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Scènes de la vie rustique

Scènes de la vie rustique

d’ Ivan Sergeyevich Turgenev

Moumou

Tout au bout de Moscou, dans une maison grise agrémentée d’une colonnade blanche, d’un entresol et d’un balcon distors, vivait naguère une veuve de haut lignage servie par une nombreuse valetaille. Ses fils avaient pris du service à Pétersbourg, ses filles s’étaient mariées ; elle ne quittait guère sa demeure et terminait dans la solitude une vieillesse parcimonieuse et chagrine. Ses beaux jours, plutôt moroses, avaient fui depuis longtemps ; et le soir de sa vie était plus triste que la nuit.

Le plus original de ses domestiques était sans conteste le portier Gérasime, gaillard long d’une toise, bâti en hercule et sourd-muet de naissance. La dame l’avait fait venir de la campagne où il habitait une masure à l’écart et passait pour le plus laborieux des corvéables. Grâce à sa robuste constitution, il travaillait comme quatre, et il y avait plaisir à voir la besogne lui fondre dans les mains. Quand il labourait un champ, on eût dit,en regardant ses larges paumes appuyées sur l’araire, qu’il perçait lui-même, sans le secours de son petit bidet, le sein flexible de la terre ; quand, environ la Saint-Pierre, il menait vigoureusement sa large faux, on s’attendait à le voir abattre un taillis de jeunes bouleaux ; et quand, armé d’un énorme fléau,il battait le blé sans trêve ni merci, les muscles oblongs de ses épaules se levaient et s’abaissaient en cadence ainsi que des leviers. Son mutisme donnait à son infatigable travail une gravité solennelle. N’eût été son infirmité, chaque fille de son village aurait volontiers épousé cet excellent garçon… Mais un beau jour on avait jugé bon de l’emmener à Moscou, où, après lui avoir acheté une paire de bottes, un caftan pour l’été, une peau de mouton pour l’hiver, on lui mit en main une pelle et un balai, l’investissant ainsi de l’emploi de portier.

Ce nouveau genre de vie fut d’abord fort peu de son goût.Retranché par son malheur de la société des autres hommes, il avaitgrandi comme un arbre vigoureux sur une forte terre… Transplanté àla ville, il s’y trouvait dépaysé, ébaubi, mal à l’aise, tout commeun jeune taureau qui, soudain arraché au gras pâturage où l’herbelui venait jusqu’au poitrail, se voit hisser sur un wagon de cheminde fer et emporter Dieu sait où dans un horrible fracas, dans untourbillon de fumée, dans une pluie de flammèches. Comparée auxpénibles travaux des champs, sa tâche nouvelle lui semblait unjeu : en moins d’une demi-heure il en venait à bout. Alors ilrestait planté au beau milieu de la cour, regardant bouche bée lespassants comme s’il attendait d’eux la solution de l’énigmequ’était pour lui ce changement de situation ; ou bien il seretirait tout à coup dans un coin, et jetant pelle et balai, il secouchait la face contre terre et s’immobilisait des heuresentières, comme une bête prise au piège. Cependant l’hommes’habitue à tout et Gérasime finit par s’accoutumer à sa nouvelleexistence. Ses devoirs, fort restreints, consistaient à nettoyer lacour, à convoyer deux fois par jour un baril d’eau, à fendre lebois pour la cuisine et les appartements, à écarter du logis lesimportuns et à faire bonne garde pendant la nuit. Il fautreconnaître qu’il s’en acquittait en conscience : pas un brinde paille ne traînait dans la cour ; si, d’aventure, le pauvrecheval fourbu confié à ses soins s’embourbait en charriant sonbaril, d’un coup d’épaule il remettait en mouvement la voiture etla bête ; quand il fendait du bois, sa hache vibrait comme unevitre, tandis que de tous côtés volaient bûchettes etcopeaux ; et, depuis qu’une nuit il avait frotté deux filousl’un contre l’autre au point de rendre superflu un autre châtiment,il en imposait à tout le quartier : et même de jour, lespassants les plus inoffensifs se sauvaient à sa vue en protestantde leurs bonnes intentions par force gestes, voire par force crisqu’il était bien incapable d’entendre. Avec les gens de la maison,Gérasime vivait sur un pied d’égalité, sinon d’amitié, car ilsavaient peur de lui. Il comprenait les gestes qu’ils luiadressaient, exécutait ponctuellement les ordres qui lui étaienttransmis ; mais il connaissait aussi ses droits et personnen’aurait osé lui prendre sa place à table. C’était au reste unhomme d’humeur grave, qui aimait l’ordre en toutes choses. Malheuraux coqs s’ils s’avisaient de se battre en sa présence : en unclin d’œil il les prenait par les pattes, les faisait tournoyer enl’air une dizaine de fois et les rejetait chacun de son côté. Il yavait aussi des oies dans la basse-cour ; mais l’oie est,comme on le sait, un animal sérieux et réfléchi ; Gérasime,qui avait vaguement l’allure d’un jars, éprouvait pour ces bipèdesune certaine estime : il prenait soin d’eux et leur donnait àmanger.

On lui avait assigné pour demeure un réduit au-dessus de lacuisine, qu’il meubla à sa guise. Avec des planches de chêne il yédifia un lit posé sur quatre fortes solives, un vrai lit depaladin, qui n’eût pas fléchi sous le poids de plusieurs quintaux.Il plaça sous ce lit un énorme coffre, dans un coin une table nonmoins massive flanquée d’une chaise basse à trois pieds, si pesantequ’il lui arrivait parfois de la laisser retomber en la soulevant,ce qui provoquait infailliblement son sourire. La porte se fermaità l’aide d’un gros cadenas noir, dont il gardait toujours la clef àla ceinture, n’aimant point qu’on pénétrât dans son repaire.

Une année passa de la sorte, au bout de laquelle Gérasime connutune légère aventure.

Très attachée aux vieux us, la vieille dame sa patronneentretenait, nous l’avons dit, un nombreux domestique. Elle avait àson service des blanchisseuses et des couturières, des menuisierset des tailleurs ; elle avait même un bourrelier, qui faisaitaussi l’office de vétérinaire et de rebouteux, un guérisseurattaché à sa propre personne, et jusqu’à un cordonnier, lequelbuvait comme une éponge et répondait au nom de Capiton Klimov.Ledit Klimov se croyait un personnage d’esprit éclairé et demanières polies, injustement condamné par le sort à végéter dans uncoin perdu de Moscou ; s’il buvait, déclarait-il en pesant sesmots et en se frappant la poitrine, c’était uniquement pour noyerson chagrin. Un beau jour, comme la vieille dame tenait conseilavec son majordome Gavril, individu que ses yeux jaunes et son nezde canard prédestinaient au commandement, elle vint à déplorer lesmauvaises mœurs de Capiton, qu’on avait relevé la veille dans larue en fort piteux état.

– Qu’en penses-tu, Gavril, dit-elle soudain, si nous lemarions, peut-être qu’il se rangerait ?

– C’est, ma foi, vrai, opina le majordome ; même quecela lui ferait beaucoup de bien.

– Bon ; mais qui consentira à l’épouser ?

– Ça, pour sûr… Après tout, ce sera comme Madame voudra. Ilest toujours bon à quelque chose.

– J’ai cru remarquer que Tatiana ne lui déplaisaitpas ?

Gavril fut sur le point d’exprimer une objection, mais il semordit les lèvres à temps.

« Oui, c’est cela, conclut la dame en humant sa prise,qu’il fasse sa cour à Tatiana. Entendu, n’est-cepas ? »

– À vos ordres, répondit Gavril ; et il se retira danssa chambre située dans une aile de l’hôtel et encombrée de coffresà ferronneries. Là, il commença par renvoyer sa femme, puiss’assit, pensif, près de la fenêtre. La décision imprévue de samaîtresse l’embarrassait. Enfin il se leva et fit appeler Capiton.Capiton ne tarda pas à paraître… Mais, avant de relater leurentretien, nous devons dire en quelques mots qui était cetteTatiana et pourquoi les ordres qu’il venait de recevoir à son sujetdonnaient du souci au majordome.

Tatiana était une des blanchisseuses de la maison, fort habiled’ailleurs et préposée au linge fin. Petite blonde maigrichonne dequelque vingt-huit ans, elle avait des envies sur la joue gauche,signe de malheur d’après les croyances du peuple russe. De fait lesort n’avait guère souri à la pauvre fille. Assujettie dèsl’enfance aux plus rudes travaux, toujours mal vêtue, toujours malrétribuée, sans autres parents que des oncles, l’un d’eux anciensommelier, renvoyé à la campagne pour cause d’incapacité, lesautres pauvres paysans, elle n’avait jamais connu la moindrecaresse. Dans sa première jeunesse elle avait passé pour belle,mais cette beauté s’était bientôt flétrie. Timide, effarouchée,d’une morne indifférence en ce qui concernait sa propre personne ettoujours en proie à des transes mortelles à l’égard d’autrui, ellese souciait uniquement de terminer sa tâche dans le délai prescrit.Elle ne parlait à personne et tremblait au seul nom de samaîtresse, bien que celle-ci la connût à peine de vue. Quand onamena Gérasime de la campagne, elle faillit s’évanouir à l’aspectde ce rude colosse. Elle l’évitait avec soin et si, d’aventure,elle le rencontrait en se rendant à la lingerie, elle fermait lesyeux et prenait les jambes à son cou. Gérasime ne lui accordad’abord qu’une attention discrète, puis il en vint à sourirelorsqu’il l’apercevait, puis il se mit à la reluquer avec uneinsistance de plus en plus gênante : soit par la douceur deses traits, soit par la modestie de son maintien la brave Tatianaavait fait la conquête du géant. Un jour qu’elle traversait la couren portant délicatement du bout de ses doigts écartés une camisolede sa maîtresse qu’elle venait d’empeser, elle se sentit tout àcoup tirer par le coude. Elle se retourna et jeta un cri :Gérasime était près d’elle. Avec un sourire niais et un meuglementaffectueux il lui tendait un coq en pain d’épice doré à la queue etaux ailes. Elle fit mine de refuser ce présent, mais il le lui mitde force entre les mains, secoua la tête et opéra sa retraite en seretournant pour lui adresser un nouveau beuglement très amical. Àpartir de ce jour il ne lui laissa plus de repos : en quelquelieu que la pauvre fille se rendît, il surgissait devant ellesouriant, agitant les bras, proférant un de ses cris de muet,tirant de sa houppelande un ruban qu’il lui tendait ou balayant laplace par où elle devait passer. La malheureuse ne savait quelleconduite tenir. Bientôt tous les gens remarquèrent les galanteriesdu muet : Tatiana se vit en butte à leurs sarcasmes, à leursquolibets, mais ils n’osèrent se gausser ouvertement de Gérasime,qui n’entendait point raillerie. On se contenait donc devant lui,et bon gré mal gré la jeune fille se trouva placée sous saprotection. Perspicace comme tous les sourds-muets, il devinaitfort bien quand on s’attaquait soit à lui, soit à sa dulcinée. Unjour à dîner la femme de charge persifla sa subordonnée avec uneâpreté si caustique que la pauvre enfant, confuse et baissant latête, semblait prête à pleurer. Tout à coup Gérasime se souleva desa place et, posant sa lourde patte sur la tête de la railleuse, ladévisagea de telle sorte que l’autre colla littéralement son nezcontre la table. Tout le monde se tut. Gérasime reprit sa cuilleret se remit tranquillement à manger sa soupe. « Quel ogre quece maudit muet ! » murmurèrent alors quelques voix,tandis que la femme de charge jugeait prudent de décamper. Uneautre fois, comme il avait remarqué que Capiton – ce Capiton dontil vient justement d’être question – faisait l’aimable auprès deTatiana, Gérasime appela du doigt le galant, le conduisit dans laremise et s’emparant d’un timon oublié dans un coin lui fitcomprendre qu’il saurait à l’occasion lui en frotter les épaules.Depuis lors chacun se le tint pour dit et n’osa plus même adresserla parole à Tatiana.

Ces incartades n’attirèrent aucun désagrément à leur auteur. Lafemme de charge eut beau tomber en pâmoison et porter plainte dèsle soir même à sa maîtresse, la fantasque vieille ne fit qu’en rireet, au grand dépit de la plaignante, la contraignit à lui narrerdeux ou trois fois par le menu cette plaisante aventure. Lelendemain elle fit remettre un rouble de gratification à Gérasime,dont elle appréciait la vigueur et la fidélité. Encouragé par cetémoignage de bienveillance, Gérasime, à qui jusqu’alors elleinspirait une sainte terreur, résolut de lui demanderl’autorisation d’épouser Tatiana. Il n’attendait pour se présenterdevant sa maîtresse que le nouveau caftan qui lui avait été promispar le majordome. Sur ces entrefaites, ladite maîtresse imagina demarier la lingère avec Capiton.

Le lecteur comprendra maintenant l’inquiétude qui s’empara deGavril quand il s’entendit signifier pareil ordre. « Certes,ruminait-il près de sa fenêtre, notre maîtresse a des ménagementspour cet homme. (Cela, l’intendant le savait bel et bien et iltraitait Gérasime en conséquence.) Mais de là à lui donner Tatiana…Le beau mari qu’un sourd-muet !… D’un autre côté, quand cediable d’enfer – que Dieu me pardonne ! – verra son amoureuseaccordée à Capiton, il est capable de tout briser, de toutsaccager. Allez donc faire entendre raison à un animalpareil ! »

L’arrivée de Capiton interrompit les méditations de Gavril.L’écervelé entra, les mains derrière le dos, s’appuya contre unesaillie de la muraille près de la porte, croisa sa jambe droite sursa jambe gauche, et hocha la tête d’un air qui voulait dire :« Eh ben, me v’là. Qu’est-ce qu’y vous fautencore ? »

Gavril le considéra tout en tambourinant des doigts sur lemontant de la croisée. L’autre ne se démonta pas pour si peu :seuls ses yeux de plomb clignèrent légèrement et, tout en remettantavec ses cinq doigts un peu d’ordre dans sa chevelure filasseébouriffée, il se permit un sourire, qui voulait dire à peuprès : « Ben oui, c’est moi. T’as pas fini de mereluquer ? »

– Te voilà beau, jeta enfin le majordome et, après unsilence : Oui, répéta-t-il, t’es beau, y a pas àdire !

Pour toute réponse, Capiton haussa les épaules. « Etaprès ? songeait-il. Tu vaux p’t-être mieux que moi,hein ? »

– Mais regarde-toi donc, reprit Gavril d’un ton demépris : vois un peu à qui tu ressembles !

Capiton enveloppa d’un regard tranquille son surtout loqueteux,son pantalon rapiécé, examina longuement ses bottes trouées enaccordant une attention particulière à la pointe de celle surlaquelle son pied droit s’appuyait avec une si parfaitedésinvolture. Puis reportant ses regards sur lemajordome :

– Qu’est-ce que j’ai de si mal ? demanda-t-il.

– Tu le demandes ? s’écria Gavril. Mais tu ressemblesà un vrai démon, que le bon Dieu me pardonne !

« Jurez tant qu’il vous plaira, Gavril Andréitch »,murmura à part soi Capiton en clignant de nouveau des yeux.

– Tu t’es encore soûlé, hein ? poursuivit lemajordome… Mais réponds donc, nom d’un tonnerre ! T’es-tusoûlé, oui ou non ?

– C’est-à-dire que pour fortifier ma santé, j’ai dû faireusage de quelques spiritueux, rétorqua Capiton.

– Pour fortifier ta santé !… On ne te rosse pas assez,voilà… Et on a envoyé le monsieur faire son apprentissage àPieter[1]. Qu’y as-tu appris, dis-moi un peu ?Tu ne mérites pas le pain que tu manges.

– Gavril Andréitch, dans cette question je ne reconnaispour juge que Notre-Seigneur. Lui seul sait ce que je vaux et si jene mérite pas le pain qu’on me donne. Quant au reproche que vous mefaites de m’être soûlé, faut vous dire que c’est pas tout à fait mafaute. J’étais avec un copain qui s’est défilé au bon moment…

– Et qui t’a planté dans la rue, hein, bougre deserin ? Quand il s’agit de se rincer la dalle, t’es jamais ledernier, hein ? Mais… il ne s’agit pas de ça pour le moment.Voici de quoi il retourne. Notre dame, reprit Gavril après unsilence, notre dame désire que tu te maries. Elle pense comme çaque tu te rangeras une fois marié. Tu me comprends,j’espère ?

– Bien sûr, y a pas besoin d’être malin pour cela.

– À mon avis vaudrait mieux te tenir la dragée haute ;mais, puisqu’elle a d’autres idées… Acceptes-tu, oui ounon ?

– Il est bon que l’homme se marie, répondit Capiton avecson plus beau sourire. En ce qui me concerne, Gavril Andréitch,c’est avec grand plaisir que je prendrai femme.

– Parfait ! répliqua Gavril en songeant à partsoi : « Y a pas à dire, le gaillard s’exprimebien. » Mais, reprit-il à haute voix, je ne sais si lapersonne qu’on te destine te conviendra.

– Qui est-ce donc, si vous me permettez cettequestion ?

– Tatiana.

– Tatiana ! s’exclama Capiton en sursautant, les yeuxécarquillés.

– Qu’est-ce qui te prend ? Est-ce que par hasard ladonzelle ne serait pas du goût de monsieur ?

– Mais si, Gavril Andréitch, c’est une brave fille, pasfière et qui ne rechigne pas à l’ouvrage. Seulement vous savez bienque cet animal, ce loup-garou des steppes…

– Je sais, mon ami, je sais, interrompit le majordome avecdépit ; mais puisque…

– Mais voyons, Gavril Andréitch, il me tuera, pour sûr, ilm’écrasera comme une mouche. Regardez voir un peu ses bras, ondirait ceux de Minine et Pojarski[2] ! Ilfrappe comme un sourd qu’il est et il n’entend pas résonner lescoups qu’il porte. Il joue de ses poings comme un homme qui lesagiterait dans son sommeil. Et pas moyen de lui faire entendreraison, il est encore plus bête que sourd. C’est une brute, unebûche, un soliveau… Qu’ai-je fait pour subir les coups d’un monstrepareil ?… Bien sûr, je ne suis plus ce que j’étais autrefois,j’en ai vu de toutes les couleurs, je suis décati, désétamé commeune vieille casserole ; pourtant, après tout, je suis un êtrehumain et non un vil ustensile !

– Allons, allons, pas tant de beaux mots !

– Seigneur, mon Dieu, continua de plus belle le savetierdéchaîné, n’y aura-t-il donc jamais de fin à mes misères ?A-t-on jamais vu un sort comme le mien ? Battu dans monenfance par mon maître allemand, battu à la fleur de mes ans parmes compagnons d’infortune, et réduit dans mon âge mûr…

– As-tu fini, âme de filasse ? put enfin placer lemajordome.

– Permettez, Gavril Andréitch, ce n’est pas tant les coupsque je crains. Qu’on me corrige en douce et qu’on me traite bien enpublic, je n’en reste pas moins quelqu’un. Mais qu’un animal, unebrute se permette…

– Assez comme ça. Va te faire fiche ! dit Gavrilimpatienté.

Capiton fit demi-tour.

– À supposer qu’il ne soit pas là, cria le majordome surses talons, tu consens au mariage ?

– J’y donne mon entier consentement, déclara Capiton, quesa faconde n’abandonnait point même dans les moments les pluscritiques.

Et il quitta la place.

« Allons, décida Gavril après avoir mainte et mainte foisarpenté sa chambre, faisons toujours venir Tatiana. »

Au bout de quelques instants la blanchisseuse apparut ets’arrêta, intimidée, sur le seuil de la porte.

– Que désirez-vous, Gavril Andréitch ? demanda-t-elled’une voix craintive.

Gavril la considéra un bon moment en silence, puis luidit :

– Veux-tu te marier, Tatiana ? Notre dame t’a trouvéun fiancé.

– Je ne dis pas non, Gavril Andréitch… Mais qui cela ?ajouta-t-elle timidement.

– Capiton, le cordonnier.

– Entendu.

– C’est un homme d’une conduite un peu légère, mais notredame compte sur toi pour lui faire perdre ses mauvaiseshabitudes.

– Entendu.

– Le malheur, c’est que ce maudit sourd te fait les yeuxdoux. Comment t’y es-tu prise pour ensorceler un ours pareil !Il est dans le cas de t’assommer, l’animal !

– Oh pour sûr, il me tuera, Gavril Andréitch.

– Hum ! c’est ce que nous verrons… Mais comme tu asl’air sûre de ton fait. Est-ce qu’il aurait le droit de tetuer ?

– Je n’en sais rien, Gavril Andréitch.

– Tu ne lui as pas fait de promesse, au moins ?

– Que voulez-vous dire ?

– Innocente créature ! murmura l’intendant après unsilence… Allons, c’est bien, reprit-il, nous reparlerons de cetteaffaire. Pour le moment tu peux te retirer. Tu es une brave fille,à ce que je vois.

Tatiana s’appuya un instant à la porte et disparut.

– Bah ! se dit le majordome, peut-être que dès demainnotre dame aura oublié ce projet de mariage !… Et puis aprèstout, on peut venir à bout du gaillard. La police n’est pas faitepour les chiens !… Oustinia Fiodorovna, cria-t-il à sa femmed’une voix de stentor, si c’était un effet de votre bonté de meservir le samovar, hein, qu’en pensez-vous, ma respectablemoitié ?

Tatiana ne quitta guère la lingerie ce jour-là : elle versaquelques larmes, les essuya et se remit à son travail. Quant àCapiton, il s’installa jusqu’à la nuit close au cabaret avec uncompagnon à la mine terreuse. Il lui raconta avec force détailsqu’il avait servi à Pieter un maître qui était certes la crème deshommes mais qui, entre autres défauts, tenait ses gens de tropcourt tout en levant le coude lui-même et en courant furieusementle beau sexe… Le ténébreux compagnon se contentait de soutenirl’entretien par monosyllabes ; mais lorsque Capiton en vint àdéclarer que, par suite d’un fatal incident, il songeait à sesuicider le lendemain, le lugubre personnage lui fit observer qu’ilétait temps d’aller se coucher. Et tous deux se séparèrent ensilence et sans aménité.

Cependant l’espoir de Gavril ne se réalisa point. La vieilledame avait tellement pris à cœur son projet de mariage qu’elle enparla toute la nuit à une de ses femmes, spécialement chargée de ladistraire durant ses heures d’insomnie et forcée en conséquence dedormir le jour, comme ces cochers de fiacre qui n’exercent leurmétier qu’après le coucher du soleil. Le lendemain matin, dès quele majordome vint lui faire son rapport :

– Eh bien, s’informa-t-elle, comment va notremariage ?

Bien entendu, l’autre répondit que tout allait pour le mieux etque, le jour même, Capiton viendrait lui faire sesremerciements.

Un peu indisposée, la veuve ne retint pas longtemps Gavril, qui,aussitôt rentré chez lui, convoqua un conseil extraordinaire.L’affaire était épineuse. Tatiana certes ne faisait aucuneobjection ; mais Capiton déclarait à qui voulait l’entendrequ’il n’avait qu’une tête, qu’il n’en avait pas deux, qu’il n’enavait pas trois… ; quant à Gérasime, posté sur le seuil dupavillon des servantes, il jetait des regards farouches à tous lespassants et semblait avoir vent du complot qui se tramait contrelui. À ce conseil assistait notamment un vieux sommelier, le pèreLa Queue, dont on prenait toujours l’avis avec une déférenceparticulière mais dont on n’obtenait jamais que des « oui,évidemment, bien sûr. » On résolut dès l’abord d’enfermer pourplus de sûreté Capiton dans le cabinet du filtre à eau. Une longuedélibération suivit. Le plus simple évidemment était de recourir àla force. Tout le monde en convint, mais cela ferait du bruit, lamaîtresse s’inquiéterait, demanderait des explications. Non,décidément, il n’y fallait pas songer. Enfin, après de longsdébats, on trouva un adroit expédient. On se souvint que Gérasimeavait une horreur profonde pour les ivrognes. Lorsqu’il était enfaction au portail, il détournait la tête avec dégoût dès qu’ilvoyait un pochard cheminer en trébuchant et la casquette surl’oreille. On engagea donc Tatiana à simuler devant Gérasime ladémarche vacillante d’une personne prise de boisson. Après delongues hésitations, la pauvre fille, convenant qu’elle ne sauraitautrement se défaire de son adorateur, finit par consentir à cesubterfuge. Et l’on délivra Capiton, qui après tout avait voix auchapitre.

Gérasime cependant, assis sur une borne près du portail,taquinait rageusement la terre de sa pelle. De tous les coins, detoutes les fenêtres aux stores baissés des regards le guettaient.Il donna pleinement dans le panneau. Dès qu’il aperçut Tatiana, illui adressa un signe de tête amical accompagné d’un de sesgrognements habituels ; mais en l’examinant de plus près ilsursauta, jeta sa pelle et vint coller son visage droit contrecelui de la jeune fille qui, tremblante de peur, ferma les yeux etchancela encore davantage… Il la prit par la main, la traîna àtravers toute la cour, entra avec elle dans la chambre où étaitréuni le conseil et la jeta prête à défaillir du côté de Capiton.Il l’observa quelques instants ; puis, après un sourire ameret un geste de dépit, il regagna d’un pas lourd son réduit, où ilse tint enfermé durant vingt-quatre heures. Le piqueur Antiperaconta plus tard qu’il était allé l’épier par une fente de laporte : assis sur son lit, le visage entre les mains, Gérasimechantait doucement, c’est-à-dire qu’il grommelait, secouait la têteet se balançait en cadence comme le font les voituriers et leshaleurs quand ils entonnent une de leurs mélancoliquescomplaintes ; sentant le cœur lui serrer à ce spectacle,Antipe s’était précipitamment retiré.

Lorsque, le lendemain, Gérasime sortit de son repaire, on neremarqua en lui aucun changement notable. Il paraissait toutefoisplus revêche encore que de coutume et n’accorda pas la moindreattention ni à Tatiana ni à Capiton. Le soir même, les fiancés seprésentèrent chez leur maîtresse, portant sous le bras les deuxoies qu’ils devaient offrir suivant l’usage. La noce se fit lasemaine suivante. Ce jour-là Gérasime remplit, comme si de rienn’était, sa tâche accoutumée ; seulement il ne rapporta pasune goutte d’eau de la rivière, car il avait brisé son tonneau enroute, et quand, à la nuit tombante, il se mit à étriller soncheval, le chétif animal tourbillonnait sous cette poigne de fercomme un fétu sous la tempête.

Ceci se passait au printemps. Une année encore s’écoula, aucours de laquelle Capiton perdit toute retenue et se vit finalementrelégué dans une terre de sa maîtresse perdue au fond de laprovince. Sa femme dut partager son triste sort. Le jour du départ,il fit d’abord le fanfaron, assurant que si même on l’envoyait dansces contrées chimériques où après avoir fait la lessive, leslavandières posent leur battoir sur le bord du ciel, il n’enperdrait pas le nord pour autant. Mais bientôt sa bonne humeurl’abandonna, il se plaignit amèrement d’être désormais contraint àvivre parmi des manants et des rustres. Enfin il tomba dans un telétat de prostration qu’il n’eut même pas la force de mettre sacasquette ; une âme charitable la lui enfonça jusqu’aux yeuxet prit soin de ramener ensuite la visière en bonne et dueplace.

Le convoi était prêt à partir ; les paysans prenaient déjàleurs rênes et n’attendaient plus pour se mettre en route que letraditionnel mot d’ordre : « À la garde deDieu ! » Soudain Gérasime sortit de son repaire,s’approcha de Tatiana et lui fit présent d’un fichu de coton rougequ’il avait acheté à son intention un an auparavant. Lamalheureuse, si indifférente jusque-là à toutes les vicissitudes deson existence, ne put cette fois retenir ses larmes et, en bonnechrétienne, embrassa par trois fois son adorateur. Gérasime voulaitla reconduire jusqu’à la barrière ; il chemina quelque temps àcôté du chariot où elle avait pris place ; mais, parvenu auGué de Crimée il eut un grand geste de découragement et s’en revintle long de la berge.

C’était le soir. Il marchait à pas lents, les yeux fixés sur larivière… Soudain il lui sembla qu’un être vivant se débattait dansla vase près du rivage. Il se pencha et distingua un petit chienblanc moucheté de noir qui, tremblant de ses pauvres membres,s’épuisait en efforts infructueux pour sortir de l’eau. Gérasimeétendit la main, le saisit, le plaça sur sa poitrine et revint aulogis à pas précipités. Arrivé dans sa chambre, il déposa labestiole sur son lit, l’enveloppa dans sa lourde houppelande, puiscourut chercher une botte de paille à l’écurie, une tasse de lait àla cuisine. Il revint, rejeta doucement la houppelande, étala lapaille sur le lit, présenta le lait à la pauvre bête qu’il venaitde sauver. C’était une chienne qui n’avait pas plus de troissemaines et ne savait pas encore laper la boisson ; ellefrissonnait et clignait de ses petits yeux qui venaient à peine depercer et dont l’un paraissait plus grand que l’autre. Entre deuxdoigts Gérasime lui prit délicatement la tête, lui inclina lemuseau sur le lait. La chienne se mit à boire avec rapidité,s’ébrouant, s’engouant, tressaillant. Gérasime, la figure épanouie,ne se lassait pas de la regarder. Toute la nuit il fut occupéd’elle : il l’essuyait, la couchait, la dorlotait etfinalement il s’endormit près d’elle d’un sommeil paisible etjoyeux.

Une mère n’a pas plus de sollicitude pour son enfant queGérasime n’en eut pour son élève, qui pendant quelque temps parutfort chétive et fort laide ; mais elle se remit peu à peu et,grâce aux soins incessants de son sauveur, se transforma au bout dequelque huit mois en une belle épagneule, aux oreilles longues, àla queue touffue relevée en trompette, aux grands yeux expressifs.Elle s’attacha passionnément à Gérasime, qu’elle suivait partoutpas à pas en frétillant de la queue. Sachant, comme tous les muets,qu’il attirait l’attention par ses meuglements, il balbutia cesdeux syllabes : « Mou-mou », et la chienne compritqu’elle devait répondre à ce nom. Les gens de la maisonl’appelèrent Moumoune et la prirent eux aussi en affection. Trèsintelligente, très caressante pour tous, elle n’aimait vraiment queGérasime, qui de son côté était fou de cette bête et, soit craintesoit jalousie, ne pouvait voir sans dépit les autres domestiques lacajoler. Tous les matins Moumou le réveillait en le tirant par unpan de sa houppelande, lui amenait par la bride le vieux cheval detrait avec qui elle vivait en bonne intelligence, puisl’accompagnait gravement à la rivière, gardait sa pelle et sonbalai et ne permettait à personne d’approcher de sa chambre. Ilavait pratiqué une ouverture dans la porte : dès que Moumous’y était coulée, elle sautait gaillardement sur le lit, comme sien ce lieu seul elle se sentait pleinement maîtresse de ses actes.Elle ne dormait point de la nuit, mais n’avait garde d’aboyer sansraison comme ces absurdes mâtins qui, posés sur leur train dederrière, le museau en l’air et l’œil à demi-clos, aboient auxétoiles par ennui et d’ordinaire trois fois de suite. Non, Moumoun’élevait sa voix grêle que dans les cas graves : lorsqu’unétranger s’approchait du mur, lorsqu’elle percevait quelque bruitinsolite. Bref c’était une parfaite gardienne. À vrai dire il yavait dans la cour un autre chien, vieil animal jaune tacheté defauve, qui répondait au nom de Sabot, mais on le tenait toujours àla chaîne, même la nuit et son grand âge ne lui permettait pas deréclamer quelque liberté : pelotonné dans sa niche, il nefaisait entendre que de rares et brefs jappements, dont il semblaitcomprendre la parfaite inutilité… Moumou ne pénétrait jamais dansles appartements : lorsque Gérasime allait y porter du bois,elle l’attendait sur le perron, dressant l’oreille, tournant latête tantôt à droite tantôt à gauche au moindre bruit qu’ellepercevait derrière la porte…

Une année se passa de la sorte et Gérasime paraissait trèscontent de son sort quand survint un événement inattendu. Par unebelle journée d’été la vieille dame faisait les cent pas dans sonsalon entourée de ses dames de compagnie. Fort bien disposée cejour-là, elle riait, plaisantait, et ses obséquieuses commensalesl’imitaient – non sans appréhension, car malheur à qui n’eût pointrépondu par un enjouement immédiat et total à ces élans de gaieté,qui d’ailleurs cédaient bientôt la place à une humeur sombre etatrabilaire ! Mais, ce matin-là, tout semblait sourire à lacapricieuse personne. Au saut du lit, comme d’habitude, elles’était tiré les cartes et avait réuni du premier coup quatrevalets dans son jeu, ce qui lui présageait l’accomplissement detous ses désirs. Puis son thé lui avait paru d’une saveur exquise,ce qui valut à la femme de chambre quelques mots de louange et unegratification de dix kopeks. Un sourire doucereux flottait donc surses lèvres ridées tandis qu’elle allait et venait dans son salon.Elle s’approcha d’une fenêtre qui donnait sur un parterre. Au beaumilieu de ce parterre Moumou, couchée sous un rosier, rongeaitconsciencieusement un os. Dès qu’elle l’aperçut :

– Seigneur, mon Dieu, s’écria-t-elle, un chien ! À quiest-il donc ?

La suivante à qui elle s’adressait éprouva l’embarras d’unsubalterne qui ne sait trop comment interpréter la pensée de sonchef.

– Je… ne sais, murmura-t-elle, je crois que c’est aumuet.

– Mais vraiment, reprit la dame, c’est une charmante petitebête. Vite, qu’on me l’apporte ! Y a-t-il longtemps qu’il lapossède ? Comment se fait-il que je ne l’aie pas encoreaperçue ? Vite, dites qu’on me l’apporte.

La dame de compagnie se précipita dans le vestibule.

– Stépane, s’écria-t-elle, dépêchez-vous d’aller chercherMoumou ! Elle est dans le jardin.

– Ah ! on l’appelle Moumou, s’écria la vieille dame.C’est un joli nom.

– Oui, n’est-ce pas, s’empressa d’acquiescer la dame decompagnie. Vite, Stépane, vite !

Stépane, un robuste gaillard qui exerçait les fonctions de valetde chambre, se précipita dans le jardin et avança la main poursaisir Moumou, mais l’agile petite bête lui glissa entre les doigtset, la queue dressée, courut se réfugier près de son maître occupéen ce moment à nettoyer son baril, qu’il tournait comme s’il n’eûteu entre les mains qu’un tambour d’enfant. Stépane courut après lachienne et de nouveau voulut s’emparer d’elle aux pieds mêmes deson maître ; mais de nouveau Moumou lui échappa. Ellesautillait, se débattait, au grand amusement de Gérasime quicontemplait ce spectacle avec un sourire ironique. Stépane agacélui fit comprendre par signes qu’il agissait sur l’ordre de leurmaîtresse. Gérasime, fort surpris, souleva Moumou et la remit àStépane, qui se hâte d’aller la déposer sur le parquet du salon. Ladame aussitôt de l’appeler à elle d’une voix caressante ; maisla pauvre bête, effarouchée par ce luxe inconnu, tenta des’esquiver ; repoussée par l’officieux Stépane, elle se tapit,toute tremblante, contre le mur.

– Moumou, Moumou, viens près de moi, viens près de tamaîtresse, lui dit la dame. Mais viens donc, petite sotte, n’aiepas peur.

– Allons, Moumou, viens donc, répétèrent à l’envi lessuivantes.

Moumou jetait des regards inquiets autour d’elle et ne quittaitpoint sa place.

– Apportez-lui quelque chose à manger, dit la dame.Voyez-moi la petite sotte ! De quoi donc a-t-ellepeur ?

– Elle n’est pas encore apprivoisée, insinua d’une voixmielleuse une des caméristes.

Stépane apporta une soucoupe remplie de lait, mais Moumou nedaigna même pas la flairer et trembla de plus belle.

– Ah, la niaise ! dit la dame en s’approchant d’elleet en se baissant pour la caresser.

D’un geste convulsif Moumou détourna la tête et montra lesdents. La dame se hâta de retirer sa main… Il y eut un moment desilence. Moumou poussa un léger cri comme pour se plaindre ou pours’excuser. La dame, soudain renfrognée, s’éloigna : le brusquemouvement de la chienne lui avait fait peur.

– Ah, mon Dieu, s’écrièrent à l’envi ses parasites, vousaurait-elle mordue ?

De sa vie, l’innocente Moumou n’avait mordu personne !

– Emportez-la ! s’écria la vieille dame d’une voixchangée. La vilaine bête, comme elle est méchante !

Et tournant lentement sur elle-même, elle se dirigea vers sonboudoir. Ses compagnes échangèrent un coup d’œil perplexe et firentmine de la suivre. Mais arrivée à la porte, elle s’arrêta et lesfoudroyant d’un regard glacial :

– Que voulez-vous ? leur dit-elle. Vous ai-je priéesde me suivre ?

Et elle disparut. Aux gestes impérieux des dames de la suiteStépane comprit qu’il fallait emmener Moumou et s’en fut la jetertout droit aux pieds de Gérasime. Une demi-heure plus tard, unsilence profond régnait dans la maison et la vieille dame, immobilesur son canapé, semblait plus sombre qu’une nuée d’orage. Qu’ilfaut peu de chose parfois pour bouleverser une naturehumaine !

La méchante humeur de la dame la poursuivit toute lajournée : elle ne joua point aux cartes et n’adressa la paroleà personne. La nuit venue, elle ne put trouver le sommeil. L’eau deCologne qu’on lui apporta n’était pas, à l’en croire, celle dontelle se servait habituellement ; puis son oreiller avait uneodeur de savon ; la femme de charge dut flairer tout le lingeavant de trouver une taie qui lui convînt. Bref la délicatepersonne avait ses « nerfs ». Le lendemain matin elle fitappeler Gavril une heure plus tôt que de coutume.

– Dis-moi, s’écria-t-elle, dès qu’elle le vit franchir nonsans appréhension le seuil de son boudoir, quel est ce chien qui aaboyé toute la nuit et qui m’a empêchée de dormir ?

– Un chien ?… Je ne sais trop, répondit Gavril d’unevoix mal assurée. À moins que ce ne soit celui du muet…

– Je me soucie peu qu’il appartienne au muet ou à quelqu’und’autre. Ce que je sais, c’est qu’à cause de lui je n’ai pas pufermer l’œil. Je ne comprends vraiment pas ce que font ici tous ceschiens. N’avons-nous déjà pas un chien de garde ?

– Que si, le vieux Sabot.

– Pourquoi donc en prendre encore un ? Voilà ce quej’appelle du désordre. Décidément il manque une tête dans cettemaison. Et pourquoi le muet a-t-il un chien ? qui le lui apermis ? Hier, je me suis approchée de la fenêtre ; cettevilaine bête était sous mes rosiers en train de ronger je ne saisquelle horreur…

Après un instant de silence, la dame ajouta :

– Que ce chien disparaisse aujourd’hui même… C’estcompris ?

– Parfaitement.

– Aujourd’hui même… Et maintenant retire-toi. Tu me feraston rapport plus tard.

Gavril sortit. Dans le petit salon, il transporta pour la bonnerègle la sonnette d’un guéridon sur un autre ; dans le grandsalon, il moucha en sourdine son nez de canard ; dansl’antichambre il découvrit Stépane qui dormait sur un coffre, sespieds nus sortant de dessous le surtout qui lui servait decouverture, tel qu’on représente les guerriers tués sur lestableaux de bataille. Il le réveilla et lui donna à voix basse unordre auquel le valet répondit par un son qui tenait du bâillementet de l’éclat de rire. Tandis que le majordome s’éloignait, Stépanesauta à bas de son coffre, revêtit son caftan, chaussa ses botteset alla se poster près de la porte. Cinq minutes plus tard,Gérasime parut portant une énorme charge de bois, car été commehiver la vieille dame voulait qu’il y eût du feu dans sa chambre etdans son boudoir. La fidèle Moumou, qui l’accompagnait, s’arrêtasur le seuil. Cependant Gérasime s’enfonça avec son fardeau dansles appartements après avoir poussé la porte de l’épaule, mouvementqui déroba Stépane à sa vue. Alors le rusé valet fondit sur lachienne comme le vautour sur un poulet, l’étourdit en la pressantde sa poitrine contre le sol, puis l’étreignant dans ses bras, ilsortit au galop sans même prendre sa casquette, se jeta dans lepremier fiacre venu et se fit conduire aux Halles. Là il eut tôtfait de vendre la chienne pour une pièce de cinquante kopeks, à lacondition expresse qu’on la tiendrait à l’attache pendant au moinshuit jours. Il remonta sur-le-champ dans son fiacre, mais il lequitta à quelque distance de la maison, ne voulant pas s’exposer àrencontrer Gérasime au portail ; enfilant une venelle quilongeait les derrières de l’hôtel, il opéra sa rentrée enescaladant la clôture.

Précaution bien inutile : Gérasime n’était pas là. Ensortant des appartements, il n’avait plus retrouvé Moumou ; nese souvenant point qu’elle se fût jamais écartée du seuil où ellel’attendait, il s’était aussitôt mis à sa recherche, l’appelant àsa manière, courant de côté et d’autre, dans sa chambre, dans legrenier à foin, jusque dans la rue : point de Moumou. Endésespoir de cause Gérasime s’adressa aux autres domestiques, leurdemandant par signes s’ils n’avaient point vu sa chienne : illa dépeignait naïvement avec ses doigts, posait sa main à quelquespouces au-dessus du sol, etc. Les uns, ignorant ce qui s’étaitpassé, secouaient la tête ; les autres, au fait de l’aventure,riaient dans leur barbe. Le majordome prit ses grands airs et semit à crier contre les cochers. Alors Gérasime, n’y tenant plus, sesauva pour ne rentrer qu’à la nuit. Son visage abattu, sa démarcheincertaine, ses vêtements poussiéreux laissaient entendre qu’ilavait parcouru la moitié de Moscou. Il s’arrêta devant les fenêtresde la maison, jeta un regard sur le perron où se trouvaient réunisune demi-douzaine de valets et meugla encore une fois :« Mou-mou !… » Moumou ne répondit pas. Alors ils’éloigna. Tous le suivaient des yeux, mais personne n’osa nisourire ni même souffler mot… Le lendemain l’indiscret Antiperaconta à la cuisine que le muet n’avait fait que geindre toute lanuit.

Ce jour-là Gérasime ne parut pas, au grand déplaisir du cocherPotape qui dut aller à sa place faire la provision d’eau. La damedemanda à Gavril s’il s’était souvenu de ses ordres et le compères’empressa de répondre qu’ils étaient exécutés. Le jour suivant,Gérasime sortit de sa retraite et reprit son travail. Il vint dîneravec ses camarades puis se retira sans saluer personne. Son visagenaturellement dépourvu d’expression, comme celui de tous lessourds-muets, semblait à présent pétrifié. Après le dîner il sortitde nouveau, mais ne resta pas longtemps dehors ; aussitôtrentré, il se réfugia dans le grenier. La nuit vint, une nuit delune, claire et sereine. Couché sur le foin, Gérasime dormait d’unsommeil agité, respirant avec peine et se retournant à chaqueinstant. Tout à coup il lui sembla qu’on le tirait par un pan de sahouppelande ; il tressaillit mais ne leva pas la tête et fermamême les yeux. Mais le tiraillement recommence de plus belle ;Gérasime bondit de sa couche et… reconnaît Moumou, un bout de cordebrisé à son cou. Un long cri de joie s’échappe de sa poitrinemuette : il serre dans ses bras sa fidèle chienne, qui luilèche follement les yeux, le nez, la barbe, la moustache…

Après avoir cédé à cet élan de bonheur, Gérasime se prit àréfléchir, puis il descendit du grenier avec circonspection etvoyant que personne ne l’observait, regagna son gîte sans encombre.Il avait déjà deviné que Moumou ne s’était point échappée, maisqu’on la lui avait enlevée sur l’ordre de sa maîtresse à qui elleavait montré les dents, comme certains de ses compagnons le luiavaient fait comprendre par gestes. Il fallait donc prendre desmesures de sûreté. Il lui donna d’abord quelques bouchées de pain,la caressa, la coucha sur son lit, puis après avoir songé delongues heures au meilleur moyen de la dérober aux regards, ilrésolut de la garder tout le jour enfermée dans sa chambre, enl’allant voir de temps à autre, et de ne la faire sortir quependant la nuit. Il boucha avec un vieux caftan l’ouverture qu’ilavait pratiquée à sa porte pour Moumou, et à peine le jourcommençait-il à poindre qu’il descendit dans la cour comme si derien n’était, affectant même – ruse bien innocente – la mêmetristesse morne que la veille. Le pauvre muet ne se doutait guèreque les aboiements de Moumou la trahiraient. Bientôt en effet lesdomestiques connurent le secret de Gérasime ; mais, soitpitié, soit crainte, ils n’en laissèrent rien paraître. Lemajordome se gratta bien la tête, mais résolut de laisser aller leschoses : « Tant pis, à la garde de Dieu ! Peut-êtreque notre dame n’en saura rien. » Gérasime travailla cejour-là avec une ardeur extraordinaire : il nettoya toute lacour, sarcla tout le jardin, enleva les pieux de la clôture pours’assurer de leur solidité et les replanta avec soin. Il se donnatant de peine que la dame elle-même remarqua son zèle. Une ou deuxfois dans le cours de la journée il alla voir à la dérobée sa chèrerecluse ; la nuit venue, il se coucha non point au greniermais auprès d’elle et attendit une heure passée pour l’emmenerrespirer l’air frais. Il la promenait depuis un certain temps et sedisposait à rentrer quand un bruit confus s’éleva dans la venelle.Moumou dressa les oreilles, s’approcha de la clôture, flaira le solet lança un aboiement perçant : un ivrogne s’était couché aupied de la palissade pour y passer la nuit.

En ce moment la dame venait de s’endormir après une longue crisenerveuse, une de ces crises qui la prenaient d’ordinaire après unsouper trop substantiel. Les aboiements subits de la chienne laréveillèrent en sursaut ; elle sentit son cœur battreviolemment puis défaillir.

– Au secours, au secours ! gémit-elle.

Ses femmes accoururent tout effarées.

– Ah je me meurs, soupira-t-elle en se tordant les mains.Encore ce chien, cet affreux chien i… Qu’on appelle le docteur. Onveut me tuer. Ah, ce chien ! Ah !

Et, prête à rendre l’âme, elle rejeta la tête en arrière.

On courut chercher le docteur, c’est-à-dire le« guérisseur » Chariton. Ce personnage, dont tout l’artconsistait à porter des bottes à semelles fines, à dormir quatorzeheures sur vingt-quatre et à soupirer les dix autres, à tâterdélicatement le pouls de sa noble maîtresse et à lui administrer àtout bout de champ des gouttes de laurier-cerise, ce personnagedonc accourut précipitamment, commença par faire brûler des plumespour tirer la malade de sa pâmoison ; puis, dès qu’il la vitrouvrir les yeux, il lui présenta sur un plateau d’argent un verrede la fameuse panacée.

Quand la noble dame eut avalé cette potion, elle recommençad’une voix larmoyante à se plaindre du chien, de Gavril, de sonmalheureux sort. « Pauvre vieille que je suis, gémissait-elle,tout le monde m’abandonne, personne n’a pitié de moi, on n’aspirequ’à me voir mourir ! » Cependant l’infortunée Moumou nese taisait toujours point et Gérasime essayait en vain del’éloigner de la palissade.

– Encore… encore ! balbutia la malade en roulant desyeux égarés.

Le guérisseur murmura quelques mots à l’oreille d’une femme dechambre. Celle-ci courut dans l’antichambre éveiller Stépane, quicourut éveiller Gavril, lequel dans le feu du premier mouvement mitsur pied toute la maison.

Gérasime en se retournant vit des lumières trembloter, desombres circuler derrière les fenêtres. Il pressentit un malheur,prit Moumou sous son bras, s’enfuit dans son repaire et s’yenferma. Quelques instants plus tard cinq escogriffes essayaient envain d’enfoncer sa porte : le verrou ne céda point. Gavrilaccourut en proie à une agitation extrême et leur ordonna de resterlà en faction jusqu’au matin ; puis il se précipita dans lachambre des suivantes et, par l’entremise de la première camériste,Lioubov Lioubimovna, avec qui il dérobait le thé, le sucre et lesépices de la maison, il fit dire à sa patronne que la misérablechienne était en effet revenue, mais que le lendemain elle neserait plus de ce monde ; il suppliait donc son excellentemaîtresse de se tranquilliser. Malgré ce message rassurant,l’excellente maîtresse ne se fût sans doute point tranquillisée desitôt si le guérisseur ne lui avait par mégarde versé quarantegouttes de laurier-cerise au lieu de douze : au bout d’unquart d’heure elle s’endormit donc d’un sommeil de plomb, cependantque Gérasime, le visage défait, serrait sur son lit le museau deMoumou.

Le lendemain, la dame s’éveilla tard. Gavril attendait sonréveil pour donner l’ordre d’enlever le fort de Gérasime, tout ense préparant lui-même à subir un orage. Mais l’orage n’éclatapoint. La veuve fit appeler sa favorite.

– Lioubov Lioubimovna, commença-t-elle de cette voixalanguie qu’elle aimait à prendre quand, à l’extrême confusion deses gens, elle se faisait passer pour une pauvre martyre délaissée,vous voyez, ma chère, dans quel état je suis. Allez, je vous ensupplie, trouver Gavril Andréitch, parlez-lui. Le premier chienvenu lui est-il vraiment plus cher que la tranquillité, que la viemême de sa maîtresse ?… Non, je ne veux pas le croire,ajouta-t-elle avec un profond sentiment de tristesse. Allez, mabonne, rendez-moi ce service.

Lioubov Lioubimovna s’en alla incontinent trouver le majordome.Quelles furent leurs réflexions ? On ne sait. Mais quelquesinstants plus tard, tous les domestiques se dirigèrent vers leréduit de Gérasime. À leur tête s’avançait Gavril, retenant d’unemain sa casquette, bien qu’il n’y eût pas l’ombre de vent ;près de lui marchaient les laquais et les gâte-sauce ; unebande de galopins, dont une bonne moitié venait du dehors,gambadaient et grimaçaient à l’arrière ; de sa fenêtre le pèreLa Queue commandait la marche, c’est-à-dire qu’il se contentaitd’agiter les bras. Sur l’étroit escalier qui menait à la cellule deGérasime, un homme se tenait en sentinelle ; deux autres,armés de bâtons, montaient la garde à la porte. Quand on eutsolidement occupé l’escalier, Gavril s’approcha de la porte, lafrappa du poing et cria :

– Ouvre !

On perçut un aboiement étouffé ; mais de réponse,point.

– Ouvre, qu’on te dit ! hurla de plus belle lemajordome.

– Gavril Andréitch, lui cria d’en bas Stépane, n’oubliezpas qu’il est sourd, il ne vous entend point !

Tout le monde éclata de rire.

– Comment faire, alors ? riposta d’en haut Gavril.

– Y a un trou dans la porte ; passez-y votre bâton etagitez-le.

Gavril se pencha.

– Il l’a bouché avec son caftan.

– Eh bien poussez-le en dedans, le caftan.

Un second aboiement contenu s’éleva.

– Tiens, v’là la bête qui se dénonce elle-même, fitremarquer un des assaillants ; et ce fut de nouveau un éclatde rire général.

Gavril se gratta la nuque.

– Ma foi, décida-t-il, j’aime autant que tu le poussestoi-même.

– Comme vous voudrez.

Stépane escalada l’escalier, enfonça son bâton dans le trou etl’agita en criant :

– Sors donc, sors donc !

Tout à coup la porte s’ouvrit brusquement et toute lavaletaille, Gavril en tête, prit ses jambes à son cou. Le père LaQueue ferma sa fenêtre.

– Holà : cria Gavril quand il se retrouva dans lacour. Faudrait voir à pas faire le malin !

Immobile sur le seul de son gîte, Gérasime, les mains sur leshanches, considérait la troupe qui se pressait au bas del’escalier ; en face de ces faquins engoncés dans des habits àl’européenne, sa solide carrure et son ample blouse rouge luidonnaient des airs de géant.

Gavril fit un pas en avant.

– Tâche de filer doux, hein !

Et il se mit à lui expliquer par signes que leur maîtresseexigeait qu’il se défît sur l’heure de sa chienne : en cas derefus, gare !

Gérasime le regarda, puis montra du doigt Moumou, promena samain autour de son cou comme s’il y passait une corde et interrogeadu regard le majordome.

– Oui, oui, c’est cela, confirma Gavril en hochant lechef.

Gérasime baissa la tête, puis, la relevant brusquement, ildésigna encore une fois Moumou qui pendant cet étrange colloqueétait restée près de lui, agitant innocemment la queue et dressantl’oreille avec curiosité, répéta le signe qu’il avait déjà faitautour de son cou, se frappa violemment la poitrine comme poursignifier qu’il se chargeait lui-même de l’exécution.

– Qui me dit que tu tiendras ta promesse ? objectaGavril, en s’aidant toujours de signes.

Gérasime le regarda fixement avec un sourire de mépris, sefrappa de nouveau la poitrine, et rentra dans sa cellule, dont ilreferma bruyamment la porte.

Sans mot dire, les assaillants échangèrent un regard.

– Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria enfin Gavril.Il s’est renfermé ?

– Laissez-le tranquille, Gavril Andréitch, conseillaStépane. Du moment qu’il vous a donné sa parole, soyez sûr qu’il latiendra. Cet homme-là, voyez-vous, ça n’a qu’un mot, c’est pascomme nous autres, faut dire ce qu’y en est.

– Pour sûr, approuvèrent tous les valets en secouant latête, c’est la vérité vraie.

– Oui, confirma le père La Queue, qui venait de rouvrir safenêtre.

– Soit, dit Gavril, mais nous n’en devons pas moins êtresur nos gardes. Holà, Iérochka, ajouta-t-il en se tournant vers unpâle individu en casaquin jaune qui prenait le titre de jardinier,toi qui n’as rien à faire, prends un bâton, assieds-toi là et dèsqu’il arrivera quelque chose, accours me prévenir.

Iérochka prit un bâton et s’installa sur la dernière marche del’escalier. Tandis que la troupe se dispersait, à l’exception dequelques curieux et de quelques galopins, Gavril rentra à la maisonoù, par l’entremise de Lioubov Lioubimovna, il fit dire à lamaîtresse de céans que ses volontés étaient accomplies ; àtout hasard il envoya pourtant le piqueur chercher un agent depolice. La vieille dame fit un nœud à son mouchoir, y versa del’eau de Cologne, la respira, s’en frotta les tempes, absorba unetasse de thé, et, comme elle était encore sous l’influence desgouttes de laurier-cerise, elle se rendormit.

Une heure après cette chaude alarme, Gérasime, revêtu de soncaftan des dimanches et tenant en laisse Moumou apparut à la portede son réduit. Iérochka se rangea à son approche et le laissapasser. Gérasime se dirigea vers le portail, suivi des yeux par lesquelques gamins qui flânaient encore dans la cour. Il ne fit aucuneattention à eux et ne mit sa casquette sur sa tête que lorsqu’ilfut dans la rue. Gavril dépêcha à ses trousses Iérochka qui, levoyant entrer dans un cabaret, se posta près de là pour attendre sasortie.

Le muet était connu dans cet établissement ; on ycomprenait ses signes. Il demanda la soupe et le bœuf et s’assitles coudes sur la table. Moumou s’installa auprès de lui, leregardant de ses yeux expressifs ; son poil luisant montraitqu’elle venait d’être brossée. Quand on eut servi Gérasime, ilémietta du pain dans la soupe, coupa le bœuf en petits morceaux etposa l’écuelle par terre. Moumou se mit à manger avec sadélicatesse habituelle, touchant à peine les mets du bout de sonmuseau. Son maître la contempla longuement ; tout à coup deuxgrosses larmes s’échappèrent de ses yeux : l’une tomba dans lasoupe, l’autre sur le front bombé de la chienne. Gérasime cacha safigure dans ses mains. Quand elle eut avalé une demi-écuellée, lachienne s’éloigna en se pourléchant les lèvres. Gérasime se leva,paya et sortit sous le regard interdit du garçon. Dès qu’il le vitvenir, Iérochka se dissimula dans un coin, pour le suivre bientôt àquelque distance.

Gérasime, tenant toujours Moumou en laisse, avançait à paslents. Arrivé au coin de la rue, il hésita un instant puis, hâtantsoudain sa marche, il se dirigea tout droit vers le Gué de Crimée.Chemin faisant, il entra dans la cour d’une maison que l’onagrandissait et en ressortit avec deux briques sous son bras. Quandil eut atteint le gué, il suivit la berge de la rivière, jusqu’à uncertain endroit où il avait naguère remarqué deux barques munies deleurs avirons et amarrées à des poteaux. Il sauta dans l’uned’elles avec Moumou. Un vieux boiteux sortit d’une cabane élevée aucoin d’un potager et l’interpella à grands cris, auxquels Gérasimene répondit que par un hochement de tête. Bien qu’il eût à luttercontre le courant, il ramait si vigoureusement qu’il fut bientôt àune distance respectable du bonhomme, lequel, après s’être grattéle dos de la main gauche puis de la main droite, prit le parti deréintégrer en boitillant sa cahute.

Gérasime ramait toujours. Bientôt les dernières maisons deMoscou disparurent, cédant la place à des potagers, des champs, desprairies, des chaumières. Alors il laissa tomber ses avirons,pencha la tête sur Moumou qui s’était installée devant lui sur labanquette – car le fond était plein d’eau – et demeura un certaintemps immobile, les bras croisés derrière le dos, tandis que lecourant reportait peu à peu la barque en arrière. Soudain il sereleva, les traits empreints d’une sauvagerie affectée,douloureuse, noua brusquement avec la laisse les deux briques qu’ilavait apportées, les lia au cou de la chienne, la souleva au-dessusde la rivière, la contempla une dernière fois… Elle le regardaitsans crainte aucune en agitant doucement la queue. Il détourna latête, ferma les yeux, ouvrit les mains…

Gérasime n’entendit rien : ni le court jappement de lapauvre Moumou ni le lourd clapotis de l’eau ; le jour le plusbruyant était pour lui plus silencieux que ne l’est pour nous lanuit la plus calme. Quand il rouvrit les yeux, la rivière roulaitcomme auparavant ses flots calmes, de petites vagues qui semblaientse poursuivre l’une l’autre venaient comme auparavant se brisercontre les flancs de la barque ; mais, loin derrière lui, degrands cercles se dessinaient près du rivage.

Iérochka, qui avait perdu de vue Gérasime, rentra faire sonrapport.

– Eh bien, déclara Stépane, il va la noyer pour sûr. Aveccet homme-là, voyez-vous, quand il a promis quelque chose, on peutdormir tranquille.

On ne revit pas Gérasime de la journée. Il ne parut ni au dînerni au souper.

– Quel drôle de corps que ce Gérasime, glapit une grosseblanchisseuse. C’est y permis de se manger les sangs pour unchien !

– Mais il était là tantôt, s’écria Stépane en s’octroyantune large portion de sarrasin.

– Pas possible ! Quand cela ?

– Y a de ça une couple d’heures, je l’ai rencontré quifranchissait le portail. Il s’en allait de nouveau je sais pas où.L’envie me démangeait de savoir ce qu’il avait fait de son chien,mais le gars n’était pas de bonne humeur. Alors, voyez-vous,histoire de me dire comme ça : fiche-moi la paix, il m’aflanqué dans les omoplates une de ces torgnoles !… Il n’y vapas de main-morte, l’animal, ajouta Stépane avec un sourirecontraint en se frottant la nuque.

On se moqua de Stépane et l’on s’en fut coucher.

À cette même heure, sur la route de T***, cheminait à pasrapides une manière de géant, un sac sur l’épaule et un long bâtonà la main. C’était Gérasime. Résolument, sans un regard en arrière,il s’en allait vers sa terre natale. Après voir noyé la pauvreMoumou, il était accouru en grande hâte dans sa chambre, avait faitun paquet de ses quelques hardes, se l’était jeté sur l’épaule et…adieu, je t’ai vu ! Cinq ou six lieues seulement séparaient dela grande route le domaine d’où sa maîtresse l’avait faitvenir ; sûr de retrouver son chemin, il marchait avec uneardeur farouche qui tenait autant de l’allégresse que du désespoir.La poitrine dilatée, le regard ardemment fixé sur lui, il pressaitle pas comme si sa vieille mère l’attendait à son foyer, comme sielle le rappelait près d’elle après des années de pérégrination. Lanuit tombait, une nuit calme et tiède. À l’endroit où le soleilvenait de se coucher, un dernier reflet empourprait le cielblafard, mais à l’autre bout de l’horizon s’amoncelaient déjà desombres grises. Les cailles courcaillaient par centaines, les râlesde genêt s’appelaient sans répit. Gérasime ne pouvait les entendre,non plus que le murmure nocturne des arbres le long desquelsl’emportaient ses jambes robustes, mais il reconnaissait l’arômefamilier des blés qui mûrissaient dans les champs remplis d’ombre,il aspirait l’air vivace du sol natal qui, semblant venir à sarencontre, lui caressait le visage, se jouait dans sa barbe et dansses cheveux. Il voyait s’étendre devant lui, droite comme uneflèche, la route blanchoyante, et resplendir au-dessus de sa têteles innombrables étoiles qui éclairaient sa marche. Il cheminaitdonc comme un lion vigoureux et hardi, et lorsque le soleil levantvint l’illuminer de ses rayons rougeâtres, trente-cinq verstesséparaient déjà de Moscou l’infatigable marcheur.

Deux jours plus tard, il rentrait dans sa cabane àl’ébahissement d’une femme de soldat qu’on y avait installée. Il sesigna devant les saintes images, puis se rendit chez le starostequi montra d’abord quelque surprise. Mais comme on était au tempsde la fenaison, on lui donna une faux et Gérasime se remit de sibon cœur à l’ouvrage que ses compagnons demeuraient bouche béedevant ses coups de faux et de râteau.

Cependant à Moscou, dès le lendemain de son départ, lesdomestiques, intrigués se risquèrent dans sa chambre et la trouvantvide, crurent bon de prévenir Gavril. Celui-ci vint inspecter leslieux, haussa les épaules et décida que le muet avait pris la fuiteou qu’il était allé rejoindre sa sotte de chienne dans la rivière.Il fit prévenir la police de cette disparition et s’en alla enpersonne l’annoncer à sa maîtresse. La vieille dame se lamenta,prétendit qu’elle n’avait jamais entendu faire périr Moumou,ordonna de rechercher Gérasime coûte que coûte et lava si bien latête à l’infortuné majordome que toute la journée celui-ci s’enalla branlant le chef et murmurant : « Eh bien !… Ehbien !… » Le père La Queue finit par le tranquilliser enlui ripostant : « Eh bien, quoi ? » Enfin onapprit par un rapport du staroste que le muet était rentré dans sonvillage. Cette nouvelle apaisa quelque peu le courroux de lavieille dame ; sa première idée fut de faire revenir Gérasime,mais après réflexion elle déclara qu’elle n’avait nul besoin d’unpareil ingrat. Au reste, comme elle vint à mourir peu de tempsaprès cet événement, ses héritiers se soucièrent fort peu dumuet ; ils accordèrent même à tous les serfs domestiques uncongé à redevance.

Ce pauvre diable de Gérasime vit encore dans sa cabanesolitaire. C’est toujours le même homme, robuste, infatigable,grave et pondéré. Seulement ses voisins ont remarqué que depuis sonretour il ne lève les yeux sur aucune femme et ne peut souffriraucun chien près de lui. « C’est un bonheur pour ce gars-là,disent nos paysans, qu’il n’ait pas besoin des personnes du sexe.Et quant à un chien, qu’est-ce qu’il en ferait ? pour toutl’or du monde jamais voleur n’oserait franchir sonenclos ! » Comme on le voit, la vigueur peu commune dumuet est en passe de devenir légendaire.

1852.

L’Auberge de Grand Chemin

Sur la grande route de B., à peu près à égale distance de deuxchefs-lieux de canton, se trouvait, il n’y a pas encore longtemps,une grande auberge bien connue de tous les postillons, rouliers,commis de marchands, colporteurs et en général des divers etnombreux voyageurs qui l’année durant sillonnent nos voies et noschemins. Bien peu de personnes passaient sans faire halte devant cetournebride&|160;; seul parfois un somptueux carrosse, attelé desix beaux chevaux bien nourris, continuait majestueusement sonchemin, ce qui n’empêchait ni le cocher ni le valet pendu auxsangles de derrière de jeter un regard attendri sur ce seuil qu’ilsne connaissaient que trop bien&|160;; ou bien quelque pauvre hèredont la bourse de cuir ne contenait pour tout potage que troislourdes pièces de cuivre se mettait, quand sa méchante charrettearrivait à la hauteur de la riche hôtellerie, à fouetter son bidetà bout de souffle pour aller, à l’écart du grand chemin, demanderson gîte à quelque paysan qui ne pourrait lui offrir que du pain etdu foin mais ne lui ferait pas payer un liard de trop, Outre sasituation avantageuse, l’auberge en question avait, pour retenirles passants, des attraits variés&|160;: de l’excellente eau dansdeux puits profonds, aux roues grinçantes desquelles pendaient desseaux retenus par des chaînes de fer&|160;; une vaste cour entouréed’une galerie couverte reposant sur de gros piliers&|160;; del’avoine à profusion dans le grenier&|160;; une grande salle bienchauffée par un immense poêle russe dont les tuyaux carrelés,larges comme des épaules de paladin, invitaient à s’yétendre&|160;; enfin deux chambrettes assez propres tendues d’unpapier grenat légèrement effrangé et garnies d’un canapé en boiscolorié, de quelques chaises assorties et de deux pots de géraniumsur les fenêtres, dont les vitres ternies par une poussièreimmémoriale témoignaient d’ailleurs surabondamment que le torchonne les touchait jamais. Et puis la forge et le moulin étaient toutprès, le débit d’eau-de-vie à une portée de fusil&|160;; lacuisinière, une grosse rougeaude, accommodait des mets gras,savoureux, abondants&|160;; l’hôte vendait du tabac, à vrai diremélangé de cendre, mais qui n’en picotait pas moins agréablement lenez des pratiques. Bref il y avait de bonnes raisons pour quel’auberge fût fort achalandée&|160;; cependant, prétendait-on dansle voisinage, sa prospérité tenait surtout à l’insolent bonheur dupatron, qui d’ailleurs ne le méritait guère&|160;; mais, comme ditle proverbe, quand on naît coiffé…

L’aubergiste, qui appartenait à la classe des artisans, senommait Nahum Ivanov&|160;; il avait la taille plutôt courte etépaisse, les épaules larges, la tête grosse et ronde, les cheveuxondulés et grisonnants, bien qu’il accusât quarante ans à peine, levisage plein et frais, le front bas et blanc, de petits yeux d’unbleu clair, le regard en dessous mais impudent, rencontre fortrare. Il tenait la tête toujours penchée et ne la tournait qu’avecpeine, ayant sans doute le cou trop court&|160;; il marchait viteen laissant, pour tout geste, ballotter ses poings fermés. Quand ilsouriait, et il souriait souvent mais sans rire et comme encachette, ses lèvres rouges s’entr’ouvraient désagréablement surune rangée de dents fort blanches et fort serrées. Il parlait d’unevoix saccadée, revêche. Il se rasait mais s’habillait encore à larusse, portant d’ordinaire un long caftan râpé, une large culotteet des souliers à même ses pieds nus. Il faisait de fréquentesabsences pour ses affaires et il en avait de toutes sortes, tellesque le maquignonnage, affermage de terrains, cultures maraîchères,achat de fruits en gros et autres opérations commerciales. Mais cesabsences ne se prolongeaient jamais longtemps&|160;: commel’épervier auquel il ressemblait par son regard, il revenaitpromptement au nid. Et ce nid il s’entendait à le tenir en bonordre&|160;: il avait l’œil et l’oreille à tout, prenant lui-mêmeles ordres des pratiques, livrant lui-même les denrées nécessairesà leur exécution, veillant lui-même au règlement de comptes sansfaire jamais à personne ni tort ni grâce d’un liard.

Les voyageurs ne conversaient guère avec notre homme et lui-mêmen’aimait pas à perdre le temps en paroles inutiles. «&|160;J’aibesoin de votre argent, et vous de mes provisions, expliquait-ilparfois en laissant tomber chaque mot comme à regret&|160;; nousn’avons pas d’enfant à baptiser ensemble. Quand un voyageur a bienmangé et ses chevaux aussi, qu’il s’en aille&|160;; et s’il estfatigué, qu’il fasse un somme et me fiche la paix&|160;!&|160;» Ilavait pour domestiques des gars solides, mais souples, obéissantset qui le craignaient fort. Très sobre lui-même, il leur donnait àchacun, les jours de grandes fêtes, une pièce de dix copeks pourboire la goutte&|160;; mais les autres jours ils n’osaient pas plusboire que leur maître. Les gens de cette espèce font vitefortune&|160;; on lui supposait un avoir de quarante à cinquantemille roubles, mais ce n’était pas par le droit chemin que NahumIvanov était arrivé à cette position brillante…

&|160;

Une vingtaine d’années avant l’époque où débute notre récit, ilexistait déjà une auberge au même endroit de la route. Elle n’avaità vrai dire ni le toit de voliges peint en rouge brique ni le petitfronton triangulaire à la grecque posé sur de minces pilierstournés qui donnait au logis de Nahum Ivanov un faux aird’habitation seigneuriale&|160;; le bâtiment, moins ample, n’avaitque des murs en lattis et, dans la cour, un simple auvent depaille&|160;; on s’y sentait pourtant à l’aise et au chaud et lesvoyageurs la fréquentaient volontiers. À cette époque l’aubergisteétait un certain Akim[3]&|160;Sémionov, serf d’une dame duvoisinage, Elisabeth Pétrovna Kuntze, veuve d’un officier. Cet Akimétait un paysan débrouillard et entendu aux affaires qui, partidans son jeune âge pour faire le roulage avec deux méchantschevaux, était revenu au bout d’un an avec un attelage de troispassables bêtes, et qui, après avoir passé la plus grande partie deson existence sur les grands chemins, visité Kazan et Odessa,Orenbourg et Varsovie, et jusqu’à «&|160;Lipetsk&|160;» – entendezLeipzig – avait fini par posséder deux énormes fourgons atteléschacun de trois puissants étalons.

La vie errante finit-elle par lui peser&|160;? Voulut-il secréer une famille nouvelle, car sa femme était morte pendant l’unde ses voyages et les enfants qu’il en avait eus ne tardèrent pas àla suivre&|160;? Nous ne savons&|160;; mais il se décidabrusquement à troquer son métier pour celui d’aubergiste. Avecl’autorisation de sa maîtresse, il acheta au nom de celle-ci un oudeux arpents de terre au bord de la grande route et y bâtit uneauberge. L’affaire marcha bien&|160;: ses économies suffisaient etau delà pour couvrir les premiers frais, et l’expérience qu’ilavait acquise durant ses longues randonnées lui permirent desatisfaire les voyageurs, notamment ses anciens confrères lesrouliers, dont il connaissait personnellement un bon nombre&|160;;or ce sont là les clients préférés de nos aubergistes, car cesgaillards et leurs robustes chevaux consomment tant et plus.L’hôtellerie d’Akim fut bientôt connue à cent verstes à la ronde.On s’y arrêtait même plus volontiers que plus tard dans celle deNahum, bien que celle-ci fût mieux tenue. Chez Akim tout était àl’ancienne mode&|160;: la salle chaude mais plutôt malpropre,l’avoine souvent humide ou trop légère, la cuisine médiocre,parfois même immangeable, non qu’il fût regardant aux provisions,mais par la faute de la fille de cuisine. En revanche cet hommeaffable accordait volontiers et rabais et crédit, prenait plaisir àtraiter ses chalands et à bavarder avec eux. Il n’avait certes pasla langue dans sa poche et l’on ouvrait les oreilles toutes grandesquand, assis devant un samovar, il vous racontait des histoiressans fin sur Pieter la grand ville[4], sur lessteppes du midi, voire sur les pays d’outre-mer. Et puis il nerefusait jamais de vider un verre, sans jamais s’enivrer bien sûr,mais comme ça, histoire de tenir compagnie à un galant homme. Lesgens de négoce avaient un faible pour lui, et en général toutes lespersonnes de la vieille roche, de celles qui ne se mettent jamaisen route sans se ceindre les reins, qui n’entrent jamais dans unechambre sans faire trois signes de croix, qui ne vous adressentjamais la parole sans vous souhaiter une bonne santé. L’extérieurd’Akim prévenait en sa faveur&|160;: grand, plutôt maigre, mais lataille bien prise jusque dans un âge avancé, il avait le visagelong, avenant, régulier, le front haut et découvert, le nez droitet fin, les lèvres minces. Le regard de ses yeux bruns à fleur detête rayonnait d’affabilité&|160;; les quelques cheveux qui luirestaient tombaient en boucles sur sa nuque. Akim avait fort bienchanté dans sa jeunesse, et bien que sa poitrine se ressentît detant de longues courses faites en hiver, il n’en conservait pasmoins une voix fort agréable et le parler doux. Ses gestes lents,graves, pondérés, d’une courtoisie quelque peu hautaine, décelaientl’homme qui a vu le monde et hanté les foires.

À côté de toutes ces belles qualités, Akim, ou plutôt AkimSémionovitch comme on l’appelait respectueusement même dans lamaison seigneuriale où il faisait de fréquentes apparitions,notamment tous les dimanches après la messe, Akim Sémionovitch doncavait une faiblesse qui a déjà perdu bien des gens en ce bas mondeet qui finit par le perdre lui-même&|160;: la passion du beau sexe.Son cœur ne savait pas résister à un regard de femme&|160;: ilfondait à sa chaleur comme la première neige au moindre rayon desoleil, et son excessive sensibilité lui avait déjà joué plus d’untour.

Durant la première année qui suivit son établissement sur lagrande route, Akim, absorbé par les soucis inhérents à touteinstallation nouvelle, n’eut guère le temps de songer à l’amour, etsi «&|160;le grand diable le tourmentait&|160;», il le mettaitaussitôt en fuite par des lectures édifiantes (il avait appris àlire dès son premier voyage et tenait les livres saints en profondevénération), par le chant à mi-voix des psaumes, ou par quelqueautre exercice de piété. Il avait d’ailleurs atteint saquarante-sixième année, époque de la vie où les passionss’assagissent et où l’on ne songe plus guère au mariage. Akimcommençait lui-même à croire que son «&|160;grain de folie&|160;»l’avait quitté pour toujours…, mais il paraît qu’on ne peut éviterson sort.

La maîtresse d’Akim, Elisabeth Prochorovna Kuntze, veuve d’unhaut fonctionnaire d’origine allemande, était pour sa part nativede Mittau en Courlande, où elle possédait encore une parenté aussiminable que nombreuse. Du reste, elle s’en préoccupait fort peu,surtout depuis qu’un sien frère, officier dans la ligne, étant venud’aventure lui rendre ses devoirs, s’était mis dès le second jour àfaire un sabbat du diable, la traitant mêmede&|160;Lumpenmamsell[5],&|160;alors que la veille encoreil l’appelait dans son mauvais russe «&|160;mon très cher sœur etbienfaiteur&|160;». Elisabeth Prochorovna habitait presqueconstamment sa jolie petite propriété «&|160;honnêtementacquise&|160;»[6], parles soins de monsieur son mari, ancien architecte. Elle la géraitelle-même et fort bien&|160;: elle savait tirer parti de tout et nelaissait jamais échapper le moindre gain&|160;; en cela, comme enson art de ne dépenser que deux liards pour un sou, se trahissaitson origine allemande. En tout le reste elle était parfaitementrussifiée. Elle aimait à voir autour d’elle de nombreuxdomestiques, des filles surtout qui d’ailleurs ne mangeaient pasleur pain sans le gagner&|160;: du matin au soir des besognesdiverses courbaient leur pauvre échine. Elle aimait à sortir dansun grand carrosse avec des valets en livrée par derrière. Elleaimait qu’on lui fît des rapports et des cancans et sur ce dernierpoint n’était d’ailleurs jamais en reste. Elle aimait à combler defaveurs l’un de ses gens pour bientôt le frapper d’une disgrâcetout aussi inopinée. Bref, elle ne différait en rien des damesrusses de son rang. Elle avait beaucoup de bienveillance pour Akim,qui lui payait ponctuellement une redevance fort rondelette&|160;;elle s’entretenait avec lui sur un ton très affable et quelquefoisen plaisantant l’invitait à lui faire visite… Et c’est précisémentdans la maison de sa maîtresse que le malheur attendait Akim.

Parmi les chambrières d’Elisabeth Prochorovna se trouvait unecertaine Douniacha, orpheline de dix-huit à vingt ans, gentille,accorte et délurée. Avec des traits irréguliers elle avait pourtantce qu’il fallait pour plaire&|160;: la peau fraîche, une opulentechevelure blonde, des yeux sémillants, un gentil nez rond, desjoues merveilleuses et surtout un petit air dégagé, narquois,provocant. En outre, elle faisait volontiers la renchérie, car ellepouvait fournir ses quartiers de noblesse domestique&|160;: feu sonpère, Aréfi, avait été trente années durant majordome, et songrand-père Stépane, valet de chambre d’un prince, grand seigneur etsergent aux gardes. Toujours bien attifée, Douniacha soignaitparticulièrement ses mains, qu’elle avait fort belles. Ellemontrait le plus grand dédain pour tous ses adorateurs, nerépondant à leurs compliments que par des sourires pincés ou pardes exclamations dans le genre de&|160;: «&|160;Oui, c’est cela,comptez-y&|160;!&|160;» Trois années d’apprentissage à Moscouavaient fait d’elle une bonne couturière tout en lui donnant cesfaçons minaudières qu’affectent les femmes de chambre qui ontséjourné dans les capitales. «&|160;Cette fille-là a sonamour-propre, disaient d’elle ses compagnes et c’était dans leurbouche la plus belle des louanges&|160;; elle a certes mangé plusd’un pain, mais sans jamais s’en laisser conter&|160;». Si, malgrétout cela, Douniacha n’était pas dans les petits papiers de samaîtresse, la faute en incombait aux intrigues de la premièrecamériste, Kirillovna[7],personne d’un certain âge qui avait pris un grand ascendant surElisabeth Prochorovna et s’entendait admirablement à écarter toutesses rivales.

Ce fut de cette soubrette qu’Akim s’avisa de tomber amoureux, etamoureux comme il ne l’avait encore jamais été d’aucune femme. Ill’aperçut tout d’abord à l’église, comme la belle revenait deMoscou&|160;; il la rencontra ensuite plusieurs fois dans la maisonseigneuriale et passa même une soirée entière chez l’intendant quil’avait convié à prendre le thé en compagnie des notables del’antichambre. Akim n’appartenait pas à leur classe et portait unebarbe de paysan, mais c’était un homme bien éduqué, qui savait lireet avait de quoi&|160;; de plus il ne s’habillait pas à lavillageoise, mais arborait un long caftan de drap noir, des bottesen cuir souple et un foulard autour du cou. D’aucuns avaient beauchuchoter par derrière que les façons du brave homme décelaientmalgré tout le rustaud, ils ne lui en témoignaient pas moins unedéférence voisine de la flatterie. Au cours de cette soirée,Douniacha acheva de subjuguer le faible cœur d’Akim, bien qu’elleeût opposé un froid silence à tous ses compliments et jeté sur luides regards qui semblaient surpris de voir en ce lieu pareilmanant. Ces beaux dédains ne firent qu’enflammer davantage Akim,qui rentra chez lui en proie à de profondes méditations et décidafinalement d’obtenir coûte que coûte la main de la donzelle. Aussi,comment décrire le dépit, la colère de Douniacha quand, cinq joursplus tard, Kirillovna – que notre homme avait su mettre dans sesintérêts – l’ayant appelée avec câlinerie dans sa chambre,l’informa que cet Akim, ce paysan barbu auprès duquel elle avaitrougi de se trouver assise, la demandait en mariage&|160;!

Douniacha rougit d’abord d’indignation, puis partit d’un éclatde rire forcé, puis se mit à pleurer à chaudes larmes. MaisKirillovna mena si adroitement son attaque, lui dépeignit siéloquemment d’une part sa position précaire dans la maison et del’autre la bonne mine, la richesse, l’aveugle complaisance d’Akim,lui laissa si clairement entendre les intentions de sa maîtresseque Douniacha sortit de la chambre toute pensive, et rencontrantson prétendant, le regarda cette fois droit dans les yeux. Lesbeaux cadeaux que lui fit cet homme généreux dissipèrent sesdernières hésitations… Elisabeth Prochorovna, à qui, dans la joiede son cœur, Akim avait présenté une centaine de pêches sur unplateau d’argent, daigna donner son consentement et le mariage sefit. La veille de la noce la fiancée enterra lugubrement sa vie dejeune fille&|160;; le matin même elle larmoyait encore pendant queKirillovna l’habillait, mais bientôt elle se consola&|160;: samaîtresse lui avait prêté, pour aller à l’église, son propre châleet le jour même son mari, qui ne reculait devant aucune dépense,lui offrit un châle tout pareil et peut-être plus riche encore.

Ainsi donc Akim se maria et emmena chez lui sa jeune épousée. Ildut bientôt se convaincre que Douniacha, médiocre ménagère, nepourrait guère le seconder. Toujours morose, toujours chagrine,elle ne se déridait que les jours où quelque officier de passagelui contait fleurette à l’abri d’un samovar pansu. Elle nes’occupait de rien et s’absentait fort souvent, pour faire soit desachats, soit des visites au château distant d’une petite lieue. Là,elle se sentait plus à l’aise&|160;: ses anciennes compagnes luienviaient ses robes, Kirillovna lui offrait du thé, ElisabethProchorovna daignait s’entretenir avec elle. Cependant elle yconnaissait aussi certaines mortifications&|160;: en tant que femmed’aubergiste par exemple, elle devait, au lieu de chapeau, secontenter d’un fichu, «&|160;comme une marchande&|160;», lui disaitl’astucieuse Kirillovna, «&|160;comme une manante&|160;», sedisait-elle à elle-même.

Plus d’une fois revinrent à la mémoire d’Akim les paroles duseul parent qui lui restât, un vieux traîne-misère d’oncle,célibataire endurci.

–&|160;Eh bien, mon petit gars, lui avait dit le bonhomme, commeil le rencontrait quelques jours avant son mariage, paraît comme çaque tu vas prendre femme&|160;?

–&|160;Mais oui&|160;; et après&|160;?…

–&|160;Eh, Akim, Akim, c’est bien vrai que tu n’es plus notreégal à nous autres paysans, mais elle non plus n’est pas tonégale.

–&|160;En quoi donc, s’il te plaît&|160;?

–&|160;Mais en ceci, par exemple, riposta le vieux en montrantla barbe d’Akim que, pour plaire à sa fiancée, celui-ci avaitécourtée avec des ciseaux, se refusant à la raser complètement.

Akim se rembrunit, et le bonhomme, ramenant devant lui les pansde sa vieille peau de mouton déchirée aux épaules, le quitta enhochant la tête.

Oui, plus d’une fois, Akim rêva à ces paroles&|160;; mais ilavait beau geindre et soupirer, son amour pour sa jolie femme n’endiminuait pas pour autant. Il était fier d’elle, surtout quand illa comparait, je ne dirai pas aux simples paysannes ou à sapremière femme, qu’on lui avait fait épouser à seize ans, mais mêmeaux autres servantes du château. «&|160;Quel gentil petit oiseauj’ai pris dans mes rets&|160;!&|160;» se disait-il complaisammenten contemplant la mignonne. Et lui faisait-elle la moindrecaresse&|160;: «&|160;Elle s’habituera,&|160;» décrétait-ilaussitôt, au comble du bonheur. Elle se conduisait d’ailleurs fortbien, et personne ne pouvait porter contre elle un mauvaistémoignage.

Ainsi se passèrent plusieurs années. Douniacha finit pars’accommoder de sa nouvelle existence, surtout quand elle vit quecelles de ses anciennes camarades qui n’avaient pas épousé despaysans étaient toutes tombées en de mauvaises mains&|160;; ellestiraient le diable par la queue ou supportaient les pirestraitements. Au contraire, plus Akim vieillissait, plus ils’attachait à elle, plus il lui accordait sa confiance&|160;; parailleurs il s’enrichissait de jour en jour&|160;; tout luiréussissait, Dieu ne lui avait refusé que des enfants. Douniachavenait d’avoir vingt-cinq ans&|160;; tout le monde l’appelaitmaintenant cérémonieusement Avdotia Aréfievna. Sans être devenueune vraie ménagère, elle avait pris sa maison en affection,s’occupait des provisions, surveillait les servantes, tout celaplus ou moins bien d’ailleurs et sans trop veiller au bon ordre età la propreté. En revanche, son portrait à l’huile, peint par unartiste du cru, le fils du sacriste, était suspendu dans la grandesalle à côté de celui d’Akim. Elle y était représentée en robeblanche, avec un châle jaune et six rangées de grosses perlesautour du cou, de grandes pendeloques aux oreilles et des bagues àchaque doigt. On pouvait à la rigueur la reconnaître, bien que lepeintre l’eût faite trop grasse et trop rouge et qu’au lieu de sesyeux gris il lui en eût donné de noirs et qui louchaientlégèrement. Le portrait d’Akim, au contraire, conçu dans la manièresombre,&|160;à la Rembrandt,&|160;était si complètementmanqué que les voyageurs qui y jetaient un coup d’œil reculaient engrommelant. Du reste Avdotia commençait à négliger les soins de satoilette, se contentant de jeter un grand châle sur la premièrerobe venue&|160;: elle se laissait aller à cette paresse somnolenteet geignarde à laquelle tout Russe ne se montre que trop enclin,surtout quand son existence est assurée.

Malgré tout cela, les affaires des époux marchaient bien, ilsvivaient en bonne intelligence, on les citait en exemple. Maiscomme l’écureuil qui se gratte le nez au moment où le chasseur lemet en joue, l’homme ne pressent jamais son malheur et la glace serompt sous ses pas au moment où il s’y attend le moins…

&|160;

Un soir d’automne descendit à l’auberge d’Akim un de cesmarchands de nouveautés que nos hobereaux et plus encore leursfemmes et leurs filles attendent parfois avec la plus grandeimpatience. Avec deux fourgons bien chargés il se rendait de Moscouà Kiev par le plus long. Ce colporteur était accompagné de deuxcommis, l’un pâle, sec et bossu, l’autre jeune et beau garçon d’unevingtaine d’années. Ils soupèrent, puis demandèrent du thé&|160;;le marchand invita ses hôtes à prendre une tasse avec lui&|160;;ils ne se firent pas prier et bientôt une conversation soutenues’établit entre les deux barbons (Akim venait d’avoir cinquante-sixans). Le mercier se renseignait sur les gentilshommes du voisinageet personne mieux qu’Akim ne pouvait le satisfaire. Le commis bossusortait à chaque instant pour donner un coup d’œil aux voitures etil ne tarda pas à s’aller coucher&|160;; Avdotia dut entretenir soncamarade. Assise auprès de lui, elle parlait peu, mais les discoursde l’étranger ne semblaient pas lui déplaire, car son visages’était animé, une rougeur subite avait coloré ses joues, elleriait souvent et avec abandon. Le jeune commis se tenait immobile,penché sur la table que frôlaient presque ses cheveuxbouclés&|160;; il parlait doucement, sans élever ni presser lavoix, mais ses petits yeux d’un bleu clair et d’une expressionhardie couvaient sans cesse Avdotia, qui chercha d’abord à éviterce regard puis finit par y répondre. Le visage de ce jeune garsétait frais et lisse comme une pomme de Crimée&|160;; il souriait àchaque instant et jouait avec ses doigts blancs sur son menton,déjà couvert d’un léger duvet brun. Bien que son langage sentît lecourtaud de boutique, il s’exprimait avec une faconde désinvolteet, tout en parlant, ne cessait de tenir sur elle son regard fixeet effronté. Tout à coup il se rapprocha de sa voisine et, sans lemoindre changement sur son visage, il lui dit&|160;:

–&|160;Avdotia Aréfievna, y a pas mieux que vous au monde et jedonnerais volontiers ma vie pour vous.

Avdotia partit d’un grand éclat de rire.

–&|160;Qu’est-ce qui te prend&|160;? demanda Akim.

–&|160;Il me raconte des choses si drôles, répondit-elle sansgrande confusion.

Le vieux marchand rit dans sa barbe.

–&|160;Hé, hé, hé&|160;! Oui, mon Nahum est un farceur, mais nevous avisez pas de l’écouter.

–&|160;Sûr que non, y ne manquerait plus que ça, répliqua-t-elleen secouant la tête.

–&|160;Hé, hé, bien sûr, bien sûr, approuva le bonhomme. Mais enattendant, reprit-il sur ce ton de cantilène cher aux personnes desa condition, faites excuse, braves gens, tous nos remerciements,mais faudrait voir à se mettre sur le flanc.

Et il se leva. Akim l’imita.

–&|160;Vous êtes bien honnête, répondit-il sur le même ton. Nousaussi on est contents, de votre politesse s’entend, mais puisque lecœur vous en dit, bonsoir et bonne nuit… Avdotia, ma chère,lève-toi.

Avdotia se leva comme à contre-cœur, Nahum en fit autant, ettous se séparèrent.

Les hôtes gagnèrent le réduit qui leur servait de chambre àcoucher. Akim ne tarda pas à ronfler, mais Avdotia n’arrivait pas às’endormir. Elle resta quelque temps immobile, le visage tournécontre le mur&|160;; puis elle s’agita sur sa couche brûlante,rejetant et ramenant tour à tour sa couverture. À peinecommençait-elle à s’assoupir qu’une mâle voix d’homme s’éleva dansla cour. Il chantait une chanson d’un rythme lent mais pointmélancolique, dont on ne pouvait pas saisir les paroles. Avdotiaouvrit les yeux, s’appuya sur son coude et se prit à écouter. Dansl’air froid de la nuit d’automne la chanson montait, vibrante etsonore.

Akim souleva la tête.

–&|160;Qui est-ce qui chante&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Je ne sais pas, répondit sa femme.

–&|160;Il chante bien, reprit-il après un court silence. Ma foioui, pour une belle voix, c’est une belle voix, y a pas à dire. Moiaussi, j’en avais une belle dans mon temps, mais elle s’est gâtée.Ça doit être ce gars, ce Nahum, je crois, qu’on l’appelle.

Il se tourna sur l’autre flanc, poussa un soupir et serendormit.

Longtemps encore la voix se fit entendre, puis soudain elleparut se briser, jeta une dernière note de bravoure et s’éteignitlentement. Avdotia fit le signe de la croix et posa sa tête surl’oreiller… Au bout d’une demi-heure elle se souleva et commença àglisser du lit.

–&|160;Où vas-tu, femme&|160;? demanda Akim à travers sonsommeil.

Elle s’arrêta court.

–&|160;Moucher la veilleuse, répondit-elle&|160;; j’sais pas ceque j’ai, je peux pas dormir.

–&|160;Fais donc une prière, murmura-t-il en se rendormant.

Avdotia vint à la veilleuse et s’y prit si gauchement qu’ellel’éteignit. Elle se recoucha aussitôt et tout rentra dans lesilence.

Le lendemain matin, de bonne heure, le marchand se remit enroute avec ses deux commis. Avdotia dormait encore. Akim, qui avaitune course à faire au moulin, leur fit un bout de conduite. Enrentrant, il trouva sa femme déjà habillée. Elle n’était passeule&|160;: le jeune gars de la veille s’entretenait avec elleauprès d’une fenêtre. À la vue d’Akim, Avdotia se retira sanssouffler mot&|160;; Nahum lui dit qu’il était revenu chercher lesmoufles que son patron avait soi-disant oubliées sur un banc de lasalle commune et s’éloigna sans plus tarder.

Nous dirons dès à présent au lecteur ce dont il se doute&|160;:Avdotia s’était éperdument éprise de Nahum. La soudaineté de cettepassion paraît d’autant plus inexplicable que jusqu’alors, en dépitde nombreuses occasions de mal faire, la jeune femme n’avait portéaucune atteinte à la fidélité conjugale. Plus tard, quand saliaison avec Nahum devint notoire, le bruit se répandit que dès lepremier soir le galant lui avait jeté un philtre dans son thé (cheznous on croit encore fermement à la vertu des philtres), et lesbonnes gens prétendaient en avoir remarqué l’effet sur Avdotia qui,à les entendre, commença peu après à perdre et sa gaieté et sonembonpoint.

Quoi qu’il en fût, depuis lors on vit assez souvent Nahum dansl’auberge d’Akim. La première fois il revint avec le mêmepatron&|160;; trois mois plus tard, il reparut seul avec desmarchandises à lui&|160;; l’on sut bientôt qu’il s’était établidans une petite ville, l’un des chefs-lieux de district voisin, etdepuis lors il ne se passa point de semaine que l’on n’aperçût surla grande route sa solide charrette peinturlurée, attelée de deuxvigoureux petits chevaux qu’il conduisait lui-même. Entre Akim etlui il ne s’établit ni amitié ni inimitié&|160;; tout en leconsidérant comme un garçon avisé et qui ferait son chemin,l’aubergiste ne faisait guère attention à Nahum&|160;; il nesoupçonnait nullement les sentiments que lui portait Avdotia, enqui il continuait à avoir la plus grande confiance.

Ainsi s’écoulèrent encore deux années.

&|160;

Un beau jour d’été, vers une heure de l’après-midi, ElisabethProchorovna, qui, pendant ces deux années, était devenue jaune etridée en dépit de tous les fards et cosmétiques imaginables, sepromenait avec son caniche et son ombrelle dans son jardin tailléet ratissé à l’allemande. En faisant bruire sa jupe empesée, ellemarchait à petits pas le long d’une allée sablée, entre deuxrangées de dahlias qui semblaient lui présenter les armes, quandelle fut rejointe par notre vieille connaissance Kirillovna,laquelle l’informa respectueusement qu’un marchand de B*** désiraitl’entretenir d’une affaire très importante. Kirillovna continuait àjouir des bonnes grâces de sa maîtresse&|160;; en réalité c’étaitelle qui gérait le domaine, et depuis quelque temps elle avait reçul’autorisation de porter un bonnet blanc, ce qui donnait plusd’énergie aux traits un peu grêles de son visage basané.

–&|160;Un marchand&|160;? demanda la dame. Que meveut-il&|160;?

–&|160;Je ne sais trop, répondit Kirillovna de sa voix flûtée,il me semble que ce monsieur a l’intention de vous acheter quelquechose.

Elisabeth Prochorovna regagna son salon, s’assit sur son siègepréféré, un fauteuil à baldaquin autour duquel s’enroulaitélégamment un lierre, et fit introduire le marchand de B***.

Ce fut Nahum qui entra. Il salua et s’arrêta près de laporte.

–&|160;Je viens d’apprendre que vous désirez m’acheter quelquechose, dit Mme&|160;Kuntze, tout en songeant&|160;:«&|160;Quel bel homme que ce marchand&|160;!&|160;»

–&|160;Tout juste, répondit Nahum.

–&|160;Et quoi donc&|160;?

–&|160;Vous ne voudriez pas vendre votre auberge&|160;?

–&|160;Quelle auberge&|160;?

–&|160;Mais celle qui est sur la grande route, pas loind’ici.

–&|160;L’auberge d’Akim&|160;? Mais elle ne m’appartientpas.

–&|160;Comment cela&|160;! Elle est bâtie sur votre terrain.

–&|160;Admettons que le terrain soit à moi, il a été acheté àmon nom&|160;; mais les bâtiments appartiennent à Akim.

–&|160;J’entends. Alors comme ça, ne voudriez-vous pas nous lavendre&|160;?

–&|160;Comment puis-je la vendre, puisqu’elle n’est pas àmoi&|160;?

–&|160;J’entends. Nous y aurions mis un bon prix…

–&|160;C’est très étrange ce que vous me dites là, repritMme&|160;Kuntze après un moment de silence. Etqu’auriez-vous donné&|160;? Ce n’est pas pour moi que je vous posecette question, mais pour Akim.

–&|160;Mais avec toutes les constructions et dépendances, sansoublier le terrain, bien entendu, nous serions allés jusqu’à deuxmille roubles.

–&|160;Deux mille roubles&|160;! C’est bien peu.

–&|160;C’est le juste prix.

–&|160;Mais en avez-vous parlé à Akim&|160;?

–&|160;À quoi bon&|160;? L’auberge est à vous, c’est à vous quenous nous adressons.

–&|160;Mais je viens de vous expliquer… C’est curieux que vousne vouliez pas me comprendre.

–&|160;Si fait, nous vous comprenons très bien.

Elisabeth Prochorovna regarda Nahum qui à son tour regardaElisabeth Prochorovna.

–&|160;Eh bien, poursuivit-il, quelle serait de votre côté laprétention&|160;?

–&|160;De mon côté&|160;? répondit Mme&|160;Kuntze ens’agitant sur son fauteuil. Premièrement je vous ai dit que deuxmille roubles, c’était trop peu&|160;; et puis…

–&|160;Nous ajouterions volontiers un billet de centroubles…

Mme&|160;Kuntze se leva.

–&|160;Vous parlez tout à fait hors de propos, dit-elle. Je vousai déjà dit que je ne veux pas vendre cette auberge et je ne lavendrai pas. Non, je ne puis pas… c’est-à-dire que je ne veuxpas…

Nahum sourit et attendit quelques instants.

–&|160;Allons, c’est comme vous voudrez, fit-il enfin enhaussant légèrement les épaules&|160;; nos excuses pour ledérangement.

Il s’inclina et mettait déjà la main au bouton de la porte quandMme&|160;Kuntze le retint.

–&|160;Cependant, dit-elle avec un peu d’hésitation, ne partezpas encore…

Elle sonna&|160;: Kirillovna parut.

–&|160;Kirillovna, prescrivit Mme&|160;Kuntze, faisdonner du thé à monsieur le marchand. Je vous reverrai,ajouta-t-elle en lui faisant un léger salut.

Nahum s’inclina encore une fois et sortit avec la femme decharge.

Elisabeth Prochorovna fit deux ou trois tours dans le salon etsonna de nouveau. Cette fois-ci, ce fut le petit cosaque[8]&|160;qui entra. Elle lui dit d’appelerKirillovna&|160;; celle-ci vint bientôt, en faisant discrètementcrier ses bottines neuves en chevreau.

–&|160;As-tu entendu ce qu’est venu me proposer cemarchand&|160;? demanda Mme&|160;Kuntze avec un rireforcé. Quel drôle de pistolet&|160;!

Non, je n’ai rien entendu&|160;; de quoi s’agit-il&|160;?

Et Kirillovna cligna ses petits yeux noirs fendus à lakalmouk.

–&|160;Il veut m’acheter l’auberge d’Akim.

–&|160;Eh bien&|160;?

–&|160;Mais elle n’est pas à moi, cette auberge… Et Akim, quedira-t-il&|160;?

–&|160;Oh, madame, que daignez-vous dire&|160;? Est-ce que nousne sommes pas tout à vous, nous et tout le bien que nous pouvonsavoir&|160;?

–&|160;Y penses-tu, Kirillovna&|160;? s’écriaMme&|160;Kuntze, en se mouchant d’un geste nerveux dansson mouchoir de batiste. Akim a acquis le terrain et bâti l’aubergede son propre argent.

–&|160;Et d’où l’a-t-il pris, s’il vous plaît, cet argent&|160;?C’est grâce à votre condescendance qu’il l’a gagné… Et vous croyezqu’après cela il ne lui restera plus d’argent&|160;? mais il estplus riche que vous, ma parole.

–&|160;Bien sûr, bien sûr… Mais pourtant, vendre comme ça…

–&|160;Et pourquoi ne pas vendre, puisqu’il se présente unacheteur&|160;?… Permettez-moi de vous demander combien on vouspropose&|160;?

–&|160;Deux mille roubles… et même davantage…, dit à voix basseMme&|160;Kuntze.

–&|160;Il donnera davantage, madame, s’il offre deux mille dupremier mot… Et pour ce qui est d’Akim, vous vous arrangerez… Vouspourrez lui diminuer sa redevance, il vous en aura encore de lareconnaissance, soyez-en sûre.

–&|160;Certainement, il faudra la lui diminuer… Mais non,Kirillovna, voyons, c’est impossible…

Et Elisabeth Prochorovna se mit à marcher avec agitation dans lapièce.

–&|160;Non, non, c’est impossible, répéta-t-elle… Ne m’en parleplus… ou je me fâcherai…

Kirillovna se garda bien d’obéir&|160;; au bout d’une demi-heureelle retournait chercher Nahum qu’elle avait laissé dans l’office,attablé devant un samovar.

–&|160;Qu’avez-vous à me dire, ma révérende&|160;? demanda Nahumen retournant d’un geste faraud sa tasse sur la soucoupe.

–&|160;J’ai à vous dire qu’il faut retourner chez not’dame&|160;: elle vous demande.

–&|160;On y va, répondit Nahum.

Il suivit aussitôt Kirillovna dans le salon.

La porte se referma sur eux… Quand elle se rouvrit et que Nahumsortit en tirant sa révérence, à reculons, l’affaire était conclue.L’auberge d’Akim lui appartenait&|160;; il l’avait achetée pourdeux mille huit cents roubles. On était convenu de passer au plustôt le contrat et de garder le silence jusqu’au moment opportun.Elisabeth Prochorovna reçut cent roubles d’arrhes et Kirillovnadeux cents de pot-de-vin.

«&|160;Ce n’est pas payé cher, se disait Nahum en grimpant danssa charrette. Une occasion pareille, on ne la laisse paséchapper.&|160;»

À l’instant même où se concluait cette affaire, Akim assis dansla salle près d’une fenêtre se caressait la barbe d’une mainnerveuse&|160;; il paraissait mécontent… Nous avons dit qu’il nesuspectait point la fidélité de sa femme, de bonnes âmes ayant envain tenté de lui ouvrir les yeux&|160;; certes depuis quelquetemps Avdotia se montrait plus rétive, mais, se disait-il, le sexeféminin est d’humeur fantasque et difficile à mener. À vrai dire,il sentait parfois sourdre au tréfonds de son être une penséeimportune&|160;: n’y aurait-il point quelque anguille sousroche&|160;? Mais il la chassait aussitôt, soucieux avant tout desa quiétude, l’âge ayant apporté à sa bonhomie naturelle le renfortde l’insouciance. Mais ce jour-là il était vraiment de mauvaisehumeur&|160;: la veille, il avait entendu par hasard dans la rueune conversation entre une ouvrière à son service et une de leursvoisines.

La paysanne demandait à l’ouvrière pourquoi elle n’était pasvenue passer avec elle la soirée du dimanche.

–&|160;Je t’ai attendue tout le temps, disait-elle.

–&|160;J’étais bien partie pour y aller, répondit l’autre, maisv’là t’y pas que pour mes péchés j’suis allée buter juste dans lapatronne, que le bon Dieu la bénisse&|160;!

–&|160;C’est y Dieu possible&|160;! chantonna la bonne femme ens’appuyant la joue dans, la main. Et où c’est-y, ma fille, que t’asbuté contre elle&|160;?

–&|160;Eh ben, mais derrière la chènevière au curé. Elle étaitallée rejoindre son bon ami, le Nahum – c’est ben comme ça qu’ys’appelle, hein&|160;? – Ils étaient là, cachés dans l’ombre et moije les voyais point, rapport au clair de lune, faut croire… Alorscomme ça je suis allée en plein buter dedans&|160;!

–&|160;C’est y Dieu possible&|160;! répéta l’autre. Et dis-moi,ma fille, qu’est-ce qu’ils pouvaient ben faire comme çaensemble&|160;?

–&|160;Ren du tout. Ils étaient là à se reluquer. Alors n’est-cepas, quand elle m’a reconnue&|160;: «&|160;Où cours-tu commeça&|160;? qu’elle m’a dit. Veux-tu ben t’rentrer&|160;?&|160;»Alors, moi, ben sûr, je me suis rentrée.

–&|160;En v’là une histoire&|160;! Eh ben, je m’en vas, mafille, ben du plaisir, déclara la bonne femme au bout d’un moment,et elle continua son chemin.

Cette conversation avait fait sur Akim une pénible impression.Bien qu’il n’éprouvât plus pour sa femme les mêmes sentimentsqu’autrefois, il se refusait à croire aux paroles de l’ouvrière.Elle avait pourtant dit vrai. Ce soir-là, en effet, Avdotia étaitallée trouver Nahum, qui l’attendait dans l’ombre épaisse queprojetait sur la route l’immobile muraille de la chènevière. Baignépar une abondante rosée, le chanvre répandait à l’entour une odeurenivrante. La lune venait de se lever, large et d’un rouge pourpredans une brume noirâtre. Nahum entendit de loin les pas précipitésd’Avdotia et se dirigea à sa rencontre. Elle s’approcha de lui,blême et haletante&|160;; la lune éclairait en plein sonvisage.

–&|160;Eh bien, tu l’as apporté&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Bien sûr, répondit-elle d’une voix hésitante&|160;;seulement, voyez-vous, Nahum Ivanytch…

Il ne la laissa pas achever.

–&|160;Donne toujours…

Elle tira de dessous son fichu une sorte de rouleau. Nahum s’enempara aussitôt et le fourra sous sa chemise.

–&|160;Ah, Nahum Ivanytch, proféra-t-elle lentement et sans lequitter du regard, je perds mon âme pour toi…

Ce fut à ce moment qu’ils virent venir l’ouvrière.

Voilà pourquoi Akim, assis sur son banc, se passait, d’un airmorose, la main sur la barbe. Avdotia ne faisait qu’aller et venir.Il la suivait des yeux. Au moment où, après avoir pris un manteletdans sa chambre, elle se disposait à sortir une fois de plus, il neput se contenir davantage et dit à haute voix, comme s’il se fûtparlé à lui-même&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que les femmes peuvent bien avoir à se démenercontinuellement&|160;? Faudrait pas leur demander de rester uninstant en place. Mais courir à toute heure de la journée, courirle matin et plus encore le soir, ça, c’est plus dans leursmoyens…

Avdotia entendit sans bouger la diatribe de son mari&|160;;seulement au mot «&|160;soir&|160;» elle fit un mouvementinvolontaire de la tête et parut se troubler. Enfin quand il eutfini&|160;:

–&|160;Eh, Sémionytch, dit-elle avec dépit, quand tu te mets àfaire des phrases, y a plus qu’à…

Et, sans achever, elle sortit en faisant claquer la porte.

L’éloquence d’Akim n’était pas en effet du goût de samoitié&|160;: quand, le soir, il évoquait ses souvenirs oubalivernait avec ses pratiques, elle bâillait ou se retirait.

«&|160;Des phrases&|160;! répéta Akim en considérant la portefermée, j’aurais dû en faire davantage avec toi, ma belle&|160;!…Et avec qui court-elle, encore&|160;? Avec un gars qui n’est pasplus huppé que moi&|160;!&|160;»

Sur ce, il se leva et se donna un grand coup de poing dans lanuque…

Plusieurs jours se passèrent d’une façon plutôt singulière. Akimregardait toujours sa femme, comme s’il eût été prêt à lui direquelque chose. Tous deux observaient un silence contraint, querompait d’ordinaire le mari par quelques remarques chagrines sur lamauvaise tenue du ménage ou sur le compte des femmes engénéral&|160;; Avdotia ne les relevait presque jamais. Cependant,malgré toute la faiblesse de caractère d’Akim, les époux enseraient certainement venus à un éclat si une visite soudainen’avait rendu tout éclaircissement superflu.

&|160;

On était au cœur de l’été, les travaux des champs retenaient lespratiques loin de l’auberge&|160;; un beau jour, vers midi, Akim etsa femme allaient se mettre à table, quand tout à coup letintamarre d’une charrette rondement menée retentit sur la route etvint mourir au portail. Akim jeta un coup d’œil par la fenêtre etse rembrunit en voyant Nahum descendre tout doucettement de lavoiture. Avdotia ne se doutait de rien, mais quand elle reconnut lavoix du galant qui, déjà dans le vestibule, ordonnait à un garçonde conduire son cheval à l’écurie, elle sentit sa cuiller luitrembler dans la main. Enfin la porte s’ouvrit et Nahum fit sonentrée.

–&|160;Bonjour, la compagnie, dit-il en ôtant sa casquette.

–&|160;Bonjour, laissa tomber Akim entre ses dents&|160;; d’oùviens-tu comme ça&|160;?

–&|160;De pas bien loin, répondit l’autre en s’asseyant sur unbanc. Je viens de chez vot’ dame.

–&|160;De chez not’ dame, répéta Akim, toujours sans bouger deplace. T’avais donc affaire avec elle&|160;?

–&|160;Comme de bien entendu… Tous nos respects, AvdotiaAréfievna.

–&|160;Bien le bonjour, Nahum Ivanytch.

Un silence suivit.

–&|160;C’est de la soupe que vous avez là, reprit enfinNahum.

–&|160;Oui, de la soupe, mais pas pour ton museau, ripostasoudain Akim en pâlissant.

Nahum, interloqué, ouvrit de grands yeux.

–&|160;Tu dis&|160;?

–&|160;Pas pour ton museau que je dis, s’écria Akim, les yeuxétincelants, en frappant la table du plat de la main.

–&|160;Qu’est-ce qu’y te prend, Sémionytch.

–&|160;J’ai… j’ai assez de toi, Nahum Ivanytçh, voilà tout,puisque tu veux le savoir. On te voit trop souvent dans le pays,mon gars, voilà ce que j’ai…

Le vieillard se leva, tout tremblant. Nahum fit de même.

–&|160;T’aurais pas reçu un coup de marteau, par hasard&|160;?fit-il avec un sourire ironique. Avdotia Aréfievna, qu’est-ce qu’ylui arrive&|160;?

–&|160;T’occupe pas d’Avdotia Aréfievna, hurla Akim haletant defureur. S’agit de décamper, t’entends, et plus vite queça&|160;!

–&|160;Qu’est-ce que tu dis&|160;? demanda Nahum sur un ton grosde menace.

–&|160;J’te dis de fout’ le camp, mon gars, sans çagare&|160;!

Nahum fit un pas en avant.

–&|160;Vous n’allez pas vous battre au moins, balbutia Avdotia,qui jusqu’alors était demeurée comme pétrifiée.

Nahum lui jeta un regard.

–&|160;Vous tourmentez point, Avdotia Aréfievna, on va régler çaen douce… T’as pas fini de brailler&|160;? poursuivit-il en setournant vers Akim. Tu vas un peu vite, le vieux, on ne chasse pascomme ça les gens de chez eux…

–&|160;Comment, de chez eux&|160;! marmonna Akim interdit.C’est-y que tu serais le maître ici, par hasard&|160;?

–&|160;Ça m’en a tout l’air.

Et mon Nahum de cligner des yeux et de montrer ses dentsblanches.

–&|160;Je croyais plutôt que c’était moi.

–&|160;T’en as une caboche. Puisque je te dis que c’est moi lepatron, à c’t’heure.

Akim écarquilla les yeux.

–&|160;Qu’est-ce que tu me chantes là&|160;? proféra-t-il aubout d’un moment. Tu dois avoir une araignée dans leplafond&|160;!

–&|160;Je suis bien bon de discuter avec toi&|160;! s’écriaNahum, impatienté. Vois-tu cela&|160;? continua-t-il en tirant desa poche un papier timbré plié en quatre. C’est un contrat devente, comprends-tu, la vente de ton terrain et de ton auberge. Jeles ai achetés à leur légitime propriétaire, Elisabeth Prochorovna.On a signé le contrat hier, à B***&|160;; conséquemment à c’teheure c’est plus toi le patron ici, c’est moi. Ramasse tesfrusques, conclut-il en remettant le papier dans sa poche, et dèsdemain débarrasse le plancher. Compris, n’est-ce pas&|160;?

Akim semblait frappé de la foudre.

–&|160;Ah, le bandit, gémit-il enfin, le brigand&|160;!… Holà,Fedka, Mitka, femme, femme, jetez-vous dessus, saisissez-le,tenez-le bien&|160;!

Il avait complètement perdu la tête.

–&|160;Du calme, le vieux, pas de bêtises, hein&|160;! proféraNahum sur un ton de menace.

–&|160;Mais tape donc dessus, femme, tape donc dessus&|160;!criait Akim d’une voix pleurnicharde en faisant de vains effortspour s’arracher de sa place. Ah, le bandit, le scélérat&|160;! Cen’est pas assez d’elle, tu veux encore me prendre ma maison ettout… Mais non, attends… c’est impossible… je vais allerm’expliquer avec elle… on ne peut pas me dépouiller comme ça…Attends, attends…

Et, sans même prendre sa casquette, il s’élança dehors.

–&|160;Où cours-tu comme ça, not’ maître&|160;? demanda Fètiniacontre qui il s’était heurté sur le perron.

–&|160;Chez not’ dame&|160;; laisse-moi passer…, hurla Akim, etvoyant la charrette de Nahum qu’on n’avait pas encore dételée, ilsauta dedans, ramassa les rênes, en frappa brutalement le cheval etpartit au galop dans la direction du château.

«&|160;Qu’est-ce que j’ai bien pu faire à not’ dame pour qu’elleme traite comme ça&|160;! se répétait-il tout le long du chemin. Jene l’oubliais pourtant pas, il me semble&|160;!&|160;»

Cependant il fouaillait son cheval à tour de bras&|160;; lespassants s’écartaient prudemment et le suivaient longtemps d’unregard étonné. En un quart d’heure il arriva au château, sauta devoiture juste devant le perron et se précipita dansl’antichambre.

–&|160;Qu’est-ce qu’y te faut&|160;? bougonna un valet que cettebrusque entrée tira d’un doux sommeil.

–&|160;Il faut que je voie Madame, tout de suite&|160;! déclaraAkim d’une voix impérative.

–&|160;C’est y qu’il est arrivé un malheur&|160;? s’enquit levalet, très surpris.

–&|160;Il n’est rien arrivé du tout, mais je veux voir Madame,et sur l’heure&|160;!…

–&|160;De quoi&|160;? glapit le valet, éberlué.

L’apostrophe fit sur Akim l’effet d’une douche froide&|160;: ilprit conscience du lieu où il se trouvait.

–&|160;Ayez la bonté, Piotr Evgrafytch, dit-il avec un profondsalut, de faire savoir à Madame qu’Akim demande la permission de lavoir.

–&|160;C’est bien, on y va… Mais t’avise pas de bouger. T’as buun coup de trop, hein, le vieux&|160;? grommela le valet ens’éloignant.

Akim baissa la tête. Depuis qu’il avait mis le pied dansl’antichambre, sa crânerie l’abandonnait peu à peu.

Quand on lui annonça l’arrivée d’Akim, Elisabeth Prochorovnaressentit aussi quelque confusion, et manda sur-le-champKirillovna.

–&|160;Je ne puis pas le recevoir, s’écria-t-elle dès quecelle-ci parut. Non, c’est impossible… Je t’avais bien dit qu’ilviendrait faire des plaintes, je te l’avais bien dit, répéta-t-elleavec aigreur.

–&|160;Eh, ma chère dame, qui vous force de le recevoir&|160;?rétorqua Kirillovna sans s’émouvoir le moins du monde. Vous avezvraiment de la bonté de reste.

–&|160;Mais, comment faire&|160;?

Si vous le permettez, je le recevrai à votre place.

Elisabeth Prochorovna releva la tête.

–&|160;C’est cela, ma bonne, va le trouver, je t’en supplie.Dis-lui que… que j’ai trouvé nécessaire… mais que je ledédommagerai… Enfin tu sauras bien quoi lui dire… Vas-y, fais-moicette grâce.

–&|160;J’y vais, ne vous faites pas de mauvais sang, not’ chèredame, répondit la camériste qui s’en alla aussitôt en faisant crierses souliers.

Au bout d’un quart d’heure, leur crissement discret se fit denouveau entendre et Kirillovna réapparut dans le boudoir, lestraits tout aussi placides et le regard tout aussi narquois.

–&|160;Eh bien, lui demanda sa maîtresse, que ditAkim&|160;?

–&|160;Oh, rien de particulier. Il n’a pas d’autre volonté quela vôtre. «&|160;Pourvu que Madame soit heureuse et bien portante,c’est le principal, qu’il dit&|160;; quant à moi, j’ai de quoivivre jusqu’à la fin de mes jours.&|160;»

–&|160;Et il ne s’est pas plaint&|160;?

–&|160;Bien sûr que non, pourquoi voulez-vous qu’il seplaigne&|160;?

–&|160;Mais alors, pourquoi donc est-il venu&|160;? demandaMme&|160;Kuntze quelque peu surprise du tour queprenaient les choses.

–&|160;Il était venu vous demander si, en attendant, vous nevoudriez pas l’exempter de sa redevance… pour l’année prochaine,s’entend.

–&|160;Certainement, certainement, acquiesça d’emblée ElisabethProchorovna. Avec grand plaisir. Et dis-lui que je le dédommagerai…Je te suis très obligée, ma chère… Mais sais-tu que cet Akim est unbrave homme. Attends un peu, donne-lui cela de ma part…

Et elle tira de sa petite table de travail un billet de troisroubles.

–&|160;Bien, madame, répondit Kirillovna. Et gagnanttranquillement sa chambrette, elle mit non moins tranquillement lebillet dans une cassette qu’elle avait au pied de son lit. Elle ygardait tout son argent, et la somme était plutôt rondelette.

&|160;

En relatant son entretien avec Akim, la fine mouche avait donné,dans la louable intention de tranquilliser sa maîtresse, quelqueslégers accrocs à la vérité. De fait, voici comment les chosess’étaient passées. Elle avait fait appeler Akim dans la chambre desservantes&|160;; après avoir refusé de s’y rendre et insisté pourvoir la maîtresse en personne, il avait fini par céder et se laissaconduire par l’escalier de service auprès de Kirillovna, qu’iltrouva seule. À peine entré, il s’arrêta court, s’appuya à lamuraille, ouvrit la bouche… mais ne put prononcer un traître mot.La femme de charge le regarda fixement.

–&|160;Vous désirez voir Madame, Akim Sémionytch&|160;?commença-t-elle de son ton patelin.

Il ne put que faire un signe de tête.

–&|160;Cela ne se peut pas, Akim Sémionytch. Et d’ailleurs àquoi bon la déranger&|160;? Ce qui est fait ne saurait se défaire.Non, franchement, Akim Sémionytch, Madame ne peut pas vousrecevoir.

–&|160;Elle ne peut pas, répéta-t-il, comme hébété. Alors, commeça, reprit-il après quelques instants de silence, l’auberge estperdue pour moi&|160;?

–&|160;Écoutez, Akim Sémionytch, c’est la volonté de Madame, etvous qui avez toujours été un homme de bon sens, vous savez bienque la volonté des maîtres ce n’est pas nous qui pouvons la faireplier. Que nous discutions ensemble là-dessus, cela ne servira derien, n’est-ce pas&|160;?

Akim croisa ses bras derrière le dos.

–&|160;Songez plutôt, continua Kirillovna, ne vaudrait-il pasmieux prier Madame qu’elle vous fasse remise de votreredevance.

–&|160;Alors, comme ça, l’auberge est perdue pour moi, répétaAkim de la même voix blanche.

–&|160;Je vous l’ai déjà dit, Akim Sémionytch, c’est impossible,vous le savez mieux que moi.

–&|160;Dites-moi au moins pour combien elle a été vendue.

–&|160;Je ne saurais vous le dire, Akim Sémionytch, je n’en saisrien moi-même… Mais pourquoi vous tenez-vous debout&|160;?Asseyez-vous donc.

–&|160;Vous êtes bien honnête, mais un manant comme moi, ça peutrester debout, allez.

–&|160;Que dites-vous là, Akim Sémionytch&|160;! Unmanant&|160;! Mais non, voyons, vous restez un homme de négocecomme auparavant. Vous êtes même mieux que nous autres gens deservice… Allons, croyez-moi, il ne faut pas vous désoler comme ça…Vous prendrez bien une tasse de thé&|160;?

–&|160;Non merci, inutile de vous déranger… Alors, comme ça,l’auberge vous reste, dit-il en s’écartant de la muraille. Eh bien,merci quand même… Bien le bonsoir, ma bonne dame…

Sur ce, il tourna le dos à la Kirillovna, qui le regarda sortir,ajusta son tablier et rejoignit sa maîtresse.

«&|160;Paraît que me voilà devenu pour de bon un homme denégoce&|160;!&|160;» se dit Akim avec un sourire amer quand il futau portail. Beau négociant, ma foi&|160;! Allons, rentrons toujourschez nous&|160;!

Et sans plus se soucier de la charrette de Nahum, il prit à piedle chemin de l’auberge. Il n’avait pas fait un quart de lieue quandil perçut à son côté le roulement d’une voiture et le son d’unevoix qui l’appelait&|160;:

–&|160;Akim, Akim Sémionytch&|160;!

Il leva les yeux et aperçut une de ses connaissances, lesacristain Ephrem, surnommé la Taupe, petit bonhomme rabougri, avecun nez pointu et des yeux de myope. Il était assis sur une poignéede paille dans une méchante charrette, le buste penché sur laridelle.

–&|160;C’est-y que tu rentres chez toi&|160;? demanda-t-il àAkim.

–&|160;Oui, répondit l’autre en s’arrêtant.

–&|160;Veux-tu que je t’y mène&|160;?

–&|160;C’est pas de refus.

Après lui avoir fait place, Ephrem qui paraissait revenir d’unestation dans les vignes du Seigneur, se prit à fouailler avec lescordes qui lui servaient de rênes son maigre bidet, qui partit d’untrot fatigué, en secouant sans cesse sa tête non bridée.

Ils firent un bout de chemin sans se dire un mot. Akim, la têtebaissée, ne bougeait point. Ephrem grommelait dans sa barbe,excitant et retenant tour à tour son cheval.

–&|160;Où es-tu allé comme ça sans casquette, Sémionytch&|160;?demanda tout à coup le sacristain et, sans attendre la réponsed’Akim&|160;: Tu l’as laissée au cabaret, bien sûr, continua-t-il.Je te connais, l’ami, tu es grand biberon et c’est pour ça que tume plais. Tu n’aimes ni donner des coups, ni faire du tapage, nimédire du monde, ni jeter l’argent par les fenêtres, mais pourbiberon tu l’es, oui-da, et il y a beau jeu qu’on aurait dût’envoyer au couvent faire retraite au fond d’un cachot, car c’estune vilaine chose que de trop aimer le piot. Hourra&|160;!Hourra&|160;! Hourra&|160;! hurla-t-il soudain à pleine gorge.

–&|160;Arrêtez, arrêtez&|160;! s’écria une voix de femme.

Akim lève les yeux&|160;: une femme accourait vers eux à traverschamps, si pâle, si échevelée qu’il ne la reconnut pas toutd’abord.

–&|160;Arrêtez, arrêtez&|160;! gémit-elle encore, à boutd’haleine et tendant les bras.

Akim frissonna&|160;: c’était sa femme. Il saisit les rênes.

–&|160;Pourquoi s’arrêter&|160;? grognonna Ephrem. Pour unefemme&|160;? A-t-on idée&|160;! Hue&|160;!

Mais Akim arrêta le cheval sur les jarrets. Juste à ce momentAvdotia atteignait la route&|160;; elle se jeta la face dans lapoussière.

–&|160;Akim Sémionytch, glapit-elle, voilà qu’il m’a chassée,moi aussi&|160;!…

Akim la considéra en silence sans faire d’autre mouvement que deserrer les rênes contre lui.

–&|160;Hourra&|160;! beugla de nouveau Ephrem.

–&|160;Ah, il t’a chassée&|160;! proféra enfin Akim.

–&|160;Oui, mon bon ami, il m’a chassée, répondit Avdotia ensanglotant. «&|160;À c’t’heure, qu’il m’a dit, la maison est à moi,t’as plus qu’à fiche le camp.&|160;»

–&|160;Ça, c’est bien tapé&|160;! déclare Ephrem.

–&|160;C’est donc que tu comptais rester&|160;? dit Akim avecamertume, mais toujours sans bouger.

–&|160;Rester&|160;?… Mais, mon ami, dit vivement Avdotia, quis’était relevée sur les genoux et se jeta de nouveau la face contreterre, tu ne sais pas encore ce que j’ai fait… Tue-moi, AkimSémionytch, tue-moi sur la place&|160;!

–&|160;Te battre, Aréfievna&|160;? À quoi bon&|160;! rétorquadouloureusement Akim. Tu as fait toi-même ton malheur, ça suffitcomme ça…

–&|160;Ah, tu ne sais pas encore tout, Akim Sémionytch&|160;!…Ton argent, ton pauvre argent… il n’y est plus… C’est moi, maudite,qui l’ai tiré de dessous le plancher… Je l’ai donné à l’autre, à cevaurien, à ce Nahum, maudite que je suis&|160;!… Pourquoi m’as-tudit où tu le cachais&|160;!… C’est avec ton argent qu’il a achetél’auberge, le gredin&|160;!

Les sanglots lui coupèrent la voix.

Akim se prit la tête à deux mains.

–&|160;Eh quoi&|160;? s’écria-t-il enfin, l’argent aussi&|160;!L’argent de la maison… tout… Et c’est toi, toi qui l’asvolé&|160;!… Attends un peu, vipère, que je t’écrase&|160;!

Et il sauta à bas de la charrette.

–&|160;Sémionytch, voyons, Sémionytch, tu ne vas pas la battre,balbutia Ephrem, chez qui un événement aussi imprévu dissipait lesfumées de l’ivresse.

–&|160;Non, non, ne l’écoute pas, bats-moi, tue-moi, écrase-moi…Ah, maudite que je suis&|160;! criait Avdotia en se roulantconvulsivement aux pieds d’Akim.

Celui-ci la considéra un moment sans faire le moindre geste,puis il s’éloigna de quelques pas et se laissa tomber sur l’herbeau bord de la route. Un court silence se fit. Avdotia tournatimidement la tête du côté de son mari.

–&|160;Sémionytch, voyons, Sémionytch, reprit Ephrem en sesoulevant dans sa charrette, calme-toi. Le malheur est fait, y aplus moyen d’y remédier. Nom de nom, quelle aventure&|160;!grommela-t-il entre ses dents. Ah, la satanée garce&|160;!…Qu’attends-tu pour aller le trouver&|160;? ajouta-t-il en sepenchant vers Avdotia. Tu ne vois donc pas qu’il perd laboule&|160;?

Avdotia se releva, s’approcha d’Akim et tomba de nouveau à sespieds.

–&|160;Mon bon ami…, commença-t-elle d’un ton languissant.

Akim se leva et revint vers la charrette. Avdotia se pendit auxbasques de son caftan.

–&|160;Va te faire f…, jeta Akim d’une voix farouche, et il larepoussa rudement.

–&|160;Où veux-tu donc aller&|160;? demanda Ephrem en le voyantse rasseoir auprès de lui.

–&|160;Tu voulais me ramener chez moi tout à l’heure, réponditAkim&|160;; conduis-moi plutôt cheztoi,&|160;maintenant. Comme tu vois, je n’ai plus demaison, paraît qu’on me l’a achetée.

–&|160;Bon, allons chez moi, si tu veux&|160;; maisqu’allons-nous faire de ta femme&|160;?

Akim ne répondit rien. Avdotia saisit la balle au bond.

–&|160;Moi, oui, moi, piailla-t-elle, vas-tu me laisser comme çatoute seule&|160;?… Chez qui veux-tu que j’aille&|160;?

–&|160;Chez celui à qui tu as porté mon argent, repartit Akimsans se retourner. Fouette, Ephrem.

Ephrem obéit et la charrette s’éloigna, tandis qu’Avdotiapoussait des hurlements de désespoir.

&|160;

Ephrem habitait à un quart de lieue de l’auberge, une desmodestes demeures affectées aux desservants d’une église isolée,grande bâtisse neuve à cinq coupoles dues à la libéralitétestamentaire d’un ancien négociant. Durant tout le trajet, lesacristain se contenta de secouer parfois la tête et d’émettre des«&|160;ah&|160;!&|160;» et des «&|160;eh&|160;!&|160;»&|160;; maisil ne dit mot à son compagnon qui d’ailleurs lui tournait presquele dos et ne bougeait pas d’un pouce. Ils arrivèrent enfin. Ephremsauta le premier de la voiture&|160;; une petite fille de cinq àsix ans dont la longue chemise était retenue sur les flancs par unsemblant de ceinture, accourut à sa rencontre en criant&|160;:

–&|160;Papa, papa&|160;!

–&|160;Où est ta mère&|160;? demanda le sacristain.

–&|160;Elle dort dans le fenil.

–&|160;Laisse-la dormir… Akim Sémionytch, que faites-vousdonc&|160;? Prenez la peine d’entrer.

Il faut remarquer que cet homme d’Église ne tutoyait Akim qu’àses heures d’ébriété. Et des gens bien plus huppés disaient aussi«&|160;vous&|160;» à l’aubergiste.

Akim entra.

–&|160;Faites-moi la grâce de vous installer sur ce banc, disaitEphrem… Voulez-vous bien vous sauver, espèces de garnements,cria-t-il à l’adresse de trois autres marmots, qui surgirentsoudain de trois coins de la chambre en compagnie de deux chatssquelettiques et barbouillés de cendre. Allez, oust, filez et plusvite que ça&|160;!… Par ici, Akim Sémionytch, par ici, s’il vousplaît… Mais, dites-moi, ne désirez-vous pas quelquechose&|160;?

Akim desserra enfin les dents.

–&|160;Ma foi, Ephrem, s’il y avait moyen de trouver un verred’eau-de-vie.

Le sacristain dressa les oreilles.

–&|160;De l’eau-de-vie&|160;! Ça peut s’arranger. Je n’en ai pasà la maison, mais je vais courir chez le Père Théodore. Là, on esttoujours sûr d’en trouver… Je reviens à l’instant…

Il empoigna son bonnet à oreillettes.

–&|160;Apportes-en le plus possible, lui cria Akim, quand il levit sortir. Te tourmente pas pour le payement, j’ai encore assezd’argent pour ça.

–&|160;À l’instant&|160;! répète Ephrem en s’éclipsant.

Il revint bien vite en effet, avec deux bouteilles sous le bras,dont il avait déjà eu le temps de déboucher l’une&|160;; il lesposa sur la table avec deux petits verres verdâtres, du sel et unchanteau de pain.

–&|160;J’aime mieux ça, déclara-t-il en s’attablant en faced’Akim&|160;; à quoi bon se tourner les sangs&|160;?

Il remplit les deux verres et se mit à bavarder. La conduited’Avdotia l’avait fort intrigué.

–&|160;Quelle histoire&|160;! C’est à n’y rien comprendre.Comment pareille chose peut-elle arriver&|160;? Il faut, pour sûr,qu’il lui ait jeté un charme… Une femme, voyez-vous, ça doittoujours se tenir au cul et aux chausses… Malgré tout, vous feriezbien de passer chez vous&|160;; vous n’allez pas abandonner commeça tout votre saint-frusquin&|160;?

Ephrem continua longtemps sur ce ton&|160;; tout en humectantson gosier, le digne homme aimait également faire aller salangue.

Une heure plus tard, voici ce qui se passait dans la maison dusacristain. Akim, qui, pendant toute la ribote, avait avalé verresur verre sans répondre un traître mot aux questions, remarques etaphorismes de son trop loquace amphitryon, Akim, le visagecramoisi, dormait sur le poêle d’un sommeil lourd et pénible,cependant que les marmots le considéraient d’un œil surpris etqu’Ephrem… Ephrem, hélas, dormait également, mais dans un réduitaussi frais qu’exigu, où l’on avait enfermé sa tendre épouse,personne de caractère décidé et de constitution athlétique. Ilétait allé la réveiller dans le fenil, pour lui tenir des propos oùles menaces alternaient avec les calembredaines. Comprenantaussitôt de quel pied il boitait, l’énergique matrone l’avait prisau collet et mené à ce réduit où le digne homme dormait d’ailleursfort paisiblement. Affaire d’habitude, n’est-ce pas&|160;!

*

* *

Kirillovna, on s’en souvient, n’avait pas fidèlement transmis àsa maîtresse sa conversation avec Akim. On peut en dire autantd’Avdotia&|160;: Nahum ne l’avait pas chassée, l’acte de ventel’obligeant à donner aux anciens maîtres de l’auberge le temps dese retourner. L’explication qu’ils avaient eue ensemble s’étaitpassée fort différemment.

Quand Akim se fut jeté dehors en criant qu’il allait au château,Avdotia stupéfaite frappa dans ses mains et, regardant Nahum avecde grands yeux&|160;:

–&|160;Seigneur, mon Dieu, fit-elle, qu’est-ce que cela veutdire&|160;? Comment, Nahum Ivanytch, vous avez acheté notremaison&|160;?

–&|160;Mais oui&|160;; pourquoi pas&|160;?

Avdotia ne trouva d’abord rien à répondre, mais bientôt, prised’une alarme subite&|160;:

–&|160;C’est donc pour cela, s’écria-t-elle, que vous aviezbesoin de l’argent&|160;?

–&|160;Comme il vous plaît de le dire… Eh, eh&|160;! ajouta-t-ilen entendant la charrette s’éloigner, il me semble que votre chermari a pris mon cheval… Quel gaillard&|160;!

–&|160;Mais c’est du brigandage, geignit Avdotia&|160;; mais,c’est notre argent…, l’argent de mon mari… et l’auberge nousappartient&|160;!

–&|160;Faites excuse, Avdotia Aréfievna, l’auberge appartenait àvotre dame, puisqu’elle était construite sur sa terre&|160;; y apas à ergoter là-dessus. Quant à l’argent, il était bien à vouspour sûr… Seulement vous avez eu comme qui dirait la bonté de mel’offrir&|160;; je vous en ai bien de la reconnaissance, et même àl’occasion je vous le rendrai, à supposer que pareille occasion seprésente… car, voyez-vous, faudrait pas tout de même qu’à cause devous je reste gueux.

Nahum proféra cette phrase le plus tranquillement du monde, enesquissant même un sourire. Mais Avdotia se prit à hurler.

–&|160;Bon Dieu de bon Dieu, qu’est-ce que cela veut dire&|160;?Comment pourrai-je, après cela, me montrer aux yeux de monmari&|160;?… Mais, misérable, ajouta-t-elle en regardant avec unehaine subite le jeune et frais visage de Nahum, mais j’ai perdu monâme pour toi, mais je suis devenue une voleuse pour toi, et voilàque tu nous jettes à la rue&|160;!… Je n’ai plus qu’à me passer lacorde au cou, à cause de toi, bandit, fourbe, judas&|160;!

Elle éclata en sanglots.

–&|160;Vous mangez donc pas les sangs, Avdotia Aréfievna, jetaNahum d’un ton gouailleur. Charité bien ordonnée commence parsoi-même, n’est-ce pas&|160;; et puis, comme on dit chez nous, vousauriez pas dû oublier que s’il y a des brochets dans la rivière,c’est pour que la tanche ne s’endorme pas.

–&|160;Où allons-nous aller, maintenant&|160;? Qu’allons-nousdevenir&|160;? balbutiait Avdotia à travers ses larmes.

–&|160;Ah, pour ce qui est de ça, je pourrais pas vous ledire.

–&|160;Je te tuerai, scélérat, je te tuerai…

–&|160;Dites donc pas de bêtises, Avdotia Aréfievna, vous n’enferez rien… Seulement vaut peut-être mieux que je m’éloigne un peu,vous vous faites trop de tracas. On va donc, pour le moment, voustirer notre révérence, mais on reviendra demain sans faute… Enattendant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vous enverraidès aujourd’hui mes garçons, déclara-t-il, tandis qu’Avdotiaaffirmait toujours à travers ses pleurs qu’elle le tuerait etqu’elle se tuerait ensuite… Eh, tenez, les voilà justement quis’amènent, ajouta-t-il après un regard à la fenêtre. Tant mieux, mafoi, comme ça je m’en irai plus tranquille, un malheur est si vitearrivé&|160;!… Vous aurez l’obligeance d’emballer dès aujourd’huitoutes vos petites affaires et si vous le désirez mes gars vousdonneront volontiers un coup de main, tout en veillant au grain.Sur ce, j’ai bien l’honneur…

Il s’inclina, sortit et appela ses garçons.

Avdotia se laissa retomber sur son banc, se coucha à demi sur latable, se tordit les mains de désespoir. Puis, soudain redressée,elle se jeta dehors d’un bond et courut à la recherche de son mari…Nous avons raconté leur entrevue.

Abandonnée par Akim au beau milieu de la route, elle resta là unbon moment à geindre et à se lamenter. Quand elle eut pleuré toutson soûl, elle se décida à gagner le château. Il lui fut fortpénible d’y entrer, plus pénible encore de se montrer en cet état àses anciennes camarades qui l’entourèrent toutes avec des mines decompassion. Les larmes jaillirent de nouveau de ses paupièresgonflées et rougies&|160;; à bout de forces, elle se laissa tombersur une chaise. On alla prévenir Kirillovna, qui l’accueillit fortgracieusement, mais n’eut garde de la laisser pénétrer jusqu’à leurmaîtresse. Du reste Avdotia n’insista guère, étant venue avant toutchercher un refuge, car elle ne savait vraiment plus où reposer satête.

Kirillovna fit apporter le samovar&|160;; après s’être longtempsfait prier, Avdotia consentit à prendre une tasse de thé qui futimmédiatement suivie de quatre autres. Ses sanglots, ses frissonsse firent bientôt moins fréquents, et l’astucieuse caméristeprofita de cette accalmie pour lui demander où ils comptaientdorénavant s’établir. La question provoqua une nouvelle crise etAvdotia assura en pleurnichant qu’il ne lui restait plus qu’àmourir&|160;; mais en femme de tête, Kirillovna l’arrêta court pourlui démontrer qu’au lieu de perdre son temps en lamentationsinutiles, elle ferait mieux de rassembler incontinent ses affaireset de les transporter au village, dans la chaumière familialed’Akim où logeait ce vieil oncle qui n’avait pas approuvé sonmariage.

–&|160;Madame ne refusera certainement pas des hommes et deschevaux pour vous aider. Et quant à vous, ma chère enfant, ajoutaKirillovna, dont un sourire aigre-doux plissait les lèvres dechatte, soyez assurée qu’il y aura toujours ici place pour vous, etqu’il nous sera très agréable de vous donner asile jusqu’à ce quevous ayez une autre demeure. Mais surtout n’oubliez pas qu’il nefaut jamais se laisser abattre par l’adversité. Comme vous lesavez, «&|160;Dieu l’a donné, Dieu l’a repris, Dieu peut le rendreencore&|160;». Nous sommes tous dans sa main. Par suite de diversesconsidérations, Elisabeth Prochorovna s’est vue dans la nécessitéde vendre votre auberge&|160;; dès qu’elle le pourra elle vousdédommagera certainement d’une manière ou de l’autre. Elle m’a bienpriée de le dire à Akim Sémionytch… À propos, où est-il&|160;?

Avdotia répondit que, l’ayant rencontrée, Akim lui avait faitaffront et s’en était allé chez Ephrem, le sacristain.

–&|160;Comment, chez cet individu&|160;! s’exclama Kirillovnasur un ton qui en disait long… Après tout, je comprends qu’il aitdu chagrin. En tout cas on aura de la peine à mettre la main dessusaujourd’hui. Mélanie, appelez-moi Nicanor Ilitch, je m’entendraiavec lui.

Nicanor Ilitch, une sorte d’intendant de mine fort chétive, netarda pas à paraître&|160;: il écouta avec déférence ce que lui ditKirillovna, et dès qu’elle eut achevé, déclara que tout seraitponctuellement exécuté.

Emmenant aussitôt Avdotia, il mit à sa disposition les troispremiers paysans venus avec leurs charrettes&|160;; un quatrièmes’ajouta de lui-même au convoi, sous le prétexte qu’il sauraitmieux s’y prendre que les autres. Avdotia reprit en leur compagniele chemin de l’auberge où elle trouva ses garçons et la servanteFétinia en proie à une confusion et à une terreur extrêmes… Depuisqu’ils s’y étaient installés, les trois vigoureux gaillardsrecrutés par Nahum avaient fait si bonne garde que les fers de roued’un chariot neuf avaient déjà disparu.

Ce fut le cœur bien gros qu’Avdotia accomplit sa triste besogne.Malgré l’aide de l’habile homme, qui ne fit d’ailleurs pas autrechose que se promener, en crachotant, de long en large, un bâton àla main, elle ne put quitter l’auberge le jour même et dut y passerla nuit, après avoir prié Fétinia de rester dans sa chambre. Ellene s’endormit qu’à l’aurore, d’un sommeil fiévreux, et les larmescoulaient encore sur ses joues après qu’elle eut perduconnaissante.

&|160;

Cependant le sacristain s’était réveillé plus tôt que de coutumedans son étroit réduit. Il se mit à cogner contre la porte, àsupplier sa femme de le laisser sortir. Celle-ci refusa d’abordsous prétexte qu’il n’avait pas assez cuvé son eau-de-vie&|160;;mais il piqua sa curiosité en promettant de lui raconter l’étrangeaventure dont Akim avait été la victime. Elle tira la chevillette.Ephrem lui conta ce qu’il savait et s’enquit de soncompagnon&|160;: était-il ou non réveillé&|160;?

–&|160;Dieu le sait, répondit la femme&|160;; vas-y voirtoi-même&|160;; il n’est pas encore descendu du poêle… Vous en avezpris une cuite hier soir&|160;! Regarde voir un peu tafigure&|160;: on dirait une écumoire&|160;!… Et t’as du foin pleinles cheveux&|160;!

–&|160;Je m’en fiche pas mal&|160;! rétorqua Ephrem.

Par acquit de conscience il se passa la main dans les cheveux etpassa dans la salle.

Akim ne dormait plus&|160;; assis sur le poêle, les jambespendantes, il montrait un visage d’autant plus chiffonné, d’autantplus hagard qu’il n’avait pas l’habitude de s’enivrer.

–&|160;Avez-vous bien reposé, Akim Sémionytch&|160;? s’enquitEphrem.

Akim posa sur le sacristain un regard trouble.

–&|160;Dis-moi, frérot, proféra-t-il d’une langue pâteuse, yaurait-il pas moyen de… remettre ça&|160;?

Ephrem leva sur lui un œil émerillonné. Il éprouvait un frissonassez semblable au tressaillement du chasseur à l’affût, qui entendsoudain aboyer les chiens dans un bois d’où il n’espérait plusfaire sortir du gibier.

–&|160;Comment&|160;! encore&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Oui, encore.

–&|160;Ça peut se faire… Patientez un peu, répondit Ephrem touten songeant à part soi&|160;: «&|160;Ça ne va pas être commode. Sije tombe sur la «&|160;bourgeoise&|160;», alorsgare&|160;!&|160;»

Il sortit cependant et, grâce à d’habiles manœuvres, il réussità introduire subrepticement une grosse bouteille, dont Akims’empara aussitôt. Par crainte de sa «&|160;bourgeoise&|160;»,Ephrem refusa cette fois de lui tenir compagnie.

–&|160;Je m’en vas faire un tour par chez vous, luidéclara-t-il, histoire voir ce qui se passe et de veiller à cequ’on ne vous vole pas.

Il partit en effet sur son pauvre cheval, qu’il avait oublié denourrir&|160;; mais il ne s’était pas oublié lui-même, à en jugerpar l’enflure bizarre de son caftan.

Peu après son départ, Akim dormait de nouveau comme un mort surle poêle… Il ne donna même pas signe de vie lorsque, quatre heuresplus tard, Ephrem se mit à le secouer pour lui faire un rapportfort embrouillé sur son expédition&|160;: tout était fini et parti,on avait déménagé jusqu’aux saintes images, on demandait Akim à coret à cri, mais lui, Ephrem avait bien spécifié qu’on ne ledérangeât point, etc., etc. Il ne divagua d’ailleurs pas longtemps,sa robuste moitié lui ayant bientôt fait reprendre le chemin de laresserre, tandis qu’elle-même fort indignée et contre son mari etcontre l’importun visiteur qui l’avait débauché, grimpait dans lasoupente… Suivant sa coutume, elle s’éveilla de très bonneheure&|160;; ses regards étant venus à tomber sur le poêle, elles’aperçut qu’Akim n’y était plus…

Les coqs n’avaient pas encore chanté pour la seconde fois,l’aurore s’annonçait à peine par quelques teintes grises justeau-dessus de sa tête, que déjà Akim franchissait le portail. Sonvisage était blême, mais ses yeux jetaient autour de lui desregards scrutateurs et sa démarche n’était pas d’un homme ivre… Ilse dirigea vers son ancienne demeure, vers cette auberge devenue lalégitime propriété de Nahum.

Et Nahum non plus ne dormait pas. Il avait jeté sa peau demouton sur un banc et s’était étendu dessus tout habillé, mais lesommeil le fuyait. Non pas que sa conscience le tourmentât&|160;:il avait assisté depuis le matin à l’emballage et au déménagementde tous les effets d’Akim, il avait même adressé plus d’une fois laparole à Avdotia, trop abattue pour lui adresser de nouveauxreproches… Non, sa conscience était tranquille, mais son esprittravaillait&|160;: réussirait-il dans cette nouvelle carrière, luiqui n’avait jamais tenu d’auberge, jamais eu à lui le moindrecoin&|160;? l’affaire était bien mise en train, mais commentmarcherait-elle par la suite&|160;?

Après avoir expédié, la veille au soir, la dernière charrettechargée du mobilier d’Akim – qu’Avdotia suivit en pleurant – ilavait minutieusement visité toute la maison de la cave au grenier,sans oublier ni les hangars ni les remises, et prescrit plutôt dixfois qu’une à ses garçons de faire bonne garde. Demeuré seul aprèsle souper, il n’avait pu trouver de repos, bien qu’à sa grandesatisfaction aucun voyageur n’eût demandé ce jour-là à passer lanuit. «&|160;Ils ont emmené leur chien, nom de nom, pensait-il ense retournant d’un côté sur l’autre&|160;; va falloir dès demain enacheter un autre, un bon chien bien méchant&|160;; le meunier entient de comme ça…&|160;» Tout à coup il dressa la tête&|160;: ilavait cru entendre des pas sous la fenêtre. Il prêtal’oreille&|160;: rien. Il ne percevait que le cricri du grillondans le foyer, le grignotement d’une souris en quelque coin et lebruit de sa propre respiration. Tout était tranquille dans la piècepresque vide, éclairée faiblement par la veilleuse de l’imagesainte qu’il avait déjà eu le temps de mettre en place… Il reposala tête&|160;; mais bientôt il lui sembla entendre gémir la portecochère et craquer la palissade. Il ne put y tenir&|160;: il bonditde son banc, ouvrit la porte du vestibule et appela à voixbasse&|160;:

–&|160;Fiodor&|160;! Fiodor&|160;!

Personne ne lui répondit. Il franchit le seuil et faillit choiren heurtant du pied Fiodor, qui dormait étendu par terre. L’hommes’agita, marmonna dans son sommeil. Nahum le secoua rudement.

–&|160;De quoi&|160;? qu’est-ce qu’il y a&|160;?

–&|160;Chut&|160;! gueule pas comme ça… Alors, vous roupillez,mes gaillards… N’as-tu rien entendu&|160;?

–&|160;Non, rien.

–&|160;Où sont couchés les autres&|160;?

–&|160;Mais ousque vous l’avez dit… C’est y qu’il est arrivéquelque chose&|160;?

–&|160;Chut&|160;!… suis-moi.

Nahum ouvrit doucement la porte. La cour était plongée dansl’obscurité&|160;; si l’on distinguait les piliers de la galerie,c’est que leur lourde masse tranchait en plus noir sur le noir dela nuit.

–&|160;Si qu’on allumait une lanterne&|160;? murmura Fiodor.

Nahum le fit taire d’un geste et retint sa respiration. Iln’entendit d’abord que les bruits nocturnes que l’on perçoitd’ordinaire dans tout lieu habité&|160;: un cheval mangeait sonavoine, un homme ronflait quelque part, un pourceau endormipoussait de faibles grognements. Mais bientôt un bruit suspects’éleva du fin fond de la cour tout contre la palissade&|160;: unêtre quelconque semblait s’y démener en soufflant ou en respirantavec force. Nahum jeta par-dessus son épaule un regard à Fiodor,puis, descendant le perron à pas de loup, il se dirigea vers cebruit… Une ou deux fois il s’arrêta pour prêter l’oreille et repritsa marche furtive. Tout à coup il tressaillit… À dix pas devant luiun point lumineux brilla dans les ténèbres&|160;: c’était uncharbon ardent, dont la lueur laissa voir une bouche entr’ouvertequi soufflait dessus. Sans mot dire, Nahum bondit sur ce feu, commele chat sur la souris. Un long corps se souleva vivement de terre,faillit le renverser, lui glissa presque entre les mains&|160;;mais il put s’y cramponner de toutes ses forces.

–&|160;Fiodor&|160;! André&|160;! Pétrouchka&|160;! hurla Nahum.Vite, vite, ici&|160;! J’ai attrapé un voleur, unincendiaire&|160;!

L’homme se débattait désespérément, mais Nahum le tenait commedans un étau. Fiodor accourut à la rescousse.

–&|160;Une lanterne&|160;! vite une lanterne&|160;! cours lachercher, réveille tous les autres, lui cria Nahum. Il nem’échappera pas, je suis assis dessus… Cours vite et apporte aussiune ceinture pour l’attacher.

Fiodor obéit. L’homme qui tenait Nahum cessa tout à coup delutter.

–&|160;Alors tu n’as pas assez de la femme et de l’argent et del’auberge&|160;; tu veux aussi me perdre, moi, dit une voixétouffée que Nahum reconnut pour celle d’Akim.

–&|160;Ah, c’est toi, mon bonhomme&|160;!… Eh bien, attends unpeu, tu vas voir.

–&|160;Lâche-moi&|160;; est-ce que tu n’en as pas assez commeça&|160;?

–&|160;Je te montrerai demain, devant la justice, si j’en aiassez.

Et Nahum serra plus fortement encore son étreinte.

Les garçons accoururent avec deux lanternes et des cordes.

–&|160;Liez-le&|160;! leur commanda brusquement Nahum.

Les gars s’emparèrent d’Akim, le soulevèrent, lui attachèrentles mains derrière le dos. L’un d’eux lui adressait déjà desinjures, quand il reconnut l’ancien maître de l’auberge&|160;; ils’arrêta, tout interdit et échangea un regard avec sescamarades.

–&|160;Voyez, voyez, disait cependant Nahum en promenant salanterne sur le sol, il a apporté du charbon dans un pot, tout unbrasier&|160;; faudra s’enquérir où il a pris tout ça… Il a aussicassé des branches, tenez, ajouta-t-il en éteignant soigneusementle feu sous ses pieds… Fouille-le, Fiodor, qu’on voie s’il n’a pasencore quelque chose.

Fiodor fouilla Akim qui se tenait immobile, la tête penchée sursa poitrine, comme celle d’un mort.

–&|160;Il a quelque chose, en effet, dit le gars, en tirant dedessous le caftan d’Akim un vieux couteau de cuisine.

–&|160;Eh, eh, mon gaillard, voilà où tu voulais en venir&|160;!Vous êtes témoin, les gars, qu’il voulait m’assassiner, mettre lefeu à ma maison… Enfermez-le jusqu’au matin dans la cave&|160;; ilne pourra pas s’en échapper… Je le surveillerai moi-même et dès lepetit jour, on l’emmènera à la police… Et vous serez tous témoins,entendez-vous.

On poussa Akim dans la cave et l’on referma la porte sur lui.Nahum mit deux de ses gens en faction à la porte, et lui-même ne secoucha plus…

&|160;

Cependant la sacristine, s’étant dûment convaincue que l’intrusavait vidé la place, voulut, bien que l’aube pointât à peine,vaquer à sa cuisine. C’était dimanche. Elle s’accroupit devant lepoêle pour y prendre du feu et s’aperçut qu’on avait déjà enlevétoute la braise. Elle chercha son grand couteau et ne le trouvapoint. Enfin, de ses quatre pots il en manquait un. Cette femmepassait – et à juste titre – pour une tête solide. Après avoirréfléchi à la chose, elle s’en alla secouer son mari&|160;: ce nefut pas chose facile de réveiller l’ivrogne et encore moins de luifaire comprendre de quoi il retournait. À tout ce qu’elle luidisait, Ephrem répétait toujours&|160;:

–&|160;Il est parti&|160;? eh bien, qu’y puis-je&|160;? que lebon Dieu le bénisse&|160;!… Il a emporté un pot, un couteau&|160;?eh bien, qu’y puis-je&|160;? que le bon Dieu le bénisse&|160;!

Il finit pourtant par se lever et, après avoir prêté à sa«&|160;bourgeoise&|160;» une oreille plus attentive, il convint quec’était une méchante affaire et qu’on ne pouvait en rester là.

–&|160;Oui, appuya la sacristine, dans son désespoir il estcapable de faire un malheur… Je me suis bien aperçue hier soirqu’il ne dormait pas&|160;: il ne faisait que semblant… À ta place,Ephrem Alexandrytch, j’irais aux renseignements.

–&|160;Écoutez bien ce que je vais vous dire, OulianaFiodorovna&|160;: je file à l’auberge sans plus tarder, mais devotre côté vous allez me donner un petit verre d’eau-de-vie,histoire de faire passer mon mal de cheveux.

–&|160;Soit, dit la sacristine après un peu d’hésitation, jevais te donner un petit verre&|160;; mais prends garde de faire dessottises.

–&|160;Vous pouvez être tranquille sur ce point, OulianaFiodorovna.

Une fois ragaillardi, Ephrem partit pour l’auberge. Le soleil selevait à peine quand il y arriva et déjà une charrette, où setenait un des gars de Nahum, les rênes dans les mains, attendait auportail.

–&|160;Où s’en va-t-on comme ça&|160;? s’enquit Ephrem.

–&|160;À la ville, répondit l’autre à contre-cœur.

–&|160;Pour quoi faire&|160;?

En guise de réponse, le gars haussa les épaules… Ephrem mit piedà terre, monta le perron et se heurta dans le vestibule à Nahum,tout habillé et la casquette sur la tête.

–&|160;Tous nos souhaits de bienvenue et d’heureuse installationau nouveau propriétaire, claironna Ephrem, qui connaissaitpersonnellement Nahum… Où allez-vous de si bonne heure&|160;?

–&|160;Il y a de quoi me féliciter, rétorqua brusquementNahum&|160;; dès le premier jour j’ai failli brûler.

Ephrem tressaillit.

–&|160;Pas possible&|160;! Qu’est-ce qui vous est doncarrivé&|160;?

–&|160;Il m’est arrivé qu’un brave homme a voulu mettre le feu àma maison, voilà&|160;!… Mais j’ai eu la chance de le prendre surle fait, et maintenant je l’emmène à la ville…

–&|160;Ne serait-ce pas… Akim&|160;? demanda lentementEphrem.

–&|160;Oui, c’est lui… Comment l’as-tu deviné&|160;? Il est venucette nuit avec des tisons dans un pot… Il était en train d’attiserle feu quand je l’ai pincé… Mes gars sont tous témoins… Veux-tu levoir&|160;? Il est justement temps qu’on l’emmène…

–&|160;Vous feriez mieux de le relâcher, mon bon Nahum Ivanytch.Un pauvre vieux au désespoir, vous comprenez, ça perd facilement latête… Ne prenez pas ce péché sur votre conscience.

–&|160;Qu’est-ce que tu me chantes là&|160;? Le relâcher&|160;!pour qu’il revienne me brûler dès demain&|160;!

–&|160;Il ne reviendra pas, Nahum Ivanytch, croyez-moi… Et decette façon vous aurez moins de désagréments que si vous le traînezdevant les tribunaux… La justice est curieuse, vous savez…

–&|160;La justice&|160;? Je ne la crains pas.

–&|160;Oh, mon bon Nahum Ivanytch, qui peut se vanter de ne pascraindre la justice&|160;?

–&|160;Assez comme ça, hein&|160;!… Te voilà soûl dès le matin…et un dimanche encore.

Ephrem fondit subitement en larmes.

–&|160;Oui, je suis soûl…, mais je dis la vérité, marmonna-t-il.Pardonnez-lui, Nahum Ivanytch, pour la fête de Notre-Seigneur…

–&|160;Viens toujours, espèce de pleurnicheur&|160;!

Et Nahum se dirigea vers la cour. Ephrem lui emboîta le pas.

–&|160;Faites-lui grâce pour Avdotia Aréfievna, reprit-il.

Nahum s’approcha de la cave et en ouvrit la porte toute grande.Ephrem, avec une curiosité craintive, étendit le cou par derrièreNahum et dans un coin de la cave, qui n’était pas profonde, ilfinit par reconnaître Akim. Le riche aubergiste, naguère respectédans tout le voisinage, était étendu sur de la paille, les mainsliées comme un criminel… Le bruit lui fit lever la tête. Ilparaissait avoir affreusement maigri pendant ces deux derniersjours, pendant cette nuit surtout. Ses yeux enfoncés se voyaient àpeine sous son front devenu d’un jaune de cire&|160;; ses lèvresétaient sèches et noires&|160;; son visage bouleversé avait prisune expression étrange, farouche et craintive à la fois.

–&|160;Lève-toi et sors, dit Nahum.

Akim se leva et franchit péniblement le seuil de la cave.

–&|160;Akim Sémionytch, hurla Ephrem, qu’as-tu fait&|160;? Tut’es perdu, mon pauvre ami&|160;!

Akim le regarda sans mot dire.

–&|160;Ah, si j’avais su pourquoi tu me demandais del’eau-de-vie, je ne t’en aurais pas donné&|160;!… Non, ma parole,je ne t’en aurais pas donné&|160;; je l’aurais plutôt toute buemoi-même&|160;!… Nahum Ivanytch, ajouta-t-il en tirant celui-ci parla manche, faites-lui grâce, relâchez-le.

–&|160;Oui, comptes-y&|160;! rétorqua Nahum avec un mauvaissourire. Eh bien, dit-il en se retournant vers Akim, avance,qu’est-ce que tu attends&|160;?

–&|160;Nahum Ivanov…, fit Akim.

–&|160;Qu’est-ce qu’il te faut encore&|160;?

Nahum Ivanov, répéta Akim, écoute-moi. Je suis coupable&|160;:j’ai voulu me rendre justice moi-même, et c’est Dieu qui doit nousjuger. Tu m’as tout pris, tu le sais bien, tout jusqu’au dernierliard… Maintenant, tu peux m’achever… Écoute pourtant ce que jevais te dire&|160;: si tu me relâches à présent, eh bien, soit, jeme résigne… Que tout soit à toi, j’y consens et je te souhaitebonne chance&|160;!… Je te le dis comme devant Dieu&|160;: si tu merelâches, tu n’auras pas à t’en repentir. Que le bon Dieu tebénisse&|160;!…

Akim se tut et ferma les yeux.

–&|160;C’est ça, on n’a qu’à te croire&|160;! ricana Nahum.

–&|160;Bien sûr qu’on peut le croire&|160;! intervint de nouveauEphrem. D’Akim Sémionytch, moi, voyez-vous, je suis prêt à répondresur ma tête. Parole d’honneur&|160;!

Des blagues&|160;! s’écria Nahum. Partons.

Akim rouvrit les yeux et le dévisagea.

–&|160;Comme tu voudras, Nahum Ivanov. Mais tu charges par tropta conscience… Eh bien, partons, puisque tu es si pressé.

Nahum le fixa d’un œil scrutateur. «&|160;Après tout, se dit-il,vaudrait peut-être mieux l’envoyer au diable&|160;! Autrement lemonde me déchirera à belles dents et Avdotia me mangera toutcru&|160;!&|160;»

Pendant que Nahum se consultait, personne ne prononça uneparole. Le conducteur de la charrette, qui voyait toute la scène àtravers la porte, hochait la tête en faisant claquer les rênes surla croupe du cheval&|160;; et les deux autres gars, plantés sur leperron, se taisaient également.

–&|160;Eh bien, vieux, écoute, dit enfin Nahum&|160;; si je telâche et si je défends à mes gars de parler…, eh bien, serons-nousquittes ensemble&|160;?… Comprends-moi bien, serons-nousquittes&|160;?

–&|160;Je te l’ai déjà dit&|160;: garde tout.

–&|160;Ça sera bien entendu&|160;: je ne redevrai plusrien&|160;?

–&|160;Non, on ne se redevra plus rien l’un à l’autre.

Nahum réfléchit encore quelques instants.

–&|160;Jure-le.

–&|160;Je le jure devant Dieu.

–&|160;Allons, fit Nahum, à la grâce de Dieu&|160;! Je m’enrepentirai bien sûr, mais tant pis&|160;!… Donne-moi tes mains.

Akim se tourna&|160;; Nahum se mit en devoir de le délier.

–&|160;Rappelle-toi, vieux, proféra-t-il en dénouant les cordes,que je t’ai fait grâce. Ne l’oublie pas, hein&|160;!

–&|160;Voilà un bon mouvement, Nahum Ivanytch, balbutia Ephremtout ému, soyez sûr que Notre-Seigneur vous en tiendra compte.

Akim fit jouer ses bras gonflés et refroidis et se dirigea versle portail… Nahum parut soudain se repentir d’avoir lâché saproie.

–&|160;Prends garde, lui cria-t-il, tu as juré devantDieu&|160;!

Akim se retourna, promena ses regards sur son ancienne demeure,et proféra avec une infinie tristesse&|160;:

–&|160;Garde tout… et pour toujours… irrévocablement… Adieu.

Et, suivi d’Ephrem, il gagna la route à pas lents. Nahumabandonna d’un grand geste les choses à leur destin et rentra chezlui après avoir donné ordre de dételer.

–&|160;Comment, Akim Sémionytch, ce n’est pas chez moi que vousallez&|160;? s’exclama Ephrem en voyant son compagnon s’engagerdans le chemin de droite.

–&|160;Non, merci, Ephrem… Je m’en vais voir ce que devient mafemme.

–&|160;Vous avez bien le temps, voyons… S’agirait d’abord… aprèsl’heureuse tournure qu’ont pris les choses…

–&|160;Non, merci, Ephrem… Assez comme ça… Adieu.

Et Akim s’en alla sans se retourner.

–&|160;Ah, par exemple, assez comme ça&|160;! bougonna lesacristain ébahi. Et moi qui ai répondu de lui sur ma tête&|160;!…Si je m’attendais à pareille ingratitude&|160;!… Fi&|160;!…

Il se rappela opportunément qu’il avait laissé dans l’aubergeson pot et son couteau. Nahum les lui fit rendre, mais ne songeamême pas à lui offrir un petit verre. Ce nouvel échec dégrisacomplètement notre sacristain, qui rentra chez lui de fort méchantehumeur.

–&|160;Eh bien, lui demanda sa femme, l’as-tu trouvé&|160;?

De quoi, trouvé&|160;? Ta vaisselle&|160;?… La v’là&|160;!

–&|160;Alors, c’était Akim qui&|160;?…

–&|160;Oui, répondit Ephrem en hochant la tête… A-t-on idée d’uncoco pareil&|160;! J’ai juré pour lui tous mes grands dieux. Sansmoi il pourrirait à c’te heure sur la paille humide et il n’a passeulement voulu me payer la goutte&|160;!… Vous, au moins, OulianaFiodorovna, vous allez bien sûr me montrer quelqueconsidération…

Loin de lui montrer la moindre considération, Ouliana Fiodorovnal’envoya fort galamment paître.

Cependant Akim suivait à pas lents le chemin qui menait à sonvillage. En proie à un tremblement intérieur, comme tout homme quivient d’échapper à une mort certaine, il n’arrivait pas à reprendreses esprits. À peine pouvait-il croire à sa liberté. Avec unétonnement stupide, il regardait les champs, le ciel, lesalouettes, qui palpitaient dans l’air tiède et léger… La veille, ilavait eu beau s’étendre, immobile, sur le poêle du sacristain, lesommeil l’avait fui depuis le dîner. Vainement il avait essayéd’assoupir dans l’ivresse la douleur insupportable de l’offensereçue, les affres du courroux impuissant… L’eau-de-vie n’avait pule vaincre&|160;; la colère bouillonnait en lui&|160;; alors il seprit à ruminer des projets de vengeance, qui tous visaient le seulNahum&|160;; Elisabeth Prochorovna ne lui venait même pas à lapensée, et il chassait impitoyablement jusqu’au souvenir d’Avdotia.Vers le soir cette soif de revanche devint une véritable rage, etce brave homme faible et débonnaire attendit dans la fièvre lemoment où il pourrait quitter son repaire comme un loup en quête deproie et s’en aller, le feu à la main, détruire son ancien logis…Mais on l’avait saisi, enfermé… À quels tourments fut-il en proiedurant ces heures cruelles&|160;? Pareilles souffrances étanttoujours muettes, aucune parole ne saurait les rendre… Le matin, unpeu avant la venue de Nahum et d’Ephrem, il éprouva comme unsoulagement. «&|160;Tout est perdu, se dit-il, le vent a toutemporté…&|160;», et il s’abandonna à son destin. Né avec de mauvaispenchants, Akim eût pu devenir à cet instant un scélérat&|160;;mais par bonheur le mal était étranger à son âme. Une catastrophesubite, imméritée, l’avait certes entraîné à un acte dedésespoir&|160;; mais, en l’ébranlant jusque dans son tréfonds, etl’échec de sa tentative criminelle ne lui avait laissé qu’uneimmense fatigue… Conscient de sa faute, il arracha son cœur à toutregret terrestre et se mit à prier avec une amère ferveur. Saprière fut d’abord tout intérieure, mais il lui arriva des’exclamer&|160;: «&|160;Seigneur, mon Dieu&|160;!&|160;» et leslarmes coulèrent aussitôt… Il pleura longtemps et finit par secalmer… Ses sentiments auraient changé sans doute, s’il lui eûtfallu répondre de son acte… Mais tout à coup on lui avait rendu laliberté et voici qu’il s’en allait, prêt à revoir sa femme, brisé,à demi-mort, mais tranquille.

Le château était situé à une petite demi-lieue de sonvillage&|160;; à la croisée des chemins qui conduisaient à l’un età l’autre, il hésita un instant et résolut de voir d’abord sonvieil oncle.

La pauvre et déjà vieille chaumine se trouvait presque au boutdu village. Il suivit toute la rue, sans rencontrer âme quivive&|160;: tout le monde était à l’église. Seule une vieille femmemalade souleva sa fenêtre pour le regarder s’éloigner, et unepetite fille, qui courait tirer de l’eau au puits, s’arrêta pour lesuivre, elle aussi, du regard. Le premier homme qu’il aperçut futprécisément cet oncle qu’il cherchait. Le vieux avait passé toutela matinée étendu sur le talus devant sa fenêtre, à se chauffer ausoleil et à humer quelques prises. Ne se sentant pas bien, ils’était dispensé de la messe et se proposait d’aller prendre desnouvelles d’un vieux voisin plus malade que lui, lorsqu’ilrencontra Akim. Il s’arrêta, le laissa s’approcher et après l’avoirscruté d’un coup d’œil, il proféra lentement&|160;:

–&|160;Bonjour, mon petit Akim.

–&|160;Bonjour, répondit l’autre qui, sans lever les yeux, leprécéda dans l’enclos. Il y aperçut ses chevaux, sa vache, sacharrette et jusqu’à ses poules. Sans mot dire, il pénétra dans lamaison, et, se laissant tomber sur un banc, il s’y appuya de sespoings fermés. Debout dans l’embrasure de la porte, le vieux leconsidérait d’un œil pitoyable.

Où est donc ma femme&|160;? s’enquit enfin Akim.

–&|160;Au château, se hâta de répondre le bonhomme. Ici,vois-tu, on a déposé ton bétail et tes coffres&|160;; mais elle,elle est là-bas. Veux-tu peut-être que j’aille lachercher&|160;?

–&|160;Vas-y, répondit Akim après quelques instants deréflexion. Mon oncle, mon oncle, ajouta-t-il avec un profondsoupir, tandis que le vieux décrochait son bonnet pendu à un clou,te rappelles-tu ce que tu m’as dit la veille de monmariage&|160;?

–&|160;Nous sommes tous dans la main de Dieu, mon petitAkim.

–&|160;Rappelle-toi&|160;: tu m’as dit alors que je n’étais plusvotre égal à vous autres paysans. Et me voilà devenu plus gueuxqu’un rat d’église.

–&|160;On ne saurait se garer des mauvaises gens, y en a trop,répliqua sentencieusement le vieux. Ce gars-là, vois-tu, c’est unloup et ça mord en loup. Y a donc pas seulement un gros monsieurpour le mater, le gredin&|160;?

Sur ce, il enfonça son bonnet et se mit en route.

Avdotia revenait de l’église quand on lui dit que l’oncle de sonmari la demandait. Jusqu’alors elle n’avait vu que bien rarement cepersonnage&|160;: il ne venait jamais à l’auberge et passaitd’ailleurs pour un original, peu loquace et passionné de tabac.Avdotia s’empressa d’accourir.

–&|160;Que veux-tu, Pétrovitch&|160;? Il est arrivé quelquechose&|160;?

–&|160;Rien du tout, Avdotia Aréfievna&|160;; ton mari tedemande.

–&|160;Il est donc revenu&|160;?

–&|160;Mais oui.

–&|160;Où est-il&|160;?

–&|160;Chez nous, au village.

Avdotia perdit son aplomb.

–&|160;Écoute, Pétrovitch, dit-elle en le regardant droit dansles yeux, est-ce qu’il est fâché&|160;?

Il n’en a pas l’air.

Avdotia baissa la tête.

–&|160;Eh bien, allons&|160;!

Elle se coiffa d’un grand fichu et tous deux se mirent en route.Ils firent le chemin en silence. Quand ils approchèrent de lachaumine, Avdotia sentit ses jambes se dérober.

–&|160;Pétrovitch, supplia-t-elle, entre le premier&|160;;dis-lui que je suis venue à son appel.

Pétrovitch trouva Akim assis à la même place et plongé dans deprofondes réflexions.

–&|160;Quoi, dit le malheureux en levant la tête, elle n’est pasvenue&|160;?

–&|160;Si, elle attend à la porte.

–&|160;Envoie-la-moi.

–&|160;Entre, dit le vieux une fois dehors, en appelant Avdotiade la main.

Et il se laissa retomber sur son talus.

Avdotia ouvrit la porte en tremblant, franchit le seuil ets’arrêta.

Akim la dévisagea.

–&|160;Voyons, Aréfievna, commença-t-il, qu’allons-nous faire àprésent&|160;?

–&|160;Pardon…, murmura-t-elle.

–&|160;Eh, Aréfievna, nous sommes tous pécheurs. À quoi bonrevenir sur le passé&|160;!

–&|160;C’est lui, le scélérat, qui nous a perdus tous les deux,reprit Avdotia d’une voix chevrotante, et des larmes lui coulèrentle long des joues. Ne laisse pas les choses comme ça, AkimSémionytch&|160;; réclame ton argent, ne m’épargne pas&|160;; jesuis prête à jurer sous serment que c’est moi qui le lui ai prêté.Elisabeth Prochorovna avait le droit de vendre notre auberge, maislui pourquoi nous pille-t-il, le brigand&|160;?… Réclame tonargent…

–&|160;Je n’ai plus d’argent à lui réclamer, rétorqua Akim d’unton morne. Nous sommes quittes.

–&|160;Comment, quittes&|160;? fit Avdotia stupéfaite.

–&|160;Oui, quittes, répondit Akim, tandis qu’une flamme passaitdans ses yeux. Sais-tu où j’ai passé la nuit&|160;? Tu ne le saispas&|160;? Dans la cave de Nahum, ligoté comme un mouton, voilà oùj’ai passé la nuit. Je voulais lui brûler sa maison à ce Nahum,mais il m’a pincé, le gaillard&|160;; il n’est pas dégourdi pourdes prunes&|160;! Aujourd’hui il voulait m’emmener à la ville, maisau dernier moment il m’a fait grâce. Tu vois bien que je n’ai plusd’argent à lui réclamer… Et d’ailleurs comment leréclamerais-je&|160;? Il me demandera pour sûr&|160;: «&|160;Quandest-ce que je t’ai emprunté de l’argent&|160;?&|160;» Veux-tu doncque je lui réponde&|160;: «&|160;C’est ma femme qui l’a déterrésous le plancher et qui te l’a porté. – Elle ment, ta femme&|160;»,qu’il me dira… T’as peut-être pas assez fait parler de toi commeça, hein&|160;?… Tais-toi plutôt, Aréfievna, c’est moi qui te ledis, tais-toi.

–&|160;Pardon, Sémionytch, pardon&|160;! balbutia de nouveauAvdotia éperdue.

–&|160;Il ne s’agit pas de ça, reprit Akim après un courtsilence&|160;; mais qu’allons-nous devenir maintenant&|160;? Nousn’avons plus de maison, plus d’argent.

–&|160;On tâchera de se remonter, Akim Sémionytch&|160;; ondemandera à Elisabeth Prochorovna de nous venir en aide. Kirillovnam’a promis qu’elle le ferait.

–&|160;Non, Aréfievna… Si le cœur t’en dit, va faire descourbettes à la maîtresse avec ta Kirillovna&|160;; vous êtes de lamême couvée toutes les deux… Mais voici ce que j’ai à tedire&|160;: reste ici, et que le bon Dieu te bénisse&|160;! Quant àmoi, je m’en vais. Par bonheur, nous n’avons pas d’enfants… Seul,je me tirerai toujours d’affaire.

–&|160;Qu’est-ce que tu dis, Sémionytch&|160;? C’est-y que tuveux te refaire roulier&|160;?

Akim eut un sourire amer.

–&|160;Le beau roulier que je ferais à c’te heure,parlons-en&|160;!… Non, vois-tu, Aréfievna, roulage et mariagec’est pas la même chose. – Faut être jeune pour faire ce métier-là…Si je m’en vais, c’est parce que je ne veux pas qu’on me montre audoigt&|160;; comprends-tu&|160;?… Et je profiterai de l’occasionpour prier le bon Dieu, pour implorer le pardon de mes péchés.Voilà où j’irai, Aréfievna.

–&|160;Tes péchés&|160;? Tu en as donc commis, Sémionytch&|160;?fit timidement Avdotia.

–&|160;Ça, femme, c’est mon affaire.

–&|160;Mais moi, Sémionytch, que deviendrai-je&|160;? Commentpourrai-je vivre sans mon mari&|160;?

–&|160;Ne dis pas de bêtises, Aréfievna&|160;!… Tu as bienbesoin vraiment d’un mari comme moi&|160;!… Un vieux bonhomme sansle sou&|160;!… Tu te passais bien de mari autrefois, tu t’enpasseras encore à l’avenir. – Quant au bien qui nous reste,prends-le, je m’en moque.

–&|160;Comme tu voudras, Sémionytch, dit tristementAvdotia&|160;; tu sais mieux que moi ce qu’il faut faire.

–&|160;Tout juste… Seulement ne va pas croire que je t’enveuille, Aréfievna. À quoi bon se fâcher maintenant&|160;? J’auraisdû m’y prendre plus tôt… J’ai eu tort de ne pas le faire et j’ensuis puni avec raison. Comme on fait son lit, on se couche, déclaraAkim avec un soupir… Je ne suis plus jeune, il est temps que jesonge à mon âme… C’est le Seigneur lui-même qui m’a éclairé. Vieuxfou que j’étais, je pensais comme ça me la couler douce avec majeune épouse… Non, mon vieux, faudrait voir d’abord à prier, àjeûner, à souffrir, à frapper la terre du front… Et maintenantlaisse-moi, ma chère… Je suis bien fatigué, je vais tâcher de faireun somme.

Et Akim s’étendit en gémissant sur son banc.

Avdotia fit mine de vouloir répondre&|160;; mais, après luiavoir jeté un regard, elle se détourna et sortit.

–&|160;Eh bien, il ne t’a pas battue&|160;? lui demandaPétrovitch, recroquevillé sur son talus, quand elle passa devantlui.

Avdotia s’éloigna sans mot dire.

–&|160;Voyez-vous ça&|160;! Il ne l’a pas battue&|160;! grommelale vieux en souriant.

Et après s’être dûment chiffonné la barbe, il aspira une priseavec délice.

*

* *

Akim réalisa son projet. Il arrangea à la hâte ses affaires etquelques jours après leur entretien, il vint en tenue de voyagefaire ses adieux à sa femme, qui s’était provisoirement installéedans une aile du château. Leur entrevue ne fut pas longue&|160;;Kirillovna, qui se trouvait présente, lui conseilla d’aller prendrecongé de la maîtresse. Il y alla. Elisabeth Prochorovna le reçutavec une certaine confusion, mais elle l’admit gracieusement aubaisemain, et lui demanda où il avait l’intention de se rendre.Akim répondit qu’il commencerait par le pèlerinage de Kiev et selaisserait ensuite guider par le doigt de Dieu. Elle loua fort sarésolution et le congédia…

Depuis lors il n’a fait que de rares apparitions au château,mais il ne manque jamais de rapporter un pain spécialement bénitaux intentions de sa maîtresse. En revanche, dans tous les lieux depèlerinage célèbres, à la Trinité-Saint-Serge, à Saint-NicolasBlanc-Rivage, à l’ermitage d’Opta, jusque dans l’île lointaine deSaint-Barlaam[9], onpeut apercevoir son visage vieilli, émacié, mais toujours empreintd’une noble gravité… Une année vous le voyez passer confondu parmila foule innombrable qui suit de Koursk à Korsouno la procession deNotre-Dame du Tronc&|160;; l’année suivante vous le rencontrezassis, le havresac sur le dos, au milieu d’autres pèlerins, sur leparvis de Saint-Nicolas de Mtsensk. Le printemps l’amèned’ordinaire à Moscou. De son pas lent mais infatigable, il chemineainsi de pays en pays, et l’on prétend même qu’il a vu Jérusalem…Il paraît parfaitement heureux et tranquille, et ceux à qui ilarrive de s’entretenir avec lui vantent beaucoup sa piété, sasagesse, sa résignation.

Pendant ce temps Nahum s’était mis résolument à l’œuvre et sesaffaires, bien menées, prenaient un bon train. Tout le cantonsavait par quels moyens le gars s’était procuré son auberge&|160;;on n’ignorait pas qu’Avdotia lui avait livré l’argent de sonmari&|160;; personne ne l’aimait à cause de son caractère froid etrude&|160;; on racontait même avec indignation qu’Akim étant venuun jour comme pèlerin lui demander l’aumône par la fenêtre, ils’était contenté de répondre&|160;: «&|160;Dieu te la fera.&|160;»Mais tout le monde devait convenir que personne n’avait meilleurechance que lui&|160;: son blé venait mieux que celui des voisins,ses abeilles essaimaient davantage, ses poules même pondaient plussouvent, ses bestiaux n’étaient jamais malades, ses chevaux neboitaient jamais…

De longtemps Avdotia, devenue première couturière d’ElisabethProchorovna, ne put entendre prononcer le nom de Nahum&|160;; maispeu à peu cette aversion alla en diminuant et l’on prétend même quela nécessité la contraignit un jour de recourir à son ancienamoureux et qu’il lui rendit cent roubles… Ne la jugeons pas tropsévèrement&|160;: la pauvreté a maté bien d’autres gens qu’Avdotia,et son brusque changement de fortune avait fort abattu lamalheureuse&|160;; on ne saurait dire avec quelle rapidité elleavait vieilli et enlaidi.

&|160;

Comment finit tout cela&|160;? demandera le lecteur. Voicicomment.

Après avoir, pendant une quinzaine d’années, fort bien mené sabarque, Nahum accepta tout à coup une offre avantageuse et venditson auberge. Il ne s’y fût jamais décidé sans une circonstance enapparence futile&|160;: deux matinées de suite, son chien, assisdevant les fenêtres, se mit à pousser de longs hurlementsplaintifs. À la seconde fois, Nahum se planta devant le chien, leconsidéra attentivement, hocha la tête, et se rendit sur-le-champ àla ville où il traita de l’auberge avec une de ses connaissancesqui la marchandait depuis longtemps… Huit jours plus tard il cédaitla place au nouveau propriétaire et partait pour une provincelointaine&|160;; mais le soir même, l’auberge brûla de fond encomble sans qu’il en restât vestige et le successeur de Nahum futentièrement ruiné. Le lecteur comprendra facilement quels bruitscoururent dans le voisinage à propos de cet incendie. «&|160;Il aemporté sa chance avec lui&|160;», disait-on. On raconte maintenantqu’il fait le commerce de blé et gagne de l’argent gros comme lui.Un bonheur aussi insolent durera-t-il toujours&|160;? Qui sait,bien d’autres colonnes se sont écroulées, et tout crime se paye tôtou tard. Elisabeth Prochorovna est toujours de ce monde et, commeil arrive souvent aux personnes de sa trempe, elle n’a guèrechangé. Elle s’est toutefois quelque peu racornie et son avarice apris des proportions démesurées. Il est d’ailleurs bien difficilede savoir pour qui, n’ayant pas d’enfants et n’aimant personne,elle garde tout ce qu’elle amasse. Dans la conversation ellementionne souvent le nom d’Akim, dont les belles qualités lui ontfait concevoir, affirme-t-elle, une grande estime pour le paysanrusse. Kirillovna s’est rachetée de sa maîtresse par une assezforte somme et s’est mariée par amour avec un jeune blondin,serveur de son métier, qui lui fait souffrir mort et passion.Avdotia habite toujours l’aile des servantes, mais elle est encoredescendue de quelques degrés&|160;: elle s’habille pauvrement,presque malproprement&|160;; des manières pimpantes d’une filleélevée dans la capitale et des habitudes d’une riche aubergiste, iln’est pas resté trace&|160;; personne ne la remarque et elle setient pour heureuse de ne pas être remarquée. Le vieux Pétrovitchest mort. Quant à Akim, il chemine toujours et Dieu seul peutsavoir quand prendra fin sa vie errante.

1852.

Un Roi Lear des Steppes

Un soir d’hiver, nous étions une demi-douzaine d’amis réunischez un ancien camarade d’Université. L’entretien vint à tomber surShakespeare, les personnages de ses pièces, la maîtrise aveclaquelle il les avait saisis dans les entrailles mêmes de la naturehumaine. Nous admirions surtout leur profonde vérité« quotidienne. » ; chacun de nous nommait desOthellos, des Hamlets, des Falstaffs, voire des Richards IIIou des Macbeths – ceux-ci, à vrai dire, seulement en puissance –parmi les personnes que le hasard avait amenées sur sa route.

– Et moi, mes amis, s’écria notre hôte, homme déjà mûr,j’ai connu un Roi Lear !

– Pas possible !

– Si fait. Voulez-vous que je vous contel’histoire ?

– Nous vous écoutons.

Sans autre préambule, notre ami commença son récit.

I

J’ai passé mes quinze premières années à la campagne, chez mamère, riche propriétaire de la province de ***. L’impression laplus frappante qui me soit restée de ce temps déjà lointain, je ladois à notre plus proche voisin, un certain Martin PétrovitchKharlov. Cette impression ne pouvait guère s’effacer pour la bonneraison que de toute ma vie je n’ai jamais rencontré son pareil.Imaginez un homme d’une taille gigantesque : sur un énormebuste était plantée, un peu de travers et sans nulle apparence decou, une tête monstrueuse, surmontée d’une masse de cheveux enbroussaille, d’un gris tirant sur le jaune, et qui portait presquedes sourcils ébouriffés. Sur le vaste champ de ce visage, couleurde volaille plumée, un robuste nez bourgeonnant, flanqué de petitsyeux d’un bleu de faïence et d’expression très hautaine,surplombait une bouche minuscule, torse, crevassée et du même tonque le visage. La voix qui sortait de cette bouche était enrouée etnéanmoins retentissante ; elle rappelait le bruit strident quefait sur un mauvais pavé un charroi de barres de fer. Kharlovsemblait toujours s’entretenir par grand vent avec une personneplacée de l’autre côté d’un ravin. La véritable expression de sonvisage ne se laissait pas facilement définir, car on avait parfoisde la peine à en embrasser d’un regard toute l’étendue ; sansêtre ni désagréable ni même dénué d’une certaine grandeur, il n’enoffrait pas moins un spectacle fort cocasse. Quels pieds et quellesmains il avait : de vrais coussins ! Je ne pouvais pas,il m’en souvient, considérer sans une sorte de terreur respectueusele dos large de deux empans de Martin Pétrovitch, ni ses épaulessemblables à des meules de moulin, ni surtout ses oreilles qui,soulevées des deux côtés par ses grosses bajoues, rappelaient dansleurs volutes, leurs torsades et leurs boursouflures ces painsblancs en forme de cadenas si connus chez nous sous le nom de« kalatches ».

Été comme hiver Kharlov portait un casaquin de drap vert, serréà la taille par une ceinture circassienne et des bottesgoudronnées. Je ne lui ai jamais vu de cravate : autour dequoi l’aurait-il nouée ? Il respirait lentement, lourdement,comme un bœuf, mais il marchait sans bruit. Craignant sans doute detout briser, de tout renverser dans les appartements, il s’avançaitavec précaution, toujours de biais et d’un pas furtif. Sa forceherculéenne lui valait le respect de tout le canton : notrepeuple vénère encore les paladins. Des légendes s’étaient mêmeformées sur son compte : il avait terrassé un ours qui s’étaittrouvé sur son chemin au fond d’un bois ; il avait lancépar-dessus la clôture de son rucher un paysan pris en flagrantdélit de vol, ainsi que son cheval et son chariot, etc., etc.… Dureste Kharlov ne faisait nul étalage de sa force. « Si madextre, disait-il, est douée de quelque vigueur, c’est que le cielen a ainsi décrété. » En revanche il se montrait très fier del’antiquité de sa race et de la fermeté de son jugement.

– Notre famille, répétait-il souvent, descend du Chédois(il voulait dire Suédois). Kharlus, qui se fixa en Russie sous lerègne d’Ivan Vassiliévitch l’Aveugle (cela ne date pas d’hier commevous voyez !) Plutôt que rester comte en son pays, leditChédois Kharlus préféra devenir un gentilhomme russe et il se fitinscrire au Livre d’or. Voilà, monsieur, de qui descendent lesKharlov ! Et c’est pour cette raison que nous naissons tousavec des cheveux blonds, des yeux clairs et le visage net, car nousavons poussé sous la neige.

– Mais, Martin Pétrovitch, m’enhardis-je un jour à luidire, il n’y a jamais eu d’Ivan Vassiliévitch l’Aveugle. Il y a unIvan Vassiliévitch le Terrible, mais c’est le grand-prince VassiliVassiliévitch qu’on avait surnommé l’Aveugle.

– Tu radotes, mon garçon, me répondit tranquillementKharlov, du moment que je le dis, ça doit être vrai.

Comme ma mère s’avisait un jour de louer devant lui sondésintéressement, qui était en effet des plusremarquables :

– Eh, Natalie Nicolaïevna, proféra-t-il presque avec dépit,voilà vraiment un beau sujet de louanges ! Comme si ungentilhomme pouvait agir autrement ! Il ne manquerait plusqu’un vilain, qu’un manant pût dans son for intérieur me traiter deladre !… J’ai nom Kharlov, ma famille descend de là… (ilélevait son doigt au plafond aussi haut que possible) et vousvoudriez que je n’aie point d’amour-propre ?…

Une autre fois, un personnage d’importance qui était en visitechez ma mère, se permit de persifler Martin Pétrovitch. Celui-ciavait encore enfourché son dada, le Chédois Kharlus qui s’étaitfixé en Russie…

– Au temps du roi Guillot ? interrompit lemonsieur.

– Non, pas à cette époque, mais sous le règne dugrand-prince Ivan Vassiliévitch l’Aveugle.

– Quant à moi, reprit l’autre, je crois votre famillebeaucoup plus ancienne : elle remonte aux temps antédiluviens,quand la terre portait encore des mastodontes et desmégathériums.

Bien que ces termes scientifiques fussent complètement inconnusde Martin Pétrovitch, il comprit qu’on se moquait de lui.

– C’est possible, riposta-t-il du tac au tac. Notre raceest en effet très ancienne. On prétend même qu’à l’époque où monaïeul vint s’établir à Moscou, il y vivait un imbécile du genre devotre Excellence, et de pareils imbéciles ne viennent au mondequ’une fois tous les mille ans.

La riposte offusqua au plus haut point le grand personnage. Deson côté Kharlov jeta la tête en arrière, avança le menton, poussaun grognement de défi, et gagna le large.

Comme il revenait deux jours après, ma mère entreprit de lesemoncer.

– Eh, madame, interrompit aussitôt Kharlov, c’est une bonneleçon pour ce monsieur. Une autre fois il se tiendra sur sesgardes. Il est encore jeune, voyez-vous, il faut le faire marcherdroit.

Or le visiteur était à peine moins âgé que Kharlov ; maisce géant considérait tous ses semblables comme des blancs-becs.Très sûr de lui-même, il ne craignait âme qui vive. « Qui peutme faire quelque mal ? Est-il un homme au monde qui en soitcapable ? » demandait-il parfois avec un éclat de rirefort bref mais assourdissant.

II

Fort difficile en fait de connaissances, ma mère recevaitKharlov avec une cordialité particulière. Elle avait pour luitoutes les indulgences, car il lui avait sauvé la vie une vingtained’années auparavant, en retenant sa voiture sur le bord d’unprofond ravin où les chevaux s’étaient déjà engagés. Les traits etles harnais se cassèrent, mais Martin Pétrovitch ne lâcha point laroue qu’il avait saisie, encore que le sang lui jaillît sous lesongles. C’est ma mère qui l’avait marié, donnant pour femme à cebarbon de quarante ans sonnés une de ses pupilles, orpheline dedix-sept printemps. Cette petite personne délicate qu’à en croireles mauvaises langues il introduisit dans la chambre conjugale enla portant sur la paume de la main, mourut jeune, non sans avoirpris le temps de lui laisser deux filles. Ma mère n’en continua pasmoins à étendre sa protection sur Kharlov ; elle mit sa filleaînée dans la pension noble du chef-lieu, lui trouva un mari, ettenait déjà prêt un fiancé pour la seconde.

Kharlov gérait fort bien ses affaires : il arrondit sondomaine jusqu’à trois cents hectares et le dota peu à peu desconstructions nécessaires ; quant à ses paysans, inutile dedire qu’ils lui obéissaient au doigt et à l’œil ! Sacorpulence ne lui permettant guère les promenades à pied (la terrese refuse à me porter, disait-il), il allait partout sur unpetit drojki[10] très bas et conduisaitlui-même sa jument, une bête vieille de trente ans qui portait àl’épaule la cicatrice d’une blessure qu’elle avait reçue à labataille de Borodino sous un maréchal des logis dechevaliers-gardes. Cette jument boitait des quatre jambes à lafois ; ne pouvant pas marcher au pas, elle trottinait toujourset d’une façon inégale ; elle mangeait l’armoise et l’absinthele long des sentiers, ce que je n’ai jamais vu faire à un autrecheval. C’était pour moi un perpétuel sujet d’étonnement de voirune pareille rosse traîner un fardeau aussi considérable. Sur ledrojki, derrière le dos de Kharlov, se tenait son petitcosaque[11] Maxime.Entièrement collé à son maître, ses pieds nus appuyés sur l’essieudes roues de derrière, on eût dit une feuille ou un vermisseau quele hasard aurait accroché à la masse énorme qui se dressait devantlui. Le même petit cosaque rasait Kharlov une fois parsemaine : pour accomplir cette opération, il montait, dit-on,sur une table ; les mauvais plaisants prétendaient même qu’ilétait forcé de courir autour du menton de son seigneur.

Kharlov n’aimait guère rester longtemps chez lui ; on lerencontrait souvent par les chemins, dans son sempiternel équipage,une main tenant les rênes, l’autre étalée sur son genou, le couderelevé à la crâne, une minuscule casquette plantée sur le sommet desa tête. Il promenait fièrement autour de lui ses petits yeuxd’ours, saluait de sa voix de tonnerre tous les paysans, marchands,artisans, et lançait d’énergiques jurons aux popes, qu’il nepouvait souffrir. Un jour que je le croisais, mon fusil à la main,il me jeta un tel « à vous » en voyant un lièvre gîtéprès du chemin que les oreilles me tintèrent tout le long dujour.

III

J’ai déjà dit que ma mère accueillait toujours Martin Pétrovitchavec cordialité. Elle n’ignorait pas le profond respect qu’il luiportait. Il faisait partout son éloge : « C’est unemaîtresse femme, une vraie grande dame. » En lui parlant, ill’appelait « ma chère bienfaitrice. » Elle voyait enKharlov une sorte de géant dévoué, de paladin, qui pour la défendren’hésiterait pas à combattre toute une armée de manants, et, bienqu’une pareille collision ne fût guère à craindre, néanmoins mamère, restée veuve encore jeune, estimait qu’un pareil défenseurméritait bien quelques égards. Elle avait d’ailleurs une grandeconfiance en cet homme loyal qui ne buvait point, n’empruntaitjamais d’argent et ne manquait certes pas de jugeotte, malgré sonmanque total d’instruction. Quand elle eut l’idée de dicter sontestament, elle le fit venir comme témoin ; il dut retournerchez lui pour y prendre de grandes bésicles rondes en fer sanslesquelles il ne pouvait pas écrire. Même avec le secours de cetinstrument, ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure que, haletantet s’ébrouant, il parvint à tracer son nom, ses prénoms et sontitre, le tout en lettres onciales, énormes, carrées, ornées dequeues et de panaches. Ce labeur achevé, il déclara qu’il n’enpouvait plus et qu’à son gré écrire ou s’épucer, c’était toutun.

Ainsi donc, ma mère estimait fort Martin Pétrovitch… sanstoutefois l’admettre au-delà de la salle à manger : ilrépandait une odeur vraiment trop forte, odeur qui tenait à la foisde la terre remuée, des feuilles mortes et de la vase des marais.« C’est un homme des bois », disait de lui ma vieillebonne. Lorsqu’il dînait chez nous, on lui mettait une table dans uncoin ; cette mesure ne le choquait point, il la trouvait mêmefort commode, car elle lui permettait d’assouvir sans se gêner etsans gêner ses voisins une faim dévorante, comme personne n’en aprobablement connu depuis les temps de Polyphème. Par mesure deprécaution on mettait de côté à son intention un énorme pot quidevait bien contenir six bonnes livres de sarrasin.

– Sans cela, lui disait ma mère, tu m’avalerais toutcru.

– C’est ma foi vrai, ma chère dame, acquiesçait MartinPétrovitch avec un bon sourire.

Ma mère aimait à l’entendre exposer ses vues sur le ménage deschamps ; par malheur ses éclats de voix la fatiguaientvite.

– Du calme, mon ami du calme ! s’écriait-elle. Tu m’ascomplètement assourdie ! Ce n’est pas une voix que tu as, maisune trompette. Ne pourrais-tu suivre un traitement pourcela ?

– Natalie Nicolaïevna, ma chère bienfaitrice, répondaitd’ordinaire Kharlov, je ne suis pas maître de mon gosier… Et puis,voyons, quel remède pourrait mordre sur moi ? Je vais plutôtme taire un tantinet.

En effet, je ne crois pas qu’il y eût remède au monde capable de« mordre » sur Kharlov. Du reste, il n’avait jamais eu lamoindre indisposition.

Conter des histoires n’était point son fait. « Les longsrécits vous font l’haleine courte », prétendait-il non sansquelque humeur. Cependant, lorsqu’on le mettait sur le chapitre del’an XII (il avait alors servi dans les milices et reçu unemédaille de bronze qu’il portait le dimanche, suspendue au ruban deSaint-Vladimir), il ressassait volontiers deux ou trois anecdotes,tout en affirmant qu’aucun Français digne de ce nom ne s’étaitmontré en Russie cette année-là : la faim avait tout au pluschassé de chez eux quelques chétifs maraudeurs et il avaitsouvenance d’avoir traqué dans les bois pas mal de cesgringalets.

IV

Et cependant ce robuste gaillard, si sûr de lui-même, sidébordant de santé, connaissait lui aussi ses instants de tristesseet de mélancolie. Sans aucune raison apparente, un profond ennuil’envahissait et le chassait dans sa chambre. Là, tantôt il semettait à bourdonner, faisant à lui seul le bruit d’une rucheentière, tantôt il appelait son petit cosaque Maxime et luiordonnait de chanter quelque chose ou de lire à haute voix dans leseul livre qui fût jamais venu s’égarer dans sa maison, un volumedépareillé de la revue de Novikov, lesLoisirs de l’hommelaborieux[12]. Alors Maxime, qui,par un étrange jeu du hasard, savait épeler les mots, hurlait àtue-tête, en hachant les syllabes et en mettant les accents tout detravers, des phrases dans le genre de celle-ci : « Maisl’homme passionné déduit de ce vide qu’il découvre dans lescréatures des conséquences abominables. Chaque créature priseisolément, dit cet homme passionné, est incapable de faire monbonheur, etc.… ». Ou bien il entonnait d’une voix de faussettrès aiguë quelque lugubre complainte, où l’on ne pouvaitdistinguer que des i… i… e… i… e… i… oh… ah ! agrin… tu… é…e ! Martin Pétrovitch écoutait en secouant la tête, selamentait sur la fragilité des choses humaines, proclamait que toutse réduisait en poussière comme l’herbe des champs. Il lui étaittombé sous la main une gravure où se voyait une chandelle entouréede personnages joufflus qui représentaient les vents et soufflaientdessus de toutes leurs forces. « Telle est la viehumaine », disait la légende. Cette gravure ayant eu le don delui plaire, il l’avait accrochée dans sa chambre, mais retournéecontre le mur : il ne la découvrait qu’aux heures demélancolie. Kharlov, ce colosse, craignait la mort ! Du reste,pour calmer ses accès d’humeur noire, il se fiait davantage auxlumières de son esprit qu’aux secours de la religion : cetexcellent homme était fort peu dévot et ne mettait guère les piedsà l’église, ne voulant pas, prétendait-il, contraindre les fidèlesà sortir pour lui faire place. Quand la crise touchait à sa fin,Martin Pétrovitch se prenait à siffloter, puis soudain, de sa voixde stentor, il commandait sa voiture et s’en allait faire visite àquelque voisin en agitant martialement au-dessus de sa casquette lamain qui ne tenait pas les rênes, comme pour dire : « Etmaintenant, je m’en bats l’œil ! » Que voulez-vous,c’était un vrai Russe !

V

Les hommes d’une grande force physique sont le plus souventflegmatiques ; Martin Pétrovitch, au contraire, s’emportaitfacilement. Personne n’avait le don d’échauffer sa bile autant quele frère de sa défunte femme, un certain Bytchkov, qui tenait cheznous un emploi intermédiaire entre le bouffon et le parasite ;on lui avait dès sa plus tendre enfance infligé le surnomde Souvenir, et Souvenir il était resté pourtout le monde, même pour les domestiques, qui toutefois ajoutaientgravement à ce sobriquet son nom patronymique de Timothéitch ;je crois bien que lui-même avait oublié son prénom chrétien. Chacunse croyait en droit de mépriser ce falot personnage, auquelmanquaient toutes les dents d’un côté, de sorte que son mincevisage ridé paraissait tordu. Vif comme une anguille, il sedémenait du matin au soir, glissait de la lingerie au bureau, dupresbytère à la demeure du staroste : chassé d’ici, chassé delà, il pliait les épaules, clignait ses yeux louches, partait d’unvilain rire semblable au gargouillis d’une bouteille que l’onrince. Je suis convaincu que si la fortune avait permis à Souvenirde prendre son vol, il fût devenu un méchant homme, vicieux, voirecruel, mais bon gré mal gré la misère lui avait rogné les ailes. Onne lui permettait de boire que le dimanche, mais on l’habillaitconvenablement par ordre de ma mère, dont il faisait tous les soirsla partie de piquet ou de boston. Sa locution favorite était :« voilà, voilà, tout de suite », qu’il prononçait« tout de chuite ». – Qu’est-ce que ce « tout dechuite ? » lui demandait ma mère agacée. – Comme il vousplaira, madame, balbutiait-il aussitôt pris de peur, en rejetantles bras derrière son dos. Écouter aux portes, faire des cancans,et surtout narguer, taquiner, « asticoter » les gens,c’étaient là ses plaisirs favoris : il s’y adonnaitrageusement comme si quelque ancien grief lui eût donné le droit dese venger sur tout le monde. Tout en l’appelant « mon cherfrère », il en faisait voir de toutes les couleurs à MartinPétrovitch. « Pourquoi, mon cher frère, avez-vous mené autombeau ma pauvre sœur Marguerite Timothéievna ? » luidemandait-il à tout bout de champ avec force grimaces etricanements. Un, jour que Kharlov se tenait dans notre billard –vaste pièce fraîche où personne n’avait jamais vu voler une moucheet que pour cette raison notre voisin, grand ennemi du soleil et dela chaleur, affectionnait beaucoup, – Souvenir tournait et viraitautour du bonhomme en lui lançant maints brocards. À bout depatience, Martin Pétrovitch, qui était assis entre le mur et lebillard, avança ses deux larges mains pour écarter l’importun.Heureusement pour lui, Souvenir eut le temps d’esquiver lechoc : les paumes de son « cher frère » vinrent seplaquer contre le billard et les six vis qui retenaient au plancherla rustique machine se brisèrent toutes à la fois. Que seraitdevenu Souvenir si ces lourdes pattes se fussent abattues sur sachétive personne ?

VI

J’avais depuis longtemps la curiosité de connaître la résidencede Martin Pétrovitch, de voir quelle sorte de repaire il s’étaitfabriqué. Je lui proposai un jour de le reconduire à cheval jusqu’àIeskovo, tel était le nom de sa propriété, sise à une petite lieuede chez nous.

– Ah bah, s’écria-t-il, tu veux voir mon royaume !Allons, viens. Je vais te montrer et la maison et les granges ettout ; j’ai un tas de belles choses.

Nous nous mîmes en route.

– Le voilà mon royaume, tout cela est à moi ! tonitruaMartin Pétrovitch en s’efforçant de tourner vers moi sa lourde têteet en étendant le bras de droite et de gauche.

L’habitation de Kharlov dominait la croupe d’une colline enpente douce, au pied de laquelle quelques misérables chauminessemblaient plaquées contre une pièce d’eau. Debout sur un lavoir,une bonne femme affublée d’une jupe à carreaux battait à tour debras du linge qu’elle venait de tordre.

– Axinia ! lança Martin Pétrovitch d’un gosier sipuissant qu’une bande de corneilles s’envola d’un champ d’avoinevoisin. Axinia, c’est la culotte de ton mari que tu laveslà ?

La vieille se retourna tout d’une pièce et se plia en deux dansune profonde révérence.

– Dame oui, not’ maître, c’est sa culotte, répondit-elled’une voix chevrotante.

– Que je te voie faire autre chose !… Tiens, regarde,continua-t-il en se retournant vers moi, tandis qu’il trottinait lelong d’une clôture vermoulue, voici mon chanvre à moi, et celui-làest aux paysans : tu vois la différence ?… Et ceci, c’estmon jardin ; ces pommiers, c’est moi qui les ai plantés et cessaules de même. Avant moi, il n’y avait aucun arbre. Prends exemplesur moi, mon jeune ami.

Nous pénétrâmes dans une cour entourée de palissades. En face dela porte cochère s’élevait un pavillon fort ancien avec un toit dechaume et un petit perron à colonnettes. Sur un des côtés de lacour s’allongeait un autre pavillon, de construction récente etsurmonté d’un semblant de mezzanine, mais qui lui aussi paraissait,comme on dit chez nous, se tenir sur des pattes de poule.

– Nouvel exemple à suivre, me déclara Kharlov. Voilà letaudis dans lequel ont vécu nos pères et voici le palais que je mesuis bâti.

Ce palais avait l’air d’un château de cartes ! Cinq ou sixchiens, tous plus velus et plus hideux les uns que les autres, nousaccueillirent par de sonores aboiements.

– Ce sont des chiens de berger, me fit remarquer MartinPétrovitch, de vrais chiens de Crimée. Allez coucher,maudits ! Pour un peu je vous pendrais tous !

Un jeune homme, en longue souquenille de nankin, apparut sur leperron de la maison neuve : c’était le mari de la fille aînée.Il ne fit qu’un bond jusqu’au drojki et, soutenant respectueusementd’une main le coude de son beau-père, il étendit l’autre comme pouraider aussi la jambe monstrueuse que Kharlov, en s’inclinant detout le buste, faisait basculer par-dessus la banquette[13].Ensuite il vint m’aider à descendre de cheval.

– Anne, s’écria Kharlov, le fils de Natalie Nicolaïevna,nous fait l’honneur de nous rendre visite ; il s’agit de lerégaler. Mais où est donc la petite Eulampie ?

Anne était l’aînée de ses filles, Eulampie, la cadette.

– Elle est allée aux champs cueillir des bluets, réponditAnne qui se montra à une fenêtre près de la porte.

– Y a-t-il du fromage blanc ? demanda Kharlov.

– Il y en a.

– Et de la crème aussi ?

– Certainement.

– Allons, traîne tout cela sur la table. En attendant jevais lui faire voir mon cabinet de travail. Venez par ici,ajouta-t-il en me faisant signe du doigt.

Chez lui il ne me tutoyait plus ; un maître de maison doitobserver les convenances. Il me conduisit le long d’uncorridor.

– C’est ici que je réside, me dit-il tout à coup enfranchissant de guingois le seuil d’une large porte. Et voici moncabinet. Prenez la peine d’entrer.

C’était une vaste pièce, presque nue, sans revêtement de plâtre.À de grands clous plantés sans symétrie pendaient deux fouets, untricorne roussi, un fusil à pierre, un sabre, un bizarre collier decheval avec des plaques de cuivre, et la fameuse estampereprésentant la chandelle exposée à tous les vents. Dans un coinreposait un divan de bois recouvert d’un tapis bariolé. Descentaines de mouches bourdonnaient au plafond. Du reste il faisaitfrais dans cette chambre, mais on y était pris à la gorge par cetteodeur forte, par cette senteur bocagère que Martin Pétrovitchtraînait partout avec lui.

– N’est-ce pas que mon cabinet est beau ? medemandait-il.

– Très beau.

– Regarde un peu ce collier hollandais que j’ai là,poursuivit-il en retombant dans son tutoiement coutumier. Quellemerveille, hein ! Je l’ai acquis d’un juif, par échange.Regarde-le de près.

– Oui, c’est un beau collier.

– Et solide à l’usage, mon garçon ! Flaire-le un peu.Quel cuir !

Je flairai le collier : il sentait l’huile rance, et riende plus.

– Allons, asseyez-vous là, sur cette petite chaise ;faites comme chez vous, me dit Kharlov qui, se laissant lui-mêmetomber sur le divan, ferma les paupières et parut céder ausommeil ; il fit même entendre un léger ronflement. Je leconsidérais en silence et ne pouvais assez l’admirer : unemontagne, messieurs, une vraie montagne ! Mais tout à coup ilse secoua.

– Anne ! beugla-t-il, tandis que son large ventres’élevait et retombait comme une vague dans la mer, Anne, nem’as-tu pas entendu ? Allons, qu’on se remue !

– Tout est prêt, mon père, veuillez venir, répondit de loinla voix de sa fille.

Confondu de la rapidité avec laquelle s’exécutaient les ordresde Martin Pétrovitch, je le suivis au salon, où sur une tablerecouverte d’une nappe rouge à ramages blancs s’étalait unecopieuse collation : du fromage blanc, de la crème, du pain defroment et jusqu’à du sucre pilé relevé de gingembre.

– Mange, mon ami, régale-toi, ne fais pas fi de nos mets decampagne, me dit Kharlov de son ton le plus aimable.

Et tandis que je faisais un sort au fromage, il se retira dansun coin, où il se laissa de nouveau gagner par une doucesomnolence.

Anne Martinovna se tenait devant moi immobile et les yeuxbaissés, et par la fenêtre, je pouvais voir son mari qui promenaitmon bidet dans la cour en frottant dans ses mains la gourmettequ’il avait détachée de la bride.

VII

Ma mère n’aimait guère la fille aînée de Kharlov : elle latraitait de pimbêche. En effet Anne Martinovna ne venait presquejamais lui présenter ses devoirs et affectait dans ces raresoccasions un maintien digne et froid, qui cadrait fort mal avec lesbienfaits dont ma mère l’avait comblée : non contente en effetde payer sa pension, ne lui avait-elle pas trouvé un mari et offertle jour de ses noces un assignat de mille roubles et un cachemirejaune des Indes, encore beau bien qu’un peu fatigué ? AnneMartinovna était une femme de taille moyenne, mince, vive et rapidedans tous ses mouvements, avec une lourde chevelure rousse et unbeau visage bronzé où deux petits yeux d’un bleu pâle faisaient unesaillie étrange mais point choquante ; elle avait le nez finet droit, les lèvres fines aussi et le menton pointu. Chacun en lavoyant devait se dire : « Fine mouche et méchantegale ! »

Il émanait pourtant de toute sa personne un charmeindéfinissable que rehaussaient jusque aux grains de beauté seméssur son visage.

Debout devant moi, les mains cachées sous son fichu, elle metoisait en tapinois. Un petit sourire malveillant errait sur seslèvres et sur ses joues à l’abri de ses longs cils.« Voyez-moi le beau fils ! » semblait dire cesourire. Chaque fois qu’elle respirait, ses narines se dilataientlégèrement, ce qui ne laissait pas non plus de paraître bizarre.Malgré tout je me disais que si Anne Martinovna voulait de seslèvres minces et rêches me donner un baiser, j’aurais de bonheursauté au plafond. Je savais qu’elle était très sévère, trèsexigeante, que les paysannes et les filles de service lacraignaient comme le feu. Rien n’y faisait : cette femme avaitle don de troubler mes sens et mon cœur. Mais je venais d’avoirquinze ans, et à cet âge !…

Martin Pétrovitch se secoua de nouveau.

– Anne, s’écria-t-il, tu devrais tapoter quelque chose surle piano ; les jeunes messieurs aiment ça.

En promenant mes regards autour de la pièce, je découvris dansun coin un piteux semblant de clavecin.

– Comme vous voudrez, mon père, répondit Anne Martinovna.Seulement que puis-je jouer à monsieur ? Ça ne l’intéresseraguère.

– Qu’est-ce qu’on t’a donc appris dans tapension ?

J’ai tout oublié ; et puis les cordes sont cassées.

Anne Martinovna avait un timbre de voix fort agréable :sonore et légèrement plaintif, il rappelait le cri des oiseaux deproie.

– Eh bien alors, dit Martin Pétrovitch, qui se prit àrêver ; alors… voulez-vous voir ma grange à blé ? C’esttrès curieux. Volodka va vous conduire. Eh, Volodka, cria-t-il àson gendre qui continuait à promener son cheval dans la cour,Volodka, mène monsieur à la grange… et partout. Montre-lui toute laboutique… Quant à moi, si vous le permettez, je m’en vais faire unpetit somme. Allons, au plaisir de vous revoir !

Il sortit et je l’imitai. Aussitôt Anne Martinovna se mit àdesservir la table avec une précipitation qui tenait du dépit. Surle seuil de la porte, je me retournai et lui fis un profond salut.Elle n’eut pas l’air de s’en apercevoir et se contenta de sourire,avec une malveillance encore plus accentuée.

Je pris mon cheval par la bride et je suivis à la grange legendre de Kharlov. Comme il ne s’y trouvait rien departiculièrement curieux et que mon guide ne pouvait supposer chezun garçon de mon âge une grande passion pour les travaux deschamps, nous gagnâmes la grande route en traversant le jardin.

VIII

Je connaissais de longue date le personnage. Il se nommaitVladimir Vassiliévitch Sliotkine. C’était le fils d’un mincefonctionnaire, qui avait été notre agent d’affaires. Orphelin dèsle bas âge et pupille de ma mère, celle-ci le fit éduquer à l’écoledu district, puis, après un stage au bureau de notre domaine, ellelui trouva une place dans les dépôts d’approvisionnement de lacouronne et finalement le maria à la fille de Kharlov. Ma mèrel’appelait « le juivaillon » ; et vraiment sescheveux crépus, ses yeux noirs toujours humides comme des pruneauxcuits, son nez de vautour, ses larges lèvres rouges lui donnaientun type juif prononcé ; du reste il avait la peau blanche etpouvait passer pour joli garçon. D’humeur plutôt serviable, ilperdait la tête jusqu’à verser des larmes dès que ses intérêtsentraient en ligne de compte. Pour un chiffon, pour une bagatelle,il était capable de vous harceler une journée durant ; vouslui faisiez un affront en ne tenant pas sur-le-champ la moindrepromesse ; il vous la rappelait mille et mille fois, tremblantde colère, piaillant de dépit. Il aimait battre les champs, sonfusil à l’épaule ; lui arrivait-il de peloter un lièvre ou dedescendre un canard, il les fourrait dans son carnier en proférantavec un accent singulier : « Pincé, mon gaillard, assezcouru comme ça, c’est le tour à bibi de faire ses chouxgras ! »

– Quel bon petit cheval vous avez là ! dit-il de savoix zézayante en m’aidant à monter en selle. C’est comme cela quej’en voudrais un ; mais je n’ai pas tant de chance. Vousdevriez en toucher un mot à madame votre mère… lui rappeler…

– Est-ce qu’elle vous en avait promis un ?

– Hélas, non ! Ah, si elle m’avait promis !… Jesupposais seulement que vu sa grande générosité…

– Pourquoi n’en demandez-vous pas un à MartinPétrovitch !

– À Martin Pé-tro-vitch ? répéta Sliotkine en traînantchaque syllabe. Ah, bon Dieu, je serais bien reçu !Voyez-vous ! je ne pèse pas davantage à ses yeux que sonmorveux de Maxime. Il nous tient dans la crasse et nous ne sommesguère récompensés de tous nos travaux.

– Est-ce possible ?

– Aussi vrai que Dieu existe. Quand il vous dit :« Je n’ai qu’une parole », cela vous fait l’effet d’uncoup de hache. Priez-le, ne le priez pas, c’est tout un. Et puis, àparler franc, mon épouse n’est pas sa préférée ; toutes lesdouceurs sont pour Eulampie Martinovna… Seigneur, mon Dieu,s’écria-t-il tout à coup en levant les bras au ciel, regardez, il ya quelqu’un qui a fauché notre avoine ! Il en a bien emportédeux boisseaux, le gredin ! Allez donc vivre dans un payspareil ! On a bien raison de dire qu’il ne faut se fier ni àIeskovo ni à Beskovo ni à Iérine ni à Biéline (ainsi s’appelaientles quatre villages d’alentour). Ah, les brigands ! C’est unvol d’un rouble et demi, deux roubles, savez-vous ?

Des sanglots perçaient dans la voix de Sliotkine. Je mis moncheval dans les jambes et je plantai là le geignard.

Ses lamentations arrivaient encore à mon oreille quand, audétour du chemin, je fis la rencontre d’Eulampie, cette secondefille de Kharlov qui, au dire de sa sœur Anne, s’en était allée auxchamps cueillir des bluets. En effet, une épaisse guirlande de cesfleurs lui entourait la tête. Nous nous saluâmes en silence.Eulampie n’était pas moins belle que sa sœur, mais dans un genrebien différent. De haute taille et fortement bâtie, tout en elleétait grand : la tête, les membres, les dents blanches commela neige, les yeux, sombres comme le jais et lourds d’un regardlangoureux. Cette vierge monumentale était bien la fille de sonpère. Ne sachant trop que faire de sa lourde tresse blonde, elle laroulait trois fois autour de sa tête.

Elle avait une bouche exquise, fraîche comme la rose et rougecomme la framboise, et lorsqu’elle parlait, sa lèvre supérieure sesoulevait avec une grâce mutine. Mais son regard dur, presquefarouche, ne laissait pas d’être inquiétant. « C’est uneindomptée, un sang cosaque », disait d’elle Martin Pétrovitch.Au fond cette imposante beauté me faisait peur : elle merappelait trop son père.

Tandis que je m’éloignais, elle se mit à chanter d’une voixégale, forte, un peu rude, une vraie voix de paysanne ; puiselle se tut brusquement. Je me retournai et du haut de la côte, jel’aperçus plantée devant son beau-frère, qui lui montrait engesticulant les dégâts subis par l’avoine. Sa haute silhouette,dominée par la tache vive des bleuets, se détachait, altière, enplein soleil.

IX

Je crois vous avoir déjà dit, messieurs, que pour cette autrefille de Kharlov ma mère tenait également un fiancé en réserve.C’était un de nos plus pauvres voisins, qui avait servi dans laligne jusqu’au grade de major, homme déjà mûr et comme il le disaitlui-même non sans orgueil, « battu et rompu ». Ilrépondait au nom de Gavril Fédoulitch Jitkov. À peine savait-illire et écrire et, bien que fort sot, il nourrissait le secretespoir de devenir un beau jour notre régisseur général, car il secroyait le type parfait de « l’homme d’exécution ».« Pour autre chose, assurait-il d’ordinaire en grinçant desdents, je n’ai pas lieu de me vanter ; mais pour ce qui est decompter les dents des croquants, je possède cette science-là jusquedans ses finesses ; je n’ai pas été militaire pourrien ». Avec un peu plus d’esprit Jitkov eût compris qu’iln’avait précisément aucune chance d’obtenir cet emploi derégisseur, que remplissait un certain Kwicinski, Polonais trèsénergique et très entendu, en qui ma mère avait toute confiance. Unréseau de poils d’un jaune poussiéreux couvrait des yeux au mentonle visage chevalin de Jitkov et même par les plus grands froids desgouttelettes de sueur le diapraient. À l’approche de ma mère, il semettait au garde-à-vous, la tête lui branlait de zèle, ses énormesmains frémissaient le long des cuisses, et toute sa personnesemblait dire : « Ordonne… et je m’élance… » Bienqu’elle ne se fît aucune illusion sur les moyens du personnage, mamère avait à cœur de le marier à Eulampie.

– Seulement, mon ami, lui dit-elle un jour, je me demandesi tu sauras la faire marcher droit.

Jitkov eut un sourire suffisant.

– Mais voyons, Natalie Nicolaïevna, j’ai mené toute unecompagnie… et à la baguette, je vous prie de le croire. Fairemarcher une femme ! la belle affaire !

– Il y a une différence, mon ami, entre une compagnie desoudards et une jeune fille de bon lieu, fit observer ma mère, nonsans quelque humeur.

– Mais voyons, Natalie Nicolaïevna, s’écria de nouveauJitkov, je comprends cela fort bien. Une demoiselle évidemment,c’est une personne délicate.

– Enfin, conclut ma mère après un peu de réflexion,Eulampie ne se laissera pas marcher sur le pied.

X

Un soir de juin, on nous annonça Martin Pétrovitch. Nous nel’avions pas vu depuis plus de huit jours, mais comme il ne faisaitjamais de visites aussi tardives, ma mère se montra fortsurprise.

– Il est arrivé quelque chose, dit-elle à demi-voix.

À peine entré, Kharlov se laissa choir sur une chaise près de laporte ; son visage, envahi par une pâleur inaccoutumée, avaitune expression tellement soucieuse que ma mère ne put se défendrede répéter à haute voix l’exclamation qui venait de lui échapper.Martin Pétrovitch leva sur elle ses petits yeux et, après un longsilence coupé seulement d’un profond soupir, finit par déclarerqu’il était venu… pour une affaire… qui… de telle nature… que…

Après avoir marmotté ces paroles incohérentes, il se levabrusquement et sortit. Ma mère sonna et donna ordre à un domestiquede le ramener, coûte que coûte, mais il était déjà loin.

Le lendemain matin, ma mère, que la conduite bizarre de MartinPétrovitch et l’expression anxieuse de ses traits avaient égalementsurprise et même troublée, allait lui dépêcher un exprès, lorsqu’ilapparut en personne ; il semblait, cette fois, plustranquille.

– Ah çà, mon cher, s’écria-t-elle dès qu’elle l’aperçut,que t’arrive-t-il donc ? Sais-tu qu’hier je me suis demandétoute la soirée : « Seigneur mon Dieu, le bonhomme neserait-il pas déjà tombé en enfance ? »

– Je ne suis pas homme à tomber en enfance, madame,rétorqua Martin Pétrovitch, mais j’ai besoin de vous consulter.

– Sur quoi ?

– Seulement je crains fort, ce faisant, de vousimportuner…

– Parle, mon cher, parle, mais plus simplement, je t’ensupplie. À quoi bon « ce faisant » ? Ne m’agace pas…Aurais-tu encore un accès de mélancolie ?

Kharlov se renfrogna.

– Non, cela ne m’arrive qu’à la nouvelle lune. Maispermettez-moi de vous demander, madame, ce que vous pensez de lamort.

– De quoi ? fit ma mère avec un geste d’effroi.

– De la mort. Peut-elle, cette mort, épargner qui que cesoit dans ce bas monde ?

– Quelle est cette nouvelle lubie ? Personne de nousn’est immortel, et toi-même, tout géant que tu sois né, tu aurasquand même une fin.

– Hé oui, j’en aurai une ! s’écria Kharlov en baissantla tête. J’ai eu récemment une vision nocturne, reprit-il d’unevoix sourde.

– Tu dis ?

– Une vision nocturne, répéta Kharlov. Je suis un« voyant ».

– Toi ?

– Moi. Vous ne le saviez pas ?

Kharlov poussa un soupir.

– Eh bien, voilà… Il y a de cela un peu plus d’une semaine,le dernier jour gras avant la Saint-Pierre, je m’étais étendu aprèsdîner sur mon divan, histoire de me reposer, et le sommeil me pritsans crier gare ! Tout à coup, je vois entrer dans ma chambreun poulain noir qui se met à jouer et à me montrer les dents. Unpoulain noir comme un bousier.

Kharlov se tut.

– Eh bien ? demanda ma mère.

– Et voilà que ce même poulain se retourne et me lance uneruade dans le coude gauche, juste à l’endroit sensible !… Jeme réveille : mon bras ne fonctionne plus et ma jambe pasdavantage. « Bon, me dis-je, me voilà paralysé ! »Cependant, au bout d’un moment, le mouvement m’est revenu ;seulement des fourmis m’ont longtemps couru dans les jointures etelles courent encore. Dès que j’ouvre la paume de la main, elles semettent à courir.

– Mais, mon ami, tu t’étais tout simplement couché sur tonbras.

– Non, madame, non, ce n’est pas ce qu’il vous plaît dedire ! C’est un avertissement, c’est ma mort qui m’estannoncée.

– Quelle idée !

– Un avertissement, vous dis-je : sois prêt, créaturepérissable ! En conséquence, madame, voilà ce que j’ai à vousfaire savoir sans perdre un instant. Ne voulant pas, poursuivitKharlov en criant de toute la force de ses poumons, que cette mortme prenne au dépourvu, je me suis résolu à partager de mon vivanttout mon bien entre mes deux filles Anne et Eulampie de la façonque le Seigneur m’inspirera.

Martin Pétrovitch s’arrêta, poussa un gémissement etajouta :

– Sans perdre un instant.

– Eh mais, c’est une idée raisonnable, dit ma mère ;seulement ne vas-tu pas un peu vite en besogne ?

– Et comme je désire en cette même affaire, continuaKharlov en élevant encore la voix, observer l’ordre et la légalitévoulue, j’ai l’honneur de prier monsieur votre jeune fils DmitriSémionovitch – quant à vous, madame, je n’ose pas vous déranger –je prie, dis-je, monsieur votre fils – et quant à mon parentBytchkov, je le lui prescris comme un devoir – d’assister à lalecture de l’acte et à la mise en possession de mes deux filles,Anne, mariée et Eulampie, célibataire ; laquelle cérémoniedoit avoir lieu après-demain, à la douzième heure du jour, dans monpropre domaine de Ieskovo, alias Kozioulkine, avec la participationdes autorités en exercice, lesquelles ont déjà reçu l’invitation des’y rendre.

Martin Pétrovitch eut beaucoup de peine à achever cette longuetirade, qu’il avait évidemment apprise par cœur etqu’interrompirent de fréquents gémissements. Il semblait n’avoirpas assez d’air dans la poitrine. Son visage était redevenucramoisi et il essuya plusieurs fois la sueur qui coulait de sonfront.

– Comment, tu as déjà rédigé l’acte de partage ?demanda ma mère. Où as-tu trouvé le temps ?

– Je n’ai ni bu… oh !… ni mangé… jusqu’à ce qu’ilsoit…

– Tu l’as écrit toi-même ?

– Volodka… oh !… m’a aidé.

– As-tu présenté ta requête ?

– Oui, et après y avoir fait droit, la cour suprême en aavisé le tribunal de district, lequel a aussitôt nommé unedélégation chargée d’opérer la transmission de bien en bonne et dueforme.

Ma mère sourit.

– Allons, Martin Pétrovitch, je vois que tu n’as épargné niton temps, ni ton argent.

– Certes non, madame.

– Et tu appelles ça : venir me consulter !… Ehbien, soit, Dmitri peut y aller, Souvenir également, et je prieraiKwicinski de les accompagner… Et Gavril Fédoulitch, tu ne l’as pasinvité ?

– Si fait… Monsieur Jitkov a reçu, lui aussi, unavertissement. En tant que fiancé, il y avait droit.

L’éloquence de Martin Pétrovitch était sans doute épuisée. Deplus, j’avais depuis longtemps l’impression qu’il voyait sanscomplaisance le mari que ma mère destinait à sa secondefille : peut-être rêvait-il d’un parti plus reluisant pour sachère petite Eulampie.

Il se leva lentement de sa chaise et tira sa révérence.

– Grand merci pour votre consentement, dit-il.

– Qu’est-ce qui te presse ? demanda ma mère. Attendsdonc, je vais te faire servir à déjeuner.

– Vous êtes bien honnête, madame, mais je ne puis pas. Ilfaut que je retourne chez moi.

Il gagna la porte à reculons et allait la franchir de guingois,suivant son habitude.

– Attends, te dis-je, insista ma mère, est-ce que vraimenttu donnes tout ton avoir à tes filles sans rien teréserver ?

– Mais, bien sûr.

– Et toi, où vivras-tu ?

La question ébahit si bien Kharlov qu’il en leva les bras enl’air.

– Où je vivrai ? Mais dans ma maison, comme je l’aifait jusqu’au jour d’aujourd’hui… Quel changement voulez-vous qu’ily ait ?

– Es-tu donc tellement sûr de tes filles et de tongendre ?

– De qui ? De ce freluquet de Volodia ? Maisc’est une chiffe que je ferai toujours tourner et virer à ma guise.Il a juste le droit de se taire. Et quant à elles, à mes filles,n’ont-elles pas le devoir de me nourrir, de m’habiller, de mechausser jusqu’à mon dernier souffle ?… Du reste, je ne leurserai pas longtemps à charge… La mort est là qui me guette.

– Nul ne connaît l’heure de sa mort, Dieu seul en estmaître, objecta ma mère. Quant à tes filles, c’est en effet leurdevoir ; seulement, excuse-moi, Martin Pétrovitch, ton aînéeest une pimbêche, chacun le sait, et ta cadette a un regard deloup.

– Que dites-vous là, Natalie Nicolaïevna ! s’écriaKharlov. Quoi… qu’elles… que mes filles… manquent àl’obéissance !… Mais l’idée ne leur en viendra jamais, pasmême en rêve… Comment !… résister ?… à qui ? à leurpère ! Croyez-vous que ma malédiction se feraitattendre ? Elles ont passé toute leur vie dans la crainte etla soumission ; et vous voudriez que tout à coup… Seigneur,mon Dieu !…

Kharlov suffoquait d’indignation ; ma mère s’empressa de lecalmer.

– C’est bon, c’est bon… Seulement je n’arrive toujours pasà comprendre la raison de ce partage immédiat. Tout ne doit-il pasleur revenir un jour ? Sans doute est-ce encore là un tour deta mélancolie.

– Eh, ma chère dame, riposta non sans dépit Kharlov, vousme jetez toujours ma mélancolie à la tête ! Que viennent faireici mes humeurs noires, quand je me sens poussé par une force d’enhaut ?… La raison de ce partage immédiat, madame, c’est que jedésire, moi en personne et « de mon vivant », fixer cequi revient à chacune d’elles, et que chacune d’elles ayant reçu sapart, s’en montre reconnaissante et, ce que son père et bienfaiteuraura décidé, qu’elle le tienne pour une grâce particulière…

La voix de Kharlov s’altéra de nouveau.

– Assez, mon ami, assez, l’interrompit ma mère ; sanscela le poulain noir pourrait bien apparaître de nouveau.

– Oh, oh ! gémit Kharlov. Je vous en supplie, NatalieNicolaïevna, ne me parlez pas de lui. C’est ma mort qui est venueme prendre… Sur ce, je suis bien votre serviteur… Quant à vous, monjeune monsieur, j’aurai l’honneur de vous attendre après-demainchez moi.

Martin Pétrovitch sortit. Ma mère le regarda s’éloigner avec unhochement de tête qui en disait long.

– Voilà qui ne promet rien de bon, murmura-t-elle, nonvraiment, rien de bon. As-tu remarqué, ajouta-t-elle à mon adresse,que pendant tous ses discours il n’a cessé de cligner comme s’ilavait le soleil dans les yeux ? C’est signe qu’il en a grossur le cœur et qu’un malheur le menace… Allons, tu iras chez luiaprès-demain avec Souvenir et Vincent Ossipovitch.

XI

Au jour fixé, notre grande voiture de famille à quatre places,attelée de six bais bruns et conduite par le vieil Alexéitch enpersonne, notre premier cocher, personnage à la barbe grise et àl’embonpoint majestueux, vint noblement s’arrêter devant le perrondu château. L’importance de l’acte qu’allait accomplir Kharlov etla solennité de son invitation avaient réagi sur ma mère. Dans lalouable intention d’honorer son « protégé », elle avaitfait atteler cet équipage de gala et prescrit à Souvenir ainsi qu’àmoi-même de revêtir nos habits de dimanche. Quant à Kwicinski, ilportait constamment l’habit noir et la cravate blanche.

Pendant tout le trajet, Souvenir ne cessa de ricaner, dejacasser comme une pie, se demandant si son beau-frère allait luilaisser quelque chose et le traitant l’instant d’après de butor etde loup-garou. Finalement Kwicinski n’y tint plus.

– Ah çà, s’écria-t-il, avec son accent polonais bientranché, quel plaisir prenez-vous à ces calembredaines ? Nesauriez-vous donc vous tenir tranquille sans débiter toutes cesinepties dont l’utilité ne se fait pas sentir ? (c’était sonmot favori). Tâchez donc de vous taire.

– Tout de chuite, toutde chuite, bougonna Souvenir, qui ne soufflaplus mot et dirigea vers la portière son regard bigle.

Nous faisions route depuis un petit quart d’heure ; leschevaux, trottant d’une allure soutenue, commençaient à peine àmouiller de sueur les fines courroies de leurs harnais neuf, quedéjà nous arrivions à Ierchovo. À travers la porte cochère toutegrande ouverte, notre voiture roula dans la cour ; notreminuscule postillon, un galopin dont les pieds ne dépassaient guèrele bord de la selle, poussa pour la dernière fois en bondissant saclameur juvénile, les deux coudes du vieil Alexéitch s’écartèrentet s’élevèrent ensemble pour retenir les rênes, il fit entendre unléger « ho ! » et nous nous arrêtâmes. Aucun chienne nous salua de ses aboiements, les gamins qui grouillaientd’ordinaire dans la cour en longues chemises entr’ouvertes sur leventre avaient eux-mêmes disparu. Le gendre de Kharlov nousattendait sur le seuil. Il me souvient encore, car ce fut le détailqui me frappa le plus, qu’on avait planté de jeunes bouleaux surles deux côtés du perron, comme il est d’usage le jour de laPentecôte.

– Mince de tralala ! chantonna du nez Souvenir, ensautant, lui premier, de voiture.

Effectivement il émanait de toutes choses un air de solennité.Le gendre de Kharlov portait une cravate de peluche avec un nœud ensatin et un habit noir horriblement étroit ; et le petitcosaque Maxime, que l’on entrevoyait derrière son dos, s’était siabondamment pommadé au kvass que des gouttes ruisselaient de sescheveux. Nous entrâmes au salon et Martin Pétrovitch surgit devantnous, dressé de toute sa hauteur au beau milieu de la pièce. Je nesais ce que ressentirent Souvenir et Kwicinski à la vue de cettefigure colossale, mais j’éprouvai pour ma part un sentiment voisinde la vénération. Kharlov avait endossé un vieux casaquin de drapgris à collet noir, sans doute son uniforme de milicien del’an XII ; une médaille de bronze s’étalait sur sapoitrine, un sabre pendait à son flanc ; il s’appuyait de lamain gauche sur le pommeau de son sabre et de la droite sur unetable couverte d’un tapis rouge où reposaient deux feuilles depapier. Il ne bougeait pas, ne semblait même pas respirer. Quellegravité dans son maintien ! Comme on le sentait certain de sonpouvoir indubitable, absolu ! C’est à peine s’il nous saluad’un signe de tête ; puis, nous montrant de son index gaucheune rangée de chaises, il nous dit de sa voix rauque :

– Prenez place, s’il vous plaît.

Sur la droite se tenaient ses deux filles, toutendimanchées : Anne en robe d’une étoffe changeante, verte etlilas, et ceinture jaune ; Eulampie en robe rose et rubansponceau. À côté d’elle, se dressait Jitkov, sanglé dans un uniformeneuf : son regard exprimait, comme toujours, l’avidité la plusniaise et, sur son visage velu, la sueur perlait avec encore plusd’abondance que de coutume. Au côté gauche du salon était assis leprêtre, un vieil homme dont la soutane usée avait la couleur dutabac. Ses cheveux rêches d’un brun sale, ses yeux ternes ettristes, ses grosses mains calleuses qu’il tenait posées sur sesgenoux comme un fardeau gênant, les bottes graissées qui sevoyaient sous sa soutane, tout témoignait en lui d’une vie demisère et d’affliction : sa paroisse était très pauvre. Prèsde lui se carrait l’ispravnik[14], unpetit monsieur gras, blême, malpropre, court de bras et de jambes,avec des yeux noirs, des moustaches noires coupées ras ; unsourire mauvais encore que joyeux flottait sur son visage. Ilpassait pour un grand rançonneur et même pour un« tyran », comme on disait alors, ce qui ne l’empêchaitpoint d’être fort en faveur tant auprès des gentilshommes que despaysans : affaire d’habitude ! Il promenait autour de luiun regard effronté, voire quelque peu goguenard : toute cette« procédure » semblait l’amuser, bien qu’au fond il nes’intéressât qu’à la perspective d’un « gueuleton »arrosé d’eau-de-vie. En revanche son voisin, le substitut,personnage efflanqué, dont le visage étiré se parait, des oreillesau nez, d’étroits favoris comme on les portait sousAlexandre Ier, prenait un intérêt évident auxpréparatifs de Martin Pétrovitch : il le dévoraitlittéralement de ses grands yeux sévères et cette attentionconcentrée lui faisait sans cesse remuer les lèvres sans lesdesserrer pour autant. Souvenir s’assit auprès de lui et luichuchota quelques mots à l’oreille après m’avoir averti que c’étaitle premier franc-maçon de la province. Comme vous ne l’ignorezpoint, la délégation du tribunal devait encore comprendre untroisième membre, à savoir le stanovoï, mais cepersonnage effacé, que tout le canton surnommait« l’inexistant », était sans doute absent ; ou dumoins s’effaça-t-il si bien qu’il échappa à mes regards. Je prisplace près de Souvenir, Kwicinski près de moi. Sur le visage dupratique Polonais se lisait le dépit que lui causait cette perte detemps ce déplacement « dont l’utilité ne se faisait passentir ». « Voilà bien, semblait-il dire, une lubie degrande dame ! Ah, ces Russes ! »

XII

Quand nous eûmes tous pris place. Martin Pétrovitch se redressaencore davantage, promena sur l’assistance ses petits yeux d’ours,poussa un bruyant soupir et commença de la sorte :

– Je vous ai convoqués, messieurs, voici à quelpropos : Je me fais vieux, les infirmités m’accablent… J’aidéjà reçu un avertissement… La mort s’approche de nous comme unlarron nocturne… N’est-ce pas, mon Père ? ajouta-t-il en setournant vers le bonhomme de prêtre que cette interpellationtroubla fort.

– Bien sûr, bien sûr, marmonna-t-il en secouant sabarbe.

– C’est pourquoi, poursuivit Kharlov en élevant soudain lavoix, ne voulant pas que cette mort me prenne au dépourvu, je mesuis décidé…

Et il répéta mot à mot la phrase qu’il avait dite l’avant-veilleà ma mère.

– Conformément à cette résolution que j’ai prise,continua-t-il en élevant de plus en plus la voix et en frappant dela main les papiers étalés sur la table, cet acte a été dressé parmoi, et les autorités compétentes ont été requises comme témoins,et vous allez entendre point par point toutes mes volontés. J’aiassez régné comme ça.

Martin Pétrovitch posa sur son nez ses besicles, prit une desfeuilles étalées devant lui et en commença la lecture.

– Acte de partage des biens appartenant à Martin Kharlov,adjudant en retraite et noble de vieille roche, rédigé par lui enpleine possession de ses facultés et suivant son seul bon plaisir,où sont déterminées avec exactitude les parts en terres, serfs,bestiaux et autres, afférentes à chacune de ses deux filles, Anneet Eulampie… Saluez !…

Elles saluèrent.

– C’est son papier à lui, chuchota l’ispravnik à Kwicinskien souriant de son éternel sourire. Il veut en faire la lecturepour la beauté du style. Mais l’acte légal est rédigé en bonne etdue forme, sans toutes ces fioritures…

Souvenir ricanait déjà, mais la remarque de l’ispravnik n’avaitpas échappé à Kharlov.

– Oui, s’écria-t-il, mais il est entièrement conforme à mesvolontés.

– Conforme en tous points, se hâta de confirmer l’ispravnikd’un ton quelque peu goguenard. Seulement la forme, MartinPétrovitch, la forme doit toujours être observée, vous ne l’ignorezpas. Et puis il a bien fallu supprimer les détails superflus, carla cour ne saurait en aucune façon se préoccuper de vos vaches pieset de vos canards de Barbarie.

– Viens ici, toi, cria Kharlov à son gendre qui était entréavec nous, mais se tenait près de la porte dans une attitudeobséquieuse. Il bondit aussitôt près de son beau-père.

– Tiens, lis, cela me fatiguerait. Et surtout n’avale pastes mots, hein ! Il faut que les personnes ici présentespuissent bien comprendre chaque point.

Sliotkine prit la feuille des deux mains et se mit à lire l’actede partage d’une voix claire bien qu’un peu tremblante. Les partsdes deux sœurs étaient fixées avec la plus grande minutie. De tempsen temps Kharlov interrompait la lecture :

– Tu entends, Anne, ceci est pour toi, en récompense de tonzèle… Cela, ma petite Eulampie, je t’en fais cadeau.

Les deux sœurs saluaient. Anne de tout le buste, Eulampieseulement de la tête. Kharlov les considérait avec une gravitérevêche. Le manoir seigneurial, c’est-à-dire le pavillon neuf,était attribué à Eulampie, « en tant que cadette et suivantl’antique usage ». À cette annonce fort désagréable pour lui,la voix du lecteur s’étrangla, tandis que Jitkov se pourléchait leslèvres. La jeune personne jeta à son prétendu un regard de traversqui m’eût donné à réfléchir si j’avais été dans la peau dupersonnage : l’expression de dédain, habituelle à Eulampiecomme à toute beauté russe, se corsait d’une nuance particulière.Martin Pétrovitch se réservait le droit d’habiter les chambresqu’il occupait en ce moment et s’attribuait sous le nom de« dotation » toutes les « provisions ennature » nécessaires à sa subsistance ainsi que dixroubles-assignats par mois pour « ses vêtements et sachaussure ».

Il tint à lire lui-même la dernière phrase de l’acte que j’airetenue mot pour mot.

– J’enjoins à mes filles d’observer saintement etinébranlablement, à l’instar d’un commandement de Dieu, cettemienne volonté paternelle ; car après Dieu je suis leur pèreet leur chef et n’ai de compte à rendre à personne, pas plus que jen’en ai jamais rendu. Si mes filles observent ma volonté, mabénédiction paternelle les accompagnera ; mais si, ce qu’àDieu ne plaise, elles avaient le front de l’enfreindre, mamalédiction les frappera à présent et toujours et dans les sièclesdes siècles. Amen !

Kharlov brandit le papier très haut au-dessus de sa tête. Anneaussitôt se jeta à genoux et frappa le plancher de son front ;son mari roula à côté d’elle.

– Eh bien, et toi, qu’attends-tu donc ? dit Kharlov àEulampie.

Celle-ci rougit et se prosterna à son tour. Jitkov se plia endeux.

– Signez maintenant ! s’écria Kharlov en montrant dudoigt le bas de la feuille. Ici, tenez… Écrivez : je remercieet j’accepte, Anne. – Je remercie et j’accepte. Eulampie.

Les deux jeunes femmes se levèrent et signèrent l’une aprèsl’autre. Sliotkine se redressait déjà et allait prendre la plumepour signer ; mais Kharlov le repoussa en lui plantant avecune telle brusquerie son médius dans le jabot que le gendre faillitse pâmer. Après une bonne minute de silence, Kharlov laissa soudainéchapper une sorte de sanglot et s’écarta en marmottant :

– Maintenant, tout est à vous !

Les deux filles et le gendre échangèrent un regard ets’approchèrent de lui dans l’intention de le baiser à l’épaule ensigne de profond respect, mais, ne pouvant atteindre si haut, leurslèvres se posèrent légèrement au-dessus de son coude.

XIII

L’ispravnik lut à son tour l’acte de donation légal, puis encompagnie du procureur il s’avança sur le perron et annonçal’événement aux voisins, aux témoins assermentés ainsi qu’aux serfsde Kharlov. Alors se déroula la mise en possession des deuxnouvelles propriétaires, qui apparurent aussi sur le perron et quel’ispravnik désignait du doigt chaque fois que, fronçant le sourcilet donnant à son visage insouciant une expression comminatoire, ilinculquait aux paysans de saines notions sur l’obéissance due à quide droit. Il aurait pu se passer de ces recommandations, car je necrois pas qu’il existât dans le monde entier des physionomies plusrésignées que celles des paysans de Kharlov. Vêtus de mauvaiscaftans et de peaux de mouton trouées, mais les reins fortementserrés dans la ceinture, comme l’exige l’usage en toute occasionsolennelle, ils se tenaient roides comme des piquets, et chaquefois que l’ispravnik lançait une exclamation dans le genrede : « Entendez-vous, tas de veaux ? Est-ce compris,bougres de serins ? » ils plongeaient tous comme aucommandement.

Chacun de ces veaux et de ces serins tenait à deux mains sonbonnet sur la poitrine et ne quittait pas des yeux la fenêtre où sedevinait la puissante carrure de leur maître. Les témoinsassermentés ne paraissaient guère plus rassurés.

– Connaissez-vous, leur cria l’ispravnik, quelqueempêchement à la mise en possession de ces deux uniques filles ethéritières légales de Martin Pétrovitch Kharlov ?

Tous les témoins rentrèrent la tête dans les épaules.

– En connaissez-vous, oui ou non, espèces d’idiots ?cria derechef l’ispravnik.

– Aucun, votre Honneur, répondit enfin hardiment un petitvieux ratatiné, dont les moustaches et la barbe bien tailléerévélaient le soldat en retraite.

– Eh bien, disaient plus tard les témoins en se séparant,il n’a pas froid aux yeux, l’Iéréméitch !

L’ispravnik eut beau l’en prier plusieurs fois, Kharlov refusade suivre avec ses filles sur le perron.

– Mes sujets, répétait-il, se soumettront à ma volonté sansqu’il soit besoin que je me montre.

Pendant la cérémonie un nuage de tristesse, une pâleur nouvelles’étaient répandus sur ses traits. Cette expression accabléecadrait si mal avec sa bonne grosse face que je me demandais s’ilne subissait point pour de bon un accès de sa fameuse mélancolie.De leur côté les paysans semblaient perplexes… et à juste titre.Comment, « leur maître était là, bien vivant… Et quelmaître ! Martin Pétrovitch, c’était tout dire ! Et il neles posséderait plus ! Allons donc ! » Je ne sais siKharlov soupçonna ce qui se passait dans les têtes de ses« sujets », ou s’il voulut une dernière fois faire montrede son pouvoir, toujours est-il qu’il ouvrit brusquement levasistas et, y passant sa large tête, s’écria d’une voix detonnerre :

– Qu’on m’obéisse, hein !

Puis il referma non moins brusquement le carreau.

La stupeur des paysans n’en fut en rien diminuée ; bien aucontraire, ils parurent encore plus pétrifiés et cessèrent même deregarder.

En revanche le groupe des gens de service (parmi lesquels jeremarquai deux gaillardes dont les jupes de cotonnade écourtéesdécouvraient des mollets comme on n’en peut guère voir que dans leJugement dernier de Michel-Ange, et aussi un patriarche en caftande grosse frise, quasi aveugle et quasi « engivré » devieillesse, qui prétendait-on, avait sonné de la trompe sousPatiomkine ; quant au petit cosaque Maxime, Kharlov s’en étaitréservé la possession), ce groupe, dis-je, montrait plusd’animation que les serfs de la glèbe : tout au moins sebalançait-il d’une jambe sur l’autre.

Les nouvelles propriétaires observèrent un maintien compassé,surtout Anne, dont les lèvres serrées et les yeux obstinémentbaissés ne promettaient rien de bon aux gens de service. Eulampie,qui tenait aussi les yeux fixés à terre, ne se détourna qu’une foispour toiser d’un regard surpris son prétendu Jitkov, qui, àl’exemple de Sliotkine, avait cru devoir se présenter sur leperron. « Que viens-tu faire ici, et de queldroit ? » semblaient dire ces grands yeux bombés. PourSliotkine, sa contenance avait changé du tout au tout : uneardeur fébrile, une sorte d’appétit violent agitait son êtreentier. Si l’on sentait que sa tête et ses jambes n’avaient pasencore désappris l’art des courbettes, en revanche avec quelleaisance il étirait ses bras, avec quelle satisfaction il roulaitses omoplates ! « Enfin, m’y voici ! »

Quand il eut rempli en bonne et due forme les devoirs de sacharge, l’ispravnik, à qui l’approche du déjeuner faisait venirl’eau à la bouche, se frotta les mains d’un geste familier àquiconque se prépare à lever le coude. Mais il se trouva queKharlov avait prévu dans le programme de la cérémonie un serviced’action de grâces avec aspersion d’eau bénite. Le prêtre revêtitdonc une vieille chasuble fort décatie, tandis que son sacristain,vieil homme également fort décati, sortait de la cuisine ensoufflant péniblement sur les charbons d’un vieil encensoir decuivre. Le service commença. Kharlov ne cessait de pousser dessoupirs ; comme son embonpoint lui interdisait lesprostrations rituelles, tout en se signant de la main droite ildésignait de la gauche l’endroit où son front aurait dû seprosterner. Sliotkine rayonnait ; il versa même quelqueslarmes d’attendrissement. Jitkov se contentait d’esquisser dessignes de croix entre le troisième et le quatrième boutons de satunique, ainsi qu’il sied à un militaire bien né. En tant quecatholique, Kwicinski avait quitté la pièce ; en revanche lesubstitut faisait si éloquemment écho aux soupirs de MartinPétrovitch, il marmonnait ses oraisons avec tant de ferveur etlevait les yeux au ciel avec tant de componction, que, gagné parson exemple, je me mis à mon tour à prier avec frénésie. Quandl’eau eut été bénite, tous les assistants, y compris le sonneur detrompe aveugle, y compris même le catholique Kwicinski, vinrents’en mouiller les yeux. Puis, sur l’ordre de Martin Pétrovitch,Anne et Eulampie lui exprimèrent encore une fois leurreconnaissance en se prosternant devant lui.

L’heure du déjeuner avait enfin sonné. On nous servit beaucoupde plats, tous fort bien accommodés, et nous y fîmes honneur. Quandapparut l’inévitable bouteille de champagne fabriqué sur les bordsdu Don, l’ispravnik, initié mieux qu’aucun des convives aux usagesdu monde, ouvrit en cette qualité – et aussi bien entendu en tantque représentant de l’autorité – la série des toasts. Il porta lepremier aux « belles propriétaires », le second « auvénérable et magnanime Martin Pétrovitch ». À ce mot demagnanime, Sliotkine glapit d’enthousiasme et se précipita sur sonbienfaiteur pour l’embrasser.

– C’est bon, c’est bon, bougonna Kharlov en le repoussantdu coude.

C’est alors que se produisit un fâcheux incident.

XIV

Dès le début du déjeuner, Souvenir n’avait cessé de boire. Il seleva tout à coup, rouge comme une betterave, et montrant du doigtson beau-frère, il partit de son vilain rire fêlé.

– Magnanime, magnanime ! s’écria-t-il de sa voix decrécelle. Nous verrons de quel goût il trouvera sa magnanimitélorsqu’on l’aura jeté le dos nu dans la neige !…

– Qu’est-ce que tu chantes là, imbécile ! rétorquaKharlov avec mépris.

– Imbécile ? rétorqua Souvenir. Je ne sais pas lequelde nous deux l’est pour de bon : c’est le secret duTout-Puissant ! Quant à vous, mon cher frère, vous avezcommencé par faire périr ma pauvre sœur, votre épouse, et vousvenez maintenant de vous détruire vous-même… Hi, hi, hi !…

– Qui vous a donné le droit d’insulter notre vénérablebienfaiteur ? piaula soudain Sliotkine en abandonnant le brasde Kharlov pour se précipiter sur Souvenir. Savez-vous que si notrebienfaiteur en témoignait le désir, nous n’hésiterions pas àdéchirer sur-le-champ l’acte de donation ?

– Ça ne vous empêchera pas de le jeter dans la neige,répéta Souvenir, qui tenait à sa phrase mais eut grand soin de seblottir derrière Kwicinski.

– Silence ! hurla Kharlov. Si je t’écrase, vermine, ilne restera qu’une flaque de boue à la place que tu occupes !…Et toi aussi, chiot, dit-il à Sliotkine, ne fourre pas ton museauoù l’on n’a que faire de toi… Si moi, Martin Pétrovitch Kharlov,j’ai décidé que cet acte de donation fût établi, qui donc pourraitle détruire ? Existe-t-il dans le monde entier une puissancecapable de contrecarrer ma volonté ?

– Martin Pétrovitch, bourdonna soudain d’une profonde voixde basse le substitut, dont la gravité n’avait fait que s’accroîtreà la suite de copieuses libations, si cependant monsieur legentilhomme avait dit vrai ?… Vous venez certes d’accomplirune grande action… Si pourtant, ce qu’à Dieu ne plaise, au lieu dela reconnaissance qui vous est due, vous receviez quelqueaffront…

Je jetai en tapinois un regard sur les deux sœurs. Anne semblaitdévorer des yeux l’homme de loi et bien sûr je n’ai jamais vu de mavie visage de femme plus méchant, plus venimeux ni plus superbe ensa malignité. Eulampie s’était détournée en se croisant les brassur la poitrine ; un sourire plus méprisant que jamais tordaitses grosses lèvres roses.

Kharlov se leva, ouvrit la bouche, mais ne put émettre aucunson… Tout à coup il donna un si violent coup de poing sur la tableque tout sauta et tinta dans la salle.

– Père, s’empressa de dire Anne, monsieur ne nous connaîtpas, c’est pour cela qu’il porte sur nous un jugement aussitéméraire. Ne vous mettez pas en colère inutilement, cela vous faitmal, vous avez le visage tout contracté.

Kharlov coula un regard du côté d’Eulampie : mais celle-cine bougea point, bien que son voisin de table, Jitkov, lui poussâtle coude.

– Je te remercie, ma fille Anne, put enfin proférer Kharlovd’une voix sourde, je compte sur toi et sur ton mari…

Sliotkine poussa un nouveau glapissement. Jitkov bomba lapoitrine et frappa du talon, mais Kharlov ne prit nulle garde à cebeau zèle.

– Cet écervelé, reprit-il en désignant Souvenir du menton,prend plaisir à me faire enrager. Quant à vous, mon cher monsieur,continua-t-il en se tournant vers le substitut, vous n’êtes pasencore de taille à juger Martin Kharlov. Pour haut que soit votregrade, vous n’en débitez pas moins des sornettes… Au reste la choseest faite, ma décision ne changera pas… Sur ce, bien du plaisir,messieurs. Je ne suis plus ici qu’un invité et j’use de ma libertéen me retirant dans mon appartement… Anne, tiens compagnie à cesmessieurs… Pour moi, j’en ai assez !

Il nous tourna le dos et, sans ajouter un mot, se retira à paslents.

Cette retraite soudaine devait forcément déranger la réunion,d’autant plus que nos deux hôtesses disparurent bientôt à leurtour. Sliotkine essaya vainement de nous retenir. L’ispravnik nemanqua pas de reprocher au substitut sa franchise déplacée.

– Je n’ai pu agir autrement, répliqua l’autre ; maconscience m’en faisait un devoir.

– Quand je vous disais que c’était un franc-maçon, murmuraSouvenir à mon oreille.

– Votre conscience ! rétorqua l’ispravnik. Nous savonsce qu’elle vaut, votre conscience ; elle habite votre poche,tout comme chez le commun des mortels.

Cependant le prêtre, pressentant la fin de l’agape, s’était levémais s’envoyait encore morceau sur morceau.

– Vous ne pouvez pas vous plaindre de votre appétit, luifit remarquer Sliotkine avec aigreur.

– Mon Dieu, il faut bien prendre ses précautions, réponditl’homme d’Église en esquissant un pauvre sourire.

Réponse et sourire laissaient entendre que le brave homme nedevait pas souvent manger à sa faim.

Le bruit de nos voitures qu’on avançait nous incitadéfinitivement au départ.

Pendant le trajet du retour, Souvenir put faire le pitre à saguise, car Kwicinski, se prétendant excédé de toutes ces momeries« dont l’utilité ne se faisait pas sentir », était partià pied quelque temps avant nous, et ce fut Jitkov qui prit sa placedans notre voiture. Le major en retraite était tout penaud et nefaisait qu’agiter ses moustaches, comme un cancrelat.

– Eh, eh, votre Honneur, jabota Souvenir, il paraît que lasubordination s’en est allée au diable ! Attendez un peu, vousen verrez bien d’autres… Regardez-moi le beau fiancé demalheur : à lui aussi on en fera avaler, descouleuvres !

Souvenir se tordait de rire et le pauvre Jitkov roulait toujoursses moustaches.

Rentré à la maison, je racontai à ma mère tout ce qui s’étaitpassé. Elle m’écouta jusqu’au bout et hocha plus d’une fois latête.

– Cela ne promet rien de bon, me dit-elle quand j’eusterminé ; je n’aime pas toutes ces innovations.

XV

Le lendemain Martin Pétrovitch vint dîner chez nous. Ma mère lecomplimenta sur l’heureuse terminaison de l’affaire qui lui tenaitau cœur.

– Te voilà libre maintenant, lui dit-elle, tu dois tesentir plus léger.

– Oui, certainement, madame, je me sens plus léger,répondit Kharlov d’un air qui disait tout le contraire. Je puismaintenant songer à mon âme et me préparer sérieusement à mon heuredernière.

– Eh quoi, demanda ma mère, est-ce que tes fourmis tecourent encore dans la main ?

Par deux fois Kharlov ouvrit et ferma sa paume gauche.

– Elles courent, madame… Et je vous dirai encore unechose : quand je commence à m’endormir, j’entends quelqu’unqui me crie dans la tête : Prends garde, prendsgarde !

– Ce sont les nerfs, dit ma mère.

Puis elle se mit à parler de la cérémonie de la veille et desincidents qui l’avaient troublée.

– Oui, oui, dit Kharlov, il y a bien eu quelque chose, maiscela n’a pas d’importance… Seulement, ajouta-t-il en pesant sesmots, voilà ce que j’ai encore à vous dire : ce ne sont pasles vaines paroles de Souvenir qui m’ont troublé hier, ni mêmecelles de monsieur le substitut, tout homme de bon sens qu’il soit…Non, voyez-vous, ce qui m’a fait perdre contenance, c’est…

Kharlov eut un moment d’hésitation.

– Eh bien ? demanda ma mère.

Kharlov la regarda fixement.

– C’est la conduite d’Eulampie.

– D’Eulampie ? De ta fille ? Commentcela ?

– Hélas, madame, elle était de pierre : une vraiestatue ! Elle ne sent donc rien ? Anne, sa sœur, à labonne heure ! elle a fait tout ce qu’il fallait ; c’estune fine mouche. Mais Eulampie ! Pourtant… rien ne sert àprésent de cacher ma faiblesse… elle a toujours été ma préférée.N’a-t-elle donc pas pitié de moi ? Il faut pourtant que jesois bien mal en point, que je ne me sente plus de ce monde, pourque je leur abandonne tout ce que je possède. Eh bien, non, elleest restée muette comme une statue !… À dire vrai, elle s’estprosternée devant moi, mais je n’ai pas senti que cela partait ducœur.

– Attends un peu, repartit ma mère, nous lui ferons épouserGavril Fédoulitch, il la rendra plus souple.

Kharlov leva de nouveau les yeux.

– Gavril Fédoulitch ? Oui, peut-être… Vous comptezvraiment sur lui, madame ?

– Sans doute.

– Allons, vous en savez là-dessus plus long que moi…Seulement, voyez-vous, Eulampie c’est moi tout craché : lesang cosaque et le cœur comme un charbon ardent.

Aurais-tu vraiment un cœur de cette espèce ?

Kharlov ne répondit rien.

– Eh bien, Martin Pétrovitch, reprit ma mère après un courtsilence, comment comptes-tu sauver ton âme ? Iras-tu faire unpèlerinage à Saint-Mitrophane de Voronèje ou pousseras-tu peut-êtrejusqu’à Kiev ? À moins que tu ne préfères l’ermitaged’Opta[15],c’est plus près et il vient de s’y manifester, à ce qu’on dit, unmoine d’une telle sainteté, le Père Macaire, que de mémoire d’hommeon n’a jamais vu son pareil : rien qu’en vous regardant, ildevine vos péchés.

– Si elle se montre pour de bon une fille ingrate, jetaKharlov d’une voix rauque, il me serait, je crois, plus facile dela tuer de mes propres mains !

– Que dis-tu là, Seigneur mon Dieu ! s’écria ma mère.Reviens à toi. Voilà ce que c’est que de ne m’avoir pas écoutéel’autre jour quand tu es venu me demander conseil. Maintenant tuvas te tourmenter au lieu de penser à ton salut. Peine inutiled’ailleurs : ce sera comme si tu voulais te mordre le coude.Il est bien temps maintenant de te plaindre et de t’alarmer…

Ce reproche parut le piquer au vif. Tout son orgueil monta commeun flot. Il tressaillit, dressa le menton.

– Je ne suis pas de ceux, madame, dit-il d’un air morne,qui se plaignent et qui s’alarment… Je n’ai rien voulu de plus quevous exposer mes sentiments comme à ma bienfaitrice, à une personneque je respecte infiniment. Mais le Seigneur (il leva la mainau-dessus de sa tête) sait que le globe terrestre se brisera enmorceaux avant que je reprenne ma parole, ou que… (il s’ébroua decolère)… que j’aie peur ou que je regrette ce que j’ai fait !Pour prendre pareille décision, j’ai eu, croyez-le, de bonnes etsolides raisons. Et quant à mes filles, elles me demeurerontobéissantes et maintenant et toujours et dans les siècles dessiècles, amen ! Ma mère se boucha les oreilles.

– Holà, mon ami, voilà que tu recommences à sonner de latrompette ! Si tu es tellement sûr de tes filles, tant mieuxpour toi, mais ce n’est pas une raison pour me rompre la tête.

Martin Pétrovitch s’excusa, poussa deux ou trois soupirs et setut. Ma mère eut beau remettre sur le tapis et l’ermitage d’Opta etKiev et le Père Macaire, il se contentait de répondre :« Oui certainement. Il faudra que j’y songe… » et nes’anima plus qu’au moment du départ. Il ouvrait et refermait samain, considérait sa paume, disait qu’il redoutait par-dessus toutde mourir sans repentir, d’un coup de sang ; qu’en conséquenceil s’était juré de ne plus se mettre en colère, car la colère gâtele sang et le fait monter à la tête… Puisqu’il avait renoncé àtout, à quoi bon se courroucer dorénavant ? Que d’autrestravaillent et se fassent du mauvais sang à leur tour !

Au moment de prendre congé de ma mère, il lui jeta un regardbizarre, scrutateur et en même temps mélancolique ; puis,tirant brusquement de sa poche le volume des Loisirs del’homme laborieux, il le lui glissa dans la main.

– Qu’est-ce ? demanda-t-elle.

– Lisez là, dit-il d’une voix saccadée, là où il y a unecorne… Il est question de la mort. Je sens que c’est très bien dit,mais je n’y comprends goutte. La prochaine fois que je reviendrai,ma chère dame et bienfaitrice, je vous demanderai de bien vouloirm’expliquer ce passage.

Sur ces mots, Martin Pétrovitch opéra sa retraite.

– Décidément, ça va mal, dit ma mère dès qu’il eut disparu.Et prenant le volume à l’endroit marqué, elle lut ce quisuit :

« La mort est un grand et important travail de la nature.Elle consiste simplement en ceci que l’esprit étant plus léger,plus subtil et beaucoup plus pénétrant non seulement que leséléments auxquels il est soumis, mais même que la force électrique,se purifie d’une façon chimique et ne cesse de tendre en avantjusqu’à ce qu’il rencontre un lieu égalementimmatériel… »[16]

Fi ! s’écria ma mère après avoir lu ce passage deux outrois fois ; et elle rejeta le livre avec dégoût.

Quelques jours plus tard, maman reçut la nouvelle que sonbeau-frère était mort ; nous partîmes aussitôt. Bien qu’ellese proposât de ne rester chez sa sœur qu’un mois au plus, elle ydemeura jusqu’à l’automne et nous ne rentrâmes chez nous qu’à lafin de septembre.

XVI

Dès notre retour, Procope, le piqueur détaché auprès de mapersonne en qualité de valet de chambre, m’annonça une heureusenouvelle : les bécasses étaient déjà arrivées et s’étaientcantonnées, particulièrement nombreuses, dans la boulaie deIeskovo.

Comme il restait encore trois heures jusqu’au dîner, je saisismon fusil, ma carnassière et partis en courant pour Ieskovo, encompagnie de Procope et de mon chien d’arrêt. Nous y trouvâmes eneffet beaucoup de bécasses et sur une trentaine de coups tirés nousen tuâmes cinq ou six. Comme je me hâtaisde revenir avec mon butin, j’aperçus près de laroute un paysan qui labourait. D’une voix rageuse, presque mouilléede larmes, il lançait force jurons, tout en tirant sans pitié lacorde qui servait de bride à son cheval, lequel piétinait sur placeet tenait obstinément la tête penchée. En examinant la malheureuserosse, dont les côtes semblaient crever la peau et les flancsinondés de sueur se soulevaient par saccade comme des soufflets deforge, je reconnus à sa cicatrice sur l’épaule la vieille jumentétique qui pendant de si nombreuses années avait voituré MartinPétrovitch.

– Monsieur Kharlov ne serait-il plus de ce monde ?demandai-je à Procope.

Absorbés tous les deux par la chasse, nous n’avions pas encoretrouvé un moment pour parler d’autre chose.

– Que si, me répondit Procope ; mais pourquoi cettequestion ?

– C’est pourtant bien son cheval, répliquai-je ;l’aurait-il vendu ?

– Vendu ?… Non, ma foi ; mais on le lui a prispour le donner à cet homme que vous voyez.

– Que dis-tu là !… Et il s’est laissé faire ?

– Oh, on ne lui a pas demandé son avis, allez !… Y aeu bien du nouveau pendant votre absence et du pas joli, pour sûr,déclara Procope, répondant par un léger sourire à mon regardétonné. À c’te heure c’est le sieur Sliotkine qui fait la pluie etle beau temps chez eux.

– Et Martin Pétrovitch ?

– Oh, Martin Pétrovitch, on ne compte plus avec lui !…Il ne mange pas à sa faim, c’est tout vous dire… Un de ces quatrematins on le mettra à la porte !…

L’idée qu’on pouvait « mettre à la porte » un pareilgéant ne m’entrait pas dans la tête.

– Mais Jitkov, objectai-je, que dit-il de tout cela ?Car enfin il doit avoir épousé la cadette ?

– Jitkov ! s’exclama Procope, dont le sourire cettefois s’épanouit. Mais il ne met seulement plus les pieds dans lamaison. « On n’a pas besoin de toi ici, qu’on lui a dit ;va te faire pendre ailleurs ! » Je vous le répète, c’estSliotkine qui mène tout.

– Mais la fiancée ?

– Eulampie Martinovna ! Eh, not’ jeune monsieur, jevous répondrais bien là-dessus, mais vous n’êtes pas encore d’âge àsavoir certaines choses… Oh ! oh ! on dirait que Dianeest en arrêt…

En effet, ma chienne se tenait immobile devant un boqueteau dechênes à travers lequel tombait sur la route un étroit ravin. Nouscourûmes la rejoindre ; une bécasse partit du taillis ;nous lui tirâmes deux coups de fusil sans l’atteindre et nousallâmes la chercher à la remise.

Quand je revins à la maison, le potage était déjà sur la tableet j’encourus une réprimande de ma mère.

– Qu’est-ce que cela signifie ? me dit-elle d’un tonsévère. Dès le premier jour tu te fais attendre pourdîner ?

Je lui offris mes bécasses, mais elle ne daigna même pas lesregarder. Souvenir, Kwicinski et Jitkov se tenaient dans la salle àmanger. Le major en retraite s’était fourré dans un coin, comme unécolier en pénitence ; son visage exprimait la confusion et ledépit ; à voir ses yeux rouges, on pouvait croire qu’il venaitde pleurnicher. Durant tout le dîner ma mère ne proféra quequelques rares paroles et j’eus tôt fait de comprendre que monarrivée tardive n’était pour rien dans sa mauvaise humeur. Le majorlevait sur elle des regards piteux, sans en perdre pour autant lemoindre coup de fourchette ; Souvenir tremblait comme lafeuille ; seul Kwicinski conservait l’attitude assurée qui luiétait coutumière.

– Vincent Ossipovitch, lui dit tout à coup ma mère, vousvoudrez bien envoyer dès demain une voiture à Martin Pétrovitchpour le faire venir ici, puisqu’on vient de m’avertir qu’il nedispose plus de la sienne, et faites-lui dire qu’il vienne sansfaute : je désire le voir.

Kwicinski allait répondre, mais il se retint.

– Faites aussi savoir à Sliotkine, reprit ma mère, que jelui ordonne de paraître devant moi. Vous entendez : je le luior-don-ne…

– En effet, murmura Jitkov dans son assiette, c’est cevaurien qu’il faut…

Ma mère lui jeta un regard si méprisant qu’il se tut aussitôt etdétourna la tête.

– Vous entendez : je le lui ordonne ! répéta mamère.

– À vos ordres, madame, répondit Kwicinski avec déférence,mais non sans dignité.

– Martin Pétrovitch ne viendra pas, me souffla Souvenir àl’oreille au moment où nous quittions la salle à manger. Si vousvoyiez ce qu’il est devenu ! Cela dépasse les bornes del’entendement. Parole d’honneur, il ne comprend plus ce qu’on luidit. Cette fois-ci le brochet est dans la nasse !

Et Souvenir partit de son affreux rire.

XVII

Souvenir avait prédit juste : Martin Pétrovitch refusa dese rendre chez ma mère. Celle-ci ne se tint pas pour battue :elle le convoqua de sa propre main ; mais il se contenta delui renvoyer le billet suivant écrit en lettres énormes sur unchiffon de papier :

« Devant Dieu je ne puis ; la honte me tuerait.Laissez-moi disparaître comme ça. Merci. Ne me tourmentez pas.

L’humble Martin Kharlov. »

Sliotkine vint, mais vingt-quatre heures plus tard que ma mèrene le lui avait « ordonné ». Elle le fit introduire dansson cabinet. J’ignore quel fut au juste le sujet de leur entretien,mais au bout d’un quart d’heure à peine Sliotkine sortit de chez mamère, le visage cramoisi et avec une expression fielleuse, siinsolente que, l’ayant rencontré dans le salon, j’en fus commecloué sur place ; Souvenir lui-même qui se trouva là à pointnommé, demeura court au beau milieu de son rire. Quand ma mèresortit à son tour, elle n’avait pas le visage moins rouge, et elleintima aussitôt à ses gens l’ordre de consigner sa porte tant àmonsieur Sliotkine qu’aux filles de Martin Pétrovitch, si cesimpudentes avaient jamais le front de se présenter.

– Quel vilain petit juivaillon ! s’écria-t-elle tout àcoup pendant le dîner. C’est moi qui l’ai tiré de la boue par lesoreilles, qui en ai fait un homme, il me doit tout, et il a eul’audace de me dire que je me mêlais de ce qui ne me regardaitpas !… Martin Pétrovitch fait des siennes, on ne peut tout demême pas tout lui permettre ! Voyez-vous ça !… Ah, levilain crapaud, le sale petit juivaillon !

Le major Jitkov, qui dînait encore chez nous ce jour-là,s’imagina que la Providence lui offrait enfin l’occasion de placerun mot ; mais à peine avait-il ouvert la bouche que ma mère lerembarra de la belle manière :

– Tu es bon aussi, toi, mon bonhomme ! Ça se ditofficier, et ça n’a pas pu venir à bout d’une gamine ! Jem’imagine comme ta compagnie devait t’obéir ! Et il avaitencore la prétention de devenir mon régisseur ! Le beaurégisseur que j’aurais eu là !

Kwicinski, assis au bout de la table, eut un sourire desuffisance, tandis que le malencontreux Jitkov agitait sesmoustaches, fronçait le sourcil et cachait son long visage veludans les plis de sa serviette.

Quand, après le dîner, il sortit sur le perron pour y fumer sapipe, il me parut si pitoyable, si délaissé que, malgré le peu desympathie qu’il m’inspirait, je m’approchai de lui.

– Gavril Fédoulitch, lui demandai-je à brûle-pourpoint,comment se fait-il que vous n’ayez point épousé EulampieMartinovna ? Je vous croyais marié depuis longtemps.

Le major me jeta un regard douloureux.

– Un reptile venimeux, me répondit-il en prenant un amerplaisir à détacher soigneusement chaque syllabe, un reptilevenimeux m’a percé de son dard et a réduit en poussière toutes mesespérances. Et je vous raconterais volontiers, Dmitri Sémionovitch,toutes les intrigues de ce monstre si je ne craignais d’allumer lecourroux de madame votre mère. Je n’ai déjà que trop…

Jitkov toussota tandis que le mot de Procope me revenait enmémoire : « Vous n’êtes pas encore d’âge… »

– Me résigner, voilà tout ce qui me reste ! repritJitkov en se frappant la poitrine. Résigne-toi, vieux soldat,résigne-toi ! Tu as servi le tsar avec fidélité, sans peur etsans reproche, tu n’as épargné ni ta sueur ni ton sang… et voici larécompense qui t’attendait !… Si cela s’était passé dans monrégiment, et si j’en avais eu le pouvoir, continua-t-il en aspirantrageusement la fumée de son long tuyau de merisier, je l’aurais… jel’aurais traité à coups de plats de sabre… jusqu’à ce qu’il encrève !

Jitkov retira sa pipe et, les yeux fixés devant lui, parutadmirer le tableau que son imagination lui retraçait. Souvenirs’approcha en sautillant et se mit à taquiner le major. Je leslaissai ensemble : tous ces événements avaient fort excité macuriosité juvénile et je me promis de revoir coûte que coûte MartinPétrovitch.

XVIII

Le lendemain je gagnai de nouveau le bois de Ieskovo, toujoursavec mon chien et mon fusil, mais cette fois sans Procope. Ilfaisait une de ces journées exquises, comme on n’en rencontre guèrequ’en Russie à cette époque de l’année. Le silence était si profondqu’on pouvait entendre à plus de cent pas un écureuil sautiller surles feuilles sèches, ou bien une branche morte qui, se détachant dufaîte d’un arbre, heurtait doucement d’autres branches dans sachute et s’en venait lentement se poser à jamais sur l’herbe molle…à jamais jusqu’à la pourriture. L’air, ni chaud ni frais, maisodorant et comme acidulé, vous caressait les yeux et lesjoues ; un fil de la Vierge, léger comme de la soie, vints’accrocher aux canons de mon fusil et s’étendit de toute salongueur, signe certain de beau temps prolongé. Le soleil luisait,mais si doux, si pâle qu’on eût dit un clair de lune. Je trouvaides bécasses, mais je n’y fis pas grande attention cette fois. Jesavais que le bois de Ieskovo arrivait presque à l’habitation deKharlov, jusqu’à la haie de son jardin, et je me dirigeai de cecôté sans savoir au juste de quelle façon j’y pourrais pénétrer nimême si je ferais bien de le tenter, puisque ma mère avait rompuavec les nouveaux maîtres du domaine.

Tout à coup je crus entendre des bruits humains à quelquedistance… Je prêtai l’oreille : effectivement quelqu’un venaitdroit sur moi à travers le fourré. Une voix de femme s’éleva.

– Tu aurais dû le dire tout de suite…

– Tu crois ? rétorqua une voix d’homme. Comme si onpouvait tout lâcher d’un coup !

Ces voix m’étaient connues. Une robe bleue de ciel miroita àtravers la coudraie à demi dépouillée ; un caftan de couleursombre se montra près d’elle. Et bientôt les deux promeneursdébouchèrent à cinq pas de moi sur la clairière : c’étaientSliotkine et Eulampie.

Tous deux se troublèrent à ma vue. Eulampie se rejetasur-le-champ dans les buissons. Quant à Sliotkine, après un instantd’hésitation, il s’approcha de moi. Son visage n’offrait plus lamoindre trace de cette basse obséquiosité avec laquelle, quatremois auparavant, il frottait entre ses mains la gourmette de moncheval dans la cour de son beau-père ; cependant je n’y vispas non plus cet air de défi impudent qui m’avait tant frappé laveille dans le salon de ma mère. Toujours aussi frais, aussiséduisant, ce visage paraissait maintenant plus mâle, plussérieux.

– Avez-vous tué beaucoup de bécasses ? me demanda-t-ilen soulevant sa casquette et en passant sa main dans ses cheveuxbouclés. Vous chassez dans notre bois ? Grand bien vousfasse ! Nous ne nous y opposons pas, bien au contraire.

– Je n’ai rien tué aujourd’hui, répondis-je. Et puisque jesuis dans votre bois, je vais le quitter sur-le-champ.

Sliotkine s’empressa de remettre sa casquette.

– Que dites-vous là ! s’écria-t-il. Nous ne vouschassons pas… Nous sommes même enchantés de vous voir ici… EulampieMartinovna vous dira la même chose… Où êtes-vous passée, EulampieMartinovna ? Montrez-vous donc.

La jeune fille passa la tête à travers les buissons, mais ellene s’approcha point. Elle me parut plus belle, plus forte, plusmajestueuse que jamais.

– Je vous dirai tout franc, reprit Sliotkine, que je suistrès heureux de vous avoir rencontré. Malgré votre jeune âge vousne manquez pas de jugeotte. Hier, madame votre mère s’est fâchéecontre moi sans vouloir entendre un mot d’explication. Pourtant jen’ai rien à me reprocher, je vous le dis comme je le dirais devantDieu. Impossible d’en agir autrement avec Martin Pétrovitch :il est tombé en enfance ! Nous ne pouvons tout de même passatisfaire tous ses caprices ! Quant à des respects, il en atant qu’il veut : demandez plutôt à Eulampie Martinovna.

Eulampie ne bougea toujours point ; le sourire méprisantqui lui était familier errait sur ses lèvres et ses yeux nouslançaient des regards peu tendres.

– Mais pourquoi donc, Vladimir Vassiliévitch, avez-vousvendu le cheval de monsieur Kharlov ?

Le sort de cette pauvre bête tombée aux mains d’un manant merévoltait tout particulièrement.

– Pourquoi nous l’avons vendu ? La bellequestion ! À quoi pouvait-il servir, sinon à manger du foinsans profit ? Un paysan saura toujours le faire labourer. Etpour ce qui est de Martin Pétrovitch, si l’envie lui prend desortir, il n’a qu’à nous en faire la demande ; nous ne luirefuserons jamais une voiture… les jours de fête, s’entend.

– Vladimir Vassiliévitch ! proféra Eulampie d’une voixsourde, comme pour l’appeler et toujours sans quitter sa place.Elle tournait entre ses doigts quelques tiges de plantain dont ellefaisait sauter les têtes en les frappant l’une contre l’autre.

– Il y a encore, poursuivit Sliotkine, l’histoire du petitcosaque Maxime… Martin Pétrovitch se plaint qu’on le lui a enlevépour le mettre en apprentissage. Mais daignez y réfléchirvous-même : que pouvait faire ce galopin auprès de MartinPétrovitch sinon de se tourner les pouces ? D’ailleurs à sonâge et bête comme il est, quels services serait-il capable derendre ? Tandis que maintenant le voilà en apprentissage chezun sellier : qu’il devienne un bon ouvrier, il se rendra utileà lui-même et il nous payera une bonne redevance. Dans notre petitménage c’est quelque chose ; il ne faut rien dédaigner,voyez-vous, dans un pauvre petit ménage comme le nôtre !

« Et voilà l’homme que Martin Pétrovitch traitait dechiffe ! » dis-je à part moi, et tout haut : – Maisqui donc fait la lecture à monsieur Kharlov ?

– La lecture ? Mais que voulez-vous qu’il lise ?Il avait bien un livre, mais il l’a égaré je ne sais trop où… EtDieu merci ! Quelle idée de lire à son âge !

– Et qui lui fait la barbe ? demandai-je encore.

Sliotkine partit d’un rire bon enfant : la plaisanterieétait vraiment délicieuse !

– Mais personne. Dans les premiers temps, il se grillait labarbe avec une chandelle ; à présent il la laisse pousser.C’est parfait comme ça.

– Vladimir Vassiliévitch ? répéta Eulampie avecinsistance. Eh bien ?

Sliotkine lui fit un petit signe de la main.

– Martin Pétrovitch, reprit-il, est chaussé et vêtu ;il mange ce que nous mangeons ; que lui faut-il de plus ?N’a-t-il pas déclaré lui-même qu’il ne voulait plus songer qu’àfaire son salut ? Il devrait pourtant comprendre que, malgréqu’il en ait, tout nous appartient maintenant. Il se plaint aussique nous ne lui payons pas sa pension : mais est-ce que nousavons toujours de l’argent ? et qu’a-t-il besoin de cetargent, puisque rien ne lui manque ?… Je vous assure que nousagissons très noblement envers lui. Tenez, prenons par exemple leschambres qu’il occupe : nous en avons le plus grandbesoin ; sans ces pièces-là nous ne pouvons pas nousretourner. Eh bien, nous nous gênons pour ne pas le déranger !Nous pensons même à lui procurer des distractions : ainsi pourla Saint-Pierre je lui ai acheté à la ville des hameçons tout cequ’il y a de plus cher, des hameçons anglais s’il vous plaît !Nous avons des carassins dans l’étang, il n’aurait qu’à s’asseoirsur le bord et à pêcher à la ligne. Une heure ou deux se passent etla soupe est prête. Quelle plus saine occupation pour unvieillard !

– Vladimir Vassiliévitch ! s’écria encore Eulampie,d’une voix impérieuse cette fois et en jetant loin d’elle les tigesqu’elle tordait entre ses doigts. Je m’en vais.

Ses yeux rencontrèrent les miens.

– Je m’en vais, Vladimir Vassiliévitch, répéta-t-elle avantde disparaître dans le fourré.

– On y va, Eulampie Martinovna, on y va ! lui criaSliotkine… Martin Pétrovitch lui-même nous approuve à cette heure,continua-t-il en se tournant vers moi. Dans les commencements ilfaut reconnaître qu’il n’était pas content, et même qu’ilronchonnait fort… Vous devez vous souvenir qu’il avait la tête prèsdu bonnet. Maintenant qu’il a compris les choses, il s’est tout àfait calmé… Madame votre mère m’en a dit hier de toutes lescouleurs. Seigneur mon Dieu, si vous l’aviez entendue ! Quevoulez-vous ? c’est une grande dame ; elle tient à sonpouvoir, ni plus ni moins que Martin Pétrovitch en son temps… Maisvenez donc vous-même voir de quoi il retourne, et à l’occasiondites-lui un mot en notre faveur. Je n’oublie pas, croyez-le bien,les bienfaits de Natalie Nicolaïevna ; mais après tout, nousavons bien le droit de vivre, nous aussi.

– Et Jitkov, pourquoi l’a-t-on refusé ?m’enquis-je.

Sliotkine haussa les épaules.

– Fédoulitch ? Ce propre à rien ? Mais, de grâce,à quoi pouvait-il nous être bon ? Un traîneur de sabre, est-ceque ça comprend quelque chose à la culture ? Il prétendqu’avec lui les paysans fileraient doux parce qu’il a l’habitude detaper dans la gueule. Mais ce n’est pas tout que d’avoirl’habitude, faut encore savoir le faire ! Et je vous assurequ’il ne s’y entend pas mieux qu’à autre chose… D’ailleurs c’estEulampie Martinovna elle-même qui l’a refusé. Non, voyez-vous, cethomme-là ne nous convenait pas : il nous aurait vite réduit àla besace.

– Ho, ho ! jeta d’une voix sonore Eulampie.

– On y va, on y va ! répondit Sliotkine.

Il me tendit sa main, que je dus serrer à contrecœur.

– J’ai bien l’honneur de vous saluer, Dmitri Sémionovitch,proclama-t-il en découvrant toutes ses dents blanches. Tirez desbécasses tant que vous voudrez, c’est un oiseau de passage, çan’appartient à personne ; mais si vous rencontrez un lièvre,épargnez-le, ce gibier-là est à nous… Ah, j’allais oublier :n’auriez-vous pas un petit de votre chienne ? vous me feriezgrand plaisir.

– Ho, ho ! fit encore entendre Eulampie.

– Ho, ho ho ! répondit Sliotkine.

Et il se jeta à son tour dans le fourré.

XIX

Il me souvient que, resté seul, je me demandai pourquoi Kharlovn’avait pas écrasé son gendre de manière à ne laisser de lui qu’une« flaque de boue » ; pour que Sliotkine ne craignîtpas un tel sort, il fallait vraiment que Martin Pétrovitch se fût« tout à fait calmé » ! Mon désir s’en accrut depénétrer dans Ieskovo et d’apercevoir, ne fût-ce que du coin del’œil, ce colosse que je n’arrivais pas à me figurer humble etdompté. J’atteignais déjà la lisière lorsque soudain une grossebécasse partit sous mes pieds avec un grand bruit d’ailes et pritson vol vers le fourré. Je la couchai en joue, mais à ma grandedéception la cartouche rata. Ne voulant pas perdre un aussi beaugibier, je m’élançai à sa poursuite dans l’espoir de la relever.J’avais à peine fait deux cents pas que j’aperçus dans uneclairière, sous un splendide bouleau, non pas la bécasse, mais denouveau le sieur Sliotkine. Étendu sur le dos, les deux bras pliéssous la tête, il contemplait le ciel d’un air béat tout enbalançant sa jambe gauche posée sur son genou droit. Il ne me vitpoint venir. Non loin de lui, Eulampie, sans doute en quête dechampignons, marchait à pas lents, fouillant le sol des yeux, sebaissant de temps à autre pour ramasser quelque chose dans l’herbe.Elle fredonnait une chanson dont les paroles m’arrivaientindistinctes ; en prêtant l’oreille je reconnus bientôt une denos vieilles complaintes :

Lève-toi terrible, lourde nuéed’orage ;

Frappe sans pitié monsieur monbeau-père,

Foudroie sur la place dame mabelle-mère ;

De ma jeune épouse c’est moi quime charge.

Eulampie lança ce couplet d’une voix de plus en plus forte etappuya avec insistance sur le dernier vers. Sliotkine souriaittoujours, tandis que dans sa marche elle semblait décrire descercles autour de lui.

– Voyez-vous ça ! proféra-t-il enfin. Il leur en passede belles par la tête !

– Que veux-tu dire ?

Sliotkine se souleva légèrement.

– Tu ne te rends pas compte des propos que tutiens ?…

– Tu n’ignores pas, Volodia, qu’on ne saurait retrancher lemoindre mot d’une complainte…

À ce moment Eulampie se retourna et m’aperçut ; nouspoussâmes tous deux un cri et chacun s’enfuit de son côté.

Je me frayai bien vite un chemin jusqu’à la lisière, traversaiune étroite prairie et me trouvai devant le jardin de Kharlov.

XX

Je n’avais ni le temps ni le désir d’épiloguer sur cette scènesingulière ; je sais seulement que le mot« philtre », dont le sens, nouveau pour moi, m’avaitbeaucoup surpris quelques jours auparavant, me revint à la mémoire.Je m’avançai le long de la clôture et bientôt, à travers lespeupliers argentés dont le fastueux feuillage encore intactétincelait au soleil, j’aperçus la cour et les deux maisonnettes deMartin Pétrovitch. Le domaine me parut plus propre, mieuxtenu : partout se voyaient les traces d’une surveillanceactive et constante. Anne Martinovna parut sur le seuil et,clignant ses yeux bleuâtres, regarda longtemps du côté du bois.

– As-tu vu le maître ? demanda-t-elle à un paysan quitraversait la cour.

– Vladimir Vassiliévitch ? répondit l’autre en tirantson bonnet. M’est avis qu’il est allé au bois.

– Je sais. Mais ne l’as-tu pas vu revenir ?

– Ma foi, non.

L’homme demeurait là, immobile et tête nue.

– Eh bien, va-t-en… Ou plutôt, non, attends… Sais-tu où estMartin Pétrovitch ?

– Martin Pétrovitch ? répondit le bonhomme d’une voixtraînante en levant tantôt un bras tantôt l’autre comme pourindiquer deux directions opposées. Bien sûr que je l’ai vu. Il estlà-bas dans les roseaux, sur le bord de l’étang. Même qu’il aemporté sa ligne. C’est-y qu’y veut pêcher ?

– C’est bien, va-t’en… Et relève d’abord cette roue quitraîne par terre.

Le paysan s’empressa d’obéir. Anne Martinovna demeura quelquesminutes encore sur le perron, les yeux obstinément fixés du côté dubois. Puis elle esquissa un geste de menace et rentra dans lamaison.

– Axioutka ! cria sa voix impérieuse.

Son air courroucé me frappa et aussi la façon dont elle serraitses lèvres déjà si minces. Elle était vêtue négligemment et unetresse déroulée lui tombait sur l’épaule. Cependant, malgré ledébraillé de sa toilette, malgré sa mauvaise humeur, je la trouvaistoujours attrayante et j’aurais volontiers baisé la petite mainrageuse avec laquelle elle avait par deux fois rejeté sa tresseindocile.

XXI

« Martin Pétrovitch pêche à la ligne ! Est-ce vraimentpossible ? » me demandais-je en me dirigeant vers l’étangque je savais être tout au bout du parc. Je montai sur la digue,promenai mes regards à droite et à gauche : personne ! Jelongeai l’une des rives et j’atteignais presque la queue de l’étanglorsque, près d’une petite crique, dans un fouillis de joncsroussis, brisés, foulés aux pieds, j’aperçus enfin une massegrisâtre, dans laquelle il me fallut bien reconnaître Kharlov. Sanscasquette, échevelé, affublé d’une salopette en toile déchirée àtoutes les coutures, les jambes repliées sous lui, il était assisimmobile sur la terre nue ; tellement immobile qu’à monapproche un petit pluvier partit de la vase desséchée à deux pas delui et rasa la surface de l’eau à petits coups d’aile et ensifflotant : il fallait donc que rien n’eût bougé depuislongtemps dans son voisinage. En apercevant cette forme énorme etbizarre, mon chien s’arrêta court, serra la queue entre les jambeset se mit à grogner. Kharlov tourna à peine la tête et nousconsidéra d’un œil égaré, farouche. Sa barbe blanche le changeaitbeaucoup : elle était courte, mais épaisse, crépue comme del’astrakan. Il tenait dans sa main droite une gaule dont le bouttrempait dans l’eau. Je ressentis un choc au cœur ; néanmoins,prenant mon courage à deux mains, je m’approchai et lui souhaitaile bonjour. Il cligna lentement des yeux, comme un dormeur quis’éveille.

– Comment, vous péchez, Martin Pétrovitch ? luidemandai-je.

– Oui… je pêche, me répondit-il d’une voix rauque.

Il releva sa gaule, au bout de laquelle brimbalait une longueficelle, sans hameçon.

– Mais votre ligne est cassée ! lui fis-jeremarquer.

Je m’aperçus en même temps qu’il n’avait auprès de lui ni versni boîte à poisson ; d’ailleurs de quelle pêche pouvait-ils’agir en cette saison ?

– Cassée ? répéta-t-il en se passant la main sur levisage. Eh bien, tant pis !

Et il rejeta sa gaule dans l’eau.

– Le fils de Natalie Nicolaïevna, n’est-ce pas ?demanda-t-il au bout de deux bonnes minutes, pendant lesquelles jel’avais considéré avec une secrète stupeur. C’était encore ungéant, mais un géant bien amaigri, bien déplumé et combiendéchu !

– Oui, répondis-je, je suis le fils de Natalie NicolaïevnaB***.

– Elle se porte bien ?

– Très bien. Cependant, m’empressai-je d’ajouter, votrerefus de venir la voir l’a beaucoup affligée ; elle ne s’yattendait pas.

Martin Pétrovitch baissa le front.

– As-tu été là-bas ? me demande-t-il en désignant dumenton son ancien domaine.

– Où cela ?

– Là-bas, te dis-je. Tu n’y as pas été ? Vas-y.Qu’as-tu à faire ici ? Vas-y. Ne perds pas ton temps à causeravec moi, ça m’ennuie… Tu ne songes qu’à courir avec ton fusil,reprit-il après un silence. Dans mon jeune âge, je suivais aussi cesentier-là ; seulement mon pauvre père… je le respectais, moi,c’est pas comme ceux d’à présent… mon pauvre père me fit passercette marotte en me sanglant la peau… Et tout fut dit : plusde bêtises !… Car je le respectais, moi, vois-tu… etcomment !

Kharlov se tut de nouveau.

– Ne reste pas ici, reprit-il. Va voir à la maison commetout marche bien. Volodia… – Sa voix s’étrangla. – Volodia est unvrai propre à tout… Quel gaillard, mais aussi quellecanaille !

Je ne savais que dire ; Martin Pétrovitch parlait avec ungrand calme.

– Regarde aussi mes filles… Tu te souviens, j’en avaisdeux… Ces jeunes personnes s’entendent aussi à mener leur barque.Quant à moi, mon jeune ami, je suis trop vieux, je me suis retirédes affaires… La retraite a du bon, tu sais…

« Belle retraite ! » pensai-je en promenant leregard autour de moi.

– Martin Pétrovitch, m’écriai-je, il faut absolument quevous veniez chez nous.

– Va-t’en, mon ami, va-t’en, voilà ce qu’il faut, déclaraKharlov après m’avoir jeté un regard en dessous.

– Ne faites pas de peine à ma mère, venez.

– Va-t’en, mon ami, va-t’en, répéta Kharlov ; ne perdspas ton temps à causer avec moi.

– Si vous n’avez pas de voiture, ma mère vous en enverraune.

– Va-t’en.

– Voyons, Martin Pétrovitch…

Kharlov baissa de nouveau la tête ; il me sembla que sesjoues terreuses reprenaient quelque couleur.

– Vous viendrez, n’est-ce pas ? insistai-je. À quoibon rester ici à vous tourmenter ?

– Comment… à me tour-men-ter ? proféra-t-illentement.

– Bien sûr, à vous tourmenter.

Kharlov parut réfléchir. Enhardi par son silence, je résolus dejouer franc jeu et d’y aller carrément ; n’oubliez pas quej’avais à peine quinze ans.

– Martin Pétrovitch, dis-je en m’asseyant auprès de lui, jesais tout, absolument tout. Je sais de quelle manière indigne voustraite votre gendre… avec le consentement de vos filles, bien sûr.Quelle situation pour vous ! Mais pourquoi perdrecourage ?

Kharlov ne soufflait toujours mot ; il avait seulementlâché sa gaule. Et moi, quel homme d’esprit, quel grand philosopheje me croyais !

– Évidemment, repris-je, vous avez agi à la légère endonnant tout à vos filles. C’était grand et généreux et je ne vousen ferai pas de reproche ; de nos jours la grandeur d’âme necourt pas les rues. Mais si vos filles se montrent ingrates, votrerôle à vous est de répondre par le mépris… oui, par le mépris… etnon pas de vous laisser aller à ces humeurs noires.

– Laisse-moi ! marmonna soudain Kharlov en grinçantdes dents, tandis qu’une flamme mauvaise passait dans ses yeux,fixés sur l’étang. Va-t’en !

– Mais voyons, Martin Pétrovitch…

– Va-t’en, qu’on te dit, ou je te tue !…

Je m’étais tout à fait rapproché de lui, mais son dernier mot mefit bondir.

– Que dites-vous là, Martin Pétrovitch ?

– Va-t’en ou je te tue ! répéta-t-il. – Sa voixs’échappait de sa poitrine comme un gémissement rauque, ses yeuxinjectés continuaient à regarder droit devant eux. – Oui, je tetuerai, imbécile, je te jetterai à l’eau, toi et tes idiots deconseils, cela t’apprendra à déranger les vieilles gens,blanc-bec.

« Il est devenu fou ! » me dis-je. Mais, enl’examinant avec attention, ma stupéfaction atteignit lecomble : Martin Pétrovitch pleurait ! !… De petiteslarmes coulaient le long de ses joues l’une après l’autre, encoreque son visage prît une expression de plus en plus féroce.

– Va-t’en, rugit-il une fois de plus. Va-t’en, ou, devantDieu, je te tuerai… pour servir d’exemple à d’autres.

Il se jeta brusquement de côté en grinçant des dents comme unsanglier. Je ramassai mon fusil et me sauvai à toutes jambes. Monchien me suivit en aboyant à pleine gueule : il avait prispeur, lui aussi.

De retour à la maison, je me gardai bien de narrer mon aventureà ma mère ; mais le diable sait pourquoi je m’avisai d’enfaire part à Souvenir. Mon récit eut le don de mettre cet odieuxpersonnage en une gaieté folle : il en sauta presque auplafond. J’eus grande envie de le battre.

– Oh ! disait-il tout haletant de rire, que jevoudrais le voir, le grand Chédois « Kharlus », enlisédans la vase comme un soliveau qu’il est !

– Allez à l’étang, lui dis-je, puisque vous êtes sicurieux.

– C’est cela, pour qu’il me tue, n’est-ce pas ?

Le cynisme de Souvenir me fit repentir de mon bavardage. Jitkov,auquel il s’empressa de transmettre mon récit, envisagea la chosesous un angle quelque peu différent.

– Vous verrez, décida-t-il, qu’il faudra s’adresser à lapolice et peut-être même avoir recours à la troupe.

Si la maréchaussée n’eut point à se déranger, ces événementsn’en prirent pas moins une tournure imprévue.

XXII

Vers la mi-octobre, trois semaines environ après mon entrevueavec Martin Pétrovitch, je me tenais à la fenêtre de ma chambre, aupremier étage de notre maison, et sans songer à rien je regardaistristement notre cour et le chemin qui passait au-delà. Depuis cinqjours le temps était devenu si mauvais qu’il ne fallait plus songerà la chasse. Tout être vivant se tenait caché : les moineauxeux-mêmes s’étaient tus et les corneilles avaient depuis longtempsdisparu. Tantôt le vent grondait sourdement, tantôt il sifflaitavec furie. Le ciel, très bas et sans aucune percée, passait d’unblanc sale à une couleur plombée plus sinistre encore. La pluie,qui tombait sans repos ni trêve, redoublait en ce moment deviolence et ses rafales venaient s’écraser sur les vitres avec unbruit strident. Les arbres, tout décolorés, avaient presqueentièrement perdu leurs feuilles ; mais, impatient d’arracherles dernières, le vent s’obstinait à les tourmenter. On voyaitpartout de grandes flaques d’eau, jonchées de feuillesmortes ; de grosses bulles d’air y naissaient sans cesse,glissaient en tremblotant sur leurs surfaces, éclataient bientôtpour se reformer sur-le-champ. La boue des chemins étaitinsondable ; le froid pénétrait dans les chambres, sous lesvêtements, jusqu’à la moelle des os. Un frisson vous glaçait, uneangoisse vous serrait le cœur à la pensée que sans doute il n’yaurait plus jamais ni lumière ni couleurs ; qui sait,peut-être cette boue gluante, cette humidité grise, ce froid aigreallaient-ils durer toujours et cette odieuse tempête mugiréternellement ?

Je rêvassais donc devant ma fenêtre quand brusquement, bien quela pendule marquât à peine midi, le ciel devint d’un noir desuie ; et soudain, parmi ces ténèbres fuligineuses je crusapercevoir, traversant la cour du portail au perron, quoi ?…un ours, non pas à quatre pattes, mais dressé sur ses pattes dederrière ! Je n’en croyais pas mes yeux : hormis un ours,que pouvait bien être cette masse énorme, noire et velue ?… Jecherchais encore à me rendre compte de ce que j’avais vu, lorsqu’unfurieux trépignement monta du rez-de-chaussée : le monstredevait s’être rué dans la maison ! Ce furent ensuite des cris,des allées et venues, tous les signes d’une chaude alarme… Jedescendis l’escalier quatre à quatre et me précipitai dans la salleà manger…

À la porte du salon, ma mère tournait vers moi un visage figéd’horreur ; derrière elle apparaissaient ses femmes alarmées.Le maître d’hôtel, deux valets, le petit cosaque se pressaient,bouche bée, à la porte de l’antichambre. Au milieu de la salle àmanger, couvert de vase, déguenillé, hagard, tellement imprégnéd’eau qu’une vapeur s’élevait de lui et que des ruisseletscoulaient sur le plancher, l’être fabuleux se tenait à genoux,titubant, râlant, prêt à rendre l’âme. Et cet être n’était autreque Kharlov ! Je m’approchai et je reconnus non pas sonvisage, mais sa tête, car il pressait des deux mains ses cheveuxsouillés de boue. Sa respiration était lourde et convulsive ;il montait même de sa poitrine comme un bouillonnement. On nepouvait guère distinguer dans cette masse fangeuse que le blanc deses petits yeux qu’il roulait sinistrement. C’était vraiment unevision d’épouvante. Le sobriquet de mastodonte qu’à sa grandecolère lui avait appliqué le haut dignitaire de passage me revintaussitôt à la mémoire. C’était bien là l’aspect que devait avoir unanimal antédiluvien, à peine échappé aux griffes d’un monstreencore plus puissant qui l’aurait attaqué parmi l’éternel limon desmarécages primitifs.

– Martin Pétrovitch ! s’écria enfin ma mère en levantles bras au ciel. Est-ce bien toi ? Dieu demiséricorde !

– Oui,… c’est… moi… moi…, répondit une voix qui semblaitexhaler chaque son avec un effort douloureux.

– Que t’est-il donc arrivé, grand Dieu ?

– Nathalie Nico…la…ievna, j’ai cou…ru jus…qu’ici… de lamai…son… à pied…

– Par un temps pareil ! Mais tu n’as plus figurehumaine ! Lève-toi, voyons, prends un siège. Et vous, dit-elleà ses femmes, apportez vite des serviettes… N’y aurait-il pas iciquelque habillement convenable ? demanda-t-elle au maîtred’hôtel.

Celui-ci eut un geste effaré : où trouver un vêtement decette taille ?

– Cependant, déclara-t-il, on peut apporter une couvertureou un caparaçon de cheval, nous en avons justement un toutneuf.

– Mais lève-toi donc, Martin Pétrovitch, assieds-toi,voyons, répétait ma mère.

– Elles m’ont chassé, madame, gémit soudain Kharlov, latête renversée et les bras suppliants. Elles m’ont chassé, NatalieNicolaïevna ! Mes propres filles, du logis de mespères !

Ma mère poussa un cri d’horreur.

– Que dis-tu là ! Quel péché, quel péché !fit-elle en se signant. Mais lève-toi, enfin, Martin Pétrovitch, jet’en supplie.

Deux femmes de chambre, chargées de serviettes, vinrents’arrêter, tout indécises, devant Kharlov : elles ne savaientcomment s’attaquer à ce gigantesque paquet de boue, qui répétaitsans cesse :

– Elles m’ont chassé, madame, elles m’ont chassé.

Le maître d’hôtel arriva de son côté avec une grande couverturede laine ; il s’arrêta, lui aussi fort perplexe.

– Allons, Martin Pétrovitch, debout ! dit ma mère d’unton de commandement. Assieds-toi et raconte-moi dans l’ordre toutce qui est arrivé.

Kharlov se souleva lentement. Le maître d’hôtel voulut lui veniren aide, mais il ne fit que se salir les mains et recula ensecouant ses doigts. D’un pas lourd, chancelant, Kharlov s’approchad’une chaise et s’y laissa tomber. Les femmes de chambre crurent lemoment venu d’offrir leurs linges, mais il les repoussa d’un gesteet refusa également la couverture. Ma mère n’insista point :on ne pouvait évidemment le sécher. On se contenta donc d’essuyertant bien que mal les traces qu’il avait laissées sur leparquet.

XXIII

– Eh bien, maintenant, raconte-moi comment on t’a chassé,demanda ma mère à Kharlov dès qu’il eut un peu repris haleine.

– Madame… Natalie Nicolaïevna, répondit-il avec effort, enroulant toujours des yeux dont l’inquiétude me frappa de nouveau,je vais vous dire toute la vérité : c’est moi qui suis le pluscoupable.

– Voilà ce que c’est : tu n’as pas voulu m’écouter,dit ma mère en s’installant dans un fauteuil et en agitant sonmouchoir parfumé, car Martin Pétrovitch répandait une odeur quirappelait vraiment par trop les émanations des maresforestières.

– Oh, madame, là n’est pas ma faute : je ne suiscoupable que d’orgueil. C’est l’orgueil qui m’a perdu, ni plus nimoins que le roi Nabuchodonosor. Je me disais : le Seigneur nem’a pas fait plus bête qu’un autre ; si donc je décide quelquechose en ma jugeotte, cela doit être juste… Et puis la peur de lamort s’en est mêlée… et j’ai fait fausse route. Avantd’entreprendre le grand voyage, j’ai voulu leur montrer unedernière fois ma force et mon pouvoir : je vais les combler debienfaits, me disais-je, et ils me devront reconnaissance jusqu’autombeau… En fait de reconnaissance, ils m’ont chassé comme un chiengaleux ! s’écria-t-il en frissonnant de toute son énormemasse.

Ses yeux continuaient à errer, il tenait ses mains entrelacées àla hauteur du menton.

– Comment se fait-il…, voulut dire ma mère, mais Kharlovl’interrompit.

– On m’a pris mon petit Maxime, s’écria-t-il ; on m’apris ma voiture et mon cheval ; on m’a réduit à la portioncongrue ; on ne m’a pas payé la pension convenue ; brefon m’a rogné les ailes…, j’ai tout supporté sans faire entendre lamoindre plainte. Si je me taisais, voyez-vous, c’était encore parorgueil, pour que mes cruels ennemis ne pussent pas dire :« voyez-vous le vieil imbécile, il se repentmaintenant ! » Et vous-même, madame, vous m’aviezaverti : « ce sera comme si tu voulais te mordre lecoude… » Voilà pourquoi je ne disais mot… Seulementaujourd’hui, comme j’entrais dans ma chambre, voilà que je latrouve occupée : on avait jeté mon lit dans la décharge !« Tu peux dormir là tout aussi bien ; on te tolère pargrâce, et nous avons besoin de ta chambre. » Et qui me ditcela, s’il vous plaît ? Un rien du tout de Volodka Sliotkine,un manant, un misé…

Sa voix se brisa.

– Mais tes filles, qu’ont-elles dit ? demanda mamère.

– Et moi qui supportais tout !… poursuivit Kharlovsans écouter la question. Pourtant quelle honte, quelle amertumej’éprouvais ! Je rougissais de voir encore la lumière du bonDieu… C’est pour cela, ma bien chère dame, que je n’ai pas vouluvenir chez vous. J’ai tout essayé, voyez-vous, les caresses et lesprières, les exhortations et les menaces. J’en suis même venu àleur faire bien bas la révérence, tenez… comme ça… Et tout cela enpure perte ! Ce que j’ai pu endurer !… Dans les premierstemps, pour leur apprendre à vivre, des envies me prenaient de lesréduire tous en miettes… Mais plus tard je me suis soumis :c’est une croix que le Seigneur m’envoie, me disais-je, un avisd’avoir à me préparer à la mort… Et voilà qu’aujourd’hui, sanscrier gare, on me jette dehors comme un chien ? Et quicela ? Ce gredin de Volodka !… Quant à mes filles dontvous daignez vous informer, croyez-vous qu’il leur reste encore unsemblant de volonté ? Le Volodka a fait d’elles ses humblesservantes.

Ma mère eut un geste d’étonnement.

– À la rigueur, dit-elle, je comprends cela d’Anne :c’est sa femme. Mais pourquoi ta cadette…

– Eulampie ? Elle est pire que l’autre… Elle s’estdonnée corps et âme au Volodka ; c’est sur son ordre qu’elle arefusé votre militaire… Et au lieu de se gendarmer, ce qui seraitbien naturel d’autant plus qu’elle déteste sa sœur, Anne serésigne ! Elle aussi, il l’a ensorcelée, le maudit ! Etpuis, elle doit se dire comme ça : « Ah, ah, ma belle,toi qui faisais tant la renchérie, ton heure est venue de baisserla crête ! » Ça lui fait plaisir, voyez-vous, cetabaissement de sa sœur… Oh, mon Dieu, mon Dieu !

Ma mère regarda de mon côté avec une certaine inquiétude.Craignant qu’elle ne me renvoyât, je me retirai quelque peu àl’écart.

– Martin Pétrovitch, dit ma mère, je regrette fort que monancien pupille t’ait causé tant de chagrin et soit devenu un sivilain homme. Mais il m’a dupée tout comme toi ; et quipouvait s’attendre à cela de sa part ?

– Madame, gémit Kharlov en se frappant la poitrine, je nepuis supporter l’ingratitude de mes filles ; non, madame, jene le puis pas : ne leur ai-je pas tout donné ? Et, quipis est, ma conscience ne me laisse pas un moment de repos. J’airuminé bien des choses, allez, sur le bord de mon étang, tout enayant l’air de pêcher à la ligne ! J’en suis venu à medire : « Si au moins tu avais été utile à quelqu’un dansta vie ; si tu avais soulagé quelque infortune, affranchi tesserfs, par exemple, ces pauvres diables à qui tu rendais la vie sidure et dont tu dois compte à Dieu. C’est alors que leurs larmesamassées te submergeront ! » Et vraiment leur sort estépouvantable, allez ! De mon temps, je l’avoue, il n’étaitdéjà pas gai, mais maintenant c’est la nuit noire. Tous ces péchés,j’en ai chargé mon âme ; ma conscience, je l’ai sacrifiée àmes enfants… et en retour on me jette dehors à coup de pied, commeun chien !…

– Ne pense plus à tout cela, voyons, Martin Pétrovitch…

– Et lorsqu’il m’a dit, votre garnement de Volodka, repritKharlov de plus belle, lorsqu’il m’a dit qu’il me fallaitabandonner ma chambre, cette chambre dont chaque soliveau a été misen place de mes propres mains, lorsqu’il m’a dit cela, voyez-vous,le sang ne m’a fait qu’un tour, j’ai cru recevoir un coup decouteau en plein cœur… Le sang ne m’a fait qu’un tour et j’ai cruque j’allais le tuer… Il ne me restait plus qu’à me sauver… C’estalors que je suis accouru chez vous, Natalie Nicolaïevna, ma chèredame et bienfaitrice : où pouvais-je aller poser matête ?… Dehors j’ai trouvé la pluie, la boue… Je suispeut-être tombé vingt fois… Voilà pourquoi vous me voyez dans cetétat affreux…

Kharlov considéra d’un œil piteux ses loques ruisselantes et fitmine de se lever. Ma mère se hâta de le tranquilliser.

– Calme-toi, voyons, Martin Pétrovitch. Tu m’as sali leplancher, la belle affaire ! Écoute : on va te donner unebonne chambre, un lit bien propre ; tu vas te déshabiller, telaver et faire un somme.

– Je ne pourrai jamais m’endormir, ma chère bienfaitrice,répondit tristement Kharlov. J’ai comme des marteaux qui me battentdans la cervelle. On m’a chassé, voyez-vous, chassé comme un animalimmonde…

– Couche-toi et fais un somme, répéta ma mère avecinsistance. Ensuite on te donnera du thé et nous causerons. Neperds pas courage, mon vieil ami. Si on t’a chassé de ta maison, tutrouveras toujours un asile dans la mienne. Je n’oublie pas que tum’as sauvé la vie…

– Ma chère bienfaitrice, s’écria Kharlov d’une voixsuppliante en se couvrant le visage des deux mains, sauvez-moi àvotre tour.

Cet appel toucha ma mère presque jusqu’aux larmes.

– Je suis prête à te venir en aide en tout ce que je puis,Martin Pétrovitch, mais promets-moi d’abord que tu m’obéiras et quetu chasseras bien loin toute mauvaise pensée.

Kharlov découvrit son visage.

– S’il le faut, murmura-t-il, je puis même pardonner…

Ma mère fit de la tête un signe d’approbation.

– Je suis bien contente de te voir dans une dispositiond’esprit aussi vraiment chrétienne, dit-elle ; mais nousreparlerons de cela plus tard. En attendant fais-toi propre et,avant tout, tâche de dormir… Emmène Martin Pétrovitch dans l’ancienappartement de Monsieur, dit-elle au maître d’hôtel, installe-ledans la chambre verte et que tout ce qu’il demandera lui soit àl’instant fourni. Que ses habits soient nettoyés et séchés, et lelinge nécessaire, demande-le à la femme de charge. C’estcompris ?

– Bien, Madame.

– Et dès qu’il se réveillera, fais venir le tailleur etqu’on lui prenne mesure pour des habits neufs. Il faudra aussi leraser, mais plus tard.

– Bien madame, répéta le maître d’hôtel. Martin Pétrovitch,si vous voulez bien me suivre…

Kharlov se leva, jeta un long regard à ma mère et allaits’approcher d’elle ; mais il se retint et se contenta de luifaire un profond salut. Puis il se signa par trois fois devant lessaintes images et suivit docilement le maître d’hôtel. Jem’empressai de leur emboîter le pas.

XXIV

Le maître d’hôtel emmena Kharlov dans la chambre verte ;mais, comme le lit n’était pas fait, il dut aller demander desdraps à la femme de charge. Souvenir, qui nous avait guettés dansle vestibule, s’était faufilé dans la pièce ; il profita del’occasion pour gambader en grimaçant autour de Kharlov qui, lesbras ballants et les jambes écartées, s’était arrêté indécis aubeau milieu de la pièce ; l’eau continuait à couler de sesvêtements.

– Grand « Chédois » Kharlus, piaillait Souveniren se tenant les côtes, auguste fondateur de l’illustre race desKharlov, abaisse tes regards sur ton descendant ! Il est beau,n’est-ce pas ? Le reconnais-tu pour tien ?… Ah, ah,ah ! Que votre Altesse daigne me permettre de lui baiser lamain… Mais pourquoi donc a-t-elle mis des gants noirs ?

Je voulus en vain retenir Souvenir, le rappeler à la pudeur.

– Il me traitait de pique-assiette, de propre-à-rien,continua-t-il de plus en plus excité, il me reprochait de ne pasavoir un toit à moi, et le voilà à son tour réduit à labesace ! Martin Kharlov ou Souvenir le galvaudeux, c’est toutun maintenant. Il va connaître à son tour l’amertume du paind’autrui, des vieilles croûtes sales dont les chiens ne veulentmême pas et dont il lui faudra bon gré mal gré se régaler… Ah, ah,ah !

Kharlov, la tête baissée, ne bougeait toujours pas. Et Souvenirallait son train.

– Monsieur se donnait des grands airs : « J’ainom Martin Kharlov, gentilhomme de la vieille roche. Qui s’y frottes’y pique. » Et patati, et patata !… Monsieur se croyaitplus malin que tout le monde, il s’est donné le plaisir de partagerson bien pour pouvoir glousser à son aise : « Lareconnaissance par ci, la reconnaissance par là ! » Etpourquoi m’a-t-il oublié ? Qui sait, j’aurais peut-être montréplus de cœur que les autres, moi ! N’avais-je pas raison dedire qu’on le jetterait le dos nu dans la neige !…

– Souvenir ! m’écriai-je.

Souvenir se moquait de moi ! Kharlov toujours immobile,semblait enfin se rendre compte qu’il était trempé jusqu’aux os etne plus songer qu’à se mettre au lit ; mais le maître d’hôteltardait à revenir.

– Et ça s’appelle un guerrier ! braillait Souvenir.Monsieur a fait ses preuves : il a sauvé la patrie en1812 ! Évidemment : ôter leurs culottes à des maraudeursà demi gelés, ça vous va ; mais qu’une fille nous fasse lesgros yeux en tapant du pied, et le cœur nous tombe dans nos propresculottes.

– Souvenir ! m’écriai-je encore une fois.

Kharlov lui jeta un regard de travers. Jusqu’alors il avait paruignorer la présence de son beau-frère et ce fut mon exclamation quil’en avertit.

– Prends garde, frère, grommela-t-il ; à trop sauteron finit par se casser le cou.

Souvenir s’esclaffa.

– Savez-vous que vous me faites peur, mon respectablebeau-frère ! Vous voilà fait comme un épouvantail !Prenez donc la peine de peigner vos jolis cheveux : s’ilsviennent à sécher, ce qu’à Dieu ne plaise, on ne pourra plus jamaisles laver : il faudra les couper à la faux.

Et soudain Souvenir perdit toute mesure.

– Eh quoi, hurla-t-il, vous voilà nu comme un ver et vousmontez encore sur vos ergots ! Dites-moi plutôt où il estmaintenant votre TOIT, votre fameux TOIT héréditaire, ce TOIT quevous me jetiez à la tête, en me reprochant de n’en pas avoir, moi,de TOIT !

L’animal semblait prendre un plaisir extrême à répéter cemalheureux mot.

– Finissez, monsieur Bytchkov, proférai-je d’un tonsévère ; vous vous oubliez…

Mais il continuait à jacasser et à cabrioler devant Kharlov. Etni le maître d’hôtel ni la femme de charge ne semontraient !

Je me sentis mal à l’aise. En effet Kharlov, qui durant sonentretien avec ma mère s’était calmé peu à peu et avait même finipar se résigner en apparence à son sort, donnait de nouveaux signesd’irritation : son souffle se précipita, les veines de son couse gonflèrent sous ses oreilles, ses doigts s’agitèrent, ses yeuxreprirent leur roulement hagard dans le masque sombre de son visageéclaboussé.

– Finissez, Souvenir, finissez, répétai-je une fois deplus, ou je vais avertir maman.

Mais le misérable hurlait toujours comme un possédé.

– Oui, mon honorable beau-frère, vous voilà dans de beauxdraps ! Et pendant ce temps, mesdemoiselles vos filles etmonsieur votre cher gendre se gaussent de vous à loisir sous votrepropre TOIT. Si au moins vous les aviez maudites, selon votrepromesse ? Mais non, vous n’en avez pas eu le courage. Etpuis, franchement, vous n’êtes pas de taille à lutter avec legaillard. Et vous qui l’appeliez dédaigneusement Volodka ! Àbas les pattes, s’il vous plaît : c’est maintenant VladimirVassiliévitch Sliotkine, un propriétaire, un gentilhomme, un grosmonsieur… Et toi, qu’es-tu ?

Un formidable rugissement interrompit la diatribe de Souvenir…Kharlov éclatait. Ses poings se soulevèrent, son visage bleuit,l’écume parut sur ses lèvres gercées, tout son corps frémit derage.

– Un toit, dis-tu ? tonna-t-il de sa voix de fer. Lesmaudire, dis-tu ? Non, je ne les maudirai pas…, ça leur estbien égal ! Mais le toit, je vais le détruire de fond encomble ; leur toit ; ils n’en auront pas plus quemoi ! Ils sauront quel homme est Martin Kharlov, ils saurontce qu’il en coûte de m’abreuver de fiel ! Ils n’en auront plusde toit !

La stupeur me clouait sur place : je n’avais jamais vupareil accès de rage. Ce n’était plus un homme, mais une bête fauvequi se démenait devant moi. Souvenir, mort de peur, s’était cachésous une table.

– Non, ils n’en auront plus ! répéta une dernière foisKharlov ; et renversant la femme de charge et le maîtred’hôtel qui arrivaient enfin, il se précipita hors de la maison,roula comme une boule à travers la cour et disparut par le grandportail.

XXV

Ma mère aussi entra dans une vive colère quand le maître d’hôtelvint lui apprendre, d’un air consterné, la fuite de MartinPétrovitch. Force lui fut de révéler la cause de ce départprécipité, et je me vis contraint de confirmer ces dires.

– Voilà bien de tes tours ! cria ma mère à Souvenir,qui faisait déjà des grâces et s’apprêtait à lui baiser la main.C’est ta méchante langue qui est cause de tout.

– Permettez… je… tout de chuite, toutde chuite, bégaya Souvenir en jetant ses brasderrière le dos.

– Je connais ton « tout de chuite », répliqua mamère ; et, dans son courroux, elle le chassa du salon.

Puis elle fit venir Kwicinski et lui donna l’ordre de se rendresur-le-champ en voiture à Ieskovo et de ramener coûte que coûteMartin Pétrovitch.

– Ne revenez pas sans lui ! conclut-elle.

Le sombre Polonais s’inclina sans mot dire et sortitaussitôt.

Je regagnai ma chambre, m’assis de nouveau devant la fenêtre, etme pris à méditer sur l’aventure dont je venais d’être témoin. Jen’arrivais pas à comprendre comment Kharlov, après avoir patiemmentsubi les injures de ses proches, n’avait pu se maîtriser devant lesbrocards d’un être aussi infime que Souvenir. J’ignorais encoredans ce temps-là quelle atroce amertume se cache parfois au fondd’une raillerie, si niaise qu’elle puisse être et proférée même parune bouche méprisable… Prononcé par Souvenir, le nom haï deSliotkine était tombé comme une étincelle sur la poudre ;l’endroit sensible n’avait point supporté cette ultime piqûre.

Au bout d’une heure je vis rentrer notre voiture : en dépitdes injonctions de ma mère, le régisseur s’y trouvait seul !Il en descendit précipitamment pour grimper le perron en courant etl’air effaré, ce qui ne lui arrivait guère. Je descendis au galopet le suivis au salon.

– Eh bien, vous le ramenez ? demanda ma mère.

– Non, madame, répondit Kwicinski, je n’ai pas pul’amener.

– Pourquoi cela ? L’avez-vous vu au moins ?

– Certainement.

– Que lui est-il arrivé ? Un coup de sang ?

– Oh non, il ne lui est rien arrivé du tout.

– Mais alors, pourquoi ne le ramenez-vous pas ?

– Parce qu’il est en train de démolir sa maison.

– Que dites-vous ?

– Je dis qu’il est perché sur le toit de sa maison neuve etqu’il la démolit. Il a déjà jeté par terre trente ou quarantevoliges et une demi-douzaine de soliveaux.

Le mot de Kharlov : « Ils n’en auront plus, detoit » me revint aussitôt à la mémoire. Ma mère ouvrit degrands yeux.

– Seul… sur le toit… et il détruit sa maison ?

– Comme j’ai l’honneur de vous le dire… Il arpente legrenier et brise tout à droite et à gauche. Il est doué, vous lesavez, d’une force surhumaine ; et puis, bien sûr, son toitc’est de la camelote : des lattes en fait de voliges, et enfait de clous, des broquettes.

Ma mère, qui n’en croyait pas ses oreilles, me jeta un regardéploré.

– Des broquettes ? répéta-t-elle, abasourdie par cestermes techniques auxquels elle n’entendait goutte… Mais enfin,qu’avez-vous fait ? reprit-elle au bout d’un moment.

– Je suis revenu prendre vos ordres, madame. Il faudra dumonde pour le mater et tous ses paysans se sont cachés de peur.

– Mais ses filles ?

– Elles ne sont bonnes à rien, elles ne font que courir etse lamenter.

– Et Sliotkine ?

– Il hurle plus fort que les autres, mais sans plus derésultat.

– Alors vraiment, Martin Pétrovitch est sur sontoit ?

– Parfaitement… c’est-à-dire dans son grenier et de là, ildémolit le toit.

– Oui, oui, je sais… les lattes, murmura ma mère,anéantie.

Le cas était fort épineux. Que fallait-il faire ? envoyer àla ville chercher l’ispravnik ? rassembler les paysans ?Ma mère avait complètement perdu la tête, et Jitkov, qui arriva àl’heure du dîner, ne sut guère que la couver d’un regard de canichebien dressé ; il parla vaguement de requérir la troupe maisn’émit aucun avis sérieux. Voyant qu’il n’y avait pasd’instructions à espérer, Kwicinski finit par dire à ma mère, surce ton de déférence narquoise qui lui était familier, que, si onl’autorisait à prendre avec lui quelques jardiniers, palefrenierset autres gens de service, il pourrait peut-être faire unetentative…

– Oui, oui, c’est cela, mon cher Vincent Ossipovitch,faites une tentative, mais vite, vite ; je prends tout sur moncompte…

Kwicinski eut un froid sourire.

– Je dois, madame, vous avertir d’avance, qu’on ne peutrépondre du résultat. La force de monsieur Kharlov est bien grande,et sa rage ne connaît pas de bornes ; il se sent cruellementoffensé, voyez-vous.

– Oui, oui, s’écria ma mère, et tout cela par la faute decet affreux Souvenir ! Je ne lui pardonnerai de ma vie !…Eh bien, Vincent Ossipovitch, prenez tous les gens qu’il vousfaudra et partez au plus tôt, je vous en conjure.

– Prenez beaucoup de cordes, monsieur le régisseur, et descrocs à incendie, bourdonna soudain Jitkov ; et même, si vousavez un filet, vous ferez bien de l’emporter. Je me rappelle qu’unefois dans notre régiment…

Kwicinski ne le laissa pas achever.

– Je n’ai pas besoin de vos leçons, monsieur,rétorqua-t-il, je sais mieux que vous ce qu’il faut faire.

Jitkov grommela d’un air pincé que, comptant lui aussi prendrepart à l’expédition, il…

– Non, non, intervint ma mère, reste ici, s’il teplaît ; je préfère voir Vincent Ossipovitch agir seul.

Jitkov se piqua pour de bon et Kwicinski s’éloigna. Quant à moi,je courus à l’écurie, sellai moi-même mon petit cheval et partis augalop pour Ieskovo.

XXVI

La pluie avait cessé, mais le vent me fouettait le visage avecune violence redoublée. À mi-chemin ma selle faillit tourner ;je sautai à bas de mon cheval et me mis en devoir de serrer lescourroies avec les dents… Soudain, je m’entendis appeler par monnom : Souvenir courait à travers champs pour me rattraper.

– Ah ! ah ! me cria-t-il, de loin, la curiositévous talonne. Je comprends ça. Moi aussi, je file tout droit àIeskovo, en suivant les traces de Kharlov. Je ne voudrais pasmourir sans avoir vu pareil spectacle.

– Vous voulez admirer votre ouvrage, m’écriai-je avecindignation, et, sautant sur mon cheval, je le remis au galop. Maisl’infatigable Souvenir ne restait pas en arrière ; ilgrimaçait et ricanait même en courant.

Je reconnus bientôt Ieskovo, la digue, la saulaie, la longuepalissade. Arrivé au portail, j’y attachai mon cheval et la stupeurme cloua sur place. D’un bon tiers du toit et de la mezzanine il nerestait plus qu’un squelette ; des planches, des lattesbrisées s’entassaient sur les deux côtés de la maison. Kwicinskiavait raison : le toit n’était que de la« camelote », mais l’aventure n’en sortait pas moins del’ordinaire. Sur le plancher du grenier, soulevant de la poussièreet des débris, une masse noirâtre s’agitait avec une hâtemaladroite : tantôt cet être informe secouait le seul tuyau decheminée qui restât, tantôt il arrachait une latte du toit et lajetait par terre ; tantôt il s’en prenait rageusement auxchevrons eux-mêmes. C’était Kharlov. Cette fois encore il me fitl’effet d’un ours ; la tête, le dos, les épaules, les jambesécartées posant à plein sur le talon, tout contribuait à laressemblance. Ses cheveux ébouriffés tourbillonnaient au vent.Vision terrifiante, son corps nu apparaissait par plaques rougessous ses vêtements en loques et les grognements sauvages qu’ilpoussait de sa voix rauque ajoutaient encore à l’horreur duspectacle.

Il y avait dans la cour pas mal de monde : des paysannes,des galopins, des filles de service se pressaient le long de lapalissade ; quelques paysans s’étaient rassemblés en groupe àune certaine distance. Le vieux prêtre dont j’avais fait laconnaissance à la cérémonie se tenait nu-tête sur le perron del’autre pavillon ; de temps à autre il soulevait des deuxmains un vieux crucifix de cuivre et semblait le montrer à Kharloven silence et sans espoir. Appuyée auprès de lui contre le mur,Eulampie, figée dans une rigide immobilité, contemplait son père.Anne passait la tête hors de la fenêtre, la rentrait, bondissaitdans la cour, se rejetait dans la maison. Jaune et blême, vêtud’une vieille robe de chambre, une calotte sur la tête, un fusil àla main, Sliotkine piétinait rageusement la terre. Cette fois ilressemblait pour de bon à un « juivaillon » pursang : il haletait, il grelottait, il menaçait ; ilcouchait Kharlov en joue, mettait le fusil à la bretelle, puis levisait de nouveau ; il criait, il piaillait, il pleurnichait.Dès qu’il nous aperçut, Souvenir et moi, il se rua littéralementsur nous, et de sa voix piaulante :

– Voyez, voyez ce qui se passe, gémit-il. Il est devenufou, complètement fou. Regardez ce qu’il fait. J’ai déjà envoyéchercher la police ; mais personne ne vient, personne nevient. Si je lui tire un coup de fusil, je ne serai pas responsabledevant la loi, car chacun a le droit de défendre son bien, n’est-cepas ?… Je vais tirer… devant Dieu je vais tirer !…

Il s’élança vers la maison.

– Prenez garde, Martin Pétrovitch, si vous ne descendezpas, je tire !

– Tire, répondit du toit une voix rauque, tire ! Enattendant, voici un petit cadeau que je te fais !

Une longue planche vola dans l’air, tournoya deux fois ets’abattit aux pieds même de Sliotkine ; celui-ci fit un sauten arrière, tandis que Kharlov éclatait de rire.

– Seigneur mon Dieu ! murmura quelqu’un derrièremoi.

Je me retournai : c’était Souvenir.

« Ah, ah, me dis-je, fini de rire, monbonhomme ! »

Sliotkine empoigna un paysan par le collet.

– Grimpe donc ! hurlait-il en le secouant de toutesses forces. Grimpez tous, tas d’empotés, sauvez mon bien !

Le paysan avança de deux pas, renversa la tête, agita les bras,et cria : « Eh, là-haut, monsieur », piétinaquelques instants et fit volte-face.

– Une échelle, vite une échelle ! cria Sliotkine auxautres paysans.

– Où la prendre ? répondit-on du groupe.

– Et à supposer qu’on en aurait une, dit une voix lente, onn’y grimperait tout de même pas. Pour qu’il nous torde le cou,merci bien !

– C’est ma foi vrai qu’il nous casserait la gueule tout desuite, renchérit un jeune blondin à l’air niais.

– Pour sûr, pour sûr ! confirmèrent les autres.

Il me parut que même en cas de danger moins évident les bravesgens n’auraient obéi qu’en rechignant à leur nouveau maître :la conduite de Kharlov avait beau les surprendre, ils n’étaient pasloin de l’approuver.

– Tas de gredins ! vociféra Sliotkine ; attendezun peu, je vous…

À ce moment la dernière cheminée s’effondra dans un violentfracas et, à travers le nuage de poussière jaune que souleva sachute, on vit Kharlov se tourner vers nous en poussant un cri detriomphe et en dressant vers le ciel ses mains ensanglantées.

Sliotkine le mit de nouveau en joue, mais Eulampie lui poussa lecoude. Il se retourna avec fureur.

– Laisse-moi tranquille, grogna-t-il.

– À bas les pattes ! rétorqua-t-elle, et sous sessourcils rapprochés je vis passer des éclairs de colère dans lebleu sombre de ses yeux. C’est SA maison que le père détruit.

– Tu veux dire : la nôtre !

– Non, je dis bien : la sienne !

Sous le regard foudroyant d’Eulampie, Sliotkine écumait derage.

– Ah, bonjour, bonjour, ma fille chérie, lança soudainKharlov du haut de son toit. Bien le bonjour, Eulampie Martinovna.Où en sont vos amours, ma belle ? Roucoulez-vous toujours avecvotre tourtereau ?

– Père ! proféra très distinctement Eulampie.

– Quoi, fille ? répondit Kharlov en s’avançantjusqu’au bord du toit.

Je crus voir flotter sur son visage un bizarre sourire, serein,presque jovial et par cela même d’autant plus sinistre. Bien desannées plus tard je devais reconnaître ce sourire sur le visaged’un condamné à mort.

– Finis, père, descends. Nous avons mal agi, mais nous terendrons tout. Descends.

– Qui t’autorise à parler en notre nom ? jetaSliotkine.

Pour toute réponse Eulampie fronça le sourcil de plus belle.

– Je te restituerai ma part, reprit-elle ; je terendrai tout. Finis, descends, père. Pardonne-nous,pardonne-moi !

Kharlov continuait de sourire.

– Trop tard, ma colombe, répondit-il, et chacune de sesparoles vibrait comme de l’airain. Ton âme de pierre a mis troplongtemps à s’émouvoir. Je suis trop au bas de la côte pour pouvoirla remonter. Ne me regarde pas, je suis un homme perdu. Regardeplutôt ton Volodka, vois un peu quel joli garçon ça fait. Regardeaussi ta vipère de sœur : voilà qu’elle passe par la fenêtreson museau de renard, qu’elle fait ks, ks, à soncharmant mari. Non, mes beaux amis, vous avez voulu me priver demon toit ; eh bien, je ne vous laisserai pas poutre surpoutre. Je les avais toutes mises en place de mes mains ; jeles détruirai toutes de mes seules mains. Vous voyez, je n’ai mêmepas pris de hache.

Il souffla dans ses paumes et s’attaqua de nouveau auxchevrons.

– Finis, père, oublie le passé, reprit Eulampie, dont lavoix se fit soudain d’une douceur exquise. Aie confiance en moi, tum’as toujours crue. Descends, voyons, viens dans ma chambre bienclaire, étends-toi sur mon lit bien doux. Je te sécherai, je teréchaufferai ; je panserai tes plaies : vois comme tu asdéchiré tes pauvres mains. Tu feras bonne chère, dormiras mieuxencore : tu te croiras en paradis, dans le sein du bon Dieu.Oui, c’est vrai, nous sommes coupables, nous avons péché parorgueil ; mais sois généreux, pardonne-nous.

Kharlov hocha la tête.

– C’est ça, joue de la langue, ma belle ! Je vais vouscroire, n’est-ce pas ! Vous avez tué en moi la croyance, vousavez tout tué ! J’étais un aigle, je me suis fait pour vous unvermisseau et vous avez mis le talon sur le vermisseau !Assez, la coupe déborde. Je t’aimais, tu le sais et combien !Maintenant tu n’es plus ma fille et je ne suis plus ton père… Jesuis un homme fini. Laisse-moi tranquille… Et toi, mugit-il soudainà l’adresse de Sliotkine, tire donc, poule mouillée, tire donc,héros de carton ! Pourquoi ne fais-tu que me viser ? Il ya dans la loi un certain paragraphe qui te gêne, hein :« Si le donataire attente à la vie du donateur, celui-ci a ledroit de reprendre ce qu’il a donné » !

Après avoir fait un sort à chacun des mots de ce texte, Kharlovpartit d’un strident éclat de rire.

– Ah, ah, ah ! N’aie pas peur, grand légiste… Je ne teréclamerai rien. Je réglerai tout moi-même… Allons, tire !

– Père, supplia une fois de plus Eulampie.

– Tais-toi !

– Martin Pétrovitch, mon cher frère, soyez généreux,pardonnez, balbutia Souvenir.

– Père, père chéri…

– Tais-toi, chienne ! cria Kharlov à sa fille ;quant à Souvenir, il ne l’honora d’aucune réponse et se contenta decracher de son côté.

XXVII

À ce moment trois chariots s’arrêtèrent au portail ; ilsamenaient Kwicinski et sa suite. Les chevaux fatigués soufflaient,tandis que les hommes s’empressaient de sauter l’un après l’autredans la boue.

– Oh, oh ! rugit Kharlov. Une armée, toute une arméecontre moi ! Soit ! Seulement quiconque viendra me rendrevisite sur mon toit, je le renverrai la tête en bas, tenez-vous lepour dit. Charbonnier est maître chez soi et gare aux visiteursimportuns !

Il s’accrocha des deux mains à la paire de chevrons qui formesur le devant du toit ce qu’on nomme les « jambes » dufronton et se mit à les secouer de toute sa force. Penché sur lebord du plancher, il les tirait à lui, par saccades régulières,qu’il accompagnait d’un « oh hisse, oh ! » à la modedes haleurs de bateau. Sliotkine courut à Kwicinski pour reprendreet ses doléances et ses pleurnicheries… Mais l’autre le pria de le« laisser tranquille » et procéda aussitôt à l’exécutiondu plan qu’il avait imaginé. Il vint en personne se planter devantla maison et, pour opérer une diversion, il se lança dans unemercuriale en règle, représentant à Kharlov que ce qu’il faisait làn’était pas digne d’un gentilhomme.

– Oh, hisse, oh ! chantonnait Kharlov.

… Que Natalie Nicolaïevna était très mécontente, qu’elleavait attendu de lui une tout autre conduite.

– Oh, hisse, oh ! chantonnait toujours Kharlov.

Cependant Kwicinski avait détaché quatre palefreniers, des plusforts et des plus hardis, sur les derrières du logis neuf, avecordre de grimper par là sur le toit. Mais le stratagème n’échappapoint à la vigilance de Kharlov : abandonnant ses chevrons ilcourut à l’autre bout de la mezzanine. Son aspect était si terribleque deux des palefreniers qui s’étaient déjà hissés jusqu’en hautredescendirent précipitamment par la gouttière à la grande joie etaux éclats de rire des gamins. Kharlov agita le poing derrière lesfuyards et revenant à ses chevrons, il se remit à les ébranler enréglant ses mouvements sur la cadence de son refrain de haleur.

Mais tout à coup il s’arrêta.

– Maxime, mon petit Maxime, s’exclama-t-il. Est-ce bien toique je vois, ami de mon cœur ?

Je me retournai : le petit cosaque Maxime se détachait eneffet du groupe des paysans et s’avançait en découvrant sestrente-deux dents dans un large sourire épanoui. Son patron, lebourrelier, lui avait sans doute octroyé quelques jours devacances.

– Viens ici, mon loyal serviteur, défendons-nous ensemblecontre ces félons de Tatars, ces bandits de Lithuanie.

Tout en continuant à rire d’une oreille à l’autre, Maximetentait déjà l’escalade, mais on le saisit et on l’entraîna enarrière, pour donner sans doute un exemple aux autres, car il nepouvait pas être d’un grand secours à Kharlov.

– Ah, c’est comme ça ! Eh bien, on va voir, s’écriacelui-ci d’une voix furibonde en revenant à ses chevrons.

– Vincent Ossipovitch, dit Sliotkine à Kwicinski,laissez-moi tirer, pour l’effrayer seulement, car mon fusil n’estchargé qu’à plomb de bécassines…

Kwicinski n’eut pas le temps de lui répondre : les jambesdu fronton, furieusement secouées par les poignes de fer deKharlov, craquèrent, penchèrent sur la cour et s’écroulèrent avecfracas. Entraîné par elles, Kharlov aussi fut précipité et vintfrapper le sol de tout son poids. Tout le monde frémit, jeta uncri… Kharlov restait étendu sur la poitrine : le faîtage avaitsuivi le fronton dans sa chute et porté en plein sur les épaules dumalheureux.

XXVIII

On accourut, on enleva la poutre, on retourna Kharlov sur ledos ; son visage était inanimé, du sang suintait au coin deslèvres, il ne respirait plus. « Il passe », murmuraientles paysans qui s’étaient approchés. On courut chercher de l’eau aupuits et on lui en jeta un seau entier sur la tête : lapoussière et la boue disparurent, mais les traits demeuraientinertes. Un banc fut apporté, placé tout contre la maison et l’on yinstalla sur son séant, la tête accotée à la muraille, cet énormecorps que l’on eut grand peine à soulever. Le petit cosaque Maximes’approcha, mit un genou en terre et dans cette pose théâtrale,soutint le bras gauche de son ancien maître. Pâle comme la mort,Eulampie vint se placer devant son père et fixa sur lui ses grandsyeux immobiles. Ni Anne, ni Sliotkine n’osèrent s’approcher. Toutle monde se taisait dans une attente morne. On entendit enfin unesorte de bouillonnement convulsif dans la gorge de Kharlov, commed’un homme qui s’engoue. Puis il fit un faible mouvement du brasdroit, ouvrit un œil, aussi le droit et promena lentement autour delui un regard hébété, comme s’il eût été ivre d’une terribleivresse, hoqueta et proféra en grasseyant :

– Fra-cas-sé !

Il parut rappeler ses souvenirs et ajouta :

– Le voilà, le pou…lain… noir !

Un épais flot de sang lui jaillit de la bouche, tout son corpsfrissonna.

« C’est la fin », me dis-je.

Mais Kharlov ouvrit de nouveau l’œil droit (sa paupière gaucheavait déjà la rigidité de la mort), en dirigea le regard surEulampie, et d’une voix éteinte :

– C’est toi, ma fille, dit-il ; je te…

D’un geste brusque Kwicinski appela le prêtre qui ne bougeaitpas de son perron… Le bonhomme s’approcha non sans peine, sesgenoux chancelants, s’empêtrant dans sa longue soutane. Mais tout àcoup une hideuse convulsion souleva les jambes puis le tronc deKharlov et gagna son visage ; un spasme identique déformaaussitôt les traits d’Eulampie. Maxime commença une série de signesde croix… Pris de peur, je courus au portail et me pressai lapoitrine contre un des montants. Au bout d’une minute un murmurecourut de bouche en bouche : je compris que Kharlov avaitcessé de vivre.

Le faîtage lui avait brisé l’épine dorsale et l’autopsie révélaqu’il s’était en outre fracassé la poitrine.

XXIX

« Que voulait-il lui dire en mourant ? me demandais-jeà moi-même en retournant à la maison : je te maudis ou je tepardonne ? » Bien que la pluie eût repris, j’allais aupas, voulant rester plus longtemps seul avec mes réflexions.Souvenir avait trouvé place sur une des charrettes de Kwicinski. Sijeune et si léger que je fusse en ce temps-là, le changement subitet profond que produit dans tous les cœurs l’apparition inattendue(ou même attendue, qu’importe ?) de la mort, sa solennité, sarigueur inéluctable devaient forcément me frapper. Ému, je le fuscertes, et au plus haut point ; néanmoins mon regard enfantinavait pu noter bien des choses, entre autres que Sliotkine avaitd’un geste brusque et furtif jeté loin de lui son fusil comme unechose volée ; que sa femme et lui étaient devenus soudainl’objet d’une réprobation générale, encore que silencieuse, et quele vide s’était fait autour d’eux… Cette réprobation ne s’étendaitpas sur Eulampie qui excita même une certaine pitié en tombantcomme une masse aux pieds de son père inanimé. Elle était cependantaussi coupable que sa sœur et chacun paraissait s’en rendre compte.La justice populaire rendit son verdict par la bouche d’un paysan àla grosse tête grise, qui s’appuyait, comme un juge antique, desdeux mains et de la barbe sur un long bâton : « Vous avezfait affront au vieux maître, le péché est sur votre âme. »Cette sentence fut à l’instant acceptée par tous comme un arrêtsans appel. Je remarquai aussi que dans les premiers momentsSliotkine n’osait pas donner des ordres : on ne prit pointgarde à lui pour soulever et transporter le corps dans la maison,et ce fut sans lui en référer que le prêtre alla prendre à l’égliseles objets nécessaires et que le staroste dépêcha un message auxautorités. Anne elle-même se départit de ses façons hautaines quandelle dit de chauffer un samovar pour laver le corps dudéfunt : son ton ressemblait plus à une prière qu’à un ordreet on lui répondit avec une rudesse bourrue… Mais, je le répète, laquestion qui me passionnait le plus était de savoir ce que lemourant avait voulu dire à sa fille : à force de ruminer lachose, je finis par décider en moi-même qu’il lui avaitpardonné.

Trois jours plus tard eurent lieu les funérailles de MartinPétrovitch, aux frais de ma mère, qui, très affligée de sa mort,avait donné l’ordre de ne rien épargner. Si elle n’y assista pointen personne dans la crainte de rencontrer « ces deux gredineset leur ignoble juivaillon », elle m’y envoya en compagnie deKwicinski et de Jitkov. Depuis ce jour elle ne traita plus cedernier que de femmelette. Quant à Souvenir, elle lui intimal’ordre de ne point reparaître à ses yeux et lui tint fortlongtemps rigueur, l’appelant l’assassin de son ami. Cette disgrâcefut très sensible au triste sire : en proie à une lâche etinquiète mélancolie, il arpentait sans cesse sur la pointe despieds la pièce voisine de celle où se trouvait ma mère, frissonnaità tous moments et murmurait son sempiternel « toutde chuite, toutde chuite… »

Pendant le service et le convoi, Sliotkine me sembla rentré dansson assiette ordinaire : il se démenait, donnait des ordres etprêtait une attention avide à ce qu’on ne dépensât rien de trop,comme s’il eût fait les frais de la cérémonie. Le petit Maxime, àqui ma mère avait offert une casaque neuve, paradait parmi leschantres et poussait des notes si aiguës que personne ne pouvaitplus douter de la sincérité de son attachement envers le défunt.Les deux sœurs étaient là, en grand deuil comme il seyait mais plustroublées qu’affligées, surtout Eulampie qui semblait plongée dansune sombre rêverie. Anne avait pris un air humble et contrit ;sans faire aucun effort pour pleurer, elle passait continuellementsur ses cheveux et ses joues sa belle main sèche. Cette réprobationunanime et sans appel que j’avais déjà observée le jour de la mort,je la retrouvais, bien que plus réservée et plus indifférente surtous les visages, dans tous les gestes et les regards desassistants. Tous ces gens paraissaient convaincus que le grandpéché qu’avait commis la famille de Kharlov était maintenant portédevant le seul vrai Juge ; il ne leur appartenait donc plus des’indigner. Bien qu’ils eussent surtout redouté le défunt durant savie, ils priaient tous avec ferveur pour le repos de son âme, tantla soudaineté de sa mort les avait impressionnés.

– Si encore il avait aimé à lever le coude, disait unpaysan à son compère sur le parvis de l’église.

– Eh, rétorqua l’autre, y a des fois qu’on est soûl sansavoir bu !

– Oui, on lui a fait affront, reprit le premier, répétantce mot décisif.

– Ça, pour sûr, confirmèrent plusieurs voix.

– Pourtant le défunt était dur pour vous, fis-je observer àun autre paysan dans lequel je reconnus un des serfs deKharlov.

– Que voulez-vous, c’était un seigneur, réponditl’homme ; mais ça n’empêche pas qu’on lui a fait affront.

– Pour sûr, pour sûr, répétèrent les mêmes voix.

Devant la fosse ouverte, Eulampie, évidemment obsédée par delourdes pensées, trahit la même absence d’esprit. Sliotkine tentaplusieurs fois de lui adresser la parole, mais je remarquai qu’ellele rembarrait encore plus durement que naguère Jitkov. Quelquesjours plus tard le bruit se répandit qu’Eulampie Martinovna avaitquitté pour toujours la maison paternelle, abandonnant à sa sœur età son beau-frère sa part de l’héritage et se bornant à emporterquelques centaines de roubles.

– La belle Anne a racheté son mari, s’écria ma mère quandelle apprit cette nouvelle.

Puis, se tournant vers Jitkov, son partenaire au piquet depuisla disgrâce de Souvenir :

– Il n’y a que toi et moi qui ayons les mains gourdes,ajouta-t-elle ironiquement.

« C’est, ma foi, vrai qu’elle sont gourdes ! »sembla se dire Jitkov en considérant d’un air morne ses énormespattes…

Peu de temps après ces événements, nous allâmes, ma mère et moi,nous établir à Moscou, et bien des années s’écoulèrent avant quej’eusse l’occasion de revoir les deux filles de MartinPétrovitch.

XXX

Car il me fut donné de les revoir. C’est de la façon la plusnaturelle que je rencontrai d’abord Anne Martinovna. Je séjournais,après la mort de ma mère, dans notre propriété, où je n’avais pasmis les pieds depuis plus de quinze ans ; c’était l’époque oùs’opérait dans toute la Russie, avec une lenteur que l’on n’a pasencore oubliée, le partage des enclaves domaniales ; je reçusun beau jour de notre arbitre l’invitation de me rendre enconsultation avec d’autres voisins chez « la veuve AnneSliotkine ». Je ne ressentis, je l’avoue, aucun chagrin enapprenant que le « juivaillon » comme l’appelait ma mère,l’homme aux yeux de pruneaux était passé de vie à trépas ;mais je n’étais pas fâché de revoir sa veuve. Elle passait danstout le canton pour une ménagère hors ligne. En effet, le domaineentier, ferme, communs, maison de maître (je jetai involontairementun coup d’œil au toit : il était en feuilles de tôle), tout seprésentait dans l’ordre le plus parfait, tout était rangé, balayé,peint à neuf : on se serait cru chez une Allemande. AnneMartinovna avait évidemment vieilli, mais ce charme sec et perversqui lui était personnel et m’avait tant ému jadis, ne l’avait pastout à fait abandonnée. Elle portait une toilette rustique, mais debon goût. Elle nous reçut, je ne dirai pas avec cordialité, le motne lui seyant guère, mais avec courtoisie. Lorsqu’elle m’aperçut,moi le témoin de l’horrible événement, elle ne sourcilla même paset ne fit pas plus allusion à ma mère, à son père, à sa sœur, à sonmari que si elle avait eu la bouche cousue.

Elle avait deux filles, toutes deux jolies et bien faites, avecd’exquis minois et de beaux yeux noirs caressants et rieurs ;elle avait aussi un fils, qui ressemblait un peu à son père, maisn’en était pas moins un charmant garçon. Pendant la conférence,Anne Martinovna eut une attitude très calme et très digne. Sansmontrer ni trop d’obstination ni trop d’avidité, elle s’entendaitmieux que personne à exposer et à défendre ses droits ; toutesles lois qui pouvaient s’appliquer à l’affaire et jusqu’auxcirculaires ministérielles lui étaient parfaitement connues ;elle parlait peu et d’une voix douce, mais chaque mot touchait lebut. Elle fit si bien que nous consentîmes à tout ce qu’elledemandait et lui fîmes des concessions dont nous fûmes ensuiteébahis. Au retour, deux propriétaires se traitèrent eux-mêmesd’imbéciles, tous grognaient, hochaient la tête.

– Est-elle maligne, cette femme ! disait l’un.

– C’est une fieffée canaille ! reprenait un autre,moins délicat dans ses expressions. Comme on dit, elle vous fait lelit très doux, mais il est dur d’y dormir.

– Et quelle avare ! dit un troisième. Deux doigts decaviar et un petit verre par tête, est-ce là vraiment…

– Que pouvez-vous attendre de cette femme ? dit ungentilhomme qui avait jusque-là gardé le silence. Tout le mondesait qu’elle a empoisonné son mari.

À ma grande surprise, personne ne protesta contre cette horribleaccusation, probablement gratuite. Je fus encore plus étonné envoyant que tous, y compris le gentilhomme peu délicat, admiraientfort cette femme qu’ils criblaient de sarcasmes. L’arbitre s’élevamême jusqu’au lyrisme.

– Sur le trône, s’exclama-t-il, ce serait une Sémiramis,une Catherine II ! Ses paysans lui obéissent au doigt età l’œil, ses enfants sont des modèles de bonne éducation. Quelletête ! Quelle cervelle !

Sémiramis et Catherine à part, Anne Martinovna menait sans aucundoute une vie très heureuse. Tout et tous en son logis, à commencerpar elle-même, respirait le contentement, l’agréable sérénité de lasanté physique et morale. Jusqu’à quel point méritait-elle cebonheur ? C’est une autre question. Du reste ces sortes dequestions ne se posent guère que lorsqu’on est jeune. Tout dans cemonde, le bien comme le mal, est donné à l’homme, non pas selon sesmérites, mais en vertu de je ne sais quelles lois encore ignorées,bien que logiques, et que je ne me charge pas de préciser, encoreque je crois en avoir eu parfois l’intuition confuse.

XXXI

Je m’étais informé d’Eulampie auprès de notre arbitre :depuis sa disparition elle n’avait plus jamais donné signe de vieet sans doute, me dit le brave homme, doit-elle « hantermaintenant les célestes parvis ».

En dépit de cette affirmation, je suis certain d’avoir vuEulampie ; voici dans quelles circonstances.

Quatre années environ après mon entrevue avec Anne Martinovna,je m’étais établi pour la belle saison à Mourino, villégiature desenvirons de Saint-Pétersbourg, fréquentée surtout par la classemoyenne. À cette époque la chasse autour de Mourino était assezbonne et presque tous les jours je sortais avec mon fusil. J’avaispour compagnon un certain Vikoulov, bon garçon, pas sot du tout,mais « perdu de mœurs », ainsi qu’il se plaisait à ledire. Où cet homme n’avait-il pas été et que n’avait-il pasété ! Rien ne pouvait le surprendre, il avait tout expérimentépour s’en tenir finalement à la chasse et à l’eau-de-vie. Or, unjour que nous revenions à Mourino, nous eûmes à passer devant unemaison isolée qui s’élevait près d’un carrefour et qu’entourait unepalissade haute et serrée. Ce n’était pas la première fois que jevoyais cette maison et chaque fois son aspect revêche, verrouillé,mystérieux, provoquait ma curiosité : on eût dit une prison ouun hôpital. De la route on ne pouvait distinguer que le toit àangle aigu peint d’une couleur sombre. Il n’y avait qu’une seuleporte tout le long de la palissade et cette porte elle-mêmesemblait barricadée. Aucun bruit ne s’élevait jamais de cet encloset cependant on le sentait habité et même prêt à soutenir un siège,tant s’y devinait ferme, solide et bien en place.

– Qu’est-ce que cette forteresse ? demandai-je à moncompagnon.

Vikoulov cligna de l’œil d’un air malicieux.

– Drôle de bâtisse, hein ? Elle rapporte gros à notreispravnik.

– Comment cela ?

– Avez-vous entendu parler des « hommes deDieu », de ces sectaires qui se donnent le nom de« Christs » et que par dérision le peuple appelle des« Khlysts » des flagellants ?

– Certainement.

– Eh bien, c’est ici qu’habite leur mère supérieure.

– Vous dites ?

– Leur mère supérieure, la principale de ces femmes qu’ilsappellent des « mères de Dieu ».

– Pas possible !

– C’est comme je vous le dis. Paraît que celle-ci n’est pascommode et qu’elle les mène à la baguette. Et elle vous remue desmilliers de roubles, la mâtine !… Si j’étais le maître,voyez-vous, toutes ces saintes mères passeraient un mauvais quartd’heure !

Il appela son Pommelé, un chien extraordinaire qui, bien quedoué d’un flair merveilleux ne tenait jamais l’arrêt ; afin demodérer son allure, Vikoulov était contraint de lui lier une pattede derrière.

Les paroles de Vikoulov se gravèrent dans ma mémoire. Souventdepuis lors je me détournais de ma route pour revoir la maisonmystérieuse. Un jour que j’arrivai devant son unique porte,j’entendis, ô miracle, la clef grincer dans la serrure ; leportail s’ouvrit lentement, la tête d’un solide cheval au toupettressé parut sous un courbet multicolore, et un chariot léger, dansle genre de ceux dont se servent les maquignons et les entraîneurs,sortit doucement de la cour et gagna la route. Sur la banquette decuir, de mon côté était assis un homme d’une trentaine d’années,fort beau et fort bien fait, tout de noir habillé, depuis soncaftan court très propre jusqu’à sa casquette enfoncée très bas surle front ; avec un maintien grave il tenait les rênes de sonbon gros cheval à la croupe large comme un poêle. À son côté setenait une femme de haute taille, droite comme une lance. Un richechâle noir lui couvrait la tête ; elle était vêtue d’uncasaquin de velours olive et d’une jupe de laine bleue ; sesdeux mains blanches, décemment croisées sur sa poitrine, sesoutenaient l’une l’autre. La voiture s’engagea dans le chemin degauche, de sorte que la femme se trouva tout proche de moi. Elletourna légèrement la tête de mon côté et je reconnus EulampieKharlov. Je la reconnus sur-le-champ, sans la moindre hésitation, àses grands yeux uniques au monde et surtout au pli de ses lèvres,hautain et sensuel à la fois, dont je n’ai jamais vu le pareil. Sonvisage s’était allongé, quelques rides apparaissaient sur sa peaudéfraîchie ; mais c’est l’expression de ce visage qui avait leplus changé. Aucun mot ne saurait rendre cette assurance sévère,orgueilleuse ; plus que la simple jouissance du pouvoir,chacun de ses traits en respirait la satiété ; et dans leregard protecteur qu’elle laissa tomber sur moi se lisaitl’habitude invétérée de ne rencontrer partout qu’une soumissionabsolue et sans réplique. Évidemment, cette femme vivait entourée,je ne dirai pas d’adorateurs, le mot serait trop faible, maisd’esclaves ; elle avait oublié le temps où la moindre de savolonté, le moindre de ses désirs n’étaient pas desordres !

« Eulampie Martinovna ! » m’écriai-je. Elletressaillit légèrement et me regarda pour la seconde fois, nonpoint avec effroi, mais avec une colère dédaigneuse. « Qui oseme déranger ? » semblait dire ce regard. Puis,entr’ouvrant à peine les lèvres, elle donna à son compagnon unordre laconique. L’homme se redressa, frappa des rênes sur lesflancs du cheval, qui partit au grand trot, et la voiture disparutà mes yeux.

Je n’ai plus jamais rencontré Eulampie et n’arrive pas encore àcomprendre sa transformation en « mère de Dieu ». Maisqui sait, peut-être a-t-elle fondé une nouvelle secte quis’appellera un jour, si elle ne s’appelle déjà, la « sected’Eulampie » ? Tout est possible en ce bas monde.

Voilà ce que j’avais à vous dire de mon Roi Lear, de sa familleet de ses aventures.

Le conteur se tut ; et bientôt nous nous séparâmes.

Weimar, 1870.

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