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Rose-d’Amour

Rose-d’Amour

d’ Alfred Assollant
Chapitre 1

J’avais à peu près dix ans quand je fis connaissance avec Bernard…

Mais avant tout, madame, il faut que je vous parle un peu de ma famille.

Mon père était charpentier, et ma mère blanchisseuse. Ils n’avaient pour tout bien que cinq filles dont je suis la plus jeune, et une maison que mon père bâtit lui-même, sans l’aide de personne, et sans qu’il lui en coûtât un centime. Elle était perchée sur la pointe d’un rocher qu’on s’attendait tous les jours à voir rouler au fond de la vallée, et qui, pour cette raison, n’avait pas trouvé de propriétaire. Quand j’étais enfant,j’allais m’asseoir à l’extrémité du rocher, sur une petite marche en pierre, d’où l’on pouvait voir, à trois cents pieds au-dessous du sol, la plus grande partie de la ville.

Mon père, après sa journée finie, venait s’asseoir à côté de moi. Son plaisir était de me prendre dans ses bras et de regarder le ciel, sans rien dire, pendant des heures entières. Il ne parlait, du reste, à personne, excepté à ma mère,et encore bien rarement, soit qu’il fût fatigué du travail, – car la hache et la scie sont de durs outils, – soit qu’il pensât, comme je l’ai cru souvent, à des choses que nous ne pouvions pas comprendre. C’était, du reste, un très-bon         ouvrier,très-doux, très-exact et qui n’allait pas au cabaret trois fois par an.

Si mon père était silencieux, ma mère enrevanche parlait pour lui, pour elle, et pour toute la famille.Comme elle avait le verbe haut et la voix forte, on l’entendait detout le voisinage ; mais ses gestes étaient encore plusprompts que ses paroles, et d’un revers de main elle rétablissaitpartout l’ordre et la paix. Sa main était, révérence parler, commeun vrai magasin de tapes, et la clef était toujours sur la porte dumagasin. Au premier mot que nous disions de travers, mes sœurs etmoi, la pauvre chère femme (que le bon Dieu ait son âme en sonsaint paradis !) nous choisissait l’une de ses plus bellesgifles et nous l’appliquait sur la joue.

Et croyez bien, madame, que nous n’avions pasenvie de rire, car ses mains, endurcies par le travail, avaient lapesanteur de deux battoirs. Du reste, bonne femme, qui pleuraitcomme une Madeleine les jours d’enterrement, et qui aurait donnépour mon père et pour nous son sang et sa vie ; mais quant àcrier, battre et se disputer avec ses voisins, elle n’y aurait pasrenoncé pour un empire.

Mon père, qui était la bonté même, voyait etentendait tout sans se plaindre, se contentait de lever quelquefoisles épaules, – ce qui ne le sauvait même pas de tout reproche. Maisil était dur à la peine. Il disait souvent : « Nous nesommes pas en ce monde pour avoir nos aises ; et, puisque nousne pouvons pas avoir d’enfants sans nos femmes, il faut savoirsupporter nos femmes. » On l’appelait le vieuxSans-Souci, parce que jamais personne n’avait pu le mettreen colère, ni homme, ni enfant, ni créature vivante, et qu’iln’aurait pas donné une chiquenaude, même à un chien, excepté pourse défendre de la mort.

Un jour, en revenant du lavoir, ma mère sesentit fort altérée et toute en sueur. Elle but un grand verred’eau froide, tomba malade et mourut la semaine suivante. Mon pèrela mena au cimetière sans pleurer, et revint à la maison avec messœurs et moi. Il nous embrassa toutes, donna les clefs de ma mère àma sœur aînée, qui avait déjà dix-huit ans, s’assit dans le coin dela cheminée, et mit sa tête entre ses mains. À dater de ce jour-là,le vieux Sans-Souci, qui n’avait guère parlé jusque-là, neparla plus du tout : il avait l’air de rêver nuit et jour, etnous-mêmes, intimidées par son silence, nous ne parlions plus qu’àvoix basse pour ne pas l’interrompre dans ses rêves.

Cependant mes sœurs se marièrent l’une aprèsl’autre, quand l’âge fut venu, et laissèrent là mon père, avec quije restai bientôt seule. J’avais alors dix ans, et ce fut vers cetemps-là, comme je vous le disais en commençant, que je fis pour lapremière fois connaissance avec Bernard, dit l’Éveillé etle Vire-Loup. Car vous savez, madame, que c’est assez lacoutume chez nous de donner des surnoms aux garçons comme auxfilles, et que ces surnoms font souvent oublier le nom que nous adonné notre père. Moi, par exemple, quoiqu’à l’église et à lamairie l’on m’ait appelée Marie, je n’ai jamais, depuis l’âge dedouze ans, répondu qu’au nom de Rose-d’Amour, que lesfilles de mon âge me donnaient par dérision, et que les garçonsrépétaient par habitude.

Car il faut vous dire, madame, et vous devezle voir aujourd’hui, que je n’ai jamais été jolie, même au temps oùl’on dit communément que toutes les filles le sont, c’est-à-direentre seize et dix-huit ans. J’avais les cheveux noirs,naturellement, les yeux bleus et assez doux, à ce que disaitquelquefois mon père, qui ne pouvait pas se lasser de meregarder ; mais tout le reste de la figure était fortordinaire, et si j’ajoute que je n’étais ni boiteuse, ni manchotte,ni malade, ni mal conformée, que j’avais des dents assez blanches,et que je riais toute la journée, vous aurez tout mon portrait.

Du reste, on m’aimait assez dans le voisinage,parce que je n’avais jamais fait un mauvais tour ni donné un coupde langue à personne, ce qui est rare parmi les pauvres gens, etplus rare encore, dit-on, chez les riches.

Il ne faudrait pas croire que je fusse lemoins du monde malheureuse de vivre avec mon père, quoiqu’il ne medit pas six paroles par jour, si ce n’est pour les soins du ménage,et que nous n’eussions pas toujours de quoi vivre. Les gens qui seportent bien et qui travaillent n’ont pas de très-grandsbesoins : un petit écu leur suffit pour la moitié d’unesemaine, et s’il ne suffit pas, ils prennent patience, sachant bienque la vie est courte, que la bonne conscience est mère de la bonnehumeur, et que la gaîté vaut tous les autres biens.

Tous les soirs, après souper, dans la bellesaison, j’allais me promener avec mon père et quelques voisins dansla campagne ; nous montions dans ce bois de châtaigniers quevous connaissez et qui est sur la hauteur, à une demi-lieue de laville. Là, mon père se couchait sur le gazon, les yeux tournés versles étoiles, et moi je courais autour de lui avec les enfants demon âge. L’hiver, nous restions au coin du feu, tantôt chez nous,tantôt chez le père Bernard, dit Tape-à-l’Œil, afin deménager le bois, qui ne se donne pas dans notre pays, et qui coûteaussi cher que le pain.

Un soir, c’était au mois d’avril, mon père nevoulut pas venir avec nous, et me laissa aller au bois avecplusieurs autres garçons et filles sous la conduite de la mèreBernard, qui était une femme très-respectable et âgée. Tout encourant, je m’égarai un peu dans le bois qui n’était pas toujourssûr ; les loups y venaient quelquefois de la grande forêt dela Renarderie, qui n’est qu’à six lieues de là. Justement, cejour-là des chasseurs avaient fait une battue dans la forêt, et unvieux loup, pour échapper aux chiens, s’étant jeté dans lacampagne, avait cherché un asile dans le bois où je courais.

J’étais seule, avec un jeune garçon plus âgéque moi de trois ans, qu’on appelait Bernard l’Éveillé,lorsqu’au détour du sentier je vois venir à moi le loup, une grandeet énorme bête, avec une gueule écumante et des yeux étincelantsque je vois encore. Je pousse des cris affreux et je veuxfuir : mais le loup, qui peut-être ne songeait pas à moi,courait pourtant de mon côté et allait m’atteindre ;j’entendais déjà le bruit de ses pattes qui retombaient lourdementsur la terre et froissaient les feuilles des arbres dont leschemins étaient couverts depuis l’hiver, lorsque tout à coupBernard l’Éveillé se jette au-devant de lui. Comme iln’avait ni arme ni bâton, il quitte sa veste, attend le loup, et,le voyant à portée, la lui jette sur la tête pour l’étouffer.

En même temps il m’appelle à sonsecours ; mais j’étais bien embarrassée, et pendant qu’avecles manches de sa veste il cherchait à étouffer le loup, jepoussais des cris effrayants au lieu de l’aider. Le loup, toutenveloppé dans la veste de Bernard, poussait de sourds hurlements,se dressait contre lui, et cherchait à le mordre et à le déchirer.Je ne sais pas comment l’affaire aurait fini, si les chasseurs etles chiens qui le poursuivaient depuis plusieurs lieues n’étaientpas arrivés en ce moment pour délivrer Bernard. Le loup fut tuéd’un coup de couteau de chasse, les chasseurs firent de grandscompliments à Bernard pour son courage, et l’on nous remit tousdeux dans notre chemin. Madame, cette petite aventure a décidé dema vie.

Vous devinez aisément comment Bernard fut reçupar mon père lorsqu’il eut appris mon danger, et la manière dont ilm’en avait tirée. De ce jour-là, Bernard devint notre ami le pluscher et ne nous quitta plus, surtout le dimanche. Il perdit sonsurnom de l’Éveillé pour celui de Vire-Loup, qui rappelaitson courage, et mon père ne fit plus une partie de campagne sans yinviter Bernard, qui, de son côté, ne se fit pas prier, et ne mequittait pas plus que mon ombre.

Chapitre 2

 

À parler sincèrement, madame, je crois que lesbelles demoiselles des villes qui ont des chapeaux de velours, descrinolines, des robes de soie, des écharpes, des cachemires, desbagues, des bracelets, et généralement tout ce qui leur plaît ettout ce qui coûte cher, ne sont pas moitié si heureuses que nousavant leur mariage, ni peut-être même quand elles sontmariées ; et je vais vous en dire la raison.

S’il leur prend fantaisie d’avoir un amoureuxet de courir les champs avec lui (en tout bien tout honneurs’entend), et d’admirer la lune, et l’herbe verte des prés, et lahauteur des arbres, et la beauté du ciel, et les étoiles quiressemblent à des clous d’or, et qui font rêver si longtemps à despays inconnus et magnifiques, on les enferme dans leurs chambres,on tourne la clef à double tour, et on les engage à lire l’Écrituresainte, qui est une très-bonne lecture, ou l’Imitation deJésus-Christ.

Et si l’on veut agir plus doucement avecelles, on leur fait de beaux et longs sermons qui durent troisheures ou trois quarts d’heure, sur la manière de penser, deparler, de s’asseoir, de regarder les jeunes gens du coin de l’œilsans en faire semblant, et d’attendre après sur des chaises qu’ilsviennent les chercher, soit pour la danse, soit pour le mariage, etde ne pas écouter un mot de ces beaux jeunes gens si bien gantés,cirés, frisés et pommadés, à moins que les parents n’aient connud’abord s’ils sont riches ou s’ils sont pauvres, s’ils ont desplaces ou s’ils n’en ont pas, si la famille est convenable, etplusieurs autres belles choses qui sont sagement inventées pourrefroidir l’inclination naturelle des deux sexes à s’aimer l’unl’autre et à se le dire.

Tout cela, madame, est sans doute très-juste,très-bien arrangé et très-nécessaire pour sauver de toute atteintela fragilité des demoiselles ; mais il faut dire aussi que ceserait à les faire périr d’ennui si elles n’avaient la consolationde penser que leurs mères se sont ennuyées de la même façon et n’ensont pas mortes, et qu’étant aussi bien constituées que leursmères, elles n’en mourront sans doute pas davantage.

Cependant une Anglaise qui travaillait dans lemême atelier que moi m’a souvent assuré que les demoiselles de sonpays n’étaient pas plus surveillées que nos ouvrières, qu’ellescouraient les champs avec les jeunes gens, qu’elles faisaient desparties de plaisir, et que cela ne les empêchait pas de se bienconduire et de se bien marier. Mais, comme vous savez, madame,chacun est juge de ses affaires, et si l’on a décidé qu’en Franceles demoiselles baisseraient toujours les yeux, tiendraient lescoudes attachés au corps, ne parleraient que pour répondre etjamais pour interroger, c’est leur affaire et non la mienne.

Permettez-moi seulement de dire que j’aimemieux, toute pauvre qu’elle est, la condition d’une ouvrière quifait sa volonté matin et soir, que celle d’une demoiselle quiaurait en dot des terres, des prés, des châteaux, des fabriques etdes billets de banque, et qui obéit toute sa vie, – fille à sonpère, et femme à son mari.

Pour moi, qui avais le bonheur de n’être pasgardée à vue, et tenue dans une chambre comme une demoiselle, etsurveillée à tout instant, et écartée de la compagnie des garçons,ni d’aucune compagnie plaisante et agréable, je n’attendis pasquinze ans pour avoir mon amoureux en titre, qui, fut, comme vouspensez bien, Bernard l’Éveillé, Bernard leVire-Loup, mon sauveur Bernard.

Je ne vous apprendrai rien, je crois, madame,en vous disant que nos amours étaient la plus innocente chose dumonde, et que la sainte Vierge et les saints pouvaient les regarderdu haut du Paradis, sans rougir. Bernard avait dix-sept ans, etj’en avais quatorze. Nos amours consistaient surtout à nouspromener ensemble, le dimanche, à cueillir des églantines le longdes haies ou des noisettes et des mûres dans les buissons, ouencore dans les grands jours, – jours de fête, ceux-là ! – àboire du lait chaud dans les villages voisins.

Mon père qui craignait par-dessus tout de mecontrarier, et qui avait d’ailleurs confiance en moi, nous laissaitsouvent tête à tête dans ces promenades. Et pourquoi aurions-nousfait du mal ? Savions-nous seulement, excepté par les discoursdes vieilles gens, ce que c’était que le mal ? Quepouvions-nous désirer de plus ? Nous nous voyions tous lesjours, nous nous aimions, nous nous l’étions dit cent fois, nousvoulions nous marier ensemble ; nos parents le voyaient et enétaient contents ; les camarades de Bernard faisaient la couraux autres filles de mon âge, comme lui à moi, et personne ne letrouvait mauvais : c’est le moyen de choisir son marilongtemps d’avance, de le bien connaître, de s’accommoder à sonhumeur, ou de l’accommoder à la sienne propre ; qu’est-cequ’on pourrait reprendre à cela ?

Maris et femmes, dans notre monde tout estjeune ; comme les garçons n’ont point d’argent, ils ne peuventpas courir après des femmes de mauvaise vie qui leur feraientdépenser leur jeunesse et leur santé ; comme les filles en ontencore moins, et que personne n’a dix écus à côté d’elles, elles nepensent pas à acheter des choses qui coûtent cher. Un bonnet blanc,une robe d’indienne, un fichu rouge ou bleu, voilà toute latoilette. Comment la jeunesse ne serait-elle pasheureuse ?

Aussi étions-nous heureux, Bernard et moi,parfaitement heureux, et nous comptions bien que ce bonheurdurerait toujours. Bernard était un grand garçon, leste, bien fait,dégagé, un peu mince, qui chantait toujours, qui riait, quim’aimait, et qui n’avait pas deux idées en dehors de moi, ni unevolonté contraire à la mienne. Ses parents, qui étaient assezriches (la maison et le jardin valaient bien cinq mille francs),n’étaient pas fiers ni avares, et ils ne cherchaient pas àcontrarier ses inclinations ; et quoique je n’eusse pas deuxcents francs de dot à attendre du vieux Sans-Souci, monpère, et que pour des pauvres gens la différence entre nous fûténorme, son père et sa mère n’avaient pas l’air de s’en apercevoir.Ils m’aimaient comme leur fille.

Souvent Bernard me disait : « Mapetite Rose-d’Amour (c’était le nom que mes amies m’avaient donné,justement parce que je n’étais pas belle), je t’aime à la folie, etles autres ne sont rien auprès de toi. Tu es toujours de l’avis detout le monde, tu ne contraries personne, tu es gaie comme unchardonneret, et si mes camarades pouvaient te voir et t’entendretous les jours comme je te vois et t’entends, ils seraient tousamoureux de toi. Quand tu leur parles, je sens quelque chose qui meserre le cœur, et quand tu les regarde avec ces yeux bleus qui sontsi beaux qu’il n’y en a de pareils à la ronde, j’ai des envies deme jeter sur eux et de leur arracher un par un tous les cheveux dela tête… Et toi, Rose-d’Amour, comment m’aimes-tu ? »

Je répondais à mon tour :

« Mon bon Bernard, mon cher Vire-loup, jet’aime comme je peux, c’est-à-dire de toutes mes forces.

– Ce n’est pas assez », disaitBernard.

Et nous commencions une dispute qui n’étaitpas près de finir, et qui valait toujours quelque chose à Bernard,car les disputes d’amoureux ne vaudraient guère si elles nefinissaient par un raccommodement, et le raccommodement par unbaiser.

Pardonnez-moi, madame, de vous dire tout celaet de vous ennuyer de tous ces détails. Hélas ! c’est le tempsle plus heureux de ma vie, et il me semble, lorsque je vous leraconte, boire dans la même tasse un reste de crème qu’on auraitoublié par mégarde. Mais ces temps heureux allaient finir.

Quand Bernard eut vingt ans et moi dix-sept,nos parents pensèrent à nous marier. Le vieux Sans-Soucicommençait à s’inquiéter de nos amours, pourtant si innocentes, et,n’eût été la conscription, il nous aurait mariés tout desuite ; mais vous savez ce que c’est que la conscription, etcomme elle dérange souvent la vie la mieux réglée et les projetsles mieux établis. Pouvais-je épouser Bernard pour le voirs’enrôler six mois après, prendre le sac et le fusil, et passersept ans aux pays lointains ? Il fut donc décidé que nousattendrions ce terme fatal avant de nous marier.

Ce n’est pas sans délibérer beaucoup qu’onprit cette résolution. Comme les parents de Bernard étaient richeset avaient dans leur maison trois locataires qui payent chacun centfrancs, il aurait été facile de trouver un remplaçant à mon pauvreBernard ; car si l’argent est bien précieux aux pauvres gens,encore vaut-il mieux donner son argent que ses enfants. D’ailleurs,cette année-là, les remplaçants étaient fort chers, vous vous ensouvenez, madame : c’était en 1840, et l’on disait chez nousque ceux qui partiraient cette année-là seraient tués à la guerrecomme au temps du grand Napoléon, et qu’il n’en échapperait pas unsur dix, et que ceux qui reviendraient dans leurs foyers seraientestropiés à jamais.

Quand on nous dit tout cela, et que lesremplaçants coûteraient au moins trois mille francs pièce, la sommeétait si grosse qu’elle fit reculer les parents de Bernard, etqu’il fut résolu qu’on s’en remettrait au hasard, et qu’on neprendrait aucune précaution contre le mauvais numéro. Je ne saispas ce que pensa Bernard ; mais il fit bonne contenance devantmoi et me dit : « Rose-d’Amour, compte sur moi comme jecompte sur toi, et ne crains rien. S’il faut partir, je partirai,je resterai sept ans en Afrique, ou en Allemagne, ou enItalie ; mais dans le pays où l’on m’enverra, je ne penseraiqu’à toi, je n’aimerai que toi, et si tu m’aimes encore dans septans nous serons heureux tout comme aujourd’hui, foi deBernard ! » Je le crus sur parole, mais je ne pusm’empêcher de pleurer. Sept ans ! Hélas ! madame, quandon est jeune et qu’on aime, sept ans, c’est la vie entière.

Parmi les larmes, je ne pus m’empêcher dedire : « Ah ! la maudite conscription ! »Sur quoi mon père, le vieux Sans-Souci, me dit en meprenant sur ses genoux : « Mon enfant, c’est la loi. Cen’est pas nous qui l’avons faite, mais que veux-tu ? c’est laloi… Et après tout, Bernard, s’il y a guerre, tu reviendraspeut-être colonel, ou général, ou maréchal comme au temps del’autre. »

Pauvre père ! il cherchait à me consoler,mais je voyais bien sa tristesse qui était peut-être plus forte quela mienne parce que les vieilles gens désespèrent aisément detout ; les jeunes, au contraire, croient toujours que le bonDieu va venir à leurs secours.

Enfin arriva le jour du tirage, et mon pauvreBernard, plus mort que vif, s’en alla tirer le billet de l’urne.19 ? Ah ! madame, quand nous vîmes ce malheureux numéro,je sentis mon cœur défaillir, et je serais tombée à la renverse aumilieu de la salle où se faisait le tirage, si mon père ne m’avaitpas soutenue. Bernard s’avança vers nous :

« Eh bien ! ma pauvre Rose-d’Amour,dit-il tout pâle, c’est fini : je vais partir.

– Tu vas partir, lui répondit assezrudement mon père, mais tu ne vas pas mourir. Allons, donne-lui lebras et ramène-la à la maison ».

Quel retour ! Il me semblait voir Bernardpour la dernière fois. Vous auriez cru assister à unenterrement.

« Encore s’il était borgne oubossu ! disait toujours mon père, qui faisait semblant de rirepour secouer notre tristesse. Mais non, ce gaillard-là est droitcomme un I, il est joli garçon, il ferait trois lieues àl’heure : jamais le gouvernement ne voudra s’en priver pourtoi, ma pauvre enfant. »

Le soir, on délibéra dans les deux famillessur ce qu’il fallait faire.

Chapitre 3

 

Bernard et moi nous assistions au conseil.

« Ah ! dit le père Bernard, il estbien dur de travailler toute sa vie et d’amasser avec beaucoup depeine quatre ou cinq mille francs pour en faire cadeau augouvernement ou n’importe à qui, quand on est vieux et quand on nepeut plus travailler. »

Mon père, qui était là, ne répliqua rien.Comme il n’avait pas de dot à me donner, il était trop fier pourengager les parents de Bernard à faire donner un remplaçant à leurfils. Ce fut la mère de Bernard qui répondit à son mari.

« Écoute, mon vieux. Ces trois millefrancs qu’il nous faudra donner nous mettront sur la paille, c’estvrai ; mais aimerais-tu mieux que Bernard partît pour l’armée,qu’il tint un fusil dans les mains, qu’il allât tuer l’ennemi,qu’il en fût tué ou estropié, pendant que nous jouirions ici bientranquillement de l’argent gagné, et que nous aurions de bonneviande à manger et de bon vin à boire tous les jours que Dieu nousdonne ?

À chaque bouchée ne penserais-tu pas queBernard est là-bas, qu’il a froid, qu’il a faim peut-être, qu’onnous le tue ? Et cette pensée ne te couperait-elle pasl’appétit ? Pour moi, je suis vieille, infirme, je n’ai paslongtemps à vivre, je n’ai pas d’autre enfant que Bernard, et jeveux voir les siens avant de mourir. Qu’il en coûte ce qu’ilpourra, il faut lui donner un remplaçant.

– Comme tu voudras, dit le vieux.Crois-tu que je n’aime pas Bernard autant que toi, et que je n’aipas envie de voir une demi-douzaine de marmots grimper sur mesgenoux et me tirer les cheveux et la barbe ? Va, va, je neregrette pas plus mon argent que toi. Allons, viens ici, Bernard,et toi, ma petite Rose-d’Amour, ne pleure pas comme une fontaine,tu auras ton amoureux. C’est convenu : embrassez-vous, et quece soient là vos fiançailles. Demain, je vais chercher quelqu’un àqui je puisse vendre ma maison.

– Mais je ne veux pas que tu lavendes ! s’écria mon pauvre Bernard. Je ne veux pas que mamère et toi vous soyez ruinés pour moi. Je partirai. Rose-d’Amourm’attendra, je le sais ; je reviendrai à cheval et avec desépaulettes comme un seigneur, et nous nous marierons dans sept anscomme Jacob et Rachel.

– Tais-toi, dit le père, et ne parle nide Rachel ni de Jacob, ni de sept ans. Je veux voir ton premier-nél’année prochaine, et si Rose-d’Amour manque à nous le donner, jeme fâcherai tout de bon. Allons, à quinze jours la noce. Est-cedécidé, vieux Sans-Souci ?

– Si ça plaît aux enfants, répondit monpère, je ne suis pas pour les contrarier ».

Vous croyez, madame, que j’allais être la plusheureuse des femmes ? Attendez la fin. Ah ! la tuiletombe toujours sur celui qui ne l’attend pas.

Huit jours avant celui qui était fixé pournotre mariage, le père Bernard avait trouvé un bourgeois quiconsentait à lui prêter trois mille francs hypothéqués sur lamaison et le jardin, qui en valaient à peu près deux fois autant.Aussitôt, il vint chez nous, le soir, pour nous annoncer cettebonne nouvelle.

« Eh bien ! vieuxSans-Souci, dit-il, l’affaire est faite, et Bernard va semarier. C’est Malingreux qui les prête. Tu connais Malingreux, cepetit homme sec, avec un nez de fouine, qui est une si bonnepratique pour les huissiers ? Quand je dis qu’il les prête,c’est une manière de parler, car il ne déboursera pas un centime,mais il me les fait prêter par un propriétaire, à 5 pour 100. Cen’est pas trop cher, hein, pour Malingreux ?

– Ma foi, dit mon père, je ne l’en auraispas cru capable.

– Oui, mais le propriétaire lui-même, quine les a pas, est obligé de les emprunter à un notaire, à 6 pour100.

– Six et cinq, ça fait onze, dit monpère.

– Oui, onze et trois pour la peine deMalingreux, cela fera quatorze, sans comprendre lesrenouvellements. Enfin, Bernard est sauvé de la conscription, c’esttout ce que nous voulions. Ce sera à lui et à Rose-d’Amour deregagner ma pauvre maison, et d’économiser jour et nuit. Etmaintenant viens, Sans-Souci. Veux-tu venir avec nousfaire une partie à Saint-Sulpice ? Nous dînerons au cabaretavec toute la famille, excepté ma femme, qui ne peut pas aller siloin. Rose-d’Amour et Bernard seront bien aises de se promenerensemble. »

Le lendemain nous partions huit ou dix,ensemble, à pied, pleins de joie comme pour une noce. J’avais prisle bras de Bernard, et nous marchions les premiers à plus d’unquart de lieue en avant. Jamais nous n’avions été si gais. Pensezun peu, madame, si jeunes, si heureux, contents de nous-mêmes, denos parents, de nos amis, du bon Dieu et de toute la nature,délivrés d’ailleurs de toute inquiétude pour l’avenir, nous étionsdans un de ces jours qu’on ne rencontre pas trois fois dans lavie.

Saint-Sulpice est un village de quarante oucinquante maisons, à deux lieues de chez nous. Derrière chaquemaison sont des prés et des chènevières. Au milieu du village estune grande place avec une belle église, consacrée à saint Sulpice,un saint à qui l’on a coupé la tête dans les anciens temps, et dontles reliques font encore des miracles. Tout le village esttrès-beau et bien situé sur le penchant de la montagne. Lesprairies sont les meilleures du département, on les fauche troisfois par an, et les bœufs si beaux que j’entends dire qu’on lesenvoie à Paris, pour être servis sur la table de l’empereur. Voussavez mieux que moi, madame, si l’on m’a dit la vérité.

La plus belle maison du village est un grandcabaret, toujours plein le dimanche, et où les gens de la villevont quelquefois dîner comme les gens de la campagne. On y trouvetoujours des pâtés, du veau rôti, des fruits, du lait, du vind’Auvergne, de la bière et du cassis : et comme, à cause deschemins qui sont très-mauvais dans nos montagnes, il est pluscommode d’aller à pied, on a toujours faim et soif en arrivant.

Nous n’étions pas, vous pensez bien, pourfaire autrement que les autres, et nous ne tardâmes pas beaucoup ànous mettre à table. On but et l’on mangea comme à la noce ;et de fait, c’était notre noce qu’on célébrait. Après dîner ondansa de toutes ses forces. Nous avions amené un vieux joueur deviolon qui nous joua les plus belles bourrées du pays, et nous fitsauter comme des Basques, ou comme des tanches dans la friture. Peuà peu on s’échauffa de telle sorte, que les plus vieux se mirent dela partie et voulurent danser comme les autres.

Le vieux Sans-Souci lui-même ne sefit pas prier : on invita les paysans et les paysannes quiétaient là et qui nous regardaient, à danser avec nous, et bientôttoute la commune, le maire en tête, se mit en branle, et commença àfaire un tel vacarme qu’on n’entendait pas le son des cloches quiappelaient les paroissiens à vêpres.

Pour moi, je dansais de mon mieux avec Bernardsans que personne s’occupât de nous, tant le tumulte et les cris dejoie empêchaient de rien remarquer.

Quant au père de Bernard, il était d’unegaieté folle ; le vin et la danse avaient réjoui savieillesse, il parlait de ses petits-enfants et chantait deschansons à boire. Enfin la nuit vint, et nous retournâmes à laville.

Comme nous arrivions, nous vîmes une grandeflamme s’élever au-dessus du faubourg. C’était la maison de Bernardqui brûlait. Sa mère, restée seule et infirme, avait, sans ypenser, mis le feu aux rideaux de son lit. On l’avait sauvée àgrand’ peine. La rivière était loin, on n’eut pas d’eau pourl’incendie, et la maison fut brûlée tout entière sans qu’on put enretirer une chaise.

« Allons, dit le père Bernard, plus demaison, plus d’hypothèque ; plus d’hypothèque, plusd’argent ; plus d’argent, plus de remplaçant, plus de Bernard.Mes enfants, il faut vous séparer, Bernard partira dans dix jours.Ma pauvre Rose, vos amours sont finies pour l’éternité, à moins quevous n’attendiez ce garçon pendant sept ans ; et sept ans,croyez-moi, c’est beaucoup. »

Bernard ne dit pas un mot : on aurait cruque le tonnerre venait de tomber sur sa tête. Pour moi, je mesauvai dans ma chambre, et je pleurai toute la nuit.

Le vieux Sans-Souci, qui s’inquiétaitd’entendre mes sanglots à travers la cloison, se leva au milieu dela nuit et m’embrassa en disant :

« Pauvre Rose ! »

Il était loin de connaître tout monmalheur ! Hélas ! madame, à l’insu de nos parents, nousétions déjà mariés devant Dieu, et, depuis quelques jours, jen’avais plus rien à refuser à Bernard.

Chapitre 4

 

Jusque-là, madame, je n’avais jamais eul’ombre d’un regret ni d’un remords. À partir de cette fatalejournée, je n’eus pas un moment de repos intérieur. Je voyais monbonheur détruit, mon mari perdu, et, ce qui était pire encore, jen’avais même pas la consolation d’une bonne conscience. Ma vieétait gâtée, je le voyais, je le sentais, et quoique personne ne lesût, excepté Bernard, je n’osais lever les yeux sur personne ;il me semblait qu’on y aurait lu ce que je voulais me cacher àmoi-même. Enfin, je commençai à avoir honte de moi-même. Avoirhonte, madame, n’est-ce pas le pire tourment qu’on puisse souffriren ce monde ?

Cette douleur était d’autant plus vive queBernard, son père et sa mère étant sans asile à cause de l’incendiede leur maison, furent obligés de venir habiter pendant quelquetemps dans celle de mon père, et que je me trouvai tous les jours,matin et soir, en face de Bernard. Moi, si vive autrefois, si gaie,je me sentais triste à tout moment et je ne disais pas troisparoles par jour. Mon père lui-même finit par s’en étonner et paren chercher la cause, car il voyait bien qu’il y avait au fond dece silence quelque chose de plus que la tristesse de voir partirBernard. Il me fit plusieurs questions, mais je n’osai répondre, jen’osai surtout lui dire la vérité. Et d’ailleurs, quelremède ?

Ce qui vous étonnera peut-être, c’est queBernard lui-même paraissait presque aussi confus que moi de lafaute que nous avions commise. Soit qu’il commençât d’en craindreles suites, soit qu’il devinât ma tristesse et ma honte et qu’il sereprochât d’en être cause, soit enfin qu’il fût entièrement occupéde l’idée de partir et de me quitter peut-être pour toujours, ilreprit avec moi le ton et les manières d’un frère, commeauparavant.

Enfin, il reçut l’ordre de partir et derejoindre son régiment. Cette nouvelle, que nous attendions tousles jours, fut cependant pour nous comme le coup de la mort. Savieille mère poussait des cris déchirants :

« Ah ! malheureuse !disait-elle, c’est moi qui l’égorge et qui le tue ! C’est moiqui ai brûlé la maison, c’est moi qui envoie mon fils à lamort ! »

Et s’adressant à son mari :

« C’est ta faute aussi vieux fou, vieuxpropre à rien, qui ne penses tout le long du jour qu’à boire,manger, dormir et te promener ! Tu avais bien besoind’inventer cette promenade de Saint-Sulpice et ces dîners, et decourir les cabarets, et de vider les bouteilles, et de danser commeun pantin, à ton âge ! Quand on pense qu’il a cinquante-cinqans, l’âge de Mathusalem, et que monsieur veut encore danser dansles prés avec toutes les filles du canton ! Sans-cœur,va !

– Ma femme, dit le vieux Bernard, je n’aique cinquante-trois ans.

– Cinquante-trois ou soixante-dix,n’est-ce pas la même chose, vieux sans cervelle, vieuxmange-tout !

– Eh ! pauvre mère ! ditBernard.

– Tais-toi, dit-elle, ce n’est pas à toide m’apprendre à parler. Je ne suis pas encore folle, n’est-ce pas,ni imbécile, pour recevoir des conseils de mes enfants.

– Allons, voisine…, interrompit monpère.

– Et vous aussi, vieuxSans-Souci, qui avez toujours la pipe à la bouche et quiavez fait mourir votre femme de chagrin, faut-il encore que vousveniez vous mêler des affaires de tout le monde ? C’est assezd’avoir renversé votre soupe, voyez-vous ; il ne faut pasvenir encore cracher dans celle des autres. Ce n’est pas parce quenous ne sommes plus riches comme auparavant qu’il faut croire quevous me ferez la loi. Pauvreté n’est pas vice, voyez-vous, vieuxSans-Souci, et les Bernard ont toujours eu la tête près dubonnet ; et il ne faut pas croire qu’il n’y a qu’une fille iciet que Bernard n’en trouverait pas d’autre à épouser : car,pour les filles, nous en avons, Dieu merci, par douzaines, et,toute brûlée qu’est ma maison, Bernard n’est pas encore un parti àdédaigner, et je connais des filles d’huissier qui s’en lécheraientles doigts bien volontiers ; mais il n’est pas fait pour leurnez. »

À ces mots, mon père se mit à bourrertranquillement sa pipe en faisant signe du coin de l’œil au pèreBernard.

« Oui, oui, j’entends bien vos signes,vieux sans-cœur, vieux Sans-Souci, dit-elle. Vous avezl’air de dire à Bernard : Laisse couler l’eau, ou :Autant en emporte le vent, car vous vous entendez tous entre hommescomme larrons en foire. Au lieu de pleurer comme moi mon pauvreBernard et de le tirer d’embarras et du service militaire, vousfumez là vos pipes comme des va-nu-pieds. Eh bien ! c’est moiqui le sauverai, moi, sa mère.

– Comment ? dit le vieuxBernard.

– J’irai chez le maire, j’irai chez lesous-préfet, j’irai chez le préfet, chez le général, s’il le faut,mais je ne laisserai pas emmener mon enfant, car ils vont mel’emmener et me le faire tuer en Afrique, pour sûr.

– Va ! dit le père.

– Oui, va, c’est bientôt dit. Et commentveux-tu que j’aille ? Est-ce que je les connais, moi, cesgens-là et ces seigneurs ? Mais tu me laisses toujours labesogne sur le dos, grand fainéant, et tu engraisses là au coin dufeu, les mains dans les poches, pendant que je trotte et que jecours par les chemins, sous la pluie, le vent et la neige,cherchant le pain de la famille.

– Alors n’y va pas, reprit le vieuxBernard.

– Oui, n’y va pas ! Et si je n’yvais pas, qui donc ira ? Est-ce toi, vieille poule mouillée,homme de carton, bœuf au pâturage ? Et tu auras le cœur et lefront de laisser partir notre enfant, notre dernier enfant, le seulqui nous soit resté de quatre que j’ai nourris ! PauvreBernard, pauvre ami, soutien de ma vieillesse, qui donc t’aimera,puisque ton père te jette là au coin de la borne comme une vieillecasquette ? »

Les deux hommes se levèrent et allèrents’asseoir sur un banc devant la porte pour fumer tranquillementleurs pipes ; mais leur tranquillité ne fit qu’irriterdavantage la pauvre femme, qui se mit à dire que tout le mondel’abandonnait, qu’elle le voyait bien, qu’on ne lui parlait mêmeplus, qu’elle était bonne à porter en terre, que le plus tôt seraitle meilleur, et qui, finalement, fondit en larmes et embrassaBernard en sanglotant pendant plus d’une heure.

À ce moment, les forces lui manquèrent. Ellese jeta sur son lit et s’endormit. C’était le moment que nousattendions, Bernard et moi, sans nous le dire. Nos pères étaientrentrés et s’étaient couchés aussi ; car le chagrin même nepouvait pas leur faire oublier le travail du lendemain, et lespauvres gens, par bonheur, ont trop d’affaires pour se lamenteréternellement, comme ceux qui ont des rentes et du loisir.

Je menai Bernard dans ma chambre. Il s’assitsur la table et moi sur une chaise à côté de lui. Si vous trouvez,madame, que c’était une démarche bien hardie, il faut penser quecette entrevue était la dernière, que nous ne devions pas nousretrouver avant sept ans, que nous avions mille choses à nous direpour lesquelles il ne fallait pas de témoin, et qu’enfin je luiavais, par malheur, donné des droits sur moi. Au reste, il n’étaitpas disposé à en abuser ce soir-là, car nous nous sentions tousdeux le cœur serré, et nous retenions à peine nos larmes.

« Rose, ma chère Rose, me dit-il dès quenous fûmes assis, c’est la dernière fois que je te parle, il nefaut pas que tu me caches rien. M’aimes-tu comme je t’aime et commeje t’aimerai toujours ? M’aimes-tu assez pour attendre monretour sans inquiétude, et de me jurer de ne pas te marier et den’écouter les discours de personne pendant tout ce longtemps ? Dis, m’aimes-tu assez pour cela ? »

Tout en parlant il serrait mes mains dans lessiennes avec une force et une tendresse extraordinaires.

« Oui, je t’aime assez pour t’aimeréternellement, dis-je à mon tour.

– Pense, reprit-il, que j’ai vingt ansaujourd’hui, et que j’en aurai vingt-sept et toi vingt-quatre à monretour. Pense que ce temps est bien long, qu’il viendra peut-êtrebeaucoup de gens pour te regarder dans les yeux, pour te dire quetu es belle, que je suis loin et que je ne reviendrai jamais ;pense…

– J’ai pensé à tout, lui dis-je. Maistoi, veux-tu jurer de m’être toujours fidèle, d’avoir en moi uneconfiance entière, non pas seulement aujourd’hui, ni demain, maistous les jours de l’année, et dans deux ans, et dans dix ans, etdurant la vie entière ? Veux-tu jurer de ne croire personneavant moi, quelque chose qu’on puisse te dire de ma conduite,quelque parole qu’on puisse te rapporter ?

– Je le jure !

– Pense à ton tour qu’il est bien facilede dire du mal d’une honnête fille, qu’il ne faut qu’un mot d’unemauvaise langue et qu’un mensonge pour la déshonorer, qu’il se faitbien des histoires dans le pays et qu’on pourra me mettre dansquelqu’une de ces histoires. Es-tu bien résolu et déterminé àn’écouter rien de ce qu’on pourra te dire contre moi, à moins quetu ne l’aies vu de tes deux yeux ; et veux-tu jurer, si l’onte fait quelque rapport, quand ce rapport viendrait de ton père oude ta mère, ou des personnes que tu respectes le plus, de me ledire à moi avant toute chose, afin que je puisse me justifier etconfondre le mensonge ?

– Je le jure ! Et maintenant, Rose,nous sommes mariés pour la vie. Prends cet anneau d’or que j’aiacheté aujourd’hui pour toi ; et si je manque à mon serment,que je meure ! ».

Je ne répéterai pas, madame, le reste de notreconversation. Nos parents mêmes auraient pu l’écouter sans nousfaire rougir, et Bernard évita avec soin tout ce qui aurait pu merappeler la faute que nous avions commise. Moi-même je n’osai yfaire la moindre allusion, par un sentiment de pudeur que vouscomprendrez aisément. Hélas ! il était bien tard pour megarder.

Le lendemain, Bernard partit avec lesconscrits de sa classe et alla rejoindre son régiment.

Dès qu’il fut parti, je me trouvai seule commedans un désert. Je sentais que mes vrais malheurs allaientcommencer.

Chapitre 5

 

Cependant, comme après tout il faut vivre, etcomme les pauvres gens ne vivent pas sans manger, et comme ils nemangent pas sans travailler, et comme il fait froid en hiver, cequi oblige d’avoir des robes de laine, et chaud en été, ce quioblige d’avoir des robes de coton, et comme les robes de lainecoûtent fort cher, et comme on ne donne pas pour rien les robes decoton, je me remis à travailler comme à l’ordinaire, dès lelendemain du départ de Bernard.

Ce ne fut pas sans une amère tristesse. Biensouvent je baissais la tête sur mon ouvrage, et je m’arrêtais àrêver de l’absent, et à me rappeler les dernières paroles qu’ilm’avait dites et les derniers regards qu’il m’avait jetés enpartant le sac sur le dos ; mais le contremaître de l’atelierne tardait pas à me réveiller, et je reprenais mon travail avecardeur.

Car il faut vous dire, madame, que jetravaillais dans un atelier avec trente ou quarante ouvrières.Chacune de nous avait son métier et gagnait à peu prèssoixante-quinze centimes. Pour une femme, et dans ce pays, c’estbeaucoup ; car les femmes, comme vous savez, sont toujoursfort mal payées, et on ne leur confie guère que des ouvrages quidemandent de la patience.

Quinze sous par jour ! pensez, madame, sinous avions de quoi mener les violons ; encore faut-ilexcepter les dimanches, où l’on ne travaille pas, les jours demarché, où l’on ne travaille guère, et les jours où l’ouvragemanque, ce qui arrive au moins trois semaines par an. Quand nousavons payé le propriétaire, le boulanger, le beurre, les légumes etles pauvres habits que nous avons sur le corps, jugez s’il nousreste grand’chose et si nous pouvons faire bombance.

Et ce n’est rien encore quand on vit seule ouqu’on n’a pas des enfants à élever et des parents infirmes àsoutenir ; mais s’il faut élever les enfants (et peut-on leslaisser seuls avant l’âge de douze ans ?) et travailler enmême temps, l’argent du ménage sort presque tout entier de la pochedu mari.

Pour moi, qui n’avais ni parents à soutenir,puisque mon père était encore droit et vigoureux, ni enfants àélever, je me trouvais encore l’une des plus riches et des plusfavorisées de l’atelier. Quoique la besogne que nous faisions nefût pas des plus propres, et que parmi la laine et la poussière ily eût bien des occasions de se salir, je savais m’en garantir, etmon bonnet toujours blanc et noué avec soin sous le menton faisaitl’envie de mes camarades. « Rose-d’Amour fait la coquette,disait-on ; Rose-d’Amour a mis des brides bleues à sonbonnet ; Rose-d’Amour veut plaire aux garçons. » Et lecontremaître de la fabrique commença à me parler d’un ton plus douxqu’à toutes les autres, et à me faire des compliments sur mes beauxyeux, et à me dire qu’il m’aimait de tout son cœur, et qu’il netiendrait qu’à moi d’avoir de plus belles robes et de plus beauxfichus que pas une fille de l’atelier, et enfin à vouloirm’embrasser publiquement, par forme de plaisanterie.

Là, madame, je me fâchai. Je ne puis pas direque ses premiers compliments m’eussent fait de la peine, car enfinl’on est toujours bien aise d’entendre dire qu’on est jolie,surtout quand on n’a pas eu souvent occasion de l’entendre ;et franchement, excepté Bernard, les garçons ne m’avaient pas gâtéejusque-là par leurs louanges. Mais quand je vis où le contremaîtrevoulait en venir, je fus indignée de sa conduite, et lorsqu’ilm’embrassa, je le repoussai fortement, ce qui l’obligea des’asseoir brusquement sur un sac de laine pour se garantir detomber en arrière, et, comme on dit chez nous, les quatre fers enl’air.

Ce commencement, qui aurait dû le décourager,ne fit que l’exciter davantage. Le contremaître, madame, était ungros homme de quarante ans, laid comme les sept péchés capitaux,qui était marié, qui sentait l’eau-de-vie et qui était horriblementbrutal. Très-souvent, par pure plaisanterie, il nous donnait descoups de poing dans le dos, ou des coups de pied, ou des tapes surl’épaule à assommer un bœuf. Ensuite il riait de toutes ses forces.Encore ne fallait-il pas se plaindre, car il était alors tout prêtà recommencer ; et si l’on se plaignait au fabricant, il nefaisait qu’en rire, disant que cela ne le regardait pas et que noussaurions toujours bien nous accommoder avec le contremaître, etqu’il ne fallait pas tant faire les renchéries, et toutes sortes dechoses que je ne vous rapporterais pas, tant elles sont difficilesà croire.

Cependant, grâce au ciel, j’aurais encoreassez bien supporté ses bourrades ; mais pour ses caresses,madame, c’était à n’y pas tenir. Comme il savait par les autresfilles de l’atelier l’histoire de mes amours avec Bernard, – car lepauvre Bernard avait pris tous ses camarades pour confidents, et neleur avait rien caché, excepté ce que j’aurais voulu oubliermoi-même, – il commença à me dire que Bernard ne reviendraitjamais, qu’il en conterait à toutes les filles qu’il pourraitrencontrer, qu’il était parti pour l’Afrique, et que dans cepays-là nos soldats ramassaient les mauricaudes au boisseau, qu’iln’y avait qu’à se baisser et prendre, que Bernard n’étaitcertainement pas homme à faire autrement que les autres, que j’enserais pour mes frais de fidélité, et qu’il était bien dommagequ’une fille aussi jolie et aussi aimable que moi fût perdue pourla société.

Je le laissai parler tout son soûl sans luirien répondre, et je continuai tranquillement mon travail. Sesdiscours ne faisaient rien sur moi, car j’étais bien résolue àn’aimer jamais que Bernard et à l’attendre éternellement. Lesautres filles de l’atelier, un peu jalouses d’abord de lapréférence du contremaître, commencèrent, en voyant ma résistance,à se moquer de lui, et son caprice devint une sorte de fureur.

« Mon pauvre Matthieu, disait l’une, tuperds ton temps ; Rose-d’Amour ne pense qu’à son belamoureux ; elle ne t’aimera jamais.

– Et pourquoi ne m’aimerait-elle pas,petit tison d’enfer, petit serpent en jupons ? Tu m’as bienaimé, toi qui parles.

– Moi ?

– Oui, toi ; et tu m’en as donné desmarques l’année dernière.

– Oh ! le menteur. »

Voilà ce qui se disait dans l’atelier, etbeaucoup d’autres paroles plus libres que je n’oserais vous répéterici. Hélas ! madame, on nous élève si peu et si mal ! Dèsque nous sommes nées, il faut marcher ; dès que nous marchons,il faut aller à l’atelier ; la moitié, que dis-je ? lestrois quarts d’entre nous n’ont jamais vu l’intérieur d’une école.Comment saurions-nous ce qu’il faut dire et ce qu’il faut faire, sil’on ne nous l’enseigne pas ? Ah ! les demoiselles quisont riches, qui sont bien vêtues, bien chaussées, bien couchées,conduites en classe dès le matin et ramenées le soir, quiapprennent à lire, à calculer, à prier Dieu, à faire de la musique,– ces demoiselles-là sont bien heureuses en comparaison de nous quinaissons au hasard, vivons par miracle et mourons si souvent sanssecours.

Les discours du contremaître, dont il ne secachait guère, car ce sont choses trop communes dans les atelierspour qu’on en fasse mystère, et le soin que je prenais de me taireet de me tenir toujours éloignée de lui, me firent d’abord unegrande réputation de vertu, et l’on commença à me citer en exempleaux autres filles du quartier, ce qui ne laissa pas de les exciterun peu contre moi.

Vers ce temps-là, c’est-à-dire à peu prèstrois ou quatre mois après le départ de Bernard, un matin, je mesentis toute changée et je m’aperçus que j’étais grosse.Hélas ! madame, c’était le juste châtiment de Dieu et la justepunition de n’avoir pas su me garder contre Bernard.

À cette découverte un froid glacial s’emparade tout mon corps et je me sentis prête à mourir. Pensez à cettehorrible situation. J’étais grosse, et mon amant se trouvait siéloigné de moi qu’il ne pouvait même me donner de ses nouvelles etque je ne savais s’il pourrait jamais revenir. Encore s’il avaitété là ! il m’aurait soutenue, encouragée, épousée, aimée dumoins. Mais non, tout se réunissait contre moi, et je ne visd’abord à mon malheur d’autre remède que la mort.

Oui, madame, je vous le jure, ma premièrepensée fut de me jeter dans la rivière ; car de paraîtredevant mon père qui m’aimait tant, qui ne pensait qu’à moi, quiaurait donné pour moi sa vie je n’osais d’abord en soutenirl’idée.

Ce qui rendait mon malheur plus affreux, c’estque je n’osais en parler à personne ; car, vous le savez,madame, dans un pareil embarras, on n’est pas seulement malheureux,on est encore plus ridicule. J’entendais par avance les cris et lesplaisanteries de mes camarades de l’atelier, de celles surtout dontla conduite n’avait pas été bonne, et à qui l’on me citait pourmodèle. Je voyais l’odieuse figure de Matthieu le contremaître, etje les entendais dire en riant :

« Eh bien ! Rose-d’Amour, te voilàdonc embarrassée ! La voilà, cette Rose-d’Amour,cette sainte sainte-n’y-touche[1], cettehypocrite qui faisait tant la vertueuse et qui ne se serait paslaissé baiser le bout des doigts par un garçon, la voilà qui vafaire des layettes et occuper la sage-femme. Va-t-on sonner lescloches pour le baptême, et faudra-t-il faire un carillonexprès ? ».

Dans cette inquiétude horrible, je ne visqu’une seule personne en qui je pusse avoir confiance ;c’était la mère de Bernard.

Elle seule pouvait excuser ma faute :elle m’aimait, elle avait longtemps désiré notre mariage. L’enfant,après tout, était son petit-fils, elle ne pouvait en douter, et sielle me condamnait, elle ne pourrait pas du moins condamner sonpetit-fils. D’ailleurs, il ne me restait pas d’autre moyen desalut, et j’aurais mieux aimé vingt fois – je vous l’ai dit – mejeter tête baissée dans la rivière que d’en parler moi-même à monpère.

Le soir même, j’allai la trouver. Depuisquelque temps, elle avait quitté notre maison, et rebâti la sienneavec beaucoup de peine et en empruntant quelque argent à grosintérêts. Elle était assise au coin du feu, quand j’entrai, etvenait de manger sa soupe.

« Entre, dit-elle, ma pauvreRose-d’Amour, entre, mon homme n’y est pas, et tu apportes toujoursla joie partout où tu vas. Eh bien ! as-tu des nouvelles deBernard ?

– Non, lui dis-je en l’embrassant.

– Ni moi non plus. Ah ! quel dommagede ne pas savoir lire et écrire comme un savant. Je lui écrirais etje le forcerais bien d’écrire, ce paresseux, car enfin, il a été àl’école, lui, et il lit couramment dans tous les livres. Où est-ilmaintenant ? On m’a dit que son régiment avait quittéStrasbourg et qu’on l’envoyait en Afrique pour baptiser lesBédouins.

Ah ! les gueux ! ils me le tueront.On dit aussi qu’il fait si chaud là-bas qu’on y fait cuire la soupeau soleil, que les hommes y sont noirs comme des taupes, et qu’il ya des oranges aux arbres comme chez nous des prunes auxpruniers ; mais ces gens-là sont si menteurs, ceux quireviennent de là-bas, et ils savent bien qu’on n’ira pas voir s’ilsont menti. »

Pendant qu’elle parlait, je regardais le feuen cherchant un moyen de lui expliquer pourquoi j’étaisvenue ; mais au moment de commencer, je sentais mon gosier sesécher et mon cœur battre si fort que j’en entendais lesbattements.

« Mère, lui dis-je en mettant mes brasautour de son cou, comme j’en avais l’habitude, – car de tout tempselle m’avait montré beaucoup d’amitié, – mère, je voudrais te direun secret, mais je n’ose. »

Au mot de secret, ses yeux brillèrent commedeux charbons allumés.

« Parle, dit-elle, tu sais bien que l’onm’appelle Bouche-Close dans la famille. »

C’était justement tout le contraire, maisenfin je n’avais pas d’autre ressource.

« Eh bien ! lui dis-je en faisant unviolent effort, mère, vous aurez bientôt un petit-fils.

– Que dis-tu ?malheureuse ? »

Alors je lui racontai tout ce qui s’étaitpassé entre son fils et moi. Elle écouta sans m’interrompre cetriste récit, qui ne fut pas bien long, comme vous pouvez croire,car l’émotion où j’étais me coupait à chaque instant la parole.Enfin, quand j’eus tout dit, elle se leva de nouveau et mecria :

« Ah ! malheureuse, qu’as-tufait ? Que va dire ton père ?

– Mon père n’en sait rien, et c’est vousque je veux prier de lui dire.

– Ah ! malheureuse !malheureuse ! tu avais bien besoin d’aller au bois avecBernard ! N’aurais-tu pas dû l’empêcher de te suivre, ou lerepousser bien loin ? Ah ! mon Dieu ! qu’allons-nousdevenir ?

Bernard est en Afrique et ne reviendra jamais,et voilà ma pauvre Rose-d’Amour qui est sa femme et qui ne serajamais mariée. Ah ! mon Dieu ! comment vais-je faire pourl’annoncer à ton père ? Il est capable de te tuer, le pauvrehomme, dans le premier moment, et c’est bien excusable, car on n’ajamais vu personne se conduire comme tu t’es conduite, ma pauvreRose ; non, jamais ! jamais ! jamais. Ah ! monDieu ! Ah ! mon Dieu ! »

Après ce dernier élan de douleur, elle convintpourtant avec moi qu’elle annoncerait cette nouvelle à mon père, etqu’elle lui promettrait d’adopter l’enfant.

Le lendemain à la même heure, j’étais assisetoute tremblante à côté de mon père. J’attendais et je craignaishorriblement l’arrivée de la mère de Bernard. Contre son usage, monpère qui ne parlait guère, était ce soir-là d’une humeur toutejoyeuse.

« Boutonnet, dit-il, me doit cent vingtfrancs. Je veux te les donner, ma petite Rose, pour que tu fassesréparer ta chambre et que tu y fasses mettre du papier blanc commeune princesse. Au bas je veux planter une vignette et un petitberceau avec cette belle glycine que tu as vue dans le jardin dumaire, qui est toute bleue et blanche, et qui s’étend si vite et siloin. Je veux que ta chambre soit la plus jolie de tout lequartier, comme tu en es la plus jolie fille et moi le plus heureuxpère. Et, ma foi, tiens, s’il faut que je t’avoue mes mauvaissentiments, je suis bien aise maintenant que Bernard soit partipour l’armée et que votre mariage soit retardé. Il m’ennuyait, ceBernard. Il était toujours ici, fourré dans la maison ou dans lejardin, il te donnait le bras, il te parlait matin et soir, il tefaisait la cour ; il ne me laissait rien ; il avait toutrécolté. À présent, du moins, il ne m’assassine plus de ses visiteset je puis t’aimer en toute liberté. Ah ! ma bonne Rose, machère Rose-d’Amour, tu es aujourd’hui toute ma pensée et ma vie, tues mon soleil et ma joie. Quand je travaille, c’est pour toi ;quand je chante, c’est parce que je t’ai vue ; quand je suistriste, je t’écoute et ma tristesse s’en va. Ne me quitte pas, monenfant ; je suis vieux, et quoique fort, je n’ai peut-être paslongtemps à vivre. Sois avec moi toujours, – mariée ou non mariée,– je te devrai mon dernier bonheur. Je ferai danser tes enfants surmes genoux, et, comme leur mère, ils réjouiront ma vieillesse. Jeleur dirai des contes bleus, je les ferai rire, je les amuserai,va, je ne te serai pas inutile. Je t’aime, mon enfant, parce que tuas toujours été bonne et douce, et que même enfant, je m’ensouviens encore, tu étais sans malice. Depuis dix-sept ans que tues née, tu ne m’as pas encore donné un chagrin, et je n’ai pas unepensée qui ne soit pour t’épargner une peine ou pour te faire unplaisir. »

En même temps, il me tenait étroitement serréesur sa poitrine et m’embrassait avec tendresse. Je ne savais querépondre ; j’avais envie de pleurer, en pensant à l’horriblenouvelle qu’il allait recevoir ; j’aurais voulu retarder lemoment fatal, et empêcher la mère de Bernard de lui tout apprendre.Je cherchais même moyen de l’avertir ; mais il était troptard. Elle entra au même instant.

Après les premiers compliments :

« Va te coucher, dit-elle, ma pauvreRose-d’Amour ; je te trouve maintenant un peu pâle. Tu aurastrop veillé. Les veilles ne sont pas bonnes pour la jeunesse. Va tecoucher. J’ai quelque chose à dire à ton père que tu ne dois pasentendre.

– Oh ! oh ! mère Bernard, ditmon père, vous êtes bien discrète aujourd’hui : sur quelleherbe avez-vous marché ?

– C’est bon, c’est bon, vieuxSans-Souci. Je sais ce que je dis. Il est temps pour Rosed’aller se coucher. »

De fait, j’avais peine à me soutenir.

« C’est vrai, dit mon père en meregardant, te voilà toute pâle. C’est la croissance, sansdoute. »

Il m’embrassa, et je courus m’enfermer et mebarricader dans ma chambre, le laissant seul avec la mère deBernard.

Chapitre 6

 

Dès que la porte fut refermée sur moi et quej’eus mis le verrou, je collai mon visage à la cloison, et jecherchai à voir par la fente qui était entre deux planches ;car notre maison, que mon père avait bâtie pièce à pièce, prenantlà les pierres, ici le mortier, plus loin la brique, n’était pas,comme vous pensez bien, aussi solide que ces belles maisons enpierres de taille qu’on bâtit pour les bourgeois, qui ont pignonsur rue, chevaux à l’écurie, vin dans la cave, gibier et viande deboucherie dans le garde-manger, et des vêtements à n’en savoir quefaire. Tout se faisait à bon marché chez nous ; notre plancherétait en cailloux tirés du fond de l’eau, et nos meubles auraientpu demeurer cinquante ans exposés dans la rue, nuit et jour, sanstenter personne.

Mais, malgré toute mon attention, jen’entendis rien. La mère de Bernard parlait à voix basse, et monpère, la tête dans ses mains et tourné vers le feu, demeuraitimmobile comme un rocher.

Excepté un cri étouffé qu’il fit aucommencement, vous auriez dit une de ces statues qu’on voit àl’église dans les niches des saints.

Quand elle eut fini de parler, il ne réponditpas un mot. J’attendais avec toute l’inquiétude que vous pouvezpenser quel serait son premier mouvement. La mère de Bernard, aubout d’un moment, recommença à parler et à l’interroger, mais il nerépondit encore rien. Ce silence m’inquiétait plus que ne l’auraitfait la plus violente colère.

« Eh bien ! demanda-t-elle unetroisième fois, que voulez-vous faire ?

– Ah ! ma fille ! ma pauvrefille ! »

Ce fut tout ce qu’il put dire. Il se leva, et,sans dire ni bonjour ni bonsoir à la mère de Bernard, il sortit etalla s’asseoir sur le rocher où nous nous étions assis si longtempsensemble. J’eus peur un moment qu’il ne voulût se jeter de là dansle précipice et s’y briser la tête.

J’ouvris la porte sur-le-champ, et je courussur ses pas.

Il se retourna.

« Que veux-tu ? »

Je me jetai à genoux devant lui en joignantles mains.

« Père, pardonne-moi !

– Rentre ! dit-il d’une voix qui meparut toute changée. Rentre ! »

Je n’osai lui désobéir et je retournai dans machambre.

Le lendemain, en ouvrant la fenêtre au pointdu jour (je ne m’étais pas couchée), je le vis encore sur sonrocher et dans la même position où je l’avais laissé le soir. Ilavait les yeux fixes et la figure horriblement pâle.

La cloche de l’atelier sonna. C’était l’heureoù tous les ouvriers descendent et vont travailler. Il se levamachinalement, prit sa hache, et parut prêt à descendre ;puis, tout à coup, il fit un geste comme une personne accablée,jeta sa hache dans le jardin, sortit et s’en alla dans lacampagne.

Le soir, il ne reparut pas, ni le lendemain,ni le troisième jour. Je me sentais tourmentée de remordshorribles, je commençais à craindre qu’il ne se fût tué, et j’allaiprier la mère Bernard de le faire chercher partout.

Quand j’entrai chez elle, je n’y trouvai quele vieux Bernard.

« Ma femme m’a tout raconté, dit-il.Viens ici, Rose. »

Je m’approchai en tremblant.

« Écoute, ce n’est pas à moi de te faireun crime, si tu me donnes des petits-enfants avant le temps. C’estbien la faute de Bernard autant que la tienne. Je ne te gronderaidonc pas pour cela ; mais tu vas me faire un serment.

– Lequel ?

– Tu vas me jurer que jamais tu n’asdonné le petit bout du doigt à personne.

– Oh ! père Bernard !

– Eh ! mon enfant, tu ne serais pasla première. Au reste, je ne veux pas te faire de peine. Oui, Rose,je te crois, et je suis prêt à recevoir mon petit-fils quand sontemps sera venu : mais tu sens qu’il faut que tu te tiennescomme une sage personne, et que tu ne fasses plus parler de toijusqu’à l’arrivée de Bernard, si tu veux qu’il t’épouse ; car,sans cela, point de salut. On m’a parlé de Matthieu, lecontremaître…

– Oh ! père, pouvez-vouscroire ?…

– Je ne crois rien, tu le vois bien,puisque je veux que tu sois ma fille comme auparavant ; mais,enfin, il faut prendre ses précautions en ce monde. Je suis vieux,Rose, et j’ai bien vu des filles qui auraient juré de… Allons, nepleure pas, mon enfant, je ne te dis pas cela pour t’affliger, maisparce que je ne veux pas qu’on se moque de moi. »

Pendant qu’il parlait, je pleurais comme uneMadeleine. Hélas ! madame, je commençais à voir toutes lessuites de ma faute, et tous les malheurs que je m’étais attirés.Mon père en fuite, moi déshonorée, mon enfant sans père, et toutema vie perdue pour un moment d’oubli.

« Et vous irez chercher mon père ?dis-je au vieux Bernard.

– J’irai le chercher, Rose, mais je neréponds pas qu’il revienne. Sans-Souci a de l’honneur, etl’on n’aime pas à voir sa fille montrée au doigt dans lequartier. »

Chacune de ses paroles me perçait le cœur, etle pauvre homme n’y faisait pas attention et ne s’apercevait pas del’effet de ses consolations. Enfin il fut résolu qu’il iraitchercher mon père le lendemain.

Il partit, en effet, et, deux jours après,ramena mon père. Il ne se borna pas là, et chercha à nousréconcilier. Aux premiers mots, le vieux Sans-Soucil’interrompit :

« Laisse-nous, Bernard. Je veux luiparler seul. »

Quand la porte fut refermée, mon père me dit,sans me regarder :

« Assieds-toi, Rose. Je ne te reprocherien. J’aurais dû te garder mieux. J’ai oublié mon devoir de père.Dieu m’en punit. J’ai eu confiance en toi ; tu m’as trompé, tune me tromperas plus. Aujourd’hui tu es femme et maîtresse de toi.Je n’ai plus aucun droit sur toi. Si tu veux courir les champs etprendre un autre amant, en attendant le retour de Bernard, tu eslibre. Je ne te dirai pas un mot, je ne ferai plus un pas pour t’enempêcher. Mais si je n’ai plus de droits, j’ai encore des devoirsenvers toi. Je dois te protéger jusqu’à ton mariage (si tu dois temarier jamais), contre la faim, la misère et les mauvais sujets.Quoique tu aies mérité d’être insultée, je ne veux pas qu’ont’insulte, et le premier qui te parlera plus haut ou autrement qu’àl’ordinaire, je lui romprai les os ; oui, je lui romprai lesos ! ajouta-t-il en frappant sur la table un coup si fort,qu’elle se fendit en deux. Je voulais d’abord te quitter et telaisser cette maison, que j’avais bâtie pour toi, où ta mère estmorte, où tes sœurs sont nées, je ne voulais plus te voir ;mais si l’on croyait que je t’abandonne, tout le monde tecracherait à la figure, car on serait bien aise d’insulter unefemme sans défense. Cela dispense les autres femmes de faire preuvede vertu. »

Les paroles sortaient une à une de son gosieravec un effort qui faisait peine à voir. Ces trois jours passés àcourir la campagne l’avaient fatigué plus qu’une longue maladie. Jel’écoutais, abattue, consternée, presque prosternée, sans riendire. Il reprit :

« Nous vivrons donc ensemble comme par lepassé. Tout ce qui te manquera, je te le donnerai mais tu ne serasplus pour moi qu’une étrangère. »

À ces mots, je fondis en larmes et me jetai àgenoux devant lui. Il m’écarta doucement de la main, se leva, et,prenant sa hache, il alla travailler comme à l’ordinaire.

Je me couchai sur mon lit, les membres briséspar la fatigue et la douleur. La fièvre me prit et ne me quittaqu’au bout de huit jours. Cependant mon histoire commençait à serépandre. Le départ subit de mon père et son retour, qu’on nes’expliquait pas, avaient fait causer les voisins, car dans notrepays tout est événement. On interrogea mon père, qui ne réponditrien, suivant sa coutume. Alors la mère de Bernard fit entendrequ’elle en savait sur ce mystère plus long qu’elle n’en voulaitdire. On la pressa de parler.

« C’est bon, c’est bon, dit-elle ;ce n’est pas pour rien qu’on m’a surnommée Bouche-close. Vousvoudriez bien savoir ce qu’il y a, mes petits amis ; mais vousne saurez rien, c’est moi qui vous le dis.

– On ne saura rien parce qu’il n’y arien, dit une voisine.

– Ah ! vous croyez qu’il n’y a rienvous autres ? Et pourquoi donc le vieux Sans-Souciaurait-il ?… Mais je ne veux rien dire, pour vous faireenrager.

– Bon ! s’il y avait quelque chose,reprit une autre, est-ce que vous ne l’auriez pas tambouriné depuislongtemps aux quatre coins de la ville ?

– Tambouriné ! vieille folle ?c’est vous qu’on tambourine tous les jours depuis soixanteans ! Ah ! je tambourine les secrets ! Ehbien ! vous ne saurez pas celui-là, vous ne le saurez jamais,c’est-à-dire… vous ne le saurez pas avant le temps. N’empêche queBernard est un fameux gaillard et un joli garçon.

– Voilà du nouveau ! cria la vieillequi avait parlé de tambouriner. Elle va nous faire l’éloge de sonBernard. Un joli garçon, n’est-ce pas, un va-nu-pieds qui n’ajamais su gagner dix sous !…

– Mon Bernard ! unva-nu-pieds ! Eh bien ! quand je lâcherai mon coq, gardezvos poules, mes amies, je ne vous dis que ça.

– Un fameux coq ! ce Bernard !Ne dirait-on pas que les filles vont courir après lui ?

– Eh bien ! et quand on le dirait,sais-tu qu’il y en a plus d’une qui !… Mais je ne veux riendire, j’en dirais trop. Et après tout, ce n’est pas sa faute, àcette pauvre fille !…

– Quelle pauvre fille ? dit une descurieuses. Quelle est l’abandonnée du ciel qui voudrait d’un vilainsinge comme ton Bernard ?

– L’abandonnée du ciel ! Apprends,dévergondée, que tu serais encore bien heureuse d’être cetteabandonnée du ciel, et si Bernard avait voulu… Demande plutôtà…

– À qui, mère Bernard ?

– À mon bonnet, bavarde ! Tuvoudrais bien savoir ce que je ne veux pas te dire ; mais cen’est ni moi, ni Bernard, ni le vieux Sans-Souci, qui…

– Le vieux Sans-Souci !cria l’autre, c’est donc Rose-d’Amour, Rose la vertueuse, Rose larusée, Rose la renchérie, Rose qui fait la fière en public avec lesgarçons ?

– Qui est-ce qui te parle deRose-d’Amour, langue du diable, langue pestiférée ?

– Bon ! la vieille se fâche ;mais c’est toi qui nous as parlé du vieux Sans-Souci.

– Le fait est, dit une autre, que Rosepâlit tous les jours.

– Rose maigrit, Rose se dessèche, Rosedépérit.

– C’est faux, dit la première qui avaitparlé, Rose-d’Amour ne maigrit pas ; au contraire, elleengraisse. Rose-d’Amour était en fleurs ce printemps, elle donnerades fruits cet hiver.

– Est-ce que vous allez devenirgrand’mère, mère Bernard ? »

La pauvre femme vit bien alors qu’elle avaittrop parlé. Le plaisir de vanter son fils lui avait fait dire cemalheureux secret. Dès le lendemain, ce fut l’histoire de tout lequartier. Quand j’entrai dans l’atelier, le contremaître vint meprendre le menton en riant. Mes camarades se moquèrent demoi ; ce fut une risée générale. Le soir, on se mit en haiepour me voir passer. Ah ! madame, les femmes sont si dures lesunes pour les autres !

Cependant je n’osai rien dire, de peur que monpère ne se fît quelque querelle avec les voisins. Heureusement lepauvre homme, tout occupé de son propre chagrin, ne s’aperçut pasdes affronts qu’on me faisait. Il allait de bonne heure à sontravail, il revenait à la nuit close ; pour éviter tous lesregards, il se coulait le long des murs, il faisait des détours etrentrait à la maison en suivant des sentiers de chèvre. Nous nenous parlions plus. Je préparais la soupe comme àl’ordinaire ; il prenait son écuelle, s’enfonçait dans le coinde la cheminée et mangeait sans lever les yeux. Quand il avait finiil allait s’asseoir sur le rocher, mais seul, car je n’osais pluslui tenir compagnie ; il demeurait là une heure ou deux, àréfléchir, rentrait et se couchait. À peine si je lui disais d’unevoix tremblante :

« Bonsoir, père. »

Il me répondait :

« Bonsoir. »

Et se retournait du côté de la muraille.J’allais alors dans ma chambre, et je passais la moitié de la nuità pleurer.

Voilà, madame, comment je passai la moitié del’année. Enfin, j’accouchai d’une fille avec des douleursterribles. Mon père avait fait venir la sage-femme et attendait,dans la chambre à côté de la mienne, que je fusse délivrée. Quandma petite fille fut née, il la prit dans ses bras, l’enveloppalui-même dans les langes et la mit dans le berceau ; puis ilentra pour me voir, et me demanda si j’avais besoin de quelquechose.

« Je n’ai besoin de rien, lui dis-je, quede ton pardon. »

Il se détourna sans répondre, et sortit ens’essuyant les yeux. Le pauvre homme était, je crois, mille foisplus malheureux que moi. Il m’aimait tant, et il me voyait simalheureuse ! Mais il craignait de me donner la moindre marqued’amitié.

Quand je pus me lever, je lui demandai bienhumblement la permission de nourrir moi-même mon enfant. Jecraignais qu’il ne voulût pas la voir.

« Il est bien tard, dit-il, pour medemander cette permission-là ; mais la pauvre enfant estinnocente. Garde-la. »

Ce fut sa seule parole ; mais je levoyais me regarder souvent quand il pensait n’être pas vu, ets’attendrir sur mon sort. Il allait chercher lui-même ou achetertout ce dont j’avais besoin, et quand je voulais le remercier, ilrépondait brusquement :

« C’est pour l’enfant. »

Quand il fut question du baptême, je voulusencore lui demander conseil.

« Appelle-la comme tu voudras »,dit-il.

Je l’appelai Bernardine en souvenir de sonpère ; mais comme ce nom faisait mal au vieuxSans-Souci, je changeais, quand il était là, ce nom pourcelui de ma mère, qui s’appelait Jeanne.

Petit à petit, nous reprîmes notre vieordinaire. Je nourrissais mon enfant, et comme je savais coudre, jegagnais encore quelque argent à demeurer dans la maison. Le père etla mère de Bernard venaient nous voir souvent, et nous parlionsensemble de Bernard, du moins quand mon père n’y était pas, car lapremière fois qu’on en parla devant lui il se leva, sortit, et nevoulut pas rentrer de toute la soirée.

Il faut vous dire, madame, que ma pauvreBernardine était jolie comme un ange, avec de beaux cheveux blondsfrisés, de petites dents blanches comme du lait, et des lèvrescomme on n’en fait plus. Dès l’âge de huit mois elle commença àmarcher, et à neuf mois elle disait papa et maman, comme unepersonne naturelle.

Le vieux Sans-Souci, malgré tout sonchagrin, ne tarda pas à l’aimer plus que moi-même. Il la prenaitdans ses bras, il lui riait, il lui chantait des chansons comme onen fait aux petits enfants :

Do, do,

L’enfant do.

Il la berçait dans ses bras, il la portaitdans le jardin, il la mettait à cheval sur son cou, la promenait etla faisait sauter et danser. Quand elle eut un an, il finit par nepouvoir plus s’en séparer. Vous jugez si j’étais contente et sij’espérais de me réconcilier avec lui.

Il m’arriva bientôt un autre bonheur.

Depuis que j’avais sevré mon enfant, j’étaisretournée à l’atelier, où l’on finissait par s’accoutumer à moi. Lecontremaître seul essayait encore de prendre avec moi un airfamilier, mais je me tenais toujours aussi loin que je pouvais, etmême un jour, comme il voulut m’embrasser de force pendant que mescamarades riaient, je le menaçai de tout dire à mon père.

« Est-ce que tu crois que je le crainston père ? » dit-il en grognant et grondant comme undogue.

Mais il n’osa plus y revenir, et je vécustranquille pendant quelque temps.

Chapitre 7

 

Un soir, la mère de Bernard entra chez nousavec son mari. Elle tenait à la main une grande lettre ouverte quime fit battre le cœur dès que je l’aperçus.

« Eh bien ! Rose-d’Amour, dit-elleen m’embrassant, voici des nouvelles de Bernard. Il n’est pas mort,il n’est pas estropié : il est vainqueur du sultan deMaroc ; il a les galons de caporal ; il a pris latante du sultan. Ah ! pour ça, je n’y comprends rien.Que veut-il faire de la tante du Sultan ? Il valait bien mieuxprendre son neveu ; mais il paraît qu’il courait à brideabattue et que Bernard, qui était à pied et qui portait son sac etson fusil, n’a pas pu le rattraper. C’est égal, c’est bien drôle delaisser là sa tante. Pourquoi l’avait-il menée à labataille ?

– Voyons, dit le vieux Bernard, donne-moila lettre pour que je la lise, car tu nous la racontes si bien queje n’y comprends plus rien.

– Et qu’est-ce que tu comprends, vieuxfou ? Tu ne sais pas seulement faire cuire ta soupe, et si tufermais les yeux tu ne saurais pas la manger. Écoute-moi cettelettre, Rose, et tu verras les belles choses qu’il dit pour toi etpour moi. »

En même temps, elle commença sa lecture.Tenez, madame, voici la lettre :

« Isly… 1845.

« Ma chère mère,

« La présente est pour vous dire que jeme porte bien et que je souhaite que la présente vous trouve dansle même état qu’elle me quitte, c’est-à-dire joyeuse et bienportante, ainsi que mon père, le vieux Sans-Souci et ma petiteRose-d’Amour, et mes parents, et mes amis, et toutes mesconnaissances.

« Subséquemment, je viens d’être faitcaporal avec des galons dont auxquels je me suis fait sensiblementhommage pour la circonstance de ce que les Marocains sont venusnous attaquer pendant que nous mangions la soupe, ce qui m’adérangé notoirement, vu qu’il est sensible qu’on ne peut manger lasoupe et faire le coup de feu avec commodité, et qu’il faut choisirsubstantiellement entre la soupe et l’étrillement du moricaud, dontj’ai choisi l’étrillement, dans l’espérance de manger plutôt masoupe et plus tranquillement, ce qui n’a pas manqué.

« Insensiblement le sultan de Maroc,qu’on appelle Raman, Karaman ou quelque chose de pareil, vu quedans son pays on est comme qui dirait aux galères et qu’on y rame àperpétuité, à cause du soleil qui est chaud comme braise et quirend noirs comme charbon ceux qui ont la négligence de le regarderen face, ce pauvre sultan, que je dis, a eu l’imprudence de venirse frotter contre ma baïonnette, dont je lui ai montré la pointeavec l’intention de la lui mettre dans la poitrine comme dans unfourreau ; mais que le moricaud, pénétrant mon dessein, m’agrossièrement montré le dos, comme s’il avait eu besoin d’unlavement ; mais que je n’ai pas eu le temps d’obtempérer à sondésir, vu qu’il était déjà loin et que ma baïonnette conséquemmentn’a pas des ailes comme les oiseaux, et que, comme dit l’autre, cen’est pas la peine de courir après la mauvaise compagnie, et que,s’il m’a fait une impolitesse en me tournant le dos, je puis bienlui pardonner diamétralement en long et en large, vu qu’il a faitle même affront au maréchal Bugeaud et à tous les officiers etsous-officiers du régiment, et que le sergent-major m’a dit qu’ilaurait fait la même chose au grand Napoléon lui-même.

« Itérativement et sans tarder, j’aicouru droit vers sa tente, qui était étendue sur six bâtons doréset qui prenait l’air au soleil, et que moi et Dumanet nous l’avonsemportée à nous deux sur nos épaules et qu’on a dit que nousaurions la croix, ou du moins que mon capitaine l’aurait, ce quihonore toute la compagnie et subséquemment le simple soldat, dontauquel du reste mon capitaine a bien voulu me dire que je seraismis à l’ordre du jour et que j’aurais les galons de caporal, ce quim’a fait plaisir, vu que je sais que tu es glorieuse de ton fils etque tu seras bien aise d’apprendre qu’il est le brave des braves ouqu’il ne s’en faut de guère, mais qu’il t’aime toujours par-dessustoute chose, mère Bernard, excepté toutefois ma chère Rose-d’Amourque j’espère qui m’attendra toujours, et qui sera éternellement machérie.

« Je compte que tu m’écriras bientôt pourme donner de tes nouvelles, et subséquemment de celles de mon père,de Rose-d’Amour et de toute la famille, et que tu me diras quiest-ce qui vit et qui est-ce qui meurt, et qui est-ce qui se marie,et je t’embrasse sur les deux yeux.

« Ton fils honoré,

« Bernard. »

« Dis à Rose-d’Amour que je voulais luienvoyer la tente du sultan, mais qu’on va l’embarquer pour laFrance et la donner au roi Louis-Philippe, qui pourra la montrer,s’il veut, à tous ces badauds de Parisiens. Dis-lui aussi que voicibientôt deux ans que je suis loin d’elle et que nous n’avons plusque cinq ans à attendre. »

Je ne sais pas, madame, ce que vous pensez decette lettre, mais, pour moi, elle me fit un effet dont vous nepouvez pas avoir d’idée. Tout ce que j’avais souffert, je l’oubliaien un instant. Je ne pensai plus qu’au bonheur de revoir Bernard,et, s’il faut le dire, ses galons de caporal me rendaient toutefière. Je pensai tout de suite qu’il avait gagné la bataille à luitout seul, et que c’était une grande injustice de ne pas lui donnerla croix et de ne pas mettre son nom dans tous les journaux ;et j’enviai la mère de Bernard, qui pouvait s’en aller et montrersa lettre dans tout le quartier et se faire honneur de son fils,comme j’aurais voulu me faire honneur de mon mari et du père de mapetite Bernardine.

Mon père, qui avait tout entendu, et qui n’enfaisait pas semblant, parut plus content qu’à l’ordinaire, etpendant quelques jours je fus presque heureuse. Hélas !madame, ce n’était qu’un moment de repos dans ma douleur, et ce quej’avais souffert n’était rien auprès de ce que j’avais à souffrirencore.

Un soir, c’était pendant l’été, après souper,mon père tenait ma petite Bernardine dans ses bras et était assissur un banc devant la porte. Il s’amusait à la faire sauter sur sesgenoux et la faisait rire aux éclats, lorsqu’un homme qu’ilconnaissait vint à passer. C’était un mauvais ouvrier, méchant,querelleur, ivrogne, et qui avait eu quelque dispute avec mon pèredeux mois auparavant, je ne sais plus à quel sujet.

Quand cet homme vit mon père ainsi occupé,comme il avait bu ce jour-là, il voulut l’insulter et luidit :

« Bonsoir, Sans-Souci, commentva ta petite bâtarde ? »

À ces mots, mon père, qui était l’homme leplus doux du monde et le plus ennemi des batailles, devint pâlecomme un mort ; il déposa Bernardine à terre, et saisissantl’homme aux cheveux, il le roula dans la poussière et l’accabla decoups de pied et de coups de poing.

Les voisins voulurent l’arracher de ses mains,mais mon père y allait avec tant de rage qu’on ne put jamaisdélivrer l’autre ; à peine si l’on parvint à le relever àdemi, tout sanglant et la bouche écumante.

Cependant, à force de frapper, mon père,fatigué, finit par lâcher prise. À ce moment, l’autre ayant sesdeux mains libres, tira de sa poche un compas (c’était uncharpentier comme mon père) et l’en frappa deux fois dans lapoitrine. Mon père tomba aussitôt, et l’autre se sauva sans qu’onpût l’arrêter.

Jugez, madame, quel spectacle pour moi quivoyais toute cette bataille commencée à cause de moi, et qui nepouvais pas l’empêcher. Je me jetai sur mon père pour lerelever ; mais il était en tel état qu’il fallut le porter surson lit. On appela le médecin, qui secoua la tête et dit qu’iln’avait pas deux heures à vivre.

« Puisqu’il en est ainsi, dit mon père,sortez tous : je veux parler à ma fille. »

Mes yeux se fondaient en eau. Je ne pouvaisplus parler. Je m’avançai vers son lit.

« Embrasse-moi, dit-il, ma chère enfant,et réconcilions-nous, puisque je vais mourir. Dieu me punit d’avoirété peut-être trop sévère avec toi, après avoir été tropnégligent.

– Oh ! père, tu mepardonnes ! »

Et je l’embrassai de toutes mes forces.

« Je ne te pardonne pas, ma pauvre Rose,dit-il, c’est Dieu seul qui pardonne. Moi, je t’aime. Qu’est-ce queje pourrais te reprocher ? Ne m’as-tu pas aimé, soigné,caressé ? As-tu été ingrate ou méchante avec moi ?Jamais. Et si tu as manqué à tes devoirs de femme, n’est-ce pas toiqui en as porté la peine ? Va, je t’aime, et si je regrettequelque chose, c’est de te laisser seule et sans protection sur laterre, car tes sœurs, je le sais, sont tout occupées de leurs mariset de leurs enfants, comme il est naturel, et ne pourront jamaist’aider. Je ne puis plus rien pour toi que te donner cette maison.Je te la donne. Tes sœurs ont reçu leur dot. Toi, attends Bernard,puisqu’il le faut, et élève Bernardine mieux que je ne t’ai élevée.Je ne te demande pas de la rendre meilleure et plus douce que toi,car tu as toujours été bonne et soumise envers moi, ni pluslaborieuse, car je ne t’ai jamais vu perdre une minute, mais de lasurveiller mieux. Hélas ! tu vois tous les malheurs quinaissent d’un moment d’oubli. Apporte-moi Bernardine. »

Il la prit dans ses bras, la regarda unmoment, l’embrassa, et me la rendit en disant :

« C’est tout ton portrait ; ellesera aussi jolie que toi. »

Quelques moments après, le prêtre entra etresta seul pendant une demi-heure avec lui. Quand il fut sorti, jerevins à mon tour, je pris la main de mon père ; il fit uneffort pour me sourire encore, et mourut.

Je me trouvai seule sur la terre, avecBernardine qu’il fallait protéger, quand j’avais moi-même si grandbesoin de protection.

Chapitre 8

 

Ce nouveau et terrible malheur, le plus grandde tous peut-être, qui venait de me frapper, aurait dû exciter lapitié de nos voisins ; ce fut tout le contraire. Quand j’allaien pleurant, et la tête cachée dans le capuchon de ma mante, menerau cimetière le corps de mon pauvre père, j’entendis de tous côtésdes cris contre moi.

« La voilà, cette coquine qui a faitassassiner son père ! La voilà, cette dévergondée ! Sielle n’avait pas eu une si mauvaise conduite, le pauvre hommevivrait encore. Ah ! c’était un digne homme, celui-là, et quiméritait bien de n’être pas le père d’une pareilleeffrontée !… Pauvre vieux Sans-Souci ! il n’aurait pasdonné une chiquenaude à un enfant ni fait de mal à une mouche, maiselle l’a tourmenté toute sa vie et n’a pas eu de repos qu’il ne fûttué. La misérable ! comment ose-t-elle se montrer dans lesrues ? On devrait la poursuivre à coups depierres ? »

Voilà, madame, les choses les plus doucesqu’on disait de moi et que j’eus tout le temps d’entendre de notremaison à l’église et de l’église au cimetière.

Quand le cercueil fut descendu dans la fosse,et quand les premières pelletées de terre eurent été jetées sur lecorps, les cris redoublèrent, et quelques-uns parlaient de me jeterdans la rivière.

À ce moment-là, brisée par la fatigue, par lahonte, par le désespoir, je me trouvai mal et je tombai sansconnaissance dans le cimetière même. Personne, excepté le vieuxBernard, ne s’occupa de me relever ; on cria même que c’étaitune comédie, que je cherchais à inspirer de la pitié auxassistants ; et quand, ranimée par les soins du père Bernard,je pus sortir du cimetière et revenir à la maison, on me suivitdans la rue avec des huées.

Enfin, madame, j’avais bu le calice jusqu’à lalie, et j’étais devenue comme insensible à tout. Au point oùj’étais arrivée, je ne craignais ni n’espérais plus rien, et lamort même aurait été pour moi un bienfait.

Quant je rentrai chez moi, le vieux Bernard mequitta. C’était un honnête homme, mais il craignait qu’on ne luifît un mauvais parti, et il n’était pas de force ni d’humeur à medéfendre seul contre tous. La mère Bernard, quoi qu’elle aimâtbeaucoup Bernardine, ne voulait pas non plus se compromettre pourmoi, car on quitte volontiers ceux contre qui le monde aboie, et cesont de solides amis ceux qui vous défendent quand vous êtes seulcontre tous.

Ce soir-là, quand je me vis seule au coin demon feu, à cette place où mon père était encore assis la veille, jefus prise d’une telle envie de pleurer et d’un tel désespoir quej’eus un instant l’idée de me briser la tête contre les murs. Jepensais que j’étais seule au monde, que Bernard m’avait oubliée oum’oublierait à coup sûr ; que s’il ne m’oubliait pas, sesparents l’empêcheraient d’épouser une fille sans dot et déshonorée,qu’il me trouverait vieille et laide à son tour, qu’on lui feraitcent histoires de moi où je serais peinte comme une mauvaise fille,et qu’il faudrait qu’il m’aimât d’un amour sans pareil s’il pouvaitrésister à tous ces dégoûts. Enfin, mon cœur ne me fournissait quedes sujets de chagrin, et si ce désespoir avait duré quelque temps,je crois que j’en serais devenue folle.

Pendant que je réfléchissais ainsi, ma petiteBernardine, que j’avais mise dans son berceau et oubliée,s’écria :

« Papa ! papa ! »

À ce cri, qui me rappelait si cruellement maperte, je me remis à pleurer et j’allais la prendre dans sonberceau ; mais l’enfant, effrayée sans doute de voir ma figurepâle et décomposée, détourna la tête et se mit à crier plusfort :

« Papa ! papa ! »

Je sentis alors que j’étais mère et qu’iln’était plus temps de se désespérer.

« Papa est sorti, lui dis-je.

– Il est sorti… Va-t-il revenirbientôt ?

– Je ne sais pas.

– Il reviendra en été ? ditl’enfant.

– Oui, mon enfant, en été. »

Ces deux mots la calmèrent. Il faut savoirque, lorsqu’elle demandait quelque chose qu’il m’était impossiblede lui donner, j’avais l’habitude de lui promettre de le donner enété, et ce mot dont elle ne connaissait pas le sens lui faisaitautant de plaisir que si j’avais fait sa volonté.

Au bout d’un instant, Bernardine s’endormitdans mes bras, et je la plaçai sur son lit.

Je demeurai enfermée chez moi pendantplusieurs jours sans voir personne car les parents mêmes de Bernardm’avaient abandonnée, et mes sœurs et mes beaux-frères ne voulaientplus me voir. Enfin, il fallut sortir et aller chercher del’ouvrage à l’atelier.

Aussitôt qu’on me vit paraître, ce ne futqu’un cri contre moi. Toutes mes camarades se levèrent pour mechasser et déclarèrent qu’elles partiraient si je rentrais aumilieu d’elles. Madame, j’étais si désespérée que je ne ressentispas ce terrible affront comme j’aurais fait en toute autrecirconstance ; je m’assis sur une chaise en faisant signe queje ne pouvais plus me soutenir, ni parler, et que je priais qu’oneût pitié de moi.

Mais le triste état où j’étais ne m’aurait passauvée de cette avanie si Matthieu le contremaître n’avait pas prismon parti.

« Que lui voulez-vous, dit-il, à cettepauvre Rose-d’Amour ? Elle a un enfant ; eh bien !et vous, n’avez-vous pas fait tout ce qu’il faut faire pour enavoir aussi ? Asseyez-vous et tenez-vous tranquilles, ou siquelqu’une de vous remue je la mets à la porte de l’atelier. Etvous Rose, allez à votre métier. C’est moi qui aurai soin devous.

– Il aura soin ! il aura soin !dit tout bas en grondant l’une des plus furieuses. Est-ce qu’il vaprendre la succession de Bernard ? »

Matthieu l’entendit et lui donna un grand coupde poing sur l’épaule.

« Tais-toi, dit-il, ou je vais racontertes histoires. »

Cette menace fit taire tout le monde, mais onne cessa par pour cela de me haïr et de me persécutersecrètement ; cependant, c’était déjà beaucoup de pouvoirtravailler et vivre.

Vous êtes étonnée, madame, et vous croyezpeut-être que j’avais affaire à de très-méchantes femmes. Pas dutout : elles n’étaient ni meilleures ni plus mauvaises quecelles qu’on voit tous les jours dans la rue ; mais elles mevoyaient à terre et me frappaient sans réflexion, comme on faittoujours pour le plus faible, dans le grand monde aussi bien quedans le petit.

Quand je revins chez moi, j’y trouvai la mèrede Bernard, qui gardait ma petite fille pendant que j’étais àl’atelier. Elle fut bien contente d’apprendre que j’avais enfintrouvé de l’ouvrage.

« Est-ce que tu vas vivre seule ? medit-elle.

– Et comment voulez-vous que jevive ? Mes sœurs ne veulent pas de moi. »

Je vis qu’elle était tentée de m’offrir unlogement dans sa maison, mais qu’elle n’osait me le proposer depeur de s’engager et d’engager Bernard. D’ailleurs, son maripouvait le trouver mauvais : il avait été très-fâché du bruitqui s’était fait et des paroles qu’il avait entendues le jour del’enterrement de mon père ; il ne voulait pas s’exposer à uneseconde algarade. C’était un homme sage et voyez-vous, madame, leshommes de ce caractère n’aiment pas à s’exposer sans nécessité.

Je vécus donc seule, ne sortant que pour allerle dimanche à la messe et tous les autres jours à l’atelier. Jecommençai aussi à réfléchir et à écouter avec plus de soin lesexhortations qu’on faisait en chaire tous les dimanches.

Jusque-là j’avais entendu, sans lescomprendre, les paroles de l’Évangile que lisait le curé dans sachaire, ou plutôt, comme font les enfants, je marmottais desprières dont je n’avais jamais cherché le sens ; mais quand jesentis que j’étais seule sur la terre, et que je ne pouvaisattendre de consolation de personne, je commençai à réfléchir et àvouloir causer avec Dieu même, puisqu’on dit qu’il écoute égalementtout le monde, et qu’il n’est pas besoin d’être savant pourl’entretenir face à face.

En récitant les premiers mots de la prière queje faisais soir et matin : « Notre Père qui êtes auxcieux », je fus étonnée de n’avoir jamais pensé à ce que jecommençai à me faire du ciel une idée que je n’avais jamais eueauparavant.

Je me souvins que mon père, qui n’étaitpourtant pas un savant, m’avait souvent dit que le ciel était toutautre chose que ce qu’on se figure ; que c’était une espaceimmense où roulaient des milliards d’étoiles, et que ces étoilesétaient un million de fois plus éloignées de nous que le soleil, etqu’elles étaient elles-mêmes des soleils, et qu’autour de chacun deses soleils tournaient des quantités innombrables de mondes plusgrands que la terre entière et la mer ; et je fis réflexionque si notre soleil était si petit en comparaison de cet espaceimmense, et si petite notre terre en présence du soleil, et sipetite ma ville en présence de la terre entière, et moi si petitedans cette ville même, ce n’était pas la peine de s’occuper de mesvoisins, ni de leur haine, ni de leur mépris ; que la vieici-bas était assez courte pour qu’on pût en oublier facilement etpromptement toutes les douleurs ; que si ce voisinage m’étaitinsupportable, je pouvais me réfugier dans ma chambre et que monâme trouverait aisément un abri dans ces pensées et dans cesespérances, qu’il n’était au pouvoir de personne de m’enlever.

Je pensai aussi que cette vie éternelle dontnous parlait le curé n’était peut-être pas autre chose qu’une vienouvelle dans un monde meilleur, où je pourrais aisément trouverune place si je remplissais tous mes devoirs sur la terre ; jepensai aussi avec joie que si j’avais commis une grande etinexcusable faute, je l’avais très-cruellement expiée ; que ledépart de Bernard, la mort de mon père, la haine et le mépris demes voisins étaient des châtiments dont la justice divine pouvaitse contenter, et que s’il m’arrivait de quitter cette vie avant leretour de Bernard, je pouvais espérer, ne m’étant pas révoltéecontre ma destinée, qu’elle cesserait de me poursuivre dans unautre monde, et que je pourrais rejoindre mon père et vivreheureuse à mon tour.

Ces réflexions, que je vous dis bien mal, etque je ne fis pas en un jour, commencèrent à rendre mon esprit plustranquille. Je ne craignais plus comme auparavant de tomber dans unaffreux désespoir ; ou plutôt, comme j’étais étendue toutemeurtrie au fond du précipice, je ne craignais plus aucune chute niaucune meurtrissure. Cependant mes épreuves n’étaient pasterminées.

Chapitre 9

 

Le meurtrier de mon père ayant été arrêté, futjugé deux mois après à la cour d’assises. Je fus forcée, commetémoin, d’assister au jugement. Nouvelle douleur, qui recommençaitl’ancienne.

Ah ! madame, si vous saviez dans quelstermes les magistrats me parlèrent, comme on me fit entendre, enm’interrogeant, que j’étais une fille perdue, comme tous lestémoins déclarèrent que j’avais une réputation déplorable, comme leprocureur du roi me renvoya à ma place d’un air de mépris enrelevant la manche de sa robe, comme on rejeta sur moi tous lestorts de la querelle, comme l’avocat de celui qui avait tué monpère fit l’éloge de son client, comme il assura que mon pauvrepère, le vieux Sans-Souci, était un homme sans mœurs, unvagabond, mal famé ; que sais-je encore ? (hélas !pauvre père ! un si bon ouvrier, si laborieux et sidoux ! et c’est moi qui lui attirais toutes cesinjures !) comme il ajouta que son client avait donné unemarque d’intérêt et d’amitié à mon père en lui demandant desnouvelles de sa petite-fille ; comment mon père, qui étaittoujours (à son dire) ivrogne et furieux, avait répondu par desinjures et des coups à cette marque d’amitié ; comme il avaitvoulu assommer le client, pris en traître (en traître !) etforcé de se défendre, avait résisté de son mieux ; comment uncompas s’était trouvé dans sa poche : comment mon père avaitvoulu le prendre et l’en frapper ; comment l’autre s’étaitdébattu et mon père s’était enferré, ce qu’on pouvait appeler« une justice de la divine Providence. ».

Enfin, madame, il parla tant et si bien ;il leva si souvent les bras vers le ciel et les fit retomber sur labarre, il invoqua les présents et les absents, et il dit de sibelles choses de son client et de si laides de mon père et de moi,que l’assassin fut acquitté et que le peuple le reconduisit enpoussant des cris et en applaudissant à la sentence ; et moi,pour échapper aux coups de pierres et aux huées, j’attendis lanuit, je traversai la ville en courant, et m’enfermai chez moi engrande peur d’être poursuivie. C’est la justice des hommes.

Quand je rentrai, ma petite Bernardine metendit les bras en riant ; je la pris à mon cou, je la serraide toutes mes forces sur ma poitrine, comme si l’on avait voulu mel’arracher, et je me sentis consolée. Après tout, grâce à montravail et au petit jardin que mon père m’avait laissé, je n’avaisni froid ni faim, et je pouvais vivre en paix, entre ma famille etDieu. Combien de malheureux voudraient pouvoir en direautant !

Cependant je comptais les jours, les mois etles années qui me séparaient encore de Bernard. Lui seul me restaitsur la terre ; mais s’il venait à m’abandonner, je me sentaistout à fait découragée, car les réflexions pieuses et la confianceen Dieu pouvaient bien m’adoucir l’amertume de la vie, mais non pasme la rendre précieuse et me la faire aimer. L’amour seul pouvaitfaire ce miracle.

Une chose surtout, quand j’étais seule,m’inquiétait cruellement. Pourquoi ne m’écrivait-il pas ? Ilest vrai que je ne savais pas l’écriture (c’est un de nos grandsmalheurs à nous, pauvres ouvrières), mais la mère Bernard aurait dûme lire ses lettres.

Quand je l’interrogeais, elle répondaittoujours :

« Bernard va bien, il sera sergent un deces jours. Son capitaine est très-content. S’il veut être officier,il le sera, et même colonel.

– Colonel ! »

À vous dire le vrai, madame, je ne sais pastrop ce que c’est qu’un colonel ; mais j’ai toujours entendudire qu’il faut être si riche et si grand seigneur pour en porterles épaulettes, que j’avais peine à croire que Bernard pût êtrecolonel, et cependant, en y pensant bien, je trouvais que personnen’en pouvait être plus digne.

J’ai su depuis que la mère de Bernard ne medisait pas tout. Son fils m’avait écrit, mais en mettant sa lettredans celle de sa mère, parce qu’il désirait que sa mère me la lûttout haut elle-même, et aussi parce qu’il avait peur que mon pauvrepère (le vieux Sans-Souci), dont il ignorait la mort, ne voulûtl’intercepter ; en quoi il se trompait des deux côtés, car monpère me laissait toute liberté, et la mère de Bernard, quicommençait à se dégoûter de moi à cause de tout le bruit qu’onavait fait, et qui rêvait de voir son fils officier, et qui auraitvoulu lui faire épouser la fille d’un notaire, garda soigneusementtoutes les lettres sans m’en dire un seul mot.

Enfin, j’étais arrivée à l’âge de vingt-deuxans ; Bernard n’avait plus que deux ans de service à faire, etje commençais à espérer la fin de mes peines, lorsqu’un soir lecontremaître Matthieu, qui n’avait jamais cessé de me faire la courmais que j’avais tenu à distance, s’avisa de me demander unrendez-vous.

Il faut vous dire que sa femme était mortedepuis deux mois, et qu’avantageux comme il l’était, il avaittoujours cru qu’il n’y avait que cet obstacle entre nous. Je lepriai de me laisser tranquille.

« Écoute, dit-il, il faut que tu aies unamoureux caché, car de vivre ainsi seule et d’attendre quelqu’unqui ne viendra jamais, ce n’est pas naturel. »

Je haussai les épaules sans répondre, et jerentrai chez moi.

Il était à peu près dix heures du soir ;Bernardine était déjà couchée et j’allais me coucher moi-même,lorsque j’entendis qu’on frappait à la vitre deux coups légers. Jen’eus pas grand’ peur d’abord, car il n’y avait rien à prendrechez moi, et la mère de Bernard venait quelquefois chez moi le soiret frappait de la même manière pour se faire entendre.

Je me levais donc et j’ouvris la fenêtre sansdéfiance.

« Est-ce vous, mère ? »

Pour toute réponse, un homme sauta dans lachambre qui était au rez-de-chaussée et au niveau de la rue.Aussitôt je poussai un cri.

« Tais-toi, dit-il. C’est moi, Matthieu.Ne me reconnais-tu pas ? »

Je reculai, moitié de frayeur, moitié decolère :

« Je ne vous connais pas. Que mevoulez-vous ? Sortez, ou j’appelle.

– Pas de bruit, Rose. On viendrait, on metrouverait ici, et l’on croirait que tu m’as fait venir.Expliquons-nous tranquillement.

– Je ne veux pas m’expliquer, lui dis-jeavec force. Sortez d’ici !

– Allons, tu fais la méchante ; tuas tort. Je t’aime, tu le sais bien. Tu es seule, je suis seulaussi, car mes enfants ne comptent pas. Nous pouvons vivreensemble.

– Va-t’en, Matthieu, ou je crie : Aufeu ! »

À ces mots, il saute tout à coup sur moi etveut me fermer la bouche. Mais je me dégage à la faveur del’obscurité ; je saisis une chaise, et la jette dans sesjambes. Il tombe, j’ouvre la porte, et je me mets à courir commeune folle dans la rue.

Dès qu’il vit que je m’étais échappée, ilsortit lui-même, et pour éviter d’être rencontré, il descendit àtravers les jardins qui vont de ce côté-là jusqu’à la rivière.

Quand je vis qu’il était parti, je rentraimoi-même toute tremblante dans la maison, je fermai soigneusementla porte et la fenêtre, je mis un bâton à côté de mon lit pour medéfendre si j’étais attaquée la nuit, et je dormis asseztranquillement jusqu’au lendemain.

Je ne parlai de cette aventure à personne, eton ne l’aurait pas connue si un voisin qui par hasard était dansson jardin, n’avait aperçu au clair de lune Matthieu qui fuyait ducôté de la rivière. Il le reconnut sur-le-champ, et n’eut rien deplus pressé que d’en parler le lendemain à tout le quartier.

Ce fut une rumeur générale. Si le feu avaitpris à trois maisons à la fois, on n’en aurait pas fait plus debruit.

On fit d’abord raconter au voisin tout cequ’il avait vu.

« À quelle heure ?

– À dix heures.

– C’était Matthieu ? L’avez-vousbien reconnu ?

– Parbleu ! si je l’aireconnu ! il a laissé sa casquette dans mon jardin.

– Et d’où venait-il ?

– Ah ! pour cela, je n’en saisrien.

– Je le sais, moi, dit une femme. Ilvenait de chez Rose-d’Amour. »

À ce nom, tout le monde se mit àcrier :

« En voilà une gaillarde, uneeffrontée ! Rien ne pourra donc la corriger ?Comment ! elle va débaucher les pères de famille,maintenant !

– Faites attention à ce que je vous dis,ajouta une de mes camarades d’atelier, il y aura encore quelqu’unde tué pour cette malheureuse.

– Ce n’est pas étonnant, dit une vieillefemme. Les hommes n’aiment que ces créatures-là ? »

Et cette fois encore, on rejeta sur moi tousles torts. C’était moi qui avais encouragé Matthieu. Du vivant desa femme, je l’avais reçu chez moi tous les soirs. Quelqu’un ditqu’il l’avait vu sortir de ma maison à trois heures du matin. Onplaignit la pauvre défunte, on assura qu’elle était morte duchagrin de voir la mauvaise conduite de son mari ; enfin toutce qu’on avait dit contre moi depuis le départ de Bernard seréveilla de nouveau, et cette fois je n’avais plus d’appui nullepart. Mon père était mort, mon pauvre père, le seul être qui m’eûtprotégée !

Il faut vous dire que j’avais encore, sans lesavoir, un nouveau sujet de tristesse.

Quand je vis que Bernard ne m’écrivait pas etque sa mère ne me parlait plus de lui que rarement, de loin enloin, j’avais résolu d’apprendre à lire et à écrire, et d’écriremes lettres moi-même, car excepté le catéchisme, qu’on m’avait faitapprendre pour la première communion, je ne savais absolument riende ce qu’on enseigne dans les écoles.

Mais en même temps j’étais fort embarrasséed’apprendre, car d’abord, madame, je n’avais pas la tête bienorganisée pour les livres. Cela vient un peu de naissance, commevous savez, et mon père, mes sœurs et moi nous avions la tête sidure qu’il avait fallu renoncer à nous apprendre à lire.

Cependant, comme je veux fermement ce que jeveux, je m’en allai trouver un pauvre garçon qu’on appelaitJean-Paul, qui était sans famille, sans parents connus, et sorti,je crois, de l’hospice de Lyon. Ce pauvre Jean-Paul, qui étaitboiteux et marqué de la petite vérole, mais doux comme un mouton etaimé de tout le monde à cause de sa bonté, faisait le soir, aprèssouper, une école de lecture et d’écriture à sept ou huit filles demon âge qui n’avaient pas appris à lire mieux que moi, et qui ensentaient trop tard la nécessité.

Comme il était garçon tailleur et vivait deson aiguille, sans être riche, il faisait son école gratis et ne sefaisait pas prier pour écrire les lettres de son quartier. J’allailui demander de me recevoir parmi ses élèves.

Le pauvre garçon me regarda en souriant,suivant sa manière, et me dit :

« Tu es bien grande, Rose-d’Amour, pourapprendre l’écriture à ton âge. Est-ce que tu veux écrire à toncolonel ?

– Justement. C’est à mon colonel.

– Au colonel Bernard ?

– Oui, au colonel Bernard.

– Eh bien ! viens quand tuvoudras. »

J’y allai le soir même, et je commençai àtravailler si durement et avec tant d’application à faire desbarres, des a, des o, des i, desu, des majuscules, des minuscules, de la ronde, del’anglaise, de la bâtarde et de la coulée, que j’en étais biensouvent plus fatiguée que de bêcher la terre, tant la plume est unoutil pesant pour celui qui n’en a pas l’habitude.

Enfin je commençai à écrire des lettresgrandes d’un pouce, puis d’un demi-pouce, d’un quart de pouce, etfinalement de grandeur naturelle, et quoique je n’aie jamais étégrande écrivassière, je puis maintenant me faire lire et lire lesautres.

Pendant ce temps, Jean-Paul pensait à toutautre chose. Un soir, comme je m’en allais après la leçon, il meretint par le bras, et me fit signe qu’il avait quelque secret à medire. Moi, toujours simple et bien éloignée de croire qu’on pûts’occuper de moi, je restai et je m’assis.

Jean-Paul ferma la porte et s’assit en face demoi.

« Rose-d’Amour, la bien nommée, dit-il,comment me trouves-tu ? »

Je crus qu’il voulait rire.

« Très-joli garçon », luidis-je.

Il secoua la tête.

« Non, non, ce n’est pas cela que je tedemande, Rose. Parle-moi sérieusement, et regarde-moi bien… Écoute,j’ai vingt-six ans, cent francs d’économies et le mobilier quevoilà ; je t’aime à la folie. Veux-tu m’aimer ?

– Est-ce que tu vas m’insulter,Jean-Paul ? » lui dis-je d’un air triste.

Je me sentais venir les larmes aux yeux.

« T’insulter ? moi !Rose-d’Amour ! moi, t’insulter ! As-tu pu lecroire ? Je te demande si tu veux te marier avecmoi ? »

Je lui tendis la main. Il la baisa et la serradans les siennes.

« Eh bien, tu acceptes ? dit-il. Ence cas, la noce se fera dans quinze jours.

– Elle ne se fera pas. Tu ne m’as pascomprise, mon bon Jean-Paul. Elle ne se fera jamais.

– Ah ! oui, je le sais, tu aimesBernard ; mais pense-t-il encore à toi, et reviendra-t-iljamais ?

– Qu’il revienne ou non, je l’aime, etj’ai promis de l’attendre.

– Non, tu ne l’aimes pas, s’écria-t-il.Écoute-moi, Rose, je sais ce qui t’arrête. C’est ta fille. Ehbien ! je la reconnaîtrai. On se moquera de moi, mais je memoquerai des autres à mon tour. Je t’aime et je serai heureux. Jen’ai pas de parents, pas de famille, je suis un enfant trouvé, jene dois compte de rien à personne, et je t’aime. Ne me dis pas quetu ne m’aimes pas aujourd’hui : je le sais et je te lepardonne ; mais tu m’aimeras un jour. Tu es si bonne !car je te vois depuis cinq ans, Rose, et je n’ai pas cru un seulmot de ce qu’on a dit de toi. Je ne le croirais pas quand jel’aurais vu de mes deux yeux. Tu es seule, sans amis, sans fortune,sans mari, sans amant. Je suis seul comme toi, et personne nem’aime ; appuyons-nous l’un sur l’autre, aimons-nous etmarions-nous. Va, je ne serai pas jaloux de Bernard. Je te prendstelle que tu es, et je t’aime mieux qu’aucune créature, car tu esla meilleure fille du quartier ; et quoiqu’on t’ait fait biendu mal, tu n’as jamais cherché à te venger : et la vengeanceaurait été pourtant bien facile. Ce qu’il me faut, c’est une bonnefemme, douce et laborieuse, et soigneuse, et je sais que tu leseras, car tu l’es déjà. Dis un mot, Rose, et tu feras mon bonheuret peut-être le tien.

Je ne puis vous dire, madame, combien je fustouchée des paroles de ce pauvre garçon : je sentais bienqu’il disait vrai et qu’il m’aimait tendrement ; mais moi jene l’aimais pas, et surtout j’avais dans le cœur un trop tendresouvenir de Bernard.

Comme il vit que je ne répondais rien, il mecrut ébranlée et voulut continuer. Ses yeux bleus, qui étaientpleins de douceur, m’imploraient encore mieux que sesdiscours ; mais, d’un mot, je lui fermai la bouche.

« Adieu, Jean-Paul. Je te remercie, et tuseras toujours pour moi un ami, le meilleur et le plus sûr aprèsBernard ; mais ce mariage est impossible, et je ne remettraiplus les pieds dans cette maison.

– Et tu ne me permettras pas d’aller tevoir ?

– Non, car tu ne pourrais pas t’empêcherde me parler de ce que je ne veux plus entendre. Devant Dieu, jesuis la femme de Bernard, et je ne dois entendre de personne un motd’amour. »

À ces mots, je sortis et refermai la porte. Iln’essaya pas de me retenir, tant il était consterné.

Chapitre 10

 

Quand on connut l’aventure de Matthieu, lepère et la mère Bernard, qui avaient été jusqu’alors assez biendisposés pour moi, ne purent pas s’empêcher de croire qu’il fallaitque j’eusse fait de grandes avances à ce misérable, pour qu’il osâtentrer chez moi par la fenêtre à dix heures du soir. Quand chacuneut dit son mot et raconté son histoire, le père Bernard hocha latête et dit à sa femme :

« Rose-d’Amour ne sera pas notrefille.

– C’est une dévergondée, dit la mère. Onm’assurait encore ce matin qu’elle recevait trois ou quatre jeunesgens toutes les nuits et, de plus, monsieur l’adjoint au maire.

– Qu’elle reçoive qui elle voudra, dit lepère, j’empêcherai bien Bernard de l’épouser.

– Et moi aussi, dit la mère. Mais quiaurait cru cela de cette petite fille que nous avons tenue sur nosgenoux, qui était si sage et si douce, étant enfant ! Il fautque Dieu l’ait abandonnée.

Le lendemain, sans perdre de temps, la mèreBernard vint chez moi pour m’annoncer cette nouvelle. Quoique jeconnusse déjà par mes camarades d’atelier tous les bruits quiavaient couru, j’étais loin de m’attendre à ce dernier coup.

Je ne vous raconterai pas son discours. Je nel’entendis pas tout entier. Aux premiers mots, je compris tout, etje reçus comme un coup de massue sur la tête.

« Ah ! mère, lui dis-je, est-ce vousqui devriez me dire une chose pareille ! »

Et je me mis à fondre en larmes.

« Écoute, mon enfant, répondit-elle,mets-toi à ma place. Tu ne penses qu’à toi ; moi, je pense àmon Bernard, et je ne serais pas bien aise qu’il fût le mari d’unecoureuse. Je veux croire que tu n’as rien fait de mal, et que tun’attirais chez toi ce Matthieu et tous les autres que pour chanterles psaumes avec eux et dire les litanies de la sainteVierge ; mais…

– J’ai attiré Matthieu ?moi !

– Ma foi, je répète ce qui se dit. Ilssont là plus de trente qui ont vu les gens entrer chez toi à toutesheures de la nuit, ou en sortir. Il faut bien croire de pareilstémoins. Et après tout…

– C’est bien, lui dis-je en me levant,car je me sentais indignée, vous pouvez dire à Bernard ce qu’ilvous plaira, mais vous êtes chez moi.

– C’est bon, c’est bon, on s’en va. Nevas-tu pas faire la princesse parce que tu t’es mise dans tontort ? Je ne te dis pas : au revoir, mapetite. »

Je la laissai partir et ne cherchai pas à laretenir ; puis je repris ma vie accoutumée, et je retournai àl’atelier, malgré les cris d’indignation des voisins, qui disaientque je m’entendais avec Matthieu.

Le méchant homme lui-même le laissait croire,et en mon absence disait d’un air fin :

« Rose-d’Amour et moi, nous ne sommes pasaussi brouillés qu’elle veut le faire croire. »

Si vous me demandez pourquoi je n’ai pasquitté son atelier, je vous dirai, madame, que je craignais de nepas trouver d’ouvrage dans un autre. Les mauvais bruits quicouraient m’auraient suivie partout : j’aurais été persécutéeailleurs tout autant et peut-être davantage ; et d’ailleurs,je vous avoue que, grâce à mes lectures, – car depuis que Jean-Paulm’avait enseigné à lire, je lisais souvent l’Évangile etl’Imitation de Jésus-Christ, et j’en tirais desconsolations infinies, – grâce à mes lectures, je devenais à peuprès indifférente à tout ce qu’on disait de moi. Toujours frappéeau même endroit et par tous, je sentais ma blessure se cicatriser,et je commençais à vivre dans un monde bien supérieur à tous lesautres, dans le monde où les corps ont disparu, et où il ne resteplus que de purs esprits. Là, du moins, je me sentais libre.

Enfin j’appris de mes camarades que Bernardallait revenir ; on disait qu’il était sergent, qu’il allaitobtenir un emploi dans les droits réunis, qu’il allait vivre commeun bourgeois, et sa mère parlait même de lui acheter une charged’huissier.

À cette nouvelle, je sentis mon cœur battreplus vite et plus joyeusement, et je crus que mes peines touchaientà leur fin. Imaginez, madame, un enfer qui a duré sept ans avec lapromesse du paradis ! Voilà ce que je pensai tout de suite enapprenant ce retour. Du reste, j’en eus bientôt des preuvescertaines.

La mère de Bernard commença à parcourir lequartier en racontant les campagnes de son fils, tous ses gradesdepuis celui de caporal jusqu’à celui de sergent ; tous lesArabes qu’il avait tués ; tous les bois de myrtes et delauriers-roses où il avait chassé le lion, le tigre, la panthère,le léopard, la perdrix, le lièvre et tous les autres animauxféroces. Elle fit blanchir sa maison du haut en bas : quoiquela maison, qui était neuve, comme vous savez, n’en eût guèrebesoin. Elle acheta des cravates, des mouchoirs, des chemises,douze paires de bas ; elle parlait même d’aller au-devant delui jusqu’à Paris, et (à ce qu’on disait) de le faire revenir enposte comme un prince.

Toute la rue était en rumeur à cause de cetévénement.

Pour moi, qui attendais Bernard avec plusd’impatience qu’elle, car je lui avais écrit depuis deux ans unedouzaine de lettres auxquelles il n’avait jamais répondu, je metenais plus renfermée que jamais dans mon atelier, et au sortir del’atelier dans ma chambre.

J’étais certaine, quelque mal qu’on pût luidire de moi, qu’il n’en croirait pas un mot, tant j’avais confianceen lui, et j’étais sûre que sa première visite et sa premièreparole seraient pour moi.

Enfin, j’appris un matin dans mon atelier queBernard devait arriver le soir par la diligence. Le père Bernarddevait aller l’attendre avec tous ses amis, et la mère faisaitpréparer un grand souper dont la fumée (car nous étions voisins)pourrait se faire sentir jusque chez moi.

Rien n’était plus naturel que toute cettejoie, ce festin et ses apprêts. Eh bien ! madame, il mesemblait entendre parler de mon enterrement. À mesure que l’heureapprochait, je me sentais prête à me trouver mal, et je fus forcéede sortir de l’atelier et de rentrer chez moi.

Je venais à peine de fermer ma porte et dem’asseoir près de la fenêtre, qui donnait sur la campagne, lorsquej’entendis les grelots des chevaux et le roulement de la diligenceau fond de la vallée. En même temps, je vis les amis de Bernard etson père arrêter la diligence, le faire descendre et l’emmener brasdessus bras dessous après l’avoir embrassé.

« À quoi pense-t-il maintenant ? medisais-je. M’a-t-il oubliée ? Je le saurai en le voyantentrer. Son premier regard, sa première parole doivent être pourmoi. »

J’avais mis ma plus belle robe et mon plusbeau bonnet. J’avais habillé Bernardine comme une petite poupée, etje la retenais à grand-peine à côté de moi pour qu’elle fût tout àfait belle quand son père la verrait pour la première fois. Je medemandais aussi s’il fallait attendre Bernard, ou bien si je neferais pas mieux de descendre dans la rue et de me jeter dans sesbras dès qu’il aurait paru. Cependant un reste de défiance meretint, et j’attendis de pied ferme, mais non sans maudire lalenteur des minutes.

Il parut enfin au coin de la rue. Je levoyais, cachée derrière le rideau de ma fenêtre. Il était plusfort, plus hardi, mieux découplé, mieux pris dans sa taille, plusbeau aussi ; mais c’était bien Bernard. Il avait penché sonképi sur l’oreille, ce qui lui donnait l’air guerrier ; samoustache était fine et longue. C’était un bel homme, un joligarçon dont toute femme eût été fière.

Il passa devant ma maison sans lever les yeux.J’étais là, prête à crier, à m’élancer, je laissai retomber lerideau. J’étais presque folle de douleur. Pas un regard ! Sesamis étaient avec lui ; peut-être n’osait-il pas les quitteret entrer chez moi, mais pas un regard !

Il ne m’aimait plus !

Ainsi pendant sept ans j’avais souffert mortet passion à cause de lui ; mon père était mort, j’avais étédéshonorée, je vivais, seule, malheureuse, méprisée, abandonnée detous : une seule chose me soutenait, son amour, et il nem’aimait plus !

Le tonnerre serait tombé sur ma tête sans mefaire plus de mal.

J’ôtai mon bonnet, je le jetai à terre, jepleurai de colère et de désespoir. Bernardine étonnée se jetait àmon cou et cherchait à me consoler.

« Tu m’avais promis de me faire voirpapa. Où est-il donc papa ?

– Il est parti, mon enfant, il nereviendra plus ! »

Quand la nuit fut venue et l’enfant couché,j’allai m’asseoir dans mon jardin, qui était voisin de celui deBernard, sous un berceau que mon père avait fait lui-même, etj’entendis de là le bruit du souper, le choc des verres, les crisde joie des amis, et le vieux Bernard qui buvait à la santé de sonfils, de sa femme, de l’armée française, du roi des Français, de lagarde nationale et du sultan Abd-el-Kader.

J’entendis aussi la voix de Bernard !mais il me parut moins gai qu’on s’y attendait, et quelqu’un en fitla remarque.

« Je suis un peu fatigué, dit-il. J’aifait cent lieues sans dormir.

– Et tu veux dormir ce soir ? dit lepère. C’est trop juste. Eh bien ! va te coucher, mongarçon ; et nous, amis, buvons. »

Bernard monta dans sa chambre, et au lieu dese coucher, s’assit auprès de la fenêtre. Il appuyait son mentonsur sa main. Je le voyais parfaitement quoiqu’il ne me vît pas, carson visage était éclairé par la lune et j’étais dans l’ombre, sousle berceau.

Après être resté plus d’une heure dans cetteposition, il poussa un long soupir, ferma la fenêtre et secoucha.

Quelques moments après, ses amis sortirent dela maison, et j’entendis le vieux Bernard qui chantonnait un air àboire :

Que Monus et la Folie

Veillent toujours sur notre vie, etc.

Alors, toute brisée par le désespoir, j’allaime coucher à mon tour. Voilà comment se passa ce jour dont j’avaisattendu tant de bonheur.

Chapitre 11

 

Le lendemain fut pareil. Bernard passa etrepassa devant ma maison, sans même lever les yeux sur ma fenêtre.Oh ! sa mère avait dû lui raconter de moi de terribleshistoires. Je ne puis vous dire, madame, combien j’étais indignée.Quelque chose qu’on m’eût dit de lui, de quelque crime qu’on l’eûtaccusé, je n’en aurais rien cru ; et lui, sur un simple récit,me croyait coupable et me condamnait sans m’entendre.

Que dis-je ? il me condamnait ! ilpoussait si loin le mépris qu’il ne daignait pas s’informer de moi,ni douter un seul instant ! Et tous ces bruits infâmes quiavaient couru sur moi, lui seul en était cause ; quand lemonde entier m’aurait condamnée, lui seul aurait dûm’absoudre : et pendant que je vivais dans la solitude et ledésespoir, il fêtait ses amis, il en était fêté ; il riaitpeut-être quand on lui parlait de moi !

Cette pensée devint si continuelle et sidésespérante, que je crus retrouver un moment la force d’oublierBernard et de me faire à moi seule une vie, puisque je ne pouvaisplus être mariée à celui pour qui j’avais tout sacrifié.

Je continuai d’aller à l’atelier en ayant soind’éviter les rues et les heures où je pouvais craindre la rencontrede Bernard. Je ne voulais pas qu’il me crût assez peu fière pour lerechercher et me justifier près de lui.

Il ne me fut pas du reste très-difficile del’éviter, car il prenait de son côté le même soin, et quoique lesdeux maisons fussent très-proches voisines l’une de l’autre, et queles deux jardins fussent très-petits et séparés seulement l’un del’autre par un mur à hauteur d’appui, nous vécûmes pendant troissemaines côte à côte sans nous voir et sans échanger uneparole.

Une seule fois, je le vis paraître à l’entréede la rue au moment où je sortais moi-même. Aussitôt je me sentispâlir si fortement que la force me manqua, et je rentrai chez moisans le regarder.

Ne croyez pas, madame, qu’il y eût là quelquesentiment de honte. Non : je me sentais forte devant lui. Toutle monde pouvait me reprocher d’avoir failli ; lui seul ne lepouvait pas, car je n’avais failli que pour lui.

Cependant on commençait à s’étonner de saconduite. Les histoires d’amour, c’est comme les assassinats ;tout le monde aime à en parler, et surtout les femmes. Mescamarades d’atelier s’aperçurent bien vite que Bernard ne pensaitplus à moi. On nous surveilla, on vit bien que ni publiquement nisecrètement nous n’avions ensemble aucune intelligence ; onlui en parla, et voici comment, car j’ai su plus tard toutel’affaire.

Un jour, une fille assez coquette du quartier,qui avait, je crois, quelque envie d’épouser Bernard, causait aveclui.

« Oh ! vous, dit-elle, on ne peutpas se fier à vous.

– Pourquoi ? demanda Bernard.

– N’avez-vous pas trompé cette pauvreRose-d’Amour. »

Bernard devint sombre tout à coup.

« Ne parlons pas de cela, dit-il. C’estelle qui m’a indignement trompé, et pour qui ? pour ceMatthieu, un misérable, pour Jean-Paul, un enfant trouvé, et quisait encore pour combien d’autres ? Ah ! lamalheureuse ! elle m’a bien fait souffrir ! »

Il faut vous dire qu’en effet le pauvreJean-Paul, après que je l’eus refusé, ne se tint pas pour battu, etraconta son amour à tous les voisins ; et quoiqu’il eût dittrès-honnêtement et très-franchement toute la vérité, les autresfilles, qui se trouvaient blessées de la préférence qu’il medonnait, avaient raconté l’histoire tout autrement que lui, disantqu’il en agissait ainsi par ruse et pour mieux cacher son jeu.

La conversation de Bernard et de cette filleme fut bientôt répétée par une de mes camarades d’atelier, car onse faisait un plaisir de me tourmenter, parce que je ne voulaisjamais rendre le mal pour le mal, ayant toujours à l’esprit cetteparole de Jésus-Christ, que je lisais tous les soirs dansl’Évangile : « Aimez-vous les uns les autres. »

Ces paroles de Bernard me rejetèrent denouveau dans une douleur dont vous ne pouvez avoir d’idée. Perdreses amis, ses parents, son mari, c’est le plus grand malheur dumonde ; mais se sentir méprisée de celui qu’on aime le plus,n’est-ce pas le comble de toutes les calamités ?

Alors, je commençai à désespérer de tout et àme dégoûter de la vie. Les livres saints eux-mêmes, que je lisaissi souvent, n’avaient plus de consolation pour moi.

« Oui, puisqu’on me traite comme unemalheureuse femme, odieuse à tous et méprisée de tous, pensai-je,c’est que Dieu ne veut pas que je vive plus longtemps, c’est que jen’ai plus rien à faire ici-bas. »

Hélas ! madame, je ne me justifie pas, jevous raconte toutes mes pensées. Cependant, au moment de mourir,j’étais retenue par la crainte de laisser Bernardine seule sur laterre et exposée peut-être aux mêmes malheurs que sa mère.

« Eh bien, me dis-je, je vais la luiléguer en mourant. S’il ne m’aime plus, du moins il aimera safille. »

Un soir, donc, je mis le lit de Bernardinedans la chambre qui était à côté de la mienne, je fermaisoigneusement la porte, j’écrivis à Bernard une lettre quevoici :

« Bernard, tu m’as perdue, tu m’asabandonnée. Je te pardonne, je meurs. Prends soin de ta fille. À cedernier moment, où je vais paraître devant Dieu, je le jure, jen’ai jamais aimé que toi. Tu élèveras Bernardine et tu lui parlerasquelquefois de sa mère, n’est-ce pas ? Adieu ! »

En même temps, je m’habillai de ma plus bellerobe, j’allumai au milieu de la chambre le feu que j’avais mis dansun réchaud, et je me couchai sur mon lit, en laissant sur la tableune lampe allumée.

Mais avant de vous dire ce qui suivit, il fautque vous sachiez que les paroles de Bernard n’avaient pas étérapportées à moi seule. Elles arrivèrent aussi jusqu’aux oreillesde mon pauvre ami Jean-Paul.

Comme c’était un très-honnête garçon, toutrempli de délicatesse, il ne voulut pas souffrir qu’on m’accusâtfaussement d’une faute qu’il savait fort bien que je n’avais pascommise, et il voulut m’en justifier lui-même. Il alla donc trouverBernard.

C’était après la journée terminée. Bernard,fatigué de son travail, mécontent de moi, de tout le monde etpeut-être de lui-même, le reçut fort mal ; mais Jean-Paul nese rebuta point.

« Tes grands airs ne m’imposent pas,dit-il à Bernard. Je suis bon tout comme un autre pour te prêter lecollet, et il faut que tu m’écoutes.

– Parle donc, puisque tu veux parler.

– Oui, je veux parler et dire la vérité,et peut-être suis-je le seul qui puisse ou qui veuille la dire surRose-d’Amour.

– Oh ! oh ! dit Bernard, que ceton-là et la sincérité connue de Jean-Paul engagèrent à l’écouterplus attentivement.

– Oui, l’on t’a menti, si l’on t’a ditque Rose-d’Amour m’avait aimé.

– Sais-tu que c’est ma mère qui me l’adit ?

– Eh bien, sauf ton respect, la mèreBernard a menti comme tous les autres. Il y a ici une ligue contrecette pauvre Rose-d’Amour, et j’en sais bien la raison ; c’estqu’elle a plus d’esprit, de bonté et de raison dans son petit doigtque toutes celles qui font tant les dédaigneuses n’en ont danstoute leur personne. Et, tiens, pour preuve, si tu y renonces, jel’épouse.

– Toi ? dit Bernard étonné.

– Oui, moi, Jean-Paul, dit laPaire-de-Ciseaux, et si elle l’avait voulu il y a deuxans, ce serait déjà fait ; mais elle t’attendait, la pauvrecréature, et voilà comment tu la récompenses.

– Mais, dit Bernard toujours défiant,quel intérêt as-tu à me la faire épouser ?

– Pauvre Bernard ! tu es bien de larace de ceux qui disent toujours : « Voilà un honnêtehomme. Quel intérêt a-t-il à être honnête ? » Ehbien ! oui, puisque tu veux le savoir, oui, j’ai un intérêt,c’est que si tu l’abandonnes positivement, peut-être voudra-t-ellede moi ; et ma foi, je ne ferai pas le difficile ; je laprendrai dès demain, si elle veut, et même je t’inviterai à lanoce.

– Qui t’empêche de commencer parlà ?

– Ah ! c’est que je veux qu’elle nedoute pas que tu l’abandonnes. Cela pourra la décider en ma faveur.Et pour preuve de cet abandon, je veux que tu sois mon garçond’honneur, et que tu ailles lui faire ma demande en mariage.

– Tu es fou !

– Je ne suis pas fou du tout ; jesuis très-sensé. Je la connais depuis sept ans ; je l’aitoujours vue aimable, douce, gaie, et fidèle à son devoir et à toi.C’est une femme comme celle-là qu’il me faut. Je me moque du passé.Ne suis-je pas moi-même un enfant trouvé ? et si mon cœur estcontent, ai-je besoin de prendre l’avis du voisin ?

– Mais enfin, dit Bernard qui doutaittoujours, tu la prends quoiqu’elle ait été ma maîtresse ; nepourrais-tu pas la prendre aussi quoiqu’elle eût appartenu àMatthieu comme à moi ?

– Et tu crois cela, imbécile ?Matthieu s’est vanté, comme un fanfaron qu’il est, et jamais il n’abaisé le bas de sa robe. D’ailleurs, si tu ne l’aimes plus, quet’importe Matthieu et tout l’univers ?

– Mais tu voulais me la faire épouser,tout à l’heure.

– Moi ? jamais je ne t’en ai parlé.Je pense que c’est ton devoir parce qu’elle t’aime, et parcequ’elle a une fille de toi ; mais je crois aussi que tu larendras très-malheureuse, car tu es orgueilleux, égoïste, tu croisque le soleil et la lune tournent autour de toi, et tu tournestoi-même à tout vent comme une girouette. Le premier venu te faitvoir des étoiles en plein midi. Quand tu es venu ici, l’on t’a faitcroire tout ce qu’on a voulu ; tu as tout avalé parce que tues sans réflexion, et tu as rejeté cette pauvre Rose parce que tues plein de vanité ; et si vous vous mariez et qu’une méchantelangue te parle encore d’elle, tu es si fou que tu croiras tout, tute mettras en colère, tu la battras ou la tueras, et, dans tous lescas, tu la rendras éternellement malheureuse. Moi, au contraire, jel’aimerai toute ma vie, et elle m’aimera aussi, je le sais, non pasd’amour, car on n’aime pas deux fois, mais de bonne et tendreamitié ; et je serai son mari, je saurai toutes ses pensées,et je l’aimerai et l’honorerai éternellement, et je la protégeraicontre tous, et j’ôterai pour elle les cailloux du chemin où elles’est blessée si souvent, la pauvre fille ! Et s’il faut…

– Écoute, interrompit Bernard, tu es unhonnête homme, je le sais, et tu ne voudrais pas me tromper. Jurequ’elle ne t’a jamais aimé.

– Je le jure.

– Et jure aussi qu’elle n’a jamais aiméMatthieu.

– Je jure que je le crois, ditJean-Paul : mais si tu veux savoir la vérité, interroge-lelui-même. J’irai volontiers chez lui avec toi, et je serai votretémoin.

– Eh bien ! allons, dit Bernard…Ah ! si tu avais dit la vérité, quels remords pourmoi ! »

Matthieu était chez lui et fronça le sourcilen les voyant entrer. Il se douta bien à leur mine que Jean-Paul etBernard venaient chercher une explication sérieuse.

« Que me voulez-vous ?demanda-t-il.

– Te parler en particulier, dit Bernard.Fais sortir tes enfants.

– Sortons nous-mêmes », ditMatthieu.

Et comme s’il eût craint quelque attaque, ilprit dans un coin un fort bâton de houx. À cette vue Bernard, quicomprit sa pensée, en prit une autre de force et de longueurégales ; Jean-Paul resta seul sans armes.

« Viens sur la route, un peu loin desmaisons, dit Bernard. Il ne faut pas que personne, exceptéJean-Paul que voilà, entende la question que je vais te faire, nita réponse.

Matthieu y consentit, et ils marchèrent ensilence jusqu’auprès d’un petit bois qui n’était pas fortéloigné.

« C’est là, dit Bernard. Arrêtons-nous.On dit Matthieu, que tu t’es vanté d’avoir eu les bonnes grâces deRose-d’Amour ?

– Je ne m’en suis pas vanté, réponditMatthieu.

– Eh bien ! on l’a dit, et tu n’aspas dit le contraire.

– Ce n’est pas à moi à faire taire leslangues.

– Voyons, dit Bernard, qui commençait às’échauffer, as-tu été aimé d’elle, oui ou non ?

– De quel droit fais-tu cettequestion ? demanda Matthieu avec un grand sang-froid.

– Je devais l’épouser, et j’ai d’elle unefille. J’ai le droit de savoir si celle que je veux épouser estdigne de moi.

– Et quelle preuve as-tu que je vais direla vérité ? Va, laisse parler les femmes. Épouse Rose, si celate fait plaisir, et ne l’épouse pas si cela t’ennuie ; mais neva pas t’inquiéter et te tourmenter la cervelle pour savoir cequ’elle a fait en ton absence.

– Ainsi, tu refuses derépondre ?

– Je refuse.

– Défends-toi, car je vais te briser lecrâne.

– Fou ! dit l’autre, qu’est-ce quecela prouvera ? Mais si tu veux, je suis prêt. Engarde ! »

Ils se battirent à coups de bâton pendant unbon quart d’heure, éclairés seulement par la lune. Jean-Paul étaittémoin. Enfin, Matthieu reçut un dernier coup sur la tête, siviolent qu’il en demeura tout étourdi. Il s’assit dans le fossé quibordait la route, et se lava la figure, qui était couverte de sang.De son côté, Bernard se lavait aussi les mains dans l’eau dufossé.

« Maintenant, dit Matthieu, la batailleest finie, du moins pour ce soir, car je ne puis plus me soutenir,et il faudra me ramener chez moi. Je vais répondre franchement à taquestion. Oui, j’ai voulu plaire à Rose-d’Amour ; oui je suisallé chez elle un soir sans sa permission…

– Ah ! misérable, s’écria Bernard,tu l’avoues donc ?

– Pour moi, oui ; mais pour ellenon. Elle courut dans la rue en me voyant, et, comme je crusqu’elle allait appeler les voisins, je me mis à courir à traversles jardins. C’est ce jour-là qu’on me vit et qu’on fit toutes leshistoires que ta mère t’a racontées.

– Et pourquoi n’as-tu pas parlé plustôt ? dit Bernard.

– Pour te donner confiance. Si j’avaisparlé avant de me battre, tu aurais cru que je niais pour éviter labataille. D’ailleurs, entre nous, j’étais un peu jaloux de toi, etj’espérais bien te frotter les épaules. Le bon Dieu a voulu que lesmiennes fussent frottées et non les tiennes. »

Quand Bernard entendit ces paroles, il futsaisi d’une telle joie, qu’il voulut courir sur-le-champ vers laville pour se réconcilier avec moi ; mais Jean-Paul lerappela.

« Eh ! dit-il, donne-moi donc uncoup de main pour transporter Matthieu, qui va passer la nuit dansce fossé si tu ne m’aides.

– Qu’il y crève, s’il veut ! ditBernard ; il l’a bien mérité ! »

Cependant il vint au secours de son camaradeet amena Matthieu, qui était d’ailleurs plus meurtri de coups quegrièvement blessé.

Dès qu’il fut dans son lit, Bernard le quittapour venir se réconcilier avec moi. Bernard courait si vite quel’autre avait peine à le suivre. Il était dix heures du soir, ettout le quartier dormait déjà. Ils virent ma lampe allumée, àtravers les vitres, et frappèrent.

Le charbon était à peine allumé depuis unedemi-heure, et déjà la fumée se répandait dans l’appartement. Je mesentais défaillir et ne répondis pas à l’appel qu’on me faisait dudehors.

« Rose-d’Amour ! c’est moi !c’est moi ! » criait Bernard.

Je reconnus cette voix et je crus rêver ouentrer déjà dans la mort. Cependant les cris continuaient, et commeje ne répondais pas, Bernard frappa si violemment la fenêtrequ’elle s’ouvrit, à demi brisée, et il entra en sautant dans lachambre avec Jean-Paul. L’air frais entra avec eux et commença à meranimer.

« À la malheureuse ! dit Jean-Paul,elle a voulu s’asphyxier. »

Et il ouvrit la porte aussitôt.

À ces mots Bernard s’élança vers mon lit, etm’embrassa sans que j’eusse le temps de me reconnaître.

« Rose, chère Rose, c’est moi qui t’aimeet qui te demande pardon à genoux ! »

Je ne vous répéterai pas, madame, tout cequ’il me dit dans ce premier instant. Je l’entendais moi-même àpeine tant j’étais étonnée, joyeuse et troublée de ce changement.Avoir touché la mort de si près, et rentrer tout à coup dans lavie, dans la joie, dans le bonheur ?

« M’aimes-tu, mepardonnes-tu ? » demandait mille fois Bernard.

Pour toute réponse, je me laissai aller dansses bras.

À cette vue, Jean-Paul, que je n’avais pasencore aperçu, détourna la tête et sortit brusquement. Si généreuxqu’il fût, notre bonheur lui faisait mal.

Bernard passa la moitié de la nuit à meraconter tout ce qu’il avait souffert à cause de moi, toutes lesvilaines histoires qu’on lui avait écrites au régiment, et quand jevoulus me plaindre de sa crédulité, il me ferma la bouche d’unbaiser. De mon côté, je lui racontai tous mes malheurs, et commentla seule espérance de le revoir m’avait soutenue pendant ces septannées d’infortune.

« Va, va, dit-il, plus rien ne nousséparera. Dans quinze jours nous serons mariés. »

Mais quand je lui montrai notre petiteBernardine, qui dormait et n’avait rien su des événements de lanuit, il s’écria qu’elle était plus belle que tout ce qu’il avaitvu sur la terre, moi seule, exceptée, et il me jura sipassionnément de m’aimer toujours, que je vis bien qu’il disaitvrai et que je serais heureuse dorénavant pour le passé et pourl’avenir.

Douze jours après nous fûmes mariés. Laveille, Jean-Paul vint me dire adieu.

« Vous ne restez pas pour la noce ?lui dis-je.

– Non, Rose, je vous remercie. Vous êtesheureuse, et par moi ; j’en remercie le ciel, mais je ne puism’accoutumer à vous voir au bras d’un autre. Je pars ce soir pourl’Amérique. Là, je verrai du nouveau, et je vous oublieraipeut-être. Adieu. »

FIN

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