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Scènes de la vie de jeunesse

Scènes de la vie de jeunesse

d’ Henri Murger

Le souper des funérailles

I

C’était sous le dernier règne. Au sortir du bal de l’opéra, dans un salon du café de Foy, venaient d’entrer quatre jeunes gens accompagnés de quatre femmes vêtues de magnifiques dominos. Les hommes portaient de ces noms qui,prononcés dans un lieu public ou dans un salon du monde, font relever toutes les têtes. Ils s’appelaient le comte de Chabannes-Malaurie, le comte de Puyrassieux, le marquis de Sylvers,et Tristan-Tristan tout court. Tous quatre étaient jeunes, riches,menant une belle vie semée d’aventures dont le récit défrayait hebdomadairement les Courriers de Paris, et n’avaient à peu près d’autre profession que d’être heureux ou de le paraître.Quant aux femmes, qui étaient presque jeunes, elles n’avaient d’autre profession que d’être belles, et elles faisaient laborieusement leur métier.

La carte, commandée d’avance, aurait reçu l’approbation de tous les maîtres de la gourmandise.

En entrant dans le salon, les quatre femmes s’étaient démasquées. C’étaient à vrai dire de magnifiques créatures, formant un quatuor qui semblait chanter la symphonie de la forme et de la grâce.

– Avant de nous mettre à table,messieurs, dit Tristan, permettez-moi de faire dresser un couvertde plus.

– Vous attendez une femme ? direntles jeunes gens.

– Un homme ? reprirent lesfemmes.

– J’attends ici un de mes amis qui fut deson vivant un charmant jeune homme, dit Tristan.

– Comment ? de son vivant !exclama M. de Puyrassieux.

– Que voulez-vous dire ? ajoutaM. de Sylvers.

– Je veux dire que mon ami est mort.

– Mort ? firent en chœur les troishommes.

– Mort ? reprirent les femmes endressant la tête.

– Quel conte de fées !

– Mort et enterré, messieurs.

– Comme Marlboroug ?

– Absolument.

– Ah çà, mais que signifie cela ?vous êtes hiéroglyphique comme une inscription louqsorienne, cesoir, mon cher Tristan, dit le comte de Chabannes.

– Écoutez, messieurs, répliqua Tristan.La personne que j’attends ne viendra pas avant une heure ;j’aurai donc le temps de vous conter l’aventure, qui est assezcurieuse, et qui vous intéressera d’autant plus que vous allez envoir le héros tout à l’heure.

– Une histoire ! C’est charmant.Contez ! contez ! s’écria-t-on de toutes parts, àl’exception d’une des femmes, qui était restée silencieuse depuisson entrée.

– Avant de commencer, dit Tristan, jecrois qu’il serait bon d’absorber le premier service. Je fais cetteproposition à cause de mon amour-propre de narrateur. Vous savez leproverbe…

– Non ! non ! dit Chabannes,l’histoire.

– Si ! si ! mangeons, cria-t-ond’un autre côté.

– Aux voix !– L’histoire ! – Le déjeuner !– L’histoire !

– Il n’y a qu’un moyen de sortir de là,dit Tristan ; c’est de voter.

– Eh bien, votons.

– Que ceux qui sont d’avis d’écouterl’histoire veuillent bien se lever, dit Tristan. Les trois hommesse levèrent.

– Très bien, fit Tristan ; que ceuxqui sont d’avis de déjeuner d’abord veuillent bien se lever.

Trois des femmes se levèrent, et parurent fortétonnées de voir leur compagne rester assise.

– Tiens, dit l’une d’elles, Fannys’abstient.

– Pourquoi donc ? dit une autre.

– Je n’ai pas faim, répondit Fanny.

– Eh bien, il fallait voter pourl’histoire, alors.

– Je ne suis pas curieuse, murmura Fannyavec indifférence.

– En attendant, reprit Tristan, l’épreuven’a pas de résultat, et nous voilà aussi embarrassés qu’auparavant.Pour sortir de là et pour contenter tout le monde, je vais vousfaire une proposition ; c’est de raconter en mangeant.

– Adopté ! Adopté !

– D’abord, dit le comte de Chabannes, lenom de votre ami ?

– Feu mon ami s’appelle Ulric-Stanislasde Rouvres.

– Ulric de Rouvres, dirent les convives,mais il est mort !

– Puisque je vous dis feu monami, répliqua tranquillement Tristan.

– Ah çà, demanda M. de Sylvers,ce n’était donc pas une plaisanterie, ce que vous disiez ?

– En aucune façon. Mais laissez-moiraconter maintenant, dit Tristan ; et il commença.

– En ce temps là, – il y a environun an, – Ulric de Rouvres tomba subitement dans une grandetristesse et résolut d’en finir avec la vie.

– Il y a un an, je me rappelleparfaitement, interrompit le comte de Puyrassieux, il avait déjàl’air d’un fantôme.

– Mais quelle était donc la cause decette tristesse ? demanda M. de Chabannes. Ulricavait dans le monde une position magnifique ; il était jeune,bien fait, assez riche pour satisfaire toutes ses fantaisies,quelles qu’elles fussent. Il n’avait aucune raison raisonnable pourse tuer.

– La raison qui vous fait faire une folien’est jamais raisonnable, dit entre ses dentsM. de Sylvers.

– Folie ou raison, le motif qui déterminaUlric à mourir est la seule chose que je doive taire, continuaTristan. Ulric s’était donc décidé à mourir, et passa en Angleterrepour mettre fin à ses jours.

– Pourquoi en Angleterre ? demandaun des convives.

– Parce que c’est la patrie du spleen, etque mon ami espérait qu’une fois atteint de cette maladie, iln’oserait plus hésiter au bord de sa résolution. Ulric passa doncla Manche, et, après avoir demeuré à Londres quelques jours, ilalla habiter dans un petit village du comté de Sussex. Là, ilrecueillit tous ses souvenirs ; il passa en revue tous sesjours passés, toutes ses heures de soleil et d’ombre. Il se répétaqu’il n’avait plus rien à faire dans la vie ; et après avoirmis ses affaires en ordre, il prit un pistolet et s’aventura dansla campagne, où il chercha longtemps un endroit convenable pourrendre son âme à Dieu. Au bout d’une heure de marche il trouva unlieu qui réalisait parfaitement la mise en scène exigée pour unsuicide. Il tira alors de sa poche son pistolet, qu’il armarésolûment, et dont il posa le canon glacé sur son front brûlant.Il avait déjà le doigt appuyé sur la détente et s’apprêtait à lalâcher, quand il s’aperçut qu’il n’était pas seul, et qu’à dix pasde lui il avait un compagnon s’apprêtant également à passer dansl’autre monde.

Ulric marcha vers ce malheureux, qui avaitdéjà le cou engagé dans le nœud d’une corde attachée à unarbre.

– Que faites-vous ? lui demandaUlric.

– Vous le voyez, dit l’autre, je vais mependre. Seriez-vous assez bon pour m’aider un peu ; je crainsde me manquer tout seul, n’ayant pas ici les commoditésnécessaires.

– Que désirez-vous de moi, et en quoipuis-je vous être utile, monsieur ? demanda Ulric.

– Je vous serais infiniment obligé,répondit l’autre, si vous vouliez me tirer de dessous les pieds cetronc d’arbre, que je n’aurai peut-être pas la force de rouler loinde moi quand je serai suspendu en l’air. Je vous prierai aussi devouloir bien ne pas quitter ces lieux avant d’être bien sûr quel’opération a complètement réussi.

Ulric regarda avec étonnement celui qui luiparlait ainsi tranquillement au moment de mourir. C’était un hommede vingt-huit à trente ans, et dont les traits, le costume, lelangage attestaient une personne appartenant aux classesdistinguées de la société.

– Pardon, lui demanda Ulric, je suisentièrement à vos ordres, prêt à vous rendre les petits servicesque vous réclamez de moi : il faut bien s’entr’aider dans cemonde ; mais pourrais-je savoir le motif qui vous détermine àmourir si jeune ? Vous pouvez me le confier sans craindred’indiscrétion de ma part, attendu que moi-même je me propose de metuer sous l’ombrage de ce petit bois.

Et Ulric montra son pistolet à l’Anglais.

– Ah ! ah ! dit celui-ci, vousvoulez vous brûler la cervelle, c’est un bon moyen. On me l’avaitrecommandé ; mais je préfère la corde, c’est plusnational.

– Serait-ce à cause d’un chagrind’amour ? demanda Ulric en revenant à son interrogatoire.

– Oh ! non, dit l’Anglais, je nesuis pas amoureux.

– Une perte de fortune ?

– Ah ! non, je suismillionnaire.

– Peut-être quelques espérancesd’ambition détruites ?

– Je ne suis pas ambitieux,

– Ah ! j’y suis, continua Ulric,c’est à cause du spleen, l’ennui…

– Ah ! non, j’étais très heureux,très joyeux de vivre.

– Mais alors…

– Voici, monsieur, puisque cetteconfidence paraît vous intéresser, le motif de ma mort. Il y a deuxans, au milieu d’un souper, j’ai parié avec un de mes amis que jemourrais avant lui. La somme engagée est très considérable, et lepari est connu dans les trois royaumes. Et comme la mort n’a pasvoulu venir à moi depuis ce temps, si je ne suis pas allé à elledans une heure, j’aurai perdu mon pari… Et je veux le gagner… Voilàpourquoi…

Ulric resta stupéfait.

– Maintenant, monsieur, que vous avezreçu ma confidence, je vous rappellerai la promesse que vous m’avezfaite, dit l’Anglais, qui, monté sur le tronc d’arbre, venait de seremettre la corde au cou.

– Un instant, monsieur, de grâce, jen’aurai jamais le courage.

– Eh ! monsieur, dit l’autre,pourquoi donc m’avoir interrompu alors ? Je n’ai pas de tempsà perdre si je veux gagner mon pari. Il est minuit moins dixminutes, et à minuit il faut absolument que je sois mort.

En disant ces mots, voyant que l’aide d’Ulricallait lui faire défaut, l’Anglais chassa d’un coup de pied letronc d’arbre qui l’attachait encore à la terre et se trouvasuspendu.

L’agonie commença sur-le-champ. Ulric ne putassister de sang froid à cet horrible spectacle, et se sauva dansun champ voisin.

Au bout d’une demi-heure il revint près del’arbre changé en gibet, et trouva l’Anglais roide, immobile,parfaitement mort. Cette vue donna à penser à mon jeune ami. Iltrouva la mort fort laide, et renonça soudainement à aller luidemander la consolation des maux que lui faisait souffrir la vie.Seulement il se trouvait dans une situation fort embarrassée ;car il avait écrit la veille à un de ses amis qu’il avait mis fin àses jours, et il considérait comme une lâcheté un retour sur cetterésolution. Il s’effrayait du ridicule qui allait rejaillir sur luiquand on apprendrait ce suicide avorté, chose aussi pitoyable à sesyeux qu’un duel sans résultat.

Il en était là de ses hésitations quand ilaperçut à terre le portefeuille de l’Anglais pendu. Ulric l’ouvritet y trouva une foule de papiers, et entre autres un passeportd’une date récente et pris au nom de sir Arthur Sydney. Ces papiersétaient ceux du défunt ; et ce nom d’Arthur était également lesien ; et voici l’idée qui vint à l’esprit d’Ulric : ilprit son portefeuille, qui contenait les papiers attestant sonidentité à lui, et les glissa dans le portefeuille du mort, aprèsen avoir retiré le passeport et les autres papiers, qu’il mit danssa poche.

Grâce à ce stratagème, Ulric passa pour mort.Son suicide, annoncé par les feuilles anglaises, fut répété par lesjournaux français. Ulric assista à son convoi funèbre ; etaprès s’être rendu lui-même les derniers honneurs, il partit pourle Mexique sous le nom de sir Arthur Sydney. Revenu à Londres il ya environ six semaines, il m’écrivait les détails que je viens devous raconter.

– Tout cela est, en vérité, trèsmerveilleux, dit Chabannes ; mais si M. Ulric de Rouvresrevient à Paris, sa position y sera au moins singulière. Sous quelnom prétend-il exister maintenant ? Reprendra-t-il le sien, ouconservera-t-il celui de Sydney ?

– Je crois qu’il prendra un autre nom,répondit Tristan.

– Mais, fit observerM. de Chabannes, ce sera inutile. Il ne tardera pas àêtre reconnu dans le monde.

– Il n’ira pas dans le monde, ditTristan ; je veux dire par là qu’il ne fréquentera pas cettepartie de la société parisienne qu’on appelle le monde.

– Il aura tort, fit le comte dePuyrassieux. Dans les premiers jours son aventure pourra luiattirer quelques regards, on chuchotera peut-être sur sonpassage ; mais au bout d’une semaine on n’y pensera pas, et onparlera d’autre chose. Sa position sera au contraire fortavantageuse. Toutes les femmes vont se l’arracher.

– Ulric ne retournera plus dans le monde,messieurs, dit Tristan.

– Mais pourquoi ? demandèrent lesjeunes gens.

– Pourquoi ? dit tout à coupl’indifférente Fanny, en chassant du bout de ses doigts effilés lesboucles de cheveux qui semblaient par instant faire à son visage unvoile tramé de fils d’or : – Pourquoi ? C’est biensimple. M. Ulric ne peut plus reparaître dans le monde, parcequ’il est ruiné.

– Ruiné ! dirent les jeunesgens.

– Nécessairement, continua Fanny. Iln’est pas mort, c’est vrai ; mais on l’a cru tel pendant sixmois. Il y a eu un acte de décès ; et comme M. Ulric deRouvres n’avait d’autre parent que son oncle, le chevalier deNeuil, toute la fortune de son neveu a dû retourner entre les mainsde celui-ci.

– Eh bien, ditM. de Puyrassieux, l’oncle fera une restitutiond’héritage.

– Il ne le pourra plus, continua lablonde Fanny avec la même tranquillité. À l’heure où nous sommes,M. le chevalier de Neuil est aussi pauvre que les vieillardsqui sont aux Petits-Ménages.

– Ah ! la bonne plaisanterie, ditM. de Chabannes ; mais songez donc, ma belle enfant,que ce vieillard, qui aurait remontré des ruses à tous les avaresde la comédie classique, avait en main propre au moins vingt millelivres de rente ; et si, comme on peut le supposer, il ahérité de son neveu, celui-ci ayant cinquante mille livres derente, M. de Neuil, qui joue la bouillotte à un liard lacarre, et qui est plus mal vêtu que son portier, est actuellementplus que millionnaire.

– J’ai dit ce que j’ai dit, répéta Fanny.M. le chevalier de Neuil n’a plus le sou.

– Ah çà ! mais il avait donc un vicesecret, ce vieillard ? demanda Chabannes.

– Il était l’ami de madame de Villerey,répondit Fanny ; et, puisque vous paraissez l’ignorer,messieurs, je vous dirai que madame de Villerey avait pour habituded’imposer à ses favoris l’obligation d’être les clients de sonmari.

– Eh bien, la maison de banque deVillerey est une bonne maison, dit M. de Puyrassieux.

– La maison de Villerey a perdu dix-septmillions à la bourse dans la quinzaine dernière, dit Fanny ;si l’un de vous a des fonds dans cette maison, je lui conseille demettre un crêpe à son portefeuille : M. de Villereyest en fuite.

– Il emporte vos regrets, n’est-il pasvrai, ma chère ? fit M. de Puyrassieux avec unsourire qui était une allusion.

– Il m’emporte aussi soixante-quinzemille francs, c’est ce qui me rend un peu maussade ce soir ;mais c’est une leçon, cela m’apprendra à faire des économies,ajouta la jeune femme.

En ce moment un garçon du restaurant vintavertir Tristan qu’un monsieur le faisait demander.

– C’est Ulric sans doute, ditTristan ; et, se retournant vers Fanny, il lui dit tout bas àl’oreille :

– Ma chère enfant, vous vous êtestrompée, mon ami Ulric n’est pas ruiné.

– Eh bien, qu’est-ce que cela me fait, àmoi ? dit Fanny.

– Remettez votre masque un instant,continua Tristan.

– Mais… pourquoi ? demanda la jeunefemme, en rattachant néanmoins son loup de velours.

– Qui sait ? dit Tristan, peut-êtrepour regagner les soixante-quinze mille francs que vous avezperdus.

II

Trois jours auparavant Ulric de Rouvres étaità Plymouth, et, sous le nom d’Arthur Sydney, s’apprêtait à partirpour l’Inde anglaise, où il voulait aller faire la guerre sous lesdrapeaux de Sa Majesté britannique. Au moment de s’embarquer ilreçut de France une lettre dont la lecture changea soudainement sesprojets ; car il alla sur-le-champ faire une visite àl’amirauté, et il en sortit pour prendre ses passeports pour laFrance, où il était arrivé aussi promptement que si le paquebot etla chaise de poste qui l’avaient amené eussent eu des ailes.

Voici quel était le contenu de la lettre quiavait motivé cette arrivée si prompte :

« Mon cher Ulric,

« Vous savez si je suis votre ami. Jecrois vous en avoir donné des preuves en maintes circonstances. Jevous ai vu, il y a un an, brisé par le coup de tonnerre d’un grandmalheur. C’était votre première passion sérieuse. Vous avez faiblisous les coups de ces violents ouragans qui éclatent au début de lajeunesse, et vous avez roulé au fond de cet abîme où le désespoirvertigineux a plongé votre esprit dans de noirs tourbillons. Selonl’usage, vous avez voulu mourir, et pour accomplir ce projet vousêtes allé en Angleterre, la patrie du spleen. Là, vous avez mis finà vos jours, et vous êtes maintenant convenablement enterré dans uncimetière du comté de Sussex. Selon vos vœux, on a mis sur votretombe un saule en larmes, et on a planté de ces petites fleursbleues qui étoilent les rives des fleuves allemands. Vous êtes onne peut plus mort, et vos amis ne vous attendent plus qu’aujugement dernier. Ayez donc l’obligeance de ne point reparaîtreavant l’époque où les fanfares de l’Apocalypse convoqueront lemonde à une résurrection officielle. Vous pouvez, du reste, dormiren paix. J’ai scrupuleusement accompli les ordres divers que vousavez bien voulu me donner dans votre testament. Je dois, pour votresatisfaction, vous déclarer que vous avez été généralementregretté. Votre décès a fait couler des larmes des plus beaux yeuxdu monde. Vous étiez certainement le meilleur valseur qui aitjamais glissé sur un parquet ciré, au milieu du tourbilloncirculaire que dirige l’archet de Strauss. En apprenant votredécès, ce grand artiste a ressenti un chagrin profond ; et audernier bal qui a eu lieu au Jardin d’hiver, il avait mis, pourtémoigner sa douleur, un crêpe à son bâton de chef d’orchestre.

« Ah ! mon ami, si vous n’aviez paseu d’aussi bonnes raisons, combien vous auriez eu tort demourir ! Si vous ne vous étiez pas tant pressé, peut-êtreseriez-vous resté parmi nous ; car je sais plusieurs mainsblanches qui se fussent tendues pour vous retenir dans la vie.Enfin, comme on dit, ce qui est fait est fait : vous êtesmort, et vous avez eu l’agrément d’assister à votre convoi, car jeprésume que vous vous étiez adressé une lettre d’invitation ;vous avez répandu des larmes sur votre tombe, et vous vous êtesregretté sincèrement. À ce propos, mon cher ami, puisque vous êtesun citoyen de l’autre monde, ne pourriez-vous pas me donnerquelques détails sur la façon dont on s’y comporte ? La mortest-elle une personne aimable, et fait-il bon à vivre sous sonrègne ? Dans quelle zone souterraine est situé sonroyaume ? Y a-t-il quatre saisons et diffèrent-elles desnôtres ? Quels sont, je vous prie, les agréments dontjouissent les trépassés ? Quel est le mode degouvernement ? Quel est le code des lois d’outre-vie ?Vous qui devez être, à l’heure qu’il est, instruit de toutes ceschoses, vous devriez bien me les communiquer. Au cas où jem’ennuierais par trop sous le vieux soleil, j’irais peut-être vousrejoindre là-bas, et je l’aurais déjà fait si je ne craignais dequitter le mal pour le pire.

« Vous avez eu l’obligeance de vousinquiéter de moi et de la façon dont je menais l’existence depuisque vous m’aviez quitté. Je suis resté le même, mon ami ; cequ’on appelle un excentrique, je crois. Mes goûts et mes habitudesn’ont aucunement varié : je dors le jour et je veille la nuit.À force de volonté et de persévérance, je suis parvenu à arrêtercomplètement le mouvement intellectuel de mon être, et je me trouveon ne peut mieux de cette inertie qui me permet d’entendre un sotparler trois heures, sans avoir comme autrefois le méchant désir dele jeter par la fenêtre. J’assiste avec indifférence au spectaclede la vie, qui a ses quarts d’heure d’agrément. J’ai été, il y aquelques jours, forcé de recourir à ma plume pour conserver moncheval, attendu qu’une dépêche télégraphique, arrivée je ne saisd’où, avait ruiné mon banquier, qui m’avait fait collaborer à sesspéculations. Mais heureusement, le lendemain de ce désastre, unparent à moi mourut dans un duel sans témoins, avec un pâté defaisan ; et comme, peu soigneux de son caractère, il avaitoublié de me déshériter, la loi naturelle m’a forcé à recueillirson bien, qui égalait au moins la perte que m’avait causée lapantomime du télégraphe. Vous avez dû, au reste, rencontrer cetexcellent homme, qui avait pour maxime que la vie est unfestin.

« Maintenant que je vous ai, troplonguement peut-être, parlé de moi, je vais vous entretenir d’unecirconstance très bizarre qui est, à vrai dire, le motif sérieux decette lettre.

« Il y a environ huit jours, dans unsouper de jeunes gens où j’avais été convié, je suis resté foudroyépar l’étonnement en me trouvant en face d’une jeune femme qui estle fantôme vivant de cette pauvre Rosette, morte il y a un an àl’hôpital, et que vous avez voulu suivre dans la mort. Cetteressemblance était si merveilleusement frappante, si complète entous points ; cette créature enfin est tellement le sosie devotre pauvre amie, qu’un instant je suis resté tout étourdi,presque effrayé, et point éloigné de croire aux revenants. Mais ledoute ne m’était pas permis : j’avais vu, comme vous, lapauvre Rosette étendue sur le lit de marbre del’amphithéâtre ; avec vous, je l’avais vue clouer dans lecercueil et descendre dans cette fosse que vous avez fait ombragerde rosiers blancs, comme pour faire à l’âme de la morte une oasisparfumée. J’ai alors interrogé cette créature, qu’un caprice de lanature a faite la jumelle de votre bien-aimée défunte ; etsupposant un instant qu’elle était peut-être la sœur de Rosette, jelui ai demandé si elle l’avait connue. Avec une voix qui avait lesdouces notes de la voix de votre amie, Fanny m’a répondu qu’elle nel’avait point connue, et que d’ailleurs elle n’avait point de sœur.J’ai causé quelque temps avec cette fille, qui est fort recherchéedans le monde de la galanterie officielle, et je me suis convaincuque sa ressemblance avec Rosette s’arrêtait à la forme.

« Fanny est un être de perdition, unecréature vierge de toute vertu. Appliquant à faire le mal uneintelligence vraiment supérieure, cette fille, rouée comme uncongrès de diplomates, grâce à ses relations, qui sont nombreuses,exerce dans la société où elle vit une influence qui la rendpresque redoutable, et depuis qu’elle règne avec toutel’omnipotence de ses fatales perfections, elle a déjà causé laruine de bien des avenirs et le désastre de bien des jeunesses sansqu’une simple fois son cœur, immobilisé dans sa poitrine comme unglaçon dans une mer du pôle, ait fait une infidélité à sa raison.C’est parce que je sais de quel amour profond vous aimiezRosette ; c’est parce que moi, sceptique et railleur àl’endroit des choses de sentiment, je suis convaincu que lesouvenir de cette pauvre fille, qui s’est presque immolée pourvous, comme Marguerite pour Faust, vivra autant que vous vivrez,que je vous ai instruit de ma rencontre avec celle qui est sacopie. J’ai pensé que votre nature de poète trouverait peut-être uncertain charme mystérieux à revoir, ne fût-ce qu’un instant, paréede toutes les grâces de la vie et dans tous les rayonnements de lajeunesse, la douce figure qu’il y a un an nous avons pu voirensemble disparaître sous le vêtement des trépassés. Au cas où,comme je le présume, les détails que je viens de vous raconterexciteraient votre curiosité et vous amèneraient à Paris, je vousai d’avance préparé une entrevue avec Fanny. Vous nous trouverezsamedi prochain, c’est-à-dire dans quatre jours, après la sortie dubal de l’Opéra, au café de Foy, où vous rencontrerez d’anciennesconnaissances.

« Pour ne pas effrayer l’assemblée, ilserait peut-être convenable que vous ne vinssiez pas avec votrelinceul. Quittez donc ce négligé mortuaire et mettez-vous à la modedes vivants. Pour des réunions du genre de celle où je vous convie,on s’habille volontiers de noir, avec des gants et un gilet blancs.Je vous rappelle ces détails au cas où vous les auriez oubliés dansl’autre monde, où les usages ne sont peut-être pas les mêmes quedans celui-ci,

« Tout à vous,

« Tristan. »

III

Pendant qu’Ulric de Rouvres se rend aurendez-vous que lui avait assigné Tristan, nous donnerons auxlecteurs quelques explications sur les événements qui avaientdéterminé son suicide, si singulièrement avorté.

Entré de bonne heure dans la vie, car il avaitété mis en possession de sa fortune avant d’avoir atteint samajorité, Ulric, ébloui d’abord par le soleil levant de savingtième année, et étourdi par le bruit que faisait ce monde où ilétait appelé à vivre, hésita un moment ; et, comme un voyageurqui, mettant pour la première fois le pied sur un sol inconnu,craint de s’y égarer, il demanda un guide.

Il s’en présenta cinquante pour un ; car,ainsi qu’aux barrières des villes qui renferment des curiosités, ontrouve aux portes du monde une foule de cicérones qui viennentbruyamment vous offrir leurs services.

Ulric, ivre de liberté, voulut tout voir ettout savoir ; nature ardente, curieuse et impatiente, ilaurait désiré pouvoir, dans une seule coupe et d’un seul coup,boire toutes les jouissances et tous les plaisirs.

Il vit et il apprit rapidement ; et, àvingt-quatre ans l’expérience lui avait signé son diplômed’homme.

L’esprit plein d’une science amère, le cœurchangé en un cercueil qui renfermait les cendres de sa jeunesse, etl’âme encore tourmentée par d’insatiables désirs, il quitta cemonde où, quatre années auparavant, il était entré l’œil souriantet le front levé, en lui jetant la malédiction désolée des filsd’Obermann et de René ; et sinistre et lamentable, il s’enretourna grossir le nombre de ceux qui épanchent sur toutes chosesleurs doutes amers ou leurs audacieuses négations.

La brutale disparition d’Ulric fut accueilliedans la société par une banale accusation de misanthropie ; etau bout de huit jours, on n’en parlait plus.

De toutes ses anciennes connaissancesd’autrefois, Tristan fut le seul avec qui Ulric conserva quelquesrelations. Un jour il vint le voir, et lui tint des discours qui nelaissèrent point de doute à Tristan sur les idées de suicide quigermaient déjà dans son esprit.

– À vingt-quatre ans, c’est bien tôt,répondit Tristan ; en tout cas vous me permettrez de ne pasvous accompagner.

– Ah ! c’est donc vrai ce qu’onm’avait dit sur vous ? Vous êtes atteint du mal du siècle,vous aurez trop lu Faust et les esprits chagrins qui sontvenus à sa suite. C’est plutôt l’influence de ces gens-là que toutle reste qui vous amène au bord de ce moyen extrême. Vous vouscroyez mort, vous n’êtes qu’engourdi, mon cher ! Quand on atrop couru on est fatigué, cela est naturel. Vous êtes dans uneépoque de repos ; mais, demain ou après, vous jetterez par lafenêtre votre résolution funeste et vos pistolets anglais, ou vousen ferez cadeau à un pauvre diable de poète incompris, qui n’aurapour se guérir des misères de ce monde que le moyen extrême de s’enaller dans l’autre.

J’ai été comme vous ; plus d’une foisj’ai mis la clef dans la serrure de cette porte qui donne surl’inconnu ; mais je suis revenu sur mes pas, et j’espère quevous ferez comme moi. Vous me répondrez que vous n’avez plus nicœur ni âme, et qu’il vous est impossible de croire à rien.D’abord, on a toujours un cœur ; et pourvu qu’il accomplissesa fonction de balancier, on n’a pas besoin de lui en demanderdavantage. Quant à ce qui est de l’âme, c’est un mot pourl’explication duquel on a écrit dans toutes les langues un millionde volumes, ce qui fait qu’on est moins fixé que jamais sur sonexistence et sa signification. L’âme est une rime àflamme, voilà ce qu’il y a de plus évident jusqu’ici.

Pour ce qui touche les croyances, il en est detellement naturelles qu’on ne peut jamais les perdre ; on nepeut nier ce qu’on voit, ce qu’on touche et ce qu’on entend. Àdéfaut de sentiments, on a toujours des sensations ; et c’estn’être point mort que de posséder de bons yeux pour voir le soleil,des oreilles pour entendre la musique, et des mains pour les passeramoureusement dans la chevelure parfumée d’une femme, qui, à défautde ces vertus idéales que réclament les jeunes gens de l’écoleromantique allemande, a au moins les qualités positives etplastiques de sa beauté. Vous avez fini votre temps de poésie etperdu les ailes qui vous emportaient dans les olympes del’imagination ; mais il vous reste des pieds pour marcherencore un bon bout de temps dans une prose substantielle etnourrissante ; et ce qui vous reste à faire est le meilleur duchemin.

Mais en voyant que ces railleries, qui luiétaient familières, à lui poète du matérialisme et apôtre duscepticisme, semblaient provoquer Ulric au lieu de le calmer,Tristan quitta subitement le ton qu’il avait pris d’abord, et lesermonna avec une éloquence onctueuse, persuasive et presquepaternelle, qui eut, du moins un instant, pour résultat de le fairerenoncer à son dessein de suicide.

Cependant, à compter de ce jour, Ulric nerevint plus voir Tristan, qui, malgré tous les soins qu’il pritpour le découvrir, fut longtemps sans savoir ce qu’il étaitdevenu.

Un jour Tristan faisait, en compagnie dequelques amis, une partie de cheval dans une campagne des environsde Paris. Ce fut là que le hasard lui fit rencontrer Ulric, aprèssix mois de disparition. Ulric n’était pas seul ; il donnaitle bras à une jeune fille de dix-huit à vingt ans, ayant le costumedes ouvrières. Ulric aussi, Ulric, qui jadis avait donné dans lemonde l’initiative de l’élégance ; Ulric, qui avait étépendant un temps le thermomètre des variations de la mode et dontles innovations, si audacieuses qu’elles fussent, étaient toujoursacceptées ; qui, s’il lui avait pris un jour l’idée de mettredes gants rouges, en aurait fait porter à tout le JockeyClub, Ulric était vêtu d’habits coupés sur les modèles trouvéssans doute dans les Herculanums de mauvais goût. Il étaitméconnaissable. Cependant Tristan le reconnut au premier regard etallait s’approcher de lui pour lui parler, quand Ulric lui fitsigne de ne pas l’aborder.

– Quel est ce mystère ? murmuraTristan en s’éloignant.

En voici l’explication :

Dans les naïfs récits des romanciers et despoètes du moyen âge, on rencontre beaucoup d’aventures de princeset de chevaliers mélancoliques qui, fuyant les cours et leschâteaux, se mettent un jour à courir le pays, cachant leurnaissance et leur fortune, et, déguisés en pauvres trouvères, s’envont, la guitare en main, chanter l’amour, et, parmi toutes lesfemmes, en cherchent une qui les aime pour eux-mêmes. Ilsdonnent un soupir pour un sourire, et s’arrêtent aussi volontierssous l’humble fenêtre des vassales que sous le balcon armorié deschâtelaines.

Enfant de ce siècle, Ulric de Rouvres, quicomptait peut-être des aïeux parmi ces héros, demi-poètes,demi-paladins, dont sont peuplées les vieilles légendes, semblaitvouloir continuer la tradition de ces temps barbares au milieu desmœurs civilisées de notre époque.

Voici ce qu’Ulric avait fait pour romprecomplètement avec un monde où pendant quatre années lesdélicatesses trop exagérées de sa nature avaient été constammentfroissées.

Après avoir réalisé toute sa fortune en rentessur l’État, il en déposa l’inscription entre les mains d’un notairequi fut chargé d’utiliser les intérêts comme il l’entendrait. Sonmobilier, qui était le dernier mot du luxe et de l’élégancemodernes, ses équipages et ses chevaux, dont quelques-uns étaientcités dans l’aristocratie hippique, furent vendus aux enchères, etles sommes que produisirent ces ventes diverses déposées chez lenotaire qui avait la gestion de sa fortune. Ulric garda deux centsfrancs seulement.

Huit jours après, les personnes qui vinrent ledemander à son logement de la Chaussée d’Antin apprirent qu’ilétait parti sans laisser d’adresse.

Sous le nom de Marc Gilbert, Ulric avait étése loger dans une des plus sombres rues du quartier Saint-Marceau.La maison où il habitait était une espèce de caserne populaire oùdu matin au soir retentissait le bruit de trois cents métiers.

Habitué au confortable recherché au milieuduquel il avait toujours vécu, Ulric passa sans transition del’extrême opulence au dénuement extrême. Sa chambre était un de cestaudis humides et obscurs dans lesquels le soleil n’ose pasaventurer un rayon, comme s’il craignait de rester prisonnier dansces cachots aériens. Le mobilier qui garnissait cette chambre étaitcelui du plus pauvre artisan.

Ce fut là qu’Ulric vint se réfugier, ce fut làqu’il essaya de se retremper dans une autre existence. En voyantses voisins, les ouvriers, partir le matin pour l’atelier lachanson aux lèvres, en les voyant rentrer le soir ployés en deuxpar la fatigue du labeur, mais ayant sur le visage encore trempé desueur ce reflet de contentement pacifique qu’imprimel’accomplissement d’un devoir, Ulric s’était dit :

– Ceci est le vrai peuple, le peuplehonnête, qui travaille et pétrit de sa main laborieuse le painqu’il mange le soir. C’est là, ou jamais, que je trouverai l’hommeavec ses bons instincts. C’est là, ou jamais, que je pourrai guérircette invincible tristesse qui m’a suivi dans cette mansarde, oùj’ai retrouvé le spectre du dégoût assis au pied de mon lit.

Son plan était tout tracé, et il le mitsur-le-champ à exécution. Huit jours après, Ulric, sous le nom deMarc Gilbert, avait revêtu le sarreau plébéien, et entrait commeapprenti dans un grand atelier du voisinage. Au bout de six mois,il savait assez son métier pour être employé comme ouvrier. Àdessein il avait choisi dans l’industrie une des professions lesplus fatigantes et exigeant plutôt la force que l’intelligence. Ils’était fait mécanique vivante, outil de chair et d’os. Et, envoyant ses doigts glorieusement mutilés par les saintes cicatricesdu travail, c’est à peine s’il se reconnaissait lui-même dans lerobuste Marc Gilbert, lui, l’élégant Ulric de Rouvres, dont la mainaristocratique aurait jadis pu mettre, sans le rompre, le gant dela princesse Borghèse.

Cependant, malgré le rude labeur quotidienauquel il s’était voué, au milieu même de son atelier, et sibruyantes qu’elles fussent, les clameurs qui l’environnaient nepouvaient assourdir le chœur de voix désolées qui parlaientincessamment à son esprit.

Lorsqu’il rentrait le soir dans sa chambre,après une laborieuse journée, Ulric ne pouvait même pas trouver celourd sommeil qui habite les grabats des prolétaires. L’insomnies’asseyait à son chevet ; et, quoi qu’il fît pour l’endétourner, son esprit descendait au fond d’une rêverie dont l’abîmese creusait chaque jour plus profondément, et d’où il ressortaittoujours avec une amertume de plus et une espérance de moins.

Ulric avait au cœur cette lèpre mortelle quiest l’amour du bien et du bon, la haine du faux et del’injuste ; mais une étrange fatalité, qui semblait marcherdans ses pas, avait toujours donné un démenti à ses instincts etraillé la poésie de ses aspirations. Tout ce qu’il avait touché luiavait laissé quelque fange aux mains, tout ce qu’il avait connu luiavait gravé un mépris ou un dégoût dans l’esprit, et, comme cessoldats qui comptent chaque combat par une blessure, chacun de sesamours se comptait par une trahison.

Aussi, pendant ses heures de solitude, etquand il déroulait devant sa pensée le panorama de sa vie passée,ne pouvait-il s’empêcher de pousser des plaintes sinistres.

On est majeur à tout âge pour lespassions ; mais le plus grand malheur qui puisse arriver à unhomme est sans contredit une majorité précoce. Celui qui vit tropjeune vit généralement trop vite ; et les privilégiés sontceux-là qui, pareils aux écoliers, peuvent prendre le long cheminet n’arriver que le plus tard possible au but où la raison enseignela science de la vie. Mais chacun porte en soi son destin. Il estdes êtres chez qui les facultés se développent avant l’heure, etqui, se hâtant d’aller demander à la réalité ses logiques démentis,toujours pleins de désenchantements, se déchirent aux épines de lavérité, à l’âge où l’on commence à peine à respirer l’enivrantparfum des mensonges.

Lorsqu’on rencontre quelques-uns de cesmalheureux mutilés par l’expérience, il faut les accueillir avecune pitié secourable ; on ne peut interdire la plainte auxblessés, et l’ironie et le blasphème d’un sceptique de vingt ans nesont bien souvent que le râle de sa dernière illusion.

Le motif qui avait amené Ulric à quitter lemonde pour venir se réfugier dans la vie des prolétaires étaitmoins une excentricité romanesque qu’une tentative trèssérieusement méditée, et sans doute inspirée par une espèce dephilosophie mystique particulière aux esprits tourmentés par lesfièvres de l’inconnu.

Spectateur épouvanté et victime souffrante dela corruption et de la fausseté qui règnent dans les relations dumonde ; trompé à chaque pas qu’il y faisait, comme ce voyageurqui, en traversant une contrée maudite, sentait se transformer soussa dent, en cendre infecte ou en fiel amer, les fruits magnifiquesqui avaient tenté son regard et excité son envie, Ulric voyait,dans cette corruption et cette fausseté même, un faitprovidentiel.

– Il est juste, pensait-il, que ceux qui,en arrivant dans la vie, y sont accueillis par le sourire doré dela fortune et trouvent dans leurs langes, brodés par la main desfées protectrices, les talismans enchantés qui leur assurentd’avance toutes les jouissances et toutes les félicités qu’on peutéchanger contre l’or ; il est peut-être juste que cesprivilégiés, fatalement condamnés au plaisir, soient déshérités dubonheur, la seule chose qui ne s’achète pas et ne soit pointhéréditaire.

« Leur destin leur a dit ennaissant : Toi, tu vivras parmi les puissants, dans cettemoitié du monde qui fait l’éternelle envie de l’autre moitié. Tuauras la fortune et le rang. Enfant, tous tes caprices seront deslois ; jeune homme, tous les plaisirs feront cortège à tajeunesse, et chacune de tes fantaisies viendra s’épanouir en fleurau premier appel de ton désir ; homme, toutes les routesseront ouvertes à ton ambition. Tu seras enfin ce qu’on appelle unheureux du monde. Mais ton bonheur n’aura que des apparences, etchacune de tes joies sera doublée d’une déception ; car tu vasvivre dans une société où la corruption est presque une nécessitéd’existence, et la perfidie une arme de défense personnelle qu’ondoit toujours avoir à la main comme un soldat son épée. »

C’est ainsi qu’Ulric avait raisonnéintérieurement, et cette singulière philosophie l’avait conduit àrêver cette singulière espérance.

« En revanche, ajoutait-il, ceux-là quinaissent abandonnés de la fortune, les malheureux qui n’ont d’autreprotection qu’eux-mêmes et traversent la vie attelés à la glèbe dutravail, ceux-là du moins, au milieu de la dure existence que leurimpose leur destin, doivent conserver les bons instincts dont ilssont doués nativement. La bonne foi, la reconnaissance, toutes lesnobles qualités humaines doivent croître dans les sillons qu’arrosela sueur du travail. L’ouvrier doit pratiquer avec la rudesse deses mœurs la fraternité ; ne possédant rien, il ne connaîtpoint les haines que déterminent les rivalités d’intérêt ; sessympathies et ses amitiés sont spontanées et sincères, et commecelles du monde, n’ont pas seulement la durée d’une paire de gantsou d’un bouquet de bal. Ses amours ignorent les honteux alliagesdont sont composés les amours du monde, amours faits d’ambition,d’orgueil, de haine même quelquefois, mais jamais d’amour.L’ignorance du peuple est une sauvegarde contre le mal, car le malest un résultat du savoir. On fait le bien avec le cœurseulement ; le mal exige la collaboration de l’esprit et de laraison. »

Mais cette suprême espérance, à laquelle Ulrics’était obstinément attaché, ne survécut pas à sa tentative. Aprèsavoir pendant six mois vécu au milieu des hommes de labeur, l’étudeet le contact des mœurs de ce monde nouveau pour lui laissa Ulricencore plus désolé ; et son expérience l’amena à cetteconclusion absolue que le bien et le bon n’existaient pas, oun’existaient qu’à l’état d’instincts dont l’application et ledéveloppement n’étaient pas possibles.

Dans les classes élevées de la société, parmile monde des cravates blanches et des habits noirs, il avaitrencontré toute la hideuse famille des vices humains, mais ilsétaient du moins correctement vêtus, parlaient le beau langagepromulgué par décrets académiques, et n’agissaient point une seulefois sans consulter le code des convenances. Il avait souvent, dansun salon, serré avec joie la main droite d’un homme qui letrahissait de la main gauche, mais cette main étaitirréprochablement gantée. Souvent il avait cru au sourire de cestrahisons vivantes qu’on appelle des femmes ; il s’étaitlaissé émouvoir par les solo de sensibilité qu’elles exécutent enpublic après les avoir longuement étudiés, comme on fait d’unesonate de piano ou d’un air d’opéra, et il avait été dupe ;mais, du moins, ces femmes qui le trompaient étaient vêtues de soieet de velours ; les perles et les diamants, arrachés aumystérieux écrin de la nature, luttaient de feux et d’éclairs avecles flammes de leurs regards et resplendissaient sur leur frontcomme une constellation d’étoiles terrestres. Ces femmes étaientles reines du monde ; elles portaient des noms qui avaient eudéjà l’apothéose de l’histoire, et quand elles traversaient un bal,laissant derrière elles un sillage de parfums et de grâces, tousles hommes faisaient sur leur passage une haie d’admirationsgénuflexes.

– Ulric ne tarda pas à se convaincre queles mœurs de l’atelier ne valaient pas mieux que celles dusalon.

En venant pour la première fois à son travail,l’apparence chétive de sa personne, la pâleur distinguée de sonvisage, la blancheur de ses mains, jusque-là restées oisives, luivalurent, de la part de ses nouveaux compagnons, un accueil pleind’ironie et d’insultes. Résigné d’abord aux humbles fonctionsd’apprenti, Ulric subit patiemment sans y répondre toutes lesoppressions et toutes les injures dont on l’accablait à cause de safaiblesse apparente, à cause de sa façon de parler, qui n’avaitrien de commun avec le vocabulaire du cabaret. Plus tard, lorsquela pratique de son état eut développé sa force, quand la rouille dutravail eut rendu ses mains calleuses et bruni son visage empreintd’un cachet de mâle virilité, ceux qui, en d’autres temps, avaientabusé de leur force pour l’opprimer, changèrent subitement delangage et de manières avec lui dès qu’ils s’aperçurent que sonbras frêle soulevait les plus lourds fardeaux aussi facilement quele souffle d’orage enlève une plume du sol.

Au bout d’un an de séjour dans l’atelier,Ulric, dont l’intelligence avait été remarquée par ses chefs, futnommé contremaître. Cette nomination excita parmi tous sescompagnons un concert de récriminations honteuses et jalouses, etle jour où Ulric se présenta pour la première fois à l’atelier avecson nouveau titre, la conspiration éclata d’une façon assezmenaçante pour nécessiter l’intervention des chefs.

– Qu’y a-t-il ? demanda l’un d’euxen s’avançant au milieu des ouvriers en révolte.

– Il y a, dit un des ouvriers, que nousne voulons pas de monsieur pour contremaître, et il désignaitUlric.

– Pourquoi n’en voulez-vous pas ?dit le patron.

– Parce que c’est humiliant pour nousd’être commandés par quelqu’un qui, il y a un an, était encorenotre apprenti.

– Eh bien, répondit le maître, qu’est-ceque cela prouve ?

– Ça prouve, continua l’ouvrier, quicommençait à balbutier, ça prouve que nous sommes tous égaux etqu’on ne doit pas faire d’injustice. Il y a des gens quitravaillent depuis dix ans dans la maison, et ça les vexe de voirentrer un étranger comme ça tout de go dans la premièrebonne place qui se trouve vacante.

– Oui, c’est injuste ! murmurèrenttous les ouvriers, comme pour encourager l’orateur qui discutaitleurs intérêts.

– À bas Marc Gilbert ! s’écrièrentquelques voix, à bas le monsieur !

– D’ailleurs, continua l’ouvrierqui avait déjà parlé, pourquoi avez-vous renvoyé Pierre ?C’était un brave homme… qui faisait vivre sa femme et ses enfantsavec sa place.

– Silence ! dit le maître d’une voiximpérative, et qu’on n’ajoute plus un mot. Je n’ai pas de compte àvous rendre, et je fais ce que je veux. Si Pierre a perdu sa place,il est d’autant plus coupable de s’être exposé à la perdre qu’il aune femme et des enfants. Pierre était un paresseux quiencourageait la paresse ; c’était un brave homme pour vous, unbon enfant, et vous le regrettez parce qu’il vous comptait desheures de travail que vous passiez au cabaret. Pour moi, Pierreétait un voleur…

Un murmure, aussitôt comprimé par un geste dumaître, s’éleva parmi les ouvriers.

– J’ai dit un voleur, et je le répète, ettous ceux qui reçoivent de l’argent qu’ils n’ont pas gagné sont demalhonnêtes gens. Pierre a abusé de ma confiance ; pourtantj’ai été patient, j’ai eu égard à sa position de père defamille.

Mais plus j’étais indulgent, et plus il s’estmontré incorrigible. À mon tour, j’eusse été coupable envers mesassociés en conservant chez moi un homme qui compromettait leursintérêts. L’honnêteté est dans le devoir ; j’ai fait le mien,donc j’ai été juste en renvoyant Pierre, et juste encore en leremplaçant par un homme honnête, laborieux, intelligent. Est-ce mafaute si, parmi tous les ouvriers qui travaillent ici depuis dixans, je n’en ai pas trouvé un réunissant les qualités et lescapacités nécessaires pour remplir l’emploi vacant ? Est-ce mafaute si c’est justement l’apprenti à qui tout l’atelier commandaitil y a un an qui se trouve être le seul aujourd’hui digne decommander à tout l’atelier ? Vous parliez d’égalité tout àl’heure ; eh bien, non, vous tous qui parlez, vous n’êtes pasles égaux de Marc Gilbert. Vous n’êtes pas égaux les uns auxautres, puisqu’il y en a parmi vous dont le salaire est différent,et ceux-là qui vous prêchent cette égalité sont des fous ; etvous savez bien vous-mêmes, quand vous venez recevoir votrepaye, que celui qui travaille le plus et le mieux doitêtre payé davantage que ceux dont le travail et l’habileté sontmoindres.

Ainsi donc, à compter d’aujourd’hui, MarcGilbert est votre contremaître. C’est un autre moi-même, etj’entends qu’on le respecte et qu’on lui obéisse comme à moi-même.Et maintenant, ceux qui ne sont pas contents peuvent s’enaller.

Pendant ce discours, tous les ouvriers étaientsilencieusement retournés à leur travail.

– Cet homme est juste, pensa Ulric enregardant son patron.

– Monsieur Marc Gilbert, lui ditcelui-ci, il y a un an vous êtes entré dans la maison en qualitéd’apprenti ; aujourd’hui,  après moi, vous allez yoccuper la première place. Ce n’est pas une faveur que je vousaccorde, comme je le disais tout à l’heure, c’est une justice.J’espère que vous êtes content, et qu’en une année vous aurez faitdu chemin. Seulement, comme vous êtes un peu jeune, et que vousn’auriez pas peut-être toute l’expérience nécessaire, nous ne vousdonnerons d’abord que les deux tiers des appointements que nousdonnions à votre prédécesseur. Néanmoins la part est encore belle,avouez-le.

Ulric resta profondément étonné par cettecontradiction.

– Singulière justice, murmura-t-il quandil fut seul. On remplace un homme paresseux, sans intelligence etsans probité, par un homme qu’on sait être intelligent, probe etdévoué, et sans tenir compte du bénéfice que sa gestion loyaleprocurera à la maison, on paye l’honnête homme moins cher qu’on nepayait le voleur !

Au bout de huit jours, les nouvelles fonctionset l’autorité dont elles investissaient Ulric lui avaient attirédéjà une foule de courtisans, et ceux-là qui se montraient les plushumbles et les plus empressés autour de lui étaient les mêmes quijadis s’étaient montrés les plus durs et les moins indulgents à sonégard, les mêmes qui s’étaient le plus ouvertement déclaréshostiles à sa nomination. Il expérimenta alors sur le vif cesnobles qualités qui, disait-il autrefois, devaient croîtredans les sillons arrosés par les sueurs du travail, et son cœurs’emplit d’un nouveau dégoût en voyant ces hommes qui, devant êtrepourtant liés par une commune solidarité, essayaient de se nuireles uns aux autres en venant dénoncer les infractions qui secommettaient dans l’atelier, espérant sans doute qu’Ulric leurpayerait, en tolérant les leurs, la dénonciation des fautescommises par ceux de leurs compagnons dont ils se faisaient lesespions.

– Ô fraternité ! murmurait Ulric,fantôme chimérique, mot sonore qu’on fait retentir comme un tocsinpour ameuter les révoltes. On peut facilement t’inscrire sur lesétendards et sur le fronton des monuments ; mais les sièclesfuturs ajoutés aux siècles passés auront bien de la peine à tegraver dans le cœur de l’homme.

Ainsi donc, dans les classes inférieures de lasociété, dans le monde des blouses, Ulric avait retrouvé la mêmecorruption, le même esprit de mensonge, la même fureur d’oppressiondu fort contre le faible. Là, comme ailleurs, tous les vicesrégnaient sous la présidence de l’égoïsme, maître souverain ;tous les nobles instincts étaient crucifiés sur les croix del’intérêt ; là aussi, toute vertu avait son Judas et sonPilate. Là aussi, comme ailleurs et plus qu’ailleurs, Ulric put seconvaincre par sa propre expérience que l’ingratitude, celle qui detoutes les plantes humaines a le moins besoin de culture, croissaiten plein cœur.

En haut, il avait trouvé le mal hypocrite,rusé, mais intelligent et presque séducteur.

En bas, il le trouva de même, mais cynique,brutal, et presque repoussant.

Un soir Ulric était seul dans sachambre ; plongé dans une misanthropie qui devenait chaquejour plus aiguë, la tête posée entre ses mains, ses yeux erraientmachinalement sur un livre ouvert qui se trouvait sur unetable : c’était l’Émile de Rousseau, et un signemarginal semblait annoter ce passage :

« Il faut être heureux ! c’est lafin de tout être sensible ; c’est le premier désir que nousimprima la nature et le seul qui ne nous quitte jamais. Mais où estle bonheur ? Chacun le cherche et nul ne le trouve ; onuse sa vie à le poursuivre et on meurt sans l’avoiratteint. »

Pour la millième fois au moins Ulric faisaiten réflexion le tour de cette phrase, dont la conclusion est sidésespérée, lorsque des cris perçants qui retentissaient au dehorsvinrent brusquement l’arracher à sa rêverie.

Ulric courut à sa fenêtre.

Des cris : au secours ! Ausecours ! continuaient plus pressés et plus inquiets. Ilsparaissaient sortir d’une croisée faisant face au corps de logishabité par Ulric, qui reconnut la voix d’une femme.

Il descendit en toute hâte l’escalier, et enquelques secondes il était arrivé sur le palier de l’étagesupérieur, où les cris avaient atteint le diapason del’épouvante.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Ulric àquelques voisins assemblés sur le carré.

– Ah ! dit une commère avec unaccent de fausse pitié, c’est la mère Durand qui vient detrépasser, et c’est sa petite qui crie. Que c’est un enfer dans lamaison depuis quinze jours, que la vieille tousse son âme parpetits morceaux du matin au soir ; qu’on ne peut pas fermerl’œil ; que c’est bien malheureux pour de pauvres gens qui ontsi besoin de repos ; que la vieille n’a pas voulu aller àl’hôpital, qu’elle était trop fière ; qu’elle a mieux aimévoir sa pauvre enfant s’abîmer le tempérament à la veiller ;qu’elle lui disait encore des sottises par-dessus le marché ;qu’enfin nous en voilà débarrassée, et que nous allons pouvoirdormir.

Ce speach avait été prononcé d’un seul traitpar une horrible femme, dont la figure ignoble et la voix enrouéeétaient ravagées par l’ivrognerie.

Ulric entra dans la chambre, où les sanglotsavaient succédé aux cris. C’était un taudis sinistre, désolé,obscur, humide, et dont l’atmosphère étreignait la gorge. Dans uncoin, sur un grabat mal caché par de misérables loques servant derideaux, était étendue la morte, cadavre jaune et long, dont lesmembres roidis paraissaient encore lutter contre les attaques del’agonie, et dont la bouche horriblement ouverte semblait vomir desblasphèmes posthumes.

Au pied du lit, tenant dans ses mains une desmains de la trépassée, une jeune fille en désordre était accroupiedans l’abrutissement de la douleur et du désespoir. Une femme duvoisinage essayait de lui donner de banales consolations. Àl’entrée d’Ulric la jeune fille avait à peine levé la tête, etétait aussitôt retombée dans son insensibilité.

– Madame, dit Ulric à la voisine, vousdevriez emmener cette jeune fille de cette chambre, ce spectacle latue.

– C’est ce que je lui disais, mon chermonsieur, mais elle ne m’entend pas.

– Il faudrait pourtant prendre auprèsd’elle quelques informations, dit Ulric, pour savoir le nom de sesparents, de ses amis, afin de les avertir.

– Ah ! la pauvre fille ! je lacrois bien abandonnée, répondit la voisine en essayant de fairerevenir l’orpheline au sentiment de la réalité.

Enfin elle rouvrit les yeux, qu’elle baissaaussitôt en apercevant un étranger, et murmura quelques parolesconfuses. Puis les sanglots la reprirent, et elle tomba de nouveauà genoux au pied du lit.

– Allons, ma petite, dit la voisine, nevous désolez donc pas comme ça ! à quoi que ça sert ?Nous sommes tous mortels, d’ailleurs ; et puis, après tout,c’est un bien pour un mal. Elle n’était pas bonne, ladéfunte ; méchante, hargneuse et dépensière ; on nepouvait pas la souffrir dans la maison, d’abord : demandez unpeu aux voisins, vous verrez ce qu’ils vous diront.

– Madame !… dit Ulric en jetant à lavoisine un regard sévère.

– Eh ! c’est la vérité du bon Dieu,ce que je dis là, reprit-elle. Vous ne vous figurez pas, mon chermonsieur, quelle méchante créature c’était que la mère Durand, etcombien elle a fait souffrir la pauvre Rosette, qui est bien unvéritable ange de patience ; qu’elle la battait comme plâtre,et lui prenait tout l’argent qu’elle gagnait pour aller boire touteseule des liqueurs qui l’ont conduite insensiblement autombeau ; que le médecin l’avait bien dit, là ! Aussi,moi je dis que ça ne vaut pas la peine de tant se chagriner, et quec’est un bon débarras, comme dit cet autre…

– Silence ! madame ! s’écriaUlric indigné de pareils propos. Dans un tel moment, devant ce lit,c’est odieux.

Et comme la voisine continuait, Ulric, nepouvant davantage contenir sa colère, la prit par le bras et la mitdehors.

Peu à peu Rosette sortit de son abattement, etlorsque, revenue presque entièrement à elle, elle aperçut un jeunehomme dans cette chambre où elle se croyait seule, elle ne putretenir un cri d’étonnement.

– Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Ulrictrès doucement, si j’ai pris la liberté d’entrer chez vous…

– Je… ne… vous connais pas… je ne sais,monsieur… répondit la jeune fille en balbutiant.

– Tout à l’heure, reprit Ulric, j’aientendu appeler au secours, et je suis monté ; voilà commentvous me trouvez ici. Veuillez m’excuser si j’ai pris la liberté derester ; dans les circonstances douloureuses où vous voustrouvez, et vous voyant seule, j’ai cru devoir rester pour memettre à votre disposition…

– Merci, monsieur, dit Rosette. Je…

– La mort de votre mère nécessite desdémarches à faire ; il y a une foule de détails dont vous nepouvez vous occuper vous-même. Il faut prévenir vos parents, vosamis, pour qu’ils viennent vous assister… Toutes ces courses, jeles ferai. Ce sont là de légers services qui se proposent et quis’acceptent entre voisins, car je suis le vôtre ; je m’appelleMarc Gilbert ; je suis ouvrier et je travaille dans lafabrique de M. Vincent…

– Je n’ai ni parents ni amis ; jen’avais que ma mère. Ah ! Mon Dieu ! Comment faire ?Qu’est-ce que je vais devenir ? s’écria Rosette enpleurant.

Ce cri, qui révélait un abandon et une misèresi profonds, émut Ulric.

– S’il en est ainsi, mademoiselle, dit-ilà Rosette, par amour même pour votre mère, vous devriez acceptermes propositions, et me laisser le soin de veiller aux tristesdevoirs qu’il reste à accomplir.

Après une longue hésitation, Rosette se laissaconvaincre et accepta les offres de service que lui faisaitUlric.

Le lendemain un modeste corbillard emmenait àl’église le corps de la mère Durand, et de là au cimetière, oùUlric avait acquis une fosse particulière pour que l’orpheline pûty agenouiller son souvenir filial.

Deux jours après l’enterrement de sa mère,Rosette vint chez Ulric pour le remercier de ce qu’il avait faitpour elle. Elle exprima sa reconnaissance avec une franchise et unesincérité telles qu’Ulric resta encore plus ému après cette secondeentrevue qu’il ne l’avait été lors de sa première rencontre avec lajeune fille.

Quelque temps après, comme il rentrait chezlui le soir, son portier lui remit une lettre. Ulric, inquiet desavoir qui pouvait lui écrire, courut d’abord à la signature :il y trouva celle de Rosette. La lettre contenait cesmots :

« Monsieur Marc, « Excusez-moi si jeprends la liberté de vous écrire ; c’est que j’ai de mauvaisesnouvelles à vous apprendre, et je ne puis pas aller chez vous pourvous les dire. Il y a des méchantes gens dans la maison, et on ditde vilaines choses sur nous deux à cause du service que vous m’avezrendu. J’ai beaucoup de chagrin, et je voudrais vous voir unmoment. Ce soir, en revenant de mon ouvrage, je passerai par lagrande allée du jardin des plantes. « Votre servante bienreconnaissante, « Rosette Durand. »

Ulric courut au rendez-vous que lui donnaitl’orpheline. Elle venait seulement d’arriver. Sans parler, elleprit le bras d’Ulric, et le jeune homme s’aperçut que son cœurbattait avec violence. Son visage était pâle, fatigué, et laissaitvoir des traces d’une rosée de larmes. Il la conduisit dans uneallée peu fréquentée, et la fit asseoir auprès de lui sur un bancdésert.

– Qu’est-il arrivé, Rosette ?demanda Ulric.

– Ne l’avez-vous pas deviné en lisant malettre ? répondit la jeune fille en baissant les yeux.Oh ! c’est horrible, ce qu’on a dit ! ajouta-t-elleprécipitamment, et une rougeur d’indignation empourpra sonvisage.

– Et bien, dit Ulric, qu’a-t-on pudire ? que j’étais votre amant, n’est-ce pas ?

– Si on n’avait dit que cela, je nesouffrirais pas tant, continua Rosette, – car ce seraitseulement ma vertu qu’on attaquerait ; – mais c’est plushorrible. On a dit que nous avions joué tous les deux une comédie,le jour même où ma mère est morte. Ce service que vous m’avez sigénéreusement rendu sans me connaître, on a dit que c’était unespéculation, un marché… conclu et payé… devant le corps de mamère…

– C’est odieux ! On a ditcela ? fit Ulric.

– Et depuis quelques jours tout le mondele répète dans la maison, dit Rosette.

– Eh bien, ma pauvre enfant, quevoulez-vous y faire ? Ce que vous m’apprenez ne m’étonne pas.Je comprends que vous vous soyez indignée de cette monstrueusecalomnie ; mais, à vrai dire, j’eusse été surpris davantage sielle n’avait pas été faite. Il y a des gens qui ne peuvent pascomprendre qu’on fasse le bien seulement pour le bien ; nousavons affaire à ces gens-là, et quoi que nous disions, quoi quenous fassions, l’honnêteté de nos relations sera toujourscriminelle à leurs yeux.

En ce moment une ombre passa rapidement devantle banc sur lequel ils étaient assis, et une voix leur jeta cesmots en passant : Bonsoir, les amoureux !

Rosette tressaillit et se serra auprèsd’Ulric.

Tous deux venaient de reconnaître la voixd’une de leurs voisines.

IV

Peu de jours après leur entrevue au jardin desplantes, Ulric et Rosette quittaient ensemble la maison où ilss’étaient connus, et emménageaient dans un logement commun, situédans une des rues désertes et tranquilles qui avoisinent leLuxembourg.

Sa liaison avec Rosette n’avait été dans leprincipe pour Ulric que le résultat d’une affection tranquille etpresque protectrice que la jeune orpheline lui avait tout d’abordinspirée. Mais peu à peu, à sa grande surprise et à sa grande joie,comme un homme qui recouvre tout à coup un sens perdu, il compritqu’il aimait Rosette.

Alors une nouvelle existence commença pourlui. Cette misanthropie amère, ce dégoût obstiné des hommes et deschoses qui auparavant se trahissaient dans toutes ses réflexions etdans ses moindres paroles, s’adoucirent graduellement, et sonesprit retrouva le chemin qui conduit aux bonnes pensées.

Cependant quelquefois, par une brusquetransition, il lui arrivait de retomber dans les ombres del’incertitude, un souvenir importun des jours passés apparaissaittout à coup devant lui, comme une fatale prophétie de l’avenir. Ilvoyait alors se dresser devant lui le fantôme jaloux des femmesqu’il avait aimées jadis, et toutes lui criaient :« Souviens-toi de nos leçons ! Comme toutes celles quiont tenté de faire battre ton cœur si bien pétrifié, ta nouvelleidole te prépare une déception : fuis-la donc aussi, celle-làqui est notre sœur à nous toutes, qui t’avons trompé. D’ailleurs,tu te trompes toi-même en croyant l’aimer : – lescadavres remuent quelquefois dans leur tombe ; – tu aspris un tressaillement de ton cœur pour une résurrection, ton cœurest bien mort… »

Mais, en relevant la tête, Ulric apercevaitdevant lui Rosette, heureuse et belle, Rosette, dont le cœur,gonflé d’amour et de juvénile gaieté, semblait, comme un vase tropplein, déborder par ses lèvres en flots de sourires. Alors, enregardant ce doux visage, en écoutant cette voix vibrante d’unedouceur sonore, Ulric croyait voir dans sa maîtresse la féesouriante de sa vingtième année, et il l’entendait luidire :

– C’est moi qui suis ta jeunesse, tajeunesse dont tu t’es si mal servi. Tu m’as renvoyée avant l’heure,et pourtant je reviens vers toi. J’ai de grands trésors àprodiguer, et quand tu les auras dépensés, j’en aurai encored’autres. Laisse-toi conduire où je veux te mener : c’est àl’amour. Tu t’es trompé, et l’on t’a trompé, toutes les fois que tuas cru aimer ; cette fois ne repousse pas l’amour sincère.Celle qui te l’apporte a les mains pleines de bonheur, et elle veutpartager avec toi. Laisse-toi rendre heureux ; il est bientemps.

Alors Ulric, couvrant de baisers insensés levisage et les mains de sa petite Rosette, entrait dans uneexaltation dont la jeune fille s’étonnait et s’effrayait presque.Il lui parlait avec un langage dont le lyrisme, souventincompréhensible pour elle, faisait craindre à Rosette que sonamant ne fût devenu fou.

– Merci ! mon dieu ! s’écriaitUlric, vous êtes bon ! La vie a longtemps été pour moi unlourd fardeau, vous le savez. Il est arrivé un moment où nulleforce humaine n’aurait pu le supporter ; j’ai failli fléchiret m’en débarrasser par un crime. Vous l’avez vu. J’ai douté uninstant de votre justice souveraine ; puis au bord de l’abîmeoù j’étais penché déjà, j’ai crié vers vous du fond de monâme : « Ayez pitié de moi ! » Vous m’avezentendu, vous avez envoyé cette femme à mon côté, et vous m’avezsauvé par elle. Merci ! mon dieu ! vous êtesbon !

– Comme tu m’as aimé à temps, ma pauvreRosette ! et comme tu as bien fait de m’aimer ! si tusavais… Maintenant, je ne suis plus le même qu’autrefois. Le bainde jouvence de ton amour m’a métamorphosé. Dans moi, hors moi, toutest changé. J’ai laissé au fond de mon passé ténébreux tout ce quej’avais de flétri : passions mauvaises, instincts haineux,mépris des hommes. Je renais à la lumière du jour, pur comme unenfant ; je salue la vie comme une bonne chose que j’ailongtemps maudite, dédaignée ; et cela, je le dis en vérité,parce que je t’aime, et parce que tu m’aimes.

Rosette, dont l’esprit n’avait pas fréquentéle dictionnaire familier aux passions exaltées, comme l’étaitdevenue celle d’Ulric, ne comprenait peut-être pas bien les motsdont il se servait, mais sous l’obscurité du langage elle devinaitle sens, et, à défaut de paroles, elle répondait par descaresses.

Pendant près d’un an ce fut une belle vie.

Ulric et Rosette continuaient à travaillerchacun de son côté ; et comme ils menaient l’existencerégulière et tranquille des ménages d’ouvriers laborieux ethonnêtes, on les croyait mariés, et plus d’une fois leurs voisinsleur firent des avances pour établir entre eux des relations devoisinage.

Mais l’un et l’autre avaient préféré resterdans la solitude de leur amour, et s’étaient obstinément efforcés àvivre en dehors de toute relation avec les étrangers.

Un jour, pendant l’absence de Rosette, Ulricreçut la visite d’un jeune homme qui lui apportait une lettre.

Cette lettre était adressée à M. le comteUlric de Rouvres.

En lisant cette suscription, Ulric ne puts’empêcher de pâlir.

– Vous vous trompez, dit-il au jeunehomme qui lui avait apporté le billet ; cette lettre n’est paspour moi… Je m’appelle Marc Gilbert.

– Pardon, monsieur le comte, répondit lejeune homme en souriant. Ne craignez point d’indiscrétion de mapart. Je suis envoyé par Me Morin, votre notaire. Desmotifs très sérieux l’ont mis dans l’obligation de vous rechercher,et ce n’est qu’après bien des peines et des démarches que nousavons pu parvenir à vous découvrir… Cette lettre, qui est bien pourvous, car, ayant eu l’honneur de vous voir dans l’étude de monpatron, je puis vous reconnaître, cette lettre vous apprendra,monsieur le comte, les raisons qui ont forcé Me Morin àtroubler votre incognito.

Ulric comprit qu’il était inutile de feindreplus longtemps, et prit lecture du billet que lui adressait sonnotaire.

Il ne contenait que ces quelqueslignes :

« Monsieur le comte, « Étant sur lepoint de vendre mon étude, je désirerais vivement avoir avec vousun entretien pour vous rendre compte des fonds dont vous avez bienvoulu me confier le dépôt il y a dix-huit mois. Depuis cetteépoque, les neuf cent mille francs déposés par vous entre mes mainsse sont presque augmentés d’un tiers, grâce à des placementsavantageux et dont je puis garantir la sûreté pour l’avenir ;toute cette comptabilité est parfaitement en ordre, et je voudraisvous la soumettre avant de résigner mes fonctions. C’est pourquoije vous prie, monsieur le comte, de vouloir bien m’assigner unrendez-vous. Selon qu’il vous plaira le mieux, j’aurai l’honneur derecevoir chez moi M. le comte Ulric de Rouvres, ou je merendrai chez M. Marc Gilbert. « Recevez, etc.Morin. »

– Veuillez répondre à M. Morin quej’irai le voir demain, dit Ulric au clerc de son notaire quand ileut achevé la lettre dont le contenu venait brutalement luirappeler un passé, une fortune et un nom qu’il avait complètementoubliés. Aussi la lecture de cette lettre le jeta-t-elle dans uncourant d’idées qui amenèrent sur son front un nuage de tristesseet d’inquiétude dont Rosette s’aperçut le soir en rentrant.

Aux interrogations de sa maîtresse Ulricrépondit par un banal prétexte d’indisposition. Le lendemain ilalla voir son notaire ; et, après avoir écouté trèsindifféremment les explications que M. Morin lui donna surl’administration de sa fortune, Ulric le pria de transmettre à sonsuccesseur tous les pouvoirs qu’il lui avait donnés ; ilinsista surtout pour qu’à l’avenir, et sous aucun prétexte, on nevînt déranger son incognito, qu’il voulait encore conserver.

– Ne désirez-vous pas que je vous remettequelque argent ? demanda M. Morin à son clientsingulier.

– De l’argent ? dit Ulric ;non, j’en gagne… Il rentra chez lui l’esprit plus libre, le frontrasséréné, et retrouva auprès de Rosette la tranquille et charmantefamiliarité que l’incident de la veille avait vaguement refroidie.Mais le malheur avait fait brèche dans le ménage. Peu de tempsaprès la fabrique dans laquelle Ulric était employé commecontremaître fut ruinée par un incendie. Ulric chercha del’occupation dans d’autres établissements ; il essaya de seplacer seulement en qualité d’ouvrier ; mais on était alors aumilieu d’une crise commerciale, et un grand relâche s’était opérédans les travaux de son industrie. Les patrons avaient été dans lanécessité de mettre à pied une partie de leurs ouvriers. Ulric setrouva les bras libres, – la sinistre liberté de lamisère ; et lui, ultra-millionnaire, il compritl’épouvante du père de famille, pour qui la saison du chômage estaussi l’époque de la famine.

– Pourtant, pensait-il au retour de sescourses infructueuses, je n’aurais qu’un mot à dire…

Quant à Rosette, jamais peut-être elle n’avaitété plus gaie, jamais ses dix-huit ans en fleur n’avaient embauméla maison d’un plus doux parfum de jeunesse et d’amour. Seulementelle travaillait deux heures de plus soir et matin ; et lepetit ménage vécut heureux encore un mois, malgré les privationsimposées par la nécessité.

À la nécessité succéda la misère. Plusieursfois, le soir, à la nuit tombante, choisissant les rues désertes,Rosette s’aventura dans ces comptoirs d’usure patentés verslesquels les premiers vents de l’hiver poussent une foule demisères frissonnantes, qui viennent, timides et honteuses, demanderau prêt le maigre repas du soir ou le petit cotret de bois vert quidoit pour une heure enfumer la mansarde humide.

Peu à peu tous les tiroirs se vidèrent dansles magasins du mont-de-piété. Et cependant, durant cette lutteavec la misère, Ulric éprouvait la volupté singulière qui, chezquelques natures, résulte d’un sentiment inconnu, fût-il mêmedouloureux. Son amour souffrait en voyant la pauvre Rosette sortirle matin, par le brouillard et le froid, vêtue d’une pauvre robebleue à petits pois blancs, reléguée jadis pour cause de vétusté etdevenue maintenant son unique vêtement. Mais l’esprit d’analysel’emportait sur le cœur. La manie de l’expérience étouffait la voixde l’humanité, et il voulait savoir jusqu’à combien de degréspourrait atteindre le dévouement de Rosette.

Un soir, comme il rentrait avec Rosette, qu’ilallait chercher tous les soirs dans la maison où elle travaillait,Ulric entendit deux femmes marchant derrière lui, mises avec lesomptueux mauvais goût des lorettes bourgeoises, railler latoilette de Rosette, qui faisait effectivement une antithèse avecla rigueur de la saison.

– Tiens, vois donc, disait l’une, unerobe d’indienne ; c’est original.

– Et un chapeau de paille, ajoutaitl’autre, en novembre ; c’est un peu tôt ou un peu tard.

Rosette avait entendu, mais elle ne le fitpoint paraître. Quant à Ulric, il lança aux deux femmes un coupd’œil chargé de colère et de mépris.

Quand ils furent rentrés chez eux, Ulric futpris d’une crise violente dont l’exaltation effraya Rosette,pourtant accoutumée à ces explosions d’amour. Il se jeta aux piedsde sa maîtresse, et embrassant à pleines lèvres la petite robebleue dont elle était vêtue, il s’écria :

– Ma pauvre fille, tu es malheureuse avecmoi, tu souffres ; hier et aujourd’hui tu as eu froid, demaintu auras faim peut-être. Si tu voulais, ta jeunesse pourraits’épanouir au milieu d’une existence de joie et de plaisir, au lieude rester emprisonnée dans la misère. Mais patience, les bons joursviendront. Toi aussi, tu seras belle, élégante, parée, tu auras dela soie, du velours, de la dentelle, tout ce que tu voudras, machère. Ah ! quels trésors pourraient payer ton sourire ?Tu ne travailleras plus… tes pauvres mains, mordues tout le jourpar l’aiguille, elles ne feront plus rien que se laisser embrasserpar mes lèvres. Oh ! ma chère Rosette, ma pauvre fille !…patience, tu verras.

En cet instant Ulric était bien décidé à allerle lendemain chercher de l’argent chez son notaire.

Le lendemain, en effet, il se présenta chez lesuccesseur de M. Morin, qui, prévenu d’avance sur lesexcentricités de son client, ne parut point surpris du costumedélabré sous lequel il voyait le comte de Rouvres.

– Monsieur, dit Ulric, je viens vousprier de me remettre quelque argent.

– Je suis à votre disposition :quelle somme désirez-vous, monsieur le comte ? demanda lenotaire.

– J’ai besoin de cinq cents francs,répondit Ulric. Le notaire entendit cinq mille francs. Il ouvrit sacaisse et en tira cinq billets de banque, qu’il posa sur son bureauen face d’Ulric.

– Pardon, monsieur, dit celui-ci, vous medonnez trop ; c’est seulement cinq cents francs que j’ai eul’honneur de vous demander.

Le notaire resserra les billets, et comptavingt-cinq louis à Ulric, qui les mit dans sa poche après avoirsigné la quittance.

Mais en entendant le bruit de cet or, quisonnait joyeusement, Ulric fut pris de réflexions qui lui firentregretter la démarche qu’il venait de faire. Par quelles raisonspourrait-il expliquer à Rosette la possession de cette somme, quiaurait, pour la pauvre fille, l’apparence d’une fortune ?Ulric lui avait trop souvent répété qu’il n’avait aucuneconnaissance, aucun ami, aucune protection, pour qu’il pûtprétexter un emprunt fait à quelque personne. Mais ce n’était pasencore là le vrai motif qui inquiétait Ulric : le motif réelavait sa cause dans l’égoïsme dont était pétri l’amour violentqu’il éprouvait pour Rosette. Ulric se savait, plus que tout autre,habile à se créer des tourments imaginaires. Enclin à faire cequ’on pourrait appeler de la chimie morale, il ne pouvaits’empêcher de soumettre tous ses sentiments, toutes ses sensationsaux expérimentations d’une logique impitoyable. Il avait remarquéque son amour pour Rosette, amour né d’ailleurs dans des conditionsparticulières, avait acquis une violence nouvelle depuis qu’unemisère, chaque jour plus agressive, avait assailli le ménage.

À ce dénûment Rosette avait toujours opposénon une résignation muette, tristement placide et faisant la moue,mais au contraire une indifférence en apparence si vraie, un oublisi complet, un si profond dédain du lendemain, qu’Ulric éprouvaitun charme étrange à voir cette créature si insolente avec lemalheur.

Quelquefois cependant, ayant remarqué lapâleur maladive qui peu à peu avait envahi le visage amaigri de lajeune fille, en écoutant cette voix dont la fraîche sérénité étaitsouvent altérée par des éclats métalliques, Ulric se demandait avecinquiétude si ces fanfares de gaieté immodérée, ces fusées de riresfous qui s’échappaient sans motifs des lèvres de sa maîtresse,n’était point semblables aux lumières fantastiques des lampesmourantes dont les flammes, qui s’élancent par bonds capricieux etinégaux, ne répandent jamais une clarté plus vive que lorsqu’ellesvont s’éteindre.

Alors son cœur se fendait de pitié. Ils’épouvantait lui-même de ce déplorable égoïsme qui s’obstinait àprolonger une situation misérable uniquement à cause d’un sentimentqui caressait son amour-propre plus encore que son amour.

Dans ces instants où il était sousl’impression d’un esprit de justice, il s’emportait contre lui-mêmeen de violentes accusations.

– Ce que je fais est lâche, pensait-il,je joue avec cette malheureuse fille une comédie d’autant plushorrible qu’elle court le danger d’en rester victime. J’en faisfroidement un holocauste à ma vanité. Pour moi, sa jeunesses’épuise, sa santé s’altère. J’assiste tranquillement à ce martyrequotidien, et tandis qu’elle tremble sous les frissons de lafièvre, je me réchauffe à la chaleur de son sourire.– Qu’ai-je besoin d’attendre plus longtemps ? ajoutaitUlric ; ne suis-je pas sûr qu’elle m’aime comme je voulaisêtre aimé ? Cet amour n’a-t-il pas subi le contrôle de toutesles expériences, et de toutes les épreuves n’a-t-il pas traversésans s’altérer la plus dangereuse, – la misère ? Que mefaut-il de plus ? – Et si Marc Gilbert a trouvé sa perle,pourquoi Ulric de Rouvres ne s’en parerait-il pas ?– Comme Lindor, errant sous le manteau d’un pauvre bachelier,j’ai rencontré ma Rosine ; pourquoi ne ferais-je pas commelui ? Pourquoi, à la fin de la comédie, n’écarterais-je pas lemanteau qui cache le comte Almaviva ? Rosette n’en sera-t-ellepas moins Rosette ? Non, sans doute… et pourtantj’hésite ; pourtant je perpétue volontairement une existencedangereuse et presque mortelle pour cette pauvre fille… Et pour monchâtiment, si Dieu voulait qu’elle mourût, je l’aurais tuéemoi-même avec préméditation ! Et pourtant j’hésite…– pourquoi ?…

Alors une voix qui sortait de lui-même luirépondait :

– Tu hésites, parce que tu sais bienqu’aussitôt après avoir révélé qui tu es réellement à ta maîtresse,ton amour sera empoisonné par les méchantes pensées que tesoufflera l’esprit de doute. Ton cœur n’a pas pu se soustraire à latutelle de ta raison, et ta raison trouvera une éloquence pleine desophismes cruels pour te prouver que Rosette ne t’aime plus qu’àcause de ton nom, de ta fortune ; tu te laisseras persuaderqu’elle était lasse de toi, et qu’elle t’aurait quitté si tu net’étais pas fait connaître ; bien plus, tu arriveras à croirequ’elle ne t’a jamais aimé, qu’elle jouait la comédie de l’amour,comme tu jouais la comédie de la misère, parce qu’elle savait quitu étais avant même que tu la connusses. Voilà pourquoi tuhésites.

En écoutant cette voix qui l’expliquait sibien lui-même, Ulric ne pouvait s’empêcher de répondre :

– C’est vrai ! Alors il concluait decette façon laconiquement égoïste :

– L’amour de Rosette est la seule chosequi me rattache à la vie ; je l’aime, et je crois à son amour,parce que je ne suis pour elle qu’un ouvrier, que son dévouement meparaît sincère. Mais si je lui révèle mon nom, mon amour serafrappé de mort, parce que je ne croirai plus à celui de Rosette. Etje ne veux pas que mon amour meure ; car c’est mon amour quej’aime.

Telles étaient les réflexions d’Ulric enrevenant de chez son notaire. Comme il passait sur un pont, uneneige épaisse commença à tomber, dispersée par un vent glacé. Unepauvre femme qui mendiait lui tendit la main en disant :

– Mon bon monsieur, la charité ;j’ai ma fille malade, elle a froid, et j’ai faim.

– Pauvre Rosette ! murmura Ulric,elle aussi elle a froid… Et il mit dans la main de la mendiante lerouleau qui contenait les vingt-cinq louis. Deux jours après lescraintes d’Ulric se trouvaient réalisées. Rosette tombasérieusement malade. Aux premières atteintes du mal, Ulric la fitconduire dans un hôpital.

Quand il revint à la maison et qu’il se trouvaseul dans la chambre déserte, Ulric tomba dans une prostration danslaquelle son être tout entier demeura anéanti.

Ce fut son cœur qui sortit le premier de cetanéantissement.

Au milieu de cette chambre qui avait pendantsi longtemps été un paradis, il entendit s’éveiller le chœur dessouvenirs qui chantaient la joie des jours passés. Comme un tableaufantasmagorique, il vit bientôt se dérouler devant lui tous lesépisodes du poème de son amour. Il vit Rosette, pétulante et gaie,tournant, chantant dans la chambre, donnant ses soins au ménage, oupréparant le repas du soir qu’on prenait en commun, assis au coindu feu, l’un auprès de l’autre, et toujours à portée de lèvres.

Chaque meuble, chaque objet, lui venaitrappeler la grande fête domestique dont son acquisition avait étéla cause. Toutes ces choses muettes semblaient prendre une voixpour parler et lui dire avec un doux accent de reproche :

– Où donc est-elle – celle-là quiavait un si grand soin de nous ? Et qu’as-tu fait de ta jeuneamie ?

– Ne reviendra-t-elle plus ? disaitla petite glace entourée d’un humble cadre de bois de sapin verni,ne reviendra-t-elle plus celle-là qui, coquette pour toi seul,venait me demander des conseils ? J’étais l’innocent complicede sa beauté modeste, et quand elle ondulait devant moi ses cheveuxblonds, j’aimais à lui dire : « Tu es belle, ma pauvrefille du peuple ; le printemps de la jeunesse sourit dans tesyeux bleus comme le ciel d’une aube de mai, et l’amour qui bat danston cœur fait monter à ton front une pourpre charmante. Tu regardestes mains, et tu fais une petite moue en voyant tes doigts mutiléspar l’aiguille et les travaux du ménage. Ah ! ne les cache pasces marques de ton labeur diligent, sois-en fière etmontre-les ; pour celui qui t’aime elles te parent plus queles bijoux les plus chers. » – Hélas ! nereviendra-t-elle pas, et ne réfléchirai-je plus sonimage ?

– Où donc est-elle, demandait la commode,où donc est-elle l’enfant soigneuse et économe, qui jadis était siheureuse en rangeant les frêles trésors de sa coquetterie ? Ilfut un temps où mes tiroirs étaient pleins, et sa joie était grandeà cette époque de prospérité et d’abondance où elle avait peine àme faire contenir toutes ces petites choses qui la rendaient siheureuse. Mais tour à tour sont partis et le beau châle d’hiver, etla chaude robe de laine, et l’écharpe aux couleurs vives quisemblait un arc-en-ciel flottant, et les petits peignoirs d’étéqu’elle mettait le dimanche pour aller cueillir les roses dans lesplaines fleuries de Fontenay. Puis un jour mes tiroirs se sonttrouvés vides, et ne contenaient plus que les papiers gris dumont-de-piété, contre lesquels toutes ces pauvres richesses avaientété échangées. Hélas ! Où donc est-elle, et nereviendra-t-elle plus, la fille sage et économe qui avait si soinde nous ?

Et comme Ulric, pour fuir ces voix quil’emplissaient de tristesse, s’était réfugié sur la terrasse, ilaperçut, au milieu du petit jardin planté par son amie, un orangeren caisse dont il lui avait fait cadeau le jour de sa fête, et ilentendit le frêle arbuste qui disait : « Où doncest-elle, celle à qui tu m’as donné par un beau jour defête ? » Il faut qu’elle soit malade ou morte, pourm’avoir oublié toute une nuit sur cette terrasse, où la neigeglaciale m’a vêtu de blanc comme d’un linceul. Hier au matin jel’ai vue encore ; elle m’avait mis là parce qu’il faisait unpeu de soleil, et que j’avais froid dans la chambre où l’on nefaisait plus de feu. Où donc est-elle, pour m’avoir oublié, ellequi m’aimait tant et que j’ai rendue si heureuse à l’époque de mafloraison ? Hélas ! le froid de la nuit m’a tué et je nerefleurirai plus, et quand reviendra le printemps, ses premièresbrises trouveront mes rameaux morts et mes feuilles fanées.Hélas ! où donc est-elle celle, à qui tu m’as donné par unbeau jour de fête ?

Sous l’impression des sentiments qu’iléprouvait en ce moment, Ulric s’épouvanta lui-même en voyant dégagéde tout raisonnement sophistique, le monstrueux égoïsme qui luiservait de mobile.

– Je suis fou, s’écria-t-il ; maconduite avec cette pauvre fille est plus que stupide, elle estodieuse… Je vais la perdre, et avec elle tout le bonheur, toute lajeunesse qu’elle avait su me rendre par cet amour dévoué qui nes’est pas démenti jusqu’au dernier moment. Oh ! non !non ! ma pauvre Rosette, tu ne mourras pas !

Ulric courut tout d’une haleine chez sonnotaire, et le rencontra au moment même où celui-ci se disposait àaller en soirée.

– Monsieur, lui dit Ulric, les raisonspour lesquelles j’avais quitté le monde n’existent plus ; jequitte mon incognito et je rentre dans la société ; jereprends possession de ma fortune ; je vous prie donc, dans leplus court délai qui vous sera possible, de réunir les fonds quej’ai déposés chez vous. En attendant, et pour l’heure présente, dequelle somme pouvez-vous disposer ?

– Monsieur le comte, répondit le notaire,je puis sur-le-champ vous remettre vingt-cinq mille francs.

– C’est bien, dit Ulric : je vaisvous en signer la quittance. Mais ce n’est pas tout, j’ai un autreservice à vous demander.

– Je suis entièrement à vos ordres.

– Il faut, dit Ulric, que d’ici à deuxjours vous m’ayez procuré un appartement habitable pour deuxpersonnes. Comme je n’ai pas le temps de m’occuper de tous cesdétails, je vous prierai également de me trouver un hommed’affaires intelligent, qui s’occupera de l’ameublement. Je veuxque tout y soit sur le pied le plus confortable, qu’on n’épargnerien. Je ne puis pas accorder plus de deux jours.

– Je prends l’engagement de ne pointdépasser ce délai d’une heure, répondit le notaire ; dans deuxjours, j’aurai l’honneur de vous faire prévenir.

Le lendemain matin Ulric courut à l’hôpitalpour voir sa maîtresse, et lui avouer qui il était. Elle était horsd’état de le comprendre ; la fièvre cérébrale s’était déclaréependant la nuit, et elle avait le délire.

Ulric voulait l’emmener, mais les médecinss’opposèrent au transport ; néanmoins ils donnèrent quelqueespérance.

Au jour fixé, l’appartement du comte Ulric deRouvres était préparé. Ulric y donna rendez-vous pour le soir mêmeà trois des plus célèbres médecins de Paris. Puis il courutchercher Rosette.

Elle venait de mourir depuis une heure. Ulricrevint à son nouveau logement, où il trouva son ancien ami Tristan,qu’il avait fait appeler, et qui l’attendait avec les troismédecins.

– Vous pouvez vous retirer, messieurs,dit Ulric à ceux-ci. La personne pour laquelle je désirais vousconsulter n’existe plus.

Tristan, resté seul avec le comte Ulric,n’essaya pas de calmer sa douleur, mais il s’y associafraternellement. Ce fut lui qui dirigea les splendides obsèquesqu’on fit à Rosette, au grand étonnement de tout l’hôpital. Ilracheta les objets que la jeune fille avait emportés avec elle, etqui, après sa mort, étaient devenus la propriété del’administration. Parmi ces objets se trouvait la petite robebleue, la seule qui restât à la pauvre défunte. Par ses soinsaussi, l’ancien mobilier d’Ulric, quand il demeurait avec Rosette,fut transporté dans une pièce de son nouvel appartement.

Ce fut peu de jours après qu’Ulric, décidé àmourir, partait pour l’Angleterre.

Tels étaient les antécédents de ce personnageau moment où il entrait dans les salons du café de Foy.

L’arrivée d’Ulric causa un grand mouvementdans l’assemblée. Les hommes se levèrent et lui adressèrent lesalut courtois des gens du monde. Quant aux femmes, elles tinrenteffrontément pendant cinq minutes le comte de Rouvres presqueembarrassé sous la batterie de leurs regards, curieux jusqu’àl’indiscrétion.

– Allons, mon cher trépassé, dit Tristanen faisant asseoir Ulric à la place qui lui avait été réservéeauprès de Fanny, signalez par un toast votre rentrée dans le mondedes vivants. Madame, ajouta Tristan en désignant Fanny, immobilesous son masque, madame vous fera raison. Et vous, dit-il tout basà l’oreille de la jeune femme, n’oubliez pas ce que je vous airecommandé.

Ulric prit un grand verre rempli jusqu’au bordet s’écria :

– Je bois…

– N’oubliez pas que les toasts politiquessont interdits, lui cria Tristan.

– Je bois à la Mort, dit Ulric en portantle verre à ses lèvres, après avoir salué sa voisine masquée.

– Et moi, répondit Fanny en buvant à sontour… je bois à la jeunesse, à l’amour. Et comme un éclair quidéchire un nuage, un sourire de flamme s’alluma sous son masque develours.

En entendant cette voix Ulric tressaillit sursa chaise, et, prenant dans sa main la main que Fanny luiabandonna, il lui dit :

– Répétez, répétez, madame…

Fanny reprit son verre, qu’elle n’avait achevéqu’à demi, et répéta avec un accent d’enthousiasmejuvénile :

– Je bois à la jeunesse, je bois àl’amour !

– C’est impossible… Cette voix, d’oùvient-elle ? Ce n’est pas cette femme qui a parlé. De quelletombe est sortie cette voix ? Quelle est cette femme ?murmura Ulric en interrogeant du regard Tristan, qui se borna à luirépondre : « Vous avais-je menti ? »

Mais tout à coup, sur un geste de Tristan,Fanny laissa tomber le capuchon de son domino en même temps qu’elledétachait son masque, et avec une grâce adorable elle se retournavers Ulric, et lui dit en lui parlant de si près qu’il sentit lafraîcheur de son haleine :

– Me ferez-vous raison, monsieur lecomte ?

En voyant le visage de Fanny, Ulric restamuet, foudroyé, presque épouvanté.

Fanny était admirablement belle cesoir-là.

Une couronne de petites roses naturelles étaitposée sur son front comme une auréole printanière, et les brins deson feuillage faisaient une alliance charmante avec ses beauxcheveux blonds, dont les crêpelures avaient l’éclat lumineux del’or en fusion. C’était, comme idéalisée par un poète mystique, unede ces adorables figures qui sourient si doucement dans les toilesde Greuze.

– Rosette ! ma Rosette !… c’estRosette !… s’écria Ulric à demi fou.

– Pour tout le monde je m’appelle Fanny,dit la jeune femme en inoculant à Ulric une exaltation quicroissait à chaque coup de son regard bleu, je m’appelleFanny ; j’ai dix-huit ans, et je suis une des dix femmes deParis pour qui les hommes les plus considérables marcheraient àdeux pieds sur tous les articles du code pénal. La porte par oùl’on sort de mon boudoir ouvre sur le bagne ou sur le cimetière, etpour y pénétrer, il y a des pères qui ont vendu leurs filles, il ya des fils qui ont ruiné leur père. Si je voulais, je pourraismarcher pendant cent pas sur un chemin de cadavres, et pendant unelieue sur un chemin pavé d’or ; pour l’instant où je vousparle, je suis presque ruinée à cause d’un accès de confiance quej’ai eu dans un moment d’ennui. Aussi, pendant un mois, vais-jecoûter très cher. Voilà quelle femme je suis, monsieur le comte,ajouta Fanny en terminant son cynique programme, et, par un derniercoup d’œil provocateur, elle sembla dire à Ulric :

– Maintenant, monsieur, que désirez-vousde moi ?

Mais celui-ci avait à peine écouté ce qu’elleavait dit ; il n’avait entendu que le son de la voix sansprêter d’attention aux paroles ; il regardait fixement Fanny,comme on regarde un phénomène, et n’interrompait sa contemplationque pour murmurer de temps en temps :

– Rosette ! Rosette !

– Eh bien ! vint lui demander toutbas son ami Tristan, ce que vous avez vu ne vaut-il pas la peine duvoyage que je vous ai fait faire ?

– Mais, maintenant que je suis venu, jene pourrai plus repartir, dit Ulric en montrant Fanny, qui feignaitd’être indifférente à la conversation des deux hommes, bien qu’ellen’en perdît pas un mot.

– Enfin, dit Tristan en tirant Ulric àl’écart, que voulez-vous faire ?

Ulric parla longuement, en baissant la voix, àl’oreille de Tristan, et quand il eut achevé, Fanny, qui redoublaitd’attention, entendit Tristan qui répondait à son ami :

– Je vous assure qu’elle acceptera.

– Que d’affaires pour une chose sisimple ! murmura la créature en elle-même ; mais elle neput dissimuler une certaine inquiétude en voyant que le comte deRouvres se disposait à se retirer. En effet, Ulric ne pouvant pascontenir l’émotion qu’il avait éprouvée en se trouvant en face dufantôme vivant de sa maîtresse morte, avait rapidement salué tousles convives et venait de sortir, reconduit jusqu’au dehors par sonami Tristan.

– Eh bien ! ma chère, dirent lesautres femmes en voyant la mine dépitée de Fanny, voilà uneconquête manquée !

– Je sais bien pourquoi, réponditcelle-ci. Je l’ai mis au pied du mur. Il est ruiné.

– Encore une fois, vous êtes dansl’erreur, ma belle, dit Tristan qui venait de rentrer dans lesalon.

– Eh bien ! alors, je ne vous faispas compliment, mon cher, répliqua Fanny. Malgré toute la mise enscène et la bonne volonté que j’y ai mise pour ma part, votre planme paraît complètement manqué. Votre ami ne m’a pas même faitl’honneur de demander à être reçu chez moi.

– Mon ami est un homme bien élevé et unhomme de sens ! il ne s’amuse pas à faire des demandesinutiles. Vous n’êtes pour lui qu’une curiosité, un objet d’art, unportrait, et rien de plus, ma chère, répondit insolemment Tristan.Il m’a chargé d’être son homme d’affaires, et voilà ce qu’il vouspropose par mon entremise.

– Ah ! voyons un peu.

– Je vous préviens d’avance qu’on ne vousa jamais fait de proposition semblable.

– Mais parlez donc, dirent les femmes,nous sommes sur le gril de l’impatience.

– Nous y voici. Écoutez, dit Tristan ens’adressant particulièrement à Fanny. Le comte Ulric de Rouvresrenouvelle votre mobilier.

– Le mien a six mois. Soit, ditFanny.

– C’est presque séculaire, ajouta un deshommes.

– Le comte Ulric vous loue, dans une ruequ’il a choisie lui-même, une chambre de 160 francs. – Nem’interrompez pas. – Dans cette chambre il fait disposer uncharmant ménage d’occasion, qu’il tient caché en quelque endroit.Les meubles seront garnis de tous les objets de toilette qui vousseront nécessaires ; mais je vous préviens que toute cettegarde-robe est d’occasion comme les meubles, et la robe la pluschère ne vaut pas vingt francs.

– Après ? dit Fanny.

– Après, continua Tristan, le comte Ulricvous trouvera, dans une maison à lui connue, une occupation quivous rapportera quarante sous par jour.

– Quelle occupation ? demandaFanny.

– Je n’en sais rien. Au reste, vous netravaillerez qu’autant que cela pourra vous amuser ; seulementvous aurez soin de vous faire sur le bout des doigts des piqûresd’aiguille. Vous irez dans cette maison depuis le matin jusqu’ausoir. Mon ami, M. le comte de Rouvres, ira vous chercher pourvous reconduire au sortir de votre besogne et vous ramènera à votrechambre, où vous passerez la soirée avec lui. À dix heures vousserez libre de votre personne ; mais le lendemain, dès septheures, vous serez à la disposition de M. de Rouvres, quivous conduira à votre travail. Le dimanche, quand le temps serabeau, vous irez avec lui à la campagne manger du lait et cueillirdes fraises. En outre, vous appellerez M. de RouvresMarc, et vous apprendrez, pour les lui chanter, quelqueschansons qu’il aime à entendre. Vous lui préparerez aussi vous-mêmecertaine cuisine dont il vous indiquera le menu.

– Est-ce tout ? demanda Fanny qui nesavait pas si Tristan se moquait d’elle.

– Ce n’est pas tout, reprit celui-ci.Pendant deux mois de l’hiver vous irez travailler, – ou dumoins dans la maison où vous serez censée travailler, – vêtueseulement d’une vieille petite robe d’indienne bleue semée de poisblancs.

– Mais j’aurai froid.

– Certainement, d’autant plus que pendantces deux mois d’hiver vous ne ferez pas de feu dans votrechambre.

– Ah ! dit Fanny, j’ai connu desgens singuliers, mais votre ami les surpasse ; le comte deRouvres me paraît un être ridicule. Pourquoi ne me propose-t-il pastout de suite de me couper la tête pour la faire encadrer commeétant le portrait de sa maîtresse ?

– Il y a pensé, dit tranquillementTristan.

– Et après ? reprit Fanny. Est-ce làtout ?

– C’est tout, dit Tristan.

– Voilà ce qu’il exige ? Et moi, quepuis-je exiger en échange de cette comédie, si je consens à lajouer ?

– Le comte de Rouvres vous offre letraitement d’un ministre : cent mille francs par an !

– C’est sérieux ? s’écria Fanny.

– Très sérieux. On passera, si vousl’exigez, un acte notarié.

– Mais il est donc décidément bienriche ?

– Il a plus d’un million de fortune.

– Et combien de temps durera cettefantaisie ?

– Tant que vous le voudrez. Ah !j’oubliais de vous dire qu’en acceptant ces conditions, vouschangez de nom, comme mon ami. Il s’appellera Marc Gilbert, et vousvous nommerez Rosette.

– Eh bien ! Fanny, demanda àcelle-ci une de ses compagnes, qu’en dis-tu ?

– Mesdames, répondit Fanny, je ne vousconnais plus. Je m’appelle Rosette, et je suis la maîtressevertueuse de M. Marc Gilbert.

Le lendemain soir, dans l’ancienne chambre dela rue de l’Ouest, où Ulric avait habité pendant un an avecRosette, Fanny, vêtue de la petite robe bleue à pois blancs,attendait la première visite du comte de Rouvres, qui ne tarda pasà arriver, revêtu de son ancien costume d’ouvrier.

Pendant la première heure, et pour mieux fairecomprendre à Fanny l’esprit du personnage dont elle devait jouer lerôle, Ulric raconta à Fanny ses amours avec Rosette.

– Ce que je vous demande avant tout,dit-il, c’est de ne jamais me parler de ma fortune, et, le plus quevous pourrez feindre de l’ignorer vous-même sera le mieux.

– Alors, monsieur, répondit Fanny entirant de la poche de sa petite robe bleue un papier qu’elleprésenta à Ulric, reprenez cette lettre qui vous appartient ;car, en la trouvant sous mes yeux, je ne pourrais pas m’empêcher deme rappeler que vous n’êtes pas M. Marc Gilbert, mais bienM. le comte de Rouvres.

Ulric, étonné et ne comprenant pas, prit lalettre et l’ouvrit.

C’était la lettre qu’il avait reçue de sonancien notaire, M. Morin, quand celui-ci, prêt à vendre sonétude, lui demandait s’il voulait rentrer dans la possession de safortune, dont les chiffres se trouvaient établis dans cettelettre.

– Vous avez trouvé cette lettre dans lapoche de cette robe ? demanda Ulric en pâlissant.

– Oui, répondit-elle, et voyant qu’ellevous était adressée, j’ai cru devoir vous la remettre.

– Mais, continua Ulric, cette robeappartenait à Rosette, et pour que ma lettre s’y trouvât, ilfallait bien qu’elle en eût pris connaissance.

Fanny répondit par un sourire.

– Alors, continua Ulric, Rosette savaitqui j’étais, – elle savait que j’étais riche, – et sonamour… ah ! malheureux ! Et il tomba anéanti sur lecarreau.

Environ un mois après, comme Fanny, revenuedans son appartement, s’apprêtait à aller au bal masqué, elle vitentrer chez elle Tristan, qui tenait à la main un petit paquet.

– Que m’apportez-vous là, – uncadeau ?

– C’est un legs que vous a fait avant demourir mon ami le comte de Rouvres.

– Voyons, dit Fanny.

Mais elle devint furieuse en apercevant lapetite robe bleue.

– Votre ami est un être ridicule, mort ouvivant ; il m’a fait banqueroute de cent mille francs.

– Ne vous pressez pas de le calomnier,dit Tristan ; et il tira de la poche de la robe unportefeuille qui contenait cent billets de banque.

La maîtresse aux mains rouges

Depuis quelque temps Théodore était beaucoupplus assidu chez sa tante la lingère qu’aux cours de l’école demédecine ; on ne le voyait plus au café et il n’allait plus aubal.

Quel était ce mystère ?

Théodore était tout simplement amoureux d’uneouvrière entrée depuis peu dans l’atelier de sa tante. Jolie,douce, laborieuse et ne manquant point d’un certain esprit naturel,– telle était Clémence. Elle arrivait de sa province, où elleavait été élevée fort rigoureusement par une parente vieille etdévote.

Et la première fois qu’il vit cette jeunefille, Théodore, qui en amour était un garçon très improvisateur,en était tombé subitement épris. Mais Clémence n’était pas unefille à ranger au nombre des conquêtes faciles, comme il s’en faittant les soirs de bal, à l’aide de deux ou trois lieux communsmadrigalisés et d’une bouteille d’Aï frappée. Aussi Théodorecomprit qu’il devait cette fois laisser de côté la devise Veni,vidi, vici, qu’il avait coutume d’arborer dans ses campagnesgalantes.

Voici donc notre amoureux forcé d’étudier lagéographie du pays de Tendre, qu’il avait jusque-là fort peuparcouru. Néanmoins Théodore ne se désespéra pas… et tous les joursil venait passer de longues heures chez sa tante, et, de ses yeuxchargés d’une mitraille d’amour, il assiégeait le cœur de la petiteprovinciale… qui tâchait de se défendre de son mieux.

Cependant la situation commençait à devenircritique. Clémence avait dix-huit ans, âge où les rêves des jeunesfilles ont ordinairement des moustaches, – brunes ou blondes.Clémence jura de se défendre. Mais d’avance elle sentait qu’elleétait vaincue. Elle avait beau baisser les yeux devant Théodore,elle le voyait mieux, et le jeune homme de se dire tout bas :Voici qui va bien, à bientôt l’assaut définitif ! En effet, lemoment était venu où il ne pouvait être tenté qu’avec succès.

Malgré toutes les précautions qu’elle prenaitpour le fermer, Clémence oublia un jour la clef sur la porte de soncœur, – et l’amour entra.

Quelque temps plus loin, Clémence oubliait uneautre clef sur une porte, – celle de sa chambre, et un matinon en vit sortir Théodore.

Théodore fut pendant trois mois trèsenthousiasmé de sa maîtresse ; mais au bout de ce temps, sonamour tomba à quelques degrés au-dessous de l’estime sincère,– point qui, au thermomètre de la passion, équivaut àl’indifférence.

Pourtant, Clémence était toujours la même,soumise, aimante, fidèle et coquette, juste ce qu’il fallait pourplaire à Théodore, qui, de son côté, devenait de plus en plusinsensible à ses coquetteries.

Enfin, résolu d’en finir avec cet amour,Théodore fit un soir à sa maîtresse un de ces outrages que touteautre femme n’eût jamais pardonné. Au milieu d’une conversationparadoxale d’art et d’amour comparés, et devant une nombreusecompagnie, Théodore déclara qu’il lui était impossible d’aimer unefemme qui n’aurait pas les mains blanches et les ongles opalisés.Cette brutale épigramme adressée aux mains rouges et meurtries dela pauvre Clémence lui entra plus avant et plus douloureusementdans le cœur que ne l’eût fait un coup de poignard ; car cetteméchanceté aiguë atteignait plus encore son amour que sonamour-propre.

Cependant, comme elle avait beaucoupd’orgueil, son parti fut pris sur-le-champ. Elle résolut de quitterl’étudiant avant qu’il lui eût fait comprendre d’une manière plussignificative que leur liaison devait avoir une fin.

Le lendemain, pendant que Théodore était aucours, Clémence réunit en un paquet tous les objets qui luiappartenaient et les fit transporter dans un hôtel des environs, oùelle avait choisi une chambre. Cependant, comme elle ne se sentaitpas le courage de quitter Théodore avant de l’avoir revu, la jeunefille attendit son retour. Peut-être espérait-elle qu’il essayeraitde lui faire oublier l’offense de la veille ; et, si banalequ’eût été l’excuse, la pauvre enfant était toute prête àl’accueillir par un pardon.

À minuit Théodore fit prévenir qu’il nerentrerait pas. Il voulait en effet éviter d’avoir avec samaîtresse une de ces explications qui, sans qu’on le veuille, vousacheminent si souvent à un raccommodement.

Clémence comprit que tout était fini. Elleécrivit à la hâte un mot d’adieu, et sortit de sa chambre en jetantau portrait de Théodore, qui au moins avait l’air de lui sourire,un long regard humide de larmes.

Le matin, en rentrant, Théodore trouva lebillet de sa maîtresse.

– Vive la liberté ! s’écria-t-ilquand il l’eut achevé ; et il courut dans un café rejoindreses amis et leur raconter de quelle façon ferme et brillante ilvenait de rompre sa chaîne.

Cependant, les premiers jours qui suivirent saséparation d’avec Clémence, Théodore trouva que sa petite chambreétait bien grande, et les premières nuits il lui sembla que son litétait bien large. Mais au bout de deux semaines la lacune étaitcomblée.

Cependant Clémence n’avait pas de nouvel amouret se souvenait encore de Théodore. Elle avait du reste conservél’espérance que son amant reviendrait à elle ; et pour un pasqu’il eût fait, elle était toute disposée à en faire dix. Dans cetespoir d’un rapprochement prochain, la pauvre délaissée s’étaitsurtout attachée à corriger, autant qu’il lui serait possible, ledéfaut physique que Théodore lui avait si brutalement reproché.Elle tenait à montrer à l’ingrat qu’elle pouvait avoir les mainsaussi blanches que n’importe quelle lionne de n’importe quellearistocratie. Elle commença donc à prendre des soins qu’elle avaitnégligés jusqu’alors. Elle eut des savons, des poudres, des eauxqui lui coûtaient le plus clair de son gain modique. Enfin ellealla même jusqu’à mettre des gants la nuit, elle qui en mettait àpeine le jour.

Chaque matin, en se levant, elle regardaitavec inquiétude le progrès de ses remèdes. Hélas !Ils n’opéraient pas vite ! Les soins du ménage, qu’elle tenaitsur un point de propreté flamande ; les travaux de couturesurtout, tout cela neutralisait l’action de ses soinscoquets ; et si ses mains avaient gagné quelque délicatessecomme forme, elles étaient restées, comme devant, – rouges,ainsi que des cerises.

La pauvre Clémence ignorait que la meilleurepâte pour blanchir les mains s’appelle l’oisiveté, et l’eût-elle sud’ailleurs, elle n’eût point pu en faire usage. C’était là unremède qui lui eût coûté trop cher.

Elle resta donc avec ses mains rouges.

Un soir Clémence se rappela que, dans le beautemps de leur amour, elle avait promis à Théodore de lui broder unebourse pour le jour de sa fête, – et ce jour n’était paséloigné.

– Ah ! pensa la jeune fille enrecueillant avec bonheur ce souvenir, j’aurai encore letemps ; en recevant mon cadeau, il verra que je ne l’ai pasoublié, et il reviendra peut-être. Dès le lendemain elle se mit àl’œuvre.

Il lui restait presque toute une semainedevant elle pour ce travail ; c’était plus qu’il ne fallait,si elle avait pu disposer de tout son temps. Mais comme sesjournées ne lui appartenaient point, huit jours devaient à peinesuffire. Clémence travailla la nuit.

On était dans l’hiver, – il faisait grandfroid, – et le budget de la jeune ouvrière ne lui permettaitpas de faire grand feu ; souvent même n’en faisait-elle pointdu tout. C’est alors que ses pauvres mains devenaient rouges, grandDieu ! Mais quand au matin elle avait avancé sa bourse dequelques mailles, elle oubliait froid et fatigue, et trouvait dansl’espérance qu’elle avait d’une réconciliation prochaine denouvelles forces pour aller à son travail du jour. Cependant sesveilles prolongées, dans une chambre humide et mal close, lesémotions qui l’avaient agitée depuis quelque temps, altéraientvisiblement la santé de la jeune fille, qui n’y apportait aucuneattention.

Enfin le petit chef-d’œuvre de patience et debon goût sortit achevé de ses mains, hélas ! toujours aussirouges que les mains de l’Aurore quand elle ouvre les portes d’unciel d’hiver. En admirant cette bourse, dans laquelle elle avaitmis tant de superstitieuses espérances, Clémence eut un bon momentde joie. Elle jeta un coup d’œil sur les murs tristes de cettechambre où elle vivait dolente et solitaire, et elle ne puts’empêcher de dire :

– Avant peu, je n’y serai plus – ouje n’y serai pas seule ! La veille de la Saint-Théodore,Clémence enveloppa soigneusement sa bourse dans une boîte garnie decoton et alla chez une bouquetière prendre un bouquet où elle fitentrer toutes les fleurs qu’elle savait préférées parThéodore ; elle fit ajouter aussi toutes celles dont lelangage emblématique pouvait éveiller le souvenir.– Hélas ! réveille-t-on les morts ?

Au coin d’une rue, Clémence confia son cadeauà un commissionnaire.

– Y a-t-il une réponse ? demandacelui-ci.

– Non, répondit la jeune fille.– Théodore viendra lui-même, pensait-elle.

Comme elle rentrait chez elle, elle rencontraen chemin un jeune homme qu’elle avait vu quelquefois chez sonamant.

– Tiens, vous voilà, Clémence, lui ditl’étudiant ; que devenez-vous donc ?

– Vous savez bien ce qui est arrivé,répondit-elle.

– Ah oui, c’est vrai ! vous êtesfâchée avec Théodore.

– Fâchée ! dit Clémence, oh !fâchée !

– Ah ! c’est égal… il vous regrette,allez.

– Il me regrette ? fit la jeunefille, en rougissant de plaisir : il vous l’a dit ?

– Non, pas précisément, mais je ledevine. – Nous allons ce soir au bal de l’Opéra, ajoutal’étudiant. Théodore y sera. Viendrez-vous ?

– Oh ! dit Clémence. Je ne croispas… Adieu.

– Adieu, dit l’étudiant, qui continua sonchemin en sifflant.

– Il me regrette ! murmura Clémencequand elle fut rentrée, j’en étais bien sûre, moi !– Quand il verra que je me souviens encore de lui, ilreviendra ; – c’est l’amour-propre qui l’aura empêché derevenir plus tôt… il ne voulait point faire le premier pas… tousles hommes sont orgueilleux…

Et Clémence se mit à chanter d’une voixsouvent interrompue par une toux douloureuse la joliechanson :

« Rosine à moi revient fidèle. »

Seulement, sans s’inquiéter de la mutilationqu’elle faisait subir au vers, elle y substitua le nom deThéodore.

Vers le milieu de la journée, – heure àlaquelle elle savait l’étudiant libre, – Clémence fit unejolie toilette. Elle soigna surtout ses mains, qu’elle avait dumoins su préserver des engelures.

– Ah ! disait-elle en les regardant,elles ne sont pas trop rouges aujourd’hui. Et elle attendit.

Or, pendant qu’elle attendait, la nouvellemaîtresse de Théodore, qui en ce moment était seule chezl’étudiant, recevait l’envoi de Clémence. Mademoiselle Coralie, quiétait une personne rusée, devina de suite que ces cadeaux venaientd’une femme, et en voyant le C qui était brodé sur la bourse avecun T, elle pensa que cette femme devait être Clémence,– qu’elle avait du reste connue.

– Elle veut revenir. C’est bon, ditCoralie. Je sais ce que j’ai à faire.

Et elle se mit à machiner tout bas une de cesvengeances doublées de fourberie, – comme savent en trouverles femmes qui ont une rivale en face de leur amour ou de leurvanité.

Une heure après Théodore entra. En l’entendantmonter, Coralie s’était cachée derrière les rideaux de l’alcôve,après avoir eu soin de laisser en évidence le bouquet et la bourse,pour qu’ils tombassent d’abord sous les yeux de Théodore, – cequi arriva.

– Tiens, fit le jeune homme étonné,qu’est-ce que c’est que ça ?

– Quoi, tu ne le devines pas ?s’écria Coralie en venant lui sauter au cou ; quel joursommes-nous aujourd’hui ? Théodore songea à sa fête.

– Comment, c’est toi ?… tu t’essouvenue, dit-il en regardant sa maîtresse, qui ne baissa pas lesyeux.

– Et qui donc veux-tu que ce soit ?fit-elle.

– Allons, se dit Théodore en lui-même, jene pouvais pas manquer d’avoir une bourse, cette pauvre Clémencem’en avait promis une. Mais, demanda-t-il à Coralie, quand doncas-tu fait cela ?

– Eh bien donc, et ma surprise ?répondit Coralie. J’ai fait la bourse pendant la nuit – quandtu dormais. J’ai eu joliment froid va… Regarde donc… il y a un C etun T… nos deux noms…

– Pauvre chérie… dit Théodore… Elle estcharmante, ta bourse… Je veux que tu l’étrennes ce soir au bal…Tiens, voilà pour la garnir… Et comme il venait de recevoir sapension, Théodore donna à Coralie une belle pièce d’or…

– Ah ! pensa celle-ci en prenant lesvingt francs, j’ai une fière idée… En effet, le cerveau de cettefille, qui était une fine mécanique à perfidie, venait d’inventerquelque chose de bien noir sans doute, car les yeux de Coraliebrillèrent d’un éclat extraordinaire… Oh ! la bonne idée,fit-elle encore tout bas. – La vipère se réjouissait de sonabondance de venin.

Cependant Clémence attendait toujours… àminuit elle attendait encore… À une heure du matin, n’y pouvantplus tenir, elle se décida à aller au bal de l’Opéra, – où onlui avait dit qu’elle trouverait Théodore. Elle voulait le voir… ilfallait qu’elle le vît…

Elle prit un peu d’argent – le reste deses économies – et sortit pour aller louer un domino. Commeelle passait devant la loge du portier, celui-ci l’appela.

– Mademoiselle, j’ai quelque chose à vousremettre. – Clémence était déjà dans la rue.

À deux heures elle entrait au bal de l’Opéra,le visage soigneusement caché par un loup de velours. Comme elletraversait la salle, elle aperçut d’abord à quelques pas d’elledeux masques qui s’apprêtaient à se mêler à un quadrille… c’étaientThéodore et Coralie, et Clémence avait reconnu son amant. Ellepoussa un cri sourd et s’appuya contre une banquette pour ne pointtomber. Mais elle fit tant d’efforts qu’elle parvint à comprimer lasouffrance atroce qui venait de se mettre à crier au fond de soncœur, et seule elle en entendit le bruit…

Théodore avait donné la bourse et le bouquetqu’elle lui avait envoyés à sa maîtresse nouvelle… En effet, labourse pendait à la ceinture de Coralie, et le bouquet fleurissaitsa main gantée de blanc.

Clémence resta cinq minutes à regarder Coralieet Théodore danser devant elle. – À chaque figure du quadrilleils s’embrassaient. – Au moment de s’élancer pour le galop,Coralie laissa tomber le bouquet à terre. Elle voulut se baisserpour le ramasser, mais Théodore l’enleva dans ses bras.

– Il était tout fané, lui dit-il, je t’enachèterai un plus beau… Et ils s’envolèrent dans le tourbillon.Clémence vit son bouquet foulé sous les mille pieds du gigantesquegalop.

Elle sortit du bal avec précipitation– la tête perdue, le cœur brisé, ne sachant pas d’où ellesortait, ignorant où elle allait… Au bout de deux heures de marchepar une neige abondante et glacée, le hasard ramena Clémence danssa rue et devant sa porte.

– Tiens ! vous voilà, mademoiselle,lui dit le portier ; j’ai quelque chose pour vous depuis hier.Je voulais vous le remettre quand vous êtes partie pour le bal,mais vous ne m’avez pas répondu… C’est un commissionnaire qui m’aapporté cela de la part de M. Théodore.

– Théodore ! dit Clémence ;donnez vite, et elle arracha une petite boîte des mains duportier.

À peine arrivée dans sa chambre, elle ouvritla boîte et y trouva un papier dans lequel était enveloppée unepièce d’or toute neuve, qui s’en alla rouler à terre avec un bruitsonore. Sur le papier ces mots avaient été écrits au crayon :– J’ai reçu votre bourse, voici pour vos peines.

C’était la belle idée de mademoiselleCoralie.

Clémence tomba à terre en poussant ungémissement. Une voisine l’entendit et vint lui porter secours.Elle eut toutes les peines du monde à retenir la jeune fille, qui,prise du délire, voulait se jeter par la fenêtre.

Le soir un médecin fut appelé. En voyantClémence il secoua la tête :

– Ceci est grave, dit-il, mais il estencore temps. Le lendemain Clémence se réveillait dans un hôpital.Pendant huit jours, on eut des espérances. Mais le matin duneuvième, en faisant sa visite, le médecin se pencha à l’oreille dela sœur de charité, qui s’approcha tristement du lit deClémence.

– Je sais ce que vous voulez me dire, masœur… murmura la malade. Et elle demanda les sacrements.

Le soir, comme la religieuse s’apprêtait àquitter la salle, Clémence la fit appeler.

– Tenez, ma sœur, lui dit-elle en luimettant dans la main une pièce d’or qui était cachée sous sonoreiller, vous mettrez ceci dans le tronc des pauvres malades.C’est toute ma fortune. Adieu !

– Couvrez-vous, mon enfant, lui dit lasœur, en voyant qu’elle gardait ses bras hors du lit. Vous allezavoir froid.

– Oh ! qu’est-ce que cela faitmaintenant ? dit Clémence. Et elle se prit à sourire enregardant ses mains que la maladie avait rendues pâles ettransparentes. – Si Théodore me voyait ! murmura-t-elle.Puis elle s’endormit et fit son dernier rêve.

Vers le milieu de la nuit elle se réveillapour mourir. L’agonie fut brève. On avait, comme d’habitude, envoyéchercher l’interne de garde pour y assister. Quand l’infirmier vintle demander, il achevait une partie avec un de ses camarades.

– Qu’est-ce qu’il y a ?demanda-t-il.

– C’est la jeune fille du numéro 15 quise meurt.

– C’est bon, j’y vais… Théodore, prendsdonc ma partie. Dix minutes après, l’interne remontait.

– Eh bien, lui dit Théodore, qui étaitvenu passer cette nuit avec ses amis les carabins, et le numéro15 ?

– La petite est morte, dit l’interne enreprenant son jeu : le roi !… c’est dommage,elle était bien jolie ; – valet…dix-huitans ; – passe trèfle… ; des yeux noirs etdes mains blanches… oh ! mais blanches… Tiens, à propos, elles’appelait Clémence, comme ton ancienne maîtresse, je crois,Théodore.

– Ah ! reprit celui-ci,Clémence ! celle qui avait les mains rouges. Je ne sais pas cequ’elle est devenue. – Atout, atout etatout. Mon petit, ça me fait la vole et lepoint.

Le bonhomme Jadis

À l’époque du terme d’avril, un jeune hommeappelé Octave vint prendre possession d’une chambre qu’il avaitquelques jours auparavant arrêtée dans une maison de la rue de laTour d’Auvergne. Il avait l’air si honnête, que le portier n’avaitpoint voulu se déranger pour aller aux renseignements, comme c’estl’usage, et lui avait loué de confiance.

Le logement d’Octave était situé au quatrièmeet dernier étage. C’était une petite chambre si basse de plafond,qu’un homme d’une taille un peu élevée n’aurait pas pu y garder sonchapeau. Elle était éclairée d’un côté par une petite fenêtredonnant sur la cour, et d’où l’on apercevait les hauteurs deMontmartre. Un autre jour était pratiqué au fond, c’était unchâssis mobile ouvrant sur les jardins d’un pensionnat de jeunesdemoiselles. De là on apercevait une partie du panorama deParis.

Octave passa la journée à mettre ses affairesen ordre. Ce n’était pourtant pas une longue besogne, car iln’avait bien juste que le nécessaire, et à la vue de son mobilierde modeste apparence, le portier de la maison avait fait unegrimace, et s’était presque repenti de lui avoir loué sans alleraux informations.

Son installation terminée, Octave se mitmachinalement à sa fenêtre pour juger ce que serait la vue. Enlevant les yeux, il aperçut à la croisée qui faisait face à lasienne un petit vieillard, occupé à couper les branches mortes dequelques arbustes plantés dans des caisses et formant un jardinsuspendu. Le vieux voisin, qui venait d’apercevoir Octave,s’interrompit dans sa besogne ; puis, après l’avoir examinéquelques instants, il souleva le bonnet de laine qui couvrait sescheveux déjà blancs, et faisant au jeune homme un geste amical, illui dit en souriant :

– Monsieur, j’ai l’honneur de voussaluer. Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue dans cettemaison.

Octave, un peu étonné, salua le vieillard etrépondit à sa politesse. Puis, comme le voisin s’était remis à sonjardinage, Octave ferma sa fenêtre et descendit pour allerdîner.

Comme il déposait sa clef chez le portier,celui-ci le prévint qu’il était d’habitude dans la maison de nepoint rentrer après minuit, et que, passé cette heure, on payaitune amende.

Octave répondit qu’il ne se trouverait jamaisdans ce cas-là, et que d’ailleurs il sortait fort rarement lesoir.

Avec une foule de précautions oratoires, quirendirent son avertissement très difficile à comprendre, le portierinforma en outre Gustave qu’il était libre de recevoir des femmeschez lui, à la condition que ce seraient des personnes décentes quine troubleraient jamais la tranquillité de la maison, habitée pardes petits rentiers et des ouvriers en famille.

Octave répondit qu’il recevrait peu devisites ; mais que sûrement il ne recevrait jamais de femmeschez lui.

Le portier conclut en lui demandant s’ildésirait que son épouse prît soin de son ménage, comme elle faisaitpour quelques célibataires. Mais Octave le remercia en disant queson ménage était trop peu de chose, et qu’il avait l’habitude de lefaire lui-même.

Octave rentra de très bonne-heure. Il luttoute la soirée et se coucha à minuit. Le lendemain il sortit à dixheures le matin, rentra à quatre, ressortit à six heures et revintà sept. Il lut toute la soirée, comme il avait fait la veille, etse coucha à la même heure.

Tous les jours il faisait ainsi de même, avecla plus parfaite régularité. Chaque matin il apercevait son vieuxvoisin qui jardinait à la fenêtre ; ils se saluaient etéchangeaient quelques paroles sur l’état du temps.

Depuis un mois Octave habitait la maison, eton n’avait pu remarquer aucun changement dans son existence. Nonseulement il ne s’était présenté aucune visite pour lui, maisencore il n’avait reçu aucune lettre. On causait de lui quelquefoisdans la loge du portier, et on s’étonnait un peu de l’isolementdans lequel il vivait.

Octave avait vingt ans. Son histoire étaitfort courte. Son père était un petit négociant qu’une mauvaisespéculation avait ruiné. Il était mort foudroyé par ce désastre. Lamère d’Octave, ne pouvant plus payer sa pension au collège, l’enretira avant qu’il eût achevé ses études. Ils vécurent dans ungrand dénûment l’un et l’autre pendant une année. Au bout de cetemps la mère, qui traînait en langueur depuis la mort de son mari,tomba malade, et mourut elle-même après quinze jours de maladie.Quand Octave eut fait enterrer sa mère avec le produit de la rentequ’il possédait, à peine lui restait-il assez pour entourer sonchapeau d’un crêpe. Il était orphelin à seize ans, et n’avait aumonde aucun parent, aucun ami qui pût le secourir, même d’unconseil. Il alla au hasard chez un notaire qui jadis avait fait lesaffaires de son père. C’était un homme honnête et charitable. Ileut compassion d’Octave, lui prêta un peu d’argent et promit des’intéresser à lui. En effet, il ne tarda pas à le placer enqualité de secrétaire chez un de ses clients. – Depuis quatreans Octave occupait cette place, qui lui rapportait douze centsfrancs par an. C’était peu ; mais Octave était sobre, économe,et sut encore mettre de côté quelques centaines de francs, quidevaient lui servir quand il commencerait l’étude du droit,– car il voulait réaliser le désir que son père avait eu de ledestiner au barreau. En attendant, il se préparait à passer sonexamen de bachelier, et travaillait dans ce but avec une grandeassiduité. Depuis la mort de sa mère il n’avait fait aucuneconnaissance. Il n’allait jamais ni au spectacle, ni au bal, ni aucafé. Ses distractions se bornaient à quelques promenades faites ledimanche dans les environs de Paris.

Un dimanche soir, Octave lisait auprès de safenêtre, quand il aperçut son vieux voisin, dont la tête blanches’encadrait dans un berceau de chèvrefeuille et de plantesgrimpantes. Ils se saluèrent l’un l’autre par une inclination detête. C’était au commencement de mai. La soirée étaitmagnifique ; l’air doux promenait des odeurs de feuillesvertes et de lilas, et des refrains joyeux que chantaient desouvriers se rendant par bandes aux barrières. De temps en temps, etsuivant les variations du vent, on entendait, tantôt distinctement,et tantôt comme des rumeurs confuses, les orchestres desguinguettes qui peuplent les boulevards extérieurs.

– Eh ! jeune homme, s’écria tout àcoup le vieux voisin, dont le visage venait de se fendre par unlarge sourire, – entendez-vous ?

Octave leva les yeux de dessus son livre etregarda le vieillard.

– Entendez-vous, continua celui-ci,entendez-vous les violons ? et en avant deux, allezdonc ! ajouta-t-il en se dandinant.

Et comme une bouffée de musique, apportée parle vent, venait précisément de lui secouer une gamme dans lesoreilles, Octave répondit qu’il entendait en effet.

– Eh bien, continua le voisin, est-ce quecela ne vous donne pas envie de fermer votre livre ? Octavesourit, et détourna la tête en signe négatif.

À cette réponse, le sourire du vieillards’éteignit sur sa figure.

– Vraiment, reprit-il, ça ne vous faitrien ?

– Rien ! dit Octave.

– Quel âge avez-vous donc ?

– J’ai vingt ans…

– Vingt ans… et ça ne vous faitrien ? prodigieux ! Ah ! jeune homme, si vouspouviez me prêter vos jambes, comme je les prendrais à mon cou pourcourir où sont les violons. Et vous avez vingt ans ? dit levoisin avec un accent étonné.

– Je les ai eus précisément aujourd’hui,répondit Octave, qui se rappelait que ce jour était sonanniversaire de naissance.

– Aujourd’hui ! dit le vieillard enfrappant dans ses deux mains. Aujourd’hui ! prodigieux !étrange en vérité ! Vingt ans ; eh bien, moi, jeunehomme, moi qui vous parle, aujourd’hui, ce matin, j’ai eusoixante-cinq ans.

– On ne vous les donnerait pas, ditOctave, pour répondre.

– Oui, mais le bon Dieu me les a donnés,lui, et je ne le tiens pas quitte. Il voudrait m’en donner encoreautant, que ça ne serait pas de refus. Au reste, quand il luiplaira d’arrêter les frais, je suis tout prêt ; au moins jen’aurai pas loin à aller. Montmartre est à deux pas, ce seracommode, j’entendrai les violons de plus près.

Octave avait fermé son livre et regardait sonvoisin avec plus de curiosité qu’il ne l’avait fait jusque-là.C’était un petit homme d’une physionomie à la fois douce et fière.Son front, à demi couvert de cheveux parfaitement blancs, n’avaitpas une seule ride ; sa bouche était spirituelle et fine, etl’éclat de ses yeux vifs jetait sur tout son visage une clarté gaiequi lui enlevait, à première vue, au moins un tiers de son âge.

– Monsieur, dit-il tout à coup pendantqu’Octave l’examinait, permettez-moi de vous faire uneproposition ; vous la trouverez peut-être indiscrète, mais jeme risque ; après cela vous êtes libre de ne la pointaccepter… ce qui me ferait de la peine, je vous l’avoue… Voilà,monsieur, ce que je voulais vous proposer, fit le vieillard avec uncharmant sourire. Vous m’avez dit tout à l’heure que vous aviezvingt ans aujourd’hui même. Par un singulier rapport, il se trouveque ce jour est l’anniversaire de ma naissance ;ordinairement, à cette occasion, j’ai toujours eu un convive oudeux, des jeunes gens toujours. – Ah ! la jeunesse !dit le vieillard en se frappant le front avec un geste et un accentindescriptibles, la jeunesse ! – Enfin, monsieur, toutesles autres années, j’ai eu un visage ami à ma table. – Onriait, on causait ; au dessert on chantait des chansons, lesnouvelles et celles de jadis, et on arrosait les chansons avec unvieux vin qui est de mon âge et que j’ai goûté, quand il étaitraisin, dans un petit clos bourguignon. On l’a mis en bouteille lejour où on m’a mis une culotte. J’en ai encore une quarantaine deflacons dans ma cave, et je n’en bois qu’aux jours de fête, commeaujourd’hui par exemple. – Eh bien, dit le bonhomme, je suissûr que j’userai la provision. Mais je reviens à ma proposition,monsieur, car je vous ennuie en bavardant là : – C’étaitpour vous dire qu’aujourd’hui je suis tout seul à dîner, tout àfait seul. L’année dernière j’avais un voisin, un jeune homme quilogeait précisément dans la chambre où vous êtes, et sa femme,jolie fille ; quand je dis sa femme, non, ce ne l’était pas,le pauvre garçon, puisqu’il s’est marié avec une autre. La petiteétait drôle, gaie comme un pinson, et chantait du matin au soir. Jepassais ma vie à regarder ce joli ménage. Le jeune homme est parti,comme je vous le disais, et la petite s’est mariée d’un autre côté.– Elle doit être par là-bas à danser, ajouta le vieillard enétendant la main du côté d’où venait la musique du bal. Enfin,monsieur, j’ai été tout triste quand j’ai vu la chambre vide.– Qu’est-ce qui va venir loger là ? me demandais-je tousles jours avec inquiétude. – Une vieille femmepeut-être ? – Ah, voyez-vous, cette idée-là me faisaittrembler. Moi qui suis vieux, je ne peux pas regarder ce qui meressemble. C’est prodigieux, monsieur ; mais les vieillesfemmes et les enterrements, je ne peux pas voir ça. Ça m’empêche deboire pendant huit jours. C’est pourquoi je me suis logé sur lederrière. Sur le devant, j’aurais trop été exposé à voir lescorbillards qui passent dans cette rue du matin au soir, parce quec’est le chemin pour aller au cimetière. Je n’aurais pu me mettre àla fenêtre. À chaque voiture qui serait passée, j’aurais eu peurd’entendre le cocher m’appeler pour m’emmener. Merci, je ne suispas pressé, c’est moi qui enterrerai les autres. Enfin, monsieur,quand vous êtes emménagé, j’ai été ravi. – Un jeunehomme ! bon, voilà un jeune homme, me suis-je dit ; jeferai sa connaissance, et je me suis intéressé à vous du premierjour où je vous ai vu. C’est pourquoi, monsieur, je vous invite àdîner avec moi pour célébrer mon jour de naissance, qui est aussile vôtre, à moins que vous n’ayez disposé de votre temps.

Sans savoir pourquoi, Octave fut ému de cebavardage plein de franchise, de bonne humeur et de gaieté. Levieux bonhomme paraissait attendre avec anxiété sa réponse, et ilpoussa un véritable cri de joie quand Octave lui eut répondu qu’ilacceptait.

Octave descendit de chez lui et monta chez sonvoisin, qui lui avait indiqué par où il devait passer.

Le portier ayant aperçu Octave qui montaitl’escalier du devant, lui demanda où il allait.

– Je vais chez mon voisin d’en face, ditOctave.

– C’est drôle, fit le portier à sa femme,voilà M. Octave qui va chez le bonhomme Jadis. Et cetévénement fut toute la soirée un thème de causerie dans laloge.

Quand Octave entra chez le vieillard, celui-cil’accueillit avec une cordialité toute juvénile, qui semblaitvouloir abréger tout préambule de politesse et les mettresur-le-champ dans l’intimité.

– Attendez-moi un instant, dit le voisinen faisant asseoir Octave, je vais faire un bout de toilette.

– Je vous en supplie, monsieur, ditOctave en se levant, ne faites point de cérémonies à causede moi.

– Eh ! monsieur, s’écria levieillard avec un sourire, c’est aujourd’hui fête ; on sort lacroix et la bannière, comme on dit ; je ne puis point restercomme je suis là. Ne voyez-vous pas que je suis en cuisinier ?ajouta-t-il en montrant un tablier qui était serré autour de soncorps ; depuis ce matin je suis auprès de mes fourneaux àpréparer ma petite noce ; nous avons un joli petitdîner ; je suis gourmand, fils de gueulards, commenous disions dans le temps jadis. Enfin, vous verrez. J’avais bienpeur de le manger tout seul, mon pauvre dîner ; mais j’ai eula bonne idée de vous inviter. Attendez-moi, je suis à vous dans uninstant ; je vous ménage une surprise ; je parie que vousne me reconnaîtrez pas tout à l’heure. Ah ! bah ! Vousdirez que je suis un vieux fou ; mais c’est égal, je n’ai pasde perruque et je ne porte pas lunettes. Mon vin est bon, mesverres sont grands, et nous allons rire.

Et il passa dans une chambre voisine, laissantOctave tout stupéfait.

En attendant le retour de son hôte, Octaveexamina la pièce où il se trouvait. C’était un petit salon tendu depapier de couleur gaie et garni de meubles d’un autre âge. Lesfauteuils, dont les housses étaient enlevées, racontaient degalantes histoires et des bergeries dans le style de Boucher et deWatteau : bergers et bergères, chaumières fleuries, troupeauxenrubannés, Colins et Colettes, tout le monde charmant de lapastorale. Au-dessus d’une petite glace au cadre historié qui setrouvait posée sur la cheminée, on voyait dans un autre cadre unparchemin jauni sur lequel était apposé le grand sceau del’empire : c’était un brevet de chevalier de la légiond’honneur. Au-dessous étincelait la croix, attachée à un bout deruban. À côté de la croix, des épaulettes de laine noircies par lafumée de la poudre, et, pour compléter ce trophée, un sabred’honneur dont la lame avait brillé au soleil des grandes bataillesimpériales. Aux murailles étaient accrochés quelques tableaux, ouplutôt de simples lithographies coloriées, dont les sujets étaientempruntés à des histoires d’amour d’une littérature qui florissaitjadis au bruit du canon. Le parquet de ce petit salon étaitrecouvert d’une assez belle tapisserie représentant l’enlèvementd’Hélène.

Au bout d’un quart d’heure d’absence,– et comme Octave avait achevé son examen, – le vieuxvoisin entra dans le salon. Comme il en avait prévenu Octave,celui-ci ne le reconnut pas sur-le-champ, tant il était changé.

Le vieux voisin avait un costume d’il y asoixante ans : c’était un habit complet de paysanendimanché.

La veste en surcot marron, culotte en veloursolive, gilet de basin, – laissant voir une chemise à petitsplis, agrafée au col par un anneau d’argent ; cravate àpointes brodées, des breloques en graines d’Amérique battant sur leventre, des bas chinés et des souliers à boucles ; – ungros bouquet comme en ont les mariés de campagne était attaché à laveste.

Il s’avança en souriant et d’un air leste versOctave, qui était au comble de l’étonnement.

– Ah ! ah ! fit-il, vous ne mereconnaissez pas. Je vous l’avais bien dit ; ça me faitplaisir tout de même. C’est l’habit de ma jeunesse, voyez-vous. Jene le mets plus qu’une fois par an, au jour de ma naissance. Çavous fait rire !… Ah ! jeune homme… quand je mets cethabit-là, voyez-vous, il me semble que je change de peau… et quemes cheveux redeviennent blonds.

Et comme il disait ces paroles, ses gestes,son accent, son regard, – tout cela n’avait que vingt ans.

Octave ne comprenait rien à cette métamorphosesubite.

– Allons, dit le vieillard… passons dansla salle à manger ; tout est prêt, la table est mise, et nousn’aurons point à nous déranger. Je me sers moi-même, mon jeune ami.Autrefois j’avais une servante jeune et jolie ; c’était lafille d’une pauvre femme ; mais on jasait dans la maison, etquand on rencontrait ma domestique, on lui chantait surl’escalier :

« Allons, Babet, un peu decomplaisance. » J’ai entendu ça un jour et ça m’a fâché. Lapauvre fille était innocente. Je lui ai payé un an de gages et jel’ai renvoyée ; j’ai préféré rester seul plutôt que d’avoirune servante vieille.

– Allons, dit le vieux voisin en faisantentrer Octave dans une petite salle à manger – où unappétissant dîner était préparé, – allons, jeune homme,asseyez-vous là, – en face de moi, et pour commencer, buvons,– buvons à nos vingt ans !

Et, faisant sauter le bouchon d’une bouteillede vieux vin, contemporain de son enfance, le voisin en versa deuxverres et trinqua avec Octave, qui se plaça en face de lui.

– Comment vous nommez-vous ? demandatout à coup le voisin.

– Je m’appelle Octave, dit celui-ci.

– Et moi… dit le voisin. Au fait,ajouta-t-il en riant, appelez-moi comme tout le monde… le bonhommeJadis… et votre maîtresse, comment se nomme-t-elle ? dites,que nous buvions à sa santé.

– Je n’ai pas de maîtresse, dit Octave enrougissant presque.

Ah ! ciel ! – fit le bonhommeJadis. Vous êtes sûr… Ordinairement l’approche de la jeunesse atoutes les douceurs souriantes d’une aube d’été, et, comme l’oiseauqui va tenter sa première volée et se penche au bord du nid poursaluer d’un chant joyeux le rayon matinal, le cœur de ceux quiarrivent à l’âge juvénile s’emplit de murmures : mille voixpleines de charmantes promesses s’éveillent dans leur âme, et leurslèvres, où fleurit un beau sourire, saluent d’un cri d’espérance lesoleil levant de leur vingtième année.

Il n’en était pas de même pour Octave, quiavait trouvé le malheur assis au seuil de son adolescence. Aussi lajeunesse lui apparaissait-elle à travers une brumeuse tristesse, etil aurait voulu pouvoir franchir d’un seul pas, et dans un seuljour, cet âge qui sépare l’époque où l’on rêve de l’époque où l’onse souvient. À vingt ans, il ne savait donc rien d’exact et deprécis sur les choses de la vie. C’était une de ces naturestardives qui atteignent quelquefois le milieu de la jeunesse sansque rien ait tressailli dans leur cœur, recouvert d’une cuirasse deplacidité. Aussi avait-il paru étonné et presque effrayé quand sonvieux voisin lui avait demandé le nom de sa maîtresse.

Mais le vieillard parut encore surprisdavantage lorsque Octave lui répondit qu’il n’était pas amoureux.Un sourire d’incrédulité courut sur ses lèvres, et il fit un petitgeste qui voulait dire :

– Allons donc !

Mais Octave répéta sa réponse, et, en quelquesmots, raconta son passé et sa situation présente. Le vieillardl’avait écouté, les coudes sur la table et la tête appuyée dans sesmains.

– Pas de maîtresse ! C’estprodigieux ! murmurait-il. Mais alors, jeune homme, qu’est-ceque vous faites donc de vos vingt ans ?

– Je suis pauvre, j’ai mon avenir àassurer, et pour moi le travail est un devoir, dit Octave.

– Le premier devoir de la jeunesse, c’estle plaisir, et l’amour en est la première vertu, dit le bonhommeJadis en vidant son verre. Moi, j’ai été vertueux. Ma conscienceest en repos, ajouta-t-il avec un large rire.

Ces maximes d’une philosophie avancée,inconnue à Octave, l’effarouchèrent au point qu’il se leva dedessus sa chaise, comme s’il s’apprêtait à sortir.

– Eh ! là là, dit en souriant lebonhomme Jadis, n’ayez point peur, mon jeune ami, je ne suis pointle diable, rassurez-vous. – Ah ! dit le vieillard, voilàqui est certainement bien étrange. D’après ce que vous m’avez dit,vous vivez dans l’isolement, fuyant exprès toute société, dans lacrainte qu’elle ne vous induise à mal. Je suis sans doute la seulepersonne avec laquelle vous ayez consenti à avoir des relations, etc’est probablement mon âge qui m’a valu cette préférence. Vousm’aurez pris pour un marchand de morale, un bon pèresermon bien radoteur, et vous vous serez dit : Voilà monaffaire. De même que moi, lorsque je vous ai vu arriver ici pour lapremière fois, je me suis dit de mon côté : mon nouveau voisinest jeune, ça doit faire un gaillard ; il amènera un régimentde colombes dans son pigeonnier, ajouta le bonhomme en indiquant dudoigt la chambre d’Octave, ça me réjouira la vue ; et ce soir,quand je vous ai vu à votre fenêtre et que j’ai eu l’idée de vousinviter à partager mon dîner pour célébrer ensemble notre jour denaissance, je me suis dit encore : Bon, ça va être gai, nousnous conterons nos fredaines. Et puis… pas du tout, voilà que noussommes trompés tous deux : c’est moi qui suis le jeune homme,et c’est vous qui avez des cheveux blancs. C’est prodigieux,n’est-ce pas ? acheva le vieux bonhomme en regardant Octave,qui ne put s’empêcher de sourire.

– Voyons, dit le bonhomme Jadis enfrappant sur l’épaule d’Octave, avouez que je vous fais peur, quevous me prenez pour un libertin, pour un fou tout au moins.Ah ! fit le vieillard avec un autre accent et en levant lesyeux vers le ciel, fou… oui, je le suis peut-être, et Dieu me laconserve, cette chère et douce folie qui ne fait de mal à personneet qui me fait du bien à moi. Eh ! mais, dit-il en relevant latête après un court silence, nous boudons les bouteilles, à ce queje crois, jeune homme.

Et débouchant un second flacon, il versa duvin dans les verres.

Octave avait d’abord eu l’idée de chercher uneexcuse pour se retirer ; mais un vague instinct de curiositéle retint près de ce singulier vieillard : il but le verre quele bonhomme venait de remplir.

– Ah ! bon vin de mon pays, disaitcelui-ci en buvant lentement, tu as baptisé mon premieramour ; et quand tu coules dans ma poitrine, il me semble quemon cœur prend un bain de jeunesse, bon vin de mon pays !Comme ça, dit tout à coup le vieillard en regardant son convivedans les yeux, vous n’aurez rien à me conter ? Au fait,qu’est-ce que vous me pourriez dire ? vous ne savez rien,puisque vous vivez dans un trou.

– Ah ! c’est bien triste, autantvaudrait avoir pour voisin un séminariste. Quel funèbre compagnonvous faites ! Dieu vous punira, jeune homme.

Octave releva la tête et regarda son hôte,dont le visage s’animait de plus en plus.

– Dieu me punira ! dit Octave,qu’est-ce que je fais donc de mal ? pourquoi ?

– À quoi bon vous le dire ? repritle vieillard, vous ne me comprendriez pas. Vous ne croyez pas à monévangile ; c’est pourtant un livre honnête, car il conseillele bonheur, qui est la santé de l’âme. Après tout, continua lebonhomme, vous n’avez que vingt ans ; vous êtes en retard,c’est vrai, mais vous pouvez vous convertir. Cependant vous aurezperdu le meilleur temps. Pour moi, je vais déménager ; cettemaison m’attriste maintenant. Je ne peux plus mettre le nez à lafenêtre sans apercevoir une vieille figure. Je comptais sur votrevoisinage ; mais… Bah ! n’en parlons plus. J’irai logerde l’autre côté de l’eau, dans le quartier latin, c’est plein dejeunes gens ; quelquefois je vais m’y promener. Je monte dansles maisons, sous le prétexte de louer un logement, j’entrepartout, je regarde, j’écoute. Quelles jolies filles, quelle bonnehumeur ! comme tout ce monde-là est heureux ! Seulementils ont le tort de boire trop de bière ; c’est mauvais, çaglace le sang. Parlez-moi du vin, à la bonne heure. Et il se versaune nouvelle rasade.

En ce moment, le vent qui soufflait deshauteurs de Montmartre secouait à la fenêtre de la salle à mangerles lambeaux d’une vieille ronde populaire nouvellement arrangée enquadrille ; et un musicien d’alentour, qui faisait à sacroisée des exercices de hautbois, se mit à répéter comme un échol’air exécuté par l’orchestre de la barrière.

Le bonhomme Jadis, qui s’était subitement tuquand il avait entendu les sons lointains de cette musique,tressaillit et se leva précipitamment lorsque le hautbois duvoisinage répéta l’air, dont pas une note n’était perdue.

Comme Octave faisait quelque bruit en seremuant sur sa chaise, le vieillard, qui avait l’oreille tenduedans la direction où l’on entendait l’instrument, se retourna versle jeune homme et lui dit presque brutalement :

– Chut ! taisez-vous donc.

Mais le hautbois avait cessé. Il s’était mis àjouer des fragments de musique empruntés aux opéras nouveaux.

– Il faudra que je découvre ce musicien,dit le bonhomme Jadis ; et il allait verser à boire, quand lehautbois capricieux laissa de côté la musique moderne et recommençale vieil air populaire.

– Ah ! le bon musicien, fit lebonhomme Jadis en se levant tout à fait et en se mettant à danserdans la chambre ; le bon musicien ! comme c’est bien ça.– Ça vous étonne, jeune homme, dit-il à Octave, qui paraissaitde plus en plus surpris.

– Je vais vous dire, j’ai beaucoup aimésur cet air-là autrefois, au temps où cette culotte, que vous mevoyez, était neuve, l’habit aussi et mes mollets aussi, dit enriant le bonhomme en frappant sur ses jambes grêles. Ah ! lespauvres quilles ; elles se sont joliment trémoussées sur cetair-là. Et pourtant, si j’avais ma pauvre Jacqueline et que nousfussions sous le marronnier avec le gros Blaise, monté sur untonneau et raclant sur son violon ce vieil air, je ne m’en tireraispas encore trop mal. Ah ! Jacqueline, voilà une fille ;on l’appelait la belle aux cent amoureux. Et ce n’étaitpas assez dire, tout le pays en tenait pour elle ; il y avaità l’armée une compagnie de gens qui s’étaient faits soldats à caused’elle ; j’en ai fait partie à mon tour.

Pour cette fois, Octave ne douta plus que sonvieux voisin ne fût fou.

Une nouvelle bouffée de vent apporta les sonsde l’orchestre de la guinguette, où l’on dansait encore le vieuxquadrille dont le principal motif avait été répété par lehautbois.

Le bonhomme Jadis ne put pas y résister cettefois.

– Encore un coup, dit-il en vidant labouteille, buvons et en route !

– En route ! dit Octave, pendant queson voisin mettait son chapeau. Où allons-nous ?

– Eh ! parbleu, – nous allons àla danse. Ces diables de violons qui s’avisent de jouer cet air-làjustement aujourd’hui, quand je suis dans mes idées. Il me sembleque c’est Jacqueline qui m’appelle. Allons, jeune homme, enavant !

Octave hésitait, mais la curiositél’emporta.

– Je vous accompagnerai, dit-il.

– Encore un coup, fit le vieillard enmontrant les verres, ça donnera des jambes.

– Encore un coup, donc, dit Octave entrinquant avec le bonhomme Jadis.

– Et en route ! fit celui-ci. Vousvoyez que je marche droit et sans canne, dit-il à Octave. Au boutd’une demi-heure, le vieillard et le jeune homme couraient toutesles guinguettes de la barrière.

Dans chaque bal où il entrait suivi de soncompagnon, le costume singulier du bonhomme Jadis lui attirait debruyantes ovations mêlées de rires et de quolibets ; mais levieillard ne se fâchait pas et savait toujours répondre à ceux quil’agaçaient, quelque repartie qui mettait les rieurs de soncôté.

– C’est bien fâcheux, disait le bonhommeà Octave, je n’entends plus mon air, j’aurais volontiers dansé.

– Vous oseriez… devant le monde !fit Octave avec inquiétude.

– Et pourquoi non ? J’ai bien oséd’autres choses sur cet air-là. Tenez, quand je me suis faitsoldat, à cause de Jacqueline, vous savez, j’avais à peu près votreâge, et je n’étais certainement pas la valeur en personne. Lapremière fois que je me suis trouvé en face des Autrichiens, dansles plaines de la Lombardie, j’ai joliment regretté ma Bourgogne etle violon du gros Blaise ; et si on m’avait offert mon congé,je l’aurais bien accepté. Quand j’ai entendu le premier coup decanon, – c’était un tapage horrible, de la fumée, des cris demort ! – je n’étais pas à mon aise. Notre commandant nouscrie : Braves soldats, c’est notre tour ! en avant !en avant ! C’était justement du côté des canons. Tous mescamarades partent comme s’ils couraient à la fête ; moi, jemanquais d’enthousiasme. – Mais voilà que la musique d’unrégiment qui était en position s’avise justement de jouer mon air…Tra deri dera, deri dera ;moi, si doux et sipaisible, j’avais à peine entendu la ritournelle, que je memétamorphosai en héros, je devins un vrai lion, il me poussait unecrinière, et me voilà en avant de mon escadron, engagé dans unecharge avec les cuirassiers autrichiens. Le sabre au poing, jurant,tapant comme un sourd, et fredonnant mon petit air Tra deridera, deri dera, la la, – j’allais comme le diable.– Tout à coup je rencontre sur mon chemin un grand gaillardtout doré, qui tenait un drapeau. Tra deri, ça ferait unejolie robe pour Jacqueline, que je me dis, et je lui tombe dessus,deri dera. – Je le coupe en deux, – Traderi ; – je lui enlève son drapeau, derideri. – Le général m’embrasse, on met mon nom à l’ordredu jour de l’armée… et la république me fait cadeau d’un sabred’honneur. Tra deri dera, la la deri. – En 1812 unaide de camp de Murat vient nous prier très poliment de nous donnerla peine d’entrer dans la redoute de la Moskowa. Notre colonelsalue l’aide de camp et lui répond : On y va. En arrivant sousles murs de la redoute, nous n’étions plus que quarante de notreescadron, et le canon tonnait… l’on aurait dit un tremblement deterre. C’est pour le coup que je regrettais le violon du grosBlaise. –Mes camarades et moi, nous hésitions un peu, et je medisais à moi-même en regardant la terrible redoute :– Bien sûr, c’est imprudent d’entrer là-dedans. Maisvoilà-t-il pas qu’une musique éloignée se met à jouer mon air,tra deri… Je pars en avant, les miens me suivent, et noustombons dans la redoute, terribles et rapides comme des bouletsvivants… Un régiment presque entier nous suit, puis deux, puistrois. On fait un hachis de Russes, et j’attrape la croixd’honneur, toujours sur mon air Tra deri deri dera,– et après ça, comment diable voulez-vous que j’aie peur dedanser dans un bal ?

Comme le bonhomme achevait son récit,l’orchestre commença précisément le quadrille en vogue dans lequelse trouvait l’air sur lequel le vieux soldat avait accompli sesexploits guerriers.

– Ah ! enfin, dit le vieillard, nousy voilà… Et, quittant le bras d’Octave, qui ne put le retenir, ilfit le tour du bal pour aller inviter une danseuse. Il s’arrêtadevant une jeune fille de dix-huit ou vingt ans, vêtue d’unetoilette de couleur claire. Elle avait de jolis yeux gris bleu, descheveux cendrés chastement arrangés en bandeaux et un grand aird’honnêteté sur son visage.

– Elle est charmante, dit le vieillard.Et, s’approchant de la jeune fille, qui paraissait être venue seuleau bal, le bonhomme Jadis ôta son petit chapeau rond, se ploya endeux comme un arc, et enchâssa son invitation dans un complimentqui avait une tournure tout à fait galante.

La jeune fille leva les yeux sur ce cavaliersingulier, et ne put s’empêcher de sourire en voyant le costume duvieux bonhomme, qui ressemblait à un Colin d’opéra-comique.

– Mais, monsieur, répondit-elle d’unevoix douce, je ne sais pas danser.

– Vous ne savez pas danser !… fit lebonhomme. Ah ! ciel ! c’est prodigieux… mais moi, j’ai sudanser avant de savoir lire.

– Du moins, je ne sais pas danser commeon danse aujourd’hui, répondit la jeune fille.

– Oh ! ni moi… répliqua levieillard, ni moi… On va un peu plus loin, en effet, aujourd’hui…ce sont presque des tours de force… Cependant je n’ai pas oubliéles figures… dit-il ; et sur cet air qu’on joue en ce moment,je suis sûr de me tirer d’affaire… Si vous voulez que nousessayions… fit le bonhomme Jadis en revenant à la charge.

– Oh ! non merci, monsieur… dit lademoiselle. Je ne suis pas venue dans l’intention de danser. Jesuis entrée ici par curiosité… un moment… parce que c’était sur monchemin… Je n’ai pas l’habitude d’aller au bal… Merci…

– Cependant… fit le bonhomme eninsistant, sur cet air-là, qui est si joli… Écoutez-donc… Traderi, deri dera. Hein ! Comme c’est gai… deri,dera… Ça ne vous donne pas envie ? ajouta-t-il en battantfort prestement un entrechat.

– Merci, monsieur, merci, répondit lajeune fille en se cachant la figure pour ne pas rire.– D’ailleurs il va pleuvoir, dit-elle.

En effet, le ciel s’était chargé, l’air étaitlourd, le ciel se coupait d’éclairs par intervalles ; et lequadrille était à peine commencé, qu’une grosse pluie vintdisperser les danseurs, qui se réfugièrent dans le café, où il n’yeut bientôt plus assez de place.

Pendant le dialogue de son vieux voisin avecla jeune fille, Octave s’était tenu à quelque distance. Mais quandl’orage avait éclaté, il s’approcha du bonhomme Jadis et luidit :

– Il faut nous retirer. Il est tard,d’ailleurs.

– Où diable voulez-vous que nous allions,dit le vieillard, par ce temps affreux ? Un vrai déluge !Il faut entrer quelque part… prendre quelque chose. Nous ne pouvonspas rester là. Voilà déjà que je ressemble à une éponge…– Ah ! mon dieu ! fit-il en se retournant vers lajeune fille… Mais vous, mademoiselle, vous ne pouvez pas resterdehors… Vous allez gâter votre jolie toilette. Venez avec nous vousmettre un instant à l’abri.

– Merci, monsieur, dit-elle, je vais m’enaller… je prendrai une voiture… je ne demeure pas loin d’ailleurs,rue Rochechouart… c’est à côté…

Et, mal abritée sous un petit acacia faisantdôme, elle regardait tristement la pluie qui commençait à mouillersa robe.

– Rue Rochechouart, dit le bonhommeJadis, mais alors nous sommes voisins, mademoiselle.– Monsieur, fit-il en montrant Octave, qui ne levait pas lesyeux, et moi, nous habitons rue de la Tour-d’Auvergne, numéro…

– Tiens, fit la jeune fille, nos maisonsse touchent… moi j’habite le pensionnat de demoiselles…

– Ah ! fit Octave en levant lesyeux. J’ai une fenêtre qui donne sur le jardin.

– Eh bien, c’est ça ! fit lebonhomme Jadis, nous sommes tous voisins… Alors mademoiselle n’aplus de raisons pour refuser de se mettre avec nous à l’abri ;nous attendrons la fin du mauvais temps, et nous reconduironsmademoiselle ; il sera un peu tard… comme elle est seule…

– En effet… ce serait plus prudent… ditOctave. La jeune fille garda le silence. Le bonhomme Jadis regardales deux jeunes gens ; un sourire courut sur ses lèvres, et ilchantonna tout bas le refrain de son vieil ami : Tra deri,dera, dera.

– Allons, dit-il, voilà qui estentendu… entrons là-dedans. Et il se dirigea vers le café du jardinchampêtre, laissant derrière lui la jeune fille et Octave, trèsembarrassés tous les deux.

– Eh bien, venez-vous ? s’écria levieillard, sur la porte du café.

– Nous voici, dit Octave, qui, après unecourte hésitation se décida à offrir la main à sa compagne pourl’aider à franchir une petite mare d’eau.

Ce fut seulement bien après minuit que l’onput songer à se retirer. L’orage n’avait point cessé, et il avaitplu à torrents.

– Nous allons être à l’amende, disait lebonhomme Jadis à Octave, en entendant sonner une heure du matincomme ils passaient à la barrière.

– Une heure… déjà… mon Dieu ! fit lajeune fille avec épouvante. – Si on n’allait pas m’ouvrir…

– Hi ! hi ! hi ! fit lebonhomme Jadis en lui-même. Ça serait drôle… Tra deri,– très drôle… deri dera…

– Rassurez-vous, mademoiselle,disait Octave à sa compagne, dont il sentait le cœur battre sousson bras, nous voici arrivés ; dans un moment nous serons àvotre porte…

Et il pressait le pas, tandis que le vieuxvoisin ralentissait exprès sa marche, en murmurant des motsdécousus, comme :

– Il sera trop tard… pauvre fille… resterà la porte… à la belle étoile… – Ah ! bah ! traderi… si mon jeune ami savait s’y prendre… l’hospitalité… demon temps… deri dera… je sais bien ce que j’aurais fait…pas de maîtresse… à vingt ans… tra deri… c’est prodigieux,deri dera…

– Tiens ! Tiens ! onn’ouvre pas, dit-il en s’arrêtant tout à fait à quelque distancedes deux jeunes gens, qui étaient arrêtés devant une maison de larue Rochechouart faisant angle avec celle de la rue de la tourd’Auvergne.

Trois ou quatre coups de marteau retentirentviolemment dans le silence et furent répétés par tous les échos dela rue déserte.

– C’est qu’on n’ouvre pas… tout de même,continuait le bonhomme Jadis en se rapprochant. Comment vont-ils setirer de là ?

Trois nouveaux coups ébranlèrent la porte, quiresta close.

– Eh bien, fit le vieillard ens’approchant, ils sont donc sourds ?

– Ah ! mon Dieu, disait la jeunefille, qui paraissait en proie à une grande agitation, qu’est-ceque madame va dire ? Et le portier qui n’entend pas !

– Madame ? Qui ça, madame ?demanda le bonhomme.

– La directrice de la pension où je suissous-maîtresse ; je devais être de retour à dix heures. MonDieu ! je vous en prie, ajouta-t-elle en parlant à Octave,frappez plus fort, on entendra peut-être.

Octave frappa, mais plus doucement qu’iln’avait fait, et tout en frappant il regardait la jeune fille, dontl’inquiétude était à son comble, et il aperçut une larme quiroulait sur sa joue. Ces pleurs dans ses yeux bleus causèrent aujeune homme une telle impression qu’il n’avait plus la force defrapper.

– On n’entend pas, dit-il, c’est inutile.Comment faire ? Et il regarda sa compagne.

– Ah ! mon Dieu, reprit le bonhommeJadis d’une voix ironiquement dolente, comment faire ?

– Comment faire ? dit doucement lajeune fille.

– Ah ! s’écria-t-elle en relevant latête, j’entends du bruit… on a entendu.

– C’est impossible, s’écria Octave, toutle monde dort.

– Mais on s’est réveillé… Vous avezfrappé trop fort, jeune homme, lui dit à l’oreille le bonhommeJadis. C’est égal, la partie est bien engagée, mes compliments.

– Je ne vous comprends pas, fitOctave.

– Tra deri dera, chantonna levieillard.

Pendant ce temps-là une petite fenêtre enœil-de-bœuf venait de s’ouvrir au-dessus de la porte cochère.

– Qui est là ? dit une voix.

– C’est moi, répondit presque à voixbasse la jeune fille.

– Qui, vous ? demanda la voix ;ça n’est pas un nom ça.

– Mademoiselle Clarisse, de chez MadameHubert, la maîtresse de pension ; ouvrez.

– Ah ! c’est vous, répliqua la voix.C’est vous qui rentrez à des heures pareilles… C’est du joli !Excusez…

– Mais ouvrez donc, s’écria Octave avecvivacité ; voilà une heure que nous sommes à la porte.

– Chut ! dit doucement Clarisse enmettant sa main sur la bouche du jeune homme, ne le fâchez pas, ilest méchant et serait capable de ne pas m’ouvrir.

– Ouvrirez-vous, à la fin ? criaOctave d’une voix de tonnerre.

Le bonhomme Jadis avait entendu larecommandation faite tout bas par la jeune fille ; et voyantde quelle façon le jeune homme lui avait obéi, il s’approchad’Octave et lui glissa à l’oreille :

– Très bien ! Je vous les réitère,mes compliments.

– Puisque c’est comme ça qu’on me parle,reprit la voix du portier, je n’ouvrirai pas ; à cetteheure-ci les honnêtes gens sont couchés, il n’y a que les vagabondsqui sont dehors.

– Vous voyez, fit Clarisse à Octave… Jevous l’avais bien dit, il est fâché ; j’en étais bien sûre, onva me laisser à la porte, et demain Madame Hubert ne voudra plus merecevoir. Qu’est-ce que je deviendrai ? Et elle se mit àfondre en larmes.

– Voyons, mon brave homme, dit lebonhomme Jadis au portier… vous ne laisserez pas cette pauvrepetite à la porte. Vous avez la voix grosse… mais vous êtessensible, le cœur est bon… Allons ! ajouta le bonhomme, lecordon, s’il vous plaît.

Le portier crut qu’on se raillait delui ; et il s’apprêtait à refermer la fenêtre, quand ilentendit les pas d’une patrouille qui s’avançait dans la rue ;il craignit qu’on ne l’appelât, et, sans répondre, il tira lecordon.

Au moment où elle s’y attendait le moins,Clarisse, qui était appuyée contre la porte, la sentit fléchir souselle…

– Il a ouvert ! Il a ouvert. Merci,messieurs, je rentre bien vite… Ah ! j’ai eu bien peur,ajouta-t-elle en regardant Octave, qui paraissait tout stupéfait.Adieu ! dit-elle ; et elle disparut, fermant la portederrière elle.

– Eh bien, dit le bonhomme Jadis àOctave, qui ne bougeait pas, est-ce que nous allons coucher là, monjeune ami ?

– Non, non, répondit machinalement Octaveen regardant toujours la porte ; le portier avait pourtant ditqu’il n’ouvrirait pas, ajouta-t-il.

– Oui, mais il a ouvert ; c’estégal, dit le vieillard, vous êtes en bon chemin maintenant. C’esttoujours tout droit ; et comme vous allez d’un assez bon pas,à ce que j’ai pu voir, vous arriverez. Et maintenant, allons nouscoucher.

Arrivés à leur porte, Octave et le bonhommeJadis recommencèrent le même manège qu’ils venaient de faire à laporte de Mademoiselle Clarisse. Ce ne fut qu’au bout d’un grandquart d’heure que le portier consentit à leur ouvrir.

Octave se jeta sur son lit et ne dormitpresque pas. Le lendemain, dès le matin, – il était installé àla petite fenêtre donnant sur le jardin de l’institution dedemoiselles. À l’heure de la récréation des élèves, Octave aperçutenfin mademoiselle Clarisse. Elle était assise sur un petit bancappuyé au mur, et justement situé dans une perpendiculaire directeau-dessous de la fenêtre du jeune homme. Tout à coup un petitpapier attaché à un petit morceau de bois tomba sur le livrequ’elle tenait à la main. La jeune fille releva la tête et aperçutOctave ; – elle lui sourit en mettant un doigt sur sabouche, ramassa le petit papier et le mit dans sa poche ;puis, la cloche ayant sonné pour la rentrée en classe, elledisparut avec ses élèves. Octave sauta en bas de la fenêtre etexécuta une danse folle.

– Bravo !… bravo ! cria unevoix qui venait d’une fenêtre de la cour.

Octave courut à sa croisée – qui étaitresté ouverte – et il aperçut le bonhomme Jadis qui jardinaitcomme de coutume.

– Eh bien, nous savons donc dansermaintenant ? dit le vieillard.

Octave lui répondit par un sourire accompagnépar un geste amical.

Le soir du même jour, le portier monta toutessoufflé et tout effaré…

– Monsieur Octave, dit-il… c’estextraordinaire… ce qui arrive…

– Quoi donc ? demanda le jeune hommeavec inquiétude.

– Une lettre… une lettre pourvous !… C’est une dame qui l’a apportée… Nous en avons étésaisis, ma femme et moi…

– Donnez donc vite, s’écria Octave enprenant la lettre des mains du portier, sur qui il referma saporte.

Quelques jours après, – le matin,– comme le bonhomme Jadis arrosait ses fleurs, il entendit unduo d’éclats de rire qui s’échappait de la chambre d’Octave.

– Ah ! dit le bonhomme en sefrottant les mains, je n’ai plus besoin de déménager ; j’aimon affaire en face de moi, ça me rappellera Jacqueline. Vingtans ! et pas d’amourettes ! c’était trop fort aussi… À labonne heure, maintenant. – Il faut bien se ranger. Traderi, deri dera.

Les amours d’Olivier

I

Olivier avait vingt ans. La poésie n’avaitd’abord été chez lui qu’une maladie de la première jeunesse, qu’unpremier amour avait fort envenimée, et que plus tard lafréquentation de jeunes gens voués à l’art avait rendue chronique.Le père d’Olivier, homme très rigide et très positif, voulait fairesuivre à son fils la carrière du commerce, et dans cette intentionil avait envoyé Olivier prendre des leçons de tenue de livres chezun professeur du quartier. C’était un homme déjà vieux, ayant menélongtemps la vie des joueurs et des débauchés, et le moins habilephysionomiste aurait lu facilement sur sa figure la carte de tousles mauvais penchants. À quarante-cinq ans cet homme, quis’appelait M. Duchampy, avait épousé une jeune fille qu’ilavait séduite. À l’époque où Olivier vint prendre des leçons chezlui, M. Duchampy était marié depuis quelques années ; safemme avait vingt-quatre ans. C’était une femme de cette race frêleet maladive, où les poètes de l’école poitrinaire vontordinairement chercher leur idéal. Madame Duchampy possédait toutesles grâces langoureuses et attractives de ces sortes detempéraments, hypocrites quelquefois, et qui, sous une apparence defaiblesse, cachent de grandes provisions de force et d’ardeur. Sesyeux d’un bleu indécis s’allumaient parfois d’un éclair fugace auxlueurs duquel son visage, ordinairement calme et pâle, s’animait etse colorait à la fois. Mais ce n’étaient là que de rares accidents,de passagères éruptions de vie, résultant peut-être d’un flux dejeunesse et de passion comprimées. Sans être précisément un appel àla pitié, son sourire excitait l’intérêt, et paraissait accuserconfusément une vie de souffrances ignorées dont la confidence,faite de sa voix lente et douce, pouvait être souhaitée par unjeune homme enclin à l’élégie. Madame Duchampy restait souvent lesoir dans la salle d’étude où Olivier venait prendre sa leçonquotidienne. Elle travaillait à quelque ouvrage de tapisserie oudonnait ses soins à une petite fille de deux ans, qui, dans lesbras de sa mère, semblait une fleur mourante attachée à unarbrisseau malade. Pendant que son professeur s’occupait auprès deses autres élèves, Olivier détournait les yeux de ses cahiers noirsde chiffres, et regardait Madame Duchampy, qui s’arrangeaittoujours de façon à être surprise dans quelque attitude decoquetterie maternelle.

Il arriva une chose bien simple : c’estqu’Olivier n’apprit aucunement la tenue des livres, et qu’il devintparfaitement amoureux de la femme de son professeur. Un soir madameDuchampy se trouvant seule avec Olivier, elle lui fit sesconfidences. C’était quelques jours après la mort de sa petitefille. Olivier tomba à ses genoux et laissa couler sur ses mainsces larmes toutes chaudes de sincérité qui gonflent les cœursnaïfs. Il eut toute l’éloquence de l’inexpérience. Il exprima lapassion réelle avec l’accent vrai, et il fut écouté d’autant plusqu’il était attendu. À compter de ce jour-là Madame Duchampys’appela Marie pour Olivier.

Cependant, quoi qu’il eût fait pour enrayerses progrès, afin d’avoir un prétexte pour venir dans la maison, aubout de six mois de leçons Olivier en savait assez pour entrer dansn’importe quel comptoir commercial. Son professeur le lui déclaraun jour ; mais il ajouta : « J’espère néanmoins quecela ne vous empêchera pas de venir nous voir, et le plus souventsera le mieux. » Olivier vint hardiment tous les jours.

Le professeur ne paraissait aucunements’inquiéter de cette assiduité. Il en connaissait parfaitement lemotif ; mais il savait à quoi s’en tenir sur les relations dece jeune homme avec sa femme, et se tenait rassuré sur l’innocencede cette passion, qui vivait dans l’outre-mer du platonisme le pluspur. Un jour M. Duchampy surprit une lettre que le poèteécrivait à Marie. Cette épître, que le pudique Joseph lui-mêmeaurait signée sans difficulté, commençait par ces mots :« Ma sœur ! » M. Duchampy poussa un grossieréclat de rire.

– Et vous, demanda-t-il à sa femme, lenommez-vous mon frère ? Cela serait curieux. Mais en vousappelant ainsi de ces noms fraternels, ne savez-vous point que voussemez tout simplement de la graine d’inceste dans le terrain del’adultère ?

– Olivier est un enfant, dit Marie ;c’est de l’amitié qu’il a pour moi, c’est de la pitié que j’ai pourlui. Voilà tout, vraiment ; mais, si vous le désirez, je lerenverrai.

– Non pas ! répliqua le mari. Àmoins qu’il ne vous ennuie trop avec son amour bleu de ciel.Gardez-le, cela m’est égal.

Au fond, M. Duchampy était réellementfort indifférent. Il n’aimait sa femme que comme un être docile etsilencieux sur lequel il pouvait à loisir épancher ses colèresquand il avait perdu au jeu. D’un autre côté, l’assiduité d’Olivierlui servait de prétexte pour s’échapper de son ménage et courir dehonteux guilledous.

Les amours de Marie avec Olivier durèrentdix-huit mois, pendant lesquels ils ne s’écartèrent point des puresrégions du sentiment. Au bout de ce temps, des pertes successivesfaites au jeu engagèrent M. Duchampy dans d’assez méchantesaffaires, compliquées de faux. Il fut forcé de fuir en Angleterrepour éviter des poursuites. Sa femme resta à Paris, sansressources. Olivier, qui jusqu’alors n’était resté avec Marie quedu matin jusqu’au soir, y resta une fois du soir jusqu’aumatin : c’était une nuit d’hiver, une de ces longues nuits, silongues et si dures pour les pauvres, si courtes et si douces pourceux qui les passent les bras au cou d’une femme aimée. Mais leréveil de cette nuit fut terrible. Madame Duchampy était avertiequ’elle allait être poursuivie comme complice de son mari, affiliéà une société de gens suspects. Voyant la liberté de sa maîtressemenacée, et sans réfléchir un seul moment qu’il pouvait secompromettre en la dérobant aux poursuites dont elle était l’objet,Olivier voulut sauver celle qui n’avait désormais d’autre appui quelui. Comme il ne pouvait l’emmener dans la maison de son père, oùil logeait, Olivier pensa à un jeune peintre de ses amis qui, outrel’atelier où il travaillait, possédait dans un quartier voisin unechambre qui lui servait seulement pour coucher. Urbain consentit àcéder cette chambre à Olivier, qui vint y cacher sa maîtresse.Urbain venait quelquefois passer la soirée avec les deux jeunesgens à qui il donnait l’hospitalité. Après plusieurs visites ilrevint un jour pendant l’absence d’Olivier, et passa beaucoup detemps avec Marie ; le lendemain il revint de nouveau, et aussile surlendemain. Le troisième jour, en rentrant le soir, Olivier netrouva plus personne dans la chambre : – Marie étaitpartie, laissant pour Olivier une lettre très laconique.

Elle lui apprenait qu’ayant reçu avis qu’onavait découvert son refuge, elle avait dû en chercher un autre chezune parente. Olivier ne lui en connaissait pas. Dans sa lettreMarie conseillait à son amant de ne point compromettre sa sûreté encherchant à la voir, et lui ajournait à huit jours de là uneentrevue, le soir, place Saint-Sulpice.

Olivier courut à l’atelier d’Urbain, pour luiapprendre ce qui lui arrivait.

Le peintre le reçut avec un airembarrassé.

– J’étais allé dans ma chambre tantôtpour prendre quelque chose dont j’avais besoin, dit Urbain. J’aitrouvé Marie en émoi : elle venait de recevoir l’avis dontelle parle dans la lettre ; elle est partie sur-le-champ… Jel’ai accompagnée, ajouta-t-il maladroitement.

– Alors, tu sais où elle est ? ditOlivier avec vivacité.

– À peu près, répondit le peintre, maisce secret n’est point le mien, et je ne puis rien te dire. Qu’il tesuffise de savoir que Marie est en sûreté ; et comprends bienque, pour un certain temps, toi, qui es peut-être surveillé aussi,suivi sans doute, il importe, et la prudence l’exige, que tu cessesde voir Marie. Au reste, ajouta Urbain, je suis tout à toi, et jeferai auprès de ta maîtresse toutes les commissions dont tu mechargeras.

Olivier n’eut aucun soupçon. Au jour que luiavait indiqué Marie, il se trouva le soir placeSaint-Sulpice ; l’heure désignée avait déjà sonné et Marien’était pas encore arrivée. Au moment où il commençait à perdrepatience, il aperçut venir Urbain.

– Marie est malade et ne peut sortir cesoir, dit le peintre.

– Malade ! fit Olivier, pâled’angoisse. Conduis-moi vers elle.

– Non, reprit Urbain, elle me l’adéfendu. Olivier regarda son ami, qui, malgré lui, baissa lesyeux.

– Je veux voir Marie absolument, ditOlivier, entends-tu cela ? ce soir, tout de suite, sansretard. Arrange-toi comme tu voudras ; qu’elle vienne ou quej’aille la trouver. Choisis, il faut que je la voie.

– C’est bien, dit Urbain, qui paraissaitinquiet. Je vais aller dire à Marie, malade, brûlée par la fièvre,qu’elle quitte son lit pour courir la rue, sous les frissons d’unciel noir ; je lui dirai que, dût-elle arriver en rampant surle pavé et tomber morte sur cette place, il faut qu’ellevienne.

– Pourquoi ne veux-tu pas me conduirechez elle ? dit Olivier doucement.

– Parce qu’elle ne peut point te recevoirlà où elle est ; ce n’est pas chez elle.

– Mais elle te reçoit bien, toi.

– Je ne suis pas son amant, moi, je nesuis que son ami à peine, et le tien ; le trait d’union quivous unit, voilà tout ce que je suis. Que décides-tu ? Demain…après… dans quelques jours Marie pourra sortir sans danger pour sasanté et pour sa liberté. Attends.

– Je n’attendrai pas une minute, ditOlivier ; va chercher Marie.

– C’est bien, répondit Urbain, j’y vais.Une idée terrible traversa l’esprit d’Olivier. Marie est chezUrbain, lui cria un instinct prophétique ; et il s’élança surles traces du peintre, le rejoignit, et sans avoir été aperçu, levit entrer chez lui. Olivier se cacha dans un angle obscur duvoisinage pour surprendre Urbain au moment où il sortirait. Au boutde quelques instants le peintre sortit de la maison où était sonatelier ; il n’était point seul, quelqu’un l’accompagnait,c’était un jeune homme.

Olivier respira plus librement, seulement soninquiétude n’avait pas cessé.

Comment Urbain, qui l’avait quitté pour allerchercher Marie, revenait-il avec un jeune homme et non avecMarie ? et si ç’avait été elle, comment et pourquoi seserait-elle trouvée chez Urbain ? Olivier se posait toutes cesquestions en rejoignant à la hâte la place Saint-Sulpice par unchemin plus abrégé que celui pris par Urbain. Aussi arriva-t-ilquelques secondes avant lui.

– Et Marie ? cria Olivier en voyantUrbain s’avancer sur la place, où est-elle, Marie ?

– Me voilà, répondit une voix, la voix ducompagnon d’Urbain, qui n’était autre que Marie sous des habitsd’homme.

– Ah ! fit Olivier… C’était donctoi, tout à l’heure !

– Mais le cri de sa maîtresse, larévélation subite de la trahison d’Urbain, avaient frappé Olivierau cœur ;

– il chancela comme un homme qui vient derecevoir une balle, et sans l’appui d’un arbre qui se trouvaitderrière lui, il serait tombé sur le pavé.

– Le malheureux ! s’écria Marie, ense précipitant vers Olivier.

– Allons, bon ! dit Urbain avecimpatience, allons-nous faire des scènes en public, àprésent ? Pourquoi êtes-vous venue ? Laissez-moi seulavec Olivier, nous nous expliquerons, c’est impossible devantvous ; allez… retournez à la maison.

Jamais les plus orageuses colères de son marin’avaient autant épouvanté la jeune femme que cette brutalitéfroide. L’attitude cruelle d’Urbain la trouva sans résistance, etsous son regard impératif elle ploya comme un saule sous l’ouragan.Après une courte hésitation elle se retira lentement, laissantUrbain et Olivier seuls sur la place déjà déserte.

La fraîcheur de l’air tira un instant Olivierde son presque évanouissement. Il regarda autour de lui.

– Où est Marie ? demanda-t-il.

– Elle est retournée chez elle, chez moi,répondit Urbain brièvement.

– Chez elle… chez toi… murmuramachinalement Olivier… C’est donc vrai… chez elle… cheztoi ?…

– Eh bien, oui, puisque nous demeuronsensemble. Après ?… Est-ce tout ce que tu as à medire ?

Olivier parut chercher une réponse, mais sapensée était pour ainsi dire asphyxiée par sa douleur, et saparole, noyée dans les larmes, n’arrivait pas jusqu’à sabouche.

– Que dire à cela ? murmura Urbain,j’aimerais mieux une querelle. Mais des pleurs ici, des pleurslà-bas sans doute ; que le diable les emporte tous lesdeux ! – Si ce qui arrive est arrivé, c’est autant lafaute de Marie que la mienne ; – d’ailleurs– c’était dans ma chambre. Voyons, dit-il en secouantOlivier, parle-moi, accuse-moi… Je me défendrai si je veux… Marieest ma maîtresse, eh bien, oui ! c’est vrai… elle était bienla tienne !

Olivier n’entendait pas, – il avait unmillier de cloches dans la tête, qui toutes lui donnaient ce nom,Marie. Sa bouche se contractait horriblement, et il paraissaitsouffrir comme s’il eût mâché des charbons ardents. C’était uneespèce d’apoplexie du désespoir.

– Mais parle-moi donc ! s’écriaUrbain.

– Oh ! oh ! fit Olivier… entombant aux genoux du peintre… je t’en supplie… mène-moi voirMarie ; – et il retomba dans son insensibilité.

– Allons, dit Urbain, il n’y a rien àfaire.

Un cabriolet passait. Urbain appela le cocher,lui paya sa course d’avance, lui donna l’adresse d’Olivier, quisanglotait comme une fille, et fit monter celui-ci dans lavoiture.

– Il est malade, le bourgeois, dit lecocher, il pleure.

– Il est ivre, dit Urbain.

– Ah ! oui, il sue son boire par lesyeux, moi j’ai pas le vin tendre. Hue, la blonde ! ajouta lecocher, en allongeant un coup de fouet à sa rosse.

II

Pendant la course Olivier retrouvagraduellement un peu de calme. En arrivant chez lui il alla direbonsoir à son père, qui le reçut fort mal. Puis il monta dans sachambre. Sans même songer à fermer la fenêtre, par où soufflait unebise aiguë dont les baisers, qui pouvaient être des caressesmortelles, glissaient sur son front humide d’une sueur brûlante,Olivier s’assit près d’une table, la tête posée entre sesmains.

Avez-vous vu dans un hôpital faire à un hommel’amputation d’un membre ? On étend le malade sur une hautetable recouverte d’un drap blanc. Tout autour se rangent lechirurgien et les élèves, qui, en les tirant de la trousse, fontcliqueter l’arsenal des instruments de chirurgie. À ce bruitsinistre le sujet détourne la tête, épouvanté comme un cerf quientend l’aboi des chiens prêts à le déchirer. Sur le seuil de lasalle, les autres malades de l’hôpital viennent voir comme celase joue. Le chirurgien retrousse le parement de son habit,choisit un joli instrument à manche d’ivoire ou de nacre, et, s’ilest habile, fend d’un seul coup l’épiderme. Une rosée pourpre vienttacher le drap. L’opération est commencée. Le patient crie ;ce n’est rien encore. Voici tous les bistouris, tous les couteauxet les scalpels, toute la meute de fer et d’acier qui se précipiteà la curée et ouvre dans la chair une brèche sanglante au passagede la scie qui s’en va mordre l’os. Le chirurgien continue sonexécution ; et, si c’est un jour de clinique, tâche de sedistinguer, comme un musicien qui joue un solo dans un concert àson bénéfice. Le patient hurle plus fort, la scie a entamé l’os.Pendant ce temps-là, et tout en préparant les ligatures et lestampons pour étancher le sang, les élèves rient et causent entreeux de l’actrice en vogue et de la pièce sifflée. Cependant lepatient pousse un cri suprême : la scie a donné son derniercoup de dent ; et le membre, détaché du tronc, tombe dans unemare de sang.

Le chirurgien essuie ses outils, lave sesmains, rabat les manches de son habit, et dit au malade :

– Adieu, mon brave homme. Vous n’aurezplus la goutte à cette jambe-là ; ou vous n’aurez plusd’engelures à cette main-là, si c’est un bras qu’on vient decouper, car il y a une plaisanterie spéciale et appropriée à chaquegenre d’opération.

Quant au malade, on le transporte dans sonlit : – il meurt ou il guérit. Mais, dans ce dernier cas,il est bien sûr que sa jambe ou son bras coupé ne lui repousserontpas – et qu’il n’aura plus à subir le martyre d’une nouvelleamputation.

Mais si, au lieu d’un membre, il s’agit d’unsentiment, d’une passion, d’une amitié rompue, d’un amourtrahi ; si c’est surtout la première de nos illusions qu’ils’agit d’amputer, c’est autre chose de bien plus terrible, mafoi ! D’ailleurs tout n’est pas fini et l’opération n’a pas lerésultat brutal de l’acier du chirurgien, qui coupe et retranche àjamais. À cette amitié rompue succédera une amitié nouvelle ;à cet amour trahi un amour nouveau, qui doivent, l’une se rompreencore et l’autre être encore trahi. Et de nouveau l’expérienceviendra vous dire : Je t’avais pourtant prévenu :pourquoi n’es-tu pas encore guéri ? et elle recommencera sesterribles opérations ; mais à peine partie, arrivera derrièreelle l’espérance, cette éternelle persécutrice, qui déchireral’appareil posé par l’expérience et détruira son ouvrage ; etainsi toujours, jusqu’à la fin de la fin.

Il est des natures qui ne survivent pas à lamort de leur première illusion : ce sont les naturesprivilégiées. Il en est d’autres chez qui l’espérance perpétue ladouleur.

Olivier avait dix-huit ans. Son premier amouret sa première amitié gisaient flétris sur le champ de sa jeunesse.Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe ! son heureétait venue. Subissant le sort commun, il allait à son tours’étendre sur le sinistre chevalet de torture où, venant lui porterson premier coup de griffe et lui donner sa première leçon,l’expérience allait le mutiler avec tous ses scalpels et tous sescouteaux.

À cette heure même, dans une chambre voisinede la sienne, une compagnie de jeunes gens et de jeunes femmes,buvant à plein verre le vin, qui est le jus du plaisir, chantaientce refrain connu :

« Dans un grenier qu’on est bien à vingtans. »

Méchant mensonge qu’on croirait écrit par unpropriétaire pour faire une réclame à ses mansardes ! Tristeparadoxe qui montre les coudes comme un habit usé ! Mauvaisvers au milieu des vers de ce poète qui, pour avoir trop consomméde lauriers pendant sa vie, n’en aura peut-être plus assez pourindiquer sa tombe.

Toute la moitié de la nuit Olivier restaimmobile à la même place, se crucifiant sur la croix des souvenirset buvant la douleur à pleine coupe jusqu’à ce que son cœur luicriât : assez !

Pareilles aux corbeaux qui flairent lescadavres, les sinistres pensées qui rôdent autour du désespoirvoltigeaient autour d’Olivier, et lui soufflaient au cœur la hainede la vie et l’amour de cette haine ; son cerveau ébranlébattait sous son crâne comme le marteau d’une cloche : c’étaitle tocsin qui sonnait la mort prochaine de sa jeunesse.

On chantait toujours dans la chambre voisine,et chaque vers de ces joyeux couplets, comme une flèche de gaietéacérée, s’enfonçait dans le cœur moribond du jeune homme.

Enfin, sortant de cette muette immobilité, ilprit du papier et écrivit rapidement jusqu’au jour levant.

Il écrivit deux longues lettres, l’une àUrbain, l’autre à Marie. Ces lettres terminées, il réunit dans unseul paquet toutes les petites choses que sa maîtresse lui avaitdonnées au temps de l’autrefois. Il ferma ce paquet enrépétant une strophe d’un des poèmes les plus lamentables d’Alfredde Musset :

Je rassemblais des lettres de la veille,

Des cheveux, des débris d’amour ;

Tout ce passé me criait à l’oreille

Ses éternels serments d’un jour,

Je contemplais ces reliques sacrées

Qui me faisaient trembler la main,

Larmes du cœur par le cœur dévorées,

Et que les yeux qui les avaient pleurées,

Ne reconnaîtront plus demain.

Au matin, la servante de son père monta pourfaire le ménage.

– Où est mon père ? demandaOlivier.

– Il est sorti pour toute la journée,répondit la bonne femme.

Olivier profita de cette absence pour envoyerla servante chez le pharmacien de la maison avec une ordonnancequ’il avait faite lui-même. Il la chargea aussi de mettre à laposte les deux lettres pour Urbain et Marie.

– Monsieur, dit la servante en rapportantun demi-rouleau de sirop de pavots, vous prendrez bien garde :le pharmacien m’a bien recommandé de vous dire de ne boire ça quepar cuillerées, de deux heures en deux heures. Il paraît que c’estde la poison tout de même. C’est pour faire dormir, pasvrai ?

– Oui, dit Olivier, pour faire dormir, etil renvoya sa bonne.

En moins d’une heure il avait bu entièrementle sirop de pavots.

III

Depuis près de deux jours le père d’Olivier nel’avait pas vu. Pris de quelque inquiétude, il monta à la chambrede son fils pour savoir ce que celui-ci pouvait faire. Ne trouvantpoint, comme d’habitude, la clef sur la porte, qui étaitintérieurement fermée au double tour, il frappa violemment etappela plusieurs fois à haute voix. On ne lui répondit pas. Cesilence obstiné augmenta son inquiétude et l’effraya presque. Ilalla chercher de l’aide dans la maison et revint enfoncer la porte,qui céda à la fin. Suivi de deux ou trois voisins, il se précipitadans la chambre. Olivier se réveilla à tout ce bruit ; ilavait dormi trente heures. L’énorme dose de soporifique qu’il avaitprise, mortelle pour des natures moins robustes que la sienne nel’avait point tué, et le premier mot qui vint caresser sa lèvre àson réveil fut le nom de Marie.

En apercevant son père, Olivier avait essayéde se lever du lit où il s’était couché tout habillé, mais il neput faire un pas.

Sa tête était de plomb, et il avait un enferdans l’estomac.

– Qu’est-ce que tu as ? lui demandason père, resté seul avec lui.

– J’ai mal à la tête, dit Olivier. Etcomme ses yeux venaient de rencontrer le rouleau de sirop, ilmurmura : Il n’y en avait pas assez ! Il y en avait trop,au contraire, et c’était cela qui l’avait sauvé.

Ce fut seulement en voyant cette fiole que lepère d’Olivier comprit sa tentative de suicide. Il allait commencerun interrogatoire lorsqu’on entendit marcher dans le corridor.Olivier tressaillit : il avait reconnu le pas quis’approchait.

– Mon père, dit-il, laissez-moi seul avecla personne qui va entrer.

– Mais tu souffres, lui dit sonpère ; il faut envoyer chercher un médecin.

– Non, fit Olivier avec vivacité. N’ayezpoint de crainte ; je me suis bien manqué. Et d’ailleurs j’ail’idée que la personne qui vient m’apporte le meilleur descontre-poisons. Je vous en prie, laissez-moi seul… après, tantôt…plus tard, nous causerons… je vous dirai tout ce que vousvoudrez.

En ce moment on frappa à la porte.

– Entrez, dit Olivier.

La porte s’ouvrit. Urbain entra. Le pèred’Olivier sortit. Les deux rivaux restèrent seuls.

– Et Marie ? s’écria Olivier, enessayant de se soulever sur son lit.

– Et toi ? répondit Urbain.

– Ne me parle pas de moi, répliquaOlivier, parle-moi de Marie. Lui as-tu remis ma lettreseulement ? Tiens, ajouta-t-il en montrant la fiole de sirop,je ne mentais pas, va… j’ai bu…

Puis il répéta encore… Mais il n’y en avaitpas assez. Qu’a-t-elle dit, Marie ?

– Marie n’a point reçu ta lettre ;mais au moment où tu lui écrivais elle nous écrivaitaussi ; au moment où tu voulais mourir, comme toi elle tentaitle suicide… et comme toi elle n’est point morte, ajouta Urbain avecvivacité.

– Oh ! dit Olivier dans un mouvementde joie égoïste, Marie a voulu mourir parce qu’elle me croyaitmort… elle n’avait pas cessé de m’aimer alors… et tu as menti. ÔMarie ! ma pauvre Marie ! Je lui pardonne… jel’embrasserai encore… je la reverrai… je l’entendrai. As-turemarqué, Urbain, as-tu remarqué avec quelle douceur elle ditcertains mots… mon ami, par exemple… etvois-tu ?… C’est bien peu de chose, ces deux mots-là…pourtant, mon ami, vois-tu !… ô douce musique de lavoix aimée !… ô Marie ! ma pauvre Marie !…

– Je t’ai dit, reprit tranquillementUrbain, que Marie n’avait point reçu ta lettre.

– Mais pourquoi ne la lui as-tu pasremise, toi ?…

– Parce que je n’ai point revu Mariedepuis le moment où je t’ai quitté, avant-hier soir, placeSaint-Sulpice.

– Comment cela ? demanda Olivier.Elle n’est donc point rentrée chez toi ?

– Elle y est rentrée, dit Urbain. J’avaisloué sur le même carré où était mon atelier une chambre toutemeublée, c’est là qu’elle habitait.

– Seule ? dit Olivier.

– C’est là qu’elle habitait, continuaUrbain. C’est là qu’on est venu l’arrêter au moment où ellerentrait après nous avoir quittés tous les deux sur la placeSaint-Sulpice. Je te disais bien, Olivier, qu’il était dangereuxpour elle de sortir… Malgré la précaution que j’avais eue de lavêtir en homme, elle a été reconnue sans doute par les gens quil’épiaient.

Enfin, quand je suis rentré, j’ai trouvé lachambre vide et sur la table cette lettre qu’on lui avait permisd’écrire avant de l’emmener. La voici. Et Urbain tendit à Olivierla lettre de Marie. Elle était écrite sur du papier et avec ducrayon à dessin.

« Monsieur Urbain, je vous remercie devos bontés pour moi ; votre hospitalité a prolongé ma libertéde quelques jours. Au moment où je vous écris, on vient m’arrêtersur un mandat du juge d’instruction. Je ne sais pas de quoi l’onpeut m’accuser, je vous assure. J’ignorais les affaires de monmari. Mais, quoi qu’il arrive, j’ai pris mes précautions pour nepoint paraître devant la justice… Dans la crainte d’être arrêtée unjour ou l’autre, j’avais sur moi un petit flacon plein de cette eaubleue qui vous servait pour graver… »

– De l’acide sulfurique, dit Urbain.Heureusement il était éventé. Olivier continua à lire la lettre deMarie :

« Je boirai cette eau, qui est du poison,et ça sera fini. Je n’ai pas eu le temps de vous aimer, Urbain,parce que je n’avais pas eu le temps d’oublier Olivier. »

En cet endroit de la lettre, il y avaitquelques mots raturés avec de l’encre et non point du crayon, commel’écriture de la lettre. Cette suppression avait été faite parUrbain ; mais Olivier n’en déchiffra pas moins l’alinéasupprimé. Il continua :

« que j’ai aimé pendant si longtemps.Vous lui donnerez mes cheveux, que j’ai coupés le jour où vousm’aviez fait déguiser en homme. MARIE. »

– Urbain, resta confondu en voyant sonami lire presque couramment ce passage, malgré la rature qui lerecouvrait.

– Pourquoi as-tu rayé cela ? demandaOlivier.

– Je voulais garder les cheveux de Marie,répondit Urbain ; je te les donnerai.

– Écoute, dit Olivier, si tu veux medonner cette lettre, nous partagerons les cheveux.

– Oui, répondit Urbain. Écoute le reste…le lendemain du jour où Marie a été arrêtée, j’ai couru au palaisde justice, où je connais quelqu’un ; c’est là que j’ai apprisque Marie avait en effet tenté de se suicider. Mais, comme je tel’ai dit, l’acide qu’elle avait employé était éventé : elle nemourra pas… Maintenant je vais te dire adieu ; après ce quiest arrivé, il est probable que nous ne pouvons plus avoir derelations. J’ai aimé Marie malgré moi, et pour une maîtresse dehuit jours, je perds un ami de longue date ; j’ai dumalheur.

– Pourquoi ne plus nous revoir ? ditOlivier avec un sourire mélancolique ; et, tendant la main àUrbain, il ajouta : Il faut bien que je te revoie… à qui doncveux-tu que je parle d’ELLE ?

Comme Urbain sortait de chez Olivier, le pèrede celui-ci y rentrait. Resté sur le carré, l’oreille collée à laporte, il avait entendu tout l’entretien des deux jeunes gens. Ilse doutait bien que la tentative de suicide faite par son filsavait sa source dans quelque amourette contrariée. Mais enapprenant que sa maîtresse était en état d’arrestation, il craignitque les relations d’Olivier avec cette femme n’eussent des suitescompromettantes. Sans aucun préambule conciliateur, il aborda ladiscussion avec une violente colère, que le calme d’Olivier ne fitqu’irriter. Il fut impitoyable pour son fils, et plus impitoyableencore pour la maîtresse de celui-ci, qu’il traita de femmeperdue.

Trahi par cette femme, pour laquelle il avaitfrappé aux portes de la mort, Olivier ne put l’entendre injurierpar son père ; celui-ci avait été sans pitié, Olivier fut sansrespect. Cette scène horrible se prolongea deux heures. Elle setermina par cette épouvantable accusation que le fils en délirejeta au visage du père en courroux :

– Vous avez été le bourreau de ma mère,morte lentement sous vos colères.

– Malheureux ! s’écria son père, enlevant sa main, qu’il laissa aussitôt retomber.

– Si je suis sacrilège, que Dieu vousvenge ! répondit Olivier.

– Retire les affreuses paroles que tuviens de dire, reprit son père.

– Retirez les injures que vous avezjetées à Marie, à une femme malheureuse, mourante peut-être en cemoment.

– Cette femme est une misérable, elle teperdra.

– Ma mère est morte de chagrin, ditOlivier avec un regard sinistre. Encore une fois, si j’ai menti,qu’elle me maudisse, et si je dis vrai qu’elle vouspardonne !

Le père était blanc de fureur ; et commeil venait d’apercevoir sur la cheminée, parmi les souvenirs queMarie avait donnés à Olivier, un portrait d’elle au daguerréotype,il le prit et s’écria :

– La voilà donc la créature pour qui tum’insultes, malheureux !

Et jetant le portrait à terre, il l’écrasasous son pied.

– Mon père, dit Olivier en se dressantsur son lit et en étendant sa main vers la porte, pas un mot deplus… sortez.

– Pourquoi n’est-ce pas elle que j’ai làsous mon pied ? continuait le père en écrasant les morceauxdéjà brisés du portrait.

Il n’avait pas achevé, que son fils étaitdebout devant lui, terrible, l’œil hagard, la voix étranglée.

– Mon père, murmura-t-il en paroleshachées par le claquement de ses dents… vous voyez bien cette arme…et il montrait un petit pistolet, dit coup de poing, qu’ilvenait de décrocher du mur, vous voyez cette arme… je n’ai pas osém’en servir hier quand je voulais mourir… j’ai préféré le poison,qui ne fait pas de bruit…

– Après ? lui dit son pèrefroidement, en portant la main sur les autres souvenirs deMarie.

– Après ? continua Olivier… quiarmait son pistolet… Si vous dites un mot de plus sur Marie… sivous touchez à ces choses qui lui ont appartenu, eh bien, mon père,je me brûle la cervelle devant vous… et ceux qui vous connaissentdiront ceci : « Il avait mis vingt ans à tuer la mère…mais il a tué le fils d’un seul coup. »

Son père le regarda un moment… et saisissantrapidement parmi les souvenirs un petit bouquet de fleurs fanées,il le jeta à terre…

Comme il mettait le pied dessus, Olivier portale pistolet à son front et lâcha la détente.

On entendit le bruit sec causé par la chute duchien sur la cheminée.

– Oh ! malheur ! s’écriaOlivier en retombant sur son lit la tête entre ses mains… la mortne veut pas de moi !

Dans une visite domiciliaire faite dans lachambre huit jours auparavant, le pistolet avait été trouvé par sonpère, qui l’avait déchargé.

Olivier était resté seul. Cinq minutes aprèssa sortie, son père lui envoyait la servante avec une lettre et unpetit rouleau d’argent.

La lettre contenait seulement ces mots :« Voilà cent francs. Sois parti demain. »

– Dites à mon père que je serai parti cesoir, répondit Olivier, et allez me chercher une voiture.

Il jeta au hasard dans une malle ses habits,son linge, tous ses papiers ; il ramassa tous les souvenirs deMarie, éparpillés par l’ouragan de la colère paternelle, lesenveloppa soigneusement, et ayant fait monter le cocher, il lui fittransporter sa malle dans la voiture.

En descendant l’escalier bien lentement, caril était faible et brisé par toutes ces émotions, il rencontra sonpère.

Ils s’arrêtèrent en face l’un de l’autre, etéchangèrent cet adieu plein de vœux qui durent épouvanter leciel :

– Va-t’en, dit le père… Je t’abandonne ette laisse à la honte, à la misère.

– Je sors encore vivant de cette maison,d’où ma mère est sortie morte. Adieu, mon père, dit Olivier, jevous laisse à vos remords.

Olivier monta dans la voiture et se fitconduire chez Urbain. Il était onze heures du soir. Le peintreétait seul dans son atelier.

– Qu’y a-t-il donc ? s’écria-t-il envoyant Olivier, suivi du cocher qui portait sa malle.

– Il y a, répondit Olivier quand ilsfurent seuls, que mon père m’a chassé, et pour la seconde fois jeviens te demander l’hospitalité.

Urbain n’avait plus cette chambre du voisinagequ’autrefois il avait prêtée à Olivier pour cacher Marie. Lelendemain du jour où la maîtresse du poète était devenue la sienne,il avait quitté son second logement et vendu les meubles pour fairevivre Marie.

– Mais, à propos, demanda Olivier, oùcouches-tu donc ? Je ne vois pas de lit.

– Je suis pauvre, répondit Urbain, etmontrant derrière une grande toile qui séparait l’atelier en deux,une paillasse jetée à terre, et recouverte d’un lambeau de laine,il ajouta : « Je couche là-dessus et j’y dors. »

– J’ai des meubles chez moi. Si tu veuxque je demeure avec toi, je les ferai transporter ici, dit Olivier.Et si mon père me les refuse, nous achèterons un lit, au moins.J’ai cent francs.

– Pourquoi faire acheter un lit ?pour le revendre dans huit jours la moitié de ce qu’il nous auracoûté ? Ô mon ami ! ne sois pas si fier pour une piled’écus que tu as dans ta poche… Cent francs… c’est bien joli, maisce n’est pas éternel, et ton pauvre magot sera bien vite fondu,quoiqu’il ne fasse pas chaud ici, ajouta Urbain. Au reste, tonargent est à toi ; et si tu es si délicat qu’un grabat depaille t’effraye, il y a la chambre d’en face, la chambre garnie oùlogeait Marie… Le lit est doux ; mais moi je n’aime pas lesdouceurs, et c’est seulement à cause de Marie que j’avais louécette chambre… Tu peux la prendre si tu la veux ; j’ai encorela clef. Demain, tu t’arrangeras avec le propriétaire, qui laloue.

– Je la prendrai, dit Olivier ;viens m’y conduire. Urbain le mena dans une petite chambre assezpropre, et qui n’avait pas été rangée. Tout y était dans le mêmeétat où Marie l’avait laissé.

– Bonsoir, dit Urbain, en laissantOlivier seul. Les regards du jeune homme tombèrent d’abord sur lelit, où se trouvaient deux oreillers. Sur l’un d’eux se détachaitun petit bonnet de femme, oublié sans doute par Marie. Sur l’autre,une sorte de calotte, de forme dite grecque, qu’Olivieravait vue plusieurs fois sur la tête d’Urbain. Cette vue porta uncoup terrible au cœur d’Olivier : son dernier doute venait des’évanouir. Il ferma précipitamment les rideaux pour ne plusvoir.

IV

Autant Olivier avait d’abord souhaité êtredans cette chambre où Marie avait habité, autant il souhaita enêtre dehors lorsqu’au premier regard qu’il y jeta, ce lieu vint luirappeler la trahison de sa maîtresse.

Mais où aller à une heure du matin par cettefroide nuit d’hiver ? D’ailleurs Olivier était dans un étathorrible. La terrible journée qu’il avait passée, succédant à lalutte terrible qu’il avait soutenue contre le poison, avait anéantitoutes ses forces. Chauffé à outrance par la fièvre ardente àlaquelle il était en proie depuis deux jours, son sang étaitpresque en ébullition et grondait dans ses veines, tellementgonflées, que celles du front s’accusaient en relief comme descoutures bleuâtres. Au fond de sa poitrine, et flottant dans unocéan de larmes, son cœur assassiné par la souffrance se débattaiten criant au secours.

Espérant qu’à défaut de l’oubli il trouveraitpeut-être, pour une heure ou deux, l’inertie du sommeil, qui estencore l’oubli, il se jeta sur une chaise après avoir éteint lalumière. Mais le sommeil ne vint pas. Les ténèbres appelées parOlivier se mirent à flamboyer ; il eut beau mettre ses mainssur ses yeux, et sur ses yeux abattre ses paupières, il voyaitcomme en plein jour. Les rideaux du lit qu’il venait de fermers’entr’ouvrirent d’eux-mêmes ; et sur les deux oreillers ilaperçut deux têtes, toutes deux jeunes, belles, souriantes, toutesdeux les regards humides, éblouis, perdus, et les lèvres unies parun incessant baiser ; c’étaient les deux têtes d’Urbain et deMarie.

Olivier se traîna en rampant vers la cheminéeet ralluma la chandelle. La clarté chassa les fantômes. Olivier serassit sur la chaise ; mais, ô terreur ! voici quederrière les rideaux de ce lit, qui étaient pourtant bien fermés,Olivier entendit deux voix qui parlaient, deux voix jeunes,tremblantes, enivrées, murmurant le dialogue éternel que l’humanitérépète depuis sa création, et dont le moindre mot est une mélodie,même dans les langues les plus barbares. Les échos de la chambreredisaient l’un après l’autre ces étranges paroles, qui sont lesclefs du ciel. Ces deux jeunes voix jumelles étaient la voix deMarie et la voix d’Urbain.

Il y a, je crois, un dicton proverbial quicompare le mal d’amour au mal de dents. La comparaison estpeut-être vulgaire, mais elle est vraie, du moins par beaucoup decôtés. Cette souffrance aiguë, que les bonnes gens appellentdes peines de cœur, agit sur la partie morale de l’êtreavec une violence insupportable, comme l’affection à laquelle on lacompare agit sur la partie physique. L’un et l’autre de ces maux,si différents et pourtant si semblables, vous plongent dans lesbraises d’un enfer où l’on se rougit les lèvres à lancer desblasphèmes qui forment le répertoire des damnés. On se roule parterre avec des torsions d’enragé, on s’ouvre le front aux anglesdes murs, et si l’une et l’autre de ces douleurs n’avaient pointleurs intermittences et se prolongeaient trop longtemps, ellesachemineraient à la folie.

Ce qui justifie en outre la comparaisonétablie entre ces deux affections, de nature si opposée, c’estl’indifférent intérêt, les consolations banales que rencontrent etrecueillent ceux-là qui les éprouvent. On s’inquiétera beaucoupautour d’un homme qui aura une fluxion de poitrine, ou qui aura eule malheur de perdre son père ou sa mère ; mais s’il a perdusa maîtresse, ou s’il a mal aux dents, on haussera les épaules endisant : « Bon, ce n’est que cela, on n’en meurtpas ! » Où la comparaison cesse d’être possible, c’est àl’application du remède. Le mal de dents mène chez le dentiste, quivous arrache quelquefois la douleur avec la dent. Mais le mald’amour ? On n’a pas encore inventé de chirurgie morale pourarracher la douleur ; et c’est tant pis. Ce serait uneindustrie très productive, car celui qui la pratiquerait auraittoute l’humanité pour clientèle.

– Ce qu’on a trouvé de mieux jusqu’àprésent pour guérir des peines d’amour – et bien longtempsavant l’homéopathie, – c’est l’amour lui-même. Il y a bienencore la poésie. Mais alors le remède est pire que le mal, carc’est le mal lui-même devenu chronique, passé dans le sang, passédans l’âme ; on meurt avec.

Comme il s’était bouché les yeux pour ne pointvoir, Olivier se boucha les oreilles pour ne point entendre. Maisle son des voix lui arrivait toujours, comme si elles eussent parléen lui-même. Il se roula sur le carreau froid, en se mordant lespoings, et il entendait toujours ces mêmes mots, dont les syllabeslui perçaient le cœur comme les dards d’une couvée de serpents. Ilse heurta le front au mur… et il entendit encore. Alors il seprécipita vers la fenêtre de la chambre, l’ouvrit, et se jeta latête dans la neige épaissie qui couvrait le rebord. Sous le poidsde son front la neige fondit et fuma, ainsi que l’eau dans laquelleon plonge un fer rouge.

C’était là de quoi mourir. Pourtant ce bainglacial eut pour un moment un résultat salutaire. Il détermina uneréaction dans la crise désespérée qu’Olivier venait de subir.L’hallucination cessa subitement, les fantômes s’envolèrent, lesbruits de voix s’éteignirent. Il était seul, dans l’isolement de lanuit, accoudé au bord de la fenêtre, et regardant autour de lui laville silencieuse endormie sous la neige, qui tombait toujourslente et molle comme le duvet des colombes. Aucun bruit netroublait le calme de cette nuit polaire, ni le pas assourdi d’unpassant attardé, ni l’aboi vague et lointain d’un chien errant,indéfiniment répété par de lamentables échos ; le vol desbises, paralysé par le froid, ne tourmentait pas les girouettes destoits voisins, recouverts d’une fourrure d’hermine, et aucunelumière ne brillait aux fenêtres des maisons. Après avoir contempléquelques instants ce repos de toutes choses, qui avait autantl’aspect de la mort que celui du sommeil, Olivier referma sacroisée, aux carreaux de laquelle le givre avait buriné lesétranges caprices d’une mosaïque irisée.

– Tout dort, murmura-t-il avec l’accentde regret et d’envie dont Macbeth s’écrie : « J’ai perdule sommeil, le doux baume ! » Puis, l’esprit traversésoudainement par une idée singulière, il sortit de sa chambre sansfaire de bruit, et, se collant l’oreille à la porte de l’atelierd’Urbain, il écouta attentivement. Il ne put rien entendred’abord ; mais peu à peu il distingua une respiration lente etrégulière. Urbain dormait sur sa paille.

– Il dort, dit Olivier avec un sourireironique. Ô Marie, il dort, et il dit qu’il t’a aimée !

Olivier rentra dans sa chambre : il sesentait si fatigué, il avait la tête si lourde, les yeux sibrûlants, qu’il espéra de nouveau pouvoir, lui aussi, dormir uninstant. Après avoir encore une fois éteint la chandelle, ilentr’ouvrit les rideaux du lit, et se jeta dessus tout habillé.Mais sa tête n’était point depuis deux minutes sur l’oreiller,qu’un vague parfum vint l’étourdir, et il sentit son cœur, unmoment immobilisé, qui se remettait à trembler. Ce parfum étaitcelui que Marie employait ordinairement pour ses cheveux, un vaguearôme était resté sur cet oreiller où elle avait dormi, et surlequel Olivier venait de poser sa tête.

V

– Je ne puis rester ici, s’écriaOlivier ; et se jetant hors du lit, il s’enveloppa dans unmanteau, descendit l’escalier d’un seul trait, et se trouva dans larue. Sans savoir où il allait, il marcha au hasard devant lui. Ils’asseyait sur les bornes, comptait les becs de gaz, et pétrissaitdes boules de neige qu’il lançait contre les murs. Après cesgrandes crises, les distractions les plus puériles suffisentquelquefois pour détourner l’esprit de la pensée qui alimente ladouleur, et pour amener, au moins momentanément, une trêve durantlaquelle l’être tout entier se plonge pour ainsi dire dans un baind’insensibilité. Ce n’est point l’absence de la douleur, c’en estle sommeil, mais un sommeil furtif qui s’enfuit dès que le moindreaccident effleure l’esprit engourdi et le remet en face de lapensée qui fait son tourment. Alors tout est fini. L’espritréveillé s’en va réveiller le cœur, et la souffrance renaît plusactive et plus aiguë.

Olivier était donc dans cet état dequasi-idiotisme qui suit les prostrations. Il était parvenu às’isoler de lui-même, et au bout d’une heure sa course sans butl’avait conduit à la halle : trois heures du matin sonnaient àl’église Saint-Eustache.

Comme il était arrêté sur la place desInnocents, examinant l’aspect fantastique de la fontaine de JeanGoujon, que la neige amoncelée avait revêtue d’une housse blanche,Olivier fut distrait de son attention par un grand bruit de voixqui s’élevait auprès de lui ; il détourna la tête, et voyant àdeux pas un groupe d’où s’élevaient des cris et des rires, il s’enapprocha : un incident bien vulgaire était la cause de toutesces rumeurs, c’était un grand chien de chasse, à robe noire et auxpattes blanches, qui venait d’engager un duel terrible avec unénorme matou appartenant à une marchande dont l’étalage étaitvoisin. L’objet de la querelle était un morceau de viande avariée.Aux miaulements de son chat, la marchande était arrivée, tombant àcoups de balai sur le chien, qui ne voulait pas lâcher prise.

– Gredin, filou, assassin, tu seras donctoujours le même, criait la marchande, en faisant pleuvoir unegrêle de coups sur le chien, qui ne s’émouvait non plus que si onl’eût caressé avec des marabouts.

– Qu’est-ce qu’il y a là-bas ? ditune voix en dehors du groupe qui faisait galerie.

À cette voix Olivier, qui examinait le chien,comme s’il eût cherché à le reconnaître, leva les yeux pour voirqui avait parlé.

– C’est encore votre bête féroce de chienqui veut meurtrir mon pauvre mouton, dit la marchande.

– Allons, ici, Diane, dit le jeunehomme ; ici tout de suite. À l’appel de son maître, le chienlâcha prise et reçut un dernier coup de balai de la marchande, quil’appela Lacenaire !

– Je ne me trompe pas, murmura Olivier àlui-même, en regardant plus attentivement le maître du chien,– c’est Lazare, – et s’approchant du jeune homme aumoment où il allait se retirer, il lui frappa sur l’épaule.

– Olivier ! dit Lazare en seretournant et en rougissant beaucoup ; vous ici, la nuit, parcet horrible temps, continua-t-il avec un accent embarrassé ;quel singulier hasard !… est-ce qu’il y a longtemps… que vousm’avez vu… ici, acheva-t-il avec une certaine inquiétude.

– À l’instant même, répondit Olivier.Mais, vous-même, comment se fait-il que je vous rencontreici ?

– Oh ! moi, répondit Lazare, quiparaissait plus rassuré… c’est par curiosité. Vous savez montableau de Samson, dont je vous ai parlé, je l’achève pour leprochain salon, et parmi les gens qui travaillent ici le matin, lesforts, j’ai pensé que je trouverais peut-être mon type.Mais vous, reprit Lazare, vous qui êtes si délicat, qu’est-ce quevous faites ici ? Ne seriez-vous pas en aventuregalante ?… et comme Olivier, en mettant la main dans sa poche,venait de faire sonner une pile d’écus, Lazare ajouta enriant :

– Diable… vous avez de la pluie pour lesDanaés… Mais, dit-il, je vous croyais en ménage… à ce que nousavait conté Urbain…

Comme Lazare disait ces mots, une marchande demarée, qui préparait son étalage, regardait Olivier avecadmiration.

– Regarde donc, s’écria-t-elle en parlantà une commère, sa voisine, à qui elle désignait Olivier du doigt,regarde donc ce joli chérubin, Marie…

– Ah ! quel amour !… réponditsa voisine en élevant sa lanterne…

Dans tout ce dialogue dont il était l’objet,Olivier ne distingua qu’un mot : Marie ! et ce nom seul,arrivant juste au même instant où Lazare lui parlait de samaîtresse, le rendit au sentiment de la réalité.

– Eh bien, dit Lazare… en le voyanttressaillir, qu’est-ce qui vous prend ?

– Il est gelé, le pauvre enfant, fit lamarchande de poisson… – Eh ! la barbiche, ajouta-t-elle,en faisant signe à Lazare, qu’elle voulait désigner… amène-le unpeu ici, ton ami… Sa mère est donc folle, à ce pauvre cœur, de lelaisser courir comme ça la nuit, ça fait pitié, quoi… amène-le,Barbiche… Marie… va lui donner un peu de bouillon, ça leréchauffera. Pauvre petit, va ! il a une figure de cire…Eh ! Marie, fais chauffer un bol.

– Oh !… murmurait Olivier, Marie…elle est donc ici, Lazare, mon ami… je vous en prie… laissez-moi lachercher… on vient de l’appeler… je la trouverai bien…Laissez-moi…

– Bon, murmura Lazare… en lui-même etdans son langage pittoresque, je comprends, j’ai fait un beau coup,j’aurai marché sur ses cors.

– Eh bien, viens-tu donc ?s’écria la marchande, qui tenait à la main une tasse de bouillontout fumant.

– Merci, la mère, dit Lazare, en emmenantOlivier, c’est autre chose qu’il lui faut.

– C’est de bon cœur, tout de même, fit labrave femme… il a tort s’il fait le fier… pas vrai,Marie !

– Eh ! oui donc, répondit la voisineet du bouillon que le roi n’en a pas de meilleur, encore !

Cinq minutes après, Olivier était assis enface de Lazare, dans le cabinet d’un petit cabaret. Entre eux, surla table, se trouvait une bouteille à demi pleine d’eau-de-vie.

– Voyons, dit Lazare, contez-moi un peuvos chagrins. Dire à un amoureux de raconter ses amours, c’estinviter un auteur tragique à vous lire sa tragédie. Olivier racontatoute son histoire à Lazare… Lorsqu’il arriva à la trahisond’Urbain, Lazare frappa sur la table et fit une grimace de dégoût.Toujours le même ! murmura-t-il. À la fin de l’histoire… labouteille d’eau-de-vie était vide, Olivier était ivre et récitaitdes lambeaux de vers qu’il avait jadis faits pour Marie.

En ce moment trois ou quatredéchargeurs entrèrent dans le cabinet et échangèrent despoignées de mains avec Lazare.

– Tiens ! Barbiche, dit l’un d’eux,voilà ta paye que tu m’as dit de prendre pour toi, et tirant unegrande bourse de cuir, il en sortit quatre pièces de cent sousqu’il remit à Lazare…

Lazare, robuste gaillard, taillé en hercule,s’était fait déchargeur à la halle au beurre, afin de gagnerquelque argent pour procurer aux membres d’une société d’artistesdont il faisait partie – la société des Buveursd’eau. (Voir les Scènes de la Bohème) – lesmoyens de travailler pour la prochaine exposition. Seulement, commeil n’avait pas de médaille, il travaillait en remplaçant, quand undes forts du marché était malade. On l’appelait Barbiche, à caused’un bouquet de poils roux qui lui cachait le menton. Olivierl’avait rencontré plusieurs fois à l’atelier de son ami Urbain,qu’on n’avait pas voulu admettre dans la société dont Lazare étaitle président.

À six heures du matin Lazare fit monterOlivier dans un fiacre et le reconduisit à l’adresse d’Urbain, quele poète avait su lui indiquer au milieu de son ivresse.

En rentrant dans la chambre où Lazare l’avaitaccompagné, car il n’était pas en état de se soutenir lui-même,Olivier, abruti par l’ivresse, tomba sur le lit comme une masseinerte, et cette fois s’endormit profondément.

– Hélas ! murmurait Lazare enfermant les rideaux, moi aussi j’ai eu ma Marie, et mon cœur, sipétrifié qu’il soit, garde encore la trace des clous qui l’ontcrucifié… Ah bah ! ajouta-t-il en faisant claquer ses doigts,tout ça, c’est l’histoire ancienne d’un beau temps tombé dans lepuits. Et après cette oraison funèbre et philosophique de sajeunesse, Lazare sortit de la chambre. Trouvant la clef sur laporte de l’atelier d’Urbain, il y entra.

– Qu’est-ce qui t’amène si matin, dit lepeintre à moitié endormi en voyant Lazare ? Est-ce qu’il y aquelque chose de nouveau ?

– Non, répondit Lazare brutalement, lesmauvais temps ne sont pas devenus meilleurs, ni toi non plus. Et,sans laisser à Urbain le temps de l’interrompre, il ajouta :Je connais ton histoire avec Olivier et Marie, ça ne m’étonne pasde ta part, tu as une triste et incorrigible nature.

– Qui est-ce qui t’a dit ?… fitUrbain.

– C’est Olivier, ou plutôt c’est sonivresse, répondit Lazare, et il raconta à Urbain sa rencontrenocturne avec le poète.

Comme Urbain cherchait à s’excuser à propos del’aventure avec Marie, Lazare lui ferma la bouche par cette rudesortie :

– Mon cher, lui dit-il, je ne suis pas unpuritain. Je ne mourrai pas d’une indigestion de vertu, mais il y ades choses qui me soulèvent le cœur. Bien que j’y soispersonnellement étranger, il y a des actes qui m’indignent jusqu’àla colère, et me donnent des envies de me laver les mains si ellesont touché la main de ceux qui les ont commis. Ton cas est dunombre.

– Mais au moins, interrompit Urbain,laisse-moi me justifier ; tu ne sais pas comment les choses sesont passées.

– Si tu avais pour toi l’excuse d’unepassion sincère, j’aurais pu, jusqu’à un certain point, comprendreque dans un moment d’oubli, d’exaltation, tu aies pu tenterd’enlever Marie à Olivier ; mais la lui prendre chez toi, enabusant de l’hospitalité que tu lui avais offerte, pour satisfaireune méchante fantaisie, c’est là un acte qui ne peut pas sejustifier. Ça s’appelle lâcheté dans toutes les langues d’honnêtesgens. Si tu m’avais joué un tour semblable, je t’aurais simplementcassé les reins avec la première chose venue : voilà monopinion. Maintenant, ça ne m’étonne pas qu’Olivier ait passélà-dessus aussi tranquillement : c’est une de ces naturesfaibles et pacifiques qui n’ont ni haine, ni colère, ni aucun dessentiments virils de résistance à l’oppression, des élégies et nondes hommes. Je l’ai trouvé cette nuit sur le carreau de la halle,pleurant comme une fontaine, c’était pitoyable. J’ai cautérisé sondésespoir avec l’ivresse. Il dort maintenant, mais quand il va seréveiller, ça sera pis. Je suis venu pour te prévenir et te dire dele surveiller ; j’ai peur qu’il ne fasse un mauvais coup.

– Il a déjà essayé, mais il s’est manqué,dit Urbain.

– J’ignorais cela, reprit Lazare… ils’est manqué, tant pis. Si la mort n’en a pas voulu, c’est que lemalheur a des vues sur lui. Il est mûr de bonne heure.

– Marie aussi a tenté le suicide, fitUrbain, que le dur langage de Lazare pénétrait malgré lui, maiselle s’est manquée aussi.

– Qu’est-ce que tu aurais fait entre cesdeux tombes-là ? dit Lazare en regardant Urbain en face.

– Qui sait ? réponditcelui-ci ; j’aurais creusé la mienne, peut-être.

– Ceci est un mot de mélodrame, fitLazare avec ironie. Ta mauvaise nature n’a pas même la franchise,qui est la vertu de certains vices. Ce n’est pas toi qu’un remordsempêcherait de digérer la vie. Allons donc ! Entre ces deuxtombes de deux êtres morts pour toi, tu aurais roulé ton lit chaudde nouvelles amours. À la bonne heure, dis-moi cela, et je tecroirai. Maintenant, bonjour, je n’ai plus rien à te dire. EtLazare sortit sans tendre sa main à celle que lui offraitUrbain.

– Ah bah ! fit celui-ci, quand il setrouva seul, il est toujours le même, celui-là. Et il se rendormittranquillement pour ne se lever qu’à deux heures del’après-midi.

Olivier dormit toute la journée et s’éveillaseulement le soir. D’abord il ne put se rendre un compte bien exactde ce qui était arrivé. Peu à peu cependant les souvenirs luirevinrent ; il se rappela son horrible nuit d’angoisses, sarencontre avec Lazare, et le moyen employé par celui-ci pour lefaire oublier ; Olivier se leva, la tête encorelourde, et alla trouver Urbain, qui s’apprêtait à venir chezlui.

– Où vas-tu ? lui demanda-t-il.

– Il est six heures, c’estl’angelus de l’appétit ; je vais dîner, répondit lepeintre.

– Où cela ?

– Par là, à droite ou à gauche ; jete le dirai en revenant. À propos, tu as vu Lazare ?

– Oui, en effet, répondit Olivier, jel’ai rencontré à la halle cette nuit.

– Qu’est-ce que tu allais faire à lahalle cette nuit ?

– Je ne sais pas. J’étais sorti parce queje me trouvais malade… Je ne pouvais pas dormir dans cette chambre…Tu comprends… malgré moi. Je pensais…

– Oui, je comprends en effet, dit Urbain.C’est pourquoi je te répéterai encore qu’il faut cesser de nousvoir, pour ton repos, pour le mien. Nous avons à oublier l’un etl’autre, et ce n’est point en demeurant ensemble que nous pourrionsy parvenir. Séparons-nous. Va-t’en !

– Mais où veux-tu que j’aille ?répondit Olivier avec une vivacité croissante.

– C’est dans cette chambre que Marie avécu avec moi pendant une semaine. En y restant, tu te rappellerastoujours que Marie a été ma maîtresse, continua Urbain.

– Je le sais bien, s’écria Olivier, maisn’importe, je veux rester dans cette chambre, toute peuplée desouvenirs. Je la préfère à une autre dont les murs seraient muetset ne me comprendraient pas, quand je parlerai d’elle. Sicette chambre t’ennuie, tu n’y viendras pas, toi, ce ne sera pasdifficile de n’y pas venir… Oh ! l’isolement ! lasolitude… Mais je deviendrais fou, et la folie, c’est l’oubli. Ellea été ta maîtresse, c’est vrai… Mais quand cela est arrivé, elleavait perdu la tête. Son cœur dormait quand elle m’a trompé ;tu sais bien ce qu’elle écrivait : « Je n’ai pas eu letemps de vous aimer, parce que je n’avais pas eu le temps d’oublierOlivier ; » et puis elle a voulu mourir pour moi…Qu’est-ce que cela me fait ; une infidélité ? elle a ététa maîtresse huit jours, mais auparavant, pendant les dix-huit moisque je l’ai aimée, elle était bien la femme de son mari. Ah !vois-tu, la jalousie ne sert à rien, quand elle ne tue pasl’amour ; et le plus souvent c’est une blessure qui le rendéternel. Ah ! ma pauvre Marie… Non, Urbain, je ne m’en iraipas, je resterai dans cette chambre.

Malgré l’égoïsme dont il était cuirassé,Urbain fut ému un moment par l’explosion de cette passion exaltée.Mais, dit-il, en pressant dans ses mains celles d’Olivier, c’estabsurde de rester ici, encore une fois, songes-y, c’est perpétuerton chagrin.

– Mais je ne veux pas oublier, encore unefois ! s’écria Olivier. Comprends donc cela, je veux mesouvenir, et longtemps, et toujours.

– Alors, si tu te décides à rester ici,c’est moi qui m’en irai, reprit Urbain.

– Je te gêne donc, pourquoi veux-tu t’enaller ?

– Parce que je ne veux pas rester avectoi. Cette malheureuse affaire va fournir des cancans sur moncompte pendant six mois. Lazare et ses amis ne m’aiment guère. Jeles crois jaloux de moi, parce que j’ai eu plus de chance qu’eux.Lazare m’a déjà fait une scène terrible ce matin. Si tu restaisavec moi, comme ils savent que tu as un peu d’argent, ils diront etferont redire que je t’exploite après t’avoir trompé. Je ne veuxpas. J’en ai assez de ces amitiés-là. D’ailleurs, malgré toi, tufinirais par penser comme eux.

– Je leur dirai qu’ils se trompent,reprit Olivier, qui tremblait à la seule idée de voir Urbain lelaisser seul ; ne t’en va pas. Qu’est-ce que cela te fait derester ? Je ne t’en veux pas, moi, ajouta-t-il en prenant lesmains d’Urbain. Reste, nous parlerons de Marie, je te dirai leschoses qu’elle me disait. Je n’ai pas pu tout te dire encore… carelle m’aimait bien, va. Toi aussi, tu me raconteras ce qu’elle tedisait, et tu verras que ce n’étaient plus les mêmes choses qu’àmoi. Ah ! je serais trop malheureux tout seul. Je n’avais aumonde qu’elle et toi.

– C’est bien, dit Urbain. Puisque tu leveux, je resterai.

– Ah ! merci ! fit Olivier. Etil força le peintre à venir dîner avec lui.

VI

Ils allèrent dans un restaurant du quartierlatin, où ils firent un robuste repas largement arrosé. Olivier,qui n’avait presque rien pris depuis trois jours, mangea non pascomme un amant désolé, mais comme un portefaix mis à la diète.Quant à Urbain, qui, dans l’état normal, avait toujours l’appétitd’un moine à la fin du carême, il mangea de façon à se faire fairedes compliments par Gargantua. Seulement lorsqu’on apporta lacarte, qui montait à une quinzaine de francs, il poussa un criterrible, et recommença plusieurs fois l’addition, ne pouvantjamais croire qu’il fût possible d’atteindre ce chiffre fabuleuxpour un seul repas.

Les deux amis quittèrent la table dans laposition de gens qui se sont attardés avec les bouteilles.

En mettant le pied dans la rue, bien qu’il fûtsoigneusement enveloppé dans son manteau, Olivier se plaignit dufroid ; Urbain le sentait en effet frissonner sous son bras,et de temps en temps il entendait claquer ses dents :

– Es-tu malade ? demanda lepeintre ; il faudrait rentrer et te coucher.

– Non, non, dit Olivier… pas encore… jevoudrais que tu vinsses avec moi.

– Où cela ? fit Urbain.

– C’est un peu loin, dit Olivier, mais ilfait beau temps, cela nous promènera.

– Allons où tu voudras.

Et il se laissa guider par le poète, qui lemena jusqu’à la barrière de l’étoile.

– Mais, demanda Urbain étonné, quand ilsfurent au bout des Champs-Élysées, où diable me mènes-tu, chez quiallons-nous, si loin, à la campagne ?

– Tu vas voir ; nous arrivons, cen’est plus bien loin, murmurait Olivier, qui tremblait de plus enplus.

En ce moment ils avaient laissé l’arc detriomphe derrière eux, et s’engageaient dans l’avenue deSaint-Cloud, qui conduit au bois de Boulogne. La neige glacéecriait sous leurs pas, et un vent glacial courait des bordées dansces lieux déserts et dégarnis de maisons.

– Ah ! ça, dit Urbain un peuinquiet, où allons-nous, encore une fois ? Nous allons nousfaire égorger par ici ; chez qui me mènes-tu ?… je nevois pas de maison…

Et le peintre s’arrêta un instant, comme s’ilhésitait à aller plus loin.

Ils étaient alors dans une espèce derond-point où viennent aboutir l’avenue de Saint-Cloud, celles dePassy, de Chaillot et deux ou trois autres routes. Au milieu de cerond-point se trouve une petite fontaine entourée d’un grillagecirculaire en bois, et en face, une habitation de fantaisie, moitiérenaissance et moitié gothique.

– Est-ce que c’est là que nousallons ? dit Urbain, en montrant la maison, dont la luneéclairait tous les détails : Qui diable peut loger dans cejoujou ? N’importe, entrons, j’ai hâte de voir du feu, il mesemble que je nage dans la Bérézina.

– Je ne connais personne dans cettemaison, fit Olivier tranquillement.

– Mais alors, fit Urbain impatienté, oùme mènes-tu ? il n’y a point d’autres maisons. Cette fois jene vais pas plus loin.

– C’est inutile, dit Olivier, nous sommesarrivés.

– Arrivés… où ?

– À la fontaine, dit le poète, tu vasl’entendre chanter…

– Sacrebleu ! dit Urbain, temoques-tu de moi ? Me faire faire deux lieues, à dix heures dusoir, pour me montrer une fontaine gelée, au risque de me faireassassiner avec toi !…

– C’est ici que je venais avec Marie, ditdoucement Olivier, dans les beaux jours. Et, étendant sa main versun immense espace, il ajouta : Voilà les champs et lesarbres ! Vois-tu, dit-il à Urbain, j’ai regardé de cette placede très beaux soleils couchants ; le ciel était en feuderrière le calvaire, on eût dit une copie de Marilhat. Souventnous allions jusqu’au bois de Boulogne en prenant par ce cheminbordé d’une haie ; il y a aussi des acacias blancs, le cheminétait tout blanc de fleurs tombées des arbres. C’était pendantl’été alors, maintenant c’est la neige qui blanchit le chemin. Mapauvre plaine ! Je l’ai vue si gaie au mois d’août dernier, iln’y a pas très longtemps, tu vois. C’était un dimanche, un jour defête aux environs, j’étais couché dans l’herbe, près de cespeupliers, les blés venaient d’être fauchés, on entendait lescigales, et au loin les tambours et les violons de la fête, lafontaine coulait en chantant, et de bonnes odeurs couraient dansl’air comme des fumées d’encens. Marie est venue par ce chemin oùil y a un grand noyer, je l’ai aperçue de loin ; elle avaitune robe blanche et une ombrelle bleue, et son voile flottait auvent ; quand elle est arrivée, ses cheveux étaient défaits,elle avait déchiré sa robe aux buissons. Nous sommes restésensemble jusqu’au soir. Ah ! la belle journée ! J’ai étébien heureux ce jour-là. Pourquoi me l’as-tu prise ? achevaOlivier, qui, pendant ses ressouvenirs, avait oublié Urbain et letrouvait tout à coup devant lui. Non, reprit-il aussitôt, ne tefâche pas, ne parlons plus de cela… Je ne veux me rappeler du passéque les bonnes choses. J’ai voulu revoir cet endroit. C’est bientriste, c’est comme un linceul, les cigales sont mortes et lafontaine est gelée. Mais c’est égal… je suis content d’être venu.Maintenant nous nous en irons si tu veux.

– Si tu veux est joli, pensaUrbain, qui n’eut cependant pas le courage de railler touthaut.

Ils rentrèrent chez eux fort tard. Letremblement d’Olivier avait redoublé. Urbain fit grand feu dans lacheminée, et comme son ami ne parvenait pas à se réchauffer, lepeintre lui proposa de prendre un peu de punch chaud.

– Ah ! oui, dit Olivier… oui, jeveux bien. Fais vite ! Comme cela je dormirai cette nuit,ajouta-t-il, pendant qu’Urbain était allé chercher del’eau-de-vie.

Ainsi qu’il l’avait espéré, Olivier dormitcette nuit-là. Mais le lendemain il se réveillait avec une fièvrecérébrale. Urbain, effrayé, alla chez le père d’Olivier, qui lereçut très froidement et se borna à lui donner l’adresse de sonmédecin. Urbain y courut aussitôt, et, l’ayant heureusement trouvé,le ramena auprès d’Olivier. Le médecin fit un mauvais signe detête, écrivit une prescription, ordonna les plus grands soins, etalla redire au père d’Olivier que son fils était en péril.Laissez-moi son adresse, dit le père au médecin ; j’irai levoir. Il se mit en route en effet, mais à moitié du chemin ilrevint sur ses pas, et envoya seulement savoir de ses nouvelles parla bonne.

– M. Olivier est très mal, vint luiredire la servante. On a été obligé de l’attacher sur sonlit ; il passe son temps à mordre une grosse poignée decheveux et crie à faire peur : Marie ! Marie !…

– Ah ! dit le père, Marie, c’est lenom de cette femme. Mal d’amour… ça n’est pas mortel. Qu’est-ce quile soigne ?

– Un de ses amis, répondit la servante,celui qui est venu ici, il est très inquiet…

Au bout de huit jours Olivier n’allait pasmieux. Urbain vint trouver le père et lui demanda de l’argent.Celui-ci lui en remit un peu, mais avec un air si maussade,qu’Urbain lui dit très sèchement :

– Le médecin ne répond pas de votre fils.En cas de malheur, devrai-je vous prévenir pour l’enterrement,monsieur ?

– Sans doute, répondit tranquillement lepère.

Lazare et les autres artistes ayant appris lamaladie d’Olivier étaient accourus, et se relayaient pour venirauprès de lui la nuit. Urbain était désespéré ; il avaitraconté au médecin l’histoire d’Olivier et de Marie, la part qu’ily avait eue, et le long désespoir dont son ami avait été atteintquand il s’était trouvé séparé de sa maîtresse.

– Dès qu’il sera un peu mieux, dit lemédecin, il faudra le retirer de cette chambre et l’éloigner detout ce qui pourrait lui rappeler cette femme. Au bout d’unedizaine de jours le délire devint moins fréquent. On transportaOlivier au logement de Lazare, situé près de la maison d’Urbain.Les Buveurs d’eau mirent leur habitation sens dessusdessous pour laisser une chambre libre au malade. Enfin le médecincommença à donner des espérances. D’après les conseils de Lazare,Urbain avait cessé de venir dès l’époque où Olivier avait commencéà retrouver un peu de raison. Quand Olivier, hors de danger,demanda après lui, Lazare répondit qu’Urbain était en voyage.Cependant avec la vie le souvenir de Marie commençait à renaîtredans le cœur d’Olivier ; mais ce souvenir n’était déjà plus ladouleur ni le désespoir, c’était la mélancolie, muse rêveuse etcaressante. La convalescence d’Olivier, hâtée par les soinsfraternels de ses amis, fut entourée de toutes les distractions quipouvaient éloigner son cœur d’une rechute. Enfin le jour de lapremière sortie arriva. C’était au commencement de mars ;Lazare et Valentin conduisirent Olivier dans le jardin duLuxembourg. Des chœurs d’oiseaux, perchés dans les arbresverdissants, récitaient le prologue de la saison nouvelle, dont cebeau jour était comme le premier sourire.

En ce moment, à quelques pas du banc où ilsétaient assis, un jeune homme passait avec une jeune femme, setenant par le bras et riant tout haut. Leurs éclats de rire firenttourner la tête à Olivier. Avant que Lazare et Valentin eussent eule temps de le retenir, il s’était levé de son banc et avait couruaprès Urbain.

– Olivier ! s’écria Urbain enreconnaissant son ancien ami ; et sur un signe que lui fitLazare il ajouta : Je suis arrivé de voyage seulementhier : je devais aller te voir… mais je savais de tesnouvelles.

La compagne d’Urbain s’était retirée un peu àl’écart.

– Et Marie ? demanda Olivier, dontle cœur avait tout d’abord tremblé en rencontrant le peintre sonami avec une femme.

– Mais, dit Urbain, j’ai été absent deParis. D’ailleurs je ne m’en suis point inquiété. J’ai l’oubliprompt. Voici qui doit te le prouver, ajouta Urbain en montrant dudoigt la jeune femme qui était avec lui.

– Oh ! fit Olivier avec un éclair deregard qui trahissait la joie intérieure, j’étais bien sûr que tune l’aimais pas.

– Celle-là aussi s’appelle Marie, ditUrbain en indiquant sa nouvelle maîtresse, et je l’aime beaucoupdepuis hier. Marie est morte, Vive Marie !

– J’irai vous voir, dit Olivier enquittant Urbain.

Cette rencontre le laissa calme, et il rentraà la maison presque gai. Le lendemain, accompagné de Lazare,Olivier alla pour voir son père et lui demander de l’argent qui luirevenait. Son père était absent, mais il trouva la servante.

– Ah ! monsieur, lui dit-elle, jesuis bien contente de vous revoir. Voici une lettre pour vous.C’est une dame qui l’a apportée pendant que votre père n’y étaitpas, heureusement ! Car il l’aurait déchirée comme il a faitdes autres. Il était bien en colère après cette dame, et il m’amenacé de me renvoyer si je lui donnais votre adresse.

Olivier avait déjà ouvert la lettre. Elleétait de Marie et ne contenait que ces mots :

« Depuis quinze jours que je suis libre,je vous ai écrit trois fois : Vous ne m’avez pas répondu,Olivier ! Vous avez cru comme tant d’autres, sans doute, en mevoyant arrêtée, que j’étais coupable. Pourtant on ne voulait de moique des renseignements sur mon mari. Je ne savais rien, je n’ai purien dire. On m’a remise en liberté. Voilà quinze jours que je vousattends. Vous ne m’avez pas pardonné sans doute. Je vous attendraiencore deux jours à mon ancien logement. Si je ne vous vois pas jequitterai Paris. Mon départ est arrêté : j’ai vendu mesmeubles. Je voudrais seulement vous dire adieu, et après vousresterez libre. Je vous jure que je n’ai pas revu Urbain et que jene l’ai jamais aimé. J’ai souvent attendu, bien avant dans la nuit,devant la maison de votre père, comptant vous voir rentrer… Maisvous ne rentriez pas… C’est la dernière fois que je vous écris, etdans deux jours je serai partie. Au revoir, ou pour toujours,adieu.

– Quand vous a-t-on remis cettelettre ? demanda Olivier à la servante.

– Il y a cinq ou six jours, réponditcelle-ci.

– Il est trop tard ! s’écriaOlivier. Oh ! mon père ! Cependant il força Lazare àl’accompagner à l’ancienne demeure de Marie.

– Madame Duchampy est partie depuisquatre jours, dit le portier.

– J’aime mieux ça ! murmuraLazare ; et il emmena Olivier.

– Au moins Urbain ne l’a pas revue, pensaOlivier, dont l’amour commençait à tourner à la poésie.

Un poète de gouttières

Il y a maintenant à Paris plus de poètes quede becs de gaz. Et si la police n’y met ordre, le nombre ira encoreen croissant de jour en jour. Peu de maisons de la capitale sontprivées d’un vates quelconque. Perché dans les mansardes,il empêche ses voisins de dormir par les convulsions et lescoliques d’un lyrisme nocturne. C’est dans le nid d’un de cesoiseaux de gouttière qui pondent, bon an, mal an, deux ou troismilliers de vers, que nous introduirons le lecteur.

Melchior (il s’appelait Melchior) habitait ruede la Tour-d’Auvergne une chambre de cent francs dans laquelle ilfaisait de la poésie lyrique. Cette chambre était meublée d’un deces mobiliers qui sont la terreur des propriétaires, aux approchesdu terme surtout. Melchior avait dans un bureau une place qui luirapportait quarante francs par mois, et ne lui prenait que troisheures par jour. Ce fut à la suite d’un premier amour très féconden orages qu’il s’était décidé à prendre la lyre.

Ses amis encouragèrent sa déplorable manie enle comparant à Lamartine, et, dans le tête-à-tête, avec sa modestiequi, comme celle de tant d’autres, n’était que l’hypocrisie del’orgueil, Melchior s’avouait, à part lui, qu’il pourrait bien unjour justifier la comparaison. Il avait, du reste, une foiinébranlable en lui-même, et croyait entièrement au nascunturpœtae de l’orateur romain. Si parfois il lui venait quelquesdoutes sur sa vocation, il se hâtait de les dissiper par la lectured’un de ses poèmes, et devant cette œuvre de son cœur il entrait endes ravissements infinis. Il pleurait, il sanglotait, il battaitdes mains, il allait se regarder dans la glace pour voir s’iln’avait pas une auréole au front, et il en voyait une. Dans cesmoments-là, Melchior aurait voulu pouvoir se dédoubler, afin qu’unemoitié de lui-même s’inclinât devant l’autre. Et tout cela de bonnefoi, sincèrement, réellement, croyant bien qu’il ne se rendait pasla moitié des honneurs qui lui étaient dus.

Au reste, ces ridicules n’étaient pasinhérents à la nature de Melchior. Ils lui avaient été inoculés parles amis au milieu desquels il vivait, et qui lui assuraient chaquejour qu’il était appelé à de hautes destinées poétiques. Si lespersonnes sensées qui s’intéressaient à lui essayaient de luimontrer dans quelle voie fausse il s’engageait aussi gratuitement,Melchior se récriait. Il répondait qu’il avait une mission àremplir, que les poètes sont les prêtres de l’humanité, et que,dût-il mourir en route, il ne renierait pas son culte, etc.Melchior avait d’ailleurs une idée fixe. Il voulait élever à lamémoire de son premier amour un superbe monument poétique au frontduquel il placerait le nom de sa maîtresse, pour le faire passer àla postérité à côté des noms de Laure et de Béatrix. Depuis deuxans il travaillait à ce poème, et n’écrivait pas une strophe où ilne plantât deux saules et n’allumât une auréole. Chaque fois qu’ilavait ajouté une centaine de nouveaux vers à son poème d’amour, ilréunissait ses amis dans des soirées où l’on buvait de l’eau nonfiltrée, et il leur lisait ses nouvelles élégies qu’onapplaudissait avec fureur.

Ces lectures étaient ordinairementaccompagnées d’une mise en scène dont les ridicules étaientpeut-être excusables à cause du sentiment profond et sincère où ilsavaient leur source. Ainsi, Melchior lisait les fragments de sonpoème d’amour sur une table où il avait d’avance disposésymétriquement toutes les reliques qui lui étaient restées de cettegrande passion. Des vieux gants blancs, des rubans sales, un masquede bal, des bouquets fanés, etc., tout cet attirail sentimentalétait ordinairement accroché au fond de son alcôve. Au milieu sedétachait son masque à lui, moulé en plâtre et entouré d’un lambeaud’étoffe noire qui le mettait plus en saillie. Ces puérilitésétaient du reste gravement acceptées par les amis de Melchior, qui,pendant plus de deux ans, pratiqua avec une scrupuleuse fidélité lareligion du souvenir. Une des autres manies de ce singulier garçonétait celle-ci : il achetait tous les volumes de vers àcouvertures multicolores qui, deux fois l’an, au printemps et àl’automne, viennent s’abattre sur les rampes des quais. Il ne sepubliait pas un seul hémistiche qu’il n’en eût connaissance ;un de ses amis, garçon de bon sens, qui appelait ce genre derecueil les Punaises de la librairie, lui ayant demandépourquoi il dépensait son argent à d’aussi bêtes acquisitions,Melchior lui répondit qu’il fallait bien se tenir au courant desprogrès de l’art. Le fait est qu’il voulait simplement juger s’ilétait de la force des auteurs des Soupirs nocturnes,Matutina et autres Brises de mai. Chaque fois qu’ilparaissait un de ces abominables recueils, Melchior se le procuraitet assemblait tout le clan des poètereaux de sa connaissance pourleur donner lecture du poème nouveau, et lorsque de son avis et decelui de ses admirateurs la comparaison tournait à son avantage, ilétait content et acceptait sans conteste la supériorité qu’on luiaccordait. C’était un spectacle vraiment bien curieux que cesréunions où un tas de gueux, paresseux comme des lazaroni, jouaientsans rire avec les plus graves questions d’art et se drapaientprétentieusement dans le manteau de leur saintemisère :ces soirées se terminaient ordinairement par unelecture à haute voix du Chattertonde M. Alfred deVigny. C’est avec ce livre que Melchior avait achevé de se griserl’esprit ; et combien de jeunes gens comme lui ont bu lepoison de l’amour-propre dans ces pages brûlantes !

Le drame de Chatterton estcertainement une belle œuvre, mais son succès a dû souvent peserlourd comme un remords sur la conscience de son auteur, qui auraitpourtant dû prévoir la dangereuse influence que ce drame pourraitexercer sur les esprits faibles et les vanités ambitieuses.Chattertonest une de ces créations qui ont tout l’attraitde l’abîme, et cette pièce, qui n’est après tout, sous formedramatique, que l’apothéose de l’orgueil et de la médiocrité, avecle suicide pour conclusion, a peut-être ouvert bien des tombes.Mais à coup sûr les représentations de Chatterton ont créécette lamentable école de poètes pleurards et fatalistes, contrelaquelle la critique n’a pas sévi avec assez de violence. Je l’aidit déjà, Melchior et ses amis faisaient partie de cette bande, etils avaient inventé pour leur usage cette maxime singulière« que la misère est l’engrais du talent. » Bien queplusieurs occasions se fussent présentées qui auraient aidéMelchior à sortir de sa mauvaise situation, il s’obstinait à ydemeurer ; cette misère, disait-il, était une ombre oùrayonnaient mieux ces deux pures étoiles : la poésie et lesouvenir de son premier amour. Et puis la misère ! la misère,cela prête si bien à l’élégie et au dithyrambe ! cela fournitnaturellement de si glorieux parallèles ! Melchior, lui, netrouvait même pas la sienne assez complète. Martyr, à sa couronneil manquait une épine, comme il le chantait quelquefois, enimplorant la fatalité qui se montrait si clémente à son égard,après avoir été si rigoureuse pour ses frères. Enfin, lecroirait-on, Melchior ambitionnait l’hôpital, et ne désirait rientant qu’une bonne maladie qui lui permettrait d’aller à son tourchanter un hymne à la douleur sur un grabat de l’Hôtel-Dieu. Maiscette satisfaction lui était refusée par le sort, et malgré lesprivations de toute nature qu’il subissait, et s’imposait mêmeparfois, sa robuste santé donnait un rubicond démenti à ses alluresde poète élégiaque. Mais Melchior était obstiné, et voyant que lesort lui refusait la gloire d’aller souffrir dans le lit deGilbert, il imagina une combinaison aussi ridicule quepérilleuse pour s’ouvrir la porte de l’asile des douleurs.Il se mit pendant quinze jours à un régime qui aurait rendu Atlaspulmonique. Et ayant pris un livre de médecine, il étudia, pour lessimuler autant que possible, les symptômes d’une maladie qui, à sondébut, ne se manifeste que par un affaiblissement généralaccompagné d’une toux légère et fréquente. Lorsqu’il crut savoirassez convenablement son rôle de phtisique pour affronter l’examende la science, Melchior résolut d’aller se présenter à laconsultation de l’Hôtel-Dieu. La veille du jour qu’il avait choisi,il fit par un temps affreux une course d’environ dix lieues dansles environs de Paris, et lorsqu’il arriva à l’hôpital, la fatiguel’avait si bien grimé et le froid l’avait si bien enrhumé, qu’ilavait l’air d’un poitrinaire authentique… Quand son tour fut venude passer à la visite, Melchior aurait bien donné cent de ses plusbeaux vers pour cracher un peu le sang. Mais il avait une mine siépouvantable, et la peur de voir sa ruse découverte lui avaitprocuré une si belle fièvre, que le médecin lui signa sur-le-champun bulletin d’admission.

– Quelle est votre profession ? luidemanda-t-il à titre de renseignement.

– Je suis poète, monsieur, réponditMelchior en prenant une pose fatale ; c’est-à-dire un de cesmalheureux que la brutalité du siècle abandonne sans pitié à toutesles misères, et que…

– C’est bon ! C’est bon ! Allezvous coucher, mon ami ; vous n’en mourrez pas cettefois-ci.

Un candidat académique qui vient d’être élun’est pas plus heureux, en s’asseyant pour la première fois dansson fauteuil, que ne le fut Melchior lorsqu’il entra dans la sallede l’hôpital.

– Enfin, se disait-il en se couchant dansun lit bien blanc, me voilà donc sur cet affreux grabat des misèreshumaines, et sur-le-champ il commença une ode À l’hôpital.Voici quel était son but : une fois cette ode achevée, et ilétait bien convenu qu’elle serait sublime, Melchior la datait duLieu des douleurs, et il l’adressait à la Revue desDeux-Mondes, qui s’empressait de l’imprimer, cela était encoreconvenu. L’ode imprimée excitait l’admiration générale. La presse,le public, tout le monde s’inquiétait de ce poète martyr, de cetautre Gilbert, de ce frère de Moreau, qui agonisait sur uninfâme grabat, etc., etc. Et alors, cela était toujoursbien convenu, on venait voir Melchior sur son lit desouffrance. Les femmes du monde arrivaient en équipage etvoulaient jeter sur les blessures de son âme le baume de leursconsolations. La chambre des députés elle-même s’émouvait ; leministre était interpellé et donnait une pension à Melchior pourfaire taire les criailleries des journaux libéraux quihurleraient : Encore un grand poète qui se meurt demisère ! Les éditeurs accouraient en foule et sedisputaient l’honneur d’imprimer les vers de Melchior. La célébritéchantait son nom dans tous les carrefours de l’univers, et ilfaisait renchérir le laurier. Tel était sérieusement le plancombiné par Melchior. Pendant huit jours il travailla donc à sonode, qui, lorsqu’elle fut terminée ne comptait pas moins de troiscents vers. C’était un ramassis de vulgarités et de prétentions,une élégie dithyrambique encadrée dans une forme poncive et écritedans un style médiocre. Le poète l’adressa à une grande revue, ets’endormit, sûr de son affaire.

Mais les choses ne se passèrent point comme lepoète l’avait espéré. La grande revue n’imprima point sonode ; l’univers entier ignora qu’il était à l’hôpital ;les femmes du monde allèrent au bois, à l’Opéra et au bal ;les journaux ne publièrent aucun premier-Paris sur le nouveauGilbert, et le ministère ne lui accorda aucune pension. Seulement,comme on était alors en hiver, époque où les malades sont plusnombreux et les lits d’hôpitaux plus recherchés, le médecin, voyantque la maladie de Melchior n’avait rien de sérieux, lui donna àentendre qu’il eût à demander son exeat,s’il ne préféraitpas qu’on le lui offrît. Il retourna donc chez lui ; mais,durant son séjour à l’hôpital, l’ennui, les drogues et les tisanesqu’il avait été forcé de prendre pour faire croire à cette faussemaladie, en avaient déterminé une vraie, et cette leçon le fit unpeu revenir sur le bonheur qu’on éprouve à souffrir dans le litde Gilbert. Lorsqu’il fut guéri il alla à la Revuesavoir ce qu’on pensait de son ode et à quelle époque onl’imprimerait. On lui répondit qu’on ne l’imprimerait pas, et ilparut étonné.

Cependant cette mésaventure ne fit pointrenoncer Melchior à son système : il commença de nouveau à semonter des coups, comme on dit, et il ne se passait guèrede jours où il ne s’ouvrît en rêve de radieux chemins qui leconduisaient aux astres, et plus que jamais surtout il caressaitson idée fixe, qui était, comme on le sait, d’élever un monumentpoétique à celle qui avait eu les prémices de son cœur. Il ne luimanquait plus que cinq cents francs pour réaliser ce beau rêve, enfaisant imprimer son volume d’élégies. Un beau matin il ne luimanqua plus rien : un oncle qu’il avait en Bourgogne mourutsubitement, et une somme de douze cents francs dégringola avec ungrand fracas du testament de l’oncle jusqu’au milieu de la misèredu neveu, qui, sans faire ni une ni deux, courut chez un imprimeurs’entendre pour l’impression de son livre.

Le jour où il devait recevoir l’épreuve de lapremière feuille de son livre, Melchior convoqua ses amis à unegrande soirée littéraire et les pria d’amener leurs maîtresses. Ilavait, disait-il, besoin surtout d’un auditoire de femmes. Les amisne se firent pas prier, et au jour et à l’heure convenus ilsarrivaient, chacun suivi de sa chacune. Melchior était en habitnoir et en cravate blanche à nœud mélancolique ; il allaitcommencer, après une petite allocution aux dames, la lecture dupoème, déjà lu tant de fois, lorsqu’un nouveau couple retardataireentra subitement au milieu de l’assemblée. C’était un ami deMelchior, accompagné de sa maîtresse de la veille.

En voyant cette femme Melchior poussa un grandcri : Il venait de reconnaître son idole, sa premièremaîtresse, qu’il croyait morte depuis deux ans en Angleterre, oùl’avait entraînée un mari barbare et jaloux. La dame, en réalité,avait bien été en Angleterre ; mais elle n’avait point tardé àjeter son contrat de mariage par-dessus les moulins, et après deuxannées de séjour parmi les brouillards de Londres, elle étaitdepuis trois mois revenue faire de la bohème galante sous le soleilde Paris. Pour le moment elle n’était pas très heureuse, et donnaclairement à entendre à son ancien amant, avec qui elle étaitrestée seule, qu’elle préférait une robe et des bottines à tous lespoèmes du monde.

Le lendemain Melchior alla retirer sonmanuscrit de chez l’imprimeur…

– Comment, mon pauvre chéri, tu as écrittout cela pour moi… pendant… que… Ah ! ah ! c’est biendrôle, fit la dame.

– Oui, dit Melchior, je t’ai aimée envers pendant deux ans ; maintenant je vais t’aimer en prose.Il l’aima ainsi pendant six semaines, après quoi il employa lereste de son argent à apprendre la tenue des livres, afin depouvoir entrer comme commis chez un agent de change, où il estactuellement, aussi possédé de la fièvre des chiffres qu’il le futjadis de la fièvre des rimes.

Le manchon de Francine

I

Parmi les vrais bohémiens de la vraie bohème,j’ai connu autrefois un garçon nommé Jacques D… ; il étaitsculpteur, et promettait d’avoir un jour un grand talent. Mais lamisère ne lui a pas donné le temps d’accomplir ses promesses. Ilest mort d’épuisement au mois de mars 1844, à l’hôpitalSaint-Louis, salle Sainte-Victoire, lit 14.

J’ai connu Jacques à l’hôpital, où j’étaismoi-même détenu par une longue maladie. Jacques avait, comme jel’ai dit, l’étoffe d’un grand talent, et pourtant il ne s’enfaisait point accroire. Pendant les deux mois que je l’aifréquenté, et durant lesquels il se sentait bercé dans les bras dela mort, je ne l’ai point entendu se plaindre une seule fois, ni selivrer à ces lamentations qui ont rendu si ridicule l’artisteincompris. Il est mort sans pose, en faisant l’horriblegrimace des agonisants. Cette mort me rappelle même une des scènesles plus atroces que j’aie jamais vues dans ce caravansérail desdouleurs humaines. Son père, instruit de l’événement, était venupour réclamer le corps et avait longtemps marchandé pour donner lestrente-six francs réclamés par l’administration. Il avait marchandéaussi pour le service de l’église, et avec tant d’instance, qu’onavait fini par lui rabattre six francs. Au moment de mettre lecadavre dans la bière, l’infirmier enleva la serpillière del’hôpital et demanda à un des amis du défunt qui se trouvait là dequoi payer le linceul. Le pauvre diable, qui n’avait pas le sou,alla trouver le père de Jacques, qui entra dans une colère atroce,et demanda si on n’avait pas fini de l’ennuyer.

La sœur novice qui assistait à ce monstrueuxdébat jeta un regard sur le cadavre et laissa échapper cette tendreet naïve parole :

– Oh ! monsieur, on ne peut pasl’enterrer comme cela, ce pauvre garçon : il fait si froid,donnez-lui au moins une chemise, qu’il n’arrive pas tout nu devantle bon Dieu.

Le père donna cinq francs à l’ami pour avoirune chemise ; mais il lui recommanda d’aller chez un fripierde la rue Grange aux Belles qui vendait du linge d’occasion.

– Cela coûtera moins cher, ajouta-t-il.Cette cruauté du père de Jacques me fut expliquée plus tard ;il était furieux que son fils eût embrassé la carrière des arts, etsa colère ne s’était pas apaisée, même devant un cercueil. Mais jesuis bien loin de mademoiselle Francine et de son manchon. J’yreviens : mademoiselle Francine avait été la première etunique maîtresse de Jacques, qui n’était pourtant pas mort vieux,car il avait à peine vingt-trois ans à l’époque où son père voulaitle laisser mettre tout nu dans la terre. Cet amour m’a été contépar Jacques lui-même, alors qu’il était le numéro 14 et moi lenuméro 16 de la salle Sainte-Victoire, un vilain endroit pourmourir. Ah ! tenez, lecteur, avant de commencer ce récit, quiserait une belle chose si je pouvais le raconter tel qu’il m’a étéfait par mon ami Jacques, laissez-moi fumer une pipe dans lavieille pipe de terre qu’il m’a donnée le jour où le médecin lui enavait défendu l’usage. Pourtant la nuit, quand l’infirmier dormait,mon ami Jacques m’empruntait sa pipe et me demandait un peu detabac : on s’ennuie tant la nuit dans ces grandes salles,quand on ne peut pas dormir et qu’on souffre !

– Rien qu’une ou deux bouffées, medisait-il, et je le laissais faire, et la sœur Sainte-Genevièven’avait point l’air de sentir la fumée lorsqu’elle passait faire saronde. Ah ! bonne sœur ! que vous étiez bonne, et commevous étiez belle aussi quand vous veniez nous jeter l’eaubénite ! On vous voyait arriver de loin, marchant doucementsous les voûtes sombres, drapée dans vos voiles blancs, quifaisaient de si beaux plis, et que mon ami Jacques admirait tant.Ah ! bonne sœur ! vous étiez la Béatrice de cet enfer. Sidouces étaient vos consolations, qu’on se plaignait toujours pourse faire consoler par vous. Si mon ami Jacques n’était pas mort unjour qu’il tombait de la neige, il vous aurait sculpté une petitebonne Vierge pour mettre dans votre cellule, bonne sœurSainte-Geneviève !

UN LECTEUR. Eh bien, et le manchon ? jene vois pas le manchon, moi.

AUTRE LECTEUR. Et mademoiselle Francine ?où est-elle donc ?

PREMIER LECTEUR. Ce n’est point très gai,cette histoire !

DEUXIÈME LECTEUR. Nous allons voir la fin.

– Je vous demande bien pardon, messieurs,c’est la pipe de mon ami Jacques qui m’a entraîné dans cesdigressions. Mais d’ailleurs je n’ai point juré de vous faire rireabsolument. Ce n’est point gai tous les jours, la bohème.

Jacques et Francine s’étaient rencontrés dansune maison de la rue de la Tour-d’Auvergne, où ils étaientemménagés en même temps au terme d’avril.

L’artiste et la jeune fille restèrent huitjours avant d’entamer ces relations de voisinage qui sont presquetoujours forcées lorsqu’on habite sur le même carré ;cependant, sans avoir échangé une seule parole, ils seconnaissaient déjà l’un l’autre. Francine savait que son voisinétait un pauvre diable d’artiste, et Jacques avait appris que savoisine était une petite couturière sortie de sa famille pouréchapper aux mauvais traitements d’une belle-mère. Elle faisait desmiracles d’économie pour mettre, comme on dit, les deux boutsensemble ; et comme elle n’avait jamais connu le plaisir, ellene l’enviait point. Voici comment ils en vinrent tous deux à passerpar la commune loi de la cloison mitoyenne. Un soir du moisd’avril, Jacques rentra chez lui harassé de fatigue, à jeun depuisle matin et profondément triste, d’une de ces tristesses vagues quin’ont point de cause précise et qui vous prennent partout, à touteheure, espèce d’apoplexie du cœur à laquelle sont particulièrementsujets les malheureux qui vivent solitaires. Jacques, qui sesentait étouffer dans son étroite cellule, ouvrit la fenêtre pourrespirer un peu. La soirée était belle, et le soleil couchantdéployait ses mélancoliques féeries sur les collines de Montmartre.Jacques resta pensif à sa croisée, écoutant le chœur ailé desharmonies printanières qui chantaient dans le calme du soir, etcela augmenta sa tristesse. En voyant passer devant lui un corbeauqui jeta un croassement, il songea au temps où les corbeauxapportaient du pain à Élie, le pieux solitaire, et il fit cetteréflexion que les corbeaux n’étaient plus si charitables. Puis, n’ypouvant plus tenir, il ferma sa fenêtre, tira le rideau ; etcomme il n’avait pas de quoi acheter de l’huile pour sa lampe, ilalluma une chandelle de résine qu’il avait rapportée d’un voyage àla Grande-Chartreuse. Toujours de plus en plus triste, il bourra sapipe.

– Heureusement que j’ai encore assez detabac pour cacher le pistolet, murmura-t-il, et il se mit àfumer.

Il fallait qu’il fût bien triste ce soir-là,mon ami Jacques, pour qu’il songeât à cacher le pistolet. C’étaitsa ressource suprême dans les grandes crises, et elle luiréussissait assez ordinairement. Voici en quoi consistait cemoyen : Jacques fumait du tabac sur lequel il répandaitquelques gouttes de laudanum, et il fumait jusqu’à ce que le nuagede fumée qui sortait de sa pipe fût devenu assez épais pour luidérober tous les objets qui étaient dans sa petite chambre, etsurtout un pistolet accroché au mur. C’était l’affaire d’unedizaine de pipes. Quand le pistolet était entièrement devenuinvisible, il arrivait presque toujours que la fumée et le laudanumcombinés endormaient Jacques, et il arrivait aussi souvent que satristesse l’abandonnait au seuil de ses rêves. Mais, ce soir-là, ilavait usé tout son tabac, le pistolet était parfaitement caché, etJacques était toujours amèrement triste. Ce soir-là, au contraire,mademoiselle Francine était extrêmement gaie en rentrant chez elle,et sa gaieté était en cause, comme la tristesse de Jacques :c’était une de ces joies qui tombent du ciel et que le bon Dieujette dans les bons cœurs. Donc, mademoiselle Francine était enbelle humeur, et chantonnait en montant l’escalier. Mais, commeelle allait ouvrir sa porte, un coup de vent entré par la fenêtreouverte du carré éteignit brusquement sa chandelle.

– Mon Dieu, que c’est ennuyeux !exclama la jeune fille, voilà qu’il faut encore descendre et montersix étages.

Mais ayant aperçu de la lumière à travers laporte de Jacques, un instant de paresse, enté sur un sentiment decuriosité, lui conseilla d’aller demander de la lumière àl’artiste. C’est un service qu’on se rend journellement entrevoisins, pensait-elle, et cela n’a rien de compromettant. Ellefrappa donc deux petits coups à la porte de Jacques, qui ouvrit, unpeu surpris de cette visite tardive. Mais à peine eut-elle fait unpas dans la chambre, que la fumée qui l’emplissait la suffoqua toutd’abord, et, avant d’avoir pu prononcer une parole, elle glissaévanouie sur une chaise et laissa tomber à terre son flambeau et saclef. Il était minuit, tout le monde dormait dans la maison.Jacques ne jugea point à propos d’appeler du secours ; ilcraignait d’abord de compromettre sa voisine. Il se borna donc àouvrir la fenêtre pour laisser pénétrer un peu d’air ; et,après avoir jeté quelques gouttes d’eau au visage de la jeunefille, il la vit ouvrir les yeux et revenir à elle peu à peu.Lorsqu’au bout de cinq minutes elle eut entièrement reprisconnaissance, Francine expliqua le motif qui l’avait amenée chezl’artiste, et elle s’excusa beaucoup de ce qui était arrivé.

– Maintenant que je suis remise,ajouta-t-elle, je puis rentrer chez moi.

Et elle avait déjà ouvert la porte du cabinet,lorsqu’elle s’aperçut que non seulement elle oubliait d’allumer sachandelle, mais encore qu’elle n’avait pas la clef de sachambre.

– Étourdie que je suis, dit-elle enapprochant son flambeau du cierge de résine, je suis entrée icipour avoir de la lumière, et j’allais m’en aller sans.

Mais au même instant le courant d’air établidans la chambre par la porte et la fenêtre, qui étaient restéesentr’ouvertes, éteignit subitement le cierge, et les deux jeunesgens restèrent dans l’obscurité.

– On croirait que c’est un fait exprès,dit Francine. Pardonnez-moi, monsieur, tout l’embarras que je vouscause, et soyez assez bon pour faire de la lumière, pour que jepuisse retrouver ma clef.

– Certainement, mademoiselle, réponditJacques en cherchant des allumettes à tâtons.

Il les eut bien vite trouvées. Mais une idéesingulière lui traversa l’esprit ; il mit les allumettes danssa poche en s’écriant :

– Mon Dieu ! mademoiselle, voicibien un autre embarras. Je n’ai point une seule allumette ici, j’aiemployé la dernière quand je suis rentré.

J’espère que voilà une ruse crânement bienmachinée ! pensa-t-il en lui-même.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! disaitFrancine, je puis bien encore rentrer chez moi sanschandelle : la chambre n’est pas si grande pour qu’on puisses’y perdre. Mais il me faut ma clef ; je vous en prie,monsieur, aidez-moi à chercher, elle doit être à terre.

– Cherchons, mademoiselle, ditJacques.

Et les voilà tous deux dans l’obscurité enquête de l’objet perdu ; mais, comme s’ils eussent été guidéspar le même instinct, il arriva que pendant ces recherches leursmains, qui tâtonnaient dans le même endroit, se rencontraient dixfois par minute. Et, comme ils étaient aussi maladroits l’un quel’autre, ils ne trouvèrent point la clef.

– La lune, qui est masquée par lesnuages, donne en plein dans ma chambre, dit Jacques. Attendons unpeu. Tout à l’heure elle pourra éclairer nos recherches.

Et, en attendant le lever de la lune, ils semirent à causer. Une causerie au milieu des ténèbres, dans unechambre étroite, par une nuit de printemps ; une causerie qui,d’abord frivole et insignifiante, aborde le chapitre desconfidences, vous savez où cela mène… Les paroles deviennent peu àpeu confuses, pleines de réticences ; la voix baisse, les motss’alternent de soupirs… Les mains qui se rencontrent achèvent lapensée, qui, du cœur, monte aux lèvres, et… Cherchez la conclusiondans vos souvenirs, ô jeunes couples ! Rappelez-vous, jeunehomme, rappelez-vous, jeune femme, vous qui marchez aujourd’hui lamain dans la main, et qui ne vous étiez jamais vus il y a deuxjours !

Enfin la lune se démasqua, et sa lueur claireinonda la chambrette ; mademoiselle Francine sortit de sarêverie en jetant un petit cri.

– Qu’avez-vous ? lui demandaJacques, en lui entourant la taille de ses bras.

– Rien, murmura Francine ; j’avaiscru entendre frapper. Et, sans que Jacques s’en aperçût, ellepoussa du pied, sous un meuble, la clef qu’elle venaitd’apercevoir.

Elle ne voulait pas la retrouver.

PREMIER LECTEUR. Je ne laisserai certainementpas cette histoire entre les mains de ma fille.

SECOND LECTEUR. Jusqu’à présent je n’ai pointencore vu un seul poil du manchon de mademoiselle Francine ;et, pour cette jeune fille, je ne sais pas non plus comment elleest faite, si elle est brune ou blonde.

Patience, ô lecteurs ! patience. Je vousai promis un manchon, et je vous le donnerai à la fin, comme monami Jacques fit à sa pauvre amie Francine, qui était devenue samaîtresse, ainsi que je l’ai expliqué dans la ligne en blanc qui setrouve au-dessus. Elle était blonde, Francine, blonde et gaie, cequi n’est pas commun. Elle avait ignoré l’amour jusqu’à vingtans ; mais un vague pressentiment de sa fin prochaine luiconseilla de ne plus tarder si elle voulait le connaître.

Elle rencontra Jacques et elle l’aima. Leurliaison dura six mois. Ils s’étaient pris au printemps, ils sequittèrent à l’automne. Francine était poitrinaire, elle le savait,et son ami Jacques le savait aussi : quinze jours après s’êtremis avec la jeune fille, il l’avait appris d’un de ses amis quiétait médecin. « Elle s’en ira aux feuilles jaunes, » avaitdit celui-ci.

Francine avait entendu cette confidence, ets’aperçut du désespoir qu’elle causait à son ami.

– Qu’importent les feuilles jaunes ?lui disait-elle, en mettant tout son amour dans un sourire ;qu’importe l’automne, nous sommes en été et les feuilles sontvertes : profitons-en, mon ami… Quand tu me verras prête àm’en aller de la vie, tu me prendras dans tes bras en m’embrassantet tu me défendras de m’en aller. Je suis obéissante, tu sais, etje resterai.

Et cette charmante créature traversa ainsipendant cinq mois les misères de la vie de bohème, la chanson et lesourire aux lèvres. Pour Jacques, il se laissait abuser. Son amilui disait souvent : « Francine va plus mal, il lui fautdes soins. » Alors Jacques battait tout Paris pour trouver dequoi faire faire l’ordonnance du médecin ; mais Francine n’envoulait point entendre parler, et elle jetait les drogues par lesfenêtres. La nuit, lorsqu’elle était prise par la toux, ellesortait de la chambre et allait sur le carré pour que Jacques nel’entendît point.

Un jour qu’ils étaient allés tous les deux àla campagne, Jacques aperçut un arbre dont le feuillage étaitjaunissant. Il regarda tristement Francine, qui marchait lentementet un peu rêveuse.

Francine vit Jacques pâlir, et elle devina lacause de sa pâleur.

– Tu es bête, va, lui dit-elle enl’embrassant, nous ne sommes qu’en juillet ; jusqu’à octobre,il y a trois mois ; en nous aimant nuit et jour, comme nousfaisons, nous doublerons le temps que nous avons à passer ensemble.Et puis, d’ailleurs, si je me sens plus mal aux feuilles jaunes,nous irons demeurer dans un bois de sapins : les feuilles sonttoujours vertes.

** * * *

Au mois d’octobre Francine fut forcée derester au lit. L’ami de Jacques la soignait… La petite chambretteoù ils logeaient était située tout au haut de la maison et donnaitsur une cour où s’élevait un arbre, qui chaque jour se dépouillaitdavantage. Jacques avait mis un rideau à la fenêtre pour cacher cetarbre à la malade ; mais Francine exigea qu’on retirât lerideau.

– Ô mon ami, disait-elle à Jacques, je tedonnerai cent fois plus de baisers qu’il n’a de feuilles… Et elleajoutait : Je vais beaucoup mieux, d’ailleurs… Je vais sortirbientôt ; mais comme il fera froid, et que je ne veux pasavoir les mains rouges, tu m’achèteras un manchon.

Pendant toute la maladie, ce manchon fut sonrêve unique. La veille de la Toussaint, voyant Jacques plus désoléque jamais, elle voulut lui donner du courage ; et, pour luiprouver qu’elle allait mieux, elle se leva. Le médecin arriva aumême instant : il la fit recoucher de force.

– Jacques, dit-il à l’oreille del’artiste, du courage ! Tout est fini, Francine va mourir.Jacques fondit en larmes.

– Tu peux lui donner tout ce qu’elledemandera maintenant, continua le médecin : il n’y a plusd’espoir.

Francine entendit des yeux ce que lemédecin avait dit à son amant.

– Ne l’écoute pas, s’écria-t-elle enétendant les bras vers Jacques, ne l’écoute pas, il ment. Noussortirons ensemble demain… c’est la Toussaint ; il fera froid,va m’acheter un manchon… Je t’en prie, j’ai peur des engelures pourcet hiver.

Jacques allait sortir avec son ami ; maisFrancine retint le médecin auprès d’elle.

– Va chercher mon manchon, dit-elle àJacques, prends-le beau, qu’il dure longtemps.

Et quand elle fut seule, elle dit aumédecin :

– Ô monsieur, je vais mourir, et je lesais… Mais avant de m’en aller, trouvez-moi quelque chose qui medonne des forces pour une nuit, je vous en prie ; rendez-moibelle pour une nuit encore, et que je meure après, puisque le bonDieu ne veut pas que je vive plus longtemps…

Comme le médecin la consolait de son mieux, unvent de bise secoua dans la chambre et jeta sur le lit de la maladeune feuille jaune, arrachée à l’arbre de la petite cour.

Francine ouvrit le rideau et vit l’arbredépouillé complètement.

– C’est la dernière, dit-elle en mettantla feuille sous son oreiller.

– Vous ne mourrez que demain, lui dit lemédecin, vous avez une nuit à vous.

– Ah ! quel bonheur ! fit lajeune fille… une nuit d’hiver… elle sera longue. Jacquesrentra ; il apportait un manchon. Il est bien joli, ditFrancine ; je le mettrai pour sortir. Elle passa la nuit avecJacques.

Le lendemain, jour de la Toussaint, àl’Angelus de midi, elle fut prise par l’agonie et tout soncorps se mit à trembler.

– J’ai froid aux mains,murmura-t-elle ; donne-moi mon manchon. Et elle plongea sespauvres mains dans la fourrure.

– C’est fini, dit le médecin àJacques ; va l’embrasser. Jacques colla ses lèvres à celles deson amie. Au dernier moment on voulait lui retirer le manchon, maiselle y cramponna ses mains.

– Non, non, dit-elle ;laissez-le-moi : nous sommes dans l’hiver ; il faitfroid. Ah ! mon pauvre Jacques… Ah ! mon pauvre Jacques…qu’est-ce que tu vas devenir ? Ah ! mon Dieu !

Et le lendemain Jacques était seul.

PREMIER LECTEUR. Je le disais bien que cen’était point gai, cette histoire.

– Que voulez-vous, lecteur ? on nepeut pas toujours rire.

II

C’était le matin du jour de laToussaint : Francine venait de mourir.

Deux hommes veillaient au chevet : l’un,qui se tenait debout, était le médecin ; l’autre, agenouilléprès du lit, collait ses lèvres aux mains de la morte, et semblaitvouloir les y sceller dans un baiser désespéré : c’étaitJacques, l’amant de Francine. Depuis plus de six heures il étaitplongé dans une douloureuse insensibilité. Un orgue de Barbarie quipassa sous les fenêtres vint l’en tirer.

Cet orgue jouait un air que Francine avaitl’habitude de chanter le matin en s’éveillant.

Une de ces espérances insensées qui ne peuventnaître que dans les grands désespoirs traversa l’esprit de Jacques.Il recula d’un mois dans le passé, à l’époque où Francine n’étaitencore que mourante ; il oublia l’heure présente, et s’imaginaun moment que la trépassée n’était qu’endormie, et qu’elle allaits’éveiller tout à l’heure la bouche ouverte à son refrainmatinal.

Mais les sons de l’orgue n’étaient pas encoreéteints que Jacques était déjà revenu à la réalité. La bouche deFrancine était éternellement close pour les chansons, et le sourirequ’y avait amené sa dernière pensée s’effaçait de ses lèvres, où lamort commençait à naître.

– Du courage ! Jacques, dit lemédecin, qui était l’ami du sculpteur.

Jacques se releva et dit en regardant lemédecin :

– C’est fini, n’est-ce pas, il n’y a plusd’espérance ?

Sans répondre à cette triste folie, l’ami allafermer les rideaux du lit ; et, revenant ensuite vers lesculpteur, il lui tendit la main.

– Francine est morte… dit-il, il fallaitnous y attendre. Dieu sait que nous avons fait tout ce que nousavons pu pour la sauver. C’était une honnête fille, Jacques, quit’a beaucoup aimé, plus et autrement que tu ne l’aimaistoi-même ; car son amour n’était fait que d’amour, tandis quele tien renfermait un alliage. Francine est morte… mais tout n’estpas fini, il faut maintenant songer à faire les démarchesnécessaires pour l’enterrement. Nous nous en occuperons ensemble,et pendant notre absence nous prierons la voisine de veillerici.

Jacques se laissa entraîner par son ami. Toutela journée ils coururent, à la mairie, aux pompes funèbres, aucimetière. Comme Jacques n’avait point d’argent, le médecin engageasa montre, une bague et quelques effets d’habillement pour subveniraux frais du convoi, qui fut fixé au lendemain.

Ils rentrèrent tous deux fort tard lesoir ; la voisine força Jacques à manger un peu.

– Oui, dit-il, je le veux bien ;j’ai froid, et j’ai besoin de prendre un peu de force, car j’auraià travailler cette nuit.

La voisine et le médecin ne comprirentpas.

Jacques se mit à table et mangea siprécipitamment quelques bouchées qu’il faillit s’étouffer. Alors ildemanda à boire. Mais en portant son verre à sa bouche, Jacques lelaissa tomber à terre. Le verre qui s’était brisé avait réveillé sadouleur un instant engourdie. Le jour où Francine était venue pourla première fois chez lui, la jeune fille, qui était déjàsouffrante, s’était trouvée indisposée, et Jacques lui avait donnéà boire un peu d’eau sucrée dans ce verre. Plus tard, lorsqu’ilsdemeurèrent ensemble, ils en avaient fait une relique d’amour.

Dans les rares instants de richesse, l’artisteachetait pour son amie une ou deux bouteilles d’un vin fortifiantdont l’usage lui était prescrit, et c’était dans ce verre queFrancine buvait la liqueur où sa tendresse puisait une gaietécharmante.

Jacques resta plus d’une demi-heure àregarder, sans rien dire, les morceaux épars de ce fragile et chersouvenir, et il lui sembla que son cœur aussi venait de se briseret qu’il en sentait les éclats déchirer sa poitrine. Lorsqu’il futrevenu à lui, il ramassa les débris du verre et les jeta dans untiroir. Puis il pria la voisine d’aller lui chercher deux bougieset de faire monter un seau d’eau par le portier.

– Ne t’en va pas, dit-il au médecin, quin’y songeait aucunement, j’aurai besoin de toi tout à l’heure.

On apporta l’eau et les bougies ; lesdeux amis restèrent seuls.

– Que veux-tu faire ? dit le médecinen voyant Jacques qui, après avoir versé de l’eau dans une sébileen bois, y jetait du plâtre fin à poignées égales.

– Ce que je veux faire, dit l’artiste, nele devines-tu pas ? je vais mouler la tête de Francine ;et comme je manquerais de courage si je restais seul, tu ne t’eniras pas.

Jacques alla ensuite tirer les rideaux du litet abaissa le drap qu’on avait jeté sur la figure de la morte. Lamain de Jacques commença à trembler, et un sanglot étouffé montajusqu’à ses lèvres.

– Apporte les bougies, cria-t-il à sonami, et viens me tenir la sébile. L’un des flambeaux fut posé à latête du lit, de façon à répandre toute sa clarté sur le visage dela poitrinaire ; l’autre bougie fut placée au pied. À l’aided’un pinceau trempé dans l’huile d’olive, l’artiste oignit lessourcils, les cils et les cheveux, qu’il arrangea ainsi queFrancine faisait le plus habituellement.

– Comme cela elle ne souffrira pas quandnous lui enlèverons le masque, murmura Jacques à lui-même.

Ces précautions prises, et après avoir disposéla tête de la morte dans une attitude favorable, Jacques commença àcouler le plâtre par couches successives jusqu’à ce que le mouleeût atteint l’épaisseur nécessaire. Au bout d’un quart d’heurel’opération était terminée et avait complètement réussi.

Par une étrange particularité un changements’était opéré sur le visage de Francine. Le sang, qui n’avait paseu le temps de se glacer entièrement, réchauffé sans doute par lachaleur du plâtre, avait afflué vers les régions supérieures, et unnuage aux transparences rosées se mêlait graduellement auxblancheurs mates du front et des joues. Les paupières, quis’étaient soulevées lorsqu’on avait enlevé le moule, laissaientvoir l’azur tranquille des yeux, dont le regard paraissait recelerune vague intelligence ; et des lèvres, entr’ouvertes par unsourire commencé, semblait sortir, oubliée dans le dernier adieu,cette dernière parole qu’on entend seulement avec le cœur.

Qui pourrait affirmer que l’intelligence finitabsolument là où commence l’insensibilité de l’être ? Qui peutdire que les passions s’éteignent et meurent juste avec la dernièrepulsation du cœur qu’elles ont agité ? L’âme ne pourrait-ellepas rester quelquefois volontairement captive dans le corps vêtudéjà pour le cercueil, et, du fond de sa prison charnelle, épier unmoment les regrets et les larmes ? Ceux qui s’en vont ont tantde raisons pour se défier de ceux qui restent !

Au moment où Jacques songeait à conserver sestraits par les moyens de l’art, qui sait ? une penséed’outre-vie était peut-être revenue réveiller Francine dans sonpremier sommeil du repos sans fin. Peut-être s’était-elle rappeléque celui qu’elle venait de quitter était un artiste en même tempsqu’un amant ; qu’il était l’un et l’autre, parce qu’il nepouvait être l’un sans l’autre ; que pour lui l’amour étaitl’âme de l’art, et que, s’il l’avait tant aimée, c’est qu’elleavait su être pour lui une femme et une maîtresse, un sentimentdans une forme. Et alors peut-être Francine, voulant laisser àJacques l’image humaine qui était devenue pour lui un idéalincarné, avait su, morte, déjà glacée, revêtir encore une fois sonvisage de tous les rayonnements de l’amour et de toutes les grâcesde la jeunesse ; elle ressuscitait objet d’art.

Et peut-être aussi la pauvre fille avait pensévrai ; car il existe parmi les vrais artistes de cesPygmalions singuliers qui, au contraire de l’autre, voudraientpouvoir changer en marbre leurs Galatées vivantes.

Devant la sérénité de cette figure, oùl’agonie n’offrait plus de traces, nul n’aurait pu croire auxlongues souffrances qui avaient servi de préface à la mort.Francine paraissait continuer un rêve d’amour ; et en lavoyant ainsi, on eût dit qu’elle était morte de beauté.

Le médecin, brisé par la fatigue, dormait dansun coin.

Quant à Jacques, il était de nouveau retombédans ses doutes. Son esprit halluciné s’obstinait à croire quecelle qu’il avait tant aimée allait se réveiller ; et comme delégères contractions nerveuses, déterminées par l’action récente dumoulage, rompaient par intervalles l’immobilité du corps, cesimulacre de vie entretenait Jacques dans son heureuse illusion,qui dura jusqu’au matin, à l’heure où un commissaire vint constaterle décès et autoriser l’inhumation.

Au reste, s’il avait fallu toute la folie dudésespoir pour douter de sa mort en voyant cette belle créature, ilfallait aussi pour y croire toute l’infaillibilité de lascience.

Pendant que la voisine ensevelissait Francineon avait entraîné Jacques dans une autre pièce, où il trouvaquelques-uns de ses amis, venus pour suivre le convoi. Les bohèmess’abstinrent vis-à-vis de Jacques, qu’ils aimaient pourtantfraternellement, de toutes ces consolations qui ne font qu’irriterla douleur. Sans prononcer une de ces paroles si difficiles àtrouver et si pénibles à entendre, ils allaient tour à tour serrersilencieusement la main de leur ami.

– Cette mort est un grand malheur pourJacques, fit l’un d’eux.

– Oui, répondit le peintre Lazare, espritbizarre qui avait su vaincre de bonne heure toutes les rébellionsde la jeunesse en leur imposant l’inflexibilité d’un parti pris, etchez qui l’artiste avait fini par étouffer l’homme, oui ; maisun malheur qu’il a volontairement introduit dans sa vie. Depuisqu’il connaît Francine, Jacques est bien changé.

– Elle l’a rendu heureux, dit unautre.

– Heureux ! reprit Lazare,qu’appelez-vous heureux ? Comment nommez-vous bonheur unepassion qui met un homme dans l’état où Jacques est en cemoment ? Qu’on aille lui montrer un chef-d’œuvre : il nedétournerait pas les yeux ; et pour revoir encore une fois samaîtresse, je suis sûr qu’il marcherait sur un Titien ou sur unRaphaël. Ma maîtresse à moi est immortelle et ne me trompera pas.Elle habite le Louvre et s’appelle Joconde.

Au moment où Lazare allait continuer sesthéories sur l’art et le sentiment on vint avertir qu’on allaitpartir pour l’église.

Après quelques basses prières le convoi sedirigea vers le cimetière… Comme c’était précisément le jour de lafête des Morts, une foule immense encombrait l’asile funèbre.Beaucoup de gens se retournaient pour regarder Jacques, quimarchait la tête nue derrière le corbillard.

– Pauvre garçon ! disait l’un, c’estsa mère sans doute.

– C’est son père, disait un autre.

– C’est sa sœur, disait-on autre part.Venu là pour étudier l’attitude des regrets à cette fête dessouvenirs, qui se célèbre une fois l’an sous le brouillard denovembre, seul, un poète, en voyant passer Jacques, devina qu’ilsuivait les funérailles de sa maîtresse.

Quand on fut arrivé près de la fosse réservée,les bohémiens, la tête nue, se rangèrent autour. Jacques se mit surle bord ; son ami le médecin le tenait par le bras.

Les hommes du cimetière étaient pressés etvoulurent faire vivement les choses.

– Il n’y a pas de discours, dit l’und’eux. Allons ! tant mieux. Houp ! camarade !allons, là !

Et la bière, tirée hors de la voiture, futliée avec des cordes et descendue dans la fosse. L’homme allaretirer les cordes et sortit du trou ; puis, aidé d’un de sescamarades, il prit une pelle et commença à jeter de la terre. Lafosse fut bientôt comblée. On y planta une petite croix debois.

Au milieu de ses sanglots le médecin entenditJacques qui laissait échapper ce cri d’égoïsme :

– Ô ma jeunesse ! c’est vous qu’onenterre !

Jacques faisait partie d’une société appeléeles Buveurs d’eau, et qui paraissait avoir été fondée envue d’imiter le fameux cénacle de la rue des Quatre-Vents, dont ilest question dans le beau roman du Grand homme deprovince. Seulement il existait une grande différence entre lehéros du cénacle et les Buveurs d’eau, qui, comme tous lesimitateurs, avaient exagéré le système qu’ils voulaient mettre enapplication. Cette différence se comprendra par ce fait seul que,dans le livre de M. de Balzac, les membres du cénaclefinissent par atteindre le but qu’ils se proposaient et prouventque tout système est bon qui réussit ; tandis qu’aprèsplusieurs années d’existence la société des Buveurs d’eaus’est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sansque le nom d’aucun soit resté attaché à une œuvre qui pût attesterde leur existence.

Pendant sa liaison avec Francine, les rapportsde Jacques avec la société des Buveurs d’eau devinrentmoins fréquents. Les nécessités d’existence avaient forcé l’artisteà violer certaines conditions, signées et jurées solennellement parles Buveurs d’eau le jour où la société avait étéfondée.

Perpétuellement juchés sur les échasses d’unorgueil absurde, ces jeunes gens avaient érigé en principesouverain, dans leur association, qu’ils ne devraient jamaisquitter les hautes cimes de l’art, c’est-à-dire que, malgré leurmisère mortelle, aucun d’eux ne voulait faire de concession à lanécessité. Ainsi le poète Melchior n’aurait jamais consenti àabandonner ce qu’il appelait sa lyre pour écrire un prospectuscommercial ou une profession de foi. C’était bon pour le poèteRodolphe, un propre à rien, qui était bon à tout, et qui nelaissait jamais passer une pièce de cent sous devant lui sans tirerdessus, n’importe avec quoi. Le peintre Lazare, orgueilleuxporte-haillons, n’eût jamais voulu salir ses pinceaux à faire leportrait d’un tailleur tenant un perroquet sur ses doigts, commenotre ami le peintre Marcel avait fait une fois en échange de cefameux habit surnommé Mathusalem, et que la main dechacune de ses amantes avait étoilé de reprises. Tout le tempsqu’il avait vécu en communion d’idées avec les Buveursd’eau, le sculpteur Jacques avait subi la tyrannie de l’actede société ; mais dès qu’il connut Francine, il ne voulut pasassocier la pauvre enfant, déjà malade, au régime qu’il avaitaccepté tout le temps de sa solitude. Jacques était par-dessus toutune nature probe et loyale. Il alla trouver le président de lasociété, l’exclusif Lazare, et lui annonça que désormais ilaccepterait tout travail qui pourrait lui être productif.

– Mon cher, lui répondit Lazare, tadéclaration d’amour était ta démission d’artiste. Nous resteronstes amis, si tu veux, mais nous ne serons plus tes associés. Faisdu métier tout à ton aise ; pour moi, tu n’es plus unsculpteur, tu es un gâcheur de plâtre. Il est vrai que tu pourrasboire du vin, mais nous, qui continuerons à boire notre eau et àmanger notre pain de munition, nous resterons des artistes.

Quoi qu’en eût dit Lazare, Jacques resta unartiste. Mais pour conserver Francine auprès de lui il se livrait,quand les occasions se présentaient, à des travaux productifs.C’est ainsi qu’il travaillât longtemps dans l’atelier del’ornemaniste Romagnési. Habile dans l’exécution, ingénieux dansl’invention, Jacques aurait pu, sans abandonner l’art sérieux,acquérir une grande réputation dans ces composition de genre quisont devenues un des principaux éléments du commerce de luxe. MaisJacques était paresseux comme tous les vrais artistes, et amoureuxà la façon des poètes. La jeunesse en lui s’était éveillée tardive,mais ardente ; et avec un pressentiment de sa fin prochaine,il voulait tout entière l’épuiser entre les bras de Francine. Aussiil arriva souvent que les bonnes occasions de travail venaientfrapper à sa porte sans que Jacques voulût y répondre, parce qu’ilaurait fallu se déranger, et qu’il se trouvait trop bien à rêveraux lueurs des yeux de son amie.

Lorsque Francine fut morte, le sculpteur allarevoir ses anciens amis les Buveurs. Mais l’esprit de Lazaredominait dans ce cercle, où chacun des membres vivait pétrifié dansl’égoïsme de l’art. Jacques n’y trouva pas ce qu’il venait ychercher. On ne comprenait guère son désespoir, qu’on voulaitcalmer par des raisonnements ; et voyant ce peu de sympathie,Jacques préféra isoler sa douleur plutôt que de la voir exposée àla discussion. Il rompit donc complètement avec les Buveursd’eau et s’en alla vivre seul.

Cinq ou six jours après l’enterrement deFrancine, Jacques alla trouver un marbrier du cimetièreMontparnasse, et lui offrit de conclure avec lui le marchésuivant : le marbrier fournirait au tombeau de Francine unentourage que Jacques se réservait de dessiner, et donnerait enoutre à l’artiste un morceau de marbre blanc, moyennant quoiJacques se mettrait pendant trois mois à la disposition dumarbrier, soit comme ouvrier tailleur de pierres, soit commesculpteur. Le marchand de tombeaux avait alors plusieurs commandesextraordinaires ; il alla visiter l’atelier de Jacques, et,devant plusieurs travaux commencés, il acquit la preuve que lehasard qui lui livrait Jacques était une bonne fortune pour lui.Huit jours après la tombe de Francine avait un entourage, au milieuduquel la croix de bois avait été remplacée par une croix depierre, avec le nom gravé en creux.

Jacques avait heureusement affaire à unhonnête homme, qui comprit que cent kilos de fer fondu et troispieds carrés de marbre des Pyrénées ne pouvaient point payer troismois de travaux de Jacques, dont le talent lui avait rapportéplusieurs milliers d’écus. Il offrit à l’artiste de l’attacher àson entreprise moyennant un intérêt, mais Jacques ne consentitpoint. Le peu de variété des sujets à traiter répugnait à sa natureinventive ; d’ailleurs il avait ce qu’il voulait, un grosmorceau de marbre, des entrailles duquel il voulait faire sortir unchef-d’œuvre qu’il destinait à la tombe de Francine.

Au commencement du printemps la situation deJacques devint meilleure : son ami le médecin le mit enrelation avec un grand seigneur étranger qui venait se fixer àParis et y faisait construire un magnifique hôtel dans un des plusbeaux quartiers. Plusieurs artistes célèbres avaient été appelés àconcourir au luxe de ce petit palais. On commanda à Jacques unecheminée de salon. Il me semble encore voir les cartons deJacques ; c’était une chose charmante : tout le poème del’hiver était raconté dans ce marbre qui devait servir de cadre àla flamme. L’atelier de Jacques étant trop petit, il demanda etobtint, pour exécuter son œuvre, une pièce dans l’hôtel, encoreinhabité. On lui avança même une assez forte somme sur le prixconvenu de son travail. Jacques commença par rembourser à son amile médecin l’argent que celui-ci lui avait prêté lorsque Francineétait morte ; puis il courut au cimetière, pour y faire cachersous un champ de fleurs la terre où reposait sa maîtresse.

Mais le printemps était venu avant Jacques, etsur la tombe de la jeune fille mille fleurs croissaient au hasardparmi l’herbe verdoyante. L’artiste n’eut pas le courage de lesarracher, car il pensa que ces fleurs renfermaient quelque chose deson amie. Comme le jardinier lui demandait ce qu’il devait fairedes roses et des pensées qu’il avait apportées, Jacques lui ordonnede les planter sur une fosse voisine nouvellement creusée, pauvretombe d’un pauvre, sans clôture, et n’ayant pour signe dereconnaissance qu’un morceau de bois piqué en terre, et surmontéd’une couronne de fleurs en papier noirci, pauvre offrande de ladouleur d’un pauvre. Jacques sortit du cimetière tout autre qu’iln’y était entré. Il regardait avec une curiosité pleine de joie cebeau soleil printanier, le même qui avait tant de fois doré lescheveux de Francine lorsqu’elle courait dans la campagne, fauchantles prés avec ses blanches mains. Tout un essaim de bonnes penséeschantait dans le cœur de Jacques. En passant devant un petitcabaret du boulevard extérieur, il se rappela qu’un jour, ayant étésurpris par l’orage, il était entré dans ce bouchon avec Francine,et qu’ils y avaient dîné. Jacques entra et se fit servir à dînersur la même table. On lui donna du dessert dans une soucoupe àvignettes ; il reconnut la soucoupe et se souvint que Francineétait restée une demi-heure à deviner le rébus qui y étaitpeint ; et il se ressouvint aussi d’une chanson qu’avaitchantée Francine, mise en belle humeur par un petit vin violet quine coûte pas bien cher, et qui contient plus de gaieté que deraisin. Mais cette crue de doux souvenirs réveillait son amour sansréveiller sa douleur. Accessible à la superstition, comme tous lesesprits poétiques et rêveurs, Jacques s’imagina que c’étaitFrancine qui, en l’entendant marcher tout à l’heure auprès d’elle,lui avait envoyé cette bouffée de bons souvenirs à travers satombe, et il ne voulut par les mouiller d’une larme. Et il sortitdu cabaret pied leste, front haut, œil vif, cœur battant, presqueun sourire aux lèvres, et murmurant en chemin ce refrain de lachanson de Francine :

L’amour rôde dans mon quartier,

Il faut tenir ma porte ouverte.

Ce refrain dans la bouche de Jacques, c’étaitencore un souvenir, mais aussi c’était déjà une chanson ; etpeut-être, sans s’en douter, Jacques fit-il ce soir-là le premierpas dans ce chemin de transition qui de la tristesse mène à lamélancolie, et de là à l’oubli. Hélas ! quoi qu’on veuille etquoi qu’on fasse, l’éternelle et juste loi de la mobilité le veutainsi.

De même que les fleurs qui, nées peut-être ducorps de Francine, avaient poussé sur sa tombe, des sèves dejeunesse fleurissaient dans le cœur de Jacques, où les souvenirs del’amour ancien éveillaient de vagues aspirations vers de nouvellesamours. D’ailleurs Jacques était de cette race d’artistes et depoètes qui font de la passion un instrument de l’art et de lapoésie, et dont l’esprit n’a d’activité qu’autant qu’il est mis enmouvement par les forces motrices du cœur. Chez Jacques,l’invention était vraiment fille du sentiment, et il mettait uneparcelle de lui-même dans les plus petites choses qu’il faisait. Ils’aperçut que les souvenirs ne lui suffisaient plus, et que, pareilà la meule qui s’use elle-même quand le grain lui manque, son cœurs’usait faute d’émotion. Le travail n’avait plus de charmes pourlui ; l’invention, jadis fiévreuse et spontanée, n’arrivaitplus que sous l’effort de la patience ; Jacques étaitmécontent, et enviait presque la vie de ses anciens amis lesBuveurs d’eau.

Il chercha à se distraire, tendit la main auxplaisirs, et se créa de nouvelles liaisons. Il fréquenta le poèteRodolphe, qu’il avait rencontré dans un café, et tous deux seprirent d’une grande sympathie l’un pour l’autre. Jacques lui avaitexpliqué ses ennuis ; Rodolphe ne fut pas bien longtemps à encomprendre le motif.

– Mon ami, lui dit-il, je connais ça… etlui frappant la poitrine à l’endroit du cœur, il ajouta : Viteet vite, il faut rallumer le feu là-dedans ; ébauchez sansretard une petite passion, et les idées vous reviendront.

– Ah ! dit Jacques, j’ai trop aiméFrancine.

– Ça ne vous empêchera pas de l’aimertoujours. Vous l’embrasserez sur les lèvres d’une autre.

– Oh ! dit Jacques ; seulementsi je pouvais rencontrer une femme qui lui ressemblât !… Et ilquitta Rodolphe tout rêveur.

** * * *

Six semaines après, Jacques avait retrouvétoute sa verve, rallumée aux doux regards d’une jolie fille quis’appelait Marie, et dont la beauté maladive rappelait un peu cellede la pauvre Francine. Rien de plus joli en effet que cette jolieMarie, qui avait dix-huit ans moins six semaines, comme elle nemanquait jamais de le dire. Ses amours avec Jacques étaient nées auclair de la lune, dans le jardin d’un bal champêtre, au son d’unviolon aigre, d’une contrebasse phtisique et d’une clarinette quisifflait comme un merle. Jacques l’avait rencontrée un soir où ilse promenait gravement autour de l’hémicycle réservé à la danse. Enle voyant passer roide, dans son éternel habit noir boutonnéjusqu’au cou, les bruyantes et jolies habituées de l’endroit, quiconnaissaient l’artiste de vue, se disaient entre elles :

– Que vient faire ici cecroque-mort ? Y a-t-il donc quelqu’un à enterrer ?

Et Jacques marchait toujours isolé, se faisantintérieurement saigner le cœur aux épines d’un souvenir dontl’orchestre augmentait la vivacité, en exécutant une contredansejoyeuse qui sonnait aux oreilles de l’artiste, triste comme unDe profundis. Ce fut au milieu de cette rêverie qu’ilaperçut Marie qui le regardait dans un coin, et riait comme unefolle en voyant sa mine sombre. Jacques leva les yeux, et entendità trois pas de lui cet éclat de rire en chapeau rose. Il s’approchade la jeune fille, et lui adressa quelques paroles auxquelles ellerépondit ; il lui offrit son bras pour faire un tour dejardin : elle accepta. Il lui dit qu’il la trouvait joliecomme un ange, elle se le fit répéter deux fois ; il lui volades pommes vertes qui pendaient aux arbres du jardin, elle lescroqua avec délices en faisant entendre ce rire sonore qui semblaitêtre la ritournelle de sa constante gaieté. Jacques pensa à laBible et songea qu’on ne devait jamais désespérer avec aucunefemme, et encore moins avec celles qui aimaient les pommes. Il fitavec le chapeau rose un nouveau tour de jardin, et c’est ainsiqu’étant arrivé seul au bal il n’en était point revenu de même.

Cependant Jacques n’avait pas oubliéFrancine : suivant les paroles de Rodolphe, il l’embrassaittous les jours sur les lèvres de Marie, et travaillait en secret àla figure qu’il voulait placer sur la tombe de la morte.

Un jour qu’il avait reçu de l’argent, Jacquesacheta une robe à Marie, une robe noire. La jeune fille fut biencontente ; seulement elle trouva que le noir n’était pas gaipour l’été. Mais Jacques lui dit qu’il aimait beaucoup le noir, etqu’elle lui ferait plaisir en mettant cette robe tous les jours.Marie lui obéit.

Un samedi, Jacques dit à la jeunefille :

– Viens demain de bonne heure, nous ironsà la campagne.

– Quel bonheur ! fit Marie. Je teménage une surprise, tu verras ; demain il fera du soleil.

Marie passa la nuit chez elle à achever unerobe neuve qu’elle avait achetée sur ses économies, une jolie roberose.

Et le dimanche elle arriva, vêtue de sapimpante emplette, à l’atelier de Jacques.

L’artiste la reçut froidement, brutalementpresque.

– Moi qui croyais te faire plaisir en mefaisant cadeau de cette toilette réjouie ! dit Marie, qui nes’expliquait pas la froideur de Jacques.

– Nous n’irons pas à la campagne,répondit celui-ci, tu peux t’en aller, j’ai à travailler.

Marie s’en retourna chez elle le cœur gros. Enroute, elle rencontra un jeune homme qui savait l’histoire deJacques, et qui lui avait fait la cour, à elle.

– Tiens, mademoiselle Marie, vous n’êtesdonc plus en deuil ? lui dit-il.

– En deuil, dit Marie, et dequi ?

– Quoi ! vous ne savez pas ?C’est pourtant bien connu ; cette robe noire que Jacques vousa donnée…

– Eh bien ? dit Marie.

– Eh bien, c’était le deuil :Jacques vous faisait porter le deuil de Francine.

À compter de ce jour Jacques ne revit plusMarie.

Cette rupture lui porta malheur. Les mauvaisjours revinrent : il n’eut plus de travaux et tomba dans unesi affreuse misère, que, ne sachant plus ce qu’il allait devenir,il pria son ami le médecin de le faire entrer dans un hôpital. Lemédecin vit du premier coup d’œil que cette admission n’était pasdifficile à obtenir. Jacques, qui ne se doutait pas de son état,était en route pour aller rejoindre Francine.

On le fit entrer à l’hôpital Saint-Louis.

Comme il pouvait encore agir et marcher,Jacques pria le directeur de l’hôpital de lui donner une petitechambre dont on ne se servait point, pour qu’il pût y allertravailler. On lui donna la chambre, et il y fit apporter uneselle, des ébauchoirs et de la terre glaise. Pendant les quinzepremiers jours il travailla à la figure qu’il destinait au tombeaude Francine. C’était un grand ange aux ailes ouvertes. Cettefigure, qui était le portrait de Francine, ne fut pas entièrementachevée, car Jacques ne pouvait plus monter l’escalier, et bientôtil ne put plus quitter son lit.

Un jour le cahier de l’externe lui tomba entreles mains, et Jacques, en voyant les remèdes qu’on lui ordonnait,comprit qu’il était perdu ; il écrivit à sa famille et fitappeler la sœur Sainte-Geneviève, qui l’entourait de tous ses soinscharitables.

– Ma sœur, lui dit Jacques, il y alà-haut, dans la chambre que vous m’avez fait prêter, une petitefigure en plâtre ; cette statuette, qui représente un ange,était destinée à un tombeau, mais je n’ai pas le temps del’exécuter en marbre. Pourtant j’en ai un beau morceau chez moi, dumarbre blanc veiné de rose. Enfin… ma sœur, je vous donne ma petitestatuette pour mettre dans la chapelle de la communauté.

Jacques mourut peu de jours après. Comme leconvoi eut lieu le jour même de l’ouverture du salon, lesBuveurs d’eau n’y assistèrent pas. « L’art avanttout, » avait dit Lazare.

La famille de Jacques n’était pas riche, etl’artiste n’eut pas de terrain particulier. Il fut enterré quelquepart.

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