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Robinson Crusoé – Tome II

Robinson Crusoé – Tome II

de Daniel Defoe
LE VIEUX CAPITAINE PORTUGAIS

Quand j’arrivai en Angleterre, j’étais parfaitement étranger à tout le monde, comme si je n’y eusse jamais été connu. Ma bienfaitrice, ma fidèle intendante à qui j’avais laissé en dépôt mon argent, vivait encore, mais elle avait essuyé de grandes infortunes dans le monde ; et, devenue veuve pour la seconde fois, elle vivait chétivement. Je la mis à l’aise quant à ce qu’elle me devait, en lui donnant l’assurance que je ne la chagrinerais point. Bien au contraire, en reconnaissance de ses premiers soins et de sa fidélité envers moi, je l’assistai autant que le comportait mon petit avoir, qui pour lors, il est vrai, ne me permit pas de faire beaucoup pour elle. Mais je lui jurai que je garderais toujours souvenance de son ancienne amitié pour moi. Et vraiment je ne l’oubliai pas lorsque je fus en position de la secourir, comme on pourra le voir en son lieu.

Je m’en allai ensuite dans le Yorkshire. Mon père et ma mère étaient morts et toute ma famille éteinte, hormis deux sœurs et deux enfants de l’un de mes frères. Comme depuis long-temps je passais pour mort, on ne m’avait rien réservé dans le partage. Bref je ne trouvai ni appui ni secours, et le petit capital que j’avais n’était pas suffisant pour fonder mon établissement dans le monde.

À la vérité je reçus une marque de gratitude à laquelle je ne m’attendais pas : le capitaine que j’avais si heureusement délivré avec son navire et sa cargaison, ayant fait à ses armateurs un beau récit de la manière dont j’avais sauvé le bâtiment et l’équipage, ils m’invitèrent avec quelques autres marchands intéressés à les venir voir, et touts ensemble ils m’honorèrent d’un fort gracieux compliment à ce sujet et d’unprésent d’environ deux cents livres sterling.

Après beaucoup de réflexions, sur ma position,et sur le peu de moyens que j’avais de m’établir dans le monde, jerésolus de m’en aller à Lisbonne, pour voir si je ne pourrais pasobtenir quelques informations sur l’état de ma plantation auBrésil, et sur ce qu’était devenu mon partner, qui,j’avais tout lieu de le supposer, avait dû depuis bien des annéesme mettre au rang des morts.

Dans cette vue, je m’embarquai pour Lisbonne,où j’arrivai au mois d’avril suivant. Mon serviteurVendredi m’accompagna avec beaucoup de dévouement danstoutes ces courses, et se montra le garçon le plus fidèle en touteoccasion.

Quand j’eus mis pied à terre à Lisbonne jetrouvai après quelques recherches, et à ma toute particulièresatisfaction, mon ancien ami le capitaine qui jadis m’avaitaccueilli en mer à la côte d’Afrique. Vieux alors, il avaitabandonné la mer, après avoir laissé son navire à son fils, quin’était plus un jeune homme, et qui continuait de commercer avec leBrésil. Le vieillard ne me reconnut pas, et au fait je lereconnaissais à peine ; mais je me rétablis dans son souveniraussitôt que je lui eus dit qui j’étais.

Après avoir échangé quelques expressionsaffectueuses de notre ancienne connaissance, je m’informai, commeon peut le croire, de ma plantation et de mon partner.Le vieillard me dit : « – Je ne suis pas allé au Brésildepuis environ neuf ans ; je puis néanmoins vous assurer quelors de mon dernier voyage votre partner vivaitencore, mais les curateurs que vous lui aviez adjoints pour avoirl’œil sur votre portion étaient morts touts les deux. Je croiscependant que vous pourriez avoir un compte très-exact du rapportde votre plantation ; parce que, sur la croyance généralequ’ayant fait naufrage vous aviez été noyé, vos curateurs ont verséle produit de votre part de la plantation dans les mains duProcureur-Fiscal, qui en a assigné, – en cas que vous ne revinssiezjamais le réclamer, – un tiers au Roi et deux tiers au monastère deSaint-Augustin, pour être employés au soulagement des pauvres, et àla conversion des Indiens à la foi catholique. – Nonobstant, sivous vous présentiez, ou quelqu’un fondé de pouvoir, pour réclamercet héritage, il serait restitué, excepté le revenu ou produitannuel, qui, ayant été affecté à des œuvres charitables, ne peutêtre reversible. Je vous assure que l’Intendant du Roi et leProveedor, ou majordome du monastère, ont toujours eugrand soin que le bénéficier, c’est-à-dire votrepartner, leur rendît chaque année un compte fidèle durevenu total, dont ils ont dûment perçu votre moitié. »

Je lui demandai s’il savait quel accroissementavait pris ma plantation ; s’il pensait qu’elle valût la peinede s’en occuper, ou si, allant sur les lieux, je ne rencontreraispas d’obstacle pour rentrer dans mes droits à la moitié.

Il me répondit : – « Je ne puis vousdire exactement à quel point votre plantation s’est améliorée, maisje sais que votre partner est devenu excessivementriche par la seule jouissance de sa portion. Ce dont j’ai meilleuresouvenance, c’est d’avoir ouï dire que le tiers de votre portion,dévolu au Roi, et qui, ce me semble, a été octroyé à quelquemonastère ou maison religieuse, montait à plus 200moidores par an. Quant à être rétabli en paisiblepossession de votre bien, cela ne fait pas de doute, votrepartner vivant encore pour témoigner de vos droits, etvotre nom étant enregistré sur le cadastre du pays. » – Il medit aussi : – « Les survivants de vos deux curateurs sontde très-probes et de très-honnêtes gens, fort riches, et je penseque non-seulement vous aurez leur assistance pour rentrer enpossession, mais que vous trouverez entre leurs mains pour votrecompte une somme très-considérable. C’est le produit de laplantation pendant que leurs pères en avaient la curatèle, et avantqu’ils s’en fussent dessaisis comme je vous le disaistout-à-l’heure, ce qui eut lieu, autant que je me le rappelle, il ya environ douze ans. »

À ce récit je montrai un peu de tristesse etd’inquiétude, et je demandai au vieux capitaine comment il étaitadvenu que mes curateurs eussent ainsi disposé de mes biens, quandil n’ignorait pas que j’avais fait mon testament, et que je l’avaisinstitué, lui, le capitaine portugais mon légataire universel.

– « Cela est vrai, me répondit-il ;mais, comme il n’y avait point de preuves de votre mort, je nepouvais agir comme exécuteur testamentaire jusqu’à ce que j’eneusse acquis quelque certitude. En outre, je ne me sentais pasporté à m’entremettre dans une affaire si lointaine. Toutefois j’aifait enregistrer votre testament, et je l’ai revendiqué ; et,si j’eusse pu constater que vous étiez mort ou vivant, j’aurais agipar procuration, et pris possession de l’engenho, – c’estainsi que les Portugais nomment une sucrerie – et j’aurais donnéordre de le faire à mon fils, qui était alors au Brésil.

– » Mais, poursuivit le vieillard, j’aiune autre nouvelle à vous donner, qui peut-être ne vous sera pas siagréable que les autres : c’est que, vous croyant perdu, ettout le monde le croyant aussi, votre partner et voscurateurs m’ont offert de s’accommoder avec moi, en votre nom, pourle revenu des six ou huit premières années, lequel j’ai reçu.Cependant de grandes dépenses ayant été faites alors pour augmenterla plantation, pour bâtir un engenho et acheter desesclaves, ce produit ne s’est pas élevé à beaucoup près aussi hautque par la suite. Néanmoins je vous rendrai un compte exact de toutce que j’ai reçu et de la manière dont j’en ai disposé. »

Après quelques jours de nouvelles conférencesavec ce vieil ami, il me remit un compte du revenu des sixpremières années de ma plantation, signé par monpartner et mes deux curateurs, et qui lui avaittoujours été livré en marchandises : telles que du tabac enrouleau, et du sucre en caisse, sans parler du rum, de lamélasphærule, produit obligé d’une sucrerie. Je reconnus par cecompte que le revenu s’accroissait considérablement chaqueannée : mais, comme il a été dit précédemment, les dépensesayant été grandes, le boni fut petit d’abord. Cependant, levieillard me fit voir qu’il était mon débiteur pour 470moidores ; outre, 60 caisses de sucre et 15doubles rouleaux de tabac, qui s’étaient perdus dans son navire,ayant fait naufrage en revenant à Lisbonne, environ onze ans aprèsmon départ du Brésil.

Cet homme de bien se prit alors à se plaindrede ses malheurs, qui l’avaient contraint à faire usage de monargent pour recouvrer ses pertes et acheter une part dans un autrenavire. – « Quoi qu’il en soit, mon vieil ami, ajouta-t-il,vous ne manquerez pas de secours dans votre nécessité, et aussitôtque mon fils sera de retour, vous serez pleinementsatisfait. »

Là-dessus il tira une vieille escarcelle, etme donna 160 moidores portugais en or. Ensuite, meprésentant les actes de ses droits sur le bâtiment avec lequel sonfils était allé au Brésil, et dans lequel il était intéressé pourun quart et son fils pour un autre, il me les remit touts entre lesmains en nantissement du reste.

J’étais beaucoup trop touché de la probité etde la candeur de ce pauvre homme pour accepter cela ; et, meremémorant tout ce qu’il avait fait pour moi, comment il m’avaitaccueilli en mer, combien il en avait usé généreusement à mon égarden toute occasion, et combien surtout il se montrait en ce momentami sincère, je fus sur le point de pleurer quand il m’adressaitces paroles. Aussi lui demandai-je d’abord si sa situation luipermettait de se dépouiller de tant d’argent à la fois, et si celane le gênerait point. Il me répondit qu’à la vérité cela pourraitle gêner un peu, mais que ce n’en était pas moins mon argent, etque j’en avais peut-être plus besoin que lui.

Tout ce que me disait ce galant homme était siaffectueux que je pouvais à peine retenir mes larmes. Bref, je prisune centaine de moidores, et lui demandai une plume etde l’encre pour lui en faire un reçu ; puis je lui rendis lereste, et lui dis : « – Si jamais je rentre en possessionde ma plantation, je vous remettrai toute la somme, – commeeffectivement je fis plus tard ; – et quant au titre depropriété de votre part sur le navire de votre fils, je ne veux enaucune façon l’accepter ; si je venais à avoir besoind’argent, je vous tiens assez honnête pour me payer ; si aucontraire je viens à palper celui que vous me faites espérer, je nerecevrai plus jamais un penny de vous. »

Quand ceci fut entendu, le vieillard medemanda s’il ne pourrait pas me servir en quelque chose dans laréclamation de ma plantation. Je lui dis que je pensais allermoi-même sur les lieux. – « Vous pouvez faire ainsi,reprit-il, si cela vous plaît ; mais, dans le cas contraire,il y a bien des moyens d’assurer vos droits et de recouvrerimmédiatement la jouissance de vos revenus. » – Et, comme ilse trouvait dans la rivière de Lisbonne des vaisseaux prêts àpartir pour le Brésil, il me fit inscrire mon nom dans un registrepublic, avec une attestation de sa part, affirmant, sous serment,que j’étais en vie, et que j’étais bien la même personne qui avaitentrepris autrefois le défrichement et la culture de laditeplantation.

À cette déposition régulièrement légalisée parun notaire, il me conseilla d’annexer une procuration, et del’envoyer avec une lettre de sa main à un marchand de saconnaissance qui était sur les lieux. Puis il me proposa dedemeurer avec lui jusqu’à ce que j’eusse reçu réponse.

DÉFAILLANCE

Il ne fut jamais rien de plus honorable queles procédés dont ma procuration fut suivie : car en moins desept mois il m’arriva de la part des survivants de mes curateurs,les marchands pour le compte desquels je m’étais embarqué, un grospaquet contenant les lettres et papiers suivants :

1°. Il y avait un compte courant du produit dema ferme en plantation durant dix années, depuis que leurs pèresavaient réglé avec mon vieux capitaine du Portugal ; labalance semblait être en ma faveur de 1174moidores.

2°. Il y avait un compte de quatre années ensus, où les immeubles étaient restés entre leurs mains avant que legouvernement en eût réclamé l’administration comme étant les biensd’une personne ne se retrouvant point, ce qui constitue MortCivile. La balance de celui-ci, vu l’accroissement de laplantation, montait en cascade à la valeur de 3241moidores.

3° Il y avait le compte du Prieur desAugustins, qui, ayant perçu mes revenus pendant plus de quatorzeans, et ne devant pas me rembourser ce dont il avait disposé enfaveur de l’hôpital, déclarait très-honnêtement qu’il avait encoreentre les mains 873 moidores et reconnaissait me lesdevoir. – Quant à la part du Roi, je n’en tirai rien.

Il y avait aussi une lettre de monpartner me félicitant très-affectueusement de ce quej’étais encore de ce monde, et me donnant des détails surl’amélioration de ma plantation, sur ce qu’elle produisait par an,sur la quantité d’acres qu’elle contenait, sur sa culture et sur lenombre d’esclaves qui l’exploitaient. Puis, faisant vingt-deuxCroix en signe de bénédiction, il m’assurait qu’il avait dit autantd’AVE MARIA pour remercier la très-SAINTE-VIERGE de ce que jejouissais encore de la vie ; et m’engageait fortement à venirmoi-même prendre possession de ma propriété, ou à lui faire savoiren quelles mains il devait remettre mes biens, si je ne venais pasmoi-même. Il finissait par de tendres et cordiales protestations deson amitié et de celle de sa famille, et m’adressait en présentsept belles peaux de léopards, qu’il avait sans doute reçuesd’Afrique par quelque autre navire qu’il y avait envoyé, et quiapparemment avaient fait un plus heureux voyage que moi. Ilm’adressait aussi cinq caisses d’excellentes confitures, et unecentaine de pièces d’or non monnayées, pas tout-à-fait si grandesque des moidores.

Par la même flotte mes curateurs m’expédièrent1200 caisses de sucre, 800 rouleaux du tabac, et le solde de leurcompte en or.

Je pouvais bien dire alors avec vérité que lafin de Job était meilleure que le commencement. Ilserait impossible d’exprimer les agitations de mon cœur à lalecture de ces lettres, et surtout quand je me vis entouré de toutsmes biens ; car les navires du Brésil venant toujours enflotte, les mêmes vaisseaux qui avaient apporté mes lettres avaientaussi apporté mes richesses, et mes marchandises étaient en sûretédans le Tage avant que j’eusse la missive entre les mains. Bref, jedevins pâle ; le cœur me tourna, et si le bon vieillardn’était accouru et ne m’avait apporté un cordial, je crois que majoie soudaine aurait excédé ma nature, et que je serais mort sur laplace.

Malgré cela, je continuai à aller fort malpendant quelques heures, jusqu’à ce qu’on eût appelé un médecin,qui, apprenant la cause réelle de mon indisposition, ordonna de mefaire saigner, après quoi je me sentis mieux et je me remis. Maisje crois véritablement que, si je n’avais été soulagé par l’air quede cette manière on donna pour ainsi dire à mes esprits, j’auraissuccombé.

J’étais alors tout d’un coup maître de plus de50,000 livres sterling en espèces, et au Brésil d’un domaine, jepeux bien l’appeler ainsi, d’environ mille livres sterling derevenu annuel, et aussi sûr que peut l’être une propriété enAngleterre. En un mot, j’étais dans une situation que je pouvais àpeine concevoir, et je ne savais quelles dispositions prendre pouren jouir.

Avant toutes choses, ce que je fis, ce fut derécompenser mon premier bienfaiteur, mon bon vieux capitaine, quitout d’abord avait eu pour moi de la charité dans ma détresse, dela bonté au commencement de notre liaison et de la probité sur lafin. Je lui montrai ce qu’on m’envoyait, et lui dis qu’après laProvidence céleste, qui dispose de toutes choses, c’était à lui quej’en étais redevable, et qu’il me restait à le récompenser, ce queje ferais au centuple. Je lui rendis donc premièrement les 100moidores que j’avais reçus de lui ; puisj’envoyai chercher un tabellion et je le priai de dresser en bonneet due forme une quittance générale ou décharge des 470moidores qu’il avait reconnu me devoir. Ensuite je luidemandai de me rédiger une procuration, l’investissant receveur desrevenus annuels de ma plantation, et prescrivant à monpartner de compter avec lui, et de lui faire en monnom ses remises par les flottes ordinaires. Une clause finale luiassurait un don annuel de 100 moidores sa vie durant,et à son fils, après sa mort, une rente viagère de 50moidores. C’est ainsi que je m’acquittai envers monbon vieillard.

Je me pris alors à considérer de quel côté jegouvernerais ma course, et ce que je ferais du domaine que laProvidence avait ainsi replacé entre mes mains. En vérité j’avaisplus de soucis en tête que je n’en avais eus pendant ma viesilencieuse dans l’île, où je n’avais besoin que de ce que j’avais,où je n’avais que ce dont j’avais besoin ; tandis qu’à cetteheure j’étais sous le poids d’un grand fardeau que je ne savaiscomment mettre à couvert. Je n’avais plus de caverne pour y cachermon trésor, ni de lieu où il pût loger sans serrure et sans clef,et se ternir et se moisir avant que personne mît la main dessus.Bien au contraire, je ne savais où l’héberger, ni à qui le confier.Mon vieux patron, le capitaine, était, il est vrai, un hommeintègre : ce fut lui mon seul refuge.

Secondement, mon intérêt semblait m’appeler auBrésil ; mais je ne pouvais songer à y aller avant d’avoirarrangé mes affaires, et laissé derrière moi ma fortune en mainssûres. Je pensai d’abord à ma vieille amie la veuve, que je savaishonnête et ne pouvoir qu’être loyale envers moi ; mais alorselle était âgée, pauvre, et, selon toute apparence, peut-êtreendettée. Bref, je n’avais ainsi d’autre parti à prendre que dem’en retourner en Angleterre et d’emporter mes richesses avecmoi.

Quelques mois pourtant s’écoulèrent avant queje me déterminasse à cela ; et c’est pourquoi, lorsque je mefus parfaitement acquitté envers mon vieux capitaine, mon premierbienfaiteur, je pensai aussi à ma pauvre veuve, dont le mari avaitété mon plus ancien patron, et elle-même, tant qu’elle l’avait pu,ma fidèle intendante et ma directrice. Mon premier soin fut decharger un marchand de Lisbonne d’écrire à son correspondant àLondres, non pas seulement de lui payer un billet, mais d’aller latrouver et de lui remettre de ma part 100 livres sterling enespèces, de jaser avec elle, de la consoler dans sa pauvreté, enlui donnant l’assurance que, si Dieu me prêtait vie, elle aurait denouveaux secours. En même temps j’envoyai dans leur province 100livres sterling à chacune de mes sœurs, qui, bien qu’elles nefussent pas dans le besoin, ne se trouvaient pas dans detrès-heureuses circonstances, l’une étant veuve, et l’autre ayantun mari qui n’était pas aussi bon pour elle qu’il l’aurait dû.

Mais parmi touts mes parents en connaissances,je ne pouvais faire choix de personne à qui j’osasse confier legros de mon capital, afin que je pusse aller au Brésil et lelaisser en sûreté derrière moi. Cela me jeta dans une grandeperplexité.

J’eus une fois l’envie d’aller au Brésil et dem’y établir, car j’étais pour ainsi dire naturalisé dans cettecontrée ; mais il s’éveilla en mon esprit quelques petitsscrupules religieux qui insensiblement me détachèrent de cedessein, dont il sera reparlé tout-à-l’heure. Toutefois ce n’étaitpas la dévotion qui pour lors me retenait ; comme je nem’étais fait aucun scrupule de professer publiquement la religiondu pays tout le temps que j’y avais séjourné, pourquoi nel’eussé-je pas fait encore[1].

Non, comme je l’ai dit, ce n’était point là laprincipale cause qui s’opposât à mon départ pour le Brésil, c’étaitréellement parce que je ne savais à qui laisser mon avoir. Je medéterminai donc enfin à me rendre avec ma fortune en Angleterre,où, si j’y parvenais, je me promettais de faire quelqueconnaissance ou de trouver quelque parent qui ne serait pointinfidèle envers moi. En conséquence je me préparai à partir pourl’Angleterre avec toutes mes richesses.

À dessein de tout disposer pour mon retourdans ma patrie, – la flotte du Brésil étant sur le point de fairevoile, – je résolus d’abord de répondre convenablement aux comptesjustes et fidèles que j’avais reçus. J’écrivis premièrement auPrieur de Saint-Augustin une lettre de remerciement pour sesprocédés sincères, et je le priai de vouloir bien accepter les 872moidores dont il n’avait point disposé ; d’enaffecter 500 au monastère et 372 aux pauvres, comme bon luisemblerait. Enfin je me recommandai aux prières du révérend Père,et autres choses semblables.

J’écrivis ensuite une lettre d’action degrâces à mes deux curateurs, avec toute la reconnaissance que tantde droiture et de probité requérait. Quant à leur adresser unprésent, ils étaient pour cela trop au-dessus de toutesnécessités.

Finalement j’écrivis à monpartner, pour le féliciter de son industrie dansl’amélioration de la plantation et de son intégrité dansl’accroissement de la somme des productions. Je lui donnai mesinstructions sur le gouvernement futur de ma part, conformément auxpouvoirs que j’avais laissés à mon vieux patron, à qui je le priaid’envoyer ce qui me reviendrait, jusqu’à ce qu’il eût plusparticulièrement de mes nouvelles ; l’assurant que monintention était non-seulement d’aller le visiter, mais encore dem’établir au Brésil pour le reste de ma vie. À cela j’ajoutai poursa femme et ses filles, – le fils du capitaine m’en avait parlé, –le fort galant cadeau de quelques soieries d’Italie, de deux piècesde drap fin anglais, le meilleur que je pus trouver dans Lisbonne,de cinq pièces de frise noire et de quelques dentelles de Flandresde grand prix.

Ayant ainsi mis ordre à mes affaires, vendu macargaison et converti tout mon avoir en bonnes lettres de change,mon nouvel embarras fut le choix de la route à prendre pour passeren Angleterre. J’étais assez accoutumé à la mer, et pourtant je mesentais alors une étrange aversion pour ce trajet ; et,quoique je n’en eusse pu donner la raison, cette répugnances’accrut tellement, que je changeai d’avis, et fis rapporter monbagage, embarqué pour le départ, non-seulement une fois, mais deuxou trois fois.

Il est vrai que mes malheurs sur mer pouvaientbien être une des raisons de ces appréhensions ; mais qu’enpareille circonstance nul homme ne méprise les fortes impulsions deses pensées intimes. Deux des vaisseaux que j’avais choisis pourmon embarquement, j’entends plus particulièrement choisis qu’aucunautre ; car dans l’un j’avais fait porter toutes mes valises,et quant à l’autre j’avais fait marché avec le capitaine ;deux de ces vaisseaux, dis-je, furent perdus : le premier futpris par les Algériens, le second fit naufrage vers le Start, prèsde Torbay, et, trois hommes exceptés, tout l’équipage se noya.Ainsi dans l’un ou l’autre de ces vaisseaux j’eusse trouvé lemalheur. Et dans lequel le plus grand ? Il est difficile de ledire.

LE GUIDE ATTAQUÉ PAR DES LOUPS

Mon esprit étant ainsi harassé par cesperplexités, mon vieux pilote, à qui je ne celais rien, me priainstamment de ne point aller sur mer, mais de me rendre par terrejusqu’à La Corogne, de traverser le golfe de Biscaye pour atteindreLa Rochelle, d’où il était aisé de voyager sûrement par terrejusqu’à Paris, et de là de gagner Calais et Douvres, ou biend’aller à Madrid et de traverser toute la France.

Bref, j’avais une telle appréhension de lamer, que, sauf de Calais à Douvres, je résolus de faire toute laroute par terre ; comme je n’étais point pressé et que peum’importait la dépense, c’était bien le plus agréable chemin. Pourqu’il le fût plus encore, mon vieux capitaine m’amena un Anglais,un gentleman, fils d’un négociant de Lisbonne, quiétait désireux d’entreprendre ce voyage avec moi. Nous recueillîmesen outre deux marchands anglais et deux jeunes gentilshommesportugais : ces derniers n’allaient que jusqu’à Parisseulement. Nous étions en tout six maîtres et cinq serviteurs, lesdeux marchands et les deux Portugais se contentant d’un valet pourdeux, afin de sauver la dépense. Quant à moi, pour le voyage jem’étais attaché un matelot anglais comme domestique, outreVendredi, qui était trop étranger pour m’en tenir lieudurant la route.

Nous partîmes ainsi de Lisbonne. Notrecompagnie étant toute bien montée et bien armée, nous formions unepetite troupe dont on me fit l’honneur de me nommer capitaine,parce que j’étais le plus âgé, que j’avais deux serviteurs, etqu’au fait j’étais la cause première du voyage.

Comme je ne vous ai point ennuyé de mesjournaux de mer, je ne vous fatiguerai point de mes journaux deterre ; toutefois durant ce long et difficile voyage quelquesaventures nous advinrent que je ne puis omettre.

Quand nous arrivâmes à Madrid, étant toutsétrangers à l’Espagne, la fantaisie nous vint de nous y arrêterquelque temps pour voir la Cour et tout ce qui était digned’observation ; mais, comme nous étions sur la fin de l’été,nous nous hâtâmes, et quittâmes Madrid environ au milieu d’octobre.En atteignant les frontières de la Navarre, nous fûmes alarmés enapprenant dans quelques villes le long du chemin que tant de neigeétait tombée sur le côté français des montagnes, que plusieursvoyageurs avaient été obligés de retourner à Pampelune, après avoirà grands risques tenté passage.

Arrivés à Pampelune, nous trouvâmes qu’onavait dit vrai ; et pour moi, qui avais toujours vécu sous unclimat chaud, dans des contrées où je pouvais à peine endurer desvêtements, le froid fut insupportable. Au fait, il n’était pasmoins surprenant que pénible d’avoir quitté dix jours auparavant laVieille-Castille, où le temps était non-seulement chaud maisbrûlant, et de sentir immédiatement le vent des Pyrénées si vif etsi rude qu’il était insoutenable, et mettait nos doigts et nosorteils en danger d’être engourdis et gelés. C’était vraimentétrange.

Le pauvre Vendredi fut réellementeffrayé quand il vit ces montagnes toutes couvertes de neige etqu’il sentit le froid de l’air, choses qu’il n’avait jamais ni vuesni ressenties de sa vie.

Pour couper court, après que nous eûmesatteint Pampelune, il continua à neiger avec tant de violence et silong-temps, qu’on disait que l’hiver était venu avant son temps.Les routes, qui étaient déjà difficiles, furent alors tout-à-faitimpraticables. En un mot, la neige se trouva en quelques endroitstrop épaisse pour qu’on pût voyager, et, n’étant pointdurcie ; par la gelée, comme dans les pays septentrionaux, oncourait risque d’être enseveli vivant à chaque pas. Nous ne nous,arrêtâmes pas moins de vingt jours à Pampelune ; mais, voyantque l’hiver s’approchait sans apparence d’adoucissement, – ce futpar toute l’Europe l’hiver le plus rigoureux qu’il y eût eu depuisnombre d’années, – je proposai d’aller à Fontarabie, et là de nousembarquer pour Bordeaux, ce qui n’était qu’un très-petitvoyage.

Tandis que nous étions à délibérer là-dessus,il arriva quatre gentilshommes français, qui, ayant été arrêtés surle côté français des passages comme nous sur le côté espagnol,avaient trouvé un guide qui, traversant le pays près la pointe duLanguedoc, leur avait fait passer les montagnes par de telschemins, que la neige les avait peu incommodés, et où, quand il yen avait en quantité, nous dirent-ils, elle était assez durcie parla gelée pour les porter eux et leurs chevaux.

Nous envoyâmes quérir ce guide. –« J’entreprendrai de vous mener par le même chemin, sansdanger quant à la neige, nous dit-il, pourvu que vous soyez assezbien armés pour vous défendre des bêtes sauvages ; car durantces grandes neiges il n’est pas rare que des loups, devenus enragéspar le manque de nourriture, se fassent voir aux pieds desmontagnes. » – Nous lui dîmes que nous étions suffisammentprémunis contre de pareilles créatures, s’il nous préservait d’uneespèce de loups à deux jambes, que nous avions beaucoup à redouter,nous disait-on, particulièrement sur le côté français desmontagnes.

Il nous affirma qu’il n’y avait point dedanger de cette sorte par la route que nous devions prendre. Nousconsentîmes donc sur-le-champ à le suivre. Le même parti fut prispar douze autres gentilshommes avec leurs domestiques, quelques-unsfrançais, quelques-uns espagnols, qui, comme je l’ai dit avaienttenté le voyage et s’étaient vus forcés de revenir sur leurspas.

Conséquemment nous partîmes de Pampelune avecnotre guide vers le 15 novembre, et je fus vraiment surpris quand,au lieu de nous mener en avant, je le vis nous faire rebrousser deplus de vingt milles, par la même route que nous avions suivie envenant de Madrid. Ayant passé deux rivières et gagné le pays plat,nous nous retrouvâmes dans un climat chaud, où le pays étaitagréable, et où l’on ne voyait aucune trace de neige ; maistout-à-coup, tournant à gauche, il nous ramena vers les montagnespar un autre chemin. Les rochers et les précipices étaient vraimenteffrayants à voir ; cependant il fit tant de tours et dedétours, et nous conduisit par des chemins si tortueux,qu’insensiblement nous passâmes le sommet des montagnes sans êtretrop incommodés par la neige Et soudain il nous montra lesagréables et fertiles provinces de Languedoc et de Gascogne, toutesvertes et fleurissantes, quoique, au fait, elles fussent à unegrande distance et que nous eussions encore bien du mauvaischemin.

Nous eûmes pourtant un peu à décompter, quandtout un jour et une nuit nous vîmes neiger si fort que nous nepouvions avancer. Mais notre guide nous dit de nous tranquilliser,que bientôt tout serait franchi. Nous nous apperçûmes en effet quenous descendions chaque jour, et que nous nous avancions plus auNord qu’auparavant ; nous reposant donc sur notre guide, nouspoursuivîmes.

Deux heures environ avant la nuit, notre guideétait devant nous à quelque distance et hors de notre vue, quandsoudain trois loups monstrueux, suivis d’un ours, s’élancèrent d’unchemin creux joignant un bois épais. Deux des loups se jetèrent surle guide ; et, s’il s’était trouvé, seulement éloigné d’undemi-mille, il aurait été à coup sûr dévoré avant que nous eussionspu le secourir. L’un de ces animaux s’agrippa au cheval, et l’autreattaqua l’homme avec tant de violence, qu’il n’eut pas le temps oula présence d’esprit de s’armer de son pistolet, mais il se prit àcrier et à nous appeler de toute sa force. J’ordonnai à monserviteur Vendredi, qui était près de moi, d’aller àtoute bride voir ce qui se passait. Dès qu’il fut à portée de vuedu guide il se mit à crier aussi fort que lui : – « Ômaître ! Ô maître ! » – Mais, comme un hardicompagnon, il galopa droit au pauvre homme, et déchargea sonpistolet dans la tête du loup qui l’attaquait.

Par bonheur pour le pauvre guide, ce fut monserviteur Vendredi qui vint à son aide ; carcelui-ci, dans son pays, ayant été familiarisé avec cette espèced’animal, fondit sur lui sans peur et tira son coup à boutportant ; au lieu que tout autre de nous aurait tiré de plusloin, et peut-être manqué le loup, ou couru le danger de frapperl’homme.

Il y avait là de quoi épouvanter un plusvaillant que moi ; et de fait toute la compagnie s’alarmaquand avec la détonation du pistolet de Vendredi nousentendîmes des deux côtés les affreux hurlements des loups, et cescris tellement redoublés par l’écho des montagnes, qu’on eût ditqu’il y en avait une multitude prodigieuse ; et peut-être eneffet leur nombre légitimait-il nos appréhensions.

Quoi qu’il en fût, lorsqueVendredi eut tué ce loup, l’autre, qui s’étaitcramponné au cheval, l’abandonna sur-le-champ et s’enfuit. Fortheureusement, comme il l’avait attaqué à la tête, ses dentss’étaient fichées dans les bossettes de la bride, de sorte qu’illui avait fait peu de mal. Mais l’homme était grièvementblessé : l’animal furieux lui avait fait deux morsures, l’uneau bras et l’autre un peu au-dessus du genou, et il était juste surle point d’être renversé par son cheval effrayé quandVendredi accourut et tua le loup.

On imaginera facilement qu’au bruit dupistolet de Vendredi nous forçâmes touts notre pas etgalopâmes aussi vite que nous le permettait un chemin ardu, pourvoir ce que cela voulait dire. Sitôt que nous eûmes passé lesarbres qui nous offusquaient, nous vîmes clairement de quoi ils’agissait, et de quel mauvais pas Vendredi avait tiréle pauvre guide, quoique nous ne pussions distinguer d’abordl’espèce d’animal qu’il avait tuée.

Mais jamais combat ne fut présenté plushardiment et plus étrangement que celui qui suivit entreVendredi et l’ours, et qui, bien que nous eussions étépremièrement surpris et effrayés, nous donna à touts le plus granddivertissement imaginable. – L’ours est un gros et pesantanimal ; il ne galope point comme le loup, alerte etléger ; mais il possède deux qualités particulières, surlesquelles généralement il base ses actions. Premièrement, il nefait point sa proie de l’homme, non pas que je veuille dire que lafaim extrême ne l’y puisse forcer, – comme dans le cas présent, laterre étant couverte de neige, – et d’ordinaire il ne l’attaque quelorsqu’il en est attaqué. Si vous le rencontrez dans les bois, etque vous ne vous mêliez pas de ses affaires, il ne se mêlera pasdes vôtres. Mais ayez soin d’être très-galant avec lui et de luicéder la route ; car c’est un gentleman fortchatouilleux, qui ne voudrait point faire un pas hors de sonchemin, fût-ce pour un roi. Si réellement vous en êtes effrayé,votre meilleur parti est de détourner les yeux et depoursuivre ; car par hasard si vous vous arrêtez, vousdemeurez coi et le regardez fixement, il prendra cela pour unaffront, et si vous lui jetiez ou lui lanciez quelque chose quil’atteignit, ne serait-ce qu’un bout de bâton gros comme votredoigt, il le considérerait comme un outrage, et mettrait de côtétout autre affaire pour en tirer vengeance ; car il veut avoirsatisfaction sur le point d’honneur : c’est là sa premièrequalité. La seconde, c’est qu’une fois offensé, il ne vous laisserani jour ni nuit, jusqu’à ce qu’il ait sa revanche, et vous suivra,avec sa bonne grosse dégaine, jusqu’à ce qu’il vous aitatteint.

Mon serviteur Vendredi, lorsquenous le joignîmes, avait délivré notre guide, et l’aidait àdescendre de son cheval, car le pauvre homme était blessé eteffrayé plus encore, quand soudain nous apperçûmes l’ours sortir dubois ; il était monstrueux, et de beaucoup le plus gros quej’eusse jamais vu. À son aspect nous fûmes touts un peusurpris ; mais nous démêlâmes aisément du courage et de lajoie dans la contenance de Vendredi. – « O !O ! O ! s’écria-t-il trois fois, en le montrant du doigt,Ô maître ! vous me donner congé, moi donner une poignée demain à lui, moi vous faire vous bon rire. »

VENDREDI MONTRE À DANSER À L’OURS

Je fus étonné de voir ce garçon si transporté.– « Tu es fou, lui dis-je, il te dévorera ! » –« Dévorer moi ! dévorer moi ? répétaVendredi. Moi dévorer lui, moi faire vous bonrire ; vous touts rester là, moi montrer vous bon rire. »– Aussitôt il s’assied à terre, en un tour de main ôte ses bottes,chausse une paire d’escarpins qu’il avait dans sa poche, donne soncheval à mon autre serviteur, et, armé de son fusil, se met àcourir comme le vent.

L’ours se promenait tout doucement, sanssonger à troubler personne, jusqu’à ce que Vendredi,arrivé assez près, se mit à l’appeler comme s’il pouvait lecomprendre : – « Écoute ! écoute ! moi parleravec toi. » – Nous suivions à distance ; car, ayant alorsdescendu le côté des montagnes qui regardent la Gascogne, nousétions entrés dans une immense forêt dont le sol plat était remplide clairières parsemées d’arbres çà et là.

Vendredi, qui était comme nousl’avons dit sur les talons de l’ours, le joignit promptement,ramassa une grosse pierre, la lui jeta et l’atteignit à latête ; mais il ne lui fit pas plus de mal que s’il l’avaitlancée contre un mur ; elle répondait cependant à ses fins,car le drôle était si exempt de peur, qu’il ne faisait cela quepour obliger l’ours à le poursuivre, et nous montrer bonrire, comme il disait.

Sitôt que l’ours sentit la pierre, et apperçutVendredi, il se retourna, et s’avança vers lui enfaisant de longues et diaboliques enjambées, marchant tout deguingois et d’une si étrange allure, qu’il aurait fait prendre à uncheval le petit galop. Vendredi s’enfuit et porta sacourse de notre côté comme pour demander du secours. Nous résolûmesdonc aussi de faire feu touts ensemble sur l’ours, afin de délivrermon serviteur. J’étais cependant fâché de tout cœur contre lui,pour avoir ainsi attiré la bête sur nous lorsqu’elle allait à sesaffaires par un autre chemin. J’étais surtout en colère de ce qu’ill’avait détournée et puis avait pris la fuite. Je l’appelai :« – Chien, lui dis-je, est-ce là nous faire rire ? Arriveici et reprends ton bidet, afin que nous puisions faire feu surl’animal. » – Il m’entendit et cria : – « Pastirer ! pas tirer ! rester tranquille : vous avoirbeaucoup rire. » – Comme l’agile garçon faisait deux enjambéescontre l’autre une, il tourna tout-à-coup de côté, et, appercevantun grand chêne propre pour son dessein, il nous fit signe de lesuivre ; puis, redoublant de prestesse, il monta lestement surl’arbre, ayant laissé son fusil sur la terre, à environ cinq ou sixverges plus loin.

L’ours arriva bientôt vers l’arbre. Nous lesuivions à distance. Son premier soin fut de s’arrêter au fusil etde le flairer ; puis, le laissant là, il s’agrippa à l’arbreet grimpa comme un chat, malgré sa monstrueuse pesanteur. J’étaisétonné de la folie de mon serviteur, car j’envisageais cela commetel ; et, sur ma vie, je ne trouvais là-dedans rien encore derisible, jusqu’à ce que, voyant l’ours monter à l’arbre, nous nousrapprochâmes de lui.

Quand nous arrivâmes, Vendrediavait déjà gagné l’extrémité d’une grosse branche, et l’ours avaitfait la moitié du chemin pour l’atteindre. Aussitôt que l’animalparvint à l’endroit où la branche était plus faible, –« Ah ! nous cria Vendredi, maintenant vousvoir moi apprendre l’ours à danser. » – Et il se mit à sauteret à secouer la branche. L’ours, commençant alors à chanceler,s’arrêta court et se prit à regarder derrière lui pour voir commentil s’en retournerait, ce qui effectivement nous fit rire de toutcœur. Mais il s’en fallait de beaucoup que Vendredieût fini avec lui. Quand il le vit se tenir coi, il l’appela denouveau, comme s’il eût supposé que l’ours parlait anglais : –« Comment ! toi pas venir plus loin ? Moi prie toivenir plus loin. » – Il cessa donc de sauter et de remuer labranche ; et l’ours, juste comme s’il comprenait ce qu’ildisait, s’avança un peu. Alors Vendredi se reprit àsauter, et l’ours s’arrêta encore.

Nous pensâmes alors que c’était un bon momentpour le frapper à la tête, et je criai à Vendredi derester tranquille, que nous voulions tirer sur l’ours ; maisil répliqua vivement : – « O prie ! O prie !pas tirer ; moi tirer près et alors. » – Il voulait diretout-à-l’heure. Cependant, pour abréger l’histoire,Vendredi dansait tellement et l’ours se posait d’unefaçon si grotesque, que vraiment nous pâmions de rire. Mais nous nepouvions encore concevoir ce que le camarade voulait faire. D’abordnous avions pensé qu’il comptait renverser l’ours ; mais nousvîmes que la bête était trop rusée pour cela : elle ne voulaitpas avancer, de peur d’être jetée à bas, et s’accrochait si bienavec ses grandes griffes et ses grosses pattes, que nous nepouvions imaginer quelle serait l’issue de ceci et où s’arrêteraitla bouffonnerie.

Mais Vendredi nous tira bientôtd’incertitude. Voyant que l’ours se cramponnait à la branche et nevoulait point se laisser persuader d’approcher davantage : –« Bien, bien ! dit-il, toi pas venir plus loin, moialler, moi aller ; toi pas venir à moi, moi aller àtoi. » – Sur ce, il se retire jusqu’au bout de la branche, et,la faisant fléchir sous son poids, il s’y suspend et la courbedoucement jusqu’à ce qu’il soit assez près de terre pour tomber surses pieds ; puis il court à son fusil, le ramasse et se plantelà.

– Eh bien, lui dis-je, Vendredi,que voulez-vous faire maintenant ? Pourquoi ne tirez-vouspas ? » – « Pas tirer, répliqua-t-il, pasencore ; moi tirer maintenant, moi non tuer ; moi rester,moi donner vous encore un rire. » – Ce qu’il fit en effet,comme on le verra tout-à-l’heure. Quand l’ours vit son ennemidélogé, il déserta de la branche où il se tenait, maisexcessivement lentement, regardant derrière lui à chaque pas etmarchant à reculons, jusqu’à ce qu’il eût gagné le corps del’arbre. Alors, toujours l’arrière-train en avant, il descendit,s’agrippant au tronc avec ses griffes et ne remuant qu’une patte àla fois, très-posément. Juste à l’instant où il allait appuyer sapatte de derrière sur le sol, Vendredi s’avança surlui, et, lui appliquant le canon de son fusil dans l’oreille, il lefit tomber roide mort comme une pierre.

Alors le maraud se retourna pour voir si nousn’étions pas à rire ; et quand il lut sur nos visages que nousétions fort satisfaits, il poussa lui-même un grand ricanement, etnous dit : « Ainsi nous tue ours dans ma contrée. »– « Vous les tuez ainsi ? repris-je, comment ! vousn’avez pas de fusils ? » – « Non, dit-il, pasfusils ; mais tirer grand beaucoup longues flèches. »

Ceci fut vraiment un bon divertissement pournous ; mais nous nous trouvions encore dans un lieu sauvage,notre guide était grièvement blessé, et nous savions à peine quefaire. Les hurlements des loups retentissaient toujours dans matête ; et, dans le fait, excepté le bruit que j’avais jadisentendu sur le rivage d’Afrique, et dont j’ai dit quelque chosedéjà, je n’ai jamais rien ouï qui m’ait rempli d’une si grandehorreur.

Ces raisons, et l’approche de la nuit, nousfaisaient une loi de partir ; autrement, comme l’eût souhaitéVendredi, nous aurions certainement dépouillé, cettebête monstrueuse de sa robe, qui valait bien la peine d’êtreconservée ; mais nous avions trois lieues à faire, et notreguide nous pressait. Nous abandonnâmes donc ce butin etpoursuivîmes notre voyage.

La terre était toujours couverte de neige,bien que moins épaisse et moins dangereuse que sur les montagnes.Des bêtes dévorantes, comme nous l’apprîmes plus tard, étaientdescendues dans la forêt et dans le pays plat, pressées par lafaim, pour chercher leur pâture, et avaient fait de grands ravagesdans les hameaux, où elles avaient surpris les habitants, tué ungrand nombre de leurs moutons et de leurs chevaux, et même quelquespersonnes.

Nous avions à passer un lieu dangereux dontnous parlait notre guide ; s’il y avait encore des loups dansle pays, nous devions à coup sûr les rencontrer là. C’était unepetite plaine, environnée de bois de touts les côtés, et un long etétroit défilé où il fallait nous engager pour traverser le bois etgagner le village, notre gîte.

Une demi-heure avant le coucher du soleil nousentrâmes dans le premier bois, et à soleil couché nous arrivâmesdans la plaine. Nous ne rencontrâmes rien dans ce premier bois, sice n’est que dans une petite clairière, qui n’avait pas plus d’unquart de mille, nous vîmes cinq grands loups traverser la route entoute hâte, l’un après l’autre, comme s’ils étaient en chasse dequelque proie qu’ils avaient en vue. Ils ne firent pas attention ànous, et disparurent en peu d’instants.

Là-dessus notre guide, qui, soit dit enpassant, était un misérable poltron, nous recommanda de nous mettreen défense ; il croyait que beaucoup d’autres allaientvenir.

Nous tînmes nos armes prêtes et l’œil auguet ; mais nous ne vîmes plus de loups jusqu’à ce que nouseûmes pénétré dans la plaine après avoir traversé ce bois, quiavait près d’une demi-lieue. Aussitôt que nous y fûmes arrivés,nous ne chômâmes pas d’occasion de regarder autour de nous. Lepremier objet qui nous frappa ce fut un cheval mort, c’est-à-direun pauvre cheval que les loups avaient tué. Au moins une douzained’entre eux étaient à la besogne, on ne peut pas dire en train dele manger, mais plutôt de ronger les os, car ils avaient dévorétoute la chair auparavant.

Nous ne jugeâmes point à propos de troublerleur festin, et ils ne prirent pas garde à nous.Vendredi aurait bien voulu tirer sur eux, mais je m’yopposai formellement, prévoyant que nous aurions sur les bras plusd’affaires semblables que nous ne nous y attendions. – Nousn’avions pas encore traversé la moitié de la plaine, quand, dansles bois, à notre gauche, nous commençâmes à entendre les loupshurler d’une manière effroyable, et aussitôt après nous en vîmesenviron une centaine venir droit à nous, touts en corps, et laplupart d’entre eux en ligne, aussi régulièrement qu’une arméerangée par des officiers expérimentés. Je savais à peine que fairepour les recevoir. Il me sembla toutefois que le seul moyen étaitde nous serrer touts de front, ce que nous exécutâmes sur-le-champ.Mais, pour qu’entre les décharges nous n’eussions point tropd’intervalle, je résolus que seulement de deux hommes l’un feraitfeu, et que les autres, qui n’auraient pas tiré, se tiendraientprêts à leur faire essuyer immédiatement une seconde fusillades’ils continuaient d’avancer sur nous ; puis que ceux quiauraient lâché leur coup d’abord ne s’amuseraient pas à rechargerleur fusil, mais s’armeraient chacun d’un pistolet, car nous étionstouts munis d’un fusil et d’une paire de pistolets. Ainsi nouspouvions par cette tactique faire six salves, la moitié de noustirant à la fois. Néanmoins, pour le moment, il n’y eut pasnécessité : à la première décharge les ennemis firent halte,épouvantés, stupéfiés du bruit autant que du feu. Quatre d’entreeux, frappés à la tête, tombèrent morts ; plusieurs autresfurent blessés et se retirèrent tout sanglants, comme nous pûmes levoir par la neige. Ils s’étaient arrêtés, mais ils ne battaientpoint en retraite. Me ressouvenant alors d’avoir entendu dire queles plus farouches animaux étaient jetés dans l’épouvante à la voixde l’homme, j’enjoignis à touts nos compagnons de crier aussi hautqu’ils le pourraient, et je vis que le dicton n’était pasabsolument faux ; car, à ce cri, les loups commencèrent àreculer et à faire volte-face. Sur le coup j’ordonnai de saluerleur arrière-garde d’une seconde décharge, qui leur fit prendre legalop, et ils s’enfuirent dans les bois.

Ceci nous donna le loisir de recharger nosarmes, et, pour ne pas perdre de temps, nous le fîmes en marchant.Mais à peine eûmes-nous bourré nos fusils et repris la défensive,que nous entendîmes un bruit terrible dans le même bois, à notregauche ; seulement c’était plus loin, en avant, sur la routeque nous devions suivre.

COMBAT AVEC LES LOUPS

La nuit approchait et commençait à se fairenoire, ce qui empirait notre situation ; et, comme le bruitcroissait, nous pouvions aisément reconnaître les cris et leshurlements de ces bêtes infernales. Soudain nous apperçûmes deux outrois troupes de loups sur notre gauche, une derrière nous et une ànotre front, de sorte que nous en semblions environnés. Néanmoins,comme elles ne nous assaillaient point, nous poussâmes en avantaussi vite que pouvaient aller nos chevaux, ce qui, à cause del’âpreté du chemin, n’était tout bonnement qu’un grand trot. Decette manière nous vînmes au-delà de la plaine, en vue de l’entréedu bois à travers lequel nous devions passer ; mais notresurprise fut grande quand, arrivés au défilé, nous apperçûmes,juste à l’entrée, un nombre énorme de loups à l’affût.

Tout-à-coup vers une autre percée du bois nousentendîmes la détonation d’un fusil ; et comme nous regardionsde ce côté, sortit un cheval, sellé et bridé, fuyant comme le vent,et ayant à ses trousses seize ou dix-sept loups haletants : envérité il les avait sur ses talons. Comme nous ne pouvions supposerqu’il tiendrait à cette vitesse, nous ne mîmes pas en doute qu’ilsfiniraient par le joindre ; infailliblement il en a dû êtreainsi.

Un spectacle plus horrible encore vint alorsfrapper nos regards : ayant gagné la percée d’où le chevalétait sorti, nous trouvâmes les cadavres d’un autre cheval et dedeux hommes dévorés par ces bêtes cruelles. L’un de ces hommesétait sans doute le même que nous avions entendu tirer une arme àfeu, car il avait près de lui un fusil déchargé. Sa tête et lapartie supérieure de son corps étaient rongées.

Cette vue nous remplit d’horreur, et nous nesavions où porter nos pas ; mais ces animaux, alléchés par laproie, tranchèrent bientôt la question en se rassemblant autour denous. Sur l’honneur, il y en avait bien trois cents ! – Il setrouvait, fort heureusement pour nous, à l’entrée du bois, mais àune petite distance, quelques gros arbres propres à la charpente,abattus l’été d’auparavant, et qui, je le suppose, gisaient là enattendant qu’on les charriât. Je menai ma petite troupe au milieude ces arbres, nous nous rangeâmes en ligne derrière le plus long,j’engageai tout le monde à mettre pied à terre, et, gardant cetronc devant nous comme un parapet, à former un triangle ou troisfronts, renfermant nos chevaux dans le centre.

Nous fîmes ainsi et nous fîmes bien, carjamais il ne fut plus furieuse charge que celle qu’exécutèrent surnous ces animaux quand nous fûmes en ce lieu : ils seprécipitèrent en grondant, montèrent sur la pièce de charpente quinous servait de parapet, comme s’ils se jetaient sur leur proie.Cette fureur, à ce qu’il paraît, était surtout excitée par la vuedes chevaux placés derrière nous : c’était là la curée qu’ilsconvoitaient. J’ordonnai à nos hommes de faire feu commeauparavant, de deux hommes l’un, et ils ajustèrent si bien qu’ilstuèrent plusieurs loups à la première décharge ; mais il futnécessaire de faire un feu roulant, car ils avançaient sur nouscomme des diables, ceux de derrière poussant ceux de devant.

Après notre seconde fusillade, nous pensâmesqu’ils s’arrêteraient un peu, et j’espérais qu’ils allaient battreen retraite ; mais ce ne fût qu’une lueur, car d’autress’élancèrent de nouveau. Nous fîmes donc nos salves de pistolets.Je crois que dans ces quatre décharges nous en tuâmes bien dix-septou dix-huit et que nous en estropiâmes le double. Néanmoins ils nedésemparaient pas.

Je ne me souciais pas de tirer notre derniercoup trop à la hâte. J’appelai donc mon domestique, non pas monserviteur Vendredi, il était mieux employé :durant l’engagement il avait, avec la plus grande dextéritéimaginable chargé mon fusil et le sien ; mais, comme jedisais, j’appelai mon autre homme, et, lui donnant une corne àpoudre, je lui ordonnai de faire une grande traînée le long de lapièce de charpente. Il obéit et n’avait eu que le temps de s’enaller, quand les loups y revinrent, et quelques-uns étaient montésdessus, lorsque moi, lâchant près de la poudre le chien d’unpistolet déchargé, j’y mis le feu. Ceux qui se trouvaient sur lacharpente furent grillés, et six ou sept d’entre eux tombèrent ouplutôt sautèrent parmi nous, soit par la force ou par la peur dufeu. Nous les dépêchâmes en un clin-d’œil ; et les autresfurent si effrayés de cette explosion, que la nuit fort près alorsd’être close rendit encore plus terrible, qu’ils se reculèrent unpeu.

Là-dessus je commandai de faire une déchargegénérale de nos derniers pistolets, après quoi nous jetâmes un cri.Les loups alors nous montrèrent les talons, et aussitôt nous fîmesune sortie sur une vingtaine d’estropiés que nous trouvâmes sedébattant par terre, et que nous taillâmes à coups de sabre, ce quirépondit à notre attente ; car les cris et les hurlementsqu’ils poussèrent furent entendus par leurs camarades, si bienqu’ils prirent congé de nous et s’enfuirent.

Nous en avions en tout expédié unesoixantaine, et si c’eût été en plein jour nous en aurions tué biendavantage. Le champ de bataille étant ainsi balayé, nous nousremîmes en route, car nous avions encore près d’une lieue à faire.Plusieurs fois chemin faisant nous entendîmes ces bêtes dévoranteshurler et crier dans les bois, et plusieurs fois nous nousimaginâmes en voir quelques-unes ; mais, nos yeux étantéblouis par la neige, nous n’en étions pas certains. Une heureaprès nous arrivâmes à l’endroit où nous devions loger. Nous ytrouvâmes la population glacée d’effroi et sous les armes, car lanuit d’auparavant les loups et quelques ours s’étaient jetés dansle village et y avaient porté l’épouvante. Les habitants étaientforcés de faire le guet nuit et jour, mais surtout la nuit, pourdéfendre leur bétail et se défendre eux-mêmes.

Le lendemain notre guide était si mal et sesmembres si enflés par l’apostème de ses deux blessures, qu’il neput aller plus loin. Là nous fûmes donc obligés d’en prendre unnouveau pour nous conduire à Toulouse, où nous ne trouvâmes nineige, ni loups, ni rien de semblable, mais un climat chaud et unpays agréable et fertile. Lorsque nous racontâmes notre aventure àToulouse, on nous dit que rien n’était plus ordinaire dans cesgrandes forêts au pied des montagnes, surtout quand la terre étaitcouverte de neige. On nous demanda beaucoup quelle espèce de guidenous avions trouvé pour oser nous mener par cette route dans unesaison si rigoureuse, et on nous dit qu’il était fort heureux quenous n’eussions pas été touts dévorés. Au récit que nous fîmes dela manière dont nous nous étions placés avec les chevaux au milieude nous, on nous blâma excessivement, et on nous affirma qu’il yaurait eu cinquante à gager contre un que nous eussions dûpérir ; car c’était la vue des chevaux qui avait rendu lesloups si furieux : ils les considéraient comme leurproie ; qu’en toute autre occasion ils auraient été assurémenteffrayés de nos fusils ; mais, qu’enrageant de faim, leurviolente envie d’arriver jusqu’aux chevaux les avait rendusinsensibles au danger, et si, par un feu roulant et à la fin par lestratagème de la traînée de poudre, nous n’en étions venus à bout,qu’il y avait gros à parier que nous aurions été mis enpièces ; tandis que, si nous fussions demeurés tranquillementà cheval et eussions fait feu comme des cavaliers, ils n’auraientpas autant regardé les chevaux comme leur proie, voyant des hommessur leur dos. Enfin on ajoutait que si nous avions mis pied à terreet avions abandonné nos chevaux, ils se seraient jetés dessus avectant d’acharnement que nous aurions pu nous éloigner sains etsaufs, surtout ayant en main des armes à feu et nous trouvant en sigrand nombre.

Pour ma part, je n’eus jamais de ma vie unsentiment plus profond du danger ; car, lorsque je vis plus detrois cents de ces bêtes infernales, poussant des rugissements etla gueule béante, s’avancer pour nous dévorer, sans que nouseussions rien pour nous réfugier ou nous donner retraite, j’avaiscru que c’en était fait de moi. N’importe ! je ne pense pasque je me soucie jamais de traverser les montagnes ;j’aimerais mieux faire mille lieues en mer, fussé-je sûr d’essuyerune tempête par semaine.

Rien qui mérite mention ne signala mon passageà travers la France, rien du moins dont d’autres voyageurs n’aientdonné le récit infiniment mieux que je ne le saurais. Je me rendisde Toulouse à Paris ; puis, sans faire nulle part un longséjour, je gagnai Calais, et débarquai en bonne santé à Douvres, le14 janvier, après avoir eu une âpre et froide saison pourvoyager.

J’étais parvenu alors au terme de mon voyage,et en peu de temps j’eus autour de moi toutes mes richessesnouvellement recouvrées, les lettres de change dont j’étais porteurayant été payées couramment.

Mon principal guide et conseiller privé ce futma bonne vieille veuve, qui, en reconnaissance de l’argent que jelui avais envoyé, ne trouvait ni peines trop grandes ni soins troponéreux quand il s’agissait de moi. Je mis pour toutes choses maconfiance en elle si complètement, que je fus parfaitementtranquille quant à la sûreté de mon avoir ; et, par le fait,depuis, le commencement jusqu’à la fin, je n’eus qu’à me féliciterde l’inviolable intégrité de cette bonnegentlewoman.

J’eus alors la pensée de laisser mon avoir àcette femme, et de passer à Lisbonne, puis de là au Brésil ;mais de nouveaux scrupules religieux vinrent m’endétourner[2]. – Je pris donc le parti de demeurer dansma patrie, et, si j’en pouvais trouver le moyen, de me défaire dema plantation[3].

Dans ce dessein j’écrivis à mon vieil ami deLisbonne. Il me répondit qu’il trouverait aisément à vendre maplantation dans le pays ; mais que, si je consentais à cequ’au Brésil il l’offrit en mon nom aux deux marchands, lessurvivants de mes curateurs, que je savais fort riches, et qui, setrouvant sur les lieux, en connaissaient parfaitement la valeur, ilétait sûr qu’ils seraient enchantés d’en faire l’acquisition, et nemettait pas en doute que je ne pusse en tirer au moins 4 ou 5,000pièces de huit.

J’y consentis donc et lui donnai pour cetteoffre mes instructions, qu’il suivit. Au bout de huit mois, lebâtiment étant de retour, il me fit savoir que la proposition avaitété acceptée, et qu’ils avaient adressé 33,000 pièces de huit àl’un de leurs correspondants à Lisbonne pour effectuer lepaiement.

De mon côté je signai l’acte de vente en formequ’on m’avait expédié de Lisbonne, et je le fis passer à mon vieilami, qui m’envoya des lettres de change pour 32,800 pièces dehuit[4], prix de ma propriété, se réservant lepaiement annuel de 100 moidores pour lui, et plus tardpour son fils celui viager de 50 moidores[5], que je leur avais promis et dont laplantation répondait comme d’une rente inféodée. – Voici que j’aidonné la première partie de ma vie de fortune et d’aventures, viequ’on pourrait appeler une marqueterie de laProvidence, vie d’une bigarrure telle que le monde enpourra rarement offrir de semblable. Elle commença follement, maiselle finit plus heureusement qu’aucune de ses circonstances nem’avait donné lieu de l’espérer.

LES DEUX NEVEUX

On pensera que, dans cet état complet debonheur, je renonçai à courir de nouveaux hasards, et il en eût étéainsi par le fait si mes alentours m’y eussent aidé ; maisj’étais accoutumé à une vie vagabonde : je n’avais point defamille, point de parents ; et, quoique je fusse riche, jen’avais pas fait beaucoup de connaissances. – Je m’étais défait dema plantation au Brésil : cependant ce pays ne pouvait mesortir de la tête, et j’avais une grande envie de reprendre mavolée ; je ne pouvais surtout résister au violent désir quej’avais de revoir mon île, de savoir si les pauvres Espagnolsl’habitaient, et comment les scélérats que j’y avais laissés enavaient usé avec eux[6].

Ma fidèle amie la veuve me déconseilla decela, et m’influença si bien que pendant environ sept ans elleprévint mes courses lointaines. Durant ce temps je pris sous matutelle mes deux neveux, fils d’un de mes frères. L’aîné ayantquelque bien, je l’élevai comme un gentleman, et pourajouter à son aisance je lui constituai un legs après ma mort. Lecadet, je le confiai à un capitaine de navire, et au bout de cinqans, trouvant en lui un garçon judicieux, brave et entreprenant, jelui confiai un bon vaisseau et je l’envoyai en mer. Ce jeune hommem’entraîna moi-même plus tard, tout vieux que j’étais, dans denouvelles aventures.

Cependant je m’établis ici en partie, carpremièrement je me mariai, et cela non à mon désavantage ou à mondéplaisir. J’eus trois enfants, deux fils et une fille ; maisma femme étant morte et mon neveu revenant à la maison après unfort heureux voyage en Espagne, mes inclinations à courir le mondeet ses importunités prévalurent, et m’engagèrent à m’embarquer dansson navire comme simple négociant pour les Indes-Orientales. Ce futen l’année 1694.

Dans ce voyage je visitai ma nouvelle coloniedans l’île, je vis mes successeurs les Espagnols, j’appris toutel’histoire de leur vie et celle des vauriens que j’y avaislaissés ; comment d’abord ils insultèrent les pauvresEspagnols, comment plus tard ils s’accordèrent, se brouillèrent,s’unirent et se séparèrent, et comment à la fin les Espagnolsfurent obligés d’user de violence ; comment ils furent soumispar les Espagnols, combien les Espagnols en usèrent honnêtementavec eux. C’est une histoire, si elle était écrite, aussi pleine devariété et d’événements merveilleux que la mienne, surtout aussiquant à leurs batailles avec les caribes quidébarquèrent dans l’île, et quant aux améliorations qu’ilsapportèrent à l’île elle-même. Enfin, j’appris encore comment troisd’entre eux firent une tentative sur la terre ferme et ramenèrentcinq femmes et onze hommes prisonniers, ce qui fit qu’à mon arrivéeje trouvai une vingtaine d’enfants dans l’île.

J’y séjournai vingt jours environ et j’ylaissai de bonnes provisions de toutes choses nécessaires,principalement des armes, de la poudre, des balles, des vêtements,des outils et deux artisans que j’avais amenés d’Angleterre avecmoi, nommément un charpentier et un forgeron.

En outre je leur partageai leterritoire : je me réservai la propriété de tout, mais je leurdonnai respectivement telles parts qui leur convenaient. Ayantarrêté toutes ces choses avec eux et les ayant engagé à ne pasquitter l’île, je les y laissai.

De là je touchai au Brésil, d’où j’envoyai uneembarcation que j’y achetai et de nouveaux habitants pour lacolonie. En plus des autres subsides, je leur adressais sept femmesque j’avais trouvées propres pour le service ou pour le mariage siquelqu’un en voulait. Quant aux Anglais, je leur avais promis,s’ils voulaient s’adonner à la culture, de leur envoyer des femmesd’Angleterre avec une bonne cargaison d’objets de nécessité, ce queplus tard je ne pus effectuer. Ces garçons devinrent très-honnêteset très-diligents après qu’on les eut domtés et qu’ils eurentétabli à part leurs propriétés. Je leur expédiai aussi du Brésilcinq vaches dont trois près de vêler, quelques moutons et quelquesporcs, qui lorsque je revins étaient considérablementmultipliés.

Mais de toutes ces choses, et de la manièredont 300 caribes firent une invasion et ruinèrentleurs plantations ; de la manière dont ils livrèrent contrecette multitude de Sauvages deux batailles, où d’abord ils furentdéfaits et perdirent un des leurs ; puis enfin, une tempêteayant submergé les canots de leurs ennemis, de la manière dont ilsles affamèrent, les détruisirent presque touts, restaurèrent leursplantations, en reprirent possession et vécurent paisiblement dansl’île[7].

De toutes ces choses, dis-je, et de quelquesincidents surprenants de mes nouvelles aventures durant encore dixannées, je donnerai une relation plus circonstanciée ci-après.

Ce proverbe naïf si usité en Angleterre,ce qui est engendré dans l’os ne sortira pas de lachair[8], ne s’estjamais mieux vérifié que dans l’histoire de ma vie. On pourraitpenser qu’après trente-cinq années d’affliction et une multiplicitéd’infortunes que peu d’hommes avant moi, pas un seul peut-être,n’avait essuyées, et qu’après environ sept années de paix et dejouissance dans l’abondance de toutes choses, devenu vieux alors,je devais être à même ou jamais d’apprécier touts les états de lavie moyenne et de connaître le plus propre à rendre l’hommecomplètement heureux. Après tout ceci, dis-je, on pourrait penserque la propension naturelle à courir, qu’à mon entrée dans le mondej’ai signalée comme si prédominante en mon esprit, étaitusée ; que la partie volatile de mon cerveau était évaporée outout au moins condensée, et qu’à soixante-et-un ans d’âge j’auraisle goût quelque peu casanier, et aurais renoncé à hasarderdavantage ma vie et ma fortune.

Qui plus est, le commun motif des entrepriseslointaines n’existait point pour moi : je n’avais point defortune à faire, je n’avais rien à rechercher ; eussé-je gagné10,000 livres sterling, je n’eusse pas été plus riche :j’avais déjà du bien à ma suffisance et à celle de mes héritiers,et ce que je possédais accroissait à vue d’œil ; car, n’ayantpas une famille nombreuse, je n’aurais pu dépenser mon revenu qu’enme donnant un grand train de vie, une suite brillante, deséquipages, du faste et autres choses semblables, aussi étrangères àmes habitudes qu’à mes inclinations. Je n’avais donc rien à fairequ’à demeurer tranquille, à jouir pleinement de ce que j’avaisacquis et à le voir fructifier chaque jour entre mes mains.

Aucune de ces choses cependant n’eut d’effetsur moi, ou du moins assez pour étouffer le violent penchant quej’avais à courir de nouveau le monde, penchant qui m’était inhérentcomme une maladie chronique. Voir ma nouvelle plantation dansl’île, et la colonie que j’y avais laissée, était le désir quiroulait le plus incessamment dans ma tête. Je rêvais de cela toutela nuit et mon imagination s’en berçait tout le jour. C’était lepoint culminant de toutes mes pensées, et mon cerveau travaillaitcette idée avec tant de fixité et de contention que j’en parlaisdans mon sommeil. Bref, rien ne pouvait la bannir de monesprit ; elle envahissait si tyranniquement touts mesentretiens, que ma conversation en devenait fastidieuse ;impossible à moi de parler d’autre chose : touts mes discoursrabâchaient là-dessus jusqu’à l’impertinence, jusque là que je m’enapperçus moi-même.

J’ai souvent entendu dire à des personnes degrand sens que touts les bruits accrédités dans le monde sur lesspectres et les apparitions sont dus à la force de l’imagination etau puissant effet de l’illusion sur nos esprits ; qu’il n’y ani revenants, ni fantômes errants, ni rien de semblable ; qu’àforce de repasser passionnément la vie et les mœurs de nos amis quine sont plus, nous nous les représentons si bien qu’il nous estpossible en des circonstances extraordinaires de nous figurer lesvoir, leur parler et en recevoir des réponses, quand au fond danstout cela il n’y a qu’ombre et vapeur. – Et par le fait, c’estchose fort incompréhensible.

Pour ma part, je ne sais encore à cette heures’il y a de réelles apparitions, des spectres, des promenades degens après leur mort, ou si dans toutes les histoires de ce genrequ’on nous raconte il n’y a rien qui ne soit le produit desvapeurs, des esprits malades et des imaginations égarées ;mais ce que je sais, c’est que mon imagination travaillait à un teldegré et me plongeait dans un tel excès de vapeurs, ou qu’onappelle cela comme on voudra, que souvent je me croyais être surles lieux mêmes, à mon vieux château derrière les arbres, et voyaismon premier Espagnol, le père de Vendredi et lesinfâmes matelots que j’avais laissés dans l’île. Je me figuraismême que je leur parlais ; et bien que je fusse tout-à-faitéveillé, je les regardais fixement comme s’ils eussent été enpersonne devant moi. J’en vins souvent à m’effrayer moi-même desobjets qu’enfantait mon cerveau. – Une fois, dans mon sommeil, lepremier Espagnol et le père de Vendredi me peignirentsi vivement la scélératesse des trois corsaires de matelots, quec’était merveille. Ils me racontaient que ces misérables avaienttenté cruellement de massacrer touts les Espagnols, et qu’ilsavaient mis le feu aux provisions par eux amassées, à dessein deles réduire à l’extrémité et de les faire mourir de faim, chosesqui ne m’avaient jamais été dites, et qui pourtant en fait étaienttoutes vraies. J’en étais tellement frappé, et c’était si réel pourmoi, qu’à cette heure je les voyais et ne pouvais qu’être persuadéque cela était vrai ou devait l’être. Aussi quelle n’était pas monindignation quand l’Espagnol faisait ses plaintes, et comme je leurrendais justice en les traduisant devant moi et les condamnanttouts trois à être pendus ! On verra en son lieu ce quelà-dedans il y avait de réel ; car quelle que fût la cause dece songe et quels que fussent les esprits secrets et familiers quime l’inspirassent, il s’y trouvait, dis-je, toutefois beaucoup dechoses exactes. J’avoue que ce rêve n’avait rien de vrai à lalettre et dans les particularités ; mais l’ensemble en étaitsi vrai, l’infâme et perfide conduite de ces trois fieffés coquinsayant été tellement au-delà de tout ce que je puis dire, que monsonge n’approchait que trop de la réalité, et que si plus tard jeles eusse punis sévèrement et fait pendre touts, j’aurais été dansmon droit et justifiable devant Dieu et devant les hommes.

Mais revenons à mon histoire. Je vécusquelques années dans cette situation d’esprit : pour moi nullejouissance de la vie, point d’heures agréables, de diversionattachante, qui ne tinssent en quelque chose à mon idée fixe ;à tel point que ma femme, voyant mon esprit si uniquementpréoccupé, me dit un soir très-gravement qu’à son avis j’étais sousle coup de quelque impulsion secrète et puissante de la Providence,qui avait décrété mon retour là-bas, et qu’elle ne voyait rien quis’opposât à mon départ que mes obligations envers une femme et desenfants. Elle ajouta qu’à la vérité elle ne pouvait songer à alleravec moi ; mais que, comme elle était sûre que si elle venaità mourir, ce voyage serait la première chose que j’entreprendrais,et que, comme cette chose lui semblait décidée là-haut, elle nevoulait pas être l’unique empêchement ; car, si je le jugeaisconvenable et que je fusse résolu à partir… Ici elle me vit siattentif à ses paroles et la regarder si fixement, qu’elle sedéconcerta un peu et s’arrêta. Je lui demandai pourquoi elle necontinuait point et n’achevait pas ce qu’elle allait me dire ;mais je m’apperçus que son cœur était trop plein et que des larmesroulaient dans ses yeux.

ENTRETIEN DE ROBINSON AVEC SA FEMME

« Parlez, ma chère, lui dis je,souhaitez-vous que je parte ? » – « Non,répondit-elle affectueusement, je suis loin de le désirer ;mais si vous êtes déterminé à partir, plutôt que d’y être l’uniqueobstacle, je partirai avec vous. Quoique je considère cela commeune chose déplacée pour quelqu’un de votre âge et dans votreposition, si cela doit être, redisait-elle en pleurant, je ne vousabandonnerai point. Si c’est la volonté céleste, vous devez obéir.Point de résistance ; et si le Ciel vous fait un devoir departir, il m’en fera un de vous suivre ; autrement ildisposera de moi, afin que je ne rompe pas ce dessein. »

Cette conduite affectueuse de ma femmem’enleva un peu à mes vapeurs, et je commençai à considérer ce queje faisais. Je réprimai ma fantaisie vagabonde, et je me pris àdiscuter avec moi-même posément. – « Quel besoin as-tu, à plusde soixante ans, après une vie de longues souffrances etd’infortunes, close d’une si heureuse et si douce manière, quelbesoin as-tu, me disais-je, de t’exposer à de nouveaux hasards, dete jeter dans des aventures qui conviennent seulement à la jeunesseet à la pauvreté ? »

Dans ces sentiments, je réfléchis à mesnouveaux liens : j’avais une femme, un enfant, et ma femme enportait un autre ; j’avais tout ce que le monde pouvait medonner, et nullement besoin de chercher fortune à travers lesdangers. J’étais sur le déclin de mes ans, et devais plutôt songerà quitter qu’à accroître ce que j’avais acquis. Quant à ce quem’avait dit ma femme, que ce penchant était une impulsion venant duCiel, et qu’il serait de mon devoir de partir, je n’y eus pointégard. Après beaucoup de considérations semblables, j’en vins doncaux prises avec le pouvoir de mon imagination, je me raisonnai pourm’y arracher, comme on peut toujours faire, il me semble, enpareilles circonstances, si on en a le vouloir. Bref je sortisvainqueur : je me calmai à l’aide des arguments qui seprésentèrent à mon esprit, et que ma condition d’alors mefournissait en abondance. Particulièrement, comme la méthode laplus efficace, je résolus de me distraire par d’autres choses, etde m’engager dans quelque affaire qui pût me détourner complètementde toute excursion de ce genre ; car je m’étais apperçu queces idées m’assaillaient principalement quand j’étais oisif, que jen’avais rien à faire ou du moins rien d’important immédiatementdevant moi.

Dans ce but j’achetai une petite métairie dansle comté de Bedfort, et je résolus de m’y retirer. L’habitationétait commode et les héritages qui en dépendaient susceptibles degrandes améliorations, ce qui sous bien des rapports me convenaitparfaitement, amateur que j’étais de culture, d’économie, deplantation, d’améliorissement ; d’ailleurs, cette ferme setrouvant dans le cœur du pays, je n’étais plus à même de hanter lamarine et les gens de mer et d’ouïr rien qui eût trait auxlointaines contrées du monde.

Bref, je me transportai à ma métairie, j’yétablis ma famille, j’achetai charrues, herses, charrette, chariot,chevaux, vaches, moutons, et, me mettant sérieusement à l’œuvre, jedevins en six mois un véritable gentleman campagnard.Mes pensées étaient totalement absorbées : c’étaient mesdomestiques à conduire, des terres à cultiver, des clôtures, desplantations à faire… Je jouissais, selon moi, de la plus agréablevie que la nature puisse nous départir, et dans laquelle puissefaire retraite un homme toujours nourri dans le malheur.

Comme je faisais valoir ma propre terre, jen’avais point de redevance à payer, je n’étais gêné par aucuneclause, je pouvais tailler et rogner à ma guise. Ce que je plantaisétait pour moi-même, ce que j’améliorais pour ma famille. Ayantainsi dit adieu aux aventures, je n’avais pas le moindre nuage dansma vie pour ce qui est de ce monde. Alors je croyais réellementjouir de l’heureuse médiocrité que mon père m’avait si instammentrecommandée, une sorte d’existence céleste semblable à celle qu’adécrite le poète en parlant de la vie pastorale :

Exempte de vice et de soins,

Jeunesse est sans écart, vieillesse sans besoins[9].

Mais au sein de toute cette félicité un coupinopiné de la Providence me renversa : non-seulement il me fitune blessure profonde et incurable, mais, par ses conséquences, ilme fit faire une lourde rechute dans ma passion vagabonde. Cettepassion, qui était pour ainsi dire née dans mon sang, eut bientôtrepris tout son empire, et, comme le retour d’une maladie violente,elle revint avec une force irrésistible, tellement que rien ne fitplus impression sur moi. – Ce coup c’était la perte de mafemme.

Il ne m’appartient pas ici d’écrire une élégiesur ma femme, de retracer toutes ses vertus privées, et de faire macour au beau sexe par la flatterie d’une oraison funèbre. Elleétait, soit dit en peu de mots, le support de toutes mes affaires,le centre de toutes mes entreprises, le bon génie qui par saprudence me maintenait dans le cercle heureux où j’étais, aprèsm’avoir arraché au plus extravagant et au plus ruineux projet oùs’égarât ma tête. Et elle avait fait plus pour domter moninclination errante que les pleurs d’une mère, les instructionsd’un père, les conseils d’un ami, ou que toute la force de mespropres raisonnements. J’étais heureux de céder à ses larmes, dem’attendrir à ses prières, et par sa perte je fus en ce monde auplus haut point brisé et désolé.

Sitôt qu’elle me manqua le monde autour de moime parut mal : j’y étais, me semblait-il, aussi étranger qu’auBrésil lorsque pour la première fois j’y abordai, et aussi isolé, àpart l’assistance de mes domestiques, que je l’étais dans mon île.Je ne savais que faire ou ne pas faire. Je voyais autour de moi lemonde occupé, les uns travaillant pour avoir du pain, les autres seconsumant dans de vils excès ou de vains plaisirs, et égalementmisérables, parce que le but qu’ils se proposaient fuyaitincessamment devant eux. Les hommes de plaisir chaque jour seblasaient sur leurs vices, et s’amassaient une montagne de douleuret de repentir, et les hommes de labeur dépensaient leurs forces enefforts journaliers afin de gagner du pain de quoi soutenir cesforces vitales qu’exigeaient leurs travaux ; roulant ainsidans un cercle continuel de peines, ne vivant que pour travailler,ne travaillant que pour vivre, comme si le pain de chaque jourétait le seul but d’une vie accablante, et une vie accablante laseule voie menant au pain de chaque jour.

Cela réveilla chez moi l’esprit dans lequel jevivais en mon royaume, mon île, où je n’avais point laissé croîtrede blé au-delà de mon besoin, où je n’avais point nourri de chèvresau-delà de mon usage, où mon argent était resté dans le coffrejusque-là de s’y moisir, et avait eu à peine la faveur d’un regardpendant vingt années.

Si de toutes ces choses j’eusse profité commeje l’eusse dû faire et comme la raison et la religion me l’avaientdicté, j’aurais eu appris à chercher au-delà des jouissanceshumaines une félicité parfaite, j’aurais eu appris que, supérieur àelles, il y a quelque chose qui certainement est la raison et lafin de la vie, et que nous devons posséder ou tout au moins auquelnous devons aspirer sur ce côté-ci de la tombe.

Mais ma sage conseillère n’était pluslà : j’étais comme un vaisseau sans pilote, qui ne peut quecourir devant le vent. Mes pensées volaient de nouveau à leurancienne passion, ma tête était totalement tournée par une manied’aventures lointaines ; et touts les agréables et innocentsamusements de ma métairie et de mon jardin, mon bétail, et mafamille, qui auparavant me possédaient tout entier, n’étaient plusrien pour moi, n’avaient plus d’attraits, comme la musique pour unhomme qui n’a point d’oreilles, ou la nourriture pour un homme quia le goût usé. En un mot, je résolus de me décharger du soin de mamétairie, de l’abandonner, de retourner à Londres : et je fisainsi peu de mois après.

Arrivé à Londres, je me retrouvai aussiinquiet qu’auparavant, la ville m’ennuyait ; je n’y avaispoint d’emploi, rien à faire qu’à baguenauder, comme une personneoisive de laquelle on peut dire qu’elle est parfaitement inutiledans la création de Dieu, et que pour le reste de l’humanité iln’importe pas plus qu’un farthing[10]qu’elle soit morte ou vive. – C’était aussi de toutes lessituations celle que je détestais le plus, moi qui avais usé mesjours dans une vie active ; et je me disais souvent àmoi-même : L’état d’oisiveté est la lie de lavie. – Et en vérité je pensais que j’étais beaucoup plusconvenablement occupé quand j’étais vingt-six jours à me faire uneplanche de sapin.

Nous entrions dans l’année 1693 quand monneveu, dont j’avais fait, comme je l’ai dit précédemment, un marinet un commandant de navire, revint d’un court voyage à Bilbao, lepremier qu’il eût fait. M’étant venu voir, il me conta que desmarchands de sa connaissance lui avaient proposé d’entreprendrepour leurs maisons un voyage aux Indes-Orientales et à la Chine. –« Et maintenant, mon oncle, dit-il, si vous voulez aller enmer avec moi, je m’engage à vous débarquer à votre anciennehabitation dans l’île, car nous devons toucher auBrésil. »

Rien ne saurait être une plus fortedémonstration d’une vie future et de l’existence d’un mondeinvisible que la coïncidence des causes secondes et des idées quenous formons en notre esprit tout-à-fait intimement, et que nous necommuniquons à pas une âme.

Mon neveu ignorait avec quelle violence mamaladie de courir le monde s’était de nouveau emparée de moi, et jene me doutais pas de ce qu’il avait l’intention de me dire quand lematin même, avant sa visite, dans une très-grande confusion depensées, repassant en mon esprit toutes les circonstances de maposition, j’en étais venu à prendre la détermination d’aller àLisbonne consulter mon vieux capitaine ; et, si c’étaitraisonnable et praticable, d’aller voir mon île et ce que monpeuple y était devenu. Je me complaisais dans la pensée de peuplerce lieu, d’y transporter des habitants, d’obtenir une patente depossession, et je ne sais quoi encore, quand au milieu de tout cecientra mon neveu, comme je l’ai dit, avec son projet de me conduireà mon île chemin faisant aux Indes-Orientales.

À cette proposition je me pris à réfléchir uninstant, et le regardant fixement : – « Quel démon, luidis-je, vous a chargé de ce sinistre message ? » – Monneveu tressaillit, comme s’il eût été effrayé d’abord ; mais,s’appercevant que je n’étais pas très-fâché de l’ouverture, il seremit. – « J’espère, sir, reprit-il, que ce n’estpoint une proposition funeste ; j’ose même espérer que vousserez charmé de voir votre nouvelle colonie en ce lieu où vousrégniez jadis avec plus de félicité que la plupart de vos frèresles monarques de ce monde.

Bref, ce dessein correspondait si bien à monhumeur, c’est-à-dire à la préoccupation qui m’absorbait et dontj’ai déjà tant parlé, qu’en peu de mots je lui dis que je partiraisavec lui s’il s’accordait avec les marchands, mais que je nepromettais pas d’aller au-delà de mon île. – « Pourquoi,sir, dit-il ? vous ne désirez pas être laissé làde nouveau j’espère. » – « Quoi ! répliquai-je, nepouvez-vous pas me reprendre à votre retour ? » – Ilm’affirma qu’il n’était pas possible que les marchands luipermissent de revenir par cette route, avec un navire chargé de sigrandes valeurs, le détour étant d’un mois et pouvant l’être detrois ou quatre. – « D’ailleurs, sir,ajouta-t-il, s’il me mésarrivait, et que je ne revinsse pas dutout, vous seriez alors réduit à la condition où vous étiezjadis. »

PROPOSITION DU NEVEU

C’était fort raisonnable ; toutefois noustrouvâmes l’un et l’autre un remède à cela. Ce fut d’embarquer àbord du navire un sloop[11] toutfaçonné mais démonté en pièces, lequel, à l’aide de quelquescharpentiers que nous convînmes d’emmener avec nous, pouvait êtreremonté dans l’île et achevé et mis à flot en peu de jours.

Je ne fus pas long à me déterminer, carréellement les importunités de mon neveu servaient si bien monpenchant, que rien ne m’aurait arrêté. D’ailleurs, ma femme étantmorte, je n’avais personne qui s’intéressât assez à moi pour meconseiller telle voie ou telle autre, exception faite de ma vieillebonne amie la veuve, qui s’évertua pour me faire prendre enconsidération mon âge, mon aisance, l’inutile danger d’un longvoyage, et, par-dessus tout, mes jeunes enfants. Mais ce fut peinevaine : j’avais un désir irrésistible de voyager. –« J’ai la créance, lui dis-je, qu’il y a quelque chose de siextraordinaire dans les impressions qui pèsent sur mon esprit, quece serait en quelque sorte résister à la Providence si je tentaisde demeurer à la maison. » – Après quoi elle mit fin à sesremontrances et se joignit à moi non-seulement pour faire mesapprêts de voyage, mais encore pour régler mes affaires de familleen mon absence et pourvoir à l’éducation de mes enfants.

Pour le bien de la chose, je fis mon testamentet disposai la fortune que je laissais à mes enfants de tellemanière, et je la plaçai en de telles mains, que j’étaisparfaitement tranquille et assuré que justice leur serait faitequoi qu’il pût m’advenir. Quant à leur éducation, je m’en remisentièrement à ma veuve, en la gratifiant pour ses soins d’unesuffisante pension, qui fut richement méritée, car une mèren’aurait pas apporté plus de soins dans leur éducation ou ne l’eûtpas mieux entendue. Elle vivait encore quand je revins dans mapatrie, et moi-même je vécus assez pour lui témoigner magratitude.

Mon neveu fut prêt à mettre à la voile vers lecommencement de janvier 1694-5, et avec mon serviteurVendredi je m’embarquai aux Dunes le 8, ayant à bord,outre le sloop dont j’ai fait mention ci-dessus, unchargement très-considérable de toutes sortes de choses nécessairespour ma colonie, que j’étais résolu de n’y laisser qu’autant que jela trouverais en bonne situation.

Premièrement j’emmenai avec moi quelquesserviteurs que je me proposais d’installer comme habitants dans monîle, ou du moins de faire travailler pour mon compte pendant quej’y séjournerais, puis que j’y laisserais ou que je conduirais plusloin, selon qu’ils paraîtraient le désirer. Il y avait entre autresdeux charpentiers, un forgeron, et un autre garçon fort adroit etfort ingénieux, tonnelier de son état, mais artisan universel, caril était habile à faire des roues et des moulins à bras pour moudrele grain, de plus bon tourneur et bon potier, et capable d’exécutertoute espèce d’ouvrages en terre ou en bois. Bref, nous l’appelionsnotre Jack-bon-à-tout.

Parmi eux se trouvait aussi un tailleur quis’était présenté pour passer aux Indes-Orientales avec mon neveu,mais qui consentit par la suite à se fixer dans notre nouvellecolonie, et se montra le plus utile et le plus adroit compagnonqu’on eût su désirer, même dans beaucoup de choses qui n’étaientpas de son métier ; car, ainsi que je l’ai fait observerautrefois, la nécessité nous rend industrieux.

Ma cargaison, autant que je puis m’ensouvenir, car je n’en avais pas dressé un compte détaillé,consistait en une assez grande quantité de toiles et de légèresétoffes anglaises pour habiller les Espagnols que je m’attendais àtrouver dans l’île. À mon calcul il y en avait assez pour les vêtirconfortablement pendant sept années. Si j’ai bonne mémoire, lesmarchandises que j’emportai pour leur habillement, avec les gants,chapeaux, souliers, bas et autres choses dont ils pouvaient avoirbesoin pour se couvrir, montaient à plus de 200 livres sterling, ycompris quelques lits, couchers, et objets d’ameublement,particulièrement des ustensiles de cuisine, pots, chaudrons,vaisselle d’étain et de cuivre… : j’y avais joint en outreprès de 100 livres sterling de ferronnerie, clous, outils de toutesorte, loquets, crochets, gonds ; bref, tout objet nécessaireauquel je pus penser.

J’emportai aussi une centaine d’armes légères,mousquets et fusils, de plus quelques pistolets, une grandequantité de balles de tout calibre, trois ou quatre tonneaux deplomb, deux pièces de canon d’airain, et comme j’ignorais pourcombien de temps et pour quelles extrémités j’avais à me pourvoir,je chargeai cent barils de poudre, des épées, des coutelas etquelques fers de piques et de hallebardes ; si bien qu’en unmot nous avions un véritable arsenal de toute espèce de munitions.Je fis aussi emporter à mon neveu deux petites caronades[12] en plus de ce qu’il lui fallait pourson vaisseau, à dessein de les laisser dans l’île si besoin était,afin qu’à notre débarquement nous pussions construire un Fort, etl’armer contre n’importe quel ennemi ; et par le fait dès monarrivée, j’eus lieu de penser qu’il serait assez besoin de toutceci et de beaucoup plus encore, si nous prétendions nous mainteniren possession de l’île, comme on le verra dans la suite de cettehistoire.

Je n’eus pas autant de malencontre dans cevoyage que dans les précédents ; aussi aurai-je moins sujet dedétourner le lecteur, impatient peut-être d’apprendre ce qu’il enétait de ma colonie. Toutefois quelques accidents étranges, desvents contraires et du mauvais temps, qui nous advinrent à notredépart, rendirent la traversée plus longue que je ne m’y attendaisd’abord ; et moi, qui n’avais jamais fait qu’un voyage, – monpremier voyage en Guinée, – que je pouvais dire s’être effectuécomme il avait été conçu, je commençai à croire que la mêmefatalité m’attendait encore, et que j’étais né pour ne jamais êtrecontent à terre, et pour toujours être malheureux sur l’Océan.

Les vents contraires nous chassèrent d’abordvers le Nord, et nous fûmes obligés de relâcher à Galway enIrlande, où ils nous retinrent trente-deux jours ; mais danscette mésaventure nous eûmes la satisfaction de trouver là desvivres excessivement à bon marché et en très-grandeabondance ; de sorte que tout le temps de notre relâche, bienloin de toucher aux provisions du navire, nous y ajoutâmes plutôt.– Là je pris plusieurs porcs, et deux vaches avec leurs veaux, que,si nous avions une bonne traversée, j’avais dessein de débarquerdans mon île : mais nous trouvâmes occasion d’en disposerautrement.

Nous quittâmes l’Irlande le 5 février, à lafaveur d’un joli frais qui dura quelques jours. – Autant que je mele rappelle, c’était vers le 20 février, un soir, assez tard, lesecond, qui était de quart, entra dans la chambre du Conseil, etnous dit qu’il avait vu une flamme et entendu un coup decanon ; et tandis qu’il nous parlait de cela, un mouce vintnous avertir que le maître d’équipage en avait entendu un autre.Là-dessus nous courûmes touts sur le gaillard d’arrière, où nousn’entendîmes rien ; mais au bout de quelques minutes nousvîmes une grande lueur, et nous reconnûmes qu’il y avait au loin unfeu terrible. Immédiatement nous eûmes recours à notre estime, etnous tombâmes touts d’accord que du côté où l’incendie se montraitil ne pouvait y avoir de terre qu’à non moins 500 lieues, car ilapparaissait à l’Ouest-Nord-Ouest. Nous conclûmes alors que cedevait être quelque vaisseau incendié en mer, et les coups de canonque nous venions d’entendre nous firent présumer qu’il ne pouvaitêtre loin. Nous fîmes voile directement vers lui, et nous eûmesbientôt la certitude de le découvrir ; parce que plus nouscinglions, plus la flamme grandissait, bien que de long-temps, leciel étant brumeux, nous ne pûmes appercevoir autre chose que cetteflamme. – Au bout d’une demi-heure de bon sillage, le vent nousétant devenu favorable, quoique assez faible, et le tempss’éclaircissant un peu, nous distinguâmes pleinement un grandnavire en feu au milieu de la mer.

Je fus sensiblement touché de ce désastre,encore que je ne connusse aucunement les personnes qui s’ytrouvaient plongées. Je me représentai alors mes anciennesinfortunes, l’état où j’étais quand j’avais été recueilli par lecapitaine portugais, et combien plus déplorable encore devait êtrecelui des malheureuses gens de ce vaisseau, si quelque autrebâtiment n’allait avec eux de conserve. Sur ce, j’ordonnaiimmédiatement de tirer cinq coups de canon coup sur coup, à desseinde leur faire savoir, s’il était possible, qu’ils avaient dusecours à leur portée, et afin qu’ils tâchassent de se sauver dansleur chaloupe ; car, bien que nous pussions voir la flammedans leur navire, eux cependant, à cause de la nuit, ne pouvaientrien voir de nous.

Nous étions en panne depuis quelque temps,suivant seulement à la dérive le bâtiment embrasé, en attendant lejour quand soudain, à notre grande terreur, quoique nous eussionslieu de nous y attendre, le navire sauta en l’air, et s’engloutitaussitôt. Ce fut terrible, ce fut un douloureux spectacle, par lacompassion qu’il nous donna de ces pauvres gens, qui, je leprésumais, devaient touts avoir été détruits avec le navire ou setrouver dans la plus profonde détresse, jetés sur leur chaloupe aumilieu de l’Océan : alternative d’où je ne pouvais sortir àcause de l’obscurité de la nuit. Toutefois, pour les diriger de monmieux, je donnai l’ordre de suspendre touts les fanaux que nousavions à bord, et on tira le canon toute la nuit. Par là nous leurfaisions connaître qu’il y avait un bâtiment dans ce parage.

Vers huit heures du matin, à l’aide de noslunettes d’approche, nous découvrîmes les embarcations du navireincendié, et nous reconnûmes qu’il y en avait deux d’entre ellesencombrées de monde, et profondément enfoncées dans l’eau. Le ventleur étant contraire, ces pauvres gens ramaient, et, nous ayantvus, ils faisaient touts leurs efforts pour se faire voir aussi denous.

Nous déployâmes aussitôt notre pavillon pourleur donner à connaître que nous les avions apperçus, et nous leuradressâmes un signal de ralliement ; puis nous forçâmes devoile, portant le cap droit sur eux. En un peu plus d’unedemi-heure nous les joignîmes, et, bref, nous les accueillîmestouts à bord ; ils n’étaient pas moins de soixante-quatre,tant hommes que femmes et enfants ; car il y avait un grandnombre de passagers.

Enfin nous apprîmes que c’était un vaisseaumarchand français de 300 tonneaux, s’en retournant de Québec, surla rivière du Canada. Le capitaine nous fit un long récit de ladétresse de son navire. Le feu avait commencé à la timonerie, parla négligence du timonier. À son appel au secours il avait été, dumoins tout le monde le croyait-il, entièrement éteint. Mais bientôton s’était apperçu que quelques flammèches avaient gagné certainesparties du bâtiment, où il était si difficile d’arriver, qu’onn’avait pu complètement les éteindre. Ensuite le feu, s’insinuantentre les couples et dans le vaigrage du vaisseau, s’était étendujusqu’à la cale, et avait bravé touts les efforts et toutel’habileté qu’on avait pu faire éclater.

Ils n’avaient eu alors rien autre à faire qu’àse jeter dans leurs embarcations, qui, fort heureusement pour eux,se trouvaient assez grandes. Ils avaient leur chaloupe, un grandcanot et de plus un petit esquif qui ne leur avait servi qu’àrecevoir des provisions et de l’eau douce, après qu’ils s’étaientmis en sûreté contre le feu. Toutefois ils n’avaient que peud’espoir pour leur vie en entrant dans ces barques à une telledistance de toute terre ; seulement, comme ils le disaientbien, ils avaient échappé au feu, et il n’était pas impossiblequ’un navire les rencontrât et les prit à son bord.

LE VAISSEAU INCENDIÉ

Ils avaient des voiles, des rames et uneboussole, et se préparaient à mettre le cap en route surTerre-Neuve, le vent étant favorable, car il soufflait un jolifrais Sud-Est quart-Est. Ils avaient en les ménageant assez deprovisions et d’eau pour ne pas mourir de faim pendant environdouze jours, au bout desquels s’ils n’avaient point de mauvaistemps et de vents contraires, le capitaine disait qu’il espéraitatteindre les bancs de Terre-Neuve, où ils pourraient sans doutepêcher du poisson pour se soutenir jusqu’à ce qu’ils eussent gagnéla terre. Mais il y avait dans touts les cas tant de chances contreeux, les tempêtes pour les renverser et les engloutir, les pluieset le froid pour engourdir et geler leurs membres, les ventscontraires pour les arrêter et les faire périr par la famine, ques’ils eussent échappé c’eût été presque miraculeux.

Au milieu de leurs délibérations, comme ilsétaient touts abattus et prêts à se désespérer, le capitaine meconta, les larmes aux yeux, que soudain ils avaient été surprisjoyeusement en entendant un coup de canon, puis quatre autres.C’étaient les cinq coups de canon que j’avais fait tirer aussitôtque nous eûmes apperçu la lueur. Cela les avait rendus à leurcourage, et leur avait fait savoir, – ce qui, je l’ai ditprécédemment, était mon dessein, – qu’il se trouvait là un bâtimentà portée de les secourir.

En entendant ces coups de canon ils avaientcalé leurs mâts et leurs voiles ; et, comme le son venait duvent, ils avaient résolu de rester en panne jusqu’au matin.Ensuite, n’entendant plus le canon, ils avaient à de longsintervalles déchargé trois mousquets ; mais, comme le ventnous était contraire, la détonation s’était perdue.

Quelque temps après ils avaient été encoreplus agréablement surpris par la vue de nos fanaux et par le bruitdu canon, que j’avais donné l’ordre de tirer tout le reste de lanuit. À ces signaux ils avaient forcé de rames pour maintenir leursembarcations debout-au-vent, afin que nous pussions les joindreplus tôt, et enfin, à leur inexprimable joie, ils avaient reconnuque nous les avions découverts.

Il m’est impossible de peindre les différentsgestes, les extases étranges, la diversité de postures, parlesquels ces pauvres gens, à une délivrance si inattendue,manifestaient la joie de leurs âmes. L’affliction et la crainte sepeuvent décrire aisément : des soupirs, des gémissements etquelques mouvements de tête et de mains en font toute lavariété ; mais une surprise de joie, mais un excès de joieentraîne à mille extravagances. – Il y en avait en larmes, il y enavait qui faisaient rage et se déchiraient eux-mêmes comme s’ilseussent été dans la plus douloureuse agonie ; quelques-uns,tout-à-fait en délire, étaient de véritables lunatiques ;d’autres couraient çà et là dans le navire en frappant dupied ; d’autres se tordaient les mains, d’autres dansaient,plusieurs chantaient, quelques-uns riaient, beaucoupcriaient ; quantité, absolument muets, ne pouvaient proférerune parole ; ceux-ci étaient malades et vomissaient, ceux-làen pâmoison étaient près de tomber en défaillance ; – un petitnombre se signaient et remerciaient Dieu.

Je ne veux faire tort ni aux uns ni auxautres ; sans doute beaucoup rendirent grâces par la suite,mais tout d’abord la commotion, trop forte pour qu’ils pussent lamaîtriser, les plongea dans l’extase et dans une sorte defrénésie ; et il n’y en eut que fort peu qui se montrèrentgraves et dignes dans leur joie.

Peut-être aussi le caractère particulier de lanation à laquelle ils appartenaient y contribua-t-il ;j’entends la nation française, dont l’humeur est réputée plusvolatile, plus passionnée, plus ardente et l’esprit plus fluide quechez les autres nations. – Je ne suis pas assez philosophe pour endéterminer la source, mais rien de ce que j’avais vu jusqu’alorsn’égalait cette exaltation. Le ravissement du pauvreVendredi, mon fidèle Sauvage, en retrouvant son pèredans la pirogue, est ce qui s’en approchait le plus ; lasurprise du capitaine et de ses deux compagnons que je délivrai desdeux scélérats qui les avaient débarqués dans l’île, y ressemblaitquelque peu aussi : néanmoins rien ne pouvait entrer encomparaison, ni ce que j’avais observé chez Vendredi,ni ce que j’avais observé partout ailleurs durant ma vie.

Il est encore à remarquer que cesextravagances ne se montraient point, sous les différentes formesdont j’ai fait mention, chez différentes personnes uniquement, maisque toute leur multiplicité apparaissait en une brève successiond’instants chez un seul même individu. Tel homme que nous voyionsmuet, et, pour ainsi dire, stupide et confondu, à la minutesuivante dansait et criait comme un baladin ; le momentd’ensuite il s’arrachait les cheveux, mettait ses vêtements enpièces, les foulait aux pieds comme un furibond ; peu après,tout en larmes, il se trouvait mal, il s’évanouissait, et s’iln’eût reçu de prompts secours, encore quelques secondes et il étaitmort. Il en fut ainsi, non pas d’un ou de deux, de dix ou de vingt,mais de la majeure partie ; et, si j’ai bonne souvenance, àplus de trente d’entre eux notre chirurgien fut obligé de tirer dusang.

Il y avait deux prêtres parmi eux, l’unvieillard, l’autre jeune homme ; et, chose étrange ! levieillard ne fut pas le plus sage.

Dès qu’il mit le pied à bord de notre bâtimentet qu’il se vit en sûreté, il tomba, en toute apparence, roide mortcomme une pierre ; pas le moindre signe de vie ne semanifestait en lui. Notre chirurgien lui appliqua immédiatement lesremèdes propres à rappeler ses esprits ; il était le seul dunavire qui ne le croyait pas mort. À la fin il lui ouvrit une veineau bras, ayant premièrement massé et frotté la place pourl’échauffer autant que possible. Le sang, qui n’était d’abord venuque goutte à goutte, coula assez abondamment. En trois minutesl’homme ouvrit les yeux, un quart d’heure après il parla, se trouvamieux et au bout de peu de temps tout-à-fait bien. Quand la saignéefut arrêtée il se promena, nous assura qu’il allait à merveille,but un trait d’un cordial que le chirurgien lui offrit, etrecouvra, comme on dit, toute sa connaissance. – Environ un quartd’heure après on accourut dans la cabine avertir le chirurgien,occupé à saigner une femme française évanouie, que le prêtre étaitdevenu entièrement insensé. Sans doute en repassant dans sa tête lavicissitude de sa position, il s’était replongé dans un transportde joie ; et, ses esprits circulant plus vite que lesvaisseaux ne le comportaient, la fièvre avait enflammé son sang, etle bonhomme était devenu aussi convenable pourBedlam[13]qu’aucune des créatures qui jamais y furent envoyées. En cet étatle chirurgien ne voulut pas le saigner de nouveau ; mais illui donna quelque chose pour l’assoupir et l’endormir qui opéra surlui assez promptement, et le lendemain matin il s’éveilla calme etrétabli.

Le plus jeune prêtre sut parfaitementmaîtriser son émotion, et fut réellement un modèle de gravité et deretenue. Aussitôt arrivé à bord du navire il s’inclina, il seprosterna pour rendre grâces de sa délivrance. Dans cet élancementj’eus malheureusement la maladresse de le troubler, le croyantvéritablement évanoui ; mais il me parla avec calme, meremercia, me dit qu’il bénissait Dieu de son salut, me pria de lelaisser encore quelques instants, ajoutant qu’après son Créateur jerecevrais aussi ses bénédictions.

Je fus profondément contrit de l’avoirtroublé ; et non-seulement je m’éloignai, mais encorej’empêchai les autres de l’interrompre. Il demeura dans cetteattitude environ trois minutes, ou un peu plus, après que je me fusretiré ; puis il vint à moi, comme il avait dit qu’il ferait,et avec beaucoup de gravité et d’affection, mais les larmes auxyeux, il me remercia de ce qu’avec la volonté de Dieu je lui avaissauvé la vie ainsi qu’à tant de pauvres infortunés. Je lui répondisque je ne l’engagerais point à en témoigner sa gratitude à Dieuplutôt qu’à moi, n’ignorant pas que déjà c’était chose faite ;puis j’ajoutai que nous n’avions agi que selon ce que la raison etl’humanité dictent à touts les hommes, et qu’autant que lui nousavions sujet de glorifier Dieu qui nous avait bénis jusque là denous faire les instruments de sa miséricorde envers un si grandnombre de ses créatures.

Après cela le jeune prêtre se donna toutentier à ses compatriotes : il travailla à les calmer, il lesexhorta, il les supplia, il discuta et raisonna avec eux, et fittout son possible pour les rappeler à la saine raison. Avecquelques-uns il réussit ; quant aux autres, d’assez long-tempsils ne rentrèrent en puissance d’eux-mêmes.

Je me suis laissé aller complaisamment à cettepeinture, dans la conviction qu’elle ne saurait être inutile à ceuxsous les yeux desquels elle tombera, pour le gouvernement de leurspassions extrêmes ; car si un excès de joie peut entraînerl’homme si loin au-delà des limites de la raison, où ne nousemportera pas l’exaltation de la colère, de la fureur, de lavengeance ? Et par le fait j’ai vu là-dedans combien nousdevions rigoureusement veiller sur toutes nos passions,soient-elles de joie et de bonheur, soient-elles de douleur et decolère.

Nous fûmes un peu bouleversés le premier jourpar les extravagances de nos nouveaux hôtes ; mais quand ilsse furent retirés dans les logements qu’on leur avait préparésaussi bien que le permettait notre navire, fatigués, brisés parl’effroi, ils s’endormirent profondément pour la plupart, et nousretrouvâmes en eux le lendemain une toute autre espèce de gens.

Point de courtoisies, point de démonstrationsde reconnaissance qu’ils ne nous prodiguèrent pour les bons officesque nous leur avions rendus : les Français, on ne l’ignorepas, sont naturellement portés à donner dans l’excès de ce côté-là.– Le capitaine et un des prêtres m’abordèrent le jour suivant, et,désireux de s’entretenir avec moi et mon neveu le commandant, ilscommencèrent par nous consulter sur nos intentions à leur égard.D’abord ils nous dirent que, comme nous leur avions sauvé la vie,tout ce qu’ils possédaient ne serait que peu en retour du bienfaitqu’ils avaient reçu. Puis le capitaine nous déclara qu’ils avaientà la hâte arraché aux flammes et mis en sûreté dans leursembarcations de l’argent et des objets de valeur, et que si nousvoulions l’accepter ils avaient mission de nous offrir letout ; seulement qu’ils désiraient être mis à terre, sur notreroute, en quelque lieu où il ne leur fût point impossible d’obtenirpassage pour la France.

Mon neveu tout d’abord ne répugnait pas àaccepter leur argent, quitte à voir ce qu’on ferait d’eux plustard ; mais je l’en détournai, car je savais ce que c’étaitque d’être déposé à terre en pays étranger. Si le capitaineportugais qui m’avait recueilli en mer avait agi ainsi envers moi,et avait pris pour la rançon de ma délivrance tout ce que jepossédais, il m’eût fallu mourir de faim ou devenir esclave auBrésil comme je l’avais été en Barbarie, à la seule différence queje n’aurais pas été à vendre à un Mahométan ; et rien ne ditqu’un Portugais soit meilleur maître qu’un Turc, voire même qu’ilne soit pire en certains cas.

REQUÊTE DES INCENDIÉS

Je répondis donc au capitaine français :– « À la vérité nous vous avons secourus dans votredétresse ; mais c’était notre devoir, parce que nous sommesvos semblables, et que nous désirerions qu’il nous fût ainsi faitsi nous nous trouvions en pareille ou en toute autre extrémité.Nous avons agi envers vous comme nous croyons que vous eussiez agienvers nous si nous avions été dans votre situation et vous dans lanôtre. Nous vous avons accueillis à bord pour vous assister, et nonpour vous dépouiller ; ce serait une chose des plus barbaresque de vous prendre le peu que vous avez sauvé des flammes, puis devous mettre à terre et de vous abandonner ; ce serait vousavoir premièrement arrachés aux mains de la mort pour vous tuerensuite nous-mêmes, vous avoir sauvés du naufrage pour vous fairemourir de faim. Je ne permettrai donc pas qu’on accepte de vous lamoindre des choses. – Quant à vous déposer à terre, ajoutai-je,c’est vraiment pour nous d’une difficulté extrême ; car lebâtiment est chargé pour les Indes-Orientales ; et quoique àune grande distance du côté de l’Ouest, nous soyons entraînés horsde notre course, ce que peut-être le ciel a voulu pour votredélivrance, il nous est néanmoins absolument impossible de changernotre voyage à votre considération particulière. Mon neveu, lecapitaine, ne pourrait justifier cela envers ses affréteurs, aveclesquels il s’est engagé par une charte-partie à se rendre à sadestination par la route du Brésil. Tout ce qu’à ma connaissance ilpeut faire pour vous, c’est de nous mettre en passe de rencontrerdes navires revenant des Indes-Occidentales, et, s’il est possible,de vous faire accorder passage pour l’Angleterre ou laFrance. »

La première partie de ma réponse était sigénéreuse et si obligeante qu’ils ne purent que m’en rendre grâces,mais ils tombèrent dans une grande consternation, surtout lespassagers, à l’idée d’être emmenés aux Indes-Orientales. Ils mesupplièrent, puisque j’étais déjà entraîné si loin à l’Ouest avantde les rencontrer, de vouloir bien au moins tenir la même routejusqu’aux Bancs de Terre-Neuve, où sans doute je rencontreraisquelque navire ou quelque sloop qu’ils pourraient prendreà louage pour retourner au Canada, d’où ils venaient.

Cette requête ne me parut que raisonnable deleur part, et j’inclinais à l’accorder ; car je considéraisque, par le fait, transporter tout ce monde aux Indes-Orientalesserait non-seulement agir avec trop de dureté envers de pauvresgens, mais encore serait la ruine complète de notre voyage, parl’absorption de toutes nos provisions. Aussi pensai-je que cen’était point là une infraction à la charte-partie, mais unenécessité qu’un accident imprévu nous imposait, et que nul nepouvait nous imputer à blâme ; car les lois de Dieu et de lanature nous avaient enjoint d’accueillir ces deux bateaux pleins degens dans une si profonde détresse, et la force des choses nousfaisait une obligation, envers nous comme envers ces infortunés, deles déposer à terre quelque part, de les rendre à eux-mêmes. Jeconsentis donc à les conduire à Terre-Neuve si le vent et le tempsle permettaient, et, au cas contraire, à la Martinique, dans lesIndes-Occidentales.

Le vent continua de souffler fortement del’Est ; cependant le temps se maintint assez bon ; et,comme le vent s’établit dans les aires intermédiaires entre leNord-Est et le Sud-Est, nous perdîmes plusieurs occasions d’envoyernos hôtes en France ; car nous rencontrâmes plusieurs naviresfaisant voile pour l’Europe, entre autres deux bâtiments françaisvenant de Saint-Christophe ; mais ils avaient louvoyé silong-temps qu’ils n’osèrent prendre des passagers, dans la craintede manquer de vivres et pour eux-mêmes et pour ceux qu’ils auraientaccueillis. Nous fûmes donc obligés de poursuivre. – Une semaineaprès environ nous parvînmes aux Bancs de Terre-Neuve, où, pourcouper court, nous mîmes touts nos Français à bord d’uneembarcation qu’ils prirent à louage en mer, pour les mener à terre,puis ensuite les transporter en France s’ils pouvaient trouver desprovisions pour l’avitailler. Quand je dis que touts nos Françaisnous quittèrent, je dois faire observer que le jeune prêtre dontj’ai parlé, ayant appris que nous allions aux Indes-Orientales,désira faire le voyage avec nous pour débarquer à la côte deCoromandel. J’y consentis volontiers, car je m’étais prisd’affection pour cet homme, et non sans bonne raison, comme on leverra plus tard. – Quatre matelots s’enrôlèrent aussi à bord, et semontrèrent bons compagnons.

De là nous prîmes la route desIndes-Occidentales, et nous gouvernions Sud et Sud-quart-Est depuisenviron vingt jours, parfois avec peu ou point de vent, quand nousrencontrâmes une autre occasion, presque aussi déplorable que laprécédente, d’exercer notre humanité.

Nous étions par 27 degrés 5 minutes delatitude septentrionale, le 19 mars 1694-5, faisant routeSud-Est-quart-Sud, lorsque nous découvrîmes une voile. Nousreconnûmes bientôt que c’était un gros navire, et qu’il arrivaitsur nous ; mais nous ne sûmes que conclure jusqu’à ce qu’ilfut un peu plus approché, et que nous eûmes vu qu’il avait perduson grand mât de hune, son mât de misaine et son beaupré. Il tiraalors un coup de canon en signal de détresse. Le temps était assezbon, un beau frais soufflait du Nord-Nord-Ouest ; nous fûmesbientôt à portée de lui parler.

Nous apprîmes que c’était un navire deBristol, qui chargeant à la Barbade pour son retour, avait étéentraîné hors de la rade par un terrible ouragan, peu de joursavant qu’il fût prêt à mettre à la voile, pendant que le capitaineet le premier lieutenant étaient allés touts deux à terre ; desorte que, à part la terreur qu’imprime une tempête, ces gens nes’étaient trouvés que dans un cas ordinaire où d’habiles marinsauraient ramené le vaisseau. Il y avait déjà neuf semaines qu’ilsétaient en mer, et depuis l’ouragan ils avaient essuyé une autreterrible tourmente, qui les avait tout-à-fait égarés et jetés àl’Ouest, et qui les avait démâtés, ainsi que je l’ai noté plushaut. Ils nous dirent qu’ils s’étaient attendu à voir les îlesBahama, mais qu’ils avaient été emportés plus au Sud-Est par unfort coup de vent Nord-Nord-Ouest, le même qui soufflait alors.N’ayant point de voiles pour manœuvrer le navire, si ce n’est lagrande voile, et une sorte de tréou sur un mât de misaine defortune qu’ils avaient élevé, ils ne pouvaient courir au plus prèsdu vent, mais ils s’efforçaient de faire route pour lesCanaries.

Le pire de tout, c’est que pour surcroît desfatigues qu’ils avaient souffertes ils étaient à demi morts defaim. Leur pain et leur viande étaient entièrement consommés, iln’en restait pas une once dans le navire, pas une once depuis onzejours. Pour tout soulagement ils avaient encore de l’eau, environun demi-baril de farine et pas mal de sucre. Dans l’origine ilsavaient eu quelques conserves ou confitures, mais elles avaient étédévorées. Sept barils de rum restaient encore.

Il se trouvait à bord comme passagers un jeunehomme, sa mère et une fille de service, qui, croyant le bâtimentprêt à faire voile, s’y étaient malheureusement embarqués la veillede l’ouragan. Leurs provisions particulières une fois consommées,leur condition était devenue plus déplorable que celle desautres ; car l’équipage, réduit lui-même à la dernièreextrémité, n’avait eu, la chose est croyable, aucune compassionpour les pauvres passagers : ils étaient vraiment plongés dansune misère douloureuse à dépeindre.

Je n’aurais peut-être jamais connu ce faitdans touts ses détails si, le temps étant favorable et le ventabattu, ma curiosité ne m’avait conduit à bord de ce navire. – Lelieutenant en second, qui pour lors avait pris le commandement,vint à notre bord, et me dit qu’ils avaient dans la grande cabinetrois passagers qui se trouvaient dans un état déplorable. –« Voire même, ajouta-t-il, je pense qu’ils sont morts ;car je n’en ai point entendu parler depuis plus de deux jours, etj’ai craint de m’en informer, ne pouvant rien faire pour leurconsolation. »

Nous nous appliquâmes aussitôt à donner toutsoulagement possible à ce malheureux navire, et, par le fait,j’influençai si bien mon neveu, que j’aurais pu l’approvisionner,eussions-nous dû aller à la Virginie ou en tout autre lieu de lacôte d’Amérique pour nous ravitailler nous-mêmes ; mais il n’yeut pas nécessité.

Ces pauvres gens se trouvaient alors dans unnouveau danger : ils avaient à redouter de manger trop, quelque fût même le peu de nourriture qu’on leur donnât. – Le second oucommandant avait amené avec lui six matelots dans sachaloupe ; mais les infortunés semblaient des squelettes etétaient si faibles qu’ils pouvaient à peine se tenir à leurs rames.Le second lui-même était fort mal et à moitié mort de faim ;car il ne s’était rien réservé, déclara-t-il, de plus que seshommes, et n’avait toujours pris que part égale de chaquepitance.

Je lui recommandai de manger avec réserve, etje m’empressai de lui présenter de la nourriture ; il n’eutpas avalé trois bouchées qu’il commença à éprouver dumalaise : aussi s’arrêta-t-il, et notre chirurgien lui mêlaavec un peu de bouillon quelque chose qu’il dit devoir lui servir àla fois d’aliment et de remède. Dès qu’il l’eut pris il se sentitmieux. Dans cette entrefaite je n’oubliai pas les matelots. Je leurfis donner des vivres, et les pauvres diables les dévorèrent plutôtqu’ils ne les mangèrent. Ils étaient si affamés qu’ils enrageaienten quelque sorte et ne pouvaient se contenir. Deux entre autresmangèrent avec tant de voracité, qu’ils faillirent à mourir lelendemain matin.

La vue de la détresse de ces infortunés meremua profondément, et rappela à mon souvenir la terribleperspective qui se déroulait devant moi à mon arrivée dans mon île,où je n’avais pas une bouchée de nourriture, pas même l’espoir dem’en procurer ; où pour surcroît j’étais dans la continuelleappréhension de servir de proie à d’autres créatures. – Pendanttout le temps que le second nous fit le récit de la situationmisérable de l’équipage je ne pus éloigner de mon esprit ce qu’ilm’avait conté des trois pauvres passagers de la grande cabine,c’est-à-dire la mère, son fils et la fille de service, dont iln’avait pas eu de nouvelles depuis deux ou trois jours, et que, ilsemblait l’avouer, on avait entièrement négligés, les propressouffrances de son monde étant si grandes. J’avais déduit de celaqu’on ne leur avait réellement donné aucune nourriture, parconséquent qu’ils devaient touts avoir péri, et que peut-être ilsétaient touts étendus morts sur le plancher de la cabine.

Tandis que je gardais à bord le lieutenant,que nous appelions le capitaine, avec ses gens, afin de lesrestaurer, je n’oubliai pas que le reste de l’équipage se mouraitde faim, et j’envoyai vers le navire ma propre chaloupe, montée parmon second et douze hommes, pour lui porter un sac de biscuit etquatre ou cinq pièces de bœuf. Notre chirurgien enjoignit auxmatelots de faire cuire cette viande en leur présence, et de fairesentinelle dans la cuisine pour empêcher ces infortunés de mangerla viande crue ou de l’arracher du pot avant qu’elle fût biencuite, puis de n’en donner à chacun que peu à la fois. Par cetteprécaution il sauva ces hommes, qui autrement se seraient tués aveccette même nourriture qu’on leur donnait pour conserver leurvie.

J’ordonnai en même temps au second d’entrerdans la grande cabine et de voir dans quel état se trouvaient lespauvres passagers, et, s’ils étaient encore vivants, de lesréconforter et de leur administrer les secours convenables. Lechirurgien lui donna une cruche de ce bouillon préparé, que surnotre bord il avait fait prendre au lieutenant, lequel bouillon,affirmait-il, devait les remettre petit à petit.

LA CABINE

Non content de cela, et, comme je l’ai ditplus haut, ayant un grand désir d’assister à la scène de misère queje savais devoir m’être offerte par le navire lui-même d’unemanière plus saisissante que tout récit possible, je pris avec moile capitaine, comme on l’appelait alors, et je partis peu aprèsdans sa chaloupe.

Je trouvai à bord les pauvres matelots presqueen révolte pour arracher la viande de la chaudière avant qu’ellefût cuite ; mais mon second avait suivi ses ordres et faitfaire bonne garde à la porte de la cuisine ; et la sentinellequ’il avait placée là, après avoir épuisé toutes persuasionspossibles pour leur faire prendre patience, les repoussait par laforce. Néanmoins elle ordonna de tremper dans le pot quelquesbiscuits pour les amollir avec le gras du bouillon, – on appellecela brewis, – et d’en distribuer un à chacun pourappaiser leur faim : c’était leur propre conservation quil’obligeait, leur disait-elle, de ne leur en donner que peu à lafois. Tout cela était bel et bon ; mais si je ne fusse pasvenu à bord en compagnie de leur commandant et de leurs officiers,si je ne leur avais adressé de bonnes paroles et même quelquesmenaces de ne plus rien leur donner, je crois qu’ils auraientpénétré de vive force dans la cuisine et arraché la viande dufourneau : car Ventre affamé n’a point d’oreilles. – Nous lespacifiâmes pourtant : d’abord nous leur donnâmes à manger peuà peu et avec retenue, puis nous leur accordâmes davantage, enfinnous les mîmes à discrétion, et ils s’en trouvèrent assez bien.

Mais la misère des pauvres passagers de lacabine était d’une autre nature et bien au-delà de tout lereste ; car, l’équipage ayant si peu pour lui-même, il n’étaitque trop vrai qu’il les avait d’abord tenus fort chétivement, puisà la fin qu’il les avait totalement négligés ; de sorte qu’oneût pu dire qu’ils n’avaient eu réellement aucune nourriture depuissix ou sept jours, et qu’ils n’en avaient eu que très-peu les joursprécédents.

La pauvre mère, qui, à ce que le lieutenantnous rapporta, était une femme de bon sens et de bonne éducation,s’était par tendresse pour son fils imposé tant de privations,qu’elle avait fini par succomber ; et quand notre second entraelle était assise sur le plancher de la cabine, entre deux chaisesauxquelles elle se tenait fortement, son dos appuyé contre lelambris, la tête affaissée dans les épaules, et semblable à uncadavre, bien qu’elle ne fût pas tout-à-fait morte. Mon second luidit tout ce qu’il put pour la ranimer et l’encourager, et avec unecuillère lui fit couler du bouillon dans la bouche. Elle ouvrit leslèvres, elle leva une main, mais elle ne put parler. Cependant elleentendit ce qu’il lui disait, et lui fit signe qu’il était troptard pour elle ; puis elle lui montra son enfant, comme sielle eût voulu dire : Prenez-en soin.

Néanmoins le second, excessivement ému à cespectacle, s’efforçait de lui introduire un peu de bouillon dans labouche, et, à ce qu’il prétendit, il lui en fit avaler deux outrois cuillerées : je doute qu’il en fût bien sûr.N’importe ! c’était trop tard : elle mourut la mêmenuit.

Le jeune homme, qui avait été sauvé au prix dela vie de la plus affectionnée des mères, ne se trouvait pastout-à-fait aussi affaibli ; cependant il était étendu roidesur un lit, n’ayant plus qu’un souffle de vie. Il tenait dans sabouche un morceau d’un vieux gant qu’il avait dévoré. Comme ilétait jeune et avait plus de vigueur que sa mère, le second réussità lui verser quelque peu de la potion dans le gosier, et ilcommença sensiblement à se ranimer ; pourtant quelque tempsaprès, lui en ayant donné deux ou trois grosses cuillerées, il setrouva fort mal et les rendit.

Des soins furent ensuite donnés à la pauvreservante. Près de sa maîtresse elle était couchée tout de son longsur le plancher, comme une personne tombée en apoplexie, et elleluttait avec la mort. Ses membres étaient tordus : une de sesmains était agrippée à un bâton de chaise, et le tenait si fermequ’on ne put aisément le lui faire lâcher ; son autre brasétait passé sur sa tête, et ses deux pieds, étendus et joints,s’appuyaient avec force contre la barre de la table. Bref, ellegisait là comme un agonisant dans le travail de la mort :cependant elle survécut aussi.

La pauvre créature n’était pas seulementépuisée par la faim et brisée par les terreurs de la mort ;mais, comme nous l’apprîmes de l’équipage, elle avait le cœurdéchiré pour sa maîtresse, qu’elle voyait mourante depuis deux outrois jours et qu’elle aimait fort tendrement.

Nous ne savions que faire de cette pauvrefille ; et lorsque notre chirurgien, qui était un homme debeaucoup de savoir et d’expérience, l’eut à grands soins rappelée àla vie, il eut à lui rendre la raison ; et pendant fortlong-temps elle resta à peu près folle, comme on le verra par lasuite.

Quiconque lira ces mémoires voudra bienconsidérer que les visites en mer ne se font pas comme dans unvoyage sur terre, où l’on séjourne quelquefois une ou deux semainesen un même lieu. Il nous appartenait de secourir l’équipage de cenavire en détresse, mais non de demeurer avec lui ; et,quoiqu’il désirât fort d’aller de conserve avec nous pendantquelques jours, il nous était pourtant impossible de convoyer unbâtiment qui n’avait point de mâts. Néanmoins, quand le capitainenous pria de l’aider à dresser un grand mât de hune et une sorte demâtereau de hune à son mât de misaine de fortune, nous ne nousrefusâmes pas à rester en panne trois ou quatre jours. Alors, aprèslui avoir donné cinq barils de bœuf et de porc, deux barriques debiscuits, et une provision de pois, de farine et d’autres chosesdont nous pouvions disposer, et avoir pris en retour trois tonneauxde sucre, du rum, et quelques pièces de huit, nous lesquittâmes en gardant à notre bord, à leur propre requête, le jeunehomme et la servante avec touts leurs bagages.

Le jeune homme, dans sa dix-septième annéeenviron, garçon aimable, bien élevé, modeste et sensible,profondément affligé de la perte de sa mère, son père étant mort àla Barbade peu de mois auparavant, avait supplié le chirurgien devouloir bien m’engager à le retirer de ce vaisseau, dont le crueléquipage, disait-il, était l’assassin de sa mère ; et par lefait il l’était, du moins passivement : car, pour la pauvreveuve délaissée ils auraient pu épargner quelques petites chosesqui l’auraient sauvée, n’eût-ce été que juste de quoi l’empêcher demourir. Mais la faim ne connaît ni ami, ni famille, ni justice, nidroit ; c’est pourquoi elle est sans remords et sanscompassion.

Le chirurgien lui avait exposé que nousfaisions un voyage de long cours, qui le séparerait de touts sesamis et le replongerait peut-être dans une aussi mauvaise situationque celle où nous l’avions trouvé, c’est-à-dire mourant de faimdans le monde ; et il avait répondu : – « Peum’importe où j’irai, pourvu que je sois délivré, du féroce équipageparmi lequel je suis ! Le capitaine, – c’est de moi qu’ilentendait parler, car il ne connaissait nullement mon neveu, – m’asauvé la vie, je suis sûr qu’il ne voudra pas me faire dechagrin ; et quant à la servante, j’ai la certitude, si ellerecouvre sa raison, qu’elle sera très-reconnaissante, n’importe lelieu où vous nous emmeniez. » – Le chirurgien m’avait rapportétout ceci d’une façon si touchante, que je n’avais pu résister, etque nous les avions pris à bord touts les deux, avec touts leursbagages, excepté onze barriques de sucre qu’on n’avait pu remuer ouaveindre. Mais, comme le jeune homme en avait le connaissement,j’avais fait signer à son capitaine un écrit par lequel ils’obligeait dès son arrivée à Bristol à se rendre chez unM. Rogers, négociant auquel le jeune homme s’était dit allié,et à lui remettre une lettre de ma part, avec toutes lesmarchandises laissées à bord appartenant à la défunte veuve. Iln’en fut rien, je présume : car je n’appris jamais que cevaisseau eût abordé à Bristol. Il se sera perdu en mer, cela estprobable. Désemparé comme il était et si éloigné de toute terre,mon opinion est qu’à la première tourmente qui aura soufflé il auradû couler bas. Déjà il faisait eau et avait sa cale avariée quandnous le rencontrâmes.

Nous étions alors par 19 degrés 32 minutes delatitude, et nous avions eu jusque là un voyage passable commetemps, quoique les vents d’abord eussent été contraires. – Je nevous fatiguerai pas du récit des petits incidents de vents, detemps et de courants advenus durant la traversée ; mais,coupant court eu égard à ce qui va suivre, je dirai que j’arrivai àmon ancienne habitation, à mon île, le 10 avril 1695. – Ce ne futpas sans grande difficulté que je la retrouvai. Comme autrefoisvenant du Brésil, je l’avais abordée par le Sud et Sud-Est, que jel’avais quittée de même, et qu’alors je cinglais entre le continentet l’île, n’ayant ni carte de la côte, ni point de repère, je ne lareconnus pas quand je la vis. Je ne savais si c’était elle ounon.

Nous rôdâmes long-temps, et nous abordâmes àplusieurs îles dans les bouches de la grande rivière Orénoque, maisinutilement. Toutefois j’appris en côtoyant le rivage que j’avaisété jadis dans une grande erreur, c’est-à-dire que le continent quej’avais cru voir de l’île où je vivais n’était réellement point laterre ferme, mais une île fort longue, ou plutôt une chaîne d’îless’étendant d’un côté à l’autre des vastes bouches de la granderivière ; et que les Sauvages qui venaient dans mon îlen’étaient pas proprement ceux qu’on appelle Caribes,mais des insulaires et autres barbares de la même espèce, quihabitaient un peu plus près de moi.

Bref, je visitai sans résultat quantité de cesîles : j’en trouvai quelques-unes peuplées et quelques-unesdésertes. Dans une entre autres je rencontrai des Espagnols, et jecrus qu’ils y résidaient ; mais, leur ayant parlé, j’apprisqu’ils avaient un sloop mouillé dans une petite criqueprès de là ; qu’ils venaient en ce lieu pour faire du sel etpêcher s’il était possible quelques huîtres à perle ; enfinqu’ils appartenaient à l’île de la Trinité, situéeplus au Nord, par les 10 et 11 degrés de latitude.

Côtoyant ainsi d’une île à l’autre, tantôtavec le navire, tantôt avec la chaloupe des Français, – nousl’avions trouvée à notre convenance, et l’avions gardée sous leurbon plaisir, – j’atteignis enfin le côté Sud de mon île, et jereconnus les lieux de prime abord. Je fis donc mettre le navire àl’ancre, en face de la petite crique où gisait mon anciennehabitation.

Sitôt que je vins en vue de l’île j’appelaiVendredi et je lui demandai s’il savait où il était.Il promena ses regards quelque temps, puis tout à coup il battitdes mains et s’écria : – « O, oui ! O, voilà !O, oui ! O, voilà ! » – Et montrant du doigt notreancienne habitation, il se prit à danser et à cabrioler comme unfou, et j’eus beaucoup de peine à l’empêcher de sauter à la merpour gagner la rive à la nage.

– « Eh bien ! Vendredi,lui demandai-je, penses-tu que nous trouvions quelqu’un ici ?penses-tu que nous revoyions ton père ? » – Il demeuraquelque temps muet comme une souche ; mais quand je nommai sonpère, le pauvre et affectionné garçon parût affligé, et je vis deslarmes couler en abondance sur sa face. – « Qu’est-ce,Vendredi ? lui dis-je, te fâcherait-il de revoirton père ? » – « Non, non, répondit-il en secouantla tête, non voir lui plus, non jamais plus voirencore ! » – Pourquoi donc, Vendredi,repris-je, comment sais-tu cela ? » – « Ohnon ! oh non ! s’écria-t-il ; lui mort il y along-temps ; il y a long-temps lui beaucoup vieuxhomme. » – « Bah ! bah ! Vendredi,tu n’en sais rien ; mais allons-nous trouver quelqu’unautre ? » – Le compagnon avait, à ce qu’il paraît, demeilleurs yeux que moi ; il les jeta juste sur la collineau-dessus de mon ancienne maison, et, quoique nous en fussions àune demi-lieue, il se mit à crier : – « Moi voir !moi voir ! oui, oui, moi voir beaucoup hommes là, et là, etlà. »

RETOUR DANS L’ÎLE

Je regardai, mais je ne pus voir personne, pasmême avec ma lunette d’approche, probablement parce que je labraquais mal, car mon serviteur avait raison : comme jel’appris le lendemain, il y avait là cinq ou six hommes arrêtés àregarder le navire, et ne sachant que penser de nous.

Aussitôt que Vendredi m’eut ditqu’il voyait du monde, je fis déployer le pavillon anglais et tirertrois coups de canon, pour donner à entendre que nous étionsamis ; et, un demi-quart d’heure après, nous apperçûmes unefumée s’élever du côté de la crique. J’ordonnai immédiatement demettre la chaloupe à la mer, et, prenant Vendredi avecmoi, j’arborai le pavillon blanc ou parlementaire et je me rendisdirectement à terre, accompagné du jeune religieux dont il a étéquestion. Je lui avais conté l’histoire de mon existence en cetteîle, le genre de vie que j’y avais mené, toutes les particularitésayant trait et à moi-même et à ceux que j’y avais laissés, et cerécit l’avait rendu extrêmement désireux de me suivre. J’avais enoutre avec moi environ seize hommes très-bien armés pour le cas oùnous aurions trouvé quelques nouveaux hôtes qui ne nous eussent pasconnus ; mais nous n’eûmes pas besoin d’armes.

Comme nous allions à terre durant le flot,presque à marée haute, nous voguâmes droit dans la crique ; etle premier homme sur lequel je fixai mes yeux fut l’Espagnol dontj’avais sauvé la vie, et que je reconnus parfaitement bien à safigure ; quant à son costume, je le décrirai plus tard.J’ordonnai d’abord que, excepté moi, personne ne mît pied àterre ; mais il n’y eut pas moyen de retenirVendredi dans la chaloupe : car ce filsaffectionné, avait découvert son père par delà les Espagnols, à unegrande distance, où je ne le distinguais aucunement ; si on nel’eût pas laissé descendre au rivage, il aurait sauté à la mer. Ilne fut pas plus tôt débarqué qu’il vola vers son père comme uneflèche décochée d’un arc. Malgré la plus ferme résolution, il n’estpas un homme qui eût pu se défendre de verser des larmes en voyantles transports de joie de ce pauvre garçon quand il rejoignit sonpère ; comment il l’embrassa, le baisa, lui caressa la face,le prit dans ses bras, l’assit sur un arbre abattu et s’étenditprès de lui ; puis se dressa et le regarda pendant un quartd’heure comme on regarderait une peinture étrange ; puis secoucha par terre, lui caressa et lui baisa les jambes ; puisenfin se releva et le regarda fixement. On eût dit unefascination ; mais le jour suivant un chien même aurait ri devoir les nouvelles manifestations de son affection. Dans lamatinée, durant plusieurs heures il se promena avec son père çà etlà le long du rivage, le tenant toujours par la main comme s’il eûtété une lady ; et de temps en temps venant luichercher dans la chaloupe soit un morceau de sucre, soit un verrede liqueur, un biscuit ou quelque autre bonne chose. Dansl’après-midi ses folies se transformèrent encore : alors ilasseyait le vieillard, par terre, se mettait à danser autour delui, faisait mille postures, mille gesticulations bouffonnes, etlui parlait et lui contait en même temps pour le divertir unehistoire ou une autre de ses voyages et ce qui lui était advenudans les contrées lointaines. Bref, si la même affection filialepour leurs parents se trouvait chez les Chrétiens, dans notrepartie du monde, on serait tenté de dire que ç’eût été chose à peuprès inutile que le cinquième Commandement.

Mais ceci est une digression ; jeretourne à mon débarquement. S’il me fallait relater toutes lescérémonies et toutes les civilités avec lesquelles les Espagnols mereçurent, je n’en aurais jamais fini. Le premier Espagnol quis’avança, et que je reconnus très-bien, comme je l’ai dit, étaitcelui dont j’avais sauvé la vie. Accompagné d’un des siens, portantun drapeau parlementaire, il s’approcha de la chaloupe.Non-seulement, il ne me remit pas d’abord, mais il n’eut pas mêmela pensée, l’idée, que ce fût moi qui revenais, jusqu’à ce que jelui eusse parlé. – « Senhor, lui dis-je enportugais, ne me reconnaissez-vous pas ? » – Il nerépondit pas un mot ; mais, donnant son mousquet à l’homme quiétait avec lui, il ouvrit les bras, et, disant quelque chose enespagnol que je n’entendis qu’imparfaitement, il s’avança pourm’embrasser ; puis il ajouta qu’il était inexcusable den’avoir pas reconnu cette figure qui lui avait une fois apparucomme celle d’un Ange envoyé du Ciel pour lui sauver la vie ;et une foule d’autres jolies choses, comme en a toujours à sonservice un Espagnol bien élevé ; ensuite, faisant signe de lamain à la personne qui l’accompagnait, il la pria d’aller appelerses camarades. Alors il me demanda si je voulais me rendre à monancienne habitation, où il me remettrait en possession de ma propredemeure, et où je verrais qu’il ne s’y était fait que de chétivesaméliorations. Je le suivis donc ; mais, hélas ! il mefut aussi impossible de retrouver les lieux que si je n’y fussejamais allé ; car on avait planté tant d’arbres, on les avaitplacés de telle manière, si épais et si près l’un de l’autre, et endix ans de temps ils étaient devenus si gros, qu’en un mot, laplace était inaccessible, excepté par certains détours et cheminsdérobés que seulement ceux qui les avaient pratiqués pouvaientreconnaître.

Je lui demandai à quoi bon toutes cesfortifications. Il me répondit que j’en comprendrais assez lanécessité quand il m’aurait conté comment ils avaient passé leurtemps depuis leur arrivée dans l’île, après qu’ils eurent eu lemalheur de me trouver parti. Il me dit qu’il n’avait pu queparticiper de cœur à ma bonne fortune lorsqu’il avait appris que jem’en étais allé sur un bon navire, et tout à ma satisfaction, quemaintes fois il avait été pris de la ferme persuasion qu’un jour oul’autre il me reverrait ; mais que jamais il ne lui était rienarrivé dans sa vie de plus consternant et de plus affligeantd’abord que le désappointement où il tomba quand à son retour dansl’île il ne me trouva plus.

Quant aux trois barbares, – comme il lesappelait – que nous avions laissés derrière nous et sur lesquels ilavait une longue histoire à me conter, s’ils n’eussent été en sipetit nombre, les Espagnols se seraient touts crus beaucoup mieuxparmi les Sauvages. – « Il y a long-temps que s’ils avaientété assez forts nous serions touts en Purgatoire, me dit-il en sesignant sur la poitrine ; mais, sir, j’espère quevous ne vous fâcherez point quand je vous déclarerai que, forcéspar la nécessité, nous avons été obligés, pour notre propreconservation, de désarmer et de faire nos sujets ces hommes, qui,ne se contentant point d’être avec modération nos maîtres,voulaient se faire nos meurtriers. » – Je lui répondis quej’avais profondément redouté cela en laissant ces hommes en ceslieux, et que rien ne m’avait plus affecté à mon départ de l’îleque de ne pas les voir de retour, pour les mettre d’abord enpossession de toutes choses, et laisser les autres dans un état desujétion selon qu’ils le méritaient ; mais que puisqu’ils lesy avaient réduits j’en étais charmé, bien loin d’y trouver aucunmal ; car je savais que c’étaient d’intraitables etd’ingouvernables coquins, propres à toute espèce de crime.

Comme j’achevais ces paroles, l’homme qu’ilavait envoyé revint, suivi de onze autres. Dans le costume où ilsétaient, il était impossible de deviner à quelle nation ilsappartenaient ; mais il posa clairement la question pour euxet pour moi : d’abord il se tourna vers moi et me dit en lesmontrant : – « Sir, ce sont quelques-uns desgentlemen qui vous sont redevables de la vie. » –Puis, se tournant vers eux et me désignant du doigt, il leur fitconnaître qui j’étais. Là-dessus ils s’approchèrent touts un à un,non pas comme s’ils eussent été des marins et du petit monde et moileur pareil, mais réellement comme s’ils eussent été desambassadeurs ou de nobles hommes et moi un monarque ou un grandconquérant. Leur conduite fut au plus haut degré obligeante etcourtoise, et cependant mêlé d’une mâle et majestueuse gravité quileur séyait très-bien. Bref, ils avaient tellement plus d’entregentque moi, qu’à peine savais-je comment recevoir leurs civilités,beaucoup moins encore comment leur rendre la réciproque.

L’histoire de leur venue et de leur conduitedans l’île après mon départ est si remarquable, elle est traverséede tant d’incidents que la première partie de ma relation aidera àcomprendre, elle a tant de liaison dans la plupart de ses détailsavec le récit que j’ai déjà donné, que je ne saurais me défendre del’offrir avec grand plaisir à la lecture de ceux qui viendrontaprès moi.

Je n’embrouillerai pas plus long-temps le filde cette histoire par une narration à la première personne, ce quime mettrait en dépense de dix mille dis-je, dit-il, et il medit, et je lui dis et autres choses semblables ; mais jerassemblerai les faits historiquement, aussi exactement que me lesreprésentera ma mémoire, suivant qu’ils me les ont contés, et queje les ai recueillis dans mes entretiens avec eux sur le théâtremême.

Pour faire cela succinctement et aussiintelligiblement que possible, il me faut retourner auxcirconstances dans lesquelles j’abandonnai l’île et dans lesquellesse trouvaient les personnes dont j’ai à parler. D’abord il estnécessaire de répéter que j’avais envoyé le père deVendredi et l’Espagnol, touts les deux sauvés, grâcemoi, des Sauvages ; que je les avais envoyés, dis-je, dans unegrande pirogue à la terre-ferme, comme je le croyais alors, pourchercher les compagnons de l’Espagnol, afin de les tirer du malheuroù ils étaient, afin de les secourir pour le présent, et d’inventerensemble par la suite, si faire se pouvait, quelques moyens dedélivrance.

Quand je les envoyai ma délivrance n’avaitaucune probabilité, rien ne me donnait lieu de l’espérer, pas plusque vingt ans auparavant ; bien moins encore avais-je quelqueprescience de ce qui après arriva, j’entends qu’un navire anglaisaborderait là pour les emmener. Aussi quand ils revinrent quelledut être leur surprise, non-seulement de me trouver parti, mais detrouver trois étrangers abandonnés sur cette terre, en possessionde tout ce que j’avais laissé derrière moi, et qui autrement leurserait échu !

La première chose dont toutefois je m’enquis,– pour reprendre où j’en suis resté, – fut ce qui leur étaitpersonnel ; et je priai l’Espagnol de me faire un récitparticulier de son voyage dans la pirogue à la recherche de sescompatriotes. Il me dit que cette portion de leurs aventuresoffrait peu de variété, car rien de remarquable ne leur étaitadvenu en route : ils avaient eu un temps fort calme et unemer douce. Quant à ses compatriotes, ils furent, à n’en pas douter,ravis de le revoir. – À ce qu’il paraît, il était le principald’entre eux, le capitaine du navire sur lequel ils avaient naufragéétant mort depuis quelque temps. – Ils furent d’autant plus surprisde le voir, qu’ils le savaient tombé entre les mains des Sauvages,et le supposaient dévoré comme touts les autres prisonniers. Quandil leur conta l’histoire de sa délivrance et qu’il était à même deles emmener, ce fut comme un songe pour eux. Leur étonnement, selonleur propre expression, fut semblable à celui des frères de Josephlorsqu’il se découvrit à eux et leur raconta l’histoire de sonexaltation à la Cour de Pharaon. Mais quand il leur montra lesarmes, la poudre, les balles et les provisions qu’il avaitapportées pour leur traversée, ils se remirent, ne se livrèrentqu’avec réserve à la joie de leur délivrance et immédiatement sepréparèrent à le suivre.

Leur première affaire fut de se procurer descanots ; et en ceci ils se virent obligés de faire violence àleur honneur, de tromper leurs amis les Sauvages, et de leuremprunter deux grands canots ou pirogues, sous prétexte d’aller àla pêche ou en partie de plaisir.

Dans ces embarcations ils partirent le matinsuivant. Il est clair qu’il ne leur fallut pas beaucoup de tempspour leurs préparatifs, n’ayant ni bagages, ni hardes, niprovisions, rien au monde que ce qu’ils avaient sur eux et quelquesracines qui leur servaient à faire leur pain.

BATTERIE DES INSULAIRES

Mes deux messagers furent en tout troissemaines absents, et dans cet intervalle, malheureusement pour eux,comme je l’ai rapporté dans la première partie, je trouvail’occasion de me tirer de mon île, laissant derrière moi troisbandits, les plus impudents, les plus endurcis, les plusingouvernables, les plus turbulents qu’on eût su rencontrer, augrand chagrin et au grand désappointement des pauvres Espagnols,ayez-en l’assurance.

La seule chose juste que firent ces coquins,ce fut de donner ma lettre aux Espagnols quand ils arrivèrent, etde leur offrir des provisions et des secours, comme je le leuravais recommandé. Ils leur remirent aussi de longues instructionsécrites que je leur avais laissées, et qui contenaient les méthodesparticulières dont j’avais fait usage dans le gouvernement de mavie en ces lieux : la manière de faire cuire mon pain,d’élever mes chèvres apprivoisées et de semer mon blé ;comment je séchais mes raisins, je faisais mes pois et en un mottout ce que je fabriquais. Tout cela, couché par écrit, fut remispar les trois vauriens aux Espagnols, dont deux comprenaient assezbien l’anglais. Ils ne refusèrent pas, qui plus est, des’accommoder avec eux pour toute autre chose, car ils s’accordèrenttrès-bien pendant quelque temps. Ils partagèrent également avec euxla maison ou la grotte, et commencèrent par vivre fortsociablement. Le principal Espagnol, qui m’avait assisté dansbeaucoup de mes opérations, administrait toutes les affaires avecl’aide du père de Vendredi. Quant aux Anglais, ils nefaisaient que rôder çà et là dans l’île, tuer des perroquets,attraper des tortues ; et quand le soir ils revenaient à lamaison, les Espagnols pourvoyaient à leur souper.

Les Espagnols s’en seraient arrangés si lesautres les avaient seulement laissés en repos ; mais leur cœurne pouvait leur permettre de le faire long-temps ; et, commele chien dans la crèche, ils ne voulaient ni manger ni souffrir queles autres mangeassent. Leurs différends toutefois furent d’abordpeu de chose et ne valent pas la peine d’être rapportés ; maisà la fin une guerre ouverte éclata et commença avec toute lagrossièreté et l’insolence qui se puissent imaginer, sans raison,sans provocation, contrairement à la nature et au senscommun ; et, bien que le premier rapport m’en eût été fait parles Espagnols eux-mêmes, que je pourrais qualifier d’accusateur,quand je vins à questionner les vauriens, ils ne purent en démentirun mot.

Mais avant d’entrer dans les détails de cetteseconde partie, il faut que je répare une omission faite dans lapremière. J’ai oublié d’y consigner qu’à l’instant de lever l’ancrepour mettre à la voile, il s’engagea à bord de notre navire unepetite querelle, qui un instant fit craindre une seconderévolte ; elle ne s’appaisa que lorsque le capitaine, s’armantde courage et réclamant notre assistance, eut séparé de vive forceet fait prisonniers deux des plus séditieux, et les eut fait mettreaux fers. Comme ils s’étaient mêlés activement aux premiersdésordres, et qu’en dernier lieu ils avaient laissé échapperquelques propos grossiers et dangereux, il les menaça de lestransporter ainsi en Angleterre pour y être pendus comme rebelleset comme pirates.

Cette menace, quoique probablement lecapitaine n’eût pas l’intention de l’exécuter, effraya les autresmatelots ; et quelques-uns d’entre eux mirent dans la tête deleurs camarades que le capitaine ne leur donnait pour le présent debonnes paroles qu’afin de pouvoir gagner quelque port anglais, oùils seraient touts jetés en prison et mis en jugement.

Le second eut vent de cela et nous en donnaconnaissance ; sur quoi il fut arrêté que moi, qui passaistoujours à leurs yeux pour un personnage important, j’irais avec lesecond les rassurer et leur dire qu’ils pouvaient être certains,s’ils se conduisaient bien durant le reste du voyage, que tout cequ’ils avaient fait précédemment serait oublié. J’y allaidonc ; ils parurent contents après que je leur eus donné maparole d’honneur, et plus encore quand j’ordonnai que les deuxhommes qui étaient aux fers fussent relâchés et pardonnés.

Cette mutinerie nous obligea à jeter l’ancrepour cette nuit, attendu d’ailleurs que le vent était tombé ;le lendemain matin nous nous apperçûmes que nos deux hommes quiavaient été mis aux fers s’étaient saisis chacun d’un mousquet etde quelques autres armes, – nous ignorions combien ils avaient depoudre et de plomb, – avaient pris la pinace du bâtiment, quin’avait pas encore été halée à bord, et étaient allés rejoindre àterre leurs compagnons de scélératesse.

Aussitôt que j’en fus instruit je fis monterdans la grande chaloupe douze hommes et le second, et les envoyai àla poursuite de ces coquins ; mais ils ne purent les trouvernon plus qu’aucun des autres ; car dès qu’ils avaient vu lachaloupe s’approcher du rivage ils s’étaient touts enfuis dans lesbois. Le second fut d’abord tenté, pour faire justice de leurcoquinerie, de détruire leurs plantations, de brûler leursustensiles et leurs meubles, et de les laisser se tirer d’affairecomme ils pourraient ; mais, n’ayant pas d’ordre, il laissatoutes choses comme il les trouva, et, ramenant la pinace, ilrevint à bord sans eux.

Ces deux hommes joints aux autres en élevaientle nombre à cinq ; mais les trois coquins l’emportaienttellement en scélératesse sur ceux-ci qu’après qu’ils eurent passéensemble deux ou trois jours, ils mirent à la porte les deuxnouveau-venus, les abandonnant à eux-mêmes et ne voulant rien avoirde commun avec eux. Ils refusèrent même long-temps de leur donnerde la nourriture. Quant aux Espagnols, ils n’étaient point encorearrivés.

Dès que ceux-ci furent venus, les affairescommencèrent à marcher ; ils tâchèrent d’engager les troisscélérats d’Anglais à reprendre parmi eux leurs deux compatriotes,afin, disaient-ils, de ne faire qu’une seule famille ; maisils ne voulurent rien entendre : en sorte que les deux pauvresdiables vécurent à part ; et, voyant qu’il n’y avait que letravail et l’application qui pût les faire vivre confortablement,ils s’installèrent sur le rivage nord de l’île, mais un peu plus àl’ouest, pour être à l’abri des Sauvages, qui débarquaient toujoursdans la partie orientale.

Là ils battirent deux huttes, l’une pour seloger et l’autre pour servir de magasin. Les Espagnols leur ayantremis quelque peu de blé pour semer et une partie des pois que jeleur avais laissés, ils bêchèrent, plantèrent, firent des clôtures,d’après l’exemple que je leur avais donné à touts, et commencèrentà se tirer assez bien d’affaire.

Leur première récolte de blé était venue àbien ; et, quoiqu’ils n’eussent d’abord cultivé qu’un petitespace de terrain, vu le peu de temps qu’ils avaient eu, néanmoinsc’en fut assez pour les soulager et les fournir de pain et d’autresaliments ; l’un d’eux, qui avait rempli à bord les fonctionsd’aide de cuisine, s’entendait fort bien à faire des soupes, despuddings, et quelques autres mets que le riz, le lait, etle peu de viande qu’ils avaient permettaient d’apprêter.

C’est ainsi que leur position commençait às’améliorer, quand les trois dénaturés coquins leurs compatriotesse mirent en tête de venir les insulter et leur chercher noise. Ilsleur dirent que l’île était à eux ; que le gouverneur, –c’était moi qu’ils désignaient ainsi, – leur en avait donné lapossession, que personne qu’eux n’y avait droit ; et que, depar touts les diables, ils ne leur permettraient point de faire desconstructions sur leur terrain, à moins d’en payer le loyer.

Les deux hommes crurent d’abord qu’ilsvoulaient rire ; ils les prièrent de venir s’asseoir auprèsd’eux, d’examiner les magnifiques maisons qu’ils avaientconstruites et d’en fixer eux-mêmes le loyer ; l’un d’euxajouta en plaisantant que s’ils étaient effectivement lespropriétaires du sol il espérait que, bâtissant sur ce terrain et yfaisant des améliorations, on devait, selon la coutume de touts lespropriétaires, leur accorder un long bail, et il les engagea àamener un notaire pour rédiger l’acte. Un des trois scélérats semit à jurer, et, entrant en fureur, leur dit qu’il allait leurfaire voir qu’ils ne riaient pas ; en même temps il s’approchede l’endroit où ces honnêtes gens avaient allumé du feu pour cuireleurs aliments, prend un tison, l’applique sur la partie extérieurede leur hutte et y met le feu : elle aurait brûlé tout entièreen quelques minutes si l’un des deux, courant à ce coquin, ne l’eûtchassé et n’eût éteint le feu avec ses pieds, sans de grandesdifficultés.

Le vaurien furieux d’être ainsi repoussé parcet honnête homme, s’avança sur lui avec un gros bâton qu’il tenaità la main ; et si l’autre n’eût évité adroitement le coup etne se fût enfui dans la hutte, c’en était fait de sa vie. Soncamarade voyant le danger où ils étaient touts deux, courut lerejoindre, et bientôt ils ressortirent ensemble, avec leursmousquets ; celui qui avait été frappé étendit à terre d’uncoup de crosse le coquin qui avait commencé la querelle avant queles deux autres pussent arriver à son aide ; puis, les voyantvenir à eux, ils leur présentèrent le canon de leurs mousquets etleur ordonnèrent de se tenir à distance.

Les drôles avaient aussi des armes àfeu ; mais l’un des deux honnêtes gens, plus décidé que soncamarade et enhardi par le danger qu’ils couraient, leur dit ques’ils remuaient pied ou main ils étaient touts morts, et leurcommanda résolument de mettre bas les armes. Ils ne mirent pas basles armes, il est vrai ; mais, les voyant déterminés, ilsparlementèrent et consentirent à s’éloigner en emportant leurcamarade, que le coup de crosse qu’il avait reçu paraissait avoirgrièvement blessé. Toutefois les deux honnêtes Anglais eurent grandtort : ils auraient dû profiter de leurs avantages pourdésarmer entièrement leurs adversaires comme ils le pouvaient,aller immédiatement trouver les Espagnols et leur raconter commentces scélérats les avaient traités ; car ces trois misérablesne s’occupèrent plus que des moyens de se venger, et chaque jour enfournissait quelque nouvelle preuve.

Mais je ne crois pas devoir changer cettepartie de mon histoire du récit des manifestations les moinsimportantes de leur coquinerie, telles que fouler aux pieds leursblés, tuer à coups de fusil trois jeunes chevreaux et une chèvreque les pauvres gens avaient apprivoisée pour en avoir des petits.En un mot, ils les tourmentèrent tellement nuit et jour, que lesdeux infortunés, poussés à bout, résolurent de leur livrer batailleà touts trois à la première occasion. À cet effet ils se décidèrentà aller au château, – c’est ainsi qu’ils appelaient ma vieillehabitation, – où vivaient à cette époque les trois coquins et lesEspagnols. Là leur intention était de livrer un combat dans lesrègles, en prenant les Espagnols pour témoins. Ils se levèrent doncle lendemain matin avant l’aube, vinrent au château et appelèrentles Anglais par leurs noms, disant à l’Espagnol, qui leur demandace qu’ils voulaient, qu’ils avaient à parler à leurscompatriotes.

Il était arrivé que la veille deux desEspagnols, s’étant rendus dans les bois, avaient rencontré l’un desdeux Anglais que, pour les distinguer, j’appelle honnêtesgens ; il s’était plaint amèrement aux Espagnolsdes traitements barbares qu’ils avaient eu à souffrir de leurstrois compatriotes, qui avaient détruit leur plantation, dévastéleur récolte, qu’ils avaient eu tant de peine à faire venir ;tué la chèvre et les trois chevreaux qui formaient toute leursubsistance. Il avait ajouté que si lui et ses amis, à savoir lesEspagnols, ne venaient de nouveau à leur aide, il ne leur resteraitd’autre perspective que de mourir de faim. Quand les Espagnolsrevinrent le soir au logis, et que tout le monde fut à souper, und’entre eux prit la liberté de blâmer les trois Anglais, bienqu’avec douceur et politesse, et leur demanda comment ils pouvaientêtre aussi cruels envers des gens qui ne faisaient de mal àpersonne, qui tâchaient de subsister par leur travail, et quiavaient dû se donner bien des peines pour amener les choses àl’état de perfection où elles étaient arrivées.

BRIGANDAGE DES TROIS VAURIENS

L’un des Anglais repartit brusquement : –« Qu’avaient-ils à faire ici ? » – ajoutant qu’ilsétaient venus à terre sans permission, et que, quant à eux, ils nesouffriraient pas qu’ils fissent de cultures ou de constructionsdans l’île ; que le sol ne leur appartenait pas. – Mais, ditl’Espagnol avec beaucoup de calme, señor ingles, ilsne doivent pas mourir de faim. » – L’Anglais répondit, commeun mal appris qu’il était, qu’ils pouvaient crever de faim et allerau diable, mais qu’ils ne planteraient ni ne bâtiraient dans celieu. – « Que faut-il donc qu’ils fassent,señor ? dit l’Espagnol. » – Un autre de cesrustres répondit : – « Goddam ! qu’ils nousservent et travaillent pour nous. » – « Mais commentpouvez-vous attendre cela d’eux ? vous ne les avez pas achetésde vos deniers, vous n’avez pas le droit d’en faire vosesclaves. » – Les Anglais répondirent que l’île était à eux,que le gouverneur la leur avait donnée, et que nul autre n’y avaitdroit ; ils jurèrent leurs grands Dieux qu’ils iraient mettrele feu à leurs nouvelles huttes, et qu’ils ne souffriraient pasqu’ils bâtissent sur leur territoire.

– « Mais señor, ditl’Espagnol, d’après ce raisonnement, nous aussi, nous devons êtrevos esclaves. – « Oui, dit l’audacieux coquin, et vous leserez aussi, et nous n’en aurons pas encore fini ensemble », –entremêlant à ses paroles deux ou trois goddam placés auxendroits convenables. L’Espagnol se contenta de sourire, et nerépondit rien. Toutefois cette conversation avait échauffé la biledes Anglais, et l’un d’eux, c’était, je crois, celui qu’ilsappelaient Will Atkins, se leva brusquement et dit àl’un de ses camarades : – « Viens, Jack,allons nous brosser avec eux : je te réponds que nousdémolirons leurs châteaux ; ils n’établiront pas de coloniesdans nos domaines. » –

Ce disant, ils sortirent ensemble, arméschacun d’un fusil, d’un pistolet et d’un sabre : marmottantentre eux quelques propos insolents sur le traitement qu’ilsinfligeraient aux Espagnols quand l’occasion s’enprésenterait ; mais il paraît que ceux-ci n’entendirent pasparfaitement ce qu’ils disaient ; seulement ils comprirentqu’on leur faisait des menaces parce qu’ils avaient pris le partides deux Anglais.

Où allèrent-ils et comment passèrent-ils leurtemps ce soir-là, les Espagnols me dirent n’en rien savoir ;mais il paraît qu’ils errèrent çà et là dans le pays une partie dela nuit ; puis que, s’étant couchés dans l’endroit quej’appelais ma tonnelle, ils se sentirent fatigués et s’endormirent.Au fait, voilà ce qu’il en était : ils avaient résolud’attendre jusqu’à minuit, et alors de surprendre les pauvresdiables dans leur sommeil, et, comme plus tard ils l’avouèrent, ilsavaient le projet de mettre le feu à la hutte des deux Anglaispendant qu’ils y étaient, de les faire périr dans les flammes ou deles assassiner au moment où ils sortiraient : comme lamalignité dort rarement d’un profond sommeil, il est étrange queces gens-là ne soient pas restés éveillés.

Toutefois comme les deux honnêtes gens avaientaussi sur eux des vues, plus honorables, il est vrai, quel’incendie et l’assassinat, il advint, et fort heureusement pourtouts, qu’ils étaient debout et sortis avant que les sanguinairescoquins arrivassent à leurs huttes.

Quand ils y furent et virent que leursadversaires étaient partis, Atkins, qui, à ce qu’ilparaît, marchait en avant, cria à ses camarades : –« Holà ! Jack, voilà bien le nid ;mais, qu’ils soient damnés ! les oiseaux sont envolés. »– Ils réfléchirent un moment à ce qui avait pu les faire sortir desi bonne heure, et l’idée leur vint que c’étaient les Espagnols quiles avaient prévenus ; là-dessus ils se serrèrent la main etse jurèrent mutuellement de se venger des Espagnols. Aussitôtqu’ils eurent fait ce pacte de sang, ils se mirent à l’œuvre surl’habitation des pauvres gens. Ils ne brûlèrent rien ; maisils jetèrent bas les deux huttes, et en dispersèrent les débris, demanière à ne rien laisser debout et à rendre en quelque sorteméconnaissable l’emplacement qu’elles avaient occupé ; ilsmirent en pièces tout leur petit mobilier, et l’éparpillèrent detelle façon que les pauvres gens retrouvèrent plus tard, à un millede distance de leur habitation, quelques-uns des objets qui leuravaient appartenu.

Cela fait, ils arrachèrent touts les jeunesarbres que ces pauvres gens avaient plantés, ainsi que les clôturesqu’ils avaient établies pour mettre en sûreté leurs bestiaux etleur grain ; en un mot ils saccagèrent et pillèrent toutechose aussi complètement qu’aurait pu le faire une horde deTartares.

Pendant ce temps les deux hommes étaient allésà leur recherche, décidés à les combattre partout où ils lestrouveraient, bien que n’étant que deux contre trois : ensorte que s’ils se fussent rencontrés il y aurait eu certainementdu sang répandu ; car, il faut leur rendre cette justice, ilsétaient touts des gaillards solides et résolus.

Mais la Providence mit plus de soin à lesséparer qu’ils n’en mirent eux-mêmes à se joindre : commes’ils s’étaient donné la chasse, les trois vauriens étaient à peinepartis que les deux honnêtes gens arrivèrent ; puis quand cesdeux-ci retournèrent sur leurs pas pour aller à leur rencontre, lestrois autres étaient revenus à la vieille habitation. Nous allonsvoir la différence de leur conduite. Quand les trois drôles furentde retour, encore furieux, et échauffés par l’œuvre de destructionqu’ils venaient d’accomplir, ils abordèrent les Espagnols parmanière de bravade et comme pour les narguer, et ils leur dirent cequ’ils avaient fait ; l’un d’entre eux même, s’approchant del’un des Espagnols, comme un polisson qui jouerait avec un autre,lui ôta son chapeau de dessus la tête, et, le faisant pirouetter,lui dit en lui riant au nez : – « Et vous aussi,señor Jack Espagnol, nous vous mettrons àla même sauce si vous ne réformez pas vos manières. » –L’Espagnol, qui, quoique doux et pacifique, était aussi brave qu’unhomme peut désirer de l’être, et, d’ailleurs, fortement constitué,le regarda fixement pendant quelques minutes ; puis, n’ayant àla main aucune arme, il s’approcha gravement de lui, et d’un coupdu poing l’étendit par terre comme un boucher abat un bœuf ;sur quoi l’un des bandits, aussi scélérat que le premier, fit feude son pistolet sur l’Espagnol. Il le manqua, il est vrai, car lesballes passèrent dans ses cheveux ; mais il y en eut une quilui toucha le bout de l’oreille et le fit beaucoup saigner. La vuede son sang fit croire à l’Espagnol qu’il avait plus de mal qu’iln’en avait effectivement ; et il commença à s’échauffer, carjusque là il avait agi avec le plus grand sang-froid ; mais,déterminé d’en finir, il se baissa, et, ramassant le mousquet decelui qu’il avait étendu par terre, il allait coucher en jouel’homme qui avait fait feu sur lui, quand le reste des Espagnolsqui se trouvaient dans la grotte sortirent, lui crièrent de ne pastirer, et, s’étant avancés, s’assurèrent des deux autres Anglais enleur arrachant leurs armes.

Quand ils furent ainsi désarmés, et lorsqu’ilsse furent apperçus qu’ils s’étaient fait des ennemis de touts lesEspagnols, comme ils s’en étaient fait de leurs proprescompatriotes, ils commencèrent dès lors à se calmer, et, baissantle ton, demandèrent qu’on leur rendit leurs armes ; mais lesEspagnols, considérant l’inimitié qui régnait entre eux et les deuxautres Anglais, et pensant que ce qu’il y aurait de mieux à faireserait de les séparer les uns des autres, leur dirent qu’on ne leurferait point de mal et que s’ils voulaient vivre paisiblement ilsne demandaient pas mieux que de les aider et d’avoir des rapportsavec eux comme auparavant ; mais qu’on ne pouvait penser àleur rendre leurs armes lorsqu’ils étaient résolus à s’en servircontre leurs compatriotes, et les avaient même menacés de faired’eux touts des esclaves.

Les coquins n’étaient pas alors plus en étatd’entendre raison que d’agir raisonnablement ; mais, voyantqu’on leur refusait leurs armes, ils s’en allèrent en faisant desgestes extravagants, et comme fous de rage, menaçant, bien que sansarmes à feu, de faire tout le mal en leur pouvoir. Les Espagnols,méprisant leurs menaces, leur dirent de se bien garder de causer lemoindre dommage à leurs plantations ou à leur bétail ; ques’ils s’avisaient de le faire ils les tueraient à coups de fusilcomme des bêtes féroces partout où ils les trouveraient ; etque s’ils tombaient vivants entre leurs mains, ils pouvaient êtresûrs d’être pendus. Il s’en fallut toutefois que cela les calmât,et ils s’éloignèrent en jurant et sacrant comme des échappés del’enfer. Aussitôt qu’ils furent partis, vinrent les deux autres,enflammés d’une colère et possédés d’une rage aussi grandes,quoique d’une autre nature : ce n’était pas sans motif, car,ayant été à leur plantation, ils l’avaient trouvée toute démolie etdétruite ; à peine eurent-ils articulé leurs griefs, que lesEspagnols leur dirent les leurs, et touts s’étonnèrent que troishommes en bravassent ainsi dix-neuf impunément.

Les Espagnols les méprisaient, et, après lesavoir ainsi désarmés, firent peu de cas de leurs menaces ;mais les deux Anglais résolurent de se venger, quoi qu’il pût leuren coûter pour les trouver.

Ici les Espagnols s’interposèrent également,et leur dirent que leurs adversaires étant déjà désarmés, ils nepouvaient consentir à ce qu’ils les attaquassent avec des armes àfeu et les tuassent peut-être. – « Mais, dit le grave Espagnolqui était leur gouverneur, nous ferons en sorte de vous fairerendre justice si vous voulez vous en rapporter à nous ; iln’est pas douteux que lorsque leur colère sera appaisée ilsreviendront vers nous, incapables qu’ils sont de subsister sansnotre aide ; nous vous promettons alors de ne faire avec euxni paix ni trêve qu’ils ne vous aient donné pleinesatisfaction ; à cette condition, nous espérons que vous nouspromettrez de votre côté de ne point user de violence à leur égard,si ce n’est dans le cas de légitime défense.

Les deux Anglais cédèrent à cette invitationde mauvaise grâce et avec beaucoup de répugnance ; mais lesEspagnols protestèrent qu’en agissant ainsi ils n’avaient d’autrebut que d’empêcher l’effusion du sang, et de rétablir l’harmonieparmi eux : – « Nous sommes bien peu nombreux ici,dirent-ils, il y a place pour nous touts, et il serait dommage quenous ne fussions pas touts bons amis. » – À la fin les Anglaisconsentirent, et en attendant le résultat, demeurèrent quelquesjours avec les Espagnols, leur propre habitation étantdétruite.

Au bout d’environ trois jours les troisexilés, fatigués d’errer çà et là et mourant presque de faim, – carils n’avaient guère vécu dans cet intervalle que d’œufs de tortues,– retournèrent au bocage. Ayant trouvé mon Espagnol qui, comme jel’ai dit, était le gouverneur, se promenant avec deux autres sur lerivage, ils l’abordèrent d’un air humble et soumis, et demandèrenten grâce d’être de nouveau admis dans la famille. Les Espagnols lesaccueillirent avec politesse ; mais leur déclarèrent qu’ilsavaient agi d’une manière si dénaturée envers les Anglais leurscompatriotes, et d’une façon si incivile envers eux, – lesEspagnols –, qu’ils ne pouvaient rien conclure sans avoirpréalablement consulté les deux Anglais et le reste de latroupe ; qu’ils allaient les trouver, leur en parler, et quedans une demi-heure ils leur feraient connaître le résultat de leurdémarche. Il fallait que les trois coupables fussent réduits à unebien rude extrémité, puisque, obligés d’attendre la réponse pendantune demi-heure, ils demandèrent qu’on voulût bien dans cetintervalle leur faire donner du pain ; ce qui fut fait :on y ajouta même un gros morceau du chevreau et un perroquetbouilli, qu’ils mangèrent de bon appétit, car ils étaient mourantsde faim.

SOUMISSION DES TROIS VAURIENS

Après avoir tenu conseil une demi-heure, onles fit entrer, et il s’engagea à leur sujet un long débat :leurs deux compatriotes les accusèrent d’avoir anéanti le fruit deleur travail et formé le dessein de les assassiner : touteschoses qu’ils avaient avouées auparavant et que par conséquent ilsne pouvaient nier actuellement ; alors les Espagnolsintervinrent comme modérateurs ; et, de même qu’ils avaientobligé les deux Anglais à ne point faire de mal aux trois autrespendant que ceux-ci étaient nus et désarmés, de même maintenant ilsobligèrent ces derniers à aller rebâtir à leurs compatriotes deuxhuttes, l’une devant être de la même dimension, et l’autre plusvaste que les premières ; comme aussi à rétablir les clôturesqu’ils avaient arrachées, à planter des arbres à la place de ceuxqu’ils avaient déracinés, à bêcher le sol pour y semer du blé là oùils avaient endommagé la culture ; en un mot, à rétablirtoutes choses en l’état où ils les avaient trouvées, autant dumoins que cela se pouvait ; car ce n’était pas complètementpossible : on ne pouvait réparer le temps perdu dans la saisondu blé, non plus que rendre les arbres et les haies ce qu’ilsétaient.

Ils se soumirent à toutes cesconditions ; et, comme pendant ce temps on leur fournit desprovisions en abondance, ils devinrent très-paisibles, et la bonneintelligence régna de nouveau dans la société ; seulement onne put jamais obtenir de ces trois hommes de travailler poureux-mêmes, si ce n’est un peu par ci, par là, et selon leurcaprice. Toutefois les Espagnols leur dirent franchement que,pourvu qu’ils consentissent à vivre avec eux d’une manière sociableet amicale, et à prendre en général le bien de la plantation àcœur, on travaillerait pour eux, en sorte qu’ils pourraient sepromener et être oisifs tout à leur aise. Ayant donc vécu en paixpendant un mois ou deux, les Espagnols leur rendirent leurs armes,et leur donnèrent la permission de les porter dans leurs excursionscomme par le passé.

Une semaine s’était à peine écoulée depuisqu’ils avaient repris possession de leurs armes et recommencé leurscourses, que ces hommes ingrats se montrèrent aussi insolents etaussi peu supportables qu’auparavant ; mais sur cesentrefaites un incident survint qui mit en péril la vie de tout lemonde, et qui les força de déposer tout ressentiment particulier,pour ne songer qu’à la conservation de leur vie.

Il arriva une nuit que le gouverneur espagnol,comme je l’appelle, c’est-à-dire l’Espagnol à qui j’avais sauvé lavie, et qui était maintenant le capitaine, le chef ou le gouverneurde la colonie, se trouva tourmenté d’insomnie et dansl’impossibilité de fermer l’œil : il se portait parfaitementbien de corps, comme il me le dit par la suite en me contant cettehistoire ; seulement ses pensées se succédaienttumultueusement, son esprit n’était plein que d’hommes combattantet se tuant les uns les autres ; cependant il étaittout-à-fait éveillé et ne pouvait avoir un moment de sommeil. Ilresta long-temps couché dans cet état ; mais, se sentant deplus en plus agité, il résolut de se lever. Comme ils étaient engrand nombre, ils ne couchaient pas dans des hamacs comme moi, quiétais seul, mais sur des peaux de chèvres étendues sur des espècesde lits et de paillasses qu’ils s’étaient faits ; en sorte quequand ils voulaient se lever ils n’avaient qu’à se mettre sur leursjambes, à passer un habit et à chausser leurs souliers, et ilsétaient prêts à aller où bon leur semblait.

S’étant donc ainsi levé, il jeta un coup d’œildehors ; mais il faisait nuit et il ne put rien ou presquerien voir ; d’ailleurs les arbres que j’avais plantés, commeje l’ai dit dans mon premier récit, ayant poussé à une grandehauteur, interceptaient sa vue ; en sorte que tout ce qu’ilpût voir en levant les yeux, fut un ciel clair et étoilé.N’entendant aucun bruit, il revint sur ses pas et serecoucha ; mais ce fut inutilement : il ne put dormir nigoûter un instant de repos ; ses pensées continuaient à êtreagitées et inquiètes sans qu’il sût pourquoi.

Ayant fait quelque bruit en se levant et enallant et venant, l’un de ses compagnons s’éveilla et demanda quelétait celui qui se levait. Le gouverneur lui dit ce qu’iléprouvait. – « Vraiment ! dit l’autre espagnol, ceschoses là méritent qu’on s’y arrête, je vous assure : il seprépare en ce moment quelque chose contre nous, j’en ai lacertitude » ; – et sur-le champ il lui demanda où étaientles Anglais. – « Ils sont dans leurs huttes, dit-il, tout esten sûreté de ce côté-là. » – Il paraît que les Espagnolsavaient pris possession du logement principal, et avaient préparéun endroit où les trois Anglais, depuis leur dernière mutinerie,étaient toujours relégués sans qu’ils pussent communiquer avec lesautres. – « Oui, dit l’Espagnol, il doit y avoir quelque choselà-dessous, ma propre expérience me l’assure. Je suis convaincu quenos âmes, dans leur enveloppe charnelle, communiquent avec lesesprits incorporels, habitants du monde invisible et en reçoiventdes clartés. Cet avertissement, ami, nous est sans doute donné pournotre bien si nous savons le mettre à profit. Venez, dit-il,sortons et voyons ce qui se passe ; et si nous ne trouvonsrien qui justifie notre inquiétude, je vous conterai à ce sujet unehistoire qui vous convaincra de la vérité de ce que je vousdis. »

En un mot, ils sortirent pour se rendre ausommet de la colline où j’avais coutume d’aller ; mais, étanten force et en bonne compagnie, ils n’employèrent pas la précautionque je prenais, moi qui étais tout seul, de monter au moyen del’échelle, que je tirais après moi, et replaçais une seconde foispour gagner le sommet ; mais ils traversèrent le bocage sansprécaution et librement, lorsque tout-à-coup ils furent surpris devoir à très-peu de distance la lumière d’un feu et d’entendre, nonpas une voix ou deux, mais les voix d’un grand nombre d’hommes.

Toutes les fois que j’avais découvert desdébarquements de Sauvages dans l’île, j’avais constamment fait ensorte qu’on ne pût avoir le moindre indice que le lieu étaithabité ; lorsque les événements le leur apprirent, ce futd’une manière si efficace, que c’est tout au plus si ceux qui sesauvèrent purent dire ce qu’ils avaient vu, car nous disparûmesaussitôt que possible, et aucun de ceux qui m’avaient vu nes’échappa pour le dire à d’autres, excepté les trois Sauvages qui,lors de notre dernière rencontre, sautèrent dans la pirogue, etqui, comme je l’ai dit, m’avaient fait craindre qu’ils neretournassent auprès de leurs compatriotes et n’amenassent durenfort.

Était-ce ce qu’avaient pu dire ces troishommes qui en amenait maintenant un aussi grand nombre, ou bienétait-ce le hasard seul ou l’un de leurs festins sanglants, c’estce que les Espagnols ne purent comprendre, à ce qu’il paraît ;mais, quoi qu’il en fût, il aurait mieux valu pour eux qu’ils sefussent tenus cachés et qu’ils n’eussent pas vu les Sauvages, quede laisser connaître à ceux-ci que l’île était habitée. Dans cedernier cas, il fallait tomber sur eux avec vigueur, de manière àn’en pas laisser échapper un seul ; ce qui ne pouvait se fairequ’en se plaçant entre eux et leurs canots : mais la présenced’esprit leur manqua, ce qui détruisit pour long-temps leurtranquillité.

Nous ne devons pas douter que le gouverneur etcelui qui l’accompagnait, surpris à cette vue, ne soient retournésprécipitamment sur leurs pas et n’aient donné l’alarme à leurscompagnons, en leur faisant part du danger imminent dans lequel ilsétaient touts. La frayeur fut grande en effet ; mais il futimpossible de les faire rester où ils étaient : toutsvoulurent sortir pour juger par eux-mêmes de l’état des choses.

Tant qu’il fit nuit, ils purent pendantplusieurs heures les examiner tout à leur aise à la lueur de troisfeux qu’ils avaient allumés à quelque distance l’un del’autre : ils ne savaient ce que faisaient les Sauvages, ni cequ’ils devaient faire eux-mêmes ; car d’abord les ennemisétaient trop nombreux, ensuite ils n’étaient point réunis, maisséparés en plusieurs groupes, et occupaient divers endroits durivage.

Les Espagnols à cet aspect furent dans unegrande consternation ; les voyant parcourir le rivage danstouts les sens, ils ne doutèrent pas que tôt ou tard quelques-unsd’entre eux ne découvrissent leur habitation ou quelque autre lieuoù ils trouveraient des vestiges d’habitants ; ils éprouvèrentaussi une grande inquiétude à l’égard de leurs troupeaux dechèvres, car leur destruction les eût réduits presque à la famine.La première chose qu’ils firent donc fut de dépêcher trois hommes,deux Espagnols et un Anglais, avant qu’il fût jour, pour emmenertoutes les chèvres dans la grande vallée où était située lacaverne, et pour les cacher, si cela était nécessaire, dans lacaverne même. Ils étaient résolus à attaquer les Sauvages,fussent-ils cent, s’ils les voyaient réunis touts ensemble et àquelque distance de leurs canots ; mais cela n’était paspossible : car ils étaient divisés en deux troupes éloignéesde deux milles l’une de l’autre, et, comme on le sut plus tard, ily avait là deux nations différentes.

Après avoir long-temps réfléchi sur ce qu’ilsavaient à faire et s’être fatigué le cerveau à examiner leurposition actuelle, ils résolurent enfin d’envoyer comme espion,pendant qu’il faisait nuit, le vieux Sauvage, père deVendredi, afin de découvrir, si cela était possible,quelque chose touchant ces gens, par exemple d’où ils venaient, cequ’ils se proposaient de faire. Le vieillard y consentitvolontiers, et, s’étant mis tout nu, comme étaient la plupart desSauvages, il partit. Après une heure ou deux d’absence, il revintet rapporta qu’il avait pénétré au milieu d’eux sans avoir étédécouvert, il avait appris que c’étaient deux expéditions séparéeset deux nations différentes en guerre l’une contre l’autre ;elles s’étaient livré une grande bataille dans leur pays, et, uncertain nombre de prisonniers ayant été faits de part et d’autredans le combat, ils étaient par hasard débarqués dans la même îlepour manger leurs prisonniers et se réjouir ; mais lacirconstance de leur arrivée dans le même lieu avait troublé touteleur joie. Ils étaient furieux les uns contre les autres et sirapprochés qu’on devait s’attendre à les voir combattre aussitôtque le jour paraîtrait. Il ne s’était pas apperçu qu’ilssoupçonnassent que d’autres hommes fussent dans l’île. Il avait àpeine achevé son récit qu’un grand bruit annonça que les deuxpetites armées se livraient un combat sanglant.

Le père de Vendredi fit tout cequ’il put pour engager nos gens à se tenir clos et à ne pas semontrer ; il leur dit que leur salut en dépendait, qu’ilsn’avaient d’autre chose à faire qu’à rester tranquilles, que lesSauvages se tueraient les uns les autres et que les survivants,s’il y en avait, s’en iraient ; c’est ce qui arriva ;mais il fut impossible d’obtenir cela, surtout des Anglais :la curiosité l’emporta tellement en eux sur la prudence, qu’ilsvoulurent absolument sortir et être témoins de la bataille ;toutefois ils usèrent de quelque précaution, c’est-à-dire qu’aulieu de marcher à découvert dans le voisinage de leur habitation,ils s’enfoncèrent plus avant dans les bois, et se placèrent dansune position avantageuse d’où ils pouvaient voir en sûreté lecombat sans être découverts, du moins ils le pensaient ; maisil paraît que les Sauvages les apperçurent, comme on verra plustard.

Le combat fut acharné, et, si je puis encroire les Anglais, quelques-uns des combattants avaient paru àl’un des leurs des hommes d’une grande bravoure et doués d’uneénergie invincible, et semblaient mettre beaucoup d’art dans ladirection de la bataille. La lutte, dirent-ils, dura deux heuresavant qu’on pût deviner à qui resterait l’avantage ; maisalors le parti le plus rapproché de l’habitation de nos genscommença à ployer, et bientôt quelques-uns prirent la fuite. Cecimit de nouveau les nôtres dans une grande consternation ; ilscraignirent que les fuyards n’allassent chercher un abri dans lebocage qui masquait leur habitation, et ne la découvrissent, etque, par conséquent, ceux qui les poursuivaient ne vinssent à fairela même découverte. Sur ce, ils résolurent de se tenir armés dansl’enceinte des retranchements, et si quelques Sauvages pénétraientdans le bocage, de faire une sortie et de les tuer, afin de n’enlaisser échapper aucun si cela était possible : ils décidèrentaussi que ce serait à coups de sabre ou de crosse de fusil qu’onles tuerait, et non en faisant feu sur eux, de peur que le bruit nedonnât l’alarme.

PRISE DES TROIS FUYARDS

La chose arriva comme ils l’avaientprévu : trois hommes de l’armée en déroute cherchèrent leursalut dans la fuite ; et, après avoir traversé la crique, ilscoururent droit au bocage, ne soupçonnant pas le moins du monde oùils allaient, mais croyant se réfugier dans l’épaisseur d’un bois.La vedette postée pour faire le guet en donna avis à ceux del’intérieur, en ajoutant, à la satisfaction de nos gens, que lesvainqueurs ne poursuivaient pas les fuyards et n’avaient pas vu ladirection qu’ils avaient prise. Sur quoi le gouverneur espagnol,qui était plein d’humanité, ne voulut pas permettre qu’on tuât lestrois fugitifs ; mais, expédiant trois hommes par le haut dela colline, il leur ordonna de la tourner, de les prendre à reverset de les faire prisonniers ; ce qui fut exécuté. Les débrisde l’armée vaincue se jetèrent dans les canots et gagnèrent lahaute mer. Les vainqueurs se retirèrent et les poursuivirent peu oupoint, mais, se réunissant touts en un seul groupe, ils poussèrentdeux grands cris, qu’on supposa être des cris de triomphe :c’est ainsi que se termina le combat. Le même jour, sur les troisheures de l’après-midi, ils se rendirent à leurs canots. Et alorsles Espagnols se retrouvèrent paisibles possesseurs de l’île, leureffroi se dissipa, et pendant plusieurs années ils ne revirentaucun Sauvage.

Lorsqu’ils furent touts partis, les Espagnolssortirent de leur grotte, et, parcourant le champ de bataille,trouvèrent environ trente-deux morts sur la place. Quelques-unsavaient été tués avec de grandes et longues flèches, et ils envirent plusieurs dans le corps desquels elles étaient restéesplongées ; mais la plupart avaient été tués avec de grandssabres de bois, dont seize ou dix – sept furent trouvés sur le lieudu combat, avec un nombre égal d’arcs et une grande quantité deflèches. Ces sabres étaient de grosses et lourdes choses difficilesà manier, et les hommes qui s’en servaient devaient êtreextrêmement forts. La majeure partie de ceux qui étaient tués ainsiavaient la tête mise en pièces, ou, comme nous disons enAngleterre, brains knocked out, – la cervelle hors ducrâne, – et en outre les jambes et les bras cassés ; ce quiattestait qu’ils avaient combattu avec une furie et une rageinexprimables. Touts les hommes qu’on trouva là gisants étaienttout-à-fait morts ; car ces barbares ne quittent leur ennemiqu’après l’avoir entièrement tué, ou emportent avec eux touts ceuxqui tombés sous leurs coups ont encore un souffle de vie.

Le danger auquel on venait d’échapperapprivoisa pour long-temps les trois anglais. Ce spectacle lesavait remplis d’horreur, et ils ne pouvaient penser sans unsentiment d’effroi qu’un jour ou l’autre ils tomberaient peut-êtreentre les mains de ces barbares, qui les tueraient non-seulementcomme ennemis, mais encore pour s’en nourrir comme nous faisons denos bestiaux. Et ils m’ont avoué que cette idée d’être mangés commedu bœuf ou du mouton, bien que cela ne dût arriver qu’après leurmort, avait eu pour eux quelque chose de si horrible en soi qu’elleleur soulevait le cœur et les rendait malades, et qu’elle leuravait rempli l’esprit de terreurs si étranges qu’ils furent toutautres pendant quelques semaines.

Ceci, comme je le disais, eut pour effet mêmed’apprivoiser nos trois brutaux d’Anglais, dont je vous aientretenu. Ils furent long-temps fort traitables, et prirent assezd’intérêt au bien commun de la société ; ils plantaient,semaient, récoltaient et commençaient à se faire au pays. Maisbientôt un nouvel attentat leur suscita une foule de peines.

Ils avaient fait trois prisonniers, ainsi queje l’ai consigné, et comme ils étaient touts trois jeunes,courageux et robustes, ils en firent des serviteurs, qui apprirentà travailler pour eux, et se montrèrent assez bons esclaves. Maisleurs maîtres n’agirent pas à leur égard comme j’avais fait enversVendredi : ils ne crurent pas, après leur avoirsauvé la vie, qu’il fût de leur devoir de leur inculquer de sagesprincipes de morale, de religion, de les civiliser et de se lesacquérir par de bons traitements et des raisonnements affectueux.De même qu’ils leur donnaient leur nourriture chaque jour, chaquejour ils leur imposaient une besogne, et les occupaient totalementà de vils travaux : aussi manquèrent-ils en cela, car ils neles eurent jamais pour les assister et pour combattre, commej’avais eu mon serviteur Vendredi, qui m’était aussiattaché que ma chair à mes os.

Mais revenons à nos affaires domestiques.Étant alors touts bons amis, – car le danger commun, comme je l’aidit plus haut, les avait parfaitement réconciliés, – ils se mirentà considérer leur situation en général. La première chose qu’ilsfirent ce fut d’examiner si, voyant que les Sauvages fréquentaientparticulièrement le côté où ils étaient, et l’île leur offrant plusloin des lieux plus retirés, également propres à leur manière devivre et évidemment plus avantageux, il ne serait pas convenable detransporter leur habitation et de se fixer dans quelque endroit oùils trouveraient plus de sécurité pour eux, et surtout plus desûreté pour leurs troupeaux et leur grain.

Enfin, après une longue discussion, ilsconvinrent qu’ils n’iraient pas habiter ailleurs ; vu qu’unjour ou l’autre il pourrait leur arriver des nouvelles de leurgouverneur, c’est-à-dire de moi, et que si j’envoyais quelqu’un àleur recherche, ce serait certainement dans cette partie del’île ; que là, trouvant la place rasée, on en conclurait queles habitants avaient touts été tués par les Sauvages, et qu’ilsétaient partis pour l’autre monde, et qu’alors le secours partiraitaussi.

Mais, quant à leur grain et à leur bétail, ilsrésolurent de les transporter dans la vallée où était ma caverne,le sol y étant dans une étendue suffisante, également propre à l’unet à l’autre. Toutefois, après une seconde réflexion, ilsmodifièrent cette résolution ; ils se décidèrent à ne parquerdans ce lieu qu’une partie de leurs bestiaux, et à n’y semer qu’uneportion de leur grain, afin que si une partie était détruitel’autre pût être sauvée. Ils adoptèrent encore une autre mesure deprudence, et ils firent bien ; ce fut de ne point laisserconnaître aux trois Sauvages leurs prisonniers qu’ils avaient descultures et des bestiaux dans la vallée, et encore moins qu’il s’ytrouvait une caverne qu’ils regardaient comme une retraite sûre encas de nécessité. C’est là qu’ils transportèrent les deux barils depoudre que je leur avais abandonnés lors de mon départ.

Résolus de ne pas changer de demeure, etreconnaissant l’utilité des soins que j’avais pris à masquer monhabitation par une muraille ou fortification et par un bocage, bienconvaincus de cette vérité que leur salut dépendait du secret deleur retraite, ils se mirent à l’ouvrage afin de fortifier etcacher ce lieu encore plus qu’auparavant. À cet effet j’avaisplanté des arbres – ou plutôt enfoncé des pieux qui avec le tempsétaient devenus des arbres. – Dans un assez grand espace, devantl’entrée de mon logement, ils remplirent, suivant la même méthode,tout le reste du terrain depuis ces arbres jusqu’au bord de lacrique, où, comme je l’ai dit, je prenais terre avec mes radeaux,et même jusqu’au sol vaseux que couvrait le flot de la marée, nelaissant aucun endroit où l’on pût débarquer ni rien qui indiquâtqu’un débarquement fût possible aux alentours. Ces pieux, commeautrefois je le mentionnai, étaient d’un bois d’une promptevégétation ; ils eurent soin de les choisir généralementbeaucoup plus forts et beaucoup plus grands que ceux que j’avaisplantés, et de les placer si drus et si serrés, qu’au bout du troisou quatre ans il était devenu impossible à l’œil de plongertrès-avant dans la plantation. Quant aux arbres que j’avaisplantés, ils étaient devenus gros comme la jambe d’un homme. Ils enplacèrent dans les intervalles un grand nombre de plus petits sirapprochés qu’ils formaient comme une palissade épaisse d’un quartde mille, où l’on n’eût pu pénétrer qu’avec une petite armée pourles abattre touts ; car un petit chien aurait eu de la peine àpasser entre les arbres, tant ils étaient serrés.

Mais ce n’est pas tout, ils en firent de mêmesur le terrain à droite et à gauche, et tout autour de la collinejusqu’à son sommet, sans laisser la moindre issue par laquelle ilspussent eux-mêmes sortir, si ce n’est au moyen de l’échelle qu’onappuyait contre le flanc de la colline, et qu’on replaçait ensuitepour gagner la cime ; une fois cette échelle enlevée, ilaurait fallu avoir des ailes ou des sortilèges pour parvenirjusqu’à eux.

Cela était fort bien imaginé, et plus tard ilseurent occasion de s’en applaudir ; ce qui a servi à meconvaincre que comme la prudence humaine est justifiée parl’autorité de la Providence, c’est la Providence qui la met àl’œuvre ; et si nous écoutions religieusement sa voix, je suispleinement persuadé que nous éviterions un grand nombred’adversités auxquelles, par notre propre négligence notre vie estexposée. Mais ceci soit dit en passant.

Je reprends le fil de mon histoire. Depuiscette époque ils vécurent deux années dans un calme parfait, sansrecevoir de nouvelles visites des Sauvages. Il est vrai qu’un matinils eurent une alerte qui les jeta dans une grande consternation.Quelques-uns des Espagnols étant allés au côté occidental, ouplutôt à l’extrémité de l’île, dans cette partie que, de peurd’être découvert, je ne hantais jamais, ils furent surpris de voirplus de vingt canots d’indiens qui se dirigeaient vers lerivage.

Épouvantés, ils revinrent à l’habitation entoute hâte donner l’alarme à leurs compagnons, qui se tinrent clostout ce jour-là et le jour suivant, ne sortant que de nuit pouraller en observation. Ils eurent le bonheur de s’être trompés dansleur appréhension ; car, quel que fût le but des Sauvages, ilsne débarquèrent pas cette fois-là dans l’île, mais poursuivirentquelqu’autre projet.

Il s’éleva vers ce temps-là une nouvellequerelle avec les trois Anglais. Un de ces derniers, le plusturbulent, furieux contre un des trois esclaves qu’ils avaientfaits prisonniers, parce qu’il n’exécutait pas exactement quelquechose qu’il lui avait ordonné et se montrait peu docile à sesinstructions, tira de son ceinturon la hachette qu’il portait à soncôté, et s’élança sur le pauvre Sauvage, non pour le corriger, maispour le tuer. Un des Espagnols, qui était près de là, le voyantporter à ce malheureux, à dessein de lui fendre la tête, un rudecoup de hachette qui entra fort avant dans l’épaule, crut que lapauvre créature avait le bras coupé, courut à lui, et, le suppliantde ne pas tuer ce malheureux, se jeta entre lui et le Sauvage pourprévenir le crime.

Ce coquin, devenu plus furieux encore, leva sahachette contre l’Espagnol, et jura qu’il le traiterait comme ilavait voulu traiter le Sauvage. L’Espagnol, voyant venir le coup,l’évita, et avec une pelle qu’il tenait à la main, – car iltravaillait en ce moment au champ de blé, – étendit par terre ceforcené. Un autre Anglais, accourant au secours de son camarade,renversa d’un coup l’Espagnol ; puis, deux Espagnols vinrent àl’aide de leur compatriote, et le troisième Anglais tomba sureux : aucun n’avait d’arme à feu ; ils n’avaient que deshachettes et d’autres outils, à l’exception du troisième Anglais.Celui-ci était armé de l’un de mes vieux coutelas rouillés, aveclequel il s’élança sur les Espagnols derniers arrivants et lesblessa touts les deux. Cette bagarre mit toute la famille enrumeur ; du renfort suivint, et les trois Anglais furent faitsprisonniers. Il s’agit alors de voir ce que l’on ferait d’eux. Ilss’étaient montrés souvent si mutins, si terribles, si paresseux,qu’on ne savait trop quelle mesure prendre à leur égard ; carces quelques hommes, dangereux au plus haut degré, ne valaient pasle mal qu’ils donnaient. En un mot, il n’y avait pas de sécurité àvivre avec eux.

NOUVEL ATTENTAT DE WILL ATKINS

L’Espagnol qui était gouverneur leur dit enpropres termes que s’ils étaient ses compatriotes il les feraitpendre ; car toutes les lois et touts les gouvernants sontinstitués pour la conservation de la société, et ceux qui sontnuisibles à la société doivent être repoussés de son sein ;mais que comme ils étaient Anglais, et que c’était à la généreusehumanité d’un Anglais qu’ils devaient touts leur vie et leurdélivrance, il les traiterait avec toute la douceur possible, etles abandonnerait au jugement de leurs deux compatriotes.

Un des deux honnêtes Anglais se leva alors, etdit qu’ils désiraient qu’on ne les choisît pas pour juges ; –« car, ajouta-t-il, j’ai la conviction que notre devoir seraitde les condamner à être pendus. » – Puis, il raconta commentWill Atkins, l’un des trois, avait proposé aux Anglaisde se liguer touts les cinq pour égorger les Espagnols pendant leursommeil.

Quand le gouverneur espagnol entendit cela, ils’adressa à Will Atkins : – « Comment,senõr Atkins, dit-il, vous vouliez noustuer touts ? Qu’avez-vous à dire à cela ? » – Cecoquin endurci était si loin de le nier, qu’il affirma que celaétait vrai, et, Dieu me damne, jura-t-il, si nous ne le faisons pasavant de démêler rien autre avec vous. – « Fort bien ;mais, señor Atkins, dit l’Espagnol, quevous avons-nous fait pour que vous veuillez nous tuer ? et quegagneriez-vous à nous tuer ? et que devons-nous faire pourvous empêcher de nous tuer ? Faut-il que nous vous tuions ouque nous soyons tués par vous ? Pourquoi voulez-vous nousréduire à cette nécessité, señorAtkins ? dit l’Espagnol avec beaucoup de calme eten souriant.

Señor Atkins entradans une telle rage contre l’Espagnol qui avait fait une railleriede cela, que, s’il n’avait été retenu par trois hommes, et sansarmes, il est croyable qu’il aurait tenté de le tuer au milieu detoute l’assemblée.

Cette conduite insensée les obligea àconsidérer sérieusement le parti qu’ils devaient prendre. Les deuxAnglais et l’Espagnol qui avait sauvé le pauvre esclave étaientd’opinion qu’il fallait pendre l’un des trois, pour l’exemple desautres, et que ce devait être celui-là qui avait deux fois tenté decommettre un meurtre avec sa hachette ; et par le fait, onaurait pu penser, non sans raison, que le crime étaitconsommé ; car le pauvre Sauvage était dans un état simisérable depuis la blessure qu’il avait reçue, qu’on croyait qu’ilne survivrait pas.

Mais le gouverneur espagnol dit encore –« Non », – répétant que c’était un Anglais qui leur avaitsauvé à touts la vie, et qu’il ne consentirait jamais à mettre unAnglais à mort, eût-il assassiné la moitié d’entre eux ; ilajouta que, s’il était lui-même frappé mortellement par un Anglais,et qu’il eût le temps de parler, ce serait pour demander sonpardon.

L’Espagnol mit tant d’insistance, qu’il n’yeut pas moyen de lui résister ; et, comme les conseils de laclémence prévalent presque toujours lorsqu’ils sont appuyés avecautant de chaleur, touts se rendirent à son sentiment. Mais ilrestait à considérer ce qu’on ferait pour empêcher ces gens-là defaire le mal qu’ils préméditaient ; car touts convinrent, legouverneur aussi bien que les autres, qu’il fallait trouver lemoyen de mettre la société à l’abri du danger. Après un long débat,il fut arrêté tout d’abord qu’ils seraient désarmés, et qu’on neleur permettrait d’avoir ni fusils, ni poudre, ni plomb, ni sabres,ni armes quelconques ; qu’on les expulserait de la société, etqu’on les laisserait vivre comme ils voudraient et comme ilspourraient ; mais qu’aucun des autres, Espagnols ou Anglais,ne les fréquenterait, ne leur parlerait et n’aurait avec eux lamoindre relation ; qu’on leur défendrait d’approcher à unecertaine distance du lieu où habitaient les autres ; et ques’ils venaient à commettre quelque désordre, comme de ravager, debrûler, de tuer, ou de détruire le blé, les cultures, lesconstructions, les enclos ou le bétail appartenant à la société, onles ferait mourir sans miséricorde et on les fusillerait partout oùon les trouverait.

Le gouverneur, homme d’une grande humanité,réfléchit quelques instants sur cette sentence ; puis, setournant vers les deux honnêtes Anglais, – « Arrêtez, leurdit-il ; songez qu’il s’écoulera bien du temps avant qu’ilspuissent avoir du blé et des troupeaux à eux : il ne faut pasqu’ils périssent de faim ; nous devons leur accorder desprovisions. Il fit donc ajouter à la sentence qu’on leur donneraitune certaine quantité de blé pour semer et se nourrir pendant huitmois, après lequel temps il était présumable qu’ils en auraientprovenant de leur récolte ; qu’en outre on leur donnerait sixchèvres laitières, quatre boucs, six chevreaux pour leursubsistance actuelle et leur approvisionnement, et enfin des outilspour travailler aux champs, tels que six hachettes, une hache, unescie et autres objets ; mais qu’on ne leur remettrait nioutils ni provisions à moins qu’ils ne jurassent solemnellementqu’avec ces instruments ils ne feraient ni mal ni outrage auxEspagnols et à leurs camarades anglais.

C’est ainsi qu’expulsés de la société, ilseurent à se tirer d’affaire par eux-mêmes. Ils s’éloignèrenthargneux et récalcitrants ; mais, comme il n’y avait pas deremède, jouant les gens à qui il était indifférent de partir ou derester, ils déguerpirent, prétendant qu’ils allaient se choisir uneplace pour s’y établir, y planter et y pourvoir à leur existence.On leur donna quelques provisions, mais point d’armes.

Quatre ou cinq jours après ils revinrentdemander des aliments, et désignèrent au gouverneur le lieu où ilsavaient dressé leurs tentes et tracé l’emplacement de leurhabitation et de leur plantation. L’endroit était effectivementtrès-convenable, situé au Nord-Est, dans la partie la plus reculéede l’île, non loin du lieu où, grâce à la Providence, j’abordailors de mon premier voyage après avoir été emporté en pleine mer,Dieu seul sait où ! dans ma folle tentative de faire le tourde l’île.

Là, à peu près sur le plan de ma premièrehabitation, ils se bâtirent deux belles huttes, qu’ils adossèrent àune colline ayant déjà quelques arbres parsemés sur trois de sescôtés ; de sorte qu’en en plantant d’autres, il fut facile deles cacher de manière à ce qu’elles ne pussent être apperçues sansbeaucoup de recherches. – Ces exilés exprimèrent aussi le désird’avoir quelques peaux de bouc séchées pour leur servir de lits etde couvertures ; on leur en accorda, et, ayant donné leurparole qu’ils ne troubleraient personne et respecteraient lesplantations, on leur remit des hachettes et les autres outils donton pouvait se priver ; des pois, de l’orge et du riz poursemer ; en un mot tout ce qui leur était nécessaire, sauf desarmes et des munitions.

Ils vécurent, ainsi à part environ six mois,et firent leur première récolte ; à la vérité, cette récoltefut peu de chose, car ils n’avaient pu ensemencer qu’une petiteétendue de terrain, ayant toutes leurs plantations à établir, etpar conséquent beaucoup d’ouvrage sur les bras. Lorsqu’il leurfallut faire des planches, de la poterie et autres chosessemblables, ils se trouvèrent fort empêchés et ne purent yréussir ; quand vint la saison des pluies, n’ayant pas decaverne, ils ne purent tenir leur grain sec, et il fut en granddanger de se gâter : ceci les contrista beaucoup. Ils vinrentdonc supplier les Espagnols de les aider, ce que ceux-ci firentvolontiers, et en quatre jours on leur creusa dans le flanc de lacolline un trou assez grand pour mettre à l’abri de la pluie leurgrain et leurs autres provisions ; mais c’était après tout unetriste grotte, comparée à la mienne et surtout à ce qu’elle étaitalors ; car les Espagnols l’avaient beaucoup agrandie et yavaient pratiqué de nouveaux logements.

Environ trois trimestres après cetteséparation il prit à ces chenapans une nouvelle lubie, qui, jointeaux premiers brigandages qu’ils avaient commis, attira sur eux lemalheur et faillit à causer la ruine de la colonie tout entière.Les trois nouveaux associés commencèrent, à ce qu’il paraît, à sefatiguer de la vie laborieuse qu’ils menaient sans espoird’améliorer leur condition ; il leur vint la fantaisie defaire un voyage au continent d’où venaient les Sauvages, afind’essayer s’ils ne pourraient pas réussir à s’emparer de quelquesprisonniers parmi les naturels du pays, les emmener dans leurplantation, et se décharger sur eux des travaux les pluspénibles.

Ce projet n’était pas mal entendu s’ils sefussent bornés à cela ; mais ils ne faisaient rien et ne seproposaient rien où il n’y eût du mal soit dans l’intention, soitdans le résultat ; et, si je puis dire mon opinion, ilsemblait qu’ils fussent placés sous la malédiction du Ciel ;car si nous n’accordons pas que des crimes visibles sont poursuivisde châtiments visibles, comment concilierons-nous les événementsavec la justice divine ? Ce fut sans doute en punitionmanifeste de leurs crimes de rébellion et de piraterie qu’ilsavaient été amenés à la position où ils se trouvaient ; maisbien loin de montrer le moindre remords de ces crimes, ils yajoutaient de nouvelles scélératesses. ; telles que cettecruauté monstrueuse de blesser un pauvre esclave parce qu’iln’exécutait pas ou peut-être ne comprenait pas l’ordre qui luiétait donné, de le blesser de telle manière, que sans nul doute ilen est resté estropié toute sa vie, et dans un lieu où il n’y avaitpour le guérir ni chirurgien, ni médicaments ; mais le pire detout ce fut leur dessein sanguinaire, c’est-à-dire, tout bien jugé,leur meurtre intentionnel, car, à coup sûr, c’en était un, ainsique plus tard leur projet concerté d’assassiner de sang-froid lesEspagnols durant leur sommeil.

Je laisse les réflexions, et je reprends monrécit. Les trois garnements vinrent un matin trouver les Espagnols,et en de très-humbles termes demandèrent instamment à être admis àleur parler. Ceux-ci consentirent volontiers à entendre ce qu’ilsavaient à leur dire. Voilà de quoi il s’agissait : –« Nous sommes fatigués, dirent-ils, de la vie que nousmenons ; nous ne sommes pas assez habiles pour fairenous-mêmes tout ce dont nous avons besoin ; et, manquantd’aide, nous aurions à redouter de mourir de faim ; mais sivous vouliez nous permettre de prendre l’un des canots danslesquels vous êtes venus, et nous donner les armes et les munitionsnécessaires pour notre défense, nous gagnerions la terre ferme pourchercher fortune, et nous vous délivrerions ainsi du soin de nouspourvoir de nouvelles provisions. »

Les Espagnols étaient assez enchantés d’enêtre débarrassés. Cependant ils leur représentèrent avec franchisequ’ils allaient courir à une mort certaine, et leur direntqu’eux-mêmes avaient éprouvé de telles souffrances sur lecontinent, que, sans être prophètes, ils pouvaient leur prédirequ’ils y mourraient de faim ou y seraient assassinés. Ils lesengagèrent à réfléchir à cela.

Ces hommes répondirent audacieusement qu’ilsmourraient de faim s’ils restaient, car ils ne pouvaient ni nevoulaient travailler. Que lorsqu’ils seraient là-bas le pire quipourrait leur arriver c’était de périr d’inanition ; que si onles tuait, tant serait fini pour eux ; qu’ils n’avaient nifemmes ni enfants pour les pleurer. Bref, ils renouvelèrent leurdemande avec instance, déclarant que de toute manière ilspartiraient, qu’on leur donnât ou non des armes.

Les Espagnols leur dirent, avec beaucoup debonté, que, s’ils étaient absolument décidés à partir, ils nedevaient pas se mettre en route dénués de tout et sans moyens dedéfense ; et que, bien qu’il leur fût pénible de se défaire deleurs armes à feu, n’en ayant pas assez pour eux-mêmes, cependantils leur donneraient deux mousquets, un pistolet, et de plus uncoutelas et à chacun une hachette ; ce qu’ils jugeaient devoirleur suffire.

En un mot, les Anglais acceptèrent cetteoffre ; et, les Espagnols leur ayant cuit assez de pain poursubsister pendant un mois et leur ayant donné autant de viande dechèvre qu’ils en pourraient manger pendant qu’elle serait fraîche,ainsi qu’un grand panier de raisins secs, une cruche d’eau douce etun jeune chevreau vivant, ils montèrent hardiment dans un canotpour traverser une mer qui avait au moins quarante milles delarge.

CAPTIFS OFFERTS EN PRÉSENT

Ce canot était grand, et aurait pu aisémenttransporter quinze ou vingt hommes : aussi ne pouvaient-ils lemanœuvrer que difficilement ; toutefois, à la faveur d’unebonne brise et du flot de la marée, ils s’en tirèrent assez bien.Ils s’étaient fait un mât d’une longue perche, et une voile dequatre grandes peaux de bouc séchées qu’ils avaient cousues oulacées ensemble ; et ils étaient partis assez joyeusement. LesEspagnols leur crièrent – « buen viage ».Personne ne pensait les revoir.

 

Les Espagnols se disaient souvent les uns auxautres, ainsi que les deux honnêtes Anglais qui étaientrestés : – « Quelle vie tranquille et confortable nousmenons maintenant que ces trois turbulents compagnons sontpartis ! – Quant à leur retour, c’était la chose la pluséloignée de leur pensée. Mais voici qu’après vingt-deux joursd’absence, un des Anglais, qui travaillait dehors à sa plantation,apperçoit au loin trois étrangers qui venaient à lui : deuxd’entre eux portaient un fusil sur l’épaule.

L’Anglais s’enfuit comme s’il eût étéensorcelé. Il accourut bouleversé et effrayé vers le gouverneurespagnol, et lui dit qu’ils étaient touts perdus ; car desétrangers avaient débarqué dans l’île : il ne put dire qui ilsétaient. L’Espagnol, après avoir réfléchi un moment, luirépondit : – « Que voulez-vous dire ? Vous ne savezpas qui ils sont ? mais ce sont des Sauvages sûrement. »– « Non, non, répartit l’Anglais, ce sont des hommes vêtus etarmés. – « Alors donc, dit l’Espagnol, pourquoi vousmettez-vous en peine ? Si ce ne sont pas des Sauvages, ce nepeut être que des amis, car il n’est pas de nation chrétienne surla terre qui ne soit disposée à nous faire plutôt du bien que dumal. »

Pendant qu’ils discutaient ainsi arrivèrentles trois Anglais, qui, s’arrêtant en dehors du bois nouvellementplanté, se mirent à les appeler. On reconnut aussitôt leur voix, ettout le merveilleux de l’aventure s’évanouit. Mais alorsl’étonnement se porta sur un autre objet, c’est-à-dire qu’on sedemanda quels étaient leur dessein et le motif de leur retour.

Bientôt on fit entrer nos trois coureurs, eton les questionna sur le lieu où ils étaient allés et sur ce qu’ilsavaient fait. En peu de mots ils racontèrent tout leur voyage. Ilsavaient, dirent-ils, atteint la terre en deux jours ou un peumoins ; mais, voyant les habitants alarmés à leur approche ets’armant de leurs arcs et de leurs flèches pour les combattre, ilsn’avaient pas osé débarquer, et avaient fait voile au Nord pendantsix au sept heures ; alors ils étaient arrivés à un grandchenal, qui leur fit reconnaître que la terre qu’on découvrait denotre domaine n’était pas le continent, mais une île. Après êtreentrés dans ce bras de mer, ils avaient apperçu une autre île àdroite, vers le Nord, et plusieurs autres à l’Ouest. Décidés àaborder n’importe où, ils s’étaient dirigés vers l’une des îlessituées à l’Ouest, et étaient hardiment descendus au rivage. Là ilsavaient trouvé des habitants affables et bienveillants, qui leuravaient donné quantité de racines et quelques poissons secs, ets’étaient montrés très-sociables. Les femmes aussi bien que leshommes s’étaient empressés de les pourvoir de touts les alimentsqu’ils avaient pu se procurer, et qu’ils avaient apportés de fortloin sur leur tête.

Ils demeurèrent quatre jours parmi cesnaturels. Leur ayant demandé par signes, du mieux qu’il leur étaitpossible, quelles étaient les nations environnantes, ceux-cirépondirent que presque de touts côtés habitaient des peuplesfarouches et terribles qui, à ce qu’ils leur donnèrent à entendre,avaient coutume de manger des hommes. Quant à eux, ils direntqu’ils ne mangeaient jamais ni hommes ni femmes excepté ceux qu’ilsprenaient à la guerre ; puis, ils avouèrent qu’ils faisaientde grands festins avec la chair de leurs prisonniers.

Les Anglais leur demandèrent à quelle époqueils avaient fait un banquet de cette nature ; les Sauvagesleur répondirent qu’il y avait de cela deux lunes, montrant lalune, puis deux de leurs doigts ; et que leur grand Roi avaitdeux cents prisonniers de guerre qu’on engraissait pour le prochainfestin. Nos hommes parurent excessivement désireux de voir cesprisonniers ; mais les autres, se méprenant, s’imaginèrentqu’ils désiraient qu’on leur en donnât pour les emmener et lesmanger, et leur firent entendre, en indiquant d’abord le soleilcouchant, puis le levant, que le lendemain matin au lever du soleilils leur en amèneraient quelques-uns. En conséquence, le matinsuivant ils amenèrent cinq femmes et onze hommes, – et les leurdonnèrent pour les transporter avec eux, – comme on conduirait desvaches et des bœufs à un port de mer pour ravitailler unvaisseau.

Tout brutaux et barbares que ces vauriens sefussent montrés chez eux, leur cœur se souleva à cette vue, et ilsne surent que résoudre : refuser les prisonniers c’eût été unaffront sanglant pour la nation sauvage qui les leur offrait ;mais qu’en faire, ils ne le savaient. Cependant après quelquesdébats ils se déterminèrent à les accepter, et ils donnèrent enretour aux Sauvages qui les leur avaient amenés une de leurshachettes, une vieille clef, un couteau et six ou sept de leursballes : bien qu’ils en ignorassent l’usage, ils en semblèrentextrêmement satisfaits ; puis, les Sauvages ayant lié sur ledos les mains des pauvres créatures, ils les traînèrent dans lecanot.

Les Anglais furent obligés de partir aussitôtaprès les avoir reçus, car ceux qui leur avaient fait ce nobleprésent se seraient, sans aucun doute, attendus à ce que lelendemain matin, ils se missent à l’œuvre sur ces captifs, à cequ’ils en tuassent deux ou trois et peut-être à ce qu’ils lesinvitassent à partager leur repas.

Mais, ayant pris congé des Sauvages avec toutle respect et la politesse possibles entre gens qui de part etd’autre n’entendent pas un mot de ce qu’ils se disent, ils mirent àla voile et revinrent à la première île, où en arrivant ilsdonnèrent la liberté à huit de leurs captifs, dont ils avaient untrop grand nombre.

Pendant le voyage, ils tâchèrent d’entrer encommunication avec leurs prisonniers ; mais il étaitimpossible de leur faire entendre quoi que ce fût. À chaque chosequ’on leur disait, qu’on leur donnait ou faisait, ils croyaientqu’on allait les tuer. Quand ils se mirent à les délier, cespauvres misérables jetèrent de grands cris, surtout lesfemmes ; comme si déjà elles se fussent senti le couteau surla gorge, s’imaginant qu’on ne les détachait que pour lesassassiner.

Il en était de même si on leur donnait àmanger ; ils en concluaient que c’était de peur qu’ils nedépérissent et qu’ils ne fussent pas assez gras pour être tués. Sil’un d’eux était regardé d’une manière plus particulière, ils’imaginait que c’était pour voir s’il était le plus gras et leplus propre à être tué le premier. Après même que les Anglais leseurent amenés dans l’île et qu’ils eurent commencé à en user avecbonté à leur égard et à les bien traiter, ils ne s’en attendirentpas moins chaque jour à servir de dîner ou de souper à leursnouveaux maîtres.

Quand les trois aventuriers eurent terminé cetétrange récit ou journal de leur voyage, les Espagnols leurdemandèrent où était leur nouvelle famille. Ils leur répondirentqu’ils l’avaient débarquée et placée dans l’une de leurs huttes etqu’ils étaient venus demander quelques vivres pour elle. Sur quoiles Espagnols et les deux autres Anglais, c’est-à-dire la colonietout entière, résolurent d’aller la voir, et c’est ce qu’ilsfirent : le père de Vendredi les accompagna.

Quand ils entrèrent dans la hutte ils lesvirent assis et garrottés : car lorsque les Anglais avaientdébarqué ces pauvres gens, ils leur avaient lié les mains, afinqu’ils ne pussent s’emparer du canot et s’échapper ; ilsétaient donc là assis, entièrement nus. D’abord il y avait troishommes vigoureux, beaux garçons, bien découplés, droits et bienproportionnés, pouvant avoir de trente à trente-cinq ans ;puis cinq femmes, dont deux paraissaient avoir de trente à quaranteans ; deux autres n’ayant pas plus de vingt-quatre ouvingt-cinq ans, et une cinquième, grande et belle fille de seize àdix-sept ans. Les femmes étaient d’agréables personnes aussi bellesde corps que de visage, seulement elles étaient basanées ;deux d’entre elles, si elles eussent été parfaitement blanches,auraient passé pour de jolies femmes, même à Londres, car ellesavaient un air fort avenant et une contenance fort modeste, surtoutlorsque par la suite elles furent vêtues et parées, comme ilsdisaient, bien qu’il faut l’avouer, ce fût peu de chose que cetteparure. Nous y reviendrons.

Cette vue, on n’en saurait douter, avaitquelque chose de pénible pour nos Espagnols, qui, c’est justice àleur rendre, étaient des hommes de la conduite la plus noble, ducalme le plus grand, du caractère le plus grave, et de l’humeur laplus parfaite que j’aie jamais rencontrée, et en particulier d’unetrès-grande modestie, comme on va le voir tout-à-l’heure. Je disaisdonc qu’il était fort pénible pour eux de voir trois hommes et cinqfemmes nus, touts garrottés ensemble et dans la position la plusmisérable où la nature humaine puisse être supposée, s’attendant àchaque instant à être arrachés de ce lieu, à avoir le crânefracassé et à être dévorés comme un veau tué pour un gala.

La première chose qu’ils firent fut d’envoyerle vieil Indien, le père de Vendredi, auprès d’eux,afin de voir s’il en reconnaîtrait quelqu’un, et s’il comprendraitleur langue. Dès que ce vieillard fut entré il les regarda avecattention l’un après l’autre, mais n’en reconnut aucun ; etaucun d’eux ne put comprendre une seule des paroles ou un seul dessignes qu’il leur adressait, à l’exception d’une des femmes.

Néanmoins ce fut assez pour le but qu’on seproposait, c’est-à-dire pour les assurer que les gens entre lesmains desquels ils étaient tombés étaient des Chrétiens, auxquelsl’action de manger des hommes et des femmes faisait horreur, etqu’ils pouvaient être certains qu’on ne les tuerait pas. Aussitôtqu’ils eurent l’assurance de cela, ils firent éclater une tellejoie, et par des manifestations si grotesques et si diverses, qu’ilserait difficile de la décrire : il paraît qu’ilsappartenaient à des nations différentes.

On chargea ensuite la femme qui servaitd’interprète de leur demander s’ils consentaient à être lesserviteurs des hommes qui les avaient emmenés dans le but de leursauver la vie, et à travailler pour eux. À cette question ils semirent touts à danser ; et aussitôt l’un prit une chose,l’autre une autre, enfin tout ce qui se trouvait sous leurs mains,et le plaçaient sur leurs épaules, pour faire connaître par làqu’ils étaient très-disposés à travailler.

Le gouverneur, qui prévit que la présence deces femmes parmi eux ne tarderait pas à avoir des inconvénients, etpourrait occasionner quelques querelles et peut-être des querellesde sang, demanda aux trois Anglais comment ils entendaient traiterleurs prisonnières, et s’ils se proposaient d’en faire leursservantes ou leurs femmes ? L’un d’eux répondit brusquement ethardiment, qu’ils en feraient l’un et l’autre. À quoi le gouverneurrépliqua : – « Mon intention n’est pas de vous enempêcher ; vous êtes maîtres à cet égard. Mais je pense qu’ilest juste, afin d’éviter parmi vous les désordres et les querelles,et j’attends de votre part par cette raison seulement que siquelqu’un de vous prend une de ces créatures pour femme ou pourépouse, il n’en prenne qu’une, et qu’une fois prise il lui donneprotection ; car, bien que nous ne puissions vous marier, laraison n’en exige pas moins que, tant que vous resterez ici, lafemme que l’un de vous aura choisie soit à sa charge et devienneson épouse, je veux dire, ajouta-t-il, que tant qu’il résidera ici,nul autre que lui n’ait affaire à elle. » – Tout cela parut sijuste que chacun y donna son assentiment sans nulle difficulté.

LOTERIE

Alors les Anglais demandèrent aux Espagnolss’ils avaient l’intention de prendre quelqu’une de ces Sauvages.Mais touts répondirent : « – Non. – » Les uns direntqu’ils avaient leurs femmes en Espagne, les autres qu’ils nevoulaient pas de femmes qui n’étaient pas chrétiennes ; ettouts déclarèrent qu’ils les respecteraient, ce qui est un exemplede vertu que je n’ai jamais rencontré dans touts mes voyages. Pourcouper court, de leur côté, les cinq Anglais prirent chacun unefemme, c’est-à-dire une femme temporaire ; et depuis ilsmenèrent un nouveau genre de vie. Les Espagnols et le père deVendredi demeuraient dans ma vieille habitation,qu’ils avaient beaucoup élargie à l’intérieur ; ayant avec euxles trois serviteurs qu’ils s’étaient acquis lors de la dernièrebataille des Sauvages. C’étaient les principaux de lacolonie ; ils pourvoyaient de vivres touts les autres, ilsleur prêtaient toute l’assistance possible, et selon que lanécessité le requérait.

Le prodigieux de cette histoire est que cinqindividus insociables et mal assortis se soient accordés au sujetde ces femmes, et que deux d’entre eux n’aient pas choisi la même,d’autant plus qu’il y en avait deux ou trois parmi elles quiétaient sans comparaison plus agréables que les autres. Mais ilstrouvèrent un assez bon expédient pour éviter les querelles :ils mirent les cinq femmes à part dans l’une des huttes et allèrenttouts dans l’autre, puis tirèrent au sort à qui choisirait lepremier.

Celui désigné pour choisir le premier allaseul à la hutte où se trouvaient les pauvres créatures toutes nues,et emmena l’objet de son choix. Il est digne d’observation quecelui qui choisit le premier prit celle qu’on regardait comme lamoins bien et qui était la plus âgée des cinq, ce qui mit en bellehumeur ses compagnons : les Espagnols même en sourirent. Maisle gaillard, plus clairvoyant qu’aucun d’eux, considérait que c’estautant de l’application et du travail que de toute autre chosequ’il faut attendre le bien-être ; et, en effet, cette femmefut la meilleure de toutes.

Quand les pauvres captives se virent ainsirangées sur une file puis emmenées une à une, les terreurs de leursituation les assaillirent de nouveau, et elles crurent fermementqu’elles étaient sur le point d’être dévorées. Aussi, lorsque lematelot anglais entra et en emmena une, les autres poussèrent uncri lamentable, se pendirent après elle et lui dirent adieu avectant de douleur et d’affection que le cœur le plus dur du monde enaurait été déchiré. Il fut impossible aux Anglais de leur fairecomprendre qu’elles ne seraient pas égorgées avant qu’ils eussentfait venir le vieux père de Vendredi, qui,sur-le-champ, leur apprit que les cinq hommes qui étaient allés leschercher l’une après l’autre les avaient choisies pour femmes.

Après que cela fut fait, et que l’effroi desfemmes fut un peu dissipé, les hommes se mirent à l’ouvrage. LesEspagnols vinrent les aider, et en peu d’heures on leur eut élevé àchacun une hutte ou tente pour se loger à part ; car cellesqu’ils avaient déjà étaient encombrées d’outils, d’ustensiles deménage et de provisions.

Les trois coquins s’étaient établis un peuplus loin que les deux honnêtes gens, mais les uns et les autressur le rivage septentrional de l’île ; de sorte qu’ilscontinuèrent à vivre séparément. Mon île fut donc peuplée en troisendroits, et pour ainsi dire on venait d’y jeter les fondements detrois villes.

Ici il est bon d’observer que, ainsi que celaarrive souvent dans le monde, – la Providence, dans la sagesse deses fins, en dispose-t-elle ainsi ? c’est ce que j’ignore –,les deux honnêtes gens eurent les plus mauvaises femmes en partage,et les trois réprouvés, qui étaient à peine dignes de la potence,qui n’étaient bons à rien, et qui semblaient nés pour ne faire dubien ni à eux-mêmes ni à autrui, eurent trois femmes adroites,diligentes, soigneuses et intelligentes : non que les deuxpremières fussent de mauvaises femmes sous le rapport de l’humeuret du caractère ; car toutes les cinq étaient des créaturestrès-prévenantes, très-douces et très-soumises, passives plutôtcomme des esclaves que comme des épouses ; je veux direseulement qu’elles n’étaient pas également adroites, intelligentesou industrieuses, ni également épargnantes et soigneuses.

Il est encore une autre observation que jedois faire, à l’honneur d’une diligente persévérance d’une part, età la honte d’un caractère négligent et paresseux d’autrepart ; c’est que, lorsque j’arrivai dans l’île, et quej’examinai les améliorations diverses, les cultures et la bonnedirection des petites colonies, les deux Anglais avaient de si loindépassé les trois autres, qu’il n’y avait pas de comparaison àétablir entre eux. Ils n’avaient ensemencé, il est vrai, les uns etles autres, que l’étendue de terrain nécessaire à leurs besoins, etils avaient eu raison à mon sens ; car la nature nous ditqu’il est inutile de semer plus qu’on ne consomme ; mais ladifférence dans la culture, les plantations, les clôtures et danstout le reste se voyait de prime abord.

Les deux Anglais avaient planté autour de leurhutte un grand nombre de jeunes arbres, de manière qu’en approchantde la place vous n’apperceviez qu’un bois. Quoique leur plantationeût été ravagée deux fois, l’une par leurs compatriotes et l’autrepar l’ennemi comme on le verra en son lieu, néanmoins ils avaienttout rétabli, et tout chez eux était florissant et prospère. Ilsavaient des vignes parfaitement plantées, bien qu’eux-mêmes n’eneussent jamais vu ; et grâce aux soins qu’ils donnaient àcette culture, leurs raisins étaient déjà aussi bons que ceux desautres. Ils s’étaient aussi fait une retraite dans la partie laplus épaisse des bois. Ce n’était pas une caverne naturelle commecelle que j’avais trouvée, mais une grotte qu’ils avaient creusée àforce de travail, où, lorsque arriva le malheur qui va suivre, ilsmirent en sûreté leurs femmes et leurs enfants, si bien qu’on neput les découvrir. Au moyen d’innombrables pieux de ce bois qui,comme je l’ai dit, croît si facilement, ils avaient élevé àl’entour un bocage impénétrable, excepté en un seul endroit où ilsgrimpaient pour gagner l’extérieur, et de là entraient dans dessentiers qu’ils s’étaient ménagés.

Quant aux trois réprouvés, comme je lesappelle à juste titre, bien que leur nouvelle position les eûtbeaucoup civilisés, en comparaison de ce qu’ils étaientantérieurement, et qu’ils ne fussent pas à beaucoup près aussiquerelleurs, parce qu’ils n’avaient plus les mêmes occasions del’être, néanmoins l’un des compagnons d’un esprit déréglé, je veuxdire la paresse, ne les avait point abandonnés. Ils semaient du bléil est vrai, et faisaient des enclos ; mais jamais les parolesde Salomon ne se vérifièrent mieux qu’à leur égard : –« J’ai passé par la vigne du paresseux, elle étaitcouverte de ronces. » – Car, lorsque les Espagnolsvinrent pour voir leur moisson, ils ne purent la découvrir endivers endroits, à cause des mauvaises herbes ; il y avaitdans la haie plusieurs ouvertures par lesquelles les chèvressauvages étaient entrées et avaient mangé le blé ; çà et là onavait bouché le trou comme provisoirement avec des broussaillesmortes, mais c’était fermer la porte de l’écurie après que lecheval était déjà volé. Lorsqu’au contraire ils allèrent voir laplantation des deux autres, partout ils trouvèrent des marquesd’une industrie prospère : il n’y avait pas une mauvaise herbedans leurs blés, pas une ouverture dans leurs haies ; et euxaussi ils vérifiaient ces autres paroles de Salomon : –« La main diligente devient riche » ; –car toutes choses croissaient et se bonifiaient chez eux, etl’abondance y régnait au-dedans et au-dehors : ils avaientplus de bétail que les autres, et dans leur intérieur plusd’ustensiles, plus de bien-être, plus aussi de plaisir etd’agrément.

Il est vrai que les femmes des trois étaiententendues et soigneuses ; elles avaient appris à préparer et àaccommoder les mets de l’un des deux autres Anglais, qui, ainsi queje l’ai dit, avait été aide de cuisine à bord du navire, et ellesapprêtaient fort bien les repas de leurs maris. Les autres, aucontraire, n’y entendirent jamais rien ; mais celui qui, commeje disais, avait été aide de cuisine, faisait lui-même le service.Quant aux maris des trois femmes, ils parcouraient les alentours,allaient chercher des œufs de tortues, pêcher du poisson etattraper des oiseaux ; en un mot ils faisaient tout autrechose que de travailler : aussi leur ordinaire s’enressentait-il. Le diligent vivait bien et confortablement ; leparesseux vivait d’une manière dure et misérable ; et je penseque généralement parlant, il en est de même en touts lieux.

Mais maintenant nous allons passer à une scènedifférente de tout ce qui était arrivé jusqu’alors soit à eux, soità moi. Voici quelle en fut l’origine.

Un matin de bonne heure abordèrent au rivagecinq ou six canots d’Indiens ou Sauvages, appelez-les comme il vousplaira ; et nul doute qu’ils ne vinssent, comme d’habitude,pour manger leurs prisonniers ; mais cela était devenu sifamilier aux Espagnols, à touts nos gens, qu’ils ne s’entourmentaient plus comme je le faisais. L’expérience leur ayantappris que leur seule affaire était de se tenir cachés, et ques’ils n’étaient point vus des Sauvages, ceux-ci, l’affaire une foisterminée, se retireraient paisiblement, ne se doutant pas plusalors qu’ils ne l’avaient fait précédemment qu’il y eût deshabitants dans l’île ; sachant cela, dis-je, ils comprirentqu’ils n’avaient rien de mieux à faire que de donner avis aux troisplantations qu’on se tînt renfermé et que personne ne semontrât ; seulement ils placèrent une vedette dans un lieuconvenable pour avertir lorsque les canots se seraient remis enmer.

Tant cela était sans doute fortraisonnable ; mais un accident funeste déconcerta toutes cesmesures et fit connaître aux Sauvages que l’île était habitée, cequi faillit à causer la ruine de la colonie tout entière. Lorsqueles canots des Sauvages se furent éloignés, les Espagnols jetèrentau dehors un regard furtif, et quelques-uns d’entre eux eurent lacuriosité de s’approcher du lieu qu’ils venaient d’abandonner pourvoir ce qu’ils y avaient fait. À leur grande surprise, ilstrouvèrent trois Sauvages, restés là, étendus à terre, et endormisprofondément. On supposa que, gorgés à leur festin inhumain, ilss’étaient assoupis comme des brutes, et n’avaient pas voulu bougerquand les autres étaient partis, ou qu’égarés dans les bois ilsn’étaient pas revenus à temps pour s’embarquer.

À cette vue les Espagnols furent grandementsurpris, et fort embarrassés sur ce qu’ils devaient faire. Legouverneur espagnol se trouvait avec eux, on lui demanda sonavis ; mais il déclara qu’il ne savait quel parti prendre.Pour des esclaves, ils en avaient assez déjà ; quant à lestuer, nul d’entre eux n’y était disposé. Le gouverneur me ditqu’ils n’avaient pu avoir l’idée de verser le sang innocent, carles pauvres créatures ne leur avaient fait aucun mal, n’avaientporté aucune atteinte à leur propriété ; et que toutspensaient qu’aucun motif ne pourrait légitimer cet assassinat.

Et ici je dois dire, à l’honneur de cesEspagnols, que, quoi qu’on puisse dire de la cruauté de ce peupleau Mexique et au Pérou, je n’ai jamais dans aucun pays étrangerrencontré dix-sept hommes d’une nation quelconque qui fussent entoute occasion si modestes, si modérés, si vertueux, si courtois etd’une humeur si parfaite. Pour ce qui est de la cruauté, on n’envoyait pas l’ombre dans leur nature : on ne trouvait en eux niinhumanité, ni barbarie, ni passions violentes ; et cependanttouts étaient des hommes d’une grande ardeur et d’un grandcourage.

FUITE À LA GROTTE

Leur douceur et leur calme s’étaientmanifestés en supportant la conduite intolérable des troisAnglais ; et alors leur justice et leur humanité se montrèrentà propos des Sauvages dont je viens de parler. Après quelquesdélibérations, ils décidèrent qu’ils ne bougeraient pas jusqu’à ceque, s’il était possible, ces trois hommes fussent partis. Mais legouverneur fit la réflexion que ces trois Indiens n’avaient pas depirogue ; et que si on les laissait rôder dans l’île,assurément ils découvriraient qu’elle était habitée, ce quicauserait la ruine de la colonie.

Sur ce, rebroussant chemin et trouvant lescompères qui dormaient encore profondément, ils résolurent de leséveiller et de les faire prisonniers ; et c’est ce qu’ilsfirent. Les pauvres diables furent étrangement effrayés quand ilsse virent saisis et liés, et, comme les femmes, ils craignirentqu’on ne voulût les tuer et les dévorer ; car, à ce qu’ilparaît, ces peuples s’imaginent que tout le monde fait comme eux etmange de la chair humaine ; mais on les eut bientôttranquillisés là-dessus et on les emmena.

Ce fut une chose fort heureuse pour nos gensde ne pas les avoir conduits à leur château, je veux dire à monpalais au pied de la colline, mais de les avoir menés d’abord à latonnelle, où étaient leurs principales cultures, leurs chèvres etleurs champs de blé ; et plus tard à l’habitation des deuxAnglais.

Là on les fit travailler, quoiqu’on n’eût pasgrand ouvrage à leur donner ; et, soit négligence à lesgarder, soit qu’on ne crût pas qu’ils pussent s’émanciper, und’entre eux s’échappa, et, s’étant réfugié dans les bois, on ne lerevit plus.

On eut tout lieu de croire qu’il étaitretourné dans son pays avec les Sauvages, qui débarquèrent trois ouquatre semaines plus tard, firent leurs bombances accoutumées, ets’en allèrent au bout de deux jours. Cette pensée atterra nosgens : ils conclurent, et avec beaucoup de raison, que cetindividu, retourné parmi ses camarades, ne manquerait pas de leurrapporter qu’il y avait des habitants dans l’île, et combien ilsétaient faibles et en petit nombre ; car, ainsi que je l’aidéjà dit, on n’avait jamais fait connaître à ce Sauvage, et celafut fort heureux, combien nos hommes étaient et où ilsvivaient ; jamais il n’avait vu ni entendu le feu de leursarmes ; on s’était bien gardé à plus forte raison de lui fairevoir aucun des lieux de retraite, tels que la caverne dans lavallée, ou la nouvelle grotte que les deux Anglais avaient creusée,et ainsi du reste.

La première preuve qu’ils eurent de latrahison de ce misérable fut que, environ deux mois plus tard, sixcanots de Sauvages, contenant chacun de sept à dix hommes,s’approchèrent en voguant le long du rivage Nord de l’île, où ilsn’avaient pas coutume de se rendre auparavant, et débarquèrentenviron une heure après le lever du soleil dans un endroitconvenable, à un mille de l’habitation des deux Anglais, où avaitété gardé le fugitif. Comme me le dit le gouverneur espagnol, s’ilsavaient touts été là le dommage n’aurait pas été si considérable,car pas un de ces Sauvages n’eût échappé ; mais le cas étaitbien différent : deux hommes contre cinquante, la partien’était pas égale. Heureusement que les deux Anglais lesapperçurent à une lieue en mer, de sorte qu’il s’écoula plus d’uneheure avant qu’ils abordassent ; et, comme ils débarquèrent àenviron un mille de leurs huttes, ce ne fut qu’au bout de quelquetemps qu’ils arrivèrent jusqu’à eux. Ayant alors grande raison decroire qu’ils étaient trahis, la première chose qu’ils firent futde lier les deux esclaves qui restaient, et de commander à deux destrois hommes qui avaient été amenés avec les femmes, et qui, à cequ’il paraît, firent preuve d’une grande fidélité, de les conduireavec leurs deux épouses et tout ce qu’ils pourraient emporter aveceux au milieu du bois, dans cette grotte dont j’ai parlé plus haut,et là, de garder ces deux individus, pieds et poings liés, jusqu’ànouvel ordre.

En second lieu, voyant que les Sauvagesavaient touts mis pied à terre et se portaient de leur côté, ilsouvrirent les enclos dans lesquels étaient leurs chèvres et leschassèrent dans le bois pour y errer en liberté, afin que cesbarbares crussent que c’étaient des animaux farouches ; maisle coquin qui les accompagnait, trop rusé pour donner là-dedans,les mit au fait de tout, et ils se dirigèrent droit à la place.Quand les pauvres gens effrayés eurent mis à l’abri leurs femmes etleurs biens, ils députèrent leur troisième esclave venu avec lesfemmes et qui se trouvait là par hasard, en toute hâte auprès desEspagnols pour leur donner l’alarme et leur demander un promptsecours. En même temps ils prirent leurs armes et ce qu’ils avaientde munitions, et se retirèrent dans le bois, vers le lieu oùavaient été envoyées leurs femmes, se tenant à distance cependant,de manière à voir, si cela était possible, la direction quesuivraient les Sauvages.

Ils n’avaient pas fait beaucoup de cheminquand du haut d’un monticule ils apperçurent la petite armée deleurs ennemis s’avancer directement vers leur habitation ; etun moment après, ils virent leurs huttes et leurs meubles dévoréspar les flammes, à leur grande douleur et à leur grandemortification : c’était pour eux une perte cruelle, une perteirréparable au moins pour quelque temps. Ils conservèrent un momentla même position, jusqu’à ce que les Sauvages se répandirent surtoute la place comme des bêtes féroces, fouillant partout à larecherche de leur proie, et en particulier des habitants, dont onvoyait clairement qu’ils connaissaient l’existence.

Les deux Anglais, voyant cela et ne se croyantpas en sûreté où ils se trouvaient, car il était probable quequelques-uns de ces barbares viendraient de ce côté, et yviendraient supérieurs en forces, jugèrent convenable de se retirerà un demi-mille plus loin, persuadés, comme cela eut lieu en effet,que plus l’ennemi rôderait, plus il se disséminerait.

Leur seconde halte se fit à l’aide d’un fourréépais où se trouvait un vieux tronc d’arbre creux et excessivementgrand : ce fut dans cet arbre que touts deux prirent position,résolus d’attendre l’événement.

Il y avait peu de temps qu’ils étaient là,quand deux Sauvages accoururent de ce côté, comme s’ils les eussentdécouverts et vinssent pour les attaquer. Un peu plus loin ils envirent trois autres, et plus loin encore cinq autres, toutss’avançant dans la même direction ; en outre ils en virent àune certaine distance sept ou huit qui couraient d’un autrecôté ; car ils se répandaient sur touts les points, comme deschasseurs qui battent un bois en quête du gibier.

Les pauvres gens furent alors dans une grandeperplexité, ne sachant s’ils devaient rester et garder leur posteou s’enfuir ; mais après une courte délibération, considérantque si les Sauvages parcouraient ainsi le pays, ils pourraientpeut-être avant l’arrivée du secours découvrir leur retraite dansles bois, et qu’alors tout serait perdu, ils résolurent de lesattendre là et, s’ils étaient trop nombreux, de monter au sommet del’arbre, d’où ils ne doutaient pas qu’excepté contre le feu, ils nese défendissent tant que leurs munitions dureraient, quand bienmême touts les Sauvages, débarqués au nombre d’environ cinquante,viendraient à les attaquer.

Ayant pris cette détermination, ils sedemandèrent s’ils feraient feu sur les deux premiers, ou s’ilsattendraient les trois et tireraient sur ce groupeintermédiaire : tactique au moyen de laquelle les deux et lescinq qui suivaient seraient séparés. Enfin ils résolurent delaisser passer les deux premiers, à moins qu’ils ne lesdécouvrissent dans leur refuge et ne vinssent les attaquer. Cesdeux Sauvages les confirmèrent dans cette résolution en sedétournant un peu vers une autre partie du bois ; mais lestrois et les cinq, marchant sur leur piste, vinrent directement àl’arbre, comme s’ils eussent su que les Anglais y étaient.

Les voyant arriver droit à eux, ceux-cirésolurent de les prendre en ligne, ainsi qu’ilss’avançaient ; et, comme ils avaient décidé de ne faire feuqu’un à la fois, il était possible que du premier coup ils lesatteignissent touts trois. À cet effet, celui qui devait tirer mittrois ou quatre balles dans son mousquet, et, à la faveur d’unemeurtrière, c’est-à-dire d’un trou qui se trouvait dans l’arbre, ilvisa tout à son aise sans être vu, et attendit qu’ils fussent àtrente verges de l’embuscade, de manière à ne pas manquer soncoup.

Pendant qu’ils attendaient ainsi et que lesSauvages s’approchaient, ils virent que l’un des trois était lefugitif qui s’était échappé de chez eux, le reconnurentparfaitement, et résolurent de ne pas le manquer, dussent-ilsensemble faire feu. L’autre se tint donc prêt à tirer, afin que sile Sauvage ne tombait pas du premier coup, il fût sûr d’en recevoirun second.

Mais le premier tireur était trop adroit pourle manquer ; car pendant que les Sauvages s’avançaient l’unaprès l’autre sur une seule ligne, il fit feu et en atteignit deuxdu coup. Le premier fut tué roide d’une balle dans la tête ;le second, qui était l’indien fugitif, en reçut une au travers ducorps et tomba, mais il n’était pas tout-à-fait mort ; et letroisième eut une égratignure à l’épaule, que lui fit sans doute laballe qui avait traversé le corps du second. Épouvanté, quoiqu’iln’eût pas grand mal, il s’assit à terre en poussant des cris et deshurlements affreux.

Les cinq qui suivaient, effrayés du bruitplutôt que pénétrés de leur danger, s’arrêtèrent tout courtd’abord ; car les bois rendirent la détonation mille fois plusterrible ; les échos grondant çà et là, les oiseaux s’envolantde toutes parts et poussant toutes sortes de cris, selon leurespèce ; de même que le jour où je tirai le premier coup defusil qui peut-être eût retenti en ce lieu depuis que c’était uneîle.

Cependant, tout étant rentré dans le silence,ils vinrent sans défiance, ignorant la cause de ce bruit, jusqu’aulieu où étaient leurs compagnons dans un assez pitoyable état. Làces pauvres ignorantes créatures, qui ne soupçonnaient pas qu’undanger pareil pût les menacer, se groupèrent autour du blessé, luiadressant la parole et sans doute lui demandant d’où venait sablessure. Il est présumable que celui-ci répondit qu’un éclair defeu, suivi immédiatement d’un coup de tonnerre de leurs dieux,avait tué ses deux compagnons et l’avait blessé lui-même. Cela,dis-je, est présumable ; car rien n’est plus certain qu’ilsn’avaient vu aucun homme auprès d’eux, qu’ils n’avaient de leur vieentendu la détonation d’un fusil, qu’ils ne savaient non plus ceque c’était qu’une arme à feu, et qu’ils ignoraient qu’à distanceon pût tuer ou blesser avec du feu et des balles. S’il n’en eût pasété ainsi, il est croyable qu’ils ne se fussent pas arrêtés siinconsidérément à contempler le sort de leurs camarades, sansquelque appréhension pour eux-mêmes.

Nos deux hommes, comme ils me l’ont avouédepuis, se voyaient avec douleur obligés de tuer tant de pauvresêtres qui n’avaient aucune idée de leur danger ; mais, lestenant là sous leurs coups et le premier ayant rechargé son arme,ils se résolurent à tirer touts deux dessus. Convenus de choisir unbut différent, ils firent feu à la fois et en tuèrent ou blessèrentgrièvement quatre. Le cinquième, horriblement effrayé, bien queresté sauf, tomba comme les autres. Nos hommes, les voyant toutsgisants, crurent qu’ils les avaient touts expédiés.

La persuasion de n’en avoir manqué aucun fitsortir résolument de l’arbre nos deux hommes avant qu’ils eussentrechargé leurs armes : et ce fut une grande imprudence. Ilstombèrent dans l’étonnement quand ils arrivèrent sur le lieu de lascène, et ne trouvèrent pas moins de quatre Indiens vivants, dontdeux fort légèrement blessés et un entièrement sauf. Ils se virentalors forcés de les achever à coups de crosse de mousquet. D’abordils s’assurèrent de l’Indien fugitif qui avait été la cause de toutle désastre, ainsi que d’un autre blessé au genou, et lesdélivrèrent de leurs peines. En ce moment celui qui n’avait pointété atteint vint se jeter à leurs genoux, les deux mains levées, etpar gestes et par signes implorant piteusement la vie. Mais ils nepurent comprendre un seul mot de ce qu’il disait.

DÉFENSE DES DEUX ANGLAIS

Toutefois ils lui signifièrent de s’asseoirprès de là au pied d’un arbre, et un des Anglais, avec une cordequ’il avait dans sa poche par le plus grand hasard, l’attachafortement, et lui lia les mains par-derrière ; puis onl’abandonna. Ils se mirent alors en toute hâte à la poursuite desdeux autres qui étaient allés en avant, craignant que ceux-ci ou unplus grand nombre ne vînt à découvrir le chemin de leur retraitedans le bois, où étaient leurs femmes et le peu d’objets qu’ils yavaient déposés. Ils apperçurent enfin les deux Indiens, mais ilsétaient fort éloignés ; néanmoins ils les virent, à leurgrande satisfaction, traverser une vallée proche de la mer, chemindirectement opposé à celui qui conduisait à leur retraite pourlaquelle ils étaient en de si vives craintes. Tranquillisés sur cepoint, ils retournèrent à l’arbre où ils avaient laissé leurprisonnier, qui, à ce qu’ils supposèrent, avait été délivré par sescamarades, car les deux bouts de corde qui avaient servi àl’attacher étaient encore au pied de l’arbre.

Se trouvant alors dans un aussi grand embarrasque précédemment ; ne sachant de quel côté se diriger, ni àquelle distance était l’ennemi, ni quelles étaient ses forces, ilsprirent la résolution d’aller à la grotte où leurs femmes avaientété conduites, afin de voir si tout s’y passait bien, et pour lesdélivrer de l’effroi où sûrement elles étaient, car, bien que lesSauvages fussent leurs compatriotes, elles en avaient une peurhorrible, et d’autant plus peut-être qu’elles savaient tout cequ’ils valaient.

Les Anglais à leur arrivée virent que lesSauvages avaient passé dans le bois, et même très-près du lieu deleur retraite, sans toutefois l’avoir découvert ; car l’épaisfourré qui l’entourait en rendait l’abord inaccessible pourquiconque n’eût pas été guidé par quelque affilié, et nos barbaresne l’étaient point. Ils trouvèrent donc toutes choses en bon ordre,seulement les femmes étaient glacées d’effroi. Tandis qu’ilsétaient là, à leur grande joie, sept des Espagnols arrivèrent àleur secours. Les dix autres avec leurs serviteurs, et le vieuxVendredi, je veux dire le père deVendredi, étaient partis en masse pour protéger leurtonnelle et le blé et le bétail qui s’y trouvaient, dans le cas oùles Indiens eussent rôdé vers cette partie de l’île ; mais ilsne se répandirent pas jusque là. Avec les sept Espagnols setrouvait l’un des trois Sauvages qu’ils avaient autrefois faitsprisonniers, et aussi celui que, pieds et poings liés, les Anglaisavaient laissés près de l’arbre, car, à ce qu’il paraît, lesEspagnols étaient venus par le chemin où avaient été massacrés lessept Indiens, et avaient délié le huitième pour l’emmener avec eux.Là, toutefois ils furent obligés de le garrotter de nouveau, commel’étaient les deux autres, restés après le départ du fugitif.

Leurs prisonniers commençaient à leur devenirfort à charge, et ils craignaient tellement qu’ils ne leuréchappassent, qu’ils s’imaginèrent être, pour leur propreconservation, dans l’absolue nécessité de les tuer touts. Mais legouverneur n’y voulut pas consentir ; il ordonna de lesenvoyer à ma vieille caverne de la vallée, avec deux Espagnols pourles garder et pourvoir à leur nourriture. Ce qui fut exécuté ;et là, ils passèrent la nuit pieds et mains liés.

L’arrivée des Espagnols releva tellement lecourage des deux Anglais, qu’ils n’entendirent pas s’arrêter pluslong-temps. Ayant pris avec eux cinq Espagnols, et réunissant à euxtouts quatre mousquets, un pistolet et deux gros bâtons à deuxbouts, ils partirent à la recherche des Sauvages. Et d’abord, quandils furent arrivés à l’arbre où gisaient ceux qui avaient été tués,il leur fut aisé de voir que quelques autres Indiens y étaientvenus ; car ils avaient essayé d’emporter leurs morts, etavaient traîné deux cadavres à une bonne distance, puis les avaientabandonnés. De là ils gagnèrent le premier tertre où ils s’étaientarrêtés et d’où ils avaient vu incendier leurs huttes, et ilseurent la douleur de voir s’en élever un reste de fumée ; maisils ne purent y découvrir aucun Sauvage Ils résolurent alorsd’aller, avec toute la prudence possible, vers les ruines de leurplantation. Un peu avant d’y arriver, s’étant trouvés en vue de lacôte, ils apperçurent distinctement touts les Sauvages qui serembarquaient dans leurs canots pour courir au large.

Il semblait qu’ils fussent fâchés d’abordqu’il n’y eût pas de chemin pour aller jusqu’à eux, afin de leurenvoyer à leur départ une salve de mousqueterie ; mais, aprèstout, ils s’estimèrent fort heureux d’en être débarrassés.

Les pauvres Anglais étant alors ruinés pour laseconde fois, leurs cultures étant détruites, touts les autresconvinrent de les aider à relever leurs constructions, et de lespourvoir de toutes choses nécessaires. Leurs trois compatriotesmême, chez lesquels jusque là on n’avait pas remarqué la moindretendance à faire le bien, dès qu’ils apprirent leur désastre, –car, vivant éloignés, ils n’avaient rien su qu’après l’affairefinie –, vinrent offrir leur aide et leur assistance, ettravaillèrent de grand cœur pendant plusieurs jours à rétablirleurs habitations et à leur fabriquer des objets de nécessité.

Environ deux jours après ils eurent lasatisfaction de voir trois pirogues des Sauvages venir se jeter àpeu de distance sur la grève, ainsi que deux hommes noyés ; cequi leur fit croire avec raison qu’une tempête, qu’ils avaient dûessuyer en mer, avait submergé quelques-unes de leurs embarcations.Le vent en effet avait soufflé avec violence durant la nuit quisuivit leur départ.

Si quelques-uns d’entre eux s’étaient perdus,toutefois il s’en était sauvé un assez grand nombre, pour informerleurs compatriotes de ce qu’ils avaient fait et de ce qui leurétait advenu, et les exciter à une autre entreprise de la mêmenature, qu’ils résolurent effectivement de tenter, avec des forcessuffisantes pour que rien ne pût leur résister. Mais, à l’exceptionde ce que le fugitif leur avait dit des habitants de l’île, ilsn’en savaient par eux-mêmes que fort peu de chose ; jamais ilsn’avaient vu ombre humaine en ce lieu, et celui qui leur avaitraconté le fait ayant été tué, tout autre témoin manquait qui pûtle leur confirmer.

Cinq ou six mois s’étaient écoulés, et l’onn’avait point entendu parler des Sauvages ; déjà nos gens seflattaient de l’espoir qu’ils n’avaient point oublié leur premieréchec, et qu’ils avaient laissé là toute idée de réparer leurdéfaite, quand tout-à-coup l’île fut envahie par une redoutableflotte de vingt-huit canots remplis de Sauvages armés d’arcs et deflèches, d’énormes casse-têtes, de sabres de bois et d’autresinstruments de guerre. Bref, cette multitude était si formidable,que nos gens tombèrent dans la plus profonde consternation.

Comme le débarquement s’était effectué le soiret à l’extrémité orientale de l’île, nos hommes eurent toute lanuit pour se consulter et aviser à ce qu’il fallait faire. Etd’abord, sachant que se tenir totalement cachés avait été jusque-làleur seule planche de salut, et devait l’être d’autant plus encoreen cette conjoncture, que le nombre de leurs ennemis était fortgrand, ils résolurent de faire disparaître les huttes qu’ilsavaient bâties pour les deux Anglais, et de conduire leurs chèvresà l’ancienne grotte, parce qu’ils supposaient que les Sauvages seporteraient directement sur ce point sitôt qu’il ferait jour pourrecommencer la même échauffourée, quoiqu’ils eussent pris terrecette fois à plus de deux lieues de là.

Ils menèrent aussi dans ce lieu les troupeauxqu’ils avaient à l’ancienne tonnelle, comme je l’appelais, laquelleappartenait aux Espagnols ; en un mot, autant que possible,ils ne laissèrent nulle part de traces d’habitation, et lelendemain matin, de bonne heure, ils se posèrent avec toutes leursforces près de la plantation des deux Anglais, pour y attendrel’arrivée des Sauvages. Tout confirma leurs prévisions : cesnouveaux agresseurs, laissant leurs canots à l’extrémité orientalede l’île, s’avancèrent au longeant le rivage droit à cette place,au nombre de deux cent cinquante, suivant que les nôtres purent enjuger. Notre armée se trouvait bien faible ; mais le pire del’affaire, c’était qu’il n’y avait pas d’armes pour tout le monde.Nos forces totales s’élevaient, je crois, ainsi : – D’abord,en hommes :

17 Espagnols.

5 Anglais.

1 Le vieux Vendredi, c’est-à-direle père de Vendredi.

3 Esclaves acquis avec les femmes,lesquels avaient fait preuve de fidélité.

3 Autres esclaves qui vivaient avec lesEspagnols.

29.

Pour armer ces gens, il y avait :

11 Mousquets.

5 Pistolets.

3 Fusils de chasse.

5 Mousquets ou arquebuses à giboyer pris auxmatelots révoltés que j’avais soumis.

2 Sabres.

3 Vieilles hallebardes.

29.

On ne donna aux esclaves ni mousquets nifusils ; mais chacun d’eux fut armé d’une hallebarde, ou d’unlong bâton, semblable à un brindestoc, garni d’une longue pointe defer à chaque extrémité ; ils avaient en outre une hachette aucôté. Touts nos hommes portaient aussi une hache. Deux des femmesvoulurent absolument prendre part au combat ; elles s’armèrentd’arcs et de flèches, que les Espagnols avaient pris aux Sauvageslors de la première affaire, dont j’ai parlé, et qui avait eu lieuentre les Indiens. Les femmes eurent aussi des haches.

Le gouverneur espagnol, dont j’ai si souventfait mention, avait le commandement général ; etWilliam Atkins, qui, bien que redoutablepour sa méchanceté, était un compagnon intrépide et résolu,commandait sous lui. – Les Sauvages s’avancèrent comme deslions ; et nos hommes, pour comble de malheur, n’avaient pasl’avantage du terrain. Seulement Will Atkins, quirendit dans cette affaire d’importants services, comme unesentinelle perdue, était planté avec six hommes, derrière un petithallier, avec ordre de laisser passer les premiers, et de faire feuensuite au beau milieu des autres ; puis sur-le-champ debattre en retraite aussi vite que possible, en tournant une partiedu bois pour venir prendre position derrière les Espagnols, qui setrouvaient couverts par un fourré d’arbres.

Quand les Sauvages arrivèrent, ils se mirent àcourir çà et là en masse et sans aucun ordre. WillAtkins en laissa passer près de lui une cinquantaine ;puis, voyant venir les autres en foule, il ordonna à trois de seshommes de décharger sur eux leurs mousquets chargés de six ou septballes, aussi fortes que des balles de gros pistolets. Combien entuèrent-ils ou en blessèrent-ils, c’est ce qu’ils ne surentpas ; mais la consternation et l’étonnement étaientinexprimables chez ces barbares, qui furent effrayés au plus hautdegré d’entendre un bruit terrible, de voir tomber leurs hommesmorts ou blessés, et sans comprendre d’où cela provenait. Alors, aumilieu de leur effroi, William Atkins etses trois hommes firent feu sur le plus épais de la tourbe, et enmoins d’une minute les trois premiers, ayant rechargé leurs armes,leur envoyèrent une troisième volée.

Si Williams Atkinset ses hommes se fussent retirés immédiatement après avoir tiré,comme cela leur avait été ordonné, ou si le reste de la troupe eûtété à portée de prolonger le feu, les Sauvages eussent été mis enpleine déroute ; car la terreur dont ils étaient saisis venaitsurtout de ce qu’ils ne voyaient personne qui les frappât et de cequ’ils se croyaient tués par le tonnerre et les éclairs de leursdieux. Mais William Atkins, en restantpour recharger, découvrit la ruse.

NOUVELLE INCURSION DES INDIENS

Quelques Sauvages, qui les épiaient au loin,fondirent sur eux par derrière ; et, bien queAtkins et ses hommes les eussent encore salués de deuxou trois fusillades et en eussent tué plus d’une vingtaine en seretirant aussi vite que possible, cependant ils le blessèrentlui-même et tuèrent avec leurs flèches un de ses compatriotes commeils tuèrent ensuite un des Espagnols et un des esclaves indiensacquis avec les femmes. Cet esclave était un brave compagnon, quiavait combattu en furieux. De sa propre main il avait tué cinqSauvages, quoiqu’il n’eût pour armes qu’un des bâtons ferrés et unehache.

Atkins étant blessé et deuxautres étant tués, nos hommes, ainsi maltraités, se retirèrent surun monticule dans le bois. Les Espagnols, après avoir fait troisdécharges opérèrent aussi leur retraite ; car les Indiensétaient si nombreux, car ils étaient si désespérés, que malgréqu’il y en eût de tués plus de cinquante et un beaucoup plus grandnombre de blessés, ils se jetaient sans peur du danger sous la dentde nos hommes et leur envoyaient une nuée de flèches. On remarquamême que leurs blessés qui n’étaient pas tout-à-fait mis hors decombat, exaspérés par leurs blessures, se battaient comme desenragés.

Nos gens, dans leur retraite, avaient laisséderrière eux les cadavres de l’Espagnol et de l’Anglais. LesSauvages, quand ils furent arrivés auprès, les mutilèrent de lamanière la plus atroce, leur brisant les bras, les jambes et latête avec leurs massues et leurs sabres de bois, comme de vraisSauvages qu’ils étaient. Mais, voyant que nos hommes avaientdisparu, ils semblèrent ne pas vouloir les poursuivre, formèrentune espèce de cercle, ce qu’ils ont coutume de faire, à ce qu’ilparaît, et poussèrent deux grands cris en signe de victoire ;après quoi ils eurent encore la mortification de voir tomberplusieurs de leurs blessés qu’avait épuisés la perte de leursang.

Le gouverneur espagnol ayant rassemblé toutson petit corps d’armée sur une éminence, Atkins,quoique blessé, opinait pour qu’on se portât en avant et qu’on fîtune charge générale sur l’ennemi. Mais l’Espagnol répondit : –« Señor Atkins, vous avez vu commentleurs blessés se battent ; remettons la partie à demain :touts ces écloppés seront roidis et endoloris par leurs plaies,épuisés par le sang qu’ils auront perdu, et nous aurons alorsbeaucoup moins de besogne sur les bras. »

L’avis était bon. Mais WillAtkins reprit gaîment : – « C’est vrai,señor ; mais il en sera de même de moi, et c’estpour cela que je voudrais aller en avant tandis que je suis enhaleine. » – « Fort bien, señorAtkins, dit l’Espagnol : vous vous êtes conduitvaillamment, vous avez rempli votre tâche ; nous combattronspour vous si vous ne pouvez venir ; mais je pense qu’il estmieux d’attendre jusqu’à demain matin. » – Ils attendirentdonc.

Mais, lorsqu’il fit un beau clair de lune, etqu’ils virent les Sauvages dans un grand désordre, au milieu deleurs morts et de leurs blessés et se pressant tumultueusement àl’entour, ils se résolurent à fondre sur eux pendant la nuit, dansle cas surtout où ils pourraient leur envoyer une décharge avantd’être apperçus. Il s’offrit à eux une belle occasion pourcela : car l’un des deux Anglais, sur le terrain duquell’affaire s’était engagée, les ayant conduits par un détour entreles bois et la côte occidentale, et là ayant tourné brusquement auSud, ils arrivèrent si proche du groupe le plus épais, qu’avantqu’on eût pu les voir ou les entendre, huit hommes tirèrent au beaumilieu et firent une terrible exécution. Une demi-minute après huitautres tirèrent à leur tour et les criblèrent tellement de leursdragées, qu’ils en tuèrent ou blessèrent un grand nombre. Tout celase passa sans qu’ils pussent reconnaître qui les frappait, sansqu’ils sussent par quel chemin fuir.

Les Espagnols rechargèrent vivement leursarmes ; puis, s’étant divisés en trois corps, ils résolurentde tomber touts ensemble sur l’ennemi. Chacun de ces pelotons secomposait de huit personnes : ce qui formait en sommevingt-quatre combattants, dont vingt-deux hommes et deux femmes,lesquelles, soit dit en passant, se battirent en désespérées.

On répartit par peloton les armes à feu, leshallebardes et les brindestocs. On voulait que les femmes setinssent derrière, mais elles déclarèrent qu’elles étaient décidéesà mourir avec leurs maris. Leur petite armée ainsi disposée, ilssortirent d’entre les arbres et se jetèrent sous la dent del’ennemi en criant et en hélant de toutes leurs forces. Les Indiensse tenaient là debout touts ensemble ; mais ils tombèrent dansla plus grande confusion en entendant les cris que jetaient nosgens sur trois différents points. Cependant ils en seraient venusaux mains s’ils nous eussent apperçus ; car à peine fûmes-nousassez près pour qu’ils nous vissent qu’ils nous décochèrentquelques flèches, et que le pauvre vieux Vendredi futblessé, légèrement toutefois. Mais nos gens, sans plus de temps,fondirent sur eux, firent feu de trois côtés, puis tombèrent dessusà coups de crosses de mousquet, à coups de sabres, de bâtons ferréset de haches, et, en un mot, les frottèrent si bien, qu’ils semirent à pousser des cris et des hurlements sinistres en s’enfuyantde touts côtés pour échapper à la mort.

Les nôtres étaient fatigués de cecarnage : ils avaient tué ou blessé mortellement, dans lesdeux rencontres, environ cent quatre-vingts de ces barbares. Lesautres, épouvantés, se sauvèrent à travers les bois et sur lescollines, avec toute la vitesse que pouvaient leur donner lafrayeur et des pieds agiles ; et, voyant que nos hommes semettaient peu en peine de les poursuivre, ils se rassemblèrent surla côte où ils avaient débarqué et où leurs canots étaient amarrés.Mais leur désastre n’était pas encore au bout : car, cesoir-là, un vent terrible s’éleva de la mer, et il leur futimpossible de prendre le large. Pour surcroît, la tempête ayantduré toute la nuit, à la marée montante la plupart de leurspirogues furent entraînées par la houle si avant sur la rive, qu’ilaurait fallu bien des efforts pour les remettre à flot.Quelques-unes même furent brisées contre le rivage, ou ens’entre-choquant.

Nos hommes, bien que joyeux de leur victoire,ne prirent cependant que peu de repos cette nuit-là, Mais, aprèss’être refaits le mieux qu’ils purent, ils résolurent de se portervers cette partie de l’île où les Sauvages avaient fui, afin devoir dans quel état ils étaient. Ceci les mena nécessairement surle lieu du combat, où ils trouvèrent plusieurs de ces pauvrescréatures qui respiraient encore, mais que rien n’aurait pu sauver.Triste spectacle pour des cœurs généreux ! car un hommevraiment noble, quoique forcé par les lois de la guerre de détruireson ennemi, ne prend point plaisir à ses souffrances.

Tout ordre, du reste, était inutile à cetégard, car les Sauvages que les nôtres avaient à leur servicedépêchèrent ces pauvres créatures à coups de haches.

Ils arrivèrent enfin en vue du lieu où leschétifs débris le l’armée indienne étaient rassemblés. Là restaitenviron une centaine d’hommes, dont la plupart étaient assis àterre, accroupis, la tête entre leurs mains et appuyée sur leursgenoux.

Quand nos gens ne furent plus qu’à deuxportées de mousquet des vaincus, le gouverneur espagnol ordonna detirer deux coups à poudre pour leur donner l’alarme, à dessein devoir par leur contenance ce qu’il avait à en attendre, s’ilsétaient encore disposés à combattre ou s’ils étaient démontés aupoint d’être abattus et découragés, et afin d’agir enconséquence.

Le stratagème eut un plein succès ; carles Sauvages n’eurent pas plus tôt entendu le premier coup de feuet vu la lueur du second qu’ils se dressèrent sur leurs pieds dansla plus grande consternation imaginable ; et, comme nos gensse précipitaient sur eux, ils s’enfuirent criant, hurlant etpoussant une sorte de mugissement que nos hommes ne comprirent paset n’avaient point ouï jusque là, et ils se réfugièrent sur leshauteurs plus avant dans le pays.

Les nôtres eussent d’abord préféré que letemps eût été calme et que les Sauvages se fussent rembarqués. Maisils ne considéraient pas alors que cela pourrait en amener par lasuite des multitudes auxquelles il leur serait impossible derésister, ou du moins être la cause d’incursions si redoutables etsi fréquentes qu’elles désoleraient l’île et les feraient périr defaim. Will Atkins, qui, malgré sa blessure, se tenaittoujours avec eux, se montra, dans cette occurrence, le meilleurconseiller : il fallait, selon lui, saisir l’occasion quis’offrait de se jeter entre eux, et leurs canots, et, par là, lesempêcher à jamais, de revenir inquiéter l’île.

On tint long-temps conseil sur ce point.Quelques-uns s’opposaient à cela, de peur qu’on ne forçât cesmisérables à se retirer dans les bois, et à n’écouter que leurdésespoir. – « Dans ce cas, disaient-ils, nous serons obligésde leur donner la chasse comme à des bêtes féroces ; nousredouterons de sortir pour nos travaux ; nous aurons nosplantations incessamment pillées, nos troupeaux détruits, bref nousserons réduits à une vie de misères continuelles. »

Will Atkins répondit que mieuxvalait avoir affaire à cent hommes qu’à cent nations ; ques’il fallait détruire les canots il fallait aussi détruire leshommes, sinon être soi-même détruit. En un mot, il leur démontracette nécessité d’une manière si palpable, qu’ils se rangèrenttouts à son avis. Aussitôt ils se mirent à l’œuvre sur lespirogues, et, arrachant du bois sec d’un arbre mort, ils essayèrentde mettre le feu à quelques-unes de ces embarcations ; maiselles étaient si humides qu’elles purent à peine brûler. Néanmoins,le feu endommagea tellement leurs parties supérieures, qu’ellesfurent bientôt hors d’état de tenir la mer. Quand les Indiensvirent à quoi nos hommes étaient occupés, quelques-uns d’entre euxsortirent des bois en toute hâte, et, s’approchant le plus qu’ilspurent, ils se jetèrent à genoux et se mirent à crier : –« Oa, oa, waramokoa ! » et à proférerquelques autres mots de leur langue que personne ne comprit ;mais, comme ils faisaient des gestes piteux et poussaient des crisétranges, il fut aisé de reconnaître qu’ils suppliaient pour qu’onépargnât leurs canots, et qu’ils promettaient de s’en aller pour neplus revenir.

Mais nos gens étaient alors convaincus qu’ilsn’avaient d’autre moyen de se conserver ou de sauver leurétablissement que d’empêcher à tout jamais les Indiens de revenirdans l’île, sachant bien que s’il arrivait seulement à l’un d’euxde retourner parmi les siens pour leur conter l’événement, c’enétait fait de la colonie. En conséquence, faisant comprendre auxIndiens qu’il n’y avait pas de merci pour eux, ils se remirentl’œuvre et détruisirent les canots que la tempête avait épargnés. Àcette vue les Sauvages firent retentir les bois d’un horrible crique notre monde entendit assez distinctement ; puis ils semirent à courir çà et là dans l’île comme des insensés, de sorteque nos colons ne surent réellement pas d’abord comment s’y prendreavec eux.

Les Espagnols, avec toute leur prudence,n’avaient pas pensé que tandis qu’ils réduisaient ainsi ces hommesau désespoir, ils devaient faire bonne garde autour de leursplantations ; car, bien qu’ils eussent transféré leur bétailet que les Indiens n’eussent pas déterré leur principale retraite,– je veux dire mon vieux château de la colline, – ni la cavernedans la vallée, ceux-ci avaient découvert cependant ma plantationde la tonnelle, l’avaient saccagée, ainsi que les enclos et lescultures d’alentour, foulant aux pieds le blé, arrachant les vigneset les raisins déjà presque mûrs ; et faisant éprouver à lacolonie une perte inestimable sans en retirer aucun profit.

Quoique nos gens pussent les combattre entoute occasion, ils n’étaient pas en état de les poursuivre et deles pourchasser ; car, les Indiens étant trop agiles pour noshommes quand ils les rencontraient seuls, aucun des nôtres n’osaits’aventurer isolément, dans la crainte d’être enveloppé par eux.Fort heureusement ils étaient sans armes : ils avaient desarcs, il est vrai, mais point de flèches, ni matériaux pour enfaire, ni outils, ni instruments tranchants.

MORT DE FAIM !…

L’extrémité et la détresse où ils étaientréduits étaient grandes et vraiment déplorables ; mais l’étatoù ils avaient jeté nos colons ne valait pas mieux : car,malgré que leurs retraites eussent été préservées, leurs provisionsétaient détruites et leur moisson ravagée. Que faire, à quelsmoyens recourir ? Ils ne le savaient. La seule ressource quileur restât c’était le bétail qu’ils avaient dans la vallée près dela caverne, le peu de blé qui y croissait et la plantation destrois Anglais, Will Atkins et ses camarades, alorsréduits à deux, l’un d’entre eux ayant été frappé à la tête, justeau-dessous de la tempe, par une flèche qui l’avait fait taire àjamais. Et, chose remarquable, celui-ci était ce même homme cruelqui avait porté un coup de hache au pauvre esclave Indien, et quiensuite avait formé le projet d’assassiner les Espagnols.

À mon sens, la condition de nos colons étaitpire en ce temps-là que ne l’avait jamais été la mienne depuis quej’eus découvert les grains d’orge et de riz, et que j’eus acquis laméthode de semer et de cultiver mon blé et d’élever monbétail ; car alors ils avaient, pour ainsi dire, une centainede loups dans l’île, prêts à faire leur proie de tout ce qu’ilspourraient saisir, mais qu’il n’était pas facile de saisireux-mêmes.

La première chose qu’ils résolurent de faire,quand ils virent la situation où ils se trouvaient, ce fut, s’ilétait possible, de reléguer les Sauvages dans la partie la pluséloignée de l’île, au Sud-Est ; afin que si d’autres Indiensvenaient à descendre au rivage, ils ne pussent lesrencontrer ; puis, une fois là, de les traquer, de lesharasser chaque jour, et de tuer touts ceux qu’ils pourraientapprocher, jusqu’à ce qu’ils eussent réduit leur nombre ; ets’ils pouvaient enfin les apprivoiser et les rendre propres àquelque chose, de leur donner du blé, et de leur enseigner àcultiver la terre et à vivre de leur travail journalier.

En conséquence, ils les serrèrent de près etles épouvantèrent tellement par le bruit de leurs armes, qu’au boutde peu de temps, si un des colons tirait sur un Indien et lemanquait, néanmoins il tombait de peur. Leur effroi fut si grandqu’ils s’éloignèrent de plus en plus, et que, harcelés par nosgens, qui touts les jours en tuaient ou blessaient quelques-uns,ils se confinèrent tellement dans les bois et dans les endroitscreux, que le manque de nourriture les réduisit à la plus horriblemisère, et qu’on en trouva plusieurs morts dans les bois, sansaucune blessure, que la faim seule avait fait périr.

Quand les nôtres trouvèrent ces cadavres,leurs cœurs s’attendrirent, et ils se sentirent émus de compassion,surtout le gouverneur espagnol, qui était l’homme du caractère leplus noblement généreux que de ma vie j’aie jamais rencontré. Ilproposa, si faire se pouvait, d’attraper vivant un de cesmalheureux, et de l’amener à comprendre assez leur dessein pourqu’il pût servir d’interprète auprès des autres, et savoir d’euxs’ils n’acquiesceraient pas à quelque condition qui leur assureraitla vie, et garantirait la colonie du pillage.

Il s’écoula quelque temps avant qu’on pût enprendre aucun ; mais, comme ils étaient faibles et exténués,l’un d’eux fut enfin surpris et fait prisonnier. Il se montrad’abord rétif, et ne voulut ni manger ni boire ; mais, sevoyant traité avec bonté, voyant qu’on lui donnait des aliments, etqu’il n’avait à supporter aucune violence, il finit par devenirplus maniable et par se rassurer.

On lui amena le vieux Vendredi,qui s’entretint souvent avec lui et lui dit combien les nôtresseraient bons envers touts les siens ; que non-seulement ilsauraient la vie sauve, mais encore qu’on leur accorderait pourdemeure une partie de l’île, pourvu qu’ils donnassent l’assurancequ’ils garderaient leurs propres limites, et qu’ils ne viendraientpas au-delà pour faire tort ou pour faire outrage aux colons ;enfin qu’on leur donnerait du blé qu’ils sèmeraient etcultiveraient pour leurs besoins, et du pain pour leur subsistanceprésente. – Ensuite le vieux Vendredi commanda auSauvage d’aller trouver ses compatriotes et de voir ce qu’ilspenseraient de la proposition, lui affirmant que s’ils n’yadhéraient immédiatement, ils seraient touts détruits.

Ces pauvres gens, profondément abattus etréduits au nombre de d’environ trente-sept, accueillirent toutd’abord cette offre, et prièrent qu’on leur donnât quelquenourriture. Là-dessus douze Espagnols et deux Anglais, bien armés,avec trois esclaves indiens et le vieux Vendredi, setransportèrent au lieu où ils étaient : les trois esclavesindiens charriaient une grande quantité de pain, du riz cuit engâteaux et séché au soleil, et trois chèvres vivantes. On enjoignità ces infortunés de se rendre sur le versant d’une colline, où ilss’assirent pour manger avec beaucoup de reconnaissance. Ils furentplus fidèles à leur parole qu’on ne l’aurait pensé ; car,excepté quand ils venaient demander des vivres et des instructions,jamais ils ne passèrent leurs limites. C’est là qu’ils vivaientencore lors de mon arrivée dans l’île, et que j’allai lesvisiter.

Les colons leur avaient appris à semer le blé,à faire le pain, à élever des chèvres, et à les traire. Rien neleur manquait que des femmes pour devenir bientôt une nation. Ilsétaient confinés sur une langue de terre ; derrière euxs’élevaient des rochers, et devant eux une vaste plaine seprolongeait vers la mer, à la pointe Sud-Est de l’île. Leur terrainétait bon et fertile et ils en avaient suffisamment ; car ils’étendait d’un côté sur une largeur d’un mille et demi, et del’autre sur une longueur de trois ou quatre milles.

Nos hommes leur enseignèrent aussi à faire desbêches en en bois, comme j’en avais fait pour mon usage, et leurdonnèrent douze hachettes et trois ou quatre couteaux ; et,là, ils vécurent comme les plus soumises et les plus innocentescréatures que jamais on n’eût su voir.

La colonie jouit après cela d’une parfaitetranquillité quant aux Sauvages, jusqu’à la nouvelle visite que jelui fis, environ deux ans après. Ce n’est pas que de temps à autrequelques canots de Sauvages n’abordassent à l’île pour lacélébration barbare de leurs triomphes ; mais, comme ilsappartenaient à diverses nations, et que, peut-être, ils n’avaientpoint entendu parler de ceux qui étaient venus précédemment dansl’île, ou que peut-être ils ignoraient la cause de leur venue, ilsne firent, à l’égard de leurs compatriotes, aucune recherche, et,en eussent-ils fait, il leur eût été fort difficile de lesdécouvrir.

Voici que j’ai donné, ce me semble, larelation complète de ce qui était arrivé à nos colons jusqu’à monretour, au moins de ce qui était digne de remarque. – Ils avaientmerveilleusement civilisé les Indiens ou Sauvages, et allaientsouvent les visiter ; mais ils leur défendaient, sous peine demort, de venir parmi eux, afin que leur établissement ne fût paslivré derechef.

Une chose vraiment notable, c’est que lesSauvages, à qui ils avaient appris à faire des paniers et de lavannerie, surpassèrent bientôt leurs maîtres. Ils tressèrent unemultitude de choses les plus ingénieuses, surtout des corbeilles detoute espèce, des cribles, des cages à oiseaux, des buffets, ainsique des chaises pour s’asseoir, des escabelles, des lits, descouchettes et beaucoup d’autres choses encore ; car ilsdéployaient dans ce genre d’ouvrage une adresse remarquable, quandune fois on les avait mis sur la voie.

Mon arrivé leur fut d’un grand secours, en ceque nous les approvisionnâmes de couteaux, de ciseaux, de bêches,de pelles, de pioches et de toutes choses semblables dont ilspouvaient avoir besoin.

Ils devinrent tellement adroits à l’aide deces outils, qu’ils parvinrent à se bâtir de fort jolies huttes oumaisonnettes, dont ils tressaient et arrondissaient les contourscomme à de la vannerie ; vrais chefs-d’œuvre d’industrie etd’un aspect fort bizarre, mais qui les protégeaient efficacementcontre la chaleur et contre toutes sortes d’insectes. Nos hommes enétaient tellement épris, qu’ils invitèrent la tribu sauvage à lesvenir voir et à s’en construire de pareilles. Aussi, quand j’allaivisiter la colonie des deux Anglais, ces planteurs me firent-ils deloin l’effet de vivre comme des abeilles dans une ruche. Quant àWill Atkins, qui était devenu un garçon industrieux,laborieux et réglé, il s’était fait une tente en vannerie, comme onn’en avait, je pense, jamais vu. Elle avait cent vingt pas de tourà l’extérieur, je la mesurai moi-même. Les murailles étaient àbrins aussi serrés que ceux d’un panier, et se composaient detrente-deux panneaux ou carrés, très-solides, d’environ sept piedsde hauteur. Au milieu s’en trouvait une autre, qui n’avait pas plusde vingt-deux pas de circonférence, mais d’une construction encoreplus solide, car elle était divisée en huit pans, aux huit anglesdesquels se trouvaient huit forts poteaux. Sur leur sommet il avaitplacé de grosses charpentes, jointes ensemble au moyen de chevillesde bois, et d’où il avait élevé pour la couverture une pyramide dehuit chevrons fort élégante, je vous l’assure, et parfaitementassemblée, quoiqu’il n’eût pas de clous, mais seulement quelquesbroches de fer qu’il s’était faites avec la ferraille que j’avaislaissée dans l’île. Cet adroit garçon donna vraiment des preuvesd’une grande industrie en beaucoup de choses dont la connaissancelui manquait. Il se fit une forge et une paire de soufflets en boispour attiser le feu ; il se fabriqua encore le charbon qu’enexigeait l’usage ; et d’une pince de fer, il fit une enclumefort passable. Cela le mit à même de façonner une foule de choses,des crochets, des gâches, des pointes, des verroux et des gonds. –Mais revenons à sa case. Après qu’il eut posé le comble de la tenteintérieure, il remplit les entrevous des chevrons au moyen d’untreillis si solide et qu’il recouvrit si ingénieusement de paillede riz, et au sommet d’une large feuille d’un certain arbre, que samaison était tout aussi à l’abri de l’humidité que si elle eût étécouverte en tuiles ou en ardoises. Il m’avoua, il est vrai, que lesSauvages lui avaient fait la vannerie.

L’enceinte extérieure était couverte, commeune galerie, tout autour de la rotonde intérieure ; et degrands chevrons s’étendaient de trente-deux angles au sommet despoteaux de l’habitation du milieu, éloignée d’environ vingtpieds ; de sorte qu’il y avait entre le mur de clayonnageextérieur et le mur intérieur un espace, semblable à un promenoir,de la largeur de vingt pieds à peu près.

Il avait divisé la place intérieure avec unpareil clayonnage, mais beaucoup plus délicat, et l’avaitdistribuée en six logements, ou chambres de plain-pied, ayantd’abord chacune une porte donnant extérieurement sur l’entrée oupassage conduisant à la tente principale ; puis une autre surl’espace ou promenoir qui régnait au pourtour ; de manière quece promenoir était aussi divisé en six parties égales, quiservaient non-seulement de retraites, mais encore à entreposertoutes les choses nécessaires à la famille. Ces six espacesn’occupant point toute la circonférence, les autres logements de lagalerie étaient disposés ainsi : Aussitôt que vous aviez passéla porte de l’enceinte extérieure, vous aviez droit devant vous unpetit passage conduisant à la porte de la case intérieure ; dechaque côté était une cloison de clayonnage, avec une porte parlaquelle vous pénétriez d’abord dans une vaste chambre ou magasin,de vingt pieds de large sur environ trente de long, et de là dansune autre un peu moins longue. Ainsi, dans le pourtour il y avaitdix belles chambres, six desquelles n’avaient entrée que par leslogements de la tente intérieure, et servaient de cabinets ou deretraits à chaque chambre respective de cette tente, et quatregrands magasins, ou granges, ou comme il vous plaira de lesappeler, deux de chaque côté du passage qui conduisait de la ported’entrée à la rotonde intérieure, et donnant l’un dans l’autre.

HABITATION DE WILLIAM ATKINS

Un pareil morceau de vannerie, je crois, n’ajamais été vu dans le monde, pas plus qu’une maison ou tente sibien conçue, surtout bâtie comme cela. Dans cette grande ruchehabitaient les trois familles, c’est-à-dire WillAtkins et ses compagnons ; le troisième avait été tué,mais sa femme restait avec trois enfants, – elle était, à ce qu’ilparaît, enceinte lorsqu’il mourut. Les deux survivants nenégligeaient pas de fournir la veuve de toutes choses, j’entends deblé, de lait, de raisins, et de lui faire bonne part quand ilstuaient un chevreau ou trouvaient une tortue sur le rivage ;de sorte qu’ils vivaient touts assez bien, quoiqu’à la véritéceux-ci ne fussent pas aussi industrieux que les deux autres, commeje l’ai fait observer déjà.

Il est une chose qui toutefois ne saurait êtreomise ; c’est, qu’en fait de religion, je ne sache pas qu’ilexistât rien de semblable parmi eux. Il est vrai qu’assez souventils se faisaient souvenir l’un l’autre qu’il est un Dieu, maisc’était purement par la commune méthode des marins, c’est-à-dire enblasphémant son nom. Leurs femmes, pauvres ignorantes Sauvages,n’en étaient pas beaucoup plus éclairées pour être mariées à desChrétiens, si on peut les appeler ainsi, car eux-mêmes, ayant fortpeu de notions de Dieu, se trouvaient profondément incapablesd’entrer en discours avec elles sur la Divinité, ou de leur parlerde rien qui concernât la religion.

Le plus grand profit qu’elles avaient, je puisdire, retiré de leur alliance, c’était d’avoir appris de leursmaris à parler passablement l’anglais. Touts leurs enfants, quipouvaient bien être une vingtaine, apprenaient de même à s’exprimeren anglais dès leurs premiers bégaiements, quoiqu’ils ne fissentd’abord que l’écorcher, comme leurs mères. Pas un de ces enfantsn’avait plus de six ans quand j’arrivai, car il n’y en avait pasbeaucoup plus de sept que ces cinq ladyssauvages avaient été amenées ; mais toutes s’étaient trouvéesfécondes, toutes avaient des enfants, plus ou moins. La femme ducuisinier en second était, je crois, grosse de son sixième. Cesmères étaient toutes d’une heureuse nature, paisibles, laborieuses,modestes et décentes, s’aidant l’une l’autre, parfaitementobéissantes et soumises à leurs maîtres, je ne puis dire à leursmaris. Il ne leur manquait rien que d’être bien instruites dans lareligion chrétienne et d’être légitimement mariées, avantages dontheureusement dans la suite elles jouirent par mes soins, ou dumoins par les conséquences de ma venue dans l’île.

Ayant ainsi parlé de la colonie en général etassez longuement de mes cinq chenapans d’Anglais, je dois direquelque chose des Espagnols, qui formaient le principal corps de lafamille, et dont l’histoire offre aussi quelques incidents assezremarquables.

J’eus de nombreux entretiens avec eux sur cequ’était leur situation durant leur séjour parmi les Sauvages. Ilsm’avouèrent franchement qu’ils n’avaient aucune preuve à donner deleur savoir-faire ou de leur industrie dans ce pays ; qu’ilsn’étaient là qu’une pauvre poignée d’hommes misérables etabattus ; que, quand bien même ils eussent eu des ressourcesentre les mains, ils ne s’en seraient pas moins abandonnés audésespoir ; et qu’ils ployaient tellement sous le poids deleurs infortunes, qu’ils ne songeaient qu’à se laisser mourir defaim. – Un d’entre eux, personnage grave et judicieux, me dit qu’ilétait convaincu qu’ils avaient eu tort ; qu’à des hommes sagesil n’appartient pas de s’abandonner à leur misère, mais de sesaisir incessamment des secours que leur offre la raison, tant pourl’existence présente que pour la délivrance future. – « Lechagrin, ajouta-t-il, est la plus insensée et la plus insignifiantepassion du monde, parce qu’elle n’a pour objet que les chosespassées, qui sont en général irrévocables ou irrémédiables ;parce qu’elle n’embrasse point l’avenir, qu’elle n’entre pour riendans ce qui touche le salut, et qu’elle ajoute plutôt àl’affliction qu’elle n’y apporte remède. » – Là-dessus il citaun proverbe espagnol que je ne puis répéter dans les mêmes termes,mais dont je me souviens avoir habillé à ma façon un proverbeanglais, que voici :

Dans le trouble soyez troublé,

Votre trouble sera doublé.

Ensuite il abonda en remarques sur toutes lespetites améliorations que j’avais introduites dans ma solitude, surmon infatigable industrie, comme il l’appelait, et sur la manièredont j’avais rendu une condition, par ses circonstances d’abordpire que la leur, mille fois plus heureuse que celle dans laquelleils étaient, même alors, où ils se trouvaient touts ensemble. Il medit qu’il était à remarquer que les Anglais avaient une plus grandeprésence d’esprit dans la détresse que tout autre peuple qu’il eûtjamais vu ; que ses malheureux compatriotes, ainsi que lesPortugais, étaient la pire espèce d’hommes de l’univers pour luttercontre l’adversité ; parce que dans les périls, une fois lesefforts vulgaires tentés, leur premier pas était de se livrer audésespoir, de succomber sous lui et de mourir sans tourner leurspensées vers des voies de salut.

Je lui répliquai que leur cas et le miendifféraient extrêmement ; qu’ils avaient été jetés sur lerivage privés de toutes choses nécessaires, et sans provisions poursubsister jusqu’à ce qu’ils pussent se pourvoir ; qu’à lavérité j’avais eu ce désavantage et cette affliction d’êtreseul ; mais que les secours providentiellement jetés dans mesmains par le bris inopiné du navire, étaient un si grand réconfort,qu’il aurait poussé tout homme au monde à s’ingénier comme jel’avais fait. – « Señor, reprit l’Espagnol, sinous pauvres Castillans eussions été à votre place, nous n’eussionspas tiré du vaisseau la moitié de ces choses que vous sûtes entirer ; jamais nous n’aurions trouvé le moyen de nous procurerun radeau pour les transporter, ni de conduire un radeau à terresans l’aide d’une chaloupe ou d’une voile ; et à plus forteraison pas un de nous ne l’eût fait s’il eût été seul. » – Jele priai de faire trêve à son compliment, et de poursuivrel’histoire de leur venue dans l’endroit où ils avaient abordé. Ilme dit qu’ils avaient pris terre malheureusement en un lieu où il yavait des habitants sans provisions ; tandis que s’ils eussenteu le bon sens de remettre en mer et d’aller à une autre île un peuplus éloignée, ils auraient trouvé des provisions sans habitants.En effet, dans ce parage, comme on le leur avait dit, était situéeune île riche en comestibles, bien que déserte, c’est-à-dire queles Espagnols de la Trinité, l’ayant visitée fréquemment, l’avaientremplie à différentes fois de chèvres et de porcs. Là ces animauxavaient multiplié de telle sorte, là tortues et oiseaux de merétaient en telle abondance, qu’ils n’eussent pas manqué de viandes’ils eussent eu faute de pain. À l’endroit où ils avaient abordéils n’avaient au contraire pour toute nourriture que quelquesherbes et quelques racines à eux inconnues, fort peu succulentes,et que leur donnaient avec assez de parcimonie les naturels,vraiment dans l’impossibilité de les traiter mieux, à moins qu’ilsne se fissent cannibales et mangeassent de la chair humaine, legrand régal du pays.

Nos Espagnols me racontèrent comment pardivers moyens ils s’étaient efforcés, mais en vain, de civiliserles Sauvages leurs hôtes, et de leur faire adopter des coutumesrationnelles dans le commerce ordinaire de la vie ; et commentces Indiens en récriminant leur répondaient qu’il était injuste àceux qui étaient venus sur cette terre pour implorer aide etassistance, de vouloir se poser comme les instructeurs de ceux quiles nourrissaient ; donnant à entendre par-là, ce semble, quecelui-là ne doit point se faire l’instructeur des autres qui nepeut se passer d’eux pour vivre.

Ils me firent l’affreux récit des extrémitésoù ils avaient été réduits ; comment ils avaient passéquelquefois plusieurs jours sans nourriture aucune, l’île où ils setrouvaient étant habitée par une espèce de Sauvages plus indolents,et, par cette raison, ils avaient tout lieu de le croire, moinspourvus des choses nécessaires à la vie que les autres indigènes decette même partie du monde. Toutefois ils reconnaissaient que cettepeuplade était moins rapace et moins vorace que celles qui avaientune meilleure et une plus abondante nourriture.

Ils ajoutèrent aussi qu’ils ne pouvaient serefuser à reconnaître avec quelles marques de sagesse et de bontéla souveraine providence de Dieu dirige l’événement des choses dece monde ; marques, disaient-ils, éclatantes à leurégard ; car, si poussés par la dureté de leur position et parla stérilité du pays où ils étaient ils eussent cherché un lieumeilleur pour y vivre, ils se seraient trouvés en dehors de la voiede salut qui par mon intermédiaire leur avait été ouverte.

Ensuite ils me racontèrent que les Sauvagesleurs hôtes avaient fait fond sur eux pour les accompagner dansleurs guerres. Et par le fait, comme ils avaient des armes à feu,s’ils n’eussent pas eu le malheur de perdre leurs munitions, ilseussent pu non-seulement être utiles à leurs amis, mais encore serendre redoutables et à leurs amis et à leurs ennemis. Or, n’ayantni poudre ni plomb, et se voyant dans une condition qui ne leurpermettait pas de refuser de suivre leurslandlords à la guerre, ils se trouvaient surle champ de bataille dans une position pire que celle des Sauvageseux-mêmes ; car ils n’avaient ni flèches ni arcs, ou nesavaient se servir de ceux que les Sauvages leur avaient donnés.Ils ne pouvaient donc faire autre chose que rester cois, exposésaux flèches, jusqu’à ce qu’on fût arrivé sous la dent de l’ennemi.Alors trois hallebardes qu’ils avaient leur étaient de quelqueusage, et souvent ils balayaient devant eux toute une petite arméeavec ces hallebardes et des bâtons pointus fichés dans le canon deleurs mousquets. Maintes fois pourtant ils avaient été entourés pardes multitudes, et en grand danger de tomber sous leurs traits.Mais enfin ils avaient imaginé de se faire de grandes targes debois, qu’ils avaient couvertes de peaux de bêtes sauvages dont ilsne savaient pas le nom. Nonobstant ces boucliers, qui lespréservaient des flèches des Indiens, ils essuyaient quelquefois degrands périls. Un jour surtout cinq d’entre eux furent terrassésensemble par les casse-têtes des Sauvages ; et c’est alorsqu’un des leurs fut fait prisonnier, c’est-à-dire l’Espagnol quej’arrachai à la mort. Ils crurent d’abord qu’il avait ététué ; mais ensuite, quand ils apprirent qu’il était captif,ils tombèrent dans la plus profonde douleur imaginable, et auraientvolontiers touts exposé leur vie pour le délivrer.

Lorsque ceux-ci eurent été ainsi terrassés,les autres les secoururent et combattirent en les entourant jusqu’àce qu’ils fussent touts revenus à eux-mêmes, hormis celui qu’oncroyait mort ; puis touts ensemble, serrés sur une ligne, ilsse firent jour avec leurs hallebardes et leurs bayonnettes àtravers un corps de plus de mille Sauvages, abattirent tout ce quise trouvait sur leur chemin et remportèrent la victoire ; maisà leur grand regret, parce qu’elle leur avait coûté la perte deleur compagnon, que le parti ennemi, qui le trouva vivant, avaitemporté avec quelques autres, comme je l’ai conté dans la premièreportion de ma vie.

Ils me dépeignirent de la manière la plustouchante quelle avait été leur surprise de joie au retour de leurami et compagnon de misère, qu’ils avaient cru dévoré par des bêtesféroces de la pire espèce, c’est-à-dire par des hommes sauvages, etcomment de plus en plus cette surprise s’était augmentée au récitqu’il leur avait fait de son message, et de l’existence d’unChrétien sur une terre voisine, qui plus est d’un Chrétien ayantassez de pouvoir et d’humanité pour contribuer à leurdélivrance.

Ils me dépeignirent encore leur étonnement àla vue du secours que je leur avais envoyé, et surtout à l’aspectdes miches du pain, choses qu’ils n’avaient pas vues depuis leurarrivée dans ce misérable lieu, disant que nombre de fois ils lesavaient couvertes de signes de croix et de bénédictions, comme unaliment descendu du Ciel ; et en y goûtant quel cordialrevivifiant ç’avait été pour leurs esprits, ainsi que tout ce quej’avais envoyé pour leur réconfort.

DISTRIBUTION DES OUTILS

Ils auraient bien voulu me faire connaîtrequelque chose de la joie dont ils avaient été transportés à la vuede la barque et des pilotes destinés à les conduire vers lapersonne et au lieu d’où leur venaient touts ces secours ;mais ils m’assurèrent qu’il était impossible de l’exprimer par desmots ; que l’excès de leur joie les avait poussés à demesséantes extravagances qu’il ne leur était loisible de décrirequ’en me disant qu’ils s’étaient vus sur le point de tomber enfrénésie, ne pouvant donner un libre cours aux émotions qui lesagitaient ; bref, que ce saisissement avait agi sur celui-cide telle manière, sur celui-là de telles autres ; que les unsavaient débondé en larmes, que les autres avaient été à moitiéfous, et que quelques-uns s’étaient immédiatement évanouis. – Cettepeinture me toucha extrêmement, et me rappela l’extase deVendredi quand il retrouva son père, les transportsdes pauvres Français quand je les recueillis en mer, aprèsl’incendie de leur navire, la joie du capitaine quand il se vitdélivré dans le lieu même où il s’attendait à périr, et ma proprejoie quand, après vingt-huit ans de captivité, je vis un bonvaisseau prêt à me conduire dans ma patrie. Touts ces souvenirs merendirent plus sensible au récit de ces pauvres gens et firent queje m’en affectai d’autant plus.

Ayant ainsi donné un apperçu de l’état deschoses telles que je les trouvai, il convient que je relate ce queje fis d’important pour nos colons, et dans quelle situation je leslaissai. Leur opinion et la mienne étaient qu’ils ne seraient plusinquiétés par les Sauvages, ou que, s’ils venaient à l’être, ilsétaient en état de les repousser, fussent-ils deux fois plusnombreux qu’auparavant : de sorte qu’ils étaient forttranquilles sur ce point. – En ce temps-là, avec l’Espagnol quej’ai surnommé gouverneur j’eus un sérieux entretien sur leur séjourdans l’île ; car, n’étant pas venu pour emmener aucun d’entreeux, il n’eût pas été juste d’en emmener quelques-uns et de laisserles autres, qui peut-être ne seraient pas restés volontiers, sileurs forces eussent été diminuées.

En conséquence, je leur déclarai que j’étaisvenu pour les établir en ce lieu et non pour les en déloger ;puis je leur fis connaître que j’avais apporté pour eux des secoursde toute sorte ; que j’avais fait de grandes dépenses afin deles pourvoir de toutes les choses nécessaires à leur bien-être etleur sûreté, et que je leur amenais telles et telles personnes,non-seulement pour augmenter et renforcer leur nombre, mais encorepour les aider comme artisans, grâce aux divers métiers utilesqu’elles avaient appris, à se procurer tout ce dont ils avaientfaute encore.

Ils étaient touts ensemble quand je leurparlai ainsi. Avant de leur livrer les provisions que j’avaisapportées, je leur demandai, un par un, s’ils avaient entièrementétouffé et oublié les inimitiés qui avaient régné parmi eux, s’ilsvoulaient se secouer la main et se jurer une mutuelle affection etune étroite union d’intérêts, que ne détruiraient plus nimésintelligences ni jalousies.

William Atkins, avecbeaucoup de franchise et de bonne humeur, répondit qu’ils avaientassez essuyé d’afflictions pour devenir touts sages, et rencontréassez d’ennemis pour devenir touts amis ; que, pour sa part,il voulait vivre et mourir avec les autres ; que, bien loin deformer de mauvais desseins contre les Espagnols, il reconnaissaitqu’ils ne lui avaient rien fait que son mauvais caractère n’eûtrendu nécessaire et qu’à leur place il n’eût fait, s’il n’avaitfait pis ; qu’il leur demanderait pardon si je le souhaitaisde ses impertinences et de ses brutalités à leur égard ; qu’ilavait la volonté et le désir de vivre avec eux dans les termesd’une amitié et d’une union parfaites, et qu’il ferait tout ce quiserait en son pouvoir pour les en convaincre. Enfin, quant àl’Angleterre, qu’il lui importait peu de ne pas y aller de vingtannées.

Les Espagnols répondirent qu’à la vérité, dansle commencement, ils avaient désarmé et exclus WilliamAtkins et ses deux camarades, à cause de leur mauvaiseconduite, comme ils me l’avaient fait connaître, et qu’ils enappelaient touts à moi de la nécessité où ils avaient été d’en agirainsi ; mais que William Atkinss’était conduit avec tant de bravoure dans le grand combat livréaux Sauvages et depuis dans quantité d’occasions, et s’était montrési fidèle et si dévoué aux intérêts généraux de la colonie, qu’ilsavaient oublié tout le passé, et pensaient qu’il méritait autantqu’aucun d’eux qu’on lui confiât des armes et qu’on le pourvût detoutes choses nécessaires ; qu’en lui déférant le commandementaprès le gouverneur lui-même, ils avaient témoigné de la foi qu’ilsavaient en lui ; que s’ils avaient eu foi entière en lui et enses compatriotes, ils reconnaissaient aussi qu’ils s’étaientmontrés dignes de cette foi par tout ce qui peut appeler sur unhonnête homme l’estime et la confiance ; bref qu’ilssaisissaient de tout cœur cette occasion de me donner cetteassurance qu’ils n’auraient jamais d’intérêt qui ne fût celui detouts.

D’après ces franches et ouvertes déclarationsd’amitié, nous fixâmes le jour suivant pour dîner touts ensemble,et nous fîmes, d’honneur, un splendide festin. Je priai lecook du navire et son aide de venir à terrepour dresser le repas, et l’ancien cuisinier en second que nousavions dans l’île les assista. On tira des provisions duvaisseau : six pièces de bon bœuf, quatre pièces de porc etnotre bowl à punch, avec les ingrédients pour enfaire ; et je leur donnai, en particulier, dix bouteilles devin clairet de France et dix bouteilles de bière anglaise, chosesdont ni les Espagnols ni les Anglais n’avaient goûté depuis biendes années, et dont, cela est croyable, ils furent on ne peut plusravis.

Les Espagnols ajoutèrent à notre festin cinqchevreaux entiers que les cooks firent rôtir,et dont trois furent envoyés bien couverts à bord du navire, afinque l’équipage se pût régaler de notre viande fraîche, comme nousle faisions à terre de leur salaison.

Après ce banquet, où brilla une innocentegaîté, je fis étaler ma cargaison d’effets ; et, pour évitertoute dispute sur la répartition, je leur montrai qu’elle étaitsuffisante pour eux touts, et leur enjoignis à touts de prendre unequantité égale des choses à l’usage du corps, c’est-à-dire égaleaprès confection. Je distribuai d’abord assez de toile pour faire àchacun quatre chemises ; mais plus tard, à la requête desEspagnols, je portai ce nombre à six. Ce linge leur fut extrêmementconfortable ; car, pour ainsi dire, ils en avaient depuislong-temps oublié l’usage, ou ce que c’était que d’en porter.

Je distribuai les minces étoffes anglaisesdont j’ai déjà parlé, pour faire à chacun un léger vêtement, enmanière de blaude, costume frais et peu gênant que je jugeai leplus convenable à cause de la chaleur de la saison, et j’ordonnaique toutes et quantes fois ils seraient usés, on leur en fîtd’autres, comme bon semblerait. Je répartis de même escarpins,souliers, bas et chapeaux.

Je ne saurais exprimer le plaisir et lasatisfaction qui éclataient dans l’air de touts ces pauvres gensquand ils virent quel soin j’avais pris d’eux et combien largementje les avais pourvus. Ils me dirent que j’étais leur père, et qued’avoir un correspondant tel que moi dans une partie du monde silointaine, cela leur ferait oublier qu’ils étaient délaissés surune terre déserte. Et touts envers moi prirent volontiersl’engagement de ne pas quitter la place sans mon consentement.

Alors je leur présentai les gens que j’avaisamenés avec moi, spécialement le tailleur, le forgeron, et les deuxcharpentiers, personnages fort nécessaires ; mais par-dessustout mon artisan universel, lequel était plus utile pour euxqu’aucune chose qu’ils eussent pu nommer. Le tailleur, pour leurmontrer son bon vouloir, se mit immédiatement à l’ouvrage, et avecma permission leur fit à chacun premièrement une chemise. Qui plusest, non-seulement il enseigna aux femmes à coudre, à piquer, àmanier l’aiguille, mais il s’en fit aider pour faire les chemisesde leurs maris et de touts les autres.

Quant aux charpentiers, je ne m’appesantiraipas sur leur utilité : ils démontèrent touts mes meublesgrossiers et mal bâtis, et en firent promptement des tablesconvenables, des escabeaux, des châlits, des buffets, des armoires,des tablettes, et autres choses semblables dont on avait faute.

Or pour leur montrer comment la nature faitdes ouvriers spontanément, je les menai voir lamaison-corbeille de WilliamAtkins, comme je la nommais ; et ils m’avouèrentl’un et l’autre qu’ils n’avaient jamais vu un pareil exempled’industrie naturelle, ni rien de si régulier et de si habilementconstruit, du moins en ce genre. À son aspect l’un d’eux, aprèsavoir rêvé quelque temps, se tourna vers moi et dit : –« Je suis convaincu que cet homme n’a pas besoin denous : donnez-lui seulement des outils. »

Je fis ensuite débarquer toute ma provisiond’instruments, et je donnai à chaque homme une bêche, une pelle, etun râteau, au défaut de herses et de charrues ; puis pourchaque établissement séparé une pioche, une pince, une doloire etune scie, statuant toujours que toutes et quantes fois quelqu’un deces outils serait rompu ou usé, on y suppléerait sans difficulté aumagasin général que je laisserais en réserve.

Pour des clous, des gâches, des gonds, desmarteaux, des gouges, des couteaux, des ciseaux, et des ustensileset des ferrures de toutes sortes, nos hommes en eurent sans compterselon ce qu’ils demandaient, car aucun ne se fût soucié d’enprendre au-delà de ses besoins : bien fou eût été celui quiles aurait gaspillés ou gâtés pour quelque raison que ce fût. Àl’usage du forgeron, et pour son approvisionnement, je laissai deuxtonnes de fer brut.

Le magasin de poudre et d’armes que je leurapportais allait jusqu’à la profusion, ce dont ils furentnécessairement fort aises. Ils pouvaient alors, comme j’avais eucoutume de le faire, marcher avec un mousquet sur chaque épaule, sibesoin était, et combattre un millier de Sauvages, n’auraient-ilseu qu’un faible avantage de position, circonstance qui ne pouvaitleur manquer dans l’occasion.

J’avais mené à terre avec moi le jeune hommedont la mère était morte de faim, et la servante aussi, jeune fillemodeste, bien élevée, pieuse, et d’une conduite si pleine decandeur, que chacun avait pour elle une bonne parole. Parmi nouselle avait eu une vie fort malheureuse à bord, où pas d’autre femmequ’elle ne se trouvait ; mais elle l’avait supportée avecpatience. – Après un court séjour dans l’île, voyant toutes chosessi bien ordonnées et en si bon train de prospérer, et considérantqu’ils n’avaient ni affaires ni connaissances dans lesIndes-Orientales, ni motif pour entreprendre un si longvoyage ; considérant tout cela, dis-je, ils vinrent ensembleme trouver, et me demandèrent que je leur permisse de rester dansl’île, et d’entrer dans ma famille, comme ils disaient.

J’y consentis de tout cœur, et on leur assignaune petite pièce de terre, où on leur éleva trois tentes oumaisons, entourées d’un clayonnage, palissadées comme celled’Atkins et contiguës à sa plantation. Ces huttesfurent disposées de telle façon, qu’ils avaient chacun une chambreà part pour se loger, et un pavillon mitoyen, ou espèce de magasin,pour déposer touts leurs effets et prendre leurs repas. Les deuxautres Anglais transportèrent alors leur habitation à la mêmeplace, et ainsi l’île demeura divisée en trois colonies, pasdavantage. Les Espagnols, avec le vieux Vendredi etles premiers serviteurs, logeaient à mon ancien manoir au pied dela colline, lequel était, pour ainsi parler, la cité capitale, etoù ils avaient tellement augmenté et étendu leurs travaux, tantdans l’intérieur qu’à l’extérieur de la colline, que, bien queparfaitement cachés, ils habitaient fort au large. Jamais, à coupsûr, dans aucune partie du monde, on ne vit une pareille petitecité, au milieu d’un bois, et si secrète.

CONFÉRENCE

Sur l’honneur, mille hommes, s’ils n’eussentsu qu’elle existât ou ne l’eussent cherchée à dessein, auraient pusans la trouver battre l’île pendant un mois : car les arbresavaient cru si épais et si serrés, et s’étaient tellemententrelacés les uns dans les autres, que pour découvrir la place ileût fallu d’abord les abattre, à moins qu’on n’eût trouvé les deuxpetits passages servant d’entrée et d’issue, ce qui n’était pasfort aisé. L’un était juste au bord de l’eau, sur la rive de lacrique, et à plus de deux cents verges du château ; l’autre setrouvait au haut de la double escalade, que j’ai déjà exactementdécrite. Sur le sommet de la colline il y avait aussi un gros bois,planté serré, de plus d’un acre d’étendue, lequel avait crupromptement, et garantissait la place de toute atteinte de ce côté,où l’on ne pouvait pénétrer que par une ouverture étroite réservéeentre deux arbres, et peu facile à découvrir.

L’autre colonie était celle de WillAtkins, où se trouvaient quatre familles anglaises, je veuxdire les Anglais que j’avais laissés dans l’île, leurs femmes,leurs enfants, trois Sauvages esclaves, la veuve et les enfants decelui qui avait été tué, le jeune homme et la servante, dont, parparenthèse, nous fîmes une femme avant notre départ. Là habitaientaussi les deux charpentiers et le tailleur que je leur avaisamenés, ainsi que le forgeron, artisan fort utile, surtout commearquebusier, pour prendre soin de leurs armes ; enfin, monautre homme, que j’appelais – « Jack-bon-à-tout », et quià lui seul valait presque vingt hommes ; car c’étaitnon-seulement un garçon fort ingénieux, mais encore un joyeuxcompagnon. Avant de partir nous le mariâmes à l’honnête servantevenue avec le jeune homme à bord du navire, ce dont j’ai déjà faitmention.

Maintenant que j’en suis arrivé, à parler demariage, je me vois naturellement entraîné à dire quelques mots del’ecclésiastique français, qui pour me suivre avait quittél’équipage que je recueillis en mer. Cet homme, cela est vrai,était catholique romain, et peut-être choquerais-je par-là quelquespersonnes si je rapportais rien d’extraordinaire au sujet d’unpersonnage que je dois, avant de commencer, – pour le dépeindrefidèlement, – en des termes fort à son désavantage aux yeux desProtestants, représenter d’abord comme Papiste, secondement commeprêtre papiste et troisièmement comme prêtre papistefrançais[14].

Mais la justice exige de moi que je lui donneson vrai caractère ; et je dirai donc que c’était un hommegrave, sobre, pieux, plein de ferveur, d’une vie régulière, d’uneardente charité, et presque en toutes choses d’une conduiteexemplaire. Qui pourrait me blâmer d’apprécier, nonobstant sacommunion, la valeur d’un tel homme, quoique mon opinion soit,peut-être ainsi que l’opinion de ceux qui liront ceci, qu’il étaitdans l’erreur ? [15]

Tout d’abord que je m’entretins avec lui,après qu’il eut consenti à aller avec moi aux Indes-Orientales, jetrouvai, non sans raison, un charme extrême dans sa conversation.Ce fut de la manière la plus obligeante qu’il entama notre premièrecauserie sur la religion.

– « Sir, dit-il, non-seulement, grâce àDieu, – à ce nom il se signa la poitrine, – vous m’avez sauvé lavie, mais vous m’avez admis à faire ce voyage dans votre navire, etpar votre civilité pleine de déférence vous m’avez reçu dans votrefamiliarité, en donnant champ libre à mes discours. Or,sir, vous voyez à mon vêtement quelle est macommunion, et je devine, moi, par votre nation, quelle est lavôtre. Je puis penser qu’il est de mon devoir, et cela n’est pasdouteux, d’employer touts mes efforts, en toute occasion, pouramener le plus d’âmes que je puis et à la connaissance de la véritéet à embrasser la doctrine catholique ; mais, comme je suisici sous votre bon vouloir et dans votre famille, vos amitiésm’obligent, aussi bien que la décence et les convenances, à meranger sous votre obéissance. Je n’entrerai donc pas plus avant quevous ne m’y autoriserez dans aucun débat sur des points de religiontouchant lesquels nous pourrions différer de sentiments.

Je lui dis que sa conduite était si pleine demodestie, que je ne pouvais ne pas en être pénétré ; qu’à lavérité nous étions de ces gens qu’ils appelaient hérétiques, maisqu’il n’était pas le premier catholique avec lequel j’eusseconversé sans tomber dans quelques difficultés ou sans porter laquestion un peu haut dans le débat ; qu’il ne s’en trouveraitpas plus mal traité pour avoir une autre opinion que nous, et quesi nous ne nous entretenions pas sur cette matière sans quelqueaigreur d’un côté ou de l’autre, ce serait sa faute et non lanôtre.

Il répliqua qu’il lui semblait faciled’éloigner toute dispute de nos entretiens ; que ce n’étaitpoint son affaire de convertir les principes de chaque homme avecqui il discourait, et qu’il désirait converser avec moi plutôt enhomme du monde qu’en religieux ; que si je voulais luipermettre de discourir quelquefois sur des sujets de religion, ille ferait très-volontiers ; qu’alors il ne doutait point queje ne le laissasse défendre ses propres opinions aussi bien qu’ille pourrait, mais que sans mon agrément il n’ouvrirait jamais labouche sur pareille matière.

Il me dit encore que, pour le bien du navireet le salut de tout ce qui s’y trouvait, il ne cesserait de fairetout ce qui seyait à sa double mission de prêtre et deChrétien ; et que, nonobstant que nous ne voulussions paspeut-être nous réunir à lui, et qu’il ne pût joindre ses prièresaux nôtres, il espérait pouvoir prier pour nous, ce qu’il ferait entoute occasion. Telle était l’allure de nos conversations ;et, de même qu’il était d’une conduite obligeante et noble, ilétait, s’il peut m’être permis de le dire, homme de bon sens, et,je crois, d’un grand savoir.

Il me fit un fort agréable récit de sa vie etdes événements extraordinaires dont elle était semée. Parmi lesnombreuses aventures qui lui étaient advenues depuis le peud’années qu’il courait le monde, celle-ci était surtouttrès-remarquable. Durant le voyage qu’il poursuivait encore, ilavait eu la disgrâce d’être embarqué et débarqué cinq fois, sansque jamais aucun des vaisseaux où il se trouvait fût parvenu à sadestination. Son premier dessein était d’aller à la Martinique, etil avait pris passage à Saint-Malo sur un navire chargé pour cetteîle ; mais, contraint par le mauvais temps de faire relâche àLisbonne, le bâtiment avait éprouvé quelque avarie en échouant dansl’embouchure du Tage, et on avait été obligé de décharger sacargaison. Là, trouvant un vaisseau portugais nolisé pour Madèreprêt à mettre à la voile, et supposant rencontrer facilement dansce parage un navire destiné pour la Martinique, il s’était doncrembarqué. Mais le capitaine de ce bâtiment portugais, lequel étaitun marin négligent, s’étant trompé dans son estime, avait dérivéjusqu’à Fayal, où toutefois il avait eu la chance de trouver unexcellent débit de son chargement, qui consistait en grains. Enconséquence, il avait résolu de ne point aller à Madère, mais decharger du sel à l’île de May, et de faire route de là pourTerre-Neuve. – Notre jeune ecclésiastique dans cette occurrencen’avait pu que suivre la fortune du navire, et le voyage avait étéassez heureux jusqu’aux Bancs, – on appelle ainsi le lieu où sefait la pêche. Ayant rencontré là un bâtiment français parti deFrance pour Québec, sur la rivière du Canada, puis devant porterdes vivres à la Martinique, il avait cru tenir une bonne occasiond’accomplir son premier dessein ; mais, arrivé à Québec, lecapitaine était mort, et le vaisseau n’avait pas poussé plus loin.Il s’était donc résigné à retourner en France sur le navire quiavait brûlé en mer, et dont nous avions recueilli l’équipage, etfinalement il s’était embarqué avec nous pour les Indes-Orientales,comme je l’ai déjà dit. – C’est ainsi qu’il avait été désappointédans cinq voyages, qui touts, pour ainsi dire, n’en étaient qu’unseul : cela soit dit sans préjudice de ce que j’aurai occasionde raconter de lui par la suite.

Mais je ne ferai point de digression sur lesaventures d’autrui étrangères à ma propre histoire. – Je retourne àce qui concerne nos affaires de l’île. Notre religieux, – car ilpassa avec nous tout le temps que nous séjournâmes à terre, – vintme trouver un matin, comme je me disposais à aller visiter lacolonie des Anglais, dans la partie la plus éloignée del’île ; il vint à moi, dis-je, et me déclara d’un air fortgrave qu’il aurait désiré depuis deux ou trois jours trouver lemoment opportun de me faire une ouverture qui, espérait-il, ne meserait point désagréable, parce qu’elle lui semblait tendre souscertains rapports à mon dessein général, le bonheur de ma nouvellecolonie, et pouvoir sans doute la placer, au moins plus avantqu’elle ne l’était selon lui, dans la voie des bénédictions deDieu.

Je restai un peu surpris à ces dernièresparoles ; et l’interrompant assez brusquement : –« Comment, sir, m’écriai-je, peut-on dire quenous ne sommes pas dans la voie des bénédictions de Dieu, aprèsl’assistance si palpable et les délivrances si merveilleuses quenous avons vues ici, et dont je vous ai donné un longdétail ? »

– S’il vous avait plu de m’écouter,sir, répliqua-t-il avec beaucoup de modération etcependant avec une grande vivacité, vous n’auriez pas eu lieud’être fâché, et encore moins de me croire assez dénué de sens pourinsinuer que vous n’avez pas eu d’assistances et de délivrancesmiraculeuses. J’espère, quant à vous-même, que vous êtes dans lavoie des bénédictions de Dieu, et que votre dessein est bon, etqu’il prospérera. Mais, sir, vos desseinsfussent-t-ils encore meilleurs, au-delà même de ce qui vous estpossible, il peut y en avoir parmi vous dont les actions ne sontpas aussi irréprochables ; or, dans l’histoire des enfantsd’Israël, qu’il vous souvienne d’Haghan,qui, lui seul, suffit, dans le camp, pour détourner la bénédictionde Dieu de tout le peuple et lui rendre son bras si redoutable, quetrente-six d’entre les Hébreux, quoiqu’ils n’eussent point trempédans le crime, devinrent l’objet de la vengeance céleste, etportèrent le poids du châtiment. »

Je lui dis, vivement touché de ce discours,que sa conclusion était si juste, que ses intentions meparaissaient si sincères et qu’elles étaient de leur natureréellement si religieuses, que j’étais fort contrit de l’avoirinterrompu, et que je le suppliais de poursuivre. Cependant, commeil semblait que ce que nous avions à nous dire dût prendre quelquetemps, je l’informai que j’allais visiter la plantation desAnglais, et lui demandai s’il voulait venir avec moi, que nouspourrions causer de cela chemin faisant. Il me répondit qu’il m’yaccompagnerait d’autant plus volontiers que c’était là qu’en parties’était passée la chose dont il désirait m’entretenir. Nouspartîmes donc, et je le pressai de s’expliquer franchement etouvertement sur ce qu’il avait à me dire.

– « Eh bien, sir, me dit-il,veuillez me permettre d’établir quelques propositions comme base dece que j’ai à dire, afin que nous ne différions pas sur lesprincipes généraux, quoique nous puissions être d’opiniondifférente sur la pratique des détails. D’abord, sir,malgré que nous divergions sur quelques points de doctrinereligieuse, – et il est très-malheureux qu’il en soit ainsi,surtout dans le cas présent, comme je le démontrerai ensuite, – ilest cependant quelques principes généraux sur lesquels nous sommesd’accord : nommément qu’il y a un Dieu, et que Dieu nous ayantdonné des lois générales et fixes de devoir et d’obéissance, nousne devons pas volontairement et sciemment l’offenser, soit ennégligeant de faire ce qu’il a commandé, soit en faisant ce qu’il aexpressément défendu. Quelles que soient nos différentes religions,ce principe général est spontanément avoué par nous touts, que labénédiction de Dieu ne suit pas ordinairement une présomptueusetransgression de sa Loi.

SUITE DE LA CONFÉRENCE

« Tout bon chrétien devra donc mettre sesplus tendres soins à empêcher que ceux qu’il tient sous sa tutellene vivent dans un complet oubli de Dieu et de ses commandements.Parce que vos hommes sont protestants, quel que puisse êtred’ailleurs mon sentiment, cela ne me décharge pas de la sollicitudeque je dois avoir de leurs âmes et des efforts qu’il est de mondevoir de tenter, si le cas y échoit, pour les amener à vivre à laplus petite distance et dans la plus faible inimitié possibles deleur Créateur, surtout si vous me permettez d’entreprendre à cepoint sur vos attributions. »

Je ne pouvais encore entrevoir son but ;cependant je ne laissai pas d’applaudir à ce qu’il avait dit. Je leremerciai de l’intérêt si grand qu’il prenait à nous, et je lepriai du vouloir bien exposer les détails de ce qu’il avaitobservé, afin que je pusse, comme Josué, – pourcontinuer sa propre parabole, – éloigner de nous la chosemaudite.

 

– « Eh bien ! soit, me dit-il, jevais user de la liberté que vous me donnez. – Il y a trois choses,lesquelles, si je ne me trompe, doivent arrêter ici vos effortsdans la voie des bénédictions de Dieu, et que, pour l’amour de vouset des vôtres, je me réjouirais de voir écartées. Sir,j’ai la persuasion que vous les reconnaîtrez comme moi dès que jevous les aurai nommées, surtout quand je vous aurai convaincu qu’onpeut très-aisément, et à votre plus grande satisfaction, remédier àchacune de ces choses.

Et là-dessus il ne me permit pas de placerquelques mots polis, mais il continua : – D’abord,sir, dit-il, vous avez ici quatre Anglais qui sontallés chercher des femmes chez les Sauvages, en ont fait leursépouses, en ont eu plusieurs enfants, et cependant ne sont unis àelles selon aucune coutume établie et légale, comme le requièrentles lois de Dieu et les lois des hommes ; ce ne sont donc pasmoins, devant les unes et les autres, que des adultères, vivantdans l’adultère. À cela, sir, je sais que vousobjecterez qu’ils n’avaient ni clerc, ni prêtre d’aucune sorte oud’aucune communion pour accomplir la cérémonie ; ni plumes, niencre, ni papier, pour dresser un contrat de mariage et y apposerréciproquement leur seing. Je sais encore, sir, ce quele gouverneur vous a dit, de l’accord auquel il les obligea desouscrire quand ils prirent ces femmes, c’est-à-dire qu’ils leschoisiraient d’après un mode consenti et les garderaientséparément ; ce qui, soit dit en passant, n’a rien d’unmariage, et n’implique point l’engagement des femmes commeépouses : ce n’est qu’un marché fait entre les hommes pourprévenir les querelles entre eux.

» Or, sir, l’essence du sacrementde mariage, – il l’appelait ainsi, étant catholique romain, –consiste non-seulement dans le consentement mutuel des parties à seprendre l’une l’autre pour mari et épouse, mais encore dansl’obligation formelle et légale renfermée dans le contrat, laquelleforce l’homme et la femme de s’avouer et de se reconnaître pourtels dans touts les temps ; obligation imposant à l’homme des’abstenir de toute autre femme, de ne contracter aucun autreengagement tandis que celui-ci subsiste, et, dans toutes lesoccasions, autant que faire se peut, de pourvoir convenablement sonépouse et ses enfants ; obligation qui, mutatismutandis, soumet de son côté la femme aux mêmes ou à desemblables conditions.

» Or, sir, ces hommes peuvent,quand il leur plaira ou quand l’occasion s’en présentera,abandonner ces femmes, désavouer leurs enfants, les laisser périr,prendre d’autres femmes et les épouser du vivant despremières. » – Ici il ajouta, non sans quelque chaleur :– « Comment, sir, Dieu est-il honoré par cetteliberté illicite ? et comment sa bénédiction couronnera-t-ellevos efforts dans ce lieu, quoique bons en eux-mêmes, quoiquehonnêtes dans leur but ; tandis que ces hommes, qui sontprésentement vos sujets, sous votre gouvernement et votredomination absolus, sont autorisés par vous à vivre ouvertementdans l’adultère ? »

Je l’avoue, je fus frappé de la chose, maisbeaucoup encore des arguments convaincants dont il l’avaitappuyée ; car il était certainement vrai que, malgré qu’ilsn’eussent point d’ecclésiastique sur les lieux, cependant uncontrat formel des deux parties, fait par-devant témoins, confirméau moyen de quelque signe par lequel ils se seraient touts reconnusengagés, n’eût-il consisté que dans la rupture d’un fétu, et quieût obligé les hommes à avouer ces femmes pour leurs épouses entoute circonstance, à ne les abandonner jamais, ni elles ni leursenfants, et les femmes à en agir de même à l’égard de leurs maris,eût été un mariage valide et légal à la face de Dieu. Et c’étaitune grande faute de ne l’avoir pas fait.

Je pensai pouvoir m’en tirer avec mon jeuneprêtre en lui disant que tout cela avait été fait durant monabsence, et que depuis tant d’années ces gens vivaient ensemble,que, si c’était un adultère, il était sans remède ; qu’à cetteheure on n’y pouvait rien.

– « sir, en vous demandantpardon d’une telle liberté, répliqua-t-il, vous avez raison encela, que, la chose s’étant consommée en votre absence, vous nesauriez être accusé d’avoir connivé au crime. Mais, je vous enconjure, ne vous flattez pas d’être pour cela déchargé del’obligation de faire maintenant tout votre possible pour y mettrefin. Qu’on impute le passé à qui l’on voudra ! Commentpourriez-vous ne pas penser qu’à l’avenir le crime retomberaentièrement sur vous, puisque aujourd’hui il est certainement envotre pouvoir de lever le scandale, et que nul autre n’a ce pouvoirque vous ? »

Je fus encore assez stupide pour ne pas lecomprendre, et pour m’imaginer que par – « lever lescandale », – il entendait que je devais les séparer et ne passouffrir qu’ils vécussent plus long-temps ensemble. Aussi luidis-je que c’était chose que je ne pouvais faire en aucunefaçon ; car ce serait vouloir mettre l’île entière dans laconfusion. Il parut surpris que je me fusse si grossièrementmépris. – « Non, sir », reprit-il, jen’entends point que vous deviez les séparer, mais bien au contraireles unir légalement et efficacement. Et, sir, commemon mode de mariage pourrait bien ne pas leur agréer facilement,tout valable qu’il serait, même d’après vos propres lois, je vouscrois qualifié devant Dieu et devant les hommes pour vous enacquitter vous-même par un contrat écrit, signé par les deux épouxet par touts les témoins présents, lequel assurément serait déclarévalide par toutes les législations de l’Europe. »

Je fus étonné de lui trouver tant de vraiepiété, un zèle si sincère, qui plus est dans ses discours uneimpartialité si peu commune touchant son propre parti ou sonÉglise, enfin une si fervente sollicitude pour sauver des gens aveclesquels il n’avait ni relation ni accointance ; pour lessauver, dis-je, de la transgression des lois de Dieu. Je n’avais envérité rencontré nulle part rien de semblable. Or, récapitulanttout ce qu’il avait dit touchant le moyen de les unir par contratécrit, moyen que je tenais aussi pour valable, je revins à lacharge et je lui répondis que je reconnaissais que tout ce qu’ilavait dit était fort juste et très-bienveillant de sa part, que jem’en entretiendrais avec ces gens tout-à-l’heure, dès monarrivée ; mais que je ne voyais pas pour quelle raison ilsauraient des scrupules à se laisser touts marier par lui : carje n’ignorais pas que cette alliance serait reconnue aussiauthentique et aussi valide en Angleterre que s’ils eussent étémariés par un de nos propres ministres. Je dirai en son temps cequi se fit à ce sujet.

Je le pressai alors de me dire quelle était laseconde plainte qu’il avait à faire, en reconnaissant que je luiétais fort redevable quant à la première, et je l’en remerciaicordialement. Il me dit qu’il userait encore de la même liberté etde la même franchise et qu’il espérait que je prendrais aussi bien.– Le grief était donc que, nonobstant que ces Anglais mes sujets,comme il les appelait, eussent vécu avec ces femmes depuis près desept années, et leur eussent appris à parler l’anglais, même à lelire, et qu’elles fussent, comme il s’en était apperçu, des femmesassez intelligentes et susceptibles d’instruction, ils ne leuravaient rien enseigné jusque alors de la religion chrétienne, passeulement fait connaître qu’il est un Dieu, qu’il a un culte, dequelle manière Dieu veut être servi, ni que leur propre idolâtrieet leur adoration étaient fausses et absurdes.

C’était, disait-il, une négligenceinjustifiable ; et que Dieu leur en demanderait certainementcompte, et que peut-être il finirait par leur arracher l’œuvre desmains. Tout ceci fut prononcé avec beaucoup de sensibilité et dechaleur. – « Je suis persuadé, poursuivit-il, que si ces hommeeussent vécu dans la contrée sauvage d’où leurs femmes sont venues,les Sauvages auraient pris plus de peine pour les amener à se faireidolâtres et à adorer le démon, qu’aucun d’eux, autant que je puisle voir, n’en a pris pour instruire sa femme dans la connaissancedu vrai Dieu. – Or, sir, continua-t-il, quoique je nesois pas de votre communion, ni vous de la mienne, cependant, l’unet l’autre, nous devrions être joyeux de voir les serviteurs dudémon et les sujets de son royaume apprendre à connaître lesprincipes généreux de la religion chrétienne, de manière qu’ilspuissent au moins posséder quelques notions de Dieu et d’unRédempteur, de la résurrection et d’une vie future, chosesauxquelles nous touts nous croyons. Au moins seraient-ils ainsibeaucoup plus près d’entrer dans le giron de la véritable Églisequ’ils ne le sont maintenant en professant publiquement l’idolâtrieet le culte de Satan. »

Je n’y tins plus ; je le pris dans mesbras et l’embrassai avec un excès de tendresse. – « Quej’étais loin, lui dis-je, de comprendre le devoir le plus essentield’un Chrétien, c’est-à-dire de vouloir avec amour l’intérêt del’Église chrétienne et le bien des âmes de notre prochain ! Àpeine savais-je ce qu’il faut pour être chrétien. » –« Oh, monsieur, ne parlez pas ainsi, répliqua-t-il ; lachose ne vient pas de votre faute. » – « Non, dis-je,mais pourquoi ne l’ai-je pas prise à cœur comme vous ? »– « Il n’est pas trop tard encore, dit-il ; ne soyez passi prompt à vous condamner vous-même. » – « Mais, qu’ya-t-il à faire maintenant ? repris-je. Vous voyez que je suissur le point de partir. » – « Voulez-vous me permettre,sir, d’en causer avec ces pauvres hommes ? »– « Oui, de tout mon cœur, répondis-je, et je les obligerai àse montrer attentifs à ce que vous leur direz. » –« Quant à cela, dit-il, nous devons les abandonner à la grâcedu Christ ; notre affaire est seulement de les assister, deles encourager et de les instruire. Avec votre permission et labénédiction de Dieu, je ne doute point que ces pauvres âmesignorantes n’entrent dans le grand domaine de la chrétienté, sinondans la foi particulière que nous embrassons touts, et cela mêmependant que vous serez encore ici. » – « Là-dessus, luidis-je, non-seulement je vous accorde cette permission, mais encoreje vous donne mille remercîments. » – De ce qui s’en est suivije ferai également mention en son lieu.

Je le pressai de passer au troisième article,sur lequel nous étions répréhensibles. – « En vérité, dit-il,il est de la même nature, et je poursuivrai, moyennant votrepermission, avec la même franchise. Il s’agit de vos pauvresSauvages de par là-bas, qui sont devenus, – pour ainsi parler, –vos sujets par droit de conquête. Il y a une maxime,sir, qui est ou doit être reçue parmi touts lesChrétiens, de quelque communion ou prétendue communion qu’ilssoient, et cette maxime est que la créance chrétienne doit êtrepropagée par touts les moyens et dans toutes les occasionspossibles. C’est d’après ce principe que notre Église envoie desmissionnaires dans la Perse, dans l’Inde, dans la Chine, et quenotre clergé, même du plus haut rang, s’engage volontairement dansles voyages les plus hasardeux, et pénètre dans les plusdangereuses résidences, parmi les barbares et les meurtriers, pourleur enseigner la connaissance du vrai Dieu et les amener àembrasser la Foi chrétienne.

ARRIVÉE CHEZ LES ANGLAIS

« Or, vous, sir, vous avezici une belle occasion de convertir trente-six ou trente-septpauvres Sauvages idolâtres à la connaissance de Dieu, leur Créateuret Rédempteur, et je trouve très-extraordinaire que vous laissiezéchapper une pareille opportunité de faire une bonne œuvre, dignevraiment qu’un homme y consacra son existence toutentière. »

Je restai muet, je n’avais pas un mot à dire.Là devant les yeux j’avais l’ardeur d’un zèle véritablementchrétien pour Dieu et la religion ; quels que fussentd’ailleurs les principes particuliers de ce jeune homme de bien.Quant à moi, jusqu’alors je n’avais pas même eu dans le cœur unepareille pensée, et sans doute je ne l’aurais jamais conçue ;car ces Sauvages étaient pour moi des esclaves, des gens que, sinous eussions eu à les employer à quelques travaux, nous aurionstraités comme tels, ou que nous aurions été fort aises detransporter dans toute autre partie du monde. Notre affaire étaitde nous en débarrasser. Nous aurions touts été satisfaits de lesvoir partir pour quelque pays, pourvu qu’ils ne revissent jamais leleur. – Mais revenons à notre sujet. J’étais, dis-je, restéconfondu à son discours, et je ne savais quelle réponse lui faire.Il me regarda fixement, et, remarquant mon trouble : –« sir, dit-il, je serais désolé si quelqu’une demes paroles avait pu vous offenser. » – « Non, non,repartis-je, ma colère ne s’adresse qu’à moi-même. Je suisprofondément contristé non-seulement de n’avoir pas eu la moindreidée de cela jusqu’à cette heure, mais encore de ne pas savoir àquoi me servira la connaissance que j’en ai maintenant. Vousn’ignorez pas, sir, dans quelles circonstances je metrouve. Je vais aux Indes-Orientales sur un navire frété par desnégociants, envers lesquels ce serait commettre une injusticecriante que de retenir ici leur bâtiment, l’équipage étant pendanttout ce temps nourri et payé aux frais des armateurs. Il est vraique j’ai stipulé qu’il me serait loisible de demeurer douze joursici, et que si j’y stationnais davantage, je paierais trois livressterling par jour de starie. Toutefois je ne puis prolonger mastarie au-delà de huit jours : en voici déjà treize que jeséjourne en ce lieu. Je suis donc tout-à-fait dans l’impossibilitéde me mettre à cette œuvre, à moins que je ne me résigne à être denouveau abandonné sur cette île ; et, dans ce cas, si ce seulnavire venait à se perdre sur quelque point de sa course, jeretomberais précisément dans le même état où je me suis trouvé unepremière fois ici, et duquel j’ai été si merveilleusementdélivré. »

Il avoua que les clauses de mon voyage étaientonéreuses ; mais il laissa à ma conscience à prononcer si lebonheur de sauver trente-sept âmes ne valait pas la peine que jehasardasse tout ce que j’avais au monde. N’étant pas autant que luipénétré de cela, je lui répliquai ainsi : – « C’est eneffet, sir, chose fort glorieuse que d’être uninstrument dans la main de Dieu pour convertir trente-sept payens àla connaissance du Christ. Mais comme vous êtes unecclésiastique et préposé à cette œuvre, il semble qu’elle entrenaturellement dans le domaine de votre profession ; comment sefait-il donc qu’au lieu de m’y exhorter, vous n’offriez pasvous-même de l’entreprendre ? »

À ces mots, comme il marchait à mon côté, ilse tourna face à face avec moi, et, m’arrêtant tout court, il mefit une profonde révérence. – « Je rends grâce à Dieu et àvous du fond de mon cœur, sir, dit-il, de m’avoirappelé si manifestement à une si sainte entreprise ; et sivous vous en croyez dispensé et désirez que je m’en charge, jel’accepte avec empressement, et je regarderai comme une heureuserécompense des périls et des peines d’un voyage aussi interrompu etaussi malencontreux que le mien, de vaquer enfin à une œuvre siglorieuse. »

Tandis qu’il parlait ainsi, je découvris surson visage une sorte de ravissement, ses yeux étincelaient comme lefeu, sa face s’embrasait, pâlissait et se renflammait, comme s’ileût été en proie à des accès. En un mot il était rayonnant de joiede se voir embarqué dans une pareille entreprise. Je demeurai fortlong-temps sans pouvoir exprimer ce que j’avais à lui dire ;car j’étais réellement surpris de trouver un homme d’une tellesincérité et d’une telle ferveur, et entraîné par son zèle au-delàdu cercle ordinaire des hommes, non-seulement de sa communion, maisde quelque communion que ce fût. Or après avoir considéré celaquelques instants, je lui demandai sérieusement, s’il était vraiqu’il voulût s’aventurer dans la vue seule d’une tentative à faireauprès de ces pauvres gens, à rester enfermé dans une île inculte,peut-être pour la vie, et après tout sans savoir même s’il pourraitou non leur procurer quelque bien.

Il se tourna brusquement vers moi, ets’écria : – « Qu’appelez-vouss’aventurer ! Dans quel but, s’il vous plaît,sir, ajouta-t-il, pensez-vous que j’aie consenti àprendre passage à bord de votre navire pour lesIndes-Orientales ? » – « Je ne sais, dis-je, à moinsque ce ne fût pour prêcher les Indiens. » – « Sans aucundoute, répondit-il. Et croyez-vous que si je puis convertir cestrente-sept hommes à la Foi du Christ, je n’aurai pasdignement employé mon temps, quand je devrais même n’être jamaisretiré de l’île ? Le salut de tant d’âmes n’est-il pasinfiniment plus précieux que ne l’est ma vie et même celle de vingtautres de ma profession ? Oui, sir, j’adresseraistoute ma vie des actions de grâce au Christ et à laSainte-Vierge si je pouvais devenir le moindreinstrument heureux du salut de l’âme de ces pauvres hommes,dussé-je ne jamais mettre le pied hors de cette île, et ne revoirjamais mon pays natal. Or puisque vous voulez bien me fairel’honneur de me confier cette tâche, – en reconnaissance de quoi jeprierai pour vous touts les jours de ma vie, – je vous adresseraiune humble requête » – « Qu’est-ce ? luidis-je. » – « C’est, répondit-il, de laisser avec moivotre serviteur Vendredi, pour me servir d’interprèteet me seconder auprès de ces Sauvages ; car sans trucheman jene saurais en être entendu ni les entendre. »

Je fus profondément ému à cette demande, carje ne pouvais songer à me séparer de Vendredi, et pourmaintes raisons. Il avait été le compagnon de mes travaux ;non-seulement il m’était fidèle, mais son dévouement était sansbornes, et j’avais résolu de faire quelque chose de considérablepour lui s’il me survivait, comme c’était probable. D’ailleurs jepensais qu’ayant fait de Vendredi un Protestant, ceserait vouloir l’embrouiller entièrement que de l’inciter àembrasser une autre communion. Il n’eût jamais voulu croire, tantque ses yeux seraient restés ouverts, que son vieux maître fût unhérétique et serait damné. Cela ne pouvait donc avoir pour résultatque de ruiner les principes de ce pauvre garçon et de le rejeterdans son idolâtrie première.

Toutefois, dans cette angoisse, je fussoudainement soulagé par la pensée que voici : je déclarai àmon jeune prêtre qu’en honneur je ne pouvais pas dire que je fusseprêt à me séparer de Vendredi pour quelque motif quece pût être, quoiqu’une œuvre qu’il estimait plus que sa propre viedût sembler à mes yeux de beaucoup plus de prix que la possessionou le départ d’un serviteur ; que d’ailleurs j’étais persuadéque Vendredi ne consentirait jamais en aucune façon àse séparer de moi, et que l’y contraindre violemment serait uneinjustice manifeste, parce que je lui avais promis que je ne lerenverrais jamais, et qu’il m’avait promis et juré de ne jamaism’abandonner, à moins que je ne le chassasse.

Là-dessus notre abbé parut fort en peine, cartout accès à l’esprit de ces pauvres gens lui était fermé,puisqu’il ne comprenait pas un seul mot de leur langue, ni eux unseul mot de la sienne. Pour trancher la difficulté, je lui dis quele père de Vendredi avait appris l’espagnol, et quelui-même, le connaissant, il pourrait lui servir d’interprète. Cecilui remit du baume dans le cœur, et rien n’eût pu le dissuader derester pour tenter la conversion des Sauvages. Mais la Providencedonna à toutes ces choses un tour différent et fort heureux.

Je reviens maintenant à la première partie deses reproches. – Quand nous fûmes arrivés chez les Anglais, je lesmandai touts ensemble, et, après leur avoir rappelé ce que j’avaisfait pour eux, c’est-à-dire de quels objets nécessaires je lesavais pourvus et de quelle manière ces objets avaient étédistribués, ce dont ils étaient pénétrés et reconnaissants, jecommençai à leur parler de la vie scandaleuse qu’ils menaient, etje leur répétai toutes les remarques que le prêtre avait déjàfaites à cet égard. Puis, leur démontrant combien cette vie étaitanti-chrétienne et impie, je leur demandai s’ils étaient mariés oucélibataires. Ils m’exposèrent aussitôt leur état, et medéclarèrent que deux d’entre eux étaient veufs et les trois autressimplement garçons. – « Comment, poursuivis-je, avez-vous puen bonne conscience prendre ces femmes, cohabiter avec elles commevous l’avez fait, les appeler vos épouses, en avoir un si grandnombre d’enfants, sans être légitimement mariés ? »

Ils me firent touts la réponse à laquelle jem’attendais, qu’il n’y avait eu personne pour les marier ;qu’ils s’étaient engagés devant le gouverneur à les prendre pourépouses et à les garder et à les reconnaître comme telles, etqu’ils pensaient, eu égard à l’état des choses, qu’ils étaientaussi légitimement mariés que s’ils l’eussent été par un recteur etavec toutes les formalités du monde.

Je leur répliquai que sans aucun doute ilsétaient unis aux yeux de Dieu et consciencieusement obligés degarder ces femmes pour épouses ; mais que les lois humainesétant touts autres, ils pouvaient prétendre n’être pas liés etdélaisser à l’avenir ces malheureuses et leurs enfants ; etqu’alors leurs épouses, pauvres femmes désolées, sans amis et sansargent, n’auraient aucun moyen de se sortir de peine. Aussi, leurdis-je, à moins que je ne fusse assuré de la droiture de leursintentions, que je ne pouvais rien pour eux ; que j’auraissoin que ce que je ferais fût, à leur exclusion, tout au profit deleurs femmes et de leurs enfants ; et, à moins qu’ils ne medonnassent l’assurance qu’ils épouseraient ces femmes, que je nepensais pas qu’il fût convenable qu’ils habitassent plus long-tempsensemble conjugalement ; car c’était tout à la fois scandaleuxpour les hommes et offensant pour Dieu, dont ils ne pouvaientespérer la bénédiction s’ils continuaient de vivre ainsi.

Tout se passa selon mon attente. Ils medéclarèrent, principalement Atkins, qui semblait alorsparler pour les autres, qu’ils aimaient leurs femmes autant que sielles fussent nées dans leur propre pays natal, et qu’ils ne lesabandonneraient sous aucun prétexte au monde ; qu’ils avaientl’intime croyance qu’elles étaient tout aussi vertueuses, toutaussi modestes, et qu’elles faisaient tout ce qui dépendait d’ellespour eux et pour leurs enfants tout aussi bien que quelque femmeque ce pût être. Enfin que nulle considération ne pourrait les enséparer. William Atkins ajouta, pour soncompte, que si quelqu’un voulait l’emmener et lui offrait de lereconduire en Angleterre et de le faire capitaine du meilleurnavire de guerre de la Marine, il refuserait de partir s’il nepouvait transporter avec lui sa femme et ses enfants ; et que,s’il se trouvait un ecclésiastique à bord, il se marierait avecelle sur-le-champ et de tout cœur.

C’était là justement ce que je voulais. Leprêtre n’était pas avec moi en ce moment, mais il n’était pas loin.Je dis donc à Atkins, pour l’éprouver jusqu’au bout,que j’avais avec moi un ecclésiastique, et que, s’il était sincère,je le marierais le lendemain ; puis je l’engageai à yréfléchir et à en causer avec les autres. Il me répondit que, quantà lui-même, il n’avait nullement besoin de réflexion, car il étaitfort disposé à cela, et fort aise que j’eusse un ministre avec moi.Son opinion était d’ailleurs que touts y consentiraient également.Je lui déclarai alors que mon ami le ministre était Français et neparlait pas anglais ; mais que je ferais entre eux l’office declerc. Il ne me demanda seulement pas s’il était papiste ouprotestant, ce que vraiment je redoutais. Jamais même il ne futquestion de cela. Sur ce nous nous séparâmes. Moi je retournai versmon ecclésiastique et William Atkinsrentra pour s’entretenir avec ses compagnons. – Je recommandai auprêtre français de ne rien leur dire jusqu’à ce que l’affaire fûttout-à-fait mûre, et je lui communiquai leur réponse.

CONVERSION DE WILLIAM ATKINS

Avant que j’eusse quitté leur habitation ilsvinrent touts à moi pour m’annoncer qu’ils avaient considéré ce queje leur avais dit ; qu’ils étaient ravis d’apprendre quej’eusse un ecclésiastique en ma compagnie, et qu’ils étaient prêtsà me donner la satisfaction que je désirais, et à se marier dansles formes dès que tel serait mon plaisir ; car ils étaientbien éloignés de souhaiter de se séparer de leurs femmes, etn’avaient eu que des vues honnêtes quand ils en avaient fait choix.J’arrêtai alors qu’ils viendraient me trouver le lendemain matin,et dans cette entrefaite qu’ils expliqueraient à leurs femmes lesens de la loi du mariage, dont le but n’était pas seulement deprévenir le scandale, mais de les obliger, eux, à ne point lesdélaisser, quoi qu’il pût advenir.

Les femmes saisirent aisément l’esprit de lachose, et en furent très-satisfaites, comme en effet elles avaientsujet de l’être. Aussi ne manquèrent-ils pas le lendemain de seréunir touts dans mon appartement, où je produisis monecclésiastique. Quoiqu’il n’eût pas la robe d’un ministre anglican,ni le costume d’un prêtre français, comme il portait un vêtementnoir, à peu près en manière de soutane, et noué d’une ceinture, ilne ressemblait pas trop mal à un parleur. Quant au mode decommunication, je fus son interprète.

La gravité de ses manières avec eux, et lesscrupules qu’il se fit de marier les femmes, parce qu’ellesn’étaient pas baptisées et ne professaient pas la Foi chrétienne,leur inspirèrent une extrême révérence pour sa personne. Après celail ne leur fut pas nécessaire de s’enquérir s’il était ou nonecclésiastique.

Vraiment je craignis que son scrupule ne fûtpoussé si loin, qu’il ne voulût pas les marier du tout. Nonobstanttout ce que je pus dire, il me résista, avec modestie, mais avecfermeté ; et enfin il refusa absolument de les unir, à moinsd’avoir conféré préalablement avec les hommes et avec les femmesaussi. Bien que d’abord j’y eusse un peu répugné, je finis par yconsentir de bonne grâce, après avoir reconnu la sincérité de sesvues.

Il commença par leur dire que je l’avaisinstruit de leur situation et du présent dessein ; qu’il étaittout disposé à s’acquitter de cette partie de son ministre, à lesmarier enfin, comme j’en avais manifesté le désir ; maisqu’avant de pouvoir le faire, il devait prendre la liberté des’entretenir avec eux. Alors il me déclara qu’aux yeux de touthomme et selon l’esprit des lois sociales, ils avaient vécu jusqu’àcette heure dans un adultère patent, auquel rien que leurconsentement à se marier ou à se séparer effectivement etimmédiatement ne pouvait mettre un terme ; mais qu’en cela ils’élevait même, relativement aux lois chrétiennes du mariage, unedifficulté qui ne laissait pas de l’inquiéter, celle d’unir unChrétien à une Sauvage, une idolâtre, une payenne, une créature nonbaptisée ; et cependant qu’il ne voyait pas qu’il y eût leloisir d’amener ces femmes par la voie de la persuasion à se fairebaptiser, ou à confesser le nom du Christ, dont ildoutait qu’elles eussent jamais ouï parler, et sans quoi elles nepouvaient recevoir le baptême.

Il leur déclara encore qu’il présumaitqu’eux-mêmes n’étaient que de très-indifférents Chrétiens, n’ayantqu’une faible connaissance de Dieu et de ses voies ; qu’enconséquence il ne pouvait s’attendre à ce qu’ils en eussent ditbien long à leurs femmes sur cet article ; et que, s’ils nevoulaient promettre de faire touts leurs efforts auprès d’ellespour les persuader de devenir chrétiennes et de les instruire deleur mieux dans la connaissance et la croyance de Dieu qui les acréées, et dans l’adoration de Jésus-Christ qui les arachetées, il ne pourrait consacrer leur union ; car il nevoulait point prêter les mains à une alliance de Chrétiens à desSauvages, chose contraire aux principes de la religion chrétienneet formellement défendue par la Loi de Dieu.

Ils écoutèrent fort attentivement tout ceci,que, sortant de sa bouche, je leur transmettais très-fidèlement etaussi littéralement que je le pouvais, ajoutant seulement parfoisquelque chose de mon propre, pour leur faire sentir combien c’étaitjuste et combien je l’approuvais. Mais j’établissais toujourstrès-scrupuleusement une distinction entre ce que je tirais demoi-même et ce qui était les paroles du prêtre. Ils me répondirentque ce que le gentleman avait dit étaitvéritable, qu’ils n’étaient eux-mêmes que de très-indifférentsChrétiens, et qu’ils n’avaient jamais à leurs femmes touché un motde religion. – « Seigneur Dieu ! sir,s’écria Will Atkins, comment leur enseignerions-nousla religion ? nous n’y entendons rien nous-mêmes. D’ailleurssi nous allions leur parler de Dieu, de Jésus-Christ, de Ciel et del’Enfer, ce serait vouloir les faire rire à nos dépens, et lespousser à nous demander qu’est-ce que nous-mêmes nouscroyons ; et si nous leur disions que nous ajoutons foi àtoutes les choses dont nous leur parlons, par exemple, que les bonsvont au Ciel et les méchants en Enfer, elles ne manqueraient pas denous demander où nous prétendons aller nous-mêmes, qui croyons àtout cela et n’en sommes pas moins de mauvais êtres, comme en effetnous le sommes. Vraiment, sir, cela suffirait pourleur inspirer tout d’abord du dégoût pour la religion. Il fautavoir de la religion soi-même avant de vouloir prêcher les autres.– « Will Atkins, lui repartis-je, quoique j’aiepeur que ce que vous dites ne soit que trop vrai en soi, nepourriez-vous cependant répondre à votre femme qu’elle est plongéedans l’erreur ; qu’il est un Dieu ; qu’il y a unereligion meilleure que la sienne ; que ses dieux sont desidoles qui ne peuvent ni entendre ni parler ; qu’il existe ungrand Être qui a fait toutes choses et qui a puissance de détruiretout ce qu’il a fait ; qu’il récompense le bien et punit lemal ; et que nous serons jugés par lui à la fin, selon nosœuvres en ce monde ? Vous n’êtes pas tellement dépourvu desens que la nature elle-même ne vous ait enseigné que tout cela estvrai ; je suis sûr que vous savez qu’il en est ainsi, et quevous y croyez vous-même. »

« Cela est juste, sir,répliqua Atkins ; mais de quel front pourrais-jedire quelque chose de tout ceci à ma femme quand elle me répondraitimmédiatement que ce n’est pas vrai ? »

– « Pas vrai ! répliquai-je.Qu’entendez-vous par-là ? » – « Oui,sir, elle me dira qu’il n’est pas vrai que ce Dieudont je lui parlerai soit juste, et puisse punir et récompenser,puisque je ne suis pas puni et livré à Satan, moi qui ai été, ellene le sait que trop, une si mauvaise créature envers elle et enverstouts les autres, puisqu’il souffre que je vive, moi qui aitoujours agi si contrairement à ce qu’il faut que je lui présentecomme le bien, et à ce que j’eusse dû faire. »

– « Oui vraiment, Atkins,répétai-je, j’ai grand peur que tu ne dises trop vrai. » – Etlà-dessus je reportai les réponses d’Atkins àl’ecclésiastique, qui brûlait de les connaître. – « Oh !s’écria le prêtre, dites-lui qu’il est une chose qui peut le rendrele meilleur ministre du monde auprès de sa femme, et que c’est larepentance ; car personne ne prêche le repentir comme lesvrais pénitents. Il ne lui manque que l’attrition pour être mieuxque tout autre en état d’instruire son épouse. C’est alors qu’ilsera qualifié pour lui apprendre que non-seulement il est un Dieu,juste rémunérateur du bien et du mal, mais que ce Dieu est un Êtremiséricordieux ; que, dans sa bonté ineffable et sa patienceinfinie, il diffère de punir ceux qui l’outragent, à dessein d’userde clémence, car il ne veut pas la mort du pécheur, mais bien qu’ilrevienne à soi et qu’il vive ; que souvent il souffre que lesméchants parcourent une longue carrière ; que souvent même ilajourne leur damnation au jour de l’universelle rétribution ;et que c’est là une preuve évidente d’un Dieu et d’une vie future,que les justes ne reçoivent pas leur récompense ni les méchantsleur châtiment en ce monde. Ceci le conduira naturellement àenseigner à sa femme les dogmes de la Résurrection et du Jugementdernier. En vérité je vous le dis, que seulement il se repente, etil sera pour sa femme un excellent instrument derepentance. »

Je répétai tout ceci à Atkins,qui l’écouta d’un air fort grave, et qui, il était facile de levoir, en fut extraordinairement affecté. Tout-à-coup,s’impatientant et me laissant à peine achever : – « Jesais tout cela, master, me dit-il, et biend’autres choses encore ; mais je n’aurai pas l’impudence deparler ainsi à ma femme, quand Dieu et ma propre conscience savent,quand ma femme elle-même serait contre moi un irrécusable témoin,que j’ai vécu comme si je n’eusse jamais ouï parler de Dieu oud’une vie future ou de rien de semblable ; et pour ce qui estde mon repentir, hélas !… – là-dessus il poussa un profondsoupir et je vis ses yeux se mouiller de larmes, – tout est perdupour moi ! » – « Perdu !Atkins ; mais qu’entends-tu par là ? »– « Je ne sais que trop ce que j’entends, sir,répondit-il ; j’entends qu’il est trop tard, et que ce n’estque trop vrai. »

Je traduisis mot pour mot à mon ecclésiastiquece que William venait de me dire. Le pauvre prêtrezélé, – ainsi dois-je l’appeler, car, quelle que fût sa croyance,il avait assurément une rare sollicitude du salut de l’âme de sonprochain, et il serait cruel de penser qu’il n’eût pas une égalesollicitude de son propre salut ; – cet homme zélé etcharitable, dis-je, ne put aussi retenir ses larmes ; mais,s’étant remis, il me dit : – « Faites-lui cette seulequestion : Est-il satisfait qu’il soit trop tard ou en est-ilchagrin, et souhaiterait-il qu’il n’en fût pas ainsi. » – Jeposai nettement la question à Atkins, et il merépondit avec beaucoup de chaleur : – « Comment un hommepourrait-il trouver sa satisfaction dans une situation qui sûrementdoit avoir pour fin la mort éternelle ? Bien loin d’en êtresatisfait, je pense, au contraire, qu’un jour ou l’autre ellecausera ma ruine. »

– « Qu’entendez-vous par là ? »lui dis-je. Et il me répliqua qu’il pensait en venir, ou plus tôtou plus tard, à se couper la gorge pour mettre fin à sesterreurs.

L’ecclésiastique hocha la tête d’un airprofondément pénétré, quand je lui reportai tout cela ; et,s’adressant brusquement à moi, il me dit : – « Si tel estson état, vous pouvez l’assurer qu’il n’est pas trop tard. LeChrist lui donnera repentance. Mais, je vous en prie,ajouta-t-il, expliquez-lui ceci, Que comme l’homme n’est sauvé quepar le Christ et le mérite de sa Passion intercédantla miséricorde divine, il n’est jamais trop tard pour rentrer engrâce. Pense-t-il qu’il soit possible à l’homme de pécher au-delàdes bornes de la puissance miséricordieuse de Dieu ?Dites-lui, je vous prie, qu’il y a peut-être un temps où, lassée,la grâce divine cesse ses longs efforts, et où Dieu peut refuser deprêter l’oreille ; mais que pour l’homme il n’est jamais troptard pour implorer merci ; que nous, qui sommes serviteurs duChrist, nous avons pour mission de prêcher le pardonen tout temps, au nom de Jésus-Christ, à touts ceuxqui se repentent sincèrement. Donc ce n’est jamais trop tard pourse repentir. »

Je répétai tout ceci à Atkins. Ilm’écouta avec empressement ; mais il parut vouloir remettre lafin de l’entretien, car il me dit qu’il désirait sortir pour causerun peu avec sa femme. Il se retira en effet, et nous suivîmes avecses compagnons. Je m’apperçus qu’ils étaient touts ignorantsjusqu’à la stupidité en matière de religion, comme je l’étaismoi-même quand je m’enfuis de chez mon père pour courir le monde.Cependant aucun d’eux ne s’était montré inattentif à ce qui avaitété dit ; et touts promirent sérieusement d’en parler à leursfemmes, et d’employer touts leurs efforts pour les persuader de sefaire chrétiennes.

MARIAGES

L’ecclésiastique sourit lorsque je lui rendisleur réponse ; mais il garda long-temps le silence. À la finpourtant, secouant la tête : – Nous qui sommes serviteurs duChrist, dit-il, nous ne pouvons qu’exhorter etinstruire ; quand les hommes se soumettent et se conforment ànos censures, et promettent ce que nous demandons, notre pouvoirs’arrête là ; nous sommes tenus d’accepter leurs bonnesparoles. Mais croyez-moi, sir, continua-t-il, quoi quevous ayez pu apprendre de la vie de cet homme que vous nommezWilliam Atkins, j’ai la conviction qu’ilest parmi eux le seul sincèrement converti. Je le regarde comme unvrai pénitent. Non que je désespère des autres. Mais cet homme-ciest profondément frappé des égarements de sa vie passée, et je nedoute pas que lorsqu’il viendra à parler de religion à sa femme, ilne s’en pénètre lui-même efficacement ; car s’efforcerd’instruire les autres est souvent le meilleur moyen de s’instruiresoi-même. J’ai connu un homme qui, ajouta-t-il, n’ayant de lareligion que des notions sommaires, et menant une vie au plus hautpoint coupable et perdue de débauches, en vint à une complèterésipiscence en s’appliquant à convertir un Juif. Si donc le pauvreAtkins se met une fois à parler sérieusement deJésus-Christ à sa femme, ma vie à parier qu’il entrepar-là lui-même dans la voie d’une entière conversion et d’unesincère pénitence. Et qui sait ce qui peuts’ensuivre ? »

D’après cette conversation cependant, et lessusdites promesses de s’efforcer à persuader aux femmes d’embrasserle Christianisme, le prêtre maria les trois couples présents.Will Atkins et sa femme n’étaient pas encore rentrés.Les épousailles faites, après avoir attendu quelque temps, monecclésiastique fut curieux de savoir où était alléAtkins ; et, se tournant vers moi, il medit : – « Sir, je vous en supplie, sortonsde votre labyrinthe, et allons voir. J’ose avancer que noustrouverons par là ce pauvre homme causant sérieusement avec safemme, et lui enseignant déjà quelque chose de la religion. »– Je commençais à être de même avis. Nous sortîmes donc ensemble,et je le menai par un chemin qui n’était connu que de moi, et oùles arbres s’élevaient si épais qu’il n’était pas facile de voir àtravers les touffes de feuillage, qui permettaient encore moinsd’être vu qu’elles ne laissaient voir. Quand nous fûmes arrivés àla rive du bois, j’apperçus Atkins et sa sauvageépouse au teint basané assis à l’ombre d’un buisson et engagés dansune conversation animée. Je restai coi jusqu’à ce que monecclésiastique m’eût rejoint ; et alors, lui ayant montré oùils étaient, nous fîmes halte et les examinâmes long-temps avec laplus grande attention.

Nous remarquâmes qu’il la sollicitait vivementen lui montrant du doigt là-haut le soleil et toutes les régionsdes cieux ; puis en bas la terre, puis au loin la mer, puislui-même, puis elle, puis les bois et les arbres. – « Or, medit mon ecclésiastique, vous le voyez, voici que mes paroles sevérifient : il la prêche. Observez-le ; maintenant il luienseigne que notre Dieu les a faits, elle et lui, de même que lefirmament, la terre, la mer, les bois et les arbres. – « Je lecrois aussi, lui répondis-je. » – Aussitôt nous vîmesAtkins se lever, puis se jeter à genoux en élevant sesdeux mains vers le ciel. Nous supposâmes qu’il proférait quelquechose, mais nous ne pûmes l’entendre : nous étions tropéloignés pour cela. Il resta à peine une demi-minute agenouillé,revint s’asseoir près de sa femme et lui parla derechef. Nousremarquâmes alors combien elle était attentive ; maisgardait-elle le silence ou parlait-elle, c’est ce que nousn’aurions su dire. Tandis que ce pauvre homme était agenouillé,j’avais vu des larmes couler en abondance sur les joues de monecclésiastique, et j’avais eu peine moi-même à me retenir. Maisc’était un grand chagrin pour nous que de ne pas être assez prèspour entendre quelque chose de ce qui s’agitait entre eux.

Cependant nous ne pouvions approcherdavantage, de peur de les troubler. Nous résolûmes donc d’attendrela fin de cette conversation silencieuse, qui d’ailleurs nousparlait assez haut sans le secours de la voix. Atkins,comme je l’ai dit, s’était assis de nouveau tout auprès de safemme, et lui parlait derechef avec chaleur. Deux ou trois foisnous pûmes voir qu’il l’embrassait passionnément. Une autre foisnous le vîmes prendre son mouchoir, lui essuyer les yeux, puisl’embrasser encore avec des transports d’une nature vraimentsingulière. Enfin, après plusieurs choses semblables, nous le vîmesse relever tout-à-coup, lui tendre la main pour l’aider à faire demême, puis, la tenant ainsi, la conduire aussitôt à quelques pas delà, où touts deux s’agenouillèrent et restèrent dans cette attitudedeux minutes environ.

Mon ami ne se possédait plus. Ils’écria : – « Saint Paul ! saint Paul ! voyez,il prie ! » – Je craignis qu’Atkins nel’entendit : je le conjurai de se modérer pendant quelquesinstants, afin que nous pussions voir la fin de cette scène, qui,pour moi, je dois le confesser, fut bien tout à la fois la plustouchante et la plus agréable que j’aie jamais vue de ma vie. Ilchercha en effet à se rendre maître de lui ; mais il étaitdans de tels ravissements de penser que cette pauvre femme payenneétait devenue chrétienne, qu’il lui fut impossible de se contenir,et qu’il versa des larmes à plusieurs reprises. Levant les mainsvers le ciel et se signant la poitrine, il faisait des oraisonsjaculatoires pour rendre grâce à Dieu d’une preuve si miraculeusedu succès de nos efforts ; tantôt il parlait tout bas et jepouvais à peine entendre, tantôt à voix haute, tantôt en latin,tantôt en français ; deux ou trois fois des larmes de joiel’interrompirent et étouffèrent ses paroles tout-à-fait. Je leconjurai de nouveau de se calmer, afin que nous pussions observerde plus près et plus complètement ce qui se passait sous nos yeux,ce qu’il fit pour quelque temps. La scène n’était pas finie ;car, après qu’ils se furent relevés, nous vîmes encore le pauvrehomme parler avec ardeur à sa femme, et nous reconnûmes à sesgestes qu’elle était vivement touchée de ce qu’il disait :elle levait fréquemment les mains au ciel, elle posait une main sursa poitrine, ou prenait telles autres attitudes qui décèlentd’ordinaire une componction profonde et une sérieuse attention.Ceci dura un demi-quart d’heure environ. Puis ils s’éloignèrenttrop pour que nous pussions les épier plus long-temps.

Je saisis cet instant pour adresser la paroleà mon religieux, et je lui dis d’abord que j’étais charmé d’avoirvu dans ses détails ce dont nous venions d’être témoins ; que,malgré que je fusse assez incrédule en pareils cas, je me laissaiscependant aller à croire qu’ici tout était fort sincère, tant de lapart du mari que de celle de la femme, quelle que pût êtred’ailleurs leur ignorance, et que j’espérais, qu’un telcommencement aurait encore une fin plus heureuse. – « Et quisait, ajoutai-je, si ces deux-là ne pourront pas avec le temps, parla voie de l’enseignement et de l’exemple, opérer sur quelquesautres ? » – « Quelques autres, reprit-il en setournant brusquement vers moi, voire même sur touts les autres.Faites fond là-dessus : si ces deux Sauvages, – car lui, àvotre propre dire, n’a guère, laissé voir qu’il valût mieux, –s’adonnent à Jésus-Christ, ils n’auront pas de cessequ’ils n’aient converti touts les autres ; car la vraiereligion est naturellement communicative, et celui qui une bonnefois s’est fait Chrétien ne laissera jamais un payen derrière luis’il peut le sauver. » – J’avouai que penser ainsi était unprincipe vraiment chrétien, et la preuve d’un zèle véritable etd’un cœur généreux en soi. – « Mais, mon ami, poursuivis-je,voulez-vous me permettre de soulever ici une difficulté ? Jen’ai pas la moindre chose à objecter contre le fervent intérêt quevous déployez pour convertir ces pauvres gens du paganisme à lareligion chrétienne ; mais quelle consolation en pouvez-voustirer, puisque, à votre sens, ils sont hors du giron de l’Églisecatholique, hors de laquelle vous croyez qu’il n’y a point desalut ? Ce ne sont toujours à vos yeux que des hérétiques, et,pour cent raisons, aussi effectivement damnés que les payenseux-mêmes. »

À ceci il répondit avec beaucoup de candeur etde charité chrétienne : – « Sir, je suiscatholique de l’Église romaine et prêtre de l’ordre deSaint-Benoît, et je professe touts les principes de la Foiromaine ; mais cependant, croyez-moi, et ce n’est pas commecompliment que je vous dis cela, ni eu égard à ma position et à vosamitiés, je ne vous regarde pas, vous qui vous appelez vous-mêmeréformés, sans quelque sentiment charitable.Je n’oserais dire, quoique je sache que c’est en général notreopinion, je n’oserais dire que vous ne pouvez être sauvés, je neprétends en aucune manière limiter la miséricorde duChrist jusque-là de penser qu’il ne puisse vousrecevoir dans le sein de son Église par des voies à nousimpalpables, et qu’il nous est impossible de connaître, et j’espèreque vous avez la même charité pour nous. Je prie chaque jour pourque vous soyez touts restitués à l’Église du Christ,de quelque manière qu’il plaise à Celui qui est infiniment sage devous y ramener. En attendant vous reconnaîtrez sûrement qu’ilm’appartient, comme catholique, d’établir une grande différenceentre un Protestant et un payen ; entre celui qui invoqueJésus-Christ, quoique dans un mode que je ne juge pasconforme à la véritable Foi, et un Sauvage, un barbare, qui neconnaît ni Dieu, ni Christ, niRédempteur. Si vous n’êtes pas dans le giron del’Église catholique, nous espérons que vous êtes plus près d’yentrer que ceux-là qui ne connaissent aucunement ni Dieu ni sonÉglise. C’est pourquoi je me réjouis quand je vois ce pauvre homme,que vous me dites avoir été un débauché et presque un meurtrier,s’agenouiller et prier Jésus-Christ, comme noussupposons qu’il a fait, malgré qu’il ne soit pas pleinementéclairé, dans la persuasion où je suis que Dieu de qui toute œuvresemblable procède, touchera sensiblement son cœur, et le conduira,en son temps, à une connaissance plus profonde de la vérité. Et siDieu inspire à ce pauvre homme de convertir et d’instruirel’ignorante Sauvage son épouse, je ne puis croire qu’il lerepoussera lui-même. N’ai-je donc pas raison de me réjouir lorsqueje vois quelqu’un amené à la connaissance du Christ,quoiqu’il ne puisse être apporté jusque dans le sein de l’Églisecatholique, juste à l’heure où je puis le désirer, tout en laissantà la bonté du Christ le soin de parfaire son œuvre enson temps et par ses propres voies ? Certes que je meréjouirais si touts les Sauvages de l’Amérique étaient amenés,comme cette pauvre femme, à prier Dieu, dussent-ils être toutsprotestants d’abord, plutôt que de les voir persister dans lepaganisme et l’idolâtrie, fermement convaincu que je serais queCelui qui aurait épanché sur eux cette lumière daignerait plus tardles illuminer d’un rayon de sa céleste grâce ; et lesrecueillir dans le bercail de son Église, alors que bon luisemblerait. »

Je fus autant étonné de la sincérité et de lamodération de ce Papiste véritablement pieux, que terrassé par laforce de sa dialectique, et il me vint en ce moment à l’esprit quesi une pareille modération était universelle, nous pourrions êtretouts chrétiens catholiques, quelle que fût l’Église ou lacommunion particulière à laquelle nous appartinssions ; quel’esprit de charité bientôt nous insinuerait touts dans de droitsprincipes ; et, en un mot, comme il pensait qu’une semblablecharité nous rendrait touts catholiques, je lui dis qu’à mon senssi touts les membres de son Église professaient la même toléranceils seraient bientôt touts protestants. Et nous brisâmes là, carnous n’entrions jamais en controverse.

Cependant, changeant de langage, et luiprenant la main. – « Mon ami, lui dis-je, je souhaiterais quetout le clergé de l’Église romaine fût doué d’une telle modération,et d’une charité égale à la vôtre. Je suis entièrement de votreopinion ; mais je dois vous dire que si vous prêchiez unepareille doctrine en Espagne ou en Italie on vous livrerait àl’Inquisition. »

– « Cela se peut, répondit-il. J’ignorece que feraient les Espagnols ou les Italiens ; mais je nedirai pas qu’ils en soient meilleurs Chrétiens pour cetterigueur : car ma conviction est qu’il n’y a point d’hérésiedans un excès de charité. »

DIALOGUE

Will Atkins et sa femme étantpartis, nous n’avions que faire en ce lieu. Nous rebroussâmes doncchemin ; et, comme nous nous en retournions, nous lestrouvâmes qui attendaient qu’on les fît entrer. Lorsque je les eusapperçus, je demandai à mon ecclésiastique si nous devions ou nondécouvrir à Atkins que nous l’avions vu près dubuisson. Il fut d’avis que nous ne le devions pas, mais qu’ilfallait lui parler d’abord et écouter ce qu’il nous dirait. Nousl’appelâmes donc en particulier, et, personne n’étant là quenous-mêmes, je liai avec lui en ces termes :

– « Comment fûtes-vous élevé, WillAtkins, je vous prie ? Qu’était votrepère ? »

WILLIAM ATKINS. – Un meilleur homme que je neserai jamais, sir ; mon père était unecclésiastique.

ROBINSON CRUSOÉ. – Quelle éducation vousdonna-t-il ?

W. A. – Il aurait désiré me voir instruit,sir ; mais je méprisai toute éducation,instruction ou correction, comme une brute que j’étais.

R. C. – C’est vrai, Salomon a dit : –« Celui qui repousse le blâme est semblable à labrute. »

W. A. – Ah ! sir, j’ai étécomme la brute en effet ; j’ai tué mon père ! Pourl’amour de Dieu, sir, ne me parlez point de cela,sir ; j’ai assassiné mon pauvre père !

LE PRÊTRE. – Ha ? un meurtrier ?

Ici le prêtre tressaillit et devint pâle, –car je lui traduisais mot pour mot les parolesd’Atkins. Il paraissait croire que Willavait réellement tué son père.

 

ROBINSON CRUSOÉ – Non, non, sir,je ne l’entends pas ainsi. Mais Atkins,expliquez-vous : n’est-ce pas que vous n’avez pas tué votrepère de vos propres mains ?

WILLIAM ATKINS. – Non, sir ;je ne lui ai pas coupé la gorge ; mais j’ai tari la source deses joies, mais j’ai accourci ses jours. Je lui ai brisé le cœur enpayant de la plus noire ingratitude le plus tendre et le plusaffectueux traitement que jamais père ait pu faire éprouver ouqu’enfant ait jamais reçu.

R. C. – C’est bien. Je ne vous ai pasquestionné sur votre père pour vous arracher cet aveu. Je prie Dieude vous en donner repentir et de vous pardonner cela ainsi quetouts vos autres péchés. Je ne vous ai fait cette question queparce que je vois, quoique vous ne soyez pas très-docte, que vousn’êtes pas aussi ignorant que tant d’autres dans la science dubien, et que vous en savez en fait de religion beaucoup plus quevous n’en avez pratiqué.

W. A – Quand vous ne m’auriez pas,sir, arraché la confession que je viens de vous fairesur mon père, ma conscience l’eût faite. Toutes les fois que nousvenons à jeter un regard en arrière sur notre vie, les péchéscontre nos indulgents parents sont certes, parmi touts ceux quenous pouvons commettre, les premiers qui nous touchent : lesblessures qu’ils font sont les plus profondes, et le poids qu’ilslaissent pèse le plus lourdement sur le cœur.

R. C. – Vous parlez, pour moi, avec trop desentiment et de sensibilité, Atkins, je ne saurais lesupporter.

W. A. – Vous le pouvez,master ! J’ose croire que tout ceci vous estétranger.

R. C. – Oui, Atkins, chaquerivage, chaque colline, je dirai même chaque arbre de cette île,est un témoin des angoisses de mon âme au ressentiment de moningratitude et de mon indigne conduite envers un bon et tendrepère, un père qui ressemblait beaucoup au vôtre, d’après lapeinture que vous en faites. Comme vous, Will Atkins,j’ai assassiné mon père, mais je crois ma repentance de beaucoupsurpassée par la vôtre.

J’en aurais dit davantage si j’eusse pumaîtriser mon agitation ; mais le repentir de ce pauvre hommeme semblait tellement plus profond que le mien, que je fus sur lepoint de briser là et de me retirer. J’étais stupéfait de sesparoles ; je voyais que bien loin que je dusse remontrer etinstruire cet homme, il était devenu pour moi un maître et unprécepteur, et cela de la façon la plus surprenante et la plusinattendue.

J’exposai tout ceci au jeune ecclésiastique,qui en fut grandement pénétré, et me dit : – « Eh bien,n’avais-je pas prédit qu’une fois que cet homme serait converti, ilnous prêcherait touts ? En vérité, sir, je vousle déclare, si cet homme devient un vrai pénitent, on n’aura pasbesoin de moi ici ; il fera des Chrétiens de touts leshabitants de l’île. » – M’étant un peu remis de mon émotion,je renouai conversation avec Will Atkins.

« Mais Will, dis-je, d’oùvient que le sentiment de ces fautes vous touche précisément àcette heure ?

WILLIAM ATKINS. – Sir, vousm’avez mis à une œuvre qui m’a transpercé l’âme J’ai parlé à mafemme de Dieu et de religion, à dessein, selon vos vues, de lafaire chrétienne, et elle m’a prêché, elle-même, un sermon tel queje ne l’oublierai de ma vie.

ROBINSON CRUSOÉ. – Non, non, ce n’est pasvotre femme qui vous a prêché ; mais lorsque vous la pressiezde vos arguments religieux, votre conscience les rétorquait contrevous.

W. A. – Oh ! oui, sir, etd’une telle force que je n’eusse pu y résister.

R. C. – Je vous en prie, Will,faites-nous connaître ce qui se passait entre vous et votrefemme ; j’en sais quelque chose déjà.

W. A. – Sir, il me seraitimpossible de vous en donner un récit parfait. J’en suis trop pleinpour le taire, cependant la parole me manque pour l’exprimer. Mais,quoiqu’elle ait dit, et bien que je ne puisse vous en rendrecompte, je puis toutefois vous en déclarer ceci, que je suis résoluà m’amender et à réformer ma vie.

R. C. – De grâce, dites-nous en quelques mots.Comment commençâtes-vous, Will ? Chose certaine,le cas a été extraordinaire. C’est effectivement un sermon qu’ellevous a prêché, si elle a opéré sur vous cet amendement.

W. A. – Eh bien, je lui exposai d’abord lanature de nos lois sur le mariage, et les raisons pour lesquellesl’homme et la femme sont dans l’obligation de former des nœuds telsqu’il ne soit au pouvoir ni de l’un ni de l’autre de lesrompre ; qu’autrement l’ordre et la justice ne pourraient êtremaintenus ; que les hommes répudieraient leurs femmes etabandonneraient leurs enfants, et vivraient dans la promiscuité, etque les familles ne pourraient se perpétuer ni les héritages serégler par une descendance légale.

R. C. – Vous parlez comme un légiste,Will. Mais pûtes-vous lui faire comprendre ce que vousentendez par héritage et famille ? On ne sait rien de celaparmi les Sauvages, on s’y marie n’importe comment, sans avoirégard à la parenté, à la consanguinité ou à la famille : lefrère avec la sœur, et même, comme il m’a été dit, le père avec lafille, le fils avec la mère.

W. A. – Je crois, sir, que vousêtes mal informé ; – ma femme m’assure le contraire, et qu’ilsont horreur de cela. Peut-être pour quelques parentés pluséloignées ne sont-ils pas aussi rigides que nous ; mais ellem’affirme qu’il n’y a point d’alliance dans les proches degrés dontvous parlez.

R. C. – Soit. Et que répondit-elle à ce quevous lui disiez ?

W. A. – Elle répondit que cela lui semblaitfort bien, et que c’était beaucoup mieux que dans son pays.

R. C. – Mais lui avez-vous expliqué ce quec’est que le mariage.

W. A. – Oui, oui ; là commença notredialogue. Je lui demandai si elle voulait se marier avec moi ànotre manière. Elle me demanda de quelle manière était-ce. Je luirépondis que le mariage avait été institué par Dieu ; et c’estalors que nous eûmes ensemble en vérité le plus étrange entretienqu’aient jamais eu mari et femme, je crois.

N. B. Voici ce dialogue entreW. Atkins et sa femme, tel que je le couchai parécrit, immédiatement après qu’il me le rapporta.

LA FEMME. – Institué par votre Dieu !Comment ! vous avoir un Dieu dans votre pays ?

William Atkins. – Oui, ma chère,Dieu est dans touts les pays.

LA FEMME – Pas votre Dieu dans mon pays ;mon pays avoir le grand vieux Dieu Benamuckée.

W. A. – Enfant, je ne suis pas assez habilepour vous démontrer ce que c’est que Dieu : Dieu est dans leCiel, et il a fait le ciel et la terre et la mer, et tout ce quis’y trouve.

LA FEMME. – Pas fait la terre ; votreDieu pas fait la terre ; pas fait mon pays.

Will Atkins sourit à cesmots : que Dieu n’avait pas fait son pays.

LA FEMME. – Pas rire, Pourquoi me rire ?ça pas chose à rire.

Il était blâmé à bon droit ; car elle semontrait plus grave que lui-même d’abord.

WILLIAM ATKINS. – C’est très-vrai. Je ne riraiplus, ma chère.

LA FEMME. – Pourquoi vous dire, votre Dieu afait tout ?

W. A. – Oui, enfant, notre Dieu a fait lemonde entier, et vous, et moi, et toutes choses ; car il estle seul vrai Dieu. Il n’y a point d’autre Dieu que lui. Il habite àjamais dans le Ciel.

LA FEMME. – Pourquoi vous pas dire ça à moidepuis long-temps ?

W. A. – C’est vrai. En effet ; mais j’aiété un grand misérable, et j’ai non-seulement oublié jusqu’ici det’instruire de tout cela, mais encore j’ai vécu moi-même comme s’iln’y avait pas de Dieu au monde.

LA FEMME. – Quoi ! vous avoir le grandDieu dans votre pays ; vous pas connaître lui ? Pasdire : O ! à lui ? Pas faire bonne chose pourlui ? Ça pas possible !

W. A. – Tout cela n’est que trop vrai :nous vivons comme s’il n’y avait pas un Dieu dans le Ciel ou qu’iln’eût point de pouvoir sur la terre.

LA FEMME. – Mais pourquoi Dieu laisse vousfaire ainsi ? Pourquoi lui pas faire vous bienvivre ?

W. A. – C’est entièrement notre faute.

LA FEMME. – Mais vous dire à moi, lui êtregrand, beaucoup grand, avoir beaucoup grand puissance ;pouvoir faire tuer quand lui vouloir : pourquoi lui pas fairetuer vous quand vous pas servir lui ? pas dire O ! àlui ? pas être bons hommes ?

W. A. – Tu dis vrai ; il pourrait mefrapper de mort, et je devrais m’y attendre, car j’ai été unprofond misérable. Tu dis vrai ; mais Dieu est miséricordieuxet ne nous traite pas comme nous le méritons.

LA FEMME. – Mais alors vous pas dire à Dieumerci pour cela ?

W. A. – Non, en vérité, je n’ai pas plusremercié Dieu pour sa miséricorde que je n’ai redouté Dieu pour sonpouvoir.

LA FEMME. – Alors votre Dieu pas Dieu ;moi non penser, moi non croire lui être un tel grand beaucouppouvoir, fort ; puisque pas faire tuer vous, quoique vousfaire lui beaucoup colère ?

CONVERSION DE LA FEMME D’ATKINS

WILLIAM ATKINS. – Quoi ! ma coupable vievous empêcherait-elle de croire en Dieu ! Quelle affreusecréature je suis ! Et quelle triste vérité est celle-là :que la vie infâme des Chrétiens empêche la conversion desidolâtres ?

LA FEMME. – Comment ! moi penser vousavoir grand beaucoup Dieu là-haut, – du doigt elle montrait leciel, – cependant pas faire bien, pas faire bonne chose ?Pouvoir lui savoir ? Sûrement lui pas savoir quoi vousfaire ?

W. A. – Oui, oui, il connaît et voit touteschoses ; il nous entend parler, voit ce que nous faisons, saitce que nous pensons, même quand nous ne parlons pas.

LA FEMME. – Non ! lui pas entendre vousmaudire, vous jurer, vous dire le grandgod-damn !

 

W. A. – Si, si, il entend tout cela.

LA FEMME. – Où être alors son grand pouvoirfort ?

W. A. – Il est miséricordieux : c’esttout ce que nous pouvons dire ; et cela prouve qu’il est levrai Dieu. Il est Dieu et non homme ; et c’est pour cela quenous ne sommes point anéantis.

Will Atkins nous dit ici qu’ilétait saisi d’horreur en pensant comment il avait pu annoncer siclairement à sa femme que Dieu voit, entend, et connaît lessecrètes pensées du cœur, et tout ce que nous faisons, encore qu’ileût osé commettre toutes les méprisables choses dont il étaitcoupable.

LA FEMME. –Miséricordieux ! quoi vous appelerça ?

WILLIAM ATKINS. – Il est notre père et notreCréateur ; il a pitié de nous et nous épargne.

LA FEMME. – Ainsi donc lui jamais faire tuer,jamais colère quand faire méchant ; alors lui pas bon lui-mêmeou pas grand capable.

W. A. – Si, si, ma chère, il est infinimentbon et infiniment grand et capable de punir. Souventes fois même,afin de donner des preuves de sa justice et de sa vengeance, illaisse sa colère se répandre pour détruire les pécheurs et faireexemple. Beaucoup même seul frappés au milieu de leurs crimes.

LA FEMME. – Mais pas faire tuer vouscependant. Donc vous lui dire, peut-être, que lui pas faire tuervous ? Donc vous faire le marché avec lui, vous commettremauvaises choses ; lui pas être colère contre vous, quand luiêtre colère contre les autres hommes ?

W. A. – Non, en vérité ; mes péchés neproviennent que d’une confiance présomptueuse en sa bonté ; etil serait infiniment juste, s’il me détruisait comme il a détruitd’autres hommes.

LA FEMME. – Bien. Néanmoins pas tuer, pasfaire vous mort ! Que vous dire à lui pour ça ? Vous pasdire à lui : merci pour tout ça.

W. A. – Je suis un chien d’ingrat, voilà lefait.

LA FEMME. – Pourquoi lui pas faire vousbeaucoup bon meilleur ? Vous dire lui faire vous.

W. A. – Il m’a créé comme il a créé tout lemonde ; c’est moi-même qui me suis dépravé, qui ai abusé de sabonté, et qui ai fait de moi un être abominable.

LA FEMME. – Moi désirer vous faire Dieuconnaître à moi. Moi pas faire lui colère. Moi pas faire mauvaiseméchante chose.

Ici Will Atkins nous dit que soncœur, lui avait défailli en entendant une pauvre et ignorantecréature exprimer le désir d’être amenée à la connaissance de Dieu,tandis que lui, misérable, ne pouvait lui en dire un mot auquell’ignominie de sa conduite ne la détournât d’ajouter foi. Déjà mêmeelle s’était refusée à croire en Dieu, parce que lui qui avait étési méchant n’était pas anéanti.

WILLIAM ATKINS. – Sans doute, ma chère, vousvoulez dire que vous souhaitez que je vous enseigne à connaîtreDieu et non pas que j’apprenne à Dieu à vous connaître ; caril vous connaît déjà, vous et chaque pensée de votre cœur.

LA FEMME – Ainsi donc lui savoir ce que moidire à vous maintenant ; lui savoir moi désirer de connaîtrelui. Comment moi connaître celui qui créer moi ?

W. A. – Pauvre créature ; il faut qu’ilt’enseigne, lui, moi je ne puis t’enseigner. Je le prierai det’apprendre à le connaître et de me pardonner, à moi, qui suisindigne de t’instruire.

Le pauvre garçon fut tellement mis aux aboisquand sa femme lui exprima le désir d’être amenée par lui à lascience de Dieu, quand elle forma le souhait de connaître Dieu,qu’il tomba à genoux devant elle, nous dit-il, et pria le Seigneurd’illuminer son esprit par la connaissance salutaire deJésus-Christ, de lui pardonner à lui-même ses péchéset de l’accepter comme un indigne instrument pour instruire cetteidolâtre dans les principes de la religion. Après quoi il s’assitde nouveau près d’elle et leur dialogue se poursuivit.

N. B. C’était là le moment où nousl’avions vu s’agenouiller et lever les mains vers le ciel.

LA FEMME. – Pourquoi vous mettre les genoux àterre ? Pourquoi vous lever en haut les mains ? Quoi vousdire ? À qui vous parler ? Quoi est tout ça ?

WILLIAM ATKINS. – Ma chère, je ploie lesgenoux en signe de soumission envers Celui qui m’a créé. Je lui aidit, O ! comme vous appelez cela et comme vous racontez quefont vos vieillards à leur idole Benamuckée,c’est-à-dire que je l’ai prié.

 

LA FEMME – Pourquoi vous dire O ! àlui ?

W. A. – Je l’ai prié d’ouvrir vos yeux etvotre entendement, afin que vous puissiez le connaître et lui êtreagréable.

LA FEMME. – Pouvoir lui faire çaaussi ?

W. A. – Oui, il le peut ; il peut fairetoutes choses.

LA FEMME. – Mais lui pas entendre quoi vousdire ?

W. A. – Si. Il nous a commandé de le prier etpromis de nous écouter.

LA FEMME. – Commandé vous prier ! Quandlui commander vous ? Comment lui commander vous ?Quoi ! vous entendre lui parler ?

W. A. – Non, nous ne l’entendons pointparler ; mais il s’est révélé à nous de différentesmanières.

Ici Atkins fut très-embarrassépour lui faire comprendre que Dieu s’est révélé à nous par saparole ; et ce que c’est que sa parole ; mais enfin ilpoursuivit ainsi :

WILLIAM ATKINS. – Dieu, dans les premierstemps, a parlé à quelques hommes bons du haut du ciel, en termesformels ; puis Dieu a inspiré des hommes bons par son Esprit,et ils ont écrit toutes ses lois dans un livre.

LA FEMME. – Moi pas comprendre ça. Où est celivre ?

W. A. – Hélas ! ma pauvre créature, jen’ai pas ce livre ; mais j’espère un jour ou l’autrel’acquérir pour vous et vous le faire lire.

C’est ici qu’il l’embrassa avec beaucoup detendresse, mais avec l’inexprimable regret de n’avoir pas deBible.

LA FEMME. – Mais comment vous faire moiconnaître que Dieu enseigner eux à écrire ce livre ?

WILLIAM ATKINS. – Par la même démonstrationpar laquelle nous savons qu’il est Dieu.

LA FEMME. – Quelle démonstration ? quelmoyen vous savoir ?

W. A. – Parce qu’il enseigne et ne commanderien qui ne soit bon, juste, saint, et ne tende à nous rendreparfaitement bons et parfaitement heureux, et parce qu’il nousdéfend et nous enjoint de fuir tout ce qui est mal, mauvais en soiou mauvais dans ses conséquences.

LA FEMME. Que moi voudrais comprendre, que moivolontiers connaître ! Si lui récompenser toute bonne chose,punir toute méchante chose, défendre toute méchante chose, lui,faire toute chose, lui, donner toute chose, lui entendre moi quandmoi dire : O ! à lui, comme vous venir de faire juste àprésent ; lui faire moi bonne, si moi désir être bonne ;lui épargner moi, pas faire tuer moi, quand moi pas être bonne, sitout ce que vous dire lui faire ; oui, lui être grandDieu ; moi prendre, penser, croire lui être grand Dieu ;moi dire ; O ! aussi à lui, avec vous, mon cher.

Ici le pauvre homme nous dit qu’il n’avait puse contenir plus long-temps ; mais que prenant sa femme par lamain il l’avait fait mettre à genoux près de lui et qu’il avaitprié Dieu à haute voix de l’instruire dans la connaissance delui-même par son divin Esprit, et de faire par un coup heureux desa providence, s’il était possible, que tôt ou tard elle vînt àposséder une Bible, afin qu’elle pût lire la parole de Dieu et parlà apprendre à le connaître.

C’est en ce moment que nous l’avions vu luioffrir la main et s’agenouiller auprès d’elle, comme il a étédit.

Ils se dirent encore après ceci beaucoupd’autres choses qui serait trop long, ce me semble, de rapporterici. Entre autres elle lui fit promettre, puisque de son propreaveu sa vie n’avait été qu’une suite criminelle et abominable deprovocations contre Dieu, de la réformer, de ne plus irriter Dieu,de peur qu’il ne voulût – « faire lui mort, » – selon sapropre expression ; qu’alors elle ne restât seule et ne pûtapprendre à connaître plus particulièrement ce Dieu, et qu’il nefût misérable, comme il lui avait dit que les hommes méchants leseraient après leur mort.

Ce récit nous parut vraiment étrange et nousémut beaucoup l’un et l’autre, surtout le jeune ecclésiastique. Ilen fut, lui, émerveillé ; mais il ressentit la plus vivedouleur de ne pouvoir parler à la femme, de ne pouvoir parleranglais pour s’en faire entendre, et comme elle écorchaitimpitoyablement l’anglais, de ne pouvoir la comprendre elle-même.Toutefois il se tourna vers moi, et me dit qu’il croyait que pourelle il y avait quelque chose de plus à faire que de la marier. Jene le compris pas d’abord ; mais enfin il s’expliqua : ilentendait par là qu’elle devait être baptisée.

J’adhérai à cela avec joie ; et comme jem’y empressais :

– « Non, non, arrêtez, sir,me dit-il ; bien que j’aie fort à cœur de la voir baptisée,cependant tout en reconnaissant que Will Atkins, sonmari, l’a vraiment amenée d’une façon miraculeuse à souhaiterd’embrasser une vie religieuse, et à lui donner de justes idées del’existence d’un Dieu, de son pouvoir, de sa justice, de samiséricorde, je désire savoir de lui s’il lui a dit quelque chosede Jésus-Christ et du salut des pécheurs ; de lanature de notre foi en lui, et de notre Rédemption ; duSaint-Esprit, de la Résurrection, du Jugement dernieret d’une vie future.

Je rappelai Will Atkins, et je lelui demandai. Le pauvre garçon fondit en larmes et nous dit qu’illui en avait bien touché quelques paroles ; mais qu’il étaitlui-même si méchante créature et que sa conscience lui reprochaitsi vivement sa vie horrible et impie, qu’il avait tremblé que laconnaissance qu’elle avait de lui n’atténuât l’attention qu’elledevait donner à ces choses, et ne la portât plutôt à mépriser lareligion qu’à l’embrasser. Néanmoins il était certain, nous dit-il,que son esprit était si disposé à recevoir d’heureuses impressionsde toutes ces vérités, que si je voulais bien l’en entretenir, elleferait voir, à ma grande satisfaction, que mes peines ne seraientpoint perdues sur elle.

En conséquence je la fis venir ; et, meplaçant comme interprète entre elle et mon pieux ecclésiastique, jele priai d’entrer en matière.

BAPTÊME DE LA FEMME D’ATKINS

Or, sûrement jamais pareil sermon n’a étéprêché par un prêtre papiste dans ces derniers siècles du monde.Aussi lui dis-je que je lui trouvais tout le zèle, toute lascience, toute la sincérité d’un Chrétien, sans les erreurs d’uncatholique romain, et que je croyais voir en lui un pasteur telqu’avaient été les évêques de Rome avant que l’Église romaine sefût assumé la souveraineté spirituelle sur les conscienceshumaines[16].

En un mot il amena la pauvre femme à embrasserla connaissance du Christ, et de notre Rédemption,non-seulement avec admiration, avec étonnement, comme elle avaitaccueilli les premières notions de l’existence d’un Dieu, maisencore avec joie, avec foi, avec une ferveur et un degré surprenantd’intelligence presque inimaginables et tout-à-fait indicibles.Finalement, à sa propre requête, elle fut baptisée.

Tandis qu’il se préparait à lui conférer lebaptême, je le suppliai de vouloir bien accomplir cet office avecquelques précautions, afin, s’il était possible, que l’homme ne pûts’appercevoir qu’il appartenait à l’Église romaine, à cause desfâcheuses conséquences qui pourraient résulter d’une dissidenceentre nous dans cette religion même où nous instruisions lesautres. Il me répondit que, n’ayant ni chapelle consacrée ni chosespropres à cette célébration, il officierait d’une telle manière queje ne pourrais reconnaître moi-même qu’il était catholique romainsi je ne le savais déjà. Et c’est ce qu’il fit : car aprèsavoir marmonné en latin quelques paroles que je ne pus comprendre,il versa un plein vase d’eau sur la tête de la femme, disant enfrançais d’une voix haute : – « Marie !C’était le nom que son époux avait souhaité que je lui donnasse,car j’étais son parrain. – « Je te baptise au nom duPère, du Fils et duSaint-Esprit. » De sorte qu’on ne pouvait devinerpar-là de quelle religion il était. Ensuite il donna la bénédictionen latin ; mais Will Atkins ne sut pas si c’étaiten français, ou ne prit point garde à cela en ce moment.

Sitôt cette cérémonie terminée, il lesmaria ; puis après les épousailles faites il se tourna versWill Atkins et l’exhorta d’une manière très-pressante,non-seulement à persévérer dans ses bonnes dispositions, mais àcorroborer les convictions dont il était pénétré par une fermerésolution de réformer sa vie. Il lui déclara que c’était chosevaine que de dire qu’il se repentait, s’il n’abjurait ses crimes.Il lui représenta combien Dieu l’avait honoré en le choisissantcomme instrument pour amener sa femme à la connaissance de lareligion chrétienne, et combien il devait être soigneux de ne passe montrer rebelle à la grâce de Dieu ; qu’autrement ilverrait la payenne meilleure chrétienne que lui, la Sauvage élue etl’instrument réprouvé.

Il leur dit encore à touts deux une fouled’excellentes choses ; puis, les recommandant en peu de mots àla bonté divine, il leur donna de nouveau la bénédiction :moi, comme interprète, leur traduisant toujours chaque chose enanglais. Ainsi se termina la cérémonie. Ce fut bien pour moi laplus charmante, la plus agréable journée que j’aie jamais passéedans toute ma vie.

Or mon religieux n’en avait pas encore fini.Ses pensées se reportaient sans cesse à la conversion destrente-sept Sauvages, et volontiers il serait resté dans l’île pourl’entreprendre. Mais je le convainquis premièrement qu’en soi cetteentreprise était impraticable, et secondement que je pourraispeut-être la mettre en voie d’être terminée à sa satisfactiondurant son absence dont je parlerai tout-à-l’heure.

Ayant ainsi mis à fond les affaires de l’île,je me préparais à retourner à bord du navire, quand le jeune hommeque j’avais recueilli d’entre l’équipage affamé vint à moi et medit qu’il avait appris que j’avais un ecclésiastique et que j’avaismarié par son office les Anglais avec les femmes sauvages qu’ilsnommaient leurs épouses, et que lui-même avait aussi un projet demariage entre deux Chrétiens qu’il désirait voir s’accomplir avantmon départ, ce qui, espérait-il, ne me serait pointdésagréable.

Je compris de suite qu’il était question de lajeune fille servante de sa mère ; car il n’y avait pointd’autre femme chrétienne dans l’île. Aussi commençai-je à ledissuader de faire une chose pareille inconsidérément, et parcequ’il se trouvait dans une situation isolée. Je lui représentaiqu’il avait par le monde une fortune assez considérable et de bonsamis, comme je le tenais de lui-même et de la jeune filleaussi ; que cette fille était non-seulement pauvre etservante, mais encore d’un âge disproportionné, puisqu’elle avaitvingt-six ou vingt-sept ans, et lui pas plus de dix-sept oudix-huit ; que très-probablement il lui serait possible avecmon assistance de se tirer de ce désert et de retourner dans sapatrie ; qu’alors il y avait mille à parier contre un qu’il serepentirait de son choix, et que le dégoût de sa position leurserait préjudiciable à touts deux. J’allais m’étendre biendavantage ; mais il m’interrompit en souriant et me dit avecbeaucoup de candeur que je me trompais dans mes conjectures, qu’iln’avait rien de pareil en tête, sa situation présente étant déjàassez triste et déplorable ; qu’il était charmé d’apprendreque j’avais quelque désir de le mettre à même de revoir sonpays ; que rien n’aurait pu l’engager à rester en ce lieu sile voyage que j’allais poursuivre n’eût été si effroyablement longet si hasardeux, et ne l’eût jeté si loin de touts ses amis ;qu’il ne souhaitait rien de moi, sinon que je voulusse bien luiassigner une petite propriété dans mon île, lui donner un serviteurou deux et les choses nécessaires pour qu’il pût s’y établir commeplanteur, en attendant l’heureux moment où, si je retournais enAngleterre, je pourrais le délivrer, plein de l’espérance que je nel’oublierais pas quand j’y serais revenu ; enfin qu’il meremettrait quelques lettres pour ses amis à Londres, afin de leurfaire savoir combien j’avais été bon pour lui, et dans quel lieu dumonde et dans quelle situation je l’avais laissé. Il me promettait,disait-il, lorsque je le délivrerais, que la plantation dans l’étatd’amélioration où il l’aurait portée, quelle qu’en pût être lavaleur, deviendrait tout-à-fait mienne.

Son discours était fort bien tourné eu égard àsa jeunesse, et me fut surtout agréable parce qu’il m’apprenaitpositivement que le mariage en vue ne le concernait point lui-même.Je lui donnai toutes les assurances possibles que, si j’arrivais àbon port en Angleterre, je remettrais ses lettres et m’occuperaissérieusement de ses affaires, et qu’il pouvait compter que jen’oublierais point dans quelle situation je le laissais ; maisj’étais toujours impatient de savoir quels étaient les personnagesà marier. Il me dit enfin que c’était mon Jack-bon-à-tout et saservante Suzan.

Je fus fort agréablement surpris quand il menomma le couple ; car vraiment il me semblait bien assorti.J’ai déjà tracé le caractère de l’homme : quant à la servante,c’était une jeune femme très-honnête, modeste, réservée et pieuse.Douée de beaucoup de sens, elle était assez agréable de sapersonne, s’exprimait fort bien et à propos, toujours avec décenceet bonne grâce, et n’était ni lente à parler quand quelque chose lerequérait, ni impertinemment empressée quand ce n’était pas sesaffaires ; très-adroite d’ailleurs, fort entendue dans tout cequi la concernait, excellente ménagère et capable en vérité d’êtrela gouvernante de l’île entière. Elle savait parfaitement seconduire avec les gens de toute sorte qui l’entouraient, et n’eûtpas été plus empruntée avec des gens du bel air, s’il s’en fûttrouvé là.

Les accordailles étant faites de cettemanière, nous les mariâmes le jour même ; et comme à l’autel,pour ainsi dire, je servais de père à cette fille, et que je laprésentais, je lui constituai une dot : je lui assignai, àelle et à son mari, une belle et vaste étendue de terre pour leurplantation. Ce mariage et la proposition que le jeunegentleman m’avait faite de lui concéder une petitepropriété dans l’île, me donnèrent l’idée de la partager entre seshabitants, afin qu’ils ne pussent par la suite se quereller ausujet de leur emplacement.

Je remis le soin de ce partage à WillAtkins, qui vraiment alors était devenu un homme sage,grave, ménager, complètement réformé, excessivement pieux etreligieux, et qui, autant qu’il peut m’être permis de prononcer enpareil cas, était, je le crois fermement, un pénitent sincère.

Il s’acquitta de cette répartition avec tantd’équité et tellement à la satisfaction de chacun, qu’ilsdésirèrent seulement pour le tout un acte général de ma main que jefis dresser et que je signai et scellai. Ce contrat, déterminant lasituation et les limites de chaque plantation, certifiait que jeleur accordais la possession absolue et héréditaire des plantationsou fermes respectives et de leurs améliorissements, à eux et àleurs hoirs, me réservant tout le reste de l’île comme ma propriétéparticulière, et par chaque plantation une certaine redevancepayable au bout de onze années à moi ou à quiconque de ma part ouen mon nom viendrait la réclamer et produirait une copie légaliséede cette concession.

Quant au mode de gouvernement et aux lois àintroduire parmi eux, je leur dis que je ne saurais leur donner demeilleurs réglements que ceux qu’ils pouvaient s’imposer eux-mêmes.Seulement je leur fis promettre de vivre en amitié et en bonvoisinage les uns avec les autres. Et je me préparai à lesquitter.

Une chose que je ne dois point passer soussilence, c’est que, nos colons étant alors constitués en une sortede république et surchargés de travaux, il était incongru quetrente-sept Indiens vécussent dans un coin de l’île indépendants etinoccupés ; car, excepté de pourvoir à leur nourriture, ce quin’était pas toujours sans difficulté, ils n’avaient aucune espèced’affaire ou de propriété à administrer. Aussi proposai-je augouverneur Espagnol d’aller les trouver avec le père deVendredi et de leur offrir de se disperser et deplanter pour leur compte, ou d’être agrégés aux différentesfamilles comme serviteurs, et entretenus pour leur travail, sansêtre toutefois absolument esclaves ; car je n’aurais pas voulusouffrir qu’on les soumît à l’esclavage, ni par la force ni parnulle autre voie, parce que leur liberté leur avait été octroyéepar capitulation, et qu’elle était un article de reddition, choseque l’honneur défend de violer.

Ils adhérèrent volontiers à la proposition etsuivirent touts de grand cœur le gouverneur Espagnol. Nous leurdépartîmes donc des terres et des plantations ; trois ouquatre d’entre eux en acceptèrent, mais touts les autrespréférèrent être employés comme serviteurs dans les diversesfamilles que nous avions fondées ; et ainsi ma colonie fut àpeu près établie comme il suit : les Espagnols possédaient monhabitation primitive, laquelle était la ville capitale, et avaientétendu leur plantation tout le long du ruisseau qui formait lacrique dont j’ai si souvent parlé, jusqu’à ma tonnelle : enaccroissant leurs cultures ils poussaient toujours à l’Est. LesAnglais habitaient dans la partie Nord-Est, où WillAtkins et ses compagnons s’étaient fixés tout d’abord, ets’avançaient au Sud et au Sud-Ouest en deçà des possessions desEspagnols. Chaque plantation avait au besoin un grand supplément deterrain à sa disposition, de sorte qu’il ne pouvait y avoir lieu dese chamailler par manque de place.

Toute la pointe occidentale de l’île futlaissée inhabitée, afin que si quelques Sauvages y abordaientseulement pour y consommer leurs barbaries accoutumées, ils pussentaller et venir librement ; s’ils ne vexaient personne,personne n’avait envie de les vexer. Sans doute ils y débarquèrentsouvent, mais ils s’en retournèrent, sans plus ; car je n’aijamais entendu dire que mes planteurs eussent été attaqués ettroublés davantage.

LA BIBLE

Il me revint alors à l’esprit que j’avaisinsinué à mon ami l’ecclésiastique que l’œuvre de la conversion denos Sauvages pourrait peut-être s’accomplir en son absence et à sasatisfaction ; et je lui dis que je la croyais à cette heureen beau chemin ; car ces Indiens étant ainsi répartis parmiles Chrétiens, si chacun de ceux-ci voulait faire son devoir auprèsde ceux qui se trouvaient sous sa main, j’espérais que celapourrait avoir un fort bon résultat.

Il en tomba d’accord d’emblée : « –Si toutefois, dit-il, ils voulaient faire leur devoir ; maiscomment, ajouta-t-il, obtiendrons-nous cela d’eux ? » –Je lui répondis que nous les manderions touts ensemble, et leur enimposerions la charge, ou bien que nous irions les trouver chacunen particulier, ce qu’il jugea préférable. Nous nous partageâmesdonc la tâche, lui pour en parler aux Espagnols qui étaient toutspapistes, et moi aux anglais qui étaient touts protestants ;et nous leur recommandâmes instamment et leur fîmes promettre de nejamais établir aucune distinction de Catholiques ou de Réformés, enexhortant les Sauvages à se faire Chrétiens, mais de leur donnerune connaissance générale du vrai Dieu et deJésus-Christ, leur Sauveur. Ils nous promirentpareillement qu’ils n’auraient jamais les uns avec les autres aucundifférent, aucune dispute au sujet de la religion.

Quand j’arrivai à la maison de WillAtkins, – si je puis l’appeler ainsi, car jamais pareilédifice, pareil morceau de clayonnage, je crois, n’eut sonsemblable dans le monde, – quand j’arrivai là, dis-je, j’y trouvaila jeune femme dont précédemment j’ai parlé et l’épouse deWilliam Atkins liées intimement. Cette jeune femmesage et religieuse avait perfectionné l’œuvre que WillAtkins avait commencée ; et, quoique ce ne fût pas plusde quatre jours après ce dont je viens de donner la relation,cependant la néophyte indienne était devenue une chrétienne telleque m’en ont rarement offert mes observations et le commerce dumonde.

Dans la matinée qui précéda cette visite, ilme vint à l’idée que parmi les choses nécessaires que j’avais àlaisser à mes Anglais, j’avais oublié de placer une Bible, et qu’encela je me montrais moins attentionné à leur égard que ne l’avaitété envers moi ma bonne amie la veuve, lorsqu’en m’envoyant deLisbonne la cargaison de cent livres sterling, elle y avait glissétrois Bibles et un livre de prières. Toutefois la charité de cettebrave femme eut une plus grande extension qu’elle ne l’avaitimaginé ; car il était réservé à ses présents de servir à laconsolation et à l’instruction de gens qui en firent un bienmeilleur usage que moi-même.

Je mis une de ces Bibles dans ma poche, etlorsque j’arrivai à la rotonde ou maison de WilliamAtkins, et que j’eus appris que la jeune épousée et lafemme baptisée d’Atkins avaient conversé ensemble surla religion, – car Will me l’annonça avec beaucoup dejoie, – je demandai si elles étaient réunies en ce moment, et il merépondit que oui. J’entrai donc dans la maison, il m’y suivit, etnous les trouvâmes toutes deux en grande conversation. –« Oh ! sir, me dit WilliamAtkins, quand Dieu a des pécheurs à réconcilier à lui, etdes étrangers à introduire dans son royaume, il ne manque pas demessagers. Ma femme s’est acquis un nouveau guide ; moi je mereconnais aussi indigne qu’incapable de cette œuvre ; cettejeune personne nous a été envoyée du Ciel : il suffiraitd’elle pour convertir toute une île de Sauvages. » – La jeuneépousée rougit et se leva pour se retirer, mais je l’invitai à serasseoir. – « Vous avez une bonne œuvre entre les mains, luidis-je, j’espère que Dieu vous bénira dans cette œuvre. »

Nous causâmes un peu ; et, nem’appercevant pas qu’ils eussent aucun livre chez eux, sanstoutefois m’en être enquis, je mis la main dans ma poche et j’entirai ma Bible. – « Voici, dis-je à Atkins, queje vous apporte un secours que peut-être vous n’aviez pas jusqu’àcette heure. » – Le pauvre homme fut si confondu, que dequelque temps il ne put proférer une parole. Mais, revenant à lui,il prit le livre à deux mains, et se tournant vers sa femme :– « Tenez, ma chère, s’écria-t-il, ne vous avais-je pas ditque notre Dieu, bien qu’il habite là-haut, peut entendre ce quenous disons ! Voici ce livre que j’ai demandé par mes prièresquand vous et moi nous nous agenouillâmes près du buisson. Dieunous a entendu et nous l’envoie. » – En achevant ces mots iltomba dans de si vifs transports, qu’au milieu de la joie deposséder ce livre et des actions de grâce qu’il en rendait à Dieu,les larmes ruisselaient sur sa face comme à un enfant quipleure.

La femme fut émerveillée et pensa tomber dansune méprise que personne de nous n’avait prévue ; elle crutfermement que Dieu lui avait envoyé le livre sur la demande de sonmari. Il est vrai qu’il en était ainsi providentiellement, et qu’onpouvait le prendre ainsi dans un sens raisonnable ; mais jecrois qu’il n’eût pas été difficile en ce moment de persuader àcette pauvre femme qu’un messager exprès était venu du Cieluniquement dans le dessein de lui apporter ce livre. C’étaitmatière trop sérieuse pour tolérer aucune supercherie ; aussime tournai-je vers la jeune épousée et lui dis-je que nous nedevions point en imposer à la nouvelle convertie, dans sa primitiveet ignorante intelligence des choses, et je la priai de luiexpliquer qu’on peut dire fort justement que Dieu répond à nossuppliques, quand, par le cours de sa providence, pareilles chosesd’une façon toute particulière adviennent comme nous l’avionsdemandé ; mais que nous ne devons pas nous attendre à recevoirdes réponses du Ciel par une voie miraculeuse et toute spéciale, etque c’est un bien pour nous qu’il n’en soit pas ainsi.

La jeune épousée s’acquitta heureusement de cesoin, de sorte qu’il n’y eut, je vous assure, nulle fraude pieuselà-dedans. Ne point détromper cette femme eût été à mes yeux laplus injustifiable imposture du monde. Toutefois le saisissement dejoie de Will Atkins passait vraiment toute expression,et là pourtant, on peut en être certain, il n’y avait riend’illusoire. À coup sûr, pour aucune chose semblable, jamais hommene manifesta plus de reconnaissance qu’il n’en montra pour le donde cette Bible ; et jamais homme, je crois, ne fut ravi deposséder une Bible par de plus dignes motifs. Quoiqu’il eût été lacréature la plus scélérate, la plus dangereuse, la plus opiniâtre,la plus outrageuse, la plus furibonde et la plus perverse, cethomme peut nous servir d’exemple à touts pour la bonne éducationdes enfants, à savoir que les parents ne doivent jamais négligerd’enseigner et d’instruire et ne jamais désespérer du succès deleurs efforts, les enfants fussent-ils à ce point opiniâtres etrebelles, ou en apparence insensibles à l’instruction ; car sijamais Dieu dans sa providence vient à toucher leur conscience, laforce de leur éducation reprend son action sur eux, et les premiersenseignements des parents ne sont pas perdus, quoiqu’ils aient purester enfouis bien des années : un jour ou l’autre ilspeuvent en recueillir bénéfice.

C’est ce qui advint à ce pauvre homme. Quelqueignorant ou quelque dépourvu qu’il fût de religion et deconnaissance chrétienne, s’étant trouvé avoir à faire alors à plusignorant que lui, la moindre parcelle des instructions de son bonpère, qui avait pu lui revenir à l’esprit lui avait été d’un grandsecours.

Entre autres choses il s’était rappelé,disait-il, combien son père avait coutume d’insister surl’inexprimable valeur de la Bible, dont la possession est unprivilége et un trésor pour l’homme, les familles et les nations.Toutefois il n’avait jamais conçu la moindre idée du prix de celivre jusqu’au moment où, ayant à instruire des payens, desSauvages, des barbares, il avait eu faute de l’assistance del’Oracle Écrit.

La jeune épousée fut aussi enchantée de celapour la conjoncture présente, bien qu’elle eût déjà, ainsi que lejeune homme, une Bible à bord de notre navire, parmi les effets quin’étaient pas encore débarqués. Maintenant, après avoir tant parléde cette jeune femme, je ne puis omettre à propos d’elle et de moiun épisode encore qui renferme en soi quelque chose detrès-instructif et de très-remarquable.

J’ai raconté à quelle extrémité la pauvrejeune suivante avait été réduite ; comment sa maîtresse,exténuée par l’inanition, était morte à bord de ce malheureuxnavire que nous avions rencontré en mer, et comment l’équipageentier étant tombé dans la plus atroce misère, lagentlewoman, son fils et sa servante avaientété d’abord durement traités quant aux provisions, et finalementtotalement négligés et affamés, c’est-à-dire livrés aux plusaffreuses angoisses de la faim.

Un jour, m’entretenant avec elle desextrémités qu’ils avaient souffertes, je lui demandai si ellepourrait décrire, d’après ce qu’elle avait ressenti, ce que c’estque mourir de faim, et quels en sont les symptômes. Elle merépondit qu’elle croyait le pouvoir, et elle me narra fortexactement son histoire en ces termes :

– « D’abord, sir, dit-elle,durant quelques jours nous fîmes très-maigre chère et souffrîmesbeaucoup la faim, puis enfin nous restâmes sans aucune espèced’aliments, excepté du sucre, un peu de vin et un peu d’eau. Lepremier jour où nous ne reçûmes point du tout de nourriture, je mesentis, vers le soir, d’abord du vide et du malaise à l’estomac,et, plus avant dans la soirée, une invincible envie de bâiller etde dormir. Je me jetai sur une couche dans la grande cabine pourreposer, et je reposai environ trois heures, puis je m’éveillaiquelque peu rafraîchie, ayant pris un verre de vin en me couchant.Après être demeurée trois heures environ éveillée, il pouvait êtrealors cinq heures du matin, je sentis de nouveau du vide et dumalaise à l’estomac, et je me recouchai ; mais harassée etsouffrante, je ne pus dormir du tout. Je passai ainsi tout ledeuxième jour dans de singulières intermittences, d’abord de faim,puis de douleurs, accompagnées d’envies de vomir. La deuxième nuit,obligée de me mettre au lit derechef sans avoir rien pris qu’unverre d’eau claire, et m’étant assoupie, je rêvai que j’étais à laBarbade, que le marché était abondamment fourni de provisions, quej’en achetais pour ma maîtresse, puis que je revenais et dînaistout mon soûl.

» Je crus après ceci mon estomac aussi pleinqu’au sortir d’un bon repas ; mais quand je m’éveillai je fuscruellement atterrée en me trouvant en proie aux horreurs de lafaim. Le dernier verre de vin que nous eussions, je le bus aprèsavoir mis du sucre, pour suppléer par le peu d’esprit qu’ilcontient au défaut de nourriture. Mais n’ayant dans l’estomac nullesubstance qui pût fournir au travail de la digestion, je trouvaique le seul effet du vin était de faire monter de désagréablesvapeurs de l’estomac au cerveau, et, à ce qu’on me rapporta, jedemeurai stupide et inerte, comme une personne ivre, pendantquelque temps.

» Le troisième jour dans la matinée après unenuit de rêves étranges, confus et incohérents, où j’avais plutôtsommeillé que dormi, je m’éveillai enragée et furieuse de faim, etje doute, au cas où ma raison ne fût revenue et n’en eût triomphé,je doute, dis-je, si j’eusse été mère et si j’eusse eu un jeuneenfant avec moi, que sa vie eût été en sûreté.

» Ce transport dura environ trois heures,pendant lesquelles deux fois je fus aussi folle à lier qu’aucunhabitant de Bedlam, comme mon jeune maître me l’a ditet comme il peut aujourd’hui vous le confirmer.

ÉPISODE DE LA CABINE

» Dans un de ces accès de frénésie ou dedémence, soit par l’effet du mouvement du vaisseau ou que mon piedeût glissé, je ne sais, je tombai, et mon visage heurta contre lecoin du lit de veille où couchait ma maîtresse. À ce coup le sangruissela de mon nez. Le cabin-boy m’apporta un petitbassin, je m’assis et j’y saignai abondamment. À mesure que le sangcoulait je revenais à moi, et la violence du transport ou de lafièvre qui me possédait s’abattait ainsi que la partie vorace de mafaim.

» Alors je me sentis de nouveau malade, etj’eus des soulèvements de cœur ; mais je ne pus vomir, car jen’avais dans l’estomac rien à rejeter. Après avoir saigné quelquetemps je m’évanouis : l’on crut que j’étais morte. Je revinsbientôt à moi, et j’eus un violent mal à l’estomac impossible àdécrire. Ce n’était point des tranchées, mais une douleurd’inanition atroce et déchirante. Vers la nuit elle fit place à unesorte de désir déréglé, à une envie de nourriture, à quelque chosede semblable, je suppose, aux envies d’une femme grosse. Je pris unautre verre d’eau avec du sucre ; mais mon estomac y répugna,et je rendis tout. Alors je bus un verre d’eau sans sucre que jegardai, et je me remis sur le lit, priant du fond du cœur, afinqu’il plût à Dieu de m’appeler à lui ; et après avoir calmémon esprit par cet espoir, je sommeillai quelque temps. À monréveil, affaiblie par les vapeurs qui s’élèvent d’un estomac vide,je me crus mourante. Je recommandai mon âme à Dieu, et je souhaitaivivement que quelqu’un voulût me jeter à la mer.

» Durant tout ce temps ma maîtresse étaitétendue près de moi, et, comme je l’appréhendais, sur le pointd’expirer. Toutefois elle supportait son mal avec beaucoup plus derésignation que moi, et donna son dernier morceau de pain à sonfils, mon jeune maître, qui ne voulait point le prendre ; maiselle le contraignit à le manger, et c’est, je crois, ce qui luisauva la vie.

» Vers le matin, je me rendormis, et quand jeme réveillai, d’abord j’eus un débordement de pleurs, puis unsecond accès de faim dévorante, tel que je redevins vorace etretombai dans un affreux état : si ma maîtresse eût été morte,quelle que fût mon affection pour elle, j’ai la conviction quej’aurais mangé un morceau de sa chair avec autant de goût et aussiindifféremment que je le fis jamais de la viande d’aucun animaldestiné à la nourriture ; une ou deux fois, je fus tentée demordre à mon propre bras. Enfin, j’apperçus le bassin dans lequelétait le sang que j’avais perdu la veille ; j’y courus, etj’avalai ce sang avec autant de hâte et d’avidité que si j’eusseété étonnée que personne ne s’en fût emparé déjà, et que j’eussecraint qu’on voulût alors me l’arracher.

» Bien qu’une fois faite cette action meremplit d’horreur, cependant cela étourdit ma grosse faim, et,ayant pris un verre d’eau pure, je fus remise et restaurée pourquelques heures. C’était le quatrième jour, et je me soutins ainsijusque vers la nuit, où, dans l’espace de trois heures, je passaide nouveau, tour à tour, par toutes les circonstances précédentes,c’est-à-dire que je fus malade, assoupie, affamée, souffrante del’estomac, puis de nouveau vorace, puis de nouveau malade, puisfolle, puis éplorée, puis derechef vorace. De quart d’heure enquart d’heure changeant ainsi d’état, mes forces s’épuisèrenttotalement. À la nuit, je me couchai, ayant pour toute consolationl’espoir de mourir avant le matin.

» Je ne dormis point de toute cette nuit, mafaim était alors devenue une maladie, et j’eus une terrible coliqueet des tranchées engendrées par les vents qui, au défaut denourriture, s’étaient frayé un passage dans mes entrailles. Jerestai dans cet état jusqu’au lendemain matin, où je fus quelquepeu surprise par les plaintes et les lamentations de mon jeunemaître, qui me criait que sa mère était morte. Je me soulevai unpeu, n’ayant pas la force de me lever, mais je vis qu’ellerespirait encore, quoiqu’elle ne donnât que de faibles signes devie.

» J’avais alors de telles convulsionsd’estomac, provoquées par le manque de nourriture, que je nesaurais en donner une idée ; et de fréquents déchirements, destranses de faim telles que rien n’y peut être comparé, sinon lestortures de la mort. C’est dans cet état que j’étais, quandj’entendis au-dessus de moi les matelots crier : – « Unevoile ! une voile ! » – et vociférer et sauter commes’ils eussent été en démence.

» Je n’étais pas capable de sortir du lit, mamaîtresse encore moins, et mon jeune maître était si malade que jele croyais expirant. Nous ne pûmes donc ouvrir la porte de lacabine ni apprendre ce qui pouvait occasionner un pareil tumulte.Il y avait deux jours que nous n’avions eu aucun rapport avec lesgens de l’équipage, qui nous avaient dit n’avoir pas dans lebâtiment une bouchée de quoi que ce soit à manger. Et depuis, ilsnous avouèrent qu’ils nous avaient crus morts.

» C’était là l’affreux état où nous étionsquand vous fûtes envoyé pour nous sauver la vie. Et comment vousnous trouvâtes, sir, vous le savez aussi bien et mêmemieux que moi. »

Tel fut son propre récit. C’était une relationtellement exacte de ce qu’on souffre en mourant de faim, que jamaisvraiment je n’avais rien ouï de pareil, et qu’elle futexcessivement intéressante pour moi. Je suis d’autant plus disposéà croire que cette peinture est vraie, que le jeune homme m’entoucha lui-même une bonne partie, quoique, à vrai dire, d’une façonmoins précise et moins poignante, sans doute parce que sa mèrel’avait soutenu aux dépens de sa propre vie. Bien que la pauvreservante fût d’une constitution plus forte que sa maîtresse, déjàsur le retour et délicate, il se peut qu’elle ait eu à lutter pluscruellement contre la faim, je veux dire qu’il peut être présumableque cette infortunée en ait ressenti les horreurs plus tôt que samaîtresse, qu’on ne saurait blâmer d’avoir gardé les derniersmorceaux, sans en rien abandonner pour le soulagement de saservante. Sans aucun doute d’après cette relation, si notre navireou quelque autre ne les eût pas si providentiellement rencontrés,quelques jours de plus, et ils étaient touts morts, à moins qu’ilsn’eussent prévenu l’événement en se mangeant les uns lesautres ; et même, dans leur position, cela ne leur eût que peuservi, vu qu’ils étaient à cinq cents lieues de toute terre et horsde toute possibilité d’être secourus autrement que de la manièremiraculeuse dont la chose advint. Mais ceci soit dit en passant. Jeretourne à mes dispositions concernant ma colonie.

Et d’abord il faut observer que, pour maintesraisons, je ne jugeai pas à propos de leur parler du sloopque j’avais embarqué en botte, et que j’avais pensé faire assemblerdans l’île ; car je trouvai, du moins à mon arrivée, de tellessemences de discorde parmi eux, que je vis clairement, si jereconstruisais le sloop et le leur laissais, qu’au moindremécontentement ils se sépareraient, s’en iraient chacun de soncôté, ou peut-être même s’adonneraient à la piraterie et feraientainsi de l’île un repaire de brigands, au lieu d’une colonie degens sages et religieux comme je voulais qu’elle fût. Je ne leurlaissai pas davantage, pour la même raison, les deux pièces decanon de bronze que j’avais à bord et les deux caronades dont monneveu s’était chargé par surcroît. Ils me semblaient suffisammentéquipés pour une guerre défensive contre quiconque entreprendraitsur eux ; et je n’entendais point les armer pour une guerreoffensive ni les encourager à faire des excursions pour attaquerautrui, ce qui, en définitive, n’eût attiré sur eux et leursdesseins que la ruine et la destruction. Je réservai, enconséquence, le sloop et les canons pour leur être utilesd’une autre manière, comme je le consignerai en son lieu.

J’en avais alors fini avec mon île. Laissanttouts mes planteurs en bonne passe, et dans une situationflorissante, je retournai à bord de mon navire le cinquième jour demai, après avoir demeuré vingt-cinq jours parmi eux ; commeils étaient touts résolus à rester dans l’île jusqu’à ce que jevinsse les en tirer, je leur promis de leur envoyer de nouveauxsecours du Brésil, si je pouvais en trouver l’occasion, etspécialement je m’engageai à leur envoyer du bétail, tels quemoutons, cochons et vaches : car pour les deux vaches et lesveaux que j’avais emmenés d’Angleterre, la longueur de la traverséenous avait contraints à les tuer, faute de foin pour lesnourrir.

Le lendemain, après les avoir salués de cinqcoups de canon de partance, nous fîmes voile, et nous arrivâmes àla Baie de Touts-les-Saints, au Brésil, en vingt-deux joursenviron, sans avoir rencontré durant le trajet rien de remarquableque ceci : Après trois jours de navigation, étant abriés et lecourant nous portant violemment au Nord-Nord-Est dans une baie ougolfe vers la côte, nous fûmes quelque peu entraînés hors de notreroute, et une ou deux fois nos hommes crièrent : –« Terre à l’Est ! » – Mais était-ce le Continent oudes îles ? C’est ce que nous n’aurions su dire aucunement.

Or le troisième jour, vers le soir, la merétant douce et le temps calme, nous vîmes la surface de l’eau enquelque sorte couverte, du côté de la terre, de quelque chose detrès-noir, sans pouvoir distinguer ce que c’était. Mais un instantaprès, notre second étant monté dans les haubans du grand mât, etayant braqué une lunette d’approche sur ce point, cria que c’étaitune armée. Je ne pouvais m’imaginer ce qu’il entendait par unearmée, et je lui répondis assez brusquement, l’appelant fou, ouquelque chose semblable. – « Oui-da, sir, dit-il,ne vous fâchez pas, car c’est bien une armée et même uneflotte ; car je crois qu’il y a bien mille canots ! Vouspouvez d’ailleurs les voir pagayer ; ils s’avancent en hâtevers nous, et sont pleins de monde. »

Dans le fond je fus alors un peu surpris,ainsi que mon neveu, le capitaine ; comme il avait entendudans l’île de terribles histoires sur les Sauvages et n’était pointencore venu dans ces mers, il ne savait trop que penser decela ; et deux ou trois fois il s’écria que nous allions toutsêtre dévorés. Je dois l’avouer, vu que nous étions abriés, et quele courant portait avec force vers la terre, je mettais les chosesau pire. Cependant je lui recommandai de ne pas s’effrayer, mais defaire mouiller l’ancre aussitôt que nous serions assez près poursavoir s’il nous fallait en venir aux mains avec eux.

Le temps demeurant calme, et les canotsnageant rapidement vers nous, je donnai l’ordre de jeter l’ancre etde ferler toutes nos voiles. Quant aux Sauvages, je dis à nos gensque nous n’avions à redouter de leur part que le feu ; que,pour cette raison, il fallait mettre nos embarcations à la mer, lesamarrer, l’une à la proue, l’autre à la poupe, les bien équipertoutes deux, et attendre ainsi l’événement. J’eus soin que leshommes des embarcations se tinssent prêts, avec des seaux et desécopes, à éteindre le feu si les Sauvages tentaient de le mettre àl’extérieur du navire.

Dans cette attitude nous les attendîmes, et enpeu de temps ils entrèrent dans nos eaux ; mais jamais sihorrible spectacle ne s’était offert à des Chrétiens ! Monlieutenant s’était trompé de beaucoup dans le calcul de leurnombre, – je veux dire en le portant à mille canots, – le plus quenous pûmes en compter quand ils nous eurent atteints étantd’environ cent vingt-six. Ces canots contenaient une multituded’Indiens ; car quelques-uns portaient seize ou dix-septhommes, d’autres davantage, et les moindre six ou sept.

Lorsqu’ils se furent approchés de nous, ilssemblèrent frappés d’étonnement et d’admiration, comme à l’aspectd’une chose qu’ils n’avaient sans doute jamais vue auparavant, etils ne surent d’abord, comme nous le comprîmes ensuite, comment s’yprendre avec nous. Cependant, ils s’avancèrent hardiment, etparurent se disposer à nous entourer ; mais nous criâmes à noshommes qui montaient les chaloupes, de ne pas les laisser venirtrop près.

MORT DE VENDREDI

Cet ordre nous amena un engagement avec eux,sans que nous en eussions le dessein ; car cinq ou six deleurs grands canots s’étant fort approchés de notre chaloupe, nosgens leur signifièrent de la main de se retirer, ce qu’ilscomprirent fort bien, et ce qu’ils firent ; mais, dans leurretraite, une cinquantaine de flèches nous furent décochées de cespirogues, et un de nos matelots de la chaloupe tomba grièvementblessé.

Néanmoins, je leur criai de ne point fairefeu ; mais nous leur passâmes bon nombre de planches, dont lecharpentier fit sur-le-champ une sorte de palissade ou de rempart,pour les défendre des flèches des Sauvages, s’ils venaient à tirerde nouveau.

Une demi-heure après environ, ils s’avancèrenttouts en masse sur notre arrière, passablement près, si près même,que nous pouvions facilement les distinguer, sans toutefoispénétrer leur dessein. Je reconnus aisément qu’ils étaient de mesvieux amis, je veux dire de la même race de Sauvages que ceux aveclesquels j’avais eu coutume de me mesurer. Ensuite ils nagèrent unpeu plus au large jusqu’à ce qu’ils fussent vis-à-vis de notreflanc, puis alors tirèrent à la rame droit sur nous, ets’approchèrent tellement qu’ils pouvaient nous entendre parler. Surce, j’ordonnai à touts mes hommes de se tenir clos et couverts, depeur que les Sauvages ne décochassent de nouveau quelques traits,et d’apprêter toutes nos armes. Comme ils se trouvaient à portée dela voix, je fis monter Vendredi sur le pont pours’arraisonner avec eux dans son langage, et savoir ce qu’ilsprétendaient. Il m’obéit. Le comprirent-ils ou non, c’est ce quej’ignore ; mais sitôt qu’il les eut hélés, six d’entre eux,qui étaient dans le canot le plus avancé, c’est-à-dire le plusrapproché de nous, firent volte-face, et, se baissant, nousmontrèrent leur derrière nu, précisément comme si, en anglais, saufvotre respect, Ils nous eussent dit :Baise… Était-ce un défi ou un cartel,était-ce purement une marque de mépris ou un signal pour lesautres, nous ne savions ; mais au même instantVendredi s’écria qu’ils allaient tirer, et,malheureusement pour lui, pauvre garçon ! ils firent volerplus de trois cents flèches ; et, à mon inexprimable douleur,tuèrent ce pauvre Vendredi, exposé seul à leur vue.L’infortuné fut percé de trois flèches et trois autres tombèrenttrès-près de lui, tant ils étaient de redoutables tireurs.

Je fus si furieux de la perte de mon vieuxserviteur, le compagnon de touts mes chagrins et de mes solitudes,que j’ordonnai sur-le-champ de charger cinq canons à biscayens etquatre à boulets et nous leur envoyâmes une bordée telle, que deleur vie ils n’en avaient jamais essuyé de pareille, à coupsûr.

Ils n’étaient pas à plus d’une demi-encâblurequand nous fîmes feu, et nos canonniers avaient pointé si juste,que trois ou quatre de leurs canots furent, comme nous eûmes toutlieu de le croire, renversés d’un seul coup.

La manière incongrue dont ils nous avaienttourné leur derrière tout nu ne nous avait pas grandementoffensé ; d’ailleurs, il n’était pas certain que cela, quipasserait chez nous pour une marque du plus grand mépris, fût pareux entendu de même ; aussi avais-je seulement résolu de lessaluer en revanche de quatre ou cinq coups de canon à poudre, ceque je savais devoir les effrayer suffisamment. Mais quand ilstirèrent directement sur nous avec toute la furie dont ils étaientcapables, et surtout lorsqu’ils eurent tué mon pauvreVendredi, que j’aimais et estimais tant, et qui, parle fait, le méritait si bien, non-seulement je crus ma colèrejustifiée devant Dieu et devant les hommes, mais j’aurais étécontent si j’eusse pu les submerger eux et touts leurs canots.

Je ne saurais dire combien nous en tuâmes nicombien nous en blessâmes de cette bordée ; mais, assurément,jamais on ne vit un tel effroi et un tel hourvari parmi une tellemultitude : il y avait bien en tout, frisées et culbutées,treize ou quatorze pirogues dont les hommes s’étaient jetés à lanage ; le reste de ces barbares, épouvantés, éperdus,s’enfuyaient aussi vite que possible, se souciant peu de sauverceux dont les pirogues avaient été brisées ou effondrées par notrecanonnade. Aussi, je le suppose, beaucoup d’entre eux périrent-ils.Un pauvre diable, qui luttait à la nage contre les flots, futrecueilli par nos gens plus d’une heure après que touts étaientpartis.

Nos coups de canon à biscayens durent en tueret en blesser un grand nombre ; mais, bref, nous ne pûmessavoir ce qu’il en avait été : ils s’enfuirent siprécipitamment qu’au bout de trois heures ou environ, nousn’appercevions plus que trois ou quatre canots traîneurs[17]. Et nous ne revîmes plus les autres,car, une brise se levant le même soir, nous appareillâmes et fîmesvoile pour le Brésil.

Nous avions bien un prisonnier, mais il étaitsi triste, qu’il ne voulait ni manger ni parler. Nous nousfigurâmes touts qu’il avait résolu de se laisser mourir de faim.Pour le guérir, j’usai d’un expédient : j’ordonnai qu’on leprît, qu’on le redescendît dans la chaloupe, et qu’on lui fîtaccroire qu’on allait le rejeter à la mer, et l’abandonner où onl’avait trouvé, s’il persistait à garder le silence. Ils’obstina : nos matelots le jetèrent donc réellement à la meret s’éloignèrent de lui ; alors il les suivit, car il nageaitcomme un liége, et se mit à les appeler dans sa langue ; maisils ne comprirent pas un mot de ce qu’il disait. Cependant, à lafin, ils le reprirent à bord. Depuis, il devint plus traitable, etje n’eus plus recours à cet expédient.

Nous remîmes alors à la voile. J’étaisinconsolable de la perte de mon serviteur Vendredi etje serais volontiers retourné dans l’île pour y prendrequelqu’autre sauvage à mon service, mais cela ne se pouvaitpas ; nous poursuivîmes donc notre route. Nous avions unprisonnier, comme je l’ai dit, et beaucoup de temps s’écoula avantque nous pussions lui faire entendre la moindre chose. À la longue,cependant, nos gens lui apprirent quelque peu d’anglais, et il semontra plus sociable. Nous lui demandâmes de quel pays ilvenait : sa réponse nous laissa au même point, car son langageétait si étrange, si guttural, et se parlait de la gorge d’unefaçon si sourde et si bizarre, qu’il nous fut impossible d’enrecueillir un mot, et nous fûmes touts d’avis qu’on pouvait aussibien parler ce baragouin avec un bâillon dans la bouchequ’autrement. Ses dents, sa langue, son palais, ses lèvres, autantque nous pûmes voir, ne lui étaient d’aucun usage : il formaitses mots, précisément comme une trompe de chasse forme un ton, àplein gosier. Il nous dit cependant, quelque temps après, quandnous lui eûmes enseigné à articuler un peu l’anglais, qu’ils s’enallaient avec leurs rois pour livrer une grande bataille. Comme ilavait dit rois, nous lui demandâmes combien ils enavaient. Il nous répondit qu’il y avait là cinqnation, – car nous ne pouvions lui fairecomprendre l’usage de l’S au pluriel, – et qu’elles s’étaientréunies pour combattre deux autres NATION.Nous lui demandâmes alors pourquoi ils s’étaient avancés sur nous.– « Pour faire la grande merveille regarder, » – dit-il(To makee te great wonder look). À ce propos, il est bonde remarquer, que touts ces naturels, de même que ceux d’Afrique,quand ils apprennent l’anglais, ajoutent toujours deux E à la findes mots où nous n’en mettons qu’un, et placent l’accent sur ledernier, comme makee, takee, par exemple,prononciation vicieuse dont on ne saurait les désaccoutumer, etdont j’eus beaucoup de peine à débarrasser Vendredi,bien que j’eusse fini par en venir à bout.

Et maintenant que je viens de nommer encoreune fois ce pauvre garçon, il faut que je lui dise un dernieradieu. Pauvre honnête Vendredi !… Nousl’ensevelîmes avec toute la décence et la solemnité possibles. Onle mit dans un cercueil, on le jeta à la mer, et je fis tirer pourlui onze coups de canon. Ainsi finit la vie du plus reconnaissant,du plus fidèle, du plus candide, du plus affectionné serviteur quifût jamais.

À la faveur d’un bon vent, nous cinglionsalors vers le Brésil, et, au bout de douze jours environs, nousdécouvrîmes la terre par latitude de cinq degrés Sud de laligne : c’est là le point le plus Nord-Est de toute cettepartie de l’Amérique. Nous demeurâmes Sud-quart-Est en vue de cettecôte pendant quatre jours ; nous doublâmes alors le CapSaint-Augustin, et, trois jours après, nous vînmes mouiller dans laBaie de Touts-les-Saints, l’ancien lieu de ma délivrance, d’oùm’étaient venues également ma bonne et ma mauvaise fortune.

Jamais navire n’avait amené dans ce paragepersonne qui y eût moins affaire que moi, et cependant ce ne futqu’avec beaucoup de difficultés que nous fûmes admis à avoir àterre la moindre communication. Ni mon partnerlui-même, qui vivait encore, et faisait en ces lieux grande figure,ni les deux négociants, mes curateurs, ni le bruit de mamiraculeuse conservation dans l’île, ne purent obtenir cettefaveur. Toutefois, mon partner, se souvenant quej’avais donné cinq cents moidores au Prieur dumonastère des Augustins, et trois cent soixante-douze aux pauvres,alla au couvent et engagea celui qui pour lors en était le Prieur àse rendre auprès du Gouverneur pour lui demander pour moi lapermission de descendre à terre avec le capitaine, quelqu’un autreet huit matelots seulement, et ceci sous la condition expresse etabsolue que nous ne débarquerions aucune marchandise et netransporterions nulle autre personne sans autorisation.

On fut si strict envers nous, quant aunon-débarquement des marchandises, que ce ne fut qu’avec extrêmedifficulté que je pus mettre à terre trois ballots de merceriesanglaises, à savoir, de draps fins, d’étoffes et de toiles quej’avais apportées pour en faire présent à monpartner.

C’était un homme généreux et grand, bien que,ainsi que moi, il fût parti de fort bas d’abord. Quoiqu’il ne sûtpas que j’eusse le moindre dessein de lui rien donner, il m’envoyaà bord des provisions fraîches, du vin et des confitures, pour unevaleur de plus de trente moidores, à quoi il avaitjoint du tabac et trois ou quatre belles médailles d’or ; maisje m’acquittai envers lui par mon présent, qui, comme je l’ai dit,consistait en drap fin, en étoffes anglaises, en dentelles et, enbelles toiles de Hollande. Je lui livrai en outre pour cent livressterling de marchandises d’autre espèce, et j’obtins de lui, enretour, qu’il ferait assembler le sloop que j’avaisapporté avec moi d’Angleterre pour l’usage de mes planteurs, afind’envoyer à ma colonie les secours que je lui destinais.

En conséquence il se procura des bras, et lesloop fut achevé en très-peu de jours, car il était toutfaçonné déjà ; et je donnai au capitaine qui en prit lecommandement des instructions telles qu’il ne pouvait manquer detrouver l’île. Aussi la trouva-t-il, comme par la suite j’en reçusl’avis de mon partner. Le sloop fut bientôtchargé de la petite cargaison que j’adressais à mes insulaires, etun de nos marins, qui m’avait suivi dans l’île, m’offrit alors des’embarquer pour aller s’y établir moyennant une lettre de moi,laquelle enjoignît au gouverneur espagnol de lui assigner uneétendue de terrain suffisante pour une plantation, et de lui donnerles outils et les choses nécessaires pour faire des plantages, ce àquoi il se disait fort entendu, ayant été planteur au Maryland et,par-dessus le marché, boucanier.

Je confirmai ce garçon dans son dessein en luiaccordant tout ce qu’il désirait. Pour se l’attacher comme esclave,je l’avantageai en outre du Sauvage que nous avions fait prisonnierde guerre, et je fis passer l’ordre au gouverneur espagnol de luidonner sa part de tout ce dont il avait besoin, ainsi qu’auxautres.

EMBARQUEMENT DE BESTIAUX POUR L’ÎLE

Quand nous en vînmes à équiper lesloop, mon vieux partner me dit qu’il y avaitun très-honnête homme, un planteur brésilien de sa connaissancelequel avait encouru la disgrâce de l’Église. – « Je ne saispourquoi, dit-il, mais, sur ma conscience je pense qu’il esthérétique dans le fond de son cœur. De peur de l’inquisition, il aété obligé de se cacher. À coup sûr, il serait ravi de trouver unepareille occasion de s’échapper avec sa femme et ses deux filles.Si vous vouliez bien le laisser émigrer dans votre île et luiconstituer une plantation, je me chargerais de lui donner un petitmatériel pour commencer ; car les officiers de l’Inquisitionont saisi touts ses effets et touts ses biens, et il ne lui resterien qu’un chétif mobilier et deux esclaves. Quoique je haïsse sesprincipes, cependant je ne voudrais pas le voir tomber entre leursmains ; sûrement il serait brûlé vif. »

J’adhérai sur-le-champ à cette proposition, jeréunis mon Anglais à cette famille, et nous cachâmes l’homme, safemme et ses filles sur notre navire, jusqu’au moment où lesloop mit à la voile. Alors, leurs effets ayant été portésà bord de cette embarcation quelque temps auparavant, nous les ydéposâmes quand elle fut sortie de la baie.

Notre marin fut extrêmement aise de ce nouveaucompagnon. Aussi riches l’un que l’autre en outils et en matériaux,ils n’avaient, pour commencer leur établissement, que ce dont j’aifait mention ci-dessus ; mais ils emportaient avec eux, – cequi valait tout le reste, – quelques plants de canne à sucre etquelques instruments pour la culture des cannes, à laquelle lePortugais s’entendait fort bien.

Entre autres secours que je fis passer à mestenanciers dans l’île, je leur envoyai par ce sloop :trois vaches laitières, cinq veaux, environ vingt-deux porcs, parmilesquels trois truies pleines ; enfin deux poulinières et unétalon.

J’engageai trois femmes portugaises à partir,selon ma promesse faite aux Espagnols, auxquels je recommandai deles épouser et d’en user dignement avec elles. J’aurais pu enembarquer bien davantage, mais je me souvins que le pauvre hommepersécuté avait deux filles, et que cinq Espagnols seulement endésiraient ; les autres avaient des femmes en leur puissance,bien qu’en pays éloignés.

Toute cette cargaison arriva à bon port etfut, comme il vous est facile de l’imaginer, fort bien reçue parmes vieux habitants, qui se trouvèrent alors, avec cette addition,au nombre de soixante ou soixante-dix personnes, non compris lespetits enfants, dont il y avait foison Quand je revins enAngleterre, je trouvai des lettres d’eux touts, apportées par lesloop à son retour du Brésil et venues par la voie deLisbonne. J’en accuse ici réception.

Maintenant, j’en ai fini avec mon île, jeromps avec tout ce qui la concerne ; et quiconque lira lereste de ces mémoires fera bien de l’ôter tout-à-fait de sa pensée,et de s’attendre à lire seulement les folies d’un vieillard que sespropres malheurs et à plus forte raison ceux d’autrui n’avaient puinstruire à se garer de nouveaux désastres ; d’un vieillardque n’avait pu rasseoir plus de quarante années de misères etd’adversités, que n’avaient pu satisfaire une prospérité surpassantson espérance, et que n’avaient pu rendre sage une affliction, unedétresse qui passe l’imagination.

Je n’avais pas plus affaire d’aller auxIndes-Orientales qu’un homme en pleine liberté n’en a d’allertrouver le guichetier de Newgate, et de le prier del’enfermer avec les autres prisonniers et de lui faire souffrir lafaim. Si j’avais pris un petit bâtiment anglais pour me rendredirectement dans l’île, si je l’avais chargé, comme j’avais faitl’autre vaisseau, de toutes choses nécessaires pour la plantationet pour mon peuple ; si j’avais demandé à ce gouvernement-cides lettres-patentes qui assurassent ma propriété, rangéesimplement sous la domination de l’Angleterre, ce qu’assurémentj’eusse obtenu ; si j’y avais transporté du canon, desmunitions, des esclaves, des planteurs ; si, prenantpossession de la place, je l’eusse munie et fortifiée au nom de laGrande-Bretagne et eusse accru na population, comme aisément jel’eusse pu faire ; si alors j’eusse résidé là et eusse renvoyéle vaisseau chargé de bon riz, ce qu’aussi j’eusse pu faire au boutde six mois, en mandant à mes amis de nous le réexpédier avec unchargement à notre convenance ; si j’avais fait ceci, si je mefusse fixé là, j’aurais enfin agi, moi, comme un homme de bonsens ; mais j’étais possédé d’un esprit vagabond, et jeméprisai touts ces avantages. Je complaisais à me voir le patron deces gens que j’avais placés là, et à en user avec eux en quelquesorte d’une manière haute et majestueuse comme un antique monarquepatriarcal : ayant soin de les pourvoir comme si j’eusse étéPère de toute la famille, comme je l’étais de la plantation ;mais je n’avais seulement jamais eu la prétention de planter au nomde quelque gouvernement ou de quelque nation, de reconnaîtrequelque prince, et de déclarer mes gens sujets d’une nation plutôtque d’une autre ; qui plus est, je n’avais même pas donné denom à l’île : je la laissai comme je l’avais trouvée,n’appartenant à personne, et sa population n’ayant d’autrediscipline, d’autre gouvernement que le mien, lequel, bien quej’eusse sur elle l’influence d’un père et d’un bienfaiteur, n’avaitpoint d’autorité ou de pouvoir pour agir ou commander allantau-delà de ce que, pour me plaire, elle m’accordait volontairement.Et cependant cela aurait été plus que suffisant si j’eusse résidédans mon domaine. Or, comme j’allai courir au loin et ne reparusplus, les dernières nouvelles que j’en reçus me parvinrent par lecanal de mon partner, qui plus tard envoya un autresloop à la colonie, et qui, – je ne reçus toutefois samissive que cinq années après qu’elle avait été écrite, – me donnaavis que mes planteurs n’avançaient que chétivement, et murmuraientde leur long séjour en ce lieu ; que Will Atkinsétait mort ; que cinq Espagnols étaient partis ; que,bien qu’ils n’eussent pas été très-molestés par les sauvages, ilsavaient eu cependant quelques escarmouches avec eux et qu’ils lesuppliaient de m’écrire de penser à la promesse que je leur avaisfaite de les tirer de là, afin qu’ils pussent revoir leur patrieavant de mourir.

Mais j’étais parti en chasse del’Oie-sauvage, en vérité ; et ceux quivoudront savoir quelque chose de plus sur mon compte, il fautqu’ils se déterminent à me suivre à travers une nouvelle variétéd’extravagances, de détresse et d’impertinentes aventures, où lajustice de la Providence se montre clairement, et où nous pouvonsvoir combien il est facile au Ciel de nous rassasier de nos propresdésirs, de faire que le plus ardent de nos souhaits soit notreaffliction, et de nous punir sévèrement dans les choses mêmes oùnous pensions rencontrer le suprême bonheur.

Que l’homme sage ne se flatte pas de la forcede son propre jugement, et de pouvoir faire choix par lui-même desa condition privée dans la vie. L’homme est une créature qui a lavue courte, l’homme ne voit pas loin devant lui ; et comme sespassions ne sont pas de ses meilleurs amis, ses affectionsparticulières sont généralement ses plus mauvaisconseillers[18].

Je dis ceci, faisant trait au désir impétueuxque j’avais, comme un jeune homme, de courir le monde. Combien ilétait évident alors que cette inclination s’était perpétuée en moipour mon châtiment ! Comment advint-il, de quelle manière,dans quelle circonstance, quelle en fut la conclusion, c’est choseaisée de vous le rapporter historiquement et dans touts sesdétails ; mais les fins secrètes de la divine Providence, enpermettant que nous soyons ainsi précipités dans le torrent de nospropres désirs, ne seront comprises que de ceux qui savent prêterl’oreille à la voix de la Providence et tirer de religieusesconséquences de la justice de Dieu et de leurs propres erreurs.

Que j’eusse affaire ou pas affaire, le faitest que je partis ; ce n’est point l’heure maintenant des’étendre plus au long sur la raison ou l’absurdité de ma conduite.Or, pour en revenir à mon histoire, je m’étais embarqué pour unvoyage, et ce voyage je le poursuivis.

J’ajouterai seulement que mon honnête etvéritablement pieux ecclésiastique me quitta ici[19] : un navire étant prêt à fairevoile pour Lisbonne, il me demanda permission de s’y embarquer,destiné qu’il était, comme il le remarqua, à ne jamais achever unvoyage commencé. Qu’il eût été heureux pour moi que je fusse partiavec lui !

Mais il était trop tard alors. D’ailleurs leCiel arrange toutes choses pour le mieux ; si j’étais partiavec lui, je n’aurais pas eu tant d’occasions de rendre grâce àDieu, et vous, vous n’auriez point connu la seconde partie desVoyages et Aventures de Robinson Crusoé. Il me fautdonc laisser là ces vaines apostrophes contre moi-même, etcontinuer mon voyage.

Du Brésil, nous fîmes route directement àtravers la mer Atlantique pour le Cap de Bonne-Espérance, ou, commenous l’appelons, the Cape of Good Hope, et notre courseétant généralement Sud-Est, nous eûmes une assez bonnetraversée ; par-ci par-là, toutefois, quelques grains ouquelques vents contraires. Mais j’en avais fini avec mes désastressur mer : mes infortunes et mes revers m’attendaient aurivage, afin que je fusse une preuve que la terre comme la mer seprête à notre châtiment, quand il plaît au Ciel, qui dirigel’événement des choses, d’ordonner qu’il en soit ainsi.

Notre vaisseau, faisant un voyage de commerce,il y avait à bord un subrécargue, chargé de diriger touts sesmouvements une fois arrivé au Cap ; seulement, dans chaqueport où nous devions faire escale, il ne pouvait s’arrêter au-delàd’un certain nombre de jours fixé par la charte-partie ; cecin’était pas mon affaire, je ne m’en mêlai pas du tout ; monneveu, – le capitaine, – et le subrécargue arrangeaient toutes ceschoses entre eux comme ils le jugeaient convenable.

Nous ne demeurâmes au Cap que le tempsnécessaire pour prendre de l’eau, et nous fîmes route en toutediligence pour la côte de Coromandel. De fait, nous étions informésqu’un vaisseau de guerre français de cinquante canons et deux grosbâtiments marchands étaient partis aux Indes, et comme je savaisque nous étions en guerre avec la France, je n’étais pas sansquelque appréhension à leur égard ; mais ils poursuivirentleur chemin, et nous n’en eûmes plus de nouvelles.

Je n’enchevêtrerai point mon récit ni lelecteur dans la description des lieux, le journal de nos voyages,les variations du compas, les latitudes, les distances, lesmoussons, la situation des ports, et autres choses semblables dontpresque toutes les histoires de longue navigation sont pleines,choses qui rendent leur lecture assez fastidieuse, et sontparfaitement insignifiantes pour tout le monde, excepté seulementpour ceux qui sont allés eux-mêmes dans ces mêmes parages.

C’est bien assez de nommer les ports et leslieux où nous relâchâmes, et de rapporter ce qui nous arriva dansle trajet de l’un à l’autre. – Nous touchâmes d’abord à l’île deMadagascar, où, quoiqu’ils soient farouches et perfides, etparticulièrement très-bien armés de lances et d’arcs, dont ils seservent avec une inconcevable dextérité, nous ne nous entendîmespas trop mal avec les naturels pendant quelque temps : ilsnous traitaient avec beaucoup de civilité, et pour quelquesbagatelles que nous leur donnâmes, telles que couteaux, ciseaux,et cætera, ils nous amenèrent onze bons et grasbouvillons, de moyenne taille, mais fort bien en chair, que nousembarquâmes, partie comme provisions fraîches pour notresubsistance présente, partie pour être salé pour l’avitaillement dunavire.

THOMAS JEFFRYS

Après avoir fait nos approvisionnements, nousfûmes obligés de demeurer là quelque temps ; et moi, toujoursaussi curieux d’examiner chaque recoin du monde où j’allais, jedescendais à terre aussi souvent que possible. Un soir, nousdébarquâmes sur le côté oriental de l’île, et les habitants, qui,soit dit en passant, sont très-nombreux, vinrent en foule autour denous, et tout en nous épiant, s’arrêtèrent à quelque distance.Comme nous avions trafiqué librement avec eux et qu’ils en avaientfort bien usé avec nous, nous ne nous crûmes point en danger ;mais, en voyant cette multitude, nous coupâmes trois branchesd’arbre et les fichâmes en terre à quelques pas de nous, ce quiest, à ce qu’il paraît, dans ce pays une marque de paix etd’amitié. Quand le manifeste est accepté, l’autre parti planteaussi trois rameaux ou pieux en signe d’adhésion à la trève. Alors,c’est une condition reconnue de la paix, que vous ne devez pointpasser par devers eux au-delà de leurs trois pieux, ni eux venirpar devers vous en-deçà des trois vôtres, de sorte que vous êtesparfaitement en sûreté derrière vos trois perches. Tout l’espaceentre vos jalons et les leurs est réservé comme un marché pourconverser librement, pour troquer et trafiquer. Quand vous vousrendez là, vous ne devez point porter vos armes avec vous, et poureux, quand ils viennent sur ce terrain, ils laissent près de leurspieux leurs sagaies et leurs lances, et s’avancent désarmés. Maissi quelque violence leur est faite, si, par là, la trève estrompue, ils s’élancent aux pieux, saisissent leurs armes et alorsadieu la paix.

Il advint un soir où nous étions au rivage,que les habitants descendirent vers nous en plus grand nombre quede coutume, mais touts affables et bienveillants. Ils nousapportèrent plusieurs sortes de provisions, pour lesquelles nousleur donnâmes quelques babioles que nous avions : leurs femmesnous apportèrent aussi du lait, des racines, et différentes chosespour nous très-acceptables, et tout demeura paisible. Nous fîmesune petite tente ou hutte avec quelques branches d’arbres pourpasser la nuit à terre.

Je ne sais à quelle occasion, mais je ne mesentis pas si satisfait de coucher à terre que les autres ; etle canot se tenant à l’ancre à environ un jet de pierre de la rive,avec deux hommes pour le garder, j’ordonnai à l’un d’eux de mettrepied à terre ; puis, ayant cueilli quelques branches d’arbrespour nous couvrir aussi dans la barque, j’étendis la voile dans lefond, et passai la nuit à bord sous l’abri de ces rameaux.

À deux heures du matin environ, nousentendîmes un de nos hommes faire grand bruit sur le rivage, nouscriant, au nom de Dieu, d’amener l’esquif et de venir à leursecours, car ils allaient être touts assassinés. Au même instant,j’entendis la détonation de cinq mousquets, – c’était le nombre desarmes que se trouvaient avoir nos compagnons, – et cela à troisreprises. Les naturels de ce pays, à ce qu’il paraît, nes’effraient pas aussi aisément des coups de feu que les Sauvagesd’Amérique auxquels j’avais eu affaire.

Ignorant la cause de ce tumulte, mais arrachésubitement à mon sommeil, je fis avancer l’esquif, et je résolus,armés des trois fusils que nous avions à bord, de débarquer et desecourir notre monde.

Nous aurions bientôt gagné le rivage ;mais nos gens étaient en si grande hâte qu’arrivés au bord de l’eauils plongèrent pour atteindre vitement la barque : trois ouquatre cents hommes les poursuivaient. Eux n’étaient que neuf entout ; cinq seulement avaient des fusils : les autres, àvrai dire, portaient bien des pistolets et des sabres ; maisils ne leur avaient pas servi à grand’chose.

Nous en recueillîmes sept avec assez de peine,trois d’entre eux, étant grièvement blessés. Le pire de tout, c’estque tandis que nous étions arrêtés pour les prendre à bord, noustrouvions exposés au même danger qu’ils avaient essuyé à terre. Lesnaturels faisaient pleuvoir sur nous une telle grêle de flèches,que nous fûmes obligés de barricader un des côtés de la barque avecdes bancs et deux ou trois planches détachées qu’à notre grandesatisfaction, par un pur hasard, ou plutôt providentiellement, noustrouvâmes dans l’esquif.

Toutefois, ils étaient, ce semble, tellementadroits tireurs que, s’il eût fait jour et qu’ils eussent puappercevoir la moindre partie de notre corps, ils auraient été sûrsde nous. À la clarté de la lune on les entrevoyait, et comme durivage où ils étaient arrêtés ils nous lançaient des sagaies et desflèches, ayant rechargé nos armes, nous leur envoyâmes unefusillade que nous jugeâmes avoir fait merveille aux cris quejetèrent quelques-uns d’eux. Néanmoins, ils demeurèrent rangés enbataille sur la grève jusqu’à la pointe du jour, sans doute, nousle supposâmes, pour être à même de nous mieux ajuster.

Nous gardâmes aussi la même position, nesachant comment faire pour lever l’ancre et mettre notre voile auvent, parce qu’il nous eût fallu pour cela nous tenir debout dansle bateau, et qu’alors ils auraient été aussi certains de nousfrapper que nous le serions d’atteindre avec de la cendrée unoiseau perché sur un arbre. Nous adressâmes des signaux de détresseau navire, et quoiqu’il fût mouillé à une lieue, entendant notremousquetade, et, à l’aide de longues-vues, découvrant dans quelleattitude nous étions et que nous faisions feu sur le rivage, monneveu nous comprit le reste. Levant l’ancre en toute hâte, il fitavancer le vaisseau aussi près de terre que possible ; puis,pour nous secourir, nous dépêcha une autre embarcation montée pardix hommes. Nous leur criâmes de ne point trop s’approcher, en leurfaisant connaître notre situation. Nonobstant, ils s’avancèrentfort près de nous : puis l’un d’eux prenant à la main le boutd’une amarre, et gardant toujours notre esquif entre lui etl’ennemi, si bien qu’il ne pouvait parfaitement l’appercevoir,gagna notre bord à la nage et y attacha l’amarre. Sur ce, nousfilâmes par le bout notre petit câble, et, abandonnant notre ancre,nous fûmes remorqués hors de la portée des flèches. Nous, duranttoute cette opération, nous demeurâmes cachés derrière la barricadeque nous avions faite.

Sitôt que nous n’offusquâmes plus le navire,afin de présenter le flanc aux ennemis, il prolongea la côte etleur envoya une bordée chargée de morceaux de fer et de plomb, deballes et autre mitraille, sans compter les boulets, laquelle fitparmi eux un terrible ravage.

Quand nous fûmes rentrés à bord et hors dedanger, nous recherchâmes tout à loisir la cause de cettebagarre ; et notre subrécargue, qui souvent avait visité cesparages, me mit sur la voie : – « Je suis sûr, dit-il,que les habitants ne nous auraient point touchés après une trèveconclue si nous n’avions rien fait pour les y provoquer. » –Enfin il nous revint qu’une vieille femme était venue pour nousvendre du lait et l’avait apporté dans l’espace libre entre nospieux, accompagnée d’une jeune fille qui nous apportait aussi desherbes et des racines. Tandis que la vieille, – était-ce ou non lamère de la jeune personne, nous l’ignorions, – débitait sonlaitage, un de nos hommes avait voulu prendre quelque grossièreprivauté avec la jeune Malgache, de quoi la vieille avait faitgrand bruit. Néanmoins, le matelot n’avait pas voulu lâcher sacapture, et l’avait entraînée hors de la vue de la vieille sous lesarbres : il faisait presque nuit. La vieille femme s’étaitdonc en allée sans elle, et sans doute, on le suppose, ayant parses clameurs ameuté le peuple, en trois ou quatre heures, toutecette grande armée s’était rassemblée contre nous. Nous l’avionséchappé belle.

Un des nôtres avait été tué d’un coup de lancedès le commencement de l’attaque, comme il sortait de la hutte quenous avions dressée ; les autres s’étaient sauvés, touts,hormis le drille qui était la cause de tout le méchef, et qui payabien cher sa noire maîtresse : nous ne pûmes de quelque tempssavoir ce qu’il était devenu. Nous demeurâmes encore sur la côtependant deux jours, bien que le vent donna, et nous lui fîmes dessignaux, et notre chaloupe côtoya et recôtoya le rivage l’espace deplusieurs lieues, mais en vain. Nous nous vîmes donc dans lanécessité de l’abandonner. Après tout, si lui seul eût souffert desa faute, ce n’eût pas été grand dommage.

Je ne pus cependant me décider à partir sansm’aventurer une fois encore à terre, pour voir s’il ne serait paspossible d’apprendre quelque chose sur lui et les autres. Ce fut latroisième nuit après l’action que j’eus un vif désir d’en venir àconnaître, s’il était possible, par n’importe le moyen, quel dégâtnous avions fait et quel jeu se jouait du côté des Indiens. J’eussoin de me mettre en campagne durant l’obscurité, de peur d’unenouvelle attaque ; mais j’aurais dû aussi m’assurer que leshommes qui m’accompagnaient étaient bien sous mon commandement,avant de m’engager dans une entreprise si hasardeuse et sidangereuse, comme inconsidérément je fis.

Nous nous adjoignîmes, le subrécargue et moi,vingt compagnons des plus hardis, et nous débarquâmes deux heuresavant minuit, au même endroit où les Indiens s’étaient rangés enbataille l’autre soir. J’abordai là parce que mon dessein, comme jel’ai dit, était surtout de voir s’ils avaient levé le camp et s’ilsn’avaient pas laissé derrière eux quelques traces du dommage quenous leur avions fait. Je pensais que, s’il nous était possibled’en surprendre un ou deux, nous pourrions peut-être ravoir notrehomme en échange.

Nous mîmes pied à terre sans bruit, et nousdivisâmes notre monde en deux bandes : le bosseman encommandait une, et moi l’autre. Nous n’entendîmes ni ne vîmespersonne bouger quand nous opérâmes notre descente ; nouspoussâmes donc en avant vers le lieu du combat, gardant quelquedistance entre nos deux bataillons. De prime-abord, nousn’apperçûmes rien : il faisait très-noir ; mais, peuaprès, notre maître d’équipage, qui conduisait l’avant-garde,broncha, et tomba sur un cadavre. Là-dessus touts firent halte, et,jugeant par cette circonstance qu’ils se trouvaient à la place mêmeoù les Indiens avaient pris position, ils attendirent mon arrivée.Alors nous résolûmes de demeurer là jusqu’à ce que, à la lueur dela lune, qui devait monter à l’horizon avant une heure, nouspussions reconnaître la perte que nous leur avions fait essuyer.Nous comptâmes trente-deux corps restés sur la place, dont deuxn’étaient pas tout-à-fait morts. Les uns avaient un bras de moins,les autres une jambe, un autre la tête. Les blessés, à ce que noussupposâmes, avaient été enlevés.

Quand à mon sens nous eûmes fait une complètedécouverte de tout ce que nous pouvions espérer connaître, je medisposai à retourner à bord ; mais le maître d’équipage et sabande me firent savoir qu’ils étaient déterminés à faire une visiteà la ville indienne où ces chiens, comme ils les appelaient,faisaient leur demeure, et me prièrent de venir avec eux. S’ils,pouvaient y pénétrer, comme ils se l’imaginaient, ils ne doutaientpas, disaient-ils, de faire un riche butin, et peut-être d’yretrouver Thomas Jeffrys. C’était le nom de l’hommeque nous avions perdu.

S’ils m’avaient envoyé demander la permissiond’y aller, je sais quelle eût été ma réponse : je leur eusintimé l’ordre sur-le-champ de retourner à bord ; car cen’était point à nous à courir à de pareils hasards, nous qui avionsun navire et son chargement sous notre responsabilité, et àaccomplir un voyage qui reposait totalement sur la vie del’équipage ; mais comme ils me firent dire qu’ils étaientrésolus à partir, et seulement demandèrent à moi et à mon escouadede les accompagner, je refusai net, et je me levai – car j’étaisassis à terre – pour regagner l’embarcation. Un ou deux de meshommes se mirent alors à m’importuner pour que je prisse part àl’expédition, et comme je m’y refusais toujours positivement, ilscommencèrent à murmurer et à dire qu’ils n’étaient point sous mesordres et qu’ils voulaient marcher. – « Viens,Jack, dit l’un d’eux ; veux-tu venir avecmoi ? sinon j’irai tout seul. » – Jackrépondit qu’il voulait bien, un autre le suivit, puis un autre.

THOMAS JEFFRYS PENDU

Bref, touts me laissèrent, excepté un auquel,non sans beaucoup de difficultés, je persuadai de rester. Ainsi lesubrécargue et moi, et cet homme, nous regagnâmes la chaloupe où,leur dîmes-nous, nous allions les attendre et veiller pourrecueillir ceux d’entre eux qui pourraient s’en tirer ; –« Car, leur répétai-je, c’est une mauvaise chose que vousallez faire, et je redoute que la plupart de vous ne subissent lesort de Thomas Jeffrys. »

Ils me répondirent, en vrais marins, qu’ilsgageaient d’en revenir, qu’ils se tiendraient sur leur garde,et cætera ; et ils partirent. Je les conjurai deprendre en considération le navire et la traversée ; je leurreprésentai que leur vie ne leur appartenait pas, qu’elle était enquelque sorte incorporée au voyage ; que s’il leur mésarrivaitle vaisseau serait perdu faute de leur assistance et qu’ilsseraient sans excuses devant Dieu et devant les hommes. Je leur disbien des choses encore sur cet article, mais c’était comme sij’eusse parlé au grand mât du navire. Cette incursion leur avaittourné la tête ; seulement ils me donnèrent de bonnes paroles,me prièrent de ne pas me fâcher, m’assurèrent qu’ils seraientprudents, et que, sans aucun doute, ils seraient de retour dans uneheure au plus tard, car le village indien, disaient-ils, n’étaitpas à plus d’un demi-mille au-delà. Ils n’en marchèrent pas moinsdeux milles et plus, avant d’y arriver.

Ils partirent donc, comme on l’a vu plus haut,et quoique ce fût une entreprise désespérée et telle que des fousseuls s’y pouvaient jeter, toutefois, c’est justice à leur rendre,ils s’y prirent aussi prudemment que hardiment. Ils étaientgalamment armés, tout de bon, car chaque homme avait un fusil ou unmousquet, une bayonnette et un pistolet. Quelques-uns portaient degros poignards, d’autres des coutelas, et le maître d’équipageainsi que deux autres brandissaient des haches d’armes. Outre toutcela, ils étaient munis de treize grenades. Jamais au mondecompagnons plus téméraires et mieux pourvus ne partirent pour unmauvais coup.

En partant, leur principal dessein était lepillage : ils se promettaient beaucoup de trouver del’or ; mais une circonstance qu’aucun d’eux n’avait prévue,les remplit du feu de la vengeance, et fit d’eux touts des démons.Quand ils arrivèrent aux quelques maisons indiennes qu’ils avaientprises pour la ville, et qui n’étaient pas éloignées de plus d’undemi-mille, grand fut leur désappointement, car il y avait là toutau plus douze ou treize cases, et où était la ville, et quelleétait son importance, ils ne le savaient. Ils se consultèrent doncsur ce qu’ils devaient faire, et demeurèrent quelque temps sanspouvoir rien résoudre : s’ils tombaient sur ces habitants, ilfallait leur couper la gorge à touts ; pourtant il y avait dixà parier contre un que quelqu’un d’entre eux s’échapperait à lafaveur de la nuit, bien que la lune fût levée, et, si un seuls’échappait, qu’il s’enfuirait pour donner l’alerte à toute laville, de sorte qu’ils se verraient une armée entière sur les bras.D’autre part s’ils passaient outre et laissaient ces habitants enpaix, – car ils étaient touts plongés dans le sommeil, – ils nesavaient par quel chemin chercher la ville.

Cependant ce dernier cas leur semblant lemeilleur, ils se déterminèrent à laisser intactes ces habitations,et à se mettre en quête de la ville comme ils pourraient. Aprèsavoir fait un bout de chemin ils trouvèrent une vache attachée à unarbre, et sur-le-champ il leur vint à l’idée qu’elle pourrait leurêtre un bon guide : – « Sûrement, se disaient-ils, cettevache appartient au village que nous cherchons ou au hameau quenous laissons, et en la déliant nous verrons de quel côté elleira : si elle retourne en arrière, tant pis ; mais sielle marche en avant, nous n’aurons qu’à la suivre. » – Ilscoupèrent donc la corde faite de glayeuls tortillés, et la vachepartit devant. Bref, cette vache les conduisit directement auvillage, qui, d’après leur rapport, se composait de plus de deuxcents maisons ou cabanes. Dans quelques-unes plusieurs famillesvivaient ensemble.

Là régnait partout le silence et cettesécurité profonde que pouvait goûter dans le sommeil une contréequi n’avait jamais vu pareil ennemi. Pour aviser à ce qu’ilsdevaient faire, ils tinrent de nouveau conseil, et, bref, ils sedéterminèrent à se diviser sur trois bandes et à mettre le feu àtrois maisons sur trois différents points du village ; puis àmesure que les habitants sortiraient de s’en saisir et de lesgarrotter. Si quelqu’un résistait il n’est pas besoin de demanderce qu’ils pensaient lui faire. Enfin ils devaient fouiller le restedes maisons et se livrer au pillage. Toutefois il était convenu quesans bruit on traverserait d’abord le village pour reconnaître sonétendue et voir si l’on pouvait ou non tenter l’aventure.

La ronde faite, ils se résolurent à hasarderle coup en désespérés ; mais tandis qu’ils s’excitaient l’unl’autre à la besogne, trois d’entre eux, qui étaient un peu plus enavant, se mirent à appeler, disant qu’ils avaient trouvéThomas Jeffrys. Touts accoururent, et ce n’était quetrop vrai, car là ils trouvèrent le pauvre garçon pendu tout nu parun bras, et la gorge coupée. Près de l’arbre patibulaire il y avaitune maison où ils entrevirent seize ou dix-sept des principauxIndiens qui précédemment avaient pris part au combat contre nous,et dont deux ou trois avaient reçu des coups de feu. Nos hommess’apperçurent bien que les gens de cette demeure étaient éveilléset se parlaient l’un l’autre, mais ils ne purent savoir quel étaitleur nombre.

La vue de leur pauvre camarade massacré lestransporta tellement de rage, qu’ils jurèrent touts de se venger etque pas un Indien qui tomberait sous leurs mains n’aurait quartier.Ils se mirent à l’œuvre sur-le-champ, toutefois moins follementqu’on eût pu l’attendre de leur fureur. Leur premier mouvement futde se mettre en quête de choses aisément inflammables ; maisaprès un instant de recherche, ils s’apperçurent qu’ils n’enavaient que faire, car la plupart des maisons étaient basses etcouvertes de glayeuls et de joncs dont la contrée est pleine. Ilsfirent donc alors des artifices en humectant un peu de poudre dansla paume de leur main ; et au bout d’un quart d’heure levillage brûlait en quatre ou cinq endroits, et particulièrementcette habitation où les Indiens ne s’étaient pas couchés. Aussitôtque l’incendie éclata, ces pauvres misérables commencèrent às’élancer dehors pour sauver leur vie ; mais ils trouvaientleur sort dans cette tentative, là, au seuil de la porte où ilsétaient repoussés, le maître d’équipage lui-même en pourfendit unou deux avec sa hache d’arme. Comme la case était grande et remplied’Indiens, le drôle ne se soucia pas d’y entrer, mais il demanda etjeta au milieu d’eux une grenade qui d’abord les effraya ;puis quand elle éclata elle fit un tel ravage parmi eux qu’ilspoussèrent des hurlements horribles.

Bref, la plupart des infortunés qui setrouvaient dans l’entrée de la hutte furent tués ou blessés parcette grenade, hormis deux ou trois qui se précipitèrent à la porteque gardaient le maître d’équipage et deux autres compagnons, avecla bayonnette au bout du fusil, pour dépêcher touts ceux quiprendraient ce chemin. Il y avait un autre logement dans la maisonoù le Prince ou Roi, n’importe, et quelques autres, setrouvaient : là, on les retint jusqu’à ce que l’habitation,qui pour lors était tout en flamme, croula sur eux. Ils furentétouffés ou brûlés touts ensemble.

Tout ceci durant, nos gens n’avaient pas lâchéun coup de fusil, de peur d’éveiller les Indiens avant que depouvoir s’en rendre maître ; mais le feu ne tarda pas à lesarracher au sommeil, et mes drôles cherchèrent alors à se tenirensemble bien en corps ; car l’incendie devenait si violent,toutes les maisons étant faites de matières légères etcombustibles, qu’ils pouvaient à peine passer au milieu desrues ; et leur affaire était pourtant de suivre le feu pourconsommer leur extermination. Au fur et à mesure que l’embrasementchassait les habitants de ces demeures brûlantes, ou que l’effroiles arrachait de celles encore préservées, nos lurons, qui lesattendaient au seuil de la porte, les assommaient en s’appelant eten se criant réciproquement de se souvenir de ThomasJeffrys.

Tandis que ceci se passait, je dois confesserque j’étais fort inquiet, surtout quand je vis les flammes duvillage embrasé, qui, parce qu’il était nuit, me semblaient toutprès de moi.

À ce spectacle, mon neveu, le capitaine, queses hommes réveillèrent aussi, ne fut guère plus tranquille, nesachant ce dont il s’agissait et dans quel danger j’étais, surtoutquand il entendit les coups de fusil : car nos aventurierscommençaient alors à faire usage de leurs armes à feu. Millepensées sur mon sort et celui du subrécargue et sur nous toutsoppressaient son âme ; et enfin, quoiqu’il lui restât peu demonde disponible, ignorant dans quel mauvais cas nous pouvionsêtre, il prit l’autre embarcation et vint me trouver à terre, à latête de treize hommes.

Grande fut sa surprise de nous voir, lesubrécargue et moi, dans la chaloupe, seulement avec deux matelots,dont l’un y avait été laissé pour sa garde ; et bienqu’enchanté de nous retrouver en bon point, comme nous il séchaitd’impatience de connaître ce qui se passait, car le bruitcontinuait et la flamme croissait. J’avoue qu’il eût été bienimpossible à tout homme au monde de réprimer sa curiosité de savoirce qu’il était advenu, ou son inquiétude sur le sort des absents.Bref, le capitaine me dit qu’il voulait aller au secours de seshommes, arrive qui plante. Je lui représentai, comme je l’avaisdéjà fait à nos aventuriers, la sûreté du navire, les dangers duvoyage, l’intérêt des armateurs et des négociants, etcætera, et lui déclarai que je voulais partir, moi et deuxhommes seulement, pour voir si nous pourrions, à distance,apprendre quelque chose de l’événement, et revenir le lui dire.

J’eus autant de succès auprès de mon neveu quej’en avais eu précédemment auprès des autres : – « Non,non ; j’irai, répondit-il ; seulement je regrette d’avoirlaissé plus de dix hommes à bord, car je ne puis penser à laisserpérir ces braves faute de secours : j’aimerais mieux perdre lenavire, le voyage, et ma vie et tout !… » – Il partitdonc.

Alors il ne me fut pas plus possible de resteren arrière qu’il m’avait été possible de les dissuader de partir.Pour couper court, le capitaine ordonna à deux matelots deretourner au navire avec la pinace, laissant la chaloupe à l’ancre,et de ramener encore douze hommes. Une fois arrivés, six devaientgarder les deux embarcations et les six autres venir nousrejoindre. Ainsi seize hommes seulement devaient demeurer àbord ; car l’équipage entier ne se composait que desoixante-cinq hommes, dont deux avaient péri dans la premièreéchauffourée.

Nous nous mîmes en marche ; à peine,comme on peut le croire, sentions-nous la terre que nous foulions,et guidés par la flamme, à travers champs, nous allâmes droit aulieu de l’incendie. Si le bruit des fusillades nous avait surprisd’abord, les cris des pauvres Indiens nous remuèrent bien autrementet nous remplirent d’horreur. Je le confesse, je n’avais jamaisassisté au sac d’une cité ni à la prise d’assaut d’une ville.J’avais bien entendu dire qu’Olivier Cromwell aprèsavoir pris Drogheda en Irlande, y avait fait massacrerhommes, femmes et enfants. J’avais bien ouï raconter que le comtede Tilly au saccagement de la ville de Magdebourgavait fait égorger vingt-deux mille personnes de tout sexe ;mais jusqu’alors je ne m’étais jamais fait une idée de la chosemême, et je ne saurais ni la décrire, ni rendre l’horreur quis’empara de nos esprits.

Néanmoins nous avancions toujours et enfinnous atteignîmes le village, sans pouvoir toutefois pénétrer dansles rues à cause du feu. Le premier objet qui s’offrit à nosregards, ce fut les ruines d’une maison ou d’une hutte, ou plutôtses cendres, car elle était consumée. Tout auprès, éclairés enplein par l’incendie, gisaient quatre hommes et trois femmestués ; et nous eûmes lieu de croire qu’un ou deux autrescadavres étaient ensevelis parmi les décombres en feu.

SACCAGEMENT DU VILLAGE INDIEN

En un mot, nous trouvâmes partout les tracesd’une rage si barbare, et d’une fureur si au-delà de tout ce quiest humain, que nous ne pûmes croire que nos gens fussent coupablesde telles atrocités, ou s’ils en étaient les auteurs, nous pensâmesque touts avaient mérité la mort la plus cruelle. Mais ce n’étaitpas tout : nous vîmes l’incendie s’étendre, et comme les criscroissaient à mesure que l’incendie croissait, nous tombâmes dansla dernière consternation. Nous nous avançâmes un peu, et nousapperçûmes, à notre grand étonnement, trois femmes nues, poussantd’horribles cris, et fuyant comme si elles avaient des ailes, puis,derrière elles, dans la même épouvante et la même terreur, seize oudix sept naturels poursuivis – je ne saurais les mieux nommer – partrois de nos bouchers anglais, qui, ne pouvant les atteindre leurenvoyèrent une décharge : un pauvre diable, frappé d’uneballe, fut renversé sous nos yeux. Quand ces indiens nous virent,croyant que nous étions des ennemis et que nous voulions leségorger, comme ceux qui leur donnaient la chasse ils jetèrent uncri horrible, surtout les femmes, et deux d’entre eux tombèrent parterre comme morts d’effroi.

À ce spectacle, j’eus le cœur navré, mon sangse glaça dans mes veines, et je crois que si les trois matelotsanglais qui les poursuivaient se fussent approchés, je les auraisfait tuer par notre monde. Nous essayâmes de faire connaître à cespauvres fuyards que nous ne voulions point leur faire de mal, etaussitôt ils accoururent et se jetèrent à nos genoux, levant lesmains, et se lamentant piteusement pour que nous leur sauvions lavie. Leur ayant donné à entendre que c’était là notre intention,touts vinrent pêle-mêle derrière nous se ranger sous notreprotection. Je laissai mes hommes assemblés, et je leur recommandaide ne frapper personne, mais, s’il était possible, de se saisir dequelqu’un de nos gens pour voir de quel démon ils étaient possédés,ce qu’ils espéraient faire, et, bref, de leur enjoindre de seretirer, en leur assurant que, s’ils demeuraient jusqu’au jour, ilsauraient une centaine de mille hommes à leurs trousses. Je leslaissai, dis-je, et prenant seulement avec moi deux de nos marins,je m’en allai parmi les fuyards. Là, quel triste spectaclem’attendait ! Quelques-uns s’étaient horriblement rôti lespieds en passant et courant à travers le feu ; d’autresavaient les mains brûlées ; une des femmes était tombée dansles flammes et avait été presque mortellement grillée avant depouvoir s’en arracher ; deux ou trois hommes avaient eu, dansleur fuite, le dos et les cuisses tailladés par nos gens ; unautre enfin avait reçu une balle dans le corps, et mourut tandisque j’étais là.

J’aurais bien désiré connaître quelle avaitété la cause de tout ceci, mais je ne pus comprendre un mot de cequ’ils me dirent ; à leurs signes, toutefois, je m’apperçusqu’ils n’en savaient rien eux-mêmes. Cet abominable attentat metransperça tellement le cœur que, ne pouvant tenir là pluslong-temps, je retournai vers nos compagnons. Je leur faisais partde ma résolution et leur commandais de me suivre, quand,tout-à-coup, s’avancèrent quatre de nos matamores avec le maîtred’équipage à leur tête, courant, tout couverts de sang et depoussière, sur des monceaux de corps qu’ils avaient tués, commes’ils cherchaient encore du monde à massacrer. Nos hommes lesappelèrent de toutes leurs forces ; un d’eux, non sansbeaucoup de peine, parvint à s’en faire entendre ; ilsreconnurent qui nous étions, et s’approchèrent de nous.

Sitôt que le maître d’équipage nous vit, ilpoussa comme un cri de triomphe, pensant qu’il lui arrivait durenfort ; et sans plus écouter : – « Capitaine,s’écria-t-il, noble capitaine, que je suis aise que vous soyezvenu ! nous n’avons pas encore à moitié fini. Les platsgueux ! les chiens d’Enfer ! je veux en tuer autant quele pauvre Tom a de cheveux sur la tête. Nous avonsjuré de n’en épargner aucun ; nous voulons extirper cette racede la terre ! » – Et il se reprit à courir, pantelant,hors d’haleine, sans nous donner le temps de lui dire un mot.

Enfin, élevant la voix pour lui imposer un peusilence : – « Chien sanguinaire ! lui criai-je,qu’allez-vous faire ? Je vous défends de toucher à une seulede ces créatures, sous peine de la vie. Je vous ordonne, sur votretête, de mettre fin à cette tuerie, et de rester ici, sinon vousêtes mort. »

– « Tudieu ! Sir,dit-il, savez-vous ce que vous faites et ce qu’ils ont fait ?Si vous voulez savoir la raison de ce que nous avons fait, nous,venez ici. » – Et sur ce, il me montra le pauvreTom pendu à un arbre, et la gorge coupée.

J’avoue qu’à cet aspect je fus irritémoi-même, et qu’en tout autre occasion j’eusse été fortexaspéré ; mais je pensai que déjà ils n’avaient porté quetrop loin leur rage et je me rappelai les paroles deJacob à ses fils Siméon etLévi : – « Maudite soit leur colère,car elle a été féroce, et leur vengeance, car elle a étécruelle. » – Or, une nouvelle besogne me tomba alorssur les bras, car lorsque les marins qui me suivaient eurent jetéles yeux sur ce triste spectacle, ainsi que moi, j’eus autant depeine à les retenir que j’en avais eu avec les autres. Bien plus,mon neveu le capitaine se rangea de leur côté, et me dit, de façonà ce qu’ils l’entendissent, qu’ils redoutaient seulement que noshommes ne fussent écrasés par le nombre ; mais quant auxhabitants, qu’ils méritaient touts la mort, car touts avaienttrempé dans le meurtre du pauvre matelot et devaient être traitéscomme des assassins. À ces mots, huit de mes hommes, avec le maîtred’équipage et sa bande, s’enfuirent pour achever leur sanglantouvrage. Et moi, puisqu’il était tout-à-fait hors de mon pouvoir deles retenir, je me retirai morne et pensif : je ne pouvaissupporter la vue encore moins les cris et les gémissements despauvres misérables qui tombaient entre leurs mains.

Personne ne me suivit, hors le subrécargue etdeux hommes ; et avec eux seuls je retournai vers nosembarcations. C’était une grande folie à moi, je l’avoue, de m’enaller ainsi ; car il commençait à faire jour et l’alarmes’était répandue dans le pays. Environ trente ou quarante hommesarmés de lances et d’arcs campaient à ce petit hameau de douze outreize cabanes dont il a été question déjà ; mais par bonheur,j’évitai cette place et je gagnai directement la côte Quandj’arrivai au rivage il faisait grand jour : je prisimmédiatement la pinace et je me rendis à bord, puis je la renvoyaipour secourir nos hommes le cas advenant.

Je remarquai, à peu près vers le temps oùj’accostai le navire, que le feu était presque éteint et le bruitappaisé ; mais environ une demi-heure après que j’étais à bordj’entendis une salve de mousqueterie et je vis une grande fuméeC’était, comme je l’appris plus lard, nos hommes qui, cheminfaisant, assaillaient les quarante Indiens postés au petit hameau.Ils en tuèrent seize ou dix-sept et brûlèrent toutes les maisons,mais ils ne touchèrent point aux femmes ni aux enfants.

Au moment où la pinace regagnait le rivage nosaventuriers commencèrent à reparaître : ils arrivaient petit àpetit, non plus en deux corps et en ordre comme ils étaient partis,mais pêle-mêle, mais à la débandade, de telle façon qu’une poignéed’hommes résolus auraient pu leur couper à touts la retraite.

Mais ils avaient jeté l’épouvante dans tout lepays. Les naturels étaient si consternés, si atterrés qu’unecentaine d’entre eux, je crois, auraient fui seulement à l’aspectde cinq des nôtres. Dans toute cette terrible action il n’y eut pasun homme qui fît une belle défense. Surpris tout à la fois parl’incendie et l’attaque soudaine de nos gens au milieu del’obscurité, ils étaient si éperdus qu’ils ne savaient que devenir.S’ils fuyaient d’un côté ils rencontraient un parti, s’ilsreculaient un autre, partout la mort. Quant à nos marins, pas unn’attrapa la moindre blessure, hors un homme qui se foula le piedet un autre qui eut une main assez grièvement brûlée.

J’étais fort irrité contre mon neveu lecapitaine, et au fait intérieurement, contre touts les hommes dubord, mais surtout contre lui, non-seulement parce qu’il avaitforfait à son devoir, comme commandant du navire, responsable duvoyage, mais encore parce qu’il avait plutôt attisé qu’amorti larage de son équipage dans cette sanguinaire et cruelle entreprise.Mon neveu me répondit très-respectueusement, et me dit qu’à la vuedu cadavre du pauvre matelot, massacré d’une façon si féroce et sibarbare, il n’avait pas été maître de lui-même et n’avait pumaîtriser sa colère. Il avoua qu’il n’aurait pas dû agir ainsicomme capitaine du navire, mais comme il était homme, que la naturel’avait remué et qu’il n’avait pu prévaloir sur elle. Quant auxautres ils ne m’étaient soumis aucunement, et ils ne le savaientque trop : aussi firent-ils peu de compte de mon blâme.

Le lendemain nous mîmes à la voile, nousn’apprîmes donc rien de plus. Nos hommes n’étaient pas d’accord surle nombre des gens qu’ils avaient tués : les uns disaient unechose, les autres une autre ; mais selon le plus admissible detouts leurs récits, ils avaient bien expédié environ cent cinquantepersonnes, hommes, femmes et enfants, et n’avaient pas laissé unehabitation debout dans le village.

Quant au pauvre Thomas Jeffrys,comme il était bien mort, car on lui avait coupé la gorge siprofondément que sa tête était presque décollée, ce n’eût pas étéla peine de l’emporter. Ils le laissèrent donc où ils l’avaienttrouvé, seulement ils le descendirent de l’arbre où il était pendupar un bras.

Quelque juste que semblât cette action à nosmarins, je n’en demeurai pas moins là-dessus en opposition ouverteavec eux, et toujours depuis je leur disais que Dieu maudiraitnotre voyage ; car je ne voyais dans le sang qu’ils avaientfait couler durant cette nuit qu’un meurtre qui pesait sur eux. Ilest vrai que les Indiens avaient tué ThomasJeffrys ; mais Thomas Jeffrys avait étél’agresseur, il avait rompu la trêve, et il avait violé ou débauchéune de leurs jeunes filles qui était venue à notre camp innocemmentet sur la foi des traités.

À bord, le maître d’équipage défendit sa causepar la suite. Il disait qu’à la vérité nous semblions avoir rompula trêve, mais qu’il n’en était rien ; que la guerre avait étéallumée la nuit auparavant par les naturels eux-mêmes, qui avaienttiré sur nous et avaient tué un de nos marins sans aucuneprovocation ; que puisque nous avions été en droit de lescombattre, nous avions bien pu aussi être en droit de nous fairejustice d’une façon extraordinaire ; que ce n’était pas uneraison parce que le pauvre Tom avait pris quelqueslibertés avec une jeune Malgache, pour l’assassiner et d’unemanière si atroce ; enfin, qu’ils n’avaient rien fait que dejuste, et qui, selon les lois de Dieu, ne fût à faire auxmeurtriers.

On va penser sans doute qu’après cet évènementnous nous donnâmes de garde de nous aventurer à terre parmi lespayens et les barbares mais point du tout, les hommes ne deviennentsages qu’à leurs propres dépens, et toujours l’expérience sembleleur être d’autant plus profitable qu’elle est plus chèrementachetée.

Nous étions alors destinés pour le golfePersique et de là pour la case de Coromandel, en touchant seulementà Surate ; mais le principal dessein de notre subrécarguel’appelait dans la baie du Bengale, d’où, s’il manquait l’affairepour laquelle il avait mission, il devait aller à la Chine, etrevenir à la côte en s’en retournant.

Le premier désastre qui fondit sur nous ce futdans le golfe Persique, où s’étant aventurés à terre sur la côteArabique du golfe, cinq de nos hommes furent environnés par lesArabes et touts tués ou emmenés en esclavage : le reste desmatelots montant l’embarcation n’avait pas été à même de lesdélivrer et n’avait eu que le temps de regagner la chaloupe.

MUTINERIE

Je plantai alors au nez de nos gens la justerétribution du Ciel en ce cas ; mais le maître d’équipage merépondit avec chaleur que j’allais trop loin dans mes censures queje ne saurais appuyer d’aucun passage des Écritures, et il s’enréféra au chapitre XIII de saint Luc, verset 4, où notre Sauveurdonne à entendre que ceux sur lesquels la Tour deSiloé tomba, n’étaient pas plus coupables que lesautres Galiléens. Mais ce qui me réduisit tout de bonau silence en cette occasion, c’est que pas un des cinq hommes quenous venions de perdre n’était du nombre de ceux descendus à terrelors du massacre de Madagascar, – ainsi toujours l’appelai-je,quoique l’équipage ne pût supporter qu’impatiemment ce mot demassacre. Cette dernière circonstance, comme je l’ai dit, me fermaréellement la bouche pour le moment.

Mes sempiternels sermons à ce sujet eurent desconséquences pires que je ne m’y attendais, et le maître d’équipagequi avait été le chef de l’entreprise, un beau jour vint à moihardiment et me dit qu’il trouvait que je remettais bien souventcette affaire sur le tapis, que je faisais d’injustes réflexions làdessus et qu’à cet égard j’en avais fort mal usé avec l’équipage etavec lui-même en particulier ; que, comme je n’étais qu’unpassager, que je n’avais ni commandement dans le navire, ni intérêtdans le voyage, ils n’étaient pas obligés de supporter toutcela ; qu’après tout qui leur disait que je n’avais pasquelque mauvais dessein en tête, et ne leur susciterais pas unprocès quand ils seraient de retour en Angleterre ; enfin, quesi je ne me déterminais pas à en finir et à ne plus me mêler de luiet de ses affaires, il quitterait le navire, car il ne croyait pasqu’il fût sain de voyager avec moi.

Je l’écoutai assez patiemment jusqu’au bout,puis je lui répliquai qu’il était parfaitement vrai que tout dulong je m’étais opposé au massacre deMadagascar, car je ne démordais pas de l’appeler ainsi,et qu’en toute occasion j’en avais parlé fort à mon aise, sansl’avoir en vue lui plus que les autres ; qu’à la vérité jen’avais point de commandement dans le navire et n’y exerçais aucuneautorité, mais que je prenais la liberté d’exprimer mon opinion surdes choses qui visiblement nous concernaient touts. – « Quantà mon intérêt dans le voyage, ajoutai-je, vous n’y entendezgoutte : je suis propriétaire pour une grosse part dans cenavire, et en cette qualité je me crois quelque droit de parler,même plus que je ne l’ai encore fait, sans avoir de compte à rendreni à vous ni personne autre. » Je commençais àm’échauffer : il ne me répondit que peu de chose cette fois,et je crus l’affaire terminée. Nous étions alors en rade auBengale, et désireux de voir le pays, je me rendis à terre, dans lachaloupe, avec le subrécargue, pour me récréer. Vers le soir, je mepréparais à retourner à bord, quand un des matelots s’approcha demoi et me dit qu’il voulait m’épargner la peine[20] deregagner la chaloupe, car ils avaient ordre de ne point me ramenerà bord. On devine quelle fut ma surprise à cet insolent message. Jedemandai au matelot qui l’avait chargé de cette mission près demoi. Il me répondit que c’était le patron de la chaloupe ; jen’en dis pas davantage à ce garçon, mais je lui ordonnai d’allerfaire savoir à qui de droit qu’il avait rempli son message, et queje n’y avais fait aucune réponse.

J’allai immédiatement retrouver lesubrécargue, et je lui contai l’histoire, ajoutant qu’à l’heuremême je pressentais qu’une mutinerie devait éclater à bord. Je lesuppliai donc de s’y rendre sur-le-champ dans un canot indien pourdonner l’éveil au capitaine ; mais j’aurais pu me dispenser decette communication, car avant même que je lui eusse parlé à terre,le coup était frappé à bord. Le maître d’équipage, le canonnier etle charpentier, et en un mot touts les officiers inférieurs,aussitôt que je fus descendu dans la chaloupe, se réunirent vers legaillard d’arrière et demandèrent à parler au capitaine. Là, lemaître d’équipage faisant une longue harangue, – car le camarades’exprimait fort bien, – et répétant tout ce qu’il m’avait dit, luidéclara en peu de mots que, puisque je m’en étais allé paisiblementà terre, il leur fâcherait d’user de violence envers moi, ce que,autrement, si je ne me fusse retiré de moi-même, ils auraient faitpour m’obliger à m’éloigner. – « Capitaine, poursuivit-il,nous croyons donc devoir vous dire que, comme nous nous sommesembarqués pour servir sous vos ordres, notre désir est de lesaccomplir avec fidélité ; mais que si cet homme ne veut pasquitter le navire, ni vous, capitaine, le contraindre à le quitter,nous abandonnerons touts le bâtiment ; nous vous laisserons enroute. » – Au mot touts, il se tournavers le grand mat, ce qui était, à ce qu’il paraît, le signalconvenu entre eux, et là-dessus touts les matelots qui setrouvaient là réunis se mirent à crier : – Oui,touts ! touts ! »

Mon neveu le capitaine était un homme de cœuret d’une grande présence d’esprit. Quoique surpris assurément àcette incartade, il leur répondit cependant avec calme qu’ilexaminerait la question, mais qu’il ne pouvait rien déciderlà-dessus avant de m’en avoir parlé. Pour leur montrer la déraisonet l’injustice de la chose, il leur poussa quelquesarguments ; mais ce fut peine vaine. Ils jurèrent devant lui,en se secouant la main à la ronde, qu’ils s’en iraient touts àterre, à moins qu’il ne promît de ne point souffrir que je revinsseà bord du navire.

La clause était dure pour mon neveu, quisentait toute l’obligation qu’il m’avait, et ne savait comment jeprendrais cela. Aussi commença-t-il à leur parler cavalièrement. Illeur dit que j’étais un des plus considérables intéressés dans cenavire, et qu’en bonne justice il ne pouvait me mettre à la portede ma propre maison ; que ce serait me traiter à peu près à lamanière du fameux pirate Kid, qui fomenta une révolteà bord, déposa le capitaine sur une île inhabitée et fit la courseavec le navire ; qu’ils étaient libres de s’embarquer sur levaisseau qu’ils voudraient, mais que si jamais ils reparaissaienten Angleterre, il leur en coûterait cher ; que le bâtimentétait mien, qu’il ne pouvait m’en chasser, et qu’il aimerait mieuxperdre le navire et l’expédition aussi, que de me désobliger à cepoint ; donc, qu’ils pouvaient agir comme bon leur semblait.Toutefois, il voulut aller à terre pour s’entretenir avec moi, etinvita le maître d’équipage à le suivre, espérant qu’ils pourraientaccommoder l’affaire.

Ils s’opposèrent touts à cette démarche,disant qu’ils ne voulaient plus avoir aucune espèce de rapport avecmoi, ni sur terre ni sur mer, et que si je remettais le pied àbord, ils s’en iraient. – « Eh bien ! dit le capitaine,si vous êtes touts de cet avis, laissez-moi aller à terre pourcauser avec lui. » – Il vint donc me trouver avec cettenouvelle, un peu après le message qui m’avait été apporté de lapart du patron de la chaloupe, du Cockswain.

Je fus charmé de revoir mon neveu, je doisl’avouer, dans l’appréhension où j’étais qu’ils ne se fussent saiside lui pour mettre à la voile, et faire la course avec le navire.Alors j’aurais été jeté dans une contrée lointaine dénué et sansressource, et je me serais trouvé dans une condition pire quelorsque j’étais tout seul dans mon île.

Mais heureusement ils n’allèrent pas jusquelà, à ma grande satisfaction ; et quand mon neveu me racontace qu’ils lui avaient dit, comment ils avaient juré, en se serrantla main, d’abandonner touts le bâtiment s’il souffrait que jerentrasse à bord, je le priai de ne point se tourmenter de cela,car je désirais rester à terre. Seulement je lui demandai devouloir bien m’envoyer touts mes effets et de me laisser une sommecompétente, pour que je fusse à même de regagner l’Angleterre aussibien que possible.

Ce fut un rude coup pour mon neveu, mais iln’y avait pas moyen de parer à cela, il fallait se résigner. Ilrevint donc à bord du navire et annonça à ses hommes que son onclecédait à leur importunité, et envoyait chercher ses bagages. Ainsitout fut terminé en quelques heures : les mutins retournèrentà leur devoir, et moi je commençai à songer à ce que j’allaisdevenir.

J’étais seul dans la contrée la plus reculéedu monde : je puis bien l’appeler ainsi, car je me trouvaisd’environ trois mille lieues par mer plus loin de l’Angleterre queje ne l’avais été dans mon île. Seulement, à dire vrai, il m’étaitpossible de traverser par terre le pays du Grand-Mogol jusqu’àSurate, d’aller de là à Bassora par mer, en remontant le golfePersique, de prendre le chemin des caravanes à travers les désertsde l’Arabie jusqu’à Alep et Scanderoun, puis de là, par mer, degagner l’Italie, puis enfin de traverser la France ;additionné tout ensemble, ceci équivaudrait au moins au diamètreentier du globe, et mesuré, je suppose que cela présenterait biendavantage.

Un autre moyen s’offrait encore à moi :c’était celui d’attendre les bâtiments anglais qui se rendent auBengale venant d’Achem dans l’île de Sumatra, et de prendre passageà bord de l’un d’eux pour l’Angleterre ; mais comme je n’étaispoint venu là sous le bon plaisir de la Compagnie anglaise desIndes-Orientales, il devait m’être difficile d’en sortir sans sapermission, à moins d’une grande faveur des capitaines de navire oudes facteurs de la Compagnie, et aux uns et au autres j’étaisabsolument étranger.

Là, j’eus le singulier plaisir, parlant parantiphrase, de voir le bâtiment mettre à la voile sans moi :traitement que sans doute jamais homme dans ma position n’avaitsubi, si ce n’est de la part de pirates faisant la course etdéposant à terre ceux qui ne tremperaient point dans leur infamie.Ceci sous touts les rapports n’y ressemblait pas mal. Toutefois monneveu m’avait laissé deux serviteurs, ou plutôt un compagnon et unserviteur : le premier était le secrétaire du commis auxvivres, qui s’était engagé à me suivre, et le second était sonpropre domestique. Je pris un bon logement dans la maison d’unedame anglaise, où logeaient plusieurs négociants, quelquesFrançais, deux Italiens, ou plutôt deux Juifs, et un Anglais. J’yétais assez bien traité ; et, pour qu’il ne fût pas dit que jecourais à tout inconsidérément, je demeurai là plus de neuf mois àréfléchir sur le parti que je devais prendre et sur la conduite queje devais tenir. J’avais avec moi des marchandises anglaises devaleur et une somme considérable en argent : mon neveu m’avaitremis mille pièces de huit et une lettre de crédit supplémentaireen cas que j’en eusse besoin, afin que je ne pusse être gêné quoiqu’il advînt.

Je trouvai un débit prompt et avantageux demes marchandises ; et comme je me l’étais primitivementproposé, j’achetai de fort beaux diamants, ce qui me convenait lemieux dans ma situation parce que je pouvais toujours porter toutmon bien avec moi.

Après un long séjour en ce lieu, et bon nombrede projets formés pour mon retour en Angleterre, sans qu’aucunrépondit à mon désir, le négociant Anglais qui logeait avec moi, etavec lequel j’avais contracté une liaison intime, vint me trouverun matin – « Compatriote, me dit-il, j’ai un projet à vouscommuniquer ; comme il s’accorde avec mes idées, je croisqu’il doit cadrer avec les vôtres également, quand vous y aurezbien réfléchi.

« Ici nous sommes placés, ajouta-t-il,vous par accident, moi par mon choix, dans une partie du monde fortéloignée de notre patrie ; mais c’est une contrée où nouspouvons, nous qui entendons le commerce et les affaires, gagnerbeaucoup d’argent. Si vous voulez joindre mille livres sterling auxmille livres sterling que je possède, nous louerons ici unbâtiment, le premier qui pourra nous convenir. Vous serez lecapitaine, moi je serai le négociant, et nous ferons un voyage decommerce à la Chine. Pourquoi demeurerions-nous tranquilles ?Le monde entier est en mouvement, roulant et circulant sanscesse ; toutes les créatures de Dieu, les corps célestes etterrestres sont occupés et diligents : pour quoi serions-nousoisifs ? Il n’y a point dans l’univers de fainéants que parmiles hommes : pourquoi grossirions-nous le nombre desfainéants ?

PROPOSITION DU NÉGOCIANT ANGLAIS

Je goûtai fort cette proposition, surtoutparce qu’elle semblait faite avec beaucoup de bon vouloir et d’unemanière amicale. Je ne dirai que ma situation isolée et détachée merendait plus que tout autre situation propre à embrasser uneentreprise commerciale : le négoce n’était pas monélément ; mais je puis bien dire avec vérité que si lecommerce n’était pas mon élément, une vie errante l’était ; etjamais proposition d’aller visiter quelque coin du monde que jen’avais point encore vu ne pouvait m’arriver mal à propos.

Il se passa toutefois quelque temps avant quenous eussions pu nous procurer un navire à notre gré ; etquand nous eûmes un navire, il ne fut pas aisé de trouver desmarins anglais, c’est-à-dire autant qu’il en fallait pour gouvernerle voyage et diriger les matelots que nous prendrions sur leslieux. À la fin cependant nous trouvâmes un lieutenant, un maîtred’équipage et un canonnier anglais, un charpentier hollandais, ettrois Portugais, matelots du gaillard d’avant ; avec ce mondeet des marins indiens tels quels nous pensâmes que nous pourrionspasser outre.

Il y a tant de voyageurs qui ont écritl’histoire de leurs voyages et de leurs expéditions dans cesparages, qu’il serait pour tout le monde assez insipide de donnerune longue relation des lieux où nous allâmes et des peuples quiles habitent. Je laisse cette besogne à d’autres, et je renvoie lelecteur aux journaux des voyageurs anglais, dont beaucoup sont déjàpubliés et beaucoup plus encore sont promis chaque jour. C’estassez pour moi de vous dire que nous nous rendîmes d’abord à Achem,dans l’île de Sumatra, puis de là à Siam, où nous échangeâmesquelques-unes de nos marchandises contre de l’opium et del’arack ; le premier est un article d’un grand prix chez lesChinois, et dont ils avaient faute à cette époque. En un mot nousallâmes jusqu’à Sung-Kiang ; nous fîmes un très-grandvoyage ; nous demeurâmes huit mois dehors, et nous retournâmesau Bengale. Pour ma part, je fus grandement satisfait de monentreprise. – J’ai remarqué qu’en Angleterre souvent on s’étonne dece que les officiers que la Compagnie envoie aux Indes et lesnégociants qui généralement s’y établissent, amassent de si grandsbiens et quelquefois reviennent riches à soixante, soixante-dix,cent mille livres sterling.

Mais ce n’est pas merveilleux, ou du moinscela s’explique quand on considère le nombre innombrable de portset de comptoirs où le commerce est libre, et surtout quand on songeque, dans touts ces lieux, ces ports fréquentés par les naviresanglais il se fait constamment des demandes si considérables detouts les produits étrangers, que les marchandises qu’on y porte ysont toujours d’une aussi bonne défaite que celles qu’on enexporte.

Bref, nous fîmes un fort bon voyage, et jegagnai tant d’argent dans cette première expédition, et j’acquis detelles notions sur la manière d’en gagner davantage, que si j’eusseété de vingt ans plus jeune, j’aurais été tenté de me fixer en cepays, et n’aurais pas cherché fortune plus loin. Mais qu’était toutceci pour un homme qui avait passé la soixantaine, pour un hommebien assez riche, venu dans ces climats lointains plutôt pour obéirà un désir impatient de voir le monde qu’au désir cupide d’y fairegrand gain ? Et c’est vraiment à bon droit, je pense, quej’appelle ce désir impatient ; car c’en était là : quandj’étais chez moi j’étais impatient de courir, et quand j’étais àl’étranger j’étais impatient de revenir chez moi. Je le répète, quem’importait ce gain ? Déjà bien assez riche, je n’avais nuldésir importun d’accroître mes richesses ; et c’est pourquoiles profits de ce voyage me furent choses trop inférieures pour mepousser à de nouvelles entreprises Il me semblait que dans cetteexpédition je n’avais fait aucun lucre, parce que j’étais revenu aulieu d’où j’étais parti, à la maison, en quelque sorte ;d’autant que mon œil, comme l’œil dont parle Salomon,n’était jamais rassasié, et que je me sentais de plus en plusdésireux de courir et de voir. J’étais venu dans une partie dumonde que je n’avais jamais visitée, celle dont plusparticulièrement j’avais beaucoup entendu parler, et j’étais résoluà la parcourir autant que possible : après quoi, pensais-je,je pourrais dire que j’avais vu tout ce qui au monde est digned’être vu.

Mais mon compagnon de voyage et moi nousavions une idée différente, Je ne dis pas cela pour insister sur lamienne, car je reconnais que la sienne était la plus juste et laplus conforme au but d’un négociant, dont toute la sagesse,lorsqu’il est au dehors en opération commerciale, se résume encela, que pour lui la chose la meilleure est celle qui peut luifaire gagner le plus d’argent. Mon nouvel ami s’en tenait aupositif, et se serait contenté d’aller, comme un cheval de roulier,toujours à la même auberge, au départ et au retour, pourvu, selonsa propre expression, qu’il y pût trouver son compte. Mon idée, aucontraire, tout vieux que j’étais, ressemblait fort à celle d’unécolier fantasque et buissonnier qui ne se soucie point devoir unechose deux fois.

Or ce n’était pas tout. J’avais une sorted’impatience de me rapprocher de chez moi, et cependant pas lamoindre résolution arrêtée sur la route à prendre. Durant cetteindétermination, mon ami, qui était toujours à la recherche desaffaires, me proposa un autre voyage aux îles des Épices pourrapporter une cargaison de clous de girofle de Manille ou desenvirons, lieux où vraiment les Hollandais font tout le commerce,bien qu’ils appartiennent en partie aux Espagnols. Toutefois nousne poussâmes pas si loin, nous nous en tînmes seulement à quelquesautres places où ils n’ont pas un pouvoir absolu comme ils l’ont àBatavia, Ceylan et cætera. Nous n’avions pas été longs ànous préparer pour cette expédition : la difficulté principaleavait été de m’y engager. Cependant à la fin rien autre ne s’étantoffert et trouvant qu’après tout rouler et trafiquer avec un profitsi grand, et je puis bien dire certain, était chose plus agréableen soi et plus conforme à mon humeur que de rester inactif, ce quipour moi était une mort, je m’étais déterminé à ce voyage. Nous lefîmes avec un grand succès, et, touchant à Bornéo et à plusieursautres îles dont je ne puis me remémorer le nom, nous revînmes aubout de cinq mois environ. Nous vendîmes nos épices, quiconsistaient principalement en clous de girofle et en noixmuscades, à des négociants persans, qui les expédièrent pour leGolfe ; nous gagnâmes cinq pour un, nous eûmes réellement unbénéfice énorme.

Mon ami, quand nous réglâmes ce compte, meregarda en souriant : – Eh bien maintenant, me dit-il,insultant aimablement à ma nonchalance ; ceci ne vaut-il pasmieux que de trôler çà et là comme un homme désœuvré, et de perdrenotre temps à nous ébahir de la sottise et de l’ignorance despayens ? – « Vraiment, mon ami, répondis-je, je le croiset commence à me convertir aux principes du négoce ; maissouffrez que je vous le dise en passant, vous ne savez ce dont jesuis capable ; car si une bonne fois je surmonte monindolence, et m’embarque résolument, tout vieux que je suis, jevous harasserai de côté et d’autre par le monde jusqu’à ce que vousn’en puissiez plus ; car je prendrai si chaudement l’affaire,que je ne vous laisserai point de répit.

Or pour couper court à mes spéculations, peude temps après ceci arriva un bâtiment hollandais venant deBatavia ; ce n’était pas un navire marchand européen, mais uncaboteur, du port d’environ de cents tonneaux. L’équipage,prétendait-on, avait été si malade, que le capitaine, n’ayant pasassez de monde pour tenir la mer, s’était vu forcé de relâcher auBengale ; et comme s’il eût assez gagné d’argent, ou qu’ilsouhaitât pour d’autres raisons d’aller en Europe, il fit annoncerpubliquement qu’il désirait vendre son vaisseau. Cet avis me vintaux oreilles avant que mon nouveau partner n’en eûtouï parler, et il me prit grandement envie de faire cetteacquisition. J’allai donc le trouver et je lui en touchai quelquesmots. Il réfléchit un instant, car il n’était pas homme às’empresser ; puis, après cette pause, il répondit : –« Il est un peu trop gros ; mais cependantayons-le. » – En conséquence, tombant d’accord avec lecapitaine, nous achetâmes ce navire, le payâmes et en prîmespossession. Ceci fait, nous résolûmes d’embaucher les gens del’équipage pour les joindre aux hommes que nous avions déjà etpoursuivre notre affaire. Mais tout-à-coup, ayant reçu non leursgages, mais leurs parts de l’argent, comme nous l’apprîmes plustard, il ne fut plus possible d’en retrouver un seul. Nous nousenquîmes d’eux partout, et à la fin nous apprîmes qu’ils étaientpartis touts ensemble par terre pour Agra, la grande cité,résidence du Mogol, à dessein de se rendre de là à Surate, puis degagner par mer le golfe Persique.

Rien depuis long-temps ne m’avait autantchagriné que d’avoir manqué l’occasion de partir avec eux. Un telpélerinage, m’imaginais-je, eût été pour moi en pareille compagnie,tout à la fois agréable et sûr, et aurait complètement cadré avecmon grand projet : j’aurais vu le monde et en même temps je meserais rapproché de ma patrie. Mais je fus beaucoup moinsinconsolable peu de jours après quand je vins à savoir quelle sortede compagnons c’étaient, car, en peu de mots, voici leur histoire.L’homme qu’ils appelaient capitaine n’était que le canonnier et nonle commandant. Dans le cours d’un voyage commercial ils avaient étéattaqués sur le rivage par quelques Malais, qui tuèrent lecapitaine et trois de ses hommes. Après cette perte nos drôles aunombre de onze, avaient résolu de s’enfuir avec le bâtiment, cequ’ils avaient fait, et l’avaient amené dans le golfe du Bengale,abandonnant à terre le lieutenant et cinq matelots, dont nousaurons des nouvelles plus loin.

N’importe par quelle voie ce navire leur étaittombé entre les mains, nous l’avions acquis honnêtement,pensions-nous, quoique, je l’avoue, nous n’eussions pas examiné lachose aussi exactement que nous le devions ; car nous n’avionsfait aucune question aux matelots, qui, si nous les avions sondés,se seraient assurément coupés dans leurs récits, se seraientdémentis réciproquement, peut-être contredits eux-mêmes : etd’une manière ou d’une autre nous auraient donné lieu de lessuspecter. L’homme nous avait montré un contrat de vente du navireà un certain Emmanuel Clostershoven ou quelque nomsemblable, forgé comme tout le reste je suppose, qui soi-disantétait le sien, ce que nous n’avions pu mettre en doute ; et,un peu trop inconsidérément ou du moins n’ayant aucun soupçon de lachose, nous avions conclu le marché.

Quoi qu’il en fût, après cet achat nousenrôlâmes des marins anglais et hollandais, et nous nousdéterminâmes à faire un second voyage dans le Sud-Est pour allerchercher des clous de girofle et autres épices aux îles Philippineset aux Moluques. Bref, pour ne pas remplir de bagatelles cettepartie de mon histoire, quand la suite en est si remarquable, jepassai en tout six ans dans ces contrées, allant et revenant ettrafiquant de port en port avec beaucoup de succès. La dernièreannée j’entrepris avec mon partner, sur le vaisseauci-dessus mentionné, un voyage en Chine, convenus que nous étionsd’aller d’abord à Siam pour y acheter du riz.

Dans cette expédition, contrariés par lesvents, nous fûmes obligés de louvoyer long-temps çà et là dans ledétroit de Malacca et parmi les îles, et comme nous sortions de cesmers difficiles nous nous apperçûmes que le navire avait fait unevoie d’eau : malgré toute notre habileté nous ne pouvionsdécouvrir où elle était. Cette avarie nous força de chercherquelque part, et mon partner, qui connaissait le paysmieux que moi, conseilla au capitaine d’entrer dans la rivière deCamboge, car j’avais fait capitaine le lieutenant anglais, unM. Thompson, ne voulant point me charger ducommandement du navire. Cette rivière coule au nord de la grandebaie ou golfe qui remonte jusqu’à Siam.

RENCONTRE DU CANONNIER

Tandis que nous étions mouillés là, allantsouvent à terre me récréer, un jour vint à moi un Anglais, secondcanonnier, si je ne me trompe, à bord d’un navire de la compagniedes Indes Orientales, à l’ancre plus haut dans la même rivière prèsde la ville de Camboge ou à Camboge même. Qui l’avait amené en celieu ? Je ne sais ; mais il vint à moi, et, m’adressantla parole en anglais : – « Sir, dit-il, vousm’êtes étranger et je vous le suis également ; cependant j’aià vous dire quelque chose qui vous touche de très-près. »

Je le regardai long-temps fixement, et je crusd’abord le reconnaître ; mais je me trompais. – « Si celame touche de très-près, lui dis-je, et ne vous touche pointvous-même, qui vous porte à me le communiquer ? » –« Ce qui m’y porte c’est le danger imminent où vous êtes, etdont je vois que vous n’avez aucune connaissance. » –« Tout le danger où je suis, que je sache, c’est que monnavire a fait une voie d’eau que je ne puis trouver ; mais jeme propose de le mettre à terre demain pour tâcher de ladécouvrir. » – « Mais, Sir, répliqua-t-il,qu’il ait fait ou non une voie, que vous l’ayez trouvée ou non,vous ne serez pas si fou que de le mettre à terre demain quand vousaurez entendu ce que j’ai à vous dire. Savez-vous,Sir, que la ville de Camboge n’est guère qu’à quinzelieues plus haut sur cette rivière et qu’environ à cinq lieues dece côté il y a deux gros bâtiments anglais et troishollandais ? » – « Eh bien ! qu’est-ce que celame fait, à moi ? repartis-je. » – « Quoi !Sir, reprit-il, appartient-il à un homme qui cherchecertaine aventure comme vous faites d’entrer dans un port sansexaminer auparavant quels vaisseaux s’y trouvent, et s’il est deforce à se mesurer avec eux ? Je ne suppose pas que vouspensiez la partie égale. » – Ce discours m’avait fort amusé,mais pas effrayé le moins du monde, car je ne savais ce qu’ilsignifiait. Et me tournant brusquement vers notre inconnu, je luidis : – « Sir,je vous en prie,expliquez-vous ; je n’imagine pas quelle raison je puis avoirde redouter les navires de la Compagnie, ou des bâtimentshollandais : je ne suis point interlope. Que peuvent-ils avoirà me dire ? »

Il prit un air moitié colère, moitié plaisant,garda un instant le silence, puis souriant : – « Fortbien, Sir, me dit-il, si vous vous croyez en sûreté, àvos souhaits ! je suis pourtant fâché que votre destinée vousrende sourd à un bon avis ; sur l’honneur, je vous l’assure,si vous ne regagnez pas la mer immédiatement vous serez attaqué àla prochaine marée par cinq chaloupes bien équipées, et peut-être,si l’on vous prend, serez-vous pendus comme pirates, sauf àinformer après. Sir, je pensais trouver un meilleuraccueil en vous rendant un service d’une telle importance. » –« Je ne saurais être méconnaissant d’aucun service, ni enversaucun homme qui me témoigne de l’intérêt ; mais cela passe macompréhension, qu’on puisse avoir un tel dessein contre moi. Quoiqu’il en soit, puisque vous me dites qu’il n’y a point de temps àperdre, et qu’on ourdit contre moi quelque odieuse trame, jeretourne à bord sur-le champ et je remets immédiatement à la voile,si mes hommes peuvent étancher la voie d’eau ou si malgré cela nouspouvons tenir la mer. Mais, Sir, partirai-je sanssavoir la raison de tout ceci ? Ne pourriez-vous me donnerlà-dessus quelques lumières ? »

« – Je ne puis vous conter qu’une partiede l’affaire, Sir, me dit-il ; mais j’ai là avecmoi un matelot hollandais qui à ma prière, je pense, vous dirait lereste si le temps le permettait. Or le gros de l’histoire, dont lapremière partie, je suppose, vous est parfaitement connue, c’estque vous êtes allés avec ce navire à Sumatra ; que là votrecapitaine a été massacré par les Malais avec trois de ces gens, etque vous et quelques-uns de ceux qui se trouvaient à bord avecvous, vous vous êtes enfui avec le bâtiment, et depuis vous vousêtes faits Pirates. Voilà le fait en substance, etvous allez être touts saisis comme écumeurs, je vous l’assure, etexécutés sans autre forme de procès ; car, vous le savez, lesnavires marchands font peu de cérémonies avec les forbans quand ilstombent en leur pouvoir. »

– « Maintenant vous parlez bon anglais,lui dis-je, et je vous remercie ; et quoique je ne sache pasque nous ayons rien fait de semblable, quoique je sois sûr d’avoiracquis honnêtement et légitimement ce vaisseau[21],cependant, puisqu’un pareil coup se prépare, comme vous dites, etque vous me semblez sincère, je me tiendrai sur mes gardes. »– « Non, Sir, reprit-il, je ne vous dis pas devous mettre sur vos gardes : la meilleure précaution estd’être hors de danger. Si vous faites quelque cas de votre vie etde celle de vos gens, regagnez la mer sans délai à la maréehaute ; comme vous aurez toute une marée devant vous, vousserez déjà bien loin avant que les cinq chaloupes puissentdescendre, car elles ne viendront qu’avec le flux, et comme ellessont à vingt milles plus haut, vous aurez l’avance de près de deuxheures sur elles par la différence de la marée, sans compter lalongueur du chemin. En outre, comme ce sont des chaloupesseulement, et non point des navires, elles n’oseront vous suivre aularge, surtout s’il fait du vent. »

– « Bien, lui dis-je, vous avez été on nepeut plus obligeant en cette rencontre : que puis-je fairepour votre récompense ? » – « Sir,répondit-il, vous ne pouvez avoir grande envie de me récompenser,vous n’êtes pas assez convaincu de la vérité de tout ceci : jevous ferai seulement une proposition : il m’est dû dix-neufmois de paie à bord du navire le ***, sur lequel je suis venud’Angleterre, et il en est dû sept au Hollandais qui est avecmoi ; voulez-vous nous en tenir compte ? nous partironsavec vous. Si la chose en reste là, nous ne demanderons rien deplus ; mais s’il advient que vous soyez convaincu que nousavons sauvé, et votre vie, et le navire, et la vie de toutl’équipage, nous laisserons le reste à votre discrétion. »

J’y tôpai sur-le-champ, et je m’en allaiimmédiatement à bord, et les deux hommes avec moi. Aussitôt quej’approchai du navire, mon partner, qui ne l’avaitpoint quitté, accourut sur le gaillard d’arrière et tout joyeux mecria : – « O ho ! O ho ! nous avons bouché lavoie » – « Tout de bon ? lui dis-je ; béni soitDieu ! mais qu’on lève l’ancre en toute hâte. » –« Qu’on lève l’ancre ! répéta-t-il, qu’entendez-vous parlà ? Qu’y a-t-il ? » « Point de questions,répliquai-je ; mais tout le monde à l’œuvre, et qu’on lèvel’ancre sans perdre une minute. » – Frappé d’étonnement, il nelaissa pas d’appeler le capitaine, et de lui ordonner incontinentde lever l’ancre, et quoique la marée ne fût pas entièrementmontée, une petite brise de terre soufflant, nous fîmes route versla mer. Alors j’appelai mon partner dans la cabine etje lui contai en détail mon aventure, puis nous fîmes venir lesdeux hommes pour nous donner le reste de l’histoire. Mais comme cerécit demandait beaucoup de temps, il n’était pas terminé qu’unmatelot vint crier à la porte de la cabine, de la part ducapitaine, que nous étions chassés. – « Chassés !m’écriai-je ; comment et par qui ? » – « Parcinq sloops, ou chaloupes, pleines de monde. » –« Très-bien ! dis-je ; il paraît qu’il y a du vrailà-dedans. » – Sur-le-champ je fis assembler touts nos hommes,et je leur déclarai qu’on avait dessein de se saisir du navire pournous traiter comme des pirates ; puis je leur demandai s’ilsvoulaient nous assister et se défendre. Ils répondirentjoyeusement, unanimement, qu’ils voulaient vivre et mourir avecnous. Sur ce, je demandai au capitaine quel était à son sens lameilleure marche à suivre dans le combat, car j’étais résolu àrésister jusqu’à la dernière goutte de mon sang. – « Il faut,dit-il, tenir l’ennemi à distance avec notre canon, aussilong-temps que possible, puis faire pleuvoir sur lui notremousqueterie pour l’empêcher de nous aborder ; puis, cesressources épuisées, se retirer dans nos quartiers ; peut-êtren’auront-ils point d’instruments pour briser nos cloisons et nepourront-ils pénétrer jusqu’à nous. »

Là-dessus notre canonnier reçut l’ordre detransporter deux pièces à la timonerie, pour balayer le pont del’avant à l’arrière, et de les charger de balles, de morceaux deferraille, et de tout ce qui tomberait sous la main. Tandis quenous nous préparions au combat, nous gagnions toujours le largeavec assez de vent, et nous appercevions dans l’éloignement lesembarcations, les cinq grandes chaloupes qui nous suivaient avectoute la voile qu’elles pouvaient faire.

Deux de ces chaloupes, qu’à l’aide de noslongues-vues nous reconnûmes pour anglaises, avaient dépassé lesautres de près de deux lieues, et gagnaient considérablement surnous ; à n’en pas douter, elles voulaient nous joindre ;nous tirâmes donc un coup de canon à poudre pour leur intimerl’ordre de mettre en panne et nous arborâmes un pavillon blanc,comme pour demander à parlementer ; mais elles continuèrent deforcer de voiles jusqu’à ce qu’elles vinssent à portée de canon.Alors nous amenâmes le pavillon blanc auquel elles n’avaient pointfait réponse, et, déployant le pavillon rouge, nous tirâmes surelles à boulets. Sans en tenir aucun compte elles poursuivirent.Quand elles furent assez près pour être hélées avec le porte-voixque nous avions à bord nous les arraisonnâmes, et leur enjoignîmesde s’éloigner, que sinon mal leur en prendrait.

Ce fut peine perdue, elles n’en démordirentpoint, et s’efforcèrent d’arriver sous notre poupe comme pour nousaborder par l’arrière. Voyant qu’elles étaient résolues à tenter unmauvais coup, et se fiaient sur les forces qui les suivaient, jedonnai l’ordre de mettre en panne afin de leur présenter letravers, et immédiatement on leur tira cinq coups de canon, dont unavait été pointé si juste qu’il emporta la poupe de la chaloupe laplus éloignée, ce qui mit l’équipage dans la nécessité d’amenertoutes les voiles et de se jeter sur l’avant pour empêcher qu’ellene coulât ; elle s’en tint là, elle en eut assez ; maisla plus avancée n’en poursuivant pas moins sa course, nous nouspréparâmes à faire feu sur elle en particulier.

Dans ces entrefaites, une des trois quisuivaient, ayant devancé les deux autres, s’approcha de celle quenous avions désemparée pour la secourir, et nous la vîmes ensuiteen recueillir l’équipage. Nous hélâmes de nouveau la chaloupe laplus proche, et lui offrîmes de nouveau une trêve pour parlementer,afin de savoir ce qu’elle nous voulait : pour toute réponseelle s’avança sous notre poupe. Alors notre canonnier, qui était unadroit compagnon, braqua ses deux canons de chasse et fit feu surelle ; mais il manqua son coup, et les hommes de la chaloupe,faisant des acclamations et agitant leurs bonnets, poussèrent enavant. Le canonnier, s’étant de nouveau promptement apprêté, fitfeu sur eux une seconde fois. Un boulet, bien qu’il n’atteignît pasl’embarcation elle-même, tomba au milieu des matelots, et fit, nouspûmes le voir aisément, un grand ravage parmi eux. Incontinent nousvirâmes lof pour lof ; nous leur présentâmes la hanche, et,leur ayant lâché trois coups de canon nous nous apperçûmes que lachaloupe était presque mise en pièces ; le gouvernail entreautres et un morceau de la poupe avaient été emportés ; ilsserrèrent donc leurs voiles immédiatement, jetés qu’ils étaientdans une grande confusion.

AFFAIRE DES CINQ CHALOUPES

Pour compléter leur désastre notre canonnierleur envoya deux autres coups ; nous ne sûmes où ilsfrappèrent, mais nous vîmes la chaloupe qui coulait bas. Déjàplusieurs hommes luttaient avec les flots. – Sur-le-champ je fismettre à la mer et garnir de monde notre pinace, avec ordre derepêcher quelques-uns de nos ennemis s’il était possible, et de lesamener de suite à bord, parce que les autres chaloupes commençaientà s’approcher. Nos gens de la pinace obéirent et recueillirenttrois pauvres diables, dont l’un était sur le point de senoyer : nous eûmes bien de la peine à le faire revenir à lui.Aussitôt qu’ils furent rentrés à bord, nous mîmes toutes voilesdehors pour courir au large, et quand les trois autres chaloupeseurent rejoint les deux premières, nous vîmes qu’elles avaient levéla chasse.

Ainsi délivré d’un danger qui, bien que j’enignorasse la cause, me semblait beaucoup plus grand que je nel’avais appréhendé, je fis changer de route pour ne point donner àconnaître où nous allions. Nous mîmes donc le cap à l’Est,entièrement hors de la ligne suivie par les navires européenschargée pour la Chine ou même tout autre lieu en relationcommerciale avec les nations de l’Europe.

Quand nous fûmes au large nous consultâmesavec les deux marins, et nous leur demandâmes d’abord ce que toutcela pouvait signifier. Le Hollandais nous mit tout d’un coup dansle secret, en nous déclarant que le drille qui nous avait vendu lenavire, comme on sait, n’était rien moins qu’un voleur qui s’étaitenfui avec. Alors il nous raconta comment le capitaine, dont ilnous dit le nom que je ne puis me remémorer aujourd’hui, avait ététraîtreusement massacré par les naturels sur la côte de Malacca,avec trois de ses hommes, et comment lui, ce Hollandais, et quatreautres s’étaient réfugiés dans les bois, où ils avaient erré bienlong-temps, et d’où lui seul enfin s’était échappé d’une façonmiraculeuse en atteignant à la nage un navire hollandais, qui,naviguant près de la côte en revenant de Chine, avait envoyé sachaloupe à terre pour faire aiguade. Cet infortuné n’avait pas osédescendre sur le rivage où était l’embarcation ; mais, dans lanuit, ayant gagné l’eau un peu au-delà, après avoir nagé fortlong-temps, à la fin il avait été recueilli par la chaloupe dunavire.

Il nous dit ensuite qu’il était allé àBatavia, où ayant abandonné les autres dans leur voyage, deuxmarins appartenant à ce navire étaient arrivés ; il nous contaque le drôle qui s’était enfui avec le bâtiment l’avait vendu auBengale à un ramassis de pirates qui, partis en course, avaientdéjà pris un navire anglais et deux hollandais très-richementchargés.

Cette dernière allégation nous concernaitdirectement ; et quoiqu’il fût patent qu’elle était fausse,cependant, comme mon partner le disait très-bien, sinous étions tombés entre leurs mains, ces gens avaient contre nousune prévention telle, que c’eût été en vain que nous nous serionsdéfendus, ou que de leur part nous aurions espéré quartier. Nosaccusateurs auraient été nos juges : nous n’aurions rien eu àen attendre que ce que la rage peut dicter et que peut exécuter unecolère aveugle. Aussi l’opinion de mon partnerfut-elle de retourner en droiture au Bengale, d’où nous venions,sans relâcher à aucun port, parce que là nous pourrions nousjustifier, nous pourrions prouver où nous nous trouvions quand lenavire était arrivé, à qui nous l’avions acheté, et surtout, s’iladvenait que nous fussions dans la nécessité de porter l’affairedevant nos juges naturels, parce que nous pourrions être sûrsd’obtenir quelque justice et de ne pas être pendus d’abord et jugésaprès.

Je fus quelque temps de l’avis de monpartner ; mais après y avoir songé un peu plussérieusement : – « Il me semble bien dangereux pour nous,lui dis-je, de tenter de retourner au Bengale, d’autant que noussommes en deçà du détroit de Malacca. Si l’alarme a été donnée nouspouvons avoir la certitude d’y être guettés par les Hollandais deBatavia et par les Anglais ; et si nous étions en quelquesorte pris en fuite, par là nous nous condamnerionsnous-mêmes : il n’en faudrait pas davantage pour nous perdre.– Je demandai au marin anglais son sentiment. Il répondit qu’ilpartageait le mien et que nous serions immanquablement pris.

Ce danger déconcerta un peu et monpartner et l’équipage. Nous déterminâmes immédiatementd’aller à la côte de Ton-Kin, puis à la Chine, et là, tout enpoursuivant notre premier projet, nos opérations commerciales, dechercher d’une manière ou d’une autre à nous défaire de notrenavire pour nous en retourner sur le premier vaisseau du pays quenous nous procurerions. Nous nous arrêtâmes à ces mesures comme auxplus sages, et en conséquence nous gouvernâmes Nord-Nord-Est, noustenant à plus de cinquante lieues hors de la route ordinaire versl’Est.

Ce parti pourtant ne laissa pas d’avoir sesinconvénients ; les vents, quand nous fûmes à cette distancede la terre, semblèrent nous être plus constamment contraires, lesmoussons, comme on les appelle, soufflant Est etEst-Nord-Est ; de sorte que, tout mal pourvu de vivres quenous étions pour un long trajet, nous avions la perspective d’unetraversée laborieuse ; et ce qui était encore pire, nousavions à redouter que les navires anglais et hollandais dont leschaloupes nous avaient donné la chasse, et dont quelques-unsétaient destinés pour ces parages, n’arrivassent avant nous, ou quequelque autre navire chargé pour la Chine, informé de nous par eux,ne nous poursuivît avec la même vigueur.

Il faut que je l’avoue, je n’étais pas alors àmon aise, et je m’estimais, depuis que j’avais échappé auxchaloupes dans la plus dangereuse position où je me fusse trouvé dema vie ; en quelque mauvaise passe que j’eusse été, je nem’étais jamais vu jusque-là poursuivi comme un voleur ; jen’avais non plus jamais rien fait qui blessât la délicatesse et laloyauté, encore moins qui fût contraire à l’honneur. J’avais étésurtout mon propre ennemi, je n’avais été même, je puis bien ledire, hostile à personne autre qu’à moi. Pourtant je me voyaisempêtré dans la plus méchante affaire imaginable ; car bienque je fusse parfaitement innocent, je n’étais pas à même deprouver mon innocence ; pourtant, si j’étais pris, je mevoyais prévenu d’un crime de la pire espèce, au moins considérécomme tel par les gens auxquels j’avais à faire.

Je n’avais qu’une idée : chercher notresalut ; mais comment ? mais dans quel port, dans quellieu ? Je ne savais. – Mon partner, qui d’abordavait été plus démonté que moi, me voyant ainsi abattu, se prit àrelever mon courage ; et après m’avoir fait la description desdifférents ports de cette côte, il me dit qu’il était d’avis derelâcher à la Cochinchine ou à la baie de Ton-Kin, pour gagnerensuite Macao, ville appartenant autrefois aux Portugais, oùrésident encore beaucoup de familles européennes, et où se rendentd’ordinaire les missionnaires, dans le dessein de pénétrer enChine.

Nous nous rangeâmes à cet avis, et enconséquence, après une traversée lente et irrégulière, durantlaquelle nous souffrîmes beaucoup, faute de provisions, nousarrivâmes en vue de la côte de très-grand matin, et faisantréflexion aux circonstances passées et au danger imminent auquelnous avions échappé, nous résolûmes de relâcher dans une petiterivière ayant toutefois assez de fond pour nous, et de voir si nousne pourrions pas, soit par terre, soit avec la pinace du navire,reconnaître quels bâtiments se trouvaient dans les portsd’alentour. Nous dûmes vraiment notre salut à cette heureuseprécaution ; car si tout d’abord aucun navire européen nes’offrit à nos regards dans la baie de Ton-Kin, le lendemain matinil y arriva deux vaisseaux hollandais, et un troisième sanspavillon déployé, mais que nous crûmes appartenir à la même nation,passa environ à deux lieues au large, faisant voile pour la côte deChine. Dans l’après-midi nous apperçûmes deux bâtiments anglais,tenant la même route. Ainsi nous pensâmes nous voir environnésd’ennemis de touts côtés. Le pays où nous faisions station étaitsauvage et barbare, les naturels voleurs par vocation ou parprofession ; et bien qu’avec eux nous n’eussions guèrecommerce, et qu’excepté pour nous procurer des vivres nousévitassions d’avoir à faire à eux, ce ne fut pourtant qu’à grandepeine que nous pûmes nous garder de leurs insultes plusieursfois.

La petite rivière où nous étions n’estdistante que de quelques lieues des dernières limitesseptentrionales de ce pays. Avec notre embarcation nous côtoyâmesau Nord-Est jusqu’à la pointe de terre qui ouvre la grande baie deTon-Kin, et ce fut durant cette reconnaissance que nousdécouvrîmes, comme on sait, les ennemis dont nous étionsenvironnés. Les naturels chez lesquels nous étions sont les plusbarbares de touts les habitants de cette côte ; ils n’ontcommerce avec aucune autre nation, et vivent seulement de poisson,d’huile, et autres grossiers aliments. Une preuve évidente de leurbarbarie toute particulière, c’est la coutume qu’ils ont, lorsqu’unnavire a le malheur de naufrager sur leur côte, de faire l’équipageprisonnier, c’est-à-dire esclave ; et nous ne tardâmes pas àvoir un échantillon de leur bonté en ce genre à l’occasionsuivante :

J’ai consigné ci-dessus que notre navire avaitfait une voie d’eau en mer, et que nous n’avions pu le découvrir.Bien qu’à la fin elle eût été bouchée aussi inopinémentqu’heureusement dans l’instant même où nous allions être capturéspar les chaloupes hollandaises et anglaises proche la baie de Siam,cependant comme nous ne trouvions pas le bâtiment en aussi bonpoint que nous l’aurions désiré, nous résolûmes, tandis que nousétions en cet endroit, de l’échouer au rivage après avoir retiré lepeu de choses lourdes que nous avions à bord, pour nettoyer etréparer la carène, et, s’il était possible, trouver où s’était faitle déchirement.

En conséquence, ayant allégé le bâtiment etmis touts les canons et les autres objets mobiles d’un seul côté,nous fîmes de notre mieux pour le mettre à la bande, afin deparvenir jusqu’à la quille ; car, toute réflexion faite, nousne nous étions pas souciés de l’échouer à sec : nous n’avionspu trouver une place convenable pour cela.

Les habitants, qui n’avaient jamais assisté àun pareil spectacle, descendirent émerveillés au rivage pour nousregarder ; et voyant le vaisseau ainsi abattu, incliné vers larive, et ne découvrant point nos hommes qui, de l’autre côté, surdes échafaudages et dans les embarcations travaillaient à lacarène, ils s’imaginèrent qu’il avait fait naufrage et se trouvaitprofondément engravé.

Dans cette supposition, au bout de deux outrois heures et avec dix ou douze grandes barques qui contenaientles unes huit, les autres dix hommes, ils se réunirent près denous, se promettant sans doute de venir à bord, de piller lenavire, et, s’ils nous y trouvaient, de nous mener comme esclaves àleur Roi ou Capitaine, car nous ne sûmes point qui lesgouvernait.

Quand ils s’approchèrent du bâtiment etcommencèrent de ramer à l’entour, ils nous apperçurent touts fortembesognés après la carène, nettoyant, calfatant et donnant lesuif, comme tout marin sait que cela se pratique.

Ils s’arrêtèrent quelque temps à nouscontempler. Dans notre surprise nous ne pouvions concevoir quelétait leur dessein ; mais, à tout évènement, profitant de celoisir, nous fîmes entrer quelques-uns des nôtres dans le navire,et passer des armes et des munitions à ceux qui travaillaient, afinqu’ils pussent se défendre au besoin. Et ce ne fut pas hors depropos ; car après tout au plus un quart d’heure dedélibération, concluant sans doute que le vaisseau était réellementnaufragé, que nous étions à l’œuvre pour essayer de le sauver et denous sauver nous-mêmes à l’aide de nos embarcations, et, quand ontransporta nos armes, que nous tâchions de faire le sauvetage denos marchandises, ils posèrent en fait que nous leur étions échuset s’avancèrent droit sur nous, comme en ligne de bataille.

COMBAT À LA POIX

À la vue de cette multitude, la positionvraiment n’était pas tenable, nos hommes commencèrent à s’effrayer,et se mirent à nous crier qu’ils ne savaient que faire. Jecommandai aussitôt à ceux qui travaillaient sur les échafaudages dedescendre, de rentrer dans le bâtiment, et à ceux qui montaient leschaloupes de revenir. Quant à nous, qui étions à bord, nousemployâmes toutes nos forces pour redresser le bâtiment. Ni ceux del’échafaudage cependant, ni ceux des embarcations, ne purentexécuter ces ordres avant d’avoir sur les bras les Cochinchinoisqui, avec deux de leurs barques, se jetaient déjà sur notrechaloupe pour faire nos hommes prisonniers.

Le premier dont ils se saisirent était unmatelot anglais, un hardi et solide compagnon. Il tenait unmousquet à la main ; mais, au lieu de faire feu, il le déposadans la chaloupe : je le crus fou. Le drôle entendait mieuxque moi son affaire ; car il agrippa un payen, le tiraviolemment de sa barque dans la nôtre, puis, le prenant par lesdeux oreilles, lui cogna la tête si rudement contre le plat-bord,que le camarade lui resta dans les mains. Sur l’entrefaite unHollandais qui se trouvait à côté ramassa, le mousquet, et avec lacrosse manœuvra si bien autour de lui, qu’il terrassa cinq barbaresau moment où ils tentaient d’entrer dans la chaloupe. Mais qu’étaittout cela pour résister à quarante ou cinquante hommes qui,intrépidement, ne se méfiant pas du danger, commençaient à seprécipiter dans la chaloupe, défendue par cinq matelotsseulement ! Toutefois un incident qui nous apprêta surtout àrire, procura à nos gens une victoire complète. Voici ce quec’est :

Notre charpentier, en train de donner un suifà l’extérieur du navire et de brayer les coutures qu’il avaitcalfatées pour boucher les voies, venait justement de fairedescendre dans la chaloupe deux chaudières, l’une pleine de poixbouillante, l’autre de résine, de suif, d’huile et d’autresmatières dont on fait usage pour ces opérations, et le garçon quiservait notre charpentier avait justement à la main une grandecuillère de fer avec laquelle il passait aux travailleurs lamatière en fusion, quand, par les écoutes d’avant, à l’endroit mêmeoù se trouvait ce garçon, deux de nos ennemis entrèrent dans lachaloupe. Le drille aussitôt les salua d’une cuillerée de poixbouillante qui les grilla et les échauda si bien, d’autant qu’ilsétaient à moitié nus, qu’exaspérés par leurs brûlures, ilssautèrent à la mer beuglant comme deux taureaux. À ce coup lecharpentier s’écria : – « Bien joué,Jack ! bravo, va toujours. » – Puiss’avançant lui-même il prend un guipon, et le plongeant dans lachaudière à la poix, lui et son aide en envoient une telleprofusion, que, bref, dans trois barques, il n’y eut pas unassaillant qui ne fût roussi et brûlé d’une manière piteuse, d’unemanière effroyable, et ne poussât des cris et des hurlements telsque de ma vie je n’avais ouï un plus horrible vacarme, voire mêmerien de semblable ; car bien que la douleur, et c’est unechose digne de remarque, fasse naturellement jeter des cris à toutsles êtres, cependant chaque nation a un mode particulierd’exclamation et ses vociférations à elle comme elle a son langageà elle. Je ne saurais, aux clameurs de ces créatures, donner un nomni plus juste ni plus exact que celui de hurlement. Je n’aivraiment jamais rien ouï qui en approchât plus que les rumeurs desloups que j’entendis hurler, comme on sait, dans la forêt, sur lesfrontières du Languedoc.

Jamais victoire ne me fit plus de plaisir,non-seulement parce qu’elle était pour moi inopinée et qu’elle noustirait d’un péril imminent, mais encore parce que nous l’avionsremportée sans avoir répandu d’autre sang que celui de ce pauvrediable qu’un de nos drilles avait dépêché de ses mains, à monregret toutefois, car je souffrais de voir tuer de pareilsmisérables Sauvages, même en cas de personnelle défense, dans lapersuasion où j’étais qu’ils croyaient ne faire rien que de juste,et n’en savaient pas plus long. Et, bien que ce meurtre pût êtrejustifiable parce qu’il avait été nécessaire et qu’il n’y a pointde crime nécessaire dans la nature, je n’en pensais pas moins quec’est là une triste vie que celle où il nous faut sans cesse tuernos semblables pour notre propre conservation, et, de fait, jepense ainsi toujours ; même aujourd’hui j’aimerais mieuxsouffrir beaucoup que d’ôter la vie à l’être le plus vil quim’outragerait. Tout homme judicieux, et qui connaît la valeur d’unevie, sera de mon sentiment, j’en ai l’assurance, s’il réfléchitsérieusement.

Mais pour en revenir à mon histoire, durantcette échauffourée mon partner et moi, qui dirigionsle reste de l’équipage à bord, nous avions fort dextrement redresséle navire ou à peu près ; et, quand nous eûmes remis lescanons en place, le canonner me pria d’ordonner à notre chaloupe dese retirer, parce qu’il voulait envoyer une bordée à l’ennemi. Jelui dis de s’en donner de garde, de ne point mettre en batterie,que sans lui le charpentier ferait la besogne ; je le chargeaiseulement de faire chauffer une autre chaudière de poix, ce dont,prit soin notre Cook qui se trouvait à bord. Mais nosassaillants étaient si atterrés de leur première rencontre, qu’ilsne se soucièrent pas de revenir. Quant à ceux de nos ennemis quis’étaient trouvés hors d’atteinte, voyant le navire à flot, et pourainsi dire debout, ils commencèrent, nous le supposâmes du moins, às’appercevoir de leur bévue et à renoncer à l’entreprise, trouvantque ce n’était pas là du tout ce qu’ils s’étaient promis. – C’estainsi que nous sortîmes de cette plaisante bataille ; et commedeux jours auparavant nous avions porté à bord du riz, des racines,du pain et une quinzaine de pourceaux gras, nous résolûmes de nepas demeurer là plus long-temps, et de remettre en mer quoi qu’ilen pût advenir ; car nous ne doutions pas d’être environnés,le jour suivant, d’un si grand nombre de ces marauds, que notrechaudière de poix n’y pourrait suffire.

En conséquence tout fut replacé à bord le soirmême, et dès le matin nous étions prêts à partir. Dans cesentrefaites, comme nous avions mouillé l’ancre à quelque distancedu rivage, nous fûmes bien moins inquiets : nous étions alorsen position de combattre et de courir au large si quelque ennemi sefût présenté. Le lendemain, après avoir terminé à bord notrebesogne, toutes les voies se trouvant parfaitement étanchées, nousmîmes à la voile. Nous aurions bien voulu aller dans la baie deTon-Kin, désireux que nous étions d’obtenir quelques renseignementssur ces bâtiments hollandais qui y étaient entrés ; mais nousn’osâmes pas, à cause que nous avions vu peu auparavant plusieursnavires qui s’y rendaient, à ce que nous supposâmes. Nous cinglâmesdonc au Nord-Est, à dessein de toucher à l’île Formose, neredoutait pas moins d’être apperçu par un bâtiment marchandhollandais ou anglais qu’un navire hollandais ou anglais ne redoutede l’être dans la Méditerranée par un vaisseau de guerrealgérien.

Quand nous eûmes gagné la haute mer noustînmes toujours au Nord-Est comme si nous voulions aller auxManilles ou îles Philippines, ce que nous fîmes pour ne pas tomberdans la route des vaisseaux européens ; puis nous gouvernâmesau Nord jusqu’à ce que nous fussions par 22 degrés 20 minutes delatitude, de sorte que nous arrivâmes directement à l’île Formose,où nous jetâmes l’ancre pour faire de l’eau et des provisionsfraîches. Là les habitants, qui sont très-courtois et très-civilsdans leurs manières, vinrent au-devant de nos besoins et en usèrenttrès-honnêtement et très-loyalement avec nous dans toutes leursrelations et touts leurs marchés, ce que nous n’avions pas trouvédans l’autre peuple, ce qui peut-être est dû au reste duchristianisme autrefois planté dans cette île par une mission deprotestants hollandais : preuve nouvelle de ce que j’aisouvent observé, que la religion chrétienne partout où elle estreçue civilise toujours les hommes et réforme leurs mœurs, qu’elleopère ou non leur sanctification.

De là nous continuâmes à faire route au Nord,nous tenant toujours à la même distance de la côte de Chine,jusqu’à ce que nous eussions passé touts les ports fréquentés parles navires européens, résolus que nous étions autant que possibleà ne pas nous laisser prendre, surtout dans cette contrée, où, vunotre position, c’eût été fait de nous infailliblement. Pour mapart, j’avais une telle peur d’être capturé, que, je le croisfermement, j’eusse préféré de beaucoup tomber entre les mains del’inquisition espagnole[22].

Étant alors parvenus à la latitude de 30degrés, nous nous déterminâmes à entrer dans le premier port decommerce que nous trouverions. Tandis que nous rallions la terre,une barque vint nous joindre à deux lieues au large, ayant à bordun vieux pilote portugais, qui, nous ayant reconnu pour un bâtimenteuropéen, venait nous offrir ses services. Nous fûmes ravis de saproposition ; nous le prîmes à bord, et là-dessus, sans nousdemander où nous voulions aller, il congédia la barque sur laquelleil était venu.

Bien persuadé qu’il nous était loisible alorsde nous faire mener par ce vieux homme où bon nous semblerait, jelui parlai tout d’abord de nous conduire au golfe de Nanking, dansla partie la plus septentrionale de la côte de Chine. Le bon hommenous dit qu’il connaissait fort bien le golfe de Nanking ;mais, en souriant, il nous demanda ce que nous y comptionsfaire.

Je lui répondis que nous voulions y vendrenotre cargaison, y acheter des porcelaines, des calicots, des soiesécrues, du thé, des soies ouvrées, puis nous en retourner par lamême route. – « En ce cas, nous dit-il, ce serait bien mieuxvotre affaire de relâcher à Macao, où vous ne pourriez manquer devous défaire avantageusement de votre opium, et où, avec votreargent, vous pourriez acheter toute espèce de marchandiseschinoises à aussi bon marché qu’à Nanking. »

Dans l’impossibilité de détourner le bon hommede ce sentiment dont il était fort entêté et fort engoué, je luidis que nous étions gentlemen aussi bien quenégociants, et que nous avions envie d’aller voir la grande cité dePéking et la fameuse Cour du monarque de la Chine. – « Alors,reprit-il, il faut aller à Ningpo, d’où, par le fleuve qui se jettelà dans la mer, vous gagnerez, au bout de cinq lieues, le grandcanal. Ce canal, partout navigable, traverse le cœur de tout levaste empire chinois, coupe toutes les rivières, franchit plusieursmontagnes considérables au moyen d’écluses et de portes, ets’avance jusqu’à la ville de Péking, après un cours de deux centsoixante-dix lieues. »

– « Fort bien, senhorPortuguez, répondis-je ; mais ce n’est pas là notreaffaire maintenant : la grande question est de savoir s’ilvous est possible de nous conduire à la ville de Nanking, d’où plustard nous nous rendrions à Péking. » – Il me dit que Oui, quec’était pour lui chose facile, et qu’un gros navire hollandaisvenait justement de prendre la même route. Ceci me causa quelquetrouble : un vaisseau hollandais était pour lors notreterreur, et nous eussions préféré rencontrer le diable pourvu qu’ilne fût pas venu sous une figure trop effroyable. Nous avions lapersuasion qu’un bâtiment hollandais serait notre ruine ; nousn’étions pas de taille à nous mesurer : touts les vaisseauxqui trafiquent dans ces parages étant d’un port considérable etd’une beaucoup plus grande force que nous.

Le bon homme s’apperçut de mon trouble et demon embarras quand il me parla du navire hollandais, et il medit :

– « Sir, vous n’avez rien àredouter des Hollandais, je ne suppose pas qu’ils soient en guerreaujourd’hui avec votre nation. » – « Non, dis-je, il estvrai ; mais je ne sais quelles libertés les hommes se peuventdonner lorsqu’ils sont hors de la portée des lois de leurspays. » – « Eh quoi ! reprit-il, vous n’êtes pas despirates, que craignez-vous ? À coup sûr on ne s’attaquera pasà de paisibles négociants. »

LE VIEUX PILOTE PORTUGAIS

Si, à ces mots, tout mon sang ne me monta pasau visage, c’est que quelque obstruction l’arrêta dans lesvaisseaux que la nature a destinés à sa circulation. – Jeté dans ladernière confusion, je dissimulai mal, et le bon homme s’apperçutaisément de mon désordre.

– « Sir, me dit-il, je voisque je déconcerte vos mesures : je vous en prie, s’il vousplaît, faîtes ce que bon vous semble, et croyez bien que je vousservirai de toutes mes forces. » – « Oui, cela est vrai,Senhor, répondis-je, maintenant je suis quelque peuébranlé dans ma résolution, je ne sais où je dois aller, d’autantsurtout que vous avez parlé de pirates. J’ose espérer qu’il n’y ena pas dans ces mers ; nous serions en fort mauvaiseposition : vous le voyez, notre navire n’est pas de haut-bordet n’est que faiblement équipé. »

« Oh ! Sir,s’écria-t-il, tranquillisez-vous ; je ne sache pas qu’aucunpirate ait paru dans ces mers depuis quinze ans, un seul excepté,qui a été vu, à ce que j’ai ouï dire, dans la baie de Siam il y aenviron un mois ; mais vous pouvez être certain qu’il estparti pour le Sud ; d’ailleurs ce bâtiment n’est ni formidableni propre à son métier ; il n’a pas été construit pour fairela course ; il a été enlevé par un tas de coquins qui setrouvaient à bord, après que le capitaine et quelques-uns de seshommes eurent été tués par des Malais à ou près l’île deSumatra. »

« Quoi ! dis-je, faisant semblant dene rien savoir de cette affaire, ils ont assassiné leurcapitaine ? » – « Non, reprit-il, je ne prétends pasqu’ils l’aient massacré ; mais comme après le coup ils se sontenfuis avec le navire, on croit généralement qu’ils l’ont livré partrahison entre les mains de ces Malais qui l’égorgèrent, et quesans doute ils avaient apostés pour cela. » – « Alors,m’écriai-je, ils ont mérité la mort tout autant que s’ils avaientfrappé eux-mêmes. » – « Oui-da, repartit le bon homme ilsl’ont méritée et pour certain ils l’auront s’ils sont découvertspar quelque navire anglais ou hollandais ; car touts sontconvenus s’ils rencontrent ces brigands de ne leur point donner dequartier. »

– « Mais, lui fis-je observer, puisquevous dites que le pirate a quitté ces mers, comment pourraient-ilsle rencontrer ? » – « Oui vraiment, répliqua-t-il,on assure qu’il est parti ; ce qu’il y a de certain toutefois,comme je vous l’ai déjà dit, c’est qu’il est entré il y a environun mois, dans la baie de Siam, dans la rivière de Camboge, et quelà, découvert par des Hollandais, qui avaient fait partie del’équipage et qui avaient été abandonnés à terre quand leurscompagnons s’étaient enfuis avec le navire, peu s’en est falluqu’il ne soit tombé entre les mains de quelques marchands anglaiset hollandais mouillés dans la même rivière. Si leurs premièresembarcations avaient été bien secondées on l’aurait infailliblementcapturé ; mais ne se voyant harcelés que par deux chaloupes,il vira vent devant, fit feu dessus, les désempara avant que lesautres fussent arrivées, puis, gagnant la haute mer, leur fit leverla chasse et disparut. Comme ils ont une description exacte dunavire, ils sont sûrs de le reconnaître, et partout où ils letrouveront ils ont juré de ne faire aucun quartier ni au capitaineni à ses hommes et de les pendre touts à la grandevergue. »

– « Quoi ! m’écriai-je, ils lesexécuteront à tort ou à droit ? Ils les pendront d’abord etles jugeront ensuite ? » – « Bon Dieu !Sir, répondit le vieux pilote, qu’est-il besoin deformalités avec de pareils coquins ? Qu’on les lie dos à doset qu’on les jette à la mer, c’est là tout ce qu’ilsméritent. »

Sentant le bon homme entre mes mains et dansl’impossibilité de me nuire, je l’interrompis brusquement : –« Fort bien, Senhor, lui dis-je, et voilàjustement pourquoi je veux que vous nous meniez à Nanking et neveux pas rebrousser vers Macao ou tout autre parage fréquenté parles bâtiments anglais ou hollandais ; car, sachez,Senhor, que messieurs les capitaines de vaisseaux sontun tas de malavisés, d’orgueilleux, d’insolents personnages qui nesavent ce que c’est que la justice, ce que c’est que de se conduireselon les lois de Dieu et la nature ; fiers de leur office etn’entendant goutte à leur pouvoir pour punir des voleurs, ils sefont assassins ; ils prennent sur eux d’outrager des gensfaussement accusés et de les déclarer coupables sans enquêtelégale ; mais si Dieu me prête vie je leur en ferai rendrecompte, je leur ferai apprendre comment la justice veut êtreadministrée, et qu’on ne doit pas traiter un homme comme uncriminel avant que d’avoir quelque preuve et du crime et de laculpabilité de cet homme. »

Sur ce, je lui déclarai que notre navire étaitcelui-là même que ces messieurs avaient attaqué ; je luiexposai tout au long l’escarmouche que nous avions eue avec leurschaloupes et la sottise et la couardise de leur conduite ; jelui contai toute l’histoire de l’acquisition du navire et commentle Hollandais nous avait présenté la chose ; je lui dis lesraisons que j’avais de ne pas ajouter foi à l’assassinat ducapitaine par les Malais, non plus qu’au rapt du navire ; quece n’était qu’une fable du crû de ces messieurs pour insinuer quel’équipage s’était fait pirate ; qu’après tout ces messieursauraient dû au moins s’assurer du fait avant de nous attaquer audépourvu et de nous contraindre à leur résister : – « Ilsauront à répondre, ajoutai-je, du sang des hommes que dans notrelégitime défense nous avons tués ! »

Ébahi à ce discours, le bon homme nous dit quenous avions furieusement raison de gagner le Nord, et que, s’ilavait un conseil à nous donner, ce serait de vendre notre bâtimenten Chine, chose facile, puis d’en construire ou d’en acheter unautre dans ce pays : – « Assurément, ajouta-t-il, vousn’en trouverez pas d’aussi bon que le vôtre ; mais vouspourrez vous en procurer un plus que suffisant pour vous ramenervous et toutes vos marchandises au Bengale, ou partoutailleurs. »

Je lui dis que j’userais de son avis quandnous arriverions dans quelque port où je pourrais trouver unbâtiment pour mon retour ou quelque chaland qui voulût acheter lemien. Il m’assura qu’à Nanking les acquéreurs afflueraient ;que pour m’en revenir une jonque chinoise ferait parfaitement monaffaire ; et qu’il me procurerait des gens qui m’achèteraientl’un et qui me vendraient l’autre.

– « Soit ! Senhor,repris-je ; mais comme vous dites que ces messieursconnaissent si bien mon navire, en suivant vos conseils, je pourraijeter d’honnêtes et braves gens dans un affreux guêpier etpeut-être les faire égorger inopinément ; car partout où cesmessieurs rencontreront le navire il leur suffira de le reconnaîtrepour impliquer l’équipage : ainsi d’innocentes créaturesseraient surprises et massacrées. » – « Non, non, dit lebon homme, j’aviserai au moyen de prévenir ce malencontre :comme je connais touts ces commandants dont vous parlez et que jeles verrai touts quand ils passeront, j’aurai soin de leur exposerla chose sous son vrai jour, et de leur démontrer l’énormité deleur méprise ; je leur dirai que s’il est vrai que les hommesde l’ancien équipage se soient enfuis avec le navire, il est fauxpourtant qu’ils se soient faits pirates ; et que ceux qu’ilsont assaillis vers Camboge ne sont pas ceux qui autrefoisenlevèrent le navire, mais de braves gens qui l’ont achetéinnocemment pour leur commerce : et je suis persuadé qu’ilsajouteront foi à mes paroles, assez du moins pour agir avec plus dediscrétion à l’avenir. » – « Bravo, lui dis-je, etvoulez-vous leur remettre un message de ma part ? » –« Oui, volontiers, me répondit-il, si vous me le donnez parécrit et signé, afin que je puisse leur prouver qu’il vient devous, qu’il n’est pas de mon crû. » – Me rendant à son désir,sur-le-champ je pris une plume, de l’encre et du papier, et je memis à écrire sur l’échauffourée des chaloupes, sur la prétendueraison de cet injuste et cruel outrage, un long factum où jedéclarais en somme à ces messieurs les commandants qu’ils avaientfait une chose honteuse, et que, si jamais ils reparaissaient enAngleterre et que je vécusse assez pour les y voir, ils lapaieraient cher, à moins que durant mon absence les lois de mapatrie ne fussent tombées en désuétude.

Mon vieux pilote lut et relut ce manifeste etme demanda à plusieurs reprises si j’étais prêt à soutenir ce quej’y avançais. Je lui répondis que je le maintiendrais tant qu’il meresterait quelque chose au monde, dans la conviction où j’étais quetôt ou tard je devais la trouver belle pour ma revanche. Mais jen’eus pas l’occasion d’envoyer le pilote porter ce message, car ilne s’en retourna point[23]. Tandisque tout ceci se passait entre nous, par manière d’entretien, nousavancions directement vers Nanking, et au bout d’environ treizejours de navigation, nous vînmes jeter l’ancre à la pointeSud-Ouest du grand golfe de ce nom, où j’appris par hasard que deuxbâtiments hollandais étaient arrivés quelque temps avant moi, etqu’infailliblement je tomberais entre leurs mains. Dans cetteconjoncture, je consultai de nouveau monpartner ; il était aussi embarrassé que moi, etaurait bien voulu descendre sain et sauf à terre, n’importe où.Comme ma perplexité ne me troublait pas à ce point, je demandai auvieux pilote s’il n’y avait pas quelque crique, quelque havre où jepusse entrer, pour traiter secrètement avec les Chinois sans êtreen danger de l’ennemi. Il me dit que si je voulais faire encorequarante-deux lieues au Sud nous trouverions un petit port nomméQuinchang, où les Pères de la Mission débarquaient d’ordinaire envenant de Macao, pour aller enseigner la religion chrétienne auxChinois, et où les navires européens ne se montraient jamais ;et que, si je jugeais à propos de m’y rendre, là, quand j’auraismis pied à terre, je pourrais prendre tout à loisir une décisionultérieure. – « J’avoue, ajouta-t-il, que ce n’est pas uneplace marchande, cependant à certaines époques il s’y tient unesorte de foire, où les négociants japonais viennent acheter desmarchandises chinoises. »

Nous fûmes touts d’avis de gagner ce port,dont peut-être j’écris le nom de travers ; je ne puis au justeme le rappeler l’ayant perdu ainsi que plusieurs autres notes surun petit livre de poche que l’eau me gâta, dans un accident que jerelaterai en son lieu ; je me souviens seulement que lesnégociants chinois et japonais avec lesquels nous entrâmes enrelation lui donnaient un autre nom que notre pilote portugais, etqu’ils le prononçaient comme ci-dessus Quinchang.

Unanimes dans notre résolution de nous rendreà cette place, nous levâmes l’ancre le jour suivant ; nousétions allés deux fois à terre pour prendre de l’eau fraîche, etdans ces deux occasions les habitants du pays s’étaient montréstrès-civils envers nous, et nous avaient apporté une profusion dechoses, c’est-à-dire de provisions, de plantes, de racines, de thé,de riz et d’oiseaux ; mais rien sans argent.

Le vent étant contraire, nous n’arrivâmes àQuinchang qu’au bout de cinq jours ; mais notre satisfactionn’en fut pas moins vive. Transporté de joie, et, je puis bien ledire, de reconnaissance envers le Ciel, quand je posai le pied surle rivage, je fis serment ainsi que mon partner, s’ilnous était possible de disposer de nous et de nos marchandisesd’une manière quelconque, même désavantageuse, de ne jamaisremonter à bord de ce navire de malheur. Oui, il me faut ici lereconnaître, de toutes les circonstances de la vie dont j’ai faitquelque expérience, nulle ne rend l’homme si complètement misérablequ’une crainte continuelle. L’Écriture dit avec raison : –« L’effroi que conçoit un homme lui tend unpiège. » C’est une mort dans la vie ; elleoppresse tellement l’âme qu’elle la plonge dans l’inertie ;elle étouffe les esprits animaux et abat toute cette vigueurnaturelle qui soutient ordinairement l’homme dans ses afflictions,et qu’il retrouve toujours dans les plus grandesperplexités[24].

ARRIVÉE À QUINCHANG

Ce sentiment qui grossit le danger ne manquapas son effet ordinaire sur notre imagination en nous représentantles capitaines anglais et hollandais comme des gens incapablesd’entendre raison, de distinguer l’honnête homme d’avec le coquin,de discerner une histoire en l’air, calculée pour nous nuire etdans le dessein de tromper, d’avec le récit simple et vrai de toutnotre voyage, de nos opérations et de nos projets ; car nousavions cent moyens de convaincre toute créature raisonnable quenous n’étions pas des pirates : notre cargaison, la route quenous tenions, la franchise avec laquelle nous nous montrions etnous étions entrés dans tel et tel port, la forme et la faiblessede notre bâtiment, le nombre de nos hommes, la paucité[25] de nos armes, la petite quantité de nosmunitions, la rareté de nos vivres, n’était-ce pas là tout autantde témoignages irrécusables ? L’opium et les autresmarchandises que nous avions à bord auraient prouvé que le navireétait allé au Bengale ; les Hollandais, qui, disait-on,avaient touts les noms des hommes de son ancien équipage, auraientvu aisément que nous étions un mélange d’Anglais, de Portugais etd’Indiens, et qu’il n’y avait parmi nous que deux Hollandais.Toutes ces circonstances et bien d’autres encore auraient suffi etau-delà pour rendre évident à tout capitaine entre les mains de quinous serions tombés que nous n’étions pas des pirates.

Mais la peur, cette aveugle et vaine passion,nous troublait et nous jetait dans les vapeurs : ellebrouillait notre cervelle, et notre imagination abusée enfantaitmille terribles choses moralement impossibles. Nous nous figurions,comme on nous l’avait rapporté, que les marins des navires anglaiset hollandais, que ces derniers particulièrement, étaient sienragés au seul nom de pirate, surtout si furieux de la déconfiturede leurs chaloupes et de notre fuite que, sans se donner le tempsde s’informer si nous étions ou non des écumeurs et sans vouloirrien entendre, ils nous exécuteraient sur-le champ. Pour qu’ilsdaignassent faire plus de cérémonie nous réfléchissions que lachose avait à leurs yeux de trop grandes apparences devérité : le vaisseau n’était-il pas le même, quelques-uns deleurs matelots ne le connaissaient-ils pas, n’avaient-ils pas faitpartie de son équipage, et dans la rivière de Camboge, lorsque nousavions eu vent qu’ils devaient descendre pour nous examiner,n’avions nous pas battu leurs chaloupes et levé le pied ? Nousne mettions donc pas en doute qu’ils ne fussent aussi pleinementassurés que nous étions pirates que nous nous étions convaincus ducontraire ; et souvent je disais que je ne savais si, nosrôles changés, notre cas devenu le leur, je n’eusse pas considérétout ceci comme de la dernière évidence, et me fusse fait aucunscrupule de tailler en pièces l’équipage sans croire et peut-êtremême sans écouter ce qu’il aurait pu alléguer pour sa défense.

Quoi qu’il en fût, telles avaient été nosappréhensions ; et mon partner et moi nous avionsrarement fermé l’œil sans rêver corde et grande vergue,c’est-à-dire potence ; sans rêver que nous combattions, quenous étions pris, que nous tuions et que nous étions tués. Une nuitentre autres, dans mon songe j’entrai dans une telle fureur,m’imaginant que les Hollandais nous abordaient et que j’assommaisun de leurs matelots, que je frappai du poing contre le côté de lacabine où je couchais et avec une telle force que je me blessaitrès-grièvement la main, que je me foulai les jointures, que je memeurtris et déchirai la chair : à ce coup non-seulement je meréveillai en sursaut, mais encore je fus en transe un momentd’avoir perdu deux doigts.

Une autre crainte dont j’avais été possédé,c’était le traitement cruel que nous feraient les Hollandais sinous tombions entre leurs mains. Alors l’histoire d’Amboyne merevenait dans l’esprit, et je pensais qu’ils pourraient nousappliquer à la question, comme en cette île ils y avaient appliquénos compatriotes, et forcer par la violence de la torturequelques-uns de nos hommes à confesser des crimes dont jamais ilsne s’étaient rendus coupables, à s’avouer eux et nous toutspirates, afin de pouvoir nous mettre à mort avec quelquesapparences de justice ; poussés qu’ils seraient à cela parl’appât du gain : notre vaisseau et sa cargaison valant ensomme quatre ou cinq mille livres sterling.

Toutes ces appréhensions nous avaienttourmentés mon partner et moi nuit et jour. Nous neprenions point en considération que les capitaines de naviren’avaient aucune autorité pour agir ainsi, et que si nous nousconstituions leurs prisonniers ils ne pourraient se permettre denous torturer, de nous mettre à mort sans en être responsablesquand ils retourneraient dans leur patrie : au fait cecin’avait rien de bien rassurant ; car s’ils eussent mal agi ànotre égard, le bel avantage pour nous qu’ils fussent appelés à enrendre compte, car si nous avions été occis tout d’abord, la bellesatisfaction pour nous qu’ils en fussent punis quand ilsrentreraient chez eux.

Je ne puis m’empêcher de consigner iciquelques réflexions que je faisais alors sur mes nombreusesvicissitudes passées. Oh ! combien je trouvais cruel que moi,qui avais dépensé quarante années de ma vie dans de continuellestraverses, qui avais enfin touché en quelque sorte au port verslequel tendent touts les hommes, le repos et l’abondance, je mefusse volontairement jeté dans de nouveaux chagrins, par mon choixfuneste, et que moi qui avais échappé à tant de périls dans majeunesse j’en fusse venu sur le déclin de l’âge, dans une contréelointaine, en lieu et circonstance où mon innocence ne pouvaitm’être d’aucune protection, à me faire pendre pour un crime que,bien loin d’en être coupable, j’exécrais.

À ces pensées succédait un élan religieux, etje me prenais à considérer que c’était là sans doute unedisposition immédiate de la Providence ; que je devais leregarder comme tel et m’y soumettre ; que, bien que je fusseinnocent devant les hommes, tant s’en fallait que je le fussedevant mon Créateur ; que je devais songer aux fautessignalées dont ma vie était pleine et pour lesquelles la Providencepouvait m’infliger ce châtiment, comme une juste rétribution ;enfin, que je devais m’y résigner comme je me serais résigné à unnaufrage s’il eût plu à Dieu de me frapper d’un pareildésastre.

À son tour mon courage naturel quelquefoisreparaissait, je formais de vigoureuses résolutions, je jurais dene jamais me laisser prendre, donc jamais me laisser torturer parune poignée de barbares froidement impitoyables ; je me disaisqu’il aurait mieux valu pour moi tomber entre les mains desSauvages, des Cannibales, qui, s’ils m’eussent fait prisonnier,m’eussent à coup sûr dévoré, que de tomber entre les mains de cesmessieurs, dont peut-être la rage s’assouvirait sur moi par descruautés inouïes, des atrocités. Je me disais, quand autrefois j’envenais aux mains avec les Sauvages n’étais-je pas résolu àcombattre jusqu’au dernier soupir ? et je me demandaispourquoi je ne ferais pas de même alors, puisque être pris par cesmessieurs était pour moi une idée plus terrible que ne l’avaitjamais été celle d’être mangé par les Sauvages. Les Caraïbes, àleur rendre justice, ne mangeaient pas un prisonnier qu’il n’eûtrendu l’âme, ils le tuaient d’abord comme nous tuons un bœuf ;tandis que ces messieurs possédaient une multitude de raffinementsingénieux pour enchérir sur la cruauté de la mort. – Toutes lesfois que ces pensées prenaient le dessus, je tombaisimmanquablement dans une sorte de fièvre, allumée par lesagitations d’un combat supposé : mon sang bouillait, mes yeuxétincelaient comme si j’eusse été dans la mêlée, puis je jurais dene point accepter de quartier, et quand je ne pourrais plusrésister, de faire sauter le navire et tout ce qui s’y trouvaitpour ne laisser à l’ennemi qu’un chétif butin dont il pût fairetrophée.

Mais aussi lourd qu’avait été le poids de cesanxiétés et de ces perplexités tandis que nous étions à bord, aussigrande fut notre joie quand nous nous vîmes à terre, et monpartner me conta qu’il avait rêvé que ses épaulesétaient chargées d’un fardeau très-pesant qu’il devait porter ausommet d’une montagne : il sentait qu’il ne pourrait lesoutenir long-temps ; mais était survenu le pilote portugaisqui l’en avait débarrassé, la montagne avait disparu et il n’avaitplus apperçu devant lui qu’une plaine douce et unie. Vraiment il enétait ainsi, nous étions comme des hommes qu’on a délivrés d’unpesant fardeau.

Pour ma part j’avais le cœur débarrassé d’unpoids sous lequel je faiblissais ; et, comme je l’ai dit, jefis serment de ne jamais retourner en mer sur ce navire. – Quandnous fûmes à terre, le vieux pilote, devenu alors notre ami, nousprocura un logement et un magasin pour nos marchandises, qui dansle fond ne faisaient à peu près qu’un : c’était une huttecontiguë à une maison spacieuse, le tout construit en cannes etenvironné d’une palissade de gros roseaux pour garder des pilleriesdes voleurs, qui, à ce qu’il paraît, pullulent dans le pays.Néanmoins, les magistrats nous octroyèrent une petite garde :nous avions un soldat qui, avec une espèce de hallebarde ou dedemi-pique, faisait sentinelle à notre porte et auquel nousdonnions une mesure de riz et une petite pièce de monnaie, environla valeur de trois pennys par jour. Grâce à tout cela, nosmarchandises étaient en sûreté.

La foire habituellement tenue dans ce lieuétait terminée depuis quelque temps ; cependant nous trouvâmesencore trois ou quatre jonques dans la rivière et deuxjaponiers, j’entends deux vaisseaux du Japon, chargés demarchandises chinoises attendant pour faire voile les négociantsjaponais qui étaient encore à terre.

La première chose que fit pour nous notrevieux pilote portugais, ce fut de nous ménager la connaissance detrois missionnaires catholiques qui se trouvaient dans la ville etqui s’y étaient arrêtés depuis assez long-temps pour convertir leshabitants au Christianisme ; mais nous crûmes voir qu’ils nefaisaient que de piteuse besogne et que les Chrétiens qu’ilsfaisaient ne faisaient que de tristes Chrétiens. Quoiqu’il en fût,ce n’était pas notre affaire. Un de ces prêtres était un Françaisqu’on appelait Père Simon, homme de bonne et joyeuse humeur, francdans ses propos et n’ayant pas la mine si sérieuse et si grave queles deux autres, l’un Portugais, l’autre Génois. Père Simon étaitcourtois, aisé dans ses manières et d’un commerce fortaimable ; ses deux compagnons, plus réservés, paraissaientrigides et austères, et s’appliquaient tout de bon à l’œuvre pourlaquelle ils étaient venus, c’est-à-dire à s’entretenir avec leshabitants et à s’insinuer parmi eux toutes les fois que l’occasions’en présentait. Souvent nous prenions nos repas avec cesrévérends ; et quoique à vrai dire ce qu’ils appellent laconversion des Chinois au Christianisme soit fort éloignée de lavraie conversion requise pour amener un peuple à la Foi duChrist, et ne semble guère consister qu’à leurapprendre le nom de Jésus, à réciter quelques prièresà la Vierge Marie et à son Fils dans une langue qu’ilsne comprennent pas, à faire le signe de la croix et autres chosessemblables, cependant il me faut l’avouer, ces religieux qu’onappelle Missionnaires, ont une ferme croyance que ces gens serontsauvés et qu’ils sont l’instrument de leur salut ; dans cettepersuasion, ils subissent non-seulement les fatigues du voyage, lesdangers d’une pareille vie, mais souvent la mort même avec lestortures les plus violentes pour l’accomplissement de cetteœuvre ; et ce serait de notre part un grand manque de charité,quelque opinion que nous ayons de leur besogne en elle-même et deleur manière de l’expédier, si nous n’avions pas une haute opiniondu zèle qui la leur fait entreprendre à travers tant de dangers,sans avoir en vue pour eux-mêmes le moindre avantage temporel.[26]

LE NÉGOCIANT JAPONAIS

Or, pour en revenir à mon histoire, ce prêtrefrançais, Père Simon, avait, ce me semble, ordre du chef de laMission de se rendre à Péking, résidence royale de l’Empereurchinois, et attendait un autre prêtre qu’on devait lui envoyer deMacao pour l’accompagner. Nous nous trouvions rarement ensemblesans qu’il m’invitât à faire ce voyage avec lui, m’assurant qu’ilme montrerait toutes les choses glorieuses de ce puissant Empire etentre autres la plus grande cité du monde : – « Cité,disait-il, que votre Londres et notre Paris réunis ne pourraientégaler. » – Il voulait parler de Péking, qui, je l’avoue, estune ville fort grande et infiniment peuplée ; mais comme j’airegardé ces choses d’un autre œil que le commun des hommes, j’endonnerai donc mon opinion en peu de mots quand, dans la suite demes voyages, je serai amené à en parler plus particulièrement.

Mais d’abord je retourne à mon moine oumissionnaire : dînant un jour avec lui, nous trouvant toutsfort gais, je lui laissai voir quelque penchant à le suivre, et ilse mit à me presser très-vivement, ainsi que monpartner, et à nous faire mille séductions pour nousdécider. – « D’où vient donc, Père Simon, dit monpartner, que vous souhaitez si fort notresociété ? Vous savez que nous sommes hérétiques ; vous nepouvez nous aimer ni goûter notre compagnie. » –« Oh ! s’écria-t-il, vous deviendrez peut-être de bonsCatholiques, avec le temps : mon affaire ici est de convertirdes payens ; et qui sait si je ne vous convertirai pasaussi ? » – « Très-bien, Père, repris-je ;ainsi vous nous prêcherez tout le long du chemin. » –« Non, non, je ne vous importunerai pas : notre religionn’est pas incompatible avec les bonnes manières ; d’ailleurs,nous sommes touts ici censés compatriotes. Au fait ne lesommes-nous pas eu égard au pays où nous nous trouvons ; et sivous êtes huguenots et moi catholique, au total ne sommes-nous pastouts chrétiens ? Tout au moins, ajouta-t-il, nous sommestouts de braves gens et nous pouvons fort bien nous hanter sansnous incommoder l’un l’autre. » – Je goûtai fort ces dernièresparoles, qui rappelèrent à mon souvenir mon jeune ecclésiastiqueque j’avais laissé au Brésil, mais il s’en fallait de beaucoup quece Père Simon approchât de son caractère ; car bien que PèreSimon n’eût en lui nulle apparence de légèreté criminelle,cependant il n’avait pas ce fonds de zèle chrétien, de piétéstricte, d’affection sincère pour la religion que mon autre bonecclésiastique possédait et dont j’ai parlé longuement.

Mais laissons un peu Père Simon, quoiqu’il nenous laissât point, ni ne cessât de nous solliciter de partir aveclui. Autre chose alors nous préoccupait : il s’agissait denous défaire de notre navire et de nos marchandises, et nouscommencions à douter fort que nous le pussions, car nous étionsdans une place peu marchande : une fois même je fus tenté deme hasarder à faire voile pour la rivière de Kilam et la ville deNanking ; mais la Providence sembla alors, plus visiblementque jamais, s’intéresser à nos affaires, et mon courage futtout-à-coup relevé par le pressentiment que je devais, d’unemanière ou d’une autre, sortir de cette perplexité et revoir enfinma patrie : pourtant je n’avais pas le moindre soupçon de lavoie qui s’ouvrirait, et quand je me prenais quelquefois à y songerje ne pouvais imaginer comment cela adviendrait. La Providence,dis-je, commença ici à débarrasser un peu notre route, et pour lapremière chose heureuse voici que notre vieux pilote portugais nousamena un négociant japonais qui, après s’être enquis desmarchandises que nous avions, nous acheta en premier lieu toutnotre opium : il nous en donna un très-bon prix, et nous payaen or, au poids, partie en petites pièces au coin du pays, partieen petits lingots d’environ dix ou onze onces chacun. Tandis quenous étions en affaire avec lui pour notre opium il me vint àl’esprit qu’il pourrait bien aussi s’arranger de notre navire etj’ordonnai à l’interprète de lui en faire la proposition ; àcette ouverture, il leva tout bonnement les épaules, mais quelquesjours après il revint avec un des missionnaires pour son truchemanet me fit cette offre : – « Je vous ai acheté, dit-il,une trop grande quantité de marchandises avant d’avoir la pensée ouque la proposition m’ait été faite d’acheter le navire, de sortequ’il ne me reste pas assez d’argent pour le payer ; mais sivous voulez le confier au même équipage je le louerai pour aller auJapon, d’où je l’enverrai aux îles Philippines avec un nouveauchargement dont je paierai le fret avant son départ du Japon, et àson retour je l’achèterai. » Je prêtai l’oreille à cetteproposition, et elle remua si vivement mon humeur aventurière queje conçus aussitôt l’idée de partir moi-même avec lui, puis defaire voile des îles Philippines pour les mers du Sud. Je demandaidonc au négociant japonais s’il ne pourrait pas ne nous garder quejusqu’aux Philippines et nous congédier là. Il répondit que non,que la chose était impossible, parce qu’alors il ne pourraiteffectuer le retour de sa cargaison, mais qu’il nous congédieraitau Japon, à la rentrée du navire. J’y adhérais, toujours disposé àpartir ; mais mon partner, plus sage que moi,m’en dissuada en me représentant les dangers auxquels j’allaiscourir et sur ces mers, et chez les Japonais, qui sont faux, cruelset perfides, et chez les Espagnols des Philippines, plus faux, pluscruels et plus perfides encore.

Mais pour amener à conclusion ce grandchangement dans nos affaires, il fallait d’abord consulter lecapitaine du navire. Et l’équipage, et savoir s’ils voulaient allerau Japon, et tandis que cela m’occupait, le jeune homme que monneveu m’avait laissé pour compagnon de voyage vint à moi et me ditqu’il croyait l’expédition proposée fort belle, qu’elle promettaitde grands avantages et qu’il serait ravi que jel’entreprisse ; mais que si je ne me décidais pas à cela etque je voulusse l’y autoriser, il était prêt à partir commemarchand, ou en toute autre qualité, à mon bon plaisir. – « Sijamais je retourne en Angleterre, ajouta-t-il, et vous y retrouvevivant, je vous rendrai un compte fidèle de mon gain, qui sera toutà votre discrétion. »

Il me fâchait réellement de me séparer delui ; mais, songeant aux avantages qui étaient vraimentconsidérables, et que ce jeune homme était aussi propre à menerl’affaire à bien que qui que ce fût, j’inclinai à le laisserpartir ; cependant je lui dis que je voulais d’abord consultermon partner, et que je lui donnerais une réponse lelendemain. Je m’en entretins donc avec mon partner,qui s’y prêta très-généreusement : – « Vous savez, medit-il, que ce navire nous a été funeste, et que nous avons résolutouts les deux de ne plus nous y embarquer : si votreintendant – ainsi appelait-il mon jeune homme – veut tenter levoyage, je lui abandonne ma part du navire pour qu’il en tire lemeilleur parti possible ; et si nous vivons assez pour revoirl’Angleterre, et s’il réussit dans ces expéditions lointaines, ilnous tiendra compte de la moitié du profit du louage du navire,l’autre moitié sera pour lui. »

Mon partner qui n’avait nulleraison de prendre intérêt à ce jeune homme, faisant une offresemblable, je me gardai bien d’être moins généreux ; et toutl’équipage consentant à partir avec lui, nous lui donnâmes lamoitié du bâtiment en propriété, et nous reçûmes de lui un écritpar lequel il s’obligeait à nous tenir compte de l’autre et ilpartit pour le Japon. – Le négociant japonais se montra un parfaithonnête homme à son égard : il le protégea au Japon, il luifit obtenir, la permission de descendre à terre, faveur qu’engénérai les Européens n’obtiennent plus depuis quelque temps ;il lui paya son fret très-ponctuellement, et l’envoya auxPhilippines chargé de porcelaines du Japon et de la Chine avec unsubrécargue du pays, qui, après avoir trafiqué avec les Espagnols,rapporta des marchandises européennes et une forte partie de clousde girofle et autres épices. À son arrivée non-seulement il luipaya son fret recta et grassement, mais encore, comme notre jeunehomme ne se souciait point alors de vendre le navire, le négociantlui fournit des marchandises pour son compte ; de sortequ’avec quelque argent et quelques épices qu’il avait d’autre partet qu’il emporta avec lui, il retourna aux Philippines, chez lesEspagnols, où il se défit de sa cargaison très-avantageusement. Là,s’étant fait de bonnes connaissances à Manille, il obtint que sonnavire fût déclaré libre ; et le gouverneur de Manille l’ayantloué pour aller en Amérique, à Acapulco, sur la côte du Mexique, illui donna la permission d’y débarquer, de se rendre à Mexico, et deprendre passage pour l’Europe, lui et tout son monde, sur un navireespagnol.

Il fit le voyage d’Acapulco très-heureusement,et là il vendit son navire. Là, ayant aussi obtenu la permission dese rendre par terre à Porto-Bello, il trouva, je ne sais comment,le moyen de passer à la Jamaïque avec tout ce qu’il avait, etenviron huit ans après il revint en Angleterre excessivementriche : de quoi je parlerai en son lieu. Sur ce je reviens àmes propres affaires.

Sur le point de nous séparer du bâtiment et del’équipage, nous nous prîmes naturellement à songer à la récompenseque nous devions donner aux deux hommes qui nous avaient avertis sifort à propos du projet formé contre nous dans la rivière deCamboge. Le fait est qu’ils nous avaient rendu un service insigne,et qu’ils méritaient bien de nous, quoique, soit dit en passant,ils ne fussent eux-mêmes qu’une paire de coquins ; car,ajoutant foi à la fable qui nous transformait en pirates, et nedoutant pas que nous ne nous fussions enfuis avec le navire, ilsétaient venus nous trouver, non-seulement pour nous vendre la mèchede ce qu’on machinait contre nous, mais encore pour s’en allerfaire la course en notre compagnie, et l’un d’eux avoua plus tardque l’espérance seule d’écumer la mer avec nous l’avait poussé àcette révélation. N’importe ! le service qu’ils nous avaientrendu n’en était pas moins grand, et c’est pourquoi, comme je leuravais promis d’être reconnaissant envers eux, j’ordonnaipremièrement qu’on leur payât les appointements qu’ils déclaraientleur être dus à bord de leurs vaisseaux respectifs, c’est-à-dire àl’Anglais neuf mois de ses gages et sept au Hollandais ; puis,en outre et par dessus, je leur fis donner une petite somme en or,à leur grand contentement. Je nommai ensuite l’Anglais maîtrecanonnier du bord, le nôtre ayant passé lieutenant en second etcommis aux vivres ; pour le Hollandais je le fis maîtred’équipage. Ainsi grandement satisfaits, l’un et l’autre rendirentde bons offices, car touts les deux étaient d’habiles marins etd’intrépides compagnons.

Nous étions alors à terre à la Chine ; etsi au Bengale je m’étais cru banni et éloigné de ma patrie, tandisque pour mon argent, j’avais tant de moyens de revenir chez moi,que ne devais-je pas penser en ce moment où j’étais environ à millelieues plus loin de l’Angleterre, et sans perspective aucune deretour !

Seulement, comme une autre foire devait setenir au bout de quatre mois dans la ville où nous étions, nousespérions qu’alors nous serions à même de nous procurer toutessortes de produits du pays, et vraisemblablement de trouverquelques jonques chinoises ou quelques navires venant de Nankingqui seraient à vendre et qui pourraient nous transporter nous etnos marchandises où il nous plairait. Faisant fond là-dessus, jerésolus d’attendre ; d’ailleurs comme nos personnes privéesn’étaient pas suspectes, si quelques bâtiments anglais ouhollandais se présentaient ne pouvions-nous pas trouver l’occasionde charger nos marchandises et d’obtenir passage pour quelque autreendroit des Indes moins éloigné de notre patrie ?

Dans cette espérance, nous nous déterminâmesdonc à demeurer en ce lieu ; mais pour nous récréer nous nouspermîmes deux ou trois petites tournées dans le pays. Nous fîmesd’abord un voyage de dix jours pour aller voir Nanking, villevraiment digne d’être visitée. On dit qu’elle renferme un milliond’âmes, je ne le crois pas : elle est symétriquement bâtie,toutes les rues sont régulièrement alignées et se croisent l’unel’autre en ligne droite, ce qui lui donne une avantageuseapparence.

VOYAGE À NANKING

Mais quand j’en viens à comparer lesmisérables peuples de ces contrées aux peuples de nos contrées,leurs édifices, leurs mœurs, leur gouvernement, leur religion,leurs richesses et leur splendeur – comme disent quelques-uns, –j’avoue que tout cela me semble ne pas valoir la peine d’êtrenommé, ne pas valoir le temps que je passerais à le décrire et queperdraient à le lire ceux qui viendront après moi.

Il est à remarquer que nous nous ébahissons dela grandeur, de l’opulence, des cérémonies, de la pompe, dugouvernement, des manufactures, du commerce et de la conduite deces peuples, non parce que ces choses méritent de fixer notreadmiration ou même nos regards, mais seulement parce que, toutremplis de l’idée primitive que nous avons de la barbarie de cescontrées, de la grossièreté et de l’ignorance qui y règnent, nousne nous attendons pas à y trouver rien de si avancé.

Autrement, que sont leurs édifices au prix despalais et des châteaux royaux de l’Europe ? Qu’est-ce que leurcommerce auprès du commerce universel de l’Angleterre, de laHollande, de la France et de l’Espagne ? Que sont leurs villesau prix des nôtres pour l’opulence, la force, le faste des habits,le luxe des ameublements, la variété infinie ? Que sont leursports parsemés de quelques jonques et de quelques barques, comparésà notre navigation, à nos flottes marchandes, à notre puissante etformidable marine ? Notre cité de Londres fait plus decommerce que tout leur puissant Empire. Un vaisseau de guerreanglais, hollandais ou français, de quatre-vingts canons, battraitet détruirait toutes les forces navales des Chinois, la grandeur deleur opulence et de leur commerce, la puissance de leurgouvernement, la force de leurs armées nous émerveillent parce que,je l’ai déjà dit, accoutumés que nous sommes à les considérer commeune nation barbare de payens et à peu près comme des Sauvages, nousne nous attendons pas à rencontrer rien de semblable chez eux, etc’est vraiment de là que vient le jour avantageux sous lequel nousapparaissent leur splendeur et leur puissance : autrement,cela en soi-même n’est rien du tout ; car ce que j’ai dit deleurs vaisseaux peut être dit de leurs troupes et de leursarmées ; toutes les forces de leur Empire, bien qu’ilspuissent mettre en campagne deux millions d’hommes, ne seraientbonnes ni plus ni moins qu’à ruiner le pays et à les réduireeux-mêmes à la famine. S’ils avaient à assiéger une ville forte deFlandre ou à combattre une armée disciplinée, une ligne decuirassiers allemands ou de gendarmes français culbuterait touteleur cavalerie ; un million de leurs fantassins ne pourraienttenir devant un corps du notre infanterie rangé en bataille etposté de façon à ne pouvoir être enveloppé, fussent-ils vingtcontre un : voire même, je ne hâblerais pas si je disais quetrente mille hommes d’infanterie allemande ou anglaise et dix millechevaux français brosseraient toutes les forces de la Chine. Il enest de même de notre fortification et de l’art de nos ingénieursdans l’attaque et la défense des villes : il n’y a pas à laChine une place fortifiée qui pût tenir un mois contre lesbatteries et les assauts d’une armée européenne tandis que toutesles armées des Chinois ne pourraient prendre une ville commeDunkerque, à moins que ce ne fût par famine, l’assiégeraient-ellesdix ans. Ils ont des armes à feu, il est vrai ; mais ellessont lourdes et grossières et sujettes à faire long feu ; ilsont de la poudre, mais elle n’a point de force ; enfin ilsn’ont ni discipline sur le champ de bataille, ni tactique, nihabileté dans l’attaque, ni modération dans la retraite. Aussij’avoue que ce fut chose bien étrange pour moi quand je revins enAngleterre d’entendre nos compatriotes débiter de si belles bourdessur la puissance, les richesses, la gloire, la magnificence et lecommerce des Chinois, qui ne sont, je l’ai vu, je le sais, qu’unméprisable troupeau d’esclaves ignorants et sordides assujétis à ungouvernement bien digne de commander à tel peuple ; et en unmot, car je suis maintenant tout-à-fait lancé hors de mon sujet, eten un mot, dis-je si la Moscovie n’était pas à une si énormedistance, si l’Empire moscovite n’était pas un ramassis d’esclavespresque aussi grossiers, aussi faibles, aussi mal gouvernés que lesChinois eux-mêmes, le Czar de Moscovie pourrait tout à son aise leschasser touts de leur contrée et la subjuguer dans une seulecampagne. Si le Czar, qui, à ce que j’entends dire, devient ungrand prince et commence à se montrer formidable dans le monde, sefût jeté de ce côté au lieu de s’attaquer aux belliqueux Suédois, –dans cette entreprise aucune des puissances ne l’eût envié ouentravé, – il serait aujourd’hui Empereur de la Chine au lieud’avoir été battu par le Roi de Suède à Narva, où les Suédoisn’étaient pas un contre six. – De même que les Chinois nous sontinférieurs en force, en magnificence, en navigation, en commerce eten agriculture, de même ils nous sont inférieurs en savoir, enhabileté dans les sciences : ils ont des globes et des sphèreset une teinture des mathématiques ; mais vient-on à examinerleurs connaissances… que les plus judicieux de leurs savants ont lavue courte ! Ils ne savent rien du mouvement des corpscélestes et sont si grossièrement et si absurdement ignorants, que,lorsque le soleil s’éclipse, ils s’imaginent q’il est assailli parun grand dragon qui veut l’emporter, et ils se mettent à faire uncharivari avec touts les tambours et touts les chaudrons du payspour épouvanter et chasser le monstre, juste comme nous faisonspour rappeler un essaim d’abeilles.

C’est là l’unique digression de ce genre queje me sois permise dans tout le récit que j’ai donné de mesvoyages ; désormais je me garderai de faire aucune descriptionde contrée et de peuple ; ce n’est pas mon affaire, ce n’estpas de mon ressort : m’attachant seulement à la narration demes propres aventures à travers une vie ambulante et une longuesérie de vicissitudes, presque inouïes, je ne parlerai des villesimportantes, des contrées désertes, des nombreuses nations que j’aiencore à traverser qu’autant qu’elles se lieront à ma proprehistoire et que mes relations avec elles le rendront nécessaire. –J’étais alors, selon mon calcul le plus exact, dans le cœur de laChine, par 30 degrés environ de latitude Nord, car nous étionsrevenus de Nanking. J’étais toujours possédé d’une grande envie devoir Péking, dont j’avais tant ouï parler, et Père Simonm’importunait chaque jour pour que je fisse cette excursion. Enfinl’époque de son départ étant fixée, et l’autre missionnaire quidevait aller avec lui étant arrivé de Macao, il nous fallaitprendre une détermination. Je renvoyai Père Simon à monpartner, m’en référant tout-à-fait à son choix. Monpartner finit par se déclarer pour l’affirmative, etnous fîmes nos préparatifs de voyage. Nous partîmes assezavantageusement sous un rapport, car nous obtînmes la permission devoyager à la suite d’un des mandarins du pays, une manière device-rois ou principaux magistrats de la province où ils résident,tranchant du grand, voyageant avec un grand cortège et force grandshommages de la part du peuple, qui souvent est grandement appauvripar eux, car touts les pays qu’ils traversent sont obligés de leurfournir des provisions à eux et à toute leur séquelle. Une choseque je ne laissai pas de remarquer particulièrement en cheminantavec les bagages de celui-ci, c’est que, bien que nous reçussionsdes habitants de suffisantes provisions pour nous et nos chevaux,comme appartenant au mandarin, nous étions néanmoins obligés detout payer ce que nous acceptions d’après le prix courant du lieu.L’intendant ou commissaire des vivres du mandarin nous soutiraittrès-ponctuellement ce revenant-bon, de sorte que si voyager à lasuite du mandarin était une grande commodité pour nous, ce n’étaitpas une haute faveur de sa part, c’était, tout au contraire, ungrand profit pour lui, si l’on considère qu’il y avait unetrentaine de personnes chevauchant de la même manière sous laprotection de son cortège ou, comme nous disions, sous son convoi.C’était, je le répète, pour lui un bénéfice tout clair : ilnous prenait tout notre argent pour les vivres que le pays luifournissait pour rien.

Pour gagner Péking nous eûmes vingt-cinq joursde marche à travers un pays extrêmement populeux, maismisérablement cultivé : quoiqu’on préconise tant l’industriede ce peuple, son agriculture, son économie rurale, sa manière devivre, tout cela n’est qu’une pitié. Je dis une pitié, et cela estvraiment tel comparativement à nous, et nous semblerait ainsi ànous qui entendons la vie, si nous étions obligés de lesubir ; mais il n’en est pas de même pour ces pauvres diablesqui ne connaissent rien autre. L’orgueil de ces pécores est énorme,il n’est surpassé que par leur pauvreté, et ne fait qu’ajouter à ceque j’appelle leur misère. Il m’est avis que les Sauvages tout nusde l’Amérique vivent beaucoup plus heureux ; s’ils n’ont rienils ne désirent rien, tandis que ceux-ci, insolents et superbes, nesont après tout que des gueux et des valets ; leur ostentationest inexprimable : elle se manifeste surtout dans leursvêtements, dans leurs demeures et dans la multitude de laquais etd’esclaves qu’ils entretiennent ; mais ce qui met le comble àleur ridicule, c’est le mépris qu’ils professent pour toutl’univers, excepté pour eux-mêmes.

Sincèrement, je voyageai par la suite plusagréablement dans les déserts et les vastes solitudes de laGrande-Tartarie que dans cette Chine où cependant les routes sontbien pavées, bien entretenues et très-commodes pour les voyageurs.Rien ne me révoltait plus que de voir ce peuple si hautain, siimpérieux, si outrecuidant au sein de l’imbécillité et del’ignorance la plus crasse ; car tout son fameux génie n’estque çà et pas plus ! Aussi mon ami Père Simon et moi nelaissions-nous jamais échapper l’occasion de faire gorge chaude deleur orgueilleuse gueuserie. – Un jour, approchant du manoir d’ungentilhomme campagnard, comme l’appelait Père Simon à environ dixlieues de la ville de Nanking, nous eûmes l’honneur de chevaucherpendant environ deux milles avec le maître de la maison, dontl’équipage était un parfait Don-Quichotisme, un mélange de pompe etde pauvreté.

L’habit de ce crasseux Don eûtmerveilleusement fait l’affaire d’un scaramouche ou d’unfagotin : il était d’un sale calicot surchargé de tout lepimpant harnachement de la casaque d’un fou ; les manches enétaient pendantes, de tout côté ce n’était que satin, crevés ettaillades. Il recouvrait une riche veste de taffetas aussi grasseque celle d’un boucher, et qui témoignait que son Honneur était untrès-exquis saligaud.

Son cheval était une pauvre, maigre, affaméeet cagneuse créature ; on pourrait avoir une pareille montureen Angleterre pour trente ou quarante schelings. Deux esclaves lesuivaient à pied pour faire trotter le pauvre animal. Il avait unfouet à la main et il rossait la bête aussi fort et ferme du côtéde la tête que ses esclaves le faisaient du côté de la queue, etainsi il s’en allait chevauchant près de nous avec environ dix oudouze valets ; et on nous dit qu’il se rendait à son manoir àune demi-lieue devant nous. Nous cheminions tout doucement, maiscette manière de gentilhomme prit le devant, et comme nous nousarrêtâmes une heure dans un village pour nous rafraîchir, quandnous arrivâmes vers le castel du ce grand personnage, nous le vîmesinstallé sur un petit emplacement devant sa porte, et en train deprendre sa réfection : au milieu de cette espèce de jardin, ilétait facile de l’appercevoir, et on nous donna à entendre que plusnous le regarderions, plus il serait satisfait.

Il était assis sous un arbre à peu prèssemblable à un palmier nain, qui étendait son ombre au-dessus de satête, du côté du midi ; mais, par luxe, on avait placé sousl’arbre un immense parasol qui ajoutait beaucoup au coup d’œil. Ilétait étalé et renversé dans un vaste fauteuil, car c’était unhomme pesant et corpulent, et sa nourriture lui était apportée pardeux esclaves femelles.

LE DON QUICHOTTE CHINOIS.

On en voyait deux autres, dont peu degentilshommes européens, je pense, eussent agréé le service :la première abecquait notre gentillâtre avec une cuillère ; laseconde tenait un plat d’une main, et de l’autre tenait ce quitombait sur la barbe ou la veste de taffetas de sa Seigneurie.Cette grosse et grasse brute pensait au-dessous d’elle d’employerses propres mains à toutes ces opérations familières que les roiset les monarques aiment mieux faire eux-mêmes plutôt que d’êtretouchés par les doigts rustiques de leurs valets[27].

À ce spectacle, je me pris à penser auxtortures que la vanité prépare aux hommes et combien un penchantorgueilleux ainsi mal dirigé doit être incommode pour un être qui ale sens commun ; puis, laissant ce pauvre hère se délecter àl’idée que nous nous ébahissions devant sa pompe, tandis que nousle regardions en pitié et lui prodiguions le mépris, nouspoursuivîmes notre voyage ; seulement Père Simon eut lacuriosité de s’arrêter pour tâcher d’apprendre quelles étaient lesfriandises dont ce châtelain se repaissait avec tantd’apparat ; il eut l’honneur d’en goûter et nous dit quec’était, je crois, un mets dont un dogue anglais voudrait à peinemanger, si on le lui offrait, c’est-à-dire un plat de riz bouilli,rehaussé d’une grosse gousse d’ail, d’un sachet rempli de poivrevert et d’une autre plante à peu près semblable à notre gingembre,mais qui a l’odeur du musc et la saveur de la moutarde ; letout mis ensemble et mijoté avec un petit morceau de mouton maigre.Voilà quel était le festin de sa Seigneurie, dont quatre ou cinqautres domestiques attendaient les ordres à quelque distance. S’illes nourrissait moins somptueusement qu’il se nourrissait lui-même,si, par exemple, on leur retranchait les épices, ils devaient fairemaigre chère en vérité.

Quant à notre mandarin avec qui nousvoyagions, respecté comme un roi, il était toujours environné deses gentilshommes, et entouré d’une telle pompe que je ne pus guèrel’entrevoir que de loin ; je remarquai toutefois qu’entretouts les chevaux de son cortége il n’y en avait pas un seul quiparût valoir les bêtes de somme de nos voituriers anglais ;ils étaient si chargés de housses, de caparaçons, de harnais etautres semblables friperies, que vous n’auriez pu voir s’ilsétaient gras ou maigres : on appercevait à peine le bout deleur tête et de leurs pieds.

J’avais alors le cœur gai ; débarrassé dutrouble et de la perplexité dont j’ai fait la peinture, et nenourrissant plus d’idées rongeantes, ce voyage me sembla on ne peutplus agréable. Je n’y essuyai d’ailleurs aucun fâcheuxaccident ; seulement en passant à gué une petite rivière, moncheval broncha et me désarçonna, c’est-à-dire qu’il me jetadedans : l’endroit n’était pas profond, mais je fus trempéjusqu’aux os. Je ne fais mention de cela que parce que ce fut alorsque se gâta mon livre de poche, où j’avais couché les noms deplusieurs peuples et de différents lieux dont je voulais meressouvenir. N’en ayant pas pris tant le soin nécessaire, lesfeuillets se moisirent, et par la suite il me fut impossible dedéchiffrer un seul mot, à mon grand regret, surtout quant aux nomsde quelques places auxquelles je touchai dans ce voyage.

Enfin nous arrivâmes à Péking. – Je n’avaisavec moi que le jeune homme que mon neveu le capitaine avaitattaché à ma personne comme domestique, lequel se montratrès-fidèle et très-diligent ; mon partnern’avait non plus qu’un compagnon, un de ses parents. Quant aupilote portugais, ayant désiré voir la Cour, nous lui avions donnéson passage, c’est-à-dire que nous l’avions défrayé pour l’agrémentde sa compagnie et pour qu’il nous servît d’interprète, car ilentendait la langue du pays, parlait bien français et quelque peuanglais : vraiment ce bon homme nous fut partout on ne peutplus utile Il y avait à peine une semaine que nous étions à Péking,quand il vint me trouver en riant : – « Ah !senhor Inglez, me dit-il, j’ai quelque chose à vousdire qui vous mettra la joie au cœur. » – « La joie aucœur ! dis-je, que serait-ce donc ? Je ne sache rien dansce pays qui puisse m’apporter ni grande joie ni grandchagrin. » – « Oui, oui, dit le vieux homme en mauvaisanglais, faire vous content, et moifâcheux. » – C’estfâché qu’il voulait dire. Ceci piqua macuriosité. – « Pourquoi, repris-je, cela vousfâcherait-il ? » – « Parce que, répondit-il, aprèsm’avoir amené ici, après un voyage de vingt-cinq jours, vous melaisserez m’en retourner seul. Et comment ferai-je pour regagnermon port sans vaisseau, sans cheval, sanspécune ? » C’est ainsi qu’ilnommait l’argent dans un latin corrompu qu’il avait en provisionpour notre plus grande hilarité.

Bref, il nous dit qu’il y avait dans la villeune grande caravane de marchands moscovites et polonais qui sedisposaient à retourner par terre en Moscovie dans quatre ou cinqsemaines, et que sûrement nous saisirions l’occasion de partir aveceux et le laisserions derrière s’en revenir tout seul. J’avoue quecette nouvelle me surprit : une joie secrète se répandit danstoute mon âme, une joie que je ne puis décrire, que je ne ressentisjamais ni auparavant ni depuis. Il me fut impossible pendantquelque temps de répondre un seul mot au bon homme ; à la finpourtant, me tournant vers lui : – « Comment savez-vouscela ? fis-je, êtes-vous sûr que ce soit vrai ? »« Oui-dà, reprit-il ; j’ai rencontré ce matin, dans larue, une de mes vieilles connaissances, un Arménien, ou, comme vousdites vous autres, un Grec, qui se trouve avec eux ; il estarrivé dernièrement d’Astracan et se proposait d’aller au Ton-Kin,où je l’ai connu autrefois ; mais il a changé d’avis, etmaintenant il est déterminé à retourner à Moscou avec la caravane,puis à descendre le Volga jusqu’à Astracan. » – « Ehbien ! senhor, soyez sans inquiétude quant à êtrelaissé seul : si c’est un moyen pour moi de retourner enAngleterre, ce sera votre faute si vous remettez jamais le pied àMacao. » J’allai alors consulter mon partner surce qu’il y avait à faire, et je lui demandai ce qu’il pensait de lanouvelle du pilote et si elle contrarierait ses intentions :il me dit qu’il souscrivait d’avance à tout ce que jevoudrais ; car il avait si bien établi ses affaires au Bengaleet laissé ses effets en si bonnes mains, que, s’il pouvaitconvertir l’expédition fructueuse que nous venions de réaliser ensoies de Chine écrues et ouvrées qui valussent la peine d’êtretransportées, il serait très-content d’aller en Angleterre, d’où ilrepasserait au Bengale par les navires de la Compagnie.

Cette détermination prise, nous convînmes que,si notre vieux pilote portugais voulait nous suivre, nous ledéfraierions jusqu’à Moscou ou jusqu’en Angleterre, comme il luiplairait. Certes nous n’eussions point passé pour généreux si nousne l’eussions pas récompensé davantage ; les services qu’ilnous avait rendus valaient bien cela et au-delà : il avait éténon-seulement notre pilote en mer, mais encore pour ainsi direnotre courtier à terre ; et en nous procurant le négociantjaponais il avait mis quelques centaines de livres sterling dansnos poches. Nous devisâmes donc ensemble là-dessus, et désireux dele gratifier, ce qui, après tout, n’était que lui faire justice, etsouhaitant d’ailleurs de le conserver avec nous, car c’était unhomme précieux en toute occasion, nous convînmes que nous luidonnerions à nous deux une somme en or monnayé, qui, d’après moncalcul, pouvait monter à 175 livres sterling, et que nousprendrions ses dépenses pour notre compte, les siennes et celles deson cheval, ne laissant à sa charge que la bête de somme quitransporterait ses effets.

Ayant arrêté ceci entre nous, nous mandâmes levieux pilote pour lui faire savoir ce que nous avions résolu. –« Vous vous êtes plaint, lui dis-je, d’être menacé de vous enretourner tout seul ; j’ai maintenant à vous annoncer que vousne vous en retournerez pas du tout. Comme nous avons pris partid’aller en Europe avec la caravane, nous voulons vous emmener avecnous, et nous vous avons fait appeler pour connaître votrevolonté. » – Le bonhomme hocha la tête et dit que c’était unlong voyage ; qu’il n’avait point depécune pour l’entreprendre, ni pour subsisterquand il serait arrivé. – « Nous ne l’ignorons pas, luidîmes-nous, et c’est pourquoi nous sommes dans l’intention de fairequelque chose pour vous qui vous montrera combien nous sommessensibles au bon office que vous nous avez rendu, et combien aussivotre compagnie nous est agréable. – Je lui déclarai alors que nousétions convenus de lui donner présentement une certainesomme ; qu’il pourrait employer de la même manière que nousemploierions notre avoir, et que, pour ce qui était de sesdépenses, s’il venait avec nous, nous voulions le déposer à bonport, – sauf mort ou événements, – soit en Moscovie soit enAngleterre, et cela à notre charge, le transport de sesmarchandises excepté.

Il reçut cette proposition avec transport, etprotesta qu’il nous suivrait au bout du monde ; nous nousmîmes donc à faire nos préparatifs de voyage. Toutefois il en futde nous comme des autres marchands : nous eûmes touts beaucoupde choses à terminer, et au lieu d’être prêts en cinq semaines,avant que tout fût arrangé quatre mois et quelques jourss’écoulèrent.

Ce ne fut qu’au commencement de février quenous quittâmes Péking. – Mon partner et le vieuxpilote se rendirent au port où nous avions d’abord débarqué pourdisposer de quelques marchandises que nous y avions laissées, etmoi avec un marchand chinois que j’avais connu à Nanking, et quiétait venu à Péking pour ses affaires, je m’en allai dans lapremière de ces deux villes, où j’achetai quatre-vingt-dix piècesde beau damas avec environ deux cents pièces d’autres bellesétoffes de soie de différentes sortes, quelques-unes brochéesd’or ; toutes ces acquisitions étaient déjà rendues à Pékingau retour de mon partner. En outre, nous achetâmes unepartie considérable de soie écrue et plusieurs autresarticles : notre pacotille s’élevait, rien qu’en cesmarchandises, à 3,500 livres sterling, et avec du thé, quelquesbelles toiles peintes, et trois charges de chameaux en noixmuscades et clous de girofle, elle chargeait, pour notre part,dix-huit chameaux non compris ceux que nous devions monter, ce qui,avec deux ou trois chevaux de main et deux autres chevaux chargésde provisions, portait en somme notre suite à vingt-six chameaux ouchevaux.

La caravane était très-nombreuse, et, autantque je puis me le rappeler, se composait de trois ou quatre centschevaux et chameaux et de plus de cent vingt hommes très-bien arméset préparés à tout événement ; car, si les caravanesorientales sont sujettes à être attaquées par les Arabes, celles-cisont sujettes à l’être par les Tartares, qui ne sont pas, à vraidire, tout-à-fait aussi dangereux que les Arabes, ni si barbaresquand ils ont le dessus.

Notre compagnie se composait de gens dedifférentes nations, principalement de Moscovites ; il y avaitbien une soixantaine de négociants ou habitants de Moscou, parmilesquels se trouvaient quelques Livoniens, et, à notre satisfactiontoute particulière, cinq Écossais, hommes de poids et quiparaissaient très-versés dans la science des affaires.

Après une journée de marche, nos guides, quiétaient au nombre de cinq, appelèrent touts lesgentlemen et les marchands, c’est-à-diretouts les voyageurs, excepté les domestiques, pour tenir,disaient-ils, un grand conseil. À ce grand conseil chacundéposa une certaine somme à la masse commune pour payer le fourragequ’on achèterait en route, lorsqu’on ne pourrait en avoirautrement, pour les émoluments des guides, pour les chevaux delouage et autres choses semblables. Ensuite ils constituèrent levoyage, selon leur expression, c’est-à-dire qu’ils nommèrent descapitaines et des officiers pour nous diriger et nous commander encas d’attaque, et assignèrent à chacun son tour de commandement.L’établissement de cet ordre parmi nous ne fut rien moinsqu’inutile le long du chemin, comme on le verra en son lieu.

LA GRANDE MURAILLE.

La route, de ce côté-là du pays, esttrès-peuplée : elle est pleine de potiers et de modeleurs,c’est-à-dire d’artisans qui travaillent la terre à porcelaine, etcomme nous cheminions, notre pilote portugais, qui avait toujoursquelque chose à nous dire pour nous égayer, vint à moi en ricanantet me dit qu’il voulait me montrer la plus grande rareté de tout lepays, afin que j’eusse à dire de la Chine, après toutes les chosesdéfavorables que j’en avais dites, que j’y avais vu une chose qu’onne saurait voir dans tout le reste de l’univers. Intrigué au plushaut point, je grillais du savoir ce que ce pouvait être ; àla fin il le dit que c’était une maison de plaisance, toute bâtieen marchandises de Chine (en China ware). – « J’ysuis, lui dis-je, les matériaux dont elle est construite sont toutela production du pays ? Et ainsi elle est toute en Chinaware, est-ce pas ? » – « Non, non, répondit-il,j’entends que c’est une maison entièrement de China ware,comme vous dites en Angleterre, ou de porcelaine, comme ondit dans notre pays. » – « Soit, repris-je, cela esttrès-possible. Mais comment est-elle grosse ? Pourrions-nousla transporter dans une caisse sur un chameau ? Si cela sepeut, nous l’achèterons. » – « Sur unchameau ! » s’écria le vieux pilote levant ses deux mainsjointes, « peste ! une famille de trente personnes yloge. »

Je fus alors vraiment curieux de la voir, etquand nous arrivâmes auprès je trouvai tout bonnement une maison decharpente, une maison bâtie, comme on dit en Angleterre, avec latteet plâtre ; mais dont touts les crépis étaient réellement deChina ware, c’est-à-dire qu’elle était enduite de terre àporcelaine.

L’extérieur, sur lequel dardait le soleil,était vernissé, d’un bel aspect, parfaitement blanc, peint defigures bleues, comme le sont les grands vases de Chine qu’on voiten Angleterre, et aussi dur que s’il eût été cuit. Quant àl’intérieur, toutes les murailles au lieu de boiseries étaientrevêtues de tuiles durcies et émaillées, comme les petits carreauxqu’on nomme en Angleterre gally tiles, et toutes faites dela plus belle porcelaine, décorée de figures délicieuses d’unevariété infinie de couleurs, mélangées d’or. Une seule figureoccupait plusieurs de ces carreaux ; mais avec un mastic faitde même terre on les avait si habilement assemblés qu’il n’étaitguère possible de voir où étaient les joints. Le pavé des sallesétait de la même matière, et aussi solide que les aires de terrecuite en usage dans plusieurs parties de l’Angleterre, notammentdans le Lincolnshire, le Nottinghamshire et leLeicestershire ; il était dur comme une pierre, et uni, maisnon pas émaillé et peint, si ce n’est dans quelques petites piècesou cabinets, dont le sol était revêtu comme les parois. Lesplafonds, en un mot touts les endroits de la maison étaient faitsde même terre ; enfin le toit était couvert de tuilessemblables, mais d’un noir foncé et éclatant.

C’était vraiment à la lettre un magasin deporcelaine, on pouvait à bon droit le nommer ainsi, et, si jen’eusse été en marche, je me serais arrêté là plusieurs jours pourl’examiner dans touts ses détails. On me dit que dans le jardin ily avait des fontaines et des viviers dont le fond et les bordsétaient pavés pareillement, et le long des allées de belles statuesentièrement faites en terre à porcelaine, et cuites toutes d’unepièce.

C’est là une des singularités de la Chine, onpeut accorder aux Chinois qu’ils excellent en ce genre ; maisj’ai la certitude qu’ils n’excellent pas moins dans les contesqu’ils font à ce sujet, car ils m’ont dit de si incroyables chosesde leur habileté en poterie, des choses telles que je ne me soucieguère de les rapporter, dans la conviction où je suis qu’elles sontfausses. Un hâbleur me parla entre autres d’un ouvrier qui avaitfait en fayence un navire, avec touts ses apparaux, ses mâts et sesvoiles, assez grand pour contenir cinquante hommes. S’il avaitajouté qu’il l’avait lancé, et que sur ce navire il avait fait unvoyage au Japon, j’aurais pu dire quelque chose, mais comme jesavais ce que valait cette histoire, et, passez-moi l’expression,que le camarade mentait, je souris et gardai le silence.

Cet étrange spectacle me retint pendant deuxheures derrière la caravane ; aussi celui qui commandait cejour-là me condamna-t-il à une amende d’environ trois shellings etme déclara-t-il que si c’eût été à trois journées en dehors de lamuraille, comme c’était à trois journées en dehors, il m’en auraitcoûté quatre fois autant et qu’il m’aurait obligé à demander pardonau premier jour du Conseil. Je promis donc d’être plus exact, et jene tardai pas à reconnaître que l’ordre de se tenir touts ensembleétait d’une nécessité absolue pour notre commune sûreté.

Deux jours après nous passâmes la grandemuraille de la Chine, boulevart élevé contre les Tartares, ouvrageimmense, dont la chaîne sans fin s’étend jusque sur des collines etdes montagnes, où les rochers sont infranchissables, et lesprécipices tels qu’il n’est pas d’ennemis qui puissent y pénétrer,qui puissent y gravir, ou, s’il en est, quelle muraille pourraitles arrêter ! Son étendue, nous dit-on, est d’à peu près unmillier de milles d’Angleterre, mais la contrée qu’elle couvre n’ena que cinq cents, mesurée en droite ligne, sans avoir égard auxtours et retours qu’elle fait. Elle a environ quatre toises oufathoms de hauteur et autant d’épaisseur en quelques endroits.

Là, au pied de cette muraille, je m’arrêtaiune heure ou environ sans enfreindre nos réglements, car lacaravane mit tout ce temps à défiler par un guichet ; jem’arrêtai une heure, dis-je, à la regarder de chaque côté, de prèset de loin, du moins à regarder ce qui était à la portée de mavue ; et le guide de notre caravane qui l’avait exaltée commela merveille du monde, manifesta un vif désir de savoir ce que j’enpensais. Je lui dis que c’était une excellente chose contre lesTartares. Il arriva qu’il n’entendit pas ça comme je l’entendais,et qu’il le prit pour un compliment ; mais le vieux pilotesourit : – « Oh ! senhor Inglez,dit-il, vous parlez de deux couleurs. » – « De deuxcouleurs ! répétai-je ; qu’entendez-vous parlà ? » – « J’entends que votre réponse paraîtblanche d’un côté et noire de l’autre, gaie par là et sombre parici : vous lui dites que c’est une bonne muraille contre lesTartares : cela signifie pour moi qu’elle n’est bonne à rien,sinon contre les Tartares, ou qu’elle ne défendrait pas de toutautre ennemi. Je vous comprends, senhor Inglez, jevous comprends, répétait-il en se gaussant ; mais monsieur leChinois vous comprend aussi de son côté. »

– « Eh bien, senhor,repris-je, pensez-vous que cette muraille arrêterait une armée degens de notre pays avec un bon train d’artillerie, ou nosingénieurs avec deux compagnies de mineurs ? En moins de dixjours n’y feraient-ils pas une brèche assez grande pour qu’unearmée y pût passer en front de bataille, ou ne la feraient-ils passauter, fondation et tout, de façon à n’en pas laisser unetrace ? » – « Oui, oui, s’écria-t-il, je sais toutcela. » – Le Chinois brûlait de connaître ce que j’avaisdit : je permis au vieux pilote de le lui répéter quelquesjours après ; nous étions alors presque sortis du territoire,et ce guide devait nous quitter bientôt ; mais quand il sut ceque j’avais dit, il devint muet tout le reste du chemin, et noussevra de ses belles histoires sur le pouvoir et sur la magnificencedes Chinois.

Après avoir passé ce puissant rien, appelémuraille, à peu près semblable à la muraille des Pictes, si fameusedans le Northumberland et bâtie par les romains, nous commençâmes àtrouver le pays clairsemé d’habitants, ou plutôt les habitantsconfinés dans des villes et des places fortes, à cause desincursions et des déprédations des Tartares, qui exercent lebrigandage en grand, et auxquels ne pourraient résister leshabitants sans armes d’une contrée ouverte.

Je sentis bientôt la nécessité de nous tenirtouts ensemble en caravane, chemin faisant ; car nous netardâmes pas à voir rôder autour de nous plusieurs troupes deTartares. Quand je vins à les appercevoir distinctement, jem’étonnai que l’Empire chinois ait pu être conquis par de simisérables drôles : ce ne sont que de vraies hordes, de vraistroupeaux de Sauvages, sans ordre, sans discipline et sans tactiquedans le combat.

Leurs chevaux, pauvres bêtes maigres, affaméeset mal dressées ne sont bons à rien ; nous le remarquâmes dèsle premier jour que nous les vîmes, ce qui eut lieu aussitôt quenous eûmes pénétré dans la partie déserte du pays ; car alorsnotre commandant du jour donna la permission à seize d’entre nousd’aller à ce qu’ils appelaient une chasse. Ce n’était qu’une chasseau mouton, cependant cela pouvait à bon droit se nommerchasse ; car ces moutons sont les plus sauvages et les plusvites que j’aie jamais vus : seulement ils ne courent paslong-temps, aussi vous êtes sûr de votre affaire quand vous vousmettez à leurs trousses. Ils se montrent généralement en troupeauxde trente ou quarante ; et, comme de vrais moutons, ils setiennent toujours ensemble quand ils fuient.

Durant cette étrange espèce de chasse, lehasard voulut que nous rencontrâmes une quarantaine de Tartares.Chassaient-ils le mouton comme nous ou cherchaient-ils quelqueautre proie, je ne sais ; mais aussitôt qu’ils nous virent,l’un d’entre eux se mit à souffler très-fort dans une trompe, et ilen sortit un son barbare que je n’avais jamais ouï auparavant, etque, soit dit en passant, je ne me soucierais pas d’entendre uneseconde fois. Nous supposâmes que c’était pour appeler à eux leursamis ; et nous pensâmes vrai, car en moins d’un demi-quartd’heure une autre troupe de quarante ou cinquante parut à un millede distance ; mais la besogne était déjà faite, et voicicomment :

Un des marchands écossais de Moscou setrouvait par hasard avec nous : aussitôt qu’il entendit leurtrompe il nous dit que nous n’avions rien autre à faire qu’à lescharger immédiatement, en toute hâte ; et, nous rangeant toutsen ligne, il nous demanda si nous étions bien déterminés. Nous luirépondîmes que nous étions prêts à le suivre : sur ce ilcourut droit à eux. Nous regardant fixement, les Tartares s’étaientarrêtés touts en troupeau, pêle-mêle et sans aucune espèced’ordre ; mais sitôt qu’ils nous virent avancer ilsdécochèrent leurs flèches, qui ne nous atteignirent point, fortheureusement. Ils s’étaient trompés vraisemblablement non sur lebut, mais sur la distance, car toutes leurs flèches tombèrent prèsde nous, si bien ajustées, que si nous avions été environ à vingtverges plus près, nous aurions eu plusieurs hommes tués oublessés.

Nous fîmes sur-le-champ halte, et, malgrél’éloignement, nous tirâmes sur eux et leur envoyâmes des balles deplomb pour leurs flèches de bois ; puis au grand galop noussuivîmes notre décharge, déterminés à tomber dessus sabre en main,selon les ordres du hardi Écossais qui nous commandait. Ce n’était,il est vrai, qu’un marchand ; mais il se conduisit dans cetteoccasion avec tant de vigueur et de bravoure, et en même temps avecun si courageux sang-froid, que je ne sache pas avoir jamais vudans l’action un homme plus propre au commandement. Aussitôt quenous les joignîmes, nous leur déchargeâmes nos pistolets à la faceet nous dégaînâmes ; mais ils s’enfuirent dans la plus grandeconfusion imaginable. Le choc fut seulement soutenu sur notredroite, où trois d’entre eux résistèrent, en faisant signe auxautres de se rallier à eux : ceux-là avaient des espèces degrands cimeterres au poing et leurs arcs pendus sur le dos. Notrebrave commandant, sans enjoindre à personne de le suivre, fonditsur eux au galop ; d’un coup de crosse le premier fut renverséde son cheval, le second fut tué d’un coup de pistolet, letroisième prit la fuite. Ainsi finit notre combat, où nous eûmesl’infortune de perdre touts les moutons que nous avions attrapés.Pas un seul de nos combattants ne fut tué ou blessé ; mais ducôté des Tartares cinq hommes restèrent sur la place. Quel fut lenombre de leurs blessés ? nous ne pûmes le savoir ; mais,chose certaine, c’est que l’autre bande fut si effrayée du bruit denos armes, qu’elle s’enfuit sans faire aucune tentative contrenous.

CHAMEAU VOLÉ.

Nous étions lors de cette affaire sur leterritoire chinois : c’est pourquoi les Tartares ne semontrèrent pas très-hardis ; mais au bout de cinq jours nousentrâmes dans un vaste et sauvage désert qui nous retint troisjours et trois nuits. Nous fûmes obligés de porter notre eau avecnous dans de grandes outres, et de camper chaque nuit, comme j’aiouï dire qu’on le fait dans les déserts de l’Arabie.

Je demandai à nos guides à qui appartenait cepays-là. Ils me dirent, que c’était une sorte de frontière qu’à bondroit on pourrait nommer No Man’s Land, laTerre de Personne, faisant partie du grand Karakathay ou grandeTartarie, et dépendant en même temps de la Chine ; et que,comme on ne prenait aucun soin de préserver ce désert desincursions des brigands, il était réputé le plus dangereux de laroute, quoique nous en eussions de beaucoup plus étendus àtraverser.

En passant par ce désert qui, de prime abord,je l’avoue, me remplit d’effroi, nous vîmes deux ou trois fois depetites troupes de Tartares ; mais ils semblaient tout entiersà leurs propres affaires et ne paraissaient méditer aucun desseincontre nous ; et, comme l’homme qui rencontra le diable, nouspensâmes que s’ils n’avaient rien à nous dire, nous n’avions rien àleur dire : nous les laissâmes aller.

Une fois, cependant un de leurs partiss’approcha de nous, s’arrêta pour nous contempler. Examinait-il cequ’il devait faire, s’il devait nous attaquer ou non, nous nesavions pas. Quoi qu’il en fût, après l’avoir un peu dépassé, nousformâmes une arrière-garde de quarante hommes, et nous nous tînmesprêts à le recevoir, laissant la caravane cheminer à un demi-milleou environ devant nous. Mais au bout de quelques instants il seretira, nous saluant simplement à son départ, de cinq flèches, dontune blessa et estropia un de nos chevaux : nous abandonnâmesle lendemain la pauvre bête en grand besoin d’un bon maréchal. Nousnous attendions à ce qu’il nous décocherait de nouvelles flèchesmieux ajustées ; mais, pour cette fois, nous ne vîmes plus niflèches ni Tartares.

Nous marchâmes après ceci près d’un mois pardes routes moins bonnes que d’abord, quoique nous fussions toujoursdans les États de l’Empereur de la Chine ; mais, pour laplupart, elles traversaient des villages dont quelques-uns étaientfortifiés, à cause des incursions des Tartares. En atteignant un deces bourgs, à deux journées et demie de marche de la ville de Naum,j’eus curie d’acheter un chameau. Tout le long de cette route il yen avait à vendre en quantité, ainsi que des chevaux tels quels,parce que les nombreuses caravanes qui suivent ce chemin en ontsouvent besoin. La personne à laquelle je m’adressai pour meprocurer un chameau serait allé me le chercher ; mais moi,comme un fou, par courtoisie, je voulus l’accompagner.L’emplacement où l’on tenait les chameaux et les chevaux sous bonnegarde se trouvait environ à deux milles du bourg.

Je m’y rendis à pied avec mon vieux pilote etun Chinois, désireux que j’étais d’un peu de diversité. En arrivantlà nous vîmes un terrain bas et marécageux entouré comme un parcd’une muraille de pierres empilées à sec, sans mortier et sansliaison, avec une petite garde de soldats chinois à la porte. Aprèsavoir fait choix d’un chameau, après être tombé d’accord sur leprix, je m’en revenais, et le Chinois qui m’avait suivi conduisaitla bête, quand tout-à-coup s’avancèrent cinq Tartares àcheval : deux d’entre eux se saisirent du camarade et luienlevèrent le chameau, tandis que les trois autres coururent surmon vieux pilote et sur moi, nous voyant en quelque sorte sansarmes ; je n’avais que mon épée, misérable défense contretrois cavaliers. Le premier qui s’avança s’arrêta court quand jemis flamberge au vent, ce sont d’insignes couards ; mais unsecond se jetant à ma gauche m’assena un horion sur la tête ;je ne le sentis que plus tard et je m’étonnai, lorsque je revins àmoi, de ce qui avait eu lieu et de ma posture, car il m’avaitrenversé à plate terre. Mais mon fidèle pilote, mon vieuxPortugais, par un de ces coups heureux de la Providence, qui seplaît à nous délivrer des dangers par des voies imprévues, avait unpistolet dans sa poche, ce que je ne savais pas, non plus que lesTartares ; s’ils l’avaient su, je ne pense pas qu’ils nouseussent attaqués ; les couards sont toujours les plus hardisquand il n’y a pas de danger.

Le bon homme me voyant terrassé marchaintrépidement sur le camarade qui m’avait frappé, et lui saisissantle bras d’une main et de l’autre l’attirant violemment à lui, illui déchargea son pistolet dans la tête et l’étendit roidemort ; puis il s’élança immédiatement sur celui qui s’étaitarrêté, comme je l’ai dit, et avant qu’il pût s’avancer de nouveau,car tout ceci fut fait pour ainsi dire en un tour de main, il luidétacha un coup de cimeterre qu’il portait d’habitude. Il manqual’homme mais il effleura la tête du cheval et lui abattit uneoreille et une bonne tranche de la bajoue. Exaspérée par sesblessures, n’obéissant plus à son cavalier, quoiqu’il se tînt bienen selle, la pauvre bête prit la fuite et l’emporta hors del’atteinte du pilote. Enfin, se dressant sur les pieds de derrière,elle culbuta le Tartare et se laissa choir sur lui.

Dans ces entrefaites survint le pauvre Chinoisqui avait perdu le chameau ; mais il n’avait point d’armes.Cependant, appercevant le Tartare abattu et écrasé sous son cheval,il courut à lui, empoignant un instrument grossier et mal faitqu’il avait au côté, une manière de hache d’armes, il le luiarracha et lui fit sauter sa cervelle tartarienne. Or mon vieuxpilote avait encore quelque chose à démêler avec le troisièmechenapan. Voyant qu’il ne fuyait pas comme il s’y était attendu,qu’il ne s’avançait pas pour le combattre comme il le redoutait,mais qu’il restait là comme une souche, il se tint coi lui-même etse mit à recharger son pistolet. Sitôt que le Tartare entrevit lepistolet, s’imagina-t-il que c’en était un autre, je ne sais, il sesauva ventre à terre, laissant à mon pilote, mon champion, comme jel’appelai depuis, une victoire complète.

En ce moment je commençais à m’éveiller, car,en revenant à moi, je crus sortir d’un doux sommeil ; et,comme je l’ai dit, je restai là dans l’étonnement de savoir oùj’étais, comment j’avais été jeté par terre, ce que tout celasignifiait ; mai bientôt après, recouvrant mes esprits,j’éprouvai une douleur vague, je portai la main à ma tête, et je laretirai ensanglantée. Je sentis alors des élancements, la mémoireme revint et tout se représenta dans mon esprit.

Je me dressai subitement sur mes pieds, je mesaisis de mon épée, mais point d’ennemis ! Je trouvai unTartare étendu mort et son cheval arrêté tranquillement près delui ; et, regardant plus loin, j’apperçus mon champion, monlibérateur, qui était allé voir ce que le Chinois avait fait et quis’en revenait avec son sabre à la main. Le bon homme me voyant surpied vint à moi en courant et m’embrassa dans un transport de joie,ayant eu d’abord quelque crainte que je n’eusse été tué ; etme voyant couvert de sang, il voulut visiter ma blessure : cen’était que peu de chose, seulement, comme on dit, une tête cassée.Je ne me ressentis pas trop de ce horion, si ce n’est à l’endroitmême qui avait reçu le coup et qui se cicatrisa au bout de deux outrois jours.

Cette victoire après tout ne nous procura pasgrand butin, car nous perdîmes un chameau et gagnâmes uncheval ; mais ce qu’il y a de bon, c’est qu’en rentrant dansle village, l’homme, le vendeur, demanda à être payé de sonchameau, Je m’y refusai, et l’affaire fut portée à l’audience dujuge chinois du lieu, c’est-à-dire, comme nous dirions chez nousque nous allâmes devant un juge de paix. Rendons-lui justice, cemagistrat se comporta avec beaucoup de prudence et d’impartialité.Après avoir entendu les deux parties, il demanda gravement auChinois qui était venu avec moi pour acheter le chameau de qui ilétait le serviteur. – « Je ne suis pas serviteur, répondit-il,je suis allé simplement avec l’étranger. » – « À larequête de qui ? » dit le juge. – « À la requête del’étranger. » – « Alors, reprit le justice, vousétiez serviteur de l’étranger pour le moment ; et le chameauayant été livré à son serviteur, il a été livré à lui, et il faut,lui, qu’il le paie. »

J’avoue que la chose était si claire que jen’eus pas un mot à dire. Enchanté de la conséquence tirée d’un sijuste raisonnement et de voir le cas si exactement établi, je payaile chameau de tout cœur et j’en envoyai quérir un autre. Remarquezbien que j’y envoyai ; je me donnai de garde d’aller lechercher moi-même : j’en avais assez comme ça.

La ville de Naum est sur la lisière del’Empire chinois. On la dit fortifiée et l’on dit vrai : ellel’est pour le pays ; car je ne craindrais pas d’affirmer quetouts les Tartares du Karakathay, qui sont, je crois, quelquesmillions, ne pourraient pas en abattre les murailles avec leursarcs et leurs flèches ; mais appeler cela une ville forte, sielle était attaquée avec du canon, ce serait vouloir se faire rireau nez par touts ceux qui s’y entendent.

Nous étions encore, comme je l’ai dit, à plusde deux journées de marche de cette ville, quand des exprès furentexpédiés sur toute la route pour ordonner à touts les voyageurs età toutes les caravanes de faire halte jusqu’à ce qu’on leur eûtenvoyé une escorte, parce qu’un corps formidable de Tartares,pouvant monter à dix mille hommes, avait paru à trente millesenviron au-delà de la ville.

C’était une fort mauvaise nouvelle pour desvoyageurs ; cependant, de la part du gouverneur, l’attentionétait louable, et nous fûmes très-contents d’apprendre que nousaurions une escorte. Deux jours après nous reçûmes donc deux centssoldats détachés d’une garnison chinoise sur notre gauche et troiscents autres de la ville de Naum, et avec ce renfort nous avançâmeshardiment. Les trois cents soldats de Naum marchaient à notrefront, les deux cents autres à l’arrière-garde, nos gens de chaquecôté des chameaux chargés de nos bagages, et toute la caravane aucentre. Dans cet ordre et bien préparés au combat, nous nouscroyions à même de répondre aux dix mille Tartares-Mongols, s’ilsse présentaient ; mais le lendemain, quand ils se montrèrent,ce fut tout autre chose.

De très-bonne heure dans la matinée, commenous quittions une petite ville assez bien située, nommée Changu,nous eûmes une rivière à traverser. Nous fûmes obligés de la passerdans un bac, et si les Tartares eussent eu quelque intelligence,c’est alors qu’ils nous eussent attaqués, tandis que la caravaneétait déjà sur l’autre rivage et l’arrière-garde encoreen-deçà ; mais personne ne parut en ce lieu.

Environ trois heures après, quand nous fûmesentrés dans un désert de quinze ou seize milles d’étendue, à unnuage de poussière qui s’élevait nous présumâmes que l’ennemi étaitproche : et il était proche en effet, car il arrivait sur nousà toute bride.

Les Chinois de notre avant-garde qui la veilleavaient eu le verbe si haut commencèrent à s’ébranler ;fréquemment ils regardaient derrière eux, signe certain chez unsoldat qu’il est prêt à lever le camp. Mon vieux pilote fit la mêmeremarque ; et, comme il se trouvait près de moi, ilm’appela : – « Senhor Inglez, dit-il, ilfaut remettre du cœur au ventre à ces drôles, ou ils nous perdronttouts, car si les Tartares s’avancent, ils ne résisterontpas. » – « C’est aussi mon avis, lui répondis-je, maisque faire ? » – « Que faire ! s’écria-t-il, quede chaque côté cinquante de nos hommes s’avancent, qu’ils flanquentces peureux et les animent, et ils combattront comme de bravescompagnons en brave compagnie ; sinon touts vont tournercasaque. » – Là-dessus je courus au galop vers notrecommandant, je lui parlai, il fut entièrement de notre avis :cinquante de nous se portèrent donc à l’aile droite et cinquante àl’aile gauche, et le reste forma une ligne de réserve. Nouspoursuivîmes ainsi notre route, laissant les derniers deux centshommes faire un corps à part pour garder nos chameaux ;seulement, si besoin était, ils devaient envoyer une centaine desleurs pour assister nos cinquante hommes de réserve.

LES TARTARES-MONGOLS.

Bref les Tartares arrivèrent en foule :impossible à nous de dire leur nombre, mais nous pensâmes qu’ilsétaient dix mille tout au moins. Ils détachèrent d’abord un partipour examiner notre attitude, en traversant le terrain sur le frontde notre ligne. Comme nous le tenions à portée de fusil, notrecommandant ordonna aux deux ailes d’avancer en toute hâte et de luienvoyer simultanément une salve de mousqueterie, ce qui fut fait.Sur ce, il prit la fuite, pour rendre compte, je présume, de laréception qui attendait nos Tartares. Et il paraîtrait que ce salutne les mit pas en goût, car ils firent halte immédiatement. Aprèsquelques instants de délibération, faisant un demi-tour à gauche,ils rengaînèrent leur compliment et ne nous en dirent pas davantagepour cette fois, ce qui, vu les circonstances, ne fut pastrès-désagréable : nous ne brûlions pas excessivement dedonner bataille à une pareille multitude.

Deux jours après ceci nous atteignîmes laville de Naum ou Nauma. Nous remerciâmes le gouverneur de ses soinspour nous, et nous fîmes une collecte qui s’éleva à une centaine decrowns que nous donnâmes aux soldats envoyés pour notre escorte.Nous y restâmes un jour. Naum est tout de bon une ville degarnison ; il y avait bien neuf cents soldats, et la raison enest qu’autrefois les frontières moscovites étaient beaucoup plusvoisines qu’elles ne le sont aujourd’hui, les Moscovites ayantabandonné toute cette portion du pays (laquelle, à l’Ouest de laville, s’étend jusqu’à deux cents milles environ), comme stérile etindéfrichable, et plus encore à cause de son éloignement et de ladifficulté qu’il y a d’y entretenir des troupes pour sa défense,car nous étions encore à deux mille milles de la Moscovieproprement dite.

Après cette étape nous eûmes à passerplusieurs grandes rivières et deux terribles déserts, dont l’unnous coûta seize jours de marche : c’est à juste titre, commeje l’ai dit, qu’ils pourraient se nommer No Man’sLand, la Terre de Personne ; et le 13 avril nousarrivâmes aux frontières des États moscovites. Si je me souviensbien la première cité, ville ou forteresse, comme il vous plaira,qui appartient au Czar de Moscovie, s’appelle Argun, située qu’elleest sur la rive occidentale de la rivière de ce nom.

Je ne pus m’empêcher de faire paraître unevive satisfaction en entrant dans ce que j’appelais un payschrétien, ou du moins dans un pays gouverné par desChrétiens ; car, quoiqu’à mon sens les Moscovites ne méritentque tout juste le nom de Chrétiens, cependant ils se prétendenttels et sont très-dévots à leur manière. Tout homme à coup sûr quivoyage par le monde comme je l’ai fait, s’il n’est pas incapable deréflexion, tout homme, à coup sûr, dis-je, en arrivera à se bienpénétrer que c’est une bénédiction d’être né dans une contrée où lenom de Dieu et d’un Rédempteur est connu, révéré, adoré, et non pasdans un pays où le peuple, abandonné par le Ciel à de grossièresimpostures, adore le démon, se prosterne devant le bois et lapierre, et rend un culte aux monstres, aux éléments, à des animauxde forme horrible, à des statues ou à des images monstrueuses. Pasune ville, pas un bourg par où nous venions de passer qui n’eût sespagodes, ses idoles, ses temples, et dont la population ignoranten’adorât jusqu’aux ouvrages de ses mains !

Alors du moins nous étions arrivés en un lieuoù tout respirait le culte chrétien, où, mêlée d’ignorance ou non,la religion chrétienne était professée et le nom du vrai Dieuinvoqué et adoré. J’en étais réjoui jusqu’au fond de l’âme. Jesaluai le brave marchand écossais dont j’ai parlé plus haut à lapremière nouvelle que j’en eus, et, lui prenant la main, je luidis : – « Béni soit Dieu ! nous voici encore unefois revenus parmi les Chrétiens ! » – Il sourit, et merépondit : – « Compatriote, ne vous réjouissez pas troptôt : ces Moscovites sont une étrange sorte deChrétiens ; ils en portent le nom, et voilà tout ; vousne verrez pas grand’chose de réel avant quelques mois de plus denotre voyage. »

– « Soit, dis-je ; mais toujoursest-il que cela vaut mieux que le paganisme et l’adoration desdémons. » – « Attendez, reprit-il, je vous diraiqu’excepté les soldats russiens des garnisons et quelques habitantsdes villes sur la route, tout le reste du pays jusqu’à plus demille milles au-delà est habité par des payens exécrables etstupides ; » – comme en effet nous le vîmes.

Nous étions alors, si je comprends quelquechose à la surface du globe, lancés à travers la plus grande piècede terre solide qui se puisse trouver dans l’univers. Nous avionsau moins douze cents milles jusqu’à la mer, à l’Est ; nous enavions au moins deux mille jusqu’au fond de la mer Baltique, ducôté de l’Ouest, et au moins trois mille si nous laissions cettemer pour aller chercher au couchant le canal de la Manche entre laFrance et l’Angleterre ; nous avions cinq mille milles pleinsjusqu’à la mer des Indes ou de Perse, vers le Sud, et environ huitcents milles au Nord jusqu’à la mer Glaciale Si l’on en croit mêmecertaines gens, il ne se trouve point de mer du côté du Nord-Estjusqu’au pôle, et conséquemment dans tout le Nord-Ouest : uncontinent irait donc joindre l’Amérique, nul mortel ne saitoù ! mais d’excellentes raisons que je pourrais donner meportent à croire que c’est une erreur.

Quand nous fûmes entrés dans les possessionsmoscovites, avant d’arriver à quelque ville considérable, nousn’eûmes rien à observer, sinon que toutes les rivières coulent àl’Est. Ainsi que je le reconnus sur les cartes que quelquespersonnes de la caravane avaient avec elles, il est clair qu’ellesaffluent toutes dans le grand fleuve Yamour ou Gammour. Ce fleuve,d’après son cours naturel, doit se jeter dans la mer ou Océanchinois. On nous raconta que ses bouches sont obstruées par desjoncs d’une crue monstrueuse, de trois pieds de tour et de vingt outrente pieds de haut. Qu’il me soit permis de dire que je n’encrois rien. Comme on ne navigue pas sur ce fleuve, parce qu’il nese fait point de commerce de ce côté, les Tartares qui, seuls, ensont les maîtres, s’adonnant tout entier à leurs troupeaux,personne donc, que je sache, n’a été assez curieux pour ledescendre en bateaux jusqu’à son embouchure, ou pour le remonteravec des navires. Chose positive, c’est que courant vers l’Est parune latitude de 60 degrés, il emporte un nombre infini de rivières,et qu’il trouve dans cette latitude un Océan pour verser ses eaux.Aussi est-on sûrs qu’il y a une mer par là.

À quelques lieues au Nord de ce fleuve il setrouve plusieurs rivières considérables qui courent aussidirectement au Nord que le Yamour court à l’Est. On sait qu’ellesvont toutes se décharger dans le grand fleuve Tartarus, tirant sonnom des nations les plus septentrionales d’entre lesTartares-Mongols, qui, au sentiment des Chinois, seraient les plusanciens Tartares du monde, et, selon nos géographes, les Gogs etMagogs dont il est fait mention dans l’histoire sacrée.

Ces rivières courant toutes au Nord aussi bienque celles dont j’ai encore à parler, démontrent évidemment quel’Océan septentrional borne aussi la terre de ce côté, de sortequ’il ne semble nullement rationnel de penser que le continentpuisse se prolonger dans cette région pour aller joindrel’Amérique, ni qu’il n’y ait point de communication entre l’Océanseptentrional et oriental ; mais je n’en dirai pas davantagelà-dessus : c’est une observation que je lis alors, voilàpourquoi je l’ai consignée ici. De la rivière Arguna nous poussâmesen avant à notre aise et à petites journées, et nous fûmessensiblement obligés du soin que le Czar de Moscovie a pris debâtir autant de cités et de villes que possible, où ses soldatstiennent garnison à peu près comme ces colonies militaires postéespar les Romains dans les contrées les plus reculées de leur Empire,et dont quelques-unes, entre autres, à ce que j’ai lu, étaientplacées en Bretagne pour la sûreté du commerce et pourl’hébergement des voyageurs. C’était de même ici ; car partoutoù nous passâmes, bien que, en ces villes et en ces stations, lagarnison et les gouverneurs fussent Russiens et professassent leChristianisme, les habitants du pays n’étaient que de vrais payens,sacrifiant aux idoles et adorant le soleil, la lune, les étoiles ettoutes les armées du Ciel. Je dirai même que de toutes lesidolâtries, de touts les payens que je rencontrai jamais, c’étaientbien les plus barbares ; seulement ces misérables nemangeaient pas de chair humaine, comme font nos Sauvages del’Amérique.

Nous en vîmes quelques exemples dans le paysentre Arguna, par où nous entrâmes dans les États moscovites, etune ville habitée par des Tartares et des Moscovites appeléeNertzinskoy, où se trouve un désert, une forêt continue qui nousdemanda vingt-deux jours de marche. Dans un village près ladernière de ces places, j’eus la curiosité d’aller observer lamanière de vivre des gens du pays, qui est bien la plus brute et laplus insoutenable. Ce jour-là il y avait sans doute grandsacrifice, car on avait dressé sur un vieux tronc d’arbre une idolede bois aussi effroyable que le diable, du moins à peu près commenous nous figurons qu’il doit être représenté : elle avait unetête qui assurément ne ressemblait à celle d’aucune créature que lemonde ait vue ; des oreilles aussi grosses que cornes d’unbouc et aussi longues ; des yeux de la taille d’un écu ;un nez bossu comme une corne de bélier, et une gueule carrée etbéante comme celle d’un lion, avec des dents horribles, crochuescomme le bec d’un perroquet. Elle était habillée de la plus salemanière qu’on puisse s’imaginer : son vêtement supérieur secomposait de peaux de mouton, la laine tournée en dehors, et d’ungrand bonnet tartare planté sur sa tête avec deux cornes passant autravers. Elle pouvait avoir huit pieds du haut ; mais ellen’avait ni pieds ni jambes, ni aucune espèce de proportions.

Cet épouvantail était érigé hors du village etquand j’en approchai il y avait là seize ou dix-sept créatures,hommes ou femmes, je ne sais, – car ils ne font point dedistinction ni dans leurs habits ni dans leurs coiffures, – toutescouchées par terre à plat ventre, autour de ce formidable etinforme bloc de bois. Je n’appercevais pas le moindre mouvementparmi elles, pas plus que si elles eussent été des souches commeleur idole. Je le croyais d’abord tout de bon ; mais quand jefus un peu plus près, elles se dressèrent sur leurs pieds etpoussèrent un hurlement, à belle gueule, comme l’eût fait une meutede chiens, puis elles se retirèrent, vexées sans doute de ce quenous les troublions. À une petite distance du monstre, à l’entréed’une tente ou hutte toute faite de peaux de mouton et de peaux devache séchées, étaient postés trois hommes que je pris pour desbouchers parce qu’en approchant je vis de longs couteaux dans leursmains et au milieu de la tente trois moutons tués et un jeune bœufou bouvillon. Selon toute apparence ces victimes étaient pour cettebûche d’idole, à laquelle appartenaient les trois prêtres, et lesdix-sept imbécilles prosternés avaient fourni l’offrande etadressaient leurs prières à la bûche.

Je confesse que je fus plus révolté de leurstupidité et de cette brutale adoration d’un hobgoblin,d’un fantôme, que du tout ce qui m’avait frappé dans le cours de mavie. Oh ! qu’il m’était douloureux de voir la plus glorieuse,la meilleure créature de Dieu, à laquelle, par la création même, ila octroyé tant d’avantages, préférablement à touts les autresouvrages de ses mains, à laquelle il a donné une âme raisonnable,douée de facultés et de capacités, afin qu’elle honorât sonCréateur et qu’elle en fût honorée ! oh ! qu’il m’étaitdouloureux de la voir, dis-je, tombée et dégénérée jusque là d’êtreassez stupide pour se prosterner devant un rien hideux, un objetpurement imaginaire, dressé par elle-même, rendu terrible à sesyeux par sa propre fantaisie, orné seulement de torchons et deguenilles, et de songer que c’était là l’effet d’une pure ignorancetransformée en dévotion infernale par le diable lui-même, qui,enviant à son créateur l’hommage et l’adoration de ses créatures,les avait plongées dans des erreurs si grossières, si dégoûtantes,si honteuses, si bestiales, qu’elles semblaient devoir choquer lanature elle-même !

CHAM-CHI-THAUNGU.

Mais que signifiaient cet ébahissement et cesréflexions ? C’était ainsi ; je le voyais devant mesyeux ; impossible à moi d’en douter. Tout mon étonnementtournant en rage, je galopai vers l’image ou monstre, comme il vousplaira, et avec mon épée je pourfendis le bonnet qu’il avait sur latête, au beau milieu, tellement qu’il pendait par une des cornes.Un de nos hommes qui se trouvait avec moi saisit alors la peau demouton qui couvrait l’idole et l’arrachait, quand tout-à-coup unehorrible clameur parcourut le village, et deux ou trois centsdrôles me tombèrent sur les bras, si bien que je me sauvai sansdemander mon reste, et d’autant plus volontiers que quelques-unsavaient des arcs et des flèches ; mais je fis serment de leurrendre une nouvelle visite.

Notre caravane demeura trois nuits dans laville, distante de ce lieu de quatre ou cinq milles environ, afinde se pourvoir de quelques montures dont elle avait besoin,plusieurs de nos chevaux ayant été surmenés et estropiés par lemauvais chemin et notre longue marche à travers le dernierdésert ; ce qui nous donna le loisir de mettre mon dessein àexécution. – Je communiquai mon projet au marchand écossais deMoscou, dont le courage m’était bien connu. Je lui contai ce quej’avais vu et de quelle indignation j’avais été rempli en pensantque la nature humaine pût dégénérer jusque là. Je lui dis que si jepouvais trouver quatre ou cinq hommes bien armés qui voulussent mesuivre, j’étais résolu à aller détruire cette immonde, cetteabominable idole, pour faire voir à ses adorateurs que ce n’étaitqu’un objet indigne de leur culte et de leurs prières, incapable dese défendre lui-même, bien loin de pouvoir assister ceux qui luioffraient des sacrifices.

Il se prit à rire. – « Votre zèle peutêtre bon, me dit-il ; mais que vous proposez-vous parlà ? » – « Ce que je me propose ! m’écriai-je,c’est de venger l’honneur de Dieu qui est insulté par cetteadoration satanique. » – « Mais comment cela vengerait-ill’honneur de Dieu, reprit-il, puisque ces gens ne seront pas à mêmede comprendre votre intention, à moins que vous ne leur parliez etne la leur expliquiez, et, alors, ils vous battront, je vousl’assure, car ce sont d’enragés coquins, et surtout quand il s’agitde la défense de leur idolâtrie. » – « Ne pourrions-nouspas le faire de nuit, dis-je, et leur en laisser les raisons parécrit, dans leur propre langage ? » – « Parécrit ! répéta-t-il ; peste ! Mais dans cinq deleurs nations il n’y a pas un seul homme qui sache ce que c’estqu’une lettre, qui sache lire un mot dans aucune langue même dansla leur. » – « Misérable ignorance !… »m’écriai-je. « J’ai pourtant grande envie d’accomplir mondessein ; peut-être la nature les amènera-t-elle à en tirerdes inductions, et à reconnaître combien ils sont stupides d’adorerces hideuses machines. » – « Cela vous regarde,sir, reprit-il ; si votre zèle vous y pousse siimpérieusement, faites-le ; mais auparavant qu’il vous plaisede considérer que ces peuples sauvages sont assujétis par la forceà la domination du Czar de Moscovie ; que si vous faites lecoup, il y a dix contre un à parier qu’ils viendront par milliersse plaindre au gouverneur de Nertzinskoy et demander satisfaction,et que si on ne peut leur donner satisfaction, il y a dix contre unà parier qu’ils révolteront et que ce sera là l’occasion d’unenouvelle guerre avec touts les tartares de ce pays. »

Ceci, je l’avoue, me mit pour un moment denouvelles pensées en tête ; mais j’en revenais toujours à mapremière idée et toute cette journée l’exécution de mon projet metourmenta[28]. Vers le soir le marchand écossaism’ayant rencontré par hasard dans notre promenade autour de laville, me demanda à s’entretenir avec moi. – « Je crains, medit-il, de vous avoir détourné de votre bon dessein : j’en aiété un peu préoccupé depuis, car j’abhorre les idoles etl’idolâtrie tout autant que vous pouvez le faire. » –« Franchement, lui répondis-je, vous m’avez quelque peudéconcerté quant à son exécution, mais vous ne l’avez pointentièrement chassé de mon esprit, et je crois fort que jel’accomplirai avant de quitter ce lieu, dussé-je leur être livré ensatisfaction. » – « Non, non, dit-il, à Dieu ne plaisequ’on vous livre à une pareille engeance de montres ! On ne lefera pas ; ce serait vous assassiner. » – « Oui-dà,fis-je, eh ! comment me traiteraient-ils donc ? » –« Comment ils vous traiteraient ! s’écria-t-il ;écoutez, que je vous conte comment ils ont accommodé un pauvreRussien qui, les ayant insultés dans leur culte, juste comme vousavez fait, tomba entre leurs mains. Après l’avoir estropié avec undard pour qu’il ne pût s’enfuir, ils le prirent, le mirent tout nu,le posèrent sur le haut de leur idole-monstre, se rangèrent toutautour et lui tirèrent autant de flèches qu’il s’en put ficher dansson corps ; puis ils le brûlèrent lui et toutes les flèchesdont il était hérissé, comme pour l’offrir en sacrifice à leuridole. » – « Était-ce la même idole ? » fis-je.– « Oui, dit-il, justement la même. » – « Eh !bien, » repris-je, « à mon tour, que je vous conte unehistoire ; » – Là-dessus je lui rapportai l’aventure denos Anglais à Madagascar, et comment ils avaient incendié et mis àsac un village et tué hommes, femmes et enfants pour venger lemeurtre de nos compagnons, ainsi que cela a été relatéprécédemment ; puis, quand j’eus finis, j’ajoutai que jepensais que nous devions faire de même à ce village.

Il écouta très-attentivement toute l’histoire,mais quand je parlai de faire de même à ce village, il medit : – « Vous vous trompez fort, ce n’est pas cevillage, c’est au moins à cent milles plus loin ; mais c’étaitbien la même idole, car on la charrie en procession dans tout lepays. » – « Eh ! bien, alors, » dis-je,« que l’idole soit punie ! et elle le sera, que je vivejusqu’à cette nuit ! »

Bref, me voyant résolu, l’aventure leséduisit, et il me dit que je n’irais pas seul, qu’il irait avecmoi et qu’il m’amènerait pour nous accompagner un de sescompatriotes, un drille, disait-il, aussi fameux que qui que cesoit pour son zèle contre toutes pratiques diaboliques. Bref, ilm’amena ce camarade, cet Écossais qu’il appelait capitaineRichardson. Je lui fis au long le récit de ce quej’avais vu et de ce que je projetais, et sur-le-champ il me ditqu’il voulait me suivre, dût-il lui en coûter la vie. Nousconvînmes de partir seulement nous trois. J’en avais bien fait laproposition à mon partner, mais il s’en était excusé.Il m’avait dit que pour ma défense il était prêt à m’assister detoutes ses forces et en toute occasion ; mais que c’était uneentreprise tout-à-fait en dehors de sa voie : ainsi, dis-je,nous résolûmes de nous mettre en campagne seulement nous trois etmon serviteur, et d’exécuter le coup cette nuit même sur le minuit,avec tout le secret imaginable.

Cependant, toute réflexion faite, nousjugeâmes bon de renvoyer la partie à la nuit suivante, parce que lacaravane devant se mettre en route dans la matinée du surlendemain,nous pensâmes que le gouverneur ne pourrait prétendre donnersatisfaction à ces barbares à nos dépens quand nous serions hors deson pouvoir. Le marchand écossais, aussi ferme dans ses résolutionsque hardi dans l’exécution, m’apporta une robe de Tartare ougonelle de peau de mouton, un bonnet avec un arc et des flèches, ets’en pourvut lui-même ainsi que son compatriote, afin que si nousvenions à être apperçus on ne pût savoir qui nous étions.

Nous passâmes toute la première nuit àmixtionner quelques matières combustibles avec del’aqua-vitæ, de la poudre à canon et autres drogues quenous avions pu nous procurer, et le lendemain, ayant une bonnequantité de goudron dans un petit pot, environ une heure après lesoleil couché nous partîmes pour notre expédition.

Quand nous arrivâmes, il était à peu près onzeheures du soir : nous ne remarquâmes pas que le peuple eût lemoindre soupçon du danger qui menaçait son idole. La nuit étaitsombre, le ciel était couvert de nuages ; cependant la lunedonnait assez de lumière pour laisser voir que l’idole était justedans les mêmes posture et place qu’auparavant. Les habitantssemblaient tout entiers à leur repos ; seulement dans lagrande hutte ou tente, comme nous l’appelions, où nous avions vules trois prêtres que nous avions pris pour des bouchers, nousapperçûmes une lueur, et en nous glissant près de la porte, nousentendîmes parler, comme s’il y avait cinq ou six personnes. Ilnous parut donc de toute évidence que si nous mettions le feu àl’idole, ces gens sortiraient immédiatement et s’élanceraient surnous pour la sauver de la destruction que nous préméditions ;mais comment faire ? nous étions fort embarrassés. Il nouspassa bien par l’esprit de l’emporter et de la brûler plusloin ; mais quand nous vînmes à y mettre la main, nous latrouvâmes trop pesante pour nos forces et nous retombâmes dans lamême perplexité. Le second Écossais était d’avis de mettre le feu àla hutte et d’assommer les drôles qui s’y trouvaient à mesurequ’ils montreraient le nez ; mais je m’y opposai, jen’entendais point qu’on tuât personne, s’il était possible del’éviter. – « Eh bien, alors, dit le marchand écossais, voilàce qu’il nous faut faire : tâchons de nous emparer d’eux,lions-leur les mains, et forçons-les à assister à la destruction deleur idole. »

Comme il se trouvait que nous n’avions pas malde cordes et de ficelles qui nous avaient servi à lier nos piècesd’artifice, nous nous déterminâmes à attaquer d’abord les gens dela cabane, et avec aussi peu de bruit que possible. Nouscommençâmes par heurter à la porte, et quand un des prêtres seprésenta, nous nous en saisîmes brusquement, nous lui bouchâmes labouche, nous lui liâmes les mains sur le dos et le conduisîmes versl’idole, où nous le baillonnâmes pour qu’il ne pût jeter descris : nous lui attachâmes aussi les pieds et le laissâmes parterre.

Deux d’entre nous guettèrent alors à la porte,comptant que quelque autre sortirait pour voir de quoi il étaitquestion. Nous attendîmes jusqu’à ce que notre troisième compagnonnous eût rejoint ; mais personne ne se montrant, nousheurtâmes de nouveau tout doucement. Aussitôt sortirent deux autresindividus que nous accommodâmes juste de la même manière ;mais nous fûmes obligés de nous mettre touts après eux pour lescoucher par terre près de l’idole, à quelque distance l’un del’autre, Quand nous revînmes nous en vîmes deux autres à l’entréede la hutte et un troisième se tenant derrière en dedans de laporte. Nous empoignâmes les deux premiers et les liâmessur-le-champ. Le troisième se prit alors à crier en sereculant ; mais mon Écossais le suivit, et prenant unecomposition que nous avions faite, une mixtion propre à répandreseulement de la fumée et de la puanteur, il y mit le feu et la jetaau beau milieu de la hutte. Dans l’entrefaite l’autre Écossais etmon serviteur s’occupant des deux hommes déjà liés, les attachèrentensemble par le bras, les menèrent auprès de l’idole ; puis,pour qu’ils vissent si elle les secourerait, ils les laissèrent là,ayant grande hâte de venir vers nous.

Quand l’artifice que nous avions jeté euttellement rempli la hutte de fumée qu’on y était presque suffoqué,nous y lançâmes un sachet de cuir d’une autre espèce qui flambaitcomme une chandelle ; nous le suivîmes, et nous n’apperçûmesque quatre personnes, deux hommes et deux femmes à ce que nouscrûmes, venus sans doute pour quelque sacrifice diabolique. Ilsnous parurent dans une frayeur mortelle, ou du moins tremblants,stupéfiés, et à cause de la fumée incapables de proférer uneparole.

DESTRUCTION DE CHAM-CHI-THAUNGU.

En un mot, nous les prîmes, nous lesgarrottâmes comme les autres, et le tout sans aucun bruit. J’auraisdû dire que nous les emmenâmes hors de la hutte d’abord, car toutcomme à eux la fumée nous fut insupportable. Ceci fait nous lesconduisîmes touts ensemble vers l’idole, et arrivés là nous nousmîmes à la travailler : d’abord nous la barbouillâmes du hauten bas, ainsi que son accoutrement, avec du goudron, et certaineautre matière que nous avions, composée de suif et de soufre ;nous lui bourrâmes ensuite les yeux, les oreilles et la gueule depoudre à canon ; puis nous entortillâmes dans son bonnet unegrande pièce d’artifice, et quand nous l’eûmes couverte de toutsles combustibles que nous avions apportés nous regardâmes autour denous pour voir si nous pourrions trouver quelque chose pour sonembrasement. Tout-à-coup mon serviteur se souvint que près de lahutte il y avait un tas de fourrage sec, de la paille ou du foin,je ne me rappelle pas : il y courut avec un des Écossais etils en apportèrent plein leurs bras. Quand nous eûmes achevé cettebesogne nous prîmes touts nos prisonniers, nous les rapprochâmes,ayant les pieds déliés et la bouche débaillonnée nous les fîmestenir debout et les plantâmes juste devant leur monstrueuse idole,puis nous y mîmes feu de tout côté.

Nous demeurâmes là un quart d’heure ou environavant que la poudre des yeux, de la bouche et des oreilles del’idole sautât ; cette explosion, comme il nous fut facile dele voir, la fendit et la défigura toute ; en un mot, nousdemeurâmes là jusqu’à ce que nous la vîmes s’embraser et ne formerplus qu’une souche, qu’un bloc de bois. Après l’avoir entourée defourrage sec, ne doutant pas qu’elle ne fût bientôt entièrementconsumée, nous nous disposions à nous retirer, mais l’Écossais nousdit : – « Ne partons pas, car ces pauvres misérablesdupes seraient capables de se jeter dans le feu pour se faire rôtiravec leur idole. » – Nous consentîmes donc à rester jusqu’à ceque le fourrage fût brûlé, puis, nous fîmes volte-face, et lesquittâmes.

Le matin nous parûmes parmi nos compagnons devoyage excessivement occupés à nos préparatifs de départ :personne ne se serait imaginé que nous étions allés ailleurs quedans nos lits, comme raisonnablement tout voyageur doit faire, pourse préparer aux fatigues d’une journée de marche.

Mais ce n’était pas fini, le lendemain unegrande multitude de gens du pays, non-seulement de ce village maisde cent autres, se présenta aux portes de la ville, et d’une façonfort insolente, demanda satisfaction au gouverneur de l’outragefait à leurs prêtres et à leur grandCham-Chi-Thaungu ; c’était là le nom féroce qu’ildonnait à la monstrueuse créature qu’ils adoraient. Les habitantsde Nertzinskoy furent d’abord dans une grande consternation :ils disaient que les Tartares étaient trente mille pour le moins,et qu’avant peu de jours ils seraient cent mille et au-delà.

Le gouverneur russien leur envoya desmessagers pour les appaiser et leur donner toutes les bonnesparoles imaginables. Il les assura qu’il ne savait rien del’affaire ; que pas un homme de la garnison n’ayant mis lepied dehors, le coupable ne pouvait être parmi eux ; mais ques’ils voulaient le lui faire connaître il serait exemplairementpuni. Ils répondirent hautainement que toute la contrée révérait legrand Cham-Chi-Thaungu qui demeurait dans le soleil,et que nul mortel n’eût osé outrager son image, hors quelquechrétien mécréant (ce fut là leur expression, je crois), etqu’ainsi ils lui déclaraient la guerre à lui et à touts lesRussiens, qui, disaient-ils, étaient des infidèles, deschrétiens.

Le gouverneur, toujours patient, ne voulantpoint de rupture, ni qu’on pût en rien l’accuser d’avoir provoquéla guerre, le Czar lui ayant étroitement enjoint de traiter le paysconquis avec bénignité et courtoisie, leur donna encore toutes lesbonnes paroles possibles ; à la fin il leur dit qu’unecaravane était partie pour la Russie le matin même, que quelqu’unpeut-être des voyageurs leur avait fait cette injure, et que, s’ilsvoulaient en avoir l’assurance, il enverrait après eux pour eninformer. Ceci parut les appaiser un peu, et le gouverneur nousdépêcha donc un courrier pour nous exposer l’état des choses, ennous intimant que si quelques hommes de notre caravane avaient faitle coup, ils feraient bien de se sauver, et, coupables ou non, quenous ferions bien de nous avancer en toute hâte, tandis qu’il lesamuserait aussi long-temps qu’il pourrait.

C’était très-obligeant de la part dugouverneur. Toutefois lorsque la caravane fut instruite de cemessage, personne n’y comprit rien, et quant à nous qui étions lescoupables, nous fûmes les moins soupçonnés de touts : on nenous fit pas seulement une question. Néanmoins le capitaine quipour le moment commandait la caravane, profita de l’avis que legouverneur nous donnait, et nous marchâmes ou voyageâmes deux jourset deux nuits, presque sans nous arrêter. Enfin nous nous reposâmesà un village nommé Plothus, nous n’y fîmes pas non plus une longuestation, voulant gagner au plus tôt Jarawena, autre colonie du Czarde Moscovie où nous espérions être en sûreté. Une chose àremarquer, c’est qu’après deux ou trois jours de marche, au-delà decette ville, nous commençâmes à entrer dans un vaste désert sansnom dont je parlerai plus au long en son lieu, et que si alors nousnous y fussions trouvés, il est plus que probable que nous aurionsété touts détruits. Ce fut le lendemain de notre départ de Plothus,que des nuages de poussière qui s’élevaient derrière nous à unegrande distance firent soupçonner à quelques-uns des nôtres quenous étions poursuivis. Nous étions entrés dans le désert, et nousavions longé un grand lac, appelé Shanks-Oser, quand nousapperçûmes un corps nombreux de cavaliers de l’autre côté du lacvers le Nord. Nous remarquâmes qu’ils se dirigeaient ainsi que nousvers l’Ouest, mais fort heureusement ils avaient supposé que nousavions pris la rive Nord, tandis que nous avions pris la rive Sud.Deux jours après nous ne les vîmes plus, car pensant que nousétions toujours devant eux ils poussèrent jusqu’à la rivièreUdda : plus loin, vers le Nord, c’est un courant considérable,mais à l’endroit où nous la passâmes, elle est étroite etguéable.

Le troisième jour, soit qu’ils se fussentapperçu de leur méprise, soit qu’ils eussent eu de nos nouvelles,ils revinrent sur nous ventre à terre, à la brune. Nous venionsjustement de choisir, à notre grande satisfaction, une placetrès-convenable pour camper pendant la nuit, car, bien que nous nefussions qu’à l’entrée d’un désert dont la longueur était de plusde cinq cents milles, nous n’avions point de villes où nousretirer, et par le fait nous n’en avions d’autre à attendre queJarawena, qui se trouvait encore à deux journées de marche. Cedésert, cependant, avait quelque peu de bois de ce côté, et depetites rivières qui couraient toutes se jeter dans la granderivière Udda. Dans un passage étroit entre deux bocages très-épaisnous avions assis notre camp pour cette nuit, redoutant une attaquenocturne.

Personne, excepté nous, ne savait, pourquoinous étions poursuivis ; mais comme les Tartares-Mongols ontpour habitude de rôder en troupes dans le désert, les caravanes ontcoutume de se fortifier ainsi contre eux chaque nuit, comme contredes armées de voleurs ; cette poursuite n’était donc pas chosenouvelle.

Or nous avions cette nuit le camp le plusavantageux que nous eussions jamais eu : nous étions postésentre deux bois, un petit ruisseau coulait juste devant notrefront, de sorte que nous ne pouvions être enveloppés, et qu’on nepouvait nous attaquer que par devant ou par derrière. Encoremîmes-nous touts nos soins à rendre notre front aussi fort quepossible, en plaçant nos bagages, nos chameaux et nos chevaux,touts en ligne au bord du ruisseau : sur notre arrière nousabattîmes quelques arbres.

Dans cet ordre nous nous établissions pour lanuit, mais les Tartares furent sur nos bras avant que nous eussionsachevé notre campement. Ils ne se jetèrent pas sur nous comme desbrigands, ainsi que nous nous y attendions, mais ils nousenvoyèrent trois messagers pour demander qu’on leur livrât leshommes qui avaient bafoué leurs prêtres et brûlé leur DieuCham-Chi-Thaungu, afin de les brûler, et sur ce ilsdisaient qu’ils se retireraient, et ne nous feraient point demal : autrement qu’ils nous feraient touts périr dans lesflammes. Nos gens parurent fort troublés à ce message, et se mirentà se regarder l’un l’autre entre les deux yeux pour voir siquelqu’un avait le péché écrit sur la face. Mais, Personne !c’était le mot, personne n’avait fait cela. Le commandant de lacaravane leur fit répondre qu’il était bien sûr que pas un desnôtres n’était coupable de cet outrage ; que nous étions depaisibles marchands voyageant pour nos affaires ; que nousn’avions fait de dommage ni à eux ni à qui que ce fût ; qu’ilsdevaient chercher plus loin ces ennemis, qui les avaient injuriés,car nous n’étions pas ces gens-là ; et qu’il les priait de nepas nous troubler, sinon que nous saurions nous défendre.

Cette réponse fut loin de les satisfaire, etle matin, à la pointe du jour, une foule immense s’avança versnotre camp ; mais en nous voyant dans une si avantageuseposition, ils n’osèrent pas pousser plus avant que le ruisseau quibarrait notre front, où ils s’arrêtèrent, et déployèrent de tellesforces, que nous en fûmes atterrés au plus haut point ; ceuxd’entre nous qui en parlaient le plus modestement, disaient qu’ilsétaient dix mille. Là, ils firent une pause et nous regardèrent unmoment ; puis, poussant un affreux hourra, ils nousdécochèrent une nuée de flèches. Mais nous étions trop bien àcouvert, nos bagages nous abritaient, et je ne me souviens pas queparmi nous un seul homme fût blessé.

Quelque temps après, nous les vîmes faire unpetit mouvement à notre droite, et nous les attendions sur notrearrière, quand un rusé compagnon, un Cosaque de Jarawena, aux gagesdes Moscovites, appela le commandant de la caravane et luidit : – « Je vais envoyer toute cette engeance àSibeilka. » – C’était une ville à quatre ou cinq journées demarche au moins, vers le Sud, ou plutôt derrière nous. Il prenddonc son arc et ses flèches, saute à cheval, s’éloigne de notrearrière au galop, comme s’il retournait à Nertzinskoy, puis faisantun grand circuit, il rejoint l’armée des Tartares comme s’il étaitun exprès envoyé pour leur faire savoir tout particulièrement queles gens qui avaient brûlé leur Cham-Chi-Thaunguétaient partis pour Sibeilka avec une caravane de mécréants,c’est-à-dire de Chrétiens, résolus qu’ils étaient de brûler le DieuScal-Isarg, appartenant aux Tongouses.

Comme ce drôle était un vrai Tartare et qu’ilparlait parfaitement leur langage, il feignit si bien, qu’ilsgobèrent tout cela et se mirent en route en toute hâte pourSibeilka, qui était, ce me semble, à cinq journées de marche versle Sud. En moins de trois heures ils furent entièrement hors denotre vue, nous n’en entendîmes plus parler, et nous n’avons jamaissu s’ils allèrent ou non jusqu’à ce lieu nommé Sibeilka.

Nous gagnâmes ainsi sans danger la ville deJarawena, où il y avait une garnison de Moscovites, et nous ydemeurâmes cinq jours, la caravane se trouvant extrêmement fatiguéede sa dernière marche et de son manque de repos durant la nuit.

Au sortir de cette ville nous eûmes à passerun affreux désert qui nous tint vingt-trois jours. Nous nous étionsmunis de quelques tentes pour notre plus grande commodité pendantla nuit, et le commandant de la caravane s’était procuré seizechariots ou fourgons du pays pour porter notre eau et nosprovisions. Ces chariots, rangés chaque nuit tout autour de notrecamp, nous servaient de retranchement ; de sorte que, si lesTartare se fussent montrés, à moins d’être en très-grand nombre,ils n’auraient pu nous toucher.

LES TONGOUSES.

On croira facilement que nous eûmes grandbesoin de repos après ce long trajet ; car dans ce désert nousne vîmes ni maisons ni arbres. Nous y trouvâmes à peine quelquesbuissons, mais nous apperçûmes en revanche une grande quantité dechasseurs de zibelines ; ce sont touts des Tartares de laMongolie dont cette contrée fait partie. Ils attaquent fréquemmentles petites caravanes, mais nous n’en rencontrâmes point en grandetroupe. J’étais curieux de voir les peaux des zibelines qu’ilschassaient ; mais je ne pus me mettre en rapport avec aucund’eux, car ils n’osaient pas s’approcher de nous, et je n’osais pasmoi-même m’écarter de la compagnie pour les joindre.

Après avoir traversé ce désert, nous entrâmesdans une contrée assez bien peuplée, c’est-à-dire où nous trouvâmesdes villes et des châteaux élevés par le Czar de Moscovie, avec desgarnisons de soldats stationnaires pour protéger les caravanes, etdéfendre le pays contre les Tartares, qui autrement rendraient laroute très-dangereuse. Et sa majesté Czarienne a donné des ordressi stricts pour la sûreté des caravanes et des marchands que, si onentend parler de quelques Tartares dans le pays, des détachementsde la garnison sont de suite envoyés pour escorter les voyageurs destation en station.

Aussi le gouverneur d’Adinskoy, auquel j’eusoccasion de rendre visite, avec le marchand écossais qui était liéavec lui, nous offrit-il une escorte de cinquante hommes, si nouspensions qu’il y eût quelque danger, jusqu’à la prochainestation.

Long-temps je m’étais imaginé qu’en approchantde l’Europe, nous trouverions le pays mieux peuplé et le peupleplus civilisé ; je m’étais doublement trompé, car nous avionsencore à traverser la nation des Tongouses, où nous vîmes desmarques de paganisme et de barbarie, pour le moins aussi grossièresque celles qui nous avaient frappées précédemment ; seulementcomme ces Tongouses ont été assujétis par les Moscovites, etentièrement réduits, ils ne sont pas très-dangereux ; mais enfait de rudesse de mœurs, d’idolâtrie et de polythéisme jamaispeuple au monde ne les surpassa. Ils sont couverts de peaux debêtes aussi bien que leurs maisons, et, à leur mine rébarbative, àleur costume, vous ne distingueriez pas un homme d’avec une femme.Durant l’hiver, quand la terre est couverte de neige ils viventsous terre, dans des espèces de repaires voûtés dont les cavités oucavernes se communiquent entre elles.

Si les Tartares avaient leurCham-Chi-Thaungu pour tout un village ou toute unecontrée, ceux-ci avaient des idoles dans chaque hutte et danschaque cave. En outre ils adorent les étoiles, le soleil, l’eau, laneige, et en un mot tout ce qu’ils ne comprennent pas, et ils necomprennent pas grand’chose ; de sorte qu’à touts les élémentset à presque touts les objets extraordinaires ils offrent dessacrifices.

Mais je ne dois faire la description d’unpeuple ou d’une contrée qu’autant que cela se rattache à ma proprehistoire. – Il ne m’arriva rien de particulier dans ce pays, quej’estime éloigné de plus de quatre cents milles du dernier désertdont j’ai parlé, et dont la moitié même est aussi un désert, oùnous marchâmes rudement pendant douze jours sans rencontrer unemaison, un arbre, une broussaille et où nous fûmes encore obligésde porter avec nous nos provisions, l’eau comme le pain. Après êtresortis de ce steppe, nous parvînmes en deux jours à Yénisséisk,ville ou station moscovite sur le grand fleuve Yénisséi. Ce fleuve,nous fut-il dit, sépare l’Europe de l’Asie, quoique nos faiseurs decartes, à ce qu’on m’a rapporté, n’en tombent pas d’accord.N’importe, ce qu’il y a de certain, c’est qu’il borne à l’Orientl’ancienne Sibérie, qui aujourd’hui ne forme qu’une province duvaste Empire Moscovite bien qu’elle soit aussi grande que l’EmpireGermanique tout entier.

Je remarquai que l’ignorance et le paganismeprévalaient encore, excepté dans les garnisons Moscovites :toute la contrée entre le fleuve Oby et le fleuve Yénissei estentièrement payenne, et les habitants sont aussi barbares que lesTartares les plus reculés, même qu’aucune nation que je sache del’Asie ou de l’Amérique. Je remarquai aussi, ce que je fis observeraux gouverneurs Moscovites avec lesquels j’eus occasion deconverser, que ces payens, pour être sous le gouvernement moscoviten’en étaient ni plus sages ni plus près du christianisme. Mais touten reconnaissant que c’était assez vrai, ils répondaient que cen’était pas leur affaire ; que si le Czar s’était promis deconvertir ses sujets sibériens, tongouses ou tartares, il auraitenvoyé parmi eux des prêtres et non pas des soldats, et ilsajoutaient avec plus de sincérité que je ne m’y serais attendu quele grand souci de leur monarque n’était pas de faire de ces peuplesdes Chrétiens, mais des sujets.

Depuis ce fleuve jusqu’au fleuve Oby, noustraversâmes une contrée sauvage et inculte ; je ne sauraisdire que ce soit un sol stérile, c’est seulement un sol qui manquede bras et d’une bonne exploitation, car autrement c’est un payscharmant, très-fertile et très-agréable en soi. Les quelqueshabitants que nous y trouvâmes étaient touts payens, excepté ceuxqu’on y avait envoyés de Russie ; car c’est dans cettecontrée, j’entends sur les rives de l’Oby, que sont bannis lescriminels moscovites qui ne sont point condamnés à mort : unefois là, il est presque impossible qu’ils en sortent.

Je n’ai rien d’essentiel à dire sur mon comptejusqu’à mon arrivée à Tobolsk, capitale de la Sibérie, où jeséjournai assez long-temps pour les raisons suivantes.

Il y avait alors près de sept mois que nousétions en route et l’hiver approchait rapidement : dans cetteconjoncture, sur nos affaires privées, mon partner etmoi, nous tînmes donc un conseil, où nous jugeâmes à propos,attendu que nous devions nous rendre en Angleterre et non pas àMoscou, de considérer le parti qu’il nous fallait prendre. On nousavait parlé de traîneaux et de rennes pour nous transporter sur laneige pendant l’hiver ; et c’est tout de bon que les Russiensfont usage de pareils véhicules, dont les détails sembleraientincroyables si je les rapportais, et au moyen desquels ils voyagentbeaucoup plus dans la saison froide qu’ils ne sauraient voyager enété, parce que dans ces traîneaux ils peuvent courir nuit etjour : une neige congelée couvrant alors toute la nature, lesmontagnes, les vallées, les rivières, les lacs n’offrent plusqu’une surface unie et dure comme la pierre, sur laquelle ilscourent sans se mettre nullement en peine de ce qui estdessous.

Mais je n’eus pas occasion de faire un voyagede ce genre. – Comme je me rendais en Angleterre et non pas àMoscou, j’avais deux routes à prendre : il me fallait alleravec la caravane jusqu’à Jaroslav, puis tourner vers l’Ouest, pourgagner Narva et le golfe de Finlande, et, soit par mer soit parterre, Dantzick, où ma cargaison de marchandises chinoises devaitse vendre avantageusement ; ou bien il me fallait laisser lacaravane à une petite ville sur la Dvina, d’où par eau je pouvaisgagner en six jours Archangel, et de là faire voile pourl’Angleterre, la Hollande ou Hambourg.

Toutefois il eût été absurde d’entreprendrel’un ou l’autre de ces voyages pendant l’hiver : si je mefusse décidé pour Dantzick, la Baltique en cette saison est gelée,tout passage m’eût été fermé, et par terre il est bien moins sûr devoyager dans ces contrées que parmi les Tartares-Mongols. D’unautre côté, si je me fusse rendu à Archangel en octobre, j’eussetrouvé touts les navires partis, et même les marchands qui ne s’ytiennent que l’été, et l’hiver se retirent à Moscou, vers le Sud,après le départ des vaisseaux. Un froid excessif, la disette, et lanécessité de rester tout l’hiver dans une ville déserte, c’est làtout ce que j’eusse pu espérer d’y rencontrer. En définitive, jepensai donc que le mieux était de laisser partir la caravane, et defaire mes dispositions pour hiverner à l’endroit où je me trouvais,c’est-à-dire à Tobolsk en Sibérie, par une latitude de 60degrés ; là, au moins, pour passer un hiver rigoureux, jepouvais faire fond sur trois choses, savoir : l’abondance detoutes les provisions que fournit le pays, une maison chaude avecdes combustibles à suffisance, et une excellente compagnie. De toutceci, je parlerai plus au long en son lieu.

J’étais alors dans un climat entièrementdifférent de mon île bien-aimée, où je n’eus jamais froid que dansmes accès de fièvre, où tout au contraire j’avais peine à endurerdes habits sur mon dos, où je ne faisais jamais de feu que dehors,et pour préparer ma nourriture : aussi étais-je emmitouflédans trois bonnes vestes avec de grandes robes par-dessus,descendant jusqu’aux pieds et se boutonnant au poignet, toutesdoublées de fourrures, pour les rendre suffisamment chaudes.

J’avoue que je désapprouve fort notre manièrede chauffer les maisons en Angleterre, c’est-à-dire de faire du feudans chaque chambre, dans des cheminées ouvertes, qui, dès que lefeu est éteint, laissent l’air intérieur aussi froid que latempérature. Après avoir pris un appartement dans une bonne maisonde la ville, au centre de six chambres différentes je fisconstruire une cheminée en forme de fourneau, semblable à unpoêle ; le tuyau pour le passage de la fumée était d’un côté,la porte ouvrant sur le foyer d’un autre ; toutes les chambresétaient également chauffées, sans qu’on vît aucun feu, juste commesont chauffés les bains en Angleterre.

Par ce moyen nous avions toujours la mêmetempérature dans tout le logement, et une chaleur égale seconservait. Quelque froid qu’il fît dehors, il faisait toujourschaud dedans ; cependant on ne voyait point de feu, et l’onn’était jamais incommodé par la fumée.

Mais la chose la plus merveilleuse c’étaitqu’il fût possible de trouver bonne compagnie, dans une contréeaussi barbare que les parties les plus septentrionales de l’Europe,dans une contrée proche de la mer Glaciale, et à peu de degrés dela Nouvelle-Zemble.

Cependant, comme c’est dans ce pays, ainsi queje l’ai déjà fait remarquer, que sont bannis les criminels d’Étatmoscovites, la ville était pleine de gens de qualité, de princes,de gentilshommes, de colonels, en un mot, de nobles de tout rang,de soldats de tout grade, et de courtisans. Il y avait le fameuxprince Galilfken ou Galoffken, son filsle fameux général Robostisky, plusieurs autrespersonnages de marque, et quelques dames de haut parage.

Par l’intermédiaire de mon négociant écossais,qui toutefois ici se sépara de moi, je fis connaissance avecplusieurs de ces gentilshommes, avec quelques-uns même du premierordre, et de qui, dans les longues soirées d’hiver pendantlesquelles je restais au logis, je reçus d’agréables visites. Cefut causant un soir avec un certain prince banni, un desex-ministres d’État du Czar, que la conversation tomba sur monchapitre. Comme il me racontait une foule de belles choses sur lagrandeur, la magnificence, les possessions, et le pouvoir absolu del’Empereur des Russiens, je l’interrompis et lui dis que j’avaisété un prince plus grand et plus puissant que le Czar de Moscovie,quoique mes États ne fussent pas si étendus, ni mes peuples sinombreux. À ce coup, le seigneur russien eut l’air un peu surpris,et, tenant ses yeux attachés sur moi, il commença de s’étonner dece que j’avançais.

Je lui dis que son étonnement cesserait quandje me serais expliqué. D’abord je lui contai que j’avais à monentière disposition la vie et la fortune de mes sujets ; quenonobstant mon pouvoir absolu, je n’avais pas eu un seul individumécontent de mon gouvernement ou de ma personne dans toutes mespossessions. Là-dessus il secoua la tête, et me dit qu’en cela jesurpassais tout de bon le Czar de Moscovie. Me reprenant, j’ajoutaique toutes les terres de mon royaume m’appartenaient enpropre ; que touts mes sujets étaient non-seulement mestenanciers, mais mes tenanciers à volonté ; qu’ils se seraienttouts battus pour moi jusqu’à la dernière goutte de leur sang, etque jamais tyran, car pour tel je me reconnaissais, n’avait été siuniversellement aimé, et cependant si horriblement redouté de sessujets.

LE PRINCE MOSCOVITE.

Après avoir amusé quelque temps la compagniede ces énigmes gouvernementales, je lui en dis le mot, je lui fisau long l’histoire de ma vie dans l’île, et de la manière dont jem’y gouvernais et gouvernais le peuple rangé sous moi, juste commeje l’ai rédigé depuis. On fut excessivement touché de cettehistoire, et surtout le prince, qui me dit avec un soupir, que lavéritable grandeur ici-bas était d’être son propre maître ;qu’il n’aurait pas échangé une condition telle que la mienne,contre celle du Czar de Moscovie ; qu’il trouvait plus defélicité dans la retraite à laquelle il semblait condamné en cetexil qu’il n’en avait jamais trouvé dans la plus haute autoritédont il avait joui à la Cour de son maître le Czar ; que lecomble de la sagesse humaine était de ployer notre humeur auxcirconstances, et de nous faire un calme intérieur sous le poidsdes plus grandes tempêtes. – « Ici, poursuivit-il aucommencement de mon bannissement, je pleurais, je m’arrachais lescheveux, je déchirais mes habits, comme tant d’autres avaient faitavant moi, mais amené après un peu de temps et de réflexion àregarder au-dedans de moi, et à jeter les yeux autour de moi surles choses extérieures, je trouvai que, s’il est une fois conduit àréfléchir sur la vie, sur le peu d’influence qu’a le monde sur levéritable bonheur, l’esprit de l’homme est parfaitement capable dese créer une félicité à lui, le satisfaisant pleinement ets’alliant à ses meilleurs desseins et à ses plus nobles désirs,sans grand besoin de l’assistance du monde. De l’air pour respirer,de la nourriture pour soutenir la vie, des vêtements pour avoirchaud, la liberté de prendre l’exercice nécessaire à la santé,complètent dans mon opinion tout ce que le monde peut faire pournous. La grandeur, la puissance, les richesses et les plaisirs dontquelques-uns jouissent ici-bas, et dont pour ma part j’ai joui,sont pleins d’attraits pour nous, mais toutes ces choses lâchent labride à nos plus mauvaises passions, à notre ambition, à notreorgueil, à notre avarice, à notre vanité, à notre sensualité,passions qui procèdent de ce qu’il y a de pire dans la nature del’homme, qui sont des crimes en elles-mêmes, qui renferment lasemence de toute espèce de crimes, et n’ont aucun rapport, et ne serattachent en rien ni aux vertus qui constituent l’homme sage, niaux grâces qui nous distinguent comme Chrétiens. Privé que je suisaujourd’hui de toute cette félicité imaginaire que je goûtais dansla pratique de touts ces vices, je me trouve à même de porter mesregards sur leur côté sombre, où je n’entrevois que difformités. Jesuis maintenant convaincu que la vertu seule fait l’homme vraimentsage, riche, grand, et le retient dans la voie qui conduit à unbonheur suprême, dans une vie future ; et en cela, ne suis-jepas plus heureux dans mon exil que ne le sont mes ennemis en pleinepossession des biens et du pouvoir que je leur aiabandonnés ? »

« Sir, ajouta-t-il, jen’amène point mon esprit à cela par politique, me soumettant à lanécessité de ma condition, que quelques-uns appellent misérable.Non, si je ne m’abuse pas trop sur moi-même, je ne voudrais pasm’en retourner ; non, quand bien même le Czar mon maître merappellerait et m’offrirait de me rétablir dans toute ma grandeurpassée ; non, dis-je, je ne voudrais pas m’en retourner, pasplus que mon âme, je pense, quand elle sera délivrée de sa prisoncorporelle, et aura goûté la félicité glorieuse qu’elle doittrouver au-delà de la vie, ne voudra retourner à la geôle de chairet de sang qui l’enferme aujourd’hui, et abandonner les Cieux pourse replonger dans la fange et l’ordure des affaireshumaines. »

Il prononça ces paroles avec tant de chaleuret d’effusion, tant d’émotion se trahissait dans son maintien qu’ilétait visible que c’étaient là les vrais sentiments de son âme.Impossible demeure en doute sa sincérité.

Je lui répondis qu’autrefois dans mon anciennecondition dont je venais de lui faire la peinture, je m’étais cruune espèce de monarque, mais que je pensais qu’il était, lui,non-seulement un monarque mais un grand conquérant ; car celuiqui remporte la victoire sur ses désirs excessifs, qui a un empireabsolu sur lui-même, et dont la raison gouverne entièrement lavolonté est certainement plus grand que celui qui conquiert uneville. – « Mais, Mylord, ajoutai-je, oserais-je vous faire unequestion ? – « De tout mon cœur, répondit-il. » –« Si la porte de votre liberté était ouverte, repris-je, nesaisiriez-vous pas cette occasion de vous délivrer de cetexil ? »

– « Attendez, dit-il, votre question estsubtile, elle demande de sérieuses et d’exactes distinctions pour ydonner une réponse sincère, et je veux vous mettre mon cœur à jour.Rien au monde que je sache ne pourrait me porter à me délivrer decet état de bannissement, sinon ces deux choses : premièrementma famille, et secondement un climat un peu plus doux. Mais je vousproteste que pour retourner aux pompes de la Cour, à la gloire, aupouvoir, au tracas d’un ministre d’État, à l’opulence, au faste etaux plaisirs, c’est-à-dire aux folies d’un courtisan, si mon maîtrem’envoyait aujourd’hui la nouvelle qu’il me rend tout ce dont ilm’a dépouillé, je vous proteste, dis-je, si je me connais bien, queje ne voudrais pas abandonner ce désert, ces solitudes et ces lacsglacés pour le palais de Moscou. »

– « Mais, Mylord, repris-je, peut-êtren’êtes-vous pas seulement banni des plaisirs de la Cour, dupouvoir, de l’autorité et de l’opulence dont vous jouissiezautrefois, vous pouvez être aussi privé de quelques-unes descommodités de la vie ; vos terres sont peut-être confisquées,vos biens pillés, et ce qui vous est laissé ici ne suffit peut-êtrepas aux besoins ordinaires de la vie. »

– « Oui, me répliqua-t-il, si vous meconsidérez comme un seigneur ou un prince, comme dans le fait je lesuis ; mais veuillez ne voir en moi simplement qu’un homme,une créature humaine, que rien ne distingue d’avec la foule, et ilvous sera évident que je ne puis sentir aucun besoin, à moins queje ne sois visité par quelque maladie ou quelque infirmité. Pourmettre toutefois la question hors de doute, voyez notre manière devivre : nous sommes en cette ville cinq grandspersonnages ; nous vivons tout-à-fait retirés, comme ilconvient à des gens en exil. Nous avons sauvé quelque chose dunaufrage de notre fortune, qui nous met au-dessus de la nécessitéde chasser pour notre subsistance ; mais les pauvres soldatsqui sont ici, et qui n’ont point nos ressources vivent dans uneaussi grande abondance que nous. Ils vont dans les bois chasser leszibelines et les renards : le travail d’un mois fournit à leurentretien pendant un an. Comme notre genre de vie n’est pascoûteux, il nous est aisé de nous procurer ce qu’il nousfaut : donc votre objection est détruite. »

La place me manque pour rapporter tout au longla conversation on ne peut plus agréable que j’eus avec cet hommevéritablement grand, et dans laquelle son esprit laissa paraîtreune si haute connaissance des choses, soutenue tout à la fois etpar la religion et par une profonde sagesse, qu’il est hors dedoute que son mépris pour le monde ne fût aussi grand qu’ill’exprimait. Et jusqu’à la fin il se montra toujours le même commeon le verra par ce qui suit.

Je passai huit mois à Tobolsk. Que l’hiver meparut sombre et terrible ! Le froid était si intense que je nepouvais pas seulement regarder dehors sans être enveloppé dans despelleteries, et sans avoir sur le visage un masque de fourrure ouplutôt un capuchon, avec un trou simplement pour la bouche et deuxtrous pour les yeux. Le faible jour que nous eûmes pendant troismois ne durait pas, calcul fait, au-delà de cinq heures, six toutau plus ; seulement le sol étant continuellement couvert deneige et le temps assez clair, l’obscurité n’était jamais profonde.Nos chevaux étaient gardés ou plutôt affamés sous terre, et quant ànos valets, car nous en avions loué pour prendre soin de nous et denos montures, il nous fallait à chaque instant panser et fairedégeler leurs doigts ou leurs orteils, de peur qu’ils ne restassentperclus.

Dans l’intérieur à vrai dire nous avionschaud, les maisons étant closes, les murailles épaisses, lesouvertures petites et les vitrages doubles. Notre nourritureconsistait principalement en chair de daim salée et apprêtée dansla saison, en assez bon pain, mais préparé comme du biscuit, enpoisson sec de toute sorte, en viande de mouton, et en viande debuffle, assez bonne espèce de bœuf. Toutes les provisions pourl’hiver sont amassées pendant l’été, et parfaitement conservées.Nous avions pour boisson de l’eau mêlée avec del’aqua-vitæ au lieu de brandevin, et pour régal, en placede vin, de l’hydromel : ils en ont vraiment de délicieux Leschasseurs, qui s’aventurent dehors par touts les temps, nousapportaient fréquemment de la venaison fraîche, très-grasse ettrès-bonne, et quelquefois de la chair d’ours mais nous ne faisionspas grand cas de cette dernière. Grâce à la bonne provision de théque nous avions, nous pouvions régaler nos amis, et après tout,toutes choses bien considérées, nous vivions très-gaîment ettrès-bien.

Nous étions alors au mois de mars, les jourscroissaient sensiblement et la température devenait au moinssupportable ; aussi les autres voyageurs commençaient-ils àpréparer les traîneaux qui devaient les transporter sur la neige,et à tout disposer pour leur départ ; mais notre dessein degagner Archangel, et non Moscou ou la Baltique, étant bien arrêté,je ne bougeai pas. Je savais que les navires du Sud ne se mettenten route pour cette partie du monde qu’au mois de mai ou de juin,et que si j’y arrivais au commencement d’août, j’y serais avantqu’aucun bâtiment fût prêt à remettre en mer. Je ne m’empressaidonc nullement de partir comme les autres, et je vis une multitudede gens, je dirai même touts les voyageurs, quitter la ville avantmoi. Il paraît que touts les ans ils se rendent à Moscou pourtrafiquer, c’est-à-dire pour y porter leurs pelleteries et leséchanger contre les articles de nécessité dont ils ont besoin pourleurs magasins. D’autres aussi vont pour le même objet à Archangel.Mais comme ils ont plus de huit cents milles à faire pour revenirchez eux, ceux qui s’y rendirent cette année-là partirent de mêmeavant moi.

Bref, dans la seconde quinzaine de mai jecommençai à m’occuper de mes malles, et tandis que j’étais à cettebesogne, il me vint dans l’esprit de me demander pourquoi touts cesgens bannis en Sibérie par le Czar, mais une fois arrivés làlaissés libres d’aller où bon leur semble, ne gagnaient pas quelqueautre endroit du monde à leur gré. Et je me pris à examiner ce quipouvait les détourner de cette tentative.

Mais mon étonnement cessa quand j’en eustouché quelques mots à la personne dont j’ai déjà parlé, et qui merépondit ainsi : – « Considérez d’abord,sir, me dit-il, le lieu où nous sommes, secondement lacondition dans laquelle nous sommes, et surtout la majeure partiedes gens qui sont bannis ici. Nous sommes environnés d’obstaclesplus forts que des barreaux et des verrous : au Nord s’étendun océan innavigable où jamais navire n’a fait voile, où jamaisbarque n’a vogué, et eussions-nous navire et barque à notre serviceque nous ne saurions où aller. De tout autre côté nous avons plusde mille milles à faire pour sortir des États du Czar, et par deschemins impraticables, à moins de prendre les routes que legouvernement a fait construire et qui traversent les villes où sestroupes tiennent garnison. Nous ne pouvons ni suivre ces routessans être découverts, ni trouver de quoi subsister en nousaventurant par tout autre chemin ; ce serait donc en vain quenous tenterions de nous enfuir. »

LE FILS DU PRINCE MOSCOVITE.

Là-dessus je fus réduit au silence, et jecompris, qu’ils étaient dans une prison tout aussi sûre que s’ilseussent été renfermés dans le château de Moscou. Cependant il mevint la pensée que je pourrais fort bien devenir l’instrument de ladélivrance de cet excellent homme, et qu’il me serait très-aisé del’emmener, puisque dans le pays on n’exerçait point sur lui desurveillance. Après avoir roulé cette idée dans ma tête quelquesinstants, je lui dis que, comme je n’allais pas à Moscou mais àArchangel, et que je voyageais à la manière des caravanes, ce quime permettait de ne pas coucher dans les stations militaires dudésert, et de camper chaque nuit où je voulais, nous pourrionsfacilement gagner sans malencontre cette ville où je le mettraisimmédiatement en sûreté à bord d’un vaisseau anglais ou hollandaisqui nous transporterait touts deux à bon port. – « Quant àvotre subsistance et aux autres détails, ajoutai-je, je m’enchargerai jusqu’à ce que vous puissiez faire mieuxvous-même. »

Il m’écouta très-attentivement et me regardafixement tout le temps que je parlai ; je pus même voir surson visage que mes paroles jetaient son esprit dans une grandeémotion. Sa couleur changeait à tout moment, ses yeuxs’enflammaient, toute sa contenance trahissait l’agitation de soncœur. Il ne put me répliquer immédiatement quand j’eus fini. On eûtdit qu’il attendait ce qu’il devait répondre. Enfin, après unmoment de silence, il m’embrassa en s’écriant : –« Malheureux que nous sommes, infortunées créatures, il fautdonc que même les plus grands actes de l’amitié soient pour nousdes occasions de chute, il faut donc que nous soyons les tentateursl’un de l’autre ! Mon cher ami, continua-t-il, votre offre estsi honnête, si désintéressée, si bienveillante pour moi, qu’ilfaudrait que j’eusse une bien faible connaissance du monde si, toutà la fois, je ne m’en étonnais pas et ne reconnaissais pasl’obligation que je vous en ai. Mais croyez-vous que j’aie étésincère dans ce que je vous ai si souvent dit de mon mépris pour lemonde ? Croyez-vous que je vous aie parlé du fond de l’âme, etqu’en cet exil je sois réellement parvenu à ce degré de félicitéqui m’a placé au-dessus du tout ce que le monde pouvait me donneret pouvait faire pour moi ? Croyez-vous que j’étais francquand je vous ai dit que je ne voudrais pas m’en retourner,fussé-je rappelé pour redevenir tout ce que j’étais autrefois à laCour, et pour rentrer dans la faveur du Czar mon maître ?Croyez-vous, mon ami, que je sois un honnête homme, ou pensez-vousque je sois un orgueilleux hypocrite ? » – Ici ils’arrêta comme pour écouter ce que je répondrais ; mais jereconnus bientôt que c’était l’effet de la vive émotion de sesesprits : son cœur était plein, il ne pouvait poursuivre. Jefus, je l’avoue, aussi frappé de ces sentiments qu’étonné detrouver un tel homme, et j’essayai de quelques arguments pour lepousser à recouvrer sa liberté. Je lui représentai qu’il devaitconsidérer ceci comme une porte que lui ouvrait le Ciel pour sadélivrance, comme une sommation que lui faisait la Providence, quidans sa sollicitude dispose touts les évènements, pour qu’il eût àaméliorer son état et à se rendre utile dans le monde.

Ayant eu le temps de se remettre, – « Quesavez-vous, Sir, me dit-il vivement, si au lieu d’uneinjonction de la part du Ciel, ce n’est pas une instigation detoute autre part me représentant sous des couleurs attrayantes,comme une grande félicité, une délivrance qui peut être enelle-même un piége pour m’entraîner à ma ruine ? Ici je nesuis point en proie à la tentation de retourner à mon anciennemisérable grandeur ailleurs je ne suis pas sûr que toutes lessemences d’orgueil, d’ambition, d’avarice et de luxure que je saisau fond de mon cœur ne puissent se raviver, prendre racine, en unmot m’accabler derechef, et alors l’heureux prisonnier que vousvoyez maintenant maître de la liberté de son âme deviendrait, enpleine possession de toute liberté personnelle, le misérableesclave de ses sens. Généreux ami, laissez-moi dans cette heureusecaptivité, éloigné de toute occasion de chute, plutôt que dem’exciter à pourchasser une ombre de liberté aux dépens de laliberté de ma raison et aux dépens du bonheur futur que j’aiaujourd’hui en perspective, et qu’alors, j’en ai peur, je perdraistotalement de vue, car je suis de chair, car je suis un homme, rienqu’un homme, car je ne suis pas plus qu’un autre à l’abri despassions. Oh ! ne soyez pas à la fois mon ami et montentateur. »

Si j’avais été surpris d’abord, je devinsalors tout-à-fait muet, et je restai là à le contempler dans lesilence et l’admiration. Le combat que soutenait son âme était sigrand que, malgré le froid excessif, il était tout en sueur. Je visque son esprit avait besoin de retrouver du calme ; aussi jelui dis en deux mots que je le laissais réfléchir, que jereviendrais le voir ; et je regagnai mon logis.

Environ deux heures après, j’entendisquelqu’un à la porte de la chambre, et je me levais pour allerouvrir quand il l’ouvrit lui-même et entra. – « Mon cher ami,me dit-il, vous m’aviez presque vaincu, mais je suis revenu à moi.Ne trouvez pas mauvais que je me défende de votre offre. Je vousassure que ce n’est pas que je ne sois pénétré de votrebonté ; je viens pour vous exprimer la plus sincèrereconnaissance ; mais j’espère avoir remporté une victoire surmoi-même. »

– « Mylord, lui répondis-je, j’aime àcroire que vous êtes pleinement assuré que vous ne résistez pas àla voix du Ciel. – « Sir, reprit-il, si c’eût étéde la part du Ciel, la même influence céleste m’eût poussé àl’accepter, mais j’espère, mais je demeure bien convaincu que c’estde par le Ciel que je m’en excuse, et quand nous nous séparerons cene sera pas une petite satisfaction pour moi de penser que vousm’aurez laissé honnête homme, sinon homme libre. »

Je ne pouvais plus qu’acquiescer et luiprotester que dans tout cela mon unique but avait été de le servir.Il m’embrassa très-affectueusement en m’assurant qu’il en étaitconvaincu et qu’il en serait toujours reconnaissant ; puis ilm’offrit un très-beau présent de zibelines, trop magnifiquevraiment pour que je pusse l’accepter d’un homme dans sa position,et que j’aurais refusé s’il ne s’y fût opposé.

Le lendemain matin j’envoyai à sa seigneuriemon serviteur avec un petit présent de thé, deux pièces de damaschinois, et quatre petits lingots d’or japonais, qui touts ensemblene pesaient pas plus de six onces ou environ ; mais ce cadeaun’approchait pas de la valeur des zibelines, dont je trouvaivraiment, à mon arrivée en Angleterre, près de 200 livres sterling.Il accepta le thé, une des pièces de damas et une des pièces d’orau coin japonais, portant une belle empreinte, qu’il garda, jepense, pour sa rareté ; mais il ne voulut rien prendre deplus, et me fit savoir par mon serviteur qu’il désirait meparler.

Quand je me fus rendu auprès de lui, il me ditque je savais ce qui s’était passé entre nous, et qu’il espéraitque je ne chercherais plus à l’émouvoir ; mais puisque je luiavais fait une si généreuse offre, qu’il me demandait si j’auraisassez de bonté pour la transporter à une autre personne qu’il menommerait, et à laquelle il s’intéressait beaucoup. Je lui répondisque je ne pouvais dire que je fusse porté à faire autant pour unautre que pour lui pour qui j’avais conçu une estime touteparticulière, et que j’aurais été ravi de délivrer ;cependant, s’il lui plaisait de me nommer la personne que je luirendrais réponse, et que j’espérais qu’il ne m’en voudrait pas sielle ne lui était point agréable. Sur ce il me dit qu’il s’agissaitde son fils unique, qui, bien que je ne l’eusse pas vu, se trouvaitdans la même situation que lui, environ à deux cents milles plusloin, de l’autre côté de l’Oby, et que si j’accueillais sa demande,il l’enverrait chercher.

Je lui répondis sans balancer que j’yconsentais. Je fis toutefois quelques cérémonies pour lui donner àentendre que c’était entièrement à sa considération, et parce que,ne pouvant l’entraîner, je voulais lui prouver ma déférence par monzèle pour son fils. Mais ces choses sont trop fastidieuses pour queje les répète ici. Il envoya le lendemain chercher son fils, qui,au bout de vingt jours, arriva avec le messager, amenant six ousept chevaux chargés de très-riches pelleteries d’une valeurconsidérable.

Les valets firent entrer les chevaux dans laville, mais ils laissèrent leur jeune seigneur à quelque distance.À la nuit, il se rendit incognito dans notre appartement, et sonpère me le présenta. Sur-le-champ nous concertâmes notre voyage, etnous en réglâmes touts les préparatifs.

J’achetai une grande quantité de zibelines, depeaux de renards noirs, de belles hermines, et d’autres richespelleteries, je les troquai, veux-je dire, dans cette ville, contrequelques-unes, des marchandises que j’avais apportées de Chine,particulièrement contre des clous de girofle, des noix muscadesdont je vendis là une grande partie, et le reste plus tard àArchangel, beaucoup plus avantageusement que je ne l’eusse fait àLondres ; aussi mon partner, qui était fortsensible aux profits et pour qui le négoce était chose plusimportante que pour moi, fut-il excessivement satisfait de notreséjour en ce lieu à cause du trafic que nous y fîmes.

Ce fut au commencement de juin que je quittaicette place reculée ; cette ville dont, je crois, on entendpeu parler dans le monde ; elle est, par le fait, si éloignéede toutes les routes du commerce, que je ne vois pas pourquoi ons’en entretiendrait beaucoup. Nous ne formions plus alors qu’unetrès-petite caravane, composée seulement de trente-deux chevaux etchameaux. Touts passaient pour être à moi, quoique onze d’entre euxappartinssent à mon nouvel hôte. Il était donc très-naturel aprèscela que je m’attachasse un plus grand nombre de domestiques. Lejeune seigneur passa pour mon intendant ; pour quel grandpersonnage passai-je moi-même ? je ne sais ; je ne prispas la peine de m’en informer. Nous eûmes ici à traverser le plusdétestable et le plus grand désert que nous eussions rencontré danstout le voyage ; je dis le plus détestable parce que le cheminétait creux en quelques endroits et très-inégal dans d’autres. Nousnous consolions en pensant que nous n’avions à redouter ni troupesde Tartares, ni brigands, que jamais ils ne venaient sur ce côté del’Oby, ou du moins très-rarement ; mais nous nousmécomptions.

Mon jeune seigneur avait avec lui un fidèlevalet moscovite ou plutôt sibérien qui connaissait parfaitement lepays, et qui nous conduisit par des chemins détournés pour que nousévitassions d’entrer dans les principale villes échelonnées sur lagrande route, telles que Tumen, Soloy-Kamaskoy et plusieurs autres,parce que les garnisons moscovites qui s’y trouvent examinentscrupuleusement les voyageurs, de peur que quelque exilé de marqueparvienne à rentrer en Moscovie. Mais si, par ce moyen, nousévitions toutes recherches, en revanche nous faisions tout notrevoyage dans le désert, et nous étions obligés de camper et decoucher sous nos tentes, tandis que nous pouvions avoir de bonslogements dans les villes de la route. Le jeune seigneur le sentaitsi bien qu’il ne voulait pas nous permettre de coucher dehors,quand nous venions à rencontrer quelque bourg sur notre chemin. Ilse retirait seul avec son domestique et passait la nuit en pleinair dans les bois, puis le lendemain il nous rejoignait aurendez-vous.

Nous entrâmes en Europe en passant le fleuveKama, qui, dans cette région, sépare l’Europe de l’Asie. Lapremière ville sur le côté européen s’appelle Soloy-Kamaskoy, cequi veut dire la grande ville sur le fleuve Kama. Nous nous étionsimaginé qu’arrivés là nous verrions quelque changement notable chezles habitants, dans leurs mœurs, leur costume, leur religion, maisnous nous étions trompés, nous avions encore à traverser un vastedésert qui, à ce qu’on rapporte, a près de sept cents milles delong en quelques endroits, bien qu’il n’en ait pas plus de deuxcents milles au lieu où nous le passâmes, et jusqu’à ce que nousfûmes sortis de cette horrible solitude nous trouvâmes très-peu dedifférence entre cette contrée et la Tartarie-Mongole.

DERNIÈRE AFFAIRE.

Nous trouvâmes les habitants pour la plupartpayens et ne valant guère mieux que les Sauvages de l’Amérique.Leurs maisons et leurs villages sont pleins d’idoles, et leursmœurs sont tout-à-fait barbares, excepté dans les villes et dansles villages qui les avoisinent, où ces pauvres gens se prétendentChrétiens de l’Église grecque, mais vraiment leur religion estencore mêlée à tant de restes de superstitions que c’est à peine sil’on peut en quelques endroits la distinguer d’avec la sorcellerieet la magie.

En traversant ce steppe, lorsque nous avionsbanni toute idée de danger de notre esprit, comme je l’ai déjàinsinué, nous pensâmes être pillés et détroussés, et peut-êtreassassinés par une troupe de brigands. Étaient-ils de ce pays,étaient-ce des bandes roulantes d’Ostiaks (espèce de Tartares ou depeuple sauvage du bord de l’Oby) qui rôdaient ainsi au loin, ouétaient-ce des chasseurs de zibelines de Sibérie, je suis encore àle savoir, mais ce que je sais bien, par exemple, c’est qu’ilsétaient touts à cheval, qu’ils portaient des arcs et des flèches etque nous les rencontrâmes d’abord au nombre de quarante-cinqenviron. Ils approchèrent de nous jusqu’à deux portées de mousquet,et sans autre préambule, ils nous environnèrent avec leurs chevauxet nous examinèrent à deux reprise très-attentivement. Enfin ils sepostèrent juste dans notre chemin, sur quoi nous nous rangeâmes enligne devant nos chameaux, nous n’étions pourtant que seize hommesen tout, et ainsi rangés nous fîmes halte et dépêchâmes le valetsibérien au service du jeune seigneur, pour voir quelle engeancec’était. Son maître le laissa aller d’autant plus volontiers qu’ilavait une vive appréhension que ce ne fût une troupe de Sibériensenvoyés à sa poursuite. Cet homme s’avança vers eux avec un drapeauparlementaire et les interpella. Mais quoiqu’il sût plusieurs deleurs langues ou plutôt de leurs dialectes, il ne put comprendre unmot de ce qu’ils répondaient. Toutefois à quelques signes ayant crureconnaître qu’ils le menaçaient de lui tirer dessus s’ils’approchait, ce garçon s’en revint comme il était parti. Seulementil nous dit qu’il présumait, à leur costume, que ces Tartaresdevaient appartenir à quelque horde calmoucke ou circassienne, etqu’ils devaient se trouver en bien plus grand nombre dans ledésert, quoiqu’il n’eût jamais entendu dire qu’auparavant ilseussent été vus si loin vers le Nord.

C’était peu consolant pour nous, mais il n’yavait point de remède. – À main gauche, à environ un quart de millede distance, se trouvait un petit bocage, un petit bouquet d’arbrestrès-serrés, et fort près de la route. Sur-le-champ je décidaiqu’il nous fallait avancer jusqu’à ces arbres et nous y fortifierde notre mieux, envisageant d’abord que leur feuillage nousmettrait en grande partie à couvert des flèches de nos ennemis, et,en second lieu, qu’ils ne pourraient venir nous y charger enmasse : ce fut, à vrai dire, mon vieux pilote, qui en fit laproposition. Ce brave avait cette précieuse qualité, qui nel’abandonnait jamais, d’être toujours le plus prompt et plus apte ànous diriger et à nous encourager dans les occasions périlleuses.Nous avançâmes donc immédiatement, et nous gagnâmes en toute hâtece petit bois, sans que les Tartares ou les brigands, car nous nesavions comment les appeler, eussent fait le moindre mouvement pournous en empêcher. Quand nous fûmes arrivés, nous trouvâmes, à notregrande satisfaction, que c’était un terrain marécageux et plein defondrières d’où, sur le côté, s’échappait une fontaine, formant unruisseau, joint à quelque distance de là par un autre petitcourant. En un mot c’était la source d’une rivière considérableappelée plus loin Wirtska. Les arbres qui croissaient autour decette source n’étaient pas en tout plus de deux cents, mais ilsétaient très-gros et plantés fort épais. Aussi dès que nous eûmespénétré dans ce bocage vîmes-nous que nous y serions parfaitement àl’abri de l’ennemi, à moins qu’il ne mît pied à terre pour nousattaquer.

Mais afin de rendre cette attaque mêmedifficile, notre vieux Portugais, avec une patience incroyable,s’avisa de couper à demi de grandes branches d’arbres et de leslaisser pendre d’un tronc à l’autre pour former une espèce depalissade tout autour de nous.

Nous attendions là depuis quelques heures quenos ennemis exécutassent un mouvement sans nous être apperçusqu’ils eussent fait mine de bouger, quand environ deux heures avantla nuit ils s’avancèrent droit sur nous. Quoique nous ne l’eussionspoint remarqué, nous vîmes alors qu’ils avaient été rejoints parquelques gens de leur espèce, de sorte qu’ils étaient bienquatre-vingts cavaliers parmi lesquels nous crûmes distinguerquelques femmes. Lorsqu’ils furent à demi-portée de mousquet denotre petit bois, nous tirâmes un coup à poudre et leur adressâmesla parole en langue russienne pour savoir ce qu’ils voulaient etleur enjoindre de se tenir à distance ; mais comme ils necomprenaient rien à ce que nous leur disions ce coup ne fit queredoubler leur fureur, et ils se précipitèrent du côté du bois nes’imaginant pas que nous y étions si bien barricadés qu’il leurserait impossible d’y pénétrer. Notre vieux pilote, qui avait éténotre ingénieur, fut aussi notre capitaine. Il nous pria de nepoint faire feu dessus qu’ils ne fussent à portée de pistolet, afinde pouvoir être sûrs de leur faire mordre la poussière, et de nepoint tirer que nous ne fussions sûrs d’avoir bien ajusté. Nousnous en remîmes à son commandement, mais il différa si long-tempsle signal que quelques-uns de nos adversaires n’étaient paséloignés de nous de la longueur de deux piques quand nous leurenvoyâmes notre décharge.

Nous visâmes si juste, ou la Providencedirigea si sûrement nos coups, que de cette première salve nous entuâmes quatorze et en blessâmes plusieurs autres, cavaliers etchevaux ; car nous avions touts chargé nos armes de deux outrois balles au moins.

Ils furent terriblement surpris de notre feu,et se retirèrent immédiatement à environ une centaine de verges.Ayant profité de ce moment pour recharger nos armes, et voyantqu’ils se tenaient à cette distance, nous fîmes une sortie et nousattrapâmes quatre ou cinq de leurs chevaux dont nous supposâmes queles cavaliers avaient été tués. Aux corps restés sur la place nousreconnûmes de suite que ces gens étaient des Tartares ; mais àquel pays appartenaient-ils, mais comment en étaient-ils venusfaire une excursion si longue, c’est ce que nous ne pûmessavoir.

Environ une heure après ils firent un secondmouvement pour nous attaquer, et galopèrent autour de notre petitbois pour voir s’ils pourraient y pénétrer par quelque autrepoint ; mais nous trouvant toujours prêts à leur faire faceils se retirèrent de nouveau : sur quoi nous résolûmes de nepas bouger de là pour cette nuit.

Nous dormîmes peu, soyez sûr. Nous passâmes laplus grande partie de la nuit à fortifier notre assiette, etbarricader toutes les percées du bois ; puis faisant une gardesévère, nous attendîmes le jour. Mais, quand il parut, il nous fitfaire une fâcheuse découverte ; car l’ennemi que nous pensionsdécouragé par la réception de la veille, s’était renforcé de plusde deux cents hommes et avait dressé onze ou douze huttes commes’il était déterminé à nous assiéger. Ce petit camp était planté enpleine campagne à trois quarts de mille de nous environ. Nous fûmestout de bon grandement surpris à cette découverte ; et j’avoueque je me tins alors pour perdu, moi et tout ce que j’avais. Laperte de mes effets, bien qu’ils fussent considérables, me touchaitmoins que la pensée de tomber entre les mains de pareils barbares,tout à la fin de mon voyage, après avoir traversé tant d’obstacleset de hasards, et même en vue du port où nous espérions sûreté etdélivrance. Quant à mon partner il enrageait ; ilprotestait que la perte de ses marchandises serait sa ruine, qu’ilaimait mieux mourir que d’être réduit à la misère et qu’il voulaitcombattre jusqu’à la dernière goutte de son sang.

Le jeune seigneur, brave au possible, voulaitaussi combattre jusqu’au dernier soupir, et mon vieux pilote avaitpour opinion que nous pouvions résister à nos ennemis, postés commenous l’étions. Toute la journée se passa ainsi en discussions surce que nous devions faire, mais vers le soir nous nous apperçûmesque le nombre de nos ennemis s’était encore accru. Comme ilsrôdaient en plusieurs bandes à la recherche de quelque proie,peut-être la première bande avait-elle envoyé des exprès pourdemander du secours et donner avis aux autres du butin qu’elleavait découvert, et rien ne nous disait que le lendemain ils neseraient pas encore en plus grand nombre ; aussi commençai-jeà m’enquérir auprès des gens que nous avions amenés de Tobolsk s’iln’y avait pas d’autres chemins des chemins plus détournés parlesquels nous pussions échapper à ces drôles pendant la nuit, puisnous réfugier dans quelque ville, ou nous procurer une escorte pournous protéger dans le désert.

Le Sibérien, domestique du jeune seigneur,nous dit que si nous avions le dessein de nous retirer et non pasde combattre, il se chargerait à la nuit de nous faire prendre unchemin conduisant au Nord vers la rivière Petraz, par lequel nouspourrions indubitablement nous évader sans que les Tartares yvissent goutte ; mais il ajouta que son seigneur lui avait ditqu’il ne voulait pas s’enfuir, qu’il aimait mieux combattre. Je luirépondis qu’il se méprenait sur son seigneur qui était un hommetrop sage pour vouloir se battre pour le plaisir de sebattre ; que son seigneur avait déjà donné des preuves de sabravoure, et que je le tenais pour brave, mais que son seigneuravait trop de sens pour désirer mettre aux prises dix-sept oudix-huit hommes avec cinq cents, à moins d’une nécessitéinévitable. – « Si vous pensez réellement, ajoutai-je, qu’ilnous soit possible de nous échapper cette nuit, noue n’avons riende mieux à faire. » – « Que mon seigneur m’en donnel’ordre, répliqua-t-il, et ma vie est à vous si je ne l’accomplispas. » Nous amenâmes bientôt son maître à donner cet ordre,secrètement toutefois, et nous nous préparâmes immédiatement à lemettre à exécution.

Et d’abord, aussitôt qu’il commença à fairesombre, nous allumâmes un feu dans notre petit camp, que nousentretînmes et que nous disposâmes de manière à ce qu’il pût brûlertoute la nuit, afin de faire croire aux Tartares que nous étionstoujours là ; puis, dès qu’il fit noir, c’est-à-dire dès quenous pûmes voir les étoiles (car notre guide ne voulut pas bougerauparavant), touts nos chevaux et nos chameaux se trouvant prêts etchargés, nous suivîmes notre nouveau guide, qui, je ne tardai pas àm’en appercevoir, se guidait lui-même sur l’étoile polaire, tout lepays ne formant jusqu’au loin qu’une vaste plaine.

Quand nous eûmes marché rudement pendant deuxheures, le ciel, non pas qu’il eût été bien sombre jusque-là,commença à s’éclaircir, la lune se leva, et bref il fit plus clairque nous ne l’aurions souhaité. Vers six heures du matin nousavions fait près de quarante milles, à vrai dire nous avionséreinté nos chevaux. Nous trouvâmes alors un village russien nomméKirmazinskoy où nous nous arrêtâmes tout le jour. N’ayant pas eu denouvelles de nos Tartares Calmoucks, environ deux heures avant lanuit nous nous remîmes en route et marchâmes jusqu’à huit heures dumatin, moins vite toutefois que la nuit précédente. Sur les septheures nous passâmes une petite rivière appelée Kirtza et nousatteignîmes une bonne et grande ville habitée par les Russiens ettrès-peuplée, nommée Osomoys. Nous y apprîmes que plusieurs troupesou hordes de Calmoucks s’étaient répandues dans le désert, mais quenous n’en avions plus rien à craindre, ce qui fut pour nous unegrande satisfaction, je vous l’assure. Nous fûmes obligés de nousprocurer quelques chevaux frais en ce lieu, et comme nous avionsgrand besoin de repos, nous y demeurâmes cinq jours ; et monpartner et moi nous convînmes de donner à l’honnêteSibérien qui nous y avait conduits, la valeur de dix pistoles poursa peine.

Après une nouvelle marche de cinq jours nousatteignîmes Veussima, sur la rivière Witzogda qui se jette dans laDvina : nous touchions alors au terme heureux de nos voyagespar terre, car ce fleuve, en sept jours de navigation, pouvait nousconduire à Archangel. De Veussima nous nous rendîmes à Laurenskoy,au confluent de la rivière, le 3 juillet, où nous nous procurâmesdeux bateaux de transport, et une barge pour notre proprecommodité. Nous nous embarquâmes le 7, et nous arrivâmes toutssains et saufs à Archangel le 18, après avoir été un an cinq moiset trois jours en voyage, y compris notre station de huit mois etquelques jours à Tobolsk.

Nous fûmes obligés d’y attendre six semainesl’arrivée des navires, et nous eussions attendu plus long-temps siun navire hambourgeois n’eût devancé de plus d’un mois touts lesvaisseaux anglais. Considérant alors que nous pourrions nousdéfaire de nos marchandises aussi avantageusement à Hambourg qu’àLondres, nous prîmes touts passage sur ce bâtiment. Une fois noseffets à bord, pour en avoir soin, rien ne fut plus naturel que d’yplacer mon intendant, le jeune seigneur, qui, par ce moyen, put setenir caché parfaitement. Tout le temps que nous séjournâmes encoreil ne remit plus le pied à terre, craignant de se montrer dans laville, où quelques-uns des marchands moscovites l’eussentcertainement vu et reconnu.

Nous quittâmes Archangel le 20 août de la mêmeannée, et, après un voyage pas trop mauvais, nous entrâmes dansl’Elbe le 13 septembre. Là, mon partner et moi noustrouvâmes un très-bon débit de nos marchandises chinoises, ainsique de nos zibelines et autres pelleteries de Sibérie. Nous fîmesalors le partage de nos bénéfices, et ma part montait à 3,475livres sterling 17 shillings et 3 pence, malgrétoutes les pertes que nous avions essuyées et les frais que nousavions eus ; seulement, je me souviens que j’y avais comprisla valeur d’environ 600 livres sterling pour les diamants quej’avais achetés au Bengale.

Le jeune seigneur prit alors congé de nous, ets’embarqua sur l’Elbe, dans le dessein de se rendre à la Cour deVienne, où il avait résolu de chercher protection et d’où ilpourrait correspondre avec ceux des amis de son père qui vivaientencore. Il ne se sépara pas de moi sans me témoigner toute sagratitude pour le service que je lui avais rendu, et sans semontrer pénétré de mes bontés pour le prince son père.

Pour conclusion, après être demeuré près dequatre mois à Hambourg, je me rendis par terre à La Haye, où jem’embarquai sur le paquebot, et j’arrivai à Londres le 10 janvier1705. Il y avait dix ans et neuf mois que j’étais absentd’Angleterre.

Enfin, bien résolu à ne pas me harasserdavantage, je suis en train de me préparer pour un plus long voyageque touts ceux-ci, ayant passé soixante-douze ans d’une vie d’unevariété infinie, ayant appris suffisamment à connaître le prix dela retraite et le bonheur qu’il y a à finir ses jours en paix.

FIN DE ROBINSON

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