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Robinson Crusoé – Tome I

Robinson Crusoé – Tome I

de Daniel Defoe
PRÉFACE

Le traducteur de ce livre n’est point un traducteur, c’est tout bonnement un poète qui s’est pris de belle passion et de courage. Une des plus belles créations du génie anglais courait depuis un siècle par les rues avec des haillons sur le corps, de la boue sur la face et de la paille dans les cheveux ; il a cru, dans son orgueil, que mission lui était donnée d’arrêter cette trop longue profanation, et il s’est mis à arracher à deux mains cette paille et ces haillons.

Si le traducteur de ce livre avait puent revoir seulement le mérite le plus infime dans la vieille traduction de ROBINSON, il se serait donné de garde de venir refaire une chose déjà faite. Il a trop de respect pour tout ce que nous ont légué nos pères, il aime trop Amyot et Labruyère, pour rien dire, rien entreprendre qui puisse faire oublier un mot tombé de la plume des hommes admirables qui ont fait avant nous un usage si magnifique de notre belle langue.

Il n’est pas besoin de beaucoup de paroles pour démontrer le peu de valeur de la vieille traduction de ROBINSON ; elle est d’une médiocrité qui saute aux yeux, d’une médiocrité si généralement sentie que pas un libraire depuis soixante ans n’a osé la réimprimer telle que telle. Saint-Hyacinthe et Van-Offen, à qui on l’attribue, avouent ingénuement dans leur préface anonyme qu’elle n’est pas littérale, et qu’ils ont fait de leur mieux pour satisfaire à la délicatesse française ; et le Dictionnaire Historique à l’endroit de Saint-Hyacinthe dit qu’il est auteur de quelques traductions qui prouvent que souvent il a été contraint de travailler pour la fortune plutôt que pour lagloire. À cela nous ajouterons seulement que la traduction deSaint-Hyacinthe et Van-Offen est absolument inexacte ; qu’aunarré, nous n’osons dire style, simple, nerveux, accentué del’original, Saint-Hyacinthe et Van-Offen ont substitué un délayageblafard, sans caractère et sans onction ; que la plupart despages de Saint-Hyacinthe et Van-Offen n’offrent qu’un assemblage demots indécis et de sens vagues qui, à la lecture courante, semblentdire quelque chose, mais qui tombent devant toute logique et nelaissent que du terne dans l’esprit. Partout où dans l’original setrouve un trait caractéristique, un mot simple et sublime, unebelle et sage pensée, une réflexion profonde, on est sûr au passagecorrespondant de la traduction de Saint-Hyacinthe et Van-Offen demettre le doigt sur une pauvreté.

Comme nous ne sommes point sur un terrainlibre, nous croyons devoir garder le silence sur unetraduction androgyne publiée concurremment avec celle-ci.Pressés de questions cependant, nous pourrions donner à entendreque dans cette œuvre tout ce qui nous semble appartenir àHermès n’est pas remarquable : pour ce qui estd’Aphrodite, nous avons trop d’entregent pour manquer à lagalanterie : nous nous bornerons à regretter qu’un beau nom sesoit chargé des misères d’autrui.

Pour donner à la France un ROBINSON dignede la France, il faudrait la plume pure, souple, conteuse et naïvede Charles Nodier. Le traducteur de ce livre ne s’est pointdissimulé la grandeur de la tâche. À défaut de talent il a apportéde l’exactitude et de la conscience. Un autre viendra peut-être etfera mieux. Il le souhaite de tout son cœur ; mais aussi ildemeure convaincu, modestie de préface à part, que, quelle que soitl’infériorité de son travail sur ROBINSON, il est au-dessus de ceuxfaits avant lui, de toute la distance qu’il y a de sa traduction àl’original.

C’est à l’envi, c’est à qui mieux mieux,c’est à qui s’occupera des grands poètes, des grandes créationslittéraires ; mais un écrivain ne voudrait pas descendrejusqu’aux livres populaires, aux beaux livres populaires qui onttoute notre affection : on les abandonne aux talents de basétage et de commerce. Pour nous, peu ambitieux, nous revendiquonsces parias et croyons notre part assez belle.

On a engagé le traducteur de ce livre à sejustifier de son orthographe du mot mouce et du mottouts. Ce n’est point ici le lieu d’une dissertationphilologique. Il se contentera de répondre brusquement à ceux quis’efforcent de l’oublier, que le pluriel, en français, se forme enajoutant une s. S’il court par le monde des habitudesvicieuses, il ne les connaît pas et ne veut pas les connaître.L’orthographe de MM. de Port-Royal luisuffit.[1] Quant au mot mouce, c’estune simple rectification étymologique demandée depuis longtemps. Ilfaut espérer qu’enfin cette homonymie créée à plaisir disparaîtrade nos lexiques, escortée d’une belle collection de bévues et debarbarismes qui déparent les meilleurs : Dieu sait ce qu’ilsvalent ! Il n’est pas possible que lemoço desnavigateurs méridionaux puisse s’écrire comme la mousse, lemuseus de nos herboristes. Pour quiconque n’est pas étranger àla philologie, il est facile d’appercevoir la cause de cetteerreur. On a fait aux marins la réputation de n’être pas forts surla politesse ; mais leur impolitesse n’est rien au prix deleur orthographe : il n’est peut-être pas un terme de marinequi ne soit une cacographie ou une cacologie.

Saura-t-on gré au traducteur de ce livrede la peine qu’il a prise ? confondra-t-on le labeur fait parchoix et par amour avec de la besogne faite à la course et dans lebut d’un salaire ? Cela ne se peut pas, ce serait tropdécourageant. Il est un petit nombre d’esprits d’élite qui fixentla valeur de toutes choses ; ces esprits-là sont généreux, ilstiennent compte des efforts. D’ailleurs le bien doit mener à bien,chaque chose finit toujours par tomber ou monter au rang qui luiconvient. Le traducteur de ce livre ne croit pas àl’injustice.

ROBINSON

En 1632, je naquis à York, d’une bonnefamille, mais qui n’était point de ce pays. Mon père, originaire deBrême, établi premièrement à Hull, après avoir acquis de l’aisanceet s’être retiré du commerce, était venu résider à York, où ils’était allié, par ma mère, à la famille Robinson, une desmeilleures de la province. C’est à cette alliance que je devais mondouble nom de Robinson-Kreutznaer ; mais,aujourd’hui, par une corruption de mots assez commune enAngleterre, on nous nomme, nous nous nommons et signonsCrusoé. C’est ainsi que mes compagnons m’ont toujoursappelé.

J’avais deux frères : l’aîné,lieutenant-colonel en Flandre, d’un régiment d’infanterie anglaise,autrefois commandé par le fameux colonel Lockhart, futtué à la bataille de Dunkerque contre les Espagnols ; quedevint l’autre ? j’ignore quelle fut sa destinée ; monpère et ma mère ne connurent pas mieux la mienne.

Troisième fils de la famille, et n’ayantappris aucun métier, ma tête commença de bonne heure à se remplirde pensées vagabondes. Mon père, qui était un bon vieillard,m’avait donné toute la somme de savoir qu’en général on peutacquérir par l’éducation domestique et dans une école gratuite. Ilvoulait me faire avocat ; mais mon seul désir était d’allersur mer, et cette inclination m’entraînait si résolument contre savolonté et ses ordres, et malgré même toutes les prières et lessollicitations de ma mère et de mes parents, qu’il semblait qu’il yeût une fatalité dans cette propension naturelle vers un avenir demisère.

Mon père, homme grave et sage, me donnait desérieux et d’excellents conseils contre ce qu’il prévoyait être mondessein. Un matin il m’appela dans sa chambre, où il était retenupar la goutte, et me réprimanda chaleureusement à ce sujet. –« [2]Quelle autre raison as-tu, me dit-il,qu’un penchant aventureux, pour abandonner la maison paternelle etta patrie, où tu pourrais être poussé, et où tu as l’assurance defaire ta fortune avec de l’application et de l’industrie, etl’assurance d’une vie d’aisance et de plaisir ? Il n’y a queles hommes dans l’adversité ou les ambitieux qui s’en vont chercheraventure dans les pays étrangers, pour s’élever par entreprise etse rendre fameux par des actes en dehors de la voie commune. Ceschoses sont de beaucoup trop au-dessus ou trop au-dessous detoi ; ton état est le médiocre, ou ce qui peut être appelé lapremière condition du bas étage ; une longue expérience me l’afait reconnaître comme le meilleur dans le monde et le plusconvenable au bonheur. Il n’est en proie ni aux misères, ni auxpeines, ni aux travaux, ni aux souffrances des artisans : iln’est point troublé par l’orgueil, le luxe, l’ambition et l’enviedes hautes classes. Tu peux juger du bonheur de cet état ;c’est celui de la vie que les autres hommes jalousent ; lesrois, souvent, ont gémi des cruelles conséquences d’être nés pourles grandeurs, et ont souhaité d’être placés entre les deuxextrêmes, entre les grands et les petits ; enfin le sage l’aproclamé le juste point de la vraie félicité en implorant le Cielde le préserver de la pauvreté et de la richesse.

« Remarque bien ceci, et tu le vérifierastoujours : les calamités de la vie sont le partage de la plushaute et de la plus basse classe du genre humain ; lacondition moyenne éprouve le moins de désastres, et n’est pointexposée à autant de vicissitudes que le haut et le bas de lasociété ; elle est même sujette à moins de maladies et detroubles de corps et d’esprit que les deux autres, qui, par leursdébauches, leurs vices et leurs excès, ou par un trop rude travail,le manque du nécessaire, une insuffisante nourriture et la faim,attirent sur eux des misères et des maux, naturelle conséquence deleur manière de vivre. La condition moyenne s’accommode le mieux detoutes les vertus et de toutes les jouissances : la paix etl’abondance sont les compagnes d’une fortune médiocre. Latempérance, la modération, la tranquillité, la santé, la société,touts les agréables divertissements et touts les plaisirsdésirables sont les bénédictions réservées à ce rang. Par cettevoie, les hommes quittent le monde d’une façon douce, et passentdoucement et uniment à travers, sans être accablés de travaux desmains ou de l’esprit ; sans être vendus à la vie de servitudepour le pain de chaque jour ; sans être harassés par desperplexités continuelles qui troublent la paix de l’âme etarrachent le corps au repos ; sans être dévorés par lesangoisses de l’envie ou la secrète et rongeante convoitise del’ambition ; au sein d’heureuses circonstances, ils glissenttout mollement à travers la société, et goûtent sensiblement lesdouceurs de la vie sans les amertumes, ayant le sentiment de leurbonheur et apprenant, par l’expérience journalière, à le connaîtreplus profondément. »

Ensuite il me pria instamment et de la manièrela plus affectueuse de ne pas faire le jeune homme : –« Ne va pas te précipiter, me disait-il, au milieu des mauxcontre lesquels la nature et ta naissance semblent t’avoirprémuni ; tu n’es pas dans la nécessité d’aller chercher tonpain ; je te veux du bien, je ferai touts mes efforts pour teplacer parfaitement dans la position de la vie qu’en ce moment jete recommande. Si tu n’étais pas aise et heureux dans le monde, ceserait par ta destinée ou tout-à-fait par l’erreur qu’il te fautéviter ; je n’en serais en rien responsable, ayant ainsisatisfait à mes devoirs en t’éclairant sur des projets que je saisêtre ta ruine. En un mot, j’accomplirais franchement mes bonnespromesses si tu voulais te fixer ici suivant mon souhait, mais jene voudrais pas tremper dans tes infortunes en favorisant tonéloignement. N’as-tu pas l’exemple de ton frère aîné, auprès de quij’usai autrefois des mêmes instances pour le dissuader d’aller à laguerre des Pays-Bas, instances qui ne purent l’emporter sur sesjeunes désirs le poussant à se jeter dans l’armée, où il trouva lamort. Je ne cesserai jamais de prier pour toi, toutefois j’oseraiste prédire, si tu faisais ce coup de tête, que Dieu ne te béniraitpoint, et que, dans l’avenir, manquant de toute assistance, tuaurais toute la latitude de réfléchir sur le mépris de mesconseils. »

Je remarquai vers la dernière partie de cediscours, qui était véritablement prophétique, quoique je nesuppose pas que mon père en ait eu le sentiment ; jeremarquai, dis-je, que des larmes coulaient abondamment sur saface, surtout lorsqu’il me parla de la perte de mon frère, et qu’ilétait si ému, en me prédisant que j’aurais tout le loisir de merepentir, sans avoir personne pour m’assister, qu’il s’arrêtacourt, puis ajouta : – « J’ai le cœur trop plein, je nesaurais t’en dire davantage. »

Je fus sincèrement touché de cetteexhortation ; au reste, pouvait-il en être autrement ? Jerésolus donc de ne plus penser à aller au loin, mais à m’établirchez nous selon le désir de mon père. Hélas ! en peu de jourstout cela s’évanouit, et bref, pour prévenir de nouvellesimportunités paternelles, quelques semaines après je me déterminaià m’enfuir. Néanmoins, je ne fis rien à la hâte comme m’y poussaitma première ardeur, mais un jour que ma mère me parut un peu plusgaie que de coutume, je la pris à part et lui dis : – Je suistellement préoccupé du désir irrésistible de courir le monde, queje ne pourrais rien embrasser avec assez de résolution pour yréussir ; mon père ferait mieux de me donner son consentementque de me placer dans la nécessité de passer outre. Maintenant, jesuis âgé de dix-huit ans, il est trop tard pour que j’entreapprenti dans le commerce ou clerc chez un procureur ; si jele faisais, je suis certain de ne pouvoir achever mon temps, etavant mon engagement rempli de m’évader de chez mon maître pourm’embarquer. Si vous vouliez bien engager mon père à me laisserfaire un voyage lointain, et que j’en revienne dégoûté, je nebougerais plus, et je vous promettrais de réparer ce temps perdupar un redoublement d’assiduité. »

Cette ouverture jeta ma mère en grandeémotion : – « Cela n’est pas proposable, merépondit-elle ; je me garderai bien d’en parler à tonpère ; il connaît trop bien tes véritables intérêts pourdonner son assentiment à une chose qui te serait si funeste. Jetrouve étrange que tu puisses encore y songer après l’entretien quetu as eu avec lui et l’affabilité et les expressions tendres dontje sais qu’il a usé envers toi. En un mot, si tu veux absolumentaller te perdre, je n’y vois point de remède ; mais tu peuxêtre assuré de n’obtenir jamais notre approbation. Pour ma part, jene veux point mettre la main à l’œuvre de ta destruction, et il nesera jamais dit que ta mère se soit prêtée à une chose réprouvéepar ton père. »

Nonobstant ce refus, comme je l’appris dans lasuite, elle rapporta le tout à mon père, qui, profondément affecté,lui dit : en soupirant : – « Ce garçon pourrait êtreheureux s’il voulait demeurer à la maison ; mais, s’il vacourir le monde, il sera la créature la plus misérable qui aitjamais été : je n’y consentirai jamais. »

Ce ne fut environ qu’un an après ceci que jem’échappai, quoique cependant je continuasse obstinément à restersourd à toutes propositions d’embrasser un état ; et quoiquesouvent je reprochasse à mon père et à ma mère leur inébranlableopposition, quand ils savaient très-bien que j’étais entraîné parmes inclinations. Un jour, me trouvant à Hull, où j’étais allé parhasard et sans aucun dessein prémédité, étant là, dis-je, un de mescompagnons prêt à se rendre par mer à Londres, sur un vaisseau deson père me pressa de partir, avec l’amorce ordinaire des marins,c’est-à-dire qu’il ne m’en coûterait rien pour ma traversée. Je neconsultai plus mes parents ; je ne leur envoyai aucunmessage ; mais, leur laissant à l’apprendre comme ilspourraient, sans demander la bénédiction de Dieu ou de mon père,sans aucune considération des circonstances et des conséquences,malheureusement, Dieu sait ! Le 1erseptembre 1651, j’allai à bord du vaisseau chargé pourLondres. Jamais infortunes de jeune aventurier, je pense, necommencèrent plus tôt et ne durèrent plus long-temps que lesmiennes.

Comme le vaisseau sortait à peine de l’Humber,le vent s’éleva et les vagues s’enflèrent effroyablement. Jen’étais jamais allé sur mer auparavant ; je fus, d’une façonindicible, malade de corps et épouvanté d’esprit. Je commençaialors à réfléchir sérieusement sur ce que j’avais fait et sur lajustice divine qui frappait en moi un fils coupable. Touts les bonsconseils de mes parents, les larmes de mon père, les paroles de mamère, se présentèrent alors vivement en mon esprit ; et maconscience, qui n’était point encore arrivée à ce point de duretéqu’elle atteignit plus tard, me reprocha mon mépris de la sagesseet la violation de mes devoirs envers Dieu et mon père.

Pendant ce temps la tempête croissait, et lamer devint très-grosse, quoique ce ne fût rien en comparaison de ceque j’ai vu depuis, et même seulement quelques jours après, c’enfut assez pour affecter un novice tel que moi. À chaque vague je mecroyais submergé, et chaque fois que le vaisseau s’abaissait entredeux lames, je le croyais englouti au fond de la mer. Dans cetteagonie d’esprit, je fis plusieurs fois le projet et le vœu, s’ilplaisait à Dieu de me sauver de ce voyage, et si je pouvaisremettre le pied sur la terre ferme, de ne plus le remettre à bordd’un navire, de m’en aller tout droit chez mon père, dem’abandonner à ses conseils, et de ne plus me jeter dans de tellesmisères. Alors je vis pleinement l’excellence de ses observationssur la vie commune, et combien doucement et confortablement ilavait passé touts ses jours, sans jamais avoir été exposé, ni auxtempêtes de l’océan ni aux disgrâces de la terre ; et jerésolus, comme l’enfant prodigue repentant, de retourner à lamaison paternelle.

LA TEMPÊTE

Ces sages et sérieuses pensées durèrent tantque dura la tempête, et même quelque temps après ; mais lejour d’ensuite le vent étant abattu et la mer plus calme, jecommençai à m’y accoutumer un peu. Toutefois, j’étais encoreindisposé du mal de mer, et je demeurai fort triste pendant tout lejour. Mais à l’approche de la nuit le temps s’éclaircit, le vents’appaisa tout-à-fait, la soirée fut délicieuse, et le soleil secoucha éclatant pour se lever de même le lendemain : une briselégère, un soleil embrasé resplendissant sur une mer unie, ce futun beau spectacle, le plus beau que j’aie vu de ma vie.

J’avais bien dormi pendant la nuit ; jene ressentais plus de nausées, j’étais vraiment dispos et jecontemplais, émerveillé, l’océan qui, la veille, avait été sicourroucé et si terrible, et qui si peu de temps après se montraitsi calme et si agréable. Alors, de peur que mes bonnes résolutionsne se soutinssent, mon compagnon, qui après tout m’avait débauché,vint à moi : – « Eh bien ! Bob, me dit-il en mefrappant sur l’épaule, comment ça va-t-il ? Je gage que tu asété effrayé, la nuit dernière, quand il ventait : ce n’étaitpourtant qu’un plein bonnet de vent ? » –« Vous n’appelez cela qu’un plein bonnet devent ? C’était une horrible tourmente ! » –« Une tourmente ? tu es fou ! tu appelles cela unetourmente ? Vraiment ce n’était rien du tout. Donne-nous unbon vaisseau et une belle dérive, nous nous moquerons bien d’unepareille rafale ; tu n’es qu’un marin d’eau douce, Bob ;viens que nous fassions un bowl de punch,et quenous oubliions tout cela[3]. Vois queltemps charmant il fait à cette heure ! » – Enfin, pourabréger cette triste portion de mon histoire, nous suivîmes levieux train des gens de mer : on fit du punch,jem’enivrai, et, dans une nuit de débauches, je noyai toute marepentance, toutes mes réflexions sur ma conduite passée, et toutesmes résolutions pour l’avenir. De même que l’océan avait rassérénésa surface et était rentré dans le repos après la tempête abattue,de même, après le trouble de mes pensées évanoui, après la perte demes craintes et de mes appréhensions, le courant de mes désirshabituels revint, et j’oubliai entièrement les promesses et lesvœux que j’avais faits en ma détresse. Pourtant, à la vérité, commeil arrive ordinairement en pareils cas, quelques intervalles deréflexions et de bons sentiments reparaissaient encore ; maisje les chassais et je m’en guérissais comme d’une maladie, enm’adonnant et à la boisson et à l’équipage. Bientôt j’eus surmontéle retour de ces accès, c’est ainsi que je les appelais, et en cinqou six jours j’obtins sur ma conscience une victoire aussi complètequ’un jeune libertin résolu à étouffer ses remords le pouvaitdésirer. Mais il m’était réservé de subir encore une épreuve :la Providence, suivant sa loi ordinaire, avait résolu de me laisserentièrement sans excuse. Puisque je ne voulais pas reconnaître cecipour une délivrance, la prochaine devait être telle que le plusmauvais bandit d’entre nous confesserait tout à la fois le dangeret la miséricorde.

Le sixième jour de notre traversée, nousentrâmes dans la rade d’Yarmouth. Le vent ayant été contraire et letemps calme, nous n’avions fait que peu de chemin depuis latempête. Là, nous fûmes obligés de jeter l’ancre et le ventcontinuant d’être contraire, c’est-à-dire de souffler Sud-Ouest,nous y demeurâmes sept ou huit jours, durant lesquels beaucoup devaisseaux de Newcastle vinrent mouiller dans la même rade, refugecommun des bâtiments qui attendent un vent favorable pour gagner laTamise.

Nous eussions, toutefois, relâché moinslong-temps, et nous eussions dû, à la faveur de la marée, remonterla rivière, si le vent n’eût pas été trop fort, et si au quatrièmeou cinquième jour de notre station il n’eût pas soufflé violemment.Cependant, comme la rade était réputée aussi bonne qu’unport ; comme le mouillage était bon, et l’appareil de notreancre extrêmement solide, nos gens étaient insouciants, et, sans lamoindre appréhension du danger, ils passaient le temps dans lerepos et dans la joie, comme il est d’usage sur mer. Mais lehuitième jour, le vent força ; nous mîmes touts la main àl’œuvre ; nous calâmes nos mâts de hune et tînmes touteschoses closes et serrées, pour donner au vaisseau des mouvementsaussi doux que possible. Vers midi, la mer devint très-grosse,notre château de proue plongeait ; nous embarquâmes plusieursvagues, et il nous sembla une ou deux fois que notre ancrelabourait le fond. Sur ce, le capitaine fit jeter l’ancred’espérance, de sorte que nous chassâmes sur deux, après avoir filénos câbles jusqu’au bout.

Déjà une terrible tempête mugissait, et jecommençais à voir la terreur sur le visage des matelots eux-mêmes.Quoique veillant sans relâche à la conservation du vaisseau, commeil entrait ou sortait de sa cabine, et passait près de moi,j’entendis plusieurs fois le capitaine proférer tout bas cesparoles et d’autres semblables : – « Seigneur ayez pitiéde nous ! Nous sommes touts perdus, nous sommes toutsmorts !… » – Durant ces premières confusions, j’étaisstupide, étendu dans ma cabine, au logement des matelots, et je nesaurais décrire l’état de mon esprit. Je pouvais difficilementrentrer dans mon premier repentir, que j’avais si manifestementfoulé aux pieds, et contre lequel je m’étais endurci. Je pensaisque les affres de la mort étaient passées, et que cet orage neserait point comme le premier. Mais quand, près de moi, comme je ledisais tantôt, le capitaine lui-même s’écria : – « Noussommes touts perdus ! » –je fus horriblement effrayé, jesortis de ma cabine et je regardai dehors. Jamais spectacle aussiterrible n’avait frappé mes yeux : l’océan s’élevait comme desmontagnes, et à chaque instant fondait contre nous ; quand jepouvais promener un regard aux alentours, je ne voyais quedétresse. Deux bâtiments pesamment chargés qui mouillaient non loinde nous avaient coupé leurs mâts rez-pied ; et nos genss’écrièrent qu’un navire ancré à un mille de nous venait de sancirsur ses amarres. Deux autres vaisseaux, arrachés à leurs ancres,hors de la rade allaient au large à tout hasard, sans voiles nimâtures. Les bâtiments légers, fatiguant moins, étaient enmeilleure passe ; deux ou trois d’entre eux qui dérivaientpassèrent tout contre nous, courant vent arrière avec leurcivadière seulement.

Vers le soir, le second et le bossemansupplièrent le capitaine, qui s’y opposa fortement, de laissercouper le mât de misaine ; mais le bosseman lui ayant protestéque, s’il ne le faisait pas, le bâtiment coulerait à fond, il yconsentit. Quand le mât d’avant fut abattu, le grand mât, ébranlé,secouait si violemment le navire, qu’ils furent obligés de lecouper aussi et de faire pont ras.

Chacun peut juger dans quel état je devaisêtre, moi, jeune marin, que précédemment si peu de chose avait jetéen si grand effroi ; mais autant que je puis me rappeler de siloin les pensées qui me préoccupaient alors, j’avais dix fois plusque la mort en horreur d’esprit, mon mépris de mes premiers remordset mon retour aux premières résolutions que j’avais prises siméchamment. Cette horreur, jointe à la terreur de la tempête, memirent dans un tel état, que je ne puis par des mots la dépeindre.Mais le pis n’était pas encore advenu ; la tempête continuaavec tant de furie, que les marins eux-mêmes confessèrent n’enavoir jamais vu de plus violente. Nous avions un bon navire, maisil était lourdement chargé et calait tellement, qu’à chaque instantles matelots s’écriaient qu’il allait couler àfond. Sous un rapport, ce fut un bonheur pour moi que jene comprisse pas ce qu’ils entendaient par ce mot avant que je m’enfusse enquis. La tourmente était si terrible que je vis, choserare, le capitaine, le contremaître et quelques autres plusjudicieux que le reste, faire leurs prières, s’attendant à toutmoment que le vaisseau coulerait à fond. Au milieu de la nuit, poursurcroît de détresse, un des hommes qu’on avait envoyés à lavisite, cria qu’il s’était fait une ouverture, et un autre ditqu’il y avait quatre pieds d’eau dans la cale. Alors touts les brasfurent appelés à la pompe. À ce seul mot, je m’évanouis et jetombai à la renverse sur le bord de mon lit, sur lequel j’étaisassis dans ma cabine. Toutefois les matelots me réveillèrent et medirent que si jusque-là je n’avais été bon à rien, j’étais toutaussi capable de pomper qu’aucun autre. Je me levai ; j’allaià la pompe et je travaillai de tout cœur. Dans cette entrefaite, lecapitaine appercevant quelques petits bâtiments charbonniers qui,ne pouvant surmonter la tempête, étaient forcés de glisser et decourir au large, et ne venaient pas vers nous, ordonna de tirer uncoup de canon en signal de détresse. Moi qui ne savais ce que celasignifiait, je fus tellement surpris, que je crus le vaisseau briséou qu’il était advenu quelque autre chose épouvantable ; en unmot je fus si effrayé que je tombai en défaillance. Comme c’étaitdans un moment où chacun pensait à sa propre vie, personne ne pritgarde à moi, ni à ce que j’étais devenu ; seulement un autreprit ma place à la pompe, et me repoussa du pied à l’écart, pensantque j’étais mort, et ce ne fut que long-temps après que je revins àmoi.

On travaillait toujours, mais l’eau augmentantà la cale, il y avait toute apparence que le vaisseau couleraitbas. Et quoique la tourmente commençât à s’abattre un peu,néanmoins il n’était pas possible qu’il surnageât jusqu’à ce quenous atteignissions un port ; aussi le capitaine continua-t-ilà faire tirer le canon de détresse. Un petit bâtiment qui venaitjustement de passer devant nous aventura une barque pour noussecourir. Ce fut avec le plus grand risque qu’elle approcha ;mais il était impossible que nous y allassions ou qu’elle parvîntjusqu’au flanc du vaisseau ; enfin, les rameurs faisant undernier effort et hasardant leur vie pour sauver la nôtre, nosmatelots leur lancèrent de l’avant une corde avec une bouée, et enfilèrent une grande longueur. Après beaucoup de peines et depérils, ils la saisirent, nous les halâmes jusque sous notre poupe,et nous descendîmes dans leur barque. Il eût été inutile deprétendre atteindre leur bâtiment : aussi l’avis commun fut-ilde laisser aller la barque en dérive, et seulement de ramer le plusqu’on pourrait vers la côte, notre capitaine promettant, si labarque venait à se briser contre le rivage, d’en tenir compte à sonpatron. Ainsi, partie en ramant, partie en dérivant vers le Nord,notre bateau s’en alla obliquement presque jusqu’àWinterton-Ness.

Il n’y avait guère plus d’un quart d’heure quenous avions abandonné notre vaisseau quand nous le vîmess’abîmer ; alors je compris pour la première fois ce quesignifiait couler-bas. Mais, je dois l’avouer, j’avaisl’œil trouble et je distinguais fort mal, quand les matelots medirent qu’il coulait, car, dès le moment que j’allai, ouplutôt qu’on me mit dans la barque, j’étais anéanti par l’effroi,l’horreur et la crainte de l’avenir.

Nos gens faisaient toujours force de ramespour approcher du rivage. Quand notre bateau s’élevait au haut desvagues, nous l’appercevions, et le long de la rive nous voyions unefoule nombreuse accourir pour nous assister lorsque nous serionsproches.

ROBINSON MARCHAND DE GUIN

Note : Il est probable qu’il y a uneerreur dans l’édition de Gallica qui a servi de support à notretravail ; il faut probablement lire GUINÉE au lieu de GUIN.(Note du correcteur – ELG.)

Nous avancions lentement, et nous ne pûmesaborder avant d’avoir passé le phare de Winterton ; la côtes’enfonçait à l’Ouest vers Cromer, de sorte que la terre brisait laviolence du vent. Là, nous abordâmes, et, non sans grandedifficulté, nous descendîmes touts sains et saufs sur la plage, etallâmes à pied à Yarmouth, où, comme des infortunés, nous fûmestraités avec beaucoup d’humanité, et par les magistrats de laville, qui nous assignèrent de bons gîtes, et par les marchands etles armateurs, qui nous donnèrent assez d’argent pour nous rendre àLondres ou pour retourner à Hull, suivant que nous le jugerionsconvenable.

C’est alors que je devais avoir le bon sens derevenir à Hull et de rentrer chez nous ; j’aurais été heureux,et mon père, emblème de la parabole de notre Sauveur, eût même tuéle veau gras pour moi ; car, ayant appris que le vaisseau surlequel j’étais avait fait naufrage dans la rade d’Yarmouth, il futlong-temps avant d’avoir l’assurance que je n’étais pas mort.

Mais mon mauvais destin m’entraînait avec uneobstination irrésistible ; et, bien que souvent ma raison etmon bon jugement me criassent de revenir à la maison, je n’avaispas la force de le faire. Je ne saurais ni comment appeler cela, nivouloir prétendre que ce soit un secret arrêt irrévocable qui nouspousse à être les instruments de notre propre destruction, quoiquemême nous en ayons la conscience, et que nous nous y précipitionsles yeux ouverts ; mais, véritablement, si ce n’est quelquedécret inévitable me condamnant à une vie de misère et qu’ilm’était impossible de braver, quelle chose eût pu m’entraînercontre ma froide raison et les persuasions de mes pensées les plusintimes, et contre les deux avertissements si manifestes quej’avais reçus dans ma première entreprise.

Mon camarade, qui d’abord avait aidé à monendurcissement, et qui était le fils du capitaine, se trouvaitalors plus découragé que moi. La première fois qu’il me parla àYarmouth, ce qui ne fut pas avant le second ou le troisième jour,car nous étions logés en divers quartiers de la ville ; lapremière fois, dis-je, qu’il s’informa de moi, son ton me parutaltéré : il me demanda d’un air mélancolique, en secouant latête, comment je me portais, et dit à son père qui j’étais, et quej’avais fait ce voyage seulement pour essai, dans le dessein d’enentreprendre d’autres plus lointains. Cet homme se tourna vers moiet, avec un accent de gravité et d’affliction : – « Jeunehomme, me dit-il, vous ne devez plus retourner sur mer ; vousdevez considérer ceci comme une marque certaine et visible que vousn’êtes point appelé à faire un marin. » – « Pourquoi,monsieur ? est-ce que vous n’irez plus en mer ? » –« Le cas est bien différent, répliqua-t-il : c’est monmétier et mon devoir ; au lieu que vous, qui faisiez ce voyagecomme essai, voyez quel avant-goût le ciel vous a donné de ce àquoi il faudrait vous attendre si vous persistiez. Peut-être celan’est-il advenu qu’à cause de vous, semblable à Jonas dans levaisseau de Tarsis. Qui êtes-vous, je vous prie ? et pourquoivous étiez-vous embarqué ? » – Je lui contai en partiemon histoire. Sur la fin il m’interrompit et s’emporta d’uneétrange manière. – « Qu’avais-je donc fait, s’écria-t-il, pourmériter d’avoir, à bord un pareil misérable ! Je ne voudraispas pour mille livres sterling remettre le pied sur le mêmevaisseau que vous ! » – C’était, en vérité, comme j’aidit, un véritable égarement de ses esprits encore troublés par lesentiment de sa perte, et qui dépassait toutes les bornes de sonautorité. Toutefois, il me parla ensuite très-gravement,m’exhortant à retourner chez mon père et à ne plus tenter laProvidence. Il me dit qu’il devait m’être visible que le bras deDieu était contre moi ; – « enfin, jeune homme, medéclara-t-il, comptez bien que si vous ne vous en retournez, enquelque lieu que vous alliez, vous ne trouverez qu’adversité etdésastre jusqu’à ce que les paroles de votre père se vérifient envous. »

Je lui répondis peu de chose ; nous nousséparâmes bientôt après, et je ne le revis plus ; quelle routeprit-il ? je ne sais. Pour moi, ayant quelque argent dans mapoche, je m’en allai, par terre, à Londres. Là, comme sur la route,j’eus plusieurs combats avec moi-même sur le genre de vie que jedevais prendre, ne sachant si je devais retourner chez nous ouretourner sur mer.

Quant à mon retour au logis, la honteétouffait les meilleurs mouvements de mon esprit, et luireprésentait incessamment combien je serais raillé dans levoisinage et serais confus, non-seulement devant mon père et mamère, mais devant même qui que ce fût. D’où j’ai depuis souventpris occasion d’observer combien est sotte et inconséquente laconduite ordinaire des hommes et surtout de la jeunesse, à l’égardde cette raison qui devrait les guider en pareils cas : qu’ilsne sont pas honteux de l’action qui devrait, à bon droit, les fairepasser pour insensés, mais qu’ils sont honteux de leur repentance,qui seule peut les faire honorer comme sages.

Toutefois je demeurai quelque temps dans cettesituation, ne sachant quel parti prendre, ni quelle carrièreembrasser, ni quel genre de vie mener. J’éprouvais toujours unerépugnance invincible pour la maison paternelle ; et, comme jebalançais long-temps, le souvenir de la détresse où j’avais étés’évanouissait, et avec lui mes faibles désirs de retour, jusqu’àce qu’enfin je les mis tout-à-fait de côté, et cherchai à faire unvoyage.

Cette maligne influence qui m’avaitpremièrement poussé hors de la maison paternelle, qui m’avaitsuggéré l’idée extravagante et indéterminée de faire fortune, etqui m’avait inculqué si fortement ces fantaisies, que j’étaisdevenu sourd aux bons avis, aux remontrances, et même aux ordres demon père ; cette même influence, donc, quelle qu’elle fût, mefit concevoir la plus malheureuse de toutes les entreprises, cellede monter à bord d’un vaisseau partant pour la côte d’Afrique, ou,comme nos marins disent vulgairement, pour un voyage de Guinée.

Ce fut un grand malheur pour moi, dans toutesces aventures, que je ne fisse point, à bord, le service comme unmatelot ; à la vérité j’aurais travaillé plus rudement que decoutume, mais en même temps je me serais instruit des devoirs et del’office d’un marin ; et, avec le temps, j’aurais pu me rendreapte à faire un pilote ou un lieutenant, sinon un capitaine. Maisma destinée était toujours de choisir le pire ; parce quej’avais de l’argent en poche et de bons vêtements sur le dos, jevoulais toujours aller à bord comme un gentleman ;aussi je n’eus jamais aucune charge sur un bâtiment et ne susjamais en remplir aucune.

J’eus la chance, dès mon arrivée à Londres, detomber en assez bonne compagnie, ce qui n’arrive pas toujours auxjeunes fous libertins et abandonnés comme je l’étais alors, ledémon ne tardant pas généralement à leur dresser quelquesembûches ; mais pour moi il n’en fut pas ainsi. Ma premièreconnaissance fut un capitaine de vaisseau qui, étant allé sur lacôte de Guinée avec un très-grand succès, avait résolu d’yretourner ; ayant pris goût à ma société, qui alors n’étaitpas du tout désagréable, et m’ayant entendu parler de mon projet devoir le monde, il me dit : – « Si vous voulez faire levoyage avec moi, vous n’aurez aucune dépense, vous serez moncommensal et mon compagnon ; et si vous vouliez emporterquelque chose avec vous, vous jouiriez de touts les avantages quele commerce offrirait, et peut-être y trouveriez-vous quelqueprofit.

J’acceptai l’offre, et me liant d’étroiteamitié avec ce capitaine, qui était un homme franc et honnête, jefis ce voyage avec lui, risquant une petite somme, que par saprobité désintéressée, j’augmentai considérablement ; car jen’emportai environ que pour quarante livres sterling de verroterieset de babioles qu’il m’avait conseillé d’acheter. Ces quarantelivres sterling, je les avais amassées par l’assistance dequelques-uns de mes parents avec lesquels je correspondais, et qui,je pense, avaient engagé mon père ou au moins ma mère à contribuerd’autant à ma première entreprise.

C’est le seul voyage où je puis dire avoir étéheureux dans toutes mes spéculations, et je le dois à l’intégritéet à l’honnêteté de mon ami le capitaine ; en outre j’y acquisaussi une suffisante connaissance des mathématiques et des règlesde la navigation ; j’appris à faire l’estime d’un vaisseau età prendre la hauteur ; bref à entendre quelques-unes deschoses qu’un homme de mer doit nécessairement savoir. Autant moncapitaine prenait de plaisir à m’instruire, autant je prenais deplaisir à étudier ; et en un mot ce voyage me fit tout à lafois marin et marchand. Pour ma pacotille, je rapportai donc cinqlivres neuf onces de poudre d’or, qui me valurent, à mon retour àLondres, à peu près trois cents livres sterling, et me remplirentde pensées ambitieuses qui, plus tard, consommèrent ma ruine.

Néanmoins, j’eus en ce voyage mes disgrâcesaussi ; je fus surtout continuellement malade et jeté dans uneviolente calenture[4] par lachaleur excessive du climat : notre principal trafic sefaisant sur la côte depuis le quinzième degré de latitudeseptentrionale jusqu’à l’équateur.

Je voulais alors me faire marchand de Guinée,et pour mon malheur, mon ami étant mort peu de temps après sonarrivée, je résolus d’entreprendre encore ce voyage, et jem’embarquai sur le même navire avec celui qui, la première fois, enavait été le contremaître, et qui alors en avait obtenu lecommandement. Jamais traversée ne fut plus déplorable ; carbien que je n’emportasse pas tout-à-fait cent livres sterling de manouvelle richesse, laissant deux cents livres confiées à la veuvede mon ami, qui fut très-fidèle dépositaire, je ne laissai pas detomber en de terribles infortunes. Notre vaisseau, cinglant versles Canaries, ou plutôt entre ces îles et la côte d’Afrique, futsurpris, à l’aube du jour, par un corsaire turc de Sallé, qui nousdonna la chasse avec toute la voile qu’il pouvait faire. Pour leparer, nous forçâmes aussi de voiles autant que nos vergues enpurent déployer et nos mâts en purent charrier ; mais, voyantque le pirate gagnait sur nous, et qu’assurément avant peu d’heuresil nous joindrait, nous nous préparâmes au combat. Notre navireavait douze canons et l’écumeur en avait dix-huit.

Environs à trois heures de l’après-midi, ilentra dans nos eaux, et nous attaqua par méprise, juste en traversde notre hanche, au lieu de nous enfiler par notre poupe, comme ille voulait. Nous pointâmes huit de nos canons de ce côté, et luienvoyâmes une bordée qui le fit reculer, après avoir répondu ànotre feu et avoir fait faire une mousqueterie à près de deux centshommes qu’il avait à bord. Toutefois, tout notre monde se tenantcouvert, pas un de nous n’avait été touché. Il se prépara à nousattaquer derechef, et nous, derechef, à nous défendre ; maiscette fois, venant à l’abordage par l’autre flanc. Il jeta soixantehommes sur notre pont, qui aussitôt coupèrent et hachèrent nosagrès. Nous les accablâmes de coups de demi-piques, de coups demousquets et de grenades d’une si rude manière, que deux fois nousles chassâmes de notre pont. Enfin, pour abréger ce triste endroitde notre histoire, notre vaisseau étant désemparé, trois de noshommes tués et huit blessés, nous fûmes contraints de nous rendre,et nous fûmes touts conduits prisonniers à Sallé, port appartenantaux Maures.

Là, je reçus des traitements moins affreux queje ne l’avais appréhendé d’abord. Ainsi que le reste de l’équipage,je ne fus point emmené dans le pays à la Cour de l’Empereur ;le capitaine du corsaire me garda pour sa part de prise ; et,comme j’étais jeune, agile et à sa convenance, il me fit sonesclave.

ROBINSON CAPTIF

À ce changement subit de condition, qui, demarchand, me faisait misérable esclave, je fus profondémentaccablé ; je me ressouvins alors du discours prophétique demon père : que je deviendrais misérable et n’aurais personnepour me secourir ; je le crus ainsi tout-à-fait accompli,pensant que je ne pourrais jamais être plus mal, que le bras deDieu s’était appesanti sur moi, et que j’étais perdu sansressource. Mais hélas ! ce n’était qu’un avant-goût desmisères qui devaient me traverser, comme on le verra dans la suitede cette histoire.

Mon nouveau patron ou maître m’avait pris aveclui dans sa maison ; j’espérais aussi qu’il me prendrait aveclui quand de nouveau il irait en mer, et que tôt ou tard son sortserait d’être pris par un vaisseau de guerre espagnol ou portugais,et qu’alors je recouvrerais ma liberté ; mais cette espérances’évanouit bientôt, car lorsqu’il retournait en course, il melaissait à terre pour soigner son petit jardin et faire à la maisonla besogne ordinaire des esclaves ; et quand il revenait de sacroisière, il m’ordonnait de coucher dans sa cabine pour surveillerle navire.

Là, je songeais sans cesse à mon évasion et aumoyen que je pourrais employer pour l’effectuer, mais je ne trouvaiaucun expédient qui offrit la moindre probabilité, rien qui pûtfaire supposer ce projet raisonnable ; car je n’avais pas uneseule personne à qui le communiquer, pour qu’elle s’embarquât avecmoi ; ni compagnons d’esclavage, ni Anglais, ni Irlandais, niÉcossais. De sorte que pendant deux ans, quoique je me berçassesouvent de ce rêve, je n’entrevis néanmoins jamais la moindrechance favorable de le réaliser.

Au bout de ce temps environ il se présenta unecirconstance singulière qui me remit en tête mon ancien projet defaire quelque tentative pour recouvrer ma liberté. Mon patronrestant alors plus long-temps que de coutume sans armer sonvaisseau, et, à ce que j’appris, faute d’argent, avait habitude,régulièrement deux ou trois fois par semaine, quelquefois plus sile temps était beau, de prendre la pinasse du navire et de s’enaller pêcher dans la rade ; pour tirer à la rame ilm’emmenait toujours avec lui, ainsi qu’un jeune Maurisque[5] ; nous le divertissions beaucoup, etje me montrais fort adroit à attraper le poisson ; si bienqu’il m’envoyait quelquefois avec un Maure de ses parents et lejeune garçon, le Maurisque, comme on l’appelait, pour lui pêcher unplat de poisson.

Une fois, il arriva qu’étant allé à la pêche,un matin, par un grand calme, une brume s’éleva si épaisse que nousperdîmes de vue le rivage, quoique nous n’en fussions pas éloignésd’une demi-lieue. Ramant à l’aventure, nous travaillâmes tout lejour et toute la nuit suivante ; et, quand vint le matin, nousnous trouvâmes avoir gagné le large au lieu d’avoir gagné la rive,dont nous étions écartés au moins de deux lieues. Cependant nousl’atteignîmes, à la vérité non sans beaucoup de peine et non sansquelque danger, car dans la matinée le vent commença à soufflerassez fort, et nous étions touts mourants de faim.

Or, notre patron, mis en garde par cetteaventure, résolut d’avoir plus soin de lui à l’avenir ; ayantà sa disposition la chaloupe de notre navire anglais qu’il avaitcapturé, il se détermina à ne plus aller à la pêche sans uneboussole et quelques provisions, et il ordonna au charpentier deson bâtiment, qui était aussi un Anglais esclave, d’y construiredans le milieu une chambre de parade ou cabine semblable à celled’un canot de plaisance, laissant assez de place derrière pourmanier le gouvernail et border les écoutes, et assez de placedevant pour qu’une personne ou deux pussent manœuvrer la voile.Cette chaloupe cinglait avec ce que nous appelons une voiled’épaule de mouton[6] qu’onamurait sur le faîte de la cabine, qui était basse et étroite, etcontenait seulement une chambre à coucher pour le patron et un oudeux esclaves, une table à manger, et quelques équipets pour mettredes bouteilles de certaines liqueurs à sa convenance, et surtoutson pain, son riz et son café.

Sur cette chaloupe, nous allions fréquemment àla pêche ; et comme j’étais très-habile à lui attraper dupoisson, il n’y allait jamais sans moi. Or, il advint qu’un jour,ayant projeté de faire une promenade dans ce bateau avec deux outrois Maures de quelque distinction en cette place, il fit degrands préparatifs, et, la veille, à cet effet, envoya au bateauune plus grande quantité de provisions que de coutume, et mecommanda de tenir prêts trois fusils avec de la poudre et du plomb,qui se trouvaient à bord de son vaisseau, parce qu’ils seproposaient le plaisir de la chasse aussi bien que celui de lapêche.

Je préparai toutes choses selon ses ordres, etle lendemain au matin j’attendais dans la chaloupe, lavée et paréeavec guidon et flamme au vent, pour la digne réception de seshôtes, lorsqu’incontinent mon patron vint tout seul à bord, et medit que ses convives avaient remis la partie, à cause de quelquesaffaires qui leur étaient survenues. Il m’enjoignit ensuite,suivant l’usage, d’aller sur ce bateau avec le Maure et le jeunegarçon pour pêcher quelques poissons, parce que ses amis devaientsouper chez lui, me recommandant de revenir à la maison aussitôtque j’aurais fait une bonne capture. Je me mis en devoird’obéir.

Cette occasion réveilla en mon esprit mespremières idées de liberté ; car alors je me trouvais sur lepoint d’avoir un petit navire à mon commandement. Mon maître étantparti, je commençai à me munir, non d’ustensiles de pêche, mais deprovisions de voyage, quoique je ne susse ni ne considérasse où jedevais faire route, pour sortir de ce lieu, tout chemin m’étantbon.

Mon premier soin fut de trouver un prétextepour engager le Maure à mettre à bord quelque chose pour notresubsistance. Je lui dis qu’il ne fallait pas que nous comptassionsmanger le pain de notre patron. – Cela est juste,répliqua-t-il ; – et il apporta une grande corbeille derusk ou de biscuit de mer de leur façon et trois jarresd’eau fraîche. Je savais où mon maître avait placé son coffre àliqueurs, qui cela était évident par sa structure, devait provenird’une prise faite sur les Anglais. J’en transportai les bouteillesdans la chaloupe tandis que le Maure était sur le rivage, comme sielles eussent été mises là auparavant pour notre maître. J’ytransportai aussi un gros bloc de cire vierge qui pesait bienenviron un demi-quintal, avec un paquet de fil ou ficelle, unehache, une scie et un marteau, qui nous furent touts d’un grandusage dans la suite, surtout le morceau de cire pour faire deschandelles. Puis j’essayai sur le Maure d’une autre tromperie danslaquelle il donna encore innocemment. Son nom était Ismaël, dontles Maures font Muly ou Moléy ; ainsi l’appelai-je et luidis-je : – Moléy, les mousquets de notre patron sont à bord dela chaloupe ; ne pourriez-vous pas vous procurer un peu depoudre et de plomb de chasse, afin de tuer, pour nous autres,quelques alcamies, – oiseau semblable à notre courlieu, –car je sais qu’il a laissé à bord du navire les provisions de lasoute aux poudres. – Oui, dit-il, j’en apporterai un peu ; –et en effet il apporta une grande poche de cuir contenant environune livre et demie de poudre, plutôt plus que moins, et une autrepoche pleine de plomb et de balles, pesant environ six livres, etil mit le tout dans la chaloupe. Pendant ce temps, dans la grandecabine de mon maître, j’avais découvert un peu de poudre dontj’emplis une grosse bouteille qui s’était trouvée presque vide dansle bahut, après avoir transvasé ce qui y restait. Ainsi fournis detoutes choses nécessaires, nous sortîmes du havre pour aller à lapêche. À la forteresse qui est à l’entrée du port on savait quinous étions, on ne prit point garde à nous. À peine étions-nous unmille en mer, nous amenâmes notre voile et nous nous assîmes pourpêcher. Le vent soufflait Nord-Nord-Est, ce qui était contraire àmon désir ; car s’il avait soufflé Sud, j’eusse été certaind’atterrir à la côte d’Espagne, ou au moins d’atteindre la baie deCadix ; mais ma résolution était, vente qui vente, de sortirde cet horrible lieu, et d’abandonner le reste au destin.

Après que nous eûmes pêché long-temps et rienpris ; car lorsque j’avais un poisson à mon hameçon, pourqu’on ne pût le voir je ne le tirais point dehors : – Nous nefaisons rien, dis-je au Maure ; notre maître n’entend pas êtreservi comme ça ; il nous faut encore remonter plus au large. –Lui, n’y voyant pas malice, y consentit, et se trouvant à la proue,déploya les voiles. Comme je tenais la barre du gouvernail, jeconduisis l’embarcation à une lieue au-delà ; alors je mis enpanne comme si je voulais pêcher et, tandis que le jeune garçontenait le timon, j’allai à la proue vers le Maure ; et,faisant comme si je me baissais pour ramasser quelque chosederrière lui, je le saisis par surprise en passant mon bras entreses jambes, et je le lançai brusquement hors du bord dans la mer.Il se redressa aussitôt, car il nageait comme un liége, et,m’appelant, il me supplia de le reprendre à bord, et me jura qu’ilirait d’un bout à l’autre du monde avec moi. Comme il nageait avecune grande vigueur après la chaloupe et qu’il faisait alors peu devent, il m’aurait promptement atteint.

Sur ce, j’allai dans la cabine, et, prenantune des arquebuses de chasse, je le couchai en joue et luidis : Je ne vous ai pas fait de mal, et, si vous ne vousobstinez pas, je ne vous en ferai point. Vous nagez bien assez pourregagner la rive ; la mer est calme, hâtez-vous d’y aller, jene vous frapperai point ; mais si vous vous approchez dubateau, je vous tire une balle dans la tête, car je suis résolu àrecouvrer ma liberté. Alors il revira et nagea vers le rivage. Jene doute point qu’il ne l’ait atteint facilement, car c’était unexcellent nageur.

J’eusse été plus satisfait d’avoir gardé ceMaure et d’avoir noyé le jeune garçon ; mais, là, je nepouvais risquer de me confier à lui. Quand il fut éloigné, je metournai vers le jeune garçon, appelé Xury, et je lui dis : –Xury, si tu veux m’être fidèle, je ferai de toi un homme ;mais si tu ne mets la main sur ta face que tu seras sincère avecmoi, – ce qui est jurer par Mahomet et la barbe de son père, – ilfaut que je te jette aussi dans la mer. Cet enfant me fit unsourire, et me parla si innocemment que je n’aurais pu me défier delui ; puis il fit le serment de m’être fidèle et de me suivreen tout lieux.

Tant que je fus en vue du Maure, qui était àla nage, je portai directement au large, préférant bouliner, afinqu’on pût croire que j’étais allé vers le détroit[7], comme en vérité on eût pu le supposer detoute personne dans son bon sens ; car aurait-on pu imaginerque nous faisions route au Sud, vers une côte véritablementbarbare, où nous étions sûrs que toutes les peuplades de nègresnous entoureraient de leurs canots et nous désoleraient ; oùnous ne pourrions aller au rivage sans être dévorés par les bêtessauvages ou par de plus impitoyables sauvages de l’espècehumaine.

Mais aussitôt qu’il fit sombre, je changeai deroute, et je gouvernai au Sud-Est, inclinant un peu ma course versl’Est, pour ne pas m’éloigner de la côte ; et, ayant un bonvent, une mer calme et unie, je fis tellement de la voile, que lelendemain, à trois heures de l’après-midi, quand je découvrispremièrement la terre, je devais être au moins à cent cinquantemilles au Sud de Sallé, tout-à-fait au-delà des États de l’Empereurde Maroc, et même de tout autre roi de par-là, car nous ne vîmespersonne.

PREMIÈRE AIGUADE

Toutefois, la peur que j’avais des Mauresétait si grande, et les appréhensions que j’avais de tomber entreleurs mains étaient si terribles, que je ne voulus ni ralentir, nialler à terre, ni laisser tomber l’ancre. Le vent continuant à êtrefavorable, je naviguai ainsi cinq jours durant ; maislorsqu’il eut tourné au Sud, je conclus que si quelque vaisseauétait en chasse après moi, il devait alors se retirer ; aussihasardai-je d’atterrir et mouillai-je l’ancre à l’embouchure d’unepetite rivière, je ne sais laquelle, je ne sais où, ni quellelatitude, quelle contrée, ou quelle nation : je n’y vis pas nine désirai point y voir aucun homme ; la chose importante dontj’avais besoin c’était de l’eau fraîche. Nous entrâmes dans cettecrique sur le soir, nous déterminant d’aller à terre à la nagesitôt qu’il ferait sombre, et de reconnaître le pays. Mais aussitôtqu’il fit entièrement obscur, nous entendîmes un si épouvantablebruit d’aboiement, de hurlement et de rugissement de bêtesfarouches dont nous ne connaissions pas l’espèce, que le pauvrepetit garçon faillit à en mourir de frayeur, et me supplia de nepoint descendre à terre avant le jour. – « Bien,Xury, lui dis-je, maintenant je n’irai point, maispeut-être au jour verrons-nous des hommes qui seront plus méchantspour nous que des lions. » – « Alors nous tirer à eux uncoup de mousquet, dit en riant Xury, pour faire eux s’enfuirloin. » – Tel était l’anglais que Xury avait appris par lafréquentation de nous autres esclaves. Néanmoins, je fus aise devoir cet enfant si résolu, et je lui donnai, pour le réconforter,un peu de liqueur tirée d’une bouteille du coffre de notre patron.Après tout, l’avis de Xury était bon, et je le suivis ; nousmouillâmes notre petite ancre, et nous demeurâmes tranquilles toutela nuit ; je dis tranquilles parce que nous ne dormîmes pas,car durant deux ou trois heures nous apperçûmes des créaturesexcessivement grandes et de différentes espèces, – auxquelles nousne savions quels noms donner, – qui descendaient vers la rive etcouraient dans l’eau, en se vautrant et se lavant pour le plaisirde se rafraîchir ; elles poussaient des hurlements et desmeuglements si affreux que jamais, en vérité, je n’ai rien ouï desemblable.

Xury était horriblement effrayé, et, au fait,je l’étais aussi ; mais nous fûmes tout deux plus effrayésencore quand nous entendîmes une de ces énormes créatures venir àla nage vers notre chaloupe. Nous ne pouvions la voir, mais nouspouvions reconnaître à son soufflement que ce devait être une bêtemonstrueusement grosse et furieuse. Xury prétendait que c’était unlion, cela pouvait bien être ; tout ce que je sais, c’est quele pauvre enfant me disait de lever l’ancre et de faire force derames. – « Non pas, Xury, lui répondis-je ; il vaut mieuxfiler par le bout notre câble avec une bouée, et nous éloigner enmer ; car il ne pourra nous suivre fort loin. Je n’eus pasplus tôt parlé ainsi que j’apperçus cet animal, – quel qu’il fût, –à deux portées d’aviron, ce qui me surprit un peu. Néanmoins,aussitôt j’allai à l’entrée de la cabine, je pris mon mousquet etje fis feu sur lui : à ce coup il tournoya et nagea de nouveauvers le rivage.

Il est impossible de décrire le tumultehorrible, les cris affreux et les hurlements qui s’élevèrent sur lebord du rivage et dans l’intérieur des terres, au bruit et auretentissement de mon mousquet ; je pense avec quelque raisonque ces créatures n’avaient auparavant jamais rien ouï de pareil.Ceci me fit voir que nous ne devions pas descendre sur cette côtependant la nuit, et combien il serait chanceux de s’y hasarderpendant le jour, car tomber entre les mains de quelques Sauvagesétait, pour nous, tout aussi redoutable que de tomber dans lesgriffes des lions et des tigres ; du moins appréhendions-nouségalement l’un et l’autre danger.

Quoi qu’il en fût, nous étions obligés d’allerquelque part à l’aiguade ; il ne nous restait pas à bord unepinte d’eau ; mais quand ? mais où ? c’était làl’embarras. Xury me dit que si je voulais le laisser aller à terreavec une des jarres, il découvrirait s’il y avait de l’eau et m’enapporterait. Je lui demandai pourquoi il y voulait aller ;pourquoi ne resterait-il pas dans la chaloupe, et moi-mêmen’irais-je pas. Cet enfant me répondit avec tant d’affection que jel’en aimai toujours depuis. Il me dit : « – Si lesSauvages hommes venir, eux manger moi, vous s’enfuir. » –« Bien, Xury, m’écriai-je, nous irons tout deux, et si leshommes sauvages viennent, nous les tuerons ; ils ne nousmangeront ni l’un ni l’autre. » – Alors je donnai à Xury unmorceau de biscuit et à boire une gorgée de la liqueur tirée ducoffre de notre patron, dont j’ai parlé précédemment ; puis,ayant halé la chaloupe aussi près du rivage que nous le jugionsconvenable, nous descendîmes à terre, n’emportant seulement avecnous que nos armes et deux jarres pour faire de l’eau.

Je n’eus garde d’aller hors de la vue de notrechaloupe, craignant une descente de canots de Sauvages sur larivière ; mais le petit garçon ayant apperçu un lieu bas àenviron un mille dans les terres, il y courut, et aussitôt je levis revenir vers moi. Je pensai qu’il était poursuivi par quelqueSauvage ou épouvanté par quelque bête féroce ; je volai à sonsecours ; mais quand je fus assez proche de lui, je distinguaiquelque chose qui pendait sur son épaule : c’était un animalsur lequel il avait tiré, semblable à un lièvre, mais d’une couleurdifférente et plus long des jambes. Toutefois, nous en fûmes fortjoyeux, car ce fut un excellent manger ; mais ce qui avaitcausé la grande joie du pauvre Xury, c’était de m’apporter lanouvelle qu’il avait trouvé de la bonne eau sans rencontrer deSauvages.

Nous vîmes ensuite qu’il ne nous était pasnécessaire de prendre tant de peines pour faire de l’eau ; carun peu au-dessus de la crique où nous étions nous trouvâmes l’eaudouce ; quand la marée était basse elle remontait fort peuavant. Ainsi nous emplîmes nos jarres, nous nous régalâmes dulièvre que nous avions tué, et nous nous préparâmes à reprendrenotre route sans avoir découvert un vestige humain dans cetteportion de la contrée.

Comme j’avais déjà fait un voyage à cettecôte, je savais très-bien que les îles Canaries et les îles duCap-Vert n’étaient pas éloignées ; mais comme je n’avais pasd’instruments pour prendre hauteur et connaître la latitude où nousétions, et ne sachant pas exactement ou au moins ne me rappelantpas dans quelle latitude elles étaient elles-mêmes situées, je nesavais où les chercher ni quand il faudrait, de leur côté, porterle cap au large ; sans cela, j’aurais pu aisément trouver unede ces îles. En tenant le long de la côte jusqu’à ce quej’arrivasse à la partie où trafiquent les Anglais, mon espoir étaitde rencontrer en opération habituelle de commerce quelqu’un deleurs vaisseaux qui nous secourrait et nous prendrait à bord.

Suivant mon calcul le plus exact, le lieu oùj’étais alors doit être cette contrée s’étendant entre lespossessions de l’Empereur de Maroc et la Nigritie ; contréeinculte, peuplée seulement par les bêtes féroces, les nègresl’ayant abandonnée et s’étant retirés plus au midi, de peur desMaures ; et les Maures dédaignant de l’habiter à cause de sastérilité ; mais au fait les uns et les autres y ont renoncéparce qu’elle est le repaire d’une quantité prodigieuse de tigres,de lions, de léopards et d’autres farouches créatures ; aussine sert-elle aux Maures que pour leurs chasses, où ils vont, commeune armée, deux ou trois mille hommes à la fois. Véritablementdurant près de cent milles de suite sur cette côte nous ne vîmespendant le jour qu’un pays agreste et désert, et n’entendîmespendant la nuit que les hurlements et les rugissements des bêtessauvages.

Une ou deux fois dans la journée je crusappercevoir le pic de Ténériffe, qui est la haute cime du montTénériffe dans les Canaries, et j’eus grande envie de m’aventurerau large dans l’espoir de l’atteindre ; mais l’ayant essayédeux fois, je fus repoussé par les vents contraires ; et commeaussi la mer était trop grosse pour mon petit vaisseau, je résolusde continuer mon premier dessein de côtoyer le rivage.

Après avoir quitté ce lieu, je fus plusieursfois obligé d’aborder pour faire aiguade ; et une fois entreautres qu’il était de bon matin, nous vînmes mouiller sous unepetite pointe de terre assez élevée, et la marée commençant àmonter, nous attendions tranquillement qu’elle nous portât plusavant. Xury, qui, à ce qu’il paraît, avait plus que moi l’œil auguet, m’appela doucement et me dit que nous ferions mieux de nouséloigner du rivage. – « Car regardez là-bas, ajouta-t-il, cemonstre affreux étendu sur le flanc de cette colline, etprofondément endormi. » Je regardai au lieu qu’il désignait,et je vis un monstre épouvantable, en vérité, car c’était un énormeet terrible lion couché sur le penchant du rivage, à l’ombre d’uneportion de la montagne, qui, en quelque sorte, pendait presqueau-dessus de lui. – « Xury, lui dis-je, va à terre, ettue-le. » Xury parut effrayé, et répliqua : – « Moituer ! lui manger moi d’une seule bouche. » Il voulaitdire d’une seule bouchée. Toutefois, je ne dis plus rien à cegarçon ; seulement je lui ordonnai de rester tranquille, et jepris notre plus gros fusil, qui était presque du calibre d’unmousquet, et, après y avoir mis une bonne charge de poudre et deuxlingots, je le posai à terre ; puis en chargeai un autre àdeux balles ; et le troisième, car nous en avions trois, je lechargeai de cinq chevrotines. Je pointai du mieux que je pus mapremière arme pour le frapper à la tête ; mais il était couchéde telle façon, avec une patte passée un peu au-dessus de sonmufle, que les lingots l’atteignirent à la jambe, près du genou, etlui brisèrent l’os. Il tressaillit d’abord en grondant ; maissentant sa jambe brisée, il se rabattit, puis il se dressa surtrois jambes, et jeta le plus effroyable rugissement que j’entendisjamais. Je fus un peu surpris de ne l’avoir point frappé à la tête.Néanmoins je pris aussitôt mon second mousquet, et quoiqu’ilcommençât à s’éloigner je fis feu de nouveau ; je l’atteignisà la tête, et j’eus le plaisir de le voir se laisser tombersilencieusement et se raidir en luttant contre la mort. Xury pritalors du cœur, et me demanda de le laisser aller à terre.« Soit ; va, lui dis-je. » Aussitôt ce garçon sautaà l’eau, et tenant un petit mousquet d’une main, il nagea del’autre jusqu’au rivage. Puis, s’étant approché du lion, il luiposa le canon du mousquet à l’oreille et le lui déchargea aussidans la tête, ce qui l’expédia tout-à-fait.

C’était véritablement une chasse pour nous,mais ce n’était pas du gibier, et j’étais très-fâché de perdretrois charges de poudre et des balles sur une créature qui n’étaitbonne à rien pour nous. Xury, néanmoins, voulait en emporterquelque chose. Il vint donc à bord, et me demanda de lui donner lahache. – « Pourquoi faire, Xury ? lui dis-je. » –« Moi trancher sa tête, répondit-il. » Toutefois Xury neput pas la lui trancher, mais il lui coupa une patte qu’ilm’apporta : elle était monstrueuse.

Cependant je réfléchis que sa peau pourraitsans doute, d’une façon ou d’une autre, nous être de quelquevaleur, et je résolus de l’écorcher si je le pouvais. Xury et moiallâmes donc nous mettre à l’œuvre ; mais à cette besogne Xuryétait de beaucoup le meilleur ouvrier, car je ne savais comment m’yprendre. Au fait, cela nous occupa tout deux durant la journéeentière ; enfin nous en vînmes à bout, et nous l’étendîmes surle toit de notre cabine. Le soleil la sécha parfaitement en deuxjours. Je m’en servis ensuite pour me coucher dessus.

Après cette halte, nous naviguâmescontinuellement vers le Sud pendant dix ou douze jours, usant avecparcimonie de nos provisions, qui commençaient à diminuer beaucoup,et ne descendant à terre que lorsque nous y étions obligés pouraller à l’aiguade. Mon dessein était alors d’atteindre le fleuve deGambie ou le fleuve de Sénégal, c’est-à-dire aux environs duCap-Vert, où j’espérais rencontrer quelque bâtiment européen ;le cas contraire échéant, je ne savais plus quelle route tenir, àmoins que je me misse à la recherche des îles ou que j’allassepérir au milieu des Nègres.

ROBINSON ET XURY VAINQUEURS D’UNLION

Je savais que touts les vaisseaux qui fontvoile pour la côte de Guinée, le Brésil ou les Indes-Orientales,touchent à ce cap ou à ces îles. En un mot, je plaçais là toutel’alternative de mon sort, soit que je dusse rencontrer unbâtiment, soit que je dusse périr.

Quand j’eus suivi cette résolution pendantenviron dix jours de plus, comme je l’ai déjà dit, je commençai àm’appercevoir que la côte était habitée, et en deux ou troisendroits que nous longions, nous vîmes des gens qui s’arrêtaientsur le rivage pour nous regarder ; nous pouvions aussidistinguer qu’ils étaient entièrement noirs et tout-à-fait nus.J’eus une fois l’envie de descendre à terre vers eux ; maisXury fut meilleur conseiller, et me dit : – « Pasaller ! Pas aller ! » Je halai cependant plus prèsdu rivage afin de pouvoir leur parler, et ils me suivirent pendantquelque temps le long de la rive. Je remarquai qu’ils n’avaientpoint d’armes à la main, un seul excepté qui portait un long etmince bâton, que Xury dit être une lance qu’ils pouvaient lancerfort loin avec beaucoup de justesse. Je me tins donc à distance,mais je causai avec eux, par gestes, aussi bien que je pus, etparticulièrement pour leur demander quelque chose à manger. Ils mefirent signe d’arrêter ma chaloupe, et qu’ils iraient me chercherquelque nourriture. Sur ce, j’abaissai le haut de ma voile ;je m’arrêtai proche, et deux d’entre eux coururent dans le pays, eten moins d’une demi-heure revinrent, apportant avec eux deuxmorceaux de viande sèche et du grain, productions de leur contrée.Ni Xury ni moi ne savions ce que c’était ; pourtant nousétions fort désireux de le recevoir ; mais comment yparvenir ? Ce fut là notre embarras. Je n’osais pas aller àterre vers eux, qui n’étaient pas moins effrayés de nous. Bref, ilsprirent un détour excellent pour nous touts ; ils déposèrentles provisions sur le rivage, et se retirèrent à une grandedistance jusqu’à ce que nous les eûmes toutes embarquées, puis ilsse rapprochèrent de nous.

N’ayant rien à leur donner en échange, nousleur faisions des signes de remerciements, quand tout-à-coups’offrit une merveilleuse occasion de les obliger. Tandis que nousétions arrêtés près de la côte, voici venir des montagnes deuxénormes créatures se poursuivant avec fureur. Était-ce le mâle quipoursuivait la femelle ? Étaient-ils en ébats ou enrage ? Il eût été impossible de le dire. Était-ce ordinaire ouétrange ? je ne sais. Toutefois, je pencherais plutôt pour ledernier, parce que ces animaux voraces n’apparaissent guère que lanuit, et parce que nous vîmes la foule horriblement épouvantée,surtout les femmes. L’homme qui portait la lance ou le dard ne pritpoint la fuite à leur aspect comme tout le reste. Néanmoins, cesdeux créatures coururent droit à la mer, et, ne montrant nulleintention de se jeter sur un seul de ces Nègres, elles seplongèrent dans les flots et se mirent à nager çà et là, comme sielles y étaient venues pour leur divertissement. Enfin un de cesanimaux commença à s’approcher de mon embarcation plus près que jene m’y serais attendu d’abord ; mais j’étais en garde contrelui, car j’avais chargé mon mousquet avec toute la promptitudepossible, et j’avais ordonné à Xury de charger les autres. Dèsqu’il fut à ma portée, je fis feu, et je le frappai droit à latête. Aussitôt il s’enfonça dans l’eau, mais aussitôt il reparut etplongea et replongea, semblant lutter avec la vie ce qui était eneffet, car immédiatement il se dirigea vers le rivage et péritjuste au moment de l’atteindre, tant à cause des coups mortelsqu’il avait reçus que de l’eau qui l’étouffa.

Il serait impossible d’exprimer l’étonnementde ces pauvres gens au bruit et au feu de mon mousquet.Quelques-uns d’entre eux faillirent à en mourir d’effroi, et, commemorts, tombèrent contre terre dans la plus grande terreur. Maisquand ils eurent vu l’animal tué et enfoncé sous l’eau, et que jeleur eus fait signe de revenir sur le bord, ils prirent ducœur ; ils s’avancèrent vers la rive et se mirent à sarecherche. Son sang, qui teignait l’eau, me le fit découvrir ;et, à l’aide d’une corde dont je l’entourai et que je donnai auxNègres pour le haler, ils le traînèrent au rivage. Là, il se trouvaque c’était un léopard des plus curieux, parfaitement moucheté etsuperbe. Les Nègres levaient leurs mains dans l’admiration depenser ce que pouvait être ce avec quoi je l’avais tué.

L’autre animal, effrayé par l’éclair et ladétonation de mon mousquet, regagna la rive à la nage et s’enfuitdirectement vers les montagnes d’où il était venu, et je ne pus, àcette distance, reconnaître ce qu’il était. Je m’apperçus bientôtque les Nègres étaient disposés à manger la chair du léopard ;aussi voulus-je le leur faire accepter comme une faveur de mapart ; et, quand par mes signes je leur eus fait savoir qu’ilspouvaient le prendre ils en furent très-reconnaissants. Aussitôtils se mirent à l’ouvrage et l’écorchèrent avec un morceau de boisaffilé, aussi promptement, même plus promptement que nous nepourrions le faire avec un couteau. Ils m’offrirent de sachair ; j’éludai cette offre, affectant de vouloir la leurabandonner ; mais, par mes signes, leur demandant la peau,qu’ils me donnèrent très-franchement, en m’apportant en outre unegrande quantité de leurs victuailles, que j’acceptai, quoiqu’ellesme fussent inconnues. Alors je leur fis des signes pour avoir del’eau, et je leur montrai une de mes jarres en la tournant sensdessus dessous, pour faire voir qu’elle était vide et que j’avaisbesoin qu’elle fût remplie. Aussitôt ils appelèrent quelques-unsdes leurs, et deux femmes vinrent, apportant un grand vase de terrequi, je le suppose, était cuite au soleil. Ainsi que précédemment,ils le déposèrent, pour moi, sur le rivage. J’y envoyai Xury avecmes jarres, et il les remplit toutes trois. Les femmes étaientaussi complètement nues que les hommes.

J’étais alors fourni d’eau, de racines et degrains tels quels ; je pris congé de mes bons Nègres, et, sansm’approcher du rivage, je continuai ma course pendant onze joursenviron, avant que je visse devant moi la terre s’avancer bienavant dans l’océan à la distance environ de quatre ou cinq lieues.Comme la mer était très-calme, je me mis au large pour gagner cettepointe. Enfin, la doublant à deux lieues de la côte, je visdistinctement des terres à l’opposite ; alors je conclus, aufait cela était indubitable, que d’un côté j’avais le Cap-Vert, etde l’autre ces îles qui lui doivent leur nom. Toutefois ellesétaient fort éloignées, et je ne savais pas trop ce qu’il fallaitque je fisse ; car si j’avais été surpris par un coup de vent,il m’eût été impossible d’atteindre ni l’un ni l’autre.

Dans cette perplexité, comme j’étais fortpensif, j’entrai dans la cabine et je m’assis, laissant à Xury labarre du gouvernail, quand subitement ce jeune garçons’écria : – « Maître ! maître ! un vaisseauavec une voile ! » La frayeur avait mis hors de lui-mêmece simple enfant, qui pensait qu’infailliblement c’était un desvaisseaux de son maître envoyés à notre poursuite, tandis que nousétions, comme je ne l’ignorais pas, tout-à-fait hors de sonatteinte. Je m’élançai de ma cabine, et non-seulement je visimmédiatement le navire, mais encore je reconnus qu’il étaitPortugais. Je le crus d’abord destiné à faire la traite des Nègressur la côte de Guinée ; mais quand j’eus remarqué la routequ’il tenait, je fus bientôt convaincu qu’il avait tout autredestination, et que son dessein n’était pas de serrer la terre.Alors, je portai le cap au large, et je forçai de voile au plusprès, résolu de lui parler s’il était possible.

Avec toute la voile que je pouvais faire, jevis que jamais je ne viendrais dans ses eaux, et qu’il serait passéavant que je pusse lui donner aucun signal. Mais après avoir forcéà tout rompre, comme j’allais perdre espérance, il m’apperçut sansdoute à l’aide de ses lunettes d’approche ; et, reconnaissantque c’était une embarcation européenne, qu’il supposa appartenir àquelque vaisseau naufragé, il diminua de voiles afin que jel’atteignisse. Ceci m’encouragea, et comme j’avais à bord lepavillon de mon patron, je le hissai en berne en signal de détresseet je tirai un coup de mousquet. Ces deux choses furent remarquées,car j’appris plus tard qu’on avait vu la fumée, bien qu’on n’eûtpas entendu la détonation. À ces signaux, le navire mit pour moicomplaisamment à la cape et capéa. En trois heures environ je lejoignis.

On me demanda en portugais, puis en espagnol,puis en français, qui j’étais ; mais je ne comprenais aucunede ces langues. À la fin, un matelot écossais qui se trouvait àbord m’appela, et je lui répondis et lui dis que j’étais Anglais,et que je venais de m’échapper de l’esclavage des Maures deSallé ; alors on m’invita à venir à bord, et on m’y reçuttrès-obligeamment avec touts mes bagages.

J’étais dans une joie inexprimable, commechacun peut le croire, d’être ainsi délivré d’une condition que jeregardais comme tout-à-fait misérable et désespérée, et jem’empressai d’offrir au capitaine du vaisseau tout ce que jepossédais pour prix de ma délivrance. Mais il me réponditgénéreusement qu’il n’accepterait rien de moi, et que tout ce quej’avais me serait rendu intact à mon arrivée au Brésil. –« Car, dit-il, je vous ai sauvé la vie comme je serais fortaise qu’on me la sauvât. Peut-être m’est-il réservé une fois ou uneautre d’être secouru dans une semblable position. En outre, en vousconduisant au Brésil, à une si grande distance de votre pays, sij’acceptais de vous ce que vous pouvez avoir, vous y mourriez defaim, et alors je vous reprendrais la vie que je vous ai donnée.Non, non, Senhor Inglez[8],c’est-à-dire monsieur l’Anglais, je veux vous y conduire par purecommisération ; et ces choses-là vous y serviront à payervotre subsistance et votre traversée de retour. »

Il fut aussi scrupuleux dans l’accomplissementde ses promesses, qu’il avait été charitable dans sespropositions ; car il défendit aux matelots de toucher à riende ce qui m’appartenait ; il prit alors le tout en sa garde etm’en donna ensuite un exact inventaire, pour que je pusse toutrecouvrer ; tout, jusqu’à mes trois jarres de terre.

Quant à ma chaloupe, elle était fortbonne ; il le vit, et me proposa de l’acheter pour l’usage deson navire, et me demanda ce que j’en voudrais avoir. Je luirépondis qu’il avait été, à mon égard, trop généreux en touteschoses, pour que je me permisse de fixer aucun prix, et que je m’enrapportais à sa discrétion. Sur quoi, il me dit qu’il me ferait, desa main, un billet de quatre-vingts pièces de huit payable auBrésil ; et que, si arrivé là, quelqu’un m’en offraitdavantage, il me tiendrait compte de l’excédant. Il me proposa enoutre soixante pièces de huit pour mon garçon Xury. J’hésitai à lesaccepter ; non que je répugnasse à le laisser au capitaine,mais à vendre la liberté de ce pauvre enfant, qui m’avait aidé sifidèlement à recouvrer la mienne. Cependant, lorsque je lui eusfait savoir ma raison, il la reconnut juste, et me proposa pouraccommodement, de donner au jeune garçon une obligation de lerendre libre au bout de dix ans s’il voulait se faire chrétien. Surcela, Xury consentant à le suivre, je l’abandonnai aucapitaine.

Nous eûmes une très-heureuse navigationjusqu’au Brésil, et nous arrivâmes à la Bahia de Todos osSantos, ou Baie de Touts les Saints, environ vingt-deux joursaprès. J’étais alors, pour la seconde fois, délivré de la plusmisérable de toutes les conditions de la vie, et j’avais alors àconsidérer ce que prochainement je devais faire de moi.

PROPOSITIONS DES TROIS COLONS

La généreuse conduite du capitaine à mon égardne saurait être trop louée. Il ne voulut rien recevoir pour monpassage ; Il me donna vingt ducats pour la peau du léopard etquarante pour la peau du lion que j’avais dans ma chaloupe. Il mefit remettre ponctuellement tout ce qui m’appartenait en sonvaisseau, et tout ce que j’étais disposé à vendre il mel’acheta : tel que le bahut aux bouteilles, deux de mesmousquets et un morceau restant du bloc de cire vierge, dontj’avais fait des chandelles. En un mot, je tirai environ deux centvingt pièces de huit de toute ma cargaison, et, avec ce capital, jemis pied à terre au Brésil.

Là, peu de temps après, le capitaine merecommanda dans la maison d’un très-honnête homme, comme lui-même,qui avait ce qu’on appelle un engenho[9],c’est-à-dire une plantation et une sucrerie. Je vécus quelque tempschez lui, et, par ce moyen, je pris connaissance de la manière deplanter et de faire le sucre. Voyant la bonne vie que menaient lesplanteurs, et combien ils s’enrichissaient promptement, je résolus,si je pouvais en obtenir la licence, de m’établir parmi eux, et deme faire planteur, prenant en même temps la détermination dechercher quelque moyen pour recouvrer l’argent que j’avais laissé àLondres. Dans ce dessein, ayant obtenu une sorte de lettre denaturalisation, j’achetai autant de terre inculte que mon argent mele permit, et je formai un plan pour ma plantation et monétablissement proportionné à la somme que j’espérais recevoir deLondres.

J’avais un voisin, un Portugais de Lisbonne,mais né de parents anglais ; son nom était Wells, et il setrouvait à peu près dans les mêmes circonstances que moi. Jel’appelle voisin parce que sa plantation était proche de la mienne,et que nous vivions très-amicalement. Mon avoir était mince aussibien que le sien ; et, pendant environ deux années, nous neplantâmes guère que pour notre nourriture. Toutefois nouscommencions à faire des progrès, et notre terre commençait à sebonifier ; si bien que la troisième année nous semâmes dutabac et apprêtâmes l’un et l’autre une grande pièce de terre pourplanter des cannes à sucre l’année suivante. Mais touts les deuxnous avions besoin d’aide ; alors je sentis plus que jamaiscombien j’avais eu tort de me séparer de mon garçon Xury.

Mais hélas ! avoir fait mal, pour moi quine faisais jamais bien, ce n’était pas chose étonnante ; iln’y avait d’autre remède que de poursuivre. Je m’étais imposé uneoccupation tout-à-fait éloignée de mon esprit naturel, etentièrement contraire à la vie que j’aimais et pour laquellej’avais abandonné la maison de mon père et méprisé tout ses bonsavis ; car j’entrais précisément dans la condition moyenne, cepremier rang de la vie inférieure qu’autrefois il m’avaitrecommandé, et que, résolu à suivre, j’eusse pu de même trouverchez nous sans m’être fatigué à courir le monde. Souvent, je medisais : – « Ce que je fais ici, j’aurais pu le fairetout aussi bien en Angleterre, au milieu de mes amis ; ilétait inutile pour cela de parcourir deux mille lieues, et de venirparmi des étrangers, des Sauvages, dans un désert, et à une telledistance que je ne puis recevoir de nouvelle d’aucun lieu du monde,où l’on a la moindre connaissance de moi. »

Ainsi j’avais coutume de considérer maposition avec le plus grand regret. Je n’avais personne avec quiconverser, que de temps en temps mon voisin : point d’autreouvrage à faire que par le travail, de mes mains, et je me disaissouvent que je vivais tout-à-fait comme un naufragé jeté surquelque île déserte et entièrement, livré à lui-même. Combien il aété juste, et combien tout homme devrait réfléchir que tandis qu’ilcompare sa situation présente à d’autres qui sont pires, le Cielpourrait l’obliger à en faire l’échange, et le convaincre, par sapropre expérience, de sa félicité première ; combien il a étéjuste, dis-je, que cette vie réellement solitaire, dans une îleréellement déserte, et dont je m’étais plaint, devint monlot ; moi qui l’avais si souvent injustement comparée avec lavie que je menais alors, qui, si j’avais persévéré, m’eût en touteprobabilité conduit à une grande prospérité et à une granderichesse.

J’étais à peu près basé sur les mesuresrelatives à la conduite de ma plantation, avant que mon gracieuxami le capitaine du vaisseau, qui m’avait recueilli en mer, s’enretournât ; car son navire demeura environ trois mois à faireson chargement et ses préparatifs de voyage. Lorsque je lui parlaidu petit capital que j’avais laissé derrière moi à Londres, il medonna cet amical et sincère conseil : – « SenhorInglez, me dit-il, – car il m’appelait toujours ainsi, – sivous voulez me donner, pour moi, une procuration en forme, et pourla personne dépositaire de votre argent, à Londres, des lettres etdes ordres d’envoyer vos fonds à Lisbonne, à telles personnes queje vous désignerai, et en telles marchandises qui sont convenablesà ce pays-ci, je vous les apporterai, si Dieu veut, à monretour ; mais comme les choses humaines sont toutes sujettesaux revers et aux désastres, veuillez ne me remettre des ordres quepour une centaine de livres sterling, que vous dites être la moitiéde votre fonds, et que vous hasarderez premièrement ; si bienque si cela arrive à bon port, vous pourrez ordonner du restepareillement ; mais si cela échoue, vous pourrez, au besoin,avoir recours à la seconde moitié. »

Ce conseil était salutaire et plein deconsidérations amicales ; je fus convaincu que c’était lemeilleur parti à prendre ; et, en conséquence, je préparai deslettres pour la dame à qui j’avais confié mon argent, et uneprocuration pour le capitaine, ainsi qu’il le désirait.

J’écrivis à la veuve du capitaine anglais unerelation de toutes mes aventures, mon esclavage, mon évasion, marencontre en mer avec le capitaine portugais, l’humanité de saconduite, l’état dans lequel j’étais alors, avec toutes lesinstructions nécessaires pour la remise de mes fonds ; et,lorsque cet honnête capitaine fut arrivé à Lisbonne, il trouvamoyen, par l’entremise d’un des Anglais négociants en cette ville,d’envoyer non-seulement l’ordre, mais un récit complet de monhistoire, à un marchand de Londres, qui le reporta si efficacementà la veuve, que, non-seulement elle délivra mon argent, mais, de sapropre cassette, elle envoya au capitaine portugais un très-richecadeau, pour son humanité et sa charité envers moi.

Le marchand de Londres convertit les centlivres sterling en marchandises anglaises, ainsi que le capitainele lui avait écrit, et il les lui envoya en droiture à Lisbonne,d’où il me les apporta toutes en bon état au Brésil ; parmielles, sans ma recommandation, – car j’étais trop novice en mesaffaires pour y avoir songé, il avait pris soin de mettre toutessortes d’outils, d’instruments de fer et d’ustensiles nécessairespour ma plantation, qui me furent d’un grand usage.

Je fus surpris agréablement quand cettecargaison arriva, et je crus ma fortune faite. Mon bonmunitionnaire le capitaine avait dépensé les cinq livres sterlingque mon amie lui avait envoyées en présent, à me louer, pour leterme de six années, un serviteur qu’il m’amena, et il ne voulutrien accepter sous aucune considération, si ce n’est un peu detabac, que je l’obligeai à recevoir comme étant de ma proprerécolte.

Ce ne fut pas tout ; comme mesmarchandises étaient toutes de manufactures anglaises, tels quedraps, étoffes, flanelle et autres choses particulièrement estiméeset recherchées dans le pays je trouvai moyen de les vendretrès-avantageusement, si bien que je puis dire que je quadruplai lavaleur de ma cargaison, et que je fus alors infiniment au-dessus demon pauvre voisin, quant à la prospérité de ma plantation, car lapremière chose que je fis ce fut d’acheter un esclave nègre, et delouer un serviteur européen : un autre, veux-je dire, outrecelui que le capitaine m’avait amené de Lisbonne.

Mais le mauvais usage de la prospérité estsouvent la vraie cause de nos plus grandes adversités ; il enfut ainsi pour moi. J’eus, l’année suivante, beaucoup de succèsdans ma plantation ; je récoltai sur mon propre terraincinquante gros rouleaux de tabac, non compris ce que, pour monnécessaire, j’en avais échangé avec mes voisins, et ces cinquanterouleaux pesant chacun environ cent livres, furent bienconfectionnés et mis en réserve pour le retour de la flotte deLisbonne. Alors, mes affaires et mes richesses s’augmentant, matête commença à être pleine d’entreprises au-delà de ma portée,semblables à celles qui souvent causent la ruine des plus habilesspéculateurs.

Si je m’étais maintenu dans la position oùj’étais alors, j’eusse pu m’attendre encore à toutes les chosesheureuses pour lesquelles mon père m’avait si expressémentrecommandé une vie tranquille et retirée, et desquelles il m’avaitsi justement dit que la condition moyenne était remplie. Mais cen’était pas là mon sort ; je devais être derechef l’agentobstiné de mes propres misères ; je devais accroître ma faute,et doubler les reproches que dans mes afflictions futures j’auraisle loisir de me faire. Toutes ces infortunes prirent leur sourcedans mon attachement manifeste et opiniâtre à ma folle inclinationde courir le monde, et dans mon abandon à cette passion,contrairement à la plus évidente perspective d’arriver à bien parl’honnête et simple poursuite de ce but et de ce genre de vie, quela nature et la Providence concouraient à m’offrir pourl’accomplissement de mes devoirs.

Comme lors de ma rupture avec mes parents, demême alors je ne pouvais plus être satisfait, et il fallait que jem’en allasse et que j’abandonnasse l’heureuse espérance que j’avaisde faire bien mes affaires et de devenir riche dans ma nouvelleplantation, seulement pour suivre un désir téméraire et immodéré dem’élever plus promptement que la nature des choses ne l’admettait.Ainsi je me replongeai dans le plus profond gouffre de misèrehumaine où l’homme puisse jamais tomber, et le seul peut-être quilui laisse la vie et un état de santé dans le monde.

Pour arriver maintenant par degrés auxparticularités de cette partie de mon histoire, vous devez supposerqu’ayant alors vécu à peu près quatre années au Brésil, etcommençant à prospérer et à m’enrichir dans ma plantation,non-seulement j’avais appris le portugais, mais que j’avais liéconnaissance et amitié avec mes confrères les planteurs, ainsiqu’avec les marchands de San-Salvador, qui était notre port. Dansmes conversations avec eux, j’avais fréquemment fait le récit demes deux voyages sur la côte de Guinée, de la manière d’y trafiqueravec les Nègres, et de la facilité d’y acheter pour des babioles,telles que des grains de collier[10], desbreloques, des couteaux, des ciseaux, des haches, des morceaux deglace et autres choses semblables, non-seulement de la poudre d’or,des graines de Guinée, des dents d’éléphants, etc. ; mais desNègres pour le service du Brésil, et en grand nombre.

Ils écoutaient toujours très-attentivement mesdiscours sur ce chapitre, mais plus spécialement la partie où jeparlais de la traite des Nègres, trafic non-seulement peu avancé àcette époque, mais qui, tel qu’il était, n’avait jamais été faitqu’avec les Asientos, ou permission des rois d’Espagne etde Portugal, qui en avaient le monopole public, de sorte qu’onachetait peu de Nègres, et qu’ils étaient excessivement chers.

Il advint qu’une fois, me trouvant encompagnie avec des marchands et des planteurs de ma connaissance,je parlai de tout cela passionnément ; trois d’entre euxvinrent auprès de moi le lendemain au matin, et me dirent qu’ilsavaient beaucoup songé à ce dont je m’étais entretenu avec eux lasoirée précédente, et qu’ils venaient me faire une secrèteproposition.

NAUFRAGE

Ils me déclarèrent, après m’avoir recommandéla discrétion, qu’ils avaient le dessein d’équiper un vaisseau pourla côte de Guinée. – « Nous avons touts, comme vous, desplantations, ajoutèrent-ils, et nous n’avons rien tant besoin qued’esclaves ; mais comme nous ne pouvons pas entreprendre cecommerce, puisqu’on ne peut vendre publiquement les Nègreslorsqu’ils sont débarqués, nous ne désirons, faire qu’un seulvoyage, pour en ramener secrètement et les répartir sur nosplantations. » En un mot, la question était que si je voulaisaller à bord comme leur subrécargue[11], pourdiriger la traite sur la côte de Guinée, j’aurais ma portioncontingente de Nègres sans fournir ma quote-part d’argent.

C’eût été une belle proposition, il faut enconvenir, si elle avait été faite à quelqu’un qui n’eût pas eu àgouverner un établissement et une plantation à soi appartenant, enbeau chemin de devenir considérables et d’un excellentrapport ; mais pour moi, qui étais ainsi engagé et établi, quin’avais qu’à poursuivre, comme j’avais commencé, pendant trois ouquatre ans encore, et qu’à faire venir d’Angleterre mes autres centlivres sterling restant, pour être alors, avec cette petiteaddition, à peu près possesseur de trois ou quatre mille livres,qui accroîtraient encore chaque jour ; mais pour moi, dis-je,penser à un pareil voyage, c’était la plus absurde chose dont unhomme placé en de semblables circonstances pouvait se rendrecoupable.

Mais comme j’étais né pour être mon propredestructeur, il me fut aussi impossible de résister à cette offre,qu’il me l’avait été de maîtriser mes premières idées vagabondeslorsque les bons conseils de mon père échouèrent contre moi. En unmot, je leur dis que j’irais de tout mon cœur s’ils voulaient secharger de conduire ma plantation durant mon absence, et endisposer ainsi que je l’ordonnerais si je venais à faire naufrage.Ils me le promirent, et ils s’y engagèrent par écrit ou parconvention, et je fis un testament formel, disposant de maplantation et de mes effets, en cas de mort, et instituant monlégataire universel, le capitaine de vaisseau qui m’avait sauvé lavie, comme je l’ai narré plus haut, mais l’obligeant à disposer demes biens suivant que je l’avais prescrit dans mon testament,c’est-à-dire qu’il se réserverait pour lui-même une moitié de leurproduit, et que l’autre moitié serait embarquée pourl’Angleterre.

Bref, je pris toutes précautions possiblespour garantir mes biens et entretenir ma plantation. Si j’avais uséde moitié autant de prudence à considérer mon propre intérêt, et àme former un jugement de ce que je devais faire ou ne pas faire, jene me serais certainement jamais éloigné d’une entreprise aussiflorissante ; je n’aurais point abandonné toutes les chancesprobables de m’enrichir, pour un voyage sur mer où je serais exposéà touts les hasards communs ; pour ne rien dire des raisonsque j’avais de m’attendre à des infortunes personnelles.

Mais j’étais entraîné, et j’obéis aveuglémentà ce que me dictait mon goût plutôt que ma raison. Le bâtimentétant équipé convenablement, la cargaison fournie et toutes chosesfaites suivant l’accord, par mes partenaires dans ce voyage, jem’embarquai à la maleheure[12], le1er septembre, huit ans après, jour pour jour, qu’àHull, je m’étais éloigné de mon père et de ma mère pour faire lerebelle à leur autorité, et le fou quant à mes propresintérêts.

Notre vaisseau, d’environ cent vingt tonneaux,portait six canons et quatorze hommes, non compris le capitaine,son valet et moi. Nous n’avions guère à bord d’autre cargaison demarchandises, que des clincailleries[13]convenables pour notre commerce avec les Nègres, tels que desgrains de collier[14], desmorceaux de verre, des coquilles, de méchantes babioles, surtout depetits miroirs, des couteaux, des ciseaux, des cognées et autreschoses semblables.

Le jour même où j’allai à bord, nous mîmes àla voile, faisant route au Nord le long de notre côte, dans ledessein de cingler vers celle d’Afrique, quand nous serions par lesdix ou onze degrés de latitude septentrionale ; c’était, à cequ’il paraît, la manière de faire ce trajet à cette époque. Nouseûmes un fort bon temps, mais excessivement chaud, tout le long denotre côte jusqu’à la hauteur du cap Saint-Augustin, où, gagnant lelarge, nous noyâmes la terre et portâmes le cap, comme si nousétions chargés pour l’île Fernando-Noronha ; mais, tenantnotre course au Nord-Est quart Nord, nous laissâmes à l’Est cetteîle et ses adjacentes. Après une navigation d’environ douze jours,nous avions doublé la ligne et nous étions, suivant notre dernièreestime, par les sept degrés vingt-deux minutes de latitude Nord,quand un violent tourbillon ou un ouragan nous désorientaentièrement. Il commença du Sud-Est, tourna à peu près auNord-Ouest, et enfin se fixa au Nord-Est, d’où il se déchaîna d’unemanière si terrible, que pendant douze jours de suite nous ne fîmesque dériver, courant devant lui et nous laissant emporter partoutoù la fatalité et la furie des vents nous poussaient. Durant cesdouze jours, je n’ai pas besoin de dire que je m’attendais à chaqueinstant à être englouti ; au fait, personne sur le vaisseaun’espérait sauver sa vie.

Dans cette détresse, nous eûmes, outre laterreur de la tempête, un de nos hommes mort de la calenture, et unmatelot et le domestique emportés par une lame. Vers le douzièmejour, le vent mollissant un peu, le capitaine prit hauteur, lemieux qu’il put, et estima qu’il était environ par les onze degrésde latitude Nord, mais qu’avec le cap Saint-Augustin il avaitvingt-deux degrés de différence en longitude Ouest ; de sortequ’il se trouva avoir gagné la côte de la Guyane, ou partieseptentrionale du Brésil, au-delà du fleuve des Amazones, versl’Orénoque, communément appelé la Grande Rivière.Alors il commença à consulter avec moi sur la route qu’il devaitprendre, car le navire faisait plusieurs voies d’eau et étaittout-à-fait désemparé. Il opinait pour rebrousser directement versles côtes du Brésil.

J’étais d’un avis positivement contraire.Après avoir examiné avec lui les cartes des côtes maritimes del’Amérique, nous conclûmes qu’il n’y avait point de pays habité oùnous pourrions relâcher avant que nous eussions atteint l’archipeldes Caraïbes. Nous résolûmes donc de faire voile vers la Barbade,où nous espérions, en gardant la haute mer pour éviter l’entrée dugolfe du Mexique, pouvoir aisément parvenir en quinze jours denavigation, d’autant qu’il nous était impossible de faire notrevoyage à la côte d’Afrique sans des secours, et pour notre vaisseauet pour nous-mêmes.

Dans ce dessein, nous changeâmes de route, etnous gouvernâmes Nord-Ouest quart Ouest, afin d’atteindre une denos îles anglaises, où je comptais recevoir quelque assistance.Mais il en devait être autrement ; car, par les douze degrésdix-huit minutes de latitude, nous fûmes assaillis par une secondetempête qui nous emporta avec la même impétuosité vers l’Ouest, etnous poussa si loin hors de toute route fréquentée, que si nosexistences avaient été sauvées quant à la mer, nous aurions euplutôt la chance d’être dévorés par les Sauvages que celle deretourner en notre pays.

En ces extrémités, le vent soufflait toujoursavec violence, et à la pointe du jour un de nos hommess’écria : Terre ! À peine nous étions-nousprécipités hors de la cabine, pour regarder dans l’espoir dereconnaître en quel endroit du monde nous étions, que notre naviredonna contre un banc de sable : son mouvement étant ainsisubitement arrêté, la mer déferla sur lui d’une telle manière, quenous nous attendîmes touts à périr sur l’heure, et que nous nousréfugiâmes vers le gaillard d’arrière, pour nous mettre à l’abri del’écume et des éclaboussures des vagues.

Il serait difficile à quelqu’un qui ne seserait pas trouvé en une pareille situation, de décrire ou deconcevoir la consternation d’un équipage dans de tellescirconstances. Nous ne savions, ni où nous étions, ni vers quelleterre nous avions été poussés, ni si c’était une île ou uncontinent, ni si elle était habitée ou inhabitée. Et comme lafureur du vent était toujours grande, quoique moindre, nous nepouvions pas même espérer que le navire demeurerait quelquesminutes sans se briser en morceaux, à moins que les vents, par unesorte de miracle, ne changeassent subitement. En un mot, nous nousregardions les uns les autres, attendant la mort à chaque instant,et nous préparant touts pour un autre monde, car il ne nousrestait, rien ou que peu de chose à faire en celui-ci. Toute notreconsolation présente, tout notre réconfort, c’était que levaisseau, contrairement à notre attente, ne se brisait pasencore, et que le capitaine disait que le vent commençaità s’abattre. Bien que nous nous apperçûmes en effet que le vents’était un peu appaisé, néanmoins notre vaisseau ainsi échoué surle sable, étant trop engravé pour espérer de le remettre à flot,nous étions vraiment dans une situation horrible, et il ne nousrestait plus qu’à songer à sauver notre vie du mieux que nouspourrions. Nous avions un canot à notre poupe avant la tourmente,mais d’abord il s’était défoncé à force de heurter contre legouvernail du navire, et, ensuite, ayant rompu ses amarres, ilavait été englouti ou emporté au loin à la dérive ; nous nepouvions donc pas compter sur lui. Nous avions bien encore unechaloupe à bord, mais la mettre à la mer était chosedifficile ; cependant il n’y avait pas à tergiverser, car nousnous imaginions à chaque minute que le vaisseau se brisait, et mêmequelques-uns de nous affirmaient que déjà il était entr’ouvert.

 

Alors notre second se saisit de la chaloupe,et, avec l’aide des matelots, elle fut lancée par-dessus le flancdu navire. Nous y descendîmes touts, nous abandonnant, onze quenous étions, à la merci de Dieu et de la tempête ; car, bienque la tourmente fût considérablement appaisée, la mer, néanmoins,s’élevait à une hauteur effroyable contre le rivage, et pouvaitbien être appelée Den Wild Zee, – la mer sauvage, –comme les Hollandais l’appellent lorsqu’elle est orageuse.

Notre situation était alors vraimentdéplorable, nous voyions touts pleinement que la mer était tropgrosse pour que notre embarcation pût résister, etqu’inévitablement nous serions engloutis. Comment cingler, nousn’avions pas de voiles, et nous en aurions eu que nous n’en aurionsrien pu faire. Nous nous mîmes à ramer vers la terre, mais avec lecœur gros et comme des hommes marchant au supplice. Aucun de nousn’ignorait que la chaloupe, en abordant, serait brisée en millepièces par le choc de la mer. Néanmoins après avoir recommandé nosâmes à Dieu de la manière la plus fervente nous hâtâmes de nospropres mains notre destruction en ramant de toutes nos forces versla terre où déjà le vent nous poussait. Le rivage était-il du rocou du sable, était-il plat ou escarpé, nous l’ignorions. Il ne nousrestait qu’une faible lueur d’espoir, c’était d’atteindre une baie,une embouchure de fleuve, où par un grand bonheur nous pourrionsfaire entrer notre barque, l’abriter du vent, et peut-être mêmetrouver le calme. Mais rien de tout cela n’apparaissait ; maisà mesure que nous approchions de la rive, la terre nous semblaitplus redoutable que la mer.

Après avoir ramé, ou plutôt dérivé pendant unelieue et demie, à ce que nous jugions, une vague furieuse,s’élevant comme une montagne, vint, en roulant à notre arrière,nous annoncer notre coup de grâce. Bref, elle nous saisit avec tantde furie que d’un seul coup elle fit chavirer la chaloupe et nousen jeta loin, séparés les uns des autres, en nous laissant à peinele temps de dire ô mon Dieu ! car nous fûmes touts engloutisen un moment.

SEULS RESTES DE L’ÉQUIPAGE

Rien ne saurait retracer quelle était laconfusion de mes pensées lorsque j’allai au fond de l’eau. Quoiqueje nageasse très-bien, il me fut impossible de me délivrer desflots pour prendre respiration. La vague, m’ayant porté ou plutôtemporté à distance vers le rivage, et s’étant étalée et retirée melaissa presque à sec, mais à demi étouffé par l’eau que j’avaisavalée. Me voyant plus près de la terre ferme que je ne m’y étaisattendu, j’eus assez de présence d’esprit et de force pour medresser sur mes pieds, et m’efforcer de gagner le rivage, avantqu’une autre vague revînt et m’enlevât. Mais je sentis bientôt quec’était impossible, car je vis la mer s’avancer derrière moifurieuse et aussi haute qu’une grande montagne. Je n’avais ni lemoyen ni la force de combattre cet ennemi ; ma seule ressourceétait de retenir mon haleine, et de m’élever au-dessus de l’eau, eten surnageant ainsi de préserver ma respiration, et de voguer versla côte, s’il m’était possible. J’appréhendais par-dessus tout quele flot, après m’avoir transporté, en venant, vers le rivage, ne merejetât dans la mer en s’en retournant.

La vague qui revint sur moi m’ensevelit toutd’un coup, dans sa propre masse, à la profondeur de vingt ou trentepieds ; je me sentais emporté avec une violence et unerapidité extrêmes à une grande distance du côté de la terre. Jeretenais mon souffle, et je nageais de toutes mes forces. Maisj’étais près d’étouffer, faute de respiration, quand je me sentisremonter, et quand, à mon grand soulagement, ma tête et mes mainspercèrent au-dessus de l’eau. Il me fut impossible de me maintenirainsi plus de deux secondes, cependant cela me fit un bien extrême,en me redonnant de l’air et du courage. Je fus derechef couvertd’eau assez long-temps, mais je tins bon ; et, sentant que lalame étalait et qu’elle commençait à refluer, je coupai à traversles vagues et je repris pied. Pendant quelques instants je demeuraitranquille pour prendre haleine, et pour attendre que les eaux sefussent éloignées. Puis, alors, prenant mon élan, je courus àtoutes jambes vers le rivage. Mais cet effort ne put me délivrer dela furie de la mer, qui revenait fondre sur moi ; et, par deuxfois, les vagues m’enlevèrent, et, comme précédemment,m’entraînèrent au loin, le rivage étant tout-à-fait plat.

La dernière de ces deux fois avait été bienprès de m’être fatale ; car la mer m’ayant emporté ainsiqu’auparavant, elle me mit à terre ou plutôt elle me jeta contre unquartier de roc, et avec une telle force, qu’elle me laissaévanoui, dans l’impossibilité de travailler à ma délivrance. Lecoup, ayant porté sur mon flanc et sur ma poitrine, avait pourainsi dire chassé entièrement le souffle de mon corps ; et, sije ne l’avais recouvré immédiatement, j’aurais été étouffé dansl’eau ; mais il me revint un peu avant le retour des vagues,et voyant qu’elles allaient encore m’envelopper, je résolus de mecramponner au rocher et de retenir mon haleine, jusqu’à ce qu’ellesfussent retirées. Comme la terre était proche, les lames nes’élevaient plus aussi haut, et je ne quittai point prise qu’ellesne se fussent abattues. Alors je repris ma course, et jem’approchai tellement de la terre, que la nouvelle vague,quoiqu’elle me traversât, ne m’engloutit point assez pourm’entraîner. Enfin, après un dernier effort, je parvins à la terreferme, où, à ma grande satisfaction, je gravis sur les rochersescarpés du rivage, et m’assis sur l’herbe, délivré de tout périlset à l’abri de toute atteinte de l’Océan.

J’étais alors à terre et en sûreté sur larive ; je commençai à regarder le ciel et à remercier Dieu dece que ma vie était sauvée, dans un cas où, quelques minutesauparavant, il y avait à peine lieu d’espérer. Je croîs qu’ilserait impossible d’exprimer au vif ce que sont les extases et lestransports d’une âme arrachée, pour ainsi dire, du plus profond dela tombe. Aussi ne suis-je pas étonné de la coutume d’amener unchirurgien pour tirer du sang au criminel à qui on apporte deslettres de surséance juste au moment où, la corde serrée au cou, ilest près de recevoir la mort, afin que la surprise ne chasse pointles esprits vitaux de son cœur, et ne le tue point.

Car le premier effet des joies et des afflictions soudaines estd’anéantir.[15]

Absorbé dans la contemplation de madélivrance, je me promenais çà et là sur le rivage, levant lesmains vers le ciel, faisant mille gestes et mille mouvements que jene saurais décrire ; songeant à tout mes compagnons quiétaient noyés, et que là pas une âme n’avait dû être sauvée exceptémoi ; car je ne les revis jamais, ni eux, ni aucun vestiged’eux, si ce n’est trois chapeaux, un bonnet et deux souliersdépareillés.

Alors je jetai les yeux sur le navireéchoué ; mais il était si éloigné, et les brisants et l’écumede la lame étaient si forts, qu’à peine pouvais-je ledistinguer ; et je considérai, ô mon Dieu ! comment ilavait été possible que j’eusse atteint le rivage.

Après avoir soulagé mon esprit par tout cequ’il y avait de consolant dans ma situation, je commençai àregarder à l’entour de moi, pour voir en quelle sorte de lieuj’étais, et ce que j’avais à faire. Je sentis bientôt moncontentement diminuer, et qu’en un mot ma délivrance étaitaffreuse, car j’étais trempé et n’avais pas de vêtements pour mechanger, ni rien à manger ou à boire pour me réconforter. Jen’avais non plus d’autre perspective que celle de mourir de faim oud’être dévoré par les bêtes féroces. Ce qui m’affligeaitparticulièrement, c’était de ne point avoir d’arme pour chasser ettuer quelques animaux pour ma subsistance, ou pour me défendrecontre n’importe quelles créatures qui voudraient me tuer pour laleur. Bref, je n’avais rien sur moi, qu’un couteau, une pipe àtabac, et un peu de tabac dans une boîte. C’était là toute maprovision ; aussi tombai-je dans une si terrible désolationd’esprit, que pendant quelque temps je courus çà et là comme uninsensé. À la tombée du jour, le cœur plein de tristesse, jecommençai à considérer quel serait mon sort s’il y avait en cettecontrée des bêtes dévorantes, car je n’ignorais pas qu’ellessortent à la nuit pour rôder et chercher leur proie.

La seule ressource qui s’offrit alors à mapensée fut de monter à un arbre épais et touffu, semblable à unsapin, mais épineux, qui croissait près de là, et où je résolus dem’établir pour toute la nuit, laissant au lendemain à considérer dequelle mort il me faudrait mourir ; car je n’entrevoyaisencore nul moyen d’existence. Je m’éloignai d’environ un demi-quartde mille du rivage, afin de voir si je ne trouverais point d’eaudouce pour étancher ma soif : à ma grande joie, j’enrencontrai. Après avoir bu, ayant mis un peu de tabac dans mabouche pour prévenir la faim, j’allai à l’arbre, je montai dedans,et je tâchai de m’y placer de manière à ne pas tomber si je venaisà m’endormir ; et, pour ma défense, ayant coupé un bâtoncourt, semblable à un gourdin, je pris possession de mon logement.Comme j’étais extrêmement fatigué, je tombai dans un profondsommeil, et je dormis confortablement comme peu de personnes, jepense, l’eussent pu faire en ma situation, et je m’en trouvai plussoulagé que je crois l’avoir jamais été dans une occasionopportune.

Lorsque je m’éveillai il faisait grandjour ; le temps était clair, l’orage était abattu, la mern’était plus ni furieuse ni houleuse comme la veille. Mais quellefut ma surprise en voyant que le vaisseau avait été, parl’élévation de la marée, enlevé, pendant la nuit, du banc de sableoù il s’était engravé, et qu’il avait dérivé presque jusqu’au récifdont j’ai parlé plus haut, et contre lequel j’avais été précipitéet meurtri. Il était environ à un mille du rivage, et comme ilparaissait poser encore sur sa quille, je souhaitai d’aller à bord,afin de sauver au moins quelques choses nécessaires pour monusage.

Quand je fus descendu de mon appartement,c’est-à-dire de l’arbre, je regardai encore à l’entour de moi, etla première chose que je découvris fut la chaloupe, gisant sur laterre, où le vent et la mer l’avaient lancée, à environ deux millesà ma droite. Je marchai le long du rivage aussi loin que je puspour y arriver ; mais ayant trouvé entre cette embarcation etmoi un bras de mer qui avait environ un demi-mille de largeur, jerebroussai chemin ; car j’étais alors bien plus désireux deparvenir au bâtiment, où j’espérais trouver quelque chose pour masubsistance.

Un peu après midi, la mer était très-calme etla marée si basse, que je pouvais avancer jusqu’à un quart de milledu vaisseau. Là, j’éprouvai un renouvellement de douleur ; carje vis clairement que si nous fussions demeurés à bord, nouseussions touts été sauvés, c’est-à-dire que nous serions toutsvenus à terre sains et saufs, et que je n’aurais pas été simalheureux que d’être, comme je l’étais alors, entièrement dénué detoute société et de toute consolation. Ceci m’arracha de nouvelleslarmes des yeux ; mais ce n’était qu’un faible soulagement, etje résolus d’atteindre le navire, s’il était possible. Je medéshabillai, car la chaleur était extrême, et me mis à l’eau.Parvenu au bâtiment, la grande difficulté était de savoir commentmonter à bord. Comme il posait sur terre et s’élevait à une grandehauteur hors de l’eau, il n’y avait rien à ma portée que je pussesaisir. J’en fis deux fois le tour à la nage, et, la seconde fois,j’apperçus un petit bout de cordage, que je fus étonné de n’avoirpoint vu d’abord, et qui pendait au porte-haubans de misaine, assezbas pour que je pusse l’atteindre, mais non sans grande difficulté.À l’aide de cette corde je me hissai sur le gaillard d’avant. Là,je vis que le vaisseau était brisé, et qu’il y avait une grandequantité d’eau dans la cale, mais qu’étant posé sur les accoresd’un banc de sable ferme, ou plutôt de terre, il portait la poupeextrêmement haut et la proue si bas, qu’elle était presque à fleurd’eau ; de sorte que l’arrière était libre, et que tout cequ’il y avait dans cette partie était sec. On peut bien être assuréque ma première besogne fut de chercher à voir ce qui était avariéet ce qui était intact. Je trouvai d’abord que toutes lesprovisions du vaisseau étaient en bon état et n’avaient pointsouffert de l’eau ; et me sentant fort disposé à manger,j’allai à la soute au pain où je remplis mes goussets de biscuits,que je mangeai en m’occupant à autre chose ; car je n’avaispas de temps à perdre. Je trouvai aussi du rum dans lagrande chambre ; j’en bus un long trait, ce qui, au fait,n’était pas trop pour me donner du cœur à l’ouvrage. Alors il ne memanquait plus rien, qu’une barque pour me munir de bien des chosesque je prévoyais devoir m’être fort essentielles.

Il était superflu de demeurer oisif àsouhaiter ce que je ne pouvais avoir ; la nécessité éveillamon industrie. Nous avions à bord plusieurs vergues, plusieurs mâtsde hune de rechange, et deux ou trois espares[16]doubles ; je résolus de commencer par cela à me mettre àl’œuvre, et j’élinguai hors du bord tout ce qui n’était point troppesant, attachant chaque pièce avec une corde pour qu’elle ne pûtpas dériver. Quand ceci fut fait, je descendis à côté du bâtiment,et, les tirant à moi, je liai fortement ensemble quatre de cespièces par les deux bouts, le mieux qu’il me fut possible, pour enformer un radeau. Ayant posé en travers trois ou quatre bouts debordage, je sentis que je pouvais très-bien marcher dessus, maisqu’il ne pourrait pas porter une forte charge, à cause de sa tropgrande légèreté. Je me remis donc à l’ouvrage et, avec la scie ducharpentier, je coupai en trois, sur la longueur, un mât de hune,et l’ajoutai à mon radeau avec beaucoup de travail et de peine.Mais l’espérance de me procurer le nécessaire me poussait à fairebien au-delà de ce que j’aurais été capable d’exécuter en touteautre occasion.

LE RADEAU

Mon radeau était alors assez fort pour porterun poids raisonnable ; il ne s’agissait plus que de voir dequoi je le chargerais, et comment je préserverais ce chargement duressac de la mer ; j’eus bientôt pris ma détermination.D’abord, je mis touts les bordages et toutes les planches que jepus atteindre ; puis, ayant bien songé à ce dont j’avais leplus besoin, je pris premièrement trois coffres de matelots, quej’avais forcés et vidés, et je les descendis sur mon radeau. Lepremier je le remplis de provisions, savoir : du pain, du riz,trois fromages de Hollande, cinq pièces de viande de chèvre séchée,dont l’équipage faisait sa principale nourriture, et un petit restede blé d’Europe mis à part pour quelques poules que nous avionsembarquées et qui avaient été tuées. Il y avait aussi à bord un peud’orge et de froment mêlé ensemble ; mais je m’apperçus, à mongrand désappointement, que ces grains avaient été mangés ou gâtéspar les rats. Quant aux liqueurs, je trouvai plusieurs caisses debouteilles appartenant à notre patron, dans lesquelles étaientquelques eaux cordiales ; et enfin environ cinq ou six gallonsd’arack ; mais je les arrimai séparément parce qu’il n’étaitpas nécessaire de les mettre dans le coffre, et que, d’ailleurs, iln’y avait plus de place pour elles. Tandis que j’étais occupé àceci, je remarquai que la marée, quoique très-calme, commençait àmonter, et j’eus la mortification de voir flotter au large monjustaucorps, ma chemise et ma veste, que j’avais laissés sur lesable du rivage. Quant à mon haut-de-chausses, qui était seulementde toile et ouvert aux genoux, je l’avais gardé sur moi ainsi quemes bas pour nager jusqu’à bord. Quoi qu’il en soit, cela m’obligead’aller à la recherche des hardes. J’en trouvai suffisamment, maisje ne pris que ce dont j’avais besoin pour le présent ; car ily avait d’autres choses que je convoitais bien davantage, tellesque des outils pour travailler à terre. Ce ne fut qu’après unelongue quête que je découvris le coffre du charpentier, qui futalors, en vérité, une capture plus profitable et d’une bien plusgrande valeur, pour moi, que ne l’eût été un plein vaisseau d’or.Je le descendis sur mon radeau tel qu’il était, sans perdre montemps à regarder dedans, car je savais, en général, ce qu’ilcontenait.

Je pensai ensuite aux munitions et auxarmes ; il y avait dans la grande chambre deux très-bonsfusils de chasse et deux pistolets ; je les mis d’abord enréserve avec quelques poires à poudre, un petit sac de menu plombet deux vieilles épées rouillées. Je savais qu’il existait à bordtrois barils de poudre mais j’ignorais où notre canonnier les avaitrangés ; enfin je les trouvai après une longue perquisition.Il y en avait un qui avait été mouillé ; les deux autresétaient secs et en bon état, et je les mis avec les armes sur monradeau. Me croyant alors assez bien chargé, je commençai à songercomment je devais conduire tout cela au rivage ; car jen’avais ni voile, ni aviron, ni gouvernail, et la moindre boufféede vent pouvait submerger mon embarcation.

Trois choses relevaient mon courage : 1°une mer calme et unie ; 2° la marée montante et portant à laterre ; 3° le vent, qui tout faible qu’il était, soufflaitvers le rivage. Enfin, ayant trouvé deux ou trois rames rompuesappartenant à la chaloupe, et deux scies, une hache et un marteau,en outre des outils qui étaient dans le coffre, je me mis en meravec ma cargaison. Jusqu’à un mille, ou environ, mon radeau allatrès-bien ; seulement je m’apperçus qu’il dérivait un peuau-delà de l’endroit où d’abord j’avais pris terre. Cela me fitjuger qu’il y avait là un courant d’eau, et me fit espérer, parconséquent, de trouver une crique ou une rivière dont je pourraisfaire usage comme d’un port, pour débarquer mon chargement.

La chose était ainsi que je l’avais présumé.Je découvris devant moi une petite ouverture de terre, et je vis lamarée qui s’y précipitait. Je gouvernai donc mon radeau du mieuxque je pus pour le maintenir dans le milieu du courant ; maislà je faillis à faire un second naufrage, qui, s’il fût advenu,m’aurait, à coup sûr, brisé le cœur. Cette côte m’étant tout-à-faitinconnue, j’allai toucher d’un bout de mon radeau sur un banc desable, et comme l’autre bout n’était point ensablé, peu s’en fallutque toute ma cargaison ne glissât hors du train et ne tombât dansl’eau. Je fis tout mon possible, en appuyant mon dos contre lescoffres, pour les retenir à leur place ; car touts mes effortseussent été insuffisants pour repousser le radeau ; je n’osaispas, d’ailleurs, quitter la posture où j’étais. Soutenant ainsi lescoffres de toutes mes forces, je demeurai dans cette position prèsd’une demi-heure, durant laquelle la crue de la marée vint meremettre un peu plus de niveau. L’eau s’élevant toujours, quelquetemps après, mon train surnagea de nouveau, et, avec la rame quej’avais, je le poussai dans le chenal. Lorsque j’eus été drosséplus haut, je me trouvai enfin à l’embouchure d’une petite rivière,entre deux rives, sur un courant ou flux rapide qui remontait.Cependant je cherchais des yeux, sur l’un et l’autre bord, uneplace convenable pour prendre terre ; car, espérant, avec letemps, appercevoir quelque navire en mer, je ne voulais pas melaisser entraîner trop avant ; et c’est pour cela que jerésolus de m’établir aussi près de la côte que je le pourrais.

Enfin je découvris une petite anse sur la rivedroite de la crique, vers laquelle, non sans beaucoup de peine etde difficulté, je conduisis mon radeau. J’en approchai si près,que, touchant le fond avec ma rame, j’aurais pu l’y pousserdirectement ; mais, le faisant, je courais de nouveau lerisque de submerger ma cargaison, parce que la côte était raide,c’est-à-dire à pic et qu’il n’y avait pas une place pour aborder,où, si l’extrémité de mon train eût porté à terre, il n’eût étéélevé aussi haut et incliné aussi bas de l’autre côté que lapremière fois, et n’eût mis encore mon chargement en danger. Toutce que je pus faire, ce fut d’attendre que la marée fût à sa plusgrande hauteur, me servant d’un aviron en guise d’ancre pourretenir mon radeau et l’appuyer contre le bord, proche d’un terrainplat que j’espérais voir inondé, ce qui arriva effectivement. Sitôt que je trouvai assez d’eau, – mon radeau tirait environ unpied, – je le poussai sur le terrain plat, où je l’attachai ouamarrai en fichant dans la terre mes deux rames brisées ;l’une d’un côté près d’un bout, l’autre du côté opposé près del’autre bout, et je demeurai ainsi jusqu’à ce que le jusant eûtlaissé en sûreté, sur le rivage, mon radeau et toute macargaison.

Ensuite ma première occupation fut dereconnaître le pays, et de chercher un endroit favorable pour mademeure et pour ranger mes bagages, et les mettre à couvert de toutce qui pourrait advenir. J’ignorais encore où j’étais. Était-ce uneîle ou le continent ? Était-ce habité ou inhabité ?Étais-je ou n’étais-je pas en danger des bêtes féroces ? À unmille de moi au plus, il y avait une montagne très-haute ettrès-escarpée qui semblait en dominer plusieurs autres dont lachaîne s’étendait au Nord. Je pris un de mes fusils de chasse, unde mes pistolets et une poire à poudre, et armé de la sorte je m’enallai à la découverte sur cette montagne. Après avoir, avecbeaucoup de peine et de difficulté, gravi sur la cime, je compris,à ma grande affliction, ma destinée, c’est-à-dire que j’étais dansune île au milieu de l’Océan, d’où je n’appercevais d’autre terreque des récifs fort éloignés et deux petites îles moindres quecelle où j’étais, situées à trois lieues environ vers l’Ouest.

Je reconnus aussi que l’île était inculte, etque vraisemblablement elle n’était habitée que par des bêtesféroces ; pourtant je n’en appercevais aucune ; mais enrevanche, je voyais quantité d’oiseaux dont je ne connaissais pasl’espèce. Je n’aurais pas même pu, lorsque j’en aurais tué,distinguer ceux qui étaient bons à manger de ceux qui ne l’étaientpas. En revenant, je tirai sur un gros oiseau que je vis se posersur un arbre, au bord d’un grand bois ; c’était, je pense, lepremier coup de fusil qui eût été tiré en ce lieu depuis lacréation du monde. Je n’eus pas plus tôt fait feu, que de toutesles parties du bois il s’éleva un nombre innombrable d’oiseaux dediverses espèces, faisant une rumeur confuse et criant chacun selonsa note accoutumée. Pas un d’eux n’était d’une espèce qui me fûtconnue. Quant à l’animal que je tuai, je le pris pour une sorte defaucon ; il en avait la couleur et le bec, mais non pas lesserres ni les éperons ; sa chair était puante et ne valaitabsolument rien.

Me contentant de cette découverte, je revins àmon radeau et me mis à l’ouvrage pour le décharger. Cela me prittout le reste du jour. Que ferais-je de moi à la nuit ? Oùreposerais-je ? en vérité je l’ignorais ; car jeredoutais de coucher à terre, ne sachant si quelque bête féroce neme dévorerait pas. Comme j’ai eu lieu de le reconnaître depuis, cescraintes étaient réellement mal fondées.

Néanmoins, je me barricadai aussi bien que jepus avec les coffres et les planches que j’avais apportés sur lerivage, et je me fis une sorte de hutte pour mon logement de cettenuit-là. Quant à ma nourriture, je ne savais pas encore comment j’ysuppléerais, si ce n’est que j’avais vu deux ou trois animauxsemblables à des lièvres fuir hors du bois où j’avais tiré surl’oiseau.

Alors je commençai à réfléchir que je pourraisencore enlever du vaisseau bien des choses qui me seraient fortutiles, particulièrement des cordages et des voiles, et autresobjets qui pourraient être transportés. Je résolus donc de faire unnouveau voyage à bord si c’était possible ; et, comme jen’ignorais pas que la première tourmente qui soufflerait briseraitnécessairement le navire en mille pièces, je renonçai à rienentreprendre jusqu’à ce que j’en eusse retiré tout ce que jepourrais en avoir. Alors je tins conseil, en mes pensées veux-jedire, pour décider si je me resservirais du même radeau. Cela meparut impraticable ; aussi me déterminai-je à y retournercomme la première fois, quand la marée serait basse, ce que jefis ; seulement je me déshabillai avant de sortir de ma hutte,ne conservant qu’une chemise rayée [17], unepaire de braies de toile et des escarpins.

Je me rendis pareillement à bord et jepréparai un second radeau. Ayant eu l’expérience du premier, je fiscelui-ci plus léger et je le chargeai moins pesamment ;j’emportai, toutefois, quantité de choses d’une très-grande utilitépour moi. Premièrement, dans la soute aux rechanges du maîtrecharpentier, je trouvai deux ou trois sacs pleins de pointes et declous, une grande tarière, une douzaine ou deux de haches, et, deplus, cette chose d’un si grand usage nommée meule à aiguiser. Jemis tout cela à part, et j’y réunis beaucoup d’objets appartenantau canonnier, nommément deux ou trois leviers de fer, deux barilsde balles de mousquet, sept mousquets, un troisième fusil dechasse, une petite quantité de poudre, un gros sac plein de cendréeet un grand rouleau de feuilles de plomb ; mais ce dernierétait si pesant que je ne pus le soulever pour le faire passerpar-dessus le bord.

En outre je pris une voile de rechange dupetit hunier, un hamac, un coucher complet et touts les vêtementsque je pus trouver. Je chargeai donc mon second radeau de toutceci, que j’amenai sain et sauf sur le rivage, à ma très-grandesatisfaction.

LA CHAMBRE DU CAPITAINE

Durant mon absence j’avais craint que, pour lemoins, mes provisions ne fussent dévorées ; mais, à monretour, je ne trouvai aucune trace de visiteur, seulement un animalsemblable à un chat sauvage était assis sur un des coffres. Lorsqueje m’avançai vers lui, il s’enfuit à une petite distance, puiss’arrêta tout court ; et s’asseyant, très-calme ettrès-insouciant, il me regarda en face, comme s’il eût eu envie delier connaissance avec moi. Je lui présentai mon fusil ; maiscomme il ne savait ce que cela signifiait, il y resta parfaitementindifférent, sans même faire mine de s’en aller. Sur ce je luijetai un morceau de biscuit, bien que, certes, je n’en fusse pasfort prodigue, car ma provision n’était pas considérable.N’importe, je lui donnai ce morceau, et il s’en approcha, leflaira, le mangea, puis me regarda d’un air d’aise pour en avoirencore ; mais je le remerciai, ne pouvant lui en offrirdavantage ; alors il se retira.

Ma seconde cargaison ayant gagné la terre,encore que j’eusse été contraint d’ouvrir les barils et d’enemporter la poudre par paquets, – car c’étaient de gros tonneaufort lourds, – je me mis à l’ouvrage pour me faire une petite tenteavec la voile, et des perches que je coupai à cet effet. Sous cettetente je rangeai tout ce qui pouvait se gâter à la pluie ou ausoleil, et j’empilai en cercle, à l’entour, touts les coffres ettouts les barils vides, pour la fortifier contre toute attaquesoudaine, soit d’hommes soit de bêtes.

Cela fait, je barricadai en dedans, avec desplanches, la porte de cette tente, et, en dehors, avec une caissevide posée debout ; puis j’étendis à terre un de mes couchers.Plaçant mes pistolets à mon chevet et mon fusil à côté de moi, jeme mis au lit pour la première fois, et dormis très-paisiblementtoute la nuit, car j’étais accablé de fatigue. Je n’avais que fortpeu reposé la nuit précédente, et j’avais rudement travaillé toutle jour, tant à aller quérir à bord toutes ces choses qu’à lestransporter à terre.

J’avais alors le plus grand magasin d’objetsde toutes sortes, qui, sans doute, eût jamais été amassé pour unseul homme, mais je n’étais pas satisfait encore ; je pensaisque tant que le navire resterait à l’échouage, il était de mondevoir d’en retirer tout ce que je pourrais. Chaque jour, donc,j’allais à bord à mer étale, et je rapportais une chose ou uneautre ; nommément, la troisième fois que je m’y rendis,j’enlevai autant d’agrès qu’il me fut possible, touts les petitscordages et le fil à voile, une pièce de toile de réserve pourraccommoder les voiles au besoin, et le baril de poudre mouillée.Bref, j’emportai toutes les voiles, depuis la première jusqu’à ladernière ; seulement je fus obligé de les couper en morceaux,pour en apporter à la fois autant que possible. D’ailleurs cen’était plus comme voilure, mais comme simple toile qu’ellesdevaient servir.

Ce qui me fit le plus de plaisir, ce futqu’après cinq ou six voyages semblables, et lorsque je pensais quele bâtiment ne contenait plus rien qui valût la peine que j’ytouchasse, je découvris une grande barrique de biscuits[18], trois gros barils de rum oude liqueurs fortes, une caisse de sucre et un baril de fine fleurde farine. Cela m’étonna beaucoup, parce que je ne m’attendais plusà trouver d’autres provisions que celles avariées par l’eau. Jevidai promptement la barrique de biscuits, j’en fis plusieursparts, que j’enveloppai dans quelques morceaux de voile que j’avaistaillés. Et, en un mot, j’apportai encore tout cela heureusement àterre.

Le lendemain je fis un autre voyage. Commej’avais dépouillé le vaisseau de tout ce qui était d’un transportfacile, je me mis après les câbles. Je coupai celui de grande touéeen morceaux proportionnés à mes forces ; et j’en amassai deuxautres ainsi qu’une aussière, et touts les ferrements que je pusarracher. Alors je coupai la vergue de civadière et la vergued’artimon, et tout ce qui pouvait me servir à faire un grandradeau, pour charger touts ces pesants objets, et je partis. Maisma bonne chance commençait alors à m’abandonner : ce radeauétait si lourd et tellement surchargé, qu’ayant donné dans lapetite anse où je débarquais mes provisions, et ne pouvant pas leconduire aussi adroitement que j’avais conduit les autres, ilchavira, et me jeta dans l’eau avec toute ma cargaison. Quant àmoi-même, le mal ne fut pas grand, car j’étais proche durivage ; mais ma cargaison fut perdue en grande partie,surtout le fer, que je comptais devoir m’être d’un si grand usage.Néanmoins, quand la marée se fut retirée, je portai à terre laplupart des morceaux de câble, et quelque peu du fer, mais avec unepeine infinie, car pour cela je fus obligé de plonger dans l’eau,travail qui me fatiguait extrêmement. Toutefois je ne laissais paschaque jour de retourner à bord, et d’en rapporter tout ce que jepouvais.

Il y avait alors treize jours que j’étais àterre ; j’étais allé onze fois à bord du vaisseau, et j’enavais enlevé, durant cet intervalle, tout ce qu’il était possible àun seul homme d’emporter. Et je crois vraiment que si le tempscalme eût continué, j’aurais amené tout le bâtiment, pièce à pièce.Comme je me préparais à aller à bord pour la douzième fois, jesentis le vent qui commençait à se lever. Néanmoins, à la maréebasse, je m’y rendis ; et quoique je pensasse avoirparfaitement fouillé la chambre du capitaine, et que je n’y crusseplus rien rencontrer, je découvris pourtant un meuble garni detiroirs, dans l’un desquels je trouvai deux ou trois rasoirs, unepaire de grands ciseaux, et une douzaine environ de bons couteauxet de fourchettes ; – puis, dans un autre, la valeur au moinsde trente-six livres sterling en espèces d’or et d’argent, soiteuropéennes soit brésiliennes, et entre autres quelques pièces dehuit.

À la vue de cet argent je souris en moi-même,et je m’écriai : – « Ô drogue ! à quoies-tu bonne ? Tu ne vaux pas pour moi, non, tu ne vaux pas lapeine que je me baisse pour te prendre ! Un seul de cescouteaux est plus pour moi que cette somme.[19] Jen’ai nul besoin de toi ; demeure donc où tu es, et va au fondde la mer, comme une créature qui ne mérite pas qu’on lasauve. » – Je me ravisai cependant, je le pris, et, l’ayantenveloppé avec les autres objets dans un morceau de toile, jesongeai à faire un nouveau radeau. Sur ces entrefaites, jem’apperçus que le ciel était couvert, et que le vent commençait àfraîchir. Au bout d’un quart d’heure il souffla un bon frais de lacôte. Je compris de suite qu’il était inutile d’essayer à faire unradeau avec une brise venant de terre, et que mon affaire était departir avant qu’il y eût du flot, qu’autrement je pourrais bien nejamais revoir le rivage. Je me jetai donc à l’eau, et je traversaià la nage le chenal ouvert entre le bâtiment et les sables, maisavec assez de difficulté, à cause des objets pesants que j’avaissur moi, et du clapotage de la mer ; car le vent força sibrusquement, que la tempête se déchaîna avant même que la marée fûthaute.

Mais j’étais déjà rentré chez moi, dans mapetite tente, et assis en sécurité au milieu de toute ma richesse.Il fit un gros temps toute la nuit ; et, le matin, quand jeregardai en mer, le navire avait disparu. Je fus un peusurpris ; mais je me remis aussitôt par cette consolanteréflexion, que je n’avais point perdu de temps ni épargné aucunediligence pour en retirer tout ce qui pouvait m’être utile ;et, qu’au fait, il y était resté peu de choses que j’eusse putransporter quand même j’aurais eu plus de temps.

Dès lors je détournai mes pensées du bâtimentet de ce qui pouvait en provenir, sans renoncer toutefois auxdébris qui viendraient à dériver sur le rivage, comme, en effet, ilen dériva dans la suite, mais qui furent pour moi de peud’utilité.

Mon esprit ne s’occupa plus alors qu’àchercher les moyens de me mettre en sûreté, soit contre lesSauvages qui pourraient survenir, soit contre les bêtes féroces,s’il y en avait dans l’île. J’avais plusieurs sentiments touchantl’accomplissement de ce projet, et touchant la demeure que j’avaisà me construire, soit que je me fisse une grotte sous terre ou unetente sur le sol. Bref je résolus d’avoir l’un et l’autre, et detelle sorte, qu’à coup sûr la description n’en sera point hors depropos.

Je reconnus d’abord que le lieu où j’étaisn’était pas convenable pour mon établissement. Particulièrement,parce que c’était un terrain bas et marécageux, proche de la mer,que je croyais ne pas devoir être sain, et plus particulièrementencore parce qu’il n’y avait point d’eau douce près de là. Je medéterminai donc à chercher un coin de terre plus favorable.

Je devais considérer plusieurs choses dans lechoix de ce site : 1° la salubrité, et l’eau doucedont je parlais tout-à-l’heure ; 2° l’abri contre la chaleurdu soleil ; 3° la protection contre toutes créatures rapaces,soit hommes ou bêtes ; 4° la vue de la mer, afin que si Dieuenvoyait quelque bâtiment dans ces parages, je pusse en profiterpour ma délivrance ; car je ne voulais point encore en bannirl’espoir de mon cœur.

En cherchant un lieu qui réunit tout cesavantages, je trouvai une petite plaine située au pied d’unecolline, dont le flanc, regardant cette esplanade, s’élevait à piccomme la façade d’une maison, de sorte que rien ne pouvait venir àmoi de haut en bas. Sur le devant de ce rocher, il y avait unenfoncement qui ressemblait à l’entrée ou à la porte d’unecave ; mais il n’existait réellement aucune caverne ni aucunchemin souterrain.

Ce fut sur cette pelouse, juste devant cettecavité, que je résolus de m’établir. La plaine n’avait pas plus decent verges de largeur sur une longueur double, et formait devantma porte un boulingrin qui s’en allait mourir sur la plage en pentedouce et irrégulière. Cette situation était au Nord-Nord-Ouest dela colline, de manière que chaque jour j’étais à l’abri de lachaleur, jusqu’à ce que le soleil déclinât à l’Ouest quart Sud, ouenviron ; mais, alors, dans ces climats, il n’est pas éloignéde son coucher.

Avant de dresser ma tente, je traçai devant lecreux du rocher un demi-cercle dont le rayon avait environ dixverges à partir du roc, et le diamètre vingt verges depuis un boutjusqu’à l’autre.

Je plantai dans ce demi-cercle deux rangées degros pieux que j’enfonçai en terre jusqu’à ce qu’ils fussentsolides comme des pilotis. Leur gros bout, taillé en pointe,s’élevait hors de terre à la hauteur de cinq pieds et demi ;entre les deux rangs il n’y avait pas plus de six poucesd’intervalle.

Je pris ensuite les morceaux de câbles quej’avais coupés à bord du vaisseau, et je les posai les uns sur lesautres, dans l’entre-deux de la double palissade, jusqu’à sonsommet. Puis, en dedans du demi-cercle, j’ajoutai d’autres pieuxd’environ deux pieds et demi, s’appuyant contre les premiers etleur servant de contrefiches.

Cet ouvrage était si fort que ni homme ni bêten’aurait pu le forcer ni le franchir. Il me coûta beaucoup de tempset de travail, surtout pour couper les pieux dans les bois, lesporter à pied-d’œuvre et les enfoncer en terre.

LA CHÈVRE ET SON CHEVREAU

Pour entrer dans la place je fis, non pas uneporte, mais une petite échelle avec laquelle je passais par-dessusce rempart. Quand j’étais en dedans, je l’enlevais et la tirais àmoi. Je me croyais ainsi parfaitement défendu et fortifié contre lemonde entier, et je dormais donc en toute sécurité pendant la nuit,ce qu’autrement je n’aurais pu faire. Pourtant, comme je lereconnus dans la suite il n’était nullement besoin de toutes cesprécautions contre des ennemis que je m’étais imaginé avoir àredouter.

Dans ce retranchement ou cette forteresse, jetransportai avec beaucoup de peine toutes mes richesses, toutes mesvivres, toutes mes munitions et provisions, dont plus haut vousavez eu le détail, et je me dressai une vaste tente que je fisdouble, pour me garantir des pluies qui sont excessives en cetterégion pendant certain temps de l’année ; c’est-à-dire quej’établis d’abord une tente de médiocre grandeur ; ensuite uneplus spacieuse par-dessus, recouverte d’une grande toile goudronnéeque j’avais mise en réserve avec les voiles.

Dès lors je cessai pour un temps de coucherdans le lit que j’avais apporté à terre, préférant un fort bonhamac qui avait appartenu au capitaine de notre vaisseau.

Ayant apporté dans cette tente toutes mesprovisions et tout ce qui pouvait se gâter à l’humidité, et ayantainsi renfermé touts mes biens, je condamnai le passage que,jusqu’alors, j’avais laissé ouvert, et je passai et repassai avecma petite échelle, comme je l’ai dit.

Cela fait, je commençai à creuser dans le roc,et transportant à travers ma tente la terre et les pierres que j’entirais, j’en formai une sorte de terrasse qui éleva le sold’environ un pied et demi en dedans de la palissade. Ainsi,justement derrière ma tente, je me fis une grotte qui me servaitcomme de cellier pour ma maison.

Il m’en coûta beaucoup de travail et beaucoupde temps avant que je pusse porter à leur perfection ces différentsouvrages ; c’est ce qui m’oblige à reprendre quelques faitsqui fixèrent une partie de mon attention durant ce temps. Un jour,lorsque ma tente et ma grotte n’existaient encore qu’en projet, ilarriva qu’un nuage sombre et épais fondit en pluie d’orage, et quesoudain un éclair en jaillit, et fut suivi d’un grand coup detonnerre. La foudre m’épouvanta moins que cette pensée, quitraversa mon esprit avec la rapidité même de l’éclair : Ô mapoudre !… Le cœur me manqua quand je songeai que toute mapoudre pouvait sauter d’un seul coup ; ma poudre, mon uniquemoyen de pourvoir à ma défense et à ma nourriture. Il s’en fallaitde beaucoup que je fusse aussi inquiet sur mon propre danger, etcependant si la poudre eût pris feu, je n’aurais pas eu le temps dereconnaître d’où venait le coup qui me frappait.

Cette pensée fit une telle impression sur moi,qu’aussitôt l’orage passé, je suspendis mes travaux, ma bâtisse, etmes fortifications, et me mis à faire des sacs et des boites pourdiviser ma poudre par petites quantités ; espérant qu’ainsiséparée, quoi qu’il pût advenir, tout ne pourrait s’enflammer à lafois ; puis je dispersai ces paquets de telle façon qu’ilaurait été impossible que le feu se communiquât de l’un à l’autre.J’achevai cette besogne en quinze jours environ ; et je croisque ma poudre, qui pesait bien en tout deux cent quarante livres,ne fut pas divisée en moins de cent paquets. Quant au baril quiavait été mouillé, il ne me donnait aucune crainte ; aussi leplaçai-je dans ma nouvelle grotte, que par fantaisie j’appelais macuisine ; et quant au reste, je le cachai à une grande hauteuret profondeur, dans des trous de rochers, à couvert de la pluie, etque j’eus grand soin de remarquer.

Tandis que j’étais occupé à ce travail, jesortais au moins une fois chaque jour avec mon fusil, soit pour merécréer, soit pour voir si je ne pourrais pas tuer quelque animalpour ma nourriture, soit enfin pour reconnaître autant qu’il meserait possible quelles étaient les productions de l’île. Dès mapremière exploration je découvris qu’il y avait des chèvres, ce quime causa une grande joie ; mais cette joie fut modérée par undésappointement : ces animaux étaient si méfiants, si fins, sirapides à la course, que c’était la chose du monde la plusdifficile que de les approcher. Cette circonstance ne me décourageapourtant pas, car je ne doutais nullement que je n’en pusse blesserde temps à autre, ce qui ne tarda pas à se vérifier. Après avoirobservé un peu leurs habitudes, je leur dressai une embûche.J’avais remarqué que lorsque du haut des rochers ellesm’appercevaient dans les vallées, elles prenaient l’épouvante ets’enfuyaient. Mais si elles paissaient dans la plaine, et que jefusse sur quelque éminence, elles ne prenaient nullement garde àmoi. De là je conclus que, par la position de leurs yeux, ellesavaient la vue tellement dirigée en bas, qu’elles ne voyaient pasaisément les objets placés au-dessus d’elles. J’adoptai enconséquence la méthode de commencer toujours ma chasse par grimpersur des rochers qui les dominaient, et de là je l’avais souventbelle pour tirer. Du premier coup que je lâchai sur ces chèvres, jetuai une bique qui avait auprès d’elle un petit cabri qu’ellenourrissait, ce qui me fit beaucoup de peine. Quand la mère futtombée, le petit chevreau, non-seulement resta auprès d’ellejusqu’à ce que j’allasse la ramasser, mais encore quand jel’emportai sur mes épaules, il me suivit jusqu’à mon enclos. Arrivélà, je la déposai à terre, et prenant le biquet dans mes bras, jele passai par-dessus la palissade, dans l’espérance del’apprivoiser. Mais il ne voulut point manger, et je fus doncobligé de le tuer et de le manger moi-même. Ces deux animaux mefournirent de viande pour long-temps, car je vivais avecparcimonie, et ménageais mes provisions, – surtout mon pain, –autant qu’il était possible.

Ayant alors fixé le lieu de ma demeure, jetrouvai qu’il était absolument nécessaire que je pourvusse à unendroit pour faire du feu, et à des provisions de chauffage. De ceque je fis à cette intention, de la manière dont j’agrandis magrotte, et des aisances que j’y ajoutai, je donnerai amplement ledétail en son temps et lieu ; mais il faut d’abord que jeparle de moi-même, et du tumulte de mes pensées sur ma vie.

Ma situation m’apparaissait sous un jouraffreux ; comme je n’avais échoué sur cette île qu’après avoirété entraîné par une violente tempête hors de la route de notrevoyage projeté, et à une centaine de lieues loin de la courseordinaire des navigateurs, j’avais de fortes raisons pour croireque, par arrêt du ciel, je devais terminer ma vie de cette tristemanière, dans ce lieu de désolation. Quand je faisais cesréflexions, des larmes coulaient en abondance sur mon visage, etquelquefois je me plaignais à moi-même de ce que la Providencepouvait ruiner ainsi complètement ses créatures, les rendre siabsolument misérables, et les accabler à un tel point qu’à peineserait-il raisonnable qu’elles lui sussent gré de l’existence.

Mais j’avais toujours un prompt retour surmoi-même, qui arrêtait le cours de ces pensées et me couvrait deblâme. Un jour entre autres, me promenant sur le rivage, mon fusilà la main, j’étais fort attristé de mon sort, quand la raison vintpour ainsi dire disputer avec moi, et me parla ainsi : –« Tu es, il est vrai, dans l’abandon ; mais rappelle-toi,s’il te plaît, ce qu’est devenu le reste de l’équipage.N’étiez-vous pas descendus onze dans la chaloupe ? où sont lesdix autres ? Pourquoi n’ont-ils pas été sauvés, et toiperdu ? Pourquoi as-tu été le seul épargné ? Lequel vautmieux d’être ici ou d’être là ? » – En même temps jedésignais du doigt la mer. – Il faut toujours considérer dans lesmaux le bon qui peut faire compensation, et ce qu’ils auraient puamener de pire.

Alors je compris de nouveau combien j’étaislargement pourvu pour ma subsistance. Quel eût été mon sort, s’iln’était pas arrivé, par une chance qui s’offrirait à peine une foissur cent mille, que le vaisseau se soulevât du banc où il s’étaitensablé d’abord, et dérivât si proche de la côte, que j’eusse letemps d’en faire le sauvetage ! Quel eût été mon sort, s’ileût fallu que je vécusse dans le dénuement où je me trouvais enabordant le rivage, sans les premières nécessités de la vie, etsans les choses nécessaires pour me les procurer et pour ysuppléer ! – « Surtout qu’aurais-je fait, m’écriai-je,sans fusil, sans munitions, sans outils pour travailler et mefabriquer bien des choses, sans vêtements, sans lit, sans tente,sans aucune espèce d’abri ! » – Mais j’avais de tout celaen abondance, et j’étais en beau chemin de pouvoir m’approvisionnerpar moi-même, et me passer de mon fusil, lorsque mes munitionsseraient épuisées. J’étais ainsi à peu près assuré d’avoir tant quej’existerais une vie exempte du besoin. Car dès le commencementj’avais songé à me prémunir contre les accidents qui pourraientsurvenir, non-seulement après l’entière consommation de mesmunitions, mais encore après l’affaiblissement de mes forces et dema santé.

J’avouerai, toutefois, que je n’avais passoupçonné que mes munitions pouvaient être détruites d’un seulcoup, j’entends que le feu du ciel pouvait faire sauter mapoudre ; et c’est ce qui fit que cette pensée me consterna sifort, lorsqu’il vint à éclairer et à tonner, comme je l’ai dit plushaut.

Maintenant que je suis sur le point dem’engager dans la relation mélancolique d’une vie silencieuse,d’une vie peut-être inouïe dans le monde, je reprendrai mon récitdès le commencement, et je le continuerai avec méthode. Ce fut,suivant mon calcul, le 30 de septembre que je mis le pied pour lapremière fois sur cette île affreuse ; lorsque le soleilétait, pour ces régions, dans l’équinoxe d’automne, et presque àplomb sur ma tête. Je reconnus par cette observation que je metrouvais par les 9 degrés 22 minutes de latitude au Nord del’équateur.

Au bout d’environ dix ou douze jours quej’étais là, il me vint en l’esprit que je perdrais la connaissancedu temps, faute de livres, de plumes et d’encre, et même que je nepourrais plus distinguer les dimanches des jours ouvrables. Pouréviter cette confusion, j’érigeai sur le rivage où j’avais pristerre pour la première fois, un gros poteau en forme de croix, surlequel je gravai avec mon couteau, en lettres capitales, cetteinscription :

J’ABORDAI ICI LE 30 SEPTEMBRE 1659.

Sur les côtés de ce poteau carré, je faisaistouts les jours une hoche[20], chaqueseptième hoche avait le double de la longueur des autres, et toutsles premiers du mois j’en marquais une plus longue encore :par ce moyen, j’entretins mon calendrier, ou le calcul de montemps, divisé par semaines, mois et années.

C’est ici le lieu d’observer que, parmi legrand nombre de choses que j’enlevai du vaisseau, dans lesdifférents voyages que j’y fis, je me procurai beaucoup d’articlesde moindre valeur, mais non pas d’un moindre usage pour moi, et quej’ai négligé de mentionner précédemment ; comme, par exemple,des plumes, de l’encre, du papier et quelques autres objets serrésdans les cabines du capitaine, du second, du canonnier et ducharpentier ; trois ou quatre compas, des instruments demathématiques, des cadrans, des lunettes d’approche, des cartes etdes livres de navigation, que j’avais pris pêle-mêle sans savoir sij’en aurais besoin ou non. Je trouvai aussi trois fort bonnesBibles que j’avais reçues d’Angleterre avec ma cargaison, et quej’avais emballées avec mes hardes ; en outre, quelques livresportugais, deux ou trois de prières catholiques, et divers autresvolumes que je conservai soigneusement.

LA CHAISE

Il ne faut pas que j’oublie que nous avionsdans le vaisseau un chien et deux chats. Je dirai à propos quelquechose de leur histoire fameuse. J’emportai les deux chats avecmoi ; quant au chien, il sauta de lui-même hors du vaisseau,et vint à la nage me retrouver à terre, après que j’y eus conduitma première cargaison. Pendant bien des années il fut pour moi unserviteur fidèle ; je n’eus jamais faute de ce qu’il pouvaitm’aller quérir, ni de la compagnie qu’il pouvait me faire ;seulement j’aurais désiré qu’il me parlât, mais c’était choseimpossible. J’ai dit que j’avais trouvé des plumes, de l’encre etdu papier ; je les ménageai extrêmement, et je ferai voir quetant que mon encre dura je tins un compte exact de touteschoses ; mais, quand elle fut usée cela me devintimpraticable, car je ne pus parvenir à en faire d’autre par aucundes moyens que j’imaginai.

Cela me fait souvenir que, nonobstant tout ceque j’avais amassé, il me manquait quantité de choses. De ce nombreétait premièrement l’encre, ensuite une bêche, une pioche et unepelle pour fouir et transporter la terre ; enfin desaiguilles, des épingles et du fil. Quant à de la toile, j’apprisbientôt à m’en passer sans beaucoup de peine.

Ce manque d’outils faisait que dans touts mestravaux je n’avançais que lentement, et il s’écoula près d’uneannée avant que j’eusse entièrement achevé ma petite palissade ouparqué mon habitation. Ses palis ou pieux étaient si pesants, quec’était tout ce que je pouvais faire de les soulever. Il me fallaitlong-temps pour les couper et les façonner dans les bois, et bienplus long-temps encore pour les amener jusqu’à ma demeure. Jepassais quelquefois deux jours à tailler et à transporter un seulde ces poteaux, et un troisième jour à l’enfoncer en terre. Pour cedernier travail je me servais au commencement d’une lourde pièce debois mais, plus tard, je m’avisai d’employer une barre de fer, cequi n’empêcha pas, toutefois, que le pilotage de ces palis ou deces pieux ne fût une rude et longue besogne.

Mais quel besoin aurais-je eu de m’inquiéterde la lenteur de n’importe quel travail ; je sentais tout letemps que j’avais devant moi, et que cet ouvrage une fois achevé jen’aurais aucune autre occupation, au moins que je pusse prévoir, sice n’est de rôder dans l’île pour chercher ma nourriture, ce que jefaisais plus ou moins chaque jour.

Je commençai dès lors à examiner sérieusementma position et les circonstances où j’étais réduit. Je dressai, parécrit, un état de mes affaires, non pas tant pour les laisser àceux qui viendraient après moi, car il n’y avait pas apparence queje dusse avoir beaucoup d’héritiers, que pour délivrer mon espritdes pensées qui l’assiégeaient et l’accablaient chaque jour. Commema raison commençait alors à me rendre maître de mon abattement,j’essayais à me consoler moi-même du mieux que je pouvais, enbalançant mes biens et mes maux, afin que je pusse bien meconvaincre que mon sort n’était pas le pire ; et, commedébiteur et créancier, j’établis, ainsi qu’il suit, un comptetrès-fidèle de mes jouissances en regard des misères que jesouffrais :

LE MAL.

Je suis jeté sur une île horrible et désolée,sans aucun espoir de délivrance.

LE BIEN.

Mais je suis vivant ; mais je n’ai pasété noyé comme, le furent touts mes compagnons de voyage.

LE MAL.

Je suis écarté et séparé, en quelque sorte, dumonde entier pour être misérable.

LE BIEN.

Mais j’ai été séparé du reste de l’équipagepour être préservé de la mort ; et Celui qui m’amiraculeusement sauvé de la mort peut aussi me délivrer de cettecondition.

LE MAL.

Je suis retranché du nombre des hommes ;je suis un solitaire, un banni de la société humaine.

LE BIEN.

Mais je ne suis point mourant de faim etexpirant sur une terre stérile qui ne produise pas desubsistances.

LE MAL.

Je n’ai point de vêtements pour mecouvrir.

LE BIEN.

Mais je suis dans un climat chaud, où, sij’avais des vêtements, je pourrais à peine les porter.

LE MAL.

Je suis sans aucune défense, et sans moyen derésister à aucune attaque d’hommes ou de bêtes.

LE BIEN.

Mais j’ai échoué sur une île où je ne voisnulle bête féroce qui puisse me nuire, comme j’en ai vu sur la côted’Afrique ; et que serais-je si j’y avais naufragé ?

LE MAL.

Je n’ai pas une seule âme à qui parler, ou quipuisse me consoler.

LE BIEN.

Mais Dieu, par un prodige, a envoyé levaisseau assez près du rivage pour que je pusse en tirer tout cequi m’était nécessaire pour suppléer à mes besoins ou me rendrecapable d’y suppléer moi-même aussi long-temps que je vivrai.

 

En somme, il en résultait ce témoignageindubitable, que, dans le monde, il n’est point de condition simisérable où il n’y ait quelque chose de positif ou de négatif donton doit être reconnaissant. Que ceci demeure donc comme une leçontirée de la plus affreuse de toutes les conditions humaines, qu’ilest toujours en notre pouvoir de trouver quelques consolations quipeuvent être placées dans notre bilan des biens et des maux aucrédit de ce compte.

Ayant alors accoutumé mon esprit à goûter masituation, et ne promenant plus mes regards en mer dans l’espéranced’y découvrir un vaisseau, je commençai à m’appliquer à améliorermon genre de vie, et à me faire les choses aussi douces quepossible.

J’ai déjà décrit mon habitation ou ma tente,placée au pied d’une roche, et environnée d’une forte palissade depieux et de câbles, que, maintenant, je devrais plutôt appeler unemuraille, car je l’avais renformie, à l’extérieur, d’une sorte decontre-mur de gazon d’à peu près deux pieds d’épaisseur. Au boutd’un an et demi environ je posai sur ce contre-mur des chevronss’appuyant contre le roc, et que je couvris de branches d’arbres etde tout ce qui pouvait garantir de la pluie, que j’avais reconnueexcessive en certains temps de l’année.

J’ai raconté de quelle manière j’avais apportétouts mes bagages dans mon enclos, et dans la grotte que j’avaisfaite par derrière ; mais je dois dire aussi que ce n’étaitd’abord qu’un amas confus d’effets dans un tel désordre qu’ilsoccupaient toute la place, et me laissaient à peine assez d’espacepour me remuer. Je me mis donc à agrandir ma grotte, et à pousserplus avant mes travaux souterrains. ; car c’était une roche desablon qui cédait aisément à mes efforts. Comme alors je metrouvais passablement à couvert des bêtes de proie, je creusaiobliquement le roc à main droite ; et puis, tournant encoredroite, je poursuivis jusqu’à ce que je l’eusse percé à jour, pourme faire une porte de sortie sur l’extérieur de ma palissade ou demes fortifications.

Non-seulement cela me donna une issue et uneentrée, ou, en quelque sorte, un chemin dérobé pour ma tente et monmagasin, mais encore de l’espace pour ranger tout mon attirail.

J’entrepris alors de me fabriquer les meublesindispensables dont j’avais le plus besoin, spécialement une chaiseet une table. Sans cela je ne pouvais jouir du peu de bien-être quej’avais en ce monde ; sans une table, je n’aurais pu écrire oumanger, ni faire quantité de choses avec tant de plaisir.

Je me mis donc à l’œuvre ; et ici jeconstaterai nécessairement cette observation, que la raison étantl’essence et l’origine des mathématiques, tout homme qui basechaque chose sur la raison, et juge des choses le plusraisonnablement possible, peut, avec le temps, passer maître dansn’importe quel art mécanique. Je n’avais, de ma vie, manié unoutil ; et pourtant, à la longue, par mon travail, monapplication, mon industrie, je reconnus enfin qu’il n’y avaitaucune des choses qui me manquaient que je n’eusse pu faire,surtout si j’avais eu des instruments. Quoi qu’il en soit, sansoutils, je fabriquai quantité d’ouvrages ; et seulement avecune hache et une herminette, je vins à bout de quelques-uns qui,sans doute, jusque-là, n’avaient jamais été faits ainsi ; maisce ne fut pas sans une peine infinie. Par exemple, si j’avaisbesoin d’une planche, je n’avais pas d’autre moyen que celuid’abattre un arbre, de le coucher devant moi, de le tailler desdeux côtés avec ma cognée jusqu’à le rendre suffisamment mince, etde le dresser ensuite avec mon herminette. Il est vrai que parcette méthode je ne pouvais tirer qu’une planche d’un arbreentier ; mais à cela, non plus qu’à la prodigieuse somme detemps et de travail que j’y dépensais, il n’y avait d’autre remèdeque la patience. Après tout, mon temps ou mon labeur était de peude prix, et il importait peu que je l’employasse d’une manière oud’une autre.

Comme je l’ai dit plus haut, je me fis enpremier lieu une chaise et une table, et je me servis, pour cela,des bouts de bordages que j’avais tirés du navire. Quand j’eusfaçonné des planches, je plaçai de grandes tablettes, larges d’unpied et demi, l’une au-dessus de l’autre, tout le long d’un côté dema grotte, pour poser mes outils, mes clous, ma ferraille, en unmot pour assigner à chaque chose sa place, et pouvoir les trouveraisément. J’enfonçai aussi quelques chevilles dans la paroi durocher pour y pendre mes mousquets et tout ce qui pouvait sesuspendre.

Si quelqu’un avait pu visiter ma grotte, àcoup sûr elle lui aurait semblé un entrepôt général d’objets denécessité. J’avais ainsi toutes choses si bien à ma main, quej’éprouvais un vrai plaisir à voir le bel ordre de mes effets, etsurtout à me voir à la tête d’une si grande provision.

Ce fut seulement alors que je me mis à tenirun journal de mon occupation de chaque jour ; car dans lescommencements, j’étais trop embarrassé de travaux et j’avaisl’esprit dans un trop grand trouble ; mon journal n’eût étérempli que de choses attristantes. Par exemple, il aurait fallu queje parlasse ainsi : Le 30 septembre, après avoir gagné lerivage ; après avoir échappé à la mort, au lieu de remercierDieu de ma délivrance, ayant rendu d’abord une grande quantitéd’eau salée, et m’étant assez bien remis, je courus çà et là sur lerivage, tordant mes mains frappant mon front et ma face,invectivant contre ma misère, et criant : « Je suisperdu ! perdu !… jusqu’à ce qu’affaibli et harassé, jefus forcé de m’étendre sur le sol, où je n’osai pas dormir de peurd’être dévoré.

Quelques jours plus tard, après mes voyages aubâtiment, et après que j’en eus tout retiré, je ne pouvais encorem’empêcher de gravir sur le sommet d’une petite montagne, et là deregarder en mer, dans l’espérance d’y appercevoir un navire. Alorsj’imaginais voir poindre une voile dans le lointain. Je mecomplaisais dans cet espoir ; mais après avoir regardéfixement jusqu’à en être presque aveuglé, mais après cette visionévanouie, je m’asseyais et je pleurais comme un enfant. Ainsij’accroissais mes misères par ma folie.

CHASSE DU 3 NOVEMBRE

Ayant surmonté ces faiblesses, et mon domicileet mon ameublement étant établis aussi bien que possible, jecommençai mon journal, dont je vais ici vous donner la copie aussiloin que je pus le poursuivre ; car mon encre une fois usée,je fus dans la nécessité de l’interrompre.

JOURNAL

30 SEPTEMBRE 1659

Moi, pauvre misérable RobinsonCrusoé, après avoir fait naufrage au large durant unehorrible tempête, tout l’équipage étant noyé, moi-même étant àdemi-mort, j’abordai à cette île infortunée, que je nommail’Île du Désespoir.

Je passai tout le reste du jour à m’affligerde l’état affreux où j’étais réduit : sans nourriture, sansdemeure, sans vêtements, sans armes, sans lieu de refuge, sansaucune espèce de secours, je ne voyais rien devant moi que la mort,soit que je dusse être dévoré par les bêtes ou tué par lesSauvages, ou que je dusse périr de faim. À la brune je montai surun arbre, de peur des animaux féroces, et je dormis profondément,quoiqu’il plût toute la nuit.

OCTOBRE

Le 1er. – À ma grande surprise,j’apperçus, le matin, que le vaisseau avait été soulevé par lamarée montante, et entraîné beaucoup plus près du rivage. D’un côtéce fut une consolation pour moi ; car le voyant entier etdressé sur sa quille, je conçus l’espérance, si le vent venait às’abattre, d’aller à bord et d’en tirer les vivres ou les chosesnécessaires pour mon soulagement. D’un autre côté ce spectaclerenouvela la douleur que je ressentais de la perte de mescamarades ; j’imaginais que si nous étions demeurés à bord,nous eussions pu sauver le navire, ou qu’au moins mes compagnonsn’eussent pas été noyés comme ils l’étaient, et que, si toutl’équipage avait été préservé, peut-être nous eussions puconstruire avec les débris du bâtiment une embarcation qui nousaurait portés en quelque endroit du monde. Je passai une grandepartie de la journée à tourmenter mon âme de ces regrets ;mais enfin, voyant le bâtiment presque à sec, j’avançai sur lagrève aussi loin que je pus, et me mis à la nage pour aller à bord.Il continua de pleuvoir tout le jour, mais il ne faisait point devent.

Du 1er au 24. – Toutes ces journéesfurent employées à faire plusieurs voyages pour tirer du vaisseautout ce que je pouvais, et l’amener à terre sur des radeaux à lafaveur de chaque marée montante. Il plut beaucoup durant cetintervalle, quoique avec quelque lueur de beau temps : ilparaît que c’était la saison pluvieuse.

Le 20. – Je renversai mon radeau et touts lesobjets que j’avais mis dessus ; mais, comme c’était dans uneeau peu profonde, et que la cargaison se composait surtout d’objetspesants, j’en recouvrai une partie quand la marée se futretirée.

Le 25. – Tout le jour et toute la nuit iltomba une pluie accompagnée de rafale ; durant ce temps lenavire se brisa, et le vent ayant soufflé plus violemment encore,il disparut, et je ne pus appercevoir ses débris qu’à mer étaleseulement. Je passai ce jour-là à mettre à l’abri les effets quej’avais sauvés, de crainte qu’ils ne s’endommageassent à lapluie.

Le 26. – Je parcourus le rivage presque toutle jour, pour trouver une place où je pusse fixer monhabitation ; j’étais fort inquiet de me mettre à couvert,pendant la nuit, des attaques des hommes et des bêtes sauvages.Vers le soir je m’établis en un lieu convenable, au pied d’unrocher, et je traçai un demi-cercle pour mon campement, que jerésolus d’entourer de fortifications composées d’une doublepalissade fourrée de câbles et renformie de gazon.

Du 26 au 30. – Je travaillai rudementà transporter touts mes bagages dans ma nouvelle habitation,quoiqu’il plut excessivement fort une partie de ce temps-là.

Le 31. – Dans la matinée je sortis avec monfusil pour chercher quelque nourriture et reconnaître lepays ; je tuai une chèvre, dont le chevreau me suivit jusquechez moi ; mais, dans la suite, comme il refusait de manger,je le tuai aussi.

NOVEMBRE

Le 1er. – Je dressai ma tente aupied du rocher, et j’y couchai pour la première nuit. Je l’avaisfaite aussi grande que possible avec des piquets que j’y avaisplantés, et auxquels j’avais suspendu mon hamac.

Le 2. – J’entassai tout mes coffres, toutesmes planches et tout le bois de construction dont j’avais fait monradeau, et m’en formai un rempart autour de moi, un peu en dedansde la ligne que j’avais tracée pour mes fortifications.

Le 3. – Je sortis avec mon fusil et je tuaideux oiseaux semblables à des canards, qui furent un excellentmanger. Dans l’après-midi je me mis à l’œuvre pour faire unetable.

Le 4. – Je commençai à régler mon temps detravail et de sortie, mon temps de repos et de récréation, etsuivant cette règle que je continuai d’observer, le matin, s’il nepleuvait pas ; je sortais avec mon fusil pour deux ou troisheures ; je travaillais ensuite jusqu’à onze heures environ,puis je mangeais ce que je pouvais avoir ; de midi à deuxheures je me couchais pour dormir, à cause de la chaleuraccablante ; et dans la soirée, je me remettais à l’ouvrage.Tout mon temps de travail de ce jour-là et du suivant fut employé àme faire une table ; car je n’étais alors qu’un tristeouvrier ; mais bientôt après le temps et la nécessité firentde moi un parfait artisan, comme ils l’auraient fait je pense, detout autre.

Le 5. – Je sortis avec mon fusil etmon chien, et je tuai un chat sauvage ; sa peau était assezdouce, mais sa chair ne valait rien. J’écorchais chaque animal queje tuais, et j’en conservais la peau. En revenant le long du rivageje vis plusieurs espèces d’oiseaux de mer qui m’étaientinconnus ; mais je fus étonné et presque effrayé par deux outrois veaux marins, qui, tandis que je les fixais du regard, nesachant pas trop ce qu’ils étaient, se culbutèrent dans l’eau etm’échappèrent pour cette fois.

Le 6. – Après ma promenade du matin, je me misà travailler de nouveau à ma table, et je l’achevai, non pas à mafantaisie ; mais il ne se passa pas long-temps avant que jefusse en état d’en corriger les défauts.

Le 7. – Le ciel commença à se mettre au beau.Les 7, 8, 9, 10, et une partie du 12, – le 11 était un dimanche, –je passai tout mon temps à me fabriquer une chaise, et, avecbeaucoup de peine, je l’amenai à une forme passable ; maiselle ne put jamais me plaire, et même, en la faisant, je ladémontai plusieurs fois.

Nota. Je négligeai bientôtl’observation des dimanches ; car ayant omis de faire lamarque qui les désignait sur mon poteau, j’oubliai quand tombait cejour.

Le 13. – Il fit une pluie qui humecta la terreet me rafraîchit beaucoup ; mais elle fut accompagnée d’uncoup de tonnerre et d’un éclair, qui m’effrayèrent horriblement, àcause de ma poudre. Aussitôt qu’ils furent passés, je résolus deséparer ma provision de poudre en autant de petits paquets quepossible, pour la mettre hors de tout danger.

Les 14, 15 et 16. – Je passai ces trois joursà faire des boîtes ou de petites caisses carrées, qui pouvaientcontenir une livre de poudre ou deux tout au plus ; et, lesayant emplies, je les mis aussi en sûreté, et aussi éloignées lesunes des autres que possible. L’un de ces trois jours, je tuai ungros oiseau qui était bon à manger ; mais je ne sus quel nomlui donner.

Le 17. – Je commençai, en ce jour, à creuserle roc derrière ma tente, pour ajouter à mes commodités.

Nota. Il me manquait, pour cetravail, trois choses absolument nécessaires, savoir un pic, unepelle et une brouette ou un panier. Je discontinuai donc montravail, et me mis à réfléchir sur les moyens de suppléer à cebesoin, et de me faire quelques outils. Je remplaçai le pic par desleviers de fer, qui étaient assez propres à cela, quoique un peulourds ; pour la pelle ou bêche, qui était la seconde chosedont j’avais besoin, elle m’était d’une si absolue nécessité, que,sans cela, je ne pouvais réellement rien faire. Mais je ne savaispar quoi la remplacer.

Le 18. – En cherchant dans les bois, jetrouvai un arbre qui était semblable, ou tout au moins ressemblaitbeaucoup à celui qu’au Brésil on appelle bois de fer, àcause de son excessive dureté. J’en coupai une pièce avec une peineextrême et en gâtant presque ma hache ; je n’eus pas moins dedifficulté pour l’amener jusque chez moi, car elle étaitextrêmement lourde.

La dureté excessive de ce bois, et le manquede moyens d’exécution, firent que je demeurai long-temps à façonnercet instrument ; ce ne fut que petit à petit que je pus luidonner la forme d’une pelle ou d’une bêche. Son manche étaitexactement fait comme à celles dont on se sert en Angleterre ;mais sa partie plate n’étant pas ferrée, elle ne pouvait pas êtred’un aussi long usage. Néanmoins elle remplit assez bien son officedans toutes les occasions que j’eus de m’en servir. Jamais pelle,je pense, ne fut faite de cette façon et ne fut si longue àfabriquer.

Mais ce n’était pas tout ; il me manquaitencore un panier ou une brouette. Un panier, il m’était de touteimpossibilité d’en faire, n’ayant rien de semblable à des baguettesployantes propres à tresser de la vannerie, du moins je n’en avaispoint encore découvert. Quant à la brouette, je m’imaginai que jepourrais en venir à bout, à l’exception de la roue, dont je n’avaisaucune notion, et que je ne savais comment entreprendre. D’ailleursje n’avais rien pour forger le goujon de fer qui devait passer dansl’axe ou le moyeu. J’y renonçai donc ; et, pour emporter laterre que je tirais de la grotte, je me fis une machine semblable àl’oiseau dans lequel les manœuvres portent le mortier quand ilsservent les maçons.

La façon de ce dernier ustensile me présentamoins de difficulté que celle de la pelle ; néanmoins l’une etl’autre, et la malheureuse tentative que je fis de construire unebrouette, ne me prirent pas moins de quatre journées, en exceptanttoujours le temps de ma promenade du matin avec mon fusil ; jela manquais rarement, et rarement aussi manquais-je d’en rapporterquelque chose à manger.

Le 23. – Mon autre travail ayant étéinterrompu pour la fabrication de ces outils, dès qu’ils furentachevés je le repris, et, tout en faisant ce que le temps et mesforces me permettaient, je passai dix-huit jours entiers à élargiret à creuser ma grotte, afin qu’elle pût loger mes meubles pluscommodément.

LE SAC AUX GRAINS

Durant tout ce temps je travaillai à fairecette chambre ou cette grotte assez spacieuse pour me servird’entrepôt, de magasin, de cuisine, de salle à manger et decellier. Quant à mon logement, je me tenais dans ma tente, hormisquelques jours de la saison humide de l’année, où il pleuvait sifort que je ne pouvais y être à l’abri ; ce qui m’obligea,plus tard, à couvrir tout mon enclos de longues perches en forme dechevrons, buttant contre le rocher, et à les charger de glaïeuls etde grandes feuilles d’arbres, en guise de chaume.

DÉCEMBRE

Le 10. – Je commençais alors à regarder magrotte ou ma voûte comme terminée, lorsque tout-à-coup, – sansdoute je l’avais faite trop vaste, – une grande quantité de terreéboula du haut de l’un des côtés ; j’en fus, en un mot,très-épouvanté, et non pas sans raison ; car, si je m’étaistrouvé dessous, je n’aurais jamais eu besoin d’un fossoyeur. Pourréparer cet accident j’eus énormément de besogne ; il fallutemporter la terre qui s’était détachée ; et, ce qui étaitencore plus important, il fallut étançonner la voûte, afin que jepusse être bien sûr qu’il ne s’écroulerait plus rien.

Le 11. – Conséquemment je travaillai à cela,et je plaçai deux étaies ou poteaux posés à plomb sous le ciel dela grotte, avec deux morceaux de planche mis en croix sur chacun.Je terminai cet ouvrage le lendemain ; puis, ajoutant encoredes étaies garnies de couches, au bout d’une semaine environ j’eusmon plafond assuré ; et, comme ces poteaux étaient placés enrang, ils me servirent de cloisons pour distribuer mon logis.

Le 17. – À partir de ce jour jusqu’auvingtième, je posai des tablettes et je fichai des clous sur lespoteaux pour suspendre tout ce qui pouvait s’accrocher ; jecommençai, dès lors, à avoir mon intérieur en assez bon ordre.

Le 20. – Je portai tout mon bataclan dans magrotte ; je me mis à meubler ma maison, et j’assemblaiquelques bouts de planche en manière de table de cuisine, pourapprêter mes viandes dessus ; mais les planches commençaient àdevenir fort rares par-devers moi ; aussi ne fis-je plusaucune autre table.

Le 24. – Beaucoup de pluie toute la nuit ettout le jour ; je ne sortis pas.

Le 25. – Pluie toute la journée.

Le 26. – Point de pluie ; la terre étaitalors plus fraîche qu’auparavant et plus agréable.

Le 27. – Je tuai un chevreau et j’en estropiaiun autre qu’alors je pus attraper et amener en laisse à la maison.Dès que je fus arrivé je liai avec des éclisses l’une de ses jambesqui était cassée.

Nota. J’en pris un tel soin,qu’il survécut, et que sa jambe redevint aussi forte quejamais ; et, comme je le soignai ainsi fort long-temps, ils’apprivoisa et paissait sur la pelouse, devant ma porte, sanschercher aucunement à s’enfuir. Ce fut la première fois que jeconçus la pensée de nourrir des animaux privés, pour me fournird’aliments quand toute ma poudre et tout mon plomb seraientconsommés.

Les 28, 29 et 30, – Grandes chaleurs et pas debrise ; si bien qu’il ne m’était possible de sortir que sur lesoir pour chercher ma subsistance. Je passai ce temps à mettretouts mes effets en ordre dans mon habitation.

JANVIER 1660

Le 1er. – Chaleur toujoursexcessive. Je sortis pourtant de grand matin et sur le tard avecmon fusil, et je me reposai dans le milieu du jour. Ce soir là,m’étant avancé dans les vallées situées vers le centre del’île ; j’y découvris une grande quantité de boucs, maistrès-farouches et très-difficiles à approcher ; je résoluscependant d’essayer si je ne pourrais pas dresser mon chien à leschasser par-devers moi.

Le 2. – En conséquence, je sortis lelendemain, avec mon chien, et je le lançai contre les boucs ;mais je fus désappointé, car touts lui firent face ; et, commeil comprit parfaitement le danger, il ne voulut pas même se risquerprès d’eux.

Le 3. – Je commençai mon retranchement ou mamuraille ; et, comme j’avais toujours quelque crainte d’êtreattaqué, je résolus de le faire très-épais et très-solide.

Nota. Cette clôture ayant déjàété décrite, j’omets à dessein dans ce journal ce quej’en ai dit plus haut. Il suffira de prier d’observer que jen’employai pas moins de temps que depuis le 3 janvier jusqu’au 14avril pour l’établir, la terminer et la perfectionner, quoiqu’ellen’eût pas plus de vingt-quatre verges d’étendue : elledécrivait un demi-cercle à partir d’un point du rocher jusqu’à unsecond point éloigné du premier d’environ huit verges, et, dans lefond, juste au centre, se trouvait la porte de ma grotte.

Je travaillai très-péniblement durant tout cetintervalle, contrarié par les pluies non-seulement plusieurs joursmais quelquefois plusieurs semaines de suite. Je m’étais imaginéque je ne saurais être parfaitement à couvert avant que ce rempartfût entièrement achevé. Il est aussi difficile de croire qued’exprimer la peine que me coûta chaque chose, surtout le transportdes pieux depuis les bois, et leur enfoncement dans le sol ;car je les avais faits beaucoup plus gros qu’il n’était nécessaire.Cette palissade terminée, et son extérieur étant doublement défendupar un revêtement de gazon adossé contre pour la dissimuler, je mepersuadai que s’il advenait qu’on abordât sur cette terre onn’appercevrait rien qui ressemblât à une habitation ; et cefut fort heureusement que je la fis ainsi, comme on pourra le voirpar la suite dans une occasion remarquable.

Chaque jour j’allais chasser et faire ma rondedans les bois, à moins que la pluie ne m’en empêchât, et dans cespromenades je faisais assez souvent la découverte d’une chose oud’une autre à mon profit. Je trouvais surtout une sorte de pigeonsqui ne nichaient point sur les arbres comme font les ramiers, maisdans des trous de rocher, à la manière des pigeons domestiques. Jepris quelques-uns de leurs petits pour essayer à les nourrir et àles apprivoiser, et j’y réussis. Mais quand ils furent plus grandsils s’envolèrent ; le manque de nourriture en fut laprincipale cause, car je n’avais rien à leur donner. Quoi qu’il ensoit, je découvrais fréquemment leurs nids, et j’y prenais leurspigeonneaux dont la chair était excellente.

En administrant mon ménage je m’apperçus qu’ilme manquait beaucoup de choses, que de prime-abord je me crusincapable de fabriquer, ce qui au fait se vérifia pourquelques-unes : par exemple, je ne pus jamais amener unefutaille au point d’être cerclée. J’avais un petit baril ou deux,comme je l’ai noté plus haut ; mais il fut tout-à-fait hors dema portée d’en faire un sur leur modèle, j’employai pourtantplusieurs semaines à cette tentative : je ne sus jamaisl’assembler sur ses fonds ni joindre assez exactement ses douvespour y faire tenir de l’eau ; ainsi je fus encore obligé depasser outre.

En second lieu, j’étais dans une grandepénurie de lumière ; sitôt qu’il faisait nuit, ce qui arrivaitordinairement vers sept heures, j’étais forcé de me mettre au lit.Je me ressouvins de la masse de cire vierge dont j’avais fait deschandelles pendant mon aventure d’Afrique ; mais je n’en avaispoint alors. Mon unique ressource fut donc quand j’eus tué unechèvre d’en conserver la graisse, et avec une petite écuelle deterre glaise, que j’avais fait cuire au soleil et dans laquelle jemis une mèche d’étoupe, de me faire une lampe dont la flamme medonna une lueur, mais une lueur moins constante et plus sombre quela clarté d’un flambeau.

Au milieu de tout mes travaux il m’arriva detrouver, en visitant mes bagages, un petit sac qui, ainsi que jel’ai déjà fait savoir, avait été empli de grains pour la nourriturede la volaille à bord du vaisseau, – non pas lors de notre voyage,mais, je le suppose, lors de son précédent retour de Lisbonne. – Lepeu de grains qui était resté dans le sac avait été tout dévoré parles rats, et je n’y voyais plus que de la bale et de lapoussière ; or, ayant besoin de ce sac pour quelque autreusage, – c’était, je crois, pour y mettre de la poudre lorsque jela partageai de crainte du tonnerre, – j’allai en secouer la baleau pied du rocher, sur un des côtés de mes fortifications.

C’était un peu avant les grandes pluiesmentionnées précédemment que je jetai cette poussière sans yprendre garde, pas même assez pour me souvenir que j’avais vidé làquelque chose. Quand au bout d’un mois, ou environ, j’apperçusquelques tiges vertes qui sortaient de terre, j’imaginai d’abordque c’étaient quelques plantes que je ne connaissais point ;mais quels furent ma surprise et mon étonnement lorsque peu detemps après je vis environ dix ou douze épis d’une orge verte etparfaite de la même qualité que celle d’Europe, voire même quenotre orge d’Angleterre.

Il serait impossible d’exprimer monébahissement et le trouble de mon esprit à cette occasion. Jusquelà ma conduite ne s’était appuyée sur aucun principereligieux ; au fait, j’avais très-peu de notions religieusesdans la tête, et dans tout ce qui m’était advenu je n’avais vu quel’effet du hasard, ou, comme on dit légèrement, du bon plaisir deDieu ; sans même chercher, en ce cas, à pénétrer les fins dela Providence et son ordre qui régit les événements de ce monde.Mais après que j’eus vu croître de l’orge dans un climat que jesavais n’être pas propre à ce grain, surtout ne sachant pas commentil était venu là, je fus étrangement émerveillé, et je commençai àme mettre dans l’esprit que Dieu avait miraculeusement fait poussercette orge sans le concours d’aucune semence, uniquement pour mefaire subsister dans ce misérable désert.

Cela me toucha un peu le cœur et me fit coulerdes larmes des yeux, et je commençai à me féliciter de ce qu’un telprodige eût été opéré en ma faveur ; mais le comble del’étrange pour moi, ce fut de voir près des premières, tout le longdu rocher, quelques tiges éparpillées qui semblaient être des tigesde riz, et que je reconnus pour telles parce que j’en avais vucroître quand j’étais sur les côtes d’Afrique.

Non-seulement je pensai que la Providencem’envoyait ces présents ; mais, étant persuadé que salibéralité devait s’étendre encore plus loin, je parcourus denouveau toute cette portion de l’île que j’avais déjà visitée,cherchant dans touts les coins et au pied de touts les rochers,dans l’espoir de découvrir une plus grande quantité de cesplantes ; mais je n’en trouvai pas d’autres. Enfin, il merevint à l’esprit que j’avais secoué en cet endroit le sac quiavait contenu la nourriture de la volaille et le miracle commença àdisparaître. Je dois l’avouer, ma religieuse reconnaissance enversla providence de Dieu s’évanouit aussitôt que j’eus découvert qu’iln’y avait rien que de naturel dans cet événement. Cependant ilétait si étrange et si inopiné, qu’il ne méritait pas moins magratitude que s’il eût été miraculeux. En effet, n’était-ce pastout aussi bien l’œuvre de la Providence que s’ils étaient tombésdu Ciel, que ces dix ou douze grains fussent restés intacts quandtout le reste avait été ravagé par les rats ; et, qu’en outre,je les eusse jetés précisément dans ce lieu abrité par une rocheélevée, où ils avaient pu germer aussitôt ; tandis qu’en cettesaison, partout ailleurs, ils auraient été brûlés par le soleil etdétruits ?

L’OURAGAN

Comme on peut le croire, je recueillissoigneusement les épis de ces blés dans leur saison, ce qui futenviron à la fin de juin ; et, mettant en réserve jusqu’aumoindre grain, je résolus de semer tout ce que j’en avais, dansl’espérance qu’avec le temps j’en récolterais assez pour faire dupain. Quatre années s’écoulèrent avant que je pusse me permettred’en manger ; encore n’en usai-je qu’avec ménagement, comme jele dirai plus tard en son lieu : car tout ce que je confiai àla terre, la première fois, fut perdu pour avoir mal pris mon tempsen le semant justement avant la saison sèche ; de sorte qu’ilne poussa pas, ou poussa tout au moins fort mal. Nous reviendronslà-dessus.

Outre cette orge, il y avait vingt ou trentetiges de riz, que je conservai avec le même soin et dans le mêmebut, c’est-à-dire pour me faire du pain ou plutôt diverses sortesde mets ; j’avais trouvé le moyen de cuire sans four, bien queplus tard j’en aie fait un. Mais retournons à mon journal.

Je travaillai très-assidûment pendant cestrois mois et demi à la construction de ma muraille. Le 14 avril jela fermai, me réservant de pénétrer dans mon enceinte au moyend’une échelle, et non point d’une porte, afin qu’aucun signeextérieur ne pût trahir mon habitation.

AVRIL

Le 16. – Je terminai mon échelle, dont je meservais ainsi : d’abord je montais sur le haut de lapalissade, puis je l’amenais à moi et la replaçais en dedans. Mademeure me parut alors complète ; car j’y avais assez de placedans l’intérieur, et rien ne pouvait venir à moi du dehors, à moinsde passer d’abord par-dessus ma muraille.

Juste le lendemain que cet ouvrage fut achevé,je faillis à voir touts mes travaux renversés d’un seul coup, et àperdre moi-même la vie. Voici comment : j’étais occupéderrière ma tente, à l’entrée de ma grotte, lorsque je fushorriblement effrayé par une chose vraiment affreuse ;tout-à-coup la terre s’éboula de la voûte de ma grotte et du flancde la montagne qui me dominait, et deux des poteaux que j’avaisplacés dans ma grotte craquèrent effroyablement. Je fus remuéjusque dans les entrailles ; mais, ne soupçonnant pas la causeréelle de ce fracas, je pensai seulement que c’était la voûte de magrotte qui croulait, comme elle avait déjà croulé en partie. Depeur d’être englouti je courus vers mon échelle, et, ne m’y croyantpas encore en sûreté, je passai par-dessus ma muraille, pouréchapper à des quartiers de rocher que je m’attendais à voir fondresur moi. Sitôt que j’eus posé le pied hors de ma palissade, jereconnus qu’il y avait un épouvantable tremblement de terre. Le solsur lequel j’étais s’ébranla trois fois à environ huit minutes dedistance, et ces trois secousses furent si violentes, qu’ellesauraient pu renverser l’édifice le plus solide qui ait jamais été.Un fragment énorme se détacha de la cime d’un rocher situé prochede la mer, à environ un demi-mille de moi, et tomba avec un telbruit que, de ma vie, je n’en avais entendu de pareil. L’Océan mêmeme parut violemment agité. Je pense que les secousses avaient étéplus fortes encore sous les flots que dans l’île.

N’ayant jamais rien senti de semblable, nesachant pas même que cela existât, je fus tellement atterré que jerestai là comme mort ou stupéfié, et le mouvement de la terre medonna des nausées comme à quelqu’un ballotté sur la mer. Mais lebruit de la chute du rocher me réveilla, m’arracha à ma stupeur, etme remplit d’effroi. Mon esprit n’entrevit plus alors quel’écroulement de la montagne sur ma tente et l’anéantissement detouts mes biens ; et cette idée replongea une seconde fois monâme dans la torpeur.

Après que la troisième secousse fut passée etqu’il se fut écoulé quelque temps sans que j’eusse rien senti denouveau, je commençai à reprendre courage ; pourtant jen’osais pas encore repasser par-dessus ma muraille, de peur d’êtreenterré tout vif : je demeurais immobile, assis à terre,profondément abattu et désolé, ne sachant que résoudre et quefaire. Durant tout ce temps je n’eus pas une seule pensée sérieusede religion, si ce n’est cette banale invocation :Seigneur ayez pitié de moi, qui cessa en même tempsque le péril.

 

Tandis que j’étais dans cette situation, jem’apperçus que le ciel s’obscurcissait et se couvrait de nuagescomme s’il allait pleuvoir ; bientôt après le vent se leva pardegrés, et en moins d’une demi-heure un terrible ouragan sedéclara. La mer se couvrit tout-à-coup d’écume, les flotsinondèrent le rivage, les arbres se déracinèrent : bref ce futune affreuse tempête. Elle dura près de trois heures, ensuite ellealla en diminuant ; et au bout de deux autres heures toutétait rentré dans le calme, et il commença à pleuvoirabondamment.

Cependant j’étais toujours étendu sur laterre, dans la terreur et l’affliction, lorsque soudain je fisréflexion que ces vents et cette pluie étant la conséquence dutremblement de terre, il devait être passé, et que je pouvais mehasarder à retourner dans ma grotte. Cette pensée ranima mesesprits et, la pluie aidant aussi à me persuader, j’allai m’asseoirdans ma tente ; mais la violence de l’orage menaçant de larenverser, je fus contraint de me retirer dans ma grotte, quoiquej’y fusse fort mal à l’aise, tremblant qu’elle ne s’écroulât sur matête.

Cette pluie excessive m’obligea un nouveautravail, c’est-à-dire à pratiquer une rigole au travers de mesfortifications, pour donner un écoulement aux eaux, qui, sans cela,auraient inondé mon habitation. Après être resté quelque temps dansma grotte sans éprouver de nouvelles secousses, je commençai à êtreun peu plus rassuré ; et, pour ranimer mes sens, qui avaientgrand besoin de l’être, j’allai à ma petite provision, et je prisune petite goutte de rum ; alors, comme toujours,j’en usai très-sobrement, sachant bien qu’une fois bu il ne meserait pas possible d’en avoir d’autre.

Il continua de pleuvoir durant toute la nuitet une grande partie du lendemain, ce qui m’empêcha de sortir.L’esprit plus calme, je me mis à réfléchir sur ce que j’avais demieux à faire. Je conclus que l’île étant sujette aux tremblementsde terre, je ne devais pas vivre dans une caverne, et qu’il mefallait songer à construire une petite hutte dans un lieudécouvert, que, pour ma sûreté, j’entourerais également d’unmur ; persuadé qu’en restant où j’étais, je serais un jour oul’autre enterré tout vif.

Ces pensées me déterminèrent à éloigner matente de l’endroit qu’elle occupait justement au-dessous d’unemontagne menaçante qui, sans nul doute, l’ensevelirait à lapremière secousse. Je passai les deux jours suivants, les 19 et 20avril, à chercher où et comment je transporterais monhabitation.

La crainte d’être englouti vivant m’empêchaitde dormir tranquille, et la crainte de coucher dehors, sans aucunedéfense, était presque aussi grande ; mais quand, regardantautour de moi, je voyais le bel ordre où j’avais mis toute chose,et combien j’étais agréablement caché et à l’abri de tout danger,j’éprouvais la plus grande répugnance à déménager.

Dans ces entrefaites je réfléchis quel’exécution de ce projet me demanderait beaucoup de temps, et qu’ilme fallait, malgré les risques, rester où j’étais, jusqu’à ce queje me fusse fait un campement, et que je l’eusse rendu assez sûrpour aller m’y fixer. Cette décision me tranquillisa pour un temps,et je résolus de me mettre à l’ouvrage avec toute la diligencepossible, pour me bâtir dans un cercle, comme la première fois, unmur de pieux, de câbles, etc., et d’y établir ma tente quand ilserait fini, mais de rester où j’étais jusqu’à ce que cet enclosfût terminé et prêt à me recevoir. C’était le 21.

Le 22. – Dès le matin j’avisai au moyen deréaliser mon dessein, mais j’étais dépourvu d’outils. J’avais troisgrandes haches et une grande quantité de hachettes, – car nousavions emporté des hachettes pour trafiquer avec les Indiens ;– mais à force d’avoir coupé et taillé des bois durs et noueux,elles étaient toutes émoussées et ébréchées. Je possédais bien unepierre à aiguiser, mais je ne pouvais la faire tourner en mêmetemps que je repassais. Cette difficulté me coûta autant deréflexions qu’un homme d’état pourrait en dépenser sur un grandpoint de politique, ou un juge sur une question de vie ou de mort.Enfin j’imaginai une roue à laquelle j’attachai un cordon, pour lamettre en mouvement au moyen de mon pied tout en conservant mesdeux mains libres.

Nota. Je n’avais jamais vu ceprocédé mécanique en Angleterre, ou du moins je ne l’avais pointremarqué, quoique j’aie observé depuis qu’il y esttrès-commun ; en outre, cette pierre était très-grande ettrès-lourde, et je passai une semaine entière à amener cettemachine à perfection.

Les 28 et 29. – J’employai ces deux jours àaiguiser mes outils, le procédé pour faire tourner ma pierre allanttrès-bien.

Le 30. – M’étant apperçu depuis long-temps quema provision de biscuits diminuait, j’en fis la revue et je meréduisis à un biscuit par jour, ce qui me rendit le cœurtrès-chagrin.

MAI

Le 1er. – Le matin, en regardant ducôté de la mer, à la marée basse, j’apperçus par extraordinaire surle rivage quelque chose de gros qui ressemblait assez à untonneau ; quand je m’en fus approché, je vis que c’était unbaril et quelques débris du vaisseau qui avaient été jetés sur lerivage par le dernier ouragan. Portant alors mes regards vers lacarcasse du vaisseau, il me sembla qu’elle sortait au-dessus del’eau plus que de coutume. J’examinai le baril qui était sur lagrève, je reconnus qu’il contenait de la poudre à canon, mais qu’ilavait pris l’eau et que cette poudre ne formait plus qu’une masseaussi dure qu’une pierre. Néanmoins, provisoirement, je le roulaiplus loin sur le rivage, et je m’avançai sur le sable le plus prèspossible de la coque du navire, afin de mieux la voir.

Quand je fus descendu tout proche, je trouvaisa position étonnamment changée. Le château de proue, qui d’abordétait enfoncé dans le sable, était alors élevé de six pieds aumoins, et la poupe, que la violence de la mer avait brisée etséparée du reste peu de temps après que j’y eus fait mes dernièresrecherches, avait lancée, pour ainsi dire, et jetée sur le côté. Lesable s’était tellement amoncelé près de l’arrière, que là oùauparavant une grande étendue d’eau m’empêchait d’approcher à plusd’un quart de mille sans me mettre à la nage, je pouvais marcherjusqu’au vaisseau quand la marée était basse. Je fus d’abordsurpris de cela, mais bientôt je conclus que le tremblement deterre devait en être la cause ; et, comme il avait augmenté lebris du vaisseau, chaque jour il venait au rivage quantité dechoses que la mer avait détachées, et que les vents et les flotsroulaient par degrés jusqu’à terre.

Ceci vint me distraire totalement de mondessein de changer d’habitation, et ma principale affaire, cejour-là, fut de chercher à pénétrer dans le vaisseau : mais jevis que c’était une chose que je ne devais point espérer, car sonintérieur était encombré de sable. Néanmoins, comme j’avais apprisà ne désespérer de rien, je résolus d’en arracher par morceaux ceque je pourrais, persuadé que tout ce que j’en tirerais me seraitde quelque utilité.

LE SONGE

Le 3. – Je commençai par scier un bau quimaintenait la partie supérieure proche le gaillard d’arrière, et,quand je l’eus coupé, j’ôtai tout ce que je pus du sable quiembarrassait la portion la plus élevée ; mais, la marée venaità monter, je fus obligé de m’en tenir là pour cette fois.

Le 4. – J’allai à la pêche, mais je ne prisaucun poisson que j’osasse manger ; ennuyé de ce passe-temps,j’étais sur le point de me retirer quand j’attrapai un petitdauphin. Je m’étais fait une grande ligne avec du fil de caret,mais je n’avais point d’hameçons ; néanmoins je prenais assezde poisson et tout autant que je m’en souciais. Je l’exposais ausoleil et je le mangeais sec.

Le 5. – Je travaillai sur la carcasse ;je coupai un second bau, et je tirai des ponts trois grandesplanches de sapin ; je les liai ensemble, et les fis flottervers le rivage quand vint le flot de la marée.

Le 6. – Je travaillai sur la carcasse ;j’en arrachai quantité de chevilles et autres ferrures ; cefut une rude besogne. Je rentrai chez moi très-fatigué, et j’eusenvie de renoncer à ce sauvetage.

Le 7. – Je retournai à la carcasse, mais nondans l’intention d’y travailler ; je trouvai que par sonpropre poids elle s’était affaissée depuis que les baux étaientsciés, et que plusieurs pièces du bâtiment semblaient se détacher.Le fond de la cale était tellement entr’ouvert, que je pouvais voirdedans : elle était presque emplie de sable et d’eau.

Le 8. – J’allai à la carcasse, et je portaiavec moi une pince pour démanteler le pont, qui pour lors étaitentièrement débarrassé d’eau et de sable ; j’enfonçai deuxplanches que j’amenai aussi à terre avec la marée. Je laissai là mapince pour le lendemain.

Le 9. – J’allai à la carcasse, et avec monlevier je pratiquai une ouverture dans la coque du bâtiment ;je sentis plusieurs tonneaux, que j’ébranlai avec la pince sanspouvoir les défoncer. Je sentis également le rouleau de plombd’Angleterre ; je le remuai, mais il était trop lourd pour queje pusse le transporter.

Les 10, 11, 12, 13 et 14. – J’allai chaquejour à la carcasse, et j’en tirai beaucoup de pièces de charpente,des bordages, des planches et deux ou trois cents livres defer.

Le 15. – Je portai deux haches, pour essayersi je ne pourrais point couper un morceau du rouleau de plomb en yappliquant le taillant de l’une, que j’enfoncerais avecl’autre ; mais, comme il était recouvert d’un pied et demid’eau environ, je ne pus frapper aucun coup qui portât.

Le 16. – Il avait fait un grand vent durant lanuit, la carcasse paraissait avoir beaucoup souffert de la violencedes eaux ; mais je restai si long-temps dans les bois àattraper des pigeons pour ma nourriture que la marée m’empêchad’aller au bâtiment ce jour-là.

Le 17. – J’apperçus quelques morceaux desdébris jetés sur le rivage, à deux milles de moi environ ; jem’assurai de ce que ce pouvait être, et je trouvai que c’était unepièce de l’éperon, trop pesante pour que je l’emportasse.

Le 24. – Chaque jour jusqu’à celui-cije travaillai sur la carcasse, et j’en ébranlai si fortementplusieurs parties à l’aide de ma pince, qu’à la première grandemarée flottèrent plusieurs futailles et deux coffres dematelot ; mais, comme le vent soufflait de la côte, rien nevint à terre ce jour-là, si ce n’est quelques membrures et unebarrique pleine de porc du Brésil que l’eau et le sable avaientgâté.

Je continuai ce travail jusqu’au 15 juin, enexceptant le temps nécessaire pour me procurer des aliments, que jefixai toujours, durant cette occupation, à la marée haute, afin queje pusse être prêt pour le jusant. Alors j’avais assez amassé decharpentes, de planches et de ferrures pour construire un bonbateau si j’eusse su comment. Je parvins aussi à recueillir, endifférentes fois et en différents morceaux, près de cent livres deplomb laminé.

JUIN

Le 16. – En descendant sur le rivage jetrouvai un grand chélone ou tortue de mer, le premier que je vis.C’était assurément pure mauvaise chance, car ils n’étaient pasrares sur cette terre ; et s’il m’était arrivé d’être sur lecôté opposé de l’île, j’aurais pu en avoir par centaines touts lesjours, comme je le fis plus tard ; mais peut-être lesaurais-je payés assez cher.

Le 17. – J’employai ce jour à faire cuire matortue : je trouvai dedans soixante œufs, et sa chair me parutla plus agréable et la plus savoureuse que j’eusse goûtée de mavie, n’ayant eu d’autre viande que celle de chèvre ou d’oiseaudepuis que j’avais abordé à cet horrible séjour.

Le 18. – Il plut toute la journée, et je nesortis pas. La pluie me semblait froide, j’étais transi, choseextraordinaire dans cette latitude.

Le 19. – J’étais fort mal, et je grelottaiscomme si le temps eût été froid.

Le 20. – Je n’eus pas de repos de toute lanuit, mais la fièvre et de violentes douleurs dans la tête.

Le 21. – Je fus très-mal, et effrayé presque àla mort par l’appréhension d’être en ma triste situation, malade etsans secours. Je priai Dieu pour la première fois depuis latourmente essuyée au large de Hull ; mais je savais à peine ceque je disais ou pourquoi je le disais : toutes mes penséesétaient confuses.

Le 22. – J’étais un peu mieux, mais dansl’affreuse transe de faire une maladie.

Le 23. – Je fus derechef fort mal ;j’étais glacé et frissonnant et j’avais une violente migraine.

Le 24. – Beaucoup de mieux.

Le 25. – Fièvre violente ; l’accès, quime dura sept heures, était alternativement froid et chaud etaccompagné de sueurs affaiblissantes.

Le 26. – Il y eut du mieux ; et, comme jen’avais point de vivres, je pris mon fusil, mais je me sentistrès-faible. Cependant je tuai une chèvre, que je traînai jusquechez moi avec beaucoup de difficulté ; j’en grillai quelquesmorceaux, que je mangeai. J’aurais désiré les faire bouillir pouravoir du consommé, mais je n’avais point de pot.

Le 27. – La fièvre redevint si aiguë, que jerestai au lit tout le jour, sans boire ni manger. Je mourais desoif, mais j’étais si affaibli que je n’eus pas la force de melever pour aller chercher de l’eau. J’invoquai Dieu de nouveau,mais j’étais dans le délire ; et quand il fut passé, j’étaissi ignorant que je ne savais que dire ; seulement j’étaisétendu et je criais : – Seigneur, jette un regard surmoi ! Seigneur, aie pitié de moi ! Seigneur fais moimiséricorde ! Je suppose que je ne fis rien autre chosependant deux ou trois heures, jusqu’à ce que, l’accès ayant cessé,je m’endormis pour ne me réveiller que fort avant dans la nuit. Àmon réveil, je me sentis soulagé, mais faible et excessivementaltéré. Néanmoins, comme je n’avais point d’eau dans toute monhabitation, je fus forcé de rester couché jusqu’au matin, et je merendormis. Dans ce second sommeil j’eus ce terriblesonge :

Il me semblait que j’étais étendu surla terre, en dehors de ma muraille, à la place où je me trouvaisquand après le tremblement de terre éclata l’ouragan, et que jevoyais un homme qui, d’une nuée épaisse et noire, descendait àterre au milieu d’un tourbillon éclatant de lumière et de feu. Ilétait de pied en cap resplendissant comme une flamme, tellement queje ne pouvais le fixer du regard. Sa contenance était vraimenteffroyable : la dépeindre par des mots serait impossible.Quand il posa le pied sur le sol la terre me parut s’ébranler,juste comme elle avait fait lors du tremblement, et tout l’airsembla, en mon imagination, sillonné de traits de feu.

 

À peine était-il descendu sur la terre qu’ils’avança pour me tuer avec une longue pique qu’il tenait à lamain ; et, quand il fut parvenu vers une éminence peuéloignée, il me parla, et j’ouïs une voix si terrible qu’il meserait impossible d’exprimer la terreur qui s’empara de moi ;tout ce que je puis dire, c’est que j’entendis ceci : –« Puisque toutes ces choses ne t’ont point porté aurepentir, tu mourras ! » – À ces mots il me semblaqu’il levait sa lance pour me tuer.

Que nul de ceux qui liront jamais cetterelation ne s’attende à ce que je puisse dépeindre les angoisses demon âme lors de cette terrible vision, qui me fit souffrir mêmedurant mon rêve ; et il ne me serait pas plus possible derendre impression qui resta gravée dans mon esprit après monréveil, après que j’eus reconnu que ce n’était qu’un songe.

J’avais, hélas ! perdu toute connaissancede Dieu ; ce que je devais aux bonnes instructions de mon pèreavait été effacé par huit années successives de cette vielicencieuse que mènent les gens de mer, et par la constante etseule fréquentation de tout ce qui était, comme moi, pervers etlibertin au plus haut degré. Je ne me souviens pas d’avoir eupendant tout ce temps une seule pensée qui tendit à m’élever à Dieuou à me faire descendre en moi-même pour réfléchir sur maconduite.

Sans désir du bien, sans conscience du mal,j’étais plongé dans une sorte de stupidité d’âme. Je valais tout aujuste ce qu’on pourrait supposer valoir le plus endurci, le plusinsouciant, le plus impie d’entre touts nos marins, n’ayant pas lemoindre sentiment, ni de crainte de Dieu dans les dangers, ni degratitude après la délivrance.

En se remémorant la portion déjà passée de monhistoire, on répugnera moins à me croire, lorsque j’ajouterai qu’àtravers la foule de misères qui jusqu’à ce jour m’étaient advenuesje n’avais pas en une seule fois la pensée que c’était la main deDieu qui me frappait, que c’était un juste châtiment pour ma faute,pour ma conduite rebelle à mon père, pour l’énormité de mes péchésprésents, ou pour le cours général de ma coupable vie. Lors de monexpédition désespérée sur la côte d’Afrique, je n’avais jamaissongé à ce qu’il adviendrait de moi, ni souhaité que Dieu medirigeât dans ma course, ni qu’il me gardât des dangers quivraisemblablement m’environnaient, soit de la voracité des bêtes,soit de la cruauté des Sauvages. Je ne prenais aucun souci de Dieuou de la Providence j’obéissais purement, comme la brute, auxmouvements de ma nature, et c’était tout au plus si je suivais lesprincipes du sens commun.

Quand je fus délivré et recueilli en mer parle capitaine portugais, qui en usa si bien avec moi et me traitaavec tant d’équité et de bienveillance, je n’eus pas le moindresentiment de gratitude. Après mon second naufrage, après que j’eusété ruiné et en danger de périr à l’abord de cette île, bien loind’avoir quelques remords et de regarder ceci comme un châtiment duCiel, seulement je me disais souvent que j’étais un malheureuxchien, né pour être toujours misérable.

LA SAINTE BIBLE

Il est vrai qu’aussitôt que j’eus pris terreet que j’eus vu que tout l’équipage était noyé et moi seul épargné,je tombai dans une sorte d’extase et de ravissement d’âme qui,fécondés de la grâce de Dieu, auraient pu aboutir à une sincèrereconnaissance ; mais cet élancement passa comme un éclair, etse termina en un commun mouvement de joie de se retrouver envie[21], sans la moindre réflexion surla bonté signalée de la main qui m’avait préservé, qui m’avait misà part pour être préservé, tandis que tout le reste avaitpéri ; je ne me demandai pas même pourquoi la Providence avaiteu ainsi pitié de moi. Ce fut une joie toute semblable à cellequ’éprouvent communément les marins qui abordent à terre après unnaufrage, dont ils noient le souvenir dans un bowl depunch, et qu’ils oublient presque aussitôt qu’il estpassé. – Et tout le cours de ma vie avait été comme cela !

Même, lorsque dans la suite des considérationsobligées m’eurent fait connaître ma situation, et en quel horriblelieu j’avais été jeté hors de toute société humaine, sans aucuneespérance de secours, et sans aucun espoir de délivrance, aussitôtque j’entrevis la possibilité de vivre et que je ne devais pointpérir de faim tout le sentiment de mon affliction s’évanouit ;je commençai à être fort aise : je me mis à travailler à maconservation et à ma subsistance, bien éloigné de m’affliger de maposition comme d’un jugement du Ciel, et de penser que le bras deDieu s’était appesanti sur moi. De semblables pensées n’avaient pasaccoutumé de me venir à l’esprit.

La croissance du blé, dont j’ai fait mentiondans mon journal, eut premièrement une petiteinfluence sur moi ; elle me toucha assez fortement aussilong-temps que j’y crus voir quelque chose de miraculeux ;mais dès que cette idée tomba, l’impression que j’en avais reçuetomba avec elle, ainsi que je l’ai déjà dit.

Il en fut de même du tremblement de terre,quoique rien en soi ne saurait être plus terrible, ni conduire plusimmédiatement à l’idée de la puissance invisible qui seule gouvernede si grandes choses ; néanmoins, à peine la première frayeurpassée, l’impression qu’il avait faite sur moi s’en allaaussi : je n’avais pas plus le sentiment de Dieu ou de sesjugements et que ma présente affliction était l’œuvre de ses mains,que si j’avais été dans l’état le plus prospère de la vie.

Mais quand je tombai malade et que l’image desmisères de la mort vint peu à peu se placer devant moi, quand mesesprits commencèrent à s’affaisser sous le poids d’un mal violentet que mon corps fut épuisé par l’ardeur de la fièvre, maconscience, si long-temps endormie, se réveilla ; je mereprochai ma vie passée, dont l’insigne perversité avait provoquéla justice de Dieu à m’infliger des châtiments inouïs et à metraiter d’une façon si cruelle.

Ces réflexions m’oppressèrent dès le deuxièmeou le troisième jour de mon indisposition, et dans la violence dela fièvre et des âpres reproches de ma conscience, ellesm’arrachèrent quelques paroles qui ressemblaient à une prièreadressée à Dieu. Je ne puis dire cependant que ce fut une prièrefaite avec ferveur et confiance, ce fut plutôt un cri de frayeur etde détresse. Le désordre de mes esprits, mes remords cuisants,l’horreur de mourir dans un si déplorable état et de poignantesappréhensions, me faisaient monter des vapeurs au cerveau, et, dansce trouble de mon âme, je ne savais ce que ma languearticulait ; ce dut être toutefois quelque exclamation commecelle-ci : – « Seigneur ! Quelle misérablecréature je suis ! Si je viens à être malade, assurément jemourrai faute de secours ! Seigneur quedeviendrai-je ! »– Alors des larmes coulèrent enabondance de mes yeux, et il se passa un long temps avant que jepusse en proférer davantage.

Dans cet intervalle me revinrent à l’espritles bons avis de mon père, et sa prédiction, dont j’ai parlé aucommencement de cette histoire, que si je faisais ce coup de têteDieu ne me bénirait point, et que j’aurais dans la suite tout leloisir de réfléchir sur le mépris que j’aurais fait de ses conseilslorsqu’il n’y aurait personne qui pût me prêter assistance. –« Maintenant, dis-je à haute voix, les paroles de mon cherpère sont accomplies, la justice de Dieu m’a atteint, et je n’aipersonne pour me secourir ou m’entendre. J’ai méconnu la voix de laProvidence, qui m’avait généreusement placé dans un état et dans unrang où j’aurais pu vivre dans l’aisance et dans le bonheur ;mais je n’ai point voulu concevoir cela, ni apprendre de mesparents à connaître les biens attachés à cette condition. Je les aidélaissés pleurant sur ma folie ; et maintenant, abandonné, jepleure sur les conséquences de cette folie. J’ai refusé leur aideet leur appui, qui auraient pu me produire dans le monde et m’yrendre toute chose facile ; maintenant j’ai des difficultés àcombattre contre lesquelles la nature même ne prévaudrait pas, etje n’ai ni assistance, ni aide, ni conseil, ni réconfort. » –Et je m’écriai alors : – « Seigneur viens à monaide, car je suis dans une grande détresse ! »

Ce fut la première prière, si je puisl’appeler ainsi, que j’eusse faite depuis plusieurs années. Mais jeretourne à mon journal.

Le 28. – Un tant soit peu soulagé par le reposque j’avais pris, et mon accès étant tout-à-fait passé, je melevai. Quoique je fusse encore plein de l’effroi et de la terreurde mon rêve ; je fis réflexion cependant que l’accès de fièvrereviendrait le jour suivant, et qu’il fallait en ce moment meprocurer de quoi me rafraîchir et me soutenir quand je seraismalade. La première chose que je fis, ce fut de mettre de l’eaudans une grande bouteille carrée et de la placer sur ma table, àportée de mon lit ; puis, pour enlever la crudité et laqualité fiévreuse de l’eau, j’y versai et mêlai environ un quart depinte de rum. J’aveins alors un morceau de viande de bouc,je le fis griller sur des charbons, mais je n’en pus manger quefort peu. Je sortis pour me promener ; mais j’étaistrès-faible et très-mélancolique, j’avais le cœur navré de mamisérable condition et j’appréhendais le retour de mon mal pour lelendemain. À la nuit je fis mon souper de trois œufs de tortue, queje fis cuire sous la cendre, et que je mangeai à la coque, comme ondit. Ce fut là, autant que je puis m’en souvenir, le premiermorceau pour lequel je demandai la bénédiction de Dieu depuis qu’ilm’avait donné la vie.

Après avoir mangé, j’essayai de mepromener ; mais je me trouvai si affaibli que je pouvais àpeine porter mon mousquet, – car je ne sortais jamais sans lui. –Aussi je n’allai pas loin, et je m’assis à terre, contemplant lamer qui s’étendait devant moi calme et douce. Tandis que j’étaisassis là il me vint à l’esprit ces pensées :

« Qu’est-ce que la terre et la mer dontj’ai vu tant de régions ? d’où cela a-t-il été produit ?que suis-je moi même ? que sont toutes les créatures, sauvagesou policées, humaines ou brutes ? d’où sortons-nous ?

« Sûrement nous avons touts été faits parquelque secrète puissance, qui a formé la terre et l’océan, l’airet les cieux, mais quelle est-elle ? »

J’inférai donc naturellement de cespropositions que c’est Dieu qui a créé tout cela. –« Bien ! Mais si Dieu a fait toutes ces choses, il lesguide et les gouverne toutes, ainsi que tout ce qui lesconcerne ; car l’Être qui a pu engendrer toutes ces chosesdoit certainement avoir la puissance de les conduire et de lesdiriger.

« S’il en est ainsi, rien ne peut arriverdans le grand département de ces œuvres sans sa connaissance ousans son ordre.

« Et si rien ne peut arriver sans qu’ille sache, il sait que je suis ici dans une affreuse condition, etsi rien n’arrive sans son ordre, il a ordonné que tout cecim’advînt. »

Il ne se présenta rien à mon esprit qui pûtcombattre une seule de ces conclusions ; c’est pourquoi jedemeurai convaincu que Dieu avait ordonné tout ce qui m’étaitsurvenu, et que c’était par sa volonté que j’avais été amené àcette affreuse situation, Dieu seul étant le maître non-seulementde mon sort, mais de toutes choses qui se passent dans lemonde ; et il s’ensuivit immédiatement cetteréflexion :

« Pourquoi Dieu a-t-il agi ainsi enversmoi ? Qu’ai-je fait pour être ainsi traité ? »

Alors ma conscience me retint court devant cetexamen, comme si j’avais blasphémé, et il me sembla qu’une voix mecriait : – « Malheureux ! tu demandes ce que tu asfait ? Jette un regard en arrière sur ta vie coupable etdissipée, et demande-toi ce que tu n’as pas fait ! Demandepourquoi tu n’as pas été anéanti il y a long-temps ? pourquoitu n’as pas été noyé dans la rade d’Yarmouth ? pourquoi tun’as pas été tué dans le combat lorsque le corsaire de Sallécaptura le vaisseau ? pourquoi tu n’as pas été dévoré par lesbêtes féroces de la côte d’Afrique, ou engloutilà, quand tout l’équipage périt exceptétoi ? Et après cela te rediras-tu : Qu’ai-je doncfait ?

Ces réflexions me stupéfièrent ; je netrouvai pas un mot à dire, pas un mot à me répondre. Triste etpensif, je me relevai, je rebroussai vers ma retraite, et je passaipardessus ma muraille, comme pour aller me coucher ; mais monesprit était péniblement agité, je n’avais nulle envie de dormir.Je m’assis sur une chaise, et j’allumai ma lampe, car il commençaità faire nuit. Comme j’étais alors fortement préoccupé du retour demon indisposition, il me revint en la pensée que les Brésiliens,dans toutes leurs maladies, ne prennent d’autres remèdes que leurtabac, et que dans un de mes coffres j’en avais un bout de rouleautout-à-fait préparé, et quelque peu de vert non complètementtrié.

J’allai à ce coffre, conduit par le Ciel sansdoute, car j’y trouvai tout à la fois la guérison de mon corps etde mon âme. Je l’ouvris et j’y trouvai ce que je cherchais, letabac ; et, comme le peu de livres que j’avais sauvés yétaient aussi renfermés, j’en tirai une des Bibles dont j’ai parléplus haut, et que jusque alors je n’avais pas ouvertes, soit fautede loisir, soit par indifférence. J’aveins donc une Bible, et jel’apportai avec le tabac sur ma table.

Je ne savais quel usage faire de ce tabac, nis’il était convenable ou contraire à ma maladie ; pourtantj’en fis plusieurs essais, comme si j’avais décidé qu’il devaitêtre bon d’une façon ou d’une autre. J’en mis d’abord un morceau defeuille dans ma bouche et je le chiquai : cela m’engourdit desuite le cerveau, parce que ce tabac était vert et fort, et que jen’y étais pas très-accoutumé. J’en fis ensuite infuser pendant uneheure ou deux dans un peu de rum pour prendre cette potionen me couchant ; enfin j’en fis brûler sur un brasier, et jeme tins le nez au-dessus aussi près et aussi long-temps que lachaleur et la virulence purent me le permettre ; j’y restaipresque jusqu’à suffocation.

Durant ces opérations je pris la Bible et jecommençai à lire ; mais j’avais alors la tête trop troubléepar le tabac pour supporter une lecture. Seulement, ayant ouvert lelivre au hasard, les premières paroles que je rencontrai furentcelles-ci : – « Invoque-moi au jour de tonaffliction, et je te délivrerai, et tu meglorifieras. »

 

LA SAVANE

Ces paroles étaient tout-à-fait applicables àma situation ; elles firent quelque impression sur mon espritau moment où je les lus, moins pourtant qu’elles n’en firent par lasuite ; car le mot délivrance n’avait pas de son pour moi, sije puis m’exprimer ainsi. C’était chose si éloignée et à monsentiment si impossible, que je commençai à parler comme firent lesenfants d’Israël quand il leur fut promis de la chair à manger –« Dieu peut-il dresser une table dans ledésert ? » – moi je disais : –« Dieu lui-même peut-il me tirer de celieu ? » – Et, comme ce ne fut qu’après de longuesannées que quelque lueur d’espérance brilla, ce doute prévalaittrès-souvent dans mon esprit ; mais, quoi qu’il en soit, cesparoles firent une très-grande impression sur moi, et je méditaisur elles fréquemment. Cependant il se faisait tard, et le tabacm’avait, comme je l’ai dit, tellement appesanti la tête qu’il meprit envie de dormir, de sorte que, laissant ma lampe allumée dansma grotte de crainte que je n’eusse besoin de quelque chose pendantla nuit, j’allai me mettre au lit ; mais avant de me coucher,je fis ce que je n’avais fait de ma vie, je m’agenouillai et jepriai Dieu d’accomplir pour moi la promesse de me délivrer si jel’invoquais au jour de ma détresse. Après cette prière brusque etincomplète je bus le rum dans lequel j’avais fait tremperle tabac ; mais il en était si chargé et si fort que ce ne futqu’avec beaucoup de peine que je l’avalai. Là-dessus je me mis aulit et je sentis aussitôt cette potion me porter violemment à latête ; mais je tombai dans un si profond sommeil que je nem’éveillai que le lendemain vers trois heures de l’après-midi,autant que j’en pus juger par le soleil ; je dirai plus, jesuis à peu près d’opinion que je dormis tout le jour, toute la nuitsuivante et une partie du surlendemain ; car autrement je nesais comment j’aurais pu oublier une journée dans mon calcul desjours de la semaine, ainsi que je le reconnus quelques annéesaprès. Si j’avais commis cette erreur en traçant et retraçant lamême ligne, j’aurais dû oublier plus d’un jour. Un fait certain,c’est que j’eus ce mécompte, et que je ne sus jamais d’où il étaitprovenu.

Quoi qu’il en soit, quand je me réveillai jeme trouvai parfaitement rafraîchi, et l’esprit dispos et joyeux.Lorsque je fus levé je me sentis plus fort que la veille ; monestomac était mieux, j’avais faim ; bref, je n’eus pas d’accèsle lendemain, et je continuai d’aller de mieux en mieux. Ceci sepassa le 29.

Le 30. – C’était mon bon jour, mon jourd’intermittence. Je sortis avec mon mousquet, mais j’eus le soin dene point trop m’éloigner. Je tuai un ou deux oiseaux de mer, assezsemblables à des oies sauvages ; je les apportai aulogis ; mais je ne fus point tenté d’en manger, et je mecontentai de quelques œufs de tortue, qui étaient fort bons. Lesoir je réitérai la médecine, que je supposais m’avoir fait dubien, – je veux dire le tabac infusé dans du rum, –seulement j’en bus moins que la première fois ; je n’en mâchaipoint et je ne pris pas de fumigation. Néanmoins, le jour suivant,qui était le 1er juillet, je ne fus pas aussi bien queje l’avais espéré, j’eus un léger ressentiment de frisson, mais cene fut que peu de chose.

JUILLET

Le 2. – Je réitérai ma médecine des troismanières ; je me l’administrai comme la première fois, et jedoublai la quantité de ma potion.

Le 3. – La fièvre me quitta pour tout debon ; cependant je ne recouvrai entièrement mes forces quequelques semaines après. Pendant cette convalescence, je réfléchisbeaucoup sur cette parole : – « Je tedélivrerai ; » – et l’impossibilité de madélivrance se grava si avant en mon esprit qu’elle lui défendittout espoir. Mais, tandis que je me décourageais avec de tellespensées, tout-à-coup j’avisai que j’étais si préoccupé de ladélivrance de ma grande affliction, que je méconnaissais la faveurque je venais de recevoir, et je m’adressai alors moi-même cesquestions : – « N’ai-je pas été miraculeusement délivréd’une maladie, de la plus déplorable situation qui puisse être etqui était si épouvantable pour moi ? Quelle attention ai-jefait à cela ? Comment ai-je rempli mes devoirs ? Dieu m’adélivré et je ne l’ai point glorifié ; c’est-à-dire je n’aipoint été reconnaissant, je n’ai point confessé cettedélivrance ; comment en attendrais-je une plus grandeencore ? »

Ces réflexions pénétrèrent mon cœur ; jeme jetai à genoux, et je remerciai Dieu à haute voix de m’avoirsauvé de cette maladie.

Le 4. – Dans la matinée je pris la Bible, et,commençant par le Nouveau-Testament, je m’appliquai sérieusement àsa lecture, et je m’imposai la loi d’y vaquer chaque matin etchaque soir, sans m’astreindre à certain nombre de chapitres, maisen poursuivant aussi long-temps que je le pourrais. Au bout dequelque temps que j’observais religieusement cette pratique, jesentis mon cœur sincèrement et profondément contrit de laperversité de ma vie passée. L’impression de mon songe se raviva,et ces paroles : – « Toutes ces choses ne t’ontpoint amené à repentance » – m’affectèrent réellementl’esprit. C’est cette repentance que je demandais instamment àDieu, lorsqu’un jour, lisant la Sainte Écriture, je tombaiprovidentiellement sur ce passage : – « Il estexalté prince et sauveur pour donner repentance et pour donnerrémission. » – Je laissai choir le livre, et, élevantmon cœur et mes mains vers le Ciel dans une sorte d’extase de joie,je m’écriai : – « Jésus fils de David, Jésus, toisublime prince et sauveur, donne moirepentance ! »

Ce fut là réellement la première fois de mavie que je fis une prière ; car je priai alors avec lesentiment de ma misère et avec une espérance toute biblique fondéesur la parole consolante de Dieu, et dès lors je conçus l’espoirqu’il m’exaucerait.

Le passage – « Invoque-moi et je tedélivrerai », – me parut enfin contenir un sens que jen’avais point saisi ; jusque-là je n’avais eu notion d’aucunechose qui pût être appelée délivrance, si ce n’estl’affranchissement de la captivité où je gémissais ; car, bienque je fusse dans un lieu étendu, cependant cette île étaitvraiment une prison pour moi, et cela dans le pire sens de ce mot.Mais alors j’appris à voir les choses sous un autre jour : jejetai un regard en arrière sur ma vie passée avec une tellehorreur, et mes péchés me parurent si énormes, que mon âmen’implora plus de Dieu que la délivrance du fardeau de ses fautes,qui l’oppressait. Quant à ma vie solitaire, ce n’était plusrien ; je ne priais seulement pas Dieu de m’en affranchir, jen’y pensais pas : tout mes autres maux n’étaient rien au prixde celui-ci. J’ajoute enfin ceci pour bien faire entendre àquiconque lira cet écrit qu’à prendre le vrai sens des choses,c’est une plus grande bénédiction d’être délivré du poids d’uncrime que d’une affliction.

Mais laissons cela, et retournons à monjournal.

Quoique ma vie fût matériellement toujoursaussi misérable, ma situation morale commençait cependant às’améliorer. Mes pensées étant dirigées par une constante lecturede l’Écriture Sainte, et par la prière vers des choses d’une natureplus élevée, j’y puisais mille consolations qui m’avaient étéjusqu’alors inconnues ; et comme ma santé et ma vigueurrevenaient, je m’appliquais à me pourvoir de tout ce dont j’avaisbesoin et à me faire une habitude de vie aussi régulière qu’ilm’était possible.

Du 4 au 14. – Ma principale occupation fut deme promener avec mon fusil à la main ; mais je faisais mespromenades fort courtes, comme un homme qui rétablit ses forces ausortir d’une maladie ; car il serait difficile d’imaginercombien alors j’étais bas, et à quel degré de faiblesse j’étaisréduit. Le remède dont j’avais fait usage était tout-à-faitnouveau, et n’avait peut-être jamais guéri de fièvresauparavant ; aussi ne puis-je recommander à qui que ce soitd’en faire l’expérience : il chassa, il est vrai, mes accès defièvre, mais il contribua beaucoup à m’affaiblir, et me laissa pourquelque temps des tremblements nerveux et des convulsions danstouts les membres.

J’appris aussi en particulier de cette épreuveque c’était la chose la plus pernicieuse à la santé que de sortirdans la saison pluvieuse, surtout si la pluie était accompagnée detempêtes et d’ouragans. Or, comme les pluies qui tombaient dans lasaison sèche étaient toujours accompagnées de violents orages, jereconnus qu’elles étaient beaucoup plus dangereuses que celles deseptembre et d’octobre.

Il y avait près de dix mois que j’étais danscette île infortunée ; toute possibilité d’en sortir semblaitm’être ôtée à toujours, et je croyais fermement que jamais créaturehumaine n’avait mis le pied en ce lieu. Mon habitation étant alorsà mon gré parfaitement mise à couvert, j’avais un grand désird’entreprendre une exploration plus complète de l’île, et de voirsi je ne découvrirais point quelques productions que je neconnaissais point encore.

Ce fut le 15 que je commençai à faire cettevisite exacte de mon île. J’allai d’abord à la crique dont j’aidéjà parlé, et où j’avais abordé avec mes radeaux. Quand j’eus faitenviron deux mille en la côtoyant, je trouvai que le flot de lamarée ne remontait pas plus haut, et que ce n’était plus qu’unpetit ruisseau d’eau courante très-douce et très-bonne. Commec’était dans la saison sèche, il n’y avait presque point d’eau danscertains endroits, ou au moins point assez pour que le courant fûtsensible.

Sur les bords de ce ruisseau je trouvaiplusieurs belles savanes ou prairies unies, douces et couvertes deverdures. Dans leurs parties élevées proche des hautes terres, qui,selon toute apparence, ne devaient jamais être inondées, jedécouvris une grande quantité de tabacs verts, qui jetaient degrandes et fortes tiges. Il y avait là diverses autres plantes queje ne connaissais point, et qui peut-être avaient des vertus que jene pouvais imaginer.

Je me mis à chercher le manioc, dont la racineou cassave sert à faire du pain aux Indiens de tout ceclimat ; il me fut impossible d’en découvrir. Je vis d’énormesplantes d’agave ou d’aloès, mais je n’en connaissais pas encore lespropriétés. Je vis aussi quelques cannes à sucre sauvages, et,faute de culture, imparfaites. Je me contentai de ces découvertespour cette fois, et je m’en revins en réfléchissant au moyen parlequel je pourrais m’instruire de la vertu et de la bonté desplantes et des fruits que je découvrirais ; mais je n’en vinsà aucune conclusion ; car j’avais si peu observé pendant monséjour au Brésil, que je connaissais peu les plantes des champs, oudu moins le peu de connaissance que j’en avais acquis ne pouvaitalors me servir de rien dans ma détresse.

VENDANGES

Le lendemain, le 16, je repris le même chemin,et, après m’être avancé un peu plus que je n’avais fait la veille,je vis que le ruisseau et les savanes ne s’étendaient pas au-delà,et que la campagne commençait à être plus boisée. Là je trouvaidifférents fruits, particulièrement des melons en abondance sur lesol, et des raisins sur les arbres, où les vignes s’étaiententrelacées ; les grappes étaient juste dans leur primeur,bien fournies et bien mûres. C’était là une surprenante découverte,j’en fus excessivement content ; mais je savais par expériencequ’il ne fallait user que modérément de ces fruits ; je meressouvenais d’avoir vu mourir, tandis que j’étais en Barbarie,plusieurs de nos Anglais qui s’y trouvaient esclaves, pour avoirgagné la fièvre et des ténesmes en mangeant des raisins avec excès.Je trouvai cependant moyen d’en faire un excellent usage en lesfaisant sécher et passer au soleil comme des raisins degarde ; je pensai que de cette manière ce serait un mangeraussi sain qu’agréable pour la saison où je n’en pourrais avoir defrais : mon espérance ne fut point trompée.

Je passai là tout l’après-midi, et je neretournai point à mon habitation ; ce fut la première fois queje puis dire avoir couché hors de chez moi. À la nuit j’eus recoursà ma première ressource : je montai sur un arbre, où je dormisparfaitement. Le lendemain au matin, poursuivant mon exploration,je fis près de quatre milles, autant que j’en pus juger parl’étendue de la vallée, et je me dirigeai toujours droit au Nord,ayant des chaînes de collines au Nord et au Sud de moi.

Au bout de cette marche je trouvai un paysdécouvert qui semblait porter sa pente vers l’Ouest ; unepetite source d’eau fraîche, sortant du flanc d’un monticulevoisin, courait à l’opposite, c’est-à-dire droit à l’Est. Toutecette contrée paraissait si tempérée, si verte, si fleurie, et touty était si bien dans la primeur du printemps qu’on l’aurait prisepour un jardin artificiel.

Je descendis un peu sur le coteau de cettedélicieuse vallée, la contemplant et songeant, avec une sorte deplaisir secret, – quoique mêlé de pensées affligeantes, – que toutcela était mon bien, et que j’étais Roi et Seigneur absolu de cetteterre, que j’y avais droit de possession, et que je pouvais latransmettre comme si je l’avais eue en héritance, aussiincontestablement qu’un lord d’Angleterre son manoir. J’y vis unegrande quantité de cacaoyers, d’orangers, de limoniers et decitronniers, touts sauvages, portant peu de fruits, du moins danscette saison. Cependant les cédrats verts que je cueillis étaientnon-seulement fort agréables à manger, mais très-sains ; et,dans la suite, j’en mêlai le jus avec de l’eau, ce qui la rendaitsalubre, très-froide et très-rafraîchissante.

Je trouvai alors que j’avais une assez bellebesogne pour cueillir ces fruits et les transporter chez moi ;car j’avais résolu de faire une provision de raisins, de cédrats etde limons pour la saison pluvieuse, que je savais approcher.

À cet effet je fis d’abord un grand monceau deraisins, puis un moindre, puis un gros tas de citrons et de limons,et, prenant avec moi un peu de l’un et de l’autre, je me mis enroute pour ma demeure, bien résolu de revenir avec un sac, oun’importe ce que je pourrais fabriquer, pour transporter le reste àla maison.

Après avoir employé trois jours à ce voyage,je rentrai donc chez moi ; – désormais c’est ainsi quej’appellerai ma tente et ma grotte ; – mais avant que j’yfusse arrivé, mes raisins étaient perdus : leur poids et leurjus abondant les avaient affaissés et broyés, de sorte qu’ils nevalaient rien ou peu de chose. Quant aux cédrats, ils étaient enbon état, mais je n’en avais pris qu’un très-petit nombre.

Le jour suivant, qui était le 19, ayant faitdeux sacs, je retournai chercher ma récolte ; mais en arrivantà mon amas de raisins, qui étaient si beaux et si alléchants quandje les avais cueillis, je fus surpris de les voir tout éparpillés,foulés, traînés çà et là, et dévorés en grande partie. J’en conclusqu’il y avait dans le voisinage quelques créatures sauvages quiavaient fait ce dégât ; mais quelles créaturesétaient-ce ? Je l’ignorais.

Quoi qu’il en soit, voyant que je ne pouvaisni les laisser là en monceaux, ni les emporter dans un sac, parceque d’une façon ils seraient dévorés, et que de l’autre ilsseraient écrasés par leur propre poids, j’eus recours à un autremoyen ; je cueillis donc une grande quantité de grappes, et jeles suspendis à l’extrémité des branches des arbres pour les fairesécher au soleil ; mais quant aux cédrats et aux limons, j’enemportai ma charge.

À mon retour de ce voyage je contemplai avecun grand plaisir la fécondité de cette vallée, les charmes de sasituation à l’abri des vents de mer, et les bois quil’ombrageaient : j’en conclus que j’avais fixé mon habitationdans la partie la plus ingrate de l’île. En somme, je commençai desonger à changer ma demeure, et à me choisir, s’il était possible,dans ce beau vallon un lieu aussi sûr que celui que j’habitaisalors.

Ce projet me roula long-temps dans la tête, etj’en raffolai long-temps, épris de la beauté du lieu ; maisquand je vins à considérer les choses de plus près et à réfléchirque je demeurais proche de la mer, où il était au moins possibleque quelque chose à mon avantage y pût advenir ; que la mêmefatalité qui m’y avait poussé pourrait y jeter d’autres malheureux,et que, bien qu’il fût à peine plausible que rien de pareil y dûtarriver, néanmoins m’enfermer au milieu des collines et des bois,dans le centre de l’île, c’était vouloir prolonger ma captivité etrendre un tel événement non-seulement improbable, mais impossible.Je compris donc qu’il était de mon devoir de ne point changerd’habitation.

Cependant j’étais si enamouré de ce lieu quej’y passai presque tout le reste du mois de juillet, et, malgréqu’après mes réflexions j’eusse résolu de ne point déménager, jem’y construisis pourtant une sorte de tonnelle, que j’entourai àdistance d’une forte enceinte formée d’une double haie, aussi hauteque je pouvais atteindre, bien palissadée et bien fourrée debroussailles. Là, tranquille, je couchais quelquefois deux ou troisnuits de suite, passant et repassant par-dessus la haie, au moyend’une échelle, comme je le pratiquais déjà. Dès lors je me figuraiavoir ma maison de campagne et ma maison maritime. Cet ouvragem’occupa jusqu’au commencement d’août.

AOÛT

Comme j’achevais mes fortifications etcommençais à jouir de mon labeur, les pluies survinrent etm’obligèrent à demeurer à la maison ; car, bien que dans manouvelle habitation j’eusse fait avec un morceau de voile très-bientendu une tente semblable à l’autre, cependant je n’avais point laprotection d’une montagne pour me garder des orages, et derrièremoi une grotte pour me retirer quand les pluies étaientexcessives.

Vers le 1er de ce mois, comme jel’ai déjà dit, j’avais achevé ma tonnelle et commencé à enjouir.

Le 3. – Je trouvai les raisins que j’avaissuspendus parfaitement secs ; et, au fait, c’étaientd’excellentes passerilles[22] ;aussi me mis-je à les ôter de dessus les arbres ; et ce futtrès-heureux que j’eusse fait ainsi ; car les pluies quisurvinrent les auraient gâtés, et m’auraient fait perdre mesmeilleures provisions d’hiver : j’en avais au moins deux centsbelles grappes. Je ne les eus pas plus tôt dépendues ettransportées en grande partie à ma grotte, qu’il tomba de l’eau.Depuis le 14 il plut chaque jour plus ou moins jusqu’à lami-octobre, et quelquefois si violemment que je ne pouvais sortirde ma grotte durant plusieurs jours.

Dans cette saison l’accroissement de mafamille me causa une grande surprise. J’étais inquiet de la perted’une de mes chattes qui s’en était allée, ou qui, à ce que jecroyais, était morte et je n’y comptais plus, quand, à mon grandétonnement, vers la fin du mois d’août, elle revint avec troispetits. Cela fut d’autant plus étrange pour moi, que l’animal quej’avais tué avec mon fusil et que j’avais appelé chat sauvage,m’avait paru entièrement différent de nos chats d’Europe ;pourtant les petits minets étaient de la race domestique comme mavieille chatte, et pourtant je n’avais que deux femelles :cela était bien étrange ! Quoi qu’il en soit, de ces troischats il sortit une si grande postérité de chats, que je fus forcéde les tuer comme des vers ou des bêtes farouches, et de leschasser de ma maison autant que possible.

Depuis le 14 jusqu’au 26, pluie incessante, desorte que je ne pus sortir ; j’étais devenu très-soigneux deme garantir de l’humidité. Durant cet emprisonnement, comme jecommençais à me trouver à court de vivres, je me hasardai dehorsdeux fois : la première fois je tuai un bouc, et la secondefois, qui était le 26, je trouvai une grosse tortue, qui fut pourmoi un grand régal. Mes repas étaient réglés ainsi : à mondéjeûner je mangeais une grappe de raisin, à mon dîner un morceaude chèvre ou de tortue grillé ; – car, à mon grand chagrin, jen’avais pas de vase pour faire bouillir ou étuver quoi que ce fût.– Enfin deux ou trois œufs de tortue faisaient mon souper.

Pendant que la pluie me tint ainsi claquemuré,je travaillai chaque jour deux ou trois heures à agrandir magrotte, et, peu à peu, dirigeant ma fouille obliquement, je parvinsjusqu’au flanc du rocher, où je pratiquai une porte ou une issuequi débouchait un peu au-delà de mon enceinte. Par ce chemin jepouvais entrer et sortir ; toutefois je n’étais pas très-aisede me voir ainsi à découvert. Dans l’état de chose précédent, jem’estimais parfaitement en sûreté, tandis qu’alors je me croyaisfort exposé, et pourtant je n’avais apperçu aucun être vivant quipût me donner des craintes, car la plus grosse créature que j’eusseencore vue dans l’île était un bouc.

SEPTEMBRE

 

Le 30. – J’étais arrivé au triste anniversairede mon débarquement ; j’additionnai les hoches de mon poteau,et je trouvai que j’étais sur ce rivage depuis trois centsoixante-cinq jours. Je gardai durant cette journée un jeûnesolemnel, la consacrant tout entière à des exercices religieux, meprosternant à terre dans la plus profonde humiliation, meconfessant à Dieu, reconnaissant la justice de ses jugements surmoi, et l’implorant de me faire miséricorde au nom de Jésus-Christ.Je m’abstins de toute nourriture pendant douze heures jusqu’aucoucher du soleil, après quoi je mangeai un biscuit et une grappede raisin ; puis, ayant terminé cette journée comme je l’avaiscommencée, j’allai me mettre au lit.

Jusque-là je n’avais observé aucundimanche ; parce que, n’ayant eu d’abord aucun sentiment dereligion dans le cœur, j’avais omis au bout de quelque temps dedistinguer la semaine en marquant une hoche plus longue pour ledimanche ; ainsi je ne pouvais plus réellement le discernerdes autres jours. Mais, quand j’eus additionné mes jours, commej’ai dit plus haut, et que j’eus reconnu que j’étais là depuis unan, je divisai cette année en semaines, et je pris le septième jourde chacune pour mon dimanche. À la fin de mon calcul je trouvaipourtant un jour ou deux de mécompte.

SOUVENIR D’ENFANCE

Peu de temps après je m’apperçus que mon encreallait bientôt me manquer ; je me contentai donc d’en useravec un extrême ménagement, et de noter seulement les événementsles plus remarquables de ma vie, sans continuer un mémorialjournalier de toutes choses.

La saison sèche et la saison pluvieusecommençaient déjà à me paraître régulières ; je savais lesdiviser et me prémunir contre elles en conséquence. Mais j’achetaichèrement cette expérience, et ce que je vais rapporter est l’écolela plus décourageante que j’aie faite de ma vie. J’ai raconté plushaut que j’avais mis en réserve le peu d’orge et de riz que j’avaiscru poussés spontanément et merveilleusement ; il pouvait bieny avoir trente tiges de riz et vingt d’orge. Les pluies étantpassées et le soleil entrant en s’éloignant de moi dans sa positionméridionale, je crus alors le temps propice pour faire messemailles.

Je bêchai donc une pièce de terre du mieux queje pus avec ma pelle de bois, et, l’ayant divisée en deux portions,je me mis à semer mon grain. Mais, pendant cette opération, il mevint par hasard à la pensée que je ferais bien de ne pas tout semeren une seule fois, ne sachant point si alors le temps étaitfavorable ; je ne risquai donc que les deux tiers de mesgrains, réservant à peu près une poignée de chaque sorte. Ce futplus tard une grande satisfaction pour moi que j’eusse fait ainsi.De touts les grains que j’avais semés pas un seul ne leva ;parce que, les mois suivants étant secs, et la terre ne recevantpoint de pluie, ils manquèrent d’humidité pour leur germination.Rien ne parut donc jusqu’au retour de la saison pluvieuse, où ilsjetèrent des tiges comme s’ils venaient d’être nouvellementsemés.

Voyant que mes premières semences necroissaient point, et devinant facilement que la sécheresse enétait cause, je cherchai un terrain, plus humide pour faire unnouvel essai. Je bêchai donc une pièce de terre proche de manouvelle tonnelle, et je semai le reste de mon grain en février, unpeu avant l’équinoxe du printemps. Ce grain, ayant pour l’humecterles mois pluvieux de mars et d’avril, poussa très-agréablement etdonna une fort bonne récolte. Mais, comme ce n’était seulementqu’une portion du blé que j’avais mis en réserve, n’ayant pas oséaventurer tout ce qui m’en restait encore, je n’eus en résultatqu’une très-petite moisson, qui ne montait pas en tout àdemi-picotin de chaque sorte.

Toutefois cette expérience m’avait fait passermaître : je savais alors positivement quelle était la saisonpropre à ensemencer, et que je pouvais faire en une année deuxsemailles et deux moissons.

Tandis que mon blé croissait, je fis unepetite découverte qui me fut très-utile par la suite. Aussitôt queles pluies furent passées et que le temps commença à se rassurer,ce qui advint vers le mois de novembre, j’allai faire un tour à matonnelle, où, malgré une absence de quelques mois, je trouvai toutabsolument comme je l’avais laissé. Le cercle ou la double haie quej’avais faite était non-seulement ferme et entière, mais les pieuxque j’avais coupés sur quelques arbres qui s’élevaient dans lesenvirons, avaient touts bourgeonné et jeté de grandes branches,comme font ordinairement les saules, qui repoussent la premièreannée après leur étêtement. Je ne saurais comment appeler lesarbres qui m’avaient fourni ces pieux. Surpris et cependantenchanté de voir pousser ces jeunes plants, je les élaguai, et jeles amenai à croître aussi également que possible. On ne sauraitcroire la belle figure qu’ils firent au bout de trois ans. Ma haieformait un cercle d’environ trente-cinq verges de diamètre ;cependant ces arbres, car alors je pouvais les appeler ainsi, lacouvrirent bientôt entièrement, et formèrent une salle d’ombrageassez touffue et assez épaisse pour loger dessous durant toute lasaison sèche.

Ceci me détermina à couper encore d’autrespieux pour me faire, semblable à celle-ci, une haie en demi-cercleautour de ma muraille, j’entends celle de ma premièredemeure ; j’exécutai donc ce projet et je plantai un doublerang de ces arbres ou de ces pieux à la distance de huit verges demon ancienne palissade. Ils poussèrent aussitôt, et formèrent unbeau couvert pour mon habitation ; plus tard ils me servirentaussi de défense, comme je le dirai en son lieu.

J’avais reconnu alors que les saisons del’année pouvaient en général se diviser, non en été et en hiver,comme en Europe, mais en temps de pluie et de sécheresse, quigénéralement se succèdent ainsi :

Moitié de Février, Mars, moitiéd’Avril :

Pluie, le soleil étant dans son procheéquinoxe.

Moitié d’Avril, Mai, Juin, Juillet, moitiéd’Août :

Sécheresse, le soleil étant alors au Nord dela ligne.

Moitié d’Août, Septembre, moitiéd’Octobre :

Pluie, le soleil étant revenu.

Moitié d’Octobre, Novembre, Décembre, Janvier,moitié de Février :

Sécheresse, le soleil étant au Sud de laligne.

La saison pluvieuse durait plus ou moinslong-temps, selon les vents qui venaient à souffler ; maisc’était une observation générale que j’avais faite. Comme j’avaisappris à mes dépens combien il était dangereux de se trouver dehorspar les pluies, j’avais le soin de faire mes provisions à l’avance,pour n’être point obligé de sortir ; et je restais à la maisonautant que possible durant les mois pluvieux.

Pendant ce temps je ne manquais pas detravaux, – même très-convenables à cette situation, – car j’avaisgrand besoin de bien des choses, dont je ne pouvais me fournir quepar un rude labeur et une constante application. Par exemple,j’essayai de plusieurs manières à me tresser un panier ; maisles baguettes que je me procurais pour cela étaient si cassantes,que je n’en pouvais rien faire. Ce fut alors d’un très-grandavantage pour moi que, tout enfant, je me fusse plu à m’arrêterchez un vannier de la ville où mon père résidait, et à le regarderfaire ses ouvrages d’osier. Officieux, comme le sont ordinairementles petits garçons, et grand observateur de sa manière d’exécuterses ouvrages, quelquefois je lui prêtais la main ; j’avaisdonc acquis par ce moyen une connaissance parfaite des procédés dumétier : il ne me manquait que des matériaux. Je réfléchisenfin que les rameaux de l’arbre sur lequel j’avais coupé mespieux, qui avaient drageonné, pourraient bien être aussi flexiblesque le saule, le marsault et l’osier d’Angleterre, et je résolus dem’en assurer.

Conséquemment le lendemain j’allai à ma maisonde campagne, comme je l’appelais, et, ayant coupé quelques petitesbranches, je les trouvai aussi convenables que je pouvais ledésirer. Muni d’une hache, je revins dans les jours suivants, pouren abattre une bonne quantité que je trouvai sans peine, car il yen avait là en grande abondance. Je les mis en dedans de monenceinte ou de mes haies pour les faire sécher, et dès qu’ellesfurent propres à être employées, je les portai dans ma grotte, où,durant la saison suivante, je m’occupai à fabriquer, – aussi bienqu’il m’était possible, un grand nombre de corbeilles pour porterde la terre, ou pour transporter ou conserver divers objets dontj’avais besoin. Quoique je ne les eusse pas faites très-élégamment,elles me furent pourtant suffisamment utiles ; aussi, depuislors, j’eus l’attention de ne jamais m’en laisser manquer ;et, à mesure que ma vannerie dépérissait, j’en refaisais denouvelle. Je fabriquai surtout des mannes fortes et profondes, poury serrer mon grain, au lieu de l’ensacher, quand je viendrais àfaire une bonne moisson.

Cette difficulté étant surmontée, ce qui meprit un temps infini, je me tourmentai l’esprit pour voir s’il neserait pas possible que je suppléasse à deux autres besoins. Pourtous vaisseaux qui pussent contenir des liquides, je n’avais quedeux barils encore presque pleins de rum, quelquesbouteilles de verre de médiocre grandeur, et quelques flaconscarrés contenant des eaux et des spiritueux. Je n’avais passeulement un pot pour faire bouillir dedans quoi que ce fût,excepté une chaudière que j’avais sauvée du navire, mais qui étaittrop grande pour faire du bouillon ou faire étuver un morceau deviande pour moi seul. La seconde chose que j’aurais bien désiréavoir, c’était une pipe à tabac ; mais il m’était impossibled’en fabriquer une. Cependant, à la fin, je trouvai aussi une assezbonne invention pour cela.

Je m’étais occupé tout l’été ou toute lasaison sèche à planter mes seconds rangs de palis ou de pieux,quand une autre affaire vint me prendre plus de temps que je n’enavais réservé pour mes loisirs.

J’ai dit plus haut que j’avais une grandeenvie d’explorer toute l’île, que j’avais poussé ma course jusqu’auruisseau, puis jusqu’au lieu où j’avais construit ma tonnelle, etd’où j’avais une belle percée jusqu’à la mer, sur l’autre côté del’île. Je résolus donc d’aller par la traverse jusqu’à cerivage ; et, prenant mon mousquet, ma hache, mon chien, uneplus grande provision de poudre que de coutume, et garnissant monhavresac de deux biscuits et d’une grosse grappe de raisin, jecommençai mon voyage. Quand j’eus traversé la vallée où se trouvaitsituée ma tonnelle dont j’ai parlé plus haut, je découvris la mer àl’Ouest, et, comme il faisait un temps fort clair, je distinguaiparfaitement une terre : était-ce une île ou le continent, jene pouvais le dire ; elle était très-haute et s’étendait fortloin de l’Ouest à l’Ouest-Sud-Ouest, et me paraissait ne pas êtreéloignée de moins de quinze ou vingt lieues.

Mais quelle contrée du monde était-ce ?Tout ce qu’il m’était permis de savoir, c’est qu’elle devaitnécessairement faire partie de L’Amérique. D’après toutes mesobservations, je conclus qu’elle confinait aux possessionsespagnoles, qu’elle était sans doute toute habitée par desSauvages, et que si j’y eusse abordé, j’aurais eu à subir un sortpire que n’était le mien. J’acquiesçai donc aux dispositions de laProvidence, qui, je commençais à le reconnaître et à le croire,ordonne chaque chose pour le mieux. C’est ainsi que jetranquillisai mon esprit, bien loin de me tourmenter du vain désird’aller en ce pays.

En outre, après que j’eus bien réfléchi surcette découverte, je pensai que si cette terre faisait partie dulittoral espagnol, je verrais infailliblement, une fois ou uneautre passer et repasser quelques vaisseaux ; et que, si lecas contraire échéait, ce serait une preuve que cette côte faisaitpartie de celle qui s’étend entre le pays espagnol et leBrésil ; côte habitée par la pire espèce des Sauvages, car ilssont cannibales ou mangeurs d’hommes, et ne manquent jamais demassacrer et de dévorer tout ceux qui tombent entre leursmains.

LA CAGE DE POLL

En faisant ces réflexions je marchais en avanttout à loisir. Ce côté de l’île me parut beaucoup plus agréable quele mien ; les savanes étaient douces, verdoyantes, émailléesde fleurs et semées de bosquets charmants. Je vis une multitude deperroquets, et il me prit envie d’en attraper un s’il étaitpossible, pour le garder, l’apprivoiser et lui apprendre à causeravec moi. Après m’être donné assez de peine, j’en surpris un jeune,je l’abattis d’un coup de bâton, et, l’ayant relevé, je l’emportaià la maison. Plusieurs années s’écoulèrent avant que je pusse lefaire parler ; mais enfin je lui appris à m’appelerfamilièrement par mon nom. L’aventure qui en résulta, quoique ce nesoit qu’une bagatelle, pourra fort bien être, en son lieu,très-divertissante.

Ce voyage me fut excessivement agréable :je trouvai dans les basses terres des animaux que je crus être deslièvres et des renards ; mais ils étaient très-différents detoutes les autres espèces que j’avais vues jusque alors. Bien quej’en eusse tué plusieurs, je ne satisfis point mon envie d’enmanger. À quoi bon m’aventurer ; je ne manquais pasd’aliments, et de très-bons, surtout de trois sortes : deschèvres, des pigeons et des chélones ou tortues. Ajoutez à cela mesraisins, et le marché de Leadenhall n’aurait pufournir une table mieux que moi, à proportion des convives. Malgréma situation, en somme assez déplorable, j’avais pourtant grandsujet d’être reconnaissant ; car, bien loin d’être entraîné àaucune extrémité pour ma subsistance, je jouissais d’une abondancepoussée même jusqu’à la délicatesse.

Dans ce voyage je ne marchais jamais plus dedeux milles ou environ par jour ; mais je prenais tant detours et de détours pour voir si je ne ferais point quelquedécouverte, que j’arrivais assez fatigué au lieu où je décidais dem’établir pour la nuit. Alors j’allais me loger dans un arbre, oubien je m’entourais de pieux plantés en terre depuis un arbrejusqu’à un autre, pour que les bêtes farouches ne pussent venir àmoi sans m’éveiller. En atteignant à la rive de la mer, je fussurpris de voir que le plus mauvais côté de l’île m’étaitéchu : celle-ci était couverte de tortues, tandis que sur moncôté je n’en avais trouvé que trois en un an et demi. Il y avaitaussi une foule d’oiseaux de différentes espèces dont quelques-unesm’étaient déjà connues, et pour la plupart fort bons àmanger ; mais parmi ceux-là je n’en connaissais aucun de nom,excepté ceux qu’on appelle Pingouins.

J’en aurais pu tuer tout autant qu’il m’auraitplu, mais j’étais très-ménager de ma poudre et de mon plomb ;j’eusse bien préféré tuer une chèvre s’il eût été possible, parcequ’il y aurait eu davantage à manger. Cependant, quoique les boucsfussent en plus grande abondance dans cette portion de l’île quedans l’autre, il était néanmoins beaucoup plus difficile de lesapprocher, parce que la campagne, étant plate et rase, ilsm’appercevaient de bien plus loin que lorsque j’étais sur lescollines.

J’avoue que ce canton était infiniment plusagréable que le mien, et pourtant il ne me vint pas le moindredésir de déménager. J’étais fixé à mon habitation, je commençais àm’y faire, et tout le temps que je demeurai par-là il me semblaitque j’étais en voyage et loin de ma patrie. Toutefois, je marchaile long de la côte vers l’Est pendant environ douze milles ;puis alors je plantai une grande perche sur le rivage pour meservir de point de repère, et je me déterminai à retourner aulogis. À mon voyage suivant je pris à l’Est de ma demeure, afin degagner le côté opposé de l’île, et je tournai jusqu’à ce que jeparvinsse à mon jalon. Je dirai cela en temps et place.

Je pris pour m’en retourner un autre cheminque celui par où j’étais venu, pensant que je pourrais aisément mereconnaître dans toute l’île, et que je ne pourrais manquer deretrouver ma première demeure en explorant le pays ; mais jem’abusais ; car, lorsque j’eus fait deux ou trois milles, jeme trouvai descendu dans une immense vallée environnée de collinessi boisées, que rien ne pouvait me diriger dans ma route, le soleilexcepté, encore eût-il fallu au moins que je connusse très-bien laposition de cet astre à cette heure du jour.

Il arriva que pour surcroît d’infortune,tandis que j’étais dans cette vallée, le temps se couvrit de brumespour trois ou quatre jours. Comme il ne m’était pas possible devoir le soleil, je rôdai très-malencontreusement, et je fus enfinobligé de regagner le bord de la mer, de chercher mon jalon et dereprendre la route par laquelle j’étais venu. Alors je retournaichez moi, mais à petites journées, le soleil étant excessivementchaud, et mon fusil, mes munitions, ma hache et tout mon équipementextrêmement lourds.

Mon chien, dans ce trajet, surprit un jeunechevreau et le saisit. J’accourus aussitôt, je m’en emparai et lesauvai vivant de sa gueule. J’avais un très-grand désir de l’amenerà la maison s’il était possible ; souvent j’avais songé auxmoyens de prendre un cabri ou deux pour former une race de boucsdomestiques, qui pourraient fournir à ma nourriture quand ma poudreet mon plomb seraient consommés.

Je fis un collier pour cette petite créature,et, avec un cordon que je tressai avec du fil de caret, que jeportais toujours avec moi, je le menai en laisse, non sansdifficulté, jusqu’à ce que je fusse arrivé à ma tonnelle, où jel’enfermai et le laissai ; j’étais si impatient de rentrerchez moi après un mois d’absence.

Je ne saurais comment exprimer quellesatisfaction ce fut pour moi de me retrouver dans ma vieillehuche[23], et de me coucher dans mon hamac. Cepetit voyage à l’aventure, sans retraite assurée, m’avait été sidésagréable, que ma propre maison me semblait un établissementparfait en comparaison ; et cela me fit si bien sentir leconfortable de tout ce qui m’environnait, que je résolus de ne plusm’en éloigner pour un temps aussi long tant que mon sort meretiendrait sur cette île.

Je me reposai une semaine pour me restaurer etme régaler après mon long pèlerinage. La majeure partie de ce tempsfut absorbée par une affaire importante, la fabrication d’une cagepour mon Poll, qui commençait alors à être quelqu’unde la maison et à se familiariser parfaitement avec moi. Je meressouvins enfin de mon pauvre biquet que j’avais parqué dans monpetit enclos, et je résolus d’aller le chercher et de lui porterquelque nourriture. Je m’y rendis donc, et je le trouvai où jel’avais laissé : – au fait il ne pouvait sortir, – mais ilétait presque mourant de faim. J’allai couper quelques rameaux auxarbres et quelques branches aux arbrisseaux que je pus trouver, etje les lui jetai. Quand il les eut brouté, je le liai comme j’avaisfait auparavant et je l’emmenai ; mais il était si maté parl’inanition, que je n’aurais pas même eu besoin de le tenir enlaisse : il me suivit comme un chien. Comme je continuai de lenourrir, il devint si aimant, si gentil, si doux, qu’il fut dèslors un de mes serviteurs, et que depuis il ne voulut jamaism’abandonner.

La saison pluvieuse de l’équinoxe automnalétait revenue. J’observai l’anniversaire du 30septembre, jour de mon débarquement dans l’île, avecla même solemnité que la première fois, il y avait alors deux ansque j’étais là, et je n’entrevoyais pas plus ma délivrance que lepremier jour de mon arrivée. Je passai cette journée entière àremercier humblement le Ciel de toutes les faveurs merveilleusesdont il avait comblé ma vie solitaire, et sans lesquelles j’auraisété infiniment plus misérable. J’adressai à Dieu d’humbles etsincères actions de grâces de ce qu’il lui avait plu de medécouvrir que même, dans cette solitude, je pouvais être plusheureux que je ne l’eusse été au sein de la société et de touts lesplaisirs du monde ; je le bénis encore de ce qu’il remplissaitles vides de mon isolement et la privation de toute compagniehumaine par sa présence et par la communication de sa grâce,assistant, réconfortant et encourageant mon âme à se reposerici-bas sur sa providence, et à espérer jouir de sa présenceéternelle dans l’autre vie.

Ce fut alors que je commençai à sentirprofondément combien la vie que je menais, même avec toutes sescirconstances pénibles, était plus heureuse que la maudite etdétestable vie que j’avais faite durant toute la portion écoulée demes jours. Mes chagrins et mes joies étaient changés, mes désirsétaient autres, mes affections n’avaient plus le même penchant, etmes jouissances étaient totalement différentes de ce qu’ellesétaient dans les premiers temps de mon séjour, ou au fait pendantles deux années passées.

Autrefois, lorsque je sortais, soit pourchasser, soit pour visiter la campagne, l’angoisse que mon âmeressentait de ma condition se réveillait tout-à-coup, et mon cœurdéfaillait en ma poitrine, à la seule pensée que j’étais en cesbois, ces montagnes ces solitudes, et que j’étais un prisonniersans rançon, enfermé dans un morne désert par l’éternelle barrièrede l’Océan. Au milieu de mes plus grands calmes d’esprit, cettepensée fondait sur moi comme un orage et me faisait tordre mesmains et pleurer comme un enfant. Quelquefois elle me surprenait aufort de mon travail, je m’asseyais aussitôt, je soupirais, etdurant une heure ou deux, les yeux fichés en terre, je restais là.Mon mal n’en devenait que plus cuisant. Si j’avais pu débonder enlarmes, éclater en paroles, il se serait dissipé, et la douleur,après m’avoir épuisé, se serait elle-même abattue.

Mais alors je commençais à me repaître denouvelles pensées. Je lisais chaque jour la parole de Dieu, et j’enappliquais toutes les consolations à mon état présent. Un matin quej’étais fort triste, j’ouvris la Bible à ce passage : –« Jamais, jamais, je ne te délaisserai ; je net’abandonnerai jamais ! » – Immédiatement il mesembla que ces mots s’adressaient à moi ; pourquoi autrementm’auraient-ils été envoyés juste au moment où je me désolais sur masituation, comme un être abandonné de Dieu et des hommes ? –« Eh bien ! me dis-je, si Dieu ne me délaisse point, quem’importe que tout le monde me délaisse ! puisque, aucontraire, si j’avais le monde entier, et que je perdisse la faveuret les bénédictions de Dieu, rien ne pourrait contrebalancer cetteperte. »

Dès ce moment-là j’arrêtai en mon esprit qu’ilm’était possible d’être plus heureux dans cette condition solitaireque je ne l’eusse jamais été dans le monde en toute autre position.Entraîné par cette pensée, j’allais remercier le Seigneur dem’avoir relégué en ce lieu.

Mais à cette pensée quelque chose, je ne saisce que ce fut, me frappa l’esprit et m’arrêta. – « Commentpeux-tu être assez hypocrite, m’écriai-je, pour te prétendrereconnaissant d’une condition dont tu t’efforces de te satisfaire,bien qu’au fond du cœur tu prierais plutôt pour en êtredélivrer ? » Ainsi j’en restai là. Mais quoique jen’eusse pu remercier Dieu de mon exil, toutefois je lui rendisgrâce sincèrement de m’avoir ouvert les yeux par des afflictionsprovidentielles afin que je pusse reconnaître ma vie passée,pleurer sur mes fautes et me repentir. – Je n’ouvrais jamais laBible ni ne la fermais sans qu’intérieurement mon âme ne bénit Dieud’avoir inspiré la pensée à mon ami d’Angleterre d’emballer, sansaucun avis de moi, ce saint livre parmi mes marchandises, etd’avoir permis que plus tard je le sauvasse des débris dunavire.

LE GIBET

Ce fut dans cette disposition d’esprit que jecommençai ma troisième année ; et, quoique je ne veuille pointfatiguer le lecteur d’une relation aussi circonstanciée de mestravaux de cette année que de ceux de la première, cependant il estbon qu’il soit en général remarqué que je demeurais très-rarementoisif. Je répartissais régulièrement mon temps entre toutes lesoccupations quotidiennes que je m’étais imposées. Tels étaientpremièrement mes devoirs envers Dieu et la lecture desSaintes-Écritures, auxquels je vaquais sans faute, quelquefois mêmejusqu’à trois fois par jour ; secondement ma promenade avecmon mousquet à la recherche de ma nourriture, ce qui me prenaitgénéralement trois heures de la matinée quand il ne pleuvaitpas ; troisièmement l’arrangement, l’apprêt, la conservationet la cuisson de ce que j’avais tué pour ma subsistance. Tout ceciemployait en grande partie ma journée. En outre, il doit êtreconsidéré que dans le milieu du jour, lorsque le soleil était à sonzénith, la chaleur était trop accablante pour agir : en sortequ’on doit supposer que dans l’après-midi tout mon temps de travailn’était que de quatre heures environ, avec cette variante queparfois je changeais mes heures de travail et de chasse,c’est-à-dire que je travaillais dans la matinée et sortais avec monmousquet sur le soir.

À cette brièveté du temps fixé pour letravail, veuillez ajouter l’excessive difficulté de ma besogne, ettoutes les heures que, par manque d’outils, par manque d’aide etpar manque d’habileté, chaque chose que j’entreprenais me faisaitperdre. Par exemple je fus quarante-deux jours entiers à mefaçonner une planche de tablette dont j’avais besoin dans magrotte, tandis que deux scieurs avec leurs outils et leurstréteaux, en une demi-journée en auraient tiré six d’un seularbre.

Voici comment je m’y pris : j’abattis ungros arbre de la largeur que ma planche devait avoir. Il me falluttrois jours pour le couper et deux pour l’ébrancher et en faire unepièce de charpente. À force de hacher et de tailler je réduisis lesdeux côtés en copeaux, jusqu’à ce qu’elle fût assez légère pourêtre remuée. Alors je la tournai et je corroyai une de ses faces,comme une planche, d’un bout à l’autre ; puis je tournai cecôté dessous et je la bûchai sur l’autre face jusqu’à ce qu’ellefût réduite à un madrier de trois pouces d’épaisseur environ. Iln’y a personne qui ne puisse juger quelle rude besogne c’était pourmes mains ; mais le travail et la patience m’en faisaientvenir à bout comme de bien d’autres choses ; j’ai seulementcité cette particularité pour montrer comment une si grande portionde mon temps s’écoulait à faire si peu d’ouvrage ;c’est-à-dire que telle besogne, qui pourrait n’être rien quand on ade l’aide et des outils, devient un énorme travail, et demande untemps prodigieux pour l’exécuter seulement avec ses mains.

Mais, nonobstant, avec de la persévérance etde la peine, j’achevai bien des choses, et, au fait, toutes leschoses que ma position exigeait que je fisse, comme il apparaîtrapar ce qui suit.

J’étais alors dans les mois de novembre et dedécembre, attendant ma récolte d’orge et de riz. Le terrain quej’avais labouré ou bêché n’était pas grand ; car, ainsi que jel’ai fait observer, mes semailles de chaque espèce n’équivalaientpas à un demi-picotin, parce que j’avais perdu toute une moissonpour avoir ensemencé dans la saison sèche. Toutefois, la moissonpromettait d’être belle, quand je m’apperçus tout-à-coup quej’étais en danger de la voir détruite entièrement par diversennemis dont il était à peine possible de se garder : d’abordpar les boucs, et ces animaux sauvages que j’ai nommés lièvres,qui, ayant tâté du goût exquis du blé, s’y tapissaient nuit etjour, et le broutaient à mesure qu’il poussait, et si près du piedqu’il n’aurait pas eu le temps de monter en épis.

Je ne vis d’autre remède à ce mal qued’entourer mon blé d’une haie, qui me coûta beaucoup de peines, etd’autant plus que cela requérait célérité, car les animaux necessaient point de faire du ravage. Néanmoins, comme ma terre enlabour était petite en raison de ma semaille, en trois semainesenviron je parvins à la clore totalement. Pendant le jour jefaisais feu sur ces maraudeurs, et la nuit je leur opposais monchien, que j’attachais dehors à un poteau, et qui ne cessaitd’aboyer. En peu de temps les ennemis abandonnèrent donc la place,et ma moisson crût belle et bien, et commença bientôt à mûrir.

Mais si les bêtes avaient ravagé mon blé enherbe, les oiseaux me menacèrent d’une nouvelle ruine quand il futmonté en épis. Un jour que je longeais mon champ pour voir commentcela allait, j’apperçus une multitude d’oiseaux, je ne sais pas decombien de sortes, qui entouraient ma petite moisson, et quisemblaient épier l’instant où je partirais. Je fis aussitôt unedécharge sur eux, – car je sortais toujours avec mon mousquet. – Àpeine eus-je tiré, qu’une nuée d’oiseaux que je n’avais point vuss’éleva du milieu même des blés.

Je fus profondément navré : je prévisqu’en peu de jours ils détruiraient toutes mes espérances, que jetomberais dans la disette, et que je ne pourrais jamais amener àbien une moisson. Et je ne savais que faire à cela ! Jerésolus pourtant de sauver mon grain s’il était possible, quandbien même je devrais faire sentinelle jour et nuit. Avant toutj’entrai dans la pièce pour reconnaître le dommage déjà existant,et je vis qu’ils en avaient gâté une bonne partie, mais quecependant, comme il était encore trop vert pour eux, la perten’était pas extrême, et que le reste donnerait une bonne moisson,si je pouvais le préserver.

Je m’arrêtai un instant pour recharger monmousquet, puis, m’avançant un peu, je pus voir aisément mes larronsbranchés sur touts les arbres d’alentour, semblant attendre mondépart, ce que l’évènement confirma ; car, m’écartant dequelques pas comme si je m’en allais, je ne fus pas plus tôt horsde leur vue qu’ils s’abattirent de nouveau un à un dans les blés.J’étais si vexé, que je n’eus pas la patience d’attendre qu’ilsfussent touts descendus ; je sentais que chaque grain étaitpour ainsi dire une miche qu’ils me dévoraient. Je me rapprochai dela haie, je fis feu de nouveau et j’en tuai trois. C’étaitjustement ce que je souhaitais ; je les ramassai, je fis d’euxcomme on fait des insignes voleurs en Angleterre, je les pendis àun gibet pour la terreur des autres. On n’imaginerait pas quel boneffet cela produisit : non-seulement les oiseaux ne revinrentplus dans les blés, mais ils émigrèrent de toute cette partie del’île, et je n’en vis jamais un seul aux environs tout le temps quependirent mes épouvantails.

Je fus extrêmement content de cela, comme onpeut en avoir l’assurance ; et sur la fin de décembre, qui estle temps de la seconde moisson de l’année, je fis la récolte de monblé.

J’étais pitoyablement outillé pour cela ;je n’avais ni faux ni faucille pour le couper ; tout ce que jepus faire ce fut d’en fabriquer une de mon mieux avec un desbraquemarts ou coutelas que j’avais sauvés du bâtiment parmid’autres armes. Mais comme ma moisson était petite, je n’eus pasgrande difficulté à la recueillir. Bref, je la fis à ma manière carje sciai les épis, je les emportai dans une grande corbeille quej’avais tressée, et je les égrainai entre mes mains. À la fin detoute ma récolte, je trouvai que le demi-picotin que j’avais semém’avait produit près de deux boisseaux de riz et environ deuxboisseaux et demi d’orge, autant que je pus en juger, puisque jen’avais alors aucune mesure.

Ceci fut pour moi un grand sujetd’encouragement ; je pressentis qu’à l’avenir il plairait àDieu que je ne manquasse pas de pain. Toutefois je n’étais pasencore hors d’embarras : je ne savais comment moudre oucomment faire de la farine de mon grain, comment le vanner et lebluter ; ni même, si je parvenais à le mettre en farine,comment je pourrais en faire du pain ; et enfin, si jeparvenais à en faire du pain, comment je pourrais le faire cuire.Toutes ces difficultés, jointes au désir que j’avais d’avoir unegrande quantité de provisions, et de m’assurer constamment masubsistance, me firent prendre la résolution de ne point toucher àcette récolte, de la conserver tout entière pour les semailles dela saison prochaine, et, à cette époque, de consacrer toute monapplication et toutes mes heures de travail à accomplir le grandœuvre de me pourvoir de blé et de pain.

C’est alors que je pouvais dire avec véritéque je travaillais pour mon pain. N’est-ce pas chose étonnante, età laquelle peu de personnes réfléchissent, l’énorme multituded’objets nécessaires pour entreprendre, produire, soigner,préparer, faire et achever une parcelle depain.

Moi, qui étais réduit à l’état de pure nature,je sentais que c’était là mon découragement de chaque jour, etd’heure en heure cela m’était devenu plus évident, dès lors mêmeque j’eus recueilli la poignée de blé qui, comme je l’ai dit, avaitcrû d’une façon si inattendue et si émerveillante.

Premièrement je n’avais point de charrue pourlabourer la terre, ni de bêche ou de pelle pour la fouir. Il estvrai que je suppléai à cela en fabriquant une pelle de bois dontj’ai parlé plus haut, mais elle faisait ma besognegrossièrement ; et, quoiqu’elle m’eût coûté un grand nombre dejours, comme la pellâtre n’était point garnie de fer, non-seulementelle s’usa plus tôt, mais elle rendait mon travail plus pénible ettrès-imparfait.

Mais, résigné à tout, je travaillais avecpatience, et l’insuccès ne me rebutait point. Quand mon blé futsemé, je n’avais point de herse, je fus obligé de passer dessusmoi-même et de traîner une grande et lourde branche derrière moi,avec laquelle, pour ainsi dire, j’égratignais la terre plutôt queje ne la hersais ou ratissais.

Quand il fut en herbe ou monté en épis, commeje l’ai déjà fait observer, de combien de choses n’eus-je pasbesoin pour l’enclorre, le préserver, le faucher, le moissonner, letransporter au logis, le battre, le vanner et le serrer. Ensuite ilme fallut un moulin pour le moudre, des sas pour bluter la farine,du levain et du sel pour pétrir ; et enfin un four pour fairecuire le pain, ainsi qu’on pourra le voir dans la suite. Je fusréduit à faire toutes ces choses sans aucun de ces instruments, etcependant mon blé fut pour moi une source de bien-être et deconsolation. Ce manque d’instruments, je le répète, me rendaittoute opération lente et pénible, mais il n’y avait à cela point deremède. D’ailleurs, mon temps étant divisé, je ne pouvais le perdreentièrement. Une portion de chaque jour était donc affectée à cesouvrages ; et, comme j’avais résolu de ne point faire du painde mon blé jusqu’à ce que j’en eusse une grande provision, j’avaisles six mois prochains pour appliquer tout mon travail et toute monindustrie à me fournir d’ustensiles nécessaires à la manutentiondes grains que je recueillerais pour mon usage.

Il me fallut d’abord préparer un terrain plusgrand ; j’avais déjà assez de grains pour ensemencer un acrede terre ; mais avant que d’entreprendre ceci je passai aumoins une semaine à me fabriquer une bêche, une triste bêche envérité, et si pesante que mon ouvrage en était une fois pluspénible.

LA POTERIE

Néanmoins je passai outre, et j’emblavai deuxpièces de terre plates et unies aussi proche de ma maison que je lejugeai convenable, et je les entourai d’une bonne clôture dont lespieux étaient faits du même bois que j’avais déjà planté, et quidrageonnait. Je savais qu’au bout d’une année j’aurais une haievive qui n’exigerait que peu d’entretien. Cet ouvrage ne m’occupaguère moins de trois mois, parce qu’une grande partie de ce tempsse trouva dans la saison pluvieuse, qui ne me permettait pas desortir.

C’est au logis, tandis qu’il pleuvait et queje ne pouvais mettre le pied dehors, que je m’occupai de la matièrequi va suivre, observant toutefois que pendant que j’étais àl’ouvrage je m’amusais à causer avec mon perroquet, et à luienseigner à parler. Je lui appris promptement à connaître son nom,et à dire assez distinctement Poll, qui fut le premiermot que j’entendis prononcer dans l’île par une autre bouche que lamienne. Ce n’était point là mon travail, mais cela m’aidaitbeaucoup à le supporter[24]. Alors,comme je l’ai dit, j’avais une grande affaire sur les bras. J’avaissongé depuis long-temps à n’importe quel moyen de me façonnerquelques vases de terre dont j’avais un besoin extrême ; maisje ne savais pas comment y parvenir. Néanmoins, considérant lachaleur du climat, je ne doutais pas que si je pouvais découvrir del’argile, je n’arrivasse à fabriquer un pot qui, séché au soleil,serait assez dur et assez fort pour être manié et contenir deschoses sèches qui demandent à être gardées ainsi ; et, commeil me fallait des vaisseaux pour la préparation du blé et de lafarine que j’allais avoir, je résolus d’en faire quelques-uns aussigrands que je pourrais, et propres à contenir, comme des jarres,tout ce qu’on voudrait y renfermer.

Je ferais pitié au lecteur, ou plutôt je leferais rire, si je disais de combien de façons maladroites je m’ypris pour modeler cette glaise ; combien je fis de vasesdifformes, bizarres et ridicules ; combien il s’en affaissa,combien il s’en renversa, l’argile n’étant pas assez ferme poursupporter son propre poids ; combien, pour les avoir exposéstrop tôt, se fêlèrent à l’ardeur du soleil ; combien tombèrenten pièces seulement en les bougeant, soit avant comme soit aprèsqu’il furent secs ; en un mot, comment, après que j’eustravaillé si rudement pour trouver de la glaise, pour l’extraire,l’accommoder, la transporter chez moi, et la modeler, je ne pusfabriquer, en deux mois environ, que deux grandes machines de terregrotesques, que je n’ose appeler jarres.

Toutefois, le soleil les ayant bien cuites etbien durcies, je les soulevai très-doucement et je les plaçai dansdeux grands paniers d’osier que j’avais faits exprès pour qu’ellesne pussent être brisées ; et, comme entre le pot et le panieril y avait du vide, je le remplis avec de la paille de riz etd’orge. Je comptais, si ces jarres restaient toujours sèches, yserrer mes grains et peut être même ma farine, quand ils seraientégrugés.

Bien que pour mes grands vases je me fussemécompté grossièrement, je fis néanmoins beaucoup de plus petiteschoses avec assez de succès, telles que des pots ronds, desassiettes plates, des cruches et des jattes, que ma main modelaitet que la chaleur du soleil cuisait et durcissait étonnamment.

Mais tout cela ne répondait point encore à mesfins, qui étaient d’avoir un pot pour contenir un liquide et allerau feu, ce qu’aucun de ceux que j’avais n’aurait pu faire. Au boutde quelque temps il arriva que, ayant fait un assez grand feu pourrôtir de la viande, au moment où je la retirais étant cuite, jetrouvai dans le foyer un tesson d’un de mes pots de terre cuit durcomme une pierre et rouge comme une tuile. Je fus agréablementsurpris du voir cela, et je me dis qu’assurément ma poteriepourrait se faire cuire en son entier, puisqu’elle cuisait bien enmorceaux.

Cette découverte fit que je m’appliquai àrechercher comment je pourrais disposer mon feu pour y cuirequelques pots. Je n’avais aucune idée du four dont les potiers seservent, ni de leurs vernis, et j’avais pourtant du plomb pour enfaire. Je plaçai donc trois grandes cruches et deux ou trois autrespots, en pile les uns sur les autres, sur un gros tas de cendreschaudes, et j’allumai un feu de bois tout à l’entour. J’entretinsle feu sur touts les côtés et sur le sommet, jusqu’à ce que j’eussevu mes pots rouges de part en part et remarqué qu’ils n’étaientpoint fendus. Je les maintins à ce degré pendant cinq ou six heuresenviron, au bout desquelles j’en apperçus un qui, sans être fêlé,commençait à fondre et à couler. Le sable, mêlé à la glaise, seliquéfiait par la violence de la chaleur, et se serait vitrifié sij’eusse poursuivi. Je diminuai donc mon brasier graduellement,jusqu’à ce que mes pots perdissent leur couleur rouge. Ayant veillétoute la nuit pour que le feu ne s’abattît point trop promptement,au point du jour je me vis possesseur de trois excellentes… jen’ose pas dire cruches, et deux autres pots aussi bien cuits que jepouvais le désirer. Un d’entre eux avait été parfaitement verni parla fonte du gravier.

Après cette épreuve, il n’est pas nécessairede dire que je ne manquai plus d’aucun vase pour mon usage ;mais je dois avouer que leur forme était fort insignifiante, commeon peut le supposer. Je les modelais absolument comme les enfantsqui font des boulettes de terre grasse, ou comme une femme quivoudrait faire des pâtés sans avoir jamais appris à pâtisser.

Jamais joie pour une chose si minime n’égalacelle que je ressentis en voyant que j’avais fait un pot quipourrait supporter le feu ; et à peine eus-je la patienced’attendre qu’il soit tout-à-fait refroidi pour le remettre sur lefeu avec un peu d’eau dedans pour bouillir de la viande, ce qui meréussit admirablement bien. Je fis un excellent bouillon avec unmorceau de chevreau ; cependant je manquais de gruau et deplusieurs autres ingrédients nécessaires pour le rendre aussi bonque j’aurais pu l’avoir.

J’eus un nouvel embarras pour me procurer unmortier de pierre où je pusse piler ou écraser mon grain ;quant à un moulin, il n’y avait pas lieu de penser qu’avec le seulsecours de mes mains je parvinsse jamais à ce degré d’industrie.Pour suppléer à ce besoin, j’étais vraiment très-embarrassé, car detouts les métiers du monde, le métier de tailleur de pierre étaitcelui pour lequel j’avais le moins de dispositions ;d’ailleurs je n’avais point d’outils pour l’entreprendre. Je passaiplusieurs jours à chercher une grande pierre assez épaisse pour lacreuser et faire un mortier ; mais je n’en trouvai pas, si cen’est dans de solides rochers, et que je ne pouvais ni tailler niextraire. Au fait, il n’y avait point de roches dans l’île d’unesuffisante dureté, elles étaient toutes d’une nature sablonneuse etfriable, qui n’aurait pu résister aux coups d’un pilon pesant, etle blé n’aurait pu s’y broyer sans qu’il s’y mêlât du sable. Aprèsavoir perdu ainsi beaucoup de temps à la recherche d’une pierre, jerenonçai, et je me déterminai à chercher un grand billot de boisdur, que je trouvai beaucoup plus aisément. J’en choisis un si grosqu’à peine pouvais-je le remuer, je l’arrondis et je le façonnai àl’extérieur avec ma hache et mon herminette ; ensuite, avecune peine infinie, j’y pratiquai un trou, au moyen du feu, commefont les Sauvages du Brésil pour creuser leurs pirogues. Je fisenfin une hie ou grand pilon avec de ce bois appelé boisde fer, et je mis de côté ces instruments en attendantma prochaine récolte, après laquelle je me proposai de moudre mongrain, au plutôt de l’égruger, pour faire du pain.

Ma difficulté suivante fut celle de faire unsas ou blutoir pour passer ma farine et la séparer du son et de labale, sans quoi je ne voyais pas possibilité que je pusse avoir dupain ; cette difficulté était si grande que je ne voulais pasmême y songer, assuré que j’étais de n’avoir rien de ce qu’il fautpour faire un tamis ; j’entends ni canevas fin et clair, niétoffe à bluter la farine à travers. J’en restai là pendantplusieurs mois ; je ne savais vraiment que faire. Le linge quime restait était en haillons ; j’avais bien du poil de chèvre,mais je ne savais ni filer ni tisser ; et, quand même jel’eusse su, il me manquait les instruments nécessaires. Je netrouvai aucun remède à cela. Seulement je me ressouvins qu’il yavait parmi les hardes de matelots que j’avais emportées du navirequelques cravates de calicot ou de mousseline. J’en pris plusieursmorceaux, et je fis trois petits sas, assez propre à leur usage. Jefus ainsi pourvu pour quelques années. On verra en son lieu ce quej’y substituai plus tard.

J’avais ensuite à songer à la boulangerie, etcomment je pourrais faire le pain quand je viendrais à avoir dublé ; d’abord je n’avais point de levain. Comme rien nepouvait suppléer à cette absence, je ne m’en embarrassai pasbeaucoup. Quant au four, j’étais vraiment en grande peine.

À la fin je trouvai l’expédient quevoici : je fis quelques vases de terre très-larges et peuprofonds, c’est-à-dire qui avaient environ deux pieds de diamètreet neuf pouces seulement de profondeur ; je les cuisis dans lefeu, comme j’avais fait des autres, et je les mis ensuite à part.Quand j’avais besoin de cuire, j’allumais d’abord un grand feu surmon âtre, qui était pavé de briques carrées de ma proprefabrique ; je n’affirmerais pas toutefois qu’elles fussentparfaitement carrées.

Quand le feu de bois était à peu près tombé encendres et en charbons ardents, je les éparpillais sur l’âtre, defaçon à le couvrir entièrement, et je les y laissais jusqu’à cequ’il fût très-chaud. Alors j’en balayais toutes les cendres, jeposais ma miche ou mes miches que je couvrais d’une jatte de terre,autour de laquelle je relevais les cendres pour conserver etaugmenter la chaleur. De cette manière, aussi bien que dans lemeilleur four du monde, je cuisais mes pains d’orge, et devins entrès-peu de temps un vrai pâtissier ; car je fis des gâteauxde riz et des poudings. Toutefois je n’allaipoint jusqu’aux pâtés : je n’aurais rien eu à y mettre,supposant que j’en eusse fait, si ce n’est de la chair d’oiseaux etde la viande de chèvre.

On ne s’étonnera point de ce que toutes ceschoses me prirent une grande partie de la troisième année de monséjour dans l’île, si l’on considère que dans l’intervalle detoutes ces choses j’eus à faire mon labourage et une nouvellemoisson. En effet, je récoltai mon blé dans sa saison, je letransportai au logis du mieux que je pouvais, et je le conservai enépis dans une grande manne jusqu’à ce que j’eusse le temps del’égrainer, puisque je n’avais ni aire ni fléau pour le battre.

L’accroissement de mes récoltes me nécessitaréellement alors à agrandir ma grange. Je manquais d’emplacementpour les serrer ; car mes semailles m’avaient rapporté aumoins vingt boisseaux d’orge et tout au moins autant de riz ;si bien que dès lors je résolus de commencer à en user àdiscrétion : mon biscuit depuis long-temps était achevé. Jerésolus aussi de m’assurer de la quantité qu’il me fallait pourtoute mon année, et si je ne pourrais pas ne faire qu’une seulesemaille.

LA PIROGUE

Somme toute, je reconnus que quaranteboisseaux d’orge et de riz étaient plus que je n’en pouvaisconsommer dans un an. Je me déterminai donc à semer chaque annéejuste la même quantité que la dernière fois, dans l’espérancequ’elle pourrait largement me pourvoir de pain.

Tandis que toutes ces choses se faisaient, mespensées, comme on peut le croire, se reportèrent plusieurs fois surla découverte de la terre que j’avais apperçue de l’autre côté del’île. Je n’étais pas sans quelques désirs secrets d’aller sur cerivage, imaginant que je voyais la terre ferme, et une contréehabitée d’où je pourrais d’une façon ou d’une autre me transporterplus loin, et peut-être trouver enfin quelques moyens de salut.

Mais dans tout ce raisonnement je ne tenaisaucun compte des dangers d’une telle entreprise dans le cas où jeviendrais à tomber entre les mains des Sauvages, qui pouvaientêtre, comme j’aurais eu raison de le penser, plus féroces que leslions et les tigres de l’Afrique. Une fois en leur pouvoir, il yavait, mille chances à courir contre une qu’ils me tueraient etsans doute me mangeraient. J’avais ouï dire que les peuples de lacôte des Caraïbes étaient cannibales ou mangeurs d’hommes, et jejugeais par la latitude que je ne devais pas être fort éloigné decette côte. Supposant que ces nations ne fussent point cannibales,elles auraient pu néanmoins me tuer, comme cela était advenu àd’autres Européens qui avaient été pris, quoiqu’ils fussent aunombre de dix et même de vingt, et elles l’auraient pu d’autantplus facilement que j’étais seul, et ne pouvais opposer que peu oupoint de résistance. Toutes ces choses, dis-je, que j’aurais dûmûrement considérer et qui plus tard se présentèrent à mon esprit,ne me donnèrent premièrement aucune appréhension, ma tête neroulait que la pensée d’aborder à ce rivage.

C’est ici que je regrettai mon garçon Xury, etmon long bateau avec sa voile d’épaule de mouton, surlequel j’avais navigué plus de neuf cents milles le long de la côted’Afrique ; mais c’était un regret superflu. Je m’avisai alorsd’aller visiter la chaloupe de notre navire, qui, comme je l’aidit, avait été lancée au loin sur la rive durant la tempête, lorsde notre naufrage. Elle se trouvait encore à peu de chose près dansla même situation : renversée par la force des vagues et desvents, elle était presque sens dessus dessous sur l’éminence d’unelongue dune de gros sable, mais elle n’était point entourée d’eaucomme auparavant.

Si j’avais eu quelque aide pour le radouber etle lancer à la mer, ce bateau m’aurait suffi, et j’aurais puretourner au Brésil assez aisément ; mais j’eusse dû prévoirqu’il ne me serait pas plus possible de le retourner et de leremettre sur son fond que de remuer l’île. J’allai néanmoins dansles bois, et je coupai des leviers et des rouleaux, que j’apportaiprès de la chaloupe, déterminé à essayer ce que je pourrais faire,et persuadé que si je parvenais à la redresser il me serait facilede réparer le dommage qu’elle avait reçu, et d’en faire uneexcellente embarcation, dans laquelle je pourrais sans craintealler à la mer.

Au fait je n’épargnai point les peines danscette infructueuse besogne, et j’y employai, je pense, trois ouquatre semaines environ. Enfin, reconnaissant qu’il étaitimpossible à mes faibles forces de la soulever, je me mis à creuserle sable en dessous pour la dégager et la faire tomber ; et jeplaçai des pièces de bois pour la retenir et la guiderconvenablement dans sa chute.

Mais quand j’eus fait cette fouille, je fusencore hors d’état de l’ébranler et de pénétrer en dessous, bienloin de pouvoir la pousser jusqu’à l’eau. Je fus donc forcé del’abandonner ; et cependant bien que je désespérasse de cettechaloupe, mon désir de m’aventurer sur mer pour gagner le continentaugmentait plutôt qu’il ne décroissait, au fur et à mesure que lachose m’apparaissait plus impraticable.

Cela m’amena enfin à penser s’il ne serait paspossible de me construire, seul et sans outils, avec le tronc d’ungrand arbre, une pirogue toute semblable à celles que font lesnaturels de ces climats. Je reconnus que c’était non-seulementfaisable, mais aisé. Ce projet me souriait infiniment, avec l’idéesurtout que j’avais en main plus de ressources pour l’exécuterqu’aucun Nègre ou Indien ; mais je ne considérais nullementles inconvénients particuliers qui me plaçaient au-dessousd’eux ; par exemple le manque d’aide pour mettre ma pirogue àla mer quand elle serait achevée, obstacle beaucoup plus difficileà surmonter pour moi que toutes les conséquences du manque d’outilsne pouvaient l’être pour les Indiens. Effectivement, que devait meservir d’avoir choisi un gros arbre dans les bois, d’avoir pu àgrande peine le jeter bas, si après l’avoir façonné avec mesoutils, si après lui avoir donné la forme extérieure d’un canot,l’avoir brûlé ou taillé en dedans pour le creuser, pour en faireune embarcation ; si après tout cela, dis-je, il me fallaitl’abandonner dans l’endroit même où je l’aurais trouvé, incapablede le mettre à la mer.

Il est croyable que si j’eusse fait la moindreréflexion sur ma situation tandis que je construisais ma pirogue,j’aurais immédiatement songé au moyen de la lancer à l’eau ;mais j’étais si préoccupé de mon voyage, que je ne considérai pasune seule fois comment je la transporterais ; et vraiment elleétait de nature à ce qu’il fût pour moi plus facile de lui fairefranchir en mer quarante-cinq milles, que du lieu où elle étaitquarante-cinq brasses pour la mettre à flot.

J’entrepris ce bateau plus follement que nefit jamais homme ayant ses sens éveillés. Je me complaisais dans cedessein, sans déterminer si j’étais capable de le conduire à bonnefin, non pas que la difficulté de le lancer ne me vînt souvent entête ; mais je tranchais court à tout examen par cette réponseinsensée que je m’adressais : – « Allons, faisons-led’abord ; à coup sûr je trouverai moyen d’une façon ou d’uneautre de le mettre à flot quand il sera fait. »

C’était bien la plus absurde méthode ;mais mon idée opiniâtre prévalait : je me mis à l’œuvre etj’abattis un cèdre. Je doute beaucoup que Salomon en ait eu jamaisun pareil pour la construction du temple de Jérusalem. Il avaitcinq pieds dix pouces de diamètre près de la souche et quatre piedsonze pouces à la distance de vingt-deux pieds, après quoi ildiminuait un peu et se partageait en branches. Ce ne fut pas sansun travail infini que je jetai par terre cet arbre ; car jefus vingt jours à le hacher et le tailler au pied, et, avec unepeine indicible, quatorze jours à séparer à coups de hache sa têtevaste et touffue. Je passai un mois à le façonner, à le mettre enproportion et à lui faire une espèce de carène semblable à celled’un bateau, afin qu’il pût flotter droit sur sa quille etconvenablement. Il me fallut ensuite près de trois mois pour éviderl’intérieur et le travailler de façon à en faire une parfaiteembarcation. En vérité je vins à bout de cette opération sansemployer le feu, seulement avec un maillet et un ciseau et l’ardeurd’un rude travail qui ne me quitta pas, jusqu’à ce que j’en eussefait une belle pirogue assez grande pour recevoir vingt-six hommes,et par conséquent bien assez grande pour me transporter moi ettoute ma cargaison.

Quand j’eus achevé cet ouvrage j’en ressentisune joie extrême : au fait, c’était la plus grande pirogued’une seule pièce que j’eusse vue de ma vie. Mais, vous le savez,que de rudes coups ne m’avait-elle pas coûté ! Il ne merestait plus qu’à la lancer à la mer ; et, si j’y fusseparvenu, je ne fais pas de doute que je n’eusse commencé le voyagele plus insensé et le plus aventureux qui fût jamais entrepris.

Mais touts mes expédients pour l’amenerjusqu’à l’eau avortèrent, bien qu’ils m’eussent aussi coûté untravail infini, et qu’elle ne fût éloignée de la mer que de centverges tout au plus. Comme premier inconvénient, elle était sur uneéminence à pic du côté de la baie. Nonobstant, pour aplanir cetobstacle, je résolus de creuser la surface du terrain en pentedouce. Je me mis donc à l’œuvre. Que de sueurs cela me coûta !Mais compte-t-on ses peines quand on a sa liberté en vue ?Cette besogne achevée et cette difficulté vaincue, une plus grandeexistait encore, car il ne m’était pas plus possible de remuercette pirogue qu’il ne me l’avait été de remuer la chaloupe.

Alors je mesurai la longueur du terrain, et jeme déterminai à ouvrir une darce ou canal pour amener la merjusqu’à la pirogue, puisque je ne pouvais pas amener ma piroguejusqu’à la mer. Soit ! Je me mis donc à la besogne ; etquand j’eus commencé et calculé la profondeur et la longueur qu’ilfallait que je lui donnasse, et de quelle manière j’enlèverais lesdéblais, je reconnus que, n’ayant de ressources qu’en mes bras eten moi-même, il me faudrait dix ou douze années pour en venir àbout ; car le rivage était si élevé, que l’extrémitésupérieure de mon bassin aurait dû être profonde de vingt-deuxpieds tout au moins. Enfin, quoique à regret, j’abandonnai doncaussi ce dessein.

J’en fus vraiment navré, et je compris alors,mais trop tard, quelle folie c’était d’entreprendre un ouvrageavant d’en avoir calculé les frais et d’avoir bien jugé si nospropres forces pourraient le mener à bonne fin.

Au milieu de cette besogne je finis maquatrième année dans l’île, et j’en célébrai l’anniversaire avec lamême dévotion et tout autant de satisfaction que les annéesprécédentes ; car, par une étude constante et une sérieuseapplication de la parole de Dieu et par le secours de sa grâce,j’acquérais une science bien différente de celle que je possédaisautrefois, et j’appréciais tout autrement les choses : jeconsidérais alors le monde comme une terre lointaine où je n’avaisrien à souhaiter, rien à désirer ; d’où je n’avais rien àattendre, en un mot avec laquelle je n’avais rien etvraisemblablement ne devais plus rien avoir à faire. Je pense queje le regardais comme peut-être le regarderons-nous après cettevie, je veux dire ainsi qu’un lieu où j’avais vécu, mais d’oùj’étais sorti ; et je pouvais bien dire comme notre pèreAbraham au Mauvais Riche : – « Entre toi et moi ily a un abyme profond. »

Là j’étais éloigné de la perversité dumonde : je n’avais ni concupiscence de la chair, niconcupiscence des yeux, ni faste de la vie. Je ne convoitais rien,car j’avais alors tout ce dont j’étais capable de jouir ;j’étais seigneur de tout le manoir : je pouvais, s’il meplaisait, m’appeler Roi ou Empereur de toute cette contrée rangéesous ma puissance ; je n’avais point de rivaux, je n’avaispoint de compétiteur, personne qui disputât avec moi lecommandement et la souveraineté. J’aurais pu récolter du blé dequoi charger des navires ; mais, n’en ayant que faire, je n’ensemais que suivant mon besoin. J’avais à foison des chélones outortues de mer, mais une de temps en temps c’était tout ce que jepouvais consommer ; j’avais assez de bois de charpente pourconstruire une flotte de vaisseaux, et quand elle aurait étéconstruite j’aurais pu faire d’assez abondantes vendanges pour lacharger de passerilles et de vin.

RÉDACTION DU JOURNAL

Mais ce dont je pouvais faire usage était seulprécieux pour moi. J’avais de quoi manger et de quoi subvenir à mesbesoins, que m’importait tout le reste ! Si j’avais tué dugibier au-delà, de ma consommation, il m’aurait fallu l’abandonnerau chien ou aux vers. Si j’avais semé plus de blé qu’il neconvenait pour mon usage, il se serait gâté. Les arbres que j’avaisabattus restaient à pourrir sur la terre ; je ne pouvais lesemployer qu’au chauffage, et je n’avais besoin de feu que pourpréparer mes aliments.

En un mot la nature et l’expériencem’apprirent, après mûre réflexion, que toutes les bonnes choses del’univers ne sont bonnes pour nous que suivant l’usage que nous enfaisons, et qu’on n’en jouit qu’autant qu’on s’en sert ou qu’on lesamasse pour les donner aux autres, et pas plus. Le ladre le plusrapace de ce monde aurait été guéri de son vice de convoitise, s’ilse fût trouvé à ma place ; car je possédais infiniment plusqu’il ne m’était loisible de dépenser. Je n’avais rien à désirer sice n’est quelques babioles qui me manquaient et qui pourtantm’auraient été d’une grande utilité. J’avais, comme je l’ai déjàconsigné, une petite somme de monnaie, tant en or qu’en argent,environ trente-six livres sterling : hélas ! cette tristevilenie restait là inutile ; je n’en avais que faire, et jepensais souvent en moi-même que j’en donnerais volontiers unepoignée pour quelques pipes à tabac ou un moulin à bras pour moudremon blé ; voire même que je donnerais le tout pour sixpenny de semence de navet et de carotted’Angleterre, ou pour une poignée de pois et de fèves et unebouteille d’encre. En ma situation je n’en pouvais tirer niavantage ni bénéfice : cela restait là dans un tiroir, celapendant la saison pluvieuse se moisissait à l’humidité de magrotte. J’aurais eu ce tiroir plein de diamants, que c’eût été lamême chose, et ils n’auraient pas eu plus de valeur pour moi, àcause de leur inutilité.

J’avais alors amené mon état de vie à être ensoi beaucoup plus heureux qu’il ne l’avait été premièrement, etbeaucoup plus heureux pour mon esprit et pour mon corps. Souvent jem’asseyais pour mon repas avec reconnaissance, et j’admirais lamain de la divine Providence qui m’avait ainsi dressé une tabledans le désert. Je m’étudiais à regarder plutôt le côté brillant dema condition que le côté sombre, et à considérer ce dont jejouissais plutôt que ce dont je manquais. Cela me donnaitquelquefois de secrètes consolations ineffables. J’appuie ici surce fait pour le bien inculquer dans l’esprit de ces gens mécontentsqui ne peuvent jouir confortablement des biens que Dieu leur adonnés, parce qu’ils tournent leurs regards et leur convoitise versdes choses qu’il ne leur a point départies. Touts nos tourments surce qui nous manque me semblent procéder du défaut de gratitude pource que nous avons.

Une autre réflexion m’était d’un grand usageet sans doute serait de même pour quiconque tomberait dans unedétresse semblable à la mienne : je comparais ma conditionprésente à celle à laquelle je m’étais premièrement attendu, voiremême avec ce qu’elle aurait nécessairement été, si la bonneprovidence de Dieu n’avait merveilleusement ordonné que le navireéchouât près du rivage, d’où non-seulement j’avais pu l’atteindre,mais où j’avais pu transporter tout ce que j’en avais tiré pour monsoulagement et mon bien-être ; et sans quoi j’aurais manquéd’outils pour travailler, d’armes pour ma défense et de poudre etde plomb pour me procurer ma nourriture.

Je passais des heures entières, je pourraisdire des jours entiers à me représenter sous la plus vive couleurce qu’il aurait fallu que je fisse, si je n’avais rien sauvé dunavire ; à me représenter que j’aurais pu ne rien attraperpour ma subsistance, si ce n’est quelques poissons et quelquestortues ; et toutefois, comme il s’était écoulé un temps assezlong avant que j’en eusse rencontré que nécessairement j’aurais dûpérir tout d’abord ; ou que si je n’avais pas péri j’aurais dûvivre comme un vrai Sauvage ; enfin à me représenter que, sij’avais tué une chèvre ou un oiseau par quelque stratagème, jen’aurais pu le dépecer ou l’ouvrir, l’écorcher, le vider ou ledécouper ; mais qu’il m’aurait fallu le ronger avec mes dentset le déchirer avec mes griffes, comme une bête.

Ces réflexions me rendaient très-sensible à labonté de la Providence envers moi et très-reconnaissant de macondition présente, malgré toutes ses misères et toutes sesdisgrâces. Je dois aussi recommander ce passage aux réflexions deceux qui sont sujets à dire dans leur infortune : –« Est-il une affliction semblable à lamienne ? » – Qu’ils considèrent combien est pirele sort de tant de gens, et combien le leur aurait pu être pire sila Providence l’avait jugé convenable.

Je faisais encore une autre réflexion quim’aidait aussi à repaître mon âme d’espérances ; je comparaisma condition présente avec celle que j’avais méritée et que j’avaisdroit d’attendre de la justice divine. J’avais mené une viemauvaise, entièrement dépouillée de toute connaissance et de toutecrainte de Dieu. J’avais été bien éduqué par mon père et mamère ; ni l’un ni l’autre n’avaient manqué de m’inspirer debonne heure un religieux respect de Dieu, le sentiment de mesdevoirs et de ce que la nature et ma fin demandaient de moi ;mais, hélas ! tombé bientôt dans la vie de marin, de toutesles vies la plus dénuée de la crainte de Dieu, quoiqu’elle soitsouvent face à face avec ses terreurs ; tombé, dis-je, debonne heure dans la vie et dans la société de marins, tout le peude religion que j’avais conservé avait été étouffé par lesdérisions de mes camarades, par un endurcissement et un mépris desdangers, par la vue de la mort devenue habituelle pour moi, par monabsence de toute occasion de m’entretenir si ce n’était avec mespareils, ou d’entendre quelque chose qui fût profitable ou quitendit au bien.

J’étais alors si dépourvu de tout ce qui estbien, du moindre sentiment de ce que j’étais ou devais être, quedans les plus grandes faveurs dont j’avais joui, – telles que mafuite de Sallé, l’accueil du capitaine portugais, le succès de maplantation au Brésil, la réception de ma cargaison d’Angleterre, –je n’avais pas eu une seule fois ces mots : –« Merci, ô mon Dieu ! » – ni dans lecœur ni à la bouche. Dans mes plus grandes détresses je n’avaisseulement jamais songé à l’implorer ou à lui dire : –« Seigneur, ayez pitié de moi ! » – Jene prononçais le nom de Dieu que pour jurer et blasphémer.

J’eus en mon esprit de terribles réflexionsdurant quelques mois, comme je l’ai déjà remarqué, surl’endurcissement et l’impiété de ma vie passée ; et, quand jesongeais à moi, et considérais quelle providence particulière avaitpris soin de moi depuis mon arrivée dans l’île, et combien Dieum’avait traité généreusement, non-seulement en me punissant moinsque ne le méritait mon iniquité, mais encore en pourvoyant siabondamment à ma subsistance, je concevais alors l’espoir que monrepentir était accepté et que je n’avais pas encore lassé lamiséricorde de Dieu.

J’accoutumais mon esprit non-seulement à larésignation aux volontés de Dieu dans la disposition descirconstances présentes, mais encore à une sincère gratitude de monsort, par ces sérieuses réflexions que, moi, qui étais encorevivant, je ne devais pas me plaindre, puisque je n’avais pas reçule juste châtiment de mes péchés ; que je jouissais de biendes faveurs que je n’aurais pu raisonnablement espérer en celieu ; que, bien loin de murmurer contre ma condition, jedevais en être fort aise, et rendre grâce chaque jour du painquotidien qui n’avait pu m’être envoyé que par une suite deprodiges ; que je devais considérer que j’avais été nourri parun miracle aussi grand que celui d’Élie nourri par lescorbeaux ; voire même par une longue série de miracles !enfin, que je pourrais à peine dans les parties inhabitées du mondenommer un lieu où j’eusse pu être jeté plus à mon avantage ;une place où, comme dans celle-ci, j’eusse été privé de toutesociété, ce qui d’un côté faisait mon affliction, mais où aussi jen’eusse trouvé ni bêtes féroces, ni loups, ni tigres furieux pourmenacer ma vie ; ni venimeuses, ni vénéneuses créatures dontj’eusse pu manger pour ma perte, ni Sauvages pour me massacrer etme dévorer.

En un mot, si d’un côté ma vie était une vied’affliction, de l’autre c’était une vie de miséricorde ; etil ne me manquait pour en faire une vie de bien-être que lesentiment de la bonté de Dieu et du soin qu’il prenait en cettesolitude d’être ma consolation de chaque jour. Puis ensuite jefaisais une juste récapitulation de toutes ces choses, je secouaismon âme, et je n’étais plus mélancolique.

Il y avait déjà si long-temps que j’étais dansl’île, que bien des choses que j’y avais apportées pour monsoulagement étaient ou entièrement finies ou très-usées et proched’être consommées.

Mon encre, comme je l’ai dit plus haut, tiraità sa fin depuis quelque temps, il ne m’en restait que très-peu, quede temps à autre j’augmentais avec de l’eau, jusqu’à ce qu’elledevint si pâle qu’à peine laissait-elle quelque apparence de noirsur le papier. Tant qu’elle dura j’en fis usage pour noter lesjours du mois où quelque chose de remarquable m’arrivait. Cemémorial du temps passé me fait ressouvenir qu’il y avait unétrange rapport de dates entre les divers événements qui m’étaientadvenus, et que si j’avais eu quelque penchant superstitieux àobserver des jours heureux et malheureux j’aurais eu lieu de leconsidérer avec un grand sentiment de curiosité.

D’abord, – je l’avais remarqué, – le même jouroù je rompis avec mon père et mes parents et m’enfuis à Hull pourm’embarquer, ce même jour, dans la suite, je fus pris par lecorsaire de Sallé et fait esclave.

Le même jour de l’année où j’échappai dunaufrage dans la rade d’Yarmouth, ce même jour, dans la suite, jem’échappai de Sallé dans un bateau.

Le même jour que je naquis, c’est-à-dire le 20septembre, le même jour ma vie fut sauvée vingt-six ans après,lorsque je fus jeté sur mon île. Ainsi ma vie coupable et ma viesolitaire ont commencé toutes deux le même jour.

La première chose consommée après mon encrefut le pain, je veux dire le biscuit que j’avais tiré du navire. Jel’avais ménagé avec une extrême réserve, ne m’allouant qu’une seulegalette par jour durant à peu près une année. Néanmoins je fus unan entier sans pain avant que d’avoir du blé de mon crû. Et granderaison j’avais d’être reconnaissant d’en avoir, sa venue étant,comme on l’a vu, presque miraculeuse.

Mes habits aussi commençaient à s’user ;quant au linge je n’en avais plus depuis long-temps, exceptéquelques chemises rayées que j’avais trouvées dans les coffres desmatelots, et que je conservais soigneusement, parce que souvent jene pouvais endurer d’autres vêtements qu’une chemise. Ce fut uneexcellente chose pour moi que j’en eusse environ trois douzainesparmi les hardes des marins du navire, où se trouvaient aussiquelques grosses houppelandes de matelots, que je laissais enréserve parce qu’elles étaient trop chaudes pour les porter. Bienqu’il est vrai les chaleurs fussent si violentes que je n’avais pasbesoin d’habits, cependant je ne pouvais aller entièrement nu etquand bien même je l’eusse voulu, ce qui n’était pas. Quoique jefusse tout seul, je n’en pouvais seulement supporter la pensée.

SÉJOUR SUR LA COLLINE

La raison pour laquelle je ne pouvais allertout-à-fait nu, c’est que l’ardeur du soleil m’était plusinsupportable quand j’étais ainsi que lorsque j’avais quelquesvêtements. La grande chaleur me faisait même souvent venir desampoules sur la peau ; mais quand je portais une chemise, levent l’agitait et soufflait par-dessous, et je me trouvaisdoublement au frais. Je ne pus pas davantage m’accoutumer à allerau soleil sans un bonnet ou un chapeau : ses rayons dardent siviolemment dans ces climats, qu’en tombant d’aplomb sur ma tête,ils me donnaient immédiatement des migraines, qui se dissipaientaussitôt que je m’étais couvert.

À ces fins je commençai de songer à mettre unpeu d’ordre dans les quelques haillons que j’appelais desvêtements. J’avais usé toutes mes vestes : il me fallait alorsessayer à me fabriquer des jaquettes avec de grandes houppelandeset les autres effets semblables que je pouvais avoir. Je me misdonc à faire le métier de tailleur, ou plutôt de ravaudeur, car jefaisais de la piteuse besogne. Néanmoins je vins à bout de bâtirdeux ou trois casaques, dont j’espérais me servir long-temps. Quantaux caleçons, ou hauts-de-chausses, je les fis d’une façon vraimentpitoyable.

J’ai noté que je conservais les peaux de toutsles animaux que je tuais, des bêtes à quatre pieds, veux-je dire.Comme je les étendais au soleil sur des bâtons, quelques-unesétaient devenues si sèches et si dures qu’elles n’étaient bonnes àrien ; mais d’autres me furent réellement très-profitables. Lapremière chose que je fis de ces peaux fut un grand bonnet, avec lepoil tourné en dehors pour rejeter la pluie ; et je m’enacquittai si bien qu’aussitôt après j’entrepris un habillement toutentier, c’est-à-dire une casaque et des hauts-de-chausses ouvertsaux genoux, le tout fort lâche, car ces vêtements devaient meservir plutôt contre la chaleur que contre le froid. Je dois avouerqu’ils étaient très-méchamment faits ; si j’étais mauvaischarpentier, j’étais encore plus mauvais tailleur. Néanmoins ils mefurent d’un fort bon usage ; et quand j’étais en course, s’ilvenait à pleuvoir, le poil de ma casaque et de mon bonnet étantextérieur, j’étais parfaitement garanti.

J’employai ensuite beaucoup de temps et depeines à me fabriquer un parasol, dont véritablement j’avais grandbesoin et grande envie, J’en avais vu faire au Brésil, où ils sontd’une très-grande utilité dans les chaleurs excessives qui s’y fontsentir, et celles que je ressentais en mon île étaient pour lemoins tout aussi fortes, puisqu’elle est plus proche de l’équateur.En somme, fort souvent obligé d’aller au loin, c’était pour moi uneexcellente chose par les pluies comme par les chaleurs. Je pris unepeine infinie, et je fus extrêmement long-temps sans rien pouvoirfaire qui y ressemblât. Après même que j’eus pensé avoir atteintmon but, j’en gâtai deux ou trois avant d’en trouver à mafantaisie. Enfin j’en façonnai un qui y répondait assez bien. Laprincipale difficulté fut de le rendre fermant ; car sij’eusse pu l’étendre et n’eusse pu le ployer, il m’aurait toujoursfallu le porter au-dessus de ma tête, ce qui eût été impraticable.Enfin, ainsi que je le disais, j’en fis un qui m’agréaitassez ; je le couvris de peau, le poil en dehors, de sortequ’il rejetait la pluie comme un auvent, et repoussait si bien lesoleil, que je pouvais marcher dans le temps le plus chaud avecplus d’agrément que je ne le faisais auparavant dans le temps leplus frais. Quand je n’en avais pas besoin je le fermais et leportais sous mon bras.

Je vivais ainsi très-confortablement ;mon esprit s’était calmé en se résignant à la volonté de Dieu, etje m’abandonnais entièrement aux dispositions de sa providence.Cela rendait même ma vie meilleure que la vie sociale ; carlorsque je venais à regretter le manque de conversation, je medisais : – « Converser ainsi mutuellement avec mespropres pensées et avec mon Créateur lui-même par mes élancementset mes prières, n’est-ce pas bien préférable à la plus grandejouissance de la société des hommes ? »

Je ne saurais dire qu’après ceci, durant cinqannées, rien d’extraordinaire me soit advenu. Ma vie suivit le mêmecours dans la même situation et dans les mêmes lieux qu’auparavant.Outre la culture annuelle de mon orge et de mon riz et la récoltede mes raisins, – je gardais de l’un et de l’autre toujours assezpour avoir devant moi une provision d’un an ; – outre cetravail annuel, dis-je, et mes sorties journalières avec mon fusil,j’eus une occupation principale, la construction d’une piroguequ’enfin je terminai, et que, par un canal que je creusai large desix pieds et profond de quatre, j’amenai dans la crique, éloignéed’un demi-mille environ. Pour la première, si démesurément grande,que j’avais entreprise sans considérer d’abord, comme je l’eusse dûfaire, si je pourrais la mettre à flot, me trouvant toujours dansl’impossibilité de l’amener jusqu’à l’eau ou d’amener l’eau jusqu’àelle, je fus obligé de la laisser où elle était, comme uncommémoratif pour m’enseigner à être plus sage la prochaine fois.Au fait, cette prochaine fois, bien que je n’eusse pu trouver unarbre convenable, bien qu’il fût dans un lieu où je ne pouvaisconduire l’eau, et, comme je l’ai dit, à une distance d’environ undemi-mille, ni voyant point la chose impraticable, je ne vouluspoint l’abandonner. Je fus à peu près deux ans à ce travail, dontje ne me plaignis jamais, soutenu par l’espérance d’avoir unebarque et de pouvoir enfin gagner la haute mer.

Cependant quand ma petite pirogue futterminée, sa dimension ne répondit point du tout au dessein quej’avais eu en vue en entreprenant la première, c’est-à-dire degagner la terre ferme, éloignée d’environ quarante milles. Lapetitesse de mon embarcation mit donc fin à projet, et je n’ypensai plus ; mais je résolus de faire le tour de l’île.J’étais allé sur un seul point de l’autre côté, en prenant latraverse dans les terres, ainsi que je l’ai déjà narré, et lesdécouvertes que j’avais faites en ce voyage m’avaient rendutrès-curieux de voir les autres parties des côtes. Comme alors rienne s’y opposait, je ne songeai plus qu’à faire cettereconnaissance.

Dans ce dessein, et pour que je pusse opérerplus sûrement et plus régulièrement, j’adaptai un petit mât à mapirogue, et je fis une voile de quelques pièces de celles du naviremises en magasin et que j’avais en grande quantité par-deversmoi.

Ayant ajusté mon mât et ma voile, je fisl’essai de ma barque, et je trouvai qu’elle cinglait très-bien. Àses deux extrémités je construisis alors de petits équipets et depetits coffres pour enfermer mes provisions, mes munitions, et lesgarantir de la pluie et des éclaboussures de la mer ; puis jecreusai une longue cachette où pouvait tenir mon mousquet, et je larecouvris d’un abattant pour le garantir de toute humidité.

À la poupe je plaçais mon parasol, fiché dansune carlingue comme un mât, pour me défendre de l’ardeur du soleilet me servir de tendelet ; équipé de la sorte, je faisais detemps en temps une promenade sur mer, mais je n’allais pas loin etne m’éloignais pas de la crique. Enfin, impatient de connaître lacirconférence de mon petit Royaume, je me décidai à faire cevoyage, et j’avitaillai ma pirogue en conséquence. J’y embarquaideux douzaines de mes pains d’orge, que je devrais plutôt appelerdes gâteaux, – un pot de terre empli de riz sec, dont je faisaisune grande consommation, une petite bouteille de rum, unemoitié de chèvre, de la poudre et du plomb pour m’en procurerdavantage, et deux grandes houppelandes, de celles dont j’ai déjàfait mention et que j’avais trouvées dans les coffres des matelots.Je les pris, l’une pour me coucher dessus et l’autre pour mecouvrir pendant la nuit.

Ce fut le 6 novembre, l’an sixième de monRègne ou de ma Captivité, comme il vous plaira, que je me mis enroute pour ce voyage, qui fut beaucoup plus long que je ne m’yétais attendu ; car, bien que l’île elle-même ne fût pastrès-large, quand je parvins à sa côte orientale, je trouvai ungrand récif de rochers s’étendant à deux lieues en mer, les unsau-dessus, les autres en dessous l’eau, et par-delà un banc desable à sec qui se prolongeait à plus d’une demi-lieue ; desorte que je fus obligé de faire un grand détour pour doubler cettepointe.

Quand je découvris ce récif, je fus sur lepoint de renoncer à mon entreprise et de rebrousser chemin, nesachant pas de combien il faudrait m’avancer au large, etpar-dessus tout comment je pourrais revenir. Je jetai donc l’ancre,car je m’en étais fait une avec un morceau de grappin brisé quej’avais tiré du navire.

Ayant mis en sûreté ma pirogue, je pris monmousquet, j’allai à terre, et je gravis sur une colline quisemblait commander ce cap. Là j’en découvris toute l’étendue, et jerésolus de m’aventurer.

En examinant la mer du haut de cette éminence,j’apperçus un rapide, je dirai même un furieux courant qui portaità l’Est et qui serrait la pointe. J’en pris une ample connaissance,parce qu’il me semblait y avoir quelque péril, et qu’y étant unefois tombé, entraîné par sa violence, je ne pourrais plus regagnermon île. Vraiment, si je n’eusse pas eu la précaution de monter surcette colline, je crois que les choses se seraient ainsipassées ; car le même courant régnait du l’autre côté del’île, seulement il s’en tenait à une plus grande distance. Jereconnus aussi qu’il y avait un violent remous sous la terre. Jen’avais donc rien autre à faire qu’à éviter le premier courant,pour me trouver aussitôt dans un remous.

Je séjournai cependant deux jours sur cettecolline, parce que le vent, qui soufflait assez fort Est-Sud-Est,contrariait le courant et formait de violents brisants contre lecap. Il n’était donc sûr pour moi ni de côtoyer le rivage à causedu ressac, ni de gagner le large à cause du courant.

Le troisième jour au matin, le vent s’étantabattu durant la nuit, la mer étant calme, je m’aventurai. Que cecisoit une leçon pour les pilotes ignorants et téméraires ! Àpeine eus-je atteint le cap, – je n’étais pas éloigné de la terrede la longueur de mon embarcation, – que je me trouvai dans deseaux profondes et dans un courant rapide comme l’écluse d’unmoulin. Il drossa ma pirogue avec une telle violence, que tout ceque je pus faire ne put la retenir près du rivage, et de plus enplus il m’emporta loin du remous, que je laissai à ma gauche. Commeil n’y avait point de vent pour me seconder, tout ce que je faisaisavec mes pagaies ne signifiait rien. Alors je commençais à mecroire perdu ; car, les courants régnant des deux côtés del’île, je n’ignorais pas qu’à la distance de quelques lieues ilsdevaient se rejoindre, et que là ce serait irrévocablement fait demoi. N’entrevoyant aucune possibilité d’en réchapper, je n’avaisdevant moi que l’image de la mort, et l’espoir, non d’êtresubmergé, car la mer était assez calme, mais de périr de faim.J’avais trouvé, il est vrai sur le rivage une grosse tortue dontj’avais presque ma charge, et que j’avais embarquée ; j’avaisune grande jarre d’eau douce, une jarre, c’est-à-dire un de mespots de terre ; mais qu’était tout cela si je venais à êtredrossé au milieu du vaste Océan, où j’avais l’assurance de ne pointrencontrer de terres, ni continent ni île, avant mille lieues toutau moins ?

Je compris alors combien il est facile à laprovidence de Dieu de rendre pire la plus misérable condition del’humanité. Je me représentais alors mon île solitaire et isoléecomme le lieu le plus séduisant du monde, et l’unique bonheur quesouhaitât mon cœur était d’y rentrer. Plein de ce brûlant désir, jetendais mes bras vers elle. – « Heureuxdésert, m’écriais-je, je ne te verrai doncplus ! Ô misérable créature ! Oùvas-tu ? »

POOR ROBIN CRUSOE, WHERE AREYOU ?

Alors je me reprochai mon esprit ingrat.Combien de fois avais-je murmuré contre ma conditionsolitaire ! Que n’aurais-je pas donné à cette heure pourremettre le pied sur la plage ? Ainsi nous ne voyons jamais levéritable état de notre position avant qu’il n’ait été renduévident par des fortunes contraires, et nous n’apprécions nosjouissances qu’après que nous les avons perdues. Il serait à peinepossible d’imaginer quelle était ma consternation en me voyant loinde mon île bien-aimée, – telle elle m’apparaissait alors, – emportéau milieu du vaste Océan. J’en étais éloigné de plus de deuxlieues, et je désespérais à tout jamais de la revoir. Cependant jetravaillai toujours rudement, jusqu’à ce que mes forces fussent àpeu près épuisées, dirigeant du mieux que je pouvais ma piroguevers le Nord, c’est-à-dire au côté Nord du courant où se trouvaitle remous. Dans le milieu de la journée, lorsque le soleil passa auméridien, je crus sentir sur mon visage une brise légère venant duSud-Sud-Est. Cela me remit un peu de courage au cœur, surtout quandau bout d’une demi-heure environ il s’éleva au joli frais. En cemoment j’étais à une distance effroyable de mon île, et si lemoindre nuage ou la moindre brume fût survenue, je me serais égarédans ma route ; car, n’ayant point à bord de compas de mer, jen’aurais su comment gouverner pour mon île si je l’avais une foisperdue de vue. Mais le temps continuant à être beau, je redressaimon mât, j’aplestai ma voile et portai le cap au Nord autant quepossible pour sortir du courant.

À peine avais-je dressé mon mât et ma voile, àpeine la pirogue commençait-elle à forcer au plus près, que jem’apperçus par la limpidité de l’eau que quelque changement allaitsurvenir dans le courant, car l’eau était trouble dans les endroitsles plus violents. En remarquant la clarté de l’eau, je sentis lecourant qui s’affaiblissait, et au même instant je vis à l’Est, àun demi-mille environ, la mer qui déferlait contre les roches. Cesroches partageaient le courant en deux parties. La plus grandecourait encore au Sud, laissant les roches au Nord-Est ;tandis que l’autre repoussée par l’écueil formait un remous rapidequi portait avec force vers le Nord-Ouest.

Ceux qui savent ce que c’est que de recevoirsa grâce sur l’échelle, d’être sauvé de la main des brigands justeau moment d’être égorgé, ou qui se sont trouvés en d’équivalentesextrémités, ceux-là seulement peuvent concevoir ce que fut alors masurprise de joie, avec quel empressement je plaçai ma pirogue dansla direction de ce remous, avec quelle hâte, la brise fraîchissant,je lui tendis ma voile, et courus joyeusement vent arrière, drossépar un reflux impétueux.

Ce remous me ramena d’une lieue dans monchemin, directement vers mon île, mais à deux lieues plus au Nordque le courant qui m’avait d’abord drossé. De sorte qu’enapprochant de l’île je me trouvai vers sa côte septentrionale,c’est-à-dire à son extrémité opposée à celle d’où j’étaisparti.

Quand j’eus fait un peu plus d’une lieue àl’aide de ce courant ou de ce remous, je sentis qu’il était passéet qu’il ne me portait plus. Je trouvai toutefois qu’étant entredeux courants, celui au Sud qui m’avait entraîné, et celui au Nordqui s’éloignait du premier de deux lieues environ sur l’autre côté,je trouvai, dis-je, à l’Ouest de l’île, l’eau tout-à-fait calme etdormante. La brise m’étant toujours favorable, je continuai donc degouverner directement pour l’île, mais je ne faisais plus un grandsillage, comme auparavant.

Vers quatre heures du soir, étant à une lieueenviron de mon île, je trouvai que la pointe de rochers cause detout ce malencontre, s’avançant vers le Sud, comme il est décritplus haut, et rejetant le courant plus au Midi, avait formé d’ellemême un autre remous vers le Nord. Ce remous me parut très-fort etporter directement dans le chemin de ma course, qui était Ouestmais presque plein Nord. À la faveur d’un bon frais, je cinglai àtravers ce remous, obliquement au Nord-Ouest, et en une heurej’arrivai à un mille de la côte. L’eau était calme : j’eusbientôt gagné le rivage.

Dès que je fus à terre je tombai à genoux, jeremerciai Dieu de ma délivrance, résolu d’abandonner toutes penséesde fuite sur ma pirogue ; et, après m’être rafraîchi avec ceque j’avais de provisions, je la hâlai tout contre le bord, dansune petite anse que j’avais découverte sous quelques arbres, et memis à sommeiller, épuisé par le travail et la fatigue duvoyage.

J’étais fort embarrassé de savoir commentrevenir à la maison avec ma pirogue. J’avais couru trop de dangers,je connaissais trop bien le cas, pour penser tenter mon retour parle chemin que j’avais pris en venant ; et ce que pouvait êtrel’autre côté, – l’Ouest, veux-je dire, – je l’ignorais et nevoulais plus courir de nouveaux hasards. Je me déterminai donc,mais seulement dans la matinée, à longer le rivage du côté ducouchant, pour chercher une crique où je pourrais mettre ma frégateen sûreté, afin de la retrouver si je venais à en avoir besoin.Ayant côtoyé la terre pendant trois milles ou environ, je découvrisune très-bonne baie, profonde d’un mille et allant en serétrécissant jusqu’à l’embouchure d’un petit ruisseau. Là jetrouvai pour mon embarcation un excellent port, où elle était commedans une darse qui eût été faite tout exprès pour elle. Je l’yplaçai, et l’ayant parfaitement abritée, je mis pied à terre pourregarder autour de moi et voir où j’étais.

Je reconnus bientôt que j’avais quelque peudépassé le lieu où j’étais allé lors de mon voyage à pied sur cerivage ; et, ne retirant de ma pirogue que mon mousquet et monparasol, car il faisait excessivement chaud, je me mis en marche.La route était assez agréable, après le trajet que je venais defaire et j’atteignis sur le soir mon ancienne tonnelle, où jetrouvai chaque chose comme je l’avais laissé : je lamaintenais toujours en bon ordre : car c’était, ainsi que jel’ai déjà dit, ma maison de campagne.

Je passai par-dessus la palissade, et je mecouchai à l’ombre pour reposer mes membres. J’étais harassé, jem’endormis bientôt. Mais jugez si vous le pouvez, vous qui lisezmon histoire, quelle dut être ma surprise quand je fus arraché àmon sommeil par une voix qui m’appela plusieurs fois par monnom : – « Robin, Robin, Robin Crusoé, pauvreRobinson Crusoé ! Où êtes-vous ? –, Robin Crusoé ?Où êtes-vous ? Où êtes-vous allé ? »

J’étais si profondément endormi, fatiguéd’avoir ramé, ou pagayé, comme cela s’appelle, toute la premièrepartie du jour et marché durant toute l’autre, que je ne meréveillai pas entièrement. Je flottais entre le sommeil et leréveil, je croyais songer que quelqu’un me parlait. Comme la voixcontinuait de répéter : « Robin Crusoé, RobinCrusoé », – je m’éveillai enfin tout-à-fait,horriblement épouvanté et dans la plus grande consternation. Mais àpeine eus-je ouvert les yeux que je vis mon Pollperché sur la cime de la haie, et reconnus aussitôt que c’était luiqui me parlait. Car c’était justement le langage lamentable quej’avais coutume de lui tenir et de lui apprendre ; et luil’avait si bien retenu, qu’il venait se poser sur mon doigt,approcher son bec de mon visage, et crier : –« Pauvre Robin Crusoé, où êtes-vous ? où êtes-vousallé ? comment êtes-vous venu ici ? » – etautres choses semblables que je lui avais enseignées.

Cependant, bien que j’eusse reconnu quec’était le perroquet, et qu’au fait ce ne pouvait être personned’autre, je fus assez long-temps à me remettre. J’étais étonné quecet animal fût venu là, et je cherchais quand et comment il y étaitvenu, plutôt qu’ailleurs. Lorsque je fus bien assuré que ce n’étaitpersonne d’autre que mon fidèle Poll, je lui tendis lamain, je l’appelai par son nom, Poll ; etl’aimable oiseau vint à moi, se posa sur mon pouce, comme il avaithabitude de faire, et continua de me dire : –« Pauvre Robin Crusoé, comment êtes-vous venu là, oùêtes-vous allé ? – » juste comme s’il eût étéenchanté de me revoir ; et je l’emportai ainsi avec moi aulogis.

J’avais alors pour quelque temps tout moncontent de courses sur mer ; j’en avais bien assez pourdemeurer tranquille quelques jours et réfléchir sur les dangers quej’avais courus. J’aurais été fort aise d’avoir ma pirogue sur moncôté de l’île, mais je ne voyais pas qu’il fût possible de l’yamener. Quant à la côte orientale que j’avais parcourue, j’étaispayé pour ne plus m’y aventurer ; rien que d’y penser mon cœurse serrait et mon sang se glaçait dans mes veines ; et pourl’autre côté de l’île, j’ignorais ce qu’il pouvait être ;mais, en supposant que le courant portât contre le rivage avec lamême force qu’à l’Est, je pouvais courir le même risque d’êtredrossé, et emporté loin de l’île ainsi que je l’avais été déjà.Toutes ces raisons firent que je me résignai à me passer de mapirogue, quoiqu’elle fût le produit de tant de mois de travail pourla faire et de tant de mois pour la lancer.

Dans cette sagesse d’esprit je vécus près d’unan, d’une vie retirée et sédentaire, comme on peut bien sel’imaginer. Mes pensées étant parfaitement accommodées à macondition, et m’étant tout-à-fait consolé en m’abandonnant auxdispensations de la Providence, sauf l’absence de société, jepensais mener une vie réellement heureuse en touts points.

Durant cet intervalle je me perfectionnai danstouts les travaux mécaniques auxquels mes besoins me forçaient dem’appliquer, et je serais porté à croire, considérant surtoutcombien j’avais peu d’outils que j’aurais pu faire un très-boncharpentier.

J’arrivai en outre à une perfection inespéréeen poterie de terre, et j’imaginai assez bien de la fabriquer avecune roue, ce que je trouvai infiniment mieux et plus commode, parceque je donnais une forme ronde et bien proportionnée aux mêmeschoses que je faisais auparavant hideuses à voir. Mais jamais je nefus plus glorieux, je pense, de mon propre ouvrage, plus joyeux dequelque découverte, que lorsque je parvins à me façonner une pipe.Quoique fort laide, fort grossière et en terre cuite rouge commemes autres poteries, elle était cependant ferme et dure, etaspirait très-bien, ce dont j’éprouvai une excessive satisfaction,car j’avais toujours eu l’habitude de fumer. À bord de notre navireil se trouvait bien des pipes, mais j’avais premièrement négligé deles prendre, ne sachant pas qu’il y eût du tabac dans l’île, etplus tard, quand je refouillai le bâtiment, je ne pus mettre lamain sur aucune.

Je fis aussi de grands progrès envannerie ; je tressai, aussi bien que mon invention me lepermettait, une multitude de corbeilles nécessaires, qui, bienqu’elles ne fussent pas fort élégantes, ne laissaient pas de m’êtrefort commodes pour entreposer bien des choses et en transporterd’autres à la maison. Par exemple, si je tuais au loin une chèvre,je la suspendais à un arbre, je l’écorchais, je l’habillais, et jela coupais en morceau, que j’apportais au logis, dans unecorbeille ; de même pour une tortue : je l’ouvrais, jeprenais ses œufs et une pièce ou deux de sa chair, ce qui étaitbien suffisant pour moi, je les emportais dans un panier, etj’abandonnais tout le reste. De grandes et profondes corbeilles meservaient de granges pour mon blé que j’égrainais et vannaistoujours aussitôt qu’il était sec, et de grandes mannes meservaient de grainiers.

ROBINSON ET SA COUR

Je commençai alors à m’appercevoir que mapoudre diminuait considérablement : c’était une perte àlaquelle il m’était impossible de suppléer ; je me mis àsonger sérieusement à ce qu’il faudrait que je fisse quand je n’enaurais plus, c’est-à-dire à ce qu’il faudrait que je fisse pourtuer des chèvres. J’avais bien, comme je l’ai rapporté, dans latroisième année de mon séjour, pris une petite bique, que j’avaisapprivoisée, dans l’espoir d’attraper un biquet, mais je n’y pusparvenir par aucun moyen avant que ma bique ne fût devenue unevieille chèvre. Mon cœur répugna toujours à la tuer : ellemourut de vieillesse.

J’étais alors dans la onzième année de marésidence, et, comme je l’ai dit, mes munitions commençaient àbaisser : je m’appliquai à inventer quelque stratagème pourtraquer et empiéger des chèvres, et pour voir si je ne pourrais pasen attraper quelques-unes vivantes. J’avais besoin par-dessus toutd’une grande bique avec son cabri.

À cet effet je fis des traquenards pour leshapper : elles s’y prirent plus d’une fois sans doute ;mais, comme les garnitures n’en étaient pas bonnes, – je n’avaispoint de fil d’archal, – je les trouvai toujours rompues et mesamorces mangées.

Je résolus d’essayer à les prendre au moyend’une trappe. Je creusai donc dans la terre plusieurs grandesfosses dans les endroits où elles avaient coutume de paître, et surces fosses je plaçai des claies de ma façon, chargées d’un poidsénorme. Plusieurs fois j’y semai des épis d’orge et du riz sec sansy pratiquer de bascule, et je reconnus aisément par l’empreinte deleurs pieds que les chèvres y étaient venues. Finalement, une nuit,je dressai trois trappes, et le lendemain matin je les retrouvaitoutes tendues, bien que les amorces fussent mangées. C’étaitvraiment décourageant. Néanmoins je changeai mon système detrappe ; et, pour ne point vous fatiguer par trop de détails,un matin, allant visiter mes piéges, je trouvai dans l’un d’eux unvieux bouc énorme, et dans un autre trois chevreaux, mâle et deuxfemelles.

Quant au vieux bouc, je n’en savais quefaire : il était si farouche que je n’osais descendre dans safosse pour tâcher de l’emmener en vie, ce que pourtant je désiraisbeaucoup. J’aurais pu le tuer, mais cela n’était point mon affaireet ne répondait point à mes vues. Je le tirai donc à moitié dehors,et il s’enfuit comme s’il eût été fou d’épouvante. Je ne savais pasalors, ce que j’appris plus tard, que la faim peut apprivoiser mêmeun lion. Si je l’avais laissé là trois ou quatre jours sansnourriture, et qu’ensuite je lui eusse apporté un peu d’eau à boireet quelque peu de blé, il se serait privé comme un des biquets, carces animaux sont pleins d’intelligence et de docilité quand on enuse bien avec eux.

Quoi qu’il en soit, je le laissai partir, n’ensachant pas alors davantage. Puis j’allai aux trois chevreaux, et,les prenant un à un, je les attachai ensemble avec des cordons etles amenai au logis, non sans beaucoup de peine.

Il se passa un temps assez long avant qu’ilsvoulussent manger ; mais le bon grain que je leur jetais lestenta, et ils commencèrent à se familiariser. Je reconnus alorsque, pour me nourrir de la viande de chèvre, quand je n’aurais plusni poudre ni plomb, il me fallait faire multiplier des chèvresapprivoisées, et que par ce moyen je pourrais en avoir un troupeauautour de ma maison.

Mais il me vint incontinent à la pensée que sije ne tenais point mes chevreaux hors de l’atteinte des boucsétrangers, ils redeviendraient sauvages en grandissant, et que,pour les préserver de ce contact, il me fallait avoir un terrainbien défendu par une haie ou palissade, que ceux du dedans nepourraient franchir et que ceux du dehors ne pourraient forcer.

L’entreprise était grande pour un seul homme,mais une nécessité absolue m’enjoignait de l’exécuter. Mon premiersoin fut de chercher une pièce de terre convenable c’est-à-dire oùil y eût de l’herbage pour leur pâture, de l’eau pour les abreuveret de l’ombre pour les garder du soleil.

Ceux qui s’entendent à faire ces sortesd’enclos trouveront que ce fut une maladresse de choisir pour placeconvenable, dans une prairie ou savane, –comme on dit dans nos colonies occidentales, – un lieu plat etouvert, ombragé à l’une de ses extrémités, et où serpentaient deuxou trois filets d’eau ; ils ne pourront, dis-je, s’empêcher desourire de ma prévoyance quand je leur dirai que je commençai laclôture de ce terrain de telle manière, que ma haie ou ma palissadeaurait eu au moins deux milles de circonférence. Ce n’était pas enla dimension de cette palissade que gisait l’extravagance de monprojet, car elle aurait eu dix milles que j’avais assez de tempspour la faire, mais en ce que je n’avais pas considéré que meschèvres seraient tout aussi sauvages dans un si vaste enclos, quesi elles eussent été en liberté dans l’île, et que dans un si grandespace je ne pourrais les attraper.

Ma haie était commencée, et il y en avait biencinquante verges d’achevées lorsque cette pensée me vint. Jem’arrêtai aussitôt, et je résolus de n’enclorre que cent cinquanteverges en longueur et cent verges en largeur, espace suffisant pourcontenir tout autant de chèvres que je pourrais en avoir pendant untemps raisonnable, étant toujours à même d’agrandir mon parcsuivant que mon troupeau s’accroîtrait.

C’était agir avec prudence, et je me mis àl’œuvre avec courage. Je fus trois mois environ à entourer cettepremière pièce. Jusqu’à ce que ce fût achevé je fis paître lestrois chevreaux, avec des entraves aux pieds, dans le meilleurpacage et aussi près de moi que possible, pour les rendrefamiliers. Très-souvent je leur portais quelques épis d’orge et unepoignée de riz, qu’ils mangeaient dans ma main. Si bien qu’aprèsl’achèvement de mon enclos, lorsque je les eus débarrassés de leursliens, ils me suivaient partout, bêlant après moi pour avoir unepoignée de grains.

Ceci répondit à mon dessein, et au bout d’unan et demi environ j’eus un troupeau de douze têtes : boucs,chèvres et chevreaux ; et deux ans après j’en eusquarante-trois, quoique j’en eusse pris et tué plusieurs pour manourriture. J’entourai ensuite cinq autres pièces de terre à leurusage, y pratiquant de petits parcs où je les faisais entrer pourles prendre quand j’en avais besoin, et des portes pour communiquerd’un enclos à l’autre.

Ce ne fut pas tout ; car alors j’eus àmanger quand bon me semblait, non-seulement la viande de meschèvres, mais leur lait, chose à laquelle je n’avais pas songé dansle commencement, et qui lorsqu’elle me vint à l’esprit me causa unejoie vraiment inopinée. J’établis aussitôt ma laiterie, etquelquefois en une journée j’obtins jusqu’à deux gallons de lait.La nature, qui donne aux créatures les aliments qui leur sontnécessaires, leur suggère en même temps les moyens d’en faireusage. Ainsi, moi, qui n’avais jamais trait une vache, encore moinsune chèvre, qui n’avais jamais vu faire ni beurre ni fromage, jeparvins, après il est vrai beaucoup d’essais infructueux, à fairetrès-promptement et très-adroitement et du beurre et du fromage, etdepuis je n’en eus jamais faute.

Que notre sublime Créateur peut traitermiséricordieusement ses créatures, même dans ces conditions oùelles semblent être plongées dans la désolation ! Qu’il saitadoucir nos plus grandes amertumes, et nous donner occasion de leglorifier du fond même de nos cachots ! Quelle table ilm’avait dressée dans le désert, où je n’avais d’abord entrevu quela faim et la mort !

Un stoïcien eût souri de me voir assis à dînerau milieu de ma petite famille. Là régnait ma Majesté le Prince etSeigneur de toute l’île : – j’avais droit de vie et de mortsur touts mes sujets ; je pouvais les pendre, les vider, leurdonner et leur reprendre leur liberté. Point de rebelles parmi mespeuples !

Seul, ainsi qu’un Roi, je dînais entouré demes courtisans ! Poll, comme s’il eût été monfavori, avait seul la permission de me parler ; mon chien, quiétait alors devenu vieux et infirme, et qui n’avait point trouvé decompagne de son espèce pour multiplier sa race, était toujoursassis à ma droite ; mes deux chats étaient sur la table, l’und’un côté et l’autre de l’autre, attendant le morceau que de tempsen temps ma main leur donnait comme une marque de faveurspéciale.

Ces deux chats n’étaient pas ceux que j’avaisapportés du navire : ils étaient morts et avaient été enterrésde mes propres mains proche de mon habitation ; mais l’und’eux ayant eu des petits de je ne sais quelle espèce d’animal,j’avais apprivoisé et conservé ces deux-là, tandis que les autrescouraient sauvages dans les bois et par la suite me devinrent fortincommodes Ils s’introduisaient souvent chez moi et me pillaienttellement, que je fus obligé de tirer sur eux et d’en exterminer ungrand nombre. Enfin ils m’abandonnèrent, moi et ma Cour, au milieude laquelle je vivais de cette manière somptueuse, ne désirant rienqu’un peu plus de société : peu de temps après ceci je fus surle point d’avoir beaucoup trop.

J’étais assez impatient comme je l’ai déjàfait observer d’avoir ma pirogue à mon service, mais je ne mesouciais pas de courir de nouveau le hasard ; c’est pour celaque quelquefois je m’ingéniais pour trouver moyen de lui fairefaire le tour de l’île, et que d’autres fois je me résignais assezbien à m’en passer. Mais j’avais une étrange envie d’aller à lapointe où, dans ma dernière course, j’avais gravi sur une colline,pour reconnaître la côte et la direction du courant, afin de voirce que j’avais à faire. Ce désir augmentait de jour en jour ;je résolus enfin de m’y rendre par terre en suivant le long durivage : ce que je fis. – Si quelqu’un venait à rencontrer enAngleterre un homme tel que j’étais, il serait épouvanté ou il sepâmerait de rire. Souvent je m’arrêtais pour me contemplermoi-même, et je ne pouvais m’empêcher de sourire à la pensée detraverser le Yorkshire dans un pareil équipage. Parl’esquisse suivante on peut se former une idée de mafigure :

J’avais un bonnet grand, haut, informe, etfait de peau de chèvre, avec une basque tombant derrière pour megarantir du soleil et empêcher l’eau de la pluie de me ruisselerdans le cou. Rien n’est plus dangereux en ces climats que delaisser pénétrer la pluie entre sa chair et ses vêtements.

J’avais une jaquette courte, également de peaude chèvre, dont les pans descendaient à mi-cuisse, et une paire dehauts-de-chausses ouverts aux genoux. Ces hauts-de-chausses étaientfaits de la peau d’un vieux bouc dont le poil pendait si bas detouts côtés, qu’il me venait, comme un pantalon, jusqu’à mi-jambe.De bas et de souliers je n’en avais point ; mais je m’étaisfait une paire de quelque chose, je sais à peine quel nom luidonner, assez semblable à des brodequins collant à mes jambes et selaçant sur le côté comme des guêtres : c’était, de même quetout le reste de mes vêtements, d’une forme vraiment barbare.

J’avais un large ceinturon de peau de chèvredesséchée, qui s’attachait avec deux courroies au lieu deboucles ; en guise d’épée et de dague j’y appendais d’un côtéune petite scie et de l’autre une hache. J’avais en outre unbaudrier qui s’attachait de la même manière et passait par-dessusmon épaule. À son extrémité, sous mon bras gauche, pendaient deuxpoches faites aussi de peau de chèvre : dans l’une je mettaisma poudre et dans l’autre mon plomb. Sur mon dos je portais unecorbeille, sur mon épaule un mousquet, et sur ma tête mon grandvilain parasol de peau de bouc, qui pourtant, après mon fusil,était la chose la plus nécessaire de mon équipage.

LE VESTIGE

Quant à mon visage, son teint n’était vraimentpas aussi hâlé qu’on l’aurait pu croire d’un homme qui n’en prenaitaucun soin et qui vivait à neuf ou dix degrés de l’équateur.J’avais d’abord laissé croître ma barbe jusqu’à la longueur d’unquart d’aune ; mais, comme j’avais des ciseaux et des rasoirs,je la coupais alors assez courte, excepté celle qui poussait sur malèvre supérieure, et que j’avais arrangée en manière de grossesmoustaches à la mahométane, telles qu’à Sallé j’en avais vu àquelques Turcs ; car, bien que les Turcs en aient, les Mauresn’en portent point. Je ne dirai pas que ces moustaches ou ces crocsétaient assez longs pour y suspendre mon chapeau, mais ils étaientd’une longueur et d’une forme assez monstrueuses pour qu’enAngleterre ils eussent paru effroyables.

Mais que tout ceci soit dit en passant, car matenue devait être si peu remarquée, qu’elle n’était pas pour moiune chose importante : je n’y reviendrai plus. Dans cetaccoutrement je partis donc pour mon nouveau voyage, qui me retintabsent cinq ou six jours. Je marchai d’abord le long du rivage dela mer, droit vers le lieu où la première fois j’avais mis mapirogue à l’ancre pour gravir sur les roches. N’ayant pas, commealors, de barque à mettre en sûreté, je me rendis par le plus courtchemin sur la même colline ; d’où, jetant mes regards vers lapointe de rochers que j’avais eu à doubler avec ma pirogue, commeje l’ai narré plus haut, je fus surpris de voir la mer tout-à-faitcalme et douce : là comme en toute autre place point declapotage, point de mouvement, point de courant.

J’étais étrangement embarrassé pourm’expliquer ce changement, et je résolus de demeurer quelque tempsen observation pour voir s’il n’était point occasionné par lamarée. Je ne tardai pas à être au fait, c’est-à-dire à reconnaîtreque le reflux, partant de l’Ouest et se joignant au cours des eauxde quelque grand fleuve, devait être la cause de ce courant ;et que, selon la force du vent qui soufflait de l’Ouest ou du Nord,il s’approchait ou s’éloignait du rivage. Je restai aux aguetsjusqu’au soir, et lorsque le reflux arriva, du haut des rochers jerevis le courant comme la première fois, mais il se tenait à unedemi-lieue de la pointe ; tandis qu’en ma mésaventure ils’était tellement approché du bord qu’il m’avait entraîné avec lui,ce qu’en ce moment il n’aurait pu faire.

Je conclus de cette observation qu’enremarquant le temps du flot et du jusant de la marée, il me seraittrès-aisé de ramener mon embarcation. Mais quand je voulus entamerce dessein, mon esprit fut pris de terreur au souvenir du péril quej’avais essuyé, et je ne pus me décider à l’entreprendre. Bien aucontraire, je pris la résolution, plus sûre mais plus laborieuse,de me construire ou plutôt de me creuser une autre pirogue, et d’enavoir ainsi une pour chaque côté de l’île.

Vous n’ignorez pas que j’avais alors, si jepuis m’exprimer ainsi, deux plantations dans l’île : l’uneétait ma petite forteresse ou ma tente, entourée de sa muraille aupied du rocher, avec son arrière grotte, que j’avais en ce temps-làagrandie de plusieurs chambres donnant l’une dans l’autre. Dansl’une d’elles, celle qui était la moins humide et la plus grande,et qui avait une porte en dehors de mon retranchement, c’est-à-direun peu au-delà de l’endroit où il rejoignait le rocher, je tenaisles grands pots de terre dont j’ai parlé avec détail, et quatorzeou quinze grandes corbeilles de la contenance de cinq ou sixboisseaux, où je conservais mes provisions, surtout mon blé, soitégrainé soit en épis séparés de la paille.

Pour ce qui est de mon enceinte, les longspieux ou palis dont elle avait été faite autrefois avaient crûcomme des arbres et étaient devenus si gros et si touffus qu’il eûtété impossible de s’appercevoir qu’ils masquaient unehabitation.

Près de cette demeure, mais un peu plus avantdans le pays et dans un terrain moins élevé, j’avais deux pièces àblé, que je cultivais et ensemençais exactement, et qui merendaient exactement leur moisson en saison opportune. Si j’avaiseu besoin d’une plus grande quantité de grains, j’avais d’autresterres adjacentes propres à être emblavées.

Outre cela j’avais ma maison de campagne, quipour lors était une assez belle plantation. Là se trouvait matonnelle, que j’entretenais avec soin, c’est-à-dire que je tenaisla haie qui l’entourait constamment émondée à la même hauteur, etson échelle toujours postée en son lieu, sur le côté intérieur del’enceinte. Pour les arbres, qui d’abord n’avaient été que despieux, mais qui étaient devenus hauts et forts, je les entretenaiset les élaguais de manière à ce qu’ils pussent s’étendre, croîtreépais et touffus, et former un agréable ombrage, ce qu’ilsfaisaient tout-à-fait à mon gré. Au milieu de cette tonnelle matente demeurait toujours dressée ; c’était une pièce de voiletendue sur des perches plantées tout exprès, et qui n’avaientjamais besoin d’être réparées ou renouvelées. Sous cette tente jem’étais fait un lit de repos avec les peaux de touts les animauxque j’avais tués, et avec d’autres choses molles sur lesquellesj’avais étendu une couverture provenant des strapontins que j’avaissauvés du vaisseau, et une grande houppelande qui servait à mecouvrir. Voilà donc la maison de campagne où je me rendais toutesles fois que j’avais occasion de m’absenter de mon principalmanoir.

Adjacent à ceci j’avais mon parc pour monbétail, c’est-à-dire pour mes chèvres. Comme j’avais pris une peineinconcevable pour l’enceindre et le protéger, désireux de voir saclôture parfaite, je ne m’étais arrêté qu’après avoir garni le côtéextérieur de la haie de tant de petits pieux plantés si près l’unde l’autre, que c’était plus une palissade qu’une haie, et qu’àpeine y pouvait-on fourrer la main. Ces pieux, ayant poussé dès lasaison pluvieuse qui suivit, avaient rendu avec le temps cetteclôture aussi forte, plus forte même que la meilleure muraille.

Ces travaux témoignent que je n’étais pasoisif et que je n’épargnais pas mes peines pour accomplir tout cequi semblait nécessaire à mon bien-être ; car je considéraisque l’entretien d’une race d’animaux domestiques à ma dispositionm’assurerait un magasin vivant de viande, de lait, de beurre et defromage pour tout le temps, que je serais en ce lieu, dussé-je yvivre quarante ans ; et que la conservation de cette racedépendait entièrement de la perfection de mes clôtures, qui, sommetoute, me réussirent si bien, que dès la première pousse des petitspieux je fus obligé, tant ils étaient plantés dru, d’en arracherquelques-uns.

Dans ce canton croissaient aussi les vignesd’où je tirais pour l’hiver ma principale provision de raisins, queje conservais toujours avec beaucoup de soin, comme le meilleur etle plus délicat de touts mes aliments. C’était un mangernon-seulement agréable, mais sain, médicinal, nutritif etrafraîchissant au plus haut degré.

Comme d’ailleurs cet endroit se trouvait àmi-chemin de mon autre habitation et du lieu où j’avais laissé mapirogue, je m’y arrêtais habituellement, et j’y couchais dans mescourses de l’un à l’autre ; car je visitais fréquemment detout ce qui en dépendait. Quelquefois je la montais et je voguaispour me divertir, mais je ne faisais plus de voyagesaventureux ; à peine allais-je à plus d’un ou deux jets depierre du rivage, tant je redoutais d’être entraîné de nouveau pardes courants, le vent ou quelque autre malencontre. – Mais me voiciarrivé à une nouvelle scène de ma vie.

Il advint qu’un jour, vers midi, commej’allais à ma pirogue, je fus excessivement surpris en découvrantle vestige humain d’un pied nu parfaitement empreint sur le sable.Je m’arrêtai court, comme frappé de la foudre, ou comme si j’eusseentrevu un fantôme. J’écoutai, je regardai autour de moi, mais jen’entendis rien ni ne vis rien. Je montai sur un tertre pour jeterau loin mes regards, puis je revins sur le rivage et descendisjusqu’à la rive. Elle était solitaire, et je ne pus rencontreraucun autre vestige que celui-là. J’y retournai encore pourm’assurer s’il n’y en avait pas quelque autre, ou si ce n’étaitpoint une illusion ; mais non, le doute n’était pointpossible : car c’était bien l’empreinte d’un pied, l’orteil,le talon, enfin toutes les parties d’un pied. Comment cela était-ilvenu là ? je ne le savais ni ne pouvais l’imaginer. Aprèsmille pensées désordonnées, comme un homme confondu, égaré, jem’enfuis à ma forteresse, ne sentant pas, comme on dit, la terre oùje marchais. Horriblement épouvanté, je regardais derrière moitouts les deux ou trois pas, me méprenant à chaque arbre, à chaquebuisson, et transformant en homme chaque tronc dans l’éloignement.– Il n’est pas possible de décrire les formes diverses dont uneimagination frappée revêt touts les objets. Combien d’idéesextravagantes me vinrent à la tête ! Que d’étranges etd’absurdes bizarreries assaillirent mon esprit durant lechemin !

Quand j’arrivai à mon château, car c’est ainsique je le nommai toujours depuis lors, je m’y jetai comme un hommepoursuivi. Y rentrai-je d’emblée par l’échelle ou par l’ouverturedans le roc que j’appelais une porte, je ne puis me le remémorer,car jamais lièvre effrayé ne se cacha, car jamais renard ne seterra avec plus d’effroi que moi dans cette retraite.

Je ne pus dormir de la nuit. À mesure que jem’éloignais de la cause de ma terreur, mes craintes augmentaient,contrairement à toute loi des choses et surtout à la marche,ordinaire de la peur chez les animaux. J’étais toujours si troubléde mes propres imaginations que je n’entrevoyais rien que desinistre. Quelquefois je me figurais qu’il fallait que ce fût lediable, et j’appuyais cette supposition sur ce raisonnement :Comment quelque autre chose ayant forme humaine aurait-elle puparvenir en cet endroit ? Où était le vaisseau qui l’auraitamenée ? Quelle trace y avait-il de quelque autre pas ?et comment était-il possible qu’un homme fût venu là ? Maisd’un autre côté je retombais dans le même embarras quand je medemandais pourquoi Satan se serait incarné en un semblable lieu,sans autre but que celui de laisser une empreinte de son pied, cequi même n’était pas un but, car il ne pouvait avoir l’assuranceque je la rencontrerais. Je considérai d’ailleurs que le diableaurait eu pour m’épouvanter bien d’autres moyens que la simplemarque de son pied ; et que, lorsque je vivais tout-à-fait del’autre côté de l’île, il n’aurait pas été assez simple pourlaisser un vestige dans un lieu où il y avait dix mille à pariercontre un que je ne le verrais pas, et qui plus est, sur du sableoù la première vague de la mer et la première rafale pouvaientl’effacer totalement. En un mot, tout cela me semblaitcontradictoire en soi, et avec toutes les idées communément admisessur la subtilité du démon.

Quantité de raisons semblables détournèrentmon esprit de toute appréhension du diable ; et je conclus quece devaient être de plus dangereuses créatures, c’est-à-dire desSauvages de la terre ferme située à l’opposite, qui, rôdant en merdans leurs pirogues, avaient été entraînés par les courants ou lesvents contraires, et jetés sur mon île ; d’où, après êtredescendus au rivage, ils étaient repartis, ne se souciant sansdoute pas plus de rester sur cette île déserte que je ne me seraissoucié moi-même de les y avoir.

LES OSSEMENTS

Pendant que ces réflexions roulaient en monesprit, je rendais grâce au Ciel de ce que j’avais été assezheureux pour ne pas me trouver alors dans ces environs, et pourqu’ils n’eussent pas apperçu mon embarcation ; car ils enauraient certainement conclu qu’il y avait des habitants en cetteplace, ce qui peut-être aurait pu les porter à pousser leursrecherches jusqu’à moi. – Puis de terribles pensées assaillaientmon esprit : j’imaginais qu’ayant découvert mon bateau etreconnu par là que l’île était habitée, ils reviendraientassurément en plus grand nombre, et me dévoreraient ; que,s’il advenait que je pusse me soustraire, toutefois ilstrouveraient mon enclos, détruiraient tout mon blé, emmèneraienttout mon troupeau de chèvres : ce qui me condamnerait à mourirde faim.

La crainte bannissait ainsi de mon âme toutmon religieux espoir, toute ma première confiance en Dieu, fondéesur la merveilleuse expérience que j’avais faite de sa bonté ;comme si Celui qui jusqu’à cette heure m’avait nourrimiraculeusement n’avait pas la puissance de me conserver les biensque sa libéralité avait amassés pour moi. Dans cette inquiétude, jeme reprochai de n’avoir semé du blé que pour un an, que juste cedont j’avais besoin jusqu’à la saison prochaine, comme s’il nepouvait point arriver un accident qui détruisît ma moisson enherbe ; et je trouvai ce reproche si mérité que je résolusd’avoir à l’avenir deux ou trois années de blé devant moi, pourn’être pas, quoi qu’il pût advenir, réduit à périr faute depain.

Quelle œuvre étrange et bizarre de laProvidence que la vie de l’homme ! Par combien de voiessecrètes et contraires les circonstances diverses neprécipitent-elles pas nos affections ! Aujourd’hui nous aimonsce que demain nous haïrons ; aujourd’hui nous recherchons ceque nous fuirons demain ; aujourd’hui nous désirons ce quidemain nous fera peur, je dirai même trembler à la seuleappréhension ! J’étais alors un vivant et manifeste exemple decette vérité ; car moi, dont la seule affliction était de mevoir banni de la société humaine, seul, entouré par le vaste Océan,retranché de l’humanité et condamné à ce que j’appelais une viesilencieuse ; moi qui étais un homme que le Ciel jugeaitindigne d’être compté parmi les vivants et de figurer parmi lereste de ses créatures ; moi pour qui la vue d’un être de monespèce aurait semblé un retour de la mort à la vie, et la plusgrande bénédiction qu’après ma félicité éternelle le Ciel lui-mêmepût m’accorder ; moi, dis-je, je tremblais à la seule idée devoir un homme, et j’étais près de m’enfoncer sous terre à cetteombre, à cette apparence muette qu’un homme avait mis le pied dansl’île !

Voilà les vicissitudes de la vie humaine,voilà ce qui me donna de nombreux et de curieux sujets deméditation quand je fus un peu revenu de ma première stupeur. – Jeconsidérai alors que c’était l’infiniment sage et bonne providencede Dieu qui m’avait condamné à cet état de vie ; qu’incapablede pénétrer les desseins de la sagesse divine à mon égard, je nepouvais pas décliner la souveraineté d’un Être qui, comme monCréateur, avait le droit incontestable et absolu de disposer de moià son bon plaisir, et qui pareillement avait le pouvoir judiciairede me condamner, moi, sa créature, qui l’avais offensé, auchâtiment qu’il jugeait convenable ; et que je devais merésigner à supporter sa colère, puisque j’avais péché contrelui.

Puis je fis réflexion que Dieu, non-seulementéquitable, mais tout puissant, pouvait me délivrer de même qu’ilm’avait puni et affligé quand il l’avait jugé convenable, et que,s’il ne jugeait pas convenable de le faire, mon devoir était de merésigner entièrement et absolument à sa volonté. D’ailleurs, ilétait aussi de mon devoir d’espérer en lui, de l’implorer, et de melaisser aller tranquillement aux mouvements et aux inspirations desa providence de chaque jour.

Ces pensées m’occupèrent des heures, desjours, je puis dire même des semaines et des mois, et je n’ensaurais omettre cet effet particulier : un matin, detrès-bonne heure, étant couché dans mon lit, l’âme préoccupée de ladangereuse apparition des Sauvages, je me trouvais dans un profondabattement, quand tout-à-coup me revinrent en l’esprit ces parolesde la Sainte Écriture : – « Invoque-moi au jour deton affliction, et je te délivrerai, et tu meglorifieras. »

Là-dessus je me levai, non-seulement le cœurempli de joie et de courage, mais porté à prier Dieu avec ferveurpour ma délivrance. Lorsque j’eus achevé ma prière, je pris maBible, et, en l’ouvrant, le premier passage qui s’offrit à ma vuefut celui-ci : – « Sers le Seigneur, et aie boncourage, et il fortifiera ton cœur ; sers, dis-je, leSeigneur. » – Il serait impossible d’exprimer combiences paroles me réconfortèrent. Plein de reconnaissance, je posai lelivre, et je ne fus plus triste au moins à ce sujet.

Au milieu de ces pensées, de cesappréhensions et de ces méditations, il me vint un jour en l’espritque je m’étais créé des chimères, et que le vestige de ce paspouvait bien être une empreinte faite sur le rivage par mon proprepied en me rendant à ma pirogue. Cette idée contribua aussi à meranimer : je commençai à me persuader que ce n’était qu’uneillusion, et que ce pas était réellement le mien. N’avais-je pas puprendre ce chemin, soit en allant à ma pirogue soit enrevenant ? D’ailleurs je reconnus qu’il me serait impossiblede me rappeler si cette route était ou n’était pas celle quej’avais prise ; et je compris que, si cette marque était biencelle de mon pied, j’avais joué le rôle de ces fous qui s’évertuentà faire des histoires de spectres et d’apparitions dont ilsfinissent eux-mêmes par être plus effrayés que tout autre.

 

Je repris donc courage, et je regardai dehorsen tapinois. N’étant pas sorti de mon château depuis trois jours ettrois nuits, je commençais à languir de besoin : je n’avaisplus chez moi que quelques biscuits d’orge et de l’eau. Je songeaialors que mes chèvres avaient grand besoin que je les trayasse, –ce qui était ordinairement ma récréation du soir, – et que lespauvres bêtes devaient avoir bien souffert de cet abandon. Au faitquelques-unes s’en trouvèrent fort incommodées : leur laitavait tari.

Raffermi par la croyance que ce n’était rienque le vestige de l’un de mes propres pieds, – je pouvais donc direavec vérité que j’avais eu peur de mon ombre, – je me risquai àsortir et j’allai à ma maison des champs pour traire montroupeau ; mais, à voir avec quelle peur j’avançais, regardantsouvent derrière moi, près à chaque instant de laisser là macorbeille et de m’enfuir pour sauver ma vie, on m’aurait pris pourun homme troublé par une mauvaise conscience, ou sous le coup d’unhorrible effroi : ce qui, au fait, était vrai.

Toutefois, ayant fait ainsi cette coursependant deux ou trois jours, je m’enhardis et me confirmai dans lesentiment que j’avais été dupe de mon imagination. Je ne pouvaiscependant me le persuader complètement avant de retourner aurivage, avant de revoir l’empreinte de ce pas, de le mesurer avecle mien, de m’assurer s’il avait quelque similitude ou quelqueconformité, afin que je pusse être convaincu que c’était bien làmon pied. Mais quand j’arrivai au lieu même, je reconnusqu’évidemment, lorsque j’avais abrité ma pirogue, je n’avais pupasser par là ni aux environs. Bien plus, lorsque j’en vins àmesurer la marque, je trouvai qu’elle était de beaucoup plus largeque mon pied. Ce double désappointement remplit ma tête denouvelles imaginations et mon cœur de la plus profonde mélancolie.Un frisson me saisit comme si j’eusse eu la fièvre, et je m’enretournai chez moi, plein de l’idée qu’un homme ou des hommesétaient descendus sur ce rivage, ou que l’île était habitée, et queje pouvais être pris à l’improviste. Mais que faire pour masécurité ? je ne savais.

Oh ! quelles absurdes résolutions prendun homme quand il est possédé de la peur ! Elle lui ôtel’usage des moyens de salut que lui offre la raison. La premièrechose que je me proposai fut de jeter à bas mes clôtures, de rendreà la vie sauvage des bois mon bétail apprivoisé, de peur quel’ennemi, venant à le découvrir, ne se prît à fréquenter l’île,dans l’espoir de trouver un semblable butin. Il va sans direqu’après cela je devais bouleverser mes deux champs de blé, pourqu’il ne fût point attiré par cet appât, et démolir ma tonnelle etma tente afin qu’il ne pût trouver nul vestige de mon habitationqui l’eût excité à pousser ses recherches, dans l’espoir derencontrer les habitants de l’île.

Ce fut là le sujet de mes réflexions pendantla nuit qui suivit mon retour à la maison, quand les appréhensionsqui s’étaient emparées de mon esprit étaient encore dans toute leurforce, ainsi que les vapeurs de mon cerveau. La crainte du dangerest dix mille fois plus effrayante que le danger lui-même, et noustrouvons le poids de l’anxiété plus lourd de beaucoup que le malque nous redoutons. Mais le pire dans tout cela, c’est que dans montrouble je ne tirais plus aucun secours de la résignation. J’étaissemblable à Saül, qui se plaignait non-seulement de ce que lesPhilistins étaient sur lui, mais que Dieu l’avait abandonné ;je n’employais plus les moyens propres à rasséréner mon âme encriant à Dieu dans ma détresse, et en me reposant pour ma défenseet mon Salut sur sa providence, comme j’avais fait auparavant. Sije l’avais fait, j’aurais au moins supporté plus courageusementcette nouvelle alarme, et peut-être l’aurais-je bravée avec plus derésolution.

Ce trouble de mes pensées me tint éveillétoute la nuit, mais je m’endormis dans la matinée. La fatigue demon âme et l’épuisement de mes esprits me procurèrent un sommeiltrès-profond, et je me réveillai beaucoup plus calme. Je commençaialors à raisonner de sens rassis, et, après un long débat avecmoi-même, je conclus que cette île, si agréable, si fertile et siproche de la terre ferme que j’avais vue, n’était pas aussiabandonnée que je l’avais cru ; qu’à la vérité il n’y avaitpoint d’habitants fixes qui vécussent sur ce rivage, maisqu’assurément des embarcations y venaient quelquefois du continent,soit avec dessein, soit poussées par les vents contraires.

Ayant vécu quinze années dans ce lieu, etn’ayant point encore rencontré l’ombre d’une créature humaine, ilétait donc probable que si quelquefois on relâchait à cette île, onse rembarquait aussi tôt que possible, puisqu’on ne l’avait pointjugée propre à s’y établir jusque alors.

Le plus grand danger que j’avais à redouterc’était donc une semblable descente accidentelle des gens de laterre ferme, qui, selon toute apparence, abordant à cette îlecontre leur gré, s’en éloignaient avec toute la hâte possible, etn’y passaient que rarement la nuit pour attendre le retour du jouret de la marée. Ainsi je n’avais rien autre à faire qu’à me ménagerune retraite sûre pour le cas où je verrais prendre terre à desSauvages.

Je commençai alors à me repentir d’avoircreusé ma grotte, et de lui avoir donné une issue qui aboutissait,comme je l’ai dit, au-delà de l’endroit où ma fortificationjoignait le rocher. Après mûre délibération, je résolus de me faireun second retranchement en demi-cercle, à quelque distance de mamuraille, juste où douze ans auparavant j’avais planté un doublerang d’arbres dont il a été fait mention. Ces arbres avaient étéplacés si près les uns des autres qu’il n’était besoin qued’enfoncer entre eux quelques poteaux pour en faire aussitôt unemuraille épaisse et forte.

EMBUSCADE

De cette manière j’eus un doublerempart : celui du dehors était renforcé de pièces decharpente, de vieux câbles, et de tout ce que j’avais jugé propre àle consolider, et percé de sept meurtrières assez larges pourpasser le bras. Du côté extérieur je l’épaissis de dix pieds, enamoncelant contre toute la terre que j’extrayais de ma grotte, eten piétinant dessus. Dans les sept meurtrières j’imaginai de placerles mousquets que j’ai dit avoir sauvés du navire au nombre desept, et de les monter en guise de canons sur des espècesd’affûts ; de sorte que je pouvais en deux minutes faire feude toute mon artillerie. Je fus plusieurs grands mois à achever cerempart, et cependant je ne me crus point en sûreté qu’il ne fûtfini.

Cet ouvrage terminé, pour le masquer, jefichai dans tout le terrain environnant des bâtons ou des pieux dece bois semblable à l’osier qui croissait si facilement. Je croisque j’en plantai bien près de vingt mille, tout en réservant entreeux et mon rempart une assez grande esplanade pour découvrirl’ennemi et pour qu’il ne pût, à la faveur de ces jeunes arbres, sitoutefois il le tentait, se glisser jusqu’au pied de ma murailleextérieure.

Au bout de deux ans j’eus un fourré épais, etau bout de cinq ou six ans j’eus devant ma demeure un bocage quiavait crû si prodigieusement dru et fort, qu’il était vraimentimpénétrable. Âme qui vive ne se serait jamais imaginé qu’il y eûtquelque chose par derrière, et surtout une habitation. Comme je nem’étais point réservé d’avenue, je me servais pour entrer et sortirde deux échelles : avec la première je montais à un endroitpeu élevé du rocher, où il y avait place pour poser laseconde ; et quand je les avais retirées toutes les deux, ilétait de toute impossibilité à un homme de venir à moi sans seblesser ; et quand même il eût pu y parvenir, il se seraitencore trouvé au-delà de ma muraille extérieure.

C’est ainsi que je pris pour ma propreconservation toutes les mesures que la prudence humaine pouvait mesuggérer, et l’on verra par la suite qu’elles n’étaient pasentièrement dénuées de justes raisons. Je ne prévoyais rien alorscependant qui ne me fût soufflé par la peur.

Durant ces travaux je n’étais pas tout-à-faitinsouciant de mes autres affaires ; je m’intéressais surtout àmon petit troupeau de chèvres, qui non-seulement suppléait à mesbesoins présents et commençait à me suffire, sans aucune dépense depoudre et de plomb, mais encore m’exemptait des fatigues de lachasse. Je ne me souciais nullement de perdre de pareils avantageset de rassembler un troupeau sur de nouveaux frais.

Après de longues considérations à ce sujet, jene pus trouver que deux moyens de le préserver : le premierétait de chercher quelque autre emplacement convenable pour creuserune caverne sous terre, où je l’enfermerais toutes les nuits ;et le second d’enclorre deux ou trois petits terrains éloignés lesuns des autres et aussi cachés que possible, dans chacun desquelsje pusse parquer une demi-douzaine de chèvres ; afin que, s’iladvenait quelque désastre au troupeau principal, je pusse lerétablir en peu de temps et avec peu de peine. Quoique ce dernierdessein demandât beaucoup de temps et de travail, il me parut leplus raisonnable.

En conséquence j’employai quelques jours àparcourir les parties les plus retirées de l’île, et je fis choixd’un lieu aussi caché que je le désirais. C’était un petit terrainhumide au milieu de ces bois épais et profonds où, comme je l’aidit, j’avais failli à me perdre autrefois en essayant à lestraverser pour revenir de la côte orientale de l’île. Il y avait làune clairière de près de trois acres, si bien entourée de bois quec’était presque un enclos naturel, qui, pour son achèvement,n’exigeait donc pas autant de travail que les premiers, que j’avaisfaits si péniblement.

Je me mis aussitôt à l’ouvrage, et en moinsd’un mois j’eus si bien enfermé cette pièce de terre, que montroupeau ou ma harde, appelez-le comme il vous plaira, qui dès lorsn’était plus sauvage, pouvait s’y trouver assez bien en sûreté. J’yconduisis sans plus de délai dix chèvres et deux boucs ; aprèsquoi je continuai à perfectionner cette clôture jusqu’à ce qu’ellefût aussi solide que l’autre. Toutefois, comme je la fis plus àloisir, elle m’emporta beaucoup plus de temps.

La seule rencontre d’un vestige de piedd’homme me coûta tout ce travail : je n’avais point encoreapperçu de créature humaine ; et voici que depuis deux ans jevivais dans des transes qui rendaient ma vie beaucoup moinsconfortable qu’auparavant, et que peuvent seuls imaginer ceux quisavent ce que c’est que d’être perpétuellement dans les réseaux dela peur. Je remarquerai ici avec chagrin que les troubles de monesprit influaient extrêmement sur mes soins religieux ; car,la crainte et la frayeur de tomber entre les mains des Sauvages etdes cannibales accablaient tellement mon cœur, que je me trouvaisrarement en état de m’adresser à mon Créateur, au moins avec cecalme rassis et cette résignation d’âme qui m’avaient étéhabituels. Je ne priais Dieu que dans un grand abattement et dansune douloureuse oppression, j’étais plein de l’imminence du péril,je m’attendais chaque soir, à être massacré et dévoré avant la finde la nuit. Je puis affirmer par ma propre expérience qu’un cœurrempli de paix, de reconnaissance, d’amour et d’affection, estbeaucoup plus propre à la prière qu’un cœur plein de terreur et deconfusion ; et que, sous la crainte d’un malheur prochain, unhomme n’est pas plus capable d’accomplir ses devoirs envers Dieuqu’il n’est capable de repentance sur le lit de mort. Les troublesaffectant l’esprit comme les souffrances affectent le corps, ilsdoivent être nécessairement un aussi grand empêchement que lesmaladies : prier Dieu est purement un acte de l’esprit.

Mais poursuivons. – Après avoir mis en sûretéune partie de ma petite provision vivante, je parcourus toute l’îlepour chercher un autre lieu secret propre à recevoir un pareildépôt. Un jour, m’avançant vers la pointe occidentale de l’île plusque je ne l’avais jamais fait et promenant mes regards sur la mer,je crus appercevoir une embarcation qui voguait à une grandedistance. J’avais trouvé une ou deux lunettes d’approche dans undes coffres de matelot que j’avais sauvés de notre navire, mais jene les avais point sur moi, et l’objet était si éloigné que je nepus le distinguer, quoique j’y tinsse mes yeux attachés jusqu’à cequ’ils fussent incapables de regarder plus long-temps. Était-ce oun’était-ce pas un bateau ? je ne sais ; mais endescendant de la colline où j’étais monté, je perdis l’objet de vueet n’y songeai plus ; seulement je pris la résolution de neplus sortir sans une lunette dans ma poche.

Quand je fus arrivé au bas de la colline, àl’extrémité de l’île, où vraiment je n’étais jamais allé, je fustout aussitôt convaincu qu’un vestige de pied d’homme n’était pasune chose aussi étrange en ce lieu que je l’imaginais. – Si par uneprovidence spéciale je n’avais pas été jeté sur le côté de l’île oùles Sauvages ne venaient jamais, il m’aurait été facile de savoirque rien n’était plus ordinaire aux canots du continent, quand illeur advenait de s’éloigner un peu trop en haute mer, de relâcher àcette portion de mon île ; en outre, que souvent ces Sauvagesse rencontraient dans leurs pirogues, se livraient des combats, etque les vainqueurs menaient leurs prisonniers sur ce rivage, oùsuivant l’horrible coutume cannibale, ils les tuaient et s’enrepaissaient, ainsi qu’on le verra plus tard.

Quand je fus descendu de la colline, à lapointe Sud-Ouest de l’île, comme je le disais tout-à-l’heure, jefus profondément atterré. Il me serait impossible d’exprimerl’horreur qui s’empara de mon âme à l’aspect du rivage, jonché decrânes, de mains, de pieds et autres ossements. Je remarquaisurtout une place où l’on avait fait du feu, et un banc creusé enrond dans la terre, comme l’arène d’un combat de coqs, où sansdoute ces misérables Sauvages s’étaient placés pour leur atrocefestin de chair humaine.

Je fus si stupéfié à cette vue qu’ellesuspendit pour quelque temps l’idée de mes propres dangers :toutes mes appréhensions étaient étouffées sous les impressions queme donnaient un tel abyme d’infernale brutalité et l’horreur d’unetelle dégradation de la nature humaine. J’avais bien souvententendu parler de cela, mais jusque-là je n’avais jamais été siprès de cet horrible spectacle. J’en détournai la face, mon cœur sesouleva, et je serais tombé en faiblesse si la nature ne m’avaitsoulagé aussitôt par un violent vomissement. Revenu à moi-même, jene pus rester plus long-temps en ce lieu ; je remontai entoute hâte sur la colline, et je me dirigeai vers ma demeure.

Quand je me fus un peu éloigné de cette partiede l’île, je m’arrêtai tout court comme anéanti. En recouvrant messens, dans toute l’affection de mon âme, je levai au Ciel mes yeuxpleins de larmes, et je remerciai Dieu de ce qu’il m’avait faitnaître dans une partie du monde étrangère à d’aussi abominablescréatures, et de ce que dans ma condition, que j’avais estimée simisérable, il m’avait donné tant de consolations que je devaisplutôt l’en remercier que m’en plaindre ; et par-dessus toutde ce que dans mon infortune même j’avais été réconforté par saconnaissance et par l’espoir de ses bénédictions : félicitéqui compensait et au-delà toutes les misères que j’avais soufferteset que je pouvais souffrir encore.

Plein de ces sentiments de gratitude, jerevins à mon château, et je commençai à être beaucoup plustranquille sur ma position que je ne l’avais jamais été ; carje remarquai que ces misérables ne venaient jamais dans l’île à larecherche de quelque butin, n’ayant ni besoin ni souci de cequ’elle pouvait renfermer, et ne s’attendant pas à y trouverquelque chose, après avoir plusieurs fois, sans doute, exploré lapartie couverte et boisée sans y rien découvrir à leur convenance.– J’avais été plus de dix-huit ans sans rencontrer le moindrevestige d’une créature humaine. Retiré comme je l’étais alors, jepouvais bien encore en passer dix-huit autres, si je ne metrahissais moi-même, ce que je pouvais facilement éviter. Ma seuleaffaire était donc de me tenir toujours parfaitement caché oùj’étais, à moins que je ne vinsse à trouver des hommes meilleursque l’espèce cannibale, des hommes auxquels je pourrais me faireconnaître.

Toutefois je conçus une telle horreur de cesexécrables Sauvages et de leur atroce coutume de se manger les unsles autres, de s’entre-dévorer, que je restai sombre et pensif, etme séquestrai dans mon propre district durant au moins deux ans.Quand je dis mon propre district, j’entends par cela mes troisplantations : mon château, mamaison de campagne, que j’appelais matonnelle, et mes parcs dans les bois, où jen’allais absolument que pour mes chèvres ; car l’aversion quela nature me donnait pour ces abominables Sauvages était telle queje redoutais leur vue autant que celle du diable. Je ne visitai pasune seule fois ma pirogue pendant tout ce temps, mais je commençaide songer à m’en faire une autre ; car je n’aurais pas voulutenter de naviguer autour de l’île pour ramener cette embarcationdans mes parages, de peur d’être rencontré en mer par quelquesSauvages : je savais trop bien quel aurait été mon sort sij’eusse eu le malheur de tomber entre leurs mains.

Le temps néanmoins et l’assurance où j’étaisde ne courir aucun risque d’être découvert dissipèrent mon anxiété,et je recommençai à vivre tranquillement, avec cette différence quej’usais de plus de précautions, que j’avais l’œil plus au guet, etque j’évitais de tirer mon mousquet, de peur d’être entendu desSauvages s’il s’en trouvait dans l’île.

DIGRESSION HISTORIQUE

C’était donc une chose fort heureuse pour moique je ne fusse pourvu d’une race de chèvres domestiques, afin dene pas être dans la nécessité de chasser au tir dans les bois. Sipar la suite j’attrapai encore quelques chèvres, ce ne fut qu’aumoyen de trappes et de traquenards ; car je restai bien deuxans sans tirer une seule fois mon mousquet, quoique je ne sortissejamais sans cette arme. Des trois pistolets que j’avais sauvés dunavire, j’en portais toujours au moins deux à ma ceinture de peaude chèvre. J’avais fourbi un de mes grands coutelas que j’avaisaussi tirés du vaisseau, et je m’étais fait un ceinturon pour lemettre. J’étais vraiment formidable à voir dans mes sorties, sil’on ajoute à la première description que j’ai faite de moi-mêmeles deux pistolets et le grand sabre qui sans fourreau pendait àmon côté.

Les choses se gouvernèrent ainsi quelquetemps. Sauf ces précautions, j’avais repris mon premier genre devie calme et paisible. Je fus de plus en plus amené à reconnaîtrecombien ma condition était loin d’être misérable au prix dequelques autres même de beaucoup d’autres qui, s’il eût plu à Dieu,auraient pu être aussi mon sort ; et je fis cette réflexion,qu’il y aurait peu de murmures parmi les hommes, quelle que soitleur situation, s’ils se portaient à la reconnaissance en comparantleur existence avec celles qui sont pires, plutôt que de nourrirleurs plaintes en jetant sans cesse les regards sur de plusheureuses positions.

Comme peu de chose alors me faisait réellementfaute, je pense que les frayeurs où m’avaient plongé ces méchantsSauvages et le soin que j’avais pris de ma propre conservationavaient émoussé mon esprit imaginatif dans la recherche de monbien-être. J’avais même négligé un excellent projet qui m’avaitautrefois occupé : celui d’essayer à faire de la drège unepartie de mon orge et de brasser de la bière. C’était vraiment undessein bizarre, dont je me reprochais souvent la naïveté ;car je voyais parfaitement qu’il me manquerait pour son exécution,bien, des choses nécessaires auxquelles il me serait impossible desuppléer : d’abord je n’avais point de tonneaux pour conserverma bière ; et, comme je l’ai déjà fait observer, j’avaisemployé plusieurs jours, plusieurs semaines, voire même plusieursmois, à essayer d’en construire, mais tout-à-fait en vain. Ensecond lieu, je n’avais ni houblon pour la rendre de bonne garde,ni levure pour la faire fermenter, ni chaudron ni chaudière pour lafaire bouillir ; et cependant, sans l’appréhension desSauvages, j’aurais entrepris ce travail, et peut-être en serais-jevenu à bout ; car j’abandonnais rarement une chose avant del’avoir accomplie, quand une fois elle m’était entrée dans la têteassez obstinément pour m’y faire mettre la main.

Mais alors mon imagination s’était tournéed’un tout autre côté : je ne faisais nuit et jour que songeraux moyens de tuer quelques-uns de ces monstres au milieu de leursfêtes sanguinaires, et, s’il était possible, de sauver les victimesqu’ils venaient égorger sur le rivage. Je remplirais un volume plusgros que ne le sera celui-ci tout entier, si je consignais toutsles stratagèmes que je combinai, ou plutôt que je couvai en monesprit pour détruire ces créatures ou au moins les effrayer et lesdégoûter à jamais de revenir dans l’île ; mais tout avortait,mais, livré à mes propres ressources, rien ne pouvait s’effectuer.Que pouvait faire un seul homme contre vingt ou trente Sauvagesarmés de sagaies ou d’arcs et de flèches, dont ils se servaientaussi à coup sûr que je pouvais faire de mon mousquet ?

Quelquefois je songeais à creuser un trou sousl’endroit qui leur servait d’âtre, pour y placer cinq ou six livresde poudre à canon, qui, venant à s’enflammer lorsqu’ilsallumeraient leur feu, feraient sauter tout ce qui serait àl’entour. Mais il me fâchait de prodiguer tant de poudre, maprovision n’étant plus alors que d’un baril, sans avoir lacertitude que l’explosion se ferait en temps donné pour lessurprendre : elle pouvait fort bien ne leur griller que lesoreilles et les effrayer, ce qui n’eût pas été suffisant pour leurfaire évacuer la place. Je renonçai donc à ce projet, et je meproposai alors de me poster en embuscade, en un lieu convenable,avec mes trois mousquets chargés à deux balles, et de faire feu aubeau milieu de leur sanglante cérémonie quand je serais sûr d’entuer ou d’en blesser deux ou trois peut-être à chaque coup. Fondantensuite sur eux avec mes trois pistolets et mon sabre, je nedoutais pas, fussent-ils vingt, de les tuer touts. Cette idée mesourit pendant quelques semaines, et j’en étais si plein que j’enrêvais souvent, et que dans mon sommeil je me voyais quelquefoisjuste au moment de faire feu sur les Sauvages.

J’allai si loin dans mon indignation, quej’employai plusieurs jours à chercher un lieu propre à me mettre enembuscade pour les épier, et que même je me rendis fréquemment àl’endroit de leurs festins, avec lequel je commençais à mefamiliariser, surtout dans ces moments où j’étais rempli desentiments de vengeance, et de l’idée d’en passer vingt ou trenteau fil de l’épée ; mais mon animosité reculait devantl’horreur que je ressentais à cette place et à l’aspect des tracesde ces misérables barbares s’entre-dévorant.

Enfin je trouvai un lieu favorable sur leversant de la colline, où je pouvais guetter en sûreté l’arrivée deleurs pirogues, puis, avant même qu’ils n’aient abordé au rivage,me glisser inapperçu dans un massif d’arbres dont un avait un creuxassez grand pour me cacher tout entier. Là je pouvais me poster etobserver toutes leurs abominables actions, et les viser à la têtequand ils se trouveraient touts ensemble, et si serrés, qu’il meserait presque impossible de manquer mon coup et de ne pas enblesser trois ou quatre à la première décharge.

Résolu d’accomplir en ce lieu mon dessein, jepréparai en conséquence deux mousquets et mon fusil de chasseordinaire : je chargeai les deux mousquets avec chacun deuxlingots et quatre ou cinq balles de calibre de pistolet, mon fusilde chasse d’une poignée de grosses chevrotines et mes pistolets dechacun quatre balles. Dans cet état, bien pourvu de munitions pourune seconde et une troisième charge, je me disposai à me mettre encampagne.

Une fois que j’eus ainsi arrêté le plan de monexpédition et qu’en imagination je l’eus mis en pratique, je merendis régulièrement chaque matin sur le sommet de la collineéloignée de mon château d’environ trois milles au plus, pour voirsi je ne découvrirais pas en mer quelques bateaux abordant à l’îleou faisant route de son côté. Mais après deux ou trois mois defaction assidue, je commençai à me lasser de cette fatigue, m’enretournant toujours sans avoir fait aucune découverte. Durant toutce temps je n’entrevis pas la moindre chose, non-seulement sur ouprès le rivage, mais sur la surface de l’Océan, aussi loin que mavue ou mes lunettes d’approche pouvaient s’étendre de toutesparts.

Aussi long-temps que je fis ma tournéejournalière à la colline mon dessein subsista dans toute savigueur, et mon esprit me parut toujours être en dispositionconvenable pour exécuter l’outrageux massacre d’une trentaine deSauvages sans défense, et cela pour un crime dont la discussion nem’était pas même entrée dans l’esprit, ma colère s’étant toutd’abord enflammée par l’horreur que j’avais conçue de lamonstrueuse coutume du peuple de cette contrée, à qui, ce semble,la Providence avait permis, en sa sage disposition du monde, den’avoir d’autre guide que leurs propres passions perverses etabominables, et qui par conséquent étaient livrés peut-être depuisplusieurs siècles à cette horrible coutume, qu’ils recevaient partradition, et où rien ne pouvait les porter, qu’une natureentièrement abandonnée du Ciel et entraînée par une infernaledépravation. – Mais lorsque je commençai à me lasser, comme je l’aidit, de cette infructueuse excursion que je faisais chaque matin siloin et depuis si long-temps, mon opinion elle-même commença aussià changer, et je considérai avec plus de calme et de sang-froid lamêlée où j’allais m’engager. Quelle autorité, quelle missionavais-je pour me prétendre juge et bourreau de ces hommes criminelslorsque Dieu avait décrété convenable de les laisser impunis durantplusieurs siècles, pour qu’ils fussent en quelque sorte lesexécuteurs réciproques de ses jugements ? Ces peuples étaientloin de m’avoir offensé, de quel droit m’immiscer à la querelle desang qu’ils vidaient entre eux ? – Fort souvent s’élevait enmoi ce débat : Comment puis-je savoir ce que Dieu lui-mêmejuge en ce cas tout particulier ? Il est certain que cespeuples ne considèrent pas ceci comme un crime ; ce n’estpoint réprouvé par leur conscience, leurs lumières ne le leurreprochent point. Ils ignorent que c’est mal, et ne le commettentpoint pour braver la justice divine, comme nous faisons danspresque touts les péchés dont nous nous rendons coupables. Ils nepensent pas plus que ce soit un crime de tuer un prisonnier deguerre que nous de tuer un bœuf, et de manger de la chair humaineque nous de manger du mouton.

De ces réflexions il s’ensuivit nécessairementque j’étais injuste, et que ces peuples n’étaient pas plus desmeurtriers dans le sens que je les avais d’abord condamnés en monesprit, que ces Chrétiens qui souvent mettent à mort lesprisonniers faits dans le combat, ou qui plus souvent encorepassent sans quartier des armées entières au fil de l’épée,quoiqu’elles aient mis bas les armes et se soient soumises.

Tout brutal et inhumain que pouvait êtrel’usage de s’entre-dévorer, il me vint ensuite à l’esprit que celaréellement ne me regardait en rien : ces peuples ne m’avaientpoint offensé ; s’ils attentaient à ma vie ou si je voyais quepour ma propre conservation il me fallût tomber sur eux, il n’yaurait rien à redire à cela ; mais étant hors de leur pouvoir,mais ces gens n’ayant aucune connaissance de moi, et par conséquentaucun projet sur moi, il n’était pas juste de les assaillir :c’eût été justifier la conduite des Espagnols et toutes lesatrocités qu’ils pratiquèrent en Amérique, où ils ont détruit desmillions de ces peuples, qui, bien qu’ils fussent idolâtres etbarbares., et qu’ils observassent quelques rites sanglants, telsque de faire des sacrifices humains, n’étaient pas moins de fortinnocentes gens par rapport aux Espagnols. Aussi, aujourd’hui, lesEspagnols eux-mêmes et toutes les autres nations chrétiennes del’Europe parlent-ils de cette extermination avec la plus profondehorreur et la plus profonde exécration, et comme d’une boucherie etd’une œuvre monstrueuse de cruauté et de sang, injustifiable devantDieu et devant les hommes ! Par là le nomd’Espagnol est devenu odieux et terrible pourtoute âme pleine d’humanité ou de compassion chrétienne ;comme si l’Espagne était seule vouée à la production d’une raced’hommes sans entrailles pour les malheureux, et sans principes decette tolérance marque avérée des cœurs magnanimes.

Ces considérations m’arrêtèrent. Je fis unesorte de halte, et je commençai petit à petit à me détourner de mondessein et à conclure que c’était une chose injuste que marésolution d’attaquer les Sauvages ; que mon affaire n’étaitpoint d’en venir aux mains avec eux, à moins qu’ils nem’assaillissent les premiers, ce qu’il me fallait prévenir autantque possible. Je savais d’ailleurs quel était mon devoir s’ilsvenaient à me découvrir et à m’attaquer.

LA CAVERNE

D’un autre côté, je reconnus que ce projetserait le sûr moyen non d’arriver à ma délivrance, mais à ma ruinetotale et à ma perte, à moins que je ne fusse assuré de tuernon-seulement touts ceux qui seraient alors à terre, mais encoretouts ceux qui pourraient y venir plus tard ; car si un seulm’échappait pour aller dire à ses compatriotes ce qui était advenu,ils reviendraient par milliers venger la mort de leurs compagnons,et je n’aurais donc fait qu’attirer sur moi une destructioncertaine, dont je n’étais point menacé.

Somme toute, je conclus que ni en morale ni enpolitique, je ne devais en aucune façon m’entremettre dans cedémêlé ; que mon unique affaire était par touts les moyenspossibles de me tenir caché, et de ne pas laisser la moindre tracequi pût faire conjecturer qu’il y avait dans l’île quelque créaturevivante, j’entends de forme humaine.

La religion se joignant à la prudence,j’acquis alors la conviction que j’étais tout-à-fait sorti de mesdevoirs en concertant des plans sanguinaires pour la destructiond’innocentes créatures, j’entends innocentes par rapport à moi.Quant à leurs crimes, ils s’en rendaient coupables les uns enversles autres, je n’avais rien à y faire. Pour les offenses nationalesil est des punitions nationales, et c’est à Dieu qu’il appartientd’infliger des châtiments publics à ceux qui l’ont publiquementoffensé.

Tout cela me parut si évident, que ce fut unegrande satisfaction pour moi d’avoir été préservé de commettre uneaction qui eût été, je le voyais alors avec raison, tout aussicriminelle qu’un meurtre volontaire. À deux genoux je rendis grâceà Dieu de ce qu’il avait ainsi détourné de moi cette tache de sang,en le suppliant de m’accorder la protection de sa providence, afinque je ne tombasse pas entre les mains des barbares, ou que je neportasse pas mes mains sur eux à moins d’avoir reçu du Ciel lamission manifeste de le faire pour la défense de ma vie.

Je restai près d’une année entière dans cettedisposition. J’étais si éloigné de rechercher l’occasion de tombersur les Sauvages, que durant tout ce temps je ne montai pas unefois sur la colline pour voir si je n’en découvrirais pas, poursavoir s’ils étaient ou n’étaient pas venus sur le rivage, de peurde réveiller mes projets contre eux ou d’être tenté de lesassaillir par quelque occasion avantageuse qui se présenterait. Jeramenai seulement mon canot, qui était sur l’autre côté de l’île,et le conduisis à l’extrémité orientale. Là je le halai dans unepetite anse que je trouvai au pied de quelques roches élevées, oùje savais qu’en raison des courants les Sauvages n’oseraient pas ouau moins ne voudraient pas venir avec leurs pirogues pour quelqueraison que ce fût.

J’emportai avec mon canot tout ce qui endépendait, et que j’avais laissé là, c’est-à-dire un mât, unevoile, et cette chose en manière d’ancre, mais qu’au fait je nesaurais appeler ni ancre ni grappin : c’était pourtant ce quej’avais pu faire de mieux. Je transportai toutes ces choses, pourque rien ne pût provoquer une découverte et pour ne laisser aucunindice d’embarcation ou d’habitation dans l’île.

Hors cela je me tins, comme je l’ai dit, plusretiré que jamais, ne sortant guère de ma cellule que pour mesoccupations habituelles, c’est-à-dire pour traire mes chèvres etsoigner mon petit troupeau dans les bois, qui, parqué tout-à-faitde l’autre côté de l’île, était à couvert de tout danger ; caril est positif que les Sauvages qui hantaient l’île n’y venaientjamais dans le but d’y trouver quelque chose. et par conséquent nes’écartaient jamais de la côte ; et je ne doute pas qu’aprèsque mes appréhensions m’eurent rendu si précautionné, ils ne soientdescendus à terre plusieurs fois tout aussi bien qu’auparavant. Jene pouvais réfléchir sans horreur à ce qu’eût été mon sort si jeles eusse rencontrés et si j’eusse été découvert autrefois, quand,nu et désarmé, n’ayant pour ma défense qu’un fusil qui souventn’était chargé que de petit plomb, je parcourais toute mon île,guignant et furetant pour voir si je n’attraperais rien. Quelle eûtété alors ma terreur si, au lieu du découvrir l’empreinte d’un piedd’homme, j’eusse apperçu quinze ou vingt Sauvages qui m’eussentdonné la chasse, et si je n’eusse pu échapper à la vitesse de leurcourse ?

Quelquefois ces pensées oppressaient mon âme,et affaissaient tellement mon esprit, que je ne pouvais delong-temps recouvrer assez de calme pour songer à ce que j’eussefait. Non-seulement je n’aurais pu opposer quelque résistance, maisje n’aurais même pas eu assez de présence d’esprit pour m’aider desmoyens qui auraient été en mon pouvoir, moyens bien inférieurs àceux que je possédais à cette heure, après tant de considérationset de préparations. Quand ces idées m’avaient sérieusement occupé,je tombais dans une grande mélancolie qui parfois durait fortlong-temps, mais qui se résolvait enfin en sentiments de gratitudeenvers la Providence, qui m’avait délivré de tant de périlsinvisibles, et préservé de tant de malheurs dont j’aurais étéincapable de m’affranchir moi-même, car je n’avais pas le moindresoupçon de leur imminence ou de leur possibilité.

Tout ceci renouvela une réflexion qui m’étaitsouvent venue en l’esprit lorsque je commençai à comprendre lesbénignes dispositions du Ciel à l’égard des dangers que noustraversons dans cette vie : Que de fois nous sommesmerveilleusement délivrés sans en rien savoir ! que de fois,quand nous sommes en suspens, – comme on dit, – dans le doute oul’hésitation du chemin que nous avons à prendre, un vent secretnous pousse vers une autre route que celle où nous tendions, oùnous appelaient nos sens, notre inclination et peut-être même nosdevoirs ! Nous ressentons une étrange impression del’ignorance où nous sommes des causes et du pouvoir qui nousentraînent : mais nous découvrons ensuite que, si nous avionssuivi la route que nous voulions prendre et que notre imaginationnous faisait une obligation de prendre, nous aurions couru à notreruine et à notre perte. – Par ces réflexions et par quelques autressemblables je fus amené à me faire une règle d’obéir à cetteinspiration secrète toutes les fois que mon esprit serait dansl’incertitude de faire ou de ne pas faire une chose, de suivre oude ne pas suivre un chemin, sans en avoir d’autre raison que lesentiment ou l’impression même pesant sur mon âme. Je pourraisdonner plusieurs exemples du succès de cette conduite dans tout lecours de ma vie, et surtout dans la dernière partie de mon séjourdans cette île infortunée, sans compter quelques autres occasionsque j’aurais probablement observées si j’eusse vu alors du même œilque je vois aujourd’hui. Mais il n’est jamais trop tard pour êtresage, et je ne puis que conseiller à tout homme judicieux dont lavie est exposée à des événements extraordinaires comme le fut lamienne, ou même à de moindres événements, de ne jamais mépriser depareils avertissements intimes de la Providence, ou de n’importequelle intelligence invisible il voudra. Je ne discuterai paslà-dessus, peut-être ne saurais-je en rendre compte, maiscertainement c’est une preuve du commerce et de la mystérieusecommunication entre les esprits unis à des corps et ceuximmatériels, preuve incontestable que j’aurai occasion de confirmerdans le reste de ma résidence solitaire sur cette terre fatale.

Le lecteur, je pense, ne trouvera pas étrangesi j’avoue que ces anxiétés, ces dangers dans lesquels je passaisma vie, avaient mis fin à mon industrie et à toutes lesaméliorations que j’avais projetées pour mon bien-être. J’étaisalors plus occupé du soin de ma sûreté que du soin de manourriture. De peur que le bruit que je pourrais faire nes’entendît, je ne me souciais plus alors d’enfoncer un clou, decouper un morceau de bois, et, pour la même raison, encore moins detirer mon mousquet. Ce n’était qu’avec la plus grande inquiétudeque je faisais du feu, à cause de la fumée, qui, dans le jour,étant visible à une grande distance, aurait pu me trahir ; etc’était pour cela que j’avais transporté la fabrication de cettepartie de mes objets qui demandaient l’emploi du feu, comme lacuisson de mes pots et de mes pipes, dans ma nouvelle habitationdes bois, où, après être allé quelque temps, je découvris à mongrand ravissement une caverne naturelle, où j’ose dire que jamaisSauvage ni quelque homme que ce soit qui serait parvenu à sonouverture n’aurait été assez hardi pour pénétrer, à moins qu’iln’eût eu comme moi un besoin absolu d’une retraite assurée.

L’entrée de cette caverne était au fond d’ungrand rocher, où, par un pur hasard, – dirais-je si je n’avaismille raisons d’attribuer toutes ces choses à la Providence, – jecoupais de grosses branches d’arbre pour faire du charbon. Avant depoursuivre, je dois faire savoir pourquoi je faisais ce charbon, ceque voici :

Je craignais de faire de la fumée autour demon habitation, comme je l’ai dit tantôt ; cependant, comme jene pouvais vivre sans faire cuire mon pain et ma viande, j’avaisdonc imaginé de faire brûler du bois sous des mottes de gazon,comme je l’avais vu pratiquer en Angleterre. Quand il était enconsomption, j’éteignais le brasier et je conservais le charbon,pour l’emporter chez moi et l’employer sans risque de fumée à toutce qui réclamait l’usage du feu.

Mais que cela soit dit en passant. Tandis quelà j’abattais du bois, j’avais donc apperçu derrière l’épaisbranchage d’un hallier une espèce de cavité, dont je fus curieux devoir l’intérieur. Parvenu, non sans difficulté, à son embouchure,je trouvai qu’il était assez spacieux, c’est-à-dire assez pour queje pusse m’y tenir debout, moi et peut-être une secondepersonne ; mais je dois avouer que je me retirai avec plus dehâte que je n’étais entré, lorsque, portant mes regards vers lefond de cet antre, qui était entièrement obscur, j’y vis deuxgrands yeux brillants. Étaient-ils de diable ou d’homme, je nesavais ; mais la sombre lueur de l’embouchure de la cavernes’y réfléchissant, ils étincelaient comme deux étoiles.

Toutefois, après une courte pause, je revins àmoi, me traitant mille fois de fou, et me disant que ce n’était pasà celui qui avait vécu vingt ans tout seul dans cette île às’effrayer du diable, et que je devais croire qu’il n’y avait riendans cet antre de plus effroyable que moi-même. Là-dessus,reprenant courage, je saisis un tison enflammé et me précipitaidans la caverne avec ce brandon à la main. Je n’y eus pas faittrois pas que je fus presque aussi effrayé qu’auparavant ; carj’entendis un profond soupir pareil à celui d’une âme en peine,puis un bruit entrecoupé comme des paroles à demi articulées, puisencore un profond soupir. Je reculai tellement stupéfié, qu’unesueur froide me saisit, et que si j’eusse eu mon chapeau sur matête, assurément mes cheveux l’auraient jeté à terre. Mais,rassemblant encore mes esprits du mieux qu’il me fut possible, etranimant un peu mon courage en songeant que le pouvoir et laprésence de Dieu règnent partout et partout pouvaient me protéger,je m’avançai de nouveau, et à la lueur de ma torche, que je tenaisau-dessus de ma tête, je vis gisant sur la terre un vieux, unmonstrueux et épouvantable bouc, semblant, comme on dit, lutteravec la mort ; il se mourait de vieillesse.

Je le poussai un peu pour voir s’il seraitpossible de le faire sortir ; il essaya de se lever, mais envain. Alors je pensai qu’il pouvait fort bien rester là, car demême qu’il m’avait effrayé, il pourrait, tant qu’il aurait unsouffle de vie, effrayer les Sauvages s’il s’en trouvait d’assezhardis pour pénétrer en ce repaire.

FESTIN

Revenu alors de mon trouble, je commençai àregarder autour de moi et je trouvai cette caverne fortpetite : elle pouvait avoir environ douze pieds ; maiselle était sans figure régulière, ni ronde ni carrée, car la mainde la nature y avait seule travaillé. Je remarquai aussi sur lecôté le plus profond une ouverture qui s’enfonçait plus avant, maissi basse, que je fus obligé de me traîner sur les mains et sur lesgenoux pour y passer. Où aboutissait-elle, je l’ignorais. N’ayantpoint de flambeau, je remis la partie à une autre fois, et jerésolus de revenir le lendemain pourvu de chandelles, et d’unbriquet que j’avais fait avec une batterie de mousquet dans lebassinet de laquelle je mettais une pièce d’artifice.

En conséquence, le jour suivant je revins munide six grosses chandelles de ma façon, – car alors je m’enfabriquais de très-bonnes avec du suif de chèvre ; – j’allai àl’ouverture étroite, et je fus obligé de ramper à quatre pieds,comme je l’ai dit, à peu près l’espace de dix verges : ce qui,je pense, était une tentative assez téméraire, puisque je ne savaispas jusqu’où ce souterrain pouvait aller, ni ce qu’il y avait aubout. Quand j’eus passé ce défilé je me trouvai sous une voûted’environ vingt pieds de hauteur. Je puis affirmer que dans toutel’île il n’y avait pas un spectacle plus magnifique à voir que lesparois et le berceau de cette voûte ou de cette caverne. Ilsréfléchissaient mes deux chandelles de cent mille manières. Qu’yavait-il dans le roc ? Étaient-ce des diamants ou d’autrespierreries, ou de l’or, – ce que je suppose plus volontiers ?– je l’ignorais.

Bien que tout-à-fait sombre, c’était la plusdélicieuse grotte qu’on puisse se figurer. L’aire en était unie etsèche et couverte d’une sorte de gravier fin et mouvant. On n’yvoyait point d’animaux immondes, et il n’y avait ni eau ni humiditésur les parois de la voûte. La seule difficulté, c’étaitl’entrée ; difficulté que toutefois je considérais comme unavantage, puisqu’elle en faisait une place forte, un abri sûr dontj’avais besoin. Je fus vraiment ravi de ma découverte, et jerésolus de transporter sans délai dans cette retraite tout ce dontla conservation m’importait le plus, surtout ma poudre et toutesmes armes de réserve, c’est-à-dire deux de mes trois fusils dechasse et trois de mes mousquets : j’en avais huit. À monchâteau je n’en laissai donc que cinq, qui sur ma redouteextérieure demeuraient toujours braqués comme des pièces de canon,et que je pouvais également prendre en cas d’expédition.

Pour ce transport de mes munitions je fusobligé d’ouvrir le baril de poudre que j’avais retiré de la mer etqui avait été mouillé. Je trouvai que l’eau avait pénétré de toutscôtés à la profondeur de trois ou quatre pouces, et que la poudredétrempée avait en se séchant formé une croûte qui avait conservél’intérieur comme un fruit dans sa coque ; de sorte qu’il yavait bien au centre du tonneau soixante livres de bonnepoudre : ce fut une agréable découverte pour moi en ce moment.Je l’emportai toute à ma caverne, sauf deux ou trois livres que jegardai dans mon château, de peur de n’importe quelle surprise. J’yportai aussi tout le plomb que j’avais réservé pour me faire desballes.

Je me croyais alors semblable à ces anciensgéants qui vivaient, dit-on, dans des cavernes et des trous derocher inaccessibles ; car j’étais persuadé que, réfugié en celieu, je ne pourrais être dépisté par les Sauvages, fussent-ilscinq cents à me pourchasser ; ou que, s’ils le faisaient, ilsne voudraient point se hasarder à m’y donner l’attaque.

Le vieux bouc que j’avais trouvé expirantmourut à l’entrée de la caverne le lendemain du jour où j’en fis ladécouverte. Il me parut plus commode, au lieu de le tirer dehors,de creuser un grand trou, de l’y jeter et de le recouvrir de terre.Je l’enterrai ainsi pour me préserver de toute odeur infecte.

J’étais alors dans la vingt-troisième année dema résidence dans cette île, et si accoutumé à ce séjour et à mongenre de vie, que si j’eusse eu l’assurance que les Sauvages neviendraient point me troubler, j’aurais volontiers signé lacapitulation de passer là le reste de mes jours jusqu’au derniermoment, jusqu’à ce que je fusse gisant, et que je mourusse comme levieux bouc dans la caverne. Je m’étais ménagé quelques distractionset quelques amusements qui faisaient passer le temps plus vite etplus agréablement qu’autrefois. J’avais, comme je l’ai déjà dit,appris à parler à mon Poll ; et il le faisait sifamilièrement, et il articulait si distinctement, si pleinement,que c’était pour moi un grand plaisir de l’entendre. Il vécut avecmoi non moins de vingt-six ans : combien vécut-ilensuite ? je l’ignore. On prétend au Brésil que ces animauxpeuvent vivre cent ans. Peut-être quelques-uns de mes perroquetsexistent-ils encore et appellent-ils encore en ce moment lepauvre Robin Crusoé. Je ne souhaite pas qu’un Anglaisait le malheur d’aborder mon île et de les y entendre jaser ;mais si cela advenait, assurément il croirait que c’est le diable.Mon chien me fut un très-agréable et très-fidèle compagnon pendantseize ans : il mourut de pure vieillesse. Quant à mes chats,ils multiplièrent, comme je l’ai dit, et à un tel point que je fusd’abord obligé d’en tuer plusieurs pour les empêcher de me dévorermoi et tout ce que j’avais. Mais enfin, après la mort des deuxvieux que j’avais apportés du navire, les ayant pendant quelquetemps continuellement chassés et laissés sans nourriture, ilss’enfuirent touts dans les bois et devinrent sauvages, excepté deuxou trois favoris que je gardai auprès de moi. Ils faisaient partiede ma famille ; mais j’eus toujours grand soin quand ilsmettaient bas de noyer touts leurs petits. En outre je gardaitoujours autour de moi deux ou trois chevreaux domestiques quej’avais accoutumés à manger dans ma main, et deux autres perroquetsqui jasaient assez bien pour dire Robin Crusoé, pasaussi bien toutefois que le premier : à la vérité, pour eux jene m’étais pas donné autant de peine. J’avais aussi quelquesoiseaux de mer apprivoisés dont je ne sais pas les noms ; jeles avais attrapés sur le rivage et leur avais coupé les ailes. Lespetits pieux que j’avais plantés en avant de la muraille de monchâteau étant devenus un bocage épais et touffu, ces oiseaux ynichaient et y pondaient parmi les arbrisseaux, ce qui était fortagréable pour moi. En résumé, comme je le disais tantôt, j’auraisété fort content de la vie que je menais si elle n’avait point ététroublée par la crainte des Sauvages.

Mais il en était ordonné autrement. Pour toutsceux qui liront mon histoire il ne saurait être hors de propos defaire cette juste observation : Que de fois n’arrive-t-il pas,dans le cours de notre vie, que le mal que nous cherchons le plus àéviter, et qui nous paraît le plus terrible quand nous y sommestombés, soit la porte de notre délivrance, l’unique moyen de sortirde notre affliction ! Je pourrais en trouver beaucoupd’exemples dans le cours de mon étrange vie ; mais jamais celan’a été plus remarquable que dans les dernières années de marésidence solitaire dans cette île.

Ce fut au mois de décembre de lavingt-troisième année de mon séjour, comme je l’ai dit, à l’époquedu solstice méridional, – car je ne puis l’appeler solsticed’hiver, – temps particulier de ma moisson, qui m’appelai presquetoujours aux champs, qu’un matin, sortant de très-bonne heure avantmême le point du jour, je fus surpris de voir la lueur d’un feu surle rivage, à la distance d’environ deux milles, vers l’extrémité del’île où j’avais déjà observé que les Sauvages étaient venus ;mais ce n’était point cette fois sur l’autre côté, mais bien, à magrande affliction, sur le côté que j’habitais.

À cette vue, horriblement effrayé, jem’arrêtai court, et n’osai pas sortir de mon bocage, de peur d’êtresurpris ; encore n’y étais-je pas tranquille : carj’étais plein de l’appréhension que, si les Sauvages en rôdantvenaient à trouver ma moisson pendante ou coupée, ou n’importequels travaux et quelles cultures, ils en concluraientimmédiatement que l’île était habitée et ne s’arrêteraient pointqu’ils ne m’eussent découvert. Dans cette angoisse je retournaidroit à mon château ; et, ayant donné à toutes les chosesextérieures un aspect aussi sauvage, aussi naturel que possible, jeretirai mon échelle après moi.

Alors je m’armai et me mis en état de défense.Je chargeai toute mon artillerie, comme je l’appelais, c’est-à-diremes mousquets montés sur mon nouveau retranchement, et touts mespistolets, bien résolu à combattre jusqu’au dernier soupir. Jen’oubliai pas de me recommander avec ferveur à la protection divineet de supplier Dieu de me délivrer des mains des barbares. Danscette situation, ayant attendu deux heures, je commençai à êtrefort impatient de savoir ce qui se passait au dehors : jen’avais point d’espion à envoyer à la découverte.

Après être demeuré là encore quelque temps, etaprès avoir songé à ce que j’avais à faire en cette occasion, il mefut impossible de supporter davantage l’ignorance où j’étais.Appliquant donc mon échelle sur le flanc du rocher où se trouvaitune plate-forme, puis la retirant après moi et la replaçant denouveau, je parvins au sommet de la colline. Là, couché àplat-ventre sur la terre, je pris ma longue-vue, que j’avaisapportée à dessein et je la braquai. Je vis aussitôt qu’il n’yavait pas moins de neuf Sauvages assis en rond autour d’un petitfeu, non pas pour se chauffer, car la chaleur était extrême, mais,comme je le supposai, pour apprêter quelque atroce mets de chairhumaine qu’ils avaient apportée avec eux, ou morte ou vive, c’estce que je ne pus savoir.

Ils avaient avec eux deux pirogues halées surle rivage ; et, comme c’était alors le temps du jusant, ils mesemblèrent attendre le retour du flot pour s’en retourner. Il n’estpas facile de se figurer le trouble où me jeta ce spectacle, etsurtout leur venue si proche de moi et sur mon côté de l’île. Maisquand je considérai que leur débarquement devait toujours avoirlieu au jusant, je commençai à retrouver un peu de calme, certainde pouvoir sortir en toute sûreté pendant le temps du flot, sipersonne n’avait abordé au rivage auparavant. Cette observationfaite, je me remis à travailler à ma moisson avec plus detranquillité.

La chose arriva comme je l’avais prévue ;car aussitôt que la marée porta à l’Ouest je les vis touts monterdans leurs pirogues et touts ramer ou pagayer, comme celas’appelle. J’aurais dû faire remarquer qu’une heure environ avantde partir ils s’étaient mis à danser, et qu’à l’aide de malongue-vue j’avais pu appercevoir leurs postures et leursgesticulations. Je reconnu, par la plus minutieuse observation,qu’ils étaient entièrement nus, sans le moindre vêtement sur lecorps ; mais étaient-ce des hommes ou des femmes ? il mefut impossible de le distinguer.

Sitôt qu’ils furent embarqués et partis, jesortis avec deux mousquets sur mes épaules, deux pistolets à maceinture, mon grand sabre sans fourreau à mon côté, et avec toutela diligence dont j’étais capable je me rendis à la colline oùj’avais découvert la première de toutes les traces. Dès que j’y fusarrivé, ce qui ne fut qu’au bout de deux heures, – car je nepouvais aller vite chargé d’armes comme je l’étais, – je vis qu’ily avait eu en ce lieu trois autres pirogues de Sauvages ; et,regardant au loin, je les apperçus toutes ensemble faisant routepour le continent.

Ce fut surtout pour moi un terrible spectaclequand en descendant au rivage je vis les traces de leur affreuxfestin, du sang, des os, des tronçons de chair humaine qu’ilsavaient mangée et dévorée, avec joie. Je fus si remplid’indignation à cette vue, que je recommençai à méditer, lemassacre des premiers que je rencontrerais, quels qu’ils pussentêtre et quelque nombreux qu’ils fussent.

LE FANAL

Il me paraît évident que leurs visites dansl’île devaient être assez rares, car il se passa plus de quinzemois avant qu’ils ne revinssent, c’est-à-dire que durant tout cetemps je n’en revis ni trace ni vestige. Dans la saison des pluiesil était sûr qu’ils ne pouvaient sortir de chez eux, du moins pouraller si loin, Cependant durant cet intervalle je vivaismisérablement : l’appréhension d’être pris à l’improvistem’assiégeait sans relâche ; d’où je déduis que l’expectativedu mal est plus amère que le mal lui-même, quand surtout on ne peutse défaire de cette attente ou de ces appréhensions.

Pendant tout ce temps-là mon humeur meurtrièrene m’abandonna pas, et j’employai la plupart des heures du jour,qui auraient pu être beaucoup mieux dépensées, à imaginer commentje les circonviendrais et les assaillirais à la première rencontre,surtout s’ils étaient divisés en deux parties comme la dernièrefois. Je ne considérais nullement que si j’en tuais une bande, jesuppose de dix ou douze, et que le lendemain, la semaine ou le moissuivant j’en tuasse encore d’autres, et ainsi de suite à l’infini,je deviendrais aussi meurtrier qu’ils étaient mangeurs d’hommes, etpeut-être plus encore.

J’usais ma vie dans une grande perplexité etune grande anxiété d’esprit ; je m’attendais à tomber un jourou l’autre entre les mains de ces impitoyables créatures. Si je mehasardais quelquefois dehors, ce n’était qu’en promenant mesregards inquiets autour de moi, et avec tout le soin, toute laprécaution imaginable. Je sentis alors, à ma grande consolation,combien c’était chose heureuse pour moi que je me fusse pourvu d’untroupeau ou d’une harde de chèvres ; car je n’osais en aucuneoccasion tirer mon fusil, surtout du côté de l’île fréquenté parles Sauvages, de peur de leur donner une alerte. Peut-être seseraient-ils enfuis d’abord ; mais bien certainement ilsseraient revenus au bout de quelques jours avec deux ou trois centspirogues : je savais ce à quoi je devais m’attendre alors.

Néanmoins je fus un an et trois mois avantd’en revoir aucun ; mais comment en revis-je, c’est ce dont ilsera parlé bientôt. Il est possible que durant cet intervalle ilssoient revenus deux ou trois fois, mais ils ne séjournèrent pas ouau moins n’en eus-je point connaissance. Ce fut donc, d’après monplus exact calcul, au mois de mai et dans la vingt-quatrième annéede mon isolement que j’eus avec eux l’étrange rencontre dont ilsera discouru en son lieu.

La perturbation de mon âme fut très-grandependant ces quinze ou seize mois. J’avais le sommeil inquiet, jefaisais des songes effrayants, et souvent je me réveillais ensursaut. Le jour des troubles violents accablaient monesprit ; la nuit je rêvais fréquemment que je tuais dessauvages, et je pesais les raisons qui pouvaient me justifier decet acte. – Mais laissons tout cela pour quelque temps. C’étaitvers le milieu de mai, le seizième jour, je pense, autant que jepus m’en rapporter à mon pauvre calendrier de bois, où je faisaistoujours mes marques ; c’était, dis-je, le seize mai : unviolent ouragan souffla tout le jour, accompagné de quantitéd’éclairs et de coups de tonnerre. La nuit suivante futépouvantable. Je ne sais plus quel en était le motif particulier,mais je lisais la Bible, et faisais de sérieuses réflexions sur masituation, quand je fus surpris par un bruit semblable à un coup decanon tiré en mer.

Ce fut pour moi une surprise d’une natureentièrement différente de toutes celles que j’avais eues jusquealors, car elle éveilla en mon esprit de tout autres idées. Je melevai avec toute la hâte imaginable, et en un tour de mainj’appliquai mon échelle contre le rocher ; je montai àmi-hauteur, puis je la retirai après moi, je la replaçai etj’escaladai jusqu’au sommet. Au même instant une flamme me préparaà entendre un second coup de canon, qui en effet au bout d’unedemi-minute frappa mon oreille. Je reconnus par le son qu’il devaitêtre dans cette partie de la mer où ma pirogue avait été drosséepar les courants.

Je songeai aussitôt que ce devait être unvaisseau en péril, qui, allant de conserve avec quelque autrenavire, tirait son canon en signal de détresse pour en obtenir dusecours, et j’eus sur-le-champ la présence d’esprit de penser quebien que je ne pusse l’assister, peut-être lui m’assisterait-il. Jerassemblai donc tout le bois sec qui se trouvait aux environs, etj’en fis un assez beau monceau que j’allumai sur la colline. Lebois étant sec, il s’enflamma facilement, et malgré la violence duvent il flamba à merveille : j’eus alors la certitude que, sitoutefois c’était un navire, ce feu serait immanquablementapperçu ; et il le fut sans aucun doute : car à peine monbois se fut-il embrasé que j’entendis un troisième coup de canon,qui fut suivi de plusieurs autres, venant touts du même point.J’entretins mon feu toute la nuit jusqu’à l’aube, et quand il fitgrand jour et que l’air se fut éclairci, je vis quelque chose enmer, tout-à-fait à l’Est de l’île. Était-ce un navire ou des débrisde navire ? je ne pus le distinguer, voire même avec meslunettes d’approche, la distance étant trop grande et le tempsencore trop brumeux, du moins en mer.

Durant tout le jour je regardai fréquemmentcet objet : je m’apperçus bientôt qu’il ne se mouvait pas, etj’en conclus que ce devait être un navire à l’ancre. Brûlant dem’en assurer, comme on peut bien le croire, je pris mon fusil à lamain, et je courus vers la partie méridionale de l’île, vers lesrochers où j’avais été autrefois entraîné par les courants ;je gravis sur leur sommet, et, le temps étant alors parfaitementclair, je vis distinctement, mais à mon grand chagrin, la carcassed’un vaisseau échoué pendant la nuit sur les roches à fleur d’eauque j’avais trouvées en me mettant en mer avec ma chaloupe, et qui,résistant à la violence du courant, faisaient cette espèce decontre-courant ou remous par lequel j’avais été délivré de laposition la plus désespérée et la plus désespérante où je me soistrouvé dans ma vie.

C’est ainsi que ce qui est le salut de l’unfait la perte de l’autre ; car il est probable que ce navire,quel qu’il fût, n’ayant aucune connaissance de ces rochesentièrement cachées sous l’eau, y avait été poussé durant la nuitpar un vent violent soufflant de l’Est et de l’Est-Nord-Est. Sil’équipage avait découvert l’île, ce que je ne puis supposer, ilaurait nécessairement tenté de se sauver à terre dans la chaloupe.– Les coups de canon qu’il avait tirés, surtout en voyant mon feu,comme je l’imaginais, me remplirent la tête d’une foule deconjectures : tantôt je pensais qu’appercevant mon fanal ils’était jeté dans la chaloupe pour tâcher de gagner lerivage ; mais que la lame étant très-forte, il avait étéemporté ; tantôt je m’imaginais qu’il avait commencé parperdre sa chaloupe, ce qui arrive souvent lorsque les flots, sebrisant sur un navire, forcent les matelots à défoncer et à mettreen pièces leur embarcation ou à la jeter par-dessus le bord.D’autres fois je me figurais que le vaisseau ou les vaisseaux quiallaient de conserve avec celui-ci, avertis par les signaux dedétresse, avaient recueilli et emmené cet équipage. Enfin dansd’autres moments je pensais que touts les hommes du bord étaientdescendus dans leur chaloupe, et que, drossés par le courant quim’avait autrefois entraîné, ils avaient été emportés dans le grandOcéan, où ils ne trouveraient rien que la misère et la mort, oùpeut-être ils seraient réduits par la faim à se manger les uns lesautres.

Mais, comme cela n’était que des conjectures,je ne pouvais, en ma position, que considérer l’infortune de cespauvres gens et m’apitoyer. Ce qui eut sur moi la bonne influencede me rendre de plus en plus reconnaissant envers Dieu, dont laprovidence avait pris dans mon malheur un soin si généreux de moi,que, de deux équipages perdus sur ces côtes, moi seul avais étépréservé. J’appris de là encore qu’il est rare que Dieu nous plongedans une condition si basse, dans une misère si grande, que nous nepuissions trouver quelque sujet de gratitude, et trouver de nossemblable jetés dans des circonstances pires que les nôtres.

Tel était le sort de cet équipage, dont iln’était pas probable qu’aucun homme eût échappé, – rien ne pouvantfaire croire qu’il n’avait pas péri tout entier, – à moins desupposer qu’il eût été sauvé par quelque autre bâtiment allant aveclui de conserve ; mais ce n’était qu’une purepossibilité ; car je n’avais vu aucun signe, aucune apparencede rien de semblable.

Je ne puis trouver d’assez énergiques parolespour exprimer l’ardent désir, l’étrange envie que ce naufrageéveilla en mon âme et qui souvent s’en exhalait ainsi : –« Oh ! si une ou deux, une seule âme avait pu être sauvéedu navire, avait pu en réchapper, afin que je pusse avoir uncompagnon, un semblable, pour parler et pour vivre avecmoi ! » – Dans tout le cours de ma vie solitaire je nedésirai jamais si ardemment la société des hommes, et je n’éprouvaijamais un plus profond regret d’en être séparé.

Il y a dans nos passions certaines sourcessecrètes qui, lorsqu’elles sont vivifiées par des objets présentsou absents, mais rendus présents à notre esprit par la puissance denotre imagination, entraînent notre âme avec tant d’impétuositévers les objets de ses désirs, que la non possession en devientvraiment insupportable.

Telle était l’ardeur de mes souhaits pour laconservation d’un seul homme, que je répétai, je crois, mille foisces mots : – « Oh ! qu’un homme ait été sauvé,oh ! qu’un seul homme ait été sauvé ! – J’étais siviolemment irrité par ce désir en prononçant ces paroles, que mesmains se saisissaient, que mes doigts pressaient la paume de mesmains et avec tant de rage que si j’eusse tenu quelque chose defragile je l’eusse brisé involontairement ; mes dentsclaquaient dans ma bouche et se serraient si fortement que je fusquelque temps avant de pouvoir les séparer.

Que les naturalistes expliquent ces choses,leur raison et leur nature ; quant à moi, je ne puis queconsigner ce fait, qui me parut toujours surprenant et dont je nepus jamais me rendre compte. C’était sans doute l’effet de lafougue de mon désir et de l’énergie de mes idées me représentanttoute la consolation que j’aurais puisée dans la société d’unChrétien comme moi.

Mais cela ne devait pas être : leurdestinée ou la mienne ou toutes deux peut-êtrel’interdisaient ; car jusqu’à la dernière année de mon séjourdans l’île j’ai ignoré si quelqu’un s’était ou ne s’était pas sauvédu naufrage ; j’eus seulement quelques jours aprèsl’affliction de voir le corps d’un jeune garçon noyé jeté sur lerivage, à l’extrémité de l’île, proche le vaisseau naufragé. Iln’avait pour tout vêtement qu’une veste de matelot, un caleçon detoile ouvert aux genoux et une chemise bleue. Rien ne put me fairedeviner quelle était sa nation : il n’avait dans ses pochesque deux pièces de huit et une pipe à tabac qui avait dix fois plusde valeur pour moi.

La mer était calme alors, et j’avais grandeenvie de m’aventurer dans ma pirogue jusqu’au navire. Je ne doutaisnullement que je pusse trouver à bord quelque chose pour monutilité ; mais ce n’était pas là le motif qui m’y portait leplus : j’y étais entraîné par la pensée que je trouveraispeut-être quelque créature dont je pourrais sauver la vie, et parlà réconforter la mienne au plus haut degré. Cette pensée me tenaittellement au cœur, que je n’avais de repos ni jour ni nuit, etqu’il fallut que je me risquasse à aller à bord de ce vaisseau. Jem’abandonnai donc à la providence de Dieu, persuadé que j’étaisqu’une impulsion si forte, à laquelle je ne pouvais résister,devait venir d’une invisible direction, et que je serais coupableenvers moi si je ne le faisais point.

VOYAGE AU VAISSEAU NAUFRAGÉ

Sous le coup de cette impression, je regagnaià grands pas mon château afin de préparer tout pour mon voyage. Jepris une bonne quantité de pain, un grand pot d’eau fraîche, uneboussole pour me gouverner, une bouteille de rum, – j’enavais encore beaucoup en réserve, – et une pleine corbeille deraisins. Chargé ainsi, je retournai à ma pirogue, je vidai l’eauqui s’y trouvait, je la mis à flot, et j’y déposai toute macargaison. Je revins ensuite chez moi prendre une seconde charge,composée d’un grand sac de riz, de mon parasol – pour placerau-dessus de ma tête et me donner de l’ombre, – d’un second potd’eau fraîche, de deux douzaines environ de mes petits pains ougâteaux d’orge, d’une bouteille de lait de chèvre et d’un fromage.Je portai tout cela à mon embarcation, non sans beaucoup de peineet de sueur. Ayant prié Dieu de diriger mon voyage, je me mis enroute, et, ramant ou pagayant le long du rivage, je parvins enfin àl’extrême pointe de l’île sur le côté Nord-Est. Là il s’agissait dese lancer dans l’Océan, de s’aventurer ou de ne pas s’aventurer. Jeregardai les courants rapides qui à quelque distance régnaient desdeux côtés de l’île. Le souvenir des dangers que j’avais courus merendit ce spectacle bien terrible, et le cœur commença à memanquer ; car je pressentis que si un de ces courantsm’entraînait, je serais emporté en haute mer, peut-être hors de lavue de mon île ; et qu’alors, comme ma pirogue était fortlégère, pour peu qu’un joli frais s’élevât, j’étais inévitablementperdu.

Ces pensées oppressèrent tellement mon âme,que je commençai à abandonner mon entreprise : je halai mabarque dans une crique du rivage, je gagnai un petit tertre et jem’y assis inquiet et pensif, flottant entre la crainte et le désirde faire mon voyage. Tandis que j’étais à réfléchir, je m’apperçusque la marée avait changé et que le flot montait, ce qui rendaitpour quelque temps mon départ impraticable. Il me vint alors àl’esprit de gravir sur la butte la plus haute que je pourraistrouver, et d’observer les mouvements de la marée pendant le flux,afin de juger si, entraîné par l’un de ces courants, je ne pourraispas être ramené par l’autre avec la même rapidité. Cela ne me futpas plus tôt entré dans la tête, que je jetai mes regards sur unmonticule qui dominait suffisamment les deux côtes, et d’où je visclairement la direction de la marée et la route que j’avais àsuivre pour mon retour : le courant du jusant sortait du côtéde la pointe Sud de l’île, le courant du flot rentrait du côté duNord. Tout ce que j’avais à faire pour opérer mon retour était doncde serrer la pointe septentrionale de l’île.

Enhardi par cette observation, je résolus departir le lendemain matin avec le commencement de la marée, ce queje fis en effet après avoir reposé la nuit dans mon canot sous lagrande houppelande dont j’ai fait mention. Je gouvernaipremièrement plein Nord, jusqu’à ce que je me sentisse soulevé parle courant qui portait à l’Est, et qui m’entraîna à une grandedistance, sans cependant me désorienter, ainsi que l’avait faitautrefois le courant sur le côté Sud, et sans m’ôter toute ladirection de ma pirogue. Comme je faisais un bon sillage avec mapagaie, j’allai droit au navire échoué, et en moins de deux heuresje l’atteignis.

C’était un triste spectacle à voir ! Lebâtiment, qui me parut espagnol par sa construction, était fiché etenclavé entre deux roches ; la poupe et la hanche avaient étémises en pièces par la mer ; et comme le gaillard d’avantavait donné contre les rochers avec une violence extrême, le grandmât et le mât de misaine s’étaient brisés rez-pied ; mais lebeaupré était resté en bon état et l’avant et l’éperon paraissaientfermes. – Lorsque je me fus approché, un chien parut sur letillac : me voyant venir, il se mit à japper et à aboyer.Aussitôt que je l’appelai il sauta à la mer pour venir à moi, et jele pris dans ma barque. Le trouvant à moitié mort de faim et desoif, je lui donnai un de mes pains qu’il engloutit comme un loupvorace ayant jeûné quinze jours dans la neige ; ensuite jedonnai de l’eau fraîche à cette pauvre bête, qui, si je l’avaislaissée faire, aurait bu jusqu’à en crever.

Après cela j’allai à bord. La première choseque j’y rencontrai ce fut, dans la cuisine, sur le gaillardd’avant, deux hommes noyés et qui se tenaient embrassés. J’enconclus, cela est au fait probable, qu’au moment où, durant latempête, le navire avait touché, les lames brisaient si haut etavec tant de rapidité, que ces pauvres gens n’avaient pu s’endéfendre, et avaient été étouffés par la continuelle chute desvagues, comme s’ils eussent été sous l’eau. – Outre le chien, iln’y avait rien à bord qui fût en vie, et toutes les marchandisesque je pus voir étaient avariées. Je trouvai cependant arrimés dansla cale quelques tonneaux de liqueurs. Était-ce du vin ou del’eau-de-vie, je ne sais. L’eau en se retirant les avait laissés àdécouvert, mais ils étaient trop gros pour que je pusse m’ensaisir. Je trouvai aussi plusieurs coffres qui me parurent avoirappartenu à des matelots, et j’en portai deux dans ma barque sansexaminer ce qu’ils contenaient.

Si la poupe avait été garantie et que la proueeût été brisée, je suis persuadé que j’aurais fait un bonvoyage ; car, à en juger par ce que je trouvai dans lescoffres, il devait y avoir à bord beaucoup de richesses. Je présumepar la route qu’il tenait qu’il devait venir de Buenos-Ayres ou deRio de la Plata, dans l’Amérique méridionale, en delà du Brésil, etdevait aller à la Havane dans le golfe du Mexique, et de làpeut-être en Espagne. Assurément ce navire recelait un grandtrésor, mais perdu à jamais pour tout le monde. Et qu’était devenule reste de son équipage, je ne le sus pas alors.

Outre ces coffres, j’y trouvai un petittonneau plein d’environ vingt gallons de liqueur, que jetransportai dans ma pirogue, non sans beaucoup de difficulté. Dansune cabine je découvris plusieurs mousquets et une grande poire àpoudre en contenant environ quatre livres. Quant aux mousquets jen’en avais pas besoin : je les laissai donc, mais je pris lecornet à poudre. Je pris aussi une pelle et des pincettes, qui mefaisaient extrêmement faute, deux chaudrons de cuivre, un gril etune chocolatière. Avec cette cargaison et le chien, je me mis enroute quand la marée commença à porter vers mon île, que le mêmesoir, à une heure de la nuit environ, j’atteignis, harassé, épuiséde fatigues.

Je reposai cette nuit dans ma pirogue, et lematin je résolus de ne point porter mes acquisitions dans monchâteau, mais dans ma nouvelle caverne. Après m’être restauré, jedébarquai ma cargaison et je me mis à en faire l’inventaire. Letonneau de liqueur contenait une sorte de rum, mais nonpas de la qualité de celui qu’on boit au Brésil : en un mot,détestable. Quand j’en vins à ouvrir les coffres je découvrisplusieurs choses dont j’avais besoin : par exemple, dans l’unje trouvai un beau coffret renfermant des flacons de formeextraordinaire et remplis d’eaux cordiales fines et très-bonnes.Les flacons, de la contenance de trois pintes, étaient tout garnisd’argent. Je trouvai deux pots d’excellentes confitures si bienbouchés que l’eau n’avait pu y pénétrer, et deux autres qu’elleavait tout-à-fait gâtés. Je trouvai en outre de fort bonneschemises qui furent les bien venues, et environ une douzaine etdemie de mouchoirs de toile blanche et de cravates de couleur. Lesmouchoirs furent aussi les bien reçus, rien n’étant plusrafraîchissant pour m’essuyer le visage dans les jours de chaleur.Enfin, lorsque j’arrivai au fond du coffre, je trouvai trois grandssacs de pièces de huit, qui contenaient environ onze cents piècesen tout, et dans l’un de ces sacs six doublons d’or enveloppés dansun papier, et quelques petites barres ou lingots d’or qui, je lesuppose, pesaient à peu près une livre.

Dans l’autre coffre il y avait quelquesvêtements, mais de peu de valeur. Je fus porté à croire quecelui-ci avait appartenu au maître canonnier, par cette raisonqu’il ne s’y trouvait point de poudre, mais environ deux livres depulverin dans trois flasques, mises en réserve, je suppose, pourcharger des armes de chasse dans l’occasion. Somme toute, par cevoyage, j’acquis peu de chose qui me fût d’un très-grandusage ; car pour l’argent, je n’en avais que faire : ilétait pour moi comme la boue sous mes pieds ; je l’auraisdonné pour trois ou quatre paires de bas et de souliers anglais,dont j’avais grand besoin. Depuis bien des années j’étais réduit àm’en passer. J’avais alors, il est vrai, deux paires de souliersque j’avais pris aux pieds des deux hommes noyés que j’avaisdécouverts à bord, et deux autres paires que je trouvai dans l’undes coffres, ce qui me fut fort agréable ; mais ils nevalaient pas nos souliers anglais, ni pour la commodité ni pour leservice, étant plutôt ce que nous appelons des escarpins que dessouliers. Enfin je tirai du second coffre environ cinquante piècesde huit en réaux, mais point d’or. Il est à croire qu’il avaitappartenu à un marin plus pauvre que le premier, qui doit avoir euquelque officier pour maître.

Je portai néanmoins cet argent dans macaverne, et je l’y serrai comme le premier que j’avais sauvé denotre bâtiment. Ce fut vraiment grand dommage, comme je le disaistantôt, que l’autre partie du navire n’eût pas été accessible, jesuis certain que j’aurais pu en tirer de l’argent de quoi chargerplusieurs fois ma pirogue ; argent qui, si je fusse jamaisparvenu à m’échapper et à m’enfuir en Angleterre, aurait pu resteren sûreté dans ma caverne jusqu’à ce que je revinsse lechercher.

Après avoir tout débarqué et tout mis en lieusûr, je retournai à mon embarcation. En ramant ou pagayant le longdu rivage je la ramenai dans sa rade ordinaire, et je revins enhâte à ma demeure, où je retrouvai tout dans la paix et dansl’ordre. Je me remis donc à vivre selon mon ancienne manière, et àprendre soin de mes affaires domestiques. Pendant un certain tempsmon existence fut assez agréable, seulement j’étais encore plusvigilant que de coutume ; je faisais le guet plus souvent etne mettais plus aussi fréquemment le pied dehors. Si parfois jesortais avec quelque liberté, c’était toujours dans la partieorientale de l’île, où j’avais la presque certitude que lesSauvages ne venaient pas, et où je pouvais aller sans tant deprécautions, sans ce fardeau d’armes et de munitions que je portaistoujours avec moi lorsque j’allais de l’autre côté.

Je vécus près de deux ans encore dans cettesituation ; mais ma malheureuse tête, qui semblait faite pourrendre mon corps misérable, fut durant ces deux années toujoursemplie de projets et de desseins pour tenter de m’enfuir de monîle. Quelquefois je voulais faire une nouvelle visite au navireéchoué, quoique ma raison me criât qu’il n’y restait rien qui valûtles dangers du voyage ; d’autres fois je songeais à aller çàet là, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; et je croisvraiment que si j’avais eu la chaloupe sur laquelle je m’étaiséchappé de Sallé, je me serais aventuré en mer pour aller n’importeen quel lieu, pour aller je ne sais où.

J’ai été dans toutes les circonstances de mavie un exemple vivant de ceux qui sont atteints de cette plaiegénérale de l’humanité, d’où découle gratuitement la moitié deleurs misères : j’entends la plaie de n’être point satisfaitsde la position où Dieu et la nature les ont placés. Car sans parlerde mon état primitif et de mon opposition aux excellents conseilsde mon père, opposition qui fut, si je puis l’appeler ainsi, monpéché originel, n’était-ce pas un égarement de même nature quiavait été l’occasion de ma chute dans cette misérablecondition ? Si cette Providence qui m’avait si heureusementétabli au Brésil comme planteur eût limité mes désirs, si jem’étais contenté d’avancer pas à pas, j’aurais pu être alors,j’entends au bout du temps que je passai dans mon île, un des plusgrands colons du Brésil ; car je suis persuadé, par lesprogrès que j’avais faits dans le peu d’années que j’y vécus etceux que j’aurais probablement faits si j’y fusse demeuré, que jeserais devenu riche à cent mille Moidoires.

LE RÊVE

J’avais bien affaire en vérité de laisser làune fortune assise, une plantation bien pourvue, s’améliorant etprospérant, pour m’en aller comme subrécargue chercher des Nègresen Guinée, tandis qu’avec de la patience et du temps, mon capitals’étant accru, j’en aurais pu acheter au seuil de ma porte, à cesgens dont le trafic des Noirs était le seul négoce. Il est vraiqu’ils m’auraient coûté quelque chose de plus, mais cettedifférence de prix pouvait-elle compenser de si grandshasards ?

La folie est ordinairement le lot des jeunestêtes, et la réflexion sur les folies passées est ordinairementl’exercice d’un âge plus mûr ou d’une expérience payée cher. J’enétais là alors, et cependant l’extravagance avait jeté de siprofondes racines dans mon cœur, que je ne pouvais me satisfaire dema situation, et que j’avais l’esprit appliqué sans cesse àrechercher les moyens et la possibilité de m’échapper de ce lieu. –Pour que je puisse avec le plus grand agrément du lecteur, entamerle reste de mon histoire, il est bon que je donne quelque détailsur la conception de mes absurdes projets de fuite, et que je fassevoir comment et sur quelle fondation j’édifiais.

Qu’on suppose maintenant que je suis retirédans mon château, après mon dernier voyage au bâtiment naufragé,que ma frégate est désarmée et amarrée sous l’eau comme de coutume,et ma condition est rendue à ce qu’elle était auparavant. J’ai, ilest vrai, plus d’opulence ; mais je n’en suis pas plus riche,car je ne fais ni plus de cas ni plus d’usage de mon or que lesIndiens du Pérou avant l’arrivée des Espagnols.

Par une nuit de la saison pluvieuse de mars,dans la vingt-quatrième année de ma vie solitaire, j’étais couchédans mon lit ou hamac sans pouvoir dormir, mais en parfaitesanté ; je n’avais de plus qu’à l’ordinaire, ni peine niindisposition, ni trouble de corps, ni trouble d’esprit ;cependant il m’était impossible de fermer l’œil, du moins poursommeiller. De toute la nuit je ne m’assoupis pas autrement quecomme il suit.

Il serait aussi impossible que superflu denarrer la multitude innombrable de pensées qui durant cette nuit mepassèrent par la mémoire, ce grand chemin du cerveau. Je mereprésentai toute l’histoire de ma vie en miniature ou enraccourci, pour ainsi dire, avant et après ma venue dans l’île.Dans mes réflexions sur ce qu’était ma condition depuis que j’avaisabordé cette terre, je vins à comparer l’état heureux de mesaffaires pendant les premières années de mon exil, à cet étatd’anxiété, de crainte et de précautions dans lequel je vivaisdepuis que j’avais vu l’empreinte d’un pied d’homme sur le sable.Il n’est pas croyable que les Sauvages n’eussent pas fréquentél’île avant cette époque : peut-être y étaient-ils descendusau rivage par centaines ; mais, comme je n’en avais jamaisrien su et n’avais pu en concevoir aucune appréhension, ma sécuritéétait parfaite, bien que le péril fût le même. J’étais aussiheureux en ne connaissant point les dangers qui m’entouraient quesi je n’y eusse réellement point été exposé. – Cette vérité fitnaître en mon esprit beaucoup de réflexions profitables, etparticulièrement celle-ci : Combien est infiniment bonne cetteProvidence qui dans sa sagesse a posé des bornes étroites à la vueet à la science de l’homme ! Quoiqu’il marche au milieu demille dangers dont le spectacle, s’ils se découvraient à lui,troublerait son âme et terrasserait son courage, il garde son calmeet sa sérénité, parce que l’issue des choses est cachée à sesregards, parce qu’il ne sait rien des dangers quil’environnent.

Après que ces pensées m’eurent distraitquelque temps, je vins à réfléchir sérieusement sur les dangersréels que j’avais courus durant tant d’années dans cette île mêmeoù je me promenais dans la plus grande sécurité, avec toute latranquillité possible, quand peut-être il n’y avait que la pointed’une colline, un arbre, ou les premières ombres de la nuit, entremoi et le plus affreux de touts les sorts, celui de tomber entreles mains des Sauvages, des cannibales, qui se seraient saisis demoi dans le même but que je le faisais d’une chèvre ou d’unetortue, et n’auraient pas plus pensé faire un crime en me tuant eten me dévorant, que moi en mangeant un pigeon ou un courlis. Jeserais injustement mon propre détracteur, si je disais que je nerendis pas sincèrement grâce à mon divin Conservateur pour toutesles délivrances inconnues qu’avec la plus grande humilité jeconfessais devoir à sa toute particulière protection, sans laquelleje serais inévitablement tombé entre ces mains impitoyables.

Ces considérations m’amenèrent à faire desréflexions, sur la nature de ces Sauvages, et à examiner comment ilse faisait qu’en ce monde le sage Dispensateur de toutes choses eûtabandonné quelques-unes de ses créatures à une telle inhumanité,au-dessous de la brutalité même, qu’elles vont jusqu’à se dévorerdans leur propre espèce. Mais comme cela n’aboutissait qu’à devaines spéculations, je me pris à rechercher dans quel endroit dumonde ces malheureux vivaient ; à quelle distance était lacôte d’où ils venaient ; pourquoi ils s’aventuraient si loinde chez eux ; quelle sorte de bateaux ils avaient, et pourquoije ne pourrais pas en ordonner de moi et de mes affaires de façon àêtre à même d’aller à eux aussi bien qu’ils venaient à moi.

Je ne me mis nullement en peine de ce que jeferais de moi quand je serais parvenu là, de ce que je deviendraissi je tombais entre les mains des Sauvages ; comment je leuréchapperais s’ils m’entreprenaient, comment il me serait possibled’aborder à la côte sans être attaqué par quelqu’un d’eux demanière à ne pouvoir me délivrer moi-même. Enfin, s’il advenait queje ne tombasse point en leur pouvoir, comment je me procurerais desprovisions et vers quel lieu je dirigerais ma course. Aucune de cespensées, dis-je, ne se présenta à mon esprit : mon idée degagner la terre ferme dans ma pirogue l’absorbait. Je regardais maposition d’alors comme la plus misérable qui pût être, et je nevoyais pas que je pusse rencontrer rien de pire, sauf la mort. Nepouvais-je pas trouver du secours en atteignant le continent, ou nepouvais-je le côtoyer comme le rivage d’Afrique, jusqu’à ce que jeparvinsse à quelque pays habité où l’on me prêterait assistance.Après tout, n’était-il pas possible que je rencontrasse un bâtimentchrétien qui me prendrait à son bord ; et enfin, le pire dupire advenant, je ne pouvais que mourir, ce qui tout d’un coupmettait fin à toutes mes misères. – Notez, je vous prie, que toutceci était le fruit du désordre de mon âme et de mon espritvéhément, exaspéré, en quelque sorte, par la continuité de messouffrances et par le désappointement que j’avais eu à bord duvaisseau naufragé, où j’avais été si près d’obtenir ce dont j’étaisardemment désireux, c’est-à-dire quelqu’un à qui parler, quelqu’unqui pût me donner quelque connaissance du lieu où j’étais etm’enseigner des moyens probables de délivrance. J’étais donc,dis-je, totalement bouleversé par ces pensées. Le calme de monesprit, puisé dans ma résignation à la Providence et ma soumissionaux volontés du Ciel, semblait être suspendu ; et je n’avaispas en quelque sorte la force de détourner ma pensée de ce projetde voyage, qui m’assiégeait de désirs si impétueux qu’il étaitimpossible d’y résister.

Après que cette passion m’eut agité pendantdeux heures et plus, avec une telle violence que mon sangbouillonnait et que mon pouls battait comme si la ferveurextraordinaire de mes désirs m’eût donné la fièvre, la naturefatiguée, épuisée, me jeta dans un profond sommeil. – On pourraitcroire que mes songes roulèrent sur le même projet, mais non pas,mais sur rien qui s’y rapportât. Je rêvai que, sortant un matin demon château comme de coutume, je voyais sur le rivage deux canotset onze Sauvages débarquant et apportant avec eux un autre Sauvagepour le tuer et le manger. Tout-à-coup, comme ils s’apprêtaient àégorger ce Sauvage, il bondit au loin et se prit à fuir pour sauversa vie. Alors je crus voir dans mon rêve que, pour se cacher, ilaccourait vers le bocage épais masquant mes fortifications ;puis, que, m’appercevant qu’il était seul et que les autres ne lecherchaient point par ce chemin, je me découvrais à lui en luisouriant et l’encourageant ; et qu’il s’agenouillait devantmoi et semblait implorer mon assistance. Sur ce je lui montrais monéchelle, je l’y faisais monter et je l’introduisais dans ma grotte,et il devenait mon serviteur. Sitôt que je me fus acquis cet hommeje me dis : Maintenant je puis certainement me risquer àgagner le continent, car ce compagnon me servira de pilote, me dirace qu’il faut faire, me dira où aller pour avoir des provisions oune pas aller de peur d’être dévoré ; bref, les lieux à aborderet ceux à fuir. Je me réveillai avec cette idée ; j’étaisencore sous l’inexprimable impression de joie qu’en rêve j’avaisressentie à l’aspect de ma délivrance ; mais en revenant à moiet en trouvant que ce n’était qu’un songe, je ressentis undésappointement non moins étrange et qui me jeta dans un grandabattement d’esprit.

J’en tirai toutefois cette conclusion, que leseul moyen d’effectuer quelque tentative de fuite, c’était dem’acquérir un Sauvage, surtout, si c’était possible, quelqueprisonnier condamné à être mangé et amené à terre pour être égorgé.Mais une difficulté s’élevait encore. Il était impossibled’exécuter ce dessein sans assaillir et massacrer toute unecaravane : vrai coup de désespoir qui pouvait si facilementmanquer ! D’un autre côté j’avais de grands scrupules sur lalégitimité de cet acte, et mon cœur bondissait à la seule pensée deverser tant de sang, bien que ce fût pour ma délivrance. Il n’estpas besoin de répéter ici les arguments qui venaient plaider contrece bon sentiment : ce sont les mêmes que ceux dont il a étédéjà fait mention ; mais, quoique j’eusse encore d’autresraisons à exposer alors, c’est-à-dire que ces hommes étaient mesennemis et me dévoreraient s’il leur était possible ; quec’était réellement pour ma propre conservation que je devais medélivrer de cette mort dans la vie, et que j’agissais pour mapropre défense tout aussi bien que s’ils m’attaquaient ;quoique, dis-je, toutes ces raisons militassent pour moi, cependantla pensée de verser du sang humain pour ma délivrance m’était siterrible, que j’eus beau faire, je ne pus de long-temps meconcilier avec elle.

Néanmoins, enfin, après beaucoup dedélibérations intimes, après de grandes perplexités, – car toutsces arguments pour et contre s’agitèrent long-temps dans ma tête, –mon véhément désir prévalut et étouffa tout le reste, et je medéterminai, coûte que coûte, à m’emparer de quelqu’un de cesSauvages. La question était alors de savoir comment m’y prendre, etc’était chose difficile à résoudre ; mais, comme aucun moyenprobable ne se présentait à mon choix, je résolus donc de faireseulement sentinelle pour guetter quand ils débarqueraient, den’arrêter mes mesures que dans l’occasion, de m’abandonner àl’événement, de le laisser être ce qu’il voudrait.

Plein de cette résolution, je me mis envedette aussi souvent que possible, si souvent même que je m’enfatiguai profondément ; car pendant un an et demi je fis leguet et allai une grande partie de ce temps au moins une fois parjour à l’extrémité Ouest et Sud-Ouest de l’île pour découvrir descanots, mais sans que j’apperçusse rien. C’était vraimentdécourageant, et je commençai à m’inquiéter beaucoup, bien que jene puisse dire qu’en ce cas mes désirs se soient émoussés commeautrefois. Ma passion croissait avec l’attente. En un mot jen’avais pas été d’abord plus soigneux de fuir la vue des Sauvageset d’éviter d’être apperçu par eux, que j’étais alors désireux deles entreprendre.

FIN DE LA VIE SOLITAIRE

Alors je me figurais même que si je m’emparaisde deux ou trois Sauvages, j’étais capable de les gouverner defaçon à m’en faire esclaves, à me les assujétir complètement et àleur ôter à jamais tout moyen de me nuire. Je me complaisais danscette idée, mais toujours rien ne se présentait : toutes mesvolontés, touts mes plans n’aboutissaient à rien, car il ne venaitpoint de Sauvages.

Un an et demi environ après que j’eus conçuces idées, et que par une longue réflexion j’eus en quelque manièredécidé qu’elles demeureraient sans résultat faute d’occasion, jefus surpris un matin, de très-bonne heure, en ne voyant pas moinsde cinq canots touts ensemble au rivage sur mon côté de l’île. LesSauvages à qui ils appartenaient étaient déjà à terre et hors de mavue. Le nombre de ces canots rompait toutes mes mesures ; car,n’ignorant pas qu’ils venaient toujours quatre ou six, quelquefoisplus, dans chaque embarcation, je ne savais que penser de cela, niquel plan dresser pour attaquer moi seul vingt ou trente hommes.Aussi demeurai-je dans mon château embarrassé et abattu. Cependant,dans la même attitude que j’avais prise autrefois, je me préparai àrepousser une attaque ; j’étais tout prêt à agir si quelquechose se fût présenté. Ayant attendu long-temps et long-temps prêtél’oreille pour écouter s’il se faisait quelque bruit, jem’impatientai enfin ; et, laissant mes deux fusils au pied demon échelle, je montai jusqu’au sommet du rocher, en deuxescalades, comme d’ordinaire. Là, posté de façon à ce que ma têtene parût point au-dessus de la cime, pour qu’en aucune manière onne pût m’appercevoir, j’observai à l’aide de mes lunettesd’approche qu’ils étaient au moins au nombre de trente, qu’ilsavaient allumé un feu et préparé leur nourriture : quelaliment était-ce et comment l’accommodaient-ils, c’est ce que je nepus savoir ; mais je les vis touts danser autour du feu, et,suivant leur coutume, avec je ne sais combien de figures et degesticulations barbares.

Tandis que je regardais ainsi, j’apperçus parma longue-vue deux misérables qu’on tirait des pirogues, où sansdoute ils avaient été mis en réserve, et qu’alors on faisait sortirpour être massacrés. J’en vis aussitôt tomber un assommé, je pense,avec un casse-tête ou un sabre de bois, selon l’usage de cesnations. Deux ou trois de ces meurtriers se mirent incontinent àl’œuvre et le dépecèrent pour leur cuisine, pendant que l’autrevictime demeurait là en attendant qu’ils fussent prêts pour elle.En ce moment même la nature inspira à ce pauvre malheureux, qui sevoyait un peu en liberté, quelque espoir de sauver sa vie ; ils’élança, et se prit à courir avec une incroyable vitesse, le longdes sables, droit vers moi, j’entends vers la partie de la côte oùétait mon habitation.

Je fus horriblement effrayé, – il faut que jel’avoue, – quand je le vis enfiler ce chemin, surtout quand jem’imaginai le voir poursuivi par toute la troupe. Je crus alorsqu’une partie de mon rêve allait se vérifier, et qu’à coup sûr ilse réfugierait dans mon bocage ; mais je ne comptais pas dutout que le dénouement serait le même, c’est-à-dire que les autresSauvages ne l’y pourchasseraient pas et ne l’y trouveraient point.Je demeurai toutefois à mon poste, et bientôt je recouvrai quelquepeu mes esprits lorsque je reconnus qu’ils n’étaient que troishommes à sa poursuite. Je retrouvai surtout du courage en voyantqu’il les surpassait excessivement à la course et gagnait duterrain sur eux, de manière que s’il pouvait aller de ce train unedemi-heure encore il était indubitable qu’il leur échapperait.

Il y avait entre eux et mon château la criquedont j’ai souvent parlé dans la première partie de mon histoire,quand je fis le sauvetage du navire, et je prévis qu’il faudraitnécessairement que le pauvre infortuné la passât à la nage ou qu’ilfût pris. Mais lorsque le Sauvage échappé eut atteint jusque là, ilne fit ni une ni deux, malgré la marée haute, il s’y plongea ;il gagna l’autre rive en une trentaine de brassées ou environ, etse reprit à courir avec une force et une vitesse sans pareilles.Quand ses trois ennemis arrivèrent à la crique, je vis qu’il n’y enavait que deux qui sussent nager. Le troisième s’arrêta sur lebord, regarda sur l’autre côté et n’alla pas plus loin. Au bout dequelques instants il s’en retourna pas à pas ; et, d’après cequi advint, ce fut très-heureux pour lui.

Toutefois j’observai que les deux qui savaientnager mirent à passer la crique deux fois plus de temps que n’enavait mis le malheureux qui les fuyait. – Mon esprit conçut alorsavec feu, et irrésistiblement, que l’heure était venue dem’acquérir un serviteur, peut-être un camarade ou un ami, et quej’étais manifestement appelé par la Providence à sauver la vie decette pauvre créature. Aussitôt je descendis en toute hâte par meséchelles, je pris deux fusils que j’y avais laissés au pied, commeje l’ai dit tantôt, et, remontant avec la même précipitation, jem’avançai vers la mer. Ayant coupé par le plus court au bas de lamontagne, je me précipitai entre les poursuivants et le poursuivi,et j’appelai le fuyard. Il se retourna et fut peut-être d’abordtout aussi effrayé de moi que moi je l’étais d’eux ; mais jelui fis signe de la main de revenir, et en même temps je m’avançailentement vers les deux qui accouraient. Tout-à-coup je meprécipitai sur le premier, et je l’assommai avec la crosse de monfusil. Je ne me souciais pas de faire feu, de peur que l’explosionne fût entendue des autres, quoique à cette distance cela ne se pûtguère ; d’ailleurs, comme ils n’auraient pu appercevoir lafumée, ils n’auraient pu aisément savoir d’où cela provenait. Ayantdonc assommé celui-ci, l’autre qui le suivait s’arrêta comme s’ileût été effrayé. J’allai à grands pas vers lui ; mais quand jem’en fus approché, je le vis armé d’un arc, et prêt à décocher uneflèche contre moi. Placé ainsi dans la nécessité de tirer lepremier, je le fis et je le tuai du coup. Le pauvre Sauvage échappéavait fait halte ; mais, bien qu’il vît ses deux ennemismordre la poussière, il était pourtant si épouvanté du feu et dubruit de mon arme, qu’il demeura pétrifié, n’osant aller ni enavant ni en arrière. Il me parut cependant plutôt disposé às’enfuir encore qu’à s’approcher. Je l’appelai de nouveau et luifis signe de venir, ce qu’il comprit facilement. Il fit alorsquelques pas et s’arrêta, puis s’avança un peu plus et s’arrêtaencore ; et je m’apperçus qu’il tremblait comme s’il eût étéfait prisonnier et sur le point d’être tué comme ses deux ennemis.Je lui fis signe encore de venir à moi, et je lui donnai toutes lesmarques d’encouragement que je pus imaginer. De plus près en plusprès il se risqua, s’agenouillant à chaque dix ou douze pas pour metémoigner sa reconnaissance de lui avoir sauvé la vie. Je luisouriais, je le regardais aimablement et l’invitais toujours às’avancer. Enfin il s’approcha de moi ; puis, s’agenouillantencore, baisa la terre, mit sa tête sur la terre, pris mon pied etmit mon pied sur sa tête : ce fut, il me semble, un sermentjuré d’être à jamais mon esclave. Je le relevai, je lui fis descaresses, et le rassurai par tout ce que je pus. Mais la besognen’était pas, achevée ; car je m’apperçus alors que le Sauvageque j’avais assommé n’était pas tué, mais seulement étourdi, etqu’il commençait à se remettre. Je le montrai du doigt à monSauvage, en lui faisant remarquer qu’il n’était pas mort. Sur ce ilme dit quelques mots, qui, bien que je ne les comprisse pas, mefurent bien doux à entendre ; car c’était le premier son devoix humaine, la mienne exceptée, que j’eusse ouï depuis vingt-cinqans. Mais l’heure de m’abandonner à de pareilles réflexions n’étaitpas venue ; le Sauvage abasourdi avait recouvré assez de forcepour se mettre sur son séant et je m’appercevais que le miencommençait à s’en effrayer. Quand je vis cela je pris mon secondfusil et couchai en joue notre homme, comme si j’eusse voulu tirersur lui. Là-dessus, mon Sauvage, car dès lors je pouvais l’appelerainsi, me demanda que je lui prêtasse mon sabre qui pendait nu àmon côté ; je le lui donnai : il ne l’eut pas plus tôt,qu’il courut à son ennemi et d’un seul coup lui trancha la tête siadroitement qu’il n’y a pas en Allemagne un bourreau qui l’eût faitni plus vite ni mieux. Je trouvai cela étrange pour un Sauvage, queje supposais avec raison n’avoir jamais vu auparavant d’autressabres que les sabres de bois de sa nation. Toutefois il paraît,comme je l’appris plus tard, que ces sabres sont si affilés, sontsi pesants et d’un bois si dur, qu’ils peuvent d’un seul coupabattre une tête ou un bras. Après cet exploit il revint à moi,riant en signe de triomphe, et avec une foule de gestes que je necompris pas il déposa à mes pieds mon sabre et la tête duSauvage.

Mais ce qui l’intrigua beaucoup, ce fut desavoir comment de si loin j’avais pu tuer l’autre Indien, et, me lemontrant du doigt, il me fit des signes pour que je l’y laissassealler. Je lui répondis donc du mieux que je pus que je le luipermettais. Quand il s’en fut approché, il le regarda et demeura làcomme un ébahi ; puis, le tournant tantôt d’un côté tantôtd’un autre, il examina la blessure. La balle avait frappé justedans la poitrine et avait fait un trou d’où peu de sang avaitcoulé : sans doute il s’était épanché intérieurement, car ilétait bien mort. Enfin il lui prit son arc et ses flèches et s’enrevint. Je me mis alors en devoir de partir et je l’invitai à mesuivre, en lui donnant à entendre qu’il en pourrait survenird’autres en plus grand nombre.

Sur ce il me fit signe qu’il voulait enterrerles deux cadavres, pour que les autres, s’ils accouraient, nepussent les voir. Je le lui permis, et il se jeta à l’ouvrage. Enun instant il eut creusé avec ses mains un trou dans le sable assezgrand pour y ensevelir le premier, qu’il y traîna et qu’ilrecouvrit ; il en fit de même pour l’autre. Je pense qu’il nemit pas plus d’un quart d’heure à les enterrer touts les deux. Jele rappelai alors, et l’emmenai, non dans mon château, mais dans lacaverne que j’avais plus avant dans l’île. Je fis ainsi mentircette partie de mon rêve qui lui donnait mon bocage pour abri.

Là je lui offris du pain, une grappe de raisinet de l’eau, dont je vis qu’il avait vraiment grand besoin à causede sa course. Lorsqu’il se fut restauré, je lui fis signe d’allerse coucher et de dormir, en lui montrant un tas de paille de rizavec une couverture dessus, qui me servait de lit quelquefois àmoi-même. La pauvre créature se coucha donc et s’endormit.

C’était un grand beau garçon, svelte et bientourné, et à mon estime d’environ vingt-six ans. Il avait un bonmaintien, l’aspect ni arrogant ni farouche et quelque chose detrès-mâle dans la face ; cependant il avait aussi toutel’expression douce et molle d’un Européen, surtout quand ilsouriait. Sa chevelure était longue et noire, et non pas crépuecomme de la laine. Son front était haut et large, ses yeux vifs etpleins de feu. Son teint n’était pas noir, mais très-basané, sansrien avoir cependant de ce ton jaunâtre, cuivré et nauséabond desBrésiliens, des Virginiens et autres naturels de l’Amérique ;il approchait plutôt d’une légère couleur d’olive foncé, plusagréable en soi que facile à décrire. Il avait le visage rond etpotelé, le nez petit et non pas aplati comme ceux des Nègres, labouche belle, les lèvres minces, les dents fines, bien rangées etblanches comme ivoire. – Après avoir sommeillé plutôt que dormienviron une demi-heure, il s’éveilla et sortit de la caverne pourme rejoindre ; car j’étais allé traire mes chèvres, parquéesdans l’enclos près de là. Quand il m’apperçut il vint à moi encourant, et se jeta à terre avec toutes les marques possibles d’unehumble reconnaissance, qu’il manifestait par une foule degrotesques gesticulations. Puis il posa sa tête à plat sur laterre, prit l’un de mes pieds et le posa sur sa tête, comme ilavait déjà fait ; puis il m’adressa touts les signesimaginables d’assujettissement, de servitude et de soumission, pourme donner à connaître combien était grand son désir de s’attacher àmoi pour la vie. Je le comprenais en beaucoup de choses, et je luitémoignais que j’étais fort content de lui.

VENDREDI

En peu de temps je commençai à lui parler et àlui apprendre à me parler. D’abord je lui fis savoir que son nomserait Vendredi ; c’était le jour où je lui avaissauvé la vie, et je l’appelai ainsi en mémoire de ce jour. Je luienseignai également à m’appeler maître, àdire oui et non, et jelui appris ce que ces mots signifiaient. – Je lui donnai ensuite dulait dans un pot de terre ; j’en bus le premier, j’y trempaimon pain et lui donnai un gâteau pour qu’il fît de même : ils’en accommoda aussitôt et me fit signe qu’il trouvait cela fortbon.

Je demeurai là toute la nuit avec lui ;mais dès que le jour parut je lui fis comprendre qu’il fallait mesuivre et que je lui donnerais des vêtements ; il parut charméde cela, car il était absolument nu. Comme nous passions par lelieu où il avait enterré les deux hommes, il me le désignaexactement et me montra les marques qu’il avait faites pour lereconnaître, en me faisant signe que nous devrions les déterrer etles manger. Là-dessus je parus fort en colère ; je luiexprimai mon horreur en faisant comme si j’allais vomir à cettepensée, et je lui enjoignis de la main de passer outre, ce qu’ilfit sur-le-champ avec une grande soumission. Je l’emmenai alors surle sommet de la montagne, pour voir si les ennemis étaientpartis ; et, braquant ma longue-vue, je découvris parfaitementla place où ils avaient été, mais aucune apparence d’eux ni deleurs canots. Il était donc positif qu’ils étaient partis et qu’ilsavaient laissé derrière eux leurs deux camarades sans faire aucunerecherche.

Mais cette découverte ne me satisfaisaitpas : ayant alors plus de courage et conséquemment plus decuriosité, je pris mon Vendredi avec moi, je lui misune épée à la main, sur le dos l’arc et les flèches, dont je letrouvai très-adroit à se servir ; je lui donnai aussi à porterun fusil pour moi ; j’en pris deux moi-même, et nous marchâmesvers le lieu où avaient été les Sauvages, car je désirais en avoirde plus amples nouvelles. Quand j’y arrivai mon sang se glaça dansmes veines, et mon cœur défaillit à un horrible spectacle. C’étaitvraiment chose terrible à voir, du moins pour moi, car cela ne fitrien à Vendredi. La place était couverte d’ossementshumains, la terre teinte de sang ; çà et là étaient desmorceaux de chair à moitié mangés, déchirés et rôtis, en un mottoutes les traces d’un festin de triomphe qu’ils avaient fait làaprès une victoire sur leurs ennemis. Je vis trois crânes, cinqmains, les os de trois ou quatre jambes, des os de pieds et unefoule d’autres parties du corps. Vendredi me fitentendre par ses signes que les Sauvages avaient amené quatreprisonniers pour les manger, que trois l’avaient été, et que lui,en se désignant lui-même, était le quatrième ; qu’il y avaiteu une grande bataille entre eux et un roi leur voisin, – dont, cesemble, il était le sujet ; – qu’un grand nombre deprisonniers avaient été faits, et conduits en différents lieux parceux qui les avaient pris dans la déroute, pour être mangés, ainsique l’avaient été ceux débarqués par ces misérables.

Je commandai à Vendredi deramasser ces crânes, ces os, ces tronçons et tout ce qui restait,de les mettre en un monceau et de faire un grand feu dessus pourles réduire en cendres. Je m’apperçus que Vendrediavait encore un violent appétit pour cette chair, et que sonnaturel était encore cannibale ; mais je lui montrai tantd’horreur à cette idée, à la moindre apparence de cet appétit,qu’il n’osa pas le découvrir : car je lui avais faitparfaitement comprendre que s’il le manifestait je le tuerais.

Lorsqu’il eut fait cela, nous nous enretournâmes à notre château, et là je me mis à travailler avec monserviteur Vendredi. Avant tout je lui donnai une pairede caleçons de toile que j’avais tirée du coffre du pauvrecanonnier dont il a été fait mention, et que j’avais trouvée dansle bâtiment naufragé : avec un léger changement, elle lui allatrès-bien. Je lui fabriquai ensuite une casaque de peau de chèvreaussi bien que me le permit mon savoir : j’étais devenu alorsun assez bon tailleur ; puis je lui donnai un bonnettrès-commode et assez fashionable que j’avais fait avecune peau de lièvre. Il fut ainsi passablement habillé pour lemoment, et on ne peut plus ravi de se voir presque aussi bien vêtuque son maître. À la vérité, il eut d’abord l’air fort empêché danstoutes ces choses : ses caleçons étaient portés gauchement,ses manches de casaque le gênaient aux épaules et sous lesbras ; mais, ayant élargi les endroits où il se plaignaitqu’elles lui faisaient mal, et lui-même s’y accoutumant, il finitpar s’en accommoder fort bien.

Le lendemain du jour où je vins avec lui à mahuche je commençai à examiner où je pourrais le loger.Afin qu’il fût commodément pour lui et cependanttrès-convenablement pour moi, je lui élevai une petite cabane dansl’espace vide entre mes deux fortifications, en dedans de ladernière et en dehors de la première. Comme il y avait là uneouverture donnant dans ma grotte, je façonnai une bonne huisserieet une porte de planches que je posai dans le passage, un peu endedans de l’entrée. Cette porte était ajustée pour ouvrir àl’intérieur. La nuit je la barrais et retirais aussi mes deuxéchelles ; de sorte que Vendredi n’aurait puvenir jusqu’à moi dans mon dernier retranchement sans faire, engrimpant, quelque bruit qui m’aurait immanquablementréveillé ; car ce retranchement avait alors une toiture faitede longues perches couvrant toute ma tente, s’appuyant contre lerocher et entrelacées de branchages, en guise de lattes, chargéesd’une couche très-épaisse de paille de riz aussi forte que desroseaux. À la place ou au trou que j’avais laissé pour entrer ousortir avec mon échelle, j’avais posé une sorte de trappe, qui, sielle eût été forcée à l’extérieur, ne se serait point ouverte, maisserait tombée avec un grand fracas. Quant aux armes, je les prenaistoutes avec moi pendant la nuit.

Mais je n’avais pas besoin de tant deprécautions, car jamais homme n’eut un serviteur plus sincère, plusaimant, plus fidèle que Vendredi. Sans passions, sansobstination, sans volonté, complaisant et affectueux, sonattachement pour moi était celui d’un enfant pour son père. J’osedire qu’il aurait sacrifié sa vie pour sauver la mienne en touteoccasion. La quantité de preuves qu’il m’en donna mit cela hors dedoute, et je fus bientôt convaincu que pour ma sûreté il n’étaitpas nécessaire d’user de précautions à son égard.

Ceci me donna souvent occasion d’observer, etavec étonnement, que si toutefois il avait plu à Dieu, dans sasagesse et dans le gouvernement des œuvres de ses mains, dedétacher un grand nombre de ses créatures du bon usage auquel sontapplicables leurs facultés et les puissances de leur âme, il leuravait pourtant accordé les mêmes forces, la même raison, les mêmesaffections, les mêmes sentiments d’amitié et d’obligeance, lesmêmes passions, le même ressentiment pour les outrages, le mêmesens de gratitude, de sincérité, de fidélité, enfin toutes lescapacités, pour faire et recevoir le bien, qui nous ont été donnéesà nous-mêmes ; et que, lorsqu’il plaît à Dieu de leur envoyerl’occasion d’exercer leurs facultés, ces créatures sont aussidisposées, même mieux disposées que nous, à les appliquer au bonusage pour lequel elles leur ont été départies. Je devenais parfoistrès-mélancolique lorsque je réfléchissais au médiocre emploi quegénéralement nous faisons de toutes ces facultés, quoique notreintelligence soit éclairée par le flambeau de l’instruction etl’Esprit de Dieu, et que notre entendement soit agrandi par laconnaissance de sa parole. Pourquoi, me demandais-je, plaît-il àDieu de cacher cette connaissance salutaire à tant de millionsd’âmes qui, à en juger par ce pauvre Sauvage, en auraient fait unmeilleur usage que nous ?

De là j’étais quelquefois entraîné si loin queje m’attaquais à la souveraineté de la Providence, et quej’accusais en quelque sorte sa justice d’une disposition assezarbitraire pour cacher la lumière aux uns, la révéler aux autres,et cependant attendre de touts les mêmes devoirs. Mais aussitôt jecoupais court à ces pensées et les réprimais par cetteconclusion : que nous ignorons selon quelle lumière et quelleloi seront condamnées ces créatures ; que Dieu étant par sonessence infiniment saint et équitable, si elles étaientsentenciées, ce ne pourrait être pour ne l’avoir point connu, maispour avoir péché contre cette lumière qui, comme dit l’Écriture,était une loi pour elles, et par des préceptes que leur propreconscience aurait reconnus être justes, bien que le principe n’enfût point manifeste pour nous ; qu’enfin nous sommes toutscomme l’argile entre les mains du potier, à qui nul vasen’a droit de dire : Pourquoi m’as tu faitainsi ?

Mais retournons à mon nouveau compagnon.J’étais enchanté de lui, et je m’appliquais à lui enseigner à fairetout ce qui était propre à le rendre utile, adroit, entendu, maissurtout à me parler et à me comprendre, et je le trouvai lemeilleur écolier qui fût jamais. Il était si gai, si constammentassidu et si content quand il pouvait m’entendre ou se faireentendre de moi, qu’il m’était vraiment agréable de causer aveclui. Alors ma vie commençait à être si douce que je medisais : si je n’avais pas à redouter les Sauvages, volontiersje demeurerais en ce lieu aussi long-temps que je vivrais.

Trois ou quatre jours après mon retour auchâteau je pensai que, pour détourner Vendredi de sonhorrible nourriture accoutumée et de son appétit cannibale, jedevais lui faire goûter d’autre viande : je l’emmenai donc unmatin dans les bois. J’y allais, au fait, dans l’intention de tuerun cabri de mon troupeau pour l’apporter et l’apprêter aulogis ; mais, chemin faisant, je vis une chèvre couchée àl’ombre, avec deux jeunes chevreaux à ses côtés. Là dessusj’arrêtai Vendredi. Holà ! ne bouge pas, luidis-je en lui faisant signe de ne pas remuer. Au même instant jemis mon fusil en joue, je tirai et je tuai un des chevreaux. Lepauvre diable, qui m’avait vu, il est vrai, tuer à une grandedistance le Sauvage son ennemi, mais qui n’avait pu imaginercomment cela s’était fait, fut jeté dans une étrange surprise. Iltremblait, il chancelait, et avait l’air si consterné que je pensaile voir tomber en défaillance. Il ne regarda pas le chevreau surlequel j’avais fait feu ou ne s’apperçut pas que je l’avais tué,mais il arracha sa veste pour s’assurer s’il n’était point blessélui-même. Il croyait sans doute que j’avais résolu de me défaire delui ; car il vint s’agenouiller devant moi, et, embrassant mesgenoux, il me dit une multitude de choses où je n’entendis rien,sinon qu’il me suppliait de ne pas le tuer.

Je trouvai bientôt un moyen de le convaincreque je ne voulais point lui faire de mal : je le pris par lamain et le relevai en souriant, et lui montrant du doigt lechevreau que j’avais atteint, je lui fis signe de l’aller quérir.Il obéit. Tandis qu’il s’émerveillait et cherchait à voir commentcet animal avait été tué, je rechargeai mon fusil, et au mêmeinstant j’apperçus, perché sur un arbre à portée de mousquet, ungrand oiseau semblable à un faucon. Afin que Vendredicomprît un peu ce que j’allais faire, je le rappelai vers moi enlui montrant l’oiseau ; c’était, au fait, un perroquet, bienque je l’eusse pris pour un faucon. Je lui désignai donc leperroquet, puis mon fusil, puis la terre au-dessous du perroquet,pour lui indiquer que je voulais l’abattre et lui donner à entendreque je voulais tirer sur cet oiseau et le tuer. En conséquence jefis feu ; je lui ordonnai de regarder, et sur-le-champ il vittomber le perroquet. Nonobstant tout ce que je lui avais dit, ildemeura encore là comme un effaré. Je conjecturai qu’il étaitépouvanté ainsi parce qu’il ne m’avait rien vu mettre dans monfusil, et qu’il pensait que c’était une source merveilleuse de mortet de destruction propre à tuer hommes, bêtes, oiseaux, ou quoi quece fût, de près ou de loin.

ÉDUCATION DE VENDREDI

Son étonnement fut tel, que delong-temps il n’en put revenir ; et je crois que si je l’eusselaissé faire il m’aurait adoré moi et mon fusil. Quant au fusillui-même, il n’osa pas y toucher de plusieurs jours ; maislorsqu’il en était près il lui parlait et l’implorai comme s’il eûtpu lui répondre. C’était, je l’appris dans la suite, pour le prierde ne pas le tuer.

 

Lorsque sa frayeur se fut un peudissipée, je lui fis signe de courir chercher l’oiseau que j’avaisfrappé, ce qu’il fit ; mais il fut assez long-temps absent,car le perroquet, n’étant pas tout-à-fait mort, s’était traîné àune grande distance de l’endroit où je l’avais abattu. Toutefois ille trouva, le ramassa et vint me l’apporter. Comme je m’étaisapperçu de son ignorance à l’égard de mon fusil, je profitai de sonéloignement pour le recharger sans qu’il pût me voir, afin d’êtretout prêt s’il se présentait une autre occasion : mais plusrien ne s’offrit alors. – J’apportai donc le chevreau à la maison,et le même soir je l’écorchai et je le dépeçai de mon mieux. Commej’avais un vase convenable, j’en mis bouillir ou consommer quelquesmorceaux, et je fis un excellent bouillon. Après que j’eus tâté decette viande, j’en donnai à mon serviteur, qui en paruttrès-content et trouva cela fort de son goût. Mais ce qui lesurprit beaucoup, ce fut de me voir manger du sel avec la viande.Il me fit signe que le sel n’était pas bon à manger, et, en ayantmis un peu dans sa bouche, son cœur sembla se soulever, il lecracha et le recracha, puis se rinça la bouche avec de l’eaufraîche. À mon tour je pris une bouchée de viande sans sel, et jeme mis à cracher et à crachoter aussi vite qu’il avait fait ;mais cela ne le décida point, et il ne se soucia jamais de saler saviande ou son bouillon, si ce n’est que fort long-temps après, etencore ce ne fut que très-peu.

 

Après lui avoir fait ainsi goûter du bouilliet du bouillon, je résolus de le régaler le lendemain d’une piècede chevreau rôti. Pour la faire cuire je la suspendis à une ficelledevant le feu, – comme je l’avais vu pratiquer à beaucoup de gensen Angleterre, – en plantant deux pieux, un sur chaque côté dubrasier, avec un troisième pieu posé en travers sur leur sommet, enattachant la ficelle à cette traverse et en faisant tourner laviande continuellement. Vendredi s’émerveilla de cetteinvention ; et quand il vint à manger de ce rôti, il s’y pritde tant de manières pour me faire savoir combien il le trouvait àson goût, que je n’eusse pu ne pas le comprendre. Enfin il medéclara que désormais il ne mangerait plus d’aucune chair humaine,ce dont je fus fort aise.

Le jour suivant je l’occupai à piler du blé età bluter, suivant la manière que je mentionnai autrefois. Il appritpromptement à faire cela aussi bien que moi, après surtout qu’ileut compris quel en était le but, et que c’était pour faire dupain, car ensuite je lui montrai à pétrir et à cuire au four. Enpeu de temps Vendredi devint capable d’exécuter toutema besogne aussi bien que moi-même.

Je commençai alors à réfléchir qu’ayant deuxbouches à nourrir au lieu d’une, je devais me pourvoir de plus deterrain pour ma moisson et semer une plus grande quantité de grainque de coutume. Je choisis donc une plus grande pièce de terre, etme mis à l’enclorre de la même façon que mes autres champs, ce àquoi Vendredi travailla non-seulement volontiers et detout cœur mais très-joyeusement. Je lui dis que c’était pour avoirdu blé de quoi faire plus de pain, parce qu’il était maintenantavec moi et afin que je pusse en avoir assez pour lui et pour moimême. Il parut très-sensible à cette attention et me fit connaîtrequ’il pensait que je prenais beaucoup plus de peine pour lui quepour moi, et qu’il travaillerait plus rudement si je voulais luidire ce qu’il fallait faire.

Cette année fut la plus agréable de toutescelles que je passai dans l’île. Vendredi commençait àparler assez bien et à entendre le nom de presque toutes les chosesque j’avais occasion de nommer et de touts les lieux où j’avais àl’envoyer. Il jasait beaucoup, de sorte qu’en peu de temps jerecouvrai l’usage de ma langue, qui auparavant m’était fort peuutile, du moins quant à la parole. Outre le plaisir que je puisaisdans sa conversation, j’avais à me louer de lui-même toutparticulièrement ; sa simple et naïve candeur m’apparaissaitde plus en plus chaque jour. Je commençais réellement à aimer cettecréature, qui, de son côté, je crois, m’aimait plus que tout cequ’il lui avait été possible d’aimer jusque là.

Un jour j’eus envie de savoir s’il n’avait pasquelque penchant à retourner dans sa patrie ; et, comme je luiavais si bien appris l’anglais qu’il pouvait répondre à la plupartde mes questions, je lui demandai si la nation à laquelle ilappartenait ne vainquait jamais dans les batailles. À cela il semit à sourire et me dit : – « Oui, oui, nous toujours sebattre le meilleur ; » – il voulait dire : nousavons toujours l’avantage dans le combat. Et ainsi nous commençâmesl’entretien suivant : – Vous toujours se battre lemeilleur ; d’où vient alors, Vendredi, que tu asété fait prisonnier ?

 

Vendredi. – Ma nation battrebeaucoup pour tout cela.

Le maître. – Commentbattre ! si ta nation les a battus, comment se fait-il que tuaies été pris ?

Vendredi. – Eux plus que manation dans la place où moi étais ; eux prendre un, deux,trois et moi. Ma nation battre eux tout-à-fait dans la place là-basoù moi n’être pas ; là ma nation prendre un, deux, grandmille.

Le maître. – Maispourquoi alors ne te reprit-elle pas des mains del’ennemi ?

Vendredi. –Eux emporter un, deux,trois et moi, et faire aller dans le canot ; ma nation n’avoirpas canot cette fois.

Le maître. – Eh bien,Vendredi, que fait ta nation des hommes qu’elleprend ? les emmène-t-elle et les mange-t-elle aussi ?

Vendredi. – Oui, ma nation mangerhommes aussi, manger touts.

Le maître. – Où lesmène-t-elle ?

Vendredi. – Aller à toute placeoù elle pense.

Le maître. – Vient-elleici ?

Vendredi. – Oui, oui ; ellevenir ici, venir autre place.

Le maître. – Es-tu venu ici avecvos gens ?

Vendredi. – Oui, moi venir là. –Il montrait du doigt le côté Nord-Ouest de l’île qui, à ce qu’ilparaît, était le côté qu’ils affectionnaient.

Par là je compris que mon serviteurVendredi avait été jadis du nombre des Sauvages quiavaient coutume de venir au rivage dans la partie la plus éloignéede l’île, pour manger de la chair humaine qu’ils yapportaient ; et quelque temps, après, lorsque je pris lecourage d’aller avec lui de ce côté, qui était le même dont je fismention autrefois, il reconnut l’endroit de prime-abord, et me ditque là il était venu une fois, qu’on y avait mangé vingt hommes,deux femmes et un enfant. Il ne savait pas compter jusqu’à vingt enanglais ; mais il mit autant de pierres sur un même rang et mepria de les compter.

J’ai narré ce fait parce qu’il estl’introduction de ce qui suit. – Après que j’eus eu cet entretienavec lui, je lui demandai combien il y avait de notre île aucontinent, et si les canots rarement périssaient. Il me réponditqu’il n’y avait point de danger, que jamais il ne se perdait uncanot ; qu’un peu plus avant en mer on trouvait dans lamatinée toujours le même courant et le même vent, et dansl’après-midi un vent et un courant opposés.

Je m’imaginai d’abord que ce n’était autrechose que les mouvements de la marée, le jusant et le flot ;mais je compris dans la suite que la cause de cela était le grandflux et reflux de la puissante rivière de l’Orénoque, – dansl’embouchure de laquelle, comme je le reconnus plus tard, notre îleétait située, – et que la terre que je découvrais à l’Ouest et auNord-Ouest était la grande île de la Trinité, sise à la pointeseptentrionale des bouches de ce fleuve. J’adressai àVendredi mille questions touchant la contrée, leshabitants, la mer, les côtes et les peuples qui en étaient voisins,et il me dit tout ce qu’il savait avec la plus grande ouverture decœur imaginable. Je lui demandai aussi les noms de ces différentesnations ; mais je ne pus obtenir pour toute réponse queCaribs, d’où je déduisis aisément quec’étaient les Caribes, que nos cartes placentdans cette partie de l’Amérique qui s’étend de l’embouchure dufleuve de l’Orénoque vers la Guyane et jusqu’à Sainte-Marthe. Il meraconta que bien loin par delà la lune, il voulait dire par delà lecouchant de la lune, ce qui doit être à l’Ouest de leur contrée, ily avait, me montrant du doigt mes grandes moustaches, dontautrefois je fis mention, des hommes blancs et barbus comme moi, etqu’ils avaient tué beaucoup hommes, ce futson expression. Je compris qu’il désignait par là les Espagnols,dont les cruautés en Amérique se sont étendues sur touts ces pays,cruautés dont chaque nation garde un souvenir qui se transmet depère en fils.

Je lui demandai encore s’il savait comment jepourrais aller de mon île jusqu’à ces hommes blancs. Il merépondit : – « Oui, oui, pouvoir y aller dans deuxcanots. » – Je n’imaginais pas ce qu’il voulait dire pardeux canots. À la fin cependant je compris,non sans grande difficulté, qu’il fallait être dans un grand etlarge bateau aussi gros que deux pirogues.

Cette partie du discours deVendredi me fit grand plaisir ; et depuis lors jeconçus quelque espérance de pouvoir trouver une fois ou autrel’occasion de m’échapper de ce lieu avec l’assistance que ce pauvreSauvage me prêterait.

Durant tout le temps que Vendrediavait passé avec moi, depuis qu’il avait commencé à me parler et àme comprendre, je n’avais pas négligé de jeter dans son âme lefondement des connaissances religieuses. Un jour, entre autres, jelui demandai Qui l’avait fait. Le pauvre garçon ne me comprit pasdu tout, et pensa que je lui demandais qui était son père. Jedonnai donc un autre tour à ma question, et je lui demandai quiavait fait la mer, la terre où il marchait, et les montagnes et lesbois. Il me répondit que c’était le vieillardBenamuckée, qui vivait au-delà de tout. Il ne put rienajouter sur ce grand personnage, sinon qu’il étaittrès-vieux ; beaucoup plus vieux, disait-il, que la mer ou laterre, que la lune ou les étoiles. Je lui demandai alors si cevieux personnage avait fait toutes choses, pourquoi toutes chosesne l’adoraient pas. Il devint très-sérieux, et avec un air parfaitd’innocence il me repartit : – « Toute chose luidit : Ô ! » – Mais, repris-je, les gens qui meurentdans ce pays s’en vont-ils quelque part ? – « Oui,répliqua-t-il, eux touts aller vers Benamuckée. »– Enfin je lui demandai si ceux qu’on mange y vont de même, – et ilrépondit : Oui.

Je pris de là occasion de l’instruire dans laconnaissance du vrai Dieu. Je lui dis que le grand Créateur detoutes choses vit là-haut, en lui désignant du doigt le ciel ;qu’il gouverne le monde avec le même pouvoir et la même providencepar lesquels il l’a créé ; qu’il est tout-puissant et peutfaire tout pour nous, nous donner tout, et nous ôter tout. Ainsi,par degrés, je lui ouvris les yeux. Il m’écoutait avec une grandeattention, et recevait avec plaisir la notion deJésus-Christ – envoyé pour nous racheter – et de notremanière de prier Dieu, qui peut nous entendre, même dans le ciel.Il me dit un jour que si notre Dieu pouvait nous entendre depar-delà le soleil, il devait être un plus grand Dieu que leurBenamuckée, qui ne vivait pas si loin, et cependant nepouvait les entendre, à moins qu’ils ne vinssent lui parler sur lesgrandes montagnes, où il faisait sa demeure.

DIEU

Je lui demandai s’il était jamais allé luiparler. Il me répondit que non ; que les jeunes gens n’yallaient jamais, que personne n’y allait que les vieillards, qu’ilnommait leur Oowookakée, c’est-à-dire, je me le fisexpliquer par lui, leurs religieux ou leur clergé, et que cesvieillards allaient lui dire : Ô ! – c’est ainsi qu’ilappelait faire des prières ; – puisque lorsqu’ils revenaientils leur rapportaient ce que Benamuckée avait dit. Jeremarquai par là qu’il y a des fraudes pieuses même parmi les plusaveugles et les plus ignorants idolâtres du monde, et que lapolitique de faire une religion secrète, afin de conserver auclergé la vénération du peuple, ne se trouve pas seulement dans lecatholicisme, mais peut-être dans toutes les religions de la terre,voire même celles des Sauvages les plus brutes et les plusbarbares.

Je fis mes efforts pour rendre sensible à monserviteur Vendredi la supercherie de ces vieillards,en lui disant que leur prétention d’aller sur les montagnes pourdire Ô ! à leur dieu Benamuckée était uneimposture, que les paroles qu’ils lui attribuaient l’étaient bienplus encore, et que s’ils recevaient là quelques réponses etparlaient réellement avec quelqu’un, ce devait être avec un mauvaisesprit. Alors j’entrai en un long discours touchant le diable, sonorigine, sa rébellion contre Dieu, sa haine pour les hommes, laraison de cette haine, son penchant à se faire adorer dans lesparties obscures du monde au lieu de Dieu et comme Dieu, et lafoule de stratagèmes dont il use pour entraîner le genre humain àsa ruine, enfin l’accès secret qu’il se ménage auprès de nospassions et de nos affections pour adapter ses piéges si bien à nosinclinations, qu’il nous rend nos propres tentateurs, et nous faitcourir à notre perte par notre propre choix.

Je trouvai qu’il n’était pas aussi faciled’imprimer dans son esprit de justes notions sur le diable qu’ill’avait été de lui en donner sur l’existence d’un Dieu. La natureappuyait touts mes arguments pour lui démontrer même la nécessitéd’une grande cause première, d’un suprême pouvoir dominateur, d’unesecrète Providence directrice, et l’équité et la justice du tributd’hommages que nous devons lui payer. Mais rien de tout cela ne seprésentait dans la notion sur le malin esprit sur son origine, sonexistence, sa nature, et principalement son inclination à faire lemal et à nous entraîner à le faire aussi. – Le pauvre garçonm’embarrassa un jour tellement par une question purement naturelleet innocente, que je sus à peine que lui dire. Je lui avais parlélonguement du pouvoir de Dieu, de sa toute-puissance, de saterrible détestation du péché, du feu dévorant qu’il a préparé pourles ouvriers d’iniquité ; enfin, nousayant touts créés, de son pouvoir de nous détruire, de détruirel’univers en un moment ; et tout ce temps il m’avait écoutéavec un grand sérieux.

Venant ensuite à lui conter que le démon étaitl’ennemi de Dieu dans le cœur de l’homme, et qu’il usait toute samalice et son habileté à renverser les bons desseins de laProvidence et à ruiner le royaume de Christ sur laterre : – « Eh bien ! interrompitVendredi, vous dire Dieu est si fort, si grand ;est-il pas beaucoup plus fort, beaucoup plus puissance que lediable ? » – « Oui, oui, dis-je,Vendredi ; Dieu est plus fort que le diable. Dieuest au-dessus du diable, et c’est pourquoi nous prions Dieu de lemettre sous nos pieds, de nous rendre capables de résister à sestentations et d’éteindre ses aiguillons de feu. » –« Mais, reprit-il, si Dieu beaucoup plus fort, beaucoup pluspuissance que le diable, pourquoi Dieu pas tuer le diable pourfaire lui non plus méchant ? »

Je fus étrangement surpris à cette question.Au fait, bien que je fusse alors un vieil homme, je n’étaispourtant qu’un jeune docteur, n’ayant guère les qualités requisesd’un casuiste ou d’un résolveur de difficultés. D’abord,ne sachant que dire, je fis semblant de ne pas l’entendre, et luidemandai ce qu’il disait. Mais il tenait trop à une réponse pouroublier sa question, et il la répéta de même, dans son langagedécousu. J’avais eu le temps de me remettre un peu ; je luidis : – « Dieu veut le punir sévèrement à la fin :il le réserve pour le jour du jugement, où il sera jeté dansl’abyme sans fond, pour demeurer dans le feu éternel. » – Cecine satisfit pas Vendredi ; il revint à la chargeen répétant mes paroles : – « Réservé à la fin ! moipas comprendre ; mais pourquoi non tuer le diable maintenant,pourquoi pas tuer grand auparavant ? » – « Tupourrais aussi bien me demander, repartis-je, pourquoi Dieu ne noustue pas, toi et moi, quand nous faisons des choses méchantes quil’offensent ; il nous conserve pour que nous puissions nousrepentir et puissions être pardonnés. Après avoir réfléchi unmoment à cela : – « Bien, bien, dit-iltrès-affectueusement, cela est bien ; ainsi vous, moi, diable,touts méchants, touts préserver, touts repentir, Dieu pardonnertouts. » – Je retombai donc encore dans une surprise extrême,et ceci fut une preuve pour moi que bien que les simples notions dela nature conduisent les créatures raisonnables à la connaissancede Dieu et de l’adoration ou hommage dû à son essence suprême commela conséquence de notre nature, cependant la divine révélationseule peut amener à la connaissance de Jésus-Christ,et d’une rédemption opérée pour nous, d’un Médiateur, d’unenouvelle alliance, et d’un Intercesseur devant le trône de Dieu.Une révélation venant du ciel peut seule, dis-je, imprimer cesnotions dans l’âme ; par conséquent l’Évangile de NotreSeigneur et Sauveur Jésus-Christ, – j’entends laparole divine, – et l’Esprit de Dieu promis à son peuple pour guideet sanctificateur, sont les instructeurs essentiels de l’âme deshommes dans la connaissance salutaire de Dieu et les voies dusalut.

J’interrompis donc le présent entretien entremoi et mon serviteur en me levant à la hâte, comme si quelqueaffaire subite m’eût appelé dehors ; et, l’envoyant alors bienloin, sous quelque prétexte, je me mis à prier Dieu ardemment de merendre capable d’instruire salutairement cet infortuné Sauvage enpréparant par son Esprit le cœur de cette pauvre ignorante créatureà recevoir la lumière de l’Évangile, en la réconciliant à lui, etde me rendre capable de l’entretenir si efficacement de la paroledivine, que ses yeux pussent être ouverts, sa conscience convaincueet son âme sauvée. – Quand il fut de retour, j’entrai avec lui dansune longue dissertation sur la rédemption des hommes par le Sauveurdu monde, et sur la doctrine de l’Évangile annoncée de la part duCiel, c’est-à-dire la repentance envers Dieu et la foi en notreSauveur Jésus. Je lui expliquai de mon mieux pourquoinotre divin Rédempteur n’avait pas revêtu la nature des Anges, maisbien la race d’Abraham, et comment pour cette raison les Angestombés étaient exclus de la Rédemption, venue seulement pour lesbrebis égarées de la maison d’Israël.

 

Il y avait, Dieu le sait, plus de sincéritéque de science dans toutes les méthodes que je pris pourl’instruction de cette malheureuse créature, et je dois reconnaîtrece que tout autre, je pense, éprouvera en pareil cas, qu’en luiexposant les choses d’une façon évidente, je m’instruisis moi-mêmeen plusieurs choses que j’ignorais ou que je n’avais pasapprofondies auparavant, mais qui se présentèrent naturellement àmon esprit quand je me pris à les fouiller pour l’enseignement dece pauvre Sauvage. En cette occasion je mis même à la recherche deces choses plus de ferveur que je ne m’en étais senti de ma vie. Sibien que j’aie réussi ou non avec cet infortuné, je n’en avais pasmoins de fortes raisons pour remercier le Ciel de me l’avoirenvoyé. Le chagrin glissait plus légèrement sur moi ; monhabitation devenait excessivement confortable ; et quand jeréfléchissais que, dans cette vie solitaire à laquelle j’avais étécondamné, je n’avais pas été seulement conduit à tourner mesregards vers le Ciel et à chercher le bras qui m’avait exilé, maisque j’étais devenu un instrument de la Providence pour sauver lavie et sans doute l’âme d’un pauvre Sauvage, et pour l’amener à lavraie science de la religion et de la doctrine chrétiennes, afinqu’il pût connaître le Christ Jésus, afin qu’il pûtconnaître celui qui est la vie éternelle ; quand, dis-je, jeréfléchissais sur toutes ces choses, une joie secrètes’épanouissait dans mon âme, et souvent même je me félicitaisd’avoir été amené en ce lieu, ce que j’avais tant de fois regardécomme la plus terrible de toutes les afflictions qui eussent pum’advenir.

Dans cet esprit de reconnaissance j’achevai lereste de mon exil. Mes conversations avec Vendrediemployaient si bien mes heures, que je passai les trois années quenous vécûmes là ensemble parfaitement et complètement heureux, sitoutefois il est une condition sublunaire qui puisse être appeléebonheur parfait. Le Sauvage était alors un bon Chrétien, un bienmeilleur Chrétien que moi ; quoique, Dieu en soit béni !j’aie quelque raison d’espérer que nous étions également pénitents,et des pénitents consolés et régénérés. – Nous avions la parole deDieu à lire et son Esprit pour nous diriger, tout comme si nouseussions été en Angleterre.

Je m’appliquais constamment à lire l’Écritureet à lui expliquer de mon mieux le sens de ce que je lisais ;et lui, à son tour, par ses examens et ses questions sérieuses, merendait, comme je le disais tout-à-l’heure, un docteur bien plushabile dans la connaissance des deux Testaments que je ne l’auraisjamais été si j’eusse fait une lecture privée. Il est encore unechose, fruit de l’expérience de cette portion de ma vie solitaire,que je ne puis passer sous silence : oui, c’est un bonheurinfini et inexprimable que la science de Dieu et la doctrine dusalut par Jésus-Christ soient si clairement exposéesdans les Testaments, et qu’elles soient si faciles à être reçues etentendues, que leur simple lecture put me donner assez le sentimentde mon devoir pour me porter directement au grand œuvre de larepentance sincère de mes péchés, et pour me porter, en m’attachantà un Sauveur, source de vie et de salut, à pratiquer une réforme età me soumettre à touts les commandements de Dieu, et cela sansaucun maître où précepteur, j’entends humain. Cette simpleinstruction se trouva de même suffisante pour éclairer mon pauvreSauvage et pour en faire un Chrétien tel, que de ma vie j’en ai peuconnu qui le valussent.

Quant aux disputes, aux controverses,aux pointilleries, aux contestations qui furent soulevées dans lemonde touchant la religion, soit subtilités de doctrine, soitprojets de gouvernement ecclésiastique, elles étaient pour noustout-à-fait chose vaine, comme, autant que j’en puis juger, ellesl’ont été pour le reste du genre humain. Nous étions sûrementguidés vers le Ciel par les Écritures ; et nous étionséclairés par l’Esprit consolateur de Dieu, nous enseignant et nousinstruisant par sa parole, nous conduisant à toute vérité et nousrendant l’un et l’autre soumis et obéissants aux enseignements desa loi. Je ne vois pas que nous aurions pu faire le moindre usagede la connaissance la plus approfondie des points disputés enreligion qui répandirent tant de troubles sur la terre, quand bienmême nous eussions pu y parvenir. – Mais il me faut reprendre lefil de mon histoire, et suivre chaque chose dans son ordre.

 

Après que Vendredi et moi eûmesfait une plus intime connaissance, lorsqu’il put comprendre presquetout ce que je lui disais et parler couramment, quoiqu’en mauvaisanglais, je lui fis le récit de mes aventures ou de celles qui serattachaient à ma venue dans l’île ; comment j’y avais vécu etdepuis combien de temps. Je l’initiai au mystère, – car c’en étaitun pour lui, – de la poudre et des balles, et je lui appris àtirer. Je lui donnai un couteau, ce qui lui fit un plaisirextrême ; et je lui ajustai un ceinturon avec un fourreaususpendu, semblable à ceux où l’on porte en Angleterre les couteauxde chasse ; mais dans la gaine, au lieu de coutelas, je misune hachette, qui non-seulement était une bonne arme en quelquesoccasions, mais une arme beaucoup plus utile dans une fouled’autres.

HOMMES BARBUS AU PAYS DE VENDREDI

Je lui fis une description des contrées del’Europe, et particulièrement de l’Angleterre, ma patrie. Je luicontai comment nous vivions, comment nous adorions Dieu, commentnous nous conduisions les uns envers les autres, et comment, dansdes vaisseaux, nous trafiquions avec toutes les parties du monde.Je lui donnai une idée du bâtiment naufragé à bord duquel j’étaisallé, et lui montrai d’aussi près que je pus la place où il avaitéchoué ; mais depuis long-temps il avait été mis en pièces etavait entièrement disparu.

Je lui montrai aussi les débris de notrechaloupe, que nous perdîmes quand nous nous sauvâmes de notre bord,et qu’avec touts mes efforts, je n’avais jamais pu remuer ;mais elle était alors presque entièrement délabrée. En appercevantcette embarcation, Vendredi demeura fort long-tempspensif et sans proférer un seul mot. Je lui demandai ce à quoi ilsongeait ; enfin il me dit : « Moi voir pareilbateau ainsi venir au lieu à ma nation. »

Je fus long-temps sans deviner ce que celasignifiait ; mais à la fin, en y réfléchissant bien, jecompris qu’une chaloupe pareille avait dérivé sur le rivage qu’ilhabitait, c’est-à-dire, comme il me l’expliqua, y avait étéentraînée par une tempête. Aussitôt j’imaginai que quelque vaisseaueuropéen devait avoir fait naufrage sur cette côte, et que sachaloupe, s’étant sans doute détachée, avait été jetée àterre ; mais je fus si stupide que je ne songeai pas une seulefois à des hommes s’échappant d’un naufrage, et ne m’informai pasd’où ces embarcations pouvaient venir. Tout ce que je demandai, cefut la description de ce bateau.

Vendredi me le décrivit assezbien, mais il me mit beaucoup mieux à même de le comprendrelorsqu’il ajouta avec chaleur : – « Nous sauver hommesblancs de noyer. » – Il y avait donc, lui dis-je, des hommesblancs dans le bateau ? » – « Oui, répondit-il, lebateau plein d’hommes blancs. » – Je le questionnai sur leurnombre ; il compta sur ses doigts jusqu’à dix-sept. –« Mais, repris-je alors, que sont-ils devenus ? » –« Ils vivent, ils demeurent chez ma nation. »

Ce récit me mit en tête de nouvellespensées : j’imaginai aussitôt que ce pouvaient être les hommesappartenant au vaisseau échoué en vue de mon île, comme jel’appelais alors ; que ces gens, après que le bâtiment eutdonné contre le rocher, le croyant inévitablement perdu, s’étaientjetés dans leur chaloupe et avaient abordé à cette terre barbareparmi les Sauvages.

Sur ce, je m’enquis plus curieusement de ceque ces hommes étaient devenus. Il m’assura qu’ils vivaient encore,qu’il y avait quatre ans qu’ils étaient là, que les Sauvages leslaissaient tranquilles et leur donnaient de quoi manger. Je luidemandai comment il se faisait qu’ils n’eussent point été tués etmangés : – « Non, me dit-il, eux faire frère aveceux » – C’est-à-dire, comme je le compris, qu’ils avaientfraternisé. Puis il ajouta : – « Eux manger non hommesque quand la guerre fait battre, » – c’est-à-dire qu’ils nemangent aucun homme qui ne se soit battu contre eux et n’ait étéfait prisonnier de guerre.

Il arriva, assez long-temps après ceci, que,se trouvant sur le sommet de la colline, à l’Est de l’île, d’où,comme je l’ai narré, j’avais dans un jour serein découvert lecontinent de l’Amérique, il arriva, dis-je, queVendredi, le temps étant fort clair, regarda fixementdu côté de la terre ferme, puis, dans une sorte d’ébahissement,qu’il se prit à sauter, et à danser, et à m’appeler, car j’étais àquelque distance. Je lui en demandai le sujet : – « Ôjoie ! ô joyeux ! s’écriait-il, là voir mon pays, là manation !

Je remarquai un sentiment de plaisirextraordinaire épanoui sur sa face ; ses yeux étincelaient, sacontenance trahissait une étrange passion, comme s’il eût eu undésir véhément de retourner dans sa patrie. Cet air, cetteexpression éveilla en moi une multitude de pensées qui melaissèrent moins tranquille que je l’étais auparavant sur le comptede mon nouveau serviteur Vendredi ; et je ne mispas en doute que si jamais il pouvait retourner chez sa proprenation, non-seulement il oublierait toute sa religion, mais toutesles obligations qu’il m’avait, et qu’il ne fût assez perfide pourdonner des renseignements sur moi à ses compatriotes, et revenirpeut-être, avec quelques centaines des siens, pour faire de moi unfestin auquel il assisterait aussi joyeux qu’il avait eu pourhabitude de l’être aux festins de ses ennemis faits prisonniers deguerre.

Mais je faisais une violente injustice à cettepauvre et honnête créature, ce dont je fus très-chagrin par lasuite. Cependant, comme ma défiance s’accrut et me posséda pendantquelques semaines, je devins plus circonspect, moins familier etmoins affable avec lui ; en quoi aussi j’eus assurémenttort : l’honnête et agréable garçon n’avait pas une seulepensée qui ne découlât des meilleurs principes, tout à la foiscomme un Chrétien religieux et comme un ami reconnaissant, ainsique plus tard je m’en convainquis, à ma grande satisfaction.

Tant que durèrent mes soupçons on peut bienêtre sûr que chaque jour je le sondai pour voir si je nedécouvrirais pas quelques-unes des nouvelles idées que je luisupposais ; mais je trouvai dans tout ce qu’il disait tant decandeur et d’honnêteté que je ne pus nourrir long-temps madéfiance ; et que, mettant de côté toute inquiétude, jem’abandonnai de nouveau entièrement à lui. Il ne s’était seulementpas apperçu de mon trouble ; c’est pourquoi je ne saurais lesoupçonner de fourberie.

Un jour que je me promenais sur la mêmecolline et que le temps était brumeux en mer, de sorte qu’on nepouvait appercevoir le continent, j’appelai Vendrediet lui dis : – « Ne désirerais-tu pas retourner dans tonpays, chez ta propre nation ? » – « Oui, dit-il, moiêtre beaucoup Ô joyeux d’être dans ma propre nation. » –« Qu’y ferais-tu ? repris-je : voudrais-tu redevenirbarbare, manger de la chair humaine et retomber dans l’état sauvageoù tu étais auparavant ? » – Il prit un air chagrin, et,secouant la tête, il répondit : – « Non, non,Vendredi leur conter vivre bon, leur conter prierDieu, leur conter manger pain de blé, chair de troupeau,lait ; non plus manger hommes. » – « Alors ils tetueront. » – À ce mot il devint sérieux, et répliqua : –« Non, eux pas tuer moi, eux volontiers aimerapprendre. » – Il entendait par là qu’ils étaient très-portésà s’instruire. Puis il ajouta qu’ils avaient appris beaucoup dechoses des hommes barbus qui étaient venus dans le bateau. Je luidemandai alors s’il voudrait s’en retourner ; il sourit àcette question, et me dit qu’il ne pourrait pas nager si loin. Jelui promis de lui faire un canot. Il me dit alors qu’il irait sij’allais avec lui : – « Moi partir avec toi !m’écriai-je ; mais ils me mangeront si j’y vais. » –« Non, non, moi faire eux non manger vous, moi faire euxbeaucoup aimer vous. » – Il entendait par là qu’il leurraconterait comment j’avais tué ses ennemis et sauvé sa vie, etqu’il me gagnerait ainsi leur affection. Alors il me narra de sonmieux combien ils avaient été bons envers les dix-sept hommesblancs ou barbus, comme il les appelait, qui avaient abordé à leurrivage dans la détresse.

Dès ce moment, je l’avoue, je conçus l’enviede m’aventurer en mer, pour tenter s’il m’était possible de joindreces hommes barbus, qui devaient être, selon moi, des Espagnols oudes Portugais, ne doutant pas, si je réussissais, qu’étant sur lecontinent et en nombreuse compagnie, je ne pusse trouver quelquemoyen de m’échapper de là plutôt que d’une île éloignée de quarantemilles de la côte, et où j’étais seul et sans secours. Quelquesjours après je sondai de nouveau Vendredi, par manièrede conversation, et je lui dis que je voulais lui donner un bateaupour retourner chez sa nation. Je le menai par conséquent vers mapetite frégate, amarrée de l’autre côté de l’île ; puis,l’ayant vidée, – car je la tenais toujours enfoncée sous l’eau, –je la mis à flot, je la lui fis voir, et nous y entrâmes touts lesdeux.

Je vis que c’était un compagnon fort adroit àla manœuvre : il la faisait courir aussi rapidement et plushabilement que je ne l’eusse pu faire. Tandis que nous voguions, jelui dis : – « Eh bien ! maintenant,Vendredi, irons-nous chez ta nation ? » – Àces mots il resta tout stupéfait, sans doute parce que cetteembarcation lui paraissait trop petite pour aller si loin. Je luidis alors que j’en avais une plus grande. Le lendemain donc je leconduisis au lieu où gisait la première pirogue que j’avais faite,mais que je n’avais pu mettre à la mer. Il la trouva suffisammentgrande ; mais, comme je n’en avais pris aucun soin, qu’elleétait couchée là depuis vingt-deux ou vingt-trois ans, et que lesoleil l’avait fendue et séchée, elle était pourrie en quelquesorte. Vendredi m’affirma qu’un bateau semblableferait l’affaire, et transporterait– beaucoup assez vivres, boire,pain : – c’était là sa manière de parler.

En somme, je fus alors si affermi dans marésolution de gagner avec lui le continent, que je lui dis qu’ilfallait nous mettre à en faire une de cette grandeur-là pour qu’ilpût s’en retourner chez lui. Il ne répliqua pas un mot, mais ildevint sérieux et triste. Je lui demandai ce qu’il avait. Il merépondit ainsi : – « Pourquoi vous colère avecVendredi ? Quoi moi fait ? » – Je lepriai de s’expliquer et lui protestai que je n’étais point du touten colère. – « Pas colère ! pas colère ! reprit-ilen répétant ces mots plusieurs fois ; pourquoi envoyerVendredi loin chez ma nation ? » –« Pourquoi !… Mais ne m’as-tu pas dit que tu souhaitais yretourner ? » – « Oui, oui, s’écria-t-il, souhaiterêtre touts deux là : Vendredi là et pas maîtrelà. » – En un mot il ne pouvait se faire à l’idée de partirsans moi. – « Moi aller avec toi, Vendredi !m’écriai-je ; mais que ferais-je là ? » – Il merépliqua très-vivement là-dessus : – « Vous faire grandequantité beaucoup bien, vous apprendre Sauvages hommes être hommesbons, hommes sages, hommes apprivoisés ; vous leur enseignerconnaître Dieu, prier Dieu et vivre nouvelle vie. » –« Hélas ! Vendredi, répondis-je, tu ne saisce que tu dis, je ne suis moi-même qu’un ignorant. » –« Oui, oui, reprit-il, vous enseigna moi bien, vous enseignereux bien. » – « Non, non, Vendredi, tedis-je, tu partiras sans moi ; laisse-moi vivre ici tout seulcomme autrefois. » – À ces paroles il retomba dans le trouble,et, courant à une des hachettes qu’il avait coutume de porter, ils’en saisit à la hâte et me la donna. – « Que faut-il que j’enfasse, lui dis-je ? » – « Vous prendre, vous tuerVendredi. » – « Moi te tuer ! Etpourquoi ? » – « Pourquoi, répliqua-t-il prestement,vous envoyer Vendredi loin ?… Prendre, tuerVendredi, pas renvoyer Vendrediloin. » – Il prononça ces paroles avec tant de componction,que je vis ses yeux se mouiller de larmes. En un mot, je découvrisclairement en lui une si profonde affection pour moi et une siferme résolution, que je lui dis alors, et souvent depuis, que jene l’éloignerais jamais tant qu’il voudrait rester avec moi.

Somme toute, de même que par touts sesdiscours je découvris en lui une affection si solide pour moi, querien ne pourrait l’en séparer, de même je découvris que tout sondésir de retourner dans sa patrie avait sa source dans sa viveaffection pour ses compatriotes, et dans son espérance que je lesrendrais bons, chose que, vu mon peu de science, je n’avais pas lemoindre désir, la moindre intention ou envie d’entreprendre. Maisje me sentais toujours fortement entraîné à faire une tentative dedélivrance, comme précédemment, fondée sur la supposition déduitedu premier entretien, c’est-à-dire qu’il y avait là dix-sept hommesbarbus ; et c’est pourquoi, sans plus de délai, je me mis encampagne avec Vendredi pour chercher un gros arbrepropre à être abattu et à faire une grande pirogue ou canot pourl’exécution de mon projet. Il y avait dans l’île assez d’arbrespour construire une flottille, non-seulement de pirogues ou decanots, mais même de bons gros vaisseaux. La principale condition àlaquelle je tenais, c’était qu’il fût dans le voisinage de la mer,afin que nous pussions lancer notre embarcation quand elle seraitfaite, et éviter la bévue que j’avais commise la première fois.

CHANTIER DE CONSTRUCTION

À la fin Vendredi en choisit un,car il connaissait mieux que moi quelle sorte de bois était la plusconvenable pour notre dessein ; je ne saurais même aujourd’huicomment nommer l’arbre que nous abattîmes, je sais seulement qu’ilressemblait beaucoup à celui qu’on appellefustok et qu’il était d’un genreintermédiaire entre celui-là et le bois de Nicaragua,duquel il tenait beaucoup pour la couleur et l’odeur.Vendredi se proposait de brûler l’intérieur de cetarbre pour en faire un bateau ; mais je lui démontrai qu’ilvalait mieux le creuser avec des outils, ce qu’il fittrès-adroitement, après que je lui en eus enseigné la manière. Aubout d’un mois de rude travail, nous achevâmes notre pirogue, quise trouva fort élégante, surtout lorsque avec nos haches, que jelui avais appris à manier, nous eûmes façonné et avivé sonextérieur en forme d’esquif. Après ceci toutefois, elle nous coûtaencore près d’une quinzaine de jours pour l’amener jusqu’à l’eau,en quelque sorte pouce à pouce, au moyen de grands rouleaux debois. – Elle aurait pu porter vingt hommes très-aisément.

Lorsqu’elle fut mise à flot, je fus émerveilléde voir, malgré sa grandeur, avec quelle dextérité et quellerapidité mon serviteur Vendredi savait la manier, lafaire virer et avancer à la pagaie. Je lui demandai alors si ellepouvait aller, et si nous pouvions nous y aventurer. – « Oui,répondit-il, elle aventurer dedans très-bien, quand même grandsouffler vent. » – Cependant j’avais encore un projet qu’il neconnaissait point, c’était de faire un mât et une voile, et degarnir ma pirogue d’une ancre et d’un câble. Pour le mât, ce futchose assez aisée. Je choisis un jeune cèdre fort droit que jetrouvai près de là, car il y en avait une grande quantité dansl’île, je chargeai Vendredi de l’abattre et luimontrai comment s’y prendre pour le façonner et l’ajuster. Quant àla voile, ce fut mon affaire particulière. Je savais que jepossédais pas mal de vieilles voiles ou plutôt de morceaux devieilles voiles ; mais, comme il y avait vingt-six ans que jeles avais mises de côté ; et que j’avais pris peu de soin pourleur conservation, n’imaginant pas que je pusse jamais avoiroccasion de les employer à un semblable usage, je ne doutai pasqu’elles ne fussent toutes pourries, et au fait la plupartl’étaient. Pourtant j’en trouvai deux morceaux qui me parurentassez bons ; je me mis à les travailler ; et, aprèsbeaucoup de peines, cousant gauchement et lentement, comme on peutle croire, car je n’avais point d’aiguilles, je parvins enfin àfaire une vilaine chose triangulaire ressemblant à ce qu’on appelleen Angleterre une voile en épaule de mouton, qui sedressait avec un gui au bas et un petit pic au sommet. Leschaloupes de nos navires cinglent d’ordinaire avec une voilepareille, et c’était celle dont je connaissais le mieux lamanœuvre, parce que la barque dans laquelle je m’étais échappé deBarbarie en avait une, comme je l’ai relaté dans la première partiede mon histoire.

Je fus près de deux mois à terminer ce dernierouvrage, c’est-à-dire à gréer et ajuster mon mât et mes voiles.Pour compléter ce gréement, j’établis un petit étai sur lequelj’adaptai une trinquette pour m’aider à pincer le vent, et, quiplus est, je fixai à la poupe un gouvernail. Quoique je fusse undétestable constructeur, cependant comme je sentais l’utilité etmême la nécessité d’une telle chose, bravant la peine, j’ytravaillai avec tant d’application qu’enfin j’en vins à bout ;mais, en considérant la quantité des tristes inventions auxquellesj’eus recours et qui échouèrent, je suis porté à croire que cegouvernail me coûta autant de labeur que le bateau tout entier.

Après que tout ceci fut achevé, j’eus àenseigner à mon serviteur Vendredi tout ce qui avaitrapport à la navigation de mon esquif ; car, bien qu’il sûtparfaitement pagayer, il n’entendait rien à la manœuvre de la voileet du gouvernail, et il fut on ne peut plus émerveillé quand il mevit diriger et faire virer ma pirogue au moyen de la barre, etquand il vit ma voile trélucher et s’éventer, tantôt d’un côté,tantôt de l’autre, suivant que la direction de notre coursechangeait ; alors, dis-je, il demeura là comme un étonné,comme un ébahi. Néanmoins en peu de temps je lui rendis toutes ceschoses familières, et il devint un navigateur consommé, saufl’usage de la boussole, que je ne pus lui faire comprendre que fortpeu. Mais, comme dans ces climats il est rare d’avoir un tempscouvert et que presque jamais il n’y a de brumes, la boussole n’yest pas de grande nécessité. Les étoiles sont toujours visiblespendant la nuit, et la terre pendant le jour, excepté dans lessaisons pluvieuses ; mais alors personne ne se soucie d’allerau loin ni sur terre, ni sur mer.

J’étais alors entré dans la vingt-septièmeannée de ma Captivité dans cette île, quoique les trois dernièresannées où j’avais eu avec moi mon serviteur Vendredine puissent guère faire partie de ce compte, ma vie d’alors étanttotalement différente de ce qu’elle avait été durant tout le restede mon séjour. Je célébrai l’anniversaire de mon arrivée en ce lieutoujours avec la même reconnaissance envers Dieu pour sesmiséricordes ; si jadis j’avais eu sujet d’être reconnaissant,j’avais encore beaucoup plus sujet de l’être, la Providence m’ayantdonné tant de nouveaux témoignages de sollicitude, et envoyél’espoir d’une prompte et sûre délivrance, car j’avais dans l’âmel’inébranlable persuasion que ma délivrance était proche et que jene saurais être un an de plus dans l’île. Cependant je ne négligeaipas mes cultures ; comme à l’ordinaire je bêchai, je semai, jefis des enclos ; je recueillis et séchai mes raisins, etm’occupai de toutes choses nécessaires, de même qu’auparavant.

La saison des pluies, qui m’obligeait à garderla maison plus que de coutume, étant alors revenue, j’avais doncmis notre vaisseau aussi en sûreté que possible, en l’amenant dansla crique où, comme je l’ai dit au commencement, j’abordai avec mesradeaux. L’ayant halé sur le rivage pendant la marée haute, je fiscreuser à mon serviteur Vendredi un petit bassin toutjuste assez grand pour qu’il pût s’y tenir à flot ; puis, à lamarée basse, nous fîmes une forte écluse à l’extrémité pourempêcher l’eau d’y rentrer : ainsi notre vaisseau demeura àsec et à l’abri du retour de la marée. Pour le garantir de lapluie, nous le couvrîmes d’une couche de branches d’arbres siépaisse, qu’il était aussi bien qu’une maison sous son toit dechaume. Nous attendîmes ainsi les mois de novembre et de décembre,que j’avais désignés pour l’exécution de mon entreprise.

Quand la saison favorable s’approcha, comme lapensée de mon dessein renaissait avec le beau temps, je m’occupaijournellement à préparer tout pour le voyage. La première chose queje fis, ce fut d’amasser une certaine quantité de provisions quidevaient nous être nécessaires. Je me proposais, dans une semaineou deux, d’ouvrir le bassin et de lancer notre bateau, quand unmatin que j’étais occupé à quelqu’un de ces apprêts, j’appelaiVendredi et lui dis d’aller au bord de la mer pourvoir s’il ne trouverait pas quelque chélone ou tortue, chose quenous faisions habituellement une fois par semaine ; nousétions aussi friands des œufs que de la chair de cet animal.Vendredi n’était parti que depuis peu de temps quandje le vis revenir en courant et franchir ma fortificationextérieure comme si ses pieds ne touchaient pas la terre, et, avantque j’eusse eu le temps de lui parler, il me cria : – « Ômaître ! ô maître ! ô chagrin ! ômauvais ! » – « Qu’y a-t-il,Vendredi ? lui dis-je. » – « Oh !Là-bas un, deux, trois canots ! un, deux, trois ! »– Je conclus, d’après sa manière de s’exprimer, qu’il y en avaitsix ; mais, après que je m’en fus enquis, je n’en trouvai quetrois, – « Eh bien ! Vendredi, lui dis-je,ne t’effraie pas. » – Je le rassurai ainsi autant que jepus ; néanmoins je m’apperçus que le pauvre garçon étaittout-à-fait hors de lui-même : il s’était fourré en tête queles Sauvages étaient venus tout exprès pour le chercher, le mettreen pièces et le dévorer. Il tremblait si fort que je ne savais quefaire. Je le réconfortai de mon mieux, et lui dis que j’étais dansun aussi grand danger, et qu’ils me mangeraient tout comme lui. –« Mais il faut, ajoutai-je, nous résoudre à lescombattre ; peux-tu combattre,Vendredi ? » – « Moi tirer, dit-il,mais là venir beaucoup grand nombre. » –« Qu’importe ! répondis-je, nos fusils épouvanteront ceuxqu’ils ne tueront pas. » – Je lui demandai si, me déterminantà le défendre, il me défendrait aussi et voudrait se tenir auprèsde moi et faire tout ce que je lui enjoindrais. Il répondit :– « Moi mourir quand vous commander mourir, maître. »Là-dessus j’allai chercher une bonne goutte de rum et lalui donnai, car j’avais si bien ménagé mon rum que j’enavais encore pas mal en réserve. Quand il eut bu, je lui fisprendre les deux fusils de chasse que nous portions toujours, et jeles chargeai de chevrotines aussi grosses que des petites balles depistolet ; je pris ensuite quatre mousquets, je les chargeaichacun de deux lingots et de cinq balles, puis chacun de mes deuxpistolets d’une paire de balles seulement. Je pendis comme àl’ordinaire, mon grand sabre nu à mon côté, et je donnai àVendredi sa hachette.

Quand je me fus ainsi préparé, je pris malunette d’approche et je gravis sur le versant de la montagne, pourvoir ce que je pourrais découvrir ; j’apperçus aussitôt par malongue vue qu’il y avait là vingt-un Sauvages, trois prisonniers ettrois pirogues, et que leur unique affaire semblait être de faireun banquet triomphal de ces trois corps humains, fête barbare, ilest vrai, mais, comme je l’ai observé, qui n’avait rien parmi euxque d’ordinaire.

Je remarquai aussi qu’ils étaient débarquésnon dans le même endroit d’où Vendredi s’étaitéchappé, mais plus près de ma crique, où le rivage était bas et oùun bois épais s’étendait presque jusqu’à la mer. Cette observationet l’horreur que m’inspirait l’œuvre atroce que ces misérablesvenaient consommer me remplirent de tant d’indignation que jeretournai vers Vendredi, et lui dis que j’étais résoluà fondre sur eux et à les tuer touts. Puis je lui demandai s’ilvoulait combattre à mes côtés. Sa frayeur étant dissipée et sesesprits étant un peu animés par le rum que je lui avaisdonné, il me parut plein de courage, et répéta comme auparavantqu’il mourrait quand je lui ordonnerais de mourir.

Dans cet accès de fureur. je pris et répartisentre nous les armes que je venais de charger. Je donnai àVendredi un pistolet pour mettre à sa ceinture ettrois mousquets pour porter sur l’épaule, je pris moi-même unpistolet et les trois autres mousquets, et dans cet équipage nousnous mîmes en marche. J’avais eu outre garni ma poche d’une, petitebouteille de rum, et chargé Vendredi d’ungrand sac et de balles. Quant à la consigne, je lui enjoignis de setenir sur mes pas, de ne point bouger, de ne point tirer, de nefaire aucune chose que je ne lui eusse commandée, et en même tempsde ne pas souffler mot. Je fis alors à ma droite un circuit de prèsd’un mille, pour éviter la crique et gagner le bois, afin depouvoir arriver à portée de fusil des Sauvages avant qu’ils medécouvrissent, ce que, par ma longue vue, j’avais reconnu chosefacile à faire.

Pendant cette marche mes premières idées seréveillèrent et commencèrent à ébranler ma résolution. Je ne veuxpas dire que j’eusse aucune peur de leur nombre ; comme ilsn’étaient que des misérables nus et sans armes, il est certain queje leur étais supérieur, et quand bien même j’aurais été seul. Maisquel motif, me disais-je, quelle circonstance, quelle nécessitém’oblige à tremper mes mains dans le sang, à attaquer des hommesqui ne m’ont jamais fait aucun tort et qui n’ont nulle intention dem’en faire, des hommes innocents à mon égard ? Leur coutumebarbare est leur propre malheur ; c’est la preuve que Dieu lesa abandonnés aussi bien que les autres nations de cette partie dumonde à leur stupidité, à leur inhumanité, mais non pas qu’ilm’appelle à être le juge de leurs actions, encore moins l’exécuteurde sa justice ! Quand il le trouvera bon il prendra leur causedans ses mains, et par un châtiment national il les punira pourleur crime national ; mais cela n’est point mon affaire.

CHRISTIANUS

Vendredi, il est vrai, peutjustifier de cette action : il est leur ennemi, il est en étatde guerre avec ces mêmes hommes, c’est loyal à lui de lesattaquer ; mais je n’en puis dire autant quant à moi – Cespensées firent une impression si forte sur mon esprit, que jerésolus de me placer seulement près d’eux pour observer leur fêtebarbare, d’agir alors suivant que le Ciel m’inspirerait, mais de nepoint m’entremettre, à moins que quelque chose ne se présentât quifût pour moi une injonction formelle.

Plein de cette résolution, j’entrai dans lebois, et avec toute la précaution et le silence possibles, – ayantVendredi sur mes talons, – je marchai jusqu’à ce quej’eusse atteint la lisière du côté le plus proche des Sauvages. Unepointe de bois restait seulement entre eux et moi. J’appelaidoucement Vendredi, et, lui montrant un grand arbrequi était juste à l’angle du bois, je lui commandai d’y aller et dem’apporter réponse si de là il pouvait voir parfaitement ce qu’ilsfaisaient. Il obéit et revint immédiatement me dire que de ce lieuon les voyait très-bien ; qu’ils étaient touts autour d’unfeu, mangeant la chair d’un de leurs prisonniers, et qu’à peu dedistance de là il y en avait un autre gisant, garrotté sur lesable, qu’ils allaient tuer bientôt, affirmait-il, ce qui embrasamon âme de colère. Il ajouta que ce n’était pas un prisonnier deleur nation, mais un des hommes barbus dont il m’avait parlé et quiétaient venus dans leur pays sur un bateau. Au seul mot d’un hommeblanc et barbu je fus rempli d’horreur ; j’allai à l’arbre, etje distinguai parfaitement avec ma longue-vue un homme blanc couchésur la grève de la mer, pieds et mains liés avec des glayeuls ouquelque chose de semblable à des joncs ; je distinguai aussiqu’il était Européen et qu’il avait des vêtements.

Il y avait un autre arbre et au-delà un petithallier plus près d’eux que la place ou j’étais d’environ cinquanteverges. Je vis qu’en faisant un petit détour je pourrais y parvenirsans être découvert, et qu’alors je n’en serais plus qu’àdemi-portée de fusil. Je retins donc ma colère, quoique vraiment jefusse outré au plus haut degré, et, rebroussant d’environ trentepas, je marchai derrière quelques buissons qui couvraient tout lechemin, jusqu’à ce que je fusse arrivé vers l’autre arbre. Là jegravis sur un petit tertre d’où ma vue plongeait librement sur lesSauvages à la distance de quatre-vingts verges environ.

Il n’y avait pas alors un moment àperdre ; car dix-neuf de ces atroces misérables étaient assisà terre touts pêle-mêle, et venaient justement d’envoyer deuxd’entre eux pour égorger le pauvre Chrétien et peut-être l’apportermembre à membre à leur feu : déjà même ils étaient baisséspour lui délier les pieds. Je me tournai versVendredi : – « Maintenant, lui dis-je, faisce que je te commanderai. » Il me le promit. – « Alors,Vendredi, repris-je, fais exactement ce que tu meverras faire sans y manquer en rien. » – Je posai à terre undes mousquets et mon fusil de chasse, et Vendredim’imita ; puis avec mon autre mousquet je couchai en joue lesSauvages, en lui ordonnant de faire de même. – « Es-tuprêt ? lui dis-je alors. » – « Oui, »répondit-il. – « Allons, feu sur touts ! » – Et aumême instant je tirai aussi.

Vendredi avait tellement mieuxvisé que moi, qu’il en tua deux et en blessa trois, tandis que j’entuai un et en blessai deux. Ce fut, soyez-en sûr, une terribleconsternation : touts ceux qui n’étaient pas blessés sedressèrent subitement sur leurs pieds ; mais ils ne savaientde quel côté fuir, quel chemin prendre, car ils ignoraient d’oùleur venait la mort. Vendredi avait toujours les yeuxattachés sur moi, afin, comme je le lui avais enjoint, de pouvoirsuivre touts mes mouvements. Aussitôt après la première décharge jejetai mon arme et pris le fusil de chasse, et Vendredifit de même. J’armai et couchai en joue, il arma et ajusta aussi. –« Es-tu prêt, Vendredi, » lui dis-je. –« Oui, répondit-il. – « Feu donc, au nom deDieu ! » Et au même instant nous tirâmes touts deux surces misérables épouvantés. Comme nos armes n’étaient chargées quede ce que j’ai appelé chevrotines ou petites balles de pistolet, iln’en tomba que deux ; mais il y en eut tant de frappés, quenous les vîmes courir çà et là tout couverts de sang, criant ethurlant comme des insensés et cruellement blessés pour la plupart.Bientôt après trois autres encore tombèrent, mais non pastout-à-fait morts.

– « Maintenant, Vendredi,m’écriai-je en posant à terre les armes vides et en prenant lemousquet qui était encore chargé, suis moi ! » – Ce qu’ilfit avec beaucoup de courage. Là-dessus je me précipitai hors dubois avec Vendredi sur mes talons, et je me découvrismoi-même. Sitôt qu’ils m’eurent apperçu je poussai un crieffroyable, j’enjoignis à Vendredi d’en faireautant ; et, courant aussi vite que je pouvais, ce qui n’étaitguère, chargé d’armes comme je l’étais, j’allai droit à la pauvrevictime qui gisait, comme je l’ai dit, sur la grève, entre la placedu festin et la mer. Les deux bouchers qui allaient se mettre enbesogne sur lui l’avaient abandonné de surprise à notre premierfeu, et s’étaient enfuis, saisis d’épouvante, vers le rivage, oùils s’étaient jetés dans un canot, ainsi que trois de leurscompagnons. Je me tournai vers Vendredi, et je luiordonnai d’avancer et de tirer dessus. Il me comprit aussitôt, et,courant environ la longueur de quarante verges pour s’approcherd’eux, il fit feu. Je crus d’abord qu’il les avait touts tués, carils tombèrent en tas dans le canot ; mais bientôt j’en visdeux se relever. Toutefois il en avait expédié deux et blessé untroisième, qui resta comme mort au fond du bateau.

Tandis que mon serviteur Vendreditiraillait, je pris mon couteau et je coupai les glayeuls quiliaient le pauvre prisonnier. Ayant débarrassé ses pieds et sesmains, je le relevai et lui demandai en portugais qui il était. Ilrépondit en latin : Christianus. Mais ilétait si faible et si languissant qu’il pouvait à peine se tenir ouparler. Je tirai ma bouteille de ma poche, et la lui présentai enlui faisant signe de boire, ce qu’il fit ; puis je lui donnaiun morceau de pain qu’il mangea. Alors je lui demandai de quel paysil était : il me répondit :Español. Et, se remettant un peu, il me fitconnaître par touts les gestes possibles combien il m’étaitredevable pour sa délivrance. – « Señor, luidis-je avec tout l’espagnol que je pus rassembler, nous parleronsplus tard ; maintenant il nous faut combattre. S’il vous restequelque force, prenez ce pistolet et ce sabre etvengez-vous. » – il les prit avec gratitude, et n’eut pas plustôt ces armes dans les mains, que, comme si elles lui eussentcommuniqué une nouvelle énergie, il se rua sur ses meurtriers avecfurie, et en tailla deux en pièces en un instant ; mais il estvrai que tout ceci était si étrange pour eux, que les pauvresmisérables, effrayés du bruit de nos mousquets, tombaient de purétonnement et de peur, et étaient aussi incapables de chercher às’enfuir que leur chair de résister à nos balles. Et c’était làjuste le cas des cinq sur lesquels Vendredi avait tirédans la pirogue ; car si trois tombèrent des blessures qu’ilsavaient reçues, deux tombèrent seulement d’effroi.

Je tenais toujours mon fusil à la main sanstirer, voulant garder mon coup tout prêt, parce que j’avais donné àl’Espagnol mon pistolet et mon sabre. J’appelaiVendredi et lui ordonnai de courir à l’arbre d’où nousavions fait feu d’abord, pour rapporter les armes déchargées quenous avions laissées là ; ce qu’il fit avec une grandecélérité. Alors je lui donnai mon mousquet, je m’assis pourrecharger les autres armes, et recommandai à mes hommes de revenirvers moi quand ils en auraient besoin.

Tandis que j’étais à cette besogne un rudecombat s’engagea entre l’Espagnol et un des Sauvages, qui luiportait des coups avec un de leurs grands sabres de bois, cettemême arme qui devait servir à lui ôter la vie si je ne l’avaisempêché. L’Espagnol était aussi hardi et aussi brave qu’on puissel’imaginer : quoique faible, il combattait déjà cet Indiendepuis long-temps et lui avait fait deux larges blessures à latête ; mais le Sauvage, qui était un vaillant et un robustecompagnon, l’ayant étreint dans ses bras, l’avait renversé ets’efforçait de lui arracher mon sabre des mains. Alors l’Espagnolle lui abandonna sagement, et, prenant son pistolet à sa ceinture,lui tira au travers du corps et l’étendit mort sur la place avantque moi, qui accourais, au secours, j’eusse eu le temps de lejoindre.

Vendredi, laissé à sa liberté,poursuivait les misérables fuyards sans autre arme au poing que sahachette, avec laquelle il dépêcha premièrement ces trois qui,blessés d’abord, tombèrent ensuite, comme je l’ai dit plus haut,puis après touts ceux qu’il put attraper. L’Espagnol m’ayantdemandé un mousquet, je lui donnai un des fusils de chasse, et ilse mit à la poursuite de deux Sauvages, qu’il blessa toutsdeux ; mais, comme il ne pouvait courir, ils se réfugièrentdans le bois, où Vendredi les pourchassa, et en tuaun : l’autre, trop agile pour lui, malgré ses blessures,plongea dans la mer et nagea de toutes ses forces vers sescamarades qui s’étaient sauvés dans le canot. Ces trois rembarqués,avec un autre, qui avait été blessé sans que nous pussions savoirs’il était mort ou vif, furent des vingt-un les seuls quis’échappèrent de nos mains. –

3 Tués à notre première décharge partie del’arbre.

2 Tués à la décharge suivante.

2 Tués par Vendredi dans lebateau.

2 Tués par le même, de ceux qui avaient étéblessés d’abord.

1 Tué par le même dans les bois.

3 Tués par l’Espagnol.

4 Tués, qui tombèrent çà et là de leursblessures ou à qui Vendredi donna la chasse.

4 Sauvés dans le canot, parmi lesquels unblessé, si non mort.

21 en tout.

Ceux qui étaient dans le canot manœuvrèrentrudement pour se mettre hors de la portée du fusil ; et,quoique Vendredi leur tirât deux ou trois coupsencore, je ne vis pas qu’il en eût blessé aucun. Il désiraitvivement que je prisse une de leurs pirogues et que je lespoursuivisse ; et, au fait, moi-même j’étais très-inquiet deleur fuite ; je redoutais qu’ils ne portassent de mesnouvelles dans leur pays, et ne revinssent peut-être avec deux outrois cents pirogues pour nous accabler par leur nombre. Jeconsentis donc à leur donner la chasse en mer, et courant à un deleurs canots, je m’y jetai et commandai à Vendredi deme suivre ; mais en y entrant quelle fut ma surprise detrouver un pauvre Sauvage, étendu pieds et poings liés, destiné àla mort comme l’avait été l’Espagnol, et presque expirant de peur,ne sachant pas ce qui se passait car il n’avait pu regarderpar-dessus le bord du bateau. Il était lié si fortement de la têteaux pieds et avait été garrotté si long-temps qu’il ne lui restaitplus qu’un souffle de vie.

Je coupai aussitôt les glayeuls ou les joncstortillés qui l’attachaient, et je voulus l’aider à se lever ;mais il ne pouvait ni se soutenir ni parler ; seulement ilgémissait très-piteusement, croyant sans doute qu’on ne l’avaitdélié que pour le faire mourir.

Lorsque Vendredi se fut approché,je le priai de lui parler et de l’assurer de sa délivrance ;puis, tirant ma bouteille, je fis donner une goutte de rumà ce pauvre malheureux ; ce qui, avec la nouvelle de sonsalut, le ranima, et il s’assit dans le bateau. Mais quandVendredi vint à l’entendre parler et à le regarder enface, ce fut un spectacle à attendrir jusqu’aux larmes, de le voirbaiser, embrasser et étreindre ce Sauvage ; de le voirpleurer, rire, crier, sauter à l’entour, danser, chanter, puispleurer encore, se tordre les mains, se frapper la tête et la face,puis chanter et sauter encore à l’entour comme un insensé. Il sepassa un long temps avant que je pusse lui arracher une parole etlui faire dire ce dont il s’agissait ; mais quand il fut unpeu revenu à lui-même, il s’écria : – « C’est monpère ! »

VENDREDI ET SON PÈRE

Il m’est difficile d’exprimer combien je fusému des transports de joie et d’amour filial qui agitèrent cepauvre Sauvage à la vue de son père délivré de la mort. Je ne puisvraiment décrire la moitié de ses extravagances de tendresse. Il sejeta dans la pirogue et en ressortit je ne sais combien de fois.Quand il y entrait il s’asseyait auprès de son père, il sedécouvrait la poitrine, et, pour le ranimer, il lui tenait la têteappuyée contre son sein des demi-heures entières ; puis ilprenait ses bras, ses jambes, engourdis et roidis par les liens,les réchauffait et les frottait avec ses mains, et moi, ayant vucela, je lui donnai du rum de ma bouteille pour faire desfrictions, qui eurent un excellent effet.

Cet événement nous empêcha de poursuivre lecanot des Sauvages, qui était déjà à peu près hors de vue ;mais ce fut heureux pour nous : car au bout de deux heuresavant qu’ils eussent pu faire le quart de leur chemin, il se levaun vent impétueux, qui continua de souffler si violemment toute lanuit et de souffler Nord-Ouest, ce qui leur était contraire, que jene pus supposer que leur embarcation eût résisté et qu’ils eussentregagné leur côte.

Mais, pour revenir à Vendredi, ilétait tellement occupé de son père, que de quelque temps je n’euspas le cœur de l’arracher de là. Cependant lorsque je pensai qu’ilpouvait le quitter un instant, je l’appelai vers moi, et il vintsautant et riant, et dans une joie extrême. Je lui demandai s’ilavait donné du pain à son père. Il secoua la tête, etrépondit : – « Non : moi, vilain chien, manger toutmoi-même. » – Je lui donnai donc un gâteau de pain, que jetirai d’une petite poche que je portais à cet effet. Je lui donnaiaussi une goutte de rum pour lui-même ; mais il nevoulut pas y goûter et l’offrit à son père. J’avais encore dans mapochette deux ou trois grappes de mes raisins, je lui en donnai demême une poignée pour son père. À peine la lui eût-il portée que jele vis sortir de la pirogue et s’enfuir comme s’il eût étéépouvanté. Il courait avec une telle vélocité, – car c’était legarçon le plus agile de ses pieds que j’aie jamais vu ; – ilcourait avec une telle vélocité, dis-je, qu’en quelque sorte je leperdis de vue en un instant. J’eus beau l’appeler et crier aprèslui, ce fut inutile ; il fila son chemin, et, un quart d’heureaprès, je le vis revenir, mais avec moins de vitesse qu’il ne s’enétait allé. Quand il s’approcha, je m’apperçus qu’il avait ralentison pas, parce qu’il portait quelque chose à la main.

Arrivé près de moi, je reconnus qu’il étaitallé à la maison chercher un pot de terre pour apporter de l’eaufraîche, et qu’il était chargé en outre de deux gâteaux ou galettesde pain. Il me donna le pain, mais il porta l’eau à son père.Cependant, comme j’étais moi-même très-altéré, j’en humai quelquepeu. Cette eau ranima le Sauvage beaucoup mieux que le rumou la liqueur forte que je lui avais donné, car il se mourait desoif.

Quand il eut bu, j’appelaiVendredi pour savoir s’il restait encore un peud’eau ; il me répondit que oui. Je le priai donc de la donnerau pauvre Espagnol, qui en avait tout autant besoin que son père.Je lui envoyai aussi un des gâteaux que Vendredi avaitété chercher. Cet homme, qui était vraiment très-affaibli, sereposait sur l’herbe à l’ombre d’un arbre ; ses membresétaient roides et très-enflés par les liens dont ils avaient étébrutalement garrottés. Quand, à l’approche de Vendredilui apportant de l’eau, je le vis se dresser sur son séant, boire,prendre le pain et se mettre à le manger, j’allai à lui et luidonnai une poignée de raisins. Il me regarda avec toutes lesmarques de gratitude et de reconnaissance qui peuvent se manifestersur un visage ; mais, quoiqu’il se fût si bien montré dans lecombat, il était si défaillant qu’il ne pouvait se tenirdebout ; il l’essaya deux ou trois fois, mais réellement envain, tant ses chevilles étaient enflées et douloureuses. Jel’engageai donc à ne pas bouger, et priai Vendredi deles lui frotter et de les lui bassiner avec du rum, commeil avait fait à son père.

J’observai que, durant le temps que le pauvreet affectionné Vendredi fut retenu là, toutes les deuxminutes, plus souvent même, il retournait la tête pour voir si sonpère était à la même place et dans la même posture où il l’avaitlaissé. Enfin, ne l’appercevant plus, il se leva sans dire mot etcourut vers lui avec tant de vitesse, qu’il semblait que ses piedsne touchaient pas la terre ; mais en arrivant il trouvaseulement qu’il s’était couché pour reposer ses membres, Il revintdonc aussitôt, et je priai alors l’Espagnol de permettre queVendredi l’aidât à se lever et le conduisît jusqu’aubateau, pour le mener à notre demeure, où je prendrais soin de lui.Mais Vendredi, qui était un jeune et robustecompagnon, le chargea sur ses épaules, le porta au canot et l’assitdoucement sur un des côtés, les pieds tournés dansl’intérieur ; puis, le soulevant encore, le plaça tout auprèsde son père. Alors il ressortit de la pirogue, la mit à la mer, etquoiqu’il fît un vent assez violent, il pagaya le long du rivageplus vite que je ne pouvais marcher. Ainsi il les amena touts deuxen sûreté dans notre crique, et, les laissant dans la barque, ilcourut chercher l’autre canot. Au moment où il passait près de moije lui parlai et lui demandai où il allait. Il me répondit : –« Vais chercher plus bateau. » – Puis il repartit commele vent ; car assurément jamais homme ni cheval ne coururentcomme lui, et il eut amené le second canot dans la crique presqueaussitôt que j’y arrivai par terre. Alors il me fit passer surl’autre rive et alla ensuite aider à nos nouveaux hôtes à sortir dubateau. Mais, une fois dehors, ils ne purent marcher ni l’un nil’autre ; le pauvre Vendredi ne savait quefaire.

Pour remédier à cela je me pris à réfléchir,et je priai Vendredi de les inviter à s’asseoir sur lebord tandis qu’il viendrait avec moi. J’eus bientôt fabriqué unesorte de civière où nous les plaçâmes, et sur laquelle,Vendredi et moi, nous les portâmes touts deux. Maisquand nous les eûmes apportés au pied extérieur de notre murailleou fortification, nous retombâmes dans un pire embarrasqu’auparavant ; car il était impossible de les faire passerpar-dessus, et j’étais résolu à ne point l’abattre. Je me remisdonc à l’ouvrage, et Vendredi et moi nous eûmes faiten deux heures de temps environ une très-jolie tente avec devieilles voiles, recouverte de branches d’arbre, et dressée dansl’esplanade, entre notre retranchement extérieur et le bocage quej’avais planté. Là nous leur fîmes deux lits de ce que je metrouvais avoir, c’est-à-dire de bonne paille de riz, avec descouvertures jetées dessus, l’une pour se coucher et l’autre pour secouvrir.

Mon île était alors peuplée, je me croyaistrès-riche en sujets ; et il me vint et je fis souventl’agréable réflexion, que je ressemblais à un Roi. Premièrement,tout le pays était ma propriété absolue, de sorte que j’avais undroit indubitable de domination ; secondement, mon peupleétait complètement soumis. J’étais souverain seigneur etlégislateur ; touts me devaient la vie et touts étaient prêtsà mourir pour moi si besoin était. Chose surtout remarquable !je n’avais que trois sujets et ils étaient de trois religionsdifférentes : Mon homme Vendredi étaitprotestant, son père était idolâtre et cannibale, et l’Espagnolétait papiste. Toutefois, soit dit en passant, j’accordai laliberté de conscience dans toute l’étendue de mes États.

Sitôt que j’eus mis en lieu de sûreté mes deuxpauvres prisonniers délivrés, que je leur eus donné un abri et uneplace pour se reposer, je songeai à faire quelques provisions poureux. J’ordonnai d’abord à Vendredi de prendre dans montroupeau particulier une bique ou un cabri d’un an pour le tuer.J’en coupai ensuite le quartier de derrière, que je mis en petitsmorceaux. Je chargeai Vendredi de le faire bouillir etétuver, et il leur prépara, je vous assure, un fort bon service deviande et de consommé, J’avais mis aussi un peu d’orge et de rizdans le bouillon. Comme j’avais fait cuire cela dehors, – carjamais je n’allumais de feu dans l’intérieur de mon retranchement,– je portai le tout dans la nouvelle tente ; et là, ayantdressé une table pour mes hôtes, j’y pris place moi-même auprèsd’eux et je partageai leur dîner. Je les encourageai et lesréconfortai de mon mieux, Vendredi me servantd’interprète auprès de son père et même auprès de l’Espagnol, quiparlait assez bien la langue des Sauvages.

Après que nous eûmes dîné ou plutôt soupé,j’ordonnai à Vendredi de prendre un des canots, etd’aller chercher nos mousquets et autres armes à feu, que, faute detemps, nous avions laissés sur le champ de bataille. Le lendemainje lui donnai ordre d’aller ensevelir les cadavres des Sauvages,qui, laissés au soleil, auraient bientôt répandu l’infection. Jelui enjoignis aussi d’enterrer les horribles restes de leur atrocefestin, que je savais être en assez grande quantité. Je ne pouvaissupporter la pensée de le faire moi-même ; je n’aurais pu mêmeen supporter la vue si je fusse allé par là. Il exécuta touts mesordres ponctuellement et fit disparaître jusqu’à la moindre tracedes Sauvages ; si bien qu’en y retournant, j’eus peine àreconnaître le lieu autrement que par le coin du bois qui saillaitsur la place.

Je commençai dès lors à converser un peu avecmes deux nouveaux sujets. Je chargeai premièrementVendredi de demander à son père ce qu’il pensait desSauvages échappés dans le canot, et si nous devions nous attendre àles voir revenir avec des forces trop supérieures pour que nouspussions y résister ; sa première opinion fut qu’ils n’avaientpu surmonter la tempête qui avait soufflé toute la nuit de leurfuite ; qu’ils avaient dû nécessairement être submergés ouentraînés au Sud vers certains rivages, où il était aussi sûrqu’ils avaient été dévorés qu’il était sûr qu’ils avaient péris’ils avaient fait naufrage. Mais quant à ce qu’ils feraient s’ilsregagnaient sains et saufs leur rivage, il dit qu’il ne le savaitpas ; mais son opinion était qu’ils avaient été sieffroyablement épouvantés de la manière dont nous les avionsattaqués, du bruit et du feu de nos armes, qu’ils raconteraient àleur nation que leurs compagnons avaient touts été tués par letonnerre et les éclairs, et non par la main des hommes, et que lesdeux êtres qui leur étaient apparus, – c’est-à-direVendredi et moi, – étaient deux esprits célestes oudeux furies descendues sur terre pour les détruire, mais non deshommes armés. Il était porté à croire cela, disait-il, parce qu’illes avait entendus se crier de l’un à l’autre, dans leur langage,qu’ils ne pouvaient pas concevoir qu’un homme pût darderfeu, parler tonnerre et tuer à une grande distance sanslever seulement la main. Et ce vieux Sauvage avait raison ;car depuis lors, comme je l’appris ensuite et d’autre part, lesSauvages de cette nation ne tentèrent plus de descendre dans l’île.Ils avaient été si épouvantés par les récits de ces quatre hommes,qui à ce qu’il paraît, étaient échappés à la mer, qu’ils s’étaientpersuadés que quiconque aborderait à cette île ensorcelée seraitdétruit par le feu des dieux.

Toutefois, ignorant cela, je fus pendant assezlong-temps dans de continuelles appréhensions, et me tins sanscesse sur mes gardes, moi et toute mon armée ; comme alorsnous étions quatre, je me serais, en rase campagne, bravementaventuré contre une centaine de ces barbares.

Cependant, un certain laps de temps s’étantécoulé sans qu’aucun canot reparût, ma crainte de leur venue sedissipa, et je commençai à me remettre en tête mes premières idéesde voyage à la terre ferme, le père de Vendredim’assurant que je pouvais compter sur les bons traitement qu’à saconsidération je recevrais de sa nation, si j’y allais.

PRÉVOYANCE

Mais je différai un peu mon projet quand j’euseu une conversation sérieuse avec l’Espagnol, et que j’eus acquisla certitude qu’il y avait encore seize de ses camarades, tantespagnols que portugais, qui, ayant fait naufrage et s’étant sauvéssur cette côte, y vivaient, à la vérité, en paix avec les Sauvages,mais en fort mauvaise passe quant à leur nécessaire, et au faitquant à leur existence. Je lui demandai toutes les particularitésde leur voyage, et j’appris qu’ils avaient appartenu à un vaisseauespagnol venant de Rio de la Plata et allant à la Havane, où ildevait débarquer sa cargaison, qui consistait principalement enpelleterie et en argent, et d’où il devait rapporter toutes lesmarchandises européennes qu’il y pourrait trouver ; qu’il yavait à bord cinq matelots portugais recueillis d’unnaufrage : que tout d’abord que le navire s’étant perdu, cinqdes leurs s’étaient noyés ; que les autres à travers desdangers et des hasards infinis, avaient abordé mourants de faim àcette côte cannibale, où à tout moment ils s’attendaient à êtredévorés.

Il me dit qu’ils avaient quelques armes aveceux, mais qu’elles leur étaient tout-à-fait inutiles, faute demunitions, l’eau de la mer ayant gâté toute leur poudre, sauf unepetite quantité qu’ils avaient usée dès leur débarquement pour seprocurer quelque nourriture.

Je lui demandai ce qu’il pensait qu’ilsdeviendraient là, et s’ils n’avaient pas formé quelque dessein defuite. Il me répondit qu’ils avaient eu plusieurs délibérations àce sujet ; mais que, n’ayant ni bâtiment, ni outils pour enconstruire un, ni provisions d’aucune sorte, leurs consultationss’étaient toujours terminées par les larmes et le désespoir.

Je lui demandai s’il pouvait présumer commentils accueilleraient, venant de moi, une proposition qui tendrait àleur délivrance, et si, étant touts dans mon île, elle ne pourraitpas s’effectuer. Je lui avouai franchement que je redouteraisbeaucoup leur perfidie et leur trahison si je déposais ma vie entreleurs mains ; car la reconnaissance n’est pas une vertuinhérente à la nature humaine : les hommes souvent mesurentmoins leurs procédés aux bons offices qu’ils ont reçus qu’auxavantages qu’ils se promettent. – « Ce serait une chose biendure pour moi, continuai-je, si j’étais l’instrument de leurdélivrance, et qu’ils me fissent ensuite leur prisonnier dans laNouvelle-Espagne, où un Anglais peut avoir l’assurance d’êtresacrifié, quelle que soit la nécessité ou quel que soit l’accidentqui l’y ait amené. J’aimerais mieux être livré aux Sauvages etdévoré vivant que de tomber entre les griffes impitoyables desFamiliers, et d’être traîné devant l’Inquisition. » J’ajoutaiqu’à part cette appréhension, j’étais persuadé, s’ils étaient toutsdans mon île, que nous pourrions à l’aide de tant de brasconstruire une embarcation assez grande pour nous transporter soitau Brésil du côté du Sud, soit aux îles ou à la côte espagnole versle Nord ; mais que si, en récompense, lorsque je leur auraismis les armes à la main, ils me traduisaient de force dans leurpatrie, je serais mal payé de mes bontés pour eux, et j’aurais faitmon sort pire qu’il n’était auparavant.

Il répondit, avec beaucoup de candeur et desincérité, que leur condition était si misérable et qu’ils enétaient si pénétrés, qu’assurément ils auraient en horreur lapensée d’en user mal avec un homme qui aurait contribué à leurdélivrance ; qu’après tout, si je voulais, il irait vers euxavec le vieux Sauvage, s’entretiendrait de tout cela et reviendraitm’apporter leur réponse ; mais qu’il n’entrerait en traitéavec eux que sous le serment solemnel qu’ils reconnaîtraiententièrement mon autorité comme chef et capitaine ; et qu’illeur ferait jurer sur les Saints-Sacrements et l’Évangile d’êtreloyaux avec moi, d’aller en tel pays chrétien qu’il meconviendrait, et nulle autre part, et d’être soumis totalement etabsolument à mes ordres jusqu’à ce qu’ils eussent débarqué sains etsaufs dans n’importe quelle contrée je voudrais ; enfin, qu’àcet effet, il m’apporterait un contrat dressé par eux et signé deleur main.

Puis il me dit qu’il voulait d’abord jurerlui-même de ne jamais se séparer de moi tant qu’il vivrait, à moinsque je ne lui en donnasse l’ordre, et de verser à mon côté jusqu’àla dernière goutte de son sang s’il arrivait que ses compatriotesviolassent en rien leur foi.

Il m’assura qu’ils étaient touts des hommestrès-francs et très-honnêtes, qu’ils étaient dans la plus grandedétresse imaginable, dénués d’armes et d’habits, et n’ayant d’autrenourriture que celle qu’ils tenaient de la pitié et de ladiscrétion des Sauvages ; qu’ils avaient perdu tout espoir deretourner jamais dans leur patrie, et qu’il était sûr, sij’entreprenais de les secourir, qu’ils voudraient vivre et mourirpour moi.

Sur ces assurances, je résolus de tenterl’aventure et d’envoyer le vieux Sauvage et l’Espagnol pour traiteravec eux. Mais quand il eut tout préparé pour son départ,l’Espagnol lui-même fit une objection qui décelait tant de prudenced’un côté et tant de sincérité de l’autre, que je ne pus en êtreque très-satisfait ; et, d’après son avis, je différai de sixmois au moins la délivrance de ses camarades. Voici lefait :

Il y avait alors environ un mois qu’il étaitavec nous ; et durant ce temps je lui avais montré de quellemanière j’avais pourvu à mes besoins, avec l’aide de la Providence.Il connaissait parfaitement ce que j’avais amassé de blé et deriz : c’était assez pour moi-même ; mais ce n’était pasassez, du moins sans une grande économie, pour ma famille, composéealors de quatre personnes ; et, si ses compatriotes, quiétaient, disait-il, seize encore vivants, fussent survenus, cetteprovision aurait été plus qu’insuffisante, bien loin de pouvoiravitailler notre vaisseau si nous en construisions un afin depasser à l’une des colonies chrétiennes de l’Amérique. il me ditdonc qu’il croyait plus convenable que je permisse à lui et au deuxautres de défricher et de cultiver de nouvelles terres, d’y semertout le grain que je pourrais épargner, et que nous attendissionscette moisson, afin d’avoir un surcroît de blé quand viendraientses compatriotes ; car la disette pourrait être pour eux uneoccasion de quereller, ou de ne point se croire délivrés, maistombés d’une misère dans une autre. – « Vous le savez, dit-il,quoique les enfants d’Israël se réjouirent d’abord de leur sortiede l’Égypte, cependant ils se révoltèrent contre Dieu lui-même, quiles avait délivrés, quand ils vinrent à manquer de pain dans ledésert. »

Sa prévoyance était si sage et son avis sibon, que je fus aussi charmé de sa proposition que satisfait de safidélité. Nous nous mîmes donc à labourer touts quatre du mieux quenous permettaient les outils de bois dont nous étionspourvus ; et dans l’espace d’un mois environ, au bout duquelvenait le temps des semailles, nous eûmes défriché et préparé assezde terre pour semer vingt-deux boisseaux d’orge et seize jarres deriz, ce qui était, en un mot, tout ce que nous pouvions distrairede notre grain ; au fait, à peine nous réservâmes-nous assezd’orge pour notre nourriture durant les six mois que nous avions àattendre notre récolte, j’entends six mois à partir du moment oùnous eûmes mis à part notre grain destiné aux semailles ; caron ne doit pas supposer qu’il demeure six mois en terre dans cepays.

Étant alors en assez nombreuse société pour nepoint redouter les Sauvages, à moins qu’ils ne vinssent en foule,nous allions librement dans toute l’île partout où nous en avionsl’occasion ; et, comme nous avions touts l’esprit préoccupé denotre fuite ou de notre délivrance, il était impossible, du moins àmoi, de ne pas songer aux moyens de l’accomplir. Dans cette vue, jemarquai plusieurs arbres qui me paraissaient propres à notretravail. Je chargeai Vendredi et son père de lesabattre, et je préposai à la surveillance et à la direction de leurbesogne l’Espagnol à qui j’avais communiqué mes projets sur cetteaffaire. Je leur montrai avec quelles peines infatigables j’avaisréduit un gros arbre en simples planches, et je les priai d’enfaire de même jusqu’à ce qu’ils eussent fabriqué environ unedouzaine de fortes planches de bon chêne, de près de deux pieds delarge sur trente-cinq pieds de long et de deux à quatre poucesd’épaisseur. Je laisse à penser quel prodigieux travail celaexigeait.

En même temps je projetai d’accroître autantque possible mon petit troupeau de chèvres apprivoisées, et à ceteffet un jour j’envoyais à la chasse Vendredi etl’Espagnol, et le jour suivant j’y allais moi-même avecVendredi, et ainsi tour à tour. De cette manière nousattrapâmes une vingtaine de jeunes chevreaux pour les élever avecles autres ; car toutes les fois que nous tirions sur unemère, nous sauvions les cabris, et nous les joignions à notretroupeau. Mais la saison de sécher les raisins étant venue, j’enrecueillis et suspendis au soleil une quantité tellementprodigieuse, que, si nous avions été à Alicante, où se préparentles passerilles, nous aurions pu, je crois, remplir soixante ouquatre-vingts barils. Ces raisins faisaient avec notre pain unegrande partie de notre nourriture, et un fort bon aliment, je vousassure, excessivement succulent.

C’était alors la moisson, et notre récolteétait en bon état. Ce ne fut pas la plus abondante que j’aie vuedans l’île, mais cependant elle l’était assez pour répondre à nosfins. J’avais semé vingt-deux boisseaux d’orge, nous engrangeâmeset battîmes environ deux cent vingt boisseaux, et le riz s’accrutdans la même proportion ; ce qui était bien assez pour notresubsistance jusqu’à la moisson prochaine, quand bien même touts lesseize Espagnols eussent été à terre avec moi ; et, si nouseussions été prêts pour notre voyage, cela aurait abondammentavitaillé notre navire, pour nous transporter dans toutes lesparties du monde, c’est-à-dire de l’Amérique. Quand nous eûmesengrangé et mis en sûreté notre provision de grain, nous nous mîmesà faire de la vannerie, j’entends de grandes corbeilles, danslesquelles nous la conservâmes. L’Espagnol était très-habile ettrès-adroit à cela, et souvent il me blâmait de ce que jen’employais pas cette sorte d’ouvrage comme clôture ; mais jen’en voyais pas la nécessité. Ayant alors un grand surcroît devivres pour touts les hôtes que j’attendais, je permis à l’Espagnolde passer en terre-ferme afin de voir ce qu’il pourrait négocieravec les compagnons qu’il y avait laissés derrière lui. Je luidonnai un ordre formel de ne ramener avec lui aucun homme qui n’eûtd’abord juré en sa présence et en celle du vieux Sauvage que jamaisil n’offenserait, combattrait ou attaquerait la personne qu’iltrouverait dans l’île, personne assez bonne pour envoyer vers euxtravailler à leur délivrance ; mais, bien loin de là !qu’il la soutiendrait et la défendrait contre tout attentatsemblable, et que partout où elle irait il se soumettrait sansréserve à son commandement. Ceci devait être écrit et signé de leurmain. Comment, sur ce point, pourrions-nous être satisfaits, quandje n’ignorais pas qu’il n’avait ni plume ni encre ? Ce fut unequestion que nous ne nous adressâmes jamais.

Muni de ces instructions l’Espagnol et levieux Sauvage, – le père de Vendredi, – partirent dansun des canots sur lesquels on pourrait dire qu’ils étaient venus,ou mieux, avaient été apportés quand ils arrivèrent commeprisonniers pour être dévorés par les Sauvages.

Je leur donnai à chacun un mousquet à rouet etenviron huit charges de poudre et de balles, en leur recommandantd’en être très-ménagers et de n’en user que dans les occasionsurgentes.

Tout ceci fut une agréable besogne, carc’étaient les premières mesures que je prenais en vue de madélivrance depuis vingt-sept ans et quelques jours. – Je leurdonnai une provision de pain et de raisins secs suffisante poureux-mêmes pendant plusieurs jours et pour leurs compatriotespendant une huitaine environ, puis je les laissai partir, leursouhaitant un bon voyage et convenant avec eux qu’à leur retour ilsdéploieraient certain signal par lequel, quand ils reviendraient,je les reconnaîtrais de loin, avant qu’ils n’atteignissent aurivage.

DÉBARQUEMENT DU CAPITAINE ANGLAIS

Ils s’éloignèrent avec une brise favorable lejour où la lune était dans son plein, et, selon mon calcul, dans lemois d’octobre. Quant au compte exact des jours, après que je l’eusperdu une fois je ne pus jamais le retrouver ; je n’avais pasmême gardé assez ponctuellement le chiffre des années pour être sûrqu’il était juste ; cependant, quand plus tard je vérifiai moncalcul, je reconnus que j’avais tenu un compte fidèle desannées.

Il n’y avait pas moins de huit jours que jeles attendais, quand survint une aventure étrange et inopinée dontla pareille est peut-être inouïe dans l’histoire. – J’étais unmatin profondément endormi dans ma huche ;tout-à-coupmon serviteur Vendredi vint en courant vers moi et mecria : – « Maître, maître, ils sont venus ! ils sontvenus ! »

Je sautai à bas du lit, et, ne prévoyant aucundanger, je m’élançai, aussitôt que j’eus enfilé mes vêtements, àtravers mon petit bocage, qui, soit dit en passant, était alorsdevenu un bois très-épais. Je dis ne prévoyant aucun danger, car jesortis sans armes, contre ma coutume ; mais je fus biensurpris quand, tournant mes yeux vers la mer, j’apperçus à environune lieue et demie de distance, une embarcation qui portait le capsur mon île, avec une voile en épaule de mouton, comme onl’appelle, et à la faveur d’un assez bon vent. Je remarquai aussitout d’abord qu’elle ne venait point de ce côté où la terre étaitsituée, mais de la pointe la plus méridionale de l’île. Là-dessusj’appelai Vendredi et lui enjoignis de se tenir caché,car ces gens n’étaient pas ceux que nous attendions, et nous nesavions pas encore s’ils étaient amis ou ennemis.

Vite je courus chercher ma longue vue, pourvoir ce que j’aurais à faire. Je dressai mon échelle et je grimpaisur le sommet du rocher, comme j’avais coutume de faire lorsquej’appréhendais quelque chose et que je voulais planer au loin sansme découvrir.

À peine avais-je mis le pied sur le rocher,que mon œil distingua parfaitement un navire à l’ancre, à environdeux lieues et demie de moi au Sud-Sud-Est, mais seulement à unelieue et demie du rivage. Par mes observations je reconnus, à n’enpas douter, que le bâtiment devait être anglais, et l’embarcationune chaloupe anglaise.

Je ne saurais exprimer le trouble où jetombai, bien que la joie de voir un navire, et un navire quej’avais raison de croire monté par mes compatriotes, et parconséquent des amis, fût telle, que je ne puis la dépeindre.Cependant des doutes secrets dont j’ignorais la sourcem’enveloppaient et me commandaient de veiller sur moi. Je me prisd’abord à considérer quelle affaire un vaisseau anglais pouvaitavoir dans cette partie du monde, puisque ce n’était ni pour aller,ni pour revenir, le chemin d’aucun des pays où l’Angleterre aquelque comptoir. Je savais qu’aucune tempête n’avait pu le fairedériver de ce côté en état de détresse. S’ils étaient réellementAnglais, il était donc plus que probable qu’ils ne venaient pasavec de bons desseins ; et il valait mieux pour moi, demeurercomme j’étais que de tomber entre les mains de voleurs et demeurtriers.

Que l’homme ne méprise pas les pressentimentset les avertissements secrets du danger qui parfois lui sont donnésquand il ne peut entrevoir la possibilité de son existence réelle.Que de tels pressentiments et avertissements nous soient donnés, jecrois que peu de gens ayant fait quelque observation des chosespuissent le nier ; qu’ils soient les manifestations certainesd’un monde invisible, et du commerce des esprits, on ne saurait nonplus le mettre en doute. Et s’ils semblent tendre à nous avertir dudanger, pourquoi ne supposerions nous pas qu’ils nous viennent dequelque agent propice, – soit suprême ou inférieur et subordonné,ce n’est pas là que gît la question, – et qu’ils nous sont donnéspour notre bien ?

Le fait présent me confirme fortement dans lajustesse de ce raisonnement, car si je n’avais pas été faitcirconspect par cette secrète admonition, qu’elle vienne d’où ellevoudra, j’aurais été inévitablement perdu, et dans une conditioncent fois pire qu’auparavant, comme on le verra tout-à-l’heure.

Je ne me tins pas long-temps dans cetteposition sans voir l’embarcation approcher du rivage, comme si ellecherchait une crique pour y pénétrer et accoster la terrecommodément. Toutefois, comme elle ne remonta pas tout-à-fait assezloin, l’équipage n’apperçut pas la petite anse où j’avais autrefoisabordé avec mes radeaux, et tira la chaloupe sur la grève à environun demi-mille de moi ; ce qui fut très-heureux, car autrementil aurait pour ainsi dire débarqué juste à ma porte, m’aurait eubientôt arraché de mon château, et peut-être m’aurait dépouillé detout ce que j’avais.

Quand ils furent sur le rivage, je meconvainquis pleinement qu’ils étaient Anglais, au moins pour laplupart. Un ou deux me semblèrent Hollandais, mais cela ne sevérifia pas. Il y avait en tout onze hommes, dont je trouvai quetrois étaient sans armes et – autant que je pus voir – garrottés.Les premiers quatre ou cinq qui descendirent à terre firent sortirces trois de la chaloupe, comme des prisonniers. Je pus distinguerque l’un de ces trois faisait les gestes les plus passionnés, desgestes d’imploration, de douleur et de désespoir, allant jusqu’àune sorte d’extravagance. Les deux autres, je le distinguai aussi,levaient quelquefois leurs mains au Ciel, et à la véritéparaissaient affligés, mais pas aussi profondément que lepremier.

À cette vue je fus jeté dans un grand trouble,et je ne savais quel serait le sens de tout cela. –Vendredi tout-à-coup s’écria en anglais et de sonmieux possible : – Ô maître ! vous voir hommes anglaismanger prisonniers aussi bien qu’hommes sauvages ! » –« Quoi ! dis-je à Vendredi, tu penses qu’ilsvont les manger ? » – « Oui, répondit-il, euxvouloir les manger. » – « Non, non, répliquai-je :je redoute, à la vérité, qu’ils ne veuillent les assassiner, maissois sûr qu’ils ne les mangeront pas. »

Durant tout ce temps je n’eus aucune idée dece que réellement ce pouvait être ; mais je demeuraistremblant d’horreur à ce spectacle, m’attendant à tout instant queles trois prisonniers seraient massacrés. Je vis même une fois unde ces scélérats lever un grand coutelas ou poignard, – commel’appellent les marins, – pour frapper un de ces malheureux hommes.Je crus que c’était fait de lui, tout mon sang se glaça dans mesveines.

Je regrettais alors du fond du cœur notreEspagnol et le vieux Sauvage parti avec lui, et je souhaitais detrouver quelque moyen d’arriver inapperçu à portée de fusil de cesbandits pour délivrer les trois hommes ; car je ne leur voyaispoint d’armes à feu. Mais un autre expédient se présenta à monesprit.

Après avoir remarqué l’outrageux traitementfait aux trois prisonniers par l’insolent matelot, je vis que sescompagnons se dispersèrent par toute l’île, comme s’ils voulaientreconnaître le pays. Je remarquai aussi que les trois autresavaient la liberté d’aller où il leur plairait ; mais ilss’assirent touts trois à terre, très-mornes et l’œil hagard commedes hommes au désespoir.

Ceci me fit souvenir du premier moment oùj’abordai dans l’île et commençai à considérer ma position. Je meremémorai combien je me croyais perdu, combien extravagamment jepromenais mes regards autour de moi, quelles terriblesappréhensions j’avais, et comment je me logeai dans un arbre toutela nuit, de peur d’être dévoré par les bêtes féroces.

De même que cette nuit-là je ne me doutais pasdu secours que j’allais recevoir du providentiel entraînement duvaisseau vers le rivage, par la tempête et la marée, du vaisseauqui depuis me nourrit et m’entretint si long-temps ; de mêmeces trois pauvres désolés ne soupçonnaient pas combien leurdélivrance et leur consolation étaient assurées, combien ellesétaient prochaines, et combien effectivement et réellement ilsétaient en état de salut au moment même où ils se croyaient perduset dans un cas désespéré.

Donc nous voyons peu devant nous ici-bas. Doncavons-nous de puissantes raisons pour nous reposer avec joie sur legrand Créateur du monde, qui ne laisse jamais ses créatures dans unentier dénûment. Elles ont toujours dans les pires circonstancesquelque motif de lui rendre grâces, et sont quelquefois plus prèsde leur délivrance qu’elles ne l’imaginent ; souvent mêmeelles sont amenées à leur salut par les moyens qui leur semblaientdevoir les conduire à leur ruine.

C’était justement au plus haut de la maréemontante que ces gens étaient venus à terre ; et, tantôtpourparlant avec leurs prisonniers, et tantôt rôdant pour voir dansquelle espèce de lieu ils avaient mis le pied, ils s’étaient amusésnégligemment jusqu’à ce que la marée fut passée, et que l’eau sefut retirée considérablement, laissant leur chaloupe échouée.

Ils l’avaient confiée à deux hommes qui, commeje m’en apperçus plus tard, ayant bu un peu trop d’eau-de-vie,s’étaient endormis. Cependant l’un d’eux se réveillant plus tôt quel’autre et trouvant la chaloupe trop ensablée pour la dégager toutseul, se mit à crier après ses camarades, qui erraient auxenvirons. Aussitôt ils accoururent ; mais touts leurs effortspour la mettre à flot furent inutiles : elle était troppesante, et le rivage de ce côté était une grève molle et vaseuse,presque comme un sable mouvant.

Voyant cela, en vrais marins, ce sontpeut-être les moins prévoyants de touts les hommes, ils passèrentoutre, et se remirent à trôler çà et là dans le pays. Puisj’entendis l’un d’eux crier à un autre –, en l’engageant às’éloigner de la chaloupe – « Hé ! Jack, peux-tu pas lalaisser tranquille ? à la prochaine marée elleflottera ». – Ces mots me confirmèrent pleinement dans maforte présomption qu’ils étaient mes compatriotes.

Pendant tout ce temps je me tins à couvert, jen’osai pas une seule fois sortir de mon château pour aller plusloin qu’à mon lieu d’observation, sur le sommet du rocher, ettrès-joyeux j’étais en songeant combien ma demeure était fortifiée.Je savais que la chaloupe ne pourrait être à flot avant dix heures,et qu’alors faisant sombre, je serais plus à même d’observer leursmouvements et d’écouter leurs propos s’ils en tenaient.

Dans ces entrefaites je me préparai pour lecombat comme autrefois, bien qu’avec plus de précautions, sachantque j’avais affaire avec une tout autre espèce d’ennemis que par lepassé. J’ordonnai pareillement à Vendredi, dontj’avais fait un excellent tireur, de se munir d’armes. Je prismoi-même deux fusils de chasse et je lui donnai trois mousquets. Mafigure était vraiment farouche : j’avais ma formidable casaquede peau de chèvre, avec le grand bonnet que j’ai mentionné, unsabre, deux pistolets à ma ceinture et un fusil sur chaqueépaule.

Mon dessein était, comme je le disaistout-à-l’heure, de ne faire aucune tentative avant qu’il fitnuit ; mais vers deux heures environ au plus chaud du jour jem’apperçus qu’en rôdant ils étaient touts allés dans les bois, sansdoute pour s’y coucher et dormir. Les trois pauvres infortunés,trop inquiets sur leur sort pour goûter le sommeil, étaientcependant étendus à l’ombre d’un grand arbre, à environ un quart demille de moi, et probablement hors de la vue des autres.

Sur ce, je résolus de me découvrir à eux etd’apprendre quelque chose de leur condition. Immédiatement je memis en marche dans l’équipage que j’ai dit, mon serviteurVendredi à une bonne distance derrière moi, aussiformidablement armé que moi, mais ne faisant pas tout-à-fait unefigure de fantôme aussi effroyable que la mienne.

OFFRES DE SERVICE

Je me glissai inapperçu aussi près qu’il mefut possible, et avant qu’aucun d’eux m’eût découvert, je leurcriai en espagnol : – « Qui êtes-vous,gentlemen ? »

 

Ils se levèrent à ce bruit ; mais ilsfurent deux fois plus troublés quand ils me virent, moi et lafigure rébarbative que je faisais. Ils restèrent muets ets’apprêtaient à s’enfuir, quand je leur adressai la parole enanglais : – Gentlemen, dis-je, ne soyez pointsurpris de ma venue ; peut-être avez-vous auprès de vous unami, bien que vous ne vous y attendissiez pas » – « Ilfaut alors qu’il soit envoyé du Ciel, me répondit l’un d’euxtrès-gravement, ôtant en même temps son chapeau, car notrecondition passe tout secours humain. » – « Tout secoursvient du Ciel, sir, répliquai-je. Mais nepourriez-vous pas mettre un étranger à même de vous secourir, carvous semblez plongé dans quelque grand malheur ? Je vous ai vudébarquer ; et, lorsque vous sembliez faire une supplication àces brutaux qui sont venus avec vous, – j’ai vu l’un d’eux leverson sabre pour vous tuer. »

Le pauvre homme, tremblant, la figure baignéede larmes, et dans l’ébahissement, s’écria : – « Parlé-jeà un Dieu ou à un homme ? En vérité, êtes-vous un homme ou unAnge ? » – « Soyez sans crainte, sir,répondis-je ; si Dieu avait envoyé un Ange pour vous secourir,il serait venu mieux vêtu et armé de toute autre façon que je nesuis. Je vous en prie, mettez de côté vos craintes, je suis unhomme, un Anglais prêt à vous secourir ; vous le voyez, j’aiseulement un serviteur, mais nous avons des armes et desmunitions ; dites franchement, pouvons-nous vous servir ?Dites quelle est votre infortune ?

– « Notre infortune, sir,serait trop longue à raconter tandis que nos assassins sont siproche. Mais bref, sir, je suis capitaine de cevaisseau : mon équipage s’est mutiné contre moi, j’ai obtenu àgrande peine qu’il ne me tuerait pas, et enfin d’être déposé aurivage, dans ce lieu désert, ainsi que ces deux hommes ; l’unest mon second et l’autre un passager. Ici nous nous attendions àpérir, croyant la place inhabitée, et nous ne savons que penser decela. »

– « Où sont, lui dis-je, ces cruels, vosennemis ? savez-vous où ils sont allés ? » –« Ils sont là, sir, répondit-il, montrant dudoigt un fourré d’arbres ; mon cœur tremble de crainte qu’ilsne nous aient vus et qu’ils ne vous aient entendu parler : sicela était, à coup sûr ils nous massacreraient touts. »

– « Ont-ils des armes à feu ? »lui demandai-je. – « Deux mousquets seulement et un qu’ils ontlaissé dans la chaloupe, » répondit-il. –. « Fort bien,dis-je, je me charge du reste ; je vois qu’ils sont toutsendormis, c’est chose facile que de les tuer touts. Mais nevaudrait-il pas mieux les faire prisonniers ? » – Il medit alors que parmi eux il y avait deux désespérés coquins à qui ilne serait pas trop prudent de faire grâce ; mais que, si ons’en assurait, il pensait que touts les autres retourneraient àleur devoir. Je lui demandai lesquels c’étaient. Il me dit qu’àcette distance il ne pouvait les indiquer, mais qu’il obéirait àmes ordres dans tout ce que je voudrais commander. – « Ehbien, dis-je, retirons-nous hors de leur vue et de leur portéed’entendre, de peur qu’ils ne s’éveillent, et nous délibéreronsplus à fond. » – Puis volontiers ils s’éloignèrent avec moijusqu’à ce que les bois nous eussent cachés.

– « Voyez, sir, lui dis-je,si j’entreprends votre délivrance, êtes-vous prêt à faire deuxconditions avec moi ? » Il prévint mes propositions en medéclarant que lui et son vaisseau, s’il le recouvrait, seraient entoutes choses entièrement dirigés et commandés par moi ; etque, si le navire n’était point repris, il vivrait et mourrait avecmoi dans quelque partie du monde que je voulusse le conduire ;et les deux autres hommes protestèrent de même.

– « Eh bien, dis-je, mes deux conditionsles voici :

« 1° Tant que vous demeurerez dans cetteîle avec moi, vous ne prétendrez ici à aucune autorité. Si je vousconfie des armes, vous en viderez vos mains quand bon me semblera.Vous ne ferez aucun préjudice ni à moi ni aux miens sur cetteterre, et vous serez soumis à mes ordres ;

« 2° Si le navire est ou peut êtrerecouvré, vous me transporterez gratuitement, moi et mon serviteur,en Angleterre. »

Il me donna toutes les assurances quel’imagination et la bonne foi humaines puissent inventer qu’il sesoumettrait à ces demandes extrêmement raisonnables, et qu’enoutre, comme il me devrait la vie, il le reconnaîtrait en touteoccasion aussi long-temps qu’il vivrait.

– « Eh bien, dis-je alors, voici troismousquets pour vous, avec de la poudre et des balles ;dites-moi maintenant ce que vous pensez convenable de faire. »Il me témoigna toute la gratitude dont il était capable, mais il medemanda à se laisser entièrement guider par moi. Je lui dis que jecroyais l’affaire très-chanceuse ; que le meilleur parti,selon moi, était de faire feu sur eux tout d’un coup pendant qu’ilsétaient couchés ; que, si quelqu’un, échappant à notrepremière décharge, voulait se rendre, nous pourrions le sauver, etqu’ainsi nous laisserions à la providence de Dieu la direction denos coups.

Il me répliqua, avec beaucoup de modération,qu’il lui fâchait de les tuer s’il pouvait faire autrement ;mais que pour ces deux incorrigibles vauriens qui avaient été lesauteurs de toute la mutinerie dans le bâtiment, s’ils échappaientnous serions perdus ; car ils iraient à bord et ramèneraienttout l’équipage pour nous tuer. – « Cela étant, dis-je, lanécessité confirme mon avis : c’est le seul moyen de sauvernotre vie. » – Cependant, lui voyant toujours de l’aversionpour répandre le sang, je lui dis de s’avancer avec ses compagnonset d’agir comme ils le jugeraient convenable.

Au milieu de cet entretien nous en entendîmesquelques-uns se réveiller, et bientôt après nous en vîmes deux surpieds. Je demandai au capitaine s’ils étaient les chefs de lamutinerie ; il me répondit que non. – « Eh bien !Laissez-les se retirer, la Providence semble les avoir éveillés àdessein de leur sauver la vie. Maintenant si les autres vouséchappent, c’est votre faute. »

Animé par ces paroles, il prit à la main lemousquet que je lui avais donné, un pistolet à sa ceinture, ets’avança avec ses deux compagnons, armés également chacun d’unfusil. Marchant devant, ces deux hommes firent quelque bruit :un des matelots, qui s’était éveillé, se retourna, et les voyantvenir, il se mit à appeler les autres ; mais il était troptard, car au moment où il cria ils firent feu, – j’entends les deuxhommes, – le capitaine réservant prudemment son coup. Ils avaientsi bien visé les meneurs, qu’ils connaissaient, que l’un d’eux futtué sur la place, et l’autre grièvement blessé. N’étant pointfrappé à mort, il se dressa sur ses pieds, et appela vivement à sonaide ; mais le capitaine le joignit et lui dit qu’il étaittrop tard pour crier au secours, qu’il ferait mieux de demander àDieu le pardon de son infamie ; et à ces mots il lui asséna uncoup de crosse qui lui coupa la parole à jamais. De cette troupe ilen restait encore trois, dont l’un était légèrement blessé.J’arrivai en ce moment ; et quand ils virent leur danger etqu’il serait inutile de faire de la résistance, ils implorèrentmiséricorde. Le capitaine leur dit : – « Je vousaccorderai la vie si vous voulez me donner quelque assurance quevous prenez en horreur la trahison dont vous vous êtes renduscoupables, et jurez de m’aider fidèlement à recouvrer le navire età le ramener à la Jamaïque, d’où il vient. » – Ils lui firenttoutes les protestations de sincérité qu’on pouvait désirer ;et, comme il inclinait à les croire et à leur laisser la vie sauve,je n’allai point à l’encontre ; je l’obligeai seulement à lesgarder pieds et mains liés tant qu’ils seraient dans l’île.

Sur ces entrefaites j’envoyaiVendredi et le second du capitaine vers la chaloupe,avec ordre de s’en assurer, et d’emporter les avirons et lavoile ; ce qu’ils firent. Aussitôt trois matelots rôdant, quifort heureusement pour eux s’étaient écartés des autres, revinrentau bruit des mousquets ; et, voyant leur capitaine, de leurprisonnier qu’il était, devenu leur vainqueur, ils consentirent àse laisser garrotter aussi ; et notre victoire futcomplète.

Il ne restait plus alors au capitaine et à moiqu’à nous ouvrir réciproquement sur notre position. Je commençai lepremier, et lui contai mon histoire entière, qu’il écouta avec uneattention qui allait jusqu’à l’ébahissement, surtout la manièremerveilleuse dont j’avais été fourni de vivres et de munitions. Etau fait, comme mon histoire est un tissu de prodiges, elle fit surlui une profonde impression. Puis, quand il en vint à réfléchir surlui-même, et que je semblais avoir été préservé en ce lieu àdessein de lui sauver la vie, des larmes coulèrent sur sa face, etil ne put proférer une parole.

Après que cette conversation fut terminée jele conduisis lui et ses deux compagnons dans mon logis, où je lesintroduisis par mon issue, c’est-à-dire par le haut de la maison.Là, pour se rafraîchir, je leur offris les provisions que je metrouvais avoir, puis je leur montrai toutes les inventions dont jem’étais ingénié pendant mon long séjour, mon bien long séjour en celieu.

Tout ce que je leur faisais voir, tout ce queje leur disais excitait leur étonnement. Mais le capitaine admirasurtout mes fortifications, et combien j’avais habilement masqué maretraite par un fourré d’arbres. Il y avait alors près de vingt ansqu’il avait été planté ; et, comme en ces régions lavégétation est beaucoup plus prompte qu’en Angleterre, il étaitdevenu une petite forêt si épaisse qu’elle était impénétrable detoutes parts, excepté d’un côté où je m’étais réservé un petitpassage tortueux. Je lui dis que c’était là mon château et marésidence, mais que j’avais aussi, comme la plupart des princes,une maison de plaisance à la campagne, où je pouvais me retirerdans l’occasion, et que je la lui montrerais une autre fois ;mais que pour le présent notre affaire était de songer aux moyensde recouvrer le vaisseau. Il en convint avec moi, mais il m’avoua,qu’il ne savait vraiment quelles mesures prendre. – « Il y aencore à bord, dit-il, vingt-six hommes qui, ayant trempé dans uneabominable conspiration, compromettant leur vie vis-à-vis de laloi, s’y opiniâtreront par désespoir et voudront pousser les chosesà bout ; car ils n’ignorent pas que s’ils étaient réduits ilsseraient pendus en arrivant en Angleterre ou dans quelqu’une de sescolonies. Nous sommes en trop petit nombre pour nous permettre deles attaquer. »

Je réfléchis quelque temps sur cetteobjection, et j’en trouvai la conclusion très-raisonnable. Ils’agissait donc d’imaginer promptement quelque stratagème, aussibien pour les faire tomber par surprise dans quelque piége, quepour les empêcher de faire une descente sur nous et de nousexterminer. Il me vint incontinent à l’esprit qu’avant peu les gensdu navire, voulant savoir ce qu’étaient devenus leurs camarades etla chaloupe, viendraient assurément à terre dans leur autreembarcation pour les chercher, et qu’ils se présenteraientpeut-être armés et en force trop supérieure pour nous. Le capitainetrouva ceci très-plausible.

Là-dessus je lui dis : – « Lapremière chose que nous avons à faire est de nous assurer de lachaloupe qui gît sur la grève, de telle sorte qu’ils ne puissent laremmener ; d’emporter tout ce qu’elle contient, et de ladésemparer, si bien qu’elle soit hors d’état de voguer. » Enconséquence nous allâmes à la barque ; nous prîmes les armesqui étaient restées à bord, et aussi tout ce que nous y trouvâmes,c’est-à-dire une bouteille d’eau de vie et une autre derum, quelques biscuits, une corne à poudre et ungrandissime morceau de sucre dans une pièce de canevas : il yen avait bien cinq ou six livres. Tout ceci fut le bien-venu pourmoi, surtout l’eau-de-vie et le sucre, dont je n’avais pas goûtédepuis tant d’années.

TRANSLATION DES PRISONNIERS

Quand nous eûmes porté toutes ces choses àterre, – les rames, le mât, la voile et le gouvernail avaient étéenlevés auparavant, comme je l’ai dit, – nous fîmes un grand trouau fond de la chaloupe, afin que, s’ils venaient en assez grandnombre pour nous vaincre, ils ne pussent toutefois la remmener.

À dire vrai, je ne me figurais guère que nousfussions capables de recouvrer le navire ; mais j’avais monbut. Dans le cas où ils repartiraient sans la chaloupe, je nedoutais pas que je ne pusse la mettre en état de nous transporteraux Îles-sous-le-Vent et de recueillir en chemin nos amis lesEspagnols ; car ils étaient toujours présents à ma pensée.

Ayant à l’aide de nos forces réunies tiré lachaloupe si avant sur la grève, que la marée haute ne pûtl’entraîner, ayant fait en outre un trou dans le fond, trop grandpour être promptement rebouché, nous nous étions assis pour songerà ce que nous avions à faire ; et, tandis que nous concertionsnos plans, nous entendîmes tirer un coup de canon, puis nous vîmesle navire faire avec son pavillon comme un signal pour rappeler lachaloupe à bord ; mais la chaloupe ne bougea pas, et il seremit de plus belle à tirer et à lui adresser des signaux.

À la fin, quand il s’apperçut que ses signauxet ses coups de canon n’aboutissaient à rien et que la chaloupe nese montrait pas, nous le vîmes, – à l’aide de mes longues-vues, –mettre à la mer une autre embarcation qui nagea vers lerivage ; et tandis qu’elle s’approchait nous reconnûmesqu’elle n’était pas montée par moins de dix hommes, munis d’armes àfeu.

Comme le navire mouillait à peu près à deuxlieues du rivage, nous eûmes tout le loisir, durant le trajet,d’examiner l’embarcation, ses hommes d’équipage et même leursfigures ; parce que, la marée les ayant fait dériver un peu àl’Est de l’autre chaloupe, ils longèrent le rivage pour venir à lamême place où elle avait abordé et où elle était gisante.

De cette façon, dis-je, nous eûmes tout leloisir de les examiner. Le capitaine connaissait la physionomie etle caractère de touts les hommes qui se trouvaient dansl’embarcation ; il m’assura qu’il y avait parmi eux troishonnêtes garçons, qui, dominés et effrayés, avaient été assurémententraînés dans le complot par les autres.

Mais quant au maître d’équipage, qui semblaitêtre le principal officier, et quant à tout le reste, ils étaientaussi dangereux que qui que ce fût du bâtiment, et devaient sansaucun doute agir en désespérés dans leur nouvelle entreprise. Enfinil redoutait véhémentement qu’ils ne fussent trop forts pournous.

Je me pris à sourire, et lui dis que des gensdans notre position étaient au-dessus de la crainte ; que,puisque à peu près toutes les conditions possibles étaientmeilleures que celle où nous semblions être, nous devionsaccueillir toute conséquence résultante, soit vie ou mort, comme unaffranchissement. Je lui demandai ce qu’il pensait descirconstances de ma vie, et si ma délivrance n’était pas chosedigne d’être tentée. – « Et qu’est devenue, sir,continuai-je, votre créance que j’avais été conservé ici à desseinde vous sauver la vie, créance qui vous avait exalté il y a peu detemps ? Pour ma part, je ne vois qu’une chose malencontreusedans toute cette affaire. » – « Eh quelleest-elle ? » dit-il. – « C’est, répondis-je, qu’il ya parmi ces gens, comme vous l’avez dit, trois ou quatre honnêtesgarçons qu’il faudrait épargner. S’ils avaient été touts le rebutde l’équipage, j’aurais cru que la providence de Dieu les avaitséparés pour les livrer entre nos mains ; car faites fondlà-dessus : tout homme qui mettra le pied sur le rivage seranôtre, et vivra ou mourra suivant qu’il agira enversnous. »

Ces paroles, prononcées d’une voix ferme etd’un air enjoué, lui redonnèrent du courage, et nous nous mîmesvigoureusement à notre besogne. Dès la première apparence d’uneembarcation venant du navire, nous avions songé à écarter nosprisonniers, et, au fait, nous nous en étions parfaitementassurés.

Il y en avait deux dont le capitaine étaitmoins sûr que des autres : je les fis conduire parVendredi et un des trois hommes délivrés à ma caverne,où ils étaient assez éloignés et hors de toute possibilité d’êtreentendus ou découverts, ou de trouver leur chemin pour sortir desbois s’ils parvenaient à se débarrasser eux-mêmes. Là ils leslaissèrent garrottés, mais ils leur donnèrent quelques provisions,et leur promirent que, s’ils y demeuraient tranquillement, on leurrendrait leur liberté dans un jour ou deux ; mais que, s’ilstentaient de s’échapper, ils seraient mis à mort sans miséricorde.Ils protestèrent sincèrement qu’ils supporteraient leuremprisonnement avec patience, et parurent très-reconnaissants de cequ’on les traitait si bien, qu’ils avaient des provisions et de lalumière ; car Vendredi leur avait donné pour leurbien-être quelques-unes de ces chandelles que nous faisionsnous-mêmes. – Ils avaient la persuasion qu’il se tiendrait ensentinelle à l’entrée de la caverne.

Les autres prisonniers étaient mieuxtraités : deux d’entre eux, à la vérité, avaient les brasliés, parce que le capitaine n’osait pas trop s’y fier ; maisles deux autres avaient été pris à mon service, sur larecommandation du capitaine et sur leur promesse solemnelle devivre et de mourir avec nous. Ainsi, y compris ceux-ci et les troisbraves garçons, nous étions sept hommes bien armés ; et je nemettais pas en doute que nous ne pussions venir à bout des dixarrivants, considérant surtout ce que le capitaine avait dit, qu’ily avait trois ou quatre honnêtes hommes parmi eux.

Aussitôt qu’ils atteignirent à l’endroit oùgisait leur autre embarcation, ils poussèrent la leur sur la grèveet mirent pied à terre en la hâlant après eux ; ce qui me fitgrand plaisir à voir : car j’avais craint qu’ils ne lalaissassent à l’ancre, à quelque distance du rivage, avec du mondededans pour la garder, et qu’ainsi il nous fût impossible de nousen emparer.

Une fois à terre, la première chose qu’ilsfirent, ce fut de courir touts à l’autre embarcation ; et ilfut aisé de voir qu’ils tombèrent dans une grande surprise en latrouvant dépouillée, – comme il a été dit, – de tout ce qui s’ytrouvait et avec un grand trou dans le fond.

Après avoir pendant quelque temps réfléchi surcela, ils poussèrent de toutes leurs forces deux ou trois grandscris pour essayer s’ils ne pourraient point se faire entendre deleurs compagnons ; mais c’était peine inutile. Alors ils seserrèrent touts en cercle et firent une salve demousqueterie ; nous l’entendîmes, il est vrai les échos enfirent retentir les bois, mais ce fut tout. Les prisonniers quiétaient dans la caverne, nous en étions sûrs, ne pouvaiententendre, et ceux en notre garde, quoiqu’ils entendissenttrès-bien, n’avaient pas toutefois la hardiesse de répondre.

Ils furent si étonnés et si atterrés de cesilence, qu’ils résolurent, comme ils nous le dirent plus tard, dese rembarquer pour retourner vers le navire, et de raconter queleurs camarades avaient été massacrés et leur chaloupe défoncée. Enconséquence ils lancèrent immédiatement leur esquif et remontèrenttouts à bord.

À cette vue le capitaine fut terriblementsurpris et même stupéfié ; il pensait qu’ils allaientrejoindre le navire et mettre à la voile, regardant leurscompagnons comme perdus ; et qu’ainsi il lui fallaitdécidément perdre son navire, qu’il avait eu l’espérance derecouvrer. Mais il eut bientôt une tout autre raison de sedéconcerter.

À peine s’étaient-ils éloignés que nous lesvîmes revenir au rivage mais avec de nouvelles mesures de conduite,sur lesquelles sans doute ils avaient délibéré, c’est-à-dire qu’ilslaissèrent trois hommes dans l’embarcation, et que les autresdescendirent à terre et s’enfoncèrent dans le pays pour chercherleurs compagnons.

Ce fut un grand désappointement pour nous, etnous en étions à ne savoir que faire ; car nous saisir dessept hommes qui se trouvaient à terre ne serait d’aucun avantage sinous laissions échapper le bateau ; parce qu’il regagnerait lenavire, et qu’alors à coup sûr le reste de l’équipage lèveraitl’ancre et mettrait à la voile, de sorte que nous perdrions lebâtiment sans retour.

Cependant il n’y avait d’autre remède qued’attendre et de voir ce qu’offrirait l’issue des choses. – Aprèsque les sept hommes furent descendus à terre, les trois hommesrestés dans l’esquif remontèrent à une bonne distance du rivage, etmirent à l’ancre pour les attendre. Ainsi il nous était impossiblede parvenir jusqu’à eux.

Ceux qui avaient mis pied à terre se tenaientserrés touts ensemble et marchaient vers le sommet de la petiteéminence au-dessous de laquelle était située mon habitation, etnous les pouvions voir parfaitement sans en être apperçus. Nousaurions été enchantés qu’ils vinssent plus près de nous, afin defaire feu dessus, ou bien qu’ils s’éloignassent davantage pour quenous pussions nous-mêmes nous débusquer.

Quand ils furent parvenus sur le versant de lacolline d’où ils pouvaient planer au loin sur les vallées et lesbois qui s’étendaient au Nord-Ouest, dans la partie la plus bassede l’île, ils se mirent à appeler et à crier jusqu’à n’en pouvoirplus. Là, n’osant pas sans doute s’aventurer loin du rivage, nis’éloigner l’un de l’autre, ils s’assirent touts ensemble sous unarbre pour délibérer. S’ils avaient trouvé bon d’aller là pour s’yendormir, comme avait fait la première bande, c’eût été notreaffaire ; mais ils étaient trop remplis de l’appréhension dudanger pour s’abandonner au sommeil, bien qu’assurément ils nepussent se rendre compte de l’espèce de péril qu’ils avaient àcraindre.

Le capitaine fit une ouverture fort sage ausujet de leur délibération. – « Ils vont peut-être, disait-il,faire une nouvelle salve générale pour tâcher de se faire entendrede leurs compagnons ; fondons touts sur eux juste au moment oùleurs mousquets seront déchargés ; à coup sûr ils demanderontquartier, et nous nous en rendrons maîtres sans effusion desang. » – J’approuvai cette proposition, pourvu qu’elle fûtexécutée lorsque nous serions assez près d’eux pour les assailliravant qu’ils eussent pu recharger leurs armes.

Mais le cas prévu n’advint, pas, et nousdemeurâmes encore long-temps fort irrésolus sur le parti à prendre.Enfin je dis à mon monde que mon opinion était qu’il n’y avait rienà faire avant la nuit ; qu’alors, s’ils n’étaient pasretournés à leur embarcation, nous pourrions peut-être trouvermoyen de nous jeter entre eux et le rivage, et quelque stratagèmepour attirer à terre ceux restés dans l’esquif.

Nous avions attendu fort long-temps, quoiquetrès-impatients de les voir s’éloigner et fort mal à notre aise,quand, après d’interminables consultations, nous les vîmes touts selever et descendre vers la mer. Il paraît que de si terriblesappréhensions du danger de cette place pesaient sur eux, qu’ilsavaient résolu de regagner le navire, pour annoncer à bord la pertede leurs compagnons, et poursuivre leur voyage projeté.

Sitôt que je les apperçus se diriger vers lerivage, j’imaginai, – et cela était réellement, – qu’ilsrenonçaient à leurs recherches et se décidaient à s’en retourner. Àcette seule appréhension le capitaine, à qui j’avais communiquécette pensée, fut près de tomber en défaillance ; mais,sur-le-champ, pour les faire revenir sur leurs pas, je m’avisaid’un stratagème qui répondit complètement à mon but.

J’ordonnai à Vendredi et ausecond du capitaine d’aller de l’autre côté de la crique à l’Ouest,vers l’endroit où étaient parvenus les Sauvages lorsque je sauvaiVendredi ; sitôt qu’ils seraient arrivés à unepetite butte distante d’un demi-mille environ, je leur recommandaide crier aussi fort qu’ils pourraient, et d’attendre jusqu’à ce queles matelots les eussent entendus ; puis, dès que les matelotsleur auraient répondu, de rebrousser chemin, et alors, se tenanthors de vue, répondant toujours quand les autres appelleraient, deprendre un détour pour les attirer au milieu des bois, aussi avantdans l’île que possible ; puis enfin de revenir vers moi parcertaines routes que je leur indiquai.

LA CAPITULATION

Ils étaient justement sur le point d’entrerdans la chaloupe, quand Vendredi et le second semirent à crier. Ils les entendirent aussitôt, et leur répondirenttout en courant le long du rivage à l’Ouest, du côté de la voixqu’ils avaient entendue ; mais tout-à-coup ils furent arrêtéspar la crique. Les eaux étant hautes, ils ne pouvaient traverser,et firent venir la chaloupe pour les passer sur l’autre bord commeje l’avais prévu.

Quand ils eurent traversé, je remarquai que,la chaloupe ayant été conduite assez avant dans la crique, et pourainsi dire dans un port, ils prirent avec eux un des trois hommesqui la montaient, et n’en laissèrent seulement que deux, aprèsl’avoir amarrée au tronc d’un petit arbre sur le rivage.

C’était là ce que je souhaitais. LaissantVendredi et le second du capitaine à leur besogne,j’emmenai sur-le-champ les autres avec moi, et, me rendant entapinois au-delà de la crique, nous surprîmes les deux matelotsavant qu’ils fussent sur leurs gardes, l’un couché sur le rivage,l’autre dans la chaloupe. Celui qui se trouvait à terre flottaitentre le sommeil et le réveil ; et, comme il allait se lever,le capitaine, qui était le plus avancé, courut sur lui, l’assomma,et cria à l’autre, qui était dans l’esquif : –« Rends-toi ou tu es mort. »

Il ne fallait pas beaucoup d’arguments poursoumettre un seul homme, qui voyait cinq hommes contre lui et soncamarade étendu mort. D’ailleurs c’était, à ce qu’il paraît, un destrois matelots qui avaient pris moins de part à la mutinerie que lereste de l’équipage. Aussi non-seulement il se décida facilement àse rendre, mais dans la suite il se joignit sincèrement à nous.

Dans ces entrefaites Vendredi etle second du capitaine gouvernèrent si bien leur affaire avec lesautres mutins qu’en criant et répondant, ils les entraînèrent d’unecolline à une autre et d’un bois à un autre, jusqu’à ce qu’ils leseussent horriblement fatigués, et ils ne les laissèrent quelorsqu’ils furent certains qu’ils ne pourraient regagner lachaloupe avant la nuit. Ils étaient eux-mêmes harassés quand ilsrevinrent auprès de nous.

Il ne nous restait alors rien autre à fairequ’à les épier dans l’obscurité, pour fondre sur eux et en avoirbon marché.

Ce ne fut que plusieurs heures après le retourde Vendredi qu’ils arrivèrent à leur chaloupe ;mais long-temps auparavant nous pûmes entendre les plus avancéscrier aux traîneurs de se hâter, et ceux-ci répondre et se plaindrequ’ils étaient las et écloppés et ne pouvaient marcher plusvite : fort heureuse nouvelle pour nous.

Enfin ils atteignirent la chaloupe. – ilserait impossible de décrire quelle fut leur stupéfaction quand ilsvirent qu’elle était ensablée dans la crique, que la marée s’étaitretirée et que leurs deux compagnons avaient disparu. Nous lesentendions s’appeler l’un l’autre de la façon la plus lamentable,et se dire entre eux qu’ils étaient dans une île ensorcelée ;que, si elle était habitée par des hommes, ils seraient toutsmassacrés ; que si elle l’était par des démons ou des esprits,ils seraient touts enlevés et dévorés.

Ils se mirent à crier de nouveau, etappelèrent un grand nombre de fois leurs deux camarades par leursnoms ; mais point de réponse. Un moment après nous pouvionsles voir, à la faveur du peu de jour qui restait, courir çà et làen se tordant les mains comme des hommes au désespoir. Tantôt ilsallaient s’asseoir dans la chaloupe pour se reposer, tantôt ils ensortaient pour rôder de nouveau sur le rivage, et pendant assezlong-temps dura ce manége.

Mes gens auraient bien désiré que je leurpermisse de tomber brusquement sur eux dans l’obscurité ; maisje ne voulais les assaillir qu’avec avantage, afin de les épargneret d’en tuer le moins que je pourrais. Je voulais surtout n’exposeraucun de mes hommes à la mort, car je savais l’ennemi bien armé. Jerésolus donc d’attendre pour voir s’ils ne se sépareraientpoint ; et, à dessein de m’assurer d’eux, je fis avancer monembuscade, et j’ordonnai à Vendredi et au capitaine dese glisser à quatre pieds, aussi à plat ventre qu’il leur seraitpossible, pour ne pas être découverts, et de s’approcher d’eux leplus qu’ils pourraient avant de faire feu.

Il n’y avait pas long-temps qu’ils étaientdans cette posture quand le maître d’équipage, qui avait été leprincipal meneur de la révolte, et qui se montrait alors le pluslâche et le plus abattu de touts, tourna ses pas de leur côté, avecdeux autres de la bande. Le capitaine était tellement animé ensentant ce principal vaurien si bien en son pouvoir, qu’il avait àpeine la patience de le laisser assez approcher pour le frapper àcoup sûr ; car jusque là il n’avait qu’entendu sa voix ;et, dès qu’ils furent à sa portée, se dressant subitement sur sespieds, ainsi que Vendredi, ils firent feu dessus.

Le maître d’équipage fut tué sur laplace ; un autre fut atteint au corps et tomba près de lui,mais il n’expira qu’une ou deux heures après ; le troisièmeprit la fuite.

À cette détonation, je m’approchaiimmédiatement avec toute mon armée, qui était alors de huit hommes,savoir : moi, généralissime ; Vendredi, monlieutenant-général ; le capitaine et ses deux compagnons, etles trois prisonniers de guerre auxquels il avait confié desarmes.

Nous nous avançâmes sur eux dans l’obscurité,de sorte qu’on ne pouvait juger de notre nombre. – J’ordonnai aumatelot qu’ils avaient laissé dans la chaloupe, et qui était alorsun des nôtres, de les appeler par leurs noms, afin d’essayer si jepourrais les amener à parlementer, et par là peut-être à des termesd’accommodement ; – ce qui nous réussit à souhait ; – caril était en effet naturel de croire que, dans l’état où ils étaientalors, ils capituleraient très-volontiers. Ce matelot se mit donc àcrier de toute sa force à l’un d’entre eux : –« Tom Smith ! TomSmith ! » – Tom Smith réponditaussitôt : – « Est-ce toi,Robinson ? » – Car il paraît qu’il avaitreconnu sa voix. – « Oui, oui, reprit l’autre. Au nom de Dieu,Tom Smith, mettez bas les armes et rendez-vous, sansquoi vous êtes touts morts à l’instant. »

– À qui faut-il nous rendre ? répliquaSmith ; où sont-ils ? » – « Ilssont ici, dit Robinson : c’est notre capitaineavec cinquante hommes qui vous pourchassent depuis deux heures. Lemaître d’équipage est tué, Will Frye blessé, et moi jesuis prisonnier. Si vous ne vous rendez pas, vous êtes toutsperdus. »

– « Nous donnera-t-on quartier ? ditTom Smith, si nous nous rendons ? » –« Je vais le demander, si vous promettez de vousrendre, » répondit Robinson. – Il s’adressa doncau capitaine, et le capitaine lui-même se mit alors à crier :– « Toi, Smith, tu connais ma voix ; si vousdéposez immédiatement les armes et vous soumettez, vous aurez toutsla vie sauve, hormis Will Atkins. »

Sur ce, Will Atkinss’écria : – Au nom de Dieu ! capitaine, donnez-moiquartier ! Qu’ai-je fait ? Ils sont touts aussi coupablesque moi. » – Ce qui, au fait, n’était pas vrai ; car ilparaît que ce Will Atkins avait été le premier à sesaisir du capitaine au commencement de la révolte, et qu’il l’avaitcruellement maltraité en lui liant les mains et en l’accablantd’injures. Quoi qu’il en fût, le capitaine le somma de se rendre àdiscrétion et de se confier à la miséricorde du gouverneur :c’est moi dont il entendait parler, car ils m’appelaient toutsgouverneur.

Bref, ils déposèrent touts les armes etdemandèrent la vie ; et j’envoyai pour les garrotter l’hommequi avait parlementé avec deux de ses compagnons. Alors ma grandearmée de cinquante d’hommes, laquelle, y compris les trois endétachement, se composait en tout de huit hommes, s’avança et fitmain basse sur eux et leur chaloupe. Mais je me tins avec un desmiens hors de leur vue, pour des raisons d’État.

Notre premier soin fut de réparer la chaloupeet de songer à recouvrer le vaisseau. Quant au capitaine, il eutalors le loisir de pourparler avec ses prisonniers. Il leurreprocha l’infamie de leurs procédés à son égard, et l’atrocité deleur projet, qui, assurément, les aurait conduits enfin à la misèreet à l’opprobre, et peut-être à la potence.

Ils parurent touts fort repentants etimplorèrent la vie. Il leur répondit là-dessus qu’ils n’étaient passes prisonniers, mais ceux du gouverneur de l’île ; qu’ilsavaient cru le jeter sur le rivage d’une île stérile et déserte,mais qu’il avait plu à Dieu de les diriger vers une île habitée,dont le gouverneur était Anglais, et pouvait les y faire pendretouts, si tel était son plaisir ; mais que, comme il leuravait donné quartier, il supposait qu’il les enverrait enAngleterre pour y être traités comme la justice le requérait,hormis Atkins, à qui le gouverneur lui avait enjointde dire de se préparer à la mort, car il serait pendu le lendemainmatin.

Quoique tout ceci ne fût qu’une fiction de sapart, elle produisit cependant tout l’effet désiré.Atkins se jeta à genoux et supplia le capitained’intercéder pour lui auprès du gouverneur, et touts les autres leconjurèrent au nom de Dieu, afin de n’être point envoyés enAngleterre.

Il me vint alors à l’esprit que le moment denotre délivrance était venu, et que ce serait une chose très-facileque d’amener ces gens à s’employer de tout cœur à recouvrer levaisseau. Je m’éloignai donc dans l’ombre pour qu’ils ne pussentvoir quelle sorte de gouverneur ils avaient, et j’appelai à moi lecapitaine. Quand j’appelai, comme si j’étais à une bonne distance,un de mes hommes reçut l’ordre de parler à son tour, et il dit aucapitaine : – « Capitaine, le commandant vousappelle. » – Le capitaine répondit aussitôt : –« Dites à son Excellence que je viens à l’instant. » –Ceci les trompa encore parfaitement, et ils crurent touts que legouverneur était près de là avec ses cinquante hommes.

Quand le capitaine vint à moi, je luicommuniquai mon projet pour la prise du vaisseau. Il le trouvaparfait, et résolut de le mettre à exécution le lendemain.

Mais, pour l’exécuter avec plus d’artifice eten assurer le succès, je lui dis qu’il fallait que nousséparassions les prisonniers, et qu’il prît Atkins etdeux autres d’entre les plus mauvais, pour les envoyer, bras liés,à la caverne où étaient déjà les autres. Ce soin fut remis àVendredi et aux deux hommes qui avaient été débarquésavec le capitaine.

Ils les emmenèrent à la caverne comme à uneprison ; et c’était au fait un horrible lieu, surtout pour deshommes dans leur position.

Je fis conduire les autres à ma tonnelle,comme je l’appelais, et dont j’ai donné une description complète.Comme elle était enclose, et qu’ils avaient les bras liés, la placeétait assez sûre, attendu que de leur conduite dépendait leursort.

À ceux-ci dans la matinée j’envoyai lecapitaine pour entrer en pourparler avec eux ; en un mot, leséprouver et me dire s’il pensait qu’on pût ou non se fier à euxpour aller à bord et surprendre le navire. Il leur parla del’outrage qu’ils lui avaient fait, de la condition dans laquelleils étaient tombés, et leur dit que, bien que le gouverneur leureût donné quartier actuellement, ils seraient à coup sûr mis augibet si on les envoyait en Angleterre ; mais que s’ilsvoulaient s’associer à une entreprise aussi loyale que celle derecouvrer le vaisseau, il aurait du gouverneur la promesse de leurgrâce.

On devine avec quelle hâte une semblableproposition fut acceptée par des hommes dans leur situation. Ilstombèrent aux genoux du capitaine, et promirent avec les plusénergiques imprécations qu’ils lui seraient fidèles jusqu’à ladernière goutte de leur sang ; que, lui devant la vie, ils lesuivraient en touts lieux, et qu’ils le regarderaient comme leurpère tant qu’ils vivraient.

– « Bien, reprit le capitaine ; jem’en vais reporter au gouverneur ce que vous m’avez dit, et voir ceque je puis faire pour l’amener à donner son consentement. » –Il vint donc me rendre compte de l’état d’esprit dans lequel il lesavait trouvés, et m’affirma qu’il croyait vraiment qu’ils seraientfidèles.

REPRISE DU NAVIRE

Néanmoins, pour plus de sûreté, je le priai deretourner vers eux, d’en choisir cinq, et de leur dire, pour leurdonner à penser qu’on n’avait pas besoin d’hommes, qu’il n’enprenait que cinq pour l’aider, et que les deux autres et les troisqui avaient été envoyés prisonniers au château, – ma caverne, – legouverneur voulait les garder comme otages, pour répondre de lafidélité de ces cinq ; et que, s’ils se montraient perfidesdans l’exécution, les cinq otages seraient tout vifs accrochés à ungibet sur le rivage.

Ceci parut sévère, et les convainquit quec’était chose sérieuse que le gouverneur. Toutefois ils nepouvaient qu’accepter, et ce fut alors autant l’affaire desprisonniers que celle du capitaine d’engager les cinq autres àfaire leur devoir.

Voici quel était l’état de nos forces pourl’expédition : 1° le capitaine, son second et lepassager ; 2° les deux prisonniers de la première escouade,auxquels, sur les renseignements du capitaine, j’avais donné laliberté et confié des armes ; 3° les deux autres, que j’avaistenus jusqu’alors garrottés dans ma tonnelle, et que je venais derelâcher, à la sollicitation du capitaine ; 4° les cinqélargis en dernier : ils étaient donc douze en tout, outre lescinq que nous tenions prisonniers dans la caverne comme otages.

Je demandai au capitaine s’il voulait avec cemonde risquer l’abordage du navire. Quant à moi et mon serviteurVendredi, je ne pensai pas qu’il fût convenable quenous nous éloignassions, ayant derrière nous sept hommes captifs.C’était bien assez de besogne pour nous que de les garder àl’écart, et de les fournir de vivres.

Quant aux cinq de la caverne, je résolus deles tenir séquestrés ; mais Vendredi allait deuxfois par jour pour leur donner le nécessaire. J’employais les deuxautres à porter les provisions à une certaine distance, oùVendredi devait les prendre.

Lorsque je me montrai aux deux premiersotages, ce fut avec le capitaine, qui leur dit que j’étais lapersonne que le gouverneur avait désignée pour veiller sureux ; que le bon plaisir du gouverneur était qu’ilsn’allassent nulle part sans mon autorisation ; et que, s’ilsle faisaient, ils seraient transférés au château et mis aux fers.Ne leur ayant jamais permis de me voir comme gouverneur, je jouaisdonc pour lors un autre personnage, et leur parlais du gouverneur,de la garnison, du château et autres choses semblables, en touteoccasion.

Le capitaine n’avait plus d’autre difficultédevant lui que de gréer les deux chaloupes, de reboucher celledéfoncée, et de les équiper. Il fit son passager, capitaine del’une avec quatre hommes, et lui-même, son second et cinq matelotsmontèrent dans l’autre. Ils concertèrent très-bien leurs plans, carils arrivèrent au navire vers le milieu de la nuit. Aussitôt qu’ilsen furent à portée de la voix, le capitaine ordonna àRobinson de héler et de leur dire qu’ils ramenaientles hommes et la chaloupe, mais qu’ils avaient été bien long-tempsavant de les trouver, et autres choses semblables. Il jasa avec euxjusqu’à ce qu’ils eussent accosté le vaisseau. Alors le capitaineet son second, avec leurs armes, se jetant les premiers à bord,assommèrent sur-le-champ à coups de crosse de mousquet le bossemanet le charpentier ; et, fidèlement secondés par leur monde,ils s’assuraient de touts ceux qui étaient sur le pont et legaillard d’arrière, et commençaient à fermer les écoutilles pourempêcher de monter ceux qui étaient en bas, quand les gens del’autre embarcation, abordant par les porte-haubans de misaine,s’emparèrent du gaillard d’avant et de l’écoutillon[25] qui descendait à la cuisine, où troishommes qui s’y trouvaient furent faits prisonniers.

Ceci fait, tout étant en sûreté sur le pont,le capitaine ordonna à son second de forcer avec trois hommes lachambre du Conseil, où était posté le nouveau capitaine rebelle,qui, ayant eu quelque alerte, était monté et avait pris les armesavec deux matelots et un mouce[26]. Quandle second eut effondré la porte avec une pince, le nouveaucapitaine et ses hommes firent hardiment feu sur eux. Une balle demousquet atteignit le second et lui cassa le bras, deux autresmatelots furent aussi blessés, mais personne ne fut tué.

Le second, appelant à son aide, se précipitacependant, tout blessé qu’il était, dans la chambre du Conseil, etdéchargea son pistolet à travers la tête du nouveau capitaine. Lesballes entrèrent par la bouche, ressortirent derrière l’oreille etle firent taire à jamais. Là-dessus le reste se rendit, et lenavire fut réellement repris sans qu’aucun autre perdît la vie.

Aussitôt que le bâtiment fut ainsi recouvré,le capitaine ordonna de tirer sept coups de canon, signal dont ilétait convenu avec moi pour me donner avis de son succès. Je vouslaisse à penser si je fus aise de les entendre, ayant veillé toutexprès sur le rivage jusqu’à près de deux heures du matin.

Après avoir parfaitement entendu le signal, jeme couchai ; et, comme cette journée avait été pour moitrès-fatigante, je dormis profondément jusqu’à ce que je fusréveillé en sursaut par un coup de canon. Je me levai sur-le-champ,et j’entendis quelqu’un m’appeler : – « Gouverneur,gouverneur ! » – Je reconnus de suite la voix ducapitaine, et je grimpai sur le haut du rocher où il était monté.Il me reçut dans ses bras, et, me montrant du doigt lebâtiment : – « Mon cher ami et libérateur, me dit-il,voilà votre navire ; car il est tout à vous, ainsi que nous ettout ce qui lui appartient. » Je jetai les yeux sur levaisseau. Il était mouillé à un peu plus d’un demi-mille durivage ; car ils avaient appareillé dès qu’ils en avaient étémaîtres ; et, comme il faisait beau, ils étaient venus jeterl’ancre à l’embouchure de la petite crique ; puis, à la faveurde la marée haute, le capitaine amenant la pinace près de l’endroitoù j’avais autrefois abordé avec mes radeaux, il avait débarquéjuste à ma porte.

Je fus d’abord sur le point de m’évanouir desurprise ; car je voyais positivement ma délivrance dans mesmains, toutes choses faciles, et un grand bâtiment prêt à metransporter s’il me plaisait de partir. Pendant quelque temps jefus incapable de répondre un seul mot ; mais, comme lecapitaine m’avait pris dans ses bras, je m’appuyai fortement surlui, sans quoi je serais tombé par terre.

Il s’apperçut de ma défaillance, et, tirantvite une bouteille de sa poche, me fit boire un trait d’une liqueurcordiale qu’il avait apportée exprès pour moi. Après avoir bu, jem’assis à terre ; et, quoique cela m’eût rappelé à moi-même,je fus encore long-temps sans pouvoir lui dire un mot.

Cependant le pauvre homme était dans un aussigrand ravissement que moi, seulement il n’était pas comme moi sousle coup de la surprise. Il me disait mille bonnes et tendres chosespour me calmer et rappeler mes sens. Mais il y avait un telgonflement de joie dans ma poitrine, que mes esprits étaientplongés dans la confusion ; enfin il débonda par des larmes,et peu après je recouvrai la parole.

Alors je l’étreignis à mon tour, jel’embrassai comme mon libérateur, et nous nous abandonnâmes à lajoie. Je lui dis que je le regardais comme un homme envoyé par leCiel pour me délivrer ; que toute cette affaire me semblait unenchaînement de prodiges ; que de telles choses étaient pournous un témoignage que la main cachée d’une Providence gouvernel’univers et une preuve évidente que l’œil d’une puissance infiniesait pénétrer dans les coins les plus reculés du monde et envoyeraide aux malheureux toutes fois et quantes qu’il lui plaît.

Je n’oubliai pas d’élever au Ciel mon cœurreconnaissant. Et quel cœur aurait pu se défendre de le bénir,Celui qui non-seulement avait d’une façonmiraculeuse pourvu aux besoins d’un homme dans un semblable désertet dans un pareil abandon, mais de qui, il faut incessamment lereconnaître, toute délivrance procède !

Quand nous eûmes jasé quelque temps, lecapitaine me dit qu’il m’avait apporté tels petitsrafraîchissements que pouvait fournir le bâtiment, et que lesmisérables qui en avaient été si long-temps maîtres n’avaient pasgaspillés. Sur ce il appela les gens de la pinace et leur ordonnad’apporter à terre les choses destinées au gouverneur. C’étaitréellement un présent comme pour quelqu’un qui n’eût pas dû s’enaller avec eux, comme si j’eusse dû toujours demeurer dans l’île,et comme s’ils eussent dû partir sans moi.

Premièrement il m’avait apporté un coffret àflacons plein d’excellentes eaux cordiales, six grandes bouteillesde vin de Madère, de la contenance de deux quartes, deux livres detrès-bon tabac, douze grosses pièces de bœuf salé et six pièces deporc, avec un sac de pois et environ cent livres de biscuit.

Il m’apporta aussi une caisse de sucre, unecaisse de fleur de farine, un sac plein de citrons, deux bouteillesde jus de limon et une foule d’autres choses. Outre cela, et ce quim’était mille fois plus utile, il ajouta six chemises toutesneuves, six cravates fort bonnes, deux paires de gants, une pairede souliers, un chapeau, une paire de bas, et un très-bonhabillement complet qu’il n’avait que très-peu porté. En un mot, ilm’équipa des pieds à la tête.

Comme on l’imagine, c’était un bien doux etbien agréable présent pour quelqu’un dans ma situation. Mais jamaiscostume au monde ne fut aussi déplaisant, aussi étrange, aussiincommode que le furent pour moi ces habits les premières fois queje m’en affublai.

Après ces cérémonies, et quand toutes cesbonnes choses furent transportées dans mon petit logement, nouscommençâmes à nous consulter sur ce que nous avions à faire de nosprisonniers ; car il était important de considérer si nouspouvions ou non risquer de les prendre avec nous, surtout les deuxd’entre eux que nous savions être incorrigibles et intraitables audernier degré. Le capitaine me dit qu’il les connaissait pour desvauriens tels qu’il n’y avait pas à les domter, et que s’il lesemmenait, ce ne pourrait être que dans les fers, comme desmalfaiteurs, afin de les livrer aux mains de la justice à lapremière colonie anglaise qu’il atteindrait. Je m’apperçus que lecapitaine lui-même en était fort chagrin.

Aussi lui dis-je que, s’il le souhaitait,j’entreprendrais d’amener les deux hommes en question à demandereux-mêmes d’être laissés dans l’île. – « J’en serais aise,répondit-il, de tout mon cœur. »

– « Bien, je vais les envoyer chercher,et leur parler de votre part. » – Je commandai donc àVendredi et aux deux otages, qui pour lors étaientlibérés, leurs camarades ayant accompli leur promesse, je leurordonnai donc, dis-je, d’aller à la caverne, d’emmener les cinqprisonniers, garrottés comme ils étaient, à ma tonnelle, et de lesy garder jusqu’à ce que je vinsse.

Quelque temps après je m’y rendis vêtu de monnouveau costume, et je fus alors derechef appelé gouverneur. Toutsétant réunis, et le capitaine m’accompagnant, je fis amener lesprisonniers devant moi, et je leur dis que j’étais parfaitementinstruit de leur infâme conduite envers le capitaine, et de leurprojet de faire la course avec le navire et d’exercer lebrigandage ; mais que la Providence les avait enlacés dansleurs propres piéges, et qu’il étaient tombés dans la fosse qu’ilsavaient creusée pour d’autres.

Je leur annonçai que, par mes instructions, lenavire avait été recouvré, qu’il était pour lors dans la rade, etque tout-à-l’heure ils verraient que leur nouveau capitaine avaitreçu le prix de sa trahison, car ils le verraient pendu au boutd’une vergue.

DÉPART DE L’ÎLE

Je les priai de me dire, quant à eux, cequ’ils avaient à alléguer pour que je ne les fisse pas exécutercomme des pirates pris sur le fait, ainsi qu’ils ne pouvaientdouter que ma commission m’y autorisât.

Un d’eux me répondit au nom de touts qu’ilsn’avaient rien à dire, sinon que lorsqu’ils s’étaient rendus lecapitaine leur avait promis la vie, et qu’ils imploraienthumblement ma miséricorde. – « Je ne sais quelle grâce vousfaire, leur repartis-je : moi, j’ai résolu de quitter l’îleavec mes hommes, je m’embarque avec le capitaine pour retourner enAngleterre ; et lui, le capitaine, ne peut vous emmener queprisonniers, dans les fers, pour être jugés comme révoltés et commeforbans, ce qui, vous ne l’ignorez pas, vous conduirait droit à lapotence. Je n’entrevois rien de meilleur pour vous, à moins quevous n’ayez envie d’achever votre destin en ce lieu. Si cela vousconvient, comme il m’est loisible de le quitter, je ne m’y opposepas ; je me sens même quelque penchant à vous accorder la viesi vous pensez pouvoir vous accommoder de cette île. » – Ilsparurent très-reconnaissants, et me déclarèrent qu’ilspréféreraient se risquer à demeurer en ce séjour plutôt que d’êtretransférés en Angleterre pour être pendus : je tins cela pourdit.

Néanmoins le capitaine parut faire quelquesdifficultés, comme s’il redoutait de les laisser. Alors je fissemblant de me fâcher contre lui, et je lui dis qu’ils étaient mesprisonniers et non les siens ; que, puisque je leur avaisoffert une si grande faveur, je voulais être aussi bon que maparole ; que s’il ne jugeait point à propos d’y consentir jeles remettrais en liberté, comme je les avais trouvés ; permisà lui de les reprendre, s’il pouvait les attraper.

Là-dessus ils me témoignèrent beaucoup degratitude, et moi, conséquemment, je les fis mettre enliberté ; puis je leur dis de se retirer dans les bois, aulieu même d’où ils venaient, et que je leur laisserais des armes àfeu, des munitions, et quelques instructions nécessaires pourqu’ils vécussent très-bien si bon leur semblait.

Alors je me disposai à me rendre au navire. Jedis néanmoins au capitaine que je resterais encore cette nuit pourfaire mes préparatifs, et que je désirais qu’il retournât cependantà son bord pour y maintenir le bon ordre, et qu’il m’envoyât lachaloupe à terre le lendemain. Je lui recommandai en même temps defaire pendre au taquet d’une vergue le nouveau capitaine, qui avaitété tué, afin que nos bannis pussent le voir.

Quand le capitaine fut parti, je fis venir ceshommes à mon logement, et j’entamai avec eux un grave entretien surleur position. Je leur dis que, selon moi, ils avaient fait un bonchoix ; que si le capitaine les emmenait, ils seraientassurément pendus. Je leur montrai leur capitaine à eux flottant aubout d’une vergue, et je leur déclarai qu’ils n’auraient rien moinsque cela à attendre.

Quand ils eurent touts manifesté leur bonnedisposition à rester, je leur dis que je voulais les initier àl’histoire de mon existence en cette île, et les mettre à même derendre la leur agréable. Conséquemment je leur fis toutl’historique du lieu et de ma venue en ce lieu. Je leur montrai mesfortifications ; je leur indiquai la manière dont je faisaismon pain, plantais mon blé et préparais mes raisins ; en unmot je leur enseignai tout ce qui était nécessaire pour leurbien-être. Je leur contai l’histoire des seize Espagnols qu’ilsavaient à attendre, pour lesquels je laissais une lettre, et jeleur fis promettre de fraterniser avec eux[27].

Je leur laissai mes armes à feu, nommémentcinq mousquets et trois fusils de chasse, de plus trois épées, etenviron un baril de poudre que j’avais de reste ; car après lapremière et la deuxième année j’en usais peu et n’en gaspillaispoint.

Je leur donnai une description de ma manièrede gouverner mes chèvres, et des instructions pour les traire etles engraisser, et pour faire du beurre et du fromage.

En un mot je leur mis à jour chaque partie dema propre histoire, et leur donnai l’assurance que j’obtiendrais ducapitaine qu’il leur laissât deux barils de poudre à canon en plus,et quelques semences de légumes, que moi-même, leur dis-je, je meserais estimé fort heureux d’avoir. Je leur abandonnai aussi le sacde pois que le capitaine m’avait apporté pour ma consommation, etje leur recommandai de les semer, qu’immanquablement ilsmultiplieraient.

Ceci fait, je pris congé d’eux le joursuivant, et m’en allai à bord du navire. Nous nous disposâmesimmédiatement à mettre à la voile, mais nous n’appareillâmes que denuit. Le lendemain matin, de très-bonne heure, deux des cinq exilésrejoignirent le bâtiment à la nage, et, se plaignanttrès-lamentablement des trois autres bannis, demandèrent au nom deDieu à être pris à bord, car ils seraient assassinés. Ilssupplièrent le capitaine de les accueillir, dussent-ils être pendussur-le-champ.

À cela le capitaine prétendit ne pouvoir riensans moi ; mais après quelques difficultés, mais après de leurpart une solemnelle promesse d’amendement, nous les reçûmes à bord.Quelque temps après ils furent fouettés et châtiésd’importance ; dès lors ils se montrèrent de fort tranquilleset de fort honnêtes compagnons.

Ensuite, à marée haute, j’allai au rivage avecla chaloupe chargée des choses promises aux exilés, et auxquelles,à mon intercession, le capitaine avait donné l’ordre qu’on ajoutâtleurs coffres et leurs vêtements, qu’ils reçurent avec beaucoup dereconnaissance. Pour les encourager je leur dis que s’il ne m’étaitpoint impossible de leur envoyer un vaisseau pour les prendre, jene les oublierais pas.

Quand je pris congé de l’île j’emportai àbord, comme reliques, le grand bonnet de peau de chèvre que jem’étais fabriqué, mon parasol et un de mes perroquets. Je n’oubliaipas de prendre l’argent dont autrefois je fis mention, lequel étaitresté si long-temps inutile qu’il s’était terni et noirci ; àpeine aurait-il pu passer pour de l’argent avant d’avoir étéquelque peu frotté et manié. Je n’oubliai pas non plus celui quej’avais trouvé dans les débris du vaisseau espagnol.

C’est ainsi que j’abandonnai mon île ledix-neuf décembre mil six centquatre-vingt-six, selon le calcul du navire, aprèsy être demeuré vingt-huit ans deux mois et dix-neuf jours. De cetteseconde captivité je fus délivré le même jour du mois que jem’étais enfui jadis dans le barco-longo, de chez lesMaures de Sallé.

Sur ce navire, au bout d’un long voyage,j’arrivai en Angleterre le 11 juin de l’an 1687, après une absencede trente-cinq années.

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Tags: Daniel Defoe