien-aimé Robin, reprit tendrement lajeune femme ; tu te résigneras à subir le malheur qui nousaccable, parce qu’il t’aura été imposé par un décret du ciel, et tuvivras, sinon heureux, du moins calme et fort au milieu des hommesdont le bonheur repose sur ta vie. Je vais donc te quitter,ami ; mais, avant de fermer mes regards à la lumière du jour,laisse-moi te dire combien je t’aime, combien je t’ai aimé. Si lareconnaissance qui remplit tout mon être pouvait revêtir une formevisible, tu comprendrais la force et l’étendue d’un sentiment quin’a d’égal que mon amour. Je t’ai aimé, Robin, avec le confiantabandon d’un cœur dévoué ; je t’ai consacré ma vie endemandant à Dieu de m’accorder le don de toujours te plaire.

– Et Dieu t’a accordé ce don, chèreMarianne, dit Robin en essayant de modérer l’effervescence de sadouleur ; car je puis te dire à mon tour que, seule, tu asoccupé mon cœur, que, présente à mes côtés ou éloignée de moi, tuas toujours été mon unique espérance, ma plus douceconsolation.

– Si le ciel nous avait permis devieillir l’un auprès de l’autre, cher Robin, reprit Marianne ;s’il nous avait accordé une longue suite de jours heureux, laséparation serait plus cruelle encore, puisque tu aurais moins deforce pour en supporter la poignante douleur. Mais nous sommesjeunes tous deux, et je te laisse seul à une époque de la vie où lasolitude se comble par les souvenirs, peut-être aussi parl’espérance… Prends-moi dans tes bras, cher Robin ; c’estcela… laisse-moi appuyer maintenant ma tête contre la tienne. Jeveux caresser ton oreille de mes dernières paroles ; je veuxque mon âme s’envole légère et souriante ; je veux exhaler surton cœur mon dernier soupir…

– Ma bien-aimée Marianne, ne parle pasainsi ! s’écria Robin d’une voix déchirante. Je ne puisentendre prononcer par tes lèvres ce mot funeste de séparation. Ôsainte mère de Dieu ! sainte protectrice des affligés !toi qui as toujours exaucé mes humbles prières ! accorde-moila vie de celle que j’aime, accorde-moi la vie de ma femme ;je t’en prie, je t’en supplie les mains jointes et à deuxgenoux !

Et Robin, le visage couvert de larmes,étendait vers le ciel ses mains suppliantes.

– Tu adresses à la divine mère du Sauveurdes hommes une inutile prière, cher bien-aimé, dit Marianne enappuyant son front pâli sur l’épaule de Robin. Mes jours, quedis-je, mes heures sont comptées. Dieu m’a envoyé un rêve pour m’enavertir !

– Un rêve ! Que veux-tu dire, chèreenfant ?

– Oui, un rêve ; écoute-moi. Je t’aivu, entouré de tes joyeux hommes, dans une vaste clairière de laforêt de Sherwood. Tu donnais sans doute une fête à tes bravescompagnons, car les arbres du vieux bois étaient enlacés deguirlandes de roses et des banderoles de pourpre se gonflaientjoyeusement sous le souffle parfumé de la brise. J’étais assiseauprès de toi, je tenais une de tes mains pressée entre les mienneset je me sentais le cœur envahi par un sentiment d’indicible joie,lorsqu’un étranger au visage pâle et aux vêtements noirs se plaçadevant nous, et de la main, me fit signe de le suivre. Je me levaimalgré moi, malgré moi encore je répondis au singulier appel dusombre visiteur. Néanmoins, avant de m’éloigner, j’interrogeai tesyeux, car ma bouche ne pouvait laisser échapper même un soupir dema poitrine gonflée d’angoisses : ton regard souriant et calmerencontra le mien ; je te montrai l’inconnu, tu tournas latête vers lui et tu souris encore ; je te fis comprendre qu’ilm’emmenait loin de toi ; une légère pâleur se répandit sur tonvisage, mais le sourire ne quittait pas tes lèvres. J’étaisdésespérée, un tremblement convulsif s’empara de moi et je me prisà sangloter la tête dans mes mains.

» L’inconnu m’entraînait toujours. Lorsquenous nous trouvâmes à quelques pas de la clairière, une femmevoilée se présenta devant nous ; l’inconnu se retira enarrière, et cette femme, soulevant le voile qui me cachait sestraits, me montra le doux visage de ma mère.

» Je jetai un cri, et tremblante de surprise,de bonheur et d’effroi, je tendis les bras vers ma mère.

» – Chère enfant, me dit-elle d’une voixtendre et mélodieuse, ne pleure pas, subis avec la résignationd’une âme chrétienne la destinée commune à tous les mortels. Meursen paix et abandonne sans douleur un monde qui n’a à t’offrir quede vains plaisirs et d’éphémères joies. Il existe au-delà de laterre un séjour de béatitude, infinie, viens l’habiter avecmoi ; mais avant de me suivre, regarde ! – Enachevant ces mots, ma mère passa sur mon front sa main blanche etfroide comme une main de marbre. À ce contact, mon regard, obscurcipar les larmes, se dégagea de ses voiles, et je vis autour de moiun cercle resplendissant de jeunes filles, mais d’une beautésurhumaine, et sur leurs figures éclatantes de fraîcheurs’épanouissait un divin sourire. Elles ne parlaient pas, elles meregardaient et semblaient me faire comprendre que je devais metrouver heureuse de venir augmenter leur nombre. Tandis quej’admirais mes futures compagnes, ma mère s’inclinait vers moi etme disait tendrement :

» – Chère fille de mon cœur, regarde,regarde encore.

» J’obéis à la douce injonction de ma mère,Tout autour de moi s’étendait un immense parterre de fleursodoriférantes, des arbres surchargés de fruits allongeaient leursbranches sur un épais gazon, et les pommes vermeilles, les poires àla teinte dorée, se cachaient ensemble sous les touffes d’une herbefleurie de blanches pâquerettes. Un parfum suave se répandait dansl’air, et une multitude d’oiseaux aux couleurs multicoloresvoltigeaient en chantant dans cette atmosphère embaumée. J’étaisravie ; mon cœur si gonflé de chagrin se dilatait doucement,et ma mère, souriante de ma joie, me dit encore avec une expressionde caressante tendresse :

» – Regarde, chère enfant, regarde.

» Un bruit de pas légers se fit entendrederrière moi. Ce bruit à peine perceptible, résonna à mon oreillecomme une harmonie, et sans me rendre compte de la sensation quiredoublait les battements de mon cœur, je me retournai.

» Oh ! alors, Robin, mon bonheur fut aucomble, car je te vis, tu traversais en courant les allées duparterre, tu venais à moi, les yeux brillants, les brasétendus.

» – Robin ! Robin ! m’écriai-jeen faisant un effort pour m’élancer vers toi.

» Ma mère me retint.

» – Il va venir, me dit-elle. Il vient,le voilà.

» Et, prenant nos deux mains, elle les joignitensemble, me baisa au front et nous dit :

» – Mes enfants, vous êtes où le bonheurest éternel, où l’amour n’a jamais de fin, vous êtes dans le séjourdes élus ; soyez heureux !

» La fin de mon rêve échappe à ma mémoire,cher Robin, reprit Marianne après un court silence. Je me suisréveillée et j’ai compris que le ciel m’envoyait un avertissementet une espérance. Je dois te quitter pour de longues années, sansdoute, mais non pour toujours ; Dieu nous réunira dans labienheureuse éternité de l’autre monde. »

– Chère, chère Marianne !

– Mon bien-aimé, continua la jeune femme,je sens que mes dernières forces s’épuisent ; laisse reposerma tête sur ton cœur, entoure-moi de tes bras, et semblable à unenfant fatigué qui s’endort sur le sein de sa mère, je m’endormiraidu dernier sommeil. – Robin embrassa fiévreusement la mouranteet des larmes de feu tombèrent sur le front de Marianne. – QueDieu te bénisse, mon bien-aimé, reprit la jeune femme d’une voix deplus en plus faible ; que Dieu te bénisse, dans le présent etdans l’avenir, qu’il répande sur toi et sur ceux que tu aimes sadivine bénédiction. Tout devient obscur autour de moi, et cependantje voudrais encore te voir sourire, je voudrais encore lire danstes yeux combien je te suis chère. Robin, j’entends la voix de mamère ; elle m’appelle, adieu !…

– Marianne ! Marianne ! s’écriaRobin en tombant à genoux auprès du lit de la jeune femme ;parle-moi ! parle-moi ! Je ne veux pas que tumeures ! non, je ne le veux pas. Dieu puissant ! venez àmon aide ! Vierge sainte, prenez pitié de nous !

– Cher Robin, murmura Marianne, je désireêtre enterrée sous l’arbre du Rendez-Vous… Je désire que ma tombesoit couverte de fleurs…

– Oui, ma très chère Marianne, oui, mondoux ange, tu dormiras sous un tapis de verdure embaumée, et quandma dernière heure sera venue, je l’appelle de tous mes vœux, jedemanderai une place auprès de toi à celui qui me fermera lesyeux…

– Merci, mon bien-aimé ; le dernierbattement de mon cœur est pour toi, et je meurs heureuse, puisqueje meurs dans tes bras… Adieu, ad…

Un soupir tomba avec un baiser des lèvres deMarianne ; ses mains pressèrent faiblement le cou de Robinautour duquel elles étaient enlacées, puis elle resta immobile.

Robin demeura longtemps penché sur ce douxvisage ; longtemps il espéra voir s’ouvrir les yeux quis’étaient fermés ; longtemps il attendit une parole de ceslèvres pâles, un tressaillement de cet être si cher ; mais,hélas ! il attendit en vain, Marianne était morte !

– Sainte mère de Dieu ! s’écriaRobin en reposant sur le lit le corps inerte de la pauvre jeunefemme ; elle est partie ! partie pour toujours, mabien-aimée, mon seul bonheur, ma femme !

Et, fou de douleur, le malheureux s’élançahors de la tente en criant :

– Marianne est morte ! Marianne estmorte !

Chapitre 14

 

Robin Hood accomplit religieusement ladernière volonté de sa femme ; il fit creuser une fosse sousl’arbre du Rendez-Vous, et les dépouilles mortelles de l’ange quiavait été l’égide et le consolateur de sa vie furent enseveliessous une couche de fleurs. Les jeunes filles du comté, accourues enfoule pour assister à la funèbre cérémonie de l’enterrement,couvrirent de guirlandes de roses la tombe de Marianne, et mêlèrentleurs larmes aux sanglots du malheureux Robin.

Allan et Christabel, avertis par message dufatal événement, arrivèrent aux premières heures du jour ;tous deux étaient au désespoir, et ils pleurèrent amèrement laperte irréparable de leur bien-aimée sœur.

Lorsque tout fut achevé, lorsque le corps deMarianne eut disparu à tous les regards, Robin Hood, qui avaitprésidé aux navrants détails de l’inhumation, jeta un cridéchirant, tressaillit de la tête aux pieds comme le fait un hommeatteint en pleine poitrine par une flèche meurtrière, et sansécouter Allan, sans répondre à Christabel, tout effrayés de cedésespoir furieux, il s’échappa de leurs mains et disparut dans lebois. Le pauvre Robin voulait être seul, seul avec sa douleur, seulavec Dieu.

Le temps, qui calme et adoucit les plusgrandes blessures, n’eut aucune influence sur celle qui faisait uneplaie vive du cœur de Robin Hood. Il pleura sans cesse, il pleuratoujours la femme qui avait éclairé de son doux visage la demeuredu vieux bois, celle qui avait trouvé le bonheur dans son amour,qui avait été la seule joie de son existence.

Le séjour de la forêt devint bientôtinsupportable au jeune homme, et il se retira au hall deBarnsdale ; mais là, les déchirants souvenirs du passé furentplus vifs encore, et Robin Hood tomba dans la morne apathie quedonne l’engourdissement de toutes les facultés morales. Il nevivait plus, ni par l’esprit, ni par la pensée, ni même par lesouvenir.

Cette tristesse splénétique, si l’on peuts’exprimer ainsi, jeta sur la bande des joyeux hommes les ombresnoires d’une profonde mélancolie. Les larmes du jeune chef avaientéteint toute lueur de gaieté, et dans les sentiers du vieux boiserraient pensivement, comme des âmes en peine, les pauvresforestiers. On n’entendait plus retentir sous l’ombrage des vertesfeuilles le gros rire du moine Tuck ; on n’entendait plusrésonner au milieu d’un concert de bravos les bâtons agiles luttantde vigueur et d’adresse ; les flèches restaient inoffensivesdans les carquois, et le tir était abandonné.

La privation de sommeil, le dégoût de toutenourriture, amenèrent un visible changement dans les traits deRobin ; il pâlit, ses yeux se cerclèrent d’une teinte debistre, une toux sèche fatigua sa poitrine, et une fièvre lenteacheva l’œuvre commencée par le chagrin. Petit-Jean, qui assistaiten silence à cette cruelle transformation, parvint un jour à fairecomprendre à Robin qu’il devait non seulement s’éloigner deBarnsdale, mais encore du Yorkshire, et chercher dans lesdistractions d’un voyage un soulagement à sa douleur. Après uneheure de résistance, Robin s’était rendu aux sages conseils dePetit-Jean, et avant de se séparer de ses compagnons, il les avaitplacés sous le commandement de son excellent ami.

Afin de voyager dans le plus strict incognito,Robin avait revêtu un costume de paysan, et ce fut dans ce modesteéquipage qu’il arriva à Scarborough. Il s’arrêta pour prendrequelque repos à la porte d’une pauvre chaumière habitée par laveuve d’un pêcheur, et lui demanda l’hospitalité. La bonne vieillefit un accueil amical à notre héros, et tout en lui servant sonrepas, elle lui raconta les petites misères de sa vie, et lui ditqu’elle possédait un bateau équipé par trois hommes, dontl’entretien était pour elle bien lourd, quoique ces hommes fussentinsuffisants pour conduire le bateau et le ramener à la berge alorsqu’il était chargé de poisson.

Désireux de tuer le temps d’une manièrequelconque, Robin Hood offrit à la vieille femme de compléter pourun mince salaire le nombre de ses compagnons, et la paysanne, toutenchantée des bonnes dispositions de son hôte, accepta de grandcœur ses offres de services.

– Comment vous nommez-vous, mon gentilgarçon ? demanda la vieille femme lorsque les arrangements del’installation de Robin Hood dans la chaumière furent terminés.

– Je porte le nom de Simon de Lee, mabrave dame, répondit Robin Hood.

– Eh bien ! Simon de Lee, vous vousmettrez demain à l’ouvrage, et si le métier vous convient, nousresterons longtemps ensemble.

Dès le lendemain, Robin Hood s’en alla sur meravec ses nouveaux compagnons ; mais nous sommes obligés dedire que, en dépit de tous les efforts de sa volonté, Robin, quiignorait même les premiers éléments de la manœuvre, ne put êtreutile en rien aux habiles pêcheurs. Heureusement pour notre ami, iln’avait point affaire à de mauvais camarades, et au lieu de legourmander sur son ignorance, ils se contentèrent de rire de l’idéequ’il avait eue d’apporter avec lui ses flèches et son arc.

– Si je tenais ces gaillards-là dans laforêt de Sherwood, pensait Robin, ils ne seraient pas aussiempressés de rire à mes dépens ; mais, bah ! à chacun sonmétier ; je ne les vaux pas bien certainement dans celuiqu’ils exercent.

Après avoir rempli le bateau de poissonjusqu’au plat bord, les pêcheurs déferlèrent les voiles et sedirigèrent vers la jetée. Tout en marchant, ils aperçurent unepetite corvette française qui se dirigeait sur eux. La corvetteparaissait avoir peu de monde à son bord, néanmoins les pêcheursparurent épouvantés de son approche, et s’écrièrent qu’ils étaientperdus.

– Perdus ! et pourquoi donc !demanda Robin.

– Pourquoi ? niais que tu es !répondit un des pêcheurs ; parce que cette corvette est montéepar des hommes ennemis de notre nation ; parce que nous sommesen guerre avec eux ; parce que s’ils nous abordent ils nousferont prisonniers.

– J’espère bien qu’ils n’y réussirontpas, répondit Robin ; nous tâcherons de nous défendre.

– Quelle défense pourrions-nousopposer ? Ils sont une quinzaine et nous sommes trois.

– Vous ne me comptez donc pas, monbrave ? demanda Robin.

– Non, mon garçon ; tu as les mainstrop blanches pour en avoir jamais écorché l’épiderme au contact dela rame et de l’aviron. Tu ne connais pas la mer, et si tu tombaisà l’eau, il y aurait sur la terre un imbécile de moins. Ne prendspas la mouche, tu es très gentil, je te porte dans mon cœur ;mais tu ne vaux pas le pain que tu manges.

Un demi-sourire effleura les lèvres deRobin.

– Je n’ai pas l’amour-proprechatouilleux, dit-il ; cependant, je désire vous donner lapreuve que je puis encore être bon à quelque chose au moment dudanger. Mon arc et mes flèches vont nous tirer d’embarras.Attachez-moi au mât ; il faut que j’aie la main sûre, etlaissez venir la corvette à portée de mes flèches.

Les pêcheurs obéirent ; Robin futsolidement attaché au grand mât, et son arc tendu, il attendit.

Aussitôt que la corvette se fut rapprochée,Robin visa un homme qui se trouvait à l’avant du vaisseau etl’envoya, une flèche dans le cou, tomber sans vie au milieu dupont. Un second matelot eut le même sort. Les pêcheurs, un instanteffarés de surprise et de ravissement, jetèrent un cri de triomphe,et celui qui avait la priorité sur ses compagnons désigna à Robinl’homme qui se tenait au gouvernail de la corvette. Robin le tuaaussi rapidement qu’il avait tué les deux autres.

Les deux vaisseaux se placèrent bord àbord ; il ne restait plus que dix hommes sur la corvette, etbientôt Robin eut réduit à trois le nombre des malheureux Français.Aussitôt que les pêcheurs se furent aperçus qu’il ne restait plusque trois hommes sur le bâtiment, ils résolurent de s’en emparer,et cela leur fut d’autant plus facile que les Français, voyant quetoute défense était dangereuse et inutile, avaient mis bas lesarmes et s’étaient rendus à discrétion. Les matelots eurent la viesauve et la liberté de regagner la France sur un bateau depêcheur.

La corvette française était de bonne prise,car elle portait au roi de France une grosse somme d’argent :douze mille livres.

Il va sans dire qu’en prenant possession de cetrésor inespéré, les braves pêcheurs adressèrent à celui dont ilss’étaient si bien moqués quelques heures auparavant d’amicalesexcuses ; puis, avec un désintéressement plein de cœur, ilsdéclarèrent que la prise appartenait tout entière à Robin, parceque Robin avait seul décidé la victoire par son adresse et sonintrépidité.

– Mes bons amis, dit Robin, à moi seulappartient le droit de résoudre la question, et voici comment jedésire arranger nos affaires : la moitié de la corvette et deson contenu deviendra la propriété de la pauvre veuve à quiappartient ce bateau, et le reste sera partagé entre voustrois.

– Non, non, dirent les hommes, nous nesouffrirons pas que tu te dépouilles d’un bien que tu as acquissans l’aide de personne. Le vaisseau t’appartient et, si tu leveux, nous serons tes serviteurs.

– Je vous remercie, mes braves garçons,répondit Robin, mais je ne puis accepter les témoignages de votredévouement. Le partage de la corvette aura lieu suivant mon désir,et j’emploierai les douze mille livres à faire bâtir pour vous etpour les pauvres habitants de la baie de Scarborough des maisonsplus saines que celles que vous possédez.

Les pêcheurs tentèrent, mais inutilement, demodifier le projet de Robin ; ils tentèrent de lui persuaderqu’en donnant à la veuve, aux pauvres et à eux-mêmes un quart desdouze mille livres, il agirait encore très généreusement ;mais Robin ne voulut rien entendre, et finit par imposer silence àses honnêtes compagnons.

Robin Hood séjourna pendant quelques semainesau milieu des bonnes gens que sa générosité avait rendus siheureux ; puis un matin, fatigué de la mer, affamé du désir derevoir le vieux bois et ses chers compagnons, il réunit lespêcheurs et leur annonça son départ.

– Mes bons amis, dit Robin, je me séparede vous le cœur plein de reconnaissance pour les soins et toutesles attentions que vous avez eus pour moi. Nous ne nous reverronsprobablement jamais ; cependant, je désire que vous conserviezun bon souvenir à celui qui a été votre hôte, à votre ami RobinHood.

Avant que les pêcheurs, ébahis de surprise,eussent eu le temps de reprendre l’usage de la parole, Robin Hoodavait disparu.

Aujourd’hui encore, la petite baie qui aabrité sous l’humble toit de ses chaumières le célèbre outlaw,porte le nom de baie de Robin Hood.

Ce fut aux premières heures d’une bellematinée de juin que Robin atteignit les lisières du bois deBarnsdale. Il pénétra, l’esprit agité par une profonde émotion,dans une étroite allée de la forêt, où bien des fois, hélas !la chère créature dont il devait éternellement pleurer l’absenceétait venue l’attendre, le cœur en joie et le sourire aux lèvres.Après quelques instants d’une muette contemplation des lieuxtémoins de son bonheur perdu, Robin respira plus librement ;il se sentit revivre dans le passé, et le souvenir de Marianneglissa léger et suave comme une odorante vapeur le long des alléessombres, sur les pelouses fleuries, dans les clairières largementombragées par des rideaux de chênes séculaires contre les rayons dusoleil. Robin Hood suivit l’ombre chérie, il pénétra avec elle dansles bosquets touffus, il descendit sur ses traces au fond desvallées, et ce fut toujours accompagné par cette douce vision qu’ilarriva au carrefour où se tenait d’habitude le corps principal desjoyeux hommes.

Ce jour-là, le vaste emplacement étaitvide : Robin porta un cor de chasse à ses lèvres et fitretentir les profondeurs du bois d’un violent appel.

Un cri, ou plutôt une sorte de clameurrépondit à la voix du cor : les branches des arbres quientouraient le carrefour s’écartèrent brusquement, et WillÉcarlate, suivi de toute la bande, s’élança les bras étendus audevant de Robin Hood.

– Cher Rob, très cher ami, murmura lebeau Will d’une voix entrecoupée, vous voilà donc enfin deretour ; béni soit le Seigneur ! Nous vous attendionsavec une bien vive impatience, n’est-ce pas vrai,Petit-Jean ?

– Oui, c’est vrai, répondit Jean, dontles yeux pleins de larmes contemplaient douloureusement le pâlevisage du voyageur ; et Robin a eu pitié de notre inquiétudeet de nos angoisses, puisqu’il est revenu.

– Oui, mon cher Jean, et je l’espère,pour ne plus te quitter.

Jean prit la main de Robin Hood et la luiserra avec une violence si pleine de tendresse que le jeune hommen’osa pas se plaindre de la douleur que cette ardente passion luifit éprouver.

– Soyez le bienvenu au milieu de nous,Robin Hood ! crièrent joyeusement les forestiers ; soyezmille fois le bienvenu !

Les transports d’allégresse excités par saprésence étendirent un baume rafraîchissant sur l’incurable plaiedu cœur de notre héros. Il sentit qu’il ne devait pas s’abandonnerplus longtemps à sa douleur et laisser sans appui les braves gensqui s’étaient attachés à sa mauvaise fortune.

Cette courageuse résolution fit monter unerougeur brûlante au front du pauvre Robin. Hélas ! son cœurétait en révolte contre sa volonté ; mais celle-ci fut la plusforte, car, après avoir adressé au souvenir de Marianne un adieumental, il tendit la main vers ses fidèles serviteurs, et leur ditd’une voix calme et forte :

– Désormais, chers compagnons, vous metrouverez en toute chose votre ami, votre guide et votre chef,Robin Hood le proscrit, le capitaine Robin Hood !

– Hourra ! crièrent les forestiersen jetant leurs bonnets en l’air ; hourra !hourra !

– Ça, qu’on s’amuse, dit Robin, et que lagaieté règne ici encore en souveraine ; aujourd’hui le repos,demain la chasse et gare aux Normands !

Les nouveaux exploits de Robin Hood devinrentbientôt le sujet de toutes les conversations en Angleterre, et lesriches seigneurs du Nottinghamshire, du Derbyshire et du Yorkshirefournirent largement aux besoins des pauvres et à l’entretien de labande.

De longues années s’écoulèrent sans amener dechangement dans la situation des outlaws ; mais, avant defermer ce livre, nous devons faire connaître aux lecteurs ladestinée de quelques-uns de nos personnages.

Sir Guy de Gamwell et sa femme étaient mortsdans un âge très avancé, laissant leur fils au hall de Barnsdale,où ils s’étaient retirés en cessant de faire partie de la bande deRobin Hood.

Will Écarlate avait suivi l’exemple donné parses frères ; il habitait une charmante maison avec sa chèreMaude, déjà mère de plusieurs enfants, et toujours aussi tendrementaimée de son mari qu’aux premiers jours de leur union. Much etBarbara étaient venus s’établir auprès de Maude ; maisPetit-Jean, qui avait eu le malheur de perdre Winifred, n’ayantaucune raison pour déserter le bois, restait fidèlement aux ordresde Robin ; du reste, hâtons-nous de le dire, Jean aimait troptendrement Robin pour avoir jamais eu, même un seul instant, lapensée de le quitter, et les deux compagnons vivaient l’un auprèsde l’autre intimement convaincus que la mort seule aurait lapuissance de séparer leurs cœurs.

N’oublions pas de dire quelques mots du braveTuck, le pieux chapelain qui a béni tant de mariages. Tuck étaitresté fidèle à Robin ; il était toujours le consolateurspirituel de la bande, et il n’avait rien perdu de ses remarquablesqualités : il était toujours le digne moine ivrogne, bruyantet hâbleur.

Halbert Lindsay, le frère de lait de Maude,nommé maréchal du château de Nottingham par Richard Cœur-de-Lion,avait si bien rempli les devoirs de sa charge, qu’il était parvenuà la conserver. La femme de Hal, la jolie Grâce May, était restéecharmante en dépit de la marche du temps, et sa petite Maudepromettait toujours d’être dans l’avenir le vivant portrait de samère.

Sir Richard de la Plaine vivait tranquille etheureux auprès de sa femme et de ses deux enfants Herbert et Lilas.L’honnête Saxon gardait à Robin Hood une reconnaissance et uneaffection qui ne devaient s’éteindre qu’avec les derniersbattements de son cœur, et c’était fête au château lorsque Robin,attiré par cet aimant de tendresse, y venait avec Petit-Jean sereposer de ses fatigues.

Il y avait peu de temps que la magnacharta était signée, lorsque le roi Jean, après une séried’actions monstrueuses, se mit en personne à la poursuite du jeuneroi d’Écosse, qui fuyait devant lui, et marcha vers Nottingham ensemant sur son passage la désolation et la terreur. Jean étaitaccompagné de plusieurs généraux, et les exploits de ces derniersleur ont valu les surnoms énergiques, l’un de JaleoSans-Entrailles, l’autre de Mauléon le Sanglant, Walter Much leMeurtrier, Sottim le Cruel, Godeschal au Cœur de Bronze. Cesmisérables étaient les chefs d’une bande de mercenaires étrangers,et les traces de leurs pas étaient le viol, la mort et l’incendie.Le bruit de l’approche de cette armée de brigands sonnait comme unglas funèbre aux oreilles des populations épouvantées, qui fuyaienten désordre, abandonnant leurs demeures à la merci desNormands.

Robin Hood apprit l’odieuse conduite dessoldats et il résolut aussitôt de leur infliger les supplicesqu’ils faisaient subir à leurs faibles victimes.

Les forestiers répondirent à l’appel de leurchef avec un enthousiasme qui eût fait frissonner les hommes du roiJean, tant la haine du vaincu contre le vainqueur, du Saxon contrele Normand, s’y montrait implacable.

La bande préparée au combat, Robin Hoodattendit.

En approchant de la forêt de Sherwood, leschefs normands envoyèrent en éclaireurs une petite troupe debatteurs d’estrade, et quand le gros de l’armée pénétra sous bois,il aperçut, pendus aux branches des arbres, inanimés sur le chemin,expirant dans la poussière, les hommes dont ils avaient vainementattendu le retour. Ce terrifiant spectacle glaça quelque peul’ardeur guerrière des Normands ; néanmoins, comme ils étaienten nombre, ils continuèrent leur marche. Le plan de Robin nepouvait être d’attaquer ouvertement une armée tout entière, il nedevait demander le succès qu’à la ruse ; aussi employa-t-iladroitement l’agilité de ses hommes et leur inimitable adresse. Ilharassa les soldats en leur envoyant la mort par des flèches dontle point de départ restait invisible ; il se mit à leur suite,tuant les traîneurs et massacrant sans pitié tous ceux que leurmauvaise fortune faisait tomber entre ses mains. Une terreurgénérale paralysa les mouvements de l’armée ; elle se vitperdue, et les idées superstitieuses de l’époque lui permirent decroire qu’elle était la proie des maléfices d’un génie infernal. Undes chefs étrangers, Sottim le Cruel, voulut essayer de mettre finà un massacre qui menaçait de jeter le désordre et la désunion dansle corps de l’armée ; il ordonna une halte, engagea seshommes, dans l’intérêt de leur propre salut, à se rendre maîtres deleur épouvante, et à la tête d’une cinquantaine de Normandsdéterminés, il alla explorer les profondeurs des taillis. Mais àpeine cette petite troupe se fut-elle enfoncée dans lesinextricables détours d’un sentier perdu, qu’une volée de flèchesdescendit de la cime des arbres, monta du fond des halliers, etfrappa de mort Sottim le Cruel et les cinquante soldats.

La disparition de ces batteurs d’estrade et deleur intrépide chef redoubla l’instinctive terreur des Normands etleur donna des ailes pour traverser la forêt de Sherwood etatteindre Nottingham. Arrivés là, brisés de fatigue et exaspérés decolère, ils se livrèrent avec une nouvelle rage aux excèsinqualifiables qui avaient signalé leur passage dans la vallée deMansfeld.

Le lendemain de ces funestes représailles,l’armée, toujours conduite par le roi Jean, se dirigea vers leYorkshire, incendiant et massacrant à plaisir les inoffensifshabitants des villages qu’elle traversait.

Tandis que les Normands se creusaient ainsi unsillon de larmes, de sang et de feu, les Saxons, qui avaient étéles uns dépouillés de leurs biens, les autres violemment séparés deleurs femmes et de leurs enfants, se joignirent, ivres à leur tourde meurtre et de carnage, à la bande de Robin et notre héros, à latête de huit cents braves Saxons, se jeta à la poursuite de lasanglante cohorte.

Un bonheur providentiel protégea contre lesNormands la paisible demeure d’Allan Clare et le château de sirRichard de la Plaine. Ni l’une ni l’autre de ces deux maisons ne setrouva sur le chemin suivi par les pillards, car il va sans direque Jean n’épargnait point les riches Saxons ; il les chassaitde leurs habitations et donnait à ses favoris le droit des’installer en maîtres au lieu et place des malheureuxgentilshommes. Mais alors arrivaient Robin Hood et ses formidablescompagnons et le nouveau propriétaire, les soldats qu’il avait prisà ses gages pour l’aider à maintenir par la force les droits decette injuste usurpation, tombaient entre les mains des outlaws quiles tuaient impitoyablement.

Le roi apprit par les clameurs publiques etles plaintes de ses gens la marche triomphante du vengeur desSaxons et il envoya contre lui une petite fraction de son armée,espérant qu’elle parviendrait à cerner la bande de Robin Hood,qu’on avait dit installée dans un petit bois. Nous croyons inutilede dire que les soldats de Jean n’eurent même pas la satisfactionde revenir confesser leur défaite au roi ; ils furent tuésavant même d’avoir gagné le prétendu camp où ils devaientsurprendre Robin Hood.

Les prouesses de notre héros firent grandbruit en Angleterre et son nom devint aussi formidable pour lesNormands que l’avait été celui d’Hereward le Wake à leursprédécesseurs, sous le règne de Guillaume Ier.

Jean gagna Édimbourg ; mais, n’ayant pus’emparer du roi d’Écosse, il se rendit à Douvres, en laissant àses troupes disséminées en plusieurs endroits l’ordre de lerejoindre. Mais la plus grande partie de ces troupes furentarrêtées par les hommes de Robin, les unes dans le Derbyshire, lesautres dans le Yorkshire. Sur ces entrefaites, le roi Jean mourutet son fils Henri lui succéda.

Sous le règne de ce nouveau prince,l’existence de Robin Hood ne fut pas aussi aventureuse et aussiactive qu’elle l’avait été pendant la sanglante période du règne deJean ; car le comte de Pembroke, tuteur du jeune roi, s’occupasérieusement d’améliorer le sort du peuple et réussit à maintenirla paix dans toute l’étendue du royaume.

La suspension subite de toute activitéphysique et morale jeta Robin Hood dans l’abattement et amoindritses forces. Il est vrai que notre héros n’était plus jeune ;il avait atteint sa cinquante-cinquième année et Petit-Jean venaittout doucement de gagner l’âge respectable de soixante-six ans.Comme nous l’avons dit, le temps ne devait apporter aucunsoulagement à la douleur de Robin Hood et le souvenir de Marianne,aussi frais et aussi vivace qu’au lendemain de la séparation, avaitfermé à tout autre amour le cœur de Robin.

La tombe de Marianne, pieusement soignée parles joyeux hommes, se couvrait tous les ans de nouvelles fleurs etbien des fois, depuis le retour de la paix, les forestiers avaientsurpris leur chef, pâle et sombre, agenouillé sur la pelouse degazon qui s’étendait comme une ceinture d’émeraude autour del’arbre du Rendez-Vous.

De jour en jour, la tristesse de Robin devintplus lourde et plus accablante, de jour en jour son visage prit uneexpression plus morne, le sourire disparut de ses lèvres et Jean,le patient et dévoué Jean, ne parvenait pas toujours à obtenir deson ami une réponse à ses inquiètes questions.

Il arriva cependant que Robin se laissatoucher par les soins de son compagnon et qu’il consentit, à saprière, à aller demander des consolations religieuses à une abbessedont le couvent était peu éloigné de la forêt de Sherwood.

L’abbesse, qui avait déjà vu Robin Hood et quiconnaissait toutes les particularités de sa vie, le reçut avecbeaucoup d’empressement et lui offrit tous les secours qu’il étaiten son pouvoir de lui donner.

Robin Hood se montra sensible au bienveillantaccueil de la religieuse et lui demanda si elle voulait avoir lacomplaisance de lui ôter à l’instant même quelques palettes desang. L’abbesse y consentit ; elle emmena le malade dans unecellule et, avec une adresse merveilleuse, elle fit l’opérationdemandée ; puis, toujours aussi légèrement qu’eût pu le faireun habile médecin, elle entoura de bandages le bras du malade et lelaissa, à demi épuisé, étendu sur un lit.

Un sourire étrangement cruel desserra leslèvres de la religieuse lorsque, en sortant de la cellule, elleferma la porte à double tour et en emporta la clef.

Disons quelques mots sur cette religieuse.

Elle était parente de sir Guy de Gisborne, lechevalier normand qui, dans une expédition tentée de concert aveclord Fitz Alwine contre les joyeux hommes, avait eu la mauvaisechance de mourir de la mort qu’il préméditait de donner à RobinHood. Cependant, il ne serait pas venu à l’esprit de cette femme devenger son cousin, si le frère de ce dernier, trop lâche pourexposer sa vie dans un combat loyal, ne lui eût persuadé qu’elleaccomplirait à la fois un acte de justice et une bonne action endébarrassant le royaume d’Angleterre du trop célèbre proscrit. Lafaible abbesse se soumit à la volonté du misérable Normand :elle accomplit le meurtre et coupa l’artère radiale du confiantRobin Hood.

Après avoir abandonné le malade pendant uneheure à l’invincible sommeil qui devait résulter d’une très grandeperte de sang, la religieuse remonta silencieusement auprès de lui,enleva le bandage qui fermait la veine et, lorsque le sang eutrecommencé à couler, elle s’éloigna sur la pointe des pieds.

Robin Hood dormit jusqu’au matin, sansressentir aucun malaise ; mais, en ouvrant les yeux, enessayant de se lever, il éprouva une si grande faiblesse qu’il secrut arrivé à sa dernière heure. Le sang, qui n’avait cessé de serépandre par l’ouverture faite à l’artère, inondait le lit et RobinHood comprit alors le danger mortel de sa situation. À l’aide d’unevolonté presque surhumaine, il parvint à se traîner jusqu’à laporte ; il essaya de l’ouvrir, s’aperçut qu’elle était ferméeet, toujours soutenu par la force de son caractère, force sipuissante qu’elle parvenait à raviver l’épuisement de tout sonêtre, il arriva à la fenêtre, l’ouvrit, se pencha pour essayer d’enfranchir les bords ; puis, ne pouvant le faire, il jeta versle ciel un suprême appel et, comme inspiré par son bon ange, ilprit son cor de chasse, le porta à ses lèvres et en tirapéniblement quelques faibles sons.

Petit-Jean, qui n’avait pu se séparer sansdouleur de son bien-aimé compagnon, avait passé la nuit sous lesmurs du couvent. Il venait de se réveiller et il se préparait àtenter une démarche pour voir Robin Hood, lorsque les mourantesintonations du cor de chasse vinrent frapper son oreille.

– Trahison ! trahison ! criaJean en courant comme un fou vers un petit bois où une partie desjoyeux hommes avaient établi leur camp pour passer la nuit. Àl’abbaye ! mes garçons, à l’abbaye ! Robin Hood nousappelle, Robin Hood est en danger !

Les forestiers furent debout en un instant ets’élancèrent à la suite de Petit-Jean, qui vint frapper à coupsredoublés à la porte de l’abbaye. La tourière refusad’ouvrir ; Jean ne perdit pas une seconde à lui adresser desprières qu’il savait inutiles, il enfonça la porte à l’aide d’unbloc de granit qui se trouvait là et, guidé par les sons du cor, ilgagna la cellule où gisait dans une mare de sang le pauvre RobinHood. À la vue de Robin expirant, le vigoureux forestier se sentitdéfaillir ; deux larmes de douleur et d’indignation roulèrentsur son visage bronzé ; il tomba sur ses genoux et, prenantson vieil ami dans ses bras, il lui dit en sanglotant :

– Maître, cher maître bien-aimé, qui acommis le crime infâme de frapper un malade ? quelle est lamain impie qui a tenté un meurtre dans une pieuse maison ?Répondez, de grâce, répondez !

Robin secoua doucement la tête.

– Qu’importe, dit-il, maintenant que toutest fini pour moi, maintenant que j’ai perdu jusqu’à la dernièregoutte tout le sang de mes veines…

– Robin, reprit Jean, dis-moi lavérité ; je dois la savoir, il faut que je sache ; c’està la trahison que je dois demander compte de ce lâcheassassinat ? – Robin Hood fit un signe affirmatif.– Cher bien-aimé, continua Jean, accorde-moi la suprêmeconsolation de venger ta mort, permets-moi de porter à mon tour lemeurtre et la douleur là où a été commis un meurtre, là où naîtpour moi la plus cruelle douleur. Dis un mot, fais un signe etdemain il n’existera pas un vestige de cette odieuse maison :je l’aurai démolie pierre à pierre ; je me sens encore laforce d’un géant et j’ai cinq cents braves pour me venir enaide.

– Non, Jean, non, je ne veux pas que tuportes tes mains pures et honnêtes sur des femmes vouées à Dieu, ceserait un sacrilège. Celle qui m’a tué a sans doute obéi à unevolonté plus forte que ne le sont ses sentiments religieux. Ellesouffrira les tortures du remords dans cette vie si elle se repentet elle sera punie dans l’autre si elle n’obtient pas du ciel lepardon que je lui accorde. Tu le sais, Jean, je n’ai jamais fait nilaissé faire de mal à une femme et pour moi une religieuse estdoublement sacrée et respectable. Ne parlons plus de cela, monami ; donne-moi mon arc et une flèche, porte-moi à la fenêtre,je veux aller rendre mon dernier soupir là où ira tomber madernière flèche.

Robin Hood, soutenu par Petit-Jean, visa auloin, tira la corde de l’arc et la flèche, rasant comme un oiseaula cime des arbres, alla tomber à une distance considérable.

– Adieu, mon bel arc ; adieu, mesflèches fidèles, murmura Robin d’une voix attendrie en les laissantglisser de ses mains. Jean, mon ami, ajouta-t-il d’un ton pluscalme, porte-moi à la place où j’ai dit que je voulais mourir.

Petit-Jean prit Robin entre ses bras etdescendit, chargé de ce précieux fardeau, dans la cour du couvent,où, par ses ordres, les joyeux hommes s’étaient paisiblementrassemblés ; mais, à la vue de leur chef couché comme unenfant sur la robuste épaule de Jean, à l’aspect de son visagelivide, ils jetèrent un cri de fureur et voulurent sur l’heure mêmepunir celles qui avaient frappé Robin.

– Paix, mes garçons ! ditJean ; laissez à Dieu le soin de faire justice ; pour lemoment, la situation de notre bien-aimé maître doit seule nousoccuper. Suivez-moi tous jusqu’à l’endroit où nous trouverons ladernière flèche tirée par Robin.

La troupe se divisa en deux rangs afind’ouvrir au vieillard un passage au milieu d’elle et Jean letraversa d’un pas ferme, puis il gagna rapidement la place où étaitfichée en terre la flèche de Robin Hood.

Là, Jean étendit sur le gazon des vêtementsapportés par les joyeux hommes et y coucha avec des précautionsinfinies le pauvre agonisant.

– Maintenant, dit Robin d’une voixfaible, appelle tous mes joyeux hommes ; je veux une foisencore être entouré des braves cœurs qui m’ont servi avec tantd’affection et de fidélité. Je veux rendre mon dernier soupir aumilieu des vaillants compagnons de ma vie.

Jean sonna du cor à trois reprisesdifférentes, parce que l’appel ainsi formulé, en prévenant lesoutlaws d’un danger imminent, activait encore la vélocité de leurmarche.

Parmi les hommes qui répondirent à l’appel deJean, se trouvait Will Écarlate ; car, tout en cessant defaire partie de la bande, Will lui prodiguait ses visites etpassait rarement une semaine sans venir abattre quelque cerf,serrer la main de ses amis et partager avec eux les produits de sachasse.

Nous n’essayerons pas de dépeindre la stupeuret le désespoir du bon William lorsqu’il apprit l’état de RobinHood, lorsqu’il vit le visage décomposé de cet ami si cher et sidigne de la tendresse qu’il inspirait.

– Sainte Vierge ! dit Will,qu’est-il arrivé, ô mon pauvre ami, mon pauvre frère, mon cherRobin ? Fais-moi connaître ton mal, es-tu blessé ? celuiqui a porté sur toi sa main maudite existe-t-il encore ?Dis-le-moi, dis-le-moi et demain il aura expié son crime.

Robin Hood souleva sa tête endolorie du brasde Jean sur lequel elle s’appuyait, regarda Will avec uneexpression de vive tendresse et lui dit en souriant d’un pâle ettriste sourire :

– Merci, mon bon Will, je ne veux pasêtre vengé ; éloigne de ton cœur tout sentiment de hainecontre le meurtrier de celui qui meurt, sinon sans regret, du moinssans souffrance. J’étais arrivé au terme de ma vie, sans doute,puisque la divine mère du Sauveur, ma sainte protectrice, m’aabandonné à ce moment fatal. J’ai vécu longtemps, Will, et j’aivécu aimé et honoré de tous ceux qui m’ont connu. Quoi qu’il mesoit pénible de me séparer de vous, bons et chers amis, continuaRobin en enveloppant d’un regard de tendresse Petit-Jean et Will,cette douleur est adoucie par une pensée chrétienne, par lacertitude que notre séparation ne sera pas éternelle et que Dieunous réunira dans un monde meilleur. Ta présence à mon lit de mortest une grande consolation pour moi, cher Will, cher frère, carnous avons été l’un pour l’autre un bon et tendre frère. Je teremercie de tous les témoignages d’affection dont tu m’asentouré ; je te bénis du cœur et des lèvres et je prie lasainte Mère de te rendre aussi heureux que tu mérites de l’être. Tudiras de ma part à Maude, ta très chère femme, que je ne l’ai pointoubliée en faisant des vœux pour ton bonheur et tu l’embrasseras dela part de son frère Robin Hood. – William sanglotaitconvulsivement. – Ne pleure pas ainsi, Will, reprit Robinaprès un instant de silence ; tu me fais trop de mal ;ton cœur est donc devenu faible comme celui d’une femme, que tu nepeux supporter courageusement la douleur ? – William nerépondit pas ; il était à demi suffoqué par les larmes.– Mes vieux camarades, chers amis de mon cœur, continua Robinen s’adressant aux joyeux hommes silencieusement groupés autour delui, vous qui avez partagé mes travaux et mes dangers, mes joies etmes chagrins avec un dévouement et une fidélité au-dessus de toutéloge, recevez mes derniers remerciements et ma bénédiction. Adieu,mes frères, adieu, braves Saxons ! Vous avez été la terreurdes Normands ; vous avez conquis à jamais l’amour et lareconnaissance des pauvres : soyez heureux, soyez bénis etpriez quelquefois notre chère protectrice, la mère du Sauveur deshommes, pour votre ami absent, pour votre cher Robin Hood.

Quelques gémissements étouffés répondirentseuls aux paroles de Robin ; éperdus de douleur, les yeomenécoutaient ces adieux sans vouloir en comprendre la cruellesignification.

– Et toi, Petit-Jean, reprit le moribondd’une voix qui, de minute en minute, devenait plus lente et plusfaible, toi le noble cœur, toi que j’aime de toutes les forces demon âme, que vas-tu devenir, à qui donneras-tu l’affection que tuavais pour moi ? avec qui vivras-tu sous les grands arbres dela vieille forêt ? Ô mon Jean ! tu vas être bien seul,bien isolé, bien malheureux ; pardonne-moi de te quitterainsi ; j’avais espéré une mort plus douce, j’avais espérémourir avec toi, auprès de toi, les armes à la main, pour ladéfense de mon pays. Dieu en a décidé autrement, que son nom soitbéni ! Mon heure approche, Jean ; mes yeux setroublent ; donne-moi ta main, je veux mourir en la tenantserrée entre les miennes. Jean, tu connais mon désir, tu connais laplace où ma dépouille mortelle doit être déposée, sous l’arbre duRendez-Vous, auprès de celle qui m’attend, auprès de Marianne.

– Oui, oui, soupira le pauvre Jean lesyeux pleins de larmes, tu seras…

– Merci, mon vieil ami, je meurs heureux.Je vais rejoindre Marianne et pour toujours. Adieu, Jean…

La mourante voix de l’illustre proscrit cessade se faire entendre, une tiède vapeur effleura le visage dePetit-Jean et l’âme de celui qu’il avait tant aimé s’envola vers leciel.

– À genoux, mes enfants ! dit levieillard en faisant le signe de la croix ; le noble etgénéreux Robin Hood a cessé de vivre !

Tous les fronts s’inclinèrent et Williamprononça sur le corps de Robin une courte mais ardenteprière ; puis, avec l’aide de Petit-Jean, il emporta le corpsà l’endroit où il devait trouver son dernier lit de repos.

Deux forestiers creusèrent la fosse auprès decelle où reposait Marianne et Robin y fut déposé sur une couche defleurs et de feuillage. Petit-Jean plaça auprès de Robin son arc,ses flèches ; et le chien favori du mort, qui ne devait plusservir aucun maître, fut tué sur la tombe et enterré avec lui.

Ainsi se termina la carrière de celui qui aoffert un des traits les plus extraordinaires des annales de cepays.

Paix à ses mânes !

Les biens de la bande furent loyalementpartagés entre ses membres par Petit-Jean, qui désirait finir dansquelque retraite les derniers jours d’une existence désormaisdouloureuse. Les outlaws se séparèrent, les uns vécurent àNottingham, les autres se disséminèrent çà et là dans les comtésenvironnants, mais pas un seul n’eut le courage de rester dans levieux bois. La mort de Robin Hood en avait rendu le séjour tropcruellement triste.

Petit-Jean, lui, ne pouvait se décider àsortir de la forêt ; il y passa quelques jours, rôdant commeune âme en peine dans les allées solitaires et appelant à grandscris celui qui ne pouvait plus lui répondre. Il se décida enfin àaller demander un asile à Will Écarlate. Will le reçut les brasouverts et, quoique bien triste lui-même, essaya d’apporter quelquesoulagement à cette inconsolable douleur : mais Jean nevoulait pas être consolé.

Un matin, William, qui cherchait Petit-Jean,le trouva dans le jardin, debout, le dos appuyé contre un vieuxchêne et la tête tournée vers la forêt. La figure de Jean étaittrès pâle, ses yeux ouverts et fixes paraissaient sans regard.Will, effrayé, prit le bras de son cousin en l’appelant d’une voixtremblante ; mais le vieillard ne répondit point, il étaitmort.

Ce coup inattendu fut une bien grande douleurpour le bon William ; il emporta Petit-Jean dans sa maison etle lendemain toute la famille Gamwell conduisit ce second frèrebien-aimé au cimetière d’Hathersage, situé à six milles deCastleton, dans le Derbyshire.

Le tombeau qui recouvre les restes du bravePetit-Jean existe encore et il se fait remarquer parl’extraordinaire longueur de la pierre qui le recouvre. Cettepierre présente aux regards investigateurs des curieux deuxinitiales, J. N., très artistement creusées dans le cœur dugranit.

Une légende rapporte qu’un certain antiquaire,grand amateur du merveilleux, fit ouvrir la gigantesque tombe,enleva les ossements qu’elle recouvrait et les emporta comme unechose digne de prendre rang dans son cabinet de curiositésanatomiques. Par malheur pour le digne savant, dès que ces débrishumains furent dans sa maison, il ne connut plus de repos ; laruine, la maladie et la mort se firent les hôtes de la demeure etle fossoyeur qui avait pris part à la profanation du tombeau, futégalement frappé dans ses affections les plus chères. Les deuxhommes comprirent alors qu’ils avaient offensé le ciel en violantle secret d’une tombe et ils replacèrent pieusement en terre sainteles restes du vieux forestier.

Depuis cette époque, l’antiquaire et lefossoyeur vivent heureux et tranquilles ; Dieu, qui fait aurepentir la remise de toute faute, avait accordé son pardon auxdeux sacrilèges.

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