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Service de la reine

Service de la reine

de Sir Anthony Hope Hawkins
Chapitre 1 L’adieu de la Reine.

Celui qui a vécu dans le monde et remarqué combien l’acte le plus insignifiant peut avoir de conséquences à travers le temps et l’espace, ne saurait être bien certain que la mort du duc de Strelsau, la délivrance et la restauration du roi Rodolphe aient mis fin pour toujours aux troubles causés par l’audacieuse conspiration de Michel le Noir. L’enjeu avait été considérable, la lutte ardente, les passions surexcitées, les semences de haine répandues. Cependant, Michel ayant payé de sa vie son attentat contre la couronne, tout n’était-il pas fini ?Michel était mort, la princesse avait épousé son cousin, le secret était bien gardé ; M. Rassendyll ne paraissait plus en Ruritanie. N’était-ce pas un dénouement ? Je parlais en ce sens à mon ami, le connétable de Zenda, en causant au chevet du lit du maréchal. Il répondit :

« Vous êtes optimiste, ami Fritz, maisRupert de Hentzau est-il mort ? Je ne l’ai pas entendudire. »

L’agent principal dont Rupert se servaiteffrontément pour se rappeler au souvenir du Roi, était son cousin,le comte de Rischenheim, jeune homme de haut rang et très riche,qui lui était dévoué. Le comte remplissait bien sa mission,reconnaissait les fautes graves de Rupert, mais invoquait en safaveur l’entraînement de la jeunesse et l’influence prédominante duduc Michel ; il promettait pour l’avenir, en termes sisignificatifs qu’on les devinait dictés par Rupert lui-même, unefidélité aussi discrète que sincère.

« Payez-moi mon prix et je metairai, » semblait dire l’audacieux Rupert par les lèvresrespectueuses de son cousin. Comme on peut le croire, néanmoins, leRoi et ses conseillers en cette affaire, sachant trop bien quelleespèce d’homme était Rupert de Hentzau, n’étaient guère disposés àécouter les prières de ses ambassadeurs. Nous gardions d’une mainferme les revenus du comte et surveillions ses mouvements de notremieux, car nous étions bien décidés à ne pas permettre qu’ilrentrât jamais en Ruritanie.

Nous aurions peut-être pu obtenir sonextradition et le faire pendre en prouvant ses crimes, mais nouscraignions que si Rupert était livré à notre police et cité devantles tribunaux de Strelsau, le secret que nous gardions avec tant desoin ne devînt le sujet des bavardages de la ville, voire de toutel’Europe. Rupert échappa donc à tout autre châtiment que l’exil etla confiscation de ses biens.

Cependant, Sapt était dans le vrai. Siimpuissant qu’il parût, Rupert ne renonça pas un instant à lalutte. Il vivait dans l’espoir que la chance tournerait et luireviendrait, et il se préparait à en profiter. Il conspirait contrenous, comme nous nous efforcions de nous protéger contre lui :la surveillance était réciproque. Ainsi armé, il rassembla desinstruments autour de lui et organisa un système d’espionnage quile tint au courant de toutes nos actions et de toute la situationdes affaires à la cour. Plus encore, il se fit donner tous lesdétails concernant la santé du Roi, bien qu’on ne traitât ce sujetqu’avec la plus discrète réticence. Si ses découvertes se fussentbornées là, elles eussent été contrariantes et même inquiétantes,mais en somme peu dangereuses. Elles allèrent plus loin. Mis sur lavoie par ce qu’il savait de ce qui s’était passé pendant queM. Rassendyll occupait le trône, il devina le secret qu’onavait réussi à cacher au Roi lui-même. Il trouva la l’occasionqu’il attendait et entrevit la possibilité de réussir s’il s’enservait hardiment.

Je ne saurais dire ce qui l’emporta en lui, dudésir de rétablir sa position dans le royaume ou de sa rancunecontre M. Rassendyll. S’il aimait la puissance et l’argent, ilchérissait la vengeance, Les deux causes agirent sans doutesimultanément, et il fut ravi de voir que l’arme mise entre sesmains était à deux tranchants. Grâce à elle, il débarrasserait sonchemin des obstacles et blesserait l’homme qu’il haïssait à traversla femme que cet homme aimait.

Bref, le comte de Hentzau, devinant lesentiment qui existait entre la Reine et Rodolphe Rassendyll, plaçases espions en vedette et, grâce à eux, découvrit la raison de marencontre annuelle avec M. Rassendyll. Du moins, il se doutade la nature de ma mission, et cela lui suffit.

Trois années s’étaient écoulées depuis lacélébration du mariage qui avait rempli de joie toute la Ruritanie,en témoignant aux yeux du peuple de la victoire remportée surMichel le Noir et ses complices. Depuis trois ans, la princesseFlavie était reine. Je connaissais, aussi bien qu’un homme lepouvait, le fardeau imposé à la reine Flavie. Je crois que seule,une femme peut en apprécier pleinement le poids ; car mêmemaintenant, les yeux de la mienne se remplissent de larmes quandelle en parle. Et pourtant, la Reine l’a porté, et si elle a euquelques défaillances, une seule chose m’étonne : c’estqu’elle n’en ait pas eu davantage. Car non seulement, elle n’avaitjamais aimé le Roi et elle en aimait un autre, mais encore, lasanté de Sa Majesté, très ébranlée par l’horreur et la rigueur desa captivité dans le château de Zenda, avait bientôt périclité toutà fait. Il vivait, il chassait même, il conservait en quelquemesure la conduite du gouvernement, mais il n’était plus qu’unvalétudinaire irritable, entièrement différent du prince jovial etgai que les instruments de Michel avaient saisi au Pavillon dechasse. Il y avait pis encore. Avec le temps, les sentimentsd’admiration et de reconnaissance qu’il avait voués àM. Rassendyll s’étaient éteints. Il s’était mis à réfléchirsombrement à ce qui s’était passé pendant son emprisonnement. Outrela crainte incessante de Rupert par qui il avait tant souffert, iléprouvait une jalousie maladive, presque folle, à l’égard deM. Rassendyll, ce Rodolphe qui avait joué un rôle héroïquependant que lui était paralysé. C’étaient les exploits de Rodolpheque son peuple acclamait en lui dans sa propre capitale, leslauriers de Rodolphe qui couronnaient son front impatient. Il avaitassez de noblesse naturelle pour souffrir de sa gloire imméritée,mais pas assez d’énergie morale pour s’y résigner virilement. Et ladétestable comparaison le blessait dans ses sentiments les plusintimes. Sapt lui disait sans ambages que Rodolphe avait fait ceciou cela, établi tel ou tel précédent, inauguré telle oui tellepolitique, et que le Roi ne pouvait mieux faire que de suivre lamême voie. Le nom de M. Rassendyll était rarement prononcé parla Reine, mais quand elle parlait de lui, c’était comme d’un grandhomme défunt, dont la grandeur rapetissait, par la gloire de sonnom, tous les autres hommes. Je ne crois pas que le Roi devinât lavérité que la Reine passait sa vie à lui cacher, mais il montraitde l’inquiétude si Sapt ou moi prononcions ce nom ; et de lapart de la Reine, cela lui était insupportable. Je l’ai vu entreren fureur pour cette seule raison, car il avait perdu tout empiresur lui-même.

Sous l’influence de cette troublante jalousie,il cherchait sans cesse à exiger de la Reine des preuves detendresse et de dévouement dépassant, selon mon humble jugement, ceque la plupart des maris obtiennent ou méritent ; luidemandant toujours ce qu’il n’était pas au pouvoir de son cœur delui donner. Elle faisait beaucoup par devoir et par pitié, maisparfois, n’étant après tout qu’une femme et une femme fière, ellefaiblissait – alors, le plus petit reproche ou la moindre froideur,même involontaire, prenaient dans cette imagination malade lesproportions d’une grande offense ou d’une insulte préméditée, ettous les efforts pour le calmer restaient vains. De la sorte, cesdeux êtres, que rien n’avait jamais rapprochés, s’éloignaientchaque jour davantage l’un de l’autre : lui demeurait seulavec sa maladie et ses soupçons, elle avec sa douleur et sessouvenirs. Il n’y avait pas d’enfant pour combler le vide qui lesséparait et, quoiqu’elle fût sa Reine et sa femme, elle luidevenait chaque jour plus étrangère. Il semblait le vouloirainsi.

Telle était la vie de la Reine depuis troisannées ; une fois par an seulement, elle envoyait trois mots àl’homme qu’elle aimait, et il lui répondait par trois motssemblables. Enfin, la force lui manqua. Une scène misérable eutlieu, pendant laquelle le Roi lui adressa des reproches à propos deje ne sais plus quelle raison futile, et s’exprima devant témoinsen termes que, même dans le tête-à-tête, elle n’aurait pu entendresans être offensée. J’étais présent et Sapt aussi ; les petitsyeux du colonel brillaient de colère.

Cette chose, dont je ne parlerai plus, sepassa deux ou trois jours avant que je partisse pour allerrejoindre M. Rassendyll. Je devais, cette fois, le rencontrerà Wintenberg, car j’avais été reconnu l’année précédente àDresde ; et Wintenberg étant une ville moins importante etmoins sur la route des touristes, nous avait paru plus sûre. Je merappelle bien la Reine telle que je la trouvai dans son appartementoù elle m’avait fait appeler quelques heures après la scène avec leRoi. Elle était assise devant la table sur laquelle se trouvait lepetit coffret renfermant, je le savais, la rose rouge et lemessage. Mais ce jour-là, il y avait quelque chose de plus qu’àl’ordinaire. Sans préambule, elle aborda le sujet de mamission.

« Il faut que je lui écrive, medit-elle. C’est intolérable ; il faut que j’écrive. Mon cherami Fritz, vous porterez ma lettre en toute sûreté, n’est-cepas ? Et il faudra qu’il me réponde. Et vous m’apporterez saréponse ? Ah ! Fritz ! je sais que j’ai tort, maisje meurs de chagrin, oui, de chagrin ! D’ailleurs, ce sera ladernière fois ; mais il faut que je lui dise adieu ; ilfaut que j’aie son adieu en retour pour m’aider à vivre. Cette foisdonc encore, Fritz, faites cela pour moi. »

Les larmes coulaient sur ses joues dont lapâleur habituelle avait fait place à la rougeur de la colère :ses yeux me suppliaient et me défiaient en même temps. Je courbaila tête et lui baisai la main.

« Avec l’aide de Dieu, répondis-je, jeporterai les deux messages, ô ma Reine !

– Et vous me direz bien comment il est.Regardez-le bien, Fritz. Voyez s’il paraît fort et en bonne santé.Oh ! tâchez de le rendre heureux et gai. Amenez le sourire quej’aime sur ses lèvres et dans ses yeux. En parlant de moi, observezs’il… s’il m’aime encore. »

Elle cessa de pleurer et ajouta :« Mais ne lui rapportez pas que j’ai dit cela. Il serait peinési je doutais de son amour. Je n’en doute pas, non, vraiment ;mais cependant, dites‑moi bien ce que sera sa physionomie quandvous parlerez de moi, n’est‑ce pas, Fritz ? Tenez, voici lalettre. »

La tirant de son corsage, elle la baisa avantde me la donner. Puis elle ajouta mille conseils deprécaution : comment je devais porter la lettre, aller etrevenir sans m’exposer à aucun danger, car ma femme Helga m’aimaitcomme elle-même aurait aimé son mari, si le ciel lui eût étépropice, « ou du moins presque autant, Fritz, »reprit-elle, entre le sourire et les larmes, car elle n’admettaitpas qu’aucune autre femme pût aimer autant qu’elle.

Je la quittai pour aller terminer mespréparatifs de départ. Je n’emmenais qu’un domestique et je lechangeais chaque année. Aucun d’eux n’avait su que je rencontraisM. Rassendyll ; ils supposaient que je voyageais pour desaffaires personnelles avec l’autorisation du Roi. Cette fois,j’avais décidé d’emmener un jeune Suisse entré à mon service depuisquelques semaines seulement. Il s’appelait Bauer, était un peulourd, ne paraissait pas très intelligent, mais en revanche,semblait parfaitement honnête et fort obligeant. Il m’avait étébien recommandé et je l’avais engagé sans hésiter. Je le choisispour compagnon de route, surtout parce qu’étant étranger, ilbavarderait probablement moins avec les autres au retour. Je n’aipas de prétentions à une intelligence extraordinaire – pourtant,j’avoue ma vexation au souvenir de la façon dont ce jeune lourdaudà l’air innocent se joua de moi. Car Rupert savait que j’avaisrencontré M. Rassendyll l’année précédente à Dresde. Rupertsuivait, d’un œil attentif, tout ce qui se passait àStrelsau ; Rupert avait procuré à ce garçon ses admirablescertificats et me l’avait envoyé dans l’espoir qu’il apprendraitquelque chose d’utile à celui qui l’employait. On avait pu espérer,mais sans aucune certitude, que je l’emmènerais, s’il en fut ainsi,ce fut un effet du hasard qui seconde si souvent les projets d’unhabile intrigant.

Quand j’allai prendre congé du Roi, je letrouvai pelotonné près du feu. Il ne faisait pas froid, maisl’humidité de son cachot de jadis semblait avoir pénétré jusqu’à lamoelle de ses os. Mon départ le contrariait et il me questionnaaigrement sur les affaires qui en étaient le prétexte. Je déjouaisa curiosité de mon mieux, sans réussir à calmer sa mauvaisehumeur. Un peu honteux de son récent emportement et désireux de setrouver des excuses, il s’écria irrité :

« Des affaires ! Toute affaire estune excuse suffisante pour me quitter. Par le ciel ! je medemande si jamais roi fut aussi mal servi que moi ! Pourquoiavez-vous pris la peine de me faire sortir de Zenda ? Personnen’a besoin de moi ; personne ne se soucie que je vive ou queje meure. »

Raisonner avec quelqu’un ayant une humeur dece genre était impossible. Je ne pus que lui promettre de revenirau plus vite.

« C’est cela. Je vous en prie. J’aibesoin de quelqu’un qui veille sur moi. Qui sait ce que ce coquinde Rupert serait capable de tenter contre ma personne ? Je nepeux pas me défendre ; je ne suis pas Rodolphe Rassendyll,n’est-ce pas ? »

Si j’avais dit un mot de M. Rassendyll,il ne m’aurait pas laissé partir. Déjà, il m’avait reprochéd’entretenir des rapports avec Rodolphe, tant la jalousie avaitdétruit en lui la reconnaissance. Je crois vraiment qu’il n’auraitpu haïr son sauveur davantage, même s’il avait su ce dont j’étaisporteur. Peut-être ce sentiment avait-il quelque chose denaturel ; il n’en était pas moins pénible à constater.

En quittant le Roi, j’allai trouver leconnétable de Zenda. Il avait connaissance de ma mission. Je luiparlai de la lettre que je portais et m’entendis avec lui sur lesmoyens de lui faire connaître promptement et sûrement ce quim’adviendrait. Il n’était pas de bonne humeur ce jour-là ; leRoi l’avait rabroué aussi, et le colonel Sapt n’avait pas unegrande provision de patience.

« Si nous ne nous sommes pas coupé lagorge d’ici là, me dit-il, nous serons tous à Zenda quand vousarriverez à Wintenberg. La cour s’y rend demain et j’y serai aussilongtemps que le Roi. »

Il s’arrêta, puis reprit :« Détruisez la lettre si vous prévoyez un danger. »

Je fis un signe affirmatif.

Il continua avec un sourire bourru :« Et détruisez-vous avec, s’il n’y a pas d’autre moyen. Dieusait pourquoi il faut qu’elle envoie cette absurde missive, maispuisqu’il le faut, elle aurait mieux fait de me la confier. »Sachant que Sapt affectait de se moquer de toute sentimentalité, jeme contentai de répondre à la dernière partie de son discours.

« Non, il vaut mieux que vous soyez ici,répliquai-je, car si je perdais la lettre, ce qui, toutefois, estpeu probable, vous pourriez empêcher qu’elle ne parvînt au Roi.

– J’essaierais, dit-il en ricanant ;mais, sur ma vie, courir ce risque pour une lettre ! c’estbien peu de chose qu’une lettre pour exposer la paix d’unroyaume.

– Malheureusement, Sapt, c’est à peu prèsla seule chose qu’un messager puisse porter.

– Partez donc, grogna lecolonel. Dites à Rassendyll de ma part qu’il a bien agi,mais exposez-lui aussi qu’il a encore autre chose à faire. Qu’ilsse disent adieu et que cela finisse. Grand Dieu ! Va-t-ilperdre toute sa vie à penser à une femme qui ne sera jamais rienpour lui ! »

Sapt avait l’air indigné.

« Que peut-il faire de plus, demandai-je.Sa tâche ici n’est-elle pas remplie ?

– Oui, sans doute… peut-être… En toutcas, il nous a rendu notre bon Roi. »

Rendre le Roi entièrement responsable de cequ’il était devenu eût été une parfaite injustice. Sapt n’en étaitpas coupable, mais il était amèrement désappointé que tous nosefforts n’eussent pas rendu un meilleur souverain à la Ruritanie.Sapt savait servir, mais il aimait que son maître fût un homme.« Oui, reprit-il, en me serrant la main, la tâche du bravegarçon est accomplie. » Puis son regard brilla tout à coup etil ajouta tout bas : « Peut-être que non ! Quisait ? »

Un homme ne mérite pas, je crois, d’êtreaccusé de trop aimer sa femme, parce qu’il désire dînertranquillement avec elle avant de partir pour un long voyage.Telle, du moins, était ma fantaisie, et je fus ennuyé d’apprendreque le cousin d’Helga, Anton de Strofzin, s’était invité à partagernotre repas, pour me dire adieu. Il nous rapporta, avec sa légèretévide, tous les bavardages de Strelsau. Une dernière nouvelle arrêtamon attention. On pariait au Club que Rupert serait rappelé.

« En avez-vous entendu parler,Fritz ? »

Inutile de dire que si j’avais su quelquechose, je ne l’aurais pas confié à Anton. Mais la chose était simanifestement opposée aux intentions du Roi, que je n’hésitai pas àla contredire avec autorité. Anton m’écouta, son front placidefroncé d’un air entendu.

« Tout cela est bel et bien, merépondit-il, et vous êtes sans doute tenu de parler ainsi. Tout ceque je sais, c’est que Rischenheim en a dit quelque chose aucolonel Markel, il y a un jour ou deux.

– Rischenheim croit ce qu’il espère,répliquai-je.

– Et où est-il allé ? s’écria Antontriomphant. Pourquoi a-t-il quitté Strelsau si subitement ? Jevous dis qu’il est allé retrouver Rupert et je parie qu’il luiporte quelque proposition. Oh ! vous ne savez pas tout, Fritz,mon garçon. »

C’était profondément vrai et je m’empressai dele reconnaître.

« Je ne savais même pas que le comte fûtparti et bien moins encore pourquoi.

– Vous voyez bien ! » s’écriaAnton.

Anton s’en alla persuadé qu’il m’avait damé lepion. Je ne voyais pas trop comment il était possible que le comtede Luzau-Rischenheim fût parti pour voir son cousin ; dureste, rien n’était moins certain. En tout cas, j’avais à m’occuperd’une affaire plus pressante. Oubliant ces bavardages, je dis aumaître d’hôtel de faire partir Bauer avec le bagage, et de veillerà ce que ma voiture fût exacte. Helga s’était occupée, depuis ledépart de notre hôte, de préparer de petites provisions pour monvoyage ; maintenant, elle venait me dire adieu. Quoiqu’elles’efforçât de cacher toute apparence d’inquiétude, je m’aperçus deses craintes. Elle n’aimait pas ces missions dans lesquelles ellevoyait des dangers et des risques, selon moi fort peu probables. Nevoulant pas entrer dans cet ordre d’idées, je lui dis, enl’embrassant, de compter sur mon retour dans quelques jours. Je nelui parlai même pas du nouveau et dangereux fardeau que je portais,bien que je n’ignorasse pas combien était grande la confiance quelui accordait la Reine.

« Mes amitiés au roi Rodolphe, au vrairoi Rodolphe, dit-elle ; il est vrai que ce que vous luiportez le rendra fort indifférent à mes amitiés.

– Je ne désire pas qu’il y attache tropde prix, ma chérie, » lui répondis-je.

Elle me prit les mains et leva les yeux versmon visage.

« Quel ami vous êtes, Fritz, medit-elle ; vous adorez M. Rassendyll. Vous croyez, je lesais, que je l’adorerais aussi, s’il me le demandait. Ehbien ! non ! Je suis assez absurde pour avoir ma propreidole. »

Toute ma modestie ne pouvait m’empêcher dedeviner quelle était cette idole. Tout à coup, elle se rapprocha demoi et murmura à mon oreille (j’imagine que notre bonheur luiinspirait subitement une nouvelle sympathie pour samaîtresse) :

« Faites qu’il lui envoie un messageattestant qu’il l’aime, Fritz, quelque chose qui la réconforte. Sonidole ne peut pas être près d’elle comme la mienne est près demoi.

– Oui, répondis-je ; il lui enverrace qu’il faut pour la réconforter. Que Dieu vous garde, mabien-aimée. »

Oui, sans doute il enverrait une réponse à lalettre que je portais, et j’avais juré d’apporter cette réponsesaine et sauve. Je partis donc, confiant, avec la petite boîte etl’adieu de la Reine dans la poche intérieure de mon habit ;ainsi que me l’avait récemment recommandé le colonel Sapt, jedétruirais au besoin l’une et l’autre et moi-même, s’il le fallait.On ne pouvait servir la reine Flavie avec un demi-dévouement.

Chapitre 2Une gare sans fiacres.

Les arrangements pour ma rencontre avecM. Rassendyll avaient été pris soigneusement parcorrespondance, avant son départ d’Angleterre. Il devait être àl’hôtel du Lion d’Or à onze heures du soir, le 15 octobre. Jecomptais arriver à la ville, entre huit et neuf heures, le mêmesoir, me rendre à un autre hôtel et, sous prétexte d’aller fairemon tour, me glisser dehors et rejoindre Rodolphe à l’heureconvenue. Je ferais alors ma commission, recevrais sa réponse etjouirais du rare plaisir d’une longue conversation avec lui. Lelendemain matin, de bonne heure, il quitterait Wintenberg, et jereprendrais le chemin de Strelsau. Je savais qu’il serait exact aurendez-vous et j’étais certain de pouvoir être tout à fait fidèleau programme. Néanmoins, j’avais pris la précaution d’obtenir uncongé de huit jours, en cas d’accident imprévu qui retarderait monretour. Persuadé que j’avais prévu tout ce qui pourrait empêcherune erreur ou un accident, je pris le train dans un état d’espritassez calme. La boîte était dans ma poche intérieure, la lettredans un porte-monnaie. Je les sentais sous ma main. Je n’étais pasen uniforme, mais je pris mon revolver. Bien que je n’eusse aucuneraison de prévoir des difficultés, je n’oubliais pas que ce que jeportais devait être protégé à tout hasard et à tout prix.

L’ennuyeuse nuit de voyage s’écoula. Au matin,Bauer vint me retrouver, fit son petit service, remit mon sac devoyage en ordre, me procura du café, puis me quitta.

Il était alors environ huit heures. Nousétions arrivés à une station de quelque importance et ne devionsrepartir que vers midi. Je vis Bauer entrer dans son compartimentde seconde classe et je m’installai dans mon coupé. Ce fut à cemoment, je crois, que le souvenir de Rischenheim me revint àl’esprit, et je me surpris à me demander pourquoi il s’attachait àla pensée sans espoir de faire revenir Rupert et quelle affairepouvait lui avoir fait quitter Strelsau. Mais je n’arrivai à aucuneconclusion et, fatigué d’une nuit presque sans sommeil, jem’assoupis bientôt. Étant seul dans le coupé, je pouvais dormirsans crainte ni danger. Je fus éveillé dans l’après-midi par unarrêt. De nouveau, je vis Bauer.

Après avoir pris un potage, j’allai autélégraphe pour envoyer une dépêche à ma femme ; non seulementelle en serait rassurée, mais elle pourrait instruire la Reine ducours satisfaisant de mon voyage. En entrant au bureau, jerencontrai Bauer qui en sortait. Il parut un peu troublé de notrerencontre, mais il m’expliqua avec assez de sang-froid qu’il venaitde télégraphier à Wintenberg pour y retenir des chambres,précaution bien inutile, car il était fort peu probable que l’hôtelfût plein. Par le fait, j’en fus plutôt ennuyé, car je désiraissurtout ne pas appeler l’attention sur mon arrivée.

Toutefois, le mal était fait et j’aurais pul’aggraver par des reproches ; mon domestique, étonné, seserait peut-être mis à chercher la raison qui me faisait désirer lemystère. Je ne lui dis donc rien et passai en lui adressant unsimple signe de tête. Quand tout me fut révélé, j’eus des raisonsde croire qu’outre sa dépêche à l’hôtelier, Bauer en avait envoyéune autre, dont je n’avais ni soupçonné la nature ni ledestinataire.

Il y eut encore un arrêt avant d’arriver àWintenberg. Je mis la tête à la portière et vis Bauer debout, prèsdu wagon aux bagages. Il accourut avec empressement et me demandasi j’avais besoin de quelque chose. « Rien, »répondis-je. Mais au lieu de s’éloigner, il se mit à me parler.Ennuyé de sa conversation, je repris ma place et attendis avecimpatience le départ du train qui eut lieu au bout de cinqminutes.

« Dieu soit loué ! »m’écriai-je, en m’installant confortablement ; je tirai uncigare de mon étui.

Mais un instant après, le cigare roula parterre, car je m’étais levé précipitamment pour courir à laportière. Au moment même où nous quittions la station, j’avais vupasser devant ma voiture, porté sur les épaules d’un employé, unsac qui ressemblait étrangement au mien. Je l’avais confié à Bauerqui l’avait mis, par mon ordre, dans le wagon aux bagages. Ilparaissait peu probable qu’on l’en eût tiré par erreur ;cependant, celui que je venais de voir était tout pareil. Mais jen’étais sûr de rien et si je l’avais été, je n’aurais rien pufaire. On n’arrêtait plus avant Wintenberg et, avec ou sans monbagage, il fallait que je fusse dans la ville le soir même.

Nous arrivâmes à l’heure exacte. Je restai uninstant dans ma voiture, attendant Bauer pour me débarrasser dequelques petits objets. Comme il ne venait pas, je descendis.J’avais peu de compagnons de voyage et ils disparaissaientrapidement dans les voitures et les charrettes venues à leurrencontre.

J’attendais mon domestique et mon bagage.

La soirée était tiède et j’étais embarrassé demon petit sac et d’un lourd manteau de fourrure.

Rien de Bauer ni du bagage. Je restai oùj’étais pendant cinq ou six minutes. Le conducteur du train avaitdisparu ; mais bientôt, j’aperçus le chef de gare quiparaissait jeter un dernier regard sur les lieux. M’approchant delui, je lui demandai s’il avait vu mon domestique ; il ne putrien me dire. Je n’avais pas de bulletin de bagage, le mien étantresté aux mains de Bauer, mais j’obtins la permission d’examinerles bagages arrivés ; le mien n’y était pas. Je crois que lechef de gare était quelque peu sceptique à l’endroit de mondomestique et de mes bagages. Il suggéra seulement que l’hommeavait dû être laissé en route accidentellement. Je lui fis observerque, dans ce cas, il n’aurait pas été chargé du sac et que celui-ciserait arrivé avec le train. Le chef de gare admit la force de monraisonnement, haussa les épaules et étendit les mains comme unhomme à bout de ressources.

Pour la première fois, et très fortement, jedoutai de la fidélité de Bauer. Je me rappelai combien je leconnaissais peu et songeai à l’importance de ma mission. Par troisrapides mouvements de la main, je m’assurai que la boîte, la lettreet mon revolver étaient à leurs places respectives. Si Bauer avaitfouillé mon sac, il avait tiré un billet blanc. Le chef de gare neremarqua rien ; il fixait du regard la lampe à gaz suspendueau plafond.

Je me tournai vers lui.

« Eh bien ! commençai-je, dites-lui,quand il reviendra…

– Il ne reviendra pas ce soir,répondit-il en m’interrompant. Il n’y a plus de train. »

Je repris :

« Dites-lui, quand il reviendra, de merejoindre à l’hôtel de Wintenberg. Je m’y rendsimmédiatement. »

Le temps pressait et je ne voulais pas faireattendre M. Rassendyll. En outre, mes craintes nouvelles mefaisaient désirer d’accomplir ma mission le plus vite possible,Qu’était devenu Bauer ? À cette pensée s’en joignit une autrequi semblait se rattacher de façon subtile à ma situationactuelle : pourquoi le comte de Luzau-Rischenheim avait-ilquitté Strelsau la veille de mon départ pour Wintenberg, et oùétait-il allé ?

« S’il vient, je le lui dirai, »reprit le chef de gare en regardant autour de la cour.

On ne voyait pas une voiture. Je savais que lagare était à l’extrémité de la ville, car j’avais traverséWintenberg pendant mon voyage de noces, trois ans auparavant.L’ennui de faire la course à pied et la perte de temps qui devaiten résulter mirent le comble à mon irritation.

« Pourquoi n’avez-vous pas autant defiacres qu’il en faut ? demandai-je avec humeur.

– D’ordinaire, il y en a beaucoup,monsieur, répliqua-t-il plus poliment et comme s’il s’excusait. Ily en aurait ce soir sans une circonstance accidentelle. »

Encore un autre accident !

Mon expédition semblait destinée à être lejouet du hasard.

« Juste avant l’arrivée de votre train,continua le chef de gare, celui de la localité avait passé.Habituellement, presque personne ne le prend ; mais ce soir,vingt ou vingt-cinq hommes au moins en descendirent. Je reçus leursbillets ; ils venaient tous de la première station sur laligne. Après tout, ce n’est pas si étrange, car il y a là une belleménagerie. Mais ce qu’il y a de curieux, c’est que chacun d’euxprit une voiture pour lui seul et que tous s’éloignèrent enéchangeant des rires et des cris. Voilà pourquoi il ne restait plusqu’un ou deux fiacres à l’arrivée de votre train, et ils furentpris en un clin d’œil. »

Prise en elle-même, la circonstance n’étaitrien, mais je me demandai si le complot qui m’avait enlevé mondomestique, ne me privait pas aussi de voiture.

« Quelle sorte de gens étaient-ils ?demandai-je.

– De toutes sortes, monsieur, répondit lechef de gare, mais la plupart étaient d’assez misérable apparence.Je me demandai même où quelques-uns d’entre eux avaient prisl’argent de leur voyage. »

La vague sensation d’inquiétude que j’avaisdéjà éprouvée, devint plus forte. Bien que je la combattisse enm’accusant de lâcheté, j’avoue que je fus tenté de prier le chef degare de m’accompagner. Mais, outre que j’avais honte de laisservoir une crainte en apparence sans fondement, il me déplaisaitd’attirer sur moi l’attention de quelque manière que ce fût. Pourrien au monde je n’aurais voulu donner à penser que je portais surmoi un objet de valeur.

« Eh bien ! dis-je, il faut souffrirce qu’on ne peut empêcher ! » Et boutonnant mon lourdpardessus je pris mon sac et ma canne et m’informai du chemin pourgagner l’hôtel. Mes infortunes avaient vaincu l’indifférence duchef de gare, qui me renseigna d’un ton sympathique.

« Tout droit le long de la route,monsieur, entre les peupliers pendant environ un demi-mille, etpuis les maisons commencent et votre hôtel est dans le premiersquare, à votre droite. »

Quand je quittai la station et ses lumières,je m’aperçus qu’il faisait nuit noire, et l’ombre des hauts arbresaugmentait encore l’obscurité. Je voyais à peine mon chemin etavançais craintivement, butant sur les pierres inégales. Lesréverbères peu brillants étaient en petit nombre et séparés par delongues distances. Quant à des compagnons de route, j’aurais aussibien pu me croire à mille lieues d’une maison habitée, Malgré moi,l’idée d’un danger m’assaillait. Je réfléchis à toutes lescirconstances de mon voyage, donnant aux moindres incidents unaspect menaçant, exagérant la signification de tout ce qui pouvaitparaître douteux, étudiant, à la lueur de mes appréhensions, chaqueexpression du visage de Bauer, et chaque parole qu’il avaitprononcée. Je ne pouvais arriver à me rassurer. Je portais lalettre de la Reine et, j’en conviens, j’aurais donné beaucoup pourvoir le vieux Sapt ou Rodolphe Rassendyll à mon côté.

Quand un homme soupçonne un danger, il nes’agit pour lui, de se demander si le danger est réel, ou reprochersa timidité, mais de regarder sa lâcheté en face, comme si ledanger existait. Si j’avais suivi ce précepte et regardé autour demoi, surveillé les bords du chemin et le sol devant moi, au lieu deme perdre dans un dédale de réflexions, j’aurais eu le tempsd’éviter le piège ou, du moins, de saisir mon revolver et d’engagerla lutte, ou, en dernier ressort, de détruire ce que je portais,avant que le mal arrivât. Mais mon esprit était préoccupé et toutsembla se passer en une seconde. Au moment même où je venais de medéclarer l’inanité de mes craintes et de me résoudre à les bannir,j’entendis des voix, un murmure étouffé, vis deux ou trois ombresderrière les peupliers ; puis tout à coup, on se précipitavers moi. Je préférai la fuite au combat. M’élançant en avant,j’échappais aux agresseurs et courus vers les lumières et lesmaisons que j’entrevoyais à environ un quart de mille. Je courusl’espace de vingt mètres, peut-être de cinquante, j’entendis lespas qui me suivaient de près. Tout à coup, je tombai la tête lapremière. Je compris ! On avait tendu une corde en travers dema route ; quand je tombai, deux hommes bondirent des deuxcôtés sur moi et je sentis la corde détendue sous mon corps.J’étais à plat ventre, le visage à terre : un homme à genouxsur moi, deux autres tenant mes mains et pressant ma figure sur laboue du chemin presque à m’étouffer. Mon sac m’avait échappé. Alorsune voix dit :

« Retournez-le. »

Je connaissais la voix ; c’était la voixde Rischenheim lui-même !

Ils me saisirent pour me mettre sur le dos.Dans l’espoir de reprendre l’avantage, je fis un grand effort etrepoussai mes assaillants. Pour un instant, je fus libre ; monattaque imprévue semblait avoir surpris l’ennemi ; je mesoulevai sur mes genoux. Mais ma victoire ne devait pas être delongue durée.

Un autre homme, que je n’avais pas vu, bonditsur moi comme un boulet de catapulte. Cette violente attaque meterrassa ; de nouveau, je fus étendu sur le sol, sur le doscette fois, et je fus pris à la gorge par des doigts aussi fortsque féroces. En même temps, mes bras furent de nouveau saisis etparalysés. Le visage de l’homme agenouillé sur ma poitrine sepencha vers le mien et, malgré l’obscurité, je reconnus les traitsde Rupert de Hentzau. Il haletait à la suite de son effort subit etde la force avec laquelle il me tenait ; mais en même temps,il souriait et, quand il vit que je le reconnaissais, son souriredevint triomphant.

De nouveau, j’entendis la voix deRischenheim.

« Où est le sac qu’il portait ? Ellepeut être dans le sac.

– Quel niais ! répliqua Rupert avecdédain. C’est sur lui qu’il la porte. Tenez-le bien pendant que jecherche. »

Des deux côtés, mes mains étaient fermementtenues. La main gauche de Rupert ne quittait pas ma gorge, tandisque sa main droite me tâtait et me fouillait.

Étendu et impuissant, j’éprouvais la plusamère consternation. Rupert trouva mon revolver et le tendit, enraillant à Rischenheim qui, maintenant, se tenait debout près delui. Quand il sentit la boîte et s’en empara, ses yeuxétincelèrent. Il appuya son genou si fort sur ma poitrine que jepouvais à peine respirer ; et, se hasardant à retirer sa mainde ma gorge, il fit sauter le couvercle de la boîte.

« Apportez une lumière, » cria-t-il.Un des coquins s’approcha avec une lanterne sourde dont il tournale foyer sur le coffret. Quand Rupert vit ce qu’il contenait, iléclata de rire et le mit dans sa poche.

« Vite ! vite ! ditRischenheim. Nous tenons ce que nous voulions, et quelqu’un peutvenir d’un instant il l’autre.

Mieux vaut le fouiller encore un peu, »répondit Rupert, et il continua ses recherches. Tout espoirs’évanouit en moi ; car, maintenant, il trouveraitcertainement la lettre.

Ce fut l’affaire d’un instant. Il arracha leporte-monnaie et, ordonnant avec impatience au porteur de lalanterne de la tenir plus près, il examina le contenu. Je merappelle bien l’expression de son visage lorsque la lumière en fitressortir, sur le fond d’obscurité, la pâleur mate et la beautédistinguée, aux lèvres ironiques et aux yeux dédaigneux. Il avaitla lettre et une joie méchante brillait dans son regard quand ill’ouvrit. En un clin d’œil, il comprit la valeur de sa proie.Alors, froidement et sans se hâter, il se mit à lire sans faireattention à l’inquiétude de Rischenheim non plus qu’à mes regardsfurieux. Il prit son temps comme s’il eût été chez lui dans unfauteuil. Ses lèvres souriaient en lisant les derniers motsadressés par la Reine à son ami. Il avait en vérité trouvé plusqu’il n’espérait.

Rischenheim lui posa la main sur l’épaule etrépéta d’une voix très agitée :

« Vite, Rupert, vite !

Laissez-moi tranquille, mon garçon. Il y alongtemps que je n’ai rien lu d’aussi amusant, » répliquaRupert. Et il éclata de rire en disant : « Regardez,regardez » et il montrait le bas de la dernière page de lalettre.

J’étais fou de colère ; ma fureur medonna de nouvelles forces. Le plaisir que sa lecture causait àRupert le rendait imprudent. Son genou ne pesait plus si lourdementsur ma poitrine et quand il voulut montrer à Rischenheim le passagequi l’amusait si fort, il détourna la tête un instant. La chance meservait. D’un mouvement subit, je déplaçai son genou, et d’uneffort désespéré, je dégageai ma main droite et m’efforçai desaisir la lettre. Rupert, craignant de perdre son trésor, fit unbond en arrière, qui l’éloigna de moi. Moi aussi, je sautai sur mespieds, rejetant au loin le chenapan qui avait saisi ma main gauche.Pendant un instant, je fus debout en face de Rupert, puis je meprécipitai vers lui.

Plus prompt que moi, il s’esquiva derrièrel’homme qui tenait la lanterne et le lança sur moi.

La lanterne tomba.

J’entendis Rupert qui disait :

« Donnez-moi votre canne. Oùest-elle ? Ah ! bien, merci. »

Alors, la voix de Rischenheim s’éleva denouveau, timide et suppliante.

« Rupert, vous m’avez promis de ne pas letuer. »

La seule réponse fut un court ricanement.

Je repoussai l’homme qui avait été lancé dansmes bras, je bondis en avant et j’aperçus Rupert.

Sa main s’élevait au-dessus de sa tête, tenantun lourd gourdin. Je ne sais trop ce qui suivit ; j’ai lesouvenir confus d’un juron de Rupert, d’un saut que je fis verslui, d’une lutte pendant laquelle il me sembla que quelqu’unessayait de le retenir ; puis il tomba sur moi ; jesentis, un grand coup sur mon front et ce fut tout.

De nouveau, j’étais étendu sur le dos,ressentant une douleur terrible dans la tête et j’apercevaisvaguement, comme dans un cauchemar, plusieurs hommes penchés versmoi et se parlant avec animation.

Cependant, j’eus encore une vision au traversde mon insensibilité. Une belle voix sonore s’écria :« Par le ciel ! je le veux ! » Une autrerépondit : « Non ! Non ! » Puis ce futun : « Qu’est-ce donc ? » Il y eut un bruit depas précipités, des cris d’hommes en colère ; un coup de feuéclata, un autre y répondit au milieu des jurons et d’une lutte.Ensuite, le bruit de pas qui s’éloignaient en hâte. Je nediscernais pas bien tout cela. L’effort pour comprendre mefatiguait. « Ne finiront-ils donc pas par se tenirtranquilles ? » me demandais-je. Le calme, le silence,voilà ce qu’il me fallait. Il se rétablit enfin. Je refermai lesyeux. Je souffrais moins dans le silence ; je pourraisdormir.

Bref, le coup était fait. Ils m’avaient battucomme un imbécile. Je gisais sur le chemin, la tête ensanglantée,et Rupert de Hentzau tenait la lettre de la Reine !

Chapitre 3De retour à Zenda

Grâce au ciel ou à la bonne chance, ma vie nedépendit pas d’un serment de Rupert de Hentzau. Les visions de moncerveau troublé n’étaient que le reflet de la réalité, la lutte,puis la retraite et la fuite de mes agresseurs étaient loin d’êtreun rêve.

Aujourd’hui vit à Wintenberg, à l’aise et dansle bien-être, un brave garçon qui doit tout cela à ce que sacharrette vint par hasard à passer, avec trois ou quatre robustescompagnons, au moment où Rupert allait renouveler contre moi sonassaut meurtrier. À la vue du groupe qui m’entourait, le bonvoiturier et ses aides sautèrent à bas de leur véhicule et sejetèrent sur mes agresseurs. Ils voulaient me porter à unhôpital ; je refusai. Aussitôt que je me rendis compte de lasituation, je répétai obstinément : « Le Lion d’Or !Le Lion d’Or ! Vingt couronnes à qui me portera au Liond’Or. »

Voyant que je savais où j’en étais et où jevoulais aller, l’un ramassa mon sac, les autres me hissèrent dansla charrette et l’on partit pour se rendre à l’hôtel où m’attendaitRodolphe Rassendyll. La seule pensée que contînt ma tête fêlée,c’était de le rejoindre le plus tôt possible et de lui dire quej’avais été assez stupide pour me laisser voler la lettre de laReine.

Il était là, debout sur le seuil de l’hôtel etparaissant m’attendre, quoiqu’il ne fût pas encore l’heure de notrerendez-vous. Lorsqu’on arrêta devant la porte, je vis sa haute etdroite stature, ainsi que ses cheveux roux, à la lumière des lampesdu vestibule. Par le Ciel ! j’éprouvai ce que doit ressentirun enfant perdu à la vue de sa mère ! Je lui tendis la mainau-dessus de la barre de la charrette, en murmurant :« Je l’ai perdue ! »

Il tressaillit et se précipita vers moi. Puisse tournant vivement vers le conducteur :

« Monsieur est mon ami, dit-il.Confiez-le-moi. Je vous parlerai plus tard. »

Il attendit les bras tendus, pendant qu’on mesoulevait hors de la charrette et me porta lui-même dansl’intérieur de l’hôtel. J’avais complètement repris mes sens etcomprenais tout ce qui se passait. Il y avait une ou deux personnesdans le vestibule, mais M. Rassendyll ne prit pas garde àelles. Il me porta vivement au premier étage, dans un salon. Là, ilme déposa dans un fauteuil et resta debout devant moi. Il souriaitquoique ses yeux révélassent son inquiétude. Je répétai :

« Je l’ai perdue, » en le regardantd’un air désolé.

– Peu importe ! répliqua-t-il.Voulez-vous attendre pour tout m’expliquer, ou pouvez-vousparler ?

– Parler, oui, mais donnez-moi del’eau-de-vie. »

Il m’en donna un peu mêlée à beaucoup d’eau,et je trouvai moyen de lui tout raconter. Quoique faible, j’avaisl’esprit présent et je contai mon histoire en termes brefs,pressés, mais suffisamment clairs.

Il ne laissa rien paraître, tant que je neparlai pas de la lettre. Alors son visage changea.

« Une lettre aussi ! s’écria-t-ilavec un étrange mélange d’appréhension nouvelle et de joieinattendue.

– Oui, une lettre aussi ; elle aécrit une lettre et je l’ai perdue ainsi que le coffret : j’aiperdu les deux, Rodolphe ! Dieu m’assiste ! je les aiperdus tous deux, Rupert a la lettre ! »

Je suppose que le coup reçu m’avait enlevé monénergie, car à ce moment, je ne fus plus maître de moi. Rodolphes’approcha et me serra la main. Je me calmai et le regardai debout,absorbé dans ses pensées, caressant la courbe énergique de sonmenton rasé dont la forme décelait la volonté, et l’énergie.

Maintenant que j’étais de nouveau près de lui,il me semblait que je n’avais jamais été séparé de lui, comme sinous étions encore ensemble à Strelsau ou à Tarlenheim, traçant nosplans pour tromper Michel le Noir, envoyer Rupert de Hentzau où ildevrait être et replacer le Roi sur son trône. CarM. Rassendyll, tel que je le voyais devant moi, n’était changéen rien depuis notre dernière rencontre, ni même depuis le temps oùil régnait à Strelsau, si ce n’est que quelques cheveux blancsbrillaient parmi les autres.

Ma pauvre tête endommagée me faisaitcruellement souffrir. M. Rassendyll sonna deux fois et unhomme court, trapu et d’âge moyen parut aussitôt. Il portait uncomplet d’écossais gris et présentait l’aspect soigné etrespectable qui distingue les serviteurs anglais.

« James, dit Rodolphe, monsieur s’estblessé à la tête : soignez-le. »

James sortit. Quelques instants après, ilrevint avec de l’eau, une cuvette, des serviettes et des bandages.Il se baissa vers moi et se mit à laver, puis à panser trèsadroitement ma blessure.

Rodolphe marchait de long en large.

« Avez-vous fini, James ?demanda-t-il au bout de quelques instants.

– Oui, monsieur, répondit le valet dechambre, rassemblant les objets dont il s’était servi.

– Alors, des feuilles detélégraphe. »

James sortit et fut de retour en un instantavec ses feuilles.

« Soyez prêt quand je sonnerai, »lui dit Rodolphe. Et se tournant vers moi, il demanda :Êtes-vous mieux, Fritz ?

– Je peux vous écouter maintenant,répondis-je.

– Je vois dans leur jeu, reprit-il :l’un d’eux, Rupert ou ce Rischenheim, essaiera d’aborder le Roiavec la lettre. »

Je bondis sur mes pieds.

« C’est impossible ! Il ne le fautpas, » m’écriai-je, et je retombai dans mon fauteuil comme siun tisonnier de fer rouge m’eût traversé la tête.

« Ce n’est pas vous qui les enempêcherez, mon pauvre ami, reprit Rodolphe, souriant et me serrantla main. Ils ne s’en fieront pas à la poste. L’un d’eux exécuteralui-même l’entreprise, mais lequel ? »

Il se tenait en face de moi, le sourcilfroncé, réfléchissant profondément. Je ne savais rien de ce qu’ilsdécideraient, mais il me semblait que Rischenheim irait voir leRoi, Il y avait danger pour Rupert à se montrer dans le royaume etil savait que l’on ne persuaderait pas facilement au Roi de lerecevoir, quelque sensationnelle que fût la nature de l’affairedont il prétendait vouloir entretenir Sa Majesté. D’autre part, onn’avait aucun grief connu contre Rischenheim, et son rang luidonnerait presque le droit d’obtenir promptement une audience. J’enconclus qu’il partirait avec la lettre ou, si Rupert ne consentaitpas à s’en dessaisir, qu’il ferait un rapport au sujet de cettelettre.

« Ou bien ils feront une copie de lalettre, suggéra Rodolphe. Donc, l’un d’eux partira ce soir oudemain matin. »

De nouveau, j’essayai de me lever, car jebrûlais de prévenir les conséquences de ma stupidité !

Rodolphe me rejeta sur le fauteuil en disant.« Non, non. » Puis il s’assit à la table et prit lesfeuilles de télégraphe.

« Je suppose que vous êtes convenu d’unchiffre avec Sapt ? me demanda-t-il.

– Oui ; écrivez la dépêche et je latraduirai en chiffre.

– Voici ce que j’ai écrit :« Document perdu. Ne le laissez approcher parpersonne, si possible. Télégraphiez qui fait une demande. » Jene veux pas être plus clair, ajouta-t-il. Presque tous les chiffrespeuvent être lus.

– Pas le nôtre, répondis-je.

– Eh bien ! cela suffit-il ?demanda Rodolphe, avec un sourire incrédule.

– Oui, je crois qu’ilcomprendra. »

Je transcrivis la dépêche en chiffre, pouvantà peine tenir la plume.

Rodolphe sonna et James parut aussitôt.

« Envoyez ceci, lui dit son maître.

– Les bureaux seront fermés,monsieur.

– James ! James !

– Très bien, monsieur ; mais il peutfalloir une heure pour en faire ouvrir un.

– Je vous donne une demi-heure. Avez-vousde l’argent ?

– Oui, monsieur.

– Et maintenant, me dit Rodolphe, vousferez bien de vous coucher. »

Je ne me rappelle pas ce que je répondis, carma faiblesse me reprit et je me souviens seulement que Rodolphelui-même m’aida à m’étendre dans son propre lit. Je dormis, mais jene crois pas qu’il se reposa même sur le canapé, car m’étantéveillé une on deux fois, je l’entendis marcher de long en large.Vers le matin, je dormis profondément et j’ignore ce qu’il fitalors.

À huit heures, James entra et m’éveilla. Il medit qu’un médecin serait à l’hôtel dans une demi-heure, mais queM. Rassendyll serait bien aise de me voir d’abord, pendantquelques minutes, si j’avais la force de m’occuper d’affaires. Jele priai d’appeler son maître immédiatement ; l’affaire nepouvait pas souffrir de retard.

Rodolphe entra calme et serein. Le danger etla nécessité de l’effort agissaient sur lui comme un verre de bonvin sur un buveur émérite. Il était alors au-dessus de lui-même,avec toutes ses qualités mises en relief ; l’indolence qu’onpouvait lui reprocher aux heures tranquilles, disparaissait.Aujourd’hui, il y avait même quelque chose de plus, une sorte derayonnement que j’ai vu parfois sur le visage d’un jeune amoureuxquand celle qu’il aime paraît à l’entrée du bal. Il brillait dansles yeux de Rodolphe quand il s’approcha de mon lit – et peut-êtrebien ce rayonnement brillait-il aussi dans les miens aux jours oùje faisais ma cour à Helga.

« Fritz, mon vieil ami, dit-il, voici laréponse de Sapt. Il est probable que les bureaux du télégraphe ontété mis en branle, à Zenda comme ici par James ! Et devinez cequi s’est passé. Rischenheim a demandé une audience avant dequitter Strelsau. »

Je me soulevai sur mon coude. Ilreprit :

« Vous comprenez. Il est partilundi ; nous sommes à mercredi. Le Roi lui a accordé uneaudience pour vendredi à quatre heures. Donc…

– Ils comptaient réussir, m’écriai-je, etRischenheim est Porteur de la lettre !

– Une copie, si je connais bien Rupert deHentzau. Oui, le plan était bien tracé. J’admire son idée pour vousempêcher de trouver une voiture à la gare. Je vais télégraphier àSapt de faire remettre l’audience si c’est possible, sinond’éloigner le Roi de Zenda.

– Mais Rischenheim aura son audience tôtou tard.

– Tôt ou tard ! Quelle différenceentre ces deux cas ! » s’écria Rassendyll.

Il s’assit sur le lit près de moi et continuaen termes vifs et décidés :

« Vous ne pourrez bouger d’un jour oudeux. Envoyez une dépêche à Sapt ; dites-lui de vous fairesavoir ce qui se passe. Aussitôt que vous pourrez voyager, allez àStrelsau et informez aussitôt Sapt de votre arrivée. Nous auronsbesoin de votre aide.

– Et qu’allez-vous faire ? »demandai-je en le dévisageant.

Il me regarda un instant ; sur son visagepassait le reflet de sentiments divers : résolution,entêtement, mépris du danger je pus lire tout cela sur saphysionomie et aussi de la gaîté, une sorte d’amusement et, enfin,ce rayonnement dont j’ai déjà parlé. Il jeta dans la cheminée lebout de la cigarette qu’il venait de fumer et se leva du lit.

« Je vais à Zenda, dit-il.

– À Zenda ! m’écriai-jestupéfait.

– Oui, je retourne à Zenda, Fritz, monvieux ! Par Jupiter ! je savais que le jour viendrait etle voilà venu.

– Mais pourquoi faire ?

– Je rejoindrai Rischenheim ou presque.S’il arrive là le premier, Sapt le fera attendre jusqu’à ce que j’ysois aussi, et s’il ne survient rien d’imprévu, il ne verra jamaisle Roi. Oui, Si j’arrive à temps, il en sera ainsi. »

Il s’interrompit tout à coup en riant.

« Voyons, dit-il, ai-je donc perdu maressemblance ? Ne puis-je plus jouer le personnage duRoi ? Oui, si j’arrive à temps, Rischenheim aura son audienceà Zenda et le Roi se montrera très gracieux pour lui et lui prendrala copie de la lettre. Il aura son audience au château de Zenda.N’en doutez pas. »

Il restait debout devant moi pour voir commentj’accueillerais son projet ; mais, stupéfait de son audace, jedemeurai étendu et haletant.

La surexcitation de Rodolphe disparut aussirapidement qu’elle s’était manifestée. Il redevint un Anglaisfroid, clairvoyant, un peu nonchalant, alluma une cigarette etreprit :

« Vous comprenez, ils sont deux, Rupertet Rischenheim. Vous ne pouvez remuer d’ici à un jour ou deux,c’est certain ; or, il faut que nous autres soyons deux enRuritanie. Rischenheim fera la première tentative, mais s’iléchoue, Rupert ne reculera devant rien pour arriver jusqu’au Roi.Qu’il le voie pendant cinq minutes et le mal est fait. Donc, ilfaut que Sapt tienne Rupert en échec pendant que je m’attacherai àRischenheim. Dès que vous pourrez remuer, allez à Strelsau etfaites savoir à Sapt où vous êtes.

– Mais si l’on vous voit, si l’on vousdécouvre ?

– Mieux vaut que ce soit moi qu’ondécouvre que de mettre le Roi au courant de la lettre de laReine. »

Posant sa main sur mon bras, ilajouta :

« Si la lettre parvient au Roi, moi seulpeux faire ce qu’il faudra. »

Je ne savais pas ce qu’il voulait dire ;peut-être enlèverait-il la Reine plutôt que de la laisser seule, lalettre une fois connue ; il y avait encore une autreinterprétation à laquelle moi, sujet fidèle, je n’osais me livrer.Cependant, je ne répondis pas, car avant tout et par dessus tout,j’étais le serviteur de la Reine. Mais je ne pus admettre qu’ilnourrît de mauvais desseins contre le Roi.

« Allons, Fritz, s’écria-t-il, n’ayez pasl’air si sombre. Cette affaire-là n’est pas aussi considérable quel’autre dont nous sommes sortis à notre honneur. »

J’imagine que je ne paraissais pas encoreassez convaincu, car il reprit avec un peu d’impatience :

« Quoi qu’il en soit, je pars. Bonté duciel ! Mon cher, puis-je rester ici pendant que cette lettreest portée au Roi ? »

Je comprenais ses sentiments et savais qu’ilcomptait la vie pour peu de chose comparée à la nécessité dereprendre la lettre de la reine Flavie. Je cessai donc mesremontrances. Quand il vit que j’acquiesçais à son désir, touteombre disparut de mon visage et nous discutâmes les détails de nosplans sans plus perdre de temps.

« Je laisserai James près de vous, me ditRodolphe. Il vous sera très utile et vous pouvez avoir uneconfiance absolue en lui. Si vous désirez envoyer un message quevous n’osiez confier aux voies ordinaires, remettez-le-lui ;il saura le porter. Et puis, c’est un bon tireur. »

Il se leva pour sortir et ajouta :

« Je reviendrai avant de partir poursavoir ce que le médecin pense de vous. »

Je restai étendu, pensant, en homme malade decorps et d’esprit, aux dangers et aux terribles risques à courir,bien plus qu’aux espérances que la hardiesse du plan deM. Rassendyll aurait inspirées à un cerveau actif et sain.

Mes méditations furent interrompues parl’arrivée du médecin.

« Il ne faut pas penser à bouger d’ici àdeux jours, dit-il, mais je crois qu’alors nous pourrons vous fairepartir sans danger et bien tranquillement. »

Je le remerciai, il promit de revenir ;je murmurai quelque chose au sujet de ses honoraires.

« Oh ! merci ; tout cela estarrangé, dit-il. Votre ami, herr Schmidt, s’en est chargé et s’estmontré fort généreux. »

Il sortait à peine lorsque mon ami « herrSchmidt », autrement dit Rodolphe Rassendyll, revint.

« Eh bien ! je pars, me ditRodolphe.

– Mais où ?

– Pour cette même petite station où deuxbons amis se séparèrent un jour de moi.

– Où irez-vous en quittant lastation ?

– À Zenda, par la forêt. J’arriverai à lastation demain soir mercredi, vers neuf heures. À moins queRischenheim n’ait eu son audience avant le jour convenu,j’arriverai à temps.

– Comment vous aboucherez-vous avecSapt ?

– Il nous faut laisser quelque chose auhasard.

– Dieu vous soit en aide,Rodolphe !

– Le Roi n’aura pas la lettre,Fritz. »

Nous échangeâmes une poignée de main ensilence. Puis ce regard doux, quoique brillant, disparut dans sesyeux. Il les abaissa vers moi et me surprit le regardant avec unsourire qui, je le sais, ne manquait pas de bonté.

« Je n’avais jamais pensé la revoir, medit-il. Maintenant, je l’espère, Fritz. Lutter avec ce garçon et larevoir, cela vaut la peine de vivre !

– Comment laverrez-vous ? »

Rodolphe se mit à rire et j’en fis autant. Ilreprit ma main. Je crois qu’il désirait m’inoculer sa confiance etsa gaieté ; mais je ne pus pas répondre à la prière de sesyeux. Il y avait en lui ce qui ne pouvait être en moi : ungrand désir, et l’espoir de le réaliser tout à coup diminuait enlui la notion du danger et bannissait l’appréhension. Il vit que jele devinais.

« Mais la lettre avant tout, reprit-il.Je pensais bien mourir sans la revoir ; je mourrai ainsi, s’ille faut, pour sauver la lettre.

– Je le sais, » répondis-je.

De nouveau, il me pressa la main. Comme il sedétournait, James entra de son pas vif et silencieux.

« La voiture est avancée, monsieur.

– Soignez bien le comte, lui dit sonmaître, et ne le quittez que lorsqu’il vous renverra !

– Très bien, monsieur. »

Je me soulevai sur mon lit et prenant le verrede limonade que James m’apportait :

« À votre bonne chance !m’écriai-je.

– Dieu le veuille ! »répondit-il.

Chapitre 4Un remous dans la douve.

Le soir du jeudi 16 octobre, le connétable deZenda était de très mauvaise humeur. Il en est convenu depuis.Risquer le repos d’un palais pour recevoir le message d’unamoureux, ne lui avait jamais paru fort sage et il n’avait pu voirsans impatience le pèlerinage annuel de « cet absurdeFritz ». La lettre d’adieu avait été une folie de plus, avecdes probabilités de catastrophe. Or, la catastrophe ou tout aumoins sa possibilité se produisait. Le court et mystérieuxtélégramme de Wintenberg, qui disait si peu, disait au moins cela.Il lui ordonnait, et il ne savait même pas de qui venait l’ordre,de différer l’audience de Rischenheim et, s’il ne le pouvait,d’éloigner le Roi de Zenda ; on ne lui révélait pas pourquoiil devait agir de la sorte, mais il savait aussi bien que moi queRischenheim était entièrement dans les mains de Rupert, et il nepouvait manquer de deviner que quelque mésaventure avait eu lieu àWintenberg, et que Rischenheim venait pour dire au Roi quelquechose que le Roi ne devait pas savoir. La tâche n’était pas aussisimple et facile qu’elle en avait l’air, car il ignorait où étaitRischenheim et, par conséquent, ne pouvait l’empêcher de venir.

En outre, le Roi, avait été très contentd’apprendre la prochaine visite du comte, car il désirait luiparler au sujet d’une certaine race canine que le comte élevaitavec grand succès, tandis que Sa Majesté n’y pouvait réussir ;il avait donc déclaré que rien n’empêcherait la réception deRischenheim. En vain, Sapt lui disait qu’on avait vu un grossanglier dans la forêt, et qu’il pourrait compter sur une bellejournée de chasse le lendemain.

« Je ne pourrai pas être de retour àtemps pour recevoir Rischenheim, répondait le Roi.

– Votre Majesté serait rentrée aucrépuscule, répliquait Sapt.

– Je serais trop fatigué pour causer etj’ai beaucoup à lui dire.

– Vous pourriez coucher au Rendez-vous dechasse, sire, et revenir le lendemain matin pour recevoir lecomte.

– Je désire le voir aussitôt quepossible. » Puis jetant à Sapt son regard de soupçon maladif,il ajouta :

« Pourquoi ne le verrais-jepas ?

– C’est dommage de manquer le sanglier,Sire, » fut tout ce que Sapt trouva comme argument.

Le Roi se montra indifférent.

« Au diable le sanglier !s’écria-t-il. Je veux savoir comment Rischenheim s’y prend pour quela robe de ses chiens soit si belle. »

À ce moment, son domestique entra et tendit àSapt un télégramme qu’il prit et mit dans sa poche.

« Lisez-le, » dit le Roi.

Il était près de dix heures ; il avaitdîné et se préparait à s’aller coucher.

« Rien ne presse, Sire, répondit Sapt,craignant qu’il ne vînt de Wintenberg.

– Lisez-le, répéta le Roi avec humeur.C’est peut-être de Rischenheim. Peut-être annonce-t-il qu’ilviendra plus tôt. Lisez, je vous prie. »

Sapt ne pouvait faire autrement ! Depuisquelque temps, il se servait de lunettes. Il fut long à lesajuster, se demandant ce qu’il ferait si le télégramme n’était pasde nature à être montré au Roi.

« Dépêchez-vous, dépêchez-vous, »reprit l’irritable souverain.

Sapt avait enfin ouvert l’enveloppe ; sonvisage exprimait à la fois le soulagement et la perplexité.

« Votre Majesté a devinémerveilleusement, dit-il en levant les yeux. Rischenheim sera icidemain matin à huit heures.

– Parfait ! s’écria le Roi. Ildéjeunera avec moi à neuf et je monterai à cheval pour chasser lesanglier quand nous aurons terminé notre affaire.

– Très bien, Sire, » dit Sapt enmordant sa moustache.

Le Roi se leva en bâillant, souhaita lebonsoir au colonel et sortit sur ces mots : « Il doitavoir quelque secret pour ses chiens. »

« Que le diable emporte leschiens ! » s’écria Sapt dès que la porte se fut referméesur Sa Majesté.

Mais le colonel n’était pas homme à accepterla défaite facilement. L’audience qu’il devait faire remettre étaitrapprochée. Le Roi qu’on lui avait enjoint d’éloigner de Zenda, nevoulait pas bouger avant d’avoir vu Rischenheim. Cependant, il y abien des manières d’empêcher une entrevue. Il y a la fraude, et cen’est pas faire injure à Sapt que d’avancer qu’il en avaitessayé ; il y avait aussi la force, et le colonel sentaitqu’il serait contraint d’employer l’une ou l’autre.

Et cependant, pensait-il avec un petitricanement, le Roi sera furieux si quelque chose arrive àRischenheim avant qu’il l’ait entretenu des chiens. »

Il se mit à se creuser la cervelle pourdécouvrir le moyen d’empêcher le comte d’obtenir l’audience qu’ildésirait tant et de rendre au Roi le service que celui-ci désiraitsi fort. L’assassinat se présentait seul à son esprit, car unequerelle et un duel ne le rassuraient pas, mais Sapt n’était pasMichel le Noir et n’avait pas à ses ordres une troupe de banditsprêts à enlever, sans provocation apparente, un gentilhomme dedistinction.

« Je ne trouve rien, » murmura Sapt,quittant son fauteuil pour se rapprocher de la fenêtre, espérantpeut-être, comme il arrive souvent, puiser des inspirations dans lafraîcheur de l’air.

Il était dans son appartement, dans cettechambre du nouveau château qui donne sur le fossé à la droite dupont-levis quand on fait face au vieux château ; c’était cellequ’avait occupée le duc Michel. Elle se trouvait presque en face del’endroit où le grand conduit avait fait communiquer la fenêtre ducachot du Roi avec les eaux de la douve. Le pont était baissé, carla paix était revenue à Zenda ; le conduit avait disparu, etla fenêtre du cachot, quoique toujours grillée, était découverte.La nuit était claire et belle et l’eau tranquille brillaitcapricieusement selon que la lune à demi pleine émergeait desnuages ou en était cachée. Sapt regardait d’un air sombre, frappantde ses doigts la pierre du rebord. L’air frais était bien là, maisil n’apportait pas la moindre idée. Tout à coup, le connétable sepencha au dehors avançant la tête à droite et à gauche aussi loinque possible vers la douve. Ce qu’il avait vu ou cru voir, estchose fort ordinaire à la surface de l’eau : de larges remouscirculaires comme en peuvent produire une pierre qu’on jette ou unpoisson qui saute. Mais Sapt n’avait pas jeté de pierre et lesrares poissons des douves ne sautaient pas à cette heure. Lalumière étant derrière Sapt, dessinait sa forme en hardi relief.Les appartements royaux donnaient de l’autre côté. Il n’y avait pasde lumières aux fenêtres du côté le plus proche du pont, on envoyait encore quelques-unes au delà, dans les logis des gardes etdans les offices. Sapt attendit que le remous cessât. Puis ilentendit un bruit des plus faibles, comme si un grand corps selaissait tomber très doucement dans l’eau. Un instant après, droitdevant lui, la tête d’un homme apparut.

« Sapt ! » dit une voix basse,mais distincte.

Le vieux colonel tressaillit et posant sesdeux mains sur le rebord de la fenêtre, se pencha de telle sortequ’il semblait en danger de perdre l’équilibre.

« Vite ! au rebord de pierre, del’autre côté, vous savez bien, » dit la voix ; et la têtese détourna.

En quelques brassées vives et silencieuses,l’homme traversa la douve et se trouva caché dans le triangled’ombre formé par la muraille du vieux château.

Sapt le suivait du regard, à moitié paralysépar l’étonnement subit d’entendre cette voix parvenir jusqu’à lui,au milieu du profond silence de la nuit. Car le Roi était couché,et qui possédait cette voix, excepté le Roi et un autre ?

Alors, maudissant sa lenteur, il sedétourna : il se hâta de traverser la chambre. En un instant,il fut dans le corridor ; mais, là il tomba dans les bras dujeune Bernenstein, l’officier des gardes qui faisait sa ronde. Saptle connaissait et avait confiance en lui, car il avait été avecnous pendant le siège de Zenda, lorsque Michel le Noir tenait leRoi captif, et il portait sur lui des marques laissées par lesbandits de Rupert de Hentzau. Il était à ce moment lieutenant descuirassiers de la garde royale. Il remarqua l’aspect de Sapt, caril s’écria :

« Quelque accident, monsieur ?

– Bernenstein, mon enfant, tout va biendans cette partie du château. Allez sur le devant et, par lediable ! restez-y ! »

Assez naturellement, l’officier ouvrit degrands yeux. Sapt lui saisit le bras.

« Non ! Restez ici. Placez-vous à laporte qui conduit aux appartements royaux. Restez-y et ne laissezpasser personne. Vous comprenez ?

– Oui, monsieur.

– Et quoi que vous entendiez, ne vousretournez pas. »

L’ahurissement de Bernenstein augmentait, maisSapt était connétable et sur lui reposait l’entière responsabilitéde Zenda et de tout ce que Zenda renfermait.

« Très bien, monsieur, » dit-il.

Avec un geste de soumission et tirant sonépée, il resta debout devant la porte ; s’il ne pouvait pascomprendre, il pouvait obéir.

Sapt courut à la grille qui conduisait au pontet le traversa rapidement. Puis se détournant et le visage au mur,il descendit les marches qui aboutissaient à une dalle en saillie àsix ou huit pouces au-dessous de l’eau. Lui aussi était alors dansl’ombre, mais il savait qu’un homme de haute taille, plus grand quelui, était là, debout, et il sentit tout à coup qu’on luisaisissait la main. Rodolphe Rassendyll était là en caleçon etchaussettes mouillés.

« Est-ce vous ! murmura Sapt.

– Oui, répondit Rodolphe. J’ai nagédepuis l’autre côté jusqu’ici, puis j’ai jeté une pierre, mais jen’étais pas sûr que vous m’eussiez entendu et comme je n’osais pasappeler, j’ai suivi la pierre. Tenez-moi un instant pendant que jemets ma culotte. Je ne voulais pas mouiller mes vêtements et je lesai portés en un paquet. Tenez-moi ferme, ça glisse.

– Au nom du Ciel ! Qu’est-ce quivous amène ici ? demanda Sapt tout bas, en le tenant par lebras.

– Le service de la Reine. QuandRischenheim doit-il venir ?

– Demain matin, à huit heures.

– Diable ! c’est plus tôt que je nepensais. Et le Roi ?

– Est ici et bien décidé à le voir.Impossible de le faire changer d’idée. »

Il y eut un moment de silence. Rassendyllpassait sa chemise.

« Donnez-moi la jaquette et le gilet,dit-il. Je me sens diablement humide là‑dessous.

– Vous vous sécherez bien vite, grognaSapt. Le mouvement ne vous manquera pas.

– J’ai perdu mon chapeau.

– Il me semble que vous avez perdu latête aussi.

– Vous me retrouverez l’un et l’autre,n’est-ce pas, Sapt ?

– En tout cas, je voudrais bien voustrouver une tête mieux équilibrée que la vôtre, gronda leconnétable.

– Mes bottes, maintenant, et je suisprêt. » Il ajouta vivement : « Le Roi a-t-il vuRischenheim, ou reçu de ses nouvelles ?

– Ni l’un ni l’autre, si ce n’est par monentremise.

– Alors, pourquoi désire-t-il tant levoir ?

– Pour découvrir le secret de donner auxchiens un poil soyeux.

– Êtes-vous sérieux ? Je ne peux pasvoir si vous plaisantez.

– Absolument sérieux.

– Tout va bien alors. Porte-t-il sabarbe, maintenant ?

– Oui.

– Le diable l’emporte ! Nepouvez-vous me conduire quelque part pour causer ?

– Mais enfin, pourquoi êtes-vousici ?

– Pour rencontrez Rischenheim.

– Pour rencontrer…

– Oui, Sapt. Il a une copie de la lettrede la Reine. »

Sapt tourmenta sa moustache.

« J’ai toujours dit que celaarriverait, » dit-il d’un ton satisfait.

Il était inutile de le dire, mais il eût étéplus qu’humain s’il ne l’avait pas pensé.

« Où pouvez-vous me conduire ?demanda Rodolphe avec impatience.

– Dans toute chambre ayant une porte etune serrure, répliqua le vieux Sapt. Je commande ici et quand jedis : on n’entre pas… on reste dehors, voilà tout.

– Pas le Roi.

– Le Roi est couché. Venez. » Et leconnétable mit le pied sur la plus basse marche.

« Y a-t-il encore ici quelqu’undebout ? demanda Rodolphe en lui prenant le bras.

– Bernenstein ; mais il noustournera le dos.

– Votre discipline est toujours bonne,colonel ?

– Assez bonne par le temps qui court,Majesté, » grogna Sapt, comme il atteignait le niveau dupont.

Ils le traversèrent, et entrèrent au château.Il n’y avait dans le corridor que Bernenstein dont le large dosdéfendait l’entrée des appartements royaux.

« Entrez là, murmura Sapt, en désignantla porte de la chambre d’où il était sorti.

– Parfait, » dit Rodolphe.

La main de Bernenstein se crispa, mais il nedétourna pas les yeux. La discipline régnait au château deZenda.

Mais juste au moment où Sapt mettait le piedsur le seuil, la porte que gardait Bernenstein s’ouvrit vivement,quoique sans bruit. Aussitôt, l’épée de Bernenstein fut levée. Unjuron étouffé de Sapt, un sursaut de Rodolphe, l’épée deBernenstein retomba. À la porte paraissait la reine Flavie tout enblanc. Son visage devint aussi pâle que sa robe, car son regardétait tombé sur Rassendyll. Tous quatre restèrent un instantimmobiles, puis Rodolphe, près de Sapt, repoussa le robusteBernenstein (qui n’avait toujours pas tourné la tête) et, tombant àgenoux, il prit la main de la Reine et la baisa. Bernensteinpouvait voir maintenant sans tourner la tête, et si la surprisetuait, il fût mort sur le coup. Les lèvres entr’ouvertes, ilchancela et dut s’appuyer au mur, car le Roi était couché etportait sa barbe, et pourtant le Roi était là, le visage rasé, touthabillé et baisait la main de la Reine qui le contemplait avec unmélange de stupéfaction, de crainte et de joie. Un soldat doit êtreprêt à tout, mais en vérité, l’ahurissement du jeune Bernensteinavait droit à l’indulgence.

Par le fait, il n’y avait rien d’étrange à ceque la Reine désirât voir le vieux Sapt ce soir-là et eût deviné oùelle le trouverait probablement, car elle lui avait demandé troisfois s’il avait reçu des nouvelles de Wintenberg et trois fois illui avait répondu évasivement.

Prompte à prévenir le mal et ayant consciencedu défi jeté au hasard par sa lettre, elle avait résolu de savoirsi vraiment il y avait des raisons de s’alarmer et avait quitté sesappartements pour venir trouver le connétable. Ce qui laremplissait à la fois d’une terreur et d’une joie presqueintolérables, c’était l’apparition de Rodolphe en chair et en os,et non plus en de tristes rêves pleins de désirs déçus ;c’était de sentir ses lèvres sur sa main.

Les amoureux ne se soucient ni du temps, ni dudanger, mais Sapt n’oubliait ni l’un ni l’autre et, sans tarder, illeur montra d’un geste impérieux la porte de sa chambre. La Reineobéit et Rodolphe la suivit.

« Ne laissez entrer personne et pas unmot à qui que ce soit, » dit tout bas Sapt à Bernenstein quiresta dehors. Le jeune homme encore assez effaré, sut néanmoinscomprendre l’expression des yeux du connétable et y lire qu’ildevait sacrifier sa vie plutôt que de laisser ouvrir cetteporte ; donc, l’épée haute, il se mit en sentinelle.

Il était onze heures lors de l’arrivée de laReine. Minuit sonnait à la grosse horloge du château, lorsque Saptreparut. Il n’avait pas tiré son épée, mais il tenait un revolver.Après avoir fermé la porte, il se mit à parler à Bernenstein à voixbasse et à mots pressés. Le jeune homme l’écoutait avec uneattention profonde. Au bout de huit ou dix minutes, Sapt s’arrêta,puis ajouta : Vous comprenez maintenant ?

– Oui, c’est merveilleux, répondit lelieutenant oppressé.

– Bah ! fit Sapt ; rien n’estmerveilleux ; certaines choses sont singulières. »

Bernenstein peu convaincu, protesta d’unhaussement d’épaules.

« Eh bien ? demanda Sapt, en leregardant fixement.

– Je mourrais pour la Reine, monsieur,répondit-il en rapprochant ses talons comme pour la parade.

– Très bien ! dit Sapt. Alorsécoutez-moi ; et il reprit son discours. Bernenstein luiadressait de temps en temps un signe d’intelligence.

« Vous le trouverez à la grille et vousl’amènerez ici tout droit. Il ne doit pas aller ailleurs, vous mecomprenez ?

– Parfaitement, colonel, répliquaBernenstein en souriant.

– Le Roi sera dans cette pièce… le Roi…vous savez qui est le Roi ?

– Parfaitement, colonel.

– Et quand l’entrevue sera terminée etque nous irons déjeuner…

– Oui, colonel, je sais qui sera le Roialors.

– Bien. Mais nous ne lui ferons aucun malà moins que…

– Ce ne soit nécessaire.

– Précisément. »

Sapt se détourna en poussant un léger soupir.Bernenstein était un élève fort intelligent, mais toutes cesexplications avaient épuisé le colonel. Il frappa doucement à laporte. La voix de la Reine le pria d’entrer. De nouveau,Bernenstein se trouva seul dans le corridor, réfléchissant à toutce qu’il venait d’entendre et au rôle qu’il aurait à jouer. Ilreleva la tête fièrement et non sans cause. Le service demandéparaissait si important et l’honneur si grand, qu’il auraitvolontiers donné sa vie pour faire ce qu’on attendait de lui. Ceserait une mort plus belle que celle de ses rêves de soldat.

À une heure, Sapt sortit.

« Allez vous coucher jusqu’à six heures,dit-il à Bernenstein.

– Je n’ai pas envie de dormir.

– Non, mais vous en aurez envie à huitheures, si vous ne dormez pas maintenant.

– La Reine va-t-elle sortir,colonel ?

– Dans une minute, lieutenant.

– Je serais heureux de lui baiser lamain.

– S’il vous convient d’attendre un quartd’heure ? répliqua Sapt avec un sourire.

– Vous aviez dit une minute, monsieur. Etla Reine aussi, » répondit le connétable.

Néanmoins, le quart d’heure s’écoula avant queRodolphe ouvrît la porte et que la Reine parût sur le seuil. Elleétait très pâle et l’on voyait qu’elle avait pleuré, mais il yavait du bonheur dans ses yeux et son maintien était ferme.Aussitôt qu’il l’aperçut, Bernenstein ploya le genou, prit sa mainet la porta à ses lèvres.

« Jusqu’à la mort, Madame, dit-il d’unevoix tremblante.

– Je le savais, monsieur, »répondit-elle gracieusement. Puis les regardant tous trois :« Messieurs, reprit-elle, mes serviteurs et chers amis, survous et sur Fritz, blessé à Wintenberg, reposent mon honneur et mavie, car je ne vivrai pas si ma lettre arrive jusqu’au Roi.

– Le Roi ne la verra pas, Madame, »répondit le colonel Sapt.

Il lui prit la main et la caressa avec unegaucherie douce. Elle la tendit de nouveau au jeune Bernenstein ensigne de faveur. Alors, tous deux saluèrent militairement, et ellepassa, suivie de Rodolphe qui l’accompagna jusqu’au bout ducorridor. Là, ils s’arrêtèrent un instant. Les autres sedétournèrent et ne la virent pas saisir la main de Rassendyll et lacouvrir de baisers. Il essaya de la retirer, car il ne jugeait pasconvenable qu’elle lui baisât la main, mais il semblait qu’elle nepût s’en détacher. Enfin, les yeux toujours fixés sur ceux deRodolphe, elle rentra chez elle à reculons et il ferma la portederrière elle.

« Maintenant, aux affairessérieuses, » dit Sapt, et Rodolphe sourit. Il rentra chez lecolonel, qui se rendit chez le Roi pour demander au médecin deservice si Sa Majesté dormait bien. Rassuré sur ce point, il passachez le serviteur de la chambre et, sans égard pour son sommeil,commanda le déjeuner de Sa Majesté et du comte de Luzau-Rischenheimpour neuf heures précises, dans la pièce qui donne sur l’avenueconduisant à l’entrée du nouveau château. Cela fait, il retournadans la chambre où était Rodolphe, porta une chaise dans lecorridor, s’y assit le revolver à la main et s’endormit. Le jeuneBernenstein, subitement indisposé, s’était couché et le connétablele remplaçait. Telle serait la légende, s’il en était besoin. Ainsis’écoulèrent les heures de deux à six, ce matin-là, au château deZenda. À six heures, le connétable s’éveilla et frappa à la porte.Rodolphe Rassendyll l’ouvrit.

« Bien dormi ? demanda Sapt.

– Pas une seconde, répliqua Rodolphegaiement.

– Je vous aurais cru plus énergique.

– Ce n’est pas le manque d’énergie quim’a tenu éveillé, » répondit Rodolphe.

Sapt haussa les épaules d’un air de pitié etregarda autour de lui. Les rideaux de la fenêtre étaient à moitiétirés, la table rapprochée du mur et le fauteuil placé dansl’ombre, tout près des rideaux.

« Il y a amplement de la place pour vousderrière, dit Rodolphe, et quand Rischenheim sera assis en face demoi, vous pourrez mettre le canon de votre pistolet près de satête, rien qu’en étendant la main. Et naturellement, je pourrai enfaire autant.

– Oui, cela paraît bien arrangé, réponditSapt avec un signe d’approbation.

– Et la barbe ?

– Bernenstein doit lui dire que vous vousêtes fait raser ce matin.

– Le croira-t-il ?

– Pourquoi pas ? Dans son propreintérêt il fera bien de croire tout.

– Et s’il nous faut le tuer ?

– Nous n’aurions qu’à nous enfuir. Le Roiserait furieux.

– A-t-il donc de l’amitié pourlui ?

– Vous oubliez ! Il veut s’éclairerau sujet des chiens.

– C’est vrai ! Vous serez à votreplace à l’heure dite ?

– Bien entendu. »

Rodolphe Rassendyll fit un tour dans lachambre.

Il était facile de voir que les événements dela nuit l’avaient troublé. Les pensées de Sapt suivaient unedirection différente.

« Quand nous en aurons fini avec cetindividu, dit-il, il nous faudra trouver Rupert. »

Rodolphe tressaillit.

« Rupert ? Rupert ? C’est vrai.J’oubliais. Naturellement il nous faudra le trouver, »répondit-il d’un air distrait.

Le visage de Sapt exprimait le dédain. Ilsavait que Rodolphe n’avait pensé qu’à la Reine ; mais saréponse, si toutefois il songeait à en formuler une, fut arrêtéepar l’horloge qui sonnait sept heures.

« Il sera ici dans une heure, dit-il.

– Nous sommes prêts à le recevoir, »répondit Rodolphe.

À l’idée d’agir, son front se rassérénait etses yeux redevenaient brillants. Lui et le vieux Sapt seregardèrent et sourirent.

« Comme autrefois, n’est-ce pas,Sapt ?

« Oui, Sire, comme sous le règne du bonroi Rodolphe. »

C’est ainsi qu’ils se préparaient à recevoirle comte de Luzau-Rischenheim, pendant que ma maudite blessure meretenait prisonnier à Wintenberg. C’est encore un chagrin pour moide n’avoir su que par leur récit ce qui se passa ce matin-là et den’avoir pas eu l’honneur d’y prendre part. Pourtant, Sa Majesté laReine ne m’oublia pas et se rappela que je n’aurais pas étéinactif, si la fortune l’eût permis. En vérité, j’aurais agi, etavec ardeur.

Chapitre 5Une audience du Roi.

Arrivé à ce point de l’histoire que j’aientrepris de raconter, j’ai presque envie de déposer ma plume et dene pas dire comment, du moment où M. Rassendyll revint àZenda, la chance, nous entraîna dans une sorte de tourbillon, nousportant où nous ne voulions pas aller, nous poussant toujours à denouvelles entreprises, nous inspirant une audace qu’aucun obstaclen’arrêtait et un dévouement pour la Reine et pour l’homme qu’elleaimait, qui effaçait tout autre sentiment. Quant à moi, jerenoncerais à ce récit, de crainte qu’un seul mot pût nuire à celleque je sers, si je n’écrivais par son ordre, afin qu’un jour, dansla suite des temps, tout soit connu véridiquement. Quant à eux, cen’est pas à nous de les juger ; elle, nous laservions ; lui, nous l’avions servi. Elle était notreReine ; nous en voulions au ciel qu’il ne fût pas notre Roi.Le pire qui arriva, ne fut ni le résultat de notre action ni, envérité, la réalisation de nos espérances. Ce fut un coup de foudrelancé avec insouciance par la main de Rupert, entre une malédictionet un éclat de rire et qui nous empêtra plus étroitement que jamaisdans le filet des circonstances. Puis naquit en nous ce désirétrange et irrésistible dont je parlerai plus tard et qui nousremplit de zèle pour atteindre notre but et pour contraindreM. Rassendyll lui-même à entrer dans la voie que nous avionschoisie. Guidés par cette étoile, nous nous hâtâmes dans lesténèbres, jusqu’à ce qu’enfin, devenues plus profondes, ellesarrêtassent nos pas. Comme elle et comme lui, nous devons êtrejugés.

Donc j’écrirai, mais simplement et brièvement,disant tout ce que je dois dire, mais pas davantage, essayanttoutefois de donner le tableau vrai de cette époque et de conserveraussi longtemps que possible le portrait de l’homme dont je n’aipas connu le pareil. Cependant, j’ai toujours la crainte que neréussissant pas à le montrer tel qu’il était, je ne réussisse pasdavantage à faire comprendre comment son ascendant sur nous tous envint à faire de sa cause le droit en toutes choses, et du désir dele voir assis à la place qui nous semblait devoir être la sienne,notre plus ardente ambition. Car il parlait peu et sans emphase,mais toujours pour aller droit au but. Et il ne demandait rien pourlui-même. Cependant, sa parole et ses yeux allaient droit au cœurdes hommes et des femmes, de telle sorte qu’ils n’avaient plusqu’une pensée : Consacrer leur vie à son service. Est-ce queje divague ? En ce cas, Sapt divaguait aussi, car Sapt joua lepremier rôle en toute l’affaire.

À huit heures moins dix, le jeune Bernenstein,très soigneusement et élégamment vêtu, se posta à l’entréeprincipale du château. Il avait un air d’assurance qui devintpresque agressif pendant qu’il passait et repassait devant lasentinelle immobile. Il n’eut pas à attendre longtemps. Au coup dehuit heures, un cavalier très bien monté, mais sans aucune suite,s’engagea dans la grande avenue carrossable. Bernensteins’écria : « Ah ! c’est le comte, » et courut audevant lui. Rischenheim mit pied à terre en tendant la main aujeune officier.

« Mon cher Bernenstein ! dit-il, carils se connaissaient bien.

– Vous êtes exact, mon cher Rischenheim,et cela se trouve bien, car le Roi vous attend trèsimpatiemment.

– Je ne m’attendais pas à le trouver levési tôt, répondit Rischenheim.

– Levé ! Mais il l’est depuis deuxheures. En vérité, il nous fait passer un quart d’heure dudiable ! Soyez prudent avec lui, mon cher comte, car il estdans une de ses humeurs difficiles ; par exemple… Mais je neveux pas vous retenir ; suivez-moi.

– Mais d’abord, je vous en prie,dites-moi de quoi il s’agit ; autrement je pourrais direquelque chose de maladroit.

– Eh bien ! il s’est éveillé à sixheures et quand le barbier est arrivé pour donner ses soins à sabarbe, il y a trouvé… Combien croyez-vous ? sept poils blancs.Le Roi se mit en fureur. « Rasez-la, dit-il, rasez-la !Je ne veux pas avoir une barbe grise ; rasez-la ! »Que voulez-vous ? Un homme a le droit de se faire raser ;à plus forte raison, un Roi. Donc, il n’a plus de barbe.

– Sa barbe !

– Sa barbe, mon cher comte. Alors, aprèsavoir remercié le ciel de ne plus l’avoir et déclaré qu’ilparaissait rajeuni de dix ans, il s’écria : « Le comte deLuzau-Rischenheim déjeune aujourd’hui avec moi. Qu’y a-t-il pour ledéjeuner ? » Et il fit lever le chef et… mais par leciel ! je me ferai une mauvaise affaire, si je reste ici àbavarder. Il vous attend très impatiemment. Venezvite. »

Et Bernenstein, passant son bras sous celui ducomte, le fit entrer rapidement dans le château.

Le comte Luzau était un jeune homme ; iln’était pas plus expérimenté dans ces sortes d’affaires queBernenstein lui-même, et l’on ne saurait dire qu’il s’y montrâtaussi apte. Il était positivement pâle ce matin-là ; ilparaissait inquiet et ses mains tremblaient. Il ne manquait pas decourage, mais de cette qualité plus rare, le sang-froid etl’aplomb, ou peut-être la honte de sa mission ébranlait son systèmenerveux. Remarquant à peine où il allait, il permit à Bernensteinde le conduire vite et directement à la chambre où se trouvaitRodolphe Rassendyll, ne doutant pas qu’on le conduisît en présencedu Roi.

« Le, déjeuner est commandé pour neufheures, lui dit Bernenstein, mais il désire vous voirauparavant.

– Il a quelque chose d’important à vousdire et peut-être en est-il de même pour vous ?

– Moi ? Oh ! non ! Unepetite affaire, mais secrète et personnelle.

– Parfaitement ! Parfaitement.Oh ! je ne vous interroge pas, mon cher comte.

– Trouverai-je le Roi seul ? demandaRischenheim avec inquiétude.

– Je ne crois pas qu’il y ait personneauprès de lui, non, je ne le crois pas, » répondit Bernensteind’un ton rassurant et grave.

Ils étaient arrivés à la porte. Bernensteins’arrêta.

« J’ai l’ordre d’attendre au dehors,jusqu’à ce que Sa Majesté me fasse appeler, dit-il à voix basse,comme s’il craignait que l’irritable souverain ne l’entendît. Jevais ouvrir la porte et vous annoncer.

– Je vous en prie, maintenez-le en bellehumeur, dans notre intérêt à tous. » Sur ce, il ouvrit laporte toute grande en annonçant à haute voix : « Le comtede Luzau-Rischenheim a l’honneur de se présenter à VotreMajesté. » Puis il referma promptement la porte et restadehors, immobile, sauf un instant pour sortir son revolver etl’examiner soigneusement.

Le comte s’approcha en saluant très bas ets’efforçant de cacher son agitation évidente. Il vit le Roi dansson fauteuil. Le Roi portait un vêtement, de tweed brun (légèrementfroissé après les péripéties de la nuit précédente), son visageétait tout à fait dans l’ombre, mais Rischenheim put voir que sabarbe avait en effet disparu. Le Roi lui tendit la main et lui fitsigne de s’asseoir sur une chaise placée juste en face de lui, à unpied environ des rideaux de la fenêtre.

« Je suis charmé de vous voir,comte, » dit le Roi.

Rischenheim leva les yeux. La voix de Rodolpheavait été autrefois si semblable à celle du Roi, que personnen’aurait pu distinguer une différence, mais depuis un an oui deux,celle du Roi était devenue plus faible et Rischenheim parut frappéde la vigueur du ton qu’il entendait. Comme il levait les yeux, ily eut un léger mouvement dans les rideaux près de lui ; ilcessa, le comte ne manifestant plus de soupçon, mais Rodolphe avaitremarqué son étonnement et lorsqu’il parla de nouveau, ce fut d’unevoix plus basse.

« Très charmé, poursuivit-il, car je suisagacé plus que je ne saurais dire, au sujet de ces chiens.Impossible de donner à leur poil le brillant que je voudrais,tandis que les vôtres sont magnifiques. Nous avons tout essayé envain.

– Vous êtes trop bon, Sire, mais je mesuis hasardé à solliciter une audience afin de…

– Positivement, il faut me dire commentvous vous y prenez avec vos chiens et cela avant que Sapt vienne,car je veux être seul à le savoir.

– Votre Majesté attend le colonelSapt ?

– Dans vingt minutes environ, »répondit le Roi en regardant la pendule placée sur la cheminée. Dèslors, Rischenheim brûla du désir de communiquer son message avantque Sapt parût.

« Les robes de vos chiens croissent sibien, reprit le Roi…

– Mille pardons, Sire, mais…

– Leur poil est si long et si soyeux queje désespère…

– J’ai à vous communiquer un message desplus urgents et des plus importants, » continua Rischenheim ausupplice.

Rodolphe se renversa sur le dossier de sonfauteuil, d’un air agacé.

« Eh bien ! s’il le faut, il lefaut. Qu’est-ce que cette grosse affaire, comte ?Finissons-en, et ensuite vous pourrez me parler deschiens. »

Rischenheim jeta un regard autour de lachambre ; les rideaux ne bougeaient pas. Le Roi caressait dela main gauche son menton sans barbe ; la droite était cachéesous la petite table qui le séparait de son hôte.

« Sire, mon cousin, le comte de Hentzau,m’a confié un message…

– Je ne veux avoir aucun rapport directou indirect avec le comte de Hentzau, répliqua le Roi.

– Pardonnez-moi, Sire, pardonnez-moi. Undocument d’importance capitale pour Votre Majesté est tombé dansses mains.

– Le comte de Hentzau, monsieur le comte,a encouru mon plus profond déplaisir.

– Sire, c’est dans l’espoir d’expier sesfautes qu’il m’a envoyé ici aujourd’hui. Il s’agit d’uneconspiration contre l’honneur de Votre Majesté.

– Une conspiration de qui, monsieur lecomte, demanda Rodolphe, d’un ton froid et peu convaincu.

– Une conspiration ourdie par ceux quitouchent de très près à Votre Majesté et occupent le premier rangdans son affection.

– Nommez-les.

– Sire, je n’ose pas. Vous ne me croiriezpas. Mais Votre Majesté croira une preuve écrite.

– Montrez-la moi.

– Sire, j’en ai seulement une copie…

– Oh ! une copie ! monsieur lecomte ! ceci d’un ton dédaigneux.

– Mon cousin a l’original et l’enverrasur l’ordre de Votre Majesté. La copie d’une lettre de Sa Majestéla…

– De la Reine ?

– Oui, Sire. Elle est adresséeà… »

Rischenheim s’arrêta.

« Eh bien ! monsieur le comte, àqui ?

– À un M. RodolpheRassendyll. »

Rodolphe joua très bien soit rôle. Iln’affecta pas l’indifférence, et sa voix trembla lorsqu’il tenditla main et demanda dans un murmure étouffé :

« Donnez-la moi ; donnez-lamoi. »

Les yeux de Rischenheim étincelèrent, son coupavait porté, fixé l’attention, fait oublier les chiens et leurrobe. Évidemment, il avait éveillé les soupçons et la jalousie duRoi. Il reprit :

« Mon cousin a jugé de son devoir desoumettre la lettre à Votre Majesté. Il l’a obtenue…

– Malédiction ! que m’importecomment il se l’est procurée. »

Rischenheim déboutonna son habit et son gilet.On aperçut un revolver passé dans une ceinture qui entourait sataille. Il défit la patte d’une poche dans la doublure de son giletet commença à en tirer une feuille de papier. Mais Rodolphe, sigrand que fût son empire sur lui-même, n’était pourtant qu’unhomme. Quand il vit le papier, il se pencha en avant et se leva àmoitié de son siège. Il en résulta que son visage dépassa l’ombredu rideau, que la vive lumière matinale tomba en plein sur lui. Enretirant le papier de sa poche, Rischenheim leva les yeux. Il vitle visage qui le dévorait du regard ; ses yeux rencontrèrentceux de Rassendyll. Il fut saisi d’un soupçon subit, car le visage,bien qu’étant celui du Roi dans tous ses traits, exprimait unerésolution sévère et révélait une vigueur qui n’appartenait pas auRoi. En cet instant, la vérité, ou une lueur de la vérité, traversason cerveau comme un éclair. Il poussa un cri étouffé ; d’unemain il froissa le papier ; l’autre se porta vivement sur sonrevolver. Mais il était trop tard. La main gauche de Rodolpheenferma la sienne et le papier dans une étreinte de fer ; lerevolver de Rodolphe était posé sur sa tempe et un bras sortait durideau tenant le canon d’un autre revolver en plein devant sesyeux, tandis qu’une voix ironique disait :

« Vous ferez bien de prendre la chosetranquillement, » et Sapt se montra.

Rischenheim resta muet devant cettetransformation subite de l’entrevue. Il semblait ne pouvoir plusfaire qu’une seule chose : dévisager Rodolphe Rassendyll. Saptne perdit pas de temps ; il arracha au comte son revolver etle plongea dans sa propre poche.

« Maintenant, prenez le papier, »dit-il à Rodolphe ; et son revolver tint Rischenheim immobilependant que Rodolphe lui enlevait le précieux document.

« Voyez si c’est bien le bon. Non, ne lelisez pas en entier pour le moment. Est-ce bien celui qu’il nousfaut ?

– Oui.

– À la bonne heure ! à présent,remettez votre revolver sur sa tempe ; je vais le fouiller.Levez-vous, monsieur. »

Ils forcèrent le comte à obéir et Sapt lesoumit à une perquisition qui mit à néant toute possibilité decacher une seconde copie ou tout autre document. Cela fait, ils luipermirent de se rasseoir ; ses yeux semblaient fascinés parRodolphe Rassendyll.

« Cependant, je crois que vous m’avezdéjà vu, dit Rodolphe en souriant. Il me semble me souvenir de vouscomme d’un jeune garçon de Strelsau quand j’y étais. Voyons,monsieur, dites-nous maintenant où vous avez laissé votrecousin ? »

Leur plan était d’apprendre où était Rupert etde lui courir sus dès qu’ils auraient disposé de Rischenheim.

Mais comme Rodolphe parlait, on frappaviolemment à la porte. Rodolphe se leva précipitamment pourl’ouvrir. Sapt et son revolver restèrent à leur place. Bernensteinétait sur le seuil, la bouche ouverte.

« Le valet de chambre du Roi vient depasser. Il cherche le colon et Sapt. Le Roi s’est promené dans lagrande avenue et a su par une sentinelle l’arrivée deRischenheim. » Puis s’adressant au colonel Sapt que Rodolphevenait de remplacer auprès de Rischenheim.

« J’ai dit au domestique que vous aviezemmené le comte faire le tour du château et que je ne savais pas oùvous étiez. Il dit que le Roi peut venir d’un moment àl’autre. »

Sapt réfléchit un instant, puis revint près duprisonnier.

« Nous causerons de nouveau plustard, » dit-il à voix basse. Maintenant, vous allez déjeuneravec le Roi ; je serai là et Bernenstein aussi.Souvenez-vous : pas un mot de votre mission, pas un mot demonsieur. Au premier mot, à un signe, une allusion, un geste, unmouvement, et aussi vrai que Dieu existe, je vous envoie uneballe ; mille rois ne m’arrêteraient pas. Rodolphe,mettez-vous derrière le rideau. Si l’alarme est donnée, voussauterez dans le fossé et vous nagerez.

– Très bien, dit Rodolphe ; jepourrai lire ma lettre, là.

– Brûlez-là, fou que vous êtes.

– Quand je l’aurai lue, je la mangerai,si vous le désirez, mais pas avant. »

Bernenstein se montra de nouveau.

« Vite, vite. Le Roi va venir,murmura-t-il.

– Bernenstein, avez-vous entendu ce quej’ai dit au comte ?

– Oui, j’ai entendu.

– Alors, vous savez votre rôle. Àprésent, messieurs, soyons tout au Roi.

– Et bien ! dit une voix colère audehors. Je me demandais combien de temps on me feraitattendre. »

Rodolphe Rassendyll sauta derrière le rideau.Là, il plaça son revolver dans une poche à portée de la main.Rischenheim resta debout, les bras ballants, son gilet à demidéboutonné. Le jeune Bernenstein saluait très bas en protestant quele serviteur du Roi venait seulement de passer et qu’ils étaientsur le point de se présenter devant Sa Majesté. Alors, le Roientra, pâle et portant toute sa barbe.

« Ah ! comte, dit-il, je suis bienaise de vous voir. Si l’on m’avait dit que vous étiez ici, vousn’auriez pas attendu. Il fait très sombre ici, Sapt. Pourquoin’ouvrez-vous pas les rideaux davantage ? »

Et le Roi se dirigea vers le rideau derrièrelequel était Rodolphe Rassendyll.

« Permettez, Sire, » s’écria Saptpassant devant lui comme un éclair et posant une main sur lerideau.

Un malicieux rayon de plaisir brilla dans lesyeux de Rischenheim.

« Le fait est, Sire, reprit leconnétable, la main toujours sur le rideau, que nous nousintéressions si vivement à ce que le comte nous disait de seschiens…

– Par le Ciel ! J’oubliais, s’écriale Roi. Oui, oui, les chiens. Voyons, comte, dites-moi…

– Pardon, Sire, interrompit le jeuneBernenstein, mais le déjeuner attend.

– Oui, oui. Eh bien ! alors, nousaurons tout à la fois le déjeuner et les chiens. Venez, comte. LeRoi passa son bras sous celui de Rischenheim, et dit à Bernensteinet à Sapt : ouvrez la marche, lieutenant, et vous, colonel,venez avec nous. »

Ils sortirent. Sapt s’arrêta et ferma la porteà clé derrière lui.

« Pourquoi fermez-vous ainsi cette porte,colonel, demanda le Roi.

– Parce qu’il y a des papiers importantsdans mon tiroir, Sire.

– Mais pourquoi ne pas fermer letiroir ?

– J’ai perdu la clé, Sire, comme un niaisque je suis. »

Le comte de Luzau-Rischenheim ne fit pas untrès bon déjeuner. Il s’assit en face du Roi. Derrière le siège decelui-ci se plaça le connétable, et Rischenheim vit le canon d’unrevolver posé sur le dossier de la chaise du Roi, tout près del’oreille droite de Sa Majesté. Bernenstein était debout près de laporte dans la rigide immobilité du soldat, Rischenheim se tournaune fois vers lui et rencontra le regard le plus significatif.

« Vous ne mangez rien, dit le Roi ;j’espère que vous n’êtes pas indisposé ?

– Je suis un peu troublé, réponditvéridiquement Rischenheim.

– Et bien ! parlez-moi des chienspendant que je mange, car moi, J’ai faim. »

Rischenheim se mit à révéler son secret. Sonexplication manquait décidément de clarté. Le Roi s’impatienta.

« Je ne comprends pas, dit-il avec humeuret il repoussa son siège si vivement que Sapt sauta en arrière etcacha le revolver derrière son dos.

– Sire, s’écria Rischenheim, se levant àmoitié. La toux du lieutenant Bernenstein l’interrompit.

– Répétez-moi tout ce que vous m’avezdit, » ordonna le Roi.

Rischenheimobéit.

« Ah ! Je comprends unpeu mieux, maintenant. Vous voyez, Sapt. » Et il tourna latête vers le connétable.

Sapt eut juste le temps de faire disparaîtrele revolver.

Le comte se pencha vers le Roi. Le lieutenantBernenstein toussa de nouveau. Le comte se rejeta en arrière.

« Parfaitement, Sire, dit Sapt. Jecomprends tout ce que le comte désire faire entendre à VotreMajesté.

– Moi, j’en comprends à peu près lamoitié, répliqua le Roi en riant, mais cela suffira peut-être.

– Tout à fait, je crois, Sire, »répondit Sapt avec un sourire.

L’importante affaire des chiens une foisréglée, le Roi se rappela que le comte lui avait demandé uneaudience pour une affaire personnelle.

« Eh bien ! que vouliez-vous medire, demanda-t-il d’un air ennuyé. Les chiens étaient beaucoupplus intéressants. »

Rischenheim regardaSapt.Le revolver était à sa place et Bernensteintoussait. Cependant, il entrevit une chance de salut.

« Pardon, Sire, dit-il, mais nous nesommes pas seuls. »

Le Roi éleva ses sourcils.

« L’affaire est-elle donc sisecrète ? dit-il.

– Je préférerais en entretenir VotreMajesté seul à seul, » répondit Rischenheim d’un tonsuppliant.

Or Sapt était bien décidé à ne pas laisserRischenheim seul avec le Roi ; quoique le comte, dépouillé desa preuve, ne pût maintenant faire grand mal au sujet de la lettre,il ne manquerait certes pas de dire au Roi que Rodolphe Rassendyllétait au château. Se penchant par dessus l’épaule du Roi, Sapt luidit d’un ton sarcastique :

« Il paraît que les messages du comte deHentzau sont choses trop précieuses pour mes humblesoreilles ? » Le Roi rougit.

« Est-ce là votre affaire ?demanda-t-il sévèrement à Rischenheim.

– Votre Majesté ne sait pas ce que moncousin…

– S’agit-il de l’ancienne requête, dit leRoi, l’interrompant. Il désire rentrer ? Est-ce là tout, oubien y a-t-il autre chose ? »

Il y eut un moment de silence. Sapt regardaRischenheim bien en face et sourit en levant légèrement la main quitenait le revolver. Bernenstein toussa deux fois. Rischenheim setordait les doigts. Il comprenait que, coûte que coûte, ils ne luipermettraient pas de communiquer son message au Roi, ni de luirévéler la présence de M. Rassendyll.

Il ouvrit la bouche comme pour parler, maisdemeura silencieux.

« Eh bien ! Monsieur le comte,est-ce la vieille histoire ou quelque chose denouveau ? » demanda encore le Roi avec impatience.

Cette fois encore, Rischenheim restasilencieux.

« Êtes-vous muet, monsieur lecomte ? s’écria le Roi, de plus en plus agacé.

– C’est… C’est seulement ce que vousappelez la vieille histoire, Sire.

– Alors, permettez-moi de vous dire quevous vous êtes fort mal conduit envers moi, en me demandant uneaudience sous un pareil prétexte. Vous connaissez ma décision etvotre cousin ne l’ignore pas davantage. »

Sur ces mots, le Roi se leva. Sapt glissa lerevolver dans sa poche, mais le lieutenant Bernenstein tira sonépée et se mit au port d’arme… en toussant.

« Mon cher Rischenheim, reprit le Roiavec plus de bonté, je fais la part de votre affection trèsnaturelle ; mais croyez-moi, en cette circonstance, elle vouségare. Faites-moi la faveur de ne plus revenir avec moi sur cesujet. »

Rischenheim humilié et furieux, ne put ques’incliner devant le mécontentement du Roi.

« Colonel Sapt, veillez à ce que l’on aitsoin du comte. Mon cheval doit être à la porte à cette heure.Adieu, comte. Bernenstein, votre bras. »

Bernenstein jeta un regard rapide auconnétable. Sapt lui fit un signe rassurant. Bernenstein remit sonau fourreau et offrit son bras au Roi. Ils franchirent le seuil etBernenstein ferma la porte derrière eux. Mais à ce moment,Rischenheim, poussé à bout et furieux du tour qu’on lui avait joué,voyant en outre qu’il n’avait affaire qu’à un homme, se précipitasubitement vers la porte. Il l’atteignit ; sa main était surla serrure : mais Sapt le rejoignit et lui posa son revolverprès de l’oreille.

Le Roi s’arrêta dans le corridor.

« Que font-ils là-dedans ?demanda-t-il en entendant le bruit de leurs mouvementsprécipités.

– Je n’en sais rien, Sire, réponditBernenstein en faisant un pas en avant.

– Non ! Arrêtez-vous un instant,lieutenant ; vous me tirez trop fort.

– Mille pardons, Sire.

– Je n’entends plus rien,maintenant. »

En effet, il n’y avait plus rien à entendre,car les deux hommes gardaient un silence de mort de l’autre côté dela porte.

« Ni moi non plus, Sire. Votre Majestéveut-elle avancer ? Et Bernenstein fit un pas.

– Vous y êtes bien décidé, » repritle Roi en riant, et il permit au jeune officier de l’emmener.

Dans l’intérieur de la chambre, Rischenheimétait debout, le dos contre la porte. Il haletait. Son visagecramoisi se contractait sous l’impulsion de la colère ; devantlui se tenait Sapt, le revolver à fa main.

« Jusqu’à ce que vous entriez au Ciel,monsieur le comte, dit-il, vous n’en serez jamais plus près quetout à l’heure. Si vous aviez ouvert la porte, je vous aurais logéune balle dans la tête. »

Comme il parlait, on frappa à la porte.

« Ouvrez, » dit-il brusquement àRischenheim.

Étouffant un juron, le comte lui obéit. Undomestique présenta un télégramme sur un plateau.

« Prenez-le, » murmura Sapt, etRischenheim étendit la main.

« Pardon, Monseigneur, mais ceci vous estadressé, dit le serviteur respectueusement.

– Prenez-le, répéta Sapt.

– Donnez-le moi, » dit Rischenheimtroublé, et il prit l’enveloppe.

Le domestique s’inclina et sortit.

« Ouvrez-le, ordonna Sapt.

– Malédiction sur vous ! s’écriaRischenheim d’une voix étouffée par la colère.

– Quoi ? Oh ! vous ne pouvezavoir de secrets pour un aussi bon ami que moi, monsieur le comte.Dépêchez-vous d’ouvrir le pli. »

Le comte décacheta la dépêche.

« Si vous la déchirez ou la chiffonnez,je vous tuerai, dit Sapt tranquillement. Vous savez que vous pouvezvous fier à ma parole. Maintenant, lisez.

– Par le ciel ! Je ne liraipas !

– Lisez, vous dis-je, ou faites votreprière. »

Le canon du pistolet était à un pied de satête. Il déplia le télégramme, puis regarda Sapt.

« Je ne comprends pas ce qu’il veut dire,grommela-t-il.

– Je pourrai peut-être vous aider.

– Ce n’est rien qu’un…

– Lisez, monsieur le comte,lisez. »

Et il lut ceci :

« Holf, 19, Königstrasse. »

« Mille remerciements, monsieur. Et d’oùcela vient-il ?

– De Strelsau.

– Veuillez tourner ce papier de manièreque je puisse le voir. Oh ! Je ne doute pas de votre parole,mais voir, c’est croire. Ah ! merci ! C’est exact. Vousne comprenez pas, comte ?

– Je ne sais pas du tout ce que celasignifie.

– C’est étrange ! Je le devine sifacilement.

– Vous êtes très habile, monsieur.

– Cela me paraît une chose très simple àdeviner, monsieur le comte.

– Et qu’est-ce que votre sagesse vousinspire ? demanda Rischenheim s’efforçant d’affecter un airdégagé et sarcastique.

– Je crois, monsieur le comte, que lemessage est une adresse.

– Une adresse ? Je n’y pensais pas.Mais je ne connais pas de Holf.

– Je ne crois pas que ce soit l’adressede Holf.

– De qui alors ? demandaRischenheim, en se mordant les ongles et regardant furtivement leconnétable.

– Mais, répondit celui-ci, c’estl’adresse du comte Rupert de Hentzau. »

En prononçant ces mots, il regarda droit dansles yeux de Rischenheim, puis avec un ricanement bref, mit lerevolver dans sa poche et salua le comte.

« En vérité, vous êtes bien commode,Monsieur, » dit-il.

Chapitre 6La tâche des serviteurs de la Reine.

Le médecin qui m’avait soigné à Wintenbergétait non seulement discret, mais indulgent ; peut-être eut-ille bon sens de comprendre que cela ne ferait aucun bien à un maladede rester sur son dos à se ronger d’impatience, quand il nedésirait qu’une chose : être sur pied. Quoiqu’il en fût, jelui arrachai un consentement et fus en route environ douze heuresaprès que Rodolphe m’eut quitté. De la sorte, j’arrivai chez moi, àStrelsau, le matin même où le comte de Luzau-Rischenheim avait sesdeux entrevues avec le Roi au château de Zenda. Aussitôt arrivé,j’envoyai James, dont le secours m’avait été et continua de m’êtreinfiniment précieux sous tous les rapports, expédier au connétableune dépêche le mettant au courant de la situation et me plaçant àses ordres.

Sapt reçut cette dépêche pendant que se tenaitun conseil de guerre, et les renseignements qu’elle apportaitn’aidèrent pas peu le connétable et Rodolphe Rassendyll à prendreleurs mesures. Ce qu’elles furent, il faut maintenant que je lerapporte, quitte à être accusé de quelque lenteur.

Ce conseil de guerre tenu à Zenda, le fut dansdes circonstances peu ordinaires. Si intimidé que parût êtreRischenheim, on n’osait pas le perdre de vue. Rodolphe ne pouvaitpas quitter la pièce où Sapt l’avait enfermé ; l’absence duRoi devait être courte et il fallait que Rodolphe fût parti avantson retour, qu’on eût disposé de Rischenheim en toute sûreté etqu’on eût pris toutes les mesures pour empêcher la lettre dont onavait intercepté la copie, de tomber dans les mains auxquelles elleétait destinée. La chambre était vaste ; dans le coin le pluséloigné de la porte, Rischenheim était assis, désarmé, abattu, enapparence tout prêt à renoncer à ce jeu dangereux et à acceptertelles conditions qu’on lui offrirait. Tout près de la porte,résolus s’il le fallait, à la défendre jusqu’à la mort, se tenaientles trois autres hommes, Bernenstein triomphant et gai, Sapt rudeet de sang-froid, Rodolphe calme et perspicace. La Reine attendait,dans ses appartements, le résultat de leurs délibérations, prête àagir sous leur direction, mais résolue à voir Rodolphe avant qu’ilsortît du château.

Ils causaient à voix basse. Tout à coup, Saptprit un papier et écrivit. Ce premier message était pour moi et mepriait de venir à Zenda dans l’après-midi ; on avait grandbesoin d’une autre tête et de deux autres mains.

Ensuite, la délibération reprit. Rodolpheparlait, car maintenant c’était son plan hardi que l’on discutait.Sapt tortillait sa moustache en souriant d’un air de doute.

« Oui, oui, murmura le jeune Bernenstein,les yeux brillants de surexcitation.

– C’est dangereux, mais c’est ce qu’il ya de mieux, dit Rodolphe en baissant encore la voix de peur que leprisonnier ne saisît une seule de ses paroles. Cela nécessite maprésence ici jusqu’à ce soir ; est-ce possible ?

– Non, mais vous pouvez vous cacher dansla forêt jusqu’à Ce que je vous y rejoigne, répondit Sapt.

– Jusqu’à ce que nous vous y rejoignions,s’empressa de dire Bernenstein, corrigeant Sapt.

– Non, répliqua le connétable ; ilfaut que vous restiez ici pour surveiller notre ami. Allons,lieutenant, c’est pour le service de la Reine.

– En outre, ajouta Rodolphe avec unsourire, ni le colonel ni moi ne vous permettrions de mettre lamain sur Rupert ; il est notre gibier, n’est-ce pas,Sapt ? »

Le colonel approuva d’un signe. Rodolphe, àson tour, prit du papier et écrivit le message suivant :

« Holf, 19 ; Königstrasse.Strelsau.

« Tout va bien. Il a ce que j’avais, maisdésire voir ce que vous avez. Lui et moi serons au Rendez-vous dechasse ce soir à dix heures. Apportez-le, et venez nous rejoindre.On ne soupçonne rien. L. R. »

Rodolphe jeta le papier à Sapt. Bernenstein lelut avidement en se penchant par-dessus l’épaule du connétable.

« Je ne sais trop si cela me feraitvenir, dit le vieux Sapt en ricanant.

– Cela fera venir Rupert de Hentzau.Pourquoi pas ? Il comprendra que le Roi désire le voir àl’insu de la Reine et aussi à votre insu, Sapt, puisque vous êtesmon ami. Quel endroit le Roi choisirait-il plus probablement queson Rendez-vous de chasse, où il a l’habitude d’aller quand il veutêtre seul ? Ce message le fera venir, n’en doutez pas. Mais,mon ami, Rupert viendrait même s’il avait des soupçons, et pourquoien aurait-il ?

– Ils peuvent avoir un chiffre, lui etRischenheim, objecta Sapt.

– Non, répliqua vivement, Rodolphe, cardans ce cas il s’en serait servi pour envoyer l’adresse.

– Et… quand il viendra ? demandaBernenstein.

– Il trouvera le Roi qu’a trouvéRischenheim et Sapt que voici, à son côté.

– Mais il vous reconnaîtra, objectaBernenstein.

– Oui, je crois qu’il me reconnaîtra,répondit Rodolphe en souriant. En attendant envoyons chercher Fritzpour qu’il surveille le Roi.

– Et Rischenheim ?

– Cela, c’est, votre affaire, lieutenant.Sapt, y a-t-il quelqu’un à Tarlenheim ?

– Non, le comte Stanislas l’a mis à ladisposition de Fritz.

– Très bien ! Alors, les deux amisde Fritz, le comte de Luzau-Rischenheim et le lieutenantBernenstein s’y rendront à cheval aujourd’hui. Le connétable deZenda accordera au lieutenant un congé de vingt-quatre heures, etles deux gentilshommes passeront la journée et la nuit au château.Le lieutenant et Fritz ne perdront pas de vue un seul instantRischenheim, et passeront la nuit dans la même chambre ; etl’un d’eux ne fermera pas les yeux et gardera toujours la main surson revolver.

– Très bien, monsieur, dit le jeuneBernenstein.

– S’il essaye de s’échapper ou de donnerl’alarme, envoyez-lui une balle dans la tête, gagnez la frontière,mettez-vous en lieu de sûreté et donnez-nous de vos nouvelles, sicela vous est possible.

– Oui, monsieur, » réponditBernenstein simplement.

Sapt avait fait un bon choix. Le jeuneofficier ne tenait aucun compte du péril et de la ruine auxquels ils’exposait pour servir la Reine.

Un mouvement d’impatience et un soupir defatigue poussé par Rischenheim, attirèrent leur attention. Il avaittendu l’oreille pour saisir quelques mots, de telle sorte qu’ilavait un grand mal de tête, mais les trois interlocuteurs avaientété prudents et il n’avait rien entendu qui pût l’éclairer surleurs délibérations. Après y avoir renoncé, il était tombé dans unesorte d’apathie.

« Je ne crois pas qu’il vous donnegrand’peine, murmura Sapt à Bernenstein, en désignant du doigt leprisonnier.

– Néanmoins, agissez comme s’il devaitvous en donner beaucoup, reprit Rodolphe, en touchant le bras dulieutenant.

– Oui, c’est un sage conseil, répliqua leconnétable. Nous étions bien gouvernés, lieutenant, quand ceRodolphe-ci était roi !

– N’étais-je pas aussi son fidèlesujet ? demanda Bernenstein.

– Oui, et blessé à mon service, »ajouta Rodolphe, car il se rappelait qu’on avait tiré surl’adolescent, encore presque un enfant, dans le parc, deTarlenheim, en le prenant pour M. Rassendyll lui-même.

Leurs plans étaient donc arrêtés. S’ilspouvaient vaincre Rupert, Rischenheim serait à leur merci. S’ils letenaient, loin du lieu de l’action, tout en se servant de son nomau profit de leur supercherie, ils avaient grand’chance de tromperet de tuer Rupert. Oui, de, le tuer, car tel était leur but commele connétable de Zenda me l’avait dit.

« Nous n’aurions pas hésité, m’avait-ildéclaré : l’honneur de la Reine était en jeu, et le misérableun assassin. »

Bernenstein se leva et sortit. Son absencedura environ une demi-heure, pendant laquelle il envoya lesdépêches à Strelsau. Durant ce temps, Rodolphe et Sapt expliquèrentà Rischenheim ce qu’ils se proposaient de faire de lui. Ils nedemandèrent pas d’engagement et n’en prirent pas davantage. Il lesécouta d’un air indifférent et ennuyé. Quand ils lui demandèrents’il essaierait de résister, il rit d’un rire amer.

« Comment résisterais-je ? dit-il.J’aurais une balle dans la tête.

– Assurément, répliqua Sapt, monsieur lecomte, vous êtes très sage.

– Permettez-moi, monsieur le comte, devous conseiller, dit Rodolphe en le regardant avec quelque bonté,si vous sortez sain et sauf de cette affaire, d’ajouter l’honneur àvotre prudence et la chevalerie à l’honneur. Vous avez encore letemps de devenir un gentilhomme. »Il se détourna, suivi par unregard furieux de la part du comte et un sourire malin duconnétable.

Quelques instants après, Bernenstein revint.Les chevaux étaient à la grille du château pour lui et pourRischenheim. Après avoir échangé une poignée de mains et quelquesdernières paroles avec Rodolphe, il fit signe à son prisonnier dele suivre, et ils sortirent ensemble, en apparence les meilleurscamarades du monde.

La Reine les vit partir de sa fenêtre etremarqua que Bernenstein restait un pas en arrière, la main sur lacrosse de son pistolet.

La matinée s’avançait et de minute en minuteil devenait plus dangereux pour Rodolphe de rester au château.Néanmoins, il était bien décidé à voir la Reine avant de partir.Cette entrevue ne présentait pas de grandes difficultés, la Reineayant l’habitude de venir dans cette pièce, pour conférer sur sesaffaires avec le connétable. Le plus périlleux serait ensuite defaire sortir Rodolphe incognito. Pour parer à celle éventualité, leconnétable ordonna que la compagnie des gardes en garnison auchâteau, ferait l’exercice à une heure dans le parc, et que tousles serviteurs seraient autorisés à assister aux manœuvres. Ilespérait écarter ainsi les yeux curieux et donner à Rodolphe lapossibilité de gagner la forêt sans être aperçu.

Ils lui indiquèrent un rendez-vous dans unlieu commode et bien abrité. Pour le reste, il leur fallait espéreren un hasard heureux, afin que M. Rassendyll réussît à évitertoute rencontre pendant qu’il attendrait. Quant à lui, il se disaitcertain de dissimuler sa présence, ou tout au moins son visage, detelle sorte que l’on ne pût faire courir quelque bruit étrange auchâteau ou à la ville, sur la présence du Roi dans la forêt, seulet… sans barbe !

Tandis que Sapt prenait ses mesures, la Reinese rendit dans la pièce où se trouvait Rodolphe Rassendyll. Midiapprochait et le jeune Bernenstein était parti depuis unedemi-heure. Sapt l’accompagna jusqu’à la porte au bout du corridor.Il avait donné l’ordre que Sa Majesté ne fût dérangée sous aucunprétexte ; il lui dit de manière à être entendu, qu’ilreviendrait le plus tôt possible et, respectueusement, ferma laporte dès qu’elle fut entrée.

Je ne sais de ce qui se passa pendant cetteentrevue, que ce que Sa Majesté me dit elle-même ou, plutôt, cequ’elle dit à ma femme, car bien que cela fut destiné à m’êtrerépété, à moi homme, elle ne voulut pas le révéler directement.Elle apprit d’abord de M. Rassendyll les plans arrêtés etquoiqu’elle tremblât à la pensée du danger qu’il courrait enrencontrant Rupert de Hentzau, elle l’aimait tant et avait unetelle confiance en sa supériorité qu’elle semblait ne pas douter desa victoire. Mais comme elle s’adressait des reproches pour l’avoirexposé à ce danger en lui écrivant, il tira de sa poche la copie desa lettre prise à Rischenheim. Il avait eu le temps de la lire etsous ses yeux, il la baisa.

« Si j’avais autant de vies qu’il y a icide mots, dit-il, je serais heureux d’en donner une pour chacun.

– Mais Rodolphe, vous n’avez qu’une vieet elle m’appartient plus qu’à vous. Aviez-vous pensé que nous nousreverrions jamais ?

– Je l’ignorais, » dit-il.

Ils étaient debout, en face l’un del’autre.

« Mais moi, je le savais reprit-elle lesyeux brillants. J’ai toujours su que nous nous reverrions une foisencore. Où et comment, je l’ignorais, mais cela je le savais, riende plus. Et pour cela, j’ai vécu, Rodolphe.

– Que la bénédiction de Dieu soit survous, dit-il.

– Oui, j’ai vécu, malgrétout. »

Il lui pressa la main. Il savait ce quesignifiaient ces paroles, pour elle surtout.

« Cela durera-t-il toujours ?demanda-t-elle, en lui étreignant tout à coup les mains ! Maisun instant après, elle ajouta : Non ! Non ! Je nedois pas vous faire du chagrin, Rodolphe. Je suis à demi contented’avoir écrit cette lettre et qu’ils l’aient volée. Il m’est sidoux de savoir que vous luttez pour moi, pour moi seule, cettefois, Rodolphe : pas pour le Roi, pour moi !

– C’est doux, en effet, ma douce bien-aimée.Ne craignez rien, nous vaincrons.

– Vous vaincrez, oui ! Et puis vouspartirez. Et laissant retomber les mains de Rodolphe, elle secouvrit le visage des siennes.

– Je ne dois pas baiser votre visage,dit-il, mais je peux baiser vos mains, et, il les baisa tandisqu’elle les pressait contre sa figure.

– Vous portez ma bague ?Toujours ? murmura-t-elle à travers ses doigts.

– Mais sans doute, répondit-il avec unpetit rire d’étonnement à cette question.

– Et il n’y a… personne…d’autre ?

– Ma Reine ! s’écria-t-il en riantde nouveau.

– Je le savais ! Oui, Rodolphe,vraiment je le savais, et ses mains se tendirent vers lui,implorant son pardon. Pais elle se mit à parler rapidement.

– Rodolphe, la nuit dernière, j’ai rêvéde vous. Un rêve étrange. J’étais à Strelsau, et tout le mondeparlait du Roi. Le Roi c’était vous. Vous étiez le Roi, enfin, etj’étais votre Reine. Mais je ne pouvais vous voir que trèsindistinctement. De temps en temps, je voyais votre visage. Alors,j’essayais de vous dire que vous étiez le Roi. Oui ; et lecolonel Sapt et Fritz essayaient aussi de vous le dire et le peupledisait que vous étiez le Roi. Qu’est-ce que cela signifiait ?Mais votre visage, quand je le vis, était rigide et très pâle, vousne paraissiez pas entendre ce qu’on disait, pas même ce que jedisais. On aurait presque cru que vous étiez mort et pourtant roi.Ah ! il ne faut pas mourir, même pour être roi, ajouta-t-ellelui posant une main sur l’épaule.

– Bien-aimée, dit-il doucement, dans lesrêves, les désirs et les craintes se mêlent d’une étrangefaçon ; ainsi vous croyiez me voir roi et mort. Mais je nesuis pas roi et je suis un homme très bien portant. Cependant,mille fois merci à ma bien-aimée Reine pour avoir rêvé de moi.

– Mais, demanda-t-elle de nouveau,qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

– Qu’est-ce que cela signifie quand jerêve sans cesse de vous, si ce n’est que je vous aime ?

– N’était-ce que cela ? »dit-elle peu convaincue.

J’ignore ce qui se passa ensuite entre eux. Jecrois que la Reine ne dit plus rien à ma femme, mais les femmesgardent parfois leurs secrets entre elles et les cachent même àleurs maris tout en les aimant, car nous sommes toujours, enquelque sorte, l’ennemi commun contre qui elles s’unissent. Je nevoudrais pas trop sonder de tels secrets, car on peut, en sachanttout, avoir à blâmer quelque chose ; et qui est assezimpeccable pour condamner en pareil cas ?

En réalité, il ne put se passer que bien peude chose, car le rêve à peine raconté, le colonel Sapt entra,disant que les gardes étaient à la parade et que toutes les femmess’empressaient d’aller les admirer, suivies de tous les hommes quiredoutaient le prestige de l’uniforme. D’une voix brève, leconnétable pria Rodolphe de venir aux écuries pour monter àcheval.

« Il n’y a pas de temps à perdre, »dit-il, et son regard semblait reprocher à la Reine chacune desparoles qu’elle adressait à celui qu’elle aimait.

Mais Rodolphe n’entendait pas être contraintde la quitter si précipitamment. Il frappa doucement sur l’épauledu connétable et le pria en riant de penser pendant quelquesinstants à ce que bon lui semblait, puis il revint vers la Reine etvoulut s’agenouiller devant elle, mais elle ne le lui permit pas etils restèrent face à face, les mains enlacées ; puis tout àcoup, elle l’attira vers elle et le baisa au front endisant :

« Que Dieu soit avec vous, Rodolphe, monchevalier. »

Ensuite, elle se détourna et laissa retomberses mains.

Il se dirigeait vers la porte, quand un bruitl’arrêta au milieu de la chambre. Sapt se précipita vers le seuil,l’épée à moitié hors du fourreau. Un pas rapide traversait lecorridor et s’arrêta à la porte.

« Est-ce le Roi ? murmuraRodolphe.

– Je ne sais pas, dit Sapt.

– Non, ce n’est pas le Roi, »affirma la Reine avec certitude.

Ils attendirent. Un coup discret fut frappé àla porte. Ils attendirent encore. Un second coup plus accentué lesdécida.

Il faut ouvrir, dit Sapt. Vite, Rodolphe,derrière le rideau. »

La Reine s’assit et Sapt empila devant elleune quantité de papiers, comme s’ils étaient tous deux occupés àexaminer des affaires. Mais ces préparatifs furent interrompus parun cri étouffé et impatient.

« Vite ! vite ! au nom duCiel ! »

Ils reconnurent la voix de Bernenstein. LaReine se leva, anxieuse, Rodolphe sortit de sa cachette, Sapttourna la clé. Le lieutenant entra pâle, hors d’haleine.

« Eh bien ? dit Sapt.

– Il s’est évadé ! s’écria Rodolphe,devinant aussitôt le malheur qui ramenait Bernenstein.

– Oui, il s’est évadé ! Juste commenous quittions la ville et prenions la route de Tarlenheim, il medit ; « Irons-nous au pas tout le long du chemin. »Je ne demandais pas mieux que de marcher plus vite et je pris letrot. Mais moi… Ah ! quel damné imbécile je suis !

– Peu importe ! continuez.

– Je pensais à lui, à ma mission, à laballe que je tenais prête…

– À tout, excepté à votre cheval,répliqua Sapt, avec un sourire ironique.

– Oui, et le cheval butta et je tombai enavant sur son cou. Alors, je tendis le bras pour me retenir et monrevolver tomba par terre.

– Et il le vit ?

– Il le vit ! Malédiction surlui ! Il hésita une seconde, puis il sourit, enfonça seséperons dans les flancs de son cheval et prit à travers champs dansla direction de Strelsau. En un clin d’œil, j’avais mis pied àterre et je tirai trois fois.

– L’avez-vous atteint, demandaRodolphe.

– Je le crois. Il changea ses rênes demain et se tordit le bras. Je remontai a cheval et courus après luimais son cheval était meilleur que le mien et il gagna du terrain.Et puis, nous commencions à rencontrer du monde et je n’osai pastirer de nouveau. Je le laissai donc pour venir vous prévenir. Nem’employez plus jamais, » ajouta le jeune homme.

Le visage contracté par la douleur et la honteet oubliant la présence de la Reine, il tomba désespéré sur unsiège.

Sapt ne fit aucune attention aux reprochesqu’il s’adressait, mais Rodolphe s’approcha et lui mettant la mainsur l’épaule :

« Ç’a été un accident, dit-il ; vousn’êtes pas coupable. »

La Reine se leva et se dirigea vers lui.Bernenstein sauta sur ses pieds.

« Monsieur, dit la Reine, ce n’est pas lesuccès, mais l’effort qui mérite les remerciements. » Et ellelui tendit la main.

Il était jeune. Je ne saurais donc rire dusanglot qui lui échappa quand il détourna la tête.

« Permettez-moi d’essayer autre chose,supplia-t-il.

– M. Rassendyll, reprit la Reine,vous me ferez plaisir en employant de nouveau monsieur à monservice. Je lui dois déjà beaucoup et souhaite lui devoirdavantage. » Il y eut un moment de silence.

« Eh bien ? que faut-il faire ?demanda le colonel Sapt. Il est allé à Strelsau.

– Il empêchera Rupert de venir aurendez-vous indiqué, dit Rassendyll.

– Peut-être que oui, peut-être quenon.

– Il y a à parier que ce sera oui.

– Il nous faut prévoir les deuxcas. »

Sapt et Rodolphe se regardèrent.

« Il faut que vous restiezici ! » demanda Rodolphe au connétable. Eh bien !J’irai à Strelsau. Un sourire éclaira son visage : du moins siBernenstein veut bien me prêter un chapeau. »

La Reine n’articula pas un mot, mais elle vintà lui et lui posa sa main sur le bras. Il la regarda, toujourssouriant.

« Oui, j’irai à Strelsau et je trouveraiRupert ; oui, et Rischenheim aussi, s’ils sont dans laville.

– Emmenez-moi ! » s’écriaBernenstein avec ardeur.

Rodolphe regarda Sapt.

Le connétable secoua la tête. Le visage deBernenstein s’assombrit.

« Il ne s’agit pas de cela, enfant, ditSapt avec bonté et impatience à la fois. Nous avons besoin de vousici. Supposez que Rupert vienne ici avecRischenheim ? »

L’idée était nouvelle, mais l’événementn’était nullement improbable.

« Mais vous serez ici, connétable,répondit Bernenstein, et Fritz de Tarlenheim arrivera ici dans uneheure.

– Oui, jeune homme, répliqua Sapt d’unsigne de tête, mais quand je lutte contre Rupert de Hentzau, je nesuis pas fâché d’avoir un homme de rechange ; et il accompagnaces paroles d’un large sourire, fort peu préoccupé de ce queBernenstein pourrait penser de son courage. Maintenant,ajouta-t-il, allez lui chercher un chapeau. »

Le lieutenant sortit en courant.

La Reine s’écria :

« Allez-vous donc alors envoyer Rodolpheseul contre deux ?

– Oui, Madame, si je peux commander lacampagne. M’est avis que la tâche ne dépasse pas sesforces. »

Il ne pouvait pas lire dans le cœur de laReine.

Elle passa vivement la main sur ses yeux ettourna vers Rodolphe un regard suppliant.

« Il faut que j’y aille, dit-il avecdouceur. Il ne peut pas se passer de Bernenstein, et je ne peux pasrester ici. »

Elle se tut. Rodolphe se rapprocha deSapt.

« Conduisez-moi aux écuries. Le, chevalest-il bon ? Je n’ose pas prendre le train. Ah ! voici lelieutenant et le chapeau !

– Le cheval vous mènera à Strelsau cesoir, dit Sapt. Venez ; Bernenstein, restez avec laReine. »

Sur le seuil, Rodolphe se retourna et jeta unregard sur la Reine qui se tenait immobile comme une statue, leregardant partir ; puis il suivit le connétable qui leconduisit à l’endroit où se trouvait le cheval. Les mesures prisespar Sapt avaient parfaitement réussi, et Rodolphe put monter àcheval sans encombre.

« Ce chapeau ne me va pas très bien,dit-il.

– Vous préféreriez unecouronne ? » suggéra le colonel.

Rodolphe se mit à rire et demanda :« Eh bien ? Quels sont vos ordres ?

– Faites le tour par le fossé, jusqu’à laroute derrière le château, puis prenez à travers la forêt jusqu’àHofbau ; après cela, vous connaissez votre chemin. Il ne fautpas que vous arriviez à Strelsau avant la nuit. Ensuite, si vousavez besoin d’un abri…

– J’irai chez Fritz de Tarlenheim, oui.De là, j’irai droit à l’adresse.

– Oui. Et… Rupert…

– Quoi ?

– Finissez-en avec lui, cette fois.

– Plaise à Dieu ! Mais s’il va auRendez-vous de chasse. Il ira à moins que Rischenheim nel’arrête.

– J’y serai en ce cas. Mais je crois queRischenheim l’arrêtera.

– S’il vient ici ?

– Le jeune Bernenstein mourra plutôt quede le laisser arriver jusqu’au Roi.

– Sapt !

– Eh bien ?

– Soyez bon pour Elle !

– Parbleu ! Soyez tranquille.

– Adieu.

– Bonne chance. »

Rodolphe s’éloigna au galop de chasse, par lechemin qui partait des écuries, contournait les douves etrejoignait la vieille route de la forêt. Au bout de cinq minutes ilfut abrité par les arbres et il chevaucha avec confiance sansrencontrer personne, si ce n’est, ça et là, un paysan qui, voyantun homme galoper sans se tourner vers lui, ne lui accorda aucuneattention. Ce fut ainsi que Rodolphe Rassendyll partit une secondefois pour gagner les murs de Strelsau par la forêt de Zenda. Avecune heure d’avance sur lui, galopait le comte de Luzau-Rischenheim,le cœur plein de résolution, de ressentiment et de désir devengeance.

La partie était engagée désormais. Qui eût puen prédire l’issue ?

Chapitre 7Le message de Simon le garde-chasse

Je reçus le télégramme du connétable chez moi,à Strelsau, vers une heure. Inutile d’ajouter que je me préparaiaussitôt à obéir à son appel. Ma femme protesta, non sans quelqueapparence de raison, je dois l’avouer, déclarant que je n’étais pasen état de subir des fatigues et que mon lit était le seul endroitoù je devrais me tenir. Je ne pouvais pas l’écouter ; etJames, le domestique de M. Rassendyll, ayant été informé dumessage, fut près de moi avec le livret des trains de Strelsau àZenda, sans que je lui eusse donné aucun ordre. J’avais causé aveclui pendant notre voyage et découvert qu’il avait été au service delord Topham, ancien ambassadeur d’Angleterre à la cour deRuritanie. Jusqu’où il était admis dans les secrets de son maîtreactuel, je l’ignorais, mais sa connaissance du pays et de la villeme le rendait très utile. Nous apprîmes à notre grand ennui, qu’iln’y avait pas de train avant quatre heures et encore c’était untrain omnibus ; nous ne pouvions donc arriver au châteauqu’après six heures. Ce n’était pas précisément une heure bientardive, mais j’avais hâte d’être sur le lieu de l’action aussitôtque possible.

« Vous feriez peut-être bien de voir sivous pouvez obtenir un train spécial, monsieur le comte, suggéraJames. Si vous le voulez, j’irai à la station et j’arrangeraicela. »

Je consentis. Étant au service du Roi, jepouvais demander un train spécial sans exciter de surprise. Jamessortit et un quart d’heure après, je montais en voiture pour mefaire conduire à la gare. Au moment où les chevaux allaient partir,le maître d’hôtel s’approcha de moi et me dit :

« Pardon, Monseigneur, mais Bauer n’estpas revenu avec Votre Seigneurie : doit-il revenir ?

– Non, répondis-je ; Bauer a étégrossièrement impertinent pendant le voyage et je l’ai renvoyé.

– On ne peut jamais se lier à cesétrangers, Monseigneur. Et le sac de Votre Seigneurie ?

– Comment ! Il ne l’a pas renvoyé,m’écriai-je. Je lui en avais pourtant donné l’ordre.

– Il n’est pas arrivé, Monseigneur.

– Ce coquin me l’aurait-il volé ?m’écriai-je avec indignation.

– Si Votre Seigneurie le désire, je peuxm’adresser à la police. »

Je fis semblant de réfléchir à cetteproposition.

« Attendez mon retour, dis-je enfin. Lesac peut revenir ; je n’ai pas de raisons pour suspecterl’honnêteté de ce garçon. »

Je pensai d’abord que mes rapports avec maîtreBauer s’arrêteraient là. Il avait servi les projets de Rupert etdisparaîtrait désormais de la scène. Peut-être Rupert aurait-ilpréféré se dispenser de ses services. Mais je songeai ensuite qu’ilavait peu de gens à qui se fier, ce qui l’obligeait à les employerplus d’une fois. En effet, il n’avait pas encore fini de se servirde Bauer, et j’en eus bientôt la preuve. Ma maison est à environdeux milles de la station et nous avions à traverser une bonnepartie de la vieille ville, où les rues sont étroites ettortueuses, de sorte qu’on n’avance pas rapidement. Nous venionsd’entrer dans la Königstrasse (je n’avais alors aucune raisond’attacher une importance particulière à cette localité) et nousattendions avec impatience qu’un lourd camion nous livrât passage,quand mon cocher, qui avait entendu la conversation du maîtred’hôtel avec moi, se pencha de son siège, l’air tout surexcité.

« Monseigneur, cria-t-il, voilà Bauer,là, devant la boutique du boucher. »

Je me levai précipitamment ; l’homme metournait le dos et se faufilait d’un pas vif et cauteleux à traversla foule. Je crois qu’il avait dû me voir et qu’il se dérobaitaussi vite que possible. Je doutais encore, mais le cocher mit finà mon hésitation en me disant :

« C’est Bauer, Monseigneur ; c’estcertainement Bauer. »

Je ne perdis pas de temps à réfléchir. Si jepouvais rattraper cet homme ou simplement voir où il allait,j’obtiendrais peut-être un renseignement important quant aux faitset gestes de Rupert. Je sautai à bas de la voiture, priai le cocherde m’attendre et me mis aussitôt à la poursuite de monex-domestique. J’entendis que le cocher riait, croyant sans douteque la perte de mon sac, était la cause de mon empressement.

Les numéros de la Königstrasse commencent àl’extrémité qui rejoint la gare. La rue coupe la vieille ville danspresque toute sa longueur. Quand je partis à la poursuite de Bauer,j’étais devant le numéro 300, à la distance d’un quart de milleenviron de l’important numéro 19, vers lequel Bauer courait commeun lapin vers son terrier. J’ignorais où il allait ; le numéro19 ne me disait rien ; ma seule pensée était de le rejoindre.Je ne savais pas très bien ce que je ferais quand je l’auraisrattrapé, mais je songeais vaguement à l’intimider en le menaçantde porter plainte, pour vol de sa part. N’avait-il pas volé monsac ? Donc, je le poursuivis – et il le savait. Je le vistourner la tête, puis marcher plus vite. Ni lui, ni moi n’osionscourir ; déjà, nos grandes enjambées et notre dédain descollisions excitaient assez l’attention. J’avais un avantage. Laplupart des habitants de Strelsau me connaissaient et me faisaientplace, politesse qu’ils n’étaient nullement disposés à témoigner àBauer. Je commençai donc à gagner du terrain, aussi comme nousapprochions du bout de la rue, en vue de la gare, une distance devingt mètres à peine nous séparait. Alors, une chose ennuyeusem’arriva. Je donnai en plein dans un gros monsieur ; Bauervenait d’en faire autant, et le gros monsieur, ainsi qu’il arrivesouvent en pareil cas, s’était arrêté et suivait d’un regardsurpris et indigné son premier assaillant. Le second choc augmentaconsidérablement sa colère, qui eut pour moi des conséquencesfâcheuses, car lorsque je réussis à me dégager, Bauer avait disparutotalement. Je levai les yeux ; j’étais en face du numéro 23,mais la porte en était fermée. J’avançai jusqu’au numéro 19.C’était une vieille maison à la façade sale et délabrée et l’airpeu respectable. Il y avait une boutique. Dans la fenêtre, étaientétalées quelques provisions à bon marché, des choses dont on aentendu parler, mais qu’on n’a jamais mangées. La porte de laboutique était ouverte, mais de Bauer il n’y avait pas de trace.Étouffant un juron que m’inspirait mon exaspération, j’allaiscontinuer mon chemin, quand une vieille femme parut à la porte dela boutique et regarda de mon côté. J’étais juste en face d’elle.Je suis certain que la vieille femme tressaillit légèrement et jecrois que je fis de même, car je la connaissais et elle meconnaissait. C’était la vieille mère Holf, dont l’un des fils,Jean, nous avait révélé le secret du cachot de Zenda, tandis quel’autre était mort de la main de M. Rassendyll, à côté dugrand conduit qui masquait la fenêtre du Roi. Sa présence pouvaitne rien signifier du tout ; et pourtant, elle me semblaétablir instantanément un rapport entre la maison, le secret dupassé et la crise du présent.

Elle se remit très vite et me fit unerévérence.

« Ah ! mère Holf, lui dis-je, depuisquand avez-vous ouvert boutique à Strelsau ?

– Il y a environ six mois, Monseigneur,me répondit-elle, l’air calme et les poings sur les hanches.

– Je ne vous avais pas encore vue ici,repris-je.

– Une pauvre petite boutique comme lamienne n’est pas de nature à attirer l’attention de VotreSeigneurie, » répliqua-t-elle avec une humilité qui ne meparut qu’à moitié sincère.

Je regardai les fenêtres. Toutes étaientfermées ainsi que les persiennes. La maison ne paraissait pashabitée.

« Vous avez une bonne maison, mère Holf,quoiqu’elle ait besoin d’une couche de peinture. Y vivez-vous touteseule avec votre fille ? Car Max était mort, Jean àl’étranger, et je ne connaissais pas d’autres enfants à la vieillefemme.

– Pas toujours, me dit-elle ; jeloue parfois des chambres à des hommes seuls.

– La maison est-elle pleine en cemoment ?

– Pas une âme, malheureusement,Monseigneur. »

Je lançai une flèche au hasard.

– Alors, l’homme qui est entré tout àl’heure, n’était qu’un client ?

– J’aurais bien voulu qu’il me vînt unclient, répondit-elle d’un air étonné, mais il n’est venupersonne. »

– Je la regardais au fond des yeux :elle rencontra les miens avec imperturbabilité, les yeuxclignotants. Il n’est pas de visage plus indéchiffrable que celuid’une vieille femme quand elle est sur ses gardes. Son gros corpsbarrait l’entrée. Je ne pouvais même pas voir à l’intérieur, et lafenêtre encombrée de pieds de porcs et autres délicatesses,obstruait aussi complètement la vue. Si le renard était là, ilétait terré et je ne pouvais pas le faire sortir.

À ce moment, j’aperçus James qui s’approchaitvivement. Il paraissait chercher ma voiture des yeux ets’impatienter de mon retard. Un instant après, il m’aperçut.

« Monsieur le comte, me dit-il, votretrain sera prêt dans cinq minutes : s’il ne part pas, alors,la ligne sera interceptée pendant une demi-heure. »

J’aperçus un léger sourire sur les lèvres dela vieille femme. J’étais à peu près certain d’être sur les tracesde Bauer et peut-être de plus que Bauer. Mais mon premier devoirétait d’obéir aux ordres donnés et de me rendre à Zenda.

En outre, je ne pouvais entrer de force enplein jour, sans causer un scandale qui aurait éveillé la curiositéde tout Strelsau. Je ne savais même pas d’une manière certaine queBauer fût dans la maison et n’avais donc pas l’assurance de pouvoirrapporter des renseignements de valeur.

« Si Votre Seigneurie voulait avoir labonté de me recommander, reprit la vieille sorcière…

– Oui, je vous recommanderai. Et enattendant, je vous conseille de choisir soigneusement voslocataires. Il y a d’étranges gens par la ville, mère Holf.

– Je me fais payer d’avance, »répondit-elle avec un petit ricanement.

Et alors, je fus aussi sûr que de monexistence, qu’elle prenait part au complot. Mais il n’y avait rienà faire, car l’expression de la physionomie de James m’indiquait degagner la gare au plus vite.

Je me détournai. Mais juste à ce moment, unrire sonore et gai retentit dans la maison. Je tressaillis, etviolemment, cette fois. La vieille fronça le sourcil et ses lèvresse crispèrent un instant, mais elle redevint promptement maîtressed’elle-même. Néanmoins, je connaissais ce rire et elle dut devinerque je le connaissais. J’essayai aussitôt de paraître n’avoir rienentendu. Je lui adressai un petit signe de tête indifférent et disà James de me suivre vers la station. Arrivé là, je lui mis la mainsur l’épaule en lui disant :

« Le comte de Hentzau est dans cettemaison, James. »

Il me regarda sans étonnement. Il était aussidifficile de lui faire exprimer la surprise qu’au vieux Saptlui-même.

« Vraiment, monsieur ? Resterai-jeici pour veiller ?

– Non ; venez avec moi. » Àvrai dire, Je pensais que le laisser seul à Strelsau pour veiller,équivalait à signer son arrêt de mort et je reculai devant l’idéede lui imposer ce périlleux devoir. Rodolphe ferait ce que bon luisemblerait ; moi, je n’osais pas engager à ce point maresponsabilité. Nous gagnâmes donc le train ; et je supposeque mon cocher s’en alla quand il trouva qu’il avait assez attendu.Très probablement, il avait jugé, fort drôle de voir son maîtrepoursuivre un domestique échappé dans les rues, en plein jour. S’ilavait su la vérité, il eût sans doute trouvé, la chose plusintéressante, mais moins amusante.

J’arrivai à Zenda à trois heures et demie etau château avant quatre heures. Je laisse de côté les parolespleines de grâce et de bonté que, la Reine m’adressa. Sa vue et leson de sa voix augmentaient mon zèle pour la servir ; et cejour-là, je me sentis un pauvre homme d’avoir perdu sa lettre etd’être encore vivant. Mais elle ne voulut rien entendre de mesrécriminations contre moi-même, et préféra louer le peu de bien quej’avais fait, plutôt que de blâmer le grand mal dont j’étais lacause.

En la quittant, je volai chez Sapt ; jele trouvai en compagnie de Bernenstein et j’eus la satisfactiond’apprendre que ses propres renseignements confirmaient ceux quej’apportais concernant Rupert. On me conta aussi tout ce quis’était passé, le tour joué à Rischenheim et son évasion. Mais monvisage s’allongea lorsqu’on me dit que Rodolphe Rassendyll étaitparti seul pour Strelsau dans l’intention de mettre sa tête dans lagueule du lion à la Königstrasse.

« Ils seront trois, dis-je : Rupert,Rischenheim et mon coquin de Bauer.

– Quant à Rupert, nous ne savons trop, mefit remarquer Sapt. Il sera là si Rischenheim arrive à temps pourlui dire la vérité. Mais il nous faut aussi nous tenir prêts à lerecevoir ici et au Rendez-vous de chasse. Eh bien ! noussommes prêts à le recevoir n’importe où il sera ; Rodolphesera à Strelsau ; nous irons, vous et moi, au Rendez-vous dechasse et Bernenstein sera ici, avec la Reine.

– Un seulement ici ?demandai-je.

– Oui et bon, répliqua le connétable enfrappant sur l’épaule de Bernenstein. Nous ne serons pas absentsplus de quatre heures, pendant lesquelles le Roi sera dans sonlit ! Bernenstein n’aura qu’à refuser jusqu’à la mort depermettre qu’on l’approche avant notre retour. Vous pouvez bienvous charger de cela, n’est-ce pas, Bernenstein ? »

Je suis naturellement prudent et disposé àvoir le mauvais côté des choses, mais je ne pouvais imaginer demeilleures mesures à prendre contre l’attaque dont nous étionsmenacés. Toutefois, j’étais terriblement inquiet au sujet deM. Rassendyll.

Après tous nos mouvements et notre agitation,nous eûmes une heure ou deux de repos. Nous en profitâmes pourfaire un bon repas ; et il était plus de cinq heures lorsqu’ilnous fut permis de fumer nos excellents cigares. James nous avaitservis, usurpant tranquillement la place du domestique de Sapt, desorte que nous avions pu causer à notre aise.

L’assurance tranquille de cet homme et saconfiance en l’étoile de son maître contribuaient beaucoup à calmermes inquiétudes.

« Le Roi doit revenir bientôt, dit Sapt,en consultant sa vieille grosse montre d’argent. Dieu merci !il sera trop fatigué pour veiller longtemps. Nous serons libresvers neuf heures, Fritz. Je voudrais que le jeune Rupert vînt auRendez-vous de chasse. »

À cette pensée, le visage du colonel exprimaun vif plaisir.

Six heures sonnèrent et le Roi ne paraissaitpas. Quelques instants après, la Reine nous fit dire de larejoindre sur la terrasse, devant le château. Elle commandait lavue du chemin par lequel le Roi reviendrait ; nous y trouvâmesla Reine qui l’arpentait fiévreusement, très inquiète de ce retard.Dans une situation telle que la nôtre, tout incident imprévu ouinusité prend une importance exagérée ou sinistre, que l’ontrouverait absurde en temps ordinaire. Tous trois, nous partagionsles sentiments de la Reine, et oubliant les hasards multiples d’unechasse, dont un seul aurait suffi à expliquer le retard du Roi,nous nous mîmes à imaginer les catastrophes les moins probables. Ilavait pu rencontrer Rischenheim, bien qu’ils chevauchassent en sensopposé ; Rupert avait pu se trouver sur sa route, quoique rienne dût l’appeler si tôt dans la forêt. Nos craintes défiaient lesens commun et nos conjectures dépassaient toute probabilité. Saptfut le premier à reprendre possession de ses esprits et nousmorigéna tous sévèrement, sans en excepter la Reine. Nous reprîmesnotre sang-froid en riant, un peu honteux de nous-mêmes.

« Cependant, il est étrange qu’il nerevienne pas, murmura la Reine se faisant un abat-jour de sa mainet sondant du regard les masses sombres de la forêt qui bornaientnotre vue. Le crépuscule tombait déjà ; mais nous aurionsencore pu voir le groupe formé par le Roi et sa suite, s’il s’étaitengagé sur la route découverte.

Si le retard du Roi nous paraissait singulierà six heures, il le fut encore plus à sept et devint inexplicable àhuit. Depuis longtemps, nous avions cessé de plaisanter et,maintenant, nous gardions le silence. Sapt ne grondait plus. LaReine, enveloppée dans ses fourrures, car il faisait très froid,s’asseyait quelquefois, mais la plupart du temps marchait avecimpatience. Le soir était venu. Nous ne savions plus que faire, nimême si nous devions faire quelque chose. Sapt ne voulait pasavouer qu’il partageât nos pires craintes, mais son silence et sonair sombre prouvaient qu’il était aussi troublé que nous. Pour mapart, à bout de patience, je m’écriai :

« Pour l’amour de Dieu !agissons ! Voulez-vous que j’aille au-devant de lui ?

– Ce serait chercher une aiguille dansune botte de foin, » dit Sapt, en haussant les épaules.

Juste alors, nous entendîmes un galop dechevaux sur la route, et Bernenstein s’écria : « Lesvoilà ! »

La Reine s’arrêta et nous l’entourâmes. Leschevaux se rapprochaient. Nous distinguions les formes de troishommes, c’étaient trois veneurs du Roi ; ils chantaientgaîment en chœur, un air de chasse. Ceci nous soulagea ; iln’y avait pas encore de catastrophe. Mais pourquoi le Roin’était-il pas avec eux ?

« Le Roi est peut-être fatigué, Madame,et suit plus lentement, » dit Bernenstein.

Cette explication paraissait très plausible etle lieutenant, aussi prompt que moi à s’effrayer et à se rassurer,l’émit joyeusement, et je l’acceptai de moi-même.

Sapt, moins facilement influencé, nousdit : « Oui, peut-être, mais écoutons d’abord. » Etélevant la voix, il appela les veneurs qui s’étaient engagés dansl’avenue. L’un d’eux, Simon le garde en chef, resplendissant dansson uniforme vert et or, s’avança fièrement et s’inclina très basdevant la Reine.

« Eh bien ! Simon, où est le Roi,demanda-t-elle en essayant de sourire.

– Le Roi, Madame, m’a chargé d’un messagepour Votre Majesté.

– Transmettez-le moi, Simon.

– Oui, Madame. Le Roi a fait une bellechasse, et s’il m’est permis de le dire, parlant de moi, une plusbelle chasse… » Le connétable l’interrompit et lui frappantsur l’épaule :

« Ami Simon, dit-il, vous pourrez parlerde vous à votre aise, mais l’étiquette veut que le message du Roipasse le premier.

– Oh ! certes, connétable. Il n’y apas de danger que vous laissiez rien passer. Donc, Madame, le Roi afait une belle chasse, car nous avons levé un sanglier à onzeheures et…

– Est-ce là le message du Roi,Simon ? demanda la Reine souriante, amusée, mais un peuimpatiente.

– Non, Madame, ce n’est pas précisémentle message du Roi.

– Eh bien ! mon brave,arrivez-y, » grommela Sapt agacé, car nous étions là quatre(dont la Reine) sur des épines, pendant que le brave imbécile sevantait du plaisir qu’il avait procuré au Roi. Ainsi que sespareils, Simon était aussi fier de chaque sanglier habitant laforêt que s’il l’avait créée, lui, et non le Dieutout-puissant.

Simon s’embarrassa un peu.

« Comme je le disais, Madame, reprit-il,le sanglier nous fit faire un long chemin ; mais enfin, leschiens l’abattirent et Sa Majesté elle-même donna le coup de grâce.Il se faisait très tard…

– Il est encore plus tardmaintenant, » grommela le colonel.

Simon jeta sur lui un regard craintif. Leconnétable fronçait férocement les sourcils. Malgré le sérieux dela situation, je ne pus m’empêcher de sourire, tandis que le jeuneBernenstein s’efforçait d’étouffer un franc rire dans sa main.

– Oui, le Roi était très fatigué,n’est-ce pas, Simon, dit la Reine pour l’encourager et le rameneren même temps à la question, avec son tact de femme.

– Oui, Madame, le Roi était très fatiguéet comme le hasard voulut que le sanglier fût tué près duRendez-vous de chasse… »

Je ne sais pas si l’ami Simon remarqua unchangement chez ses auditeurs, mais la Reine leva les yeux, leslèvres entr’ouvertes, et je crois que d’un commun accord, nous nousrapprochâmes tous d’un pas. Sapt n’interrompit pas cette fois.

« Oui, Madame, le Roi était très fatigué,et comme nous étions près du Pavillon de chasse, le Roi nousordonna d’y porter notre butin et de revenir demain pourl’apprêter. Nous avons donc obéi et nous voici, c’est-à-dire,excepté mon frère Herbert qui est resté près du Roi, sur l’ordre deSa Majesté, parce que, Madame, Herbert est un garçon adroit à quinotre bonne mère a enseigné à faire griller un beefsteak et…

– Mais où est-il resté avec le Roi ?rugit Sapt.

– Mais au Pavillon de chasse, connétable.Le Roi y reste ce soir et reviendra demain à cheval, avecHerbert. »

Nous y étions enfin ! Et la chose valaitla peine d’être connue. Simon nous regarda l’un après l’autre, etje compris aussitôt que nos visages devaient en dire trop long. Jepris donc sur moi de l’éloigner en lui disant :

« Merci, Simon, merci ; nouscomprenons. »

Il s’inclina devant la Reine, qui sortit de sarêverie pour ajouter ses remerciements aux miens.

Simon se retira, l’air encore un peuperplexe.

Quand nous fûmes seuls, il y eut un moment desilence, après quoi je repris :

« Supposons que Rupert… »

Le connétable m’interrompit par un rirebref.

« Sur ma vie ! dit-il, comme leschoses arrivent ! Nous disons qu’il ira au Pavillon et il yva ! »

Je repris :

« Si Rupert y va, si Rischenheim nel’arrête pas en route. »

La Reine se leva et tendant ses mains versnous :

« Messieurs, ma lettre ! »dit-elle.

Sapt ne perdit pas de temps.

« Bernenstein, vous restez ici comme il aété convenu ; rien n’est changé. Des chevaux pour Fritz et,pour moi, dans cinq minutes. »

Bernenstein s’élança comme une flèche de laterrasse vers les écuries.

« Rien n’est changé, Madame, reprit Sapt,si ce n’est qu’il nous faut être là-bas avant Rupert. »

Je regardai ma montre ; il était neufheures vingt minutes. Le maudit bavardage de Simon nous avait faitperdre un quart d’heure. J’ouvris les lèvres pour parler. Un regardde Sapt me fit comprendre qu’il devinait ce que j’allais dire etque je ferais mieux de me taire. Je gardai le silence.

« Arriverez-vous à temps ? demandala Reine, les mains suppliantes et les yeux pleins d’alarme.

– Assurément, Madame, répondit Sapt ens’inclinant.

– Vous ne le laisserez pas approcher leRoi ?

– Certes non, dit Sapt avec unsourire.

– Du fond du cœur, Messieurs, reprit-elled’une voix tremblante, du fond du cœur…

– Voici les chevaux, » s’écriaSapt.

Il saisit la main de la Reine, l’effleura desa moustache grise et… je ne suis pas très sûr d’avoir bienentendu, j’ai même peine à le croire, mais il me semble bien qu’illui dit : « Par votre doux visage, nousréussirons ! » En tout cas, elle recula avec un petit cride surprise et je vis des larmes briller dans ses yeux. Je luibaisai la main à mon tour ; puis nous montâmes à cheval, etl’on eût pu croire, au train dont nous nous dirigeâmes vers lePavillon de chasse, que le diable nous poursuivait.

Une seule fois, je me retournai. Elle étaitencore sur la terrasse et la haute stature du jeune Bernenstein sedressait auprès d’elle.

« Pourrons-nous arriver à temps ?C’était ce que j’avais voulu dire tout à l’heure.

– Je ne le crois pas, mais par leCiel ! Nous essaierons, » répondit le colonel Sapt.

Je compris alors pourquoi il ne m’avait paslaissé parler.

Tout à coup, le pas d’un cheval au galoprésonna derrière nous. Nous nous détournâmes précipitamment,redoutant quelque mauvaise rencontre. Le cheval se rapprochaitvite, car son cavalier le montait sans paraître rien redouter.

« Il vaut mieux voir de quoi ils’agit, » dit le connétable en arrêtant son cheval.

Une seconde après, le cavalier inconnu était ànos côtés. Sapt laissa échappa un juron, moitié fâché, moitiésatisfait.

« Comment, c’est vous, James !m’écriai-je.

– Oui, monsieur.

– Que diable voulez-vous ? demandaSapt.

– Je suis venu pour me mettre au servicedu comte de Tarlenheim, monsieur.

– Je ne vous ai pas donné d’ordres,James.

– Non, monsieur, mais M. Rassendyllm’a dit de ne pas vous quitter, si vous ne me renvoyiez pas. Alors,je me suis hâté de vous suivre. »

Sur ce, Sapt s’écria :

« Par le diable ! Quel chevalavez-vous là ?

– Le meilleur des écuries, autant quej’ai pu voir, monsieur, car je craignais de ne pas vousrejoindre. »

Sapt tira sa moustache, fronça le sourcil etenfin prit le parti de rire.

« Grand merci du compliment,dit-il ; c’est mon cheval !

– Vraiment, monsieur ? »répondit James, avec un intérêt respectueux.

Sapt rit de nouveau, puis s’écria :

« En avant ! » et nous nousélançâmes dans la forêt.

Chapitre 8L’humeur de Boris le chien de chasse.

Regardant en arrière, éclairé par tous lesrenseignements que j’ai réunis, je peux suivre très clairement,heure par heure, les événements jusqu’à ce jour, et comprendrecomment le hasard s’emparant de nos habiles plans et se moquant denotre finesse, amena nos projets, par des voies détournées, à uneissue étrange, mais prédestinée, dont nous étions parfaitementinnocents de pensée et d’intention. Si le Roi n’était pas allé auPavillon de chasse, il serait advenu ce que nous avions envue ; si Rischenheim avait réussi à prévenir Rupert deHentzau, rien n’aurait été changé ; le sort en décidaautrement. Le Roi fatigué alla au Pavillon et Rischenheim ne putprévenir son cousin. Il en fut pourtant bien près, car Rupert,comme son rire m’en informa, était dans la maison de laKönigstrasse quand je partis de Strelsau et Rischenheim y arriva àquatre heures et demie. Ayant pris le train à une petite station,il avait facilement dépassé M. Rassendyll qui, n’osant pasmontrer son visage, fut forcé de faire toute la route à cheval etde ne pénétrer dans la ville qu’à la nuit.

Mais Rischenheim ne s’était pas hasardé àenvoyer un avertissement, car il savait que nous avions l’adressede son cousin, et il ignorait quelles mesures nous avions puprendre pour intercepter les dépêches. Il fut donc obligéd’apporter ses nouvelles lui-même et, quand il arriva, son hommeétait parti. Par le fait, Rupert dut quitter la maison presqueaussitôt après mon départ de la ville. Il avait résolu d’être exactau rendez-vous. Ses seuls ennemis n’étaient pas à Strelsau ;il n’y avait pas de mandat d’amener contre lui et, quoique sacomplicité dans l’affaire de Michel le Noir fût comme de tout lemonde, il ne craignait pas d’être arrêté, grâce au secret qui leprotégeait. En conséquence, il sortit de la maison, alla à la gare,prit son billet pour Hofbau pour le train de quatre heures etarriva vers cinq heures et demie. Il dut croiser le train parlequel voyageait Rischenheim. Celui-ci n’apprit son départ que parun employé du chemin de fer qui, ayant reconnu le comte de Hentzau,avait pris la liberté de complimenter Rischenheim sur le retour deson cousin.

Rischenheim ne répondit rien, mais se hâta,très agité, de se rendre à la maison de la Königstrasse où lavieille mère Holf lui confirma la nouvelle. Il subit alors un accèsde grande irrésolution. La fidélité à Rupert lui inspirait le désirde le suivre et de partager les périls vers lesquels il courait.D’autre part, la prudence lui murmurait à l’oreille qu’il n’étaitpas engagé irrévocablement, que rien, jusque-là, ne lecompromettait ouvertement en qualité de complice de Rupert ;et que nous, qui connaissions la vérité, serions très satisfaitsd’acheter son silence quant au tour que nous lui avions joué, enlui accordant l’impunité. Ses craintes l’emportèrent et en hommeirrésolu qu’il était, il décida d’attendre à Strelsau le résultatde la rencontre au Pavillon de chasse. Si l’on s’y débarrassait deRupert, il avait quelque chose à nous offrir en échange de lapaix ; si son cousin s’échappait, il serait, lui, à laKönigstrasse, prêt à seconder les nouveaux projets de l’aventurieraux abois. De toute façon, sa vie était, sauve, et je me permets depenser que ceci avait quelque importance à ses yeux. Pour excuse,il avait la blessure reçue de Bernenstein et qui le privaitabsolument de l’usage d’un bras. Eût-il suivi Rupert, il eût été,pour le moment, un allié fort inutile.

De tout cela, nous ne savions rien enchevauchant par la forêt. Nous pouvions deviner, conjecturer,espérer ou craindre, mais nous n’avions la certitude que de deuxchoses : le départ de Rischenheim pour la capitale et laprésence de Rupert dans cette ville à cinq heures. Les deux cousinspouvaient s’être rencontrés ou manqués. Nous devions agir commes’ils s’étaient manqués et que Rupert fût allé à la rencontre duRoi. Nous étions en retard et ce fait nous poussait en avant,quoique nous évitassions de le rappeler ; cela nous faisaitéperonner et presser nos chevaux plus que la prudence ne l’eûtvoulu. Une fois, le cheval de James buta dans l’obscurité etdésarçonna son cavalier ; plus d’une fois, une branche basse,obstruant le chemin, me cingla le visage et faillit me jeter mortou étourdi à bas de ma monture.

Sapt ne fit aucune attention à ces aventures.Il avait pris la tête et, ferme en selle, il allait droit devantlui sans jamais tourner la tête à droite ni à gauche, sans jamaisralentir son allure, n’épargnant ni lui-même, ni sa bête. James etmoi le suivions côte à côte. Nous galopions en silence, ne trouvantrien à nous dire. Un seul tableau absorbait ma pensée ; et cetableau me représentait Rupert tendant au Roi, avec son sourireassuré, la lettre de la Reine ! Car l’heure du rendez-vousétait passée. Si cette image s’était changée en réalité, queferions-nous ? Tuer Rupert satisferait notre désir devengeance, mais à quoi cela servirait-il si le Roi avait lu lalettre de la Reine ? J’avoue que je me surpris raillantM. Rassendyll pour avoir conçu un plan qui, au lieu d’être unpiège tendu à Rupert de Hentzau, en devenait un pour nous.

Tout à coup, Sapt tournant la tête pour lapremière fois, me désigna quelque chose. Le Pavillon était devantnous à un quart de mille environ et à peine visible. Sapt arrêtason cheval, nous suivîmes son exemple, tous trois, nous mîmes piedà terre et, ayant attaché nos montures à des arbres, nous avançâmesà pas rapides, mais silencieux. Il était convenu que Sapt entreraitle premier et prétendrait avoir été envoyé par la Reine pourprendre soin du Roi et veiller à ce qu’il pût revenir le lendemainsans fatigue nouvelle. Si Rupert était venu ou reparti, l’attitudedu Roi le révélerait probablement. S’il n’était pas encore arrivé,James et moi ferions sentinelle au dehors pour lui barrer lepassage. Il y avait encore une troisième hypothèse : ilpouvait être en ce moment même avec le Roi. Ce que nous ferions ence cas, nous l’ignorions. Quant à moi, mon plan, si j’en avais un,était de tuer Rupert et d’essayer de persuader au Roi que la lettreétait fausse, espoir de dernière extrémité dont nous détournionsles yeux comme d’une impossibilité.

Nous étions maintenant près du Pavillon, àenviron quarante mètres de l’entrée. Tout à coup, Sapt se jeta parterre à plat ventre et murmura :

« Donnez-moi une allumette. »

James en alluma une et la nuit étant calme, lalumière brilla aussitôt ; elle nous montra les marques despieds d`un cheval, toutes fraîches et s’éloignant du Pavillon. Nousnous relevâmes et suivîmes les traces jusqu’à un arbre situé àvingt mètres de la porte. Là, elles cessaient, mais au delà, onvoyait celles en double de deux pieds d’homme dans la terre molleet noire ; un homme était allé de là à la maison et étaitrevenu de la maison à l’arbre. À la droite de celui-ci, il y avaitd’autres marques de sabots de cheval y conduisant, puis cessant. Unhomme était arrivé par la droite, avait mis pied à terre, s’étaitrendu au Pavillon à pied, était revenu à l’arbre pour remonter àcheval et s’éloigner par le sentier que nous venions de suivre.

« Ce peut être une autre personne, »dis-je, mais je crois que pas un de nous ne doutait que les tracesne fussent celles de Hentzau. Donc, le Roi avait la lettre, le malétait fait, nous arrivions trop tard !

Cependant, nous n’hésitâmes pas. Le désastreaccompli, il fallait y faire face. Le valet de chambre deM. Rassendyll et moi suivîmes le connétable jusqu’à quelquespieds de la porte. Là, Sapt, qui était en uniforme, fit jouer sonépée dans le fourreau. James et moi jetâmes un regard sur nosrevolvers. On ne voyait aucune lumière dans le Pavillon ; laporte était fermée, on n’entendait rien. Sapt frappa doucement dela main, rien ne répondit de l’intérieur ; il saisit le boutonde la serrure, le tourna et la porte s’ouvrit, le corridor étaitsombre, personne ne se montrait.

« Restez ici comme il a été convenu, medit tout bas le colonel. Donnez-moi les allumettes etj’entrerai. » James lui tendit la boîte d’allumettes et ilfranchit le seuil. Nous le vîmes distinctement d’abord, puis à ladistance de deux ou trois mètres, sa forme devint vague ; jen’entendis plus rien que ma propre respiration haletante. Mais uninstant après, il y eut un autre bruit léger, une exclamationétouffée, le bruit d’un faux pas, puis d’une épée frappant lesdalles du corridor. Nous nous regardâmes ; aucun mouvementdans la maison ne répondit à ce bruit, une allumette fut frottéesur la boîte et Sapt se releva, le fourreau de son épée traînantsur le sol ; ses pas revinrent vers nous et une seconde après,il reparut à la porte.

« Que s’est-il passé ?demandai-je.

– Je suis tombé, me répondit Sapt.

– Sur quoi ?

– Venez voir. James, restezici. »

Je suivis le connétable sur une longueur dehuit à dix pieds, dans le corridor.

« N’y a-t-il de lampe nulle part ?lui dis-je.

– Une allumette nous suffira. Tenez,voici sur quoi je suis tombé. »

Avant même que l’allumette fût allumée, je visun corps sombre étendu en travers du corridor.

« Un homme mort ! m’écriai-jeaussitôt.

– Non, répliqua Sapt, frottant uneallumette, un chien mort, Fritz. »

Une exclamation de surprise m’échappa comme jetombais sur mes genoux : À ce moment, Sapt murmura :

« Mais si, il y a une lampe, » et ilétendit la main vers une petite lampe à huile posée sur uneencoignure ; il la prit, l’alluma et la tint au-dessus ducorps. Elle éclairait assez pour nous permettre de distinguer lecorps qui barrait le passage.

« C’est Boris, le lévrier du Roi, »dis-je tout bas, quoiqu’il n’y eût personne pour m’écouter.

Je connaissais bien ce chien. C’était lefavori du Roi, qu’il suivait toujours dans ses chasses à courre. Ilobéissait au moindre mot de Sa Majesté, mais il témoignait d’unehumeur incertaine envers le reste des mortels. Sapt mit la main surla tête de l’animal ; il y avait un trou de balle juste aumilieu du front. De mon côté, je montrai à Sapt l’épaule gauchefracassée par une autre balle.

« Et voyez ! dit leconnétable ; tirez là-dessus. »

Je regardai où il avait posé sa main. Dans lagueule du chien était un morceau de drap gris et sur ce morceau unbouton d’habit en corne.

Je tirai le morceau de drap, mais Boris tenaitferme jusque dans la mort. Sapt tira son épée et en passant lapointe entre les dents du chien, il les sépara suffisamment pourque je pusse enlever l’étoffe.

« Vous ferez bien de mettre cela dansvotre poche, me dit le connétable. Maintenant, venez. » Ettenant la lampe d’une main et son épée nue de l’autre, il enjambale corps du lévrier et je le suivis.

Nous étions alors devant la porte de lachambre où Rodolphe Rassendyll avait soupé avec nous le jour de sapremière arrivée en Ruritanie et d’où il était parti pour êtrecouronné roi à Strelsau. Sur la droite ; était la chambre oùle Roi couchait, et plus loin, dans la même direction, la cuisineet les celliers. Le ou les officiers de service couchaient del’autre côté de la salle à manger.

« Je suppose qu’il nous faut faire unevisite domiciliaire, » dit Sapt ; et malgré son calmeapparent, je perçus dans sa voix l’écho d’une surexcitation malréprimée. À cet instant, nous entendîmes venant du corridor à notregauche, un sourd gémissement et un bruit semblable à celui queferait un homme se traînant péniblement sur le parquet. Sapt tournasa lampe dans cette direction, et nous vîmes Herbert, le gardeforestier, pâle et les yeux dilatés, se soulevant par terre, surses deux mains, les jambes étendues derrière lui et la poitrineappuyée sur le sol.

« Qui est là ? demanda-t-il d’unevoix faible.

– Mais, mon garçon, vous nous connaissezbien, lui dit Sapt en s’approchant de lui. Que s’est-il donc passéici ? »

Le pauvre homme, très affaibli, avait, jecrois, un peu de délire.

« J’ai mon compte, monsieur,murmura-t-il, je l’ai bien et complet. Plus de chasse pour moi,monsieur. Je l’ai là, dans le ventre. Oh ! monDieu ! »

Sa tête retomba sur le parquet avec un bruitsourd.

Je courus à lui, le soulevai et mettant ungenou en terre, j’appuyai sa tête sur ma jambe.

« Dites-moi ce qui s’est passé, »ordonna Sapt d’une voix brève, tandis que je m’efforçais de placerle pauvre garçon de la manière la plus commode possible pourlui.

Lentement et à mots entrecoupés, il commençason récit, tantôt se répétant, tantôt oubliant une parole ouconfondant l’ordre des faits, plus souvent encore, s’arrêtant pourreprendre haleine. Cependant, nous n’étions pas impatients et nousécoutions sans penser au temps qui s’écoulait. À un certain moment,un léger bruit me fit tourner la tête. James inquiet de notreabsence prolongée, nous avait rejoints. Sapt ne s’occupa ni de lui,ni de rien autre, que des paroles tombant irrégulièrement deslèvres de l’homme frappé à mort. Voici son récit, étrange exemplede l’effet d’une petite cause sur un grand événement.

Le Roi, après avoir mangé un léger souper,était rentré dans sa chambre et s’était jeté sur son lit, où lesommeil l’avait saisi tout habillé. Herbert enlevait le couvert ets’occupait à divers autres détails du service, quant tout à coup,il vit un homme à son côté. Étant depuis peu au service du Roi, ilne connaissait pas l’étranger. Il était, dit-il, de taille moyenne,brun, beau, un vrai gentilhomme des pieds à la tête. Il portait unetunique de chasse et un revolver à sa ceinture. Une de ses mainsétait posée dessus ; de l’autre, il tenait une petite boîtecarrée.

« Dites au Roi que je suis ici ; ilm’attend, » dit l’étranger.

Herbert, alarmé de l’apparition subite etsilencieuse de l’inconnu, recula, se reprochant de n’avoir pasfermé la porte d’entrée. Il n’était pas armé, mais se sachant trèsfort, il se préparait à défendre son maître de son mieux. Rupert,car c’était lui, à n’en pas douter, rit légèrement etrépéta :

« Mon garçon, il m’attend, allezm’annoncer. » Herbert, impressionné par l’air impérieux del’étranger, se dirigea vers la chambre du Roi, mais à reculons,sans détourner son visage de Rupert.

« Si le Roi veut en savoir davantage,dites-lui que j’ai le paquet et la lettre, » ajoutaRupert.

Herbert s’inclina et passa dans la chambre àcoucher. Le Roi dormait. Quand Herbert l’éveilla, il parut ne riensavoir du paquet, de la lettre, ni de la visite attendue. Lescraintes d’Herbert se réveillèrent. Il dit tout bas que l’étrangerportait un revolver. Quels que fussent les défauts du Roi (Dieu megarde de mal parler de celui pour qui le sort fut si dur !),il n’était pas lâche. Il sauta de son lit, et au même instant, legrand lévrier s’étira et vint à lui pour le caresser. Mais alors,il sentit l’étranger, ses oreilles se dressèrent, et il fitentendre un sourd grognement en regardant le visage de son maître.Alors Rupert, peut-être fatigué d’attendre, peut-être doutant queson message eût été bien transmis, parut à la porte.

Le Roi n’était pas plus armé qu’Herbert ;leurs armes de chasse étaient dans la pièce voisine, et Rupertsemblait barrer le chemin. J’ai dit que le Roi était brave, mais jecrois que la vue de Rupert l’impressionna, en lui rappelant lestortures endurées dans son cachot, car il recula ens’écriant : « Vous ! » Le lévrierinterprétant subtilement le mouvement de son maître, grogna aveccolère.

« Vous m’attendiez, Sire ? »demanda Rupert en saluant, mais avec un sourire.

Je suis sûr que l’alarme du Roi lui faisaitplaisir. Inspirer la terreur le ravissait et il n’arrive pas tousles jours de l’inspirer à un roi : et ce roi, un Elphsberg.C’était arrivé plus d’une fois à Rupert de Hentzau.

« Non, balbutia le Roi. Puis, seremettant un peu, il dit avec colère : Comment osez-vous venirici.

– Vous ne m’attendiez pas ? »s’écria Rupert. Et aussitôt, l’idée qu’on lui avait tendu un piège,traversa son esprit alerte.

Il tira en partie le revolver de sa ceinture,sans doute inconsciemment et pour s’assurer de sa présence. Avec uncri de terreur, Herbert se jeta devant le Roi qui retomba sur lelit. Rupert, perplexe, vexé et cependant souriant encore, commes’il voyait là quelque chose d’amusant, dit Herbert, fit un pas enavant, criant quelques mots au sujet de Rischenheim, mots que legarde ne saisit pas.

« Arrière ! Arrière ! »cria le Roi.

Rupert s’arrêta, puis comme saisi d’une penséesubite, il leva la boîte qu’il tenait dans sa main endisant :

« Eh bien ! Regardez ceci, Sire, etnous causerons après, » et il tendit la main qui tenait lecoffret.

Le dénouement ne tenait plus qu’à un fil, carle Roi murmurait à l’oreille d’Herbert :

« Qu’est-ce donc ? Qu’est-cedonc ? Allez le prendre. » Mais Herbert hésita. Ilcraignait de quitter le Roi, que son corps protégeait comme unbouclier. Alors, l’impatience de Rupert l’emporta ; si on luiavait tendu un piège, chaque minute de retard pouvait doubler sondanger. Avec un rire méprisant, il s’écria :

« Attrapez-le donc, si vous avez peur devenir le prendre ! » et il lança le paquet soit àHerbert, soit au Roi, ou à celui des deux qui aurait la chance dele saisir.

Cette insolence eut un étrange résultat. En unclin d’œil, avec un grognement furieux, Boris bondit à la gorge del’étranger. Rupert, jusqu’alors, n’avait pas fait attention auchien. Surpris, il laissa échapper un juron, saisit son revolver etfit feu sur son assaillant. Le coup dut briser l’épaule de la bête,mais n’arrêta qu’à moitié son élan. Son grand poids fit tomberRupert sur un genou. On ne prêta aucune attention au paquet qu’ilavait lancé. Le Roi, fou de terreur et furieux du sort de sonfavori, sauta sur ses pieds et courut dans la pièce voisine enpassant devant Rupert. Herbert le suivit. Rupert repoussa le chienblessé et affaibli et se précipita vers la porte. Il se trouva enface d’Herbert portant un épieu à sanglier, et du Roi armé d’unfusil de chasse à deux coups. Il leva sa main gauche, dit Herbert,comme s’il voulait se faire entendre, mais le Roi le mit en joue.D’un bond, Rupert s’abrita derrière la porte ; la balle passadevant lui et s’enfonça dans le mur. Puis Herbert s’élança sur luiavec son épieu. Il ne s’agissait plus d’explications, mais de vieou de mort ; sans hésiter, Rupert tira sur Herbert qui tombablessé mortellement. Le Roi épaula de nouveau son fusil.

« Maudit fou ! hurla Rupert, si vousen voulez, en voilà ! » Le fusil et le revolver partirenten même temps. Rupert, toujours maître de ses nerfs, atteignit leRoi ; celui-ci le manqua. Herbert vit le comte, son armefumante à la main, regarder un instant le Roi étendu sur leparquet. Puis il se dirigea vers la porte. J’aurais voulu voir sonvisage à ce moment. Souriait-il, ou fronçait-il le sourcil ?Exprimait-il le regret ou le triomphe ? Le remords ? Ilen était incapable.

Il franchit la porte et Herbert ne le vitplus, mais le quatrième acteur, celui qui, bien que muet, avaitjoué un rôle si important, reparut sur la scène. Boitant, tantôtgémissant de douleur, tantôt grondant de colère, Boris se traîna àtravers la chambre, à la poursuite de Rupert. Herbert souleva latête et écouta. Il entendit un grognement, un juron, le bruit d’unelutte. Probablement Rupert se retourna juste à temps pour recevoirle choc du chien. L’animal, désemparé par sa blessure, ne putatteindre le visage de son ennemi, mais ses crocs arrachèrent lemorceau de drap que nous trouvâmes, serré comme dans un étau, entreses mâchoires. Puis un nouveau coup de feu retentit : Herbertentendit un éclat de rire, une porte fermée violemment et des pasqui s’éloignaient. Il comprit que le comte s’échappait. Avec unpénible effort, il se traîna dans le corridor.

Dans la pensée qu’il pourrait le poursuivre,s’il buvait un peu d’eau-de-vie, il se dirigea du côté de la cave.Mais la force lui manqua et il tomba où nous le trouvâmes, nesachant pas si le Roi était mort ou vivant, et hors d’état deretourner dans la chambre où son maître gisait étendu surle,parquet.

J’avais écouté le récit comme pétrifié. Versle milieu, la main de James s’était glissée jusqu’à mon bras et yétait restée. Quand Herbert eut fini, je vis le petit homme passerplusieurs fois sa langue sur ses lèvres sèches. Puis je regardaiSapt. Il était pâle comme un fantôme et les rides de son visagesemblaient s’être creusées. Il leva les yeux et rencontra lesmiens. Sans mot dire, nous échangeâmes nos pensées par nos regards.Nous nous disions : « Ceci est notre œuvre ! »Nous avions tendu le piège et nos victimes étaient devant nous. Jene peux, même encore aujourd’hui, songer à ce moment, car, grâce ànous, le Roi était mort !

Mais était-il mort ? Je saisis le bras deSapt. Son regard m’interrogea.

« Le Roi ? murmurai-je d’une voixrauque.

– Oui, le Roi ? »répliqua-t-il.

Nous nous dirigeâmes vers la porte de la salleà manger. Là, je me sentis tout à coup défaillir et je saisis lebras de Sapt. Il me soutint et ouvrit la porte toute grande. Lapièce était pleine d’odeur de poudre, et la fumée s’enroulaitautour du lustre dont elle tamisait la lumière. James nous suivitavec la lampe. Le Roi n’était pas là. Je ressentis un espoirsoudain. Le Roi n’avait donc pas été tué ! Cela me rendit mesforces et je m’élançai vers la pièce intérieure. Sapt et James mesuivirent et regardèrent à la porte, par-dessus mon épaule.

Le Roi était étendu par terre, le visagecontre le parquet, près du lit. Nous supposâmes qu’il s’étaittraîné là, dans l’espoir de se reposer quelque part. Il ne remuaitpas. Nous le regardâmes un moment dans un silence qui semblait plusprofond que nature.

Enfin, d’un commun accord, nous nousapprochâmes craintivement, comme si nous nous approchions du trônede la Mort même. Le premier, je m’agenouillai et soulevai la têtedu Roi. Le sang avait coulé de ses lèvres, mais il ne coulait plus.Le Roi était mort !

Je sentis la main de Sapt sur mon épaule.Levant les yeux, je vis son autre main tendue vers le sol ettournai mon regard de ce côté. Dans la main du Roi teinte de sonsang, était le coffret que j’avais porté à Wintenberg et que Rupertde Hentzau avait rapporté ce jour même au Pavillon. Ce n’était pasle repos, mais le coffret que le Roi mourant avait cherché à sesderniers moments. Je me baissai, soulevai sa main et détachai lesdoigts encore mous et chauds.

Sapt s’inclina avec un empressement subit etmurmura :

« Est-il ouvert ? »

La corde n’était pas défaite ; le cachetn’était pas rompu. Le secret avait survécu au Roi et il était mortsans savoir. Tout à coup, je ne sais pourquoi, je passai ma mainsur mes yeux, les cils en étaient mouillés.

« Est-il ouvert ? me demanda Sapt denouveau, car la lumière incertaine l’empêchait de voir.

– Non, répondis-je.

– Dieu soit loué ! »s’écria-t-il ; et pour Sapt ; la voix étaitdouce !

Chapitre 9Le Roi au Pavillon de chasse.

Au premier moment, le choc et le désordre desidées fait porter un jugement que la réflexion corrige plus tard.Au nombre des crimes de Rupert de Hentzau, je ne donne pas lapremière place au meurtre du Roi. C’était l’acte d’un homme querien n’arrêtait, pour qui rien n’était sacré ; mais enréfléchissant au récit d’Herbert et quand je considère commentl’acte fut commis, comment les circonstances y poussèrent, il mesemble avoir été, en quelque sorte, l’œuvre de la même chanceperverse qui s’attachait à nos pas.

Il n’avait pas eu de mauvais desseins contrele Roi ; il avait même, quel que fût son motif, cherché à luirendre service, et il ne l’avait attaqué que contraint et forcé parles circonstances. L’ignorance inattendue du Roi, le zèle bienintentionné d’Herbert, la colère de Boris l’avaient entraîné àcommettre une action qu’il n’avait pas préméditée et qui allaitabsolument à l’encontre de ses intérêts. Sa culpabilité consistaiten ce qu’il avait préféré la mort du Roi à la sienne propre. C’eûtété un crime pour bien des hommes ; pour lui, cela ne comptaitguère. J’admets tout cela maintenant, mais ce soir-là, devant cecadavre, écoutant le douloureux récit fait par la voix mouranted’Herbert, il était difficile d’accorder des circonstancesatténuantes. Nos cœurs criaient vengeance, quoique nous ne fussionsplus au service du Roi. Peut-être même cherchions-nous à étoufferles reproches de nos consciences en criant plus haut contre lafaute d’un autre, ou désirions-nous offrir quelque expiationinutile à notre maître mort, en châtiant rapidement celui quil’avait tué. Je ne peux dire ce qu’éprouvaient les autres, mais enmoi l’impulsion dominante était de ne pas perdre un instant avantde proclamer le crime et de soulever le pays entier à la poursuitede Rupert, afin que tout habitant de la Ruritanie quittât sontravail, son plaisir ou son lit pour s’emparer du comte Rupert deHentzau mort ou vif. Je me rappelle m’être approché du siège oùSapt s’était laissé tombé et lui avoir saisi le bras endisant :

« Il faut semer l’alarme. Si vous voulezaller à Zenda, je partirai pour Strelsau.

– L’alarme ? dit-il en tourmentantsa moustache et me regardant.

– Oui ; quand on apprendra lanouvelle, tout habitant du royaume sera sur le qui-vive etl’empêchera de s’échapper.

– De sorte qu’il sera pris ? demandale connétable.

– Oui, certes, » m’écriai-je dansmon émotion et ma surexcitation.

Sapt jeta les yeux sur le serviteur deM. Rassendyll. James avait, avec mon secours, placé le corpsdu Roi sur le lit et aidé le garde forestier à gagner un canapé. Ilétait maintenant debout près du connétable, calme et prêt à agircomme toujours. Il ne parla pas, mais je saisis dans ses yeux unregard d’intelligence à l’adresse de Sapt, accompagné d’un signe detête. Ces deux hommes faisaient bien la paire, difficiles àémouvoir, à ébranler, à détourner de leur but et de l’affaireconfiée à leurs mains.

« Oui ; il serait probablement prisou tué, dit Sapt.

– Alors, hâtons-nous, m’écriai-je.

– Avec la lettre de la Reine surlui, » ajouta le connétable.

J’avais oublié !

« Nous avons le coffret, mais il atoujours la lettre, » poursuivit Sapt.

Même à ce moment, j’aurais ri volontiers.Rupert nous avait laissé la boîte, mais soit par hâte, étourderieou malice, nous l’ignorions, il avait conservé la lettre. Prisvivant, il se servirait de cette arme puissante pour sauver sa vieou satisfaire sa colère ; si on la trouvait sur son cadavre,elle parlerait haut et clairement au monde entier. Une fois encore,il était protégé par son crime ; aussi longtemps qu’ildétenait la lettre, il devait être défendu par nous contre tous.Nous voulions sa mort, mais nous devions agir comme ses gardes ducorps et mourir en le défendant, plutôt que de le laisser prendrepar d’autres que nous. Impossible d’agir ouvertement ou de chercherdes alliés. Tout cela traversa mon esprit comme un éclair, auxparoles de Sapt ; et je vis, ce que le connétable et Jamesn’avaient jamais oublié, quelle était la situation. Mais quefaire ? Je ne le voyais pas, car le roi de Ruritanie étaitmort !

Une heure s’était écoulée depuis notredécouverte et il était près de minuit. Si tout avait réussi, nousaurions dû être loin déjà sur la route du château. Rupert devaitêtre à plusieurs milles du lieu où il avait tué le Roi. Déjà,M. Rassendyll devait chercher son ennemi dans Strelsau.

« Mais que faire ? » dis-je endésignant le lit du doigt.

Sapt tortilla une dernière fois sa moustache,puis croisa les mains sur la garde de son épée placée entre sesjambes et se pencha en avant.

« Rien, me dit-il, jusqu’à ce que nousayons la lettre. Rien.

– Mais c’est impossible, m’écriai-je.

– Mais non, Fritz, me répondit-il d’unair pensif. Ce n’est pas encore impossible. Cela peut le devenir.Mais si nous pouvons surprendre Rupert d’ici à un jour ou mêmedeux, ce n’est pas impossible. Que je tienne seulement cette lettreet j’expliquerai le secret gardé. Voyons, n’arrive-t-il jamais quedes crimes commis soient cachés de crainte de mettre le criminelsur ses gardes ?

– Vous saurez bien inventer une histoire,monsieur, remarqua James d’un ton grave, mais rassurant.

– Oui, James, je saurai inventer unehistoire, ou bien votre maître en inventera une pour moi. Mais parDieu ! histoire ou non, il ne faut pas que la lettre soittrouvée. Qu’on dise si l’on veut que c’est nous qui l’avons tué,mais… »

Je saisis sa main et la serrai.

« Vous ne doutez pas de moi ? luidis-je.

– Je n’en ai pas douté un instant,Fritz.

– Alors, comment nous yprendre ? »

Nous nous rapprochâmes l’un de l’autre, Saptet moi assis, James appuyé sur le fauteuil de Sapt.

L’huile de la lampe touchait à sa fin et lalumière était très faible. De temps à autre, le pauvre Herbert,pour qui nous ne pouvions rien, faisait entendre un sourdgémissement. J’ai honte de me rappeler combien peu nous pensions àlui, mais les grands projets rendent leurs acteurs insensibles auxlois de l’humanité ! En certains cas, la vie d’un homme comptepeu. Les gémissements d’Herbert qui devenaient plus faibles etmoins fréquents, étaient seuls, avec nos voix, à troubler lesilence du petit pavillon.

« Il faut que la Reine soit instruite,dit Sapt, qu’elle reste à Zenda et dise que le Roi est auRendez-vous de chasse pour un jour ou deux encore. Alors vous,Fritz (car il faut que vous alliez immédiatement au château) etBernenstein, irez à Strelsau aussi vite que possible, pour trouverRodolphe Rassendyll. À vous trois, vous devez pouvoir découvrirRupert et lui arracher la lettre. S’il n’est pas en ville, il vousfaudra rejoindre Rischenheim et le forcer de vous dire où est soncousin. Nous savons que l’on peut convaincre Rischenheim. Si Rupertest là, je n’ai de conseils à donner ni à vous, ni à Rodolphe.

– Et vous ?

– James et moi restons ici. Si quelqu’unvient, nous pourrons dire que le Roi est malade. Si des bruits serépandent et que de grands personnages arrivent, il faudra qu’ilsentrent !

– Mais le corps !

– Ce matin, quand vous serez parti, nouscreuserons une tombe temporaire ; peut-être deux (et ildésigna de la main, le pauvre Herbert) ou même trois, ajouta-t-ilavec son sourire sceptique, car notre ami Boris aussi devradisparaître.

– Vous enterrerez le Roi ?

– Pas assez profondément pour qu’il soitdifficile de le retirer de la terre, le pauvre homme ! Ehbien ! Fritz, avez-vous un plan meilleur à nousproposer ? »

Je n’en avais pas et celui de Sapt ne meplaisait guère. Cependant, il nous donnait vingt-quatre heures.Pour ce laps de temps, du moins, il semblait qu’on pût garder lesecret. Au delà, ce serait impossible. Mort ou vivant, il faudraitqu’on vît le Roi. Il se pourrait aussi qu’avant la fin de ce répit,Rupert fût en notre pouvoir ! Enfin ; quel autre partiprendre ? Car maintenant, nous étions menacés d’un péril plusgrand que celui que nous avions d’abord voulu conjurer. Le pire quenous craignions tout d’abord, était que la lettre de la Reine netombât dans les mains du Roi. Cela ne pouvait plus arriver. Mais ceserait bien pis si on la trouvait, sur Rupert et que tout leroyaume, voire même toute l’Europe apprît qu’elle était écrite parcelle qui désormais était de droit la seule souveraine de laRuritanie. Pour la sauver de ce danger, aucune tentative n’étaittrop hasardeuse, aucun projet trop périlleux. Oui, ainsi que ledisait Sapt, lors même qu’on devrait nous accuser de la mort duRoi, il nous fallait persévérer. Moi, dont la négligence avaitcausé tout le mal, je devais être le dernier à hésiter. Trèsloyalement, je considérais ma vie comme due et engagée si on me lademandait ; et pour le monde, je regardais aussi mon honneurcomme engagé.

Le plan fut donc arrêté. On creuserait unetombe pour le Roi, et si la nécessité s’en présentait on yplacerait son corps. L’endroit choisi était sous le plancher ducellier. Quand la mort aurait délivré le pauvre Herbert, onpourrait l’ensevelir dans la cour, derrière le Pavillon. PourBoris, on l’enterrerait sous les arbres où nous avions attaché noschevaux. Rien ne me retenait plus ; je me levai, mais à cemoment, j’entendis la voix du garde qui m’appelait plaintivement.Le pauvre garçon me connaissait bien et il me demanda de m’asseoirprès de lui. Je crois que Sapt aurait désiré me voir partir, maisje ne pouvais pas rester sourd à cette dernière demande,quoiqu’elle me fît perdre des minutes précieuses. Il était bienprès de sa fin, et je fis de mon mieux pour adoucir ses derniersinstants. Son courage était beau à voir, et je crois que nouspuisâmes tous de nouvelles forces dans l’exemple que nous donnaitcet humble devant la mort. Sapt lui-même cessa de montrer aucuneimpatience et me permit de rester pour fermer les yeux dublessé.

Mais le temps passait et il était près de cinqheures du matin quand je pus monter à cheval. Les autresconduisirent les leurs aux écuries, derrière le Pavillon. Avec unsigne d’adieu de la main, je partis au galop pour le château. Lejour venait ; l’air était frais et pur. La lumière nouvellem’apporta un nouvel espoir ; mes craintes semblèrents’évanouir devant elle. Mes nerfs se raidissaient dans un effortconfiant. Mon cheval avançait rapidement, à une allure aisée sûrl’herbe des avenues. Il était difficile, en cet instant, de sesentir découragé, de ne pas se fier aux ressources del’intelligence, à la force du poignet, à la bienveillance dusort.

Quand le château fut en vue, je poussai un cride joie que répétèrent les échos du bois. Mais un moment après, uneexclamation de surprise m’échappa et je me dressai sur mes étriersen regardant au sommet du donjon. L’étendard royal qui, la veille,flottait à la brise, avait disparu de la hampe. D’après la coutumeimmémoriale, le drapeau était hissé quand le Roi ou la Reine setrouvaient au château. Il ne flotterait plus pour Rodolphe V, maispourquoi ne proclamait-il pas la présence de la reine Flavie ?Je pressai mon cheval de toutes mes forces. Le sort nous avait déjàfrappés plus d’une fois et je craignis un nouveau coup.

Un quart d’heure après, j’étais à la porte. Undomestique accourut. Je mis pied à terre sans me hâter, ôtai mesgants, en époussetai mes bottes, recommandai au palefrenier d’avoirsoin de mon cheval, puis je dis au valet de pied :

« Aussitôt que la Reine sera visible,sachez si elle peut me recevoir. J’apporte un message de SaMajesté. » L’homme parut un peu perplexe, mais au mêmeinstant, Hermann, le majordome du Roi, parut à la porte. « Leconnétable n’est-il pas avec monsieur le comte ? medemanda-t-il.

– Non, le connétable est resté auPavillon de chasse avec le Roi, dis-je avec une indifférence quej’étais loin de ressentir. J’apporte un message pour Sa Majesté,Hermann ; sachez d’une des femmes quand elle pourra merecevoir.

– La Reine n’est pas ici, me répondit-il.Le fait est que nous avons eu du fil à retordre, monsieur le comte.À cinq heures du matin, Sa Majesté sortit de chez elle touthabillée, envoya chercher le lieutenant de Bernenstein et annonçaqu’elle allait quitter le château. Monsieur sait que le train-postepasse ici à six heures. Hermann consulta sa montre et ajouta :Sa Majesté vient sans doute de quitter la gare.

– Pour aller où ? demandai-je avecun léger haussement d’épaules à l’adresse de ce caprice defemme.

– Mais pour Strelsau. Sa Majesté n’a pasdonné de raison et n’a emmené qu’une dame et le lieutenantBernenstein. Il y eut une belle bousculade pour faire lever tout lemonde, commander la voiture, faire prévenir à la station et…

– Elle n’a donné aucune raison ?

– Aucune, monsieur le comte. Elle m’alaissé une lettre pour le connétable ; qu’elle m’a recommandéde lui remettre en mains propres dès qu’il arriverait. Elle ditqu’elle contenait un message important, que le connétable devraittransmettre au Roi, et que je ne devais la confier à personne autreque le colonel Sapt lui-même. Je suis étonné, monsieur le comte,que vous n’ayez pas remarqué l’absence du drapeau royal.

– Ah bah ! Je n’avais pas les yeuxfixés sur le donjon ! Donnez-moi la lettre. » Jecomprenais que le mot de cette nouvelle énigme devait s’y trouver.Il fallait que je portasse la lettre à Sapt moi-même et sansdélai.

« Vous donner la lettre, monsieur lecomte ? Excusez-moi, mais vous n’êtes pas le connétable,dit-il en souriant.

– Non, répliquai-je de même, il est vraique je ne suis pas le connétable, mais je vais le rejoindre. J’ail’ordre du Roi de revenir dès que j’aurai vu la Reine ; etpuisque Sa Majesté est absente, je vais retourner au Pavillon, dèsque l’on m’aura sellé un cheval frais. Allons, donnez-moi lalettre.

– Je ne peux pas, monsieur le comte. Lesordres de Sa Majesté étaient positifs.

– Quelle plaisanterie ! Si elleavait su que je dusse venir au lieu du connétable, elle m’auraitchargé de lui porter cette lettre.

– Je l’ignore, monsieur le comte. Sesordres étaient clairs et elle n’aime pas qu’on luidésobéisse. »

Le palefrenier et le valet de pied avaientdisparu.

J’étais seul avec Hermann.

« Donnez-moi la lettre,répétai-je. » Je sais que la patience m’échappait et que mavoix me trahissait. Hermann prit peur. Il recula d’un pas enmettant la main sur sa poitrine. Ce geste me révéla où se trouvaitla lettre ; je n’écoutai plus la prudence. Je m’élançai surlui, écartai sa main, ouvris de force son habit galonné et saisisla lettre dans une poche intérieure. Alors, je le lâchai, car lesyeux lui sortaient de la tête, et lui mettant deux pièces d’or dansla main :

« C’est urgent, imbécile, luidis-je ; pas un mot de cette affaire, » et sans plusfaire attention à son visage bouleversé, je courus du côté desécuries. En cinq minutes, je fus à cheval et m’éloignai du châteaugalopant vers le Pavillon. Si Hermann a depuis longtemps dépenséles pièces d’or, il n’a pas encore oublié la façon dont je l’aipris à la gorge.

Quand je fus au bout de ce second voyage,j’arrivai pour les obsèques de Boris. James était à ce moment même,en train d’égaliser soigneusement le terrain avec une bêche. Saptle regardait en fumant sa pipe. Leurs bottes à tous deux étaientcouvertes d’une boue gluante. Je me jetai à bas de mon cheval etannonçai brusquement mes nouvelles. Le connétable m’arracha lalettre en jurant. James continua son travail. Quant à moi, jem’essuyai le front et sentis que j’avais très faim.

– Bonté du Ciel ! s’écriaSapt ; elle est allée le rejoindre ! » Et il metendit la lettre.

Je ne révélerai pas ce qu’avait écrit laReine. C’était sans doute très touchant et très pathétique, maispour nous, qui ne pouvions partager ses sentiments ; c’étaitfolie pure.

Elle avait essayé de supporter son séjour àZenda, disait-elle, mais elle s’y sentait devenir folle. Elle nepouvait pas reposer. Elle ne savait pas ce que nous devenions, nice qui se passait à Strelsau. Pendant des heures, elle était restéeéveillée et s’étant enfin endormie, elle avait rêvé. « J’avaisfait ce rêve une fois déjà. Il revenait. Je le voyaisdistinctement. Il me semblait être roi ; on l’appelaitainsi ; mais il ne répondait pas ; il ne remuait pas. Ilsemblait mort ! Et il m’était impossible de resterinactive. »

Ainsi écrivait-elle, toujours s’excusant,toujours disant que quelque chose l’attirait à Strelsau, luirépétant que si elle n’y allait pas, elle ne reverrait pas« celui que vous savez » vivant. « Et il faut que jele voie ! Ah ! il le faut ! Si le Roi a reçu lalettre, je suis perdue déjà. Sinon, dites-moi ce que vous voulez oupouvez faire. Il faut que je parte ! ce rêve est revenu sidistinct. Je vous jure que je ne le reverrai qu’une fois, maiscela, il le faut. Il est en danger ! j’en suis certaine.Autrement, que signifierait ce rêve. Bernenstein viendra avec moiet je le verrai. Je vous en supplie, pardonnez-moi. Je ne peux pasrester ici. Le rêve était trop distinct ! »

Ainsi se terminait sa lettre. PauvreReine ! Elle était affolée par les visions que lui suggéraientson cerveau troublé et son cœur désolé. J’ignorais qu’elle eût déjàparlé à M. Rassendyll de son rêve étrange, dont je me seraisau reste, peu préoccupé, tenant pour certain que nous fabriquonsnos propres rêves, transformant nos craintes et nos espérances dujour en visions, que nous prenons la nuit pour des révélations.

Néanmoins, il est des choses que l’homme nepeut pas comprendre, et je n’ai pas la prétention de sonder lesvoies de Dieu !

Cependant, si nous n’avions pas à jugerpourquoi la Reine partait, le fait de son départ nous regardait.Nous étions rentrés dans le Pavillon et James, se rappelant que lesgens ont besoin de manger, quoique les rois meurent, nous préparaitun déjeuner. J’en avais en vérité grand besoin, car je n’en pouvaisplus ; et les autres, après le travail auquel ils venaient dese livrer, n’étaient pas moins las. En mangeant, nous causâmes. Ilétait évident que, moi aussi, je devais aller à Strelsau. Ce seraitlà que le drame aurait son dénouement. Là, étaient Rodolphe,Rischenheim, très probablement Rupert de Hentzau et, maintenant, laReine. Et de tous, Rupert seul (Rischenheim peut-être) connaissaitla mort du Roi et comment la main capricieuse du sort avait terminéles événements de la veille. Le Roi était étendu en paix sur sonlit ; sa tombe était creusée. Sapt et James gardaientfidèlement le secret, prêts à faire le sacrifice de leur vie. Ilfallait que j’allasse à Strelsau pour apprendre à la Reine qu’elleétait veuve et eu finir avec le jeune Rupert.

À neuf heures du matin, je quittai lePavillon. J’étais obligé de gagner Hofbau, à cheval afin d’yprendre le train pour Strelsau. De Hofbau je pourrais, envoyer unedépêche à la Reine, mais simplement pour annoncer mon arrivée etnon les nouvelles que j’apportais. Grâce au chiffre, jecorrespondrais avec Sapt à volonté ; il me chargea de demanderà M. Rassendyll s’il devait venir nous rejoindre, ou bienrester où il était.

« Tout se décidera nécessairement en unjour, me dit-il. Nous ne pouvons cacher longtemps la mort du Roi.Pour l’amour de Dieu ! Fritz, débarrassez-nous de ce jeunemisérable et emparez-vous de la lettre ! »

Donc, abrégeant les adieux, je partis. À dixheures, j’atteignis Hofbau, car j’étais venu à fond de train. Delà, j’avertis Bernenstein de mon arrivée prochaine ; mais iln’y avait de train que dans une heure. Il me fallut attendre.

Ma première pensée fut de continuer ma route àcheval, mais je compris vite que cela me retarderait au lieu dem’avancer. Il fallait donc attendre, et l’on peut deviner dansquelle disposition d’esprit je m’y résignai. Chaque minute mesemblait une heure ; je ne sais pas encore aujourd’hui commentle temps passa. Je mangeai, je bus, je fumai, je marchai, jem’assis, je restai debout. Le chef de gare, qui me connaissait, dutcroire que j’étais devenu fou, jusqu’à ce que je lui eusse dit queje portais des dépêches des plus importantes et que le délaimettait en danger les plus graves intérêts. Alors il me témoigna sasympathie, mais que pouvait-il faire ? Impossible d’avoir untrain spécial à cette petite station. Il fallait attendre sans mebrûler la cervelle. C’est ce que je fis.

Nous étions enfin dans le train ! Jepartais, j’approchais. Une heure après, la ville était en vue.Alors, à mon indicible fureur, il y eut un arrêt d’environ unedemi-heure. Je crois que si nous n’étions repartis à ce moment,j’aurais sauté hors du train et couru, car, à demeurerimmobile ; je me sentais devenir fou. Arrivé à la station, jefis un grand effort sur moi-même pour paraître calme. J’attendisd’un air tranquille un commissionnaire, le priai de me chercher unevoiture et le suivis hors de la gare. Il ouvrit la portière ;je lui donnai son pourboire et, le pied sur le marchepied, je luidis :

« Recommandez au cocher d’aller vite auPalais. Je suis en retard, grâce à ce maudit train.

– La vieille jument vous y mènera vite,monsieur, » répliqua le cocher.

Je sautai dans la voiture, mais à ce moment,je vis sur le quai un homme qui me faisait signe de la main. Lecocher le vit aussi et attendit.

Je n’osai pas lui dire de partir, car jecraignais de trahir mon impatience, et il aurait paru singulier queje n’eusse pas un instant à moi pour parler au cousin de ma femme,Anton de Strofzin, Il s’avança en me tendant sa main délicatementgantée de gris perle, car le jeune Anton était un des chefs de lajeunesse dorée à Strelsau.

« Ah ! mon cher Fritz, dit-il. Jesuis bien content de n’avoir pas d’emploi à la cour. Dans quelleterrible activité vous vivez tous ! Je vous croyais installépour un mois à Zenda.

– La Reine a changé d’idée tout à coup,répondis-je.Cela arrive aux dames ; vous le savez,vous qui les connaissez si bien. »

Mon compliment ou mon insinuation eut pourrésultat un sourire satisfait et un tour conquérant donné à samoustache.

« Je pensais bien que vous reviendriezbientôt ici, dit-il, mais j’ignorais que la Reine fût deretour.

– Vraiment ? Alors pourquoim’attendiez-vous ? »

Il ouvrit un peu les yeux, avec une surpriseélégante et langoureuse.

« Oh ! Je supposais que vous seriezde service, ou autre chose. N’êtes-vous pas de service ?

– Près de la Reine ? Pas pour lemoment.

– Mais près du Roi ?

– Oui, en effet, répondis-je en mepenchant vers lui ; je suis ici pour les affaires du Roi.

– Précisément, dit-il. J’ai bien penséque vous viendriez aussitôt que j’ai su que le Roi étaitici. »

Sans doute, j’aurais dû garder tout monsang-froid, mais je ne suis ni Sapt, ni Rodolphe Rassendyll.

– Le Roi, ici ! m’écriai-je en luisaisissant le bras.

– Sans doute ! Vous ne le saviezpas ? Il est en ville. » Mais je ne l’écoutais plus.Pendant un instant, je ne pus parler, puis je criai aucocher :

« Au Palais ! Vite !Vite ! »

Nous partîmes au galop, laissant Anton, labouche ouverte et pétrifié d’étonnement.

Je retombai sur les coussins, absolumentstupéfait. Le Roi gisait mort au Rendez-vous de chasse et le Roiétait dans sa capitale.

Naturellement, la vérité, me fut bientôtrévélée comme en un éclair, mais elle ne m’apporta pas desoulagement. Je me souvins que Rodolphe Rassendyll était àStrelsau.

Il avait été vu par quelqu’un et pris pour leRoi. En quoi cela nous aiderait-il, maintenant que le Roi étaitmort et ne pourrait plus jamais venir au secours de sonSosie ?

Par le fait, la réalité était pire que je nele supposais. Si je l’avais connue tout entière, j’aurais pu melaisser aller au désespoir. Car la présence du Roi n’était sue nipar là fait d’un coup d’œil incertain d’un passant, ni par unsimple bruit qu’on aurait pu démentir fermement, ni par letémoignage d’une ou deux personnes seulement. Ce jour-là même, à lavue de la foule, par sa propre voix et avec l’assentiment de laReine elle-même, M. Rassendyll avait passé pour être le Roi,présent à Strelsau, lorsque ni lui, ni la Reine n’étaient instruitsde la mort du Roi !

Chapitre 10Le Roi à Strelsau.

M. Rassendyll arriva de Zenda à Strelsauvers neuf heures du soir, le jour qui fut témoin du drame duRendez-vous de chasse. Il aurait pu arriver plus tôt ; mais laprudence ne lui permit pas d’entrer dans les faubourgs populeuxavant que l’obscurité le protégeât contre les regards. On nefermait plus les portes de la ville au coucher du soleil, comme àl’époque où Michel le Noir en était gouverneur, et Rodolphe passasans être remarqué. Heureusement, la nuit, belle où nous étions,était pluvieuse et tempétueuse à Strelsau ; en conséquence, ily avait peu de monde dans les rues, et il put gagner la porte de mamaison sans être remarqué. Là, se présentait un danger. Aucun denos domestiques n’était dans le secret. Seule, ma femme, à qui laReine s’était confiée, connaissait Rodolphe et elle ne s’attendaitpas à le voir, puisqu’elle ignorait les derniers événements.Rodolphe se rendait bien compte du péril et regrettait l’absence deson fidèle serviteur qui aurait pu lui préparer les voies. L’averselui fournissait un prétexte pour enrouler un cache-nez autour deson visage et relever le col de son habit jusqu’à ses oreilles, enmême temps que les coups de vent lui imposaient la nécessitéd’enfoncer son chapeau jusque sur ses yeux, s’il voulait ne pas leperdre. Ainsi dérobé aux regards des curieux, il arrêta son chevalà ma porte et sonna après avoir mis pied à terre. Lorsque le maîtred’hôtel ouvrit, une étrange voix enrouée demanda la comtesse,prétextant un message envoyé par moi. Le serviteur hésitanaturellement à laisser cet inconnu seul à la porte ouverte, toutce que contenait le vestibule se trouvant ainsi à sa disposition.Balbutiant une excuse, dans le cas où l’étranger serait ungentleman, il ferma la porte et alla prévenir sa maîtresse. Ladescription du visiteur intempestif éveilla aussitôt le vif espritde ma femme. Elle savait par moi comment Rodolphe s’était rendu àcheval au Pavillon de chasse, le visage enveloppé d’une écharpe etle chapeau sur les yeux. Un homme très grand, dont le visage sedissimulait de même et qui disait apporter un message de ma part,lui suggéra aussitôt la pensée que M. Rassendyll pouvait êtrearrivé. Helga ne veut jamais convenir qu’elle est trèsintelligente ; cependant, je m’aperçois qu’elle devinetoujours ce qu’elle veut savoir de moi, et j’ai idée qu’elleréussit fort bien à me cacher les petites choses que sa sagesseconjugale juge bon de me laisser ignorer. Il ne devait donc pas luiêtre plus difficile de se tirer d’affaire avec le maître d’hôtelqu’avec moi. Posant très tranquillement sa broderie, elle luidit :

« Ah ! oui, je connais ce monsieur.Est-ce que vous l’auriez laissé dans la rue par lapluie ? »

Elle s’inquiétait dans l’hypothèse que lafigure de Rodolphe fût restée si longtemps exposée aux lumières duvestibule.

Le maître d’hôtel murmura une excuse, expliquases craintes et l’impossibilité de distinguer le rang social del’étranger par une nuit si noire.

Helga l’arrêta court en s’écriant :« Vous êtes stupide. » Puis elle descendit l’escalier encourant pour aller ouvrir la porte elle-même, non pas toute grande,pourtant. À première vue, elle reconnut M. Rassendyll, sesyeux surtout ; dit-elle.

« C’est donc vous ! s’écria-t-elle.Et mon absurde domestique vous laisse à la pluie ! Entrez, jevous prie. Oh ! Et votre cheval ? »

Se tournant alors vers le maître d’hôtelcontrit, elle lui dit :

« Conduisez donc le cheval de M. lebaron aux écuries.

– Je vais envoyer quelqu’unimmédiatement, madame la comtesse.

– Non, conduisez-le vous-même desuite ; je ferai entrer le baron. »

D’assez mauvaise humeur, le corpulent maîtred’hôtel sortit sons l’averse. Rodolphe se recula pour le laisserpasser, puis entra vivement dans le vestibule, où il se trouva seulavec Helga. Posant un doigt sur ses lèvres, elle le conduisit dansune petite pièce du rez-de-chaussée dont je faisais une sorte debureau.

Elle donnait sur la rue et l’on entendait lapluie battre les larges vitres de la fenêtre. Rodolphe se tournavers Helga avec un sourire et s’inclinant, lui baisa la main.

Le baron de quoi ? chère comtesse,demanda-t-il.

– Il ne s’en informera pas, répondit-elleen levant légèrement les épaules. Dites-moi vite ce qui vous amèneici et ce qui est arrivé. »

Il lui conta brièvement tout ce qu’il savait.Elle cacha bravement ses craintes en apprenant que je pourraisrencontrer Rupert au Pavillon et, de suite, écouta ce que Rodolpheavait à lui demander.

« Puis-je sortir de la maison et aubesoin y rentrer sans être vu, dit-il.

– La porte est fermée la nuit et mon mariainsi que le maître d’hôtel en ont seuls les clés. »

Les yeux de M. Rassendyll se portèrentvers fenêtre.

« Je n’ai pas assez engraissé pour ne paspouvoir passer par là, répondit-il ; donc mieux vaut n’avoirpas recours au maître d’hôtel ; il jaserait.

– Je passerai la nuit ici et ne laisseraientrer personne.

– Il se pourrait que je revinsse,poursuivit-il, si je manquais mon coup, et si l’on jetaitl’alarme.

– Votre coup ? dit-elle eu sereculant un peu.

– Oui, répondit-il ; ne me demandezpas de quoi il s’agit ; c’est pour le service de la Reine.

– Pour la Reine, je ferais tout et Fritzaussi. »

Il lui serra la main affectueusement, commepour l’encourager.

– Alors, je peux donner mes ordres ?dit-il en souriant.

– Ils seront obéis.

– Eh bien ? Un manteau sec, un petitsouper et cette pièce pour moi seul et vous. »

Comme il parlait, le maître d’hôtel tourna lebouton de la serrure. Ma femme s’élança vers la porte, l’ouvrit et,Rodolphe lui tournant le dos, dit au domestique d’apporter de laviande froide et ce qu’il pourrait trouver dans la maison, aussivite que possible.

« Maintenant, venez avec moi, dit-elle àRodolphe, dès que le maître d’hôtel fut parti. »

Elle le conduisit à mon cabinet de toilette oùil mit des vêtements secs, puis elle s’occupa du souper, ordonnaqu’on préparât une chambre à coucher, dit au maître d’hôtel qu’elleavait à parler d’affaires avec le baron, qu’il ne veillât pas plustard qu’onze heures, le renvoya et alla dire à Rodolphe que la voieétait libre.

À son retour, il exprima son admiration pourle courage et la présence d’esprit dont elle faisait preuve, et jeme permets de penser qu’elle méritait ses compliments. Il soupa entoute hâte, puis ils s’entretinrent, Rodolphe fumant un cigare avecla permission d’Helga. Onze heures étaient sonnées. Ma femme ouvritla porte et regarda au dehors. Le vestibule était sombre, la ported’entrée verrouillée, la clé dans les mains du maître d’hôtel.Helga referma la porte et tourna doucement la clé dans la serrure.À minuit, Rodolphe se leva et baissa la lampe aussi bas quepossible. Ensuite, il ouvrit les volets, puis la fenêtre et regardadans la rue.

« Refermez tout quand je serai parti,murmura-t-il. Si je reviens ; je frapperai ainsi et vousouvrirez.

– Pour l’amour du Ciel ! Soyezprudent, » dit tout bas Helga en saisissant sa main.

Il lui fit un signe rassurant, enjamba lerebord de la fenêtre et attendit un instant en écoutant. La tempêtene s’apaisait pas et la rue était déserte. Il se laissa tomber surle trottoir, le visage de nouveau enveloppé. Elle guetta sa hautesilhouette qui s’éloignait à longues enjambées, jusqu’à ce qu’undétour du chemin le lui cachât. Alors, ayant refermé la fenêtre etles volets, elle commença sa veillée, priant pour lui, pour moi etpour sa chère maîtresse la Reine, car elle savait qu’une tâchepérilleuse était entreprise cette nuit-là, et elle ignorait quipouvait être menacé ou frappé.

Depuis le moment où M. Rassendyll quittama maison à minuit pour aller à la recherche de Rupert de Hentzau,chaque heure, presque chaque moment amena un incident du dramerapide qui décida de notre sort. J’ai dit ce que nous étions entrain de faire. Rupert revenait alors vers la ville, et la Reineméditait, dans son insomnie agitée, la résolution qui allait laramener, elle aussi, à Strelsau. Même au milieu de la nuit, lesdeux partis agissaient. Car si prévoyant et si habile qu’il fût,Rodolphe combattait un antagoniste qui ne négligeait aucune chanceet qui avait trouvé un instrument capable et utile dans ce Bauer,un coquin rusé, s’il en fût jamais. Du commencement jusqu’à la fin,notre grande erreur fut de ne pas compter assez avec ce gredin, etil nous en coûta cher !

Ma femme et Rodolphe lui-même avaient cru larue absolument déserte, quand elle avait ouvert la fenêtre et qu’ilétait parti. Cependant, tout avait été vu depuis son arrivéejusqu’au moment où elle avait refermé la fenêtre. Aux deuxextrémités de ma maison, deux saillies sont formées par lesfenêtres du grand salon et de la salle à manger. Elles projettentune ombre, et dans l’ombre de l’une d’elles, je ne sais delaquelle, un homme surveillait tout ce qui se passait. Partoutailleurs, Rodolphe l’aurait vu. Si nous avions été moins absorbéspar notre propre jeu, il nous eût paru très probable que Rupertchargerait Rischenheim et Bauer de surveiller ma maison pendant monabsence, car c’était là que chacun de nous, arrivant en ville,irait tout d’abord. Il n’avait pas négligé cette précaution. Lanuit était si sombre que l’espion, qui n’avait vu le Roi qu’unefois et ne connaissait pas M. Rassendyll, ne le reconnutpas ; mais il comprit qu’il servirait son maître en suivantles pas de l’homme qui entrait et sortait si mystérieusement de lamaison suspecte. En conséquence, comme Rodolphe tournait le coin etHelga refermait la fenêtre, une ombre courte et épaisse quittaprudemment l’angle de la fenêtre en saillie et suivit Rodolphe àtravers la tempête. Ils ne rencontrèrent personne si ce n’est, çàet là, un agent de police faisant son service bien à contrecœur.Tous étaient plus préoccupés de chercher l’abri de quelquemuraille, que de surveiller les rares passants.

Les deux hommes avançaient. Rodolphe entradans la Königstrasse. À cet instant, Bauer qui était à une distanced’environ cent mètres (il n’avait pu se mettre en marche qu’aprèsavoir vu refermer la fenêtre), hâta le pas et réduisit la distanceà environ soixante-dix mètres. Cela pouvait lui paraître suffisantpar cette nuit où le vent et la pluie s’unissaient pour assourdirle bruit de ses pas.

Mais Bauer raisonnait en citadin, tandis queRodolphe Rassendyll avait l’oreille fine d’un homme élevé à lacampagne et dans les bois. Tout à coup, il dressa la tête d’unmouvement qui lui était habituel quand il survenait quelque chosed’imprévu. (Comme je me le rappelle bien, ce mouvement qui marquaitl’éveil de son attention !)

Il ne s’arrêta pas ; c’eût été révélerson soupçon, mais il traversa la rue et passa du côté opposé aun° 19 et ralentit un peu son pas. L’homme qui marchaitderrière lui fit de même ; celui qui le poursuivait ne voulaitpas le rejoindre. Or, un homme qui s’attarde par une tellenuit ; simplement pour imiter un autre homme assez absurdepour s’attarder lui aussi, doit avoir une raison qu’on ne peutdiscerner immédiatement. Rodolphe Rassendyll se mit à lachercher.

Alors, une idée lui vint, et oubliant lesprécautions qui l’avaient jusque-là si bien servi, il s’arrêta,plongé dans de profondes réflexions. Celui qui le suivait était-ilRupert lui-même ? Ce serait digne de Rupert de le poursuivre,de préméditer une attaque, soit bravement et de front, soithonteusement par derrière, et d’être tout à fait indifférent auchoix que lui offrirait le hasard. M. Rassendyll ne demandaitpas mieux que de rencontrer son ennemi en plein air. Il lecombattrait loyalement et s’il tombait, Sapt ou moi leremplacerions. S’il restait vainqueur, la lettre luiappartiendrait, il la détruirait aussitôt et rendrait ainsi lerepos à la Reine.

Je ne pense pas qu’il perdit son temps àconsidérer comment il éviterait d’être arrêté par la police, que lebruit attirerait sans doute ; peut-être en ce cas, sedéciderait-il à déclarer son identité et à rire de la surprise desgens de la police à la vue d’une ressemblance fortuite, puis à sefier à nous pour le soustraire à l’autorité de la loi. Que luiimportait tout cela, pourvu qu’il eût un instant pour détruire lalettre. Quoiqu’il en fût, il se détourna et marcha droit versBauer, la main sur le revolver qu’il portait dans la pocheintérieure de sont habit. Bauer le vit venir et dut comprendrequ’il était soupçonné ou découvert. Aussitôt, le rusé compèreenfonça sa tête dans ses épaules et avança d’un pas traînant, maisvif et en sifflotant. Rodolphe resta immobile au milieu de la rue,se demandant qui pouvait être cet homme, si c’était Rupertdéguisant son allure ou l’un de ses complices ou, après tout, unindividu ignorant nos secrets et indifférent à nos affaires.

Bauer s’avançait, sifflant doucement ettraînant les pieds dans la boue liquide. Il arrivait en face deM. Rassendyll. Celui-ci, à peu près convaincu que cet hommel’avait suivi, voulut s’en assurer. Le jeu le plus hardi avaittoujours sa préférence ; il partageait ce goût avec Rupert deHentzau, et de là peut-être lui venait un secret penchant pour sonpeu scrupuleux adversaire.

Il s’approcha subitement de Bauer et lui parlasans déguiser sa voix, écartant en partie l’écharpe qui lui cachaitle visage.

« Vous êtes dehors bien tard, mon ami,par une nuit comme celle-ci. »

Bauer, bien que saisi par ce défi subit, neperdit pas la tête. Devina-t-il que c’était Rodolphe, je l’ignore,mais il dut soupçonner la vérité.

« Quand on n’a pas d’asile, il faut bienêtre dehors à toute heure, » répondit-il, en s’arrêtant etassumant cet air honnête et lourdaud qui m’avait si bien abusé.

Je l’avais décrit très minutieusement àM. Rassendyll : si Bauer savait ou devinait qui était sonadversaire, M. Rassendyll n’était pas moins bien informé.

« Pas d’asile ! s’écria Rodolphed’un ton de compassion. Comment cela se fait-il ? Par leCiel ? Ni vous, ni aucun homme ne doit en être réduit à la ruepour tout refuge par un temps pareil. Venez avec moi ; je vousdonnerai un abri et un lit pour cette nuit. »

Bauer recula. Il ne voyait pas où Rodolphevoulait en venir et le regard qu’il jeta sur la rue, indiquait sondésir de fuir. Rodolphe ne lui en donna pas le temps. Conservantson air de sincère compassion, il passa son bras gauche sous lebras droit de Bauer, et lui dit en lui faisant traverser larue :

« Je suis chrétien et sur ma vie, mongarçon, j’entends que vous ayez un lit cette nuit. Venez avec moi.Par le diable ! Ce n’est pas un temps à resterdehors. »

Il était défendu à Strelsau de porter desarmes. Bauer ne désirait pas avoir maille à partir avec lapolice ; en outre, il n’avait voulu que faire unereconnaissance et n’était pas armé. Enfin, il se sentait faiblecomme un enfant dans les mains de Rodolphe. Il n’avait donc d’autrealternative que de suivre M. Rassendyll, et ils se remirenttous deux en marche le long de la Königstrasse. Bauer ne sifflaitplus, mais de temps à autre, Rodolphe fredonnait doucement un gairefrain en battant la mesure sur le bras captif de Bauer. Bientôt,ils retraversèrent la rue ; le pas traînant de Bauer prouvaitclairement qu’il ne prenait aucun plaisir à changer de côté, maisil ne pouvait résister.

« Oui, il faut venir avec moi, mongarçon, » dit Rodolphe en riant et abaissant son regard surson compagnon.

Ils approchaient des petits numéros près de lagare. Rodolphe se mit à examiner les fenêtres des boutiques.

« Comme il fait noir ! dit-il. Mongarçon, pouvez-vous voir où est le n° 19. »

Son sourire s’accentua. Le coup avait porté.Bauer était un intelligent coquin, mais il n’était pas parfaitementmaître de ses nerfs, et son bras avait tressailli sous celui deRodolphe. Il balbutia :

« Le numéro 19, monsieur ?

– Oui, 19. C’est là que nous allons, vouset moi. J’espère que là nous trouverons… ce qu’il nous faut.

Bauer semblait ahuri. Évidemment, il ne savaitcomment expliquer ou parer ce coup hardi.

« Ah ! je crois que nous y sommes,reprit Rodolphe, d’un ton très satisfait, au moment où ilsarrivaient devant la maison de la mère Holf. N’est-ce pas un 1 etun 9 que je vois au-dessus de la porte ? Ah ! EtHolf ! Oui, c’est le nom ; sonnez, je vous prie ;mes mains ne sont pas libres.

Elles étaient en effet fort occupées ;l’une tenait le bras de Bauer, non plus de façon amicale, maiscomme dans un étau de fer. Dans l’autre, le prisonnier voyait unrevolver qui lui avait été caché jusque-là. Un mouvement du canonindiquait à Bauer la direction que prendrait la balle.

« Il n’y a pas de sonnette, dit-il avechumeur.

– Alors, frappez ?

– Ce sera probablement peine perdue.

– Frappez, et d’une manière particulière,mon ami.

– Je n’en connais pas, grogna Bauer.

– Ni moi. Ne pouvez-vous deviner lamanière de se faire ouvrir cette porte ?

– Non. J’en suis incapable.

– Il faut pourtant essayer. Frappez et…écoutez-moi, mon garçon ! Il faut que vous deviniez juste.Vous comprenez ?

– Comment le puis-je ? répliquaBauer affectant un air fanfaron.

– En vérité, je l’ignore, dit Rodolphesouriant, mais je déteste attendre, et si la porte n’est pasouverte dans deux minutes, j’éveillerai les bonnes gens de lamaison par un coup de pistolet. Vous comprenez bien, n’est-cepas ? »

Et la direction de l’arme expliqua clairementle sens des paroles de M. Rassendyll.

Bauer céda à cette puissante persuasion. Illeva la main et frappa à la porte, d’abord très fort, puis trèsdoucement cinq fois, les coups se succédant rapidement. Évidemment,on l’attendait, car sans aucun bruit de pas la chaîne fut tirée àl’intérieur avec précaution. Ensuite, ce fut le tour du verrou, etla porte s’entr’ouvrit. Au même instant ; la main de Rodolpheglissa hors du bras de Bauer. D’un mouvement subit, il le saisitpar la nuque et le jeta violemment dans la rue, où il tomba levisage contre terre dans la boue. Rodolphe se jeta contre laporte : elle céda ; aussitôt, il entra et tira de nouveaule verrou, laissant Bauer dans le ruisseau. Alors, il se retourna,la main sur la détente de son revolver, espérant, j’en suiscertain, trouver Rupert de Hentzau en face de lui.

Il ne vit ni Rupert, ni Rischenheim, ni mêmela vieille femme, mais une grande, belle et brave jeune filletenant une lampe à huile dans sa main.

Il ne la connaissait pas, mais j’aurais pu luidire qu’elle était la plus jeune des enfants de la mère Holf, Rosa,que j’avais souvent vue en traversant la ville de Zenda avec leRoi, avant que sa mère vînt s’établir à Strelsau. Par le fait, lajeune fille s’était attachée aux pas du Roi, et celui-ci avaitsouvent plaisanté de ses efforts pour attirer son attention par lesregards langoureux de ses grands yeux noirs. Mais il est dans ladestinée de ces grands personnages, d’inspirer ces étrangespassions, et le Roi n’avait pas prêté plus d’attention à Rosa qu’àd’autres romanesques jeunes filles qui trouvaient une joie mauvaiseà lui témoigner leur dévouement dont, par une ironie du sort, ilétait redevable à sa belle prestance le jour du couronnement et àson courage chevaleresque dans sa lutte contre Michel le Noir. Sesadoratrices ne l’approchaient jamais assez pour s’apercevoir dumoindre changement dans l’idole de leur culte, laquelle avait été,en réalité, Rodolphe Rassendyll.

Une moitié du moins de l’attachement de Rosaétait donc due à l’homme qui la regardait en cet instant avecsurprise à la lueur de sa lampe fumeuse. Elle la laissa presquetomber quand elle l’aperçut, car l’écharpe avait glissé et lestraits de Rodolphe n’étaient plus cachés. La crainte, la joie et lasurexcitation se peignirent tour à tour dans ses yeux.

« Le Roi ! murmura-t-elle,stupéfaite. Non, mais… et elle l’examina curieusement.

– Est-ce la barbe que vous cherchez,demanda-t-il en se caressant le menton. Les rois n’ont-ils pas ledroit de se raser comme le commun des mortels ? »

Son visage exprimait encore de la stupéfactionet quelque doute. Il se pencha vers elle et ajouta tout bas« Peut-être ne désiré-je pas beaucoup être reconnu desuite. »

Elle rougit de plaisir à l’idée qu’il se fiaità elle.

« Je vous reconnaîtrais n’importe où,répondit-elle avec un regard de ses grands yeux noirs ;n’importe où, Votre Majesté.

– Alors, vous consentirez peut-être àm’aider ?

– Jusqu’à la mort !

– Non, non, ma chère demoiselle. Je nevous demande qu’un petit renseignement. À qui appartient cettemaison ?

– À ma mère.

– Ah ! Elle prend deslocataires ? »

La jeune fille parut contrariée de cespréliminaires prudents.

« Dites-moi ce que vous désirez savoir,répondit-elle simplement.

– Eh bien ! qui est ici ?

– M. le comte deLuzau-Rischenheim.

– Et que fait-il ?

– Il est étendu sur son lit où il seplaint et jure parce qu’il souffre de son bras blessé.

– Et il n’y a personne d’autreici ? »

Elle regarda autour d’elle avec précaution etbaissa beaucoup la voix pour répondre :

« Non, pas maintenant. Personne.

– Je cherchais un de mes amis, ditRodolphe. J’ai besoin de le voir seul. Ce n’est pas facile pour unroi de voir les gens seul à seul.

– Vous voulez dire ?…

– Vous savez bien qui je veux dire.

– Non… Ah ! Oui. Il est parti pourvous chercher.

– Pour me chercher ! Quediable ! comment savez-vous cela, ma joliedemoiselle ?

– Bauer me l’a dit.

– Ah ! Bauer ! Et qui estBauer ?

– L’homme qui a frappé. Pourquoil’avez-vous empêché d’entrer ?

– Pour être seul avec vous,naturellement. Ainsi donc, Bauer vous confie les secrets de sonmaître ? »

Elle accueillit cette plaisanterie avec unsourire coquet. Il ne lui déplaisait pas que le Roi sût qu’elleavait des admirateurs.

– Et où est allé cet absurde comte pourme chercher ? demanda Rodolphe d’un ton léger.

– Vous ne l’avez pas vu ?

– Non ; j’arrive tout droit duchâteau de Zenda.

– Mais, s’écria-t-elle, il comptait voustrouver au Rendez-vous de chasse. Ah ! Je me rappelle !Le comte de Rischenheim a été très contrarié en arrivant,d’apprendre que son cousin était parti.

– Ah ! il était parti !Maintenant, je comprends. Rischenheim apportait au comte un messagede moi.

– Et ils se sont manqués, VotreMajesté ?

– Parfaitement, ma chère demoiselle.C’est très contrariant, sur ma parole. En parlant ainsi, du moins,Rodolphe n’exprimait que sa vraie pensée. Et quand attendez-vous lecomte de Hentzau ? demanda-t-il.

– Demain matin de bonne heure,Majesté ; entre sept et huit. »

Rodolphe s’approcha d’elle et tira deux piècesd’or de sa poche.

« Je ne veux pas d’argent, Majesté ;murmura-t-elle.

– Eh bien ! Percez-les et portez-lesen souvenir à votre cou.

– Oh ! oui, oui ! Donnez-lesmoi, s’écria-t-elle, eu tendant la main avec empressement.

– Vous les gagnerez ? demanda-t-ilen plaisantant et les tenant hors de sa portée.

– Comment ?

– En étant prête à m’ouvrir quand jeviendrai à onze heures et frapperai comme Bauer a frappé tout àl’heure.

– Oui, je serai là.

– Et en ne disant à personne que je suisvenu ce me le promettez-vous ?

– Pas même à ma mère ?

– Non.

– Ni au comte deLuzau-Rischenheim ?

– À lui moins qu’à personne. Il ne fautle dire à personne. Mon affaire est très secrète et Rischenheiml’ignore.

– Je ferai tout ce que vous me dites.Mais… mais Bauer sait.

– C’est vrai. Bauer sait. Eh bien !Nous verrons à disposer de Bauer. »

À ces mots, il se tourna vers la porte. Tout àcoup, la jeune fille se baissa, lui saisit la main et la baisa.

« Je mourrais pour vous,murmura-t-elle.

– Pauvre enfant ! » dit-il avecdouceur.

Je crois qu’il se reprochait de profiter, mêmedans l’intérêt de la Reine, de ce pauvre amour naïf. Il mit la mainsur la porte et dit, avant de l’ouvrir :

« Si Bauer vient, rappelez-vous que vousne m’avez rien dit, rien, entendez-vous. Je vous ai menacée, maisvous ne m’avez rien dit.

– Il dira aux autres que vous êtesvenu.

– Nous ne pouvons pas empêcher cela. Dumoins, ils ne sauront pas quand je reviendrai. Bonsoir. »

Rodolphe ouvrit la porte, se glissa dehors etla referma vivement. Si Bauer revenait, sa visite seraitnécessairement connue ; s’il pouvait empêcher le retour deBauer, on ne saurait rien par la jeune fille. Il s’arrêta une foissorti, écoutant de toutes ses oreilles et sondant attentivement lesténèbres.

Chapitre 11Ce que vit la femme du chancelier.

La nuit si précieuse par son silence, sasolitude et son obscurité, s’écoulait vite ; bientôt, la vagueapproche du jour serait visible et les habitants circuleraient.Avant ce moment, il fallait que Rodolphe Rassendyll, l’homme quin’osait pas montrer son visage en plein jour, fut à couvert ;autrement, on dirait que le Roi était à Strelsau, et la nouvelles’en répandrait en quelques heures dans tout le royaume. MaisM. Rassendyll avait encore du temps à lui et il ne pouvait lemieux passer qu’en continuant sa lutte avec Bauer. Suivantl’exemple du coquin lui-même, il se réfugia dans l’ombre desmurailles et résolut d’attendre. Il pourrait, faute de mieux,empêcher Bauer de communiquer avec Rischenheim ; et ilespérait que ce Bauer reviendrait quelque temps après, reconnaîtrela place dans le but d’apprendre où en étaient les choses, si levisiteur malencontreux était parti et si la voie était libre pourse rapprocher de Rischenheim. S’enveloppant étroitement de sonmanteau, Rodolphe attendit, subissant l’ennui de son mieux, inondépar la pluie qui tombait sans relâche et très imparfaitement abritécontre les rafales du vent. Les minutes passaient sans qu’il fûtquestion de Bauer, ni de personne dans la rue silencieuse.Cependant, il n’osait pas abandonner son poste, car Bauer saisiraitl’occasion de se glisser à l’intérieur. Peut-être l’avait-il vusortir et attendait-il de son côté que la place fût libre.Peut-être aussi, l’utile espion était-il allé prévenir Rupert deHentzau du danger qui le menaçait dans la Königstrasse. Ignorant lavérité et forcé d’accepter toutes les hypothèses, Rodolpheattendait et guettait l’aube qui allait bientôt le renvoyer dans sacachette. Pendant ce temps, ma pauvre femme attendait aussi, enproie à toutes les craintes que peut se forger l’imagination d’unefemme impressionnable.

Rodolphe tournait la tête de côté et d’autre,essayant toujours de discerner une forme humaine. Pendant quelquetemps, sa recherche fut vaine, mais ensuite, il réussit au delà deses espérances. Sur le même côté de la rue, à sa gauche, en venantde la station, trois formes indistinctes s’approchaient. Ellesvenaient avec précaution, mais vivement et sans arrêt, nihésitation. Rodolphe sentant le danger, s’aplatit contre le mur etmit la main sur son revolver. Probablement, c’étaient des ouvriersmatineux ou des fêtards attardés, mais il se préparait pour autrechose. Il ne s’était pas encore trouvé aux prises avec Bauer, etcet homme, il devait s’attendre à le voir agir pour prendre sarevanche. En se glissant avec une prudence extrême le long du mur,il parvint à s’éloigner de six ou huit pieds de la porte de la mèreHolf, sur la droite. Les trois ombres avançaient ; ils’efforçait de distinguer leurs traits. Par cette faible lueur, lacertitude était impossible, mais l’homme entre les deux autres luisemblait devoir être Bauer à en juger par la taille, la marche etles proportions du corps qui rappelaient tout à fait Bauer. Sic’était lui, il avait des amis, et Bauer ainsi que ses amissemblaient suivre la piste d’un gibier. Toujours avec la plusgrande prudence, Rodolphe se glissa graduellement un peu plus loinde la boutique. À environ cinq mètres, il s’arrêta définitivement,tira son revolver, visa l’homme qu’il prenait pour Bauer etattendit ce qu’il adviendrait. Il était clair que Bauer, carc’était bien lui, avait prévu deux hypothèses : ce qu’ilespérait, c’était de retrouver Rodolphe dans la maison ; cequ’il craignait, d’apprendre que Rodolphe, ayant accompli sondessein inconnu, était reparti sain et sauf. Dans ce second cas,les deux bons amis qu’il avait engagés pour lui prêter main forte,recevraient cinq couronnes et s’en iraient paisiblement chezeux ; dans le premier cas, ils feraient leur besogne etrecevraient chacun dix couronnes. Bien des années après, l’un desdeux me conta toute l’histoire sans honte, ni réserve. Ce quedevait être leur besogne, les lourds gourdins qu’ils portaient etle long couteau que l’un d’eux avait prêté à Bauer, l’indiquaientclairement. Mais ni à eux, ni à Bauer ne vint l’idée que leurgibier pourrait se blottir dans le voisinage et être chasseur aussibien que chassé. Il est fort probable que cette pensée n’aurait pasarrêté les deux coquins, car il est singulier, mais certain, que leplus grand courage et le comble de la vilenie peuvent l’un etl’autre être achetés pour le prix d’une paire de gants de dame.Pour les scélérats tels que ceux auxquels Bauer avait demandé leuraide, le meurtre d’un homme n’est considéré comme sérieux que si lapolice est proche ; être tué par celui qu’ils veulentassassiner, n’est qu’un risque attaché à leur profession.

« Voici la maison, murmura Bauer,s’arrêtant à la porte. Je vais frapper et s’il sort, vousl’assassinerez. Il a un six coups ; ainsi ne perdez pas detemps !

– Il ne le tirera que dans le Ciel,grommela une grosse voix enrouée qui termina sa phrase par unricanement.

– Mais s’il est parti ? objectal’autre bandit.

– Alors, je sais où il sera allé,répondit Bauer ; êtes-vous prêts ? »

Les deux scélérats se placèrent des deux côtésde la porte, le gourdin levé. Bauer tendit la main pourfrapper.

Rodolphe savait que Rischenheim était dans lamaison et craignait que Bauer, apprenant le départ de l’étranger,ne saisît l’occasion pour révéler sa venue au comte. Celui-ci, àson tour, préviendrait Rupert de Hentzau et tout serait àrecommencer. Jamais M. Rassendyll ne s’arrêtait devant lesavantages que ses adversaires avaient sur lui, mais en cettecirconstance, il était permis de croire que son revolver égalisaitles chances. Quoi qu’il en fût, au moment où Bauer allait frapper,il sauta hors de sa cachette et se précipita sur lui. Son attaquefut si soudaine, que les deux autres reculèrent d’un pas. Rodolpheprit Bauer à la gorge. Je ne crois pas qu’il eût l’intention del’étrangler, mais la colère longuement accumulée dans son cœur,passa dans ses doigts. Il est certain que Bauer crut sa dernièreheure venue, s’il ne frappait pas un grand coup. Il leva le brasarmé de son couteau, et M. Rassendyll eût été perdu s’iln’avait lâché prise et sauté légèrement de côté. Mais Bauer fonditde nouveau sur lui en criant aux autres : « Assommez-ledonc, imbéciles ! »

L’un d’eux bondit en avant. Le temps deshésitations était passé. Malgré le bruit du vent et de la pluie,c’était risquer beaucoup que de tirer ; mais ne pas tirer,c’était la mort. Rodolphe fit feu en plein sur Bauer ; lecoquin essaya de se sauver en sautant derrière un de sescomplices ; trop tard ! Il tomba en poussant ungémissement.

De nouveau, les deux autres scélératsreculèrent épouvantés par la décision sans pitié de leurassaillant. M. Rassendyll se mit à rire. Un juron étouffééchappa à l’un des deux bandits. « Par le Ciel ! »murmura-t-il de sa voix enrouée et son bras retomba à son côté. Ilrépéta :

« Par le Ciel ! » et denouveau, Rodolphe éclata de rire à la vue de son regardterrifié.

« Une plus grosse affaire que vous nepensiez, hein ! » dit-il, en écartant tout à fait soncache-nez.

L’homme restait la bouche ouverte ; lesyeux de l’autre interrogeaient avec ahurissement, mais ni l’un nil’autre ne revenait à l’assaut. Enfin, le premier retrouva laparole et s’écria :

« Que je sois damné si ce n’est pasmisérable de faire cette besogne-là pour dixcouronnes ! »

Son compagnon regardait toujours avecstupéfaction.

« Soulevez cet individu par les pieds etpar la tête, ordonna Rodolphe. Vite ! Je ne pense pas que vousdésiriez être trouvés ici avec lui par la police ? Ehbien ! ni moi non plus. Soulevez-le. »

À ces mots, Rodolphe se tourna pour frapper àla porte du numéro 19. Mais à ce moment, Bauer poussa ungémissement. Il aurait dû être mort, si le sort ne semblait prendreun malin plaisir à protéger l’écume de l’humanité.

En fin de compte, son saut de côté l’avaitsauvé : il en était quitte à bon marché. La balle avaitsimplement effleuré la tempe en passant, et l’avait étourdi, maisnon tué. Il l’avait échappé belle !

Rodolphe ne frappa point. Il ne serait pasprudent de déposer Bauer dans la maison, s’il devait recouvrer laparole. Rodolphe réfléchit un instant à ce qu’il devait faire et denouveau ses réflexions furent troublées.

« La patrouille ! Lapatrouille ! » murmura l’un des coquins.

On entendait des pas de chevaux. Dans la rue,du côté de la gare, parurent deux hommes montés. Sans un instantd’hésitation, les deux scélérats laissèrent tomber leur ami Baueret s’enfuirent à toutes jambes. Ni l’un, ni l’autre ne désiraitavoir maille à partir avec la police ; et ils se défiaient dece que pourrait raconter ce gentilhomme aux cheveux fauves et del’influence qu’il pourrait exercer en cette affaire.

Mais par le fait, Rodolphe ne songeait guère àtout cela. S’il était pris, le moins qu’il pouvait craindre, étaitde rester au violon pendant que Rupert agirait à son aise. La rusedont il s’était servi contre les deux coquins, ne pouvait êtreemployée à l’égard de l’autorité légale que comme suprêmeressource. Mieux valait éviter la police. À son tour, il s’élançaderrière celui des deux hommes qui suivait la Königstrasse.Bientôt, il arriva au coin d’une étroite rue transversale et s’yengagea ; puis il s’arrêta un instant pour écouter.

La patrouille avait vu la dispersion subite dugroupe et, naturellement, ses soupçons avaient été éveillés. Enquelques minutes, elle fut près de Bauer. Les cavaliers sautèrentde leurs chevaux et coururent à lui. Étant évanoui, il ne pouvaitleur rien apprendre sur les causes de son état actuel. Toutes lesfenêtres des maisons étaient closes et plongées dansl’obscurité ; il n’y avait aucune raison pour établir lamoindre corrélation entre l’homme étendu sur le pavé et le numéro19 ou tout autre immeuble de la rue. En outre, les agents de policen’étaient pas certains que le blessé fût digne de leur intérêt, caril tenait encore son terrible couteau. Ils se sentaient perplexes.Ils n’étaient que deux ; ils avaient à s’occuper d’un blessé,à poursuivre trois hommes qui, tous trois, avaient pris desdirections différentes. Ils regardèrent le numéro 19. Le numéro 19restait sombre, silencieux, ses habitants semblaient parfaitementindifférents au drame qui venait de se dérouler. Les fugitifsétaient hors de vue. Rodolphe Rassendyll n’entendant plus rien,avait repris sa course. Mais un instant après, retentit un coup desifflet aigu ; la patrouille appelait du secours. Il fallaitque le blessé fût porté à la gare, qu’un rapport fût fait, qued’autres agents de police fussent avertis de ce qui était arrivé etenvoyés à la poursuite des coupables. Rodolphe entendit queplusieurs sifflets répondaient ; il se remit à courir,cherchant un détour pour se rapprocher de ma maison, mais il n’entrouva pas. La rue étroite faisait des détours et des courbes commela plupart de celles de la vieille ville. Rodolphe avait autrefoispassé quelque temps à Strelsau, mais un Roi ne connaît guère lespetites rues pauvres et, bientôt, il se sentit absolument égaré. Lejour venait et il commençait à rencontrer des gens çà et là.N’osant plus courir, il tourna de nouveau l’écharpe autour de sonvisage, abaissa son chapeau sur ses yeux, et reprit d’un pasordinaire, se demandant s’il pourrait se hasarder à s’informer deson chemin ; il était soulagé en voyant qu’il n’était paspoursuivi, et essayait de se persuader que Bauer, bien que vivant,était au moins hors d’état de faire des révélations gênantes ;mais il avait surtout conscience de sa ressemblance avec le Roi etde la nécessité de trouver quelque abri avant que la ville fûtcomplètement éveillée. À cet instant, il entendit le pas deschevaux derrière lui. Il était alors au bout de la rue qui débouchesur le square où sont les deux casernes. Il connaissait sa routedésormais et s’il n’eût été interrompu, aurait pu gagner ma maisonen vingt minutes environ. Mais en se retournant, il aperçut unagent de police à cheval qui venait droit à lui. Cet homme l’avaitvu sans doute, car il mit son cheval au trot. La position deM. Rassendyll devenait critique : cela seul explique leparti dangereux qu’il se crut forcé de prendre. Il était horsd’état de rendre compte de sa situation : son aspect ne luipermettait pas de passer inaperçu ; et il portait un revolverdont un canon était vide, et Bauer gisait blessé d’un coup derevolver tiré un quart d’heure auparavant. Un simple interrogatoireserait dangereux : une arrestation ruinerait la grande affaireà laquelle il s’était voué. Peut-être la patrouille l’avait-elle vucourir. Ses craintes n’étaient pas vaines, car l’agent de policelui cria :

« Holà ! Hé ! Arrêtez uninstant, monsieur, là-bas. »

Résister serait pis que tout. La présenced’esprit et non la force, pouvait seule le sauver cette fois.Rodolphe s’arrêta donc et se retourna d’un air étonné. Puis il seredressa avec dignité et attendit l’agent. S’il fallait jouer cettedernière carte, il s’en servirait ~pour gagner la partie.

« Eh bien ? Que demandez-vous ?demanda-t-il froidement quand l’homme ne fut plus qu’à quelquesmètres de lui ; et en parlant, il défit presque entièrementson écharpe, ne la laissant qu’autour de son menton. Vous appelezbien impérieusement, ajouta-t-il avec dédain. Que mevoulez-vous ? »

Avec un violent sursaut, le sergent, car telétait son grade, comme le prouvait l’étoile brodée sur son col etses manches, le sergent, disons-nous, se penchant en avant sur saselle, pour mieux voir l’homme qu’il avait interpellé.

« Et pourquoi me saluez-vousmaintenant ? reprit Rodolphe d’un ton moqueur. Par leCiel ! Je ne sais pas pourquoi vous prenez tant de peine à monsujet.

– Votre Majesté, je ne savais pas, je nesupposais pas… »

Rodolphe se rapprocha de lui d’un pas vif etdécidé.

« Et pourquoi m’appelez-vous VotreMajesté ?

– C’est… C’est… N’est-ce pas, que… VotreMajesté ? » Rodolphe était maintenant tout près de lui,une main sur la bride de son cheval et lui jetant un regard pleind’assurance :

« Vous vous trompez, mon ami, dit-il, jene suis pas le Roi.

– Vous n’êtes pas… balbutia le soldatahuri.

– Pas du tout. Et, sergent ?

– Votre Majesté ?

– Monsieur, voulez-vous dire ?

– Oui, monsieur.

– Un officier zélé, sergent, ne peutcommettre une plus grande erreur que de prendre pour le Roi, ungentilhomme qui n’est pas le Roi. Cela pourrait lui faire grandtort, puisque le Roi n’étant pas ici, pourrait ne pas désirer qu’onsupposât qu’il y fût. Me comprenez-vous bien,sergent ? »

L’homme ne répondit rien, mais regarda de tousses yeux. Un instant après, Rodolphe continua :

« En pareil cas, un officier discretlaisserait le gentilhomme tranquille et aurait grand soin de neconter à personne sa ridicule méprise. Et même, si on lequestionnait, il répondrait, sans hésiter qu’il n’a vu personneressemblant au Roi, bien moins encore le Roi lui-même.

Un petit sourire de doute et de perplexité sedessina sous la moustache du sergent.

« Vous comprenez : le Roi n’est mêmepas à Strelsau, ajouta Rodolphe.

– Pas à Strelsau, monsieur ?

– Mais non ; il est à Zenda.

– Ah ! à Zenda, monsieur.

– Certainement ! Il est doncimpossible, matériellement impossible qu’il soit ici.

Le sergent était certain de comprendre àprésent.

« C’est en effet absolument impossible,monsieur, dit-il en élargissant son sourire.

– Absolument. Et par conséquent, il esttout aussi impossible que vous l’ayez vu. »

Sur ce, Rodolphe tira une pièce d’or de sapoche et la mit dans la main du sergent qui l’accepta avec un légerclignement des yeux.

« Quant à vous, dit Rodolphe pourconclure, vous avez cherché et vous n’avez rien trouvé. Donc neferiez-vous pas bien d’aller tout de suite chercher ailleurs.

– Sans aucun doute, monsieur, répondit lesergent ; » et avec le plus respectueux des saluts et unpetit sourire confidentiel, il retourna d’où il était venu. Il estprobable qu’il eût désiré rencontrer tous les matins, un monsieurqui… ne fût pas le Roi ! Nous n’avons pas besoin de dire quetoute idée d’établir le moindre rapport entre le susdit gentilhommeet le crime de la Königstrasse était entièrement sortie de sonesprit. Rodolphe avait donc dû sa liberté à l’intervention dusergent, mais au prix de quel danger, il ne s’en doutait pas. Ilétait, en effet, bien impossible que le Roi fût àStrelsau !

Sans perdre plus de temps, il se dirigea versson refuge. Il était plus de cinq heures ; le jour venaitrapidement et les rues se peuplaient de gens qui ouvraient desboutiques ou se rendaient au marché. Rodolphe traversa le squared’un pas rapide, car il craignait les soldats qui se rassemblaientdevant la caserne pour leurs exercices du matin. Heureusement, ilpassa devant eux sans être remarqué et gagna, sans nouvel encombre,la solitude relative de la rue où se trouve ma maison. Il étaitpresque en sûreté lorsque la malchance voulut avoir son tour.M. Rassendyll n’était plus qu’à cinquante mètres environ dechez moi, lorsque tout à coup, une voiture arriva et s’arrêta àquelques pas devant lui. Le valet de pied sauta à terre et ouvritla portière. Deux dames descendirent. Elles étaient en toilette desoirée et revenaient d’un bal. L’une était d’âge mûr, l’autre,jeune et assez jolie. Elles s’arrêtèrent un instant sur le trottoiret la plus jeune dit :

« Comme l’air est agréable, maman. Jevoudrais pouvoir être toujours levée à cinq heures.

– Ma chère, cela ne vous plairait paslongtemps, répondît la mère ; c’est très gentil pour une fois,mais… »

Elle s’arrêta subitement. Ses yeux étaienttombés sur Rodolphe Rassendyll. Il la connaissait : C’était unpersonnage : la femme du chancelier Helsing : la maisondevant laquelle s’était arrêtée la voiture était la sienne. On nepouvait pas en agir avec elle comme avec le sergent. Elleconnaissait trop bien le Roi pour croire qu’elle pourrait setromper à son sujet ; elle était trop persuadée de sa propreimportance pour se résigner à admettre qu’elle s’était trompée.

« Bonté du Ciel ! murmura-t-elle ensaisissant le bras de sa fille. Ma chère, c’est le Roi. »

Rodolphe était pris. Non seulement les dames,mais leurs domestiques le regardaient.

La fuite était impossible. Il passa devant legroupe. Les dames firent une révérence, les serviteurss’inclinèrent très bas, tête nue. Rodolphe toucha son chapeaulégèrement en passant. Il marcha droit vers ma maison : on leguettait et il le savait. Il maudit de tout son cœur l’habitudequ’ont certaines gens de danser si tard, mais il pensa qu’unevisite chez moi serait une excuse plausible en la circonstance. Ilavança donc, surveillé par les dames étonnées et par leurs gensqui, étouffant leur envie de rire, se demandaient ce qui amenait SaMajesté, à pareille heure et en tel état (car les vêtements deRodolphe étaient trempés et ses bottes couvertes de boue), àStrelsau, quand tout le monde le croyait à Zenda.

Rodolphe atteignit ma maison. Se sachant épié,il avait tout à fait renoncé à donner le signal convenu entre luiet ma femme et à entrer par la fenêtre. C’est pour le coup quel’excellente baronne Helsing aurait cancané. Il valait mieux selaisser voir par tous mes domestiques. Mais hélas ! La vertumême peut causer notre ruine ! Ma chère Helga, éveillée et auxaguets, ne pensant qu’à sa maîtresse, était à ce moment mêmederrière les volets, écoutant de toutes ses oreilles et cherchant àvoir par les fentes. Aussitôt qu’elle entendît le pas de Rodolphe,elle ouvrit les volets avec précaution, puis la fenêtre, mit sajolie tête dehors et dit tout bas :

« Rien à craindre.Entrez ! »

Le mal était fait, car Mme etMlle Helsing et, qui pis est, leurs gens,contemplaient avidement cet étrange spectacle. Rodolphe vit lesspectateurs ; et un instant après, la pauvre Helga les vitaussi. Pleine de candeur et peu habituée à maîtriser ses émotions,elle laissa échapper un petit cri aigu de terreur et se reculaaussitôt. De nouveau, Rodolphe tourna la tête. Les dames s’étaientabritées sous la marquise, mais il voyait encore leurs regardscurieux se glisser entre les colonnes qui la soutenaient.

« Je ferais aussi bien d’entrermaintenant, » dit-il et il sauta à l’intérieur. Il y avait ungai sourire sur ses lèvres lorsqu’il s’avança vers Helga quis’appuyait à la table pâle et terrifiée.

« Elles vous ont vu, dit-elle, respirantà peine.

– Assurément, » répondit-il, etsaisi d’un fou rire, il se laissa tomber sur un siège.

« Je paierais cher, dit-il, pour entendrel’histoire qu’on va conter au chancelier, quand on l’éveillera dansune minute ou deux ! »

Mais un moment de réflexion le renditpromptement grave ; car, qu’il fût le Roi ou RodolpheRassendyll, il comprit que la réputation de ma femme étaitégalement en danger. Aussi, rien ne l’arrêterait pour la sauver,pensa-t-il. Il se tourna vers elle et parlant vite :

« Il faut, lui dit-il, faire lever un devos domestiques. Vous l’enverrez chez le chancelier pour lui direde venir ici immédiatement. Non, écrivez-lui plutôt. Dites que leRoi est venu pour voir Fritz à qui il avait donné rendez-vous ausujet d’une affaire personnelle, mais que Fritz n’est pas venu aurendez-vous et que le Roi désire voir de suite le chancelier.Ajoutez qu’il n’y a pas un instant à perdre.

Elle le regardait avec un profond,étonnement.

« Comprenez-vous, madame ? Si jepeux tromper Helsing, je pourrai imposer silence à ces femmes. Sinous ne tentons rien, combien pensez-vous qu’il s’écoulera de tempsavant que tout Strelsau sache que la femme de Fritz de Tarlenheim afait entrer le Roi chez elle, par la fenêtre à cinq heures dumatin ?

– Je ne comprends pas, murmura la pauvreHelga pleine de perplexité.

– Non, chère madame, mais pour Dieu,faites ce que je vous demande. C’est notre seule chance desalut.

– Je le ferai, » dit-elle ; etelle s’assit pour écrire.

Il arriva donc qu’à peine la baronne deHelsing avait-elle conté sa merveilleuse histoire à son épouxsomnolent, celui-ci reçut l’ordre impératif d’avoir à aller trouverle Roi chez Fritz de Tarlenheim.

En vérité, nous avions trop défié le sort enappelant Rodolphe Rassendyll à Strelsau.

Chapitre 12Devant tous.

Si grands que fussent les risques et siimmenses les difficultés créés par le plan de conduite qu’adoptaitM. Rassendyll, je ne doute pas qu’il n’agît pour le mieuxétant donné les renseignements qu’il possédait.

Son plan était de se faire passer pour le Roiaux yeux du chancelier, de lui faire jurer le secret et d’obtenirde lui qu’il exigeât la même discrétion de sa femme, de sa fille etde ses serviteurs. Il calmerait Helsing en prétextant des affairesurgentes et se le concilierait en lui promettant de lui en faireconnaître la nature quelques heures plus tard ; en attendant,un appel à sa fidélité suffirait pour s’assurer de son obéissance.Si tout allait bien pendant cette journée encore à son aurore, lalettre serait détruite avant le soir, le danger qui menaçait laReine aurait disparu et Rodolphe serait de nouveau loin deStrelsau. Alors, on révélerait de la vérité ce qui pourrait en êtreconnu. On raconterait à Helsing l’histoire de Rodolphe Rassendyll,et l’on obtiendrait de lui qu’il restât muet au sujet del’excentrique Anglais (nous croyons bien des choses, quand ils’agit d’un Anglais !) qui avait été assez audacieux pourjouer une seconde fois le rôle du Roi à Strelsau. Le vieuxchancelier était un excellent homme, et je crois que Rodolphe ne setrompait pas en se fiant à lui. Là où il commettait une erreur, sonignorance des faits en était la seule cause. Tout ce que les amisde la Reine et la Reine elle-même firent à Strelsau, devint inutileet même dangereux, parce que le Roi était mort ; s’ils eussentconnu cette catastrophe, ils auraient agi tout différemment. On nepeut juger leur conduite que d’après les lumières qu’ils avaientalors.

Le chancelier fit tout de suite preuve d’ungrand bon sens. Avant même d’obéir à l’appel du Roi, il fit venirles deux domestiques et leur enjoignit le silence sous peine d’unrenvoi immédiat et de choses plus graves par la suite. Ses ordres àsa femme et à sa fille, bien que plus polis, furent tout aussipéremptoires. Il devait naturellement penser que l’affaire quioccupait le Roi était vraiment importante et de nature secrète,pour lui faire courir les rues de Strelsau au moment où on lecroyait au château de Zenda et le faire entrer dans la maison d’unami par la fenêtre et à une heure aussi indue. Les faitsrecommandaient éloquemment la discrétion. De plus, le Roi s’étaitrasé, ces dames en étaient certaines, et cela encore, bien que cepût être une simple coïncidence, pouvait aussi témoigner d’un vifdésir de n’être pas reconnu. Donc, le chancelier ayant donné sesordres, et brûlant lui-même de curiosité, obéit sans plus tarder àl’appel du Roi et fut chez moi avant six heures.

Quand sa visite fut annoncée, Rodolphe étaitau premier étage, et déjeunait après avoir pris un bain. Helgaavait assez bien appris sa leçon pour entretenir son visiteurjusqu’à l’entrée de Rodolphe.

Elle se confondit en excuses à propos de monabsence, protestant qu’elle n’y comprenait rien et qu’elle nesoupçonnait aucunement de quelle affaire le Roi pouvait avoir àl’entretenir. Elle joua le rôle de la femme soumise dont lapremière vertu est l’obéissance et dont le plus grand péché seraitde chercher à pénétrer des secrets qu’elle ne devait pasconnaître.

« Je sais seulement, dit-elle, que Fritzm’a écrit d’attendre le Roi et lui-même vers cinq heures et d’êtreaux aguets pour les faire entrer par la fenêtre, parce que le Roine voulait pas que sa présence fût connue de nos gens. »

Le Roi arriva et reçut Helsing avec toute labonne grâce possible. La tragédie et la comédie se mêlèrentétrangement pendant ces journées si remplies. Aujourd’hui encore jene peux m’empêcher de sourire quand je me représente Rodolphe, leslèvres graves mais les yeux pleins de malice contenue (je gageraisque le jeu l’amusait !), s’asseyant auprès du vieux chancelierdans le coin le plus sombre de la pièce, le comblant de flatteries,faisant allusion à des choses très étranges, déplorant qu’unobstacle secret s’opposât à une confidence immédiate, promettantque le lendemain au plus tard il demanderait son avis au plus sageet au plus éprouvé de ses conseillers, faisant appel au dévouementdu chancelier pour s’en fier à lui jusque-là.

Helsing, clignant des yeux à travers seslunettes, suivait avec la plus pieuse attention le long récit quine racontait rien et les bonnes paroles qui masquaient le tourqu’on lui jouait. Sa voix tremblait d’émotion tandis qu’il semettait absolument aux ordres du Roi et lui affirmait qu’il pouvaitrépondre de la discrétion de sa femme de sa fille et de ses genscomme de la sienne propre.

« Alors vous êtes vraiment un heureuxhomme, mon cher chancelier » dit Rodolphe, avec unsoupir qui semblait indiquer que le Roi dans son Palais n’était pasaussi fortuné. Helsing était ravi ! Il lui tardait d’allerdire à sa femme que le Roi se fiait à son honneur et à sonsilence.

Rodolphe ne désirait rien tant que d’êtredébarrassé de la présence de l’excellent homme, mais convaincu del’extrême importance qu’il y avait à le tenir en belle humeur, ille retint encore quelques minutes.

« En tout cas, dit-il, ces dames neparleront pas avant d’avoir déjeuné et étant rentrées si tard,elles ne déjeuneront pas tout de suite. »

Il fit donc asseoir Helsing. Rodolphe n’avaitpas oublié que le comte de Luzau-Rischenheim avait paru un peuétonné du son de sa voix. Cette fois il s’appliqua à parler plusbas, affectant une certaine faiblesse et un léger enrouement qu’ilavait remarqués chez le Roi lorsqu’il l’écoutait caché derrière unrideau, dans la chambre de Sapt, au château. Il joua son rôle aussicomplètement et avec autant de succès qu’autrefois à l’époque où ildéfiait tous les yeux dans Strelsau. Et pourtant, s’il n’eût paspris tant de peine pour se concilier le chancelier, il ne se seraitpas vu contraint d’avoir recours à une tromperie encore plushasardeuse.

Ils étaient seuls pour causer. Rodolphe avaitdécidé ma femme à se reposer chez elle pendant une heure. Elle enavait vraiment besoin et s’était retirée après avoir donne lesordres les plus stricts pour que personne n’entrât dans la pièceoccupée par les deux gentilshommes, à moins d’y être spécialementappelé. Craignant les soupçons, elle était convenue avec Rodolphequ’il valait mieux donner de semblables ordres que de fermer laporte à clef comme le soir précédent.

Mais pendant que ces choses se passaient chezmoi, la Reine et Bernenstein étaient en route pour Strelsau.Peut-être si Sapt eût été à Zenda, sa puissante influence eût-elleprévalu contre l’entraînement de la Reine ! Mais Bernensteinne possédait pas cette influence et ne pouvait qu’obéir à desordres péremptoires et à des prières touchantes. Depuis queRodolphe Rassendyll l’avait quittée, il y avait trois ans, elleavait vécu dans une austère contrainte d’elle-même, nes’abandonnant jamais à sa vraie nature, ne pouvant jamais être oufaire ce que son cœur aurait souhaité. Je doute fort qu’un hommefût capable d’un tel effort, mais les femmes le sont. Toutefois,cette arrivée soudaine, la suite d’événements émouvants quil’avaient suivie, le danger de tous deux, les paroles de Rodolpheet la joie de la Reine en sa présence, tout avait concouru en mêmetemps à ébranler son empire sur elle-même ; et son rêveétrange, augmentant l’émotion qui en était la cause, ne lui laissaplus qu’un seul désir : être près de M. Rassendyll ;qu’une crainte : le danger qu’il courait. Pendant le voyage,elle ne parla que de ce danger, jamais du danger qui la menaçait etque nous nous efforcions tous de conjurer. Elle voyageait seuleavec Bernenstein, s’étant débarrassée de sa dame d’honneur sous unprétexte quelconque, et elle le pressait sans cesse de lui amenerM. Rassendyll le plus vite possible. Je ne peux pas trop lablâmer. Rodolphe était la seule joie de sa vie et il était partipour se battre avec le comte Rupert de Hentzau. Qu’y avait-ild’étonnant à ce qu’elle le vît déjà mort ? Mais toujours, ellerevenait sur cette circonstance de son rêve, que dans sa mortapparente, tout le monde l’acclamait comme roi. Hélas !C’était son amour qui le couronnait !

En arrivant en ville, elle devint plus calme,cédant au conseil de Bernenstein qui insistait pour que rien dansson attitude ne pût éveiller les soupçons. Néanmoins, elle étaitplus que jamais décidée à voir M. Rassendyllimmédiatement.

Par le fait, elle craignait déjà d’apprendresa mort, tant son rêve l’influençait ; il lui seraitimpossible de prendre aucun repos, avant de l’avoir revuvivant.

Bernenstein, craignant que cette tensionnerveuse n’empirât et ne la privât de sa raison, promit tout cequ’elle voulut et déclara avec une assurance qu’il n’éprouvait pas,que M. Rassendyll était vivant et bien portant.

« Mais où ? où ? s’écriait-elleen joignant les mains.

– Madame, nous le trouverons trèsprobablement chez Fritz de Tarlenheim, répondait le lieutenant. Ilattendra là le moment d’attaquer Rupert, ou si c’est fait, il ysera revenu.

– Alors, allons-y de suite, »dit-elle.

Toutefois, Bernenstein la décida à se rendred’abord au palais et à faire savoir qu’elle allait faire une visiteà ma femme. Elle arriva au Palais à huit heures, prit une tasse dechocolat, puis commanda sa voiture. Bernenstein seul l’accompagnalorsqu’elle sortit pour venir chez moi vers neuf heures. Lelieutenant était maintenant presque aussi surexcité que laReine.

Dans son exclusive préoccupation au sujet deM. Rassendyll, elle pensait fort peu à ce qui avait pu sepasser au Pavillon de chasse, mais Bernenstein s’inquiétait de ceque ni Sapt ni moi n’eussions pu revenir à l’heure convenue. Ou ilnous était survenu quelque accident fâcheux, ou bien la lettreétait parvenue au Roi avant notre arrivée ; il ne concevaitque ces deux alternatives. Cependant, lorsqu’il parlait de cela àla Reine, il n’obtenait d’elle d’autre réponse quecelle-ci :

« Si nous pouvons trouverM. Rassendyll, il me dira ce qu’il faut faire. »

Donc, un peu après neuf heures du matin, lavoiture de la Reine s’arrêta devant ma porte. Les dames de lafamille du chancelier n’avaient pris que bien peu de repos, carleurs têtes parurent à la fenêtre dès qu’on entendit le roulementde la voiture.

Il y avait maintenant beaucoup de monde dehorset la couronne royale sur les panneaux, attira la petite foulehabituelle de flâneurs. Bernenstein sauta sur le trottoir et donnala main à la Reine. Avec un bref salut aux spectateurs, elle montarapidement les marches du perron et sonna de sa propre main. Àl’intérieur, on venait seulement d’apercevoir la voiture. La femmede chambre de ma femme courut chez sa maîtresse. Helga étaitétendue sur son lit ; elle se leva aussitôt et après quelquespréparatifs indispensables, descendit vivement pour recevoir SaMajesté et la mettre sur ses gardes. Il était trop tard. Déjà, laporte était ouverte. Le maître d’hôtel et un valet de pieds’étaient élancés pour faire entrer Sa Majesté. Au moment où Helgaarrivait au bas de l’escalier, la Reine entrait dans la pièce où setrouvait Rodolphe : Bernenstein la suivait son casque à lamain.

Rodolphe et le chancelier avaient continuéleur conversation ; pour éviter les regards des passants, caril est facile de voir de la rue dans la pièce, on avait baissé lestore et la chambre était dans l’ombre. Ils avaient entendu lebruit des roues, mais ni l’un ni l’autre ne songeait que ce pûtêtre la voiture de la Reine. Ils furent absolument stupéfaitslorsque la porte s’ouvrit sans leur ordre. Le chancelier, lent dansses mouvements et peut-être bien dans sa pensée, resta assis dansson coin pendant une demi-minute. En un instant, au contraire,Rodolphe Rassendyll fut au milieu de la chambre. Helga avaitatteint la porte et passait la tête derrière les larges épaules deBernenstein. Elle vit ce qui était arrivé. La Reine ; oubliantles domestiques et sans voir Helsing, tout entière à la joie derevoir celui qu’elle aimait et d’être rassurée sur son sort, lerencontra comme il courait à elle et, avant que Helga, Bernensteinou Rodolphe lui-même pussent l’arrêter ou deviner ce qu’elle allaitfaire, elle saisit ses deux mains et les serra dans les siennes ens’écriant :

« Rodolphe, vous êtes en sûreté ;Dieu soit béni ! Oh ! bien soit béni ! » etportant les mains de Rodolphe à ses lèvres, elle les baisapassionnément.

Un moment de profond silence s’ensuivit,imposé aux domestiques par le décorum, au chancelier par lerespect, à Helga et à Bernenstein par l’absolue consternation.Rodolphe lui-même resta silencieux, mais je ne sais si ce fut parstupéfaction ou par une émotion semblable à celle de la Reine. Envérité, ce pouvait être l’un ou l’autre. Elle fut frappée de cesilence, tourna la tête avec une terreur subite et regarda lesserviteurs immobiles et muets. Alors, elle comprit ce qu’ellevenait de faire. Elle poussa un soupir convulsif et son visage,toujours pâle, devint blanc comme le marbre. Ses traits secontractèrent, elle devint raide, chancela et serait tombée si lamain de Rodolphe ne l’eût soutenue. Alors, avec un sourire pleind’amour et de pitié, il l’attira vers lui et la soutenant de sonbras passé autour de sa taille ; il dit tout bas, mais assezdistinctement pour que tous l’entendissent :

« Tout va bien, ma bien-aimée. »

Ma femme saisit le bras de Bernenstein, et illa vit, en se tournant vers elle, pâle aussi, les lèvrestremblantes et les yeux brillants. Mais ces yeux avaient pour luiun pressant message. Il comprit qu’il devait seconder RodolpheRassendyll. Il s’avança, ploya le genou et baisa la main gauche deRodolphe que celui-ci lui tendait.

« Je suis très content de vous voir,lieutenant Bernenstein » dit Rodolphe Rassendyll.

Pour le moment le péril était écarté, la perteévitée, la sécurité conquise. Tout avait été en danger. On auraitpu découvrir qu’il existait un homme appelé Rodolphe Rassendyll etqu’il avait autrefois occupé le trône du Roi. C’était là un secretqu’on était prêt à confier à Helsing si la nécessitél’exigeait ; mais il restait une chose qu’il fallait cacher àtout prix et que l’exclamation passionnée de la Reine avait faillirévéler. Il y avait un Rodolphe Rassendyll et il avait été roi maisbien plus, la Reine l’aimait et il aimait la Reine ! On nepouvait dire cela à personne, pas même à Helsing, car Helsing, touten gardant le secret vis-à-vis de tous, se croirait forcé, par sondevoir d’avertir le Roi. C’est pourquoi Rodolphe préféra se chargerdes difficultés de l’avenir et sauver le présent ; pourécarter le péril de celle qu’il aimait, il prit la place de sonmari et le titre de roi. Et elle, s’accrochant à la seule planchede salut que lui laissait l’acte qu’elle venait de commettre, neprotesta pas. Peut-être, pour un instant son cerveau torturétrouva-t-il un doux repos dans ce rêve, car elle baissa sa têteappuyée sur la poitrine de Rodolphe, ses yeux se fermèrent, uneexpression de paix s’étendit sur son visage et un doux soupir desoulagement s’échappa de ses lèvres.

Mais toute minute augmentait le danger etexigeait un effort pour le conjurer. Rodolphe conduisit la Reine àune chaise longue et ordonna brièvement aux serviteurs de ne pasrévéler sa présence chez moi pendant quelques heures. Ils avaientsans doute compris, dit-il, d’après l’agitation de la Reine, qu’ils’agissait d’une affaire de grande importance ; elle exigeaitsa présence à Strelsau mais en même temps, que cette présence nefût pas connue. Dans peu de temps, ils seraient délivrés del’obligation qu’il demandait aujourd’hui à leur fidélité. Quand ilsse furent retirés avec un salut promettant l’obéissance, il setourna vers Helsing, lui serra cordialement la main réitéra sarequête de garder le silence et dit qu’il rappellerait lechancelier près de lui dans la journée, soit chez moi où il étaitsoit au Palais. Ensuite il pria tout le monde de se retirer et dele laisser seul avec la Reine pendant quelques instants. Onobéit ; mais à peine Helsing avait-il quitté ma maison, qu’ilrappela Bernenstein et ma femme. Helga s’empressa de venir près dela Reine qui était encore péniblement agitée. Rodolphe pritBernenstein à part et ils échangèrent toutes leurs nouvelles.M. Rassendyll fut très inquiet en apprenant qu’on n’avaitaucune nouvelle de Sapt ni de moi, mais ses appréhensionsaugmentèrent beaucoup lorsqu’il apprit la circonstance imprévue quiavait amené le Roi au Pavillon de chasse la veille au soir. Par lefait, il ignorait tout : où était le Roi, où était Rupert, oùnous étions. Et il était à Strelsau, connu en qualité de roi parune demi-douzaine de gens, protégé simplement par leurs promesses,en danger à tout instant d’être démasqué par l’arrivée du vrai Roiou même par un message de lui.

Cependant, face à face avec tant deperplexités, peut-être même à cause des ténèbres quil’enveloppaient, Rodolphe tint bon.

Deux choses paraissaient évidentes.

Si Rupert avait échappé au piège et vivaitencore, portant la lettre sur lui, il fallait le trouver. C’étaitla première tâche à remplir. Cela fait il ne restait à Rodolphequ’à disparaître aussi secrètement qu’il était venu avec l’espoirque sa présence pût être cachée à celui dont il avait usurpé lenom. S’il le fallait absolument, on dirait au Roi qu’on avait jouéun tour au chancelier et que Rodolphe Rassendyll était repartiaprès s’être donné ce plaisir. À la dernière extrémité toutpourrait être dit, excepté ce qui concernait l’honneur de laReine.

À ce moment la dépêche que j’avais envoyée deHofbau arriva chez moi. On frappa à la porte. Bernenstein ouvrit etprit le télégramme adressé à ma femme. J’avais dit tout ce quej’osais confier à un tel mode de communication :

« Je viens à Strelsau. Le Roi ne quitterapas le Pavillon aujourd’hui. Le comte est venu mais était repartiavant notre arrivée. Je ne sais pas s’il est allé à Strelsau. Iln’a donné aucune nouvelle au Roi. »

« Alors ils ne l’ont pas pris !s’écria Bernenstein profondément désappointé.

– Non, mais il n’a donné aucune nouvelleau Roi » dit Rodolphe triomphant.

Ils étaient tous debout autour de la Reineassise sur la chaise longue. Elle paraissait très faible et trèslasse, mais paisible. Il lui suffisait que Rodolphe pensât pourelle.

« Et voyez ceci, ajouta Rodolphe :le Roi ne quittera pas le Pavillon aujourd’hui : Dieu soitloué. Nous avons la journée d’aujourd’hui.

– Oui mais où est Rupert ?

– Nous saurons dans une heure s’il est àStrelsau.

M. Rassendyll semblait charmé à l’idée detrouver Rupert à Strelsau.

« Je ne reculerai devant rien pour ledécouvrit dit-il. Si je peux seulement l’approcher en ma qualité deroi, alors je serai roi en vérité. Nous avonsaujourd’hui ! »

Mon message leur rendit du courage, bien qu’illaissât tant de choses inexpliquées. Rodolphe se tourna vers laReine.

« Courage, ma Reine, dit-il. Dansquelques heures, nous verrons la fin de tous les dangers qui nousmenacent.

– Et ensuite ? demanda-t-elle.

– Ensuite, vous serez en sûreté et enpaix, répondit-il en s’inclinant vers elle et parlant avec douceur.Et je serai fier de savoir que je vous ai sauvée.

– Et vous ?

– Il faudra que jeparte ! »

Helga l’entendit murmurer ces paroles, en sebaissant encore plus vers la Reine. Elle et Bernensteins’éloignèrent.

Chapitre 13Un roi dans sa manche.

La grande et belle fille enlevait les voletsde la boutique au n° 19 de la Königstrasse. Elle faisait sonouvrage sans entrain, mais il y avait sur ses joues une rougeurardente et ses yeux brillaient comme d’une surexcitation contenue.La vieille mère Holf, accoudée au comptoir, grommelait avec colèreparce que Bauer n’était pas venu. Or, il n’était guère probable queBauer vînt immédiatement, car il était encore à l’infirmerie jointeaux cellules de la police où deux médecins étaient fort occupés àle remettre sur pied. La vieille femme ignorait cela ; ellesavait seulement qu’il était sorti la veille au soir pour faire unereconnaissance, mais elle ignorait où il devait jouer son rôled’espion ; contre qui, elle le devinait peut-être.

« Tu es sûre qu’il n’est pas revenu dutout ? demanda-t-elle à sa fille.

– Je ne l’ai pas vu revenir, répondit lajeune fille, et j’ai fait le guet avec ma lampe toute la nuitjusqu’à l’aube.

– Il y a douze heures qu’il est parti etpas un message. Et le comte Rupert reviendra sans doute bientôt. Ilsera de belle humeur si Bauer n’est pas de retour. »

La jeune fille ne répondit pas. Elle avaitfini sa tâche et restait sur la porte à regarder les passants. Ilétait plus de huit heures et il y avait beaucoup de mondedehors ; la plupart, des gens de la classe ouvrière ; lesplus fortunés ne se montreraient pas d’une heure ou deux encore.Dans la rue, le mouvement consistait surtout en allées et venues decharrettes, de paysans apportant des victuailles à la grande ville.La jeune fille les suivait des yeux, mais sa pensée était occupéedu majestueux gentilhomme qui était venu la veille au soir luidemander un service. Elle avait entendu le coup de revolver, alorselle avait éteint sa lampe et derrière la porte, dans les ténèbres,elle avait entendu la retraite précipitée des fugitifs et, un peuplus tard, l’arrivée de la patrouille. La patrouille n’oserait pastoucher au Roi : quant à Bauer, qu’il fût mort ou vivant,qu’est-ce que cela pouvait lui faire à elle, la servante du Roi eten situation de l’aider contre ses ennemis ?

Si Bauer était l’ennemi du Roi, elle seraitenchantée que le coquin fût mort. Comme le Roi l’avait bien prispar le cou pour le jeter dehors ! Elle riait en pensantcombien peu sa mère se doutait de la compagnie qu’elle avait reçuela veille.

La chaîne des charrettes avançait lentement.Une ou deux s’arrêtèrent devant la boutique et leurs conducteursoffrirent de vendre des légumes. La vieille femme ne voulut pas lesécouter et les renvoya avec irritation. Trois s’étaient déjàarrêtées, et un grognement d’impatience échappa à la vieillefemme ; quand une quatrième charrette (couverte celle-là) seplaça devant la porte.

« Il ne nous faut rien ; passezvotre chemin, » cria-t-elle d’une voix aigre.

Le charretier descendit de son siège sansl’écouter et se dirigea vers l’arrière du véhicule.

« Vous y êtes, monsieur, dit-il ;19, Königstrasse. »

On entendit un bâillement et le long soupird’un homme qui s’étire, au moment à la fois agréable et pénible duréveil, après un sommeil réparateur.

« Très bien ; je descends, »répondit une voix de l’intérieur.

« Ah ! c’est le comte, dit lavieille à sa fille d’un ton de satisfaction ; que dira-t-il ausujet de ce coquin de Bauer ?

Rupert de Hentzau passa la tête hors de latoile qui couvrait la charrette, jeta un regard le long de la rue,donna deux couronnes au charretier, sauta à terre et courutrapidement à l’intérieur de la petite boutique. La charrettecontinua sa route.

« Une bonne chance de l’avoir rencontrée,dit Rupert gaiement. J’étais très bien caché dans cette charrette,et si beau que soit mon visage, je ne peux faire aux gens deStrelsau le plaisir de le leur montrer beaucoup pour le moment. Ehbien ! mère, comment va ? Et vous, ma joliefille ? » Il effleura de son gant la joue de la jeunefille. « Ah ! pardon ! fit-il ; mon gant n’estpas assez propre pour toucher votre joue. » Il examinait legant de peau de chamois maculé de taches d’un brun nuance derouille.

« Tout est comme vous l’avez laissé,comte Rupert, dit la mère Holf, excepté que ce coquin de Bauer estsorti hier soir…

– Fort bien ; mais n’est-il pasrentré ?

– Pas encore.

– Hum ! Et personne d’autre n’aparu ? » Son regard donnait un sens précis à cette vaguequestion.

La vieille femme fit de la tête un signenégatif. La jeune fille se détourna pour cacher un sourire. Ellesupposait que personne d’autre signifiait le Roi. Ils nesauraient rien par elle ; le Roi lui-même lui avait enjoint lesilence.

Mais Rischenheim est venu, je pense ?reprit Rupert.

– Oh ! oui, Monseigneur ; ilest arrivé peu après votre départ ; il a le bras enécharpe.

– Ah ! s’écria Rupert, subitementému. C’est ce que j’avais deviné. Par le diable ! Que nepuis-je faire tout moi-même au lieu de me fier à des niais et à desmaladroits. Où est le comte ?

– Dans la mansarde, bien sûr ! Vousconnaissez le chemin ?

– Sans doute. Mais je voudrais déjeuner,la mère.

– Rosa va vous servir de suite,Monseigneur. »

La jeune fille monta derrière Rupertl’escalier étroit et délabré de la vieille et haute maison. Ilsgravirent trois étages inhabités, puis un quatrième, plus raideencore, ce qui les amena sous le toit mansardé. Rupert ouvrit uneporte qui se trouvait en haut de l’escalier et, toujours suivi deRosa qui conservait son heureux et mystérieux sourire, il pénétradans une chambre étroite et longue. Elle n’avait guère que sixpieds d’élévation. Une table de chêne, quelques chaises ; ungrand buffet et deux lits de fer placés contre le mur, près de lafenêtre, en composaient l’ameublement. Sur l’un des lits, le comtede Luzau-Rischenheim était étendu tout habillé, le bras droit passédans une écharpe de soie noire. Rupert s’arrêta sur le seuil etsourit à son cousin ; la jeune fille se dirigea vers lebuffet, l’ouvrit et en tira des assiettes, des verres, en un mottout ce qu’il fallait pour mettre le couvert. Rischenheim étaitaccouru au milieu de la chambre.

« Quelles nouvelles ? cria-t-il,très surexcité. Vous leur avez échappé, Rupert ?

– Comme vous voyez, répliqua Rupertgaiement ; et s’avançant dans la chambre, il se laissa tombersur un siège en jetant son chapeau sur la table. J’ai échappé, maisla stupidité d’un imbécile a failli me coûter la vie. »

Rischenheim rougit.

« Je vous conterai tout cela, ajoutaRupert, en jetant un regard vers la jeune fille qui avait posé dela viande froide et une bouteille de vin sur la table et complétaitles préparatifs du souper de Rupert, sans se presser le moins dumonde.

– Si je n’avais rien à faire qu’àregarder de jolis visages, ce qui, par le Ciel ! me plairaitfort, je vous prierais de rester, dit Rupert en se levant et en luifaisant un profond salut.

– Je ne désire nullement entendre ce quine me regarde pas, répliqua-t-elle dédaigneusement.

– Quelle rare et charmante qualité,répondit-il, ouvrant la porte et saluant de nouveau.

– Je sais ce que je sais, luicria-t-elle, triomphante, lorsqu’elle fut sur le palier. Peut-êtrebien donneriez-vous beaucoup pour le savoir aussi, comteRupert ?

– C’est fort probable ; en effet,par Jupiter ! les jeunes filles savent des chosesmerveilleuses, » et Rupert souriant, ferma la porte. Quand ilrevint à la table, il fronçait le sourcil.

« Allons, dites-moi comment ils s’y sontpris pour vous mettre dedans, ou pourquoi vous en avez fait autantpour moi, cousin ? »

Pendant que Rischenheim racontait comment onl’avait pris et joué au château de Zenda, Rupert de Hentzau fit untrès bon déjeuner. Sans interruptions ni commentaires, il écoutait,mais quand le nom de Rodolphe Rassendyll fut prononcé, il leva toutà coup la tête et une lueur s’alluma dans ses yeux. LorsqueRischenheim termina son récit, il était redevenu souriant etindulgent.

« Ah ! le piège était bien tendu,dit-il ; je ne m’étonne pas que vous y soyez tombé.

– Et vous ? Que vous est-il arrivé,demanda Rischenheim plein de curiosité.

– À moi ? Dame, ayant reçu votremessage qui n’était pas votre message, j’ai agi d’après vos avisqui n’étaient pas vos avis.

– Vous êtes allé au Pavillon ?

– Certainement.

– Et vous y avez trouvé Sapt ?Était-il seul ?

– Non, pas de Sapt du tout.

– Pas Sapt ! Ils vous avaient donctendu un piège, à vous aussi ?

– Probablement, mais il ne morditpas. »

Rupert se croisa les jambes et alluma unecigarette.

« Mais qui avez-vous trouvé ?

– Moi ? J’ai trouvé un gardeforestier du Roi et le lévrier du Roi et… le Roi lui-même.

– Le Roi au Pavillon ?

– Vous ne vous étiez pas trompé autantque vous le pensiez, n’est-ce pas ?

– Mais enfin, Sapt, ou Bernenstein, ouquelqu’un des leurs était avec lui ?

– Son garde et son chien, comme je vousle dis ; pas d’autre homme ni d’autre bête, sur monhonneur !

– Alors, vous lui avez donné la lettre,s’écria Rischenheim, tremblant d’émotion.

– Hélas ! Non, mon cher cousin. Jelui jetai la boîte, mais je ne crois pas qu’il ait eu le temps del’ouvrir. Nous ne sommes pas arrivés au point de la conversation oùje comptais lui donner la lettre.

– Mais pourquoi pas ? Pourquoipas ? »

Rupert se leva et venant se placer juste enface de Rischenheim assis, se dandina sur ses talons et abaissa sonregard vers son cousin en soufflant la cendre de sa cigarette etsouriant agréablement.

« Avez-vous remarqué, dit-il, que monhabit est déchiré ?

– Oui, je le vois.

– Le lévrier essaya de me mordre, cousin,et le garde de m’embrocher… et le Roi de me tuer d’un coup defusil.

– Pour l’amour du Ciel ! Qu’est-ilarrivé ?

– Eh bien ! aucun d’eux ne fit cequ’il désirait, cousin voilà ce qui est arrivé. »

Rischenheim ouvrait des yeux démesurés. Rupertlui souriait tranquillement.

« Parce que, voyez-vous, le Ciel m’aaidé. De sorte, mon cher cousin, que le chien ne mordra plus et quele garde n’embrochera plus personne. Le pays peut se passerd’eux. »

Un silence suivit. Puis Rischenheim sepenchant vers son cousin, dit à voix basse, comme s’il craignaitd’entendre sa propre question :

« Et le Roi ?

– Le Roi ? Eh bien ! le Roi nechassera plus ! »

Pendant un instant, Rischenheim resta penchévers son cousin, puis lentement, il retomba sur le dossier de sonsiège.

« Mon Dieu ! murmura-t-il, monDieu !

– Le Roi était un imbécile, dit Rupert.Allons, je vais vous en conter un peu plus long. »

Il prit une chaise et s’assit. Pendant que soncousin parlait Rischenheim semblait l’écouter à peine. Le récitgagnait en pittoresque par le contraste du ton léger de Rupert etdu visage pâle, des mains tremblantes de son compagnon ; il ytrouvait un stimulant à des plaisanteries odieuses. Mais quand ileut fini, il tira sa moustache élégamment frisée et dit avec unegravité subite :

« Après tout, c’est une affairesérieuse. »

Rischenheim était atterré.

L’influence de son cousin avait été assezforte pour l’entraîner dans l’affaire de la lettre ; il étaitterrifié en voyant comment l’intrépidité sans conscience de Rupertl’avait égaré pas à pas, jusqu’à ce que la mort d’un roi ne fûtplus qu’un incident de ses machinations. Il sauta tout à coup surses pieds en s’écriant :

« Mais il nous faut fuir ! Il nousfaut fuir !

– Non : il n’est pas nécessaire defuir. Peut-être ferons-nous bien de partir, mais il est inutile defuir.

– Mais quand on saura… Il se tutsubitement pour s’écrier : Pourquoi me l’avez-vousdit ?

– Dame ! Je vous l’ai dit parce quec’était intéressant, et je suis revenu ici parce que je n’avais pasd’argent pour aller ailleurs.

– Je vous aurais envoyé de l’argent.

– Je me suis aperçu que j’en obtiensdavantage quand je le demande moi-même en personne. En outre, toutest-il donc fini ?

– Je ne veux plus m’en mêler.

– Ah ! mon cher cousin, vous vousdécouragez trop tôt. Le bon Roi nous a malheureusement quittés,mais nous avons encore notre chère Reine. Nous avons aussi, grâce àla bonté du Ciel, la lettre de notre chère Reine.

– Je vous répète que je ne veux plus m’enmêler.

– Parce que notre cou sent… »

Rupert imita délicatement le geste de celuiqui passe un nœud coulant autour du cou d’un homme. Rischenheim seleva subitement et ouvrit violemment la fenêtre toute grande.

« J’étouffe ! murmura-t-il, lesourcil froncé, évitant les yeux de Rupert.

– Où est Rodolphe Rassendyll ?demanda Rupert. Avez-vous eu de ses nouvelles ?

– Non. J’ignore où il est.

– Je crois qu’il nous faut découvrircela. »

Rischenheim se tourna brusquement verslui.

« Je n’ai été pour rien dans cetévénement, dit-il, et je ne veux plus me mêler de rien. Je n’étaispas au Pavillon. Savais-je seulement que le Roi y était ! Jene suis pas coupable de sa mort, sur mon âme ! j’ignoraistout.

– Tout cela est très vrai, réponditRupert, approuvant d’un signe de tête.

– Rupert, s’écria son cousin, laissez-moipartir ; laissez-moi tranquille. Si vous avez besoin d’argent,je vous en donnerai. Pour l’amour de Dieu ! prenez-le etquittez Strelsau.

– J’ai honte de mendier, mon cher ami,mais il est vrai que j’ai besoin d’un peu d’argent jusqu’à ce queje puisse vendre le précieux objet que je détiens. Est-il ensûreté ? Ah ! oui, le voilà. »

Il tira de sa poche la lettre de la Reine etla contemplant :

« Ah ! dit-il avec regret, si le Roin’avait pas été un imbécile ! »

Il alla vers la fenêtre et regarda audehors ; il ne pouvait pas être vu de la rue et il n’y avaitpersonne aux fenêtres d’en face. Les gens allaient et venaient àleurs affaires et à leurs plaisirs comme à l’ordinaire ; iln’y avait pas d’agitation inusitée dans la ville. Par-dessus lestoits, Rupert pouvait voir l’étendard royal flotter à la briseau-dessus du Palais et des casernes. Il tira sa montre. Rischenheimfit de même ; il était dix heures moins dix.

« Rischenheim, dit-il, venez ici uninstant ; regardez au dehors. »

Rischenheim obéit et Rupert le laissa regarderpendant une minute ou deux avant d’ajouter :

« Voyez-vous quelque chosed’extraordinaire ?

– Non ; rien, répondit Rischenheimbref et sombre, effet de sa frayeur.

– Eh bien ! ni moi non plus et c’esttrès singulier, car ne pensez-vous pas que Sapt ou quelque autreami du Roi a dû aller au Pavillon hier soir ?

– Je peux vous jurer qu’ils en avaientl’intention, répondit Rischenheim dont l’attention se réveillasubitement.

– Alors ils ont dû trouver le Roi. Il y aun bureau du télégraphe à Hofbau, c’est-à-dire à quelques milles.Et il est dix heures. Mon cousin, pourquoi Strelsau ne pleure-t-ilpas son regretté Roi ? Pourquoi les drapeaux ne sont-ils pas àmi-mât ? Je ne comprends pas.

– Ni moi, » dit Rischenheim, lesyeux fixés sur le visage de son cousin.

Rupert sourit et dit d’un tonméditatif :

« Je me demande si ce vieux comédien deSapt a encore une fois, un roi dans sa manche ? »

Il se tut et sembla réfléchir profondément.Rischenheim, sans l’interrompre, regardait tantôt son visage,tantôt au dehors. Les rues demeuraient tranquilles et les drapeauxflottaient toujours au sommet des hampes. La mort du Roi n’étaitpas encore connue à Strelsau.

« Où est Bauer ? demanda Rupert toutà coup. Où diable peut-il être ? Il était mes yeux. Nous voicienfermés ici et je ne sais rien de ce qui se passe.

– J’ignore où il est. Il a dû lui arriverquelque chose.

– Sans doute, mon sage cousin, maisquoi ? »

Rupert se mit à marcher par la chambre, fumantnerveusement une autre cigarette. Rischenheim s’assit près de latable, la tête dans la main. Il était las de cette longue tensionet de tant de surexcitation ; son bras blessé lui faisaitgrand mal et il était plein d’horreur et de remords à la pensée desévénements qui s’étaient accomplis le soir précédent sans qu’il ensût rien.

« Que je voudrais être hors de toutcela ! » gémit-il enfin.

Rupert s’arrêta devant lui.

« Vous vous repentez de vos méfaits,dit-il. Eh bien ! on ne vous en empêchera pas. Bienplus ! Vous irez dire au Roi que vous vous repentez.Rischenheim, il faut que je sache ce que fait le Roi. Il faut quevous alliez solliciter une audience du Roi.

– Mais le Roi est…

– Nous le saurons mieux quand vous aurezdemandé une audience. Écoutez-moi. »

Rupert s’assit en face de son cousin pour luidonner ses instructions. Il aurait à découvrir s’il y avait un roià Strelsau ; ou si celui qui gisait mort au Pavillon n’avaitpas été remplacé. Si l’on n’essayait pas de cacher la mort du Roi,Rupert chercherait son salut dans la fuite. Il ne renonçait pas àses desseins. En sûreté à l’étranger, il tiendrait la lettresuspendue sur la tête de la Reine, et en la menaçant de la publier,il s’assurerait aussitôt l’immunité et tout ce qu’il lui plairaitd’exiger d’elle. Si, d’autre part ; Rischenheim trouvait unroi à Strelsau, si les drapeaux continuaient de flotter au sommetde leurs hampes, si Strelsau ne savait rien du mort étendu auPavillon, alors Rupert aurait mis la main sur un second secret, caril savait qui était le Roi en ce moment à Strelsau. Partant de là,son esprit audacieux concevait des projets nouveaux et plusaudacieux encore. Il pourrait offrir de nouveau à RodolpheRassendyll ce qu’il lui avait déjà offert trois ans plus tôt :l’association dans le crime et le partage des bénéfices ; etsi ses propositions étaient repoussées, il se déclarerait prêt àdescendre dans les rues de Strelsau et à proclamer la mort du roisur les marches de la Cathédrale.

« Qui peut dire, s’écria-t-il en selevant impétueusement, ravi de son inspiration, qui peut dire quide Sapt ou de moi est arrivé le premier au Pavillon ? Qui atrouvé le Roi vivant, Sapt ou moi ? Qui l’a laissé mort, Saptou moi ? Qui avait le plus d’intérêt à le tuer, moi quicherchais seulement à lui faire connaître ce qui touchait à sonhonneur, ou Sapt qui était et est encore étroitement lié avecl’homme qui lui vole son nom et usurpe sa place pendant que soncorps est encore chaud ?

« Ah ! ils ne sont pas encorequittes de Rupert de Hentzau ! »

Il s’arrêta et regarda son compagnon. Lesdoigts de Rischenheim étaient encore crispés et ses jouespâles.

Mais de nouveau, son visage exprimaitl’intérêt et l’ardeur. De nouveau, la fascination exercée parl’audace de Rupert et la contagion de son courage agissaient sur lanature plus faible de son parent et lui inspiraient une émulationtemporaire qui le dominait.

« Vous devez voir, poursuivit Rupert,qu’il est peu probable qu’ils veuillent vous nuire.

– Je risquerai tout.

– Brave chevalier ! Le pire qu’ilspourraient faire serait de vous garder prisonnier. Si vous n’êtespas de retour dans deux heures, j’en conclurai qu’il y a un Roi àStrelsau.

– Mais où chercherai-je le Roi ?

– D’abord au palais, puis chez Fritz deTarlenheim. Je pense que vous le trouverez plutôt chez Fritz.

– Alors, irai-je là d’abord ?

– Non. Ce serait paraître trop sûr de sonfait.

– Vous attendrez ici ?

– Certainement, cousin ; à moins queje ne voie des raisons de m’éloigner.

– Et je vous trouverai à monretour ?

– Moi, ou des instructions de moi. Àpropos, apportez de l’argent. Il est toujours bon d’avoir une pochepleine. Je me demande comment fait le diable sans gousset à sesculottes ? »

Rischenheim ne releva pas cette curieuseobservation, quoiqu’il eût remarqué l’air drôle dont Rupert l’avaitlancée. Il brûlait maintenant de partir, son cerveau mal équilibrésautant des profondeurs du découragement à la certitude d’unbrillant succès.

« Nous les aurons à merci, Rupert,cria-t-il.

– Peut-être. Mais les bêtes sauvagesacculées mordent ferme.

– Je voudrais que mon bras fût guéri.

– Il est moins dangereux pour vous qu’ilsoit blessé, répliqua Rupert en souriant.

– Par Dieu ! Rupert, je peux medéfendre !

– Sans doute, sans doute, mais c’est devotre cerveau que j’ai besoin en ce moment, cousin.

– Vous verrez que je suis bon à quelquechose.

– Plaise à Dieu ! chercousin. »

Chaque encouragement moqueur et chaqueraillerie légère fortifiaient la résolution de Rischenheim deprouver sa valeur. Il saisit un revolver posé sur la cheminée et lemit dans sa poche.

« Ne tirez pas si vous pouvez vous endispenser, » lui conseilla Rupert.

Rischenheim répondit affirmativement en sehâtant vers la porte.

Rupert le regarda partir, puis retourna à lafenêtre. Son cousin vit encore une fois de la rue, sa haute et finetaille ressortant sur le fond de lumière, tandis qu’il regardait laville. La tranquillité régnait toujours dans les rues et toujours,au-dessus du Palais, les drapeaux flottaient aux hampes.

Rischenheim se précipita au bas del’escalier ; ses pieds étaient trop lents pour son ardeur. Enbas, il trouva Rosa balayant le corridor avec une grande apparencede zèle.

« Vous sortez, monsieur le comte ?demanda-t-elle.

– Mais oui. J’ai des affaires… Veuillezvous écarter ; ce maudit corridor est siétroit ! »

Rosa ne se hâta pas d’obéir.

« Et le comte Rupert, va-t-il sortiraussi ? dit-elle.

– Vous voyez bien qu’il n’est pas avecmoi ? Il attendra… Rischenheim s’interrompit et demanda aveccolère En quoi cela vous regarde-t-il, jeune fille ? Ôtez-vousde mon chemin. »

Elle obéit cette fois et sans répondre. Ils’élança hors de la maison.

Elle le suivit des yeux avec un sourire detriomphe.

Chapitre 14Les nouvelles arrivent à Strelsau.

En quittant le numéro 19 de la Königstrasse,Rischenheim marcha vite jusqu’à une petite distance ; puishéla une voiture. À peine levait-il la main, qu’il s’entenditappeler par son nom et tournant la tête, vit l’élégant phaétond’Anton de Strofzin s’arrêter près de lui. Anton conduisait et surle siège, près de lui, était un gros bouquet de fleurschoisies.

« Où allez-vous ? cria-t-il ens’inclinant avec un gai sourire.

– Eh bien ! et vous ? Chez unedame, si j’en crois ce bouquet, répondit Rischenheim d’un ton aussiléger qu’il put.

– Ce petit bouquet, répliqua en minaudantle jeune Anton, est une offrande de voisinage à Helga de Tarlenheimet je vais le lui offrir. Puis-je vous conduire quelquepart ? »

Quoique Rischenheim eût pensé aller d’abord auPalais, l’offre d’Anton parut lui fournir un bon prétexte pourgagner le tiré où il avait le plus de chance de trouver songibier.

« J’allais au Palais pour tâcherd’apprendre où est le Roi, dit-il : j’ai besoin de le voir,s’il veut bien m’accorder deux ou trois minutes d’audience.

– Je vous y conduirai après. Montez.C’est là votre cab ? Tenez cocher ! » Et après avoirjeté une couronne à cet homme, il enleva le bouquet et fit placepour Rischenheim à côté de lui.

Les chevaux d’Anton, dont il était assez fier,eurent vite fait de gagner ma maison. Les deux hommes descendirentdu phaéton à ma porte. Comme ils arrivaient ; le chanceliersortait pour retourner chez lui. Helsing les connaissait tous deuxet s’arrêta pour railler Anton au sujet de son bouquet. Anton étaitcélèbre pour ses bouquets qu’il distribuait généreusement aux damesde la ville.

« J’espérais qu’il était pour ma fille,dit Helsing : car j’aime les fleurs et depuis que ma femme etmoi avons cessé de nous en offrir, nous n’en aurions pas sans mafille. »

Anton répondit à cette attaque en promettantun bouquet pour le lendemain, car il ne pouvait pas désappointer sacousine. Il fut interrompu par Rischenheim qui, à la vue desspectateurs devenus nombreux, s’écria :

« Que se passe-t-il ici, mon cherchancelier ? Qu’est-ce que tous ces gens-là attendent doncici ? Ah ! Voici une voiture royale !

– La Reine est avec la comtesse, réponditHelsing. On attend pour la voir sortir.

– Elle vaut toujours la peine qu’on laregarde, répliqua Anton, en fixant son monocle.

– Et vous êtes venu la voir ?poursuivit Rischenheim.

– Mais oui, je… je suis venu luiprésenter mes respects.

– Une visite matinale.

– C’était en quelque sorte pouraffaire.

– Ah ! J’ai aussi une affaire trèsimportante, mais cela regarde le Roi.

– Je ne vous retiens qu’un instant,Rischenheim, dit Anton et, bouquet en main, il s’élança vers laporte.

– Le Roi, répéta Helsing. Oui, mais leRoi…

– Je vais au Palais pour savoir où il setrouve. Si je ne peux pas le voir, il faut que je lui écrive desuite ; mon affaire est très urgente.

– Vraiment, mon cher comte ?Vraiment ? Très urgente, dites-vous ?

– Peut-être pouvez-vous m’aider ?Est-il à Zenda ? »

Le chancelier devenait fort embarrassé. Antonavait disparu dans la maison et Rischenheim le retenaitrésolument.

– À Zenda ? C’est que je ne… pardon,mais quelle est votre affaire ?

– Excusez-moi, mon cher chancelier ;c’est un secret.

– Je jouis de la confiance du Roi.

– Alors, il vous sera indifférent de nepas jouir de la mienne, dit Rischenheim en souriant.

– Je vois que vous êtes blessé au bras,remarqua le chancelier qui cherchait à faire diversion.

– Entre nous, ceci est pour quelque chosedans mon affaire. Allons ! Il faut que je me rende au Palais.Ou… Attendez donc ! Sa Majesté la Reine daignerait-ellem’aider. Je crois que je vais risquer une requête, bien qu’elle aitdes chances de ne pas être accueillie. »

Sur ces mots, Rischenheim s’approcha de laporte.

« Oh ! mon ami, à votre place, je neferais pas cela. La Reine est très… très occupée. Il ne lui plairapas d’être dérangée. »

Sans plus faire attention à lui, Rischenheimfrappa énergiquement. La porte fut ouverte ; il pria le maîtred’hôtel de porter son nom à la Reine et de lui demander si elledaignerait le recevoir un instant.

Helsing resta perplexe sur le trottoir. Lafoule, enchantée des allées et venues de ces grands personnages, nesemblait nullement disposée à se disperser. Anton ne reparaissaitpas. Rischenheim se glissa à l’intérieur et resta sur le seuil duvestibule. De là, il entendait les voix de ceux qui occupaient lepetit salon, sur la gauche. Il reconnut celles de ma femme, d’Antonet de la Reine. Puis celle du maître d’hôtel disant :

« Je vais informer le comte des volontésde Votre Majesté. »

Le serviteur reparut et, immédiatementderrière lui, Anton de Strofzin et Bernenstein. Bernenstein tenaitle jeune homme par le bras et lui fit traverser rapidement levestibule. Ils passèrent devant le maître d’hôtel qui s’effaçadevant eux et rejoignirent Rischenheim.

« Nous nous retrouvons, » ditBernenstein en saluant.

Le chancelier, nerveux et troublé, se torditles mains. Le maître d’hôtel s’approcha pour communiquer la réponsede la Reine. Sa Majesté regrettait de ne pouvoir recevoir le comte.Rischenheim accueillit ces paroles par un signe de tête et setenant de telle sorte qu’on ne pût fermer la porte d’entrée,demanda à Bernenstein s’il savait où était le Roi.

Bernenstein désirait vivement se débarrasserdes deux visiteurs, mais n’osait pas le laisser voir.

« Désirez-vous déjà une nouvelle entrevueavec le Roi ? demanda-t-il en souriant. La dernière vous adonc été bien agréable ? »

Rischenheim ne releva pas l’allusion, maisrépliqua d’un ton sarcastique :

« Il est étrangement difficile dedécouvrir notre bon Roi. Le chancelier que voici ne sait pas où ilest, ou du moins, ne veut pas répondre aux questions qu’on lui poseà ce sujet.

– Il est possible que le Roi ait desraisons pour ne pas vouloir être dérangé, observa Bernenstein.

– C’est très possible, réponditRischenheim d’un ton significatif.

– En attendant, mon cher comte, je vousserais personnellement obligé de vouloir bien quitter cetteporte.

– Est-ce que je vous gêne en yrestant.

– Infiniment, monsieur le comte, répliquaBernenstein avec raideur.

– Hallo ! Bernenstein, qu’y a-t-ildonc ? » cria Anton voyant que la colère perçait dansleur ton et leurs regards. La foule aussi avait remarqué lediapason élevé des voix et la manière hostile des interlocuteurs,et commençait à former un groupe plus compact.

Tout à coup, une voix se fit entendre dans levestibule. Elle était distincte et haute quoique légèrement voilée.La querelle imminente s’arrêta ; la foule se tut expectante.Rischenheim était nerveux, mais triomphant ; quant à Anton, ils’amusait.

« Le Roi ! s’écria-t-il ; vousl’avez attiré, Rischenheim. »

La foule entendit cette exclamation gamine etpoussa des acclamations. Helsing se tourna vers elle comme pour lafaire taire. Le Roi lui-même ne lui avait-il pas exprimé son désirde garder l’incognito ? Oui, mais celui qui venait de parlercomme étant le Roi préférait courir tous les risques plutôt que delaisser Rischenheim s’en retourner pour prévenir Rupert deHentzau.

« Est-ce le comte deLuzau-Rischenheim ? demanda-t-il. Dans ce cas, qu’il entre etfermez la porte. »

Quelque chose dans son ton alarma Rischenheim.Il recula, mais Bernenstein le saisit par le bras.

« Puisque vous vouliez entrer, entrezdonc, » dit-il avec un sourire ironique.

Rischenheim regarda autour de lui comme s’ilsongeait à fuir. Une seconde après, Bernenstein fut poussé decôté ; un homme de haute taille parut un instant à laporte ; la foule l’entrevit à peine, mais ne l’en acclama pasmoins. La main de Rischenheim était tenue par une fortepoigne ; il entra malgré lui. Bernenstein suivit ; laporte fut fermée. Anton se tourna vers Helsing, un pli dédaigneuxaux lèvres.

« Quel diable de mystère pour rien !dit-il. Pourquoi ne pouviez-vous pas dire qu’il étaitlà ? » Et sans attendre la réponse du chancelier ahuri etindigné, il sauta dans son phaéton.

La foule bavardait bruyamment, ravie d’avoirentrevu le Roi, cherchant les raisons qui pouvaient amener le Roiet la Reine chez moi, espérant qu’ils sortiraient bientôt etmonteraient dans la voiture royale qui attendait toujours.

Si des curieux regards avaient pu voir ce quise passait à l’intérieur, leur émotion serait devenue bien plusintense.

Rodolphe avait saisi Rischenheim par le braset sans perdre un instant le conduisit au fond de la maison, dansune petite pièce qui donnait sur le jardin. Rodolphe connaissait lamaison et ses ressources depuis longtemps et n’en avait rienoublié.

« Fermez la porte, Bernenstein,dit-il ; puis se tournant vers Rischenheim. :

– Monsieur le comte, ajouta-t-il, jepense bien que vous êtes venu pour découvrir quelque chose ;l’avez-vous trouvé ? »

Rischenheim rassembla son courage pourrépondre.

« Oui, je sais maintenant que j’aiaffaire à un imposteur, dit-il d’un ton de défi.

– Précisément. Or, les imposteurs nepeuvent pas courir le risque d’être dévoilés. »

Rischenheim pâlit un peu. Rodolphe se tenaiten face de lui et Bernenstein gardait la porte. Il était absolumenten leur pouvoir et il connaissait leur secret. Connaissaient-ils lesien ? Celui que Rupert de Hentzau lui avait révélé ?

« Écoutez, poursuivit Rodolphe, pendantquelques heures aujourd’hui, je suis roi à Strelsau. Pendant cesquelques heures, j’ai un compte à régler avec votre cousin ;il a quelque chose que je veux avoir. Je vais de ce pas letrouver ; et pendant ce temps, vous resterez ici avecBernenstein. Je réussirai ou j’échouerai. Dans les deux cas, cesoir, je serai loin de Strelsau, et la place du Roi sera libre pourlui. »

Rischenheim tressaillit légèrement et uneexpression de triomphe envahit son visage. Ils ne savaient pas quele Roi fût mort !

Rodolphe vint plus près de lui et fixa sur sonvisage un ferme regard.

– J’ignore, dit-il pourquoi vous êtesfourvoyé dans cette affaire. Je connais bien les raisons de votrecousin, mais je m’étonne qu’elles vous aient paru suffisantes pourjustifier à vos yeux la perte d’une malheureuse femme qui est votreReine. Soyez certain que je mourrai plutôt que de laisser cettelettre parvenir au Roi. » Rischenheim ne répondit rien.

« Êtes-vous armé ? » luidemanda Rodolphe. Rischenheim, d’un air sombre, jeta son revolversur la table. Bernenstein s’en empara.

« Gardez-le ici, Bernenstein. Quand jereviendrai, je vous dirai ce qu’il faudra faire. Si je ne revienspas, Fritz sera bientôt de retour et vous vous entendrez aveclui.

– Il ne m’échappera pas une seconde fois,déclara Bernenstein en montrant son prisonnier.

– Nous nous considérons comme libres dedisposer de vous selon notre volonté, monsieur le comte, mais je nedésire pas votre mort, à moins qu’elle ne soit indispensable. Vousserez sage d’attendre que le sort de votre cousin soit décidé,avant de tenter quelque nouvelle entreprise contre nous. »

Avec un léger salut, Rodolphe laissa leprisonnier à la garde de Bernenstein, et retourna dans la pièce oùla Reine l’attendait. Helga était avec elle. La Reine se levaprécipitamment.

« Je n’ai pas un moment à perdre ditRodolphe. Cette foule sait maintenant que le Roi est ici. Lanouvelle va se répandre en un instant dans la ville. Il faut fairesavoir à Sapt d’empêcher à tout prix qu’elle n’arrive aux oreillesdu Roi. Il faut que j’aille accomplir ma tâche et puis que jedisparaisse. »

La Reine restait debout devant lui. Ses yeuxsemblaient dévorer son visage, mais elle dit seulement :

« Oui, il faut que ce soit ainsi.

– Il faut que vous retourniez au Palaisaussitôt que je serai parti. Je vais envoyer prier la foule de sedisperser et puis je partirai.

– Pour aller chercher Rupert deHentzau ?

– Oui. »

Elle lutta un instant contre les sentimentsqui se disputaient son cœur, puis elle vint à Rodolphe,et lui saisit la main.

« N’y allez pas, dit-elle d’une voixbasse et tremblante. N’y allez pas, Rodolphe ; il vous tuera.Ne vous occupez plus de la lettre. N’y allez pas. Je préféreraismille fois que le Roi eût la lettre, plutôt que de vous voirrisquer… Oh ! mon bien-aimé, n’y allez pas !

– Il le faut ! » dit-il trèsdoucement.

De nouveau, elle le supplia, mais il ne voulutpas céder. Helga se dirigea vers la porte. Rodolphe la rappela.« Non, dit-il ; il faut que vous restiez avec elle, quevous l’accompagniez au Palais. »

Comme ils parlaient encore, ils entendirentune voiture s’arrêter subitement à la porte. J’avais rencontréAnton de Strofzin et appris par lui que le Roi était chez moi.Comme je m’élançais sur le perron, la nouvelle me fût confirmée parles commentaires et les plaisanteries de la foule.

« Oh ! il se dépêche, disait-on. Ila fait attendre le Roi ; il va recevoir une leçon. »

On peut croire que je prêtais peu d’attentionà ces discours. Je courus à la porte. Je vis la figure de ma femmeà la fenêtre ; elle accourut et m’ouvrit elle-même.

« Grand Dieu ! m’écriai-je ;tous ces gens-là savent-ils qu’il est ici et le prennent-ils pourle Roi ?

– Oui, répondit-elle ; nous n’avonspu l’empêcher ; il s’est montré à la porte. »

C’était pire que tout ce que j’avaisimaginé ; toute une foule était victime de l’erreur, tousavaient appris que le Roi était à Strelsau, bien plus ils l’avaientvu !

« Où est-il, où est-il ? »demandai-je, et je la suivis dans le petit salon.

La Reine et Rodolphe étaient debout l’un àcôté de l’autre. Ce que j’ai raconté d’après le récit d’Helga,venait de se passer. Rodolphe accourut à moi.

« Tout va-t-il bien ? »demanda-t-il haletant.

J’oubliai la présence de la Reine et ne luiadressai pas mes respects. Je saisis la main de Rodolphe enm’écriant :

« Vous prend-on pour le Roi ?

– Oui, dit-il. Au nom du Ciel ! monami, pourquoi êtes-vous si pâle ? Nous nous en tirerons. Jepeux être loin ce soir.

– Partir ? À quoi cela servira-t-ilpuisqu’on vous prend pour le Roi ?

– Vous pourrez le cacher au Roi,Fritz ; je n’ai pu faire autrement. Je vais régler mon compteavec Rupert, puis disparaître.

Tous trois étaient debout devant moi, surprisde ma terrible agitation. En me rappelant tout cela aujourd’hui, jeme demande comment je pouvais leur parler.

Rodolphe essaya encore de me rassurer. Il nese doutait guère de ce qui causait l’état où il me voyait.

« Ce ne sera pas long d’en finir avecRupert, reprit-il. Il faut que nous reprenions cette lettre ou elleparviendra au Roi. »

Je bredouillai enfin :

– Le Roi ne verra jamais cettelettre, » et je tombai sur une chaise.

Ils ne dirent rien. Je les regardai tous.J’éprouvais une étrange sensation d’impuissance ; il mesemblait impossible de faire autre chose que de leur jeterbrutalement la vérité au visage. Je répétai :

« Le Roi ne verra jamais la lettre.Rupert lui-même a rendu cela bien certain.

– Que voulez-vous dire ? vous n’avezpas rencontré Rupert ? vous n’avez pas la lettre ?

– Non, non ! Mais le Roi ne pourrajamais la lire. » Alors, Rodolphe me saisit par les épaules etpositivement me secoua, car j’avais l’allure d’un homme plongé dansun rêve ou un engourdissement.

« Pourquoi, mon ami !pourquoi ? » me demandait-il à voix basse, maispressante.

De nouveau, je les regardai, mais, cette fois,mes yeux, attirés par le visage de la Reine, s’y fixèrent. Je croisqu’elle fut la première à deviner en partie la nouvelle quej’apportais. Ses lèvres s’entrouvraient, ses yeux me fixaientardemment. Je passai ma main sur mon front et la regardant, touthébété, je dis :

« Il ne pourra jamais lire lalettre ; il est mort ! » Helga poussa un petit cri.Rodolphe ne parla ni ne bougea ; la Reine continua de meregarder, immobile de surprise et d’horreur.

« Rupert l’a tué, repris-je. Le lévrierBoris, puis Herbert, puis le Roi attaquèrent Rupert et il les tuatous. Oui, le Roi est mort, mort ! »

Personne ne parla. Les yeux de la Reine nequittèrent pas mon visage.

« Oui, il est mort, » répétai-je, etmes yeux restaient rivés sur ceux de la Reine ; pendant untemps qui me parut long, son regard ne me quitta pas. Enfin, commeattirée par une force irrésistible, elle le détourna. Je suivis lanouvelle direction qu’il prenait. Elle regarda Rodolphe Rassendyllet il la regarda. Helga avait tiré son mouchoir et, complètementanéantie par l’horreur, sanglotait, renversée sur le dossier d’unfauteuil bas, en proie à une sorte de crise nerveuse. Je saisis levif regard chargé à la fois de douleur, de remords et d’une joieinvolontaire qu’elle échangea avec Rodolphe. Il ne lui parla pas,mais étendit une main et prit la sienne. Elle la retira presquebrusquement et s’en couvrit le visage. Rodolphe se tourna versmoi.

« Quand est-ce arrivé ?

– Hier soir.

– Et le… Il est au Pavillon ?

– Oui, avec Sapt et James. »

Je reprenais mes sens et mon sang-froid.

« Personne ne le sait, ajoutai-je. Nouscraignions bien que vous ne fussiez pris pour lui parquelqu’un ; mais au nom du Ciel, Rodolphe, que fairemaintenant ? »

Les lèvres de M. Rassendyll étaientserrées. Il fronçait légèrement le sourcil et il y avait dans sesyeux bleus une expression d’extase. Il me semblait possédé d’uneidée exclusive qui lui faisait oublier tout, même ceux quil’entouraient. La Reine vint à lui et lui toucha légèrement lebras. Il tressaillit comme surpris, puis retomba dans sarêverie.

« Que faire, Rodolphe ? demandai-jeune seconde fois.

– Je vais tuer Rupert de Hentzau, merépondit-il. Ensuite nous parlerons du reste. »

Il traversa rapidement la chambre etsonna.

« Renvoyez tout ce monde,ordonna-t-il ; dites que j’ai besoin de calme ; et puisenvoyez-moi une voiture fermée dans dix minutes, pasplus. »

Le domestique reçut ces ordres impérieux avecun profond salut et se retira. La Reine, qui avait paru jusque-làcalme et maîtresse d’elle-même, devint tout à coup très agitée, àce point que notre présence même ne put l’empêcher de le laisservoir.

« Rodolphe, faut-il que vous y alliezpuisque… puisque cela est arrivé ?

– Chut ! Ma Dame aimée,murmura-t-il. Puis il ajouta plus haut : Je ne veux pasquitter une seconde fois la Ruritanie en y laissant Rupert deHentzau vivant. Fritz, faites savoir à Sapt que le Roi est àStrelsau… il comprendra, et que les instructions du Roi suivrontvers midi. Quand j’aurai tué Rupert, j’irai au Pavillon en merendant à la frontière. »

Il se détourna pour partir, mais la Reine leretint un instant.

« Vous viendrez me voir avant departir ? supplia-t-elle.

– Je ne le devrais pas, répondit-il,tandis que son regard si résolu s’adoucissait étrangement.

– Vous viendrez ?

– Oui, ma Reine. » Je me levai d’unbond, saisi d’une terreur subite.

« Par le Ciel, Rodolphe, s’il vous tuaitici dans la Königstrasse ! »

Il se tourna vers moi d’un air surpris.

« Il ne me tuera pas, » dit-il.

La Reine, les yeux toujours fixés sur Rodolpheet paraissant avoir oublié le rêve qui l’avait tant terrifiée, nereleva pas ce que je venais de dire et se contenta derépéter :

« Vous viendrez, Rodolphe ?

– Oui, ma Reine, une fois, » etaprès avoir mis un dernier baiser sur sa main, il sortit.

La Reine resta un moment encore où elle était,immobile et raide. Puis tout à coup, elle se dirigea en trébuchantvers ma femme et tombant à genoux, cacha son visage sur ceuxd’Helga ; j’entendis ses sanglots s’échapper pressés ettumultueux. Helga leva les yeux vers moi, le visage couvert delarmes. Je sortis. Peut-être Helga réussirait-elle à lui donner ducourage. Je priai Dieu de lui envoyer la consolation que sa fautel’empêcherait de demander elle-même. Pauvre âme ! J’espère querien de plus coupable ne sera relevé contre toi.

Chapitre 15Un passe-temps pour le colonel Sapt.

Le connétable de Zenda et James, le serviteurde M. Rassendyll déjeunaient au Pavillon de chasse. Ilsétaient dans la petite chambre qu’occupait d’ordinaire legentilhomme de service auprès du Roi. Ils l’avaient choisie parcequ’elle avait vue sur les approches du Pavillon.

La porte d’entrée était solidementfermée ; ils étaient en mesure de refuser d’admettre qui quece fût. Dans le cas où le refus serait impossible, tous leurspréparatifs pour cacher les corps du Roi et d’Herbert étaientfaits. On répondrait aux questionneurs que le Roi était sorti àcheval avec le garde au point du jour, en promettant de revenirdans la soirée, mais sans dire où il allait. Sapt avait reçul’ordre de rester jusqu’à son retour et James attendait lesinstructions de son maître, le comte de Tarlenheim. Ainsi arméscontre toute surprise ou découverte, ils attendaient des nouvellesde moi qui décideraient de leur conduite éventuelle. Entre tempsl’oisiveté leur était imposée. Sapt, une fois son repas terminé,fuma sa grande pipe. James, après s’être fait beaucoup prier, avaitconsenti à en allumer une petite en écume noircie et prenait sesaises, les jambes allongées. Il fronçait le sourcil et un curieuxdemi-sourire errait sur ses lèvres.

« À quoi pouvez-vous bien penser, amiJames ? » demanda Sapt entre deux bouffées. Il avait prisen gré ce petit homme alerte et adroit.

Après un instant de silence, James retira sapipe de ses lèvres.

« Je pensais, monsieur, que puisque leRoi est mort… il s’arrêta.

– Le Roi est assurément mort, le pauvrehomme ! répondit Sapt.

– Que puisqu’il est certainement mort etpuisque mon maître M. Rassendyll est vivant…

– Autant que nous le sachions, James,observa le connétable.

– Sans doute, monsieur ; autant quenous le sachions. Donc, puisque le Roi est mort etM. Rassendyll vivant, je pensais, que c’était grand dommage,monsieur, que mon maître ne pût prendre la place et être roi.

James regarda le connétable de l’air d’unhomme qui offre respectueusement une suggestion.

« Une fameuse idée, James ! dit leconnétable, avec un sourire sarcastique.

– Vous n’êtes pas de mon avis,monsieur ? demanda James, d’un ton d’excuse.

– Je ne dis pas que ce ne soit pasdommage, car Rassendyll ferait un bon roi ; maisimpossible ; vous le comprenez, n’est-ce pas ? »

James se caressa le genou de ses deux mains,et sa pipe qu’il avait replacée, sortait d’un coin de sabouche.

« Quand vous dites impossible, monsieur,répondit-il avec déférence, je me permets de n’être pas de votreavis.

– Vraiment ? Allons ! Nousn’avons rien à faire ; voyons un peu comment ce seraitpossible.

– Mon maître est à Strelsau, monsieur,commença James.

– Très probablement.

– J’en suis certain, monsieur. S’il estvu, il sera pris pour le Roi.

– Cela est arrivé déjà et il est certainque cela peut arriver encore, à moins que…

– Sans doute, monsieur ! À moins quele corps du Roi ne soit découvert.

– C’est ce que j’allais dire,James. »

James resta silencieux pendant quelquesminutes, puis il reprit :

« Ce sera bien difficile d’expliquercomment le Roi a été tué.

– Il faudra, en effet, que l’histoiresoit bien racontée, admit le connétable.

– Et il sera difficile de démontrer quele Roi a été tué à Strelsau. Cependant, s’il arrivait que monmaître fût tué à Strelsau…

– Le Ciel nous en préserve, James !À tous les points de vue, le Ciel nous en préserve !

– Même si mon maître n’est pas tué, ilnous sera difficile de prouver que le Roi l’a été à l’heure qu’ilnous conviendrait d’indiquer et d’une manière qui puisse paraîtreplausible. »

Sapt parut entrer dans les idées et lessuppositions de James.

« Tout cela est très vrai ; mais siM. Rassendyll doit être roi, il sera bien difficile dedisposer du corps du Roi et de celui du pauvre Herbert. »

De nouveau, James s’arrêta un instant avant dedéclarer :

« Bien entendu, monsieur, je discutecette question simplement pour passer le temps. Il serait peut-êtremal d’exécuter un projet pareil à celui que j’ai ?

– Peut-être ? Mais continuons… pourpasser le temps, dit Sapt, et il se pencha pour bien voir le visagecalme et intelligent du serviteur.

– Eh bien ! donc, monsieur, puisquecela vous amuse, disons que le Roi est venu au Pavillon hier soiret a été rejoint par son ami Rassendyll.

– Et moi ? Suis-je venuaussi ?

– Vous, monsieur, vous êtes venu étant deservice auprès du Roi.

– Et vous, James, êtes-vous venuaussi ? Comment cela ?

– Mais, monsieur, par les ordres du comtede Tarlenheim, pour servir M. Rassendyll, l’ami du Roi.Maintenant, le Roi, monsieur… Tout cela est mon histoire, voussavez, monsieur ?

– Votre histoire m’intéresse.Continuez.

– Le Roi est sorti de très bonne heure,ce matin, monsieur ?

– Ce serait pour affaire privée.

– C’est ce que nous aurions compris. MaisM. Rassendyll, Herbert et moi, serions restés ici.

– Le comte de Hentzau était-ilvenu ?

– Nous l’ignorions, monsieur. Mais nousétions tous fatigués et nous avions dormi très profondément.

– En vérité ? dit le connétable avecson même sourire.

– Par le fait, monsieur, nous étions tousaccablés de fatigue, M. Rassendyll comme les autres, et lamatinée s’avançait que nous étions encore au lit. Nous y serionspeut-être en ce moment si nous n’avions été éveillés d’une manièresurprenante et effroyable.

– Vous devriez écrire des histoires,James. Voyons de quelle manière effroyable nous avons étééveillés. » James déposa sa pipe, et les mains posées sur lesgenoux, continua son histoire.

« Ce Pavillon, monsieur, ce Pavillon debois, car il est tout en bois, au dedans et au dehors.

– Ce Pavillon est incontestablement enbois, James, et, comme vous le dites, à l’intérieur comme àl’extérieur.

– Et cela étant, monsieur, il seraitterriblement imprudent de laisser une chandelle allumée dansl’endroit où l’on emmagasine l’huile et le bois de chauffage.

– Ce serait criminel !

– Mais les reproches ne font pas de malaux morts, monsieur, et le pauvre Herbert est mort.

– C’est vrai. Il n’en serait paschagriné.

– Mais nous, monsieur, vous et moi, nousréveillant…

– Et les autres, ne doivent-ils pas seréveiller, James ?

– En vérité, monsieur, je souhaiteraisqu’ils ne se fussent point réveillés ! Car vous et moi, nouséveillant les premiers, trouverions le Pavillon tout en flammes. Ilnous faudrait courir pour sauver nos vies.

– Eh quoi ! N’essaierions-nous pasd’éveiller les autres ?

– Certes, monsieur ! Nous ferionstout ce qu’il est possible de faire, jusqu’à courir le risque demourir par suffocation.

– Mais nous échouerions malgré nosefforts héroïques, n’est-ce pas ?

– Hélas ! oui, monsieur ; nouséchouerions ! Les flammes envelopperaient complètement lePavillon avant qu’on pût venir à notre secours, le Pavillon seraitun monceau de ruines et mon malheureux maître et le pauvre Herbertseraient réduits en cendres.

– Hum !

– Ils seraient en tout cas, absolumentméconnaissables, monsieur.

– Vous croyez ?

– Sans aucun doute, si l’huile, le boiset la chandelle étaient placés le mieux possible.

– Ah oui ! Et ce serait la fin deRodolphe Rassendyll ?

– Monsieur, j’en porterais moi-même lanouvelle à sa famille.

– Tandis que le roi de Ruritanie…

– Aurait un règne long et prospère, plûtà Dieu, monsieur !

– Et la reine de Ruritanie,James ?

– Comprenez-moi bien, monsieur. Ilspourraient être mariés secrètement… Je devrais dire remariés.

– Oui, certainement, remariés !

– Par un prêtre digne de confiance.

– Vous voulez dire :Indigne ?

– C’est la même chose, monsieur, à unpoint de vue différent. »

Pour la première fois, James se permit unsourire pensif. Sapt, à son tour, déposa sa pipe en tourmentant samoustache. Il souriait aussi et ses yeux étaient fixés sur ceux deJames. Le petit homme soutenait ce regard avec calme.

« Tout cela est ingénieusement imaginé,James, remarqua le connétable. Mais si votre maître est tuéaussi ? Cela peut arriver. Le comte Rupert est un homme avecqui il faut compter.

– Si mon maître est tué, monsieur, ilfaudra l’enterrer.

– À Strelsau ? demanda Sapt avecvivacité.

– Peu lui importera où, monsieur.

– C’est vrai, et nous n’avons pas à nousen préoccuper pour lui.

– Non, sans doute, monsieur. Mais portersecrètement son corps d’ici à Strelsau…

– Oui, c’est difficile, ainsi que nousl’avons reconnu tout d’abord… Somme toute, c’est une joliehistoire ! Mais votre maître ne l’approuverait pas. Je veuxdire en supposant qu’il ne fût pas tué.

– C’est perdre son temps, monsieur, quede désapprouver ce qui est fait ; il pourrait trouver le contesupérieur à la réalité, quoique ce ne soit pas un bonconte. »

De nouveau, les yeux des deux hommes serencontrèrent en un long regard.

« D’où venez-vous ? demanda Sapttout à coup.

– De Londres, monsieur, dansl’origine.

– On invente de bonnes histoires àLondres !

– Oui, monsieur, et quelquefois on lesmet en action. »

À cet instant, James se leva vivement et fitun signe vers la fenêtre. Un homme à cheval galopait dans ladirection du Pavillon. Échangeant un rapide regard, tous deux seprécipitèrent vers la porte et s’avançant d’environ vingt mètres,attendirent sous l’arbre où l’on avait enseveli Boris.

« À propos, dit Sapt. Vous avez oublié lechien.

– Le fidèle animal sera mort dans lachambre de son maître, monsieur.

– Oui, mais d’abord, il faut ledéterrer.

Certainement, monsieur. Ça ne prendra pasbeaucoup de temps. »

Sapt souriait encore, quand le messager arrivaet se penchant vers lui sur son cheval, lui tendit untélégramme.

« Spécial et pressé, monsieur. »

Sapt déchira l’enveloppe et lut. C’était lemessage que j’avais envoyé par ordre de M. Rassendyll. Iln’avait pas voulu se fier à mon chiffre, mais en réalité, il n’enétait pas besoin. Sapt comprit la dépêche, quoiqu’elle ditsimplement : « Le Roi est à Strelsau. Attendez des ordresau Pavillon ; ici les affaires marchent, mais ne sont pasterminées ; je télégraphierai de nouveau. »

Sapt tendit le papier à James qui le prit avecun salut respectueux. Il le lut attentivement et le rendit avec unnouveau salut.

« Je m’occuperai de ce qu’il dit,monsieur.

– Très bien ! réponditSapt. »

Puis il ajouta en s’adressant aumessager :

« Merci, mon garçon. Voici une couronnepour vous. S’il arrive une autre dépêche pour moi, apportez-la sansretard et vous aurez une autre couronne.

– Vous l’aurez aussi vite qu’un chevalpourra l’apporter de la station, monsieur, » et avec un salutmilitaire, l’homme fit demi-tour et s’éloigna.

« Vous voyez, James, dit Sapt, que votrehistoire est purement imaginaire, car cet homme a pu voir que lePavillon n’a pas été incendié hier soir.

– C’est vrai, mais, monsieur…

– Je vous en prie, continuez, James. Jevous ai dit que votre histoire m’intéressait.

– Cet homme ne peut pas savoir si lePavillon ne sera pas brûlé ce soir. Un incendie peut avoir lieutous les soirs, monsieur. »

Le vieux Sapt éclata tout à coup en une sortede rugissement, moitié rire, moitié discours. Il s’écria :

« Par le Ciel ! quelle choseétonnante !

James sourit avec satisfaction.

« Le destin le veut, dit leconnétable ; un étrange destin. Cet homme était né pour cela.Nous aurions fait la chose autrefois, si Michel avait étranglé leRoi dans son cachot. Oui, nous le voulions. Que Dieu nous pardonne,mais du fond de nos cœurs, nous le voulions, Fritz et moi. MaisRodolphe voulut que le Roi remontât sur le trône. Il le voulutquoique ça lui fît perdre un trône et ce qu’il désirait plus qu’untrône. Il le voulut et il se mit en travers des volontés du destin.Le jeune Rupert peut penser que cette nouvelle affaire est sonœuvre. Non ! c’est le destin qui se sert de lui. Le destin aramené Rodolphe ici. Le destin veut qu’il soit Roi. Vous medévisagez ! Croyez-vous que je sois fou, monsieur le valet dechambre !

– Je crois, monsieur, que vous êtes pleinde bon sens, si je peux me permettre de m’exprimer ainsi.

– De bon sens ? Je ne sais trop,observa Sapt, avec un petit rire. Mais le destin est là ;soyez-en sûr.

Les deux hommes étaient revenus dans leurpetite chambre ; ils avaient passé devant la porte de celle oùgisaient les corps du Roi et du garde-chasse.

James restait debout près de la table. Saptarpentait la pièce, tirant sa moustache et fendant l’air parfois desa forte main velue.

« Je n’ose pas ! murmura-t-il, jen’ose pas. C’est une chose qu’un homme ne peut pas faire de sonautorité privée. Mais le destin le fera ! Le destin lefera ! Il nous l’imposera !

– Alors, mieux vaut que nous soyonsprêts, suggéra James avec calme. »

Sapt se tourna vers lui vivement, presque aveccolère.

« On a souvent parlé de mon audacieuxsang-froid. Par Jupiter ! que dire du vôtre ?

– Il n’y a pas de mal à être prêt,monsieur, » répondit James.

Sapt vint à lui et le prit par lesépaules.

« Prêt ? Comment ? demanda-t-ildans un murmure bourru.

– L’huile, le bois, la lumière,monsieur.

– Où, mon garçon ? Où ?Voulez-vous dire près des corps ?

– Pas où les corps sont en ce moment. Ilfaut que chacun soit à la place qui lui convient.

– Alors, il faut que nous les changionsde place ?

– Mais oui ! Et le chienaussi. »

Sapt lui lança un regard presque féroce, puisil éclata de rire.

« Ainsi soit-il ! Prenez lecommandement, dit-il. Le destin nous pousse. »

Immédiatement, ils se mirent à l’œuvre. Ilsemblait vraiment qu’une influence mystérieuse dominât Sapt. Ilagissait comme en un demi-sommeil. Ils placèrent les corps là oùchaque homme vivant se serait trouvé le soir, le Roi dans lachambre de parade, le garde chasse dans l’étroit cabinet oùl’honnête garçon avait l’habitude de coucher. Ils déterrèrent lechien, Sapt ricanant convulsivement, James aussi grave quel’employé des pompes funèbres dont il semblait parodier le rôle.Ils portèrent l’animal percé de balles dans la chambre du Roi.Ensuite, ils empilèrent le bois, l’arrosèrent de la provisiond’huile et placèrent à côté des bouteilles de spiritueux, afinqu’elles parussent avoir éclaté sous l’action du feu et fourni unnouvel aliment à l’incendie. Tantôt il semblait à Sapt qu’ilsjouaient à quelque jeu absurde qui finirait à leur gré, tantôtqu’ils obéissaient à quelque pouvoir mystérieux qui cachait songrand dessein à ses instruments. Le valet de M. Rassendyll semouvait, arrangeait, plaçait tout aussi adroitement qu’il pliaitles habits de son maître ou repassait ses rasoirs. Le vieux Saptl’arrêta une fois au moment qu’il passait devant lui.

« Ne me croyez pas fou parce que je parledu destin, dit-il avec une sorte d’anxiété.

– Certes non, monsieur. Je n’y connaisrien, mais j’aime à être prêt.

– Quel événement ce serait ! »murmura Sapt.

La plaisanterie réelle ou factice du débutavait complètement disparu. S’ils n’étaient pas sérieux, ils enavaient l’air ; s’ils n’avaient pas les intentions queparaissaient indiquer leurs actes, ils ne pouvaient plus nierqu’ils avaient une espérance.

Quand ils eurent achevé leur tâche et sefurent assis de nouveau en face l’un de l’autre dans la petitepièce de devant, tout le plan était tracé, les préparatifs étaientfaits, tout était en bonne voie ; ils n’attendaient plus quel’impulsion qui viendrait du hasard ou du destin et ferait uneréalité du conte imaginé par le serviteur. Quand la chose futfaite, le sang-froid de Sapt, si rarement troublé et pourtant sicomplètement vaincu par cette idée insensée, lui revint aussitôt.Il alluma sa pipe et se renversa sur le dossier de son fauteuil,évidemment plongé dans ses réflexions.

« Il est deux heures, monsieur, ditJames. Quelque chose a dû se passer à Strelsau.

– Oui, mais quoi ? »

Tout à coup, ils entendirent frapperviolemment à la porte. Absorbés dans leurs pensées, ils n’avaientpas remarqué que deux hommes arrivaient à cheval au Pavillon. Tousdeux portaient l’uniforme vert et or des veneurs du Roi. Celui quiavait frappé, était Simon, le frère d’Herbert qui gisait mort danssa petite chambre.

« Un peu dangereux, » murmura leconnétable de Zenda en se hâtant vers la porte suivi par James.

Simon fut surpris quand Sapt ouvrit.

« Pardon, connétable, mais j’auraisbesoin de voir Herbert. Puis-je entrer ? Il sauta à bas de soncheval et jeta les rênes à son compagnon.

– À quoi bon entrer, dit Sapt ?Herbert n’est pas ici.

– Pas ici ? Où est-ilalors ?

– Il est sorti depuis le matin avec leRoi ?

– Ah ! il est avec le Roi ?Alors, je suppose qu’il est à Strelsau ?

– Si vous savez cela, Simon, vous ensavez plus long que moi.

– Mais le Roi est à Strelsau,monsieur.

– Comment diable cela se fait-il ?Il n’a pas dit un mot de cela. Il s’est levé de bonne heure, et estparti à cheval avec Herbert, disant seulement qu’il reviendrait cesoir.

– Il est allé à Strelsau, monsieur.J’arrive de Zenda et l’on sait que Sa Majesté a été en ville avecla Reine. Ils étaient tous deux chez le comte Fritz deTarlenheim.

– Je suis charmé de le savoir. Mais letélégramme relatif au Roi et à la Reine ne disait-il pas où étaitHerbert ?

Simon se mit à rire.

« Herbert n’est pas un roi, monsieur.Enfin, je reviendrai demain matin, car j’ai besoin de le voirbientôt. Il sera de retour à ce moment, n’est-ce pas,monsieur ?

– Oui, Simon ; votre frère sera icidemain matin.

– Et j’amènerai la charrette pouremporter le sanglier au château, car j’imagine que vous ne l’avezpas mangé tout entier ? »

Sapt rit ; Simon, flatté, rit encoreplus.

« Nous ne l’avons même pas encore faitcuire, dit Sapt, mais je ne réponds de rien pour demain.

– Très bien, monsieur ! Nousverrons ! À propos, une autre nouvelle circule. On prétendavoir vu le comte Rupert de Hentzau en ville.

– Rupert de Hentzau ! Allonsdonc ! C’est absurde, mon brave Simon. Il n’oserait pas semontrer ; il sait, trop bien que cela pourrait lui coûter lavie.

– Ah ! qui sait ? c’estpeut-être ce qui a conduit le Roi à Strelsau.

– Cela suffirait, en effet, si lanouvelle était vraie, admit Sapt.

– Eh bien ! bonjour, monsieur.

– Bonjour, Simon. »

Les deux veneurs s’éloignèrent. James lessuivit des yeux pendant quelques instants, puis il dit :

« On sait que le Roi est à Strelsau etmaintenant voilà qu’on en dit autant du comte de Hentzau. Commentle comte de Hentzau peut-il avoir tué le Roi ici dans la forêt deZenda, monsieur ? »

Sapt le regarda presque avec crainte.

« Comment le corps du Roi peut-il arriverà la forêt de Zenda ? poursuivit James. Ou comment le corps duRoi peut-il aller à la ville de Strelsau ?

– Assez de vos damnées énigmes !s’écria Sapt. Avez-vous juré de me pousser jusqu’aubout ! »

Le valet de chambre s’approcha et lui posa unemain sur l’épaule.

– Vous avez, déjà une fois, entrepris unechose aussi difficile, monsieur, dit-il.

– C’était pour sauver le Roi.

– Et maintenant, c’est pour sauver laReine et vous-même, car si nous n’aboutissons pas, il faudra qu’onsache la vérité sur mon maître. »

Sapt ne lui répondit pas. Ils reprirent leurssièges en silence. Ils restèrent là, fumant sans parler, tandis quele long après-midi s’écoulait et que les ombres des arbress’allongeaient. Ils ne pensèrent ni à boire, ni à manger. Ilsrestèrent immobiles. Une seule fois, James se leva pour allumer unpetit feu de broussailles. Le crépuscule tombait. De nouveau, Jamesse leva pour allumer la lampe. Il était près de six heures etaucune nouvelle n’arrivait de Strelsau. Enfin, on entendit lessabots d’un cheval. Les deux hommes se précipitèrent vers la porte,puis dehors, sur la route gazonnée qui donnait accès au Pavillon.Ils oubliaient leur secret ; la porte restait ouverte derrièreeux. Sapt courut comme il ne l’avait pas fait depuis bien longtempset distança James. Il arrivait un message de Strelsau !

Le connétable, sans un mot d’accueil aumessager, saisit l’enveloppe, la déchira et lut en balbutiant toutbas : « Bonté du Ciel ! Bonté duCiel ! »

Puis il se détourna et marcha rapidement à larencontre de James qui, se voyant battu à la course, s’était remisau pas. Mais le messager avait ses préoccupations comme leconnétable. L’un et l’autre voulaient une couronne ! Ils’écria indigné :

« Je n’ai pas repris haleine depuisHofbau, monsieur. N’aurai-je donc pas ma couronne ? »

Sapt s’arrêta et retourna sur ses pas. Quandil leva les yeux en payant la couronne qu’il venait de tirer de sapoche, il y avait un singulier sourire sur sa large figure, battuepar la tempête.

« Ah ! oui, dit-il. Tout hommeméritant une couronne, l’aura si je peux la lui donner. »

Puis de nouveau, il se rapprocha de James quil’avait rejoint et lui mettant une main sur l’épaule :

« Venez, mon faiseur de rois, »dit-il.

James leva un instant les yeux vers sonvisage. Ceux du connétable lui rendirent son regard avec un signede tête.

Ils rentrèrent dans le Pavillon où étaientétendus le Roi mort et son garde-chasse. En vérité, le destin avaitpris les rênes !

Chapitre 16Une foule dans la Königstrasse.

Le projet qui avait germé dans l’imaginationdu serviteur de M. Rassendyll et avait enflammé l’espritaventureux et hardi de Sapt, comme l’étincelle allume les copeaux,avait été entrevu par plus d’un d’entre nous à Strelsau ; sansdoute, nous ne l’envisagions pas froidement, comme le petit homme,et ne l’adoptions pas avec l’ardeur du connétable de Zenda, mais ilétait là, dans ma pensée, quelquefois sous forme de crainte,d’autres fois comme une espérance, tantôt semblant devoir êtreévité à tout prix, tantôt comme la seule ressource pour éviter undénouement bien plus terrible. Je savais que Bernenstein pensaitcomme moi, car ni lui, ni moi n’avions pu former un projetraisonnable par lequel le Roi vivant pourrait disparaître comme parenchantement et le Roi mort prendre sa place. Le changement neparaissait pouvoir se faire qu’en disant au moins une bonne partiede la vérité et, alors, que de bavardages, que de commentaires surles relations de la Reine et de M. Rassendyll ! Quin’aurait reculé devant cette alternative ? C’eût été exposerla Reine à tout ou presque tout le danger que lui avait fait courirla perte de la lettre. Influencés par la confiance de Rodolphe,nous admettions que la lettre serait reconquise et la bouche deRupert fermée ; mais il en resterait assez pour faire parleret conjecturer indéfiniment, sans que le respect ou la charitéretinssent personne. C’est pourquoi, en présence de toutes cesdifficultés, de tous ces dangers, le plan conçu par James seprésentait vaguement à nos cœurs et à nos esprits ; c’estpourquoi nous échangions des regards, des allusions, des phrasesincomplètes, ma femme, Bernenstein et moi, sans oser rien avouerouvertement. De la Reine elle-même, je ne saurais rien dire. Sespensées me paraissaient se borner au désir et à l’espoir de revoirM. Rassendyll comme il l’avait promis. À Rodolphe, nousn’avions rien osé dire du rôle que nos imaginations lui faisaientjouer. S’il l’acceptait, il faudrait que ce fût de sa proprevolonté, poussé par le destin dont parlait le vieux Sapt et non parnos sollicitations. Ainsi qu’il l’avait dit, il concentrait pour lemoment tous ses efforts sur la tâche qu’il avait résolu d’accomplirdans la vieille maison de la Königstrasse.

Nous savions parfaitement que la mort même deRupert ne mettrait pas le secret en sûreté. Rischenheim, quoiqueprisonnier pour le moment, était vivant et ne pourrait pas êtreéternellement séquestré. Bauer était on ne savait où, libre d’agiret de parler. Cependant, au fond du cœur, nous ne craignions queRupert et nous n’hésitions que sur la question de savoir si nouspourrions ou comment nous devrions exécuter ce projet. Car dans lesmoments de surexcitation, on se rit d’obstacles qui paraissentformidables par la suite, lorsque l’on a réfléchi avec calme.

Le message du Roi avait décidé la plus grandepartie de la foule à se disperser bien à contre cœur.

Rodolphe avait pris une de mes voitures etétait parti, non du côté de la Königstrasse, mais dans la directionopposée. Je supposai qu’il faisait un détour pour arriver sans êtreremarqué. La voiture de la Reine était encore devant ma porte, caril avait été convenu qu’elle se rendrait au Palais et attendrait làdes nouvelles. Ma femme et moi devions l’accompagner. J’allai doncla trouver dans sa solitude et lui demandai s’il lui plairait departir immédiatement. Je la trouvai pensive, mais calme. Ellem’écouta, se leva et me dit : « Fritz, je veuxpartir. » Puis subitement elle me demanda : « Où estle comte de Luzau-Rischenheim ? » Je lui dis queBernenstein le gardait prisonnier dans la petite pièce derrière lamaison. Elle réfléchit un moment et reprit :

« Je veux le voir. Allez-me le chercher.Vous resterez pendant que je lui parlerai, mais personned’autre. » J’ignorais ses intentions, mais je ne voyais aucuneraison de m’opposer à son désir et j’étais bien aise de trouverquelque chose qui l’aidât à passer cette heure d’attente. Je luiamenai donc Rischenheim. Il me suivit lentement et comme malgrélui ; son esprit versatile avait passé de nouveau del’impétuosité au découragement. Il était pâle et inquiet etlorsqu’il se trouva en présence de la Reine, l’air de bravade qu’ilavait gardé devant Bernenstein fit place à un air honteux etsombre. Il ne put soutenir le grave regard qu’elle fixa surlui.

Je me retirai à l’autre extrémité de la pièce,mais elle était petite et j’entendis là ce qui se disait. J’avaismon revolver prêt dans le cas où Rischenheim tenterait de recouvrersa liberté, mais il n’en était plus capable ; la présence deRupert était le tonique qui lui donnait force et audace, maisl’effet de la dernière dose était usé et il était retombé dans sonirrésolution naturelle.

« Monsieur le comte, dit la Reine avecdouceur, en lui faisant signe de s’asseoir, j’ai désiré vous parlerparce que je ne veux pas qu’un gentilhomme de votre rang pense tropde mal de sa Reine. Le Ciel a voulu que mon secret n’en fût pas unpour vous ; je peux donc parler sans détours. »

Rischenheim leva sur elle un regard terne, necomprenant pas sa disposition d’esprit. Il s’était attendu à desreproches et il n’entendait que des excuses prononcées à voixbasse.

« Et pourtant, continua-t-elle, c’est àcause de moi que le Roi est mort ; et un humble et fidèleserviteur, saisi dans les filets de ma triste destinée, a donné savie pour moi sans le savoir. Au moment même où nous parlons, ungentilhomme assez jeune encore pour apprendre ce qu’est la vraienoblesse, peut être tué à cause de moi, tandis qu’un autre, queseule je n’ai pas le droit de louer, compte sa vie pour rien parcequ’il s’agit de me servir. Et envers vous, monsieur le comte, j’aieu ce grand tort d’agir de telle sorte que vous avez été sans unvoile d’excuse vous donnant l’apparence de servir le Roi enpréparant mon châtiment. »

Rischenheim baissa les yeux et se tordit lesmains nerveusement. Je retirai ma main de dessus mon revolver.Rischenheim ne bougerait plus désormais.

« Je ne sais pas, poursuivit la Reine,comme en rêve et comme si elle se parlait à elle-même plutôt qu’àlui, ou comme si elle avait presque oublié sa présence, en quoi magrande infortune a servi les vues du Ciel. Peut-être, étant placéeau-dessus de la plupart des femmes, dois-je être éprouvée plusqu’elles, et je crains d’avoir failli en cette grande épreuve.Cependant, si je pèse ma misère et la tentation que j’ai éprouvée,il semble à mes yeux humains que je n’ai pas failli grandement. Moncœur n’est pas encore assez humilié ; l’œuvre de Dieu n’estpas achevée, mais le crime du sang versé retombe sur mon âme ;je ne peux plus voir l’image même de mon bien-aimé, qu’à travers cebrouillard rouge, de sorte que si ce qui paraissait être ma joieparfaite m’était accordé maintenant, cette joie me viendrait gâtée,tachée, empoisonnée. »

Elle s’arrêta et fixa les yeux sur lui, maisil ne remua, ni ne parla.

« Vous connaissez mon péché, reprit-elle,mon péché si grand dans mon cœur, et vous saviez combien peu mesactions y ont pourtant cédé. Avez-vous donc pensé, monsieur lecomte, que le péché n’était pas puni, pour vous être chargéd’ajouter la honte à ma souffrance ? Le Ciel était-il siindulgent, que les hommes dussent corriger son indulgence par leursévérité ? Cependant, je sais que, me sachant coupable, vousavez pu croire que vous ne faisiez pas de mal en aidant votrecousin, et vous absoudre sous prétexte que vous défendiez l’honneurdu Roi. Ainsi, monsieur le comte, je vous ai fait commettre un acteque ni votre cœur, ni votre honneur ne pouvaient approuver. Jeremercie Dieu que vous n’en ayez pas souffert davantage. »

Rischenheim commença à murmurer d’une voixbasse et voilée, les yeux toujours baissés :

« Rupert m’a persuadé. Il me disait quele Roi serait, très reconnaissant, qu’il me donnerait… »

Sa voix s’éteignit et il resta silencieux, setordant les mains.

« Je sais, je sais, dit la Reine ;mais vous n’auriez pas cédé à de tels arguments si mon péché nevous avait pas aveuglé. »

Elle se tourna subitement vers moi, les yeuxpleins de larmes et tendit les mains de mon côté.

« Et, cependant, dit-elle, votre femmesait ce qu’il en est et elle m’aime toujours, Fritz.

– Elle ne serait pas ma femme, si elle nevous aimait pas, m’écriai-je, car moi et tous les miens nedemandons qu’à mourir pour Votre Majesté.

– Elle sait tout et elle m’aimetoujours, » répéta la reine. J’étais heureux de voir qu’elletrouvait une consolation dans l’affection d’Helga. C’est vers lesfemmes que les femmes se tournent dans leurs épreuves, et pourtantce sont les femmes qu’elles craignent.

« Mais Helga n’écrit pas de lettres,ajouta la Reine.

– Non, sans doute, » répondis-jeavec un sourire forcé. Il est vrai que Rodolphe Rassendyll ne luiavait pas fait la cour.

Elle se leva en disant :

« Allons au Palais. » Rischenheimfit involontairement un pas vers elle.

« Eh bien ! monsieur le comte,dit-elle en se tournant vers lui, voulez-vous aussi venir auPalais ? »

J’intervins.

« Le lieutenant Bernenstein aurasoin, » dis-je… mais je m’arrêtai. Le moindre geste de sa mainsuffisait pour m’imposer silence.

« Voulez-vous venir avec moi ?demanda-t-elle encore à Rischenheim.

– Madame, balbutia-t-il,Madame. »

Elle attendit. J’attendis aussi, quoiqu’ilm’impatientât un peu, Tout à coup, il ploya le genou, mais il n’osapas toucher la main de la Reine. Elle se rapprocha et la lui tenditen disant tristement :

« Ah ! si en pardonnant, je pouvaisme faire pardonner ! »

Rischenheim saisit sa main et la baisa. Jel’entendis balbutier :

« Ce n’était pas moi. Rupert m’excitaitcontre vous et je ne pouvais pas lui résister.

– Voulez-vous venir au Palais avecmoi ? » répéta-t-elle en retirant sa main, maissouriante.

Je me permis cette remarque :

« Le comte de Luzau-Rischenheim sait deschoses que presque tout le monde ignore, Madame. »

Elle se tourna vers moi avec dignité, presqueavec mécontentement :

« On peut compter sur le silence du comtede Luzau-Rischenheim. Nous ne lui demandons pas de faire quoi quece soit contre son cousin ; nous ne lui demandons que sonsilence.

– Oui, répondis-je, bravant sa colère,mais quelle garantie aurons-nous ?

– Sa parole d’honneur, monsieur lecomte. »

Je savais qu’en m’appelant M. le comte,elle m’exprimait son déplaisir, car excepté dans les circonstancesofficielles, elle m’appelait toujours Fritz.

« Sa parole d’honneur ! dis-je, d’unton grondeur ; en vérité, Madame…

– Il a raison, dit Rischenheim, il araison.

– Non, il a tort, répliqua la Reine ensouriant. Le comte tiendra la parole qu’il m’a donnée. »

Rischenheim la regarda comme s’il allait luiparler, mais il se tourna vers moi et dit à voix basse :

« Par le Ciel, je tiendrai ma parole,Tarlenheim. Je servirai la Reine en tout.

– Monsieur le comte, dit-elle, toutegracieuse, en même temps que triste, vous allégez mon fardeau, nonseulement en m’aidant, mais parce que je sais désormais que votrehonneur n’est plus terni à cause de moi. Allons auPalais. »

Elle se rapprocha de lui et ajouta :

« Nous irons ensemble. »

Il n’y avait plus rien à faire qu’à se fier àlui. Je savais que je ne la ferais pas changer d’idée.

« Je vais voir, dis-je, si la voiture estprête.

– C’est cela, Fritz, », dit laReine.

Comme je passais, elle m’arrêta un instant etmurmura :

« Faites lui voir que vous avez confianceen lui. »

Je m’approchai du comte et lui tendis la main.Il la prit et la pressa.

« Sur mon honneur ! »dit-il.

En sortant, je trouvai Bernenstein assis dansle vestibule. Le lieutenant était un diligent et prudent jeunehomme. Il paraissait examiner son revolver avec le plus grandsoin.

« Vous pouvez rentrer ça, dis-je avechumeur (je n’avais pas été charmé de donner une poignée de main àRischenheim) ; il n’est plus prisonnier. Il est des nôtresmaintenant.

– Ah bah ! » s’écriaBernenstein, sautant sur ses pieds.

Je lui contai brièvement ce qui s’était passéet comment la Reine avait conquis pour son propre servicel’instrument de Rupert.

« Je crois qu’il sera fidèle, »dis-je en terminant, et je le croyais, quoique que je me fusse bienpassé de son secours.

Une lueur brilla dans les yeux de Bernenstein,et je sentis trembler la main qu’il posa mon épaule.

Il murmura :

« Alors, il n’y a plus que Bauer, siRischenheim est avec nous, seulement Bauer ! »

Je savais très bien ce qu’il voulait dire.Rischenheim une fois réduit au silence, Bauer était, avec Rupertlui-même, le seul homme qui connût la vérité, le seul qui menaçâtnotre grand projet avec une force toujours croissante, à mesure queles obstacles disparaissaient. Mais je ne voulus pas regarderBernenstein, craignant d’avouer, même avec mes yeux, combien mapensée répondait à la sienne. Il était, plus hardi ou moinsscrupuleux, comme il vous plaira.

Il poursuivit :

« Oui, si nous pouvons fermer la bouche àBauer… »

Je l’interrompis avec aigreur.

« La Reine attend sa voiture, dis-je.

– Ah ! oui, sans doute, lavoiture. »

Il me fit tourner sur moi-même, de sorte queje fus forcé de le regarder ; alors, il sourit etrépéta :

« Seulement Bauer maintenant !

– Et Rupert, répliquai-je avechumeur.

– Oh ! Rupert ne doit plus exister àcette heure, » répondit-il joyeusement.

Sur ce, il sortit sur le seuil du vestibule etprévint les gens de la Reine de son approche. Il faut convenir quele jeune Bernenstein était un agréable complice, son égalité d’âmeétait presque semblable à celle de Rodolphe. Je leur étaisinférieur.

J’allai au Palais avec la Reine et mafemme ; les deux autres suivaient dans une seconde voiture. Jene sais ce qu’ils se dirent en route, mais Bernenstein se montraitfort poli envers son compagnon quand je les rejoignis. Dans notrevoiture, ce fut surtout ma femme qui parla. Elle remplit, d’aprèsce que Rodolphe lui avait dit, les vides de nos renseignements surla manière dont il avait passé la nuit à Strelsau ; et lorsquenous arrivâmes, nous étions au courant de tous les détails. LaReine dit peu de chose. L’inspiration qui lui avait dicté son appelà Rischenheim semblait avoir disparu ; elle était de nouveauen proie aux craintes et aux appréhensions. Je compris soninquiétude quand tout à coup elle toucha ma main de la sienne etmurmura :

« Il doit être à la maisonmaintenant ! »

Nous n’avions pas à passer par la Königstrasseet nous arrivâmes au Palais sans aucune nouvelle de notre chef(tous nous le considérions comme tel, la Reine la première). Ellene parla plus de lui, mais ses yeux me suivaient comme si elle medemandait silencieusement un service ; je ne devinais paslequel. Bernenstein avait disparu et avec lui le comte repentant.Les sachant ensemble, j’étais tranquille, Bernenstein surveilleraitson compagnon. J’étais intrigué par le muet appel de la Reine, etje brûlais de recevoir des nouvelles de Rodolphe. Il nous avaitquittés depuis deux heures, et pas un mot de lui ou sur lui ne nousétait parvenu. Enfin, je ne pus me contenir davantage. La Reineétait assise, la main dans celle de ma femme. Je m’étais placé àl’autre extrémité de la pièce, pensant qu’elles pourraient avoir àcauser, mais elles n’avaient pas échangé une parole. Je me levaibrusquement et m’approchai d’elles.

« Avez-vous besoin de ma présence,Madame ? demandai-je, ou me permettez-vous de m’éloignerquelques instants ?

– Où voulez-vous aller, Fritz, dit-elleen tressaillant, comme si je troublais ses pensées.

– À la Königstrasse, Madame. »

À ma vive surprise, elle se leva et me saisitla main.

« Soyez béni, Fritz !s’écria-t-elle. Je crois que je n’aurais pas pu y tenir pluslongtemps. Je ne voulais pas vous demander d’y aller, mais allez-y,mon cher ami, allez-y et apportez-moi de ses nouvelles. Oh !Fritz, il me semble que je rêve ce rêve une foisencore ! »

Ma femme leva les yeux sur moi en souriantbravement, mais ses lèvres tremblaient.

« Entrerez-vous dans la maison, Fritz, medemanda-t-elle.

– Non, à moins que cela ne paraissenécessaire, chérie. »

Elle vint à moi et m’embrassa.

« Allez, si l’on a besoin de vous,dit-elle, et elle s’efforça de sourire à la Reine, comme pour luidire qu’elle m’exposait volontiers au danger.

– J’aurais pu être une épouse comme elle,Fritz, me dit la Reine ; oui, en vérité. »

Je n’avais rien à répondre et peut-être en cetinstant ne l’aurai-je pas pu. Il y a dans le courage impuissant desfemmes quelque chose qui m’amollit. Nous pouvons agir etcombattre ; elles ne peuvent qu’attendre inactives, cependant,elles atteignent leur but. Il me semble que s’il me fallait, danscertaines conjonctures, rester assis et penser, je deviendraislâche.

Donc, je sortis, les laissant ensemble.J’échangeai mon uniforme pour des vêtements civils et j’eus soin demettre un revolver dans ma poche. Ainsi préparé, je me glissaidehors et me rendis à pied à la Königstrasse.

L’après-midi s’avançait. Beaucoup de gensdînaient, et dans les rues l’affluence n’était pas considérable.Deux ou trois personnes seulement me reconnurent. Il n’y avait pasapparence d’agitation et les drapeaux flottaient toujours sur lePalais. Sapt gardait le secret, et toujours on croyait le Roivivant et présent à Strelsau. Je craignais que l’on n’eût vuRodolphe à son arrivée et je m’attendais à trouver une foule autourde la maison ; mais quand j’y arrivai, il n’y avait pas plusd’une douzaine de flâneurs. Je me mis à faire les cent pas de l’airle plus indifférent possible.

Bientôt la scène changea. Les ouvriers et leshommes d’affaires ayant fini de dîner, sortirent de leurs maisonset des restaurants. Ceux qui flânaient devant le n° 19 leurparlèrent, quelques-uns répondirent :« Vraiment ? » sourirent et passèrent ; ilsn’avaient pas le temps de rester pour contempler un roi. Maisbeaucoup attendirent, allumèrent leur pipe ou leur cigarette,regardant leur montre de temps à autre et, bientôt, il y eutenviron deux cents personnes. Je cessai de marcher, car il y avaittrop de foule sur le trottoir et je m’arrêtai sur le bord, uncigare à la bouche. Tout à coup, je sentis une main sur mon épauleet en me retournant, j’aperçus le lieutenant en uniforme avecRischenheim.

« Vous voilà aussi, lui dis-je ; ilme semble qu’il ne se passe rien d’extraordinaire. »

Le n° 19 ne donnait pas signe de vie. Lesvolets étaient fermés, la porte et la boutique fermées aussi.

Bernenstein secoua la tête en souriant. Soncompagnon ne prêta aucune attention à ses paroles. Il étaitévidemment fort agité. Ses yeux ne quittaient pas la porte de lamaison. J’allais lui adresser la parole, lorsque mon attention futattirée tout à coup et complètement par une tête entrevue à traversles épaules des assistants.

L’individu que j’aperçus portait un largechapeau mou, brun et abaissé sur les yeux. Néanmoins, on pouvaitvoir au-dessous un bandage blanc qui faisait le tour de la tête. Jene pouvais voir le visage, mais la forme de la tête m’était bienconnue. Je ne doutai pas un instant que ce ne fût Bauer. Sans riendire à Bernenstein, je fis le tour de la foule et j’entendis unevoix qui disait :

« C’est absurde ! qu’est-ce que leRoi ferait dans une pareille maison ? »

On s’adressait à l’un des pauvres flâneurs quis’étaient arrêtés là, il répondit :

« Je ne sais pas ce que le Roi peut fairelà, mais le Roi ou son Sosie est certainement entré et n’estcertainement pas reparti. »

J’aurais voulu pouvoir me faire connaître etdécider ces gens à s’en aller, mais ma présence aurait nui à mesparoles et convaincu tout le monde que le Roi était bien dans lamaison. Je restai donc en dehors de la foule et me glissai sansêtre remarqué vers l’homme à la tête bandée. Évidemment, lablessure de Bauer n’était pas très sérieuse puisqu’elle ne l’avaitpas empêché de quitter l’infirmerie où la police l’avait faitporter. Il était venu, comme moi, attendre l’issue de la rencontreentre Rodolphe et Rupert au n° 19 de la Königstrasse.

Il ne me voyait pas, car il regardait lamaison aussi attentivement que Rischenheim. Évidemment, ils nes’étaient pas aperçus, car autrement, Rischenheim aurait montréquelque embarras et Bauer quelque trouble. Je me faufilai vivementvers mon ex-domestique. Je ne pensais qu’à m’emparer de lui. Je nepouvais oublier ces paroles de Bernenstein : « SeulementBauer maintenant. » Si je pouvais saisir Bauer ! Nousétions en sûreté. Quelle sûreté ? Je ne me répondais pas, maisl’idée que l’on sait, me dominait. En sûreté quant à notresecret ! En sûreté quant à notre plan, ce plan devenu si cherà tous nos cœurs, à nous autres qui étions à Strelsau, aux deuxassociés qui gardaient le Pavillon de chasse. La mort de Bauer, lacapture de Bauer, le silence de Bauer assuré par n’importe quelmoyen, et le plus grand, le seul obstacle disparaissait.

Bauer ne quittait pas la maison des yeux. Jeme glissai avec précaution derrière lui. Il avait une main dans lapoche de son pantalon, ce qui laissait un espace entre son coude etson corps. J’y glissai mon bras gauche et m’accrochai fermement ausien.

Il se retourna et me vit.

« Nous nous retrouvons, Bauer, » luidis-je.

Il perdit contenance et me regarda,hébété.

« Espérez-vous aussi voir leRoi ? » lui demandai-je.

Il se remettait. Un sourire rusé se dessinasur ses lèvres.

« Le Roi ? dit-il.

– Dame ! N’est-il pas àStrelsau ? Qui vous a fait cette blessure à latête ? »

Bauer fit un mouvement pour retirer son brasdu mien. Il sentit que je le tenais bien.

« Où est mon sac ? »demandai-je.

Je ne sais pas ce qu’il aurait répondu, car àcet instant un bruit se fit entendre derrière la porte close. Onaurait dit que quelqu’un accourait rapidement. Puis on entendit unjuron lancé par une voix aiguë et rude, mais une voix de femme. Lecri de colère d’une jeune fille lui répondit. Impétueusement, jeretirai mon bras de celui de Bauer et m’élançai en avant.J’entendis un ricanement et me retournant, je vis disparaîtrel’homme à la tête bandée qui fuyait rapidement. Je n’avais pas leloisir de m’occuper de Bauer, car je voyais deux hommes fendre lafoule sans prêter la moindre attention aux protestations. Ces deuxhommes étaient Bernenstein et Rischenheim. Sans perdre un instant,je me frayai un chemin à travers la foule pour les rejoindre. Toutle monde s’écartait avec plus ou moins de bonne volonté. Nousétions tous trois au premier rang, lorsque la porte s’ouvritviolemment, et une jeune fille sortit en courant.

Sa chevelure était en désordre, son visagepâle, ses yeux pleins de terreur. Arrêtée sur le seuil, faisantface à la foule, qui en un instant était devenue trois fois plusnombreuse, et ne sachant guère ce qu’elle faisait, elle criaitépouvantée.

« Au secours ! Au secours ! LeRoi ! Le Roi ! »

Chapitre 17Le jeune Rupert et le Comédien

Souvent je me représente le jeune Rupertdebout où Rischenheim l’avait laissé, attendant le retour de sonmessager et guettant quelque signe qui apprît à Strelsau la mort duRoi que sa propre main avait tué. Son image est une de celles quela mémoire retient claire et distincte, tandis que le temps effacecelle d’autres hommes meilleurs et plus grands. La situation danslaquelle il se trouvait ce matin-là était vraiment de nature àexercer l’imagination. Si l’on en excepte Rischenheim, un roseausans résistance, et Bauer parti on ne savait où, il était seulcontre tout un royaume qu’il venait de décapiter et contre ungroupe d’hommes résolus qui ne connaîtraient ni repos, ni sécuritétant qu’il vivrait. Pour se protéger, il n’avait que sa viveintelligence, son courage et son secret. Cependant, il ne pouvaitpas fuir, n’ayant aucune ressource, jusqu’à ce que son cousin luien fournît, et à tout instant ses adversaires pouvaient être ensituation de déclarer la mort du Roi et de soulever la populationcontre lui. De tels hommes ne se repentent pas, mais peut-êtreregrettait-il l’entreprise qui l’avait amené où il était et luiavait imposé un acte si terrible. Cependant, ceux qui leconnaissaient bien sont autorisés à croire que le sourires’accentua sur ses lèvres fermes et charnues, à mesure qu’ilcontemplait la ville inconsciente. J’aurais voulu le voir là, maisj’imagine que, de son côté, il eût beaucoup préféré se trouver enface de Rodolphe, car il ne désirait rien tant que de croiserl’épée avec lui et de décider ainsi de sa destinée.

À l’étage inférieur, la vieille femme faisaitcuire un ragoût pour son dîner, maugréant de la longue absence ducomte Rischenheim et de celle de ce coquin de Bauer, ivre sansdoute dans quelque cabaret. Par la porte ouverte de la cuisine, onpouvait voir Rosa frottant ferme le carreau du corridor. Ses jouesétaient colorées et ses yeux brillants ; de temps en temps,elle interrompait sa tâche, levait la tête et semblait écouter.L’heure à laquelle le Roi devait avoir besoin d’elle, était passéeet le Roi n’était pas venu. La vieille femme était bien loin de sedouter pourquoi elle écoutait. Elle n’avait parlé que de Bauer.Pourquoi Bauer ne venait-il pas et qu’est-ce qui pouvait leretenir ? C’était une grande chose de garder le secret du Roiet elle mourrait plutôt que de le trahir ; car il avait étébon et gracieux pour elle et elle ne voyait pas dans Strelsau unhomme qui lui fût comparable. Le comte de Hentzau était beau, beaucomme le démon, mais elle lui préférait infiniment le Roi et le Rois’était confié à elle ; elle le défendrait de tout danger aupéril de sa propre vie.

Un bruit de roues dans la rue ! Lavoiture s’arrêta quelques portes plus loin, puis repassa devant lamaison. La jeune fille leva la tête. La vieille femme absorbée danssa besogne, ne prêta aucune attention. L’oreille fine et aux aguetsde la jeune fille entendit un pas rapide au dehors. Enfin, onfrappa ! Un coup sec, puis cinq autres très légers. Cettefois, la vieille femme entendit, laissa tomber sa cuiller dans lacasserole, enleva son ragoût du feu et se retourna endisant :

« Voilà enfin le coquin ! Ouvre-lui,Rosa. »

Avant qu’elle eût parlé, Rosa s’était élancéedans le corridor. Elle ouvrit et referma la porte. La vieille vintà celle de la cuisine. Le corridor et la boutique étaient sombres,les volets étant restés fermés, mais elle vit que l’homme, marchantprès de Rosa, était plus grand que Bauer.

« Qui est là ? cria la mère Holfd’une voix aigre. La boutique est fermée aujourd’hui, vous nepouvez pas entrer.

– Mais je suis entré, » répondit-on,et Rodolphe s’avança vers elle. La jeune fille le suivait ;les mains crispées et les yeux pleins d’ardeur.

« Ne me reconnaissez-vouspas ? » demanda Rodolphe planté en face de la vieillefemme et lui souriant. Dans cette demi obscurité du corridor auplafond bas, la mère Holf était fort intriguée. Elle connaissaitl’histoire de Rodolphe Rassendyll, elle savait qu’il était denouveau en Ruritanie ; elle ne s’étonnait pas qu’il fût àStrelsau ; mais elle ignorait que Rupert eût tué le Roi etelle n’avait pas revu le Roi depuis que sa maladie, jointe au portde la barbe, avait altéré sa ressemblance absolue avecM. Rassendyll. Bref, elle ne pouvait pas dire si c’étaitvraiment le Roi ou son Sosie qui lui parlait.

« Qui êtes-vous ? »demanda-t-elle d’un ton bref et dur.

La jeune fille dit avec un joyeuxrire :

« Mais, c’est le… »

Elle s’arrêta : peut-être le Roivoulait-il garder le secret sur son identité.

Rodolphe lui fit un signe de tête.

« Dites-lui qui je suis.

– Mais, ma mère, c’est le Roi, murmuraRosa riant, et rougissant ; le Roi, mère !

– Oui, si le Roi vit, je suis leRoi, » répondit Rodolphe.

Je suppose qu’il désirait découvrir jusqu’àquel point la vieille femme était informée.

Sans répondre, elle le dévisagea. Dans sontrouble, elle oublia de lui demander comment il avait appris lesignal qui devait le faire admettre.

« Je suis venu pour voir le comte deHentzau, poursuivit Rodolphe : conduisez-moi vers luiimmédiatement. »

En un instant, la vieille femme lui barra lepassage, les poings sur les hanches et d’un air de défi.

« Personne ne peut voir le comte,dit-elle brusquement ; il n’est pas ici.

– Comment le Roi ne peut pas le voir. Pasmême le Roi ?

– Le Roi ? dit-elle, en le regardantfixement : êtes-vous le Roi ? »

Rosa éclata de rire.

« Mère, dit-elle, vous avez dû voir leRoi cent fois.

– Le Roi ou son fantôme,qu’importe, » reprit Rodolphe légèrement.

La vieille femme se recula avec une frayeursoudaine.

« Son fantôme ? Est-il…

– Son fantôme ! s’écria Rosa enriant : mais c’est le Roi lui-même, mère. Vous ne ressemblezguère à un fantôme, Sire. »

La mère Holf était devenue livide et ses yeuxgrands ouverts, restaient fixés sur Rodolphe. Peut-êtresoupçonna-t-elle que quelque chose était arrivé au Roi et que cethomme était venu à cause de cela, cet homme qui était vraimentl’image du Roi et aurait pu être son ombre. Elle s’appuya sur lechambranle de la porte, les soubresauts de sa vaste poitrinesoulevant l’étoffe de sa robe brune. Après tout, c’était peut-êtrele Roi !

« Que Dieu nous vienne en aide !murmura-t-elle, pleine de crainte et de perplexité.

– Il nous aide, rassurez-vous. Où est lecomte de Hentzau ? »

La jeune fille s’était alarmée à la vue del’agitation de sa mère.

« Il est là-haut, dans la mansarde, touten haut de la maison, Sire, » dit-elle tout bas avec frayeur,pendant que son regard se portait rapidement du visage terrifié desa mère, aux yeux résolus et au sourire immuable de Rodolphe.

Ce qu’elle venait de dire lui suffit ; ilpassa rapidement à côté de la vieille femme et se mit à gravirl’escalier.

Les deux femmes le suivaient des yeux, la mèreHolf comme fascinée, Rosa alarmée, mais triomphante, carn’avait-elle pas fait ce que le Roi lui avait ordonné ?

Rodolphe tourna le coin du premier palier etdisparut de leurs regards. La vieille femme marmottant et jurant,rentra en trébuchant dans sa cuisine, remit son ragoût sur le feuet le tourna sans y prendre garde. Sa fille la guettait sanscomprendre qu’elle pût s’occuper de cuisine en pareil moment etsoupçonnant bien que sa pensée devait être ailleurs. Bientôt ;elle gravit, silencieusement et d’un pas furtif, l’escalier sur lestraces de Rodolphe. Une fois, elle se retourna : sa mèrecontinuait à agiter machinalement son ragoût. Rosa, courbée endeux, avança jusqu’à ce qu’elle aperçût le Roi qu’elle était sifière de servir. Il était arrivé à la porte de la grande mansardeoù logeait Rupert de Hentzau. Elle le vit mettre une main sur laserrure ; l’autre main était dans la poche de son habit. Aucunbruit ne venait de la chambre. Rupert avait entendu des pas audehors et restait debout, écoutant. Rodolphe ouvrit la porte etentra. Rosa s’élança, gravit les dernières marches et arriva à laporte juste comme elle se refermait : elle s’accroupit, écoutace qui se passait à l’intérieur et vit les ombres des deux hommess’agiter, à travers les fentes des panneaux.

Rupert de Hentzau ne croyait pas auxrevenants ; les hommes qu’il tuait dormaient immobiles où ilsétaient enterrés. Il en conclut que Rischenheim avait échoué danssa mission, ce qui ne le surprit pas, et que son ancien ennemientrait de nouveau en scène, ce dont je crois vraiment qu’il seréjouissait plutôt qu’il n’en était fâché. Quand Rodolphe entra, ilétait à mi-chemin entre la fenêtre et la table ; il s’avançajusqu’à la table et y appuya le bout de deux doigts.

« Ah ! le comédien ! »dit-il, montrant ses dents blanches et secouant sa tête frisée,tandis que son autre main restait, comme celle deM. Rassendyll, dans la poche de son habit.

M. Rassendyll lui-même avait avouéautrefois qu’il lui déplaisait de s’entendre appeler comédien parRupert. Il était maintenant un peu moins jeune et moinssusceptible.

« Oui, le comédien, répliqua-t-il ensouriant, mais son rôle sera plus court cette fois.

– Quel rôle ? N’est-ce pas, commeautrefois, celui d’un roi avec une couronne en carton ?demanda Rupert en s’asseyant sur la table. Sur ma foi, nous jouonsune belle comédie à Strelsau ! Vous avez une couronne encarton et moi, humble mortel, j’ai donné à l’autre une couronnecéleste. Mais peut-être ce que je dis ne vous apprendrien ?

– Non : je sais ce que vous avezfait.

– Je ne m’en vante pas. C’est plutôtl’acte du chien que le mien, répondit Rupert avec indifférence.Toutefois, c’est fait ! Il est mort, n’en parlons plus… Que mevoulez-vous, comédien ?

À la répétition de ce mot, pour elle simystérieux, la jeune fille regarda et écouta avec un redoublementd’attention. Que voulait dire le comte par ces mots :l’autre et une couronne céleste ?

« Pourquoi ne pas m’appeler roi ?dit Rodolphe.

– On vous appelle ainsi àStrelsau ?

– Ceux qui savent que je suis roi.

– Et ils sont…

– Quelque vingtaine.

– Et ainsi, répliqua Rupert, la ville esttranquille et les drapeaux flottent encore sur le Palais ?

– Vous vous attendiez à les voirabaisser ?

– On aime que ce qu’on a fait soitremarqué, dit Rupert d’un ton de reproche. Mais je pourrai lesfaire abaisser quand il me plaira.

– En contant vos nouvelles ? Celaserait-il bon pour vous ?

– Pardon ! Puisque le Roi a deuxvies, il est naturel qu’il y ait deux morts.

– Et après la seconde ?

– Je vivrai en paix, mon ami, grâce àcertaine source de revenu que je possède. Il frappa la poche de sonhabit avec un rire de défi. Par le temps qui court, les reineselles-mêmes doivent être prudentes lorsqu’il s’agit de leurslettres. Nous vivons dans un siècle moral.

– Vous n’en êtes pas responsable, ditRodolphe toujours souriant.

– Je fais ma petite protestation, maisque me voulez-vous, comédien ? car je commence à vous trouverun peu ennuyeux. »

Rodolphe devint grave. Il se rapprocha de latable et dit d’une voix basse et sérieuse :

« Monsieur le comte, vous êtes seulmaintenant en cette affaire. Rischenheim est prisonnier. Quant àvotre coquin de Bauer, je l’ai rencontré hier soir et je lui aicassé la tête.

– En vérité ?

– Vous tenez, vous savez quoi, dans vosmains. Si vous cédez, sur mon honneur, je sauverai votre vie.

– Alors, vous ne désirez pas mon sang.Certes, vous êtes le plus miséricordieux des comédiens !

– Je n’oserais même pas omettre de vousoffrir la vie. Allons, monsieur, vous avez échoué : rendez lalettre.

– Vous me ferez partir sain et sauf, sije vous la donne ?

– J’empêcherai votre mort, oui ; etje vous verrai partir sain et sauf.

– Où ?

– Pour une forteresse où un fidèlegentilhomme vous gardera.

– Pour combien de temps, mon cherami ?

– Pour beaucoup d’années, j’espère, moncher comte.

– Pour aussi longtemps, je suppose…

– Que le Ciel vous conservera en cemonde, comte. Il est impossible de vous laisser libre.

– Alors, c’est là votre offre ?

– L’extrême limite del’indulgence, » répondit Rodolphe.

Rupert éclata de rire. Sans doute, il y avaitdans son rire de la gaieté réelle. Il alluma une cigarette et semit à fumer en souriant.

« Je vous ferais tort en exigeant autantde votre bonté, » dit-il, et par pure insolence, cherchantencore à montrer à M. Rassendyll en quelle piètre estime il letenait et la lassitude que lui causait sa présence, il leva lesdeux bras au-dessus de sa tête et bâilla comme un homme accablé defatigue et d’ennui.

Cette fois, il avait dépassé le but. D’unbond, Rodolphe fut sur lui ; de ses mains, il lui saisit lespoignets et grâce à sa force supérieure, il ploya le corps souplede Rupert jusqu’à ce que sa tête et son buste fussent à plat sur latable. Ni l’un ni l’autre ne parla ; leurs yeux serencontrèrent ; ils entendirent leur respiration et sentirentleur haleine sur leur visage. La jeune fille avait vu le mouvementde Rodolphe, mais la fente ne lui permettait pas de voir les deuxhommes placés comme ils l’étaient alors. Elle resta à genoux etattendit. Lentement et avec une force patiente, Rodolphe commença àrapprocher les bras de son ennemi l’un près de l’autre.

Rupert avait lu son dessein dans ses yeux etrésistait de tous ses muscles tendus. Il semblait que ses brasdussent se briser ; mais petit à petit, ils furent rapprochésl’un de l’autre, les coudes se touchaient presque, puis lespoignets s’unirent involontairement. La sueur perlait sur le frontdu comte ; elle coulait en larges gouttes sur celui deRodolphe. Les deux poignets étaient l’un contre l’autre ; leslongs doigts vigoureux de la main droite de Rodolphe ;laquelle tenait déjà un des poignets se glissèrent graduellementautour de l’autre. La pression semblait avoir engourdi les bras deRupert et il se débattait plus faiblement. Les longs doigts étaientenroulés autour des deux poignets, peu à peu et timidement, lapression de l’autre main se détendit ; puis cessa. Une seulemain pourrait-elle tenir les deux poignets ? Rupert fit uneffort désespéré. Le sourire de M. Rassendyll lui répondit. Ilpouvait tenir les deux poignets d’une main, pas pour longtemps,non, mais pour un instant et, pendant cet instant, la main gauchede Rodolphe, libre enfin, se posa avec précipitation sur lapoitrine du comte. Il portait le même habit qu’avait déchiré lechien au Pavillon de chasse. Rodolphe l’ouvrit violemment et yintroduisit sa main.

« Que Dieu vous maudisse ! »gronda Rupert de Hentzau.

Mais M. Rassendyll souriait toujours. Ilprit la lettre et reconnut aussitôt le cachet de la Reine. Rupertfit un nouvel effort. La main gauche de Rodolphe céda et il n’eutque le temps de sauter de côté, tenant sa proie. En un clin d’œil,il eut son revolver en main. Pas trop tôt, car celui de Rupertétait en face de lui ; trois ou quatre pieds seulementséparaient les deux pistolets.

Certes, il y a beaucoup à dire contre Rupertde Hentzau et il est presque impossible de lui appliquer les loisde la mansuétude chrétienne, mais aucun de ceux qui l’ont connu, nepeut l’accuser d’avoir jamais reculé devant le danger ou la craintede la mort. Ce ne fut pas un sentiment de cette nature, mais unefroide considération du pour et du contre qui arrêta sa main à cemoment. Même en supposant qu’il sortît victorieux du duel et quetous deux ne mourussent pas, le bruit des armes à feu diminueraitbeaucoup ses chances de salut. De plus, il était célèbre commehomme d’épée et se croyait très supérieur à Rodolphe sous cerapport. Le fer lui donnait plus d’espoir d’être victorieux et depouvoir fuir sans danger. Il ne tira donc pas, mais dit, sansabaisser son arme.

« Je ne suis pas un bravache des rues etn’excelle pas aux combats de portefaix. Voulez-vous, maintenant,vous battre comme un gentilhomme ? Il y a une paire d’épéesdans la boîte que vous voyez là-bas ? »

M. Rassendyll, de son côté, ne perdaitpas un instant de vue le péril qui menaçait toujours la Reine.

Tuer Rupert ne la sauverait pas si lui-mêmesuccombait sans avoir eu le temps de détruire la lettre. Or, lerevolver de Rupert visant son cœur, il ne pouvait ni la déchirer nila jeter dans le feu qui brûlait de l’autre côté de la chambre.D’autre part, il ne redoutait pas un combat à l’épée, car iln’avait jamais cessé de pratiquer l’escrime et avait acquisbeaucoup plus d’habileté qu’à l’époque de son premier voyage àStrelsau.

« Comme il vous plaira, dit-il. Pourvuque nous vidions le différend ici et tout de suite, peu m’importede quelle manière.

– Alors, mettez votre revolver sur latable et je déposerai le mien à côté.

– Je vous demande pardon, répliquaRodolphe en souriant, mais il faut que vous déposiez le vôtre lepremier.

– Il paraît que je dois me fier à vous,mais que vous ne voulez pas vous fier à moi !

– Précisément. Vous savez que vous pouvezvous fier à moi et vous savez aussi bien que je ne peux pas me fierà vous. »

Une rougeur subite couvrit le visage deRupert. Il voyait, par moments, comme en un miroir, d’après leurphysionomie, le cas que les honnêtes gens faisaient de lui ;et je crois qu’il haïssait M. Rassendyll, moins parce qu’il sejetait à la traverse de son entreprise que parce qu’il pouvaitmieux que personne lui montrer la façon dont on le jugeait. Ilfronça les sourcils et serra les lèvres.

« Oui, dit-il d’un ton sardonique, mais,si vous ne tirez pas, vous détruirez la lettre ; je connaisvos fines distinctions.

– De nouveau, je vous demande pardon.Vous savez très bien que, lors même que tout Strelsau serait à laporte, je ne toucherais pas à la lettre. »

Furieux, Rupert jeta, en jurant, son revolversur la table. Rodolphe s’avança et déposa le sien à côté, puis illes prit tous deux et traversa la chambre pour aller les mettre surla cheminée ; entre les deux, il plaça la lettre. Un grand feubrillait dans la grille ; du moindre geste, il pouvait y jeterla lettre, mais il la déposa soigneusement sur la cheminée et setournant vers Rupert avec un léger sourire, lui dit :

« Maintenant, si vous le voulez bien,nous allons reprendre l’assaut que Fritz de Tarlenheim interrompitun jour dans la forêt de Zenda. »

Pendant tout ce temps, ils avaient parlé àvoix presque basse, l’un résolu ; l’autre furieux, et la jeunefille n’avait pu saisir qu’un mot ça et là. Mais tout à coup, ellevit luire l’acier à travers la fente de la porte. Haletante, ellepressa son visage contre le panneau, s’efforçant de mieux voir etde mieux entendre. Car Rupert de Hentzau avait sorti les épées deleur boîte et les avait mises sur la table. Avec un léger salut,Rodolphe en prit une et tous deux se mirent en position. Tout àcoup, Rupert abaissa son arme. Le froncement de ses sourcilsdisparut et il parla de son ton railleur habituel.

« À propos, dit-il, nous nous laissonspeut-être emporter par nos sentiments. Avez-vous plus enviemaintenant, qu’autrefois d’être roi de Ruritanie ? Parce que,dans ce cas, je serais le plus fidèle de vos sujets.

– Vous me faites trop d’honneur,comte.

– À condition, bien entendu, que jeserais un des plus favorisés d’entre vos sujets et le plus riche.Allons, allons, l’imbécile est mort maintenant ; il a vécucomme un niais et il est mort de même. La place est vide. Un mortn’a pas de droits et on ne lui fait pas tort. Que diable !C’est une bonne loi, n’est-ce pas ? Prenez sa place et safemme. Vous pourrez me payer mon prix, alors. Ou bien êtes-voustoujours aussi vertueux ? Par ma foi ! comme certainshommes apprennent peu du monde dans lequel ils vivent ! Sij’avais votre chance…

– Allons donc, comte, vous seriez ledernier à vous fier au comte Rupert de Hentzau !

– Si je m’arrangeais pour qu’il trouvâtle marché avantageux ?

– Mais c’est un homme qui prendrait lesalaire et trahirait son associé. »

Une fois encore, Rupert rougit. Quand il parlade nouveau, sa voix était dure, froide et basse.

« Par Dieu ! Rodolphe Rassendyll, jevais vous tuer ici et tout de suite.

– Essayez : je ne demande pas mieuxque de vous voir essayer.

– Et puis, je proclamerai dans toutStrelsau ce qu’est cette femme ! »

Il sourit en guettant le visage deRodolphe.

« En garde, monsieur, dit celui-ci.

– Voilà, monsieur ; je suisprêt. »

L’épée de Rodolphe avait touché la sienne.

La figure pâle de Rosa se pressait contre lafente. Elle entendait le bruit des épées qui se croisaient. Detemps à autre, elle entrevoyait une forme qui se jetait vivement enavant ou reculait avec prudence. Son cerveau était presqueparalysé. Ne connaissant ni l’esprit ni le cœur de Rupert, elle nepouvait croire qu’il voulût tuer le Roi. Cependant, les parolesqu’elle avait saisies, étaient celles d’hommes qui se querellent etelle n’arrivait pas à se persuader que ce fût là une simple partied’escrime. Ils ne parlaient plus maintenant, mais elle entendaitleur respiration haletante et les mouvements incessants de leurspieds sur le parquet. Puis un cri retentit, sonore et joyeux,ressemblant à un cri de triomphe.

« Presque !Presque ! »

Elle reconnut la voix de Rupert de Hentzau, etce fut le Roi qui répondit avec calme.

« Presque n’est pas tout àfait. »

De nouveau, elle écouta. Ils parurents’arrêter un moment, car elle n’entendit plus que les respirationsprofondes d’hommes qui se reposent un instant au milieu d’unexercice violent. Puis le cliquetis recommença, et l’un des deuxadversaires passa dans son rayon visuel. Elle reconnut la hautetaille et les cheveux roux du Roi. Il semblait être poussé pas àpas en arrière et s’approcher de plus en plus de la porte. Enfin,il n’y eut plus qu’un pied entre lui et cette porte. – Rupertpoussa un nouveau cri de joie.

« Je vous tiens à présent. Dites vosprières, roi Rodolphe. »

Dites vos prières ! Donc c’étaitsérieux ; ils se battaient et ne s’amusaient pas. Et son Roi,son cher Roi dont la vie était en danger. Elle ne regarda plusqu’un instant. Avec un cri étouffé de terreur, elle se précipitadans l’escalier. Elle ne savait ce qu’il fallait faire, mais soncœur lui criait de faire quelque chose pour sauver le Roi. Arrivéeau rez-de-chaussée, elle courut, les yeux hagards, à lacuisine.

Le ragoût était encore sur le feu et lavieille femme tenait toujours sa cuiller, mais elle ne la tournaitplus dans le ragoût et s’était assise sur une chaise.

« Il tue le Roi ! Il tue leRoi ! » criait Rosa ; et elle saisit sa mère par lebras. « Mère, que faire ? Il tue le Roi ! » Lavieille la regarda de ses yeux ternes, et avec un sourire à la foisstupide et rusé.

« Laisse-les tranquilles, dit-elle ;il n’y a pas de Roi là !

– Si, si ! Il est là-haut avec lecomte de Hentzau. Ils se battent. Mère, le comte Rupert letuera.

– Laisse-les tranquilles. Lui, leRoi ! » marmotta de nouveau la vieille.

Pendant un instant, Rosa la regarda désespéréede son impuissance. Mais tout à coup, ses yeux brillèrent.« Je vais appeler du secours, » dit-elle.

La vieille femme sortit tout à coup de satorpeur. Elle bondit et saisit sa fille par les épaules.

« Non, non, murmura-t-elle ; tu… tune sais pas. Laisse-les tranquilles, sotte ! Ce n’est pasnotre affaire ; laisse-les en repos.

– Lâchez-moi, mère ; lâchez-moi. Ilfaut que j’aide le Roi.

– Je ne te lâcherai pas ; »répondit la mère Holf.

Mais Rosa était jeune et forte et son cœurétait en émoi.

« Il faut que j’obtienne dusecours ; » cria-t-elle, et elle échappa à l’étreinte desa mère qu’elle envoya retomber sur sa chaise. Ensuite, Rosas’enfuit le long du corridor et dans la boutique. Les verrousarrêtèrent un instant ses doigts tremblants, puis elle ouvritviolemment la porte. Elle fut saisie d’une nouvelle stupéfaction àla vue de la foule émue qui stationnait devant la maison. Ses yeuxtombèrent sur l’endroit où je me trouvais avec Bernenstein etRischenheim, et elle poussa son cri désespéré.

« Au secours ! Le Roi ! LeRoi ! »

D’un bond, je fus près d’elle et dans lamaison, tandis que Bernenstein criait derrière moi :

« Vite ! plus vite ! »

Chapitre 18Le triomphe du Roi.

Les choses que les hommes appellent présages,pressentiments, etc., sont, selon moi, pour la plupart, desriens ; parfois seulement, il arrive que les événementsprobables projettent devant eux une ombre naturelle dont les genssuperstitieux font un avertissement du Ciel ; plus souvent, lemême désir qui fait concevoir la chose en amène l’accomplissement,et le rêveur vit dans le résultat de sa propre action, de sa proprevolonté, dans la réalisation mystérieuse et inconsciente de soneffort.

Cependant, lorsque je raisonne ainsi aveccalme et sens commun, le connétable de Zenda branle la tête etrépond :

« Mais Rodolphe Rassendyll savait dès ledébut qu’il reviendrait à Strelsau et croiserait le fer avec lejeune Rupert. Sinon, pourquoi se serait-il exercé à l’escrime pourêtre plus fort à la seconde rencontre qu’à la première ? Dieune peut-il pas faire ce que Fritz de Tarlenheim ne peut pascomprendre ? Une belle idée, par ma foi !

Et il s’éloigne en grommelant :« Après tout, que ce soit inspiration ou illusion, je suisbien aise que Rodolphe l’ait eue ; car si une fois l’on serouille, il est presque impossible de redevenir de premièreforce. »

M. Rassendyll avait force, volonté,sang-froid et, bien entendu, courage. Tout cela n’aurait pas suffisi son œil n’eût été parfaitement familiarisé avec sa tâche et sisa main ne lui avait pas obéi aussi promptement que le verrouglisse dans une rainure bien huilée. Pourtant, l’agilité souple etl’audace sans rivale de Rupert furent bien près de l’emporter.Rodolphe était en danger de mort lorsque Rosa courut appeler dusecours. Son habileté due à un long exercice, put soutenir ladéfensive. Il ne chercha pas autre chose, et subit les attaquesfurieuses et les feintes traîtresses de Rupert dans une immobilitépresque complète. Je dis presque, car les légers tours depoignet qui semblent n’être rien, sont tout en l’espèce, et luisauvèrent la vie.

Il vint un moment, Rodolphe le vit et nous lesignala lorsqu’il nous donna une légère esquisse de la scène, oùRupert de Hentzau sentit qu’il ne parviendrait pas à rompre lagarde de son ennemi. La surprise, la vexation, quelque choseressemblant à de l’amusement, tout cela mêlé, parut dans sonregard. Il ne pouvait pas s’expliquer comment tous ses effortsétaient vains, devant cette barrière de fer insurmontable dans sonimmobilité. Sa vive intelligence comprit aussitôt la leçon. Si sonhabileté n’était pas la plus grande, la victoire lui échapperait,car sa force d’endurance était moindre. Il était plus jeune etmoins robuste, le plaisir avait prélevé sur lui sa dîme ;peut-être aussi, une bonne cause est-elle une force. À l’instantmême où il pressait Rodolphe presque contre la muraille, il sentaitqu’il était au bout de ses succès. Mais le cerveau pouvait suppléerà la main. Par une stratégie soudaine, il ralentit son attaque etrecula même d’un pas ou deux. Aucun scrupule ne l’arrêtait, aucuneloi d’honneur ne limiterait donc ses moyens de défense. Reculantdevant son adversaire, il parut à Rodolphe être saisi decrainte ; il semblait désespéré ; las, il l’était, maisil affectait une fatigue absolue. Rodolphe avançait, attaquait,pressait et rencontrait une défensive aussi parfaite que la sienne.Ils étaient revenus au milieu de la chambre, tout près de la table.Rupert, comme s’il avait des yeux derrière la tête, la contourna,ne l’évitant que d’un pouce. Sa respiration était haletante,pénible, heurtée, mais son œil restait vif et sa main sûre. Iln’avait plus de force que pour quelques instants, mais cela luisuffirait s’il pouvait atteindre son but et jouer le tour que sonesprit fertile en basses conceptions, avait en vue. C’était vers lacheminée que sa retraite en apparence forcée, mais en réalitévoulue, le dirigeait. Là était la lettre, là étaient les revolversL’heure de penser aux risques était passée, celle de réfléchir à ceque l’honneur permettait ou défendait, n’avait jamais été connue deRupert de Hentzau. S’il ne pouvait vaincre par la force etl’habileté, il vaincrait par la ruse et la trahison. Les revolversétaient sur la cheminée ; il méditait d’en prendre un s’ilavait un instant pour le saisir.

Le stratagème qu’il adopta, était bien choisi.Il était trop tard pour demander un arrêt et le temps de respirer.M. Rassendyll comprenait l’avantage qu’il avait conquis ;et de sa part, faire de la chevalerie eût été folie pure. Rupertétait arrivé tout près de la cheminée. La sueur inondait son visageet sa poitrine semblait près d’éclater ; cependant, il luirestait encore assez de force pour accomplir son dessein. Ildesserra sans doute la main qui tenait son épée, car lorsqueRodolphe la toucha de nouveau, elle lui échappa. Rupert restadésarmé et Rodolphe immobile.

« Ramassez-la, dit M. Rassendyll,sans soupçonner la supercherie.

– Oui, et pendant ce temps-là vousm’embrocherez.

– Jeune niais, vous ne me connaissez doncpas encore ? »

Rodolphe abaissa son épée dont la pointetoucha le plancher ; de la main gauche, il indiquait l’épée deRupert. Cependant, quelque chose l’avertit. Peut-être une lueurdans les yeux de Rupert, lueur de dédain pour la simplicité de sonadversaire, ou de triomphe devant le succès probable de soninfamie. Rodolphe attendait.

« Vous jurez de ne pas me toucher pendantque je la ramasserai, demanda Rupert en reculant un peu, ce qui lerapprocha d’autant de la cheminée.

– J’ai promis. Ramassez-la. Je ne veuxpas attendre plus longtemps.

– Vous ne me tuerez pas désarmé, criaRupert, d’un ton de remontrance indignée.

– Non, niais… »

La phrase s’acheva par un cri. Rodolphe laissatomber son épée et bondit en avant, car la main de Rupert ;passée vivement derrière son dos, était sur la crosse d’un despistolets. La traîtrise dont il avait eu quelque intuition sansparvenir à deviner en quoi elle consisterait, apparut en un éclairaux yeux de Rodolphe qui s’élança sur son ennemi et l’enferma dansses longs bras. Mais Rupert tenait le revolver.

Probablement, ni l’un ni l’autre n’entendit oune remarqua les craquements du vieil escalier qui me semblaientassez bruyants pour réveiller un mort. Car Rosa avait donnél’alarme. Bernenstein et moi nous étions précipités lespremiers ; Rischenheim nous suivait de près et sur ses talonsse poussaient une vingtaine d’hommes. Nous avions eu de l’avance etpu gagner l’escalier sans obstacle. Rischenheim fut pris dans leremous du groupe qui luttait pour atteindre l’escalier. Bientôtcependant, ils se rapprochèrent de nous et nous les entendîmes aupremier étage comme nous escaladions le dernier. J’entendais lebruit confus qui emplissait la maison, mais absorbé par le désird’arriver à la chambre où se trouvait le Roi, c’est-à-direRodolphe, je ne faisais attention à rien. J’arrivais, Bernensteinsur mes talons. La porte ne résista pas une seconde ; nousentrâmes. Bernenstein repoussa la porte et s’y adossa juste commeles autres assaillants atteignaient en masse le palier. À cemoment, un coup de pistolet retentit.

Nous demeurâmes cloués sur place, Bernensteincontre la porte, moi un peu plus loin dans la chambre. Le spectaclequi s’offrait à nous, était bien de nature à nous arrêter. La fuméedu coup tiré s’élevait en spirales, mais ni l’un ni l’autre desadversaires ne paraissait blessé. Le revolver fumant était dans lamain de Rupert, mais Rupert était pressé contre le mur à côté de lacheminée. D’une main, Rodolphe lui avait cloué le bras gauche surle lambris au-dessus de sa tête ; de l’autre, il lui tenait lepoignet droit. Je m’approchai lentement. Si Rodolphe était désarmé,j’avais le droit d’exiger une trêve et de rétablir l’égalité.Cependant, quoique Rodolphe fut désarmé, je ne fis rien. La vue deson visage m’arrêta. Il était très pâle et serrait leslèvres ; mais ce furent ses yeux qui attirèrent surtout monregard ; ils étaient joyeux et sans merci. Je ne lui avaisjamais vu cette expression. Je tournai le regard vers le visage dujeune Hentzau. Ses dents blanches mordaient sa lèvre supérieure, lasueur inondait son visage, les veines se gonflaient sur son front,ses yeux ne quittaient pas Rodolphe Rassendyll. Fasciné, je merapprochai. Alors, je vis ce qui se passait. Pouce à pouce, le brasde Rupert se courbait, le coude ployait, la main qui avait visépresque horizontalement, visait maintenant la fenêtre ; maisson mouvement ne s’arrêtait pas ; elle décrivait un cercle, etle mouvement s’accélérait, car la force de résistance diminuait.Rupert était battu, il le sentait, et je vis dans ses yeux qu’il lesavait. Je m’approchai de Rodolphe. Il m’entendit ou me sentit etdétourna un instant son regard. Je ne sais ce que disait le mien,mais il secoua la tête et se retourna vers Rupert. Le revolver quetenait celui-ci, était dirigé contre son propre cœur. Le mouvementcessa. Le point voulu était atteint.

De nouveau, je regardai Rupert. Son visageétait détendu ; il y avait un léger sourire sur seslèvres ; il rejeta sa belle tête en arrière et l’appuya aulambris, ses yeux interrogeaient Rodolphe Rassendyll. Je tournailes miens vers l’endroit d’où devait venir la réponse, car Rodolphen’en ferait pas en paroles. Par le plus vif des mouvements, ilquitta le poignet de Rupert et lui saisit la main. Maintenant sonindex était posé sur celui de Rupert et celui de Rupert l’était surla détente. Je n’ai pas le cœur pusillanime, mais je mis une mainsur l’épaule de Rodolphe. Il n’y prit pas garde ; je n’osaipas faire plus. Rupert me regarda, mais que pouvais-je luidire ? De nouveau, mes yeux se fixèrent sur le doigt deRodolphe. Enroulé autour de celui de Rupert, il ressemblait à unhomme qui en étrangle un autre.

Je n’en dirai pas plus. Rupert sourit jusqu’aubout. Sa tête orgueilleuse, que la honte n’avait jamais courbée, nele fut pas davantage par la crainte. Le doigt recourbé sur le sienresserra soudain sa pression ; il y eut un éclair, unedétonation. Un instant, Rupert fut maintenu contre le mur par lamain de Rodolphe ; dès que cette main se retira, il tombacomme une masse dont on ne distinguait que la tête et lesgenoux.

À peine le coup était-il parti, queBernenstein, criant et jurant, fut lancé loin de la porte parlaquelle se précipitèrent Rischenheim et la vingtaine d’hommes quile suivaient pour savoir ce qui s’était passé et où se trouvait leRoi. Bien au-dessus de toutes les voix, à l’arrière de la foule,j’entendis le cri de Rosa. Aussitôt que tous furent entrés, le mêmecharme qui nous avait paralysés, Bernenstein et moi, agit de mêmesur eux. Seul, Rischenheim eut un sanglot et courut près du corpsde son cousin. Les autres demeuraient fascinés. Un instant,Rodolphe se tint en face d’eux ; puis, sans un mot, leurtourna le dos. De la main qui venait de tuer Rupert de Hentzau, ilprit la lettre sur la cheminée, regarda l’enveloppe et ouvrit lalettre. L’écriture mit fin à tous ses doutes. Il déchira la feuilleen petits morceaux qu’il dispersa dans la flamme du foyer. Je croisque tous les yeux présents les suivirent du regard jusqu’à ce qu’ilne restât plus que des cendres noircies. Enfin, la lettre de laReine était en sûreté ! Quand il eut ainsi scellé sa tâche, ilse retourna de nouveau. Sans faire attention à Rischenheim accroupiprès du cadavre de Rupert, il nous regarda, Bernenstein et moi,puis la, foule derrière nous. Il attendit un instant avant deparler ; lorsqu’il le fit, ce fut d’une voix calme et lente,comme s’il choisissait soigneusement ses mots.

« Messieurs, dit-il, je rendrai comptemoi-même de tout ce qui vient de se passer, quand le moment seravenu. Pour l’instant, qu’il vous suffise de savoir que cegentilhomme étendu mort sous vos yeux, avait sollicité de moi uneentrevue pour affaire secrète. Je suis venu ici, désirant le secretcomme il prétendait le désirer. Et ici, il a essayé de me tuer. Cequ’il est advenu de sa tentative, vous le voyez. »

Je m’inclinai profondément ; Bernensteinfit de même et tous les autres suivirent notre exemple.

« On donnera un compte rendu complet decette affaire, ajouta Rodolphe. Maintenant, que tout le monde seretire excepté le comte de Tarlenheim et le lieutenant deBernenstein.

Très à contrecœur, la bouche ouverte et lesyeux écarquillés, la foule se retira. Rischenheim se releva.

« Restez si vous le désirez, » luidit Rodolphe, et de nouveau Rischenheim s’agenouilla près du corpsde son cousin.

Apercevant les deux lits près du mur, jetouchai l’épaule de Rischenheim et lui en désignai un. Ensemble,nous soulevâmes le corps de Hentzau. Le revolver était encore danssa main. Rischenheim le dégagea. Puis nous étendîmes le corpsconvenablement et nous le recouvrîmes du manteau, encore maculé deboue, qu’il portait lors de son expédition nocturne au Rendez-vousde chasse. Son visage n’était presque pas altéré ; dans lamort comme dans la vie, il était le plus beau de la Ruritanie. Jeparierais que bien des cœurs tendres souffrirent, que bien desbeaux yeux s’emplirent de larmes, lorsque la nouvelle de sa mort serépandit. Il y a encore à Strelsau des dames qui, bien quehonteuses de leur fidélité à sa mémoire, ne peuvent pas oublier etportent des souvenirs de lui.

Moi-même qui avais tant de raisons de lemépriser et de le haïr, je remis ses cheveux en ordre sur sonfront, tandis que Rischenheim sanglotait et que Bernenstein, latête appuyée sur son bras que soutenait la cheminée, se refusait àregarder le mort. Rodolphe seul semblait ne pas penser à lui. Sesyeux avaient perdu leur étrange expression de joie cruelle etretrouvé leur sérénité. Il prit son propre revolver sur la cheminéeet le mit dans sa poche, replaçant avec soin celui de Rupert où ilavait été.

« Venez ; dit-il ; allonsapprendre à la Reine qu’il ne pourra plus faire usage de salettre. »

Par un mouvement involontaire, j’allai à lafenêtre et regardai au dehors. On me vit d’en bas et je fus saluéd’une grande acclamation. La foule augmentait sans cesse devant laporte : on accourait de tous les quartiers de la ville, carles nouvelles portées par le petit groupe qui avait réussi àpénétrer dans la mansarde, s’étaient répandues avec la rapidité dela flamme dans une forêt. Elles seraient connues de tout Strelsaudans quelques minutes, du royaume entier dans une heure, et del’Europe presque aussi vite.

Rupert était mort et la lettre détruite, maisque dirions-nous à cette foule immense au sujet de son Roi ?Un sentiment de complète impuissance m’envahit et se traduisit parun rire absurde. Bernenstein, debout près de moi, regarda aussidans la rue et tourna vers moi un visage dont l’expressiontémoignait de son ardeur.

« Vous aurez une marche triomphale d’icià votre palais, » dit-il à Rodolphe.

M. Rassendyll ne répondit pas, mais vintà moi et me prit le bras. Nous sortîmes, laissant Rischenheimauprès du corps. Je ne pensai pas à lui. Bernenstein crut sansdoute qu’il tiendrait la parole donnée à la Reine, car il noussuivit sans hésitation.

Il n’y avait personne derrière la porte, aucunbruit dans la maison, et le tumulte de la rue ne nous parvenait quecomme un rugissement voilé. Au pied de l’escalier, nous trouvâmesles deux femmes. La mère Holf se tenait sur le seuil de la cuisine,l’air stupéfait et terrifié. Rosa s’appuyait sur elle ; maisaussitôt que Rodolphe parut, elle s’élança et se jeta à genouxdevant lui, se répandant en remerciements incohérents adressés auCiel qui l’avait sauvé. Il se pencha vers elle et lui parla toutbas ; elle rougit de fierté. Il parut hésiter un instant enregardant ses mains ; il ne portait pas d’autre bague quecelle donnée par la Reine autrefois. Alors ; il tira sachaîne, en détacha sa montre d’or et me montra au revers lemonogramme R. R.

« Rudolfus Rex, »murmura-t-il avec un sourire énigmatique, et il mit la montre dansla main de la jeune fille en lui disant : « Gardez-la ensouvenir de moi. »

Elle riait et sanglotait en même temps, tandisque d’une main, elle prenait la montre et de l’autre tenait la mainde Rodolphe.

« Il faut me laisser partir, lui dit-ilavec douceur ; j’ai beaucoup à faire. »

Je la pris par le bras et la fis relever.Rodolphe s’avança vers la vieille femme et lui parla d’une voixnette et sévère.

« Je ne sais pas, dit-il, jusqu’à quelpoint vous étiez du complot tramé dans votre maison. Pour lemoment, je veux bien l’ignorer, car je ne trouve aucun plaisir àdécouvrir la trahison et à châtier une vieille femme. Mais prenezgarde ! Au premier mot, à la première tentative contre moi, leRoi, le châtiment vous atteindra prompt et sévère. Si vousm’importunez, je ne vous épargnerai pas. Malgré les traîtres, jesuis encore roi à Strelsau. »

Il s’arrêta, les yeux bien fixés surelle ; ses lèvres tremblèrent et son regard s’abaissa. Ilrépéta :

« Oui, je suis roi à Strelsau. Surveillezvos mains et votre langue. »

Elle ne répondit rien. Il passa. Je lesuivais. Quand je passai devant la vieille femme, elle me saisit lebras et murmura :

« Au nom de Dieu ! Qui est-il ?Qui est-il ? »

– Êtes-vous folle ? répliquai-je enlevant les sourcils. Ne reconnaissez-vous pas le Roi quand il vousparle. Vous ferez bien de vous rappeler ce qu’il a dit ; il ades serviteurs qui exécuteront ses ordres. »

Elle me lâcha et recula d’un pas. Le jeuneBernenstein, lui, sourit. Lui, du moins, trouvait dans cetteaffaire plus de plaisir que d’inquiétude.

Nous les quittâmes ainsi ; la vieillefemme terrifiée, mais incertaine, la jeune fille, les joues roses,les yeux brillants et serrant dans sa main le souvenir que le Roilui-même lui avait donné.

Bernenstein eut plus de présence d’esprit quemoi.

Il courut en avant de nous deux et ouvrit laporte toute grande ; puis saluant très bas, il s’effaça pourlaisser passer Rodolphe. La rue était pleine d’un bout à l’autre,et un immense cri d’enthousiasme fut poussé par des milliers devoix. Chapeaux et mouchoirs furent agités avec une joie folle et unloyalisme triomphant. La nouvelle du danger auquel le Roi avaitéchappé s’était répandue avec la rapidité de l’éclair et tousvoulaient le féliciter. On avait saisi un landau qui passait etl’on en avait dételé les chevaux. Il était devant la porte de lamaison. Rodolphe s’était arrêté un instant sur le seuil et avaitsoulevé son chapeau. Son visage restait calme et je ne vis aucuntremblement dans sa main. En un instant, une douzaine de bras lesaisirent doucement et le poussèrent en avant. Il monta dans lavoiture ; nous le suivîmes, Bernenstein et moi, tête nue, etnous nous assîmes en face de lui. La foule, pressée comme lesabeilles d’une ruche, entourait la voiture de telle sorte qu’ilsemblait impossible d’avancer sans écraser quelqu’un. Cependant,bientôt les roues tournèrent et commencèrent à nous traînerlentement. Rodolphe continuait de soulever son chapeau à droite età gauche. À un certain moment, nos yeux se rencontrèrent et, endépit de ce qui s’était passé et de ce qui nous attendait, toustrois nous échangeâmes un sourire.

« Je voudrais bien qu’ils allassent unpeu plus vite, » dit Rodolphe à voix basse, réprimant sonsourire et recommençant à répondre par des salutations auxacclamations de ses sujets.

Mais pourquoi se seraient-ils pressés ?Ils ignoraient ce qu’apporteraient les quelques heures suivantes etla question si importante qui exigeait une solution immédiate. Bienloin de se hâter, on allongea la route par de nombreux arrêts, unentre autres devant la Cathédrale ; là, un homme courut fairesonner un carillon de joie ; puis il y eut des présentationsde bouquets par de jolies jeunes filles et d’impétueuses poignéesde mains à échanger avec des sujets enthousiastes. Rodolphe gardaun calme imperturbable et joua son rôle royal au naturel.J’entendis Bernenstein murmurer : « Par le Ciel ! Ilfaut qu’il y reste ! »

Enfin, nous arrivâmes en vue du Palais. Làaussi, il y avait une grande agitation. Beaucoup d’officiers et desoldats s’y trouvaient. Je vis la voiture du chancelier arrêtéeprès de l’entrée, et une douzaine de riches équipages attendaientle moment du pouvoir approcher. Nos chevaux humains avancèrentlentement jusqu’à l’entrée. Helsing était sur les marches etaccourut vers la voiture pour recevoir le Roi avec un empressementpassionné. Les cris de la foule devinrent encore plus bruyants.

Mais tout à coup, le silence se fit ; ilne dura qu’un instant et fut le prélude d’une acclamationassourdissante. Je regardais Rodolphe. Je le vis tourner la têtesubitement et ses yeux étincelèrent. Je suivis son regard. Là-haut,sur la plus haute marche du large escalier de marbre, la Reineétait debout, pâle comme le marbre même et lui tendait les mains.Le peuple l’avait vue ; c’est à elle que s’était adressée ladernière acclamation. Ma femme se tenait tout près derrière elle,et un peu plus en arrière, d’autres de ses dames. Nous sautâmeshors de la voiture, Bernenstein et moi. Après un dernier salut aupeuple, Rodolphe nous suivit. Il monta jusqu’à l’avant-dernièremarche, et là, il ploya le genou et baisa la main de la Reine.J’étais tout près de lui et lorsqu’il leva les yeux vers sonvisage, je l’entendis qui disait :

« Tout va bien. Il est mort et la lettreest brûlée. »

De la main, elle le releva. Ses lèvresremuèrent, mais elle ne put parler. Elle passa son bras sous celuide Rodolphe et ils restèrent ainsi un instant, faisant face à toutStrelsau. De nouveau, les cris retentirent. Le jeune Bernensteins’élança en avant, agitant son casque et criant comme un fou :« Dieu sauve le Roi ! » Emporté par sonenthousiasme, je suivis son exemple. Le peuple répéta l’exclamationavec une ferveur sans bornes et tous, petits et grands dansStrelsau, acclamèrent ce jour-là Rodolphe Rassendyll roi deRuritanie. Il n’y avait pas eu de manifestation pareille depuis leretour d’Henri le Lion, après ses longues guerres, c’est-à-diredepuis cent cinquante ans.

« Et pourtant, me dit tout bas le vieuxHelsing, les agitateurs politiques prétendent qu’il n’y a plusd’enthousiasme pour la maison d’Elphsberg ! » Il prit unepincée de tabac avec une satisfaction dédaigneuse.

Bernenstein interrompit ses acclamations uninstant, puis se remit à l’œuvre. J’avais repris possession demoi-même et je regardais, haletant, la foule au-dessous de moi. Lecrépuscule tombait et les figures devenaient indistinctes.Cependant, tout à coup, je crus en reconnaître une qui dardait surmoi un ardent regard ; c’était le visage pâle d’un homme dontla tête était entourée d’un bandeau. Je saisis le bras deBernenstein et murmurai : « Bauer ! » en ledésignant du doigt. Au même instant, il disparut, quoiqu’il semblâtimpossible à un homme de se mouvoir dans cette foule si compacte.Il était venu comme un avertissement audacieux au milieu du fauxtriomphe et avait disparu non moins rapidement, laissant derrièrelui le souvenir de notre péril. Mon cœur défaillit tout à coup etj’aurais volontiers crié à ce peuple d’en finir avec son absurdeenthousiasme.

Enfin, nous partîmes ! Sous prétexte defatigue, la porte fut fermée à tous ceux qui désiraient exprimerleurs félicitations, mais on ne put disperser la foule quicontinua, satisfaite et obstinée, à enfermer le Palais dans unehaie vivante. Nous entendions encore les rires et les vivats, dupetit salon donnant sur les jardins.

Rodolphe nous avait priés de venir, ma femmeet moi ; Bernenstein avait assumé la tâche de garder la porte.La nuit tombait vite ; les jardins étaient d’autant plussilencieux que l’on entendait au loin le grondement de la foule. Cefut là que Rodolphe nous raconta sa lutte avec Rupert de Hentzaudans la mansarde de la vieille maison, passant sur les détailsaussi légèrement que possible. La Reine restait debout près de sonfauteuil, sans lui permettre de se lever. Quand il termina en luidisant comment il avait brûlé sa lettre, elle se baissa subitementet le baisa sur le front. Puis elle regarda Helga bien en face,presque d’un air de défi, mais Helga courut à elle et la prit dansses bras.

Rodolphe restait assis, la tête appuyée sur samain.

Il leva une fois les yeux vers les deuxfemmes, puis me fit signe de venir à lui. Je m’approchai, maispendant quelques instants, il ne parla pas. De nouveau, il me fitsigne de la main appuyée au bras de son fauteuil, je baissai latête tout près de la sienne.

« Fritz, me dit-il enfin, très bas,aussitôt qu’il fera tout à fait nuit, il faudra que je parte ;Bernenstein viendra avec moi ; vous resterez ici.

– Où pourrez-vous aller ?

– Au Pavillon de chasse. Il faut que jevoie Sapt et que je m’entende avec lui. »

Je ne comprenais pas quel plan il pouvaitavoir conçu, ni quel projet il croyait pouvoir mener à bien, maispour le moment, mon esprit n’était occupé que du tableau quej’avais sous les yeux. Je murmurai :

« Et la Reine ? »

Si bas que je parlasse, elle entendit. Elletressaillit et se tourna tout à coup vers nous sans quitter la maind’Helga. Ses yeux interrogèrent nos visages et en un instant, elledevina de quoi nous avions parlé.

Un moment encore, elle nous regarda, puissoudain, elle s’élança vers Rodolphe, se jeta à genoux devant luiet appuya ses mains sur ses épaules. Elle oubliait notre présenceet tout au monde, absorbée tout entière dans la crainte de leperdre de nouveau.

« Pas une seconde fois, Rodolphe, monbien-aimé ; pas une seconde fois ! Je n’y résisteraispas. »

Alors, elle courba la tête sur les genoux deRodolphe et sanglota. Il leva la main et caressa doucement lachevelure de la Reine, mais il ne la regarda pas. Ses yeuxrestaient fixés sur le jardin qui devenait de plus en plus obscuret morne. Il serrait les lèvres. Son visage était pâle et tiré.Après l’avoir contemplé quelques instants, j’attirai ma femme versune table placée à une certaine distance, et là, nous nous assîmes.On entendait encore le tumulte et les acclamations de la foulejoyeuse et surexcitée. À l’intérieur, rien que les sanglots de laReine. Rodolphe caressait sa chevelure fauve et sondait la nuit deses yeux fixes et tristes.

Elle leva la tête et le regarda.

« Vous me briserez le cœur, »dit-elle.

Chapitre 19Pour l’amour de nous et pour l’honneur d’Elle.

Rupert de Hentzau était mort. C’était lapensée qui, au milieu de toutes nos perplexités, me revenait etm’apportait un soulagement extraordinaire. À ceux qui ne se sontpas rendu compte en luttant contre lui de la grandeur de son audaceet de la portée de ses desseins, il peut sembler incroyable que samort pût nous apporter un soulagement dans un moment où l’avenirétait encore si sombre et si incertain. Pour moi, c’était une chosesi importante, que j’avais peine à nous croire vraiment débarrassésde lui. Sans doute, il était mort, mais ne pouvait-il pas nousfrapper encore de par delà le gouffre ?

Telles étaient les pensées à demisuperstitieuses qui me traversaient l’esprit tandis que jeregardais la foule obstinément assemblée en cercle devant lePalais. J’étais seul. Rodolphe était avec la Reine. Ma femme sereposait. Bernenstein prenait un repas pour lequel je ne me sentaispas d’appétit. Avec un effort, je me débarrassai de mes songerieset tâchai de fixer mon attention sur notre position actuelle. Nousétions enfermés dans un cercle de difficultés. Les résoudre,dépassait mes moyens, mais je savais ce que je désirais. Ce n’étaitpas de découvrir comment Rodolphe Rassendyll s’échapperait deStrelsau sans être reconnu ; comment le Roi quoique mort resteRoi, et comment la Reine serait laissée, désespérée, sur son trônesolitaire et lugubre. Peut-être un cerveau plus subtil que le mientrouverait-il mieux que moi une solution ? Mon imaginations’arrêtait avec amour sur le règne de celui qui était en ce momentroi à Strelsau, décidant à part moi, que donner un tel maître auroyaume, serait une fraude splendide et si hardie qu’elle nesaurait être découverte. En fait de craintes à concevoir, il nerestait que le soupçon de la mère Holf : la crainte oul’argent lui fermerait la bouche ; et ce que savait Bauer,mais les lèvres de Bauer pourraient aussi être closes et leseraient sous peu de jours. Ma rêverie me mena loin. Je visl’avenir se dérouler devant moi, dans les annales d’un grand règne.Il me semblait que, par la violence et le sang répandu, nous avionsvaincu le destin et que, se repentant par extraordinaire, ilréparait l’erreur commise en ne faisant pas naître Rodolphe pourêtre roi.

Je rêvai ainsi pendant longtemps ; je fustiré de ma songerie par le bruit de la porte qui s’ouvrait, et enme retournant, j’aperçus la Reine. Elle était seule et s’approchad’un pas timide. Elle contempla un instant le square et la foule,mais recula subitement comme si elle craignait qu’on ne la vît.Alors, elle s’assit et tourna son visage vers moi. Je lus dans sesyeux quelque chose de la lutte des émotions diverses quil’agitaient ; elle semblait vouloir à la fois me prier de nepas la désapprouver et me demander ma sympathie, mon indulgencepour sa faute et pour son bonheur ; les reproches qu’elles’adressait jetaient une ombre sur sa joie, mais le rayon d’orbrillait en dépit de tout. Je la regardais avec anxiété. Tellen’aurait pas été son attitude si elle était venue après un dernieradieu, car le rayonnement était là, quoique obscurci par le chagrinet la crainte.

« Fritz, commença-t-elle, avec douceur,je suis coupable, bien coupable. Dieu ne punira-t-il pas majoie ? »

J’ai peur de n’avoir pas prêté grandeattention à son trouble, que je comprends si bien maintenant.

« Votre joie ! Alors, vous l’avezdécidé ? »

Elle sourit un instant. Jebalbutiai :

« Je veux dire que vous vous êtesentendus… »

De nouveau, ses yeux cherchèrent les miens etelle dit très bas :

« Quelque jour… pas encore :Oh ! pas encore. Ce n’est pas possible maintenant. Mais unjour, Fritz, si Dieu n’est pas trop dur pour moi, je… je serai àlui, Fritz.

J’étais tout entier à ma vision, non à lasienne.

Je voulais qu’il fût roi. Quant à elle, peului importait ce qu’il serait, pourvu qu’il fût à elle et ne laquittât plus.

« Il prendra la couronne !m’écriai-je triomphant.

– Non, non, il ne prendra pas lacouronne : il va partir.

– Partir ! Il me fut impossible dedissimuler ma consternation.

– Oui, maintenant : mais pas… paspour toujours, Ce sera long, oh ! bien long. Mais je peux m’yrésigner si je sais que plus tard… »

Elle se tut et, de nouveau, me regarda avecdes yeux qui imploraient le pardon et la sympathie.

« Je ne comprends pas, dis-je d’un tonbrusque et, je le crains, un peu bourru.

– Vous ne vous trompiez pas,reprit-elle ; je l’ai convaincu. Il voulait s’éloigner commela première fois. Aurais-je dû le lui permettre ? Oui,oui ; mais je n’ai pas pu. Fritz, n’en ai-je pas faitassez ? Vous ne savez pas ce que j’ai souffert. Et il faut queje souffre encore, car il va partir et le temps sera long. Mais àla fin, nous serons réunis. Dieu est miséricordieux. Nous seronsensemble… un jour.

– S’il part à présent, commentpourra-t-il revenir ?

– Il ne reviendra pas. J’irai à lui. Jerenoncerai au trône et j’irai à lui, un jour, quand on pourra sepasser de moi ici, quand j’aurai achevé mon… mon œuvre. »

J’étais consterné par cette destruction de monrêve, mais cependant, je ne pouvais être dur pour elle ; jepris sa main et la pressai. Elle murmura :

« Vous vouliez qu’il fût roi ?

– De tout mon cœur, Madame.

– Il n’a pas voulu, Fritz, non ; etmoi, je n’oserais pas non plus faire cela. »

Je tirai alors argument des difficultéspratiques.

« Mais comment réussira-t-il àpartir ? demandai-je.

– Je l’ignore, mais lui le sait : ila un plan. »

Nous retombâmes dans le silence : sesyeux devinrent plus calmes ; elle semblait entrevoir, avec unespoir patient, le moment où son bonheur viendrait à elle.

J’étais comme un homme privé de lasurexcitation de l’ivresse et tombé dans l’apathie.

« Je ne vois pas comment il pourrapartir », dis-je avec humeur.

Elle ne me répondit pas. Un instant après, laporte se rouvrit et Rodolphe entra, suivi de Bernenstein. Tous deuxportaient des bottes à l’écuyère et un manteau. Je lus sur levisage de Bernenstein exactement le même désappointement que jesavais devoir être exprimé par le mien. Rodolphe paraissait calme,heureux même. Il marcha droit vers la Reine.

« Les chevaux seront ici dans quelquesminutes, » dit-il doucement. Se tournant ensuite vers moi, ilajouta :

« Vous savez ce que nous allons faire,Fritz ?

– Moi ? pas du tout, Sire ;répondis-je d’un ton boudeur.

– Moi ! pas du tout, Sire,répéta-t-il, moitié gai, moitié moqueur. Puis il se plaça entreBernenstein et moi et passa ses bras dans les nôtres. Oh ! Lesdeux scélérats sans scrupules ! Vous voilà aimables comme desours parce que je ne veux pas être un voleur ! Pourquoi ai-jetué le jeune Rupert et vous ai-je laissé vivre,coquins ? »

Je sentais la pression amicale de sa main surmon bras. Je ne pus lui répondre. À chacune de ses paroles, àchaque moment passé avec lui, mon chagrin devenait plus aigu.Bernenstein me regarda et leva les épaules avec désespoir. Rodolpheeut un petit rire.

« Vous ne me pardonnez pas de ne pas êtreun aussi grand gredin que Rupert, n’est-ce pas ? »

Je ne trouvai rien à dire, mais je retirai monbras du sien, pris sa main et la serrai.

« Voilà, mon vieux Fritz ! »s’écria-t-il, et il prit la main de Bernenstein que celui-ci luiabandonna un peu à contrecœur.

« Bernenstein et moi partons de suitepour le Pavillon de chasse, oui et publiquement, aussi publiquementque possible. Je traverserai cette foule au beau milieu, memontrant à tous ceux qui voudront me regarder et je m’arrangeraipour faire savoir à tous où je vais. Nous arriverons de très bonneheure demain matin, avant qu’il fasse jour. Là, nous trouverons… ceque vous savez. Nous trouverons Sapt aussi et il mettra la dernièremain à votre plan. Holà ! Qu’y a-t-il donc ? »

On entendait de nouvelles acclamations de lafoule qui stationnait encore devant le Palais. Je courus à lafenêtre ; l’ouvris vivement et vis de l’agitation au milieudes assistants. Puis j’entendis une voix sonore et stridente quim’était bien connue.

« Faites place, coquins, faitesplace ! » Je me retournai très ému.

« C’est Sapt, dis-je. Il traverse lafoule à cheval comme un fou, et votre domestique le suit de trèsprès.

– Mon Dieu ! Qu’est-il arrivé ?Pourquoi ont-ils quitté le Pavillon ? » s’écriaBernenstein.

La Reine tressaillit effrayée, se levavivement et vint passer son bras sous celui de Rodolphe. Nousentendions le peuple acclamant Sapt de bon cœur, et plaisantantJames qu’on prenait pour un serviteur du connétable.

Les minutes semblaient bien longues, tandisque nous attendions perplexes et presque consternés. La même penséeétait dans tous nos esprits et nous nous la communiquions par nosregards. Qu’est-ce qui pouvait leur avoir fait abandonner la gardequ’ils montaient autour du lieu qui renfermait le grand secret,sinon la découverte du secret ? Ils n’auraient certes pasquitté leur poste, aussi longtemps qu’il leur était possible deremplir leur mission de confiance. Par quel hasard imprévu le corpsdu Roi avait-il pu être découvert ? Alors, sa mort étaitconnue, et d’un instant à l’autre, la nouvelle pouvait venirsurprendre et stupéfier la ville.

Enfin, la porte s’ouvrit toute grande et l’onannonça le connétable de Zenda ! Sapt était couvert depoussière et de boue et James, entré sur ses talons, n’était pas enmeilleur état. Évidemment, ils étaient venus à fond de train, carils haletaient encore. Sapt, après un bref salut à la Reine, vintdroit à Rodolphe.

« Est-il mort ? demanda-t-il sanspréambule.

– Oui, Rupert est mort, réponditM. Rassendyll ; je l’ai tué.

– Et la lettre ?

– Je l’ai brûlée.

– Et Rischenheim ? »

La Reine intervint.

« Le comte de Luzau-Rischenheim ne ferarien, ne dira rien contre moi, » affirma-t-elle.

Sapt leva un peu ses sourcils.« Bien ! et Bauer ?

– Bauer est libre, répondis-je.

– Hum ! Enfin, ce n’est queBauer, » dit le connétable, l’air assez satisfait. Ses yeuxtombèrent sur Rodolphe et Bernenstein. De la main, il désigna leursbottes.

« Où donc allez-vous si tard ?demanda-t-il.

– D’abord ensemble au Pavillon pour vousy voir, puis moi seul à la frontière, répliquaM. Rassendyll.

– Une seule chose à la fois. La frontièreattendra. Que veut de moi Votre Majesté au Pavillon ?

– Je veux m’arranger pour ne plus êtreVotre Majesté, » répliqua Rodolphe.

Sapt se jeta sur un siège et ôta sesgants.

« Allons, dit-il, racontez-moi ce quis’est passé aujourd’hui à Strelsau. »

Nous fîmes un récit pressé mais complet. Ilécouta sans donner beaucoup de signes d’approbation ou de blâme,mais il me sembla voir une lueur briller dans ses yeux, lorsque jedécrivis comment toute la ville avait acclamé Rodolphe, son Roi, etcomment la Reine l’avait reçu comme son mari aux yeux de tous.

De nouveau, l’espoir et la vision détruits parla calme résolution de Rodolphe m’inspirèrent. Sapt parlait peu,mais il avait l’air d’un homme qui tient une nouvelle en réserve.Il paraissait comparer ce que nous lui disions avec quelque chosequ’il savait et que nous ignorions. Le petit valet de chambrerestait tout ce temps à la porte, gardant un silence respectueux,mais je pouvais voir par un regard jeté sur sa vive physionomie,qu’il suivait tout ce qui se passait avec la plus profondeattention.

Quand tout fut dit, Rodolphe se tourna versSapt et lui demanda :

« Et votre secret ? Est-il ensûreté ?

– Mais oui, en sûreté suffisante.

– Personne n’a vu ce que vous aviez àcacher ?

– Non : et personne ne sait que leRoi est mort.

– Alors, qu’est-ce qui vous amèneici ?

– Mais, la même raison qui allait vousamener au Pavillon, la nécessité d’une entrevue avec vous,Sire.

– Mais le Pavillon ? Il n’est plusgardé ?

– Le Pavillon est en sûreté. »

Sans aucun doute, il y avait un secret, unsecret nouveau, caché derrière ces paroles brèves et ces manièresbrusques. Ne pouvant plus y tenir, je m’élançai vers Sapt, endisant :

« Qu’y a-t-il ? Dites-le nous,connétable ? »

Il me regarda et ensuiteM. Rassendyll.

« Je voudrais connaître d’abord votreplan, lui dit-il. Comment comptez-vous expliquer votre présence enville aujourd’hui, quand le Roi gît mort dans le Pavillon de chassedepuis hier soir ? »

Nous resserrâmes le cercle lorsque Rodolphecommença sa réponse. Sapt seul resta dans son fauteuil sans changerd’attitude. La Reine avait repris le sien et semblait prêter peud’attention à ce que nous disions. Je crois qu’elle était encore enproie à la lutte qui se passait dans son âme. La faute dont elles’accusait et la joie qui envahissait tout son être sans qu’ellepût lui imposer silence, étaient aux prises entre elles, maiss’unissaient pour exclure toute autre pensée de son esprit.

« Dans une heure, reprit Rodolphe, ilfaudra que je sois parti.

– Si vous le désirez, c’est facile, ditSapt.

– Voyons, Sapt, soyez raisonnable,répondit M. Rassendyll en souriant. De bonne heure, demainmatin, vous et moi…

– Ah ! moi aussi ? demanda leconnétable.

– Oui ! Vous, Bernenstein et moiserons au Pavillon.

– Ce n’est pas impossible, quoique j’enaie à peu près assez du cheval.

Rodolphe fixa son regard sur lui.

« Vous comprenez, dit-il ; le Roiarrive de bonne heure à son Rendez-vous de chasse…

– Je vous suis, Sire.

– Et que se passe-t-il alors, Sapt ?Se tue-t-il accidentellement d’une balle ?

– Dame ! Cela arrivequelquefois.

– Ou bien est-il tué par unassassin ?

– Mais vous avez désarmé le plusredoutable des assassins !

Même en ce moment, je ne pus m’empêcher desourire de l’esprit bourru du vieux soldat et de la patience aveclaquelle Rodolphe s’en amusait.

– Ou bien encore, le fidèle serviteurHerbert le tue-t-il d’une balle ?

– Eh quoi ! Faire du pauvre Herbertun assassin ?

– Oh non ! Par accident, et ensuitese tue-t-il de remords et de désespoir ?

– Tout cela est très joli. Mais lesmédecins ont une manière incommode de constater quand et comment unhomme s’est tiré une balle.

– Mon bon connétable, les médecins ontdes paumes dans les mains aussi bien que des idées dans l’esprit.Si vous remplissez les paumes de leurs mains, vous fournissez dessuggestions à leur esprit.

– Je pense, dit Sapt, que les deux planssont bons. Si nous choisissons le dernier,qu’arrive-t-il ?

– Demain, vers le milieu du jour, unenouvelle se répand comme un éclair dans toute la Ruritanie, voiremême dans toute l’Europe ; on apprend que le Roi,miraculeusement sauvé aujourd’hui…

– Dieu soit loué ! s’écria lecolonel Sapt, et le jeune Bernenstein éclata de rire.

– Est mort dans des circonstancestragiques.

– Cela causera une grande douleur, ajoutaSapt.

– Pendant ce temps-là, je serai en sûretéau delà de la frontière.

– Oh ! en toute sûreté !

– Parfaitement, et dans l’après-midi dedemain, vous et Bernenstein partirez pour Strelsau où vousapporterez le corps du Roi.

Rodolphe, après un moment d’hésitation,murmura :

« Il faudra le raser. Et si les médecinsveulent discuter la question de savoir depuis combien de temps ilest mort, eh bien ! comme je vous l’ai dit : remplissezleurs mains. »

Sapt resta silencieux quelques instants, commes’il réfléchissait au plan. Il présentait certes des dangers, maisle succès avait enhardi Rodolphe, et il avait appris combien lesoupçon est lent à naître si la supercherie est assez audacieuse.Ce sont seulement les tromperies probables qui sontdécouvertes.

« Eh bien ? quedites-vous ? » demanda M. Rassendyll.

Je remarquai qu’il ne dit rien à Sapt de ceque lui et la Reine avaient résolu de faire plus tard.

Le front de Sapt se ridait. Je le vis regarderJames et le plus fugitif sourire se montra sur les lèvres duserviteur.

« C’est dangereux, naturellement, repritRodolphe, mais je crois que lorsqu’ils verront le corps du Roi…

– Là est la difficulté, interrompitSapt ; on ne pourra pas voir le corps du Roi. »

Rodolphe le regarda étonné. Puis parlant trèsbas, de peur que la Reine n’entendît et ne fût peinée, ilajouta :

« Il faudra l’ensevelir avec soin, vouscomprenez : il suffira que quelques personnages officiels setrouvent là. »

Sapt se mit debout devantM. Rassendyll.

« Le plan est bon, mais il a un défautcapital, » dit-il d’une voix singulière, encore plus dure qu’àl’ordinaire.

J’étais sur des charbons ardents, car j’auraisparié ma vie qu’il nous réservait quelque étrange nouvelle.

« Il n’y a pas de corps, »dit-il.

M. Rassendyll lui-même perdit sonsang-froid.

Il s’élança vers Sapt et lui saisit lebras.

« Pas de corps ! que voulez-vousdire ? » s’écria-t-il.

Sapt lança un nouveau regard à James etcommença son récit d’une voix monotone, mécanique, comme s’ilrépétait une leçon apprise par cœur, ou jouait un rôle quel’habitude lui rendait familier.

« Ce pauvre garçon d’Herbert avait eul’imprudence de laisser une bougie allumée à l’endroit où l’onserrait l’huile et le bois de chauffage, dit-il. Cet après-midi,vers six heures, nous nous étendîmes, James et moi, pour faire unesieste après notre repas. Vers sept heures, James vint à moi etm’éveilla. Ma chambre était pleine de fumée ; le Pavillonflambait. Je sautai de mon lit ; le feu avait fait trop deprogrès pour que nous puissions essayer de l’éteindre. Nousn’avions qu’une pensée… »

Il s’arrêta subitement et regarda James.

« Qu’une pensée : sauver notrecompagnon, dit James gravement.

– Sauver notre compagnon, répéta Sapt. Jeme précipitai vers sa chambre ; j’ouvris la porte et essayaid’entrer. C’était la mort certaine. James tenta d’entrer, maisrecula aussi. Je fis une nouvelle tentative. James me tira enarrière ; ce n’eût été qu’une mort de plus. Il fallut noussauver ; nous gagnâmes la porte. Le Pavillon tout entier étaiten flammes. Nous ne pouvions rien faire qu’assister au désastre etvoir le bois si vite enflammé, noircir, se réduire en cendres et laflamme s’éteindre. Nous savions que tous ceux restés dansl’intérieur, devaient assurément être consumés par le feu. Quepouvions-nous faire ? Enfin, James partit pour chercher dusecours. Il trouva une troupe de charbonniers qui revinrent aveclui. Il n’y avait plus de flamme. Tous, nous nous approchâmes desruines carbonisées. Tout était en cendres. Mais (il baissa la voix)nous trouvâmes ce qui nous parut être le corps de Boris le lévrier.Dans un autre endroit, était un cadavre carbonisé dont le cor dechasse fondu en une masse de métal, nous fit reconnaître Herbert legarde forestier.

« Il y avait encore un autre cadavrepresque informe et tout à fait méconnaissable. Nous le vîmes et lescharbonniers aussi. D’autres paysans arrivèrent qui avaient étéattirés par la vue des flammes. Personne ne pouvait dire de quiétait ce cadavre. Seuls James et moi le savions. Nous montâmesalors à cheval pour venir ici prévenir le Roi. »

Sapt finit son histoire ou sa leçon. La Reinelaissa échapper un sanglot et se couvrit le visage de ses mains.Bernenstein et moi, stupéfaits, comprenant à peine si l’étrangehistoire était sérieuse ou non, demeurions immobiles, les yeuxstupidement fixés sur Sapt. Enfin, écrasé ; par toute cetteétrangeté, rendu à demi idiot par le bizarre mélange de comique etde tragique dans la diction de Sapt, je le tirai par sa manche etdemandai moitié riant, moitié suffoqué par l’étonnement.

« Quel était l’autre cadavre,Sapt ? »

Il tourna vers moi ses petits yeux perçants,avec une gravité persistante et une effronterieimperturbable :

« Celui d’un M. Rassendyll, un amidu Roi qui, avec son valet de chambre James, attendait le retour duRoi parti pour Strelsau. Ce serviteur ici présent, est prêt àpartir pour l’Angleterre afin d’annoncer la nouvelle à safamille. »

Depuis quelque temps, la Reine écoutait, lesyeux fixés sur Sapt et elle tendait un bras vers lui comme pour lesupplier de lui expliquer cette énigme. Quelques mots avaient suffipour exposer son stratagème dans toute sa simplicité. RodolpheRassendyll était mort, son corps réduit en cendres ; le Roivivait et occupait son trône à Strelsau. C’est ainsi que Sapt avaitsubi la contagion de la folie de James, le valet de chambre, etavait mis en action l’étrange fable que le petit homme avaitimaginée pour faire passer le temps au Rendez-vous dechasse !

Tout à coup, M. Rassendyll dit d’une voixclaire et brève :

« Tout cela n’est qu’un mensonge, Sapt,et ses lèvres se contractèrent dédaigneusement.

– Ce n’est pas un mensonge que lePavillon soit brûlé, ainsi que les corps qui s’y trouvaient, niqu’une cinquantaine de gens le savent et que personne ne pourraitreconnaître le cadavre du Roi. Quant au reste, c’est un mensonge,mais je crois que la partie de vérité peut suffire. »

Les deux hommes se tenaient en face l’un del’autre, se défiant des yeux. Rodolphe avait saisi la significationdu tour audacieux que Sapt et James avaient joué. Il étaitdésormais impossible d’apporter le corps du Roi à Strelsau. Ilsemblait non moins impossible de déclarer que l’homme brûlé auPavillon, avait été le Roi. Ainsi, Sapt forçait la main àRodolphe ; il avait été inspiré par le même rêve que nous etdoué d’une hardiesse plus indomptable que la nôtre. Mais quand jevis la manière dont Rodolphe le regardait, je me demandai s’ils nequitteraient pas la Reine pour aller vider une querelle mortelle.M. Rassendyll, pourtant, dompta sa colère.

« Vous êtes tous résolus à faire de moiun misérable, dit-il froidement. Fritz et Bernenstein m’ypoussent ; vous, Sapt, essayez de m’y forcer. James est sansdoute du complot ?

– Je l’ai suggéré, monsieur, réponditJames, non d’un ton de défi, ou irrespectueux, mais comme pourobéir, ainsi que le voulait son devoir, à la question sous-entenduede son maître.

– Je m’en doutais ! Vous tous !Eh bien ! je ne veux pas avoir la main forcée. Je voismaintenant qu’il n’y a plus qu’un moyen de me tirer de cetteaffaire et ce moyen, je l’emploierai.

Aucun de nous ne parla. Nous attendîmes qu’illui plût de continuer. Il reprit :

« De la lettre de la Reine, je n’ai rienà dire et ne dirai rien. Mais je dirai à tous que je ne suis pas leRoi, mais Rodolphe Rassendyll et que j’ai joué le rôle de roisimplement pour servir la Reine et punir Rupert de Hentzau. Celasuffira pour déchirer le filet dont Sapt a voulum’envelopper. »

Il parlait froidement et avec calme, de sorteque lorsque je le regardai, je fus stupéfait de voir que ses lèvresse contractaient et que son front était humide de sueur. Alors, jecompris quelle lutte soudaine, rapide et terrible l’avait torturéavant que, vainqueur de lui-même, il eût repoussé la tentation.J’allai à lui et lui serrai la main ; cela sembla le soulageret l’adoucir.

« Sapt ! Sapt ! dit-il, vousavez failli faire de moi un coquin !

Sapt ne répondit pas. Il avait marché aveccolère par la chambre. Il s’arrêta brusquement devant Rodolphe etmontrant la Reine de la main :

« Moi, faire de vous un coquin !s’écria-t-il. Et que faites-vous de notre Reine que nous servonstous ? Que fera d’elle cette vérité que vous voulezproclamer ? N’ai-je pas entendu dire qu’elle vous avaitaccueilli comme son mari bien-aimé devant tout Strelsau ?Croira-t-on qu’elle ne connaissait pas son mari ? Oui, vouspouvez vous montrer, vous pouvez dire qu’on s’est trompé.Croira-t-on qu’elle aussi s’est trompée ? La bague du Roiétait-elle à votre doigt ? Où est-elle ? Et commentM. Rassendyll a-t-il pu passer des heures avec la Reine, chezFritz de Tarlenheim, pendant que le Roi était au Pavillon dechasse ? Déjà un roi et deux autres hommes sont morts pourqu’on ne pût prononcer un mot contre elle, et vous, vous serezcelui qui mettra en branle toutes les langues de Strelsau et qui lafera montrer du doigt par tous ceux qui la soupçonneront !

Rodolphe ne répondit rien. Dès que Sapt avaitprononcé le nom de la Reine, il s’était rapproché d’elle et avaitlaissé tomber sa main sur le dossier de son fauteuil. Elle avaitlevé une des siennes pour la joindre à celle de Rodolphe et ilsétaient restés ainsi ; mais je vis qu’il était devenu trèspâle.

« Et nous, vos amis, poursuivit Sapt, carnous vous avons été fidèles comme à la Reine, par Dieu !Fritz, Bernenstein et moi, quel souci en prenez-vous ? S’ilfaut que cette vérité soit révélée, qui croira que nous sommesrestés fidèles au Roi, que nous ignorions le tour joué au Roi, quenous n’en avons pas été complices… peut-être aussi complices de sonassassinat ? Ah ! Rodolphe Rassendyll, Dieu me préserved’avoir une conscience qui m’empêche d’être fidèle à la femme quej’aime et aux amis qui m’aiment. »

Je n’avais jamais vu le vieux connétable siému. Il m’entraîna comme il entraîna Bernenstein. Je saismaintenant que nous n’étions que trop disposés à nous laisserconvaincre, ou, plutôt, qu’emportés par notre désir passionné, nousétions tout convaincus d’avance. Son appel ému nous parut être unargument. Du moins, le danger qu’il signalait pour la Reine étaitréel et grand.

Subitement, un changement se fit en lui. Ilsaisit la main de Rodolphe et lui parla d’une voix basse etentrecoupée, dont la douceur ne ressemblait en rien à son âpretéhabituelle.

« Enfant, reprit-il, ne dites pasnon ! Voici la plus belle des femmes languissant après celuiqu’elle aime, et le plus beau pays du monde languissant après sonvrai Roi, et les meilleurs amis du monde, oui, par le Ciel !les meilleurs, dévorés du désir de vous avoir pour maître.

« Je ne sais rien de votre conscience,mais je sais ceci le Roi est mort et sa place est vide, et je nevois pas pourquoi le Dieu tout-puissant vous aurait envoyé ici, sice n’est pour la prendre. Allons, enfant ! pour l’amour denous et pour l’honneur d’Elle ! Quand le Roi vivait, je vousaurais tué plutôt que de vous laisser usurper son trône. Il estmort ! Maintenant… pour l’amour de nous et pour l’honneurd’Elle !

J’ignore quelles pensées traversèrent l’espritde M. Rassendyll. Son visage était impassible et rigide. Il nebougea pas lorsque Sapt eut fini, mais resta comme il était,immobile pendant longtemps. Puis il inclina lentement la tête versla Reine et la regarda dans les yeux. Elle lui rendit son regardet, enfin, emportée par l’espoir fougueux du bonheur immédiat, parson amour pour lui et fière de lui voir offrir le rang suprême,elle s’élança de son siège et tombant à genoux devant Rodolphe,s’écria :

« Oui, oui ! Pour l’amour de moi,Rodolphe, pour l’amour de moi !

– Êtes-vous donc aussi contre moi, ô maReine ? » dit-il en caressant sa chevelure fauve.

Chapitre 20La décision du Ciel.

Nous étions à moitié fous ce soir-là, Sapt,Bernenstein et moi. L’idée que l’on sait semblait avoir passé dansnotre sang et être devenue partie de nous-mêmes. Pour nous, lachose était inévitable… bien plus, elle était faite. Sapt se mit àpréparer le compte rendu de l’incendie du Pavillon qui devait êtrecommuniqué aux journaux. Il racontait avec force détailsque.Rodolphe Rassendyll était venu rendre visite au Roi,suivi de James, son valet de chambre, que le Roi ayant été appeléinopinément à la capitale, M. Rassendyll avait attendu leretour de Sa Majesté et trouvé la mort dans l’incendie. Suivaientune courte biographie de Rodolphe, une allusion à sa famille etl’expression très digne des condoléances du Roi pour les parentsauxquels James porterait le message de Sa Majesté. Le jeuneBernenstein, assis à une autre table, racontait, sous la directiondu connétable, l’attentat de Rupert de Hentzau et le courage aveclequel le Roi s’était défendu. Il était dit que le comte avaitobtenu la permission de venir trouver le Roi en lui faisant croirequ’il avait en main un document d’État de la plus grande importanceet de la nature la plus secrète. Le Roi, avec son habituel dédaindu danger, était allé seul au rendez-vous, mais simplement pourrefuser, avec mépris, les conditions de Rupert. Furieux de cetteréception, l’audacieux criminel avait subitement attaqué le Roi, onsait avec quel résultat. C’était lui qui était mort, tandis que leRoi, voyant au premier coup d’œil que le document compromettait despersonnes bien connues, avait, avec la noblesse de sentiments quile caractérise, détruit le papier sans achever de le lire, devanttous ceux qui se précipitaient à son secours.

Je fournissais des suggestions et desperfectionnements ; possédés du désir d’aveugler les yeuxcurieux, nous oubliions les difficultés réelles et permanentes del’acte que nous avions résolu de commettre. Pour nous, ellesnexistaient pas : Sapt répondait à toutes lesobjections que, la chose ayant été faite une fois déjà, pouvaitl’être une seconde. Nous n’étions pas moins confiants que lui,Bernenstein et moi. Nous garderions le secret en y consacrant notreintelligence, notre bras, notre vie, comme nous avions gardé lesecret de la lettre, descendu dans la tombe avec Rupert de Hentzau.Nous nous saisirions de Bauer et le forcerions à se taire ;d’ailleurs, qui croirait pareille histoire contée par un homme desa sorte ? Rischenheim était des nôtres ; la vieillefemme se tairait dans son propre intérêt. Pour son pays et safamille, il faudrait nécessairement que Rodolphe passât pour mort.Il est vrai qu’il serait obligé d’épouser la Reine une secondefois. Sapt était prêt ; il trouverait le moyen et ne voulaitpas admettre la difficulté de découvrir celui qui se chargerait dela cérémonie. Si notre courage faiblissait, nous n’avions qu’àconsidérer l’alternative offerte à notre choix et comparer lespérils de ce que nous voulions entreprendre, à ceux qui nousmenaceraient si nous reculions. Persuadés que la substitution deRodolphe au Roi était notre seule ressource, nous ne demandionsplus si elle était possible ; nous cherchions seulement lesmoyens de l’accomplir sans danger.

Mais Rodolphe n’avait pas parlé. L’appel deSapt et le cri suppliant de la Reine l’avaient ébranlé, non pasvaincu ; il avait hésité, non cédé. Cependant, il n’invoqua nil’impossibilité, ni le danger ; ce n’était pas là ce quil’arrêtait. Il ne s’agissait pas pour lui de savoir si la chosepouvait se faire, mais si elle devait être faite ; nousn’avions pas à raffermir un courage défaillant, mais à séduire unvigoureux sentiment d’honneur qui détestait l’imposture dès qu’ellesemblait servir un but personnel. Autrefois, il avait joué le rôlede roi pour sauver le Roi, mais il ne lui plaisait pas de le jouerune seconde fois à son propre profit. Il resta donc inébranlablejusqu’à ce que la réputation de la Reine fût mise en jeu, et quel’amour de celle-ci pour lui et l’affection de ses amis se fussentunis pour assaillir sa résolution. Alors, il hésita, mais ce futtout.

Cependant, le colonel Sapt agit en tout commesi Rodolphe avait donné son consentement, et vit s’écouler lesheures pendant lesquelles il pouvait s’enfuir, avec unetranquillité parfaite. Pourquoi hâter la résolution deRodolphe ? Chaque heure pendant laquelle il se laissaitappeler Roi, augmentait la difficulté de l’appeler autrement. Donc,Sapt laissa M. Rassendyll hésiter et lutter pendant que luiécrivait son récit et complétait ses projets et ses plans. De tempsen temps, James, le petit serviteur, entrait et sortait calme etpimpant et les yeux brillant d’une satisfaction intérieure. Ilavait inventé un conte pour faire passer le temps et son contedevenait de l’histoire. Lui, du moins, jouerait son rôle jusqu’aubout, sans faiblir.

La Reine nous avait quittés ; on l’avaitdécidée à aller se reposer jusqu’à ce qu’une décision fût prise.Calmée par le doux reproche de Rodolphe, elle ne l’avait pluspressé en paroles, mais il y avait dans ses yeux une supplicationplus puissante que toutes les prières, et une tristesse dans lapression prolongée de sa main, plus difficile à ne pas entendre quedix mille requêtes.

Enfin, il l’avait escortée hors de la chambreet confiée aux soins d’Helga. Revenu au milieu de nous, il demeurasilencieux quelques instants. Nous imitions son silence. Sapt,assis en face de lui, le regardait les sourcils froncés etmordillant sa moustache.

« Eh bien ? » dit-il enfin,posant brièvement la question.

Rodolphe s’approcha de la fenêtre et parut seperdre dans la contemplation de la nuit calme. Il n’y avait plusque quelques derniers flâneurs dans la rue. La lune brillaitblanche et sereine sur le square vide.

« Je voudrais marcher dehors et réfléchirtranquillement, dit Rodolphe, s’adressant à nous ; et commeBernenstein s’élançait pour l’accompagner, il ajouta : Non,seul.

– Oui, dit Sapt, avec un regard vers lapendule dont les aiguilles étaient sur le point de marquer deuxheures ; ne vous pressez pas, mon enfant, ne vous pressezpas. »

Rodolphe le regarda et sourit.

« Je ne suis pas votre dupe, vieux Sapt,dit-il en secouant la tête ; croyez-moi, si je décide departir, je partirai, n’importe à quelle heure.

– Oui ! le diable vousemporte ! » grommela Sapt.

Donc, Rodolphe nous quitta ; et alors,nous consacrâmes un long laps de temps à faire des projets, àméditer des plans, les yeux toujours fermés aux probabilités del’avenir.

Rodolphe n’avait pas dépassé le portiqued’entrée, et nous supposions qu’il s’était rendu aux jardins pour ylivrer sa grande bataille. Le vieux Sapt, ayant terminé sontravail, devint tout à coup loquace.

« Cette lune que voilà, dit-il, endésignant l’astre de son épais index, est une dame fort indigne deconfiance. Je l’ai vue plus d’une fois réveiller la conscience d’uncoquin.

– Je l’ai vue plonger un amoureux dans lesommeil, dit en riant le jeune Bernenstein, se levant de sa table,s’étirant et allumant un cigare.

– Oui, elle est capable de transformer unhomme, reprit Sapt. Sous la clarté de ses rayons, un homme calmerêvera de batailles ; un ambitieux, après l’avoir contempléedix minutes, ne demandera qu’à passer le reste de sa vie en rêvant.Je me méfie d’elle, Fritz ; je voudrais que la nuit fûtsombre.

– Que fera-t-elle à RodolpheRassendyll ? demandai-je, me mettant au diapason du fantasquevieillard.

– Il y verra le visage de la Reine,s’écria Bernenstein.

– Il verra peut-être celui deDieu, » répliqua Sapt, et il se secoua comme si une penséedésagréable s’était glissée dans son esprit et sur ses lèvres.

La dernière phrase du colonel nous renditsilencieux. Nous nous regardâmes. Enfin, Sapt laissa tomberbruyamment sa main sur la table.

– Je ne reculerai pas, dit-il, d’un tonbourru, presque farouche.

– Ni moi, répondit Bernenstein en seredressant ; ni vous Tarlenheim ?

– Certes non ! Moi aussi, jepersévère. »

Il y eut un nouveau silence.

« Elle peut rendre un homme mou comme uneéponge, reprit Sapt, ou dur comme une barre de fer. Je serais plusrassuré si la nuit était noire. Je l’ai regardée bien souvent de matente et couché sur le sol nu et je la connais. Elle m’a fait avoirune décoration et, un jour, elle me fit presque tourner casaque.N’ayez rien à démêler avec elle, jeune Bernenstein.

– Je garderai mes regards pour desbeautés plus proches, dit le lieutenant dont lhumeurlégère ne restait pas longtemps sérieuse.

– Vous aurez meilleure chance, maintenantque Rupert de Hentzau n’est plus là, » dit Saptsarcastiquement.

On frappa à la porte et James entra.

« Le comte de Luzau-Rischenheim sollicitela faveur de parler au Roi, dit-il.

– Nous attendons Sa Majesté d’un instantà l’autre. Priez le comte dentrer, répondit Sapt ;et quand Rischenheim entra, il ajouta en lui montrant unsiège :

– Nous parlions, monsieur le comte, del’influence de la lune sur la carrière des hommes.

– Qu’allez-vous faire ?Qu’allez-vous décider ? demanda Rischenheim avecimpatience.

– Nous ne décidons rien, dit Sapt.

– Alors qu’est-ce que M… Qu’est-ce que leRoi décide ?

– Le Roi ne décide rien, monsieur lecomte. C’est ellequi décide. »

Et le vieillard désigna la lune dudoigt : « En ce moment, elle fait ou défait un roi ;je ne peux dire lequel des deux. Et votre cousin ?

– Vous savez que mon cousin est mort.

– Oui, je le sais. Et pourtant, je vousdemande que devient votre cousin ?

– Monsieur, répliqua Rischenheim, nonsans dignité, puisqu’il est mort, qu’il repose en paix, ce n’estpas à nous de le juger.

– Il pourrait bien souhaiter lecontraire, car, par le Ciel ! je crois en vérité que jelaisserais aller le coquin, et je ne pense pas que son juge actuelsoit aussi indulgent.

– Que Dieu lui pardonne ! Jel’aimais. Oui, et beaucoup l’ont aimé. Ses serviteurs, parexemple.

– L’ami Bauer, entre autres.

– Oui, Bauer l’aimait. Où estBauer ?

– J’espère qu’il est allé au diable avecson bien-aimé maître, grogna Sapt, mais il eut assez de respecthumain pour baisser la voix et couvrir sa bouche de sa main, desorte que Rischenheim n’entendit pas.

– Nous ne savons pas où il est,répondis-je.

– Je suis venu, dit Rischenheim, pouroffrir très respectueusement mes services à la Reine.

– Et au Roi ? demandaBernenstein.

– Au Roi ? Mais le Roi estmort ?

– Donc, vive le Roi ! s’écriaBernenstein.

– S’il y avait un roi, commençaRischenheim…

– Vous feriez cela ! interrompitBernenstein haletant d’émotion.

– C’est elle qui décide, reprit Sapt,montrant de nouveau la lune.

– Mais elle y met diablement letemps ! » fit observer le jeune lieutenant.

Rischenheim garda un instant le silence. Ilétait très pâle et lorsqu’il parla, sa voix tremblait, mais sesparoles étaient résolues.

– J’ai donné ma parole à la Reine, etmême en cela, je lui obéirai si elle me l’ordonne.

Bernenstein s’élança vers lui et lui saisit lamain.

« Voilà qui est parler !s’écria-t-il. Au diable la lune, colonel ! »

À peine terminait-il sa phrase, que la portes’ouvrit et, à notre grande surprise, la Reine entra. Helga venaitderrière ; ses mains croisées et ses yeux effrayés semblaientaffirmer que leur venue était contraire à sa volonté. La Reineétait vêtue d’une longue robe blanche, et ses cheveux flottant surses épaules, n’étaient retenus que par un ruban. Elle paraissaittrès agitée et sans faire attention à personne, elle traversa lapièce et vint droit à moi.

« Le rêve, Fritz, dit-elle. Il estrevenu. Helga m’avait décidée à métendre ;jétais très lasse et je mendormis. Alors,il revint, ce rêve ! Je vis Rodolphe, Fritz, je le vis aussidistinctement que je vous vois. Tout le monde l’appelait Roi, commetantôt, mais on ne lacclamait pas. Les gens étaientcalmes et le regardaient tristement. Je ne pouvais entendre cequ’ils disaient ; ils parlaient si bas !Jentendais seulement : « Le Roi ! leRoi ! » et lui ne semblait absolument rien entendre. Ilrestait immobile, étendu sur quelque chose, quelque chose qui étaitrecouvert de draperies ; je ne pouvais pas voir ce quec’était ; oui, il était immobile ! Son visage était sipâle et il ne les entendait pas dire : « Le Roi, leRoi ! » Fritz ! Fritz ! on aurait dit qu’ilétait mort ! Où est-il ? où l’avez-vous laisséaller ? »

Elle se détourna de moi et lança sur lesautres un regard étincelant.

« Où est-il ? Pourquoi n’êtes-vouspas avec lui ? demanda-t-elle d’un ton différent de celuiqu’elle avait employé avec moi. Pourquoi n’êtes-vous pas autour delui ? Vous devriez être entre lui et le danger, prêts à donnervos vies pour la sienne ? En vérité, messieurs, vousremplissez votre devoir légèrement. »

Sans doute, ses paroles étaientdéraisonnables ; aucun danger ne le menaçait et, après tout,il n’était pas notre Roi, si grand que fût notre désir de l’avoirpour maître. Pourtant, cette idée ne nous vint pas. Ses reprochesnous remplissaient de confusion et nous acceptions son indignationcomme méritée. Nous baissions la tête. La honte de Sapt se trahitpar le ton rogue de sa réponse.

« Il a voulu aller marcher, Madame, et yaller seul. Il nous a ordonné, je dis ordonné, de ne pasle suivre. Nous ne pouvons avoir eu tort de lui obéir. »

L’inflexion sarcastique de sa voix traduisaitsa pensée quant à l’inconséquence de la Reine.

« Lui obéir ? Sans doute ; vousne pouviez aller avec lui puisqu’il vous le défendait ; maisvous pouviez le suivre à distance, ne pas le perdre devue. »

Elle prononça ces paroles d’un ton fier etdédaigneux, puis, revenant soudainement à sa première manière ettendant les mains vers moi, elle dit plaintivement :

« Fritz, où est il ? Est-il ensûreté ? Fritz, trouvez-le.

– Je vous le trouverai n’importe où ilsera, Madame, répondis-je, car son appel me touchait au cœur.

– Il n’est pas plus loin que lesjardins, » grommela Sapt encore blessé du reproche de la Reineet dédaigneux de l’agitation de la femme. Il en voulait aussi àRodolphe parce que la lune était si longue à décider si elle feraitou déferait un roi.

« Les jardins ! s’écria la Reine.Alors, cherchons-le. Oh ! vous l’avez laissé seul dans lesjardins !

– Qu’est-ce qu’il pourrait bien luiarriver là ! » murmura Sapt.

Elle ne l’entendit pas, car elle avait quittévivement la chambre. Helga la suivit et nous fîmes de même, Sapt ledernier, car il était encore de mauvaise humeur. Je l’entendaisgrommeler pendant que nous descendions l’escalier et traversions legrand corridor pour arriver au petit salon donnant sur les jardins.Il n’y avait pas de domestiques sur ce parcours, mais nousrencontrâmes un veilleur de nuit et Bernenstein lui enleva salanterne à son grand étonnement. Ce fut la seule lumière quiéclaira faiblement la pièce. Mais dehors, la lune brillaitmagnifiquement sur la large allée sablée et sur les grands arbresdes jardins. La Reine alla droit à la porte-fenêtre ; je lasuivis, ouvris la porte et restai près de Sa Majesté.Lair était doux et la brise en soufflant sur mon visageme parut délicieuse. Je vis que Sapt s’était approché et se tenaitde lautre côté de la Reine. Ma femme et les autresrestaient derrière nous et regardaient au dehors entre nosépaules.

Là, à la brillante lumière de la lune, delautre côté de la vaste terrasse, tout près de la lignede grands arbres qui la bordaient, nous vîmes Rodolphe Rassendyllmarcher lentement, les mains derrière le dos, les yeux fixés surl’arbitre de son sort, sur celle qui devait faire de lui un roi ouun fugitif.

« Le voilà, Madame, en parfaitesûreté ! » dit Sapt.

La Reine ne répondit pas. Sapt n’ajouta rienet personne ne parla. Nous le contemplions en proie à sa grandelutte. Certes, jamais homme né dans un rang ordinaire, n’eut à ensoutenir aucune dont l’enjeu fût plus considérable. Cependant, jene pouvais en suivre que bien peu les péripéties sur le visage quela blanche lumière me permettait de voir si distinctement,répandant une lueur grisâtre sur son teint naturellement plein desanté et mettant ses traits en un relief extraordinaire sur le fondnoir du feuillage.

Je n’entendais que la respiration haletante dela Reine. Je la vis saisir le haut de sa robe etlentrouvrir autour du cou. Personne ne faisait lemoindre mouvement. La lueur de la lanterne était trop faible pourattirer l’attention de M. Rassendyll. Inconscient de notreprésence, il luttait avec sa destinée.

Tout à coup, Sapt laissa échapper une faibleexclamation. De sa main passée derrière lui, il appela Bernenstein.Le jeune homme lui remit la lanterne qu’il approcha du chambranlede la fenêtre. La Reine, absolument absorbée en la contemplation deson ami, ne vit rien, mais j’aperçus ce qui avait attirél’attention de Sapt. Il avait des raies sur la peinture et desentailles dans le bois sur le bord du panneau et près de laserrure. Je regardai Sapt qui me répondit par un hochement de tête.On aurait juré que quelqu’un avait essayé de forcer la porte aumoyen d’un couteau. La moindre chose suffisait à nous effrayer etle visage du connétable exprimait la surprise. Qui avait tentéd’entrer ? Ce ne devait pas être un voleur deprofession ; il aurait eu de meilleurs outils.

Notre attention fut de nouveau détournée.Rodolphe s’arrêta court. Il leva un instant les yeux vers le ciel,puis les abaissa sur le sol. Une seconde après, il secoua la têted’un mouvement saccadé (je vis ses cheveux roux soulevés par labrise), comme un homme qui vient de résoudre un problème difficile.En un instant et par l’intuition d’une émotion contagieuse, il nousfut révélé que la question avait reçu sa réponse. Il étaitmaintenant roi ou fugitif ! La Dame des cieux avait donné sadécision ! Le même frémissement nous secoua tous. Je vis laReine se redresser ; je sentis se roidir le bras deRischenheim posé sur mon épaule. Le visage de Sapt était pleind’impatience et il mordait férocement sa moustache. Nous nousrapprochâmes les uns des autres. Enfin, l’incertitude nous devintinsupportable. Avec un regard à la Reine et un autre à moi, Saptsortit ; il voulait aller recevoir la réponse ; de lasorte, la tension intolérable qui nous avait tenus comme des hommestorturés sur la roue, cesserait immédiatement. La Reine ne réponditpas au regard de Sapt et ne sembla même pas voir qu’il était sorti.Ses yeux ne voyaient que M. Rassendyll, sa pensée s’absorbaiten lui, car son bonheur était dans ses mains et dépendait de cettedécision dont l’importance le tenait en ce moment immobile dansl’allée. Souvent je le revois debout, grand, majestueux, pareil auxgrands souverains tels quon se les imagine quand on litleurs hauts faits aux âges glorieux du monde.

Le pas de Sapt fit crier le sable. Rodolphel’entendit et tourna la tête. Il vit Sapt et moi derrière Sapt. Ileut un beau sourire calme, mais ne bougea pas. Il tendit les deuxmains au connétable et serra les siennes toujours souriant. Je nepouvais pas lire sur son visage la décision qu’il avait prise, maisje voyais, sans pouvoir douter davantage, qu’il avait pris unerésolution inébranlable et qui rendait la paix à son âme. S’ilavait décidé de marcher avec nous, il marcherait sans jeter unregard en arrière, sans aucune défaillance ; silavait choisi le parti opposé, il s’éloignerait sans un murmure,sans une hésitation. La Reine n’était plus haletante ; elleressemblait à une statue.

Rischenheim s’agitait, ne pouvant supporterl’attente plus longtemps.

La voix de Sapt s’éleva dure etdiscordante.

« Eh bien ! cria-t-il, qu’est-cedonc ? En avant ou en arrière ? »

Rodolphe lui serra de nouveau les mains et leregarda droit dans les yeux. Un mot suffirait pour la réponse. LaReine saisit mon bras ; elle défaillait et serait tombée si jel’avais soutenue. À cet instant, un homme s’élança hors de la lignesombre des grands arbres, tout près derrière M. Rassendyll.Bernenstein jeta un grand cri et se précipita en repoussantviolemment la Reine elle-même hors de son chemin ; sa maintira vivement son lourd sabre de cuirassier de la garde. Je le visétinceler à la lumière de la lune, mais au même instant brilla unelueur éclatante et un coup de feu retentit dans le calme desjardins. M. Rassendyll ne lâcha pas les mains de Sapt, maiss’affaissa lentement sur ses genoux. Sapt semblait paralysé.Bernenstein cria de nouveau : un nom cette fois.

« Bauer ! Mon Dieu !Bauer ! »

En un clin d’œil, il eut traversé la terrasseet gagné les arbres. L’assassin tira une seconde fois, mais manquason coup. Je vis l’éclair du grand sabre au-dessus de la tête deBernenstein et entendis son sifflement dans l’air. Il frappa latête de Bauer qui tomba comme une masse, le crâne fendu. La main dela Reine lâcha mon bras et elle tomba dans ceux de Rischenheim Jecourus à M. Rassendyll et m’agenouillai. Il tenait encore lesmains de Sapt et se soutenait à demi avec son aide ; maisquand il me vit, il se laissa aller, la tête sur ma poitrine. Seslèvres remuèrent, sans qu’il pût parler. Bauer avait vengé lemaître qu’il aimait et était aller le rejoindre.

Le Palais s’anima tout à coup. Volets etfenêtres s’ouvrirent violemment. Le groupe que nous formions sedétachait distinctement, éclairé par la lune.

Bientôt, il y eut un bruit de pas précipitéset nous fumes enveloppés d’officiers et de serviteurs. Bernensteinm’avait rejoint. Il se tenait debout, appuyé sur son sabre. Saptn’avait pas prononcé une parole.

Son visage était décomposé par l’horreur et ledésespoir. Les yeux de Rodolphe restaient clos, sa tête rejetée enarrière, sur moi.

« Un homme a tiré sur le Roi, »m’écriai-je stupidement.

Subitement, j’aperçus James à côté de moi.

« J’ai envoyé chercher les médecins,monsieur le comte, me dit-il ; portons-le à l’intérieur duPalais. »

Nous soulevâmes Rodolphe, Sapt, James et moi,et le portâmes à travers la terrasse sablée, dans le petit salon.Nous passâmes devant la Reine toujours soutenue par Rischenheim etpar ma femme. Nous déposâmes Rodolphe sur un canapé.Jentendis Bernenstein qui disait dans le jardin :« Ramassez cet individu et portez-le quelque part hors denotre vue, » puis il rentra suivi de la foule qu’il fitbientôt sortir.

Nous restâmes seuls attendant lesmédecins ; la Reine s’approcha, toujours avec l’aide deRischenheim.

« Rodolphe ! Rodolphe ! »dit-elle très doucement.

Il ouvrit les yeux et un sourire se dessinasur ses lèvres. Elle se jeta à genoux et saisit sa main qu’ellebaisa passionnément.

« Les médecins seront ici dans uninstant, » dis-je alors.

Les yeux de Rodolphe étaient fixés sur laReine. Quand je parlai, il les tourna vers moi, sourit et secoua latête. Je me détournai.

Quand le premier chirurgien arriva, nouslaidâmes, Sapt et moi, à examiner la blessure. On avaitemmené la Reine et nous étions seuls. Lexamen fut trèscourt. Bauer avait tiré droit au milieu du dos. Ensuite, nousportâmes Rodolphe sur un lit ; la chambre la plus proche setrouva être celle de Bernenstein. Là, on le coucha et tout ce quipouvait être fait le fut. Jusqualors, nous n’avions pasadressé de questions au chirurgien et il ne nous avait rienexpliqué. Nous savions trop bien ce qu’il avait à dire ! Tous,nous avions déjà vu des hommes mourir, et l’aspect de ce qu’estalors le visage humain nous était familier. Deux ou trois autresmédecins, les plus célèbres de Strelsau, vinrent se joindre aupremier. On les avait appelés. C’était dans l’ordre ; mais vule secours qu’ils pouvaient apporter, on aurait aussi bien fait deles laisser dans leurs lits. Ils se retirèrent en groupe, à l’autreextrémité de la pièce et se consultèrent pendant quelques minutes àvoix basse. James souleva la tête de son maître et lui donna un peud’eau à boire. Rodolphe l’avala avec difficulté. Je le vis presserla main de James, car le visage du petit serviteur exprimait uneprofonde douleur. Quand son maître lui sourit, il trouva le couragede sourire à son tour.

Je m’approchai des médecins.

« Eh bien ! messieurs ? »demandai-je.

Ils s’entre-regardèrent, puis le plus fameuxde tous dit gravement :

« Le Roi peut vivre une heure,comte ; désirez-vous envoyer chercher unprêtre ? »

Je retournai près de Rodolphe. Ses yeuxm’interrogeaient. C’était un homme et je n’essayai pas de letromper niaisement. Je me penchai et lui dis très bas :

« Une heure, pensent-ils,Rodolphe. »

Il fit un mouvement ; était-ce de douleurou de plainte ? Je l’ignore. Puis il parla très bas, trèslentement.

« Alors, ils peuvent s’en aller, »dit-il.

Je retournai près d’eux et leur demandai sil’on pouvait faire quelque chose de plus. « Rien, »répondirent-ils.

Ils se retirèrent dans une piècevoisine ; un seul resta et s’assit près d’une table, à quelquedistance. Rodolphe avait refermé les yeux. Sapt, qui n’avait pasprononcé une parole depuis le coup de feu de Bauer, leva vers moison visage hagard.

« Nous ferions bien d’aller lachercher, dit-il d’une voix rauque. »

J’acquiesçai d’un signe de tête. Sapt sortitet je restai. Bernenstein sapprocha de Rodolphe et luibaisa la main. Ce jeune homme qui avait montré un courageindomptable et un entrain sans bornes au cours de cette affaire,était entièrement démoralisé : les larmes inondaient sonvisage. Jaurais été facilement dans le même état, maisje ne voulais pas que M. Rassendyll me vît ainsi. Il sourit àBernenstein, puis il me dit :

« Vient-elle, Fritz ?

– Oui, Sire, » répondis-je.

Il remarqua cette expression et une faiblelueur de malice passa dans ses yeux.

« Eh bien ! pour une heure, »murmura-t-il, et sa tête retomba sur l’oreiller.

Elle vint, les yeux secs, calme et royale.Nous nous éloignâmes tous. Elle s’agenouilla près du lit et pritune des mains de Rodolphe dans les siennes. Bientôt, la main fit unmouvement ; elle la laissa aller et devinant ce qu’ildésirait, la souleva et la posa sur sa tête, taudis qu’elle cachaitson visage sur le lit. La main de Rodolphe erra pour la dernièrefois sur la brillante chevelure qu’il aimait tant. Elle se releva,passa son bras sous les épaules du bien-aimé et le baisa sur leslèvres. Leurs deux visages se touchaient et il lui parlait, maisnous n’aurions pu entendre ses paroles lors même que nouslaurions voulu.

Ils restèrent longtemps ainsi.

Le médecin vint lui tâter le pouls et seretira ensuite sans mot dire. Nous nous rapprochâmes un peu, carnous savions qu’il ne serait plus guère longtemps parmi nous.

Tout à coup, la force parut lui revenir. Il sesouleva sur le lit et parla distinctement.

« Dieu a décidé, dit-il. J’ai taché toutle temps de bien faire. Sapt, Bernenstein et vous, mon vieux Fritz,serrez-moi la main ; non, ne la baisez pas. Nous en avons finiavec les faux-semblants. »

Nous lui pressâmes la main comme il nous ledemandait. Puis il prit la main de la Reine. De nouveau, ellecomprit et posa cette main sur ses lèvres.

« Dans la vie et dans la mort, ma douceReine ! » murmura-t-il.

Et il s’endormit pour toujours !

Chapitre 21La venue du rêve.

Il est inutile et je n’en aurais guère lecourage, de m’arrêter longuement sur ce qui suivit la mort deM. Rassendyll. Les mesures que nous avions préparées pourassurer sa prise de possession du trône, dans le cas où il y auraitconsenti, nous furent utiles après sa mort. Les lèvres de Bauerétaient fermées pour toujours. La vieille mère Holf était tropépouvantée pour faire la moindre allusion à ses soupçons.Rischenheim restait fidèle à la parole donnée à la Reine. Lescendres du Pavillon de chasse gardaient leur secret, et personne nesoupçonna rien, lorsque le cadavre carbonisé qu’on appelaitRodolphe Rassendyll, fut déposé dans le tranquille cimetière deZenda, près de la tombe d’Herbert le garde forestier.

Nous avions, dès le début, renoncé à rapporterle corps du Roi à Strelsau pour le substituer à celui deM. Rassendyll. Les difficultés eussent été presqueinsurmontables, et au fond du cœur, nous ne désirions pas lesvaincre. Rodolphe Rassendyll était mort en roi. En roi, ildormirait son dernier sommeil. En roi, il était étendu dans sonpalais de Strelsau, pendant que la nouvelle de son assassinat parun complice de Rupert de Hentzau épouvantait le monde. Notre tâcheavait été accomplie, mais à quel prix ! Beaucoup auraient puavoir des doutes sur l’homme vivant, personne n’en eut sur le mort.Les soupçons qui auraient peut-être assailli le trône se turentdevant la tombe. Le Roi était mort. Qui demanderait si c’étaitvraiment le Roi qu’on voyait étendu en grande pompe dans le vastevestibule du Palais, ou si l’humble tombe de Zenda contenait lesossements du dernier Elphsberg mâle.

Murmures et questions se turent dans lesilence du tombeau.

Tout le jour, la foule avait défilé dans legrand hall. Là, sur un lit de parade surmonté de la couronne et desplis de la bannière royale, était couché Rodolphe Rassendyll. Lesgrands officiers de la couronne montaient la garde ; dans laCathédrale, l’archevêque disait la messe pour le repos de son âme.Il était là depuis trois jours ; le soir du troisième étaitvenu et, le lendemain matin, il devait être inhumé. Il y aau-dessus du vestibule, une galerie qui permettait de voir d’enhaut le lit de parade ; j’étais dans cette galerie et, avecmoi, la reine Flavie. Nous étions seuls et au-dessous de nous, nousvoyions le visage calme du mort. Il était revêtu de l’uniformeblanc dans lequel il avait été couronné ; le grand ruban de laRose Rouge barrait sa poitrine. Dans sa main, il tenait une vraierose fraîche et parfumée ; la reine Flavie l’y avait placéeelle-même, afin que, même dans la mort, il ne lui manquât pas lesymbole choisi de son amour.

Nous n’avions pas encore échangé une parole.Nous contemplions la pompe qui l’entourait et le flot desspectateurs qui venaient voir son visage ou lui apporter unecouronne. Je vis une jeune fille s’agenouiller longtemps au pied ducatafalque. Quand elle se releva, elle déposa en sanglotant unepetite guirlande de fleurs. C’était Rosa Holf. Je vis des femmespasser en pleurant et des hommes qui se mordaient les lèvres.Rischenheim vint, pâle et troublé.

Et tandis que tous venaient et passaient, levieux Sapt, immobile, raide et l’épée nue, se tenait debout à latête du lit, les yeux fixés devant lui, sans jamais changerd’attitude. Un lointain bourdonnement des voix arriva jusqu’à nous.La Reine posa sa main sur mon bras.

« C’est le Rêve, Fritz, dit-elle.Écoutez ! Ils parlent du Roi à voix basse et tristement, maisils l’appellent Roi. C’est ce que j’ai vu dans mon rêve. Mais iln’entend, ni ne voit. Non, pas même quand je l’appelle : MonRoi ! »

Une pensée subite me fit me tourner vers elleet lui demander :

– Qu’avait-il décidé, Madame ?Aurait-il été roi ?

– Il ne me l’a pas dit, Fritz, et je n’aipas songé à le lui demander pendant qu’il me parlait.

– De quoi donc parlait-il,Madame ?

– Seulement de son amour ; de rienautre que de son amour, Fritz.

Sans doute, quand un homme va mourir, l’amourest plus qu’un royaume ; peut-être même, si l’on pouvait s’enassurer, est-il plus pour lui, pendant qu’il vit. Ellerépéta :

– De rien que de son grand amour pourmoi, Fritz. Et mon amour a causé sa mort !

– Il n’aurait pas voulu qu’il en fûtautrement, répondis-je.

– Non, » murmura-t-elle et sepenchant sur l’appui de la galerie, elle tendit les bras vers lui.Mais il demeurait immobile, sans voir, ni entendre quand ellemurmurait : « Mon Roi ! Mon Roi ! ».C’était bien son rêve !

Le lendemain soir, James prit, congé de sonmaître mort et de nous. Il portait en Angleterre (de vive voix, carnous n’osions pas l’écrire) la vérité concernant le roi deRuritanie et M. Rassendyll. Elle serait dite au comte deBurlesdon, le frère de Rodolphe, sous serment de discrétion, etjusqu’à ce jour, le comte est le seul être vivant, excepté nous,qui la connaisse. Sa mission remplie, James revint pour entrer auservice de la Reine ; il y est encore. Il nous a rapportéqu’après avoir entendu son récit, le comte de Burlesdon était restélongtemps silencieux et qu’enfin il avait dit :

« Rodolphe a bien agi. Quelque jour,j’irai visiter sa tombe. Dites à Sa Majesté qu’il y a encore unRassendyll, si jamais elle avait besoin de lui. »

L’offre était digne d’un homme du nom queportait Rodolphe, mais j’espère que la Reine n’a besoin d’aucunautre service que de celui qu’il est de notre humble devoir etnotre plus grande joie de lui offrir. C’est à nous d’essayerd’alléger le fardeau qu’elle porte et d’adoucir son éternelledouleur. Car elle règne seule maintenant sur la Ruritanie, ladernière de tous les Elphsbergs, et son unique joie est de parlerde M. Rassendyll avec ceux qui l’ont connu ; son seulespoir, d’être réunie à lui quelque jour.

Nous le déposâmes en grande pompe dans lasépulture des rois de Ruritanie, sous les voûtes de la cathédralede Strelsau. Là, il repose parmi les princes de la maisond’Elphsberg. Si les morts ont conscience de ce qui se passe en cemonde, je crois en vérité que ceux-là doivent être fiers del’appeler frère. Un majestueux monument a été élevé à sa mémoire etl’on se montre le témoignage de regret inspiré par le roi RodolpheV. J’y vais souvent et je pense alors à tous les événements qui sepassèrent pendant ses deux séjours à Zenda. Je le pleure comme onpleure un chef en qui l’on avait toute confiance, et comme uncamarade aimé, et je n’aurais rien plus souhaité que de le servirpendant tout le reste de ma vie. Mais je sers la Reine et c’estbien véritablement servir son bien-aimé.

Le temps apporte à tous des changements.L’emportement de la jeunesse se calme et la vie s’écoule pluspaisible dans son cours. Sapt est tout à fait un vieillardmaintenant et bientôt, mes fils seront d’âge à servir la reineFlavie. Cependant, le souvenir de Rodolphe Rassendyll est aussifrais pour moi que le jour où il mourut, et la vision de la mort deRupert de Hentzau passe bien souvent devant mes yeux. Il se peutque, quelque jour, cette histoire soit connue et jugée. Quant àmoi, il me semble qu’elle a bien fini. Qu’on ne se méprenne pas surmes sentiments ; mon cœur ne se console pas de l’avoir perdu,mais nous avons sauvé la réputation de la Reine, et pour Rodolphele coup fatal fut une délivrance. Il lui épargna un choix vraimenttrop difficile ; d’une part, son honneur courait de grandsrisques, et, de l’autre, celui de la Reine était menacé. Si cettepensée ne peut diminuer mon chagrin, elle apaise un peu la colèreque me causa sa mort. Aujourd’hui encore, j’ignore quel parti ilavait choisi et, pourtant, son choix était fait, car sa physionomiecalme et sereine l’attestait.

Je viens de penser à lui si longuement que jeveux aller visiter sa tombe et j’emmènerai avec moi mon dernier né,un enfant de dix ans. Il n’est point trop jeune pour aspirer àservir la Reine, ni pour apprendre à aimer et à respecter celui quidort dans le caveau des rois et qui fut pendant sa vie le plusnoble gentilhomme que j’aie jamais connu.

J’emmènerai l’enfant et je lui dirai tout ceque je peux dire du brave roi Rodolphe : comment il combattitet comment il aima ! et comment il mit l’honneur de la Reineet le sien au-dessus de tout au monde. L’enfant n’est pas tropjeune pour tirer des enseignements de la vie de M. Rassendyll.Et pendant que nous serons là, debout, je lui traduirai (car lepetit coquin préfère, hélas ! ses soldats de plomb à sagrammaire latine !) l’inscription que la Reine a tracée de sapropre main sur la tombe où sa vie est ensevelie : « ÀRodolphe, qui régna récemment en cette ville et règnera toujoursdans le cœur de la reine Flavie. »

** * * * * * * *

Je lui ai expliqué ces mots qu’il répétaitaprès moi de sa voix d’enfant. Tout d’abord, il hésita, mais laseconde fois il récita sans se tromper avec un accent de solennitédans sa voix jeune et fraîche :

RUDOLFO

QUI IN HAC CIVITATE NUPER REGNAVIT

IN CORDE IPSIUS IN ÆTERNUM REGNAT

FLAVIA REGINA

Je sentis sa main trembler dans la mienne etil dit en levant ses yeux vers les miens :

« Dieu sauve la Reine !père ! »

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Tags: Anthony Hope