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Salammbô

Salammbô

de Gustave Flaubert

Chapitre 1 Le Festin

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.

Les soldats qu’il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d’Eryx, et comme le maître était absent et qu’ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté.

Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s’étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges d’or, qui s’étendait depuis le mur des écuries jusqu’à la première terrasse du palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l’on distinguait quantité de bâtiments à toit plat,pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces, une prison pour les esclaves.

Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu’à des masses de verdure, où des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches descotonniers ; des vignes, chargées de grappes, montaient dansle branchage des pins : un champ de roses s’épanouissait sous desplatanes ; de place en place sur des gazons, se balançaientdes lis ; un sable noir, mêlé à de la poudre de corail,parsemait les sentiers, et, au milieu, l’avenue des cyprès faisaitd’un bout à l’autre comme une double colonnade d’obélisquesverts.

Le palais, bâti en marbre numidique tacheté de jaune,superposait tout au fond, sur de larges assises, ses quatre étagesen terrasses. Avec son grand escalier droit en bois d’ébène,portant aux angles de chaque marche la proue d’une galère vaincue,avec ses portes rouges écartelées d’une croix noire, ses grillagesd’airain qui le défendaient en bas des scorpions, et ses treillisde baguettes dorées qui bouchaient en haut ses ouvertures, ilsemblait aux soldats, dans son opulence farouche, aussi solennel etimpénétrable que le visage d’Hamilcar.

Le Conseil leur avait désigné sa maison pour y tenir cefestin ; les convalescents qui couchaient dans le templed’Eschmoûn, se mettant en marche dès l’aurore, s’y étaient traînéssur leurs béquilles. A chaque minute, d’autres arrivaient. Par tousles sentiers, il en débouchait incessamment, comme des torrents quise précipitent dans un lac. On voyait entre les arbres courir lesesclaves des cuisines, effarés et à demi nus ; les gazellessur les pelouses s’enfuyaient en bêlant ; le soleil secouchait, et le parfum des citronniers rendait encore plus lourdel’exhalaison de cette foule en sueur.

Il y avait là des hommes de toutes les nations, des Ligures, desLusitaniens, des Baléares, des Nègres et des fugitifs de Rome. Onentendait, à côté du lourd patois dorien, retentir les syllabesceltiques bruissantes comme des chars de bataille, et lesterminaisons ioniennes se heurtaient aux consonnes du désert, âprescomme des cris de chacal. Le Grec se reconnaissait à sa taillemince, l’Egyptien à ses épaules remontées, le Cantabre à ses largesmollets. Des Cariens balançaient orgueilleusement les plumes deleur casque, des archers de Cappadoce s’étaient peint avec des jusd’herbes de larges fleurs sur le corps, et quelques Lydiens portantdes robes de femmes dînaient en pantoufles et avec des bouclesd’oreilles. D’autres, qui s’étaient par pompe barbouillés devermillon, ressemblaient à des statues de corail.

Ils s’allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupisautour de grands plateaux, ou bien, couchés sur le ventre, ilstiraient à eux les morceaux de viande, et se rassasiaient appuyéssur les coudes, dans la pose pacifique des lions lorsqu’ilsdépècent leur proie. Les derniers venus, debout contre les arbres,regardaient les tables basses disparaissant à moitié sous des tapisd’écarlate, et attendaient leur tour.

Les cuisines d’Hamilcar n’étant pas suffisantes, le Conseil leuravait envoyé des esclaves, de la vaisselle, des lits ; et l’onvoyait au milieu du jardin, comme sur un champ de bataille quand onbrûle les morts, de grands feux clairs où rôtissaient des boeufs.Les pains saupoudrés d’anis alternaient avec les gros fromages pluslourds que des disques, et les cratères pleins de vin, et lescanthares pleins d’eau auprès des corbeilles en filigrane d’or quicontenaient des fleurs. La joie de pouvoir enfin se gorger à l’aisedilatait tous les yeux çà et là, les chansons commençaient.

D’abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans desassiettes d’argile rouge rehaussée de dessins noirs, puis toutesles espèces de coquillages que l’on ramasse sur les côtes puniques,des bouillies de froment, de fève et d’orge, et des escargots aucumin, sur des plats d’ambre jaune.

Ensuite les tables furent couvertes de viandes antilopes : avecleurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vindoux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum,cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois deTamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux degraisse. Tout débordait de saumure, de truffes et d’assa foetida.Les pyramides de fruits s’éboulaient sur les gâteaux de miel, etl’on n’avait pas oublié quelques-uns de ces petits chiens à grosventre et à soies roses que l’on engraissait avec du marc d’olives,mets carthaginois en abomination aux autres peuples. La surprisedes nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs. LesGaulois aux longs cheveux retroussés sur le sommet de la tête,s’arrachaient les pastèques et les limons qu’ils croquaient avecl’écorce. Des Nègres n’ayant jamais vu de langoustes se déchiraientle visage à leurs piquants rouges. Mais les Grecs rasés, plusblancs que des marbres, jetaient derrière eux les épluchures deleur assiette, tandis que des pâtres du Brutium, vêtus de peaux deloups, dévoraient silencieusement, le visage dans leur portion.

La nuit tombait. On retira le velarium étalé sur l’avenue decyprès et l’on apporta des flambeaux.

Les lueurs vacillantes du pétrole qui brûlait dans des vases deporphyre effrayèrent, au haut des cèdres, les singes consacrés à lalune. Ils poussèrent des cris, ce qui mit les soldats engaieté.

Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d’airain.Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats incrustésde pierres précieuses. Les cratères, à bordure de miroirs convexes,multipliaient l’image élargie des choses ; les soldats sepressant autour s’y regardaient avec ébahissement et grimaçaientpour se faire rire. Ils se lançaient, par-dessus les tables, lesescabeaux d’ivoire et les spatules d’or. Ils avalaient à pleinegorge tous les vins grecs qui sont dans des outres, les vins deCampanie enfermés dans des amphores, les vins des Cantabres quel’on apporte dans des tonneaux, et les vins de jujubier, decinnamome et de lotus. Il y en avait des flaques par terre où l’onglissait. La fumée des viandes montait dans les feuillages avec lavapeur des haleines. On entendait à la fois le claquement desmâchoires, le bruit des paroles, des chansons, des coupes, lefracas des vases campaniens qui s’écroulaient en mille morceaux, oule son limpide d’un grand plat d’argent.

A mesure qu’augmentait leur ivresse, ils se rappelaient de plusen plus l’injustice de Carthage. En effet, la République, épuiséepar la guerre, avait laissé s’accumuler dans la ville toutes lesbandes qui revenaient. Giscon, leur général, avait eu cependant laprudence de les renvoyer les uns après les autres pour faciliterl’acquittement de leur solde, et le Conseil avait cru qu’ilsfiniraient par consentir à quelque diminution. Mais on leur envoulait aujourd’hui de ne pouvoir les payer. Cette dette seconfondait dans l’esprit du peuple avec les trois mille deux centstalents euboïques exigés par Lutatius, et ils étaient, comme Rome,un ennemi pour Carthage. Les Mercenaires le comprenaient ;aussi leur indignation éclatait en menaces et en débordements.Enfin, ils demandèrent à se réunir pour célébrer une de leursvictoires, et le parti de la paix céda, en se vengeant d’Hamilcarqui avait tant soutenu la guerre. Elle s’était terminée contre tousses efforts, si bien que, désespérant de Carthage, il avait remis àGiscon le gouvernement des Mercenaires. Désigner son palais pourles recevoir, c’était attirer sur lui quelque chose de la hainequ’on leur portait. D’ailleurs la dépense devait êtreexcessive ; il la subirait presque toute.

Fiers d’avoir fait plier la République, les Mercenairescroyaient qu’ils allaient enfin s’en retourner chez eux, avec lasolde de leur sang dans le capuchon de leur manteau. Mais leursfatigues, revues à travers les vapeurs de l’ivresse, leursemblaient prodigieuses et trop peu récompensées. Ils se montraientleurs blessures, ils racontaient leurs combats, leurs voyages etles chasses de leurs pays. Ils imitaient le cri des bêtes féroces,leurs bonds. Puis vinrent les immondes gageures ; ilss’enfonçaient la tête dans les amphores, et restaient à boire, sanss’interrompre, comme des dromadaires altérés. Un Lusitanien, detaille gigantesque, portant un homme au bout de chaque bras,parcourait les tables tout en crachant du feu par les narines. DesLacédémoniens qui n’avaient point ôté leurs cuirasses sautaientd’un pas lourd. Quelques-uns s’avançaient comme des femmes enfaisant des gestes obscènes ; d’autres se mettaient nus pourcombattre, au milieu des coupes, à la façon des gladiateurs, et unecompagnie de Grecs dansait autour d’un vase où l’on voyait desnymphes, pendant qu’un nègre tapait avec un os de boeuf sur unbouclier d’airain.

Tout à coup, ils entendirent un chant plaintif, un chant fort etdoux, qui s’abaissait et remontait dans les airs comme le battementd’ailes d’un oiseau blessé.

C’était la voix des esclaves dans l’ergastule. Des soldats, pourles délivrer, se levèrent d’un bond et disparurent.

Ils revinrent, chassant au milieu des cris, dans la poussière,une vingtaine d’hommes que l’on distinguait à leur visage pluspâle. Un petit bonnet de forme conique, en feutre noir, couvraitleur tête rasée ; ils portaient tous des sandales de bois etfaisaient un bruit de ferrailles comme des chariots en marche.

Ils arrivèrent dans l’avenue des cyprès, où ils se perdirentparmi la foule, qui les interrogeait. L’un d’eux était resté àl’écart, debout. A travers les déchirures de sa tunique onapercevait ses épaules rayées par de longues balafres. Baissant lementon, il regardait autour de lui avec méfiance et fermait un peuses paupières dans l’éblouissement des flambeaux ; mais quandil vit que personne de ces gens armés ne lui en voulait, un grandsoupir s’échappa de sa poitrine : il balbutiait, il ricanait sousles larmes claires qui lavaient sa figure ; puis il saisit parles anneaux un canthare tout plein, le leva droit en l’air au boutde ses bras d’où pendaient des chaînes, et alors regardant le cielet toujours tenant la coupe, il dit :

– « Salut d’abord à toi, Baal-Eschmoûn libérateur, que les gensde ma patrie appellent Esculape ! et à vous, Génies desfontaines, de la lumière et des bois ! et à vous, Dieux cachéssous les montagnes et dans les cavernes de la terre ! et àvous, hommes forts aux armures reluisantes, qui m’avezdélivré ! »

Puis il laissa tomber la coupe et conta son histoire. On lenommait Spendius. Les Carthaginois l’avaient pris à la bataille desEgineuses, et parlant grec, ligure et punique, il remercia encoreune fois les Mercenaires ; il leur baisait les mains ;enfin, il les félicita du banquet, tout en s’étonnant de n’y pasapercevoir les coupes de la Légion sacrée. Ces coupes, portant unevigne en émeraude sur chacune de leurs six faces en or,appartenaient à une milice exclusivement composée des jeunespatriciens, les plus hauts de taille. C’était un privilège, presqueun honneur sacerdotal ; aussi rien dans les trésors de laRépublique n’était plus convoité des Mercenaires. Ils détestaientla Légion à cause de cela, et on en avait vu qui risquaient leurvie pour l’inconcevable plaisir d’y boire. Donc ils commandèrentd’aller chercher les coupes. Elles étaient en dépôt chez lesSyssites, compagnies de commerçants qui mangeaient en commun. Lesesclaves revinrent. A cette heure, tous les membres des Syssitesdormaient.

– « Qu’on les réveille ! » répondirent les Mercenaires.

Après une seconde démarche, on leur expliqua qu’elles étaientenfermées dans un temple.

– « Qu’on l’ouvre ! » répliquèrent-ils.

Et quand les esclaves, en tremblant, eurent avoué qu’ellesétaient entre les mains du général Giscon, ils s’écrièrent :

– « Qu’il les apporte ! »

Giscon, bientôt, apparut au fond du jardin dans une escorte dela Légion sacrée. Son ample manteau noir, retenu sur sa tête à unemitre d’or constellée de pierres précieuses, et qui pendait tout àl’entour jusqu’aux sabots de son cheval, se confondait, de loin,avec la couleur de la nuit. On n’apercevait que sa barbe blanche,les rayonnements de sa coiffure et son triple collier à largesplaques bleues qui lui battait sur la poitrine.

Les soldats, quand il entra, le saluèrent d’une grandeacclamation, tous criant :

– « Les coupes ! Les coupes ! »

Il commença par déclarer que, si l’on considérait leur courage,ils en étaient dignes. La foule hurla de joie, enapplaudissant.

Il le savait bien, lui qui les avait commandés là-bas et quiétait revenu avec la dernière cohorte sur la dernièregalère !

– « C’est vrai ! c’est vrai ! » , disaient-ils.

Cependant, continua Giscon, la République avait respecté leursdivisions par peuples, leurs coutumes, leurs cultes ; ilsétaient libres dans Carthage ! Quant aux vases de la Légionsacrée, c’était une propriété particulière. Tout à coup, près deSpendius, un Gaulois s’élança par-dessus les tables et courut droità Giscon, qu’il menaçait en gesticulant avec deux épées nues.

Le général, sans s’interrompre, le frappa sur la tête de sonlourd bâton d’ivoire : le Barbare tomba. Les Gaulois hurlaient, etleur fureur, se communiquant aux autres, allait emporter leslégionnaires. Giscon haussa les épaules en les voyant pâlir. Ilsongeait que son courage serait inutile contre ces bêtes brutes,exaspérées. Il valait mieux plus tard s’en venger dans quelqueruse ; donc il fit signe à ses soldats et s’éloigna lentement.Puis, sous la porte, se tournant vers les Mercenaires, il leur criaqu’ils s’en repentiraient.

Le festin recommença. Mais Giscon pouvait revenir et, cernant lefaubourg qui touchait aux derniers remparts, les écraser contre lesmurs. Alors ils se sentirent seuls malgré leur foule ; et lagrande ville qui dormait sous eux, dans l’ombre, leur fit peur,tout à coup, avec ses entassements d’escaliers, ses hautes maisonsnoires et ses vagues dieux encore plus féroces que son peuple. Auloin, quelques fanaux glissaient sur le port, et il y avait deslumières dans le temple de Khamon. Ils se souvinrent d’Hamilcar. Oùétait-il ? Pourquoi les avoir abandonnés, la paixconclue ? Ses dissensions avec le Conseil n’étaient sans doutequ’un jeu pour les perdre. Leur haine inassouvie retombait sur lui: et ils le maudissaient s’exaspérant les uns les autres par leurpropre colère. A ce moment-là, il se fit un rassemblement sous lesplatanes. C’était pour voir un nègre qui se roulait en battant lesol avec ses membres, la prunelle fixe, le cou tordu, l’écume auxlèvres. Quelqu’un cria qu’il était empoisonné. Tous se crurentempoisonnés. Ils tombèrent sur les esclaves ; une clameurépouvantable s’éleva, et un vertige de destruction tourbillonna surl’armée ivre. Ils frappaient au hasard, autour d’eux, ilsbrisaient, ils tuaient : quelques-uns lancèrent des flambeaux dansles feuillages ; d’autres, s’accoudant sur la balustrade deslions, les massacrèrent à coups de flèches ; les plus hardiscoururent aux éléphants, ils voulaient leur abattre la trompe etmanger de l’ivoire.

Cependant des frondeurs baléares qui, pour piller pluscommodément, avaient tourné l’angle du palais, furent arrêtés parune haute barrière faite en jonc des Indes. Ils coupèrent avecleurs poignards les courroies de la serrure et se trouvèrent alorssous la façade qui regardait Carthage, dans un autre jardin remplide végétations taillées. Des lignes de fleurs blanches, toutes sesuivant une à une, décrivaient sur la terre couleur d’azur delongues paraboles, comme des fusées d’étoiles. Les buissons, pleinsde ténèbres, exhalaient des odeurs chaudes, mielleuses. Il y avaitdes troncs d’arbre barbouillés de cinabre, qui ressemblaient à descolonnes sanglantes. Au milieu, douze piédestaux de cuivreportaient chacun une grosse boule de verre, et des lueursrougeâtres emplissaient confusément ces globes creux, commed’énormes prunelles qui palpiteraient encore. Les soldatss’éclairaient avec des torches, tout en trébuchant sur la pente duterrain, profondément labouré.

Mais ils aperçurent un petit lac, divisé en plusieurs bassinspar des murailles de pierres bleues. L’onde était si limpide queles flammes des torches tremblaient jusqu’au fond, sur un lit decailloux blancs et de poussière d’or. Elle se mit à bouillonner,des paillettes lumineuses glissèrent, et de gros poissons, quiportaient des pierreries à la gueule, apparurent vers lasurface.

Les soldats, en riant beaucoup, leur passèrent les doigts dansles ouïes et les apportèrent sur les tables.

C’étaient les poissons de la famille Barca. Tous descendaient deces lottes primordiales qui avaient fait éclore l’oeuf mystique oùse cachait la Déesse. L’idée de commettre un sacrilège ranima lagourmandise des Mercenaires ; ils placèrent vite du feu sousdes vases d’airain et s’amusèrent à regarder les beaux poissons sedébattre dans l’eau bouillante.

La houle des soldats se poussait. Ils n’avaient plus peur. Ilsrecommençaient à boire. Les parfums qui leur coulaient du frontmouillaient de gouttes larges leurs tuniques en lambeaux, ets’appuyant des deux poings sur les tables qui leur semblaientosciller comme des navires, ils promenaient à l’entour leurs grosyeux ivres, pour dévorer par la vue ce qu’ils ne pouvaient prendre.D’autres, marchant tout au milieu des plats sur les nappes depourpre, cassaient à coups de pied les escabeaux d’ivoire et lesfioles tyriennes en verre. Les chansons se mêlaient au râle desesclaves agonisant parmi les coupes brisées. Ils demandaient duvin, des viandes, de l’or. Ils criaient pour avoir des femmes. Ilsdéliraient en cent langages. Quelques-uns se croyaient aux étuves,à cause de la buée qui flottait autour d’eux, ou bien, apercevantdes feuillages, ils s’imaginaient être à la chasse et couraient surleurs compagnons comme sur des bêtes sauvages. L’incendie de l’un àl’autre gagnait tous les arbres, et les hautes masses de verdure,d’où s’échappaient de longues spirales blanches, semblaient desvolcans qui commencent à fumer. La clameur redoublait ; leslions blessés rugissaient dans l’ombre.

Le palais s’éclaira d’un seul coup à sa plus haute terrasse, laporte du milieu s’ouvrit, et une femme, la fille d’Hamilcarelle-même, couverte de vêtements noirs, apparut sur le seuil. Elledescendit le premier escalier qui longeait obliquement le premierétage, puis le second, le troisième, et elle s’arrêta sur ladernière terrasse, au haut de l’escalier des galères. Immobile etla tête basse, elle regardait les soldats.

Derrière elle, de chaque côté, se tenaient deux longues théoriesd’hommes pâles, vêtus de robes blanches à franges rouges quitombaient droit sur leurs pieds. Ils n’avaient pas de barbe, pas decheveux, pas de sourcils. Dans leurs mains étincelantes d’anneauxils portaient d’énormes lyres et chantaient tous, d’une voix aiguë,un hymne à la divinité de Carthage. C’étaient les prêtres eunuquesdu temple de Tanit, que Salammbô appelait souvent dans samaison.

Enfin elle descendit l’escalier des galères. Les prêtres lasuivirent. Elle s’avança dans l’avenue des cyprès, et elle marchaitlentement entre les tables des capitaines, qui se reculaient un peuen la regardant passer.

Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme detour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraîtreplus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempesdescendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenadeentrouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierreslumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène.Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sansmanches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elleportait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler samarche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans uneétoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de sespas comme une large vague qui la suivait.

Les prêtres, de temps à autre, pinçaient sur leurs lyres desaccords presque étouffés, et dans les intervalles de la musique, onentendait le petit bruit de la chaînette d’or avec le claquementrégulier de ses sandales en papyrus.

Personne encore ne la connaissait. On savait seulement qu’ellevivait retirée dans des pratiques pieuses. Des soldats l’avaientaperçue la nuit, sur le haut de son palais, à genoux devant lesétoiles, entre les tourbillons des cassolettes allumées. C’était lalune qui l’avait rendue si pâle, et quelque chose des Dieuxl’enveloppait comme une vapeur subtile. Ses prunelles semblaientregarder tout au loin au-delà des espaces terrestres. Elle marchaiten inclinant la tête, et tenait à sa main droite une petite lyred’ébène.

Ils l’entendaient murmurer :

– « Morts ! Tous morts ! Vous ne viendrez plusobéissant à ma voix, quand, assise sur le bord du lac, je vousjetais dans la gueule des pépins de pastèques ! Le mystère deTanit roulait au fond de vos yeux, plus limpides que les globulesdes fleuves. » Et elle les appelait par leurs noms, qui étaient lesnoms des mois.

– « Siv ! Sivan ! Tammouz, Eloul, Tischri,Schebar ! – « Ah ! pitié pour moi, Déesse ! »

Les soldats, sans comprendre ce qu’elle disait, se tassaientautour d’elle. Ils s’ébahissaient de sa parure ; mais ellepromena sur eux tous un long regard épouvanté, puis s’enfonçant latête dans les épaules en écartant les bras, elle répéta plusieursfois :

– « Qu’avez-vous fait ! qu’avez-vous fait ! « Vousaviez cependant, pour vous réjouir, du pain, des viandes, del’huile, tout le malobathre des greniers ! J’avais fait venirdes boeufs d’Hécatompyle, j’avais envoyé des chasseurs dans ledésert ! » Sa voix s’enflait, ses joues s’empourpraient. Elleajouta : « Où êtes-vous donc, ici ? Est-ce dans une villeconquise, ou dans le palais d’un maître ? Et quelmaître ? le Suffète Hamilcar mon père, serviteur desBaals ! Vos armes, rouges du sang de ses esclaves, c’est luiqui les a refusées à Lutatius ! En connaissez-vous un dans vospatries qui sache mieux conduire les batailles ? Regardezdonc ! les marches de notre palais sont encombrées par nosvictoires ! Continuez ! brûlez-le ! J’emporteraiavec moi le Génie de ma maison, mon serpent noir qui dort là-hautsur des feuilles de lotus ! Je sifflerai, il me suivra ;et, si je monte en galère, il courra dans le sillage de mon naviresur l’écume des flots. »

Ses narines minces palpitaient. Elle écrasait ses ongles contreles pierreries de sa poitrine. Ses yeux s’alanguirent ; ellereprit :

– « Ah ! pauvre Carthage ! lamentable ville ! Tun’as plus pour te défendre les hommes forts d’autrefois, quiallaient au-delà des océans bâtir des temples sur les rivages. Tousles pays travaillaient autour de toi, et les plaines de la mer,labourées par tes rames, balançaient tes moissons. »

Alors elle se mit à chanter les aventures de Melkarth, dieu desSidoniens et père de sa famille.

Elle disait l’ascension des montagnes d’Ersiphonie, le voyage àTartessus, et la guerre contre Masisabal pour venger la reine desserpents :

– « Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont laqueue ondulait sur les feuilles mortes comme un ruisseaud’argent ; et il arriva dans une prairie où des femmes, àcroupe de dragon, se tenaient autour d’un grand feu, dressées surla pointe de leur queue. La lune, couleur de sang, resplendissaitdans un cercle pâle, et leurs langues écarlates, fendues comme desharpons de pêcheurs, s’allongeaient en se recourbant jusqu’au bordde la flamme. »

Puis Salammbô, sans s’arrêter, raconta comment Melkarth, aprèsavoir vaincu Masisabal, mit à la proue du navire sa tête coupée. -« A chaque battement des flots, elle s’enfonçait sousl’écume ; mais le soleil l’embaumait, elle se fit plus dureque l’or ; cependant les yeux ne cessaient point de pleurer,et les larmes, continuellement, tombaient dans l’eau. »

Elle chantait tout cela dans un vieil idiome chananéen quen’entendaient pas les Barbares. Ils se demandaient ce qu’ellepouvait leur dire avec les gestes effrayants dont elle accompagnaitson discours ; – et montés autour d’elle sur les tables, surles lits, dans les rameaux des sycomores, la bouche ouverte etallongeant la tête, ils tâchaient de saisir ces vagues histoiresqui se balançaient devant leur imagination, à travers l’obscuritédes théogonies, comme des fantômes dans des nuages.

Seuls, les prêtres sans barbe comprenaient Salammbô. Leurs mainsridées, pendant sur les cordes des lyres, frémissaient, et de tempsà autre en tiraient un accord lugubre : car plus faibles que desvieilles femmes ils tremblaient à la fois d’émotion mystique et dela peur que leur faisaient les hommes. Les Barbares ne s’ensouciaient ; ils écoutaient toujours la vierge chanter.

Aucun ne la regardait comme un jeune chef numide placé auxtables des capitaines, parmi des soldats de sa nation. Sa ceintureétait si hérissée de dards, qu’elle faisait une bosse dans sonlarge manteau, noué à ses tempes par un lacet de cuir. L’étoffe,bâillant sur ses épaules, enveloppait d’ombre son visage, et l’onn’apercevait que les flammes de ses deux yeux fixes. C’était parhasard qu’il se trouvait au festin, – son père le faisant vivrechez les Barca, selon la coutume des rois qui envoyaient leursenfants dans les grandes familles pour préparer desalliances ; mais depuis six mois que Narr’Havas y logeait, iln’avait point encore aperçu Salammbô ; et, assis sur lestalons, la barbe baissée vers les hampes de ses javelots, il laconsidérait en écartant les narines comme un léopard qui estaccroupi dans les bambous.

De l’autre côté des tables se tenait un Libyen de taillecolossale et à courts cheveux noirs frisés. Il n’avait gardé que sajaquette militaire, dont les lames d’airain déchiraient la pourpredu lit. Un collier à lune d’argent s’embarrassait dans les poils desa poitrine. Des éclaboussures de sang lui tachetaient la face, ils’appuyait sur le coude gauche ; et la bouche grande ouverteil souriait.

Salammbô n’en était plus au rythme sacré. Elle employaitsimultanément tous les idiomes des Barbares, délicatesse de femmepour attendrir leur colère. Aux Grecs elle parlait grec, puis ellese tournait vers les Ligures, vers les Campaniens, vers lesNègres ; et chacun en l’écoutant retrouvait dans cette voix ladouceur de sa patrie. Emportée par les souvenirs de Carthage, ellechantait maintenant les anciennes batailles contre Rome ; ilsapplaudissaient. Elle s’enflammait à la lueur des épées nues ;elle criait, les bras ouverts. Sa lyre tomba, elle se tut ; -et pressant son coeur à deux mains, elle resta quelques minutes lespaupières closes à savourer l’agitation de tous ces hommes.

Mâtho le Libyen se penchait vers elle. Involontairement elles’en approcha, et, poussée par la reconnaissance de son orgueil,elle lui versa dans une coupe d’or un long jet de vin pour seréconcilier avec l’armée.

– « Bois ! » dit-elle.

Il prit la coupe et il la portait à ses lèvres quand un Gaulois,le même que Giscon avait blessé, le frappa sur l’épaule, tout endébitant d’un air jovial des plaisanteries dans la langue de sonpays. Spendius n’était pas loin ; il s’offrit à lesexpliquer.

– « Parle ! » dit Mâtho.

– « Les Dieux te protègent, tu vas devenir riche. A quand lesnoces ? »

– « Quelles noces ? »

– « Les tiennes ! car chez nous » , dit le Gaulois, «lorsqu’une femme fait boire un soldat, c’est qu’elle lui offre sacouche. »

Il n’avait pas fini que Narr’Havas, en bondissant, tira unjavelot de sa ceinture, et appuyé du pied droit sur le bord de latable, il le lança contre Mâtho.

Le javelot siffla entre les coupes, et, traversant le bras duLibyen, le cloua sur la nappe si fortement, que la poignée entremblait dans l’air.

Mâtho l’arracha vite ; mais il n’avait pas d’armes, ilétait nu ; enfin, levant à deux bras la table surchargée, illa jeta contre Narr’Havas tout au milieu de la foule qui seprécipitait entre eux. Les soldats et les Numides se serraient à nepouvoir tirer leurs glaives. Mâtho avançait en donnant de grandscoups avec sa tête. Quand il la releva, Narr’Havas avait disparu.Il le chercha des yeux. Salammbô aussi était partie.

Alors sa vue se tournant sur le palais, il aperçut tout en hautla porte rouge à croix noire qui se refermait. Il s’élança.

On le vit courir entre les proues des galères, puis réapparaîtrele long des trois escaliers jusqu’à la porte rouge qu’il heurta detout son corps. En haletant, il s’appuya contre le mur pour ne pastomber.

Un homme l’avait suivi, et, à travers les ténèbres, car leslueurs du festin étaient cachées par l’angle du palais, il reconnutSpendius.

– « Va-t’en ! » dit-il.

L’esclave, sans répondre, se mit avec ses dents à déchirer satunique ; puis s’agenouillant auprès de Mâtho il lui prit lebras délicatement, et il le palpait dans l’ombre pour découvrir lablessure.

Sous un rayon de la lune qui glissait entre les nuages, Spendiusaperçut au milieu du bras une plaie béante. Il roula tout autour lemorceau d’étoffe ; mais l’autre, s’irritant, disait : «Laisse-moi ! Laisse-moi ! »

– « Oh ! non ! » reprit l’esclave. « Tu m’as délivréde l’ergastule. Je suis à toi ! tu es mon maître !ordonne ! »

Mâtho, en frôlant les murs, fit le tour de la terrasse. Iltendait l’oreille à chaque pas, et, par l’intervalle des roseauxdorés, plongeait ses regards dans les appartements silencieux.Enfin il s’arrêta d’un air désespéré.

– « Ecoute ! » lui dit l’esclave. « Oh ! ne me méprisepas pour ma faiblesse ! J’ai vécu dans le palais. Je peux,comme une vipère, me couler entre les murs. Viens ! Il y adans la Chambre des Ancêtres un lingot d’or sous chaquedalle ; une voie souterraine conduit à leurs tombeaux. »

– « Eh ! qu’importe ! » dit Mâtho.

Spendius se tut.

Ils étaient sur la terrasse. Une masse d’ombre énorme s’étalaitdevant eux, et qui semblait contenir de vagues amoncellements,pareils aux flots gigantesques d’un océan noir pétrifié.

Mais une barre lumineuse s’éleva du côté de l’Orient. A gauche,tout en bas, les canaux de Mégara commençaient à rayer de leurssinuosités blanches les verdures des jardins. Les toits coniquesdes temples heptagones, les escaliers, les terrasses, les remparts,peu à peu, se découpaient sur la pâleur de l’aube ; et toutautour de la péninsule carthaginoise une ceinture d’écume blancheoscillait tandis que la mer couleur d’émeraude semblait comme figéedans la fraîcheur du matin. Puis à mesure que le ciel rose allaits’élargissant, les hautes maisons inclinées sur les pentes duterrain se haussaient, se tassaient telles qu’un troupeau dechèvres noires qui descend des montagnes. Les rues désertess’allongeaient ; les palmiers, çà et là sortant des murs, nebougeaient pas ; les citernes remplies avaient l’air deboucliers d’argent perdus dans les cours, le phare du promontoireHennormaeum commençait à pâlir. Tout en haut de l’Acropole, dans lebois de cyprès, les chevaux d’Eschmoûn, sentant venir la lumière,posaient leurs sabots sur le parapet de marbre et hennissaient ducôté du soleil.

Il parut ; Spendius, levant les bras, poussa un cri.

Tout s’agitait dans une rougeur épandue, car le Dieu, comme sedéchirant, versait à pleins rayons sur Carthage la pluie d’or deses veines. Les éperons des galères étincelaient, le toit de Khamonparaissait tout en flammes, et l’on apercevait des lueurs au fonddes temples dont les portes s’ouvraient. Les grands chariotsarrivant de la campagne faisaient tourner leurs roues sur lesdalles des rues. Des dromadaires chargés de bagages descendaientles rampes. Les changeurs dans les carrefours relevaient lesauvents de leurs boutiques. Des cigognes s’envolèrent, des voilesblanches palpitaient. On entendait dans le bois de Tanit letambourin des courtisanes sacrées, et à la pointe des Mappales, lesfourneaux pour cuire les cercueils d’argile commençaient àfumer.

Spendius se penchait en dehors de la terrasse ; ses dentsclaquaient, il répétait :

– « Ah ! oui… oui … maître ! je comprendspourquoi tu dédaignais tout à l’heure le pillage de la maison.»

Mâtho fut comme réveillé par le sifflement de sa voix, ilsemblait ne pas comprendre ; Spendius reprit :

– « Ah ! quelles richesses ! et les hommes qui lespossèdent n’ont même pas de fer pour les défendre ! »

Alors, lui faisant voir de sa main droite étendue quelques-unsde la populace qui rampaient en dehors du môle, sur le sable, pourchercher des paillettes d’or :

– « Tiens ! » lui dit-il, « la République est comme cesmisérables : courbée au bord des océans, elle enfonce dans tous lesrivages ses bras avides, et le bruit des flots emplit tellement sonoreille qu’elle n’entendrait pas venir par-derrière le talon d’unmaître ! »

Il entraîna Mâtho tout à l’autre bout de la terrasse, et luimontrant le jardin où miroitaient au soleil les épées des soldatssuspendues dans les arbres.

– « Mais ici il y a des hommes forts dont la haine estexaspérée ! et rien ne les attache à Carthage, ni leursfamilles, ni leurs serments, ni leurs dieux ! »

Mâtho restait appuyé contre le mur ; Spendius, serapprochant, poursuivit à voix basse :

– « Me comprends-tu, soldat ? Nous nous promènerionscouverts de pourpre comme des satrapes. On nous laverait dans lesparfums ; j’aurais des esclaves à mon tour ! N’es-tu paslas de dormir sur la terre dure, de boire le vinaigre des camps, ettoujours d’entendre la trompette ? Tu te reposeras plus tard,n’est-ce pas – quand on arrachera ta cuirasse pour jeter toncadavre aux vautours ! ou peut-être, t’appuyant sur un bâton,aveugle, boiteux, débile, tu t’en iras de porte en porte raconterta jeunesse aux petits enfants et aux vendeurs de saumure.Rappelle-toi toutes les injustices de tes chefs, les campementsdans la neige, les courses au soleil, les tyrannies de ladiscipline et l’éternelle menace de la croix ! Après tant demisères on t’a donné un collier d’honneur, comme on suspend aupoitrail des ânes une ceinture de grelots pour les étourdir dans lamarche, et faire qu’ils ne sentent pas la fatigue. Un homme commetoi, plus brave que Pyrrhus ! Si tu l’avais voulu,pourtant ! Ah ! comme tu seras heureux dans les grandessalles fraîches, au son des lyres, couché sur des fleurs, avec desbouffons et avec des femmes ! Ne me dis pas que l’entrepriseest impossible ! Est-ce que les Mercenaires, déjà, n’ont paspossédé Rheggium et d’autres places fortes en Italie ! Quit’empêche ? ! Hamilcar est absent ; le peuple exècreles Riches ; Giscon ne peut rien sur les lâches quil’entourent. Mais tu es brave, toi ! ils t’obéiront.Commande-les ! Carthage est à nous ; jetons-nous-y !»

– « Non ! » dit Mâtho, « la malédiction de Moloch pèse surmoi. Je l’ai senti à ses yeux, et tout à l’heure j’ai vu dans untemple un bélier noir qui reculait. » Il ajouta, en regardantautour de lui : « Où est-elle ? »

Spendius comprit qu’une inquiétude immense l’occupait ; iln’osa plus parler.

Les arbres derrière eux fumaient encore ; de leurs branchesnoircies, des carcasses de singes à demi-brûlées tombaient de tempsà autre au milieu des plats. Les soldats ivres ronflaient la boucheouverte à côté des cadavres ; et ceux qui ne dormaient pasbaissaient leur tête, éblouis par le jour. Le sol piétinédisparaissait sous des flaques rouges. Les éléphants balançaiententre les pieux de leurs parcs leurs trompes sanglantes. Onapercevait dans les greniers ouverts des sacs de froment répandus,et sous la porte une ligne épaisse de chariots amoncelés par lesBarbares ; les paons juchés dans les cèdres déployaient leurqueue et se mettaient à crier.

Cependant l’immobilité de Mâtho étonnait Spendius, il étaitencore plus pâle que tout à l’heure, et, les prunelles fixes, ilsuivait quelque chose à l’horizon, appuyé des deux poings sur lebord de la terrasse. Spendius, en se courbant, finit par découvrirce qu’il contemplait. Un point d’or tournait au loin dans lapoussière sur la route d’Utique ; c’était le moyeu d’un charattelé de deux mulets ; un esclave courait à la tête du timon,en les tenant par la bride. Il y avait dans le char deux femmesassises. Les crinières des bêtes bouffaient entre leurs oreilles àla mode persique, sous un réseau de perles bleues. Spendius lesreconnut ; il retint un cri.

Un grand voile, par-derrière, flottait au vent.

Chapitre 2 ÀSicca

Deux jours après, les Mercenaires sortirent de Carthage.

On leur avait donné à chacun une pièce d’or, sous la conditionqu’ils iraient camper à Sicca, et on leur avait dit avec toutessortes de caresses :

– « Vous êtes les sauveurs de Carthage ! Mais vousl’affameriez en y restant ; elle deviendrait insolvable.Eloignez-vous ! La République, plus tard, vous saura gré decette condescendance. Nous allons immédiatement lever desimpôts ; votre solde sera complète, et l’on équipera desgalères qui vous reconduiront dans vos patries. »

Ils ne savaient que répondre à tant de discours. Ces hommes,accoutumés à la guerre, s’ennuyaient dans le séjour d’uneville ; on n’eut pas de mal à les convaincre, et le peuplemonta sur les murs pour les voir s’en aller.

Ils défilèrent par la rue de Khamon et la porte de Cirta,pêle-mêle, les archers avec les hoplites, les capitaines avec lessoldats, les Lusitaniens avec les Grecs. Ils marchaient d’un pashardi, faisant sonner sur les dalles leurs lourds cothurnes. Leursarmures étaient bosselées par les catapultes et leurs visagesnoircis par le hâle des batailles. Des cris rauques sortaient desbarbes épaisses ; leurs cottes de mailles déchirées battaientsur les pommeaux des glaives, et l’on apercevait, aux trous del’airain, leurs membres nus, effrayants comme des machines deguerre. Les sarisses, les haches, les épieux, les bonnets de feutreet les casques de bronze, tout oscillait à la fois d’un seulmouvement. Ils emplissaient la rue à faire craquer les murs, etcette longue masse de soldats en armes s’épanchait entre les hautesmaisons à six étages, barbouillées de bitume. Derrière leursgrilles de fer ou de roseaux, les femmes, la tête couverte d’unvoile, regardaient en silence les Barbares passer.

Les terrasses, les fortifications, les murs disparaissaient sousla foule des Carthaginois, habillée de vêtements noirs. Lestuniques des matelots faisaient comme des taches de sang parmicette sombre multitude, et des enfants presque nus, dont la peaubrillait sous leurs bracelets de cuivre, gesticulaient dans lefeuillage des colonnes ou entre les branches d’un palmier.Quelques-uns des Anciens s’étaient postés sur la plate-forme destours, et l’on ne savait pas pourquoi se tenait ainsi, de place enplace, un personnage à barbe longue, dans une attitude rêveuse. Ilapparaissait de loin sur le fond du ciel, vague comme un fantôme,et immobile comme les pierres.

Tous, cependant, étaient oppressés par la même inquiétude ;on avait peur que les Barbares, en se voyant si forts, n’eussent lafantaisie de vouloir rester. Mais ils partaient avec tant deconfiance que les Carthaginois s’enhardirent et se mêlèrent auxsoldats. On les accablait de serments, d’étreintes. Quelques-unsmême les engageaient à ne pas quitter la ville, par exagération depolitique et audace d’hypocrisie. On leur jetait des parfums, desfleurs et des pièces d’argent. On leur donnait des amulettes contreles maladies ; mais on avait craché dessus trois fois pourattirer la mort, ou enfermé dedans des poils de chacal qui rendentle coeur lâche. On invoquait tout haut la faveur de Melkarth ettout bas sa malédiction.

Puis vint la cohue des bagages, des bêtes de somme et destraînards. Des malades gémissaient sur des dromadaires ;d’autres s’appuyaient, en boitant, sur le tronçon d’une pique. Lesivrognes emportaient des outres, les voraces des quartiers deviande, des gâteaux, des fruits, du beurre dans des feuilles defiguier, de la neige dans des sacs de toile. On en voyait avec desparasols à la main, avec des perroquets sur l’épaule. Ils sefaisaient suivre par des dogues, par des gazelles ou des panthères.Des femmes de race Libyque, montées sur des ânes, invectivaient lesnégresses qui avaient abandonné pour les soldats les lupanars deMalqua : plusieurs allaitaient des enfants suspendus à leurpoitrine dans une lanière de cuir. Les mulets, que l’onaiguillonnait avec la pointe des glaives, pliaient l’échine sous lefardeau des tentes ; et il y avait une quantité de valets etde porteurs d’eau, hâves, jaunis par les fièvres et tout sales devermine, écume de la plèbe carthaginoise, qui s’attachait auxBarbares.

Quand ils furent passés, on ferma les portes derrière eux, lepeuple ne descendit pas des murs ; l’armée se répandit bientôtsur la largeur de l’isthme.

Elle se divisait par masses inégales. Puis les lances apparurentcomme de hauts brins d’herbe, enfin tout se perdit dans une traînéede poussière ; ceux des soldats qui se retournaient versCarthage, n’apercevaient plus que ses longues murailles, découpantau bord du ciel leurs créneaux vides.

Alors les Barbares entendirent un grand cri. Ils crurent quequelques-uns d’entre eux, restés dans la ville (car ils ne savaientpas leur nombre), s’amusaient à piller un temple. Ils rirentbeaucoup à cette idée, puis continuèrent leur chemin.

Ils étaient joyeux de se retrouver, comme autrefois, marchanttous ensemble dans la pleine campagne ; et des Grecschantaient la vieille chanson des Mamertins :

– « Avec ma lance et mon épée, je laboure et je moissonne ;c’est moi qui suis le maître de la maison ! L’homme désarmétombe à mes genoux et m’appelle Seigneur et Grand-Roi. »

Ils criaient, sautaient, les plus gais commençaient deshistoires ; le temps des misères était fini. En arrivant àTunis, quelques-uns remarquèrent qu’il manquait une troupe defrondeurs baléares. Ils n’étaient pas loin, sans doute : on n’ypensa plus.

Les uns allèrent loger dans les maisons, les autres campèrent aupied des murs, et les gens de la ville vinrent causer avec lessoldats. Pendant toute la nuit, on aperçut des feux qui brûlaient àl’horizon, du côté de Carthage ; ces lueurs, comme des torchesgéantes, s’allongeaient sur le lac immobile. Personne, dansl’armée, ne pouvait dire quelle fête on célébrait.

Les Barbares, le lendemain, traversèrent une campagne toutecouverte de cultures. Les métairies des patriciens se succédaientsur le bord de la route ; des rigoles coulaient dans des boisde palmiers ; les oliviers faisaient de longues lignesvertes ; des vapeurs roses flottaient dans les gorges descollines ; des montagnes bleues se dressaient par-derrière. Unvent chaud soufflait. Des caméléons rampaient sur les feuilleslarges des cactus.

Les Barbares se ralentirent.

Ils s’en allaient par détachements isolés, ou se traînaient lesuns après les autres à de longs intervalles. Ils mangeaient desraisins au bord des vignes. Ils se couchaient dans les herbes, etils regardaient avec stupéfaction les grandes cornes des boeufsartificiellement tordues, les brebis revêtues de peaux pourprotéger leur laine, les sillons qui s’entrecroisaient de manière àformer des losanges, et les socs de charrues pareils à des ancresde navires, avec les grenadiers que l’on arrosait de silphium.Cette opulence de la terre et ces inventions de la sagesse leséblouissaient.

Le soir, ils s’étendirent sur les tentes sans les déplier ;et, tout en s’endormant la figure aux étoiles, ils regrettaient lefestin d’Hamilcar.

Au milieu du jour suivant, on fit halte sur le bord d’unerivière, dans des touffes de lauriers-roses. Alors ils jetèrentvite leurs lances, leurs boucliers, leurs ceintures. Ils selavaient en criant, ils puisaient dans leur casque, et d’autresbuvaient à plat ventre, tout au milieu des bêtes de somme, dont lesbagages tombaient.

Spendius, assis sur un dromadaire volé dans les parcsd’Hamilcar, aperçut de loin Mâtho, qui, le bras suspendu contre lapoitrine, nu-tête et la figure basse, laissait boire son mulet,tout en regardant l’eau couler. Aussitôt il courut à travers lafoule, en l’appelant :

– « Maître ! maître ! »

A peine si Mâtho le remercia de ses bénédictions. Spendius n’yprenant garde se mit à marcher derrière lui, et, de temps à autre,il tournait des yeux inquiets du côté de Carthage.

C’était le fils d’un rhéteur grec et d’une prostituéecampanienne. Il s’était d’abord enrichi à vendre des femmes ;puis, ruiné par un naufrage, il avait fait la guerre contre lesRomains avec les pâtres du Samnium. On l’avait pris, il s’étaitéchappé ; on l’avait repris, et il avait travaillé dans lescarrières, haleté dans les étuves, crié dans les supplices, passépar bien des maîtres, connu toutes les fureurs. Un jour enfin, pardésespoir il s’était lancé à la mer du haut de la trirème où ilpoussait l’aviron. Des matelots d’Hamilcar l’avaient recueillimourant et amené à Carthage dans l’ergastule de Mégara. Mais commeon devait rendre aux Romains leurs transfuges, il avait profité dudésordre pour s’enfuir avec les soldats.

Pendant toute la route, il resta près de Mâtho ; il luiapportait à manger, il le soutenait pour descendre, il étendait untapis, le soir, sous sa tête. Mâtho finit par s’émouvoir de cesprévenances, et peu à peu il desserra les lèvres.

Il était né dans le golfe des Syrtes. Son père l’avait conduiten pèlerinage au temple d’Ammon. Puis il avait chassé les éléphantsdans les forêts des Garamantes. Ensuite, il s’était engagé auservice de Carthage. On l’avait nommé tétrarque à la prise deDrépanum. La République lui devait quatre chevaux, vingt-troismédines de froment et la solde d’un hiver. Il craignait les Dieuxet souhaitait mourir dans sa patrie.

Spendius lui parla de ses voyages, des peuples et des templesqu’il avait visités, et il connaissait beaucoup de choses : ilsavait faire des sandales, des épieux, des filets, apprivoiser lesbêtes farouches et cuire des poissons.

Parfois s’interrompant, il tirait du fond de sa gorge un crirauque ; le mulet de Mâtho pressait son allure ; lesautres se hâtaient pour les suivre, puis Spendius recommençait,toujours agité par son angoisse. Elle se calma, le soir duquatrième jour.

Ils marchaient côte à côte, à la droite de l’armée, sur le flancd’une colline ; la plaine, en bas, se prolongeait, perdue dansles vapeurs de la nuit. Les lignes des soldats défilant au-dessousd’eux faisaient dans l’ombre des ondulations. De temps à autreelles passaient sur les éminences éclairées par la lune ;alors une étoile tremblait à la pointe des piques, les casques uninstant miroitaient, tout disparaissait, et il en survenaitd’autres, continuellement. Au loin, des troupeaux réveillésbêlaient, et quelque chose d’une douceur infinie semblait s’abattresur la terre.

Spendius, la tête renversée et les yeux à demi clos, aspiraitavec de grands soupirs la fraîcheur du vent ; il écartait lesbras en remuant ses doigts pour mieux sentir cette caresse qui luicoulait sur le corps. Des espoirs de vengeance, revenus, letransportaient. Il colla sa main contre sa bouche afin d’arrêterses sanglots, et, à demi pâmé d’ivresse, il abandonnait le licol deson dromadaire qui avançait à grands pas réguliers. Mâtho étaitretombé dans sa tristesse : ses jambes pendaient jusqu’à terre, etles herbes, en fouettant ses cothurnes, faisaient un sifflementcontinu.

Cependant, la route s’allongeait sans jamais en finir. Al’extrémité d’une plaine, toujours on arrivait sur un plateau deforme ronde ; puis on redescendait dans une vallée, et lesmontagnes qui semblaient boucher l’horizon, à mesure que l’onapprochait d’elles, se déplaçaient comme en glissant. De temps àautre, une rivière apparaissait dans la verdure des tamarix, pourse perdre au tournant des collines. Parfois, se dressait un énormerocher, pareil à la proue d’un vaisseau ou au piédestal de quelquecolosse disparu.

On rencontrait, à des intervalles réguliers, de petits templesquadrangulaires, servant aux stations des pèlerins qui se rendaientà Sicca. Ils étaient fermés comme des tombeaux. Les Libyens, pourse faire ouvrir, frappaient de grands coups contre la porte.Personne de l’intérieur ne répondait.

Puis les cultures se firent plus rares. On entrait tout à coupsur des bandes de sable, hérissées de bouquets épineux. Destroupeaux de moutons broutaient parmi les pierres ; une femme,la taille ceinte d’une toison bleue, les gardait. Elle s’enfuyaiten poussant des cris, dès qu’elle apercevait entre les rochers lespiques des soldats.

Ils marchaient dans une sorte de grand couloir bordé par deuxchaînes de monticules rougeâtres, quand une odeur nauséabonde vintles frapper aux narines, et ils crurent voir au haut d’un caroubierquelque chose d’extraordinaire : une tête de lion se dressaitau-dessus des feuilles.

Ils y coururent. C’était un lion, attaché à une croix par lesquatre membres comme un criminel. Son mufle énorme lui retombaitsur la poitrine, et ses deux pattes antérieures, disparaissant àdemi sous l’abondance de sa crinière, étaient largement écartéescomme les deux ailes d’un oiseau. Ses côtes, une à une,saillissaient sous sa peau tendue ; ses jambes de derrière,clouées l’une contre l’autre, remontaient un peu ; et du sangnoir, coulant parmi ses poils, avait amassé des stalactites au basde sa queue qui pendait toute droite le long de la croix. Lessoldats se divertirent autour ; ils l’appelaient consul etcitoyen de Rome et lui jetèrent des cailloux dans les yeux, pourfaire envoler les moucherons.

Cent pas plus loin ils en virent deux autres, puis tout à coupparut une longue file de croix supportant des lions. Les unsétaient morts depuis si longtemps qu’il ne restait plus contre lebois que les débris de leurs squelettes ; d’autres à moitiérongés tordaient la gueule en faisant une horrible grimace ;il y en avait d’énormes, l’arbre de la croix pliait sous eux et ilsse balançaient au vent, tandis que sur leur tête des bandes decorbeaux tournoyaient dans l’air, sans jamais s’arrêter. Ainsi sevengeaient les paysans carthaginois quand ils avaient pris quelquebête féroce ; ils espéraient par cet exemple terrifier lesautres. Les Barbares, cessant de rire, tombèrent dans un longétonnement. « Quel est ce peuple, pensaient-ils, qui s’amuse àcrucifier les lions ! »

Ils étaient, d’ailleurs, les hommes du Nord surtout, vaguementinquiets, troublés, malades déjà, ils se déchiraient les mains auxdards des aloès ; de grands moustiques bourdonnaient à leursoreilles, et les dysenteries commençaient dans l’armée. Ilss’ennuyaient de ne pas voir Sicca. Ils avaient peur de se perdre etd’atteindre le désert, la contrée des sables et des épouvantements.Beaucoup même ne voulaient plus avancer. D’autres reprirent lechemin de Carthage.

Enfin le septième jour, après avoir suivi pendant longtemps labase d’une montagne, on tourna brusquement à droite ; alorsapparut une ligne de murailles posée sur des roches blanches et seconfondant avec elles. Soudain la ville entière se dressa ;des voiles bleus, jaunes et blancs s’agitaient sur les murs, dansla rougeur du soir. C’étaient les prêtresses de Tanit, accouruespour recevoir les hommes. Elles se tenaient rangées sur le long durempart, en frappant des tambourins, en pinçant des lyres, ensecouant des crotales, et les rayons du soleil, qui se couchaitpar-derrière, dans les montagnes de la Numidie, passaient entre lescordes des harpes où s’allongeaient leurs bras nus. Lesinstruments, par intervalles, se taisaient tout à coup, et un cristrident éclatait, précipité, furieux, continu, sorte d’aboiementqu’elles faisaient en se frappant avec la langue les deux coins dela bouche. D’autres restaient accoudées, le menton dans la main, etplus immobiles que des sphinx, elles dardaient leurs grands yeuxnoirs sur l’armée qui montait.

Bien que Sicca fût une ville sacrée, elle ne pouvait contenirune telle multitude ; le temple avec ses dépendances enoccupait, seul, la moitié. Aussi les Barbares s’établirent dans laplaine tout à leur aise, ceux qui étaient disciplinés par troupesrégulières, et les autres, par nations ou d’après leurfantaisie.

Les Grecs alignèrent sur des rangs parallèles leurs tentes depeaux ; les Ibériens disposèrent en cercle leurs pavillons detoile ; les Gaulois se firent des baraques de planches ;les Libyens des cabanes de pierres sèches, et les Nègres creusèrentdans le sable avec leurs ongles des fosses pour dormir. Beaucoup,ne sachant où se mettre, erraient au milieu des bagages, et la nuitcouchaient par terre dans leurs manteaux troués.

La plaine se développait autour d’eux, toute bordée demontagnes. Çà et là un palmier se penchait sur une colline desable, des sapins et des chênes tachetaient les flancs desprécipices. Quelquefois la pluie d’un orage, telle qu’une longueécharpe, pendait du ciel, tandis que la campagne restait partoutcouverte d’azur et de sérénité ; puis un vent tiède chassaitdes tourbillons de poussière ; – et un ruisseau descendait encascade des hauteurs de Sicca où se dressait, avec sa toiture d’orsur des colonnes d’airain, le temple de la Vénus carthaginoise,dominatrice de la contrée. Elle semblait l’emplir de son âme. Parces convulsions des terrains, ces alternatives de la température etces jeux de la lumière, elle manifestait l’extravagance de sa forceavec la beauté de son éternel sourire. Les montagnes, à leursommet, avaient la forme d’un croissant ; d’autresressemblaient à des poitrines de femme tendant leurs seins gonflés,et les Barbares sentaient peser par-dessus leurs fatigues unaccablement qui était plein de délices.

Spendius, avec l’argent de son dromadaire, s’était acheté unesclave. Tout le long du jour il dormait étendu devant la tente deMâtho. Souvent il se réveillait croyant dans son rêve entendresiffler les lanières ; alors, en souriant, il se passait lesmains sur les cicatrices de ses jambes, à la place où les fersavaient longtemps porté ; puis il se rendormait.

Mâtho acceptait sa compagnie, et quand il sortait, Spendius,avec un long glaive sur la cuisse, l’escortait comme unlicteur ; ou bien Mâtho nonchalamment s’appuyait du bras surson épaule, car Spendius était petit.

Un soir qu’ils traversaient ensemble les rues du camp, ilsaperçurent des hommes couverts de manteaux blancs ; parmi euxse trouvait Narr’Havas, le prince des Numides. Mâthotressaillit.

– « Ton épée ! » s’écria-t-il ; « je veux letuer ! »

– « Pas encore ! » fit Spendius en l’arrêtant. DéjàNarr’Havas s’avançait vers lui.

Il baisa ses deux pouces en signe d’alliance, rejetant la colèrequ’il avait eue sur l’ivresse du festin ; puis il parlalonguement contre Carthage, mais il ne dit pas ce qui l’amenaitchez les Barbares.

Etait-ce pour les trahir ou bien la République ? sedemandait Spendius ; et comme il comptait faire son profit detous les désordres, il savait gré à Narr’Havas des futuresperfidies dont il le soupçonnait.

Le chef des Numides resta parmi les Mercenaires. Il paraissaitvouloir s’attacher Mâtho. Il lui envoyait des chèvres grasses, dela poudre d’or et des plumes d’autruche. Le Libyen, ébahi de cescaresses, hésitait à y répondre ou à s’en exaspérer. Mais Spendiusl’apaisait, et Mâtho se laissait gouverner par l’esclave, -toujours irrésolu et dans une invincible torpeur, comme ceux quiont pris autrefois quelque breuvage dont ils doivent mourir.

Un matin qu’ils partaient tous les trois pour la chasse au lion,Narr’Havas cacha un poignard dans son manteau. Spendius marchacontinuellement derrière lui ; et ils revinrent sans qu’on eûttiré le poignard.

Une autre fois, Narr’Havas les entraîna fort loin, jusqu’auxlimites de son royaume. Ils arrivèrent dans une gorgeétroite ; Narr’Havas sourit en leur déclarant qu’il neconnaissait plus la route ; Spendius la retrouva.

Mais le plus souvent Mâtho, mélancolique comme un augure, s’enallait dès le soleil levant pour vagabonder dans la campagne. Ils’étendait sur le sable, et jusqu’au soir y restait immobile.

Il consulta l’un après l’autre tous les devins de l’armée, ceuxqui observent la marche des serpents, ceux qui lisent dans lesétoiles, ceux qui soufflent sur la cendre des morts. Il avala dugalbanum, du seseli et du venin de vipère qui glace le coeur ;des femmes nègres, en chantant au clair de lune des parolesbarbares, lui piquèrent la peau du front avec des styletsd’or ; il se chargeait de colliers et d’amulettes : il invoquatour à tour Baal-Kamon, Moloch, les sept Cabires, Tanit et la Vénusdes Grecs. Il grava un nom sur une plaque de cuivre et il l’enfouitdans le sable au seuil de sa tente. Spendius l’entendait gémir etparler tout seul.

Une nuit il entra.

Mâtho, nu comme un cadavre, était couché à plat ventre sur unepeau de lion, la face dans les deux mains, une lampe suspendueéclairait ses armes, accrochées sur sa tête contre le mât de latente.

– « Tu souffres ? » lui dit l’esclave. « Que tefaut-il ? réponds-moi ! – » et il le secoua par l’épauleen l’appelant plusieurs fois : « Maître ! maître ! …»

Enfin Mâtho leva vers lui de grands yeux troubles.

– « Ecoute ! » fit-il à voix basse, avec un doigt sur leslèvres. « C’est une colère des Dieux ! la fille d’Hamilcar mepoursuit ! J’en ai peur, Spendius ! » Il se serraitcontre sa poitrine, comme un enfant épouvanté par unfantôme. ? « Parle-moi ! je suis malade ! je veuxguérir ! j’ai tout essayé ! Mais toi, tu sais peut-êtredes Dieux plus forts ou quelque invocation irrésistible ?»

– « Pour quoi faire ? » demanda Spendius.

Il répondit, en se frappant la tête avec ses deux poings :

– « Pour m’en débarrasser ! »

Puis il se disait, se parlant à lui-même, avec de longsintervalles :

– « Je suis sans doute la victime de quelque holocauste qu’elleaura promis aux Dieux ? … . Elle me tient attaché par unechaîne que l’on n’aperçoit pas. Si je marche, c’est qu’elleavance ; quand je m’arrête, elle se repose ! Ses yeux mebrûlent, j’entends sa voix. Elle m’environne, elle me pénètre. Ilme semble qu’elle est devenue mon âme !

« Et pourtant, il y a entre nous deux comme les flots invisiblesd’un océan sans bornes ! Elle est lointaine et toutinaccessible ! La splendeur de sa beauté fait autour d’elle unnuage de lumière ; et je crois, par moments, ne l’avoir jamaisvue… qu’elle n’existe pas… et que tout cela est un songe !»

Mâtho pleurait ainsi dans les ténèbres ; les Barbaresdormaient. Spendius, en le regardant, se rappelait les jeuneshommes qui, avec des vases d’or dans les mains, le suppliaientautrefois, quand il promenait par les villes son troupeau decourtisanes ; une pitié l’émut, et il dit :

– « Sois fort, mon maître ! Appelle ta volonté et n’imploreplus les Dieux, car ils ne se détournent pas aux cris deshommes ! Te voilà pleurant comme un lâche ! Tu n’es doncpas humilié qu’une femme te fasse tant souffrir ! »

– « Suis-je un enfant ? » dit Mâtho. « Crois-tu que jem’attendrisse encore à leur visage et à leurs chansons ? Nousen avions à Drépanum pour balayer nos écuries. J’en ai possédé aumilieu des assauts, sous les plafonds qui croulaient et quand lacatapulte vibrait encore ! … . Mais celle-là, Spendius,celle-là ! … »

L’esclave l’interrompit :

– « Si elle n’était pas la fille d’Hamilcar… »

– « Non ! » s’écria Mâtho. « Elle n’a rien d’une autrefille des hommes ! As-tu vu ses grands yeux sous ses grandssourcils, comme des soleils sous des arcs de triomphe ?Rappelle-toi : quand elle a paru, tous les flambeaux ont pâli.Entre les diamants de son collier, des places sur sa poitrine nueresplendissaient ; on sentait derrière elle comme l’odeur d’untemple, et quelque chose s’échappait de tout son être qui étaitplus suave que le vin et plus terrible que la mort. Elle marchaitcependant, et puis elle s’est arrêtée.»

Il resta béant, la tête basse, les prunelles fixes.

– « Mais je la veux ! il me la faut ! j’enmeurs ! A l’idée de l’étreindre dans mes bras, une fureur dejoie m’emporte, et cependant je la hais, Spendius ! jevoudrais la battre ! Que faire ? J’ai envie de me vendrepour devenir son esclave. Tu l’as été, toi ! Tu pouvaisl’apercevoir : parle-moi d’elle ! Toutes les nuits, n’est-cepas, elle monte sur la terrasse de son palais ? Ah ! lespierres doivent frémir sous ses sandales et les étoiles se pencherpour la voir ! »

Il retomba tout en fureur, et râlant comme un taureaublessé.

Puis Mâtho chanta : « Il poursuivait dans la forêt le monstrefemelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes, comme unruisseau d’argent. » Et en traînant la voix, il imitait la voix deSalammbô, tandis que ses mains étendues faisaient comme deux mainslégères sur les cordes d’une lyre.

A toutes les consolations de Spendius, il lui répétait les mêmesdiscours ; leurs nuits se passaient dans ces gémissements etces exhortations.

Mâtho voulut s’étourdir avec du vin. Après ses ivresses il étaitplus triste encore. Il essaya de se distraire aux osselets, et ilperdit une à une les plaques d’or de son collier. Il se laissaconduire chez les servantes de la Déesse ; mais il descenditla colline en sanglotant, comme ceux qui s’en reviennent desfunérailles.

Spendius, au contraire, devenait plus hardi et plus gai. On levoyait, dans les cabarets de feuillages, discourant au milieu dessoldats. Il raccommodait les vieilles cuirasses. Il jonglait avecdes poignards, il allait pour les malades cueillir des herbes dansles champs. Il était facétieux, subtil, plein d’inventions et deparoles ; les Barbares s’accoutumaient à ses services ;il s’en faisait aimer.

Cependant ils attendaient un ambassadeur de Carthage qui leurapporterait, sur des mulets, des corbeilles chargées d’or ; ettoujours recommençant le même calcul, ils dessinaient avec leursdoigts des chiffres sur le sable. Chacun, d’avance, arrangeait savie ; ils auraient des concubines, des esclaves, desterres ; d’autres voulaient enfouir leur trésor ou le risquersur un vaisseau. Mais dans ce désoeuvrement les caractèress’irritaient ; il y avait de continuelles disputes entre lescavaliers et les fantassins, les Barbares et les Grecs, et l’onétait sans cesse étourdi par la voix aigre des femmes.

Tous les jours, il survenait des troupeaux d’hommes presque nus,avec des herbes sur la tête pour se garantir du soleil ;c’étaient les débiteurs des riches Carthaginois, contraints delabourer leurs terres, et qui s’étaient échappés. Des Libyensaffluaient, des paysans ruinés par les impôts, des bannis, desmalfaiteurs. Puis la horde des marchands, tous les vendeurs de vinet d’huile, furieux de n’être pas payés, s’en prenaient à laRépublique ; Spendius déclamait contre elle. Bientôt lesvivres diminuèrent. On parlait de se porter en masse sur Carthageet d’appeler les Romains.

Un soir, à l’heure du souper, on entendit des sons lourds etfêlés qui se rapprochaient, et, au loin, quelque chose de rougeapparut dans les ondulations du terrain.

C’était une grande litière de pourpre, ornée aux angles par desbouquets de plumes d’autruche. Des chaînes de cristal, avec desguirlandes de perles, battaient sur sa tenture fermée. Des chameauxla suivaient en faisant sonner la grosse cloche suspendue à leurpoitrail, et l’on apercevait autour d’eux des cavaliers ayant unearmure en écailles d’or depuis les talons jusqu’aux épaules.

Ils s’arrêtèrent à trois cents pas du camp, pour retirer desétuis qu’ils portaient en croupe, leur bouclier rond, leur largeglaive et leur casque à la béotienne. Quelques-uns restèrent avecles chameaux ; les autres se remirent en marche. Enfin lesenseignes de la République parurent, c’est-à-dire des bâtons debois bleu, terminés par des têtes de cheval ou des pommes de pins.Les Barbares se levèrent tous, en applaudissant ; les femmesse précipitaient vers les gardes de la Légion et leur baisaient lespieds.

La litière s’avançait sur les épaules de douze Nègres, quimarchaient d’accord à petits pas rapides. Ils allaient de droite etde gauche, au hasard, embarrassés par les cordes des tentes, parles bestiaux qui erraient et les trépieds où cuisaient les viandes.Quelquefois une main grasse, chargée de bagues, entrouvrait lalitière ; une voix rauque criait des injures ; alors lesporteurs s’arrêtaient, puis ils prenaient une autre route à traversle camp.

Mais les courtines de pourpre se relevèrent ; et l’ondécouvrit sur un large oreiller une tête humaine tout impassible etboursouflée ; les sourcils formaient comme deux arcs d’ébènese rejoignant par les pointes ; des paillettes d’orétincelaient dans les cheveux crépus, et la face était si blêmequ’elle semblait saupoudrée avec de la râpure de marbre. Le restedu corps disparaissait sous les toisons qui emplissaient lalitière.

Les soldats reconnurent dans cet homme ainsi couché le SuffèteHannon, celui qui avait contribué par sa lenteur à faire perdre labataille des îles Aegates ; et, quant à sa victoired’Hécatompyle sur les Libyens, s’il s’était conduit avec clémence,c’était par cupidité, pensaient les Barbares, car il avait vendu àson compte tous les captifs, bien qu’il eût déclaré leur mort à laRépublique.

Lorsqu’il eut, pendant quelque temps, cherché une place commodepour haranguer les soldats, il fit un signe : la litière s’arrêta,et Hannon, soutenu par deux esclaves, posa ses pieds par terre, enchancelant.

Il avait des bottines en feutre noir, semées de lunes d’argent.Des bandelettes, comme autour d’une momie, s’enroulaient à sesjambes, et la chair passait entre les linges croisés. Son ventredébordait sur la jaquette écarlate qui lui couvrait lescuisses ; les plis de son cou retombaient jusqu’à sa poitrinecomme des fanons de boeuf, sa tunique, où des fleurs étaientpeintes, craquait aux aisselles ; il portait une écharpe, uneceinture et un large manteau noir à doubles manches lacées.L’abondance de ses vêtements, son grand collier de pierres bleues,ses agrafes d’or et ses lourds pendants d’oreilles ne rendaient queplus hideuse sa difformité. On aurait dit quelque grosse idoleébauchée dans un bloc de pierre ; car une lèpre pâle, étenduesur tout son corps, lui donnait l’apparence d’une chose inerte.Cependant son nez, crochu comme un bec de vautour, se dilataitviolemment, afin d’aspirer l’air, et ses petits yeux, aux cilscollés, brillaient d’un éclat dur et métallique. Il tenait à lamain une spatule d’aloès, pour se gratter la peau.

Enfin deux hérauts sonnèrent dans leurs cornes d’argent ;le tumulte s’apaisa, et Hannon se mit à parler.

Il commença par faire l’éloge des Dieux et de laRépublique ; les Barbares devaient se féliciter de l’avoirservie. Mais il fallait se montrer plus raisonnables, les tempsétaient durs, « – et si un maître n’a que trois olives, n’est-ilpas juste qu’il en garde deux pour lui ? »

Ainsi le vieux Suffète entremêlait son discours de proverbes etd’apologues, tout en faisant des signes de tête pour solliciterquelque approbation.

Il parlait punique et ceux qui l’entouraient (les plus alertesaccourus sans leurs armes) étaient des Campaniens, des Gaulois etdes Grecs, si bien que personne dans cette foule ne le comprenait.Hannon s’en aperçut, il s’arrêta, et il se balançait lourdement,d’une jambe sur l’autre, en réfléchissant.

L’idée lui vint de convoquer les capitaines ; alors seshérauts crièrent cet ordre en grec, – langage qui, depuis Xantippe,servait aux commandements dans les armées carthaginoises.

Les gardes, à coups de fouet, écartèrent la tourbe dessoldats ; et bientôt les capitaines des phalanges à laspartiate et les chefs des cohortes barbares arrivèrent, avec lesinsignes de leur grade et l’armure de leur nation. La nuit étaittombée, une grande rumeur circulait par la plaine ; çà et làdes feux brûlaient ; on allait de l’un à l’autre, on sedemandait : « Qu’y a-t-il ? » et pourquoi le Suffète nedistribuait pas l’argent ?

Il exposait aux capitaines les charges infinies de laRépublique. Son trésor était vide. Le tribut des Romainsl’accablait. « Nous ne savons plus que faire ! … Elle estbien à plaindre ! »

De temps à autre, il se frottait les membres avec sa spatuled’aloès, ou bien il s’interrompait pour boire dans une couped’argent, que lui tendait un esclave, une tisane faite avec de lacendre de belette et des asperges bouillies dans du vinaigre ;puis il s’essuyait les lèvres à une serviette d’écarlate, etreprenait :

– « Ce qui valait un sicle d’argent vaut aujourd’hui troisshekels d’or, et les cultures abandonnées pendant la guerre nerapportent rien ! Nos pêcheries de pourpre sont à peu prèsperdues, les perles mêmes deviennent exorbitantes ; à peine sinous avons assez d’onguents pour le service des Dieux ! Quantaux choses de la table, je n’en parle pas, c’est unecalamité ! Faute de galères, nous manquons d’épices, et l’on abien du mal à se fournir de silphium, à cause des rébellions sur lafrontière de Cyrène. La Sicile, où l’on trouvait tant d’esclaves,nous est maintenant fermée ! Hier encore, pour un baigneur etquatre valets de cuisine, j’ai donné plus d’argent qu’autrefoispour une paire d’éléphants ! »

Il déroula un long morceau de papyrus ; et il lut, sanspasser un seul chiffre, toutes les dépenses que le Gouvernementavait faites ; tant pour les réparations des temples, pour ledallage des rues, pour la construction des vaisseaux, pour lespêcheries de corail, pour l’agrandissement des Syssites, et pourdes engins dans les mines, au pays des Cantabres.

Mais les capitaines, pas plus que les soldats, n’entendaient lepunique, bien que les Mercenaires se saluassent en cette langue. Onplaçait ordinairement dans les armées des Barbares quelquesofficiers carthaginois pour servir d’interprètes ; après laguerre ils s’étaient cachés de peur des vengeances, et Hannonn’avait pas songé à les prendre avec lui ; d’ailleurs sa voixtrop sourde se perdait au vent.

Les Grecs, sanglés dans leur ceinturon de fer, tendaientl’oreille, en s’efforçant à deviner ses paroles, tandis que desmontagnards, couverts de fourrures comme des ours, le regardaientavec défiance ou bâillaient, appuyés sur leur massue à clousd’airain. Les Gaulois inattentifs secouaient en ricanant leur hautechevelure, et les hommes du désert écoutaient immobiles, toutencapuchonnés dans leurs vêtements de laine grise : d’autresarrivaient par-derrière ; les gardes, que la cohue poussait,chancelaient sur leurs chevaux, les Nègres tenaient au bout deleurs bras des branches de sapin enflammées et le gros Carthaginoiscontinuait sa harangue, monté sur un tertre de gazon.

Cependant les Barbares s’impatientaient, des murmuress’élevèrent, chacun l’apostropha. Hannon gesticulait avec saspatule ; ceux qui voulaient faire taire les autres, criantplus fort, ajoutaient au tapage. Tout à coup, un homme d’apparencechétive bondit aux pieds d’Hannon, arracha la trompette d’unhéraut, souffla dedans, et Spendius (car c’était lui) annonça qu’ilallait dire quelque chose d’important. A cette déclaration,rapidement débitée en cinq langues diverses, grec, latin, gaulois,Lybique et baléare, les capitaines, moitié riant, moitié surpris,répondirent :

– « Parle ! parle ! »

Spendius hésita ; il tremblait ; enfin s’adressant auxLibyens, qui étaient les plus nombreux, il leur dit :

– « Vous avez tous entendu les horribles menaces de cethomme ? »

Hannon ne se récria pas, donc il ne comprenait point leLybique ; et, pour continuer l’expérience, Spendius répéta lamême phrase dans les autres idiomes des Barbares.

Ils se regardèrent étonnés ; puis tous, comme d’un accordtacite, croyant peut-être avoir compris, ils baissèrent la tête ensigne d’assentiment.

Alors Spendius commença d’une voix véhémente :

– « Il a d’abord dit que tous les Dieux des autres peuplesn’étaient que des songes près des Dieux de Carthage ! il vousa appelés lâches, voleurs, menteurs, chiens et fils dechiennes ! La République sans vous (il a dit cela ! ), neserait pas contrainte à payer le tribut des Romains ; et parvos débordements vous l’avez épuisée de parfums, d’aromates,d’esclaves et de silphium, car vous vous entendez avec les nomadessur la frontière de Cyrène ! Mais les coupables serontpunis ! Il a lu l’énumération de leurs supplices ; on lesfera travailler au dallage des rues, à l’armement des vaisseaux, àl’embellissement des Syssites, et l’on enverra les autres gratterla terre dans les mines, au pays des Cantabres. »

Spendius redit les mêmes choses aux Gaulois, aux Grecs, auxCampaniens, aux Baléares. En reconnaissant plusieurs des nomspropres qui avaient frappé leurs oreilles, les Mercenaires furentconvaincus qu’il rapportait exactement le discours du Suffète.Quelques-uns lui crièrent : – « Tu mens ! » Leurs voix seperdirent dans le tumulte des autres ; Spendius ajouta :

– « N’avez-vous pas vu qu’il a laissé en dehors du camp uneréserve de ses cavaliers ? A un signal ils vont accourir pourvous égorger tous. »

Les Barbares se tournèrent de ce côté, et, comme la foule alorss’écartait, il apparut au milieu d’elle, s’avançant avec la lenteurd’un fantôme, un être humain tout courbé, maigre, entièrement nu etcaché jusqu’aux flancs par de longs cheveux hérissés de feuillessèches, de poussière et d’épines. Il avait autour des reins etautour des genoux des torchis de paille, des lambeaux detoile ; sa peau molle et terreuse pendait à ses membresdécharnés, comme des haillons sur des branches sèches ; sesmains tremblaient d’un frémissement continu, et il marchait ens’appuyant sur un bâton d’olivier.

Il arriva auprès des Nègres qui portaient les flambeaux. Unesorte de ricanement idiot découvrait ses gencives pâles ; sesgrands yeux effarés considéraient la foule des Barbares autour delui.

Mais, poussant un cri d’effroi, il se jeta derrière eux et ils’abritait de leurs corps ; il bégayait :

– « Les voilà ! les voilà ! » en montrant les gardesdu Suffète, immobiles dans leurs armures luisantes. Leurs chevauxpiaffaient, éblouis par la lueur des torches ; ellespétillaient dans les ténèbres ; le spectre humain se débattaitet hurlait :

– « Ils les ont tués ! . »

A ces mots qu’il criait en baléare, des Baléares arrivèrent etle reconnurent ; sans leur répondre il répétait :

– « Oui, tués tous, tous ! écrasés comme des raisins !Les beaux jeunes hommes ! les frondeurs ! mes compagnons,les vôtres ! »

On lui fit boire du vin, et il pleura ; puis il se répanditen paroles.

Spendius avait peine à contenir sa joie, – tout en expliquantaux Grecs et aux Libyens les choses horribles que racontaitZarxas ; il n’y pouvait croire, tant elles survenaient àpropos. Les Baléares pâlissaient, en apprenant comment avaient périleurs compagnons.

C’était une troupe de trois cents frondeurs débarqués de laveille, et qui, ce jour-là, avaient dormi trop tard. Quand ilsarrivèrent sur la place de Khamon, les Barbares étaient partis etils se trouvaient sans défense, leurs balles d’argile ayant étémises sur les chameaux avec le reste des bagages. On les laissas’engager dans la rue de Satheb, jusqu’à la porte de chêne doubléede plaques d’airain ; alors le peuple, d’un seul mouvement,s’était poussé contre eux.

En effet, les soldats se rappelèrent un grand cri ;Spendius, qui fuyait en tête des colonnes, ne l’avait pasentendu.

Puis les cadavres furent placés dans les bras des Dieux-Patæquesqui bordaient le temple de Khamon. On leur reprocha tous les crimesdes Mercenaires : leur gourmandise, leurs vols, leurs impiétés,leurs dédains, et le meurtre des poissons dans le jardin deSalammbô. On fit à leurs corps d’infâmes mutilations ; lesprêtres brûlèrent leurs cheveux pour tourmenter leur âme ; onles suspendit par morceaux chez les marchands de viandes ;quelques-uns même y enfoncèrent les dents, et le soir, pour enfinir, on alluma des bûchers dans les carrefours.

C’étaient là ces flammes qui luisaient de loin sur le lac. Maisquelques maisons ayant pris feu, on avait jeté vite par-dessus lesmurs ce qui restait de cadavres et d’agonisants ; Zarxasjusqu’au lendemain s’était tenu dans les roseaux, au bord dulac ; puis il avait erré dans la campagne, cherchant l’arméed’après les traces des pas sur la poussière. Le matin, il secachait dans les cavernes ; le soir, il se remettait enmarche, avec ses plaies saignantes, affamé, malade, vivant deracines et de charognes ; un jour enfin, il aperçut des lancesà l’horizon et il les avait suivies, car sa raison était troublée àforce de terreurs et de misères.

L’indignation des soldats, contenue tant qu’il parlait, éclatacomme un orage ; ils voulaient massacrer les gardes avec leSuffète. Quelques-uns s’interposèrent, disant qu’il fallaitl’entendre et savoir au moins s’ils seraient payés. Alors touscrièrent : « Notre argent ! » Hannon leur répondit qu’ill’avait apporté.

On courut aux avant-postes, et les bagages du Suffète arrivèrentau milieu des tentes, poussés par les Barbares. Sans attendre lesesclaves, bien vite ils dénouèrent les corbeilles ; ils ytrouvèrent des robes d’hyacinthe, des éponges, des grattoirs, desbrosses, des parfums, et des poinçons en antimoine, pour se peindreles yeux ; – le tout appartenant aux Gardes, hommes richesaccoutumés à ces délicatesses. Ensuite on découvrit sur un chameauune grande cuve de bronze : c’était au Suffète pour se donner desbains pendant la route ; car il avait pris toutes sortes deprécautions, jusqu’à emporter, dans des cages, des belettesd’Hécatompyle que l’on brûlait vivantes pour faire sa tisane. Mais,comme sa maladie lui donnait un grand appétit, il y avait, de plus,force comestibles et force vins, de la saumure, des viandes et despoissons au miel, avec des petits pots de Commagène, graisse d’oiefondue recouverte de neige et de paille hachée. La provision enétait considérable ; à mesure que l’on ouvrait les corbeilles,il en apparaissait, et des rires s’élevaient comme des flots quis’entrechoquent.

Quant à la solde des Mercenaires, elle emplissait, à peu près,deux couffes de sparterie ; on voyait même, dans l’une, de cesrondelles en cuir dont la République se servait pour ménager lenuméraire ; et comme les Barbares paraissaient fort surpris,Hannon leur déclara que, leurs comptes étant trop difficiles, lesAnciens n’avaient pas eu le loisir de les examiner. On leurenvoyait cela, en attendant.

Alors tout fut renversé, bouleversé : les mulets, les valets, lalitière, les provisions, les bagages. Les soldats prirent lamonnaie dans les sacs pour lapider Hannon. A grand’peine il putmonter sur un âne ; il s’enfuyait en se cramponnant aux poils,hurlant, pleurant, secoué, meurtri, et appelant sur l’armée lamalédiction de tous les Dieux. Son large collier de pierreriesrebondissait jusqu’à ses oreilles. Il retenait avec ses dents sonmanteau trop long qui traînait, et de loin les Barbares luicriaient : – « Va-t’en, lâche ! pourceau ! égout deMoloch ! sue ton or et ta peste ! plus vite ! plusvite ! » L’escorte en déroute galopait à ses côtés.

Mais la fureur des Barbares ne s’apaisa pas. Ils se rappelèrentque plusieurs d’entre eux, partis pour Carthage, n’en étaient pasrevenus ; on les avait tués sans doute. Tant d’injustice lesexaspéra, et ils se mirent à arracher les piquets des tentes, àrouler leurs manteaux, à brider leurs chevaux ; chacun pritson casque et son épée, en un instant tout fut prêt. Ceux quin’avaient pas d’armes s’élancèrent dans les bois pour se couper desbâtons.

Le jour se levait ; les gens de Sicca réveillés s’agitaientdans les rues. « Ils vont à Carthage » , disait-on, et cette rumeurbientôt s’étendit par la contrée.

De chaque sentier, de chaque ravin, il surgissait des hommes. Onapercevait les pasteurs qui descendaient les montagnes encourant.

Puis, quand les Barbares furent partis, Spendius fit le tour dela plaine, monté sur un étalon punique et avec son esclave quimenait un troisième cheval.

Une seule tente était restée. Spendius y entra.

– « Debout, maître ! lève-toi ! nous partons !»

– « Où allez-vous donc ? », demanda Mâtho.

– « A Carthage ! » , cria Spendius.

Mâtho bondit sur le cheval que l’esclave tenait à la Porte.

Chapitre 3Salammbô

La lune se levait au ras des flots, et, sur la ville encorecouverte de ténèbres, des points lumineux, des blancheursbrillaient : le timon d’un char dans une cour, quelque haillon detoile suspendu, l’angle d’un mur, un collier d’or à la poitrined’un dieu. Les boules de verre sur les toits des templesrayonnaient, çà et là comme de gros diamants. Mais de vaguesruines, des tas de terre noire, des jardins faisaient des massesplus sombres dans l’obscurité, et, au bas de Malqua, des filets depêcheurs s’étendaient d’une maison à l’autre, comme de gigantesqueschauves-souris déployant leurs ailes. On n’entendait plus legrincement des roues hydrauliques qui apportaient l’eau au dernierétage des palais ; : et au milieu des terrasses, les chameauxreposaient tranquillement, couchés sur le ventre, à la manière desautruches. Les portiers dormaient dans les rues contre le seuil desmaisons ; l’ombre des colosses s’allongeait sur les placesdésertes ; au loin quelquefois la fumée d’un sacrifice brûlantencore s’échappait par les tuiles de bronze, et la brise lourdeapportait avec des parfums d’aromates les senteurs de la marine etl’exhalaison des murailles chauffées par le soleil. Autour deCarthage les ondes immobiles resplendissaient, car la lune étalaitsa lueur tout à la fois sur le golfe environné de montagnes et surle lac de Tunis, où des phénicoptères parmi les bancs de sableformaient de longues lignes roses, tandis qu’au-delà, sous lescatacombes, la grande lagune salée miroitait comme un morceaud’argent. La voûte du ciel bleu s’enfonçait à l’horizon, d’un côtédans le poudroiement des plaines, de l’autre dans les brumes de lamer, et sur le sommet de l’Acropole les cyprès pyramidaux bordantle temple d’Eschmoûn se balançaient, et faisaient un murmure, commeles flots réguliers qui battaient lentement le long du môle, au basdes remparts.

Salammbô monta sur la terrasse de son palais, soutenue par uneesclave qui portait dans un plat de fer des charbons enflammés.

Il y avait au milieu de la terrasse un petit lit d’ivoire,couvert de peaux de lynx avec des coussins en plume de perroquet,animal fatidique consacré aux Dieux, et dans les quatre coinss’élevaient quatre longues cassolettes remplies de nard, d’encens,de cinnamome et de myrrhe. L’esclave alluma les parfums. Salammbôregarda l’étoile polaire ; elle salua lentement les quatrepoints du ciel et s’agenouilla sur le sol parmi la poudre d’azurqui était semée d’étoiles d’or, à l’imitation du firmament. Puisles deux coudes contre les flancs, les avant-bras tout droits etles mains ouvertes, en se renversant la tête sous les rayons de lalune, elle dit :

– « O Rabbetna ! … Baalet ! … Tanit » et savoix se traînait d’une façon plaintive, comme pour appelerquelqu’un. – « Anaîtis ! Astarté ! Derceto !Astoreth ! Mylitta ! Athara ! Elissa !Tiratha ! … Par les symboles cachés, – par les cistresrésonnants, – par les sillons de la terre, – par l’éternel silenceet par l’éternelle fécondité, – dominatrice de la mer ténébreuse etdes plages azurées, ô Reine des choses humides, salut ! »

Elle se balança tout le corps deux ou trois fois, puis se jetale front dans la poussière, les bras allongés.

Son esclave la releva lentement, car il fallait, d’après lesrites, que quelqu’un vînt arracher le suppliant à saprosternation ; c’était lui dire que les Dieux l’agréaient, etla nourrice de Salammbô ne manquait jamais à ce devoir depiété.

Des marchands de la Gétulie-Darytienne l’avaient toute petiteapportée à Carthage, et, après son affranchissement, elle n’avaitpas voulu abandonner ses maîtres, comme le prouvait son oreilledroite, percée d’un large trou. Un jupon à raies multicolores, enlui serrant les hanches, descendait sur ses chevilles, oùs’entrechoquaient deux cercles d’étain. Sa figure, un peu plate,était jaune comme sa tunique. Des aiguilles d’argent très longuesfaisaient un soleil derrière sa tête. Elle portait sur la narine unbouton de corail, et elle se tenait auprès du lit, plus droitequ’un hermès et les paupières baissées.

Salammbô s’avança jusqu’au bord de la terrasse. Ses yeux, uninstant, parcoururent l’horizon, puis ils s’abaissèrent sur laville endormie, et le soupir qu’elle poussa, en lui soulevant lesseins, fit onduler d’un bout à l’autre la longue simarre blanchequi pendait autour d’elle, sans agrafe ni ceinture. Ses sandales àpointes recourbées disparaissaient sous un amas d’émeraudes, et sescheveux à l’abandon emplissaient un réseau en fils de pourpre.

Mais elle releva la tête pour contempler la lune, et, mêlant àses paroles des fragments d’hymne, elle murmura :

– « Que tu tournes légèrement, soutenue par l’étherimpalpable ! Il se polit autour de toi, et c’est le mouvementde ton agitation qui distribue les vents et les rosées fécondes.Selon que tu croîs et décrois, s’allongent ou se rapetissent lesyeux des chats et les taches des panthères. Les épouses hurlent tonnom dans la douleur des enfantements ! Tu gonfles lecoquillage ! Tu fais bouillonner les vins ! Tu putréfiesles cadavres ! Tu formes les perles au fond de la mer !»

– « Et tous les germes, ô Déesse ! fermentent dans lesobscures profondeurs de ton humidité. »

– « Quand tu parais, il s’épand une quiétude sur la terre ;les fleurs se forment, les flots s’apaisent, les hommes fatiguéss’étendent la poitrine vers toi, et le monde avec ses océans et sesmontagnes, comme en un miroir, se regarde dans ta figure. Tu esblanche, douce, lumineuse, immaculée, auxiliatrice, purifiante,sereine. »

Le croissant de la lune était alors sur la montagne desEaux-Chaudes, dans l’échancrure de ses deux sommets, de l’autrecôté du golfe. Il y avait en dessous une petite étoile et toutautour un cercle pâle. Salammbô reprit :

– « Mais tu es terrible, maîtresse ! … C’est par toique se produisent les monstres, les fantômes effrayants, les songesmenteurs ; tes yeux dévorent les pierres des édifices, et lessinges sont malades toutes les fois que tu rajeunis. »

– « Où donc vas-tu ? Pourquoi changer tes formes,perpétuellement ? Tantôt mince et recourbée, tu glisses dansles espaces comme une galère sans mâture, ou bien au milieu desétoiles tu ressembles à un pasteur qui garde son troupeau. Luisanteet ronde, tu frôles la cime des monts comme la roue d’un char.»

– « O Tanit ! tu m’aimes, n’est-ce pas ? Je t’ai tantregardée ! Mais non ! tu cours dans ton azur, et moi jereste sur la terre immobile. »

– « Taanach, prends ton nebal et joue tout bas sur la corded’argent, car mon coeur est triste ! »

L’esclave souleva une sorte de harpe en bois d’ébène plus hautequ’elle, et triangulaire comme un delta ; elle en fixa lapointe dans un globe de cristal, et des deux bras se mit àjouer.

Les sons se succédaient, sourds et précipités comme unbourdonnement d’abeilles, et de plus en plus sonores ilss’envolaient dans la nuit avec la plainte des flots et lefrémissement des grands arbres au sommet de l’Acropole.

– « Tais-toi ! » s’écria Salammbô.

– « Qu’as-tu donc, maîtresse ? La brise qui souffle, unnuage qui passe, tout à présent t’inquiète et t’agite. »

– « Je ne sais » , dit-elle.

– « Tu te fatigues à des prières trop longues ! »

– « Oh ! Taanach, je voudrais m’y dissoudre comme une fleurdans du vin ! »

– « C’est peut-être la fumée de tes parfums ? »

– « Non ! » dit Salammbô : « L’esprit des Dieux habite dansles bonnes odeurs. »

Alors l’esclave lui parla de son père. On le croyait parti versla contrée de l’ambre, derrière les colonnes de Melkarth. – « Maiss’il ne revient pas » , disait-elle, « il te faudra pourtant,puisque c’était sa volonté, choisir un époux parmi les fils desAnciens, et alors ton chagrin s’en ira dans les bras d’un homme.»

– « Pourquoi ? » demanda la jeune fille. Tous ceux qu’elleavait aperçus lui faisaient horreur avec leurs rires de bête fauveet leurs membres grossiers.

– « Quelquefois, Taanach, il s’exhale du fond de mon être commede chaudes bouffées, plus lourdes que les vapeurs d’un volcan. Desvoix m’appellent, un globe de feu roule et monte dans ma poitrine,il m’étouffe, je vais mourir ; et puis, quelque chose desuave, coulant de mon front jusqu’à mes pieds, passe dans ma chair…c’est une caresse qui m’enveloppe, et je me sens écrasée comme siun dieu s’étendait sur moi. Oh ! je voudrais me perdre dans labrume des nuits, dans le flot des fontaines, dans la sève desarbres, sortir de mon corps, n’être qu’un souffle, qu’un rayon, etglisser, monter jusqu’à toi, ô Mère ! »

Elle leva ses bras le plus haut possible, en se cambrant lataille, pâle et légère comme la lune avec son long vêtement. Puiselle retomba sur la couche d’ivoire, haletante ; mais Taanachlui passa autour du cou un collier d’ambre avec des dents dedauphin pour bannir les terreurs, et Salammbô dit d’une voixpresque éteinte :

– « Va me chercher Schahabarim. »

Son père n’avait pas voulu qu’elle entrât dans le collège desprêtresses, ni même qu’on lui fit rien connaître de la Tanitpopulaire. Il la réservait pour quelque alliance pouvant servir sapolitique, si bien que Salammbô vivait seule au milieu de cepalais ; sa mère, depuis longtemps, était morte.

Elle avait grandi dans les abstinences, les jeûnes et lespurifications, toujours entourée de choses exquises et graves, lecorps saturé de parfums, l’âme pleine de prières. Jamais ellen’avait goûté de vin, ni mangé de viandes, ni touché à une bêteimmonde, ni posé ses talons dans la maison d’un mort.

Elle ignorait les simulacres obscènes, car chaque dieu semanifestant par des formes différentes, des cultes souventcontradictoires témoignaient à la fois du même principe, etSalammbô adorait la Déesse en sa figuration sidérale. Une influenceétait descendue de la lune sur la vierge ; quand l’astreallait en diminuant, Salammbô s’affaiblissait. Languissante toutela journée, elle se ranimait le soir. Pendant une éclipse, elleavait manqué mourir.

Mais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginité soustraiteà ses sacrifices, et elle tourmentait Salammbô d’obsessionsd’autant plus fortes qu’elles étaient vagues, épandues dans cettecroyance et avivées par elle.

Sans cesse la fille d’Hamilcar s’inquiétait de Tanit. Elle avaitappris ses aventures, ses voyages et tous ses noms, qu’ellerépétait sans qu’ils eussent pour elle de signification distincte.Afin de pénétrer dans les profondeurs de son dogme, elle voulaitconnaître au plus secret du temple la vieille idole avec le manteaumagnifique d’où dépendaient les destinées de Carthage, – car l’idéed’un dieu ne se dégageait pas nettement de sa représentation, ettenir ou même voir son simulacre, c’était lui prendre une part desa vertu, et, en quelque sorte, le dominer.

Salammbô se détourna. Elle avait reconnu le bruit des clochettesd’or que Schahabarim portait au bas de son vêtement.

Il monta les escaliers : puis, dès le seuil de la terrasse, ils’arrêta en croisant les bras.

Ses yeux enfoncés brillaient comme les lampes d’unsépulcre ; son long corps maigre flottait dans sa robe de lin,alourdie par les grelots qui s’alternaient sur ses talons avec despommes d’émeraude. Il avait les membres débiles, le crâne oblique,le menton pointu ; sa peau semblait froide à toucher, et saface jaune, que des rides profondes labouraient, comme contractéedans un désir, dans un chagrin éternel.

C’était le grand prêtre de Tanit, celui qui avait élevéSalammbô.

– « Parle ! » dit-il. « Que veux-tu ? »

– « J’espérais … tu m’avais presque promis… » Ellebalbutiait, elle se troubla ; puis, tout à coup :

– « Pourquoi me méprises-tu ? qu’ai-je donc oublié dans lesrites ? Tu es mon maître, et tu m’as dit que personne commemoi ne s’entendait aux choses de la Déesse ; mais il y en aque tu ne veux pas dire. Est-ce vrai, ô père ? »

Schahabarim se rappela les ordres d’Hamilcar ; il répondit:

– « Non, je n’ai plus rien à t’apprendre ! »

– « Un Génie » , reprit-elle, « me pousse à cet amour. J’aigravi les marches d’Eschmoûn, dieu des planètes et desintelligences ; j’ai dormi sous l’olivier d’or de Melkarth,patron des colonies tyriennes ; j’ai poussé les portes deBaal-Khamon, éclaireur et fertilisateur ; j’ai sacrifié auxKabyres souterrains, aux dieux des bois, des vents, des fleuves etdes montagnes : mais tous ils sont trop loin, trop haut, tropinsensibles, comprends-tu ? tandis qu’elle, je la sens mêlée àma vie ; elle emplit mon âme, et je tressaille à desélancements intérieurs comme si elle bondissait pour s’échapper. Ilme semble que je vais entendre sa voix, apercevoir sa figure, deséclairs m’éblouissent, puis je retombe dans les ténèbres. »

Schahabarim se taisait. Elle le sollicitait de son regardsuppliant.

Enfin, il fit signe d’écarter l’esclave, qui n’était pas de racechananéenne. Taanach disparut, et Schahabarim, levant un bras dansl’air, commença :

– « Avant les Dieux, les ténèbres étaient seules, et un souffleflottait, lourd et indistinct comme la conscience d’un homme dansun rêve. Il se contracta, créant le Désir et la Nue, et du Désir etde la Nue sortit la Matière primitive. C’était une eau bourbeuse,noire, glacée, profonde. Elle enfermait des monstres insensibles,parties incohérentes des formes à naître et qui sont peintes sur laparoi des sanctuaires. »

« Puis la Matière se condensa. Elle devint un oeuf. Il serompit. Une moitié forma la terre, l’autre le firmament. Le soleil,la lune, les vents, les nuages parurent ; et, au fracas de lafoudre, les animaux intelligents s’éveillèrent. Alors Eschmoûn sedéroula dans la sphère étoilée ; Khamon rayonna dans lesoleil ; Melkarth, avec ses bras, le poussa derrièreGadès ; les Kabyrim descendirent sous les volcans, etRabbetna, telle qu’une nourrice, se pencha sur le monde, versant salumière comme un lait et sa nuit comme un manteau. »

– « Et après ? » dit-elle.

Il lui avait conté le secret des origines pour la distraire pardes perspectives plus hautes ; mais le désir de la vierge seralluma sous ces dernières paroles, et Schahabarim, cédant àmoitié, reprit :

– « Elle inspire et gouverne les amours des hommes. »

– « Les amours des hommes ! » répéta Salammbô rêvant.

– « Elle est l’âme de Carthage » , continua le prêtre ; «et bien qu’elle soit partout épandue, c’est ici qu’elle demeure,sous le voile sacré.»

– « O père ! » s’écria Salammbô, « je la verrai, n’est-cepas ? tu m’y conduiras ! Depuis longtempsj’hésitais ; la curiosité de sa forme me dévore. Pitié !secours-moi ! partons ! »

Il la repoussa d’un geste véhément et plein d’orgueil.

– « Jamais ! Ne sais-tu pas qu’on en meurt ? Les Baalshermaphrodites ne se dévoilent que pour nous seuls, hommes parl’esprit, femmes par la faiblesse. Ton désir est unsacrilège ; satisfais-toi avec la science que tupossèdes ! »

Elle tomba sur les genoux, mettant ses deux doigts contre sesoreilles en signe de repentir ; et elle sanglotait, écraséepar la parole du prêtre, pleine à la fois de colère contre lui, deterreur et d’humiliation. Schahabarim, debout, restait plusinsensible que les pierres de la terrasse. Il la regardait de hauten bas frémissante à ses pieds, il éprouvait une sorte de joie enla voyant souffrir pour sa divinité, qu’il ne pouvait, lui nonplus, étreindre tout entière. Déjà les oiseaux chantaient, un ventfroid soufflait, de petits nuages couraient dans le ciel pluspâle.

Tout à coup il aperçut à l’horizon derrière Tunis, comme desbrouillards légers, qui se traînaient contre le sol ; puis cefut un grand rideau de poudre grise perpendiculairement étalé, et,dans les tourbillons de cette masse nombreuse, des têtes dedromadaires, des lances, des boucliers parurent. C’était l’arméedes Barbares qui s’avançait sur Carthage.

Chapitre 4Sous les murs de Carthage

Des gens de la campagne, montés sur des ânes ou courant à pied,pâles, essoufflés, fous de peur, arrivèrent dans la ville. Ilsfuyaient devant l’armée. En trois jours, elle avait fait le cheminde Sicca, pour venir à Carthage et tout exterminer.

On ferma les portes. Les Barbares, presque aussitôt,parurent ; mais ils s’arrêtèrent au milieu de l’isthme, sur lebord du lac.

D’abord ils n’annoncèrent rien d’hostile. Plusieurss’approchèrent avec des palmes à la main. Ils furent repoussés àcoups de flèches, tant la terreur était grande.

Le matin et à la tombée du jour, des rôdeurs quelquefoiserraient le long des murs. On remarquait surtout un petit homme,enveloppé soigneusement d’un manteau et dont la figuredisparaissait sous une visière très basse. Il restait pendant degrandes heures à regarder l’aqueduc, et avec une telle persistance,qu’il voulait sans doute égarer les Carthaginois sur ses véritablesdesseins. Un autre homme l’accompagnait, une sorte de géant quimarchait tête nue.

Mais Carthage était défendue dans toute la largeur de l’isthme :d’abord par un fossé, ensuite par un rempart de gazon, et enfin parun mur, haut de trente coudées, en pierres de taille, et à doubleétage. Il contenait des écuries pour trois cents éléphants avec desmagasins pour leurs caparaçons, leurs entraves et leur nourriture,puis d’autres écuries pour quatre mille chevaux avec les provisionsd’orge et les harnachements, et des casernes pour vingt millesoldats avec les armures et tout le matériel de guerre. Des tourss’élevaient sur le second étage, toutes garnies de créneaux et quiportaient en dehors des boucliers de bronze, suspendus à descrampons.

Cette première ligne de murailles abritait immédiatement Malqua,le quartier des gens de la marine et des teinturiers. On apercevaitdes mâts où séchaient des voiles de pourpre, et sur les dernièresterrasses des fourneaux d’argile pour cuire la saumure.

Par-derrière, la ville étageait en amphithéâtre ses hautesmaisons de forme cubique. Elles étaient en pierres, en planches, engalets, en roseaux, en coquillages, en terre battue. Les bois destemples faisaient comme des lacs de verdure dans cette montagne deblocs, diversement coloriés. Les places publiques la nivelaient àdes distances inégales ; d’innombrables ruelless’entrecroisant la coupaient du haut en bas. On distinguait lesenceintes des trois vieux quartiers, maintenant confondues ;elles se levaient çà et là comme de grands écueils, ou allongeaientdes pans énormes, – à demi couverts de fleurs, noircis, largementrayés par le jet des immondices, et des rues passaient dans leursouvertures béantes, comme des fleuves sous des ponts.

La colline de l’Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sousun désordre de monuments. C’étaient des temples à colonnes torsesavec des chapiteaux de bronze et des chaînes de métal, des cônes enpierres sèches à bandes d’azur, des coupoles de cuivre, desarchitraves de marbre, des contreforts babyloniens, des obélisquesposant sur leur pointe comme des flambeaux renversés. Lespéristyles atteignaient aux frontons ; les volutes sedéroulaient entre les colonnades ; des murailles de granitsupportaient des cloisons de tuile ; tout cela montait l’unsur l’autre en se cachant à demi, d’une façon merveilleuse etincompréhensible. On y sentait la succession des âges et comme dessouvenirs de patries oubliées.

Derrière l’Acropole, dans des terrains rouges, le chemin desMappales, bordé de tombeaux, s’allongeait en ligne droite du rivageaux catacombes ; de larges habitations s’espaçaient ensuitedans des jardins, et ce troisième quartier, Mégara, la ville neuve,allait jusqu’au bord de la falaise, où se dressait un phare géantqui flambait toutes les nuits.

Carthage se déployait ainsi devant les soldats établis dans laplaine.

De loin ils reconnaissaient les marchés, les carrefours ;ils se disputaient sur l’emplacement des temples. Celui de Khamon,en face des Syssites, avait des tuiles d’or ; Melkarth, à lagauche d’Eschmoûn, portait sur sa toiture des branches decorail ; Tanit, au-delà, arrondissait dans les palmiers sacoupole de cuivre ; le noir Moloch était au bas des citernes,du côté du phare. L’on voyait à l’angle des frontons, sur le sommetdes murs, au coin des places, partout, des divinités à têtehideuse, colossales ou trapues, avec des ventres énormes, oudémesurément aplaties, ouvrant la gueule, écartant les bras, tenantà la main des fourches, des chaînes ou des javelots ; et lebleu de la mer s’étalait au fond des rues, que la perspectiverendait encore plus escarpées.

Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait ; dejeunes garçons, agitant des sonnettes, criaient à la porte desbains : les boutiques de boissons chaudes fumaient, l’airretentissait du tapage des enclumes, les coqs blancs consacrés auSoleil chantaient sur les terrasses, les boeufs que l’on égorgeaitmugissaient dans les temples, des esclaves couraient avec descorbeilles sur leur tête ; et, dans l’enfoncement desportiques, quelque prêtre apparaissait drapé d’un manteau sombre,nu-pieds et en bonnet pointu.

Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares. Ilsl’admiraient, ils l’exécraient, ils auraient voulu tout à la foisl’anéantir et l’habiter. Mais qu’y avait-il dans le Port-Militaire,défendu par une triple muraille ? Puis, derrière la ville, aufond de Mégara, plus haut que l’Acropole, apparaissait le palaisd’Hamilcar.

Les yeux de Mâtho à chaque instant s’y portaient. Il montaitdans les oliviers, et il se penchait, la main étendue au bord dessourcils. Les jardins étaient vides, et la porte rouge à croixnoire restait constamment fermée.

Plus de vingt fois il fit le tour des remparts, cherchantquelque brèche pour entrer. Une nuit, il se jeta dans le golfe, et,pendant trois heures, il nagea tout d’une haleine. Il arriva au basdes Mappales, il voulut grimper contre la falaise. Il ensanglantases genoux, brisa ses ongles, puis retomba dans les flots et s’enrevint.

Son impuissance l’exaspérait. Il était jaloux de cette Carthageenfermant Salammbô, comme de quelqu’un qui l’aurait possédée. Sesénervements l’abandonnèrent, et ce fut une ardeur d’action folle etcontinuelle. La joue en feu, les yeux irrités, la voix rauque, ilse promenait d’un pas rapide à travers le camp ; ou bien,assis sur le rivage, il frottait avec du sable sa grande épée. Illançait des flèches aux vautours qui passaient. Son coeur débordaiten paroles furieuses.

– « Laisse aller ta colère comme un char qui s’emporte » ,disait Spendius « Crie, blasphème, ravage et tue. La douleurs’apaise avec du sang, et puisque tu ne peux assouvir ton amour,gorge ta haine ; elle te soutiendra ! »

Mâtho reprit le commandement de ses soldats. Il les faisaitimpitoyablement manoeuvrer. On le respectait pour son courage, poursa force surtout. D’ailleurs, il inspirait comme une craintemystique ; on croyait qu’il parlait, la nuit, à des fantômes.Les autres capitaines s’animèrent de son exemple. L’armée, bientôt,se disciplina. Les Carthaginois entendaient de leurs maisons lafanfare des buccines qui réglait les exercices. Enfin, les Barbaresse rapprochèrent.

Il aurait fallu pour les écraser dans l’isthme que deux arméespussent les prendre à la fois par-derrière, l’une débarquant aufond du golfe d’Utique, et la seconde à la montagne desEaux-Chaudes. Mais que faire avec la seule Légion sacrée, grosse desix mille hommes tout au plus ? S’ils inclinaient versl’Orient, ils allaient se joindre aux Nomades, intercepter la routede Cyrène et le commerce du désert. S’ils se repliaient surl’Occident, la Numidie se soulèverait. Enfin le manque de vivresles ferait tôt ou tard dévaster, comme des sauterelles, lescampagnes environnantes ; les Riches tremblaient pour leursbeaux châteaux, pour leurs vignobles, pour leurs cultures.

Hannon proposa des mesures atroces et impraticables, comme depromettre une forte somme pour chaque tête de Barbare, ou, qu’avecdes vaisseaux et des machines, on incendiât leur camp. Son collègueGiscon voulait au contraire qu’ils fussent payés. Mais, à cause desa popularité, les Anciens le détestaient ; car ilsredoutaient le hasard d’un maître et, par terreur de la monarchie,s’efforçaient d’atténuer ce qui en subsistait ou la pouvaitrétablir.

Il y avait en dehors des fortifications des gens d’une autrerace et d’une origine inconnue, – tous chasseurs de porc-épic,mangeurs de mollusques et de serpents. Ils allaient dans lescavernes prendre des hyènes vivantes, qu’ils s’amusaient à fairecourir le soir sur les sables de Mégara, entre les stèles destombeaux. Leurs cabanes, de fange et de varech, s’accrochaientcontre la falaise comme des nids d’hirondelles. Ils vivaient là,sans gouvernement et sans dieux, pêle-mêle, complètement nus, à lafois débiles et farouches, et depuis des siècles exécrés par lepeuple, à cause de leurs nourritures immondes. Les sentinelless’aperçurent un matin qu’ils étaient tous partis.

Enfin des membres du Grand-Conseil se décidèrent. Ils vinrent aucamp, sans colliers ni ceintures, en sandales découvertes, commedes voisins. Ils s’avançaient d’un pas tranquille, jetant dessaluts aux capitaines, ou bien ils s’arrêtaient pour parler auxsoldats, disant que tout était fini et qu’on allait faire justice àleurs réclamations.

Beaucoup d’entre eux voyaient pour la première fois un camp deMercenaires. Au lieu de la confusion qu’ils avaient imaginée,partout c’était un ordre et un silence effrayants. Un rempart degazon enfermait l’armée dans une haute muraille, inébranlable auchoc des catapultes. Le sol des rues était aspergé d’eaufraîche ; par les trous des tentes, ils apercevaient desprunelles fauves qui luisaient dans l’ombre. Les faisceaux depiques et les panoplies suspendues les éblouissaient comme desmiroirs. Ils se parlaient à voix basse. Ils avaient peur avec leurslongues robes de renverser quelque chose.

Les soldats demandèrent des vivres, en s’engageant à les payersur l’argent qu’on leur devait.

On leur envoya des boeufs, des moutons, des pintades, des fruitssecs et des lupins, avec des scombres fumés, de ces scombresexcellents que Carthage expédiait dans tous les ports. Mais ilstournaient dédaigneusement autour des bestiaux magnifiques ;et, dénigrant ce qu’ils convoitaient, offraient pour un bélier lavaleur d’un pigeon, pour trois chèvres le prix d’une grenade. LesMangeurs-de-choses-immondes, se portant pour arbitres, affirmaientqu’on les dupait. Alors ils tiraient leur glaive, menaçaient detuer.

Des commissaires du Grand-Conseil écrivirent le nombre d’annéesque l’on devait à chaque soldat. Mais il était impossiblemaintenant de savoir combien on avait engagé de Mercenaires, et lesAnciens furent effrayés de la somme exorbitante qu’ils auraient àpayer. Il fallait vendre la réserve du silphium, imposer les villesmarchandes ; les Mercenaires s’impatienteraient, déjà Tunisétait avec eux : et les Riches, étourdis par les fureurs d’Hannonet les reproches de son collègue, recommandèrent aux citoyens quipouvaient connaître quelque Barbare d’aller le voir immédiatementpour reconquérir son amitié, lui dire de bonnes paroles. Cetteconfiance les calmerait.

Des marchands, des scribes, des ouvriers de l’arsenal, desfamilles entières se rendirent chez les Barbares.

Les soldats laissaient entrer chez eux tous les Carthaginois,mais par un seul passage tellement étroit que quatre hommes defront s’y coudoyaient. Spendius, debout contre la barrière, lesfaisait attentivement fouiller ; Mâtho, en face de lui,examinait cette multitude, cherchant à retrouver quelqu’un qu’ilpouvait avoir vu chez Salammbô.

Le camp ressemblait à une ville, tant il était rempli de mondeet d’agitation. Les deux foules distinctes se mêlaient sans seconfondre, l’une habillée de toile ou de laine avec des bonnets defeutre pareils à des pommes de pin, et l’autre vêtue de fer etportant des casques. Au milieu des valets et des vendeurs ambulantscirculaient des femmes de toutes les nations, brunes comme desdattes mûres, verdâtres comme des olives, jaunes comme des oranges,vendues par des matelots, choisies dans les bouges, volées à descaravanes, prises dans le sac des villes, que l’on fatiguaitd’amour tant qu’elles étaient jeunes, qu’on accablait de coupslorsqu’elles étaient vieilles, et qui mouraient dans les déroutesau bord des chemins, parmi les bagages, avec les bêtes de sommeabandonnées. Les épouses des Nomades balançaient sur leurs talonsdes robes en poil de dromadaire, carrées et de couleur fauve ;des musiciennes de la Cyrénaïque, enveloppées de gazes violettes etles sourcils peints, chantaient accroupies sur des nattes : devieilles négresses aux mamelles pendantes ramassaient, pour fairedu feu, des fientes d’animal que l’on desséchait au soleil : lesSyracusaines avaient des plaques d’or dans la chevelure, les femmesdes Lusitaniens des colliers de coquillages, les Gauloises despeaux de loup sur leur poitrine blanche ; et des enfantsrobustes, couverts de vermine, nus, incirconcis, donnaient auxpassants des coups dans le ventre avec leur tête, ou venaientpar-derrière, comme de jeunes tigres, les mordre aux mains.

Les Carthaginois se promenaient à travers le camp, surpris parla quantité de choses dont il regorgeait. Les plus misérablesétaient tristes, et les autres dissimulaient leur inquiétude.

Les soldats leur frappaient sur l’épaule, en les excitant à lagaieté. Dès qu’ils apercevaient quelque personnage, ilsl’invitaient à leurs divertissements. Quand on jouait au disque,ils s’arrangeaient pour lui écraser les pieds, et au pugilat, dèsla première passe, lui fracassaient la mâchoires. Les frondeurseffrayaient les Carthaginois avec leurs frondes, les psylles avecdes vipères, les cavaliers avec leurs chevaux. Ces gensd’occupations paisibles, à tous les outrages, baissaient la tête ets’efforçaient de sourire. Quelques-uns, pour se montrer braves,faisaient signe qu’ils voulaient devenir des soldats. On leurdonnait à fendre du bois et à étriller des mulets. On les bouclaitdans une armure et on les roulait comme des tonneaux par les ruesdu camp. Puis, quand ils se disposaient à partir, les Mercenairess’arrachaient les cheveux avec des contorsions grotesques.

Mais beaucoup, par sottise ou préjugé, croyaient naïvement tousles Carthaginois très riches, et ils marchaient derrière eux en lessuppliant de leur accorder quelque chose. Ils demandaient tout cequi leur semblait beau : une bague, une ceinture, des sandales, lafrange d’une robe, et, quand le Carthaginois dépouillé s’écriait :- « Mais je n’ai plus rien. Que veux-tu ? » Ils répondaient «Ta femme ! »

D’autres disaient : – « Ta vie ! »

Les comptes militaires furent remis aux capitaines, lus auxsoldats, définitivement approuvés. Alors ils réclamèrent des tentes: on leur donna des tentes. Puis les polémarques des Grecsdemandèrent quelques-unes de ces belles armures que l’on fabriquaità Carthage ; le Grand-Conseil vota des sommes pour cetteacquisition. Mais il était juste, prétendaient les cavaliers, quela République les indemnisât de leurs chevaux ; l’un affirmaiten avoir perdu trois à tel siège, un autre cinq dans telle marche,un autre quatorze dans les précipices. On leur offrit des étalonsd’Hécatompyle ; ils aimèrent mieux l’argent.

Puis ils demandèrent qu’on leur payât en argent (en piècesd’argent et non en monnaie de cuir) tout le blé qu’on leur devait,et au plus haut prix où il s’était vendu pendant la guerre, si bienqu’ils exigeaient pour une mesure de farine quatre cents fois plusqu’ils n’avaient donné pour un sac de froment. Cette injusticeexaspéra ; il fallut céder, pourtant.

Alors les délégués des soldats et ceux du Grand-Conseil seréconcilièrent, en jurant par le Génie de Carthage et par les Dieuxdes Barbares. Avec les démonstrations et la verbosité orientales,ils se firent des excuses et des caresses. Puis les soldatsréclamèrent, comme une preuve d’amitié, la punition des traîtresqui les avaient indisposés contre la République.

On feignit de ne pas les comprendre. Ils s’expliquèrent plusnettement, disant qu’il leur fallait la tête d’Hannon.

Plusieurs fois par jour ils sortaient de leur camp. Ils sepromenaient au pied des murs. Ils criaient qu’on leur jetât la têtedu Suffète, et ils tendaient leurs robes pour la recevoir.

Le Grand-Conseil aurait faibli, peut-être, sans une dernièreexigence plus injurieuse que les autres : ils demandèrent enmariage, pour leurs chefs, des vierges choisies dans les grandesfamilles. C’était une idée de Spendius, que plusieurs trouvaienttoute simple et fort exécutable. Mais cette prétention de vouloirse mêler au sang punique indigna le peuple ; on leur signifiabrutalement qu’ils n’avaient plus rien à recevoir. Alors ilss’écrièrent qu’on les avait trompés ; si avant trois joursleur solde n’arrivait pas, ils iraient eux-mêmes la prendre dansCarthage.

La mauvaise foi des Mercenaires n’était point aussi complète quele pensaient leurs ennemis. Hamilcar leur avait fait des promessesexorbitantes, vagues il est vrai, mais solennelles et réitérées.Ils avaient pu croire, en débarquant à Carthage, qu’on leurabandonnerait la ville, qu’ils se partageraient des trésors ;et quand ils virent que leur solde à peine serait payée, ce fut unedésillusion pour leur orgueil comme pour leur cupidité.

Denys, Pyrrhus, Agathoclès et les généraux d’Alexandren’avaient-ils pas fourni l’exemple de merveilleuses fortunes ?L’idéal d’Hercule, que les Chananéens confondaient avec le soleil,resplendissait à l’horizon des armées. On savait que de simplessoldats avaient porté des diadèmes, et le retentissement desempires qui s’écroulaient faisait rêver le Gaulois dans sa forêt dechênes, l’Ethiopien dans ses sables. Mais il y avait un peupletoujours prêt à utiliser les courages ; et le voleur chassé desa tribu, le parricide errant sur les chemins, le sacrilègepoursuivi par les dieux, tous les affamés, tous les désespéréstâchaient d’atteindre au port où le courtier de Carthage recrutaitdes soldats. Ordinairement elle tenait ses promesses. Cette foispourtant, l’ardeur de son avarice l’avait entraînée dans uneinfamie périlleuse. Les Numides, les Libyens, l’Afrique entières’allaient jeter sur Carthage. La mer seule était libre. Elle yrencontrait les Romains ; et, comme un homme assailli par desmeurtriers, elle sentait la mort tout autour d’elle.

Il fallut bien recourir à Giscon ; les Barbares acceptèrentson entremise. Un matin ils virent les chaînes du port s’abaisser,et trois bateaux plats, passant par le canal de la Taenia,entrèrent dans le lac.

Sur le premier, à la proue, on apercevait Giscon. Derrière lui,et plus haute qu’un catafalque, s’élevait une caisse énorme, garnied’anneaux pareils à des couronnes qui pendaient. Apparaissaitensuite la légion des Interprètes, coiffés comme des sphinx, etportant un perroquet tatoué sur la poitrine. Des amis et desesclaves suivaient, tous sans armes, et si nombreux qu’ils setouchaient des épaules. Les trois longues barques, pleines àsombrer, s’avançaient aux acclamations de l’armée, qui lesregardait.

Dès que Giscon débarqua, les soldats coururent à sa rencontre.Avec des sacs il fit dresser une sorte de tribune et déclara qu’ilne s’en irait pas avant de les avoir tous intégralement payés.

Des applaudissements éclatèrent ; il fut longtemps sanspouvoir parler.

Puis il blâma les torts de la République et ceux desBarbares ; la faute en était à quelques mutins, qui par leurviolence avaient effrayé Carthage. La meilleure preuve de sesbonnes intentions, c’était qu’on l’envoyait vers eux, lui,l’éternel adversaire du suffète Hannon. Ils ne devaient pointsupposer au peuple l’ineptie de vouloir irriter des braves, niassez d’ingratitude pour méconnaître leurs services ; etGiscon se mit à la paye des soldats en commençant par les Libyens.Comme ils avaient déclaré les listes mensongères, il ne s’en servitpoint.

Ils défilaient devant lui, par nations, en ouvrant leurs doigtspour dire le nombre des années ; on les marquaitsuccessivement au bras gauche avec de la peinture verte ; lesscribes puisaient dans le coffre béant, et d’autres, avec unstylet, faisaient des trous sur une lame de plomb.

Un homme passa, qui marchait lourdement, à la manière desboeufs.

– « Monte près de moi » , dit le Suffète, suspectant quelquefraude ; « combien d’années as-tu servi ? »

– « Douze ans » , répondit le Libyen.

Giscon lui glissa les doigts sous la mâchoire, car lamentonnière du casque y produisait à la longue deuxcallosités ; on les appelait des carroubes, et avoir lescarroubes était une locution pour dire un vétéran.

– « Voleur ! » s’écria le Suffète, « ce qui te manque auvisage tu dois le porter sur les épaules ! » , et luidéchirant sa tunique, il découvrit son dos couvert de galessanglantes ; c’était un laboureur d’Hippo-Zaryte. Des huéess’élevèrent ; on le décapita.

Dès qu’il fut nuit, Spendius alla réveiller les Libyens. Il leurdit :

– « Quand les Ligures, les Grecs, les Baléares et les hommesd’Italie seront payés, ils s’en retourneront. Mais vous autres,vous resterez en Afrique, épars dans vos tribus et sans aucunedéfense ! C’est alors que la République se vengera !Méfiez-vous du voyage ! Allez-vous croire à toutes lesparoles ? Les deux suffètes sont d’accord ! Celui-là vousabuse ! Rappelez-vous l’Ile-des-Ossements et Xantippe qu’ilsont renvoyé à Sparte sur une galère pourrie ! »

– « Comment nous y prendre ? » , demandaient-ils.

– « Réfléchissez ! » disait Spendius.

Les deux jours suivants se passèrent à payer les gens deMagdala, de Leptis, d’Hécatompyle ; Spendius se répandait chezles Gaulois.

– « On solde les Libyens, ensuite on payera les Grecs, puis lesBaléares, les Asiatiques, et tous les autres ! Mais vous quin’êtes pas nombreux, on ne vous donnera rien ! Vous nereverrez plus vos patries ! Vous n’aurez point devaisseaux ! Ils vous tueront, pour épargner la nourriture.»

Les Gaulois vinrent trouver le Suffète. Autharite, celui qu’ilavait blessé chez Hamilcar, l’interpella. Il disparut, repoussé parles esclaves, mais en jurant qu’il se vengerait.

Les réclamations, les plaintes se multiplièrent. Les plusobstinés pénétraient dans la tente du Suffète ; pourl’attendrir ils prenaient ses mains, lui faisaient palper leursbouches sans dents, leurs bras tout maigres et les cicatrices deleurs blessures. Ceux qui n’étaient point encore payéss’irritaient, ceux qui avaient reçu leur solde en demandaient uneautre pour leurs chevaux ; et les vagabonds, les bannis,prenant les armes des soldats, affirmaient qu’on les oubliait. Achaque minute, il arrivait comme des tourbillons d’hommes ;les tentes craquaient, s’abattaient ; la multitude serréeentre les remparts du camp oscillait à grands cris depuis lesportes jusqu’au centre. Quand le tumulte se faisait trop fort,Giscon posait un coude sur son sceptre d’ivoire, et, regardant lamer, il restait immobile, les doigts enfoncés dans sa barbe.

Souvent Mâtho s’écartait pour aller s’entretenir avecSpendius ; puis il se replaçait en face du Suffète, et Gisconsentait perpétuellement ses prunelles comme deux phalariques enflammes dardées vers lui. Par-dessus la foule, plusieurs fois, ilsse lancèrent des injures, mais qu’ils n’entendirent pas. Cependantla distribution continuait, et le Suffète à tous les obstaclestrouvait des expédients.

Les Grecs voulurent élever des chicanes sur la différence desmonnaies. Il leur fournit de telles explications qu’ils seretirèrent sans murmures. Les Nègres réclamèrent de ces coquillesblanches usitées pour le commerce dans l’intérieur de l’Afrique. Illeur offrit d’en envoyer prendre à Carthage ; alors, comme lesautres, ils acceptèrent de l’argent.

Mais on avait promis aux Baléares quelque chose de meilleur, àsavoir des femmes. Le Suffète répondit que l’on attendait pour euxtoute une caravane de vierges : la route était longue, il fallaitencore six lunes. Quand elles seraient grasses et bien frottées debenjoin, on les enverrait sur des vaisseaux, dans les ports desBaléares.

Tout à coup, Zarxas, beau maintenant et vigoureux, sauta commeun bateleur sur les épaules de ses amis et il cria :

– « En as-tu réservé pour les cadavres ? » tandis qu’ilmontrait dans Carthage la porte de Khamon.

Aux derniers feux du soleil, les plaques d’airain la garnissantde haut en bas resplendissaient ; les Barbares crurentapercevoir sur elle une traînée sanglante. Chaque fois que Gisconvoulait parler, leurs cris recommençaient. Enfin, il descendit àpas graves et s’enferma dans sa tente.

Quand il en sortit au lever du soleil, ses interprètes, quicouchaient en dehors, ne bougèrent point ; ils se tenaient surle dos, les yeux fixes, la langue au bord des dents et la facebleuâtre. Des mucosités blanches coulaient de leurs narines, etleurs membres étaient raides, comme si le froid pendant la nuit leseût tous gelés. Chacun portait autour du cou un petit lacet dejoncs.

La rébellion dès lors ne s’arrêta plus. Ce meurtre des Baléaresrappelé par Zarxas confirmait les défiances de Spendius. Ilss’imaginaient que la République cherchait toujours à les tromper.Il fallait en finir ! On se passerait des interprètes !Zarxas, avec une fronde autour de la tête, chantait des chansons deguerre ; Autharite brandissait sa grande épée ; Spendiussoufflait à l’un quelque parole, fournissait à l’autre un poignard.Les plus forts tâchaient de se payer eux-mêmes, les moins furieuxdemandaient que la distribution continuât. Personne maintenant nequittait ses armes, et toutes les colères se réunissaient contreGiscon dans une haine tumultueuse.

Quelques-uns montaient à ses côtés. Tant qu’ils vociféraient desinjures on les écoutait avec patience ; mais s’ils tentaientpour lui le moindre mot, ils étaient immédiatement lapidés, oupar-derrière d’un coup de sabre on leur abattait la tête.L’amoncellement des sacs était plus rouge qu’un autel.

Ils devenaient terribles après le repas, quand ils avaient bu duvin ! C’était une joie défendue sous peine de mort dans lesarmées puniques, et ils levaient leur coupe du côté de Carthage pardérision pour sa discipline. Puis ils revenaient vers les esclavesdes finances et ils recommençaient à tuer. Le mot frappe, différentdans chaque langue, était compris de tous.

Giscon savait bien que la patrie l’abandonnait ; mais il nevoulait point malgré son ingratitude la déshonorer. Quand ils luirappelèrent qu’on leur avait promis des vaisseaux, il jura parMoloch de leur en fournir lui-même, à ses frais, et, arrachant soncollier de pierres bleues, il le jeta dans la foule en gage deserment.

Alors les Africains réclamèrent le blé, d’après les engagementsdu Grand-Conseil. Giscon étala les comptes des Syssites, tracésavec de la peinture violette sur des peaux de brebis ; illisait tout ce qui était entré dans Carthage, mois par mois et jourpar jour.

Soudain il s’arrêta, les yeux béants, comme s’il fût découvertentre les chiffres sa sentence de mort.

En effet, les Anciens les avaient frauduleusement réduits et leblé, vendu pendant l’époque la plus calamiteuse de la guerre, setrouvait à un taux si bas, qu’à moins d’aveuglement on n’y pouvaitcroire.

– « Parle ! » crièrent-ils, « plus haut ! Ah !c’est qu’il cherche à mentir, le lâche ! méfions-nous. »

Pendant quelque temps, il hésita. Enfin il reprit sabesogne.

Les soldats, sans se douter qu’on les trompait, acceptèrentcomme vrais les comptes des Syssites. Alors l’abondance où s’étaittrouvée Carthage les jeta dans une jalousie furieuse. Ils brisèrentla caisse de sycomore ; elle était vide aux trois quarts. Ilsavaient vu de telles sommes en sortir qu’ils la jugeaientinépuisable ; Giscon en avait enfoui dans sa tente. Ilsescaladèrent les sacs. Mâtho les conduisait, et comme ils criaient: « L’argent ! l’argent ! » Giscon à la fin répondit:

– « Que votre général vous en donne ! »

Il les regardait en face, sans parler, avec ses grands yeuxjaunes et sa longue figure plus pâle que sa barbe. Une flèche,arrêtée par les plumes, se tenait à son oreille dans son largeanneau d’or, et un filet de sang coulait de sa tiare sur sonépaule.

A un geste de Mâtho, tous s’avancèrent. Il écarta lesbras ; Spendius, avec un noeud coulant, l’étreignit auxpoignets ; un autre le renversa, et il disparut dans ledésordre de la foule qui s’écroulait sur les sacs.

Ils saccagèrent sa tente. On n’y trouva que les chosesindispensables à la vie ; puis, en cherchant mieux, troisimages de Tanit, et dans une peau de singe, une pierre noire tombéede la lune. Beaucoup de Carthaginois avaient voulul’accompagner ; c’étaient des hommes considérables et tous duparti de la guerre.

On les entraîna en dehors des tentes, et on les précipita dansla fosse aux immondices. Avec des chaînes de fer ils furentattachés par le ventre à des pieux solides, et on leur tendait lanourriture à la pointe d’un javelot.

Autharite, tout en les surveillant, les accablait d’invectives,mais comme ils ne comprenaient point sa langue, ils ne répondaientpas ; le Gaulois, de temps à autre, leur jetait des caillouxau visage pour les faire crier.

Dès le lendemain, une sorte de langueur envahit l’armée. Aprésent que leur colère était finie, des inquiétudes les prenaient.Mâtho souffrait d’une tristesse vague. Il lui semblait avoirindirectement outragé Salammbô. Ces Riches étaient comme unedépendance de sa personne. Il s’asseyait la nuit au bord de leurfosse, et il retrouvait dans leurs gémissements quelque chose de lavoix dont son coeur était plein.

Cependant ils accusaient, tous, les Libyens, qui seuls étaientpayés. Mais, en même temps que se ravivaient les antipathiesnationales avec les haines particulières, on sentait le péril des’y abandonner. Les représailles, après un attentat pareil,seraient formidables. Donc il fallait prévenir la vengeance deCarthage. Les conciliabules, les harangues n’en finissaient pas.Chacun parlait, on n’écoutait personne, et Spendius, ordinairementsi loquace, à toutes les propositions secouait la tête.

Un soir il demanda négligemment à Mâtho s’il n’y avait pas dessources dans l’intérieur de la ville.

– « Pas une ! » répondit Mâtho.

Le lendemain, Spendius l’entraîna sur la berge du lac.

– « Maître ! » dit l’ancien esclave, « Si ton coeur estintrépide, je te conduirai dans Carthage. »

– « Comment ? » répétait l’autre en haletant.

– « Jure d’exécuter tous mes ordres, de me suivre comme uneombre ! »

Alors Mâtho, levant son bras vers la planète de Chabar, s’écria:

– « Par Tanit, je le jure ! »

Spendius reprit :

– « Demain après le coucher du soleil, tu m’attendras au pied del’aqueduc, entre la neuvième et la dixième arcade. Emporte avec toiun pic de fer, un casque sans aigrette et des sandales de cuir.»

L’aqueduc dont il parlait traversait obliquement l’isthmeentier, – ouvrage considérable – , agrandi plus tard par lesRomains. Malgré son dédain des autres peuples, Carthage leur avaitpris gauchement cette invention nouvelle, comme Rome elle-mêmeavait fait de la galère punique ; et cinq rangs d’arcssuperposés, d’une architecture trapue, avec des contreforts à labase et des têtes de lion au sommet, aboutissaient à la partieoccidentale de l’Acropole, où ils s’enfonçaient sous la ville pourdéverser presque une rivière dans les citernes de Mégara.

A l’heure convenue, Spendius y trouva Mâtho. Il attacha unesorte de harpon au bout d’une corde, le fit tourner rapidementcomme une fronde, l’engin de fer s’accrocha ; et ils semirent, l’un derrière l’autre, à grimper le long du mur.

Mais quand ils furent montés sur le premier étage, le crampon,chaque fois qu’ils le jetaient, retombait ; il leur fallait,pour découvrir quelque fissure, marcher sur le bord de lacorniche ; à chaque rang des arcs, ils la trouvaient plusétroite. Puis la corde se relâcha. Plusieurs fois, elle faillit serompre.

Enfin ils arrivèrent à la plate-forme supérieure. Spendius, detemps à autre, se penchait pour tâter les pierres avec sa main.

– « C’est là » dit-il, « commençons ! » Et pesant surl’épieu qu’avait apporté Mâtho, ils parvinrent à disjoindre une desdalles.

Ils aperçurent, au loin, une troupe de cavaliers galopant surdes chevaux sans brides. Leurs bracelets d’or sautaient dans lesvagues draperies de leurs manteaux. On distinguait en avant unhomme couronné de plumes d’autruche et qui galopait avec une lanceà chaque main.

– « Narr’Havas ! » s’écria Mâtho.

– « Qu’importe ! » reprit Spendius ; et il sauta dansle trou qu’ils venaient de faire en découvrant la dalle.

Mâtho, par son ordre, essaya de pousser un des blocs. Mais,faute de place, il ne pouvait remuer les coudes .- « Nousreviendrons » , dit Spendius ! « Mets-toi devant. » Alors ilss’aventurèrent dans le conduit des eaux.

Ils en avaient jusqu’au ventre. Bientôt ils chancelèrent et illeur fallut nager. Leurs membres se heurtaient contre les parois ducanal trop étroit. L’eau coulait presque immédiatement sous ladalle supérieure : ils se déchiraient le visage. Puis le courantles entraîna. Un air plus lourd qu’un sépulcre leur écrasait lapoitrine, et la tête sous les bras, les genoux l’un contre l’autre,allongés tant qu’ils pouvaient, ils passaient comme des flèchesdans l’obscurité, étouffant, râlant, presque morts. Soudain, toutfut noir devant eux et la vélocité des eaux redoublait. Ilstombèrent.

Quand ils furent remontés à la surface, ils se tinrent pendantquelques minutes étendus sur le dos, à humer l’air, délicieusement.Des arcades, les unes derrière les autres, s’ouvraient au milieu delarges murailles séparant des bassins. Tous étaient remplis, etl’eau se continuait en une seule nappe dans la longueur desciternes. Les coupoles du plafond laissaient descendre par leursoupirail une clarté pâle qui étalait sur les ondes comme desdisques de lumière, et les ténèbres à l’entour, s’épaississant versles murs, les reculaient indéfiniment. Le moindre bruit faisait ungrand écho.

Spendius et Mâtho se remirent à nager, et, passant parl’ouverture des arcs, ils traversèrent plusieurs chambres à lafile. Deux autres rangs de bassins plus petits s’étendaientparallèlement de chaque côté. Ils se perdirent, ils tournaient, ilsrevenaient. Enfin, quelque chose résista sous leurs talons. C’étaitle pavé de la galerie qui longeait les citernes.

Alors, s’avançant avec de grandes précautions, ils palpèrent lamuraille pour trouver une issue. Mais leurs pieds glissaient ;ils tombaient dans les vasques profondes. Ils avaient à remonter,puis ils retombaient encore ; et ils sentaient uneépouvantable fatigue, comme si leurs membres en nageant se fussentdissous dans l’eau. Leurs yeux se fermèrent : ils agonisaient.

Spendius se frappa la main contre les barreaux d’une grille. Ilsla secouèrent, elle céda, et ils se trouvèrent sur les marches d’unescalier. Une porte de bronze le fermait en haut. Avec la pointed’un poignard, ils écartèrent la barre que l’on ouvrait endehors ; tout à coup le grand air pur les enveloppa.

La nuit était pleine de silence, et le ciel avait une hauteurdémesurée. Des bouquets d’arbres débordaient, sur les longueslignes des murs. La ville entière dormait. Les feux desavant-postes brillaient comme des étoiles perdues.

Spendius qui avait passé trois ans dans l’ergastule, connaissaitimparfaitement les quartiers. Mâtho conjectura que, pour se rendreau palais d’Hamilcar, ils devaient prendre sur la gauche, entraversant les Mappales.

– « Non » , dit Spendius, « conduis-moi au temple de Tanit.»

Mâtho voulut parler.

– « Rappelle-toi ! » fit l’ancien esclave ; et, levantson bras, il lui montra la planète de Chabar quiresplendissait.

Alors Mâtho se tourna silencieusement vers l’Acropole.

Ils rampaient le long des clôtures de nopals qui bordaient lessentiers. L’eau coulait de leurs membres sur la poussière. Leurssandales humides ne faisaient aucun bruit ; Spendius, avec sesyeux plus flamboyants que des torches, à chaque pas fouillait lesbuissons ; – et il marchait derrière Mâtho, les mains poséessur les deux poignards qu’il portait aux bras, tenus au-dessous del’aisselle par un cercle de cuir.

Chapitre 5Tanit

Quand ils furent sortis des jardins, ils se trouvèrent arrêtéspar l’enceinte de Mégara. Mais ils découvrirent une brèche dans lagrosse muraille, et passèrent.

Le terrain descendait, formant une sorte de vallon très large.C’était une place découverte.

– « Ecoute » , dit Spendius, « et d’abord ne crains rien,j’exécuterai ma promesse … »

Il s’interrompit ; il avait l’air de réfléchir, comme pourchercher ses paroles. – « Te rappelles-tu cette fois, au soleillevant, où, sur la terrasse de Salammbô, je t’ai montréCarthage ? Nous étions forts ce jour-là, mais tu n’as voulurien entendre ! » Puis d’une voix grave : – « Maître, il y adans le sanctuaire de Tanit un voile mystérieux, tombé du ciel, etqui recouvre la Déesse. »

– « Je le sais » , dit Mâtho.

Spendius reprit :

– « Il est divin lui-même, car il fait partie d’elle. Les dieuxrésident où se trouvent leurs simulacres. C’est parce que Carthagele possède, que Carthage est puissante. » Alors se penchant à sonoreille : « Je t’ai emmené avec moi pour le ravir ! »

Mâtho recula d’horreur.

– « Va-t’en ! cherche quelque autre ! Je ne veux past’aider dans cet exécrable forfait. »

– « Mais Tanit est ton ennemie » , répliqua Spendius : elle tepersécute, et tu meurs de sa colère. Tu t’en vengeras. Ellet’obéira. Tu deviendras presque immortel et invincible.

Mâtho baissait la tête. Il continua :

– « Nous succomberions ; l’armée d’elle-même s’anéantirait.Nous n’avons ni fuite à espérer, ni secours, ni pardon ! Quelchâtiment des Dieux peux-tu craindre, puisque tu vas avoir leurforce dans les mains ? Aimes-tu mieux périr le soir d’unedéfaite, misérablement, à l’abri d’un buisson, ou parmi l’outragede la populace, dans la flamme des bûchers ? Maître, un jourtu entreras à Carthage, entre les collèges des pontifes, quibaiseront tes sandales : et si le voile de Tanit te pèse encore, tule rétabliras dans son temple. Suis-moi ! viens le prendre.»

Une envie terrible dévorait Mâtho. Il aurait voulu, ens’abstenant du sacrilège, posséder le voile. Il se disait quepeut-être on n’aurait pas besoin de le prendre pour en accaparer lavertu. Il n’allait point jusqu’au fond de sa pensée, s’arrêtant surla limite où elle l’épouvantait.

– « Marchons ! » dit-il ; et ils s’éloignèrent d’unpas rapide, côte à côte, sans parler.

Le terrain remonta, et les habitations se rapprochèrent. Ilstournaient dans les rues étroites, au milieu des ténèbres. Deslambeaux de sparterie fermant les portes battaient contre les murs.Sur une place, des chameaux ruminaient devant des tas d’herbescoupées. Puis ils passèrent sous une galerie que recouvraient desfeuillages. Un troupeau de chiens aboya. Mais l’espace tout à coups’élargit, et ils reconnurent la face occidentale de l’Acropole. Aubas de Byrsa s’étalait une longue masse noire : c’était le templede Tanit, ensemble de monuments et de jardins, de cours etd’avant-cours, bordé par un petit mur de pierres sèches. Spendiuset Mâtho le franchirent.

Cette première enceinte renfermait un bois de platanes, parprécaution contre la peste et l’infection de l’air. Çà et làétaient disséminées des tentes où l’on vendait pendant le jour despâtes épilatoires, des parfums, des vêtements, des gâteaux en formede lune, et des images de la Déesse avec des représentations dutemple, creusées dans un bloc d’albâtre.

Ils n’avaient rien à craindre, car les nuits où l’astre neparaissait pas on suspendait tous les rites : cependant Mâtho seralentissait ; il s’arrêta devant les trois marches d’ébènequi conduisaient à la seconde enceinte.

– « Avance ! » dit Spendius.

Des grenadiers, des amandiers, des cyprès et des myrtes,immobiles comme des feuillages de bronze, alternaientrégulièrement ; le chemin, pavé de cailloux bleus, craquaitsous les pas, et des roses épanouies pendaient en berceau sur toutela longueur de l’allée. Ils arrivèrent devant un trou ovale, abritépar une grille. Alors, Mâtho, que ce silence effrayait, dit àSpendius :

– « C’est ici qu’on mélange les Eaux douces avec les Eauxamères. »

– « J’ai vu tout cela » , reprit l’ancien esclave, « en Syrie,dans la ville de Maphug » ; et, par un escalier de six marchesd’argent, ils montèrent dans la troisième enceinte.

Un cèdre énorme en occupait le milieu. Ses branches les plusbasses disparaissaient sous des brides d’étoffes et des colliersqu’y avaient appendus les fidèles. Ils firent encore quelques pas,et la façade du temple se déploya.

Deux longs portiques, dont les architraves reposaient sur despiliers trapus, flanquaient une tour quadrangulaire, ornée à saplate-forme par un croissant de lune. Sur les angles des portiqueset aux quatre coins de la tour s’élevaient des vases pleinsd’aromates allumés. Des grenades et des coloquintes chargeaient leschapiteaux. Des entrelacs, des losanges, des lignes de perless’alternaient sur les murs, et une haie en filigrane d’argentformait un large demi-cercle devant l’escalier d’airain quidescendait du vestibule.

Il y avait à l’entrée, entre une stèle d’or et une stèled’émeraude, un cône de pierre ; Mâtho, en passant à côté, sebaisa la main droite.

La première chambre était très haute ; d’innombrablesouvertures perçaient sa voûte ; en levant la tête on pouvaitvoir les étoiles. Tout autour de la muraille, dans des corbeillesde roseau, s’amoncelaient des barbes et des chevelures, prémicesdes adolescences ; et, au milieu de l’appartement circulaire,le corps d’une femme sortait d’une gaine couverte de mamelles.Grasse, barbue, et les paupières baissées, elle avait l’air desourire, en croisant ses mains sur le bord de son gros ventre, -poli par les baisers de la foule.

Puis ils se retrouvèrent à l’air libre, dans un corridortransversal, où un autel de proportions exiguës s’appuyait contreune porte d’ivoire. On n’allait point au-delà : les prêtres seulspouvaient l’ouvrir ; car un temple n’était pas un lieu deréunion pour la multitude, mais la demeure particulière d’unedivinité.

– « L’entreprise est impossible » , disait Mâtho. « Tu n’y avaispas songé ! Retournons ! » Spendius examinait lesmurs.

Il voulait le voile, non qu’il eût confiance en sa vertu(Spendius ne croyait qu’à l’Oracle), mais persuadé que lesCarthaginois, s’en voyant privés, tomberaient dans un grandabattement. Pour trouver quelque issue, ils firent le tourpar-derrière.

On apercevait, sous des bosquets de térébinthe, des édicules deforme différente. Çà et là un phallus de pierre se dressait, et degrands cerfs erraient tranquillement, poussant de leurs piedsfourchus des pommes de pin tombées.

Ils revinrent sur leurs pas entre deux longues galeries quis’avançaient parallèlement. De petites cellules s’ouvraient aubord. Des tambourins et des cymbales étaient accrochés du haut enbas de leurs colonnes de cèdre. Des femmes dormaient en dehors descellules, étendues sur des nattes. Leurs corps, tout grasd’onguents, exhalaient une odeur d’épices et de cassoletteséteintes ; elles étaient si couvertes de tatouages, decolliers, d’anneaux, de vermillon et d’antimoine, qu’on les eûtprises, sans le mouvement de leur poitrine, pour des idoles ainsicouchées par terre. Des lotus entouraient une fontaine, oùnageaient des poissons pareils à ceux de Salammbô ; puis aufond, contre la muraille du temple, s’étalait une vigne dont lessarments étaient de verre et les grappes d’émeraude : les rayonsdes pierres précieuses faisaient des jeux de lumière, entre lescolonnes peintes, sur les visages endormis.

Mâtho suffoquait dans la chaude atmosphère que rabattaient surlui les cloisons de cèdre. Tous ces symboles de la fécondation, cesparfums, ces rayonnements, ces haleines l’accablaient. A traversles éblouissements mystiques, il songeait à Salammbô. Elle seconfondait avec la Déesse elle-même, et son amour s’en dégageaitplus fort, comme les grands lotus qui s’épanouissaient sur laprofondeur des eaux.

Spendius calculait quelle somme d’argent il aurait autrefoisgagnée à vendre ces femmes ; et, d’un coup d’oeil rapide, ilpesait en passant les colliers d’or.

Le temple était, de ce côté comme de l’autre, impénétrable. Ilsrevinrent derrière la première chambre. Pendant que Spendiuscherchait, furetait, Mâtho, prosterné devant la porte, imploraitTanit. Il la suppliait de ne point permettre ce sacrilège. Iltâchait de l’adoucir avec des mots caressants, comme on fait à unepersonne irritée. Spendius remarqua au-dessus de la porte uneouverture étroite.

– « Lève-toi ! » dit-il à Mâtho, et il le fit s’adossercontre le mur, tout debout. Alors, posant un pied dans ses mains,puis un autre sur sa tête, il parvint jusqu’à la hauteur dusoupirail, s’y engagea et disparut. Puis Mâtho sentit tomber surson épaule une corde à noeuds, celle que Spendius avait enrouléeautour de son corps avant de s’engager dans les citernes ; ets’y appuyant des deux mains, bientôt il se trouva près de lui dansune grande salle pleine d’ombre.

De pareils attentats étaient une chose extraordinaire.L’insuffisance des moyens pour les prévenir témoignait assez qu’onles jugeait impossibles. La terreur, plus que les murs, défendaitles sanctuaires. Mâtho, à chaque pas, s’attendait à mourir.

Cependant, une lueur vacillait au fond des ténèbres ; ilss’en rapprochèrent. C’était une lampe qui brûlait dans une coquillesur le piédestal d’une statue, coiffée du bonnet des Cabires. Desdisques en diamant parsemaient sa longue robe bleue, et deschaînes, qui s’enfonçaient sous les dalles, l’attachaient au solpar les talons. Mâtho retint un cri. Il balbutiait : « Ah ! lavoilà ! la voilà ! … » Spendius prit la lampe afinde s’éclairer.

– « Quel impie tu es ! » murmura Mâtho. Il le suivaitpourtant.

L’appartement où ils entrèrent n’avait rien qu’une peinturenoire représentant une autre femme. Ses jambes montaient jusqu’auhaut de la muraille. Son corps occupait le plafond tout entier. Deson nombril pendait à un fil un oeuf énorme, et elle retombait surl’autre mur, la tête en bas, jusqu’au niveau des dalles oùatteignaient ses doigts pointus.

Pour passer plus loin, ils écartèrent une tapisserie ; maisle vent souffla, et la lumière s’éteignit.

Alors ils errèrent, perdus dans les complications del’architecture. Tout à coup, ils sentirent sous leurs pieds quelquechose d’une douceur étrange. Des étincelles pétillaient,jaillissaient ; ils marchaient dans du feu. Spendius tâta lesol et reconnut qu’il était soigneusement tapissé avec des peaux delynx ; puis il leur sembla qu’une grosse corde mouillée,froide et visqueuse, glissait entre leurs jambes. Des fissures,taillées dans la muraille, laissaient tomber de minces rayonsblancs. Ils s’avançaient à ces lueurs incertaines. Enfin ilsdistinguèrent un grand serpent noir. Il s’élança vite etdisparut.

– « Fuyons ! » s’écria Mâtho. « C’est elle ! je lasens elle vient. »

– « Eh non ! » répondit Spendius, « le temple est vide.»

Alors une lumière éblouissante leur fit baisser les yeux. Puisils aperçurent tout à l’entour une infinité de bêtes, efflanquées,haletantes, hérissant leurs griffes, et confondues les unespar-dessus les autres dans un désordre mystérieux qui épouvantait.Des serpents avaient des pieds, des taureaux avaient des ailes, despoissons à têtes d’homme dévoraient des fruits, des fleurss’épanouissaient dans la mâchoire des crocodiles, et des éléphants,la trompe levée, passaient en plein azur, orgueilleusement, commedes aigles. Un effort terrible distendait leurs membres incompletsou multipliés. Ils avaient l’air, en tirant la langue, de vouloirfaire sortir leur âme ; et toutes les formes se trouvaient là,comme si le réceptacle des germes, crevant dans une éclosionsoudaine, se fût vidé sur les murs de la salle.

Douze globes de cristal bleu la bordaient circulairement,supportés par des monstres qui ressemblaient à des tigres. Leursprunelles saillissaient comme les yeux des escargots, et courbantleurs reins trapus, ils se tournaient vers le fond, oùresplendissait , sur un char d’ivoire, la Rabbet suprême,l’Omniféconde, la dernière inventée.

Des écailles, des plumes, des fleurs et des oiseaux luimontaient jusqu’au ventre. Pour pendants d’oreilles elle avait descymbales d’argent qui lui battaient sur les joues. Ses grands yeuxfixes vous regardaient, et une pierre lumineuse, enchâssée à sonfront dans un symbole obscène, éclairait toute la salle, en sereflétant au-dessus de la porte, sur des miroirs de cuivrerouge.

Mâtho fit un pas ; une dalle fléchit sous ses talons, etvoilà que les sphères se mirent à tourner, les monstres àrugir ; une musique s’éleva, mélodieuse et ronflante commel’harmonie des planètes ; l’âme tumultueuse de Tanitruisselait épandue. Elle allait se lever, grande comme la salle,avec les bras ouverts. Tout à coup les monstres fermèrent lagueule, et les globes de cristal ne tournaient plus.

Puis une modulation lugubre pendant quelque temps se traîna dansl’air, et s’éteignit enfin.

– « Et le voile ? » dit Spendius.

Nulle part on ne l’apercevait. Où donc se trouvait-il ?Comment le découvrir ? Et si les prêtres l’avaientcaché ? Mâtho éprouvait un déchirement au coeur et comme unedéception dans sa foi.

– « Par ici ! » chuchota Spendius. Une inspiration leguidait. Il entraîna Mâtho derrière le char de Tanit, où une fente,large d’une coudée, coupait la muraille du haut en bas.

Alors ils pénétrèrent dans une petite salle toute ronde, et siélevée qu’elle ressemblait à l’intérieur d’une colonne. Il y avaitau milieu une grosse pierre noire à demi sphérique, comme untambourin ; des flammes brûlaient dessus ; un côned’ébène se dressait par-derrière, portant une tête et deuxbras.

Mais au-delà on aurait dit un nuage où étincelaient des étoiles: des figures apparaissaient dans les profondeurs de ses plis :Eschmoûn avec les Kabires, quelques-uns des monstres déjà vus, lesbêtes sacrées des Babyloniens, puis d’autres qu’ils neconnaissaient pas. Cela passait comme un manteau sous le visage del’idole, et remontant étalé sur le mur, s’accrochait par lesangles, tout à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune commel’aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant,léger. C’était là le manteau de la Déesse, le zaïmph saint que l’onne pouvait voir.

Ils pâlirent l’un et l’autre.

– « Prends-le ! » dit enfin Mâtho.

Spendius n’hésita pas ; et, s’appuyant sur l’idole, ildécrocha le voile, qui s’affaissa par terre. Mâtho posa la maindessus ; puis il entra sa tête par l’ouverture, puis il s’enenveloppa le corps, et il écartait les bras pour le mieuxcontempler.

– « Partons ! » dit Spendius.

Mâtho, en haletant, restait les yeux fixés sur les dalles.

Tout à coup il s’écria :

– « Mais si j’allais chez elle ? Je n’ai plus peur de sabeauté. Que pourrait-elle faire contre moi ? Me voilà plusqu’un homme, maintenant. Je traverserais les flammes, je marcheraisdans la mer ! Un élan m’emporte ! Salammbô !Salammbô ! Je suis ton maître ! »

Sa voix tonnait. Il semblait à Spendius de taille plus haute ettransfiguré.

Un bruit de pas se rapprocha, une porte s’ouvrit et un hommeapparut, un prêtre, avec son haut bonnet et les yeux écarquillés.Avant qu’il eût fait un geste, Spendius s’était précipité, et,l’étreignant à pleins bras, lui avait enfoncé dans les flancs sesdeux poignards. La tête sonna sur les dalles.

Puis, immobiles comme le cadavre, ils restèrent pendant quelquetemps à écouter. On n’entendait que le murmure du vent par la porteentrouverte.

Elle donnait sur un passage resserré. Spendius s’y engagea.Mâtho le suivit, et ils se trouvèrent presque immédiatement dans latroisième enceinte, entre les portiques latéraux, où étaient leshabitations des prêtres.

Derrière les cellules il devait y avoir pour sortir un cheminplus court. Ils se hâtèrent.

Spendius, s’accroupissant au bord de la fontaine, lava ses mainssanglantes. Les femmes dormaient. La vigne d’émeraude brillait. Ilsse remirent en marche.

Mais quelqu’un, sous les arbres, courait derrière eux ; etMâtho, qui portait le voile, sentit plusieurs fois qu’on le tiraitpar en bas, tout doucement. C’était un grand cynocéphale, un deceux qui vivaient libres dans l’enceinte de la Déesse. Comme s’ilavait eu conscience du vol, il se cramponnait au manteau. Cependantils n’osaient le battre, dans la peur de faire redoubler sescris ; soudain sa colère s’apaisa et il trottait près d’eux,côte à côte, en balançant son corps, avec ses longs bras quipendaient. Puis, à la barrière, d’un bond, il s’élança dans unpalmier.

Quand ils furent sortis de la dernière enceinte, ils sedirigèrent vers le palais d’Hamilcar, Spendius comprenant qu’ilétait inutile de vouloir en détourner Mâtho.

Ils prirent par la rue des Tanneurs, la place de Muthumbal, lemarché aux herbes et le carrefour de Cynasyn. A l’angle d’un mur,un homme se recula, effrayé par cette chose étincelante, quitraversait les ténèbres.

– « Cache le zaïmph ! » dit Spendius.

D’autres gens les croisèrent ; mais ils n’en furent pasaperçus.

Enfin ils reconnurent les maisons de Mégara.

Le phare, bâti par-derrière, au sommet de la falaise, illuminaitle ciel d’une grande clarté rouge, et l’ombre du palais, avec sesterrasses superposées, se projetait sur les jardins comme unemonstrueuse pyramide. Ils entrèrent par la haie de jujubiers, enabattant les branches à coups de poignard.

Tout gardait les traces du festin des Mercenaires. Les parcsétaient rompus, les rigoles taries, les portes de l’ergastuleouvertes. Personne n’apparaissait autour des cuisines ni descelliers. Ils s’étonnaient de ce silence, interrompu quelquefoispar le souffle rauque des éléphants qui s’agitaient dans leursentraves, et la crépitation du phare où flambait un bûcherd’aloès.

Mâtho, cependant, répétait :

– « Où est-elle ? je veux la voir ! Conduis-moi !»

– « C’est une démence ! » disait Spendius. « Elleappellera, ses esclaves accourront, et, malgré ta force, tumourras ! »

Ils atteignirent ainsi l’escalier des galères. Mâtho leva latête, et il crut apercevoir, tout en haut, une vague clartérayonnante et douce. Spendius voulut le retenir. Il s’élança surles marches.

En se retrouvant aux places où il l’avait déjà vue, l’intervalledes jours écoulés s’effaça dans sa mémoire. Tout à l’heure ellechantait entre les tables ; elle avait disparu, et depuis lorsil montait continuellement cet escalier. Le ciel, sur sa tête,était couvert de feux ; la mer emplissait l’horizon ; àchacun de ses pas une immensité plus large l’entourait, et ilcontinuait à gravir avec l’étrange facilité que l’on éprouve dansles rêves.

Le bruissement du voile frôlant contre les pierres lui rappelason pouvoir nouveau ; mais, dans l’excès de son espérance, ilne savait plus maintenant ce qu’il devait faire ; cetteincertitude l’intimida.

De temps à autre, il collait son visage contre les baiesquadrangulaires des appartements fermés, et il crut voir dansplusieurs des personnes endormies.

Le dernier étage, plus étroit, formait comme un dé sur le sommetdes terrasses. Mâtho en fit le tour, lentement.

Une lumière laiteuse emplissait les feuilles de talc quibouchaient les petites ouvertures de la muraille ; et,symétriquement disposées, elles ressemblaient dans les ténèbres àdes rangs de perles fines. Il reconnut la porte rouge à croixnoire. Les battements de son coeur redoublèrent. Il aurait voulus’enfuir. Il poussa la porte ; elle s’ouvrit.

Une lampe en forme de galère brûlait suspendue dans le lointainde la chambre ; et trois rayons, qui s’échappaient de sacarène d’argent, tremblaient sur les hauts lambris, couverts d’unepeinture rouge à bandes noires. Le plafond était un assemblage depoutrelles, portant au milieu de leur dorure des améthystes et destopazes dans les noeuds du bois. Sur les deux grands côtés del’appartement, s’allongeait un lit très bas fait de courroiesblanches ; et des cintres, pareils à des coquilles,s’ouvraient au-dessus, dans l’épaisseur de la muraille, laissantdéborder quelque vêtement qui pendait jusqu’à terre.

Une marche d’onyx entourait un bassin ovale ; de finespantoufles en peau de serpent étaient restées sur le bord avec unebuire d’albâtre. La trace d’un pas humide s’apercevait au-delà. Dessenteurs exquises s’évaporaient

Mâtho effleurait les dalles incrustées d’or, de nacre et deverre ; et malgré la polissure du sol, il lui semblait que sespieds enfonçaient comme s’il eût marché dans des sables.

Il avait aperçu derrière la lampe d’argent un grand carré d’azurse tenant en l’air par quatre cordes qui remontaient, et ils’avançait, les reins courbés, la bouche ouverte.

Des ailes de phénicoptères, emmanchées à des branches de corailnoir, traînaient parmi les coussins de pourpre et les étrillesd’écaille, les coffrets de cèdre, les spatules d’ivoire. A descornes d’antilope étaient enfilés des bagues, des bracelets ;et des vases d’argile rafraîchissaient au vent, dans la fente dumur, sur un treillage de roseaux. Plusieurs fois il se heurta lespieds, car le sol avait des niveaux de hauteur inégale quifaisaient dans la chambre comme une succession d’appartements. Aufond, des balustres d’argent entouraient un tapis semé de fleurspeintes. Enfin il arriva contre le lit suspendu, près d’un escabeaud’ébène servant à y monter.

Mais la lumière s’arrêtait au bord ; – et l’ombre, tellequ’un grand rideau, ne découvrait qu’un angle du matelas rouge avecle bout d’un petit pied nu posant sur la cheville. Alors Mâtho tirala lampe, tout doucement.

Elle dormait la joue dans une main et l’autre bras déplié. Lesanneaux de sa chevelure se répandaient autour d’elle si abondammentqu’elle paraissait couchée sur des plumes noires, et sa largetunique blanche se courbait en molles draperies, jusqu’à ses pieds,suivant les inflexions de sa taille. On apercevait un peu ses yeux,sous ses paupières entre-closes. Les courtines, perpendiculairementtendues, l’enveloppaient d’une atmosphère bleuâtre, et le mouvementde sa respiration, en se communiquant aux cordes, semblait labalancer dans l’air. Un long moustique bourdonnait.

Mâtho, immobile, tenait au bout de son bras la galère d’argent,mais la moustiquaire s’enflamma d’un seul coup, disparut, etSalammbô se réveilla.

Le feu s’était de soi-même éteint. Elle ne parlait pas. La lampefaisait osciller sur les lambris de grandes moires lumineuses.

– « Qu’est-ce donc ? » dit-elle.

Il répondit :

– « C’est le voile de la Déesse ! »

– « Le voile, de la Déesse ! » s’écria Salammbô. Et appuyéesur les deux poings, elle se penchait en dehors toute frémissante.Il reprit :

– « J’ai été le chercher pour toi dans les profondeurs dusanctuaire ! Regarde ! » Le zaïmph étincelait toutcouvert de rayons.

– « T’en souviens-tu ? » disait Mâtho. « La nuit, tuapparaissais dans mes songes – ; mais je ne devinais pasl’ordre muet de tes yeux ! » Elle avançait un pied surl’escabeau d’ébène. « Si j’avais compris, je serais accouru ;j’aurais abandonné l’armée ; je ne serais pas sorti deCarthage. Pour t’obéir, je descendrais par la caverne d’Hadrumètedans le royaume des Ombres… Pardonne ! c’étaient comme desmontagnes qui pesaient sur mes jours ; et pourtant quelquechose m’entraînait ! Je tâchais de venir jusqu’à toi !Sans les Dieux, est-ce que jamais j’aurais osé ! …Partons ! il faut me suivre ! ou, si tu ne veux pas, jevais rester. Que m’importe… Noie mon âme ans le souffle de tonhaleine ! Que mes lèvres s’écrasent à baiser tes mains !»

– « Laisse-moi voir ! » disait-elle. « Plus près !Plus près ! »

L’aube se levait, et une couleur vineuse emplissait les feuillesde talc dans les murs. Salammbô s’appuyait en défaillant contre lescoussins du lit.

– « Je t’aime ! » criait Mâtho.

Elle balbutia : – « Donne-le ! » Et ils serapprochaient.

Elle s’avançait toujours, vêtue de sa simarre blanche quitraînait, avec ses grands yeux attachés sur le voile. Mâtho lacontemplait, ébloui par les splendeurs de sa tête, et tendant verselle le zaïmph, il allait l’envelopper dans une étreinte. Elleécartait les bras. Tout à coup elle s’arrêta, et ils restèrentbéants à se regarder.

Sans comprendre ce qu’il sollicitait, une horreur la saisit. Sessourcils minces remontèrent, ses lèvres s’ouvraient ; elletremblait. Enfin, elle frappa dans une des patères d’airain quipendaient aux coins du matelas rouge, en criant :

– « Au secours ! au secours ! Arrière,sacrilège ! infâme ! maudit ! A moi, Taanach, Kroûm,Ewa, Micipsa, Schaoûl ! »

Et la figure de Spendius effarée, apparaissant dans la murailleentre les buires d’argile, jeta ces mots :

– « Fuis donc ! ils accourent ! »

Un grand tumulte monta en ébranlant les escaliers et un flot demonde, des femmes, des valets, des esclaves, s’élancèrent dans lachambre avec des épieux, des casse-tête, des coutelas, despoignards. Ils furent comme paralysés d’indignation en apercevantun homme ; les servantes poussaient le hurlement desfunérailles, et les eunuques pâlissaient sous leur peau noire.

Mâtho se tenait derrière les balustres. Avec le zaïmph quil’enveloppait, il semblait un dieu sidéral tout environné dufirmament. Les esclaves s’allaient jeter sur lui. Elle les arrêta:

– « N’y touchez pas ! C’est le manteau de la Déesse !»

Elle s’était reculée dans un angle ; mais elle fit un pasvers lui, et, allongeant son bras nu :

– « Malédiction sur toi qui as dérobé Tanit ! Haine,vengeance, massacre et douleur ! Que Gurzil, dieu desbatailles, te déchire ! que Matisman, dieu des morts,t’étouffe ! et que l’Autre, – celui qu’il ne faut pas nommer -te brûle ! »

Mâtho poussa un cri comme à la blessure d’une épée. Elle répétaplusieurs fois : – « Va-t’en ! va-t’en ! »

La foule des serviteurs s’écarta, et Mâtho, baissant la tête,passa lentement au milieu d’eux ; mais à la porte il s’arrêta,car la frange du zaïmph s’était accrochée à une des étoiles d’orqui pavaient les dalles. Il le tira brusquement d’un coup d’épaule,et descendit les escaliers.

Spendius, bondissant de terrasse en terrasse et sautantpar-dessus les haies, les rigoles, s’était échappé des jardins. Ilarriva au pied du phare. Le mur en cet endroit se trouvaitabandonné, tant la falaise était inaccessible. Il s’avança jusqu’aubord, se coucha sur le dos, et, les pieds en avant, se laissaglisser tout le long jusqu’en bas ; puis il atteignit à lanage le cap des Tombeaux, fit un grand détour par la lagune salée,et, le soir, rentra au camp des Barbares.

Le soleil s’était levé ; et, comme un lion qui s’éloigne,Mâtho descendait les chemins, en jetant autour de lui des yeuxterribles.

Une rumeur indécise arrivait à ses oreilles. Elle était partiedu palais et elle recommençait au loin, du côté de l’Acropole. Lesuns disaient qu’on avait pris le trésor de la République dans letemple de Moloch ; d’autres parlaient d’un prêtre assassiné.On s’imaginait ailleurs que les Barbares étaient entrés dans laville.

Mâtho, qui ne savait comment sortir des enceintes, marchaitdroit devant lui. On l’aperçut, alors une clameur s’éleva. Tousavaient compris ; ce fut une consternation, puis une immensecolère.

Du fond des Mappales, des hauteurs de l’Acropole, descatacombes, des bords du lac, la multitude accourut. Les patricienssortaient de leur palais, les vendeurs de leurs boutiques ;les femmes abandonnaient leurs enfants ; on saisit des épées,des haches, des bâtons ; mais l’obstacle qui avait empêchéSalammbô les arrêta. Comment reprendre le voile ? Sa vue seuleétait un crime : il était de la nature des Dieux et son contactfaisait mourir.

Sur le péristyle des temples, les prêtres désespérés setordaient les bras. Les gardes de la Légion galopaient au hasard :on montait sur les maisons, sur les terrasses, sur l’épaule descolosses et dans la mâture des navires. Il s’avançait cependant, età chacun de ses pas la rage augmentait, mais la terreur aussi. Lesrues se vidaient à son approche, et ce torrent d’hommes quifuyaient rejaillissait des deux côtés jusqu’au sommet desmurailles. Il ne distinguait partout que des yeux grands ouvertscomme pour le dévorer, des dents qui claquaient, des poings tendus,et les imprécations de Salammbô retentissaient en semultipliant.

Tout à coup, une longue flèche siffla, puis une autre, et despierres ronflaient : mais les coups, mal dirigés (car on avait peurd’atteindre le zaïmph), passaient au-dessus de sa tête. D’ailleurs,se faisant du voile un bouclier, il le tendait à droite, à gauche,devant lui, par-derrière ; et ils n’imaginaient aucunexpédient. Il marchait de plus en plus vite, s’engageant par lesrues ouvertes. Elles étaient barrées avec des cordes, des chariots,des pièges ; à chaque détour il revenait en arrière. Enfin ilentra sur la place de Khamon, où les Baléares avaient péri ;Mâtho s’arrêta, pâlissant comme quelqu’un qui va mourir. Il étaitbien perdu cette fois ; la multitude battait des mains.

Il courut jusqu’à la grande porte fermée. Elle était très haute,tout en coeur de chêne, avec des clous de fer et doublée d’airain.Mâtho se jeta contre. Le peuple trépignait de joie, voyantl’impuissance de sa fureur ; alors il prit sa sandale, crachadessus et en souffleta les panneaux immobiles. La ville entièrehurla. On oubliait le voile maintenant, et ils allaient l’écraser.Mâtho promena sur la foule de grands yeux vagues. Ses tempesbattaient à l’étourdir ; il se sentait envahi parl’engourdissement des gens ivres. Tout à coup il aperçut la longuechaîne que l’on tirait pour manoeuvrer la bascule de la porte. D’unbond il s’y cramponna, en roidissant ses bras, en s’arc-boutant despieds ; et, à la fin, les battants énormess’entrouvrirent.

Quand il fut dehors, il retira de son cou le grand zaïmph etl’éleva sur sa tête le plus haut possible. L’étoffe, soutenue parle vent de la mer, resplendissait au soleil avec ses couleurs, sespierreries et la figure de ses dieux. Mâtho, le portant ainsi,traversa toute la plaine jusqu’aux tentes des soldats, et lepeuple, sur les murs, regardait s’en aller la fortune deCarthage.

Chapitre 6Hannon

– « J’aurais dû l’enlever ! » disait-il le soir àSpendius.

« Il fallait la saisir, l’arracher de sa maison ! Personnen’eût osé rien contre moi ! »

Spendius ne l’écoutait pas. Etendu sur le dos, il se reposaitavec délices, près d’une grande jarre pleine d’eau miellée, où detemps à autre il se plongeait la tête pour boire plusabondamment.

Mâtho reprit :

– « Que faire ? … Comment rentrer dans Carthage ?»

– « Je ne sais » , lui dit Spendius.

Cette impassibilité l’exaspérait ; il s’écria :

– « Eh ! la faute vient de toi ! Tu m’entraînes, puistu m’abandonnes, lâche que tu es ! Pourquoi donct’obéirais-je ? Te crois-tu mon maître ? Ah !prostitueur, esclave, fils d’esclave ! »

Il grinçait des dents et levait sur Spendius sa large main.

Le Grec ne répondit pas. Un lampadaire d’argile brûlaitdoucement contre le mât de la tente, où le zaïmph rayonnait dans lapanoplie suspendue. Tout à coup, Mâtho chaussa ses cothurnes,boucla sa jaquette à lames d’airain, prit son casque.

– « Où vas-tu ? » demanda Spendius.

– « J’y retourne ! Laisse-moi ! Je la ramènerai !Et s’ils se présentent je les écrase comme des vipères ! Je laferai mourir, Spendius ! » Il répéta : « Oui ! Je latuerai ! tu verras, je la tuerai ! »

Mais Spendius, qui tendait l’oreille, arracha brusquement lezaïmph et le jeta dans un coin, en accumulant par-dessus destoisons. On entendit un murmure de voix, des torches brillèrent, etNarr’Havas entra, suivi d’une vingtaine d’hommes environ.

Ils portaient des manteaux de laine blanche, de longs poignards,des colliers de cuir, des pendants d’oreilles en bois, deschaussures en peau d’hyène ; et, restés sur le seuil, ilss’appuyaient contre leurs lances comme des pasteurs qui sereposent. Narr’Havas était le plus beau de tous ; descourroies garnies de perles serraient ses bras minces ; lecercle d’or attachant autour de sa tête son large vêtement retenaitune plume d’autruche qui lui pendait par-derrière l’épaule : uncontinuel sourire découvrait ses dents ; ses yeux semblaientaiguisés comme des flèches, et il y avait dans toute sa personnequelque chose d’attentif et de léger.

Il déclara qu’il venait se joindre aux Mercenaires, car laRépublique menaçait depuis longtemps son royaume. Donc il avaitintérêt à secourir les Barbares, et il pouvait aussi leur êtreutile.

– « Je vous fournirai des éléphants (mes forêts en sontpleines), du vin, de l’huile, de l’orge, des dattes, de la poix etdu soufre pour les sièges, vingt mille, fantassins et dix millechevaux. Si je m’adresse à toi, Mâtho, c’est que la possession duzaïmph t’a rendu le premier de l’armée. » Il ajouta : « Nous sommesd’anciens amis d’ailleurs. »

Mâtho, cependant, considérait Spendius, qui écoutait assis surles peaux de mouton, tout en faisant avec la tête de petits signesd’assentiment. Narr’Havas parlait. Il attestait les Dieux, ilmaudissait Carthage. Dans ses imprécations, il brisa un javelot.Tous ses hommes à la fois poussèrent un grand hurlement, et Mâtho,emporté par cette colère, s’écria qu’il acceptait l’alliance.

Alors on amena un taureau blanc avec une brebis noire, symboledu jour et symbole de la nuit. On les égorgea au bord d’une fosse.Quand elle fut pleine de sang ils y plongèrent leurs bras. PuisNarr’Havas étala sa main sur la poitrine de Mâtho, et Mâtho lasienne sur la poitrine de Narr’Havas. Ils répétèrent ce stigmatesur la toile de leurs tentes. Ensuite ils passèrent la nuit àmanger, et on brûla le reste des viandes avec la peau, lesossements, les cornes et les ongles.

Une immense acclamation avait salué Mâtho lorsqu’il était revenuportant le voile de la Déesse ; ceux mêmes qui n’étaient pasde la religion chananéenne sentirent à leur vague enthousiasmequ’un Génie survenait. Quant à chercher à s’emparer du zaïmph,aucun n’y songea ; la manière mystérieuse dont il l’avaitacquis suffisait, dans l’esprit des Barbares, à en légitimer lapossession. Ainsi pensaient les soldats de race africaine. Lesautres, dont la haine était moins vieille, ne savaient querésoudre. S’ils avaient eu des navires, ils se seraientimmédiatement en allés.

Spendius, Narr’Havas et Mâtho expédièrent des hommes à toutesles tribus du territoire punique.

Carthage exténuait ces peuples. Elle en tirait des impôtsexorbitants ; et les fers, la hache ou la croix punissaientles retards et jusqu’aux murmures. Il fallait cultiver ce quiconvenait à la République, fournir ce qu’elle demandait ;personne n’avait le droit de posséder une arme ; quand lesvillages se révoltaient, on vendait les habitants ; lesgouverneurs étaient estimés comme des pressoirs d’après la quantitéqu’ils faisaient rendre. Puis, au-delà des régions directementsoumises à Carthage, s’étendaient les alliés ne payant qu’unmédiocre tribut ; derrière les alliés vagabondaient lesNomades, qu’on pouvait lâcher sur eux. Par ce système les récoltesétaient toujours abondantes, les haras savamment conduits, lesplantations superbes. Le vieux Caton, un maître en fait de labourset d’esclaves, quatre-vingt-douze ans plus tard, en fut ébahi, etle cri de mort qu’il répétait dans Rome n’était que l’exclamationd’une jalousie cupide.

Durant la dernière guerre, les exactions avaient redoublé, sibien que les villes de Libye, presque toutes, s’étaient livrées àRégulus. Pour les punir, on avait exigé d’elles mille talents,vingt mille boeufs, trois cents sacs de poudre d’or, des avances degrains considérables, et les chefs des tribus avaient été mis encroix ou jetés aux lions.

Tunis surtout exécrait Carthage ! Plus vieille que lamétropole, elle ne lui pardonnait point sa grandeur ; elle setenait en face de ses murs, accroupie dans la fange, au bord del’eau, comme une bête venimeuse qui la regardait. Les déportations,les massacres et les épidémies ne l’affaiblissaient pas. Elle avaitsoutenu Archagate, fils d’Agathoclès. LesMangeurs-de-choses-immondes, tout de suite, y trouvèrent desarmes.

Les courriers n’étaient pas encore partis que dans les provincesune joie universelle éclata. Sans rien attendre, on étrangla dansles bains les intendants des maisons et les fonctionnaires de laRépublique ; on retira des cavernes les vieilles armes quel’on cachait ; avec le fer des charrues on forgea desépées ; les enfants sur les portes aiguisaient des javelots,et les femmes donnèrent leurs colliers, leurs bagues, leurspendants d’oreilles, tout ce qui pouvait servir à la destruction deCarthage. Chacun y voulait contribuer. Les paquets de lancess’amoncelaient dans les bourgs, comme des gerbes de maïs. Onexpédia des bestiaux et de l’argent. Mâtho paya vite auxMercenaires l’arrérage de leur solde, et cette idée de Spendius lefit nommer général en chef, schalischim des Barbares.

En même temps, les secours d’hommes affluaient. D’abord parurentles gens de race autochtone, puis les esclaves des campagnes. Descaravanes de Nègres furent saisies, on les arma, et des marchandsqui venaient à Carthage, dans l’espoir d’un profit plus certain, semêlèrent aux Barbares. Il arrivait incessamment des bandesnombreuses. Des hauteurs de l’Acropole on voyait l’armée quigrossissait.

Sur la plate-forme de l’aqueduc, les gardes de la Légion étaientpostés en sentinelles ; et près d’eux, de distance endistance, s’élevaient des cuves en airain où bouillonnaient desflots d’asphalte. En bas, dans la plaine, la grande foule s’agitaittumultueusement. Ils étaient incertains, éprouvant cet embarras quela rencontre des murailles inspire toujours aux Barbares.

Utique et Hippo-Zaryte refusèrent leur alliance. Coloniesphéniciennes comme Carthage, elles se gouvernaient elles-mêmes, et,dans les traités que concluait la République, faisaient chaque foisadmettre des clauses pour les en distinguer. Cependant ellesrespectaient cette soeur plus forte qui les protégeait, et elles necroyaient point qu’un amas de Barbares fût capable de lavaincre ; ils seraient au contraire exterminés. Ellesdésiraient rester neutres et vivre tranquilles.

Mais leur position les rendait indispensables. Utique, au fondd’un golfe, était commode pour amener dans Carthage les secours dudehors. Si Utique seule était prise, Hippo-Zaryte, à six heuresplus loin sur la côte, la remplacerait, et la métropole, ainsiravitaillée, se trouverait inexpugnable.

Spendius voulait qu’on entreprît le siège immédiatement,Narr’Havas s’y opposa ; il fallait d’abord se porter sur lafrontière. C’était l’opinion des vétérans, celle de Mâtho lui-même,et il fut décidé que Spendius irait attaquer Utique, MâthoHippo-Zaryte ; le troisième corps d’armée, s’appuyant à Tunis,occuperait la plaine de Carthage ; Autharite s’en chargea.Quant à Narr’Havas, il devait retourner dans son royaume pour yprendre des éléphants, et avec sa cavalerie battre les routes.

Les femmes crièrent bien fort à cette décision ; ellesconvoitaient les bijoux des dames puniques. Les Libyens aussiréclamèrent. On les avait appelés contre Carthage, et voilà qu’ons’en allait ! Les soldats presque seuls partirent. Mâthocommandait ses compagnons avec les Ibériens, les Lusitaniens, leshommes de l’Occident et des îles, et tous ceux qui parlaient grecavaient demandé Spendius, à cause de son esprit.

La stupéfaction fut grande quand on vit l’armée se mouvoir toutà coup ; puis elle s’allongea sous la montagne de l’Ariane,par le chemin d’Utique, du côté de la mer. Un tronçon demeuradevant Tunis, le reste disparut, et il reparut sur l’autre bord dugolfe, à la lisière des bois, où il s’enfonça.

Ils étaient quatre-vingt mille hommes, peut-être. Les deux citéstyriennes ne résisteraient pas ; ils reviendraient surCarthage. Déjà une armée considérable l’entamait, en occupantl’isthme par la base, et bientôt elle périrait affamée, car on nepouvait vivre sans l’auxiliaire des provinces, les citoyens nepayant pas, comme à Rome, de contributions. Le génie politiquemanquait à Carthage. Son éternel souci du pain l’empêchait d’avoircette prudence que donnent les ambitions plus hautes. Galère ancréesur le sable Libyque, elle s’y maintenait à force de travail. Lesnations, comme des flots, mugissaient autour d’elle, et la moindretempête ébranlait cette formidable machine.

Le trésor se trouvait épuisé par la guerre romaine et par toutce qu’on avait gaspillé, perdu, tandis qu’on marchandait lesBarbares. Cependant il fallait des soldats et pas un gouvernementne se fiait à la République. Ptolémée naguère lui avait refusé deuxmille talents. D’ailleurs le rapt du voile les décourageait.Spendius l’avait bien prévu.

Mais ce peuple, qui se sentait haï, étreignait sur son coeur,son argent et ses dieux ; et son patriotisme était entretenupar la constitution même de son gouvernement.

D’abord, le pouvoir dépendait de tous sans qu’aucun fût assezfort pour l’accaparer. Les dettes particulières étaient considéréescomme dettes publiques, les hommes de race chananéenne avaient lemonopole du commerce ; en multipliant les bénéfices de lapiraterie par ceux de l’usure, en exploitant rudement les terres,les esclaves et les pauvres, quelquefois on arrivait à la richesse.Elle ouvrait seule toutes les magistratures, et bien que lapuissance et l’argent se perpétuassent dans les mêmes familles, ontolérait l’oligarchie, parce qu’on avait l’espoir d’yatteindre.

Les sociétés de commerçants, où l’on élaborait les lois,choisissaient les inspecteurs des finances, qui, au sortir de leurcharge, nommaient les cent membres du Conseil des Anciens,dépendant eux-mêmes de la Grande Assemblée, réunion générale detous les riches. Quant aux deux suffètes, à ces restes de rois,moindres que des consuls, ils étaient pris le même jour dans deuxfamilles distinctes. On les divisait par toutes sortes de haines,pour qu’ils s’affaiblissent réciproquement. Ils ne pouvaientdélibérer sur la guerre ; et, quand ils étaient vaincus, leGrand-Conseil les crucifiait.

Donc la force de Carthage émanait des Syssites, c’est-à-dired’une grande cour au centre de Malqua, à l’endroit, disait-on, oùavait abordé la première barque de matelots phéniciens, la merdepuis lors s’étant beaucoup retirée. C’était un assemblage depetites chambres d’une architecture archaïque en troncs de palmier,avec des encoignures de pierre, et séparées les unes des autrespour recevoir isolément les différentes compagnies. Les Riches setassaient là tout le jour pour débattre leurs intérêts et ceux dugouvernement, depuis la recherche du poivre jusqu’à l’exterminationde Rome. Trois fois par lune ils faisaient monter leurs lits sur lahaute terrasse bordant le mur de la cour ; et d’en bas on lesapercevait attablés dans les airs, sans cothurnes et sans manteaux,avec les diamants de leurs doigts qui se promenaient sur lesviandes et leurs grandes boucles d’oreilles qui se penchaient entreles buires, – tous forts et gras, à moitié nus, heureux, riant etmangeant en plein azur, comme de gros requins qui s’ébattent dansla mer.

Mais à présent ils ne pouvaient dissimuler leurs inquiétudes,ils étaient trop pâles ; la foule qui les attendait auxportes, les escortait jusqu’à leurs palais pour en tirer quelquenouvelle. Comme par les temps de peste, toutes les maisons étaientfermées ; les rues s’emplissaient, se vidaient soudain ;on montait à l’Acropole : on courait vers le port ; chaquenuit le Grand-Conseil délibérait. Enfin le peuple fut convoqué surla place de Kamon, et l’on décida de s’en remettre à Hannon, levainqueur d’Hécatompyle.

C’était un homme dévot, rusé, impitoyable aux gens d’Afrique, unvrai Carthaginois. Ses revenus égalaient ceux des Barca. Personnen’avait une telle expérience dans les choses del’administration.

Il décréta l’enrôlement de tous les citoyens valides, il plaçades catapultes sur les tours, il exigea des provisions d’armesexorbitantes, il ordonna même la construction de quatorze galèresdont on n’avait pas besoin ; et il voulut que tout fûtenregistré, soigneusement écrit. Il se faisait transporter àl’arsenal, au phare, dans le trésor des temples ; onapercevait toujours sa grande litière qui, en se balançant degradin en gradin, montait les escaliers de l’Acropole. Dans sonpalais, la nuit, comme il ne pouvait dormir, pour se préparer à labataille, il hurlait, d’une voix terrible, des manoeuvres deguerre.

Tout le monde, par excès de terreur, devenait brave. Les Riches,dès le chant des coqs, s’alignaient le long des Mappales ; et,retroussant leurs robes, ils s’exerçaient à manier la pique. Mais,faute d’instructeur, on se disputait. Ils s’asseyaient essouffléssur les tombes, puis recommençaient. Plusieurs même s’imposèrent unrégime. Les uns, s’imaginant qu’il fallait beaucoup manger pouracquérir des forces, se gorgeaient, et d’autres, incommodés parleur corpulence, s’exténuaient de jeûnes pour se faire maigrir.

Utique avait déjà réclamé plusieurs fois les secours deCarthage. Mais Hannon ne voulait point partir tant que le dernierécrou manquait aux machines de guerre. Il perdit encore trois lunesà équiper les cent douze éléphants qui logeaient dans lesremparts ; c’étaient les vainqueurs de Régulus ; lepeuple les chérissait ; on ne pouvait trop bien agir enversces vieux amis. Hannon fit refondre les plaques d’airain dont ongarnissait leur poitrail, dorer leurs défenses, élargir leurstours, et tailler dans la pourpre la plus belle des caparaçonsbordés de franges très lourdes. Enfin, comme on appelait leursconducteurs des Indiens (d’après les premiers, sans doute, venusdes Indes), il ordonna que tous fussent costumés à la modeindienne, c’est-à-dire avec un bourrelet blanc autour des tempes etun petit caleçon de byssus qui formait, par ses plis transversaux,comme les deux valves d’une coquille appliquée sur les hanches.

L’armée d’Autharite restait toujours devant Tunis. Elle secachait derrière un mur fait avec la boue du lac et défendu ausommet par des broussailles épineuses. Des Nègres y avaient plantéçà et là, sur de grands bâtons, d’effroyables figures, masqueshumains composés avec des plumes d’oiseaux, têtes de chacal ou deserpents, qui bâillaient vers l’ennemi pour l’épouvanter ; -et, par ce moyen, s’estimant invincibles, les Barbares dansaient,luttaient, jonglaient, convaincus que Carthage ne tarderait pas àpérir. Un autre qu’Hannon eût écrasé facilement cette multitudequ’embarrassaient des troupeaux et des femmes. D’ailleurs, ils necomprenaient aucune manoeuvre, et Autharite découragé n’en exigeaitplus rien.

Ils s’écartaient, quand il passait en roulant ses gros yeuxbleus. Puis, arrivé au bord du lac, il retirait son sayon en poilde phoque, dénouait la corde qui attachait ses longs cheveux rougeset les trempait dans l’eau. Il regrettait de n’avoir pas désertéchez les Romains avec les deux mille Gaulois du temple d’Eryx.

Souvent, au milieu du jour, le soleil perdait ses rayons tout àcoup. Alors, le golfe et la pleine mer semblaient immobiles commedu plomb fondu. Un nuage de poussière brune, perpendiculairementétalé, accourait en tourbillonnant ; les palmiers secourbaient, le ciel disparaissait, on entendait rebondir despierres sur la croupe des animaux ; et le Gaulois, les lèvrescollées contre les trous de sa tente, râlait d’épuisement et demélancolie. Il songeait à la senteur des pâturages par les matinsd’automne, à des flocons de neige, aux beuglements des aurochsperdus dans le brouillard, et, fermant ses paupières, il croyaitapercevoir les feux des longues cabanes, couvertes de paille,trembler sur les marais, au fond des bois.

D’autres que lui regrettaient la patrie, bien qu’elle ne fût pasaussi lointaine. En effet, les Carthaginois captifs pouvaientdistinguer au-delà du golfe, sur les pentes de Byrsa, les velariumde leurs maisons, étendus dans les cours. Mais des sentinellesmarchaient autour d’eux, perpétuellement. On les avait tousattachés à une chaîne commune. Chacun portait un carcan de fer, etla foule ne se fatiguait pas de venir les regarder. Les femmesmontraient aux petits enfants leurs belles robes en lambeaux quipendaient sur leurs membres amaigris.

Toutes les fois qu’Autharite considérait Giscon, une fureur leprenait au souvenir de son injure ; il l’eût tué sans leserment qu’il avait fait à Narr’Havas. Alors il rentrait dans satente, buvait un mélange d’orge et de cumin jusqu’à s’évanouird’ivresse, – puis se réveillait au grand soleil, dévoré par unesoif horrible.

Mâtho cependant assiégeait Hippo-Zaryte.

Mais la ville était protégée par un lac communiquant avec lamer. Elle avait trois enceintes, et sur les hauteurs qui ladominaient se développait un mur fortifié de tours. Jamais iln’avait commandé de pareilles entreprises. Puis la pensée deSalammbô l’obsédait, et il rêvait dans les plaisirs de sa beauté,comme les délices d’une vengeance qui le transportait d’orgueil.C’était un besoin de la revoir, âcre, furieux, permanent. Il songeamême à s’offrir comme parlementaire, espérant qu’une fois dansCarthage il parviendrait jusqu’à elle. Souvent il faisait sonnerl’assaut, et, sans rien attendre, s’élançait sur le môle qu’ontâchait d’établir dans la mer. Il arrachait les pierres avec sesmains, bouleversait, frappait, enfonçait partout son épée. LesBarbares se précipitaient pêle-mêle ; les échelles rompaientavec un grand fracas, et des masses d’hommes s’écroulaient dansl’eau qui rejaillissait en flots rouges contre les murs. Enfin, letumulte s’affaiblissait, et les soldats s’éloignaient pourrecommencer.

Mâtho allait s’asseoir en dehors des tentes ; il essuyaitavec son bras sa figure éclaboussée de sang, et, tourné versCarthage, il regardait l’horizon.

En face de lui, dans les oliviers, les palmiers, les myrtes etles platanes, s’étalaient deux larges étangs qui rejoignaient unautre lac dont on n’apercevait pas les contours. Derrière unemontagne surgissaient d’autres montagnes, et au milieu du lacimmense, se dressait une île toute noire et de forme pyramidale.Sur la gauche, à l’extrémité du golfe, des tas de sable semblaientde grandes vagues blondes arrêtées, tandis que la mer, plate commeun dallage de lapis-lazuli, montait insensiblement jusqu’au bord duciel. La verdure de la campagne disparaissait par endroits sous delongues plaques jaunes ; des caroubes brillaient comme desboutons de corail ; des pampres retombaient du sommet dessycomores ; on entendait le murmure de l’eau ; desalouettes huppées sautaient, et les derniers feux du soleildoraient la carapace des tortues, sortant des joncs pour aspirer labrise.

Mâtho poussait de grands soupirs. Il se couchait à platventre ; il enfonçait ses ongles dans la terre et ilpleurait ; il se sentait misérable, chétif, abandonné. Jamaisil ne la posséderait, et il ne pouvait même s’emparer d’uneville.

La nuit, seul, dans sa tente, il contemplait le zaïmph. A quoicette chose des Dieux lui servait-elle – et des doutes survenaientdans la pensée du Barbare. Puis il lui semblait au contraire que levêtement de la Déesse dépendait de Salammbô, et qu’une partie deson âme y flottait plus subtile qu’une haleine ; et il lepalpait, le humait, s’y plongeait le visage, il le baisait ensanglotant. Il s’en recouvrait les épaules pour se faire illusionet se croire auprès d’elle.

Quelquefois il s’échappait tout à coup ; à la clarté desétoiles, il enjambait les soldats qui dormaient, roulés dans leursmanteaux ; puis, aux portes du camp, il s’élançait sur uncheval, et, deux heures après, il se trouvait à Utique dans latente de Spendius.

D’abord, il parlait du siège ; mais il n’était venu quepour soulager sa douleur en causant de Salammbô :

Spendius l’exhortait à la sagesse.

– « Repousse de ton âme ces misères qui la dégradent ! Tuobéissais autrefois, à présent tu commandes une armée, et siCarthage n’est pas conquise, du moins on nous accordera desprovinces, nous deviendrons des rois ! »

Mais, comment la possession du zaïmph ne leur donnait-elle pasla victoire ? D’après Spendius, il fallait attendre.

Mâtho s’imagina que le voile concernait exclusivement les hommesde race chananéenne, et, dans sa subtilité de Barbare, il se disait: – « Donc le zaïmph ne fera rien pour moi ; mais, puisqu’ilsl’ont perdu, il ne fera rien pour eux. »

Ensuite, un scrupule le troubla, il avait peur, en adorantAptouknos, le dieu des Libyens, d’offenser Moloch ; et ildemanda timidement à Spendius auquel des deux il serait bon desacrifier un homme.

– « Sacrifie toujours ! » dit Spendius, en riant.

Mâtho, qui ne comprenait point cette indifférence, soupçonna leGrec d’avoir un génie dont il ne voulait pas parler.

Tous les cultes, comme toutes les races, se rencontraient dansces armées de Barbares, et l’on considérait les dieux des autres,car ils effrayaient aussi. Plusieurs mêlaient à leur religionnatale des pratiques étrangères. On avait beau ne pas adorer lesétoiles, telle constellation étant funeste ou secourable, on luifaisait des sacrifices ; une amulette inconnue, trouvée parhasard dans un péril, devenait une divinité ; ou bien c’étaitun nom, rien qu’un nom, et que l’on répétait sans même chercher àcomprendre ce qu’il pouvait dire. Mais, à force d’avoir pillé destemples, vu quantité de nations et d’égorgements, beaucoupfinissaient par ne plus croire qu’au destin et à la mort ; etchaque soir ils s’endormaient dans la placidité des bêtes féroces.Spendius aurait craché sur les images de Jupiter Olympien ;cependant il redoutait de parler haut dans les ténèbres, et il nemanquait pas, tous les jours, de se chausser d’abord du pieddroit.

Il élevait, en face d’Utique, une longue terrassequadrangulaire. Mais, à mesure qu’elle montait, le rempartgrandissait aussi ; ce qui était abattu par les uns, presqueimmédiatement se trouvait relevé par les autres. Spendius ménageaitses hommes, rêvait des plans ; il tâchait de se rappeler lesstratagèmes qu’il avait entendu raconter dans ses voyages. PourquoiNarr’Havas ne revenait-il pas ? On était pleind’inquiétudes.

Hannon avait terminé ses apprêts. Par une nuit sans lune, ilfit, sur des radeaux, traverser à ses éléphants et à ses soldats legolfe de Carthage. Puis ils tournèrent la montagne des Eaux-Chaudespour éviter Autharite, – et continuèrent avec tant de lenteur qu’aulieu de surprendre les Barbares un matin, comme avait calculé leSuffète, on n’arriva qu’en plein soleil, dans la troisièmejournée.

Utique avait, du côté de l’orient, une plaine qui s’étendaitjusqu’à la grande lagune de Carthage ; derrière elle,débouchait à angle droit une vallée comprise entre deux bassesmontagnes s’interrompant tout à coup ; les Barbares s’étaientcampés plus loin sur la gauche, de manière à bloquer le port ;et ils dormaient dans leurs tentes (car ce jour-là les deux partis,trop las pour combattre, se reposaient), lorsque, au tournant descollines, l’armée carthaginoise parut.

Des goujats munis de frondes étaient espacés sur les ailes. Lesgardes de la Légion, sous leurs armures en écailles d’or, formaientla première ligne, avec leurs gros chevaux sans crinière, sanspoil, sans oreilles et qui avaient au milieu du front une corned’argent pour les faire ressembler à des rhinocéros. Entre leursescadrons, des jeunes gens, coiffés d’un petit casque, balançaientdans chaque main un javelot de frêne ; les longues piques dela lourde infanterie s’avançaient par-derrière. Tous ces marchandsavaient accumulé sur leurs corps le plus d’armes possible : on envoyait qui portaient à la fois une lance, une hache, une massue,deux glaives ; d’autres, comme des porcs-épics, étaienthérissés de dards, et leurs bras s’écartaient de leurs cuirasses enlames de corne ou en plaques de fer. Enfin apparurent leséchafaudages des hautes machines : carrobalistes, onagres,catapultes et scorpions, oscillant sur des chariots tirés par desmulets et des quadriges de boeufs – et à mesure que l’armée sedéveloppait, les capitaines, en haletant, couraient de droite et degauche pour communiquer des ordres, faire joindre les files etmaintenir les intervalles. Ceux des Anciens qui commandaientétaient venus avec des casques de pourpre dont les frangesmagnifiques s’embarrassaient dans les courroies de leurs cothurnes.Leurs visages, tout barbouillés de vermillon, reluisaient sous descasques énormes surmontés de dieux et, comme ils avaient desboucliers à bordure d’ivoire couverte de pierreries, on aurait ditdes soleils qui passaient sur des murs d’airain.

Les Carthaginois manoeuvraient si lourdement que les soldats,par dérision, les engagèrent à s’asseoir. Ils criaient qu’ilsallaient tout à l’heure vider leurs gros ventres, épousseter ladorure de leur peau et leur faire boire du fer.

Au haut du mât planté devant la tente de Spendius, un lambeau detoile verte apparut ; c’était le signal. L’armée carthaginoisey répondit par un grand tapage de trompettes, de cymbales, deflûtes en os d’âne et de tympanons. Déjà les Barbares avaient sautéen dehors des palissades. On était à portée de javelot, face àface.

Un frondeur baléare s’avança d’un pas, posa dans sa lanière unede ses balles d’argile, tourna son bras : un bouclier d’ivoireéclata, et les deux armées se mêlèrent.

Avec la pointe des lances, les Grecs, en piquant les chevaux auxnaseaux, les firent se renverser sur leurs maîtres. Les esclavesqui devaient lancer des pierres les avaient prises tropgrosses ; elles retombaient près d’eux. Les fantassinspuniques, en frappant de taille avec leurs longues épées, sedécouvraient le flanc droit. Les Barbares enfoncèrent leurslignes ; ils les égorgeaient à plein glaive ; ilstrébuchaient sur les moribonds et les cadavres, tout aveuglés parle sang qui leur jaillissait au visage. Ce tas de piques, decasques, de cuirasses, d’épées et de membres confondus tournait sursoi-même, s’élargissant et se serrant avec des contractionsélastiques. Les cohortes carthaginoises se trouèrent de plus enplus, leurs machines ne pouvaient sortir des sables ; enfin lalitière du Suffète (sa grande litière à pendeloques de cristal),que l’on apercevait depuis le commencement, balancée dans lessoldats comme une barque sur les flots, tout à coup sombra. Ilétait mort sans doute – Les Barbares se trouvèrent seuls.

La poussière autour d’eux tombait et ils commençaient à chanter,lorsque Hannon lui-même parut au haut d’un éléphant. Il étaitnu-tête, sous un parasol de byssus, que portait un nègre derrièrelui. Son collier, à plaques bleues battait sur les fleurs de satunique noire ; des cercles de diamants comprimaient ses brasénormes, et, la bouche ouverte, il brandissait une pique démesurée,épanouie par le bout comme un lotus et plus brillante qu’un miroir.Aussitôt la terre s’ébranla, – et les Barbares virent accourir, surune seule ligne, tous les éléphants de Carthage avec leurs défensesdorées, les oreilles peintes en bleu, revêtus de bronze, etsecouant par-dessus leurs caparaçons d’écarlate des tours de cuir,où dans chacune trois archers tenaient un grand arc ouvert.

A peine si les soldats avaient leurs armes ; ils s’étaientrangés au hasard. Une terreur les glaça ; ils restèrentindécis.

Déjà du haut des tours on leur jetait des javelots, des flèches,des phalariques, des masses de plomb ; quelques-uns, pour ymonter, se cramponnaient aux franges des caparaçons. Avec descoutelas on leur abattait les mains, et ils tombaient à la renversesur des glaives tendus. Les piques trop faibles se rompaient, leséléphants passaient dans les phalanges comme des sangliers dans destouffes d’herbes ; ils arrachèrent les pieux du camp avecleurs trompes, le traversèrent d’un bout à l’autre en renversantles tentes sous leurs poitrails ; tous les Barbares avaientfui. Ils se cachaient dans les collines qui bordent la vallée paroù les Carthaginois étaient venus.

Hannon vainqueur se présenta devant les portes d’Utique. Il fitsonner de la trompette. Les trois Juges de la ville parurent, ausommet d’une tour, dans la baie des créneaux.

Les gens d’Utique ne voulaient point recevoir chez eux des hôtesaussi bien armés. Hannon s’emporta. Enfin ils consentirent àl’admettre avec une faible escorte.

Les rues se trouvèrent trop étroites pour les éléphants. Ilfallut les laisser dehors.

Dès que le Suffète fut dans la ville, les principaux le vinrentsaluer. Il se fit conduire aux étuves, et appela sescuisiniers.

Trois heures après, il était encore enfoncé dans l’huile decinnamome dont on avait rempli la vasque ; et, tout en sebaignant, il mangeait, sur une peau de boeuf étendue, des languesde phénicoptères avec des graines de pavot assaisonnées au miel.Près de lui, son médecin qui, immobile dans une longue robe jaune,faisait de temps à autre réchauffer l’étuve, et deux jeunes garçonspenchés sur les marches du bassin, lui frottaient les jambes. Maisles soins de son corps n’arrêtaient pas son amour de la chosepublique, et il dictait une lettre pour le Grand-Conseil, et, commeon venait de faire des prisonniers, il se demandait quel châtimentterrible inventer.

– « Arrête ! » dit-il à un esclave qui écrivait, debout,dans le creux de sa main. « Qu’on m’en amène ! Je veux lesvoir. »

Et du fond de la salle emplie d’une vapeur blanchâtre où lestorches jetaient des taches rouges, on poussa trois Barbares : unSamnite, un Spartiate et un Cappadocien.

– « Continue ! » dit Hannon.

– « Réjouissez-vous, lumière des Baals ! votre suffète aexterminé les chiens voraces ! Bénédictions sur laRépublique ! Ordonnez des prières ! »

Il aperçut les captifs, et alors éclatant de rire :

– « Ah ! ah ! mes braves de Sicca ! Vous ne criezplus si fort aujourd’hui ! C’est moi ! Mereconnaissez-vous ? Où sont donc vos épées ? Quels hommesterribles, vraiment ! » Et il feignait de se vouloir cacher,comme s’il en avait peur. – « Vous demandiez des chevaux, desfemmes, des terres, des magistratures, sans doute, et dessacerdoces ! Pourquoi pas ? Eh bien, je vous enfournirai, des terres, et dont jamais vous ne sortirez ! Onvous mariera à des potences toutes neuves ! Votre solde ?on vous la fondra dans la bouche en lingots de plomb ! et jevous mettrai à de bonnes places, très hautes, au milieu des nuages,pour être rapprochés des aigles ! »

Les trois Barbares, chevelus et couverts de guenilles, leregardaient sans comprendre ce qu’il disait. Blessés aux genoux, onles avait saisis en leur jetant des cordes, et les grosses chaînesde leurs mains traînaient par le bout, sur les dalles. Hannons’indigna de leur impassibilité.

– « A genoux ! à genoux ! chacals !poussière ! vermine ! excréments ! Et ils nerépondent pas ! Assez ! taisez-vous ! Qu’on lesécorche vifs ! Non ! Tout à l’heure ! »

Il soufflait comme un hippopotame, en roulant ses yeux. L’huileparfumée débordait sous la masse de son corps, et, se collantcontre les écailles de sa peau, à la lueur des torches, la faisaitparaître rose.

Il reprit :

– « Nous avons, pendant quatre jours, grandement souffert dusoleil. Au passage du Macar, des mulets se sont perdus. Malgré leurposition, le courage extraordinaire… Ah ! Demonades !comme je souffre ! Qu’on réchauffe les briques, et qu’ellessoient rouges ! »

On entendit un bruit de râteaux et de fourneaux. L’encens fumaplus fort dans les larges cassolettes, et les masseurs tout nus,qui suaient comme des éponges, lui écrasèrent sur les articulationsune pâte composée avec du froment, du soufre, du vin noir, du laitde chienne, de la myrrhe, du galbanum et du styrax. Une soifincessante le dévorait ; l’homme vêtu de jaune ne céda pas àcette envie, et, lui tendant une coupe d’or où fumait un bouillonde vipère :

– « Bois ! » dit-il, « pour que la force des serpents, nésdu soleil, pénètre dans la moelle de tes os, et prends courage, ôreflet des Dieux ! Tu sais d’ailleurs qu’un prêtre d’Eschmoûnobserve autour du Chien les étoiles cruelles d’où dérive tamaladie. Elles pâlissent comme les macules de ta peau, et tu n’endois pas mourir. »

– « Oh ! oui, n’est-ce pas ? » répéta le Suffète, « jen’en dois pas mourir ! » Et de ses lèvres violacéess’échappait une haleine plus nauséabonde que l’exhalaison d’uncadavre. Deux charbons semblaient brûler à la place de ses yeux,qui n’avaient plus de sourcils ; un amas de peau rugueuse luipendait sur le front ; ses deux oreilles, en s’écartant de satête, commençaient à grandir, et les rides profondes qui formaientdes demi-cercles autour de ses narines lui donnaient un aspectétrange et effrayant, l’air d’une bête farouche. Sa voix dénaturéeressemblait à un rugissement ; il dit :

– « Tu as peut-être raison, Demonades ? En effet, voilàbien des ulcères qui se sont fermés. Je me sens robuste.Tiens ! regarde comme je mange ! »

Et moins par gourmandise que par ostentation, et pour se prouverà lui-même qu’il se portait bien, il entamait les farces de fromageet d’origan, les poissons désossés, les courges, les huîtres, avecdes oeufs, des raiforts, des truffes et des brochettes de petitsoiseaux. Tout en regardant les prisonniers, il se délectait dansl’imagination de leur supplice. Cependant il se rappelait Sicca, etla rage de toutes ses douleurs s’exhalait en injures contre cestrois hommes.

– « Ah ! traîtres ! ah ! misérables !infâmes ! maudits ! Et vous m’outragiez, moi !moi ! le Suffète ! Leurs services, le prix de leur sang,comme ils disent ! Ah ! oui ! leur sang ! leursang ! » Puis, se parlant à lui-même : – « Touspériront ! on n’en vendra pas un seul ! Il vaudrait mieuxles conduire à Carthage ! on me verrait… mais je n’ai pas,sans doute, emporté assez de chaînes ? Ecris :envoyez-moi … Combien sont-ils ? qu’on aille le demanderà Muthumbal ! Va ! pas de pitié ! et qu’on m’apportedans des corbeilles toutes leurs mains coupées ! »

Mais des cris bizarres, à la fois rauques et aigus, arrivaientdans la salle, par-dessus la voix d’Hannon et le retentissement desplats que l’on posait autour de lui. Ils redoublèrent, et tout àcoup le barrissement furieux des éléphants éclata, comme si labataille recommençait. Un grand tumulte entourait la ville.

Les Carthaginois n’avaient point cherché à poursuivre lesBarbares. Ils s’étaient établis au pied des murs, avec leursbagages, leurs valets, tout leur train de satrapes, et ils seréjouissaient sous leurs belles tentes à bordures de perles, tandisque le camp des Mercenaires ne faisait plus dans la plaine qu’unamas de ruines. Spendius avait repris son courage. Il expédiaZarxas vers Mâtho, parcourut les bois, rallia ses hommes (lespertes n’étaient pas considérables), – et enragés d’avoir étévaincus sans combattre, ils reformaient leurs lignes, quand ondécouvrit une cuve de pétrole, abandonnée sans doute par lesCarthaginois. Alors Spendius fit enlever des porcs dans lesmétairies, les barbouilla de bitume, y mit le feu et les poussavers Utique.

Les éléphants, effrayés par ces flammes, s’enfuirent. Le terrainmontait, on leur jetait des javelots, ils revinrent enarrière ; – et à grands coups d’ivoire et sous leurs pieds,ils éventraient les Carthaginois, les étouffaient, lesaplatissaient. Derrière eux, les Barbares descendaient lacolline ; le camp punique, sans retranchements, dès lapremière charge fut saccagé, et les Carthaginois se trouvèrentécrasés contre les portes, car on ne voulut pas les ouvrir dans lapeur des Mercenaires.

Le jour se levait ; on vit, du côté de l’Occident, arriverles fantassins de Mâtho. En même temps des cavaliersparurent ; c’était Narr’Havas avec ses Numides. Sautantpar-dessus les ravins et les buissons, ils forçaient les fuyardscomme des lévriers qui chassent des lièvres. Ce changement defortune interrompit le Suffète. Il cria pour qu’on vînt l’aider àsortir de l’étuve.

Les trois captifs étaient toujours devant lui. Alors un nègre(le même qui, dans la bataille, portait son parasol) se pencha versson oreille.

– « Eh bien ! . . ? … » répondit le Suffètelentement.

– « Ah ! tue-les ! » ajouta-t-il d’un ton brusque.

L’Ethiopien tira de sa ceinture un long poignard et les troistêtes tombèrent. Une d’elles, en rebondissant parmi les épluchuresdu festin, alla sauter dans la vasque, et elle y flotta quelquetemps, la bouche ouverte et les yeux fixes. Les lueurs du matinentraient par les fentes du mur ; les trois corps, couchés surleur poitrine, ruisselaient à gros bouillons comme trois fontaines,et une nappe de sang coulait sur les mosaïques, sablées de poudrebleue. Le Suffète trempa sa main dans cette fange toute chaude, etil s’en frotta les genoux : c’était un remède.

Le soir venu, il s’échappa de la ville avec son escorte, puiss’engagea dans la montagne, pour rejoindre son armée.

Il parvint à en retrouver les débris.

Quatre jours après, il était à Gorza, sur le haut d’un défilé,quand les troupes de Spendius se présentèrent en bas. Vingt bonneslances, en attaquant le front de leur colonne, les eussentfacilement arrêtées ; les Carthaginois les regardèrent passertout stupéfaits. Hannon reconnut à l’arrière-garde le roi desNumides ; Narr’Havas s’inclina pour le saluer, en faisant unsigne qu’il ne comprit pas.

On s’en revint à Carthage avec toutes sortes de terreurs. Onmarchait la nuit seulement ; le jour on se cachait dans lesbois d’oliviers. A chaque étape quelques-uns mouraient ; ilsse crurent perdus plusieurs fois. Enfin ils atteignirent le capHermaeum, où des vaisseaux vinrent les prendre.

Hannon était si fatigué, si désespéré, – la perte des éléphantssurtout l’accablait, – qu’il demanda, pour en finir, du poison àDemonades. D’ailleurs, il se sentait déjà tout étendu sur sacroix.

Carthage n’eut pas la force de s’indigner contre lui. On avaitperdu quatre cent mille neuf cent soixante-douze sicles d’argent,quinze mille six cent vingt-trois shekels d’or, dix-huit éléphants,quatorze membres du Grand-Conseil, trois cents Riches, huit millecitoyens, du blé pour trois lunes, un bagage considérable et toutesles machines de guerre ! La défection de Narr’Havas étaitcertaine, les deux sièges recommençaient. L’armée d’Autharites’étendait maintenant de Tunis à Rhadès. Du haut de l’Acropole, onapercevait dans la campagne de longues fumées montant jusqu’auciel ; c’étaient les châteaux des Riches qui brûlaient.

Un homme, seul, aurait pu sauver la République. On se repentitde l’avoir méconnu, et le parti de la paix, lui-même, vota lesholocaustes pour le retour d’Hamilcar.

La vue du zaïmph avait bouleversé Salammbô. Elle croyait la nuitentendre les pas de la Déesse, et elle se réveillait épouvantée enjetant des cris. Elle envoyait tous les jours porter de lanourriture dans les temples. Taanach se fatiguait à exécuter sesordres, et Schahabarim ne la quittait plus.

Chapitre 7Hamilcar Barca

L’Annonciateur-des-Lunes qui veillait toutes les nuits au hautdu temple d’Eschmoûn, pour signaler avec sa trompette lesagitations de l’astre, aperçut un matin, du côté de l’Occident,quelque chose de semblable à un oiseau frôlant de ses longues ailesla surface de la mer.

C’était un navire à trois rangs de rames ; il y avait à laproue un cheval sculpté. Le soleil se levait ;l’Annonciateur-des-Lunes mit sa main devant les yeux ; puissaisissant à plein bras son clairon, il poussa sur Carthage ungrand cri d’airain.

De toutes les maisons des gens sortirent ; on ne voulaitpas en croire les paroles, on se disputait, le môle était couvertde peuple. Enfin on reconnut la trirème d’Hamilcar.

Elle s’avançait d’une façon orgueilleuse et farouche, l’antennetoute droite, la voile bombée dans la longueur du mât, en fendantl’écume autour d’elle ; ses gigantesques avirons battaientl’eau en cadence ; de temps à autre l’extrémité de sa quille,faite comme un soc de charrue, apparaissait, et sous l’éperon quiterminait sa proue, le cheval à tête d’ivoire, en dressant ses deuxpieds, semblait courir sur les plaines de la mer.

Autour du promontoire, comme le vent avait cessé, la voiletomba, et l’on aperçut auprès du pilote un homme debout, têtenue ; c’était lui, le suffète Hamilcar ! Il portaitautour des flancs des lames de fer qui reluisaient ; unmanteau rouge s’attachant à ses épaules laissait voir sesbras ; deux perles très longues pendaient à ses oreilles, etil baissait sur sa poitrine sa barbe noire, touffue.

Cependant la galère ballottée au milieu des rochers côtoyait lemôle, et la foule la suivait sur les dalles en criant :

– « Salut ! bénédiction ! Oeil de Khamon !ah ! délivre-nous ! C’est la faute des Riches ! ilsveulent te faire mourir ! Prends garde à toi, Barca !»

Il ne répondait pas, comme si la clameur des océans et desbatailles l’eût complètement assourdi. Mais quand il fut sousl’escalier qui descendait de l’Acropole, Hamilcar releva la têteet, les bras croisés, il regarda le temple d’Eschmoûn. Sa vue montaplus haut encore, dans le grand ciel pur ; d’une voix âpre, ilcria un ordre à ses matelots ; la trirème bondit ; elleérafla l’idole établie à l’angle du môle pour arrêter lestempêtes ; et dans le port marchand plein d’immondices,d’éclats de bois et d’écorces de fruits, elle refoulait, éventraitles autres navires amarrés à des pieux et finissant par desmâchoires de crocodile. Le peuple accourait, quelques-uns sejetèrent à la nage.

Déjà elle se trouvait au fond, devant la porte hérissée declous. La porte se leva, et la trirème disparut sous la voûteprofonde.

Le Port-Militaire était complètement séparé de la ville ;quand des ambassadeurs arrivaient, il leur fallait passer entredeux murailles, dans un couloir qui débouchait à gauche, devant letemple de Khamoûn. Cette grande place d’eau, ronde comme une coupe,avait une bordure de quais où étaient bâties des loges abritant lesnavires. En avant de chacune d’elles montaient deux colonnes,portant à leur chapiteau des cornes d’Ammon, ce qui formait unecontinuité des portiques tout autour du bassin. Au milieu, dans uneîle, s’élevait une maison pour le Suffète-de-la-mer.

L’eau était si limpide que l’on apercevait le fond pavé decailloux blancs. Le bruit des rues n’arrivait pas jusque-là, etHamilcar, en passant, reconnaissait les trirèmes qu’il avaitautrefois commandées.

Il n’en restait plus qu’une vingtaine peut-être, à l’abri, parterre, penchées sur le flanc ou droites sur la quille, avec despoupes très hautes et des proues bombées, couvertes de dorures etde symboles mystiques. Les chimères avaient perdu leurs ailes, lesDieux-Patæques leurs bras, les taureaux leurs cornesd’argent ; – et toutes à moitié dépeintes, inertes, pourries,mais pleines d’histoires et exhalant encore la senteur des voyages,comme des soldats mutilés qui revoient leur maître, ellessemblaient lui dire : – « C’est nous ! c’est nous ! ettoi aussi tu es vaincu ! »

Nul, hormis le Suffète-de-la-mer , ne pouvait entrer dans lamaison-amiral. Tant qu’on n’avait pas la preuve de sa mort, on leconsidérait comme existant toujours. Les Anciens évitaient par làun maître de plus, et ils n’avaient pas manqué pour Hamilcard’obéir à la coutume.

Le Suffète s’avança dans les appartements déserts. A chaque pasil retrouvait des armures, des meubles, des objets connus quil’étonnaient cependant, et même sous le vestibule il y avaitencore, dans une cassolette, la cendre des parfums allumés audépart pour conjurer Melkarth. Ce n’était pas ainsi qu’il espéraitrevenir. ! Tout ce qu’il avait fait, tout ce qu’il avait vu sedéroula dans sa mémoire : les assauts, les incendies, les légions,les tempêtes Drépanum, Syracuse, Lilybée, le mont Etna, le plateaud’Eryx, cinq ans de batailles, – jusqu’au jour funeste où, déposantles armes, avait il perdu la Sicile. Puis il revoyait des bois decitronniers, des pasteurs avec des chèvres sur des montagnesgrises ; et son coeur bondissait à l’imagination d’une autreCarthage établie là-bas. Ses projets, ses souvenirs bourdonnaientdans sa tête, encore étourdie par le tangage du vaisseau ; uneangoisse l’accablait, et devenu faible, tout à coup, il sentit lebesoin de se rapprocher des Dieux.

Alors il monta au dernier étage de sa maison ; puis ayantretiré d’une coquille d’or suspendue à son bras une spatule garniede clous, il ouvrit une petite chambre ovale.

De minces rondelles noires, encastrées dans la muraille ettransparentes comme du verre, l’éclairaient doucement. Entre lesrangs de ces disques égaux, des trous étaient creusés, pareils àceux des urnes dans les columbarium. Ils contenaient chacun unepierre ronde, obscure, et qui paraissait très lourde. Les gens d’unesprit supérieur, seuls, honoraient ces abaddirs tombés de la lune.Par leur chute, ils signifiaient les astres, le ciel, le feu ;par leur couleur, la nuit ténébreuse, et par leur densité, lacohésion des choses terrestres. Une atmosphère étouffanteemplissait ce lieu mystique. Du sable marin, que le vent avaitpoussé sans doute à travers la porte, blanchissait un peu lespierres rondes posées dans les niches. Hamilcar, du bout de sondoigt, les compta les unes après les autres ; puis il se cachale visage sous un voile de couleur safran, et, tombant à genoux, ils’étendit par terre, les deux bras allongés.

Le jour extérieur frappait contre les feuilles de laitier noir.Des arborescences, des monticules, des tourbillons, de vaguesanimaux se dessinaient dans leur épaisseur diaphane ; et lalumière arrivait, effrayante et pacifique cependant, comme elledoit être par-derrière le soleil, dans les mornes espaces descréations futures. Il s’efforçait à bannir de sa pensée toutes lesformes, tous les symboles et les appellations des Dieux, afin demieux saisir l’esprit immuable que les apparences dérobaient.Quelque chose des vitalités planétaires le pénétrait, tandis qu’ilsentait pour la mort et pour tous les hasards un dédain plus savantet plus intime. Quand il se releva, il était plein d’uneintrépidité sereine, invulnérable à la miséricorde, à la crainte,et comme sa poitrine étouffait, il alla sur le sommet de la tourqui dominait Carthage.

La ville descendait en se creusant par une courbe longue, avecses coupoles, ses temples, ses toits d’or, ses maisons, ses touffesde palmiers, çà et là, ses boules de verre d’où jaillissaient desfeux, et les remparts faisaient comme la gigantesque bordure decette corne d’abondance qui s’épanchait vers lui. Il apercevait enbas les ports, les places, l’intérieur des cours, le dessin desrues, les hommes tout petits presque à ras des dalles. Ah ! SiHannon n’était pas arrivé trop tard le matin des îles Aegates – Sesyeux plongèrent dans l’extrême horizon, et il tendit du côté deRome ses deux bras frémissants.

La multitude occupait les degrés de l’Acropole. Sur la place deKhamon on se poussait pour voir le Suffète sortir, les terrassespeu à peu se chargeaient de monde ; quelques-uns lereconnurent, on le saluait, il se retira, afin d’irriter mieuxl’impatience du peuple.

Hamilcar trouva en bas, dans la salle, les hommes les plusimportants de son parti : Istatten, Subeldia, Hictamon, Yeoubas etd’autres. Ils lui racontèrent tout ce qui s’était passé depuis laconclusion de la paix : l’avarice des Anciens, le départ dessoldats, leur retour, leurs exigences, la capture de Giscon, le voldu zaïmph, Utique secourue, puis abandonnée ; mais aucun n’osalui dire les événements qui le concernaient. Enfin on se sépara,pour se revoir pendant la nuit à l’assemblée des Anciens, dans letemple de Moloch.

Ils venaient de sortir quand un tumulte s’éleva en dehors, à laporte. Malgré les serviteurs, quelqu’un voulait entrer ; etcomme le tapage redoublait, Hamilcar commanda d’introduirel’inconnu.

On vit paraître une vieille négresse, cassée, ridée, tremblante,l’air stupide, et enveloppée jusqu’aux talons dans de larges voilesbleus. Elle s’avança en face du Suffète, ils se regardèrent l’unl’autre quelque temps ; tout à coup Hamilcartressaillit ; sur un geste de sa main, les esclaves s’enallèrent. Alors, lui faisant signe de marcher avec précaution, ill’entraîna par le bras dans une chambre lointaine.

La négresse se jeta par terre, à ses pieds pour lesbaiser ; il la releva brutalement.

– « Où l’as-tu laissé, Iddibal ? »

– « Là-bas, Maître » ; et en se débarrassant de ses voiles,avec sa manche elle se frotta la figure ; la couleur noire, letremblement sénile, la taille courbée, tout disparut. C’était unrobuste vieillard, dont la peau semblait tannée par le sable, levent et la mer. Une houppe de cheveux blancs se levait sur soncrâne, comme l’aigrette d’un oiseau ; et, d’un coup d’oeilironique, il montrait par terre le déguisement tombé.

– « Tu as bien fait, Iddibal ! C’est bien ! – » Puis,comme le perçant de son regard aigu : « Aucun encore ne sedoute ? »

Le vieillard lui jura par les Kabyres que le mystère étaitgardé. Ils ne quittaient pas leur cabane à trois jours d’Hadrumète,rivage peuplé de tortues avec des palmiers sur la dune. – « Etselon ton ordre, ô Maître ! je lui apprends à lancer desjavelots et à conduire des attelages ! »

– « Il est fort, n’est-ce pas ? »

– « Oui, Maître, et intrépide aussi ! Il n’a peur ni desserpents, ni du tonnerre, ni des fantômes. Il court pieds nus,comme un pâtre, sur le bord des précipices. »

– « Parle ! Parle ! »

– « Il invente des pièges pour les bêtes farouches. L’autrelune, croirais-tu, il a surpris un aigle ; il le traînait, etle sang de l’oiseau et le sang de l’enfant s’éparpillaient dansl’air en larges gouttes, telles que des roses emportées. La bête,furieuse, l’enveloppait du battement de ses ailes ; ill’étreignait contre sa poitrine, et à mesure qu’elle agonisait sesrires redoublaient, éclatants et superbes comme des chocs d’épées.»

Hamilcar baissait la tête, ébloui par ces présages degrandeur.

– « Mais, depuis quelque temps, une inquiétude l’agite. Ilregarde au loin les voiles qui passent sur la mer ; il esttriste, il repousse le pain, il s’informe des Dieux et il veutconnaître Carthage ! »

– « Non ! non ! pas encore ! » s’écria leSuffète.

Le vieil esclave parut savoir le péril qui effrayait Hamilcar,et il reprit :

– « Comment le retenir ? Il me faut déjà lui faire despromesses, et je ne suis venu à Carthage que pour lui acheter unpoignard à manche d’argent avec des perles tout autour. » Puis ilconta qu’ayant aperçu le Suffète sur la terrasse, il s’était donnéaux gardiens du port pour une des femmes de Salammbô, afin depénétrer jusqu’à lui.

Hamilcar resta longtemps comme perdu dans sesdélibérations ; enfin il dit :

– « Demain tu te présenteras à Mégara, au coucher du soleil,derrière les fabriques de pourpre, en imitant par trois fois le crid’un chacal. Si tu ne me vois pas, le premier jour de chaque lunetu reviendras à Carthage. N’oublie rien ! Aime-le !Maintenant, tu peux lui parler d’Hamilcar. »

L’esclave reprit son costume, et ils sortirent ensemble de lamaison et du port.

Hamilcar continua seul à pied, sans escorte, car les réunionsdes Anciens étaient, dans les circonstances extraordinaires,toujours secrètes, et l’on s’y rendait mystérieusement.

D’abord il longea la face orientale de l’Acropole, passa ensuitepar le Marché-aux-herbes, les galeries de Kinsido, leFaubourg-des-parfumeurs. Les rares lumières s’éteignaient, les ruesplus larges se faisaient silencieuses, puis des ombres glissèrentdans les ténèbres. Elles le suivaient, d’autres survinrent, ettoutes se dirigeaient comme lui du côté des Mappales.

Le temple de Moloch était bâti au pied d’une gorge escarpée,dans un endroit sinistre. On n’apercevait d’en bas que de hautesmurailles montant indéfiniment, telles que les parois d’unmonstrueux tombeau. La nuit était sombre, un brouillard grisâtresemblait peser sur la mer. Elle battait contre la falaise avec unbruit de râles et de sanglots ; et des ombres peu à peus’évanouissaient comme si elles eussent passé à travers lesmurs.

Mais, sitôt qu’on avait franchi la porte, on se trouvait dansune vaste cour quadrangulaire, que bordaient des arcades. Aumilieu, se levait une masse d’architecture à huit pans égaux. Descoupoles la surmontaient en se tassant autour d’un second étage quisupportait une manière de rotonde, d’où s’élançait un cône à courberentrante, terminé par une boule au sommet.

Des feux brûlaient dans des cylindres en filigrane emmanchés àdes perches que portaient des hommes. Ces lueurs vacillaient sousles bourrasques du vent et rougissaient les peignes d’or fixant àla nuque leurs cheveux tressés. Ils couraient, s’appelaient pourrecevoir les Anciens.

Sur les dalles, de place en place, étaient accroupis comme dessphinx des lions énormes, symboles vivants du Soleil dévorateur.Ils sommeillaient, les paupières entre-closes. Mais réveillés parles pas et par les voix, ils se levaient lentement, venaient versles Anciens, qu’ils reconnaissaient à leur costume, se frottaientcontre leurs cuisses en bombant le dos avec des bâillementssonores ; la vapeur de leur haleine passait sur la lumière destorches. L’agitation redoubla, des portes se fermèrent, tous lesprêtres s’enfuirent, et les Anciens disparurent sous les colonnesqui faisaient autour du temple un vestibule profond.

Elles étaient disposées de façon à reproduire par leurs rangscirculaires, compris les uns dans les autres, la périodesaturnienne contenant les années, les années les mois, les mois lesjours, et se touchaient à la fin contre la muraille dusanctuaire.

C’était là que les Anciens déposaient leurs bâtons en corne denarval, – car une loi toujours observée punissait de mort celui quientrait à la séance avec une arme quelconque. Plusieurs portaientau bas de leur vêtement une déchirure arrêtée par un galon depourpre, pour bien montrer qu’en pleurant la mort de leurs prochesils n’avaient point ménagé leurs habits, et ce témoignaged’affliction empêchait la fente de s’agrandir. D’autres gardaientleur barbe enfermée dans un petit sac de peau violette, que deuxcordons attachaient aux oreilles. Tous s’abordèrent en s’embrassantpoitrine contre poitrine. Ils entouraient Hamilcar, ils lefélicitaient ; on aurait dit des frères qui revoient leurfrère.

Ces hommes étaient généralement trapus, avec des nez recourbéscomme ceux des colosses assyriens. Quelques-uns cependant, parleurs pommettes plus saillantes, leur taille plus haute et leurspieds plus étroits, trahissaient une origine africaine, desancêtres nomades. Ceux qui vivaient continuellement au fond deleurs comptoirs avaient le visage pâle ; d’autres gardaientsur eux comme la sévérité du désert, et d’étranges joyauxscintillaient à tous les doigts de leurs mains, hâlés par lessoleils inconnus. On distinguait des navigateurs au balancement deleur démarche, tandis que les hommes d’agriculture sentaient lepressoir, les herbes sèches et la sueur de mulet. Ces vieux piratesfaisaient labourer des campagnes, ces ramasseurs d’argentéquipaient des navires, ces propriétaires de culture nourrissaientdes esclaves exerçant des métiers. Tous étaient savants dans lesdisciplines religieuses, experts en stratagèmes, impitoyables etriches. Ils avaient l’air fatigués par de longs soucis. Leurs yeuxpleins de flammes regardaient avec défiance, et l’habitude desvoyages et du mensonge, du trafic et du commandement, donnait àtoute leur personne un aspect de ruse et de violence, une sorte debrutalité discrète et convulsive. D’ailleurs, l’influence du Dieules assombrissait.

Ils passèrent d’abord par une salle voûtée, qui avait la formed’un oeuf. Sept portes, correspondant aux sept planètes, étalaientcontre sa muraille sept carrés de couleur différente. Après unelongue chambre, ils entrèrent dans une autre salle pareille.

Un candélabre tout couvert de fleurs ciselées brûlait au fond,et chacune de ses huit branches en or portait dans un calice dediamants une mèche de byssus. Il était posé sur la dernière deslongues marches qui allaient vers un grand autel, terminé auxangles par des cornes d’airain. Deux escaliers latérauxconduisaient à son sommet aplati ; on n’en voyait pas lespierres ; c’était comme une montagne de cendres accumulées, etquelque chose d’indistinct fumait dessus, lentement. Puis au-delà,plus haut que le candélabre, et bien plus haut que l’autel, sedressait le Moloch, tout en fer, avec sa poitrine d’homme oùbâillaient des ouvertures. Ses ailes ouvertes s’étendaient sur lemur, ses mains allongées descendaient jusqu’à terre ; troispierres noires, que bordait un cercle jaune, figuraient troisprunelles à son front, et, comme pour beugler, il levait dans uneffort terrible sa tête de taureau.

Autour de l’appartement étaient rangés des escabeaux d’ébène.Derrière chacun d’eux, une tige en bronze posant sur trois griffessupportait un flambeau. Toutes ces lumières se reflétaient dans leslosanges de nacre qui pavaient la salle. Elle était si haute que lacouleur rouge des murailles, en montant vers la voûte, se faisaitnoire, et les trois yeux de l’idole apparaissaient tout en haut,comme des étoiles à demi perdues dans la nuit.

Les Anciens s’assirent sur les escabeaux d’ébène, ayant mispar-dessus leur tête la queue de leur robe. Ils restaientimmobiles, les mains croisées dans leurs larges manches, et ledallage de nacre semblait un fleuve lumineux qui, ruisselant del’autel vers la porte, coulait sous leurs pieds nus.

Les quatre pontifes se tenaient au milieu, dos à dos, sur quatresièges d’ivoire formant la croix, le grand-prêtre d’Eschmoûn enrobe d’hyacinthe, le grand-prêtre de Tanit en robe de lin blanc, legrand-prêtre de Khamon en robe de laine fauve, et le grand-prêtrede Moloch en robe de pourpre.

Hamilcar s’avança vers le candélabre. Il tourna tout autour, enconsidérant les mèches qui brûlaient, puis jeta sur elles unepoudre parfumée ; des flammes violettes parurent à l’extrémitédes branches.

Alors une voix aiguë s’éleva, une autre y répondit ; et lescent Anciens, les quatre pontifes, et Hamilcar debout, tous à lafois, entonnèrent un hymne, et répétant toujours les mêmes syllabeset renforçant les sons, leurs voix montaient, éclatèrent, devinrentterribles, puis, d’un seul coup, se turent.

On attendit quelque temps. Enfin Hamilcar tira de sa poitrineune petite statuette à trois têtes, bleue comme du saphir, et il laposa devant lui. C’était l’image de la vérité, le génie même de saparole. Puis il la replaça dans son sein, et tous, comme saisisd’une colère soudaine, crièrent :

– « Ce sont tes bons amis les Barbares ! Traître !infâme ! Tu reviens pour nous voir périr, n’est-ce pas -Laissez-le parler ! – » – « Non ! non ! »

Ils se vengeaient de la contrainte où le cérémonial politiqueles avait tout à l’heure obligés ; et bien qu’ils eussentsouhaité le retour d’Hamilcar, ils s’indignaient maintenant de cequ’il n’avait point prévenu leurs désastres ou plutôt ne les avaitpas subis comme eux.

Quand le tumulte fut calmé, le pontife de Moloch se leva.

– « Nous te demandons pourquoi tu n’es pas revenu àCarthage ? »

– « Que vous importe ! » répondit dédaigneusement leSuffète.

Leurs cris redoublèrent.

– « De quoi m’accusez-vous ! J’ai mal conduit la guerre,peut-être ? Vous avez vu l’ordonnance de mes batailles, vousautres qui laissez commodément à des Barbares… »

– « Assez, assez ! »

Il reprit, d’une voix basse, pour se faire mieux écouter :

– « Oh ! cela est vrai ! Je me trouve, lumières desBaals ; il en est parmi vous d’intrépides ! Giscon,lève-toi ! »

Et parcourant la marche de l’autel, les paupières à demifermées, comme pour chercher quelqu’un, il répéta : « Lève-toiGiscon ! tu peux m’accuser, ils te défendront ! Mais oùest-il ? » Puis, comme se ravisant : « Ah ! dans samaison, sans doute ? entouré de ses fils, commandant à sesesclaves, heureux, et comptant sur le mur les colliers d’honneurque la patrie lui a donnés ? »

Ils s’agitaient avec des haussements d’épaules, comme flagelléspar les lanières. – « Vous ne savez même pas s’il est vivant ous’il est mort ! » Et sans se soucier de leurs clameurs, ildisait qu’en abandonnant le Suffète, c’était la République qu’onavait abandonnée. De même la paix romaine, si avantageuse qu’elleleur parût, était plus funeste que vingt batailles. Quelques-unsapplaudirent, les moins riches du Conseil, suspects d’inclinertoujours vers le peuple ou vers la tyrannie. Leurs adversaires,chefs des Syssites et administrateurs, en triomphaient par lenombre ; les plus considérables s’étaient rangés prèsd’Hannon, qui siégeait à l’autre bout de la salle, devant la hauteporte, fermée par une tapisserie d’hyacinthe.

Il avait peint avec du fard les ulcères de sa figure. Mais lapoudre d’or de ses cheveux lui était tombée sur les épaules, oùelle faisait deux plaques brillantes, et ils paraissaientblanchâtres, fins et crépus comme de la laine. Des linges imbibésd’un parfum gras qui dégouttelait sur les dalles, enveloppaient sesmains, et sa maladie sans doute avait considérablement augmenté,car ses yeux disparaissaient sous les plis de ses paupières. Pourvoir, il lui fallait se renverser la tête. Ses partisansl’engageaient à parler. Enfin, d’une voix rauque et hideuse :

– « Moins d’arrogance, Barca ! Nous avons tous étévaincus ! Chacun supporte son malheur !résigne-toi ! »

– « Apprends-nous plutôt » , dit en souriant Hamilcar, « commenttu as conduit tes galères dans la flotte romaine ? »

– « J’étais chassé par le vent » , répondit Hannon.

– « Tu fais comme le rhinocéros qui piétine dans sa fiente : tuétales ta sottise ! tais-toi ! » Et ils commencèrent às’incriminer sur la bataille des Iles Aegates.

Hannon l’accusait de n’être pas venu à sa rencontre.

– « Mais c’eût été dégarnir Eryx. Il fallait prendre lelarge ; qui t’empêchait ? Ah ! j’oubliais !tous les éléphants ont peur de la mer ! »

Les gens d’Hamilcar trouvèrent la plaisanterie si bonne qu’ilspoussèrent de grands rires. La voûte en retentissait, comme si l’oneût frappé des tympanons.

Hannon dénonça l’indignité d’un tel outrage ; cette maladielui étant survenue par un refroidissement au siège d’Hécatompyle,et des pleurs coulaient sur sa face comme une pluie d’hiver sur unemuraille en ruine.

Hamilcar reprit :

– « Si vous m’aviez aimé autant que celui-là, il y auraitmaintenant une grande joie dans Carthage ! Combien de foisn’ai-je pas crié vers vous ! et toujours vous me refusiez del’argent ! »

– « Nous en avions besoin » , dirent les chefs des Syssites.

– « Et quand mes affaires étaient désespérées, nous avons bul’urine des mulets et mangé les courroies de nos sandales, – quandj’aurais voulu que les brins d’herbe fussent des soldats, et fairedes bataillons avec la pourriture de nos morts, vous rappeliez chezvous ce qui me restait de vaisseaux ! »

– « Nous ne pouvions pas tout risquer » , répondit Baat-Baal,possesseur de mines d’or dans la Gétulie-Darytienne.

– « Que faisiez-vous cependant, ici, à Carthage, dans vosmaisons, derrière vos murs ? Il y a des Gaulois sur l’Eridanqu’il fallait pousser, des Chananéens à Cyrène qui seraient venus,et tandis que les Romains envoient à Ptolémée des ambassadeurs…»

– « Il nous vante les Romains, à présent ! » Quelqu’un luicria : « Combien t’ont-ils payé pour les défendre ? »

– « Demande-le aux plaines du Brutium, aux ruines de Locres, deMétaponte et d’Héraclée ! J’ai brûlé tous leurs arbres, j’aipillé tous leurs temples, et jusqu’à la mort des petits-fils deleurs petits-fils… »

– « Eh ! tu déclames comme un rhéteur ! » fitKapouras, un marchand très illustre. « Que veux-tu donc ?»

– « Je dis qu’il faut être plus ingénieux ou plusterrible ! Si l’Afrique entière rejette votre joug, c’est quevous ne savez pas, maîtres débiles, l’attacher à ses épaules !Agathoclès, Régulus, Coepio, tous les hommes hardis n’ont qu’àdébarquer pour la prendre ; et quand les Libyens qui sont àl’Orient s’entendront avec les Numides qui sont à l’Occident, etque les Nomades viendront du sud et les Romains du nord …»

Un cri d’horreur s’éleva. « Oh ! vous frapperez vospoitrines, vous vous roulerez dans la poussière et vous déchirerezvos manteaux ! N’importe ! il faudra s’en aller tournerla meule dans Suburre et faire la vendange sur les collines duLatium. »

Ils se battaient la cuisse droite pour marquer leur scandale, etles manches de leur robe se levaient comme de grandes ailesd’oiseaux effarouchés. Hamilcar, emporté par un esprit, continuait,debout sur la plus haute marche de l’autel, frémissant,terrible ; il levait les bras, et les rayons du candélabre quibrûlait derrière lui passaient entre ses doigts comme des javelotsd’or.

– « Vous perdrez vos navires, vos campagnes, vos chariots, voslits suspendus, et vos esclaves qui vous frottent les pieds !Les chacals se coucheront dans vos palais, la charrue retourneravos tombeaux. Il n’y aura plus que le cri des aigles etl’amoncellement des ruines. Tu tomberas, Carthage ! »

Les quatre pontifes étendirent leurs mains pour écarterl’anathème. Tous s’étaient levés. Mais le Suffète-de-la-mer,magistrat sacerdotal sous la protection du Soleil, était inviolabletant que l’assemblée des Riches ne l’avait pas jugé. Une épouvantes’attachait à l’autel. Ils reculèrent.

Hamilcar ne parlait plus. L’oeil fixe et la face aussi pâle queles perles de sa tiare, il haletait, presque effrayé par lui-mêmeet l’esprit perdu dans des visions funèbres. De la hauteur où ilétait, tous les flambeaux sur les tiges de bronze lui semblaientune vaste couronne de feux, posée à ras des dalles ; desfumées noires, s’en échappant, montaient dans les ténèbres de lavoûte ; et le silence pendant quelques minutes fut tellementprofond qu’on entendait au loin le bruit de la mer.

Puis les Anciens se mirent à s’interroger. Leurs intérêts, leurexistence se trouvait attaquée par les Barbares. Mais on ne pouvaitles vaincre sans le secours du Suffète et cette considération,malgré leur orgueil, leur fit oublier toutes les autres. On prit àpart ses amis.

Il y eut des réconciliations intéressées, des sous-entendus etdes promesses. Hamilcar ne voulait plus se mêler d’aucungouvernement. Tous le conjurèrent. Ils le suppliaient : et comme lemot de trahison revenait dans leurs discours, il s’emporta. Le seultraître, c’était le Grand-Conseil, car l’engagement des soldatsexpirant avec la guerre, ils devenaient libres dès que la guerreétait finie ; : il exalta même leur bravoure et tous lesavantages qu’on en pourrait tirer en les intéressant à laRépublique par des donations, des privilèges.

Alors Magdassan un ancien Gouverneur de provinces, dit enroulant ses yeux jaunes :

– « Vraiment, Barca, à force de voyager, tu es devenu un Grec ouun Latin, je ne sais quoi ! Que parles-tu de récompenses pources hommes ? Périssent dix mille Barbares plutôt qu’un seuld’entre nous ! »

Les Anciens approuvaient de la tête en murmurant :

– « Oui, faut-il tant se gêner ? On en trouvetoujours ! »

– « Et l’on s’en débarrasse commodément, n’est-ce pas ? Onles abandonne, ainsi que vous avez fait en Sardaigne. On avertitl’ennemi du chemin qu’ils doivent prendre, comme pour ces Gauloisdans la Sicile, ou bien on les débarque au milieu de la mer. Enrevenant, j’ai vu le rocher tout blanc de leurs os ! »

– « Quel malheur ! » fit impudemment Kapouras.

– « Est-ce qu’ils n’ont pas cent fois tourné à l’ennemi ! »exclamaient les autres.

Hamilcar s’écria :

– « Pourquoi donc, malgré vos lois, les avez-vous rappelés àCarthage ? Et quand ils sont dans votre ville, pauvres etnombreux au milieu de toutes vos richesses, l’idée ne vous vientpas de les affaiblir par la moindre division ! Ensuite vousles congédiez avec leurs femmes et avec leurs enfants, tous, sansgarder un seul otage ! Comptiez-vous qu’ils s’assassineraientpour vous épargner la douleur de tenir vos serments ? Vous leshaïssez, parce qu’ils sont forts ! Vous me haïssez encoreplus, moi, leur maître ! Oh ! je l’ai senti, tout àl’heure, quand vous me baisiez les mains, et que vous vous retenieztous pour ne pas les mordre ! »

Si les lions qui dormaient dans la cour fussent entrés enhurlant, la clameur n’eût pas été plus épouvantable. Mais lepontife d’Eschmoûn se leva, et, les deux genoux l’un contrel’autre, les coudes au corps, tout droit et les mains à demiouvertes, il dit :

– « Barca, Carthage a besoin que tu prennes contre lesMercenaires le commandement général des forces puniques !»

– « Je refuse » , répondit Hamilcar.

– « Nous te donnerons pleine autorité ! – » crièrent leschefs des Syssites.

– « Non ! »

– « Sans aucun contrôle, sans partage, tout l’argent que tuvoudras, tous les captifs, tout le butin, cinquante zerets de terrepar cadavre d’ennemi. »

– « Non ! non ! parce qu’il est impossible de vaincreavec vous ! »

– « Il en a peur. »

– « Parce que vous êtes lâches, avares, ingrats, pusillanimes etfous ! »

– « Il les ménage ! »

– « Pour se mettre à leur tête » , dit quelqu’un.

– « Et revenir sur nous » , dit un autre ; et du fond de lasalle, Hannon hurla :

– « Il veut se faire roi ! »

Alors ils bondirent, en renversant les sièges et les flambeaux :leur foule s’élança vers l’autel ; ils brandissaient despoignards. Mais, fouillant sous ses manches, Hamilcar tira deuxlarges coutelas ; et à demi courbé, le pied gauche en avant,les yeux flamboyants, les dents serrées, il les défiait, immobilesous le candélabre d’or.

Ainsi, par précaution, ils avaient apporté des armes ;c’était un crime ; ils se regardèrent les uns les autres,effrayés. Comme tous étaient coupables, chacun bien vite serassura, et peu à peu, tournant le dos au Suffète, ilsredescendirent, enragés d’humiliation. Pour la seconde fois, ilsreculaient devant lui. Pendant quelque temps, ils restèrent debout.Plusieurs qui s’étaient blessé les doigts les portaient à leurbouche ou les roulaient doucement dans le bas de leur manteau, etils allaient s’en aller quand Hamilcar entendit ces paroles :

– « Eh ! c’est une délicatesse pour ne pas affliger safille ! »

Une voix plus haute s’éleva :

– « Sans doute, puisqu’elle prend ses amants parmi lesMercenaires ! »

D’abord il chancela, puis ses yeux cherchèrent rapidementSchahabarim. Mais, seul, le prêtre de Tanit était resté à saplace ; et Hamilcar n’aperçut de loin que son haut bonnet.Tous lui ricanaient à la face. A mesure qu’augmentait son angoisse,leur joie redoublait, et, au milieu des huées, ceux qui étaientpar-derrière criaient :

– « On l’a vu sortir de sa chambre ! »

– « Un matin du mois de Tammouz ! »

– « C’est le voleur du zaïmph ! »

– « Un homme très beau ! »

– « Plus grand que toi ! »

Il arracha sa tiare, insigne de sa dignité, – sa tiare à huitrangs mystiques dont le milieu portait une coquille d’émeraude – età deux mains, de toutes ses forces, il la lança par terre ;les cercles d’or en se brisant rebondirent, et les perles sonnèrentsur les dalles. Ils virent alors sur la blancheur de son front unelongue cicatrice ; elle s’agitait comme un serpent entre sessourcils ; tous ses membres tremblaient. Il monta un desescaliers latéraux qui conduisaient sur l’autel et il marchaitdessus ! C’était se vouer au Dieu, s’offrir en holocauste. Lemouvement de son manteau agitait les lueurs du candélabre plus basque ses sandales, et la poudre fine, soulevée par ses pas,l’entourait comme un nuage jusqu’au ventre. Il s’arrêta entre lesjambes du colosse d’airain. Il prit dans ses mains deux poignées decette poussière dont la vue seule faisait frissonner d’horreur tousles Carthaginois, et il dit :

– « Par les cent flambeaux de vos Intelligences ! par leshuit feux des Kabyres ! par les étoiles, les météores et lesvolcans ! par tout ce qui brûle ! par la soif du Désertet la salure de l’Océan ! par la caverne d’Hadrumète etl’empire des Ames ! par l’extermination ! par la cendrede vos fils, et la cendre des frères de vos aïeux, avec quimaintenant je confonds la mienne ! vous, les Cent du Conseilde Carthage, vous avez menti en accusant ma fille ! Et moi,Hamilcar Barca, Suffète-de-la-mer, Chef des Riches et Dominateur dupeuple, devant Moloch-à-tête-de-taureau, je jure… » On s’attendaità quelque chose d’épouvantable, mais il reprit d’une voix plushaute et plus calme : « Que même je ne lui en parlerai pas !»

Les serviteurs sacrés, portant des peignes d’or, entrèrent, -les uns avec des éponges de pourpre et les autres avec des branchesde palmier. Ils relevèrent le rideau d’hyacinthe étendu devant laporte : et par l’ouverture de cet angle, on aperçut au fond desautres salles le grand ciel rose qui semblait continuer la voûte,en s’appuyant à l’horizon sur la mer toute bleue. Le soleil,sortant des flots, montait. Il frappa tout à coup contre lapoitrine du colosse d’airain, divisé en sept compartiments quefermaient des grilles. Sa gueule aux dents rouges s’ouvrait dans unhorrible bâillement ; ses naseaux énormes se dilataient, legrand jour l’animait, lui donnait un air terrible et impatient,comme s’il avait voulu bondir au-dehors pour se mêler avec l’astre,le Dieu, et parcourir ensemble les immensités.

Cependant les flambeaux répandus par terre brûlaient encore, enallongeant çà et là sur les pavés de nacre comme des taches desang. Les Anciens chancelaient, épuisés ; ils aspiraient àpleins poumons la fraîcheur de l’air ; la sueur coulait surleurs faces livides ; à force d’avoir crié, ils nes’entendaient plus. Mais leur colère contre le Suffète n’étaitpoint calmée ; en manière d’adieux ils lui jetaient desmenaces, et Hamilcar leur répondait :

– « A la nuit prochaine, Barca, dans le temple d’Eschmoûn !»

– « J’y serai ! »

– « Nous te ferons condamner par les Riches ! »

– « Et moi par le peuple ! »

– « Prends garde de finir sur la croix ! »

– « Et vous, déchirés dans les rues ! »

Dès qu’ils furent sur le seuil de la cour, ils reprirent uncalme maintien.

Leurs coureurs et leurs cochers les attendaient à la porte. Laplupart s’en allèrent sur des mules blanches. Le Suffète sauta dansson char, prit les rênes ; les deux bêtes, courbant leurencolure et frappant en cadence les cailloux qui rebondissaient,montèrent au grand galop toute la voie des Mappales, et le vautourd’argent, à la pointe du timon, semblait voler tant le char passaitvite.

La route traversait un champ, planté de longues dalles, aiguëspar le sommet, telles que des pyramides, et qui portaient,entaillée à leur milieu, une main ouverte comme si le mort couchédessous l’eût tendue vers le ciel pour réclamer quelque chose.Ensuite, étaient disséminées des cabanes en terre, en branchages,en claies de joncs, toutes de forme conique. De petits murs encailloux, des rigoles d’eau vive, des cordes de sparterie, deshaies de nopals séparaient irrégulièrement ces habitations, qui setassaient de plus en plus, en s’élevant vers les jardins duSuffète. Mais Hamilcar tendait ses yeux sur une grande tour dontles trois étages faisaient trois monstrueux cylindres, le premierbâti en pierres, le second en briques, et le troisième, tout encèdre, – supportant une coupole de cuivre sur vingt-quatre colonnesde genévrier, d’où retombaient, en manière de guirlandes, deschaînettes d’airain entrelacées. Ce haut édifice dominait lesbâtiments qui s’étendaient à droite, les entrepôts, lamaison-de-commerce, tandis que le palais des femmes se dressait aufond des cyprès, – alignés comme deux murailles de bronze.

Quand le char retentissant fut entré par la porte étroite, ils’arrêta sous un large hangar, où des chevaux, retenus à desentraves, mangeaient des tas d’herbes coupées.

Tous les serviteurs accoururent. Ils faisaient une multitude,ceux qui travaillaient dans les campagnes, par terreur des soldats,ayant été ramenés à Carthage. Les laboureurs, vêtus de peaux debêtes, traînaient des chaînes rivées à leurs chevilles ; lesouvriers des manufactures de pourpre avaient les bras rouges commedes bourreaux ; les marins, des bonnets verts ; lespêcheurs, des colliers de corail ; les chasseurs, un filet surl’épaule ; et les gens de Mégara, des tuniques blanches ounoires, des caleçons de cuir, des calottes de paille, de feutre oude toile, selon leur service ou leurs industries différentes.

Par-derrière se pressait une populace en haillons. Ils vivaient,ceux-là, sans aucun emploi, loin des appartements, dormaient lanuit dans les jardins, dévoraient les restes des cuisines, -moisissure humaine qui végétait à l’ombre du palais. Hamilcar lestolérait, par prévoyance encore plus que par dédain. Tous, entémoignage de joie, s’étaient mis une fleur à l’oreille, etbeaucoup d’entre eux ne l’avaient jamais vu.

Mais des hommes, coiffés comme des sphinx et munis de grandsbâtons, s’élancèrent dans la foule, en frappant de droite et degauche. C’était pour repousser les esclaves curieux de voir lemaître, afin qu’il ne fût pas assailli sous leur nombre etincommodé par leur odeur.

Alors, tous se jetèrent à plat ventre en criant :

– « Oeil de Baal, que ta maison fleurisse ! »

Et entre ces hommes, ainsi couchés par terre dans l’avenue descyprès, l’Intendant-des-intendants, Abdalonim, coiffé d’une mitreblanche, s’avança vers Hamilcar, un encensoir à la main.

Salammbô descendait alors l’escalier des galères. Toutes sesfemmes venaient derrière elle ; et, à chacun de ses pas, ellesdescendaient aussi. Les têtes des Négresses marquaient de grospoints noirs la ligne des bandeaux à plaque d’or qui serraient lefront des Romaines. D’autres avaient dans les cheveux des flèchesd’argent, des papillons d’émeraude, ou de longues aiguilles étaléesen soleil. Sur la confusion de ces vêtements blancs, jaunes etbleus, les anneaux, les agrafes, les colliers, les franges, lesbracelets resplendissaient ; un murmure d’étoffes légèress’élevait ; on entendait le claquement des sandales avec lebruit sourd des pieds nus posant sur le bois : – et, çà et là, ungrand eunuque, qui les dépassait des épaules, souriait la face enl’air. Quand l’acclamation des hommes se fut apaisée, en se cachantle visage avec leurs manches, elles poussèrent ensemble un cribizarre, pareil au hurlement d’une louve, et il était si furieux etsi strident qu’il semblait faire, du haut en bas, vibrer comme unelyre le grand escalier d’ébène tout couvert de femmes.

Le vent soulevait leurs voiles, et les minces tiges des papyrusse balançaient doucement. On était au mois de Schebaz, en pleinhiver. Les grenadiers en fleur se bombaient sur l’azur du ciel, et,à travers les branches, la mer apparaissait avec une île au loin, àdemi perdue dans la brume.

Hamilcar s’arrêta, en apercevant Salammbô. Elle lui étaitsurvenue après la mort de plusieurs enfants mâles. D’ailleurs, lanaissance des filles passait pour une calamité dans les religionsdu Soleil. Les Dieux, plus tard, lui avaient envoyé un fils ;mais il gardait quelque chose de son espoir trahi et commel’ébranlement de la malédiction qu’il avait prononcée contre elle.Salammbô, cependant, continuait à marcher.

Des perles de couleurs variées descendaient en longues grappesde ses oreilles sur ses épaules et jusqu’aux coudes. Sa chevelureétait crêpée, de façon à simuler un nuage. Elle portait, autour ducou, de petites plaques d’or quadrangulaires représentant une femmeentre deux lions cabrés ; et son costume reproduisait enentier l’accoutrement de la Déesse. Sa robe d’hyacinthe, à mancheslarges, lui serrait la taille en s’évasant par le bas. Le vermillonde ses lèvres faisait paraître ses dents plus blanches, etl’antimoine de ses paupières ses yeux plus longs. Ses sandales,coupées dans un plumage d’oiseau, avaient des talons très hauts etelle était pâle extraordinairement, à cause du froid sansdoute.

Enfin elle arriva près d’Hamilcar, et, sans le regarder, sanslever la tête, elle lui dit :

– « Salut, Oeil de Baalim, gloire éternelle !triomphe ! loisir ! satisfaction ! richesse !Voilà longtemps que mon coeur était triste, et la maisonlanguissait. Mais le maître qui revient est comme Tainmmouzressuscité ; et sous ton regard, ô père, une joie, uneexistence nouvelle va partout s’épanouir ! »

Et prenant des mains de Taanach un petit vase oblong où fumaitun mélange de farine, de beurre, de cardamome et de vin : – « Boisà pleine gorge » dit-elle, « la boisson du retour préparée par taservante. »

Il répliqua « Bénédiction sur toi ! » et il saisitmachinalement le vase d’or qu’elle lui tendait.

Cependant, il l’examinait avec une attention si âpre queSalammbô troublée balbutia :

– « On t’a dit, ô maître ! … »

– « Oui ! je sais ! » fit Hamilcar à voix basse.

Etait-ce un aveu ? ou parlait-elle des Barbares ? Etil ajouta quelques mots vagues sur les embarras publics qu’ilespérait à lui seul dissiper.

– « O père ! » exclama Salammbô, « tu n’effaceras pas cequi est irréparable ! »

Alors il se recula, et Salammbô s’étonnait de sonébahissement ; car elle ne songeait point à Carthage mais ausacrilège dont elle se trouvait complice. Cet homme, qui faisaittrembler les légions et qu’elle connaissait à peine, l’effrayaitcomme un dieu ; il avait deviné, il savait tout, quelque chosede terrible allait venir. Elle s’écria : « Grâce ! »

Hamilcar baissa la tête, lentement.

Bien qu’elle voulût s’accuser, elle n’osait ouvrir leslèvres ; et cependant elle étouffait du besoin de se plaindreet d’être consolée. Hamilcar combattait l’envie de rompre sonserment. Il le tenait par orgueil, ou par crainte d’en finir avecson incertitude : et il la regardait en face, de toutes ses forces,pour saisir ce qu’elle cachait au fond de son coeur.

Peu à peu, en haletant, Salammbô s’enfonçait la tête dans lesépaules, écrasée par ce regard trop lourd. Il était sûr maintenantqu’elle avait failli dans l’étreinte d’un Barbare ; ilfrémissait, il leva ses deux poings. Elle poussa un cri et tombaentre ses femmes, qui s’empressèrent autour d’elle.

Hamilcar tourna les talons. Tous les intendants lesuivirent.

On ouvrit la porte des entrepôts, et il entra dans une vastesalle ronde où aboutissaient, comme les rayons d’une roue à sonmoyeu, de longs couloirs qui conduisaient vers d’autres salles. Undisque de pierre s’élevait au centre avec des balustres poursoutenir des coussins accumulés sur des tapis.

Le Suffète se promena d’abord à grands pas rapides ; : ilrespirait bruyamment, il frappait la terre du talon, il se passaitla main sur le front comme un homme harcelé par les mouches. Maisil secoua la tête, et, en apercevant l’accumulation des richesses,il se calma ; : sa pensée, qu’attiraient les perspectives descouloirs, se répandait dans les autres salles pleines de trésorsplus rares. Des plaques de bronze, des lingots d’argent et desbarres de fer alternaient avec les saumons d’étain apportés desCassitérides par la mer Ténébreuse : les gommes du pays des Noirsdébordaient de leurs sacs en écorce de palmier ; poudre d’or,tassée dans des outres, fuyait insensiblement par les coutures tropvieilles. De minces filaments, tirés des plantes marines, pendaiententre les lins d’Egypte, de Grèce, de Taprobane et de Judée : desmadrépores, tels que de larges buissons, se hérissaient au pied desmurs : et une odeur indéfinissable flottait, exhalaison desparfums, des cuirs, des épices et des plumes d’autruche liées engros bouquets tout au haut de la voûte. Devant chaque couloir, desdents d’éléphant posées debout, en se réunissant par les pointes,formaient un arc au-dessus de la porte.

Enfin, il monta sur le disque de pierre. Tous les intendants setenaient les bras croisés, la tête basse, tandis qu’Abdalonimlevait d’un air orgueilleux sa mitre pointue.

Hamilcar interrogea le Chef-des-navires. C’était un vieux piloteaux paupières éraillées par le vent, et des flocons blancsdescendaient jusqu’à ses hanches, comme si l’écume des tempêtes luiétait restée sur la barbe.

Il répondit qu’il avait envoyé une flotte par Gadès etThymiamata, pour tâcher d’atteindre Eziongaber, en doublant laCorne-du-Sud et le promontoire des Aromates.

D’autres avaient continué dans l’Ouest, durant quatre lunes,sans rencontrer de rivages ; mais la proue des naviress’embarrassait dans les herbes, l’horizon retentissaitcontinuellement du bruit des cataractes, des brouillards couleur desang obscurcissaient le soleil, une brise toute chargée de parfumsendormait les équipages ; et à présent ils ne pouvaient riendire, tant leur mémoire était troublée. Cependant on avait remontéles fleuves des Scythes, pénétré en Colchide, chez les Ingriens,chez les Estiens, ravi dans l’archipel quinze cents vierges etcoulé bas tous les vaisseaux étrangers naviguant au-delà du capOestrymon, pour que le secret des routes ne fût pas connu. Le roiPtolémée retenait l’encens de Schesbar, Syracuse, Elathia, la Corseet les îles n’avaient rien fourni, et le vieux pilote baissa lavoix pour annoncer qu’une trirème était prise à Rusicada par lesNumides, – « car ils sont avec eux, Maître » .

Hamilcar fronça les sourcils ; puis il fit signe de parlerau Chef-des-voyages, enveloppé d’une robe brune sans ceinture, etla tête prise dans une longue écharpe d’étoffe blanche qui, passantau bord de sa bouche, lui retombait par-derrière sur l’épaule.

Les caravanes étaient parties régulièrement à l’équinoxed’hiver. Mais, de quinze cents hommes se dirigeant sur l’extrêmeEthiopie avec d’excellents chameaux, des outres neuves et desprovisions de toiles peintes, un seul avait reparu à Carthage, -les autres étant morts de fatigue ou devenus fous par la terreur dudésert ; – et il disait avoir vu, bien au-delà duHarousch-Noir, après les Atarantes et le pays des grands singes,d’immenses royaumes où les moindres ustensiles sont tous en or, unfleuve couleur de lait, large comme une mer ; des forêtsd’arbres bleus, des collines d’aromates, des monstres à figurehumaine végétant sur les rochers et dont les prunelles, pour vousregarder, s’épanouissent comme des fleurs ; puis, derrière deslacs tout couverts de dragons, des montagnes de cristal quisupportent le soleil. D’autres étaient revenus de l’Inde avec despaons, du poivre et des tissus nouveaux. Quant à ceux qui vontacheter des calcédoines par le chemin des Syrtes et le templed’Ammon, sans doute ils avaient péri dans les sables. Les caravanesde la Gétulie et de Phazzana avaient fourni leurs provenanceshabituelles ; mais il n’osait à présent, lui, leChef-des-voyages, en équiper aucune.

Hamilcar comprit ; les Mercenaires occupaient la campagne.Avec un sourd gémissement, il s’appuya sur l’autre coude ; etle Chef-des-métairies avait si peur de parler, qu’il tremblaithorriblement malgré ses épaules trapues et ses grosses prunellesrouges. Sa face, camarde comme celle d’un dogue, était surmontéed’un réseau en fils d’écorces ; il portait un ceinturon enpeau de léopard avec tous les poils et où reluisaient deuxformidables coutelas.

Dès qu’Hamilcar se détourna, il se mit, en criant, à invoquertous les Baals. Ce n’était pas sa faute ! il n’y pouvaitrien ! Il avait observé les températures, les terrains, lesétoiles, fait les plantations au solstice d’hiver, les élagages audécours de la lune, inspecté les esclaves, ménagé leurs habits.

Mais Hamilcar s’irritait de cette loquacité. Il claqua de lalangue et l’homme au coutelas d’une voix rapide :

– « Ah ! Maître ! ils ont tout pillé ! toutsaccagé ! tout détruit ! Trois mille pieds d’arbres sontcoupés à Maschala, et à Ubada les greniers défoncés, les citernescomblées ! A Tedès, ils ont emporté quinze cents gomors defarine ; à Marazzana, tué les pasteurs, mangé les troupeaux,brûlé ta maison, ta belle maison à poutres de cèdre, où tu venaisl’été ! Les esclaves de Tuburbo, qui sciaient de l’orge, sesont enfuis vers les montagnes ; et les ânes, les bardeaux,les mulets, les boeufs de Taormine, et les chevaux orynges, plus unseul ! tous emmenés ! C’est une malédiction ! je n’ysurvivrai pas ! » Il reprenait en pleurant : « Ah ! Si tusavais comme les celliers étaient pleins et les charruesreluisantes ! Ah ! les beaux béliers ! ah ! lesbeaux taureaux ! »

La colère d’Hamilcar l’étouffait. Elle éclata :

– « Tais-toi ! Suis-je donc un pauvre ? Pas demensonges ! dites vrai ! Je veux savoir tout ce que j’aiperdu, jusqu’au dernier sicle, jusqu’au dernier cab !Abdalonim, apporte-moi les comptes des vaisseaux, ceux descaravanes ; ceux des métairies, ceux de la maison ! Et sivotre conscience est trouble, malheur sur vos têtes !Sortez ! »

Tous les intendants, marchant à reculons et les poings jusqu’àterre, sortirent.

Abdalonim alla prendre au milieu d’un casier, dans la muraille,des cordes à noeuds, des bandes de toile ou de papyrus, desomoplates de mouton chargées d’écritures fines. Il les déposa auxpieds d’Hamilcar, lui mit entre les mains un cadre de bois garni detrois fils intérieurs où étaient passées des boules d’or, d’argentet de corne, et il commença :

– « Cent quatre-vingt-douze maisons dans les Mappales, louéesaux Carthaginois-nouveaux à raison d’un béka par lune. »

– « Non ! c’est trop ! ménage les pauvres ! et tuécriras les noms de ceux qui te paraîtront les plus hardis, entâchant de savoir s’ils sont attachés à la République !Après ? »

Abdalonim hésitait, surpris de cette générosité.

Hamilcar lui arracha des mains les bandes de toile.

– « Qu’est-ce donc ? trois palais autour de Khamon à douzekésitah par mois ! Mets-en vingt ! Je ne veux pas que lesRiches me dévorent. »

L’Intendant-des-intendants, après un long salut, reprit :

– « Prêté à Tigillas, jusqu’à la fin de la saison, deux kikar audenier trois, intérêt maritime : à Bar-Malkarth, quinze centssicles sur le gage de trente esclaves. Mais douze sont morts dansles marais salins. »

– « C’est qu’ils n’étaient pas robustes » , dit en riant leSuffète. « N’importe ! S’il a besoin d’argent,satisfais-le ! Il faut toujours prêter, et à des intérêtsdivers, selon la richesse des personnes. »

Alors le serviteur s’empressa de lire tout ce qu’avaientrapporté les mines de fer d’Annaba, les pêcheries de corail, lesfabriques de pourpre, la ferme de l’impôt sur les Grecs domiciliés,l’exportation de l’argent en Arabie où il valait dix fois l’or, lesprises des vaisseaux, déduction faite du dixième pour le temple dela Déesse.

– « Chaque fois j’ai déclaré un quart de moins, Maître !»

Hamilcar comptait avec les billes ; elles sonnaient sousses doigts.

– « Assez ! Qu’as-tu payé ? »

– « A Stratoniclès de Corinthe et à trois marchandsd’Alexandrie, sur les lettres que voilà (elles sont rentrées), dixmille drachmes athéniennes et douze talents d’or syriens. Lanourriture des équipages s’élevant à vingt mines par mois pour unetrirème… »

– « Je le sais ! combien de perdues ? »

– « En voici le compte sur ces lames de plomb. » , ditl’intendant. « Quant aux navires nolisés en commun, comme il afallu souvent jeter les cargaisons à la mer, on a réparti lespertes inégales par têtes d’associés. Pour des cordages empruntésaux arsenaux et qu’il a été impossible de leur rendre, les Syssitesont exigé huit cents késitah, avant l’expédition d’Utique. »

– « Encore eux » fit Hamilcar en baissant la tête ; et ilresta quelque temps comme écrasé par le poids de toutes les hainesqu’il sentait sur lui.

– « Mais je ne vois pas les dépenses de Mégara ? »

Abdalonim, en pâlissant, alla prendre, dans un autre casier, desplanchettes de sycomore enfilées par paquets à des cordes decuir.

Hamilcar l’écoutait, curieux des détails domestiques, ets’apaisant à la monotonie de cette voix qui énumérait deschiffres ; Abdalonim se ralentissait. Tout à coup il laissatomber par terre les feuilles de bois et il se jeta lui-même à platventre, les bras étendus, dans la position des condamnés. Hamilcar,sans s’émouvoir, ramassa les tablettes ; et ses lèvress’écartèrent et ses yeux s’agrandirent, lorsqu’il aperçut, à ladépense d’un seul jour, une exorbitante consommation de viandes, depoissons, d’oiseaux, de vins et d’aromates, avec des vases brisés,des esclaves morts, des tapis perdus.

Abdalonim, toujours prosterné, lui apprit le festin desBarbares. Il n’avait pu se soustraire à l’ordre des Anciens, -Salammbô, d’ailleurs, voulant que l’on prodiguât l’argent pourmieux recevoir les soldats.

Au nom de sa fille, Hamilcar se leva d’un bond. Puis, en serrantles lèvres, il s’accroupit sur les coussins ; il en déchiraitles franges avec ses ongles, haletant, les prunelles fixes.

– « Lève-toi ! » dit-il ; et il descendit.

Abdalonim le suivait ; ses genoux tremblaient. Mais,saisissant une barre de fer, il se mit comme un furieux à descellerles dalles. Un disque de bois sauta, et bientôt parurent sur lalongueur du couloir plusieurs de ces larges couvercles quibouchaient des fosses où l’on conservait le grain.

– « Tu le vois, Oeil de Baal, » dit le serviteur en tremblant, «ils n’ont pas encore tout pris ! et elles sont profondes,chacune, de cinquante coudées et combles jusqu’au bord !Pendant ton voyage, j’en ai fait creuser dans les arsenaux, dansles jardins, partout ! ta maison est pleine de blé, comme toncoeur de sagesse. »

Un sourire passa sur le visage d’Hamilcar :

– « C’est bien, Abdalonim ! » Puis, se penchant à sonoreille : « Tu en feras venir de l’Etrurie, du Brutium, d’où il teplaira, et n’importe à quel prix ! Entasse et garde ! Ilfaut que je possède, à moi seul, tout le blé de Carthage. »

Puis, quand ils furent à l’extrémité du couloir, Abdalonim, avecune des clefs qui pendaient à sa ceinture, ouvrit une grandechambre quadrangulaire, divisée au milieu par des piliers de cèdre.Des monnaies d’or, d’argent et d’airain, disposées sur des tablesou enfoncées dans des niches, montaient le long des quatre mursjusqu’aux lambourdes du toit. D’énormes couffes en peaud’hippopotame supportaient, dans les coins, des rangs entiers desacs plus petits ; des tas de billion faisaient des monticulessur les dalles ; et, çà et là, quelque pile trop haute s’étantécroulée avait l’air d’une colonne en ruine. Les grandes pièces deCarthage, représentant Tanit avec un cheval sous un palmier, semêlaient à celles des colonies, marquées d’un taureau, d’uneétoile, d’un globe ou d’un croissant. Puis l’on voyait disposées,par sommes inégales, des pièces de toutes les valeurs, de toutesles dimensions, de tous les âges, – depuis les vieilles d’Assyrie,minces comme l’ongle, jusqu’aux vieilles du Latium, plus épaissesque la main, avec les boutons d’Egine, les tablettes de laBactriane, les courtes tringles de l’ancienne Lacédémone ;plusieurs étaient couvertes de rouille, encrassées, verdies parl’eau ou noircies par le feu, ayant été prises dans des filets ouaprès les sièges parmi les décombres des villes. Le Suffète eutbien vite supputé si les sommes présentes correspondaient aux gainset aux dommages qu’on venait de lui lire ; et il s’en allaitlorsqu’il aperçut trois jarres d’airain complètement vides.Abdalonim détourna la tête en signe d’horreur, et Hamilcar résignéne parla point.

Ils traversèrent d’autres couloirs, d’autres salles etarrivèrent enfin devant une porte où, pour la garder mieux, unhomme était attaché par le ventre à une longue chaîne scelléecontre le mur, coutume des Romains nouvellement introduite àCarthage. Sa barbe et ses ongles avaient démesurément poussé, et ilse balançait de droite et de gauche avec l’oscillation continuelledes bêtes captives. Sitôt qu’il reconnut Hamilcar, il s’élança verslui en criant :

– « Grâce, Oeil de Baal ! pitié ! tue-moi ! Voilàdix ans que je n’ai vu le soleil ! Au nom de ton père,grâce ! »

Hamilcar, sans lui répondre, frappa dans ses mains, trois hommesparurent ; et, tous les quatre à la fois, en raidissant leursbras, ils retirèrent de ses anneaux la barre énorme qui fermait laporte. Hamilcar prit un flambeau, et disparut dans lesténèbres.

C’était, croyait-on, l’endroit des sépultures de lafamille ; mais on n’eût trouvé qu’un large puits. Il étaitcreusé seulement pour dérouter les voleurs, et ne cachait rien.Hamilcar passa auprès ; puis, en se baissant, il fit tournersur ses rouleaux une meule très lourde, et, par cette ouverture, ilentra dans un appartement bâti en forme de cône.

Des écailles d’airain couvraient les murs ; au milieu, surun piédestal de granit, s’élevait la statue d’un Kabyre avec le nomd’Alètes, inventeur des mines dans la Celtibérie. Contre sa base,par terre, étaient disposés en croix de larges boucliers d’or etdes vases d’argent monstrueux, à goulot fermé, d’une formeextravagante et qui ne pouvaient servir ; car on avait coutumede fondre ainsi des quantités de métal pour que les dilapidationset même les déplacements fussent presque impossibles.

Avec son flambeau, il alluma une lampe de mineur fixée au bonnetde l’idole ; des feux verts, jaunes, bleus, violets, couleurde vin, couleur de sang, tout à coup, illuminèrent la salle. Elleétait pleine de pierreries qui se trouvaient dans des calebassesd’or accrochées comme des lampadaires aux lames d’airain, ou dansleurs blocs natifs rangés au bas du mur. C’étaient des callaïsarrachées des montagnes à coups de fronde, des escarboucles forméespar l’urine des lynx, des glossopètres tombés de la lune, destyanos, des diamants, des sandastrum, des béryls, avec les troisespèces de rubis, les quatre espèces de saphir et les douze espècesd’émeraudes. Elles fulguraient, pareilles à des éclaboussures delait, à des glaçons bleus, à de la poussière d’argent, et jetaientleurs lumières en nappes, en rayons, en étoiles. Les cérauniesengendrées par le tonnerre étincelaient près des calcédoines quiguérissent les poisons. Il y avait des topazes du mont Zabarca pourprévenir les terreurs, des opales de la Bactriane qui empêchent lesavortements, et des cornes d’Ammon que l’on place sous les litsafin d’avoir des songes.

Les feux des pierres et les flammes de la lampe se miraient dansles grands boucliers d’or. Hamilcar, debout, souriait, les brascroisés ; – et il se délectait moins dans le spectacle quedans la conscience de ses richesses. Elles étaient inaccessibles,inépuisables, infinies. Ses aïeux, dormant sous ses pas, envoyaientà son coeur quelque chose de leur éternité. Il se sentait tout prèsdes génies souterrains. C’était comme la joie d’un Kabyre ; etles grands rayons lumineux frappant son visage lui semblaientl’extrémité d’un invisible réseau, qui, à travers des abîmes,l’attachaient au centre du monde.

Une idée le fit tressaillir, et, s’étant placé derrière l’idole,il marcha droit vers le mur. Puis il examina parmi les tatouages deson bras une ligne horizontale avec deux autres perpendiculaires,ce qui exprimait, en chiffres chananéens, le nombre treize. Alorsil compta jusqu’à la treizième des plaques d’airain, releva encoreune fois sa large manche ; et, la main droite étendue, illisait à une autre place de son bras d’autres lignes pluscompliquées, tandis qu’il promenait ses doigts délicatement, à lafaçon d’un joueur de lyre. Enfin, avec son pouce, il frappa septcoups ; et, d’un seul bloc, toute une partie de la murailletourna.

Elle dissimulait une sorte de caveau, où étaient enfermées deschoses mystérieuses, qui n’avaient pas de nom, et d’uneincalculable valeur. Hamilcar descendit les trois marches ; ilprit dans une cuve d’argent une peau de lama flottant sur unliquide noir, puis il remonta.

Abdalonim se remit alors à marcher devant lui. Il frappait lespavés avec sa haute canne garnie de sonnettes au pommeau, et,devant chaque appartement, criait le nom d’Hamilcar, entouré delouanges et de bénédictions.

Dans la galerie circulaire où aboutissaient tous les couloirs,on avait accumulé le long des murs des poutrelles d’algummin, dessacs de lausonia, des gâteaux en terre de Lemnos, et des carapacesde tortue toutes pleines de perles. Le Suffète, en passant, leseffleurait avec sa robe, sans même regarder de gigantesquesmorceaux d’ambre, matière presque divine formée par les rayons dusoleil.

Un nuage de vapeur odorante s’échappa.

– « Pousse la porte ! »

Ils entrèrent.

Des hommes nus pétrissaient des pâtes, broyaient des herbes,agitaient des charbons, versaient de l’huile dans des jarres,ouvraient et fermaient les petites cellules ovoïdes creusées toutautour de la muraille et si nombreuses que l’appartementressemblait à l’intérieur d’une ruche. Du myrobalon, du bdellium,du safran et des violettes en débordaient. Partout étaientéparpillées des gommes, des poudres, des racines, des fioles deverre, des branches de filipendule, des pétales de roses ; etl’on étouffait dans les senteurs, malgré les tourbillons de styraxqui grésillait au milieu sur un trépied d’airain.

Le Chef-des-odeurs-suaves, pâle et long comme un flambeau decire, s’avança vers Hamilcar pour écraser dans ses mains un rouleaude métopion, tandis que deux autres lui frottaient les talons avecdes feuilles de baccaris. Il les repoussa ; c’étaient desCyrénéens de moeurs infâmes, mais que l’on considérait à cause deleurs secrets.

Afin de montrer sa vigilance, le Chef-des-odeurs offrit auSuffète, sur une cuiller d’électrum, un peu de malobathre àgoûter ; puis, avec une alène, il perça trois besoars indiens.Le maître, qui savait les artifices, prit une corne pleine debaume, et, l’ayant approchée des charbons, il la pencha sur sarobe ; une tache brune y parut, c’était une fraude. Alors, ilconsidéra le Chef-des-odeurs fixement, et, sans rien dire, lui jetala corne de gazelle en plein visage.

Si indigné qu’il fût des falsifications commises à sonpréjudice, en apercevant des paquets de nard qu’on emballait pourles pays d’outre-mer, il ordonna d’y mêler de l’antimoine, afin dele rendre plus lourd.

Puis il demanda où se trouvaient trois boîtes de psagas,destinées à son usage.

Le Chef-des-odeurs avoua qu’il n’en savait rien, des soldatsétaient venus avec des couteaux, en hurlant ; il leur avaitouvert les cases.

– « Tu les crains donc plus que moi ! » , s’écria leSuffète ; et, à travers la fumée, ses prunelles, comme destorches, étincelaient sur le grand homme pâle qui commençait àcomprendre. « Abdalonim ! avant le coucher du soleil, tu leferas passer par les verges. Déchire-le ! »

Ce dommage, moindre que les autres, l’avait exaspéré ; car,malgré ses efforts pour les bannir de sa pensée, il retrouvaitcontinuellement les Barbares. Leurs débordements se confondaientavec la honte de sa fille, et il en voulait à toute la maison de laconnaître et de ne pas la lui dire. Mais quelque chose le poussaità s’enfoncer dans son malheur ; et, pris d’une raged’inquisition, il visita sous les hangars, derrière lamaison-de-commerce, les provisions de bitume, de bois, d’ancres etde cordages, de miel et de cire, le magasin des étoffes, lesréserves de nourritures, le chantier des marbres, le grenier dusilphium.

Il alla de l’autre côté des jardins inspecter, dans leurscabanes, les artisans domestiques dont on vendait les produits. Destailleurs brodaient des manteaux, d’autres tressaient des filets,d’autres peignaient des coussins, découpaient des sandales, desouvriers d’Egypte avec un coquillage polissaient des papyrus, lanavette des tisserands claquait, les enclumes des armuriersretentissaient.

Hamilcar leur dit :

– « Battez des glaives ! battez toujours ! il m’enfaudra. » Et il tira de sa poitrine la peau d’antilope macérée dansles poisons pour qu’on lui taillât une cuirasse plus solide quecelles d’airain, et qui serait inattaquable au fer et à laflamme.

Dès qu’il abordait les ouvriers, Abdalonim, afin de détourner sacolère, tâchait de l’irriter contre eux en dénigrant leurs ouvragespar des murmures.

– « Quelle besogne ! c’est une honte ! Vraiment leMaître est trop bon. » Hamilcar, sans l’écouter, s’éloignait. Il seralentit, car de grands arbres calcinés d’un bout à l’autre, commeon en trouve dans les bois où les pasteurs ont campé, barraient leschemins ; et les palissades étaient rompues, l’eau des rigolesse perdait, des éclats de verres, des ossements de singesapparaissaient au milieu des flaques bourbeuses. Quelque bribed’étoffe çà et là pendait aux buissons ; sous les citronniers,les fleurs pourries faisaient un fumier jaune. En effet, lesserviteurs avaient tout abandonné, croyant que le maître nereviendrait plus.

A chaque pas, il découvrait quelque désastre nouveau, une preuveencore de cette chose qu’il s’était interdit d’apprendre. Voilàmaintenant qu’il souillait ses brodequins de pourpre en écrasantdes immondices ; et il ne tenait pas ces hommes, tous devantlui au bout d’une catapulte, pour les faire voler en éclats !Il se sentait humilié de les avoir défendus ; c’était uneduperie, une trahison ; et, comme il ne pouvait se venger nides soldats, ni des Anciens, ni de Salammbô, ni de personne, et quesa colère cherchait quelqu’un, il condamna aux mines, d’un seulcoup, tous les esclaves des jardins.

Abdalonim frissonnait chaque fois qu’il le voyait se rapprocherdes parcs. Mais Hamilcar prit le sentier du moulin, d’où l’onentendait sortir une mélopée lugubre.

Au milieu de la poussière, les lourdes meules tournaient,c’est-à-dire deux cônes de porphyre superposés, et dont le plushaut, portant un entonnoir, virait sur le second à l’aide de fortesbarres. Avec leur poitrine et leurs bras des hommes poussaient,tandis que d’autres, attelés, tiraient. Le frottement de la bricoleavait formé autour de leurs aisselles des croûtes purulentes commeon en voit au garrot des ânes, et le haillon noir et flasque quicouvrait à peine leurs reins et pendait par le bout, battait surleurs jarrets comme une longue queue. Leurs yeux étaient rouges,les fers de leurs pieds sonnaient, toutes leurs poitrineshaletaient d’accord. Ils avaient sur la bouche, fixée par deuxchaînettes, de bronze, une muselière, pour qu’il leur fûtimpossible de manger la farine, et des gantelets sans doigtsenfermaient leurs mains pour les empêcher d’en prendre.

A l’entrée du maître, les barres de bois craquèrent plus fort.Le grain, en se broyant, grinçait. Plusieurs tombèrent sur lesgenoux ; les autres, continuant, passaient par-dessus.

Il demanda Giddenem, le gouverneur des esclaves ; et cepersonnage parut, étalant sa dignité dans la richesse de soncostume ; car sa tunique, fendue sur les côtés, était depourpre fine, de lourds anneaux tiraient ses oreilles, et, pourjoindre les bandes d’étoffes qui enveloppaient ses jambes, un lacetd’or, comme un serpent autour d’un arbre, montait de ses chevillesà ses hanches. Il tenait dans ses doigts, tout chargés de bagues,un collier en grains de gagates pour reconnaître les hommes sujetsau mal sacré.

Hamilcar lui fit signe de détacher les muselières. Alors tous,avec des cris de bêtes affamées, se ruèrent sur la farine, qu’ilsdévoraient en s’enfonçant le visage dans les tas.

– « Tu les exténues ! » dit le Suffète.

Giddenem répondit qu’il fallait cela pour les dompter.

– « Ce n’était guère la peine de t’envoyer à Syracuse dansl’école des esclaves. Fais venir les autres ! »

Et les cuisiniers, les sommeliers, les palefreniers, lescoureurs, les porteurs de litière, les hommes des étuves et lesfemmes avec leurs enfants, tous se rangèrent dans le jardin sur uneseule ligne, depuis la maison-de-commerce jusqu’au parc des bêtesfauves. Ils retenaient leur haleine. Un silence énorme emplissaitMégara. Le soleil s’allongeait sur la lagune, au bas descatacombes. Les paons piaulaient. Hamilcar, pas à pas,marchait.

– « Qu’ai-je à faire de ces vieux ? » dit-il ; «vends-les ! C’est trop de Gaulois, ils sont ivrognes ! ettrop de Crétois, ils sont menteurs ! Achète-moi desCappadociens, des Asiatiques et des Nègres. »

Il s’étonna du petit nombre des enfants. – « Chaque année,Giddenem, la maison doit avoir des naissances ! Tu laisserastoutes les nuits les cases ouvertes pour qu’ils se mêlent enliberté. »

Il se fit montrer ensuite les voleurs, les paresseux, lesmutins. Il distribuait des châtiments avec des reproches àGiddenem ; et Giddenem, comme un taureau, baissait son frontbas, où s’entrecroisaient deux larges sourcils.

– « Tiens, Oeil de Baal » , dit-il, en désignant un Libyenrobuste, « en voilà un que l’on a surpris la corde au cou. »

– « Ah ! tu veux mourir ? » fit dédaigneusement leSuffète.

Et l’esclave, d’un ton intrépide :

– « Oui ! »

Alors, sans se soucier de l’exemple ni du dommage pécuniaire,Hamilcar dit aux valets :

– « Emportez-le ! »

Peut-être y avait-il dans sa pensée l’intention d’un sacrifice.C’était un malheur qu’il s’infligeait afin d’en prévenir de plusterribles.

Giddenem avait caché les mutilés derrière les autres. Hamilcarles aperçut :

– « Qui t’a coupé le bras, à toi ? »

– « Les soldats, Oeil de Baal. »

Puis, à un Samnite qui chancelait comme un héron blessé :

– « Et toi, qui t’a fait cela ? »

C’était le gouverneur, en lui cassant la jambe avec une barre defer.

Cette atrocité imbécile indigna le Suffète ; et, arrachantdes mains de Giddenem son collier de gagates :

– « Malédiction au chien qui blesse le troupeau. Estropier desesclaves, bonté de Tanit ! Ah ! tu ruines tonmaître ! Qu’on l’étouffe dans le fumier. Et ceux quimanquent ? Où sont-ils ? Les as-tu assassinés avec lessoldats ? »

Sa figure était si terrible que toutes les femmes s’enfuirent.Les esclaves, se reculant, faisaient un grand cercle autourd’eux ; Giddenem baisait frénétiquement ses sandales ;Hamilcar, debout, restait les bras levés sur lui.

Mais, l’intelligence lucide comme au plus fort des batailles, ilse rappelait mille choses odieuses, des ignominies dont il s’étaitdétourné ; et, à la lueur de sa colère, comme aux fulgurationsd’un orage, il revoyait d’un seul coup tous ses désastres à lafois. Les gouverneurs des campagnes avaient fui par terreur dessoldats, par connivence peut-être, tous le trompaient, depuis troplongtemps il se contenait.

– « Qu’on les amène ! » cria-t-il, « et marquez-les aufront avec des fers rouges, comme des lâches ! »

Alors, on apporta et l’on répandit au milieu du jardin desentraves, des carcans, des couteaux, des chaînes pour les condamnésaux mines, des cippes qui serraient les jambes, des numella quienfermaient les épaules, et des scorpions, fouets à tripleslanières terminées par des griffes en airain.

Tous furent placés la face vers le soleil, du côté deMoloch-dévorateur, étendus par terre sur le ventre ou sur le dos,et les condamnés à la flagellation, debout contre les arbres, avecdeux hommes auprès d’eux, un qui comptait les coups et un autre quifrappait.

Il frappait à deux bras ; les lanières en sifflantfaisaient voler l’écorce des platanes. Le sang s’éparpillait enpluie dans les feuillages, et des masses rouges se tordaient aupied des arbres en hurlant. Ceux que l’on ferrait s’arrachaient levisage avec les ongles. On entendait les vis de bois craquer ;des heurts sourds retentissaient ; parfois un cri aigu, tout àcoup, traversait l’air. Du côté des cuisines, entre des vêtementsen lambeaux et des chevelures abattues, des hommes, avec deséventails, avivaient des charbons, et une odeur de chair qui brûlepassait. Les flagellés défaillant, mais retenus par les liens deleurs bras, roulaient leur tête sur leurs épaules en fermant lesyeux. Les autres, qui regardaient, se mirent à crier d’épouvante,et les lions, se rappelant peut-être le festin, s’allongeaient enbâillant contre le bord des fosses.

On vit alors Salammbô sur la plate-forme de sa terrasse. Elle laparcourait rapidement de droite et de gauche, tout effarée.Hamilcar l’aperçut. Il lui sembla qu’elle levait les bras de soncôté pour demander grâce ; avec un geste d’horreur, ils’enfonça dans le parc des éléphants.

Ces animaux faisaient l’orgueil des grandes maisons puniques.Ils avaient porté les aïeux, triomphé dans les guerres, et on lesvénérait comme favoris du Soleil.

Ceux de Mégara étaient les plus forts de Carthage. Hamilcar,avant de partir, avait exigé d’Abdalonim le serment qu’il lessurveillerait. Mais ils étaient morts de leurs mutilations ;et trois seulement restaient, couchés au milieu de la cour, sur lapoussière, devant les débris de leur mangeoire.

Ils le reconnurent et vinrent à lui.

L’un avait les oreilles horriblement fendues, l’autre au genouune large plaie, et le troisième la trompe coupée.

Cependant, ils le regardaient d’un air triste, comme despersonnes raisonnables ; et celui qui n’avait plus de trompe,en baissant sa tête énorme et pliant les jarrets, tâchait de leflatter doucement avec l’extrémité hideuse de son moignon.

A cette caresse de l’animal, deux larmes lui jaillirent desyeux. Il bondit sur Abdalonim.

– « Ah ! misérable ! la croix ! la croix !»

Abdalonim, s’évanouissant, tomba par terre à la renverse.

Derrière les fabriques de pourpre, dont les lentes fumées bleuesmontaient dans le ciel, un aboiement de chacal retentit ;Hamilcar s’arrêta.

La pensée de son fils, comme l’attouchement d’un dieu, l’avaittout à coup calmé. C’était un prolongement de sa force, unecontinuation indéfinie de sa personne qu’il entrevoyait, et lesesclaves ne comprenaient pas d’où lui était venu cetapaisement.

En se dirigeant vers les fabriques de pourpre, il passa devantl’ergastule, longue maison de pierre noire bâtie dans une fossecarrée avec un petit chemin tout autour et quatre escaliers auxangles.

Pour achever son signal, Iddibal sans doute attendait la nuit.Rien ne presse encore, songeait Hamilcar ; et il descenditdans la prison. Quelques-uns lui crièrent : – « Retourne » ;les plus hardis le suivirent.

La porte ouverte battait au vent. Le crépuscule entrait par lesmeurtrières étroites, et l’on distinguait dans l’intérieur deschaînes brisées pendant aux murs.

Voilà tout ce qui restait des captifs de guerre.

Alors Hamilcar pâlit extraordinairement, et ceux qui étaientpenchés en dehors sur la fosse le virent qui s’appuyait d’une maincontre le mur pour ne pas tomber.

Mais le chacal, trois fois de suite, cria. Hamilcar releva latête ; il ne proféra pas une parole, il ne fit pas un geste.Puis, quand le soleil fut complètement couché, il disparut derrièrela haie de nopals, et le soir, à l’assemblée des Riches, dans letemple d’Eschmoûn, il dit en entrant :

– « Lumières des Baalim, j’accepte le commandement des forcespuniques contre l’armée des Barbares ! »

Chapitre 8La bataille du Macar

Dès le lendemain, il tira des Syssites deux cent vingt-troismille kikar d’or, il décréta un impôt de quatorze shekel sur lesRiches. Les femmes mêmes contribuèrent ; on payait pour lesenfants, et, chose monstrueuse dans les habitudes carthaginoises,il força les collèges des prêtres à fournir de l’argent.

Il réclama tous les chevaux, tous les mulets, toutes les armes.Quelques-uns voulurent dissimuler leurs richesses, on vendit leursbiens ; et, pour intimider l’avarice des autres, il donnasoixante armures et quinze cents gommor de farine, autant à luiseul que la Compagnie-de-l’ivoire.

Il envoya dans la Ligurie acheter des soldats, trois millemontagnards habitués à combattre des ours ; d’avance on leurpaya six lunes, à quinze mines par jour. Cependant, il fallait unearmée. Mais il n’accepta pas, comme Hannon, tous les citoyens. Ilrepoussa d’abord les gens d’occupations sédentaires, puis ceux quiavaient le ventre trop gros ou l’aspect pusillanime ; et iladmit des hommes déshonorés, la crapule de Malqua, des fils deBarbares, des affranchis. Pour récompense, il promit à desCarthaginois-nouveaux le droit de cité complet.

Son premier soin fut de réformer la Légion. Ces beaux jeuneshommes qui se considéraient comme la majesté militaire de laRépublique, se gouvernaient eux-mêmes. Il cassa leursofficiers ; il les traitait rudement, les faisait courir,sauter, monter tout d’une haleine la pente de Byrsa, lancer desjavelots, lutter corps à corps, coucher la nuit sur les places.Leurs familles venaient les voir et les plaignaient.

Il commanda des glaives plus courts, des brodequins plus forts.Il fixa le nombre des valets et réduisit les bagages ; etcomme on gardait dans le temple de Moloch trois cents pilumsromains, malgré les réclamations du pontife, il les prit.

Avec ceux qui étaient revenus d’Utique et d’autres que lesparticuliers possédaient, il organisa une phalange desoixante-douze éléphants et les rendit formidables. Il arma leursconducteurs d’un maillet et d’un ciseau, afin de pouvoir dans lamêlée leur fendre le crâne s’ils s’emportaient.

Il ne permit point que ses généraux fussent nommés par leGrand-Conseil. Les Anciens tâchaient de lui objecter les lois, ilpassait au travers ; on n’osait plus murmurer, tout pliaitsous la violence de son génie.

A lui seul il se chargeait de la guerre, du gouvernement et desfinances ; et, afin de prévenir les accusations, il demandacomme examinateur de ses comptes le suffète Hannon.

Il faisait travailler aux remparts, et, pour avoir des pierres,démolir les vieilles murailles intérieures, à présent inutiles.Mais la différence des fortunes, remplaçant la hiérarchie desraces, continuait à maintenir séparés les fils des vaincus et ceuxdes conquérants ; aussi les patriciens virent d’un oeil irritéla destruction de ces ruines, tandis que la plèbe, sans trop savoirpourquoi, s’en réjouissait.

Les troupes en armes, du matin au soir, défilaient dans lesrues ; à chaque moment on entendait sonner lestrompettes ; sur des chariots passaient des boucliers, destentes, des piques : les cours étaient pleines de femmes quidéchiraient de la toile ; l’ardeur de l’un à l’autre secommuniquait : l’âme d’Hamilcar emplissait la République.

Il avait divisé ses soldats par nombres pairs, en ayant soin deplacer dans la longueur des files, alternativement, un homme fortet un homme faible, pour que le moins vigoureux ou le plus lâchefût conduit à la fois et poussé par deux autres. Mais avec sestrois mille Ligures et les meilleurs de Carthage, il ne put formerqu’une phalange simple de quatre mille quatre-vingt-seize hoplites,défendus par des casques de bronze, et qui maniaient des sarissesde frêne, longues de quatorze coudées.

Deux mille jeunes hommes portaient des frondes, un poignard etdes sandales. Il les renforça de huit cents autres armés d’unbouclier rond et d’un glaive à la romaine.

La grosse cavalerie se composait des dix-neuf cents gardes quirestaient de la Légion, couverts par des lames de bronze vermeil,comme les Clinabares assyriens. Il avait de plus quatre centsarchers à cheval, de ceux qu’on appelait des Tarentins, avec desbonnets en peau de belette, une hache à double tranchant et unetunique de cuir. Enfin douze cents Nègres du quartier descaravanes, mêlés aux Clinabares, devaient courir auprès desétalons, en s’appuyant d’une main sur la crinière. Tout était prêt,et cependant Hamilcar ne partait pas.

Souvent la nuit il sortait de Carthage, seul, et il s’enfonçaitplus loin que la lagune, vers les embouchures du Macar. Voulait-ilse joindre aux Mercenaires ? Les Ligures campant sur lesMappales entouraient sa maison.

Les appréhensions des Riches parurent justifiées quand on vit,un jour, trois cents Barbares s’approcher des murs. Le Suffète leurouvrit les portes ; c’étaient des transfuges ; ilsaccouraient vers leur maître, entraînés par la crainte ou par lafidélité.

Le retour d’Hamilcar n’avait point surpris lesMercenaires ; cet homme, dans leurs idées, ne pouvait pasmourir. Il revenait pour accomplir ses promesses : espérance quin’avait rien d’absurde tant l’abîme était profond entre la Patrieet l’Armée. D’ailleurs, ils ne se croyaient point coupables ;on avait oublié le festin.

Les espions qu’ils surprirent les détrompèrent. Ce fut untriomphe pour les acharnés ; les tièdes même devinrentfurieux. Puis les deux sièges les accablaient d’ennui ; rienn’avançait ; mieux valait une bataille ! Aussi beaucoupd’hommes se débandaient, couraient la campagne. A la nouvelle desarmements ils revinrent ; Mâtho en bondit de joie. «Enfin ! enfin ! » s’écria-t-il.

Alors le ressentiment qu’il gardait à Salammbô se tourna contreHamilcar. Sa haine, maintenant, apercevait une proiedéterminée ; et comme la vengeance devenait plus facile àconcevoir, il croyait presque la tenir et déjà s’y délectait. Enmême temps il était pris d’une tendresse plus haute, dévoré par undésir plus âcre. Tour à tour il se voyait au milieu des soldats,brandissant sur une pique la tête du Suffète, puis dans la chambreau lit de pourpre, serrant la vierge entre ses bras, couvrant safigure de baisers, passant ses mains sur ses grands cheveuxnoirs ; et cette imagination qu’il savait irréalisable lesuppliciait. Il se jura, puisque ses compagnons l’avaient nomméschalischim, de conduire la guerre ; la certitude qu’il n’enreviendrait pas le poussait à la rendre impitoyable.

Il arriva chez Spendius, et lui dit :

– «Tu vas prendre tes hommes ! J’amènerai les miens.Avertis Autharite ! Nous sommes perdus si Hamilcar nousattaque ! M’entends-tu ? Lève-toi ! »

Spendius demeura stupéfait devant cet air d’autorité. Mâtho,d’habitude, se laissait conduire, et les emportements qu’il avaiteus étaient vite retombés. Mais à présent il semblait tout à lafois plus calme et plus terrible ; une volonté superbefulgurait dans ses yeux, pareille à la flamme d’un sacrifice.

Le Grec n’écouta pas ses raisons. Il habitait une des tentescarthaginoises à bordures de perles, buvait des boissons fraîchesdans des coupes d’argent, jouait au cottabe, laissait croître sachevelure et conduisait le siège avec lenteur. Du reste, il avaitpratiqué des intelligences dans la ville et ne voulait pointpartir, sûr qu’avant peu de jours elle s’ouvrirait.

Narr’Havas, qui vagabondait entre les trois armées, se trouvaitalors près de lui. Il appuya son opinion, et même il blâma leLibyen de vouloir, par un excès de courage, abandonner leurentreprise.

– « Va-t’en, si tu as peur ! » s’écria Mâtho ; « tunous avais promis de la poix, du soufre, des éléphants, desfantassins, des chevaux ! où sont-ils ? »

Narr’Havas lui rappela qu’il avait exterminé les dernièrescohortes d’Hannon ; – quant aux éléphants, on les chassaitdans les bois, il armait les fantassins, les chevaux étaient enmarche ; et le Numide, en caressant la plume d’autruche quilui retombait sur l’épaule, roulait ses yeux comme une femme etsouriait d’une manière irritante. Mâtho, devant lui, ne trouvaitrien à répondre.

Mais un homme que l’on ne connaissait pas entra, mouillé desueur, effaré, les pieds saignants, la ceinture dénouée ; sarespiration secouait ses flancs maigres à les faire éclater, ettout en parlant un dialecte inintelligible, il ouvrait de grandsyeux, comme s’il eût raconté quelque bataille. Le roi bondit dehorset appela ses cavaliers.

Ils se rangèrent dans la plaine, en formant un cercle devantlui. Narr’Havas, à cheval, baissait la tête et se mordait leslèvres. Enfin il sépara ses hommes en deux moitiés, dit à lapremière de l’attendre ; puis d’un geste impérieux, enlevantles autres au galop, il disparut dans l’horizon, du côté desmontagnes.

– « Maître ! » murmura Spendius, « je n’aime pas ceshasards extraordinaires, le Suffète qui revient, Narr’Havas quis’en va… »

– «Eh ! qu’importe ? » , fit dédaigneusementMâtho.

C’était une raison de plus pour prévenir Hamilcar en rejoignantAutharite. Mais si l’on abandonnait le siège des villes, leurshabitants sortiraient, les attaqueraient par-derrière, et l’onaurait en face des Carthaginois. Après beaucoup de paroles, lesmesures suivantes furent résolues et immédiatement exécutées.

Spendius, avec quinze mille hommes, se porta jusqu’au pont bâtisur le Macar, à trois milles d’Utique ; on en fortifia lesangles par quatre tours énormes garnies de catapultes. Avec destroncs d’arbres, des pans de roches, des entrelacs d’épines et desmurs de pierres, on boucha, dans les montagnes, tous les sentiers,toutes les gorges ; sur leurs sommets on entassa des herbesqu’on allumerait pour servir de signaux, et des pasteurs habiles àvoir de loin, de place en place, y furent postés.

Sans doute Hamilcar ne prendrait pas comme Hannon par lamontagne des Eaux-Chaudes. Il devait penser qu’Autharite, maître del’intérieur, lui fermerait la route. Puis un échec au début de lacampagne le perdrait, tandis que la victoire serait à recommencerbientôt, les Mercenaires étant plus loin. Il pouvait encoredébarquer au cap des Raisins, et de là marcher sur une des villes.Mais il se trouvait alors entre les deux armées, imprudence dont iln’était pas capable avec des forces peu nombreuses. Donc il devaitlonger la base de l’Ariana, puis tourner à gauche pour éviter lesembouchures du Macar et venir droit au pont. C’est là que Mâthol’attendait.

La nuit, à la lueur des torches, il surveillait les pionniers.Il courait à Hippo-Zaryte, aux ouvrages des montagnes, revenait, nese reposait pas. Spendius enviait sa force ; mais pour laconduite des espions, le choix des sentinelles, l’art des machineset tous les moyens défensifs, Mâtho écoutait docilement soncompagnon ; et ils ne parlaient plus de Salammbô, – l’un n’ysongeant pas, et l’autre empêché par une pudeur.

Souvent il s’en allait du côté de Carthage pour tâcherd’apercevoir les troupes d’Hamilcar. Il dardait ses yeux surl’horizon ; il se couchait à plat ventre, et dans lebourdonnement de ses artères croyait entendre une armée.

Il dit à Spendius que si, avant trois jours, Hamilcar n’arrivaitpas, il irait avec tous ses hommes à sa rencontre lui offrir labataille. Deux jours encore se passèrent. Spendius leretenait ; le matin du sixième, il partit.

Les Carthaginois n’étaient pas moins que les Barbares impatientsde la guerre. Dans les tentes et dans les maisons, c’était le mêmedésir, la même angoisse ; tous se demandaient ce qui retardaitHamilcar.

De temps à autre, il montait sur la coupole du templed’Eschmoûn, près de l’Annonciateur-des-Lunes, et il regardait levent.

Un jour, c’était le troisième du mois de Tibby, on le vitdescendre de l’Acropole, à pas précipités. Dans les Mappales unegrande clameur s’éleva. Bientôt les rues s’agitèrent, et partoutles soldats commençaient à s’armer au milieu des femmes en pleursqui se jetaient contre leur poitrine, puis ils couraient vite surla place de Khamon prendre leurs rangs. On ne pouvait les suivre nimême leur parler, ni s’approcher des remparts ; pendantquelques minutes, la ville entière fut silencieuse comme un grandtombeau. Les soldats songeaient, appuyés sur leurs lances, et lesautres, dans les maisons, soupiraient.

Au coucher du soleil, l’armée sortit par la porteoccidentale ; mais au lieu de prendre le chemin de Tunis ou degagner les montagnes dans la direction d’Utique, on continua par lebord de la mer ; et bientôt ils atteignirent la Lagune, où desplaces rondes, toutes blanches de sel, miroitaient comme degigantesques plats d’argent, oubliés sur le rivage.

Puis les flaques d’eau se multiplièrent. Le sol, peu à peu,devenant plus mou, les pieds s’enfonçaient. Hamilcar ne se retournapas. Il allait toujours en tête ; et son cheval, couvert demacules jaunes comme un dragon, en jetant de l’écume autour de lui,avançait dans la fange à grands coups de reins. La nuit tomba, unenuit sans lune. Quelques-uns crièrent qu’on allait périr ; illeur arracha leurs armes, qui furent données aux valets. La bouecependant était de plus en plus profonde. Il fallut monter sur lesbêtes de sommes ; d’autres se cramponnaient à la queue deschevaux ; les robustes tiraient les faibles, et le corps desLigures poussait l’infanterie avec la pointe des piques.

L’obscurité redoubla. On avait perdu la route. Touss’arrêtèrent.

Alors les esclaves du Suffète partirent en avant pour chercherles balises plantées par son ordre de distance en distance. Ilscriaient dans les ténèbres, et de loin l’armée les suivait.

Enfin on sentit la résistance du sol. Puis une courbe blanchâtrese dessina vaguement, et ils se trouvèrent sur le bord du Macar.Malgré le froid, on n’alluma pas de feu.

Au milieu de la nuit, des rafales de vent s’élevèrent, Hamilcarfit réveiller les soldats, mais pas une trompette ne sonna : leurscapitaines les frappaient doucement sur l’épaule.

Un homme d’une haute taille descendit dans l’eau. Elle ne venaitpas à la ceinture ; on pouvait passer.

Le Suffète ordonna que trente-deux des éléphants se placeraientdans le fleuve cent pas plus loin, tandis que les autres, plus bas,arrêteraient les lignes d’hommes emportées par le courant ; ettous, en tenant leurs armes au-dessus de leur tête, traversèrent leMacar comme entre deux murailles. Il avait remarqué que le ventd’ouest, en poussant les sables, obstruait le fleuve et formaitdans sa largeur une chaussée naturelle.

Maintenant il était sur la rive gauche en face d’Utique, et dansune vaste plaine, avantage pour ses éléphants qui faisaient laforce de son armée.

Ce tour de génie enthousiasma les soldats. Une confianceextraordinaire leur revenait. Ils voulaient tout de suite couriraux Barbares ; le Suffète les fit se reposer pendant deuxheures. Dès que le soleil parut, on s’ébranla dans la plaine surtrois lignes : les éléphants d’abord, l’infanterie légère avec lacavalerie derrière elle, la phalange marchait ensuite.

Les Barbares campés à Utique, et les quinze mille autour dupont, furent surpris de voir au loin la terre onduler. Le vent quisoufflait très fort chassait des tourbillons de sable ; ils selevaient comme arrachés du sol, montaient par grands lambeaux decouleur blonde, puis se déchiraient et recommençaient toujours, encachant aux Mercenaires l’armée punique. A cause des cornesdressées au bord des casques, les uns croyaient apercevoir untroupeau de boeufs ; d’autres, trompés par l’agitation desmanteaux, prétendaient distinguer des ailes, et ceux qui avaientbeaucoup voyagé, haussant les épaules, expliquaient tout par lesillusions du mirage. Cependant, quelque chose d’énorme continuait às’avancer. De petites vapeurs, subtiles comme des haleines,couraient sur la surface du désert ; le soleil, plus hautmaintenant, brillait plus fort : une lumière âpre, et qui semblaitvibrer, reculait la profondeur du ciel, et, pénétrant les objets,rendait la distance incalculable. L’immense plaine se développaitde tous les côtés à perte de vue ; et les ondulations desterrains, presque insensibles, se prolongeaient jusqu’à l’extrêmehorizon, fermé par une grande ligne bleue qu’on savait être la mer.Les deux armées, sorties des tentes, regardaient ; les gensd’Utique, pour mieux voir, se tassaient sur les remparts.

Enfin ils distinguèrent plusieurs barres transversales,hérissées de points égaux. Elles devinrent plus épaisses,grandirent ; des monticules noirs se balançaient ; tout àcoup des buissons carrés parurent ; c’étaient des éléphants etdes lances ; un seul cri s’éleva : – « Les Carthaginois !» et, sans signal, sans commandement, les soldats d’Utique et ceuxdu pont coururent pêle-mêle, pour tomber ensemble sur Hamilcar.

A ce nom, Spendius tressaillit. Il répétait en haletant : «Hamilcar ! Hamilcar ! » et Mâtho n’était pas là !Que faire ? Nul moyen de fuir ! La surprise del’événement, sa terreur du Suffète et surtout l’urgence d’unerésolution immédiate le bouleversaient ; il se voyait traverséde mille glaives, décapité, mort. Cependant on l’appelait ;trente mille hommes allaient le suivre ; une fureur contrelui-même le saisit ; il se rejeta sur l’espérance de lavictoire ; elle était pleine de félicités, et il se crut plusintrépide qu’Epaminondas. Pour cacher sa pâleur, il barbouilla sesjoues de vermillon, puis il boucla ses cnémides, sa cuirasse, avalaune patère de vin pur et courut après sa troupe, qui se hâtait verscelle d’Utique.

Elles se rejoignirent toutes les deux si rapidement que leSuffète n’eut pas le temps de ranger ses hommes en bataille. Peu àpeu, il se ralentissait. Les éléphants s’arrêtèrent ; ilsbalançaient leurs lourdes têtes, chargées de plumes d’autruche,tout en se frappant les épaules avec leur trompe.

Au fond de leurs intervalles, on distinguait les cohortes desvélites, plus loin les grands casques des Clinabares, avec des fersqui brillaient au soleil, des cuirasses, des panaches des étendardsagités. Mais l’armée carthaginoise, grosse de onze mille troiscent-quatre-vingt-seize hommes, semblait à peine les contenir, carelle formait un carré long, étroit des flancs et resserré sursoi-même.

En les voyant si faibles, les Barbares, trois fois plusnombreux, furent pris d’une joie désordonnée ; on n’apercevaitpas Hamilcar. Il était resté là-bas, peut-être ? Qu’importaitd’ailleurs ! Le dédain qu’ils avaient de ces marchandsrenforçait leur courage ; et avant que Spendius eût commandéla manoeuvre, tous l’avaient comprise et déjà l’exécutaient.

Ils se développèrent sur une grande ligne droite, qui débordaitles ailes de l’armée punique, afin de l’envelopper complètement.Mais, quand on fut à trois cents pas d’intervalle, les éléphants,au lieu d’avancer, se retournèrent ! puis voilà que lesClinabares, faisant volte-face, les suivirent ; et la surprisedes Mercenaires redoubla en apercevant tous les hommes de trait quicouraient pour les rejoindre. Les Carthaginois avaient donc peur,ils fuyaient ! Une huée formidable éclata dans les troupes desBarbares, et, du haut de son dromadaire, Spendius s’écriait : – «Ah ! je le savais bien ! En avant ! en avant !»

Alors les javelots, les dards, les balles des frondes jaillirentà la fois. Les éléphants, la croupe piquée par les flèches, semirent à galoper plus vite ; une grosse poussière lesenveloppait, et, comme des ombres dans un nuage, ilss’évanouirent.

Cependant, on entendait au fond un grand bruit de pas, dominépar le son aigu des trompettes qui soufflaient avec furie. Cetespace, que les Barbares avaient devant eux, plein de tourbillonset de tumulte, attirait comme un gouffre ; quelques-uns s’ylancèrent. Des cohortes d’infanterie apparurent ; elles serefermaient ; et, en même temps, tous les autres voyaientaccourir les fantassins avec des cavaliers au galop.

En effet, Hamilcar avait ordonné à la phalange de rompre sessections, aux éléphants, aux troupes légères et à la cavalerie depasser par ces intervalles pour se porter vivement sur les ailes,et calculé si bien la distance des Barbares, que, au moment où ilsarrivaient contre lui, l’armée carthaginoise tout entière faisaitune grande ligne droite.

Au milieu se hérissait la phalange, formée par des syntagmes oucarrés pleins, ayant seize hommes de chaque côté. Tous les chefs detoutes les files apparaissaient entre de longs fers aigus qui lesdébordaient inégalement, car les six premiers rangs croisaientleurs sarisses en les tenant par le milieu, et les dix rangsinférieurs les appuyaient sur l’épaule de leurs compagnons sesuccédant devant eux. Toutes les figures disparaissaient à moitiédans la visière des casques ; des cnémides en bronzecouvraient toutes les jambes droites ; les larges bouclierscylindriques descendaient jusqu’aux genoux ; et cette horriblemasse quadrangulaire remuait d’une seule pièce, semblait vivrecomme une bête et fonctionner comme une machine. Deux cohortesd’éléphants la bordaient régulièrement ; tout en frissonnant,ils faisaient tomber les éclats des flèches attachés à leur peaunoire. Les Indiens accroupis sur leur garrot, parmi les touffes deplumes blanches, les retenaient avec la cuiller du harpon, tandisque, dans les tours, des hommes cachés jusqu’aux épaulespromenaient, au bord de grands arcs tendus, des quenouilles en fergarnies d’étoupes allumées. A la droite et à la gauche deséléphants, voltigeaient les frondeurs, une fronde autour des reins,une seconde sur la tête, une troisième à la main droite. Puis lesClinabares, chacun flanqué d’un nègre, tendaient leurs lances entreles oreilles de leurs chevaux tout couverts d’or comme eux. Ensuites’espaçaient les soldats armés à la légère avec des boucliers enpeau de lynx, d’où dépassaient les pointes des javelots qu’ilstenaient dans leur main gauche ; et les Tarentins, conduisantdeux chevaux accouplés, relevaient aux deux bouts cette muraille desoldats.

L’armée des Barbares, au contraire, n’avait pu maintenir sonalignement. Sur sa longueur exorbitante il s’était fait desondulations, des vides ; tous haletaient, essoufflés d’avoircouru.

La phalange s’ébranla lourdement en poussant toutes sessarisses ; sous ce poids énorme la ligne des Mercenaires, tropmince, bientôt plia par le milieu.

Alors les ailes carthaginoises se développèrent pour les saisir: les éléphants les suivaient. Avec ses lances obliquement tendues,la phalange coupa les Barbares ; deux tronçons énormess’agitèrent ; les ailes, à coup de fronde et de flèche, lesrabattaient sur les phalangistes. Pour s’en débarrasser, lacavalerie manquait ; sauf deux cents Numides qui se portèrentcontre l’escadron droit des Clinabares, tous les autres setrouvaient enfermés, ne pouvaient sortir de ces lignes. Le périlétait imminent et une résolution urgente.

Spendius ordonna d’attaquer la phalange simultanément par lesdeux flancs, afin de passer tout au travers. Mais les rangs lesplus étroits glissèrent sous les plus longs, revinrent à leurplace, et elle se retourna contre les Barbares, aussi terrible deses côtés qu’elle l’était de front tout à l’heure.

Ils frappaient sur la hampe des sarisses, mais la cavalerie,par-derrière, gênait leur attaque ; et la phalange, appuyéeaux éléphants, se resserrait et s’allongeait, se présentait encarré, en cône, en rhombe, en trapèze, en pyramide. Un doublemouvement intérieur se faisait continuellement de sa tête à saqueue ; car ceux qui étaient au bas des files accouraient versles premiers rangs, et ceux-là, par lassitude ou à cause desblessés, se repliaient plus bas. Les Barbares se trouvèrent fouléssur la phalange. Il lui était impossible de s’avancer ; onaurait dit un océan où bondissaient des aigrettes rouges avec desécailles d’airain, tandis que les clairs boucliers se roulaientcomme une écume d’argent. Quelquefois d’un bout à l’autre, delarges courants descendaient, puis ils remontaient, et au milieuune lourde masse se tenait immobile. Les lances s’inclinaient et serelevaient, alternativement. Ailleurs c’était une agitation deglaives nus si précipitée que les pointes seules apparaissaient, etdes turmes de cavalerie élargissaient des cercles, qui serefermaient derrière elles en tourbillonnant.

Par-dessus la voix des capitaines, la sonnerie des clairons etle grincement des lyres, les boules de plomb et les amandesd’argile passant dans l’air, sifflaient, faisaient sauter lesglaives des mains, la cervelle des crânes. Les blessés, s’abritantd’un bras sous leur bouclier, tendaient leur épée en appuyant lepommeau contre le sol, et d’autres, dans des mares de sang, seretournaient pour mordre les talons. La multitude était sicompacte, la poussière si épaisse, le tumulte si fort, qu’il étaitimpossible de rien distinguer ; les lâches qui offrirent de serendre ne furent même pas entendus. Quand les mains étaient vides,on s’étreignait corps à corps ; les poitrines craquaientcontre les cuirasses et des cadavres pendaient la tête en arrière,entre deux bras crispés. Il y eut une compagnie de soixanteOmbriens qui, fermes sur leurs jarrets, la pique devant les yeux,inébranlables et grinçant des dents, forcèrent à reculer deuxsyntagmes à la fois. Des pasteurs épirotes coururent à l’escadrongauche des Clinabares, saisirent les chevaux à la crinière enfaisant tournoyer leurs bâtons ; les bêtes, renversant leurshommes, s’enfuirent par la plaine. Les frondeurs puniques, écartésçà et là, restaient béants. La phalange commençait à osciller, lescapitaines couraient éperdus, les serre-files poussaient lessoldats, et les Barbares s’étaient reformés ; ilsrevenaient ; la victoire était pour eux.

Mais un cri, un cri épouvantable éclata, un rugissement dedouleur et de colère : c’étaient les soixante-douze éléphants quise précipitaient sur une double ligne, Hamilcar ayant attendu queles Mercenaires fussent tassés en une seule place pour les lâchercontre eux ; les Indiens les avaient si vigoureusement piquésque du sang coulait sur leurs larges oreilles. Leurs trompes,barbouillées de minium, se tenaient droites en l’air, pareilles àdes serpents rouges ; leurs poitrines étaient garnies d’unépieu, leur dos d’une cuirasse, leurs défenses allongées par deslames de fer courbes comme des sabres, – et pour les rendre plusféroces, on les avait enivrés avec un mélange de poivre, de vin puret d’encens. Ils secouaient leurs colliers de grelots,criaient ; et les éléphantarques baissaient la tête sous lejet des phalariques qui commençaient à voler du haut des tours.

Afin de mieux leur résister les Barbares se ruèrent, en foulecompacte ; les éléphants se jetèrent au milieu,impétueusement. Les éperons de leur poitrail, comme des proues denavire, fendaient les cohortes ; elles refluaient à grosbouillons. Avec leurs trompes, ils étouffaient les hommes, ou bienles arrachant du sol, par-dessus leur tête ils les livraient auxsoldats dans les tours ; avec leurs défenses, ils leséventraient, les lançaient en l’air, et de longues entraillespendaient à leurs crocs d’ivoire comme des paquets de cordages àdes mâts. Les Barbares tâchaient de leur crever les yeux, de leurcouper les jarrets ; d’autres, se glissant sous leur ventre, yenfonçaient un glaive jusqu’à la garde et périssaientécrasés ; les plus intrépides se cramponnaient à leurscourroies ; sous les flammes, sous les balles, sous lesflèches, ils continuaient à scier les cuirs, et la tour d’osiers’écroulait comme une tour de pierre. Quatorze de ceux qui setrouvaient à l’extrémité droite, irrités de leurs blessures, seretournèrent sur le second rang ; les Indiens saisirent leurmaillet et leur ciseau et l’appliquant au joint de la tête, à tourde bras, ils frappèrent un grand coup.

Les bêtes énormes s’affaissèrent, tombèrent les unes par-dessusles autres. Ce fut comme une montagne ; et sur ce tas decadavres et d’armures, un éléphant monstrueux qu’on appelait Fureurde Baal pris par la jambe entre des chaînes, resta jusqu’au soir àhurler, avec une flèche dans l’oeil.

Cependant les autres, comme des conquérants qui se délectentdans leur extermination, renversaient, écrasaient, piétinaient,s’acharnaient aux cadavres, aux débris. Pour repousser lesmanipules serrés en couronnes autour d’eux, ils pivotaient surleurs pieds de derrière, dans un mouvement de rotation continuelle,en avançant toujours. Les Carthaginois sentirent redoubler leurvigueur, et la bataille recommença.

Les Barbares faiblissaient ; des hoplites grecs jetèrentleurs armes, une épouvante prit les autres. On aperçut Spendiuspenché sur son dromadaire et qui l’éperonnait aux épaules avec deuxjavelots. Tous alors se précipitèrent par les ailes et coururentvers Utique.

Les Clinabares, dont les chevaux n’en pouvaient plus,n’essayèrent pas de les atteindre. Les Ligures, exténués de soif,criaient pour se porter sur le fleuve. Mais les Carthaginois,placés au milieu des syntagmes, et qui avaient moins souffert,trépignaient de désir devant leur vengeance qui fuyait ; déjàils s’élançaient à la poursuite des Mercenaires ; Hamilcarparut.

Il retenait avec des rênes d’argent son cheval tigré toutcouvert de sueur. Les bandelettes attachées aux cornes de soncasque claquaient au vent derrière lui, et il avait mis sous sacuisse gauche son bouclier ovale. D’un mouvement de sa pique àtrois pointes, il arrêta l’armée.

Les Tarentins sautèrent vite de leur cheval sur le second, etpartirent à droite et à gauche vers le fleuve et vers la ville.

La phalange extermina commodément tout ce qui restait deBarbares. Quand arrivaient les épées, ils tendaient la gorge enfermant les paupières. D’autres se défendirent à outrance ; onles assomma de loin, sous des cailloux, comme des chiens enragés,Hamilcar avait recommandé de faire des captifs. Mais lesCarthaginois lui obéissaient avec rancune, tant ils sentaient deplaisir à enfoncer leurs glaives dans les corps des Barbares. Commeils avaient trop chaud, ils se mirent à travailler nu-bras, à lamanière des faucheurs ; et lorsqu’ils s’interrompaient pourreprendre haleine, ils suivaient des yeux, dans la campagne, uncavalier galopant après un soldat qui courait. Il parvenait à lesaisir par les cheveux, le tenait ainsi quelque temps, puisl’abattait d’un coup de hache.

La nuit tomba. Les Carthaginois, les Barbares avaient disparu.Les éléphants, qui s’étaient enfuis, vagabondaient à l’horizon avecleurs tours incendiées. Elles brûlaient dans les ténèbres, çà etlà, comme des phares à demi perdus dans la brume ; et l’onn’apercevait d’autre mouvement sur la plaine que l’ondulation dufleuve, exhaussé par les cadavres et qui les charriait à lamer.

Deux heures après, Mâtho arriva. Il entrevit à la clarté desétoiles de longs tas inégaux couchés par terre.

C’étaient des files de Barbares. Il se baissa ; tousétaient morts, il appela au loin ; aucune voix ne luirépondit.

Le matin même, il avait quitté Hippo-Zaryte avec ses soldatspour marcher sur Carthage. A Utique, l’armée de Spendius venait departir, et les habitants commençaient à incendier les machines.Tous s’étaient battus avec acharnement. Mais le tumulte qui sefaisait vers le pont redoublant d’une façon incompréhensible, Mâthos’était jeté, par le plus court chemin, à travers la montagne, et,comme les Barbares s’enfuyaient par la plaine, il n’avait rencontrépersonne.

En face de lui, de petites masses pyramidales se dressaient dansl’ombre, et en deçà du fleuve, plus près, il y avait à ras du soldes lumières immobiles. En effet, les Carthaginois s’étaientrepliés derrière le pont, et, pour tromper les Barbares, le Suffèteavait établi des postes nombreux sur l’autre rive.

Mâtho, s’avançant toujours, crut distinguer des enseignespuniques, car des têtes de cheval qui ne bougeaient pasapparaissaient dans l’air, fixées au sommet des hampes en faisceauque l’on ne pouvait voir ; et il entendit plus loin une granderumeur, un bruit de chansons et de coupes heurtées.

Alors, ne sachant où il se trouvait, ni comment découvrirSpendius, tout assailli d’angoisses, effaré, perdu dans lesténèbres, il s’en retourna par le même chemin plus impétueusement.L’aube blanchissait, quand du haut de la montagne il aperçut laville, avec les carcasses des machines noircies par les flammes,comme des squelettes de géant qui s’appuyaient aux murs.

Tout reposait dans un silence et dans un accablementextraordinaires. Parmi ses soldats, au bord des tentes, des hommespresque nus dormaient sur le dos, ou le front contre leur bras quesoutenait leur cuirasse. Quelques-uns décollaient de leurs jambesdes bandelettes ensanglantées. Ceux qui allaient mourir roulaientleur tête, tout doucement ; d’autres, en se traînant, leurapportaient à boire. Le long des chemins étroits les sentinellesmarchaient pour se réchauffer, ou se tenaient la figure tournéevers l’horizon, avec leur pique sur l’épaule, dans une attitudefarouche.

Mâtho trouva Spendius abrité sous un lambeau de toile quesupportaient deux bâtons par terre, le genou dans les mains, latête basse.

Ils restèrent longtemps sans parler.

Enfin Mâtho murmura : – « Vaincus ! »

Spendius reprit d’une voix sombre : – « Oui, vaincus !»

Et à toutes les questions il répondait par des gestesdésespérés.

Cependant des soupirs, des râles arrivaient jusqu’à eux. Mâthoentrouvrit la toile. Alors le spectacle des soldats lui rappela unautre désastre, au même endroit, et en grinçant des dents :

– « Misérable ! une fois déjà… »

Spendius l’interrompit :

– « Tu n’y étais pas non plus. »

– « C’est une malédiction ! » s’écria Mâtho. « A la finpourtant, je l’atteindrai ! je le vaincrai ! je letuerai ! Ah ! Si j’avais été là… » L’idée d’avoir manquéla bataille le désespérait plus encore que la défaite. Il arrachason glaive, le jeta par terre. « Mais comment les Carthaginois vousont-ils battus ? »

L’ancien esclave se mit à raconter les manoeuvres. Mâtho croyaitles voir et il s’irritait. L’armée d’Utique, au lieu de courir versle pont, aurait dû prendre Hamilcar par-derrière.

– « Eh ! je le sais ! » dit Spendius.

– « Il fallait doubler tes profondeurs, ne pas compromettre lesvélites contre la phalange, donner des issues aux éléphants. Audernier moment on pouvait tout regagner : rien ne forçait à fuir.»

Spendius répondit :

– « Je l’ai vu passer dans son grand manteau rouge, les braslevés, plus haut que la poussière, comme un aigle qui volait auflanc des cohortes ; et, à tous les signes de sa tête, ellesse resserraient, s’élançaient ; la foule nous a entraînés l’unvers l’autre : il me regardait ; j’ai senti dans mon coeurcomme le froid d’une épée. »

– « Il aura peut-être choisi le jour ? » se disait tout basMâtho.

Ils s’interrogèrent, tâchant de découvrir ce qui avait amené leSuffète précisément dans la circonstance la plus défavorable. Ilsen vinrent à causer de la situation, et, pour atténuer sa faute ouse redonner à lui-même du courage, Spendius avança qu’il restaitencore de l’espoir.

– « Qu’il n’en reste plus, n’importe ! » dit Mâtho, « toutseul, je continuerai la guerre ! »

– « Et moi aussi ! » s’écria le Grec en bondissant ;il marchait à grands pas ; ses prunelles étincelaient et unsourire étrange plissait sa figure de chacal.

– « Nous recommencerons, ne me quitte plus ! je ne suis pasfait pour les batailles au grand soleil ; l’éclat des épées metrouble la vue ; c’est une maladie, j’ai trop longtemps vécudans l’ergastule. Mais donne-moi des murailles à escalader la nuit,et j’entrerai dans les citadelles, et les cadavres seront froidsavant que les coqs aient chanté ! Montre-moi quelqu’un,quelque chose, un ennemi, un trésor, une femme » ; il répéta :« Une femme, fut-elle la fille d’un roi, et j’apporterai vivementton désir devant tes pieds. Tu me reproches d’avoir perdu labataille contre Hannon, je l’ai regagnée pourtant. Avoue-le !mon troupeau de porcs nous a plus servi qu’une phalange deSpartiates. » Et, cédant au besoin de se rehausser et de saisir sarevanche, il énuméra tout ce qu’il avait fait pour la cause desMercenaires. « C’est moi dans les jardins du Suffète, qui ai pousséle Gaulois ! Plus tard, à Sicca, je les ai tous enragés avecla peur de la République ! Giscon les renvoyait, mais je n’aipas voulu que les interprètes pussent parler. Ah ! comme lalangue leur pendait de la bouche ! t’en souviens-tu ? Jet’ai conduit dans Carthage ; j’ai volé le zaïmph. Je t’ai menéchez elle. Je ferai plus encore : tu verras ! » Il éclata derire comme un fou.

Mâtho le considérait les yeux béants. Il éprouvait une sorte demalaise devant cet homme, qui était à la fois si lâche et siterrible.

Le Grec reprit d’un ton jovial, en faisant claquer ses doigts:

– « Evohé ! Après la pluie, le soleil ! J’ai travailléaux carrières et j’ai bu du massique dans un vaisseau quim’appartint, sous un tendelet d’or, comme un Ptolémée. Le malheurdoit servir à nous rendre plus habiles. A force de travail, onassouplit la fortune. Elle aime les politiques. Elle cédera !»

Il revint sur Mâtho et, le prenant au bras :

– « Maître, à présent les Carthaginois sont sûrs de leurvictoire. Tu as toute une armée qui n’a pas combattu, et tes hommest’obéissent, à toi. Place-les en avant ; les miens, pour sevenger, marcheront. Il me reste trois mille Cariens, douze centsfrondeurs et des archers, des cohortes entières ! . On peutmême former une phalange, retournons ! »

Mâtho, abasourdi par le désastre, n’avait jusqu’à présent rienimaginé pour en sortir. Il écoutait, la bouche ouverte, et leslames de bronze qui cerclaient ses côtes se soulevaient auxbondissements de son coeur. Il ramassa son épée, en criant :

– « Suis-moi, marchons ! »

Mais les éclaireurs, quand ils furent revenus, annoncèrent queles morts des Carthaginois étaient enlevés, le pont tout en ruineet Hamilcar disparu.

Chapitre 9En campagne

Il avait pensé que les Mercenaires l’attendraient à Utique ouqu’ils reviendraient contre lui ; et, ne trouvant pas sesforces suffisantes pour donner l’attaque ou pour la recevoir, ils’était enfoncé dans le sud, par la rive droite du fleuve, ce quile mettait immédiatement à couvert d’une surprise.

Il voulait, fermant d’abord les yeux sur leur révolte, détachertoutes les tribus de la cause des Barbares ; puis, quand ilsseraient bien isolés au milieu des provinces, il tomberait sur euxet les exterminerait.

En quatorze jours, il pacifia la région comprise entreThouccaber et Utique, avec les villes de Tignicabah, Tessourah,Vacca et d’autres encore à l’occident ; Zounghar bâtie dansles montagnes ; Assouras célèbre par son temple, Djeraadofertile en genévriers ; Thapitis et Hagour lui envoyèrent desambassades. Les gens de la campagne arrivaient les mains pleines devivres, imploraient sa protection, baisaient ses pieds, ceux dessoldats, et se plaignaient des Barbares. Quelques-uns venaient luioffrir, dans des sacs, des têtes de Mercenaires, tués par eux,disaient-ils, mais qu’ils avaient coupées à des cadavres ; carbeaucoup s’étaient perdus en fuyant, et on les trouvait morts deplace en place, sous les oliviers et dans les vignes.

Pour éblouir le peuple, Hamilcar, dès le lendemain de lavictoire, avait envoyé à Carthage les deux mille captifs faits surle champ de bataille. Ils arrivèrent par longues compagnies de centhommes chacune, tous les bras attachés sur le dos avec une barre debronze qui les prenait à la nuque, et les blessés, en saignant,couraient aussi ; des cavaliers, derrière eux, les chassaientà coups de fouet.

Ce fut un délire de joie ! On se répétait qu’il y avait eusix mille Barbares de tués ; les autres ne tiendraient pas, laguerre était finie ; on s’embrassait dans les rues, et l’onfrotta de beurre et de cinnamome la figure des Dieux-Patæques pourles remercier. Avec leurs gros yeux, leur gros ventre et leurs deuxbras levés jusqu’aux épaules, ils semblaient vivre sous leurpeinture plus fraîche et participer à l’allégresse du peuple. LesRiches laissaient leurs portes ouvertes ; la villeretentissait du ronflement des tambourins ; les temples toutesles nuits étaient illuminés, et les servantes de la Déessedescendues dans Malqua établirent au coin des carrefours destréteaux en sycomore, où elles se prostituaient. On vota des terrespour les vainqueurs, des holocaustes pour Melkarth, trois centscouronnes d’or pour le Suffète, et ses partisans proposaient de luidécerner des prérogatives et des honneurs nouveaux.

Il avait sollicité les Anciens de faire des ouvertures àAutharite pour échanger contre tous les Barbares, s’il le fallait,le vieux Giscon avec les autres Carthaginois détenus comme lui. LesLibyens et les Nomades qui composaient l’armée d’Authariteconnaissaient à peine ces Mercenaires, hommes de race italiote ougrecque ; et puisque la République leur offrait tant deBarbares contre si peu de Carthaginois, c’est que les uns étaientde nulle valeur et que les autres en avaient une considérable. Ilscraignaient un piège. Autharite refusa.

Alors les Anciens décrétèrent l’exécution des captifs, bien quele Suffète leur eût écrit de ne pas les mettre à mort. Il comptaitincorporer les meilleurs dans ses troupes et exciter par là desdéfections. Mais la haine emporta toute réserve.

Les deux mille Barbares furent attachés dans les Mappales,contre les stèles des tombeaux ; et des marchands, des goujatsde cuisine, des brodeurs et même des femmes, les veuves des mortsavec leurs enfants, tous ceux qui voulaient, vinrent les tuer àcoups de flèche. On les visait lentement, pour mieux prolonger leursupplice : on baissait son arme, puis on la relevait tour àtour ; et la multitude se poussait en hurlant. Desparalytiques se faisaient amener sur des civières ; beaucoup,par précaution, apportaient leur nourriture et restaient làjusqu’au soir ; d’autres y passaient la nuit. On avait plantédes tentes où l’on buvait. Plusieurs gagnèrent de fortes sommes àlouer des arcs.

Puis on laissa debout tous ces cadavres crucifiés, quisemblaient sur les tombeaux autant de statues rouges etl’exaltation gagnait jusqu’aux gens de Malqua, issus des famillesautochtones et d’ordinaire indifférents aux choses de la patrie.Par reconnaissance des plaisirs qu’elle leur donnait, maintenantils s’intéressaient à sa fortune, se sentaient Puniques, et lesAnciens trouvèrent habile d’avoir ainsi fondu dans une mêmevengeance le peuple entier.

La sanction des Dieux n’y manqua pas ; car de tous lescôtés du ciel des corbeaux s’abattirent. Ils volaient en tournantdans l’air avec de grands cris rauques, et faisaient un nuageénorme qui roulait sur soi-même continuellement. On l’apercevait deClypéa, de Rhadès et du promontoire Hermaeum. Parfois il se crevaittout à coup, élargissant au loin ses spirales noires ; c’étaitun aigle qui fondait dans le milieu, puis repartait ; sur lesterrasses, sur les dômes, à la pointe des obélisques et au frontondes temples, il y avait, çà et là, de gros oiseaux qui tenaientdans leur bec rougi des lambeaux humains.

A cause de l’odeur, les Carthaginois se résignèrent à délier lescadavres. On en brûla quelques-uns ; on jeta les autres à lamer, et les vagues poussées par le vent du nord, en déposèrent surla plage, au fond du golfe, devant le camp d’Autharite.

Ce châtiment avait terrifié les Barbares, sans doute, car duhaut d’Eschmoûn on les vit abattre leurs tentes, réunir leurstroupeaux, hisser leurs bagages sur des ânes, et le soir du mêmejour l’armée entière s’éloigna.

Elle devait, en se portant depuis la montagne des Eaux-Chaudesjusqu’à Hippo-Zaryte alternativement, interdire au Suffètel’approche des villes tyriennes avec la possibilité d’un retour surCarthage.

Pendant ce temps-là, les deux autres armées tâcheraient del’atteindre dans le sud, Spendius par l’Orient, Mâtho parl’Occident, de manière à se joindre toutes les trois pour lesurprendre et l’enlacer. Puis un renfort qu’ils n’espéraient pasleur survint : Narr’Havas reparut, avec trois cents chameauxchargés de bitume, vingt-cinq éléphants et six mille cavaliers.

Le Suffète, pour affaiblir les Mercenaires, avait jugé prudentde l’occuper au loin dans son royaume. Du fond de Carthage, ils’était entendu avec Masgaba, un brigand gétule qui cherchait à sefaire un empire. Fort de l’argent punique, le coureur d’aventuresavait soulevé les Etats numides en leur promettant la liberté. MaisNarr’Havas, prévenu par le fils de sa nourrice, était tombé dansCirta, avait empoisonné les vainqueurs avec l’eau des citernes,abattu quelques têtes, tout rétabli, et il arrivait contre leSuffète plus furieux que les Barbares.

Les chefs des quatre armées s’entendirent sur les dispositionsde la guerre. Elle serait longue : il fallait tout prévoir.

On convint d’abord de réclamer l’assistance des Romains, et l’onoffrit cette mission à Spendius ; comme transfuge, il n’osas’en charger. Douze hommes des colonies grecques s’embarquèrent àAnnaba sur une chaloupe des Numides. Puis les chefs exigèrent detous les Barbares le serment d’une obéissance complète. Chaque jourles capitaines inspectaient les vêtements, les chaussures ; ondéfendit même aux sentinelles l’usage du bouclier, car souventelles l’appuyaient contre leur lance et s’endormaient debout ;ceux qui traînaient quelque bagage furent contraints de s’endéfaire ; tout, à la mode romaine, devait être porté sur ledos. Par précaution contre les éléphants, Mâtho institua un corpsde cavaliers cataphractes, où l’homme et le cheval disparaissaientsous une cuirasse en peau d’hippopotame hérissée de clous ; etpour protéger la corne des chevaux, on leur fit des bottines entresse de sparterie.

Il fut interdit de piller les bourgs, de tyranniser leshabitants de race non punique. Mais comme la contrée s’épuisait,Mâtho ordonna de distribuer les vivres par tête de soldat, sanss’inquiéter des femmes. D’abord ils les partagèrent avec elles.Faute de nourriture, beaucoup s’affaiblissaient. C’était uneoccasion incessante de querelles, d’invectives, plusieurs attirantles compagnes des autres par l’appât ou même la promesse de leurportion. Mâtho commanda de les chasser toutes, impitoyablement.Elles se réfugièrent dans le camp d’Autharite ; mais lesGauloises et les Libyennes, à force d’outrages, les contraignirentà s’en aller.

Enfin elles vinrent sous les murs de Carthage implorer laprotection de Cérès et de Proserpine, car il y avait dans Byrsa untemple et des prêtres consacrés à ces déesses, en expiation deshorreurs commises autrefois au siège de Syracuse. Les Syssites,alléguant leur droit d’épaves, réclamèrent les plus jeunes pour lesvendre ; et des Carthaginois-nouveaux prirent en mariage desLacédémoniennes qui étaient blondes.

Quelques-unes s’obstinèrent à suivre les armées. Elles couraientsur le flanc des syntagmes, à côté des capitaines. Elles appelaientleurs hommes, les tiraient par le manteau, se frappaient lapoitrine en les maudissant, et tendaient au bout de leurs brasleurs petits enfants nus qui pleuraient. Ce spectacle amollissaitles Barbares ; elles étaient un embarras, un péril. Plusieursfois on les repoussa, elles revenaient ; Mâtho les fit chargerà coups de lance par les cavaliers de Narr’Havas ; : et commedes Baléares lui criaient qu’il leur fallait des femmes :

– « Moi je n’en ai pas ! » répondit-il.

A présent, le génie de Moloch l’envahissait. Malgré lesrébellions de sa conscience, il exécutait des choses épouvantables,s’imaginant obéir à la voix d’un Dieu. Quand il ne pouvait lesravager, Mâtho jetait des pierres dans les champs pour les rendrestériles.

Par des messages réitérés, il pressait Autharite et Spendius dese hâter. Mais les opérations du Suffète étaient incompréhensibles.Il campa successivement à Eidous, à Monchar, à Tehent ; deséclaireurs crurent l’apercevoir aux environs d’Ischil, près desfrontières de Narr’Havas, et l’on apprit qu’il avait traversé lefleuve au-dessus de Tebourba comme pour revenir à Carthage. A peinedans un endroit, il se transportait vers un autre. Les routes qu’ilprenait restaient toujours inconnues. Sans livrer de bataille, leSuffète conservait ses avantages ; poursuivi par les Barbares,il semblait les conduire.

Ces marches et ces contre-marches fatiguaient encore plus lesCarthaginois ; et les forces d’Hamilcar, n’étant pasrenouvelées, de jour en jour diminuaient. Les gens de la campagnelui apportaient maintenant des vivres avec plus de lenteur. Ilrencontrait partout une hésitation, une haine taciturne ; etmalgré ses supplications près du Grand-Conseil, aucun secoursn’arrivait de Carthage.

On disait (on croyait peut-être) qu’il n’en avait pas besoin.C’était une ruse ou des plaintes inutiles ; et les partisansd’Hannon, afin de le desservir, exagéraient l’importance de savictoire. Les troupes qu’il commandait, on en faisait lesacrifice ; mais on n’allait pas ainsi continuellement fournirtoutes ses demandes. La guerre était bien assez lourde ! elleavait trop coûté, et, par orgueil, les patriciens de sa factionl’appuyaient avec mollesse.

Alors, désespérant de la République, Hamilcar leva de force dansles tribus tout ce qu’il lui fallait pour la guerre : du grain, del’huile, du bois, des bestiaux et des hommes. Mais les habitants netardèrent pas à s’enfuir. Les bourgs que l’on traversait étaientvides, on fouillait les cabanes sans y rien trouver ; bientôtune effroyable solitude enveloppa l’armée punique.

Les Carthaginois, furieux, se mirent à saccager lesprovinces ; ils comblaient les citernes, incendiaient lesmaisons. Les flammèches, emportées par le vent, s’éparpillaient auloin, et sur les montagnes des forêts entières brûlaient ;elles bordaient les vallées d’une couronne de feux ; pourpasser au-delà, on était forcé d’attendre. Puis ils reprenaientleur marche, en plein soleil, sur des cendres chaudes.

Quelquefois ils voyaient, au bord de la route, luire dans unbuisson comme des prunelles de chat-tigre. C’était un Barbareaccroupi sur les talons, et qui s’était barbouillé de poussièrepour se confondre avec la couleur du feuillage ; ou bien quandon longeait une ravine, ceux qui étaient sur les ailes entendaienttout à coup rouler des pierres ; et, en levant les yeux, ilsapercevaient dans l’écartement de la gorge un homme pieds nus quibondissait.

Cependant Utique et Hippo-Zaryte étaient libres, puisque lesMercenaires ne les assiégeaient plus. Hamilcar leur commanda devenir à son aide. Mais, n’osant se compromettre, elles luirépondirent par des mots vagues, des compliments, des excuses.

Il remonta dans le nord brusquement, décidé à s’ouvrir une desvilles tyriennes, dût-il en faire le siège. Il lui fallait un pointsur la côte, afin de tirer des îles ou de Cyrène desapprovisionnements et des soldats, et il convoitait le portd’Utique comme étant le plus près de Carthage.

Le Suffète partit donc de Zouitin et tourna le lacd’Hippo-Zaryte avec prudence. Mais bientôt il fut contraintd’allonger ses régiments en colonne pour gravir la montagne quisépare les deux vallées. Au coucher du soleil ils descendaient dansson sommet creusé en forme d’entonnoir, quand ils aperçurent devanteux, à ras du sol, des louves de bronze qui semblaient courir surl’herbe.

Tout à coup de grands panaches se levèrent, et au grand rythmedes flûtes un chant formidable éclata. C’était l’armée deSpendius ; car des Campaniens et des Grecs, par exécration deCarthage, avaient pris les enseignes de Rome. En même temps, sur lagauche, apparurent de longues piques, des boucliers en peau deléopard, des cuirasses de lin, des épaules nues.

C’étaient les Ibériens de Mâtho, les Lusitaniens, les Baléares,les Gétules ; on entendit le hennissement des chevaux deNarr’Havas ; ils se répandirent autour de la colline ;puis arriva la vague cohue que commandait Autharite ; lesGaulois, les Libyens, les Nomades ; et l’on reconnaissait aumilieu d’eux les Mangeurs-de-choses-immondes aux arêtes de poissonqu’ils portaient dans la chevelure.

Ainsi les Barbares, combinant exactement leurs marches,s’étaient rejoints. Mais, surpris eux-mêmes, ils restèrent quelquesminutes immobiles et se consultant.

Le Suffète avait tassé ses hommes en une masse orbiculaire, defaçon à offrir partout une résistance égale. Les hauts bouclierspointus, fichés dans le gazon les uns près des autres, entouraientl’infanterie. Les Clinabares se tenaient en dehors, et plus loin,de place en place, les éléphants. Les Mercenaires étaient harassésde fatigue ; il valait mieux attendre jusqu’au jour ; et,certains de leur victoire, les Barbares, pendant toute la nuit,s’occupèrent à manger.

Ils avaient allumé de grands feux clairs qui, en leséblouissant, laissaient dans l’ombre l’armée punique au-dessousd’eux. Hamilcar fit creuser autour de son camp, comme les Romains,un fossé large de quinze pas, profond de six coudées ; avec laterre exhausser à l’intérieur un parapet sur lequel on planta despieux aigus qui s’entrelaçaient, et, au soleil levant, lesMercenaires furent ébahis d’apercevoir tous les Carthaginois ainsiretranchés comme dans une forteresse.

Ils reconnaissaient au milieu des tentes Hamilcar qui sepromenait en distribuant des ordres. Il avait le corps pris dansune cuirasse brune tailladée en petites écailles ; et, suivide son cheval, de temps en temps il s’arrêtait pour désignerquelque chose de son bras droit étendu.

Alors plus d’un se rappela des matinées pareilles, quand, aufracas des clairons, il passait devant eux lentement, et que sesregards les fortifiaient comme des coupes de vin. Une sorted’attendrissement les saisit. Ceux, au contraire, qui neconnaissaient pas Hamilcar, dans leur joie de le tenir,déliraient.

Cependant, si tous attaquaient à la fois, on se nuiraitmutuellement dans l’espace trop étroit. Les Numides pouvaient selancer au travers ; mais les Clinabares défendus par descuirasses les écraseraient ; puis comment franchir lespalissades ? Quant aux éléphants, ils n’étaient passuffisamment instruits.

– « Vous êtes tous des lâches ! » s’écria Mâtho.

Et, avec les meilleurs, il se précipita contre le retranchement.Une volée de pierres les repoussa ; car le Suffète avait prissur le pont leurs catapultes abandonnées.

Cet insuccès fit tourner brusquement l’esprit mobile desBarbares. L’excès de leur bravoure disparut ; ils voulaientvaincre, mais en se risquant le moins possible. D’après Spendius,il fallait garder soigneusement la position que l’on avait etaffamer l’armée punique. Mais les Carthaginois se mirent à creuserdes puits, et des montagnes entourant la colline, ils découvrirentde l’eau.

Du sommet de leur palissade ils lançaient des flèches, de laterre, du fumier, des cailloux qu’ils arrachaient du sol, pendantque les six catapultes roulaient incessamment sur la longueur de laterrasse.

Mais les sources d’elles-mêmes se tariraient ; onépuiserait les vivres, on userait les catapultes ; lesMercenaires, dix fois plus nombreux, finiraient par triompher. LeSuffète imagina des négociations afin de gagner du temps, et unmatin les Barbares trouvèrent dans leurs lignes une peau de moutoncouverte d’écritures. Il se justifiait de sa victoire : les Anciensl’avaient forcé à la guerre, et pour leur montrer qu’il gardait saparole, il leur offrait le pillage d’Utique ou celuid’Hippo-Zaryte, à leur choix ; Hamilcar, en terminant,déclarait ne pas les craindre, parce qu’il avait gagné des traîtreset que, grâce à ceux-là, il viendrait à bout, facilement, de tousles autres.

Les Barbares furent troublés : cette proposition d’un butinimmédiat les faisait rêver ; ils appréhendaient une trahison,ne soupçonnant point un piège dans la forfanterie du Suffète, etils commencèrent à se regarder les uns les autres avec méfiance. Onobservait les paroles, les démarches ; des terreurs lesréveillaient la nuit. Plusieurs abandonnaient leurscompagnons ; suivant sa fantaisie on choisissait son armée, etles Gaulois avec Autharite allèrent se joindre aux hommes de laCisalpine dont ils comprenaient la langue.

Les quatre chefs se réunissaient tous les soirs dans la tente deMâtho, et, accroupis autour d’un bouclier, ils avançaient etreculaient attentivement les petites figurines de bois, inventéespar Pyrrhus pour reproduire les manoeuvres. Spendius démontrait lesressources d’Hamilcar ; il suppliait de ne point compromettrel’occasion et jurait par tous les Dieux. Mâtho, irrité, marchait engesticulant. La guerre contre Carthage était sa chosepersonnelle ; il s’indignait que les autres s’en mêlassentsans vouloir lui obéir. Autharite, à sa figure, devinait sesparoles, applaudissait. Narr’Havas levait le menton en signe dedédain ; pas une mesure qu’il ne jugeât funeste ; et ilne souriait plus. Des soupirs lui échappaient comme s’il eûtrefoulé la douleur d’un rêve impossible, le désespoir d’uneentreprise manquée.

Pendant que les Barbares, incertains, délibéraient, le Suffèteaugmentait ses défenses : il fit creuser en deçà des palissades unsecond fossé, élever une seconde muraille, construire aux anglesdes tours de bois ; et ses esclaves allaient jusqu’au milieudes avant-postes enfoncer les chausse-trapes dans la terre. Maisles éléphants, dont les rations étaient diminuées, se débattaientdans leurs entraves. Pour ménager les herbes, il ordonna auxClinabares de tuer les moins robustes des étalons. Quelques-uns s’yrefusèrent ; il les fit décapiter. On mangea les chevaux. Lesouvenir de cette viande fraîche, les jours suivants, fut unegrande tristesse.

Du fond de l’amphithéâtre où ils se trouvaient resserrés, ilsvoyaient tout autour d’eux, sur les hauteurs, les quatre camps desBarbares pleins d’agitation. Des femmes circulaient avec des outressur la tête, des chèvres en bêlant erraient sous les faisceaux despiques ; on relevait les sentinelles, on mangeait autour destrépieds. En effet, les tribus leur fournissaient des vivresabondamment, et ils ne se doutaient pas eux-mêmes combien leurinaction effrayait l’armée punique.

Dès le second jour, les Carthaginois avaient remarqué dans lecamp des Nomades une troupe de trois cents hommes à l’écart desautres. C’étaient les Riches, retenus prisonniers depuis lecommencement de la guerre. Des Libyens les rangèrent tous au borddu fossé, et, postés derrière eux, ils envoyaient des javelots ense faisant un rempart de leur corps. A peine pouvait-on reconnaîtreces misérables, tant leur visage disparaissait sous la vermine etles ordures. Leurs cheveux arrachés par endroits laissaient à nules ulcères de leur tête, et ils étaient si maigres et hideuxqu’ils ressemblaient à des momies dans des linceuls troués.Quelques-uns, en tremblant, sanglotaient d’un air stupide ;les autres criaient à leurs amis de tirer sur les Barbares. Il y enavait un, tout immobile, le front baissé, qui ne parlait pas ;sa grande barbe blanche tombait jusqu’à ses mains couvertes dechaînes ; et les Carthaginois, en sentant au fond de leurcoeur comme l’écroulement de la République, reconnaissaient Giscon.Bien que la place fût dangereuse, ils se poussaient pour le voir.On l’avait coiffé d’une tiare grotesque, en cuir d’hippopotame,incrustée de cailloux. C’était une imagination d’Autharite ;mais cela déplaisait à Mâtho.

Hamilcar, exaspéré, fit ouvrir les palissades, résolu à se fairejour n’importe comment ; et d’un train furieux lesCarthaginois montèrent jusqu’à mi-côte, pendant trois cents pas. Untel flot de Barbares descendit qu’ils furent refoulés sur leurslignes. Un des gardes de la Légion, resté en dehors, trébuchaitparmi les pierres. Zarxas accourut, et, le terrassant, il luienfonça un poignard dans la gorge ; il l’en retira, se jetasur la blessure, – et, la bouche collée contre elle, avec desgrondements de joie et des soubresauts qui le secouaient jusqu’auxtalons, il pompait le sang à pleine poitrine ; puis,tranquillement, il s’assit sur le cadavre, releva son visage en serenversant le cou pour mieux humer l’air, comme fait une biche quivient de boire à un torrent, et, d’une voix aiguë, il entonna unechanson des Baléares, une vague mélodie pleine de modulationsprolongées, s’interrompant, alternant, comme des échos qui serépondent dans les montagnes ; il appelait ses frères morts etles conviait à un festin ; – puis il laissa retomber ses mainsentre ses jambes, baissa lentement la tête, et pleura. Cette choseatroce fit horreur aux Barbares, aux Grecs surtout.

Les Carthaginois, à partir de ce moment, ne tentèrent aucunesortie ; – et ils ne songeaient pas à se rendre, certains depérir dans les supplices.

Cependant, les vivres, malgré les soins d’Hamilcar, diminuaienteffroyablement. Pour chaque homme, il ne restait plus que dixk’kommer de blé, trois hin de millet et douze betza de fruits secs.Plus de viande, plus d’huile, plus de salaisons, pas un graind’orge pour les chevaux ; on les voyait, baissant leurencolure amaigrie, chercher dans la poussière des brins de paillepiétinés. Souvent les sentinelles en vedette sur la terrasseapercevaient, au clair de la lune, un chien des Barbares qui venaitrôder sous le retranchement, dans les tas d’immondices ; onl’assommait avec une pierre, et, s’aidant des courroies dubouclier, on descendait le long des palissades, puis, sans riendire, on le mangeait. Parfois d’horribles aboiements s’élevaient,et l’homme ne remontait plus. Dans la quatrième dilochie de ladouzième syntagme, trois phalangites, en se disputant un rat, setuèrent à coups de couteau.

Tous regrettaient leurs familles, leurs maisons : les pauvres,leurs cabanes en forme de ruche, avec des coquilles au seuil desportes, un filet suspendu, et les patriciens, leurs grandes sallesemplies de ténèbres bleuâtres, quand, à l’heure la plus molle dujour, ils se reposaient, écoutant le bruit vague des rues mêlé aufrémissement des feuilles qui s’agitaient dans leurs jardins ;- et, pour mieux descendre dans cette pensée, afin d’en jouirdavantage, ils entre-fermaient les paupières ; la secoussed’une blessure les réveillait. A chaque minute, c’était unengagement, une alerte nouvelle ; les tours brûlaient, lesMangeurs-de-choses-immondes sautaient aux palissades ; avecdes haches, on leur abattait les mains ; d’autresaccouraient ; une pluie de fer tombait sur les tentes. Onéleva des galeries en claies de jonc pour se garantir desprojectiles. Les Carthaginois s’y enfermèrent ; ils n’enbougeaient plus.

Tous les jours, le soleil qui tournait sur la colline,abandonnant, dès les premières heures, le fond de la gorge, leslaissait dans l’ombre. En face et par-derrière, les pentes grisesdu terrain remontaient, couvertes de cailloux tachetés d’un rarelichen, et, sur leurs têtes, le ciel, continuellement pur,s’étalait, plus lisse et froid à l’oeil qu’une coupole de métal.Hamilcar était si indigné contre Carthage qu’il sentait l’envie dese jeter dans les Barbares pour les conduire sur elle. Puis voilàque les porteurs, les vivandiers, les esclaves commençaient àmurmurer, et ni le peuple ni le Grand-Conseil, personne n’envoyaitmême une espérance. La situation était intolérable surtout parl’idée qu’elle deviendrait pire.

A la nouvelle du désastre, Carthage avait comme bondi de colèreet de haine ; on aurait moins exécré le Suffète, si, dès lecommencement, il se fût laissé vaincre.

Mais pour acheter d’autres Mercenaires, le temps manquait,l’argent manquait. Quant à lever des soldats dans la ville, commentles équiper ? Hamilcar avait pris toutes les armes ! etqui donc les commanderait ? Les meilleurs capitaines setrouvaient là-bas avec lui ! Cependant, des hommes expédiéspar le Suffète arrivaient dans les rues, poussaient des cris. LeGrand-Conseil s’en émut, et il s’arrangea pour les fairedisparaître.

C’était une prudence inutile ; tous accusaient Barca des’être conduit avec mollesse. Il aurait dû, après sa victoire,anéantir les Mercenaires. Pourquoi avait-il ravagé lestribus ? On s’était cependant imposé d’assez lourdssacrifices ! et les patriciens déploraient leur contributionde quatorze shekel, les Syssites leurs deux cent vingt-trois millekikar d’or ; ceux qui n’avaient rien donné se lamentaientcomme les autres. La populace était jalouse desCarthaginois-nouveaux auxquels il avait promis le droit de citécomplet ; et même les Ligures, qui s’étaient si intrépidementbattus, on les confondait avec les Barbares, on les maudissaitcomme eux ; leur race devenait un crime, une complicité. Lesmarchands sur le seuil de leur boutique, les manoeuvres quipassaient, une règle de plomb à la main, les vendeurs de saumurerinçant leurs paniers, les baigneurs dans les étuves et lesdébitants de boissons chaudes, tous discutaient les opérations dela campagne. On traçait avec son doigt des plans de bataille sur lapoussière ; et il n’était si mince goujat qui ne sût corrigerles fautes d’Hamilcar.

C’était, disaient les prêtres, le châtiment de sa longueimpiété. Il n’avait point offert d’holocaustes ; il n’avaitpas pu purifier ses troupes ; il avait même refusé de prendreavec lui des augures ; – et le scandale du sacrilègerenforçait la violence des haines contenues, la rage des espoirstrahis. On se rappelait les désastres de la Sicile, tout le fardeaude son orgueil qu’on avait si longtemps porté ! Les collègesdes pontifes ne lui pardonnaient pas d’avoir saisi leur trésor, etils exigèrent du Grand-Conseil l’engagement de le crucifier, sijamais il revenait.

Les chaleurs du mois d’Eloul, excessives cette année-là, étaientune autre calamité. Des bords du Lac, il s’élevait des odeursnauséabondes ; elles passaient dans l’air avec les fumées desaromates tourbillonnant au coin des rues. On entendaitcontinuellement retentir des hymnes. Des flots de peuple occupaientles escaliers des temples : toutes les murailles étaient couvertesde voiles noirs ; des cierges brûlaient au front desDieux-Patæques, et le sang des chameaux égorgés en sacrifice,coulant le long des rampes, formait, sur les marches, des cascadesrouges. Un délire funèbre agitait Carthage. Du fond des ruelles lesplus étroites, des bouges les plus noirs, des figures pâlessortaient, des hommes à profil de vipère et qui grinçaient desdents. Les hurlements aigus des femmes emplissaient les maisons,et, s’échappant par les grillages, faisaient se retourner sur lesplaces ceux qui causaient debout. On croyait quelquefois que lesBarbares arrivaient ; on les avait aperçus derrière lamontagne des Eaux-Chaudes ; ils étaient campés à Tunis ;et les voix se multipliaient, grossissaient, se confondaient en uneseule clameur. Puis, un silence universel s’établissait, les unsrestaient grimpés sur le fronton des édifices, avec leur mainouverte au bord des yeux, tandis que les autres, à plat ventre aupied des remparts, tendaient l’oreille. La terreur passée, lescolères recommençaient. Mais la conviction de leur impuissance lesreplongeait bientôt dans la même tristesse.

Elle redoublait chaque soir, quand tous, montés sur lesterrasses, poussaient, en s’inclinant, par neuf fois, un grand cri,pour saluer le Soleil. Il s’abaissait derrière la Lagune,lentement, puis, tout à coup, il disparaissait dans les montagnes,du côté des Barbares.

On attendait la fête trois fois sainte où, du haut d’un bûcher,un aigle s’envolait vers le ciel, symbole de la résurrection del’année, message du peuple à son Baal suprême, et qu’il considéraitcomme une sorte d’union, une manière de se rattacher à la force duSoleil. D’ailleurs, empli de haine maintenant, il se tournaitnaïvement vers Moloch-Homicide, et tous abandonnaient Tanit. Eneffet, la Rabbetna, n’ayant plus son voile, était comme dépouilléed’une partie de sa vertu. Elle refusait la bienfaisance de seseaux, elle avait déserté Carthage ; c’était une transfuge, uneennemie. Quelques-uns, pour l’outrager, lui jetaient des pierres.Mais en l’invectivant, beaucoup la plaignaient ; on lachérissait encore et plus profondément peut-être.

Tous les malheurs venaient donc de la perte du zaïmph. Salammbôy avait indirectement participé ; on la comprenait dans lamême rancune ; elle devait être punie. La vague idée d’uneimmolation bientôt circula dans le peuple. Pour apaiser les Baalim,il fallait sans doute leur offrir quelque chose d’une incalculablevaleur, un être beau, jeune, vierge, d’antique maison, issu desDieux, un astre humain. Tous les jours des hommes que l’on neconnaissait pas envahissaient les jardins de Mégara ; lesesclaves, tremblant pour eux-mêmes, n’osaient leur résister.Cependant, ils ne dépassaient point l’escalier des galères. Ilsrestaient en bas, les yeux levés sur la dernière terrasse ;ils attendaient Salammbô, et, durant des heures, ils criaientcontre elle, comme des chiens qui hurlent après la lune.

Chapitre 10Le Serpent

Ces clameurs de la populace n’épouvantaient pas la filled’Hamilcar.

Elle était troublée par des inquiétudes plus hautes : son grandserpent, le Python noir, languissait ; et le serpent étaitpour les Carthaginois un fétiche à la fois national et particulier.On le croyait fils du limon de la terre, puisqu’il émerge de sesprofondeurs et n’a pas besoin de pieds pour la parcourir ; sadémarche rappelait les ondulations des fleuves, sa température lesantiques ténèbres visqueuses pleines de fécondité, et l’orbe qu’ildécrit en se mordant la queue l’ensemble des planètes,l’intelligence d’Eschmoûn.

Celui de Salammbô avait déjà refusé plusieurs fois les quatremoineaux vivants qu’on lui présentait à la pleine lune et à chaquenouvelle lune. Sa belle peau, couverte comme le firmament de tachesd’or sur un fond tout noir, était jaune maintenant, flasque, ridéeet trop large pour son corps ; une moisissure cotonneuseétendait autour de sa tête ; et dans l’angle de ses paupières,on apercevait de petits points rouges qui paraissaient remuer. Detemps à autre, Salammbô s’approchait de sa corbeille en filsd’argent ; elle écartait la courtine de pourpre, les feuillesde lotus, le duvet d’oiseau ; il était continuellement enroulésur lui-même, plus immobile qu’une liane flétrie ; et, à forcede le regarder, elle finissait par sentir dans son coeur comme unespirale, comme un autre serpent qui, peu à peu, lui montait à lagorge et l’étranglait.

Elle était désespérée d’avoir vu le zaïmph, et cependant, elleen éprouvait une sorte de joie, un orgueil intime. Un mystère sedérobait dans la splendeur de ses plis ; c’était le nuageenveloppant les Dieux, le secret de l’existence universelle, etSalammbô, en se faisant horreur à elle-même, regrettait de nel’avoir pas soulevé.

Presque toujours, elle était accroupie au fond de sonappartement, tenant dans ses mains sa jambe gauche repliée, labouche entrouverte, le menton baissé, l’oeil fixe. Elle serappelait, avec épouvante, la figure de son père ; ellevoulait s’en aller dans les montagnes de la Phénicie, en pèlerinageau temple d’Aphaka, où Tanit est descendue sous la forme d’uneétoile ; toutes sortes d’imaginations l’attiraient,l’effrayaient ; d’ailleurs une solitude chaque jour plus largel’environnait. Elle ne savait même pas ce que devenaitHamilcar.

Enfin, lasse de ses pensées, elle se levait, et, en traînant sespetites sandales dont la semelle à chaque pas claquait sur sestalons, elle se promenait au hasard dans la grande chambresilencieuse. Les améthystes et les topazes du plafond faisaient çàet là trembler des taches lumineuses, et Salammbô, tout enmarchant, tournait un peu la tête pour les voir. Elle allaitprendre par le goulot les amphores suspendues ; elle serafraîchissait la poitrine sous les larges éventails, ou bien elles’amusait à brûler du cinnamome dans des perles creuses. Au coucherdu soleil, Taanach retirait les losanges de feutre noir bouchantles ouvertures de la muraille ; alors ses colombes, frottéesde musc comme les colombes de Tanit, tout à coup entraient, etleurs pattes roses glissaient sur les dalles de verre parmi lesgrains d’orge qu’elle leur jetait à pleines poignées, comme unsemeur dans un champ. Mais soudain elle éclatait en sanglots, etelle restait étendue sur le grand lit fait de courroies de boeuf,sans remuer, en répétant un mot, toujours le même, les yeuxouverts, pâle comme une morte, insensible, froide ; – etcependant elle entendait le cri des singes dans les touffes despalmiers, avec le grincement continu de la grande roue qui, àtravers les étages, amenait un flot d’eau pure dans la vasque deporphyre.

Quelquefois, durant plusieurs jours, elle refusait de manger.Elle voyait en rêve des astres troubles qui passaient sous sespieds. Elle appelait Schahabarim, et, quand il était venu, n’avaitplus rien à lui dire.

Elle ne pouvait vivre sans le soulagement de sa présence. Maiselle se révoltait intérieurement contre cette domination ;elle sentait pour le prêtre tout à la fois de la terreur, de lajalousie, de la haine et une espèce d’amour, en reconnaissance dela singulière volupté qu’elle trouvait près de lui.

Il avait reconnu l’influence de la Rabbet, habile à distinguerquels étaient les Dieux qui envoyaient les maladies ; et, pourguérir Salammbô, il faisait arroser son appartement avec deslotions de verveine et d’adiante ; elle mangeait tous lesmatins des mandragores ; elle dormait, la tête sur un sachetd’aromates mixtionnés par les pontifes ; il avait même employéle baaras, racine couleur de feu qui refoule dans le septentrionles génies funestes ; enfin, se tournant vers l’étoilepolaire, il murmura par trois fois le nom mystérieux deTanit ; mais Salammbô souffrant toujours, ses angoissess’approfondirent.

Personne à Carthage n’était savant comme lui. Dans sa jeunesse,il avait étudié au collège des Mogbeds, à Borsippa, près deBabylone ; puis visité Samothrace, Pessinunte, Ephèse, laThessalie, la Judée, les temples des Nabathéens, qui sont perdusdans les sables ; et, des cataractes jusqu’à la mer, parcouruà pied les bords du Nil. La face couverte d’un voile, et ensecouant des flambeaux, il avait jeté un coq noir sur un feu desandaraque, devant le poitrail du Sphinx, le Père-de-la-Terreur. Ilétait descendu dans les cavernes de Proserpine ; il avait vutourner les cinq cents colonnes du labyrinthe de Lemnos etresplendir le candélabre de Tarente, portant sur sa tige autant delampadaires qu’il y a de jours dans l’année ; la nuit,parfois, il recevait des Grecs pour les interroger. La constitutiondu monde ne l’inquiétait pas moins que la nature des Dieux ;avec les armilles placés dans le portique d’Alexandrie, il avaitobservé les équinoxes, et accompagné jusqu’à Cyrène les bématistesd’Evergète, qui mesurent le ciel en calculant le nombre de leurspas ; – si bien que maintenant grandissait dans sa pensée unereligion particulière, sans formule distincte, et, à cause de celamême, toute pleine de vertiges et d’ardeurs. Il ne croyait plus laterre faite comme une pomme de pin ; il la croyait ronde ettombant éternellement dans l’immensité, avec une vitesse siprodigieuse qu’on ne s’aperçoit pas de sa chute.

De la position du soleil au-dessus de la lune, il concluait à laprédominance de Baal, dont l’astre lui-même n’est que le reflet etla figure ; d’ailleurs, tout ce qu’il voyait des chosesterrestres le forçait à reconnaître pour suprême le principe mâleexterminateur. Puis, il accusait secrètement la Rabbet del’infortune de sa vie. N’était-ce pas pour elle qu’autrefois, legrand pontife, s’avançant dans le tumulte des cymbales, lui avaitpris sous une patère d’eau bouillante sa virilité future ? Etil suivait d’un oeil mélancolique des hommes qui se perdaient avecles prêtresses au fond des térébinthes.

Ses jours se passaient à inspecter les encensoirs, les vasesd’or, les pinces, les râteaux pour les cendres de l’autel, ettoutes les robes des statues, jusqu’à l’aiguille de bronze servantà friser les cheveux d’une vieille Tanit, dans le troisièmeédicule, près de la vigne d’émeraude. Aux mêmes heures, ilsoulevait les grandes tapisseries des mêmes portes quiretombaient ; il restait les bras ouverts dans la mêmeattitude, ; il priait prosterné sur les mêmes dalles, tandisqu’autour de lui un peuple de prêtres circulait pieds nus par lescouloirs pleins d’un crépuscule éternel.

Mais sur l’aridité de sa vie, Salammbô faisait comme une fleurdans la fente d’un sépulcre. Cependant, il était dur pour elle, etne lui épargnait point les pénitences ni les paroles amères. Sacondition établissait entre eux comme l’égalité d’un sexe commun,et il en voulait moins à la jeune fille de ne pouvoir la posséderque de la trouver si belle et surtout si pure. Souvent il voyaitbien qu’elle se fatiguait à suivre sa pensée. Alors il s’enretournait plus triste ; il se sentait plus abandonné, plusseul, plus vide.

Des mots étranges quelquefois lui échappaient, et qui passaientdevant Salammbô comme de larges éclairs illuminant des abîmes.C’était la nuit, sur la terrasse, quand, seuls tous les deux, ilsregardaient les étoiles, et que Carthage s’étalait en bas, sousleurs pieds, avec le golfe et la pleine mer vaguement perdus dansla couleur des ténèbres.

Il lui exposait la théorie des âmes qui descendent sur la terre,en suivant la même route que le soleil par les signes du zodiaque.De son bras étendu, il montrait dans le Bélier la porte de lagénération humaine, dans le Capricorne, celle du retour vers lesDieux ; et Salammbô s’efforçait de les apercevoir, car elleprenait ces conceptions pour des réalités ; elle acceptaitcomme vrais en eux-mêmes de purs symboles et jusqu’à des manièresde langage, distinction qui n’était pas, non plus, toujours biennette pour le prêtre.

– « Les âmes des morts » , disait-il, « se résolvent dans lalune comme les cadavres dans la terre. Leurs larmes composent sonhumidité ; c’est un séjour obscur plein de fange, de débris etde tempêtes. »

Elle demanda ce qu’elle y deviendrait.

– « D’abord, tu languiras, légère comme une vapeur qui sebalance sur les flots ; et, après des épreuves et desangoisses plus longues, tu t’en iras dans le foyer du soleil, à lasource même de l’Intelligence ! »

Cependant il ne parlait pas de la Rabbet. Salammbô s’imaginaitque c’était par pudeur pour sa déesse vaincue, et, l’appelant d’unnom commun qui désignait la lune, elle se répandait en bénédictionssur l’astre fertile et doux. A la fin, il s’écria :

– « Non ! non ! elle tire de l’autre toute safécondité ! Ne la vois-tu pas vagabondant autour de lui commeune femme amoureuse qui court après un homme dans un champ ? »Et sans cesse, il exaltait la vertu de la lumière.

Loin d’abattre ses désirs mystiques, au contraire il lessollicitait, et même il semblait prendre de la joie à la désolerpar les révélations d’une doctrine impitoyable. Salammbô, malgréles douleurs de son amour, se jetait dessus avec emportement.

Mais plus Schahabarim se sentait douter de Tanit, plus ilvoulait y croire. Au fond de son âme un remords l’arrêtait. Il luiaurait fallu quelque preuve, une manifestation des Dieux, et, dansl’espoir de l’obtenir, le prêtre imagina une entreprise qui pouvaità la fois sauver sa patrie et sa croyance.

Dès lors il se mit, devant Salammbô, à déplorer le sacrilège etles malheurs qui en résultaient jusque dans les régions du ciel.Puis, tout à coup, il lui annonça le péril du Suffète, assailli partrois armées que commandait Mâtho ; car Mâtho, pour lesCarthaginois, était, à cause du voile, comme le roi desBarbares ; et il ajouta que le salut de la République et deson père dépendait d’elle seule.

– « De moi ! » s’écria-t-elle, « comment puis-je … ? »

Mais le prêtre, avec un sourire de dédain :

– « Jamais tu ne consentiras ! »

Elle le suppliait. Enfin Schahabarim lui dit :

– « Il faut que tu ailles chez les Barbares reprendre lezaïmph ! »

Elle s’affaissa sur l’escabeau d’ébène ; et elle restaitles bras allongés entre ses genoux, avec un frisson de tous sesmembres, comme une victime au pied de l’autel quand elle attend lecoup de massue. Ses tempes bourdonnaient, elle voyait tourner descercles de feu, et, dans sa stupeur, ne comprenait plus qu’unechose, c’est que certainement elle allait bientôt mourir.

Mais si Rabbetna triomphait, si le zaïmph était rendu etCarthage délivrée, qu’importe la vie d’une femme ! pensaitSchahabarim. D’ailleurs, elle obtiendrait peut-être le voile et nepérirait pas.

Il fut trois jours sans revenir, ; le soir du quatrième,elle l’envoya chercher.

Pour mieux enflammer son coeur, il lui apportait toutes lesinvectives que l’on hurlait contre Hamilcar en plein Conseil ;il lui disait qu’elle avait failli, qu’elle devait réparer soncrime, et que la Rabbetna ordonnait ce sacrifice.

Souvent une large clameur traversant les Mappales arrivait dansMégara. Schahabarim et Salammbô sortaient vivement ; et, duhaut de l’escalier des galères, ils regardaient.

C’étaient des gens sur la place de Khamon qui criaient pouravoir des armes. Les Anciens ne voulaient pas leur en fournir,estimant cet effort inutile ; d’autres partis, sans général,avaient été massacrés. Enfin on leur permit de s’en aller, et, parune sorte d’hommage à Moloch ou un vague besoin de destruction, ilsarrachèrent dans les bois des temples de grands cyprès et, lesayant allumés aux flambeaux des Kabyres, ils les portaient dans lesrues en chantant. Ces flammes monstrueuses s’avançaient, balancéesdoucement ; elles envoyaient des feux sur des boules de verreà la crête des temples, sur les ornements des colosses, sur leséperons des navires, dépassaient les terrasses et faisaient commedes soleils qui se roulaient par la ville. Elles descendirentl’Acropole. La porte de Malqua s’ouvrit.

– « Es-tu prête ? » s’écria Schahabarim, « ou leur as-turecommandé de dire à ton père que tu l’abandonnais ? » Elle secacha le visage dans ses voiles, et les grandes lueurss’éloignèrent, en s’abaissant peu à peu au bord des flots.

Une épouvante indéterminée la retenait : elle avait peur deMoloch, peur de Mâtho. Cet homme à taille de géant, et qui étaitmaître du zaïmph, dominait la Rabbetna autant que le Baal et luiapparaissait entouré des mêmes fulgurations ; puis l’âme desDieux, quelquefois, visitait le corps des hommes. Schahabarim, enparlant de celui-là, ne disait-il pas qu’elle devait vaincreMoloch ? Ils étaient mêlés l’un à l’autre ; elle lesconfondait ; tous les deux la poursuivaient.

Elle voulut connaître l’avenir et elle s’approcha du serpent,car on tirait des augures d’après l’attitude des serpents. Mais lacorbeille était vide ; Salammbô fut troublée.

Elle le trouva enroulé par la queue à un des balustres d’argent,près du lit suspendu, et il le frottait pour se dégager de savieille peau jaunâtre, tandis que son corps tout luisant et clairs’allongeait comme un glaive à moitié sorti du fourreau.

Puis les jours suivants, à mesure qu’elle se laissaitconvaincre, qu’elle était plus disposée à secourir Tanit, le pythonse guérissait, grossissait, il semblait revivre.

La certitude que Schahabarim exprimait la volonté des Dieuxs’établit alors dans sa conscience. Un matin, elle se réveilladéterminée, et elle demanda ce qu’il fallait pour que Mâtho rendîtle voile.

– « Le réclamer » , dit Schahabarim.

– « Mais s’il refuse ? » reprit-elle.

Le prêtre la considéra fixement, et avec un sourire qu’ellen’avait jamais vu.

– « Oui, comment faire ? » répéta Salammbô.

Il roulait entre ses doigts l’extrémité des bandelettes quitombaient de sa tiare sur ses épaules, les yeux baissés, immobile.Enfin, voyant qu’elle ne comprenait pas :

– « Tu seras seule avec lui. »

– « Après ? » dit-elle.

– « Seule dans sa tente. »

– « Et alors ? »

Schahabarim se mordit les lèvres. Il cherchait quelque phrase,un détour.

– « Si tu dois mourir, ce sera plus tard » , dit-il, « plustard ! ne crains rien ! et quoi qu’il entreprenne,n’appelle pas ! ne t’effraye pas ! Tu seras humble,entends-tu, et soumise à son désir qui est l’ordre du ciel !»

– « Mais le voile ? »

– « Les Dieux y aviseront » , répondit Schahabarim. Elle ajouta:

– « Si tu m’accompagnais, ô père ? »

– « Non ! »

Il la fit se mettre à genoux, et, gardant la main gauche levéeet la droite étendue, il jura pour elle de rapporter dans Carthagele manteau de Tanit. Avec des imprécations terribles, elle sedévouait aux Dieux, et chaque fois que Schahabarim prononçait unmot, en défaillant, elle le répétait.

Il lui indiqua toutes les purifications, les jeûnes qu’elledevait faire et comment parvenir jusqu’à Mâtho. D’ailleurs, unhomme connaissant les routes l’accompagnerait.

Elle se sentit comme délivrée. Elle ne songeait plus qu’aubonheur de revoir le zaïmph, et maintenant elle bénissaitSchahabarim de ses exhortations.

C’était l’époque où les colombes de Carthage émigraient enSicile, dans la montagne d’Eryx, autour du temple de Vénus. Avantleur départ, durant plusieurs jours, elles se cherchaient,s’appelaient pour se réunir ; enfin elles s’envolèrent unsoir ; le vent les poussait, et cette grosse nuée blancheglissait dans le ciel, au-dessus de la mer, très haut.

Une couleur de sang occupait l’horizon. Elles semblaientdescendre vers les flots, peu à peu ; puis elles disparurentcomme englouties et tombant d’elles-mêmes dans la gueule du soleil.Salammbô, qui les regardait s’éloigner, baissa la tête, et Taanach,croyant deviner son chagrin, lui dit alors doucement :

– « Mais elles reviendront, Maîtresse. »

– « Oui ! Je le sais. »

– « Et tu les reverras. »

– « Peut-être ! » fit-elle en soupirant.

Elle n’avait confié à personne sa résolution ; pourl’accomplir plus discrètement, elle envoya Taanach acheter dans lefaubourg de Kinisdo (au lieu de les demander aux intendants),toutes les choses qu’il lui fallait : du vermillon, des aromates,une ceinture de lin et des vêtements neufs. La vieille esclaves’ébahissait de ces préparatifs, sans oser pourtant lui faire dequestions ; et le jour arriva, fixé par Schahabarim, oùSalammbô devait partir.

Vers la douzième heure, elle aperçut au fond des sycomores unvieillard aveugle, la main appuyée sur l’épaule d’un enfant quimarchait devant lui, et de l’autre il portait contre sa hanche uneespèce de cithare en bois noir. Les eunuques, les esclaves, lesfemmes avaient été scrupuleusement éloignés : aucun ne pouvaitsavoir le mystère qui se préparait.

Taanach alluma dans les angles de l’appartement quatre trépiedspleins de strobus et de cardamone ; puis elle déploya degrandes tapisseries babyloniennes et elle les tendit sur descordes, tout autour de la chambre : car Salammbô ne voulait pasêtre vue, même par les murailles. Le joueur de kinnor se tenaitaccroupi derrière la porte, et le jeune garçon, debout, appliquaitcontre ses lèvres une flûte de roseau. Au loin la clameur des ruess’affaiblissait, des ombres violettes s’allongeaient devant lepéristyle des temples, et, de l’autre côté du golfe, les bases desmontagnes, les champs d’oliviers et les vagues terrains jaunes,ondulant indéfiniment, se confondaient dans une vapeurbleuâtre ; on n’entendait aucun bruit, un accablementindicible pesait dans l’air.

Salammbô s’accroupit sur la marche d’onyx, au bord dubassin ; elle releva ses larges manches qu’elle attachaderrière ses épaules, et elle commença ses ablutions,méthodiquement, d’après les rites sacrés.

Enfin Taanach lui apporta, dans une fiole d’albâtre, quelquechose de liquide et de coagulé ; c’était le sang d’un chiennoir, égorgé par des femmes stériles, une nuit d’hiver, dans lesdécombres d’un sépulcre. Elle s’en frotta les oreilles, les talons,le pouce de la main droite, et même son ongle resta un peu rouge,comme si elle eût écrasé un fruit.

La lune se leva ; alors la cithare et la flûte, toutes lesdeux à la fois, se mirent à jouer.

Salammbô défit ses pendants d’oreilles, son collier, sesbracelets, sa longue simarre blanche ; elle dénoua le bandeaude ses cheveux, et pendant quelques minutes elle les secoua sur sesépaules, doucement, pour se rafraîchir en les éparpillant. Lamusique au-dehors continuait ; c’étaient trois notes, toujoursles mêmes, précipitées, furieuses ; les cordes grinçaient, laflûte ronflait ; Taanach marquait la cadence en frappant dansses mains ; Salammbô, avec un balancement de tout son corps,psalmodiait des prières, et ses vêtements, les uns après lesautres, tombaient autour d’elle.

La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui lasupportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement,comme une goutte d’eau qui coule le long d’un mur, rampa entre lesétoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se levatout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles,se dardaient sur Salammbô.

L’horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d’abordhésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elles’avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque lemilieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, commeun collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu’à terre.Salammbô l’entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre sesgenoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cettepetite gueule triangulaire jusqu’au bord de ses dents, et, enfermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de lalune. La blanche lumière semblait l’envelopper d’un brouillardd’argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, desétoiles palpitaient dans la profondeur de l’eau ; il serraitcontre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d’or. Salammbôhaletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle sesentait mourir ; et du bout de sa queue il lui battait lacuisse tout doucement ; puis la musique se taisant, ilretomba.

Taanach revint près d’elle ; et quand elle eut disposé deuxcandélabres dont les lumières brûlaient dans les boules de cristalpleines d’eau, elle teignit de lausonia l’intérieur de ses mains,passa du vermillon sur ses joues, de l’antimoine au bord de sespaupières, et allongea ses sourcils avec un mélange de gomme, demusc, d’ébène et de pattes de mouches écrasées.

Salammbô, assise dans une chaise à montants d’ivoire,s’abandonnait aux soins de l’esclave. Mais ces attouchements,l’odeur des aromates et les jeûnes qu’elle avait subis,l’énervaient. Elle devint si pâle que Taanach s’arrêta.

– « Continue ! » dit Salammbô, et, se roidissant contreelle-même, elle se ranima tout à coup. Alors une impatience lasaisit ; elle pressait Taanach de se hâter, et la vieilleesclave en grommelant :

– « Bien ! bien ! Maîtresse ! … Tu n’asd’ailleurs personne qui t’attende ! »

– « Oui ! » dit Salammbô, « quelqu’un m’attend. »

Taanach se recula de surprise, et, afin d’en savoir plus long:

– « Que m’ordonnes-tu, Maîtresse ? car si tu dois resterpartie… »

Mais Salammbô sanglotait ; l’esclave s’écria :

– « Tu souffres ! qu’as-tu donc ? Ne t’en vapas ! emmène-moi ! Quand tu étais toute petite et que tupleurais, je te prenais sur mon coeur et je te faisais rire avec lapointe de me mamelles ; tu les as taries, Maîtresse ! »Elle se donnait des coups sur sa poitrine desséchée. « Maintenant,je suis vieille ! je ne peux rien pour toi ! tu nem’aimes plus ! tu me caches tes douleurs, tu dédaignes tanourrice ! » Et de tendresse et de dépit, des larmes coulaientle long de ses joues, dans les balafres de son tatouage.

– « Non ! » dit Salammbô, « non, je t’aime !console-toi ! »

Taanach, avec un sourire pareil à la grimace d’un vieux singe,reprit sa besogne. D’après les recommandations de Schahabarim,Salammbô lui avait ordonné de la rendre magnifique ; et ellel’accommodait dans un goût barbare, plein à la fois de recherche etd’ingénuité.

Sur une première tunique, mince, et de couleur vineuse, elle enpassa une seconde, brodée en plumes d’oiseaux. Des écailles d’or secollaient à ses hanches, et de cette large ceinture descendaientles flots de ses caleçons bleus, étoilés d’argent. Ensuite Taanachlui emmancha une grande robe, faite avec la toile du pays desSères, blanche et bariolée de lignes vertes. Elle attacha au bordde son épaule un carré de pourpre, appesanti dans le bas par desgrains de sandastrum ; et par-dessus tous ces vêtements, elleposa un manteau noir à queue traînante ; puis elle lacontempla, et, fière de son oeuvre, ne put s’empêcher de dire :

– « Tu ne seras pas plus belle le jour de tes noces ! »

– « Mes noces ! » répéta Salammbô ; elle rêvait, lecoude appuyé sur la chaise d’ivoire.

Mais Taanach dressa devant elle un miroir de cuivre si large etsi haut qu’elle s’y aperçut tout entière. Alors elle se leva, et,d’un coup de doigt léger, remonta une boucle de ses cheveux, quidescendait trop bas.

Ils étaient couverts de poudre d’or, crépus sur le front etpar-derrière ils pendaient dans le dos, en longues torsades queterminaient des perles. Les clartés des candélabres avivaient lefard de ses joues, l’or de ses vêtements, la blancheur de sapeau ; elle avait autour de la taille, sur les bras, sur lesmains et aux doigts des pieds une telle abondance de pierreries quele miroir, comme un soleil, lui renvoyait des rayons ; – etSalammbô, debout à côté de Taanach, se penchant pour la voir,souriait dans cet éblouissement.

Puis elle se promena de long en large, embarrassée du temps quilui restait.

Tout à coup, le chant d’un coq retentit. Elle piqua vivement surses cheveux un long voile jaunes, se passa une écharpe autour ducou, enfonça ses pieds dans des bottines de cuir bleu, et elle dità Taanach :

– « Va voir sous les myrtes s’il n’y a pas un homme avec deuxchevaux. »

Taanach était à peine rentrée qu’elle descendait l’escalier desgaleries.

– « Maîtresse ! » cria la nourrice.

Salammbô se retourna, un doigt sur la bouche, en signe dediscrétion et d’immobilité.

Taanach se coula doucement le long des proues jusqu’au bas de laterrasse ; et de loin, à la clarté de la lune, elle distingua,dans l’avenue des cyprès, une ombre gigantesque marchant à lagauche de Salammbô obliquement, ce qui était un présage demort.

Taanach remonta dans la chambre. Elle se jeta par terre, en sedéchirant le visage avec ses ongles ; elle s’arrachait lescheveux, et à pleine poitrine poussait des hurlements aigus.

L’idée lui vint que l’on pouvait les entendre ; alors ellese tut. Elle sanglotait tout bas, la tête dans ses mains et lafigure sur les dalles.

Chapitre 11Sous la tente

L’homme qui conduisait Salammbô la fit remonter au-delà duphare, vers les Catacombes, puis descendre le long faubourgMolouya, plein de ruelles escarpées. Le ciel commençait à blanchir.Quelquefois, des poutres de palmier, sortant des murs, lesobligeaient à baisser la tête. Les deux chevaux, marchant au pas,glissaient ; et ils arrivèrent ainsi à la porte deTeveste.

Ses lourds battants étaient entrebâillés ; ilspassèrent ; elle se referma derrière eux.

D’abord ils suivirent pendant quelque temps le pied desremparts, et, à la hauteur des Citernes, ils prirent par la Taenia,étroit ruban de terre jaune, qui, séparant le golfe du lac, seprolonge jusqu’au Rhadès.

Personne n’apparaissait autour de Carthage, ni sur la mer, nidans la campagne. Les flots couleur d’ardoise clapotaientdoucement, et le vent léger, poussant leur écume çà et là, lestachetait de déchirures blanches. Malgré tous ses voiles, Salammbôfrissonnait sous la fraîcheur du matin ; le mouvement, legrand air l’étourdissaient. Puis le soleil se leva ; il lamordait sur le derrière de la tête, et, involontairement, elles’assoupissait un peu. Les deux bêtes, côte à côte, trottaientl’amble en enfonçant leurs pieds dans le sable muet.

Quand ils eurent dépassé la montagne des Eaux-Chaudes, ilscontinuèrent d’un train plus rapide, le sol étant plus ferme.

Mais les champs, bien qu’on fût à l’époque des semailles et deslabours, d’aussi loin qu’on les apercevait, étaient vides comme ledésert. Il y avait, de place en place, des tas de blérépandus ; ailleurs des orges roussies s’égrenaient. Surl’horizon clair, les villages apparaissaient en noir, avec desformes incohérentes et découpées.

De temps à autre, un pan de muraille à demi calciné se dressaitau bord de la route. Les toits des cabanes s’effondraient, et, dansl’intérieur, on distinguait des éclats de poteries, des lambeaux devêtements, toutes sortes d’ustensiles et de choses briséesméconnaissables. Souvent un être couvert de haillons, la faceterreuse et les prunelles flamboyantes, sortait de ces ruines. Maisbien vite il se mettait à courir ou disparaissait dans un trou.Salammbô et son guide ne s’arrêtaient pas.

Les plaines abandonnées se succédaient. Sur de grands espaces deterre toute blonde s’étalait, par traînées inégales, une poudre decharbon que leurs pas soulevaient derrière eux. Quelquefois ilsrencontraient de petits endroits paisibles, un ruisseau qui coulaitparmi de longues herbes ; et, en remontant sur l’autre bord,Salammbô, pour se rafraîchir les mains, arrachait des feuillesmouillées. Au coin d’un bois de lauriers-roses, son cheval fit ungrand écart devant le cadavre d’un homme, étendu par terre.

L’esclave, aussitôt, la rétablit sur les coussins. C’était undes serviteurs du Temple, un homme que Schahabarim employait dansles missions périlleuses.

Par excès de précaution, maintenant il allait à pied, prèsd’elle entre les chevaux ; et il les fouettait avec le boutd’un lacet de cuir enroulé à son bras, ou bien il tirait d’unepanetière suspendue contre sa poitrine des boulettes de froment, dedattes et de jaunes d’oeufs, enveloppées dans des feuilles delotus, et il les offrait à Salammbô, sans parler, tout encourant.

Au milieu du jour, trois Barbares, vêtus de peaux de bêtes, lescroisèrent sur le sentier. Peu à peu, il en parut d’autres,vagabondant par troupes de dix, douze, vingt-cinq hommes ;plusieurs poussaient des chèvres ou quelque vache qui boitait.Leurs lourds bâtons étaient hérissés de pointes en airain ;des coutelas luisaient sur leurs vêtements d’une saleté farouche,et ils ouvraient les yeux avec un air de menace et d’ébahissement.Tout en passant, quelques-uns envoyaient une bénédictionbanale ; d’autres, des plaisanteries obscènes ; etl’homme de Schahabarim répondait à chacun dans son propre idiome.Il leur disait que c’était un jeune garçon malade allant pour seguérir vers un temple lointain.

Cependant le jour tombait. Des aboiements retentirent ; ilss’en rapprochèrent.

Puis, aux clartés du crépuscule, ils aperçurent un enclos depierres sèches, enfermant une vague construction. Un chien couraitsur le mur. L’esclave lui jeta des cailloux ; et ils entrèrentdans une haute salle voûtée.

Au milieu, une femme accroupie se chauffait à un feu debroussailles dont la fumée s’envolait par les trous du plafond. Sescheveux blancs, qui lui tombaient jusqu’aux genoux, la cachaient àdemi ; et sans vouloir répondre, d’un air idiot, ellemarmottait des paroles de vengeance contre les Barbares et contreles Carthaginois.

Le coureur furetait de droite et de gauche. Puis il revint prèsd’elle, en réclamant à manger. La vieille branlait la tête, et, lesyeux fixés sur les charbons, murmurait :

– « J’étais la main. Les dix doigts sont coupés. La bouche nemange plus. »

L’esclave lui montra une poignée de pièces d’or. Elle se ruadessus, mais bientôt elle reprit son immobilité.

Enfin il lui posa sous la gorge un poignard qu’il avait dans saceinture. Alors, en tremblant, elle alla soulever une large pierreet rapporta une amphore de vin avec des poissons d’Hippo-Zaryteconfits dans du miel.

Salammbô se détourna de cette nourriture immonde, et elles’endormit sur les caparaçons des chevaux étendus dans un coin dela salle.

Avant le jour, il la réveilla.

Le chien hurlait. L’esclave s’en approcha tout doucement ;et d’un seul coup de poignard, lui abattit la tête. Puis il frottade sang les naseaux des chevaux pour les ranimer. La vieille luilança par-derrière une malédiction. Salammbô l’aperçut, et ellepressa l’amulette qu’elle portait sur son coeur.

Ils se remirent en marche.

De temps à autre, elle demandait si l’on ne serait pas bientôtarrivé. La route ondulait sur de petites collines. On n’entendaitque le grincement des cigales. Le soleil chauffait l’herbejaunie ; la terre était toute fendillée par des crevasses, quifaisaient, en la divisant, comme des dalles monstrueuses.Quelquefois une vipère passait, des aigles volaient ;l’esclave courait toujours ; Salammbô rêvait sous ses voiles,et malgré la chaleur ne les écartait pas, dans la crainte de salirses beaux vêtements.

A des distances régulières, des tours s’élevaient, bâties parles Carthaginois, afin de surveiller les tribus. Ils entraînaientdedans pour se mettre à l’ombre, puis repartaient.

La veille, par prudence, ils avaient fait un grand détour. Mais,à présent, on ne rencontrait personne ; la région étantstérile, les Barbares n’y avaient point passé.

La dévastation peu à peu recommença. Parfois, au milieu d’unchamp, une mosaïque s’étalait, seul débris d’un châteaudisparu ; et les oliviers, qui n’avaient pas de feuilles,semblaient au loin de larges buissons d’épines. Ils traversèrent unbourg dont les maisons étaient brûlées à ras du sol. On voyait lelong des murailles des squelettes humains. Il y en avait aussi dedromadaires et de mulets. Des charognes à demi rongées barraientles rues. La nuit descendait. Le ciel était bas et couvert denuages.

Ils remontèrent encore pendant deux heures dans la direction del’Occident, et, tout à coup, devant eux, ils aperçurent quantité depetites flammes.

Elles brillaient au fond d’un amphithéâtre. Çà et là des plaquesd’or miroitaient, en se déplaçant. C’étaient les cuirasses desClinabares, le camp punique ; puis ils distinguèrent auxalentours d’autres lueurs plus nombreuses, car les armées desMercenaires, confondues maintenant, s’étendaient sur un grandespace.

Salammbô fit un mouvement pour s’avancer. Mais l’homme deSchahabarim l’entraîna plus loin, et ils longèrent la terrasse quifermait le camp des Barbares. Une brèche s’y ouvrait, l’esclavedisparut.

Au sommet du retranchement, une sentinelle se promenait avec unarc à la main et une pique sur l’épaule.

Salammbô se rapprochait toujours ; le Barbare s’agenouilla,et une longue flèche vint percer le bas de son manteau. Puis, commeelle restait immobile, en criant, il lui demanda ce qu’ellevoulait.

– « Parler à Mâtho » , répondit-elle. « Je suis un transfuge deCarthage. »

Il poussa un sifflement, qui se répéta de loin en loin.

Salammbô attendit ; son cheval, effrayé, tournoyait enreniflant.

Quand Mâtho arriva, la lune se levait derrière elle. Mais elleavait sur le visage un voile jaune à fleurs noires et tant dedraperies autour du corps qu’il était impossible d’en rien deviner.Du haut de la terrasse, il considérait cette forme vague sedressant comme un fantôme dans les pénombres du soir.

Enfin elle lui dit :

– « Mène-moi dans ta tente ! Je le veux ! »

Un souvenir qu’il ne pouvait préciser lui traversa la mémoire.Il sentait battre son coeur. Cet air de commandementl’intimidait.

– « Suis-moi ! » dit-il.

La barrière s’abaissa ; aussitôt elle fut dans le camp desBarbares.

Un grand tumulte et une grande foule l’emplissaient. Des feuxclairs brûlaient sous des marmites suspendues ; et leursreflets empourprés, illuminant certaines places, en laissaientd’autres dans les ténèbres, complètement. On criait, onappelait ; des chevaux attachés à des entraves formaient delongues lignes droites au milieu des tentes ; elles étaientrondes, carrées, de cuir ou de toile ; il y avait des huttesen roseaux et des trous dans le sable comme en font les chiens. Lessoldats charriaient des fascines, s’accoudaient par terre, ou,s’enroulant dans une natte, se disposaient à dormir ; et lecheval de Salammbô, pour passer par-dessus, quelquefois allongeaitune jambe et sautait.

Elle se rappelait les avoir déjà vus ; mais leurs barbesétaient plus longues, leurs figures encore plus noires, leurs voixplus rauques. Mâtho, en marchant devant elle, les écartait par ungeste de son bras qui soulevait son manteau rouge. Quelques-unsbaisaient ses mains ; d’autres, en pliant l’échine,l’abordaient pour lui demander des ordres ; car il étaitmaintenant le véritable, le seul chef des Barbares ; Spendius,Autharite et Narr’Havas étaient découragés, et il avait montré tantd’audace et d’obstination que tous lui obéissaient.

Salammbô, en le suivant, traversa le camp entier. Sa tente étaitau bout, à trois cents pas du retranchement d’Hamilcar.

Elle remarqua sur la droite une large fosse, et il lui semblaque des visages posaient contre le bord, au niveau du sol, commeeussent fait des têtes coupées. Cependant leurs yeux remuaient, etde ces bouches entrouvertes il s’échappait des gémissements enlangage punique.

Deux nègres, portant des fanaux de résine, se tenaient aux deuxcôtés de la porte. Mâtho écarta la toile brusquement. Elle lesuivit.

C’était une tente profonde, avec un mât dressé au milieu. Ungrand lampadaire en forme de lotus l’éclairait, tout plein d’unehuile jaune où flottaient des poignées d’étoupes, et on distinguaitdans l’ombre des choses militaires qui reluisaient. Un glaive nus’appuyait contre un escabeau, près d’un bouclier ; des fouetsen cuir d’hippopotame, des cymbales, des grelots, des collierss’étalaient pêle-mêle sur des corbeilles en sparterie ; lesmiettes d’un pain noir salissaient une couverture de feutre ;dans un coin, sur une pierre ronde, de la monnaie de cuivre étaitnégligemment amoncelée, et, par les déchirures de la toile, le ventapportait la poussière du dehors avec la senteur des éléphants, quel’on entendait manger, tout en secouant leurs chaînes.

– « Qui es-tu ? » dit Mâtho.

Sans répondre, elle regardait autour d’elle, lentement, puis sesyeux s’arrêtèrent au fond, où, sur un lit en branches de palmier,retombait quelque chose de bleuâtre et de scintillant.

Elle s’avança vivement. Un cri lui échappa. Mâtho, derrièreelle, frappait du pied.

– « Qui t’amène ? pourquoi viens-tu ? »

Elle répondit en montrant le zaïmph :

– « Pour le prendre ! » et de l’autre main elle arracha lesvoiles de sa tête. Il se recula, les coudes en arrière, béant,presque terrifié.

Elle se tenait comme appuyée sur la force des Dieux ; et,le regardant face à face, elle lui demanda le zaïmph ; elle leréclamait en paroles abondantes et superbes.

Mâtho n’entendait pas ; il la contemplait, et lesvêtements, pour lui, se confondaient avec le corps. La moire desétoffes était, comme la splendeur de sa peau, quelque chose despécial et n’appartenant qu’à elle. Ses yeux, ses diamantsétincelaient ; le poli de ses ongles continuait la finesse despierres qui chargeaient ses doigts ; les deux agrafes de satunique, soulevant un peu de ses seins, les rapprochaient l’un del’autre, et il se perdait par la pensée dans leur étroitintervalle, où descendait un fil tenant une plaque d’émeraudes, quel’on apercevait plus bas sous la gaze violette. Elle avait pourpendants d’oreilles deux petites balances de saphir supportant uneperle creuse, pleine d’un parfum liquide. Par les trous de laperle, de moment en moment, une gouttelette qui tombait mouillaitson épaule nue. Mâtho la regardait tomber.

Une curiosité indomptable l’entraîna ; et, comme un enfantqui porte la main sur un fruit inconnu, tout en tremblant, du boutde son doigt, il la toucha légèrement sur le haut de sapoitrine ; la chair un peu froide céda avec une résistanceélastique.

Ce contact, à peine sensible pourtant, ébranla Mâtho jusqu’aufond de lui-même. Un soulèvement de tout son être le précipitaitvers elle. Il aurait voulu l’envelopper, l’absorber, la boire. Sapoitrine haletait, il claquait des dents.

En la prenant par les deux poignets, il l’attira doucement, etil s’assit alors sur une cuirasse, près du lit de palmier quecouvrait une peau de lion. Elle était debout. Il la regardait debas en haut, en la tenant ainsi entre ses jambes, et il répétait:

– « Comme tu es belle ! comme tu es belle ! »

Ses yeux continuellement fixés sur les siens la faisaientsouffrir ; et ce malaise, cette répugnance augmentaient d’unefaçon si aiguë que Salammbô se retenait pour ne pas crier. Lapensée de Schahabarim lui revint ; elle se résigna.

Mâtho gardait toujours ses petites mains dans les siennes ;et, de temps à autre, malgré l’ordre du prêtre, en tournant levisage, elle tâchait de l’écarter avec des secousses de ses bras.Il ouvrait les narines pour mieux humer le parfum s’exhalant de sapersonne. C’était une émanation indéfinissable, fraîche, etcependant qui étourdissait comme la fumée d’une cassolette. Ellesentait le miel, le poivre, l’encens, les roses, et une autre odeurencore.

Mais comment se trouvait-elle près de lui, dans sa tente, à sadiscrétion ? Quelqu’un, sans doute, l’avait poussée ?Elle n’était pas venue pour le zaïmph ? Ses bras retombèrent,et il baissa la tête, accablé par une rêverie soudaine.

Salammbô, afin de l’attendrir, lui dit d’une voix plaintive:

– « Que t’ai-je donc fait pour que tu veuilles ma mort ?»

– « Ta mort ! »

Elle reprit :

– « Je t’ai aperçu un soir, à la lueur de mes jardins quibrûlaient, entre des coupes fumantes et mes esclaves égorgés, et tacolère était si forte que tu as bondi vers moi et qu’il a fallum’enfuir ! Puis une terreur est entrée dans Carthage. Oncriait la dévastation des villes, l’incendie des campagnes, lemassacre des soldats ; c’est toi qui les avais perdus, c’esttoi qui les avais assassinés ! Je te hais ! Ton nom seulme ronge comme un remords. Tu es plus exécré que la peste et que laguerre romaine ! Les provinces tressaillent de ta fureur, lessillons sont pleins de cadavres ! J’ai suivi la trace de tesfeux, comme si je marchais derrière Moloch ! »

Mâtho se leva d’un bond ; un orgueil colossal lui gonflaitle coeur ; il se trouvait haussé à la taille d’un Dieu.

Les narines battantes, les dents serrées, elle continuait :

– « Comme si ce n’était pas assez de ton sacrilège, tu es venuchez moi, dans mon sommeil, tout couvert du zaïmph ! Tesparoles, je ne les ai pas comprises ; mais je voyais bien quetu voulais m’entraîner vers quelque chose d’épouvantable, au fondd’un abîme. »

Mâtho, en se tordant les bras, s’écria :

– « Non ! non ! c’était pour te le donner ! pourte le rendre ! Il me semblait que la Déesse avait laissé sonvêtement pour toi, et qu’il t’appartenait ! Dans son temple oudans ta maison, qu’importe ? n’es-tu pas toute-puissante,immaculée, radieuse et belle comme Tanit ! » Et avec un regardplein d’une adoration infinie :

– « A moins, peut-être que tu ne sois Tanit ? »

– « Moi, Tanit ! » se disait Salammbô.

Ils ne parlaient plus. Le tonnerre au loin roulait. Des moutonsbêlaient, effrayés par l’orage.

– « Oh ! approche ! » reprit-il, « approche ! necrains rien ! » «Autrefois, je n’étais qu’un soldat confondudans la plèbe des Mercenaires, et même si doux, que je portais pourles autres du bois sur mon dos. Est-ce que je m’inquiète deCarthage ! La foule de ses hommes s’agite comme perdue dans lapoussière de tes sandales, et tous ses trésors avec les provinces,les flottes et les îles, ne me font pas envie comme la fraîcheur detes lèvres et le tour de tes épaules. Mais je voulais abattre sesmurailles afin de parvenir jusqu’à toi, pour te posséder !D’ailleurs, en attendant, je me vengeais ! A présent, j’écraseles hommes comme des coquilles, et je me jette sur les phalanges,j’écarte les sarisses avec mes mains, j’arrête les étalons par lesnaseaux ; une catapulte ne me tuerait pas ! Oh ! Situ savais, au milieu de la guerre, comme je pense à toi !Quelquefois, le souvenir d’un geste, d’un pli de ton vêtement, toutà coup me saisit et m’enlace comme un filet ! j’aperçois tesyeux dans les flammes des phalariques et sur la dorure desboucliers ! j’entends ta voix dans le retentissement descymbales. Je me détourne, tu n’es pas là ! et alors je mereplonge dans la bataille ! »

Il levait ses bras où des veines s’entrecroisaient comme deslierres sur des branches d’arbre. De la sueur coulait sur sapoitrine, entre ses muscles carrés ; et son haleine secouaitses flancs avec sa ceinture de bronze toute garnie de lanières quipendaient jusqu’à ses genoux, plus fermes que du marbre. Salammbô,accoutumée aux eunuques, se laissait ébahir par la force de cethomme. C’était le châtiment de la Déesse ou l’influence de Molochcirculant autour d’elle, dans les cinq armées. Une lassitudel’accablait ; elle écoutait avec stupeur le cri intermittentdes sentinelles, qui se répondaient.

Les flammes de la lampe vacillaient sous des rafales d’airchaud. Il venait, par moment, de larges éclairs ; puisl’obscurité redoublait ; et elle ne voyait plus que lesprunelles de Mâtho, comme deux charbons dans la nuit. Cependant,elle sentait bien qu’une fatalité l’entourait, qu’elle touchait àun moment suprême, irrévocable, et, dans un effort, elle remontavers le zaïmph et leva les mains pour le saisir.

– « Que fais-tu ? » s’écria Mâtho.

Elle répondit avec placidité :

– « Je m’en retourne à Carthage. »

Il s’avança en croisant les bras, et d’un air si terriblequ’elle fut immédiatement comme clouée sur ses talons.

– « T’en retourner à Carthage ! » Il balbutiait, et ilrépétait, en grinçant des dents :

– « T’en retourner à Carthage ! Ah ! tu venais pourprendre le zaïmph, pour me vaincre, puis disparaître !Non ! non, tu m’appartiens ! et personne à présent net’arrachera d’ici ! Oh ! je n’ai pas oublié l’insolencede tes grands yeux tranquilles et comme tu m’écrasais avec lahauteur de ta beauté ! A mon tour, maintenant ! Tu es macaptive, mon esclave, ma servante ! Appelle, si tu veux, tonpère et son armée, les Anciens, les Riches et ton exécrable peuple,tout entier ! Je suis le maître de trois cent millesoldats ! j’irai en chercher dans la Lusitanie, dans lesGaules et au fond du désert, et je renverserai ta ville, jebrûlerai tous ses temples ; les trirèmes vogueront sur desvagues de sang ! Je ne veux pas qu’il en reste une maison, unepierre ni un palmier ! Et si les hommes me manquent,j’attirerai les ours des montagnes et je pousserai les lions !N’essaye pas de t’enfuir, je te tue ! »

Blême et les poings crispés, il frémissait comme une harpe dontles cordes vont éclater. Tout à coup des sanglots l’étouffèrent et,en s’affaissant sur les jarrets :

– « Ah ! pardonne-moi ! Je suis un infâme et plus vilque les scorpions, que la fange et la poussière ! Tout àl’heure, pendant que tu parlais, ton haleine a passé sur ma face,et je me délectais comme un moribond qui boit à plat ventre au bordd’un ruisseau. Ecrase-moi, pourvu que je sente tes pieds !maudis-moi, pourvu que j’entende ta voix ! Ne t’en vapas ! pitié ! je t’aime ! je t’aime ! »

Il était à genoux, par terre, devant elle ; et il luientourait la taille de ses deux bras, la tête en arrière, les mainserrantes ; les disques d’or suspendus à ses oreilles luisaientsur son cou bronzé ; de grosses larmes roulaient dans ses yeuxpareils à des globes d’argent ; il soupirait d’une façoncaressante, et murmurait de vagues paroles, plus légères qu’unebrise et suaves comme un baiser.

Salammbô était envahie par une mollesse où elle perdait touteconscience d’elle-même. Quelque chose à la fois d’intime et desupérieur, un ordre des Dieux la forçait à s’y abandonner ;des nuages la soulevaient, et, en défaillant, elle se renversa surle lit dans les poils du lion. Mâtho lui saisit les talons, lachaînette d’or éclata, et les deux bouts, en s’envolant, frappèrentla toile comme deux vipères rebondissantes. Le zaïmph tomba,l’enveloppait ; elle aperçut la figure de Mâtho se courbantsur sa poitrine.

– « Moloch, tu me brûles ! » et les baisers du soldat, plusdévorateurs que des flammes, la parcouraient ; elle étaitcomme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil.

Il baisa tous les doigts de ses mains, ses bras, ses pieds, etd’un bout à l’autre les longues tresses de ses cheveux.

– « Emporte-le » , disait-il, « est-ce que j’y tiens !Emmène-moi avec lui ! j’abandonne l’armée ! je renonce àtout ! Au-delà de Gadès, à vingt jours dans la mer, onrencontre une île couverte de poudre d’or, de verdure et d’oiseaux.Sur les montagnes, de grandes fleurs pleines de parfums qui fumentse balancent comme d’éternels encensoirs ; dans lescitronniers plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de laitfont avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur legazon ; l’air est si doux qu’il empêche de mourir. Oh !je la trouverai, tu verras. Nous vivrons dans les grottes decristal, taillées au bas des collines. Personne encore ne l’habite,ou je deviendrai le roi du pays. »

Il balaya la poussière de ses cothurnes ; il voulut qu’ellemît entre ses lèvres le quartier d’une grenade, il accumuladerrière sa tête des vêtements pour lui faire un coussin. Ilcherchait les moyens de la servir, de s’humilier, et même il étalasur ses jambes le zaïmph, comme un simple tapis.

– « As-tu toujours » , disait-il, « ces petites cornes degazelle où sont suspendus tes colliers ? Tu me lesdonneras ; je les aime ! » Car il parlait comme si laguerre était finie, des rires de joie lui échappaient ; et lesMercenaires, Hamilcar, tous les obstacles avaient maintenantdisparu. La lune glissait entre deux nuages. Ils la voyaient parune ouverture de la tente.

– « Ah ! que j’ai passé de nuits à la contempler !elle me semblait un voile qui cachait ta figure ; tu meregardais à travers ; ton souvenir se mêlait à sesrayonnements ; je ne vous distinguais plus ! » Et la têteentre ses seins, il pleurait abondamment.

– « C’est donc là ! » , songeait-elle « cet hommeformidable qui fait trembler Carthage ! »

Il s’endormit. Alors, en se dégageant de son bras, elle posa unpied par terre, et elle s’aperçut que sa chaînette étaitbrisée.

On accoutumait les vierges dans les grandes familles à respecterces entraves comme une chose presque religieuse, et Salammbô, enrougissant, roula autour de ses jambes les deux tronçons de lachaîne d’or.

Carthage, Mégara, sa maison, sa chambre et les campagnes qu’elleavait traversées, tourbillonnaient dans sa mémoire en imagestumultueuses et nettes cependant. Mais un abîme survenu lesreculait loin d’elle, à une distance infinie.

L’orage s’en allait ; de rares gouttes d’eau en claquantune à une faisaient osciller le toit de la tente.

Mâtho, tel qu’un homme ivre, dormait étendu sur le flanc, avecun bras qui dépassait le bord de la couche. Son bandeau de perlesétait un peu remonté et découvrait son front. Un sourire écartaitses dents. Elles brillaient entre sa barbe noire, et dans lespaupières à demi closes il y avait une gaieté silencieuse etpresque outrageante.

Salammbô le regardait immobile, la tête basse, les mainscroisées.

Au chevet du lit, un poignard s’étalait sur une table decyprès ; la vue de cette lame luisante l’enflamma d’une enviesanguinaire. Des voix lamentables se traînaient au loin, dansl’ombre, et, comme un choeur de Génies, la sollicitaient. Elle serapprocha ; elle saisit le fer par le manche. Au frôlement desa robe, Mâtho entrouvrit les yeux, en avançant la bouche sur sesmains, et le poignard tomba.

Des cris s’élevèrent ; une lueur effrayante fulguraitderrière la toile. Mâtho la souleva ; ils aperçurent degrandes flammes qui enveloppaient le camp des Libyens.

Leurs cabanes de roseaux brûlaient, et les tiges, en se tordant,éclataient dans la fumée et s’envolaient comme des flèches ;sur l’horizon tout rouge, des ombres noires couraient éperdues. Onentendait les hurlements de ceux qui étaient dans lescabanes ; les éléphants, les boeufs et les chevauxbondissaient au milieu de la foule en l’écrasant, avec lesmunitions et les bagages que l’on tirait de l’incendie. Destrompettes sonnaient. On appelait : « Mâtho ! Mâtho ! »Des gens à la porte voulaient entrer.

– « Viens donc ! c’est Hamilcar qui brûle le campd’Autharite ! »

Il fit un bond. Elle se trouva toute seule.

Alors elle examina le zaïmph ; et quand elle l’eut biencontemplé, elle fut surprise de ne pas avoir ce bonheur qu’elles’imaginait autrefois. Elle restait mélancolique devant son rêveaccompli.

Mais le bas de la tente se releva, et une forme monstrueuseapparut. Salammbô ne distingua d’abord que les deux yeux, avec unelongue barbe blanche qui pendait jusqu’à terre ; car le restedu corps, embarrassé dans les guenilles d’un vêtement fauve,traînait contre le sol ; et, à chaque mouvement pour avancer,les deux mains entraient dans la barbe, puis retombaient. Enrampant ainsi, elle arriva jusqu’à ses pieds, et Salammbô reconnutle vieux Giscon.

En effet, les Mercenaires, pour empêcher les anciens captifs des’enfuir, à coups de barre d’airain leur avaient cassé lesjambes ; et ils pourrissaient tous pêle-mêle, dans une fosse,au milieu des immondices. Les plus robustes, quand ils entendaientle bruit des gamelles, se haussaient en criant : c’est ainsi queGiscon avait aperçu Salammbô. Il avait deviné une Carthaginoise,aux petites boules de sandastrum qui battaient contre sescothurnes ; et, dans le pressentiment d’un mystèreconsidérable, en se faisant aider par ses compagnons, il étaitparvenu à sortir de la fosse ; puis, avec les coudes et lesmains, il s’était traîné vingt pas plus loin, jusqu’à la tente deMâtho. Deux voix y parlaient. Il avait écouté du dehors et toutentendu.

– « C’est toi ! » dit-elle enfin, presque épouvantée.

En se haussant sur les poignets, il répliqua :

– « Oui, c’est moi ! On me croit mort, n’est-ce pas ?»

Elle baissa la tête. Il reprit :

– « Ah ! pourquoi les Baals ne m’ont-ils pas accordé cettemiséricorde ! »

Et se rapprochant de si près, qu’il la frôlait : « Ilsm’auraient épargné la peine de te maudire ! »

Salammbô se rejeta vivement en arrière, tant elle eut peur decet être immonde, qui était hideux comme une larve et terriblecomme un fantôme.

– « J’ai cent ans, bientôt » , dit-il. « J’ai vuAgathodès ; j’ai vu Régulus et les aigles des Romains passersur les moissons des champs puniques ! J’ai vu toutes lesépouvantes des batailles et la mer encombrée par les débris de nosflottes ! Des Barbares que je commandais m’ont enchaîné auxquatre membres, comme un esclave homicide. Mes compagnons, l’unaprès l’autre, sont à mourir autour de moi ; l’odeur de leurscadavres me réveille la nuit ; j’écarte les oiseaux quiviennent becqueter leurs yeux ; et pourtant, pas un seul jourje n’ai désespéré de Carthage ! Quand même j’aurais vu contreelle toutes les armées de la terre, et les flammes du siègedépasser la hauteur des temples, j’aurais cru encore à sonéternité ! Mais, à présent, tout est fini ! tout estperdu ! Les Dieux l’exècrent ! Malédiction sur toi qui asprécipité sa ruine par ton ignominie ! »

Elle ouvrit ses lèvres.

– « Ah ! j’étais là ! » s’écria-t-il. « Je t’aientendue râler d’amour comme une prostituée ; puis il teracontait son désir, et tu te laissais baiser les mains !Mais, si la fureur de ton impudicité te poussait, tu devais faireau moins comme les bêtes fauves qui se cachent dans leursaccouplements, et ne pas étaler ta honte jusque sous les yeux deton père ! »

– « Comment ? » , dit-elle.

– « Ah ! tu ne savais pas que les deux retranchements sontà soixante coudées l’un de l’autre, et que ton Mâtho, par excèsd’orgueil, s’est établi tout en face d’Hamilcar. Il est là, tonpère, derrière toi ; et si je pouvais gravir le sentier quimène sur la plate-forme, je lui crierais : Viens donc voir ta filledans les bras du Barbare ! Elle a mis pour lui plaire levêtement de la Déesse ; et, en abandonnant son corps, ellelivre, avec la gloire de ton nom, la majesté des Dieux, lavengeance de la patrie, le salut même de Carthage ! » Lemouvement de sa bouche édentée remuait sa barbe tout du long ;ses yeux, tendus sur elle, la dévoraient ; et il répétait enhaletant dans la poussière :

– « Ah ! sacrilège ! Maudite sois-tu !maudite ! maudite ! »

Salammbô avait écarté la toile, elle la tenait soulevée au boutde son bras, et, sans lui répondre, elle regardait du côtéd’Hamilcar.

– « C’est par ici, n’est-ce pas ? » dit-elle.

– « Que t’importe ! Détourne-toi ! Va-t’en !Ecrase plutôt ta face contre la terre ! C’est un lieu saintque ta vue souillerait. »

Elle jeta le zaïmph autour de sa taille, ramassa vivement sesvoiles, son manteau, son écharpe. – « J’y cours ! »s’écria-t-elle ; et, s’échappant, Salammbô disparut.

D’abord, elle marcha dans les ténèbres sans rencontrer personne,car tous se portaient vers l’incendie ; et la clameurredoublait, de grandes flammes empourpraient le cielpar-derrière ; une longue terrasse l’arrêta.

Elle tourna sur elle-même, de droite et de gauche au hasard,cherchant une échelle, une corde, une pierre, quelque chose enfinpour l’aider. Elle avait peur de Giscon, et il lui semblait que descris et des pas la poursuivaient. Le jour commençait à blanchir.Elle aperçut un sentier dans l’épaisseur du retranchement. Elleprit avec ses dents le bas de sa robe qui la gênait, et, en troisbonds, elle se trouva sur la plate-forme.

Un cri sonore éclata sous elle, dans l’ombre, le même qu’elleavait entendu au bas de l’escalier des galères ; et, en sepenchant, elle reconnut l’homme de Schahabarim avec ses chevauxaccouplés.

Il avait erré toute la nuit entre les deux retranchements ;puis, inquiété par l’incendie, il était revenu en arrière, tâchantd’apercevoir ce qui se passait dans le camp de Mâtho ; et,comme il savait que cette place était la plus voisine de sa tente,pour obéir au prêtre, il n’en avait pas bougé.

Il monta debout sur un des chevaux. Salammbô se laissa glisserjusqu’à lui ; et ils s’enfuirent au grand galop en faisant letour du camp punique, pour trouver une porte quelque part.

Mâtho était rentré dans sa tente. La lampe toute fumeuseéclairait à peine, et même il crut que Salammbô dormait. Alors, ilpalpa délicatement la peau du lion, sur le lit de palmier. Ilappela, elle ne répondit pas ; il arracha vivement un lambeaude la toile pour faire venir du jour ; le zaïmph avaitdisparu.

La terre tremblait sous des pas multipliés. De grands cris, deshennissements, des chocs d’armures s’élevaient dans l’air, et lesfanfares des clairons sonnaient la charge. C’était comme un ouragantourbillonnant autour de lui. Une fureur désordonnée le fit bondirsur ses armes, il se lança dehors.

Les longues files des Barbares descendaient en courant lamontagne, et les carrés puniques s’avançaient contre eux, avec uneoscillation lourde et régulière. Le brouillard, déchiré par lesrayons du soleil, formait de petits nuages qui se balançaient, etpeu à peu, en s’élevant, ils découvraient les étendards, lescasques et la pointe des piques. Sous les évolutions rapides, desportions de terrain encore dans l’ombre semblaient se déplacer d’unseul morceau ; ailleurs, on aurait dit des torrents quis’entrecroisaient, et, entre eux, des masses épineuses restaientimmobiles. Mâtho distinguait les capitaines, les soldats, leshérauts et jusqu’aux valets par-derrière, qui étaient montés surdes ânes. Mais au lieu de garder sa position pour couvrir lesfantassins, Narr’Havas tourna brusquement à droite, comme s’ilvoulait se faire écraser par Hamilcar.

Ses cavaliers dépassèrent les éléphants qui seralentissaient ; et tous les chevaux, allongeant leur têtesans bride, galopaient d’un train si furieux que leur ventreparaissait frôler la terre. Puis, tout à coup, Narr’Havas marcharésolument vers une sentinelle. Il jeta son épée, sa lance, sesjavelots, et disparut au milieu des Carthaginois.

Le roi des Numides arriva dans la tente d’Hamilcar ; et ildit, en lui montrant ses hommes qui se tenaient au loin arrêtés:

– « Barca ! je te les amène. Ils sont à toi. »

Alors il se prosterna en signe d’esclavage, et, comme preuve desa fidélité, il rappela toute sa conduite depuis le commencement dela guerre.

D’abord il avait empêché le siège de Carthage et le massacre descaptifs ; puis, il n’avait point profité de la victoire contreHannon après la défaite d’Utique. Quant aux villes tyriennes, c’estqu’elles se trouvaient sur les frontières de son royaume. Enfin, iln’avait pas participé à la bataille de Macar ; et même ils’était absenté tout exprès pour fuir l’obligation de combattre leSuffète.

Narr’Havas, en effet, avait voulu s’agrandir par desempiétements sur les provinces puniques, et, selon les chances dela victoire, tour à tour secouru et délaissé les Mercenaires. Maisvoyant que le plus fort serait définitivement Hamilcar, il s’étaittourné vers lui ; et peut-être y avait-il dans sa défectionune rancune contre Mâtho, soit à cause du commandement ou de sonancien amour.

Le Suffète l’écouta sans l’interrompre. L’homme qui seprésentait ainsi dans une armée où on lui devait des vengeancesn’était pas un auxiliaire à dédaigner ; Hamilcar devina toutde suite l’utilité d’une telle alliance pour ses grands projets.Avec les Numides, il se débarrasserait des Libyens. Puis ilentraînerait l’Occident à la conquête de l’Ibérie ; et, sanslui demander pourquoi il n’était pas venu plus tôt, ni releveraucun de ses mensonges, il baisa Narr’Havas, en heurtant trois foissa poitrine contre la sienne.

C’était pour en finir, et par désespoir, qu’il avait incendié lecamp des Libyens. Cette armée lui arrivait comme un secours desDieux ; en dissimulant sa joie, il répondit :

– « Que les Baals te favorisent ! J’ignore ce que fera pourtoi la République, mais Hamilcar n’a pas d’ingratitude. »

Le tumulte redoublait ; des capitaines entraient. Ils’armait tout en parlant :

– « Allons, retourne ! Avec les cavaliers, tu rabattrasleur infanterie entre tes éléphants et les miens !Courage ! extermine ! »

Et Narr’Havas se précipitait, quand Salammbô parut.

Elle sauta vite à bas de son cheval. Elle ouvrit son largemanteau, et, en écartant les bras, elle déploya le zaïmph.

La tente de cuir, relevée dans les coins, laissait voir le tourentier de la montagne couverte de soldats, et comme elle setrouvait au centre, de tous les côtés on apercevait Salammbô. Uneclameur immense éclata, un long cri de triomphe et d’espoir. Ceuxqui étaient en marche s’arrêtèrent ; les moribonds, s’appuyantsur le coude, se retournaient pour la bénir. Tous les Barbaressavaient maintenant qu’elle avait repris le zaïmph ; de loinils la voyaient, ils croyaient la voir ; et d’autres cris,mais de rage et de vengeance, retentissaient, malgré lesapplaudissements des Carthaginois ; les cinq armées,s’étageant sur la montagne, trépignaient et hurlaient ainsi toutautour de Salammbô.

Hamilcar, sans pouvoir parler, la remerciait par des signes detête. Ses yeux se portaient alternativement sur le zaïmph et surelle, et il remarqua que sa chaînette était rompue. Alors ilfrissonna, saisi par un soupçon terrible. Mais reprenant vite sonimpassibilité, il considéra Narr’Havas obliquement, sans tourner lafigure.

Le roi des Numides se tenait à l’écart dans une attitudediscrète ; il portait au front un peu de la poussière qu’ilavait touchée en se prosternant. Enfin le Suffète s’avança vers luiet, avec un air plein de gravité :

– « En récompense des services que tu m’as rendus, Narr’Havas,je te donne ma fille. »

Il ajouta :

– « Sois mon fils et défends ton père ! »

Narr’Havas eut un grand geste de surprise, puis se jeta sur sesmains qu’il couvrit de baisers.

Salammbô, calme comme une statue, semblait ne pas comprendre.Elle rougissait un peu, tout en baissant les paupières ; seslongs cils recourbés faisaient des ombres sur ses joues.

Hamilcar voulut immédiatement les unir par des fiançaillesindissolubles. On mit entre les mains de Salammbô une lance qu’elleoffrit à Narr’Havas : on attacha leurs pouces l’un contre l’autreavec une lanière de boeuf, puis on leur versa du blé sur la tête,et les grains qui tombaient autour d’eux sonnèrent comme de lagrêle en rebondissant.

Chapitre 12L’Acqueduc

Douze heures après, il ne restait plus des Mercenaires qu’un tasde blessés, de morts et d’agonisants.

Hamilcar, sorti brusquement du fond de la gorge, étaitredescendu sur la pente occidentale qui regarde Hippo-Zaryte, et,l’espace étant plus large en cet endroit, il avait eu soin d’yattirer les Barbares. Narr’Havas les avait enveloppés avec seschevaux ; le Suffète, pendant ce temps-là, les refoulait, lesécrasait ; puis ils étaient vaincus d’avance par la perte duzaïmph ; ceux mêmes qui ne s’en souciaient avaient senti uneangoisse et comme un affaiblissement. Hamilcar, ne mettant pas sonorgueil à garder pour lui le champ de bataille, s’était retiré unpeu plus loin, à gauche sur des hauteurs d’où il les dominait.

On reconnaissait la forme des camps à leurs palissadesinclinées. Un long amas de cendres noires fumait sur l’emplacementdes Libyens ; le sol bouleversé avait des ondulations comme lamer, et les tentes, avec leurs toiles en lambeaux, semblaient devagues navires à demi perdus dans les écueils. Des cuirasses, desfourches, des clairons, des morceaux de bois, de fer et d’airain,du blé, de la paille et des vêtements s’éparpillaient au milieu descadavres ; çà et là quelque phalarique prête à s’éteindrebrûlait contre un monceau de bagages ; la terre, en decertains endroits, disparaissait sous les boucliers ; descharognes de chevaux se suivaient comme une série demonticules ; on apercevait des jambes, des sandales, des bras,des cottes de mailles et des têtes dans leurs casques, maintenuespar la mentonnière et qui roulaient comme des boules ; deschevelures pendaient aux épines ; dans des mares de sang, deséléphants, les entrailles ouvertes, râlaient couchés avec leurstours ; on marchait sur des choses gluantes et il y avait desflaques de boue, bien que la pluie n’eût pas tombé.

Cette confusion de cadavres occupait, du haut en bas, lamontagne tout entière.

Ceux qui survivaient ne bougeaient pas plus que les morts.Accroupis par groupes inégaux, ils se regardaient, effarés, et neparlaient pas.

Au bout d’une longue prairie, le lac d’Hippo-Zaryteresplendissait sous le soleil couchant. A droite, de blanchesmaisons agglomérées dépassaient une ceinture de murailles ;puis la mer s’étalait, indéfiniment ; – et, le menton dans lamain, les Barbares soupiraient en songeant à leurs patries. Unnuage de poudre grise retombait.

Le vent du soir souffla ; alors toutes les poitrines sedilatèrent ; et, à mesure que la fraîcheur augmentait, onpouvait voir la vermine abandonner les morts qui serefroidissaient, et courir sur le sable chaud. Au sommet desgrosses pierres, des corbeaux immobiles restaient tournés vers lesagonisants.

Quand la nuit fut descendue, des chiens à poil jaune, de cesbêtes immondes qui suivaient les armées, arrivèrent tout doucementau milieu des Barbares. D’abord ils léchèrent les caillots de sangsur les moignons encore tièdes ; et bientôt ils se mirent àdévorer les cadavres, en les entamant par le ventre.

Les fugitifs reparaissaient un à un, comme des ombres ; lesfemmes aussi se hasardèrent à revenir, car il en restait encore,chez les Libyens surtout, malgré le massacre effroyable que lesNumides en avaient fait.

Quelques-uns prirent des bouts de corde qu’ils allumèrent pourservir de flambeaux. D’autres tenaient des piques entrecroisées. Onplaçait dessus les cadavres et on les transportait à l’écart.

Ils se trouvaient étendus par longues lignes, sur le dos, labouche ouverte, avec leurs lances auprès d’eux ; ou bien ilss’entassaient pêle-mêle, et souvent, pour découvrir ceux quimanquaient, il fallait creuser tout un monceau. Puis on promenaitla torche sur leur visage, lentement. Des armes hideuses leuravaient fait des blessures compliquées. Des lambeaux verdâtres leurpendaient du front ; ils étaient tailladés en morceaux,écrasés jusqu’à la moelle, bleuis sous des strangulations, oulargement fendus par l’ivoire des éléphants. Bien qu’ils fussentmorts presque en même temps, des différences existaient dans leurcorruption. Les hommes du Nord étaient gonflés d’une bouffissurelivide, tandis que les Africains, plus nerveux, avaient l’airenfumés, et déjà se desséchaient. On reconnaissait les Mercenairesaux tatouages de leurs mains : les vieux soldats d’Antiochusportaient un épervier ; ceux qui avaient servi en Egypte, latête d’un cynocéphale ; chez les princes de l’Asie, une hache,une grenade, un marteau ; dans les Républiques grecques, leprofil d’une citadelle ou le nom d’un archonte ; et on envoyait dont les bras étaient couverts entièrement par ces symbolesmultipliés, qui se mêlaient à leurs cicatrices et aux blessuresnouvelles.

Pour les hommes de race latine, les Samnites, les Etrusques, lesCampaniens et les Brutiens, on établit quatre grands bûchers.

Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives, creusèrent desfosses. Les Spartiates, retirant leurs manteaux rouges, enenveloppèrent les morts ; les Athéniens les étendaient la facevers le soleil levant ; les Cantabres les enfouissaient sousun monceau de cailloux ; les Nasamons les pliaient en deuxavec des courroies de boeufs, et les Garamantes allèrent lesensevelir sur la plage, afin qu’ils fussent perpétuellement arroséspar les flots. Mais les Latins se désolaient de ne pas recueillirleurs cendres dans les urnes ; les Nomades regrettaient lachaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes, troispierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe pleind’îlots.

Des vociférations s’élevaient, suivies d’un long silence.C’était pour forcer les âmes à revenir. Puis la clameur reprenait,à intervalles réguliers, obstinément.

On s’excusait près des morts de ne pouvoir les honorer comme leprescrivaient les rites : car ils allaient, par cette privation,circuler, durant des périodes infinies, à travers toutes sortes dehasards et de métamorphoses : on les interpellait, on leurdemandait ce qu’ils désiraient ; d’autres les accablaientd’injures pour s’être laissé vaincre.

La lueur des grands bûchers apparaissait les figures exsangues,renversées de place en place sur les débris d’armures : et leslarmes excitaient les larmes, les sanglots devenaient plusaigus, ; les reconnaissances et les étreintes plusfrénétiques. Des femmes s’étalaient sur les cadavres, bouche contrebouche, front contre front : il fallait les battre pour qu’elles seretirassent, quand on jetait la terre. Ils se noircissaient lesjoues ; ils se coupaient les cheveux ; ils se tiraient dusang et le versaient dans les fosses ; ils se faisaient desentailles à l’imitation des blessures qui défiguraient les morts.Des rugissements éclataient à travers le tapage des cymbales.Quelques-uns arrachaient leurs amulettes, crachaient dessus. Lesmoribonds se roulaient dans la boue sanglante en mordant de rageleurs poings mutilés ; et quarante-trois Samnites, tout unprintemps sacré, s’entr’égorgèrent comme des gladiateurs. Bientôtle bois manqua pour les bûchers, les flammes s’éteignirent, toutesles places étaient prises ; – et, las d’avoir crié, affaiblis,chancelants, ils s’endormirent auprès de leurs frères morts, ceuxqui tenaient à vivre pleins d’inquiétudes, et les autres désirantne pas se réveiller.

Aux blancheurs de l’aube, il parut sur les limites des Barbaresdes soldats qui défilaient avec des casques levés au bout despiques ; en saluant les Mercenaires, ils leur demandaients’ils n’avaient rien à faire dire dans leurs patries.

D’autres se rapprochèrent, et les Barbares reconnurentquelques-uns de leurs anciens compagnons.

Le Suffète avait proposé à tous les captifs de servir dans sestroupes. Plusieurs avaient intrépidement refusé ; et, bienrésolu à ne point les nourrir ni à les abandonner au Grand-Conseil,il les avait renvoyés, en leur ordonnant de ne plus combattreCarthage. Quant à ceux que la peur des supplices rendait dociles,on leur avait distribué les armes de l’ennemi ; et maintenantils se présentaient aux vaincus, moins pour les séduire que par unmouvement d’orgueil et de curiosité.

D’abord ils racontèrent les bons traitements du Suffète ;les Barbares les écoutaient tout en les jalousant, bien qu’ils lesméprisassent. Puis, aux premières paroles de reproche, les lâchess’emportèrent ; de loin ils leur montraient leurs propresépées, leurs cuirasses, et les conviaient avec des injures à venirles prendre. Les Barbares ramassèrent des cailloux ; touss’enfuirent ; et l’on ne vit plus au sommet de la montagne queles pointes des lances dépassant le bord des palissades.

Alors une douleur, plus lourde que l’humiliation de la défaite,accabla les Barbares. Ils songeaient à l’inanité de leur courage.Ils restaient les yeux fixes en grinçant des dents.

La même idée leur vint. Ils se précipitèrent en tumulte sur lesprisonniers carthaginois. Les soldats du Suffète, par hasard,n’avaient pu les découvrir, et comme il s’était retiré du champ debataille, ils se trouvaient encore dans la fosse profonde.

On les rangea par terre, dans un endroit aplati. Des sentinellesfirent un cercle autour d’eux, et on laissa les femmes entrer, partrente ou quarante successivement. Voulant profiter du peu de tempsqu’on leur donnait, elles couraient de l’un à l’autre, incertaines,palpitantes ; puis, inclinées sur ces pauvres corps, elles lesfrappaient à tour de bras comme des lavandières qui battent deslinges ; en hurlant le nom de leurs époux, elles lesdéchiraient sous leurs ongles ; elles leur crevèrent les yeuxavec les aiguilles de leurs chevelures. Les hommes y vinrentensuite, et ils les suppliciaient depuis les pieds, qu’ilscoupaient aux chevilles, jusqu’au front, dont ils levaient descouronnes de peau pour se mettre sur la tête. LesMangeurs-de-choses-immondes furent atroces dans leurs imaginations.Ils envenimaient les blessures en y versant de la poussière, duvinaigre, des éclats de poterie : d’autres attendaient derrièreeux ; le sang coulait et ils se réjouissaient comme font lesvendangeurs autour des cuves fumantes.

Cependant Mâtho était assis par terre, à la place même où il setrouvait quand la bataille avait fini, les coudes sur les genoux,les tempes dans les mains ; il ne voyait rien, n’entendaitrien, ne pensait plus.

Aux hurlements de joie que la foule poussait, il releva la tête.Devant lui, un lambeau de toile accroché à une perche, et quitraînait par le bas, abritait confusément des corbeilles, destapis, une peau de lion. Il reconnut sa tente ; et ses yeuxs’attachaient contre le sol comme si la fille d’Hamilcar, endisparaissant, se fût enfoncée sous la terre.

La toile déchirée battait au vent ; quelquefois ses longuesbribes lui passaient devant la bouche, et il aperçut une marquerouge, pareille à l’empreinte d’une main. C’était la main deNarr’Havas, le signe de leur alliance. Alors Mâtho se leva. Il pritun tison qui fumait encore, et il le jeta sur les débris de satente, dédaigneusement. Puis, du bout de son cothurne, ilrepoussait vers la flamme des choses qui débordaient, pour que rienn’en subsistât.

Tout à coup, et sans qu’on pût deviner de quel point ilsurgissait, Spendius parut.

L’ancien esclave s’était attaché contre la cuisse deux éclats delance ; il boitait d’un air piteux, tout en exhalant desplaintes.

– « Retire donc cela » , lui dit Mâtho, « je sais que tu es unbrave ! » Car il était si écrasé par l’injustice des Dieuxqu’il n’avait plus assez de force pour s’indigner contre leshommes.

Spendius lui fit un signe, et il le mena dans le creux d’unmamelon, où Zarxas et Autharite se tenaient cachés.

Ils avaient fui comme l’esclave, l’un bien qu’il fût cruel, etl’autre malgré sa bravoure. Mais qui aurait pu s’attendre,disaient-ils, à la trahison de Narr’Havas, à l’incendie desLibyens, à la perte du zaïmph, à l’attaque soudaine d’Hamilcar, etsurtout à ses manoeuvres les forçant à revenir dans le fond de lamontagne sous les coups immédiats des Carthaginois ? Spendiusn’avouait point sa terreur et persistait à soutenir qu’il avait lajambe cassée.

Enfin, les trois chefs et le schalischim se demandèrent ce qu’ilfallait maintenant décider.

Hamilcar leur fermait la route de Carthage ; on était prisentre ses soldats et les provinces de Narr’Havas ; les villestyriennes se joindraient aux vainqueurs ; ils allaient setrouver acculés au bord de la mer, et toutes ces forces réunies lesécraseraient. Voilà ce qui arriverait immanquablement.

Ainsi pas un moyen ne s’offrait d’éviter la guerre. Donc, ilsdevaient la poursuivre à outrance. Mais comment faire comprendre lanécessité d’une interminable bataille à tous ces gens découragés etsaignant encore de leurs blessures ?

– « Je m’en charge ! » dit Spendius.

Deux heures après, un homme, qui arrivait du côtéd’Hippo-Zaryte, gravit en courant la montagne. Il agitait destablettes au bout de son bras, et, comme il criait très fort, lesBarbares l’entourèrent.

Elles étaient expédiées par les soldats grecs de la Sardaigne.Ils recommandaient à leurs compagnons d’Afrique de surveillerGiscon avec les autres captifs. Un marchand de Samos, un certainHipponax, venant de Carthage, leur avait appris qu’un complots’organisait pour les faire évader, et on engageait les Barbares àtout prévoir ; la République était puissante.

Le stratagème de Spendius ne réussit point d’abord comme ill’avait espéré. Cette assurance d’un péril nouveau, loin d’exciterde la fureur, souleva des craintes ; et, se rappelantl’avertissement d’Hamilcar jeté naguère au milieu d’eux, ilss’attendaient à quelque chose d’imprévu et qui serait terrible. Lanuit se passa dans une grande angoisse ; plusieurs même sedébarrassèrent de leurs armes pour attendrir le Suffète quand il seprésenterait.

Mais le lendemain, à la troisième veille du jour, un secondcoureur parut, encore plus haletant et noir de poussière. Le Greclui arracha des mains un rouleau de papyrus chargé d’écrituresphéniciennes. On y suppliait les Mercenaires de ne pas sedécourager ; les braves de Tunis allaient venir avec de grandsrenforts.

Spendius lut d’abord la lettre trois fois de suite ; et,soutenu par deux Cappadociens qui le tenaient assis sur leursépaules, il se faisait transporter de place en place, et il larelisait. Pendant sept heures, il harangua.

Il rappelait aux Mercenaires les promesses duGrand-Conseil ; aux Africains, les cruautés desintendants ; à tous les Barbares, l’injustice de Carthage. Ladouceur du Suffète était un appât pour les prendre. Ceux qui selivreraient, on les vendrait comme des esclaves ; les vaincuspériraient suppliciés. Quant à s’enfuir, par quelles routes ?Pas un peuple ne voudrait les recevoir. Tandis qu’en continuantleurs efforts, ils obtiendraient à la fois la liberté, lavengeance, de l’argent ! Et ils n’attendraient pas longtemps,puisque les gens de Tunis, la Libye entière se précipitait à leursecours. Il montrait le papyrus déroulé : – « Regardez donc !lisez ! voilà leurs promesses ! Je ne mens pas. »

Des chiens erraient, avec leur museau noir tout plaqué de rouge.Le grand soleil chauffait les têtes nues. Une odeur nauséabondes’exhalait des cadavres mal enfouis. Quelques-uns même sortaient deterre jusqu’au ventre. Spendius les appelait à lui pour témoignerdes choses qu’il disait ; puis il levait ses poings du côtéd’Hamilcar.

Mâtho l’observait d’ailleurs et, afin de couvrir sa lâcheté, ilétalait une colère où peu à peu il se trouvait pris lui-même. En sedévouant aux Dieux, il accumula des malédictions sur lesCarthaginois. Le supplice des captifs était un jeu d’enfants.Pourquoi donc les épargner et traîner toujours derrière soi cebétail inutile ! – « Non ! il faut en finir ! leursprojets sont connus ! un seul peut nous perdre ! pas depitié ! On reconnaîtra les bons à la vitesse des jambes et àla force du coup. »

Alors ils se retournèrent sur les captifs. Plusieurs râlaientencore ; on les acheva en leur enfonçant le talon dans labouche, ou bien on les poignardait avec la pointe d’un javelot.

Ensuite ils songèrent à Giscon. Nulle part on nel’apercevait ; une inquiétude les troubla. Ils voulaient toutà la fois se convaincre de sa mort et y participer. Enfin, troispasteurs samnites le découvrirent à quinze pas de l’endroit oùs’élevait naguère la tente de Mâtho. Ils le reconnurent à sa longuebarbe, et ils appelèrent les autres.

Etendu sur le dos, les bras contre les hanches et les genouxserrés, il avait l’air d’un mort disposé pour le sépulcre.Cependant, ses côtes maigres s’abaissaient et remontaient, et sesyeux, largement ouverts au milieu de sa figure toute pâle,regardaient d’une façon continue et intolérable.

Les Barbares le considérèrent, d’abord, avec un grandétonnement. Depuis le temps qu’il vivait dans la fosse, on l’avaitpresque oublié ; gênés par de vieux souvenirs, ils se tenaientà distance et n’osaient porter la main sur lui.

Mais ceux qui étaient par-derrière murmuraient et se poussaient,quand un Garamante traversa la foule ; il brandissait unefaucille ; tous comprirent sa pensée ; leurs visagess’empourprèrent, et, saisis de honte, ils hurlaient : « Oui !oui ! »

L’homme au fer recourbé s’approcha de Giscon. Il lui prit latête, et, l’appuyant sur son genou, il la sciait à coupsrapides ; elle tomba ; deux gros jets de sang firent untrou dans la poussière. Zarxas avait sauté dessus, et, plus légerqu’un léopard, il courait vers les Carthaginois.

Puis, quand il fut aux deux tiers de la montagne, il retira desa poitrine la tête de Giscon en la tenant par la barbe, il tournason bras rapidement plusieurs fois, – et la masse, enfin lancée,décrivit une longue parabole et disparut derrière le retranchementpunique.

Bientôt se dressèrent au bord des palissades deux étendardsentre-croisés, signe convenu pour réclamer les cadavres.

Alors quatre hérauts, choisis sur la largeur de leur poitrine,s’en allèrent avec de grands clairons, et, parlant dans les tubesd’airain, ils déclarèrent qu’il n’y avait plus désormais, entre lesCarthaginois et les Barbares, ni foi, ni pitié, ni dieux, qu’ils serefusaient d’avance à toutes les ouvertures et que l’on renverraitles parlementaires avec les mains coupées.

Immédiatement après, on députa Spendius à Hippo-Zaryte afind’avoir des vivres ; la cité tyrienne leur en envoya le soirmême. Ils mangèrent avidement. Puis, quand ils se furentréconfortés, ils ramassèrent bien vite les restes de leurs bagageset leurs armes rompues ; les femmes se tassèrent au centre, etsans souci des blessés pleurant derrière eux, ils partirent par lebord du rivage à pas rapides, comme un troupeau de loups quis’éloignent.

Ils marchaient sur Hippo-Zaryte, décidés à la prendre, car ilsavaient besoin d’une ville.

Hamilcar, en les apercevant au loin, eut un désespoir, malgrél’orgueil qu’il sentait à les voir fuir devant lui. Il aurait fallules attaquer tout de suite avec des troupes fraîches. Encore unejournée pareille, et la guerre était finie ! Si les chosestraînaient, ils reviendraient plus forts ; les villestyriennes se joindraient à eux ; sa clémence envers lesvaincus n’avait servi de rien. Il prit la résolution d’êtreimpitoyable.

Le soir même, il envoya au Grand-Conseil un dromadaire chargé debracelets recueillis sur les morts, et, avec des menaces horribles,il ordonnait qu’on lui expédiât une autre armée.

Tous, depuis longtemps, le croyaient perdu ; si bien qu’enapprenant sa victoire, ils éprouvèrent une stupéfaction qui étaitpresque de la terreur. Le retour du zaïmph, annoncé vaguement,complétait la merveille. Ainsi, les Dieux et la force de Carthagesemblaient maintenant lui appartenir.

Personne de ses ennemis ne hasarda une plainte ou unerécrimination. Par l’enthousiasme des uns et la pusillanimité desautres, avant le délai prescrit, une armée de cinq mille hommes futprête.

Elle gagna promptement Utique pour appuyer le Suffète sur sesderrières, tandis que trois mille des plus considérables montèrentsur des vaisseaux qui devaient les débarquer à Hippo-Zaryte, d’oùils repousseraient les Barbares.

Hannon en avait accepté le commandement ; mais il confial’armée à son lieutenant Magdassan, afin de conduire les troupes dedébarquement lui-même, car il ne pouvait plus endurer les secoussesde la litière. Son mal, en rongeant ses lèvres et ses narines,avait creusé dans sa face un large trou ; à dix pas, on luivoyait le fond de sa gorge, et il se savait tellement hideux qu’ilse mettait, comme une femme, un voile sur la tête.

Hippo-Zaryte n’écouta point ses sommations, ni celles desBarbares non plus ; mais chaque matin les habitants leurdescendaient des vivres dans des corbeilles, et, en criant du hautdes tours, ils s’excusaient sur les exigences de la République etles conjuraient de s’éloigner. Ils adressaient par signes les mêmesprotestations aux Carthaginois qui stationnaient dans la mer.

Hannon se contentait de bloquer le port sans risquer uneattaque. Cependant, il persuada aux juges d’Hippo-Zaryte derecevoir chez eux trois cents soldats. Puis il s’en alla vers lecap des Raisins et il fit un long détour afin de cerner lesBarbares, opération inopportune et même dangereuse. Sa jalousiel’empêchait de secourir le Suffète ; il arrêtait ses espions,le gênait dans tous ses plans, compromettait l’entreprise. Enfin,Hamilcar écrivit au Grand-Conseil de l’en débarrasser, et Hannonrentra dans Carthage, furieux contre la bassesse des Anciens et lafolie de son collègue. Donc, après tant d’espérances, on seretrouvait dans une situation encore plus déplorable ; mais ontâchait de n’y pas réfléchir et même de n’en point parler.

Comme si ce n’était pas assez d’infortunes à la fois, on appritque les Mercenaires de la Sardaigne avaient crucifié leur général,saisi les places fortes et partout égorgé les hommes de la racechananéenne. Le peuple romain menaça la République d’hostilitésimmédiates, si elle ne donnait douze cents talents avec l’île deSardaigne tout entière. Il avait accepté l’alliance des Barbares,et il leur expédia des bateaux plats chargés de farine et deviandes sèches. Les Carthaginois les poursuivirent, capturèrentcinq cents hommes : mais, trois jours après, une flotte qui venaitde la Bysacène, apportant des vivres à Carthage, sombra dans unetempête. Les Dieux évidemment se déclaraient contre elle.

Alors, les citoyens d’Hippo-Zaryte, prétextant une alarme,firent monter sur leurs murailles les trois cents hommesd’Hannon ; puis, survenant derrière eux, ils les prirent auxjambes et les jetèrent par-dessus les remparts, tout à coup.Quelques-uns qui n’étaient pas morts furent poursuivis et allèrentse noyer dans la mer.

Utique endurait des soldats, car Magdassan avait fait commeHannon, et, d’après ses ordres, il entourait la ville, sourd auxprières d’Hamilcar. Pour ceux-là, on leur donna du vin mêlé demandragore, puis on les égorgea dans leur sommeil. En même temps,les Barbares arrivèrent : Magdassan s’enfuit, les portess’ouvrirent, et dès lors les deux villes tyriennes montrèrent àleurs nouveaux amis un opiniâtre dévouement, et à leurs anciensalliés une haine inconcevable.

Cet abandon de la cause punique était un conseil, un exemple.Les espoirs de délivrance se ranimèrent. Des populations,incertaines encore, n’hésitèrent plus. Tout s’ébranla. Le Suffètel’apprit, et il n’attendait aucun secours ! Il étaitmaintenant irrévocablement perdu.

Aussitôt il congédia Narr’Havas, qui devait garder les limitesde son royaume. Quant à lui, il résolut de rentrer à Carthage poury prendre des soldats et recommencer la guerre.

Les Barbares établis à Hippo-Zaryte aperçurent son armée commeelle descendait la montagne.

Où donc les Carthaginois allaient-ils ? La faim sans douteles poussait ; et, affolés par les souffrances, malgré leurfaiblesse, ils venaient de livrer bataille. Mais ils tournèrent àdroite : ils fuyaient. On pouvait les atteindre, les écraser tous.Les Barbares s’élancèrent à leur poursuite.

Les Carthaginois furent arrêtés par le fleuve. Il était largecette fois, et le vent d’ouest n’avait pas soufflé. Les uns lepassèrent à la nage, les autres sur leurs boucliers. Ils seremirent en marche. La nuit tomba. On ne les vit plus.

Les Barbares ne s’arrêtèrent pas ; ils remontèrent plusloin, pour trouver une place plus étroite. Les gens de Tunisaccoururent ; ils entraînèrent ceux d’Utique. A chaquebuisson, leur nombre augmentait ; et les Carthaginois, en secouchant par terre, entendaient le battement de leurs pas dans lesténèbres. De temps à autre, pour les ralentir, Barca faisaitlancer, derrière lui, des volées de flèches ; plusieurs enfurent tués. Quand le jour se leva, on était dans les montagnes del’Ariane, à cet endroit où le chemin fait un coude.

Alors Mâtho, qui marchait en tête, crut distinguer dansl’horizon quelque chose de vert, au sommet d’une éminence. Puis leterrain s’abaissa, et des obélisques, des dômes, des maisonsparurent ; c’était Carthage ! Il s’appuya contre un arbrepour ne pas tomber, tant son coeur battait vite.

Il songeait à tout ce qui était survenu dans son existencedepuis la dernière fois qu’il avait passé par là ! C’était unesurprise infinie, un étourdissement. Puis une joie l’emporta, àl’idée de revoir Salammbô. Les raisons qu’il avait de l’exécrer luirevinrent à la mémoire ; il les rejeta bien vite. Frémissantet les prunelles tendues, il contemplait, au-delà d’Eschmoûn, lahaute terrasse d’un palais, par-dessus des palmiers ; unsourire d’extase illuminait sa figure, comme s’il fût arrivéjusqu’à lui quelque grande lumière ; il ouvrait les bras, ilenvoyait des baisers dans la brise et murmurait :

– « Viens ! viens ! » un soupir lui gonfla lapoitrine, et deux larmes, longues comme des perles, tombèrent sursa barbe.

– « Qui te retient ? » s’écria Spendius. « Hâte-toidonc ! En marche ! Le Suffète va nous échapper !Mais tes genoux chancellent et tu me regardes comme un hommeivre ! »

Il trépignait d’impatience ; il pressait Mâtho ; et,avec des clignements d’yeux, comme à l’approche d’un but longuementvisé :

– « Ah ! nous y sommes ! Nous y voilà ! Je lestiens ! »

Il avait l’air si convaincu et triomphant que Mâtho, surprisdans sa torpeur, se sentit entraîné. Ces paroles survenaient auplus fort de sa détresse, poussaient son désespoir à la vengeance,montraient une pâture à sa colère. Il bondit sur un des chameauxqui étaient dans les bagages, lui arracha son licou ; avec lalongue corde, il frappait à tour de bras les traînards ; et ilcourait de droite et de gauche, alternativement, sur le derrière del’armée, comme un chien qui pousse un troupeau.

A sa voix tonnante, les lignes d’hommes se resserrèrent ;les boiteux même précipitèrent leurs pas ; au milieu del’isthme, l’intervalle diminua. Les premiers des Barbaresmarchaient dans la poussière des Carthaginois. Les deux armées serapprochaient, allaient se toucher. Mais la porte de Malqua, laporte de Tagaste et la grande porte de Khamon déployèrent leursbattants. Le carré punique se divisa ; trois colonnes s’yengloutirent, elles tourbillonnaient sous les porches. Bientôt, lamasse, trop serrée sur elle-même, n’avança plus ; les piquesen l’air se heurtaient, et les flèches des Barbares éclataientcontre les murs.

Sur le seuil de Khamon, on aperçut Hamilcar. Il se retourna encriant à ses hommes de s’écarter. Il descendit de son cheval ;et, du glaive qu’il tenait, en le piquant à la croupe, il l’envoyasur les Barbares.

C’était un étalon orynge qu’on nourrissait avec des boulettes defarine, et qui pliait les genoux pour laisser monter son maître.Pourquoi donc le renvoyait-il ? Etait-ce unsacrifice ?

Le grand cheval galopait au milieu des lances, renversait leshommes, et, s’embarrassant les pieds dans ses entrailles, tombait,puis se relevait avec des bonds furieux ; et pendant qu’ilss’écartaient, tâchaient de l’arrêter ou regardaient tout surpris,les Carthaginois s’étaient rejoints ; ils entrèrent : la porteénorme se referma derrière eux, en retentissant.

Elle ne céda pas. Les Barbares vinrent s’écraser contreelle ; – et, durant quelques minutes, sur toute la longueur del’armée, il y eut une oscillation de plus en plus molle et quienfin s’arrêta.

Les Carthaginois avaient mis des soldats sur l’aqueduc ;ils commençaient à lancer des pierres, des balles, des poutres.Spendius représenta qu’il ne fallait point s’obstiner. Ils allèrents’établir plus loin, tous bien résolus à faire le siège deCarthage.

Cependant, la rumeur de la guerre avait dépassé les confins del’empire punique ; et, des colonnes d’Hercule jusqu’au-delà deCyrène, les pasteurs en rêvaient en gardant leurs troupeaux, et lescaravanes en causaient la nuit, à la lueur des étoiles. Cettegrande Carthage, dominatrice des mers, splendide comme le soleil eteffrayante comme un dieu, il se trouvait des hommes qui l’osaientattaquer ! On avait même plusieurs fois affirmé sachute ; et tous y avaient cru, car tous la souhaitaient : lespopulations soumises, les villages tributaires, les provincesalliées, les hordes indépendantes, ceux qui l’exécraient pour satyrannie, ou qui jalousaient sa puissance, ou qui convoitaient sarichesse. Les plus braves s’étaient joints bien vite auxMercenaires. La défaite du Macar avait arrêté tous les autres.Enfin, ils avaient repris confiance, peu à peu s’étaient avancés,rapprochés ; et maintenant, les hommes des régions orientalesse tenaient dans les dunes de Clypea, de l’autre côté du golfe. Dèsqu’ils aperçurent les Barbares, ils se montrèrent.

Ce n’étaient pas les Libyens des environs de Carthage ;depuis longtemps, ils composaient la troisième armée ; maisles nomades du plateau de Barca, les bandits du cap Phiscus et dupromontoire de Derné, ceux du Phazzana et de la Marmarique. Ilsavaient traversé le désert en buvant aux puits saumâtres maçonnésavec des ossements de chameau ; les Zuaèces, couverts deplumes d’autruche, étaient venus sur des quadriges ; lesGaramantes, masqués d’un voile noir, assis en arrière sur leurscavales peintes ; d’autres sur des ânes, sur des onagres, surdes zèbres, sur des buffles ; et quelques-uns traînaient avecleurs familles et leurs idoles le toit de leur cabane en forme dechaloupe. Il y avait des Ammoniens aux membres ridés par l’eauchaude des fontaines ; des Atarantes, qui maudissent lesoleil ; des Troglodytes, qui enterrent en riant leurs mortssous des branches d’arbres ; et les hideux Auséens, quimangent des sauterelles ; les Achyrmachides, qui mangent despoux, et les Gysantes, peints de vermillon, qui mangent dessinges.

Tous s’étaient rangés sur le bord de la mer, en une grande lignedroite. Ils s’avancèrent ensuite comme des tourbillons de sablesoulevés par le vent. Au milieu de l’isthme, leur foule s’arrêta,les Mercenaires établis devant eux, près des murailles, ne voulantpoint bouger.

Puis, du côté de l’Ariane, apparurent les hommes de l’Occident,le peuple des Numides. En effet. Narr’Havas ne gouvernait que lesMassyliens ; et d’ailleurs, une coutume leur permettant aprèsles revers d’abandonner le roi, ils s’étaient rassemblés sur leZaine, puis l’avaient franchi au premier mouvement d’Hamilcar. Onvit d’abord accourir tous les chasseurs de Malethut-Baal et duGaraphos, habillés de peaux de lion, et qui conduisaient avec lahampe de leurs piques de petits chevaux maigres à longuecrinière ; puis marchaient les Gétules dans des cuirasses enpeau de serpent ; puis les Pharusiens, portant de hautescouronnes faites de cire et de résine : et les Caunes, les Macares,les Tillabares, chacun tenant deux javelots et un bouclier rond encuir d’hippopotame. Ils s’arrêtèrent au bas des Catacombes, dansles premières flaques de la Lagune.

Mais quand les Libyens se furent déplacés, on aperçut àl’endroit qu’ils occupaient, et comme un nuage à ras du sol, lamultitude des Nègres. Il en était venu du Harousch-blanc, duHarousch-noir, du désert d’Augyles et même de la grande contréed’Agazymba, qui est à quatre mois au sud des Garamantes, et de plusloin encore ! Malgré leurs joyaux de bois rouge, la crasse deleur peau noire les faisait ressembler à des mûres longtempsroulées dans la poussière. Ils avaient des caleçons en filsd’écorce, des tuniques d’herbes desséchées, des mufles de bêtesfauves sur la tête, et, hurlant comme des loups, ils secouaient destringles garnies d’anneaux et brandissaient des queues de vache aubout d’un bâton, en manière d’étendards.

Puis derrière les Numides, les Maurusiens et les Gétules, sepressaient les hommes jaunâtres répandus au-delà de Taggir dans lesforêts de cèdres. Des carquois en poils de chat leur battaient surles épaules, et ils menaient en laisse des chiens énormes, aussihauts que des ânes, et qui n’aboyaient pas.

Enfin, comme si l’Afrique ne s’était point suffisamment vidée,et que, pour recueillir plus de fureurs, il eût fallu prendrejusqu’au bas des races, on voyait, derrière tous les autres, deshommes à profil de bête et ricanant d’un rire idiot ; -misérables ravagés par de hideuses maladies, pygmées difformes,mulâtres d’un sexe ambigu, albinos dont les yeux rougesclignotaient au soleil ; tout en bégayant des sonsinintelligibles, ils mettaient un doigt dans leur bouche pour fairevoir qu’ils avaient faim.

La confusion des armes n’était pas moindre que celle desvêtements et des peuples. Pas une invention de mort qui n’y fût,depuis les poignards de bois, les haches de pierre et les tridentsd’ivoire, jusqu’à de longs sabres dentelés comme des scies, minces,et faits d’une lame de cuivre qui pliait. Ils maniaient descoutelas, se bifurquant en plusieurs branches pareilles à desramures d’antilopes, des serpes attachées au bout d’une corde, destriangles de fer, des massues, des poinçons. Les Ethiopiens duBambotus cachaient dans leurs cheveux de petits dards empoisonnés.Plusieurs avaient apporté des cailloux dans des sacs. D’autres, lesmains vides, faisaient claquer leurs dents.

Une houle continuelle agitait cette multitude. Des dromadaires,tout barbouillés de goudron comme des navires, renversaient lesfemmes qui portaient leurs enfants sur la hanche. Les provisionsdans les couffes se répandaient ; on écrasait en marchant desmorceaux de sel, des paquets de gomme, des dattes pourries, desnoix de gourou ; – et parfois, sur des seins couverts devermine, pendait à un mince cordon quelque diamant qu’avaientcherché les Satrapes, une pierre presque fabuleuse et suffisantepour acheter un empire. Ils ne savaient même pas, la plupart, cequ’ils désiraient. Une fascination, une curiosité lespoussaient ; des Nomades qui n’avaient jamais vu de villeétaient effrayés par l’ombre des murailles.

L’isthme disparaissait maintenant sous les hommes ; etcette longue surface, où les tentes faisaient comme des cabanesdans une inondation, s’étalait jusqu’aux premières lignes desautres Barbares, toutes ruisselantes de fer et symétriquementétablies sur les deux flancs de l’aqueduc.

Les Carthaginois se trouvaient encore dans l’effroi de leurarrivée, quand ils aperçurent, venant droit vers eux, comme desmonstres et comme des édifices, – avec leurs mâts, leurs bras,leurs cordages, leurs articulations, leurs chapiteaux et leurscarapaces, – les machines de siège qu’envoyaient les villestyriennes : soixante carrobalistes, quatre-vingts onagres, trentescorpions, cinquante tollénones, douze béliers et troisgigantesques catapultes qui lançaient des morceaux de roche dupoids de quinze talents. Des masses d’hommes les poussaientcramponnés à leur base ; à chaque pas un frémissement lessecouait ; elles arrivèrent ainsi jusqu’en face des murs.

Mais il fallait plusieurs jours encore pour finir lespréparatifs du siège. Les Mercenaires, instruits par leursdéfaites, ne voulaient point se risquer dans des engagementsinutiles ; – et, de part et d’autre, on n’avait aucune hâte,sachant bien qu’une action terrible allait s’ouvrir et qu’il enrésulterait une victoire ou une extermination complète.

Carthage pouvait longtemps résister ; ses larges muraillesoffraient une série d’angles rentrants et sortants, dispositionavantageuse pour repousser les assauts.

Cependant, du côté des Catacombes, une portion s’était écroulée,- et, par les nuits obscures, entre les blocs disjoints, onapercevait des lumières dans les bouges de Malqua. Ils dominaienten de certains endroits la hauteur des remparts. C’était là quevivaient, avec leurs nouveaux époux, les femmes des Mercenaireschassées par Mâtho. En les revoyant, leur coeur n’y tint plus.Elles agitèrent de loin leurs écharpes ; puis elles venaient,dans les ténèbres, causer avec les soldats par la fente du mur, etle Grand-Conseil apprit un matin que toutes s’étaient enfuies. Lesunes avaient passé entre les pierres : d’autres, plus intrépides,étaient descendues avec des cordes.

Enfin, Spendius résolut d’accomplir son projet.

La guerre, en le retenant au loin, l’en avait jusqu’alorsempêché ; et depuis qu’on était revenu devant Carthage, il luisemblait que les habitants soupçonnaient son entreprise. Maisbientôt ils diminuèrent les sentinelles de l’aqueduc. On n’avaitpas trop de monde pour la défense de l’enceinte.

L’ancien esclave s’exerça pendant plusieurs jours à tirer desflèches contre les phénicoptères du Lac. Puis, un soir que la lunebrillait, il pria Mâtho d’allumer au milieu de la nuit un grand feude paille, en même temps que tous ses hommes pousseraient descris ; et, prenant avec lui Zarxas, il s’en alla par le borddu golfe, dans la direction de Tunis.

A la hauteur des dernières arches, ils revinrent droit versl’aqueduc ; la place était découverte : ils s’avancèrent enrampant jusqu’à la base des piliers.

Les sentinelles de la plate-forme se promenaienttranquillement.

De hautes flammes parurent ; des claironsretentirent ; les soldats en vedette, croyant à un assaut, seprécipitèrent du côté de Carthage.

Un homme était resté. Il apparaissait en noir sur le fond duciel. La lune donnait derrière lui, et son ombre démesurée faisaitau loin sur la plaine comme un obélisque qui marchait.

Ils attendirent qu’il fût bien placé devant eux Zarxas saisit safronde ; par prudence ou par férocité, Spendius l’arrêta. – «Non, le ronflement de la balle ferait du bruit ! A moi !»

Alors, il banda son arc de toutes ses forces, en l’appuyant parle bas contre l’orteil de son pied gauche ; il visa, et laflèche partit.

L’homme ne tomba point. Il disparut.

– « S’il était blessé, nous l’entendrions ! » ditSpendius ; et il monta vivement d’étage en étage, comme ilavait fait la première fois, en s’aidant d’une corde et d’unharpon. Puis, quand il fut en haut, près du cadavre, il la laissaretomber. Le Baléare y attacha un pic avec un maillet et s’enretourna.

Les trompettes ne sonnaient plus. Tout maintenant étaittranquille. Spendius avait soulevé une des dalles, était entré dansl’eau, et l’avait refermée sur lui.

En calculant la distance d’après le nombre de ses pas, il arrivajuste à l’endroit où il avait remarqué une fissure oblique ;et, pendant trois heures, jusqu’au matin, il travailla d’une façoncontinue, furieuse, respirant à peine par les interstices desdalles supérieures, assailli d’angoisses et vingt fois croyantmourir. Enfin, on entendit un craquement ; une pierre énorme,en ricochant sur les arcs inférieurs, roula jusqu’en bas, – et,tout à coup, une cataracte, un fleuve entier tomba du ciel dans laplaine. L’aqueduc, coupé par le milieu, se déversait. C’était lamort pour Carthage, et la victoire pour les Barbares.

En un instant, les Carthaginois réveillés apparurent sur lesmurailles, sur les maisons, sur les temples. Les Barbares sepoussaient, criaient. Ils dansaient en délire autour de la grandechute d’eau, et, dans l’extravagance de leur joie, venaient s’ymouiller la tête.

On aperçut au sommet de l’aqueduc un homme avec une tuniquebrune, déchirée. Il se tenait penché tout au bord, les deux mainssur les hanches, et il regardait en bas, sous lui, comme étonné deson oeuvre.

Puis il se redressa. Il parcourut l’horizon d’un air superbe quisemblait dire : « Tout cela maintenant est à moi ! » Lesapplaudissements des Barbares éclatèrent ; les Carthaginois,comprenant enfin leur désastre, hurlaient de désespoir. Alors, ilse mit à courir sur la plate-forme, d’un bout à l’autre, – et,comme un conducteur de char triomphant aux jeux Olympiques,Spendius, éperdu d’orgueil, levait les bras.

Chapitre 13Moloch

Les Barbares n’avaient pas besoin d’une circonvallation du côtéde l’Afrique : elle leur appartenait. Mais, pour rendre plus facilel’approche des murailles, on abattit le retranchement qui bordaitle fossé. Ensuite, Mâtho divisa l’armée par grands demi-cercles, defaçon à envelopper mieux Carthage. Les hoplites des Mercenairesfurent placés au premier rang ; derrière eux, les frondeurs etles cavaliers ; tout au fond, les bagages, les chariots, leschevaux ; en deçà de cette multitude, à trois cents pas destours, se hérissaient les machines.

Sous la variété infinie de leurs appellations (qui changèrentplusieurs fois dans le cours des siècles), elles pouvaient seréduire à deux systèmes : les unes agissant comme des frondes etles autres comme des arcs.

Les premières, les catapultes, se composaient d’un châssiscarré, avec deux montants verticaux et une barre horizontale. A sapartie antérieure, un cylindre, muni de câbles, retenait un grostimon portant une cuillère pour recevoir les projectiles ; labase en était prise dans un écheveau de fils tordus, et, quand onlâchait les cordes, il se relevait et venait frapper contre labarre, ce qui, l’arrêtant par une secousse, multipliait savigueur.

Les secondes offraient un mécanisme plus compliqué : sur unepetite colonne, une traverse était fixée par son milieu oùaboutissait à angle droit une espèce de canal ; aux extrémitésde la traverse s’élevaient deux chapiteaux qui contenaient unentortillage de crins ; deux poutrelles s’y trouvaient prisespour maintenir les bouts d’une corde que l’on amenait jusqu’au basdu canal, sur une tablette de bronze. Par un ressort, cette plaquede métal se détachait, et, glissant sur des rainures, poussait lesflèches.

Les catapultes s’appelaient également des onagres, comme lesânes sauvages qui lancent des cailloux avec leurs pieds, et lesbalistes des scorpions, à cause d’un crochet dressé sur latablette, et qui, s’abaissant d’un coup de poing, faisait partir leressort.

Leur construction exigeait de savants calculs ; leurs boisdevaient être choisis dans les essences les plus dures, leursengrenages, tous d’airain ; elles se bandaient avec desleviers, des moufles, des cabestans ou des tympans ; de fortspivots variaient la direction de leur tir, des cylindres lesfaisaient s’avancer, et les plus considérables, que l’on apportaitpièce à pièce, étaient remontées en face de l’ennemi.

Spendius disposa les trois grandes catapultes vers les troisangles principaux ; devant chaque porte, il plaça un bélier,devant chaque tour une baliste, et des carrobalistes circuleraientpar-derrière. Mais il fallait les garantir contre les feux desassiégés et combler d’abord le fossé qui les séparait desmurailles.

On avança des galeries en claies de joncs verts et des cintresen chêne, pareils à d’énormes boucliers glissant sur troisroues ; de petites cabanes couvertes de peaux fraîches etrembourrées de varech abritaient les travailleurs ; lescatapultes et les balistes furent défendues par des rideaux decordages que l’on avait trempés dans du vinaigre pour les rendreincombustibles sur la grève. Les femmes et les enfants allaientprendre des cailloux sur la grève, ramassaient de la terre avecleurs mains et l’apportaient aux soldats.

Les Carthaginois se préparaient aussi.

Hamilcar les avait bien vite rassurés en déclarant qu’il restaitde l’eau dans les citernes pour cent vingt-trois jours. Cetteaffirmation, sa présence au milieu d’eux, et celle du zaïmphsurtout, leur donnèrent bon espoir. Carthage se releva de sonaccablement ; ceux qui n’étaient pas d’origine chananéennefurent emportés dans la passion des autres.

On arma les esclaves, on vida les arsenaux ; les citoyenseurent chacun leur poste et leur emploi. Douze cents hommessurvivaient des transfuges, le Suffète les fit touscapitaines ; et les charpentiers, les armuriers, les forgeronset les orfèvres furent préposés aux machines. Les Carthaginois enavaient gardé quelques-unes, malgré les conditions de la paixromaine. On les répara. Ils s’entendaient à ces ouvrages.

Les deux côtés, septentrional et oriental, défendus par la meret par le golfe, restaient inaccessibles. Sur la muraille faisantface aux Barbares, on monta des troncs d’arbre, des meules demoulin, des vases pleins de soufre, des cuves pleines d’huile, etl’on bâtit des fourneaux. On entassa des pierres sur la plate-formedes tours, et les maisons qui touchaient immédiatement au rempartfurent bourrées avec du sable pour l’affermir et augmenter sonépaisseur.

Devant ces dispositions, les Barbares s’irritèrent. Ilsvoulurent combattre tout de suite. Les poids qu’ils mirent dans lescatapultes étaient d’une pesanteur si exorbitante, que les timonsse rompirent ; l’attaque fut retardée.

Enfin, le treizième jour du mois de Schabar, – au soleil levant- , on entendit contre la porte de Khamon un grand coup.

Soixante-quinze soldats tiraient des cordes, disposées à la based’une poutre gigantesque, horizontalement suspendue par des chaînesdescendant d’une potence, et une tête de bélier, tout en airain, laterminait. On l’avait emmaillotée de peaux de boeuf ; desbracelets en fer la cerclaient de place en place ; elle étaittrois fois grosse comme le corps d’un homme, longue de cent vingtcoudées, et, sous la foule des bras nus la poussant et la ramenant,elle avançait et reculait avec une oscillation régulière.

Les autres béliers devant les autres portes commencèrent à semouvoir. Dans les roues creuses des tympans, on aperçut des hommesqui montaient d’échelon en échelon. Les poulies, les chapiteauxgrincèrent, les rideaux de cordages s’abattirent, et des volées depierres et des volées de flèches s’élancèrent à la fois ; tousles frondeurs éparpillés couraient. Quelques-uns s’approchaient durempart, en cachant sous leurs boucliers des pots de résine ;puis ils les lançaient à tour de bras. Cette grêle de balles, dedards et de feux passait par-dessus les premiers rangs et faisaitune courbe qui retombait derrière les murs. Mais, à leur sommet, delongues grues à mâter les vaisseaux se dressèrent ; et il endescendit de ces pinces énormes qui se terminaient par deuxdemi-cercles dentelés à l’intérieur. Elles mordirent les béliers.Les soldats, se cramponnant à la poutre, tiraient en arrière. LesCarthaginois halaient pour la faire monter ; et l’engagementse prolongea jusqu’au soir.

Quand les Mercenaires, le lendemain, reprirent leur besogne, lehaut des murailles se trouvait entièrement tapissé par des ballesde coton, des toiles, des coussins ; les créneaux étaientbouchés avec des nattes ; et, sur le rempart, entre les grues,on distinguait un alignement de fourches et de tranchoirs emmanchésà des bâtons. Aussitôt, une résistance furieuse commença.

Des troncs d’arbres, tenus par des câbles, tombaient etretombaient alternativement en battant les béliers ; descrampons, lancés par des balistes, arrachaient le toit descabanes ; et, de la plate-forme des tours, des ruisseaux desilex et de galets se déversaient.

Enfin, les béliers rompirent la porte de Khamon et la porte deTagaste. Mais les Carthaginois avaient entassé à l’intérieur unetelle abondance de matériaux que leurs battants ne s’ouvrirent pas.Ils restèrent debout.

Alors, on poussa contre les murailles des tarières, qui,s’appliquant aux joints des blocs, les descelleraient. Les machinesfurent mieux gouvernées, leurs servants répartis parescouades ; du matin au soir, elles fonctionnaient, sanss’interrompre, avec la monotone précision d’un métier detisserand.

Spendius ne se fatiguait pas de les conduire. C’était lui-mêmequi bandait les écheveaux des balistes. Pour qu’il y eût, dansleurs tensions jumelles, une parité complète, on serrait leurscordes en frappant tour à tour de droite et de gauche, jusqu’aumoment où les deux côtés rendaient un son égal. Spendius montaitsur leur membrure. Avec le bout de son pied, il les battait toutdoucement, – et il tendait l’oreille comme un musicien qui accordeune lyre. Puis, quand le timon de la catapulte se relevait, quandla colonne de la baliste tremblait à la secousse du ressort, queles pierres s’élançaient en rayons et que les dards couraient enruisseau, il se penchait le corps tout entier et jetait ses brasdans l’air, comme pour les suivre.

Les soldats, admirant son adresse, exécutaient ses ordres. Dansla gaieté de leur travail, ils débitaient des plaisanteries sur lesnoms des machines. Ainsi, les tenailles à prendre les bélierss’appelant des loups , et les galexies couvertes des treilles , onétait des agneaux, on allait faire la vendange ; et, en armantleurs pièces, ils disaient aux onagres : « Allons, rue bien !» , et aux scorpions : « Traverse-les jusqu’au coeur ! » Cesfacéties, toujours les mêmes, soutenaient leur courage.

Cependant, les machines ne démolissaient point le rempart. Ilétait formé par deux murailles et tout rempli de terre ; ellesabattaient leurs parties supérieures. Mais les assiégés, chaquefois, les relevaient. Mâtho ordonna de construire des tours en boisqui devaient être aussi hautes que les tours de pierre. On jeta,dans le fossé, du gazon, des pieux, des galets et des chariots avecleurs roues afin de l’emplir plus vite ; avant qu’il fûtcomblé, l’immense foule des Barbares ondula sur la plaine d’un seulmouvement, et vint battre le pied des murs, comme une merdébordée.

On avança les échelles de corde, les échelles droites et lessambuques, c’est-à-dire deux mâts d’où s’abaissaient, par despalans, une série de bambous que terminait un pont mobile. Ellesformaient de nombreuses lignes droites appuyées contre le mur, etles Mercenaires, à la file les uns des autres, montaient en tenantleurs armes à la main. Pas un Carthaginois ne se montrait ;déjà, ils touchaient aux deux tiers du rempart. Les créneauxs’ouvrirent, en vomissant, comme des gueules de dragon, des feux etde la fumée ; le sable s’éparpillait, entrait par le joint desarmures ; le pétrole s’attachait aux vêtements ; le plombliquide sautillait sur les casques, faisait des trous dans leschairs ; une pluie d’étincelles s’éclaboussait contre lesvisages, – et des orbites sans yeux semblaient pleurer des larmesgrosses comme des amandes. Des hommes, tout jaunes d’huile,brûlaient par la chevelure. Ils se mettaient à courir, enflammaientles autres. On les étouffait en leur jetant, de loin, sur la face,des manteaux trempés de sang. Quelques-uns qui n’avaient pas deblessure restaient immobiles, plus raides que des pieux, la boucheouverte et les deux bras écartés.

L’assaut, pendant plusieurs jours de suite, recommença, – lesMercenaires espérant triompher par un excès de force etd’audace.

Quelquefois un homme sur les épaules d’un autre enfonçait unefiche entre les pierres, puis s’en servait comme d’un échelon pouratteindre au-delà, en plaçait une seconde, une troisième ; et,protégés par le bord des créneaux dépassant la muraille, peu à peu,ils s’élevaient ainsi ; mais, toujours, à une certainehauteur, ils retombaient. Le grand fossé trop pleindébordait ; sous les pas des vivants, les blessés pêle-mêles’entassaient avec les cadavres et les moribonds. Au milieu desentrailles ouvertes, des cervelles épandues et des flaques de sang,les troncs calcinés faisaient des taches noires ; et des braset des jambes à moitié sortis d’un monceau se tenaient tout debout,comme des échalas dans un vignoble incendié.

Les échelles se trouvant insuffisantes, on employa lestollénones, – instruments composés d’une longue poutre établietransversalement sur une autre, et portant à son extrémité unecorbeille quadrangulaire où trente fantassins pouvaient se teniravec leurs armes.

Mâtho voulut monter dans la première qui fut prête. Spendiusl’arrêta.

Des hommes se courbèrent sur un moulinet ; la grande poutrese leva, devint horizontale, se dressa presque verticalement, et,trop chargée par le bout, elle pliait comme un immense roseau. Lessoldats cachés jusqu’au menton se tassaient ; on n’apercevaitque les plumes des casques. Enfin, quand elle fut à cinquantecoudées dans l’air, elle tourna de droite et de gauche plusieursfois, puis s’abaissa ; et, comme un bras de géant quitiendrait sur sa main une cohorte de pygmées, elle déposa au borddu mur la corbeille pleine d’hommes. Ils sautèrent dans la foule etjamais ils ne revinrent.

Tous les autres tollénones furent bien vite disposés. Mais il enaurait fallu cent fois davantage pour prendre la ville. On lesutilisa d’une façon meurtrière : des archers éthiopiens seplaçaient dans les corbeilles ; puis, les câbles étantassujettis, ils restaient suspendus et tiraient des flèchesempoisonnées. Les cinquante tollénones, dominant les créneaux,entouraient ainsi Carthage, comme de monstrueux vautours ; etles Nègres riaient de voir les gardes sur le rempart mourir dansdes convulsions atroces.

Hamilcar y envoya des hoplites. : il leur faisait boire chaquematin le jus de certaines herbes qui les gardait du poison.

Un soir, par un temps obscur, il embarqua les meilleurs de sessoldats sur des gabares, des planches, et, tournant à la droite duport, il vint débarquer à la Taenia. Puis ils s’avancèrentjusqu’aux premières lignes des Barbares, et, les prenant par leflanc, ils en firent un grand carnage. Des hommes suspendus à descordes descendaient la nuit du haut des murs avec des torches à lamain, brûlaient les ouvrages des Mercenaires, et remontaient.

Mâtho était acharné ; chaque obstacle renforçait sacolère ; il en arrivait à des choses terribles etextravagantes. Il convoqua Salammbô, mentalement, à unrendez-vous ; puis il l’attendit. Elle ne vint pas ; celalui parut une trahison nouvelle, – et, désormais, il l’exécra. S’ilavait vu son cadavre, il se serait peut-être en allé. Il doubla lesavant-postes, il planta des fourches au bas du rempart, il enfouitdes chausse-trapes dans la terre, et il commanda aux Libyens de luiapporter toute une forêt pour y mettre le feu et brûler Carthage,comme une tanière de renards.

Spendius s’obstinait au siège. Il cherchait à inventer desmachines épouvantables et comme jamais on n’en avait construit.

Les autres Barbares, campés au loin sur l’isthme, s’ébahissaientde ces lenteurs ; ils murmuraient ; on les lâcha.

Alors, ils se précipitèrent avec leurs coutelas et leursjavelots, dont ils battaient les portes. Mais la nudité de leurscorps facilitant leurs blessures, les Carthaginois les massacraientabondamment ; et les Mercenaires s’en réjouirent, sans doutepar jalousie du pillage. Il en résulta des querelles, des combatsentre eux. Puis, la campagne étant ravagée, bientôt on s’arrachales vivres. Ils se décourageaient. Des hordes nombreuses s’enallèrent. La foule était si grande qu’il n’y parut pas.

Les meilleurs tentèrent de creuser des mines ; le terrainmal soutenu s’éboula. Ils les recommencèrent en d’autresplaces ; Hamilcar devinait toujours leur direction enappliquant son oreille contre un bouclier de bronze. Il perça descontre-mines sous le chemin que devaient parcourir les tours debois ; quand on voulut les pousser, elles s’enfoncèrent dansdes trous.

Enfin, tous reconnurent que la ville était imprenable, tant quel’on n’aurait pas élevé jusqu’à la hauteur des murailles une longueterrasse qui permettrait de combattre sur le même niveau, on enpaverait le sommet pour faire rouler dessus les machines. Alors, ilserait bien impossible à Carthage de résister.

Elle commençait à souffrir de la soif. L’eau, qui valait audébut du siège deux késitah le bât, se vendait maintenant un shekeld’argent ; les provisions de viande et de blé s’épuisaientaussi ; on avait peur de la faim ; quelques-uns mêmeparlaient de bouches inutiles, ce qui effrayait tout le monde.

Depuis la place de Khamon jusqu’au temple de Melkarth, descadavres encombraient les rues ; et, comme on était à la finde l’été, de grosses mouches noires harcelaient les combattants.Des vieillards transportaient les blessés, et les gens dévotscontinuaient les funérailles fictives de leurs proches et de leursamis, défunts au loin pendant la guerre. Des statues de cire avecdes cheveux et des vêtements s’étalaient en travers des portes.Elles se fondaient à la chaleur des cierges brûlant prèsd’elles ; la peinture coulait sur leurs épaules, et des pleursruisselaient sur la face des vivants, qui psalmodiaient à côté deschansons lugubres. La foule, pendant ce temps-là, courait ;des bandes armées passaient ; les capitaines criaient desordres, et l’on entendait toujours le heurt des béliers quibattaient le rempart.

La température devint si lourde que les corps, se gonflant, nepouvaient plus entrer dans les cercueils. On les brûlait au milieudes cours. Mais les feux, trop à l’étroit, incendiaient lesmurailles voisines, et de longues flammes, tout à coup,s’échappaient des maisons comme du sang qui jaillit d’une artère.Ainsi Moloch possédait Carthage ; il étreignait les remparts,il se roulait dans les rues, il dévorait jusqu’aux cadavres.

Des hommes qui portaient, en signe de désespoir, des manteauxfaits de haillons ramassés, s’établirent au coin des carrefours.Ils déclamaient contre les Anciens, contre Hamilcar, prédisaient aupeuple une ruine entière et l’engageaient à tout détruire et à toutse permettre. Les plus dangereux étaient les buveurs dejusquiame ; dans leurs crises, ils se croyaient des bêtesféroces et sautaient sur les passants qu’ils déchiraient. Desattroupements se faisaient autour d’eux ; on en oubliait ladéfense de Carthage. Le Suffète imagina d’en payer d’autres poursoutenir sa politique.

Afin de retenir dans la ville le génie des Dieux, on avaitcouvert de chaînes leurs simulacres. On posa des voiles noirs surles Patæques et des cilices autour des autels ; on tâchaitd’exciter l’orgueil et la jalousie des Baals en leur chantant àl’oreille : « Tu vas te laisser vaincre ! les autres sont plusforts, peut-être ? Montre-toi ! aide-nous ! afin queles peuples ne disent pas : Où sont maintenant leurs Dieux ?»

Une anxiété permanente agitait les collèges des pontifes. Ceuxde la Rabbetna surtout avaient peur, – le rétablissement du zaïmphn’ayant pas servi. Ils se tenaient enfermés dans la troisièmeenceinte, inexpugnable comme une forteresse. Un seul d’entre eux sehasardait à sortir, le grand-prêtre Schahabarim.

Il venait chez Salammbô. Mais il restait tout silencieux, lacontemplant, les prunelles fixes, ou bien il prodiguait lesparoles, et les reproches qu’il lui faisait étaient plus durs quejamais.

Par une contradiction inconcevable, il ne pardonnait pas à lajeune fille d’avoir suivi ses ordres ; – Schahabarim avaittout deviné, – et l’obsession de cette idée avivait les jalousiesde son impuissance. Il l’accusait d’être la cause de la guerre.Mâtho, à l’en croire, assiégeait Carthage pour reprendre lezaïmph ; et il déversait des imprécations et des ironies surce Barbare, qui prétendait posséder des choses saintes. Ce n’étaitpas cela pourtant que le prêtre voulait dire.

Mais, à présent, Salammbô n’éprouvait pour lui aucune terreur.Les angoisses dont elle souffrait autrefois l’avaient abandonnée.Une tranquillité singulière l’occupait. Ses regards, moins errants,brillaient d’une flamme limpide.

Cependant, le python était redevenu malade ; et, commeSalammbô paraissait au contraire se guérir, la vieille Taanach s’enréjouissait, convaincue qu’il prenait par ce dépérissement lalangueur de sa maîtresse.

Un matin, elle le trouva derrière le lit de peaux de boeuf, toutenroulé sur lui-même, plus froid qu’un marbre, et la têtedisparaissant sous un amas de vers. A ses cris, Salammbô survint.Elle le retourna quelque temps avec le bout de sa sandale, etl’esclave fut ébahie de son insensibilité.

La fille d’Hamilcar ne prolongeait plus ses jeûnes avec tant deferveur. Elle passait des journées au haut de sa terrasse, les deuxcoudes contre la balustrade, s’amusant à regarder devant elle. Lesommet des murailles au bout de la ville découpait sur le ciel deszigzags inégaux, et les lances des sentinelles y faisaient, tout dulong, comme une bordure d’épis. Elle apercevait au-delà, entre lestours, les manoeuvres des Barbares ; les jours que le siègeétait interrompu, elle pouvait même distinguer leurs occupations.Ils raccommodaient leurs armes, se graissaient la chevelure, oubien lavaient dans la mer leurs bras sanglants ; les tentesétaient closes ; les bêtes de somme mangeaient ; et, auloin, les faux des chars, tous rangés en demi-cercle, semblaient uncimeterre d’argent étendu à la base des monts. Les discours deSchahabarim revenaient à sa mémoire. Elle attendait son fiancéNarr’Havas. Elle aurait voulu, malgré sa haine, revoir Mâtho. Detous les Carthaginois, elle était la seule personne, peut-être, quilui eût parlé sans peur.

Souvent son père arrivait dans sa chambre. Il s’asseyait enhaletant sur les coussins et il la considérait d’un air presqueattendri, comme s’il eût trouvé dans ce spectacle un délassement àses fatigues. Il l’interrogeait quelquefois sur son voyage au campdes Mercenaires. Il lui demanda même si personne, par hasard, nel’y avait poussée ; et, d’un signe de tête, elle répondit quenon, tant Salammbô était fière d’avoir sauvé le zaïmph.

Mais le Suffète revenait toujours à Mâtho, sous prétexte derenseignements militaires. Il ne comprenait rien à l’emploi desheures qu’elle avait passées dans la tente. En effet, Salammbô neparlait pas de Giscon ; car, les mots ayant par eux-mêmes unpouvoir effectif, les malédictions que l’on rapportait à quelqu’unpouvaient se tourner contre lui ; et elle taisait son envied’assassinat, de peur d’être blâmée de n’y avoir point cédé. Elledisait que le schalischim paraissait furieux, qu’il avait criébeaucoup, puis qu’il s’était endormi. Salammbô n’en racontait pasdavantage, par honte peut-être, ou bien par un excès de candeurfaisant qu’elle n’attachait guère d’importance aux baisers dusoldat. Tout cela, du reste, flottait dans sa tête, mélancolique etbrumeux comme le souvenir d’un rêve accablant ; et ellen’aurait su de quelle manière, par quels discours l’exprimer.

Un soir qu’ils se trouvaient ainsi l’un en face de l’autre,Taanach tout effarée survint. Un vieillard, avec un enfant, étaitlà, dans les cours, et voulait voir le Suffète.

Hamilcar pâlit, puis répliqua vivement :

– « Qu’il monte ! »

Iddibal entra, sans se prosterner. Il tenait par la main unjeune garçon couvert d’un manteau en poil de bouc ; etaussitôt relevant le capuchon qui abritait sa figure :

– « Le voilà, Maître ! Prends-le ! »

Le Suffète et l’esclave s’enfoncèrent dans un coin de lachambre.

L’enfant était resté au milieu, tout debout ; et, d’unregard plus attentif qu’étonné, il parcourait le plafond, lesmeubles, les colliers de perles traînant sur les draperies depourpre, et cette majestueuse jeune femme inclinée vers lui.

Il avait dix ans peut-être, et n’était pas plus haut qu’unglaive romain. Ses cheveux crépus ombrageaient son front bombé. Onaurait dit que ses prunelles cherchaient des espaces. Les narinesde son nez mince palpitaient largement ; sur toute sa personnes’étalait l’indéfinissable splendeur de ceux qui sont destinés auxgrandes entreprises. Quand il eut rejeté son manteau trop lourd, ilresta revêtu d’une peau de lynx attachée autour de sa taille, et ilappuyait résolument sur les dalles ses petits pieds nus tout blancsde poussière. Mais, sans doute, il devina que l’on agitait deschoses importantes, car il se tenait immobile, une main derrière ledos et le menton baissé, avec un doigt dans la bouche.

Enfin Hamilcar, d’un signe, attira Salammbô et il lui dit à voixbasse :

– « Tu le garderas chez toi, entends-tu ! Il faut quepersonne, même de la maison, ne connaisse son existence !»

Puis, derrière la porte, il demanda encore une fois à Iddibals’il était bien sûr qu’on ne les eût pas remarqués.

– « Non ! » fit l’esclave ; « les rues étaient vides.»

La guerre emplissant toutes les provinces, il avait eu peur pourle fils de son maître. Alors ne sachant où le cacher, il était venule long des côtes, sur une chaloupe : et, depuis trois joursIddibal louvoyait dans le golfe, en observant les remparts. Enfince soir-là, comme les alentours de Khamon semblaient déserts, ilavait franchi la passe lestement et débarqué près de l’arsenal,l’entrée du port étant libre.

Mais bientôt les Barbares établirent, en face, un immense radeaupour empêcher les Carthaginois d’en sortir. Ils relevaient lestours de bois, et, en même temps, la terrasse montait.

Les communications avec le dehors étant interceptées, une famineintolérable commença.

On tua tous les chiens, tous les mulets, tous les ânes, puis lesquinze éléphants que le Suffète avait ramenés. Les lions du templede Moloch étaient devenus furieux et les hiérodoules n’osaient pluss’en approcher. On les nourrit d’abord avec les blessés desBarbares ; ensuite on leur jeta des cadavres encoretièdes ; ils les refusèrent et tous moururent. Au crépuscule,des gens erraient le long des vieilles enceintes, et cueillaiententre les pierres des herbes et des fleurs qu’ils faisaientbouillir dans du vin ; – le vin coûtait moins cher que l’eau.D’autres se glissaient jusqu’aux avant-postes de l’ennemi etvenaient sous les tentes voler de la nourriture ; lesBarbares, pris de stupéfaction, quelquefois les laissaient s’enretourner. Enfin un jour arriva où les Anciens résolurentd’égorger, entre eux, les chevaux d’Eschmoûn. C’étaient des bêtessaintes, dont les pontifes tressaient les crinières avec des rubansd’or, et qui signifiaient par leur existence le mouvement dusoleil, l’idée du feu sous la forme la plus haute. Leurs chairs,coupées en portions égales, furent enfouies derrière l’autel. Puis,tous les soirs, alléguant quelque dévotion, les Anciens montaientvers le temple, se régalaient en cachette ; et ilsremportaient sous leur tunique un morceau pour leurs enfants. Dansles quartiers déserts, loin des murs, les habitants moinsmisérables, par peur des autres, s’étaient barricadés.

Les pierres des catapultes et les démolitions ordonnées pour ladéfense avaient accumulé des tas de ruines au milieu des rues. Auxheures les plus tranquilles, tout à coup, des masses de peuple seprécipitaient en criant ; et, du haut de l’Acropole, lesincendies faisaient comme des haillons de pourpre dispersés sur lesterrasses, et que le vent tordait.

Les trois grandes catapultes, malgré tous ces travaux, nes’arrêtaient pas. Leurs ravages étaient extraordinaires ;ainsi, la tête d’un homme alla rebondir sur le fronton desSyssites ; dans la rue de Kinisdo, une femme qui accouchaitfut écrasée par un bloc de marbre, et son enfant avec le litemporté jusqu’au carrefour de Cinasyn où l’on retrouva lacouverture.

Ce qu’il y avait de plus irritant, c’était les balles desfrondeurs. Elles tombaient sur les toits, dans les jardins et aumilieu des cours, tandis que l’on mangeait attablé devant un maigrerepas et le coeur gros de soupirs. Ces atroces projectilesportaient des lettres gravées qui s’imprimaient dans leschairs ; et, sur les cadavres, on lisait des injures, tellesque pourceau, chacal , vermine, et parfois des plaisanteries :attrapé ! ou : je l’ai bien mérité.

La partie du rempart qui s’étendait depuis l’angle des portsjusqu’à la hauteur des citernes fut enfoncée. Alors les gens deMalqua se trouvèrent pris entre la vieille enceinte de Byrsapar-derrière et les Barbares par-devant. Mais on avait assez qued’épaissir la muraille et de la rendre le plus haut possible sanss’occuper d’eux ; on les abandonna ; tous périrent, et,bien qu’ils fussent haïs généralement, on en conçut pour Hamilcarune grande horreur.

Le lendemain, il ouvrit les fosses où il gardait du blé ;ses intendants le donnèrent au peuple. Pendant trois jours on segorgea.

La soif n’en devint que plus intolérable ; et toujours ilsvoyaient devant eux la longue cascade que faisait en tombant l’eauclaire de l’aqueduc. Sous les rayons du soleil, une vapeur fineremontait de sa base, avec un arc-en-ciel à côté, et un petitruisseau, formant des courbes sur la plage, se déversait dans legolfe.

Hamilcar ne faiblissait pas. Il comptait sur un événement, surquelque chose de décisif, d’extraordinaire.

Ses propres esclaves arrachèrent les lames d’argent du temple deMelkarth, on tira du port quatre longs bateaux, avec des cabestans,on les amena jusqu’au bas des Mappales, le mur qui donnait sur lerivage fut troué : et ils partirent pour les Gaules afin d’yacheter, à n’importe à quel prix, des Mercenaires. CependantHamilcar se désolait de ne pouvoir communiquer avec le roi desNumides, car il le savait derrière les Barbares et prêt à tombersur eux. Mais Narr’Havas, trop faible, n’allait pas se risquerseul ; et le Suffète fit rehausser le rempart de douze palmes,entasser dans l’Acropole tout le matériel des arsenaux et encoreune fois réparer les machines.

On se servait, pour les entortillages des catapultes, de tendonspris au cou des taureaux ou bien aux jarrets des cerfs. Cependant,il n’existait dans Carthage ni cerfs ni taureaux. Hamilcar demandaaux Anciens les cheveux de leurs femmes ; toutes lessacrifièrent ; la quantité ne fut pas suffisante. On avait,dans les bâtiments des Syssites, douze cents esclaves nubiles, decelles que l’on destinait aux prostitutions de la Grèce et del’Italie, et leurs cheveux, rendus élastiques par l’usage desonguents, se trouvaient merveilleux pour les machines de guerre.Mais la perte plus tard serait trop considérable. Donc, il futdécidé qu’on choisirait, parmi les épouses des plébéiens, les plusbelles chevelures. Sans aucun souci des besoins de la patrie, ellescrièrent en désespérées quand les serviteurs des Cent vinrent, avecdes ciseaux, mettre la main sur elles.

Un redoublement de fureur animait les Barbares. On les voyait auloin prendre la graisse des morts pour huiler leurs machines, etd’autres en arrachaient les ongles qu’ils cousaient bout à boutafin de se faire des cuirasses. Ils imaginèrent de mettre dans lescatapultes des vases pleins de serpents apportés par lesNègres ; les pots d’argile se cassaient sur les dalles, lesserpents couraient, semblaient pulluler, et, tant ils étaientnombreux, sortir des murs naturellement. Puis, les Barbares,mécontents de leur invention, la perfectionnèrent ; ilslançaient toutes sortes d’immondices, des excréments humains, desmorceaux de charogne, des cadavres. La peste reparut. Les dents desCarthaginois leur tombaient de la bouche, et ils avaient lesgencives décolorées comme celles des chameaux après un voyage troplong.

Les machines furent dressées sur la terrasse, bien qu’ellen’atteignît pas encore partout à la hauteur du rempart. Devant lesVingt-trois tours des fortifications se dressaient vingt-troisautres tours de bois. Tous les tollénones étaient remontés, et aumilieu, un peu plus en arrière, apparaissait la formidable hélépolede Démétrius Poliorcète, que Spendius, enfin, avait reconstruite.Pyramidale comme le phare d’Alexandrie, elle était haute de centtrente coudées et large de vingt-trois, avec neuf étages allanttous en diminuant vers le sommet et qui étaient défendus par desécailles d’airain, percés de portes nombreuses, remplis desoldats ; sur la plate-forme supérieure se dressait unecatapulte flanquée de deux balistes.

Alors Hamilcar fit planter des croix pour ceux qui parleraientde se rendre ; les femmes mêmes furent embrigadées. Ilscouchaient dans les rues et l’on attendait plein d’angoisses.

Puis un matin, un peu avant le lever du soleil (c’était leseptième jour du mois de Nyssan), ils entendirent un grand cripoussé par tous les Barbares à la fois ; les trompettes à tubede plomb ronflaient, les grandes cornes paphlagoniennes mugissaientcomme des taureaux. Tous se levèrent et coururent au rempart.

Une forêt de lances, de piques et d’épées se hérissait à sabase. Elle sauta contre les murailles, les échelles s’yaccrochèrent ; et, dans la baie des créneaux, des têtes deBarbares parurent.

Des poutres soutenues par de longues files d’hommes battaientles portes ; et, aux endroits où la terrasse manquait, lesMercenaires, pour démolir le mur, arrivaient en cohortes serrées,la première ligne se tenant accroupie, la seconde pliant le jarret,et les autres successivement se dressaient jusqu’aux derniers quirestaient tout droits : tandis qu’ailleurs, pour monter dessus, lesplus hauts s’avançaient en tête, les plus bas à la queue, et tous,du bras gauche, appuyaient sur leurs casques leurs boucliers en lesréunissant par le bord si étroitement, qu’on aurait dit unassemblage de grandes tortues. Les projectiles glissaient sur cesmasses obliques.

Les Carthaginois jetaient des meules de moulin, des pilons, descuves, des tonneaux, des lits, tout ce qui pouvait faire un poidset assommer. Quelques-uns guettaient dans les embrasures avec unfilet de pêcheur, et quand arrivait le Barbare, il se trouvait prissous les mailles et se débattait comme un poisson. Ilsdémolissaient eux-mêmes leurs créneaux ; des pans de murs’écroulaient en soulevant une grande poussière ; et, lescatapultes de la terrasse tirant les unes contre les autres, leurspierres se heurtaient, et éclataient en mille morceaux quifaisaient sur les combattants une large pluie.

Bientôt les deux foules ne formèrent plus qu’une grosse chaînede corps humains ; elle débordait dans les intervalles de laterrasse, et, un peu plus lâche aux deux bouts, se roulait sansavancer perpétuellement. Ils s’étreignaient couchés à plat ventrecomme des lutteurs. On s’écrasait. Les femmes penchées sur lescréneaux hurlaient. On les tirait par leurs voiles, et la blancheurde leurs flancs, tout à coup découverts, brillait entre les brasdes nègres y enfonçant des poignards. Des cadavres, trop pressésdans la foule, ne tombaient pas ; soutenus par les épaules deleurs compagnons, ils allaient quelques minutes tout debout et lesyeux fixes. Quelques-uns, les deux tempes traversées par unejaveline, balançaient leur tête comme des ours. Des bouchesouvertes pour crier restaient béantes ; des mains s’envolaientcoupées. Il y eut là de grands coups, et dont parlèrent pendantlongtemps ceux qui survécurent.

Cependant, des flèches jaillissaient du sommet des tours de boiset des tours de pierre. Les tollénones faisaient aller rapidementleurs longues antennes ; et comme les Barbares avaient saccagésous les Catacombes le vieux cimetière des autochtones, ilslançaient sur les Carthaginois des dalles de tombeaux. Sous lepoids des corbeilles trop lourdes, quelquefois les câbles secoupaient, et des masses d’hommes, tous levant les bras, tombaientdu haut des airs.

Jusqu’au milieu du jour, les vétérans des hoplites s’étaientacharnés contre la Taenia pour pénétrer dans le port et détruire laflotte. Hamilcar fit allumer sur la toiture de Khamon un feu depaille humide ; et la fumée les aveuglant, ils se rabattirentà gauche et vinrent augmenter l’horrible cohue qui se poussait dansMalqua. Des syntagmes, composés d’hommes robustes, choisis toutexprès, avaient enfoncé trois portes. De hauts barrages, faits avecdes planches garnies de clous, les arrêtèrent ; une quatrièmecéda facilement ; ils s’élancèrent par-dessus en courant, etroulèrent dans une fosse où l’on avait caché des pièges. A l’anglesud-est, Autharite et ses hommes abattirent le rempart, dont lafissure était bouchée avec des briques. Le terrain par-derrièremontait ; ils le gravirent lestement. Mais ils trouvèrent enhaut une seconde muraille, composée de pierres et de longuespoutres étendues tout à plat et qui alternaient comme les piècesd’un échiquier. C’était une mode gauloise adaptée par le Suffète aubesoin de la situation ; les Gaulois se crurent devant uneville de leur pays. Ils attaquèrent avec mollesse et furentrepoussés.

Depuis la rue de Khamon jusqu’au Marché-aux-herbes, tout lechemin de ronde appartenait maintenant aux Barbares, et lesSamnites achevaient à coups d’épieux les moribonds ; ou bien,un pied sur le mur, ils contemplaient en bas, sous eux, les ruinesfumantes, et au loin la bataille qui recommençait.

Les frondeurs, distribués par-derrière, tiraient toujours. Maisà force d’avoir servi, le ressort des frondes acarnaniennes étaitbrisé, et plusieurs, comme des pâtres, envoyaient des cailloux avecla main : les autres lançaient des boules de plomb avec le manched’un fouet. Zarxas, les épaules couvertes de ses longs cheveuxnoirs, se portait partout en bondissant et entraînait les Baléares.Deux panetières étaient suspendues à ses hanches ; il yplongeait continuellement la main gauche et son bras droittournoyait, comme la roue d’un char.

Mâtho s’était d’abord retenu de combattre, pour mieux commandertous les Barbares à la fois. On l’avait vu le long du golfe avecles Mercenaires, près de la lagune avec les Numides, sur les bordsdu lac entre les Nègres, et du fond de la plaine il poussait lesmasses de soldats qui arrivaient incessamment contre les lignes defortifications. Peu à peu il s’était rapproché ; l’odeur dusang, le spectacle du carnage et le vacarme des clairons avaientfini par lui faire bondir le coeur. Alors il était rentré dans satente, et, jetant sa cuirasse, avait pris sa peau de lion, pluscommode pour la bataille. Le mufle s’adaptait sur la tête enbordant le visage d’un cercle de crocs ; les deux pattesantérieures se croisaient sur la poitrine, et celles de derrièreavançaient leurs ongles jusqu’au bas de ses genoux.

Il avait gardé son fort ceinturon, où luisait une hache à doubletranchant, et avec sa grande épée dans les deux mains s’étaitprécipité par la brèche, impétueusement. Comme un émondeur quicoupe des branches de saule, et qui tâche d’en abattre le pluspossible afin de gagner plus d’argent, il marchait en fauchantautour de lui les Carthaginois. Ceux qui tentaient de le saisir parles flancs, il les renversait à coups de pommeau ; quand ilsl’attaquaient en face, il les perçait ; s’ils fuyaient, il lesfendait. Deux hommes à la fois sautèrent sur son dos ; ilrecula d’un bond contre une porte et les écrasa. Son épées’abaissait, se relevait. Elle éclata sur l’angle d’un mur. Alorsil prit sa lourde hache, et par-devant, par-derrière, il éventraitles Carthaginois comme un troupeau de brebis. Ils s’écartaient deplus en plus, et il arriva tout seul devant la seconde enceinte, aubas de l’Acropole. Les matériaux lancés du sommet encombraient lesmarches et débordaient par-dessus la muraille. Mâtho, au milieu desruines, se retourna pour appeler ses compagnons.

Il aperçut leurs aigrettes disséminées sur la multitude ;elles s’enfonçaient, ils allaient périr ; il s’élança verseux ; alors, la vaste couronne de plumes rouges se resserrant,bientôt ils se rejoignirent et l’entourèrent. Mais des rueslatérales une foule énorme se dégorgeait. Il fut pris aux hanches,soulevé, et entraîné jusqu’en dehors du rempart, dans un endroit oùla terrasse était haute.

Mâtho cria un commandement : tous les boucliers se rabattirentsur les casques ; il sauta dessus, pour s’accrocher quelquepart afin de rentrer dans Carthage ; et, tout en brandissantla terrible hache, il courait sur les boucliers, pareils à desvagues de bronze, comme un dieu marin sur des flots et qui secoueson trident.

Cependant un homme en robe blanche se promenait au bord durempart, impassible et indifférent à la mort qui l’entourait.Parfois il étendait sa main droite contre ses yeux pour découvrirquelqu’un. Mâtho vint à passer sous lui. Tout à coup ses prunellesflamboyèrent, sa face livide se crispa ; et en levant ses deuxbras maigres il lui criait des injures.

Mâtho ne les entendit pas ; mais il sentit entrer dans soncoeur un regard si cruel et furieux qu’il en poussa un rugissement.Il lança vers lui la longue hache ; des gens se jetèrent surSchahabarim ; et Mâtho, ne le voyant plus, tomba à larenverse, épuisé.

Un craquement épouvantable se rapprochait, mêlé au rythme devoix rauques qui chantaient en cadence.

C’était la grande hélépole, entourée par une foule de soldats.Ils la tiraient à deux mains, halaient avec des cordes etpoussaient de l’épaule ; – car le talus, montant de la plainesur la terre, bien qu’il fût extrêmement doux, se trouvaitimpraticable pour des machines d’un poids prodigieux. Elle avaitcependant huit roues cerclées de fer, et depuis le matin elleavançait ainsi, lentement, pareille à une montagne qui se fûtélevée sur une autre. Puis il sortit de sa base un immensebélier ; le long des trois faces regardant la ville les portess’abattirent, et dans l’intérieur apparurent, comme des colonnes defer, des soldats cuirassés. On en voyait qui grimpaient etdescendaient les deux escaliers traversant ses étages. Quelques-unsattendaient pour s’élancer que les crampons des portes touchassentle mur ; au milieu de la plate-forme supérieure, les écheveauxdes balistes tournaient, et le grand timon de la catapultes’abaissait.

Hamilcar était, à ce moment-là, debout sur le toit de Melkarth.Il avait jugé qu’elle devait venir directement vers lui, contrel’endroit de la muraille le plus invulnérable, et, à cause de celamême, dégarni de sentinelles. Depuis longtemps déjà ses esclavesapportaient des outres sur le chemin de ronde, où ils avaientélevé, avec de l’argile, deux cloisons transversales formant unesorte de bassin. L’eau coulait insensiblement sur la terrasse, etHamilcar, chose extraordinaire, ne semblait point s’eninquiéter.

Mais, quand l’hélépole fut à trente pas environ, il commandad’établir des planches par-dessus les rues, entre les maisons,depuis les citernes jusqu’au rempart ; et des gens à la filese passaient, de main en main, des casques et des amphores qu’ilsvidaient continuellement. Les Carthaginois cependant s’indignaientde cette eau perdue. Le bélier démolissait la muraille ; toutà coup, une fontaine s’échappa des pierres disjointes. Alors lahaute masse d’airain, à neuf étages et qui contenait et occupaitplus de trois mille soldats, commença doucement à osciller comme unnavire. En effet, l’eau pénétrant la terrasse avait devant elleeffondré le chemin ; ses roues s’embourbèrent ; aupremier étage, entre des rideaux de cuir, la tête de Spendiusapparut soufflant à pleines joues dans un cornet d’ivoire. Lagrande machine, comme soulevée convulsivement, avança de dix paspeut-être ; mais le terrain de plus en plus s’amollissait, lafange gagnait les essieux et l’hélépole s’arrêta en penchanteffroyablement d’un seul côté. La catapulte roula jusqu’au bord dela plate-forme ; et, emportée par la charge de son timon, elletomba, fracassant sous elle les étages inférieurs. Les soldats,debout sur les portes, glissèrent dans l’abîme, ou bien ils seretenaient à l’extrémité des longues poutres, et augmentaient, parleur poids, l’inclinaison de l’hélépole – qui se démembrait encraquant dans toutes ses jointures.

Les autres Barbares s’élancèrent pour les secourir. Ils setassaient en foule compacte. Les Carthaginois descendirent lerempart, et, les assaillant par-derrière, ils les tuèrent tout àleur aise. Mais les chars garnis de faux accoururent. Ilsgalopaient sur le contour de cette multitude ; elle remonta lamuraille ; la nuit survint ; peu à peu les Barbares seretirèrent.

On ne voyait plus, sur la plaine, qu’une sorte de fourmillementtout noir, depuis le golfe bleuâtre jusqu’à la lagune touteblanche ; et le lac, où du sang avait coulé, s’étalait, plusloin, comme une grande mare pourpre.

La terrasse était maintenant si chargée de cadavres qu’onl’aurait crue construite avec des corps humains. Au milieu sedressait l’hélépole couverte d’armures ; et, de temps à autre,des fragments énormes s’en détachaient comme les pierres d’unepyramide qui s’écroule. On distinguait sur les murailles de largestraînées faites par les ruisseaux de plomb. Une tour de boisabattue, çà et là, brûlait ; et les maisons apparaissaientvaguement, comme les gradins d’un amphithéâtre en ruine.

De lourdes fumées montaient, en roulant des étincelles qui seperdaient dans le ciel noir.

Cependant, les Carthaginois, que la soif dévorait, s’étaientprécipités vers les citernes. Ils en rompirent les portes. Uneflaque bourbeuse s’étalait au fond.

Que devenir à présent ? D’ailleurs les Barbares étaientinnombrables, et, leur fatigue passée, ils recommenceraient.

Le peuple, toute la nuit, délibéra par sections, au coin desrues. Les uns disaient qu’il fallait renvoyer les femmes, lesmalades et les vieillards ; d’autres proposèrent d’abandonnerla ville pour s’établir au loin dans une colonie. Mais lesvaisseaux manquaient, et le soleil parut qu’on n’avait riendécidé.

On ne se battit point ce jour-là, tous étant trop accablés. Lesgens qui donnaient avaient l’air de cadavres.

Alors les Carthaginois, en réfléchissant sur la cause de leursdésastres, se rappelèrent qu’ils n’avaient point expédié enPhénicie l’offrande annuelle due à Melkarth-Tyrien ; et uneimmense terreur les prit. Les Dieux, indignés contre la République,allaient sans doute poursuivre leur vengeance.

On les considérait comme des maîtres cruels, que l’on apaisaitavec des supplications et qui se laissaient corrompre à force deprésents. Tous étaient faibles près de Moloch-le-dévorateur.L’existence, la chair même des hommes lui appartenaient ; -aussi, pour la sauver, les Carthaginois avaient coutume de lui enoffrir une portion qui calmait sa fureur. On brûlait les enfants aufront ou à la nuque avec des mèches de laine ; et cette façonde satisfaire le Baal rapportant aux prêtres beaucoup d’argent, ilsne manquaient pas de la recommander comme plus facile et plusdouce.

Mais cette fois, il s’agissait de la République elle-même. Or,tout profit devant être racheté par une perte quelconque, toutetransaction se réglant d’après le besoin du plus faible etl’exigence du plus fort, il n’y avait pas de douleur tropconsidérable pour le Dieu, puisqu’il se délectait dans les plushorribles et que l’on était maintenant à sa discrétion. Il fallaitdonc l’assouvir complètement. Les exemples prouvaient que cemoyen-là contraignait le fléau à disparaître. D’ailleurs, ilscroyaient qu’une immolation par le feu purifierait Carthage. Laférocité du peuple en était d’avance alléchée. Puis, le choixdevait exclusivement tomber sur les grandes familles.

Les Anciens s’assemblèrent. La séance fut longue. Hannon y étaitvenu. Comme il ne pouvait plus s’asseoir, il resta couché près dela porte, à demi perdu dans les franges de la hautetapisserie ; et quand le pontife de Moloch leur demanda s’ilsconsentiraient à livrer leurs enfants, sa voix, tout à coup, éclatadans l’ombre comme le rugissement d’un Génie au fond d’une caverne.Il regrettait, disait-il, de n’avoir pas à en donner de son propresang ; et il contemplait Hamilcar, en face de lui à l’autrebout de la salle. Le Suffète fut tellement troublé par ce regardqu’il en baissa les yeux. Tous approuvèrent en opinant de la têtesuccessivement ; et, d’après les rites, il dut répondre augrand prêtre : « Oui, que cela soit. » Alors les Anciensdécrétèrent le sacrifice par une périphrase traditionnelle, – parcequ’il y a des choses plus gênantes à dire qu’à exécuter.

La décision, presque immédiatement, fut connue dansCarthage ; des lamentations retentirent. Partout on entendaitles femmes crier ; leurs époux les consolaient ou lesinvectivaient en leur faisant des remontrances.

Mais trois heures après, une nouvelle plus extraordinaire serépandit : le Suffète avait trouvé des sources au bas de lafalaise. On y courut. Des trous creusés dans le sable laissaientvoir de l’eau ; et déjà quelques-uns étendus à plat ventre ybuvaient.

Hamilcar ne savait pas lui-même si c’était par un conseil desDieux ou le vague souvenir d’une révélation que son père autrefoislui aurait faite ; mais, en quittant les Anciens, il étaitdescendu sur la plage, et, avec ses esclaves, il s’était mis àfouir le gravier.

Il donna des vêtements, des chaussures et du vin. Il donna toutle reste du blé qu’il gardait chez lui. Il fit même entrer la fouledans son palais, et il ouvrit les cuisines, les magasins et toutesles chambres, – celle de Salammbô exceptée. Il annonça que sixmille Mercenaires gaulois allaient venir, et que le roi deMacédoine envoyait des soldats.

Mais, dès le second jour, les sources diminuèrent ; le soirdu troisième, elles étaient complètement taries. Alors le décretdes Anciens circula de nouveau sur toutes les lèvres et les prêtresde Moloch commencèrent leur besogne.

Des hommes en robes noires se présentèrent dans les maisons.Beaucoup d’avance les désertaient sous le prétexte d’une affaire oud’une friandise qu’ils allaient acheter ; les serviteurs deMoloch survenaient et prenaient les enfants. D’autres les livraienteux-mêmes, stupidement. Puis on les emmenait dans le temple deTanit, où les prêtresses étaient chargées jusqu’au jour solennel deles amuser et de les nourrir.

Ils arrivèrent chez Hamilcar tout à coup et, le trouvant dansses jardins :

– « Barca ! nous venons pour la chose que tu sais… tonfils ! » Ils ajoutèrent que des gens l’avaient rencontré unsoir de l’autre lune, au milieu des Mappales, conduit par unvieillard.

Il fut d’abord comme suffoqué. Mais bien vite comprenant quetoute dénégation serait vaine, Hamilcar s’inclina : et il lesintroduisit dans la maison-de-commerce. Des esclaves accourus d’unsigne en surveillaient les alentours.

Il entra dans la chambre de Salammbô tout éperdu.

Il saisit d’une main Hannibal, arracha de l’autre la ganse d’unvêtement qui traînait, attacha ses pieds, ses mains, en passal’extrémité dans la bouche pour lui faire un bâillon et il le cachasous le lit de peaux de boeuf, en laissant retomber jusqu’à terreune large draperie.

Ensuite il se promena de droite et de gauche ; il levaitles bras, il tournait sur lui-même, il se mordait les lèvres. Puisil resta les prunelles fixes et haletant comme s’il allaitmourir.

Mais il frappa trois fois dans ses mains. Giddenem parut.

– « Ecoute ! » dit-il. « tu vas prendre parmi les esclavesun enfant mâle de huit à neuf ans avec les cheveux noirs et lefront bombé ! Amène-le ! hâte-toi ! »

Bientôt, Giddenem rentra, en présentant un jeune garçon.

C’était un pauvre enfant, à la fois maigre et bouffi ; sapeau semblait grisâtre comme l’infect haillon suspendu à sesflancs ; il baissait la tête dans ses épaules, et, du reversde sa main, frottait ses yeux, tout remplis de mouches.

Comment pourrait-on jamais le confondre avec Hannibal ! etle temps manquait pour en choisir un autre ! Hamilcarregardait Giddenem ; il avait envie de l’étrangler.

– « Va-t’en ! » cria-t-il ; le maître-des-esclavess’enfuit.

Donc le malheur qu’il redoutait depuis si longtemps était venu,et il cherchait avec des efforts démesurés s’il n’y avait pas unemanière, un moyen d’y échapper.

Abdalonim, tout à coup, parla derrière la porte. On demandait leSuffète. Les serviteurs de Moloch s’impatientaient.

Hamilcar retint un cri, comme à la brûlure d’un fer rouge ;et il recommença de nouveau à parcourir la chambre tel qu’uninsensé. Puis il s’affaissa au bord de la balustrade, et, lescoudes sur ses genoux, il serrait son front dans ses deux poingsfermés.

La vasque de porphyre contenait encore un peu d’eau claire pourles ablutions de Salammbô. Malgré sa répugnance et tout sonorgueil, le Suffète y plonge l’enfant, et, comme un marchandd’esclaves, il se mit à le laver et à le frotter avec les strigileset la terre rouge. Il prit ensuite dans les casiers autour de lamuraille deux carrés de pourpre, lui en posa un sur la poitrine,l’autre sur le dos, et il les réunit contre ses clavicules par deuxagrafes de diamants. Il versa un parfum sur sa tête ; il passaautour de son cou un collier d’électrum, et il le chaussa desandales à talons de perles, – les propres sandales de safille ! Mais il trépignait de honte et d’irritation ;Salammbô, qui s’empressait à le servir, était aussi pâle que lui.L’enfant souriait, ébloui par ces splendeurs, et même,s’enhardissant, il commençait à battre des mains et à sauter quandHamilcar l’entraîna.

Il le tenait par le bras, fortement, comme s’il avait eu peur dele perdre ; et l’enfant, auquel il faisait mal, pleurait unpeu tout en courant près de lui.

A la hauteur de l’ergastule, sous un palmier, une voix s’éleva,une voix lamentable et suppliante. Elle murmurait : « Maître !oh ! Maître ! »

Hamilcar se retourna, et il aperçut à ses côtés un hommed’apparence abjecte, un de ces misérables vivant au hasard dans lamaison.

– « Que veux-tu ? » dit le Suffète.

L’esclave, qui tremblait horriblement, balbutia :

– « Je suis son père ! »

Hamilcar marchait toujours ; l’autre le suivait, les reinscourbés, les jarrets fléchis, la tête en avant. Son visage étaitconvulsé par une angoisse indicible, et les sanglots qu’il retenaitl’étouffaient, tant il avait envie tout à la fois de le questionneret de lui crier :

– « Grâce ! »

Enfin il osa le toucher d’un doigt, sur le coude,légèrement.

– « Est-ce que tu vas le ? … » Il n’eut pas la forced’achever, et Hamilcar s’arrêta, tout ébahi de cette douleur.

Il n’avait jamais pensé, – tant l’abîme les séparant l’un del’autre se trouvait immense, – qu’il pût y avoir entre eux rien decommun. Cela même lui parut une sorte d’outrage et comme unempiétement sur ses privilèges. Il répondit par un regard plusfroid et plus lourd que la hache d’un bourreau ; l’esclave,s’évanouissant, tomba dans la poussière, à ses pieds. Hamilcarenjamba par-dessus.

Les trois hommes en robes noires l’attendaient dans la grandesalle, debout contre le disque de pierre. Tout de suite, il déchirases vêtements et il se roulait sur les dalles en poussant des crisaigus :

– « Ah ! pauvre petit Hannibal ! oh ! monfils ! ma consolation ! mon espoir ! ma vie !Tuez-moi aussi ! emportez-moi ! Malheur !malheur ! » Il se labourait la face avec ses ongles,s’arrachait les cheveux et hurlait comme les pleureuses desfunérailles. « Emmenez-le donc ! je souffre trop !allez-vous-en ! tuez-moi comme lui. » Les serviteurs de Molochs’étonnaient que le grand Hamilcar eût le coeur si faible. Ils enétaient presque attendris.

On entendit un bruit de pieds nus avec un râle saccadé, pareil àla respiration d’une bête féroce qui accourt ; et, sur leseuil de la troisième galerie, entre les montants d’ivoire, unhomme apparut, blême, terrible, les bras écartés ; il s’écria:

– « Mon enfant ! »

Hamilcar, d’un bond, s’était jeté sur l’esclave ; et, enlui couvrant la bouche de ses mains, il criait encore plus haut

– « C’est le vieillard qui l’a élevé ! il l’appelle monenfant ! il en deviendra fou ! assez ! assez !» Et, chassant par les épaules les trois prêtres et leur victime,il sortit avec eux, et, d’un grand coup de pied, referma la portederrière lui.

Hamilcar tendit l’oreille pendant quelques minutes, craignanttoujours de les voir revenir. Il songea ensuite à se défaire del’esclave pour être bien sûr qu’il ne parlerait pas ; mais lepéril n’était point complètement disparu, et cette mort, si lesDieux s’en irritaient, pouvait se retourner contre son fils. Alors,changeant d’idée, il lui envoya par Taanach les meilleures chosesdes cuisines : un quartier de bouc, des fèves et des conserves degrenades. L’esclave, qui n’avait pas mangé depuis longtemps, se ruadessus ; ses larmes tombaient dans les plats.

Hamilcar, revenu enfin près de Salammbô, dénoua les cordesd’Hannibal. L’enfant, exaspéré, le mordit à la main jusqu’au sang.Il le repoussa d’une caresse.

Pour le faire se tenir paisible, Salammbô voulut l’effrayer avecLamia, une ogresse de Cyrène.

– « Où donc est-elle ! » demanda-t-il.

On lui conta que les brigands allaient venir pour le mettre enprison. Il reprit : – « Qu’ils viennent, et je les tue ! »

Hamilcar lui dit alors l’épouvantable vérité. Mais il s’emportacontre son père, prétendant qu’il pouvait bien anéantir tout lepeuple, puisqu’il était le maître de Carthage.

Enfin, épuisé d’efforts et de colère, il s’endormit, d’unsommeil farouche. Il parlait en rêvant, le dos appuyé contre uncoussin d’écarlate ; sa tête retombait un peu en arrière, etson petit bras, écarté de son corps, restait tout droit dans uneattitude impérative.

Quand la nuit fut noire, Hamilcar l’enleva doucement etdescendit sans flambeau l’escalier des galères. En passant par lamaison-de-commerce, il prit une couffe de raisins avec une buired’eau pure ; l’enfant se réveilla devant la statue d’Alètes,dans le caveau des pierreries ; et il souriait, – commel’autre – , sur le bras de son père, à la lueur des clartés quil’environnaient.

Hamilcar était bien sûr qu’on ne pouvait lui prendre son fils.C’était un endroit impénétrable, communiquant avec le rivage par unsouterrain que lui seul connaissait, et, en jetant les yeux àl’entour, il aspira une large bouffée d’air. Puis il le déposa surun escabeau, près des boucliers d’or.

Personne, à présent, ne le voyait ; il n’avait plus rien àobserver ; alors, il se soulagea. Comme une mère qui retrouveson premier-né perdu, il se jeta sur son fils ; ill’étreignait contre sa poitrine, il riait et pleurait à la fois,l’appelait des noms les plus doux, le couvrait de baisers ; lepetit Hannibal, effrayé par cette tendresse terrible, se taisaitmaintenant.

Hamilcar s’en revint à pas muets, en tâtant les murs autour delui ; et il arriva dans la grande salle, où la lumière de lalune entrait par une des fentes du dôme ; au milieu,l’esclave, repu, dormait, couché de tout son long sur les pavés demarbre. Il le regarda, et une sorte de pitié l’émut. Du bout de soncothurne, il lui avança un tapis sous la tête. Puis il releva lesyeux et considéra Tanit, dont le mince croissant brillait dans leciel, et il se sentit plus fort que les Baals et plein de méprispour eux.

Les dispositions du sacrifice étaient déjà commencées.

On abattit dans le temple de Moloch un pan de mur pour en tirerle dieu d’airain, sans toucher aux cendres de l’autel. Puis, dèsque le soleil se montra, les hiérodoules le poussèrent vers laplace de Khamon.

Il allait à reculons, en glissant sur des cylindres ; sesépaules dépassaient la hauteur des murailles ; du plus loinqu’ils l’apercevaient, les Carthaginois s’enfuyaient bien vite, caron ne pouvait contempler impunément le Baal que dans l’exercice desa colère.

Une senteur d’aromates se répandit par les rues. Tous lestemples à la fois venaient de s’ouvrir ; il en sortit destabernacles montés sur des chariots ou sur des litières que despontifes portaient. De gros panaches de plumes se balançaient àleurs angles, et des rayons s’échappaient de leurs faîtes aigus,terminés par des boules de cristal, d’or, d’argent ou decuivre.

C’étaient les Baalim chananéens, dédoublements du Baal suprême,qui retournaient vers leur principe, pour s’humilier devant saforce et s’anéantir devant sa splendeur.

Le pavillon de Melkarth, en pourpre fine, abritait une flamme depétrole ; sur celui de Khamon, couleur d’hyacinthe, sedressait un phallus d’ivoire, bordé d’un cercle depierreries ; entre les rideaux d’Eschmoûn, bleus commel’éther, un python endormi faisait un cercle avec sa queue ;et les Dieux-Patæques, tenus dans les bras de leurs prêtres,semblaient de grands enfants emmaillotés, dont les talons frôlaientla terre.

Ensuite venaient toutes les formes inférieures de la divinité :Baal-Samin, dieu des espaces célestes ; Baal-Peor, dieu desmonts sacrés ; Baal-Zeboub, dieu de la corruption et ceux despays voisins et des races congénères ; l’Iarbal de la Libye,l’Adrammelech de la Chaldée, le Kijun des Syriens ; Derceto, àfigure de vierge, rampait sur ses nageoires, et le cadavre deTammouz était traîné au milieu d’un catafalque, entre des flambeauxet des chevelures. Pour asservir les rois du firmament au Soleil etempêcher que leurs influences particulières ne gênassent la sienne,on brandissait au bout de longues perches des étoiles en métaldiversement coloriées ; et tous s’y trouvaient, depuis le noirNebo, génie de Mercure, jusqu’au hideux Rahab, qui est laconstellation du Crocodile. Les Abaddirs, pierres tombées de lalune, tournaient dans des frondes en fils d’argent ; de petitspains, reproduisant le sexe d’une femme, étaient portés sur descorbeilles par les prêtres de Cérès ; d’autres amenaient leursfétiches, leurs amulettes ; des idoles oubliéesreparurent ; et même on avait pris aux vaisseaux leurssymboles mystiques, comme si Carthage eût voulu se recueillir toutentière dans une pensée de mort et de désolation.

Devant chacun des tabernacles, un homme tenait en équilibre, sursa tête, un large vase où fumait de l’encens. Des nuages çà et làplanaient, et l’on distinguait, dans ces grosses vapeurs, lestentures, les pendeloques et les broderies des pavillons sacrés.Ils avançaient lentement, à cause de leur poids énorme. L’essieudes chars quelquefois s’accrochait dans les rues, alors les dévotsprofitaient de l’occasion pour toucher les Baalim avec leursvêtements, qu’ils gardaient ensuite comme des choses saintes.

La statue d’airain continuait à s’avancer vers la place deKhamon. Les Riches, portant des sceptres à pomme d’émeraude,partirent du fond de Mégara ; les Anciens, coiffés dediadèmes, s’étaient assemblés dans Kinisdo, et les maîtres desfinances, les gouverneurs des provinces, les marchands, lessoldats, les matelots et la horde nombreuse employée auxfunérailles, tous, avec les insignes de leur magistrature ou lesinstruments de leur métier, se dirigeaient vers les tabernacles quidescendaient de l’Acropole, entre les collèges des pontifes.

Par déférence pour Moloch, ils s’étaient ornés de leurs joyauxles plus splendides. Des diamants étincelaient sur les vêtementsnoirs, mais les anneaux trop larges tombaient des mains amaigries,- et rien n’était lugubre comme cette foule silencieuse où lespendants d’oreilles battaient contre des faces pâles, où les tiaresd’or serraient des fronts crispés par un désespoir atroce.

Enfin le Baal arriva juste au milieu de la place. Ses pontifes,avec des treillages, disposèrent une enceinte pour écarter lamultitude, et ils restèrent à ses pieds, autour de lui.

Les prêtres de Khamon, en robes de laine fauve, s’alignèrentdevant leur temple, sous les colonnes du portique ; ceuxd’Eschmoûn, en manteaux de lin, avec des colliers à tête decoucoupha et des tiares pointues, s’établirent sur les marches del’Acropole ; les prêtres de Melkarth, en tuniques violettes,prirent pour eux le côté de l’Occident ; les prêtres desAbaddirs, serrés dans des bandes d’étoffes phrygiennes, seplacèrent à l’Orient ; et l’on rangea sur le côté du Midi,avec les nécromanciens tout couverts de tatouages, les hurleurs enmanteaux rapiécés, les desservants des Patæques et les Yidonim qui,pour connaître l’avenir, se mettaient dans la bouche un os de mort.Les prêtres de Cérès, habillés de robes bleues, s’étaient arrêtés,prudemment, dans la rue de Satheb, et psalmodiaient à voix basse unthesmophorion en dialecte mégarien.

De temps en temps, il arrivait des files d’hommes complètementnus, les bras écartés et tous se tenant par les épaules. Ilstiraient, des profondeurs de leur poitrine, une intonation rauqueet caverneuse ; leurs prunelles, tendues vers le colosse,brillaient dans la poussière, et ils se balançaient le corps àintervalles égaux, tous à la fois, comme ébranlés par un seulmouvement. Ils étaient si furieux que, pour établir l’ordre, leshiérodoules, à coups de bâton, les firent se coucher sur le ventre,la face posée contre les treillages d’airain.

Ce fut alors que, du fond de la Place, un homme en robe blanches’avança. Il perça lentement la foule et l’on reconnut un prêtre deTanit, – le grand-prêtre Schahabarim. Des huées s’élevèrent, car latyrannie du principe mâle prévalait ce jour-là dans toutes lesconsciences, et la Déesse était même tellement oubliée, que l’onn’avait pas remarqué l’absence de ses pontifes. Mais l’ébahissementredoubla quand on l’aperçut ouvrant dans les treillages une desportes destinées à ceux qui entreraient pour offrir les victimes.C’était, croyaient les prêtres de Moloch, un outrage qu’il venaitfaire à leur dieu ; avec de grands gestes, ils essayaient dele repousser. Nourris par les viandes des holocaustes, vêtus depourpre comme des rois et portant des couronnes à triple étage, ilsconspuaient ce pâle eunuque exténué de macérations, et des rires decolère secouaient sur leur poitrine leur barbe noire étalée ensoleil.

Schahabarim, sans répondre, continuait à marcher ; et,traversant pas à pas toute l’enceinte, il arriva sous les jambes ducolosse, puis il le toucha des deux côtés en écartant les deuxbras, ce qui était une formule solennelle d’adoration. Depuis troplongtemps, la Rabbet le torturait ; et, par désespoir, oupeut-être à défaut d’un dieu satisfaisant complètement sa pensée,il se déterminait enfin pour celui-là.

La foule, épouvantée par cette apostasie, poussa un longmurmure. On sentait se rompre le dernier lien qui attachait lesâmes à une divinité clémente.

Mais Schahabarim, à cause de sa mutilation, ne pouvaitparticiper au culte du Baal. Les hommes en manteaux rougesl’exclurent de l’enceinte ; puis, quand il fut dehors, iltourna autour de tous les collèges, successivement, et le prêtre,désormais sans dieu, disparut dans la foule. Elle s’écartait à sonapproche.

Cependant, un feu d’aloès, de cèdre et de laurier brûlait entreles jambes du colosse. Ses longues ailes enfonçaient leur pointedans la flamme ; les onguents dont il était frotté coulaientcomme de la sueur sur ses membres d’airain. Autour de la dalleronde où il appuyait ses pieds, les enfants, enveloppés de voilesnoirs, formaient un cercle immobile ; et ses bras démesurémentlongs abaissaient leurs paumes jusqu’à eux, comme pour saisir cettecouronne et l’emporter dans le ciel.

Les Riches, les Anciens, les femmes, toute la multitude setassait derrière les prêtres et sur les terrasses des maisons. Lesgrandes étoiles peintes ne tournaient plus : les tabernaclesétaient posés par terre ; et les fumées des encensoirsmontaient perpendiculairement, telles que des arbres gigantesquesétalant au milieu de l’azur leurs rameaux bleuâtres.

Plusieurs s’évanouirent ; d’autres devenaient inertes etpétrifiés dans leur extase. Une angoisse infinie pesait sur lespoitrines. Les dernières clameurs une à une s’éteignaient ; -et le peuple de Carthage haletait, absorbé dans le désir de saterreur.

Enfin, le grand-prêtre de Moloch passa la main gauche sous lesvoiles des enfants, et il leur arracha du front une mèche decheveux qu’il jeta sur les flammes. Alors, les hommes en manteauxrouges entonnèrent l’hymne sacré.

– « Hommage à toi, Soleil ! roi des deux zones, créateurqui s’engendre, Père et Mère, Père et Fils, Dieu et Déesse, Déesseet Dieu ! » Et leur voix se perdit dans l’explosion desinstruments sonnant tous à la fois, pour étouffer les cris desvictimes. Les scheminith à huit cordes, les kinnor, qui en avaientdix, et les nebal, qui en avaient douze, grinçaient, sifflaient,tonnaient. Des outres énormes hérissées de tuyaux faisaient unclapotement aigu ; les tambourins, battus à tour de bras,retentissaient de coups sourds et rapides ; et, malgré lafureur des clairons, les salsalim claquaient, comme des ailes desauterelle.

Les hiérodoules, avec un long crochet, ouvrirent les septcompartiments étagés sur le corps du Baal. Dans le plus haut, onintroduisit de la farine ; dans le second, deuxtourterelles ; dans le troisième, un singe ; dans lequatrième, un bélier ; dans le cinquième, une brebis ;et, comme on n’avait pas de boeufs pour le sixième, on y jeta unepeau tannée prise au sanctuaire. La septième case restaitbéante.

Avant de rien entreprendre, il était bon d’essayer les bras duDieu. De minces chaînettes partant de ses doigts gagnaient sesépaules et redescendaient par-derrière, où des hommes, tirantdessus, faisaient monter, jusqu’à la hauteur de ses coudes, sesdeux mains ouvertes qui, en se rapprochant, arrivaient contre sonventre ; elles remuèrent plusieurs fois de suite, à petitscoups saccadés. Puis les instruments se turent. Le feuronflait.

Les pontifes de Moloch se promenaient sur la grande dalle, enexaminant la multitude.

Il fallait un sacrifice individuel, une oblation toutevolontaire et qui était considérée comme entraînant les autres.Mais personne, jusqu’à présent, ne se montrait, et les sept alléesconduisant des barrières au colosse étaient complètement vides.Alors, pour encourager le peuple, les prêtres tirèrent de leursceintures des poinçons et ils se balafraient le visage. On fitentrer dans l’enceinte les Dévoués, étendus sur terre, en dehors.On leur jeta un paquet d’horribles ferrailles et chacun choisit satorture. Ils se passaient des broches entre les seins ; ils sefendaient les joues ; ils se mirent des couronnes d’épines surla tête ; puis ils s’enlacèrent par les bras, et, entourantles enfants, ils formaient un autre grand cercle qui se contractaitet s’élargissait. Ils arrivaient contre la balustrade, serejetaient en arrière et recommençaient toujours, attirant à eux lafoule par le vertige de ce mouvement tout plein de sang et decris.

Peu à peu, des gens entrèrent jusqu’au fond des allées ;ils lançaient dans la flamme des perles, des vases d’or, descoupes, des flambeaux, toutes leurs richesses ; les offrandes,de plus en plus, devenaient splendides et multipliées. Enfin, unhomme qui chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa unenfant ; puis on aperçut entre les mains du colosse une petitemasse noire ; elle s’enfonça dans l’ouverture ténébreuse. Lesprêtres se penchèrent au bord de la grande dalle, – et un chantnouveau éclata, célébrant les joies de la mort et les renaissancesde l’éternité.

Ils montaient lentement, et, comme la fumée en s’envolantfaisait de hauts tourbillons, ils semblaient de loin disparaîtredans un nuage. Pas un ne bougeait. Ils étaient liés aux poignets etaux chevilles, et la sombre draperie les empêchait de rien voir etd’être reconnus.

Hamilcar, en manteau rouge comme les prêtres de Moloch, setenait auprès du Baal, debout devant l’orteil de son pied droit.Quand on amena le quatorzième enfant, tout le monde puts’apercevoir qu’il eut un grand geste d’horreur. Mais bientôt,reprenant son attitude, il croisa ses bras et il regardait parterre. De l’autre côté de la statue, le Grand-Pontife restaitimmobile comme lui. Baissant sa tête chargée d’une mitreassyrienne, il observait sur sa poitrine la plaque d’or recouvertede pierres fatidiques, et où la flamme se mirant faisait des lueursirisées. Il pâlissait, éperdu. Hamilcar inclinait son front ;et ils étaient tous les deux si près du bûcher que le bas de leursmanteaux, se soulevant, de temps à autre l’effleurait.

Les bras d’airain allaient plus vite. Ils ne s’arrêtaient plus.Chaque fois que l’on y posait un enfant, les prêtres de Molochétendaient la main sur lui, pour le charger des crimes du peuple,en vociférant : « Ce ne sont pas des hommes, mais des boeufs !» et la multitude à l’entour répétait : « Des boeufs ! desboeufs ! » Les dévots criaient : « Seigneur !mange ! » et les prêtres de Proserpine, se conformant par laterreur au besoin de Carthage, marmottaient la formule éleusiaque :« Verse la pluie ! enfante ! »

Les victimes, à peine au bord de l’ouverture, disparaissaientcomme une goutte d’eau sur une plaque rougie, et une fumée blanchemontait dans la grande couleur écarlate.

Cependant, l’appétit du Dieu ne s’apaisait pas. Il en voulaittoujours. Afin de lui en fournir davantage, on les empila sur sesmains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait. Desdévots au commencement avaient voulu les compter, pour voir si leurnombre correspondait aux jours de l’année solaire ; mais on enmit d’autres, et il était impossible de les distinguer dans lemouvement vertigineux des horribles bras. Cela dura longtemps,indéfiniment jusqu’au soir. Puis les parois intérieures prirent unéclat plus sombre. Alors, on aperçut des chairs qui brûlaient.Quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres,des corps entiers.

Le jour tomba ; des nuages s’amoncelèrent au-dessus duBaal. Le bûcher, sans flammes à présent, faisait une pyramide decharbons jusqu’à ses genoux ; complètement rouge comme ungéant tout couvert de sang, il semblait, avec sa tête qui serenversait, chanceler sous le poids de son ivresse.

A mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peupleaugmentait ; le nombre des victimes diminuant, les unscriaient de les épargner, les autres qu’il en fallait encore. Onaurait dit que les murs chargés de monde s’écroulaient sous leshurlements d’épouvante et de volupté mystique. Puis des fidèlesarrivèrent dans les allées, traînant leurs enfants quis’accrochaient à eux ; et ils les battaient pour leur fairelâcher prise et eux ; et les remettre aux hommes rouges. Lesjoueurs d’instruments quelquefois s’arrêtaient, épuisés ;alors, on entendait les cris des mères et le grésillement de lagraisse qui tombait sur les charbons. Les buveurs de jusquiame,marchant à quatre pattes, tournaient autour du colosse etrugissaient comme des tigres, les Yidonim vaticinaient, les Dévouéschantaient avec leurs lèvres fendues ; on avait rompu lesgrillages, tous voulaient leur part du sacrifice ; et lespères dont les enfants étaient morts autrefois jetaient dans le feuleurs effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés.

Quelques-uns qui avaient des couteaux se précipitèrent sur lesautres. On s’entr’égorgea. Avec des vans de bronze, les hiérodoulesprirent au bord de la dalle les cendres tombées ; et ils leslançaient dans l’air, afin que le sacrifice s’éparpillât sur laville et jusqu’à la région des étoiles.

Ce grand bruit et cette grande lumière avaient attiré lesBarbares au pied des murs ; se cramponnant pour mieux voir surles débris de l’hélépole, ils regardaient, béants d’horreur.

Chapitre 14Le Défilé de la Hache

Les Carthaginois n’étaient pas rentrés dans leurs maisons queles nuages s’amoncelèrent plus épais ; ceux qui levaient latête vers le colosse sentirent sur leur front de grosses gouttes,et la pluie tomba.

Elle tomba toute la nuit, abondamment, à flots ; letonnerre grondait ; c’était la voix de Moloch ; il avaitvaincu Tanit ; et, maintenant fécondée, elle ouvrait du hautdu ciel son vaste sein. Parfois on l’apercevait dans une éclaircielumineuse étendue sur des coussins de nuages ; puis lesténèbres se refermaient comme si, trop lasse encore, elle voulaitse rendormir ; les Carthaginois, – croyant tous que l’eau estenfantée par la lune, – criaient pour faciliter son travail.

La pluie battait les terrasses et débordait par-dessus, formaitdes lacs dans les cours, des cascades sur les escaliers, destourbillons au coin des rues. Elle se versait en lourdes massestièdes et en rayons pressés ; des angles de tous les édificesde gros jets écumeux sautaient ; contre les murs il y avaitcomme des nappes blanchâtres vaguement suspendues, et les toits destemples, lavés, brillaient en noir à la lueur des éclairs. Parmille chemins des torrents descendaient de l’Acropole ; desmaisons s’écroulaient tout à coup ; et des poutrelles, desplâtras, des meubles passaient dans les ruisseaux, qui couraientsur les dalles impétueusement.

On avait exposé des amphores, des buires, des toiles ; maisles torches s’éteignaient ; on prit des brandons au bûcher duBaal, et les Carthaginois, pour boire, se tenaient le cou renversé,la bouche ouverte. D’autres, au bord des flaques bourbeuses, yplongeaient leurs bras jusqu’à l’aisselle, et se gorgeaient d’eausi abondamment qu’ils la vomissaient comme des buffles. Lafraîcheur peu à peu se répandait ; ils aspiraient l’air humideen faisant jouer leurs membres, et, dans le bonheur de cetteivresse, bientôt un immense espoir surgit. Toutes les misèresfurent oubliées. La patrie encore une fois renaissait.

Ils éprouvaient comme le besoin de rejeter sur d’autres l’excèsde la fureur qu’ils n’avaient pu employer contre eux-mêmes. Un telsacrifice ne devait pas être inutile ; – bien qu’ils n’eussentaucun remords, ils se trouvaient emportés par cette frénésie quedonne la complicité des crimes irréparables.

Les Barbares avaient reçu l’orage dans leurs tentes malcloses ; et, tout transis encore le lendemain, ilspataugeaient au milieu de la boue, en cherchant leurs munitions etleurs armes, gâtées, perdues.

Hamilcar, de lui-même, alla trouver Hannon ; et, suivantses pleins pouvoirs, il lui confia le commandement. Le vieuxSuffète hésita quelques minutes entre sa rancune et son appétit del’autorité. Il accepta cependant.

Ensuite Hamilcar fit sortir une galère armée d’une catapulte àchaque bout. Il la plaça dans le golfe en face du radeau ;puis il embarqua sur les vaisseaux disponibles ses troupes les plusrobustes. Il s’enfuyait donc ; et, cinglant vers le nord, ildisparut dans la brume.

Mais trois jours après (on allait recommencer l’attaque), desgens de la côte Lybique arrivèrent tumultueusement. Barca étaitentré chez eux. Il avait partout levé des vivres et il s’étendaitdans le pays.

Alors les Barbares furent indignés comme s’il les trahissait.Ceux qui s’ennuyaient le plus du siège, les Gaulois surtout,n’hésitèrent pas à quitter les murs pour tâcher de le rejoindre.Spendius voulait reconstruire l’hélépole ; Mâtho s’était tracéune ligne idéale depuis sa tente jusqu’à Mégara, il s’était juré dela suivre ; et aucun de leurs hommes ne bougea. Mais lesautres, commandés par Autharite, s’en allèrent, abandonnant laportion occidentale du rempart. L’incurie était si profonde quel’on ne songea même pas à les remplacer.

Narr’Havas les épiait de loin dans les montagnes. Il fit,pendant la nuit, passer tout son monde sur le côté extérieur de laLagune, par le bord de la mer, et il entra dans Carthage.

Il s’y présenta comme un sauveur, avec six mille hommes, tousportant de la farine sous leurs manteaux, et quarante éléphantschargés de fourrages et de viandes sèches. On s’empressa viteautour d’eux ; on leur donna des noms. L’arrivée d’un pareilsecours réjouissait encore moins les Carthaginois que le spectaclemême de ces forts animaux consacrés au Baal ; c’était un gagede sa tendresse, une preuve qu’il allait enfin, pour les défendre,se mêler de la guerre.

Narr’Havas reçut les compliments des Anciens. Puis il monta versle palais de Salammbô.

Il ne l’avait pas revue depuis cette fois où, dans la tented’Hamilcar, entre les cinq armées, il avait senti sa petite mainfroide et douce attachée contre la sienne ; après lesfiançailles, elle était partie pour Carthage. Son amour, détournépar d’autres ambitions, lui était revenu ; et maintenant, ilcomptait jouir de ses droits, l’épouser, la prendre.

Salammbô ne comprenait pas comment ce jeune homme pourraitjamais devenir son maître ! Bien qu’elle demandât, tous lesjours, à Tanit la mort de Mâtho, son horreur pour le Libyendiminuait. Elle sentait confusément que la haine dont il l’avaitpersécutée était une chose presque religieuse, – et elle auraitvoulu voir dans la personne de Narr’Havas comme un reflet de cetteviolence qui la tenait encore éblouie. Elle souhaitait le connaîtredavantage et cependant sa présence l’eût embarrassée. Elle lui fitrépondre qu’elle ne devait pas le recevoir.

D’ailleurs, Hamilcar avait défendu à ses gens d’admettre chezelle le roi des Numides ; en reculant jusqu’à la fin de laguerre cette récompense, il espérait l’entretenir sondévouement ; et Narr’Havas, par crainte du Suffète, seretira.

Mais il se montra hautain envers les Cent. Il changea leursdispositions. Il exigea des prérogatives pour ses hommes et lesétablit dans les postes importants ; aussi les Barbaresouvrirent tous de grands yeux en apercevant les Numides sur lestours.

La surprise des Carthaginois fut encore plus forte lorsquearrivèrent, sur une vieille trirème punique, quatre cents desleurs, faits prisonniers pendant la guerre de Sicile. En effet,Hamilcar avait secrètement renvoyé aux Quirites les équipages desvaisseaux latins pris avant la défection des villestyriennes ; et Rome, par échange de bons procédés, lui rendaitmaintenant ses captifs. Elle dédaigna les ouvertures desMercenaires dans la Sardaigne, et même elle ne voulut pointreconnaître comme sujets les habitants d’Utique.

Hiéron, qui gouvernait à Syracuse, fut entraîné par cet exemple.Il lui fallait, pour conserver ses Etats, un équilibre entre lesdeux peuples ; il avait donc intérêt au salut des Chananéens,et il se déclara leur ami en leur envoyant douze cents boeufs aveccinquante-trois mille nebel de pur froment.

Une raison plus profonde faisait secourir Carthage : on sentaitbien que si les Mercenaires triomphaient, depuis le soldat jusqu’aulaveur d’écuelles, tout s’insurgerait, et qu’aucun gouvernement,aucune maison ne pourrait y résister.

Hamilcar, pendant ce temps-là, battait les campagnes orientales.Il refoula les Gaulois et tous les Barbares se trouvèrent eux-mêmescomme assiégés.

Alors il se mit à les harceler. Il arrivait, s’éloignait, et,renouvelant toujours cette manoeuvre, peu à peu, il les détacha deleurs campements. Spendius fut obligé de les suivre ; Mâtho, àla fin, céda comme lui.

Il ne dépassa point Tunis. Il s’enferma dans ses murs. Cetteobstination était pleine de sagesse ; car bientôt on aperçutNarr’Havas qui sortait par la porte de Khamon avec ses éléphants etses soldats ; Hamilcar le rappelait. Mais déjà les autresBarbares erraient dans les provinces à la poursuite du Suffète.

Il avait reçu à Clypea trois mille Gaulois. Il fit venir deschevaux de la Cyrénaïque, des armures du Brutium, et il recommençala guerre.

Jamais son génie ne fut aussi impérieux et fertile. Pendant cinqlunes il les traîna derrière lui. Il avait un but où il voulait lesconduire.

Les Barbares avaient tenté d’abord de l’envelopper par de petitsdétachements ; il leur échappait toujours. Ils ne sequittèrent plus. Leur armée était de quarante mille hommes environ,et plusieurs fois ils eurent la jouissance de voir les Carthaginoisreculer.

Ce qui les tourmentait, c’était les cavaliers deNarr’Havas ! Souvent, aux heures les plus lourdes, quand onavançait par les plaines en sommeillant sous le poids des armes,tout à coup une grosse ligne de poussière montait àl’horizon ; des galops accouraient, et du sein d’un nuageplein de prunelles flamboyantes, une pluie de dards se précipitait.Les Numides, couverts de manteaux blancs, poussaient de grandscris, levaient les bras en serrant des genoux leurs étalons cabrés,les faisaient tourner brusquement, puis disparaissaient. Ilsavaient toujours à quelque distance, sur les dromadaires, desprovisions de javelots, et ils revenaient plus terribles, hurlaientcomme des loups, s’enfuyaient comme des vautours. Ceux des Barbaresplacés au bord des files tombaient un à un, – et l’on continuaitainsi jusqu’au soir, où l’on tâchait d’entrer dans lesmontagnes.

Bien qu’elles fussent périlleuses pour les éléphants, Hamilcars’y engagea. Il suivit la longue chaîne qui s’étend depuis lepromontoire Hermaeum jusqu’au sommet du Zagouan. C’était,croyaient-ils, un moyen de cacher l’insuffisance de ses troupes.Mais l’incertitude continuelle où il les maintenait finissait parles exaspérer plus qu’aucune défaite. Ils ne se décourageaient pas,et marchaient derrière lui.

Enfin, un soir, entre la Montagne-d’Argent et laMontagne-de-Plomb, au milieu de grosses roches, à l’entrée d’undéfilé, ils surprirent un corps de vélites ; et l’arméeentière était certainement devant ceux-là, car on entendait unbruit de pas avec des clairons ; aussitôt les Carthaginoiss’enfuirent par la gorge. Elle dévalait dans une plaine ayant laforme d’un fer de hache et environnée de hautes falaises. Pouratteindre les vélites, les Barbares s’y élancèrent ; tout aufond, parmi des boeufs qui galopaient, d’autres Carthaginoiscouraient tumultueusement. On aperçut un homme en manteau rouge,c’était le Suffète, on se le criait ; un redoublement defureur et de joie les emporta. Plusieurs, soit paresse ou prudence,étaient restés au seuil du défilé. Mais de la cavalerie, débouchantd’un bois, à coups de pique et de sabre, les rabattit sur lesautres ; et bientôt tous les Barbares furent en bas, dans laplaine.

Puis, cette grande masse d’hommes ayant oscillé quelque temps,s’arrêta ; ils ne découvraient aucune issue.

Ceux qui étaient le plus près du défilé revinrent enarrière ; mais le passage avait entièrement disparu. On hélaceux de l’avant pour les faire continuer ; ils s’écrasaientcontre la montagne, et de loin ils invectivèrent leurs compagnonsqui ne savaient pas retrouver la route.

En effet, à peine les Barbares étaient-ils descendus, que deshommes, tapis derrière les roches, en les soulevant avec despoutres, les avaient renversées ; et comme la pente étaitrapide, ces blocs énormes, roulant pêle-mêle, avaient bouchél’étroit orifice, complètement.

A l’autre extrémité de la plaine s’étendait un long couloir, çàet là fendu par des crevasses, et qui conduisait à un ravin montantvers le plateau supérieur où se tenait l’armée punique. Dans cecouloir, contre la paroi de la falaise, on avait d’avance disposédes échelles ; et, protégés par les détours des crevasses, lesvélites, avant d’être rejoints, purent les saisir et remonter.Plusieurs même s’engagèrent jusqu’au bas de la ravine ; on lestira avec des câbles, car le terrain en cet endroit était un sablemouvant et d’une telle inclinaison que, même sur les genoux, il eûtété impossible de le gravir. Les Barbares, presque immédiatement, yarrivèrent. Mais une herse, haute de quarante coudées, et faite àla mesure exacte de l’intervalle, s’abaissa devant eux tout à coup,comme un rempart qui serait tombé du ciel.

Donc les combinaisons du Suffète avaient réussi. Aucun desMercenaires ne connaissait la montagne, et, marchant à la tête descolonnes, ils avaient entraîné les autres. Les roches, un peuétroites par la base, s’étaient facilement abattues, et, tandis quetous couraient, son armée, dans l’horizon, avait crié comme endétresse. Hamilcar, il est vrai, pouvait perdre ses vélites, lamoitié seulement y resta. Il en eût sacrifié vingt fois davantagepour le succès d’une pareille entreprise.

Jusqu’au matin, les Barbares se poussèrent en files compactesd’un bout à l’autre de la plaine. Ils tâtaient la montagne avecleurs mains, cherchant à découvrir un passage.

Enfin le jour se leva ; ils aperçurent partout autour d’euxune grande muraille blanche, taillée à pic. Et pas un moyen desalut, pas un espoir ! Les deux sorties naturelles de cetteimpasse étaient fermées par la herse et par l’amoncellement desroches.

Alors, tous se regardèrent sans parler. Ils s’affaissèrent sureux-mêmes, en se sentant un froid de glace dans les reins, et auxpaupières une pesanteur accablante.

Ils se relevèrent, et bondirent contre les roches. Mais les plusbasses, pressées par le poids des autres, étaient inébranlables.Ils tâchèrent de s’y cramponner pour atteindre au sommet ; laforme ventrue de ces grosses masses repoussait toute prise. Ilsvoulurent fendre le terrain des deux côtés de la gorge : leursinstruments se brisèrent. Avec les mâts des tentes, ils firent ungrand feu ; le feu ne pouvait pas brûler la montagne.

Ils revinrent sur la herse ; elle était garnie de longsclous, épais comme des pieux, aigus comme les dards d’un porc-épicet plus serrés que les crins d’une brosse. Mais tant de rage lesanimait qu’ils se précipitèrent contre elle. Les premiers yentrèrent jusqu’à l’échine, les seconds refluèrentpar-dessus ; et tout retomba, en laissant à ces horriblesbranches des lambeaux humains et des chevelures ensanglantées.

Quand le découragement se fut un peu calmé, on examina ce qu’ily avait de vivres. Les Mercenaires, dont les bagages étaientperdus, en possédaient à peine pour deux jours ; et tous lesautres s’en trouvaient dénués, – car ils attendaient un convoipromis par les villages du Sud.

Cependant des taureaux vagabondaient, ceux que les Carthaginoisavaient lâchés dans la gorge afin d’attirer les Barbares. Ils lestuèrent à coups de lance ; on les mangea, et, les estomacsétant remplis, les pensées furent moins lugubres.

Le lendemain, ils égorgèrent tous les mulets, une quarantaineenviron, puis on racla leurs peaux, on fit bouillir leursentrailles, on pila les ossements, et ils ne désespéraient pasencore ; l’armée de Tunis, prévenue sans doute, allaitvenir.

Mais le soir du cinquième jour, la faim redoubla ; ilsrongèrent les baudriers des glaives et les petites éponges bordantle fond des casques.

Ces quarante mille hommes étaient tassés dans l’espèced’hippodrome que formait autour d’eux la montagne. Quelques-unsrestaient devant la herse ou à la base des roches ; les autrescouvraient la plaine confusément. Les forts s’évitaient, et lestimides recherchaient les braves, qui ne pouvaient pourtant lessauver.

On avait, à cause de leur infection, enterré vivement lescadavres des vélites ; la place des fosses ne s’apercevaitplus.

Tous les Barbares languissaient, couchés par terre. Entre leurslignes, çà et là, un vétéran passait ; et ils hurlaient desmalédictions contre les Carthaginois, contre Hamilcar – et contreMâtho, bien qu’il fût innocent de leur désastre ; mais il leursemblait que leurs douleurs eussent été moindres s’il les avaitpartagées. Puis ils gémissaient ; quelques-uns pleuraient toutbas, comme de petits enfants.

Ils venaient vers les capitaines et ils les suppliaient de leuraccorder quelque chose qui apaisât leurs souffrances. Les autres nerépondaient rien, – ou, saisis de fureur, ils ramassaient unepierre et la leur jetaient au visage.

Plusieurs, en effet, conservaient soigneusement, dans un trou enterre, une réserve de nourriture, quelques poignées de dattes, unpeu de farine ; et on mangeait cela pendant la nuit, enbaissant la tête sous son manteau. Ceux qui avaient des épées lesgardaient nues dans leurs mains ; les plus défiants setenaient debout, adossés contre la montagne.

Ils accusaient leurs chefs et les menaçaient. Autharite necraignait pas de se montrer. Avec cette obstination de Barbare querien ne rebute, vingt fois par jour il s’avançait jusqu’au fond,vers les roches, espérant chaque fois les trouver peut-êtredéplacées ; et balançant ses lourdes épaules couvertes defourrures, il rappelait à ses compagnons un ours qui sort de sacaverne, au printemps, pour voir si les neiges sont fondues.Spendius, entouré de Grecs, se cachait dans une descrevasses ; comme il avait peur, il fit répandre le bruit desa mort.

Ils étaient maintenant d’une maigreur hideuse ; leur peause plaquait de marbrures bleuâtres. Le soir du neuvième jour, troisIbériens moururent.

Leurs compagnons, effrayés, quittèrent la place. On lesdépouilla ; et ces corps nus et blancs restèrent sur le sable,au soleil.

Alors des Garamantes se mirent lentement à rôder tout autour.C’étaient des hommes accoutumés à l’existence des solitudes et quine respectaient aucun dieu. Enfin le plus vieux de la troupe fit unsigne, et se baissant vers les cadavres, avec leurs couteaux, ilsen prirent des lanières ; puis, accroupis sur les talons, ilsmangeaient. Les autres regardaient de loin ; on poussa descris d’horreur ; – beaucoup cependant, au fond de l’âme,jalousaient leur courage.

Au milieu de la nuit, quelques-uns de ceux-là se rapprochèrent,et, dissimulant leur désir, ils en demandaient une mince bouchée,seulement pour essayer, disaient-ils. De plus hardissurvinrent ; leur le nombre augmenta ; ce fut bientôt unefoule. Mais presque tous, en sentant cette chair froide au bord deslèvres, laissaient leur main retomber ; d’autres, aucontraire, la dévoraient avec délices.

Afin d’être entraînés par l’exemple, ils s’excitaientmutuellement. Tel qui avait d’abord refusé allait voir lesGaramantes et ne revenait plus. Ils faisaient cuire les morceauxsur des charbons à la pointe d’une épée ; on les salait avecde la poussière et l’on se disputait les meilleurs. Quand il neresta plus rien des trois cadavres, les yeux se portèrent sur toutela plaine pour en trouver d’autres.

Mais ne possédait-on pas des Carthaginois, vingt captifs faitsdans la dernière rencontre et que personne, jusqu’à présent,n’avait remarqués – Ils disparurent ; c’était une vengeance,d’ailleurs. – Puis, comme il fallait vivre, comme le goût de cettenourriture s’était développé, comme on se mourait, on égorgea lesporteurs d’eau, les palefreniers, tous les valets des Mercenaires.Chaque jour on en tuait. Quelques-uns mangeaient beaucoup,reprenaient des forces et n’étaient plus tristes.

Bientôt cette ressource vint à manquer. Alors l’envie se tournasur les blessés et les malades. Puisqu’ils ne pouvaient se guérir,autant les délivrer de leurs tortures ; et, sitôt qu’un hommechancelait, tous s’écriaient qu’il était maintenant perdu et devaitservir aux autres. Pour accélérer leur mort, on employait desruses ; on leur volait le dernier reste de leur immondeportion ; comme par mégarde, on marchait sur eux ; lesagonisants, pour faire croire à leur vigueur, tâchaient d’étendreles bras, de se relever, de rire. Des gens évanouis se réveillaientau contact d’une lame ébréchée qui leur sciait un membre ; -et ils tuaient encore par férocité, sans besoin, pour assouvir leurfureur.

Un brouillard lourd et tiède, comme il en arrive dans cesrégions à la fin de l’hiver, le quatorzième jour, s’abattit surl’armée. Ce changement de la température amena des mortsnombreuses, et la corruption se développait effroyablement vitedans la chaude humidité retenue par les parois de la montagne. Labruine qui tombait sur les cadavres, en les amollissant, fitbientôt de toute la plaine une large pourriture. Des vapeursblanchâtres flottaient au-dessus ; elles piquaient lesnarines, pénétraient la peau, troublaient les yeux ; et lesBarbares croyaient entrevoir les souffles exhalés, les âmes deleurs compagnons. Un dégoût immense les accabla. Ils n’en voulaientplus, ils aimaient mieux mourir.

Deux jours après, le temps redevint pur et la faim les reprit.Il leur semblait parfois qu’on leur arrachait l’estomac avec destenailles. Alors, ils se roulaient saisis de convulsions, jetaientdans leur bouche des poignées de terre, se mordaient les bras etéclataient en rires frénétiques.

La soif les tourmentait encore plus, car ils n’avaient pas unegoutte d’eau, les outres, depuis le neuvième jour, étantcomplètement taries. Pour tromper le besoin, ils s’appliquaient surla langue les écailles métalliques des ceinturons, les pommeaux enivoire, les fers des glaives. D’anciens conducteurs de caravane secomprimaient le ventre avec des cordes. D’autres suçaient uncaillou. On buvait de l’urine refroidie dans les casquesd’airain.

Et ils attendaient toujours l’armée de Tunis ! La longueurdu temps qu’elle mettait à venir, d’après leurs conjectures,certifiait son arrivée prochaine. D’ailleurs Mâtho, qui était unbrave, ne les abandonnerait pas. « Ce sera pour demain ! » sedisaient-ils ; et demain se passait.

Au commencement, ils avaient fait des prières, des voeux,pratiqué toutes sortes d’incantations. A présent ils ne sentaient,pour leurs Divinités, que de la haine, et, par vengeance, tâchaientde ne plus y croire.

Les hommes de caractère violent périrent les premiers ; lesAfricains résistèrent mieux que les Gaulois. Zarxas, entre lesBaléares, restait étendu tout de son long, les cheveux par-dessusle bras, inerte. Spendius trouva une plante à larges feuillesemplies d’un suc abondant, et, l’ayant déclarée vénéneuse afin d’enécarter les autres, il s’en nourrissait.

On était trop faible pour abattre, d’un coup de pierre, lescorbeaux qui volaient. Quelquefois, lorsqu’un gypaète, posé sur uncadavre, le déchiquetait depuis longtemps déjà, un homme se mettaità ramper vers lui avec un javelot entre les dents. Il s’appuyaitd’une main, et, après avoir bien visé, il lançait son arme. La bêteaux plumes blanches, troublée par le bruit, s’interrompait,regardait tout à l’entour d’un air tranquille, comme un cormoransur un écueil, puis elle replongeait son hideux bec jaune ; etl’homme désespéré retombait à plat ventre dans la poussière.Quelques-uns parvenaient à découvrir des caméléons, des serpents.Mais ce qui les faisait vivre, c’était l’amour de la vie. Ilstendaient leur âme sur cette idée, exclusivement, – et serattachaient à l’existence par un effort de volonté qui laprolongeait.

Les plus stoïques se tenaient les uns près des autres, assis enrond, au milieu de la plaine, çà et là, entre les morts ; et,enveloppés dans leurs manteaux, ils s’abandonnaient silencieusementà leur tristesse.

Ceux qui étaient nés dans les villes se rappelaient des ruestoutes retentissantes, des tavernes, des théâtres, des bains, etles boutiques des barbiers où l’on écoute des histoires. D’autresrevoyaient des campagnes au coucher du soleil, quand les blésjaunes ondulent et que les grands boeufs remontent les collinesavec le soc des charrues sur le cou. Les voyageurs rêvaient à desciternes, les chasseurs à leurs forêts, les vétérans à desbatailles, – et, dans la somnolence qui les engourdissait, leurspensées se heurtaient avec l’emportement et la netteté des songes.Des hallucinations les envahissaient tout à coup ; ilscherchaient dans la montagne une porte pour s’enfuir et voulaientpasser au travers. D’autres, croyant naviguer par une tempête,commandaient la manoeuvre d’un navire, ou bien ils se reculaientépouvantés, apercevant, dans les nuages, des bataillons puniques.Il y en avait qui se figuraient être à un festin, et ilschantaient.

Beaucoup, par une étrange manie, répétaient le même mot oufaisaient continuellement le même geste. Puis, quand ils venaient àrelever la tête et à se regarder, des sanglots les étouffaient endécouvrant l’horrible ravage de leurs figures. Quelques-uns nesouffraient plus, et, pour employer les heures, ils se racontaientles périls auxquels ils avaient échappé.

Leur mort à tous était certaine, imminente. Combien de foisn’avaient-ils pas tenté de s’ouvrir un passage ! Quant àimplorer les conditions du vainqueur, par quel moyen – ils nesavaient même pas où se trouvait Hamilcar.

Le vent soufflait du côté de la ravine. Il faisait couler lesable par-dessus la herse en cascades, perpétuellement ; etles manteaux et les chevelures des Barbares s’en recouvraient commesi la terre, montant sur eux, avait voulu les ensevelir. Rien nebougeait ; l’éternelle montagne, chaque matin, leur semblaitencore plus haute.

Quelquefois des bandes d’oiseaux passaient à tire d’aile, enplein ciel bleu, dans la liberté de l’air. Ils fermaient les yeuxpour ne pas les voir.

On sentait d’abord un bourdonnement dans les oreilles, lesongles noircissaient, le froid gagnait la poitrine, on se couchaitsur le côté et l’on s’éteignait sans un cri.

Le dix-neuvième jour, deux mille Asiatiques étaient morts,quinze cents de l’Archipel, huit mille de la Libye, les plus jeunesdes Mercenaires et des tribus complètes ; – en tout vingtmille soldats, la moitié de l’armée.

Autharite, qui n’avait plus que cinquante Gaulois, allait sefaire tuer pour en finir, quand, au sommet de la montagne, en facede lui, il crut voir un homme.

Cet homme, à cause de l’élévation, ne paraissait pas plus grandqu’un nain. Cependant Autharite reconnut à son bras gauche unbouclier en forme de trèfle. Il s’écria : – « UnCarthaginois ! » Et, dans la plaine, devant la herse et sousles roches, immédiatement tous se levèrent. Le soldat se promenaitau bord du précipice ; d’en bas, les Barbares leregardaient.

Spendius ramassa une tête de boeuf ; puis avec deuxceintures ayant composé un diadème, il le planta sur les cornes aubout d’une perche, en témoignage d’intentions pacifiques. LeCarthaginois disparut. Ils attendirent.

Enfin, le soir, comme une pierre se détachant de la falaise,tout à coup il tomba d’en haut un baudrier. Fait de cuir rouge etcouvert de broderie avec trois étoiles de diamant, il portaitempreint à son milieu la marque du Grand-Conseil : un cheval sousun palmier. C’était la réponse d’Hamilcar, le sauf-conduit qu’ilenvoyait.

Ils n’avaient rien à craindre ; tout changement de fortuneamenait la fin de leurs maux. Une joie démesurée les agita, ilss’embrassaient, pleuraient. Spendius, Autharite et Zarxas, quatreItaliotes, un Nègre et deux Spartiates s’offrirent commeparlementaires. On les accepta tout de suite . Ils ne savaientcependant par quel moyen s’en aller.

Mais un craquement retentit dans la direction des roches ;et la plus élevée, ayant oscillé sur elle-même, rebondit jusqu’enbas. En effet, si du côté des Barbares elles étaient inébranlables,car il aurait fallu leur faire remonter un plan oblique (et,d’ailleurs, elles se trouvaient tassées par l’étroitesse de lagorge), de l’autre, au contraire, il suffisait de les heurterfortement pour qu’elles descendissent. Les Carthaginois lespoussèrent, et, au jour levant, elles s’avançaient dans la plainecomme les gradins d’un immense escalier en ruine.

Les Barbares ne pouvaient encore les gravir. On leur tendit deséchelles ; tous s’y élancèrent. La décharge d’une catapulteles refoula ; les Dix seulement furent emmenés.

Ils marchaient entre les Clinabares, et appuyaient leur main surla croupe des chevaux pour se soutenir. Maintenant que leurpremière joie était passée, ils commençaient à concevoir desinquiétudes. Les exigences d’Hamilcar seraient cruelles. MaisSpendius les rassurait.

– « C’est moi qui parlerai ! » Et il se vantait deconnaître les choses bonnes à dire pour le salut de l’armée.

Derrière tous les buissons, ils rencontraient des sentinelles enembuscade. Elles se prosternaient devant le baudrier que Spendiusavait mis sur son épaule.

Quand ils arrivèrent dans le camp punique, la foule s’empressaautour d’eux, et ils entendaient comme des chuchotements, desrires. La porte d’une tente s’ouvrit.

Hamilcar était tout au fond, assis sur un escabeau, près d’unetable basse où brillait un glaive nu. Des capitaines, debout,l’entouraient.

En apercevant ces hommes, il fit un geste en arrière, puis il sepencha pour les examiner.

Ils avaient les pupilles extraordinairement dilatées avec ungrand cercle noir autour des yeux, qui se prolongeait jusqu’au basde leurs oreilles ; leurs nez bleuâtres saillissaient entreleurs joues creuses, fendillées par des rides profondes ; lapeau de leur corps, trop large pour leurs muscles, disparaissaitsous une poussière de couleur ardoise ; leurs lèvres secollaient contre leurs dents jaunes ; ils exhalaient uneinfecte odeur ; on aurait dit des tombeaux entrouverts, dessépulcres vivants.

Au milieu de la tente, il y avait, sur une natte où lescapitaines allaient s’asseoir, un plat de courges qui fumait. LesBarbares y attachaient leurs yeux en grelottant de tous lesmembres, et des larmes venaient à leurs paupières. Ils secontenaient, cependant.

Hamilcar se détourna pour parler à quelqu’un. Alors, ils seruèrent dessus, tous, à plat ventre. Leurs visages trempaient dansla graisse, et le bruit de leur déglutition se mêlait aux sanglotsde joie qu’ils poussaient. Plutôt par étonnement que par pitié,sans doute, on les laissa finir la gamelle. Puis, quand ils sefurent relevés, Hamilcar commanda, d’un signe, à l’homme quiportait le baudrier de parler. Spendius avait peur ; ilbalbutiait.

Hamilcar, en l’écoutant, faisait tourner autour de son doigt unegrosse bague d’or, celle qui avait empreint sur le baudrier lesceau de Carthage. Il la laissa tomber par terre : Spendius, toutde suite, la ramassa ; devant son maître, ses habitudesd’esclave le reprenaient. Les autres frémirent, indignés de cettebassesse.

Mais le Grec haussa la voix, et , rapportant les crimesd’Hannon, qu’il savait être l’ennemi de Barca, tâchant del’apitoyer avec le détail de leurs misères et les souvenirs de leurdévouement, il parla pendant longtemps, d’une façon rapide,insidieuse, violente même ; à la fin, il s’oubliait, entraînépar la chaleur de son esprit.

Hamilcar répliqua qu’il acceptait leurs excuses. Donc la paixallait se conclure, et maintenant elle serait définitive !Mais il exigeait qu’on lui livrât dix des Mercenaires, à son choix,sans armes et sans tunique.

Ils ne s’attendaient pas à cette clémence ; Spendiuss’écria :

– « Oh ! vingt, si tu veux Maître ! »

– « Non ! dix me suffisent » , répondit doucementHamilcar.

On les fit sortir de la tente afin qu’ils pussent délibérer. Dèsqu’ils furent seuls, Autharite réclama pour les compagnonssacrifiés, et Zarxas dit à Spendius :

– « Pourquoi ne l’as-tu pas tué ? son glaive était là, prèsde toi ! »

– « Lui ! » , fit Spendius ; et il répéta plusieursfois :

« Lui ! lui ! » comme si la chose eût été impossibleet Hamilcar quelqu’un d’immortel.

Tant de lassitude les accablait qu’ils s’étendirent par terre,sur le dos, ne sachant à quoi se résoudre.

Spendius les engageait à céder. Enfin, ils y consentirent, etils rentrèrent.

Alors le Suffète mit sa main dans les mains des dix Barbarestour à tour, en serrant leurs pouces ; puis il la frotta surson vêtement, car leur peau visqueuse causait au toucher uneimpression rude et molle, un fourmillement gras qui horripilait.Ensuite, il leur dit :

– « Vous êtes bien tous les chefs des Barbares et vous avez jurépour eux ? »

– « Oui ! » répondirent-ils.

– « Sans contrainte, du fond de l’âme, avec l’intentiond’accomplir vos promesses ? »

Ils assurèrent qu’ils s’en retournaient vers les autres pour lesexécuter.

– « Eh bien ! » reprit le Suffète, « d’après la conventionpassée entre moi, Barca, et les ambassadeurs des Mercenaires, c’estvous que je choisis, et je vous garde ! »

Spendius tomba évanoui sur la natte. Les Barbares, commel’abandonnant, se resserrèrent les uns près des autres : et il n’yeut pas un mot, pas une plainte.

Leurs compagnons, qui les attendaient, ne les voyant pasrevenir, se crurent trahis. Sans doute, les parlementairess’étaient donnés au Suffète.

Ils attendirent encore deux jours : puis, le matin du troisième,leur résolution fut prise. Avec des cordes, des pics et des flèchesdisposées comme des échelons entre des lambeaux de toile, ilsparvinrent à escalader les roches ; et, laissant derrière euxles plus faibles, trois mille environ, ils se mirent en marche pourrejoindre l’armée de Tunis.

Au haut de la gorge s’étalait une prairie clairseméed’arbustes ; les Barbares en dévorèrent les bourgeons.Ensuite, ils trouvèrent un champ de fèves ; et tout disparutcomme si un nuage de sauterelles eût passé par là. Trois heuresaprès, ils arrivèrent sur un second plateau, que bordait uneceinture de collines vertes.

Entre les ondulations de ces monticules, des gerbes couleurd’argent brillaient, espacées les unes des autres ; lesBarbares, éblouis par le soleil, apercevaient confusément, endessous, de grosses masses noires qui les supportaient. Elles selevèrent, comme si elles se fussent épanouies. C’étaient des lancesdans des tours, sur des éléphants effroyablement armés.

Outre l’épieu de leur poitrail, les poinçons de leurs défenses,les plaques d’airain qui couvraient leurs flancs, et les poignardstenus à leurs grenouillères, – ils avaient au bout de leurs trompesun bracelet de cuir où était passé le manche d’un largecoutelas ; partis tous à la fois du fond de la plaine, ilss’avançaient de chaque côté, parallèlement.

Une terreur sans nom glaça les Barbares. Ils ne tentèrent mêmepas de s’enfuir. Déjà, ils se trouvaient enveloppés.

Les éléphants entrèrent dans cette masse d’hommes ; et leséperons de leur poitrail la divisaient, les lances de leursdéfenses la retournaient comme des socs de charrues ; ilscoupaient, taillaient, hachaient avec les faux de leurstrompes ; les tours, pleines de phalariques, semblaient desvolcans en marche ; on ne distinguait qu’un large amas où leschairs humaines faisaient des taches blanches, les morceauxd’airain des plaques grises, le sang des fusées rouges ; leshorribles animaux, passant au milieu de tout cela, creusaient dessillons noirs. Le plus furieux était conduit par un Numide couronnéd’un diadème de plumes. Il lançait des javelots avec une vitesseeffrayante, tout en jetant par intervalles un long sifflementaigu ; – les grosses bêtes, dociles comme des chiens, pendantle carnage tournaient un oeil de son côté.

Leur cercle peu à peu se rétrécissait ; les Barbares,affaiblis, ne résistaient pas ; bientôt, les éléphants furentau centre de la plaine. L’espace leur manquait ; ils setassaient, à demi cabrés, les ivoires s’entrechoquaient. Tout àcoup, Narr’Havas les apaisa, et, tournant la croupe, ils s’enrevinrent au trot vers les collines.

Cependant, deux syntagmes s’étaient réfugiés à droite dans unpli du terrain, avaient jeté leurs armes, et, tous à genoux versles tentes puniques, ils levaient leurs bras pour implorergrâce.

On leur attacha les jambes et les mains ; puis, quand ilsfurent étendus par terre les uns près des autres, on ramena leséléphants.

Les poitrines craquaient comme des coffres que l’on brise ;chacun de leurs pas en écrasait deux ; leurs gros piedsenfonçaient dans les corps avec un mouvement des hanches qui lesfaisait paraître boiter. Ils continuaient, et allèrent jusqu’aubout.

Le niveau de la plaine redevint immobile. La nuit tomba.Hamilcar se délectait devant le spectacle de sa vengeance ;mais soudain il tressaillit.

Il voyait, et tous voyaient à six cents pas de là, sur lagauche, au sommet d’un mamelon, des Barbares encore ! Eneffet, quatre cents des plus solides, des Mercenaires Etrusques,Libyens et Spartiates, dès le commencement avaient gagné leshauteurs, et jusque-là s’y étaient tenus incertains. Après cemassacre de leurs compagnons, ils résolurent de traverser lesCarthaginois ; déjà ils descendaient en colonnes serrées,d’une façon merveilleuse et formidable.

Un héraut leur fut immédiatement expédié. Le Suffète avaitbesoin de soldats ; il les recevait sans condition, tant iladmirait leur bravoure. Ils pouvaient même, ajouta l’homme deCarthage, se rapprocher quelque peu, dans un endroit qu’il leurdésigna, et où ils trouveraient des vivres.

Les Barbares y coururent et passèrent la nuit à manger. Alors,les Carthaginois éclatèrent en rumeurs contre la partialité duSuffète pour les Mercenaires.

Céda-t-il à ces expansions d’une haine insatiable, ou bienétait-ce un raffinement de perfidie – Le lendemain, il vintlui-même sans épée, tête nue, dans une escorte de Clinabares, et illeur déclara qu’ayant trop de monde à nourrir, son intentionn’était pas de les conserver. Cependant, comme il lui fallait deshommes et qu’il ne savait par quel moyen choisir les bons, ilsallaient se combattre à outrance ; puis il admettrait lesvainqueurs dans sa garde particulière. Cette mort-là en valait bienune autre ; – et alors, écartant ses soldats (car lesétendards puniques cachaient aux Mercenaires l’horizon), il leurmontra les cent quatre-vingt-douze éléphants de Narr’Havas formantune seule ligne droite et dont les trompes brandissaient de largesfers, pareils à des bras de géant qui auraient tenu des haches surleurs têtes.

Les Barbares s’entre-regardèrent silencieusement. Ce n’était pasla mort qui les faisait pâlir, mais l’horrible contrainte où ils setrouvaient réduits.

La communauté de leur existence avait établi entre ces hommesdes amitiés profondes. Le camp, pour la plupart, remplaçait lapatrie ; vivant sans famille, ils reportaient sur un compagnonleur besoin de tendresse, et l’on s’endormait côte à côte, sous lemême manteau, à la clarté des étoiles. Puis, dans ce vagabondageperpétuel à travers toutes sortes de pays, de meurtres etd’aventures, il s’était formé d’étranges amours, – unions obscènesaussi sérieuses que des mariages, où le plus fort défendait le plusjeune au milieu des batailles, l’aidait à franchir les précipices,épongeait sur son front la sueur des fièvres, volait pour lui de lanourriture ; et l’autre, enfant ramassé au bord d’une route,puis devenu Mercenaire , payait ce dévouement par mille soinsdélicats et des complaisances d’épouse.

Ils échangèrent leurs colliers et leurs pendants d’oreilles,cadeaux qu’ils s’étaient faits autrefois, après un grand péril,dans des heures d’ivresse. Tous demandaient à mourir, et aucun nevoulait frapper. On en voyait un jeune, çà et là, qui disait à unautre dont la barbe était grise : « Non ! non, tu es le plusrobuste ! Tu nous vengeras, tue-moi ! » et l’hommerépondait : « J’ai moins d’années à vivre ! Frappe au coeur,et n’y pense plus ! » Les frères se contemplaient, les deuxmains serrées, et l’amant faisait à son amant des adieux éternels,debout, en pleurant sur son épaule.

Ils retirèrent leurs cuirasses pour que la pointe des glaivess’enfonçât plus vite. Alors, parurent les marques des grands coupsqu’ils avaient reçus pour Carthage ; on aurait dit desinscriptions sur des colonnes.

Ils se mirent sur quatre rangs égaux à la façon des gladiateurs,et ils commencèrent par des engagements timides. Quelques-unss’étaient bandé les yeux, et leurs glaives ramaient dans l’air,doucement, comme des bâtons d’aveugle. Les Carthaginois poussèrentdes huées en leur criant qu’ils étaient des lâches. Les Barbaress’animèrent, et bientôt le combat fut général, précipité,terrible.

Parfois deux hommes s’arrêtaient tout sanglants, tombaient dansles bras l’un de l’autre et mouraient en se donnant des baisers.Aucun ne reculait. Ils se ruaient contre les lames tendues. Leurdélire était si furieux que les Carthaginois, de loin, avaientpeur.

Enfin, ils s’arrêtèrent. Leurs poitrines faisaient un grandbruit rauque, et l’on apercevait leurs prunelles, entre leurs longscheveux qui pendaient comme s’ils fussent sortis d’un bain depourpre. Plusieurs tournaient sur eux-mêmes, rapidement, tels quedes panthères blessées au front. D’autres se tenaient immobiles enconsidérant un cadavre à leurs pieds ; puis, tout à coup, ilss’arrachaient le visage avec les ongles, prenaient leur glaive àdeux mains et se l’enfonçaient dans le ventre.

Il en restait soixante encore. Ils demandèrent à boire. On leurcria de jeter leurs glaives ; et, quand ils les eurent jetés,on leur apporta de l’eau.

Pendant qu’ils buvaient, la figure enfoncée dans les vases,soixante Carthaginois, sautant sur eux, les tuèrent avec desstylets, dans le dos.

Hamilcar avait fait cela pour complaire aux instincts de sonarmée, et, par cette trahison, l’attacher à sa personne.

Donc, la guerre était finie ; du moins, il lecroyait ; Mâtho ne résisterait pas ; dans son impatience,le Suffète ordonna tout de suite le départ.

Ses éclaireurs vinrent lui dire que l’on avait distingué unconvoi qui s’en allait vers la Montagne-de-Plomb. Hamilcar ne s’ensoucia. Une fois les Mercenaires anéantis, les Nomades nel’embarrasseraient plus. L’important était de prendre Tunis. Agrandes journées, il marcha dessus.

Il avait envoyé Narr’Havas à Carthage porter la nouvelle de lavictoire ; et le roi des Numides, fier de ses succès, seprésenta chez Salammbô.

Elle le reçut dans ses jardins, sous un large sycomore, entredes oreillers de cuir jaune, avec Taanach auprès d’elle. Son visageétait couvert d’une écharpe blanche, qui, lui passant sur la boucheet sur le front, ne laissait voir que les yeux ; mais seslèvres brillaient dans la transparence du tissu comme lespierreries de ses doigts, – car Salammbô tenait ses deux mainsenveloppées, et, tout le temps qu’ils parlèrent, elle ne fit pas ungeste.

Narr’Havas lui annonça la défaite des Barbares. Elle le remerciapar une bénédiction des services qu’il avait rendus à son père.Alors il se mit à raconter toute la campagne.

Les colombes, sur les palmiers autour d’eux, roucoulaientdoucement, et d’autres oiseaux voletaient parmi les herbes : desgaléoles à collier, des cailles de Tartessus et des pintadespuniques. Le jardin, depuis longtemps inculte, avait multiplié sesverdures ; des coloquintes montaient dans le branchage descanéficiers, des ascléplas parsemaient les champs de roses, toutessortes de végétations formaient des entrelacements, desberceaux ; et des rayons de soleil, qui descendaientobliquement, marquaient çà et là, comme dans les bois, l’ombred’une feuille sur la terre. Les bêtes domestiques, redevenuessauvages, s’enfuyaient au moindre bruit. Parfois on apercevait unegazelle traînant à ses petits sabots noirs des plumes de paon,dispersées. Les clameurs de la ville, au loin, se perdaient dans lemurmure des flots. Le ciel était tout bleu ; pas une voilen’apparaissait sur la mer.

Narr’Havas ne parlait plus ; Salammbô, sans lui répondre,le regardait. Il avait une robe de lin, où des fleurs étaientpeintes, avec des franges d’or par le bas ; deux flèchesd’argent retenaient ses cheveux tressés au bord de sesoreilles ; il s’appuyait de la main droite contre le boisd’une pique, orné par des cercles d’électrum et des touffes depoil.

En le considérant, une foule de pensées vagues l’absorbait. Cejeune homme à voix douce et à taille féminine captivait ses yeuxpar la grâce de sa personne et lui semblait être comme une soeuraînée que les Baals envoyaient pour la protéger. Le souvenir deMâtho la saisit : elle ne résista pas au désir de savoir ce qu’ildevenait.

Narr’Havas répondit que les Carthaginois s’avançaient versTunis, afin de le prendre. A mesure qu’il exposait leurs chances deréussite et la faiblesse de Mâtho, elle paraissait se réjouir dansun espoir extraordinaire. Ses lèvres tremblaient, sa poitrinehaletait. Quand il promit enfin de le tuer lui-même, elle s’écria:

– « Oui ! tue-le, il le faut ! »

Le Numide répliqua qu’il souhaitait ardemment cette mortpuisque, la guerre terminée, il serait son époux.

Salammbô tressaillit, et elle baissa la tête.

Mais Narr’Havas, poursuivant, compara ses désirs à des fleursqui languissent après la pluie, à des voyageurs perdus quiattendent le jour. Il lui dit encore qu’elle était plus belle quela lune, meilleure que le vent du matin et que le visage de l’hôte.Il ferait venir pour elle, du pays des Noirs, des choses comme iln’y en avait pas à Carthage, et les appartements de leur maisonseraient sablés avec de la poudre d’or.

Le soir tombait, des senteurs de baume s’exhalaient. Pendantlongtemps, ils se regardèrent en silence, – et les yeux deSalammbô, au fond de ses longues draperies, avaient l’air de deuxétoiles dans l’ouverture d’un nuage. Avant que le soleil fûtcouché, il se retira.

Les Anciens se sentirent soulagés d’une grande inquiétude quandil partit de Carthage. Le peuple l’avait reçu avec des acclamationsencore plus enthousiastes que la première fois. Si Hamilcar et leroi des Numides triomphaient seuls des Mercenaires, il seraitimpossible de leur résister. Donc ils résolurent, pour affaiblirBarca, de faire participer à la délivrance de la République celuiqu’ils aimaient, le vieil Hannon.

Il se porta immédiatement vers les provinces occidentales, afinde se venger dans les lieux mêmes qui avaient vu sa honte. Mais leshabitants et les Barbares étaient morts, cachés ou enfuis. Alors sacolère se déchargea sur la campagne. Il brûla les ruines desruines, il ne laissa pas un seul arbre, pas un brin d’herbe ;les enfants et les infirmes que l’on rencontrait, on lessuppliciait ; il donnait à ses soldats les femmes à violeravant leur égorgement ; les plus belles étaient jetées dans salitière, – car son atroce maladie l’enflammait de désirsimpétueux ; il les assouvissait avec toute la fureur d’unhomme désespéré.

Souvent, à la crête des collines, des tentes noires s’abattaientcomme renversées par le vent, et de larges disques à bordurebrillante, que l’on reconnaissait pour des roues de chariot, entournant avec un son plaintif, peu à peu s’enfonçaient dans lesvallées. Les tribus, qui avaient abandonné le siège de Carthage,erraient ainsi par les provinces, attendant une occasion, quelquevictoire des Mercenaires pour revenir. Mais, soit terreur oufamine, elles reprirent toutes le chemin de leurs contrées, etdisparurent.

Hamilcar ne fut point jaloux des succès d’Hannon. Cependant ilavait hâte d’en finir ; il lui ordonna de se rabattre surTunis ; et Hannon, qui aimait sa patrie, au jour fixé setrouva sous les murs de la ville.

Elle avait pour se défendre sa population d’autochtones , douzemille Mercenaires, puis tous les Mangeurs-de-choses-immondes, carils étaient comme Mâtho rivés à l’horizon de Carthage, et la plèbeet le Schalischim contemplaient de loin ses hautes murailles, enrêvant par-derrière des jouissances infinies. Dans cet accord dehaines, la résistance fut lestement organisée. On prit des outrespour faire des casques, on coupa tous les palmiers dans les jardinspour avoir des lances, on creusa des citernes et, quant aux vivres,ils pêchaient aux bords du lac de gros poissons blancs, nourris decadavres et d’immondices. Leurs remparts, maintenus en ruine par lajalousie de Carthage, étaient si faibles, que l’on pouvait, d’uncoup d’épaule, les abattre. Mâtho en boucha les trous avec lespierres des maisons. C’était la dernière lutte ; il n’espéraitrien, et cependant il se disait que la fortune étaitchangeante.

Les Carthaginois, en approchant, remarquèrent, sur le rempart,un homme qui dépassait les créneaux de toute la ceinture. Lesflèches volant autour de lui n’avaient pas l’air de plus l’effrayerqu’un essaim d’hirondelles. Aucune, par extraordinaire, ne letoucha.

Hamilcar établit son camp sur le côté méridional -. Narr’Havas,à sa droite, occupait la plaine de Rhàdès. Hannon le bord duLac ; et les trois généraux devaient garder leur positionrespective pour attaquer l’enceinte, tous, en même temps.

Mais Hamilcar voulut d’abord montrer aux Mercenaires qu’il leschâtierait comme des esclaves. Il fit crucifier les dixambassadeurs, les uns près des autres, sur un monticule, en face dela ville.

A ce spectacle, les assiégés abandonnèrent le rempart.

Mâtho s’était dit que, s’il pouvait passer entre les murs et lestentes de Narr’Havas assez rapidement pour que les Numidesn’eussent pas le temps de sortir, il tomberait sur les derrières del’infanterie carthaginoise, qui se trouverait prise entre sadivision et ceux de l’intérieur. Il s’élança dehors avec lesvétérans.

Narr’Havas l’aperçut ; il franchit la plage du Lac et vintavertir Hannon d’expédier des hommes au secours d’Hamilcar.Croyait-il Barca trop faible pour résister aux Mercenaires ?Etait-ce une perfidie ou une sottise ? Nul jamais ne put lesavoir.

Hannon, par désir d’humilier son rival, ne balança pas. Il criade sonner les trompettes, et toute son armée se précipita sur lesBarbares. Ils se retournèrent et coururent droit auxCarthaginois ; ils les renversaient, les écrasaient sous leurspieds, et, les refoulant ainsi, ils arrivèrent jusqu’à la tented’Hannon qui était alors, au milieu de trente Carthaginois, lesplus illustres des Anciens.

Il parut stupéfait de leur audace ; il appelait sescapitaines. Tous avançaient leurs poings sous sa gorge, envociférant des injures. La foule se poussait, et ceux qui avaientla main sur lui le retenaient à grand-peine. Cependant, il tâchaitde leur dire à l’oreille : – « Je te donnerai tout ce que tuveux ! Je suis riche ! Sauve-moi ! – » Ils letiraient ; si lourd qu’il fût, ses pieds ne touchaient plus laterre. On avait entraîné les Anciens. Sa terreur redoubla. – « Vousm’avez battu ! Je suis votre captif ! Je merachète ! Ecoutez-moi, mes amis ! » Et, porté par toutesces épaules qui le serraient aux flancs, il répétait : «Qu’allez-vous faire ? Que voulez-vous ? Je ne m’obstinepas, vous voyez bien ! J’ai toujours été bon ! »

Une, croix gigantesque était dressée à la porte. Les Barbareshurlaient : « Ici ! ici ! » mais il éleva la voix encoreplus haut ; et, au nom de leurs Dieux, il les somma de lemener au Schalischim, parce qu’il avait à lui confier une chosed’où leur salut dépendait.

Ils s’arrêtèrent, quelques-uns prétendant qu’il était saged’appeler Mâtho. On partit à sa recherche.

Hannon tomba sur l’herbe ; et il voyait, autour de lui,encore d’autres croix, comme si le supplice dont il allait périr sefût d’avance multiplié, il faisait des efforts pour se convaincrequ’il se trompait, qu’il n’y en avait qu’une seule, et même pourcroire qu’il n’y en avait pas du tout. Enfin on le releva.

– « Parle ! » dit Mâtho.

Il offrit de livrer Hamilcar, puis ils entreraient dans Carthageet seraient rois tous les deux.

Mâtho s’éloigna, en faisant signe aux autres de se hâter.C’était, pensait-il, une ruse pour gagner du temps.

Le Barbare se trompait ; Hannon était dans une de cesextrémités où l’on ne considère plus rien, et d’ailleurs ilexécrait tellement Hamilcar que, sur le moindre espoir de salut, ill’aurait sacrifié avec tous ses soldats.

A la base des trente croix, les Anciens languissaient parterre ; déjà des cordes étaient passées sous leurs aisselles.Alors le vieux Suffète, comprenant qu’il fallait mourir, pleura.Ils arrachèrent ce qui lui restait de vêtements – et l’horreur desa personne apparut. Des ulcères couvraient cette masse sansnom ; la graisse de ses jambes lui cachait les ongles despieds ; il pendait à ses doigts comme des lambeauxverdâtres ; et les larmes qui ruisselaient entre lestubercules de ses joues donnaient à son visage quelque chosed’effroyablement triste, ayant l’air d’occuper plus de place quesur un autre visage humain. Son bandeau royal, à demi dénoué,traînait avec ses cheveux blancs dans la poussière.

Ils crurent n’avoir pas de cordes assez fortes pour le grimperjusqu’au bout de la croix, et ils le clouèrent dessus, avantqu’elle fût dressée, à la mode punique. Mais son orgueil seréveilla dans la douleur. Il se mit à les accabler d’injures. Ilécumait et se tordait, comme un monstre marin que l’on égorge surun rivage, en leur prédisant qu’ils finiraient tous plushorriblement encore et qu’il serait vengé.

Il l’était. De l’autre côté de la ville, d’où s’échappaientmaintenant des jets de flammes avec des colonnes de fumée, lesambassadeurs des Mercenaires agonisaient.

Quelques-uns, évanouis d’abord, venaient de se ranimer sous lafraîcheur du vent ; mais ils restaient le menton sur lapoitrine, et leur corps descendait un peu, malgré les clous deleurs bras fixés plus haut que leur tête ; de leurs talons etde leurs mains, du sang tombait par grosses gouttes, lentement,comme des branches d’un arbre tombent des fruits mûrs, – etCarthage, le golfe, les montagnes et les plaines, tout leurparaissait tourner, tel qu’une immense roue ; quelquefois, unnuage de poussière montant du sol les enveloppait dans sestourbillons ; ils étaient brûlés par une soif horrible, leurlangue se retournait dans leur bouche, et ils sentaient sur eux unesueur glaciale couler, avec leur âme qui s’en allait.

Cependant, ils entrevoyaient à une profondeur infinie des rues,des soldats en marche, des balancements de glaives ; et letumulte de la bataille leur arrivait vaguement, comme le bruit dela mer à des naufragés qui meurent dans la mâture d’un navire. LesItaliotes, plus robustes que les autres, criaient encore ; lesLacédémoniens, se taisant, gardaient leurs paupières fermées ;Zarxas, si vigoureux autrefois, penchait comme un roseaubrisé ; l’Ethiopien, près de lui, avait la tête renversée enarrière par-dessus les bras de la croix ; Autharite, immobile,roulait des yeux ; sa grande chevelure, prise dans une fentede bois, se tenait droite sur son front, et le râle qu’il poussaitsemblait plutôt un rugissement de colère. Quant à Spendius, unétrange courage lui était venu ; maintenant il méprisait lavie, par la certitude qu’il avait d’un affranchissement presqueimmédiat et éternel, et il attendait la mort avecimpassibilité.

Au milieu de leur défaillance, quelquefois ils tressaillaient àun frôlement de plumes, qui leur passait contre la bouche. Degrandes ailes balançaient des ombres autour d’eux, des croassementsclaquaient dans l’air ; et comme la croix de Spendius était laplus haute, ce fut sur la sienne que le premier vautour s’abattit.Alors il tourna son visage vers Autharite, et lui dit lentement,avec un indéfinissable sourire :

– « Te rappelles-tu les lions sur la route de Sicca ? »

– « C’étaient nos frères ! » répondit le Gaulois enexpirant.

Le Suffète, pendant ce temps-là, avait troué l’enceinte, et ilétait parvenu à la citadelle. Sous une rafale de vent, la fuméetout à coup s’envola, découvrant l’horizon jusqu’aux murailles deCarthage ; il crut même distinguer des gens qui regardaientsur la plate-forme d’Eschmoûn ; puis, en ramenant ses yeux, ilaperçut, à gauche, au bord du Lac, trente croix démesurées.

En effet, pour les rendre plus effroyables, ils les avaientconstruites avec les mâts de leurs tentes attachés bout àbout ; et les trente cadavres des Anciens apparaissaient touten haut dans le ciel. Il y avait sur leurs poitrines comme despapillons blancs ; c’étaient les barbes des flèches qu’on leuravait tirées d’en bas.

Au faîte de la plus grande, un large ruban d’or brillait ;il pendait sur l’épaule, le bras manquait de ce côté-là, etHamilcar eut de la peine à reconnaître Hannon. Ses os spongieux netenant pas sous les fiches de fer, des portions de ses membress’étaient détachées, – et il ne restait à la croix que d’informesdébris, pareils à ces fragments d’animaux suspendus contre la portedes chasseurs.

Le Suffète n’avait rien pu savoir : la ville, devant lui,masquait tout ce qui était au-delà, par-derrière ; et lescapitaines envoyés successivement aux deux généraux n’avaient pasreparu. Alors, des fuyards arrivèrent, racontant la déroute ;et l’armée punique s’arrêta. Cette catastrophe, tombant au milieude leur victoire, les stupéfiait. Ils n’entendaient plus les ordresd’Hamilcar.

Mâtho en profitait pour continuer ses ravages dans lesNumides.

Le camp d’Hannon bouleversé, il était revenu sur eux. Leséléphants sortirent. Mais les Mercenaires, avec des brandonsarrachés aux murs, s’avancèrent par la plaine en agitant desflammes, et les grosses bêtes, effrayées, coururent se précipiterdans le golfe, où elles se tuaient les unes les autres en sedébattant, et se noyèrent sous le poids de leurs cuirasses. DéjàNarr’Havas avait lâché sa cavalerie ; tous se jetèrent la facecontre le sol ; puis, quand les chevaux furent à trois pasd’eux, ils bondirent sous leurs ventres qu’ils ouvraient d’un coupde poignard, et la moitié des Numides avait péri quand Barcasurvint.

Les Mercenaires, épuisés, ne pouvaient tenir contre ses troupes.Ils reculèrent en bon ordre jusqu’à la montagne des Eaux-Chaudes.Le Suffète eut la prudence de ne pas les poursuivre. Il se portavers les embouchures du Macar.

Tunis lui appartenait ; mais elle ne faisait plus qu’unamoncellement de décombres fumants. Les ruines descendaient par lesbrèches des murs, jusqu’au milieu de la plaine ; – tout aufond, entre les bords du golfe, les cadavres des éléphants, pousséspar la brise, s’entrechoquaient, comme un archipel de rochers noirsflottant sur l’eau.

Narr’Havas, pour soutenir cette guerre, avait épuisé ses forêts,pris les jeunes et les vieux, les mâles et les femelles, et laforce militaire de son royaume ne s’en releva pas. Le peuple, quiles avait vus de loin périr, en fut désolé ; des hommes selamentaient dans les rues en les appelant par leurs noms, comme desamis défunts :

– « Ah ! l’invincible ! la Victoire ! leFoudroyant ! l’Hirondelle ! » Le premier jour même, on enparla plus que des citoyens morts. Mais le lendemain on aperçut lestentes des Mercenaires sur la montagne des Eaux-Chaudes. Alors ledésespoir fut si profond, que beaucoup de gens, des femmes surtout,se précipitèrent, la tête en bas, du haut de l’Acropole.

On ignorait les desseins d’Hamilcar. Il vivait seul, dans satente, n’ayant près de lui qu’un jeune garçon, et jamais personnene mangeait avec eux, pas même Narr’Havas. Cependant, il luitémoignait des égards extraordinaires depuis la défaited’Hannon ; mais le roi des Numides avait trop d’intérêts àdevenir son fils pour ne pas s’en méfier.

Cette inertie voilait des manoeuvres habiles. Par toutes sortesd’artifices, Hamilcar séduisit les chefs des villages ; et lesMercenaires furent chassés, repoussés, traqués comme des bêtesféroces. Dès qu’ils entraient dans un bois, les arbress’enflammaient autour d’eux ; quand ils buvaient à une source,elle était empoisonnée ; on murait les cavernes où ils secachaient pour dormir. Les populations qui les avaient jusque-làdéfendus, leurs anciens complices, maintenant lespoursuivaient ; ils reconnaissaient toujours dans ces bandesdes armures carthaginoises.

Plusieurs étaient rongés au visage par des dartres rouges ;cela leur était venu, pensaient-ils, en touchant Hannon. D’autress’imaginaient que c’était pour avoir mangé les poissons deSalammbô, et, loin de s’en repentir, ils rêvaient des sacrilègesencore plus abominables, afin que l’abaissement des Dieux puniquesfût plus grand. Ils auraient voulu les exterminer.

Ils se traînèrent ainsi pendant trois mois le long de la côteorientale, puis derrière la montagne de Selloum et jusqu’auxpremiers sables du désert. Ils cherchaient une place de refuge,n’importe laquelle. Utique et Hippo-Zaryte seules ne les avaientpas trahis ; mais Hamilcar enveloppait ces deux villes. Puisils remontèrent dans le nord, au hasard, sans même connaître lesroutes. A force de misères, leur tête était troublée.

Ils n’avaient plus que le sentiment d’une exaspération quiallait en se développant ; et ils se retrouvèrent un jour dansles gorges du Cobus, encore une fois devant Carthage !

Alors les engagements se multiplièrent. La fortune se maintenaitégale ; mais ils étaient, les uns et les autres, tellementexcédés, qu’ils souhaitaient, au lieu de ces escarmouches, unegrande bataille, pourvu qu’elle fût bien la dernière.

Mâtho avait envie d’en porter lui-même la proposition auSuffète. Un de ses Libyens se dévoua. Tous, en le voyant partir,étaient convaincus qu’il ne reviendrait pas.

Il revint le soir même.

Hamilcar acceptait leur défi. On se rencontrerait le lendemain,au soleil levant, dans la plaine de Rhadès.

Les Mercenaires voulurent savoir s’il n’avait rien dit de plus,et le Libyen ajouta :

– « Comme je restais devant lui, il m’a demandé ce quej’attendais : j’ai répondu : « Qu’on me tue ! »

Alors il a repris : « Non, va-t’en ! ce sera pour demainavec les autres. »

Cette générosité étonna les Barbares ; quelques-uns enfurent terrifiés, et Mâtho regretta que le parlementaire n’eût pasété tué.

Il lui restait encore trois mille Africains, douze cents Grecs,quinze cents Campaniens, deux cents Ibères, quatre cents Etrusques,cinq cents Samnites, quarante Gaulois et une troupe de Naffur,bandits nomades rencontrés dans la région-des-dattes, en tout, septmille deux cent dix-neuf soldats, mais pas une syntagme complète.Ils avaient bouché les trous de leurs cuirasses avec des omoplatesde quadrupèdes et remplacé leurs cothurnes d’airain par dessandales en chiffons. Des plaques de cuivre ou de feralourdissaient leurs vêtements ; leurs cottes de maillespendaient en guenilles autour d’eux et les balafres apparaissaient,comme des fils de pourpre, entre les poils de leurs bras et deleurs visages.

Les colères de leurs compagnons morts leur revenaient à l’âme etmultipliaient leur vigueur ; ils sentaient confusément qu’ilsétaient les desservants d’un dieu épandu dans les coeursd’opprimés, et comme les pontifes de la vengeanceuniverselle ! Puis la douleur d’une injustice exorbitante lesenrageait et surtout la vue de Carthage à l’horizon. Ils firent leserment de combattre les uns pour les autres jusqu’à la mort.

On tua les bêtes de somme et l’on mangea le plus possible, afinde se donner des forces ; ensuite ils dormirent. Quelques-unsprièrent, tournés vers des constellations différentes.

Les Carthaginois arrivèrent dans la plaine avant eux. Ilsfrottèrent le bord des boucliers avec de l’huile pour faciliter leglissement des flèches ; les fantassins, qui portaient delongues chevelures, se les coupèrent sur le front, parprudence ; et Hamilcar, dès la cinquième heure, fit renversertoutes les gamelles, sachant qu’il est désavantageux de combattrel’estomac trop plein. Son armée montait à quatorze mille hommes, ledouble environ de l’armée barbare. Jamais il n’avait éprouvé,cependant, une pareille inquiétude ; s’il succombait, c’étaitl’anéantissement de la république et il périrait crucifié ;s’il triomphait au contraire, par les Pyrénées, les Gaules et lesAlpes il gagnerait l’Italie, et l’empire des Barca deviendraitéternel. Vingt fois pendant la nuit il se releva pour surveillertout, lui-même, jusque dans les détails les plus minimes. Quant auxCarthaginois, ils étaient exaspérés par leur longue épouvante.

Narr’Havas doutait de la fidélité de ses Numides. D’ailleurs lesBarbares pouvaient les vaincre. Une faiblesse étrange l’avaitpris ; à chaque moment, il buvait de larges coupes d’eau.

Mais un homme qu’il ne connaissait pas ouvrit sa tente, etdéposa par terre une couronne de sel gemme, ornée de dessinshiératiques faits avec du soufre et des losanges de nacre ; onenvoyait quelquefois au fiancé sa couronne de mariage : c’était unepreuve d’amour, une sorte d’invitation.

Cependant la fille d’Hamilcar n’avait point de tendresse pourNarr’Havas.

Le souvenir de Mâtho la gênait d’une façon intolérable ; illui semblait que la mort de cet homme débarrasserait sa pensée,comme pour se guérir de la blessure des vipères, on les écrase surla plaie. Le roi des Numides était dans sa dépendance ; ilattendait impatiemment les noces, et comme elles devaient suivre lavictoire, Salammbô lui faisait ce présent afin d’exciter soncourage. Alors ses angoisses disparurent, et il ne songea plusqu’au bonheur de posséder une femme si belle.

La même vision avait assailli Mâtho ; mais il la rejetatout de suite, et son amour, qu’il refoulait, se répandit sur sescompagnons d’armes. Il les chérissait comme des portions de sapropre personne, de sa haine, – et il se sentait l’esprit plushaut, les bras plus forts ; tout ce qu’il fallait exécuter luiapparut nettement. Si parfois des soupirs lui échappaient, c’estqu’il pensait à Spendius.

Il rangea les Barbares sur six rangs égaux. Au milieu, ilétablit les Etrusques, tous attachés par une chaîne de bronze, leshommes de trait se tenaient par-derrière, et sur deux ailes ildistribua des Naffur, montés sur des chameaux à poils ras, couvertsde plumes d’autruche.

Le Suffète disposa les Carthaginois dans un ordre pareil. Endehors de l’infanterie, près des vélites, il plaça les Clinabares,au-delà les Numides ; quand le jour parut, ils étaient les unset les autres ainsi alignés face à face. Tous, de loin, secontemplaient avec leurs grands yeux farouches. Il y eut d’abordune hésitation. Enfin les deux armées s’ébranlèrent.

Les Barbares s’avançaient lentement, pour ne point s’essouffler,en battant la terre avec leurs pieds ; le centre de l’arméepunique formait une courbe convexe. Puis un choc terrible éclata,pareil au craquement de deux flottes qui s’abordent. Le premierrang des Barbares s’était vite entrouvert, et les gens de trait,cachés derrière les autres, lançaient leurs balles, leurs flèches,leurs javelots. Cependant, la courbe des Carthaginois peu à peus’aplatissait, elle devint toute droite, puis s’infléchit ;alors les deux sections des vélites se rapprochèrent parallèlement,comme les branches d’un compas qui se referme. Les Barbares,acharnés contre la phalange, entraient dans sa crevasse ; ilsse perdaient. Mâtho les arrêta, – et tandis que les ailescarthaginoises continuaient à s’avancer, il fit écouler en dehorsles trois rangs intérieurs de sa ligne ; bientôt ilsdébordèrent ses flancs, et son armée apparut sur une triplelongueur.

Mais les Barbares placés aux deux bouts se trouvaient les plusfaibles, ceux de la gauche surtout, qui avaient épuisé leurscarquois, et la troupe des vélites, enfin arrivée contre eux, lesentamait largement.

Mâtho les tira en arrière. Sa droite contenait des Campaniensarmés de haches ; il la poussa sur la gauchecarthaginoise ; le centre attaquait l’ennemi et ceux del’autre extrémité, hors de péril, tenaient les vélites enrespect.

Alors Hamilcar divisa ses cavaliers par escadrons, mit entre euxdes hoplites, et il les lâcha sur les Mercenaires.

Ces masses en forme de cône présentaient un front de chevaux, etleurs parois plus larges se hérissaient toutes remplies de lances.Il était impossible aux Barbares de résister ; seuls, lesfantassins grecs avaient des armures d’airain ; tous lesautres, des coutelas au bout d’une perche, des faux prises dans lesmétairies, des glaives fabriqués avec la jante d’une roue ;les lames trop molles se tordaient en frappant, et pendant qu’ilsétaient à les redresser sous leurs talons, les Carthaginois, dedroite et de gauche, les massacraient commodément.

Mais les Etrusques, rivés à leur chaîne, ne bougeaientpas ; ceux qui étaient morts, ne pouvant tomber, faisaientobstacle avec leurs cadavres ; et cette grosse ligne de bronzetour à tour s’écartait et se resserrait, souple comme un serpent,inébranlable comme un mur. Les Barbares venaient se reformerderrière elle, haletaient une minute, – puis ils repartaient, avecles tronçons de leurs armes à la main.

Beaucoup déjà n’en avaient plus, et ils sautaient sur lesCarthaginois qu’ils mordaient au visage, comme des chiens. LesGaulois, par orgueil, se dépouillèrent de leurs sayons ; ilsmontraient de loin leurs grands corps tout blancs ; pourépouvanter l’ennemi, ils élargissaient leurs blessures. Au milieudes syntagmes puniques on n’entendait plus la voix du crieurannonçant les ordres ; les étendards au-dessus de la poussièrerépétaient leurs signaux, et chacun allait, emporté dansl’oscillation de la grande masse qui l’entourait.

Hamilcar commanda aux Numides d’avancer. Mais les Naffur seprécipitèrent à leur rencontre.

Habillés de vastes robes noires, avec une houppe de cheveux ausommet du crâne et un bouclier en cuir de rhinocéros, ilsmanoeuvraient un fer sans manche retenu par une corde ; etleurs chameaux, tout hérissés de plumes, poussaient de longsgloussements rauques. Les lames tombaient à des places précises,puis remontaient d’un coup sec, avec un membre après elles. Lesbêtes furieuses galopaient à travers les syntagmes. Quelques-unes,dont les jambes étaient rompues, allaient en sautillant, comme desautruches blessées.

L’infanterie punique tout entière revint sur les Barbares ;elle les coupa. Leurs manipules tournoyaient, espacées les unes desautres. Les armes des Carthaginois plus brillantes les encerclaientcomme des couronnes d’or ; un fourmillement s’agitait aumilieu, et le soleil, frappant dessus, mettait aux pointes desglaives des lueurs blanches qui voltigeaient. Cependant, des filesde Clinabares restaient étendues sur la plaine ; desMercenaires arrachaient leurs armures, s’en revêtaient, puis ilsretournaient au combat. Les Carthaginois, trompés, plusieurs foiss’engagèrent au milieu d’eux. Une hébétude les immobilisait , oubien ils refluaient, et de triomphantes clameurs s’élevant au loinavaient l’air de les pousser comme des épaves dans une tempête.Hamilcar se désespérait ; tout allait périr sous le génie deMâtho et l’invincible courage des Mercenaires !

Mais un large bruit de tambourins éclata dans l’horizon. C’étaitune foule, des vieillards, des malades, des enfants de quinze anset même des femmes qui, ne résistant plus à leur angoisse, étaientpartis de Carthage, et, pour se mettre sous la protection d’unechose formidable, ils avaient pris, chez Hamilcar, le seul éléphantque possédait maintenant la République, celui dont la trompe étaitcoupée.

Alors il sembla aux Carthaginois que la Patrie, abandonnant sesmurailles, venait leur commander de mourir pour elle. Unredoublement de fureur les saisit, et les Numides entraînèrent tousles autres.

Les Barbares, au milieu de la plaine, s’étaient adossés contreun monticule. Ils n’avaient aucune chance de vaincre, pas même desurvivre ; mais c’étaient les meilleurs, les plus intrépideset les plus forts.

Les gens de Carthage se mirent à envoyer, par-dessus lesNumides, des broches, des lardoires, des marteaux ; ceux dontles consuls avaient eu peur mouraient sous des bâtons lancés pardes femmes ; la populace punique exterminait lesMercenaires.

Ils s’étaient réfugiés sur le haut de la colline. Leur cercle, àchaque brèche nouvelle, se refermait ; deux fois il descendit,une secousse le repoussait aussitôt ; et les Carthaginois,pêle-mêle, étendaient les bras ; ils allongeaient leurs piquesentre les jambes de leurs compagnons et fouillaient, au hasard,devant eux. Ils glissaient dans le sang ; la pente du terraintrop rapide faisait rouler en bas les cadavres. L’éléphant quitâchait de gravir le monticule en avait jusqu’au ventre ; etsa trompe écourtée, large du bout, de temps à autre se levait,comme une énorme sangsue.

Puis tous s’arrêtèrent. Les Carthaginois, en grinçant des dents,contemplaient le haut de la colline où les Barbares se tenaientdebout.

Enfin, ils s’élancèrent brusquement, et la mêlée recommença.Souvent les Mercenaires les laissaient approcher en leur criantqu’ils voulaient se rendre ; puis avec un ricanementeffroyable, d’un coup, ils se tuaient , et à mesure que les mortstombaient, les autres pour se défendre montaient dessus. C’étaitcomme une pyramide, qui peu à peu grandissait.

Bientôt ils ne furent que cinquante, puis que vingt, que troiset que deux seulement, un Samnite armé d’une hache, et Mâtho quiavait encore son épée.

Le Samnite, courbé sur ses jarrets, poussait alternativement sahache de droite et de gauche, en avertissant Mâtho des coups qu’onlui portait. « Maître, par-ci ! par-là !baisse-toi ! »

Mâtho avait perdu ses épaulières, son casque, sa cuirasse : ilétait complètement nu, – plus livide que les morts, les cheveuxtout droits, avec deux plaques d’écume au coin des lèvres, – et sonépée tournoyait si rapidement, qu’elle faisait une auréole autourde lui. Une pierre la brisa près de la garde ; le Samniteétait tué et le flot des Carthaginois se resserrait, ils letouchaient. Alors il leva vers le ciel ses deux mains vides, puisil ferma les yeux, – et ouvrant les bras, comme un homme du hautd’un promontoire qui se jette à la mer, il se lança dans lespiques.

Elles s’écartèrent devant lui. Plusieurs fois il courut contreles Carthaginois. Mais toujours ils reculaient, en détournant leursarmes.

Son pied heurta un glaive. Mâtho voulut le saisir. Il se sentitlié par les poings et les genoux, et il tomba.

C’était Narr’Havas qui le suivait depuis quelque temps, pas àpas, avec un de ces larges filets à prendre les bêtes farouches, etprofitant du moment qu’il se baissait, il l’en avait enveloppé.

Puis on l’attacha sur l’éléphant, les quatre membres encroix ; et tous ceux qui n’étaient pas blessés, l’escortant,se précipitèrent à grand tumulte vers Carthage.

La nouvelle de la victoire y était parvenue, chose inexplicable,dès la troisième heure de la nuit ; la clepsydre de Khamonavait versé la cinquième comme ils arrivaient à Malqua ; alorsMâtho ouvrit les yeux. Il y avait tant de lumières sur les maisonsque la ville paraissait toute en flammes.

Une immense clameur venait à lui, vaguement, et, couché sur ledos, il regardait les étoiles.

Puis une porte se referma, et des ténèbres l’enveloppèrent.

Le lendemain, à la même heure, le dernier des hommes restés dansle défilé de la Hache expirait.

Le jour que leurs compagnons étaient partis, les Zuaèces quis’en retournaient avaient fait ébouler les roches, et ils lesavaient nourris quelque temps.

Les Barbares s’attendaient toujours à voir paraître Mâtho, – etils ne voulaient point quitter la montagne par découragement, parlangueur, par cette obstination des malades qui se refusent àchanger de place ; enfin, les provisions épuisées, les Zuaècess’en allèrent. On savait qu’ils n’étaient plus que treize cents àpeine, et l’on n’eut pas besoin, pour en finir, d’employer dessoldats.

Les bêtes féroces, les lions surtout, depuis trois ans que laguerre durait, s’étaient multipliés. Narr’Havas avait fait unegrande battue, puis courant sur eux, après avoir attaché deschèvres de distance en distance, il les avait poussés vers ledéfilé de la Hache ; – et tous maintenant y vivaient, quandarriva l’homme envoyé par les Anciens pour savoir ce qui restaitdes Barbares.

Sur l’étendue de la plaine, des lions et des cadavres étaientcouchés, et les morts se confondaient avec des vêtements et desarmures. A presque tous le visage ou bien un bras manquait ;quelques-uns paraissaient intacts encore ; d’autres étaientdesséchés complètement et des crânes poudreux emplissaient descasques ; des pieds qui n’avaient plus de chair sortaient toutdroit des cnémides, des squelettes gardaient leurs manteaux ;des ossements, nettoyés par le soleil, faisaient des tachesluisantes au milieu du sable.

Les lions reposaient, la poitrine contre le sol et les deuxpattes allongées, tout en clignant leurs paupières sous l’éclat dujour, exagéré par la réverbération des roches blanches. D’autres,assis sur leur croupe, regardaient fixement devant eux ; oubien, à demi perdus dans leurs grosses crinières, ils dormaientroulés en boule, et tous avaient l’air repus, las, ennuyés. Ilsétaient immobiles comme la montagne et comme les morts. La nuitdescendait ; de larges bandes rouges rayaient le ciel àl’Occident.

Dans un de ces amas qui bosselaient irrégulièrement la plaine,quelque chose de plus vague qu’un spectre se leva. Alors un deslions se mit à marcher, découpant avec sa forme monstrueuse uneombre noire sur le fond du ciel pourpre ; – quand il fut toutprès de l’homme, il le renversa, d’un seul coup de patte.

Puis étalé dessus à plat ventre, du bout de ses crocs,lentement, il étirait les entrailles.

Ensuite il ouvrit sa gueule toute grande, et durant quelquesminutes il poussa un long rugissement, que les échos de la montagnerépétèrent, et qui se perdit enfin dans la solitude.

Tout à coup, de petits graviers roulèrent d’en haut. On entenditun frôlement de pas rapides, -et du côté de la herse, du côté de lagorge, des museaux pointus, des oreilles droites parurent ;des prunelles fauves brillaient. C’étaient les chacals arrivantpour manger les restes.

Le Carthaginois, qui regardait penché au haut du précipice, s’enretourna.

Chapitre 15Matho

Carthage était en joie, – une joie profonde, universelle,démesurée, frénétique ; on avait bouché les trous des ruines,repeint les statues des Dieux, des branches de myrte parsemaientles rues, au coin des carrefours, l’encens fumait, et la multitudesur les terrasses faisait avec ses vêtements bigarrés comme des tasde fleurs qui s’épanouissaient dans l’air.

Le continuel glapissement des voix était dominé par le cri desporteurs d’eau arrosant les dalles ; des esclaves d’Hamilcaroffraient, en son nom, de l’orge grillée et des morceaux de viandecrue ; on s’abordait ; on s’embrassait en pleurant ;les villes tyriennes étaient prises, les Nomades dispersés, tousles Barbares anéantis. L’Acropole disparaissait sous des velariumsde couleur ; les éperons des trirèmes, alignés en dehors dumôle, resplendissaient comme une digue de diamants ; partouton sentait l’ordre rétabli, une existence nouvelle quirecommençait, un vaste bonheur épandu : c’était le jour du mariagede Salammbô avec le roi des Numides.

Sur la terrasse du temple de Khamon, de gigantesques orfèvrerieschargeaient trois longues tables où allaient s’asseoir les Prêtres,les Anciens et les Riches, et il y en avait une quatrième plushaute, pour Hamilcar, pour Narr’Havas et pour elle ; carSalammbô par la restitution du voile ayant sauvé la Patrie, lepeuple faisait de ses noces une réjouissance nationale, et en bas,sur la place, il attendait qu’elle parût.

Mais un autre désir, plus âcre , irritait son impatience : lamort de Mâtho était promise pour la cérémonie.

On avait proposé d’abord de l’écorcher vif, de lui couler duplomb dans les entrailles, de le faire mourir de faim ; onl’attacherait contre un arbre, et un singe, derrière lui, lefrapperait sur la tête avec une pierre ; il avait offenséTanit, les Cynocéphales de Tanit la vengeraient. D’autres étaientd’avis qu’on le promenât sur un dromadaire, après lui avoir passéen plusieurs endroits du corps des mèches de lin trempéesd’huile ; – et ils se plaisaient à l’idée du grand animalvagabondant par les rues avec cet homme qui se tordrait sous lesfeux comme un candélabre agité par le vent.

Mais quels citoyens seraient chargés de son supplice et pourquoien frustrer les autres ? On aurait voulu un genre de mort oùla ville entière participât, et que toutes les mains, toutes lesarmes, toutes les choses carthaginoises, et jusqu’aux dalles desrues et aux flots du golfe pussent le déchirer, l’écraser,l’anéantir. Donc les Anciens décidèrent qu’il irait de sa prison àla place de Khamon, sans aucune escorte, les bras attachés dans ledos ; et il était défendu de le frapper au coeur, pour lefaire vivre plus longtemps, de lui crever les yeux, afin qu’il pûtvoir jusqu’au bout sa torture, de rien lancer contre sa personne etde porter sur elle plus de trois doigts d’un seul coup.

Bien qu’il ne dût paraître qu’à la fin du jour, quelquefois oncroyait l’apercevoir, et la foule se précipitait vers l’Acropole,les rues se vidaient, puis elle revenait avec un long murmure. Desgens, depuis la veille, se tenaient debout à la même place, et deloin ils s’interpellaient en se montrant leurs ongles, qu’ilsavaient laissés croître pour les enfoncer mieux dans sa chair.D’autres se promenaient agités ; quelques-uns étaient pâlescomme s’ils avaient attendu leur propre exécution.

Tout à coup, derrière les Mappales, de hauts éventails de plumesse levèrent au-dessus des têtes. C’était Salammbô qui sortait deson palais ; un soupir d’allégement s’exhala.

Mais le cortège fut longtemps à venir ; il marchait pas àpas.

D’abord défilèrent les prêtres des Patæques, puis ceux Eschmoûn,ceux de Melkartb et tous les autres collèges successivement, avecles mêmes insignes et dans le même ordre qu’ils avaient observélors du sacrifice. Les pontifes de Moloch passèrent le frontbaissé, et la multitude, par une espèce de remords, s’écartaitd’eux. Mais les prêtres de la Rabbetna s’avançaient d’un pas fier,avec des lyres à la main ; les prêtresses les suivaient dansdes robes transparentes de couleur jaune ou noire, en poussant descris d’oiseau, en se tordant comme des vipères ; ou bien auson des flûtes, elles tournaient pour imiter la danse des étoiles,et leurs vêtements légers envoyaient dans les rues des bouffées desenteurs molles. On applaudissait parmi ces femmes les Kedeschimaux paupières peintes, symbolisant l’hermaphrodisme de la Divinité,et parfumés et vêtus comme elles, ils leur ressemblaient malgréleurs seins plats et leurs hanches plus étroites. D’ailleurs leprincipe femelle, ce jour-là, dominait, confondait tout : unelasciveté mystique circulait dans l’air pesant ; déjà lesflambeaux s’allumaient au fond des bois sacrés ; il devait yavoir pendant la nuit une grande prostitution ; troisvaisseaux avaient amené de la Sicile des courtisanes et il en étaitvenu du désert.

Les collèges, à mesure qu’ils arrivaient, se rangeaient dans lescours du temple, sur les galeries extérieures et le long desdoubles escaliers qui montaient contre les murailles, en serapprochant par le haut. Des files de robes blanches apparaissaiententre les colonnades, et l’architecture se peuplait de statues depierre.

Puis survinrent les maîtres des finances, les gouverneurs desprovinces et tous les Riches. Il se fit en bas un large tumulte.Des rues avoisinantes la foule se dégorgeait ; des hiérodoulesla repoussaient à coups de bâton ; et au milieu des Anciens,couronnés de tiares d’or, sur une litière que surmontait un dais depourpre, on aperçut Salammbô.

Alors s’éleva un immense cri ; les cymbales et les crotalessonnèrent plus fort, les tambourins tonnaient et le grand dais depourpre s’enfonça entre les deux pylônes.

Il reparut au premier étage. Salammbô marchait dessous,lentement ; puis elle traversa la terrasse pour allers’asseoir au fond, sur une espèce de trône taillé dans une carapacede tortue. On lui avança sous les pieds un escabeau d’ivoire àtrois marches : au bord de la première, deux enfants nègres setenaient à genoux, et quelquefois elle appuyait sur leur tête sesdeux bras, chargés d’anneaux trop lourds.

Des chevilles aux hanches, elle était prises dans un réseau demailles étroites imitant les écailles d’un poisson et qui luisaientcomme de la nacre : une zone toute bleue serrant sa taille laissaitvoir ses deux seins, par deux échancrures en forme de croissant.Des pendeloques d’escarboucles en cachaient les pointes. Elle avaitune coiffure faite avec des plumes de paon étoilées depierreries ; un large manteau, blanc comme de la neige,retombait derrière elle, et les coudes au corps, les genoux serrés,avec des cercles de diamants au haut des bras, elle restait toutedroite, dans une attitude hiératique.

Sur deux sièges plus bas étaient son père et son époux.Narr’Havas, habillé d’une simarre blonde, portait sa couronne desel gemme d’où s’échappaient deux tresses de cheveux, tordues commedes cornes d’Ammon ; et Hamilcar, en tunique violette brochéede pampres d’or, gardait à son flanc un glaive de bataille.

Dans l’espace que les tables enfermaient, le python du templed’Eschmoûn, couché par terre, entre des flaques d’huile rose,décrivait en se mordant la queue un grand cercle noir. Il y avaitau milieu du cercle une colonne de cuivre supportant un oeuf decristal ; et, comme le soleil frappait dessus, des rayons detous les côtés en partaient.

Derrière Salammbô se développaient les prêtres de Tanit en robede lin ; les Anciens, à sa droite, formaient, avec leurstiares, une grande ligne d’or, et, de l’autre côté, les Riches,avec leurs sceptres d’émeraude, une grande ligne verte, – tandisque, tout au fond, où étaient rangés les prêtres de Moloch, onaurait dit, à cause de leurs manteaux, une muraille de pourpre. Lesautres collèges occupaient les terrasses inférieures. La multitudeencombrait les rues. Elle remontait sur les maisons et allait parlongues files jusqu’au haut de l’Acropole. Ayant ainsi le peuple àses pieds, le firmament sur sa tête, et autour d’elle l’immensitéde la mer, le golfe, les montagnes et les perspectives desprovinces, Salammbô resplendissante se confondait avec Tanit etsemblait le génie même de Carthage, son âme corporifiée.

Le festin devait durer toute la nuit, et des lampadaires àplusieurs branches étaient plantés, comme des arbres, sur les tapisde laine peinte qui enveloppaient les tables basses. De grandesbuires d’électrum, des amphores de verre bleu, des cuillèresd’écaille et des petits pains ronds se pressaient dans la doublesérie des assiettes à bordures de perles ; des grappes deraisin avec leurs feuilles étaient enroulées comme des thyrses àdes ceps d’ivoire ; des blocs de neige se fondaient sur desplateaux d’ébène, et des limons, des grenades, des courges et despastèques faisaient des monticules sous les hautesargenteries ; des sangliers, la gueule ouverte, se vautraientdans la poussière des épices ; des lièvres, couverts de leurspoils, paraissaient bondir entre les fleurs ; des viandescomposées emplissaient des coquilles ; les pâtisseries avaientdes formes symboliques ; quand on retirait les cloches desplats, il s’envolait des colombes.

Cependant les esclaves, la tunique retroussée, circulaient surla pointe des orteils ; de temps à autre, les lyres sonnaientun hymne, ou bien un choeur de voix s’élevait. La rumeur du peuple,continue comme le bruit de la mer, flottait vaguement autour dufestin et semblait le bercer dans une harmonie plus large ;quelques-uns se rappelaient le banquet des Mercenaires ; ons’abandonnait à des rêves de bonheur ; le soleil commençait àdescendre, et le croissant de la lune se levait déjà dans l’autrepartie du ciel.

Mais Salammbô, comme si quelqu’un l’eût appelée, tourna la tête: le peuple, qui la regardait, suivit la direction de ses yeux.

Au sommet de l’Acropole, la porte du cachot, taillé dans le rocau pied du temple, venait de s’ouvrir ; et dans ce trou noir,un homme sur le seuil était debout.

Il en sortit courbé en deux, avec l’air effaré des bêtes fauvesquand on les rend libres tout à coup.

La lumière l’éblouissait, ; il resta quelque tempsimmobile. Tous l’avaient reconnu et ils retenaient leurhaleine.

Le corps de cette victime était pour eux une chose particulièreet décorée d’une splendeur presque religieuse. Ils se penchaientpour le voir, les femmes surtout. Elles brûlaient de contemplercelui qui avait fait mourir leurs enfants et leurs époux ; etdu fond de leur âme, malgré elles, surgissait une infâme curiosité,le désir de le connaître complètement, envie mêlée de remords etqui se tournait en un surcroît d’exécration.

Enfin il s’avança ; alors l’étourdissement de la surprises’évanouit. Quantité de bras se levèrent et on ne le vit plus.

L’escalier de l’Acropole avait soixante marches. Il lesdescendit comme s’il eût roulé dans un torrent, du haut d’unemontagne ; trois fois on l’aperçut qui bondissait, puis enbas, il retomba sur les deux talons.

Ses épaules saignaient, sa poitrine haletait à largessecousses ; et il faisait pour rompre ses liens de telsefforts que ses bras croisés sur ses reins nus se gonflaient, commedes tronçons de serpent.

De l’endroit où il se trouvait, plusieurs rues partaient devantlui. Dans chacune d’elles, un triple rang de chaînes en bronze,fixées au nombril des Dieux Patæques, s’étendait d’un bout àl’autre, parallèlement : la foule était tassée contre les maisons,et, au milieu des serviteurs, des Anciens se promenaient enbrandissant des lanières.

Un d’eux le poussa en avant, d’un grand coup ; Mâtho se mità marcher.

Ils allongeaient leurs bras par-dessus les chaînes, en criantqu’on lui avait laissé le chemin trop large ; et il allait,palpé, piqué, déchiqueté par tous ces doigts ; lorsqu’il étaitau bout d’une rue, une autre apparaissait, plusieurs fois il sejeta de côté pour les mordre, on s’écartait bien vite, les chaînesle retenaient, et la foule éclatait de rire.

Un enfant lui déchira l’oreille ; une jeune fille,dissimulant sous sa manche la pointe d’un fuseau, lui fendit lajoue ; on lui enlevait des poignées de cheveux, des lambeauxde chair ; d’autres avec des bâtons où tenaient des épongesimbibées d’immondices lui tamponnaient le visage. Du côté droit desa gorge, un flot de sang jaillit : aussitôt le délire commença. Cedernier des Barbares leur représentait tous les Barbares, toutel’armée ; ils se vengeaient sur lui de tous les désastres, deleurs terreurs, de leurs opprobres. La rage du peuple sedéveloppait en s’assouvissant ; les chaînes trop tendues secourbaient, allaient se rompre ; ils ne sentaient pas lescoups des esclaves frappant sur eux pour les refouler ;d’autres se cramponnaient aux saillies des maisons ; toutesles ouvertures dans les murailles étaient bouchées par destêtes ; et le mal qu’ils ne pouvaient lui faire, ils lehurlaient.

C’étaient des injures atroces, immondes, avec des encouragementsironiques et des imprécations ; et comme ils n’avaient pasassez de sa douleur présente, ils lui en annonçaient d’autres plusterribles encore pour l’éternité.

Ce vaste aboiement emplissait Carthage, avec une continuitéstupide. Souvent une seule syllabe, – une intonation rauque,profonde, frénétique, – était répétée durant quelques minutes parle peuple entier. De la base au sommet les murs en vibraient, etles deux parois de la rue semblaient à Mâtho venir contre lui etl’enlever du sol, comme deux bras immenses qui l’étouffaient dansl’air.

Cependant il se souvenait d’avoir, autrefois, éprouvé quelquechose de pareil. C’était la même foule sur les terrasses, les mêmesregards, la même colère ; mais alors il marchait libre, touss’écartaient, un Dieu le recouvrait ; – et ce souvenir, peu àpeu se précisant, lui apportait une tristesse écrasante. Des ombrespassaient devant ses yeux ; la ville tourbillonnait dans satête, son sang ruisselait par une blessure de sa hanche, il sesentait mourir ; ses jarrets plièrent, et il s’affaissa toutdoucement, sur les dalles.

Quelqu’un alla prendre, au péristyle du temple de Melkarth, labarre d’un trépied rougie par des charbons, et, la glissant sous lapremière chaîne, il l’appuya contre sa plaie. On vit la chairfumer ; les huées du peuple étouffèrent sa voix ; ilétait debout.

Six pas plus loin, et une troisième, une quatrième fois encoreil tomba ; toujours un supplice nouveau le relevait. On luienvoyait avec des tubes des gouttelettes d’huile bouillante ;on sema sous ses pas des tessons de verre ; il continuait àmarcher. Au coin de la rue de Sateb, il s’accota sous l’auventd’une boutique, le dos contre la muraille, et n’avança plus.

Les esclaves du Conseil le frappèrent avec leurs fouets en cuird’hippopotame, si furieusement et pendant si longtemps que lesfranges de leur tunique étaient trempées de sueur. Mâtho paraissaitinsensible ; tout à coup, il prit son élan et il se mit àcourir au hasard, en faisant avec ses lèvres le bruit des gens quigrelottent par un grand froid. Il enfila la rue de Boudès, la ruede Scepo, traversa le Marché-aux-Herbes et arriva sur la place deKhamon.

Il appartenait aux prêtres, maintenant ; les esclavesvenaient d’écarter la foule ; il y avait plus d’espace. Mâthoregarda autour de lui, et ses yeux rencontrèrent Salammbô.

Dès le premier pas qu’il avait fait, elle s’était levée ;puis, involontairement, à mesure qu’il se rapprochait, elle s’étaitavancée peu à peu jusqu’au bord de la terrasse ; et bientôt,toutes les choses extérieures s’effaçant, elle n’avait aperçu queMâtho. Un silence s’était fait dans son âme, – un de ces abîmes oùle monde entier disparaît sous la pression d’une pensée unique,d’un souvenir, d’un regard. Cet homme, qui marchait vers elle,l’attirait.

Il n’avait plus, sauf les yeux, d’apparence humaine ;c’était une longue forme complètement rouge ; ses liens rompuspendaient le long de ses cuisses, mais on ne les distinguait pasdes tendons de ses poignets tout dénudés ; sa bouche restaitgrande ouverte ; de ses orbites sortaient deux flammes quiavaient l’air de monter jusqu’à ses cheveux ; – et lemisérable marchait toujours !

Il arriva juste au pied de la terrasse. Salammbô était penchéesur la balustrade ; ces effroyables prunelles lacontemplaient, et la conscience lui surgit de tout ce qu’il avaitsouffert pour elle. Bien qu’il agonisât, elle le revoyait dans satente, à genoux, lui entourant la taille de ses bras, balbutiantdes paroles douces ; elle avait soif de les sentir encore, deles entendre ; : elle ne voulait pas qu’il mourût ! A cemoment-là. Mâtho eut un grand tressaillement ; elle allaitcrier. Il s’abattit à la renverse et ne bougea plus. Salammbô,presque évanouie, fut rapportée sur son trône par les prêtress’empressant autour d’elle. Ils la félicitaient ; c’était sonoeuvre. Tous battaient des mains et trépignaient, en hurlant sonnom. Un homme s’élança sur le cadavre. Bien qu’il fût sans barbe,il avait à l’épaule le manteau des prêtres de Moloch, et à laceinture l’espèce de couteau leur servant à dépecer les viandessacrées et que terminait, au bout du manche, une spatule d’or. D’unseul coup il fendit la poitrine de Mâtho, puis en arracha le coeur,le posa sur la cuiller, et Schahabarim, levant son bras, l’offritau soleil.

Le soleil s’abaissait derrière les flots ; ses rayonsarrivaient comme de longues flèches sur le coeur tout rouge.L’astre s’enfonçait dans la mer à mesure que les battementsdiminuaient ; à la dernière palpitation, il disparut.

Alors, depuis le golfe jusqu’à la lagune et de l’isthme jusqu’auphare, dans toutes les rues, sur toutes les maisons et sur tous lestemples, ce fut un seul cri ; quelquefois il s’arrêtait, puisrecommençait ; les édifices en tremblaient ; Carthageétait comme convulsée dans le spasme d’une joie titanique et d’unespoir sans bornes.

Narr’Havas, enivré d’orgueil, passa son bras gauche sous lataille de Salammbô, en signe de possession ; et, de la droite,prenant une patère d’or, il but au génie de Carthage.

Salammbô se leva comme son époux, avec une coupe à la main, afinde boire aussi. Elle retomba, la tête en arrière, par-dessus ledossier du trône, – blême, raidie, les lèvres ouvertes, – et sescheveux dénoués pendaient jusqu’à terre.

Ainsi mourut la fille d’Hamilcar pour avoir touché au manteau deTanit.

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