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Sodome et Gomorrhe

Sodome et Gomorrhe

de Marcel Proust

Partie 1

Première apparition des hommes-femmes, descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel.
« La femme aura Gomorrhe

et l’homme aura Sodome. »

Alfred de Vigny.

On sait que bien avant d’aller ce jour-là (le jour où avait lieu la soirée de la princesse de Guermantes) rendre au duc et à la duchesse la visite que je viens de raconter, j’avais épié leur retour et fait, pendant la durée de mon guet, une découverte,concernant particulièrement M. de Charlus, mais si importante en elle-même que j’ai jusqu’ici, jusqu’au moment de pouvoir lui donner la place et l’étendue voulues, différé de la rapporter. J’avais,comme je l’ai dit, délaissé le point de vue merveilleux, si confortablement aménagé au haut de la maison, d’où l’on embrasse les pentes accidentées par où l’on monte jusqu’à l’hôtel de Bréquigny, et qui sont gaiement décorées à l’italienne par le rose campanile de la remise appartenant au marquis de Frécourt. J’avais trouvé plus pratique, quand j’avais pensé que le duc et la duchesse étaient sur le point de revenir, de me poster sur l’escalier. Je regrettais un peu mon séjour d’altitude. Mais à cette heure-là, qui était celle d’après le déjeuner, j’avais moins à regretter, car je n’aurais pas vu, comme le matin, les minuscules personnages de tableaux, que devenaient à distance les valets de pied de l’hôtel de Bréquigny et de Tresmes, faire la lente ascension de la côte abrupte, un plumeau à la main, entre les larges feuilles de mica transparentes qui se détachaient si plaisamment sur les contre forts rouges. À défaut de la contemplation du géologue, j’avais du moins celle du botaniste et regardais par les volets de l’escalier le petit arbuste de la duchesse et la plante précieuse exposés dans la cour avec cette insistance qu’on met à faire sortir les jeunes gens à marier, et je me demandais si l’insecte improbable viendrait, par un hasard providentiel, visiter le pistil offert et délaissé. Lacuriosité m’enhardissant peu à peu, je descendis jusqu’à la fenêtredu rez-de-chaussée, ouverte elle aussi, et dont les voletsn’étaient qu’à moitié clos. J’entendais distinctement, se préparantà partir, Jupien qui ne pouvait me découvrir derrière mon store oùje restai immobile jusqu’au moment où je me rejetai brusquement decôté par peur d’être vu de M. de Charlus, lequel, allant chezMme de Villeparisis, traversait lentement la cour,bedonnant, vieilli par le plein jour, grisonnant. Il avait falluune indisposition de Mme de Villeparisis (conséquence dela maladie du marquis de Fierbois avec lequel il étaitpersonnellement brouillé à mort) pour que M. de Charlus fît unevisite, peut-être la première fois de son existence, à cetteheure-là. Car avec cette singularité des Guermantes qui, au lieu dese conformer à la vie mondaine, la modifiaient d’après leurshabitudes personnelles (non mondaines, croyaient-ils, et dignes parconséquent qu’on humiliât devant elles cette chose sans valeur, lamondanité – c’est ainsi que Mme de Marsantes n’avait pasde jour, mais recevait tous les matins ses amies, de 10 heures àmidi) – le baron, gardant ce temps pour la lecture, la recherchedes vieux bibelots, etc… ne faisait jamais une visite qu’entre 4 et6 heures du soir. À 6 heures il allait au Jockey ou se promener auBois. Au bout d’un instant je fis un nouveau mouvement de reculpour ne pas être vu par Jupien ; c’était bientôt son heure departir au bureau, d’où il ne revenait que pour le dîner, et mêmepas toujours depuis une semaine que sa nièce était allée avec sesapprenties à la campagne chez une cliente finir une robe. Puis merendant compte que personne ne pouvait me voir, je résolus de neplus me déranger de peur de manquer, si le miracle devait seproduire, l’arrivée presque impossible à espérer (à travers tantd’obstacles, de distance, de risques contraires, de dangers) del’insecte envoyé de si loin en ambassadeur à la vierge qui depuislongtemps prolongeait son attente. Je savais que cette attenten’était pas plus passive que chez la fleur mâle, dont les étaminess’étaient spontanément tournées pour que l’insecte pût plusfacilement la recevoir ; de même la fleur-femme qui était ici,si l’insecte venait, arquerait coquettement ses« styles », et pour être mieux pénétrée par lui feraitimperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, lamoitié du chemin. Les lois du monde végétal sont gouvernéeselles-mêmes par des lois de plus en plus hautes. Si la visite d’uninsecte, c’est-à-dire l’apport de la semence d’une autre fleur, esthabituellement nécessaire pour féconder une fleur, c’est quel’autofécondation, la fécondation de la fleur par elle-même, commeles mariages répétés dans une même famille, amènerait ladégénérescence et la stérilité, tandis que le croisement opéré parles insectes donne aux générations suivantes de la même espèce unevigueur inconnue de leurs aînées. Cependant cet essor peut êtreexcessif, l’espèce se développer démesurément ; alors, commeune antitoxine défend contre la maladie, comme le corps thyroïderègle notre embonpoint, comme la défaite vient punir l’orgueil, lafatigue le plaisir, et comme le sommeil repose à son tour de lafatigue, ainsi un acte exceptionnel d’autofécondation vient à pointnommé donner son tour de vis, son coup de frein, fait rentrer dansla norme la fleur qui en était exagérément sortie. Mes réflexionsavaient suivi une pente que je décrirai plus tard et j’avais déjàtiré de la ruse apparente des fleurs une conséquence sur toute unepartie inconsciente de l’œuvre littéraire, quand je vis M. deCharlus qui ressortait de chez la marquise. Il ne s’était passé quequelques minutes depuis son entrée. Peut-être avait-il appris de savieille parente elle-même, ou seulement par un domestique, le grandmieux ou plutôt la guérison complète de ce qui n’avait été chezMme de Villeparisis qu’un malaise. À ce moment, où il nese croyait regardé par personne, les paupières baissées contre lesoleil, M. de Charlus avait relâché dans son visage cette tension,amorti cette vitalité factice, qu’entretenaient chez luil’animation de la causerie et la force de la volonté. Pâle comme unmarbre, il avait le nez fort, ses traits fins ne recevaient plusd’un regard volontaire une signification différente qui altérât labeauté de leur modelé ; plus rien qu’un Guermantes, ilsemblait déjà sculpté, lui Palamède XV, dans la chapelle deCombray. Mais ces traits généraux de toute une famille prenaientpourtant, dans le visage de M. de Charlus, une finesse plusspiritualisée, plus douce surtout. Je regrettais pour lui qu’iladultérât habituellement de tant de violences, d’étrangetésdéplaisantes, de potinages, de dureté, de susceptibilité etd’arrogance, qu’il cachât sous une brutalité postiche l’aménité, labonté qu’au moment où il sortait de chez Mme deVilleparisis, je voyais s’étaler si naïvement sur son visage.Clignant des yeux contre le soleil, il semblait presque sourire, jetrouvai à sa figure vue ainsi au repos et comme au naturel quelquechose de si affectueux, de si désarmé, que je ne pus m’empêcher depenser combien M. de Charlus eût été fâché s’il avait pu se savoirregardé ; car ce à quoi me faisait penser cet homme, qui étaitsi épris, qui se piquait si fort de virilité, à qui tout le mondesemblait odieusement efféminé, ce à quoi il me faisait penser toutd’un coup, tant il en avait passagèrement les traits, l’expression,le sourire, c’était à une femme.

J’allais me déranger de nouveau pour qu’il ne pûtm’apercevoir ; je n’en eus ni le temps, ni le besoin. Quevis-je ! Face à face, dans cette cour où ils ne s’étaientcertainement jamais rencontrés (M. de Charlus ne venant à l’hôtelGuermantes que dans l’après-midi, aux heures où Jupien était à sonbureau), le baron, ayant soudain largement ouvert ses yeux mi-clos,regardait avec une attention extraordinaire l’ancien giletier surle seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, cloué subitementsur place devant M. de Charlus, enraciné comme une plante,contemplait d’un air émerveillé l’embonpoint du baron vieillissant.Mais, chose plus étonnante encore, l’attitude de M. de Charlusayant changé, celle de Jupien se mit aussitôt, comme selon les loisd’un art secret, en harmonie avec elle. Le baron, qui cherchaitmaintenant à dissimuler l’impression qu’il avait ressentie, maisqui, malgré son indifférence affectée, semblait ne s’éloigner qu’àregret, allait, venait, regardait dans le vague de la façon qu’ilpensait mettre le plus en valeur la beauté de ses prunelles,prenait un air fat, négligent, ridicule. Or Jupien, perdantaussitôt l’air humble et bon que je lui avais toujours connu, avait– en symétrie parfaite avec le baron – redressé la tête, donnait àsa taille un port avantageux, posait avec une impertinencegrotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son derrière,prenait des poses avec la coquetterie qu’aurait pu avoir l’orchidéepour le bourdon providentiellement survenu. Je ne savais pas qu’ilpût avoir l’air si antipathique. Mais j’ignorais aussi qu’il fûtcapable de tenir à l’improviste sa partie dans cette sorte de scènedes deux muets, qui (bien qu’il se trouvât pour la première fois enprésence de M. de Charlus) semblait avoir été longuementrépétée ; – on n’arrive spontanément à cette perfection quequand on rencontre à l’étranger un compatriote, avec lequel alorsl’entente se fait d’elle-même, le truchement étant identique, etsans qu’on se soit pourtant jamais vu.

Cette scène n’était, du reste, pas positivement comique, elleétait empreinte d’une étrangeté, ou si l’on veut d’un naturel, dontla beauté allait croissant. M. de Charlus avait beau prendre un airdétaché, baisser distraitement les paupières, par moments il lesrelevait et jetait alors sur Jupien un regard attentif. Mais (sansdoute parce qu’il pensait qu’une pareille scène ne pouvait seprolonger indéfiniment dans cet endroit, soit pour des raisonsqu’on comprendra plus tard, soit enfin par ce sentiment de labrièveté de toutes choses qui fait qu’on veut que chaque coup portejuste, et qui rend si émouvant le spectacle de tout amour), chaquefois que M. de Charlus regardait Jupien, il s’arrangeait pour queson regard fût accompagné d’une parole, ce qui le rendaitinfiniment dissemblable des regards habituellement dirigés sur unepersonne qu’on connaît ou qu’on ne connaît pas ; il regardaitJupien avec la fixité particulière de quelqu’un qui va vousdire : « Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais vous avezun long fil blanc qui pend dans votre dos », ou bien :« Je ne dois pas me tromper, vous devez être aussi de Zurich,il me semble bien vous avoir rencontré souvent chez le marchandd’antiquités. » Telle, toutes les deux minutes, la mêmequestion semblait intensément posée à Jupien dans l’œillade de M.de Charlus, comme ces phrases interrogatives de Beethoven, répétéesindéfiniment, à intervalles égaux, et destinées – avec un luxeexagéré de préparations – à amener un nouveau motif, un changementde ton, une « rentrée ». Mais justement la beauté desregards de M. de Charlus et de Jupien venait, au contraire, de ceque, provisoirement du moins, ces regards ne semblaient pas avoirpour but de conduire à quelque chose. Cette beauté, c’était lapremière fois que je voyais le baron et Jupien la manifester. Dansles yeux de l’un et de l’autre, c’était le ciel, non pas de Zurich,mais de quelque cité orientale dont je n’avais pas encore deviné lenom, qui venait de se lever. Quel que fût le point qui pût retenirM. de Charlus et le giletier, leur accord semblait conclu et cesinutiles regards n’être que des préludes rituels, pareils aux fêtesqu’on donne avant un mariage décidé. Plus près de la nature encore– et la multiplicité de ces comparaisons est elle-même d’autantplus naturelle qu’un même homme, si on l’examine pendant quelquesminutes, semble successivement un homme, un homme-oiseau ou unhomme-insecte, etc. – on eût dit deux oiseaux, le mâle et lafemelle, le mâle cherchant à s’avancer, la femelle – Jupien – nerépondant plus par aucun signe à ce manège, mais regardant sonnouvel ami sans étonnement, avec une fixité inattentive, jugée sansdoute plus troublante et seule utile, du moment que le mâle avaitfait les premiers pas, et se contentant de lisser ses plumes. Enfinl’indifférence de Jupien ne parut plus lui suffire ; de cettecertitude d’avoir conquis à se faire poursuivre et désirer, il n’yavait qu’un pas et Jupien, se décidant à partir pour son travail,sortit par la porte cochère. Ce ne fut pourtant qu’après avoirretourné deux ou trois fois la tête, qu’il s’échappa dans la rue oùle baron, tremblant de perdre sa piste (sifflotant d’un airfanfaron, non sans crier un « au revoir » au conciergequi, à demi saoul et traitant des invités dans son arrière-cuisine,ne l’entendit même pas), s’élança vivement pour le rattraper. Aumême instant où M. de Charlus avait passé la porte en sifflantcomme un gros bourdon, un autre, un vrai celui-là, entrait dans lacour. Qui sait si ce n’était pas celui attendu depuis si longtempspar l’orchidée, et qui venait lui apporter le pollen si rare sanslequel elle resterait vierge ? Mais je fus distrait de suivreles ébats de l’insecte, car au bout de quelques minutes,sollicitant davantage mon attention, Jupien (peut-être afin deprendre un paquet qu’il emporta plus tard et que, dans l’émotionque lui avait causée l’apparition de M. de Charlus, il avaitoublié, peut-être tout simplement pour une raison plus naturelle),Jupien revint, suivi par le baron. Celui-ci, décidé à brusquer leschoses, demanda du feu au giletier, mais observa aussitôt :« Je vous demande du feu, mais je vois que j’ai oublié mescigares. » Les lois de l’hospitalité l’emportèrent sur lesrègles de la coquetterie : « Entrez, on vous donnera toutce que vous voudrez », dit le giletier, sur la figure de quile dédain fit place à la joie. La porte de la boutique se refermasur eux et je ne pus plus rien entendre. J’avais perdu de vue lebourdon, je ne savais pas s’il était l’insecte qu’il fallait àl’orchidée, mais je ne doutais plus, pour un insecte très rare etune fleur captive, de la possibilité miraculeuse de se conjoindre,alors que M. de Charlus (simple comparaison pour les providentielshasards, quels qu’ils soient, et sans la moindre prétentionscientifique de rapprocher certaines lois de la botanique et cequ’on appelle parfois fort mal l’homosexualité), qui, depuis desannées, ne venait dans cette maison qu’aux heures où Jupien n’yétait pas, par le hasard d’une indisposition de Mme deVilleparisis, avait rencontré le giletier et avec lui la bonnefortune réservée aux hommes du genre du baron par un de ces êtresqui peuvent même être, on le verra, infiniment plus jeunes queJupien et plus beaux, l’homme prédestiné pour que ceux-ci aientleur part de volupté sur cette terre : l’homme qui n’aime queles vieux messieurs.

Ce que je viens de dire d’ailleurs ici est ce que je ne devaiscomprendre que quelques minutes plus tard, tant adhèrent à laréalité ces propriétés d’être invisible, jusqu’à ce qu’unecirconstance l’ait dépouillée d’elles. En tout cas, pour le momentj’étais fort ennuyé de ne plus entendre la conversation de l’anciengiletier et du baron. J’avisai alors la boutique à louer, séparéeseulement de celle de Jupien par une cloison extrêmement mince. Jen’avais pour m’y rendre qu’à remonter à notre appartement, aller àla cuisine, descendre l’escalier de service jusqu’aux caves, lessuivre intérieurement pendant toute la largeur de la cour, et,arrivé à l’endroit du sous-sol où l’ébéniste, il y a quelques moisencore, serrait ses boiseries, où Jupien comptait mettre soncharbon, monter les quelques marches qui accédaient à l’intérieurde la boutique. Ainsi toute ma route se ferait à couvert, je neserais vu de personne. C’était le moyen le plus prudent. Ce ne futpas celui que j’adoptai, mais, longeant les murs, je contournai àl’air libre la cour en tâchant de ne pas être vu. Si je ne le fuspas, je pense que je le dois plus au hasard qu’à ma sagesse. Et aufait que j’aie pris un parti si imprudent, quand le cheminementdans la cave était si sûr, je vois trois raisons possibles, àsupposer qu’il y en ait une. Mon impatience d’abord. Puis peut-êtreun obscur ressouvenir de la scène de Montjouvain, caché devant lafenêtre de Mlle Vinteuil. De fait, les choses de cegenre auxquelles j’assistai eurent toujours, dans la mise en scène,le caractère le plus imprudent et le moins vraisemblable, comme side telles révélations ne devaient être la récompense que d’un acteplein de risques, quoique en partie clandestin. Enfin j’ose àpeine, à cause de son caractère d’enfantillage, avouer la troisièmeraison, qui fut, je crois bien, inconsciemment déterminante. Depuisque pour suivre – et voir se démentir – les principes militaires deSaint-Loup, j’avais suivi avec grand détail la guerre des Boërs,j’avais été conduit à relire d’anciens récits d’explorations, devoyages. Ces récits m’avaient passionné et j’en faisaisl’application dans la vie courante pour me donner plus de courage.Quand des crises m’avaient forcé à rester plusieurs jours etplusieurs nuits de suite non seulement sans dormir, mais sansm’étendre, sans boire et sans manger, au moment où l’épuisement etla souffrance devenaient tels que je pensais n’en sortir jamais, jepensais à tel voyageur jeté sur la grève, empoisonné par des herbesmalsaines, grelottant de fièvre dans ses vêtements trempés parl’eau de la mer, et qui pourtant se sentait mieux au bout de deuxjours, reprenait au hasard sa route, à la recherche d’habitantsquelconques, qui seraient peut-être des anthropophages. Leurexemple me tonifiait, me rendait l’espoir, et j’avais honte d’avoireu un moment de découragement. Pensant aux Boërs qui, ayant en faced’eux des armées anglaises, ne craignaient pas de s’exposer aumoment où il fallait traverser, avant de retrouver un fourré, desparties de rase campagne : « Il ferait beau voir,pensai-je, que je fusse plus pusillanime, quand le théâtred’opérations est simplement notre propre cour, et quand, moi qui mesuis battu plusieurs fois en duel sans aucune crainte, au moment del’affaire Dreyfus, le seul fer que j’aie à craindre est celui duregard des voisins qui ont autre chose à faire qu’à regarder dansla cour. »

Mais quand je fus dans la boutique, évitant de faire craquer lemoins du monde le plancher, en me rendant compte que le moindrecraquement dans la boutique de Jupien s’entendait de la mienne, jesongeai combien Jupien et M. de Charlus avaient été imprudents etcombien la chance les avait servis.

Je n’osais bouger. Le palefrenier des Guermantes, profitant sansdoute de leur absence, avait bien transféré dans la boutique où jeme trouvais une échelle serrée jusque-là dans la remise. Et si j’yétais monté j’aurais pu ouvrir le vasistas et entendre comme sij’avais été chez Jupien même. Mais je craignais de faire du bruit.Du reste c’était inutile. Je n’eus même pas à regretter de n’êtrearrivé qu’au bout de quelques minutes dans ma boutique. Car d’aprèsce que j’entendis les premiers temps dans celle de Jupien et qui nefurent que des sons inarticulés, je suppose que peu de parolesfurent prononcées. Il est vrai que ces sons étaient si violentsque, s’ils n’avaient pas été toujours repris un octave plus hautpar une plainte parallèle, j’aurais pu croire qu’une personne enégorgeait une autre à côté de moi et qu’ensuite le meurtrier et savictime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces ducrime. J’en conclus plus tard qu’il y a une chose aussi bruyanteque la souffrance, c’est le plaisir, surtout quand s’y ajoutent – àdéfaut de la peur d’avoir des enfants, ce qui ne pouvait être lecas ici, malgré l’exemple peu probant de la Légende dorée – dessoucis immédiats de propreté. Enfin au bout d’une demi-heureenviron (pendant laquelle je m’étais hissé à pas de loup sur monéchelle afin de voir par le vasistas que je n’ouvris pas), uneconversation s’engagea. Jupien refusait avec force l’argent que M.de Charlus voulait lui donner.

Au bout d’une demi-heure, M. de Charlus ressortit.« Pourquoi avez-vous votre menton rasé comme cela, dit-il aubaron d’un ton de câlinerie. C’est si beau une belle barbe. –Fi ! c’est dégoûtant », répondit le baron.

Cependant il s’attardait encore sur le pas de la porte etdemandait à Jupien des renseignements sur le quartier. « Vousne savez rien sur le marchand de marrons du coin, pas à gauche,c’est une horreur, mais du côté pair, un grand gaillard toutnoir ? Et le pharmacien d’en face, il a un cycliste trèsgentil qui porte ses médicaments. » Ces questions froissèrentsans doute Jupien car, se redressant avec le dépit d’une grandecoquette trahie, il répondit : « Je vois que vous avez uncœur d’artichaut. » Proféré d’un ton douloureux, glacial etmaniéré, ce reproche fut sans doute sensible à M. de Charlus qui,pour effacer la mauvaise impression que sa curiosité avaitproduite, adressa à Jupien, trop bas pour que je distinguasse bienles mots, une prière qui nécessiterait sans doute qu’ilsprolongeassent leur séjour dans la boutique et qui toucha assez legiletier pour effacer sa souffrance, car il considéra la figure dubaron, grasse et congestionnée sous les cheveux gris, de l’air noyéde bonheur de quelqu’un dont on vient de flatter profondémentl’amour-propre, et, se décidant à accorder à M. de Charlus ce quecelui-ci venait de lui demander, Jupien, après des remarquesdépourvues de distinction telles que : « Vous en avez ungros pétard ! », dit au baron d’un air souriant, ému,supérieur et reconnaissant : « Oui, va, grandgosse ! »

« Si je reviens sur la question du conducteur de tramway,reprit M. de Charlus avec ténacité, c’est qu’en dehors de tout,cela pourrait présenter quelque intérêt pour le retour. Il m’arriveen effet, comme le calife qui parcourait Bagdad pris pour un simplemarchand, de condescendre à suivre quelque curieuse petite personnedont la silhouette m’aura amusé. » Je fis ici la même remarqueque j’avais faite sur Bergotte. S’il avait jamais à répondre devantun tribunal, il userait non de phrases propres à convaincre lesjuges, mais de ces phrases bergottesques que son tempéramentlittéraire particulier lui suggérait naturellement et lui faisaittrouver plaisir à employer. Pareillement M. de Charlus se servait,avec le giletier, du même langage qu’il eût fait avec des gens dumonde de sa coterie, exagérant même ses tics, soit que la timiditécontre laquelle il s’efforçait de lutter le poussât à un excessiforgueil, soit que, l’empêchant de se dominer (car on est plustroublé devant quelqu’un qui n’est pas de votre milieu), elle leforçât de dévoiler, de mettre à nu sa nature, laquelle était eneffet orgueilleuse et un peu folle, comme disait Mme deGuermantes. « Pour ne pas perdre sa piste, continua-t-il, jesaute comme un petit professeur, comme un jeune et beau médecin,dans le même tramway que la petite personne, dont nous ne parlonsau féminin que pour suivre la règle (comme on dit en parlant d’unprince : Est-ce que Son Altesse est bien portante). Si ellechange de tramway, je prends, avec peut-être les microbes de lapeste, la chose incroyable appelée « correspondance », unnuméro, et qui, bien qu’on le remette à moi, n’est pastoujours le n° 1 ! Je change ainsi jusqu’à trois, quatrefois de « voiture ». Je m’échoue parfois à onze heures dusoir à la gare d’Orléans, et il faut revenir ! Si encore cen’était que de la gare d’Orléans ! Mais une fois, par exemple,n’ayant pu entamer la conversation avant, je suis allé jusqu’àOrléans même, dans un de ces affreux wagons où on a comme vue,entre des triangles d’ouvrages dits de « filet », laphotographie des principaux chefs-d’œuvre d’architecture du réseau.Il n’y avait qu’une place de libre, j’avais en face de moi, commemonument historique, une « vue » de la cathédraled’Orléans, qui est la plus laide de France, et aussi fatigante àregarder ainsi malgré moi que si on m’avait forcé d’en fixer lestours dans la boule de verre de ces porte-plume optiques quidonnent des ophtalmies. Je descendis aux Aubrais en même temps quema jeune personne qu’hélas, sa famille (alors que je lui supposaistous les défauts excepté celui d’avoir une famille) attendait surle quai ! Je n’eus pour consolation, en attendant le train quime ramènerait à Paris, que la maison de Diane de Poitiers. Elle aeu beau charmer un de mes ancêtres royaux, j’eusse préféré unebeauté plus vivante. C’est pour cela, pour remédier à l’ennui deces retours seul, que j’aimerais assez connaître un garçon deswagons-lits, un conducteur d’omnibus. Du reste ne soyez pas choqué,conclut le baron, tout cela est une question de genre. Pour lesjeunes gens du monde par exemple, je ne désire aucune possessionphysique, mais je ne suis tranquille qu’une fois que je les aitouchés, je ne veux pas dire matériellement, mais touché leur cordesensible. Une fois qu’au lieu de laisser mes lettres sans réponse,un jeune homme ne cesse plus de m’écrire, qu’il est à madisposition morale, je suis apaisé, ou du moins je le serais, si jen’étais bientôt saisi par le souci d’un autre. C’est assez curieux,n’est-ce pas ? À propos de jeunes gens du monde, parmi ceuxqui viennent ici, vous n’en connaissez pas ? – Non, mon bébé.Ah ! si, un brun, très grand, à monocle, qui rit toujours etse retourne. – Je ne vois pas qui vous voulez dire. » Jupiencompléta le portrait, M. de Charlus ne pouvait arriver à trouver dequi il s’agissait, parce qu’il ignorait que l’ancien giletier étaitune de ces personnes, plus nombreuses qu’on ne croit, qui ne serappellent pas la couleur des cheveux des gens qu’ils connaissentpeu. Mais pour moi, qui savais cette infirmité de Jupien et quiremplaçais brun par blond, le portrait me parut se rapporterexactement au duc de Châtellerault. « Pour revenir aux jeunesgens qui ne sont pas du peuple, reprit le baron, en ce moment j’aila tête tournée par un étrange petit bonhomme, un intelligent petitbourgeois, qui montre à mon égard une incivilité prodigieuse. Iln’a aucunement la notion du prodigieux personnage que je suis et dumicroscopique vibrion qu’il figure. Après tout qu’importe, ce petitâne peut braire autant qu’il lui plaît devant ma robe augusted’évêque. – Évêque ! s’écria Jupien qui n’avait rien comprisdes dernières phrases que venait de prononcer M. de Charlus, maisque le mot d’évêque stupéfia. Mais cela ne va guère avec lareligion, dit-il. – J’ai trois papes dans ma famille, répondit M.de Charlus, et le droit de draper en rouge à cause d’un titrecardinalice, la nièce du cardinal mon grand-oncle ayant apporté àmon grand-père le titre de duc qui fut substitué. Je vois que lesmétaphores vous laissent sourd et l’histoire de France indifférent.Du reste, ajouta-t-il, peut-être moins en manière de conclusion qued’avertissement, cet attrait qu’exercent sur moi les jeunespersonnes qui me fuient, par crainte, bien entendu, car seul lerespect leur ferme la bouche pour me crier qu’elles m’aiment,requiert-il d’elles un rang social éminent. Encore leur feinteindifférence peut-elle produire malgré cela l’effet directementcontraire. Sottement prolongée elle m’écœure. Pour prendre unexemple dans une classe qui vous sera plus familière, quand onrépara mon hôtel, pour ne pas faire de jalouses entre toutes lesduchesses qui se disputaient l’honneur de pouvoir me dire qu’ellesm’avaient logé, j’allai passer quelques jours àl’« hôtel », comme on dit. Un des garçons d’étage m’étaitconnu, je lui désignai un curieux petit « chasseur » quifermait les portières et qui resta réfractaire à mes propositions.À la fin exaspéré, pour lui prouver que mes intentions étaientpures, je lui fis offrir une somme ridiculement élevée pour monterseulement me parler cinq minutes dans ma chambre. Je l’attendisinutilement. Je le pris alors en un tel dégoût que je sortais parla porte de service pour ne pas apercevoir la frimousse de cevilain petit drôle. J’ai su depuis qu’il n’avait jamais eu aucunede mes lettres, qui avaient été interceptées, la première par legarçon d’étage qui était envieux, la seconde par le concierge dejour qui était vertueux, la troisième par le concierge de nuit quiaimait le jeune chasseur et couchait avec lui à l’heure où Diane selevait. Mais mon dégoût n’en a pas moins persisté, etm’apporterait-on le chasseur comme un simple gibier de chasse surun plat d’argent, je le repousserais avec un vomissement. Maisvoilà le malheur, nous avons parlé de choses sérieuses etmaintenant c’est fini entre nous pour ce que j’espérais. Mais vouspourriez me rendre de grands services, vous entremettre ; etpuis non, rien que cette idée me rend quelque gaillardise et jesens que rien n’est fini. »

Dès le début de cette scène, une révolution, pour mes yeuxdessillés, s’était opérée en M. de Charlus, aussi complète, aussiimmédiate que s’il avait été touché par une baguette magique.Jusque-là, parce que je n’avais pas compris, je n’avais pas vu. Levice (on parle ainsi pour la commodité du langage), le vice dechacun l’accompagne à la façon de ce génie qui était invisible pourles hommes tant qu’ils ignoraient sa présence. La bonté, lafourberie, le nom, les relations mondaines, ne se laissent pasdécouvrir, et on les porte cachés. Ulysse lui-même ne reconnaissaitpas d’abord Athéné. Mais les dieux sont immédiatement perceptiblesaux dieux, le semblable aussi vite au semblable, ainsi encorel’avait été M. de Charlus à Jupien. Jusqu’ici je m’étais trouvé, enface de M. de Charlus, de la même façon qu’un homme distrait,lequel, devant une femme enceinte dont il n’a pas remarqué lataille alourdie, s’obstine, tandis qu’elle lui répète ensouriant : « Oui, je suis un peu fatiguée en cemoment », à lui demander indiscrètement :« Qu’avez-vous donc ? » Mais que quelqu’un luidise : « Elle est grosse », soudain il aperçoit leventre et ne verra plus que lui. C’est la raison qui ouvre lesyeux ; une erreur dissipée nous donne un sens de plus.

Les personnes qui n’aiment pas se reporter comme exemples decette loi aux messieurs de Charlus de leur connaissance, quependant bien longtemps elles n’avaient pas soupçonnés, jusqu’aujour où, sur la surface unie de l’individu pareil aux autres, sontvenus apparaître, tracés en une encre jusque-là invisible, lescaractères qui composent le mot cher aux anciens Grecs, n’ont, pourse persuader que le monde qui les entoure leur apparaît d’abord nu,dépouillé de mille ornements qu’il offre à de plus instruits, qu’àse souvenir combien de fois, dans la vie, il leur est arrivé d’êtresur le point de commettre une gaffe. Rien, sur le visage privé decaractères de tel ou tel homme, ne pouvait leur faire supposerqu’il était précisément le frère, ou le fiancé, ou l’amant d’unefemme dont elles allaient dire : « Quelchameau ! » Mais alors, par bonheur, un mot que leurchuchote un voisin arrête sur leurs lèvres le terme fatal. Aussitôtapparaissent, comme un Mane, Thecel, Phares, cesmots : il est le fiancé, ou : il est le frère, ou :il est l’amant de la femme qu’il ne convient pas d’appeler devantlui : « chameau ». Et cette seule notion nouvelleentraînera tout un regroupement, le retrait ou l’avance de lafraction des notions, désormais complétées, qu’on possédait sur lereste de la famille. En M. de Charlus un autre être avait beaus’accoupler, qui le différenciait des autres hommes, comme dans lecentaure le cheval, cet être avait beau faire corps avec le baron,je ne l’avais jamais aperçu. Maintenant l’abstrait s’étaitmatérialisé, l’être enfin compris avait aussitôt perdu son pouvoirde rester invisible, et la transmutation de M. de Charlus en unepersonne nouvelle était si complète, que non seulement lescontrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement leshauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce quiavait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenaientintelligibles, se montraient évidents, comme une phrase, n’offrantaucun sens tant qu’elle reste décomposée en lettres disposées auhasard, exprime, si les caractères se trouvent replacés dansl’ordre qu’il faut, une pensée que l’on ne pourra plus oublier.

De plus je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure, quandje l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis,j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme :c’en était une ! Il appartenait à la race de ces êtres, moinscontradictoires qu’ils n’en ont l’air, dont l’idéal est viril,justement parce que leur tempérament est féminin, et qui sont dansla vie pareils, en apparence seulement, aux autres hommes ; làoù chacun porte, inscrite en ces yeux à travers lesquels il voittoutes choses dans l’univers, une silhouette installée dans lafacette de la prunelle, pour eux ce n’est pas celle d’une nymphe,mais d’un éphèbe. Race sur qui pèse une malédiction et qui doitvivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait tenu pourpunissable et honteux, pour inavouable, son désir, ce qui fait pourtoute créature la plus grande douceur de vivre ; qui doitrenier son Dieu, puisque, même chrétiens, quand à la barre dutribunal ils comparaissent comme accusés, il leur faut, devant leChrist et en son nom, se défendre comme d’une calomnie de ce quiest leur vie même ; fils sans mère, à laquelle ils sontobligés de mentir toute la vie et même à l’heure de lui fermer lesyeux ; amis sans amitiés, malgré toutes celles que leur charmefréquemment reconnu inspire et que leur cœur souvent bonressentirait ; mais peut-on appeler amitiés ces relations quine végètent qu’à la faveur d’un mensonge et d’où le premier élan deconfiance et de sincérité qu’ils seraient tentés d’avoir les feraitrejeter avec dégoût, à moins qu’ils n’aient à faire à un espritimpartial, voire sympathique, mais qui alors, égaré à leur endroitpar une psychologie de convention, fera découler du vice confessél’affection même qui lui est la plus étrangère, de même quecertains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinatchez les invertis et la trahison chez les Juifs pour des raisonstirées du péché originel et de la fatalité de la race. Enfin – dumoins selon la première théorie que j’en esquissais alors, qu’onverra se modifier par la suite, et en laquelle cela les eûtpar-dessus tout fâchés si cette contradiction n’avait été dérobée àleurs yeux par l’illusion même que les faisait voir et vivre –amants à qui est presque fermée la possibilité de cet amour dontl’espérance leur donne la force de supporter tant de risques et desolitudes, puisqu’ils sont justement épris d’un homme qui n’auraitrien d’une femme, d’un homme qui ne serait pas inverti et qui, parconséquent, ne peut les aimer ; de sorte que leur désir seraità jamais inassouvissable si l’argent ne leur livrait de vraishommes, et si l’imagination ne finissait par leur faire prendrepour de vrais hommes les invertis à qui ils se sont prostitués.Sans honneur que précaire, sans liberté que provisoire, jusqu’à ladécouverte du crime ; sans situation qu’instable, comme pourle poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tousles théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnissans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête, tournant lameule comme Samson et disant comme lui : « Les deux sexesmourront chacun de son côté » ; exclus même, hors lesjours de grande infortune où le plus grand nombre se rallie autourde la victime, comme les Juifs autour de Dreyfus, de la sympathie –parfois de la société – de leurs semblables, auxquels ils donnentle dégoût de voir ce qu’ils sont, dépeint dans un miroir qui, neles flattant plus, accuse toutes les tares qu’ils n’avaient pasvoulu remarquer chez eux-mêmes et qui leur fait comprendre que cequ’ils appelaient leur amour (et à quoi, en jouant sur le mot, ilsavaient, par sens social, annexé tout ce que la poésie, lapeinture, la musique, la chevalerie, l’ascétisme, ont pu ajouter àl’amour) découle non d’un idéal de beauté qu’ils ont élu, maisd’une maladie inguérissable ; comme les Juifs encore (saufquelques-uns qui ne veulent fréquenter que ceux de leur race, onttoujours à la bouche les mots rituels et les plaisanteriesconsacrées) se fuyant les uns les autres, recherchant ceux qui leursont le plus opposés, qui ne veulent pas d’eux, pardonnant leursrebuffades, s’enivrant de leurs complaisances ; mais aussirassemblés à leurs pareils par l’ostracisme qui les frappe,l’opprobre où ils sont tombés, ayant fini par prendre, par unepersécution semblable à celle d’Israël, les caractères physiques etmoraux d’une race, parfois beaux, souvent affreux, trouvant (malgrétoutes les moqueries dont celui qui, plus mêlé, mieux assimilé à larace adverse, est relativement, en apparence, le moins inverti,accable qui l’est demeuré davantage) une détente dans lafréquentation de leurs semblables, et même un appui dans leurexistence, si bien que, tout en niant qu’ils soient une race (dontle nom est la plus grande injure), ceux qui parviennent à cacherqu’ils en sont, ils les démasquent volontiers, moins pour leurnuire, ce qu’ils ne détestent pas, que pour s’excuser, et allantchercher, comme un médecin l’appendicite, l’inversion jusque dansl’histoire, ayant plaisir à rappeler que Socrate était l’un d’eux,comme les Israélites disent de Jésus, sans songer qu’il n’y avaitpas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme, pasd’antichrétiens avant le Christ, que l’opprobre seul fait le crime,parce qu’il n’a laissé subsister que ceux qui étaient réfractairesà toute prédication, à tout exemple, à tout châtiment, en vertud’une disposition innée tellement spéciale qu’elle répugne plus auxautres hommes (encore qu’elle puisse s’accompagner de hautesqualités morales) que de certains vices qui y contredisent, commele vol, la cruauté, la mauvaise foi, mieux compris, donc plusexcusés du commun des hommes ; formant une franc-maçonneriebien plus étendue, plus efficace et moins soupçonnée que celle desloges, car elle repose sur une identité de goûts, de besoins,d’habitudes, de dangers, d’apprentissage, de savoir, de trafic, deglossaire, et dans laquelle les membres mêmes qui souhaitent de nepas se connaître aussitôt se reconnaissent à des signes naturels oude convention, involontaires ou voulus, qui signalent un de sessemblables au mendiant dans le grand seigneur à qui il ferme laportière de sa voiture, au père dans le fiancé de sa fille, à celuiqui avait voulu se guérir, se confesser, qui avait à se défendre,dans le médecin, dans le prêtre, dans l’avocat qu’il est allétrouver ; tous obligés à protéger leur secret, mais ayant leurpart d’un secret des autres que le reste de l’humanité ne soupçonnepas et qui fait qu’à eux les romans d’aventure les plusinvraisemblables semblent vrais, car dans cette vie romanesque,anachronique, l’ambassadeur est ami du forçat ; le prince,avec une certaine liberté d’allures que donne l’éducationaristocratique et qu’un petit bourgeois tremblant n’aurait pas, ensortant de chez la duchesse s’en va conférer avec l’apache ;partie réprouvée de la collectivité humaine, mais partieimportante, soupçonnée là où elle n’est pas étalée, insolente,impunie là où elle n’est pas devinée ; comptant des adhérentspartout, dans le peuple, dans l’armée, dans le temple, au bagne,sur le trône ; vivant enfin, du moins un grand nombre, dansl’intimité caressante et dangereuse avec les hommes de l’autrerace, les provoquant, jouant avec eux à parler de son vice commes’il n’était pas sien, jeu qui est rendu facile par l’aveuglementou la fausseté des autres, jeu qui peut se prolonger des annéesjusqu’au jour du scandale où ces dompteurs sont dévorés ;jusque-là obligés de cacher leur vie, de détourner leurs regardsd’où ils voudraient se fixer, de les fixer sur ce dont ilsvoudraient se détourner, de changer le genre de bien des adjectifsdans leur vocabulaire, contrainte sociale légère auprès de lacontrainte intérieure que leur vice, ou ce qu’on nomme improprementainsi, leur impose non plus à l’égard des autres mais d’eux-mêmes,et de façon qu’à eux-mêmes il ne leur paraisse pas un vice. Maiscertains, plus pratiques, plus pressés, qui n’ont pas le tempsd’aller faire leur marché et de renoncer à la simplification de lavie et à ce gain de temps qui peut résulter de la coopération, sesont fait deux sociétés dont la seconde est composée exclusivementd’êtres pareils à eux.

Cela frappe chez ceux qui sont pauvres et venus de la province,sans relations, sans rien que l’ambition d’être un jour médecin ouavocat célèbre, ayant un esprit encore vide d’opinions, un corpsdénué de manières et qu’ils comptent rapidement orner, comme ilsachèteraient pour leur petite chambre du quartier latin des meublesd’après ce qu’ils remarqueraient et calqueraient chez ceux qui sontdéjà « arrivés » dans la profession utile et sérieuse oùils souhaitent de s’encadrer et de devenir illustres ; chezceux-là, leur goût spécial, hérité à leur insu, comme desdispositions pour le dessin, pour la musique, est peut-être, à lavérité, la seule originalité vivace, despotique – et qui tels soirsles force à manquer telle réunion utile à leur carrière avec desgens dont, pour le reste, ils adoptent les façons de parler, depenser, de s’habiller, de se coiffer. Dans leur quartier, où ils nefréquentent sans cela que des condisciples, des maîtres ou quelquecompatriote arrivé et protecteur, ils ont vite découvert d’autresjeunes gens que le même goût particulier rapproche d’eux, commedans une petite ville se lient le professeur de seconde et lenotaire qui aiment tous les deux la musique de chambre, les ivoiresdu moyen âge ; appliquant à l’objet de leur distraction lemême instinct utilitaire, le même esprit professionnel qui lesguide dans leur carrière, ils les retrouvent à des séances où nulprofane n’est admis, pas plus qu’à celles qui réunissent desamateurs de vieilles tabatières, d’estampes japonaises, de fleursrares, et où, à cause du plaisir de s’instruire, de l’utilité deséchanges et de la crainte des compétitions, règne à la fois, commedans une bourse aux timbres, l’entente étroite des spécialistes etles féroces rivalités des collectionneurs. Personne d’ailleurs,dans le café où ils ont leur table, ne sait quelle est cetteréunion, si c’est celle d’une société de pêche, des secrétaires derédaction, ou des enfants de l’Indre, tant leur tenue est correcte,leur air réservé et froid, et tant ils n’osent regarder qu’à ladérobée les jeunes gens à la mode, les jeunes « lions »qui, à quelques mètres plus loin, font grand bruit de leursmaîtresses, et parmi lesquels ceux qui les admirent sans oser leverles yeux apprendront seulement vingt ans plus tard, quand les unsseront à la veille d’entrer dans une académie et les autres devieux hommes de cercle, que le plus séduisant, maintenant un groset grisonnant Charlus, était en réalité pareil à eux, maisailleurs, dans un autre monde, sous d’autres symboles extérieurs,avec des signes étrangers, dont la différence les a induits enerreur. Mais les groupements sont plus ou moins avancés ; etcomme l’« Union des gauches » diffère de la« Fédération socialiste » et telle société de musiqueMendelssohnienne de la Schola Cantorum, certains soirs, à une autretable, il y a des extrémistes qui laissent passer un bracelet sousleur manchette, parfois un collier dans l’évasement de leur col,forcent par leurs regards insistants, leurs gloussements, leursrires, leurs caresses entre eux, une bande de collégiens à s’enfuirau plus vite, et sont servis, avec une politesse sous laquellecouve l’indignation, par un garçon qui, comme les soirs où il sertles dreyfusards, aurait plaisir à aller chercher la police s’iln’avait avantage à empocher les pourboires.

C’est à ces organisations professionnelles que l’esprit opposele goût des solitaires, et sans trop d’artifices d’une part,puisqu’il ne fait en cela qu’imiter les solitaires eux-mêmes quicroient que rien ne diffère plus du vice organisé que ce qui leurparaît à eux un amour incompris, avec quelque artifice toutefois,car ces différentes classes répondent, tout autant qu’à des typesphysiologiques divers, à des moments successifs d’une évolutionpathologique ou seulement sociale. Et il est bien rare en effetqu’un jour ou l’autre, ce ne soit pas dans de telles organisationsque les solitaires viennent se fondre, quelquefois par simplelassitude, par commodité (comme finissent ceux qui en ont été leplus adversaires par faire poser chez eux le téléphone, parrecevoir les Iéna, ou par acheter chez Potin). Ils y sontd’ailleurs généralement assez mal reçus, car, dans leur vierelativement pure, le défaut d’expérience, la saturation par larêverie où ils sont réduits, ont marqué plus fortement en eux cescaractères particuliers d’efféminement que les professionnels ontcherché à effacer. Et il faut avouer que chez certains de cesnouveaux venus, la femme n’est pas seulement intérieurement unie àl’homme, mais hideusement visible, agités qu’ils sont dans unspasme d’hystérique, par un rire aigu qui convulse leurs genoux etleurs mains, ne ressemblant pas plus au commun des hommes que cessinges à l’œil mélancolique et cerné, aux pieds prenants, quirevêtent le smoking et portent une cravate noire ; de sorteque ces nouvelles recrues sont jugées, par de moins chastespourtant, d’une fréquentation compromettante, et leur admissiondifficile ; on les accepte cependant et ils bénéficient alorsde ces facilités par lesquelles le commerce, les grandesentreprises, ont transformé la vie des individus, leur ont renduaccessibles des denrées jusque-là trop dispendieuses à acquérir etmême difficiles à trouver, et qui maintenant les submergent par lapléthore de ce que seuls ils n’avaient pu arriver à découvrir dansles plus grandes foules. Mais, même avec ces exutoiresinnombrables, la contrainte sociale est trop lourde encore pourcertains, qui se recrutent surtout parmi ceux chez qui lacontrainte mentale ne s’est pas exercée et qui tiennent encore pourplus rare qu’il n’est leur genre d’amour. Laissons pour le momentde côté ceux qui, le caractère exceptionnel de leur penchant lesfaisant se croire supérieurs à elles, méprisent les femmes, font del’homosexualité le privilège des grands génies et des époquesglorieuses, et quand ils cherchent à faire partager leur goût, lefont moins à ceux qui leur semblent y être prédisposés, comme lemorphinomane fait pour la morphine, qu’à ceux qui leur en semblentdignes, par zèle d’apostolat, comme d’autres prêchent le sionisme,le refus du service militaire, le saint-simonisme, le végétarismeet l’anarchie. Quelques-uns, si on les surprend le matin encorecouchés, montrent une admirable tête de femme, tant l’expressionest générale et symbolise tout le sexe ; les cheveux eux-mêmesl’affirment, leur inflexion est si féminine, déroulés, ils tombentsi naturellement en tresses sur la joue, qu’on s’émerveille que lajeune femme, la jeune fille, Galathée qui s’éveille à peine dansl’inconscient de ce corps d’homme où elle est enfermée, ait su siingénieusement, de soi-même, sans l’avoir appris de personne,profiter des moindres issues de sa prison, trouver ce qui étaitnécessaire à sa vie. Sans doute le jeune homme qui a cette têtedélicieuse ne dit pas : « Je suis une femme. » Mêmesi – pour tant de raisons possibles – il vit avec une femme, ilpeut lui nier que lui en soit une, lui jurer qu’il n’a jamais eu derelations avec des hommes. Qu’elle le regarde comme nous venons dele montrer, couché dans un lit, en pyjama, les bras nus, le cou nusous les cheveux noirs. Le pyjama est devenu une camisole de femme,la tête celle d’une jolie Espagnole. La maîtresse s’épouvante deces confidences faites à ses regards, plus vraies que ne pourraientêtre des paroles, des actes mêmes, et que les actes mêmes, s’ils nel’ont déjà fait, ne pourront manquer de confirmer, car tout êtresuit son plaisir, et si cet être n’est pas trop vicieux, il lecherche dans un sexe opposé au sien. Et pour l’inverti le vicecommence, non pas quand il noue des relations (car trop de raisonspeuvent les commander), mais quand il prend son plaisir avec desfemmes. Le jeune homme que nous venons d’essayer de peindre étaitsi évidemment une femme, que les femmes qui le regardaient avecdésir étaient vouées (à moins d’un goût particulier) au mêmedésappointement que celles qui, dans les comédies de Shakespeare,sont déçues par une jeune fille déguisée qui se fait passer pour unadolescent. La tromperie est égale, l’inverti même le sait, ildevine la désillusion que, le travestissement ôté, la femmeéprouvera, et sent combien cette erreur sur le sexe est une sourcede fantaisiste poésie. Du reste, même à son exigeante maîtresse, ila beau ne pas avouer (si elle n’est pas gomorrhéenne) :« Je suis une femme », pourtant en lui, avec quellesruses, quelle agilité, quelle obstination de plante grimpante, lafemme inconsciente et visible cherche-t-elle l’organe masculin. Onn’a qu’à regarder cette chevelure bouclée sur l’oreiller blanc pourcomprendre que le soir, si ce jeune homme glisse hors des doigts deses parents, malgré eux, malgré lui ce ne sera par pour allerretrouver des femmes. Sa maîtresse peut le châtier, l’enfermer, lelendemain l’homme-femme aura trouvé le moyen de s’attacher à unhomme, comme le volubilis jette ses vrilles là où se trouve unepioche ou un râteau. Pourquoi, admirant dans le visage de cet hommedes délicatesses qui nous touchent, une grâce, un naturel dansl’amabilité comme les hommes n’en ont point, serions-nous désolésd’apprendre que ce jeune homme recherche les boxeurs ? Ce sontdes aspects différents d’une même réalité. Et même, celui qui nousrépugne est le plus touchant, plus touchant que toutes lesdélicatesses, car il représente un admirable effort inconscient dela nature : la reconnaissance du sexe par lui-même ;malgré les duperies du sexe, apparaît la tentative inavouée pours’évader vers ce qu’une erreur initiale de la société a placé loinde lui. Pour les uns, ceux qui ont eu l’enfance la plus timide sansdoute, ils ne se préoccupent guère de la sorte matérielle deplaisir qu’ils reçoivent, pourvu qu’ils puissent le rapporter à unvisage masculin. Tandis que d’autres, ayant des sens plus violentssans doute, donnent à leur plaisir matériel d’impérieuseslocalisations. Ceux-là choqueraient peut-être par leurs aveux lamoyenne du monde. Ils vivent peut-être moins exclusivement sous lesatellite de Saturne, car pour eux les femmes ne sont pasentièrement exclues comme pour les premiers, à l’égard desquelselles n’existeraient pas sans la conversation, la coquetterie, lesamours de tête. Mais les seconds recherchent celles qui aiment lesfemmes, elles peuvent leur procurer un jeune homme, accroître leplaisir qu’ils ont à se trouver avec lui ; bien plus, ilspeuvent, de la même manière, prendre avec elles le même plaisirqu’avec un homme. De là vient que la jalousie n’est excitée, pourceux qui aiment les premiers, que par le plaisir qu’ils pourraientprendre avec un homme et qui seul leur semble une trahison,puisqu’ils ne participent pas à l’amour des femmes, ne l’ontpratiqué que comme habitude et pour se réserver la possibilité dumariage, se représentant si peu le plaisir qu’il peut donner,qu’ils ne peuvent souffrir que celui qu’ils aiment le goûte ;tandis que les seconds inspirent souvent de la jalousie par leursamours avec des femmes. Car dans les rapports qu’ils ont avecelles, ils jouent pour la femme qui aime les femmes le rôle d’uneautre femme, et la femme leur offre en même temps à peu près cequ’ils trouvent chez l’homme, si bien que l’ami jaloux souffre desentir celui qu’il aime rivé à celle qui est pour lui presque unhomme, en même temps qu’il le sent presque lui échapper, parce que,pour ces femmes, il est quelque chose qu’il ne connaît pas, uneespèce de femme. Ne parlons pas non plus de ces jeunes fous qui,par une sorte d’enfantillage, pour taquiner leurs amis, choquerleurs parents, mettent une sorte d’acharnement à choisir desvêtements qui ressemblent à des robes, à rougir leurs lèvres etnoircir leurs yeux ; laissons-les de côté, car ce sont euxqu’on retrouvera, quand ils auront trop cruellement porté la peinede leur affectation, passant toute une vie à essayer vainement deréparer, par une tenue sévère, protestante, le tort qu’ils se sontfait quand ils étaient emportés par le même démon qui pousse desjeunes femmes du faubourg Saint-Germain à vivre d’une façonscandaleuse, à rompre avec tous les usages, à bafouer leur famille,jusqu’au jour où elles se mettent avec persévérance et sans succèsà remonter la pente qu’il leur avait paru si amusant de descendre,qu’elles avaient trouvé si amusant, ou plutôt qu’elles n’avaientpas pu s’empêcher de descendre. Laissons enfin pour plus tard ceuxqui ont conclu un pacte avec Gomorrhe. Nous en parlerons quand M.de Charlus les connaîtra. Laissons tous ceux, d’une variété oud’une autre, qui apparaîtront à leur tour, et pour finir ce premierexposé, ne disons un mot que de ceux dont nous avions commencé deparler tout à l’heure, des solitaires. Tenant leur vice pour plusexceptionnel qu’il n’est, ils sont allés vivre seuls du jour qu’ilsl’ont découvert, après l’avoir porté longtemps sans le connaître,plus longtemps seulement que d’autres. Car personne ne sait toutd’abord qu’il est inverti, ou poète, ou snob, ou méchant. Telcollégien qui apprenait des vers d’amour ou regardait des imagesobscènes, s’il se serrait alors contre un camarade, s’imaginaitseulement communier avec lui dans un même désir de la femme.Comment croirait-il n’être pas pareil à tous, quand ce qu’iléprouve il en reconnaît la substance en lisant Mme deLafayette, Racine, Baudelaire, Walter Scott, alors qu’il est encoretrop peu capable de s’observer soi-même pour se rendre compte de cequ’il ajoute de son cru, et que si le sentiment est le même,l’objet diffère, que ce qu’il désire c’est Rob Roy et non DianaVernon ? Chez beaucoup, par une prudence défensive del’instinct qui précède la vue plus claire de l’intelligence, laglace et les murs de leur chambre disparaissaient sous des chromosreprésentant des actrices ; ils font des vers tels que :« Je n’aime que Chloé au monde, elle est divine, elle estblonde, et d’amour mon cœur s’inonde. » Faut-il pour celamettre au commencement de ces vies un goût qu’on ne devait pointretrouver chez elles dans la suite, comme ces boucles blondes desenfants qui doivent ensuite devenir les plus bruns ? Qui saitsi les photographies de femmes ne sont pas un commencementd’hypocrisie, un commencement aussi d’horreur pour les autresinvertis ? Mais les solitaires sont précisément ceux à quil’hypocrisie est douloureuse. Peut-être l’exemple des Juifs, d’unecolonie différente, n’est-il même pas assez fort pour expliquercombien l’éducation a peu de prise sur eux, et avec quel art ilsarrivent à revenir, peut-être pas à quelque chose d’aussisimplement atroce que le suicide où les fous, quelque précautionqu’on prenne, reviennent et, sauvés de la rivière où ils se sontjetés, s’empoisonnent, se procurent un revolver, etc., mais à unevie dont les hommes de l’autre race non seulement ne comprennentpas, n’imaginent pas, haïssent les plaisirs nécessaires, maisencore dont le danger fréquent et la honte permanente leur feraienthorreur. Peut-être, pour les peindre, faut-il penser sinon auxanimaux qui ne se domestiquent pas, aux lionceaux prétendusapprivoisés mais restés lions, du moins aux noirs, que l’existenceconfortable des blancs désespère et qui préfèrent les risques de lavie sauvage et ses incompréhensibles joies. Quand le jour est venuoù ils se sont découverts incapables à la fois de mentir aux autreset de se mentir à soi-même, ils partent vivre à la campagne, fuyantleurs pareils (qu’ils croient peu nombreux) par horreur de lamonstruosité ou crainte de la tentation, et le reste de l’humanitépar honte. N’étant jamais parvenus à la véritable maturité, tombésdans la mélancolie, de temps à autre, un dimanche sans lune, ilsvont faire une promenade sur un chemin jusqu’à un carrefour, où,sans qu’ils se soient dit un mot, est venu les attendre un de leursamis d’enfance qui habite un château voisin. Et ils recommencentles jeux d’autrefois, sur l’herbe, dans la nuit, sans échanger uneparole. En semaine, ils se voient l’un chez l’autre, causent den’importe quoi, sans une allusion à ce qui s’est passé, exactementcomme s’ils n’avaient rien fait et ne devaient rien refaire, sauf,dans leurs rapports, un peu de froideur, d’ironie, d’irritabilitéet de rancune, parfois de la haine. Puis le voisin part pour un durvoyage à cheval, et, à mulet, ascensionne des pics, couche dans laneige ; son ami, qui identifie son propre vice avec unefaiblesse de tempérament, la vie casanière et timide, comprend quele vice ne pourra plus vivre en son ami émancipé, à tant demilliers de mètres au-dessus du niveau de la mer. Et en effet,l’autre se marie. Le délaissé pourtant ne guérit pas (malgré lescas où l’on verra que l’inversion est guérissable). Il exige derecevoir lui-même le matin, dans sa cuisine, la crème fraîche desmains du garçon laitier et, les soirs où des désirs l’agitent trop,il s’égare jusqu’à remettre dans son chemin un ivrogne, jusqu’àarranger la blouse de l’aveugle. Sans doute la vie de certainsinvertis paraît quelquefois changer, leur vice (comme on dit)n’apparaît plus dans leurs habitudes ; mais rien ne seperd : un bijou caché se retrouve ; quand la quantité desurines d’un malade diminue, c’est bien qu’il transpire davantage,mais il faut toujours que l’excrétion se fasse. Un jour cethomosexuel perd un jeune cousin et, à son inconsolable douleur,vous comprenez que c’était dans cet amour, chaste peut-être et quitenait plus à garder l’estime qu’à obtenir la possession, que lesdésirs avaient passé par virement, comme dans un budget, sans rienchanger au total, certaines dépenses sont portées à un autreexercice. Comme il en est pour ces malades chez qui une crised’urticaire fait disparaître pour un temps leurs indispositionshabituelles, l’amour pur à l’égard d’un jeune parent semble, chezl’inverti, avoir momentanément remplacé, par métastase, deshabitudes qui reprendront un jour ou l’autre la place du malvicariant et guéri.

Cependant le voisin marié du solitaire est revenu ; devantla beauté de la jeune épouse et la tendresse que son mari luitémoigne, le jour où l’ami est forcé de les inviter à dîner, il ahonte du passé. Déjà dans une position intéressante, elle doitrentrer de bonne heure, laissant son mari ; celui-ci, quandl’heure est venue de rentrer, demande un bout de conduite à sonami, que d’abord aucune suspicion n’effleure, mais qui, aucarrefour, se voit renversé sur l’herbe, sans une parole, parl’alpiniste bientôt père. Et les rencontres recommencent jusqu’aujour où vient s’installer non loin de là un cousin de la jeunefemme, avec qui se promène maintenant toujours le mari. Etcelui-ci, si le délaissé vient le voir et cherche à s’approcher delui, furibond, le repousse avec l’indignation que l’autre n’ait paseu le tact de pressentir le dégoût qu’il inspire désormais. Unefois pourtant se présente un inconnu envoyé par le voisininfidèle ; mais, trop affairé, le délaissé ne peut le recevoiret ne comprend que plus tard dans quel but l’étranger étaitvenu.

Alors le solitaire languit seul. Il n’a d’autre plaisir qued’aller à la station de bain de mer voisine demander unrenseignement à un certain employé de chemin de fer. Mais celui-cia reçu de l’avancement, est nommé à l’autre bout de laFrance ; le solitaire ne pourra plus aller lui demanderl’heure des trains, le prix des premières, et avant de rentrerrêver dans sa tour, comme Grisélidis, il s’attarde sur la plage,telle une étrange Andromède qu’aucun Argonaute ne viendra délivrer,comme une méduse stérile qui périra sur le sable, ou bien il resteparesseusement, avant le départ du train, sur le quai, à jeter surla foule des voyageurs un regard qui semblera indifférent,dédaigneux ou distrait, à ceux d’une autre race, mais qui, commel’éclat lumineux dont se parent certains insectes pour attirer ceuxde la même espèce, ou comme le nectar qu’offrent certaines fleurspour attirer les insectes qui les féconderont, ne tromperait pasl’amateur presque introuvable d’un plaisir trop singulier, tropdifficile à placer, qui lui est offert, le confrère avec qui notrespécialiste pourrait parler la langue insolite ; tout au plus,à celle-ci quelque loqueteux du quai fera-t-il semblant des’intéresser, mais pour un bénéfice matériel seulement, comme ceuxqui au Collège de France, dans la salle où le professeur desanscrit parle sans auditeur, vont suivre le cours, mais seulementpour se chauffer. Méduse ! Orchidée ! quand je ne suivaisque mon instinct, la méduse me répugnait à Balbec ; mais si jesavais la regarder, comme Michelet, du point de vue de l’histoirenaturelle et de l’esthétique, je voyais une délicieuse girandoled’azur. Ne sont-elles pas, avec le velours transparent de leurspétales, comme les mauves orchidées de la mer ? Comme tant decréatures du règne animal et du règne végétal, comme la plante quiproduirait la vanille, mais qui, parce que, chez elle, l’organemâle est séparé par une cloison de l’organe femelle, demeurestérile si les oiseaux-mouches ou certaines petites abeilles netransportent le pollen des unes aux autres ou si l’homme ne lesféconde artificiellement, M. de Charlus (et ici le mot fécondationdoit être pris au sens moral, puisqu’au sens physique l’union dumâle avec le mâle est stérile, mais il n’est pas indifférent qu’unindividu puisse rencontrer le seul plaisir qu’il est susceptible degoûter, et « qu’ici-bas tout être » puisse donner àquelqu’un « sa musique, sa flamme ou son parfum »), M. deCharlus était de ces hommes qui peuvent être appelés exceptionnels,parce que, si nombreux soient-ils, la satisfaction, si facile chezd’autres de leurs besoins sexuels, dépend de la coïncidence de tropde conditions, et trop difficiles à rencontrer. Pour des hommescomme M. de Charlus, et sous la réserve des accommodements quiparaîtront peu à peu et qu’on a pu déjà pressentir, exigés par lebesoin de plaisir, qui se résignent à de demi-consentements,l’amour mutuel, en dehors des difficultés si grandes, parfoisinsurmontables, qu’il rencontre chez le commun des êtres, leur enajoute de si spéciales, que ce qui est toujours très rare pour toutle monde devient à leur égard à peu près impossible, et que, si seproduit pour eux une rencontre vraiment heureuse ou que la natureleur fait paraître telle, leur bonheur, bien plus encore que celuide l’amoureux normal, a quelque chose d’extraordinaire, desélectionné, de profondément nécessaire. La haine des Capulet etdes Montaigu n’était rien auprès des empêchements de tout genre quiont été vaincus, des éliminations spéciales que la nature a dûfaire subir aux hasards déjà peu communs qui amènent l’amour, avantqu’un ancien giletier, qui comptait partir sagement pour sonbureau, titube, ébloui, devant un quinquagénaire bedonnant ;ce Roméo et cette Juliette peuvent croire à bon droit que leuramour n’est pas le caprice d’un instant, mais une véritableprédestination préparée par les harmonies de leur tempérament, nonpas seulement par leur tempérament propre, mais par celui de leursascendants, par leur plus lointaine hérédité, si bien que l’êtrequi se conjoint à eux leur appartient avant la naissance, les aattirés par une force comparable à celle qui dirige les mondes oùnous avons passé nos vies antérieures. M. de Charlus m’avaitdistrait de regarder si le bourdon apportait à l’orchidée le pollenqu’elle attendait depuis si longtemps, qu’elle n’avait chance derecevoir que grâce à un hasard si improbable qu’on le pouvaitappeler une espèce de miracle. Mais c’était un miracle aussi auquelje venais d’assister, presque du même genre, et non moinsmerveilleux. Dès que j’eus considéré cette rencontre de ce point devue, tout m’y sembla empreint de beauté. Les ruses les plusextraordinaires que la nature a inventées pour forcer les insectesà assurer la fécondation des fleurs, qui, sans eux, ne pourraientpas l’être parce que la fleur mâle y est trop éloignée de la fleurfemelle, ou qui, si c’est le vent qui doit assurer le transport dupollen, le rend bien plus facile à détacher de la fleur mâle, bienplus aisé à attraper au passage de la fleur femelle, en supprimantla sécrétion du nectar, qui n’est plus utile puisqu’il n’y a pasd’insectes à attirer, et même l’éclat des corolles qui lesattirent, et, pour que la fleur soit réservée au pollen qu’il faut,qui ne peut fructifier qu’en elle, lui fait sécréter une liqueurqui l’immunise contre les autres pollens – ne me semblaient pasplus merveilleuses que l’existence de la sous-variété d’invertisdestinée à assurer les plaisirs de l’amour à l’inverti devenantvieux : les hommes qui sont attirés non par tous les hommes,mais – par un phénomène de correspondance et d’harmonie comparableà ceux qui règlent la fécondation des fleurs hétérostyléestrimorphes, comme le Lythrum salicoria – seulement par leshommes beaucoup plus âgés qu’eux. De cette sous-variété, Jupienvenait de m’offrir un exemple, moins saisissant pourtant qued’autres que tout herborisateur humain, tout botaniste moral,pourra observer, malgré leur rareté, et qui leur présentera unfrêle jeune homme qui attendait les avances d’un robuste etbedonnant quinquagénaire, restant aussi indifférent aux avances desautres jeunes gens que restent stériles les fleurs hermaphrodites àcourt style de la Primula veris tant qu’elles ne sontfécondées que par d’autres Primula veris à court styleaussi, tandis qu’elles accueillent avec joie le pollen desPrimula veris à long style. Quant à ce qui était de M. deCharlus, du reste, je me rendis compte dans la suite qu’il y avaitpour lui divers genres de conjonctions et desquelles certaines, parleur multiplicité, leur instantanéité à peine visible, et surtoutle manque de contact entre les deux acteurs, rappelaient plusencore ces fleurs qui dans un jardin sont fécondées par le pollend’une fleur voisine qu’elles ne toucheront jamais. Il y avait eneffet certains êtres qu’il lui suffisait de faire venir chez lui,de tenir pendant quelques heures sous la domination de sa parole,pour que son désir, allumé dans quelque rencontre, fût apaisé. Parsimples paroles la conjonction était faite aussi simplement qu’ellepeut se produire chez les infusoires. Parfois, ainsi que cela luiétait sans doute arrivé pour moi le soir où j’avais été mandé parlui après le dîner Guermantes, l’assouvissement avait lieu grâce àune violente semonce que le baron jetait à la figure du visiteur,comme certaines fleurs, grâce à un ressort, aspergent à distancel’insecte inconsciemment complice et décontenancé. M. de Charlus,de dominé devenu dominateur, se sentait purgé de son inquiétude etcalmé, renvoyait le visiteur, qui avait aussitôt cessé de luiparaître désirable. Enfin, l’inversion elle-même, venant de ce quel’inverti se rapproche trop de la femme pour pouvoir avoir desrapports utiles avec elle, se rattache par là à une loi plus hautequi fait que tant de fleurs hermaphrodites restent infécondes,c’est-à-dire à la stérilité de l’auto-fécondation. Il est vrai queles invertis à la recherche d’un mâle se contentent souvent d’uninverti aussi efféminé qu’eux. Mais il suffit qu’ilsn’appartiennent pas au sexe féminin, dont ils ont en eux un embryondont ils ne peuvent se servir, ce qui arrive à tant de fleurshermaphrodites et même à certains animaux hermaphrodites, commel’escargot, qui ne peuvent être fécondés par eux-mêmes, maispeuvent l’être par d’autres hermaphrodites. Par là les invertis,qui se rattachent volontiers à l’antique Orient ou à l’âge d’or dela Grèce, remonteraient plus haut encore, à ces époques d’essai oùn’existaient ni les fleurs dioïques, ni les animaux unisexués, àcet hermaphrodisme initial dont quelques rudiments d’organes mâlesdans l’anatomie de la femme et d’organes femelles dans l’anatomiede l’homme semblent conserver la trace. Je trouvais la mimique,d’abord incompréhensible pour moi, de Jupien et de M. de Charlusaussi curieuse que ces gestes tentateurs adressés aux insectes,selon Darwin, non seulement par les fleurs dites composées,haussant les demi-fleurons de leurs capitules pour être vues deplus loin, comme certaine hétérostylée qui retourne ses étamines etles courbe pour frayer le chemin aux insectes, ou qui leur offreune ablution, et tout simplement même aux parfums de nectar, àl’éclat des corolles qui attiraient en ce moment des insectes dansla cour. À partir de ce jour, M. de Charlus devait changer l’heurede ses visites à Mme de Villeparisis, non qu’il ne pûtvoir Jupien ailleurs et plus commodément, mais parce qu’aussi bienqu’ils l’étaient pour moi, le soleil de l’après-midi et les fleursde l’arbuste étaient sans doute liés à son souvenir. D’ailleurs, ilne se contenta pas de recommander les Jupien à Mme deVilleparisis, à la duchesse de Guermantes, à toute une brillanteclientèle, qui fut d’autant plus assidue auprès de la jeunebrodeuse que les quelques dames qui avaient résisté ou seulementtardé furent de la part du baron l’objet de terribles représailles,soit afin qu’elles servissent d’exemple, soit parce qu’ellesavaient éveillé sa fureur et s’étaient dressées contre sesentreprises de domination ; il rendit la place de Jupien deplus en plus lucrative jusqu’à ce qu’il le prît définitivementcomme secrétaire et l’établît dans les conditions que nous verronsplus tard. « Ah ! en voilà un homme heureux que ceJupien », disait Françoise qui avait une tendance à diminuerou à exagérer les bontés selon qu’on les avait pour elle ou pourles autres. D’ailleurs là, elle n’avait pas besoin d’exagération nin’éprouvait d’ailleurs d’envie, aimant sincèrement Jupien.« Ah ! c’est un si bon homme que le baron, ajoutait-elle,si bien, si dévot, si comme il faut ! Si j’avais une fille àmarier et que j’étais du monde riche, je la donnerais au baron lesyeux fermés. – Mais, Françoise, disait doucement ma mère, elleaurait bien des maris cette fille. Rappelez-vous que vous l’avezdéjà promise à Jupien. – Ah ! dame, répondait Françoise, c’estque c’est encore quelqu’un qui rendrait une femme bien heureuse. Ily a beau avoir des riches et des pauvres misérables, ça ne faitrien pour la nature. Le baron et Jupien, c’est bien le même genrede personnes. »

Au reste j’exagérais beaucoup alors, devant cette révélationpremière, le caractère électif d’une conjonction si sélectionnée.Certes, chacun des hommes pareils à M. de Charlus est une créatureextraordinaire, puisque, s’il ne fait pas de concessions auxpossibilités de la vie, il recherche essentiellement l’amour d’unhomme de l’autre race, c’est-à-dire d’un homme aimant les femmes(et qui par conséquent ne pourra pas l’aimer) ; contrairementà ce que je croyais dans la cour, où je venais de voir Jupientourner autour de M. de Charlus comme l’orchidée faire des avancesau bourdon, ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule,ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison quine sera dévoilée qu’à la fin, et se plaignent eux-mêmes d’êtreplutôt trop nombreux que trop peu. Car les deux anges qui avaientété placés aux portes de Sodome pour savoir si ses habitants, ditla Genèse, avaient entièrement fait toutes ces choses dont le criétait monté jusqu’à l’Éternel, avaient été, on ne peut que s’enréjouir, très mal choisis par le Seigneur, lequel n’eût dû confierla tâche qu’à un Sodomiste. Celui-là, les excuses :« Père de six enfants, j’ai deux maîtresses, etc. » nelui eussent pas fait abaisser bénévolement l’épée flamboyante etadoucir les sanctions ; il aurait répondu : « Oui,et ta femme souffre les tortures de la jalousie. Mais même quandces femmes n’ont pas été choisies par toi à Gomorrhe, tu passes tesnuits avec un gardeur de troupeaux de l’Hébron. » Et ill’aurait immédiatement fait rebrousser chemin vers la villequ’allait détruire la pluie de feu et de soufre. Au contraire, onlaissa s’enfuir tous les Sodomistes honteux, même si, apercevant unjeune garçon, ils détournaient la tête, comme la femme de Loth,sans être pour cela changés comme elle en statues de sel. De sortequ’ils eurent une nombreuse postérité chez qui ce geste est restéhabituel, pareil à celui des femmes débauchées qui, en ayant l’airde regarder un étalage de chaussures placées derrière une vitrine,retournent la tête vers un étudiant. Ces descendants desSodomistes, si nombreux qu’on peut leur appliquer l’autre verset dela Genèse : « Si quelqu’un peut compter la poussière dela terre, il pourra aussi compter cette postérité », se sontfixés sur toute la terre, ils ont eu accès à toutes lesprofessions, et entrent si bien dans les clubs les plus fermés que,quand un sodomiste n’y est pas admis, les boules noires y sont enmajorité celles de sodomistes, mais qui ont soin d’incriminer lasodomie, ayant hérité le mensonge qui permit à leurs ancêtres dequitter la ville maudite. Il est possible qu’ils y retournent unjour. Certes ils forment dans tous les pays une colonie orientale,cultivée, musicienne, médisante, qui a des qualités charmantes etd’insupportables défauts. On les verra d’une façon plus approfondieau cours des pages qui suivront ; mais on a vouluprovisoirement prévenir l’erreur funeste qui consisterait, de mêmequ’on a encouragé un mouvement sioniste, à créer un mouvementsodomiste et à rebâtir Sodome. Or, à peine arrivés, les sodomistesquitteraient la ville pour ne pas avoir l’air d’en être,prendraient femme, entretiendraient des maîtresses dans d’autrescités, où ils trouveraient d’ailleurs toutes les distractionsconvenables. Ils n’iraient à Sodome que les jours de suprêmenécessité, quand leur ville serait vide, par ces temps où la faimfait sortir le loup du bois, c’est-à-dire que tout se passerait ensomme comme à Londres, à Berlin, à Rome, à Pétrograd ou àParis.

En tout cas, ce jour-là, avant ma visite à la duchesse, je nesongeais pas si loin et j’étais désolé d’avoir, par attention à laconjonction Jupien-Charlus, manqué peut-être de voir la fécondationde la fleur par le bourdon.

Partie 2

Chapitre 1

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M. de Charlus dans le monde.—Un médecin.—Facecaractéristique de Mme de Vaugoubert.—Mme d’Arpajon, le jet d’eaud’Hubert Robert et la gaieté du grand-duc Wladimir.—Mme d’Amoncourtde Citri, Mme de Saint-Euverte, etc.—Curieuse conversation entreSwann et le prince de Guermantes.—Albertine au téléphone.—Visitesen attendant mon dernier et deuxième séjour à Balbec.—Arrivée àBalbec.—Les intermittences du coeur.

&|160;

Comme je n’étais pas pressé d’arriver à cette soirée desGuermantes où je n’étais pas certain d’être invité, je restaisoisif dehors&|160;; mais le jour d’été ne semblait pas avoir plusde hâte que moi à bouger. Bien qu’il fût plus de neuf heures,c’était lui encore qui sur la place de la Concorde donnait àl’obélisque de Louqsor un air de nougat rose. Puis il en modifia lateinte et le changea en une matière métallique, de sorte quel’obélisque ne devint pas seulement plus précieux, mais semblaaminci et presque flexible. On s’imaginait qu’on aurait pu tordre,qu’on avait peut-être déjà légèrement faussé ce bijou. La luneétait maintenant dans le ciel comme un quartier d’orange pelédélicatement quoique un peu entamé. Mais elle devait plus tard êtrefaite de l’or le plus résistant. Blottie toute seule derrière elle,une pauvre petite étoile allait servir d’unique compagne à la lunesolitaire, tandis que celle-ci, tout en protégeant son amie, maisplus hardie et allant de l’avant, brandirait comme une armeirrésistible, comme un symbole oriental, son ample et merveilleuxcroissant d’or.

Devant l’hôtel de la princesse de Guermantes, je rencontrai leduc de Châtellerault&|160;; je ne me rappelais plus qu’unedemi-heure auparavant me persécutait encore la crainte – laquelleallait du reste bientôt me ressaisir – de venir sans avoir étéinvité. On s’inquiète, et c’est parfois longtemps après l’heure dudanger, oubliée grâce à la distraction, que l’on se souvient de soninquiétude. Je dis bonjour au jeune duc et pénétrai dans l’hôtel.Mais ici il faut d’abord que je note une circonstance minime,laquelle permettra de comprendre un fait qui suivra bientôt.

Il y avait quelqu’un qui, ce soir-là comme les précédents,pensait beaucoup au duc de Châtellerault, sans soupçonner du restequi il était&|160;: c’était l’huissier (qu’on appelait dans cetemps-là «&|160;l’aboyeur&|160;») de Mme de Guermantes.M. de Châtellerault, bien loin d’être un des intimes – comme ilétait l’un des cousins – de la princesse, était reçu dans son salonpour la première fois. Ses parents, brouillés avec elle depuis dixans, s’étaient réconciliés depuis quinze jours et, forcés d’être cesoir absents de Paris, avaient chargé leur fils de les représenter.Or, quelques jours auparavant, l’huissier de la princesse avaitrencontré dans les Champs-Élysées un jeune homme qu’il avait trouvécharmant mais dont il n’avait pu arriver à établir l’identité. Nonque le jeune homme ne se fût montré aussi aimable que généreux.Toutes les faveurs que l’huissier s’était figuré avoir à accorder àun monsieur si jeune, il les avait au contraire reçues. Mais M. deChâtellerault était aussi froussard qu’imprudent&|160;; il étaitd’autant plus décidé à ne pas dévoiler son incognito qu’il ignoraità qui il avait affaire&|160;; il aurait eu une peur bien plusgrande – quoique mal fondée – s’il l’avait su. Il s’était borné àse faire passer pour un Anglais, et à toutes les questionspassionnées de l’huissier, désireux de retrouver quelqu’un à qui ildevait tant de plaisir et de largesses, le duc s’était borné àrépondre, tout le long de l’avenue Gabriel&|160;: «&|160;I donot speak french.&|160;»

Bien que, malgré tout – à cause de l’origine maternelle de soncousin – le duc de Guermantes affectât de trouver un rien deCourvoisier dans le salon de la princesse de Guermantes-Bavière, onjugeait généralement l’esprit d’initiative et la supérioritéintellectuelle de cette dame d’après une innovation qu’on nerencontrait nulle part ailleurs dans ce milieu. Après le dîner, etquelle que fût l’importance du raout qui devait suivre, les sièges,chez la princesse de Guermantes, se trouvaient disposés de tellefaçon qu’on formait de petits groupes, qui, au besoin, setournaient le dos. La princesse marquait alors son sens social enallant s’asseoir, comme par préférence, dans l’un d’eux. Elle necraignait pas du reste d’élire et d’attirer le membre d’un autregroupe. Si, par exemple, elle avait fait remarquer à M. Detaille,lequel avait naturellement acquiescé, combien Mme deVillemur, que sa place dans un autre groupe faisait voir de dos,possédait un joli cou, la princesse n’hésitait pas à élever lavoix&|160;: «&|160;Madame de Villemur, M. Detaille, en grandpeintre qu’il est, est en train d’admirer votre cou.&|160;»Mme de Villemur sentait là une invite directe à laconversation&|160;; avec l’adresse que donne l’habitude du cheval,elle faisait lentement pivoter sa chaise selon un arc de troisquarts de cercle et, sans déranger en rien ses voisins, faisaitpresque face à la princesse. «&|160;Vous ne connaissez pas M.Detaille&|160;? demandait la maîtresse de maison, à qui l’habile etpudique conversion de son invitée ne suffisait pas. – Je ne leconnais pas, mais je connais ses œuvres&|160;», répondaitMme de Villemur, d’un air respectueux, engageant, etavec un à-propos que beaucoup enviaient, tout en adressant aucélèbre peintre, que l’interpellation n’avait pas suffi à luiprésenter d’une manière formelle, un imperceptible salut.«&|160;Venez, monsieur Detaille, disait la princesse, je vais vousprésenter à Mme de Villemur.&|160;» Celle-ci mettaitalors autant d’ingéniosité à faire une place à l’auteur duRêve que tout à l’heure à se tourner vers lui. Et laprincesse s’avançait une chaise pour elle-même&|160;; elle n’avaiten effet interpellé Mme de Villemur que pour avoir unprétexte de quitter le premier groupe où elle avait passé les dixminutes de règle, et d’accorder une durée égale de présence ausecond. En trois quarts d’heure, tous les groupes avaient reçu savisite, laquelle semblait n’avoir été guidée chaque fois que parl’improviste et les prédilections, mais avait surtout pour but demettre en relief avec quel naturel «&|160;une grande dame saitrecevoir&|160;». Mais maintenant les invités de la soiréecommençaient d’arriver et la maîtresse de maison s’était assise nonloin de l’entrée – droite et fière, dans sa majesté quasi royale,les yeux flambant par leur incandescence propre – entre deuxAltesses sans beauté et l’ambassadrice d’Espagne.

Je faisais la queue derrière quelques invités arrivés plus tôtque moi. J’avais en face de moi la princesse, de laquelle la beauténe me fait pas seule sans doute, entre tant d’autres, souvenir decette fête-là. Mais ce visage de la maîtresse de maison était siparfait, était frappé comme une si belle médaille, qu’il a gardépour moi une vertu commémorative. La princesse avait l’habitude dedire à ses invités, quand elle les rencontrait quelques jours avantune de ses soirées&|160;: «&|160;Vous viendrez, n’est-cepas&|160;?&|160;» comme si elle avait un grand désir de causer aveceux. Mais comme, au contraire, elle n’avait à leur parler de rien,dès qu’ils arrivaient devant elle, elle se contentait, sans selever, d’interrompre un instant sa vaine conversation avec les deuxAltesses et l’ambassadrice et de remercier en disant&|160;:«&|160;C’est gentil d’être venu&|160;», non qu’elle trouvât quel’invité eût fait preuve de gentillesse en venant, mais pouraccroître encore la sienne&|160;; puis aussitôt le rejetant à larivière, elle ajoutait&|160;: «&|160;Vous trouverez M. deGuermantes à l’entrée des jardins&|160;», de sorte qu’on partaitvisiter et qu’on la laissait tranquille. À certains même elle nedisait rien, se contentant de leur montrer ses admirables yeuxd’onyx, comme si on était venu seulement à une exposition depierres précieuses.

La première personne à passer avant moi était le duc deChâtellerault.

Ayant à répondre à tous les sourires, à tous les bonjours de lamain qui lui venaient du salon, il n’avait pas aperçu l’huissier.Mais dès le premier instant l’huissier l’avait reconnu. Cetteidentité qu’il avait tant désiré d’apprendre, dans un instant ilallait la connaître. En demandant à son «&|160;Anglais&|160;» del’avant-veille quel nom il devait annoncer, l’huissier n’était passeulement ému, il se jugeait indiscret, indélicat. Il lui semblaitqu’il allait révéler à tout le monde (qui pourtant ne se douteraitde rien) un secret qu’il était coupable de surprendre de la sorteet d’étaler publiquement. En entendant la réponse del’invité&|160;: «&|160;Le duc de Châtellerault&|160;», il se sentittroublé d’un tel orgueil qu’il resta un instant muet. Le duc leregarda, le reconnut, se vit perdu, cependant que le domestique,qui s’était ressaisi et connaissait assez son armorial pourcompléter de lui-même une appellation trop modeste, hurlait avecl’énergie professionnelle qui se veloutait d’une tendresseintime&|160;: «&|160;Son Altesse Monseigneur le duc deChâtellerault&|160;!&|160;» Mais c’était maintenant mon tour d’êtreannoncé. Absorbé dans la contemplation de la maîtresse de maison,qui ne m’avait pas encore vu, je n’avais pas songé aux fonctions,terribles pour moi – quoique d’une autre façon que pour M. deChâtellerault – de cet huissier habillé de noir comme un bourreau,entouré d’une troupe de valets aux livrées les plus riantes,solides gaillards prêts à s’emparer d’un intrus et à le mettre à laporte. L’huissier me demanda mon nom, je le lui dis aussimachinalement que le condamné à mort se laisse attacher au billot.Il leva aussitôt majestueusement la tête et, avant que j’eusse pule prier de m’annoncer à mi-voix pour ménager mon amour-propre sije n’étais pas invité, et celui de la princesse de Guermantes si jel’étais, il hurla les syllabes inquiétantes avec une force capabled’ébranler la voûte de l’hôtel.

L’illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement uneplace prépondérante dans le monde de la littérature anglaise)raconte qu’une de ses malades n’osait plus aller dans le mondeparce que souvent, dans le fauteuil même qu’on lui indiquait d’ungeste courtois, elle voyait assis un vieux monsieur. Elle étaitbien certaine que, soit le geste inviteur, soit la présence duvieux monsieur, était une hallucination, car on ne lui aurait pasainsi désigné un fauteuil déjà occupé. Et quand Huxley, pour laguérir, la força à retourner en soirée, elle eut un instant depénible hésitation en se demandant si le signe aimable qu’on luifaisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à une visioninexistante, elle allait en public s’asseoir sur les genoux d’unmonsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut cruelle. Moinspeut-être que la mienne. À partir du moment où j’avais perçu legrondement de mon nom, comme le bruit préalable d’un cataclysmepossible, je dus, pour plaider en tout cas ma bonne foi et comme sije n’étais tourmenté d’aucun doute, m’avancer vers la princessed’un air résolu.

Elle m’aperçut comme j’étais à quelques pas d’elle et, ce qui neme laissa plus douter que j’avais été victime d’une machination, aulieu de rester assise comme pour les autres invités, elle se leva,vint à moi. Une seconde après, je pus pousser le soupir desoulagement de la malade d’Huxley quand, ayant pris le parti des’asseoir dans le fauteuil, elle le trouva libre et comprit quec’était le vieux monsieur qui était une hallucination. La princessevenait de me tendre la main en souriant. Elle resta quelquesinstants debout, avec le genre de grâce particulier à la stance deMalherbe qui finit ainsi&|160;:

&|160;

Et pour leur faire honneur les Anges se lever.

&|160;

Elle s’excusa de ce que la duchesse ne fût pas encore arrivée,comme si je devais m’ennuyer sans elle. Pour me dire ce bonjour,elle exécuta autour de moi, en me tenant la main, un tournoiementplein de grâce, dans le tourbillon duquel je me sentais emporté. Jem’attendais presque à ce qu’elle me remît alors, telle uneconductrice de cotillon, une canne à bec d’ivoire, ou unemontre-bracelet. Elle ne me donna à vrai dire rien de tout cela, etcomme si au lieu de danser le boston elle avait plutôt écouté unsacro-saint quatuor de Beethoven dont elle eût craint de troublerles sublimes accents, elle arrêta là la conversation, ou plutôt nela commença pas et, radieuse encore de m’avoir vu entrer, me fitpart seulement de l’endroit où se trouvait le prince.

Je m’éloignai d’elle et n’osai plus m’en rapprocher, sentantqu’elle n’avait absolument rien à me dire et que, dans son immensebonne volonté, cette femme merveilleusement haute et belle, noblecomme l’étaient tant de grandes dames qui montèrent si fièrement àl’échafaud, n’aurait pu, faute d’oser m’offrir de l’eau de mélisse,que me répéter ce qu’elle m’avait déjà dit deux fois&|160;:«&|160;Vous trouverez le prince dans le jardin.&|160;» Or, allerauprès du prince, c’était sentir renaître sous une autre forme mesdoutes.

En tout cas fallait-il trouver quelqu’un qui me présentât. Onentendait, dominant toutes les conversations, l’intarissablejacassement de M. de Charlus, lequel causait avec Son Excellence leduc de Sidonia, dont il venait de faire la connaissance. Deprofession à profession, on se devine, et de vice à vice aussi. M.de Charlus et M. de Sidonia avaient chacun immédiatement flairécelui de l’autre, et qui, pour tous les deux, était, dans le monde,d’être monologuistes, au point de ne pouvoir souffrir aucuneinterruption. Ayant jugé tout de suite que le mal était sansremède, comme dit un célèbre sonnet, ils avaient pris ladétermination, non de se taire, mais de parler chacun sanss’occuper de ce que dirait l’autre. Cela avait réalisé ce bruitconfus, produit dans les comédies de Molière par plusieurspersonnes qui disent ensemble des choses différentes. Le baron,avec sa voix éclatante, était du reste certain d’avoir le dessus,de couvrir la voix faible de M. de Sidonia&|160;; sans découragerce dernier pourtant car, lorsque M. de Charlus reprenait un instanthaleine, l’intervalle était rempli par le susurrement du grandd’Espagne qui avait continué imperturbablement son discours.J’aurais bien demandé à M. de Charlus de me présenter au prince deGuermantes, mais je craignais (avec trop de raison) qu’il ne fûtfâché contre moi. J’avais agi envers lui de la façon la plusingrate en laissant pour la seconde fois tomber ses offres et en nelui donnant pas signe de vie depuis le soir où il m’avait siaffectueusement reconduit à la maison. Et pourtant je n’avaisnullement comme excuse anticipée la scène que je venais de voir,cet après-midi même, se passer entre Jupien et lui. Je nesoupçonnais rien de pareil. Il est vrai que peu de tempsauparavant, comme mes parents me reprochaient ma paresse et den’avoir pas encore pris la peine d’écrire un mot à M. de Charlus,je leur avais violemment reproché de vouloir me faire accepter despropositions déshonnêtes. Mais seuls la colère, le désir de trouverla phrase qui pouvait leur être le plus désagréable m’avaient dictécette réponse mensongère. En réalité, je n’avais rien imaginé desensuel, ni même de sentimental, sous les offres du baron. J’avaisdit cela à mes parents comme une folie pure. Mais quelquefoisl’avenir habite en nous sans que nous le sachions, et nos parolesqui croient mentir dessinent une réalité prochaine.

M. de Charlus m’eût sans doute pardonné mon manque dereconnaissance. Mais ce qui le rendait furieux, c’est que maprésence ce soir chez la princesse de Guermantes, comme depuisquelque temps chez sa cousine, paraissait narguer la déclarationsolennelle&|160;: «&|160;On n’entre dans ces salons-là que parmoi.&|160;» Faute grave, crime peut-être inexpiable, je n’avais passuivi la voie hiérarchique. M. de Charlus savait bien que lestonnerres qu’il brandissait contre ceux qui ne se pliaient pas àses ordres, ou qu’il avait pris en haine, commençaient à passer,selon beaucoup de gens, quelque rage qu’il y mît, pour destonnerres en carton, et n’avaient plus la force de chassern’importe qui de n’importe où. Mais peut-être croyait-il que sonpouvoir amoindri, grand encore, restait intact aux yeux des novicestels que moi. Aussi ne le jugeai-je pas très bien choisi pour luidemander un service dans une fête où ma présence seule semblait unironique démenti à ses prétentions.

Je fus à ce moment arrêté par un homme assez vulgaire, leprofesseur E… Il avait été surpris de m’apercevoir chez lesGuermantes. Je ne l’étais pas moins de l’y trouver, car jamais onn’avait vu, et on ne vit dans la suite, chez la princesse, unpersonnage de sa sorte. Il venait de guérir le prince, déjàadministré, d’une pneumonie infectieuse, et la reconnaissance touteparticulière qu’en avait pour lui Mme de Guermantesétait cause qu’on avait rompu avec les usages et qu’on l’avaitinvité. Comme il ne connaissait absolument personne dans ces salonset ne pouvait y rôder indéfiniment seul, comme un ministre de lamort, m’ayant reconnu, il s’était senti, pour la première fois desa vie, une infinité de choses à me dire, ce qui lui permettait deprendre une contenance, et c’était une des raisons pour lesquellesil s’était avancé vers moi. Il y en avait une autre. Il attachaitbeaucoup d’importance à ne jamais faire d’erreur de diagnostic. Orson courrier était si nombreux qu’il ne se rappelait pas toujourstrès bien, quand il n’avait vu qu’une fois un malade, si la maladieavait bien suivi le cours qu’il lui avait assigné. On n’a peut-êtrepas oublié qu’au moment de l’attaque de ma grand’mère, je l’avaisconduite chez lui le soir où il se faisait coudre tant dedécorations. Depuis le temps écoulé, il ne se rappelait plus lefaire-part qu’on lui avait envoyé à l’époque. «&|160;Madame votregrand’mère est bien morte, n’est-ce pas&|160;? me dit-il d’une voixoù une quasi-certitude calmait une légère appréhension. Ah&|160;!En effet&|160;! Du reste dès la première minute où je l’ai vue, monpronostic avait été tout à fait sombre, je me souviens trèsbien.&|160;»

C’est ainsi que le professeur E… apprit ou rapprit la mort de magrand’mère, et, je dois le dire à sa louange, qui est celle ducorps médical tout entier, sans manifester, sans éprouver peut-êtrede satisfaction. Les erreurs des médecins sont innombrables. Ilspèchent d’habitude par optimisme quant au régime, par pessimismequant au dénouement. «&|160;Du vin&|160;? en quantité modérée celane peut vous faire du mal, c’est en somme un tonifiant… Le plaisirphysique&|160;? après tout c’est une fonction. Je vous le permetssans abus, vous m’entendez bien. L’excès en tout est undéfaut.&|160;» Du coup, quelle tentation pour le malade de renoncerà ces deux résurrecteurs, l’eau et la chasteté. En revanche, sil’on a quelque chose au cœur, de l’albumine, etc., on n’en a paspour longtemps. Volontiers, des troubles graves, mais fonctionnels,sont attribués à un cancer imaginé. Il est inutile de continuer desvisites qui ne sauraient enrayer un mal inéluctable. Que le malade,livré à lui-même, s’impose alors un régime implacable, et ensuiteguérisse ou tout au moins survive, le médecin, salué par lui avenuede l’Opéra quand il le croyait depuis longtemps au Père-Lachaise,verra dans ce coup de chapeau un geste de narquoise insolence. Uneinnocente promenade effectuée à son nez et à sa barbe ne causeraitpas plus de colère au président d’assises qui, deux ans auparavant,a prononcé contre le badaud, qui semble sans crainte, unecondamnation à mort. Les médecins (il ne s’agit pas de tous, bienentendu, et nous n’omettons pas, mentalement, d’admirablesexceptions) sont en général plus mécontents, plus irrités del’infirmation de leur verdict que joyeux de son exécution. C’est cequi explique que le professeur E… , quelque satisfactionintellectuelle qu’il ressentît sans doute à voir qu’il ne s’étaitpas trompé, sut ne me parler que tristement du malheur qui nousavait frappés. Il ne tenait pas à abréger la conversation, qui luifournissait une contenance et une raison de rester. Il me parla dela grande chaleur qu’il faisait ces jours-ci, mais, bien qu’il fûtlettré et eût pu s’exprimer en bon français, il me dit&|160;:«&|160;Vous ne souffrez pas de cette hyperthermie&|160;?&|160;»C’est que la médecine a fait quelques petits progrès dans sesconnaissances depuis Molière, mais aucun dans son vocabulaire. Moninterlocuteur ajouta&|160;: «&|160;Ce qu’il faut, c’est éviter lessudations que cause, surtout dans les salons surchauffés, un tempspareil. Vous pouvez y remédier, quand vous rentrez et avez envie deboire, par la chaleur&|160;» (ce qui signifie évidemment desboissons chaudes).

À cause de la façon dont était morte ma grand’mère, le sujetm’intéressait et j’avais lu récemment dans un livre d’un grandsavant que la transpiration était nuisible aux reins en faisantpasser par la peau ce dont l’issue est ailleurs. Je déplorais cestemps de canicule par lesquels ma grand’mère était morte et n’étaispas loin de les incriminer. Je n’en parlai pas au docteur E… , maisde lui-même il me dit&|160;: «&|160;L’avantage de ces temps trèschauds, où la transpiration est très abondante, c’est que le reinen est soulagé d’autant.&|160;» La médecine n’est pas une scienceexacte.

Accroché à moi, le professeur E… ne demandait qu’à ne pas mequitter. Mais je venais d’apercevoir, faisant à la princesse deGuermantes de grandes révérences de droite et de gauche, aprèsavoir reculé d’un pas, le marquis de Vaugoubert. M. de Norpoism’avait dernièrement fait faire sa connaissance et j’espérais queje trouverais en lui quelqu’un qui fût capable de me présenter aumaître de maison. Les proportions de cet ouvrage ne me permettentpas d’expliquer ici à la suite de quels incidents de jeunesse M. deVaugoubert était un des seuls hommes du monde (peut-être le seul)qui se trouvât ce qu’on appelle à Sodome être «&|160;enconfidences&|160;» avec M. de Charlus. Mais si notre ministreauprès du roi Théodose avait quelques-uns des mêmes défauts que lebaron, ce n’était qu’à l’état de bien pâle reflet. C’étaitseulement sous une forme infiniment adoucie, sentimentale et niaisequ’il présentait ces alternances de sympathie et de haine par où ledésir de charmer, et ensuite la crainte – également imaginaire –d’être, sinon méprisé, du moins découvert, faisait passer le baron.Rendues ridicules par une chasteté, un «&|160;platonisme&|160;»(auxquels en grand ambitieux il avait, dès l’âge du concours,sacrifié tout plaisir), par sa nullité intellectuelle surtout, cesalternances, M. de Vaugoubert les présentait pourtant. Mais tandisque chez M. de Charlus les louanges immodérées étaient clamées avecun véritable éclat d’éloquence, et assaisonnées des plus fines, desplus mordantes railleries et qui marquaient un homme à jamais, chezM. de Vaugoubert, au contraire, la sympathie était exprimée avec labanalité d’un homme de dernier ordre, d’un homme du grand monde, etd’un fonctionnaire, les griefs (forgés généralement de toutespièces comme chez le baron) par une malveillance sans trêve maissans esprit et qui choquait d’autant plus qu’elle était d’habitudeen contradiction avec les propos que le ministre avait tenus sixmois avant et tiendrait peut-être à nouveau dans quelquetemps&|160;: régularité dans le changement qui donnait une poésiepresque astronomique aux diverses phases de la vie de M. deVaugoubert, bien que sans cela personne moins que lui ne fît penserà un astre.

Le bonsoir qu’il me rendit n’avait rien de celui qu’aurait eu M.de Charlus. À ce bonsoir M. de Vaugoubert, outre les mille façonsqu’il croyait celles du monde et de la diplomatie, donnait un aircavalier, fringant, souriant, pour sembler, d’une part, ravi del’existence – alors qu’il remâchait intérieurement les déboiresd’une carrière sans avancement et menacée d’une mise à la retraite– d’autre part, jeune, viril et charmant, alors qu’il voyait etn’osait même plus aller regarder dans sa glace les rides se figeraux entours d’un visage qu’il eût voulu garder plein de séductions.Ce n’est pas qu’il eût souhaité des conquêtes effectives, dont laseule pensée lui faisait peur à cause du qu’en-dira-t-on, deséclats, des chantages. Ayant passé d’une débauche presque infantileà la continence absolue datant du jour où il avait pensé au quaid’Orsay et voulu faire une grande carrière, il avait l’air d’unebête en cage, jetant dans tous les sens des regards qui exprimaientla peur, l’appétence et la stupidité. La sienne était telle qu’ilne réfléchissait pas que les voyous de son adolescence n’étaientplus des gamins et que, quand un marchand de journaux lui criait enplein nez&|160;: La Presse&|160;! plus encore que de désiril frémissait d’épouvante, se croyant reconnu et dépisté.

Mais à défaut des plaisirs sacrifiés à l’ingratitude du quaid’Orsay, M. de Vaugoubert – et c’est pour cela qu’il aurait vouluplaire encore – avait de brusques élans de cœur. Dieu sait decombien de lettres il assommait le ministère (quelles rusespersonnelles il déployait, combien de prélèvements il opérait surle crédit de Mme de Vaugoubert qu’à cause de sacorpulence, de sa haute naissance, de son air masculin, et surtoutà cause de la médiocrité du mari, on croyait douée de capacitéséminentes et remplissant les vraies fonctions de ministre) pourfaire entrer sans aucune raison valable un jeune homme dénué detout mérite dans le personnel de la légation. Il est vrai quequelques mois, quelques années après, pour peu que l’insignifiantattaché parût, sans l’ombre d’une mauvaise intention, avoir donnédes marques de froideur à son chef, celui-ci se croyant méprisé outrahi mettait la même ardeur hystérique à le punir que jadis à lecombler. Il remuait ciel et terre pour qu’on le rappelât, et ledirecteur des Affaires politiques recevait journellement unelettre&|160;: «&|160;Qu’attendez-vous pour me débarrasser de celascar-là. Dressez-le un peu, dans son intérêt. Ce dont il a besoinc’est de manger un peu de vache enragée.&|160;» Le poste d’attachéauprès du roi Théodose était à cause de cela peu agréable. Maispour tout le reste, grâce à son parfait bon sens d’homme du monde,M. de Vaugoubert était un des meilleurs agents du Gouvernementfrançais à l’étranger. Quand un homme prétendu supérieur, jacobin,qui était savant en toutes choses, le remplaça plus tard, la guerrene tarda pas à éclater entre la France et le pays dans lequelrégnait le roi.

M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n’aimait pas dire bonjourle premier. L’un et l’autre préféraient «&|160;répondre&|160;»,craignant toujours les potins que celui auquel ils eussent sanscela tendu la main avait pu entendre sur leur compte depuis qu’ilsne l’avaient vu. Pour moi, M. de Vaugoubert n’eut pas à se poser laquestion, j’étais en effet allé le saluer le premier, ne fût-cequ’à cause de la différence d’âge. Il me répondit d’un airémerveillé et ravi, ses deux yeux continuant à s’agiter comme s’ily avait eu de la luzerne défendue à brouter de chaque côté. Jepensai qu’il était convenable de solliciter de lui ma présentationà Mme de Vaugoubert avant celle au prince, dont jecomptais ne lui parler qu’ensuite. L’idée de me mettre en rapportsavec sa femme parut le remplir de joie pour lui comme pour elle etil me mena d’un pas délibéré vers la marquise. Arrivé devant elleet me désignant de la main et des yeux, avec toutes les marques deconsidération possibles, il resta néanmoins muet et se retira aubout de quelques secondes, d’un air frétillant, pour me laisserseul avec sa femme. Celle-ci m’avait aussitôt tendu la main, maissans savoir à qui cette marque d’amabilité s’adressait, car jecompris que M. de Vaugoubert avait oublié comment je m’appelais,peut-être même ne m’avait pas reconnu et, n’ayant pas voulu, parpolitesse, me l’avouer, avait fait consister la présentation en unesimple pantomime. Aussi je n’étais pas plus avancé&|160;; commentme faire présenter au maître de la maison par une femme qui nesavait pas mon nom&|160;? De plus, je me voyais forcé de causerquelques instants avec Mme de Vaugoubert. Et celam’ennuyait à deux points de vue. Je ne tenais pas à m’éterniserdans cette fête car j’avais convenu avec Albertine (je lui avaisdonné une loge pour Phèdre) qu’elle viendrait me voir unpeu avant minuit. Certes je n’étais nullement épris d’elle&|160;;j’obéissais en la faisant venir ce soir à un désir tout sensuel,bien qu’on fût à cette époque torride de l’année où la sensualitélibérée visite plus volontiers les organes du goût, recherchesurtout la fraîcheur. Plus que du baiser d’une jeune fille elle asoif d’une orangeade, d’un bain, voire de contempler cette luneépluchée et juteuse qui désaltérait le ciel. Mais pourtant jecomptais me débarrasser, aux côtés d’Albertine – laquelle du resteme rappelait la fraîcheur du flot – des regrets que ne manqueraientpas de me laisser bien des visages charmants (car c’était aussibien une soirée de jeunes filles que de dames que donnait laprincesse). D’autre part, celui de l’imposante Mme deVaugoubert, bourbonien et morose, n’avait rien d’attrayant.

On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice, que, dansle ménage, c’était le mari qui portait les jupes et la femme lesculottes. Or il y avait plus de vérité là dedans qu’on ne lecroyait. Mme de Vaugoubert, c’était un homme. Avait-elletoujours été ainsi, ou était-elle devenue ce que je la voyais, peuimporte, car dans l’un et l’autre cas on a affaire à l’un des plustouchants miracles de la nature et qui, le second surtout, fontressembler le règne humain au règne des fleurs. Dans la premièrehypothèse&|160;: – si la future Mme de Vaugoubert avaittoujours été aussi lourdement hommasse – la nature, par une rusediabolique et bienfaisante, donne à la jeune fille l’aspecttrompeur d’un homme. Et l’adolescent qui n’aime pas les femmes etveut guérir trouve avec joie ce subterfuge de découvrir une fiancéequi lui représente un fort aux halles. Dans le cas contraire, si lafemme n’a d’abord pas les caractères masculins, elle les prend peuà peu, pour plaire à son mari, même inconsciemment, par cette sortede mimétisme qui fait que certaines fleurs se donnent l’apparencedes insectes qu’elles veulent attirer. Le regret de ne pas êtreaimée, de ne pas être homme la virilise. Même en dehors du cas quinous occupe, qui n’a remarqué combien les couples les plus normauxfinissent par se ressembler, quelquefois même par interchangerleurs qualités&|160;? Un ancien chancelier allemand, le prince deBulow, avait épousé une Italienne. À la longue, sur le Pincio, onremarqua combien l’époux germanique avait pris de finesseitalienne, et la princesse italienne de rudesse allemande. Poursortir jusqu’à un point excentrique des lois que nous traçons,chacun connaît un éminent diplomate français dont l’origine n’étaitrappelée que par son nom, un des plus illustres de l’Orient. Enmûrissant, en vieillissant, s’est révélé en lui l’Oriental qu’onn’avait jamais soupçonné, et en le voyant on regrette l’absence dufez qui le compléterait.

Pour en revenir à des mœurs fort ignorées de l’ambassadeur dontnous venons d’évoquer la silhouette ancestralement épaissie,Mme de Vaugoubert réalisait le type, acquis ouprédestiné, dont l’image immortelle est la princesse Palatine,toujours en habit de cheval et ayant pris de son mari plus que lavirilité, épousant les défauts des hommes qui n’aiment pas lesfemmes, dénonçant dans ses lettres de commère les relations qu’ontentre eux tous les grands seigneurs de la cour de Louis XIV. Unedes causes qui ajoutent encore à l’air masculin des femmes tellesque Mme de Vaugoubert est que l’abandon où elles sontlaissées par leur mari, la honte qu’elles en éprouvent, flétrissentpeu à peu chez elles tout ce qui est de la femme. Elles finissentpar prendre les qualités et les défauts que le mari n’a pas. Au furet à mesure qu’il est plus frivole, plus efféminé, plus indiscret,elles deviennent comme l’effigie sans charme des vertus que l’épouxdevrait pratiquer.

Des traces d’opprobre, d’ennui, d’indignation, ternissaient levisage régulier de Mme de Vaugoubert. Hélas, je sentaisqu’elle me considérait avec intérêt et curiosité comme un de cesjeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert, et qu’elle auraittant voulu être maintenant que son mari vieillissant préférait lajeunesse. Elle me regardait avec l’attention de ces personnes deprovince qui, dans un catalogue de magasin de nouveautés, copientla robe tailleur si seyante à la jolie personne dessinée (enréalité la même à toutes les pages, mais multipliée illusoirementen créatures différentes grâce à la différence des poses et à lavariété des toilettes.) L’attrait végétal qui poussait vers moiMme de Vaugoubert était si fort qu’elle alla jusqu’àm’empoigner le bras pour que je la conduisisse boire un verred’orangeade. Mais je me dégageai en alléguant que moi, qui allaisbientôt partir, je ne m’étais pas fait présenter encore au maîtrede la maison.

La distance qui me séparait de l’entrée des jardins où ilcausait avec quelques personnes n’était pas bien grande. Mais elleme faisait plus peur que si pour la franchir il eût fallu s’exposerà un feu continu. Beaucoup de femmes par qui il me semblait quej’eusse pu me faire présenter étaient dans le jardin où, tout enfeignant une admiration exaltée, elles ne savaient pas trop quefaire. Les fêtes de ce genre sont en général anticipées. Ellesn’ont guère de réalité que le lendemain, où elles occupentl’attention des personnes qui n’ont pas été invitées. Un véritableécrivain, dépourvu du sot amour-propre de tant de gens de lettres,si, lisant l’article d’un critique qui lui a toujours témoigné laplus grande admiration, il voit cités les noms d’auteurs médiocresmais pas le sien, n’a pas le loisir de s’arrêter à ce qui pourraitêtre pour lui un sujet d’étonnement, ses livres le réclament. Maisune femme du monde n’a rien à faire, et en voyant dans leFigaro&|160;: «&|160;Hier le prince et la princesse deGuermantes ont donné une grande soirée, etc.&|160;», elles’exclame&|160;: «&|160;Comment&|160;! j’ai, il y a trois jours,causé une heure avec Marie Gilbert sans qu’elle m’en diserien&|160;!&|160;» et elle se casse la tête pour savoir ce qu’ellea pu faire aux Guermantes. Il faut dire qu’en ce qui concernait lesfêtes de la princesse, l’étonnement était quelquefois aussi grandchez les invités que chez ceux qui ne l’étaient pas. Car ellesexplosaient au moment où on les attendait le moins, et faisaientappel à des gens que Mme de Guermantes avait oubliéspendant des années. Et presque tous les gens du monde sont siinsignifiants que chacun de leurs pareils ne prend, pour les juger,que la mesure de leur amabilité, invité les chérit, exclu lesdéteste. Pour ces derniers, si, en effet, souvent la princesse,même s’ils étaient de ses amis, ne les conviait pas, cela tenaitsouvent à sa crainte de mécontenter «&|160;Palamède&|160;» qui lesavait excommuniés. Aussi pouvais-je être certain qu’elle n’avaitpas parlé de moi à M. de Charlus, sans quoi je ne me fusse pastrouvé là. Il s’était maintenant accoudé devant le jardin, à côtéde l’ambassadeur d’Allemagne, à la rampe du grand escalier quiramenait dans l’hôtel, de sorte que les invités, malgré les troisou quatre admiratrices qui s’étaient groupées autour du baron et lemasquaient presque, étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il yrépondait en nommant les gens par leur nom. Et on entendaitsuccessivement&|160;: «&|160;Bonsoir, monsieur du Hazay, bonsoirmadame de La Tour du Pin-Verclause, bonsoir madame de La Tour duPin-Gouvernet, bonsoir Philibert, bonsoir ma chère Ambassadrice,etc.&|160;» Cela faisait un glapissement continu qu’interrompaientdes recommandations bénévoles ou des questions (desquelles iln’écoutait pas la réponse), et que M. de Charlus adressait d’un tonradouci, factice afin de témoigner l’indifférence, et bénin&|160;:«&|160;Prenez garde que la petite n’ait pas froid, les jardinsc’est toujours un peu humide. Bonsoir madame de Brantes. Bonsoirmadame de Mecklembourg. Est-ce que la jeune fille est venue&|160;?A-t-elle mis la ravissante robe rose&|160;? BonsoirSaint-Géran.&|160;» Certes il y avait de l’orgueil dans cetteattitude. M. de Charlus savait qu’il était un Guermantes occupantune place prépondérante dans cette fête. Mais il n’y avait pas quede l’orgueil, et ce mot même de fête évoquait, pour l’homme auxdons esthétiques, le sens luxueux, curieux, qu’il peut avoir sicette fête est donnée non chez des gens du monde, mais dans untableau de Carpaccio ou de Véronèse. Il est même plus probable quele prince allemand qu’était M. de Charlus devait plutôt sereprésenter la fête qui se déroule dans Tannhäuser, etlui-même comme le Margrave, ayant, à l’entrée de la Warburg, unebonne parole condescendante pour chacun des invités, tandis queleur écoulement dans le château ou le parc est salué par la longuephrase, cent fois reprise, de la fameuse «&|160;Marche&|160;».

Il fallait pourtant me décider. Je reconnaissais bien sous lesarbres des femmes avec qui j’étais plus ou moins lié, mais ellessemblaient transformées parce qu’elles étaient chez la princesse etnon chez sa cousine, et que je les voyais assises non devant uneassiette de Saxe mais sous les branches d’un marronnier. L’élégancedu milieu n’y faisait rien. Eût-elle été infiniment moindre quechez «&|160;Oriane&|160;», le même trouble eût existé en moi. Quel’électricité vienne à s’éteindre dans notre salon et qu’on doivela remplacer par des lampes à huile, tout nous paraît changé. Jefus tiré de mon incertitude par Mme de Souvré.«&|160;Bonsoir, me dit-elle en venant à moi. Y a-t-il longtemps quevous n’avez vu la duchesse de Guermantes&|160;?&|160;» Elleexcellait à donner à ce genre de phrases une intonation quiprouvait qu’elle ne les débitait pas par bêtise pure comme les gensqui, ne sachant pas de quoi parler, vous abordent mille fois encitant une relation commune, souvent très vague. Elle eut aucontraire un fin fil conducteur du regard qui signifiait&|160;:«&|160;Ne croyez pas que je ne vous aie pas reconnu. Vous êtes lejeune homme que j’ai vu chez la duchesse de Guermantes. Je merappelle très bien.&|160;» Malheureusement cette protectionqu’étendait sur moi cette phrase d’apparence stupide et d’intentiondélicate était extrêmement fragile et s’évanouit aussitôt que jevoulus en user. Madame de Souvré avait l’art, s’il s’agissaitd’appuyer une sollicitation auprès de quelqu’un de puissant, deparaître à la fois aux yeux du solliciteur le recommander, et auxyeux du haut personnage ne pas recommander ce solliciteur, demanière que ce geste à double sens lui ouvrait un crédit dereconnaissance envers ce dernier sans lui créer aucun débitvis-à-vis de l’autre. Encouragé par la bonne grâce de cette dame àlui demander de me présenter à M. de Guermantes, elle profita d’unmoment où les regards du maître de maison n’étaient pas tournésvers nous, me prit maternellement par les épaules et, souriant à lafigure détournée du prince qui ne pouvait pas la voir, elle mepoussa vers lui d’un mouvement prétendu protecteur etvolontairement inefficace qui me laissa en panne presque à monpoint de départ. Telle est la lâcheté des gens du monde.

Celle d’une dame qui vint me dire bonjour en m’appelant par monnom fut plus grande encore. Je cherchais à retrouver le sien touten lui parlant&|160;; je me rappelais très bien avoir dîné avecelle, je me rappelais des mots qu’elle avait dits. Mais monattention, tendue vers la région intérieure où il y avait cessouvenirs d’elle, ne pouvait y découvrir ce nom. Il était làpourtant. Ma pensée avait engagé comme une espèce de jeu avec luipour saisir ses contours, la lettre par laquelle il commençait, etl’éclairer enfin tout entier. C’était peine perdue, je sentais àpeu près sa masse, son poids, mais pour ses formes, les confrontantau ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure, je medisais&|160;: «&|160;Ce n’est pas cela.&|160;» Certes mon espritaurait pu créer les noms les plus difficiles. Par malheur iln’avait pas à créer mais à reproduire. Toute action de l’esprit estaisée si elle n’est pas soumise au réel. Là, j’étais forcé de m’ysoumettre. Enfin d’un coup le nom vint tout entier&|160;:«&|160;Madame d’Arpajon.&|160;» J’ai tort de dire qu’il vint, caril ne m’apparut pas, je crois, dans une propulsion de lui-même. Jene pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui serapportaient à cette dame, et auxquels je ne cessais de demander dem’aider (par des exhortations comme celle-ci&|160;: «&|160;Voyons,c’est cette dame qui est amie de Mme de Souvré, quiéprouve à l’endroit de Victor Hugo une admiration si naïve, mêléede tant d’effroi et d’horreur&|160;»), je ne crois pas que tous cessouvenirs, voletant entre moi et son nom, aient servi en quoi quece soit à le renflouer. Dans ce grand «&|160;cache-cache&|160;» quise joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n’y apas une série d’approximations graduées. On ne voit rien, puis toutd’un coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu’oncroyait deviner. Ce n’est pas lui qui est venu à nous. Non, jecrois plutôt qu’au fur et à mesure que nous vivons, nous passonsnotre temps à nous éloigner de la zone où un nom est distinct, etc’est par un exercice de ma volonté et de mon attention, quiaugmentait l’acuité de mon regard intérieur, que tout d’un coupj’avais percé la demi-obscurité et vu clair. En tout cas, s’il y ades transitions entre l’oubli et le souvenir, alors ces transitionssont inconscientes. Car les noms d’étape par lesquels nous passons,avant de trouver le nom vrai, sont, eux, faux, et ne nousrapprochent en rien de lui. Ce ne sont même pas à proprement parlerdes noms, mais souvent de simples consonnes et qui ne se retrouventpas dans le nom retrouvé. D’ailleurs ce travail de l’esprit passantdu néant à la réalité est si mystérieux, qu’il est possible, aprèstout, que ces consonnes fausses soient des perches préalables,maladroitement tendues pour nous aider à nous accrocher au nomexact. «&|160;Tout ceci, dira le lecteur, ne nous apprend rien surle manque de complaisance de cette dame&|160;; mais puisque vousvous êtes si longtemps arrêté, laissez-moi, monsieur l’auteur, vousfaire perdre une minute de plus pour vous dire qu’il est fâcheuxque, jeune comme vous l’étiez (ou comme était votre héros s’iln’est pas vous), vous eussiez déjà si peu de mémoire, que de nepouvoir vous rappeler le nom d’une dame que vous connaissiez fortbien.&|160;» C’est très fâcheux en effet, monsieur le lecteur. Etplus triste que vous croyez quand on y sent l’annonce du temps oùles noms et les mots disparaîtront de la zone claire de la pensée,et où il faudra, pour jamais, renoncer à se nommer à soi-même ceuxqu’on a le mieux connus. C’est fâcheux en effet qu’il faille celabeur dès la jeunesse pour retrouver des noms qu’on connaît bien.Mais si cette infirmité ne se produisait que pour des noms à peineconnus, très naturellement oubliés, et dont on ne voulût pasprendre la fatigue de se souvenir, cette infirmité-là ne serait passans avantages. «&|160;Et lesquels, je vous prie&|160;?&|160;» Hé,monsieur, c’est que le mal seul fait remarquer et apprendre etpermet de décomposer les mécanismes que sans cela on ne connaîtraitpas. Un homme qui chaque soir tombe comme une masse dans son lit etne vit plus jusqu’au moment de s’éveiller et de se lever, cethomme-là songera-t-il jamais à faire, sinon de grandes découvertes,au moins de petites remarques sur le sommeil&|160;? À peine sait-ils’il dort. Un peu d’insomnie n’est pas inutile pour apprécier lesommeil, projeter quelque lumière dans cette nuit. Une mémoire sansdéfaillance n’est pas un très puissant excitateur à étudier lesphénomènes de mémoire. «&|160;Enfin, Mme d’Arpajon vousprésenta-t-elle au prince&|160;?&|160;» Non, mais taisez-vous etlaissez-moi reprendre mon récit.

Mme d’Arpajon fut plus lâche encore queMme de Souvré, mais sa lâcheté avait plus d’excuses.Elle savait qu’elle avait toujours eu peu de pouvoir dans lasociété. Ce pouvoir avait été encore affaibli par la liaisonqu’elle avait eue avec le duc de Guermantes&|160;; l’abandon decelui-ci y porta le dernier coup. La mauvaise humeur que lui causama demande de me présenter au Prince détermina chez elle un silencequ’elle eut la naïveté de croire un semblant de n’avoir pas entenduce que j’avais dit. Elle ne s’aperçut même pas que la colère luifaisait froncer les sourcils. Peut-être au contraire s’enaperçut-elle, ne se soucia pas de la contradiction, et s’en servitpour la leçon de discrétion qu’elle pouvait me donner sans trop degrossièreté, je veux dire une leçon muette et qui n’était pas pourcela moins éloquente.

D’ailleurs, Mme d’Arpajon était fortcontrariée&|160;; beaucoup de regards s’étant levés vers un balconRenaissance à l’angle duquel, au lieu des statues monumentalesqu’on y avait appliquées si souvent à cette époque, se penchait,non moins sculpturale qu’elles, la magnifique duchesse deSurgis-le-Duc, celle qui venait de succéder à Mmed’Arpajon dans le cœur de Basin de Guermantes. Sous le léger tulleblanc qui la protégeait de la fraîcheur nocturne on voyait, souple,son corps envolé de Victoire.

Je n’avais plus recours qu’auprès de M. de Charlus, rentré dansune pièce du bas, laquelle accédait au jardin. J’eus tout le loisir(comme il feignait d’être absorbé dans une partie de whist simuléequi lui permettait de ne pas avoir l’air de voir les gens)d’admirer la volontaire et artiste simplicité de son frac qui, pardes riens qu’un couturier seul eût discernés, avait l’air d’une«&|160;Harmonie&|160;» noir et blanc de Whistler&|160;; noir, blancet rouge plutôt, car M. de Charlus portait, suspendue à un largecordon au jabot de l’habit, la croix en émail blanc, noir et rougede Chevalier de l’Ordre religieux de Malte. À ce moment la partiedu baron fut interrompue par Mme de Gallardon,conduisant son neveu, le vicomte de Courvoisier, jeune homme d’unejolie figure et d’un air impertinent&|160;: «&|160;Mon cousin, ditMme de Gallardon, permettez-moi de vous présenter monneveu Adalbert. Adalbert, tu sais, le fameux oncle Palamède dont tuentends toujours parler. – Bonsoir, madame de Gallardon&|160;»,répondit M. de Charlus. Et il ajouta sans même regarder le jeunehomme&|160;: «&|160;Bonsoir, Monsieur&|160;», d’un air bourru etd’une voix si violemment impolie, que tout le monde en futstupéfait. Peut-être M. de Charlus, sachant que Mme deGallardon avait des doutes sur ses mœurs et n’avait pu résister unefois au plaisir d’y faire une allusion, tenait-il à couper court àtout ce qu’elle aurait pu broder sur un accueil aimable fait à sonneveu, en même temps qu’à faire une retentissante professiond’indifférence à l’égard des jeunes gens&|160;; peut-êtren’avait-il pas trouvé que ledit Adalbert eût répondu aux paroles desa tante par un air suffisamment respectueux&|160;; peut-être,désireux de pousser plus tard sa pointe avec un aussi agréablecousin, voulait-il se donner les avantages d’une agressionpréalable, comme les souverains qui, avant d’engager une actiondiplomatique, l’appuient d’une action militaire.

Il n’était pas aussi difficile que je le croyais que M. deCharlus accédât à ma demande de me présenter. D’une part, au coursde ces vingt dernières années, ce Don Quichotte s’était battucontre tant de moulins à vent (souvent des parents qu’il prétendaits’être mal conduits à son égard), il avait avec tant de fréquenceinterdit «&|160;comme une personne impossible à recevoir&|160;»d’être invité chez tels ou telles Guermantes, que ceux-cicommençaient à avoir peur de se brouiller avec tous les gens qu’ilsaimaient, de se priver, jusqu’à leur mort, de la fréquentation decertains nouveaux venus dont ils étaient curieux, pour épouser lesrancunes tonnantes mais inexpliquées d’un beau-frère ou cousin quiaurait voulu qu’on abandonnât pour lui femme, frère, enfants. Plusintelligent que les autres Guermantes, M. de Charlus s’apercevaitqu’on ne tenait plus compte de ses exclusives qu’une fois sur deux,et, anticipant l’avenir, craignant qu’un jour ce fût de lui qu’onse privât, il avait commencé à faire la part du feu, à baisser,comme on dit, ses prix. De plus, s’il avait la faculté de donnerpour des mois, des années, une vie identique à un être détesté – àcelui-là il n’eût pas toléré qu’on adressât une invitation, et seserait plutôt battu comme un portefaix avec une reine, la qualitéde ce qui lui faisait obstacle ne comptant plus pour lui – enrevanche il avait de trop fréquentes explosions de colère pourqu’elles ne fussent pas assez fragmentaires. «&|160;L’imbécile, leméchant drôle&|160;! on va vous remettre cela à sa place, lebalayer dans l’égout où malheureusement il ne sera pas inoffensifpour la salubrité de la ville&|160;», hurlait-il, même seul chezlui, à la lecture d’une lettre qu’il jugeait irrévérente, ou en serappelant un propos qu’on lui avait redit. Mais une nouvelle colèrecontre un second imbécile dissipait l’autre, et pour peu que lepremier se montrât déférent, la crise occasionnée par lui étaitoubliée, n’ayant pas assez duré pour faire un fond de haine oùconstruire. Aussi, peut-être eusse-je – malgré sa mauvaise humeurcontre moi – réussi auprès de lui quand je lui demandai de meprésenter au Prince, si je n’avais pas eu la malheureuse idéed’ajouter par scrupule, et pour qu’il ne pût pas me supposerl’indélicatesse d’être entré à tout hasard en comptant sur lui pourme faire rester&|160;: «&|160;Vous savez que je les connais trèsbien, la Princesse a été très gentille pour moi. – Hé bien, si vousles connaissez, en quoi avez-vous besoin de moi pour vousprésenter&|160;», me répondit-il d’un ton claquant, et, me tournantle dos, il reprit sa partie feinte avec le Nonce, l’ambassadeurd’Allemagne et un personnage que je ne connaissais pas.

Alors, du fond de ces jardins où jadis le duc d’Aiguillonfaisait élever les animaux rares, vint jusqu’à moi, par les portesgrandes ouvertes, le bruit d’un reniflement qui humait tantd’élégances et n’en voulait rien laisser perdre. Le bruit serapprocha, je me dirigeai à tout hasard dans sa direction, si bienque le mot «&|160;bonsoir&|160;» fut susurré à mon oreille par M.de Bréauté, non comme le son ferrailleux et ébréché d’un couteauqu’on repasse pour l’aiguiser, encore moins comme le cri dumarcassin dévastateur des terres cultivées, mais comme la voix d’unsauveur possible. Moins puissant que Mme de Souvré, maismoins foncièrement atteint qu’elle d’inserviabilité, beaucoup plusà l’aise avec le Prince que ne l’était Mme d’Arpajon, sefaisant peut-être des illusions sur ma situation dans le milieu desGuermantes, ou peut-être la connaissant mieux que moi, j’euspourtant, les premières secondes, quelque peine à capter sonattention, car, les papilles du nez frétillantes, les narinesdilatées, il faisait face de tous côtés, écarquillant curieusementson monocle comme s’il s’était trouvé devant cinq centschefs-d’œuvre. Mais ayant entendu ma demande, il l’accueillit avecsatisfaction, me conduisit vers le Prince et me présenta à lui d’unair friand, cérémonieux et vulgaire, comme s’il lui avait passé, enles recommandant, une assiette de petits fours. Autant l’accueil duduc de Guermantes était, quand il le voulait, aimable, empreint decamaraderie, cordial et familier, autant je trouvai celui du Princecompassé, solennel, hautain. Il me sourit à peine, m’appelagravement&|160;: «&|160;Monsieur&|160;». J’avais souvent entendu leduc se moquer de la morgue de son cousin. Mais aux premiers motsqu’il me dit et qui, par leur froideur et leur sérieux faisaient leplus entier contraste avec le langage de Basin, je compris tout desuite que l’homme foncièrement dédaigneux était le duc qui vousparlait dès la première visite de «&|160;pair à compagnon&|160;»,et que des deux cousins celui qui était vraiment simple c’était lePrince. Je trouvai dans sa réserve un sentiment plus grand, je nedirai pas d’égalité, car ce n’eût pas été concevable pour lui, aumoins de la considération qu’on peut accorder à un inférieur, commeil arrive dans tous les milieux fortement hiérarchisés, au Palaispar exemple, dans une Faculté, où un procureur général ou un«&|160;doyen&|160;» conscients de leur haute charge cachentpeut-être plus de simplicité réelle et, quand on les connaîtdavantage, plus de bonté, de simplicité vraie, de cordialité, dansleur hauteur traditionnelle que de plus modernes dans l’affectationde la camaraderie badine. «&|160;Est-ce que vous comptez suivre lacarrière de monsieur votre père&|160;», me dit-il d’un air distant,mais d’intérêt. Je répondis sommairement à sa question, comprenantqu’il ne l’avait posée que par bonne grâce, et je m’éloignai pourle laisser accueillir les nouveaux arrivants.

J’aperçus Swann, voulus lui parler, mais à ce moment je vis quele prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur place le bonsoirdu mari d’Odette, l’avait aussitôt, avec la puissance d’une pompeaspirante, entraîné avec lui au fond du jardin, même, direntcertaines personnes, «&|160;afin de le mettre à laporte&|160;».

Tellement distrait dans le monde que je n’appris que lesurlendemain, par les journaux, qu’un orchestre tchèque avait jouétoute la soirée et que, de minute en minute, s’étaient succédé lesfeux de Bengale, je retrouvai quelque faculté d’attention à lapensée d’aller voir le célèbre jet d’eau d’Hubert Robert.

Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieursétaient aussi anciens que lui, planté à l’écart, on le voyait deloin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise quela retombée plus légère de son panache pâle et frémissant. LeXVIIIe siècle avait épuré l’élégance de ses lignes,mais, fixant le style du jet, semblait en avoir arrêté lavie&|160;; à cette distance on avait l’impression de l’art plutôtque la sensation de l’eau. Le nuage humide lui-même quis’amoncelait perpétuellement à son faîte gardait le caractère del’époque comme ceux qui dans le ciel s’assemblent autour des palaisde Versailles. Mais de près on se rendait compte que, tout enrespectant, comme les pierres d’un palais antique, le dessinpréalablement tracé, c’était des eaux toujours nouvelles qui,s’élançant et voulant obéir aux ordres anciens de l’architecte, neles accomplissaient exactement qu’en paraissant les violer, leursmille bonds épars pouvant seuls donner à distance l’impression d’ununique élan. Celui-ci était en réalité aussi souvent interrompu quel’éparpillement de la chute, alors que, de loin, il m’avait paruinfléchissable, dense, d’une continuité sans lacune. D’un peu près,on voyait que cette continuité, en apparence toute linéaire, étaitassurée à tous les points de l’ascension du jet, partout où ilaurait dû se briser, par l’entrée en ligne, par la reprise latéraled’un jet parallèle qui montait plus haut que le premier et étaitlui-même, à une plus grande hauteur, mais déjà fatigante pour lui,relevé par un troisième. De près, des gouttes sans forceretombaient de la colonne d’eau en croisant au passage leurs sœursmontantes, et, parfois déchirées, saisies dans un remous de l’airtroublé par ce jaillissement sans trêve, flottaient avant d’êtrechavirées dans le bassin. Elles contrariaient de leurs hésitations,de leur trajet en sens inverse, et estompaient de leur molle vapeurla rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessus de soiun nuage oblong fait de mille gouttelettes, mais en apparence peinten brun doré et immuable, qui montait, infrangible, immobile,élancé et rapide, s’ajouter aux nuages du ciel. Malheureusement uncoup de vent suffisait à l’envoyer obliquement sur la terre&|160;;parfois même un simple jet désobéissant divergeait et, si elle nes’était pas tenue à une distance respectueuse, aurait mouilléjusqu’aux moelles la foule imprudente et contemplative.

Un de ces petits accidents, qui ne se produisaient guère qu’aumoment où la brise s’élevait, fut assez désagréable. On avait faitcroire à Mme d’Arpajon que le duc de Guermantes – enréalité non encore arrivé – était avec Mme de Surgisdans les galeries de marbre rose où on accédait par la doublecolonnade, creusée à l’intérieur, qui s’élevait de la margelle dubassin. Or, au moment où Mme d’Arpajon allait s’engagerdans l’une des colonnades, un fort coup de chaude brise tordit lejet d’eau et inonda si complètement la belle dame que, l’eaudégoulinante de son décolletage dans l’intérieur de sa robe, ellefut aussi trempée que si on l’avait plongée dans un bain. Alors,non loin d’elle, un grognement scandé retentit assez fort pourpouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant prolongépar période comme s’il s’adressait non pas à l’ensemble, maissuccessivement à chaque partie des troupes&|160;; c’était legrand-duc Wladimir qui riait de tout son cœur en voyant l’immersionde Mme d’Arpajon, une des choses les plus gaies,aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eût assisté de toute savie. Comme quelques personnes charitables faisaient remarquer auMoscovite qu’un mot de condoléances de lui serait peut-être méritéet ferait plaisir à cette femme qui, malgré sa quarantaine biensonnée, et tout en s’épongeant avec son écharpe, sans demander lesecours de personne, se dégageait malgré l’eau qui souillaitmalicieusement la margelle de la vasque, le Grand-Duc, qui avaitbon cœur, crut devoir s’exécuter et, les derniers roulementsmilitaires du rire à peine apaisés, on entendit un nouveaugrondement plus violent encore que l’autre. «&|160;Bravo, lavieille&|160;!&|160;» s’écriait-il en battant des mains comme authéâtre. Mme d’Arpajon ne fut pas sensible à ce qu’onvantât sa dextérité aux dépens de sa jeunesse. Et comme quelqu’unlui disait, assourdi par le bruit de l’eau, que dominait pourtantle tonnerre de Monseigneur&|160;: «&|160;Je crois que Son AltesseImpériale vous a dit quelque chose&|160;», «&|160;Non&|160;!c’était à Mme de Souvré&|160;», répondit-elle.

Je traversai les jardins et remontai l’escalier où l’absence duPrince, disparu à l’écart avec Swann, grossissait autour de M. deCharlus la foule des invités, de même que, quand Louis XIV n’étaitpas à Versailles, il y avait plus de monde chez Monsieur, sonfrère. Je fus arrêté au passage par le baron, tandis que derrièremoi deux dames et un jeune homme s’approchaient pour lui direbonjour.

«&|160;C’est gentil de vous voir ici&|160;», me dit-il, en metendant la main. «&|160;Bonsoir madame de la Trémoïlle, bonsoir machère Herminie.&|160;» Mais sans doute le souvenir de ce qu’ilm’avait dit sur son rôle de chef dans l’hôtel Guermantes luidonnait le désir de paraître éprouver à l’endroit de ce qui lemécontentait, mais qu’il n’avait pu empêcher, une satisfaction àlaquelle son impertinence de grand seigneur et son égaillementd’hystérique donnèrent immédiatement une forme d’ironieexcessive&|160;: «&|160;C’est gentil, reprit-il, mais c’est surtoutbien drôle.&|160;» Et il se mit à pousser des éclats de rire quisemblèrent à la fois témoigner de sa joie et de l’impuissance où laparole humaine était de l’exprimer. Cependant que certainespersonnes, sachant combien il était à la fois difficile d’accès etpropre aux «&|160;sorties&|160;» insolentes, s’approchaient aveccuriosité et, avec un empressement presque indécent, prenaientleurs jambes à leur cou. «&|160;Allons, ne vous fâchez pas, medit-il, en me touchant doucement l’épaule, vous savez que je vousaime bien. Bonsoir Antioche, bonsoir Louis-René. Avez-vous été voirle jet d’eau&|160;? me demanda-t-il sur un ton plus affirmatif quequestionneur. C’est bien joli, n’est-ce pas&|160;? C’estmerveilleux. Cela pourrait être encore mieux, naturellement, ensupprimant certaines choses, et alors il n’y aurait rien de pareil,en France. Mais tel que c’est, c’est déjà parmi les choses lesmieux. Bréauté vous dira qu’on a eu tort de mettre des lampions,pour tâcher de faire oublier que c’est lui qui a eu cette idéeabsurde. Mais, en somme, il n’a réussi que très peu à enlaidir.C’est beaucoup plus difficile de défigurer un chef-d’œuvre que dele créer. Nous nous doutions du reste déjà vaguement que Bréautéétait moins puissant qu’Hubert Robert.&|160;»

Je repris la file des visiteurs qui entraient dans l’hôtel.«&|160;Est-ce qu’il y a longtemps que vous avez vu ma délicieusecousine Oriane&|160;?&|160;» me demanda la Princesse qui avaitdepuis peu déserté son fauteuil à l’entrée, et avec qui jeretournais dans les salons. «&|160;Elle doit venir ce soir, je l’aivue cet après-midi, ajouta la maîtresse de maison. Elle me l’apromis. Je crois du reste que vous dînez avec nous deux chez lareine d’Italie, à l’ambassade, jeudi. Il y aura toutes les Altessespossibles, ce sera très intimidant.&|160;» Elles ne pouvaientnullement intimider la princesse de Guermantes, de laquelle lessalons en foisonnaient et qui disait&|160;: «&|160;Mes petitsCobourg&|160;» comme elle eût dit&|160;: «&|160;Mes petitschiens&|160;». Aussi, Mme de Guermantes dit-elle&|160;:«&|160;Ce sera très intimidant&|160;», par simple bêtise, qui, chezles gens du monde, l’emporte encore sur la vanité. À l’égard de sapropre généalogie, elle en savait moins qu’un agrégé d’histoire.Pour ce qui concernait ses relations, elle tenait à montrer qu’elleconnaissait les surnoms qu’on leur avait donnés. M’ayant demandé sije dînais la semaine suivante chez la marquise de la Pommelière,qu’on appelait souvent «&|160;la Pomme&|160;», la Princesse, ayantobtenu de moi une réponse négative, se tut pendant quelquesinstants. Puis, sans aucune autre raison qu’un étalage voulud’érudition involontaire, de banalité et de conformité à l’espritgénéral, elle ajouta&|160;: «&|160;C’est une assez agréable femme,la Pomme&|160;!&|160;»

Tandis que la Princesse causait avec moi, faisaient précisémentleur entrée le duc et la duchesse de Guermantes&|160;! Mais je nepus d’abord aller au-devant d’eux, car je fus happé au passage parl’ambassadrice de Turquie, laquelle, me désignant la maîtresse demaison que je venais de quitter, s’écria en m’empoignant par lebras&|160;: «&|160;Ah&|160;! quelle femme délicieuse que laPrincesse&|160;! Quel être supérieur à tous&|160;! Il me semble quesi j’étais un homme, ajouta-t-elle, avec un peu de bassesse et desensualité orientales, je vouerais ma vie à cette célestecréature.&|160;» Je répondis qu’elle me semblait charmante eneffet, mais que je connaissais plus sa cousine la duchesse.«&|160;Mais il n’y a aucun rapport, me dit l’ambassadrice. Orianeest une charmante femme du monde qui tire son esprit de Mémé et deBabal, tandis que Marie-Gilbert, c’estquelqu’un.&|160;»

Je n’aime jamais beaucoup qu’on me dise ainsi sans réplique ceque je dois penser des gens que je connais. Et il n’y avait aucuneraison pour que l’ambassadrice de Turquie eût sur la valeur de laduchesse de Guermantes un jugement plus sûr que le mien. D’autrepart, ce qui expliquait aussi mon agacement contre l’ambassadrice,c’est que les défauts d’une simple connaissance, et même d’un ami,sont pour nous de vrais poisons, contre lesquels nous sommesheureusement «&|160;mithridatés&|160;».

Mais, sans apporter le moindre appareil de comparaisonscientifique et parler d’anaphylaxie, disons qu’au sein de nosrelations amicales ou purement mondaines, il y a une hostilitémomentanément guérie, mais récurrente, par accès. Habituellement onsouffre peu de ces poisons tant que les gens sont«&|160;naturels&|160;». En disant «&|160;Babal&|160;»,«&|160;Mémé&|160;», pour désigner des gens qu’elle ne connaissaitpas, l’ambassadrice de Turquie suspendait les effets du«&|160;mithridatisme&|160;» qui, d’ordinaire, me la rendaittolérable. Elle m’agaçait, ce qui était d’autant plus injustequ’elle ne parlait pas ainsi pour faire mieux croire qu’elle étaitintime de «&|160;Mémé&|160;», mais à cause d’une instruction troprapide qui lui faisait nommer ces nobles seigneurs selon ce qu’ellecroyait la coutume du pays. Elle avait fait ses classes en quelquesmois et n’avait pas suivi la filière. Mais en y réfléchissant jetrouvais à mon déplaisir de rester auprès de l’ambassadrice uneautre raison. Il n’y avait pas si longtemps que chez«&|160;Oriane&|160;» cette même personnalité diplomatique m’avaitdit, d’un air motivé et sérieux, que la princesse de Guermantes luiétait franchement antipathique. Je crus bon de ne pas m’arrêter àce revirement&|160;: l’invitation à la fête de ce soir l’avaitamené. L’ambassadrice était parfaitement sincère en me disant quela princesse de Guermantes était une créature sublime. Elle l’avaittoujours pensé. Mais n’ayant jamais été jusqu’ici invitée chez laprincesse, elle avait cru devoir donner à ce genre denon-invitation la forme d’une abstention volontaire par principes.Maintenant qu’elle avait été conviée et vraisemblablement le seraitdésormais, sa sympathie pouvait librement s’exprimer. Il n’y a pasbesoin, pour expliquer les trois quarts des opinions qu’on portesur les gens, d’aller jusqu’au dépit amoureux, jusqu’à l’exclusiondu pouvoir politique. Le jugement reste incertain&|160;: uneinvitation refusée ou reçue le détermine. Au reste, l’ambassadricede Turquie, comme disait la princesse de Guermantes qui passa avecmoi l’inspection des salons, «&|160;faisait bien&|160;». Elle étaitsurtout fort utile. Les étoiles véritables du monde sont fatiguéesd’y paraître. Celui qui est curieux de les apercevoir doit souventémigrer dans un autre hémisphère, où elles sont à peu près seules.Mais les femmes pareilles à l’ambassadrice ottomane, toutesrécentes dans le monde, ne laissent pas d’y briller pour ainsi direpartout à la fois. Elles sont utiles à ces sortes dereprésentations qui s’appellent une soirée, un raout, et où ellesse feraient traîner, moribondes, plutôt que d’y manquer. Elles sontles figurantes sur qui on peut toujours compter, ardentes à nejamais manquer une fête. Aussi, les sots jeunes gens, ignorant quece sont de fausses étoiles, voient-ils en elles les reines du chic,tandis qu’il faudrait une leçon pour leur expliquer en vertu dequelles raisons Mme Standish, ignorée d’eux et peignantdes coussins, loin du monde, est au moins une aussi grande dame quela duchesse de Doudeauville.

Dans l’ordinaire de la vie, les yeux de la duchesse deGuermantes étaient distraits et un peu mélancoliques, elle lesfaisait briller seulement d’une flamme spirituelle chaque foisqu’elle avait à dire bonjour à quelque ami&|160;; absolument commesi celui-ci avait été quelque mot d’esprit, quelque trait charmant,quelque régal pour délicats dont la dégustation a mis uneexpression de finesse et de joie sur le visage du connaisseur. Maispour les grandes soirées, comme elle avait trop de bonjours à dire,elle trouvait qu’il eût été fatigant, après chacun d’eux,d’éteindre à chaque fois la lumière. Tel un gourmet de littérature,allant au théâtre voir une nouveauté d’un des maîtres de la scène,témoigne sa certitude de ne pas passer une mauvaise soirée en ayantdéjà, tandis qu’il remet ses affaires à l’ouvreuse, sa lèvreajustée pour un sourire sagace, son regard avivé pour uneapprobation malicieuse&|160;; ainsi c’était dès son arrivée que laduchesse allumait pour toute la soirée. Et tandis qu’elle donnaitson manteau du soir, d’un magnifique rouge Tiepolo, lequel laissavoir un véritable carcan de rubis qui enfermait son cou, aprèsavoir jeté sur sa robe ce dernier regard rapide, minutieux etcomplet de couturière qui est celui d’une femme du monde, Orianes’assura du scintillement de ses yeux non moins que de ses autresbijoux. Quelques «&|160;bonnes langues&|160;» comme M. de Janvilleeurent beau se précipiter sur le duc pour l’empêcherd’entrer&|160;: «&|160;Mais vous ignorez donc que le pauvre Mamaest à l’article de la mort&|160;? On vient de l’administrer. – Jele sais, je le sais, répondit M. de Guermantes en refoulant lefâcheux pour entrer. Le viatique a produit le meilleureffet&|160;», ajouta-t-il en souriant de plaisir à la pensée de laredoute à laquelle il était décidé de ne pas manquer après lasoirée du prince. «&|160;Nous ne voulions pas qu’on sût que nousétions rentrés&|160;», me dit la duchesse. Elle ne se doutait pasque la princesse avait d’avance infirmé cette parole en meracontant qu’elle avait vu un instant sa cousine qui lui avaitpromis de venir. Le duc, après un long regard dont pendant cinqminutes il accabla sa femme&|160;: «&|160;J’ai raconté à Oriane lesdoutes que vous aviez.&|160;» Maintenant qu’elle voyait qu’ilsn’étaient pas fondés et qu’elle n’avait aucune démarche à fairepour essayer de les dissiper, elle les déclara absurdes, meplaisanta longuement. «&|160;Cette idée de croire que vous n’étiezpas invité&|160;! Et puis, il y avait moi. Croyez-vous que jen’aurais pas pu vous faire inviter chez ma cousine&|160;?&|160;» Jedois dire qu’elle fit souvent, dans la suite, des choses bien plusdifficiles pour moi&|160;; néanmoins je me gardai de prendre sesparoles dans ce sens que j’avais été trop réservé. Je commençais àconnaître l’exacte valeur du langage parlé ou muet de l’amabilitéaristocratique, amabilité heureuse de verser un baume sur lesentiment d’infériorité de ceux à l’égard desquels elle s’exerce,mais pas pourtant jusqu’au point de la dissiper, car dans ce caselle n’aurait plus de raison d’être. «&|160;Mais vous êtes notreégal, sinon mieux&|160;», semblaient, par toutes leurs actions,dire les Guermantes&|160;; et ils le disaient de la façon la plusgentille que l’on puisse imaginer, pour être aimés, admirés, maisnon pour être crus&|160;; qu’on démêlât le caractère fictif decette amabilité, c’est ce qu’ils appelaient être bien élevés&|160;;croire l’amabilité réelle, c’était la mauvaise éducation. Je reçusdu reste à peu de temps de là une leçon qui acheva de m’enseigner,avec la plus parfaite exactitude, l’extension et les limites decertaines formes de l’amabilité aristocratique. C’était à unematinée donnée par la duchesse de Montmorency pour la reined’Angleterre&|160;; il y eut une espèce de petit cortège pour allerau buffet, et en tête marchait la souveraine ayant à son bras leduc de Guermantes. J’arrivai à ce moment-là. De sa main libre, leduc me fit au moins à quarante mètres de distance mille signesd’appel et d’amitié, et qui avaient l’air de vouloir dire que jepouvais m’approcher sans crainte, que je ne serais pas mangé toutcru à la place des sandwichs. Mais moi, qui commençais à meperfectionner dans le langage des cours, au lieu de me rapprochermême d’un seul pas, à mes quarante mètres de distance je m’inclinaiprofondément, mais sans sourire, comme j’aurais fait devantquelqu’un que j’aurais à peine connu, puis continuai mon chemin ensens opposé. J’aurais pu écrire un chef-d’œuvre, les Guermantesm’en eussent moins fait d’honneur que de ce salut. Non seulement ilne passa pas inaperçu aux yeux du duc, qui ce jour-là pourtant eutà répondre à plus de cinq cents personnes, mais à ceux de laduchesse, laquelle, ayant rencontré ma mère, le lui raconta en segardant bien de lui dire que j’avais eu tort, que j’aurais dûm’approcher. Elle lui dit que son mari avait été émerveillé de monsalut, qu’il était impossible d’y faire tenir plus de choses. On necessa de trouver à ce salut toutes les qualités, sans mentionnertoutefois celle qui avait paru la plus précieuse, à savoir qu’ilavait été discret, et on ne cessa pas non plus de me faire descompliments dont je compris qu’ils étaient encore moins unerécompense pour le passé qu’une indication pour l’avenir, à lafaçon de celle délicatement fournie à ses élèves par le directeurd’un établissement d’éducation&|160;: «&|160;N’oubliez pas, meschers enfants, que ces prix sont moins pour vous que pour vosparents, afin qu’ils vous renvoient l’année prochaine.&|160;» C’estainsi que Mme de Marsantes, quand quelqu’un d’un mondedifférent entrait dans son milieu, vantait devant lui les gensdiscrets «&|160;qu’on trouve quand on va les chercher et qui sefont oublier le reste du temps&|160;», comme on prévient, sous uneforme indirecte, un domestique qui sent mauvais que l’usage desbains est parfait pour la santé.

Pendant que, avant même qu’elle eût quitté le vestibule, jecausais avec Mme de Guermantes, j’entendis une voixd’une sorte qu’à l’avenir je devais, sans erreur possible,discerner. C’était, dans le cas particulier, celle de M. deVaugoubert causant avec M. de Charlus. Un clinicien n’a même pasbesoin que le malade en observation soulève sa chemise ni d’écouterla respiration, la voix suffit. Combien de fois plus tard fus-jefrappé dans un salon par l’intonation ou le rire de tel homme, quipourtant copiait exactement le langage de sa profession ou lesmanières de son milieu, affectant une distinction sévère ou unefamilière grossièreté, mais dont la voix fausse me suffisait pourapprendre&|160;: «&|160;C’est un Charlus&|160;», à mon oreilleexercée, comme le diapason d’un accordeur. À ce moment tout lepersonnel d’une ambassade passa, lequel salua M. de Charlus. Bienque ma découverte du genre de maladie en question datât seulementdu jour même (quand j’avais aperçu M. de Charlus et Jupien), jen’aurais pas eu besoin, pour donner un diagnostic, de poser desquestions, d’ausculter. Mais M. de Vaugoubert causant avec M. deCharlus parut incertain. Pourtant il aurait dû savoir à quoi s’entenir après les doutes de l’adolescence. L’inverti se croit seul desa sorte dans l’univers&|160;; plus tard seulement, il se figure –autre exagération – que l’exception unique, c’est l’homme normal.Mais, ambitieux et timoré, M. de Vaugoubert ne s’était pas livrédepuis bien longtemps à ce qui eût été pour lui le plaisir. Lacarrière diplomatique avait eu sur sa vie l’effet d’une entrée dansles ordres. Combinée avec l’assiduité à l’École des Sciencespolitiques, elle l’avait voué depuis ses vingt ans à la chasteté duchrétien. Aussi, comme chaque sens perd de sa force et de savivacité, s’atrophie quand il n’est plus mis en usage, M. deVaugoubert, de même que l’homme civilisé qui ne serait plus capabledes exercices de force, de la finesse d’ouïe de l’homme descavernes, avait perdu la perspicacité spéciale qui se trouvaitrarement en défaut chez M. de Charlus&|160;; et aux tablesofficielles, soit à Paris, soit à l’étranger, le ministreplénipotentiaire n’arrivait même plus à reconnaître ceux qui, sousle déguisement de l’uniforme, étaient au fond ses pareils. Quelquesnoms que prononça M. de Charlus, indigné si on le citait pour sesgoûts, mais toujours amusé de faire connaître ceux des autres,causèrent à M. de Vaugoubert un étonnement délicieux. Non qu’aprèstant d’années il songeât à profiter d’aucune aubaine. Mais cesrévélations rapides, pareilles à celles qui dans les tragédies deRacine apprennent à Athalie et à Abner que Joas est de la race deDavid, qu’Esther assise dans la pourpre a des parents youpins,changeant l’aspect de la légation de X… ou tel service du Ministèredes Affaires étrangères, rendaient rétrospectivement ces palaisaussi mystérieux que le temple de Jérusalem ou la salle du trône deSuse. Pour cette ambassade dont le jeune personnel vint tout entierserrer la main de M. de Charlus, M. de Vaugoubert prit l’airémerveillé d’Élise s’écriant dans Esther&|160;:

&|160;

Ciel&|160;! quel nombreux essaim d’innocentesbeautés

S’offre à mes yeux en foule et sort de touscôtés&|160;!

Quelle aimable pudeur sur leur visage estpeinte&|160;!

&|160;

Puis désireux d’être plus «&|160;renseigné&|160;», il jeta ensouriant à M. de Charlus un regard niaisement interrogateur etconcupiscent&|160;: «&|160;Mais voyons, bien entendu&|160;», dit M.de Charlus, de l’air docte d’un érudit parlant à un ignare.Aussitôt M. de Vaugoubert (ce qui agaça beaucoup M. de Charlus) nedétacha plus ses yeux de ces jeunes secrétaires, que l’ambassadeurde X… en France, vieux cheval de retour, n’avait pas choisis auhasard. M. de Vaugoubert se taisait, je voyais seulement sesregards. Mais, habitué dès mon enfance à prêter, même à ce qui estmuet, le langage des classiques, je faisais dire aux yeux de M. deVaugoubert les vers par lesquels Esther explique à Élise queMardochée a tenu, par zèle pour sa religion, à ne placer auprès dela Reine que des filles qui y appartinssent.

&|160;

Cependant son amour pour notre nation

A peuplé ce palais de filles de Sion,

Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,

Sous un ciel étranger comme moi transplantées

Dans un lieu séparé de profanes témoins,

Il (l’excellent ambassadeur) met à les former son

[étude et ses soins.

&|160;

Enfin M. de Vaugoubert parla, autrement que par ses regards.«&|160;Qui sait, dit-il avec mélancolie, si, dans le pays où jeréside, la même chose n’existe pas. – C’est probable, répondit M.de Charlus, à commencer par le roi Théodose, bien que je ne sacherien de positif sur lui. – Oh&|160;! pas du tout&|160;! – Alors iln’est pas permis d’en avoir l’air à ce point-là. Et il fait despetites manières. Il a le genre «&|160;ma chère&|160;», le genreque je déteste le plus. Je n’oserais pas me montrer avec lui dansla rue. Du reste, vous devez bien le connaître pour ce qu’il est,il est connu comme le loup blanc. – Vous vous trompez tout à faitsur lui. Il est du reste charmant. Le jour où l’accord avec laFrance a été signé, le Roi m’a embrassé. Je n’ai jamais été si ému.– C’était le moment de lui dire ce que vous désiriez. – Oh&|160;!mon Dieu, quelle horreur, s’il avait seulement un soupçon&|160;!Mais je n’ai pas de crainte à cet égard.&|160;» Paroles quej’entendis, car j’étais peu éloigné, et qui firent que je merécitai mentalement&|160;:

&|160;

Le Roi jusqu’à ce jour ignore qui je suis,

Et ce secret toujours tient ma langue enchaînée.

&|160;

Ce dialogue, moitié muet, moitié parlé, n’avait duré que peud’instants, et je n’avais encore fait que quelques pas dans lessalons avec la duchesse de Guermantes quand une petite dame brune,extrêmement jolie, l’arrêta&|160;:

«&|160;Je voudrais bien vous voir. D’Annunzio vous a aperçued’une loge, il a écrit à la princesse de T… une lettre où il ditqu’il n’a jamais rien vu de si beau. Il donnerait toute sa vie pourdix minutes d’entretien avec vous. En tout cas, même si vous nepouvez pas ou ne voulez pas, la lettre est en ma possession. Ilfaudrait que vous me fixiez un rendez-vous. Il y a certaines chosessecrètes que je ne puis dire ici. Je vois que vous ne mereconnaissez pas, ajouta-t-elle en s’adressant à moi&|160;; je vousai connu chez la princesse de Parme (chez qui je n’étais jamaisallé). L’empereur de Russie voudrait que votre père fût envoyé àPétersbourg. Si vous pouviez venir mardi, justement Isvolski seralà, il en parlerait avec vous. J’ai un cadeau à vous faire, chérie,ajouta-t-elle en se tournant vers la duchesse, et que je ne feraisà personne qu’à vous. Les manuscrits de trois pièces d’Ibsen, qu’ilm’a fait porter par son vieux garde-malade. J’en garderai une etvous donnerai les deux autres.&|160;»

Le duc de Guermantes n’était pas enchanté de ces offres.Incertain si Ibsen ou d’Annunzio étaient morts ou vivants, ilvoyait déjà des écrivains, des dramaturges allant faire visite à safemme et la mettant dans leurs ouvrages. Les gens du monde sereprésentent volontiers les livres comme une espèce de cube dontune face est enlevée, si bien que l’auteur se dépêche de«&|160;faire entrer&|160;» dedans les personnes qu’il rencontre.C’est déloyal évidemment, et ce ne sont que des gens de peu.Certes, ce ne serait pas ennuyeux de les voir «&|160;enpassant&|160;», car grâce à eux, si on lit un livre ou un article,on connaît «&|160;le dessous des cartes&|160;», on peut«&|160;lever les masques&|160;». Malgré tout, le plus sage est des’en tenir aux auteurs morts. M. de Guermantes trouvait seulement«&|160;parfaitement convenable&|160;» le monsieur qui faisait lanécrologie dans le Gaulois. Celui-là, du moins, secontentait de citer le nom de M. de Guermantes en tête despersonnes remarquées «&|160;notamment&|160;» dans les enterrementsoù le duc s’était inscrit. Quand ce dernier préférait que son nomne figurât pas, au lieu de s’inscrire il envoyait une lettre decondoléances à la famille du défunt en l’assurant de ses sentimentsbien tristes. Que si cette famille faisait mettre dans lejournal&|160;: «&|160;Parmi les lettres reçues, citons celle du ducde Guermantes, etc.&|160;», ce n’était pas la faute de l’échotier,mais du fils, frère, père de la défunte, que le duc qualifiaitd’arrivistes, et avec qui il était désormais décidé à ne plus avoirde relations (ce qu’il appelait, ne sachant pas bien le sens deslocutions, «&|160;avoir maille à partir&|160;»). Toujours est-ilque les noms d’Ibsen et d’Annunzio, et leur survivance incertaine,firent se froncer les sourcils du duc, qui n’était pas encore assezloin de nous pour ne pas avoir entendu les amabilités diverses deMme Timoléon d’Amoncourt. C’était une femme charmante,d’un esprit, comme sa beauté, si ravissant, qu’un seul des deux eûtréussi à plaire. Mais, née hors du milieu où elle vivaitmaintenant, n’ayant aspiré d’abord qu’à un salon littéraire, amiesuccessivement – nullement amante, elle était de mœurs fort pures –et exclusivement de chaque grand écrivain qui lui donnait tous sesmanuscrits, écrivait des livres pour elle, le hasard l’ayantintroduite dans le faubourg Saint-Germain, ces privilègeslittéraires l’y servirent. Elle avait maintenant une situation àn’avoir pas à dispenser d’autres grâces que celles que sa présencerépandait. Mais habituée jadis à l’entregent, aux manèges, auxservices à rendre, elle y persévérait bien qu’ils ne fussent plusnécessaires. Elle avait toujours un secret d’État à vous révéler,un potentat à vous faire connaître, une aquarelle de maître à vousoffrir. Il y avait bien dans tous ces attraits inutiles un peu demensonge, mais il faisaient de sa vie une comédie d’unecomplication scintillante et il était exact qu’elle faisait nommerdes préfets et des généraux.

Tout en marchant à côté de moi, la duchesse de Guermanteslaissait la lumière azurée de ses yeux flotter devant elle, maisdans le vague, afin d’éviter les gens avec qui elle ne tenait pas àentrer en relations, et dont elle devinait parfois, de loin,l’écueil menaçant. Nous avancions entre une double haie d’invités,lesquels, sachant qu’ils ne connaîtraient jamais«&|160;Oriane&|160;», voulaient au moins, comme une curiosité, lamontrer à leur femme&|160;: «&|160;Ursule, vite, vite, venez voirMadame de Guermantes qui cause avec ce jeune homme.&|160;» Et onsentait qu’il ne s’en fallait pas de beaucoup pour qu’ils fussentmontés sur des chaises, pour mieux voir, comme à la revue du 14juillet ou au Grand Prix. Ce n’est pas que la duchesse deGuermantes eût un salon plus aristocratique que sa cousine. Chez lapremière fréquentaient des gens que la seconde n’eût jamais vouluinviter, surtout à cause de son mari. Jamais elle n’eût reçuMme Alphonse de Rothschild, qui, intime amie deMme de la Trémoïlle et de Mme de Sagan, commeOriane elle-même, fréquentait beaucoup chez cette dernière. Il enétait encore de même du baron Hirsch, que le prince de Galles avaitamené chez elle, mais non chez la princesse à qui il aurait déplu,et aussi de quelques grandes notoriétés bonapartistes ou mêmerépublicaines, qui intéressaient la duchesse mais que le prince,royaliste convaincu, n’eût pas voulu recevoir. Son antisémitisme,étant aussi de principe, ne fléchissait devant aucune élégance, siaccréditée fût-elle, et s’il recevait Swann dont il était l’ami detout temps, étant d’ailleurs le seul des Guermantes qui l’appelâtSwann et non Charles, c’est que, sachant que la grand’mère deSwann, protestante mariée à un juif, avait été la maîtresse du ducde Berri, il essayait, de temps en temps, de croire à la légendequi faisait du père de Swann un fils naturel du prince. Dans cettehypothèse, laquelle était d’ailleurs fausse, Swann, fils d’uncatholique, fils lui-même d’un Bourbon et d’une catholique, n’avaitrien que de chrétien.

«&|160;Comment, vous ne connaissez pas ces splendeurs&|160;», medit la duchesse, en me parlant de l’hôtel où nous étions. Maisaprès avoir célébré le «&|160;palais&|160;» de sa cousine, elles’empressa d’ajouter qu’elle préférait mille fois «&|160;son humbletrou&|160;». «&|160;Ici, c’est admirable pour visiter.Mais je mourrais de chagrin s’il me fallait rester à coucher dansdes chambres où ont eu lieu tant d’événements historiques. Ça meferait l’effet d’être restée après la fermeture, d’avoir étéoubliée, au château de Blois, de Fontainebleau ou même au Louvre,et d’avoir comme seule ressource contre la tristesse de me dire queje suis dans la chambre où a été assassiné Monaldeschi. Commecamomille, c’est insuffisant. Tiens, voilà Mme deSaint-Euverte. Nous avons dîné tout à l’heure chez elle. Comme elledonne demain sa grande machine annuelle, je pensais qu’elle seraitallée se coucher. Mais elle ne peut pas rater une fête. Si celle-ciavait eu lieu à la campagne, elle serait montée sur une tapissièreplutôt que de ne pas y être allée.&|160;»

En réalité, Mme de Saint-Euverte était venue, cesoir, moins pour le plaisir de ne pas manquer une fête chez lesautres que pour assurer le succès de la sienne, recruter lesderniers adhérents, et en quelque sorte passer in extremisla revue des troupes qui devaient le lendemain évoluer brillammentà sa garden-party. Car, depuis pas mal d’années, les invités desfêtes Saint-Euverte n’étaient plus du tout les mêmes qu’autrefois.Les notabilités féminines du milieu Guermantes, si clairseméesalors, avaient – comblées de politesses par la maîtresse de lamaison – amené peu à peu leurs amies. En même temps, par un travailparallèlement progressif, mais en sens inverse, Mme deSaint-Euverte avait d’année en année réduit le nombre des personnesinconnues au monde élégant. On avait cessé de voir l’une, puisl’autre. Pendant quelque temps fonctionna le système des«&|160;fournées&|160;», qui permettait, grâce à des fêtes surlesquelles on faisait le silence, de convier les réprouvés à venirse divertir entre eux, ce qui dispensait de les inviter avec lesgens de bien. De quoi pouvaient-ils se plaindre&|160;?N’avaient-ils pas panem et circenses, des petits fours etun beau programme musical&|160;? Aussi, en symétrie en quelquesorte avec les deux duchesses en exil, qu’autrefois, quand avaitdébuté le salon Saint-Euverte, on avait vues en soutenir, commedeux cariatides, le faîte chancelant, dans les dernières années onne distingua plus, mêlées au beau monde, que deux personneshétérogènes&|160;: la vieille Mme de Cambremer et lafemme à belle voix d’un architecte à laquelle on était souventobligé de demander de chanter. Mais ne connaissant plus personnechez Mme de Saint-Euverte, pleurant leurs compagnesperdues, sentant qu’elles gênaient, elles avaient l’air prêtes àmourir de froid comme deux hirondelles qui n’ont pas émigré àtemps. Aussi l’année suivante ne furent-elles pas invitées&|160;;Mme de Franquetot tenta une démarche en faveur de sacousine qui aimait tant la musique. Mais comme elle ne put pasobtenir pour elle une réponse plus explicite que ces mots&|160;:«&|160;Mais on peut toujours entrer écouter de la musique si çavous amuse, ça n’a rien de criminel&|160;!&|160;» Mme deCambremer ne trouva pas l’invitation assez pressante ets’abstint.

Une telle transmutation, opérée par Mme deSaint-Euverte, d’un salon de lépreux en un salon de grandes dames(la dernière forme, en apparence ultra-chic, qu’il avait prise), onpouvait s’étonner que la personne qui donnait le lendemain la fêtela plus brillante de la saison eût eu besoin de venir la veilleadresser un suprême appel à ses troupes. Mais c’est que laprééminence du salon Saint-Euverte n’existait que pour ceux dont lavie mondaine consiste seulement à lire le compte rendu des matinéeset soirées, dans le Gaulois ou le Figaro, sansêtre jamais allés à aucune. À ces mondains qui ne voient le mondeque par le journal, l’énumération des ambassadrices d’Angleterre,d’Autriche, etc.&|160;; des duchesses d’Uzès, de La Trémoïlle,etc., etc., suffisait pour qu’ils s’imaginassent volontiers lesalon Saint-Euverte comme le premier de Paris, alors qu’il était undes derniers. Non que les comptes rendus fussent mensongers. Laplupart des personnes citées avaient bien été présentes. Maischacune était venue à la suite d’implorations, de politesses, deservices, et en ayant le sentiment d’honorer infinimentMme de Saint-Euverte. De tels salons, moins recherchésque fuis, et où on va pour ainsi dire en service commandé, ne fontillusion qu’aux lectrices de «&|160;Mondanités&|160;». Ellesglissent sur une fête vraiment élégante, celle-là où la maîtressede la maison, pouvant avoir toutes les duchesses, lesquellesbrûlent d’être «&|160;parmi les élus&|160;», ne demandent qu’à deuxou trois, et ne font pas mettre le nom de leurs invités dans lejournal. Aussi ces femmes, méconnaissant ou dédaignant le pouvoirqu’a pris aujourd’hui la publicité, sont-elles élégantes pour lareine d’Espagne, mais, méconnues de la foule, parce que la premièresait et que la seconde ignore qui elles sont.

Mme de Saint-Euverte n’était pas de ces femmes, et enbonne butineuse elle venait cueillir pour le lendemain tout ce quiétait invité. M. de Charlus ne l’était pas, il avait toujoursrefusé d’aller chez elle. Mais il était brouillé avec tant de gens,que Mme de Saint-Euverte pouvait mettre cela sur lecompte du caractère.

Certes, s’il n’y avait eu là qu’Oriane, Mme deSaint-Euverte eût pu ne pas se déranger, puisque l’invitation avaitété faite de vive voix, et d’ailleurs acceptée avec cette charmantebonne grâce trompeuse dans l’exercice de laquelle triomphent cesacadémiciens de chez lesquels le candidat sort attendri et nedoutant pas qu’il peut compter sur leur voix. Mais il n’y avait pasqu’elle. Le prince d’Agrigente viendrait-il&|160;? EtMme de Durfort&|160;? Aussi, pour veiller au grain,Mme de Saint-Euverte avait-elle cru plus expédient de setransporter elle-même&|160;; insinuante avec les uns, impérativeavec les autres, pour tous elle annonçait à mots couvertsd’inimaginables divertissements qu’on ne pourrait revoir uneseconde fois, et à chacun promettait qu’il trouverait chez elle lapersonne qu’il avait le désir, ou le personnage qu’il avait lebesoin de rencontrer. Et cette sorte de fonction dont elle étaitinvestie pour une fois dans l’année – telles certainesmagistratures du monde antique – de personne qui donnera lelendemain la plus considérable garden-party de la saison luiconférait une autorité momentanée. Ses listes étaient faites etcloses, de sorte que, tout en parcourant les salons de la princesseavec lenteur pour verser successivement dans chaque oreille&|160;:«&|160;Vous ne m’oublierez pas demain&|160;», elle avait la gloireéphémère de détourner les yeux, en continuant à sourire, si elleapercevait un laideron à éviter ou quelque hobereau qu’unecamaraderie de collège avait fait admettre chez«&|160;Gilbert&|160;», et duquel la présence à sa garden-partyn’ajouterait rien. Elle préférait ne pas lui parler pour pouvoirdire ensuite&|160;: «&|160;J’ai fait mes invitations verbalement,et malheureusement je ne vous ai pas rencontré.&|160;» Ainsi elle,simple Saint-Euverte, faisait-elle de ses yeux fureteurs un«&|160;tri&|160;» dans la composition de la soirée de la princesse.Et elle se croyait, en agissant ainsi, une vraie duchesse deGuermantes.

Il faut dire que celle-ci n’avait pas non plus tant qu’onpourrait croire la liberté de ses bonjours et de ses sourires. Pourune part, sans doute, quand elle les refusait, c’étaitvolontairement&|160;: «&|160;Mais elle m’embête, disait-elle,est-ce que je vais être obligée de lui parler de sa soirée pendantune heure&|160;?&|160;»

On vit passer une duchesse fort noire, que sa laideur et sabêtise, et certains écarts de conduite, avaient exilée non de lasociété, mais de certaines intimités élégantes. «&|160;Ah&|160;!susurra Mme de Guermantes, avec le coup d’œil exact etdésabusé du connaisseur à qui on montre un bijou faux, on reçoit çaici&|160;!&|160;» Sur la seule vue de la dame à demi tarée, et dontla figure était encombrée de trop de grains de poils noirs,Mme de Guermantes cotait la médiocre valeur de cettesoirée. Elle avait été élevée, mais avait cessé toutes relationsavec cette dame&|160;; elle ne répondit à son salut que par unsigne de tête des plus secs. «&|160;Je ne comprends pas, medit-elle, comme pour s’excuser, que Marie-Gilbert nous invite avectoute cette lie. On peut dire qu’il y en a ici de toutes lesparoisses. C’était beaucoup mieux arrangé chez Mélanie Pourtalès.Elle pouvait avoir le Saint-Synode et le Temple de l’Oratoire si çalui plaisait, mais, au moins, on ne nous faisait pas venir cesjours-là.&|160;» Mais pour beaucoup, c’était par timidité, peurd’avoir une scène de son mari, qui ne voulait pas qu’elle reçût desartistes, etc. (Marie-Gilbert en protégeait beaucoup, il fallaitprendre garde de ne pas être abordée par quelque illustre chanteuseallemande), par quelque crainte aussi à l’égard du nationalismequ’en tant que, détenant, comme M. de Charlus, l’esprit desGuermantes, elle méprisait au point de vue mondain (on faisaitpasser maintenant, pour glorifier l’état-major, un général plébéienavant certains ducs) mais auquel pourtant, comme elle se savaitcotée mal pensante, elle faisait de larges concessions, jusqu’àredouter d’avoir à tendre la main à Swann dans ce milieuantisémite. À cet égard elle fut vite rassurée, ayant appris que lePrince n’avait pas laissé entrer Swann et avait eu avec lui«&|160;une espèce d’altercation&|160;». Elle ne risquait pasd’avoir à faire publiquement la conversation avec «&|160;pauvreCharles&|160;» qu’elle préférait chérir dans le privé.

–&|160;Et qu’est-ce encore que celle-là&|160;? s’écriaMme de Guermantes en voyant une petite dame l’air un peuétrange, dans une robe noire tellement simple qu’on aurait dit unemalheureuse, lui faire, ainsi que son mari, un grand salut. Elle nela reconnut pas et, ayant de ces insolences, se redressa commeoffensée, et regarda sans répondre, d’un air étonné&|160;:«&|160;Qu’est-ce que c’est que cette personne, Basin&|160;?&|160;»demanda-t-elle d’un air étonné, pendant que M. de Guermantes, pourréparer l’impolitesse d’Oriane, saluait la dame et serrait la maindu mari. «&|160;Mais, c’est Mme de Chaussepierre, vousavez été très impolie. – Je ne sais pas ce que c’est Chaussepierre.– Le neveu de la vieille mère Chanlivault. – Je ne connais rien detout ça. Qui est la femme, pourquoi me salue-t-elle&|160;? – Mais,vous ne connaissez que ça, c’est la fille de Mme deCharleval, Henriette Montmorency. – Ah&|160;! mais j’ai très bienconnu sa mère, elle était charmante, très spirituelle. Pourquoia-t-elle épousé tous ces gens que je ne connais pas&|160;? Vousdites qu’elle s’appelle Mme deChaussepierre&|160;?&|160;» dit-elle en épelant ce dernier mot d’unair interrogateur et comme si elle avait peur de se tromper. Le duclui jeta un regard dur. «&|160;Cela n’est pas si ridicule que vousavez l’air de croire de s’appeler Chaussepierre&|160;! Le vieuxChaussepierre était le frère de la Charleval déjà nommée, deMme de Sennecour et de la vicomtesse du Merlerault. Cesont des gens bien. – Ah&|160;! assez, s’écria la duchesse qui,comme une dompteuse, ne voulait jamais avoir l’air de se laisserintimider par les regards dévorants du fauve. Basin, vous faites majoie. Je ne sais pas où vous avez été dénicher ces noms, mais jevous fais tous mes compliments. Si j’ignorais Chaussepierre, j’ailu Balzac, vous n’êtes pas le seul, et j’ai même lu Labiche.J’apprécie Chanlivault, je ne hais pas Charleval, mais j’avoue quedu Merlerault est le chef-d’œuvre. Du reste, avouons queChaussepierre n’est pas mal non plus. Vous avez collectionné toutça, ce n’est pas possible. Vous qui voulez faire un livre, medit-elle, vous devriez retenir Charleval et du Merlerault. Vous netrouverez pas mieux. – Il se fera faire tout simplement procès, etil ira en prison&|160;; vous lui donnez de très mauvais conseils,Oriane. – J’espère pour lui qu’il a à sa disposition des personnesplus jeunes s’il a envie de demander de mauvais conseils, etsurtout de les suivre. Mais s’il ne veut rien faire de plus malqu’un livre&|160;!&|160;» Assez loin de nous, une merveilleuse etfière jeune femme se détachait doucement dans une robe blanche,toute en diamants et en tulle. Madame de Guermantes la regarda quiparlait devant tout un groupe aimanté par sa grâce.

«&|160;Votre sœur est partout la plus belle&|160;; elle estcharmante ce soir&|160;», dit-elle, tout en prenant une chaise, auprince de Chimay qui passait. Le colonel de Froberville (il avaitpour oncle le général du même nom) vint s’asseoir à côté de nous,ainsi que M. de Bréauté, tandis que M. de Vaugoubert, se dandinant(par un excès de politesse qu’il gardait même quand il jouait autennis où, à force de demander des permissions aux personnages demarque avant d’attraper la balle, il faisait inévitablement perdrela partie à son camp), retournait auprès de M. de Charlus(jusque-là quasi enveloppé par l’immense jupe de la comtesse Molé,qu’il faisait profession d’admirer entre toutes les femmes), et,par hasard, au moment où plusieurs membres d’une nouvelle missiondiplomatique à Paris saluaient le baron. À la vue d’un jeunesecrétaire à l’air particulièrement intelligent, M. de Vaugoubertfixa sur M. de Charlus un sourire où s’épanouissait visiblement uneseule question. M. de Charlus eût peut-être volontiers compromisquelqu’un, mais se sentir, lui, compromis par ce sourire partantd’un autre et qui ne pouvait avoir qu’une signification,l’exaspéra. «&|160;Je n’en sais absolument rien, je vous prie degarder vos curiosités pour vous-même. Elles me laissent plus quefroid. Du reste, dans le cas particulier, vous faites un impair detout premier ordre. Je crois ce jeune homme absolument lecontraire.&|160;» Ici, M. de Charlus, irrité d’avoir été dénoncépar un sot, ne disait pas la vérité. Le secrétaire eût, si le baronavait dit vrai, fait exception dans cette ambassade. Elle était, eneffet, composée de personnalités fort différentes, plusieursextrêmement médiocres, en sorte que, si l’on cherchait quel avaitpu être le motif du choix qui s’était porté sur elles, on nepouvait découvrir que l’inversion. En mettant à la tête de ce petitSodome diplomatique un ambassadeur aimant au contraire les femmesavec une exagération comique de compère de revue, qui faisaitmanœuvrer en règle son bataillon de travestis, on semblait avoirobéi à la loi des contrastes. Malgré ce qu’il avait sous les yeux,il ne croyait pas à l’inversion. Il en donna immédiatement lapreuve en mariant sa sœur à un chargé d’affaires qu’il croyait bienfaussement un coureur de poules. Dès lors il devint un peu gênantet fut bientôt remplacé par une Excellence nouvelle qui assural’homogénéité de l’ensemble. D’autres ambassades cherchèrent àrivaliser avec celle-là, mais elles ne purent lui disputer le prix(comme au concours général, où un certain lycée l’a toujours) et ilfallut que plus de dix ans se passassent avant que, des attachéshétérogènes s’étant introduits dans ce tout si parfait, une autrepût enfin lui arracher la funeste palme et marcher en tête.

Rassurée sur la crainte d’avoir à causer avec Swann,Mme de Guermantes n’éprouvait plus que de la curiositéau sujet de la conversation qu’il avait eue avec le maître demaison. «&|160;Savez-vous à quel sujet&|160;? demanda le duc à M.de Bréauté. – J’ai entendu dire, répondit celui-ci, que c’était àpropos d’un petit acte que l’écrivain Bergotte avait faitreprésenter chez eux. C’était ravissant, d’ailleurs. Mais il paraîtque l’acteur s’était fait la tête de Gilbert, que, d’ailleurs, lesieur Bergotte aurait voulu en effet dépeindre. – Tiens, celam’aurait amusée de voir contrefaire Gilbert, dit la duchesse ensouriant rêveusement. – C’est sur cette petite représentation,reprit M. de Bréauté en avançant sa mâchoire de rongeur, queGilbert a demandé des explications à Swann, qui s’est contenté derépondre, ce que tout le monde trouva très spirituel&|160;:«&|160;Mais, pas du tout, cela ne vous ressemble en rien, vous êtesbien plus ridicule que ça&|160;!&|160;» Il paraît, du reste, repritM. de Bréauté, que cette petite pièce était ravissante.Mme Molé y était, elle s’est énormément amusée. –Comment, Mme Molé va là&|160;? dit la duchesse étonnée.Ah&|160;! c’est Mémé qui aura arrangé cela. C’est toujours ce quifinit par arriver avec ces endroits-là. Tout le monde, un beaujour, se met à y aller, et moi, qui me suis volontairement excluepar principe, je me trouve seule à m’ennuyer dans mon coin.&|160;»Déjà, depuis le récit que venait de leur faire M. de Bréauté, laduchesse de Guermantes (sinon sur le salon Swann, du moins surl’hypothèse de rencontrer Swann dans un instant) avait, comme onvoit, adopté un nouveau point de vue. «&|160;L’explication que vousnous donnez, dit à M. de Bréauté le colonel de Froberville, est detout point controuvée. J’ai mes raisons pour le savoir. Le Prince apurement et simplement fait une algarade à Swann et lui a faitassavoir, comme disaient nos pères, de ne plus avoir à se montrerchez lui, étant donné les opinions qu’il affiche. Et, selon moi,mon oncle Gilbert a eu mille fois raison, non seulement de fairecette algarade, mais aurait dû en finir il y a plus de six moisavec un dreyfusard avéré.&|160;»

Le pauvre M. de Vaugoubert, devenu cette fois-ci de trop lambinjoueur de tennis une inerte balle de tennis elle-même qu’on lancesans ménagements, se trouva projeté vers la duchesse de Guermantes,à laquelle il présenta ses hommages. Il fut assez mal reçu, Orianevivant dans la persuasion que tous les diplomates – ou hommespolitiques – de son monde étaient des nigauds.

M. de Froberville avait forcément bénéficié de la situation defaveur qui depuis peu était faite aux militaires dans la société.Malheureusement, si la femme qu’il avait épousée était parente trèsvéritable des Guermantes, c’en était une aussi extrêmement pauvre,et comme lui-même avait perdu sa fortune, ils n’avaient guère derelations et c’étaient de ces gens qu’on laissait de côté, hors desgrandes occasions, quand ils avaient la chance de perdre ou demarier un parent. Alors, ils faisaient vraiment partie de lacommunion du grand monde, comme les catholiques de nom qui nes’approchent de la sainte Table qu’une fois l’an. Leur situationmatérielle eût même été malheureuse si Mme deSaint-Euverte, fidèle à l’affection qu’elle avait eue pour feu legénéral de Froberville, n’avait pas aidé de toutes façons leménage, donnant des toilettes et des distractions aux deux petitesfilles. Mais le colonel, qui passait pour un bon garçon, n’avaitpas l’âme reconnaissante. Il était envieux des splendeurs d’unebienfaitrice qui les célébrait elle-même sans trêve et sans mesure.La garden-party était pour lui, sa femme et ses enfants, un plaisirmerveilleux qu’ils n’eussent pas voulu manquer pour tout l’or dumonde, mais un plaisir empoisonné par l’idée des joies d’orgueilqu’en tirait Mme de Saint-Euverte. L’annonce de cettegarden-party dans les journaux qui, ensuite, après un récitdétaillé, ajoutaient machiavéliquement&|160;: «&|160;Nousreviendrons sur cette belle fête&|160;», les détailscomplémentaires sur les toilettes, donnés pendant plusieurs joursde suite, tout cela faisait tellement mal aux Froberville, qu’eux,assez sevrés de plaisirs et qui savaient pouvoir compter sur celuide cette matinée, en arrivaient chaque année à souhaiter que lemauvais temps en gênât la réussite, à consulter le baromètre et àanticiper avec délices les prémices d’un orage qui pût faire raterla fête.

–&|160;Je ne discuterai pas politique avec vous, Froberville,dit M. de Guermantes, mais, pour ce qui concerne Swann, je peuxdire franchement que sa conduite à notre égard a été inqualifiable.Patronné jadis dans le monde par nous, par le duc de Chartres, onme dit qu’il est ouvertement dreyfusard. Jamais je n’aurais crucela de lui, de lui un fin gourmet, un esprit positif, uncollectionneur, un amateur de vieux livres, membre du Jockey, unhomme entouré de la considération générale, un connaisseur debonnes adresses qui nous envoyait le meilleur porto qu’on puisseboire, un dilettante, un père de famille. Ah&|160;! j’ai été bientrompé. Je ne parle pas de moi, il est convenu que je suis unevieille bête, dont l’opinion ne compte pas, une espèce deva-nu-pieds, mais rien que pour Oriane, il n’aurait pas dû fairecela, il aurait dû désavouer ouvertement les Juifs et lessectateurs du condamné.

«&|160;Oui, après l’amitié que lui a toujours témoignée mafemme, reprit le duc, qui considérait évidemment que condamnerDreyfus pour haute trahison, quelque opinion qu’on eût dans son forintérieur sur sa culpabilité, constituait une espèce deremerciement pour la façon dont on avait été reçu dans le faubourgSaint-Germain, il aurait dû se désolidariser. Car, demandez àOriane, elle avait vraiment de l’amitié pour lui.&|160;» Laduchesse, pensant qu’un ton ingénu et calme donnerait une valeurplus dramatique et sincère à ses paroles, dit d’une voixd’écolière, comme laissant sortir simplement la vérité de sa boucheet en donnant seulement à ses yeux une expression un peumélancolique&|160;: «&|160;Mais c’est vrai, je n’ai aucune raisonde cacher que j’avais une sincère affection pour Charles&|160;! –Là, vous voyez, je ne lui fais pas dire. Et après cela, il poussel’ingratitude jusqu’à être dreyfusard&|160;!&|160;»

«&|160;À propos de dreyfusards, dis-je, il paraît que le princeVon l’est. – Ah&|160;! vous faites bien de me parler de lui,s’écria M. de Guermantes, j’allais oublier qu’il m’a demandé devenir dîner lundi. Mais, qu’il soit dreyfusard ou non, cela m’estparfaitement égal puisqu’il est étranger. Je m’en fiche comme decolin-tampon. Pour un Français, c’est autre chose. Il est vrai queSwann est juif. Mais jusqu’à ce jour – excusez-moi, Froberville –j’avais eu la faiblesse de croire qu’un juif peut être Français,j’entends un juif honorable, homme du monde. Or Swann était celadans toute la force du terme. Hé bien&|160;! il me force àreconnaître que je me suis trompé, puisqu’il prend parti pour ceDreyfus (qui, coupable ou non, ne fait nullement partie de sonmilieu, qu’il n’aurait jamais rencontré) contre une société quil’avait adopté, qui l’avait traité comme un des siens. Il n’y a pasà dire, nous nous étions tous portés garants de Swann, j’auraisrépondu de son patriotisme comme du mien. Ah&|160;! il nousrécompense bien mal. J’avoue que de sa part je ne me serais jamaisattendu à cela. Je le jugeais mieux. Il avait de l’esprit (dans songenre, bien entendu). Je sais bien qu’il avait déjà fait l’insanitéde son honteux mariage. Tenez, savez-vous quelqu’un à qui lemariage de Swann a fait beaucoup de peine&|160;? C’est à ma femme.Oriane a souvent ce que j’appellerai une affectationd’insensibilité. Mais au fond, elle ressent avec une forceextraordinaire.&|160;» Mme de Guermantes, ravie de cetteanalyse de son caractère, l’écoutait d’un air modeste mais nedisait pas un mot, par scrupule d’acquiescer à l’éloge, surtout parpeur de l’interrompre. M. de Guermantes aurait pu parler une heuresur ce sujet qu’elle eût encore moins bougé que si on lui avaitfait de la musique. «&|160;Hé bien&|160;! je me rappelle, quandelle a appris le mariage de Swann, elle s’est sentiefroissée&|160;; elle a trouvé que c’était mal de quelqu’un à quinous avions témoigné tant d’amitié. Elle aimait beaucoupSwann&|160;; elle a eu beaucoup de chagrin. N’est-ce pasOriane&|160;?&|160;» Mme de Guermantes crut devoirrépondre à une interpellation aussi directe sur un point de faitqui lui permettrait, sans en avoir l’air, de confirmer des louangesqu’elle sentait terminées. D’un ton timide et simple, et un aird’autant plus appris qu’il voulait paraître «&|160;senti&|160;»,elle dit avec une douceur réservée&|160;: «&|160;C’est vrai, Basinne se trompe pas. – Et pourtant ce n’était pas encore la mêmechose. Que voulez-vous, l’amour est l’amour quoique, à mon avis, ildoive rester dans certaines bornes. J’excuserais encore un jeunehomme, un petit morveux, se laissant emballer par les utopies. MaisSwann, un homme intelligent, d’une délicatesse éprouvée, un finconnaisseur en tableaux, un familier du duc de Chartres, de Gilbertlui-même&|160;!&|160;» Le ton dont M. de Guermantes disait celaétait d’ailleurs parfaitement sympathique, sans ombre de lavulgarité qu’il montrait trop souvent. Il parlait avec unetristesse légèrement indignée, mais tout en lui respirait cettegravité douce qui fait le charme onctueux et large de certainspersonnages de Rembrandt, le bourgmestre Six par exemple. Onsentait que la question de l’immoralité de la conduite de Swanndans l’Affaire ne se posait même pas pour le duc, tant elle faisaitpeu de doute&|160;; il en ressentait l’affliction d’un père voyantun de ses enfants, pour l’éducation duquel il a fait les plusgrands sacrifices, ruiner volontairement la magnifique situationqu’il lui a faite et déshonorer, par des frasques que les principesou les préjugés de la famille ne peuvent admettre, un nom respecté.Il est vrai que M. de Guermantes n’avait pas manifesté autrefois unétonnement aussi profond et aussi douloureux quand il avait apprisque Saint-Loup était dreyfusard. Mais d’abord il considérait sonneveu comme un jeune homme dans une mauvaise voie et de qui rien,jusqu’à ce qu’il se soit amendé, ne saurait étonner, tandis queSwann était ce que M. de Guermantes appelait «&|160;un hommepondéré, un homme ayant une position de premier ordre&|160;».Ensuite et surtout, un assez long temps avait passé pendant lequel,si, au point de vue historique, les événements avaient en partiesemblé justifier la thèse dreyfusiste, l’opposition antidreyfusardeavait redoublé de violence, et de purement politique d’abord étaitdevenue sociale. C’était maintenant une question de militarisme, depatriotisme, et les vagues de colère soulevées dans la sociétéavaient eu le temps de prendre cette force qu’elles n’ont jamais audébut d’une tempête. «&|160;Voyez-vous, reprit M. de Guermantes,même au point de vue de ses chers juifs, puisqu’il tient absolumentà les soutenir, Swann a fait une boulette d’une portéeincalculable. Il prouve qu’ils sont en quelque sorte forcés deprêter appui à quelqu’un de leur race, même s’ils ne le connaissentpas. C’est un danger public. Nous avons évidemment été tropcoulants, et la gaffe que commet Swann aura d’autant plus deretentissement qu’il était estimé, même reçu, et qu’il était à peuprès le seul juif qu’on connaissait. On se dira&|160;: Ab unodisce omnes.&|160;» (La satisfaction d’avoir trouvé à pointnommé, dans sa mémoire, une citation si opportune éclaira seuled’un orgueilleux sourire la mélancolie du grand seigneurtrahi.)

J’avais grande envie de savoir ce qui s’était exactement passéentre le Prince et Swann et de voir ce dernier, s’il n’avait pasencore quitté la soirée. «&|160;Je vous dirai, me répondit laduchesse, à qui je parlais de ce désir, que moi je ne tiens pasexcessivement à le voir parce qu’il paraît, d’après ce qu’on m’adit tout à l’heure chez Mme de Saint-Euverte, qu’ilvoudrait avant de mourir que je fasse la connaissance de sa femmeet de sa fille. Mon Dieu, ce me fait une peine infinie qu’il soitmalade, mais d’abord j’espère que ce n’est pas aussi grave que ça.Et puis enfin ce n’est tout de même pas une raison, parce que ceserait vraiment trop facile. Un écrivain sans talent n’aurait qu’àdire&|160;: «&|160;Votez pour moi à l’Académie parce que ma femmeva mourir et que je veux lui donner cette dernière joie.&|160;» Iln’y aurait plus de salons si on était obligé de faire laconnaissance de tous les mourants. Mon cocher pourrait me fairevaloir&|160;: «&|160;Ma fille est très mal, faites-moi recevoirchez la princesse de Parme.&|160;» J’adore Charles, et cela meferait beaucoup de chagrin de lui refuser, aussi est-ce pour celaque j’aime mieux éviter qu’il me le demande. J’espère de tout moncœur qu’il n’est pas mourant, comme il le dit, mais vraiment, sicela devait arriver, ce ne serait pas le moment pour moi de fairela connaissance de ces deux créatures qui m’ont privée du plusagréable de mes amis pendant quinze ans, et qu’il me laisseraitpour compte une fois que je ne pourrais même pas en profiter pourle voir lui, puisqu’il serait mort&|160;!&|160;»

Mais M. de Bréauté n’avait cessé de ruminer le démenti que luiavait infligé le colonel de Froberville.

–&|160;Je ne doute pas de l’exactitude de votre récit, mon cherami, dit-il, mais je tenais le mien de bonne source. C’est leprince de La Tour d’Auvergne qui me l’avait narré.

–&|160;Je m’étonne qu’un savant comme vous dise encore le princede La Tour d’Auvergne, interrompit le duc de Guermantes, vous savezqu’il ne l’est pas le moins du monde. Il n’y a plus qu’un seulmembre de cette famille&|160;: c’est l’oncle d’Oriane, le duc deBouillon.

–&|160;Le frère de Mme de Villeparisis&|160;?demandai-je, me rappelant que celle-ci était une demoiselle deBouillon.

–&|160;Parfaitement. Oriane, Mme de Lambresac vousdit bonjour.

En effet, on voyait par moments se former et passer comme uneétoile filante un faible sourire destiné par la duchesse deLambresac à quelque personne qu’elle avait reconnue. Mais cesourire, au lieu de se préciser en une affirmation active, en unlangage muet mais clair, se noyait presque aussitôt en une sorted’extase idéale qui ne distinguait rien, tandis que la têtes’inclinait en un geste de bénédiction béate rappelant celuiqu’incline vers la foule des communiantes un prélat un peu ramolli.Mme de Lambresac ne l’était en aucune façon. Mais jeconnaissais déjà ce genre particulier de distinction désuète. ÀCombray et à Paris, toutes les amies de ma grand’mère avaientl’habitude de saluer, dans une réunion mondaine, d’un air aussiséraphique que si elles avaient aperçu quelqu’un de connaissance àl’église, au moment de l’Élévation ou pendant un enterrement, etlui jetaient mollement un bonjour qui s’achevait en prière. Or, unephrase de M. de Guermantes allait compléter le rapprochement que jefaisais. «&|160;Mais vous avez vu le duc de Bouillon, me dit M. deGuermantes. Il sortait tantôt de ma bibliothèque comme vous yentriez, un monsieur court de taille et tout blanc.&|160;» C’étaitcelui que j’avais pris pour un petit bourgeois de Combray, et dontmaintenant, à la réflexion, je dégageais la ressemblance avecMme de Villeparisis. La similitude des salutsévanescents de la duchesse de Lambresac avec ceux des amies de magrand’mère avait commencé de m’intéresser en me montrant que dansles milieux étroits et fermés, qu’ils soient de petite bourgeoisieou de grandes noblesse, les anciennes manières persistent, nouspermettant comme à un archéologue de retrouver ce que pouvait êtrel’éducation et la part d’âme qu’elle reflète, au temps du vicomted’Arlincourt et de Loïsa Puget. Mieux maintenant la parfaiteconformité d’apparence entre un petit bourgeois de Combray de sonâge et le duc de Bouillon me rappelait (ce qui m’avait déjà tantfrappé quand j’avais vu le grand-père maternel de Saint-Loup, leduc de La Rochefoucauld, sur un daguerréotype où il étaitexactement pareil comme vêtements, comme air et comme façons à mongrand-oncle) que les différences sociales, voire individuelles, sefondent à distance dans l’uniformité d’une époque. La vérité estque la ressemblance des vêtements et aussi la réverbération par levisage de l’esprit de l’époque tiennent, dans une personne, uneplace tellement plus importante que sa caste, en occupent unegrande seulement dans l’amour-propre de l’intéressé etl’imagination des autres, que, pour se rendre compte qu’un grandseigneur du temps de Louis-Philippe est moins différent d’unbourgeois du temps de Louis-Philippe que d’un grand seigneur dutemps de Louis&|160;XV, il n’est pas nécessaire de parcourir lesgaleries du Louvre.

À ce moment, un musicien bavarois à grands cheveux, queprotégeait la princesse de Guermantes, salua Oriane. Celle-cirépondit par une inclinaison de tête, mais le duc, furieux de voirsa femme dire bonsoir à quelqu’un qu’il ne connaissait pas, quiavait une touche singulière, et qui, autant que M. de Guermantescroyait le savoir, avait fort mauvaise réputation, se retourna verssa femme d’un air interrogateur et terrible, comme s’ildisait&|160;: «&|160;Qu’est-ce que c’est que cetostrogoth-là&|160;?&|160;» La situation de la pauvre Mmede Guermantes était déjà assez compliquée, et si le musicien eût euun peu pitié de cette épouse martyre, il se serait au plus viteéloigné. Mais, soit désir de ne pas rester sur l’humiliation quivenait de lui être infligée en public, au milieu des plus vieuxamis du cercle du duc, desquels la présence avait peut-être bienmotivé un peu sa silencieuse inclinaison, et pour montrer quec’était à bon droit, et non sans la connaître, qu’il avait saluéMme de Guermantes, soit obéissant à l’inspirationobscure et irrésistible de la gaffe qui le poussa – dans un momentoù il eût dû se fier plutôt à l’esprit – à appliquer la lettre mêmedu protocole, le musicien s’approcha davantage de Mme deGuermantes et lui dit&|160;: «&|160;Madame la duchesse, je voudraissolliciter l’honneur d’être présenté au duc.&|160;» Mmede Guermantes était bien malheureuse. Mais enfin, elle avait beauêtre une épouse trompée, elle était tout de même la duchesse deGuermantes et ne pouvait avoir l’air d’être dépouillée de son droitde présenter à son mari les gens qu’elle connaissait. «&|160;Basin,dit-elle, permettez-moi de vous présenter M. d’Herweck.&|160;»

–&|160;Je ne vous demande pas si vous irez demain chezMme de Saint-Euverte, dit le colonel de Froberville àMme de Guermantes pour dissiper l’impression pénibleproduite par la requête intempestive de M. d’Herweck. Tout Paris ysera.

Cependant, se tournant d’un seul mouvement et comme d’une seulepièce vers le musicien indiscret, le duc de Guermantes, faisantfront, monumental, muet, courroucé, pareil à Jupiter tonnant, restaimmobile ainsi quelques secondes, les yeux flambant de colère etd’étonnement, ses cheveux crespelés semblant sortir d’un cratère.Puis, comme dans l’emportement d’une impulsion qui seule luipermettait d’accomplir la politesse qui lui était demandée, etaprès avoir semblé par son attitude de défi attester toutel’assistance qu’il ne connaissait pas le musicien bavarois,croisant derrière le dos ses deux mains gantées de blanc, il serenversa en avant et asséna au musicien un salut si profond,empreint de tant de stupéfaction et de rage, si brusque, siviolent, que l’artiste tremblant recula tout en s’inclinant pour nepas recevoir un formidable coup de tête dans le ventre. «&|160;Maisc’est que justement je ne serai pas à Paris, répondit la duchesseau colonel de Froberville. Je vous dirai (ce que je ne devrais pasavouer) que je suis arrivée à mon âge sans connaître les vitraux deMontfort-l’Amaury. C’est honteux, mais c’est ainsi. Alors pourréparer cette coupable ignorance, je me suis promis d’aller demainles voir.&|160;» M. de Bréauté sourit finement. Il comprit en effetque, si la duchesse avait pu rester jusqu’à son âge sans connaîtreles vitraux de Montfort-l’Amaury, cette visite artistique neprenait pas subitement le caractère urgent d’une intervention«&|160;à chaud&|160;» et eût pu sans péril, après avoir étédifférée pendant plus de vingt-cinq ans, être reculée devingt-quatre heures. Le projet qu’avait formé la duchesse étaitsimplement le décret rendu, dans la manière des Guermantes, que lesalon Saint-Euverte n’était décidément pas une maison vraimentbien, mais une maison où on vous invitait pour se parer de vousdans le compte rendu du Gaulois, une maison quidécernerait un cachet de suprême élégance à celles, ou, en toutcas, à celle, si elle n’était qu’une, qu’on n’y verrait pas. Ledélicat amusement de M. de Bréauté, doublé de ce plaisir poétiquequ’avaient les gens du monde à voir Mme de Guermantesfaire des choses que leur situation moindre ne leur permettait pasd’imiter, mais dont la vision seule leur causait le sourire dupaysan attaché à sa glèbe qui voit des hommes plus libres et plusfortunés passer au-dessus de sa tête, ce plaisir délicat n’avaitaucun rapport avec le ravissement dissimulé, mais éperdu,qu’éprouva aussitôt M. de Froberville.

Les efforts que faisait M. de Froberville pour qu’on n’entendîtpas son rire l’avaient fait devenir rouge comme un coq, et malgrécela c’est en entrecoupant ses mots de hoquets de joie qu’ils’écria d’un ton miséricordieux&|160;: «&|160;Oh&|160;! pauvretante Saint-Euverte, elle va en faire une maladie&|160;! Non&|160;!la malheureuse femme ne va pas avoir sa duchesse&|160;; quelcoup&|160;! mais il y a de quoi la faire crever&|160;!&|160;»ajouta-t-il, en se tordant de rire. Et dans son ivresse il nepouvait s’empêcher de faire des appels de pieds et de se frotterles mains. Souriant d’un œil et d’un seul coin de la bouche à M. deFroberville dont elle appréciait l’intention aimable, mais moinstolérable le mortel ennui, Mme de Guermantes finit parse décider à le quitter. «&|160;Écoutez, je vais êtreobligée de vous dire bonsoir&|160;», lui dit-elle en selevant, d’un air de résignation mélancolique, et comme si ç’avaitété pour elle un malheur. Sous l’incantation de ses yeux bleus, savoix doucement musicale faisait penser à la plainte poétique d’unefée. «&|160;Basin veut que j’aille voir un peu Marie.&|160;»

En réalité, elle en avait assez d’entendre Froberville, lequelne cessait plus de l’envier d’aller à Montfort-l’Amaury quand ellesavait fort bien qu’il entendait parler de ces vitraux pour lapremière fois, et que, d’autre part, il n’eût pour rien au mondelâché la matinée Saint-Euverte. «&|160;Adieu, je vous ai à peineparlé&|160;; c’est comme ça dans le monde, on ne se voit pas, on nedit pas les choses qu’on voudrait se dire&|160;; du reste, partout,c’est la même chose dans la vie. Espérons qu’après la mort ce seramieux arrangé. Au moins on n’aura toujours pas besoin de sedécolleter. Et encore qui sait&|160;? On exhibera peut-être ses oset ses vers pour les grandes fêtes. Pourquoi pas&|160;? Tenez,regardez la mère Rampillon, trouvez-vous une très grande différenceentre ça et un squelette en robe ouverte&|160;? Il est vrai qu’ellea tous les droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà undes monstres sacrés devant lesquels je refusais de m’incliner quandj’ai fait mes débuts dans le monde. Je la croyais morte depuis trèslongtemps&|160;; ce qui serait d’ailleurs la seule explication duspectacle qu’elle nous offre. C’est impressionnant et liturgique.C’est du «&|160;Campo-Santo&|160;»&|160;! La duchesse avait quittéFroberville&|160;; il se rapprocha&|160;: «&|160;Je voudrais vousdire un dernier mot.&|160;» Un peu agacée&|160;: «&|160;Qu’est-cequ’il y a encore&|160;?&|160;» lui dit-elle avec hauteur. Et lui,ayant craint qu’au dernier moment elle ne se ravisât pourMontfort-l’Amaury&|160;: «&|160;Je n’avais pas osé vous en parler àcause de Mme de Saint-Euverte, pour ne pas lui faire depeine, mais puisque vous ne comptez pas y aller, je puis vous direque je suis heureux pour vous, car il y a de la rougeole chezelle&|160;! – Oh&|160;! Mon Dieu&|160;! dit Oriane qui avait peurdes maladies. Mais pour moi ça ne fait rien, je l’ai déjà eue. Onne peut pas l’avoir deux fois. – Ce sont les médecins qui disentça&|160;; je connais des gens qui l’ont eue jusqu’à quatre. Enfin,vous êtes avertie.&|160;» Quant à lui, cette rougeole fictive, ileût fallu qu’il l’eût réellement et qu’elle l’eût cloué au lit pourqu’il se résignât à manquer la fête Saint-Euverte attendue depuistant de mois. Il aurait le plaisir d’y voir tant d’élégances&|160;!le plaisir plus grand d’y constater certaines choses ratées, etsurtout celui de pouvoir longtemps se vanter d’avoir frayé avec lespremières et, en les exagérant ou en les inventant, de déplorer lessecondes.

Je profitai de ce que la duchesse changeait de place pour melever aussi afin d’aller vers le fumoir m’informer de Swann.«&|160;Ne croyez pas un mot de ce qu’a raconté Babal, me dit-elle.Jamais la petite Molé ne serait allée se fourrer là dedans. On nousdit ça pour nous attirer. Ils ne reçoivent personne et ne sontinvités nulle part. Lui-même l’avoue&|160;: «&|160;Nous restonstous les deux seuls au coin de notre feu.&|160;» Comme il dittoujours nous, non pas comme le roi, mais pour sa femme,je n’insiste pas. Mais je suis très renseignée&|160;», ajouta laduchesse. Elle et moi nous croisâmes deux jeunes gens dont lagrande et dissemblable beauté tirait d’une même femme son origine.C’étaient les deux fils de Mme de Surgis, la nouvellemaîtresse du duc de Guermantes. Ils resplendissaient desperfections de leur mère, mais chacun d’une autre. En l’un avaitpassé, ondoyante en un corps viril, la royale prestance deMme de Surgis, et la même pâleur ardente, roussâtre etsacrée affluait aux joues marmoréennes de la mère et de cefils&|160;; mais son frère avait reçu le front grec, le nezparfait, le cou de statue, les yeux infinis&|160;; ainsi faite deprésents divers que la déesse avait partagés, leur double beautéoffrait le plaisir abstrait de penser que la cause de cette beautéétait en dehors d’eux&|160;; on eût dit que les principauxattributs de leur mère s’étaient incarnés en deux corpsdifférents&|160;; que l’un des jeunes gens était la stature de samère et son teint, l’autre son regard, comme les êtres divins quin’étaient que la force et la beauté de Jupiter ou de Minerve.Pleins de respect pour M. de Guermantes, dont ils disaient&|160;:«&|160;C’est un grand ami de nos parents&|160;», l’aîné cependantcrut qu’il était prudent de ne pas venir saluer la duchesse dont ilsavait, sans en comprendre peut-être la raison, l’inimitié pour samère, et à notre vue il détourna légèrement la tête. Le cadet, quiimitait toujours son frère, parce qu’étant stupide et, de plus,myope, il n’osait pas avoir d’avis personnel, pencha la tête selonle même angle, et ils se glissèrent tous deux vers la salle dejeux, l’un derrière l’autre, pareils à deux figuresallégoriques.

Au moment d’arriver à cette salle, je fus arrêté par la marquisede Citri, encore belle mais presque l’écume aux dents. D’unenaissance assez noble, elle avait cherché et fait un brillantmariage en épousant M. de Citri, dont l’arrière-grand’mère étaitAumale-Lorraine. Mais aussitôt cette satisfaction éprouvée, soncaractère négateur lui avait fait prendre les gens du grand mondeen une horreur qui n’excluait pas absolument la vie mondaine. Nonseulement, dans une soirée, elle se moquait de tout le monde, maiscette moquerie avait quelque chose de si violent que le rire mêmen’était pas assez âpre et se changeait en gutturalsifflement&|160;: «&|160;Ah&|160;! me dit-elle, en me montrant laduchesse de Guermantes qui venait de me quitter et qui était déjàun peu loin, ce qui me renverse c’est qu’elle puisse mener cettevie-là.&|160;» Cette parole était-elle d’une sainte furibonde, etqui s’étonne que les Gentils ne viennent pas d’eux-mêmes à lavérité, ou bien d’une anarchiste en appétit de carnage&|160;? Entout cas, cette apostrophe était aussi peu justifiée que possible.D’abord, la «&|160;vie que menait&|160;» Mme deGuermantes différait très peu (à l’indignation près) de celle deMme de Citri. Mme de Citri était stupéfaitede voir la duchesse capable de ce sacrifice mortel&|160;: assisterà une soirée de Marie-Gilbert. Il faut dire, dans le casparticulier, que Mme de Citri aimait beaucoup laprincesse, qui était en effet très bonne, et qu’elle savait en serendant à sa soirée lui faire grand plaisir. Aussi avait-elledécommandé, pour venir à cette fête, une danseuse à qui ellecroyait du génie et qui devait l’initier aux mystères de lachorégraphie russe. Une autre raison qui ôtait quelque valeur à larage concentrée qu’éprouvait Mme de Citri en voyantOriane dire bonjour à tel ou telle invité est que Mme deGuermantes, bien qu’à un état beaucoup moins avancé, présentait lessymptômes du mal qui ravageait Mme de Citri. On a, dureste, vu qu’elle en portait les germes de naissance. Enfin, plusintelligente que Mme de Citri, Mme deGuermantes aurait eu plus de droits qu’elle à ce nihilisme (quin’était pas que mondain), mais il est vrai que certaines qualitésaident plutôt à supporter les défauts du prochain qu’elles necontribuent à en faire souffrir&|160;; et un homme de grand talentprêtera d’habitude moins d’attention à la sottise d’autrui que neferait un sot. Nous avons assez longuement décrit le genre d’espritde la duchesse pour convaincre que, s’il n’avait rien de communavec une haute intelligence, il était du moins de l’esprit, del’esprit adroit à utiliser (comme un traducteur) différentes formesde syntaxe. Or, rien de tel ne semblait qualifier Mme deCitri à mépriser des qualités tellement semblables aux siennes.Elle trouvait tout le monde idiot, mais dans sa conversation, dansses lettres, se montrait plutôt inférieure aux gens qu’elletraitait avec tant de dédain. Elle avait, du reste, un tel besoinde destruction que, lorsqu’elle eut à peu près renoncé au monde,les plaisirs qu’elle rechercha alors subirent l’un après l’autreson terrible pouvoir dissolvant. Après avoir quitté les soiréespour des séances de musique, elle se mit à dire&|160;: «&|160;Vousaimez entendre cela, de la musique&|160;? Ah&|160;! mon Dieu, celadépend des moments. Mais ce que cela peut être ennuyeux&|160;!Ah&|160;! Beethoven, la barbe&|160;!&|160;» Pour Wagner, puis pourFranck, pour Debussy, elle ne se donnait même pas la peine de dire«&|160;la barbe&|160;» mais se contentait de faire passer sa main,comme un barbier, sur son visage.

Bientôt, ce qui fut ennuyeux, ce fut tout. «&|160;C’est siennuyeux les belles choses&|160;! Ah&|160;! les tableaux, c’est àvous rendre fou… Comme vous avez raison, c’est si ennuyeux d’écriredes lettres&|160;!&|160;» Finalement ce fut la vie elle-mêmequ’elle nous déclara une chose rasante, sans qu’on sût bien où elleprenait son terme de comparaison.

Je ne sais si c’est à cause de ce que la duchesse de Guermantes,le premier soir que j’avais dîné chez elle, avait dit de cettepièce, mais la salle de jeux ou fumoir, avec son pavage illustré,ses trépieds, ses figures de dieux et d’animaux qui vousregardaient, les sphinx allongés aux bras des sièges, et surtoutl’immense table en marbre ou en mosaïque émaillée, couverte designes symboliques plus ou moins imités de l’art étrusque etégyptien, cette salle de jeux me fit l’effet d’une véritablechambre magique. Or, sur un siège approché de la table étincelanteet augurale, M. de Charlus, lui, ne touchant à aucune carte,insensible à ce qui se passait autour de lui, incapable des’apercevoir que je venais d’entrer, semblait précisément unmagicien appliquant toute la puissance de sa volonté et de sonraisonnement à tirer un horoscope. Non seulement comme à une Pythiesur son trépied les yeux lui sortaient de la tête, mais, pour querien ne vînt le distraire des travaux qui exigeaient la cessationdes mouvements les plus simples, il avait (pareil à un calculateurqui ne veut rien faire d’autre tant qu’il n’a pas résolu sonproblème) posé auprès de lui le cigare qu’il avait un peuauparavant dans la bouche et qu’il n’avait plus la liberté d’espritnécessaire pour fumer. En apercevant les deux divinités accroupiesque portait à ses bras le fauteuil placé en face de lui, on eût pucroire que le baron cherchait à découvrir l’énigme du sphinx, si cen’avait pas été plutôt celle d’un jeune et vivant Oedipe, assisprécisément dans ce fauteuil, où il s’était installé pour jouer.Or, la figure à laquelle M. de Charlus appliquait, et avec unetelle contention, toutes ses facultés spirituelles, et qui n’étaitpas, à vrai dire, de celles qu’on étudie d’habitude moregeometrico, c’était celle que lui proposaient les lignes de lafigure du jeune marquis de Surgis&|160;; elle semblait, tant M. deCharlus était profondément absorbé devant elle, être quelque mot enlosange, quelque devinette, quelque problème d’algèbre dont il eûtcherché à percer l’énigme ou à dégager la formule. Devant lui lessignes sibyllins et les figures inscrites sur cette table de la Loisemblaient le grimoire qui allait permettre au vieux sorcier desavoir dans quel sens s’orientaient les destins du jeune homme.Soudain, il s’aperçut que je le regardais, leva la tête comme s’ilsortait d’un rêve et me sourit en rougissant. À ce moment l’autrefils de Mme de Surgis vint auprès de celui qui jouait,regarder ses cartes. Quand M. de Charlus eut appris de moi qu’ilsétaient frères, son visage ne put dissimuler l’admiration que luiinspirait une famille créatrice de chefs-d’œuvre aussi splendideset aussi différents. Et ce qui eût ajouté à l’enthousiasme dubaron, c’est d’apprendre que les deux fils de Mme deSurgis-le-Duc n’étaient pas seulement de la même mère mais du mêmepère. Les enfants de Jupiter sont dissemblables, mais cela vient dece qu’il épousa d’abord Métis, dans le destin de qui il était dedonner le jour à de sages enfants, puis Thémis, et ensuiteEurynome, et Mnémosyne, et Leto, et en dernier lieu seulementJunon. Mais d’un seul père Mme de Surgis avait faitnaître deux fils qui avaient reçu des beautés d’elle, mais desbeautés différentes.

J’eus enfin le plaisir que Swann entrât dans cette pièce, quiétait fort grande, si bien qu’il ne m’aperçut pas d’abord. Plaisirmêlé de tristesse, d’une tristesse que n’éprouvaient peut-être pasles autres invités, mais qui chez eux consistait dans cette espècede fascination qu’exercent les formes inattendues et singulièresd’une mort prochaine, d’une mort qu’on a déjà, comme dit le peuple,sur le visage. Et c’est avec une stupéfaction presquedésobligeante, où il entrait de la curiosité indiscrète, de lacruauté, un retour à la fois quiet et soucieux (mélange à la foisde suave mari magno et de memento quia pulvis,eût dit Robert), que tous les regards s’attachèrent à ce visageduquel la maladie avait si bien rongé les joues, comme une lunedécroissante, que, sauf sous un certain angle, celui sans doutesous lequel Swann se regardait, elles tournaient court comme undécor inconsistant auquel une illusion d’optique peut seule ajouterl’apparence de l’épaisseur. Soit à cause de l’absence de ces jouesqui n’étaient plus là pour le diminuer, soit que l’artériosclérose,qui est une intoxication aussi, le rougît comme eût faitl’ivrognerie, ou le déformât comme eût fait la morphine, le nez depolichinelle de Swann, longtemps résorbé dans un visage agréable,semblait maintenant énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d’unvieil Hébreu que d’un curieux Valois. D’ailleurs peut-être chezlui, en ces derniers jours, la race faisait-elle apparaître plusaccusé le type physique qui la caractérise, en même temps que lesentiment d’une solidarité morale avec les autres Juifs, solidaritéque Swann semblait avoir oubliée toute sa vie, et que, greffées lesunes sur les autres, la maladie mortelle, l’affaire Dreyfus, lapropagande antisémite, avaient réveillée. Il y a certainsIsraélites, très fins pourtant et mondains délicats, chez lesquelsrestent en réserve et dans la coulisse, afin de faire leur entrée àune heure donnée de leur vie, comme dans une pièce, un mufle et unprophète. Swann était arrivé à l’âge du prophète. Certes, avec safigure d’où, sous l’action de la maladie des segments entiersavaient disparu, comme dans un bloc de glace qui fond et dont despans entiers sont tombés, il avait bien changé. Mais je ne pouvaism’empêcher d’être frappé combien davantage il avait changé parrapport à moi. Cet homme, excellent, cultivé, que j’étais bien loind’être ennuyé de rencontrer, je ne pouvais arriver à comprendrecomment j’avais pu l’ensemencer autrefois d’un mystère tel que sonapparition dans les Champs-Élysées me faisait battre le cœur aupoint que j’avais honte de m’approcher de sa pèlerine doublée desoie&|160;; qu’à la porte de l’appartement où vivait un tel être,je ne pouvais sonner sans être saisi d’un trouble et d’un effroiinfinis&|160;; tout cela avait disparu, non seulement de sa demeuremais de sa personne, et l’idée de causer avec lui pouvait m’êtreagréable ou non, mais n’affectait en quoi que ce fût mon systèmenerveux.

Et, de plus, combien il était changé depuis cet après-midi mêmeoù je l’avais rencontré – en somme quelques heures auparavant –dans le cabinet du duc de Guermantes. Avait-il vraiment eu unescène avec le Prince et qui l’avait bouleversé&|160;? Lasupposition n’était pas nécessaire. Les moindres efforts qu’ondemande à quelqu’un qui est très malade deviennent vite pour lui unsurmenage excessif. Pour peu qu’on l’expose, déjà fatigué, à lachaleur d’une soirée, sa mine se décompose et bleuit comme fait enmoins d’un jour une poire trop mûre, ou du lait près de tourner. Deplus, la chevelure de Swann était éclaircie par places, et, commedisait Mme de Guermantes, avait besoin du fourreur,avait l’air camphrée, et mal camphrée. J’allais traverser le fumoiret parler à Swann quand malheureusement une main s’abattit sur monépaule&|160;: «&|160;Bonjour, mon petit, je suis à Paris pourquarante-huit heures. J’ai passé chez toi, on m’a dit que tu étaisici, de sorte que c’est toi qui vaut à ma tante l’honneur de maprésence à sa fête.&|160;» C’était Saint-Loup. Je lui dis combienje trouvais la demeure belle. «&|160;Oui, ça fait assez monumenthistorique. Moi, je trouve ça assommant. Ne nous mettons pas prèsde mon oncle Palamède, sans cela nous allons être happés. CommeMme Molé (car c’est elle qui tient la corde en cemoment) vient de partir, il est tout désemparé. Il paraît quec’était un vrai spectacle, il ne l’a pas quittée d’un pas, il nel’a laissée que quand il l’a eu mise en voiture. Je n’en veux pas àmon oncle, seulement je trouve drôle que mon conseil de famille,qui s’est toujours montré si sévère pour moi, soit composéprécisément des parents qui ont le plus fait la bombe, à commencerpar le plus noceur de tous, mon oncle Charlus, qui est mon subrogétuteur, qui a eu autant de femmes que don Juan, et qui à son âge nedételle pas. Il a été question à un moment qu’on me nomme unconseil judiciaire. Je pense que, quand tous ces vieux marcheurs seréunissaient pour examiner la question et me faisaient venir pourme faire de la morale, et me dire que je faisais de la peine à mamère, ils ne devaient pas pouvoir se regarder sans rire. Tuexamineras la composition du conseil, on a l’air d’avoir choisiexprès ceux qui ont le plus retroussé de jupons.&|160;» En mettantà part M. de Charlus, au sujet duquel l’étonnement de mon ami ne meparaissait pas plus justifié, mais pour d’autres raisons et quidevaient d’ailleurs se modifier plus tard dans mon esprit, Robertavait bien tort de trouver extraordinaire que des leçons de sagessefussent données à un jeune homme par des parents qui ont fait lesfous, ou le font encore.

Quand l’atavisme, les ressemblances familiales seraient seulesen cause, il est inévitable que l’oncle qui fait la semonce ait àpeu près les mêmes défauts que le neveu qu’on l’a chargé degronder. L’oncle n’y met d’ailleurs aucune hypocrisie, trompé qu’ilest par la faculté qu’ont les hommes de croire, à chaque nouvellecirconstance, qu’il s’agit «&|160;d’autre chose&|160;», faculté quileur permet d’adopter des erreurs artistiques, politiques, etc.,sans s’apercevoir que ce sont les mêmes qu’ils ont prises pour desvérités, il y a dix ans, à propos d’une autre école de peinturequ’ils condamnaient, d’une autre affaire politique qu’ils croyaientmériter leur haine, dont ils sont revenus, et qu’ils épousent sansles reconnaître sous un nouveau déguisement. D’ailleurs, même siles fautes de l’oncle sont différentes de celles du neveu,l’hérédité peut n’en être pas moins, dans une certaine mesure, laloi causale, car l’effet ne ressemble pas toujours à la cause,comme la copie à l’original, et même, si les fautes de l’oncle sontpires, il peut parfaitement les croire moins graves.

Quand M. de Charlus venait de faire des remontrances indignées àRobert, qui d’ailleurs ne connaissait pas les goûts véritables deson oncle, à cette époque-là, et même si c’eût encore été celle oùle baron flétrissait ses propres goûts, il eût parfaitement pu êtresincère, en trouvant, du point de vue de l’homme du monde, queRobert était infiniment plus coupable que lui. Robert n’avait-ilpas failli, au moment où son oncle avait été chargé de lui faireentendre raison, se faire mettre au ban de son monde&|160;? ne s’enétait-il pas fallu de peu qu’il ne fût blackboulé au Jockey&|160;?n’était-il pas un objet de risée par les folles dépenses qu’ilfaisait pour une femme de la dernière catégorie, par ses amitiésavec des gens, auteurs, acteurs, juifs, dont pas un n’était dumonde, par ses opinions qui ne se différenciaient pas de celles destraîtres, par la douleur qu’il causait à tous les siens&|160;? Enquoi cela pouvait-il se comparer, cette vie scandaleuse, à celle deM. de Charlus qui avait su, jusqu’ici, non seulement garder, maisgrandir encore sa situation de Guermantes, étant dans la société unêtre absolument privilégié, recherché, adulé par la société la pluschoisie, et qui, marié à une princesse de Bourbon, femme éminente,avait su la rendre heureuse, avait voué à sa mémoire un culte plusfervent, plus exact qu’on n’a l’habitude dans le monde, et avaitainsi été aussi bon mari que bon fils&|160;!

«&|160;Mais es-tu sûr que M. de Charlus ait eu tant demaîtresses&|160;?&|160;» demandai-je, non certes dans l’intentiondiabolique de révéler à Robert le secret que j’avais surpris, maisagacé cependant de l’entendre soutenir une erreur avec tant decertitude et de suffisance. Il se contenta de hausser les épaulesen réponse à ce qu’il croyait de ma part de la naïveté. «&|160;Maisd’ailleurs, je ne l’en blâme pas, je trouve qu’il a parfaitementraison.&|160;» Et il commença à m’esquisser une théorie qui lui eûtfait horreur à Balbec (où il ne se contentait pas de flétrir lesséducteurs, la mort lui paraissant le seul châtiment proportionnéau crime). C’est qu’alors il était encore amoureux et jaloux. Ilalla jusqu’à me faire l’éloge des maisons de passe. «&|160;Il n’y aque là qu’on trouve chaussure à son pied, ce que nous appelons aurégiment son gabarit.&|160;» Il n’avait plus pour ce genred’endroits le dégoût qui l’avait soulevé à Balbec quand j’avaisfait allusion à eux, et, en l’entendant maintenant, je lui dis queBloch m’en avait fait connaître, mais Robert me répondit que celleoù allait Bloch devait être «&|160;extrêmement purée, le paradis dupauvre&|160;». «&|160;Ça dépend, après tout&|160;: oùétait-ce&|160;?&|160;» Je restai dans le vague, car je me rappelaique c’était là, en effet, que se donnait pour un louis cette Rachelque Robert avait tant aimée. «&|160;En tout cas, je t’en feraiconnaître de bien mieux, où il va des femmes épatantes.&|160;» Enm’entendant exprimer le désir qu’il me conduisît le plus tôtpossible dans celles qu’il connaissait et qui devaient, en effet,être bien supérieures à la maison que m’avait indiquée Bloch, iltémoigna d’un regret sincère de ne le pouvoir pas cette foispuisqu’il repartait le lendemain. «&|160;Ce sera pour mon prochainséjour, dit-il. Tu verras, il y a même des jeunes filles,ajouta-t-il d’un air mystérieux. Il y a une petite demoiselle de…je crois d’Orgeville, je te dirai exactement, qui est la fille degens tout ce qu’il y a de mieux&|160;; la mère est plus ou moinsnée La Croix-l’Évêque, ce sont des gens du gratin, même un peuparents, sauf erreur, à ma tante Oriane. Du reste, rien qu’à voirla petite, on sent que c’est la fille de gens bien (je sentiss’étendre un instant sur la voix de Robert l’ombre du génie desGuermantes qui passa comme un nuage, mais à une grande hauteur etne s’arrêta pas). Ça m’a tout l’air d’une affaire merveilleuse. Lesparents sont toujours malades et ne peuvent s’occuper d’elle. Dame,la petite se désennuie, et je compte sur toi pour lui trouver desdistractions, à cette enfant&|160;! – Oh&|160;! quandreviendras-tu&|160;? – Je ne sais pas&|160;; si tu ne tiens pasabsolument à des duchesses (le titre de duchesse étant pourl’aristocratie le seul qui désigne un rang particulièrementbrillant, comme on dirait, dans le peuple, des princesses), dans unautre genre il y a la première femme de chambre de MmePutbus.&|160;»

À ce moment, Mme de Surgis entra dans le salon de jeupour chercher ses fils. En l’apercevant, M. de Charlus alla à elleavec une amabilité dont la marquise fut d’autant plus agréablementsurprise, que c’est une grande froideur qu’elle attendait du baron,lequel s’était posé de tout temps comme le protecteur d’Oriane et,seul de la famille – trop souvent complaisante aux exigences du ducà cause de son héritage et par jalousie à l’égard de la duchesse –tenait impitoyablement à distance les maîtresses de son frère.Aussi Mme de Surgis eût-elle fort bien compris lesmotifs de l’attitude qu’elle redoutait chez le baron, mais nesoupçonna nullement ceux de l’accueil tout opposé qu’elle reçut delui. Il lui parla avec admiration du portrait que Jacquet avaitfait d’elle autrefois. Cette admiration s’exalta même jusqu’à unenthousiasme qui, s’il était en partie intéressé pour empêcher lamarquise de s’éloigner de lui, pour «&|160;l’accrocher&|160;»,comme Robert disait des armées ennemies dont on veut forcer leseffectifs à rester engagés sur un certain point, était peut-êtreaussi sincère. Car si chacun se plaisait à admirer dans les fils leport de reine et les yeux de Mme de Surgis, le baronpouvait éprouver un plaisir inverse, mais aussi vif, à retrouverces charmes réunis en faisceau chez leur mère, comme en un portraitqui n’inspire pas lui-même de désirs, mais nourrit, de l’admirationesthétique qu’il inspire, ceux qu’il réveille. Ceux-ci venaientrétrospectivement donner un charme voluptueux au portrait deJacquet lui-même, et en ce moment le baron l’eût volontiers acquispour étudier en lui la généalogie physiologique des deux jeunesSurgis.

«&|160;Tu vois que je n’exagérais pas, me dit Robert. Regarde unpeu l’empressement de mon oncle auprès de Mme de Surgis.Et même, là, cela m’étonne. Si Oriane le savait elle seraitfurieuse. Franchement il y a assez de femmes sans aller juste seprécipiter sur celle-là&|160;», ajouta-t-il&|160;; comme tous lesgens qui ne sont pas amoureux, il s’imaginait qu’on choisit lapersonne qu’on aime après mille délibérations et d’après desqualités et convenances diverses. Du reste, tout en se trompant surson oncle, qu’il croyait adonné aux femmes, Robert, dans sarancune, parlait de M. de Charlus avec trop de légèreté. On n’estpas toujours impunément le neveu de quelqu’un. C’est très souventpar son intermédiaire qu’une habitude héréditaire est transmise tôtou tard. On pourrait faire ainsi toute une galerie de portraits,ayant le titre de la comédie allemande Oncle et neveu, oùl’on verrait l’oncle veillant jalousement, bienqu’involontairement, à ce que son neveu finisse par luiressembler.

J’ajouterai même que cette galerie serait incomplète si l’on n’yfaisait pas figurer les oncles qui n’ont aucune parenté réelle,n’étant que les oncles de la femme du neveu. Les Messieurs deCharlus sont, en effet, tellement persuadés d’être les seuls bonsmaris, en plus les seuls dont une femme ne soit pas jalouse, quegénéralement, par affection pour leur nièce, ils lui font épouseraussi un Charlus. Ce qui embrouille l’écheveau des ressemblances.Et à l’affection pour la nièce se joint parfois de l’affectionaussi pour son fiancé. De tels mariages ne sont pas rares, et sontsouvent ce qu’on appelle heureux.

–&|160;De quoi parlions-nous&|160;? Ah&|160;! de cette grandeblonde, la femme de chambre de Mme Putbus. Elle aimeaussi les femmes, mais je pense que cela t’est égal&|160;; je peuxte dire franchement, je n’ai jamais vu créature aussi belle. – Jeme l’imagine assez Giorgione&|160;? – Follement Giorgione&|160;!Ah&|160;! si j’avais du temps à passer à Paris, ce qu’il y a dechoses magnifiques à faire&|160;! Et puis, on passe à une autre.Car pour l’amour, vois-tu, c’est une bonne blague, j’en suis bienrevenu.

Je m’aperçus bientôt, avec surprise, qu’il n’était pas moinsrevenu de la littérature, alors que c’était seulement deslittérateurs qu’il m’avait paru désabusé à notre dernière rencontre(c’est presque tous fripouille et Cie, m’avait-il dit,ce qui se pouvait expliquer par sa rancune justifiée à l’endroit decertains amis de Rachel. Ils lui avaient en effet persuadé qu’ellen’aurait jamais de talent si elle laissait «&|160;Robert, hommed’une autre race&|160;», prendre de l’influence sur elle, et avecelle se moquaient de lui, devant lui, dans les dîners qu’il leurdonnait). Mais en réalité l’amour de Robert pour les Lettresn’avait rien de profond, n’émanait pas de sa vraie nature, iln’était qu’un dérivé de son amour pour Rachel, et il s’était effacéde celui-ci, en même temps que son horreur des gens de plaisir etque son respect religieux pour la vertu des femmes.

«&|160;Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange&|160;!Regardez cette curieuse passion du jeu, marquise&|160;», dit M. deCharlus, en désignant à Mme de Surgis ses deux fils,comme s’il ignorait absolument qui ils étaient, «&|160;ce doiventêtre deux Orientaux, ils ont certains traits caractéristiques, cesont peut-être des Turcs&|160;», ajouta-t-il, à la fois pourconfirmer encore sa feinte innocence, témoigner d’une vagueantipathie, qui, quand elle ferait place ensuite à l’amabilité,prouverait que celle-ci s’adresserait seulement à la qualité defils de Mme de Surgis, n’ayant commencé que quand lebaron avait appris qui ils étaient. Peut-être aussi M. de Charlus,de qui l’insolence était un don de nature qu’il avait joie àexercer, profitait-il de la minute pendant laquelle il était censéignorer qui était le nom de ces deux jeunes gens pour se divertiraux dépens de Mme de Surgis et se livrer à sesrailleries coutumières, comme Scapin met à profit le déguisement deson maître pour lui administrer des volées de coups de bâton.

«&|160;Ce sont mes fils&|160;», dit Mme de Surgis,avec une rougeur qu’elle n’aurait pas eue si elle avait été plusfine sans être plus vertueuse. Elle eût compris alors que l’aird’indifférence absolue ou de raillerie que M. de Charlusmanifestait à l’égard d’un jeune homme n’était pas plus sincère quel’admiration toute superficielle qu’il témoignait à une femmen’exprimait le vrai fond de sa nature. Celle à qui il pouvait tenirindéfiniment les propos les plus complimenteurs aurait pu êtrejalouse du regard que, tout en causant avec elle, il lançait à unhomme qu’il feignait ensuite de n’avoir pas remarqué. Car ceregard-là était un regard autre que ceux que M. de Charlus avaitpour les femmes&|160;; un regard particulier, venu des profondeurs,et qui, même dans une soirée, ne pouvait s’empêcher d’allernaïvement aux jeunes gens, comme les regards d’un couturier quidécèlent sa profession par la façon immédiate qu’ils ont des’attacher aux habits.

«&|160;Oh&|160;! comme c’est curieux&|160;», répondit non sansinsolence M. de Charlus, en ayant l’air de faire faire à sa penséeun long trajet pour l’amener à une réalité si différente de cellequ’il feignait d’avoir supposée. «&|160;Mais je ne les connaispas&|160;», ajouta-t-il, craignant d’être allé un peu loin dansl’expression de l’antipathie et d’avoir paralysé ainsi chez lamarquise l’intention de lui faire faire leur connaissance.«&|160;Est-ce que vous voudriez me permettre de vous lesprésenter&|160;? demanda timidement Mme de Surgis. –Mais, mon Dieu&|160;! comme vous penserez, moi, je veux bien, je nesuis pas peut-être un personnage bien divertissant pour d’aussijeunes gens&|160;», psalmodia M. de Charlus avec l’air d’hésitationet de froideur de quelqu’un qui se laisse arracher unepolitesse.

«&|160;Arnulphe, Victurnien, venez vite&|160;», ditMme de Surgis. Victurnien se leva avec décision.Arnulphe, sans voir plus loin que son frère, le suivitdocilement.

–&|160;Voilà le tour des fils, maintenant, me dit Robert. C’està mourir de rire. Jusqu’au chien du logis, il s’efforce decomplaire. C’est d’autant plus drôle que mon oncle déteste lesgigolos. Et regarde comme il les écoute avec sérieux. Si c’étaitmoi qui avais voulu les lui présenter, ce qu’il m’aurait envoyédinguer. Écoute, il va falloir que j’aille dire bonjour à Oriane.J’ai si peu de temps à passer à Paris que je veux tâcher de voirici tous les gens à qui j’aurais été sans cela mettre descartes.

–&|160;Comme ils ont l’air bien élevés, comme ils ont de joliesmanières, était en train de dire M. de Charlus.

–&|160;Vous trouvez&|160;? répondait Mme de Surgisravie.

Swann m’ayant aperçu s’approcha de Saint-Loup et de moi. Lagaieté juive était chez Swann moins fine que les plaisanteries del’homme du monde. «&|160;Bonsoir, nous dit-il. Mon Dieu&|160;! toustrois ensemble, on va croire à une réunion de syndicat. Pour un peuon va chercher où est la caisse&|160;!&|160;» Il ne s’était pasaperçu que M. de Beauserfeuil était dans son dos et l’entendait. Legénéral fronça involontairement les sourcils. Nous entendions lavoix de M. de Charlus tout près de nous&|160;:«&|160;Comment&|160;? vous vous appelez Victurnien, comme dans leCabinet des Antiques&|160;», disait le baron pourprolonger la conversation avec les deux jeunes gens. «&|160;DeBalzac, oui&|160;», répondit l’aîné des Surgis, qui n’avait jamaislu une ligne de ce romancier mais à qui son professeur avaitsignalé, il y avait quelques jours, la similitude de son prénomavec celui de d’Esgrignon. Mme de Surgis était ravie devoir son fils briller et de M. de Charlus extasié devant tant descience.

–&|160;Il paraît que Loubet est en plein pour nous, de sourcetout à fait sûre, dit à Saint-Loup, mais cette fois à voix plusbasse pour ne pas être entendu du général, Swann pour qui lesrelations républicaines de sa femme devenaient plus intéressantesdepuis que l’affaire Dreyfus était le centre de ses préoccupations.Je vous dis cela parce que je sais que vous marchez à fond avecnous.

–&|160;Mais, pas tant que ça&|160;; vous vous trompezcomplètement, répondit Robert. C’est une affaire mal engagée danslaquelle je regrette bien de m’être fourré. Je n’avais rien à voirlà dedans. Si c’était à recommencer, je m’en tiendrais bien àl’écart. Je suis soldat et avant tout pour l’armée. Si tu restes unmoment avec M. Swann, je te retrouverai tout à l’heure, je vaisprès de ma tante.

Mais je vis que c’était avec Mlle d’Ambressac qu’ilallait causer et j’éprouvai du chagrin à la pensée qu’il m’avaitmenti sur leurs fiançailles possibles. Je fus rasséréné quandj’appris qu’il lui avait été présenté une demi-heure avant parMme de Marsantes, qui désirait ce mariage, les Ambressacétant très riches.

«&|160;Enfin, dit M. de Charlus à Mme de Surgis, jetrouve un jeune homme instruit, qui a lu, qui sait ce que c’est queBalzac. Et cela me fait d’autant plus de plaisir de le rencontrerlà où c’est devenu le plus rare, chez un des mes pairs, chez un desnôtres&|160;», ajouta-t-il en insistant sur ces mots. LesGuermantes avaient beau faire semblant de trouver tous les hommespareils, dans les grandes occasions où ils se trouvaient avec desgens «&|160;nés&|160;», et surtout moins bien «&|160;nés&|160;»,qu’ils désiraient et pouvaient flatter, ils n’hésitaient pas àsortir les vieux souvenirs de famille. «&|160;Autrefois, reprit lebaron, aristocrates voulait dire les meilleurs, par l’intelligence,par le cœur. Or, voilà le premier d’entre nous que je vois sachantce que c’est que Victurnien d’Esgrignon. J’ai tort de dire lepremier. Il y a aussi un Polignac et un Montesquiou, ajouta M. deCharlus qui savait que cette double assimilation ne pouvaitqu’enivrer la marquise. D’ailleurs vos fils ont de qui tenir, leurgrand-père maternel avait une collection célèbre duXVIIIe siècle. Je vous montrerai la mienne si vousvoulez me faire le plaisir de venir déjeuner un jour, dit-il aujeune Victurnien. Je vous montrerai une curieuse édition duCabinet des Antiques avec des corrections de la main deBalzac. Je serai charmé de confronter ensemble les deuxVicturnien.&|160;»

Je ne pouvais me décider à quitter Swann. Il était arrivé à cedegré de fatigue où le corps d’un malade n’est plus qu’une cornueoù s’observent des réactions chimiques. Sa figure se marquait depetits points bleu de Prusse, qui avaient l’air de ne pasappartenir au monde vivant, et dégageait ce genre d’odeur qui, aulycée, après les «&|160;expériences&|160;», rend si désagréable derester dans une classe de «&|160;Sciences&|160;». Je lui demandais’il n’avait pas eu une longue conversation avec le prince deGuermantes et s’il ne voulait pas me raconter ce qu’elle avaitété.

–&|160;Si, me dit-il, mais allez d’abord un moment avec M. deCharlus et Mme de Surgis, je vous attendrai ici.

En effet, M. de Charlus ayant proposé à Mme de Surgisde quitter cette pièce trop chaude et d’aller s’asseoir un momentavec elle, dans une autre, n’avait pas demandé aux deux fils devenir avec leur mère, mais à moi. De cette façon, il se donnaitl’air, après les avoir amorcés, de ne pas tenir aux deux jeunesgens. Il me faisait de plus une politesse facile, Mme deSurgis-le-Duc étant assez mal vue.

Malheureusement, à peine étions-nous assis dans une baie sansdégagements, que Mme de Saint-Euverte, but des quolibetsdu baron, vint à passer. Elle, peut-être pour dissimuler, oudédaigner ouvertement les mauvais sentiments qu’elle inspirait à M.de Charlus, et surtout montrer qu’elle était intime avec une damequi causait si familièrement avec lui, dit un bonjourdédaigneusement amical à la célèbre beauté, laquelle lui répondit,tout en regardant du coin de l’œil M. de Charlus avec un souriremoqueur. Mais la baie était si étroite que Mme deSaint-Euverte, quand elle voulut, derrière nous, continuer dequêter ses invités du lendemain, se trouva prise et ne putfacilement se dégager, moment précieux dont M. de Charlus, désireuxde faire briller sa verve insolente aux yeux de la mère des deuxjeunes gens, se garda bien de ne pas profiter. Une niaise questionque je lui posai sans malice lui fournit l’occasion d’un triomphalcouplet dont la pauvre de Saint-Euverte, quasi immobilisée derrièrenous, ne pouvait guère perdre un mot.

–&|160;Croyez-vous que cet impertinent jeune homme, dit-il en medésignant à Mme de Surgis, vient de me demander, sans lemoindre souci qu’on doit avoir de cacher ces sortes de besoins, sij’allais chez Mme de Saint-Euverte, c’est-à-dire, jepense, si j’avais la colique. Je tâcherais en tout cas de m’ensoulager dans un endroit plus confortable que chez une personnequi, si j’ai bonne mémoire, célébrait son centenaire quand jecommençai à aller dans le monde, c’est-à-dire pas chez elle. Etpourtant, qui plus qu’elle serait intéressante à entendre&|160;?Que de souvenirs historiques, vus et vécus du temps du PremierEmpire et de la Restauration, que d’histoires intimes aussi quin’avaient certainement rien de «&|160;Saint&|160;», mais devaientêtre très «&|160;Vertes&|160;», si l’on en croit la cuisse restéelégère de la vénérable gambadeuse. Ce qui m’empêcherait del’interroger sur ces époques passionnantes, c’est la sensibilité demon appareil olfactif. La proximité de la dame suffit. Je me distout d’un coup&|160;: «&|160;Oh&|160;! mon Dieu, on a crevé mafosse d’aisances&|160;», c’est simplement la marquise qui, dansquelque but d’invitation, vient d’ouvrir la bouche. Et vouscomprenez que si j’avais le malheur d’aller chez elle, la fossed’aisances se multiplierait en un formidable tonneau de vidange.Elle porte pourtant un nom mystique qui me fait toujours penseravec jubilation, quoiqu’elle ait passé depuis longtemps la date deson jubilé, à ce stupide vers dit «&|160;déliquescent&|160;»&|160;:«&|160;Ah&|160;! verte, combien verte était mon âme ce jour-là…&|160;» Mais il me faut une plus propre verdure. On me dit quel’infatigable marcheuse donne des «&|160;garden-parties&|160;», moij’appellerais ça «&|160;des invites à se promener dans leségouts&|160;». Est-ce que vous allez vous crotter là&|160;?demanda-t-il à Mme de Surgis, qui cette fois se trouvaennuyée. Car voulant feindre de n’y pas aller, vis-à-vis du baron,et sachant qu’elle donnerait des jours de sa propre vie plutôt quede manquer la matinée Saint-Euverte, elle s’en tira par unemoyenne, c’est-à-dire l’incertitude. Cette incertitude prit uneforme si bêtement dilettante et si mesquinement couturière, que M.de Charlus, ne craignant pas d’offenser Mme de Surgis, àlaquelle pourtant il désirait plaire, se mit à rire pour luimontrer que «&|160;ça ne prenait pas&|160;».

–&|160;J’admire toujours les gens qui font des projets,dit-elle&|160;; je me décommande souvent au dernier moment. Il y aune question de robe d’été qui peut changer les choses. J’agiraisous l’inspiration du moment.

Pour ma part, j’étais indigné de l’abominable petit discours quevenait de tenir M. de Charlus. J’aurais voulu combler de biens ladonneuse de garden-parties. Malheureusement dans le monde, commedans le monde politique, les victimes sont si lâches qu’on ne peutpas en vouloir bien longtemps aux bourreaux. Mme deSaint-Euverte, qui avait réussi à se dégager de la baie dont nousbarrions l’entrée, frôla involontairement le baron en passant, et,par un réflexe de snobisme qui annihilait chez elle toute colère,peut-être même dans l’espoir d’une entrée en matière d’un genredont ce ne devait pas être le premier essai&|160;: «&|160;Oh&|160;!pardon, monsieur de Charlus, j’espère que je ne vous ai pas faitmal&|160;», s’écria-t-elle comme si elle s’agenouillait devant sonmaître. Celui-ci ne daigna répondre autrement que par un large rireironique et concéda seulement un «&|160;bonsoir&|160;», qui, commes’il s’apercevait seulement de la présence de la marquise une foisqu’elle l’avait salué la première, était une insulte de plus.Enfin, avec une platitude suprême, dont je souffris pour elle,Mme de Saint-Euverte s’approcha de moi et, m’ayant prisà l’écart, me dit à l’oreille&|160;: «&|160;Mais, qu’ai-je fait àM. de Charlus&|160;? On prétend qu’il ne me trouve pas assez chicpour lui&|160;», dit-elle, en riant à gorge déployée. Je restaisérieux. D’une part, je trouvais stupide qu’elle eût l’air de secroire ou de vouloir faire croire que personne n’était, en effet,aussi chic qu’elle. D’autre part, les gens qui rient si fort de cequ’ils disent, et qui n’est pas drôle, nous dispensent par là, enprenant à leur charge l’hilarité, d’y participer.

–&|160;D’autres assurent qu’il est froissé que je ne l’invitepas. Mais il ne m’encourage pas beaucoup. Il a l’air de me bouder(l’expression me parut faible). Tâchez de le savoir et venez me ledire demain. Et s’il a des remords et veut vous accompagner,amenez-le. À tout péché miséricorde. Cela me ferait même assezplaisir, à cause de Mme de Surgis que cela ennuierait.Je vous laisse carte blanche. Vous avez le flair le plus fin detoutes ces choses-là et je ne veux pas avoir l’air de quémander desinvités. En tout cas, sur vous, je compte absolument.

Je songeai que Swann devait se fatiguer à m’attendre. Je nevoulais pas, du reste, rentrer trop tard à cause d’Albertine, et,prenant congé de Mme de Surgis et de M. de Charlus,j’allai retrouver mon malade dans la salle de jeux. Je lui demandaisi ce qu’il avait dit au Prince dans leur entretien au jardin étaitbien ce que M. de Bréauté (que je ne lui nommai pas) nous avaitrendu et qui était relatif à un petit acte de Bergotte. Il éclatade rire&|160;: «&|160;Il n’y a pas un mot de vrai, pas un seul,c’est entièrement inventé et aurait été absolument stupide.Vraiment c’est inouï cette génération spontanée de l’erreur. Je nevous demande pas qui vous a dit cela, mais ce serait vraimentcurieux, dans un cadre aussi délimité que celui-ci, de remonter deproche en proche pour savoir comment cela s’est formé. Du reste,comment cela peut-il intéresser les gens, ce que le Prince m’adit&|160;? Les gens sont bien curieux. Moi, je n’ai jamais étécurieux, sauf quand j’ai été amoureux et quand j’ai été jaloux. Etpour ce que cela m’a appris&|160;! Êtes-vous jaloux&|160;?&|160;»Je dis à Swann que je n’avais jamais éprouvé de jalousie, que je nesavais même pas ce que c’était. «&|160;Hé bien&|160;! je vous enfélicite. Quand on l’est un peu, cela n’est pas tout à faitdésagréable, à deux points de vue. D’une part, parce que celapermet aux gens qui ne sont pas curieux de s’intéresser à la viedes autres personnes, ou au moins d’une autre. Et puis, parce quecela fait assez bien sentir la douceur de posséder, de monter envoiture avec une femme, de ne pas la laisser aller seule. Maiscela, ce n’est que dans les tout premiers débuts du mal ou quand laguérison est presque complète. Dans l’intervalle, c’est le plusaffreux des supplices. Du reste, même les deux douceurs dont jevous parle, je dois vous dire que je les ai peu connues&|160;; lapremière, par la faute de ma nature qui n’est pas capable deréflexions très prolongées&|160;; la seconde, à cause descirconstances, par la faute de la femme, je veux dire des femmes,dont j’ai été jaloux. Mais cela ne fait rien. Même quand on netient plus aux choses, il n’est pas absolument indifférent d’yavoir tenu, parce que c’était toujours pour des raisons quiéchappaient aux autres. Le souvenir de ces sentiments-là, noussentons qu’il n’est qu’en nous&|160;; c’est en nous qu’il fautrentrer pour le regarder. Ne vous moquez pas trop de ce jargonidéaliste, mais ce que je veux dire, c’est que j’ai beaucoup aiméla vie et que j’ai beaucoup aimé les arts. Hé bien&|160;!maintenant que je suis un peu trop fatigué pour vivre avec lesautres, ces anciens sentiments si personnels à moi, que j’ai eus,me semblent, ce qui est la manie de tous les collectionneurs, trèsprécieux. Je m’ouvre à moi-même mon cœur comme une espèce devitrine, je regarde un à un tant d’amours que les autres n’aurontpas connus. Et de cette collection à laquelle je suis maintenantplus attaché encore qu’aux autres, je me dis, un peu comme Mazarinpour ses livres, mais, du reste, sans angoisse aucune, que ce serabien embêtant de quitter tout cela. Mais venons à l’entretien avecle Prince, je ne le raconterai qu’à une seule personne, et cettepersonne, cela va être vous.&|160;» J’étais gêné, pour l’entendre,par la conversation que, tout près de nous, M. de Charlus, revenudans la salle de jeux, prolongeait indéfiniment. «&|160;Et vouslisez aussi&|160;? Qu’est-ce que vous faites&|160;?&|160;»demanda-t-il au comte Arnulphe, qui ne connaissait même pas le nomde Balzac. Mais sa myopie, comme il voyait tout très petit, luidonnait l’air de voir très loin, de sorte que, rare poésie en unsculptural dieu grec, dans ses prunelles s’inscrivaient comme dedistantes et mystérieuses étoiles.

«&|160;Si nous allions faire quelques pas dans le jardin,monsieur&|160;», dis-je à Swann, tandis que le comte Arnulphe, avecune voix zézayante qui semblait indiquer que son développement, aumoins mental, n’était pas complet, répondait à M. de Charlus avecune précision complaisante et naïve&|160;: «&|160;Oh&|160;! moi,c’est plutôt le golf, le tennis, le ballon, la course à pied,surtout le polo.&|160;» Telle Minerve, s’étant subdivisée, avaitcessé, dans certaine cité, d’être la déesse de la Sagesse et avaitincarné une part d’elle-même en une divinité purement sportive,hippique, «&|160;Athénè Hippia&|160;». Et il allait aussi àSaint-Moritz faire du ski, car Pallas Tritogeneia fréquente leshauts sommets et rattrape les cavaliers. «&|160;Ah&|160;!&|160;»répondit M. de Charlus, avec le sourire transcendant del’intellectuel qui ne prend même pas la peine de dissimuler qu’ilse moque, mais qui, d’ailleurs, se sent si supérieur aux autres etméprise tellement l’intelligence de ceux qui sont le moins bêtes,qu’il les différencie à peine de ceux qui le sont le plus, dumoment qu’ils peuvent lui être agréables d’une autre façon. Enparlant à Arnulphe, M. de Charlus trouvait qu’il lui conférait parlà même une supériorité que tout le monde devait envier etreconnaître. «&|160;Non, me répondit Swann, je suis trop fatiguépour marcher, asseyons-nous plutôt dans un coin, je ne tiens plusdebout.&|160;» C’était vrai, et pourtant, commencer à causer luiavait déjà rendu une certaine vivacité. C’est que dans la fatiguela plus réelle il y a, surtout chez les gens nerveux, une part quidépend de l’attention et qui ne se conserve que par la mémoire. Onest subitement las dès qu’on craint de l’être, et pour se remettrede sa fatigue, il suffit de l’oublier. Certes, Swann n’était pastout à fait de ces infatigables épuisés qui, arrivés défaits,flétris, ne se tenant plus, se raniment dans la conversation commeune fleur dans l’eau et peuvent pendant des heures puiser dansleurs propres paroles des forces qu’ils ne transmettentmalheureusement pas à ceux qui les écoutent et qui paraissent deplus en plus abattus au fur et à mesure que le parleur se sent plusréveillé. Mais Swann appartenait à cette forte race juive, àl’énergie vitale, à la résistance à la mort de qui les individuseux-mêmes semblent participer. Frappés chacun de maladiesparticulières, comme elle l’est, elle-même, par la persécution, ilsse débattent indéfiniment dans des agonies terribles qui peuvent seprolonger au delà de tout terme vraisemblable, quand déjà on nevoit plus qu’une barbe de prophète surmontée d’un nez immense quise dilate pour aspirer les derniers souffles, avant l’heure desprières rituelles, et que commence le défilé ponctuel des parentséloignés s’avançant avec des mouvements mécaniques, comme sur unefrise assyrienne.

Nous allâmes nous asseoir, mais, avant de s’éloigner du groupeque M. de Charlus formait avec les deux jeunes Surgis et leur mère,Swann ne put s’empêcher d’attacher sur le corsage de celle-ci delongs regards de connaisseur dilatés et concupiscents. Il mit sonmonocle pour mieux apercevoir, et, tout en me parlant, de temps àautre il jetait un regard vers la direction de cette dame.

–&|160;Voici mot pour mot, me dit-il, quand nous fûmes assis, maconversation avec le Prince, et si vous vous rappelez ce que jevous ai dit tantôt, vous verrez pourquoi je vous choisis pourconfident. Et puis aussi, pour une autre raison que vous saurez unjour. «&|160;Mon cher Swann, m’a dit le prince de Guermantes, vousm’excuserez si j’ai paru vous éviter depuis quelque temps. (Je nem’en étais nullement aperçu, étant malade et fuyant moi-même toutle monde.) D’abord, j’avais entendu dire, et je prévoyais bien quevous aviez, dans la malheureuse affaire qui divise le pays, desopinions entièrement opposées aux miennes. Or, il m’eût étéexcessivement pénible que vous les professiez devant moi. Manervosité était si grande que, la Princesse ayant entendu, il y adeux ans, son beau-frère le grand-duc de Hesse dire que Dreyfusétait innocent, elle ne s’était pas contentée de relever le proposavec vivacité, mais ne me l’avait pas répété pour ne pas mecontrarier. Presque à la même époque, le prince royal de Suèdeétait venu à Paris et, ayant probablement entendu dire quel’impératrice Eugénie était dreyfusiste, avait confondu avec laPrincesse (étrange confusion, vous l’avouerez, entre une femme durang de ma femme et une Espagnole, beaucoup moins bien née qu’on nedit, et mariée à un simple Bonaparte) et lui avait dit&|160;:«&|160;Princesse, je suis doublement heureux de vous voir, car jesais que vous avez les mêmes idées que moi sur l’affaire Dreyfus,ce qui ne m’étonne pas puisque Votre Altesse est bavaroise.&|160;»Ce qui avait attiré au Prince cette réponse&|160;:«&|160;Monseigneur, je ne suis plus qu’une princesse française, etje pense comme tous mes compatriotes.&|160;» Or, mon cher Swann, ily a environ un an et demi, une conversation que j’eus avec legénéral de Beauserfeuil me donna le soupçon que, non pas uneerreur, mais de graves illégalités, avaient été commises dans laconduite du procès.&|160;»

Nous fûmes interrompus (Swann ne tenait pas à ce qu’on entendîtson récit) par la voix de M. de Charlus qui, sans se soucier denous, d’ailleurs, passait en reconduisant Mme de Surgiset s’arrêta pour tâcher de la retenir encore, soit à cause de sesfils, ou de ce désir qu’avaient les Guermantes de ne pas voir finirla minute actuelle, lequel les plongeait dans une sorte d’anxieuseinertie. Swann m’apprit à ce propos, un peu plus tard, quelquechose qui ôta, pour moi, au nom de Surgis-le-Duc toute la poésieque je lui avais trouvée. La marquise de Surgis-le-Duc avait unebeaucoup plus grande situation mondaine, de beaucoup plus bellesalliances que son cousin, le comte de Surgis qui, pauvre, vivaitdans ses terres. Mais le mot qui terminait le titre, «&|160;leDuc&|160;», n’avait nullement l’origine que je lui prêtais et quim’avait fait le rapprocher, dans mon imagination, de Bourg-l’Abbé,Bois-le-Roi, etc. Tout simplement, un comte de Surgis avait épousé,pendant la Restauration, la fille d’un richissime industriel M.Leduc, ou Le Duc, fils lui-même d’un fabricant de produitschimiques, l’homme le plus riche de son temps, et qui était pair deFrance. Le roi Charles X avait créé, pour l’enfant issu de cemariage, le marquisat de Surgis-le-Duc, le marquisat de Surgisexistant déjà dans la famille. L’adjonction du nom bourgeoisn’avait pas empêché cette branche de s’allier, à cause de l’énormefortune, aux premières familles du royaume. Et la marquise actuellede Surgis-le-Duc, d’une grande naissance, aurait pu avoir unesituation de premier ordre. Un démon de perversité l’avait poussée,dédaignant la situation toute faite, à s’enfuir de la maisonconjugale, à vivre de la façon la plus scandaleuse. Puis, le mondedédaigné par elle à vingt ans, quand il était à ses pieds, luiavait cruellement manqué à trente, quand, depuis dix ans, personne,sauf de rares amies fidèles, ne la saluait plus, et elle avaitentrepris de reconquérir laborieusement, pièce par pièce, cequ’elle possédait en naissant (aller et retour qui ne sont pasrares).

Quant aux grands seigneurs ses parents, reniés jadis par elle,et qui l’avaient reniée à leur tour, elle s’excusait de la joiequ’elle aurait à les ramener à elle sur des souvenirs d’enfancequ’elle pourrait évoquer avec eux. Et en disant cela, pourdissimuler son snobisme, elle mentait peut-être moins qu’elle necroyait. «&|160;Basin, c’est toute ma jeunesse&|160;!&|160;»disait-elle le jour où il lui était revenu. Et, en effet, c’étaitun peu vrai. Mais elle avait mal calculé en le choisissant commeamant. Car toutes les amies de la duchesse de Guermantes allaientprendre parti pour elle, et ainsi Mme de Surgisredescendrait pour la deuxième fois cette pente qu’elle avait eutant de peine à remonter. «&|160;Hé bien&|160;! était en train delui dire M. de Charlus, qui tenait à prolonger l’entretien, vousmettrez mes hommages au pied du beau portrait. Commentva-t-il&|160;? Que devient-il&|160;? – Mais, réponditMme de Surgis, vous savez que je ne l’ai plus&|160;: monmari n’en a pas été content. – Pas content&|160;! d’un deschefs-d’œuvre de notre époque, égal à la duchesse de Châteauroux deNattier et qui, du reste, ne prétendait pas à fixer une moinsmajestueuse et meurtrière déesse&|160;! Oh&|160;! le petit colbleu&|160;! C’est-à-dire que jamais Ver Meer n’a peint une étoffeavec plus de maîtrise, ne le disons pas trop haut pour que Swann nes’attaque pas à nous dans l’intention de venger son peintre favori,le maître de Delft.&|160;» La marquise, se retournant, adressa unsourire et tendit la main à Swann qui s’était soulevé pour lasaluer. Mais presque sans dissimulation, soit qu’une vie déjàavancée lui en eût ôté la volonté morale par l’indifférence àl’opinion, ou le pouvoir physique par l’exaltation du désir etl’affaiblissement des ressorts qui aident à le cacher, dès queSwann eut, en serrant la main de la marquise, vu sa gorge de toutprès et de haut, il plongea un regard attentif, sérieux, absorbé,presque soucieux, dans les profondeurs du corsage, et ses narines,que le parfum de la femme grisait, palpitèrent comme un papillonprêt à aller se poser sur la fleur entrevue. Brusquement ils’arracha au vertige qui l’avait saisi, et Mme de Surgiselle-même, quoique gênée, étouffa une respiration profonde, tant ledésir est parfois contagieux. «&|160;Le peintre s’est froissé,dit-elle à M. de Charlus, et l’a repris. On avait dit qu’il étaitmaintenant chez Diane de Saint-Euverte. – Je ne croirai jamais,répliqua le baron, qu’un chef-d’œuvre ait si mauvaisgoût.&|160;»

–&|160;Il lui parle de son portrait. Moi, je lui en parleraisaussi bien que Charlus, de ce portrait, me dit Swann, affectant unton traînard et voyou et suivant des yeux le couple quis’éloignait. Et cela me ferait sûrement plus de plaisir qu’àCharlus, ajouta-t-il.

Je lui demandais si ce qu’on disait de M. de Charlus était vrai,en quoi je mentais doublement, car si je ne savais pas qu’on eûtjamais rien dit, en revanche je savais fort bien depuis tantôt quece que je voulais dire était vrai. Swann haussa les épaules, commesi j’avais proféré une absurdité.

–&|160;C’est-à-dire que c’est un ami délicieux. Mais ai-jebesoin d’ajouter que c’est purement platonique. Il est plussentimental que d’autres, voilà tout&|160;; d’autre part, comme ilne va jamais très loin avec les femmes, cela a donné une espèce decrédit aux bruits insensés dont vous voulez parler. Charlus aimepeut-être beaucoup ses amis, mais tenez pour assuré que cela nes’est jamais passé ailleurs que dans sa tête et dans son cœur.Enfin, nous allons peut-être avoir deux secondes de tranquillité.Donc, le prince de Guermantes continua&|160;: «&|160;Je vousavouerai que cette idée d’une illégalité possible dans la conduitedu procès m’était extrêmement pénible à cause du culte que voussavez que j’ai pour l’armée&|160;; j’en reparlai avec le général,et je n’eus plus, hélas&|160;! aucun doute à cet égard. Je vousdirai franchement que, dans tout cela, l’idée qu’un innocentpourrait subir la plus infamante des peines ne m’avait même paseffleuré. Mais par cette idée d’illégalité, je me mis à étudier ceque je n’avais pas voulu lire, et voici que des doutes, cette foisnon plus sur l’illégalité mais sur l’innocence, vinrent me hanter.Je ne crus pas en devoir parler à la Princesse. Dieu sait qu’elleest devenue aussi Française que moi. Malgré tout, du jour où jel’ai épousée, j’eus tant de coquetterie à lui montrer dans toute sabeauté notre France, et ce que pour moi elle a de plus splendide,son armée, qu’il m’était trop cruel de lui faire part de messoupçons qui n’atteignaient, il est vrai, que quelques officiers.Mais je suis d’une famille de militaires, je ne voulais pas croireque des officiers pussent se tromper. J’en reparlai encore àBeauserfeuil, il m’avoua que des machinations coupables avaient étéourdies, que le bordereau n’était peut-être pas de Dreyfus, maisque la preuve éclatante de sa culpabilité existait. C’était lapièce Henry. Et quelques jours après, on apprenait que c’était unfaux. Dès lors, en cachette de la Princesse, je me mis à lire tousles jours le Siècle, l’Aurore&|160;; bientôt jen’eus plus aucun doute, je ne pouvais plus dormir. Je m’ouvris demes souffrances morales à notre ami, l’abbé Poiré, chez qui jerencontrai avec étonnement la même conviction, et je fis dire parlui des messes à l’intention de Dreyfus, de sa malheureuse femme etde ses enfants. Sur ces entrefaites, un matin que j’allais chez laPrincesse, je vis sa femme de chambre qui cachait quelque chosequ’elle avait dans la main. Je lui demandai en riant ce quec’était, elle rougit et ne voulut pas me le dire. J’avais la plusgrande confiance dans ma femme, mais cet incident me troubla fort(et sans doute aussi la Princesse à qui sa camériste avait dû leraconter), car ma chère Marie me parla à peine pendant le déjeunerqui suivit. Je demandai ce jour-là à l’abbé Poiré s’il pourraitdire le lendemain ma messe pour Dreyfus.&|160;» Allons, bon&|160;!s’écria Swann à mi-voix en s’interrompant.

Je levai la tête et vis le duc de Guermantes qui venait à nous.«&|160;Pardon de vous déranger, mes enfants. Mon petit, dit-il ens’adressant à moi, je suis délégué auprès de vous par Oriane. Marieet Gilbert lui ont demandé de rester à souper à leur table aveccinq ou six personnes seulement&|160;: la princesse de Hesse,Mme de Ligne, Mme de Tarente, Mmede Chevreuse, la duchesse d’Arenberg. Malheureusement, nous nepouvons pas rester, parce que nous allons à une espèce de petiteredoute.&|160;» J’écoutais, mais chaque fois que nous avons quelquechose à faire à un moment déterminé, nous chargeons nous-mêmes uncertain personnage habitué à ce genre de besogne de surveillerl’heure et de nous avertir à temps. Ce serviteur interne merappela, comme je l’en avais prié il y a quelques heures,qu’Albertine, en ce moment bien loin de la pensée, devait venirchez moi aussitôt après le théâtre. Aussi, je refusai le souper. Cen’est pas que je ne me plusse chez la princesse de Guermantes.Ainsi les hommes peuvent avoir plusieurs sortes de plaisirs. Levéritable est celui pour lequel ils quittent l’autre. Mais cedernier, s’il est apparent, ou même seul apparent, peut donner lechange sur le premier, rassure ou dépiste les jaloux, égare lejugement du monde. Et pourtant, il suffirait pour que nous lesacrifiions à l’autre d’un peu de bonheur ou d’un peu desouffrance. Parfois un troisième ordre de plaisirs plus graves,mais plus essentiels, n’existe pas encore pour nous chez qui savirtualité ne se traduit qu’en éveillant des regrets, desdécouragements. Et c’est à ces plaisirs-là pourtant que nous nousdonnerons plus tard. Pour en donner un exemple tout à faitsecondaire, un militaire en temps de paix sacrifiera la viemondaine à l’amour, mais la guerre déclarée (et sans qu’il soitmême besoin de faire intervenir l’idée d’un devoir patriotique),l’amour à la passion, plus forte que l’amour, de se battre. Swannavait beau dire qu’il était heureux de me raconter son histoire, jesentais bien que sa conversation avec moi, à cause de l’heuretardive, et parce qu’il était trop souffrant, était une de cesfatigues dont ceux qui savent qu’ils se tuent par les veilles, parles excès, ont en rentrant un regret exaspéré, pareil à celuiqu’ont de la folle dépense qu’ils viennent encore de faire lesprodigues, qui ne pourront pourtant pas s’empêcher le lendemain dejeter l’argent par les fenêtres. À partir d’un certain degréd’affaiblissement, qu’il soit causé par l’âge ou par la maladie,tout plaisir pris aux dépens du sommeil, en dehors des habitudes,tout dérèglement, devient un ennui. Le causeur continue à parlerpar politesse, par excitation, mais il sait que l’heure où ilaurait pu encore s’endormir est déjà passée, et il sait aussi lesreproches qu’il s’adressera au cours de l’insomnie et de la fatiguequi vont suivre. Déjà, d’ailleurs, même le plaisir momentané a prisfin, le corps et l’esprit sont trop démeublés de leurs forces pouraccueillir agréablement ce qui paraît un divertissement à votreinterlocuteur. Ils ressemblent à un appartement un jour de départou de déménagement, où ce sont des corvées que les visites que l’onreçoit assis sur des malles, les yeux fixés sur la pendule.

–&|160;Enfin seuls, me dit-il&|160;; je ne sais plus où j’ensuis. N’est-ce pas, je vous ai dit que le Prince avait demandé àl’abbé Poiré s’il pourrait faire dire sa messe pour Dreyfus.«&|160;Non, me répondit l’abbé (je vous dis «&|160;me&|160;», medit Swann, parce que c’est le Prince qui me parle, vouscomprenez&|160;?) car j’ai une autre messe qu’on m’a chargé de direégalement ce matin pour lui. – Comment, lui dis-je, il y a un autrecatholique que moi qui est convaincu de son innocence&|160;? – Ilfaut le croire. – Mais la conviction de cet autre partisan doitêtre moins ancienne que la mienne. – Pourtant, ce partisan mefaisait déjà dire des messes quand vous croyiez encore Dreyfuscoupable. – Ah&|160;! je vois bien que ce n’est pas quelqu’un denotre milieu. – Au contraire&|160;! – Vraiment, il y a parmi nousdes dreyfusistes&|160;? Vous m’intriguez&|160;; j’aimeraism’épancher avec lui, si je le connais, cet oiseau rare. – Vous leconnaissez. – Il s’appelle&|160;? – La princesse deGuermantes.&|160;» Pendant que je craignais de froisser lesopinions nationalistes, la foi française de ma chère femme, elle,avait eu peur d’alarmer mes opinions religieuses, mes sentimentspatriotiques. Mais, de son côté, elle pensait comme moi, quoiquedepuis plus longtemps que moi. Et ce que sa femme de chambrecachait en entrant dans sa chambre, ce qu’elle allait lui achetertous les jours, c’était l’Aurore. Mon cher Swann, dès cemoment je pensai au plaisir que je vous ferais en vous disantcombien mes idées étaient sur ce point parentes des vôtres&|160;;pardonnez-moi de ne l’avoir pas fait plus tôt. Si vous vousreportez au silence que j’avais gardé vis-à-vis de la Princesse,vous ne serez pas étonné que penser comme vous m’eût alors encoreplus écarté de vous que penser autrement que vous. Car ce sujetm’était infiniment pénible à aborder. Plus je crois qu’une erreur,que même des crimes ont été commis, plus je saigne dans mon amourde l’armée. J’aurais pensé que des opinions semblables aux miennesétaient loin de vous inspirer la même douleur, quand on m’a ditl’autre jour que vous réprouviez avec force les injures à l’arméeet que les dreyfusistes acceptassent de s’allier à ses insulteurs.Cela m’a décidé, j’avoue qu’il m’a été cruel de vous confesser ceque je pense de certains officiers, peu nombreux heureusement, maisc’est un soulagement pour moi de ne plus avoir à me tenir loin devous et surtout que vous sentiez bien que, si j’avais pu être dansd’autres sentiments, c’est que je n’avais pas un doute sur lebien-fondé du jugement rendu. Dès que j’en eus un, je ne pouvaisplus désirer qu’une chose, la réparation de l’erreur.&|160;» Jevous avoue que ces paroles du prince de Guermantes m’ontprofondément ému. Si vous le connaissiez comme moi, si vous saviezd’où il a fallu qu’il revienne pour en arriver là, vous auriez del’admiration pour lui, et il en mérite. D’ailleurs, son opinion nem’étonne pas, c’est une nature si droite&|160;!

Swann oubliait que, dans l’après-midi, il m’avait dit aucontraire que les opinions en cette affaire Dreyfus étaientcommandées par l’atavisme. Tout au plus avait-il fait exceptionpour l’intelligence, parce que chez Saint-Loup elle était arrivée àvaincre l’atavisme et à faire de lui un dreyfusard. Or, il venaitde voir que cette victoire avait été de courte durée et queSaint-Loup avait passé dans l’autre camp. C’était donc maintenant àla droiture du cœur qu’il donnait le rôle dévolu tantôt àl’intelligence. En réalité, nous découvrons toujours après coup quenos adversaires avaient une raison d’être du parti où ils sont etqui ne tient pas à ce qu’il peut y avoir de juste dans ce parti, etque ceux qui pensent comme nous c’est que l’intelligence, si leurnature morale est trop basse pour être invoquée, ou leur droiture,si leur pénétration est faible, les y a contraints.

Swann trouvait maintenant indistinctement intelligents ceux quiétaient de son opinion, son vieil ami le prince de Guermantes, etmon camarade Bloch qu’il avait tenu à l’écart jusque-là, et qu’ilinvita à déjeuner. Swann intéressa beaucoup Bloch en lui disant quele prince de Guermantes était dreyfusard. «&|160;Il faudrait luidemander de signer nos listes pour Picquart&|160;; avec un nomcomme le sien, cela ferait un effet formidable.&|160;» Mais Swann,mêlant à son ardente conviction d’Israélite la modérationdiplomatique du mondain, dont il avait trop pris les habitudes pourpouvoir si tardivement s’en défaire, refusa d’autoriser Bloch àenvoyer au Prince, même comme spontanément, une circulaire àsigner. «&|160;Il ne peut pas faire cela, il ne faut pas demanderl’impossible, répétait Swann. Voilà un homme charmant qui a faitdes milliers de lieues pour venir jusqu’à nous. Il peut nous êtretrès utile. S’il signait votre liste, il se compromettraitsimplement auprès des siens, serait châtié à cause de nous,peut-être se repentirait-il de ses confidences et n’en ferait-ilplus.&|160;» Bien plus, Swann refusa son propre nom. Il le trouvaittrop hébraïque pour ne pas faire mauvais effet. Et puis, s’ilapprouvait tout ce qui touchait à la révision, il ne voulait êtremêlé en rien à la campagne antimilitariste. Il portait, ce qu’iln’avait jamais fait jusque-là, la décoration qu’il avait gagnéecomme tout jeune mobile, en 70, et ajouta à son testament uncodicille pour demander que, contrairement à ses dispositionsprécédentes, des honneurs militaires fussent rendus à son grade dechevalier de la Légion d’honneur. Ce qui assembla, autour del’église de Combray tout un escadron de ces cavaliers sur l’avenirdesquels pleurait autrefois Françoise, quand elle envisageait laperspective d’une guerre. Bref Swann refusa de signer la circulairede Bloch, de sorte que, s’il passait pour un dreyfusard enragé auxyeux de beaucoup, mon camarade le trouva tiède, infecté denationalisme, et cocardier.

Swann me quitta sans me serrer la main pour ne pas être obligéde faire des adieux dans cette salle où il avait trop d’amis, maisil me dit&|160;: «&|160;Vous devriez venir voir votre amieGilberte. Elle a réellement grandi et changé, vous ne lareconnaîtriez pas. Elle serait si heureuse&|160;!&|160;» Jen’aimais plus Gilberte. Elle était pour moi comme une morte qu’on alongtemps pleurée, puis l’oubli est venu, et, si elle ressuscitait,elle ne pourrait plus s’insérer dans une vie qui n’est plus faitepour elle. Je n’avais plus envie de la voir ni même cette envie delui montrer que je ne tenais pas à la voir et que chaque jour,quand je l’aimais, je me promettais de lui témoigner quand je nel’aimerais plus.

Aussi, ne cherchant plus qu’à me donner, vis-à-vis de Gilberte,l’air d’avoir désiré de tout mon cœur la retrouver et d’en avoirété empêché par des circonstances dites «&|160;indépendantes de mavolonté&|160;» et qui ne se produisent en effet, au moins avec unecertaine suite, que quand la volonté ne les contrecarre pas, bienloin d’accueillir avec réserve l’invitation de Swann, je ne lequittai pas qu’il ne m’eût promis d’expliquer en détail à sa filleles contretemps qui m’avaient privé, et me priveraient encore,d’aller la voir. «&|160;Du reste, je vais lui écrire tout à l’heureen rentrant, ajoutai-je. Mais dites-lui bien que c’est une lettrede menaces, car, dans un mois ou deux, je serai tout à fait libre,et alors qu’elle tremble, car je serai chez vous aussi souvent mêmequ’autrefois.&|160;»

Avant de laisser Swann, je lui dis un mot de sa santé.«&|160;Non, ça ne va pas si mal que ça, me répondit-il. D’ailleurs,comme je vous le disais, je suis assez fatigué et accepte d’avanceavec résignation ce qui peut arriver. Seulement, j’avoue que ceserait bien agaçant de mourir avant la fin de l’affaire Dreyfus.Toutes ces canailles-là ont plus d’un tour dans leur sac. Je nedoute pas qu’ils soient finalement vaincus, mais enfin ils sonttrès puissants, ils ont des appuis partout. Dans le moment où ça vale mieux, tout craque. Je voudrais bien vivre assez pour voirDreyfus réhabilité et Picquart colonel.&|160;»

Quand Swann fut parti, je retournai dans le grand salon où setrouvait cette princesse de Guermantes avec laquelle je ne savaispas alors que je dusse être un jour si lié. La passion qu’elle eutpour M. de Charlus ne se découvrit pas d’abord à moi. Je remarquaiseulement que le baron, à partir d’une certaine époque et sans êtrepris contre la princesse de Guermantes d’aucune de ces inimitiésqui chez lui n’étonnaient pas, tout en continuant à avoir pour elleautant, plus d’affection peut-être encore, paraissait mécontent etagacé chaque fois qu’on lui parlait d’elle. Il ne donnait plusjamais son nom dans la liste des personnes avec qui il désiraitdîner.

Il est vrai qu’avant cela j’avais entendu un homme du monde trèsméchant dire que la Princesse était tout à fait changée, qu’elleétait amoureuse de M. de Charlus, mais cette médisance m’avait paruabsurde et m’avait indigné. J’avais bien remarqué avec étonnementque, quand je racontais quelque chose qui me concernait, si aumilieu intervenait M. de Charlus, l’attention de la Princesse semettait aussitôt à ce cran plus serré qui est celui d’un maladequi, nous entendant parler de nous, par conséquent, d’une façondistraite et nonchalante, reconnaît tout d’un coup qu’un nom estcelui du mal dont il est atteint, ce qui à la fois l’intéresse etle réjouit. Telle, si je lui disais&|160;: «&|160;Justement M. deCharlus me racontait… &|160;», la Princesse reprenait en mains lesrênes détendues de son attention. Et une fois, ayant dit devantelle que M. de Charlus avait en ce moment un assez vif sentimentpour une certaine personne, je vis avec étonnement s’insérer dansles yeux de la Princesse ce trait différent et momentané qui tracedans les prunelles comme le sillon d’une fêlure et qui provientd’une pensée que nos paroles, à leur insu, ont agitée en l’être àqui nous parlons, pensée secrète qui ne se traduira pas par desmots, mais qui montera, des profondeurs remuées par nous, à lasurface un instant altérée du regard. Mais si mes paroles avaientému la Princesse, je n’avais pas soupçonné de quelle façon.

D’ailleurs peu de temps après, elle commença à me parler de M.de Charlus, et presque sans détours. Si elle faisait allusion auxbruits que de rares personnes faisaient courir sur le baron,c’était seulement comme à d’absurdes et infâmes inventions. Mais,d’autre part, elle disait&|160;: «&|160;Je trouve qu’une femme quis’éprendrait d’un homme de l’immense valeur de Palamède devraitavoir assez de hauteur de vues, assez de dévouement, pourl’accepter et le comprendre en bloc, tel qu’il est, pour respectersa liberté, ses fantaisies, pour chercher seulement à lui aplanirles difficultés et à le consoler de ses peines.&|160;» Or, par cespropos pourtant si vagues, la princesse de Guermantes révélait cequ’elle cherchait à magnifier, de la même façon que faisait parfoisM. de Charlus lui-même. N’ai-je pas entendu à plusieurs reprises cedernier dire à des gens qui jusque-là étaient incertains si on lecalomniait ou non&|160;: «&|160;Moi, qui ai eu bien des hauts etbien des bas dans ma vie, qui ai connu toute espèce de gens, aussibien des voleurs que des rois, et même je dois dire, avec unelégère préférence pour les voleurs, qui ai poursuivi la beauté soustoutes ses formes, etc… &|160;», et par ces paroles qu’il croyaithabiles, et en démentant des bruits dont on ne soupçonnait pasqu’ils eussent couru (ou pour faire à la vérité, par goût, parmesure, par souci de la vraisemblance une part qu’il était seul àjuger minime), il ôtait leurs derniers doutes sur lui aux uns,inspirait leurs premiers à ceux qui n’en avaient pas encore. Car leplus dangereux de tous les recels, c’est celui de la fauteelle-même dans l’esprit du coupable. La connaissance permanentequ’il a d’elle l’empêche de supposer combien généralement elle estignorée, combien un mensonge complet serait aisément cru, et, enrevanche, de se rendre compte à quel degré de vérité commence pourles autres, dans des paroles qu’il croit innocentes, l’aveu. Etd’ailleurs il aurait eu de toute façon bien tort de chercher à letaire, car il n’y a pas de vices qui ne trouvent dans le grandmonde des appuis complaisants, et l’on a vu bouleverserl’aménagement d’un château pour faire coucher une sœur près de sasœur dès qu’on eut appris qu’elle ne l’aimait pas qu’en sœur. Maisce qui me révéla tout d’un coup l’amour de la Princesse, ce fut unfait particulier et sur lequel je n’insisterai pas ici, car il faitpartie du récit tout autre où M. de Charlus laissa mourir une reineplutôt que de manquer le coiffeur qui devait le friser au petit ferpour un contrôleur d’omnibus devant lequel il se trouvaprodigieusement intimidé. Cependant, pour en finir avec l’amour dela Princesse, disons quel rien m’ouvrit les yeux. J’étais, cejour-là, seul en voiture avec elle. Au moment où nous passionsdevant une poste, elle fit arrêter. Elle n’avait pas emmené devalet de pied. Elle sorti à demi une lettre de son manchon etcommença le mouvement de descendre pour la mettre dans la boîte. Jevoulus l’arrêter, elle se débattit légèrement, et déjà nous nousrendions compte l’un et l’autre que notre premier geste avait été,le sien compromettant en ayant l’air de protéger un secret, le mienindiscret en m’opposant à cette protection. Ce fut elle qui seressaisit le plus vite. Devenant subitement très rouge, elle medonna la lettre, je n’osai plus ne pas la prendre, mais, en lamettant dans la boîte, je vis, sans le vouloir, qu’elle étaitadressée à M. de Charlus.

Pour revenir en arrière et à cette première soirée chez laprincesse de Guermantes, j’allai lui dire adieu, car son cousin etsa cousine me ramenaient et étaient fort pressés, M. de Guermantesvoulait cependant dire au revoir à son frère. Mme deSurgis ayant eu le temps, dans une porte, de dire au duc que M. deCharlus avait été charmant pour elle et pour ses fils, cette grandegentillesse de son frère, et la première que celui-ci eût eue danscet ordre d’idées, toucha profondément Basin et réveilla chez luides sentiments de famille qui ne s’endormaient jamais longtemps. Aumoment où nous disions adieu à la Princesse, il tint, sans direexpressément ses remerciements à M. de Charlus, à lui exprimer satendresse, soit qu’il eût en effet peine à la contenir, soit pourque le baron se souvînt que le genre d’actions qu’il avait eu cesoir ne passait pas inaperçu aux yeux d’un frère, de même que, dansle but de créer pour l’avenir des associations de souvenirssalutaires, on donne du sucre à un chien qui a fait le beau.«&|160;Hé bien&|160;! petit frère, dit le duc en arrêtant M. deCharlus et en le prenant tendrement sous le bras, voilà comment onpasse devant son aîné sans même un petit bonjour. Je ne te voisplus, Mémé, et tu ne sais pas comme cela me manque. En cherchant devieilles lettres j’en ai justement retrouvé de la pauvre maman quisont toutes si tendres pour toi. – Merci, Basin, répondit M. deCharlus d’une voix altérée, car il ne pouvait jamais parler sansémotion de leur mère. – Tu devrais te décider à me laissert’installer un pavillon à Guermantes, reprit le duc.&|160;»«&|160;C’est gentil de voir les deux frères si tendres l’un avecl’autre, dit la Princesse à Oriane. – Ah&|160;! ça, je ne crois pasqu’on puisse trouver beaucoup de frères comme cela. Je vousinviterai avec lui, me promit-elle. Vous n’êtes pas mal aveclui&|160;?… Mais qu’est-ce qu’ils peuvent avoir à se dire&|160;»,ajouta-t-elle d’un ton inquiet, car elle entendait imparfaitementleurs paroles. Elle avait toujours eu une certaine jalousie duplaisir que M. de Guermantes éprouvait à causer avec son frère d’unpassé à distance duquel il tenait un peu sa femme. Elle sentaitque, quand ils étaient heureux d’être ainsi l’un près de l’autre etque, ne retenant plus son impatiente curiosité, elle venait sejoindre à eux, son arrivée ne leur faisait pas plaisir. Mais, cesoir, à cette jalousie habituelle s’en ajoutait une autre. Car siMme de Surgis avait raconté à M. de Guermantes lesbontés qu’avait eues son frère, afin qu’il l’en remerciât, en mêmetemps des amies dévouées du couple Guermantes avaient cru devoirprévenir la duchesse que la maîtresse de son mari avait été vue entête à tête avec le frère de celui-ci. Et Mme deGuermantes en était tourmentée. «&|160;Rappelle-toi comme nousétions heureux jadis à Guermantes, reprit le duc en s’adressant àM. de Charlus. Si tu y venais quelquefois l’été, nous reprendrionsnotre bonne vie. Te rappelles-tu le vieux père Courveau&|160;:«&|160;Pourquoi est-ce que Pascal est troublant&|160;? parce qu’ilest trou… trou… – Blé&|160;», prononça M. de Charlus comme s’ilrépondait encore à son professeur. – «&|160;Et pourquoi est-ce quePascal est troublé&|160;? parce qu’il est trou… parce qu’il esttrou… – Blanc. – Très bien, vous serez reçu, vous aurezcertainement une mention, et Mme la duchesse vousdonnera un dictionnaire chinois.&|160;» Si je me rappelle, monpetit Mémé&|160;! Et la vieille potiche que t’avait rapportéeHervey de Saint-Denis, je la vois encore. Tu nous menaçais d’allerpasser définitivement ta vie en Chine tant tu étais épris de cepays&|160;; tu aimais déjà faire de longues vadrouilles. Ah&|160;!tu as été un type spécial, car on peut dire qu’en rien tu n’asjamais eu les goûts de tout le monde… &|160;» Mais à peine avait-ildit ces mots que le duc piqua ce qu’on appelle un soleil, car ilconnaissait, sinon les mœurs, du moins la réputation de son frère.Comme il ne lui en parlait jamais, il était d’autant plus gênéd’avoir dit quelque chose qui pouvait avoir l’air de s’y rapporter,et plus encore d’avoir paru gêné. Après une seconde desilence&|160;: «&|160;Qui sait, dit-il pour effacer ses dernièresparoles, tu étais peut-être amoureux d’une Chinoise avant d’aimertant de blanches et de leur plaire, si j’en juge par une certainedame à qui tu as fait bien plaisir ce soir en causant avec elle.Elle a été ravie de toi.&|160;» Le duc s’était promis de ne pasparler de Mme de Surgis, mais, au milieu du désarroi quela gaffe qu’il avait faite venait de jeter dans ses idées, ils’était jeté sur la plus voisine, qui était précisément celle quine devait pas paraître dans l’entretien, quoiqu’elle l’eût motivé.Mais M. de Charlus avait remarqué la rougeur de son frère. Et,comme les coupables qui ne veulent pas avoir l’air embarrassé qu’onparle devant eux du crime qu’ils sont censés ne pas avoir commis etcroient devoir prolonger une conversation périlleuse&|160;:«&|160;J’en suis charmé, lui répondit-il, mais je tiens à revenirsur ta phrase précédente, qui me semble profondément vraie. Tudisais que je n’ai jamais eu les idées de tout le monde&|160;;comme c’est juste&|160;! tu disais que j’avais des goûts spéciaux.– Mais non&|160;», protesta M. de Guermantes, qui, en effet,n’avait pas dit ces mots et ne croyait peut-être pas chez son frèreà la réalité de ce qu’ils désignent. Et, d’ailleurs, se croyait-ille droit de le tourmenter pour des singularités qui en tout casétaient restées assez douteuses ou assez secrètes pour ne nuire enrien à l’énorme situation du baron&|160;? Bien plus, sentant quecette situation de son frère allait se mettre au service de sesmaîtresses, le duc se disait que cela valait bien quelquescomplaisances en échange&|160;; eût-il à ce moment connu quelqueliaison «&|160;spéciale&|160;» de son frère que, dans l’espoir del’appui que celui-ci lui prêterait, espoir uni au pieux souvenir dutemps passé, M. de Guermantes eût passé dessus, fermant les yeuxsur elle, et au besoin prêtant la main. «&|160;Voyons, Basin&|160;;bonsoir, Palamède, dit la duchesse qui, rongée de rage et decuriosité, n’y pouvait plus tenir, si vous avez décidé de passer lanuit ici, il vaut mieux que nous restions à souper. Vous nous tenezdebout, Marie et moi, depuis une demi-heure.&|160;» Le duc quittason frère après une significative étreinte et nous descendîmes toustrois l’immense escalier de l’hôtel de la Princesse.

Des deux côtés, sur les marches les plus hautes, étaientrépandus des couples qui attendaient que leur voiture fût avancée.Droite, isolée, ayant à ses côtés son mari et moi, la duchesse setenait à gauche de l’escalier, déjà enveloppée dans son manteau àla Tiepolo, le col enserré dans le fermoir de rubis, dévorée desyeux par des femmes, des hommes, qui cherchaient à surprendre lesecret de son élégance et de sa beauté. Attendant sa voiture sur lemême degré de l’escalier que Mme de Guermantes, mais àl’extrémité opposée, Mme de Gallardon, qui avait perdudepuis longtemps tout espoir d’avoir jamais la visite de sacousine, tournait le dos pour ne pas avoir l’air de la voir, etsurtout pour ne pas offrir la preuve que celle-ci ne la saluaitpas. Mme de Gallardon était de fort méchante humeurparce que des messieurs qui étaient avec elle avaient cru devoirlui parler d’Oriane&|160;: «&|160;Je ne tiens pas du tout à lavoir, leur avait-elle répondu, je l’ai, du reste, aperçue tout àl’heure, elle commence à vieillir&|160;; il paraît qu’elle ne peutpas s’y faire. Basin lui-même le dit. Et dame&|160;! je comprendsça, parce que, comme elle n’est pas intelligente, qu’elle estméchante comme une teigne et qu’elle a mauvaise façon, elle sentbien que, quand elle ne sera plus belle, il ne lui restera rien dutout.&|160;»

J’avais mis mon pardessus, ce que M. de Guermantes, quicraignait les refroidissements, blâma, en descendant avec moi, àcause de la chaleur qu’il faisait. Et la génération de nobles qui aplus ou moins passé par Monseigneur Dupanloup parle un si mauvaisfrançais (excepté les Castellane), que le duc exprima ainsi sapensée&|160;: «&|160;Il vaut mieux ne pas être couvert avantd’aller dehors, du moins en thèse générale.&|160;» Jerevois toute cette sortie, je revois, si ce n’est pas à tort que jele place sur cet escalier, portrait détaché de son cadre, le princede Sagan, duquel ce dut être la dernière soirée mondaine, sedécouvrant pour présenter ses hommages à la duchesse, avec une siample révolution du chapeau haut de forme dans sa main gantée deblanc, qui répondait au gardénia de la boutonnière, qu’ons’étonnait que ce ne fût pas un feutre à plume de l’ancien régime,duquel plusieurs visages ancestraux étaient exactement reproduitsdans celui de ce grand seigneur. Il ne resta qu’un peu de tempsauprès d’elle, mais ses poses, même d’un instant, suffisaient àcomposer tout un tableau vivant et comme une scène historique.D’ailleurs, comme il est mort depuis, et que je ne l’avais de sonvivant qu’aperçu, il est tellement devenu pour moi un personnaged’histoire, d’histoire mondaine du moins, qu’il m’arrive dem’étonner en pensant qu’une femme, qu’un homme que je connais sontsa sœur et son neveu.

Pendant que nous descendions l’escalier, le montait, avec un airde lassitude qui lui seyait, une femme qui paraissait unequarantaine d’années bien qu’elle eût davantage. C’était laprincesse d’Orvillers, fille naturelle, disait-on, du duc de Parme,et dont la douce voix se scandait d’un vague accent autrichien.Elle s’avançait, grande, inclinée, dans une robe de soie blanche àfleurs, laissant battre sa poitrine délicieuse, palpitante etfourbue, à travers un harnais de diamants et de saphirs. Tout ensecouant la tête comme une cavale de roi qu’eût embarrassée sonlicol de perles, d’une valeur inestimable et d’un poids incommode,elle posait çà et là ses regards doux et charmants, d’un bleu qui,au fur et à mesure qu’il commençait à s’user, devenait pluscaressant encore, et faisait à la plupart des invités qui s’enallaient un signe de tête amical. «&|160;Vous arrivez à une jolieheure, Paulette&|160;! dit la duchesse. – Ah&|160;! j’ai un telregret&|160;! Mais vraiment il n’y a pas eu la possibilitématérielle&|160;», répondit la princesse d’Orvillers qui avait prisà la duchesse de Guermantes ce genre de phrases, mais y ajoutait sadouceur naturelle et l’air de sincérité donné par l’énergie d’unaccent lointainement tudesque dans une voix si tendre. Elle avaitl’air de faire allusion à des complications de vie trop longues àdire, et non vulgairement à des soirées, bien qu’elle revînt en cemoment de plusieurs. Mais ce n’était pas elles qui la forçaient devenir si tard. Comme le prince de Guermantes avait pendant delongues années empêché sa femme de recevoir Mmed’Orvillers, celle-ci, quand l’interdit fut levé, se contenta derépondre aux invitations, pour ne pas avoir l’air d’en avoir soif,par des simples cartes déposées. Au bout de deux ou trois ans decette méthode, elle venait elle-même, mais très tard, comme aprèsle théâtre. De cette façon, elle se donnait l’air de ne tenirnullement à la soirée, ni à y être vue, mais simplement de venirfaire une visite au Prince et à la Princesse, rien que pour eux,par sympathie, au moment où, les trois quarts des invités déjàpartis, elle «&|160;jouirait mieux d’eux&|160;». «&|160;Oriane estvraiment tombée au dernier degré, ronchonna Mme deGallardon. Je ne comprends pas Basin de la laisser parler àMme d’Orvillers. Ce n’est pas M. de Gallardon qui m’eûtpermis cela.&|160;» Pour moi, j’avais reconnu en Mmed’Orvillers la femme qui, près de l’hôtel Guermantes, me lançait delongs regards langoureux, se retournait, s’arrêtait devant lesglaces des boutiques. Mme de Guermantes me présenta,Mme d’Orvillers fut charmante, ni trop aimable, nipiquée. Elle me regarda comme tout le monde, de ses yeux doux… Maisje ne devais plus jamais, quand je la rencontrerais, recevoird’elle une seule de ces avances où elle avait semblé s’offrir. Il ya des regards particuliers et qui ont l’air de vous reconnaître,qu’un jeune homme ne reçoit jamais de certaines femmes – et decertains hommes – que jusqu’au jour où ils vous connaissent etapprennent que vous êtes l’ami de gens avec qui ils sont liésaussi.

On annonça que la voiture était avancée. Mme deGuermantes prit sa jupe rouge comme pour descendre et monter envoiture, mais, saisie peut-être d’un remords, ou du désir de faireplaisir et surtout de profiter de la brièveté que l’empêchementmatériel de le prolonger imposait à un acte aussi ennuyeux, elleregarda Mme de Gallardon&|160;; puis, comme si ellevenait seulement de l’apercevoir, prise d’une inspiration, elleretraversa, avant de descendre, toute la longueur du degré et,arrivée à sa cousine ravie, lui tendit la main. «&|160;Comme il y alongtemps&|160;», lui dit la duchesse qui, pour ne pas avoir àdévelopper tout ce qu’était censé contenir de regrets et delégitimes excuses cette formule, se tourna d’un air effrayé vers leduc, lequel, en effet, descendu avec moi vers la voiture, tempêtaiten voyant que sa femme était partie vers Mme deGallardon et interrompait la circulation des autres voitures.«&|160;Oriane est tout de même encore bien belle&|160;! ditMme de Gallardon. Les gens m’amusent quand ils disentque nous sommes en froid&|160;; nous pouvons, pour des raisons oùnous n’avons pas besoin de mettre les autres, rester des annéessans nous voir, nous avons trop de souvenirs communs pour pouvoirjamais être séparées, et, au fond, elle sait bien qu’elle m’aimeplus que tant des gens qu’elle voit tous les jours et qui ne sontpas de son rang.&|160;» Mme de Gallardon était en effetcomme ces amoureux dédaignés qui veulent à toute force faire croirequ’ils sont plus aimés que ceux que choie leur belle. Et (par leséloges que, sans souci de la contradiction avec ce qu’elle avaitdit peu avant, elle prodigua en parlant de la duchesse deGuermantes) elle prouva indirectement que celle-ci possédait à fondles maximes qui doivent guider dans sa carrière une grande élégantelaquelle, dans le moment même où sa plus merveilleuse toiletteexcite, à côté de l’admiration, l’envie, doit savoir traverser toutun escalier pour la désarmer. «&|160;Faites au moins attention dene pas mouiller vos souliers&|160;» (il avait tombé une petitepluie d’orage), dit le duc, qui était encore furieux d’avoirattendu.

Pendant le retour, à cause de l’exiguïté du coupé, les souliersrouges se trouvèrent forcément peu éloignés des miens, etMme de Guermantes, craignant même qu’ils ne les eussenttouchés, dit au duc&|160;: «&|160;Ce jeune homme va être obligé deme dire comme je ne sais plus quelle caricature&|160;:«&|160;Madame, dites-moi tout de suite que vous m’aimez, mais ne memarchez pas sur les pieds comme cela.&|160;» Ma pensée d’ailleursétait assez loin de Mme de Guermantes. Depuis queSaint-Loup m’avait parlé d’une jeune fille de grande naissance quiallait dans une maison de passe et de la femme de chambre de labaronne Putbus, c’était dans ces deux personnes que, faisant bloc,s’étaient résumés les désirs que m’inspiraient chaque jour tant debeautés de deux classes, d’une part les vulgaires et magnifiques,les majestueuses femmes de chambre de grande maison enfléesd’orgueil et qui disent «&|160;nous&|160;» en parlant desduchesses, d’autre part ces jeunes filles dont il me suffisaitparfois, même sans les avoir vues passer en voiture ou à pied,d’avoir lu le nom dans un compte rendu de bal pour que j’endevinsse amoureux et qu’ayant consciencieusement cherché dansl’annuaire des châteaux où elles passaient l’été (bien souvent enme laissant égarer par un nom similaire) je rêvasse tour à tourd’aller habiter les plaines de l’Ouest, les dunes du Nord, les boisde pins du Midi. Mais j’avais beau fondre toute la matièrecharnelle la plus exquise pour composer, selon l’idéal que m’enavait tracé Saint-Loup, la jeune fille légère et la femme dechambre de Mme Putbus, il manquait à mes deux beautéspossédables ce que j’ignorerais tant que je ne les aurais pasvues&|160;: le caractère individuel. Je devais m’épuiser vainementà rechercher à me figurer, pendant les mois où j’eusse préféré unefemme de chambre, celle de Mme Putbus. Mais quelletranquillité, après avoir été perpétuellement troublé par mesdésirs inquiets pour tant d’êtres fugitifs dont souvent je nesavais même pas le nom, qui étaient en tout cas si difficiles àretrouver, encore plus à connaître, impossibles peut-être àconquérir, d’avoir prélevé sur toute cette beauté éparse, fugitive,anonyme, deux spécimens de choix munis de leur fiche signalétiqueet que j’étais du moins certain de me procurer quand je levoudrais. Je reculais l’heure de me mettre à ce double plaisir,comme celle du travail, mais la certitude de l’avoir quand jevoudrais me dispensait presque de le prendre, comme ces cachetssoporifiques qu’il suffit d’avoir à la portée de la main pourn’avoir pas besoin d’eux et s’endormir. Je ne désirais dansl’univers que deux femmes dont je ne pouvais, il est vrai, arriverà me représenter le visage, mais dont Saint-Loup m’avait appris lesnoms et garanti la complaisance. De sorte que, s’il avait par sesparoles de tout à l’heure fourni un rude travail à mon imagination,il avait par contre procuré une appréciable détente, un reposdurable à ma volonté.

«&|160;Hé bien&|160;! me dit la duchesse, en dehors de vos bals,est-ce que je ne peux vous être d’aucune utilité&|160;? Avez-voustrouvé un salon où vous aimeriez que je vous présente&|160;?&|160;»Je lui répondis que je craignais que le seul qui me fît envie nefût trop peu élégant pour elle. «&|160;Qui est-ce&|160;?&|160;»demanda-t-elle d’une voix menaçante et rauque, sans presque ouvrirla bouche. «&|160;La baronne Putbus.&|160;» Cette fois-ci ellefeignit une véritable colère. «&|160;Ah&|160;! non, ça, parexemple, je crois que vous vous fichez de moi. Je ne sais même paspar quel hasard je sais le nom de ce chameau. Mais c’est la lie dela société. C’est comme si vous me demandiez de vous présenter à mamercière. Et encore non, car ma mercière est charmante. Vous êtesun peu fou, mon pauvre petit. En tout cas, je vous demande en grâced’être poli avec les personnes à qui je vous ai présenté, de leurmettre des cartes, d’aller les voir et de ne pas leur parler de labaronne Putbus, qui leur est inconnue.&|160;» Je demandai siMme d’Orvillers n’était pas un peu légère.«&|160;Oh&|160;! pas du tout, vous confondez, elle serait plutôtbégueule. N’est-ce pas, Basin&|160;? – Oui, en tout cas je ne croispas qu’il y ait jamais rien à dire sur elle&|160;», dit le duc.

«&|160;Vous ne voulez pas venir avec nous à la redoute&|160;? medemanda-t-il. Je vous prêterais un manteau vénitien et je saisquelqu’un à qui cela ferait bougrement plaisir, à Oriane d’abord,cela ce n’est pas la peine de le dire&|160;; mais à la princesse deParme. Elle chante tout le temps vos louanges, elle ne jure que parvous. Vous avez la chance – comme elle est un peu mûre – qu’ellesoit d’une pudicité absolue. Sans cela elle vous auraitcertainement pris comme sigisbée, comme on disait dans ma jeunesse,une espèce de cavalier servant.&|160;»

Je ne tenais pas à la redoute, mais au rendez-vous avecAlbertine. Aussi je refusai. La voiture s’était arrêtée, le valetde pied demanda la porte cochère, les chevaux piaffèrent jusqu’à cequ’elle fût ouverte toute grande, et la voiture s’engagea dans lacour. «&|160;À la revoyure, me dit le duc. – J’ai quelquefoisregretté de demeurer aussi près de Marie, me dit la duchesse, parceque, si je l’aime beaucoup, j’aime un petit peu moins la voir. Maisje n’ai jamais regretté cette proximité autant que ce soir puisquecela me fait rester si peu avec vous. – Allons, Oriane, pas dediscours.&|160;» La duchesse aurait voulu que j’entrasse un instantchez eux. Elle rit beaucoup, ainsi que le duc, quand je dis que jene pouvais pas parce qu’une jeune fille devait précisément venir mefaire une visite maintenant. «&|160;Vous avez une drôle d’heurepour recevoir vos visites, me dit-elle. – Allons, mon petit,dépêchons-nous, dit M. de Guermantes à sa femme. Il est minuitmoins le quart et le temps de nous costumer… &|160;» Il se heurtadevant sa porte, sévèrement gardée par elles, aux deux dames àcanne qui n’avaient pas craint de descendre nuitamment de leur cimeafin d’empêcher un scandale. «&|160;Basin, nous avons tenu à vousprévenir, de peur que vous ne soyez vu à cette redoute&|160;: lepauvre Amanien vient de mourir, il y a une heure.&|160;» Le duc eutun instant d’alarme. Il voyait la fameuse redoute s’effondrer pourlui du moment que, par ces maudites montagnardes, il était avertide la mort de M. d’Osmond. Mais il se ressaisit bien vite et lançaaux deux cousines ce mot où il faisait entrer, avec ladétermination de ne pas renoncer à un plaisir, son incapacitéd’assimiler exactement les tours de la langue française&|160;:«&|160;Il est mort&|160;! Mais non, on exagère, onexagère&|160;!&|160;» Et sans plus s’occuper des deux parentes qui,munies de leurs alpenstocks, allaient faire l’ascension dans lanuit, il se précipita aux nouvelles en interrogeant son valet dechambre&|160;: «&|160;Mon casque est bien arrivé&|160;? – Oui,monsieur le duc. – Il y a bien un petit trou pour respirer&|160;?Je n’ai pas envie d’être asphyxié, que diable&|160;! – Oui,monsieur le duc. – Ah&|160;! tonnerre de Dieu, c’est un soir demalheur. Oriane, j’ai oublié de demander à Babal si les souliers àla poulaine étaient pour vous&|160;! – Mais, mon petit, puisque lecostumier de l’Opéra-Comique est là, il nous le dira. Moi, je necrois pas que ça puisse aller avec vos éperons. – Allons trouver lecostumier, dit le duc. Adieu, mon petit, je vous dirais biend’entrer avec nous pendant que nous essaierons, pour vous amuser.Mais nous causerions, il va être minuit et il faut que nousn’arrivions pas en retard pour que la fête soitcomplète.&|160;»

Moi aussi j’étais pressé de quitter M. et Mme deGuermantes au plus vite. Phèdre finissait vers onze heureset demie. Le temps de venir, Albertine devait être arrivée. J’allaidroit à Françoise&|160;: «&|160;Mlle Albertine estlà&|160;? – Personne n’est venu.&|160;»

Mon Dieu, cela voulait-il dire que personne ne viendrait&|160;!J’étais tourmenté, la visite d’Albertine me semblant maintenantd’autant plus désirable qu’elle était moins certaine.

Françoise était ennuyée aussi, mais pour une tout autre raison.Elle venait d’installer sa fille à table pour un succulent repas.Mais en m’entendant venir, voyant le temps lui manquer pour enleverles plats et disposer des aiguilles et du fil comme s’il s’agissaitd’un ouvrage et non d’un souper&|160;: «&|160;Elle vient de prendreune cuillère de soupe, me dit Françoise, je l’ai forcée de sucer unpeu de carcasse&|160;», pour diminuer ainsi jusqu’à rien le souperde sa fille, et comme si ç’avait été coupable qu’il fût copieux.Même au déjeuner ou au dîner, si je commettais la faute d’entrerdans la cuisine, Françoise faisait semblant qu’on eût fini ets’excusait même en disant&|160;: «&|160;J’avais voulu manger unmorceau ou une bouchée.&|160;» Mais on était viterassuré en voyant la multitude des plats qui couvraient la table etque Françoise, surprise par mon entrée soudaine, comme unmalfaiteur qu’elle n’était pas, n’avait pas eu le temps de fairedisparaître. Puis elle ajouta&|160;: «&|160;Allons, va te coucher,tu as assez travaillé comme cela aujourd’hui (car elle voulait quesa fille eût l’air non seulement de ne nous coûter rien, de vivrede privations, mais encore de se tuer au travail pour nous). Tu nefais qu’encombrer la cuisine et surtout gêner Monsieur qui attendde la visite. Allons, monte&|160;», reprit-elle, comme si elleétait obligée d’user de son autorité pour envoyer coucher sa fillequi, du moment que le souper était raté, n’était plus là que pourla frime et, si j’étais resté cinq minutes encore, eût d’elle-mêmedécampé. Et se tournant vers moi, avec ce beau français populaireet pourtant un peu individuel qui était le sien&|160;:«&|160;Monsieur ne voit pas que l’envie de dormir lui coupe lafigure.&|160;» J’étais resté ravi de ne pas avoir à causer avec lafille de Françoise.

J’ai dit qu’elle était d’un petit pays qui était tout voisin decelui de sa mère, et pourtant différent par la nature du terrain,les cultures, le patois, par certaines particularités deshabitants, surtout. Ainsi la «&|160;bouchère&|160;» et la nièce deFrançoise s’entendaient fort mal, mais avaient ce point commun,quand elles partaient faire une course, de s’attarder des heures«&|160;chez la sœur&|160;» ou «&|160;chez la cousine&|160;», étantd’elles-mêmes incapables de terminer une conversation, conversationau cours de laquelle le motif qui les avait fait sortirs’évanouissait au point que si on leur disait à leur retour&|160;:«&|160;Hé bien, M. le marquis de Norpois sera-t-il visible à sixheures un quart&|160;», elles ne se frappaient même pas le front endisant&|160;: «&|160;Ah&|160;! j’ai oublié&|160;», mais&|160;:«&|160;Ah&|160;! je n’ai pas compris que monsieur avait demandécela, je croyais qu’il fallait seulement lui donner lebonjour.&|160;» Si elles «&|160;perdaient la boule&|160;» de cettefaçon pour une chose dite une heure auparavant, en revanche ilétait impossible de leur ôter de la tête ce qu’elles avaient unefois entendu dire par la sœur ou par la cousine. Ainsi, si labouchère avait entendu dire que les Anglais nous avaient fait laguerre en 70 en même temps que les Prussiens, et que j’eusse eubeau expliquer que ce fait était faux, toutes les trois semaines labouchère me répétait au cours d’une conversation&|160;:«&|160;C’est cause à cette guerre que les Anglais nous ont faite en70 en même temps que les Prussiens. – Mais je vous ai dit cent foisque vous vous trompez.&|160;» Elle répondait, ce qui impliquait querien n’était ébranlé dans sa conviction&|160;: «&|160;En tout cas,ce n’est pas une raison pour leur en vouloir. Depuis 70, il a couléde l’eau sous les ponts, etc.&|160;» Une autre fois, prônant uneguerre avec l’Angleterre, que je désapprouvais, elle disait&|160;:«&|160;Bien sûr, vaut toujours mieux pas de guerre&|160;; maispuisqu’il le faut, vaut mieux y aller tout de suite. Comme l’aexpliqué tantôt la sœur, depuis cette guerre que les Anglais nousont faite en 70, les traités de commerce nous ruinent. Après qu’onles aura battus, on ne laissera plus entrer en France un seulAnglais sans payer trois cents francs d’entrée, comme nousmaintenant pour aller en Angleterre.&|160;»

Tel était, en dehors de beaucoup d’honnêteté et, quand ilsparlaient, d’une sourde obstination à ne pas se laisserinterrompre, à reprendre vingt fois là où ils en étaient si on lesinterrompait, ce qui finissait par donner à leurs propos lasolidité inébranlable d’une fugue de Bach, le caractère deshabitants dans ce petit pays qui n’en comptait pas cinq cents etque bordaient ses châtaigniers, ses saules, ses champs de pommes deterre et de betteraves.

La fille de Françoise, au contraire, parlait, se croyant unefemme d’aujourd’hui et sortie des sentiers trop anciens, l’argotparisien et ne manquait aucune des plaisanteries adjointes.Françoise lui ayant dit que je venais de chez une princesse&|160;:«&|160;Ah&|160;! sans doute une princesse à la noix de coco.&|160;»Voyant que j’attendais une visite, elle fit semblant de croire queje m’appelais Charles. Je lui répondis naïvement que non, ce quilui permit de placer&|160;: «&|160;Ah&|160;! je croyais&|160;! Etje me disais Charles attend (charlatan).&|160;» Ce n’était pas detrès bon goût. Mais je fus moins indifférent lorsque, commeconsolation du retard d’Albertine, elle me dit&|160;: «&|160;Jecrois que vous pouvez l’attendre à perpète. Elle ne viendra plus.Ah&|160;! nos gigolettes d’aujourd’hui&|160;!&|160;»

Ainsi son parler différait de celui de sa mère&|160;; mais, cequi est plus curieux, le parler de sa mère n’était pas le même quecelui de sa grand’mère, native de Bailleau-le-Pin, qui était siprès du pays de Françoise. Pourtant les patois différaientlégèrement comme les deux paysages. Le pays de la mère deFrançoise, en pente et descendant à un ravin, était fréquenté parles saules. Et, très loin de là, au contraire, il y avait en Franceune petite région où on parlait presque tout à fait le même patoisqu’à Méséglise. J’en fis la découverte en même temps que j’enéprouvai l’ennui. En effet, je trouvai une fois Françoise en grandeconversation avec une femme de chambre de la maison, qui était dece pays et parlait ce patois. Elles se comprenaient presque, je neles comprenais pas du tout, elles le savaient et ne cessaient paspour cela, excusées, croyaient-elles, par la joie d’être paysesquoique nées si loin l’une de l’autre, de continuer à parler devantmoi cette langue étrangère, comme lorsqu’on ne veut pas êtrecompris. Ces pittoresques études de géographie linguistique et decamaraderie ancillaire se poursuivirent chaque semaine dans lacuisine, sans que j’y prisse aucun plaisir.

Comme, chaque fois que la porte cochère s’ouvrait, la conciergeappuyait sur un bouton électrique qui éclairait l’escalier, etcomme il n’y avait pas de locataires qui ne fussent rentrés, jequittai immédiatement la cuisine et revins m’asseoir dansl’antichambre, épiant, là où la tenture un peu trop étroite, qui necouvrait pas complètement la porte vitrée de notre appartement,laissait passer la sombre raie verticale faite par lademi-obscurité de l’escalier. Si tout d’un coup cette raie devenaitd’un blond doré, c’est qu’Albertine viendrait d’entrer en bas etserait dans deux minutes près de moi&|160;; personne d’autre nepouvait plus venir à cette heure-là. Et je restais, ne pouvantdétacher mes yeux de la raie qui s’obstinait à demeurersombre&|160;; je me penchais tout entier pour être sûr de bienvoir&|160;; mais j’avais beau regarder, le noir trait vertical,malgré mon désir passionné, ne me donnait pas l’enivranteallégresse que j’aurais eue si je l’avais vu changé, par unenchantement soudain et significatif, en un lumineux barreau d’or.C’était bien de l’inquiétude pour cette Albertine à laquelle jen’avais pas pensé trois minutes pendant la soirée Guermantes&|160;!Mais, réveillant les sentiments d’attente jadis éprouvés à proposd’autres jeunes filles, surtout de Gilberte, quand elle tardait àvenir, la privation possible d’un simple plaisir physique mecausait une cruelle souffrance morale.

Il me fallut rentrer dans ma chambre. Françoise m’y suivit. Elletrouvait, comme j’étais revenu de ma soirée, qu’il était inutileque je gardasse la rose que j’avais à la boutonnière et vint pourme l’enlever. Son geste, en me rappelant qu’Albertine pouvait neplus venir, et en m’obligeant aussi à confesser que je désiraisêtre élégant pour elle, me causa une irritation qui fut redoubléedu fait qu’en me dégageant violemment, je froissai la fleur et queFrançoise me dit&|160;: «&|160;Il aurait mieux valu me la laisserôter plutôt que non pas la gâter ainsi.&|160;» D’ailleurs, sesmoindres paroles m’exaspéraient. Dans l’attente, on souffre tant del’absence de ce qu’on désire qu’on ne peut supporter une autreprésence.

Françoise sortie de la chambre, je pensai que, si c’était pouren arriver maintenant à avoir de la coquetterie à l’égardd’Albertine, il était bien fâcheux que je me fusse montré tant defois à elle si mal rasé, avec une barbe de plusieurs jours, lessoirs où je la laissais venir pour recommencer nos caresses. Jesentais qu’insoucieuse de moi, elle me laissait seul. Pour embellirun peu ma chambre, si Albertine venait encore, et parce que c’étaitune des plus jolies choses que j’avais, je remis, pour la premièrefois depuis des années, sur la table qui était auprès de mon lit,ce portefeuille orné de turquoises que Gilberte m’avait fait fairepour envelopper la plaquette de Bergotte et que, si longtemps,j’avais voulu garder avec moi pendant que je dormais, à côté de labille d’agate. D’ailleurs, autant peut-être qu’Albertine, toujourspas venue, sa présence en ce moment dans un «&|160;ailleurs&|160;»qu’elle avait évidemment trouvé plus agréable, et que je neconnaissais pas, me causait un sentiment douloureux qui, malgré ceque j’avais dit, il y avait à peine une heure, à Swann, sur monincapacité d’être jaloux, aurait pu, si j’avais vu mon amie à desintervalles moins éloignés, se changer en un besoin anxieux desavoir où, avec qui, elle passait son temps. Je n’osais pas envoyerchez Albertine, il était trop tard, mais dans l’espoir que, soupantpeut-être avec des amies, dans un café, elle aurait l’idée de metéléphoner, je tournai le commutateur et, rétablissant lacommunication dans ma chambre, je la coupai entre le bureau depostes et la loge du concierge à laquelle il était relié d’habitudeà cette heure-là. Avoir un récepteur dans le petit couloir oùdonnait la chambre de Françoise eût été plus simple, moinsdérangeant, mais inutile. Les progrès de la civilisation permettentà chacun de manifester des qualités insoupçonnées ou de nouveauxvices qui les rendent plus chers ou plus insupportables à leursamis. C’est ainsi que la découverte d’Edison avait permis àFrançoise d’acquérir un défaut de plus, qui était de se refuser,quelque utilité, quelque urgence qu’il y eût, à se servir dutéléphone. Elle trouvait le moyen de s’enfuir quand on voulait lelui apprendre, comme d’autres au moment d’être vaccinés. Aussi letéléphone était-il placé dans ma chambre, et, pour qu’il ne gênâtpas mes parents, sa sonnerie était remplacée par un simple bruit detourniquet. De peur de ne pas l’entendre, je ne bougeais pas. Monimmobilité était telle que, pour la première fois depuis des mois,je remarquai le tic tac de la pendule. Françoise vint arranger deschoses. Elle causait avec moi, mais je détestais cetteconversation, sous la continuité uniformément banale de laquellemes sentiments changeaient de minute en minute, passant de lacrainte à l’anxiété&|160;; de l’anxiété à la déception complète.Différent des paroles vaguement satisfaites que je me croyaisobligé de lui adresser, je sentais mon visage si malheureux que jeprétendis que je souffrais d’un rhumatisme pour expliquer ledésaccord entre mon indifférence simulée et cette expressiondouloureuse&|160;; puis je craignais que les paroles prononcées,d’ailleurs à mi-voix, par Françoise (non à cause d’Albertine, carelle jugeait passée depuis longtemps l’heure de sa venue possible)risquassent de m’empêcher d’entendre l’appel sauveur qui neviendrait plus. Enfin Françoise alla se coucher&|160;; je larenvoyai avec une rude douceur, pour que le bruit qu’elle ferait ens’en allant ne couvrit pas celui du téléphone. Et je recommençai àécouter, à souffrir&|160;; quand nous attendons, de l’oreille quirecueille les bruits à l’esprit qui les dépouille et les analyse,et de l’esprit au cœur à qui il transmet ses résultats, le doubletrajet est si rapide que nous ne pouvons même pas percevoir sadurée, et qu’il semble que nous écoutions directement avec notrecœur.

J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours plusanxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel&|160;; arrivé aupoint culminant d’une ascension tourmentée dans les spirales de monangoisse solitaire, du fond du Paris populeux et nocturne approchésoudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j’entendis tout à coup,mécanique et sublime, comme dans Tristan l’écharpe agitéeou le chalumeau du pâtre, le bruit de toupie du téléphone. Jem’élançai, c’était Albertine. «&|160;Je ne vous dérange pas en voustéléphonant à une pareille heure&|160;? – Mais non… &|160;», dis-jeen comprimant ma joie, car ce qu’elle disait de l’heure indue étaitsans doute pour s’excuser de venir dans un moment, si tard, nonparce qu’elle n’allait pas venir. «&|160;Est-ce que vousvenez&|160;? demandai-je d’un ton indifférent. – Mais… non, si vousn’avez pas absolument besoin de moi.&|160;» Une partie de moi àlaquelle l’autre voulait se rejoindre était en Albertine. Ilfallait qu’elle vînt, mais je ne le lui dis pas d’abord&|160;;comme nous étions en communication, je me dis que je pourraistoujours l’obliger, à la dernière seconde, soit à venir chez moi,soit à me laisser courir chez elle. «&|160;Oui, je suis près dechez moi, dit-elle, et infiniment loin de chez vous&|160;; jen’avais pas bien lu votre mot. Je viens de le retrouver et j’ai eupeur que vous ne m’attendiez.&|160;» Je sentais qu’elle mentait, etc’était maintenant, dans ma fureur, plus encore par besoin de ladéranger que de la voir que je voulais l’obliger à venir. Mais jetenais d’abord à refuser ce que je tâcherais d’obtenir dansquelques instants. Mais où était-elle&|160;? À ses paroles semêlaient d’autres sons&|160;: la trompe d’un cycliste, la voixd’une femme qui chantait, une fanfare lointaine retentissaientaussi distinctement que la voix chère, comme pour me montrer quec’était bien Albertine dans son milieu actuel qui était près de moien ce moment, comme une motte de terre avec laquelle on a emportétoutes les graminées qui l’entourent. Les mêmes bruits quej’entendais frappaient aussi son oreille et mettaient une entrave àson attention&|160;: détails de vérité, étrangers au sujet,inutiles en eux-mêmes, d’autant plus nécessaires à nous révélerl’évidence du miracle&|160;; traits sobres et charmants,descriptifs de quelque rue parisienne, traits perçants aussi etcruels d’une soirée inconnue qui, au sortir de Phèdre,avaient empêché Albertine de venir chez moi. «&|160;Je commence parvous prévenir que ce n’est pas pour que vous veniez, car, à cetteheure-ci, vous me gêneriez beaucoup… , lui dis-je, je tombe desommeil. Et puis, enfin, mille complications. Je tiens à vous direqu’il n’y avait pas de malentendu possible dans ma lettre. Vousm’avez répondu que c’était convenu. Alors, si vous n’aviez pascompris, qu’est-ce que vous entendiez par là&|160;? – J’ai dit quec’était convenu, seulement je ne me souvenais plus trop de ce quiétait convenu. Mais je vois que vous êtes fâché, cela m’ennuie. Jeregrette d’être allée à Phèdre. Si j’avais su que celaferait tant d’histoires… ajouta-t-elle, comme tous les gens qui, enfaute pour une chose, font semblant de croire que c’est une autrequ’on leur reproche. – Phèdre n’est pour rien dans monmécontentement, puisque c’est moi qui vous ai demandé d’y aller. –Alors, vous m’en voulez, c’est ennuyeux qu’il soit trop tard cesoir, sans cela je serais allée chez vous, mais je viendrai demainou après-demain, pour m’excuser. – Oh&|160;! non, Albertine, jevous en prie, après m’avoir fait perdre une soirée, laissez-moi aumoins la paix les jours suivants. Je ne serai pas libre avant unequinzaine de jours ou trois semaines. Écoutez, si cela vous ennuieque nous restions sur une impression de colère, et, au fond, vousavez peut-être raison, alors j’aime encore mieux, fatigue pourfatigue, puisque je vous ai attendue jusqu’à cette heure-ci et quevous êtes encore dehors, que vous veniez tout de suite, je vaisprendre du café pour me réveiller. – Ce ne serait pas possible deremettre cela à demain&|160;? parce que la difficulté… &|160;» Enentendant ces mots d’excuse, prononcés comme si elle n’allait pasvenir, je sentis qu’au désir de revoir la figure veloutée qui déjàà Balbec dirigeait toutes mes journées vers le moment où, devant lamer mauve de septembre, je serais auprès de cette fleur rose,tentait douloureusement de s’unir un élément bien différent. Ceterrible besoin d’un être, à Combray, j’avais appris à le connaîtreau sujet de ma mère, et jusqu’à vouloir mourir si elle me faisaitdire par Françoise qu’elle ne pourrait pas monter. Cet effort del’ancien sentiment, pour se combiner et ne faire qu’un élémentunique avec l’autre, plus récent, et qui, lui, n’avait pourvoluptueux objet que la surface colorée, la rose carnation d’unefleur de plage, cet effort aboutit souvent à ne faire (au senschimique) qu’un corps nouveau, qui peut ne durer que quelquesinstants. Ce soir-là, du moins, et pour longtemps encore, les deuxéléments restèrent dissociés. Mais déjà, aux derniers mots entendusau téléphone, je commençai à comprendre que la vie d’Albertineétait située (non pas matériellement sans doute) à une telledistance de moi qu’il m’eût fallu toujours de fatigantesexplorations pour mettre la main sur elle, mais, de plus, organiséecomme des fortifications de campagne et, pour plus de sûreté, del’espèce de celles que l’on a pris plus tard l’habitude d’appelercamouflées. Albertine, au reste, faisait, à un degré plus élevé dela société, partie de ce genre de personnes à qui la conciergepromet à votre porteur de faire remettre la lettre quand ellerentrera – jusqu’au jour où vous vous apercevez que c’estprécisément elle, la personne rencontrée dehors et à laquelle vousvous êtes permis d’écrire, qui est la concierge. De sorte qu’ellehabite bien – mais dans la loge – le logis qu’elle vous a indiqué(lequel, d’autre part, est une petite maison de passe dont laconcierge est la maquerelle) – et qu’elle donne comme adresse unimmeuble où elle est connue par des complices qui ne vous livrerontpas son secret, d’où on lui fera parvenir vos lettres, mais où ellen’habite pas, où elle a tout au plus laissé des affaires.Existences disposées sur cinq ou six lignes de repli, de sorte que,quand on veut voir cette femme, ou savoir, on est venu frapper tropà droite, ou trop à gauche, ou trop en avant, ou trop en arrière,et qu’on peut pendant des mois, des années, tout ignorer. PourAlbertine, je sentais que je n’apprendrais jamais rien, qu’entre lamultiplicité entremêlée des détails réels et des faits mensongersje n’arriverais jamais à me débrouiller. Et que ce serait toujoursainsi, à moins que de la mettre en prison (mais on s’évade) jusqu’àla fin. Ce soir-là, cette conviction ne fit passer à travers moiqu’une inquiétude, mais où je sentais frémir comme une anticipationde longues souffrances.

–&|160;Mais non, répondis-je, je vous ai déjà dit que je neserais pas libre avant trois semaines, pas plus demain qu’un autrejour. – Bien, alors… je vais prendre le pas de course… c’estennuyeux, parce que je suis chez une amie qui… (Je sentais qu’ellen’avait pas cru que j’accepterais sa proposition de venir, laquellen’était donc pas sincère, et je voulais la mettre au pied du mur.)– Qu’est-ce que ça peut me faire, votre amie&|160;? venez ou nevenez pas, c’est votre affaire, ce n’est pas moi qui vous demandede venir, c’est vous qui me l’avez proposé. – Ne vous fâchez pas,je saute dans un fiacre et je serai chez vous dans dix minutes.

Ainsi, de ce Paris des profondeurs nocturnes duquel avait déjàémané jusque dans ma chambre, mesurant le rayon d’action d’un êtrelointain, une voix qui allait surgir et apparaître, après cettepremière annonciation, c’était cette Albertine que j’avais connuejadis sous le ciel de Balbec, quand les garçons du Grand-Hôtel, enmettant le couvert, étaient aveuglés par la lumière du couchant,que, les vitres étant entièrement tirées, les soufflesimperceptibles du soir passaient librement de la plage, oùs’attardaient les derniers promeneurs, à l’immense salle à mangeroù les premiers dîneurs n’étaient pas assis encore, et que dans laglace placée derrière le comptoir passait le reflet rouge de lacoque et s’attardait longtemps le reflet gris de la fumée dudernier bateau pour Rivebelle. Je ne me demandais plus ce qui avaitpu mettre Albertine en retard, et quand Françoise entra dans machambre me dire&|160;: «&|160;Mademoiselle Albertine est là&|160;»,si je répondis sans même bouger la tête, ce fut seulement pardissimulation&|160;: «&|160;Comment mademoiselle Albertinevient-elle aussi tard&|160;!&|160;» Mais levant alors les yeux surFrançoise comme dans une curiosité d’avoir sa réponse qui devaitcorroborer l’apparente sincérité de ma question, je m’aperçus, avecadmiration et fureur, que, capable de rivaliser avec la Bermaelle-même dans l’art de faire parler les vêtements inanimés et lestraits du visage, Françoise avait su faire la leçon à son corsage,à ses cheveux dont les plus blancs avaient été ramenés à lasurface, exhibés comme un extrait de naissance, à son cou courbépar la fatigue et l’obéissance. Ils la plaignaient d’avoir ététirée du sommeil et de la moiteur du lit, au milieu de la nuit, àson âge, obligée de se vêtir quatre à quatre, au risque de prendreune fluxion de poitrine. Aussi, craignant d’avoir eu l’air dem’excuser de la venue tardive d’Albertine&|160;: «&|160;En toutcas, je suis bien content qu’elle soit venue, tout est pour lemieux&|160;», et je laissai éclater ma joie profonde. Elle nedemeura pas longtemps sans mélange, quand j’eus entendu la réponsede Françoise. Celle-ci, sans proférer aucune plainte, ayant mêmel’air d’étouffer de son mieux une toux irrésistible, et croisantseulement sur elle son châle comme si elle avait froid, commençapar me raconter tout ce qu’elle avait dit à Albertine, n’ayant pasmanqué de lui demander des nouvelles de sa tante. «&|160;Justementj’y disais, monsieur devait avoir crainte que mademoiselle nevienne plus, parce que ce n’est pas une heure pour venir, c’estbientôt le matin. Mais elle devait être dans des endroits qu’elles’amusait bien car elle ne m’a pas seulement dit qu’elle étaitcontrariée d’avoir fait attendre monsieur, elle m’a répondu d’unair de se fiche du monde&|160;: «&|160;Mieux vaut tard quejamais&|160;!&|160;» Et Françoise ajouta ces mots qui me percèrentle cœur&|160;: «&|160;En parlant comme ça elle s’est vendue. Elleaurait peut-être bien voulu se cacher mais… &|160;» Je n’avais pasde quoi être bien étonné. Je viens de dire que Françoise rendaitrarement compte, dans les commissions qu’on lui donnait, sinon dece qu’elle avait dit et sur quoi elle s’étendait volontiers, dumoins de la réponse attendue. Mais, si par exception elle nousrépétait les paroles que nos amis avaient dites, si courtesqu’elles fussent, elle s’arrangerait généralement, au besoin grâceà l’expression, au ton dont elle assurait qu’elles avaient étéaccompagnées, à leur donner quelque chose de blessant. À larigueur, elle acceptait d’avoir subi d’un fournisseur chez qui nousl’avions envoyée une avanie, d’ailleurs probablement imaginaire,pourvu que, s’adressant à elle qui nous représentait, qui avaitparlé en notre nom, cette avanie nous atteignît par ricochet. Iln’eût resté qu’à lui répondre qu’elle avait mal compris, qu’elleétait atteinte de délire de persécution et que tous les commerçantsn’étaient pas ligués contre elle. D’ailleurs leurs sentimentsm’importaient peu. Il n’en était pas de même de ceux d’Albertine.Et en me redisant ces mots ironiques&|160;: «&|160;Mieux vaut tardque jamais&|160;!&|160;» Françoise m’évoqua aussitôt les amis dansla société desquels Albertine avait fini sa soirée, s’y plaisantdonc plus que dans la mienne. «&|160;Elle est comique, elle a unpetit chapeau plat, avec ses gros yeux, ça lui donne un drôled’air, surtout avec son manteau qu’elle aurait bien fait d’envoyerchez l’estoppeuse car il est tout mangé. Elle m’amuse&|160;»,ajouta, comme se moquant d’Albertine, Françoise, qui partageaitrarement mes impressions mais éprouvait le besoin de faireconnaître les siennes. Je ne voulais même pas avoir l’air decomprendre que ce rire signifiait le dédain de la moquerie, mais,pour rendre coup pour coup, je répondis à Françoise, bien que je neconnusse pas le petit chapeau dont elle parlait&|160;: «&|160;Ceque vous appelez «&|160;petit chapeau plat&|160;» est quelque chosede simplement ravissant… – C’est-à-dire que c’est trois foisrien&|160;», dit Françoise en exprimant, franchement cette fois,son véritable mépris. Alors (d’un ton doux et ralenti pour que maréponse mensongère eût l’air d’être l’expression non de ma colèremais de la vérité, en ne perdant pas de temps cependant, pour nepas faire attendre Albertine), j’adressai à Françoise ces parolescruelles&|160;: «&|160;Vous êtes excellente, lui dis-jemielleusement, vous êtes gentille, vous avez mille qualités, maisvous en êtes au même point que le jour où vous êtes arrivée àParis, aussi bien pour vous connaître en choses de toilette quepour bien prononcer les mots et ne pas faire de cuirs.&|160;» Et cereproche était particulièrement stupide, car ces mots français quenous sommes si fiers de prononcer exactement ne sont eux-mêmes quedes «&|160;cuirs&|160;» faits par des bouches gauloises quiprononçaient de travers le latin ou le saxon, notre langue n’étantque la prononciation défectueuse de quelques autres.

Le génie linguistique à l’état vivant, l’avenir et le passé dufrançais, voilà ce qui eût dû m’intéresser dans les fautes deFrançoise. L’«&|160;estoppeuse&|160;» pour la«&|160;stoppeuse&|160;» n’était-il pas aussi curieux que cesanimaux survivants des époques lointaines, comme la baleine ou lagirafe, et qui nous montrent les états que la vie animale atraversés&|160;? «&|160;Et, ajoutai-je, du moment que depuis tantd’années vous n’avez pas su apprendre, vous n’apprendrez jamais.Vous pouvez vous en consoler, cela ne vous empêche pas d’être unetrès brave personne, de faire à merveille le bœuf à la gelée, etencore mille autres choses. Le chapeau que vous croyez simple estcopié sur un chapeau de la princesse de Guermantes, qui a coûtécinq cents francs. Du reste, je compte en offrir prochainement unencore plus beau à Mlle Albertine.&|160;» Je savais quece qui pouvait le plus ennuyer Françoise c’est que je dépensasse del’argent pour des gens qu’elle n’aimait pas. Elle me répondit parquelques mots que rendit peu intelligibles un brusqueessoufflement. Quand j’appris plus tard qu’elle avait une maladiede cœur, quel remords j’eus de ne m’être jamais refusé le plaisirféroce et stérile de riposter ainsi à ses paroles&|160;! Françoisedétestait, du reste, Albertine parce que, pauvre, Albertine nepouvait accroître ce que Françoise considérait comme messupériorités. Elle souriait avec bienveillance chaque fois quej’étais invité par Mme de Villeparisis. En revanche elleétait indignée qu’Albertine ne pratiquât pas la réciprocité. J’enétais arrivé à être obligé d’inventer de prétendus cadeaux faitspar celle-ci et à l’existence desquels Françoise n’ajouta jamaisl’ombre de foi. Ce manque de réciprocité la choquait surtout enmatière alimentaire. Qu’Albertine acceptât des dîners de maman, sinous n’étions pas invités chez Mme Bontemps (laquellepourtant n’était pas à Paris la moitié du temps, son mari acceptantdes «&|160;postes&|160;» comme autrefois quand il avait assez duministère), cela lui paraissait, de la part de mon amie, uneindélicatesse qu’elle flétrissait indirectement en récitant cedicton courant à Combray&|160;:

&|160;

«&|160;Mangeons mon pain,

–&|160;Je le veux bien.

–&|160;Mangeons le tien.

–&|160;Je n’ai plus faim.&|160;»

&|160;

Je fis semblant d’être contraint d’écrire. «&|160;À quiécriviez-vous&|160;? me dit Albertine en entrant. – À une jolieamie à moi, à Gilberte Swann. Vous ne la connaissez pas&|160;? –Non.&|160;» Je renonçai à poser à Albertine des questions sur sasoirée, je sentais que je lui ferais des reproches et que nousn’aurions plus le temps, vu l’heure qu’il était, de nousréconcilier suffisamment pour passer aux baisers et aux caresses.Aussi ce fut par eux que je voulais dès la première minutecommencer. D’ailleurs, si j’étais un peu calmé, je ne me sentaispas heureux. La perte de toute boussole, de toute direction, quicaractérise l’attente persiste encore après l’arrivée de l’êtreattendu, et, substituée en nous au calme à la faveur duquel nousnous peignions sa venue comme un tel plaisir, nous empêche d’engoûter aucun. Albertine était là&|160;: mes nerfs démontés,continuant leur agitation, l’attendaient encore. «&|160;Je veuxprendre un bon baiser, Albertine. – Tant que vous voudrez&|160;»,me dit-elle avec toute sa bonté. Je ne l’avais jamais vue aussijolie. «&|160;Encore un&|160;? – Mais vous savez que ça me fait ungrand, grand plaisir. – Et à moi encore mille fois plus, merépondit-elle. Oh&|160;! le joli portefeuille que vous avezlà&|160;! – Prenez-le, je vous le donne en souvenir. – Vous êtestrop gentil… &|160;» On serait à jamais guéri du romanesque si l’onvoulait, pour penser à celle qu’on aime, tâcher d’être celui qu’onsera quand on ne l’aimera plus. Le portefeuille, la bille d’agatede Gilberte, tout cela n’avait reçu jadis son importance que d’unétat purement inférieur, puisque maintenant c’était pour moi unportefeuille, une bille quelconques.

Je demandai à Albertine si elle voulait boire. «&|160;Il mesemble que je vois là des oranges et de l’eau, me dit-elle. Ce seraparfait.&|160;» Je pus goûter ainsi, avec ses baisers, cettefraîcheur qui me paraissait supérieure à eux chez la princesse deGuermantes. Et l’orange pressée dans l’eau semblait me livrer, aufur et à mesure que je buvais, la vie secrète de son mûrissement,son action heureuse contre certains états de ce corps humain quiappartient à un règne si différent, son impuissance à le fairevivre, mais en revanche les jeux d’arrosage par où elle pouvait luiêtre favorable, cent mystères dévoilés par le fruit à ma sensation,nullement à mon intelligence.

Albertine partie, je me rappelai que j’avais promis à Swannd’écrire à Gilberte et je trouvai plus gentil de le faire tout desuite. Ce fut sans émotion, et comme mettant la dernière ligne à unennuyeux devoir de classe, que je traçai sur l’enveloppe le nom deGilberte Swann dont je couvrais jadis mes cahiers pour me donnerl’illusion de correspondre avec elle. C’est que, si, autrefois, cenom-là, c’était moi qui l’écrivais, maintenant la tâche en avaitété dévolue par l’habitude à l’un de ces nombreux secrétairesqu’elle s’adjoint. Celui-là pouvait écrire le nom de Gilberte avecd’autant plus de calme que, placé récemment chez moi parl’habitude, récemment entré à mon service, il n’avait pas connuGilberte et savait seulement, sans mettre aucune réalité sous cesmots, parce qu’il m’avait entendu parler d’elle, que c’était unejeune fille de laquelle j’avais été amoureux.

Je ne pouvais l’accuser de sécheresse. L’être que j’étaismaintenant vis-à-vis d’elle était le «&|160;témoin&|160;» le mieuxchoisi pour comprendre ce qu’elle-même avait été. Le portefeuille,la bille d’agate, étaient simplement redevenus pour moi à l’égardd’Albertine ce qu’ils avaient été pour Gilberte, ce qu’ils eussentété pour tout être qui n’eût pas fait jouer sur eux le reflet d’uneflamme intérieure. Mais maintenant un nouveau trouble était en moiqui altérait à son tour la puissance véritable des choses et desmots. Et comme Albertine me disait, pour me remercier encore&|160;:«&|160;J’aime tant les turquoises&|160;!&|160;» je luirépondis&|160;: «&|160;Ne laissez pas mourir celles-là&|160;», leurconfiant ainsi comme à des pierres l’avenir de notre amitié quipourtant n’était pas plus capable d’inspirer un sentiment àAlbertine qu’il ne l’avait été de conserver celui qui m’unissaitautrefois à Gilberte.

Il se produisit à cette époque un phénomène qui ne mérite d’êtrementionné que parce qu’il se retrouve à toutes les périodesimportantes de l’histoire. Au moment même où j’écrivais à Gilberte,M. de Guermantes, à peine rentré de la redoute, encore coiffé deson casque, songeait que le lendemain il serait bien forcé d’êtreofficiellement en deuil, et décida d’avancer de huit jours la cured’eaux qu’il devait faire. Quand il en revint trois semaines après(et pour anticiper, puisque je viens seulement de finir ma lettre àGilberte), les amis du duc qui l’avaient vu, si indifférent audébut, devenir un antidreyfusard forcené, restèrent muets desurprise en l’entendant (comme si la cure n’avait pas agi seulementsur la vessie) leur répondre&|160;: «&|160;Hé bien, le procès serarévisé et il sera acquitté&|160;; on ne peut pas condamner un hommecontre lequel il n’y a rien. Avez-vous jamais vu un gaga commeFroberville&|160;? Un officier préparant les Français à laboucherie, pour dire la guerre&|160;! Étrange époque&|160;!&|160;»Or, dans l’intervalle, le duc de Guermantes avait connu aux eauxtrois charmantes dames (une princesse italienne et ses deuxbelles-sœurs). En les entendant dire quelques mots sur les livresqu’elles lisaient, sur une pièce qu’on jouait au Casino, le ducavait tout de suite compris qu’il avait affaire à des femmes d’uneintellectualité supérieure et avec lesquelles, comme il le disait,il n’était pas de force. Il n’en avait été que plus heureux d’êtreinvité à jouer au bridge par la princesse. Mais à peine arrivé chezelle, comme il lui disait, dans la ferveur de son antidreyfusismesans nuances&|160;: «&|160;Hé bien, on ne nous parle plus de larévision du fameux Dreyfus&|160;», sa stupéfaction avait été granded’entendre la princesse et ses belles-sœurs dire&|160;: «&|160;Onn’en a jamais été si près. On ne peut pas retenir au bagnequelqu’un qui n’a rien fait. – Ah&|160;? Ah&|160;?&|160;», avaitd’abord balbutié le duc, comme à la découverte d’un sobriquetbizarre qui eût été en usage dans cette maison pour tourner enridicule quelqu’un qu’il avait cru jusque-là intelligent. Mais aubout de quelques jours, comme, par lâcheté et esprit d’imitation,on crie&|160;: «&|160;Eh&|160;! là, Jojotte&|160;», sans savoirpourquoi, à un grand artiste qu’on entend appeler ainsi, dans cettemaison, le duc, encore tout gêné par la coutume nouvelle, disaitcependant&|160;: «&|160;En effet, s’il n’y a rien contrelui&|160;!&|160;» Les trois charmantes dames trouvaient qu’iln’allait pas assez vite et le rudoyaient un peu&|160;: «&|160;Mais,au fond, personne d’intelligent n’a pu croire qu’il y eûtrien.&|160;» Chaque fois qu’un fait «&|160;écrasant&|160;» contreDreyfus se produisait et que le duc, croyant que cela allaitconvertir les trois dames charmantes, venait le leur annoncer,elles riaient beaucoup et n’avaient pas de peine, avec une grandefinesse de dialectique, à lui montrer que l’argument était sansvaleur et tout à fait ridicule. Le duc était rentré à Parisdreyfusard enragé. Et certes nous ne prétendons pas que les troisdames charmantes ne fussent pas, dans ce cas-là, messagères devérité. Mais il est à remarquer que tous les dix ans, quand on alaissé un homme rempli d’une conviction véritable, il arrive qu’uncouple intelligent, ou une seule dame charmante, entrent dans sasociété et qu’au bout de quelques mois on l’amène à des opinionscontraires. Et sur ce point il y a beaucoup de pays qui secomportent comme l’homme sincère, beaucoup de pays qu’on a laissésremplis de haine pour un peuple et qui, six mois après, ont changéde sentiment et renversé leurs alliances.

Je ne vis plus de quelque temps Albertine, mais continuai, àdéfaut de Mme de Guermantes qui ne parlait plus à monimagination, à voir d’autres fées et leurs demeures, aussiinséparables d’elles que du mollusque qui la fabriqua et s’enabrite la valve de nacre ou d’émail, ou la tourelle à créneaux deson coquillage. Je n’aurais pas su classer ces dames, la difficultédu problème étant aussi insignifiante et impossible non seulement àrésoudre mais à poser. Avant la dame il fallait aborder le féeriquehôtel. Or l’une recevait toujours après déjeuner, les moisd’été&|160;; même avant d’arriver chez elle, il avait fallu fairebaisser la capote du fiacre, tant tapait dur le soleil, dont lesouvenir, sans que je m’en rendisse compte, allait entrer dansl’impression totale. Je croyais seulement aller auCours-la-Reine&|160;; en réalité, avant d’être arrivé dans laréunion dont un homme pratique se fût peut-être moqué, j’avais,comme dans un voyage à travers l’Italie, un éblouissement, desdélices, dont l’hôtel ne serait plus séparé dans ma mémoire. Deplus, à cause de la chaleur de la maison et de l’heure, la dameavait clos hermétiquement les volets dans les vastes salonsrectangulaires du rez-de-chaussée où elle recevait. Jereconnaissais mal d’abord la maîtresse de maison et ses visiteurs,même la duchesse de Guermantes, qui de sa voix rauque me demandaitde venir m’asseoir auprès d’elle, dans un fauteuil de Beauvaisreprésentant l’Enlèvement d’Europe. Puis je distinguais sur lesmurs les vastes tapisseries du XVIIIe sièclereprésentant des vaisseaux aux mâts fleuris de roses trémières,au-dessous desquels je me trouvais comme dans le palais non de laSeine mais de Neptune, au bord du fleuve Océan, où la duchesse deGuermantes devenait comme une divinité des eaux. Je n’en finiraispas si j’énumérais tous les salons différents de celui-là. Cetexemple suffit à montrer que je faisais entrer dans mes jugementsmondains des impressions poétiques que je ne faisais jamais entreren ligne de compte au moment de faire le total, si bien que, quandje calculais les mérites d’un salon, mon addition n’était jamaisjuste.

Certes ces causes d’erreur étaient loin d’être les seules, maisje n’ai plus le temps, avant mon départ pour Balbec (où, pour monmalheur, je vais faire un second séjour qui sera aussi le dernier),de commencer des peintures du monde qui trouveront leur place bienplus tard. Disons seulement qu’à cette première fausse raison (mavie relativement frivole et qui faisait supposer l’amour du monde)de ma lettre à Gilberte et du retour aux Swann qu’elle semblaitindiquer, Odette aurait pu en ajouter tout aussi inexactement uneseconde. Je n’ai imaginé jusqu’ici les aspects différents que lemonde prend pour une même personne qu’en supposant que la même damequi ne connaissait personne va chez tout le monde, et que telleautre qui avait une position dominante est délaissée, on est tentéd’y voir uniquement de ces hauts et bas, purement personnels, quide temps à autre amènent dans une même société, à la suite despéculations de bourse, une ruine retentissante ou unenrichissement inespéré. Or ce n’est pas seulement cela. Dans unecertaine mesure, les manifestations mondaines – fort inférieuresaux mouvements artistiques, aux crises politiques, à l’évolutionqui porte le goût public vers le théâtre d’idées, puis vers lapeinture impressionniste, puis vers la musique allemande etcomplexe, puis vers la musique russe et simple, ou vers les idéessociales, les idées de justice, la réaction religieuse, le sursautpatriotique – en sont cependant le reflet lointain, brisé,incertain, trouble, changeant. De sorte que même les salons nepeuvent être dépeints dans une immobilité statique qui a puconvenir jusqu’ici à l’étude des caractères, lesquels devront, euxaussi, être comme entraînés dans un mouvement quasi historique. Legoût de nouveauté qui porte les hommes du monde plus ou moinssincèrement avides de se renseigner sur l’évolution intellectuelleà fréquenter les milieux où ils peuvent suivre celle-ci, leur faitpréférer d’habitude quelque maîtresse de maison jusque-là inédite,qui représente encore toutes fraîches les espérances de mentalitésupérieure si fanées et défraîchies chez les femmes qui ont exercédepuis longtemps le pouvoir mondain, et lesquelles, comme ils enconnaissent le fort et le faible, ne parlent plus à leurimagination. Et chaque époque se trouve ainsi personnifiée dans desfemmes nouvelles, dans un nouveau groupe de femmes, qui, rattachéesétroitement à ce qui pique à ce moment-là les curiosités les plusneuves, semblent, dans leur toilette, apparaître seulement, à cemoment-là, comme une espèce inconnue née du dernier déluge, beautésirrésistibles de chaque nouveau Consulat, de chaque nouveauDirectoire. Mais très souvent la maîtresse de maison nouvelle esttout simplement comme certains hommes d’État dont c’est le premierministère, mais qui, depuis quarante ans, frappaient à toutes lesportes sans se les voir ouvrir, des femmes qui n’étaient pasconnues de la société mais n’en recevaient pas moins, depuis fortlongtemps, et faute de mieux, quelques «&|160;rares intimes&|160;».Certes, ce n’est pas toujours le cas, et quand, avecl’efflorescence prodigieuse des ballets russes, révélatrice coupsur coup de Bakst, de Nijinski, de Benoist, du génie de Stravinski,la princesse Yourbeletieff, jeune marraine de tous ces grandshommes nouveaux, apparut portant sur la tête une immense aigrettetremblante inconnue des Parisiennes et qu’elles cherchèrent toutesà imiter, on put croire que cette merveilleuse créature avait étéapportée dans leurs innombrables bagages, et comme leur plusprécieux trésor, par les danseurs russes&|160;; mais quand à côtéd’elle, dans son avant-scène, nous verrons, à toutes lesreprésentations des «&|160;Russes&|160;», siéger comme unevéritable fée, ignorée jusqu’à ce jour de l’aristocratie,Mme Verdurin, nous pourrons répondre aux gens du mondequi crurent aisément Mme Verdurin fraîchement débarquéeavec la troupe de Diaghilew, que cette dame avait déjà existé dansdes temps différents, et passé par divers avatars dont celui-là nedifférait qu’en ce qu’il était le premier qui amenait enfin,désormais assuré, et en marche d’un pas de plus en plus rapide, lesuccès si longtemps et si vainement attendu par la Patronne. PourMme Swann, il est vrai, la nouveauté qu’ellereprésentait n’avait pas le même caractère collectif. Son salons’était cristallisé autour d’un homme, d’un mourant, qui avaitpresque tout d’un coup passé, aux moments où son talent s’épuisait,de l’obscurité à la grande gloire. L’engouement pour les œuvres deBergotte était immense. Il passait toute la journée, exhibé, chezMme Swann, qui chuchotait à un homme influent&|160;:«&|160;Je lui parlerai, il vous fera un article.&|160;» Il était,du reste, en état de le faire, et même un petit acte pourMme Swann. Plus près de la mort, il allait un peu moinsmal qu’au temps où il venait prendre des nouvelles de magrand’mère. C’est que de grandes douleurs physiques lui avaientimposé un régime. La maladie est le plus écouté des médecins&|160;:à la bonté, au savoir on ne fait que promettre&|160;; on obéit à lasouffrance. Certes, le petit clan des Verdurin avait actuellementun intérêt autrement vivant que le salon légèrement nationaliste,plus encore littéraire, et avant tout bergottique, deMme Swann. Le petit clan était en effet le centre actifd’une longue crise politique arrivée à son maximumd’intensité&|160;: le dreyfusisme. Mais les gens du monde étaientpour la plupart tellement antirévisionnistes, qu’un salondreyfusien semblait quelque chose d’aussi impossible qu’à une autreépoque un salon communard. La princesse de Caprarola, qui avaitfait la connaissance de Mme Verdurin à propos d’unegrande exposition qu’elle avait organisée, avait bien été rendre àcelle-ci une longue visite, dans l’espoir de débaucher quelqueséléments intéressants du petit clan et de les agréger à son propresalon, visite au cours de laquelle la princesse (jouant au petitpied la duchesse de Guermantes) avait pris la contre-partie desopinions reçues, déclaré les gens de son monde idiots, ce queMme Verdurin avait trouvé d’un grand courage. Mais cecourage ne devait pas aller plus tard jusqu’à oser, sous le feu desregards de dames nationalistes, saluer Mme Verdurin auxcourses de Balbec. Pour Mme Swann, les antidreyfusardslui savaient, au contraire, gré d’être «&|160;bien pensante&|160;»,ce à quoi, mariée à un juif, elle avait un mérite double. Néanmoinsles personnes qui n’étaient jamais allées chez elle s’imaginaientqu’elle recevait seulement quelques Israélites obscurs et desélèves de Bergotte. On classe ainsi des femmes, autrementqualifiées que Mme Swann, au dernier rang de l’échellesociale, soit à cause de leurs origines, soit parce qu’ellesn’aiment pas les dîners en ville et les soirées où on ne les voitjamais, ce qu’on suppose faussement dû à ce qu’elles n’auraient pasété invitées, soit parce qu’elles ne parlent jamais de leursamitiés mondaines mais seulement de littérature et d’art, soitparce que les gens se cachent d’aller chez elles, ou que, pour nepas faire d’impolitesse aux autres, elles se cachent de lesrecevoir, enfin pour mille raisons qui achèvent de faire de telleou telle d’entre elles aux yeux de certains, la femme qu’on nereçoit pas. Il en était ainsi pour Odette. Mme d’Épinoy,à l’occasion d’un versement qu’elle désirait pour la «&|160;Patriefrançaise&|160;», ayant eu à aller la voir, comme elle seraitentrée chez sa mercière, convaincue d’ailleurs qu’elle netrouverait que des visages, non pas même méprisés mais inconnus,resta clouée sur la place quand la porte s’ouvrit, non sur le salonqu’elle supposait, mais sur une salle magique où, comme grâce à unchangement à vue dans une féerie, elle reconnut dans des figuranteséblouissantes, à demi étendues sur des divans, assises sur desfauteuils, appelant la maîtresse de maison par son petit nom, lesaltesses, les duchesses qu’elle-même, la princesse d’Épinoy, avaitgrand’peine à attirer chez elle, et auxquelles en ce moment, sousles yeux bienveillants d’Odette, le marquis du Lau, le comte Louisde Turenne, le prince Borghèse, le duc d’Estrées, portantl’orangeade et les petits fours, servaient de panetiers etd’échansons. La princesse d’Épinoy, comme elle mettait, sans s’enrendre compte, la qualité mondaine à l’intérieur des êtres, futobligée de désincarner Mme Swann et de la réincarner enune femme élégante. L’ignorance de la vie réelle que mènent lesfemmes qui ne l’exposent pas dans les journaux tend ainsi surcertaines situations (et contribue par là à diversifier les salons)un voile de mystère. Pour Odette, au commencement, quelques hommesde la plus haute société, curieux de connaître Bergotte, avaientété dîner chez elle dans l’intimité. Elle avait eu le tact,récemment acquis, de n’en pas faire étalage, ils trouvaient là,souvenir peut-être du petit noyau dont Odette avait gardé, depuisle schisme, les traditions, le couvert mis, etc. Odette lesemmenait avec Bergotte, que cela achevait d’ailleurs de tuer, aux«&|160;première&|160;» intéressantes. Ils parlèrent d’elle àquelques femmes de leur monde capables de s’intéresser à tant denouveauté. Elles étaient persuadées qu’Odette, intime de Bergotte,avait plus ou moins collaboré à ses œuvres, et la croyaient millefois plus intelligente que les femmes les plus remarquables dufaubourg, pour la même raison qu’elles mettaient tout leur espoirpolitique en certains républicains bon teint comme M. Doumer et M.Deschanel, tandis qu’elles voyaient la France aux abîmes si elleétait confiée au personnel monarchiste qu’elles recevaient à dîner,aux Charette, aux Doudeauville, etc. Ce changement de la situationd’Odette s’accomplissait de sa part avec une discrétion qui larendait plus sûre et plus rapide, mais ne la laissait nullementsoupçonner du public enclin à s’en remettre aux chroniques duGaulois, des progrès ou de la décadence d’un salon, desorte qu’un jour, à une répétition générale d’une pièce de Bergottedonnée dans une salle des plus élégantes au bénéfice d’une œuvre decharité, ce fut un vrai coup de théâtre quand on vit dans la logede face, qui était celle de l’auteur, venir s’asseoir à côté deMme Swann, Mme de Marsantes et celle qui, parl’effacement progressif de la duchesse de Guermantes (rassasiéed’honneur, et s’annihilant par moindre effort), était en train dedevenir la lionne, la reine du temps, la comtesse Molé.«&|160;Quand nous ne nous doutions pas même qu’elle avait commencéà monter, se dit-on d’Odette, au moment où on vit entrer lacomtesse Molé dans la loge, elle a franchi le dernieréchelon.&|160;»

De sorte que Mme Swann pouvait croire que c’était parsnobisme que je me rapprochais de sa fille.

Odette, malgré ses brillantes amies, n’écouta pas moins la pièceavec une extrême attention, comme si elle eût été là seulement pourl’entendre, de même que jadis elle traversait le Bois par hygièneet pour faire de l’exercice. Des hommes qui étaient jadis moinsempressés autour d’elle vinrent au balcon, dérangeant tout lemonde, se suspendre à sa main pour approcher le cercle imposantdont elle était environnée. Elle, avec un sourire plutôt encored’amabilité que d’ironie, répondait patiemment à leurs questions,affectant plus de calme qu’on n’aurait cru, et qui était peut-êtresincère, cette exhibition n’étant que l’exhibition tardive d’uneintimité habituelle et discrètement cachée. Derrière ces troisdames attirant tous les yeux était Bergotte entouré par le princed’Agrigente, le comte Louis Turenne, et le marquis de Bréauté. Etil est aisé de comprendre que, pour des hommes qui étaient reçuspartout et qui ne pouvaient plus attendre une surélévation que derecherches d’originalité, cette démonstration de leur valeur,qu’ils croyaient faire en se laissant attirer par une maîtresse demaison réputée de haute intellectualité et auprès de qui ilss’attendaient à rencontrer tous les auteurs dramatiques et tous lesromanciers en vogue, était plus excitante et vivante que cessoirées chez la princesse de Guermantes, lesquelles, sans aucunprogramme et attrait nouveau, se succédaient depuis tant d’années,plus ou moins pareilles à celle que nous avons si longuementdécrite. Dans ce grand monde-là, celui des Guermantes, d’où lacuriosité se détournait un peu, les modes intellectuelles nouvellesne s’incarnaient pas en divertissements à leur image, comme en cesbluettes de Bergotte écrites pour Mme Swann, comme ences véritables séances de salut public (si le monde avait pus’intéresser à l’affaire Dreyfus) où chez Mme Verdurinse réunissaient Picquart, Clemenceau, Zola, Reinach et Labori.

Gilberte servait aussi à la situation de sa mère, car un onclede Swann venait de laisser près de quatre-vingts millions à lajeune fille, ce qui faisait que le faubourg Saint-Germaincommençait à penser à elle. Le revers de la médaille était queSwann, d’ailleurs mourant, avait des opinions dreyfusistes, maiscela même ne nuisait pas à sa femme et même lui rendait service.Cela ne lui nuisait pas parce qu’on disait&|160;: «&|160;Il estgâteux, idiot, on ne s’occupe pas de lui, il n’y a que sa femme quicompte et elle est charmante.&|160;» Mais même le dreyfusisme deSwann était utile à Odette. Livrée à elle-même, elle se fûtpeut-être laissé aller à faire aux femmes chics des avances quil’eussent perdue. Tandis que les soirs où elle traînait son maridîner dans le faubourg Saint-Germain, Swann, restant farouchementdans son coin, ne se gênait pas, s’il voyait Odette se faireprésenter à quelque dame nationaliste, de dire à haute voix&|160;:«&|160;Mais voyons, Odette, vous êtes folle. Je vous prie de restertranquille. Ce serait une platitude de votre part de vous faireprésenter à des antisémites. Je vous le défends.&|160;» Les gens dumonde après qui chacun court ne sont habitués ni à tant de fierténi à tant de mauvaise éducation. Pour la première fois ils voyaientquelqu’un qui se croyait «&|160;plus&|160;» qu’eux. On se racontaitces grognements de Swann, et les cartes cornées pleuvaient chezOdette. Quand celle-ci était en visite chez Mmed’Arpajon, c’était un vif et sympathique mouvement de curiosité.«&|160;Ça ne vous a pas ennuyée que je vous l’aie présentée, disaitMme d’Arpajon. Elle est très gentille. C’est Marie deMarsantes qui me l’a fait connaître. – Mais non, au contraire, ilparaît qu’elle est tout ce qu’il y a de plus intelligente, elle estcharmante. Je désirais au contraire la rencontrer&|160;; dites-moidonc où elle demeure.&|160;» Mme d’Arpajon disait àMme Swann qu’elle s’était beaucoup amusée chez ellel’avant-veille et avait lâché avec joie pour elle Mme deSaint-Euverte. Et c’était vrai, car préférer Mme Swann,c’était montrer qu’on était intelligent, comme d’aller au concertau lieu d’aller à un thé. Mais quand Mme deSaint-Euverte venait chez Mme d’Arpajon en même tempsqu’Odette, comme Mme de Saint-Euverte était très snob etque Mme d’Arpajon, tout en la traitant d’assez haut,tenait à ses réceptions, Mme d’Arpajon ne présentait pasOdette pour que Mme de Saint-Euverte ne sût pas quic’était. La marquise s’imaginait que ce devait être quelqueprincesse qui sortait très peu pour qu’elle ne l’eût jamais vue,prolongeait sa visite, répondait indirectement à ce que disaitOdette, mais Mme d’Arpajon restait de fer. Et quandMme de Saint-Euverte, vaincue, s’en allait&|160;:«&|160;Je ne vous ai pas présentée, disait la maîtresse de maison àOdette, parce qu’on n’aime pas beaucoup aller chez elle et elleinvite énormément&|160;; vous n’auriez pas pu vous en dépêtrer. –Oh&|160;! cela ne fait rien&|160;», disait Odette avec un regret.Mais elle gardait l’idée qu’on n’aimait pas aller chezMme de Saint-Euverte, ce qui, dans une certaine mesure,était vrai, et elle en concluait qu’elle avait une situation trèssupérieure à Mme de Saint-Euverte bien que celle-ci eneût une très grande, et Odette encore aucune.

Elle ne s’en rendait pas compte, et bien que toutes les amies deMme de Guermantes fussent liées avec Mmed’Arpajon, quand celle-ci invitait Mme Swann, Odettedisait d’un air scrupuleux&|160;: «&|160;Je vais chezMme d’Arpajon, mais vous allez me trouver bien vieuxjeu&|160;; cela me choque, à cause de Mme de Guermantes(qu’elle ne connaissait pas du reste). Les hommes distinguéspensaient que le fait que Mme Swann connût peu de gensdu grand monde tenait à ce qu’elle devait être une femmesupérieure, probablement une grande musicienne, et que ce seraitune espèce de titre extramondain, comme pour un duc d’être docteurès sciences, que d’aller chez elle. Les femmes complètement nullesétaient attirées vers Odette par une raison contraire&|160;;apprenant qu’elle allait au concert Colonne et se déclaraitwagnérienne, elles en concluaient que ce devait être une«&|160;farceuse&|160;», et elles étaient fort allumées par l’idéede la connaître. Mais peu assurées dans leur propre situation,elles craignaient de se compromettre en public en ayant l’air liéesavec Odette, et, si dans un concert de charité elles apercevaientMme Swann, elles détournaient la tête, jugeantimpossible de saluer, sous les yeux de Mme deRochechouart, une femme qui était bien capable d’être allée àBayreuth – ce qui voulait dire faire les cent dix-neuf coups.Chaque personne en visite chez une autre devenait différente. Sansparler des métamorphoses merveilleuses qui s’accomplissaient ainsichez les fées, dans le salon de Mme Swann, M. deBréauté, soudain mis en valeur par l’absence des gens quil’entouraient d’habitude, par l’air de satisfaction qu’il avait dese trouver là aussi bien que si, au lieu d’aller à une fête, ilavait chaussé des besicles pour s’enfermer à lire la Revue desDeux-Mondes, par le rite mystérieux qu’il avait l’aird’accomplir en venant voir Odette, M. de Bréauté lui-même semblaitun homme nouveau. J’aurais beaucoup donné pour voir quellesaltérations la duchesse de Montmorency-Luxembourg aurait subiesdans ce milieu nouveau. Mais elle était une des personnes à quijamais on ne pourrait présenter Odette. Mme deMontmorency, beaucoup plus bienveillante pour Oriane que celle-cin’était pour elle, m’étonnait beaucoup en me disant à propos deMme de Guermantes&|160;: «&|160;Elle connaît des gensd’esprit, tout le monde l’aime, je crois que, si elle avait eu unpeu plus d’esprit de suite, elle serait arrivée à se faire unsalon. La vérité est qu’elle n’y tenait pas, elle a bien raison,elle est heureuse comme cela, recherchée de tous.&|160;» SiMme de Guermantes n’avait pas un «&|160;salon&|160;»,alors qu’est-ce que c’était qu’un «&|160;salon&|160;»&|160;? Lastupéfaction où me jetèrent ces paroles n’était pas plus grande quecelle que je causai à Mme de Guermantes en lui disantque j’aimais bien aller chez Mme de Montmorency. Orianela trouvait une vieille crétine. «&|160;Encore moi, disait-elle,j’y suis forcée, c’est ma tante&|160;; mais vous&|160;! Elle nesait même pas attirer les gens agréables.&|160;» Mme deGuermantes ne se rendait pas compte que les gens agréables melaissaient froid, que quand elle me disait «&|160;salonArpajon&|160;» je voyais un papillon jaune, et «&|160;salonSwann&|160;» (Mme Swann était chez elle l’hiver de 6 à7) un papillon noir aux ailes feutrées de neige. Encore ce derniersalon, qui n’en était pas un, elle le jugeait, bien qu’inaccessiblepour elle, excusable pour moi, à cause des «&|160;gensd’esprit&|160;». Mais Mme de Luxembourg&|160;! Sij’eusse déjà «&|160;produit&|160;» quelque chose qui eût étéremarqué, elle eût conclu qu’une part de snobisme peut s’allier autalent. Et je mis le comble à sa déception&|160;; je lui avouai queje n’allais pas chez Mme de Montmorency (comme ellecroyait) pour «&|160;prendre des notes&|160;» et «&|160;faire uneétude&|160;». Mme de Guermantes ne se trompait, dureste, pas plus que les romanciers mondains qui analysentcruellement du dehors les actes d’un snob ou prétendu tel, mais nese placent jamais à l’intérieur de celui-ci, à l’époque où fleuritdans l’imagination tout un printemps social. Moi-même, quand jevoulus savoir quel si grand plaisir j’éprouvais à aller chezMme de Montmorency, je fus un peu désappointé. Ellehabitait, dans le faubourg Saint-Germain, une vieille demeureremplie de pavillons que séparaient de petits jardins. Sous lavoûte, une statuette, qu’on disait de Falconet, représentait uneSource d’où, du reste, une humidité perpétuelle suintait. Un peuplus loin la concierge, toujours les yeux rouges, soit chagrin,soit neurasthénie, soit migraine, soit rhume, ne vous répondaitjamais, vous faisait un geste vague indiquant que la duchesse étaitlà et laissait tomber de ses paupières quelques gouttes au-dessusd’un bol rempli de «&|160;ne m’oubliez pas&|160;». Le plaisir quej’avais à voir la statuette, parce qu’elle me faisait penser à unpetit jardinier en plâtre qu’il y avait dans un jardin de Combray,n’était rien auprès de celui que me causait le grand escalierhumide et sonore, plein d’échos, comme celui de certainsétablissements de bains d’autrefois, aux vases remplis decinéraires – bleu sur bleu – dans l’antichambre, et surtout letintement de la sonnette, qui était exactement celui de la chambred’Eulalie. Ce tintement mettait le comble à mon enthousiasme, maisme semblait trop humble pour que je le pusse expliquer àMme de Montmorency, de sorte que cette dame me voyaittoujours dans un ravissement dont elle ne devina jamais lacause.

Les intermittences du coeur

Ma seconde arrivée à Balbec fut bien différente de la première.Le directeur était venu en personne m’attendre à Pont-à-Couleuvre,répétant combien il tenait à sa clientèle titrée, ce qui me fitcraindre qu’il m’anoblît jusqu’à ce que j’eusse compris que, dansl’obscurité de sa mémoire grammaticale, titrée signifiaitsimplement attitrée. Du reste, au fur et à mesure qu’il apprenaitde nouvelles langues, il parlait plus mal les anciennes. Ilm’annonça qu’il m’avait logé tout en haut de l’hôtel.«&|160;J’espère, dit-il, que vous ne verrez pas là un manqued’impolitesse, j’étais ennuyé de vous donner une chambre dont vousêtes indigne, mais je l’ai fait rapport au bruit, parce que commecela vous n’aurez personne au-dessus de vous pour vous fatiguer letrépan (pour tympan). Soyez tranquille, je ferai fermer lesfenêtres pour qu’elles ne battent pas. Là-dessus je suisintolérable&|160;», ces mots n’exprimant pas sa pensée, laquelleétait qu’on le trouverait toujours inexorable à ce sujet, maispeut-être bien celle de ses valets d’étage. Les chambres étaientd’ailleurs celles du premier séjour. Elles n’étaient pas plus bas,mais j’avais monté dans l’estime du directeur. Je pourrais fairefaire du feu si cela me plaisait (car sur l’ordre des médecins,j’étais parti dès Pâques), mais il craignait qu’il n’y eût des«&|160;fixures&|160;» dans le plafond. «&|160;Surtout attendeztoujours pour allumer une flambée que la précédente soit consommée(pour consumée). Car l’important c’est d’éviter de ne pas mettre lefeu à la cheminée, d’autant plus que, pour égayer un peu, j’ai faitplacer dessus une grande postiche en vieux Chine, que cela pourraitabîmer.&|160;»

Il m’apprit avec beaucoup de tristesse la mort du bâtonnier deCherbourg&|160;: «&|160;C’était un vieux routinier&|160;», dit-il(probablement pour roublard) et me laissa entendre que sa fin avaitété avancée par une vie de déboires, ce qui signifiait dedébauches. «&|160;Déjà depuis quelque temps je remarquais qu’aprèsle dîner il s’accroupissait dans le salon (sans doute pours’assoupissait). Les derniers temps, il était tellement changé que,si l’on n’avait pas su que c’était lui, à le voir il était à peinereconnaissant&|160;» (pour reconnaissable sans doute).

Compensation heureuse&|160;: le premier président de Caen venaitde recevoir la «&|160;cravache&|160;» de commandeur de la Légiond’honneur. «&|160;Sûr et certain qu’il a des capacités, mais paraîtqu’on la lui a donnée surtout à cause de sa grande«&|160;impuissance&|160;». On revenait du reste sur cettedécoration dans l’Écho de Paris de la veille, dont ledirecteur n’avait encore lu que «&|160;le premier paraphe&|160;»(pour paragraphe). La politique de M. Caillaux y était bienarrangée. «&|160;Je trouve du reste qu’ils ont raison, dit-il. Ilnous met trop sous la coupole de l’Allemagne&|160;» (sous lacoupe). Comme ce genre de sujet, traité par un hôtelier, meparaissait ennuyeux, je cessai d’écouter. Je pensais aux images quim’avaient décidé de retourner à Balbec. Elles étaient biendifférentes de celles d’autrefois, la vision que je venais chercherétait aussi éclatante que la première était brumeuse&|160;; ellesne devaient pas moins me décevoir. Les images choisies par lesouvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussiinsaisissables, que celles que l’imagination avait formées et laréalité détruites. Il n’y a pas de raison pour qu’en dehors denous, un lieu réel possède plutôt les tableaux de la mémoire queceux du rêve. Et puis, une réalité nouvelle nous fera peut-êtreoublier, détester même les désirs à cause desquels nous étionspartis.

Ceux qui m’avaient fait partir pour Balbec tenaient en partie àce que les Verdurin (des invitations de qui je n’avais jamaisprofité, et qui seraient certainement heureux de me recevoir sij’allais, à la campagne, m’excuser de n’avoir jamais pu leur faireune visite à Paris, sachant que plusieurs fidèles passeraient lesvacances sur cette côte, et ayant, à cause de cela, loué pour toutela saison un des châteaux de M. de Cambremer (la Raspelière), yavaient invité Mme Putbus. Le soir où je l’avais appris(à Paris), j’envoyai, en véritable fou, notre jeune valet de pieds’informer si cette dame emmènerait à Balbec sa camériste. Il étaitonze heures du soir. Le concierge mit longtemps à ouvrir et, parmiracle, n’envoya pas promener mon messager, ne fit pas appeler lapolice, se contenta de le recevoir très mal, tout en luifournissant le renseignement désiré. Il dit qu’en effet la premièrefemme de chambre accompagnerait sa maîtresse, d’abord aux eaux enAllemagne, puis à Biarritz, et, pour finir, chez MmeVerdurin. Dès lors j’avais été tranquille et content d’avoir cepain sur la planche. J’avais pu me dispenser de ces poursuites dansles rues où j’étais dépourvu auprès des beautés rencontrées decette lettre d’introduction que serait auprès du«&|160;Giorgione&|160;» d’avoir dîné le soir même, chez lesVerdurin, avec sa maîtresse. D’ailleurs elle aurait peut-êtremeilleure idée de moi encore en sachant que je connaissais, nonseulement les bourgeois locataires de la Raspelière mais sespropriétaires, et surtout Saint-Loup qui, ne pouvant me recommanderà distance à la femme de chambre (celle-ci ignorant le nom deRobert), avait écrit pour moi une lettre chaleureuse aux Cambremer.Il pensait qu’en dehors de toute l’utilité dont ils me pourraientêtre, Mme de Cambremer la belle-fille, née Legrandin,m’intéresserait en causant avec moi. «&|160;C’est une femmeintelligente, m’avait-il assuré. Elle ne te dira pas des chosesdéfinitives (les choses «&|160;définitives&|160;» avaient étésubstituées aux choses «&|160;sublimes&|160;» par Robert quimodifiait, tous les cinq ou six ans, quelques-unes de sesexpressions favorites tout en conservant les principales), maisc’est une nature, elle a une personnalité, de l’intuition&|160;;elle jette à propos la parole qu’il faut. De temps en temps elleest énervante, elle lance des bêtises pour «&|160;fairegratin&|160;», ce qui est d’autant plus ridicule que rien n’estmoins élégant que les Cambremer, elle n’est pas toujours à lapage, mais, somme toute, elle est encore dans les personnesles plus supportables à fréquenter.&|160;»

Aussitôt que la recommandation de Robert leur était parvenue,les Cambremer, soit snobisme qui leur faisait désirer d’êtreindirectement aimables pour Saint-Loup, soit reconnaissance de cequ’il avait été pour un de leurs neveux à Doncières, et plusprobablement surtout par bonté et traditions hospitalières, avaientécrit de longues lettres demandant que j’habitasse chez eux, et, sije préférais être plus indépendant, s’offrant à me chercher unlogis. Quand Saint-Loup leur eût objecté que j’habiterais leGrand-Hôtel de Balbec, ils répondirent que, du moins, ilsattendaient une visite dès mon arrivée et, si elle tardait trop, nemanqueraient pas de venir me relancer pour m’inviter à leursgarden-parties.

Sans doute rien ne rattachait d’une façon essentielle la femmede chambre de Mme Putbus au pays de Balbec&|160;; ellen’y serait pas pour moi comme la paysanne que, seul sur la route deMéséglise, j’avais si souvent appelée en vain, de toute la force demon désir.

Mais j’avais depuis longtemps cessé de chercher à extraire d’unefemme comme la racine carrée de son inconnu, lequel ne résistaitpas souvent à une simple présentation. Du moins à Balbec, où jen’étais pas allé depuis longtemps, j’aurais cet avantage, à défautdu rapport nécessaire qui n’existait pas entre le pays et cettefemme, que le sentiment de la réalité n’y serait pas supprimé pourmoi par l’habitude, comme à Paris où, soit dans ma propre maison,soit dans une chambre connue, le plaisir auprès d’une femme nepouvait pas me donner un instant l’illusion, au milieu des chosesquotidiennes, qu’il m’ouvrait accès à une nouvelle vie. (Car sil’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaîtrela première, dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements.)Or cette illusion, je l’aurais peut-être dans un pays nouveau oùrenaît la sensibilité, devant un rayon de soleil, et où justementachèverait de m’exalter la femme de chambre que je désirais&|160;:or on verra les circonstances faire non seulement que cette femmene vint pas à Balbec, mais que je ne redoutai rien tant qu’elle ypût venir, de sorte que ce but principal de mon voyage ne fut niatteint, ni même poursuivi. Certes Mme Putbus ne devaitpas aller aussi tôt dans la saison chez les Verdurin&|160;; maisces plaisirs qu’on a choisis, peuvent être lointains, si leur venueest assurée, et que dans leur attente on puisse se livrer d’ici làà la paresse de chercher à plaire et à l’impuissance d’aimer. Aureste, à Balbec, je n’allais pas dans un esprit aussi pratique quela première fois&|160;; il y a toujours moins d’égoïsme dansl’imagination pure que dans le souvenir&|160;; et je savais quej’allais précisément me trouver dans un de ces lieux où foisonnentles belles inconnues&|160;; une plage n’en offre pas moins qu’unbal, et je pensais d’avance aux promenades devant l’hôtel, sur ladigue, avec ce même genre de plaisir que Mme deGuermantes m’aurait procuré si, au lieu de me faire inviter dansdes dîners brillants, elle avait donné plus souvent mon nom pourleurs listes de cavaliers aux maîtresses de maison chez qui l’ondansait. Faire des connaissances féminines à Balbec me serait aussifacile que cela m’avait été malaisé autrefois, car j’y avaismaintenant autant de relations et d’appuis que j’en étais dénué àmon premier voyage.

Je fus tiré de ma rêverie par la voix du directeur, dont jen’avais pas écouté les dissertations politiques. Changeant desujet, il me dit la joie du premier président en apprenant monarrivée et qu’il viendrait me voir dans ma chambre, le soir même.La pensée de cette visite m’effraya si fort (car je commençais à mesentir fatigué) que je le priai d’y mettre obstacle (ce qu’il mepromit) et, pour plus de sûreté, de faire, pour le premier soir,monter la garde à mon étage par ses employés. Il ne paraissait pasles aimer beaucoup. «&|160;Je suis tout le temps obligé de couriraprès eux parce qu’ils manquent trop d’inertie. Si je n’étais paslà ils ne bougeraient pas. Je mettrai le liftier de planton à votreporte.&|160;» Je demandai s’il était enfin «&|160;chef deschasseurs&|160;». «&|160;Il n’est pas encore assez vieux dans lamaison, me répondit-il. Il a des camarades plus âgés que lui. Celaferait crier. En toutes choses il faut des granulations. Jereconnais qu’il a une bonne aptitude (pour attitude) devant sonascenseur. Mais c’est encore un peu jeune pour des situationspareilles. Avec d’autres qui sont trop anciens, cela feraitcontraste. Ça manque un peu de sérieux, ce qui est la qualitéprimitive (sans doute la qualité primordiale, la qualité la plusimportante). Il faut qu’il ait un peu plus de plomb dans l’aile(mon interlocuteur voulait dire dans la tête). Du reste, il n’aqu’à se fier à moi. Je m’y connais. Avant de prendre mes galonscomme directeur du Grand-Hôtel, j’ai fait mes premières armes sousM. Paillard.&|160;» Cette comparaison m’impressionna et jeremerciai le directeur d’être venu lui-même jusqu’àPont-à-Couleuvre. «&|160;Oh&|160;! de rien. Cela ne m’a fait perdrequ’un temps infini&|160;» (pour infime). Du reste nous étionsarrivés.

Bouleversement de toute ma personne. Dès la première nuit, commeje souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompterma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour medéchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de mabottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue,divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mesyeux. L’être qui venait à mon secours, qui me sauvait de lasécheresse de l’âme, c’était celui qui, plusieurs annéesauparavant, dans un moment de détresse et de solitude identiques,dans un moment où je n’avais plus rien de moi, était entré, et quim’avait rendu à moi-même, car il était moi et plus que moi (lecontenant qui est plus que le contenu et me l’apportait). Je venaisd’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visagetendre, préoccupé et déçu de ma grand’mère, telle qu’elle avait étéce premier soir d’arrivée, le visage de ma grand’mère, non pas decelle que je m’étais étonné et reproché de si peu regretter et quin’avait d’elle que le nom, mais de ma grand’mère véritable dont,pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait euson attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et completla réalité vivante. Cette réalité n’existe pas pour nous tantqu’elle n’a pas été recréée par notre pensée (sans cela les hommesqui ont été mêlés à un combat gigantesque seraient tous de grandspoètes épiques)&|160;; et ainsi, dans un désir fou de me précipiterdans ses bras, ce n’était qu’à l’instant – plus d’une année aprèsson enterrement, à cause de cet anachronisme qui empêche si souventle calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments –que je venais d’apprendre qu’elle était morte. J’avais souventparlé d’elle depuis ce moment-là et aussi pensé à elle, mais sousmes paroles et mes pensées de jeune homme ingrat, égoïste et cruel,il n’y avait jamais rien eu qui ressemblât à ma grand’mère, parceque dans ma légèreté, mon amour du plaisir, mon accoutumance à lavoir malade, je ne contenais en moi qu’à l’état virtuel le souvenirde ce qu’elle avait été. À n’importe quel moment que nous laconsidérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque fictive,malgré le nombreux bilan de ses richesses, car tantôt les unes,tantôt les autres sont indisponibles, qu’il s’agisse d’ailleurs derichesses effectives aussi bien que de celles de l’imagination, etpour moi, par exemple, tout autant que de l’ancien nom deGuermantes, de celles, combien plus graves, du souvenir vrai de magrand’mère. Car aux troubles de la mémoire sont liées lesintermittences du cœur. C’est sans doute l’existence de notrecorps, semblable pour nous à un vase où notre spiritualité seraitenclose, qui nous induit à supposer que tous nos biens intérieurs,nos joies passées, toutes nos douleurs sont perpétuellement ennotre possession. Peut-être est-il aussi inexact de croire qu’elless’échappent ou reviennent. En tout cas, si elles restent en nousc’est, la plupart du temps, dans un domaine inconnu où elles nesont de nul service pour nous, et où même les plus usuelles sontrefoulées par des souvenirs d’ordre différent et qui excluent toutesimultanéité avec elles dans la conscience. Mais si le cadre desensations où elles sont conservées est ressaisi, elles ont à leurtour ce même pouvoir d’expulser tout ce qui leur est incompatible,d’installer seul en nous, le moi qui les vécut. Or, comme celui queje venais subitement de redevenir n’avait pas existé depuis ce soirlointain où ma grand’mère m’avait déshabillé à mon arrivée àBalbec, ce fut tout naturellement, non pas après la journéeactuelle, que ce moi ignorait, mais – comme s’il y avait dans letemps des séries différentes et parallèles – sans solution decontinuité, tout de suite après le premier soir d’autrefois quej’adhérai à la minute où ma grand’mère s’était penchée vers moi. Lemoi que j’étais alors, et qui avait disparu si longtemps, était denouveau si près de moi qu’il me semblait encore entendre lesparoles qui avaient immédiatement précédé et qui n’étaient pourtantplus qu’un songe, comme un homme mal éveillé croit percevoir toutprès de lui les bruits de son rêve qui s’enfuit. Je n’étais plusque cet être qui cherchait à se réfugier dans les bras de sagrand’mère, à effacer les traces de ses peines en lui donnant desbaisers, cet être que j’aurais eu à me figurer, quand j’étais telou tel de ceux qui s’étaient succédé en moi depuis quelque temps,autant de difficulté que maintenant il m’eût fallu d’efforts,stériles d’ailleurs, pour ressentir les désirs et les joies de l’unde ceux que, pour un temps du moins, je n’étais plus. Je merappelais comme une heure avant le moment où ma grand’mère s’étaitpenchée ainsi, dans sa robe de chambre, vers mes bottines&|160;;errant dans la rue étouffante de chaleur, devant le pâtissier,j’avais cru que je ne pourrais jamais, dans le besoin que j’avaisde l’embrasser, attendre l’heure qu’il me fallait encore passersans elle. Et maintenant que ce même besoin renaissait, je savaisque je pouvais attendre des heures après des heures, qu’elle neserait plus jamais auprès de moi, je ne faisais que de le découvrirparce que je venais, en la sentant, pour la première fois, vivante,véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant enfin,d’apprendre que je l’avais perdue pour toujours. Perdue pourtoujours&|160;; je ne pouvais comprendre, et je m’exerçais à subirla souffrance de cette contradiction&|160;: d’une part, uneexistence, une tendresse, survivantes en moi telles que je lesavais connues, c’est-à-dire faites pour moi, un amour où touttrouvait tellement en moi son complément, son but, sa constantedirection, que le génie de grands hommes, tous les génies quiavaient pu exister depuis le commencement du monde n’eussent pasvalu pour ma grand’mère un seul de mes défauts&|160;; et d’autrepart, aussitôt que j’avais revécu, comme présente, cette félicité,la sentir traversée par la certitude, s’élançant comme une douleurphysique à répétition, d’un néant qui avait effacé mon image decette tendresse, qui avait détruit cette existence, abolirétrospectivement notre mutuelle prédestination, fait de magrand’mère, au moment où je la retrouvais comme dans un miroir, unesimple étrangère qu’un hasard a fait passer quelques années auprèsde moi, comme cela aurait pu être auprès de tout autre, mais pourqui, avant et après, je n’étais rien, je ne serais rien.

Au lieu des plaisirs que j’avais eus depuis quelque temps, leseul qu’il m’eût été possible de goûter en ce moment c’eût été,retouchant le passé, de diminuer les douleurs que ma grand’mèreavait autrefois ressenties. Or, je ne me la rappelais pas seulementdans cette robe de chambre, vêtement approprié, au point d’endevenir presque symbolique, aux fatigues, malsaines sans doute,mais douces aussi, qu’elle prenait pour moi&|160;; peu à peu voicique je me souvenais de toutes les occasions que j’avais saisies, enlui laissant voir, en lui exagérant au besoin mes souffrances, delui faire une peine que je m’imaginais ensuite effacée par mesbaisers, comme si ma tendresse eût été aussi capable que monbonheur de faire le sien&|160;; et pis que cela, moi qui neconcevais plus de bonheur maintenant qu’à en pouvoir retrouverrépandu dans mon souvenir sur les pentes de ce visage modelé etincliné par la tendresse, j’avais mis autrefois une rage insensée àchercher d’en extirper jusqu’aux plus petits plaisirs, tel ce jouroù Saint-Loup avait fait la photographie de grand’mère et où, ayantpeine à dissimuler à celle-ci la puérilité presque ridicule de lacoquetterie qu’elle mettait à poser, avec son chapeau à grandsbords, dans un demi-jour seyant, je m’étais laissé aller à murmurerquelques mots impatientés et blessants, qui, je l’avais senti à unecontraction de son visage, avaient porté, l’avaient atteinte&|160;;c’était moi qu’ils déchiraient, maintenant qu’était impossible àjamais la consolation de mille baisers.

Mais jamais je ne pourrais plus effacer cette contraction de safigure, et cette souffrance de son cœur, ou plutôt du mien&|160;;car comme les morts n’existent plus qu’en nous, c’est nous-mêmesque nous frappons sans relâche quand nous nous obstinons à noussouvenir des coups que nous leur avons assénés. Ces douleurs, sicruelles qu’elles fussent, je m’y attachais de toutes mes forces,car je sentais bien qu’elles étaient l’effet du souvenir de magrand’mère, la preuve que ce souvenir que j’avais était bienprésent en moi. Je sentais que je ne me la rappelais vraiment quepar la douleur, et j’aurais voulu que s’enfonçassent plussolidement encore en moi ces clous qui y rivaient sa mémoire. Je necherchais pas à rendre la souffrance plus douce, à l’embellir, àfeindre que ma grand’mère ne fût qu’absente et momentanémentinvisible, en adressant à sa photographie (celle que Saint-Loupavait faite et que j’avais avec moi) des paroles et des prièrescomme à un être séparé de nous mais qui, resté individuel, nousconnaît et nous reste relié par une indissoluble harmonie. Jamaisje ne le fis, car je ne tenais pas seulement à souffrir, mais àrespecter l’originalité de ma souffrance telle que je l’avais subietout d’un coup sans le vouloir, et je voulais continuer à la subir,suivant ses lois à elle, à chaque fois que revenait cettecontradiction si étrange de la survivance et du néant entre-croisésen moi. Cette impression douloureuse et actuellementincompréhensible, je savais non certes pas si j’en dégagerais unpeu de vérité un jour, mais que si, ce peu de vérité, je pouvaisjamais l’extraire, ce ne pourrait être que d’elle, si particulière,si spontanée, qui n’avait été ni tracée par mon intelligence, niatténuée par ma pusillanimité, mais que la mort elle-même, labrusque révélation de la mort, avait, comme la foudre, creusée enmoi, selon un graphique surnaturel et inhumain, un double etmystérieux sillon. (Quant à l’oubli de ma grand’mère où j’avaisvécu jusqu’ici, je ne pouvais même pas songer à m’attacher à luipour en tirer de la vérité&|160;; puisque en lui-même il n’étaitrien qu’une négation, l’affaiblissement de la pensée incapable derecréer un moment réel de la vie et obligée de lui substituer desimages conventionnelles et indifférentes.) Peut-être pourtant,l’instinct de conservation, l’ingéniosité de l’intelligence à nouspréserver de la douleur, commençant déjà à construire sur desruines encore fumantes, à poser les premières assises de son œuvreutile et néfaste, goûtais-je trop la douceur de me rappeler tels ettels jugements de l’être chéri, de me les rappeler comme si elleeût pu les porter encore, comme si elle existait, comme si jecontinuais d’exister pour elle. Mais dès que je fus arrivé àm’endormir, à cette heure, plus véridique, où mes yeux se fermèrentaux choses du dehors, le monde du sommeil (sur le seuil duquell’intelligence et la volonté momentanément paralysées ne pouvaientplus me disputer à la cruauté de mes impressions véritables)refléta, réfracta la douloureuse synthèse de la survivance et dunéant, dans la profondeur organique et devenue translucide desviscères mystérieusement éclairés. Monde du sommeil, où laconnaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nosorganes, accélère le rythme du cœur ou de la respiration, parcequ’une même dose d’effroi, de tristesse, de remords agit, avec unepuissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nosveines&|160;; dès que, pour y parcourir les artères de la citésouterraine, nous nous sommes embarqués sur les flots noirs denotre propre sang comme sur un Léthé intérieur aux sextuplesreplis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nousabordent et nous quittent, nous laissant en larmes. Je cherchai envain celle de ma grand’mère dès que j’eus abordé sous les porchessombres&|160;; je savais pourtant qu’elle existait encore, maisd’une vie diminuée, aussi pâle que celle du souvenir&|160;;l’obscurité grandissait, et le vent&|160;; mon père n’arrivait pasqui devait me conduire à elle. Tout d’un coup la respiration memanqua, je sentis mon cœur comme durci, je venais de me rappelerque depuis de longues semaines j’avais oublié d’écrire à magrand’mère. Que devait-elle penser de moi&|160;? «&|160;Mon Dieu,me disais-je, comme elle doit être malheureuse dans cette petitechambre qu’on a louée pour elle, aussi petite que pour une anciennedomestique, où elle est toute seule avec la garde qu’on a placéepour la soigner et où elle ne peut pas bouger, car elle esttoujours un peu paralysée et n’a pas voulu une seule fois se lever.Elle doit croire que je l’oublie depuis qu’elle est morte&|160;;comme elle doit se sentir seule et abandonnée&|160;! Oh&|160;! ilfaut que je coure la voir, je ne peux pas attendre une minute, jene peux pas attendre que mon père arrive&|160;; mais oùest-ce&|160;? comment ai-je pu oublier l’adresse&|160;? pourvuqu’elle me reconnaisse encore&|160;! Comment ai-je pu l’oublierpendant des mois&|160;? Il fait noir, je ne trouverai pas, le ventm’empêche d’avancer&|160;; mais voici mon père qui se promènedevant moi&|160;; je lui crie&|160;: «&|160;Où estgrand’mère&|160;? dis-moi l’adresse. Est-elle bien&|160;? Est-cebien sûr qu’elle ne manque de rien&|160;? – Mais non, me dit monpère, tu peux être tranquille. Sa garde est une personne ordonnée.On envoie de temps en temps une toute petite somme pour qu’onpuisse lui acheter le peu qui lui est nécessaire. Elle demandequelquefois ce que tu es devenu. On lui a même dit que tu allaisfaire un livre. Elle a paru contente. Elle a essuyé unelarme.&|160;» Alors je crus me rappeler qu’un peu après sa mort, magrand’mère m’avait dit en sanglotant d’un air humble, comme unevieille servante chassée, comme une étrangère&|160;: «&|160;Tu mepermettras bien de te voir quelquefois tout de même, ne me laissepas trop d’années sans me visiter. Songe que tu as été monpetit-fils et que les grand’mères n’oublient pas.&|160;» Enrevoyant le visage si soumis, si malheureux, si doux qu’elle avait,je voulais courir immédiatement et lui dire ce que j’aurais dû luirépondre alors&|160;: «&|160;Mais, grand’mère, tu me verras autantque tu voudras, je n’ai que toi au monde, je ne te quitterai plusjamais.&|160;» Comme mon silence a dû la faire sangloter depuistant de mois que je n’ai été là où elle est couchée, qu’a-t-elle puse dire&|160;? Et c’est en sanglotant que moi aussi je dis à monpère&|160;: «&|160;Vite, vite, son adresse, conduis-moi.&|160;»Mais lui&|160;: «&|160;C’est que… je ne sais si tu pourras la voir.Et puis, tu sais, elle est très faible, très faible, elle n’estplus elle-même, je crois que ce te sera plutôt pénible. Et je ne merappelle pas le numéro exact de l’avenue. – Mais dis-moi, toi quisais, ce n’est pas vrai que les morts ne vivent plus. Ce n’est pasvrai tout de même, malgré ce qu’on dit, puisque grand’mère existeencore.&|160;» Mon père sourit tristement&|160;: «&|160;Oh&|160;!bien peu, tu sais, bien peu. Je crois que tu ferais mieux de n’ypas aller. Elle ne manque de rien. On vient tout mettre en ordre. –Mais elle est souvent seule&|160;? – Oui, mais cela vaut mieux pourelle. Il vaut mieux qu’elle ne pense pas, cela ne pourrait que luifaire de la peine. Cela fait souvent de la peine de penser. Dureste, tu sais, elle est très éteinte. Je te laisserai l’indicationprécise pour que tu puisses y aller&|160;; je ne vois pas ce que tupourrais y faire et je ne crois pas que la garde te la laisseraitvoir. – Tu sais bien pourtant que je vivrai toujours près d’elle,cerfs, cerfs, Francis Jammes, fourchette.&|160;» Mais déjà j’avaisretraversé le fleuve aux ténébreux méandres, j’étais remonté à lasurface où s’ouvre le monde des vivants, aussi si je répétaisencore&|160;: «&|160;Francis Jammes, cerfs, cerfs&|160;», la suitede ces mots ne m’offrait plus le sens limpide et la logique qu’ilsexprimaient si naturellement pour moi il y a un instant encore, etque je ne pouvais plus me rappeler. Je ne comprenais plus mêmepourquoi le mot Aias, que m’avait dit tout à l’heure mon père,avait immédiatement signifié&|160;: «&|160;Prends garde d’avoirfroid&|160;», sans aucun doute possible. J’avais oublié de fermerles volets, et sans doute le grand jour m’avait éveillé. Mais je nepus supporter d’avoir sous les yeux ces flots de la mer que magrand’mère pouvait autrefois contempler pendant des heures&|160;;l’image nouvelle de leur beauté indifférente se complétait aussitôtpar l’idée qu’elle ne les voyait pas&|160;; j’aurais voulu bouchermes oreilles à leur bruit, car maintenant la plénitude lumineuse dela plage creusait un vide dans mon cœur&|160;; tout semblait medire comme ces allées et ces pelouses d’un jardin public où jel’avais autrefois perdue, quand j’étais tout enfant&|160;:«&|160;Nous ne l’avons pas vue&|160;», et sous la rotondité du cielpâle et divin je me sentais oppressé comme sous une immense clochebleuâtre fermant un horizon où ma grand’mère n’était pas. Pour neplus rien voir, je me tournai du côté du mur, mais hélas, ce quiétait contre moi c’était cette cloison qui servait jadis entre nousdeux de messager matinal, cette cloison qui, aussi docile qu’unviolon à rendre toutes les nuances d’un sentiment, disait siexactement à ma grand’mère ma crainte à la fois de la réveiller,et, si elle était éveillée déjà, de n’être pas entendu d’elle etqu’elle n’osât bouger, puis aussitôt, comme la réplique d’un secondinstrument, m’annonçant sa venue et m’invitant au calme. Je n’osaispas approcher de cette cloison plus que d’un piano où ma grand’mèreaurait joué et qui vibrerait encore de son toucher. Je savais queje pourrais frapper maintenant, même plus fort, que rien nepourrait plus la réveiller, que je n’entendais aucune réponse, quema grand’mère ne viendrait plus. Et je ne demandais rien de plus àDieu, s’il existe un paradis, que d’y pouvoir frapper contre cettecloison les trois petits coups que ma grand’mère reconnaîtraitentre mille, et auxquels elle répondrait par ces autres coups quivoulaient dire&|160;: «&|160;Ne t’agite pas, petite souris, jecomprends que tu es impatient, mais je vais venir&|160;», et qu’ilme laissât rester avec elle toute l’éternité, qui ne serait pastrop longue pour nous deux.

Le directeur vint me demander si je ne voulais pas descendre. Àtout hasard il avait veillé à mon «&|160;placement&|160;» dans lasalle à manger. Comme il ne m’avait pas vu, il avait craint que jene fusse repris de mes étouffements d’autrefois. Il espérait que cene serait qu’un tout petit «&|160;maux de gorge&|160;» et m’assuraavoir entendu dire qu’on les calmait à l’aide de ce qu’ilappelait&|160;: le «&|160;calyptus&|160;».

Il me remit un petit mot d’Albertine. Elle n’avait pas dû venirà Balbec cette année, mais, ayant changé de projets, elle étaitdepuis trois jours, non à Balbec même, mais à dix minutes par letram, à une station voisine. Craignant que je ne fusse fatigué parle voyage, elle s’était abstenue pour le premier soir, mais mefaisait demander quand je pourrais la recevoir. Je m’informai sielle était venue elle-même, non pour la voir, mais pour m’arrangerà ne pas la voir. «&|160;Mais oui, me répondit le directeur. Maiselle voudrait que ce soit le plus tôt possible, à moins que vousn’ayez pas de raisons tout à fait nécessiteuses. Vous voyez,conclut-il, que tout le monde ici vous désire, en définitif.&|160;»Mais moi, je ne voulais voir personne.

Et pourtant, la veille, à l’arrivée, je m’étais senti repris parle charme indolent de la vie de bains de mer. Le même lift,silencieux, cette fois, par respect, non par dédain, et rouge deplaisir, avait mis en marche l’ascenseur. M’élevant le long de lacolonne montante, j’avais retraversé ce qui avait été autrefoispour moi le mystère d’un hôtel inconnu, où quand on arrive,touriste sans protection et sans prestige, chaque habitué quirentre dans sa chambre, chaque jeune fille qui descend dîner,chaque bonne qui passe dans les couloirs étrangement délinéamentés,et la jeune fille venue d’Amérique avec sa dame de compagnie et quidescend dîner, jettent sur vous un regard où l’on ne lit rien de cequ’on aurait voulu. Cette fois-ci, au contraire, j’avais éprouvé leplaisir trop reposant de faire la montée d’un hôtel connu, où je mesentais chez moi, où j’avais accompli une fois de plus cetteopération toujours à recommencer, plus longue, plus difficile quele retournement de la paupière, et qui consiste à poser sur leschoses l’âme qui nous est familière au lieu de la leur qui nouseffrayait. Faudrait-il maintenant, m’étais-je dit, ne me doutantpas du brusque changement d’âme qui m’attendait, aller toujoursdans d’autres hôtels, où je dînerais pour la première fois, oùl’habitude n’aurait pas encore tué, à chaque étage, devant chaqueporte, le dragon terrifiant qui semblait veiller sur une existenceenchantée, où j’aurais à approcher de ces femmes inconnues que lespalaces, les casinos, les plages ne font, à la façon des vastespolypiers, que réunir et faire vivre en commun&|160;?

J’avais ressenti du plaisir même à ce que l’ennuyeux premierprésident fût si pressé de me voir&|160;; je voyais, pour lepremier jour, des vagues, les chaînes de montagne d’azur de la mer,ses glaciers et ses cascades, son élévation et sa majesténégligente – rien qu’à sentir, pour la première fois depuis silongtemps, en me lavant les mains, cette odeur spéciale des savonstrop parfumés du Grand-Hôtel – laquelle, semblant appartenir à lafois au moment présent et au séjour passé, flottait entre eux commele charme réel d’une vie particulière où l’on ne rentre que pourchanger de cravates. Les draps du lit, trop fins, trop légers, tropvastes, impossibles à border, à faire tenir, et qui restaientsoufflés autour des couvertures en volutes mouvantes, m’eussentattristé autrefois. Ils bercèrent seulement, sur la rondeurincommode et bombée de leurs voiles, le soleil glorieux et pleind’espérances du premier matin. Mais celui-ci n’eut pas le temps deparaître. Dans la nuit même l’atroce et divine présence avaitressuscité. Je priai le directeur de s’en aller, de demander quepersonne n’entrât. Je lui dis que je resterais couché et repoussaison offre de faire chercher chez le pharmacien l’excellente drogue.Il fut ravi de mon refus car il craignait que des clients nefussent incommodés par l’odeur du «&|160;calyptus&|160;». Ce qui mevalut ce compliment&|160;: «&|160;Vous êtes dans lemouvement&|160;» (il voulait dire&|160;: «&|160;dans levrai&|160;»), et cette recommandation&|160;: «&|160;Faitesattention de ne pas vous salir à la porte, car, rapport auxserrures, je l’ai faite «&|160;induire&|160;» d’huile&|160;; si unemployé se permettait de frapper à votre chambre il serait«&|160;roulé&|160;» de coups. Et qu’on se le tienne pour dit car jen’aime pas les «&|160;répétitions&|160;» (évidemment celasignifiait&|160;: je n’aime pas répéter deux fois les choses).Seulement, est-ce que vous ne voulez pas pour vous remonter un peudu vin vieux dont j’ai en bas une bourrique (sans doute pourbarrique)&|160;? Je ne vous l’apporterai pas sur un plat d’argentcomme la tête de Jonathan, et je vous préviens que ce n’est pas duChâteau-Lafite, mais c’est à peu près équivoque (pour équivalent).Et comme c’est léger, on pourrait vous faire frire une petitesole.&|160;» Je refusai le tout, mais fus surpris d’entendre le nomdu poisson (la sole) être prononcé comme l’arbre le saule, par unhomme qui avait dû en commander tant dans sa vie.

Malgré les promesses du directeur, on m’apporta un peu plus tardla carte cornée de la marquise de Cambremer. Venue pour me voir, lavieille dame avait fait demander si j’étais là, et quand elle avaitappris que mon arrivée datait seulement de la veille, et quej’étais souffrant, elle n’avait pas insisté, et (non sans s’arrêtersans doute devant le pharmacien, ou la mercière, chez lesquels levalet de pied, sautant du siège, entrait payer quelque note oufaire des provisions) la marquise était repartie pour Féterne, danssa vieille calèche à huit ressorts attelée de deux chevaux. Assezsouvent d’ailleurs, on entendait le roulement et on admiraitl’apparat de celle-ci dans les rues de Balbec et de quelques autrespetites localités de la côte, situées entre Balbec et Féterne. Nonpas que ces arrêts chez des fournisseurs fussent le but de cesrandonnées. Il était au contraire quelque goûter, ou garden-party,chez un hobereau ou un bourgeois fort indignes de la marquise. Maiscelle-ci, quoique dominant de très haut, par sa naissance et safortune, la petite noblesse des environs, avait, dans sa bonté etsa simplicité parfaites, tellement peur de décevoir quelqu’un quil’avait invitée, qu’elle se rendait aux plus insignifiantesréunions mondaines du voisinage. Certes, plutôt que de faire tantde chemin pour venir entendre, dans la chaleur d’un petit salonétouffant, une chanteuse généralement sans talent et qu’en saqualité de grande dame de la région et de musicienne renommée illui faudrait ensuite féliciter avec exagération, Mme deCambremer eût préféré aller se promener ou rester dans sesmerveilleux jardins de Féterne au bas desquels le flot assoupid’une petite baie vient mourir au milieu des fleurs. Mais ellesavait que sa venue probable avait été annoncée par le maître demaison, que ce fût un noble ou un franc-bourgeois deMaineville-la-Teinturière ou de Chatton-court-l’Orgueilleux. Or, siMme de Cambremer était sortie ce jour-là sans faire actede présence à la fête, tel ou tel des invités venu d’une despetites plages qui longent la mer avait pu entendre et voir lacalèche de la marquise, ce qui eût ôté l’excuse de n’avoir puquitter Féterne. D’autre part, ces maîtres de maison avaient beauavoir vu souvent Mme de Cambremer se rendre à desconcerts donnés chez des gens où ils considéraient que ce n’étaitpas sa place d’être, la petite diminution qui, à leurs yeux, était,de ce fait, infligée à la situation de la trop bonne marquisedisparaissait aussitôt que c’était eux qui recevaient, et c’estavec fièvre qu’ils se demandaient s’ils l’auraient ou non à leurpetit goûter. Quel soulagement à des inquiétudes ressenties depuisplusieurs jours, si, après le premier morceau chanté par la filledes maîtres de la maison ou par quelque amateur en villégiature, uninvité annonçait (signe infaillible que la marquise allait venir àla matinée) avoir vu les chevaux de la fameuse calèche arrêtésdevant l’horloger ou le droguiste. Alors Mme deCambremer (qui, en effet, n’allait pas tarder à entrer, suivie desa belle-fille, des invités en ce moment à demeure chez elle, etqu’elle avait demandé la permission, accordée avec quelle joie,d’amener) reprenait tout son lustre aux yeux des maîtres de maison,pour lesquels la récompense de sa venue espérée avait peut-être étéla cause déterminante et inavouée de la décision qu’ils avaientprise il y a un mois&|160;: s’infliger les tracas et faire lesfrais de donner une matinée. Voyant la marquise présente à leurgoûter, ils se rappelaient non plus sa complaisance à se rendre àceux de voisins peu qualifiés, mais l’ancienneté de sa famille, leluxe de son château, l’impolitesse de sa belle-fille née Legrandinqui, par son arrogance, relevait la bonhomie un peu fade de labelle-mère. Déjà ils croyaient lire, au courrier mondain duGaulois, l’entrefilet qu’ils cuisineraient eux-mêmes enfamille, toutes portes fermées à clef, sur «&|160;le petit coin deBretagne où l’on s’amuse ferme, la matinée ultra-select où l’on nes’est séparé qu’après avoir fait promettre aux maîtres de maison debientôt recommencer&|160;». Chaque jour ils attendaient le journal,anxieux de ne pas avoir encore vu leur matinée y figurer, etcraignant de n’avoir eu Mme de Cambremer que pour leursseuls invités et non pour la multitude des lecteurs. Enfin le jourbéni arrivait&|160;: «&|160;La saison est exceptionnellementbrillante cette année à Balbec. La mode est aux petits concertsd’après-midi, etc… &|160;» Dieu merci, le nom de Mme deCambremer avait été bien orthographié et «&|160;cité auhasard&|160;», mais en tête. Il ne restait plus qu’à paraîtreennuyé de cette indiscrétion des journaux qui pouvait amener desbrouilles avec les personnes qu’on n’avait pu inviter, et àdemander hypocritement, devant Mme de Cambremer, quiavait pu avoir la perfidie d’envoyer cet écho dont la marquisebienveillante et grande dame, disait&|160;: «&|160;Je comprends quecela vous ennuie, mais pour moi je n’ai été que très heureuse qu’onme sût chez vous.&|160;»

Sur la carte qu’on me remit, Mme de Cambremer avaitgriffonné qu’elle donnait une matinée le surlendemain. Et certes ily a seulement deux jours, si fatigué de vie mondaine que je fusse,c’eût été un vrai plaisir pour moi que de la goûter transplantéedans ces jardins où poussaient en pleine terre, grâce àl’exposition de Féterne, les figuiers, les palmiers, les plants derosiers, jusque dans la mer souvent d’un calme et d’un bleuméditerranéens et sur laquelle le petit yacht des propriétairesallait, avant le commencement de la fête, chercher, dans les plagesde l’autre côté de la baie, les invités les plus importants,servait, avec ses vélums tendus contre le soleil, quand tout lemonde était arrivé, de salle à manger pour goûter, et repartait lesoir reconduire ceux qu’il avait amenés. Luxe charmant, mais sicoûteux que c’était en partie afin de parer aux dépenses qu’ilentraînait que Mme de Cambremer avait cherché àaugmenter ses revenus de différentes façons, et notamment enlouant, pour la première fois, une de ses propriétés, fortdifférente de Féterne&|160;: la Raspelière. Oui, il y a deux jours,combien une telle matinée, peuplée de petits nobles inconnus, dansun cadre nouveau, m’eût changé de la «&|160;haute vie&|160;»parisienne&|160;! Mais maintenant les plaisirs n’avaient plus aucunsens pour moi. J’écrivis donc à Mme de Cambremer pourm’excuser, de même qu’une heure avant j’avais fait congédierAlbertine&|160;: le chagrin avait aboli en moi la possibilité dudésir aussi complètement qu’une forte fièvre coupe l’appétit… Mamère devait arriver le lendemain. Il me semblait que j’étais moinsindigne de vivre auprès d’elle, que je la comprendrais mieux,maintenant que toute une vie étrangère et dégradante avait faitplace à la remontée des souvenirs déchirants qui ceignaient etennoblissaient mon âme, comme la sienne, de leur couronne d’épines.Je le croyais&|160;; en réalité il y a bien loin des chagrinsvéritables comme était celui de maman – qui vous ôtentlittéralement la vie pour bien longtemps, quelquefois pourtoujours, dès qu’on a perdu l’être qu’on aime – à ces autreschagrins, passagers malgré tout, comme devait être le mien, quis’en vont vite comme ils sont venus tard, qu’on ne connaît quelongtemps après l’événement parce qu’on a eu besoin pour lesressentir de les comprendre&|160;; chagrins comme tant de gens enéprouvent, et dont celui qui était actuellement ma torture ne sedifférenciait que par cette modalité du souvenir involontaire.

Quant à un chagrin aussi profond que celui de ma mère, je devaisle connaître un jour, on le verra dans la suite de ce récit, maisce n’était pas maintenant, ni ainsi que je me le figurais.Néanmoins, comme un récitant qui devrait connaître son rôle et êtreà sa place depuis bien longtemps mais qui est arrivé seulement à ladernière seconde et, n’ayant lu qu’une fois ce qu’il a à dire, saitdissimuler assez habilement, quand vient le moment où il doitdonner la réplique, pour que personne ne puisse s’apercevoir de sonretard, mon chagrin tout nouveau me permit, quand ma mère arriva,de lui parler comme s’il avait toujours été le même. Elle crutseulement que la vue de ces lieux où j’avais été avec ma grand’mère(et ce n’était d’ailleurs pas cela) l’avait réveillé. Pour lapremière fois alors, et parce que j’avais une douleur qui n’étaitrien à côté de la sienne, mais qui m’ouvrait les yeux, je me rendiscompte avec épouvante de ce qu’elle pouvait souffrir. Pour lapremière fois je compris que ce regard fixe et sans pleurs (ce quifaisait que Françoise la plaignait peu) qu’elle avait depuis lamort de ma grand’mère était arrêté sur cette incompréhensiblecontradiction du souvenir et du néant. D’ailleurs, quoique toujoursdans ses voiles noirs, plus habillée dans ce pays nouveau, j’étaisplus frappé de la transformation qui s’était accomplie en elle. Cen’est pas assez de dire qu’elle avait perdu toute gaîté&|160;;fondue, figée en une sorte d’image implorante, elle semblait avoirpeur d’offenser d’un mouvement trop brusque, d’un son de voix trophaut, la présence douloureuse qui ne la quittait pas. Mais surtout,dès que je la vis entrer, dans son manteau de crêpe, je m’aperçus –ce qui m’avait échappé à Paris – que ce n’était plus ma mère quej’avais sous les yeux, mais ma grand’mère. Comme dans les famillesroyales et ducales, à la mort du chef le fils prend son titre et,de duc d’Orléans, de prince de Tarente ou de prince des Laumes,devient roi de France, duc de la Trémoïlle, duc de Guermantes,ainsi souvent, par un avènement d’un autre ordre et de plusprofonde origine, le mort saisit le vif qui devient son successeurressemblant, le continuateur de sa vie interrompue. Peut-être legrand chagrin qui suit, chez une fille telle qu’était maman, lamort de sa mère, ne fait-il que briser plus tôt la chrysalide,hâter la métamorphose et l’apparition d’un être qu’on porte en soiet qui, sans cette crise qui fait brûler les étapes et sauter d’unseul coup des périodes, ne fût survenu que plus lentement.Peut-être dans le regret de celle qui n’est plus y a-t-il uneespèce de suggestion qui finit par amener sur nos traits dessimilitudes que nous avions d’ailleurs en puissance, et y a-t-ilsurtout arrêt de notre activité plus particulièrement individuelle(chez ma mère, de son bon sens, de la gaîté moqueuse qu’elle tenaitde son père), que nous ne craignions pas, tant que vivait l’êtrebien-aimé, d’exercer, fût-ce à ses dépens, et qui contre-balançaitle caractère que nous tenions exclusivement de lui. Une foisqu’elle est morte, nous aurions scrupule à être autre, nousn’admirons plus que ce qu’elle était, ce que nous étions déjà, maismêlé à autre chose, et ce que nous allons être désormaisuniquement. C’est dans ce sens-là (et non dans celui si vague, sifaux où on l’entend généralement) qu’on peut dire que la mort n’estpas inutile, que le mort continue à agir sur nous. Il agit mêmeplus qu’un vivant parce que, la véritable réalité n’étant dégagéeque par l’esprit, étant l’objet d’une opération spirituelle, nousne connaissons vraiment que ce que nous sommes obligés de recréerpar la pensée, ce que nous cache la vie de tous les jours… Enfindans ce culte du regret pour nos morts, nous vouons une idolâtrie àce qu’ils ont aimé. Non seulement ma mère ne pouvait se séparer dusac de ma grand’mère, devenu plus précieux que s’il eût été desaphirs et de diamants, de son manchon, de tous ces vêtements quiaccentuaient encore la ressemblance d’aspect entre elles deux, maismême des volumes de Mme de Sévigné que ma grand’mèreavait toujours avec elle, exemplaires que ma mère n’eût pas changéscontre le manuscrit même des lettres. Elle plaisantait autrefois magrand’mère qui ne lui écrivait jamais une fois sans citer unephrase de Mme de Sévigné ou de Mme deBeausergent. Dans chacune des trois lettres que je reçus de mamanavant son arrivée à Balbec, elle me cita Mme de Sévignécomme si ces trois lettres eussent été non pas adressées par elle àmoi, mais par ma grand’mère adressées à elle. Elle voulut descendresur la digue voir cette plage dont ma grand’mère lui parlait tousles jours en lui écrivant. Tenant à la main l’«&|160;en touscas&|160;» de sa mère, je la vis de la fenêtre s’avancer toutenoire, à pas timides, pieux, sur le sable que des pieds chérisavaient foulé avant elle, et elle avait l’air d’aller à larecherche d’une morte que les flots devaient ramener. Pour ne pasla laisser dîner seule, je dus descendre avec elle. Le premierprésident et la veuve du bâtonnier se firent présenter à elle. Ettout ce qui avait rapport à ma grand’mère lui était si sensiblequ’elle fut touchée infiniment, garda toujours le souvenir et lareconnaissance de ce que lui dit le premier président, comme ellesouffrit avec indignation de ce qu’au contraire la femme dubâtonnier n’eût pas une parole de souvenir pour la morte. Enréalité, le premier président ne se souciait pas plus d’elle que lafemme du bâtonnier. Les paroles émues de l’un et le silence del’autre, bien que ma mère mît entre eux une telle différence,n’étaient qu’une façon diverse d’exprimer cette indifférence quenous inspirent les morts. Mais je crois que ma mère trouva surtoutde la douceur dans les paroles où, malgré moi, je laissai passer unpeu de ma souffrance. Elle ne pouvait que rendre maman heureuse(malgré toute la tendresse qu’elle avait pour moi), comme tout cequi assurait à ma grand’mère une survivance dans les cœurs. Tousles jours suivants ma mère descendit s’asseoir sur la plage, pourfaire exactement ce que sa mère avait fait, et elle lisait ses deuxlivres préférés, les Mémoires de Mme deBeausergent et les Lettres de Mme de Sévigné.Elle, et aucun de nous, n’avait pu supporter qu’on appelât cettedernière la «&|160;spirituelle marquise&|160;», pas plus que LaFontaine «&|160;le Bonhomme&|160;». Mais quand elle lisait dans leslettres ces mots&|160;: «&|160;ma fille&|160;», elle croyaitentendre sa mère lui parler.

Elle eut la mauvaise chance, dans un de ces pèlerinages où ellene voulait pas être troublée, de rencontrer sur la plage une damede Combray, suivie de ses filles. Je crois que son nom étaitMme Poussin. Mais nous ne l’appelions jamais entre nousque «&|160;Tu m’en diras des nouvelles&|160;», car c’est par cettephrase perpétuellement répétée qu’elle avertissait ses filles desmaux qu’elles se préparaient, par exemple en disant à l’une qui sefrottait les yeux&|160;: «&|160;Quand tu auras une bonne ophtalmie,tu m’en diras des nouvelles.&|160;» Elle adressa de loin à maman delongs saluts éplorés, non en signe de condoléance, mais par genred’éducation. Elle eût fait de même si nous n’eussions pas perdu magrand’mère et n’eussions eu que des raisons d’être heureux. Vivantassez retirée à Combray, dans un immense jardin, elle ne trouvaitjamais rien assez doux et faisait subir des adoucissements aux motset aux noms mêmes de la langue française. Elle trouvait trop durd’appeler «&|160;cuiller&|160;» la pièce d’argenterie qui versaitses sirops, et disait en conséquence «&|160;cueiller&|160;»&|160;;elle eût eu peur de brusquer le doux chantre de Télémaque enl’appelant rudement Fénelon – comme je faisais moi-même enconnaissance de cause, ayant pour ami le plus cher l’être le plusintelligent, bon et brave, inoubliable à tous ceux qui l’ont connu,Bertrand de Fénelon – et elle ne disait jamais que«&|160;Fénélon&|160;» trouvant que l’accent aigu ajoutait quelquemollesse. Le gendre, moins doux, de cette Mme Poussin,et duquel j’ai oublié le nom, étant notaire à Combray, emporta lacaisse et fit perdre à mon oncle, notamment, une assez forte somme.Mais la plupart des gens de Combray étaient si bien avec les autresmembres de la famille qu’il n’en résulta aucun froid et qu’on secontenta de plaindre Mme Poussin. Elle ne recevait pas,mais chaque fois qu’on passait devant sa grille on s’arrêtait àadmirer ses admirables ombrages, sans pouvoir distinguer autrechose. Elle ne nous gêna guère à Balbec où je ne la rencontraiqu’une fois, à un moment où elle disait à sa fille en train de seronger les ongles&|160;: «&|160;Quand tu auras un bon panaris, tum’en diras des nouvelles.&|160;»

Pendant que maman lisait sur la plage je restais seul dans machambre. Je me rappelais les derniers temps de la vie de magrand’mère et tout ce qui se rapportait à eux, la porte del’escalier qui était maintenue ouverte quand nous étions sortispour sa dernière promenade. En contraste avec tout cela, le restedu monde semblait à peine réel et ma souffrance l’empoisonnait toutentier. Enfin ma mère exigea que je sortisse. Mais, à chaque pas,quelque aspect oublié du Casino, de la rue où en l’attendant, lepremier soir, j’étais allé jusqu’au monument de Duguay-Trouin,m’empêchait, comme un vent contre lequel on ne peut lutter, d’allerplus avant&|160;; je baissais les yeux pour ne pas voir. Et aprèsavoir repris quelque force, je revenais vers l’hôtel, vers l’hôteloù je savais qu’il était désormais impossible que, si longtempsdussé-je attendre, je retrouvasse ma grand’mère, que j’avaisretrouvée autrefois, le premier soir d’arrivée. Comme c’était lapremière fois que je sortais, beaucoup de domestiques que jen’avais pas encore vus me regardèrent curieusement. Sur le seuilmême de l’hôtel, un jeune chasseur ôta sa casquette pour me salueret la remit prestement. Je crus qu’Aimé lui avait, selon sonexpression, «&|160;passé la consigne&|160;» d’avoir des égards pourmoi. Mais je vis au même moment que, pour une autre personne quirentrait, il l’enleva de nouveau. La vérité était que, dans la vie,ce jeune homme ne savait qu’ôter et remettre sa casquette, et lefaisait parfaitement bien. Ayant compris qu’il était incapabled’autre chose et qu’il excellait dans celle-là, il l’accomplissaitle plus grand nombre de fois qu’il pouvait par jour, ce qui luivalait de la part des clients une sympathie discrète mais générale,une grande sympathie aussi de la part du concierge à qui revenaitla tâche d’engager les chasseurs et qui, jusqu’à cet oiseau rare,n’avait pas pu en trouver un qui ne se fît renvoyer en moins dehuit jours, au grand étonnement d’Aimé qui disait&|160;:«&|160;Pourtant, dans ce métier-là, on ne leur demande guère qued’être poli, ça ne devrait pas être si difficile.&|160;» Ledirecteur tenait aussi à ce qu’ils eussent ce qu’il appelait unebelle «&|160;présence&|160;», voulant dire qu’ils restassent là, ouplutôt ayant mal retenu le mot prestance. L’aspect de la pelousequi s’étendait derrière l’hôtel avait été modifié par la créationde quelques plates-bandes fleuries et l’enlèvement non seulementd’un arbuste exotique, mais du chasseur qui, la première année,décorait extérieurement l’entrée par la tige souple de sa taille etla coloration curieuse de sa chevelure. Il avait suivi une comtessepolonaise qui l’avait pris comme secrétaire, imitant en cela sesdeux aînés et sa sœur dactylographe, arrachés à l’hôtel par despersonnalités de pays et de sexe divers, qui s’étaient éprises deleur charme. Seul demeurait leur cadet, dont personne ne voulaitparce qu’il louchait. Il était fort heureux quand la comtessepolonaise et les protecteurs des deux autres venaient passerquelque temps à l’hôtel de Balbec. Car, malgré qu’il enviât sesfrères, il les aimait et pouvait ainsi, pendant quelques semaines,cultiver des sentiments de famille. L’abbesse de Fontevraultn’avait-elle pas l’habitude, quittant pour cela ses moinesses, devenir partager l’hospitalité qu’offrait Louis XIV à cette autreMortemart, sa maîtresse, Mme de Montespan&|160;? Pourlui, c’était la première année qu’il était à Balbec&|160;; il ne meconnaissait pas encore, mais ayant entendu ses camarades plusanciens faire suivre, quand ils me parlaient, le mot de Monsieur demon nom, il les imita dès la première fois avec l’air desatisfaction, soit de manifester son instruction relativement à unepersonnalité qu’il jugeait connue, soit de se conformer à un usagequ’il ignorait il y a cinq minutes, mais auquel il lui semblaitqu’il était indispensable de ne pas manquer. Je comprenais trèsbien le charme que ce grand palace pouvait offrir à certainespersonnes. Il était dressé comme un théâtre, et une nombreusefiguration l’animait jusque dans les plinthes. Bien que le clientne fût qu’une sorte de spectateur, il était mêlé perpétuellement auspectacle, non même comme dans ces théâtres où les acteurs jouentune scène dans la salle, mais comme si la vie du spectateur sedéroulait au milieu des somptuosités de la scène. Le joueur detennis pouvait rentrer en veston de flanelle blanche, le concierges’était mis en habit bleu galonné d’argent pour lui donner seslettres. Si ce joueur de tennis ne voulait pas monter à pied, iln’était pas moins mêlé aux acteurs en ayant à côté de lui pourfaire monter l’ascenseur le lift aussi richement costumé. Lescouloirs des étages dérobaient une fuite de caméristes et decouturières, belles sur la mer et jusqu’aux petites chambresdesquelles les amateurs de la beauté féminine ancillaire arrivaientpar de savants détours. En bas, c’était l’élément masculin quidominait et faisait de cet hôtel, à cause de l’extrême et oisivejeunesse des serviteurs, comme une sorte de tragédiejudéo-chrétienne ayant pris corps et perpétuellement représentée.Aussi ne pouvais-je m’empêcher de me dire à moi-même, en lesvoyant, non certes les vers de Racine qui m’étaient venus àl’esprit chez la princesse de Guermantes tandis que M. deVaugoubert regardait de jeunes secrétaires d’ambassade saluant M.de Charlus, mais d’autres vers de Racine, cette fois-ci non plusd’Esther, mais d’Athalie&|160;: car dès le hall,ce qu’au XVIIe siècle on appelait les Portiques,«&|160;un peuple florissant&|160;» de jeunes chasseurs se tenait,surtout à l’heure du goûter, comme les jeunes Israélites des chœursde Racine. Mais je ne crois pas qu’un seul eût pu fournir même lavague réponse que Joas trouve pour Athalie quand celle-ci demandeau prince enfant&|160;: «&|160;Quel est donc votreemploi&|160;?&|160;» car ils n’en avaient aucun. Tout au plus, sil’on avait demandé à n’importe lequel d’entre eux, comme lanouvelle Reine&|160;: «&|160;Mais tout ce peuple enfermé dans celieu, à quoi s’occupe-t-il&|160;?&|160;», aurait-il pu dire&|160;:«&|160;Je vois l’ordre pompeux de ces cérémonies et j’ycontribue.&|160;» Parfois un des jeunes figurants allait versquelque personnage plus important, puis cette jeune beauté rentraitdans le chœur, et, à moins que ce ne fût l’instant d’une détentecontemplative, tous entrelaçaient leurs évolutions inutiles,respectueuses, décoratives et quotidiennes. Car, sauf leur«&|160;jour de sortie&|160;», «&|160;loin du monde élevés&|160;» etne franchissant pas le parvis, ils menaient la même existenceecclésiastique que les lévites dans Athalie, et devantcette «&|160;troupe jeune et fidèle&|160;» jouant aux pieds desdegrés couverts de tapis magnifiques, je pouvais me demander si jepénétrais dans le grand hôtel de Balbec ou dans le temple deSalomon.

Je remontais directement à ma chambre. Mes pensées étaienthabituellement attachées aux derniers jours de la maladie de magrand’mère, à ces souffrances que je revivais, en les accroissantde cet élément, plus difficile encore à supporter que la souffrancemême des autres et auxquelles il est ajouté par notre cruellepitié&|160;; quand nous croyons seulement recréer les douleurs d’unêtre cher, notre pitié les exagère&|160;; mais peut-être est-ceelle qui est dans le vrai, plus que la conscience qu’ont de cesdouleurs ceux qui les souffrent, et auxquels est cachée cettetristesse de leur vie, que la pitié, elle, voit, dont elle sedésespère. Toutefois ma pitié eût dans un élan nouveau dépassé lessouffrances de ma grand’mère si j’avais su alors ce que j’ignorailongtemps, que ma grand’mère, la veille de sa mort, dans un momentde conscience et s’assurant que je n’étais pas là, avait pris lamain de maman et, après y avoir collé ses lèvres fiévreuses, luiavait dit&|160;: «&|160;Adieu, ma fille, adieu pourtoujours.&|160;» Et c’est peut-être aussi ce souvenir-là que mamère n’a plus jamais cessé de regarder si fixement. Puis les douxsouvenirs me revenaient. Elle était ma grand’mère et j’étais sonpetit-fils. Les expressions de son visage semblaient écrites dansune langue qui n’était que pour moi&|160;; elle était tout dans mavie, les autres n’existaient que relativement à elle, au jugementqu’elle me donnerait sur eux&|160;; mais non, nos rapports ont ététrop fugitifs pour n’avoir pas été accidentels. Elle ne me connaîtplus, je ne la reverrai jamais. Nous n’avions pas été créésuniquement l’un pour l’autre, c’était une étrangère. Cetteétrangère, j’étais en train d’en regarder la photographie parSaint-Loup. Maman, qui avait rencontré Albertine, avait insistépour que je la visse, à cause des choses gentilles qu’elle luiavait dites sur grand’mère et sur moi. Je lui avais donc donnérendez-vous. Je prévins le directeur pour qu’il la fît attendre ausalon. Il me dit qu’il la connaissait depuis bien longtemps, elleet ses amies, bien avant qu’elles eussent atteint «&|160;l’âge dela pureté&|160;», mais qu’il leur en voulait de choses qu’ellesavaient dites de l’hôtel. Il faut qu’elles ne soient pas bien«&|160;illustrées&|160;» pour causer ainsi. À moins qu’on ne lesait calomniées. Je compris aisément que pureté était dit pour«&|160;puberté&|160;». En attendant l’heure d’aller retrouverAlbertine, je tenais mes yeux fixés, comme sur un dessin qu’onfinit par ne plus voir à force de l’avoir regardé, sur laphotographie que Saint-Loup avait faite, quand tout d’un coup, jepensai de nouveau&|160;: «&|160;C’est grand’mère, je suis sonpetit-fils&|160;», comme un amnésique retrouve son nom, comme unmalade change de personnalité. Françoise entra me dire qu’Albertineétait là, et voyant la photographie&|160;: «&|160;Pauvre Madame,c’est bien elle, jusqu’à son bouton de beauté sur la joue&|160;; cejour que le marquis l’a photographiée, elle avait été bien malade,elle s’était deux fois trouvée mal. «&|160;Surtout, Françoise,qu’elle m’avait dit, il ne faut pas que mon petit-fils lesache.&|160;» Et elle le cachait bien, elle était toujours gaie ensociété. Seule, par exemple, je trouvais qu’elle avait l’air parmoments d’avoir l’esprit un peu monotone. Mais ça passait vite. Etpuis elle me dit comme ça&|160;: «&|160;Si jamais il m’arrivaitquelque chose, il faudrait qu’il ait un portrait de moi. Je n’en aijamais fait faire un seul.&|160;» Alors elle m’envoya dire à M. lemarquis, en lui recommandant de ne pas raconter à Monsieur quec’était elle qui l’avait demandé, s’il ne pourrait pas lui tirer saphotographie. Mais quand je suis revenue lui dire que oui, elle nevoulait plus parce qu’elle se trouvait trop mauvaise figure.«&|160;C’est pire encore, qu’elle me dit, que pas de photographiedu tout.&|160;» Mais comme elle n’était pas bête, elle finit pass’arranger si bien, en mettant un grand chapeau rabattu, qu’il n’yparaissait plus quand elle n’était pas au grand jour. Elle en étaitbien contente de sa photographie, parce qu’en ce moment-là elle necroyait pas qu’elle reviendrait de Balbec. J’avais beau luidire&|160;: «&|160;Madame, il ne faut pas causer comme ça, j’aimepas entendre Madame causer comme ça&|160;», c’était dans son idée.Et dame, il y avait plusieurs jours qu’elle ne pouvait pas manger.C’est pour cela qu’elle poussait Monsieur à aller dîner très loinavec M. le marquis. Alors au lieu d’aller à table elle faisaitsemblant de lire et, dès que la voiture du marquis était partie,elle montait se coucher. Des jours elle voulait prévenir Madamed’arriver pour la voir encore. Et puis elle avait peur de lasurprendre, comme elle ne lui avait rien dit. «&|160;Il vaut mieuxqu’elle reste avec son mari, voyez-vous Françoise.&|160;»Françoise, me regardant, me demanda tout à coup si je me«&|160;sentais indisposé&|160;». Je lui dis que non&|160;; etelle&|160;: «&|160;Et puis vous me ficelez là à causer avec vous.Votre visite est peut-être déjà arrivée. Il faut que je descende.Ce n’est pas une personne pour ici. Et avec une allant vite commeelle, elle pourrait être repartie. Elle n’aime pas attendre.Ah&|160;! maintenant, Mademoiselle Albertine, c’est quelqu’un. –Vous vous trompez, Françoise, elle est assez bien, trop bien pourici. Mais allez la prévenir que je ne pourrai pas la voiraujourd’hui.&|160;»

Quelles déclamations apitoyées j’aurais éveillées en Françoisesi elle m’avait vu pleurer. Soigneusement je me cachai. Sans celaj’aurais eu sa sympathie. Mais je lui donnai la mienne. Nous nenous mettons pas assez dans le cœur de ces pauvres femmes dechambre qui ne peuvent pas nous voir pleurer, comme si pleurer nousfaisait mal&|160;; ou peut-être leur faisait mal, Françoise m’ayantdit quand j’étais petit&|160;: «&|160;Ne pleurez pas comme cela, jen’aime pas vous voir pleurer comme cela.&|160;» Nous n’aimons pasles grandes phrases, les attestations, nous avons tort, nousfermons ainsi notre cœur au pathétique des campagnes, à la légendeque la pauvre servante, renvoyée, peut-être injustement, pour vol,toute pâle, devenue subitement plus humble comme si c’était uncrime d’être accusée, déroule en invoquant l’honnêteté de son père,les principes de sa mère, les conseils de l’aïeule. Certes cesmêmes domestiques qui ne peuvent supporter nos larmes nous ferontprendre sans scrupule une fluxion de poitrine parce que la femme dechambre d’au-dessous aime les courants d’air et que ce ne seraitpas poli de les supprimer. Car il faut que ceux-là mêmes qui ontraison, comme Françoise, aient tort aussi, pour faire de la Justiceune chose impossible. Même les humbles plaisirs des servantesprovoquent ou le refus ou la raillerie de leurs maîtres. Car c’esttoujours un rien, mais niaisement sentimental, anti-hygiénique.Aussi peuvent-elles dire&|160;: «&|160;Comment, moi qui ne demandeque cela dans l’année, on ne me l’accorde pas.&|160;» Et pourtantles maîtres accorderont beaucoup plus, qui ne fût pas stupide etdangereux pour elles – ou pour eux. Certes, à l’humilité de lapauvre femme de chambre, tremblante, prête à avouer ce qu’elle n’apas commis, disant «&|160;je partirai ce soir s’il le faut&|160;»,on ne peut pas résister. Mais il faut savoir aussi ne pas resterinsensibles, malgré la banalité solennelle et menaçante des chosesqu’elle dit, son héritage maternel et la dignité du«&|160;clos&|160;», devant une vieille cuisinière drapée dans unevie et une ascendance d’honneur, tenant le balai comme un sceptre,poussant son rôle au tragique, l’entrecoupant de pleurs, seredressant avec majesté. Ce jour-là je me rappelai ou j’imaginai detelles scènes, je les rapportai à notre vieille servante, et,depuis lors, malgré tout le mal qu’elle put faire à Albertine,j’aimai Françoise d’une affection, intermittente il est vrai, maisdu genre le plus fort, celui qui a pour base la pitié.

Certes, je souffris toute la journée en restant devant laphotographie de ma grand’mère. Elle me torturait. Moins pourtantque ne fit le soir la visite du directeur. Comme je lui parlais dema grand’mère et qu’il me renouvelait ses condoléances, jel’entendis me dire (car il aimait employer les mots qu’ilprononçait mal)&|160;: «&|160;C’est comme le jour où Madame votregrand’mère avait eu cette symecope, je voulais vous en avertir,parce qu’à cause de la clientèle, n’est-ce pas, cela aurait pufaire du tort à la maison. Il aurait mieux valu qu’elle parte lesoir même. Mais elle me supplia de ne rien dire et me promitqu’elle n’aurait plus de symecope, ou qu’à la première ellepartirait. Le chef de l’étage m’a pourtant rendu compte qu’elle ena eu une autre. Mais, dame, vous étiez de vieux clients qu’oncherchait à contenter, et du moment que personne ne s’estplaint.&|160;» Ainsi ma grand’mère avait des syncopes et me lesavait cachées. Peut-être au moment où j’étais le moins gentil pourelle, où elle était obligée, tout en souffrant, de faire attentionà être de bonne humeur pour ne pas m’irriter et à paraître bienportante pour ne pas être mise à la porte de l’hôtel.«&|160;Simecope&|160;» c’est un mot que, prononcé ainsi, jen’aurais jamais imaginé, qui m’aurait peut-être, s’appliquant àd’autres, paru ridicule, mais qui dans son étrange nouveautésonore, pareille à celle d’une dissonance originale, restalongtemps ce qui était capable d’éveiller en moi les sensations lesplus douloureuses.

Le lendemain j’allai, à la demande de maman, m’étendre un peusur le sable, ou plutôt dans les dunes, là où on est caché parleurs replis, et où je savais qu’Albertine et ses amies nepourraient pas me trouver. Mes paupières, abaissées, ne laissaientpasser qu’une seule lumière, toute rose, celle des paroisintérieures des yeux. Puis elles se fermèrent tout à fait. Alors magrand’mère m’apparut assise dans un fauteuil. Si faible, elle avaitl’air de vivre moins qu’une autre personne. Pourtant je l’entendaisrespirer&|160;; parfois un signe montrait qu’elle avait compris ceque nous disions, mon père et moi. Mais j’avais beau l’embrasser,je ne pouvais pas arriver à éveiller un regard d’affection dans sesyeux, un peu de couleur sur ses joues. Absente d’elle-même, elleavait l’air de ne pas m’aimer, de ne pas me connaître, peut-être dene pas me voir. Je ne pouvais deviner le secret de sonindifférence, de son abattement, de son mécontentement silencieux.J’entraînai mon père à l’écart. «&|160;Tu vois tout de même, luidis-je, il n’y a pas à dire, elle a saisi exactement chaque chose.C’est l’illusion complète de la vie. Si on pouvait faire venir toncousin qui prétend que les morts ne vivent pas&|160;! Voilà plusd’un an qu’elle est morte et, en somme, elle vit toujours. Maispourquoi ne veut-elle pas m’embrasser&|160;? – Regarde, sa pauvretête retombe. – Mais elle voudrait aller aux Champs-Élysées tantôt.– C’est de la folie&|160;! – Vraiment, tu crois que cela pourraitlui faire mal, qu’elle pourrait mourir davantage&|160;? Il n’estpas possible qu’elle ne m’aime plus. J’aurai beau l’embrasser,est-ce qu’elle ne me sourira plus jamais&|160;? – Que veux-tu, lesmorts sont les morts.&|160;»

Quelques jours plus tard la photographie qu’avait faiteSaint-Loup m’était douce à regarder&|160;; elle ne réveillait pasle souvenir de ce que m’avait dit Françoise parce qu’il ne m’avaitplus quitté et je m’habituais à lui. Mais, en regard de l’idée queje me faisais de son état si grave, si douloureux ce jour-là, laphotographie, profitant encore des ruses qu’avait eues magrand’mère et qui réussissaient à me tromper même depuis qu’ellesm’avaient été dévoilées, me la montrait si élégante, siinsouciante, sous le chapeau qui cachait un peu son visage, que jela voyais moins malheureuse et mieux portante que je ne l’avaisimaginée. Et pourtant ses joues, ayant à son insu une expression àelles, quelque chose de plombé, de hagard, comme le regard d’unebête qui se sentirait déjà choisie et désignée, ma grand’mère avaitun air de condamnée à mort, un air involontairement sombre,inconsciemment tragique, qui m’échappait mais qui empêchait mamande regarder jamais cette photographie, cette photographie qui luiparaissait, moins une photographie de sa mère que de la maladie decelle-ci, d’une insulte que cette maladie faisait au visagebrutalement souffleté de grand’mère.

Puis un jour, je me décidai à faire dire à Albertine que je larecevrais prochainement. C’est qu’un matin de grande chaleurprématurée, les mille cris des enfants qui jouaient, des baigneursplaisantant, des marchands de journaux, m’avaient décrit en traitsde feu, en flammèches entrelacées, la plage ardente que les petitesvagues venaient une à une arroser de leur fraîcheur&|160;; alorsavait commencé le concert symphonique mêlé au clapotement de l’eau,dans lequel les violons vibraient comme un essaim d’abeilles égarésur la mer. Aussitôt j’avais désiré de réentendre le rired’Albertine, de revoir ses amies, ces jeunes filles se détachantsur les flots, et restées dans mon souvenir le charme inséparable,la flore caractéristique de Balbec&|160;; et j’avais résolud’envoyer par Françoise un mot à Albertine, pour la semaineprochaine, tandis que, montant doucement, la mer, à chaquedéferlement de lame, recouvrait complètement de coulées de cristalla mélodie dont les phrases apparaissaient séparées les unes desautres, comme ces anges luthiers qui, au faîte de la cathédraleitalienne, s’élèvent entre les crêtes de porphyre bleu et de jaspeécumant. Mais le jour où Albertine vint, le temps s’était denouveau gâté et rafraîchi, et d’ailleurs je n’eus pas l’occasiond’entendre son rire&|160;; elle était de fort mauvaise humeur.«&|160;Balbec est assommant cette année, me dit-elle. Je tâcheraide ne pas rester longtemps. Vous savez que je suis ici depuisPâques, cela fait plus d’un mois. Il n’y a personne. Si vous croyezque c’est folichon.&|160;» Malgré la pluie récente et le cielchangeant à toute minute, après avoir accompagné Albertine jusqu’àEgreville, car Albertine faisait, selon son expression, la«&|160;navette&|160;» entre cette petite plage, où était la villade Mme Bontemps, et Incarville où elle avait été«&|160;prise en pension&|160;» par les parents de Rosemonde, jepartis me promener seul vers cette grande route que prenait lavoiture de Mme de Villeparisis quand nous allions nouspromener avec ma grand’mère&|160;; des flaques d’eau, que le soleilqui brillait n’avait pas séchées, faisaient du sol un vraimarécage, et je pensais à ma grand’mère qui jadis ne pouvaitmarcher deux pas sans se crotter. Mais, dès que je fus arrivé à laroute, ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu, avec magrand’mère, au mois d’août, que les feuilles et comme l’emplacementdes pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d’unluxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, neprenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleuxsatin rose qu’on eût jamais vu et que faisait briller lesoleil&|160;; l’horizon lointain de la mer fournissait aux pommierscomme un arrière-plan d’estampe japonaise&|160;; si je levais latête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraîtreson bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarterpour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une briselégère mais froide faisait trembler légèrement les bouquetsrougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les brancheset sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c’eût été unamateur d’exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créécette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes parceque, si loin qu’on allât dans ses effets d’art raffiné, on sentaitqu’elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleinecampagne comme des paysans, sur une grande route de France. Puisaux rayons du soleil succédèrent subitement ceux de la pluie&|160;;ils zébrèrent tout l’horizon, enserrèrent la file des pommiers dansleur réseau gris. Mais ceux-ci continuaient à dresser leur beauté,fleurie et rose, dans le vent devenu glacial sous l’averse quitombait&|160;: c’était une journée de printemps.

Chapitre 2

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Les mystères d’Albertine.—Les jeunes filles qu’elle voitdans la glace.—La dame inconnue.—Le liftier.—Madame deCambremer.—Les plaisirs de M. Nissim Bernard.—Première esquisse ducaractère étrange de Morel.—M. de Charlus dîne chez lesVerdurin.

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Dans ma crainte que le plaisir trouvé dans cette promenadesolitaire n’affaiblît en moi le souvenir de ma grand’mère, jecherchais à le raviver en pensant à telle grande souffrance moralequ’elle avait eue&|160;; à mon appel cette souffrance essayait dese construire dans mon cœur, elle y élançait ses piliersimmenses&|160;; mais mon cœur, sans doute, était trop petit pourelle, je n’avais la force de porter une douleur si grande, monattention se dérobait au moment où elle se reformait tout entière,et ses arches s’effondraient avant de s’être rejointes, comme avantd’avoir parfait leur voûte s’écroulent les vagues. Cependant, rienque par mes rêves quand j’étais endormi, j’aurais pu apprendre quemon chagrin de la mort de ma grand’mère diminuait, car elle yapparaissait moins opprimée par l’idée que je me faisais de sonnéant. Je la voyais toujours malade, mais en voie de se rétablir,je la trouvais mieux. Et si elle faisait allusion à ce qu’elleavait souffert, je lui fermais la bouche avec mes baisers et jel’assurais qu’elle était maintenant guérie pour toujours. J’auraisvoulu faire constater aux sceptiques que la mort est vraiment unemaladie dont on revient. Seulement je ne trouvais plus chez magrand’mère la riche spontanéité d’autrefois. Ses paroles n’étaientqu’une réponse affaiblie, docile, presque un simple écho de mesparoles&|160;; elle n’était plus que le reflet de ma proprepensée.

Incapable comme je l’étais encore d’éprouver à nouveau un désirphysique, Albertine recommençait cependant à m’inspirer comme undésir de bonheur. Certains rêves de tendresse partagée, toujoursflottants en nous, s’allient volontiers, par une sorte d’affinité,au souvenir (à condition que celui-ci soit déjà devenu un peuvague) d’une femme avec qui nous avons eu du plaisir. Ce sentimentme rappelait des aspects du visage d’Albertine, plus doux, moinsgais, assez différents de ceux que m’eût évoqués le désirphysique&|160;; et comme il était aussi moins pressant que nel’était ce dernier, j’en eusse volontiers ajourné la réalisation àl’hiver suivant sans chercher à revoir Albertine à Balbec avant sondépart. Mais, même au milieu d’un chagrin encore vif, le désirphysique renaît. De mon lit où on me faisait rester longtemps tousles jours à me reposer, je souhaitais qu’Albertine vînt recommencernos jeux d’autrefois. Ne voit-on pas, dans la chambre même où ilsont perdu un enfant, des époux, bientôt de nouveau entrelacés,donner un frère au petit mort&|160;? J’essayais de me distraire dece désir en allant jusqu’à la fenêtre regarder la mer de cejour-là. Comme la première année, les mers, d’un jour à l’autre,étaient rarement les mêmes. Mais d’ailleurs elles ne ressemblaientguère à celles de cette première année, soit parce que maintenantc’était le printemps avec ses orages, soit parce que, même sij’étais venu à la même date que la première fois, des tempsdifférents, plus changeants, auraient pu déconseiller cette côte àcertaines mers indolentes, vaporeuses et fragiles que j’avais vuespendant des jours ardents dormir sur la plage en soulevantimperceptiblement leur sein bleuâtre, d’une molle palpitation, soitsurtout parce que mes yeux, instruits par Elstir à retenirprécisément les éléments que j’écartais volontairement jadis,contemplaient longuement ce que la première année ils ne savaientpas voir. Cette opposition qui alors me frappait tant entre lespromenades agrestes que je faisais avec Mme deVilleparisis et ce voisinage fluide, inaccessible et mythologique,de l’Océan éternel n’existait plus pour moi. Et certains jours lamer me semblait, au contraire, maintenant presque rurale elle-même.Les jours, assez rares, de vrai beau temps, la chaleur avait tracésur les eaux, comme à travers champs, une route poussiéreuse etblanche derrière laquelle la fine pointe d’un bateau de pêchedépassait comme un clocher villageois. Un remorqueur, dont on nevoyait que la cheminée, fumait au loin comme une usine écartée,tandis que seul à l’horizon un carré blanc et bombé, peint sansdoute par une voile, mais qui semblait compact et comme calcaire,faisait penser à l’angle ensoleillé de quelque bâtiment isolé,hôpital ou école. Et les nuages et le vent, les jours où il s’enajoutait au soleil, parachevaient sinon l’erreur du jugement, dumoins l’illusion du premier regard, la suggestion qu’il éveilledans l’imagination. Car l’alternance d’espaces de couleursnettement tranchées, comme celles qui résultent, dans la campagne,de la contiguïté de cultures différentes, les inégalités âpres,jaunes, et comme boueuses de la surface marine, les levées, lestalus qui dérobaient à la vue une barque où une équipe d’agilesmatelots semblait moissonner, tout cela, par les jours orageux,faisait de l’océan quelque chose d’aussi varié, d’aussi consistant,d’aussi accidenté, d’aussi populeux, d’aussi civilisé que la terrecarrossable sur laquelle j’allais autrefois et ne devais pas tarderà faire des promenades. Et une fois, ne pouvant plus résister à mondésir, au lieu de me recoucher, je m’habillai et partis chercherAlbertine à Incarville. Je lui demanderais de m’accompagner jusqu’àDouville où j’irais faire à Féterne une visite à Mme deCambremer, et à la Raspelière une visite à Mme Verdurin.Albertine m’attendrait pendant ce temps-là sur la plage et nousreviendrions ensemble dans la nuit. J’allai prendre le petit cheminde fer d’intérêt local dont j’avais, par Albertine et ses amies,appris autrefois tous les surnoms dans la région, où on l’appelaittantôt le Tortillard à cause de ses innombrables détours,le Tacot parce qu’il n’avançait pas, leTransatlantique à cause d’une effroyable sirène qu’ilpossédait pour que se garassent les passants, leDecauville et le Funi, bien que ce ne fûtnullement un funiculaire mais parce qu’il grimpait sur la falaise,ni même à proprement parler un Decauville mais parce qu’il avaitune voie de 60, le B. A. G. parce qu’il allait de Balbec àGrallevast en passant par Angerville, le Tram et le T.S. N. parce qu’il faisait partie de la ligne des tramways duSud de la Normandie. Je m’installai dans un wagon où j’étaisseul&|160;; il faisait un soleil splendide, on étouffait&|160;; jebaissai le store bleu qui ne laissa passer qu’une raie de soleil.Mais aussitôt je vis ma grand’mère, telle qu’elle était assise dansle train à notre départ de Paris à Balbec, quand, dans lasouffrance de me voir prendre de la bière, elle avait préféré nepas regarder, fermer les yeux et faire semblant de dormir. Moi quine pouvais supporter autrefois la souffrance qu’elle avait quandmon grand-père prenait du cognac, je lui avais infligé celle, nonpas même seulement de me voir prendre, sur l’invitation d’un autre,une boisson qu’elle croyait funeste pour moi, mais je l’avaisforcée à me laisser libre de m’en gorger à ma guise&|160;; bienplus, par mes colères, mes crises d’étouffement, je l’avais forcéeà m’y aider, à me le conseiller, dans une résignation suprême dontj’avais devant ma mémoire l’image muette, désespérée, aux yeux clospour ne pas voir. Un tel souvenir, comme un coup de baguette,m’avait de nouveau rendu l’âme que j’étais en train de perdredepuis quelque temps&|160;; qu’est-ce que j’aurais pu faire deRosemonde quand mes lèvres tout entières étaient parcouruesseulement par le désir désespéré d’embrasser une morte&|160;?qu’aurais-je pu dire aux Cambremer et aux Verdurin quand mon cœurbattait si fort parce que s’y reformait à tout moment la douleurque ma grand’mère avait soufferte&|160;? Je ne pus rester dans cewagon. Dès que le train s’arrêta à Maineville-la-Teinturière,renonçant à mes projets, je descendis, je rejoignis la falaise etj’en suivis les chemins sinueux. Maineville avait acquis depuisquelque temps une importance considérable et une réputationparticulière, parce qu’un directeur de nombreux casinos, marchandde bien-être, avait fait construire non loin de là, avec un luxe demauvais goût capable de rivaliser avec celui d’un palace, unétablissement, sur lequel nous reviendrons, et qui était, à francparler, la première maison publique pour gens chics qu’on eût eul’idée de construire sur les côtes de France. C’était la seule.Chaque port a bien la sienne, mais bonne seulement pour les marinset pour les amateurs de pittoresque que cela amuse de voir, toutprès de l’église immémoriale, la patronne presque aussi vieille,vénérable et moussue, se tenir devant sa porte mal famée enattendant le retour des bateaux de pêche.

M’écartant de l’éblouissante maison de «&|160;plaisir&|160;»,insolemment dressée là malgré les protestations des famillesinutilement adressées au maire, je rejoignis la falaise et j’ensuivis les chemins sinueux dans la direction de Balbec. J’entendissans y répondre l’appel des aubépines. Voisines moins cossues desfleurs de pommiers, elles les trouvaient bien lourdes, tout enreconnaissant le teint frais qu’ont les filles, aux pétales rosés,de ces gros fabricants de cidre. Elles savaient que, moinsrichement dotées, on les recherchait cependant davantage et qu’illeur suffisait, pour plaire, d’une blancheur chiffonnée.

Quand je rentrai, le concierge de l’hôtel me remit une lettre dedeuil où faisaient part le marquis et la marquise de Gonneville, levicomte et la vicomtesse d’Amfreville, le comte et la comtesse deBerneville, le marquis et la marquise de Graincourt, le comted’Amenoncourt, la comtesse de Maineville, le comte et la comtessede Franquetot, la comtesse de Chaverny née d’Aigleville, et delaquelle je compris enfin pourquoi elle m’était envoyée quand jereconnus les noms de la marquise de Cambremer née du Mesnil LaGuichard, du marquis et de la marquise de Cambremer, et que je visque la morte, une cousine des Cambremer, s’appelaitÉléonore-Euphrasie-Humbertine de Cambremer, comtesse de Criquetot.Dans toute l’étendue de cette famille provinciale, dont ledénombrement remplissait des lignes fines et serrées, pas unbourgeois, et d’ailleurs pas un titre connu, mais tout le ban etl’arrière-ban des nobles de la région qui faisaient chanter leursnoms – ceux de tous les lieux intéressants du pays – aux joyeusesfinales en ville, en court, parfois plus sourdes(en tot). Habillés des tuiles de leur château ou du crépide leur église, la tête branlant dépassant à peine la voûte ou lecorps de logis, et seulement pour se coiffer du lanternon normandou des colombages du toit en poivrière, ils avaient l’air d’avoirsonné le rassemblement de tous les jolis villages échelonnés oudispersés à cinquante lieues à la ronde et de les avoir disposés enformation serrée, sans une lacune, sans un intrus, dans le damiercompact et rectangulaire de l’aristocratique lettre bordée denoir.

Ma mère était remontée dans sa chambre, méditant cette phrase deMme de Sévigné&|160;: «&|160;Je ne vois aucun de ceuxqui veulent me divertir de vous&|160;; en paroles couvertes c’estqu’ils veulent m’empêcher de penser à vous et celam’offense&|160;», parce que le premier président lui avait ditqu’elle devrait se distraire. À moi il chuchota&|160;: «&|160;C’estla princesse de Parme.&|160;» Ma peur se dissipa en voyant que lafemme que me montrait le magistrat n’avait aucun rapport avec SonAltesse Royale. Mais comme elle avait fait retenir une chambre pourpasser la nuit en revenant de chez Mme de Luxembourg, lanouvelle eut pour effet sur beaucoup de leur faire prendre toutenouvelle dame arrivée pour la princesse de Parme – et pour moi, deme faire monter m’enfermer dans mon grenier.

Je n’aurais pas voulu y rester seul. Il était à peine quatreheures. Je demandai à Françoise d’aller chercher Albertine pourqu’elle vînt passer la fin de l’après-midi avec moi.

Je crois que je mentirais en disant que commença déjà ladouloureuse et perpétuelle méfiance que devait m’inspirerAlbertine, à plus forte raison le caractère particulier, surtoutgomorrhéen, que devait revêtir cette méfiance. Certes, dès cejour-là – mais ce n’était pas le premier – mon attente fut un peuanxieuse. Françoise, une fois partie, resta si longtemps que jecommençai à désespérer. Je n’avais pas allumé de lampe. Il nefaisait plus guère jour. Le vent faisait claquer le drapeau duCasino. Et, plus débile encore dans le silence de la grève, surlaquelle la mer montait, et comme une voix qui aurait traduit etaccru le vague énervant de cette heure inquiète et fausse, un petitorgue de Barbarie arrêté devant l’hôtel jouait des valsesviennoises. Enfin Françoise arriva, mais seule. «&|160;Je suis étéaussi vite que j’ai pu mais elle ne voulait pas venir à causequ’elle ne se trouvait pas assez coiffée. Si elle n’est pas restéeune heure d’horloge à se pommader, elle n’est pas restée cinqminutes. Ça va être une vraie parfumerie ici. Elle vient, elle estrestée en arrière pour s’arranger devant la glace. Je croyais latrouver là.&|160;» Le temps fut long encore avant qu’Albertinearrivât. Mais la gaieté, la gentillesse qu’elle eut cette foisdissipèrent ma tristesse. Elle m’annonça (contrairement à cequ’elle avait dit l’autre jour) qu’elle resterait la saisonentière, et me demanda si nous ne pourrions pas, comme la premièreannée, nous voir tous les jours. Je lui dis qu’en ce moment j’étaistrop triste et que je la ferais plutôt chercher de temps en temps,au dernier moment, comme à Paris. «&|160;Si jamais vous vous sentezde la peine ou que le cœur vous en dise, n’hésitez pas, medit-elle, faites-moi chercher, je viendrai en vitesse, et si vousne craignez pas que cela fasse scandale dans l’hôtel, je resteraiaussi longtemps que vous voudrez.&|160;» Françoise avait, en laramenant, eu l’air heureuse comme chaque fois qu’elle avait prisune peine pour moi et avait réussi à me faire plaisir. MaisAlbertine elle-même n’était pour rien dans cette joie et, dès lelendemain, Françoise devait me dire ces paroles profondes&|160;:«&|160;Monsieur ne devrait pas voir cette demoiselle. Je vois bienle genre de caractère qu’elle a, elle vous fera deschagrins.&|160;» En reconduisant Albertine, je vis, par la salle àmanger éclairée, la princesse de Parme. Je ne fis que la regarderen m’arrangeant à n’être pas vu. Mais j’avoue que je trouvai unecertaine grandeur dans la royale politesse qui m’avait fait sourirechez les Guermantes. C’est un principe que les souverains sontpartout chez eux, et le protocole le traduit en usages morts etsans valeur, comme celui qui veut que le maître de la maison tienneà la main son chapeau, dans sa propre demeure, pour montrer qu’iln’est plus chez lui mais chez le Prince. Or cette idée, laprincesse de Parme ne se la formulait peut-être pas, mais elle enétait tellement imbue que tous ses actes, spontanément inventéspour les circonstances, la traduisaient. Quand elle se leva detable elle remit un gros pourboire à Aimé comme s’il avait été làuniquement pour elle et si elle récompensait, en quittant unchâteau, un maître d’hôtel affecté à son service. Elle ne secontenta d’ailleurs pas du pourboire, mais avec un gracieux sourirelui adressa quelques paroles aimables et flatteuses, dont sa mèrel’avait munie. Un peu plus, elle lui aurait dit qu’autant l’hôtelétait bien tenu, autant était florissante la Normandie, et qu’àtous les pays du monde elle préférait la France. Une autre pièceglissa des mains de la princesse pour le sommelier qu’elle avaitfait appeler et à qui elle tint à exprimer sa satisfaction comme ungénéral qui vient de passer une revue. Le lift était, à ce moment,venu lui donner une réponse&|160;; il eut aussi un mot, un sourireet un pourboire, tout cela mêlé de paroles encourageantes ethumbles destinées à leur prouver qu’elle n’était pas plus que l’und’eux. Comme Aimé, le sommelier, le lift et les autres crurentqu’il serait impoli de ne pas sourire jusqu’aux oreilles à unepersonne qui leur souriait, elle fut bientôt entourée d’un groupede domestiques avec qui elle causa bienveillamment&|160;; cesfaçons étant inaccoutumées dans les palaces, les personnes quipassaient sur la place, ignorant son nom, crurent qu’ils voyaientune habituée de Balbec, qui, à cause d’une extraction médiocre oudans un intérêt professionnel (c’était peut-être la femme d’unplacier en Champagne), était moins différente de la domesticité queles clients vraiment chics. Pour moi je pensai au palais de Parme,aux conseils moitié religieux, moitié politiques donnés à cetteprincesse, laquelle agissait avec le peuple comme si elle avait dûse le concilier pour régner un jour, bien plus, comme si ellerégnait déjà.

Je remontais dans ma chambre, mais je n’y étais pas seul.J’entendais quelqu’un jouer avec moelleux des morceaux de Schumann.Certes il arrive que les gens, même ceux que nous aimons le mieux,se saturent de la tristesse ou de l’agacement qui émane de nous. Ily a pourtant quelque chose qui est capable d’un pouvoir d’exaspéreroù n’atteindra jamais une personne&|160;: c’est un piano.

Albertine m’avait fait prendre en note les dates où elle devaits’absenter et aller chez des amies pour quelques jours, et m’avaitfait inscrire aussi leur adresse pour si j’avais besoin d’elle unde ces soirs-là, car aucune n’habitait bien loin. Cela fit que,pour la trouver, de jeune fille en jeune fille, se nouèrent toutnaturellement autour d’elle des liens de fleurs. J’ose avouer quebeaucoup de ses amies – je ne l’aimais pas encore – me donnèrent,sur une plage ou une autre, des instants de plaisir. Ces jeunescamarades bienveillantes ne me semblaient pas très nombreuses. Maisdernièrement j’y ai repensé, leurs noms me sont revenus. Je comptaique, dans cette seule saison, douze me donnèrent leurs frêlesfaveurs. Un nom me revint ensuite, ce qui fit treize. J’eus alorscomme une cruauté enfantine de rester sur ce nombre. Hélas, jesongeais que j’avais oublié la première, Albertine qui n’était pluset qui fit la quatorzième.

J’avais, pour reprendre le fil du récit, inscrit les noms et lesadresses des jeunes filles chez qui je la trouverais tel jour oùelle ne serait pas à Incarville, mais de ces jours-là j’avais penséque je profiterais plutôt pour aller chez Mme Verdurin.D’ailleurs nos désirs pour différentes femmes n’ont pas toujours lamême force. Tel soir nous ne pouvons nous passer d’une qui, aprèscela, pendant un mois ou deux, ne nous troublera guère. Et puis lescauses d’alternance, que ce n’est pas le lieu d’étudier ici, aprèsles grandes fatigues charnelles, font que la femme dont l’imagehante notre sénilité momentanée est une femme qu’on ne feraitpresque que baiser sur le front. Quant à Albertine, je la voyaisrarement, et seulement les soirs, fort espacés, où je ne pouvais mepasser d’elle. Si un tel désir me saisissait quand elle était troploin de Balbec pour que Françoise pût aller jusque-là, j’envoyaisle lift à Egreville, à la Sogne, à Saint-Frichoux, en lui demandantde terminer son travail un peu plus tôt. Il entrait dans machambre, mais en laissait la porte ouverte car, bien qu’il fît avecconscience son «&|160;boulot&|160;», lequel était fort dur,consistant, dès cinq heures du matin, en nombreux nettoyages, il nepouvait se résoudre à l’effort de fermer une porte et, si on luifaisait remarquer qu’elle était ouverte, il revenait en arrière et,aboutissant à son maximum d’effort, la poussait légèrement. Avecl’orgueil démocratique qui le caractérisait et auquel n’atteignentpas dans les carrières libérales les membres de professions un peunombreuses, avocats, médecins, hommes de lettres appelant seulementun autre avocat, homme de lettres ou médecin&|160;: «&|160;Monconfrère&|160;», lui, usant avec raison d’un terme réservé auxcorps restreints, comme les académies par exemple, il me disait, enparlant d’un chasseur qui était lift un jour sur deux&|160;:«&|160;Je vais voir à me faire remplacer par moncollègue.&|160;» Cet orgueil ne l’empêchait pas, dans lebut d’améliorer ce qu’il appelait son traitement,d’accepter pour ses courses des rémunérations, qui l’avaient faitprendre en horreur à Françoise&|160;: «&|160;Oui, la première foisqu’on le voit on lui donnerait le bon Dieu sans confession, mais ily a des jours où il est poli comme une porte de prison. Tout çac’est des tire-sous.&|160;» Cette catégorie où elle avait sisouvent fait figurer Eulalie et où, hélas, pour tous les malheursque cela devait un jour amener, elle rangeait déjà Albertine, parcequ’elle me voyait souvent demander à maman, pour mon amie peufortunée, de menus objets, des colifichets, ce que Françoisetrouvait inexcusable, parce que Mme Bontemps n’avaitqu’une bonne à tout faire. Bien vite, le lift, ayant retiré ce quej’eusse appelé sa livrée et ce qu’il nommait sa tunique,apparaissait en chapeau de paille, avec une canne, soignant sadémarche et le corps redressé, car sa mère lui avait recommandé dene jamais prendre le genre «&|160;ouvrier&|160;» ou«&|160;chasseur&|160;». De même que, grâce aux livres, la sciencel’est à un ouvrier qui n’est plus ouvrier quand il a fini sontravail, de même, grâce au canotier et à la paire de gants,l’élégance devenait accessible au lift qui, ayant cessé, pour lasoirée, de faire monter les clients, se croyait, comme un jeunechirurgien qui a retiré sa blouse, ou le maréchal des logisSaint-Loup sans uniforme, devenu un parfait homme du monde. Iln’était pas d’ailleurs sans ambition, ni talent non plus pourmanipuler sa cage et ne pas vous arrêter entre deux étages. Maisson langage était défectueux. Je croyais à son ambition parce qu’ildisait en parlant du concierge, duquel il dépendait&|160;:«&|160;Mon concierge&|160;», sur le même ton qu’un homme possédantà Paris ce que le chasseur eût appelé «&|160;un hôtelparticulier&|160;» eût parlé de son portier. Quant au langage duliftier, il est curieux que quelqu’un qui entendait cinquante foispar jour un client appeler&|160;: «&|160;Ascenseur&|160;», ne dîtjamais lui-même qu’«&|160;accenseur&|160;». Certaines chosesétaient extrêmement agaçantes chez ce liftier&|160;: quoi que jelui eusse dit il m’interrompait par une locution «&|160;Vouspensez&|160;!&|160;» ou «&|160;Pensez&|160;!&|160;» qui semblaitsignifier ou bien que ma remarque était d’une telle évidence quetout le monde l’eût trouvée, ou bien reporter sur lui le méritecomme si c’était lui qui attirait mon attention là-dessus.«&|160;Vous pensez&|160;!&|160;» ou «&|160;Pensez&|160;!&|160;»,exclamé avec la plus grande énergie, revenait toutes les deuxminutes dans sa bouche, pour des choses dont il ne se fût jamaisavisé, ce qui m’irritait tant que je me mettais aussitôt à dire lecontraire pour lui montrer qu’il n’y comprenait rien. Mais à maseconde assertion, bien qu’elle fût inconciliable avec la première,il ne répondait pas moins&|160;: «&|160;Vous pensez&|160;!&|160;»,comme si ces mots étaient inévitables. Je lui pardonnaisdifficilement aussi qu’il employât certains termes de son métier,et qui eussent, à cause de cela, été parfaitement convenables aupropre, seulement dans le sens figuré, ce qui leur donnait uneintention spirituelle assez bébête, par exemple le verbe pédaler.Jamais il n’en usait quand il avait fait une course à bicyclette.Mais si, à pied, il s’était dépêché pour être à l’heure, poursignifier qu’il avait marché vite il disait&|160;: «&|160;Vouspensez si on a pédalé&|160;!&|160;» Le liftier était plutôt petit,mal bâti et assez laid. Cela n’empêchait pas que chaque fois qu’onlui parlait d’un jeune homme de taille haute, élancée et fine, ildisait&|160;: «&|160;Ah&|160;! oui, je sais, un qui est juste de magrandeur.&|160;» Et un jour que j’attendais une réponse de lui,comme on avait monté l’escalier, au bruit des pas j’avais parimpatience ouvert la porte de ma chambre et j’avais vu un chasseurbeau comme Endymion, les traits incroyablement parfaits, qui venaitpour une dame que je ne connaissais pas. Quand le liftier étaitrentré, en lui disant avec quelle impatience j’avais attendu saréponse, je lui avais raconté que j’avais cru qu’il montait maisque c’était un chasseur de l’hôtel de Normandie. «&|160;Ah&|160;!oui, je sais lequel, me dit-il, il n’y en a qu’un, un garçon de mataille. Comme figure aussi il me ressemble tellement qu’on pourraitnous prendre l’un pour l’autre, on dirait tout à fait monfrangin.&|160;» Enfin il voulait paraître avoir tout compris dès lapremière seconde, ce qui faisait que, dès qu’on lui recommandaitquelque chose, il disait&|160;: «&|160;Oui, oui, oui, oui, oui, jecomprends très bien&|160;», avec une netteté et un ton intelligentqui me firent quelque temps illusion&|160;; mais les personnes, aufur et à mesure qu’on les connaît, sont comme un métal plongé dansun mélange altérant, et on les voit peu à peu perdre leurs qualités(comme parfois leurs défauts). Avant de lui faire mesrecommandations, je vis qu’il avait laissé la porte ouverte&|160;;je le lui fis remarquer, j’avais peur qu’on ne nous entendît&|160;;il condescendit à mon désir et revint ayant diminué l’ouverture.«&|160;C’est pour vous faire plaisir. Mais il n’y a plus personne àl’étage que nous deux.&|160;» Aussitôt j’entendis passer une, puisdeux, puis trois personnes. Cela m’agaçait à cause del’indiscrétion possible, mais surtout parce que je voyais que celane l’étonnait nullement et que c’était un va-et-vient normal.«&|160;Oui, c’est la femme de chambre d’à côté qui va chercher sesaffaires. Oh&|160;! c’est sans importance, c’est le sommelier quiremonte ses clefs. Non, non, ce n’est rien, vous pouvez parler,c’est mon collègue qui va prendre son service.&|160;» Et comme lesraisons que tous les gens avaient de passer ne diminuaient pas monennui qu’ils pussent m’entendre, sur mon ordre formel, il alla, nonpas fermer la porte, ce qui était au-dessus des forces de cecycliste qui désirait une «&|160;moto&|160;», mais la pousser unpeu plus. «&|160;Comme ça nous sommes bien tranquilles.&|160;» Nousl’étions tellement qu’une Américaine entra et se retira ens’excusant de s’être trompée de chambre. «&|160;Vous allez meramener cette jeune fille, lui dis-je, après avoir fait claquermoi-même la porte de toutes mes forces (ce qui amena un autrechasseur s’assurer qu’il n’y avait pas de fenêtre ouverte). Vousvous rappelez bien&|160;: Mlle Albertine Simonet. Dureste, c’est sur l’enveloppe. Vous n’avez qu’à lui dire que celavient de moi. Elle viendra très volontiers, ajoutai-je pourl’encourager et ne pas trop m’humilier. – Vous pensez&|160;! – Maisnon, au contraire, ce n’est pas du tout naturel qu’elle viennevolontiers. C’est très incommode de venir de Berneville ici. – Jecomprends&|160;! – Vous lui direz de venir avec vous. – Oui, oui,oui, oui, je comprends très bien, répondait-il de ce ton précis etfin qui depuis longtemps avait cessé de me faire «&|160;bonneimpression&|160;» parce que je savais qu’il était presque mécaniqueet recouvrait sous sa netteté apparente beaucoup de vague et debêtise. – À quelle heure serez-vous revenu&|160;? – J’ai pas pourbien longtemps, disait le lift qui, poussant à l’extrême la règleédictée par Bélise d’éviter la récidive du pas avec lene, se contentait toujours d’une seule négative. Je peuxtrès bien y aller. Justement les sorties ont été supprimées cetantôt parce qu’il y avait un salon de 20 couverts pour ledéjeuner. Et c’était mon tour de sortir le tantôt. C’est bien justesi je sors un peu ce soir. Je prends n’avec moi mon vélo. Commecela je ferai vite.&|160;» Et une heure après il arrivait en medisant&|160;: «&|160;Monsieur a bien attendu, mais cette demoisellevient n’avec moi. Elle est en bas. – Ah&|160;! merci, le conciergene sera pas fâché contre moi&|160;? – Monsieur Paul&|160;? Il saitseulement pas où je suis été. Même le chef de la porte n’a rien àdire.&|160;» Mais une fois où je lui avais dit&|160;: «&|160;Ilfaut absolument que vous la rameniez&|160;», il me dit ensouriant&|160;: «&|160;Vous savez que je ne l’ai pas trouvée. Ellen’est pas là. Et j’ai pas pu rester plus longtemps&|160;; j’avaispeur d’être comme mon collègue qui a été envoyé de l’hôtel (car lelift qui disait rentrer pour une profession où on entre pour lapremière fois, «&|160;je voudrais bien rentrer dans lespostes&|160;», pour compensation, ou pour adoucir la chose s’ils’était agi de lui, ou l’insinuer plus doucereusement etperfidement s’il s’agissait d’un autre supprimait l’r etdisait&|160;: «&|160;Je sais qu’il a été envoyé&|160;»). Ce n’étaitpas par méchanceté qu’il souriait, mais à cause de sa timidité. Ilcroyait diminuer l’importance de sa faute en la prenant enplaisanterie. De même s’il m’avait dit&|160;: «&|160;Voussavez que je ne l’ai pas trouvée&|160;», ce n’est pas qu’ilcrût qu’en effet je le susse déjà. Au contraire il ne doutait pasque je l’ignorasse, et surtout il s’en effrayait. Aussi disait-il«&|160;vous le savez&|160;» pour s’éviter à lui-même les affresqu’il traverserait en prononçant les phrases destinées à mel’apprendre. On ne devrait jamais se mettre en colère contre ceuxqui, pris en faute par nous, se mettent à ricaner. Ils le font nonparce qu’ils se moquent, mais tremblent que nous puissions êtremécontents. Témoignons une grande pitié, montrons une grandedouceur à ceux qui rient. Pareil à une véritable attaque, letrouble du lift avait amené chez lui non seulement une rougeurapoplectique mais une altération du langage, devenu soudainfamilier. Il finit par m’expliquer qu’Albertine n’était pas àEgreville, qu’elle devait revenir seulement à 9 heures et que, sides fois, ce qui voulait dire par hasard, elle rentrait plus tôt,on lui ferait la commission, et qu’elle serait en tout cas chez moiavant une heure du matin.

Ce ne fut pas ce soir-là encore, d’ailleurs, que commença àprendre consistance ma cruelle méfiance. Non, pour le dire tout desuite, et bien que le fait ait eu lieu seulement quelques semainesaprès, elle naquit d’une remarque de Cottard. Albertine et sesamies avaient voulu ce jour-là m’entraîner au casino d’Incarvilleet, pour ma chance, je ne les y eusse pas rejointes (voulant allerfaire une visite à Mme Verdurin qui m’avait invitéplusieurs fois), si je n’eusse été arrêté à Incarville même par unepanne de tram qui allait demander un certain temps de réparation.Marchant de long en large en attendant qu’elle fût finie, je metrouvai tout à coup face à face avec le docteur Cottard venu àIncarville en consultation. J’hésitai presque à lui dire bonjourcomme il n’avait répondu à aucune de mes lettres. Mais l’amabiliténe se manifeste pas chez tout le monde de la même façon. N’ayantpas été astreint par l’éducation aux mêmes règles fixes desavoir-vivre que les gens du monde, Cottard était plein de bonnesintentions qu’on ignorait, qu’on niait, jusqu’au jour où il avaitl’occasion de les manifester. Il s’excusa, avait bien reçu meslettres, avait signalé ma présence aux Verdurin, qui avaient grandeenvie de me voir et chez qui il me conseillait d’aller. Il voulaitmême m’y emmener le soir même, car il allait reprendre le petitchemin de fer d’intérêt local pour y aller dîner. Comme j’hésitaiset qu’il avait encore un peu de temps pour son train, la pannedevant être assez longue, je le fis entrer dans le petit Casino, unde ceux qui m’avaient paru si tristes le soir de ma premièrearrivée, maintenant plein du tumulte des jeunes filles qui, fautede cavaliers, dansaient ensemble. Andrée vint à moi en faisant desglissades, je comptais repartir dans un instant avec Cottard chezles Verdurin, quand je refusai définitivement son offre, pris d’undésir trop vif de rester avec Albertine. C’est que je venais del’entendre rire. Et ce rire évoquait aussi les roses carnations,les parois parfumées contre lesquelles il semblait qu’il vînt de sefrotter et dont, âcre, sensuel et révélateur comme une odeur degéranium, il semblait transporter avec lui quelques particulespresque pondérables, irritantes et secrètes.

Une des jeunes filles que je ne connaissais pas se mit au piano,et Andrée demanda à Albertine de valser avec elle. Heureux, dans cepetit Casino, de penser que j’allais rester avec ces jeunes filles,je fis remarquer à Cottard comme elles dansaient bien. Mais lui, dupoint de vue spécial du médecin, et avec une mauvaise éducation quine tenait pas compte de ce que je connaissais ces jeunes filles, àqui il avait pourtant dû me voir dire bonjour, me répondit&|160;:«&|160;Oui, mais les parents sont bien imprudents qui laissentleurs filles prendre de pareilles habitudes. Je ne permettraiscertainement pas aux miennes de venir ici. Sont-elles jolies aumoins&|160;? Je ne distingue pas leurs traits. Tenez, regardez,ajouta-t-il en me montrant Albertine et Andrée qui valsaientlentement, serrées l’une contre l’autre, j’ai oublié mon lorgnon etje ne vois pas bien, mais elles sont certainement au comble de lajouissance. On ne sait pas assez que c’est surtout par les seinsque les femmes l’éprouvent. Et, voyez, les leurs se touchentcomplètement.&|160;» En effet, le contact n’avait pas cessé entreceux d’Andrée et ceux d’Albertine. Je ne sais si elles entendirentou devinèrent la réflexion de Cottard, mais elles se détachèrentlégèrement l’une de l’autre tout en continuant à valser. Andrée dità ce moment un mot à Albertine et celle-ci rit du même rirepénétrant et profond que j’avais entendu tout à l’heure. Mais letrouble qu’il m’apporta cette fois ne me fut plus que cruel&|160;;Albertine avait l’air d’y montrer, de faire constater à Andréequelque frémissement voluptueux et secret. Il sonnait comme lespremiers ou les derniers accords d’une fête inconnue. Je repartisavec Cottard, distrait en causant avec lui, ne pensant que parinstants à la scène que je venais de voir. Ce n’était pas que laconversation de Cottard fût intéressante. Elle était même en cemoment devenue aigre car nous venions d’apercevoir le docteur duBoulbon, qui ne nous vit pas. Il était venu passer quelque temps del’autre côté de la baie de Balbec, où on le consultait beaucoup.Or, quoique Cottard eût l’habitude de déclarer qu’il ne faisait pasde médecine en vacances, il avait espéré se faire, sur cette côte,une clientèle de choix, à quoi du Boulbon se trouvait mettreobstacle. Certes le médecin de Balbec ne pouvait gêner Cottard.C’était seulement un médecin très consciencieux, qui savait tout età qui on ne pouvait parler de la moindre démangeaison sans qu’ilvous indiquât aussitôt, dans une formule complexe, la pommade,lotion ou liniment qui convenait. Comme disait Marie Gineste dansson joli langage, il savait «&|160;charmer&|160;» les blessures etles plaies. Mais il n’avait pas d’illustration. Il avait bien causéun petit ennui à Cottard. Celui-ci, depuis qu’il voulait troquer sachaire contre celle de thérapeutique, s’était fait une spécialitédes intoxications. Les intoxications, périlleuse innovation de lamédecine, servant à renouveler les étiquettes des pharmaciens donttout produit est déclaré nullement toxique, au rebours des droguessimilaires, et même désintoxiquant. C’est la réclame à lamode&|160;; à peine s’il survit en bas, en lettres illisibles,comme une faible trace d’une mode précédente, l’assurance que leproduit a été soigneusement antiseptisé. Les intoxications serventaussi à rassurer le malade, qui apprend avec joie que sa paralysien’est qu’un malaise toxique. Or un grand-duc étant venu passerquelques jours à Balbec et ayant un œil extrêmement enflé avaitfait venir Cottard lequel, en échange de quelques billets de centfrancs (le professeur ne se dérangeait pas à moins), avait imputécomme cause à l’inflammation un état toxique et prescrit un régimedésintoxiquant. L’œil ne désenflant pas, le grand-duc se rabattitsur le médecin ordinaire de Balbec, lequel en cinq minutes retiraun grain de poussière. Le lendemain il n’y paraissait plus. Unrival plus dangereux pourtant était une célébrité des maladiesnerveuses. C’était un homme rouge, jovial, à la fois parce que lafréquentation de la déchéance nerveuse ne l’empêchait pas d’êtretrès bien portant, et aussi pour rassurer ses malades par le grosrire de son bonjour et de son au revoir, quitte à aider de ses brasd’athlète à leur passer plus tard la camisole de force. Néanmoins,dès qu’on causait avec lui dans le monde, fût-ce de politique ou delittérature, il vous écoutait avec une bienveillance attentive,d’un air de dire&|160;: «&|160;De quoi s’agit-il&|160;?&|160;»,sans se prononcer tout de suite comme s’il s’était agi d’uneconsultation. Mais enfin celui-là, quelque talent qu’il eût, étaitun spécialiste. Aussi toute la rage de Cottard était-elle reportéesur du Boulbon. Je quittai du reste bientôt, pour rentrer, leprofesseur ami des Verdurin, en lui promettant d’aller lesvoir.

Le mal que m’avaient fait ses paroles concernant Albertine etAndrée était profond, mais les pires souffrances n’en furent passenties par moi immédiatement, comme il arrive pour cesempoisonnements qui n’agissent qu’au bout d’un certain temps.

Albertine, le soir où le lift était allé la chercher, ne vintpas, malgré les assurances de celui-ci. Certes les charmes d’unepersonne sont une cause moins fréquente d’amour qu’une phrase dugenre de celle-ci&|160;: «&|160;Non, ce soir je ne serai paslibre.&|160;» On ne fait guère attention à cette phrase si on estavec des amis&|160;; on est gai toute la soirée, on ne s’occupe pasd’une certaine image&|160;; pendant ce temps-là elle baigne dans lemélange nécessaire&|160;; en rentrant on trouve le cliché, qui estdéveloppé et parfaitement net. On s’aperçoit que la vie n’est plusla vie qu’on aurait quittée pour un rien la veille, parce que, sion continue à ne pas craindre la mort, on n’ose plus penser à laséparation.

Du reste, à partir, non d’une heure du matin (heure que leliftier avait fixée), mais de trois heures, je n’eus plus commeautrefois la souffrance de sentir diminuer mes chances qu’elleapparût. La certitude qu’elle ne viendrait plus m’apporta un calmecomplet, une fraîcheur&|160;; cette nuit était tout simplement unenuit comme tant d’autres où je ne la voyais pas, c’est de cetteidée que je partais. Et dès lors la pensée que je la verrais lelendemain ou d’autres jours, se détachant sur ce néant accepté,devenait douce. Quelquefois, dans ces soirées d’attente, l’angoisseest due à un médicament qu’on a pris. Faussement interprété parcelui qui souffre, il croit être anxieux à cause de celle qui nevient pas. L’amour naît dans ce cas comme certaines maladiesnerveuses de l’explication inexacte d’un malaise pénible.Explication qu’il n’est pas utile de rectifier, du moins en ce quiconcerne l’amour, sentiment qui (quelle qu’en soit la cause) esttoujours erroné.

Le lendemain, quand Albertine m’écrivit qu’elle venait seulementde rentrer à Egreville, n’avait donc pas eu mon mot à temps, etviendrait, si je le permettais, me voir le soir, derrière les motsde sa lettre comme derrière ceux qu’elle m’avait dits une fois autéléphone, je crus sentir la présence de plaisirs, d’êtres, qu’ellem’avait préférés. Encore une fois je fus agité tout entier par lacuriosité douloureuse de savoir ce qu’elle avait pu faire, parl’amour latent qu’on porte toujours en soi&|160;; je pus croire unmoment qu’il allait m’attacher à Albertine, mais il se contenta defrémir sur place et ses dernières rumeurs s’éteignirent sans qu’ilse fût mis en marche.

J’avais mal compris, dans mon premier séjour à Balbec – etpeut-être bien Andrée avait fait comme moi – le caractèred’Albertine. J’avais cru que c’était frivolité, mais ne savais sitoutes nos supplications ne réussiraient pas à la retenir et luifaire manquer une garden-party, une promenade à ânes, unpique-nique. Dans mon second séjour à Balbec, je soupçonnai quecette frivolité n’était qu’une apparence, la garden-party qu’unparavent, sinon une invention. Il se passait sous des formesdiverses la chose suivante (j’entends la chose vue par moi, de moncôté du verre, qui n’était nullement transparent, et sans que jepuisse savoir ce qu’il y avait de vrai de l’autre côté). Albertineme faisait les protestations de tendresse les plus passionnées.Elle regardait l’heure parce qu’elle devait aller faire une visiteà une dame qui recevait, paraît-il, tous les jours à cinq heures, àInfreville. Tourmenté d’un soupçon et me sentant d’ailleurssouffrant, je demandais à Albertine, je la suppliais de rester avecmoi. C’était impossible (et même elle n’avait plus que cinq minutesà rester) parce que cela fâcherait cette dame, peu hospitalière etsusceptible, et, disait Albertine, assommante. «&|160;Mais on peutbien manquer une visite. – Non, ma tante m’a appris qu’il fallaitêtre polie avant tout. – Mais je vous ai vue si souvent êtreimpolie. – Là, ce n’est pas la même chose, cette dame m’en voudraitet me ferait des histoires avec ma tante. Je ne suis déjà pas sibien que cela avec elle. Elle tient à ce que je sois allée une foisla voir. – Mais puisqu’elle reçoit tous les jours.&|160;» Là,Albertine sentant qu’elle s’était «&|160;coupée&|160;», modifiaitla raison. «&|160;Bien entendu elle reçoit tous les jours. Maisaujourd’hui j’ai donné rendez-vous chez elle à des amies. Commecela on s’ennuiera moins. – Alors, Albertine, vous préférez la dameet vos amies à moi, puisque, pour ne pas risquer de faire unevisite un peu ennuyeuse, vous préférez de me laisser seul, maladeet désolé&|160;? – Cela me serait bien égal que la visite fûtennuyeuse. Mais c’est par dévouement pour elles. Je les ramèneraidans ma carriole. Sans cela elles n’auraient plus aucun moyen detransport.&|160;» Je faisais remarquer à Albertine qu’il y avaitdes trains jusqu’à 10 heures du soir, d’Infreville. «&|160;C’estvrai, mais, vous savez, il est possible qu’on nous demande derester à dîner. Elle est très hospitalière. – Hé bien, vousrefuserez. – Je fâcherais encore ma tante. – Du reste, vous pouvezdîner et prendre le train de 10 heures. – C’est un peu juste. –Alors je ne peux jamais aller dîner en ville et revenir par letrain. Mais tenez, Albertine, nous allons faire une chose biensimple&|160;: je sens que l’air me fera du bien&|160;; puisque vousne pouvez lâcher la dame, je vais vous accompagner jusqu’àInfreville. Ne craignez rien, je n’irai pas jusqu’à la tourÉlisabeth (la villa de la dame), je ne verrai ni la dame, ni vosamies.&|160;» Albertine avait l’air d’avoir reçu un coup terrible.Sa parole était entrecoupée. Elle dit que les bains de mer ne luiréussissaient pas. «&|160;Si ça vous ennuie que je vousaccompagne&|160;? – Mais comment pouvez-vous dire cela, vous savezbien que mon plus grand plaisir est de sortir avec vous.&|160;» Unbrusque revirement s’était opéré. «&|160;Puisque nous allons nouspromener ensemble, me dit-elle, pourquoi n’irions-nous pas del’autre côté de Balbec, nous dînerions ensemble. Ce serait sigentil. Au fond, cette côte-là est bien plus jolie. Je commence àen avoir soupé d’Infreville et du reste, tous ces petits coinsvert-épinard. – Mais l’amie de votre tante sera fâchée si vousn’allez pas la voir. – Hé bien, elle se défâchera. – Non, il nefaut pas fâcher les gens. – Mais elle ne s’en apercevra même pas,elle reçoit tous les jours&|160;; que j’y aille demain,après-demain, dans huit jours, dans quinze jours, cela feratoujours l’affaire. – Et vos amies&|160;? – Oh&|160;! elles m’ontassez souvent plaquée. C’est bien mon tour. – Mais du côté que vousme proposez, il n’y a pas de train après neuf heures. – Hé bien, labelle affaire&|160;! neuf heures c’est parfait. Et puis il ne fautjamais se laisser arrêter par les questions du retour. On trouveratoujours une charrette, un vélo, à défaut on a ses jambes. – Ontrouve toujours, Albertine, comme vous y allez&|160;! Du côtéd’Infreville, où les petites stations de bois sont collées les unesà côtés des autres, oui. Mais du côté de… ce n’est pas la mêmechose. – Même de ce côté-là. Je vous promets de vous ramener sainet sauf.&|160;» Je sentais qu’Albertine renonçait pour moi àquelque chose d’arrangé qu’elle ne voulait pas me dire, et qu’il yavait quelqu’un qui serait malheureux comme je l’étais. Voyant quece qu’elle avait voulu n’était pas possible, puisque je voulaisl’accompagner, elle renonçait franchement. Elle savait que cen’était pas irrémédiable. Car, comme toutes les femmes qui ontplusieurs choses dans leur existence, elle avait ce point d’appuiqui ne faiblit jamais&|160;: le doute et la jalousie. Certes ellene cherchait pas à les exciter, au contraire. Mais les amoureuxsont si soupçonneux qu’ils flairent tout de suite le mensonge. Desorte qu’Albertine n’était pas mieux qu’une autre, savait parexpérience (sans deviner le moins du monde qu’elle le devait à lajalousie) qu’elle était toujours sûre de retrouver les gens qu’elleavait plaqués un soir. La personne inconnue qu’elle lâchait pourmoi souffrirait, l’en aimerait davantage (Albertine ne savait pasque c’était pour cela), et, pour ne pas continuer à souffrir,reviendrait de soi-même vers elle, comme j’aurais fait. Mais je nevoulais ni faire de la peine, ni me fatiguer, ni entrer dans lavoie terrible des investigations, de la surveillance multiforme,innombrable. «&|160;Non, Albertine, je ne veux pas gâter votreplaisir, allez chez votre dame d’Infreville, ou enfin chez lapersonne dont elle est le porte-nom, cela m’est égal. La vraieraison pour laquelle je ne vais pas avec vous, c’est que vous ne ledésirez pas, que la promenade que vous feriez avec moi n’est pascelle que vous vouliez faire, la preuve en est que vous vous êtescontredite plus de cinq fois sans vous en apercevoir.&|160;» Lapauvre Albertine craignit que ses contradictions, qu’elle n’avaitpas aperçues, eussent été plus graves. Ne sachant pas exactementles mensonges qu’elle avait faits&|160;: «&|160;C’est très possibleque je me sois contredite. L’air de la mer m’ôte tout raisonnement.Je dis tout le temps les noms les uns pour les autres.&|160;» Et(ce qui me prouva qu’elle n’aurait pas eu besoin, maintenant, debeaucoup de douces affirmations pour que je la crusse) je ressentisla souffrance d’une blessure en entendant cet aveu de ce que jen’avais que faiblement supposé. «&|160;Hé bien, c’est entendu, jepars, dit-elle d’un ton tragique, non sans regarder l’heure afin devoir si elle n’était pas en retard pour l’autre, maintenant que jelui fournissais le prétexte de ne pas passer la soirée avec moi.Vous êtes trop méchant. Je change tout pour passer une bonne soiréeavec vous et c’est vous qui ne voulez pas, et vous m’accusez demensonge. Jamais je ne vous avais encore vu si cruel. La mer seramon tombeau. Je ne vous reverrai jamais. (Mon cœur battit à cesmots, bien que je fusse sûr qu’elle reviendrait le lendemain, cequi arriva.) Je me noierai, je me jetterai à l’eau. – Comme Sapho.– Encore une insulte de plus&|160;; vous n’avez pas seulement desdoutes sur ce que je dis mais sur ce que je fais. – Mais, monpetit, je ne mettais aucune intention, je vous le jure, vous savezque Sapho s’est précipitée dans la mer. – Si, si, vous n’avezaucune confiance en moi.&|160;» Elle vit qu’il était moins vingt àla pendule&|160;; elle craignit de rater ce qu’elle avait à faire,et, choisissant l’adieu le plus bref (dont elle s’excusa, du reste,en me venant voir le lendemain&|160;; probablement, celendemain-là, l’autre personne n’était pas libre), elle s’enfuit aupas de course en criant&|160;: «&|160;Adieu pour jamais&|160;»,d’un air désolé. Et peut-être était-elle désolée. Car sachant cequ’elle faisait en ce moment mieux que moi, plus sévère et plusindulgente à la fois à elle-même que je n’étais pour elle,peut-être avait-elle tout de même un doute que je ne voudrais plusla recevoir après la façon dont elle m’avait quitté. Or, je croisqu’elle tenait à moi, au point que l’autre personne était plusjalouse que moi-même.

Quelques jours après, à Balbec, comme nous étions dans la sallede danse du Casino, entrèrent la sœur et la cousine de Bloch,devenues l’une et l’autre fort jolies, mais que je ne saluais plusà cause de mes amies, parce que la plus jeune, la cousine, vivait,au su de tout le monde, avec l’actrice dont elle avait fait laconnaissance pendant mon premier séjour. Andrée, sur une allusionqu’on fit à mi-voix à cela, me dit&|160;: «&|160;Oh&|160;!là-dessus je suis comme Albertine, il n’y a rien qui nous fassehorreur à toutes les deux comme cela.&|160;» Quant à Albertine, semettant à causer avec moi sur le canapé où nous étions assis, elleavait tourné le dos aux deux jeunes filles de mauvais genre. Etpourtant j’avais remarqué qu’avant ce mouvement, au moment oùétaient apparues Mlle Bloch et sa cousine, avait passédans les yeux de mon amie cette attention brusque et profonde quidonnait parfois au visage de l’espiègle jeune fille un air sérieux,même grave, et la laissait triste après. Mais Albertine avaitaussitôt détourné vers moi ses regards restés pourtantsingulièrement immobiles et rêveurs. Mlle Bloch et sacousine ayant fini par s’en aller après avoir ri très fort etpoussé des cris peu convenables, je demandai à Albertine si lapetite blonde (celle qui était l’amie de l’actrice) n’était pas lamême qui, la veille, avait eu le prix dans la course pour lesvoitures de fleurs. «&|160;Ah&|160;! je ne sais pas, dit Albertine,est-ce qu’il y en a une qui est blonde&|160;? Je vous diraiqu’elles ne m’intéressent pas beaucoup, je ne les ai jamaisregardées. Est-ce qu’il y en a une qui est blonde&|160;?&|160;»demanda-t-elle d’un air interrogateur et détaché à ses trois amies.S’appliquant à des personnes qu’Albertine rencontrait tous lesjours sur la digue, cette ignorance me parut bien excessive pour nepas être feinte. «&|160;Elles n’ont pas l’air de nous regarderbeaucoup non plus, dis-je à Albertine, peut-être dans l’hypothèse,que je n’envisageais pourtant pas d’une façon consciente, oùAlbertine eût aimé les femmes, de lui ôter tout regret en luimontrant qu’elle n’avait pas attiré l’attention de celles-ci, etque d’une façon générale il n’est pas d’usage, même pour les plusvicieuses, de se soucier des jeunes filles qu’elles ne connaissentpas. – Elles ne nous ont pas regardées&|160;? me réponditétourdiment Albertine. Elles n’ont pas fait autre chose tout letemps. – Mais vous ne pouvez pas le savoir, lui dis-je, vous leurtourniez le dos. – Eh bien, et cela&|160;?&|160;» me répondit-elleen me montrant, encastrée dans le mur en face de nous, une grandeglace que je n’avais pas remarquée, et sur laquelle je comprenaismaintenant que mon amie, tout en me parlant, n’avait pas cessé defixer ses beaux yeux remplis de préoccupation.

À partir du jour où Cottard fut entré avec moi dans le petitcasino d’Incarville, sans partager l’opinion qu’il avait émise,Albertine ne me sembla plus la même&|160;; sa vue me causait de lacolère. Moi-même j’avais changé tout autant qu’elle me semblaitautre. J’avais cessé de lui vouloir du bien&|160;; en sa présence,hors de sa présence quand cela pouvait lui être répété, je parlaisd’elle de la façon la plus blessante. Il y avait des trêvescependant. Un jour j’apprenais qu’Albertine et Andrée avaientaccepté toutes deux une invitation chez Elstir. Ne doutant pas quece fût en considération de ce qu’elles pourraient, pendant leretour, s’amuser, comme des pensionnaires, à contrefaire les jeunesfilles qui ont mauvais genre, et y trouver un plaisir inavoué devierges qui me serrait le cœur, sans m’annoncer, pour les gêner etpriver Albertine du plaisir sur lequel elle comptait, j’arrivai àl’improviste chez Elstir. Mais je n’y trouvai qu’Andrée. Albertineavait choisi un autre jour où sa tante devait y aller. Alors je medisais que Cottard avait dû se tromper&|160;; l’impressionfavorable que m’avait produite la présence d’Andrée sans son amiese prolongeait et entretenait en moi des dispositions plus douces àl’égard d’Albertine. Mais elles ne duraient pas plus longtemps quela fragile bonne santé de ces personnes délicates sujettes à desmieux passagers, et qu’un rien suffit à faire retomber malades.Albertine incitait Andrée à des jeux qui, sans aller bien loin,n’étaient peut-être pas tout à fait innocents&|160;; souffrant dece soupçon, je finissais par l’éloigner. À peine j’en étais guériqu’il renaissait sous une autre forme. Je venais de voir Andrée,dans un de ces mouvements gracieux qui lui étaient particuliers,poser câlinement sa tête sur l’épaule d’Albertine, l’embrasser dansle cou en fermant à demi les yeux&|160;; ou bien elles avaientéchangé un coup d’œil&|160;; une parole avait échappé à quelqu’unqui les avait vues seules ensemble et allant se baigner, petitsriens tels qu’il en flotte d’une façon habituelle dans l’atmosphèreambiante où la plupart des gens les absorbent toute la journée sansque leur santé en souffre ou que leur humeur s’en altère, mais quisont morbides et générateurs de souffrances nouvelles pour un êtreprédisposé. Parfois même, sans que j’eusse revu Albertine, sans quepersonne m’eût parlé d’elle, je retrouvais dans ma mémoire une posed’Albertine auprès de Gisèle et qui m’avait paru innocentealors&|160;; elle suffisait maintenant pour détruire le calme quej’avais pu retrouver, je n’avais même plus besoin d’aller respirerau dehors des germes dangereux, je m’étais, comme aurait ditCottard, intoxiqué moi-même. Je pensais alors à tout ce que j’avaisappris de l’amour de Swann pour Odette, de la façon dont Swannavait été joué toute sa vie. Au fond, si je veux y penser,l’hypothèse qui me fit peu à peu construire tout le caractèred’Albertine et interpréter douloureusement chaque moment d’une vieque je ne pouvais pas contrôler entière, ce fut le souvenir, l’idéefixe du caractère de Mme Swann, tel qu’on m’avaitraconté qu’il était. Ces récits contribuèrent à faire que, dansl’avenir, mon imagination faisait le jeu de supposer qu’Albertineaurait pu, au lieu d’être une jeune fille bonne, avoir la mêmeimmoralité, la même faculté de tromperie qu’une ancienne grue, etje pensais à toutes les souffrances qui m’auraient attendu dans cecas si j’avais jamais dû l’aimer.

Un jour, devant le Grand-Hôtel où nous étions réunis sur ladigue, je venais d’adresser à Albertine les paroles les plus dureset les plus humiliantes, et Rosemonde disait&|160;:«&|160;Ah&|160;! ce que vous êtes changé tout de même pour elle,autrefois il n’y en avait que pour elle, c’était elle qui tenait lacorde, maintenant elle n’est plus bonne à donner à manger auxchiens.&|160;» J’étais en train, pour faire ressortir davantageencore mon attitude à l’égard d’Albertine, d’adresser toutes lesamabilités possibles à Andrée qui, si elle était atteinte du mêmevice, me semblait plus excusable parce qu’elle était souffrante etneurasthénique, quand nous vîmes déboucher au petit trot de sesdeux chevaux, dans la rue perpendiculaire à la digue à l’angle delaquelle nous nous tenions, la calèche de Mme deCambremer. Le premier président qui, à ce moment, s’avançait versnous, s’écarta d’un bond, quand il reconnut la voiture, pour ne pasêtre vu dans notre société&|160;; puis, quand il pensa que lesregards de la marquise allaient pouvoir croiser les siens,s’inclina en lançant un immense coup de chapeau. Mais la voiture,au lieu de continuer, comme il semblait probable, par la rue de laMer, disparut derrière l’entrée de l’hôtel. Il y avait bien dixminutes de cela lorsque le lift, tout essoufflé, vint meprévenir&|160;: «&|160;C’est la marquise de Camembert qui vientn’ici pour voir Monsieur. Je suis monté à la chambre, j’ai cherchéau salon de lecture, je ne pouvais pas trouver Monsieur.Heureusement que j’ai eu l’idée de regarder sur la plage.&|160;» Ilfinissait à peine son récit que, suivie de sa belle-fille et d’unmonsieur très cérémonieux, s’avança vers moi la marquise, arrivantprobablement d’une matinée ou d’un thé dans le voisinage et toutevoûtée sous le poids moins de la vieillesse que de la fouled’objets de luxe dont elle croyait plus aimable et plus digne deson rang d’être recouverte afin de paraître le plus«&|160;habillé&|160;» possible aux gens qu’elle venait voir.C’était, en somme, à l’hôtel, ce «&|160;débarquage&|160;» desCambremer que ma grand’mère redoutait si fort autrefois quand ellevoulait qu’on laissât ignorer à Legrandin que nous irions peut-êtreà Balbec. Alors maman riait des craintes inspirées par un événementqu’elle jugeait impossible. Voici qu’enfin il se produisaitpourtant, mais par d’autres voies et sans que Legrandin y fût pourquelque chose. «&|160;Est-ce que je peux rester, si je ne vousdérange pas, me demanda Albertine (dans les yeux de qui restaient,amenées par les choses cruelles que je venais de lui dire, quelqueslarmes que je remarquai sans paraître les voir, mais non sans enêtre réjoui), j’aurais quelque chose à vous dire.&|160;» Un chapeauà plumes, surmonté lui-même d’une épingle de saphir, était posén’importe comment sur la perruque de Mme de Cambremer,comme un insigne dont l’exhibition est nécessaire, mais suffisante,la place indifférente, l’élégance conventionnelle, et l’immobilitéinutile. Malgré la chaleur, la bonne dame avait revêtu un manteletde jais pareil à une dalmatique, par-dessus lequel pendait uneétole d’hermine dont le port semblait en relation non avec latempérature et la saison, mais avec le caractère de la cérémonie.Et sur la poitrine de Mme de Cambremer un tortil debaronne relié à une chaînette pendait à la façon d’une croixpectorale. Le Monsieur était un célèbre avocat de Paris, de famillenobiliaire, qui était venu passer trois jours chez les Cambremer.C’était un de ces hommes à qui leur expérience professionnelleconsommée fait un peu mépriser leur profession et qui disent parexemple&|160;: «&|160;Je sais que je plaide bien, aussi cela nem’amuse plus de plaider&|160;», ou&|160;: «&|160;Cela nem’intéresse plus d’opérer&|160;; je sais que j’opère bien.&|160;»Intelligents, artistes, ils voient autour de leurmaturité, fortement rentée par le succès, briller cette«&|160;intelligence&|160;», cette nature d’«&|160;artiste&|160;»que leurs confrères leur reconnaissent et qui leur confère unà-peu-près de goût et de discernement. Ils se prennent de passionpour la peinture non d’un grand artiste, mais d’un artistecependant très distingué, et à l’achat des œuvres duquel ilsemploient les gros revenus que leur procure leur carrière. LeSidaner était l’artiste élu par l’ami des Cambremer, lequel était,du reste, très agréable. Il parlait bien des livres, mais non deceux des vrais maîtres, de ceux qui se sont maîtrisés. Le seuldéfaut gênant qu’offrît cet amateur était qu’il employait certainesexpressions toutes faites d’une façon constante, par exemple&|160;:«&|160;en majeure partie&|160;», ce qui donnait à ce dont ilvoulait parler quelque chose d’important et d’incomplet.Mme de Cambremer avait profité, me dit-elle, d’unematinée que des amis à elle avaient donnée ce jour-là à côté deBalbec, pour venir me voir, comme elle l’avait promis à Robert deSaint-Loup. «&|160;Vous savez qu’il doit bientôt venir passerquelques jours dans le pays. Son oncle Charlus y est envillégiature chez sa belle-sœur, la duchesse de Luxembourg, et M.de Saint-Loup profitera de l’occasion pour aller à la fois direbonjour à sa tante et revoir son ancien régiment, où il est trèsaimé, très estimé. Nous recevons souvent des officiers qui nousparlent tous de lui avec des éloges infinis. Comme ce serait gentilsi vous nous faisiez le plaisir de venir tous les deux àFéterne.&|160;» Je lui présentai Albertine et ses amies.Mme de Cambremer nous nomma à sa belle-fille. Celle-ci,qui se montrait glaciale avec les petits nobliaux que le voisinagede Féterne la forçait à fréquenter, si pleine de réserve de craintede se compromettre, me tendit au contraire la main avec un sourirerayonnant, mise comme elle était en sûreté et en joie devant un amide Robert de Saint-Loup et que celui-ci, gardant plus de finessemondaine qu’il ne voulait le laisser voir, lui avait dit très liéavec les Guermantes. Telle, au rebours de sa belle-mère,Mme de Cambremer avait-elle deux politesses infinimentdifférentes. C’est tout au plus la première, sèche, insupportable,qu’elle m’eût concédée si je l’avais connue par son frèreLegrandin. Mais pour un ami des Guermantes elle n’avait pas assezde sourires. La pièce la plus commode de l’hôtel pour recevoirétait le salon de lecture, ce lieu jadis si terrible où maintenantj’entrais dix fois par jour, ressortant librement, en maître, commeces fous peu atteints et depuis si longtemps pensionnaires d’unasile que le médecin leur en a confié la clef. Aussi offris-je àMme de Cambremer de l’y conduire. Et comme ce salon nem’inspirait plus de timidité et ne m’offrait plus de charme parceque le visage des choses change pour nous comme celui despersonnes, c’est sans trouble que je lui fis cette proposition.Mais elle la refusa, préférant rester dehors, et nous nous assîmesen plein air, sur la terrasse de l’hôtel. J’y trouvai et recueillisun volume de Mme de Sévigné que maman n’avait pas eu letemps d’emporter dans sa fuite précipitée, quand elle avait apprisqu’il arrivait des visites pour moi. Autant que ma grand’mère elleredoutait ces invasions d’étrangers et, par peur de ne plus pouvoirs’échapper si elle se laissait cerner, elle se sauvait avec unerapidité qui nous faisait toujours, à mon père et à moi, nousmoquer d’elle. Mme de Cambremer tenait à la main, avecla crosse d’une ombrelle, plusieurs sacs brodés, un vide-poche, unebourse en or d’où pendaient des fils de grenats, et un mouchoir endentelle. Il me semblait qu’il lui eût été plus commode de lesposer sur une chaise&|160;; mais je sentais qu’il eût étéinconvenant et inutile de lui demander d’abandonner les ornementsde sa tournée pastorale et de son sacerdoce mondain. Nousregardions la mer calme où des mouettes éparses flottaient commedes corolles blanches. À cause du niveau de simple«&|160;médium&|160;» où nous abaisse la conversation mondaine, etaussi notre désir de plaire non à l’aide de nos qualités ignoréesde nous-mêmes, mais de ce que nous croyons devoir être prisé parceux qui sont avec nous, je me mis instinctivement à parler àMme de Cambremer, née Legrandin, de la façon qu’eut pufaire son frère. «&|160;Elles ont, dis-je, en parlant des mouettes,une immobilité et une blancheur de nymphéas.&|160;» Et en effetelles avaient l’air d’offrir un but inerte aux petits flots qui lesballottaient au point que ceux-ci, par contraste, semblaient, dansleur poursuite, animés d’une intention, prendre de la vie. Lamarquise douairière ne se lassait pas de célébrer la superbe vue dela mer que nous avions à Balbec, et m’enviait, elle qui de laRaspelière (qu’elle n’habitait du reste pas cette année) ne voyaitles flots que de si loin. Elle avait deux singulières habitudes quitenaient à la fois à son amour exalté pour les arts (surtout pourla musique) et à son insuffisance dentaire. Chaque fois qu’elleparlait esthétique, ses glandes salivaires, comme celles decertains animaux au moment du rut, entraient dans une phased’hypersécrétion telle que la bouche édentée de la vieille damelaissait passer, au coin des lèvres légèrement moustachues,quelques gouttes dont ce n’était pas la place. Aussitôt elle lesravalait avec un grand soupir, comme quelqu’un qui reprend sarespiration. Enfin, s’il s’agissait d’une trop grande beautémusicale, dans son enthousiasme elle levait les bras et proféraitquelques jugements sommaires, énergiquement mastiqués et au besoinvenant du nez. Or je n’avais jamais songé que la vulgaire plage deBalbec pût offrir en effet une «&|160;vue de mer&|160;», et lessimples paroles de Mme de Cambremer changeaient mesidées à cet égard. En revanche, et je le lui dis, j’avais toujoursentendu célébrer le coup d’œil unique de la Raspelière, située aufaîte de la colline et où, dans un grand salon à deux cheminées,toute une rangée de fenêtres regarde, au bout des jardins, entreles feuillages, la mer jusqu’au delà de Balbec, et l’autre rangée,la vallée. «&|160;Comme vous êtes aimable et comme c’est biendit&|160;: la mer entre les feuillages. C’est ravissant, on dirait…un éventail.&|160;» Et je sentis à une respiration profondedestinée à rattraper la salive et à assécher la moustache, que lecompliment était sincère. Mais la marquise, née Legrandin, restafroide pour témoigner de son dédain non pas pour mes paroles maispour celles de sa belle-mère. D’ailleurs elle ne méprisait passeulement l’intelligence de celle-ci, mais déplorait son amabilité,craignant toujours que les gens n’eussent pas une idée suffisantedes Cambremer. «&|160;Et comme le nom est joli, dis-je. On aimeraitsavoir l’origine de tous ces noms-là. – Pour celui-là je peux vousle dire, me répondit avec douceur la vieille dame. C’est unedemeure de famille, de ma grand’mère Arrachepel, ce n’est pas unefamille illustre, mais c’est une bonne et très ancienne famille deprovince. – Comment, pas illustre&|160;? interrompit sèchement sabelle-fille. Tout un vitrail de la cathédrale de Bayeux est remplipar ses armes, et la principale église d’Avranches contient leursmonuments funéraires. Si ces vieux noms vous amusent,ajouta-t-elle, vous venez un an trop tard. Nous avions fait nommerà la cure de Criquetot, malgré toutes les difficultés qu’il y a àchanger de diocèse, le doyen d’un pays où j’ai personnellement desterres, fort loin d’ici, à Combray, où le bon prêtre se sentaitdevenir neurasthénique. Malheureusement l’air de la mer n’a pasréussi à son grand âge&|160;; sa neurasthénie s’est augmentée et ilest retourné à Combray. Mais il s’est amusé, pendant qu’il étaitnotre voisin, à aller consulter toutes les vieilles chartes, et ila fait une petite brochure assez curieuse sur les noms de larégion. Cela l’a d’ailleurs mis en goût, car il paraît qu’il occupeses dernières années à écrire un grand ouvrage sur Combray et sesenvirons. Je vais vous envoyer sa brochure sur les environs deFéterne. C’est un vrai travail de Bénédictin. Vous y lirez deschoses très intéressantes sur notre vieille Raspelière dont mabelle-mère parle beaucoup trop modestement. – En tout cas, cetteannée, répondit Mme de Cambremer douairière, laRaspelière n’est plus nôtre et ne m’appartient pas. Mais on sentque vous avez une nature de peintre&|160;; vous devriez dessiner,et j’aimerais tant vous montrer Féterne qui est bien mieux que laRaspelière.&|160;» Car depuis que les Cambremer avaient loué cettedernière demeure aux Verdurin, sa position dominante avaitbrusquement cessé de leur apparaître ce qu’elle avait été pour euxpendant tant d’années, c’est-à-dire donnant l’avantage, unique dansle pays, d’avoir vue à la fois sur la mer et sur la vallée, et enrevanche leur avait présenté tout à coup – et après coup –l’inconvénient qu’il fallait toujours monter et descendre pour yarriver et en sortir. Bref, on eût cru que si Mme deCambremer l’avait louée, c’était moins pour accroître ses revenusque pour reposer ses chevaux. Et elle se disait ravie de pouvoirenfin posséder tout le temps la mer de si près, à Féterne, elle quipendant si longtemps, oubliant les deux mois qu’elle y passait, nel’avait vue que d’en haut et comme dans un panorama. «&|160;Je ladécouvre à mon âge, disait-elle, et comme j’en jouis&|160;! Ça mefait un bien&|160;! Je louerais la Raspelière pour rien afin d’êtrecontrainte d’habiter Féterne.&|160;»

–&|160;Pour revenir à des sujets plus intéressants, reprit lasœur de Legrandin qui disait&|160;: «&|160;Ma mère&|160;» à lavieille marquise, mais, avec les années, avait pris des façonsinsolentes avec elle, vous parliez de nymphéas&|160;: je pense quevous connaissez ceux que Claude Monet a peints. Quel génie&|160;!Cela m’intéresse d’autant plus qu’auprès de Combray, cet endroit oùje vous ai dit que j’avais des terres… Mais elle préféra ne pastrop parler de Combray. «&|160;Ah&|160;! c’est sûrement la sériedont nous a parlé Elstir, le plus grand des peintres contemporains,s’écria Albertine qui n’avait rien dit jusque-là. – Ah&|160;! onvoit que Mademoiselle aime les arts, s’écria Mme deCambremer qui, en poussant une respiration profonde, résorba un jetde salive. – Vous me permettrez de lui préférer Le Sidaner,Mademoiselle&|160;», dit l’avocat en souriant d’un air connaisseur.Et, comme il avait goûté, ou vu goûter, autrefois certaines«&|160;audaces&|160;» d’Elstir, il ajouta&|160;: «&|160;Elstirétait doué, il a même fait presque partie de l’avant-garde, mais jene sais pas pourquoi il a cessé de suivre, il a gâché savie.&|160;» Mme de Cambremer donna raison à l’avocat ence qui concernait Elstir, mais, au grand chagrin de son invité,égala Monet à Le Sidaner. On ne peut pas dire qu’elle fûtbête&|160;; elle débordait d’une intelligence que je sentais m’êtreentièrement inutile. Justement, le soleil s’abaissant, les mouettesétaient maintenant jaunes, comme les nymphéas dans une autre toilede cette même série de Monet. Je dis que je la connaissais et(continuant à imiter le langage, du frère, dont je n’avais pasencore osé citer le nom) j’ajoutai qu’il était malheureux qu’ellen’eût pas eu plutôt l’idée de venir la veille, car à la même heure,c’est une lumière de Poussin qu’elle eût pu admirer. Devant unhobereau normand inconnu des Guermantes et qui lui eût dit qu’elleeût dû venir la veille, Mme de Cambremer-Legrandin sefût sans doute redressée d’un air offensé. Mais j’aurais pu êtrebien plus familier encore qu’elle n’eût été que douceur moelleuseet florissante&|160;; je pouvais, dans la chaleur de cette bellefin d’après-midi, butiner à mon gré dans le gros gâteau de miel queMme de Cambremer était si rarement et qui remplaça lespetits fours que je n’eus pas l’idée d’offrir. Mais le nom dePoussin, sans altérer l’aménité de la femme du monde, souleva lesprotestations de la dilettante. En entendant ce nom, à six reprisesque ne séparait presque aucun intervalle, elle eut ce petitclaquement de la langue contre les lèvres qui sert à signifier à unenfant qui est en train de faire une bêtise, à la fois un blâmed’avoir commencé et l’interdiction de poursuivre. «&|160;Au nom duciel, après un peintre comme Monet, qui est tout bonnement ungénie, n’allez pas nommer un vieux poncif sans talent commePoussin. Je vous dirai tout nûment que je le trouve le plusbarbifiant des raseurs. Qu’est-ce que vous voulez, je ne peuxpourtant pas appeler cela de la peinture. Monet, Degas, Manet, oui,voilà des peintres&|160;! C’est très curieux, ajouta-t-elle, enfixant un regard scrutateur et ravi sur un point vague de l’espace,où elle apercevait sa propre pensée, c’est très curieux, autrefoisje préférais Manet. Maintenant, j’admire toujours Manet, c’estentendu, mais je crois que je lui préfère peut-être encore Monet.Ah&|160;! les cathédrales&|160;!&|160;» Elle mettait autant descrupules que de complaisance à me renseigner sur l’évolutionqu’avait suivie son goût. Et on sentait que les phases parlesquelles avait passé ce goût n’étaient pas, selon elle, moinsimportantes que les différentes manières de Monet lui-même. Jen’avais pas, du reste, à être flatté qu’elle me fît confidence deses admirations, car, même devant la provinciale la plus bornée,elle ne pouvait pas rester cinq minutes sans éprouver le besoin deles confesser. Quand une dame noble d’Avranches, laquelle n’eût pasété capable de distinguer Mozart de Wagner, disait devant Madame deCambremer&|160;: «&|160;Nous n’avons pas eu de nouveautéintéressante pendant notre séjour à Paris, nous avons été une foisà l’Opéra-Comique, on donnait Pelléas et Mélisande, c’estaffreux&|160;», Mme de Cambremer non seulement bouillaitmais éprouvait le besoin de s’écrier&|160;: «&|160;Mais aucontraire, c’est un petit chef-d’œuvre&|160;», et de«&|160;discuter&|160;». C’était peut-être une habitude de Combray,prise auprès des sœurs de ma grand’mère qui appelaient cela&|160;:«&|160;Combattre pour la bonne cause&|160;», et qui aimaient lesdîners où elles savaient, toutes les semaines, qu’elles auraient àdéfendre leurs dieux contre des Philistins. Telle Mme deCambremer aimait à se «&|160;fouetter le sang&|160;» en se«&|160;chamaillant&|160;» sur l’art, comme d’autres sur lapolitique. Elle prenait le parti de Debussy comme elle aurait faitcelui d’une de ses amies dont on eût incriminé la conduite. Elledevait pourtant bien comprendre qu’en disant&|160;: «&|160;Maisnon, c’est un petit chef-d’œuvre&|160;», elle ne pouvait pasimproviser, chez la personne qu’elle remettait à sa place, toute laprogression de culture artistique au terme de laquelle ellesfussent tombées d’accord sans avoir besoin de discuter. «&|160;Ilfaudra que je demande à Le Sidaner ce qu’il pense de Poussin, medit l’avocat. C’est un renfermé, un silencieux, mais je saurai bienlui tirer les vers du nez.&|160;»

–&|160;Du reste, continua Mme de Cambremer, j’aihorreur des couchers de soleil, c’est romantique, c’est opéra.C’est pour cela que je déteste la maison de ma belle-mère, avec sesplantes du Midi. Vous verrez, ça a l’air d’un parc de Monte-Carlo.C’est pour cela que j’aime mieux votre rive. C’est plus triste,plus sincère&|160;; il y a un petit chemin d’où on ne voit pas lamer. Les jours de pluie, il n’y a que de la boue, c’est tout unmonde. C’est comme à Venise, je déteste le Grand Canal et je neconnais rien de touchant comme les petites ruelles. Du reste c’estune question d’ambiance.

–&|160;Mais, lui dis-je, sentant que la seule manière deréhabiliter Poussin aux yeux de Mme de Cambremer c’étaitd’apprendre à celle-ci qu’il était redevenu à la mode, M. Degasassure qu’il ne connaît rien de plus beau que les Poussin deChantilly. – Ouais&|160;? Je ne connais pas ceux de Chantilly, medit Mme de Cambremer, qui ne voulait pas être d’un autreavis que Degas, mais je peux parler de ceux du Louvre qui sont deshorreurs. – Il les admire aussi énormément. – Il faudra que je lesrevoie. Tout cela est un peu ancien dans ma tête, répondit-elleaprès un instant de silence et comme si le jugement favorablequ’elle allait certainement bientôt porter sur Poussin devaitdépendre, non de la nouvelle que je venais de lui communiquer, maisde l’examen supplémentaire, et cette fois définitif, qu’ellecomptait faire subir aux Poussin du Louvre pour avoir la faculté dese déjuger.

Me contentant de ce qui était un commencement de rétractation,puisque, si elle n’admirait pas encore les Poussin, elles’ajournait pour une seconde délibération, pour ne pas la laisserplus longtemps à la torture je dis à sa belle-mère combien onm’avait parlé des fleurs admirables de Féterne. Modestement elleparla du petit jardin de curé qu’elle avait derrière et où lematin, en poussant une porte, elle allait en robe de chambre donnerà manger à ses paons, chercher les œufs pondus, et cueillir deszinnias ou des roses qui, sur le chemin de table, faisant aux œufsà la crème ou aux fritures une bordure de fleurs, lui rappelaientses allées. «&|160;C’est vrai que nous avons beaucoup de roses, medit-elle, notre roseraie est presque un peu trop près de la maisond’habitation, il y a des jours où cela me fait mal à la tête. C’estplus agréable de la terrasse de la Raspelière où le vent apportel’odeur des roses, mais déjà moins entêtante.&|160;» Je me tournaivers la belle-fille&|160;: «&|160;C’est tout à fait Pelléas, luidis-je, pour contenter son goût de modernisme, cette odeur de rosesmontant jusqu’aux terrasses. Elle est si forte, dans la partition,que, comme j’ai le hay-fever et la rose-fever, elle me faisaitéternuer chaque fois que j’entendais cette scène.&|160;»

«&|160;Quel chef-d’œuvre que Pelléas&|160;! s’écriaMme de Cambremer, j’en suis férue&|160;»&|160;; ets’approchant de moi avec les gestes d’une femme sauvage qui auraitvoulu me faire des agaceries, s’aidant des doigts pour piquer lesnotes imaginaires, elle se mit à fredonner quelque chose que jesupposai être pour elle les adieux de Pelléas, et continua avec unevéhémente insistance comme s’il avait été d’importance queMme de Cambremer me rappelât en ce moment cette scène,ou peut-être plutôt me montrât qu’elle se la rappelait. «&|160;Jecrois que c’est encore plus beau que Parsifal,ajouta-t-elle, parce que dans Parsifal il s’ajoute auxplus grandes beautés un certain halo de phrases mélodiques, donccaduques puisque mélodiques. – Je sais que vous êtes une grandemusicienne, Madame, dis-je à la douairière. J’aimerais beaucoupvous entendre.&|160;» Mme de Cambremer-Legrandin regardala mer pour ne pas prendre part à la conversation. Considérant quece qu’aimait sa belle-mère n’était pas de la musique, elleconsidérait le talent, prétendu selon elle, et des plusremarquables en réalité, qu’on lui reconnaissait comme unevirtuosité sans intérêt. Il est vrai que la seule élève encorevivante de Chopin déclarait avec raison que la manière de jouer, le«&|160;sentiment&|160;», du Maître, ne s’était transmis, à traverselle, qu’à Mme de Cambremer&|160;; mais jouer commeChopin était loin d’être une référence pour la sœur de Legrandin,laquelle ne méprisait personne autant que le musicien polonais.«&|160;Oh&|160;! elles s’envolent, s’écria Albertine en me montrantles mouettes qui, se débarrassant pour un instant de leur incognitode fleurs, montaient toutes ensemble vers le soleil. – Leurs ailesde géants les empêchent de marcher, dit Mme deCambremer, confondant les mouettes avec les albatros. – Je les aimebeaucoup, j’en voyais à Amsterdam, dit Albertine. Elles sentent lamer, elles viennent la humer même à travers les pierres des rues. –Ah&|160;! vous avez été en Hollande, vous connaissez les VerMeer&|160;?&|160;» demanda impérieusement Mme deCambremer et du ton dont elle aurait dit&|160;: «&|160;Vousconnaissez les Guermantes&|160;?&|160;», car le snobisme enchangeant d’objet ne change pas d’accent. Albertine réponditnon&|160;: elle croyait que c’étaient des gens vivants. Mais il n’yparut pas. «&|160;Je serais très heureuse de vous faire de lamusique, me dit Mme de Cambremer. Mais, vous savez, jene joue que des choses qui n’intéressent plus votre génération.J’ai été élevée dans le culte de Chopin&|160;», dit-elle à voixbasse, car elle redoutait sa belle-fille et savait que celle-ci,considérant que Chopin n’était pas de la musique, le bien jouer oule mal jouer étaient des expressions dénuées de sens. Ellereconnaissait que sa belle-mère avait du mécanisme, perlait lestraits. «&|160;Jamais on ne me fera dire qu’elle estmusicienne&|160;», concluait Mme de Cambremer-Legrandin.Parce qu’elle se croyait «&|160;avancée&|160;» et (en artseulement) «&|160;jamais assez à gauche&|160;», disait-elle, ellese représentait non seulement que la musique progresse, mais surune seule ligne, et que Debussy était en quelque sorte unsur-Wagner, encore un peu plus avancé que Wagner. Elle ne serendait pas compte que si Debussy n’était pas aussi indépendant deWagner qu’elle-même devait le croire dans quelques années, parcequ’on se sert tout de même des armes conquises pour achever des’affranchir de celui qu’on a momentanément vaincu, il cherchaitcependant, après la satiété qu’on commençait à avoir des œuvrestrop complètes, où tout est exprimé, à contenter un besoincontraire. Des théories, bien entendu, étayaient momentanémentcette réaction, pareilles à celles qui, en politique, viennent àl’appui des lois contre les congrégations, des guerres en Orient(enseignement contre nature, péril jaune, etc., etc.). On disaitqu’à une époque de hâte convenait un art rapide, absolument commeon aurait dit que la guerre future ne pouvait pas durer plus dequinze jours, ou qu’avec les chemins de fer seraient délaissés lespetits coins chers aux diligences et que l’auto pourtant devaitremettre en honneur. On recommandait de ne pas fatiguer l’attentionde l’auditeur, comme si nous ne disposions pas d’attentionsdifférentes dont il dépend précisément de l’artiste d’éveiller lesplus hautes. Car ceux qui bâillent de fatigue après dix lignes d’unarticle médiocre avaient refait tous les ans le voyage de Bayreuthpour entendre la Tétralogie. D’ailleurs le jour devaitvenir où, pour un temps, Debussy serait déclaré aussi fragile queMassenet et les tressautements de Mélisande abaissés au rang deceux de Manon. Car les théories et les écoles, comme lesmicrobes et les globules, s’entre-dévorent et assurent, par leurlutte, la continuité de la vie. Mais ce temps n’était pas encorevenu.

Comme à la Bourse, quand un mouvement de hausse se produit, toutun compartiment de valeurs en profitent, un certain nombred’auteurs dédaignés bénéficiaient de la réaction, soit parce qu’ilsne méritaient pas ce dédain, soit simplement – ce qui permettait dedire une nouveauté en les prônant – parce qu’ils l’avaient encouru.Et on allait même chercher, dans un passé isolé, quelques talentsindépendants sur la réputation de qui ne semblait pas devoirinfluer le mouvement actuel, mais dont un des maîtres nouveauxpassait pour citer le nom avec faveur. Souvent c’était parce qu’unmaître, quel qu’il soit, si exclusive que doive être son école,juge d’après son sentiment original, rend justice au talent partoutoù il se trouve, et même moins qu’au talent, à quelque agréableinspiration qu’il a goûtée autrefois, qui se rattache à un momentaimé de son adolescence. D’autres fois parce que certains artistesd’une autre époque ont, dans un simple morceau, réalisé quelquechose qui ressemble à ce que le maître peu à peu s’est rendu compteque lui-même avait voulu faire. Alors il voit en cet ancien commeun précurseur&|160;; il aime chez lui, sous une tout autre forme,un effort momentanément, partiellement fraternel. Il y a desmorceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de Flaubertdans Montesquieu. Et quelquefois aussi ce bruit de la prédilectiondu Maître était le résultat d’une erreur, née on ne sait où etcolportée dans l’école. Mais le nom cité bénéficiait alors de lafirme sous la protection de laquelle il était entré juste à temps,car s’il y a quelque liberté, un goût vrai, dans le choix dumaître, les écoles, elles, ne se dirigent plus que suivant lathéorie. C’est ainsi que l’esprit, suivant son cours habituel quis’avance par digression, en obliquant une fois dans un sens, lafois suivante dans le sens contraire, avait ramené la lumière d’enhaut sur un certain nombre d’œuvres auxquelles le besoin dejustice, ou de renouvellement, ou le goût de Debussy, ou soncaprice, ou quelque propos qu’il n’avait peut-être pas tenu,avaient ajouté celles de Chopin. Prônées par les juges en qui onavait toute confiance, bénéficiant de l’admiration qu’excitaitPelléas, elles avaient retrouvé un éclat nouveau, et ceuxmêmes qui ne les avaient pas réentendues étaient si désireux de lesaimer qu’ils le faisaient malgré eux, quoique avec l’illusion de laliberté. Mais Mme de Cambremer-Legrandin restait unepartie de l’année en province. Même à Paris, malade, elle vivaitbeaucoup dans sa chambre. Il est vrai que l’inconvénient pouvaitsurtout s’en faire sentir dans le choix des expressions queMme de Cambremer croyait à la mode et qui eussentconvenu plutôt au langage écrit, nuance qu’elle ne discernait pas,car elle les tenait plus de la lecture que de la conversation.Celle-ci n’est pas aussi nécessaire pour la connaissance exacte desopinions que des expressions nouvelles. Pourtant ce rajeunissementdes «&|160;nocturnes&|160;» n’avait pas encore été annoncé par lacritique. La nouvelle s’en était transmise seulement par descauseries de «&|160;jeunes&|160;». Il restait ignoré deMme de Cambremer-Legrandin. Je me fis un plaisir de luiapprendre, mais en m’adressant pour cela à sa belle-mère, commequand, au billard, pour atteindre une boule on joue par la bande,que Chopin, bien loin d’être démodé, était le musicien préféré deDebussy. «&|160;Tiens, c’est amusant&|160;», me dit en souriantfinement la belle-fille, comme si ce n’avait été là qu’un paradoxelancé par l’auteur de Pelléas. Néanmoins il était biencertain maintenant qu’elle n’écouterait plus Chopin qu’avec respectet même avec plaisir. Aussi mes paroles, qui venaient de sonnerl’heure de la délivrance pour la douairière, mirent-elles dans safigure une expression de gratitude pour moi, et surtout de joie.Ses yeux brillèrent comme ceux de Latude dans la pièce appeléeLatude ou Trente-cinq ans de captivité et sa poitrine humal’air de la mer avec cette dilatation que Beethoven a si bienmarquée dans Fidelio, quand ses prisonniers respirentenfin «&|160;cet air qui vivifie&|160;». Quant à la douairière, jecrus qu’elle allait poser sur ma joue ses lèvres moustachues.«&|160;Comment, vous aimez Chopin&|160;? Il aime Chopin, il aimeChopin&|160;», s’écria-t-elle dans un nasonnement passionné&|160;;elle aurait dit&|160;: «&|160;Comment, vous connaissez aussiMme de Franquetot&|160;?&|160;» avec cette différenceque mes relations avec Mme de Franquetot lui eussent étéprofondément indifférentes, tandis que ma connaissance de Chopin lajeta dans une sorte de délire artistique. L’hyper-sécrétionsalivaire ne suffit plus. N’ayant même pas essayé de comprendre lerôle de Debussy dans la réinvention de Chopin, elle sentitseulement que mon jugement était favorable. L’enthousiasme musicalla saisit. «&|160;Élodie&|160;! Élodie&|160;! il aimeChopin&|160;»&|160;; ses seins se soulevèrent et elle battit l’airde ses bras. «&|160;Ah&|160;! j’avais bien senti que vous étiezmusicien, s’écria-t-elle. Je comprends, artiste comme vous êtes,que vous aimiez cela. C’est si beau&|160;!&|160;» Et sa voix étaitaussi caillouteuse que si, pour m’exprimer son ardeur pour Chopin,elle eût, imitant Démosthène, rempli sa bouche avec tous les galetsde la plage. Enfin le reflux vint, atteignant jusqu’à la voilettequ’elle n’eut pas le temps de mettre à l’abri et qui futtranspercée, enfin la marquise essuya avec son mouchoir brodé labave d’écume dont le souvenir de Chopin venait de tremper sesmoustaches.

«&|160;Mon Dieu, me dit Mme de Cambremer-Legrandin,je crois que ma belle-mère s’attarde un peu trop, elle oublie quenous avons à dîner mon oncle de Ch’nouville. Et puis Cancan n’aimepas attendre.&|160;» Cancan me resta incompréhensible, et je pensaiqu’il s’agissait peut-être d’un chien. Mais pour les cousins deCh’nouville, voilà. Avec l’âge s’était amorti chez la jeunemarquise le plaisir qu’elle avait à prononcer leur nom de cettemanière. Et cependant c’était pour le goûter qu’elle avait jadisdécidé son mariage. Dans d’autres groupes mondains, quand onparlait des Chenouville, l’habitude était (du moins chaque fois quela particule était précédée d’un nom finissant par une voyelle, cardans le cas contraire on était bien obligé de prendre appui sur lede, la langue se refusant à prononcer Madam’ d’Ch’nonceaux) que ce fût l’e muet de la particule qu’onsacrifiât. On disait&|160;: «&|160;Monsieur d’Chenouville&|160;».Chez les Cambremer la tradition était inverse, mais aussiimpérieuse. C’était l’e muet de Chenouville que, dans tousles cas, on supprimait. Que le nom fût précédé de mon cousin ou dema cousine, c’était toujours de «&|160;Ch’nouville&|160;» et jamaisde Chenouville. (Pour le père de ces Chenouville on disait notreoncle, car on n’était pas assez gratin à Féterne pour prononcernotre «&|160;onk&|160;», comme eussent fait les Guermantes, dont lebaragouin voulu, supprimant les consonnes et nationalisant les nomsétrangers, était aussi difficile à comprendre que le vieux françaisou un moderne patois.) Toute personne qui entrait dans la famillerecevait aussitôt, sur ce point des Ch’nouville, un avertissementdont Mlle Legrandin-Cambremer n’avait pas eu besoin. Unjour, en visite, entendant une jeune fille dire&|160;: «&|160;matante d’Uzai&|160;», «&|160;mon onk de Rouan&|160;», elle n’avaitpas reconnu immédiatement les noms illustres qu’elle avaitl’habitude de prononcer&|160;: Uzès et Rohan&|160;; elle avait eul’étonnement, l’embarras et la honte de quelqu’un qui a devant luià table un instrument nouvellement inventé dont il ne sait pasl’usage et dont il n’ose pas commencer à manger. Mais, la nuitsuivante et le lendemain, elle avait répété avec ravissement&|160;:«&|160;ma tante d’Uzai&|160;» avec cette suppression del’s finale, suppression qui l’avait stupéfaite la veille,mais qu’il lui semblait maintenant si vulgaire de ne pas connaîtrequ’une de ses amies lui ayant parlé d’un buste de la duchessed’Uzès, Mlle Legrandin lui avait répondu avec mauvaisehumeur, et d’un ton hautain&|160;: «&|160;Vous pourriez au moinsprononcer comme il faut&|160;: Mame d’Uzai.&|160;» Dès lors elleavait compris qu’en vertu de la transmutation des matièresconsistantes en éléments de plus en plus subtils, la fortuneconsidérable et si honorablement acquise qu’elle tenait de sonpère, l’éducation complète qu’elle avait reçue, son assiduité à laSorbonne, tant aux cours de Caro qu’à ceux de Brunetière, et auxconcerts Lamoureux, tout cela devait se volatiliser, trouver sasublimation dernière dans le plaisir de dire un jour&|160;:«&|160;ma tante d’Uzai&|160;». Il n’excluait pas de son espritqu’elle continuerait à fréquenter, au moins dans les premiers tempsqui suivraient son mariage, non pas certaines amies qu’elle aimaitet qu’elle était résignée à sacrifier, mais certaines autresqu’elle n’aimait pas et à qui elle voulait pouvoir dire(puisqu’elle se marierait pour cela)&|160;: «&|160;Je vais vousprésenter à ma tante d’Uzai&|160;», et quand elle vit que cettealliance était trop difficile&|160;: «&|160;Je vais vous présenterà ma tante de Ch’nouville&|160;» et&|160;: «&|160;Je vous feraidîner avec les Uzai.&|160;» Son mariage avec M. de Cambremer avaitprocuré à Mlle Legrandin l’occasion de dire la premièrede ces phrases mais non la seconde, le monde que fréquentaient sesbeaux-parents n’étant pas celui qu’elle avait cru et duquel ellecontinuait à rêver. Aussi, après m’avoir dit de Saint-Loup (enadoptant pour cela une expression de Robert, car si, pour causer,j’employais avec elle ces expressions de Legrandin, par unesuggestion inverse elle me répondait dans le dialecte de Robert,qu’elle ne savait pas emprunté à Rachel), en rapprochant le poucede l’index et en fermant à demi les yeux comme si elle regardaitquelque chose d’infiniment délicat qu’elle était parvenue àcapter&|160;: «&|160;Il a une jolie qualité d’esprit&|160;»&|160;;elle fit son éloge avec tant de chaleur qu’on aurait pu croirequ’elle était amoureuse de lui (on avait d’ailleurs prétenduqu’autrefois, quand il était à Doncières, Robert avait été sonamant), en réalité simplement pour que je le lui répétasse et pouraboutir à&|160;: «&|160;Vous êtes très lié avec la duchesse deGuerrnantes. Je suis souffrante, je ne sors guère, et je saisqu’elle reste confinée dans un cercle d’amis choisis, ce que jetrouve très bien, aussi je la connais très peu, mais je sais quec’est une femme absolument supérieure.&|160;» Sachant queMme de Cambremer la connaissait à peine, et pour mefaire aussi petit qu’elle, je glissai sur ce sujet et répondis à lamarquise que j’avais connu surtout son frère, M. Legrandin. À cenom, elle prit le même air évasif que j’avais eu pourMme de Guermantes, mais en y joignant une expression demécontentement, car elle pensa que j’avais dit cela pour humiliernon pas moi, mais elle. Était-elle rongée par le désespoir d’êtrenée Legrandin&|160;? C’est du moins ce que prétendaient les sœurset belles-sœurs de son mari, dames nobles de province qui neconnaissaient personne et ne savaient rien, jalousaientl’intelligence de Mme de Cambremer, son instruction, safortune, les agréments physiques qu’elle avait eus avant de tombermalade. «&|160;Elle ne pense pas à autre chose, c’est cela qui latue&|160;», disaient ces méchantes dès qu’elles parlaient deMme de Cambremer à n’importe qui, mais de préférence àun roturier, soit, s’il était fat et stupide, pour donner plus devaleur, par cette affirmation de ce qu’a de honteux la roture, àl’amabilité qu’elles marquaient pour lui, soit, s’il était timideet fin et s’appliquait le propos à soi-même, pour avoir le plaisir,tout en le recevant bien, de lui faire indirectement une insolence.Mais si ces dames croyaient dire vrai pour leur belle-sœur, ellesse trompaient. Celle-ci souffrait d’autant moins d’être néeLegrandin qu’elle en avait perdu le souvenir. Elle fut froissée queje le lui rendisse et se tut comme si elle n’avait pas compris, nejugeant pas nécessaire d’apporter une précision, ni même uneconfirmation aux miens.

«&|160;Nos parents ne sont pas la principale cause del’écourtement de notre visite, me dit Mme de Cambremerdouairière, qui était probablement plus blasée que sa belle-fillesur le plaisir qu’il y a à dire&|160;: «&|160;Ch’nouville&|160;».Mais, pour ne pas vous fatiguer de trop de monde, Monsieur,dit-elle en montrant l’avocat, n’a pas osé faire venir jusqu’ici safemme et son fils. Ils se promènent sur la plage en nous attendantet doivent commencer à s’ennuyer.&|160;» Je me les fis désignerexactement et courus les chercher. La femme avait une figure rondecomme certaines fleurs de la famille des renonculacées, et au coinde l’œil un assez large signe végétal. Et les générations deshommes gardant leurs caractères comme une famille de plantes, demême que sur la figure flétrie de la mère, le même signe, qui eûtpu aider au classement d’une variété, se gonflait sous l’œil dufils. Mon empressement auprès de sa femme et de son fils touchal’avocat. Il montra de l’intérêt au sujet de mon séjour à Balbec.«&|160;Vous devez vous trouver un peu dépaysé, car il y a ici, enmajeure partie, des étrangers.&|160;» Et il me regardait tout en meparlant, car n’aimant pas les étrangers, bien que beaucoup fussentde ses clients, il voulait s’assurer que je n’étais pas hostile àsa xénophobie, auquel cas il eût battu en retraite en disant&|160;:«&|160;Naturellement, Mme X… peut être une femmecharmante. C’est une question de principes.&|160;» Comme jen’avais, à cette époque, aucune opinion sur les étrangers, je netémoignai pas de désapprobation, il se sentit en terrain sûr. Ilalla jusqu’à me demander de venir un jour chez lui, à Paris, voirsa collection de Le Sidaner, et d’entraîner avec moi les Cambremer,avec lesquels il me croyait évidemment intime. «&|160;Je vousinviterai avec Le Sidaner, me dit-il, persuadé que je ne vivraisplus que dans l’attente de ce jour béni. Vous verrez quel hommeexquis. Et ses tableaux vous enchanteront. Bien entendu, je ne puispas rivaliser avec les grands collectionneurs, mais je crois quec’est moi qui ai le plus grand nombre de ses toiles préférées. Celavous intéressera d’autant plus, venant de Balbec, que ce sont desmarines, du moins en majeure partie.&|160;» La femme et le fils,pourvus du caractère végétal, écoutaient avec recueillement. Onsentait qu’à Paris leur hôtel était une sorte de temple du LeSidaner. Ces sortes de temples ne sont pas inutiles. Quand le dieua des doutes sur lui-même, il bouche aisément les fissures de sonopinion sur lui-même par les témoignages irrécusables d’êtres quiont voué leur vie à son œuvre.

Sur un signe de sa belle-fille, Mme de Cambremerallait se lever et me disait&|160;: «&|160;Puisque vous ne voulezpas vous installer à Féterne, ne voulez-vous pas au moins venirdéjeuner, un jour de la semaine, demain par exemple&|160;?&|160;»Et, dans sa bienveillance, pour me décider elle ajouta&|160;:«&|160;Vous retrouverez le comte de Crisenoy&|160;» que jen’avais nullement perdu, pour la raison que je ne le connaissaispas. Elle commençait à faire luire à mes yeux d’autres tentationsencore, mais elle s’arrêta net. Le premier président, qui, enrentrant, avait appris qu’elle était à l’hôtel, l’avaitsournoisement cherchée partout, attendue ensuite et, feignant de larencontrer par hasard, il vint lui présenter ses hommages. Jecompris que Mme de Cambremer ne tenait pas à étendre àlui l’invitation à déjeuner qu’elle venait de m’adresser. Il laconnaissait pourtant depuis bien plus longtemps que moi, étantdepuis des années un de ces habitués des matinées de Féterne quej’enviais tant durant mon premier séjour à Balbec. Maisl’ancienneté ne fait pas tout pour les gens du monde. Et ilsréservent plus volontiers les déjeuners aux relations nouvelles quipiquent encore leur curiosité, surtout quand elles arriventprécédées d’une prestigieuse et chaude recommandation comme cellede Saint-Loup. Mme de Cambremer supputa que le premierprésident n’avait pas entendu ce qu’elle m’avait dit, mais pourcalmer les remords qu’elle éprouvait, elle lui tint les plusaimables propos. Dans l’ensoleillement qui noyait à l’horizon lacôte dorée, habituellement invisible, de Rivebelle, nousdiscernâmes, à peine séparées du lumineux azur, sortant des eaux,roses, argentines, imperceptibles, les petites cloches del’angélus qui sonnaient aux environs de Féterne.«&|160;Ceci est encore assez Pelléas, fis-je remarquer àMme de Cambremer-Legrandin. Vous savez la scène que jeveux dire. – Je crois bien que je sais&|160;»&|160;; mais «&|160;jene sais pas du tout&|160;» était proclamé par sa voix et sonvisage, qui ne se moulaient à aucun souvenir, et par son souriresans appui, en l’air. La douairière ne revenait pas de ce que lescloches portassent jusqu’ici et se leva en pensant à l’heure&|160;:«&|160;Mais en effet, dis-je, d’habitude, de Balbec, on ne voit pascette côte, et on ne l’entend pas non plus. Il faut que le tempsait changé et ait doublement élargi l’horizon. À moins qu’elles neviennent vous chercher puisque je vois qu’elles vous fontpartir&|160;; elles sont pour vous la cloche du dîner.&|160;» Lepremier président, peu sensible aux cloches, regardait furtivementla digue qu’il se désolait de voir ce soir aussi dépeuplée.«&|160;Vous êtes un vrai poète, me dit Mme de Cambremer.On vous sent si vibrant, si artiste&|160;; venez, je vous joueraidu Chopin&|160;», ajouta-t-elle en levant les bras d’un air extasiéet en prononçant les mots d’une voix rauque qui avait l’air dedéplacer des galets. Puis vint la déglutition de la salive, et lavieille dame essuya instinctivement la légère brosse, dite àl’américaine, de sa moustache avec son mouchoir. Le premierprésident me rendit sans le vouloir un très grand service enempoignant la marquise par le bras pour la conduire à sa voiture,une certaine dose de vulgarité, de hardiesse et de goût pourl’ostentation dictant une conduite que d’autres hésiteraient àassurer, et qui est loin de déplaire dans le monde. Il en avaitd’ailleurs, depuis tant d’années, bien plus l’habitude que moi.Tout en le bénissant je n’osai l’imiter et marchai à côté deMme de Cambremer-Legrandin, laquelle voulut voir lelivre que je tenais à la main. Le nom de Mme de Sévignélui fit faire la moue&|160;; et, usant d’un mot qu’elle avait ludans certains journaux, mais qui, parlé et mis au féminin, etappliqué à un écrivain du XVIIe siècle, faisait un effetbizarre, elle me demanda&|160;: «&|160;La trouvez-vous vraimenttalentueuse&|160;?&|160;» La marquise donna au valet de piedl’adresse d’un pâtissier où elle avait à s’en aller avant derepartir sur la route, rose de la poussière du soir, oùbleuissaient en forme de croupes les falaises échelonnées. Elledemanda à son vieux cocher si un de ses chevaux, qui était frileux,avait eu assez chaud, si le sabot de l’autre ne lui faisait pasmal. «&|160;Je vous écrirai pour ce que nous devons convenir, medit-elle à mi-voix. J’ai vu que vous causiez littérature avec mabelle-fille, elle est adorable&|160;», ajouta-t-elle, bien qu’ellene le pensât pas, mais elle avait pris l’habitude – gardée parbonté – de le dire pour que son fils n’eût pas l’air d’avoir faitun mariage d’argent. «&|160;Et puis, ajouta-t-elle dans un derniermâchonnement enthousiaste, elle est si hartthhisstte&|160;!&|160;»Puis elle monta en voiture, balançant la tête, levant la crosse deson ombrelle, et repartit par les rues de Balbec, surchargée desornements de son sacerdoce, comme un vieil évêque en tournée deconfirmation.

«&|160;Elle vous a invité à déjeuner, me dit sévèrement lepremier président quand la voiture se fut éloignée et que jerentrai avec mes amies. Nous sommes en froid. Elle trouve que je lanéglige. Dame, je suis facile à vivre. Qu’on ait besoin de moi, jesuis toujours là pour répondre&|160;: «&|160;Présent.&|160;» Maisils ont voulu jeter le grappin sur moi. Ah&|160;! alors, cela,ajouta-t-il d’un air fin et en levant le doigt comme quelqu’un quidistingue et argumente, je ne permets pas ça. C’est attenter à laliberté de mes vacances. J’ai été obligé de dire&|160;:«&|160;Halte-là&|160;». Vous paraissez fort bien avec elle. Quandvous aurez mon âge, vous verrez que c’est bien peu de chose, lemonde, et vous regretterez d’avoir attaché tant d’importance à cesriens. Allons, je vais faire un tour avant dîner. Adieu lesenfants&|160;», cria-t-il à la cantonade, comme s’il était déjàéloigné de cinquante pas.

Quand j’eus dit au revoir à Rosemonde et à Gisèle, elles virentavec étonnement Albertine arrêtée qui ne les suivait pas. «&|160;Hébien, Albertine, qu’est-ce que tu fais, tu sais l’heure&|160;? –Rentrez, leur répondit-t-elle avec autorité. J’ai à causer aveclui&|160;», ajouta-t-elle en me montrant d’un air soumis. Rosemondeet Gisèle me regardaient, pénétrées pour moi d’un respect nouveau.Je jouissais de sentir que, pour un moment du moins, aux yeux mêmesde Rosemonde et de Gisèle, j’étais pour Albertine quelque chose deplus important que l’heure de rentrer, que ses amies, et pouvaismême avoir avec elle de graves secrets auxquels il était impossiblequ’on les mêlât. «&|160;Est-ce que nous ne te verrons pas cesoir&|160;? – Je ne sais pas, ça dépendra de celui-ci. En tout casà demain. – Montons dans ma chambre&|160;», lui dis-je, quand sesamies se furent éloignées. Nous prîmes l’ascenseur&|160;; ellegarda le silence devant le lift. L’habitude d’être obligé derecourir à l’observation personnelle et à la déduction pourconnaître les petites affaires des maîtres, ces gens étranges quicausent entre eux et ne leur parlent pas, développe chez les«&|160;employés&|160;» (comme le lift appelle les domestiques) unplus grand pouvoir de divination que chez les«&|160;patrons&|160;». Les organes s’atrophient ou deviennent plusforts ou plus subtils selon que le besoin qu’on a d’eux croît oudiminue. Depuis qu’il existe des chemins de fer, la nécessité de nepas manquer le train nous a appris à tenir compte des minutes,alors que chez les anciens Romains, dont l’astronomie n’était passeulement plus sommaire mais aussi la vie moins pressée, la notion,non pas de minutes, mais même d’heures fixes, existait à peine.Aussi le lift avait-il compris et comptait-il raconter à sescamarades que nous étions préoccupés, Albertine et moi. Mais ilnous parlait sans arrêter parce qu’il n’avait pas de tact.Cependant je voyais se peindre sur son visage, substitué àl’impression habituelle d’amitié et de joie de me faire monter dansson ascenseur, un air d’abattement et d’inquiétude extraordinaires.Comme j’en ignorais la cause, pour tâcher de l’en distraire, etquoique plus préoccupé d’Albertine, je lui dis que la dame quivenait de partir s’appelait la marquise de Cambremer et non deCamembert. À l’étage devant lequel nous posions alors, j’aperçus,portant un traversin, une femme de chambre affreuse qui me saluaavec respect, espérant un pourboire au départ. J’aurais voulusavoir si c’était celle que j’avais tant désirée le soir de mapremière arrivée à Balbec, mais je ne pus jamais arriver à unecertitude. Le lift me jura, avec la sincérité de la plupart desfaux témoins, mais sans quitter son air désespéré, que c’était biensous le nom de Camembert que la marquise lui avait demandé del’annoncer. Et, à vrai dire, il était bien naturel qu’il eûtentendu un nom qu’il connaissait déjà. Puis, ayant sur la noblesseet la nature des noms avec lesquels se font les titres les notionsfort vagues qui sont celles de beaucoup de gens qui ne sont pasliftiers, le nom de Camembert lui avait paru d’autant plusvraisemblable que, ce fromage étant universellement connu, il nefallait point s’étonner qu’on eût tiré un marquisat d’une renomméeaussi glorieuse, à moins que ce ne fût celle du marquisat qui eûtdonné sa célébrité au fromage. Néanmoins, comme il voyait que je nevoulais pas avoir l’air de m’être trompé et qu’il savait que lesmaîtres aiment à voir obéis leurs caprices les plus futiles etacceptés leurs mensonges les plus évidents, il me promit, en bondomestique, de dire désormais Cambremer. Il est vrai qu’aucunboutiquier de la ville ni aucun paysan des environs, où le nom etla personne des Cambremer étaient parfaitement connus, n’auraientjamais pu commettre l’erreur du lift. Mais le personnel du«&|160;grand hôtel de Balbec&|160;» n’était nullement du pays. Ilvenait de droite ligne, avec tout le matériel, de Biarritz, Nice etMonte-Carlo, une partie ayant été dirigée sur Deauville, une autresur Dinard et la troisième réservée à Balbec.

Mais la douleur anxieuse du lift ne fit que grandir. Pour qu’iloubliât ainsi de me témoigner son dévouement par ses habituelssourires, il fallait qu’il lui fût arrivé quelque malheur.Peut-être avait-il été «&|160;envoyé&|160;». Je me promis dans cecas de tâcher d’obtenir qu’il restât, le directeur m’ayant promisde ratifier tout ce que je déciderais concernant son personnel.«&|160;Vous pouvez toujours faire ce que vous voulez, je rectified’avance.&|160;» Tout à coup, comme je venais de quitterl’ascenseur, je compris la détresse, l’air atterré du lift. À causede la présence d’Albertine je ne lui avais pas donné les cent sousque j’avais l’habitude de lui remettre en montant. Et cet imbécile,au lieu de comprendre que je ne voulais pas faire devant des tiersétalage de pourboires, avait commencé à trembler, supposant quec’était fini une fois pour toutes, que je ne lui donnerais plusjamais rien. Il s’imaginait que j’étais tombé dans la«&|160;dèche&|160;» (comme eût dit le duc de Guermantes), et sasupposition ne lui inspirait aucune pitié pour moi, mais uneterrible déception égoïste. Je me dis que j’étais moinsdéraisonnable que ne trouvait ma mère quand je n’osais pas ne pasdonner un jour la somme exagérée mais fiévreusement attendue quej’avais donnée la veille. Mais aussi la signification donnéejusque-là par moi, et sans aucun doute, à l’air habituel de joie,où je n’hésitais pas à voir un signe d’attachement, me parut d’unsens moins assuré. En voyant le liftier prêt, dans son désespoir, àse jeter des cinq étages, je me demandais si, nos conditionssociales se trouvant respectivement changées, du fait par exempled’une révolution, au lieu de manœuvrer gentiment pour moil’ascenseur, le lift, devenu bourgeois, ne m’en eût pas précipité,et s’il n’y a pas, dans certaines classes du peuple, plus deduplicité que dans le monde où, sans doute, l’on réserve pour notreabsence les propos désobligeants, mais où l’attitude à notre égardne serait pas insultante si nous étions malheureux.

On ne peut pourtant pas dire qu’à l’hôtel de Balbec, le lift fûtle plus intéressé. À ce point de vue le personnel se divisait endeux catégories&|160;: d’une part ceux qui faisaient desdifférences entre les clients, plus sensibles au pourboireraisonnable d’un vieux noble (d’ailleurs en mesure de leur éviter28 jours en les recommandant au général de Beautreillis) qu’auxlargesses inconsidérées d’un rasta qui décelait par là même unmanque d’usage que, seulement devant lui, on appelait de la bonté.D’autre part ceux pour qui noblesse, intelligence, célébrité,situation, manières, étaient inexistantes, recouvertes par unchiffre. Il n’y avait pour ceux-là qu’une hiérarchie, l’argentqu’on a, ou plutôt celui qu’on donne. Peut-être Aimé lui-même, bienque prétendant, à cause du grand nombre d’hôtels où il avait servi,à un grand savoir mondain, appartenait-il à cette catégorie-là.Tout au plus donnait-il un tour social et de connaissance desfamilles à ce genre d’appréciation, en disant de la princesse deLuxembourg par exemple&|160;: «&|160;Il y a beaucoup d’argent làdedans&|160;?&|160;» (le point d’interrogation étant afin de serenseigner, ou de contrôler définitivement les renseignements qu’ilavait pris, avant de procurer à un client un «&|160;chef&|160;»pour Paris, ou de lui assurer une table à gauche, à l’entrée, avecvue sur la mer, à Balbec). Malgré cela, sans être dépourvud’intérêt, il ne l’eût pas exhibé avec le sot désespoir du lift. Aureste, la naïveté de celui-ci simplifiait peut-être les choses.C’est la commodité d’un grand hôtel, d’une maison comme étaitautrefois celle de Rachel&|160;; c’est que, sans intermédiaires,sur la face jusque-là glacée d’un employé ou d’une femme, la vued’un billet de cent francs, à plus forte raison de mille, mêmedonné, pour cette fois-là, à un autre, amène un sourire et desoffres. Au contraire, dans la politique, dans les relations d’amantà maîtresse, il y a trop de choses placées entre l’argent et ladocilité. Tant de choses que ceux-là mêmes chez qui l’argentéveille finalement le sourire sont souvent incapables de suivre leprocessus interne qui les relie, se croient, sont plus délicats. Etpuis cela décante la conversation polie des «&|160;Je sais ce quime reste à faire, demain on me trouvera à la Morgue.&|160;» Aussirencontre-t-on dans la société polie peu de romanciers, de poètes,de tous ces êtres sublimes qui parlent justement de ce qu’il nefaut pas dire.

Aussitôt seuls et engagés dans le corridor, Albertine medit&|160;: «&|160;Qu’est-ce que vous avez contre moi&|160;?&|160;»Ma dureté avec elle m’avait-elle été pénible à moi-même&|160;?N’était-elle de ma part qu’une ruse inconsciente se proposantd’amener vis-à-vis de moi mon amie à cette attitude de crainte etde prière qui me permettrait de l’interroger, et peut-êtred’apprendre laquelle des deux hypothèses que je formais depuislongtemps sur elle était la vraie&|160;? Toujours est-il que, quandj’entendis sa question, je me sentis soudain heureux commequelqu’un qui touche à un but longtemps désiré. Avant de luirépondre je la conduisis jusqu’à ma porte. Celle-ci en s’ouvrantfit refluer la lumière rose qui remplissait la chambre et changeaitla mousseline blanche des rideaux tendus sur le soir en lampasaurore. J’allai jusqu’à la fenêtre&|160;; les mouettes étaientposées de nouveau sur les flots&|160;; mais maintenant ellesétaient roses. Je le fis remarquer à Albertine&|160;: «&|160;Nedétournez pas la conversation, me dit-elle, soyez franc commemoi.&|160;» Je mentis. Je lui déclarai qu’il lui fallait écouter unaveu préalable, celui d’une grande passion que j’avais depuisquelque temps pour Andrée, et je le lui fis avec une simplicité etune franchise dignes du théâtre, mais qu’on n’a guère dans la vieque pour les amours qu’on ne ressent pas. Reprenant le mensongedont j’avais usé avec Gilberte avant mon premier séjour à Balbec,mais le variant, j’allai, pour me faire mieux croire d’elle quandje lui disais maintenant que je ne l’aimais pas, jusqu’à laisseréchapper qu’autrefois j’avais été sur le point d’être amoureuxd’elle, mais que trop de temps avait passé, qu’elle n’était pluspour moi qu’une bonne camarade et que, l’eussé-je voulu, il nem’eût plus été possible d’éprouver de nouveau à son égard dessentiments plus ardents. D’ailleurs, en appuyant ainsi devantAlbertine sur ces protestations de froideur pour elle, je nefaisais – à cause d’une circonstance et en vue d’un butparticuliers – que rendre plus sensible, marquer avec plus deforce, ce rythme binaire qu’adopte l’amour chez tous ceux quidoutent trop d’eux-mêmes pour croire qu’une femme puisse jamais lesaimer, et aussi qu’eux-mêmes puissent l’aimer véritablement. Ils seconnaissent assez pour savoir qu’auprès des plus différentes, ilséprouvaient les mêmes espoirs, les mêmes angoisses, inventaient lesmêmes romans, prononçaient les mêmes paroles, pour s’être renduainsi compte que leurs sentiments, leurs actions, ne sont pas enrapport étroit et nécessaire avec la femme aimée, mais passent àcôté d’elle, l’éclaboussent, la circonviennent comme le flux qui sejette le long des rochers, et le sentiment de leur propreinstabilité augmente encore chez eux la défiance que cette femme,dont ils voudraient tant être aimés, ne les aime pas. Pourquoi lehasard aurait-il fait, puisqu’elle n’est qu’un simple accidentplacé devant le jaillissement de nos désirs, que nous fussionsnous-mêmes le but de ceux qu’elle a&|160;? Aussi, tout en ayantbesoin d’épancher vers elle tous ces sentiments, si différents dessentiments simplement humains que notre prochain nous inspire, cessentiments si spéciaux que sont les sentiments amoureux, aprèsavoir fait un pas en avant, en avouant à celle que nous aimonsnotre tendresse pour elle, nos espoirs, aussitôt craignant de luidéplaire, confus aussi de sentir que le langage que nous lui avonstenu n’a pas été formé expressément pour elle, qu’il nous a servi,nous servira pour d’autres, que si elle ne nous aime pas elle nepeut pas nous comprendre, et que nous avons parlé alors avec lemanque de goût, l’impudeur du pédant adressant à des ignorants desphrases subtiles qui ne sont pas pour eux, cette crainte, cettehonte, amènent le contre-rythme, le reflux, le besoin, fût-ce enreculant d’abord, en retirant vivement la sympathie précédemmentconfessée, de reprendre l’offensive et de ressaisir l’estime, ladomination&|160;; le rythme double est perceptible dans lesdiverses périodes d’un même amour, dans toutes les périodescorrespondantes d’amours similaires, chez tous les êtres quis’analysent mieux qu’ils ne se prisent haut. S’il était pourtant unpeu plus vigoureusement accentué qu’il n’est d’habitude, dans cediscours que j’étais en train de faire à Albertine, c’étaitsimplement pour me permettre de passer plus vite et plusénergiquement au rythme opposé que scanderait ma tendresse.

Comme si Albertine avait dû avoir de la peine à croire ce que jelui disais de mon impossibilité de l’aimer de nouveau, à cause dutrop long intervalle, j’étayais ce que j’appelais une bizarrerie demon caractère d’exemples tirés de personnes avec qui j’avais, parleur faute ou la mienne, laissé passer l’heure de les aimer, sanspouvoir, quelque désir que j’en eusse, la retrouver après. J’avaisainsi l’air à la fois de m’excuser auprès d’elle, comme d’uneimpolitesse, de cette incapacité de recommencer à l’aimer, et dechercher à lui en faire comprendre les raisons psychologiques commesi elles m’eussent été particulières. Mais en m’expliquant de lasorte, en m’étendant sur le cas de Gilberte, vis-à-vis de laquelleen effet avait été rigoureusement vrai ce qui le devenait si peu,appliqué à Albertine, je ne faisais que rendre mes assertions aussiplausibles que je feignais de croire qu’elles le fussent peu.Sentant qu’Albertine appréciait ce qu’elle croyait mon «&|160;francparler&|160;» et reconnaissait dans mes déductions la clarté del’évidence, je m’excusai du premier, lui disant que je savais bienqu’on déplaisait toujours en disant la vérité et que celle-cid’ailleurs devait lui paraître incompréhensible. Elle me remercia,au contraire, de ma sincérité et ajouta qu’au surplus ellecomprenait à merveille un état d’esprit si fréquent et sinaturel.

Cet aveu fait à Albertine d’un sentiment imaginaire pour Andrée,et pour elle-même d’une indifférence que, pour paraître tout à faitsincère et sans exagération, je lui assurai incidemment, comme parun scrupule de politesse, ne pas devoir être prise trop à lalettre, je pus enfin, sans crainte, qu’Albertine y soupçonnât del’amour, lui parler avec une douceur que je me refusais depuis silongtemps et qui me parut délicieuse. Je caressais presque maconfidente&|160;; en lui parlant de son amie que j’aimais, leslarmes me venaient aux yeux. Mais, venant au fait, je lui dis enfinqu’elle savait ce qu’était l’amour, ses susceptibilités, sessouffrances, et que peut-être, en amie déjà ancienne pour moi, elleaurait à cœur de faire cesser les grands chagrins qu’elle mecausait, non directement puisque ce n’était pas elle que j’aimais,si j’osais le redire sans la froisser, mais indirectement enm’atteignant dans mon amour pour Andrée. Je m’interrompis pourregarder et montrer à Albertine un grand oiseau solitaire et hâtifqui, loin devant nous, fouettant l’air du battement régulier de sesailes, passait à toute vitesse au-dessus de la plage tachée çà etlà de reflets pareils à des petits morceaux de papier rougedéchirés et la traversait dans toute sa longueur, sans ralentir sonallure, sans détourner son attention, sans dévier de son chemin,comme un émissaire qui va porter bien loin un message urgent etcapital. «&|160;Lui, du moins, va droit au but&|160;! me ditAlbertine d’un air de reproche. – Vous me dites cela parce que vousne savez pas ce que j’aurais voulu vous dire. Mais c’est tellementdifficile que j’aime mieux y renoncer&|160;; je suis certain que jevous fâcherais&|160;; alors cela n’aboutira qu’à ceci&|160;: je neserai en rien plus heureux avec celle que j’aime d’amour et j’auraiperdu une bonne camarade. – Mais puisque je vous jure que je ne mefâcherai pas.&|160;» Elle avait l’air si doux, si tristement docileet d’attendre de moi son bonheur, que j’avais peine à me conteniret à ne pas embrasser, presque avec le même genre de plaisir quej’aurais eu à embrasser ma mère, ce visage nouveau qui n’offraitplus la mine éveillée et rougissante d’une chatte mutine etperverse au petit nez rose et levé, mais semblait dans la plénitudede sa tristesse accablée, fondu, à larges coulées aplaties etretombantes, dans de la bonté. Faisant abstraction de mon amourcomme d’une folie chronique sans rapport avec elle, me mettant à saplace, je m’attendrissais devant cette brave fille habituée à cequ’on eût pour elle des procédés aimables et loyaux, et que le boncamarade qu’elle avait pu croire que j’étais pour elle poursuivait,depuis des semaines, de persécutions qui étaient enfin arrivées àleur point culminant. C’est parce que je me plaçais à un point devue purement humain, extérieur à nous deux et d’où mon amour jalouxs’évanouissait, que j’éprouvais pour Albertine cette pitiéprofonde, qui l’eût moins été si je ne l’avais pas aimée. Du reste,dans cette oscillation rythmée qui va de la déclaration à labrouille (le plus sûr moyen, le plus efficacement dangereux pourformer, par mouvements opposés et successifs, un nœud qui ne sedéfasse pas et nous attache solidement à une personne), au sein dumouvement de retrait qui constitue l’un des deux éléments durythme, à quoi bon distinguer encore les reflux de la pitiéhumaine, qui, opposés à l’amour, quoique ayant peut-êtreinconsciemment la même cause, produisent en tout cas les mêmeseffets&|160;? En se rappelant plus tard le total de tout ce qu’on afait pour une femme, on se rend compte souvent que les actesinspirés par le désir de montrer qu’on aime, de se faire aimer, degagner des faveurs, ne tiennent guère plus de place que ceux dus aubesoin humain de réparer les torts envers l’être qu’on aime, parsimple devoir moral, comme si on ne l’aimait pas. «&|160;Mais enfinqu’est-ce que j’ai pu faire&|160;?&|160;» me demanda Albertine. Onfrappa&|160;; c’était le lift&|160;; la tante d’Albertine, quipassait devant l’hôtel en voiture, s’était arrêtée à tout hasardpour voir si elle n’y était pas et la ramener. Albertine fitrépondre qu’elle ne pouvait pas descendre, qu’on dînât sansl’attendre, qu’elle ne savait pas à quelle heure elle rentrerait.«&|160;Mais votre tante sera fâchée&|160;? – Pensez-vous&|160;!Elle comprendra très bien.&|160;» Ainsi donc, en ce moment, dumoins, tel qu’il n’en reviendrait peut-être pas, un entretien avecmoi se trouvait, par suite des circonstances, être aux yeuxd’Albertine une chose d’une importance si évidente qu’on dût lefaire passer avant tout, et à laquelle, se reportant sans douteinstinctivement à une jurisprudence familiale, énumérant tellesconjonctures où, quand la carrière de M. Bontemps était en jeu, onn’avait pas regardé à un voyage, mon amie ne doutait pas que satante trouvât tout naturel de voir sacrifier l’heure du dîner.Cette heure lointaine qu’elle passait sans moi, chez les siens,Albertine l’ayant fait glisser jusqu’à moi me la donnait&|160;;j’en pouvais user à ma guise. Je finis par oser lui dire ce qu’onm’avait raconté de son genre de vie, et que, malgré le profonddégoût que m’inspiraient les femmes atteintes du même vice, je nem’en étais pas soucié jusqu’à ce qu’on m’eût nommé sa complice, etqu’elle pouvait comprendre facilement, au point où j’aimais Andrée,quelle douleur j’en avais ressentie. Il eût peut-être été plushabile de dire qu’on m’avait cité aussi d’autres femmes, mais quim’étaient indifférentes. Mais la brusque et terrible révélation quem’avait faite Cottard était entrée en moi me déchirer, tellequelle, tout entière, mais sans plus. Et de même qu’auparavant jen’aurais jamais eu de moi-même l’idée qu’Albertine aimait Andrée,ou du moins pût avoir des jeux caressants avec elle, si Cottard nem’avait pas fait remarquer leur pose en valsant, de même je n’avaispas su passer de cette idée à celle, pour moi tellement différente,qu’Albertine pût avoir avec d’autres femmes qu’Andrée des relationsdont l’affection n’eût même pas été l’excuse. Albertine, avant mêmede me jurer que ce n’était pas vrai, manifesta, comme toutepersonne à qui on vient d’apprendre qu’on a ainsi parlé d’elle, dela colère, du chagrin et, à l’endroit du calomniateur inconnu, lacuriosité rageuse de savoir qui il était et le désir d’êtreconfrontée avec lui pour pouvoir le confondre. Mais elle m’assuraqu’à moi du moins, elle n’en voulait pas. «&|160;Si cela avait étévrai, je vous l’aurais avoué. Mais Andrée et moi nous avons aussihorreur l’une que l’autre de ces choses-là. Nous ne sommes pasarrivées à notre âge sans voir des femmes aux cheveux courts, quiont des manières d’hommes et le genre que vous dites, et rien nenous révolte autant.&|160;» Albertine ne me donnait que sa parole,une parole péremptoire et non appuyée de preuves. Mais c’estjustement ce qui pouvait le mieux me calmer, la jalousieappartenant à cette famille de doutes maladifs que lève bien plusl’énergie d’une affirmation que sa vraisemblance. C’est d’ailleursle propre de l’amour de nous rendre à la fois plus défiants et pluscrédules, de nous faire soupçonner, plus vite que nous n’aurionsfait une autre, celle que nous aimons, et d’ajouter foi plusaisément à ses dénégations. Il faut aimer pour prendre souci qu’iln’y ait pas que des honnêtes femmes, autant dire pour s’en aviser,et il faut aimer aussi pour souhaiter, c’est-à-dire pour s’assurerqu’il y en a. Il est humain de chercher la douleur et aussitôt às’en délivrer. Les propositions qui sont capables d’y réussir noussemblent facilement vraies, on ne chicane pas beaucoup sur uncalmant qui agit. Et puis, si multiple que soit l’être que nousaimons, il peut en tout cas nous présenter deux personnalitésessentielles, selon qu’il nous apparaît comme nôtre ou commetournant ses désirs ailleurs que vers nous. La première de cespersonnalités possède la puissance particulière qui nous empêche decroire à la réalité de la seconde, le secret spécifique pourapaiser les souffrances que cette dernière a causées. L’être aiméest successivement le mal et le remède qui suspend et aggrave lemal. Sans doute j’avais été depuis longtemps, par la puissancequ’exerçait sur mon imagination et ma faculté d’être ému l’exemplede Swann, préparé à croire vrai ce que je craignais au lieu de ceque j’aurais souhaité. Aussi la douceur apportée par lesaffirmations d’Albertine faillit-elle en être compromise un momentparce que je me rappelai l’histoire d’Odette. Mais je me dis que,s’il était juste de faire sa part au pire, non seulement quand,pour comprendre les souffrances de Swann, j’avais essayé de memettre à la place de celui-ci, mais maintenant qu’il s’agissait demoi-même, en cherchant la vérité comme s’il se fût agi d’un autre,il ne fallait cependant pas que, par cruauté pour moi-même, soldatqui choisit le poste non pas où il peut être le plus utile mais oùil est le plus exposé, j’aboutisse à l’erreur de tenir unesupposition pour plus vraie que les autres, à cause de cela seulqu’elle était la plus douloureuse. N’y avait-il pas un abîme entreAlbertine, jeune fille d’assez bonne famille bourgeoise, et Odette,cocotte vendue par sa mère dès son enfance&|160;? La parole del’une ne pouvait être mise en comparaison avec celle de l’autre.D’ailleurs Albertine n’avait en rien à me mentir le même intérêtqu’Odette à Swann. Et encore à celui-ci Odette avait avoué cequ’Albertine venait de nier. J’aurais donc commis une faute deraisonnement aussi grave – quoique inverse – que celle qui m’eûtincliné vers une hypothèse parce que celle-ci m’eût fait moinssouffrir que les autres, en ne tenant pas compte de ces différencesde fait dans les situations, et en reconstituant la vie réelle demon amie uniquement d’après ce que j’avais appris de celled’Odette. J’avais devant moi une nouvelle Albertine, déjà entrevueplusieurs fois, il est vrai, vers la fin de mon premier séjour àBalbec, franche, bonne, une Albertine qui venait, par affectionpour moi, de me pardonner mes soupçons et de tâcher à les dissiper.Elle me fit asseoir à côté d’elle sur mon lit. Je la remerciai dece qu’elle m’avait dit, je l’assurai que notre réconciliation étaitfaite et que je ne serais plus jamais dur avec elle. Je dis àAlbertine qu’elle devrait tout de même rentrer dîner. Elle medemanda si je n’étais pas bien comme cela. Et attirant ma tête pourune caresse qu’elle ne m’avait encore jamais faite et que je devaispeut-être à notre brouille finie, elle passa légèrement sa languesur mes lèvres, qu’elle essayait d’entr’ouvrir. Pour commencer jene les desserrai pas. «&|160;Quel grand méchant vousfaites&|160;!&|160;» me dit-elle.

J’aurais dû partir ce soir-là sans jamais la revoir. Jepressentais dès lors que, dans l’amour non partagé – autant diredans l’amour, car il est des êtres pour qui il n’est pas d’amourpartagé – on peut goûter du bonheur seulement ce simulacre qui m’enétait donné à un de ces moments uniques dans lesquels la bontéd’une femme, ou son caprice, ou le hasard, appliquent sur nosdésirs, en une coïncidence parfaite, les mêmes paroles, les mêmesactions, que si nous étions vraiment aimés. La sagesse eût été deconsidérer avec curiosité, de posséder avec délices cette petiteparcelle de bonheur, à défaut de laquelle je serais mort sans avoirsoupçonné ce qu’il peut être pour des cœurs moins difficiles ouplus favorisés&|160;; de supposer qu’elle faisait partie d’unbonheur vaste et durable qui m’apparaissait en ce pointseulement&|160;; et, pour que le lendemain n’inflige pas un démentià cette feinte, de ne pas chercher à demander une faveur de plusaprès celle qui n’avait été due qu’à l’artifice d’une minuted’exception. J’aurais dû quitter Balbec, m’enfermer dans lasolitude, y rester en harmonie avec les dernières vibrations de lavoix que j’avais su rendre un instant amoureuse, et de qui jen’aurais plus rien exigé que de ne pas s’adresser davantage àmoi&|160;; de peur que, par une parole nouvelle qui n’eût pudésormais être que différente, elle vînt blesser d’une dissonancele silence sensitif où, comme grâce à quelque pédale, aurait pusurvivre longtemps en moi la tonalité du bonheur.

Tranquillisé par mon explication avec Albertine, je recommençaià vivre davantage auprès de ma mère. Elle aimait à me parlerdoucement du temps où ma grand’mère était plus jeune. Craignant queje ne me fisse des reproches sur les tristesses dont j’avais puassombrir la fin de cette vie, elle revenait volontiers aux annéesoù mes premières études avaient causé à ma grand’mère dessatisfactions que jusqu’ici on m’avait toujours cachées. Nousreparlions de Combray. Ma mère me dit que là-bas du moins jelisais, et qu’à Balbec je devrais bien faire de même, si je netravaillais pas. Je répondis que, pour m’entourer justement dessouvenirs de Combray et des jolies assiettes peintes, j’aimeraisrelire les Mille et une Nuits. Comme jadis à Combray,quand elle me donnait des livres pour ma fête, c’est en cachette,pour me faire une surprise, que ma mère me fit venir à la fois lesMille et une Nuits de Galland et les Mille et uneNuits de Mardrus. Mais, après avoir jeté un coup d’œil sur lesdeux traductions, ma mère aurait bien voulu que je m’en tinsse àcelle de Galland, tout en craignant de m’influencer, à cause durespect qu’elle avait de la liberté intellectuelle, de la peurd’intervenir maladroitement dans la vie de ma pensée, et dusentiment qu’étant une femme, d’une part elle manquait,croyait-elle, de la compétence littéraire qu’il fallait, d’autrepart qu’elle ne devait pas juger d’après ce qui la choquait leslectures d’un jeune homme. En tombant sur certains contes, elleavait été révoltée par l’immoralité du sujet et la crudité del’expression. Mais surtout, conservant précieusement comme desreliques, non pas seulement la broche, l’en-tout-cas, le manteau,le volume de Mme de Sévigné, mais aussi les habitudes depensée et de langage de sa mère, cherchant en toute occasion quelleopinion celle-ci eût émise, ma mère ne pouvait douter de lacondamnation que ma grand’mère eût prononcée contre le livre deMardrus. Elle se rappelait qu’à Combray, tandis qu’avant de partirmarcher du côté de Méséglise je lisais Augustin Thierry, magrand’mère, contente de mes lectures, de mes promenades,s’indignait pourtant de voir celui dont le nom restait attaché àcet hémistiche&|160;: «&|160;Puis règne Mérovée&|160;» appeléMerowig, refusait de dire Carolingiens pour les Carlovingiens,auxquels elle restait fidèle. Enfin je lui avais raconté ce que magrand’mère avait pensé des noms grecs que Bloch, d’après Leconte deLisle, donnait aux dieux d’Homère, allant même, pour les choses lesplus simples, à se faire un devoir religieux, en lequel il croyaitque consistait le talent littéraire, d’adopter une orthographegrecque. Ayant, par exemple, à dire dans une lettre que le vinqu’on buvait chez lui était un vrai nectar, il écrivait un vrainektar, avec un k, ce qui lui permettait de ricaner au nomde Lamartine. Or si une Odyssée d’où étaient absents lesnoms d’Ulysse et de Minerve n’était plus pour ellel’Odyssée, qu’aurait-elle dit en voyant déjà déformé surla couverture le titre de ses Mille et Une Nuits, en neretrouvant plus, exactement transcrits comme elle avait été de touttemps habituée à les dire, les noms immortellement familiers deSheherazade, de Dinarzade, où, débaptisés eux-mêmes, si l’on oseemployer le mot pour des contes musulmans, le charmant Calife etles puissants Génies se reconnaissaient à peine, étant appelés l’unle «&|160;Khalifat&|160;», les autres les«&|160;Gennis&|160;»&|160;? Pourtant ma mère me remit les deuxouvrages, et je lui dis que je les lirais les jours où je seraistrop fatigué pour me promener.

Ces jours-là n’étaient pas très fréquents d’ailleurs. Nousallions goûter comme autrefois «&|160;en bande&|160;», Albertine,ses amies et moi, sur la falaise ou à la ferme Marie-Antoinette.Mais il y avait des fois où Albertine me donnait ce grand plaisir.Elle me disait&|160;: «&|160;Aujourd’hui je veux être un peu seuleavec vous, ce sera plus gentil de se voir tous les deux.&|160;»Alors elle disait qu’elle avait à faire, que d’ailleurs ellen’avait pas de comptes à rendre, et pour que les autres, si ellesallaient tout de même sans nous se promener et goûter, ne pussentpas nous retrouver, nous allions, comme deux amants, tout seuls àBagatelle ou à la Croix d’Heulan, pendant que la bande, quin’aurait jamais eu l’idée de nous chercher là et n’y allait jamais,restait indéfiniment, dans l’espoir de nous voir arriver, àMarie-Antoinette. Je me rappelle les temps chauds qu’il faisaitalors, où du front des garçons de ferme travaillant au soleil unegoutte de sueur tombait verticale, régulière, intermittente, commela goutte d’eau d’un réservoir, et alternait avec la chute du fruitmûr qui se détachait de l’arbre dans les «&|160;clos&|160;»voisins&|160;; ils sont restés, aujourd’hui encore, avec ce mystèred’une femme cachée, la part la plus consistante de tout amour quise présente pour moi. Une femme dont on me parle et à laquelle jene songerais pas un instant, je dérange tous les rendez-vous de masemaine pour la connaître, si c’est une semaine où il fait un deces temps-là, et si je dois la voir dans quelque ferme isolée. J’aibeau savoir que ce genre de temps et de rendez-vous n’est pasd’elle, c’est l’appât, pourtant bien connu de moi, auquel je melaisse prendre et qui suffit pour m’accrocher. Je sais que cettefemme, par un temps froid, dans une ville, j’aurais pu la désirer,mais sans accompagnement de sentiment romanesque, sans deveniramoureux&|160;; l’amour n’en est pas moins fort une fois que, grâceà des circonstances, il m’a enchaîné – il est seulement plusmélancolique, comme le deviennent dans la vie nos sentiments pourdes personnes, au fur et à mesure que nous nous apercevonsdavantage de la part de plus en plus petite qu’elles y tiennent etque l’amour nouveau que nous souhaiterions si durable, abrégé enmême temps que notre vie même, sera le dernier.

Il y avait encore peu de monde à Balbec, peu de jeunes filles.Quelquefois j’en voyais telle ou telle arrêtée sur la plage, sansagrément, et que pourtant bien des coïncidences semblaientcertifier être la même que j’avais été désespéré de ne pouvoirapprocher au moment où elle sortait avec ses amies du manège ou del’école de gymnastique. Si c’était la même (et je me gardais d’enparler à Albertine), la jeune fille que j’avais crue enivranten’existait pas. Mais je ne pouvais arriver à une certitude, car levisage de ces jeunes filles n’occupait pas sur la plage unegrandeur, n’offrait pas une forme permanente, contracté, dilaté,transformé qu’il était par ma propre attente, l’inquiétude de mondésir ou un bien-être qui se suffit à lui-même, les toilettesdifférentes qu’elles portaient, la rapidité de leur marche ou leurimmobilité. De tout près pourtant, deux ou trois me semblaientadorables. Chaque fois que je voyais une de celles-là, j’avaisenvie de l’emmener dans l’avenue des Tamaris, ou dans les dunes,mieux encore sur la falaise. Mais bien que dans le désir, parcomparaison avec l’indifférence, il entre déjà cette audace qu’estun commencement, même unilatéral, de réalisation, tout de même,entre mon désir et l’action que serait ma demande de l’embrasser,il y avait tout le «&|160;blanc&|160;» indéfini de l’hésitation, dela timidité. Alors j’entrais chez le pâtissier-limonadier, jebuvais l’un après l’autre sept à huit verres de porto. Aussitôt, aulieu de l’intervalle impossible à combler entre mon désir etl’action, l’effet de l’alcool traçait une ligne qui les conjoignaittous deux. Plus de place pour l’hésitation ou la crainte. Il mesemblait que la jeune fille allait voler jusqu’à moi. J’allaisjusqu’à elle, d’eux-mêmes sortaient de mes lèvres&|160;:«&|160;J’aimerais me promener avec vous. Vous ne voulez pas qu’onaille sur la falaise, on n’y est dérangé par personne derrière lepetit bois qui protège du vent la maison démontable actuellementinhabitée&|160;?&|160;» Toutes les difficultés de la vie étaientaplanies, il n’y avait plus d’obstacles à l’enlacement de nos deuxcorps. Plus d’obstacles pour moi du moins. Car ils n’avaient pasété volatilisés pour elle qui n’avait pas bu de porto. L’eût-ellefait, et l’univers eût-il perdu quelque réalité à ses yeux, le rêvelongtemps chéri qui lui aurait alors paru soudain réalisable n’eûtpeut-être pas été du tout de tomber dans mes bras.

Non seulement les jeunes filles étaient peu nombreuses, mais, encette saison qui n’était pas encore «&|160;la saison&|160;», ellesrestaient peu. Je me souviens d’une au teint roux de colaeus, auxyeux verts, aux deux joues rousses et dont la figure double etlégère ressemblait aux graines ailées de certains arbres. Je nesais quelle brise l’amena à Balbec et quelle autre la remporta. Cefut si brusquement que j’en eus pendant plusieurs jours un chagrinque j’osai avouer à Albertine quand je compris qu’elle était partiepour toujours.

Il faut dire que plusieurs étaient ou des jeunes filles que jene connaissais pas du tout, ou que je n’avais pas vues depuis desannées. Souvent, avant de les rencontrer, je leur écrivais. Si leurréponse me faisait croire à un amour possible, quelle joie&|160;!On ne peut pas, au début d’une amitié pour une femme, et même sielle ne doit pas se réaliser par la suite, se séparer de cespremières lettres reçues. On les veut avoir tout le temps auprès desoi, comme de belles fleurs reçues, encore toutes fraîches, etqu’on ne s’interrompt de regarder que pour les respirer de plusprès. La phrase qu’on sait par cœur est agréable à relire et, danscelles moins littéralement apprises, on veut vérifier le degré detendresse d’une expression. A-t-elle écrit&|160;: «&|160;Votrechère lettre&|160;?&|160;» Petite déception dans la douceur qu’onrespire, et qui doit être attribuée soit à ce qu’on a lu trop vite,soit à l’écriture illisible de la correspondante&|160;; elle n’apas mis&|160;: «&|160;Et votre chère lettre&|160;», mais&|160;:«&|160;En voyant cette lettre&|160;». Mais le reste est si tendre.Oh&|160;! que de pareilles fleurs viennent demain. Puis cela nesuffit plus, il faudrait aux mots écrits confronter les regards, lavoix. On prend rendez-vous, et – sans qu’elle ait changé peut-être– là où on croyait, sur la description faite ou le souvenirpersonnel, rencontrer la fée Viviane, on trouve le Chat botté. Onlui donne rendez-vous pour le lendemain quand même, car c’est toutde même elle et ce qu’on désirait, c’est elle. Or cesdésirs pour une femme dont on a rêvé ne rendent pas absolumentnécessaire la beauté de tel trait précis. Ces désirs sont seulementle désir de tel être&|160;; vagues comme des parfums, comme lestyrax était le désir de Prothyraïa, le safran le désir éthéré, lesaromates le désir d’Héra, la myrrhe le parfum des mages, la mannele désir de Nikè, l’encens le parfum de la mer. Mais ces parfumsque chantent les Hymnes orphiques sont bien moins nombreux que lesdivinités qu’ils chérissent. La myrrhe est le parfum des mages,mais aussi de Protogonos, de Neptune, de Nérée, de Leto&|160;;l’encens est le parfum de la mer, mais aussi de la belle Diké, deThémis, de Circé, des neuf Muses, d’Eos, de Mnémosyne, du Jour, deDikaïosunè. Pour le styrax, la manne et les aromates, on n’enfinirait pas de dire les divinités qui les inspirent, tant ellessont nombreuses. Amphiétès a tous les parfums excepté l’encens, etGaïa rejette uniquement les fèves et les aromates. Ainsi enétait-il de ces désirs de jeunes filles que j’avais. Moins nombreuxqu’elles n’étaient, ils se changeaient en des déceptions et destristesses assez semblables les unes aux autres. Je n’ai jamaisvoulu de la myrrhe. Je l’ai réservée pour Jupien et pour laprincesse de Guermantes, car elle est le désir de Protogonos«&|160;aux deux sexes, ayant le mugissement du taureau, auxnombreuses orgies, mémorable, inénarrable, descendant, joyeux, versles sacrifices des Orgiophantes&|160;».

Mais bientôt la saison battit son plein&|160;; c’était tous lesjours une arrivée nouvelle, et à la fréquence subitement croissantede mes promenades, remplaçant la lecture charmante des Mille etUne Nuits, il y avait une cause dépourvue de plaisir et quiles empoisonnait tous. La plage était maintenant peuplée de jeunesfilles, et l’idée que m’avait suggérée Cottard m’ayant, non pasfourni de nouveaux soupçons, mais rendu sensible et fragile de cecôté, et prudent à ne pas en laisser se former en moi, dès qu’unejeune femme arrivait à Balbec, je me sentais mal à l’aise, jeproposais à Albertine les excursions les plus éloignées, afinqu’elle ne pût faire la connaissance et même, si c’était possible,pût ne pas recevoir la nouvelle venue. Je redoutais naturellementdavantage encore celles dont on remarquait le mauvais genre ouconnaissait la mauvaise réputation&|160;; je tâchais de persuader àmon amie que cette mauvaise réputation n’était fondée sur rien,était calomnieuse, peut-être sans me l’avouer par une peur, encoreinconsciente, qu’elle cherchât à se lier avec la dépravée ouqu’elle regrettât de ne pouvoir la chercher, à cause de moi, ouqu’elle crût, par le nombre des exemples, qu’un vice si répandun’est pas condamnable. En le niant de chaque coupable je ne tendaispas à moins qu’à prétendre que le saphisme n’existe pas. Albertineadoptait mon incrédulité pour le vice de telle et telle&|160;:«&|160;Non, je crois que c’est seulement un genre qu’elle cherche àse donner, c’est pour faire du genre.&|160;» Mais alors jeregrettais presque d’avoir plaidé l’innocence, car il me déplaisaitqu’Albertine, si sévère autrefois, pût croire que ce«&|160;genre&|160;» fût quelque chose d’assez flatteur, d’assezavantageux, pour qu’une femme exempte de ces goûts eût cherché às’en donner l’apparence. J’aurais voulu qu’aucune femme ne vîntplus à Balbec&|160;; je tremblais en pensant que, comme c’était àpeu près l’époque où Mme Putbus devait arriver chez lesVerdurin, sa femme de chambre, dont Saint-Loup ne m’avait pas cachéles préférences, pourrait venir excursionner jusqu’à la plage, et,si c’était un jour où je n’étais pas auprès d’Albertine, essayer dela corrompre. J’arrivais à me demander, comme Cottard ne m’avaitpas caché que les Verdurin tenaient beaucoup à moi, et, tout en nevoulant pas avoir l’air, comme il disait, de me courir après,auraient donné beaucoup pour que j’allasse chez eux, si je nepourrais pas, moyennant les promesses de leur amener à Paris tousles Guermantes du monde, obtenir de Mme Verdurin que,sous un prétexte quelconque, elle prévînt Mme Putbusqu’il lui était impossible de la garder chez elle et la fîtrepartir au plus vite. Malgré ces pensées, et comme c’était surtoutla présence d’Andrée qui m’inquiétait, l’apaisement que m’avaientprocuré les paroles d’Albertine persistait encore un peu&|160;; –je savais d’ailleurs que bientôt j’aurais moins besoin de lui,Andrée devant partir avec Rosemonde et Gisèle presque au moment oùtout le monde arrivait, et n’ayant plus à rester auprès d’Albertineque quelques semaines. Pendant celles-ci d’ailleurs, Albertinesembla combiner tout ce qu’elle faisait, tout ce qu’elle disait, envue de détruire mes soupçons s’il m’en restait, ou de les empêcherde renaître. Elle s’arrangeait à ne jamais rester seule avecAndrée, et insistait, quand nous rentrions, pour que jel’accompagnasse jusqu’à sa porte, pour que je vinsse l’y chercherquand nous devions sortir. Andrée cependant prenait de son côté unepeine égale, semblait éviter de voir Albertine. Et cette apparenteentente entre elles n’était pas le seul indice qu’Albertine avaitdû mettre son amie au courant de notre entretien et lui demanderd’avoir la gentillesse de calmer mes absurdes soupçons.

Vers cette époque se produisit au Grand-Hôtel de Balbec unscandale qui ne fut pas pour changer la pente de mes tourments. Lasœur de Bloch avait depuis quelque temps, avec une ancienneactrice, des relations secrètes qui bientôt ne leur suffirent plus.Être vues leur semblait ajouter de la perversité à leur plaisir,elles voulaient faire baigner leurs dangereux ébats dans lesregards de tous. Cela commença par des caresses, qu’on pouvait ensomme attribuer à une intimité amicale, dans le salon de jeu,autour de la table de baccara. Puis elles s’enhardirent. Et enfinun soir, dans un coin pas même obscur de la grande salle de danses,sur un canapé, elles ne se gênèrent pas plus que si elles avaientété dans leur lit. Deux officiers, qui étaient non loin de là avecleurs femmes, se plaignirent au directeur. On crut un moment queleur protestation aurait quelque efficacité. Mais ils avaientcontre eux que, venus pour un soir de Netteholme, où ilshabitaient, à Balbec, ils ne pouvaient en rien être utiles audirecteur. Tandis que, même à son insu, et quelque observation quelui fît le directeur, planait sur Mlle Bloch laprotection de M. Nissim Bernard. Il faut dire pourquoi. M. NissimBernard pratiquait au plus haut point les vertus de famille. Tousles ans il louait à Balbec une magnifique villa pour son neveu, etaucune invitation n’aurait pu le détourner de rentrer dîner dansson chez lui, qui était en réalité leur chez eux. Mais jamais il nedéjeunait chez lui. Tous les jours il était à midi au Grand-Hôtel.C’est qu’il entretenait, comme d’autres, un rat d’opéra, un«&|160;commis&|160;», assez pareil à ces chasseurs dont nous avonsparlé, et qui nous faisaient penser aux jeunes israélitesd’Esther et d’Athalie. À vrai dire, les quaranteannées qui séparaient M. Nissim Bernard du jeune commis auraient dûpréserver celui-ci d’un contact peu aimable. Mais, comme le ditRacine avec tant de sagesse dans les mêmes chœurs&|160;:

&|160;

Mon Dieu, qu’une vertu naissante,

Parmi tant de périls marche à pas incertains&|160;!

Qu’une âme qui te cherche et veut être innocente,

Trouve d’obstacle à ses desseins.

&|160;

Le jeune commis avait eu beau être «&|160;loin du mondeélevé&|160;», dans le Temple-Palace de Balbec, il n’avait pas suivile conseil de Joad&|160;:

&|160;

Sur la richesse et l’or ne mets point ton appui.

&|160;

Il s’était peut-être fait une raison en disant&|160;: «&|160;Lespécheurs couvrent la terre.&|160;» Quoi qu’il en fût, et bien queM. Nissim Bernard n’espérât pas un délai aussi court, dès lepremier jour,

&|160;

Et soit frayeur encor ou pour le caresser,

De ses bras innocents il se sentit presser.

&|160;

Et dès le deuxième jour, M. Nissim Bernard promenant le commis,«&|160;l’abord contagieux altérait son innocence&|160;». Dès lorsla vie du jeune enfant avait changé. Il avait beau porter le painet le sel, comme son chef de rang le lui commandait, tout sonvisage chantait&|160;:

&|160;

De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs

Promenons nos désirs.

De nos ans passagers le nombre est incertain

Hâtons-nous aujourd’hui de jouir de la vie&|160;!

… L’honneur et les emplois

Sont le prix d’une aveugle et basse obéissance.

Pour la triste innocence

Qui voudrait élever la voix&|160;!

&|160;

Depuis ce jour-là, M. Nissim Bernard n’avait jamais manqué devenir occuper sa place au déjeuner (comme l’eût fait à l’orchestrequelqu’un qui entretient une figurante, une figurante celle-là d’ungenre fortement caractérisé, et qui attend encore son Degas).C’était le plaisir de M. Nissim Bernard de suivre dans la salle àmanger, et jusque dans les perspectives lointaines où, sous sonpalmier, trônait la caissière, les évolutions de l’adolescentempressé au service, au service de tous, et moins de M. NissimBernard depuis que celui-ci l’entretenait, soit que le jeune enfantde chœur ne crût pas nécessaire de témoigner la même amabilité àquelqu’un de qui il se croyait suffisamment aimé, soit que cetamour l’irritât ou qu’il craignît que, découvert, il lui fîtmanquer d’autres occasions. Mais cette froideur même plaisait à M.Nissim Bernard par tout ce qu’elle dissimulait&|160;; que ce fûtpar atavisme hébraïque ou par profanation du sentiment chrétien, ilse plaisait singulièrement, qu’elle fût juive ou catholique, à lacérémonie racinienne. Si elle eût été une véritable représentationd’Esther ou d’Athalie, M. Bernard eût regrettéque la différence des siècles ne lui eût pas permis de connaîtrel’auteur, Jean Racine, afin d’obtenir pour son protégé un rôle plusconsidérable. Mais la cérémonie du déjeuner n’émanant d’aucunécrivain, il se contentait d’être en bons termes avec le directeuret avec Aimé pour que le «&|160;jeune Israélite&|160;» fût promuaux fonctions souhaitées, ou de demi-chef, ou même de chef de rang.Celles du sommelier lui avaient été offertes. Mais M. Bernardl’obligea à les refuser, car il n’aurait plus pu venir chaque jourle voir courir dans la salle à manger verte et se faire servir parlui comme un étranger. Or ce plaisir était si fort que tous les ansM. Bernard revenait à Balbec et y prenait son déjeuner hors de chezlui, habitudes où M. Bloch voyait, dans la première un goûtpoétique pour la belle lumière, les couchers de soleil de cettecôte préférée à toute autre&|160;; dans la seconde, une manieinvétérée de vieux célibataire.

À vrai dire, cette erreur des parents de M. Nissim Bernard,lesquels ne soupçonnaient pas la vraie raison de son retour annuelà Balbec et ce que la pédante Mme Bloch appelait sesdécouchages en cuisine, cette erreur était une vérité plus profondeet du second degré. Car M. Nissim Bernard ignorait lui-même cequ’il pouvait entrer d’amour de la plage de Balbec, de la vue qu’onavait, du restaurant, sur la mer, et d’habitudes maniaques, dans legoût qu’il avait d’entretenir comme un rat d’opéra d’une autresorte, à laquelle il manque encore un Degas, l’un de ses servantsqui étaient encore des filles. Aussi M. Nissim Bernardentretenait-il avec le directeur de ce théâtre qu’était l’hôtel deBalbec, et avec le metteur en scène et régisseur Aimé – desquels lerôle en toute cette affaire n’était pas des plus limpides –d’excellentes relations. On intriguerait un jour pour obtenir ungrand rôle, peut-être une place de maître d’hôtel. En attendant, leplaisir de M. Nissim Bernard, si poétique et calmement contemplatifqu’il fût, avait un peu le caractère de ces hommes à femmes quisavent toujours – Swann jadis, par exemple – qu’en allant dans lemonde ils vont retrouver leur maîtresse. À peine M. Nissim Bernardserait-il assis qu’il verrait l’objet de ses vœux s’avancer sur lascène portant à la main des fruits ou des cigares sur un plateau.Aussi tous les matins, après avoir embrassé sa nièce, s’êtreinquiété des travaux de mon ami Bloch et donné à manger à seschevaux des morceaux de sucre posés dans sa paume tendue, avait-ilune hâte fébrile d’arriver pour le déjeuner au Grand-Hôtel. Il yeût eu le feu chez lui, sa nièce eût eu une attaque, qu’il fût sansdoute parti tout de même. Aussi craignait-il comme la peste unrhume pour lequel il eût gardé le lit – car il était hypocondriaque– et qui eût nécessité qu’il fît demander à Aimé de lui envoyerchez lui, avant l’heure du goûter, son jeune ami.

Il aimait d’ailleurs tout le labyrinthe de couloirs, de cabinetssecrets, de salons, de vestiaires, de garde-manger, de galeriesqu’était l’hôtel de Balbec. Par atavisme d’Oriental il aimait lessérails et, quand il sortait le soir, on le voyait en explorerfurtivement les détours.

Tandis que, se risquant jusqu’aux sous-sols et cherchant malgrétout à ne pas être vu et à éviter le scandale, M. Nissim Bernard,dans sa recherche des jeunes lévites, faisait penser à ces vers dela Juive&|160;:

&|160;

Ô Dieu de nos pères,

Parmi nous descends,

Cache nos mystères

À l’œil des méchants&|160;!

&|160;

je montais au contraire dans la chambre de deux sœurs quiavaient accompagné à Balbec, comme femmes de chambre, une vieilledame étrangère. C’était ce que le langage des hôtels appelait deuxcourrières et celui de Françoise, laquelle s’imaginait qu’uncourrier ou une courrière sont là pour faire des courses, deux«&|160;coursières&|160;». Les hôtels, eux, en sont restés, plusnoblement, au temps où l’on chantait&|160;: «&|160;C’est uncourrier de cabinet.&|160;»

Malgré la difficulté qu’il y avait pour un client à aller dansdes chambres de courrières, et réciproquement, je m’étais très vitelié d’une amitié très vive, quoique très pure, avec ces deux jeunespersonnes, Mlle Marie Gineste et Mme CélesteAlbaret. Nées au pied des hautes montagnes du centre de la France,au bord de ruisseaux et de torrents (l’eau passait même sous leurmaison de famille où tournait un moulin et qui avait été dévastéeplusieurs fois par l’inondation), elles semblaient en avoir gardéla nature. Marie Gineste était plus régulièrement rapide etsaccadée, Céleste Albaret plus molle et languissante, étalée commeun lac, mais avec de terribles retours de bouillonnement où safureur rappelait le danger des crues et des tourbillons liquidesqui entraînent tout, saccagent tout. Elles venaient souvent, lematin, me voir quand j’étais encore couché. Je n’ai jamais connu depersonnes aussi volontairement ignorantes, qui n’avaient absolumentrien appris à l’école, et dont le langage eût pourtant quelquechose de si littéraire que, sans le naturel presque sauvage de leurton, on aurait cru leurs paroles affectées. Avec une familiaritéque je ne retouche pas, malgré les éloges (qui ne sont pas ici pourme louer, mais pour louer le génie étrange de Céleste) et lescritiques, également fausses, mais très sincères, que ces propossemblent comporter à mon égard, tandis que je trempais descroissants dans mon lait, Céleste me disait&|160;: «&|160;Oh&|160;!petit diable noir aux cheveux de geai, ô profonde malice&|160;! jene sais pas à quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, carvous avez tout d’un oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu’on ne diraitpas qu’il se lisse ses plumes, et tourne son cou avec unesouplesse, il a l’air tout léger, on dirait qu’il est en traind’apprendre à voler. Ah&|160;! vous avez de la chance que ceux quivous ont créé vous aient fait naître dans le rang des riches&|160;;qu’est-ce que vous seriez devenu, gaspilleur comme vous êtes. Voilàqu’il jette son croissant parce qu’il a touché le lit. Allons bon,voilà qu’il répand son lait, attendez que je vous mette uneserviette car vous ne sauriez pas vous y prendre, je n’ai jamais vuquelqu’un de si bête et de si maladroit que vous.&|160;» Onentendait alors le bruit plus régulier de torrent de Marie Ginestequi, furieuse, faisait des réprimandes à sa sœur&|160;:«&|160;Allons, Céleste, veux-tu te taire&|160;? Es-tu pas folle deparler à Monsieur comme cela&|160;?&|160;» Céleste n’en faisait quesourire&|160;; et comme je détestais qu’on m’attachât uneserviette&|160;: «&|160;Mais non, Marie, regarde-le, bing, voilàqu’il s’est dressé tout droit comme un serpent. Un vrai serpent, jete dis.&|160;» Elle prodiguait, du reste, les comparaisonszoologiques, car, selon elle, on ne savait pas quand je dormais, jevoltigeais toute la nuit comme un papillon, et le jour j’étaisaussi rapide que ces écureuils, «&|160;tu sais, Marie, comme onvoit chez nous, si agiles que même avec les yeux on ne peut pas lessuivre. – Mais, Céleste, tu sais qu’il n’aime pas avoir uneserviette quand il mange. – Ce n’est pas qu’il n’aime pas ça, c’estpour bien dire qu’on ne peut pas lui changer sa volonté. C’est unseigneur et il veut montrer qu’il est un seigneur. On changera lesdraps dix fois s’il le faut, mais il n’aura pas cédé. Ceux d’hieravaient fait leur course, mais aujourd’hui ils viennent seulementd’être mis, et déjà il faudra les changer. Ah&|160;! j’avais raisonde dire qu’il n’était pas fait pour naître parmi les pauvres.Regarde, ses cheveux se hérissent, ils se boursouflent par lacolère comme les plumes des oiseaux. Pauvreploumissou&|160;!&|160;» Ici ce n’était pas seulementMarie qui protestait, mais moi, car je ne me sentais pas seigneurdu tout. Mais Céleste ne croyait jamais à la sincérité de mamodestie et, me coupant la parole&|160;: «&|160;Ah&|160;! sac àficelles, ah&|160;! douceur, ah&|160;! perfidie&|160;! rusé entreles rusés, rosse des rosses&|160;! Ah&|160;! Molière&|160;!&|160;»(C’était le seul nom d’écrivain qu’elle connût, mais elle mel’appliquait, entendant par là quelqu’un qui serait capable à lafois de composer des pièces et de les jouer.)«&|160;Céleste&|160;!&|160;» criait impérieusement Marie qui,ignorant le nom de Molière, craignait que ce ne fût une injurenouvelle. Céleste se remettait à sourire&|160;: «&|160;Tu n’as doncpas vu dans son tiroir sa photographie quand il était enfant&|160;?Il avait voulu nous faire croire qu’on l’habillait toujours trèssimplement. Et là, avec sa petite canne, il n’est que fourrures etdentelles, comme jamais prince n’a eues. Mais ce n’est rien à côtéde son immense majesté et de sa bonté encore plus profonde. –Alors, grondait le torrent Marie, voilà que tu fouilles dans sestiroirs maintenant.&|160;» Pour apaiser les craintes de Marie jelui demandais ce qu’elle pensait de ce que M. Nissim Bernardfaisait. «&|160;Ah&|160;! Monsieur, c’est des choses que jen’aurais pas pu croire que ça existait&|160;: il a fallu venirici&|160;» et, damant pour une fois le pion à Céleste par uneparole plus profonde&|160;: «&|160;Ah&|160;! voyez-vous, Monsieur,on ne peut jamais savoir ce qu’il peut y avoir dans une vie.&|160;»Pour changer le sujet, je lui parlais de celle de mon père, quitravaillait nuit et jour. «&|160;Ah&|160;! Monsieur, ce sont desvies dont on ne garde rien pour soi, pas une minute, pas unplaisir&|160;; tout, entièrement tout est un sacrifice pour lesautres, ce sont des vies données. – Regarde, Céleste, rienque pour poser sa main sur la couverture et prendre son croissant,quelle distinction&|160;! il peut faire les choses les plusinsignifiantes, on dirait que toute la noblesse de France,jusqu’aux Pyrénées, se déplace dans chacun de sesmouvements.&|160;»

Anéanti par ce portrait si peu véridique, je me taisais&|160;;Céleste voyait là une ruse nouvelle&|160;: «&|160;Ah&|160;! frontqui as l’air si pur et qui caches tant de choses, joues amies etfraîches comme l’intérieur d’une amande, petites mains de satintout pelucheux, ongles comme des griffes&|160;», etc. «&|160;Tiens,Marie, regarde-le boire son lait avec un recueillement qui me donneenvie de faire ma prière. Quel air sérieux&|160;! On devrait bientirer son portrait en ce moment. Il a tout des enfants. Est-ce deboire du lait comme eux qui vous a conservé leur teint clair&|160;?Ah&|160;! jeunesse&|160;! ah&|160;! jolie peau&|160;! Vous nevieillirez jamais. Vous avez de la chance, vous n’aurez jamais àlever la main sur personne car vous avez des yeux qui saventimposer leur volonté. Et puis le voilà en colère maintenant. Il setient debout, tout droit comme une évidence.&|160;»

Françoise n’aimait pas du tout que celles qu’elle appelait lesdeux enjôleuses vinssent ainsi tenir conversation avec moi. Ledirecteur, qui faisait guetter par ses employés tout ce qui sepassait, me fit même observer gravement qu’il n’était pas digned’un client de causer avec des courrières. Moi qui trouvais les«&|160;enjôleuses&|160;» supérieures à toutes les clientes del’hôtel, je me contentai de lui éclater de rire au nez, convaincuqu’il ne comprendrait pas mes explications. Et les deux sœursrevenaient. «&|160;Regarde, Marie, ses traits si fins.Ô&|160;miniature parfaite, plus belle que la plus précieuse qu’onverrait sous une vitrine, car il a les mouvements, et des paroles àl’écouter des jours et des nuits.&|160;»

C’est miracle qu’une dame étrangère ait pu les emmener, car,sans savoir l’histoire ni la géographie, elles détestaient deconfiance les Anglais, les Allemands, les Russes, les Italiens, la«&|160;vermine&|160;» des étrangers et n’aimaient, avec desexceptions, que les Français. Leur figure avait tellement gardél’humidité de la glaise malléable de leurs rivières, que, dès qu’onparlait d’un étranger qui était dans l’hôtel, pour répéter ce qu’ilavait dit Céleste et Marie appliquaient sur leurs figures safigure, leur bouche devenait sa bouche, leurs yeux ses yeux, onaurait voulu garder ces admirables masques de théâtre. Célestemême, en faisant semblant de ne redire que ce qu’avait dit ledirecteur, ou tel de mes amis, insérait dans son petit récit despropos feints où étaient peints malicieusement tous les défauts deBloch, ou du premier président, etc., sans en avoir l’air. C’était,sous la forme de compte rendu d’une simple commission dont elles’était obligeamment chargée, un portrait inimitable. Elles nelisaient jamais rien, pas même un journal. Un jour pourtant, ellestrouvèrent sur mon lit un volume. C’étaient des poèmes admirablesmais obscurs de Saint-Léger Léger. Céleste lut quelques pages et medit&|160;: «&|160;Mais êtes-vous bien sûr que ce sont des vers,est-ce que ce ne serait pas plutôt des devinettes&|160;?&|160;»Évidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance uneseule poésie&|160;: Ici-bas tous les lilas meurent, il yavait manque de transition. Je crois que leur obstination à ne rienapprendre tenait un peu à leur pays malsain. Elles étaient pourtantaussi douées qu’un poète, avec plus de modestie qu’ils n’en ontgénéralement. Car si Céleste avait dit quelque chose de remarquableet que, ne me souvenant pas bien, je lui demandais de me lerappeler, elle assurait avoir oublié. Elles ne liront jamais delivres, mais n’en feront jamais non plus.

Françoise fut assez impressionnée en apprenant que les deuxfrères de ces femmes si simples avaient épousé, l’un la nièce del’archevêque de Tours, l’autre une parente de l’évêque de Rodez. Audirecteur, cela n’eût rien dit. Céleste reprochait quelquefois àson mari de ne pas la comprendre, et moi je m’étonnais qu’il pût lasupporter. Car à certains moments, frémissante, furieuse,détruisant tout, elle était détestable. On prétend que le liquidesalé qu’est notre sang n’est que la survivance intérieure del’élément marin primitif. Je crois de même que Céleste, nonseulement dans ses fureurs, mais aussi dans ses heures dedépression, gardait le rythme des ruisseaux de son pays. Quand elleétait épuisée, c’était à leur manière&|160;; elle était vraiment àsec. Rien n’aurait pu alors la revivifier. Puis tout d’un coup lacirculation reprenait dans son grand corps magnifique et léger.L’eau coulait dans la transparence opaline de sa peau bleuâtre.Elle souriait au soleil et devenait plus bleue encore. Dans cesmoments-là elle était vraiment céleste.

La famille de Bloch avait beau n’avoir jamais soupçonné laraison pour laquelle son oncle ne déjeunait jamais à la maison etavoir accepté cela dès le début comme une manie de vieuxcélibataire, peut-être pour les exigences d’une liaison avecquelque actrice, tout ce qui touchait à M. Nissim Bernard était«&|160;tabou&|160;» pour le directeur de l’hôtel de Balbec. Etvoilà pourquoi, sans en avoir même référé à l’oncle, il n’avaitfinalement pas osé donner tort à la nièce, tout en lui recommandantquelque circonspection. Or la jeune fille et son amie qui, pendantquelques jours, s’étaient figurées être exclues du Casino et duGrand-Hôtel, voyant que tout s’arrangeait, furent heureuses demontrer à ceux des pères de famille qui les tenaient à l’écartqu’elles pouvaient impunément tout se permettre. Sans douten’allèrent-elles pas jusqu’à renouveler la scène publique qui avaitrévolté tout le monde. Mais peu à peu leurs façons reprirentinsensiblement. Et un soir où je sortais du Casino à demi éteint,avec Albertine, et Bloch que nous avions rencontré, elles passèrentenlacées, ne cessant de s’embrasser, et, arrivées à notre hauteur,poussèrent des gloussements, des rires, des cris indécents. Blochbaissa les yeux pour ne pas avoir l’air de reconnaître sa sœur, etmoi j’étais torturé en pensant que ce langage particulier et atroces’adressait peut-être à Albertine.

Un autre incident fixa davantage encore mes préoccupations ducôté de Gomorrhe. J’avais vu sur la plage une belle jeune femmeélancée et pâle de laquelle les yeux, autour de leur centre,disposaient des rayons si géométriquement lumineux qu’on pensait,devant son regard, à quelque constellation. Je songeais combiencette jeune femme était plus belle qu’Albertine et comme il étaitplus sage de renoncer à l’autre. Tout au plus le visage de cettebelle jeune femme était-il passé au rabot invisible d’une grandebassesse de vie, de l’acceptation constante d’expédients vulgaires,si bien que ses yeux, plus nobles pourtant que le reste du visage,ne devaient rayonner que d’appétits et de désirs. Or, le lendemain,cette jeune femme étant placée très loin de nous au Casino, je visqu’elle ne cessait de poser sur Albertine les feux alternés ettournants de ses regards. On eût dit qu’elle lui faisait des signescomme à l’aide d’un phare. Je souffrais que mon amie vît qu’onfaisait si attention à elle, je craignais que ces regardsincessamment allumés n’eussent la signification conventionnelled’un rendez-vous d’amour pour le lendemain. Qui sait&|160;? cerendez-vous n’était peut-être pas le premier. La jeune femme auxyeux rayonnants avait pu venir une autre année à Balbec. C’étaitpeut-être parce qu’Albertine avait déjà cédé à ses désirs ou à ceuxd’une amie que celle-ci se permettait de lui adresser ces brillantssignaux. Ils faisaient alors plus que réclamer quelque chose pourle présent, ils s’autorisaient pour cela des bonnes heures dupassé.

Ce rendez-vous, en ce cas, ne devait pas être le premier, maisla suite de parties faites ensemble d’autres années. Et, en effet,les regards ne disaient pas&|160;: «&|160;Veux-tu&|160;?&|160;» Dèsque la jeune femme avait aperçu Albertine, elle avait tourné tout àfait la tête et fait luire vers elle des regards chargés demémoire, comme si elle avait eu peur et stupéfaction que mon amiene se souvînt pas. Albertine, qui la voyait très bien, restaflegmatiquement immobile, de sorte que l’autre, avec le même genrede discrétion qu’un homme qui voit son ancienne maîtresse avec unautre amant, cessa de la regarder et de s’occuper plus d’elle quesi elle n’avait pas existé.

Mais quelques jours après, j’eus la preuve des goûts de cettejeune femme et aussi de la probabilité qu’elle avait connuAlbertine autrefois. Souvent, quand, dans la salle du Casino, deuxjeunes filles se désiraient, il se produisait comme un phénomènelumineux, une sorte de traînée phosphorescente allant de l’une àl’autre. Disons en passant que c’est à l’aide de tellesmatérialisations, fussent-elles impondérables, par ces signesastraux enflammant toute une partie de l’atmosphère, que Gomorrhe,dispersée, tend, dans chaque ville, dans chaque village, àrejoindre ses membres séparés, à reformer la cité biblique tandisque, partout, les mêmes efforts sont poursuivis, fût-ce en vued’une reconstruction intermittente, par les nostalgiques, par leshypocrites, quelquefois par les courageux exilés de Sodome.

Une fois je vis l’inconnue qu’Albertine avait eu l’air de ne pasreconnaître, juste à un moment où passait la cousine de Bloch. Lesyeux de la jeune femme s’étoilèrent, mais on voyait bien qu’elle neconnaissait pas la demoiselle israélite. Elle la voyait pour lapremière fois, éprouvait un désir, guère de doutes, nullement lamême certitude qu’à l’égard d’Albertine, Albertine sur lacamaraderie de qui elle avait dû tellement compter que, devant safroideur, elle avait ressenti la surprise d’un étranger habitué deParis mais qui ne l’habite pas et qui, étant revenu y passerquelques semaines, à la place du petit théâtre où il avaitl’habitude de passer de bonnes soirées, voit qu’on a construit unebanque.

La cousine de Bloch alla s’asseoir à une table où elle regardaun magazine. Bientôt la jeune femme vint s’asseoir d’un airdistrait à côté d’elle. Mais sous la table on aurait pu voirbientôt se tourmenter leurs pieds, puis leurs jambes et leurs mainsqui étaient confondues. Les paroles suivirent, la conversations’engagea, et le naïf mari de la jeune femme, qui la cherchaitpartout, fut étonné de la trouver faisant des projets pour le soirmême avec une jeune fille qu’il ne connaissait pas. Sa femme luiprésenta comme une amie d’enfance la cousine de Bloch, sous un nominintelligible, car elle avait oublié de lui demander comment elles’appelait. Mais la présence du mari fit faire un pas de plus àleur intimité, car elles se tutoyèrent, s’étant connues au couvent,incident dont elles rirent fort plus tard, ainsi que du mari berné,avec une gaieté qui fut une occasion de nouvelles tendresses.

Quant à Albertine, je ne peux pas dire que nulle part, auCasino, sur la plage, elle eût avec une jeune fille des manièrestrop libres. Je leur trouvais même un excès de froideur etd’insignifiance qui semblait plus que de la bonne éducation, uneruse destinée à dépister les soupçons. À telle jeune fille, elleavait une façon rapide, glacée et décente, de répondre à très hautevoix&|160;: «&|160;Oui, j’irai vers cinq heures au tennis. Jeprendrai mon bain demain matin vers huit heures&|160;», et dequitter immédiatement la personne à qui elle venait de dire cela –qui avait un terrible air de vouloir donner le change, et soit dedonner un rendez-vous, soit plutôt, après l’avoir donné bas, dedire fort cette phrase, en effet insignifiante, pour ne pas«&|160;se faire remarquer&|160;». Et quand ensuite je la voyaisprendre sa bicyclette et filer à toute vitesse, je ne pouvaism’empêcher de penser qu’elle allait rejoindre celle à qui elleavait à peine parlé.

Tout au plus, lorsque quelque belle jeune femme descendaitd’automobile au coin de la plage, Albertine ne pouvait-elles’empêcher de se retourner. Et elle expliquait aussitôt&|160;:«&|160;Je regardais le nouveau drapeau qu’ils ont mis devant lesbains. Ils auraient pu faire plus de frais. L’autre était assezmiteux. Mais je crois vraiment que celui-ci est encore plusmoche.&|160;»

Une fois Albertine ne se contenta pas de la froideur et je n’enfus que plus malheureux. Elle me savait ennuyé qu’elle pûtquelquefois rencontrer une amie de sa tante, qui avait«&|160;mauvais genre&|160;» et venait quelquefois passer deux outrois jours chez Mme Bontemps. Gentiment, Albertinem’avait dit qu’elle ne la saluerait plus. Et quand cette femmevenait à Incarville, Albertine disait&|160;: À propos, vous savezqu’elle est ici. Est-ce qu’on vous l’a dit&|160;?&|160;» comme pourme montrer qu’elle ne la voyait pas en cachette. Un jour qu’elle medisait cela elle ajouta&|160;: «&|160;Oui je l’ai rencontrée sur laplage et exprès, par grossièreté, je l’ai presque frôlée enpassant, je l’ai bousculée.&|160;» Quand Albertine me dit cela ilme revint à la mémoire une phrase de Mme Bontemps àlaquelle je n’avais jamais repensé, celle où elle avait dit devantmoi à Mme Swann combien sa nièce Albertine étaiteffrontée, comme si c’était une qualité, et comment elle avait dità je ne sais plus quelle femme de fonctionnaire que le père decelle-ci avait été marmiton. Mais une parole de celle que nousaimons ne se conserve pas longtemps dans sa pureté&|160;; elle segâte, elle se pourrit. Un ou deux soirs après, je repensai à laphrase d’Albertine, et ce ne fut plus la mauvaise éducation dontelle s’enorgueillissait – et qui ne pouvait que me faire sourire –qu’elle me sembla signifier, c’était autre chose, et qu’Albertine,même peut-être sans but précis, pour irriter les sens de cette dameou lui rappeler méchamment d’anciennes propositions, peut-êtreacceptées autrefois, l’avait frôlée rapidement, pensait que jel’avais appris peut-être, comme c’était en public, et avait voulud’avance prévenir une interprétation défavorable.

Au reste, ma jalousie causée par les femmes qu’aimait peut-êtreAlbertine allait brusquement cesser.

*&|160;&|160;&|160;&|160; *&|160;&|160;&|160;&|160; *

Nous étions, Albertine et moi, devant la station Balbec du petittrain d’intérêt local. Nous nous étions fait conduire par l’omnibusde l’hôtel, à cause du mauvais temps. Non loin de nous était M.Nissim Bernard, lequel avait un œil poché. Il trompait depuis peul’enfant des chœurs d’Athalie avec le garçon d’une fermeassez achalandée du voisinage, «&|160;Aux Cerisiers&|160;». Cegarçon rouge, aux traits abrupts, avait absolument l’air d’avoircomme tête une tomate. Une tomate exactement semblable servait detête à son frère jumeau. Pour le contemplateur désintéressé, il y acela d’assez beau, dans ces ressemblances parfaites de deuxjumeaux, que la nature, comme si elle s’était momentanémentindustrialisée, semble débiter des produits pareils.Malheureusement, le point de vue de M. Nissim Bernard était autreet cette ressemblance n’était qu’extérieure. La tomate n° 2 seplaisait avec frénésie à faire exclusivement les délices des dames,la tomate n° 1 ne détestait pas condescendre aux goûts de certainsmessieurs. Or chaque fois que, secoué, ainsi que par un réflexe,par le souvenir des bonnes heures passées avec la tomate n° 1, M.Bernard se présentait «&|160;Aux Cerisiers&|160;», myope (et dureste la myopie n’était pas nécessaire pour les confondre), levieil Israélite, jouant sans le savoir Amphitryon, s’adressait aufrère jumeau et lui disait&|160;: «&|160;Veux-tu me donnerrendez-vous pour ce soir.&|160;» Il recevait aussitôt une solide«&|160;tournée&|160;». Elle vint même à se renouveler au cours d’unmême repas, où il continuait avec l’autre les propos commencés avecle premier. À la longue elle le dégoûta tellement, par associationd’idées, des tomates, même de celles comestibles, que chaque foisqu’il entendait un voyageur en commander à côté de lui, auGrand-Hôtel, il lui chuchotait&|160;: «&|160;Excusez-moi, Monsieur,de m’adresser à vous, sans vous connaître. Mais j’ai entendu quevous commandiez des tomates. Elles sont pourries aujourd’hui. Jevous le dis dans votre intérêt car pour moi cela m’est égal, jen’en prends jamais.&|160;» L’étranger remerciait avec effusion cevoisin philanthrope et désintéressé, rappelait le garçon, feignaitde se raviser&|160;: «&|160;Non, décidément, pas de tomates.&|160;»Aimé, qui connaissait la scène, en riait tout seul etpensait&|160;: «&|160;C’est un vieux malin que Monsieur Bernard, ila encore trouvé le moyen de faire changer la commande.&|160;» M.Bernard, en attendant le tram en retard, ne tenait pas à nous direbonjour, à Albertine et à moi, à cause de son œil poché. Noustenions encore moins à lui parler. C’eût été pourtant presqueinévitable si, à ce moment-là, une bicyclette n’avait fondu à toutevitesse sur nous&|160;; le lift en sauta, hors d’haleine.Mme Verdurin avait téléphoné un peu après notre départpour que je vinsse dîner, le surlendemain&|160;; on verra bientôtpourquoi. Puis après m’avoir donné les détails du téléphonage, lelift nous quitta, et comme ces «&|160;employés&|160;» démocrates,qui affectent l’indépendance à l’égard des bourgeois, et entre euxrétablissent le principe d’autorité, voulant dire que le conciergeet le voiturier pourraient être mécontents s’il était en retard, ilajouta&|160;: «&|160;Je me sauve à cause de mes chefs.&|160;»

Les amies d’Albertine étaient parties pour quelque temps. Jevoulais la distraire. À supposer qu’elle eût éprouvé du bonheur àpasser les après-midi rien qu’avec moi, à Balbec, je savais qu’ilne se laisse jamais posséder complètement et qu’Albertine, encore àl’âge (que certains ne dépassent pas) où on n’a pas découvert quecette imperfection tient à celui qui éprouve le bonheur non à celuiqui le donne, eût pu être tentée de faire remonter à moi la causede sa déception. J’aimais mieux qu’elle l’imputât aux circonstancesqui, par moi combinées, ne nous laisseraient pas la facilité d’êtreseuls ensemble, tout en l’empêchant de rester au Casino et sur ladigue sans moi. Aussi je lui avais demandé ce jour-là dem’accompagner à Doncières où j’irais voir Saint-Loup. Dans ce mêmebut de l’occuper, je lui conseillais la peinture, qu’elle avaitapprise autrefois. En travaillant elle ne se demanderait pas sielle était heureuse ou malheureuse. Je l’eusse volontiers emmenéeaussi dîner de temps en temps chez les Verdurin et chez lesCambremer qui, certainement, les uns et les autres, eussentvolontiers reçu une amie présentée par moi, mais il fallait d’abordque je fusse certain que Mme Putbus n’était pas encore àla Raspelière. Ce n’était guère que sur place que je pouvais m’enrendre compte, et comme je savais d’avance que, le surlendemain,Albertine était obligée d’aller aux environs avec sa tante, j’enavais profité pour envoyer une dépêche à Mme Verdurinlui demandant si elle pourrait me recevoir le mercredi. SiMme Putbus était là, je m’arrangerais pour voir sa femmede chambre, m’assurer s’il y avait un risque qu’elle vînt à Balbec,en ce cas savoir quand, pour emmener Albertine au loin ce jour-là.Le petit chemin de fer d’intérêt local, faisant une boucle quin’existait pas quand je l’avais pris avec ma grand’mère, passaitmaintenant à Doncières-la-Goupil, grande station d’où partaient destrains importants, et notamment l’express par lequel j’étais venuvoir Saint-Loup, de Paris, et y étais rentré. Et à cause du mauvaistemps, l’omnibus du Grand-Hôtel nous conduisit, Albertine et moi, àla station de petit tram, Balbec-plage.

Le petit chemin de fer n’était pas encore là, mais on voyait,oisif et lent, le panache de fumée qu’il avait laissé en route, etqui maintenant, réduit à ses seuls moyens de nuage peu mobile,gravissait lentement les pentes vertes de la falaise de Criquetot.Enfin le petit tram, qu’il avait précédé pour prendre une directionverticale, arriva à son tour, lentement. Les voyageurs qui allaientle prendre s’écartèrent pour lui faire place, mais sans se presser,sachant qu’ils avaient affaire à un marcheur débonnaire, presquehumain et qui, guidé comme la bicyclette d’un débutant, par lessignaux complaisants du chef de gare, sous la tutelle puissante dumécanicien, ne risquait de renverser personne et se serait arrêtéoù on aurait voulu.

Ma dépêche expliquait le téléphonage des Verdurin et elletombait d’autant mieux que le mercredi (le surlendemain se trouvaitêtre un mercredi) était jour de grand dîner pour MmeVerdurin, à la Raspelière comme à Paris, ce que j’ignorais.Mme Verdurin ne donnait pas de «&|160;dîners&|160;»,mais elle avait des «&|160;mercredis&|160;». Les mercredis étaientdes œuvres d’art. Tout en sachant qu’ils n’avaient leurs pareilsnulle part, Mme Verdurin introduisait entre eux desnuances. «&|160;Ce dernier mercredi ne valait pas le précédent,disait-elle. Mais je crois que le prochain sera un des plus réussisque j’aie jamais donnés.&|160;» Elle allait parfois jusqu’àavouer&|160;: «&|160;Ce mercredi-ci n’était pas digne des autres.En revanche, je vous réserve une grosse surprise pour lesuivant.&|160;» Dans les dernières semaines de la saison de Paris,avant de partir pour la campagne, la Patronne annonçait la fin desmercredis. C’était une occasion de stimuler les fidèles&|160;:«&|160;Il n’y a plus que trois mercredis, il n’y en a plus quedeux, disait-elle du même ton que si le monde était sur le point definir. Vous n’allez pas lâcher mercredi prochain pour laclôture.&|160;» Mais cette clôture était factice, car elleavertissait&|160;: «&|160;Maintenant, officiellement il n’y a plusde mercredis. C’était le dernier pour cette année. Mais je seraitout de même là le mercredi. Nous ferons mercredi entre nous&|160;;qui sait&|160;? ces petits mercredis intimes, ce seront peut-êtreles plus agréables.&|160;» À la Raspelière, les mercredis étaientforcément restreints, et comme, selon qu’on avait rencontré un amide passage, on l’avait invité tel ou tel soir, c’était presque tousles jours mercredi. «&|160;Je ne me rappelle pas bien le nom desinvités, mais je sais qu’il y a Madame la marquise deCamembert&|160;», m’avait dit le lift&|160;; le souvenir de nosexplications relatives aux Cambremer n’était pas arrivé àsupplanter définitivement celui du mot ancien, dont les syllabesfamilières et pleines de sens venaient au secours du jeune employéquand il était embarrassé pour ce nom difficile, et étaientimmédiatement préférées et réadoptées par lui, non pasparesseusement et comme un vieil usage indéracinable, mais à causedu besoin de logique et de clarté qu’elles satisfaisaient.

Nous nous hâtâmes pour gagner un wagon vide où je pusseembrasser Albertine tout le long du trajet. N’ayant rien trouvénous montâmes dans un compartiment où était déjà installée une dameà figure énorme, laide et vieille, à l’expression masculine, trèsendimanchée, et qui lisait la Revue des Deux-Mondes.Malgré sa vulgarité, elle était prétentieuse dans ses goûts, et jem’amusai à me demander à quelle catégorie sociale elle pouvaitappartenir&|160;; je conclus immédiatement que ce devait êtrequelque tenancière de grande maison de filles, une maquerelle envoyage. Sa figure, ses manières le criaient. J’avais ignoréseulement jusque-là que ces dames lussent la Revue desDeux-Mondes. Albertine me la montra, non sans cligner de l’œilen me souriant. La dame avait l’air extrêmement digne&|160;; etcomme, de mon côté, je portais en moi la conscience que j’étaisinvité pour le lendemain, au point terminus de la ligne du petitchemin de fer, chez la célèbre Mme Verdurin, qu’à unestation intermédiaire j’étais attendu par Robert de Saint-Loup, etqu’un peu plus loin j’aurais fait grand plaisir à Mme deCambremer en venant habiter Féterne, mes yeux pétillaient d’ironieen considérant cette dame importante qui semblait croire qu’à causede sa mise recherchée, des plumes de son chapeau, de sa Revuedes Deux-Mondes, elle était un personnage plus considérableque moi. J’espérais que la dame ne resterait pas beaucoup plus queM. Nissim Bernard et qu’elle descendrait au moins à Toutainville,mais non. Le train s’arrêta à Evreville, elle resta assise. De mêmeà Montmartin-sur-Mer, à Parville-la-Bingard, à Incarville, de sorteque, de désespoir, quand le train eut quitté Saint-Frichoux, quiétait la dernière station avant Doncières, je commençai à enlacerAlbertine sans m’occuper de la dame. À Doncières, Saint-Loup étaitvenu m’attendre à la gare, avec les plus grandes difficultés, medit-il, car, habitant chez sa tante, mon télégramme ne lui étaitparvenu qu’à l’instant et il ne pourrait, n’ayant pu arranger sontemps d’avance, me consacrer qu’une heure. Cette heure me parut,hélas&|160;! bien trop longue car, à peine descendus du wagon,Albertine ne fit plus attention qu’à Saint-Loup. Elle ne causaitpas avec moi, me répondait à peine si je lui adressais la parole,me repoussa quand je m’approchai d’elle. En revanche, avec Robert,elle riait de son rire tentateur, elle lui parlait avec volubilité,jouait avec le chien qu’il avait, et, tout en agaçant la bête,frôlait exprès son maître. Je me rappelai que, le jour où Albertines’était laissé embrasser par moi pour la première fois, j’avais euun sourire de gratitude pour le séducteur inconnu qui avait amenéen elle une modification si profonde et m’avait tellement simplifiéla tâche. Je pensais à lui maintenant avec horreur. Robert avait dûse rendre compte qu’Albertine ne m’était pas indifférente, car ilne répondit pas à ses agaceries, ce qui la mit de mauvaise humeurcontre moi&|160;; puis il me parla comme si j’étais seul, ce qui,quand elle l’eût remarqué, me fit remonter dans son estime. Robertme demanda si je ne voulais pas essayer de trouver, parmi les amisavec lesquels il me faisait dîner chaque soir à Doncières quand j’yavais séjourné, ceux qui y étaient encore. Et comme il donnaitlui-même dans le genre de prétention agaçante qu’ilréprouvait&|160;: «&|160;À quoi ça te sert-il d’avoir fait ducharme pour eux avec tant de persévérance si tu ne veux pasles revoir&|160;?&|160;» je déclinai sa proposition, car je nevoulais pas risquer de m’éloigner d’Albertine, mais aussi parce quemaintenant j’étais détaché d’eux. D’eux, c’est-à-dire de moi. Nousdésirons passionnément qu’il y ait une autre vie où nous serionspareils à ce que nous sommes ici-bas. Mais nous ne réfléchissonspas que, même sans attendre cette autre vie, dans celle-ci, au boutde quelques années, nous sommes infidèles à ce que nous avons été,à ce que nous voulions rester immortellement. Même sans supposerque la mort nous modifiât plus que ces changements qui seproduisent au cours de la vie, si, dans cette autre vie, nousrencontrions le moi que nous avons été, nous nous détournerions denous comme de ces personnes avec qui on a été lié mais qu’on n’apas vues depuis longtemps – par exemple les amis de Saint-Loupqu’il me plaisait tant chaque soir de retrouver au FaisanDoré et dont la conversation ne serait plus maintenant pourmoi qu’importunité et que gêne. À cet égard, parce que je préféraisne pas aller y retrouver ce qui m’y avait plu, une promenade dansDoncières aurait pu me paraître préfigurer l’arrivée au paradis. Onrêve beaucoup du paradis, ou plutôt de nombreux paradis successifs,mais ce sont tous, bien avant qu’on ne meure, des paradis perdus,et où l’on se sentirait perdu.

Il nous laissa à la gare. «&|160;Mais tu peux avoir près d’uneheure à attendre, me dit-il. Si tu la passes ici tu verras sansdoute mon oncle Charlus qui reprend tantôt le train pour Paris, dixminutes avant le tien. Je lui ai déjà fait mes adieux parce que jesuis obligé d’être rentré avant l’heure de son train. Je n’ai pului parler de toi puisque je n’avais pas encore eu tontélégramme.&|160;» Aux reproches que je fis à Albertine quandSaint-Loup nous eut quittés, elle me répondit qu’elle avait voulu,par sa froideur avec moi, effacer à tout hasard l’idée qu’il avaitpu se faire si, au moment de l’arrêt du train, il m’avait vu penchécontre elle et mon bras passé autour de sa taille. Il avait, eneffet, remarqué cette pose (je ne l’avais pas aperçu, sans cela jeme fusse placé plus correctement à côté d’Albertine) et avait eu letemps de me dire à l’oreille&|160;: «&|160;C’est cela, ces jeunesfilles si pimbêches dont tu m’as parlé et qui ne voulaient pasfréquenter Mlle de Stermaria parce qu’elles luitrouvaient mauvaise façon&|160;?&|160;» J’avais dit, en effet, àRobert, et très sincèrement, quand j’étais allé de Paris le voir àDoncières et comme nous reparlions de Balbec, qu’il n’y avait rienà faire avec Albertine, qu’elle était la vertu même. Et maintenantque, depuis longtemps, j’avais, par moi-même, appris que c’étaitfaux, je désirais encore plus que Robert crût que c’était vrai. Ilm’eût suffi de dire à Robert que j’aimais Albertine. Il était deces êtres qui savent se refuser un plaisir pour épargner à leur amides souffrances qu’ils ressentiraient encore si elles étaient lesleurs. «&|160;Oui, elle est très enfant. Mais tu ne sais rien surelle&|160;? ajoutai-je avec inquiétude. – Rien, sinon que je vousai vus posés comme deux amoureux.&|160;»

«&|160;Votre attitude n’effaçait rien du tout, dis-je àAlbertine quand Saint-Loup nous eut quittés. – C’est vrai, medit-elle, j’ai été maladroite, je vous ai fait de la peine, j’ensuis bien plus malheureuse que vous. Vous verrez que jamais je neserai plus comme cela&|160;; pardonnez-moi&|160;», me dit-elle enme tendant la main d’un air triste. À ce moment, du fond de lasalle d’attente où nous étions assis, je vis passer lentement,suivi à quelque distance d’un employé qui portait ses valises, M.de Charlus.

À Paris, où je ne le rencontrais qu’en soirée, immobile, sanglédans un habit noir, maintenu dans le sens de la verticale par sonfier redressement, son élan pour plaire, la fusée de saconversation, je ne me rendais pas compte à quel point il avaitvieilli. Maintenant, dans un complet de voyage clair qui le faisaitparaître plus gros, en marche et se dandinant, balançant un ventrequi bedonnait et un derrière presque symbolique, la cruauté dugrand jour décomposait sur les lèvres, en fard, en poudre de rizfixée par le cold cream, sur le bout du nez, en noir sur lesmoustaches teintes dont la couleur d’ébène contrastait avec lescheveux grisonnants, tout ce qui aux lumières eût semblél’animation du teint chez un être encore jeune.

Tout en causant avec lui, mais brièvement, à cause de son train,je regardais le wagon d’Albertine pour lui faire signe que jevenais. Quand je détournai la tête vers M. de Charlus, il medemanda de vouloir bien appeler un militaire, parent à lui, quiétait de l’autre côté de la voie exactement comme s’il allaitmonter dans notre train, mais en sens inverse, dans la directionqui s’éloignait de Balbec. «&|160;Il est dans la musique durégiment, me dit M. de Charlus. Vous avez la chance d’être assezjeune, moi, l’ennui d’être assez vieux pour que vous puissiezm’éviter de traverser et d’aller jusque-là.&|160;» Je me fis undevoir d’aller vers le militaire désigné, et je vis, en effet, auxlyres brodées sur son col qu’il était de la musique. Mais au momentoù j’allais m’acquitter de ma commission, quelle ne fut pas masurprise, et je peux dire mon plaisir, en reconnaissant Morel, lefils du valet de chambre de mon oncle et qui me rappelait tant dechoses. J’en oubliai de faire la commission de M. de Charlus.«&|160;Comment, vous êtes à Doncières&|160;? – Oui et on m’aincorporé dans la musique, au service des batteries.&|160;» Mais ilme répondit cela d’un ton sec et hautain. Il était devenu très«&|160;poseur&|160;» et évidemment ma vue, en lui rappelant laprofession de son père, ne lui était pas agréable. Tout d’un coupje vis M. de Charlus fondre sur nous. Mon retard l’avait évidemmentimpatienté. «&|160;Je désirerais entendre ce soir un peu demusique, dit-il à Morel sans aucune entrée en matière, je donne 500francs pour la soirée, cela pourrait peut-être avoir quelqueintérêt pour un de vos amis, si vous en avez dans lamusique.&|160;» J’avais beau connaître l’insolence de M. deCharlus, je fus stupéfait qu’il ne dît même pas bonjour à son jeuneami. Le baron ne me laissa pas, du reste, le temps de la réflexion.Me tendant affectueusement la main&|160;: «&|160;Au revoir, moncher&|160;», me dit-il pour me signifier que je n’avais qu’à m’enaller. Je n’avais, du reste, laissé que trop longtemps seule machère Albertine. «&|160;Voyez-vous, lui dis-je en remontant dans lewagon, la vie de bains de mer et la vie de voyage me fontcomprendre que le théâtre du monde dispose de moins de décors qued’acteurs et de moins d’acteurs que de «&|160;situations&|160;». –À quel propos me dites-vous cela&|160;? – Parce que M. de Charlusvient de me demander de lui envoyer un de ses amis, que juste, àl’instant, sur le quai de cette gare, je viens de reconnaître pourl’un des miens.&|160;» Mais, tout en disant cela, je cherchaiscomment le baron pouvait connaître la disproportion sociale à quoije n’avais pas pensé. L’idée me vint d’abord que c’était parJupien, dont la fille, on s’en souvient, avait semblé s’éprendre duvioloniste. Ce qui me stupéfiait pourtant, c’est que, avant departir pour Paris dans cinq minutes, le baron demandât à entendrede la musique. Mais revoyant la fille de Jupien dans mon souvenir,je commençais à trouver que les «&|160;reconnaissances&|160;»exprimeraient au contraire une part importante de la vie, si onsavait aller jusqu’au romanesque vrai, quand tout d’un coup j’eusun éclair et compris que j’avais été bien naïf. M. de Charlus neconnaissait pas le moins du monde Morel, ni Morel M. de Charlus,lequel, ébloui mais aussi intimidé par un militaire qui ne portaitpourtant que des lyres, m’avait requis, dans son émotion, pour luiamener celui qu’il ne soupçonnait pas que je connusse. En tout casl’offre des 500 francs avait dû remplacer pour Morel l’absence derelations antérieures, car je les vis qui continuaient à causersans penser qu’ils étaient à côté de notre tram. Et me rappelant lafaçon dont M. de Charlus était venu vers Morel et moi, jesaisissais sa ressemblance avec certains de ses parents quand ilslevaient une femme dans la rue. Seulement l’objet visé avait changéde sexe. À partir d’un certain âge, et même si des évolutionsdifférentes s’accomplissent en nous, plus on devient soi, plus lestraits familiaux s’accentuent. Car la nature, tout en continuantharmonieusement le dessin de sa tapisserie, interrompt la monotoniede la composition grâce à la variété des figures interceptées. Aureste, la hauteur avec laquelle M. de Charlus avait toisé levioloniste est relative selon le point de vue auquel on se place.Elle eût été reconnue par les trois quarts des gens du monde, quis’inclinaient, non pas par le préfet de police qui, quelques annéesplus tard, le faisait surveiller.

«&|160;Le train de Paris est signalé, Monsieur&|160;», ditl’employé qui portait les valises. «&|160;Mais je ne prends pas letrain, mettez tout cela en consigne, que diable&|160;!&|160;» ditM. de Charlus en donnant vingt francs à l’employé stupéfait durevirement et charmé du pourboire. Cette générosité attira aussitôtune marchande de fleurs. «&|160;Prenez ces œillets, tenez, cettebelle rose, mon bon Monsieur, cela vous portera bonheur.&|160;» M.de Charlus, impatienté, lui tendit quarante sous, en échange dequoi la femme offrit ses bénédictions et derechef ses fleurs.«&|160;Mon Dieu, si elle pouvait nous laisser tranquilles, dit M.de Charlus en s’adressant d’un ton ironique et gémissant, et commeun homme énervé, à Morel à qui il trouvait quelque douceur dedemander appui, ce que nous avons à dire est déjà assezcompliqué.&|160;» Peut-être, l’employé de chemin de fer n’étant pasencore très loin, M. de Charlus ne tenait-il pas à avoir unenombreuse audience, peut-être ces phrases incidentespermettaient-elles à sa timidité hautaine de ne pas aborder tropdirectement la demande de rendez-vous. Le musicien, se tournantd’un air franc, impératif et décidé vers la marchande de fleurs,leva vers elle une paume qui la repoussait et lui signifiait qu’onne voulait pas de ses fleurs et qu’elle eût à fiche le camp au plusvite. M. de Charlus vit avec ravissement ce geste autoritaire etviril, manié par la main gracieuse pour qui il aurait dû êtreencore trop lourd, trop massivement brutal, avec une fermeté et unesouplesse précoces qui donnaient à cet adolescent encore imberbel’air d’un jeune David capable d’assumer un combat contre Goliath.L’admiration du baron était involontairement mêlée de ce sourireque nous éprouvons à voir chez un enfant une expression d’unegravité au-dessus de son âge. «&|160;Voilà quelqu’un par quij’aimerais être accompagné dans mes voyages et aidé dans mesaffaires. Comme il simplifierait ma vie&|160;», se dit M. deCharlus.

Le train de Paris (que le baron ne prit pas) partit. Puis nousmontâmes dans le nôtre, Albertine et moi, sans que j’eusse su cequ’étaient devenus M. de Charlus et Morel. «&|160;Il ne faut plusjamais nous fâcher, je vous demande encore pardon, me reditAlbertine en faisant allusion à l’incident Saint-Loup. Il faut quenous soyons toujours gentils tous les deux, me dit-elle tendrement.Quant à votre ami Saint-Loup, si vous croyez qu’il m’intéresse enquoi que ce soit vous vous trompez bien. Ce qui me plaît seulementen lui, c’est qu’il a l’air de tellement vous aimer. – C’est untrès bon garçon, dis-je en me gardant de prêter à Robert desqualités supérieures imaginaires, comme je n’aurais pas manqué defaire par amitié pour lui si j’avais été avec toute autre personnequ’Albertine. C’est un être excellent, franc, dévoué, loyal, surqui on peut compter pour tout.&|160;» En disant cela je me bornais,retenu par ma jalousie, à dire au sujet de Saint-Loup la vérité,mais aussi c’était bien la vérité que je disais. Or elles’exprimait exactement dans les mêmes termes dont s’était serviepour me parler de lui Mme de Villeparisis, quand je nele connaissais pas encore, l’imaginais si différent, si hautain etme disais&|160;: «&|160;On le trouve bon parce que c’est un grandseigneur.&|160;» De même quand elle m’avait dit&|160;: «&|160;Ilserait si heureux&|160;», je me figurai, après l’avoir aperçudevant l’hôtel, prêt à mener, que les paroles de sa tante étaientpure banalité mondaine, destinées à me flatter. Et je m’étais renducompte ensuite qu’elle l’avait dit sincèrement, en pensant à ce quim’intéressait, à mes lectures, et parce qu’elle savait que c’étaitcela qu’aimait Saint-Loup, comme il devait m’arriver de diresincèrement à quelqu’un faisant une histoire de son ancêtre LaRochefoucauld, l’auteur des Maximes, et qui eût voulualler demander des conseils à Robert&|160;: «&|160;Il sera siheureux.&|160;» C’est que j’avais appris à le connaître. Mais, enle voyant la première fois, je n’avais pas cru qu’une intelligenceparente de la mienne pût s’envelopper de tant d’élégance extérieurede vêtements et d’attitude. Sur son plumage je l’avais jugé d’uneautre espèce. C’était Albertine maintenant qui, peut-être un peuparce que Saint-Loup, par bonté pour moi, avait été si froid avecelle, me dit ce que j’avais pensé autrefois&|160;: «&|160;Ah&|160;!il est si dévoué que cela&|160;! Je remarque qu’on trouve toujourstoutes les vertus aux gens quand ils sont du faubourgSaint-Germain.&|160;» Or, que Saint-Loup fût du faubourgSaint-Germain, c’est à quoi je n’avais plus songé une seule fois aucours de ces années où, se dépouillant de son prestige, il m’avaitmanifesté ses vertus. Changement de perspective pour regarder lesêtres, déjà plus frappant dans l’amitié que dans les simplesrelations sociales, mais combien plus encore dans l’amour, où ledésir a une échelle si vaste, grandit à des proportions telles lesmoindres signes de froideur, qu’il m’en avait fallu bien moins quecelle qu’avait au premier abord Saint-Loup pour que je me crussetout d’abord dédaigné d’Albertine, que je m’imaginasse ses amiescomme des êtres merveilleusement inhumains, et que je n’attachassequ’à l’indulgence qu’on a pour la beauté et pour une certaineélégance le jugement d’Elstir quand il me disait de la petitebande, tout à fait dans le même sentiment que Mme deVilleparisis de Saint-Loup&|160;: «&|160;Ce sont de bonnesfilles.&|160;» Or ce jugement, n’est-ce pas celui que j’eussevolontiers porté quand j’entendais Albertine dire&|160;: «&|160;Entout cas, dévoué ou non, j’espère bien ne plus le revoir puisqu’ila amené de la brouille entre nous. Il ne faut plus se fâcher tousles deux. Ce n’est pas gentil&|160;?&|160;» Je me sentais,puisqu’elle avait paru désirer Saint-Loup, à peu près guéri pourquelque temps de l’idée qu’elle aimait les femmes, ce que je mefigurais inconciliable. Et, devant le caoutchouc d’Albertine, danslequel elle semblait devenue une autre personne, l’infatigableerrante des jours pluvieux, et qui, collé, malléable et gris en cemoment, semblait moins devoir protéger son vêtement contre l’eauqu’avoir été trempé par elle et s’attacher au corps de mon amiecomme afin de prendre l’empreinte de ses formes pour un sculpteur,j’arrachai cette tunique qui épousait jalousement une poitrinedésirée, et attirant Albertine à moi&|160;: «&|160;Mais toi, neveux-tu pas, voyageuse indolente, rêver sur mon épaule en y posantton front&|160;?&|160;» dis-je en prenant sa tête dans mes mains eten lui montrant les grandes prairies inondées et muettes quis’étendaient dans le soir tombant jusqu’à l’horizon fermé sur leschaînes parallèles de vallonnements lointains et bleuâtres.

Le lendemain, le fameux mercredi, dans ce même petit chemin defer que je venais de prendre à Balbec, pour aller dîner à laRaspelière, je tenais beaucoup à ne pas manquer Cottard àGraincourt-Saint-Vast où un nouveau téléphonage de MmeVerdurin m’avait dit que je le retrouverais. Il devait monter dansmon train et m’indiquerait où il fallait descendre pour trouver lesvoitures qu’on envoyait de la Raspelière à la gare. Aussi, le petittrain ne s’arrêtant qu’un instant à Graincourt, première stationaprès Doncières, d’avance je m’étais mis à la portière tant j’avaispeur de ne pas voir Cottard ou de ne pas être vu de lui. Craintesbien vaines&|160;! Je ne m’étais pas rendu compte à quel point lepetit clan ayant façonné tous les «&|160;habitués&|160;» sur lemême type, ceux-ci, par surcroît en grande tenue de dîner,attendant sur le quai, se laissaient tout de suite reconnaître à uncertain air d’assurance, d’élégance et de familiarité, à desregards qui franchissaient comme un espace vide, où rien n’arrêtel’attention, les rangs pressés du vulgaire public, guettaientl’arrivée de quelque habitué qui avait pris le train à une stationprécédente et pétillaient déjà de la causerie prochaine. Ce signed’élection, dont l’habitude de dîner ensemble avait marqué lesmembres du petit groupe, ne les distinguait pas seulement quand,nombreux, en force, ils étaient massés, faisant une tache plusbrillante au milieu du troupeau des voyageurs – ce que Brichotappelait le «&|160;pecus&|160;» – sur les ternes visages desquelsne pouvait se lire aucune notion relative aux Verdurin, aucunespoir de jamais dîner à la Raspelière. D’ailleurs ces voyageursvulgaires eussent été moins intéressés que moi si devant eux on eûtprononcé – et malgré la notoriété acquise par certains – les nomsde ces fidèles que je m’étonnais de voir continuer à dîner enville, alors que plusieurs le faisaient déjà, d’après les récitsque j’avais entendus, avant ma naissance, à une époque à la foisassez distante et assez vague pour que je fusse tenté de m’enexagérer l’éloignement. Le contraste entre la continuation nonseulement de leur existence, mais du plein de leurs forces, etl’anéantissement de tant d’amis que j’avais déjà vus, ici ou là,disparaître, me donnait ce même sentiment que nous éprouvons quand,à la dernière heure des journaux, nous lisons précisément lanouvelle que nous attendions le moins, par exemple celle d’un décèsprématuré et qui nous semble fortuit parce que les causes dont ilest l’aboutissant nous sont restées inconnues. Ce sentiment estcelui que la mort n’atteint pas uniformément tous les hommes, maisqu’une lame plus avancée de sa montée tragique emporte uneexistence située au niveau d’autres que longtemps encore les lamessuivantes épargneront. Nous verrons, du reste, plus tard ladiversité des morts qui circulent invisiblement être la cause del’inattendu spécial que présentent, dans les journaux, lesnécrologies. Puis je voyais qu’avec le temps, non seulement desdons réels, qui peuvent coexister avec la pire vulgarité deconversation, se dévoilent et s’imposent, mais encore que desindividus médiocres arrivent à ces hautes places, attachées dansl’imagination de notre enfance à quelques vieillards célèbres, sanssonger que le seraient, un certain nombre d’années plus tard, leursdisciples devenus maîtres et inspirant maintenant le respect et lacrainte qu’ils éprouvaient jadis. Mais si les noms des fidèlesn’étaient pas connus du «&|160;pecus&|160;», leur aspect pourtantles désignait à ses yeux. Même dans le train (lorsque le hasard dece que les uns et les autres d’entre eux avaient eu à faire dans lajournée les y réunissait tous ensemble), n’ayant plus à cueillir àune station suivante qu’un isolé, le wagon dans lequel ils setrouvaient assemblés, désigné par le coude du sculpteur Ski,pavoisé par le «&|160;Temps&|160;» de Cottard, fleurissait de loincomme une voiture de luxe et ralliait, à la gare voulue, lecamarade retardataire. Le seul à qui eussent pu échapper, à causede sa demi-cécité, ces signes de promission était Brichot. Maisaussi l’un des habitués assurait volontairement à l’égard del’aveugle les fonctions de guetteur et, dès qu’on avait aperçu sonchapeau de paille, son parapluie vert et ses lunettes bleues, on ledirigeait avec douceur et hâte vers le compartiment d’élection. Desorte qu’il était sans exemple qu’un des fidèles, à moins d’exciterles plus graves soupçons de bamboche, ou même de ne pas être venu«&|160;par le train&|160;», n’eût pas retrouvé les autres en coursde route. Quelquefois l’inverse se produisait&|160;: un fidèleavait dû aller assez loin dans l’après-midi et, en conséquence,devait faire une partie du parcours seul avant d’être rejoint parle groupe&|160;; mais, même ainsi isolé, seul de son espèce, il nemanquait pas le plus souvent de produire quelque effet. Le Futurvers lequel il se dirigeait le désignait à la personne assise surla banquette d’en face, laquelle se disait&|160;: «&|160;Ce doitêtre quelqu’un&|160;», discernait, fût-ce autour du chapeau mou deCottard ou du sculpteur Ski, une vague auréole, et n’était qu’àdemi étonnée quand, à la station suivante, une foule élégante, sic’était leur point terminus, accueillait le fidèle à la portière ets’en allait avec lui vers l’une des voitures qui attendaient,salués tous très bas par l’employé de Doville, ou bien, si c’étaità une station intermédiaire, envahissait le compartiment. C’est ceque fit, et avec précipitation, car plusieurs étaient arrivés enretard, juste au moment où le train déjà en gare allait repartir,la troupe que Cottard mena au pas de course vers le wagon à lafenêtre duquel il avait vu mes signaux. Brichot, qui se trouvaitparmi ces fidèles, l’était devenu davantage au cours de ces annéesqui, pour d’autres, avaient diminué leur assiduité. Sa vue baissantprogressivement l’avait obligé, même à Paris, à diminuer de plus enplus les travaux du soir. D’ailleurs il avait peu de sympathie pourla Nouvelle Sorbonne où les idées d’exactitude scientifique, àl’allemande, commençaient à l’emporter sur l’humanisme. Il sebornait exclusivement maintenant à son cours et aux jurysd’examen&|160;; aussi avait-il beaucoup plus de temps à donner à lamondanité. C’est-à-dire aux soirées chez les Verdurin, ou à cellesqu’offrait parfois aux Verdurin tel ou tel fidèle, tremblantd’émotion. Il est vrai qu’à deux reprises l’amour avait manqué defaire ce que les travaux ne pouvaient plus&|160;: détacher Brichotdu petit clan. Mais Mme Verdurin, qui «&|160;veillait augrain&|160;», et d’ailleurs, en ayant pris l’habitude dansl’intérêt de son salon, avait fini par trouver un plaisirdésintéressé dans ce genre de drames et d’exécutions, l’avaitirrémédiablement brouillé avec la personne dangereuse, sachant,comme elle le disait, «&|160;mettre bon ordre à tout&|160;» et«&|160;porter le fer rouge dans la plaie&|160;». Cela lui avait étéd’autant plus aisé pour l’une des personnes dangereuses que c’étaitsimplement la blanchisseuse de Brichot, et Mme Verdurin,ayant ses petites entrées dans le cinquième du professeur, écarlated’orgueil quand elle daignait monter ses étages, n’avait eu qu’àmettre à la porte cette femme de rien. «&|160;Comment, avait dit laPatronne à Brichot, une femme comme moi vous fait l’honneur devenir chez vous, et vous recevez une telle créature&|160;?&|160;»Brichot n’avait jamais oublié le service que MmeVerdurin lui avait rendu en empêchant sa vieillesse de sombrer dansla fange, et lui était de plus en plus attaché, alors qu’encontraste avec ce regain d’affection, et peut-être à cause de lui,la Patronne commençait à se dégoûter d’un fidèle par trop docile etde l’obéissance de qui elle était sûre d’avance. Mais Brichottirait de son intimité chez les Verdurin un éclat qui ledistinguait entre tous ses collègues de la Sorbonne. Ils étaientéblouis par les récits qu’il leur faisait de dîners auxquels on neles inviterait jamais, par la mention, dans des revues, ou par leportrait exposé au Salon, qu’avaient fait de lui tel écrivain outel peintre réputés dont les titulaires des autres chaires de laFaculté des Lettres prisaient le talent mais n’avaient aucunechance d’attirer l’attention, enfin par l’élégance vestimentaireelle-même du philosophe mondain, élégance qu’ils avaient prised’abord pour du laisser-aller jusqu’à ce que leur collègue leur eûtbienveillamment expliqué que le chapeau haute forme se laissevolontiers poser par terre, au cours d’une visite, et n’est pas demise pour les dîners à la campagne, si élégants soient-ils, où ildoit être remplacé par le chapeau mou, fort bien porté avec lesmoking. Pendant les premières secondes où le petit groupe se futengouffré dans le wagon, je ne pus même pas parler à Cottard, caril était suffoqué, moins d’avoir couru pour ne pas manquer letrain, que par l’émerveillement de l’avoir attrapé si juste. Il enéprouvait plus que la joie d’une réussite, presque l’hilarité d’unejoyeuse farce. «&|160;Ah&|160;! elle est bien bonne&|160;! dit-ilquand il se fut remis. Un peu plus&|160;! nom d’une pipe, c’est cequi s’appelle arriver à pic&|160;!&|160;» ajouta-t-il en clignantde l’œil, non pas pour demander si l’expression était juste, car ildébordait maintenant d’assurance, mais par satisfaction. Enfin ilput me nommer aux autres membres du petit clan. Je fus ennuyé devoir qu’ils étaient presque tous dans la tenue qu’on appelle àParis smoking. J’avais oublié que les Verdurin commençaient vers lemonde une évolution timide, ralentie par l’affaire Dreyfus,accélérée par la musique «&|160;nouvelle&|160;», évolutiond’ailleurs démentie par eux, et qu’ils continueraient de démentirjusqu’à ce qu’elle eût abouti, comme ces objectifs militaires qu’ungénéral n’annonce que lorsqu’il les a atteints, de façon à ne pasavoir l’air battu s’il les manque. Le monde était d’ailleurs, deson côté, tout préparé à aller vers eux. Il en était encore à lesconsidérer comme des gens chez qui n’allait personne de la sociétémais qui n’en éprouvent aucun regret. Le salon Verdurin passaitpour un Temple de la Musique. C’était là, assurait-on, que Vinteuilavait trouvé inspiration, encouragement. Or si la Sonate deVinteuil restait entièrement incomprise et à peu près inconnue, sonnom, prononcé comme celui du plus grand musicien contemporain,exerçait un prestige extraordinaire. Enfin certains jeunes gens dufaubourg s’étant avisés qu’ils devaient être aussi instruits quedes bourgeois, il y en avait trois parmi eux qui avaient appris lamusique et auprès desquels la Sonate de Vinteuil jouissait d’uneréputation énorme. Ils en parlaient, rentrés chez eux, à la mèreintelligente qui les avait poussés à se cultiver. Et s’intéressantaux études de leurs fils, au concert les mères regardaient avec uncertain respect Mme Verdurin, dans sa première loge, quisuivait la partition. Jusqu’ici cette mondanité latente desVerdurin ne se traduisait que par deux faits. D’une part,Mme Verdurin disait de la princesse de Caprarola&|160;:«&|160;Ah&|160;! celle-là est intelligente, c’est une femmeagréable. Ce que je ne peux pas supporter, ce sont les imbéciles,les gens qui m’ennuient, ça me rend folle.&|160;» Ce qui eût donnéà penser à quelqu’un d’un peu fin que la princesse de Caprarola,femme du plus grand monde, avait fait une visite à MmeVerdurin. Elle avait même prononcé son nom au cours d’une visite decondoléances qu’elle avait faite à Mme Swann après lamort du mari de celle-ci, et lui avait demandé si elle lesconnaissait. «&|160;Comment dites-vous&|160;? avait répondu Odetted’un air subitement triste. – Verdurin. – Ah&|160;! alors je sais,avait-elle repris avec désolation, je ne les connais pas, ou plutôtje les connais sans les connaître, ce sont des gens que j’ai vusautrefois chez des amis, il y a longtemps, ils sontagréables.&|160;» La princesse de Caprarola partie, Odette auraitbien voulu avoir dit simplement la vérité. Mais le mensongeimmédiat était non le produit de ses calculs, mais la révélation deses craintes, de ses désirs. Elle niait non ce qu’il eût été adroitde nier, mais ce qu’elle aurait voulu qui ne fût pas, même sil’interlocuteur devait apprendre dans une heure que cela était eneffet. Peu après elle avait repris son assurance et avait même étéau-devant des questions en disant, pour ne pas avoir l’air de lescraindre&|160;: «&|160;Mme Verdurin, mais comment, jel’ai énormément connue&|160;», avec une affectation d’humilitécomme une grande dame qui raconte qu’elle a pris le tramway.«&|160;On parle beaucoup des Verdurin depuis quelque temps&|160;»,disait Mme de Souvré. Odette, avec un dédain souriant deduchesse, répondait&|160;: «&|160;Mais oui, il me semble en effetqu’on en parle beaucoup. De temps en temps il y a comme cela desgens nouveaux qui arrivent dans la société&|160;», sans penserqu’elle était elle-même une des plus nouvelles. «&|160;La princessede Caprarola y a dîné, reprit Mme de Souvré. – Ah&|160;!répondit Odette en accentuant son sourire, cela ne m’étonne pas.C’est toujours par la princesse de Caprarola que ces choses-làcommencent, et puis il en vient une autre, par exemple la comtesseMolé.&|160;» Odette, en disant cela, avait l’air d’avoir un profonddédain pour les deux grandes dames qui avaient l’habitude d’essuyerles plâtres dans les salons nouvellement ouverts. On sentait à sonton que cela voulait dire qu’elle, Odette, comme Mme deSouvré, on ne réussirait pas à les embarquer dans cesgalères-là.

Après l’aveu qu’avait fait Mme Verdurin del’intelligence de la princesse de Caprarola, le second signe queles Verdurin avaient conscience du destin futur était que (sansl’avoir formellement demandé, bien entendu) ils souhaitaientvivement qu’on vînt maintenant dîner chez eux en habit dusoir&|160;; M. Verdurin eût pu maintenant être salué sans honte parson neveu, celui qui était «&|160;dans les choux&|160;».

Parmi ceux qui montèrent dans mon wagon à Graincourt se trouvaitSaniette, qui jadis avait été chassé de chez les Verdurin par soncousin Forcheville, mais était revenu. Ses défauts, au point de vuede la vie mondaine, étaient autrefois – malgré des qualitéssupérieures – un peu du même genre que ceux de Cottard, timidité,désir de plaire, efforts infructueux pour y réussir. Mais si lavie, en faisant revêtir à Cottard (sinon chez les Verdurin, où ilétait, par la suggestion que les minutes anciennes exercent surnous quand nous nous retrouvons dans un milieu accoutumé, restéquelque peu le même, du moins dans sa clientèle, dans son serviced’hôpital, à l’Académie de Médecine) des dehors de froideur, dedédain, de gravité qui s’accentuaient pendant qu’il débitait devantses élèves complaisants ses calembours, avait creusé une véritablecoupure entre le Cottard actuel et l’ancien, les mêmes défautss’étaient au contraire exagérés chez Saniette, au fur et à mesurequ’il cherchait à s’en corriger. Sentant qu’il ennuyait souvent,qu’on ne l’écoutait pas, au lieu de ralentir alors, comme l’eûtfait Cottard, de forcer l’attention par l’air d’autorité, nonseulement il tâchait, par un ton badin, de se faire pardonner letour trop sérieux de sa conversation, mais pressait son débit,déblayait, usait d’abréviations pour paraître moins long, plusfamilier avec les choses dont il parlait, et parvenait seulement,en les rendant inintelligibles, à sembler interminable. Sonassurance n’était pas comme celle de Cottard qui glaçait sesmalades, lesquels aux gens qui vantaient son aménité dans le monderépondaient&|160;: «&|160;Ce n’est plus le même homme quand il vousreçoit dans son cabinet, vous dans la lumière, lui à contre-jour etles yeux perçants.&|160;» Elle n’imposait pas, on sentait qu’ellecachait trop de timidité, qu’un rien suffirait à la mettre enfuite. Saniette, à qui ses amis avaient toujours dit qu’il sedéfiait trop de lui-même, et qui, en effet, voyait des gens qu’iljugeait avec raison fort inférieurs obtenir aisément les succès quilui étaient refusés, ne commençait plus une histoire sans sourirede la drôlerie de celle-ci, de peur qu’un air sérieux ne fît passuffisamment valoir sa marchandise. Quelquefois, faisant crédit aucomique que lui-même avait l’air de trouver à ce qu’il allait dire,on lui faisait la faveur d’un silence général. Mais le récittombait à plat. Un convive doué d’un bon cœur glissait parfois àSaniette l’encouragement, privé, presque secret, d’un sourired’approbation, le lui faisant parvenir furtivement, sans éveillerl’attention, comme on vous glisse un billet. Mais personne n’allaitjusqu’à assumer la responsabilité, à risquer l’adhésion publiqued’un éclat de rire. Longtemps après l’histoire finie et tombée,Saniette, désolé, restait seul à se sourire à lui-même, commegoûtant en elle et pour soi la délectation qu’il feignait detrouver suffisante et que les autres n’avaient pas éprouvée. Quantau sculpteur Ski, appelé ainsi à cause de la difficulté qu’ontrouvait à prononcer son nom polonais, et parce que lui-mêmeaffectait, depuis qu’il vivait dans une certaine société, de ne pasvouloir être confondu avec des parents fort bien posés, mais un peuennuyeux et très nombreux, il avait, à quarante-cinq ans et fortlaid, une espèce de gaminerie, de fantaisie rêveuse qu’il avaitgardée pour avoir été jusqu’à dix ans le plus ravissant enfantprodige du monde, coqueluche de toutes les dames. MmeVerdurin prétendait qu’il était plus artiste qu’Elstir. Il n’avaitd’ailleurs avec celui-ci que des ressemblances purementextérieures. Elles suffisaient pour qu’Elstir, qui avait une foisrencontré Ski, eût pour lui la répulsion profonde que nousinspirent, plus encore que les êtres tout à fait opposés à nous,ceux qui nous ressemblent en moins bien, en qui s’étale ce que nousavons de moins bon, les défauts dont nous nous sommes guéris, nousrappelant fâcheusement ce que nous avons pu paraître à certainsavant que nous fussions devenus ce que nous sommes. MaisMme Verdurin croyait que Ski avait plus de tempéramentqu’Elstir parce qu’il n’y avait aucun art pour lequel il n’eût dela facilité, et elle était persuadée que cette facilité il l’eûtpoussée jusqu’au talent s’il avait eu moins de paresse. Celle-ciparaissait même à la Patronne un don de plus, étant le contraire dutravail, qu’elle croyait le lot des êtres sans génie. Ski peignaittout ce qu’on voulait, sur des boutons de manchette ou sur desdessus de porte. Il chantait avec une voix de compositeur, jouaitde mémoire, en donnant au piano l’impression de l’orchestre, moinspar sa virtuosité que par ses fausses basses signifiantl’impuissance des doigts à indiquer qu’ici il y a un piston que, dureste, il imitait avec la bouche. Cherchant ses mots en parlantpour faire croire à une impression curieuse, de la même façon qu’ilretardait un accord plaqué ensuite en disant&|160;:«&|160;Ping&|160;», pour faire sentir les cuivres, il passait pourmerveilleusement intelligent, mais ses idées se ramenaient enréalité à deux ou trois, extrêmement courtes. Ennuyé de saréputation de fantaisiste, il s’était mis en tête de montrer qu’ilétait un être pratique, positif, d’où chez lui une triomphanteaffectation de fausse précision, de faux bon sens, aggravés parcequ’il n’avait aucune mémoire et des informations toujoursinexactes. Ses mouvements de tête, de cou, de jambes, eussent étégracieux s’il eût eu encore neuf ans, des boucles blondes, un grandcol de dentelles et de petites bottes de cuir rouge. Arrivés enavance avec Cottard et Brichot à la gare de Graincourt, ils avaientlaissé Brichot dans la salle d’attente et étaient allés faire untour. Quand Cottard avait voulu revenir, Ski avait répondu&|160;:«&|160;Mais rien ne presse. Aujourd’hui ce n’est pas le trainlocal, c’est le train départemental&|160;». Ravi de voir l’effetque cette nuance dans la précision produisait sur Cottard, ilajouta, parlant de lui-même&|160;: «&|160;Oui, parce que Ski aimeles arts, parce qu’il modèle la glaise, on croit qu’il n’est paspratique. Personne ne connaît la ligne mieux que moi&|160;».Néanmoins ils étaient revenus vers la gare, quand tout d’un coup,apercevant la fumée du petit train qui arrivait, Cottard, poussantun hurlement, avait crié&|160;: «&|160;Nous n’avons qu’à prendrenos jambes à notre cou.&|160;» Ils étaient en effet arrivés juste,la distinction entre le train local et départemental n’ayant jamaisexisté que dans l’esprit de Ski. «&|160;Mais est-ce que laprincesse n’est pas dans le train&|160;?&|160;» demanda d’une voixvibrante Brichot, dont les lunettes énormes, resplendissantes commeces réflecteurs que les laryngologues s’attachent au front pouréclairer la gorge de leurs malades, semblaient avoir emprunté leurvie aux yeux du professeur, et, peut-être à cause de l’effort qu’ilfaisait pour accommoder sa vision avec elles, semblaient, même dansles moments les plus insignifiants, regarder elles-mêmes avec uneattention soutenue et une fixité extraordinaire. D’ailleurs lamaladie, en retirant peu à peu la vue à Brichot, lui avait révéléles beautés de ce sens, comme il faut souvent que nous nousdécidions à nous séparer d’un objet, à en faire cadeau par exemple,pour le regarder, le regretter, l’admirer. «&|160;Non, non, laprincesse a été reconduire jusqu’à Maineville des invités deMme Verdurin qui prenaient le train de Paris. Il neserait même pas impossible que Mme Verdurin, qui avaitaffaire à Saint-Mars, fût avec elle&|160;! Comme cela ellevoyagerait avec nous et nous ferions route tous ensemble, ce seraitcharmant. Il s’agira d’ouvrir l’œil à Maineville, et le bon&|160;!Ah&|160;! ça ne fait rien, on peut dire que nous avons bien faillimanquer le coche. Quand j’ai vu le train j’ai été sidéré. C’est cequi s’appelle arriver au moment psychologique. Voyez-vous ça quenous ayions manqué le train&|160;? Mme Verdurins’apercevant que les voitures revenaient sans nous&|160;?Tableau&|160;! ajouta le docteur qui n’était pas encore remis deson émoi. Voilà une équipée qui n’est pas banale. Dites donc,Brichot, qu’est-ce que vous dites de notre petite escapade&|160;?demanda le docteur avec une certaine fierté. – Par ma foi, réponditBrichot, en effet, si vous n’aviez plus trouvé le train, c’eût été,comme eût parlé feu Villemain, un sale coup pour lafanfare&|160;!&|160;» Mais moi, distrait dès les premiers instantspar ces gens que je ne connaissais pas, je me rappelai tout d’uncoup ce que Cottard m’avait dit dans la salle de danse du petitCasino, et, comme si un chaînon invisible eût pu relier un organeet les images du souvenir, celle d’Albertine appuyant ses seinscontre ceux d’Andrée me faisait un mal terrible au cœur. Ce mal nedura pas&|160;: l’idée de relations possibles entre Albertine etdes femmes ne me semblait plus possible depuis l’avant-veille, oùles avances que mon amie avait faites à Saint-Loup avaient excitéen moi une nouvelle jalousie qui m’avait fait oublier la première.J’avais la naïveté des gens qui croient qu’un goût en exclutforcément un autre. À Harambouville, comme le tram était bondé, unfermier en blouse bleue, qui n’avait qu’un billet de troisième,monta dans notre compartiment. Le docteur, trouvant qu’on nepourrait pas laisser voyager la princesse avec lui, appela unemployé, exhiba sa carte de médecin d’une grande compagnie dechemin de fer et força le chef de gare à faire descendre lefermier. Cette scène peina et alarma à un tel point la timidité deSaniette que, dès qu’il la vit commencer, craignant déjà, à causede la quantité de paysans qui étaient sur le quai, qu’elle ne prîtles proportions d’une jacquerie, il feignit d’avoir mal au ventre,et pour qu’on ne pût l’accuser d’avoir sa part de responsabilitédans la violence du docteur, il enfila le couloir en feignant dechercher ce que Cottard appelait les «&|160;water&|160;». N’entrouvant pas, il regarda le paysage de l’autre extrémité dutortillard. «&|160;Si ce sont vos débuts chez MmeVerdurin, Monsieur, me dit Brichot, qui tenait à montrer sestalents à un «&|160;nouveau&|160;», vous verrez qu’il n’y a pas demilieu où l’on sente mieux la «&|160;douceur de vivre&|160;», commedisait un des inventeurs du dilettantisme, du je m’enfichisme, debeaucoup de mots en «&|160;isme&|160;» à la mode chez nossnobinettes, je veux dire M. le prince de Talleyrand.&|160;» Car,quand il parlait de ces grands seigneurs du passé, il trouvaitspirituel, et «&|160;couleur de l’époque&|160;» de faire précéderleur titre de Monsieur et disait Monsieur le duc de LaRochefoucauld, Monsieur le cardinal de Retz, qu’il appelait ausside temps en temps&|160;: «&|160;Ce struggle for lifer de Gondi, ce«&|160;boulangiste&|160;» de Marsillac.&|160;» Et il ne manquaitjamais, avec un sourire, d’appeler Montesquieu, quand il parlait delui&|160;: «&|160;Monsieur le Président Secondat deMontesquieu.&|160;» Un homme du monde spirituel eût été agacé de cepédantisme, qui sent l’école. Mais, dans les parfaites manières del’homme du monde, en parlant d’un prince, il y a un pédantismeaussi qui trahit une autre caste, celle où l’on fait précéder lenom Guillaume de «&|160;l’Empereur&|160;» et où l’on parle à latroisième personne à une Altesse. «&|160;Ah&|160;! celui-là, repritBrichot, en parlant de «&|160;Monsieur le prince deTalleyrand&|160;», il faut le saluer chapeau bas. C’est un ancêtre.– C’est un milieu charmant, me dit Cottard, vous trouverez un peude tout, car Mme Verdurin n’est pas exclusive&|160;: dessavants illustres comme Brichot de la haute noblesse comme, parexemple, la princesse Sherbatoff, une grande dame russe, amie de lagrande-duchesse Eudoxie qui même la voit seule aux heures oùpersonne n’est admis.&|160;» En effet, la grande-duchesse Eudoxie,ne se souciant pas que la princesse Sherbatoff, qui depuislongtemps n’était plus reçue par personne, vînt chez elle quandelle eût pu y avoir du monde, ne la laissait venir que de trèsbonne heure, quand l’Altesse n’avait auprès d’elle aucun des amis àqui il eût été aussi désagréable de rencontrer la princesse quecela eût été gênant pour celle-ci. Comme depuis trois ans, aussitôtaprès avoir quitté, comme une manucure, la grande-duchesse,Mme Sherbatoff partait chez Mme Verdurin, quivenait seulement de s’éveiller, et ne la quittait plus, on peutdire que la fidélité de la princesse passait infiniment celle mêmede Brichot, si assidu pourtant à ces mercredis, où il avait leplaisir de se croire, à Paris, une sorte de Chateaubriand àl’Abbaye-aux-Bois et où, à la campagne, il se faisait l’effet dedevenir l’équivalent de ce que pouvait être chez Mme duChâtelet celui qu’il nommait toujours (avec une malice et unesatisfaction de lettré)&|160;: «&|160;M. de Voltaire.&|160;»

Son absence de relations avait permis à la princesse Sherbatoffde montrer, depuis quelques années, aux Verdurin une fidélité quifaisait d’elle plus qu’une «&|160;fidèle&|160;» ordinaire, lafidèle type, l’idéal que Mme Verdurin avait longtempscru inaccessible et, qu’arrivée au retour d’âge, elle trouvaitenfin incarné en cette nouvelle recrue féminine. De quelquejalousie qu’en eût été torturée la Patronne, il était sans exempleque les plus assidus de ses fidèles ne l’eussent«&|160;lâchée&|160;» une fois. Les plus casaniers se laissaienttenter par un voyage&|160;; les plus continents avaient eu unebonne fortune&|160;; les plus robustes pouvaient attraper lagrippe, les plus oisifs être pris par leurs vingt-huit jours, lesplus indifférents aller fermer les yeux à leur mère mourante. Etc’était en vain que Mme Verdurin leur disait alors,comme l’impératrice romaine, qu’elle était le seul général à quidût obéir sa légion, comme le Christ ou le Kaiser, que celui quiaimait son père et sa mère autant qu’elle et n’était pas prêt à lesquitter pour la suivre n’était pas digne d’elle, qu’au lieu des’affaiblir au lit ou de se laisser berner par une grue, ilsferaient mieux de rester près d’elle, elle, seul remède et seulevolupté. Mais la destinée, qui se plaît parfois à embellir la findes existences qui se prolongent tard, avait fait rencontrer àMme Verdurin la princesse Sherbatoff. Brouillée avec safamille, exilée de son pays, ne connaissant plus que la baronnePutbus et la grande-duchesse Eudoxie, chez lesquelles, parcequ’elle n’avait pas envie de rencontrer les amies de la première,et parce que la seconde n’avait pas envie que ses amiesrencontrassent la princesse, elle n’allait qu’aux heures matinalesoù Mme Verdurin dormait encore, ne se souvenant pasd’avoir gardé la chambre une seule fois depuis l’âge de douze ans,où elle avait eu la rougeole, ayant répondu, le 31 décembre, àMme Verdurin qui, inquiète d’être seule, lui avaitdemandé si elle ne pourrait pas rester coucher à l’improviste,malgré le jour de l’an&|160;: «&|160;Mais qu’est-ce qui pourraitm’en empêcher n’importe quel jour&|160;? D’ailleurs, ce jour-là, onreste en famille et vous êtes ma famille&|160;», vivant dans unepension et changeant de «&|160;pension&|160;» quand les Verdurindéménageaient, les suivant dans leurs villégiatures, la princesseavait si bien réalisé pour Mme Verdurin le vers deVigny&|160;:

&|160;

Toi seule me parus ce qu’on cherche toujours

&|160;

que la Présidente du petit cercle, désireuse de s’assurer une«&|160;fidèle&|160;» jusque dans la mort, lui avait demandé quecelle des deux qui mourrait la dernière se fît enterrer à côté del’autre. Vis-à-vis des étrangers – parmi lesquels il faut toujourscompter celui à qui nous mentons le plus parce que c’est celui parqui il nous serait le plus pénible d’être méprisé&|160;: nous-même,– la princesse Sherbatoff avait soin de représenter ses troisseules amitiés – avec la grande-duchesse, avec les Verdurin, avecla baronne Putbus – comme les seules, non que des cataclysmesindépendant de sa volonté eussent laissé émerger au milieu de ladestruction de tout le reste, mais qu’un libre choix lui avait faitélire de préférence à toute autre, et auxquelles un certain goût desolitude et de simplicité l’avait fait se borner. «&|160;Je ne voispersonne d’autre&|160;», disait-elle en insistant sur lecaractère inflexible de ce qui avait plutôt l’air d’une règle qu’ons’impose que d’une nécessité qu’on subit. Elle ajoutait&|160;:«&|160;Je ne fréquente que trois maisons&|160;», comme les auteursqui, craignant de ne pouvoir aller jusqu’à la quatrième, annoncentque leur pièce n’aura que trois représentations. Que M. etMme Verdurin ajoutassent foi ou non à cette fiction, ilsavaient aidé la princesse à l’inculquer dans l’esprit des fidèles.Et ceux-ci étaient persuadés à la fois que la princesse, entre desmilliers de relations qui s’offraient à elle, avait choisi lesseuls Verdurin, et que les Verdurin, sollicités en vain par toutela haute aristocratie, n’avaient consenti à faire qu’une exception,en faveur de la princesse.

À leurs yeux, la princesse, trop supérieure à son milieud’origine pour ne pas s’y ennuyer, entre tant de gens qu’elle eûtpu fréquenter ne trouvait agréables que les seuls Verdurin, etréciproquement ceux-ci, sourds aux avances de toute l’aristocratiequi s’offrait à eux, n’avaient consenti à faire qu’une seuleexception, en faveur d’une grande dame plus intelligente que sespareilles, la princesse Sherbatoff.

La princesse était fort riche&|160;; elle avait à toutes lespremières une grande baignoire où, avec l’autorisation deMme Verdurin, elle emmenait les fidèles et jamaispersonne d’autre. On se montrait cette personne énigmatique etpâle, qui avait vieilli sans blanchir, et plutôt en rougissantcomme certains fruits durables et ratatinés des haies. On admiraità la fois sa puissance et son humilité, car, ayant toujours avecelle un académicien, Brichot, un célèbre savant, Cottard, lepremier pianiste du temps, plus tard M. de Charlus, elles’efforçait pourtant de retenir exprès la baignoire la plusobscure, restait au fond, ne s’occupait en rien de la salle, vivaitexclusivement pour le petit groupe, qui, un peu avant la fin de lareprésentation, se retirait en suivant cette souveraine étrange etnon dépourvue d’une beauté timide, fascinante et usée. Or, siMme Sherbatoff ne regardait pas la salle, restait dansl’ombre, c’était pour tâcher d’oublier qu’il existait un mondevivant qu’elle désirait passionnément et ne pouvait pasconnaître&|160;; la «&|160;coterie&|160;» dans une«&|160;baignoire&|160;» était pour elle ce qu’est pour certainsanimaux l’immobilité quasi cadavérique en présence du danger.Néanmoins, le goût de nouveauté et de curiosité qui travaille lesgens du monde faisait qu’ils prêtaient peut-être plus d’attention àcette mystérieuse inconnue qu’aux célébrités des premières loges,chez qui chacun venait en visite. On s’imaginait qu’elle étaitautrement que les personnes qu’on connaissait&|160;; qu’unemerveilleuse intelligence, jointe à une bonté divinatrice,retenaient autour d’elle ce petit milieu de gens éminents. Laprincesse était forcée, si on lui parlait de quelqu’un ou si on luiprésentait quelqu’un, de feindre une grande froideur pour maintenirla fiction de son horreur du monde. Néanmoins, avec l’appui deCottard ou de Mme Verdurin, quelques nouveauxréussissaient à la connaître, et son ivresse d’en connaître unétait telle qu’elle en oubliait la fable de l’isolement voulu et sedépensait follement pour le nouveau venu. S’il était fort médiocre,chacun s’étonnait. «&|160;Quelle chose singulière que la princesse,qui ne veut connaître personne, aille faire une exception pour cetêtre si peu caractéristique.&|160;» Mais ces fécondantesconnaissances étaient rares, et la princesse vivait étroitementconfinée au milieu des fidèles.

Cottard disait beaucoup plus souvent&|160;: «&|160;Je le verraimercredi chez les Verdurin&|160;», que&|160;: «&|160;Je le verraimardi à l’Académie.&|160;» Il parlait aussi des mercredis commed’une occupation aussi importante et aussi inéluctable. D’ailleursCottard était de ces gens peu recherchés qui se font un devoiraussi impérieux de se rendre à une invitation que si elleconstituait un ordre, comme une convocation militaire oujudiciaire. Il fallait qu’il fût appelé par une visite bienimportante pour qu’il «&|160;lâchât&|160;» les Verdurin lemercredi, l’importance ayant trait, d’ailleurs, plutôt à la qualitédu malade qu’à la gravité de la maladie. Car Cottard, quoique bonhomme, renonçait aux douceurs du mercredi non pour un ouvrierfrappé d’une attaque, mais pour le coryza d’un ministre. Encore,dans ce cas, disait-il à sa femme&|160;: «&|160;Excuse-moi bienauprès de Mme Verdurin. Préviens que j’arriverai enretard. Cette Excellence aurait bien pu choisir un autre jour pourêtre enrhumée.&|160;» Un mercredi, leur vieille cuisinière s’étantcoupé la veine du bras, Cottard, déjà en smoking pour aller chezles Verdurin, avait haussé les épaules quand sa femme lui avaittimidement demandé s’il ne pourrait pas panser la blessée&|160;:«&|160;Mais je ne peux pas, Léontine, s’était-il écrié engémissant&|160;; tu vois bien que j’ai mon gilet blanc.&|160;» Pourne pas impatienter son mari, Mme Cottard avait faitchercher au plus vite le chef de clinique. Celui-ci, pour allerplus vite, avait pris une voiture, de sorte que la sienne entrantdans la cour au moment où celle de Cottard allait sortir pour lemener chez les Verdurin, on avait perdu cinq minutes à avancer, àreculer. Mme Cottard était gênée que le chef de cliniquevît son maître en tenue de soirée. Cottard pestait du retard,peut-être par remords, et partit avec une humeur exécrable qu’ilfallut tous les plaisirs du mercredi pour arriver à dissiper.

Si un client de Cottard lui demandait&|160;:«&|160;Rencontrez-vous quelquefois les Guermantes&|160;?&|160;»c’est de la meilleure foi du monde que le professeurrépondait&|160;: «&|160;Peut-être pas justement les Guermantes, jene sais pas. Mais je vois tout ce monde-là chez des amis à moi.Vous avez certainement entendu parler des Verdurin. Ils connaissenttout le monde. Et puis eux, du moins, ce ne sont pas des gens chicsdécatis. Il y a du répondant. On évalue généralement queMme Verdurin est riche à trente-cinq millions. Dame,trente-cinq millions, c’est un chiffre. Aussi elle n’y va pas avecle dos de la cuiller. Vous me parliez de la duchesse de Guermantes.Je vais vous dire la différence&|160;: Mme Verdurinc’est une grande dame, la duchesse de Guermantes est probablementune purée. Vous saisissez bien la nuance, n’est-ce pas&|160;? Entout cas, que les Guermantes aillent ou non chez MmeVerdurin, elle reçoit, ce qui vaut mieux, les d’Sherbatoff, lesd’Forcheville, et tutti quanti, des gens de la plus hautevolée, toute la noblesse de France et de Navarre, à qui vous meverriez parler de pair à compagnon. D’ailleurs ce genre d’individusrecherche volontiers les princes de la science&|160;», ajoutait-ilavec un sourire d’amour-propre béat, amené à ses lèvres par lasatisfaction orgueilleuse, non pas tellement que l’expression jadisréservée aux Potain, aux Charcot, s’appliquât maintenant à lui,mais qu’il sût enfin user comme il convenait de toutes celles quel’usage autorise et, qu’après les avoir longtemps piochées, ilpossédait à fond. Aussi, après m’avoir cité la princesse Sherbatoffparmi les personnes que recevait Mme Verdurin, Cottardajoutait en clignant de l’œil&|160;: «&|160;Vous voyez le genre dela maison, vous comprenez ce que je veux dire&|160;?&|160;» Ilvoulait dire ce qu’il y a de plus chic. Or, recevoir une dame russequi ne connaissait que la grande-duchesse Eudoxie, c’était peu.Mais la princesse Sherbatoff eût même pu ne pas la connaître sansqu’eussent été amoindries l’opinion que Cottard avait relativementà la suprême élégance du salon Verdurin et sa joie d’y être reçu.La splendeur dont nous semblent revêtus les gens que nousfréquentons n’est pas plus intrinsèque que celle de ces personnagesde théâtre pour l’habillement desquels il est bien inutile qu’undirecteur dépense des centaines de mille francs à acheter descostumes authentiques et des bijoux vrais qui ne feront aucuneffet, quand un grand décorateur donnera une impression de luxemille fois plus somptueuse en dirigeant un rayon factice sur unpourpoint de grosse toile semé de bouchons de verre et sur unmanteau en papier. Tel homme a passé sa vie au milieu des grands dela terre qui n’étaient pour lui que d’ennuyeux parents ou defastidieuses connaissances, parce qu’une habitude contractée dès leberceau les avait dépouillés à ses yeux de tout prestige. Mais, enrevanche, il a suffi que celui-ci vînt, par quelque hasard,s’ajouter aux personnes les plus obscures, pour que d’innombrablesCottard aient vécu éblouis par des femmes titrées dont ilss’imaginaient que le salon était le centre des élégancesaristocratiques, et qui n’étaient même pas ce qu’étaientMme de Villeparisis et ses amies (des grandes damesdéchues que l’aristocratie qui avait été élevée avec elles nefréquentait plus)&|160;; non, celles dont l’amitié a été l’orgueilde tant de gens, si ceux-ci publiaient leurs mémoires et ydonnaient les noms de ces femmes et de celles qu’elles recevaient,personne, pas plus Mme de Cambremer que Mmede Guermantes, ne pourrait les identifier. Mais qu’importe&|160;!Un Cottard a ainsi sa marquise, laquelle est pour lui la«&|160;baronne&|160;», comme, dans Marivaux, la baronne dont on nedit jamais le nom et dont on n’a même pas l’idée qu’elle en ajamais eu un. Cottard croit d’autant plus y trouver résuméel’aristocratie – laquelle ignore cette dame – que plus les titressont douteux plus les couronnes tiennent de place sur les verres,sur l’argenterie, sur le papier à lettres, sur les malles. Denombreux Cottard, qui ont cru passer leur vie au cœur du faubourgSaint-Germain, ont eu leur imagination peut-être plus enchantée derêves féodaux que ceux qui avaient effectivement vécu parmi desprinces, de même que, pour le petit commerçant qui, le dimanche, vaparfois visiter des édifices «&|160;du vieux temps&|160;», c’estquelquefois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre, etdont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc, peintesen bleu et semées d’étoiles d’or, qu’ils ont le plus la sensationdu moyen âge. «&|160;La princesse sera à Maineville. Elle voyageraavec nous. Mais je ne vous présenterai pas tout de suite. Il vaudramieux que ce soit Mme Verdurin qui fasse cela. À moinsque je ne trouve un joint. Comptez alors que je sauterai dessus. –De quoi parliez-vous, dit Saniette, qui fit semblant d’avoir étéprendre l’air. – Je citai à Monsieur, dit Brichot, un mot que vousconnaissez bien de celui qui est à mon avis le premier des fins desiècle (du siècle 18 s’entend), le prénommé Charles-Maurice, abbéde Périgord. Il avait commencé par promettre d’être un très bonjournaliste. Mais il tourna mal, je veux dire qu’il devintministre&|160;! La vie a de ces disgrâces. Politicien peuscrupuleux au demeurant, qui, avec des dédains de grand seigneurracé, ne se gênait pas de travailler à ses heures pour le roi dePrusse, c’est le cas de le dire, et mourut dans la peau d’un centregauche.&|160;»

&|160;

À Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille qui,malheureusement, ne faisait pas partie du petit groupe. Je nepouvais détacher mes yeux de sa chair de magnolia, de ses yeuxnoirs, de la construction admirable et haute de ses formes. Au boutd’une seconde elle voulut ouvrir une glace, car il faisait un peuchaud dans le compartiment, et ne voulant pas demander lapermission à tout le monde, comme seul je n’avais pas de manteau,elle me dit d’une voix rapide, fraîche et rieuse&|160;: «&|160;Çane vous est pas désagréable, Monsieur, l’air&|160;?&|160;» J’auraisvoulu lui dire&|160;: «&|160;Venez avec nous chez lesVerdurin&|160;», ou&|160;: «&|160;Dites-moi votre nom et votreadresse.&|160;» Je répondis&|160;: «&|160;Non, l’air ne me gênepas, Mademoiselle.&|160;» Et après, sans se déranger de saplace&|160;: «&|160;La fumée, ça ne gêne pas vos amis&|160;?&|160;»et elle alluma une cigarette. À la troisième station elle descenditd’un saut. Le lendemain, je demandai à Albertine qui cela pouvaitêtre. Car, stupidement, croyant qu’on ne peut aimer qu’une chose,jaloux de l’attitude d’Albertine à l’égard de Robert, j’étaisrassuré quant aux femmes. Albertine me dit, je crois trèssincèrement, qu’elle ne savait pas. «&|160;Je voudrais tant laretrouver, m’écriai-je. – Tranquillisez-vous, on se retrouvetoujours&|160;», répondit Albertine. Dans le cas particulier ellese trompait&|160;; je n’ai jamais retrouvé ni identifié la bellefille à la cigarette. On verra du reste pourquoi, pendantlongtemps, je dus cesser de la chercher. Mais je ne l’ai pasoubliée. Il m’arrive souvent en pensant à elle d’être pris d’unefolle envie. Mais ces retours du désir nous forcent à réfléchirque, si on voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le mêmeplaisir, il faudrait revenir aussi à l’année, qui a été suiviedepuis de dix autres pendant lesquelles la jeune fille s’est fanée.On peut quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps.Tout cela jusqu’au jour imprévu et triste comme une nuit d’hiver,où on ne cherche plus cette jeune fille-là, ni aucune autre, oùtrouver vous effraierait même. Car on ne se sent plus assezd’attraits pour plaire, ni de force pour aimer. Non pas, bienentendu, qu’on soit, au sens propre du mot, impuissant. Et quant àaimer, on aimerait plus que jamais. Mais on sent que c’est une tropgrande entreprise pour le peu de forces qu’on garde. Le reposéternel a déjà mis des intervalles où l’on ne peut sortir, niparler. Mettre un pied sur la marche qu’il faut, c’est une réussitecomme de ne pas manquer le saut périlleux. Être vu dans cet étatpar une jeune fille qu’on aime, même si l’on a gardé son visage ettous ses cheveux blonds de jeune homme&|160;! On ne peut plusassumer la fatigue de se mettre au pas de la jeunesse. Tant pis sile désir charnel redouble au lieu de s’amortir&|160;! On fait venirpour lui une femme à qui l’on ne se souciera pas de plaire, qui nepartagera qu’un soir votre couche et qu’on ne reverra jamais.

&|160;

«&|160;On doit être toujours sans nouvelles duvioloniste&|160;», dit Cottard. L’événement du jour, dans le petitclan, était en effet le lâchage du violoniste favori deMme Verdurin. Celui-ci, qui faisait son servicemilitaire près de Doncières, venait trois fois par semaine dîner àla Raspelière, car il avait la permission de minuit. Or,l’avant-veille, pour la première fois, les fidèles n’avaient puarriver à le découvrir dans le tram. On avait supposé qu’il l’avaitmanqué. Mais Mme Verdurin avait eu beau envoyer au tramsuivant, enfin au dernier, la voiture était revenue vide. «&|160;Ila été sûrement fourré au bloc, il n’y a pas d’autre explication desa fugue. Ah&|160;! dame, vous savez, dans le métier militaire,avec ces gaillards-là, il suffit d’un adjudant grincheux. – Ce serad’autant plus mortifiant pour Mme Verdurin, dit Brichot,s’il lâche encore ce soir, que notre aimable hôtesse reçoitjustement à dîner pour la première fois les voisins qui lui ontloué la Raspelière, le marquis et la marquise de Cambremer. – Cesoir, le marquis et la marquise de Cambremer&|160;! s’écriaCottard. Mais je n’en savais absolument rien. Naturellement jesavais comme vous tous qu’ils devaient venir un jour, mais je nesavais pas que ce fût si proche. Sapristi, dit-il en se tournantvers moi, qu’est-ce que je vous ai dit&|160;: la princesseSherbatoff, le marquis et la marquise de Cambremer.&|160;» Et aprèsavoir répété ces noms en se berçant de leur mélodie&|160;:«&|160;Vous voyez que nous nous mettons bien, me dit-il. N’importe,pour vos débuts, vous mettez dans le mille. Cela va être unechambrée exceptionnellement brillante.&|160;» Et se tournant versBrichot, il ajouta&|160;: «&|160;La Patronne doit être furieuse. Iln’est que temps que nous arrivions lui prêter main forte.&|160;»Depuis que Mme Verdurin était à la Raspelière, elleaffectait vis-à-vis des fidèles d’être, en effet, dansl’obligation, et au désespoir d’inviter une fois ses propriétaires.Elle aurait ainsi de meilleures conditions pour l’année suivante,disait-elle, et ne le faisait que par intérêt. Mais elle prétendaitavoir une telle terreur, se faire un tel monstre d’un dîner avecdes gens qui n’étaient pas du petit groupe, qu’elle le remettaittoujours. Il l’effrayait, du reste, un peu pour les motifs qu’elleproclamait, tout en les exagérant, si par un autre côté ill’enchantait pour des raisons de snobisme qu’elle préférait taire.Elle était donc à demi sincère, elle croyait le petit clan quelquechose de si unique au monde, un de ces ensembles comme il faut dessiècles pour en constituer un pareil, qu’elle tremblait à la penséed’y voir introduits ces gens de province, ignorants de laTétralogie et des «&|160;Maîtres&|160;», qui ne sauraient pas tenirleur partie dans le concert de la conversation générale et étaientcapables, en venant chez Mme Verdurin, de détruire undes fameux mercredis, chefs-d’œuvre incomparables et fragiles,pareils à ces verreries de Venise qu’une fausse note suffit àbriser. «&|160;De plus, ils doivent être tout ce qu’il y a de plusanti, et galonnards, avait dit M. Verdurin. – Ah&|160;!ça, par exemple, ça m’est égal, voilà assez longtemps qu’on enparle de cette histoire-là&|160;», avait répondu MmeVerdurin qui, sincèrement dreyfusarde, eût cependant voulu trouverdans la prépondérance de son salon dreyfusiste une récompensemondaine. Or le dreyfusisme triomphait politiquement, mais non pasmondainement. Labori, Reinach, Picquart, Zola, restaient, pour lesgens du monde, des espèces de traîtres qui ne pouvaient que leséloigner du petit noyau. Aussi, après cette incursion dans lapolitique, Mme Verdurin tenait-elle à rentrer dansl’art. D’ailleurs d’Indy, Debussy, n’étaient-ils pas«&|160;mal&|160;» dans l’Affaire&|160;? «&|160;Pour ce qui est del’Affaire, nous n’aurions qu’à les mettre à côté de Brichot,dit-elle (l’universitaire étant le seul des fidèles qui avait prisle parti de l’État-Major, ce qui l’avait fait beaucoup baisser dansl’estime de Mme Verdurin). On n’est pas obligé de parleréternellement de l’affaire Dreyfus. Non, la vérité, c’est que lesCambremer m’embêtent.&|160;» Quant aux fidèles, aussi excités parle désir inavoué qu’ils avaient de connaître les Cambremer, quedupes de l’ennui affecté que Mme Verdurin disaitéprouver à les recevoir, ils reprenaient chaque jour, en causantavec elle, les vils arguments qu’elle donnait elle-même en faveurde cette invitation, tâchaient de les rendre irrésistibles.«&|160;Décidez-vous une bonne fois, répétait Cottard, et vous aurezles concessions pour le loyer, ce sont eux qui paieront lejardinier, vous aurez la jouissance du pré. Tout cela vaut bien des’ennuyer une soirée. Je n’en parle que pour vous&|160;»,ajoutait-il, bien que le cœur lui eût battu une fois que, dans lavoiture de Mme Verdurin, il avait croisé celle de lavieille Mme de Cambremer sur la route, et surtout qu’ilfût humilié pour les employés du chemin de fer, quand, à la gare,il se trouvait près du marquis. De leur côté, les Cambremer, vivantbien trop loin du mouvement mondain pour pouvoir même se douter quecertaines femmes élégantes parlaient avec quelque considération deMme Verdurin, s’imaginaient que celle-ci était unepersonne qui ne pouvait connaître que des bohèmes, n’était mêmepeut-être pas légitimement mariée, et, en fait de gens«&|160;nés&|160;», ne verrait jamais qu’eux. Ils ne s’étaientrésignés à y dîner que pour être en bons termes avec une locatairedont ils espéraient le retour pour de nombreuses saisons, surtoutdepuis qu’ils avaient, le mois précédent, appris qu’elle venaitd’hériter de tant de millions. C’est en silence et sansplaisanteries de mauvais goût qu’ils se préparaient au jour fatal.Les fidèles n’espéraient plus qu’il vînt jamais, tant de foisMme Verdurin en avait déjà fixé devant eux la date,toujours changée. Ces fausses résolutions avaient pour but, nonseulement de faire ostentation de l’ennui que lui causait ce dîner,mais de tenir en haleine les membres du petit groupe qui habitaientdans le voisinage et étaient parfois enclins à lâcher. Non que laPatronne devinât que le «&|160;grand jour&|160;» leur était aussiagréable qu’à elle-même, mais parce que, les ayant persuadés que cedîner était pour elle la plus terrible des corvées, elle pouvaitfaire appel à leur dévouement. «&|160;Vous n’allez pas me laisserseule en tête à tête avec ces Chinois-là&|160;! Il faut aucontraire que nous soyons en nombre pour supporter l’ennui.Naturellement nous ne pourrons parler de rien de ce qui nousintéresse. Ce sera un mercredi de raté, quevoulez-vous&|160;!&|160;»

– En effet, répondit Brichot, en s’adressant à moi, je crois queMme Verdurin, qui est très intelligente et apporte unegrande coquetterie à l’élaboration de ses mercredis, ne tenaitguère à recevoir ces hobereaux de grande lignée mais sans esprit.Elle n’a pu se résoudre à inviter la marquise douairière, maiss’est résignée au fils et à la belle-fille.

– Ah&|160;! nous verrons la marquise de Cambremer&|160;? ditCottard avec un sourire où il crut devoir mettre de la paillardiseet du marivaudage, bien qu’il ignorât si Mme deCambremer était jolie ou non. Mais le titre de marquise éveillaiten lui des images prestigieuses et galantes. «&|160;Ah&|160;! je laconnais, dit Ski, qui l’avait rencontrée, une fois qu’il sepromenait avec Mme Verdurin. – Vous ne la connaissez pasau sens biblique, dit, en coulant un regard louche sous sonlorgnon, le docteur, dont c’était une des plaisanteries favorites.– Elle est intelligente, me dit Ski. Naturellement, reprit-il envoyant que je ne disais rien et appuyant en souriant sur chaquemot, elle est intelligente et elle ne l’est pas, il lui manquel’instruction, elle est frivole, mais elle a l’instinct des jolieschoses. Elle se taira, mais elle ne dira jamais une bêtise. Et puiselle est d’une jolie coloration. Ce serait un portrait qui seraitamusant à peindre&|160;», ajouta-t-il en fermant à demi les yeuxcomme s’il la regardait posant devant lui. Comme je pensais tout lecontraire de ce que Ski exprimait avec tant de nuances, je mecontentai de dire qu’elle était la sœur d’un ingénieur trèsdistingué, M. Legrandin. «&|160;Hé bien, vous voyez, vous serezprésenté à une jolie femme, me dit Brichot, et on ne sait jamais cequi peut en résulter. Cléopâtre n’était même pas une grande dame,c’était la petite femme, la petite femme inconsciente et terriblede notre Meilhac, et voyez les conséquences, non seulement pour cejobard d’Antoine, mais pour le monde antique. – J’ai déjà étéprésenté à Mme de Cambremer, répondis-je. – Ah&|160;!mais alors vous allez vous trouver en pays de connaissance. – Jeserai d’autant plus heureux de la voir, répondis-je, qu’ellem’avait promis un ouvrage de l’ancien curé de Combray sur les nomsde lieux de cette région-ci, et je vais pouvoir lui rappeler sapromesse. Je m’intéresse à ce prêtre et aussi aux étymologies. – Nevous fiez pas trop à celles qu’il indique, me réponditBrichot&|160;; l’ouvrage, qui est à la Raspelière et que je me suisamusé à feuilleter, ne me dit rien qui vaille&|160;; il fourmilled’erreurs. Je vais vous en donner un exemple. Le mot Bricqentre dans la formation d’une quantité de noms de lieux de nosenvirons. Le brave ecclésiastique a eu l’idée passablementbiscornue qu’il vient de Briga, hauteur, lieu fortifié. Ille voit déjà dans les peuplades celtiques, Latobriges,Nemetobriges, etc., et le suit jusque dans les noms comme Briand,Brion, etc… Pour en revenir au pays que nous avons le plaisir detraverser en ce moment avec vous, Bricquebosc signifierait le boisde la hauteur, Bricqueville l’habitation de la hauteur, Bricquebec,où nous nous arrêterons dans un instant avant d’arriver àMaineville, la hauteur près du ruisseau. Or ce n’est pas du toutcela, pour la raison que bricq est le vieux mot norois quisignifie tout simplement&|160;: un pont. De même quefleur, que le protégé de Mme de Cambremer sedonne une peine infinie pour rattacher tantôt aux mots scandinavesfloi, flo, tantôt au mot irlandais ae etaer, est au contraire, à n’en point douter, lefiord des Danois et signifie&|160;: port. De mêmel’excellent prêtre croit que la station de Saint-Martin-le-Vêtu,qui avoisine la Raspelière, signifie Saint-Martin-le-Vieux(vetus). Il est certain que le mot de vieux ajoué un grand rôle dans la toponymie de cette région.Vieux vient généralement de vadum et signifie ungué, comme au lieu dit&|160;: les Vieux. C’est ce que les Anglaisappelaient «&|160;ford&|160;» (Oxford, Hereford). Mais, dans le casparticulier, vieux vient non pas de vetus, maisde vastatus, lieu dévasté et nu. Vous avez près d’iciSottevast, le vast de Setold&|160;; Brillevast, le vast de Berold.Je suis d’autant plus certain de l’erreur du curé, queSaint-Martin-le-Vieux s’est appelé autrefois Saint-Martin-du-Gastet même Saint-Martin-de-Terregate. Or le v et leg dans ces mots sont la même lettre. On dit&|160;:dévaster mais aussi&|160;: gâcher. Jachères et gâtines (du hautallemand wastinna) ont ce même sens&|160;: Terregate c’estdonc terra vastata. Quant à Saint-Mars, jadis (honni soitqui mal y pense) Saint-Merd, c’est Saint-Medardus, qui est tantôtSaint-Médard, Saint-Mard, Saint-Marc, Cinq-Mars, et jusqu’à Dammas.Il ne faut du reste pas oublier que, tout près d’ici, des lieux,portant ce même nom de Mars, attestent simplement une originepaïenne (le dieu Mars) restée vivace en ce pays, mais que le sainthomme se refuse à reconnaître. Les hauteurs dédiées aux dieux sonten particulier fort nombreuses, comme la montagne de Jupiter(Jeumont). Votre curé n’en veut rien voir et, en revanche, partoutoù le christianisme a laissé des traces, elles lui échappent. Il apoussé son voyage jusqu’à Loctudy, nom barbare, dit-il, alors quec’est Locus sancti Tudeni, et n’a pas davantage, dansSammarçoles, deviné Sanctus Martialis. Votre curé,continua Brichot, en voyant qu’il m’intéressait, fait venir lesmots en hon, home, holm, du mot holl (hullus),colline, alors qu’il vient du norois holm, île, que vousconnaissez bien dans Stockholm, et qui dans tout ce pays-ci est sirépandu, la Houlme. Engohomme, Tahoume, Robehomme, Néhomme,Quettehon, etc.&|160;» Ces noms me firent penser au jour oùAlbertine avait voulu aller à Amfreville-la-Bigot (du nom de deuxde ses seigneurs successifs, me dit Brichot), et où elle m’avaitensuite proposé de dîner ensemble à Robehomme. Quant à Montmartin,nous allions y passer dans un instant. «&|160;Est-ce que Néhomme,demandai-je, n’est pas près de Carquethuit et de Clitourps&|160;? –Parfaitement, Néhomme c’est le holm, l’île ou presqu’île du fameuxvicomte Nigel dont le nom est resté aussi dans Néville. Carquethuitet Clitourps, dont vous me parlez, sont, pour le protégé deMme de Cambremer, l’occasion d’autres erreurs. Sansdoute il voit bien que carque, c’est une église, laKirche des Allemands. Vous connaissez Querqueville, sansparler de Dunkerque. Car mieux vaudrait alors nous arrêter à cefameux mot de Dun qui, pour les Celtes, signifiait uneélévation. Et cela vous le retrouverez dans toute la France. Votreabbé s’hypnotisait devant Duneville repris dansl’Eure-et-Loir&|160;; il eût trouvé Châteaudun, Dun-le-Roi dans leCher&|160;; Duneau dans la Sarthe&|160;; Dun dans l’Ariège&|160;;Dune-les-Places dans la Nièvre, etc., etc. Ce Dun lui faitcommettre une curieuse erreur en ce qui concerne Doville, où nousdescendrons et où nous attendent les confortables voitures deMme Verdurin. Doville, en latin donvilla,dit-il. En effet Doville est au pied de grandes hauteurs. Votrecuré, qui sait tout, sent tout de même qu’il a fait une bévue. Il alu, en effet, dans un ancien Fouillé Domvilla. Alors il serétracte&|160;; Douville, selon lui, est un fief de l’Abbé,Domino Abbati, du mont Saint-Michel. Il s’en réjouit, cequi est assez bizarre quand on pense à la vie scandaleuse que,depuis le Capitulaire de Saint-Clair-sur-Epte, on menaitau mont Saint-Michel, et ce qui ne serait pas plus extraordinaireque de voir le roi de Danemark suzerain de toute cette côte où ilfaisait célébrer beaucoup plus le culte d’Odin que celui du Christ.D’autre part, la supposition que l’n a été changée enm ne me choque pas et exige moins d’altération que le trèscorrect Lyon qui, lui aussi, vient de Dun (Lugdunum). Maisenfin l’abbé se trompe. Douville n’a jamais été Douville, maisDoville, Eudonis Villa, le village d’Eudes. Douvilles’appelait autrefois Escalecliff, l’escalier de la pente. Vers1233, Eudes le Bouteiller, seigneur d’Escalecliff, partit pour laTerre-Sainte&|160;; au moment de partir il fit remise de l’église àl’abbaye de Blanchelande. Échange de bons procédés&|160;: levillage prit son nom, d’où actuellement Douville. Mais j’ajoute quela toponymie, où je suis d’ailleurs fort ignare, n’est pas unescience exacte&|160;; si nous n’avions ce témoignage historique,Douville pourrait fort bien venir d’Ouville, c’est-à-dire&|160;:les Eaux. Les formes en ai (Aigues-Mortes), deaqua, se changent fort souvent en eu, enou. Or il y avait tout près de Douville des eauxrenommées, Carquebut. Vous pensez que le curé était trop content detrouver là quelque trace chrétienne, encore que ce pays sembleavoir été assez difficile à évangéliser, puisqu’il a fallu que s’yreprissent successivement saint Ursal, saint Gofroi, saintBarsanore, saint Laurent de Brèvedent, lequel passa enfin la mainaux moines de Beaubec. Mais pour tuit l’auteur se trompe,il y voit une forme de toft, masure, comme dans Criquetot,Ectot, Yvetot, alors que c’est le thveit, essart,défrichement, comme dans Braquetuit, le Thuit, Regnetuit, etc. Demême, s’il reconnaît dans Clitourps le thorp normand, quiveut dire&|160;: village, il veut que la première partie du nomdérive de clivus, pente, alors qu’elle vient decliff, rocher. Mais ses plus grosses bévues viennent moinsde son ignorance que de ses préjugés. Si bon Français qu’on soit,faut-il nier l’évidence et prendre Saint-Laurent-en-Bray pour leprêtre romain si connu, alors qu’il s’agit de saint Lawrence Toot,archevêque de Dublin&|160;? Mais plus que le sentiment patriotique,le parti pris religieux de votre ami lui fait commettre des erreursgrossières. Ainsi vous avez non loin de chez nos hôtes de laRaspelière deux Montmartin, Montmartin-sur-Mer etMontmartin-en-Graignes. Pour Graignes, le bon curé n’a pas commisd’erreur, il a bien vu que Graignes, en latin Grania, engrec crêné, signifie&|160;: étangs, marais&|160;; combiende Cresmays, de Croen, de Gremeville, de Lengronne, ne pourrait-onpas citer&|160;? Mais pour Montmartin, votre prétendu linguisteveut absolument qu’il s’agisse de paroisses dédiées à saint Martin.Il s’autorise de ce que le saint est leur patron, mais ne se rendpas compte qu’il n’a été pris pour tel qu’après coup&|160;; ouplutôt il est aveuglé par sa haine du paganisme&|160;; il ne veutpas voir qu’on aurait dit Mont-Saint-Martin comme on dit le montSaint-Michel, s’il s’était agi de saint Martin, tandis que le nomde Montmartin s’applique, de façon beaucoup plus païenne, à destemples consacrés au dieu Mars, temples dont nous ne possédons pas,il est vrai, d’autres vestiges, mais que la présence incontestée,dans le voisinage, de vastes camps romains rendrait des plusvraisemblables même sans le nom de Montmartin qui tranche le doute.Vous voyez que le petit livre que vous allez trouver à laRaspelière n’est pas des mieux faits.&|160;» J’objectai qu’àCombray le curé nous avait appris souvent des étymologiesintéressantes. «&|160;Il était probablement mieux sur son terrain,le voyage en Normandie l’aura dépaysé. – Et ne l’aura pas guéri,ajoutai-je, car il était arrivé neurasthénique et est repartirhumatisant. – Ah&|160;! c’est la faute à la neurasthénie. Il esttombé de la neurasthénie dans la philologie, comme eût dit mon bonmaître Pocquelin. Dites donc, Cottard, vous semble-t-il que laneurasthénie puisse avoir une influence fâcheuse sur la philologie,la philologie une influence calmante sur la neurasthénie, et laguérison de la neurasthénie conduire au rhumatisme&|160;? –Parfaitement, le rhumatisme et la neurasthénie sont deux formesvicariantes du neuro-arthritisme. On peut passer de l’une à l’autrepar métastase. – L’éminent professeur, dit Brichot, s’exprime, Dieume pardonne, dans un français aussi mêlé de latin et de grec qu’eutpu le faire M. Purgon lui-même, de moliéresque mémoire&|160;! Àmoi, mon oncle, je veux dire notre Sarcey national… &|160;» Mais ilne put achever sa phrase. Le professeur venait de sursauter et depousser un hurlement&|160;: «&|160;Nom de d’là, s’écria-t-il enpassant enfin au langage articulé, nous avons passé Maineville(hé&|160;! hé&|160;!) et même Renneville.&|160;» Il venait de voirque le train s’arrêtait à Saint-Mars-le-Vieux, où presque tous lesvoyageurs descendaient. «&|160;Ils n’ont pas dû pourtant brûlerl’arrêt. Nous n’aurons pas fait attention en parlant des Cambremer.– Écoutez-moi, Ski, attendez, je vais vous dire «&|160;une bonnechose&|160;», dit Cottard qui avait pris en affection cetteexpression usitée dans certains milieux médicaux. La princesse doitêtre dans le train, elle ne nous aura pas vus et sera montée dansun autre compartiment. Allons à sa recherche. Pourvu que tout celan’aille pas amener de grabuge&|160;!&|160;» Et il nous emmena tousà la recherche de la princesse Sherbatoff. Il la trouva dans lecoin d’un wagon vide, en train de lire la Revue desDeux-Mondes. Elle avait pris depuis de longues années, parpeur des rebuffades, l’habitude de se tenir à sa place, de resterdans son coin, dans la vie comme dans le train, et d’attendre pourdonner la main qu’on lui eût dit bonjour. Elle continua à lirequand les fidèles entrèrent dans son wagon. Je la reconnusaussitôt&|160;; cette femme, qui pouvait avoir perdu sa situationmais n’en était pas moins d’une grande naissance, qui en tout casétait la perle d’un salon comme celui des Verdurin, c’était la dameque, dans le même train, j’avais cru, l’avant-veille, pouvoir êtreune tenancière de maison publique. Sa personnalité sociale, siincertaine, me devint claire aussitôt quand je sus son nom, commequand, après avoir peiné sur une devinette, on apprend enfin le motqui rend clair tout ce qui était resté obscur et qui, pour lespersonnes, est le nom. Apprendre le surlendemain quelle était lapersonne à côté de qui on a voyagé dans le train sans parvenir àtrouver son rang social est une surprise beaucoup plus amusante quede lire dans la livraison nouvelle d’une revue le mot de l’énigmeproposée dans la précédente livraison. Les grands restaurants, lescasinos, les «&|160;tortillards&|160;» sont le musée des famillesde ces énigmes sociales. «&|160;Princesse, nous vous aurons manquéeà Maineville&|160;! Vous permettez que nous prenions place dansvotre compartiment&|160;? – Mais comment donc&|160;», fit laprincesse qui, en entendant Cottard lui parler, leva seulementalors de sur sa revue des yeux qui, comme ceux de M. de Charlus,quoique plus doux, voyaient très bien les personnes de la présencede qui elle faisait semblant de ne pas s’apercevoir. Cottard,réfléchissant à ce que le fait d’être invité avec les Cambremerétait pour moi une recommandation suffisante, prit, au bout d’unmoment, la décision de me présenter à la princesse, laquelles’inclina avec une grande politesse, mais eut l’air d’entendre monnom pour la première fois. «&|160;Cré nom, s’écria le docteur, mafemme a oublié de faire changer les boutons de mon gilet blanc.Ah&|160;! les femmes, ça ne pense à rien. Ne vous mariez jamais,voyez-vous&|160;», me dit-il. Et comme c’était une desplaisanteries qu’il jugeait convenables quand on n’avait rien àdire, il regarda du coin de l’œil la princesse et les autresfidèles, qui, parce qu’il était professeur et académicien,sourirent en admirant sa bonne humeur et son absence de morgue. Laprincesse nous apprit que le jeune violoniste était retrouvé. Ilavait gardé le lit la veille à cause d’une migraine, mais viendraitce soir et amènerait un vieil ami de son père qu’il avait retrouvéà Doncières. Elle l’avait su par Mme Verdurin avec quielle avait déjeuné le matin, nous dit-elle d’une voix rapide où leroulement des r, de l’accent russe, était doucementmarmonné au fond de la gorge, comme si c’étaient non des rmais des l. «&|160;Ah&|160;! vous avez déjeuné ce matinavec elle, dit Cottard à la princesse&|160;; mais en me regardant,car ces paroles avaient pour but de me montrer combien la princesseétait intime avec la Patronne. Vous êtes une fidèle, vous&|160;! –Oui, j’aime ce petit celcle intelligent, agléable, pas méchant,tout simple, pas snob et où on a de l’esplit jusqu’au bout desongles. – Nom d’une pipe, j’ai dû perdre mon billet, je ne leretrouve pas&|160;», s’écria Cottard sans s’inquiéter d’ailleursoutre mesure. Il savait qu’à Douville, où deux landaus allaientnous attendre, l’employé le laisserait passer sans billet et nes’en découvrirait que plus bas afin de donner par ce salutl’explication de son indulgence, à savoir qu’il avait bien reconnuen Cottard un habitué des Verdurin. «&|160;On ne me mettra pas à lasalle de police pour cela, conclut le docteur. – Vous disiez,Monsieur, demandai-je à Brichot, qu’il y avait près d’ici des eauxrenommées&|160;; comment le sait-on&|160;? – Le nom de la stationsuivante l’atteste entre bien d’autres témoignages. Elle s’appelleFervaches. – Je ne complends pas ce qu’il veut dil&|160;», grommelala princesse, d’un ton dont elle m’aurait dit pargentillesse&|160;: «&|160;Il nous embête, n’est-cepas&|160;?&|160;» «&|160;Mais, princesse, Fervaches veut dire, eauxchaudes, fervidae aquae… Mais à propos du jeunevioloniste, continua Brichot, j’oubliais, Cottard, de vous parlerde la grande nouvelle. Saviez-vous que notre pauvre ami Dechambre,l’ancien pianiste favori de Mme Verdurin, vient demourir&|160;? C’est effrayant. – Il était encore jeune, réponditCottard, mais il devait faire quelque chose du côté du foie, ildevait avoir quelque saleté de ce côté, il avait une fichue têtedepuis quelque temps. – Mais il n’était pas si jeune, ditBrichot&|160;; du temps où Elstir et Swann allaient chezMme Verdurin, Dechambre était déjà une notoriétéparisienne, et, chose admirable, sans avoir reçu à l’étranger lebaptême du succès. Ah&|160;! il n’était pas un adepte de l’Évangileselon saint Barnum, celui-là. – Vous confondez, il ne pouvait allerchez Mme Verdurin à ce moment-là, il était encore ennourrice. – Mais, à moins que ma vieille mémoire ne soit infidèle,il me semblait que Dechambre jouait la sonate de Vinteuil pourSwann quand ce cercleux, en rupture d’aristocratie, ne se doutaitguère qu’il serait un jour le prince consort embourgeoisé de notreOdette nationale. – C’est impossible, la sonate de Vinteuil a étéjouée chez Mme Verdurin longtemps après que Swann n’yallait plus&|160;», dit le docteur qui, comme les gens quitravaillent beaucoup et croient retenir beaucoup de choses qu’ilsse figurent être utiles, en oublient beaucoup d’autres, ce qui leurpermet de s’extasier devant la mémoire de gens qui n’ont rien àfaire. «&|160;Vous faites tort à vos connaissances, vous n’êtespourtant pas ramolli&|160;», dit en souriant le docteur. Brichotconvint de son erreur. Le train s’arrêta. C’était la Sogne. Ce nomm’intriguait. «&|160;Comme j’aimerais savoir ce que veulent diretous ces noms, dis-je à Cottard. – Mais demandez à M. Brichot, ille sait peut-être. – Mais la Sogne, c’est la Cicogne,Siconia&|160;», répondit Brichot que je brûlaisd’interroger sur bien d’autres noms.

Oubliant qu’elle tenait à son «&|160;coin&|160;», MmeSherbatoff m’offrit aimablement de changer de place avec moi pourque je pusse mieux causer avec Brichot à qui je voulais demanderd’autres étymologies qui m’intéressaient, et elle assura qu’il luiétait indifférent de voyager en avant, en arrière, debout, etc…Elle restait sur la défensive tant qu’elle ignorait les intentionsdes nouveaux venus, mais quand elle avait reconnu que celles-ciétaient aimables, elle cherchait de toutes manières à faire plaisirà chacun. Enfin le train s’arrêta à la station de Doville-Féterne,laquelle étant située à peu près à égale distance du village deFéterne et de celui de Doville, portait, à cause de cetteparticularité, leurs deux noms. «&|160;Saperlipopette, s’écria ledocteur Cottard, quand nous fûmes devant la barrière où on prenaitles billets et feignant seulement de s’en apercevoir, je ne peuxpas retrouver mon ticket, j’ai dû le perdre.&|160;» Mais l’employé,ôtant sa casquette, assura que cela ne faisait rien et souritrespectueusement. La princesse (donnant des explications au cocher,comme eût fait une espèce de dame d’honneur de MmeVerdurin, laquelle, à cause des Cambremer, n’avait pu venir à lagare, ce qu’elle faisait du reste rarement) me prit, ainsi queBrichot, avec elle dans une des voitures. Dans l’autre montèrent ledocteur, Saniette et Ski.

Le cocher, bien que tout jeune, était le premier cocher desVerdurin, le seul qui fût vraiment cocher en titre&|160;; il leurfaisait faire, dans le jour, toutes leurs promenades car ilconnaissait tous les chemins, et le soir allait chercher etreconduire ensuite les fidèles. Il était accompagné d’extras (qu’ilchoisissait) en cas de nécessité. C’était un excellent garçon,sobre et adroit, mais avec une de ces figures mélancoliques où leregard, trop fixe, signifie qu’on se fait pour un rien de la bile,même des idées noires. Mais il était en ce moment fort heureux caril avait réussi à placer son frère, autre excellente pâte d’homme,chez les Verdurin. Nous traversâmes d’abord Doville. Des mamelonsherbus y descendaient jusqu’à la mer en amples pâtés auxquels lasaturation de l’humidité et du sel donnent une épaisseur, unmœlleux, une vivacité de tons extrêmes. Les îlots et les découpuresde Rivebelle, beaucoup plus rapprochés ici qu’à Balbec, donnaient àcette partie de la mer l’aspect nouveau pour moi d’un plan enrelief. Nous passâmes devant de petits chalets loués presque touspar des peintres&|160;; nous prîmes un sentier où des vaches enliberté, aussi effrayées que nos chevaux, nous barrèrent dixminutes le passage, et nous nous engageâmes dans la route de lacorniche. «&|160;Mais, par les dieux immortels, demanda tout à coupBrichot, revenons à ce pauvre Dechambre&|160;; croyez-vous queMme Verdurin sache&|160;? Lui a-t-ondit&|160;?&|160;» Mme Verdurin, comme presquetous les gens du monde, justement parce qu’elle avait besoin de lasociété des autres, ne pensait plus un seul jour à eux aprèsqu’étant morts, ils ne pouvaient plus venir aux mercredis, ni auxsamedis, ni dîner en robe de chambre. Et on ne pouvait pas dire dupetit clan, image en cela de tous les salons, qu’il se composait deplus de morts que de vivants, vu que, dès qu’on était mort, c’étaitcomme si on n’avait jamais existé. Mais pour éviter l’ennui d’avoirà parler des défunts, voire de suspendre les dîners, choseimpossible à la Patronne, à cause d’un deuil, M. Verdurin feignaitque la mort des fidèles affectât tellement sa femme que, dansl’intérêt de sa santé, il ne fallait pas en parler. D’ailleurs, etpeut-être justement parce que la mort des autres lui semblait unaccident si définitif et si vulgaire, la pensée de la sienne proprelui faisait horreur et il fuyait toute réflexion pouvant s’yrapporter. Quant à Brichot, comme il était très brave homme etparfaitement dupe de ce que M. Verdurin disait de sa femme, ilredoutait pour son amie les émotions d’un pareil chagrin.«&|160;Oui, elle sait tout depuis ce matin, dit laprincesse, on n’a pas pu lui cacher. – Ah&|160;! milletonnerres de Zeus, s’écria Brichot, ah&|160;! ça a dû être un coupterrible, un ami de vingt-cinq ans&|160;! En voilà un qui était desnôtres&|160;! – Évidemment, évidemment, que voulez-vous, ditCottard. Ce sont des circonstances toujours pénibles&|160;; maisMme Verdurin est une femme forte, c’est une cérébraleencore plus qu’une émotive. – Je ne suis pas tout à fait de l’avisdu docteur, dit la princesse, à qui décidément son parler rapide,son accent murmuré, donnait l’air à la fois boudeur et mutin.Mme Verdurin, sous une apparence froide, cache destrésors de sensibilité. M. Verdurin m’a dit qu’il avait eu beaucoupde peine à l’empêcher d’aller à Paris pour la cérémonie&|160;; il aété obligé de lui faire croire que tout se ferait à la campagne. –Ah&|160;! diable, elle voulait aller à Paris. Mais je sais bien quec’est une femme de cœur, peut-être de trop de cœur même. PauvreDechambre&|160;! Comme le disait Mme Verdurin il n’y apas deux mois&|160;: «&|160;À côté de lui Planté, Paderewski,Risler même, rien ne tient.&|160;» Ah&|160;! il a pu dire plusjustement que ce m’as-tu vu de Néron, qui a trouvé le moyen derouler la science allemande elle-même&|160;: «&|160;Qualisartifex pereo&|160;!&|160;» Mais lui, du moins, Dechambre, adû mourir dans l’accomplissement du sacerdoce, en odeur de dévotionbeethovenienne&|160;; et bravement, je n’en doute pas&|160;; enbonne justice, cet officiant de la musique allemande aurait méritéde trépasser en célébrant la messe en ré. Mais il était,au demeurant, homme à accueillir la camarde avec un trille, car cetexécutant de génie retrouvait parfois, dans son ascendance deChampenois parisianisé, des crâneries et des élégances degarde-française.&|160;»

De la hauteur où nous étions déjà, la mer n’apparaissait plus,ainsi que de Balbec, pareille aux ondulations de montagnessoulevées, mais, au contraire, comme apparaît d’un pic, ou d’uneroute qui contourne la montagne, un glacier bleuâtre, ou une plaineéblouissante, situés à une moindre altitude. Le déchiquetage desremous y semblait immobilisé et avoir dessiné pour toujours leurscercles concentriques&|160;; l’émail même de la mer, qui changeaitinsensiblement de couleur, prenait vers le fond de la baie, où secreusait un estuaire, la blancheur bleue d’un lait où de petitsbacs noirs qui n’avançaient pas semblaient empêtrés comme desmouches. Il ne me semblait pas qu’on pût découvrir de nulle part untableau plus vaste. Mais à chaque tournant une partie nouvelle s’yajoutait, et quand nous arrivâmes à l’octroi de Doville, l’éperonde falaise qui nous avait caché jusque-là une moitié de la baierentra, et je vis tout à coup à ma gauche un golfe aussi profondque celui que j’avais eu jusque-là devant moi, mais dont ilchangeait les proportions et doublait la beauté. L’air à ce pointsi élevé devenait d’une vivacité et d’une pureté qui m’enivraient.J’aimais les Verdurin&|160;; qu’ils nous eussent envoyé une voitureme semblait d’une bonté attendrissante. J’aurais voulu embrasser laprincesse. Je lui dis que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau.Elle fit profession d’aimer aussi ce pays plus que tout autre. Maisje sentais bien que, pour elle comme pour les Verdurin, la grandeaffaire était non de le contempler en touristes, mais d’y faire debons repas, d’y recevoir une société qui leur plaisait, d’y écriredes lettres, d’y lire, bref d’y vivre, laissant passivement sabeauté les baigner plutôt qu’ils n’en faisaient l’objet de leurpréoccupation.

De l’octroi, la voiture s’étant arrêtée pour un instant à unetelle hauteur au-dessus de la mer que, comme d’un sommet, la vue dugouffre bleuâtre donnait presque le vertige, j’ouvris lecarreau&|160;; le bruit distinctement perçu de chaque flot qui sebrisait avait, dans sa douceur et dans sa netteté, quelque chose desublime. N’était-il pas comme un indice de mensuration qui,renversant nos impressions habituelles, nous montre que lesdistances verticales peuvent être assimilées aux distanceshorizontales, au contraire de la représentation que notre esprits’en fait d’habitude&|160;; et que, rapprochant ainsi de nous leciel, elles ne sont pas grandes&|160;; qu’elles sont même moinsgrandes pour un bruit qui les franchit, comme faisait celui de cespetits flots, car le milieu qu’il a à traverser est plus pur&|160;?Et, en effet, si on reculait seulement de deux mètres en arrière del’octroi, on ne distinguait plus ce bruit de vagues auquel deuxcents mètres de falaise n’avaient pas enlevé sa délicate,minutieuse et douce précision. Je me disais que ma grand’mèreaurait eu pour lui cette admiration que lui inspiraient toutes lesmanifestations de la nature ou de l’art dans la simplicitédesquelles on lit la grandeur. Mon exaltation était à son comble etsoulevait tout ce qui m’entourait. J’étais attendri que lesVerdurin nous eussent envoyé chercher à la gare. Je le dis à laprincesse, qui parut trouver que j’exagérais beaucoup une si simplepolitesse. Je sais qu’elle avoua plus tard à Cottard qu’elle metrouvait bien enthousiaste&|160;; il lui répondit que j’étais tropémotif et que j’aurais eu besoin de calmants et de faire du tricot.Je faisais remarquer à la princesse chaque arbre, chaque petitemaison croulant sous ses roses, je lui faisais tout admirer,j’aurais voulu la serrer elle-même contre mon cœur. Elle me ditqu’elle voyait que j’étais doué pour la peinture, que je devraisdessiner, qu’elle était surprise qu’on ne me l’eût pas encore dit.Et elle confessa qu’en effet ce pays était pittoresque. Noustraversâmes, perché sur la hauteur, le petit villaged’Englesqueville (Engleberti Villa), nous dit Brichot.«&|160;Mais êtes-vous bien sûr que le dîner de ce soir a lieu,malgré la mort de Dechambre, princesse&|160;? ajouta-t-il sansréfléchir que la venue à la gare des voitures dans lesquelles nousétions était déjà une réponse. – Oui, dit la princesse, M. Verdurina tenu à ce qu’il ne soit pas remis, justement pour empêcher safemme de «&|160;penser&|160;». Et puis, après tant d’années qu’ellen’a jamais manqué de recevoir un mercredi, ce changement dans seshabitudes aurait pu l’impressionner. Elle est très nerveuse cestemps-ci. M. Verdurin était particulièrement heureux que vousveniez dîner ce soir parce qu’il savait que ce serait une grandedistraction pour Mme Verdurin, dit la princesse,oubliant sa feinte de ne pas avoir entendu parler de moi. Je croisque vous ferez bien de ne parler de rien devantMme Verdurin, ajouta la princesse. – Ah&|160;! vousfaites bien de me le dire, répondit naïvement Brichot. Jetransmettrai la recommandation à Cottard.&|160;» La voitures’arrêta un instant. Elle repartit, mais le bruit que faisaient lesroues dans le village avait cessé. Nous étions entrés dans l’alléed’honneur de la Raspelière où M. Verdurin nous attendait au perron.«&|160;J’ai bien fait de mettre un smoking, dit-il, en constatantavec plaisir que les fidèles avaient le leur, puisque j’ai deshommes si chics.&|160;» Et comme je m’excusais de mon veston&|160;:«&|160;Mais, voyons, c’est parfait. Ici ce sont des dîners decamarades. Je vous offrirais bien de vous prêter un des messmokings mais il ne vous irait pas.&|160;» Le shake handplein d’émotion que, en pénétrant dans le vestibule de laRaspelière, et en manière de condoléances pour la mort du pianiste,Brichot donna au Patron ne provoqua de la part de celui-ci aucuncommentaire. Je lui dis mon admiration pour ce pays.«&|160;Ah&|160;! tant mieux, et vous n’avez rien vu, nous vous lemontrerons. Pourquoi ne viendriez-vous pas habiter quelquessemaines ici&|160;? l’air est excellent.&|160;» Brichot craignaitque sa poignée de mains n’eût pas été comprise. «&|160;Hébien&|160;! ce pauvre Dechambre&|160;! dit-il, mais à mi-voix, dansla crainte que Mme Verdurin ne fût pas loin. – C’estaffreux, répondit allègrement M. Verdurin. – Si jeune&|160;»,reprit Brichot. Agacé de s’attarder à ces inutilités, M. Verdurinrépliqua d’un ton pressé et avec un gémissement suraigu, non dechagrin, mais d’impatience irritée&|160;: «&|160;Hé bien oui, maisqu’est-ce que vous voulez, nous n’y pouvons rien, ce ne sont pasnos paroles qui le ressusciteront, n’est-ce pas&|160;?&|160;» Et ladouceur lui revenant avec la jovialité&|160;: «&|160;Allons, monbrave Brichot, posez vite vos affaires. Nous avons unebouillabaisse qui n’attend pas. Surtout, au nom du ciel, n’allezpas parler de Dechambre à Mme Verdurin&|160;! Vous savezqu’elle cache beaucoup ce qu’elle ressent, mais elle a unevéritable maladie de la sensibilité. Non, mais je vous jure, quandelle a appris que Dechambre était mort, elle a presquepleuré&|160;», dit M. Verdurin d’un ton profondément ironique. Àl’entendre on aurait dit qu’il fallait une espèce de démence pourregretter un ami de trente ans, et d’autre part on devinait quel’union perpétuelle de M. Verdurin avec sa femme n’allait pas, dela part de celui-ci, sans qu’il la jugeât toujours et qu’ellel’agaçât souvent. «&|160;Si vous lui en parlez elle va encore serendre malade. C’est déplorable, trois semaines après sa bronchite.Dans ces cas-là, c’est moi qui suis le garde-malade. Vous comprenezque je sors d’en prendre. Affligez-vous sur le sort de Dechambredans votre cœur tant que vous voudrez. Pensez-y, mais n’en parlezpas. J’aimais bien Dechambre, mais vous ne pouvez pas m’en vouloird’aimer encore plus ma femme. Tenez, voilà Cottard, vous allezpouvoir lui demander.&|160;» Et en effet, il savait qu’un médecinde la famille sait rendre bien des petits services, comme deprescrire par exemple qu’il ne faut pas avoir de chagrin.

Cottard, docile, avait dit à la Patronne&|160;:«&|160;Bouleversez-vous comme ça et vous me ferez demain39 de fièvre&|160;», comme il aurait dit à la cuisinière&|160;:«&|160;Vous me ferez demain du ris de veau.&|160;» La médecine,faute de guérir, s’occupe à changer le sens des verbes et despronoms.

M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette, malgré lesrebuffades que celui-ci avait essuyées l’avant-veille, n’avait pasdéserté le petit noyau. En effet, Mme Verdurin et sonmari avaient contracté dans l’oisiveté des instincts cruels à quiles grandes circonstances, trop rares, ne suffisaient plus. Onavait bien pu brouiller Odette avec Swann, Brichot avec samaîtresse. On recommencerait avec d’autres, c’était entendu. Maisl’occasion ne s’en présentait pas tous les jours. Tandis que, grâceà sa sensibilité frémissante, à sa timidité craintive et viteaffolée, Saniette leur offrait un souffre-douleur quotidien. Aussi,de peur qu’il lâchât, avait-on soin de l’inviter avec des parolesaimables et persuasives comme en ont au lycée les vétérans, aurégiment les anciens pour un bleu qu’on veut amadouer afin depouvoir s’en saisir, à seules fins alors de le chatouiller et delui faire des brimades quand il ne pourra plus s’échapper.«&|160;Surtout, rappela Cottard à Brichot qui n’avait pas entenduM. Verdurin, motus devant Mme Verdurin. – Soyezsans crainte, ô Cottard, vous avez affaire à un sage, comme ditThéocrite. D’ailleurs M. Verdurin a raison, à quoi servent nosplaintes, ajouta-t-il, car, capable d’assimiler des formes verbaleset les idées qu’elles amenaient en lui, mais n’ayant pas definesse, il avait admiré dans les paroles de M. Verdurin le pluscourageux stoïcisme. N’importe, c’est un grand talent quidisparaît. – Comment, vous parlez encore de Dechambre&|160;? dit M.Verdurin qui nous avait précédés et qui, voyant que nous ne lesuivions pas, était revenu en arrière. Écoutez, dit-il à Brichot,il ne faut d’exagération en rien. Ce n’est pas une raison parcequ’il est mort pour en faire un génie qu’il n’était pas. Il jouaitbien, c’est entendu, il était surtout bien encadré ici&|160;;transplanté, il n’existait plus. Ma femme s’en était engouée etavait fait sa réputation. Vous savez comme elle est. Je dirai plus,dans l’intérêt même de sa réputation il est mort au bon moment, àpoint, comme les demoiselles de Caen, grillées selon les recettesincomparables de Pampille, vont l’être, j’espère (à moins que vousne vous éternisiez par vos jérémiades dans cette kasbah ouverte àtous les vents). Vous ne voulez tout de même pas nous faire crevertous parce que Dechambre est mort et quand, depuis un an, il étaitobligé de faire des gammes avant de donner un concert, pourretrouver momentanément, bien momentanément, sa souplesse. Dureste, vous allez entendre ce soir, ou du moins rencontrer, car cemâtin-là délaisse trop souvent après dîner l’art pour les cartes,quelqu’un qui est un autre artiste que Dechambre, un petit que mafemme a découvert (comme elle avait découvert Dechambre, etPaderewski et le reste)&|160;: Morel. Il n’est pas encore arrivé,ce bougre-là. Je vais être obligé d’envoyer une voiture au derniertrain. Il vient avec un vieil ami de sa famille qu’il a retrouvé etqui l’embête à crever, mais sans qui il aurait été obligé, pour nepas avoir de plaintes de son père, de rester sans cela à Doncièresà lui tenir compagnie&|160;: le baron de Charlus.&|160;» Lesfidèles entrèrent. M. Verdurin, resté en arrière avec moi pendantque j’ôtais mes affaires, me prit le bras en plaisantant, commefait à un dîner un maître de maison qui n’a pas d’invitée à vousdonner à conduire. «&|160;Vous avez fait bon voyage&|160;? – Oui,M. Brichot m’a appris des choses qui m’ont beaucoupintéressé&|160;», dis-je en pensant aux étymologies et parce quej’avais entendu dire que les Verdurin admiraient beaucoup Brichot.«&|160;Cela m’aurait étonné qu’il ne vous eût rien appris, me ditM. Verdurin, c’est un homme si effacé, qui parle si peu des chosesqu’il sait.&|160;» Ce compliment ne me parut pas très juste.«&|160;Il a l’air charmant, dis-je. – Exquis, délicieux, pas pionpour un sou, fantaisiste, léger, ma femme l’adore, moiaussi&|160;!&|160;» répondit M. Verdurin sur un ton d’exagérationet de réciter une leçon. Alors seulement je compris que ce qu’ilm’avait dit de Brichot était ironique. Et je me demandai si M.Verdurin, depuis le temps lointain dont j’avais entendu parler,n’avait pas secoué la tutelle de sa femme.

Le sculpteur fut très étonné d’apprendre que les Verdurinconsentaient à recevoir M. de Charlus. Alors que dans le faubourgSaint-Germain, où M. de Charlus était si connu, on ne parlaitjamais de ses mœurs (ignorées du plus grand nombre, objet de doutepour d’autres, qui croyaient plutôt à des amitiés exaltées, maisplatoniques, à des imprudences, et enfin soigneusement dissimuléespar les seuls renseignés, qui haussaient les épaules quand quelquemalveillante Gallardon risquait une insinuation), ces mœurs,connues à peine de quelques intimes, étaient au contrairejournellement décriées loin du milieu où il vivait, comme certainscoups de canon qu’on n’entend qu’après l’interférence d’une zonesilencieuse. D’ailleurs dans ces milieux bourgeois et artistes oùil passait pour l’incarnation même de l’inversion, sa grandesituation mondaine, sa haute origine, étaient entièrement ignorées,par un phénomène analogue à celui qui, dans le peuple roumain, faitque le nom de Ronsard est connu comme celui d’un grand seigneur,tandis que son œuvre poétique y est inconnue. Bien plus, lanoblesse de Ronsard repose en Roumanie sur une erreur. De même, sidans le monde des peintres, des comédiens, M. de Charlus avait simauvaise réputation, cela tenait à ce qu’on le confondait avec uncomte Leblois de Charlus, qui n’avait même pas la moindre parentéavec lui, ou extrêmement lointaine, et qui avait été arrêté,peut-être par erreur, dans une descente de police restée fameuse.En somme, toutes les histoires qu’on racontait sur M. de Charluss’appliquaient au faux. Beaucoup de professionnels juraient avoireu des relations avec M. de Charlus et étaient de bonne foi,croyant que le faux Charlus était le vrai, et le faux peut-êtrefavorisant, moitié par ostentation de noblesse, moitié pardissimulation de vice, une confusion qui, pour le vrai (le baronque nous connaissons), fut longtemps préjudiciable, et ensuite,quand il eut glissé sur sa pente, devint commode, car à lui aussielle permit de dire&|160;: «&|160;Ce n’est pas moi.&|160;»Actuellement, en effet, ce n’était pas de lui qu’on parlait. Enfin,ce qui ajoutait, à la fausseté des commentaires d’un fait vrai (lesgoûts du baron), il avait été l’ami intime et parfaitement pur d’unauteur qui, dans le monde des théâtres, avait, on ne sait pourquoi,cette réputation et ne la méritait nullement. Quand on lesapercevait à une première ensemble, on disait&|160;: «&|160;Voussavez&|160;», de même qu’on croyait que la duchesse de Guermantesavait des relations immorales avec la princesse de Parme&|160;;légende indestructible, car elle ne se serait évanouie qu’à uneproximité de ces deux grandes dames où les gens qui la répétaientn’atteindraient vraisemblablement jamais qu’en les lorgnant authéâtre et en les calomniant auprès du titulaire du fauteuilvoisin. Des mœurs de M. de Charlus le sculpteur concluait, avecd’autant moins d’hésitation, que la situation mondaine du barondevait être aussi mauvaise, qu’il ne possédait sur la famille àlaquelle appartenait M. de Charlus, sur son titre, sur son nom,aucune espèce de renseignement. De même que Cottard croyait quetout le monde sait que le titre de docteur en médecine n’est rien,celui d’interne des hôpitaux quelque chose, les gens du monde setrompent en se figurant que tout le monde possède sur l’importancesociale de leur nom les mêmes notions qu’eux-mêmes et les personnesde leur milieu.

Le prince d’Agrigente passait pour un «&|160;rasta&|160;» auxyeux d’un chasseur de cercle à qui il devait vingt-cinq louis, etne reprenait son importance que dans le faubourg Saint-Germain oùil avait trois sœurs duchesses, car ce ne sont pas sur les gensmodestes, aux yeux de qui il compte peu, mais sur les gensbrillants, au courant de ce qu’il est, que fait quelque effet legrand seigneur. M. de Charlus allait, du reste, pouvoir se rendrecompte, dès le soir même, que le Patron avait sur les plusillustres familles ducales des notions peu approfondies. Persuadéque les Verdurin allaient faire un pas de clerc en laissants’introduire dans leur salon si «&|160;select&|160;» un individutaré, le sculpteur crut devoir prendre à part la Patronne.«&|160;Vous faites entièrement erreur, d’ailleurs je ne croisjamais ces choses-là, et puis, quand ce serait vrai, je vous diraique ce ne serait pas très compromettant pour moi&|160;!&|160;» luirépondit Mme Verdurin, furieuse, car, Morel étant leprincipal élément des mercredis, elle tenait avant tout à ne pas lemécontenter. Quant à Cottard il ne put donner d’avis, car il avaitdemandé à monter un instant «&|160;faire une petitecommission&|160;» dans le «&|160;buen retiro&|160;» et à écrireensuite dans la chambre de M. Verdurin une lettre très pressée pourun malade.

Un grand éditeur de Paris venu en visite, et qui avait penséqu’on le retiendrait, s’en alla brutalement, avec rapidité,comprenant qu’il n’était pas assez élégant pour le petit clan.C’était un homme grand et fort, très brun, studieux, avec quelquechose de tranchant. Il avait l’air d’un couteau à papier enébène.

Mme Verdurin qui, pour nous recevoir dans son immensesalon, où des trophées de graminées, de coquelicots, de fleurs deschamps, cueillis le jour même, alternaient avec le même motif peinten camaïeu, deux siècles auparavant, par un artiste d’un goûtexquis, s’était levée un instant d’une partie qu’elle faisait avecun vieil ami, nous demanda la permission de la finir en deuxminutes et tout en causant avec nous. D’ailleurs, ce que je lui disde mes impressions ne lui fut qu’à demi agréable. D’abord j’étaisscandalisé de voir qu’elle et son mari rentraient tous les jourslongtemps avant l’heure de ces couchers de soleil qui passaientpour si beaux, vus de cette falaise, plus encore de la terrasse dela Raspelière, et pour lesquels j’aurais fait des lieues.«&|160;Oui, c’est incomparable, dit légèrement MmeVerdurin en jetant un coup d’œil sur les immenses croisées quifaisaient porte vitrée. Nous avons beau voir cela tout le temps,nous ne nous en lassons pas&|160;», et elle ramena ses regards versses cartes. Or, mon enthousiasme même me rendait exigeant. Je meplaignais de ne pas voir du salon les rochers de Darnetal qu’Elstirm’avait dit adorables à ce moment où ils réfractaient tant decouleurs. «&|160;Ah&|160;! vous ne pouvez pas les voir d’ici, ilfaudrait aller au bout du parc, à la «&|160;Vue de la baie&|160;».Du banc qui est là-bas vous embrassez tout le panorama. Mais vousne pouvez pas y aller tout seul, vous vous perdriez. Je vais vous yconduire, si vous voulez, ajouta-t-elle mollement. – Mais non,voyons, tu n’as pas assez des douleurs que tu as prises l’autrejour, tu veux en prendre de nouvelles. Il reviendra, il verra lavue de la baie une autre fois.&|160;» Je n’insistai pas, et jecompris qu’il suffisait aux Verdurin de savoir que ce soleilcouchant était, jusque dans leur salon ou dans leur salle à manger,comme une magnifique peinture, comme un précieux émail japonais,justifiant le prix élevé auquel ils louaient la Raspelière toutemeublée, mais vers lequel ils levaient rarement les yeux&|160;;leur grande affaire ici était de vivre agréablement, de sepromener, de bien manger, de causer, de recevoir d’agréables amis àqui ils faisaient faire d’amusantes parties de billard, de bonsrepas, de joyeux goûters. Je vis cependant plus tard avec quelleintelligence ils avaient appris à connaître ce pays, faisant faireà leurs hôtes des promenades aussi «&|160;inédites&|160;» que lamusique qu’ils leur faisaient écouter. Le rôle que les fleurs de laRaspelière, les chemins le long de la mer, les vieilles maisons,les églises inconnues, jouaient dans la vie de M. Verdurin était sigrand, que ceux qui ne le voyaient qu’à Paris et qui, eux,remplaçaient la vie au bord de la mer et à la campagne par desluxes citadins, pouvaient à peine comprendre l’idée que lui-même sefaisait de sa propre vie, et l’importance que ses joies luidonnaient à ses propres yeux. Cette importance était encore accruedu fait que les Verdurin étaient persuadés que la Raspelière,qu’ils comptaient acheter, était une propriété unique au monde.Cette supériorité que leur amour-propre leur faisait attribuer à laRaspelière justifia à leurs yeux mon enthousiasme qui, sans cela,les eût agacés un peu, à cause des déceptions qu’il comportait(comme celles que l’audition de la Berma m’avait jadis causées) etdont je leur faisais l’aveu sincère.

«&|160;J’entends la voiture qui revient&|160;», murmura tout àcoup la Patronne. Disons en un mot que Mme Verdurin, endehors même des changements inévitables de l’âge, ne ressemblaitplus à ce qu’elle était au temps où Swann et Odette écoutaient chezelle la petite phrase. Même quand on la jouait, elle n’était plusobligée à l’air exténué d’admiration qu’elle prenait autrefois, carcelui-ci était devenu sa figure. Sous l’action des innombrablesnévralgies que la musique de Bach, de Wagner, de Vinteuil, deDebussy lui avait occasionnées, le front de Mme Verdurinavait pris des proportions énormes, comme les membres qu’unrhumatisme finit par déformer. Ses tempes, pareilles à deux bellessphères brûlantes, endolories et laiteuses, où roule immortellementl’Harmonie, rejetaient, de chaque côté, des mèches argentées, etproclamaient, pour le compte de la Patronne, sans que celle-ci eûtbesoin de parler&|160;: «&|160;Je sais ce qui m’attend cesoir.&|160;» Ses traits ne prenaient plus la peine de formulersuccessivement des impressions esthétiques trop fortes, car ilsétaient eux-mêmes comme leur expression permanente dans un visageravagé et superbe. Cette attitude de résignation aux souffrancestoujours prochaines infligées par le Beau, et du courage qu’il yavait eu à mettre une robe quand on relevait à peine de la dernièresonate, faisait que Mme Verdurin, même pour écouter laplus cruelle musique, gardait un visage dédaigneusement impassibleet se cachait même pour avaler les deux cuillerées d’aspirine.

«&|160;Ah&|160;! oui, les voici&|160;», s’écria M. Verdurin avecsoulagement en voyant la porte s’ouvrir sur Morel suivi de M. deCharlus. Celui-ci, pour qui dîner chez les Verdurin n’étaitnullement aller dans le monde, mais dans un mauvais lieu, étaitintimidé comme un collégien qui entre pour la première fois dansune maison publique et a mille respects pour la patronne. Aussi ledésir habituel qu’avait M. de Charlus de paraître viril et froidfut-il dominé (quand il apparut dans la porte ouverte) par cesidées de politesse traditionnelles qui se réveillent dès que latimidité détruit une attitude factice et fait appel aux ressourcesde l’inconscient. Quand c’est dans un Charlus, qu’il soitd’ailleurs noble ou bourgeois, qu’agit un tel sentiment depolitesse instinctive et atavique envers des inconnus, c’esttoujours l’âme d’une parente du sexe féminin, auxiliatrice commeune déesse ou incarnée comme un double, qui se charge del’introduire dans un salon nouveau et de modeler son attitudejusqu’à ce qu’il soit arrivé devant la maîtresse de maison. Teljeune peintre, élevé par une sainte cousine protestante, entrera latête oblique et chevrotante, les yeux au ciel, les mainscramponnées à un manchon invisible, dont la forme évoquée et laprésence réelle et tutélaire aideront l’artiste intimidé à franchirsans agoraphobie l’espace creusé d’abîmes qui va de l’antichambreau petit salon. Ainsi la pieuse parente dont le souvenir le guideaujourd’hui entrait il y a bien des années, et d’un air sigémissant qu’on se demandait quel malheur elle venait annoncerquand, à ses premières paroles, on comprenait, comme maintenantpour le peintre, qu’elle venait faire une visite de digestion. Envertu de cette même loi, qui veut que la vie, dans l’intérêt del’acte encore inaccompli, fasse servir, utilise, dénature, dans uneperpétuelle prostitution, les legs les plus respectables, parfoisles plus saints, quelquefois seulement les plus innocents du passé,et bien qu’elle engendrât alors un aspect différent, celui desneveux de Mme Cottard qui affligeait sa famille par sesmanières efféminées et ses fréquentations faisait toujours uneentrée joyeuse, comme s’il venait vous faire une surprise ou vousannoncer un héritage, illuminé d’un bonheur dont il eût été vain delui demander la cause qui tenait à son hérédité inconsciente et àson sexe déplacé. Il marchait sur les pointes, était sans doutelui-même étonné de ne pas tenir à la main un carnet de cartes devisites, tendait la main en ouvrant la bouche en cœur comme ilavait vu sa tante le faire, et son seul regard inquiet était pourla glace où il semblait vouloir vérifier, bien qu’il fût nu-tête,si son chapeau, comme avait un jour demandé Mme Cottardà Swann, n’était pas de travers. Quant à M. de Charlus, à qui lasociété où il avait vécu fournissait, à cette minute critique, desexemples différents, d’autres arabesques d’amabilité, et enfin lamaxime qu’on doit savoir dans certains cas, pour de simples petitsbourgeois, mettre au jour et faire servir ses grâces les plus rareset habituellement gardées en réserve, c’est en se trémoussant, avecmièvrerie et la même ampleur dont un enjuponnement eût élargi etgêné ses dandinements, qu’il se dirigea vers MmeVerdurin, avec un air si flatté et si honoré qu’on eût dit qu’êtreprésenté chez elle était pour lui une suprême faveur. Son visage àdemi incliné, où la satisfaction le disputait au comme il faut, seplissait de petites rides d’affabilité. On aurait cru voirs’avancer Mme de Marsantes, tant ressortait à ce momentla femme qu’une erreur de la nature avait mise dans le corps de M.de Charlus. Certes cette erreur, le baron avait durement peiné pourla dissimuler et prendre une apparence masculine. Mais à peine yétait-il parvenu que, ayant pendant le même temps gardé les mêmesgoûts, cette habitude de sentir en femme lui donnait une nouvelleapparence féminine, née celle-là non de l’hérédité, mais de la vieindividuelle. Et comme il arrivait peu à peu à penser, même leschoses sociales, au féminin, et cela sans s’en apercevoir, car cen’est pas qu’à force de mentir aux autres, mais aussi de se mentirà soi-même, qu’on cesse de s’apercevoir qu’on ment, bien qu’il eûtdemandé à son corps de rendre manifeste (au moment où il entraitchez les Verdurin) toute la courtoisie d’un grand seigneur, cecorps, qui avait bien compris ce que M. de Charlus avait cesséd’entendre, déploya, au point que le baron eût mérité l’épithète delady-like, toutes les séductions d’une grande dame. Au reste,peut-on séparer entièrement l’aspect de M. de Charlus du fait queles fils, n’ayant pas toujours la ressemblance paternelle, mêmesans être invertis et en recherchant des femmes, consomment dansleur visage la profanation de leur mère&|160;? Mais laissons ici cequi mériterait un chapitre à part&|160;: les mères profanées.

Bien que d’autres raisons présidassent à cette transformation deM. de Charlus et que des ferments purement physiques fissent«&|160;travailler chez lui&|160;» la matière, et passer peu à peuson corps dans la catégorie des corps de femme, pourtant lechangement que nous marquons ici était d’origine spirituelle. Àforce de se croire malade, on le devient, on maigrit, on n’a plusla force de se lever, on a des entérites nerveuses. À force depenser tendrement aux hommes on devient femme, et une robe posticheentrave vos pas. L’idée fixe peut modifier (aussi bien que, dansd’autres cas, la santé) dans ceux-là le sexe. Morel, qui lesuivait, vint me dire bonjour. Dès ce moment-là, à cause d’undouble changement qui se produisit en lui, il me donna(hélas&|160;! je ne sus pas assez tôt en tenir compte) une mauvaiseimpression. Voici pourquoi. J’ai dit que Morel, échappé de laservitude de son père, se complaisait en général à une familiaritéfort dédaigneuse. Il m’avait parlé, le jour où il m’avait apportéles photographies, sans même me dire une seule fois Monsieur, metraitant de haut en bas. Quelle fut ma surprise chez MmeVerdurin de le voir s’incliner très bas devant moi, et devant moiseul, et d’entendre, avant même qu’il eût prononcé d’autre parole,les mots de respect, de très respectueux – ces mots que je croyaisimpossibles à amener sous sa plume ou sur ses lèvres – à moiadressés. J’eus aussitôt l’impression qu’il avait quelque chose àme demander. Me prenant à part au bout d’une minute&|160;:«&|160;Monsieur me rendrait bien grand service, me dit-il, allantcette fois jusqu’à me parler à la troisième personne, en cachantentièrement à Mme Verdurin et à ses invités le genre deprofession que mon père a exercé chez son oncle. Il vaudrait mieuxdire qu’il était, dans votre famille, l’intendant de domaines sivastes, que cela le faisait presque l’égal de vos parents.&|160;»La demande de Morel me contrariait infiniment, non pas en cequ’elle me forçait à grandir la situation de son père, ce quim’était tout à fait égal, mais la fortune au moins apparente dumien, ce que je trouvais ridicule. Mais son air était simalheureux, si urgent que je ne refusai pas. «&|160;Non, avantdîner, dit-il d’un ton suppliant, Monsieur a mille prétextes pourprendre à part Mme Verdurin.&|160;» C’est ce que je fisen effet, en tâchant de rehausser de mon mieux l’éclat du père deMorel, sans trop exagérer le «&|160;train&|160;» ni les«&|160;biens au soleil&|160;» de mes parents. Cela passa comme unelettre à la poste, malgré l’étonnement de Mme Verdurinqui avait connu vaguement mon grand-père. Et comme elle n’avait pasde tact, haïssait les familles (ce dissolvant du petit noyau),après m’avoir dit qu’elle avait autrefois aperçu monarrière-grand-père et m’en avoir parlé comme de quelqu’un d’à peuprès idiot qui n’eût rien compris au petit groupe et qui, selon sonexpression, «&|160;n’en était pas&|160;», elle me dit&|160;:«&|160;C’est, du reste, si ennuyeux les familles, on n’aspire qu’àen sortir&|160;»&|160;; et aussitôt elle me raconta sur le père demon grand-père ce trait que j’ignorais, bien qu’à la maison j’eussesoupçonné (je ne l’avais pas connu, mais on parlait beaucoup delui) sa rare avarice (opposée à la générosité un peu trop fastueusede mon grand-oncle, l’ami de la dame en rose et le patron du pèrede Morel)&|160;: «&|160;Du moment que vos grands-parents avaient unintendant si chic, cela prouve qu’il y a des gens de toutes lescouleurs dans les familles. Le père de votre grand-père était siavare que, presque gâteux à la fin de sa vie – entre nous il n’ajamais été bien fort, vous les rachetez tous, – il ne se résignaitpas à dépenser trois sous pour son omnibus. De sorte qu’on avaitété obligé de le faire suivre, de payer séparément le conducteur,et de faire croire au vieux grigou que son ami, M. de Persigny,ministre d’État, avait obtenu qu’il circulât pour rien dans lesomnibus. Du reste, je suis très contente que le père denotre Morel ait été si bien. J’avais compris qu’il étaitprofesseur de lycée, ça ne fait rien, j’avais mal compris. Maisc’est de peu d’importance car je vous dirai qu’ici nousn’apprécions que la valeur propre, la contribution personnelle, ceque j’appelle la participation. Pourvu qu’on soit d’art, pourvu enun mot qu’on soit de la confrérie, le reste importe peu.&|160;» Lafaçon dont Morel en était – autant que j’ai pu l’apprendre – étaitqu’il aimait assez les femmes et les hommes pour faire plaisir àchaque sexe à l’aide de ce qu’il avait expérimenté sur l’autre –c’est ce qu’on verra plus tard. Mais ce qui est essentiel à direici, c’est que, dès que je lui eus donné ma parole d’intervenirauprès de Mme Verdurin, dès que je l’eus fait surtout,et sans retour possible en arrière, le «&|160;respect&|160;» deMorel à mon égard s’envola comme par enchantement, les formulesrespectueuses disparurent, et même pendant quelque temps ilm’évita, s’arrangeant pour avoir l’air de me dédaigner, de sorteque, si Mme Verdurin voulait que je lui disse quelquechose, lui demandasse tel morceau de musique, il continuait àparler avec un fidèle, puis passait à un autre, changeait de placesi j’allais à lui. On était obligé de lui dire jusqu’à trois ouquatre fois que je lui avais adressé la parole, après quoi il merépondait, l’air contraint, brièvement, à moins que nous nefussions seuls. Dans ce cas-là il était expansif, amical, car ilavait des parties de caractère charmantes. Je n’en conclus pasmoins de cette première soirée que sa nature devait être vile,qu’il ne reculait quand il le fallait devant aucune platitude,ignorait la reconnaissance. En quoi il ressemblait au commun deshommes. Mais comme j’avais en moi un peu de ma grand’mère et meplaisais à la diversité des hommes sans rien attendre d’eux ou leuren vouloir, je négligeai sa bassesse, je me plus à sa gaieté quandcela se présenta, même à ce que je crois avoir été une sincèreamitié de sa part quand, ayant fait tout le tour de ses faussesconnaissances de la nature humaine, il s’aperçut (par à-coups, caril avait d’étranges retours à sa sauvagerie primitive et aveugle)que ma douceur avec lui était désintéressée, que mon indulgence nevenait pas d’un manque de clairvoyance, mais de ce qu’il appelabonté, et surtout je m’enchantai à son art, qui n’était guèrequ’une virtuosité admirable mais me faisait (sans qu’il fût au sensintellectuel du mot un vrai musicien) réentendre ou connaître tantde belle musique. D’ailleurs un manager, M. de Charlus (chez quij’ignorais ces talents, bien que Mme de Guermantes, quil’avait connu fort différent dans leur jeunesse, prétendît qu’illui avait fait une sonate, peint un éventail, etc… ), modeste en cequi concernait ses vraies supériorités, mais de tout premier ordre,sut mettre cette virtuosité au service d’un sens artistiquemultiple et qu’il décupla. Qu’on imagine quelque artiste, purementadroit, des ballets russes, stylé, instruit, développé en tous senspar M. de Diaghilew.

Je venais de transmettre à Mme Verdurin le messagedont m’avait chargé Morel, et je parlais de Saint-Loup avec M. deCharlus, quand Cottard entra au salon en annonçant, comme s’il yavait le feu, que les Cambremer arrivaient. MmeVerdurin, pour ne pas avoir l’air, vis-à-vis de nouveaux comme M.de Charlus (que Cottard n’avait pas vu) et comme moi, d’attachertant d’importance à l’arrivée des Cambremer, ne bougea pas, nerépondit pas à l’annonce de cette nouvelle et se contenta de direau docteur, en s’éventant avec grâce, et du même ton factice qu’unemarquise du Théâtre-Français&|160;: «&|160;Le baron nous disaitjustement… &|160;» C’en était trop pour Cottard&|160;! Moinsvivement qu’il n’eût fait autrefois, car l’étude et les hautessituations avaient ralenti son débit, mais avec cette émotion toutde même qu’il retrouvait chez les Verdurin&|160;: «&|160;Unbaron&|160;! Où ça, un baron&|160;? Où ça, un baron&|160;?&|160;»s’écria-t-il en le cherchant des yeux avec un étonnement quifrisait l’incrédulité. Mme Verdurin, avec l’indifférenceaffectée d’une maîtresse de maison à qui un domestique vient,devant les invités, de casser un verre de prix, et avecl’intonation artificielle et surélevée d’un premier prix duConservatoire jouant du Dumas fils, répondit, en désignant avec sonéventail le protecteur de Morel&|160;: «&|160;Mais, le baron deCharlus, à qui je vais vous nommer… Monsieur le professeurCottard.&|160;» Il ne déplaisait d’ailleurs pas à MmeVerdurin d’avoir l’occasion de jouer à la dame. M. de Charlustendit deux doigts que le professeur serra avec le sourire bénévoled’un «&|160;prince de la science&|160;». Mais il s’arrêta net envoyant entrer les Cambremer, tandis que M. de Charlus m’entraînaitdans un coin pour me dire un mot, non sans palper mes muscles, cequi est une manière allemande. M. de Cambremer ne ressemblait guèreà la vieille marquise. Il était, comme elle le disait avectendresse, «&|160;tout à fait du côté de son papa&|160;». Pour quin’avait entendu que parler de lui, ou même de lettres de lui, viveset convenablement tournées, son physique étonnait. Sans doutedevait-on s’y habituer. Mais son nez avait choisi, pour venir seplacer de travers au-dessus de sa bouche, peut-être la seule ligneoblique, entre tant d’autres, qu’on n’eût eu l’idée de tracer surce visage, et qui signifiait une bêtise vulgaire, aggravée encorepar le voisinage d’un teint normand à la rougeur de pommes. Il estpossible que les yeux de M. de Cambremer gardassent dans leurspaupières un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les beauxjours ensoleillés, où le promeneur s’amuse à voir, arrêtées au bordde la route, et à compter par centaines les ombres des peupliers,mais ces paupières lourdes, chassieuses et mal rabattues, eussentempêché l’intelligence elle-même de passer. Aussi, décontenancé parla minceur de ce regard bleu, se reportait-on au grand nez detravers. Par une transposition de sens, M. de Cambremer vousregardait avec son nez. Ce nez de M. de Cambremer n’était pas laid,plutôt un peu trop beau, trop fort, trop fier de son importance.Busqué, astiqué, luisant, flambant neuf, il était tout disposé àcompenser l’insuffisance spirituelle du regard&|160;;malheureusement, si les yeux sont quelquefois l’organe où se révèlel’intelligence, le nez (quelle que soit d’ailleurs l’intimesolidarité et la répercussion insoupçonnée des traits les uns surles autres), le nez est généralement l’organe où s’étale le plusaisément la bêtise.

La convenance de vêtements sombres que portait toujours, même lematin, M. de Cambremer, avait beau rassurer ceux qu’éblouissait etexaspérait l’insolent éclat des costumes de plage des gens qu’ilsne connaissaient pas, on ne pouvait comprendre que la femme dupremier président déclarât d’un air de flair et d’autorité, enpersonne qui a plus que vous l’expérience de la haute sociétéd’Alençon, que devant M. de Cambremer on se sentait tout de suite,même avant de savoir qui il était, en présence d’un homme de hautedistinction, d’un homme parfaitement bien élevé, qui changeait dugenre de Balbec, un homme enfin auprès de qui on pouvait respirer.Il était pour elle, asphyxiée par tant de touristes de Balbec, quine connaissaient pas son monde, comme un flacon de sels. Il mesembla au contraire qu’il était des gens que ma grand’mère eûttrouvés tout de suite «&|160;très mal&|160;», et, comme elle necomprenait pas le snobisme, elle eût sans doute été stupéfaitequ’il eût réussi à être épousé par Mlle Legrandin quidevait être difficile en fait de distinction, elle dont le frèreétait «&|160;si bien&|160;». Tout au plus pouvait-on dire de lalaideur vulgaire de M. de Cambremer qu’elle était un peu du pays etavait quelque chose de très anciennement local&|160;; on pensait,devant ses traits fautifs et qu’on eût voulu rectifier, à ces nomsde petites villes normandes sur l’étymologie desquels mon curé setrompait parce que les paysans, articulant mal ou ayant compris detravers le mot normand ou latin qui les désigne, ont fini par fixerdans un barbarisme qu’on trouve déjà dans les cartulaires, commeeût dit Brichot, un contre-sens et un vice de prononciation. La viedans ces vieilles petites villes peut d’ailleurs se passeragréablement, et M. de Cambremer devait avoir des qualités, car,s’il était d’une mère que la vieille marquise préférât son fils àsa belle-fille, en revanche, elle qui avait plusieurs enfants, dontdeux au moins n’étaient pas sans mérites, déclarait souvent que lemarquis était à son avis le meilleur de la famille. Pendant le peude temps qu’il avait passé dans l’armée, ses camarades, trouvanttrop long de dire Cambremer, lui avaient donné le surnom de Cancan,qu’il n’avait d’ailleurs mérité en rien. Il savait orner un dîneroù on l’invitait en disant au moment du poisson (le poisson fût-ilpourri) ou à l’entrée&|160;: «&|160;Mais dites donc, il me sembleque voilà une belle bête.&|160;» Et sa femme, ayant adopté enentrant dans la famille tout ce qu’elle avait cru faire partie dugenre de ce monde-là, se mettait à la hauteur des amis de son mariet peut-être cherchait à lui plaire comme une maîtresse et comme sielle avait jadis été mêlée à sa vie de garçon, en disant d’un airdégagé, quand elle parlait de lui à des officiers&|160;:«&|160;Vous allez voir Cancan. Cancan est allé à Balbec, mais ilreviendra ce soir.&|160;» Elle était furieuse de se compromettre cesoir chez les Verdurin et ne le faisait qu’à la prière de sabelle-mère et de son mari, dans l’intérêt de la location. Mais,moins bien élevée qu’eux, elle ne se cachait pas du motif et depuisquinze jours faisait avec ses amies des gorges chaudes de ce dîner.«&|160;Vous savez que nous dînons chez nos locataires. Cela vaudrabien une augmentation. Au fond, je suis assez curieuse de savoir cequ’ils ont pu faire de notre pauvre vieille Raspelière (comme sielle y fût née, et y retrouvât tous les souvenirs des siens). Notrevieux garde m’a encore dit hier qu’on ne reconnaissait plus rien.Je n’ose pas penser à tout ce qui doit se passer là dedans. Jecrois que nous ferons bien de faire désinfecter tout, avant de nousréinstaller.&|160;» Elle arriva hautaine et morose, de l’air d’unegrande dame dont le château, du fait d’une guerre, est occupé parles ennemis, mais qui se sent tout de même chez elle et tient àmontrer aux vainqueurs qu’ils sont des intrus. Mme deCambremer ne put me voir d’abord, car j’étais dans une baielatérale avec M. de Charlus, lequel me disait avoir appris parMorel que son père avait été «&|160;intendant&|160;» dans mafamille, et qu’il comptait suffisamment, lui Charlus, sur monintelligence et ma magnanimité (terme commun à lui et à Swann) pourme refuser l’ignoble et mesquin plaisir que de vulgaires petitsimbéciles (j’étais prévenu) ne manqueraient pas, à ma place, deprendre en révélant à nos hôtes des détails que ceux-ci pourraientcroire amoindrissants. «&|160;Le seul fait que je m’intéresse à luiet étende sur lui ma protection a quelque chose de suréminent etabolit le passé&|160;», conclut le baron. Tout en l’écoutant et enlui promettant le silence, que j’aurais gardé même sans l’espoir depasser en échange pour intelligent et magnanime, je regardaisMme de Cambremer. Et j’eus peine à reconnaître la chosefondante et savoureuse que j’avais eue l’autre jour auprès de moi àl’heure du goûter, sur la terrasse de Balbec, dans la galettenormande que je voyais, dure comme un galet, où les fidèles eussenten vain essayé de mettre la dent. Irritée d’avance du côté bonasseque son mari tenait de sa mère et qui lui ferait prendre un airhonoré quand on lui présenterait l’assistance des fidèles,désireuse pourtant de remplir ses fonctions de femme du monde,quand on lui eut nommé Brichot, elle voulut lui faire faire laconnaissance de son mari parce qu’elle avait vu ses amies plusélégantes faire ainsi, mais la rage ou l’orgueil l’emportant surl’ostentation du savoir-vivre, elle dit, non comme elle auraitdû&|160;: «&|160;Permettez-moi de vous présenter mon mari&|160;»,mais&|160;: «&|160;Je vous présente à mon mari&|160;», tenant hautainsi le drapeau des Cambremer, en dépit d’eux-mêmes, car lemarquis s’inclina devant Brichot aussi bas qu’elle avait prévu.Mais toute cette humeur de Mme de Cambremer changeasoudain quand elle aperçut M. de Charlus, qu’elle connaissait devue. Jamais elle n’avait réussi à se le faire présenter, même autemps de la liaison qu’elle avait eue avec Swann. Car M. deCharlus, prenant toujours le parti des femmes, de sa belle-sœurcontre les maîtresses de M. de Guermantes, d’Odette, pas encoremariée alors, mais vieille liaison de Swann, contre les nouvelles,avait, sévère défenseur de la morale et protecteur fidèle desménages, donné à Odette – et tenu – la promesse de ne pas selaisser nommer à Mme de Cambremer. Celle-ci ne s’étaitcertes pas doutée que c’était chez les Verdurin qu’elle connaîtraitenfin cet homme inapprochable. M. de Cambremer savait que c’étaitune si grande joie pour elle qu’il en était lui-même attendri, etqu’il regarda sa femme d’un air qui signifiait&|160;: «&|160;Vousêtes contente de vous être décidée à venir, n’est-cepas&|160;?&|160;» Il parlait du reste fort peu, sachant qu’il avaitépousé une femme supérieure. «&|160;Moi, indigne&|160;», disait-ilà tout moment, et citait volontiers une fable de La Fontaine et unede Florian qui lui paraissaient s’appliquer à son ignorance, et,d’autre part, lui permettre, sous les formes d’une dédaigneuseflatterie, de montrer aux hommes de science qui n’étaient pas duJockey qu’on pouvait chasser et avoir lu des fables. Le malheur estqu’il n’en connaissait guère que deux. Aussi revenaient-ellessouvent. Mme de Cambremer n’était pas bête, mais elleavait diverses habitudes fort agaçantes. Chez elle la déformationdes noms n’avait absolument rien du dédain aristocratique. Ce n’estpas elle qui, comme la duchesse de Guermantes (laquelle par sanaissance eût dû être, plus que Mme de Cambremer, àl’abri de ce ridicule), eût dit, pour ne pas avoir l’air de savoirle nom peu élégant (alors qu’il est maintenant celui d’une desfemmes les plus difficiles à approcher) de Julien deMonchâteau&|160;: «&|160;une petite Madame… Pic de laMirandole&|160;». Non, quand Mme de Cambremer citait àfaux un nom, c’était par bienveillance, pour ne pas avoir l’air desavoir quelque chose et quand, par sincérité, pourtant ellel’avouait, croyant le cacher en le démarquant. Si, par exemple,elle défendait une femme, elle cherchait à dissimuler, tout envoulant ne pas mentir à qui la suppliait de dire la vérité, queMadame une telle était actuellement la maîtresse de M. SylvainLévy, et elle disait&|160;: «&|160;Non… je ne sais absolument riensur elle, je crois qu’on lui a reproché d’avoir inspiré une passionà un monsieur dont je ne sais pas le nom, quelque chose comme Cahn,Kohn, Kuhn&|160;; du reste, je crois que ce monsieur est mortdepuis fort longtemps et qu’il n’y a jamais rien eu entreeux.&|160;» C’est le procédé semblable à celui des menteurs – etinverse du leur – qui, en altérant ce qu’ils ont fait quand ils leracontent à une maîtresse ou simplement à un ami, se figurent quel’une ou l’autre ne verra pas immédiatement que la phrase dite (demême que Cahn, Kohn, Kuhn) est interpolée, est d’une autre espèceque celles qui composent la conversation, est à double fond.

Mme Verdurin demanda à l’oreille de son mari&|160;:«&|160;Est-ce que je donne le bras au baron de Charlus&|160;? Commetu auras à ta droite Mme de Cambremer, on aurait pucroiser les politesses. – Non, dit M. Verdurin, puisque l’autre estplus élevé en grade (voulant dire que M. de Cambremer étaitmarquis), M. de Charlus est en somme son inférieur. – Eh bien, jele mettrai à côté de la princesse.&|160;» Et MmeVerdurin présenta à M. de Charlus Mme Sherbatoff&|160;;ils s’inclinèrent en silence tous deux, de l’air d’en savoir longl’un sur l’autre et de se promettre un mutuel secret. M. Verdurinme présenta à M. de Cambremer. Avant même qu’il n’eût parlé de savoix forte et légèrement bégayante, sa haute taille et sa figurecolorée manifestaient dans leur oscillation l’hésitation martialed’un chef qui cherche à vous rassurer et vous dit&|160;: «&|160;Onm’a parlé, nous arrangerons cela&|160;; je vous ferai lever votrepunition&|160;; nous ne sommes pas des buveurs de sang&|160;; toutira bien.&|160;» Puis, me serrant la main&|160;: «&|160;Je croisque vous connaissez ma mère&|160;», me dit-il. Le verbe«&|160;croire&|160;» lui semblait d’ailleurs convenir à ladiscrétion d’une première présentation mais nullement exprimer undoute, car il ajouta&|160;: «&|160;J’ai du reste une lettre d’ellepour vous.&|160;» M. de Cambremer était naïvement heureux de revoirdes lieux où il avait vécu si longtemps. «&|160;Je meretrouve&|160;», dit-il à Mme Verdurin, tandis que sonregard s’émerveillait de reconnaître les peintures de fleurs entrumeaux au-dessus des portes, et les bustes en marbre sur leurshauts socles. Il pouvait pourtant se trouver dépaysé, carMme Verdurin avait apporté quantité de vieilles belleschoses qu’elle possédait. À ce point de vue, MmeVerdurin, tout en passant aux yeux des Cambremer pour toutbouleverser, était non pas révolutionnaire mais intelligemmentconservatrice, dans un sens qu’ils ne comprenaient pas. Ilsl’accusaient aussi à tort de détester la vieille demeure et de ladéshonorer par de simples toiles au lieu de leur riche peluche,comme un curé ignorant reprochant à un architecte diocésain deremettre en place de vieux bois sculptés laissés au rancart etauxquels l’ecclésiastique avait cru bon de substituer des ornementsachetés place Saint-Sulpice. Enfin, un jardin de curé commençait àremplacer devant le château les plates-bandes qui faisaientl’orgueil non seulement des Cambremer mais de leur jardinier.Celui-ci, qui considérait les Cambremer comme ses seuls maîtres etgémissait sous le joug des Verdurin, comme si la terre eût étémomentanément occupée par un envahisseur et une troupe de soudards,allait en secret porter ses doléances à la propriétaire dépossédée,s’indignait du mépris où étaient tenus ses araucarias, sesbégonias, ses joubarbes, ses dahlias doubles, et qu’on osât dansune aussi riche demeure faire pousser des fleurs aussi communes quedes anthémis et des cheveux de Vénus. Mme Verdurinsentait cette sourde opposition et était décidée, si elle faisaitun long bail ou même achetait la Raspelière, à mettre commecondition le renvoi du jardinier, auquel la vieille propriétaire aucontraire tenait extrêmement. Il l’avait servie pour rien dans destemps difficiles, l’adorait&|160;; mais par ce morcellement bizarrede l’opinion des gens du peuple, où le mépris moral le plus profonds’enclave dans l’estime la plus passionnée, laquelle chevauche àson tour de vieilles rancunes inabolies, il disait souvent deMme de Cambremer qui, en 70, dans un château qu’elleavait dans l’Est, surprise par l’invasion, avait dû souffrirpendant un mois le contact des Allemands&|160;: «&|160;Ce qu’on abeaucoup reproché à Madame la marquise, c’est, pendant la guerre,d’avoir pris le parti des Prussiens et de les avoir même logés chezelle. À un autre moment, j’aurais compris&|160;; mais en temps deguerre, elle n’aurait pas dû. C’est pas bien.&|160;» De sorte qu’illui était fidèle jusqu’à la mort, la vénérait pour sa bonté etaccréditait qu’elle se fût rendue coupable de trahison.Mme Verdurin fut piquée que M. de Cambremer prétendîtreconnaître si bien la Raspelière. «&|160;Vous devez pourtanttrouver quelques changements, répondit-elle. Il y a d’abord degrands diables de bronze de Barbedienne et de petits coquins desièges en peluche que je me suis empressée d’expédier au grenier,qui est encore trop bon pour eux.&|160;» Après cette acerbe riposteadressée à M. de Cambremer, elle lui offrit le bras pour aller àtable. Il hésita un instant, se disant&|160;: «&|160;Je ne peuxtout de même pas passer avant M. de Charlus.&|160;» Mais, pensantque celui-ci était un vieil ami de la maison du moment qu’iln’avait pas la place d’honneur, il se décida à prendre le bras quilui était offert et dit à Mme Verdurin combien il étaitfier d’être admis dans le cénacle (c’est ainsi qu’il appela lepetit noyau, non sans rire un peu de la satisfaction de connaîtrece terme). Cottard, qui était assis à côté de M. de Charlus, leregardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon, et pourrompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistantsqu’ils n’eussent été jadis, et non coupés de timidités. Et sesregards engageants, accrus par leur sourire, n’étaient pluscontenus par le verre du lorgnon et le débordaient de tous côtés.Le baron, qui voyait facilement partout des pareils à lui, ne doutapas que Cottard n’en fût un et ne lui fît de l’œil. Aussitôt iltémoigna au professeur la dureté des invertis, aussi méprisantspour ceux à qui ils plaisent qu’ardemment empressés auprès de ceuxqui leur plaisent. Sans doute, bien que chacun parle mensongèrementde la douceur, toujours refusée par le destin, d’être aimé, c’estune loi générale, et dont l’empire est bien loin de s’étendre surles seuls Charlus, que l’être que nous n’aimons pas et qui nousaime nous paraisse insupportable. À cet être, à telle femme dontnous ne dirons pas qu’elle nous aime mais qu’elle nous cramponne,nous préférons la société de n’importe quelle autre qui n’aura nison charme, ni son agrément, ni son esprit. Elle ne les recouvrerapour nous que quand elle aura cessé de nous aimer. En ce sens, onpourrait ne voir que la transposition, sous une forme cocasse, decette règle universelle, dans l’irritation causée chez un invertipar un homme qui lui déplaît et le recherche. Mais elle est chezlui bien plus forte. Aussi, tandis que le commun des hommes chercheà la dissimuler tout en l’éprouvant, l’inverti la faitimplacablement sentir à celui qui la provoque, comme il ne leferait certainement pas sentir à une femme, M. de Charlus, parexemple, à la princesse de Guermantes dont la passion l’ennuyait,mais le flattait. Mais quand ils voient un autre homme témoignerenvers eux d’un goût particulier, alors, soit incompréhension quece soit le même que le leur, soit fâcheux rappel que ce goût,embelli par eux tant que c’est eux-mêmes qui l’éprouvent, estconsidéré comme un vice, soit désir de se réhabiliter par un éclatdans une circonstance où cela ne leur coûte pas, soit par unecrainte d’être devinés, qu’ils retrouvent soudain quand le désir neles mène plus, les yeux bandés, d’imprudence en imprudence, soitpar la fureur de subir, du fait de l’attitude équivoque d’un autre,le dommage que par la leur, si cet autre leur plaisait, ils necraindraient pas de lui causer, ceux que cela n’embarrasse pas desuivre un jeune homme pendant des lieues, de ne pas le quitter desyeux au théâtre même s’il est avec des amis, risquant par cela dele brouiller avec eux, on peut les entendre, pour peu qu’un autrequi ne leur plaît pas les regarde, dire&|160;: «&|160;Monsieur,pour qui me prenez-vous&|160;? (simplement parce qu’on les prendpour ce qu’ils sont)&|160;; je ne vous comprends pas, inutiled’insister, vous faites erreur&|160;», aller au besoin jusqu’auxgifles, et, devant quelqu’un qui connaît l’imprudent,s’indigner&|160;: «&|160;Comment, vous connaissez cettehorreur&|160;? Elle a une façon de vous regarder&|160;!… En voilàdes manières&|160;!&|160;» M. de Charlus n’alla pas aussi loin,mais il prit l’air offensé et glacial qu’ont, lorsqu’on a l’air deles croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore pluscelles qui le sont. D’ailleurs, l’inverti, mis en présence d’uninverti, voit non pas seulement une image déplaisante de lui-même,qui ne pourrait, purement inanimée, que faire souffrir sonamour-propre, mais un autre lui-même, vivant, agissant dans le mêmesens, capable donc de le faire souffrir dans ses amours. Aussiest-ce dans un sens d’instinct de conservation qu’il dira du mal duconcurrent possible, soit avec les gens qui peuvent nuire àcelui-ci (et sans que l’inverti nº&|160;1 s’inquiète de passer pourmenteur quand il accable ainsi l’inverti nº&|160;2 aux yeux depersonnes qui peuvent être renseignées sur son propre cas), soitavec le jeune homme qu’il a «&|160;levé&|160;», qui va peut-êtrelui être enlevé et auquel il s’agit de persuader que les mêmeschoses qu’il a tout avantage à faire avec lui causeraient lemalheur de sa vie s’il se laissait aller à les faire avec l’autre.Pour M. de Charlus, qui pensait peut-être aux dangers (bienimaginaires) que la présence de ce Cottard, dont il comprenait àfaux le sourire, ferait courir à Morel, un inverti qui ne luiplaisait pas n’était pas seulement une caricature de lui-même,c’était aussi un rival désigné. Un commerçant, et tenant uncommerce rare, en débarquant dans la ville de province où il vients’installer pour la vie, s’il voit que, sur la même place, juste enface, le même commerce est tenu par un concurrent, il n’est pasplus déconfit qu’un Charlus allant cacher ses amours dans unerégion tranquille et qui, le jour de l’arrivée, aperçoit legentilhomme du lieu, ou le coiffeur, desquels l’aspect et lesmanières ne lui laissent aucun doute. Le commerçant prend souventson concurrent en haine&|160;; cette haine dégénère parfois enmélancolie, et pour peu qu’il y ait hérédité assez chargée, on a vudans des petites villes le commerçant montrer des commencements defolie qu’on ne guérit qu’en le décidant à vendre son«&|160;fonds&|160;» et à s’expatrier. La rage de l’inverti est pluslancinante encore. Il a compris que, dès la première seconde, legentilhomme et le coiffeur ont désiré son jeune compagnon. Il abeau répéter cent fois par jour à celui-ci que le coiffeur et legentilhomme sont des bandits dont l’approche le déshonorerait, ilest obligé, comme Harpagon, de veiller sur son trésor et se relèvela nuit pour voir si on ne le lui prend pas. Et c’est ce qui faitsans doute, plus encore que le désir ou la commodité d’habitudescommunes, et presque autant que cette expérience de soi-même, quiest la seule vraie, que l’inverti dépiste l’inverti avec unerapidité et une sûreté presque infaillibles. Il peut se tromper unmoment, mais une divination rapide le remet dans la vérité. Aussil’erreur de M. de Charlus fut-elle courte. Le discernement divinlui montra au bout d’un instant que Cottard n’était pas de sa sorteet qu’il n’avait à craindre ses avances ni pour lui-même, ce quin’eût fait que l’exaspérer, ni pour Morel, ce qui lui eût paru plusgrave. Il reprit son calme, et comme il était encore sousl’influence du passage de Vénus androgyne, par moments il souriaitfaiblement aux Verdurin, sans prendre la peine d’ouvrir la bouche,en déplissant seulement un coin de lèvres, et pour une secondeallumait câlinement ses yeux, lui si féru de virilité, exactementcomme eût fait sa belle-sœur la duchesse de Guermantes. «&|160;Vouschassez beaucoup, Monsieur&|160;? dit Mme Verdurin avecmépris à M. de Cambremer. – Est-ce que Ski vous a raconté qu’ilnous en est arrivé une excellente&|160;? demanda Cottard à laPatronne. – Je chasse surtout dans la forêt de Chantepie, réponditM. de Cambremer. – Non, je n’ai rien raconté, dit Ski. –Mérite-t-elle son nom&|160;?&|160;» demanda Brichot à M. deCambremer, après m’avoir regardé du coin de l’œil, car il m’avaitpromis de parler étymologies, tout en me demandant de dissimuleraux Cambremer le mépris que lui inspiraient celles du curé deCombray. «&|160;C’est sans doute que je ne suis pas capable decomprendre, mais je ne saisis pas votre question, dit M. deCambremer. – Je veux dire&|160;: Est-ce qu’il y chante beaucoup depies&|160;?&|160;» répondit Brichot. Cottard cependant souffraitque Mme Verdurin ignorât qu’ils avaient failli manquerle train. «&|160;Allons, voyons, dit Mme Cottard à sonmari pour l’encourager, raconte ton odyssée. – En effet, elle sortde l’ordinaire, dit le docteur qui recommença son récit. Quand j’aivu que le train était en gare, je suis resté médusé. Tout cela parla faute de Ski. Vous êtes plutôt bizarroïde dans vosrenseignements, mon cher&|160;! Et Brichot qui nous attendait à lagare&|160;! – Je croyais, dit l’universitaire, en jetant autour delui ce qui lui restait de regard et en souriant de ses lèvresminces, que si vous vous étiez attardé à Graincourt, c’est que vousaviez rencontré quelque péripatéticienne. – Voulez-vous voustaire&|160;? si ma femme vous entendait&|160;! dit le professeur.La femme à moâ, il est jalouse. – Ah&|160;! ce Brichot, s’écriaSki, en qui l’égrillarde plaisanterie de Brichot éveillait lagaieté de tradition, il est toujours le même&|160;»&|160;; bienqu’il ne sût pas, à vrai dire, si l’universitaire avait jamais étépolisson. Et pour ajouter à ces paroles consacrées le geste rituel,il fit mine de ne pouvoir résister au désir de lui pincer la jambe.«&|160;Il ne change pas ce gaillard-là&|160;», continua Ski, et,sans penser à ce que la quasi-cécité de l’universitaire donnait detriste et de comique à ces mots, il ajouta&|160;: «&|160;Toujoursun petit œil pour les femmes. – Voyez-vous, dit M. de Cambremer, ceque c’est que de rencontrer un savant. Voilà quinze ans que jechasse dans la forêt de Chantepie et jamais je n’avais réfléchi àce que son nom voulait dire.&|160;» Mme de Cambremerjeta un regard sévère à son mari&|160;; elle n’aurait pas vouluqu’il s’humiliât ainsi devant Brichot. Elle fut plus mécontenteencore quand, à chaque expression «&|160;toute faite&|160;»qu’employait Cancan, Cottard, qui en connaissait le fort et lefaible parce qu’il les avait laborieusement apprises, démontrait aumarquis, lequel confessait sa bêtise, qu’elles ne voulaient riendire&|160;: «&|160;Pourquoi&|160;: bête comme chou&|160;?Croyez-vous que les choux soient plus bêtes qu’autre chose&|160;?Vous dites&|160;: répéter trente-six fois la même chose. Pourquoiparticulièrement trente-six&|160;? Pourquoi&|160;: dormir comme unpieu&|160;? Pourquoi&|160;: Tonnerre de Brest&|160;?Pourquoi&|160;: faire les quatre cents coups&|160;?&|160;» Maisalors la défense de M. de Cambremer était prise par Brichot, quiexpliquait l’origine de chaque locution. Mais Mme deCambremer était surtout occupée à examiner les changements que lesVerdurin avaient apportés à la Raspelière, afin de pouvoir encritiquer certains, en importer à Féterne d’autres, ou peut-êtreles mêmes. «&|160;Je me demande ce que c’est que ce lustre qui s’enva tout de traviole. J’ai peine à reconnaître ma vieilleRaspelière&|160;», ajouta-t-elle d’un air familièrementaristocratique, comme elle eût parlé d’un serviteur dont elle eûtprétendu moins désigner l’âge que dire qu’il l’avait vu naître. Etcomme elle était un peu livresque dans son langage&|160;:«&|160;Tout de même, ajouta-t-elle à mi-voix, il me semble que, sij’habitais chez les autres, j’aurais quelque vergogne à toutchanger ainsi. – C’est malheureux que vous ne soyez pas venus aveceux&|160;», dit Mme Verdurin à M. de Charlus et à Morel,espérant que M. de Charlus était de «&|160;revue&|160;» et seplierait à la règle d’arriver tous par le même train. «&|160;Vousêtes sûr que Chantepie veut dire la pie qui chante,Chochotte&|160;?&|160;» ajouta-t-elle pour montrer qu’en grandemaîtresse de maison elle prenait part à toutes les conversations àla fois. «&|160;Parlez-moi donc un peu de ce violoniste, me ditMme de Cambremer, il m’intéresse&|160;; j’adore lamusique, et il me semble que j’ai entendu parler de lui, faites moninstruction.&|160;» Elle avait appris que Morel était venu avec M.de Charlus et voulait, en faisant venir le premier, tâcher de selier avec le second. Elle ajouta pourtant, pour que je ne pussedeviner cette raison&|160;: «&|160;M. Brichot aussim’intéresse.&|160;» Car si elle était fort cultivée, de même quecertaines personnes prédisposées à l’obésité mangent à peine etmarchent toute la journée sans cesser d’engraisser à vue d’œil, demême Mme de Cambremer avait beau approfondir, et surtoutà Féterne, une philosophie de plus en plus ésotérique, une musiquede plus en plus savante, elle ne sortait de ces études que pourmachiner des intrigues qui lui permissent de «&|160;couper&|160;»les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des relationsqu’elle avait cru d’abord faire partie de la société de sabelle-famille et qu’elle s’était aperçue ensuite être situéesbeaucoup plus haut et beaucoup plus loin. Un philosophe qui n’étaitpas assez moderne pour elle, Leibnitz, a dit que le trajet est longde l’intelligence au cœur. Ce trajet, Mme de Cambremern’avait pas été, plus que son frère, de force à le parcourir. Nequittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, aufur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du mondeextérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire,avant de mourir, une bonne position. Éprise d’art réaliste, aucunobjet ne lui paraissait assez humble pour servir de modèle aupeintre ou à l’écrivain. Un tableau ou un roman mondain lui eussentdonné la nausée&|160;; un moujik de Tolstoï, un paysan de Milletétaient l’extrême limite sociale qu’elle ne permettait pas àl’artiste de dépasser. Mais franchir celle qui bornait ses propresrelations, s’élever jusqu’à la fréquentation de duchesses, était lebut de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel ellese soumettait, par le moyen de l’étude des chefs-d’œuvre, restaitinefficace contre le snobisme congénital et morbide qui sedéveloppait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certainspenchants à l’avarice et à l’adultère, auxquels, étant jeune, elleétait encline, pareil en cela à ces états pathologiques singulierset permanents qui semblent immuniser ceux qui en sont atteintscontre les autres maladies. Je ne pouvais, du reste, m’empêcher, enl’entendant parler, de rendre justice, sans y prendre aucunplaisir, au raffinement de ses expressions. C’étaient cellesqu’ont, à une époque donnée, toutes les personnes d’une mêmeenvergure intellectuelle, de sorte que l’expression raffinéefournit aussitôt, comme l’arc de cercle, le moyen de décrire et delimiter toute la circonférence. Aussi ces expressions font-ellesque les personnes qui les emploient m’ennuient immédiatement commedéjà connues, mais aussi passent pour supérieures, et me furentsouvent offertes comme voisines délicieuses et inappréciées.«&|160;Vous n’ignorez pas, Madame, que beaucoup de régionsforestières tirent leur nom des animaux qui les peuplent. À côté dela forêt de Chantepie, vous avez le bois de Chantereine. – Je nesais pas de quelle reine il s’agit, mais vous n’êtes pas galantpour elle, dit M. de Cambremer. – Attrapez, Chochotte, ditMme Verdurin. Et à part cela, le voyage s’est bienpassé&|160;? – Nous n’avons rencontré que de vagues humanités quiremplissaient le train. Mais je réponds à la question de M. deCambremer&|160;; reine n’est pas ici la femme d’un roi, mais lagrenouille. C’est le nom qu’elle a gardé longtemps dans ce pays,comme en témoigne la station de Renneville, qui devrait s’écrireReineville. – Il me semble que vous avez là une belle bête&|160;»,dit M. de Cambremer à Mme Verdurin, en montrant unpoisson. C’était là un de ces compliments à l’aide desquels ilcroyait payer son écot à un dîner, et déjà rendre sa politesse.(«&|160;Les inviter est inutile, disait-il souvent en parlant detels de leurs amis à sa femme. Ils ont été enchantés de nous avoir.C’étaient eux qui me remerciaient.&|160;») «&|160;D’ailleurs jedois vous dire que je vais presque chaque jour à Renneville depuisbien des années, et je n’y ai vu pas plus de grenouillesqu’ailleurs. Mme de Cambremer avait fait venir ici lecuré d’une paroisse où elle a de grands biens et qui a la mêmetournure d’esprit que vous, à ce qu’il semble. Il a écrit unouvrage. – Je crois bien, je l’ai lu avec infinimentd’intérêt&|160;», répondit hypocritement Brichot. La satisfactionque son orgueil recevait indirectement de cette réponse fit rirelonguement M. de Cambremer. «&|160;Ah&|160;! eh bien, l’auteur,comment dirais-je, de cette géographie, de ce glossaire, épiloguelonguement sur le nom d’une petite localité dont nous étionsautrefois, si je puis dire, les seigneurs, et qui se nommePont-à-Couleuvre. Or je ne suis évidemment qu’un vulgaire ignorantà côté de ce puits de science, mais je suis bien allé mille fois àPont-à-Couleuvre pour lui une, et du diable si j’y ai jamais vu unseul de ces vilains serpents, je dis vilains, malgré l’éloge qu’enfait le bon La Fontaine (L’Homme et la couleuvre était unedes deux fables). – Vous n’en avez pas vu, et c’est vous qui avezvu juste, répondit Brichot. Certes, l’écrivain dont vous parlezconnaît à fond son sujet, il a écrit un livre remarquable. –Voire&|160;! s’exclama Mme de Cambremer, ce livre, c’estbien le cas de le dire, est un véritable travail de Bénédictin. –Sans doute il a consulté quelques pouillés (on entend par là leslistes des bénéfices et des cures de chaque diocèse), ce qui a pului fournir le nom des patrons laïcs et des collateursecclésiastiques. Mais il est d’autres sources. Un de mes plussavants amis y a puisé. Il a trouvé que le même lieu était dénomméPont-à-Quileuvre. Ce nom bizarre l’incita à remonter plus hautencore, à un texte latin où le pont que votre ami croit infesté decouleuvres est désigné&|160;: Pons cui aperit. Pont ferméqui ne s’ouvrait que moyennant une honnête rétribution. – Vousparlez de grenouilles. Moi, en me trouvant au milieu de personnessi savantes, je me fais l’effet de la grenouille devantl’aréopage&|160;» (c’était la seconde fable), dit Cancan quifaisait souvent, en riant beaucoup, cette plaisanterie grâce àlaquelle il croyait à la fois, par humilité et avec à-propos, faireprofession d’ignorance et étalage de savoir. Quant à Cottard,bloqué par le silence de M. de Charlus et essayant de se donner del’air des autres côtés, il se tourna vers moi et me fit une de cesquestions qui frappaient ses malades s’il était tombé juste etmontraient ainsi qu’il était pour ainsi dire dans leur corps&|160;;si, au contraire, il tombait à faux, lui permettaient de rectifiercertaines théories, d’élargir les points de vue anciens.«&|160;Quand vous arrivez à ces sites relativement élevés commecelui où nous nous trouvons en ce moment, remarquez-vous que celaaugmente votre tendance aux étouffements&|160;?&|160;» medemanda-t-il, certain ou de faire admirer, ou de compléter soninstruction. M. de Cambremer entendit la question et sourit.«&|160;Je ne peux pas vous dire comme ça m’amuse d’apprendre quevous avez des étouffements&|160;», me jeta-t-il à travers la table.Il ne voulait pas dire par cela que cela l’égayait, bien que ce fûtvrai aussi. Car cet homme excellent ne pouvait cependant pasentendre parler du malheur d’autrui sans un sentiment de bien-êtreet un spasme d’hilarité qui faisaient vite place à la pitié d’unbon cœur. Mais sa phrase avait un autre sens, que précisa celle quila suivit&|160;: «&|160;Ça m’amuse, me dit-il, parce que justementma sœur en a aussi.&|160;» En somme, cela l’amusait comme s’ilm’avait entendu citer comme un des mes amis quelqu’un qui eûtfréquenté beaucoup chez eux. «&|160;Comme le monde estpetit&|160;», fut la réflexion qu’il formula mentalement et que jevis écrite sur son visage souriant quand Cottard me parla de mesétouffements. Et ceux-ci devinrent, à dater de ce dîner, comme unesorte de relation commune et dont M. de Cambremer ne manquaitjamais de me demander des nouvelles, ne fût-ce que pour en donner àsa sœur. Tout en répondant aux questions que sa femme me posait surMorel, je pensais à une conversation que j’avais eue avec ma mèredans l’après-midi. Comme, tout en ne me déconseillant pas d’allerchez les Verdurin si cela pouvait me distraire, elle me rappelaitque c’était un milieu qui n’aurait pas plu à mon grand-père et luieût fait crier&|160;: «&|160;À la garde&|160;», ma mère avaitajouté&|160;: «&|160;Écoute, le président Toureuil et sa femmem’ont dit qu’ils avaient déjeuné avec Mme Bontemps. Onne m’a rien demandé. Mais j’ai cru comprendre qu’un mariage entreAlbertine et toi serait le rêve de sa tante. Je crois que la vraieraison est que tu leur es à tous très sympathique. Tout de même, leluxe qu’ils croient que tu pourrais lui donner, les relations qu’onsait plus ou moins que nous avons, je crois que tout cela n’y estpas étranger, quoique secondaire. Je ne t’en aurais pas parlé,parce que je n’y tiens pas, mais comme je me figure qu’on t’enparlera, j’ai mieux aimé prendre les devants. – Mais toi, commentla trouves-tu&|160;? avais-je demandé à ma mère. – Mais moi, cen’est pas moi qui l’épouserai. Tu peux certainement faire millefois mieux comme mariage. Mais je crois que ta grand’mère n’auraitpas aimé qu’on t’influence. Actuellement je ne peux pas te direcomment je trouve Albertine, je ne la trouve pas. Je te dirai commeMme de Sévigné&|160;: «&|160;Elle a de bonnes qualités,du moins je le crois. Mais, dans ce commencement, je ne sais lalouer que par des négatives. Elle n’est point ceci, elle n’a pointl’accent de Rennes. Avec le temps, je dirai peut-être&|160;: elleest cela. Et je la trouverai toujours bien si elle doit te rendreheureux.&|160;» Mais par ces mots mêmes, qui remettaient entre mesmains de décider de mon bonheur, ma mère m’avait mis dans cet étatde doute où j’avais déjà été quand, mon père m’ayant permis d’allerà Phèdre et surtout d’être homme de lettres, je m’étaissenti tout à coup une responsabilité trop grande, la peur de lepeiner, et cette mélancolie qu’il y a quand on cesse d’obéir à desordres qui, au jour le jour, vous cachent l’avenir, de se rendre,compte qu’on a enfin commencé de vivre pour de bon, comme unegrande personne, la vie, la seule vie qui soit à la disposition dechacun de nous.

Peut-être le mieux serait-il d’attendre un peu, de commencer parvoir Albertine comme par le passé pour tâcher d’apprendre si jel’aimais vraiment. Je pourrais l’amener chez les Verdurin pour ladistraire, et ceci me rappela que je n’y étais venu moi-même cesoir que pour savoir si Mme Putbus y habitait ou allaity venir. En tout cas, elle ne dînait pas. «&|160;À propos de votreami Saint-Loup, me dit Mme de Cambremer, usant ainsid’une expression qui marquait plus de suite dans les idées que sesphrases ne l’eussent laissé croire, car si elle me parlait demusique elle pensait aux Guermantes, vous savez que tout le mondeparle de son mariage avec la nièce de la princesse de Guermantes.Je vous dirai que, pour ma part, de tous ces potins mondains je neme préoccupe mie.&|160;» Je fus pris de la crainte d’avoirparlé sans sympathie devant Robert de cette jeune fille faussementoriginale, et dont l’esprit était aussi médiocre que le caractèreétait violent. Il n’y a presque pas une nouvelle que nousapprenions qui ne nous fasse regretter un de nos propos. Jerépondis à Mme de Cambremer, ce qui du reste était vrai,que je n’en savais rien, et que d’ailleurs la fiancée me paraissaitencore bien jeune. «&|160;C’est peut-être pour cela que ce n’estpas encore officiel&|160;; en tout cas on le dit beaucoup. – J’aimemieux vous prévenir, dit sèchement Mme Verdurin àMme de Cambremer, ayant entendu que celle-ci m’avaitparlé de Morel, et, quand elle avait baissé la voix pour me parlerdes fiançailles de Saint-Loup, ayant cru qu’elle m’en parlaitencore. Ce n’est pas de la musiquette qu’on fait ici. En art, voussavez, les fidèles de mes mercredis, mes enfants comme je lesappelle, c’est effrayant ce qu’ils sont avancés, ajouta-t-elle avecun air d’orgueilleuse terreur. Je leur dis quelquefois&|160;:«&|160;Mes petites bonnes gens, vous marchez plus vite que votrepatronne à qui les audaces ne passent pas pourtant pour avoirjamais fait peur.&|160;» Tous les ans ça va un peu plus loin&|160;;je vois bientôt le jour où ils ne marcheront plus pour Wagner etpour d’Indy. – Mais c’est très bien d’être avancé, on ne l’estjamais assez&|160;», dit Mme de Cambremer, tout eninspectant chaque coin de la salle à manger, en cherchant àreconnaître les choses qu’avait laissées sa belle-mère, cellesqu’avait apportées Mme Verdurin, et à prendre celle-cien flagrant délit de faute de goût. Cependant, elle cherchait à meparler du sujet qui l’intéressait le plus, M. de Charlus. Elletrouvait touchant qu’il protégeât un violoniste. «&|160;Il a l’airintelligent. – Même d’une verve extrême pour un homme déjà un peuâgé, dis-je. – Âgé&|160;? Mais il n’a pas l’air âgé, regardez, lecheveu est resté jeune.&|160;» (Car depuis trois ou quatre ans lemot «&|160;cheveu&|160;» avait été employé au singulier par un deces inconnus qui sont les lanceurs des modes littéraires, et toutesles personnes ayant la longueur de rayon de Mme deCambremer disaient «&|160;le cheveu&|160;», non sans un sourireaffecté. À l’heure actuelle on dit encore «&|160;le cheveu&|160;»,mais de l’excès du singulier renaîtra le pluriel.) «&|160;Ce quim’intéresse surtout chez M. de Charlus, ajouta-t-elle, c’est qu’onsent chez lui le don. Je vous dirai que je fais bon marché dusavoir. Ce qui s’apprend ne m’intéresse pas.&|160;» Ces paroles nesont pas en contradiction avec la valeur particulière deMme de Cambremer, qui était précisément imitée etacquise. Mais justement une des choses qu’on devait savoir à cemoment-là, c’est que le savoir n’est rien et ne pèse pas un fétu àcôté de l’originalité. Mme de Cambremer avait appris,comme le reste, qu’il ne faut rien apprendre. «&|160;C’est pourcela, me dit-elle, que Brichot, qui a son côté curieux, car je nefais pas fi d’une certaine érudition savoureuse, m’intéressepourtant beaucoup moins.&|160;» Mais Brichot, à ce moment-là,n’était occupé que d’une chose&|160;: entendant qu’on parlaitmusique, il tremblait que le sujet ne rappelât à MmeVerdurin la mort de Dechambre. Il voulait dire quelque chose pourécarter ce souvenir funeste. M. de Cambremer lui en fournitl’occasion par cette question&|160;: «&|160;Alors, les lieux boisésportent toujours des noms d’animaux&|160;? – Que non pas, réponditBrichot, heureux de déployer son savoir devant tant de nouveaux,parmi lesquels je lui avais dit qu’il était sûr d’en intéresser aumoins un. Il suffit de voir combien, dans les noms de personneselles-mêmes, un arbre est conservé, comme une fougère dans de lahouille. Un de nos pères conscrits s’appelle M. de Saulces deFreycinet, ce qui signifie, sauf erreur, lieu planté de saules etde frênes, salix et fraxinetum&|160;; son neveu M. deSelves réunit plus d’arbres encore, puisqu’il se nomme de Selves,sylva.&|160;» Saniette voyait avec joie la conversationprendre un tour si animé. Il pouvait, puisque Brichot parlait toutle temps, garder un silence qui lui éviterait d’être l’objet desbrocards de M. et Mme Verdurin. Et devenu plus sensibleencore dans sa joie d’être délivré, il avait été attendrid’entendre M. Verdurin, malgré la solennité d’un tel dîner, dire aumaître d’hôtel de mettre une carafe d’eau près de M. Saniette quine buvait pas autre chose. (Les généraux qui font tuer le plus desoldats tiennent à ce qu’ils soient bien nourris.) EnfinMme Verdurin avait une fois souri à Saniette.Décidément, c’étaient de bonnes gens. Il ne serait plus torturé. Àce moment le repas fut interrompu par un convive que j’ai oublié deciter, un illustre philosophe norvégien, qui parlait le françaistrès bien mais très lentement, pour la double raison, d’abord que,l’ayant appris depuis peu et ne voulant pas faire de fautes (il enfaisait pourtant quelques-unes), il se reportait pour chaque mot àune sorte de dictionnaire intérieur&|160;; ensuite parce qu’en tantque métaphysicien, il pensait toujours ce qu’il voulait dirependant qu’il le disait, ce qui, même chez un Français, est unecause de lenteur. C’était, du reste, un être délicieux, quoiquepareil en apparence à beaucoup d’autres, sauf sur un point. Cethomme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque mot)devenait d’une rapidité vertigineuse pour s’échapper dès qu’ilavait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la première foisqu’il avait la colique ou encore un besoin plus pressant.

– Mon cher – collègue, dit-il à Brichot, après avoir délibérédans son esprit si «&|160;collègue&|160;» était le terme quiconvenait, j’ai une sorte de – désir pour savoir s’il y a d’autresarbres dans la – nomenclature de votre belle langue – française –latine – normande. Madame (il voulait dire Mme Verdurinquoiqu’il n’osât la regarder) m’a dit que vous saviez touteschoses. N’est-ce pas précisément le moment&|160;? – Non, c’est lemoment de manger&|160;», interrompit Mme Verdurin quivoyait que le dîner n’en finissait pas. «&|160;Ah&|160;!bien&|160;; répondit le Scandinave, baissant la tête dans sonassiette, avec un sourire triste et résigné. Mais je dois faireobserver à Madame que, si je me suis permis ce questionnaire –pardon, ce questation – c’est que je dois retourner demain à Parispour dîner chez la Tour d’Argent ou chez l’Hôtel Meurice. Monconfrère – français – M. Boutroux, doit nous y parler des séancesde spiritisme – pardon, des évocations spiritueuses – qu’il acontrôlées. – Ce n’est pas si bon qu’on dit, la Tour d’Argent, ditMme Verdurin agacée. J’y ai même fait des dînersdétestables. – Mais est-ce que je me trompe, est-ce que lanourriture qu’on mange chez Madame n’est pas de la plus finecuisine française&|160;? – Mon Dieu, ce n’est pas positivementmauvais, répondit Mme Verdurin radoucie. Et si vousvenez mercredi prochain ce sera meilleur. – Mais je pars lundi pourAlger, et de là je vais à Cap. Et quand je serai à Cap deBonne-Espérance, je ne pourrai plus rencontrer mon illustrecollègue – pardon, je ne pourrai plus rencontrer monconfrère.&|160;» Et il se mit, par obéissance, après avoir fournices excuses rétrospectives, à manger avec une rapiditévertigineuse. Mais Brichot était trop heureux de pouvoir donnerd’autres étymologies végétales et il répondit, intéressanttellement le Norvégien que celui-ci cessa de nouveau de manger,mais en faisant signe qu’on pouvait ôter son assiette pleine etpasser au plat suivant&|160;: «&|160;Un des Quarante, dit Brichot,a nom Houssaye, ou lieu planté de houx&|160;; dans celui d’un findiplomate, d’Ormesson, vous retrouvez l’orme, l’ulmus cherà Virgile et qui a donné son nom à la ville d’Ulm&|160;; dans celuide ses collègues, M. de La Boulaye, le bouleau&|160;; M. d’Aunay,l’aune&|160;; M. de Bussière, le buis&|160;; M. Albaret, l’aubier(je me promis de le dire à Céleste)&|160;; M. de Cholet, le chou,et le pommier dans le nom de M. de La Pommeraye, que nousentendîmes conférencier, Saniette, vous en souvient-il, du tempsque le bon Porel avait été envoyé aux confins du monde, commeproconsul en Odéonie&|160;? Au nom de Saniette prononcé parBrichot, M. Verdurin lança à sa femme et à Cottard un regardironique qui démonta le timide. – Vous disiez que Cholet vient dechou, dis-je à Brichot. Est-ce qu’une station où j’ai passé avantd’arriver à Doncières, Saint-Frichoux, vient aussi de chou&|160;? –Non, Saint-Frichoux, c’est Sanctus Fructuosus, commeSanctus Ferreolus donna Saint-Fargeau, mais ce n’est pasnormand du tout. – Il sait trop de choses, il nous ennuie, gloussadoucement la princesse. – Il y a tant d’autres noms quim’intéressent, mais je ne peux pas tout vous demander en unefois.&|160;» Et me tournant vers Cottard&|160;: «&|160;Est-ce queMme Putbus est ici&|160;?&|160;» lui demandai-je.«&|160;Non, Dieu merci, répondit Mme Verdurin qui avaitentendu ma question. J’ai tâché de dériver ses villégiatures versVenise, nous en sommes débarrassés pour cette année. – Je vaisavoir moi-même droit à deux arbres, dit M. de Charlus, car j’ai àpeu près retenu une petite maison entre Saint-Martin-du-Chêne etSaint-Pierre-des-Ifs. – Mais c’est très près d’ici, j’espère quevous viendrez souvent en compagnie de Charlie Morel. Vous n’aurezqu’à vous entendre avec notre petit groupe pour les trains, vousêtes à deux pas de Doncières&|160;», dit Mme Verdurinqui détestait qu’on ne vînt pas par le même train et aux heures oùelle envoyait des voitures. Elle savait combien la montée à laRaspelière, même en faisant le tour par des lacis, derrièreFéterne, ce qui retardait d’une demi-heure, était dure, ellecraignait que ceux qui feraient bande à part ne trouvassent pas devoitures pour les conduire, ou même, étant en réalité restés chezeux, puissent prendre le prétexte de n’en avoir pas trouvé àDoville-Féterne et de ne pas s’être senti la force de faire unetelle ascension à pied. À cette invitation M. de Charlus secontenta de répondre par une muette inclinaison. «&|160;Il ne doitpas être commode tous les jours, il a un air pincé, chuchota à Skile docteur qui, étant resté très simple malgré une couchesuperficielle d’orgueil, ne cherchait pas à cacher que Charlus lesnobait. Il ignore sans doute que dans toutes les villes d’eau, etmême à Paris dans les cliniques, les médecins, pour qui je suisnaturellement le «&|160;grand chef&|160;», tiennent à honneur de meprésenter à tous les nobles qui sont là, et qui n’en mènent paslarge. Cela rend même assez agréable pour moi le séjour desstations balnéaires, ajouta-t-il d’un air léger. Même à Doncières,le major du régiment, qui est le médecin traitant du colonel, m’ainvité à déjeuner avec lui en me disant que j’étais en situation dedîner avec le général. Et ce général est un monsieur dequelque chose. Je ne sais pas si ses parchemins sont plus ou moinsanciens que ceux de ce baron. – Ne vous montez pas le bourrichon,c’est une bien pauvre couronne&|160;», répondit Ski à mi-voix, etil ajouta quelque chose de confus avec un verbe, où je distinguaiseulement les dernières syllabes «&|160;arder&|160;», occupé quej’étais d’écouter ce que Brichot disait à M. de Charlus. «&|160;Nonprobablement, j’ai le regret de vous le dire, vous n’avez qu’unseul arbre, car si Saint-Martin-du-Chêne est évidemment SanctusMartinus juxta quercum, en revanche le mot if peutêtre simplement la racine, ave, eve, qui veutdire humide comme dans Aveyron, Lodève, Yvette, et que vous voyezsubsister dans nos éviers de cuisine. C’est l’«&|160;eau&|160;»,qui en breton se dit Ster, Stermaria, Sterlaer, Sterbouest,Ster-en-Dreuchen.&|160;» Je n’entendis pas la fin, car, quelqueplaisir que j’eusse eu à réentendre le nom de Stermaria, malgré moij’entendais Cottard, près duquel j’étais, qui disait tout bas àSki&|160;: «&|160;Ah&|160;! mais je ne savais pas. Alors c’est unmonsieur qui sait se retourner dans la vie. Comment&|160;! il estde la confrérie&|160;! Pourtant il n’a pas les yeux bordés dejambon. Il faudra que je fasse attention à mes pieds sous la table,il n’aurait qu’à en pincer pour moi. Du reste, cela ne m’étonnequ’à moitié. Je vois plusieurs nobles à la douche, dans le costumed’Adam, ce sont plus ou moins des dégénérés. Je ne leur parle pasparce qu’en somme je suis fonctionnaire et que cela pourrait mefaire du tort. Mais ils savent parfaitement qui je suis.&|160;»Saniette, que l’interpellation de Brichot avait effrayé, commençaità respirer, comme quelqu’un qui a peur de l’orage et qui voit quel’éclair n’a été suivi d’aucun bruit de tonnerre, quand il entenditM. Verdurin le questionner, tout en attachant sur lui un regard quine lâchait pas le malheureux tant qu’il parlait, de façon à ledécontenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de reprendreses esprits. «&|160;Mais vous nous aviez toujours caché que vousfréquentiez les matinées de l’Odéon, Saniette&|160;?&|160;»Tremblant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, Sanietterépondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimensions qu’ilput afin qu’elle eût plus de chance d’échapper aux coups&|160;:«&|160;Une fois, à la Chercheuse. – Qu’est-ce qu’ildit&|160;», hurla M. Verdurin, d’un air à la fois écœuré etfurieux, en fronçant les sourcils comme s’il n’avait pas assez detoute son attention pour comprendre quelque chose d’inintelligible.«&|160;D’abord on ne comprend pas ce que vous dites, qu’est-ce quevous avez dans la bouche&|160;?&|160;» demanda M. Verdurin de plusen plus violent, et faisant allusion au défaut de prononciation deSaniette. «&|160;Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous lerendiez malheureux&|160;», dit Mme Verdurin sur un tonde fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne surl’intention insolente de son mari. «&|160;J’étais à la Ch… , Che… –Che, che, tâchez de parler clairement, dit M. Verdurin, je ne vousentends même pas.&|160;» Presque aucun des fidèles ne se retenaitde s’esclaffer, et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophageschez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang.Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent lessociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un donton voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans uncercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuplechasse ou acclame les rois. «&|160;Voyons, ce n’est pas sa faute,dit Mme Verdurin. – Ce n’est pas la mienne non plus, onne dîne pas en ville quand on ne peut plus articuler. – J’étais àla Chercheuse d’esprit de Favart. – Quoi&|160;? c’est laChercheuse d’esprit que vous appelez laChercheuse&|160;? Ah&|160;! c’est magnifique, j’aurais puchercher cent ans sans trouver&|160;», s’écria M. Verdurin quipourtant aurait jugé du premier coup que quelqu’un n’était paslettré, artiste, «&|160;n’en était pas&|160;», s’il l’avait entendudire le titre complet de certaines œuvres. Par exemple il fallaitdire le Malade, le Bourgeois&|160;; et ceux qui auraientajouté «&|160;imaginaire&|160;» ou «&|160;gentilhomme&|160;»eussent témoigné qu’ils n’étaient pas de la «&|160;boutique&|160;»,de même que, dans un salon, quelqu’un prouve qu’il n’est pas dumonde en disant&|160;: M. de Montesquiou-Fezensac pour M. deMontesquiou. «&|160;Mais ce n’est pas si extraordinaire&|160;», ditSaniette essoufflé par l’émotion mais souriant, quoiqu’il n’en eûtpas envie. Mme Verdurin éclata&|160;: «&|160;Oh&|160;!si, s’écria-t-elle en ricanant. Soyez convaincu que personne aumonde n’aurait pu deviner qu’il s’agissait de la Chercheused’esprit.&|160;» M. Verdurin reprit d’une voix douce ets’adressant à la fois à Saniette et à Brichot&|160;: «&|160;C’estune jolie pièce, d’ailleurs, la Chercheused’esprit.&|160;» Prononcée sur un ton sérieux, cette simplephrase, où on ne pouvait trouver trace de méchanceté, fit àSaniette autant de bien et excita chez lui autant de gratitudequ’une amabilité. Il ne put proférer une seule parole et garda unsilence heureux. Brichot fut plus loquace. «&|160;Il est vrai,répondit-il à M. Verdurin, et si on la faisait passer pour l’œuvrede quelque auteur sarmate ou scandinave, on pourrait poser lacandidature de la Chercheuse d’esprit à la situationvacante de chef-d’œuvre. Mais, soit dit sans manquer de respect auxmânes du gentil Favart, il n’était pas de tempérament ibsénien.(Aussitôt il rougit jusqu’aux oreilles en pensant au philosophenorvégien, lequel avait un air malheureux parce qu’il cherchait envain à identifier quel végétal pouvait être le buis que Brichotavait cité tout à l’heure à propos de Bussière.) D’ailleurs, lasatrapie de Porel étant maintenant occupée par un fonctionnaire quiest un tolstoïsant de rigoureuse observance, il se pourrait quenous vissions Anna Karénine ou Résurrection sousl’architrave odéonienne. – Je sais le portrait de Favart dont vousvoulez parler, dit M. de Charlus. J’en ai vu une très belle épreuvechez la comtesse Molé.&|160;» Le nom de la comtesse Molé produisitune forte impression sur Mme Verdurin. «&|160;Ah&|160;!vous allez chez Mme de Molé&|160;», s’écria-t-elle. Ellepensait qu’on disait la comtesse Molé, Madame Molé, simplement parabréviation, comme elle entendait dire les Rohan, ou, par dédain,comme elle-même disait&|160;: Madame La Trémoïlle. Elle n’avaitaucun doute que la comtesse Molé, connaissant la reine de Grèce etla princesse de Caprarola, eût autant que personne droit à laparticule, et pour une fois elle était décidée à la donner à unepersonne si brillante et qui s’était montrée fort aimable pourelle. Aussi, pour bien montrer qu’elle avait parlé ainsi à desseinet ne marchandait pas ce «&|160;de&|160;» à la comtesse, ellereprit&|160;: «&|160;Mais je ne savais pas du tout que vousconnaissiez Madame de Molé&|160;!&|160;» comme si ç’avait étédoublement extraordinaire et que M. de Charlus connût cette dame etque Mme Verdurin ne sût pas qu’il la connaissait. Or lemonde, ou du moins ce que M. de Charlus appelait ainsi, forme untout relativement homogène et clos. Autant il est compréhensibleque, dans l’immensité disparate de la bourgeoisie, un avocat dise àquelqu’un qui connaît un de ses camarades de collège&|160;:«&|160;Mais comment diable connaissez-vous un tel&|160;?&|160;» enrevanche, s’étonner qu’un Français connût, le sens du mot«&|160;temple&|160;» ou «&|160;forêt&|160;» ne serait guère plusextraordinaire que d’admirer les hasards qui avaient pu conjoindreM. de Charlus et la comtesse Molé. De plus, même si une telleconnaissance n’eût pas tout naturellement découlé des loismondaines, si elle eût été fortuite, comment eût-il été bizarre queMme Verdurin l’ignorât puisqu’elle voyait M. de Charluspour la première fois, et que ses relations avec MmeMolé étaient loin d’être la seule chose qu’elle ne sût pasrelativement à lui, de qui, à vrai dire, elle ne savait rien.«&|160;Qu’est-ce qui jouait cette Chercheuse d’esprit, monpetit Saniette&|160;?&|160;» demanda M. Verdurin. Bien que sentantl’orage passé, l’ancien archiviste hésitait à répondre&|160;:«&|160;Mais aussi, dit Mme Verdurin, tu l’intimides, tute moques de tout ce qu’il dit, et puis tu veux qu’il réponde.Voyons, dites, qui jouait ça&|160;? on vous donnera de la galantineà emporter&|160;», dit Mme Verdurin, faisant uneméchante allusion à la ruine où Saniette s’était précipité lui-mêmeen voulant en tirer un ménage de ses amis. «&|160;Je me rappelleseulement que c’était MmeSamary qui faisait la Zerbine,dit Saniette. – La Zerbine&|160;? Qu’est-ce que c’est que ça&|160;?cria M. Verdurin comme s’il y avait le feu. – C’est un emploi devieux répertoire, voir le Capitaine Fracasse, comme qui dirait leTranche Montagne, le Pédant. – Ah&|160;! le pédant, c’est vous. LaZerbine&|160;! Non, mais il est toqué&|160;», s’écria M. Verdurin.Mme Verdurin regarda ses convives en riant comme pourexcuser Saniette. «&|160;La Zerbine, il s’imagine que tout le mondesait aussitôt ce que cela veut dire. Vous êtes comme M. deLongepierre, l’homme le plus bête que je connaisse, qui nous disaitfamilièrement l’autre jour «&|160;le Banat&|160;». Personne n’a sude quoi il voulait parler. Finalement on a appris que c’était uneprovince de Serbie.&|160;» Pour mettre fin au supplice de Saniette,qui me faisait plus de mal qu’à lui, je demandai à Brichot s’ilsavait ce que signifiait Balbec. «&|160;Balbec est probablement unecorruption de Dalbec, me dit-il. Il faudrait pouvoir consulter leschartes des rois d’Angleterre, suzerains de la Normandie, carBalbec dépendait de la baronnie de Douvres, à cause de quoi ondisait souvent Balbec d’Outre-Mer, Balbec-en-Terre. Mais labaronnie de Douvres elle-même relevait de l’évêché de Bayeux, etmalgré des droits qu’eurent momentanément les Templiers surl’abbaye, à partir de Louis d’Harcourt, patriarche de Jérusalem etévêque de Bayeux, ce furent les évêques de ce diocèse qui furentcollateurs aux biens de Balbec. C’est ce que m’a expliqué le doyende Doville, homme chauve, éloquent, chimérique et gourmet, qui vitdans l’obédience de Brillat-Savarin, et m’a exposé avec des termesun tantinet sibyllins d’incertaines pédagogies, tout en me faisantmanger d’admirables pommes de terre frites.&|160;» Tandis queBrichot souriait, pour montrer ce qu’il y avait de spirituel à unirdes choses aussi disparates et à employer pour des choses communesun langage ironiquement élevé, Saniette cherchait à placer quelquetrait d’esprit qui pût le relever de son effondrement de tout àl’heure. Le trait d’esprit était ce qu’on appelait un «&|160;à peuprès&|160;», mais qui avait changé de forme, car il y a uneévolution pour les calembours comme pour les genres littéraires,les épidémies qui disparaissent remplacées par d’autres, etc… Jadisla forme de l’«&|160;à peu près&|160;» était le«&|160;comble&|160;». Mais elle était surannée, personne nel’employait plus, il n’y avait plus que Cottard pour dire encoreparfois, au milieu d’une partie de «&|160;piquet&|160;»&|160;:«&|160;Savez-vous quel est le comble de la distraction&|160;? c’estde prendre l’édit de Nantes pour une Anglaise.&|160;» Les comblesavaient été remplacés par les surnoms. Au fond, c’était toujours levieil «&|160;à peu près&|160;», mais, comme le surnom était à lamode, on ne s’en apercevait pas. Malheureusement pour Saniette,quand ces «&|160;à peu près&|160;» n’étaient pas de lui etd’habitude inconnus au petit noyau, il les débitait si timidementque, malgré le rire dont il les faisait suivre pour signaler leurcaractère humoristique, personne ne les comprenait. Et si, aucontraire, le mot était de lui, comme il l’avait généralementtrouvé en causant avec un des fidèles, celui-ci l’avait répété ense l’appropriant, le mot était alors connu, mais non comme étant deSaniette. Aussi quand il glissait un de ceux-là on lereconnaissait, mais, parce qu’il en était l’auteur, on l’accusaitde plagiat. «&|160;Or donc, continua Brichot, Bec ennormand est ruisseau&|160;; il y a l’abbaye du Bec&|160;; Mobec, leruisseau du marais (Mor ou Mer voulait diremarais, comme dans Morville, ou dans Bricquemar, Alvimare,Cambremer)&|160;; Bricquebec, le ruisseau de la hauteur, venant deBriga, lieu fortifié, comme dans Bricqueville,Bricquebosc, le Bric, Briand, ou bien brice, pont, qui estle même que bruck en allemand (Innsbruck) et qu’en anglaisbridge qui termine tant de noms de lieux (Cambridge,etc.). Vous avez encore en Normandie bien d’autresbec&|160;: Caudebec, Bolbec, le Robec, le Bec-Hellouin,Becquerel. C’est la forme normande du germain Bach,Offenbach, Anspach&|160;; Varaguebec, du vieux motvaraigne, équivalent de garenne, bois, étangs réservés.Quant à Dal, reprit Brichot, c’est une forme dethal, vallée&|160;: Darnetal, Rosendal, et même jusqueprès de Louviers, Becdal. La rivière qui a donné son nom à Dalbecest d’ailleurs charmante. Vue d’une falaise (fels enallemand, vous avez même non loin d’ici, sur une hauteur, la jolieville de Falaise), elle voisine les flèches de l’église, située enréalité à une grande distance, et a l’air de les refléter. – Jecrois bien, dis-je, c’est un effet qu’Elstir aime beaucoup. J’en aivu plusieurs esquisses chez lui. – Elstir&|160;! Vous connaissezTiche&|160;? s’écria Mme Verdurin. Mais vous savez queje l’ai connu dans la dernière intimité. Grâce au ciel je ne levois plus. Non, mais demandez à Cottard, à Brichot, il avait soncouvert mis chez moi, il venait tous les jours. En voilà un dont onpeut dire que ça ne lui a pas réussi de quitter notre petit noyau.Je vous montrerai tout à l’heure des fleurs qu’il a peintes pourmoi&|160;; vous verrez quelle différence avec ce qu’il faitaujourd’hui et que je n’aime pas du tout, mais pas du tout&|160;!Mais comment&|160;! je lui avais fait faire un portrait de Cottard,sans compter tout ce qu’il a fait d’après moi. – Et il avait faitau professeur des cheveux mauves, dit Mme Cottard,oubliant qu’alors son mari n’était pas agrégé. Je ne sais,Monsieur, si vous trouvez que mon mari a des cheveux mauves. – Çane fait rien, dit Mme Verdurin en levant le menton d’unair de dédain pour Mme Cottard et d’admiration pourcelui dont elle parlait, c’était d’un fier coloriste, d’un beaupeintre. Tandis que, ajouta-t-elle en s’adressant de nouveau à moi,je ne sais pas si vous appelez cela de la peinture, toutes cesgrandes diablesses de compositions, ces grandes machines qu’ilexpose depuis qu’il ne vient plus chez moi. Moi, j’appelle cela dubarbouillé, c’est d’un poncif, et puis ça manque de relief, depersonnalité. Il y a de tout le monde là dedans. – Il restitue lagrâce du XVIIIe, mais moderne, dit précipitammentSaniette, tonifié et remis en selle par mon amabilité. Mais j’aimemieux Helleu. – Il n’y a aucun rapport avec Helleu, ditMme Verdurin. – Si, c’est du XVIIIe sièclefébrile. C’est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire. –Oh&|160;! connu, archiconnu, il y a des années qu’on me leressert&|160;», dit M. Verdurin à qui, en effet, Ski l’avaitraconté autrefois, mais comme fait par lui-même. «&|160;Ce n’estpas de chance que, pour une fois que vous prononcezintelligiblement quelque chose d’assez drôle, ce ne soit pas devous. – Ça me fait de la peine, reprit Mme Verdurin,parce que c’était quelqu’un de doué, il a gâché un joli tempéramentde peintre. Ah&|160;! s’il était resté ici&|160;! Mais il seraitdevenu le premier paysagiste de notre temps. Et c’est une femme quil’a conduit si bas&|160;! Ça ne m’étonne pas d’ailleurs, carl’homme était agréable, mais vulgaire. Au fond c’était un médiocre.Je vous dirai que je l’ai senti tout de suite. Dans le fond, il nem’a jamais intéressée. Je l’aimais bien, c’était tout. D’abord, ilétait d’un sale. Vous aimez beaucoup ça, vous, les gens qui ne selavent jamais&|160;? – Qu’est-ce que c’est que cette chose si joliede ton que nous mangeons&|160;? demanda Ski. – Cela s’appelle de lamousse à la fraise, dit Mme Verdurin. – Mais c’estra-vis-sant. Il faudrait faire déboucher des bouteilles deChâteau-Margaux, de Château-Lafite, de Porto. – Je ne peux pas vousdire comme il m’amuse, il ne boit que de l’eau, dit MmeVerdurin pour dissimuler sous l’agrément qu’elle trouvait à cettefantaisie l’effroi que lui causait cette prodigalité. – Mais cen’est pas pour boire, reprit Ski, vous en remplirez tous nosverres, on apportera de merveilleuses pêches, d’énormes brugnons,là, en face du soleil couché&|160;; ça sera luxuriant comme un beauVéronèse. – Ça coûtera presque aussi cher, murmura M. Verdurin. –Mais enlevez ces fromages si vilains de ton, dit-il en essayant deretirer l’assiette du Patron, qui défendit son gruyère de toutesses forces. – Vous comprenez que je ne regrette pas Elstir, me ditMme Verdurin, celui-ci est autrement doué. Elstir, c’estle travail, l’homme qui ne sait pas lâcher sa peinture quand il ena envie. C’est le bon élève, la bête à concours. Ski, lui, neconnaît que sa fantaisie. Vous le verrez allumer sa cigarette aumilieu du dîner. – Au fait, je ne sais pas pourquoi vous n’avez pasvoulu recevoir sa femme, dit Cottard, il serait ici commeautrefois. – Dites donc, voulez-vous être poli, vous&|160;? Je nereçois pas de gourgandines, Monsieur le Professeur&|160;», ditMme Verdurin, qui avait, au contraire, fait tout cequ’elle avait pu pour faire revenir Elstir, même avec sa femme.Mais avant qu’ils fussent mariés elle avait cherché à lesbrouiller, elle avait dit à Elstir que la femme qu’il aimait étaitbête, sale, légère, avait volé. Pour une fois elle n’avait pasréussi la rupture. C’est avec le salon Verdurin qu’Elstir avaitrompu&|160;; et il s’en félicitait comme les convertis bénissent lamaladie ou le revers qui les a jetés dans la retraite et leur afait connaître la voie du salut. «&|160;Il est magnifique, leProfesseur, dit-elle. Déclarez plutôt que mon salon est une maisonde rendez-vous. Mais on dirait que vous ne savez pas ce que c’estque Mme Elstir. J’aimerais mieux recevoir la dernièredes filles&|160;! Ah&|160;! non, je ne mange pas de ce pain-là.D’ailleurs je vous dirai que j’aurais été d’autant plus bête depasser sur la femme que le mari ne m’intéresse plus, c’est démodé,ce n’est même plus dessiné. – C’est extraordinaire pour un hommed’une pareille intelligence, dit Cottard. – Oh&|160;! non, réponditMme Verdurin, même à l’époque où il avait du talent, caril en a eu, le gredin, et à revendre, ce qui agaçait chez lui c’estqu’il n’était aucunement intelligent.&|160;» MmeVerdurin, pour porter ce jugement sur Elstir, n’avait pas attenduleur brouille et qu’elle n’aimât plus sa peinture. C’est que, mêmeau temps où il faisait partie du petit groupe, il arrivaitqu’Elstir passait des journées entières avec telle femme qu’à tortou à raison Mme Verdurin trouvait «&|160;bécasse&|160;»,ce qui, à son avis, n’était pas le fait d’un homme intelligent.«&|160;Non, dit-elle d’un air d’équité, je crois que sa femme etlui sont très bien faits pour aller ensemble. Dieu sait que je neconnais pas de créature plus ennuyeuse sur la terre et que jedeviendrais enragée s’il me fallait passer deux heures avec elle.Mais on dit qu’il la trouve très intelligente. C’est qu’il fautbien l’avouer, notre Tiche était surtout excessivementbête&|160;! Je l’ai vu épaté par des personnes que vousn’imaginez pas, par de braves idiotes dont on n’aurait jamais vouludans notre petit clan. Hé bien&|160;! il leur écrivait, ildiscutait avec elles, lui, Elstir&|160;! Ça n’empêche pas des côtéscharmants, ah&|160;! charmants, charmants et délicieusementabsurdes, naturellement.&|160;» Car Mme Verdurin étaitpersuadée que les hommes vraiment remarquables font mille folies.Idée fausse où il y a pourtant quelque vérité. Certes les«&|160;folies&|160;» des gens sont insupportables. Mais undéséquilibre qu’on ne découvre qu’à la longue est la conséquence del’entrée dans un cerveau humain de délicatesses pour lesquelles iln’est pas habituellement fait. En sorte que les étrangetés des genscharmants exaspèrent, mais qu’il n’y a guère de gens charmants quine soient, par ailleurs, étranges. «&|160;Tenez, je vais pouvoirvous montrer tout de suite ses fleurs&|160;», me dit-elle en voyantque son mari lui faisait signe qu’on pouvait se lever de table. Etelle reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin voulut s’enexcuser auprès de M. de Charlus, dès qu’il eut quittéMme de Cambremer, et lui donner ses raisons, surtoutpour le plaisir de causer de ces nuances mondaines avec un hommetitré, momentanément l’inférieur de ceux qui lui assignaient laplace à laquelle ils jugeaient qu’il avait droit. Mais d’abord iltint à montrer à M. de Charlus qu’intellectuellement il l’estimaittrop pour penser qu’il pût faire attention à ces bagatelles&|160;:«&|160;Excusez-moi de vous parler de ces riens, commença-t-il, carje suppose bien le peu de cas que vous en faites. Les espritsbourgeois y font attention, mais les autres, les artistes, les gensqui «&|160;en sont&|160;» vraiment, s’en fichent. Or dès lespremiers mots que nous avons échangés, j’ai compris que vous«&|160;en étiez&|160;»&|160;! M. de Charlus, qui donnait à cettelocution un sens fort différent, eut un haut-le-corps. Après lesœillades du docteur, l’injurieuse franchise du Patron lesuffoquait. «&|160;Ne protestez pas, cher Monsieur, vous «&|160;enêtes&|160;», c’est clair comme le jour, reprit M. Verdurin.Remarquez que je ne sais pas si vous exercez un art quelconque,mais ce n’est pas nécessaire. Ce n’est pas toujours suffisant.Degrange, qui vient de mourir, jouait parfaitement avec le plusrobuste mécanisme, mais «&|160;n’en était&|160;» pas, on sentaittout de suite qu’il «&|160;n’en était&|160;» pas. Brichot n’en estpas. Morel en est, ma femme en est, je sens que vous en êtes… –Qu’alliez-vous me dire&|160;?&|160;» interrompit M. de Charlus, quicommençait à être rassuré sur ce que voulait signifier M. Verdurin,mais qui préférait qu’il criât moins haut ces paroles à doublesens. «&|160;Nous vous avons mis seulement à gauche&|160;»,répondit M. Verdurin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif,bonhomme et insolent, répondit&|160;: «&|160;Mais voyons&|160;!Cela n’a aucune importance, ici&|160;!&|160;» Et il eut unpetit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venaitprobablement de quelque grand’mère bavaroise ou lorraine, qui letenait elle-même, tout identique, d’une aïeule, de sorte qu’ilsonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles, dans devieilles petites cours de l’Europe, et qu’on goûtait sa qualitéprécieuse comme celle de certains instruments anciens devenusrarissimes. Il y a des moments où, pour peindre complètementquelqu’un, il faudrait que l’imitation phonétique se joignît à ladescription, et celle du personnage que faisait M. de Charlusrisque d’être incomplète par le manque de ce petit rire si fin, siléger, comme certaines œuvres de Bach ne sont jamais renduesexactement parce que les orchestres manquent de ces «&|160;petitestrompettes&|160;» au son si particulier, pour lesquelles l’auteur aécrit telle ou telle partie. «&|160;Mais, expliqua M. Verdurin,blessé, c’est à dessein. Je n’attache aucune importance aux titresde noblesse, ajouta-t-il, avec ce sourire dédaigneux que j’ai vutant de personnes que j’ai connues, à l’encontre de ma grand’mèreet de ma mère, avoir pour toutes les choses qu’elles ne possèdentpas, devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas se faire,à l’aide d’elles, une supériorité sur eux. Mais enfin puisqu’il yavait justement M. de Cambremer et qu’il est marquis, comme vousn’êtes que baron… – Permettez, répondit M. de Charlus, avec un airde hauteur, à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant,damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viazeggioet des Dunes. D’ailleurs, cela ne fait absolument rien. Ne voustourmentez pas, ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, quis’épanouit sur ces derniers mots&|160;: J’ai tout de suite vu quevous n’aviez pas l’habitude.&|160;»

Mme Verdurin vint à moi pour me montrer les fleursd’Elstir. Si cet acte, devenu depuis longtemps si indifférent pourmoi, aller dîner en ville, m’avait au contraire, sous la forme, quile renouvelait entièrement, d’un voyage le long de la côte, suivid’une montée en voiture jusqu’à deux cents mètres au-dessus de lamer, procuré une sorte d’ivresse, celle-ci ne s’était pas dissipéeà la Raspelière. «&|160;Tenez, regardez-moi ça, me dit la Patronne,en me montrant de grosses et magnifiques roses d’Elstir, mais dontl’onctueux écarlate et la blancheur fouettée s’enlevaient avec unrelief un peu trop crémeux sur la jardinière où elles étaientposées. Croyez-vous qu’il aurait encore assez de patte pourattraper ça&|160;? Est-ce assez fort&|160;! Et puis, c’est beaucomme matière, ça serait amusant à tripoter. Je ne peux pas vousdire comme c’était amusant de les lui voir peindre. On sentait queça l’intéressait de chercher cet effet-là.&|160;» Et le regard dela Patronne s’arrêta rêveusement sur ce présent de l’artiste où setrouvaient résumés, non seulement son grand talent, mais leurlongue amitié qui ne survivait plus qu’en ces souvenirs qu’il luien avait laissés&|160;; derrière les fleurs autrefois cueillies parlui pour elle-même, elle croyait revoir la belle main qui les avaitpeintes, en une matinée, dans leur fraîcheur, si bien que, les unessur la table, l’autre adossé à un fauteuil de la salle à manger,avaient pu figurer en tête à tête, pour le déjeuner de la Patronne,les roses encore vivantes et leur portrait à demi ressemblant. Àdemi seulement, Elstir ne pouvant regarder une fleur qu’en latransplantant d’abord dans ce jardin intérieur où nous sommesforcés de rester toujours. Il avait montré dans cette aquarellel’apparition des roses qu’il avait vues et que sans lui on n’eûtconnues jamais&|160;; de sorte qu’on peut dire que c’était unevariété nouvelle dont ce peintre, comme un ingénieux horticulteur,avait enrichi la famille des Roses. «&|160;Du jour où il a quittéle petit noyau, ça a été un homme fini. Il paraît que mes dînerslui faisaient perdre du temps, que je nuisais au développement deson génie, dit-elle sur un ton d’ironie. Comme si lafréquentation d’une femme comme moi pouvait ne pas être salutaire àun artiste&|160;», s’écria-t-elle dans un mouvement d’orgueil. Toutprès de nous, M. de Cambremer, qui était déjà assis, esquissa, envoyant M. de Charlus debout, le mouvement de se lever et de luidonner sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-être, dans lapensée du marquis, qu’à une intention de vague politesse. M. deCharlus préféra y attacher la signification d’un devoir que lesimple gentilhomme savait qu’il avait à rendre à un prince, et necrut pas pouvoir mieux établir son droit à cette préséance qu’en ladéclinant. Aussi s’écria-t-il&|160;: «&|160;Mais commentdonc&|160;! Je vous en prie&|160;! Par exemple&|160;!&|160;» Le tonastucieusement véhément de cette protestation avait déjà quelquechose de fort «&|160;Guermantes&|160;», qui s’accusa davantage dansle geste impératif, inutile et familier avec lequel M. de Charluspesa de ses deux mains, et comme pour le forcer à se rasseoir, surles épaules de M. de Cambremer, qui ne s’était pas levé&|160;:«&|160;Ah&|160;! voyons, mon cher, insista le baron, il nemanquerait plus que ça&|160;! Il n’y a pas de raison&|160;! denotre temps on réserve ça aux princes du sang.&|160;» Je ne touchaipas plus les Cambremer que Mme Verdurin par monenthousiasme pour leur maison. Car j’étais froid devant des beautésqu’ils me signalaient et m’exaltais de réminiscencesconfuses&|160;; quelquefois même je leur avouais ma déception, netrouvant pas quelque chose conforme à ce que son nom m’avait faitimaginer. J’indignai Mme de Cambremer en lui disant quej’avais cru que c’était plus campagne. En revanche, je m’arrêtaiavec extase à renifler l’odeur d’un vent coulis qui passait par laporte. «&|160;Je vois que vous aimez les courants d’air&|160;», medirent-ils. Mon éloge du morceau de lustrine verte bouchant uncarreau cassé n’eut pas plus de succès&|160;: «&|160;Mais quellehorreur&|160;!&|160;» s’écria la marquise. Le comble fut quand jedis&|160;: «&|160;Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé.Quand j’ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pasdans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte ducanton, je me crus entré.&|160;» Cette fois Mme deCambremer me tourna résolument le dos. «&|160;Vous n’avez pastrouvé tout cela trop mal arrangé&|160;? lui demanda son mari avecla même sollicitude apitoyée que s’il se fût informé comment safemme avait supporté une triste cérémonie. Il y a de belleschoses.&|160;» Mais comme la malveillance, quand les règles fixesd’un goût sûr ne lui imposent pas de bornes inévitables, trouvetout à critiquer, de leur personne ou de leur maison, chez les gensqui vous ont supplantés&|160;: «&|160;Oui, mais elles ne sont pas àleur place. Et voire, sont-elles si belles que ça&|160;? – Vousavez remarqué, dit M. de Cambremer avec une tristesse que contenaitquelque fermeté, il y a des toiles de Jouy qui montrent la corde,des choses tout usées dans ce salon&|160;! – Et cette pièced’étoffe avec ses grosses roses, comme un couvre-pied depaysanne&|160;», dit Mme de Cambremer, dont la culturetoute postiche s’appliquait exclusivement à la philosophieidéaliste, à la peinture impressionniste et à la musique deDebussy. Et pour ne pas requérir uniquement au nom du luxe maisaussi du goût&|160;: «&|160;Et ils ont mis des brise-bise&|160;!Quelle faute de style&|160;! Que voulez-vous, ces gens, ils nesavent pas, où auraient-ils appris&|160;? ça doit être de groscommerçants retirés. C’est déjà pas mal pour eux. – Les chandeliersm’ont paru beaux&|160;», dit le marquis, sans qu’on sût pourquoi ilexceptait les chandeliers, de même qu’inévitablement, chaque foisqu’on parlait d’une église, que ce fût la cathédrale de Chartres,de Reims, d’Amiens, ou l’église de Balbec, ce qu’il s’empressaittoujours de citer comme admirable c’était&|160;: «&|160;le buffetd’orgue, la chaire et les œuvres de miséricorde&|160;».«&|160;Quant au jardin, n’en parlons pas, dit Mme deCambremer. C’est un massacre. Ces allées qui s’en vont tout deguingois&|160;!&|160;» Je profitai de ce que MmeVerdurin servait le café pour aller jeter un coup d’œil sur lalettre que M. de Cambremer m’avait remise, et où sa mère m’invitaità dîner. Avec ce rien d’encre, l’écriture traduisait uneindividualité désormais pour moi reconnaissable entre toutes, sansqu’il y eût plus besoin de recourir à l’hypothèse de plumesspéciales que des couleurs rares et mystérieusement fabriquées nesont nécessaires au peintre pour exprimer sa vision originale. Mêmeun paralysé, atteint d’agraphie après une attaque et réduit àregarder les caractères comme un dessin, sans savoir les lire,aurait compris que Mme de Cambremer appartenait à unevieille famille où la culture enthousiaste des lettres et des artsavait donné un peu d’air aux traditions aristocratiques. Il auraitdeviné aussi vers quelles années la marquise avait apprissimultanément à écrire et à jouer Chopin. C’était l’époque où lesgens bien élevés observaient la règle d’être aimables et celle ditedes trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinaittoutes les deux. Un adjectif louangeux ne lui suffisait pas, ellele faisait suivre (après un petit tiret) d’un second, puis (aprèsun deuxième tiret) d’un troisième. Mais ce qui lui étaitparticulier, c’est que, contrairement au but social et littérairequ’elle se proposait, la succession des trois épithètes revêtait,dans les billets de Mme de Cambremer, l’aspect non d’uneprogression, mais d’un diminuendo. Mme deCambremer me dit, dans cette première lettre, qu’elle avait vuSaint-Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités«&|160;uniques – rares – réelles&|160;», et qu’il devait reveniravec un de ses amis (précisément celui qui aimait la belle-fille),et que, si je voulais venir, avec ou sans eux, dîner à Féterne,elle en serait «&|160;ravie – heureuse – contente&|160;». Peut-êtreétait-ce parce que le désir d’amabilité n’était pas égalé chez ellepar la fertilité de l’imagination et la richesse du vocabulaire quecette dame tenait à pousser trois exclamations, n’avait la force dedonner dans la deuxième et la troisième qu’un écho affaibli de lapremière. Qu’il y eût eu seulement un quatrième adjectif, et del’amabilité initiale il ne serait rien resté. Enfin, par unecertaine simplicité raffinée qui n’avait pas dû être sans produireune impression considérable dans la famille et même le cercle desrelations, Mme de Cambremer avait pris l’habitude desubstituer au mot, qui pouvait finir par avoir l’air mensonger, de«&|160;sincère&|160;», celui de «&|160;vrai&|160;». Et pour bienmontrer qu’il s’agissait en effet de quelque chose de sincère, ellerompait l’alliance conventionnelle qui eût mis «&|160;vrai&|160;»avant le substantif, et le plantait bravement après. Ses lettresfinissaient par&|160;: «&|160;Croyez à mon amitié vraie.&|160;»«&|160;Croyez à ma sympathie vraie.&|160;» Malheureusement c’étaittellement devenu une formule que cette affectation de franchisedonnait plus l’impression de la politesse menteuse que les antiquesformules au sens desquelles on ne songe plus. J’étais d’ailleursgêné pour lire par le bruit confus des conversations que dominaitla voix plus haute de M. de Charlus n’ayant pas lâché son sujet etdisant à M. de Cambremer&|160;: «&|160;Vous me faisiez penser, envoulant que je prisse votre place, à un Monsieur qui m’a envoyé cematin une lettre en mettant comme adresse&|160;: «&|160;À sonAltesse, le Baron de Charlus&|160;», et qui la commençaitpar&|160;: «&|160;Monseigneur&|160;». – En effet, votrecorrespondant exagérait un peu&|160;», répondit M. de Cambremer ense livrant à une discrète hilarité. M. de Charlus l’avaitprovoquée&|160;; il ne la partagea pas. «&|160;Mais dans le fond,mon cher, dit-il, remarquez que, héraldiquement parlant, c’est luiqui est dans le vrai&|160;; je n’en fais pas une question depersonne, vous pensez bien. J’en parle comme s’il s’agissait d’unautre. Mais que voulez-vous, l’histoire est l’histoire, nous n’ypouvons rien et il ne dépend pas de nous de la refaire. Je ne vousciterai pas l’empereur Guillaume qui, à Kiel, n’a jamais cessé deme donner du Monseigneur. J’ai ouï dire qu’il appelait ainsi tousles ducs français, ce qui est abusif, et ce qui est peut-êtresimplement une délicate attention qui, par-dessus notre tête, visela France. – Délicate et plus ou moins sincère, dit M. deCambremer. Ah&|160;! je ne suis pas de votre avis. Remarquez que,personnellement, un seigneur de dernier ordre comme ceHohenzollern, de plus protestant, et qui a dépossédé mon cousin leroi de Hanovre, n’est pas pour me plaire, ajouta M. de Charlus,auquel le Hanovre semblait tenir plus à cœur que l’Alsace-Lorraine.Mais je crois le penchant qui porte l’Empereur vers nousprofondément sincère. Les imbéciles vous diront que c’est unEmpereur de théâtre. Il est au contraire merveilleusementintelligent, il ne s’y connaît pas en peinture, et il a forcé M.Tschudi de retirer les Elstir des musées nationaux. Mais Louis XIVn’aimait pas les maîtres hollandais, avait aussi le goût del’apparat, et a été, somme toute, un grand souverain. EncoreGuillaume II a-t-il armé son pays, au point de vue militaire etnaval, comme Louis XIV n’avait pas fait, et j’espère que son règnene connaîtra jamais les revers qui ont assombri, sur la fin, lerègne de celui qu’on appelle banalement le Roi Soleil. LaRépublique a commis une grande faute, à mon avis, en repoussant lesamabilités du Hohenzollern ou en ne les lui rendant qu’aucompte-gouttes. Il s’en rend lui-même très bien compte et dit, avecce don d’expression qu’il a&|160;: «&|160;Ce que je veux, c’est unepoignée de mains, ce n’est pas un coup de chapeau.&|160;» Commehomme, il est vil&|160;; il a abandonné, livré, renié ses meilleursamis dans des circonstances où son silence a été aussi misérableque le leur a été grand, continua M. de Charlus qui, emportétoujours sur sa pente, glissait vers l’affaire Eulenbourg et serappelait le mot que lui avait dit l’un des inculpés les plus hautplacés&|160;: «&|160;Faut-il que l’Empereur ait confiance en notredélicatesse pour avoir osé permettre un pareil procès. Mais,d’ailleurs, il ne s’est pas trompé en ayant eu foi dans notrediscrétion. Jusque sur l’échafaud nous aurions fermé labouche.&|160;» Du reste, tout cela n’a rien à voir avec ce que jevoulais dire, à savoir qu’en Allemagne, princes médiatisés, noussommes Durchlaucht, et qu’en France notre rang d’Altesse étaitpubliquement reconnu. Saint-Simon prétend que nous l’avions prispar abus, ce en quoi il se trompe parfaitement. La raison qu’il endonne, à savoir que Louis XIV nous fit faire défense de l’appelerle Roi très chrétien, et nous ordonna de l’appeler le Roi toutcourt, prouve simplement que nous relevions de lui et nullement quenous n’avions pas la qualité de prince. Sans quoi, il aurait fallule dénier au duc de Lorraine et à combien d’autres. D’ailleurs,plusieurs de nos titres viennent de la Maison de Lorraine parThérèse d’Espinoy, ma bisaïeule, qui était la fille du damoiseau deCommercy.&|160;» S’étant aperçu que Morel l’écoutait, M. de Charlusdéveloppa plus amplement les raisons de sa prétention. «&|160;J’aifait observer à mon frère que ce n’est pas dans la troisième partiedu Gotha, mais dans la deuxième, pour ne pas dire dans la première,que la notice sur notre famille devrait se trouver, dit-il sans serendre compte que Morel ne savait pas ce qu’était le Gotha. Maisc’est lui que ça regarde, il est mon chef d’armes, et du momentqu’il le trouve bon ainsi et qu’il laisse passer la chose, je n’aiqu’à fermer les yeux. – M. Brichot m’a beaucoup intéressé, dis-je àMme Verdurin qui venait à moi, et tout en mettant lalettre de Mme de Cambremer dans ma poche. – C’est unesprit cultivé et un brave homme, me répondit-elle froidement. Ilmanque évidemment d’originalité et de goût, il a une terriblemémoire. On disait des «&|160;aïeux&|160;» des gens que nous avonsce soir, les émigrés, qu’ils n’avaient rien oublié. Mais ilsavaient du moins l’excuse, dit-elle en prenant à son compte un motde Swann, qu’ils n’avaient rien appris. Tandis que Brichot saittout, et nous jette à la tête, pendant le dîner, des piles dedictionnaires. Je crois que vous n’ignorez plus rien de ce que veutdire le nom de telle ville, de tel village.&|160;» Pendant queMme Verdurin parlait, je pensais que je m’étais promisde lui demander quelque chose, mais je ne pouvais me rappeler ceque c’était. «&|160;Je suis sûr que vous parlez de Brichot. Hein,Chantepie, et Freycinet, il ne vous a fait grâce de rien. Je vousai regardée, ma petite Patronne. – Je vous ai bien vu, j’ai failliéclater.&|160;» Je ne saurais dire aujourd’hui commentMme Verdurin était habillée ce soir-là. Peut-être, aumoment, ne le savais-je pas davantage, car je n’ai pas l’espritd’observation. Mais, sentant que sa toilette n’était pas sansprétention, je lui dis quelque chose d’aimable et même d’admiratif.Elle était comme presque toutes les femmes, lesquelles s’imaginentqu’un compliment qu’on leur fait est la stricte expression de lavérité, et que c’est un jugement qu’on porte impartialement,irrésistiblement, comme s’il s’agissait d’un objet d’art ne serattachant pas à une personne. Aussi fut-ce avec un sérieux qui mefit rougir de mon hypocrisie qu’elle me posa cette orgueilleuse etnaïve question, habituelle en pareilles circonstances&|160;:«&|160;Cela vous plaît&|160;? – Vous parlez de Chantepie, je suissûr&|160;», dit M. Verdurin s’approchant de nous. J’avais été seul,pensant à ma lustrine verte et à une odeur de bois, à ne pasremarquer qu’en énumérant ces étymologies, Brichot avait fait rirede lui. Et comme les impressions qui donnaient pour moi leur valeuraux choses étaient de celles que les autres personnes oun’éprouvent pas, ou refoulent sans y penser, comme insignifiantes,et que, par conséquent, si j’avais pu les communiquer elles fussentrestées incomprises ou auraient été dédaignées, elles étaiententièrement inutilisables pour moi et avaient de plusl’inconvénient de me faire passer pour stupide aux yeux deMme Verdurin, qui voyait que j’avais «&|160;gobé&|160;»Brichot, comme je l’avais déjà paru à Mme de Guermantesparce que je me plaisais chez Mme d’Arpajon. PourBrichot pourtant il y avait une autre raison. Je n’étais pas dupetit clan. Et dans tout clan, qu’il soit mondain, politique,littéraire, on contracte une facilité perverse à découvrir dans uneconversation, dans un discours officiel, dans une nouvelle, dans unsonnet, tout ce que l’honnête lecteur n’aurait jamais songé à yvoir. Que de fois il m’est arrivé, lisant avec une certaine émotionun conte habilement filé par un académicien disert et un peuvieillot, d’être sur le point de dire à Bloch ou à Mmede Guermantes&|160;: «&|160;Comme c’est joli&|160;!&|160;» quand,avant que j’eusse ouvert la bouche, ils s’écriaient, chacun dans unlangage différent&|160;: «&|160;Si vous voulez passer un bonmoment, lisez un conte de un tel. La stupidité humaine n’a jamaisété aussi loin.&|160;» Le mépris de Bloch provenait surtout de ceque certains effets de style, agréables du reste, étaient un peufanés&|160;; celui de Mme de Guermantes de ce que leconte semblait prouver justement le contraire de ce que voulaitdire l’auteur, pour des raisons de fait qu’elle avait l’ingéniositéde déduire mais auxquelles je n’eusse jamais pensé. Je fus aussisurpris de voir l’ironie que cachait l’amabilité apparente desVerdurin pour Brichot que d’entendre, quelques jours plus tard, àFéterne, les Cambremer me dire, devant l’éloge enthousiaste que jefaisais de la Raspelière&|160;: «&|160;Ce n’est pas possible quevous soyez sincère, après ce qu’ils en ont fait.&|160;» Il est vraiqu’ils avouèrent que la vaisselle était belle. Pas plus que leschoquants brise-bise, je ne l’avais vue. «&|160;Enfin, maintenant,quand vous retournerez à Balbec, vous saurez ce que Balbecsignifie&|160;», dit ironiquement M. Verdurin. C’était justementles choses que m’apprenait Brichot qui m’intéressaient. Quant à cequ’on appelait son esprit, il était exactement le même qui avaitété si goûté autrefois dans le petit clan. Il parlait avec la mêmeirritante facilité, mais ses paroles ne portaient plus, avaient àvaincre un silence hostile ou de désagréables échos&|160;; ce quiavait changé était, non ce qu’il débitait, mais l’acoustique dusalon et les dispositions du public. «&|160;Gare&|160;», dit àmi-voix Mme Verdurin en montrant Brichot. Celui-ci,ayant gardé l’ouïe plus perçante que la vue, jeta sur la Patronneun regard, vite détourné, de myope et de philosophe. Si ses yeuxétaient moins bons, ceux de son esprit jetaient en revanche sur leschoses un plus large regard. Il voyait le peu qu’on pouvaitattendre des affections humaines, il s’y était résigné. Certes ilen souffrait. Il arrive que, même celui qui un seul soir, dans unmilieu où il a l’habitude de plaire, devine qu’on l’a trouvé outrop frivole, ou trop pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier,etc… , rentre chez lui malheureux. Souvent c’est à cause d’unequestion d’opinions, de système, qu’il a paru à d’autres absurde ouvieux-jeu. Souvent il sait à merveille que ces autres ne le valentpas. Il pourrait aisément disséquer les sophismes à l’aide desquelson l’a condamné tacitement, il veut aller faire une visite, écrireune lettre&|160;: plus sage, il ne fait rien, attend l’invitationde la semaine suivante. Parfois aussi ces disgrâces, au lieu definir en une soirée, durent des mois. Dues à l’instabilité desjugements mondains, elles l’augmentent encore. Car celui qui saitque Mme X… le méprise, sentant qu’on l’estime chezMme Y… , la déclare bien supérieure et émigre dans sonsalon. Au reste, ce n’est pas le lieu de peindre ici ces hommes,supérieurs à la vie mondaine mais n’ayant pas su se réaliser endehors d’elle, heureux d’être reçus, aigris d’être méconnus,découvrant chaque année les tares de la maîtresse de maison qu’ilsencensaient, et le génie de celle qu’ils n’avaient pas appréciée àsa valeur, quitte à revenir à leurs premières amours quand ilsauront souffert des inconvénients qu’avaient aussi les secondes, etque ceux des premières seront un peu oubliés. On peut juger, parces courtes disgrâces, du chagrin que causait à Brichot celle qu’ilsavait définitive. Il n’ignorait pas que Mme Verdurinriait parfois publiquement de lui, même de ses infirmités, etsachant le peu qu’il faut attendre des affections humaines, s’yétant soumis, il ne considérait pas moins la Patronne comme sameilleure amie. Mais à la rougeur qui couvrit le visage del’universitaire, Mme Verdurin comprit qu’il l’avaitentendue et se promit d’être aimable pour lui pendant la soirée. Jene pus m’empêcher de lui dire qu’elle l’était bien peu pourSaniette. «&|160;Comment, pas gentille&|160;! Mais il nous adore,vous ne savez pas ce que nous sommes pour lui&|160;! Mon mari estquelquefois un peu agacé de sa stupidité, et il faut avouer qu’il ya de quoi, mais dans ces moments-là, pourquoi ne se rebiffe-t-ilpas davantage, au lieu de prendre ces airs de chien couchant&|160;?Ce n’est pas franc. Je n’aime pas cela. Ça n’empêche pas que jetâche toujours de calmer mon mari parce que, s’il allait trop loin,Saniette n’aurait qu’à ne pas revenir&|160;; et cela je ne levoudrais pas parce que je vous dirai qu’il n’a plus un sou, il abesoin de ses dîners. Et puis, après tout, si il se froisse, qu’ilne revienne pas, moi ce n’est pas mon affaire, quand on a besoindes autres on tâche de ne pas être aussi idiot. – Le duché d’Aumalea été longtemps dans notre famille avant d’entrer dans la Maison deFrance, expliquait M. de Charlus à M. de Cambremer, devant Morelébahi et auquel, à vrai dire, toute cette dissertation était sinonadressée du moins destinée. Nous avions le pas sur tous les princesétrangers&|160;; je pourrais vous en donner cent exemples. Laprincesse de Croy ayant voulu, à l’enterrement de Monsieur, semettre à genoux après ma trisaïeule, celle-ci lui fit vertementremarquer qu’elle n’avait pas droit au carreau, le fit retirer parl’officier de service et porta la chose au Roi, qui ordonna àMme de Croy d’aller faire des excuses à Mmede Guermantes chez elle. Le duc de Bourgogne étant venu chez nousavec les huissiers, la baguette levée, nous obtînmes du Roi de lafaire abaisser. Je sais qu’il y a mauvaise grâce à parler desvertus des siens. Mais il est bien connu que les nôtres onttoujours été de l’avant à l’heure du danger. Notre cri d’armes,quand nous avons quitté celui des ducs de Brabant, a été«&|160;Passavant&|160;». De sorte qu’il est, en somme, assezlégitime que ce droit d’être partout les premiers, que nous avionsrevendiqué pendant tant de siècles à la guerre, nous l’ayons obtenuensuite à la Cour. Et dame, il nous y a toujours été reconnu. Jevous citerai encore comme preuve la princesse de Baden. Comme elles’était oubliée jusqu’à vouloir disputer son rang à cette mêmeduchesse de Guermantes de laquelle je vous parlais tout à l’heure,et avait voulu entrer la première chez le Roi en profitant d’unmouvement d’hésitation qu’avait peut-être eu ma parente (bien qu’iln’y en eût pas à avoir), le Roi cria vivement&|160;: «&|160;Entrez,entrez, ma cousine, Madame de Baden sait trop ce qu’elle vousdoit.&|160;» Et c’est comme duchesse de Guermantes qu’elle avait cerang, bien que par elle-même elle fût d’assez grande naissancepuisqu’elle était par sa mère nièce de la Reine de Pologne, de laReine d’Hongrie, de l’Électeur Palatin, du prince deSavoie-Carignan et du prince d’Hanovre, ensuite Roi d’Angleterre. –Mæcenas atavis edite regibus&|160;! dit Brichot ens’adressant à M. de Charlus, qui répondit par une légèreinclinaison de tête à cette politesse. – Qu’est-ce que vousdites&|160;? demanda Mme Verdurin à Brichot, envers quielle aurait voulu tâcher de réparer ses paroles de tout à l’heure.Je parlais, Dieu m’en pardonne, d’un dandy qui était la fleur dugratin (Mme Verdurin fronça les sourcils), environ lesiècle d’Auguste (Mme Verdurin, rassurée parl’éloignement de ce gratin, prit une expression plus sereine), d’unami de Virgile et d’Horace qui poussaient la flagornerie jusqu’àlui envoyer en pleine figure ses ascendances plusqu’aristocratiques, royales, en un mot je parlais de Mécène, d’unrat de bibliothèque qui était ami d’Horace, de Virgile, d’Auguste.Je suis sûr que M. de Charlus sait très bien à tous égards quiétait Mécène.&|160;» Regardant gracieusement MmeVerdurin du coin de l’œil, parce qu’il l’avait entendue donnerrendez-vous à Morel pour le surlendemain et qu’il craignait de nepas être invité&|160;: «&|160;Je crois, dit M. de Charlus, queMécène, c’était quelque chose comme le Verdurin del’antiquité.&|160;» Mme Verdurin ne put réprimer qu’àmoitié un sourire de satisfaction. Elle alla vers Morel. «&|160;Ilest agréable l’ami de vos parents, lui dit-elle. On voit que c’estun homme instruit, bien élevé. Il fera bien dans notre petit noyau.Où donc demeure-t-il à Paris&|160;?&|160;» Morel garda un silencehautain et demanda seulement à faire une partie de cartes.Mme Verdurin exigea d’abord un peu de violon. Àl’étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait jamais desgrands dons qu’il avait, accompagna, avec le style le plus pur, ledernier morceau (inquiet, tourmenté, schumanesque, mais enfinantérieur à la Sonate de Franck) de la Sonate pour piano et violonde Fauré. Je sentis qu’il donnerait à Morel, merveilleusement douépour le son et la virtuosité, précisément ce qui lui manquait, laculture et le style. Mais je songeai avec curiosité à ce qui unitchez un même homme une tare physique et un don spirituel. M. deCharlus n’était pas très différent de son frère, le duc deGuermantes. Même, tout à l’heure (et cela était rare), il avaitparlé un aussi mauvais français que lui. Me reprochant (sans doutepour que je parlasse en termes chaleureux de Morel à MmeVerdurin) de n’aller jamais le voir, et moi invoquant ladiscrétion, il m’avait répondu&|160;: «&|160;Mais puisque c’est moiqui vous le demande, il n’y a que moi qui pourrais m’enformaliser.&|160;» Cela aurait pu être dit par le duc deGuermantes. M. de Charlus n’était, en somme, qu’un Guermantes. Maisil avait suffi que la nature déséquilibrât suffisamment en lui lesystème nerveux pour qu’au lieu d’une femme, comme eût fait sonfrère le duc, il préférât un berger de Virgile ou un élève dePlaton, et aussitôt des qualités inconnues au duc de Guermantes, etsouvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de Charlus unpianiste délicieux, un peintre amateur qui n’était pas sans goût,un éloquent discoureur. Le style rapide, anxieux, charmant aveclequel M. de Charlus jouait le morceau schumanesque de la Sonate deFauré, qui aurait pu discerner que ce style avait son correspondant– on n’ose dire sa cause – dans des parties toutes physiques, dansles défectuosités de M. de Charlus&|160;? Nous expliquerons plustard ce mot de défectuosités nerveuses et pour quelles raisons unGrec du temps de Socrate, un Romain du temps d’Auguste, pouvaientêtre ce qu’on sait tout en restant des hommes absolument normaux,et non des hommes-femmes comme on en voit aujourd’hui. De mêmequ’il avait de réelles dispositions artistiques, non venues àterme, M. de Charlus avait, bien plus que le duc, aimé leur mère,aimé sa femme, et même des années après, quand on lui en parlait,il avait des larmes, mais superficielles, comme la transpirationd’un homme trop gros, dont le front pour un rien s’humecte desueur. Avec la différence qu’à ceux-ci on dit&|160;: «&|160;Commevous avez chaud&|160;», tandis qu’on fait semblant de ne pas voirles pleurs des autres. On, c’est-à-dire le monde&|160;; car lepeuple s’inquiète de voir pleurer, comme si un sanglot était plusgrave qu’une hémorragie. La tristesse qui suivit la mort de safemme, grâce à l’habitude de mentir, n’excluait pas chez M. deCharlus une vie qui n’y était pas conforme. Plus tard même, il eutl’ignominie de laisser entendre que, pendant la cérémonie funèbre,il avait trouvé le moyen de demander son nom et son adresse àl’enfant de chœur. Et c’était peut-être vrai.

Le morceau fini, je me permis de réclamer du Franck, ce qui eutl’air de faire tellement souffrir Mme de Cambremer queje n’insistai pas. «&|160;Vous ne pouvez pas aimer cela&|160;», medit-elle. Elle demanda à la place Fêtes de Debussy, ce quifit crier&|160;: «&|160;Ah&|160;! c’est sublime&|160;!&|160;» dèsla première note. Mais Morel s’aperçut qu’il ne savait que lespremières mesures et, par gaminerie, sans aucune intention demystifier, il commença une marche de Meyerbeer. Malheureusement,comme il laissa peu de transitions et ne fit pas d’annonce, tout lemonde crut que c’était encore du Debussy, et on continua àcrier&|160;: «&|160;Sublime&|160;!&|160;» Morel, en révélant quel’auteur n’était pas celui de Pelléas, mais de Robertle Diable, jeta un certain froid. Mme de Cambremern’eut guère le temps de le ressentir pour elle-même, car ellevenait de découvrir un cahier de Scarlatti et elle s’était jetéedessus avec une impulsion d’hystérique. «&|160;Oh&|160;! jouez ça,tenez, ça, c’est divin&|160;», criait-elle. Et pourtant de cetauteur longtemps dédaigné, promu depuis peu aux plus grandshonneurs, ce qu’elle élisait, dans son impatience fébrile, c’étaitun de ces morceaux maudits qui vous ont si souvent empêché dedormir et qu’une élève sans pitié recommence indéfiniment à l’étagecontigu au vôtre. Mais Morel avait assez de musique, et comme iltenait à jouer aux cartes, M. de Charlus, pour participer à lapartie, aurait voulu un whist. «&|160;Il a dit tout à l’heure auPatron qu’il était prince, dit Ski à Mme Verdurin, maisce n’est pas vrai, il est d’une simple bourgeoisie de petitsarchitectes. – Je veux savoir ce que vous disiez de Mécène. Çam’amuse, moi, na&|160;!&|160;» redit Mme Verdurin àBrichot, par une amabilité qui grisa celui-ci. Aussi pour brilleraux yeux de la Patronne et peut-être aux miens&|160;: «&|160;Mais àvrai dire, Madame, Mécène m’intéresse surtout parce qu’il est lepremier apôtre de marque de ce Dieu chinois qui compte aujourd’huien France plus de sectateurs que Brahma, que le Christ lui-même, letrès puissant Dieu Jemenfou.&|160;» Mme Verdurin ne secontentait plus, dans ces cas-là, de plonger sa tête dans sa main.Elle s’abattait, avec la brusquerie des insectes appelés éphémères,sur la princesse Sherbatoff&|160;; si celle-ci était à peu dedistance, la Patronne s’accrochait à l’aisselle de la princesse, yenfonçait ses ongles, et cachait pendant quelques instants sa têtecomme un enfant qui joue à cache-cache. Dissimulée par cet écranprotecteur, elle était censée rire aux larmes et pouvait aussi bienne penser à rien du tout que les gens qui, pendant qu’ils font uneprière un peu longue, ont la sage précaution d’ensevelir leurvisage dans leurs mains. Mme Verdurin les imitait enécoutant les quatuors de Beethoven pour montrer à la fois qu’elleles considérait comme une prière et pour ne pas laisser voirqu’elle dormait. «&|160;Je parle fort sérieusement, Madame, ditBrichot. Je crois que trop grand est aujourd’hui le nombre des gensqui passent leur temps à considérer leur nombril comme s’il étaitle centre du monde. En bonne doctrine, je n’ai rien à objecter à jene sais quel nirvana qui tend à nous dissoudre dans le grand Tout(lequel, comme Munich et Oxford, est beaucoup plus près de Parisqu’Asnières ou Bois-Colombes), mais il n’est ni d’un bon Français,ni même d’un bon Européen, quand les Japonais sont peut-être auxportes de notre Byzance, que des antimilitaristes socialisésdiscutent gravement sur les vertus cardinales du vers libre.&|160;»Mme Verdurin crut pouvoir lâcher l’épaule meurtrie de laprincesse et elle laissa réapparaître sa figure, non sans feindrede s’essuyer les yeux et sans reprendre deux ou trois fois haleine.Mais Brichot voulait que j’eusse ma part de festin, et ayant retenudes soutenances de thèses, qu’il présidait comme personne, qu’on neflatte jamais tant la jeunesse qu’en la morigénant, en lui donnantde l’importance, en se faisant traiter par elle deréactionnaire&|160;: «&|160;Je ne voudrais pas blasphémer les Dieuxde la Jeunesse, dit-il en jetant sur moi ce regard furtif qu’unorateur accorde à la dérobée à quelqu’un présent dans l’assistanceet dont il cite le nom. Je ne voudrais pas être damné commehérétique et relaps dans la chapelle mallarméenne, où notre nouvelami, comme tous ceux de son âge, a dû servir la messe ésotérique,au moins comme enfant de chœur, et se montrer déliquescent ouRose-Croix. Mais vraiment, nous en avons trop vu de cesintellectuels adorant l’Art, avec un grand A, et qui, quand il neleur suffit plus de s’alcooliser avec du Zola, se font des piqûresde Verlaine. Devenus éthéromanes par dévotion baudelairienne, ilsne seraient plus capables de l’effort viril que la patrie peut unjour ou l’autre leur demander, anesthésiés qu’ils sont par lagrande névrose littéraire, dans l’atmosphère chaude, énervante,lourde de relents malsains, d’un symbolisme de fumeried’opium.&|160;» Incapable de feindre l’ombre d’admiration pour lecouplet inepte et bigarré de Brichot, je me détournai vers Ski etlui assurai qu’il se trompait absolument sur la famille à laquelleappartenait M. de Charlus&|160;; il me répondit qu’il était sûr deson fait et ajouta que je lui avais même dit que son vrai nom étaitGandin, Le Gandin. «&|160;Je vous ai dit, lui répondis-je, queMme de Cambremer était la sœur d’un ingénieur, M.Legrandin. Je ne vous ai jamais parlé de M. de Charlus. Il y aautant de rapport de naissance entre lui et Mme deCambremer qu’entre le Grand Condé et Racine. – Ah&|160;! jecroyais&|160;», dit Ski légèrement sans plus s’excuser de sonerreur que, quelques heures avant, de celle qui avait failli nousfaire manquer le train. «&|160;Est-ce que vous comptez resterlongtemps sur la côte&|160;? demanda Mme Verdurin à M.de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle et qu’elle tremblaitde voir rentrer trop tôt à Paris. – Mon Dieu, on ne sait jamais,répondit d’un ton nasillard et traînant M. de Charlus. J’aimeraisrester jusqu’à la fin de septembre. – Vous avez raison, ditMme Verdurin&|160;; c’est le moment des belles tempêtes.– À bien vrai dire ce n’est pas ce qui me déterminerait. J’ai tropnégligé depuis quelque temps l’Archange saint Michel, mon patron,et je voudrais le dédommager en restant jusqu’à sa fête, le 29septembre, à l’Abbaye du Mont. – Ça vous intéresse beaucoup, cesaffaires-là&|160;?&|160;» demanda Mme Verdurin, qui eûtpeut-être réussi à faire taire son anticléricalisme blessé si ellen’avait craint qu’une excursion aussi longue ne fit«&|160;lâcher&|160;» pendant quarante-huit heures le violoniste etle baron. «&|160;Vous êtes peut-être affligée de surditéintermittente, répondit insolemment M. de Charlus. Je vous ai ditque saint Michel était un de mes glorieux patrons.&|160;» Puis,souriant avec une bienveillante extase, les yeux fixés au loin, lavoix accrue par une exaltation qui me sembla plus qu’esthétique,religieuse&|160;: «&|160;C’est si beau à l’offertoire, quand Michelse tient debout près de l’autel, en robe blanche, balançant unencensoir d’or, et avec un tel amas de parfums que l’odeur en montejusqu’à Dieu. – On pourrait y aller en bande, suggéraMme Verdurin, malgré son horreur de la calotte. – À cemoment-là, dès l’offertoire, reprit M. de Charlus qui, pourd’autres raisons mais de la même manière que les bons orateurs à laChambre, ne répondait jamais à une interruption et feignait de nepas l’avoir entendue, ce serait ravissant de voir notre jeune amipalestrinisant et exécutant même une Aria de Bach. Il serait fou dejoie, le bon Abbé aussi, et c’est le plus grand hommage, du moinsle plus grand hommage public, que je puisse rendre à mon SaintPatron. Quelle édification pour les fidèles&|160;! Nous enparlerons tout à l’heure au jeune Angelico musical, militaire commesaint Michel.&|160;»

Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu’il ne savait pasjouer au whist. Et Cottard, voyant qu’il n’y avait plus grand tempsavant l’heure du train, se mit tout de suite à faire une partied’écarté avec Morel. M. Verdurin, furieux, marcha d’un air terriblesur Saniette&|160;: «&|160;Vous ne savez donc jouer àrien&|160;!&|160;» cria-t-il, furieux d’avoir perdu l’occasion defaire un whist, et ravi d’en avoir trouvé une d’injurier l’ancienarchiviste. Celui-ci, terrorisé, prit un air spirituel&|160;:«&|160;Si, je sais jouer du piano&|160;», dit-il. Cottard et Morels’étaient assis face à face. «&|160;À vous l’honneur, dit Cottard.– Si nous nous approchions un peu de la table de jeu, dit à M. deCambremer M. de Charlus, inquiet de voir le violoniste avecCottard. C’est aussi intéressant que ces questions d’étiquette qui,à notre époque, ne signifient plus grand’chose. Les seuls rois quinous restent, en France du moins, sont les rois des Jeux de Cartes,et il me semble qu’ils viennent à foison dans la main du jeunevirtuose&|160;», ajouta-t-il bientôt, par une admiration pour Morelqui s’étendait jusqu’à sa manière de jouer, pour le flatter aussi,et enfin pour expliquer le mouvement qu’il faisait de se penchersur l’épaule du violoniste. «&|160;Ié coupe&|160;», dit, encontrefaisant l’accent rastaquouère, Cottard, dont les enfantss’esclaffèrent comme faisaient ses élèves et le chef de clinique,quand le maître, même au lit d’un malade gravement atteint,lançait, avec un masque impassible d’épileptique, une de sescoutumières facéties. «&|160;Je ne sais pas trop ce que je doisjouer, dit Morel en consultant M. de Cambremer. – Comme vousvoudrez, vous serez battu de toutes façons, ceci ou ça, c’est égal.– Égal… Ingalli&|160;? dit le docteur en coulant vers M. deCambremer un regard insinuant et bénévole. C’était ce que nousappelons la véritable diva, c’était le rêve, une Carmen comme onn’en reverra pas. C’était la femme du rôle. J’aimais aussi yentendre Ingalli – marié.&|160;» Le marquis se leva avec cettevulgarité méprisante des gens bien nés qui ne comprennent pasqu’ils insultent le maître de maison en ayant l’air de ne pas êtrecertains qu’on puisse fréquenter ses invités et qui s’excusent surl’habitude anglaise pour employer une expression dédaigneuse&|160;:«&|160;Quel est ce Monsieur qui joue aux cartes&|160;? qu’est-cequ’il fait dans la vie&|160;? qu’est-ce qu’il vend&|160;?J’aime assez à savoir avec qui je me trouve, pour ne pas me lieravec n’importe qui. Or je n’ai pas entendu son nom quand vousm’avez fait l’honneur de me présenter à lui.&|160;» Si M. Verdurin,s’autorisant de ces derniers mots, avait, en effet, présenté à sesconvives M. de Cambremer, celui-ci l’eût trouvé fort mauvais. Maissachant que c’était le contraire qui avait lieu, il trouvaitgracieux d’avoir l’air bon enfant et modeste sans péril. La fiertéqu’avait M. Verdurin de son intimité avec Cottard n’avait fait quegrandir depuis que le docteur était devenu un professeur illustre.Mais elle ne s’exprimait plus sous la forme naïve d’autrefois.Alors, quand Cottard était à peine connu, si on parlait à M.Verdurin des névralgies faciales de sa femme&|160;: «&|160;Il n’y arien à faire, disait-il, avec l’amour-propre naïf des gens quicroient que ce qu’ils connaissent est illustre et que tout le mondeconnaît le nom du professeur de chant de leur famille. Si elleavait un médecin de second ordre on pourrait chercher un autretraitement, mais quand ce médecin s’appelle Cottard (nom qu’ilprononçait comme si c’eût été Bouchard ou Charcot), il n’y a qu’àtirer l’échelle.&|160;» Usant d’un procédé inverse, sachant que M.de Cambremer avait certainement entendu parler du fameux professeurCottard, M. Verdurin prit un air simplet. «&|160;C’est notremédecin de famille, un brave cœur que nous adorons et qui se feraitcouper en quatre pour nous&|160;; ce n’est pas un médecin, c’est unami&|160;; je ne pense pas que vous le connaissiez ni que son nomvous dirait quelque chose&|160;; en tout cas, pour nous c’est lenom d’un bien bon homme, d’un bien cher ami, Cottard.&|160;» Cenom, murmuré d’un air modeste, trompa M. de Cambremer qui crutqu’il s’agissait d’un autre. «&|160;Cottard&|160;? vous ne parlezpas du professeur Cottard&|160;?&|160;» On entendait précisément lavoix dudit professeur qui, embarrassé par un coup, disait en tenantses cartes&|160;: «&|160;C’est ici que les Athénienss’atteignirent. – Ah&|160;! si, justement, il est professeur, ditM. Verdurin. – Quoi&|160;! le professeur Cottard&|160;! Vous nevous trompez pas&|160;! Vous êtes bien sûr que c’est le même&|160;!celui qui demeure rue du Bac&|160;! – Oui, il demeure rue du Bac,43. Vous le connaissez&|160;? – Mais tout le monde connaît leprofesseur Cottard. C’est une sommité&|160;! C’est comme si vous medemandiez si je connais Bouffe de Saint-Blaise ou Courtois-Suffit.J’avais bien vu, en l’écoutant parler, que ce n’était pas un hommeordinaire, c’est pourquoi je me suis permis de vous demander. –Voyons, qu’est-ce qu’il faut jouer&|160;? atout&|160;?&|160;»demandait Cottard. Puis brusquement, avec une vulgarité qui eût étéagaçante même dans une circonstance héroïque, où un soldat veutprêter une expression familière au mépris de la mort, mais quidevenait doublement stupide dans le passe-temps sans danger descartes, Cottard, se décidant à jouer atout, prit un air sombre,«&|160;cerveau brûlé&|160;», et, par allusion à ceux qui risquentleur peau, joua sa carte comme si c’eût été sa vie, ens’écriant&|160;: «&|160;Après tout, je m’en fiche&|160;!&|160;» Cen’était pas ce qu’il fallait jouer, mais il eut une consolation. Aumilieu du salon, dans un large fauteuil, Mme Cottard,cédant à l’effet, irrésistible chez elle, de l’après-dîner, s’étaitsoumise, après de vains efforts, au sommeil vaste et léger quis’emparait d’elle. Elle avait beau se redresser à des instants,pour sourire, soit par moquerie de soi-même, soit par peur delaisser sans réponse quelque parole aimable qu’on lui eût adressée,elle retombait malgré elle, en proie au mal implacable etdélicieux. Plutôt que le bruit, ce qui l’éveillait ainsi, pour uneseconde seulement, c’était le regard (que par tendresse elle voyaitmême les yeux fermés, et prévoyait, car la même scène se produisaittous les soirs et hantait son sommeil comme l’heure où on aura à selever), le regard par lequel le professeur signalait le sommeil deson épouse aux personnes présentes. Il se contentait, pourcommencer, de la regarder et de sourire, car si, comme médecin, ilblâmait ce sommeil d’après le dîner (du moins donnait-il cetteraison scientifique pour se fâcher vers la fin, mais il n’est passûr qu’elle fût déterminante, tant il avait là-dessus de vuesvariées), comme mari tout-puissant et taquin, il était enchanté dese moquer de sa femme, de ne l’éveiller d’abord qu’à moitié, afinqu’elle se rendormît et qu’il eût le plaisir de la réveiller denouveau.

Maintenant Mme Cottard dormait tout à fait. «&|160;Hébien&|160;! Léontine, tu pionces, lui cria le professeur. –J’écoute ce que dit Mme Swann, mon ami, réponditfaiblement Mme Cottard, qui retomba dans sa léthargie. –C’est insensé, s’écria Cottard, tout à l’heure elle nous affirmeraqu’elle n’a pas dormi. C’est comme les patients qui se rendent àune consultation et qui prétendent qu’ils ne dorment jamais. – Ilsse le figurent peut-être&|160;», dit en riant M. de Cambremer. Maisle docteur aimait autant à contredire qu’à taquiner, et surtoutn’admettait pas qu’un profane osât lui parler médecine. «&|160;Onne se figure pas qu’on ne dort pas, promulgua-t-il d’un tondogmatique. – Ah&|160;! répondit en s’inclinant respectueusement lemarquis, comme eût fait Cottard jadis. – On voit bien, repritCottard, que vous n’avez pas comme moi administré jusqu’à deuxgrammes de trional sans arriver à provoquer la somnescence. – Eneffet, en effet, répondit le marquis en riant d’un air avantageux,je n’ai jamais pris de trional, ni aucune de ces drogues quibientôt ne font plus d’effet mais vous détraquent l’estomac. Quandon a chassé toute la nuit comme moi, dans la forêt de Chantepie, jevous assure qu’on n’a pas besoin de trional pour dormir. – Ce sontles ignorants qui disent cela, répondit le professeur. Le trionalrelève parfois d’une façon remarquable le tonus nerveux. Vousparlez de trional, savez-vous seulement ce que c’est&|160;? – Mais…j’ai entendu dire que c’était un médicament pour dormir. – Vous nerépondez pas à ma question, reprit doctoralement le professeur qui,trois fois par semaine, à la Faculté, était d’«&|160;examen&|160;».Je ne vous demande pas si ça fait dormir ou non, mais ce que c’est.Pouvez-vous me dire ce qu’il contient de parties d’amyle etd’éthyle&|160;? – Non, répondit M. de Cambremer embarrassé. Jepréfère un bon verre de fine ou même de porto 345. – Qui sont dixfois plus toxiques, interrompit le professeur. – Pour le trional,hasarda M. de Cambremer, ma femme est abonnée à tout cela, vousferiez mieux d’en parler avec elle. – Qui doit en savoir à peu prèsautant que vous. En tout cas, si votre femme prend du trional pourdormir, vous voyez que ma femme n’en a pas besoin. Voyons,Léontine, bouge-toi, tu t’ankyloses, est-ce que je dors aprèsdîner, moi&|160;? qu’est-ce que tu feras à soixante ans si tu dorsmaintenant comme une vieille&|160;? Tu vas prendre de l’embonpoint,tu t’arrêtes la circulation… Elle ne m’entend même plus. – C’estmauvais pour la santé, ces petits sommes après dîner, n’est-ce pas,docteur&|160;? dit M. de Cambremer pour se réhabiliter auprès deCottard. Après avoir bien mangé il faudrait faire de l’exercice. –Des histoires&|160;! répondit le docteur. On a prélevé une mêmequantité de nourriture dans l’estomac d’un chien qui était restétranquille, et dans l’estomac d’un chien qui avait couru, et c’estchez le premier que la digestion était la plus avancée. – Alorsc’est le sommeil qui coupe la digestion&|160;? – Cela dépend s’ils’agit de la digestion œsophagique, stomacale, intestinale&|160;;inutile de vous donner des explications que vous ne comprendriezpas, puisque vous n’avez pas fait vos études de médecine. Allons,Léontine, en avant… harche, il est temps de partir.&|160;» Cen’était pas vrai, car le docteur allait seulement continuer sapartie de cartes, mais il espérait contrarier ainsi, de façon plusbrusque, le sommeil de la muette à laquelle il adressait, sans plusrecevoir de réponse, les plus savantes exhortations. Soit qu’unevolonté de résistance à dormir persistât chez MmeCottard, même dans l’état de sommeil, soit que le fauteuil neprêtât pas d’appui à sa tête, cette dernière fut rejetéemécaniquement de gauche à droite et de bas en haut, dans le vide,comme un objet inerte, et Mme Cottard, balancée quant auchef, avait tantôt l’air d’écouter de la musique, tantôt d’êtreentrée dans la dernière phase de l’agonie. Là où les admonestationsde plus en plus véhémentes de son mari échouaient, le sentiment desa propre sottise réussit&|160;: «&|160;Mon bain est bien commechaleur, murmura-t-elle, mais les plumes du dictionnaire…s’écria-t-elle en se redressant. Oh&|160;! mon Dieu, que je suissotte&|160;! Qu’est-ce que je dis&|160;? je pensais à mon chapeau,j’ai dû dire une bêtise, un peu plus j’allais m’assoupir, c’est cemaudit feu.&|160;» Tout le monde se mit à rire car il n’y avait pasde feu.

«&|160;Vous vous moquez de moi, dit en riant elle-mêmeMme Cottard, qui effaça de la main sur son front, avecune légèreté de magnétiseur et une adresse de femme qui serecoiffe, les dernières traces du sommeil, je veux présenter meshumbles excuses à la chère Madame Verdurin et savoir d’elle lavérité.&|160;» Mais son sourire devint vite triste, car leprofesseur, qui savait que sa femme cherchait à lui plaire ettremblait de n’y pas réussir, venait de lui crier&|160;:«&|160;Regarde-toi dans la glace, tu es rouge comme si tu avais uneéruption d’acné, tu as l’air d’une vieille paysanne. – Vous savez,il est charmant, dit Mme Verdurin, il a un joli côté debonhomie narquoise. Et puis il a ramené mon mari des portes dutombeau quand toute la Faculté l’avait condamné. Il a passé troisnuits près de lui, sans se coucher. Aussi Cottard pour moi, voussavez, ajouta-t-elle d’un ton grave et presque menaçant, en levantla main vers les deux sphères aux mèches blanches de ses tempesmusicales et comme si nous avions voulu toucher au docteur, c’estsacré&|160;! Il pourrait demander tout ce qu’il voudrait. Du reste,je ne l’appelle pas le Docteur Cottard, je l’appelle le DocteurDieu&|160;! Et encore en disant cela je le calomnie, car ce Dieurépare dans la mesure du possible une partie des malheurs dontl’autre est responsable. – Jouez atout, dit à Morel M. de Charlusd’un air heureux. – Atout, pour voir, dit le violoniste. – Ilfallait annoncer d’abord votre roi, dit M. de Charlus, vous êtesdistrait, mais comme vous jouez bien&|160;! – J’ai le roi, ditMorel. – C’est un bel homme, répondit le professeur. – Qu’est-ceque c’est que cette affaire-là avec ces piquets&|160;? demandaMme Verdurin en montrant à M. de Cambremer un superbeécusson sculpté au-dessus de la cheminée. Ce sont vosarmes&|160;? ajouta-t-elle avec un dédain ironique. – Non,ce ne sont pas les nôtres, répondit M. de Cambremer. Nous portonsd’or à trois fasces bretèchées et contre-bretèchées de gueules àcinq pièces chacune chargée d’un trèfle d’or. Non, celles-là cesont celles des d’Arrachepel, qui n’étaient pas de notre estoc,mais de qui nous avons hérité la maison, et jamais ceux de notrelignage n’ont rien voulu y changer. Les Arrachepel (jadisPelvilain, dit-on) portaient d’or à cinq pieux épointés de gueules.Quand ils s’allièrent aux Féterne, leur écu changea mais restacantonné de vingt croisettes recroisettées au pieu péri fiché d’oravec à droite un vol d’hermine. – Attrape, dit tout basMme de Cambremer. – Mon arrière-grand’mère était uned’Arrachepel ou de Rachepel, comme vous voudrez, car on trouve lesdeux noms dans les vieilles chartes, continua M. de Cambremer, quirougit vivement, car il eut, seulement alors, l’idée dont sa femmelui avait fait honneur et il craignit que Mme Verdurinne se fût appliqué des paroles qui ne la visaient nullement.L’histoire veut qu’au onzième siècle, le premier Arrachepel, Macé,dit Pelvilain, ait montré une habileté particulière dans les siègespour arracher les pieux. D’où le surnom d’Arrachepel sous lequel ilfut anobli, et les pieux que vous voyez à travers les sièclespersister dans leurs armes. Il s’agit des pieux que, pour rendreplus inabordables les fortifications, on plantait, on fichait,passez-moi l’expression, en terre devant elles, et qu’on reliaitentre eux. Ce sont eux que vous appeliez très bien des piquets etqui n’avaient rien des bâtons flottants du bon La Fontaine. Car ilspassaient pour rendre une place inexpugnable. Évidemment, cela faitsourire avec l’artillerie moderne. Mais il faut se rappeler qu’ils’agit du onzième siècle. – Cela manque d’actualité, ditMme Verdurin, mais le petit campanile a du caractère. –Vous avez, dit Cottard, une veine de… turlututu, mot qu’il répétaitvolontiers pour esquiver celui de Molière. Savez-vous pourquoi leroi de carreau est réformé&|160;? – Je voudrais bien être à saplace, dit Morel que son service militaire ennuyait. – Ah&|160;! lemauvais patriote, s’écria M. de Charlus, qui ne put se retenir depincer l’oreille au violoniste. – Non, vous ne savez pas pourquoile roi de carreau est réformé&|160;? reprit Cottard, qui tenait àses plaisanteries, c’est parce qu’il n’a qu’un œil. – Vous avezaffaire à forte partie, docteur, dit M. de Cambremer pour montrer àCottard qu’il savait qui il était. – Ce jeune homme est étonnant,interrompit naïvement M. de Charlus, en montrant Morel. Il jouecomme un dieu.&|160;» Cette réflexion ne plut pas beaucoup audocteur qui répondit&|160;: «&|160;Qui vivra verra. À roublard,roublard et demi. – La dame, l’as&|160;», annonça triomphalementMorel, que le sort favorisait. Le docteur courba la tête comme nepouvant nier cette fortune et avoua, fasciné&|160;: «&|160;C’estbeau. – Nous avons été très contents de dîner avec M. de Charlus,dit Mme de Cambremer à Mme Verdurin. – Vousne le connaissiez pas&|160;? Il est assez agréable, il estparticulier, il est d’une époque&|160;» (elle eût été bienembarrassée de dire laquelle), répondit Mme Verdurinavec le sourire satisfait d’une dilettante, d’un juge et d’unemaîtresse de maison. Mme de Cambremer me demanda si jeviendrais à Féterne avec Saint-Loup. Je ne pus retenir un crid’admiration en voyant la lune suspendue comme un lampion orangé àla voûte des chênes qui partait du château. «&|160;Ce n’est encorerien&|160;; tout à l’heure, quand la lune sera plus haute et que lavallée sera éclairée, ce sera mille fois plus beau. Voilà ce quevous n’avez pas à Féterne&|160;! dit-elle d’un ton dédaigneux àMme de Cambremer, laquelle ne savait que répondre, nevoulant pas déprécier sa propriété, surtout devant les locataires.– Vous restez encore quelque temps dans la région, Madame, demandaM. de Cambremer à Mme Cottard, ce qui pouvait passerpour une vague intention de l’inviter et ce qui dispensaitactuellement de rendez-vous plus précis. – Oh&|160;! certainement,Monsieur, je tiens beaucoup pour les enfants à cet exode annuel. Ona beau dire, il leur faut le grand air. La Faculté voulaitm’envoyer à Vichy&|160;; mais c’est trop étouffé, et je m’occuperaide mon estomac quand ces grands garçons-là auront encore un peupoussé. Et puis le Professeur, avec les examens qu’il fait passer,a toujours un fort coup de collier à donner, et les chaleurs lefatiguent beaucoup. Je trouve qu’on a besoin d’une franche détentequand on a été comme lui toute l’année sur la brèche. De toutesfaçons nous resterons encore un bon mois. – Ah&|160;! alors noussommes gens de revue. – D’ailleurs, je suis d’autant plus obligéede rester que mon mari doit aller faire un tour en Savoie, et cen’est que dans une quinzaine qu’il sera ici en poste fixe. – J’aimeencore mieux le côté de la vallée que celui de la mer, repritMme Verdurin. – Vous allez avoir un temps splendide pourrevenir. – Il faudrait même voir si les voitures sont attelées,dans le cas où vous tiendriez absolument à rentrer ce soir àBalbec, me dit M. Verdurin, car moi je n’en vois pas la nécessité.On vous ferait ramener demain matin en voiture. Il fera sûrementbeau. Les routes sont admirables.&|160;» Je dis que c’étaitimpossible. «&|160;Mais en tout cas il n’est pas l’heure, objectala Patronne. Laisse-les tranquilles, ils ont bien le temps. Ça lesavancera bien d’arriver une heure d’avance à la gare. Ils sontmieux ici. Et vous, mon petit Mozart, dit-elle à Morel, n’osant pass’adresser directement à M. de Charlus, vous ne voulez pasrester&|160;? Nous avons de belles chambres sur la mer. – Mais ilne peut pas, répondit M. de Charlus pour le joueur attentif, quin’avait pas entendu. Il n’a que la permission de minuit. Il fautqu’il rentre se coucher, comme un enfant bien obéissant, biensage&|160;», ajouta-t-il d’une voix complaisante, maniérée,insistante, comme s’il trouvait quelque sadique volupté à employercette chaste comparaison et aussi à appuyer au passage sa voix surce qui concernait Morel, à le toucher, à défaut de la main, avecdes paroles qui semblaient le palper.

Du sermon que m’avait adressé Brichot, M. de Cambremer avaitconclu que j’étais dreyfusard. Comme il était aussi antidreyfusardque possible, par courtoisie pour un ennemi il se mit à me fairel’éloge d’un colonel juif, qui avait toujours été très juste pourun cousin des Chevrigny et lui avait fait donner l’avancement qu’ilméritait. «&|160;Et mon cousin était dans des idées absolumentopposées&|160;», dit M. de Cambremer, glissant sur ce qu’étaientces idées, mais que je sentis aussi anciennes et mal formées queson visage, des idées que quelques familles de certaines petitesvilles devaient avoir depuis bien longtemps. «&|160;Eh bien&|160;!vous savez, je trouve ça très beau&|160;!&|160;» conclut M. deCambremer. Il est vrai qu’il n’employait guère le mot«&|160;beau&|160;» dans le sens esthétique où il eût désigné, poursa mère ou sa femme, des œuvres différentes, mais des œuvres d’art.M. de Cambremer se servait plutôt de ce qualificatif en félicitant,par exemple, une personne délicate qui avait un peu engraissé.«&|160;Comment, vous avez repris trois kilos en deux mois&|160;?Savez-vous que c’est très beau&|160;!&|160;» Des rafraîchissementsétaient servis sur une table. Mme Verdurin invita lesmessieurs à aller eux-mêmes choisir la boisson qui leur convenait.M. de Charlus alla boire son verre et vite revint s’asseoir près dela table de jeu et ne bougea plus. Mme Verdurin luidemanda&|160;: «&|160;Avez-vous pris de mon orangeade&|160;?&|160;»Alors M. de Charlus, avec un sourire gracieux, sur un toncristallin qu’il avait rarement et avec mille moues de la bouche etdéhanchements de la taille, répondit&|160;: «&|160;Non, j’aipréféré la voisine, c’est de la fraisette, je crois, c’estdélicieux.&|160;» Il est singulier qu’un certain ordre d’actessecrets ait pour conséquence extérieure une manière de parler ou degesticuler qui les révèle. Si un monsieur croit ou non àl’Immaculée Conception, ou à l’innocence de Dreyfus, ou à lapluralité des mondes, et veuille s’en taire, on ne trouvera, danssa voix ni dans sa démarche, rien qui laisse apercevoir sa pensée.Mais en entendant M. de Charlus dire, de cette voix aiguë et avecce sourire et ces gestes de bras&|160;: «&|160;Non, j’ai préféré savoisine, la fraisette&|160;», on pouvait dire&|160;: «&|160;Tiens,il aime le sexe fort&|160;», avec la même certitude, pour un juge,que celle qui permet de condamner un criminel qui n’a pasavoué&|160;; pour un médecin, un paralytique général qui ne saitpeut-être pas lui-même son mal, mais qui a fait telle faute deprononciation d’où on peut déduire qu’il sera mort dans trois ans.Peut-être les gens qui concluent de la manière de dire&|160;:«&|160;Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette&|160;» à un amourdit antiphysique, n’ont-ils pas besoin de tant de science. Maisc’est qu’ici il y a rapport plus direct entre le signe révélateuret le secret. Sans se le dire précisément, on sent que c’est unedouce et souriante dame qui vous répond, et qui paraît maniéréeparce qu’elle se donne pour un homme et qu’on n’est pas habitué àvoir les hommes faire tant de manières. Et il est peut-être plusgracieux de penser que depuis longtemps un certain nombre de femmesangéliques ont été comprises par erreur dans le sexe masculin où,exilées, tout en battant vainement des ailes vers les hommes à quielles inspirent une répulsion physique, elles savent arranger unsalon, composer des «&|160;intérieurs&|160;». M. de Charlus nes’inquiétait pas que Mme Verdurin fût debout et restaitinstallé dans son fauteuil pour être plus près de Morel.«&|160;Croyez-vous, dit Mme Verdurin au baron, que cen’est pas un crime que cet être-là, qui pourrait nous enchanteravec son violon, soit là à une table d’écarté. Quand on joue duviolon comme lui&|160;! – Il joue bien aux cartes, il fait toutbien, il est si intelligent&|160;», dit M. de Charlus, tout enregardant les jeux, afin de conseiller Morel. Ce n’était pas, dureste, sa seule raison de ne pas se soulever de son fauteuil devantMme Verdurin. Avec le singulier amalgame qu’il avaitfait de ses conceptions sociales, à la fois de grand seigneur etd’amateur d’art, au lieu d’être poli de la même manière qu’un hommede son monde l’eût été, il se faisait, d’après Saint-Simon, desespèces de tableaux vivants&|160;; et, en ce moment, s’amusait àfigurer le maréchal d’Uxelles, lequel l’intéressait par d’autrescôtés encore et dont il est dit qu’il était glorieux jusqu’à ne passe lever de son siège, par un air de paresse, devant ce qu’il yavait de plus distingué à la Cour. «&|160;Dites donc, Charlus, ditMme Verdurin, qui commençait à se familiariser, vousn’auriez pas dans votre faubourg quelque vieux noble ruiné quipourrait me servir de concierge&|160;? – Mais si… mais si… ,répondit M. de Charlus en souriant d’un air bonhomme, mais je nevous le conseille pas. – Pourquoi&|160;? – Je craindrais pour vousque les visiteurs élégants n’allassent pas plus loin que laloge.&|160;» Ce fut entre eux la première escarmouche.Mme Verdurin y prit à peine garde. Il devaitmalheureusement y en avoir d’autres à Paris. M. de Charlus continuaà ne pas quitter sa chaise. Il ne pouvait, d’ailleurs, s’empêcherde sourire imperceptiblement en voyant combien confirmait sesmaximes favorites sur le prestige de l’aristocratie et la lâchetédes bourgeois la soumission si aisément obtenue de MmeVerdurin. La Patronne n’avait l’air nullement étonnée par laposture du baron, et si elle le quitta, ce fut seulement parcequ’elle avait été inquiète de me voir relancé par M. de Cambremer.Mais avant cela, elle voulait éclaircir la question des relationsde M. de Charlus avec la comtesse Molé. «&|160;Vous m’avez dit quevous connaissiez Mme de Molé. Est-ce que vous allez chezelle&|160;?&|160;» demanda-t-elle en donnant aux mots&|160;:«&|160;aller chez elle&|160;» le sens d’être reçu chez elle,d’avoir reçu d’elle l’autorisation d’aller la voir. M. de Charlusrépondit, avec une inflexion de dédain, une affectation deprécision et un ton de psalmodie&|160;: «&|160;Maisquelquefois.&|160;» Ce «&|160;quelquefois&|160;» donna des doutes àMme Verdurin, qui demanda&|160;: «&|160;Est-ce que vousy avez rencontré le duc de Guermantes&|160;? – Ah&|160;! je ne merappelle pas. – Ah&|160;! dit Mme Verdurin, vous neconnaissez pas le duc de Guermantes&|160;? – Mais comment est-ceque je ne le connaîtrais pas&|160;», répondit M. de Charlus, dontun sourire fit onduler la bouche. Ce sourire était ironique&|160;;mais comme le baron craignait de laisser voir une dent en or, il lebrisa sous un reflux de ses lèvres, de sorte que la sinuosité quien résulta fut celle d’un sourire de bienveillance&|160;:«&|160;Pourquoi dites-vous&|160;: Comment est-ce que je ne leconnaîtrais pas&|160;? – Mais puisque c’est mon frère&|160;», ditnégligemment M. de Charlus en laissant Mme Verdurinplongée dans la stupéfaction et l’incertitude de savoir si soninvité se moquait d’elle, était un enfant naturel, ou le fils d’unautre lit. L’idée que le frère du duc de Guermantes s’appelât lebaron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit. Elle se dirigea versmoi&|160;: «&|160;J’ai entendu tout à l’heure que M. de Cambremervous invitait à dîner. Moi, vous comprenez, cela m’est égal. Mais,dans votre intérêt, j’espère bien que vous n’irez pas. D’abordc’est infesté d’ennuyeux. Ah&|160;! si vous aimez à dîner avec descomtes et des marquis de province que personne ne connaît, vousserez servi à souhait. – Je crois que je serai obligé d’y aller unefois ou deux. Je ne suis, du reste, pas très libre car j’ai unejeune cousine que je ne peux pas laisser seule (je trouvais quecette prétendue parenté simplifiait les choses pour sortir avecAlbertine). Mais pour les Cambremer, comme je la leur ai déjàprésentée… – Vous ferez ce que vous voudrez. Ce que je peux vousdire&|160;: c’est excessivement malsain&|160;; quand vous aurezpincé une fluxion de poitrine, ou les bons petits rhumatismes desfamilles, vous serez bien avancé&|160;? – Mais est-ce que l’endroitn’est pas très joli&|160;? – Mmmmouiii… Si on veut. Moi j’avouefranchement que j’aime cent fois mieux la vue d’ici sur cettevallée. D’abord, on nous aurait payés que je n’aurais pas prisl’autre maison, parce que l’air de la mer est fatal à M. Verdurin.Pour peu que votre cousine soit nerveuse… Mais, du reste, vous êtesnerveux, je crois… vous avez des étouffements. Hé bien&|160;! vousverrez. Allez-y une fois, vous ne dormirez pas de huit jours, maisce n’est pas notre affaire.&|160;» Et sans penser à ce que sanouvelle phrase allait avoir de contradictoire avec lesprécédentes&|160;: «&|160;Si cela vous amuse de voir la maison, quin’est pas mal, jolie est trop dire, mais enfin amusante, avec levieux fossé, le vieux pont-levis, comme il faudra que je m’exécuteet que j’y dîne une fois, hé bien&|160;! venez-y ce jour-là, jetâcherai d’amener tout mon petit cercle, alors ce sera gentil.Après-demain nous irons à Harambouville en voiture. La route estmagnifique, il y a du cidre délicieux. Venez donc. Vous, Brichot,vous viendrez aussi. Et vous aussi, Ski. Ça fera une partie que, dureste, mon mari a dû arranger d’avance. Je ne sais trop qui il ainvité. Monsieur de Charlus, est-ce que vous en êtes&|160;?&|160;»Le baron, qui n’entendit pas cette phrase et ne savait pas qu’onparlait d’une excursion à Harambouville, sursauta&|160;:«&|160;Étrange question&|160;», murmura-t-il d’un ton narquois parlequel Mme Verdurin se sentit piquée. «&|160;D’ailleurs,me dit-elle, en attendant le dîner Cambremer, pourquoi nel’amèneriez-vous pas ici, votre cousine&|160;? Aime-t-elle laconversation, les gens intelligents&|160;? Est-elle agréable&|160;?Oui, eh bien alors, très bien. Venez avec elle. Il n’y a pas queles Cambremer au monde. Je comprends qu’ils soient heureux del’inviter, ils ne peuvent arriver à avoir personne. Ici elle auraun bon air, toujours des hommes intelligents. En tout cas je compteque vous ne me lâchez pas pour mercredi prochain. J’ai entendu quevous aviez un goûter à Rivebelle avec votre cousine, M. de Charlus,je ne sais plus encore qui. Vous devriez arranger de transportertout ça ici, ça serait gentil, un petit arrivage en masse. Lescommunications sont on ne peut plus faciles, les chemins sontravissants&|160;; au besoin je vous ferai chercher. Je ne sais pas,du reste, ce qui peut vous attirer à Rivebelle, c’est infesté demoustiques. Vous croyez peut-être à la réputation de la galette.Mon cuisinier les fait autrement bien. Je vous en ferai manger,moi, de la galette normande, de la vraie, et des sablés, je ne vousdis que ça. Ah&|160;! si vous tenez à la cochonnerie qu’on sert àRivebelle, ça je ne veux pas, je n’assassine pas mes invités,Monsieur, et, même si je voulais, mon cuisinier ne voudrait pasfaire cette chose innommable et changerait de maison. Ces galettesde là-bas, on ne sait pas avec quoi c’est fait. Je connais unepauvre fille à qui cela a donné une péritonite qui l’a enlevée entrois jours. Elle n’avait que 17 ans. C’est triste pour sa pauvremère, ajouta Mme Verdurin, d’un air mélancolique sousles sphères de ses tempes chargées d’expérience et de douleur. Maisenfin, allez goûter à Rivebelle si cela vous amuse d’être écorchéet de jeter l’argent par les fenêtres. Seulement, je vous en prie,c’est une mission de confiance que je vous donne&|160;: sur le coupde six heures, amenez-moi tout votre monde ici, n’allez pas laisserles gens rentrer chacun chez soi, à la débandade. Vous pouvezamener qui vous voulez. Je ne dirais pas cela à tout le monde. Maisje suis sûre que vos amis sont gentils, je vois tout de suite quenous nous comprenons. En dehors du petit noyau, il vient justementdes gens très agréables mercredi. Vous ne connaissez pas la petiteMadame de Longpont&|160;? Elle est ravissante et pleine d’esprit,pas snob du tout, vous verrez qu’elle vous plaira beaucoup. Et elleaussi doit amener toute une bande d’amis, ajouta MmeVerdurin, pour me montrer que c’était bon genre et m’encourager parl’exemple. On verra qu’est-ce qui aura le plus d’influence et quiamènera le plus de monde, de Barbe de Longpont ou de vous. Et puisje crois qu’on doit aussi amener Bergotte, ajouta-t-elle d’un airvague, ce concours d’une célébrité étant rendu trop improbable parune note parue le matin dans les journaux et qui annonçait que lasanté du grand écrivain inspirait les plus vives inquiétudes. Enfinvous verrez que ce sera un de mes mercredis les plus réussis, je neveux pas avoir de femmes embêtantes. Du reste, ne jugez pas parcelui de ce soir, il était tout à fait raté. Ne protestez pas, vousn’avez pas pu vous ennuyer plus que moi, moi-même je trouvais quec’était assommant. Ce ne sera pas toujours comme ce soir, voussavez&|160;! Du reste, je ne parle pas des Cambremer, qui sontimpossibles, mais j’ai connu des gens du monde qui passaient pourêtre agréables, hé bien&|160;! à côté de mon petit noyau celan’existait pas. Je vous ai entendu dire que vous trouviez Swannintelligent. D’abord, mon avis est que c’était très exagéré, maissans même parler du caractère de l’homme, que j’ai toujours trouvéfoncièrement antipathique, sournois, en dessous, je l’ai eu souventà dîner le mercredi. Hé bien, vous pouvez demander aux autres, mêmeà côté de Brichot, qui est loin d’être un aigle, qui est un bonprofesseur de seconde que j’ai fait entrer à l’Institut tout demême, Swann n’était plus rien. Il était d’un terne&|160;!&|160;» Etcomme j’émettais un avis contraire&|160;: «&|160;C’est ainsi. Je neveux rien vous dire contre lui, puisque c’était votre ami&|160;; dureste, il vous aimait beaucoup, il m’a parlé de vous d’une façondélicieuse, mais demandez à ceux-ci s’il a jamais dit quelque chosed’intéressant, à nos dîners. C’est tout de même la pierre detouche. Hé bien&|160;! je ne sais pas pourquoi, mais Swann, chezmoi, ça ne donnait pas, ça ne rendait rien. Et encore le peu qu’ilvalait il l’a pris ici.&|160;» J’assurai qu’il était trèsintelligent. «&|160;Non, vous croyiez seulement cela parce que vousle connaissiez depuis moins longtemps que moi. Au fond on en avaittrès vite fait le tour. Moi, il m’assommait. (Traduction&|160;: ilallait chez les La Trémoïlle et les Guermantes et savait que je n’yallais pas.) Et je peux tout supporter, excepté l’ennui. Ah&|160;!ça, non&|160;!&|160;» L’horreur de l’ennui était maintenant chezMme Verdurin la raison qui était chargée d’expliquer lacomposition du petit milieu. Elle ne recevait pas encore deduchesses parce qu’elle était incapable de s’ennuyer, comme defaire une croisière, à cause du mal de mer. Je me disais que ce queMme Verdurin disait n’était pas absolument faux, etalors que les Guermantes eussent déclaré Brichot l’homme le plusbête qu’ils eussent jamais rencontré, je restais incertain s’iln’était pas au fond supérieur, sinon à Swann même, au moins auxgens ayant l’esprit des Guermantes et qui eussent eu le bon goûtd’éviter ses pédantesques facéties, et la pudeur d’en rougir&|160;;je me le demandais comme si la nature de l’intelligence pouvaitêtre en quelque mesure éclaircie par la réponse que je me ferais etavec le sérieux d’un chrétien influencé par Port-Royal qui se posele problème de la Grâce. «&|160;Vous verrez, continuaMme Verdurin, quand on a des gens du monde avec des gensvraiment intelligents, des gens de notre milieu, c’est là qu’ilfaut les voir, l’homme du monde le plus spirituel dans le royaumedes aveugles n’est plus qu’un borgne ici. Et puis les autres, quine se sentent plus en confiance. C’est au point que je me demandesi, au lieu d’essayer des fusions qui gâtent tout, je n’aurai pasdes séries rien que pour les ennuyeux, de façon à bien jouir de monpetit noyau. Concluons&|160;: vous viendrez avec votre cousine.C’est convenu. Bien. Au moins, ici, vous aurez tous les deux àmanger. À Féterne c’est la faim et la soif. Ah&|160;! par exemple,si vous aimez les rats, allez-y tout de suite, vous serez servi àsouhait. Et on vous gardera tant que vous voudrez. Par exemple,vous mourrez de faim. Du reste, quand j’irai, je dînerai avant departir. Et pour que ce soit plus gai, vous devriez venir mechercher. Nous goûterions ferme et nous souperions en rentrant.Aimez-vous les tartes aux pommes&|160;? Oui, eh bien&|160;! notrechef les fait comme personne. Vous voyez que j’avais raison de direque vous étiez fait pour vivre ici. Venez donc y habiter. Voussavez qu’il y a beaucoup plus de place chez moi que ça n’en al’air. Je ne le dis pas, pour ne pas attirer d’ennuyeux. Vouspourriez amener à demeure votre cousine. Elle aurait un autre airqu’à Balbec. Avec l’air d’ici, je prétends que je guéris lesincurables. Ma parole, j’en ai guéri, et pas d’aujourd’hui. Carj’ai habité autrefois tout près d’ici, quelque chose que j’avaisdéniché, que j’avais eu pour un morceau de pain et qui avaitautrement de caractère que leur Raspelière. Je vous montrerai celasi nous nous promenons. Mais je reconnais que, même ici, l’air estvraiment vivifiant. Encore je ne veux pas trop en parler, lesParisiens n’auraient qu’à se mettre à aimer mon petit coin. Ça atoujours été ma chance. Enfin, dites-le à votre cousine. On vousdonnera deux jolies chambres sur la vallée, vous verrez ça, lematin, le soleil dans la brume&|160;! Et qu’est-ce que c’est que ceRobert de Saint-Loup dont vous parliez&|160;? dit-elle d’un airinquiet, parce qu’elle avait entendu que je devais aller le voir àDoncières et qu’elle craignit qu’il me fît lâcher. Vous pourriezplutôt l’amener ici si ce n’est pas un ennuyeux. J’ai entenduparler de lui par Morel&|160;; il me semble que c’est un de sesgrands amis&|160;», dit Mme Verdurin, mentantcomplètement, car Saint-Loup et Morel ne connaissaient même pasl’existence l’un de l’autre. Mais ayant entendu que Saint-Loupconnaissait M. de Charlus, elle pensait que c’était par levioloniste et voulait avoir l’air au courant. «&|160;Il ne fait pasde médecine, par hasard, ou de littérature&|160;? Vous savez que,si vous avez besoin de recommandations pour des examens, Cottardpeut tout, et je fais de lui ce que je veux. Quant à l’Académie,pour plus tard, car je pense qu’il n’a pas l’âge, je dispose deplusieurs voix. Votre ami serait ici en pays de connaissance et çal’amuserait peut-être de voir la maison. Ce n’est pas folichon,Doncières. Enfin, vous ferez comme vous voudrez, comme cela vousarrangera le mieux&|160;», conclut-elle sans insister, pour ne pasavoir l’air de chercher à connaître de la noblesse, et parce que saprétention était que le régime sous lequel elle faisait vivre lesfidèles, la tyrannie, fût appelé liberté. «&|160;Voyons, qu’est-ceque tu as&|160;», dit-elle, en voyant M. Verdurin qui, en faisantdes gestes d’impatience, gagnait la terrasse en planches quis’étendait, d’un côté du salon, au-dessus de la vallée, comme unhomme qui étouffe de rage et a besoin de prendre l’air.«&|160;C’est encore Saniette qui t’a agacé&|160;? Mais puisque tusais qu’il est idiot, prends-en ton parti, ne te mets pas dans desétats comme cela… Je n’aime pas cela, me dit-elle, parce que c’estmauvais pour lui, cela le congestionne. Mais aussi je dois direqu’il faut parfois une patience d’ange pour supporter Saniette, etsurtout se rappeler que c’est une charité de le recueillir. Pour mapart, j’avoue que la splendeur de sa bêtise fait plutôt ma joie. Jepense que vous avez entendu après le dîner son mot&|160;: «&|160;Jene sais pas jouer au whist, mais je sais jouer du piano.&|160;»Est-ce assez beau&|160;! C’est grand comme le monde, et d’ailleursun mensonge, car il ne sait pas plus l’un que l’autre. Mais monmari, sous ses apparences rudes, est très sensible, très bon, etcette espèce d’égoïsme de Saniette, toujours préoccupé de l’effetqu’il va faire, le met hors de lui… Voyons, mon petit, calme-toi,tu sais bien que Cottard t’a dit que c’était mauvais pour ton foie.Et c’est sur moi que tout va retomber, dit Mme Verdurin.Demain Saniette va venir avoir sa petite crise de nerfs et delarmes. Pauvre homme&|160;! il est très malade. Mais enfin ce n’estpas une raison pour qu’il tue les autres. Et puis, même dans lesmoments où il souffre trop, où on voudrait le plaindre, sa bêtisearrête net l’attendrissement. Il est par trop stupide. Tu n’as qu’àlui dire très gentiment que ces scènes vous rendent malades tousdeux, qu’il ne revienne pas&|160;; comme c’est ce qu’il redoute leplus, cela aura un effet calmant sur ses nerfs&|160;», soufflaMme Verdurin à son mari.

On distinguait à peine la mer par les fenêtres de droite. Maiscelles de l’autre côté montraient la vallée sur qui étaitmaintenant tombée la neige du clair de lune. On entendait de tempsà autre la voix de Morel et celle de Cottard. «&|160;Vous avez del’atout&|160;? – Yes. – Ah&|160;! vous en avez de bonnes, vous, dità Morel, en réponse à sa question, M. de Cambremer, car il avait vuque le jeu du docteur était plein d’atout. – Voici la femme decarreau, dit le docteur. Ça est de l’atout, savez-vous&|160;? Iécoupe, ié prends. – Mais il n’y a plus de Sorbonne, dit le docteurà M. de Cambremer&|160;; il n’y a plus que l’Université deParis.&|160;» M. de Cambremer confessa qu’il ignorait pourquoi ledocteur lui faisait cette observation. «&|160;Je croyais que vousparliez de la Sorbonne, reprit le docteur. J’avais entendu que vousdisiez&|160;: tu nous la sors bonne, ajouta-t-il enclignant de l’œil, pour montrer que c’était un mot. Attendez,dit-il en montrant son adversaire, je lui prépare un coup deTrafalgar.&|160;» Et le coup devait être excellent pour le docteur,car dans sa joie il se mit en riant à remuer voluptueusement lesdeux épaules, ce qui était dans la famille, dans le«&|160;genre&|160;» Cottard, un trait presque zoologique de lasatisfaction. Dans la génération précédente, le mouvement de sefrotter les mains comme si on se savonnait accompagnait lemouvement. Cottard lui-même avait d’abord usé simultanément de ladouble mimique, mais un beau jour, sans qu’on sût à quelleintervention, conjugale, magistrale peut-être, cela était dû, lefrottement des mains avait disparu. Le docteur, même aux dominos,quand il forçait son partenaire à «&|160;piocher&|160;» et àprendre le double-six, ce qui était pour lui le plus vif desplaisirs, se contentait du mouvement des épaules. Et quand – leplus rarement possible – il allait dans son pays natal pourquelques jours, en retrouvant son cousin germain, qui, lui, enétait encore au frottement des mains, il disait au retour àMme Cottard&|160;: «&|160;J’ai trouvé ce pauvre Renébien commun.&|160;» «&|160;Avez-vous de la petite chaôse&|160;?dit-il en se tournant vers Morel. Non&|160;? Alors je joue ce vieuxDavid. – Mais alors vous avez cinq, vous avez gagné&|160;! – Voilàune belle victoire, docteur, dit le marquis. – Une victoire à laPyrrhus, dit Cottard en se tournant vers le marquis et en regardantpar-dessus son lorgnon pour juger de l’effet de son mot. Si nousavons encore le temps, dit-il à Morel, je vous donne votrerevanche. C’est à moi de faire… Ah&|160;! non, voici les voitures,ce sera pour vendredi, et je vous montrerai un tour qui n’est pasdans une musette.&|160;» M. et Mme Verdurin nousconduisirent dehors. La Patronne fut particulièrement câline avecSaniette afin d’être certaine qu’il reviendrait le lendemain.«&|160;Mais vous ne m’avez pas l’air couvert, mon petit, me dit M.Verdurin, chez qui son grand âge autorisait cette appellationpaternelle. On dirait que le temps a changé.&|160;» Ces mots meremplirent de joie, comme si la vie profonde, le surgissement decombinaisons différentes qu’ils impliquaient dans la nature, devaitannoncer d’autres changements, ceux-là se produisant dans ma vie,et y créer des possibilités nouvelles. Rien qu’en ouvrant la portesur le parc, avant de partir, on sentait qu’un autre«&|160;temps&|160;» occupait depuis un instant la scène&|160;; dessouffles frais, volupté estivale, s’élevaient dans la sapinière (oùjadis Mme de Cambremer rêvait de Chopin) et presqueimperceptiblement, en méandres caressants, en remous capricieux,commençaient leurs légers nocturnes. Je refusai la couverture que,les soirs suivants, je devais accepter, quand Albertine serait là,plutôt pour le secret du plaisir que contre le danger du froid. Onchercha en vain le philosophe norvégien. Une colique l’avait-ellesaisi&|160;? Avait-il eu peur de manquer le train&|160;? Unaéroplane était-il venu le chercher&|160;? Avait-il été emportédans une Assomption&|160;? Toujours est-il qu’il avait disparu sansqu’on eût eu le temps de s’en apercevoir, comme un dieu.«&|160;Vous avez tort, me dit M. de Cambremer, il fait un froid decanard. – Pourquoi de canard&|160;? demanda le docteur. – Gare auxétouffements, reprit le marquis. Ma sœur ne sort jamais le soir. Dureste, elle est assez mal hypothéquée en ce moment. Ne restez pasen tout cas ainsi tête nue, mettez vite votre couvre-chef. – Ce nesont pas des étouffements a frigore, dit sentencieusementCottard. – Ah&|160;! ah&|160;! dit M. de Cambremer en s’inclinant,du moment que c’est votre avis… – Avis au lecteur&|160;!&|160;» ditle docteur en glissant ses regards hors de son lorgnon poursourire. M. de Cambremer rit, mais, persuadé qu’il avait raison, ilinsista. «&|160;Cependant, dit-il, chaque fois que ma sœur sort lesoir, elle a une crise. – Il est inutile d’ergoter, répondit ledocteur, sans se rendre compte de son impolitesse. Du reste, je nefais pas de médecine au bord de la mer, sauf si je suis appelé enconsultation. Je suis ici en vacances.&|160;» Il y était, du reste,plus encore peut-être qu’il n’eût voulu. M. de Cambremer lui ayantdit, en montant avec lui en voiture&|160;: «&|160;Nous avons lachance d’avoir aussi près de nous (pas de votre côté de la baie, del’autre, mais elle est si resserrée à cet endroit-là) une autrecélébrité médicale, le docteur du Boulbon.&|160;» Cottard quid’habitude, par déontologie, s’abstenait de critiquer sesconfrères, ne put s’empêcher de s’écrier, comme il avait faitdevant moi le jour funeste où nous étions allés dans le petitCasino&|160;: «&|160;Mais ce n’est pas un médecin. Il fait de lamédecine littéraire, c’est de la thérapeutique fantaisiste, ducharlatanisme. D’ailleurs, nous sommes en bons termes. Je prendraisle bateau pour aller le voir une fois si je n’étais obligé dem’absenter.&|160;» Mais à l’air que prit Cottard pour parler de duBoulbon à M. de Cambremer, je sentis que le bateau avec lequel ilfût allé volontiers le trouver eût beaucoup ressemblé à ce navireque, pour aller ruiner les eaux découvertes par un autre médecinlittéraire, Virgile (lequel leur enlevait aussi toute leurclientèle), avaient frété les docteurs de Salerne, mais qui sombraavec eux pendant la traversée. «&|160;Adieu, mon petit Saniette, nemanquez pas de venir demain, vous savez que mon mari vous aimebeaucoup. Il aime votre esprit, votre intelligence&|160;; mais si,vous le savez bien, il aime prendre des airs brusques, mais il nepeut pas se passer de vous voir. C’est toujours la premièrequestion qu’il me pose&|160;: «&|160;Est-ce que Saniettevient&|160;? j’aime tant le voir&|160;! – Je n’ai jamais ditça&|160;», dit M. Verdurin à Saniette avec une franchise simuléequi semblait concilier parfaitement ce que disait la Patronne avecla façon dont il traitait Saniette. Puis regardant sa montre, sansdoute pour ne pas prolonger les adieux dans l’humidité du soir, ilrecommanda aux cochers de ne pas traîner, mais d’être prudents à ladescente, et assura que nous arriverions avant le train. Celui-cidevait déposer les fidèles l’un à une gare, l’autre à une autre, enfinissant par moi, aucun autre n’allant aussi loin que Balbec, eten commençant par les Cambremer. Ceux-ci, pour ne pas faire monterleurs chevaux dans la nuit jusqu’à la Raspelière, prirent le trainavec nous à Donville-Féterne. La station la plus rapprochée de chezeux n’était pas, en effet, celle-ci, qui, déjà un peu distante duvillage, l’est encore plus du château, mais la Sogne. En arrivant àla gare de Donville-Féterne, M. de Cambremer tint à donner la«&|160;pièce&|160;», comme disait Françoise, au cocher des Verdurin(justement le gentil cocher sensible, à idées mélancoliques), carM. de Cambremer était généreux, et en cela était plutôt «&|160;ducôté de sa maman&|160;». Mais, soit que «&|160;le côté de sonpapa&|160;» intervînt ici, tout en donnant il éprouvait le scrupuled’une erreur commise – soit par lui qui, voyant mal, donnerait, parexemple, un sou pour un franc, soit par le destinataire qui nes’apercevrait pas de l’importance du don qu’il lui faisait. Aussifit-il remarquer à celui-ci&|160;: «&|160;C’est bien un franc queje vous donne, n’est-ce pas&|160;?&|160;» en faisant miroiter lapièce dans la lumière, et pour que les fidèles pussent le répéter àMme Verdurin. «&|160;N’est-ce pas&|160;? c’est bienvingt sous&|160;? comme ce n’est qu’une petite course… &|160;» Luiet Mme de Cambremer nous quittèrent à la Sogne.«&|160;Je dirai à ma sœur, me répéta-t-il, que vous avez desétouffements, je suis sûr de l’intéresser.&|160;» Je compris qu’ilentendait&|160;: de lui faire plaisir. Quant à sa femme, elleemploya, en prenant congé de moi, deux de ces abréviations qui,même écrites, me choquaient alors dans une lettre, bien qu’on s’ysoit habitué depuis, mais qui, parlées, me semblent encore, mêmeaujourd’hui, avoir, dans leur négligé voulu, dans leur familiaritéapprise, quelque chose d’insupportablement pédant&|160;:«&|160;Contente d’avoir passé la soirée avec vous, medit-elle&|160;; amitiés à Saint-Loup, si vous le voyez.&|160;» Enme disant cette phrase, Mme de Cambremer prononçaSaint-Loupe. Je n’ai jamais appris qui avait prononcé ainsi devantelle, ou ce qui lui avait donné à croire qu’il fallait prononcerainsi. Toujours est-il que, pendant quelques semaines, elleprononça Saint-Loupe, et qu’un homme qui avait une grandeadmiration pour elle et ne faisait qu’un avec elle fit de même. Sid’autres personnes disaient Saint-Lou, ils insistaient, disaientavec force Saint-Loupe, soit pour donner indirectement une leçonaux autres, soit pour se distinguer d’eux. Mais sans doute, desfemmes plus brillantes que Mme de Cambremer lui dirent,ou lui firent indirectement comprendre, qu’il ne fallait pasprononcer ainsi, et que ce qu’elle prenait pour de l’originalitéétait une erreur qui la ferait croire peu au courant des choses dumonde, car peu de temps après Mme de Cambremer redisaitSaint-Lou, et son admirateur cessait également toute résistance,soit qu’elle l’eût chapitré, soit qu’il eût remarqué qu’elle nefaisait plus sonner la finale, et s’était dit que, pour qu’unefemme de cette valeur, de cette énergie et de cette ambition, eûtcédé, il fallait que ce fût à bon escient. Le pire de sesadmirateurs était son mari. Mme de Cambremer aimait àfaire aux autres des taquineries, souvent fort impertinentes. Sitôtqu’elle s’attaquait de la sorte, soit à moi, soit à un autre, M. deCambremer se mettait à regarder la victime en riant. Comme lemarquis était louche – ce qui donne une intention d’esprit à lagaieté même des imbéciles – l’effet de ce rire était de ramener unpeu de pupille sur le blanc, sans cela complet, de l’œil. Ainsi uneéclaircie met un peu de bleu dans un ciel ouaté de nuages. Lemonocle protégeait, du reste, comme un verre sur un tableauprécieux, cette opération délicate. Quant à l’intention même durire, on ne sait trop si elle était aimable&|160;: «&|160;Ah&|160;!gredin&|160;! vous pouvez dire que vous êtes à envier. Vous êtesdans les faveurs d’une femme d’un rude esprit&|160;»&|160;; ourosse&|160;: «&|160;Hé bien, monsieur, j’espère qu’on vous arrange,vous en avalez des couleuvres&|160;»&|160;; ou serviable&|160;:«&|160;Vous savez, je suis là, je prends la chose en riant parceque c’est pure plaisanterie, mais je ne vous laisserais pasmalmener&|160;»&|160;; ou cruellement complice&|160;: «&|160;Jen’ai pas à mettre mon petit grain de sel, mais, vous voyez, je metords de toutes les avanies qu’elle vous prodigue. Je rigole commeun bossu, donc j’approuve, moi le mari. Aussi, s’il vous prenaitfantaisie de vous rebiffer, vous trouveriez à qui parler, mon petitmonsieur. Je vous administrerais d’abord une paire de claques, etsoignées, puis nous irions croiser le fer dans la forêt deChantepie.&|160;»

Quoi qu’il en fût de ces diverses interprétations de la gaîté dumari, les foucades de la femme prenaient vite fin. Alors M. deCambremer cessait de rire, la prunelle momentanée disparaissait, etcomme on avait perdu depuis quelques minutes l’habitude de l’œiltout blanc, il donnait à ce rouge Normand quelque chose à la foisd’exsangue et d’extatique, comme si le marquis venait d’être opéréou s’il implorait du ciel, sous son monocle, les palmes dumartyre.

Chapitre 3

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Tristesses de M. de Charlus. Son duel fictif. Les stationsdu «Transatlantique». Fatigué d’Albertine, je veux rompre avecelle.

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Je tombais de sommeil. Je fus monté en ascenseur jusqu’à monétage non par le liftier, mais par le chasseur louche, qui engageala conversation pour me raconter que sa sœur était toujours avec leMonsieur si riche, et qu’une fois, comme elle avait envie deretourner chez elle au lieu de rester sérieuse, son Monsieur avaitété trouver la mère du chasseur louche et des autres enfants plusfortunés, laquelle avait ramené au plus vite l’insensée chez sonami. «&|160;Vous savez, Monsieur, c’est une grande dame que masœur. Elle touche du piano, cause l’espagnol. Et vous ne lecroiriez pas, pour la sœur du simple employé qui vous fait monterl’ascenseur, elle ne se refuse rien&|160;; Madame a sa femme dechambre à elle, je ne serais pas épaté qu’elle ait un jour savoiture. Elle est très jolie, si vous la voyiez, un peu trop fière,mais dame&|160;! ça se comprend. Elle a beaucoup d’esprit. Elle nequitte jamais un hôtel sans se soulager dans une armoire, unecommode, pour laisser un petit souvenir à la femme de chambre quiaura à nettoyer. Quelquefois même, dans une voiture, elle fait ça,et après avoir payé sa course, se cache dans un coin, histoire derire en voyant rouspéter le cocher qui a à relaver sa voiture. Monpère était bien tombé aussi en trouvant pour mon jeune frère ceprince indien qu’il avait connu autrefois. Naturellement, c’est unautre genre. Mais la position est superbe. S’il n’y avait pas lesvoyages, ce serait le rêve. Il n’y a que moi jusqu’ici qui suisresté sur le carreau. Mais on ne peut pas savoir. La chance estdans ma famille&|160;; qui sait si je ne serai pas un jourprésident de la République&|160;? Mais je vous fais babiller (jen’avais pas dit une seule parole et je commençais à m’endormir enécoutant les siennes). Bonsoir, Monsieur. Oh&|160;! merci,Monsieur. Si tout le monde avait aussi bon cœur que vous il n’yaurait plus de malheureux. Mais, comme dit ma sœur, il faudratoujours qu’il y en ait pour que, maintenant que je suis riche, jepuisse un peu les emmerder. Passez-moi l’expression. Bonne nuit,Monsieur.&|160;»

Peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre, endormant, des souffrances que nous considérons comme nulles et nonavenues parce qu’elles seront ressenties au cours d’un sommeil quenous croyons sans conscience.

En effet, ces soirs où je rentrais tard de la Raspelière,j’avais très sommeil. Mais, dès que les froids vinrent, je nepouvais m’endormir tout de suite car le feu éclairait comme si oneût allumé une lampe. Seulement ce n’était qu’une flambée, et –comme une lampe aussi, comme le jour quand le soir tombe – sa tropvive lumière ne tardait pas à baisser&|160;; et j’entrais dans lesommeil, lequel est comme un second appartement que nous aurions etoù, délaissant le nôtre, nous serions allé dormir. Il a dessonneries à lui, et nous y sommes quelquefois violemment réveilléspar un bruit de timbre, parfaitement entendu de nos oreilles, quandpourtant personne n’a sonné. Il a ses domestiques, ses visiteursparticuliers qui viennent nous chercher pour sortir, de sorte quenous sommes prêts à nous lever quand force nous est de constater,par notre presque immédiate transmigration dans l’autreappartement, celui de la veille, que la chambre est vide, quepersonne n’est venu. La race qui l’habite, comme celle des premiershumains, est androgyne. Un homme y apparaît au bout d’un instantsous l’aspect d’une femme. Les choses y ont une aptitude à devenirdes hommes, les hommes des amis et des ennemis. Le temps quis’écoule pour le dormeur, durant ces sommeils-là, est absolumentdifférent du temps dans lequel s’accomplit la vie de l’hommeréveillé. Tantôt son cours est beaucoup plus rapide, un quartd’heure semble une journée&|160;; quelquefois beaucoup plus long,on croit n’avoir fait qu’un léger somme, on a dormi tout le jour.Alors, sur le char du sommeil, on descend dans des profondeurs oùle souvenir ne peut plus le rejoindre et en deçà desquellesl’esprit a été obligé de rebrousser chemin.

L’attelage du sommeil, semblable à celui du soleil, va d’un passi égal, dans une atmosphère où ne peut plus l’arrêter aucunerésistance, qu’il faut quelque petit caillou aérolithique étrangerà nous (dardé de l’azur par quel Inconnu) pour atteindre le sommeilrégulier (qui sans cela n’aurait aucune raison de s’arrêter etdurerait d’un mouvement pareil jusque dans les siècles des siècles)et le faire, d’une brusque courbe, revenir vers le réel, brûler lesétapes, traverser les régions voisines de la vie – où bientôt ledormeur entendra, de celle-ci, les rumeurs presque vagues encore,mais déjà perceptibles, bien que déformées – et atterrirbrusquement au réveil. Alors de ces sommeils profonds on s’éveilledans une aurore, ne sachant qui on est, n’étant personne, neuf,prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était lavie jusque-là. Et peut-être est-ce plus beau encore quandl’atterrissage du réveil se fait brutalement et que nos pensées dusommeil, dérobées par une chape d’oubli, n’ont pas le temps derevenir progressivement avant que le sommeil ne cesse. Alors dunoir orage qu’il nous semble avoir traversé (mais nous ne disonsmême pas nous) nous sortons gisants, sans pensées, un«&|160;nous&|160;» qui serait sans contenu. Quel coup de marteaul’être ou la chose qui est là a-t-elle reçu pour tout ignorer,stupéfaite jusqu’au moment où la mémoire accourue lui rend laconscience ou la personnalité&|160;? Encore, pour ces deux genresde réveil, faut-il ne pas s’endormir, même profondément, sous laloi de l’habitude. Car tout ce que l’habitude enserre dans sesfilets, elle le surveille, il faut lui échapper, prendre le sommeilau moment où on croyait faire tout autre chose que dormir, prendreen un mot un sommeil qui ne demeure pas sous la tutelle de laprévoyance, avec la compagnie, même cachée, de la réflexion.

Du moins, dans ces réveils tels que je viens de les décrire, etqui étaient la plupart du temps les miens quand j’avais dîné laveille à la Raspelière, tout se passait comme s’il en était ainsi,et je peux en témoigner, moi l’étrange humain qui, en attendant quela mort le délivre, vis les volets clos, ne sais rien du monde,reste immobile comme un hibou et, comme celui-ci, ne vois un peuclair que dans les ténèbres. Tout se passe comme s’il en étaitainsi, mais peut-être seule une couche d’étoupe a-t-elle empêché ledormeur de percevoir le dialogue intérieur des souvenirs et leverbiage incessant du sommeil. Car (ce qui peut, du reste,s’expliquer aussi bien dans le premier système, plus vaste, plusmystérieux, plus astral) au moment où le réveil se produit, ledormeur entend une voix intérieure qui lui dit&|160;:«&|160;Viendrez-vous à ce dîner ce soir, cher ami&|160;? comme ceserait agréable&|160;!&|160;» et pense&|160;: «&|160;Oui, comme cesera agréable, j’irai&|160;»&|160;; puis, le réveil s’accentuant,il se rappelle soudain&|160;: «&|160;Ma grand’mère n’a plus quequelques semaines à vivre, assure le docteur.&|160;» Il sonne, ilpleure à l’idée que ce ne sera pas, comme autrefois, sa grand’mère,sa grand’mère mourante, mais un indifférent valet de chambre qui vavenir, lui répondre. Du reste, quand le sommeil l’emmenait si loinhors du monde habité par le souvenir et la pensée, à travers unéther où il était seul, plus que seul, n’ayant même pas cecompagnon où l’on s’aperçoit soi-même, il était hors du temps et deses mesures. Déjà le valet de chambre entre, et il n’ose luidemander l’heure, car il ignore s’il a dormi, combien d’heures il adormi (il se demande si ce n’est pas combien de jours, tant ilrevient le corps rompu et l’esprit reposé, le cœur nostalgique,comme d’un voyage trop lointain pour n’avoir pas durélongtemps).

Certes on peut prétendre qu’il n’y a qu’un temps, pour la futileraison que c’est en regardant la pendule qu’on a constaté n’êtrequ’un quart d’heure ce qu’on avait cru une journée. Mais au momentoù on le constate, on est justement un homme éveillé, plongé dansle temps des hommes éveillés, on a déserté l’autre temps. Peut-êtremême plus qu’un autre temps&|160;: une autre vie. Les plaisirsqu’on a dans le sommeil, on ne les fait pas figurer dans le comptedes plaisirs éprouvés au cours de l’existence. Pour ne faireallusion qu’au plus vulgairement sensuel de tous, qui de nous, auréveil, n’a ressenti quelque agacement d’avoir éprouvé, en dormant,un plaisir que, si l’on ne veut pas trop se fatiguer, on ne peutplus, une fois éveillé, renouveler indéfiniment ce jour-là&|160;?C’est comme du bien perdu. On a eu du plaisir dans une autre viequi n’est pas la nôtre. Souffrances et plaisirs du rêve (quigénéralement s’évanouissent bien vite au réveil), si nous lesfaisons figurer dans un budget, ce n’est pas dans celui de la viecourante.

J’ai dit deux temps&|160;; peut-être n’y en a-t-il qu’un seul,non que celui de l’homme éveillé soit valable pour le dormeur, maispeut-être parce que l’autre vie, celle où on dort, n’est pas – danssa partie profonde – soumise à la catégorie du temps. Je me lefigurais quand, aux lendemains des dîners à la Raspelière, jem’endormais si complètement. Voici pourquoi. Je commençais à medésespérer, au réveil, en voyant qu’après que j’avais sonné dixfois, le valet de chambre n’était pas venu. À la onzième ilentrait. Ce n’était que la première. Les dix autres n’étaient quedes ébauches, dans mon sommeil qui durait encore, du coup desonnette que je voulais. Mes mains gourdes n’avaient seulement pasbougé. Or ces matins-là (et c’est ce qui me fait dire que lesommeil ignore peut-être la loi du temps), mon effort pourm’éveiller consistait surtout en un effort pour faire entrer lebloc obscur, non défini, du sommeil que je venais de vivre, auxcadres du temps. Ce n’est pas tâche facile&|160;; le sommeil, quine sait si nous avons dormi deux heures ou deux jours, ne peut nousfournir aucun point de repère. Et si nous n’en trouvons pas audehors, ne parvenant pas à rentrer dans le temps, nous nousrendormons pour cinq minutes, qui nous semblent trois heures.

J’ai toujours dit – et expérimenté – que le plus puissant deshypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profondément deuxheures, s’être battu avec tant de géants, et avoir noué pourtoujours tant d’amitiés, il est bien plus difficile de s’éveillerqu’après avoir pris plusieurs grammes de véronal. Aussi, raisonnantde l’un à l’autre, je fus surpris d’apprendre par le philosophenorvégien, qui le tenait de M. Boutroux, «&|160;son éminentcollègue – pardon, son confrère&|160;», – ce que M. Bergson pensaitdes altérations particulières de la mémoire dues aux hypnotiques.«&|160;Bien entendu, aurait dit M. Bergson à M. Boutroux, à encroire le philosophe norvégien, les hypnotiques pris de temps entemps, à doses modérées, n’ont pas d’influence sur cette solidemémoire de notre vie de tous les jours, si bien installée en nous.Mais il est d’autres mémoires, plus hautes, plus instables aussi.Un de mes collègues fait un cours d’histoire ancienne. Il m’a ditque si, la veille, il avait pris un cachet pour dormir, il avait dela peine, pendant son cours, à retrouver les citations grecquesdont il avait besoin. Le docteur qui lui avait recommandé cescachets lui assura qu’ils étaient sans influence sur la mémoire.«&|160;C’est peut-être que vous n’avez pas à faire de citationsgrecques&|160;», lui avait répondu l’historien, non sans un orgueilmoqueur.&|160;»

Je ne sais si cette conversation entre M. Bergson et M. Boutrouxest exacte. Le philosophe norvégien, pourtant si profond et siclair, si passionnément attentif, a pu mal comprendre.Personnellement mon expérience m’a donné des résultats opposés.

Les moments d’oubli qui suivent, le lendemain, l’ingestion decertains narcotiques ont une ressemblance partielle seulement, maistroublante, avec l’oubli qui règne au cours d’une nuit de sommeilnaturel et profond. Or, ce que j’oublie dans l’un et l’autre cas,ce n’est pas tel vers de Baudelaire qui me fatigue plutôt,«&|160;ainsi qu’un tympanon&|160;», ce n’est pas tel concept d’undes philosophes cités, c’est la réalité elle-même des chosesvulgaires qui m’entourent – si je dors – et dont la non-perceptionfait de moi un fou&|160;; c’est, si je suis éveillé et sors à lasuite d’un sommeil artificiel, non pas le système de Porphyre ou dePlotin, dont je puis discuter aussi bien qu’un autre jour, mais laréponse que j’ai promis de donner à une invitation, au souvenir delaquelle s’est substitué un pur blanc. L’idée élevée est restée àsa place&|160;; ce que l’hypnotique a mis hors d’usage c’est lepouvoir d’agir dans les petites choses, dans tout ce qui demande del’activité pour ressaisir juste à temps, pour empoigner telsouvenir de la vie de tous les jours. Malgré tout ce qu’on peutdire de la survie après la destruction du cerveau, je remarque qu’àchaque altération du cerveau correspond un fragment de mort. Nouspossédons tous nos souvenirs, sinon la faculté de nous lesrappeler, dit d’après M. Bergson le grand philosophe norvégien,dont je n’ai pas essayé, pour ne pas ralentir encore, d’imiter lelangage. Sinon la faculté de se les rappeler. Mais qu’est-ce qu’unsouvenir qu’on ne se rappelle pas&|160;? Ou bien, allons plus loin.Nous ne nous rappelons pas nos souvenirs des trente dernièresannées&|160;; mais ils nous baignent tout entiers&|160;; pourquoialors s’arrêter à trente années, pourquoi ne pas prolonger jusqu’audelà de la naissance cette vie antérieure&|160;? Du moment que jene connais pas toute une partie des souvenirs qui sont derrièremoi, du moment qu’ils me sont invisibles, que je n’ai pas lafaculté de les appeler à moi, qui me dit que, dans cettemasse inconnue de moi, il n’y en a pas qui remontent àbien au delà de ma vie humaine&|160;? Si je puis avoir en moi etautour de moi tant de souvenirs dont je ne me souviens pas, cetoubli (du moins oubli de fait puisque je n’ai pas la faculté derien voir) peut porter sur une vie que j’ai vécue dans le corpsd’un autre homme, même sur une autre planète. Un même oubli effacetout. Mais alors que signifie cette immortalité de l’âme dont lephilosophe norvégien affirmait la réalité&|160;? L’être que jeserai après la mort n’a pas plus de raisons de se souvenir del’homme que je suis depuis ma naissance que ce dernier ne sesouvient de ce que j’ai été avant elle.

Le valet de chambre entrait. Je ne lui disais pas que j’avaissonné plusieurs fois, car je me rendais compte que je n’avais faitjusque-là que le rêve que je sonnais. J’étais effrayé pourtant depenser que ce rêve avait eu la netteté de la connaissance. Laconnaissance aurait-elle, réciproquement, l’irréalité durêve&|160;?

En revanche, je lui demandais qui avait tant sonné cette nuit.Il me disait&|160;: personne, et pouvait l’affirmer, car le«&|160;tableau&|160;» des sonneries eût marqué. Pourtantj’entendais les coups répétés, presque furieux, qui vibraientencore dans mon oreille et devaient me rester perceptibles pendantplusieurs jours. Il est pourtant rare que le sommeil jette ainsidans la vie éveillée des souvenirs qui ne meurent pas avec lui. Onpeut compter ces aérolithes. Si c’est une idée que le sommeil aforgée, elle se dissocie très vite en fragments ténus,irretrouvables. Mais, là, le sommeil avait fabriqué des sons. Plusmatériels et plus simples, ils duraient davantage.

J’étais étonné de l’heure relativement matinale que me disait levalet de chambre. Je n’en étais pas moins reposé. Ce sont lessommeils légers qui ont une longue durée, parce qu’intermédiairesentre la veille et le sommeil, gardant de la première une notion unpeu effacée mais permanente, il leur faut infiniment plus de tempspour nous reposer qu’un sommeil profond, lequel peut être court. Jeme sentais bien à mon aise pour une autre raison. S’il suffit de serappeler qu’on s’est fatigué pour sentir péniblement sa fatigue, sedire&|160;: «&|160;Je me suis reposé&|160;» suffit à créer lerepos. Or j’avais rêvé que M. de Charlus avait cent dix ans etvenait de donner une paire de claques à sa propre mère&|160;; deMme Verdurin, qu’elle avait acheté cinq milliards unbouquet de violettes&|160;; j’étais donc assuré d’avoir dormiprofondément, rêvé à rebours de mes notions de la veille et detoutes les possibilités de la vie courante&|160;; cela suffisaitpour que je me sentisse tout reposé.

J’aurais bien étonné ma mère, qui ne pouvait comprendrel’assiduité de M. de Charlus chez les Verdurin, si je lui avaisraconté (précisément le jour où avait été commandée la toqued’Albertine, sans rien lui en dire et pour qu’elle en eût lasurprise) avec qui M. de Charlus était venu dîner dans un salon auGrand-Hôtel de Balbec. L’invité n’était autre que le valet de piedd’une cousine des Cambremer. Ce valet de pied était habillé avecune grande élégance et, quand il traversa le hall avec le baron, il«&|160;fit homme du monde&|160;» aux yeux des touristes, commeaurait dit Saint-Loup. Même les jeunes chasseurs, les«&|160;lévites&|160;» qui descendaient en foule les degrés dutemple à ce moment, parce que c’était celui de la relève, ne firentpas attention aux deux arrivants, dont l’un, M. de Charlus, tenait,en baissant les yeux, à montrer qu’il leur en accordait très peu.Il avait l’air de se frayer un passage au milieu d’eux.«&|160;Prospérez, cher espoir d’une nation sainte&|160;», dit-il ense rappelant des vers de Racine, cités dans un tout autre sens.«&|160;Plaît-il&|160;?&|160;» demanda le valet de pied, peu aucourant des classiques. M. de Charlus ne lui répondit pas, car ilmettait un certain orgueil à ne pas tenir compte des questions et àmarcher droit devant lui comme s’il n’y avait pas eu d’autresclients de l’hôtel et s’il n’existait au monde que lui, baron deCharlus. Mais ayant continué les vers de Josabeth&|160;:«&|160;Venez, venez, mes filles&|160;», il se sentit dégoûté etn’ajouta pas, comme elle&|160;: «&|160;il faut les appeler&|160;»,car ces jeunes enfants n’avaient pas encore atteint l’âge où lesexe est entièrement formé et qui plaisait à M. de Charlus.

D’ailleurs, s’il avait écrit au valet de pied de Mmede Chevregny, parce qu’il ne doutait pas de sa docilité, il l’avaitespéré plus viril. Il le trouvait, à le voir, plus efféminé qu’iln’eût voulu. Il lui dit qu’il aurait cru avoir affaire à quelqu’und’autre, car il connaissait de vue un autre valet de pied deMme de Chevregny, qu’en effet il avait remarqué sur lavoiture. C’était une espèce de paysan fort rustaud, tout l’opposéde celui-ci, qui, estimant au contraire ses mièvreries autant desupériorités et ne doutant pas que ce fussent ces qualités d’hommedu monde qui eussent séduit M. de Charlus, ne comprit même pas dequi le baron voulait parler. «&|160;Mais je n’ai aucun camaradequ’un que vous ne pouvez pas avoir reluqué, il est affreux, il al’air d’un gros paysan.&|160;» Et à l’idée que c’était peut-être cerustre que le baron avait vu, il éprouva une piqûre d’amour-propre.Le baron la devina et, élargissant son enquête&|160;: «&|160;Maisje n’ai pas fait un vœu spécial de ne connaître que des gens deMme de Chevregny, dit-il. Est-ce que ici, ou à Parispuisque vous partez bientôt, vous ne pourriez pas me présenterbeaucoup de vos camarades d’une maison ou d’une autre&|160;? –Oh&|160;! non&|160;! répondit le valet de pied, je ne fréquentepersonne de ma classe. Je ne leur parle que pour le service. Maisil y a quelqu’un de très bien que je pourrai vous faire connaître.– Qui&|160;? demanda le baron. – Le prince de Guermantes.&|160;» M.de Charlus fut dépité qu’on ne lui offrît qu’un homme de cet âge,et pour lequel, du reste, il n’avait pas besoin de larecommandation d’un valet de pied. Aussi déclina-t-il l’offre d’unton sec et, ne se laissant pas décourager par les prétentionsmondaines du larbin, recommença à lui expliquer ce qu’il voudrait,le genre, le type, soit un jockey, etc… Craignant que le notaire,qui passait à ce moment-là, ne l’eût entendu, il crut fin demontrer qu’il parlait de tout autre chose que de ce qu’on aurait pucroire et dit avec insistance et à la cantonade, mais comme s’il nefaisait que continuer sa conversation&|160;: «&|160;Oui, malgré monâge j’ai gardé le goût de bibeloter, le goût des jolis bibelots, jefais des folies pour un vieux bronze, pour un lustre ancien.J’adore le Beau.&|160;»

Mais pour faire comprendre au valet de pied le changement desujet qu’il avait exécuté si rapidement, M. de Charlus pesaittellement sur chaque mot, et de plus, pour être entendu du notaire,il les criait tous si fort, que tout ce jeu de scène eût suffi àdéceler ce qu’il cachait pour des oreilles plus averties que cellesde l’officier ministériel. Celui-ci ne se douta de rien, non plusqu’aucun autre client de l’hôtel, qui virent tous un élégantétranger dans le valet de pied si bien mis. En revanche, si leshommes du monde s’y trompèrent et le prirent pour un Américain trèschic, à peine parut-il devant les domestiques qu’il fut deviné pareux, comme un forçat reconnaît un forçat, même plus vite, flairé àdistance comme un animal par certains animaux. Les chefs de ranglevèrent l’œil. Aimé jeta un regard soupçonneux. Le sommelier,haussant les épaules, dit derrière sa main, parce qu’il crut celade la politesse, une phrase désobligeante que tout le mondeentendit.

Et même notre vieille Françoise, dont la vue baissait et quipassait à ce moment-là au pied de l’escalier pour aller dîner«&|160;aux courriers&|160;», leva la tête, reconnut un domestiquelà où des convives de l’hôtel ne le soupçonnaient pas – comme lavieille nourrice Euryclée reconnaît Ulysse bien avant lesprétendants assis au festin – et, voyant marcher familièrement aveclui M. de Charlus, eut une expression accablée, comme si tout d’uncoup des méchancetés qu’elle avait entendu dire et n’avait pascrues eussent acquis à ses yeux une navrante vraisemblance. Elle neme parla jamais, ni à personne, de cet incident, mais il dut fairefaire à son cerveau un travail considérable, car plus tard, chaquefois qu’à Paris elle eut l’occasion de voir Jupien, qu’elle avaitjusque-là tant aimé, elle eut toujours avec lui de la politesse,mais qui avait refroidi et était toujours additionnée d’une fortedose de réserve. Ce même incident amena au contraire quelqu’und’autre à me faire une confidence&|160;; ce fut Aimé. Quand j’avaiscroisé M. de Charlus, celui-ci, qui n’avait pas cru me rencontrer,me cria, en levant la main&|160;: «&|160;bonsoir&|160;», avecl’indifférence, apparente du moins, d’un grand seigneur qui secroit tout permis et qui trouve plus habile d’avoir l’air de ne passe cacher. Or Aimé, qui, à ce moment, l’observait d’un œil méfiantet qui vit que je saluais le compagnon de celui en qui il étaitcertain de voir un domestique, me demanda le soir même quic’était.

Car depuis quelque temps Aimé aimait à causer ou plutôt, commeil disait, sans doute pour marquer le caractère selon luiphilosophique de ces causeries, à «&|160;discuter&|160;» avec moi.Et comme je lui disais souvent que j’étais gêné qu’il restât deboutprès de moi pendant que je dînais au lieu qu’il pût s’asseoir etpartager mon repas, il déclarait qu’il n’avait jamais vu un clientayant «&|160;le raisonnement aussi juste&|160;». Il causait en cemoment avec deux garçons. Ils m’avaient salué, je ne savais paspourquoi&|160;; leurs visages m’étaient inconnus, bien que dansleur conversation résonnât une rumeur qui ne me semblait pasnouvelle. Aimé les morigénait tous deux à cause de leursfiançailles, qu’il désapprouvait. Il me prit à témoin, je dis queje ne pouvais avoir d’opinion, ne les connaissant pas. Ils merappelèrent leur nom, qu’ils m’avaient souvent servi à Rivebelle.Mais l’un avait laissé pousser sa moustache, l’autre l’avait raséeet s’était fait tondre&|160;; et à cause de cela, bien que ce fûtleur tête d’autrefois qui était posée sur leurs épaules (et non uneautre, comme dans les restaurations fautives de Notre-Dame), ellem’était restée aussi invisible que ces objets qui échappent auxperquisitions les plus minutieuses, et qui traînent simplement auxyeux de tous, lesquels ne les remarquent pas, sur une cheminée. Dèsque je sus leur nom, je reconnus exactement la musique incertainede leur voix parce que je revis leur ancien visage qui ladéterminait. «&|160;Ils veulent se marier et ils ne saventseulement pas l’anglais&|160;!&|160;» me dit Aimé, qui ne songeaitpas que j’étais peu au courant de la profession hôtelière etcomprenais mal que, si on ne sait pas les langues étrangères, on nepeut pas compter sur une situation.

Moi qui croyais qu’il saurait aisément que le nouveau dîneurétait M. de Charlus, et me figurais même qu’il devait se lerappeler, l’ayant servi dans la salle à manger quand le baron étaitvenu, pendant mon premier séjour à Balbec, voir Mme deVilleparisis, je lui dis son nom. Or non seulement Aimé ne serappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom parut lui produireune impression profonde. Il me dit qu’il chercherait le lendemaindans ses affaires une lettre que je pourrais peut-être luiexpliquer. Je fus d’autant plus étonné que M. de Charlus, quand ilavait voulu me donner un livre de Bergotte, à Balbec, la premièreannée, avait fait spécialement demander Aimé, qu’il avait dûretrouver ensuite dans ce restaurant de Paris où j’avais déjeunéavec Saint-Loup et sa maîtresse et où M. de Charlus était venu nousespionner. Il est vrai qu’Aimé n’avait pu accomplir en personne cesmissions, étant, une fois, couché et, la seconde fois, en train deservir. J’avais pourtant de grands doutes sur sa sincérité quand ilprétendait ne pas connaître M. de Charlus. D’une part, il avait dûconvenir au baron. Comme tous les chefs d’étage de l’hôtel deBalbec, comme plusieurs valets de chambre du prince de Guermantes,Aimé appartenait à une race plus ancienne que celle du prince, doncplus noble. Quand on demandait un salon, on se croyait d’abordseul. Mais bientôt dans l’office on apercevait un sculptural maîtred’hôtel, de ce genre étrusque roux dont Aimé était le type, un peuvieilli par les excès de champagne et voyant venir l’heurenécessaire de l’eau de Contrexéville. Tous les clients ne leurdemandaient pas que de les servir. Les commis, qui étaient jeunes,scrupuleux, pressés, attendus par une maîtresse en ville, sedérobaient. Aussi Aimé leur reprochait-il de n’être pas sérieux. Ilen avait le droit. Sérieux, lui l’était. Il avait une femme et desenfants, de l’ambition pour eux. Aussi les avances qu’une étrangèreou un étranger lui faisaient, il ne les repoussait pas, fallût-ilrester toute la nuit. Car le travail doit passer avant tout. Ilavait tellement le genre qui pouvait plaire à M. de Charlus que jele soupçonnai de mensonge quand il me dit ne pas le connaître. Jeme trompais. C’est en toute vérité que le groom avait dit au baronqu’Aimé (qui lui avait passé un savon le lendemain) était couché(ou sorti), et l’autre fois en train de servir. Mais l’imaginationsuppose au delà de la réalité. Et l’embarras du groom avaitprobablement excité chez M. de Charlus, quant à la sincérité de sesexcuses, des doutes qui avaient blessé chez lui des sentimentsqu’Aimé ne soupçonnait pas. On a vu aussi que Saint-Loup avaitempêché Aimé d’aller à la voiture où M. de Charlus qui, je ne saiscomment, s’était procuré la nouvelle adresse du maître d’hôtel,avait éprouvé une nouvelle déception. Aimé, qui ne l’avait pasremarqué, éprouva un étonnement qu’on peut concevoir quand, le soirmême du jour où j’avais déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse, ilreçut une lettre fermée par un cachet aux armes de Guermantes etdont je citerai ici quelques passages comme exemple de folieunilatérale chez un homme intelligent s’adressant à un imbécilesensé. «&|160;Monsieur, je n’ai pu réussir, malgré des efforts quiétonneraient bien des gens cherchant inutilement à être reçus etsalués par moi, à obtenir que vous écoutiez les quelquesexplications que vous ne me demandiez pas mais que je croyais de madignité et de la vôtre de vous offrir. Je vais donc écrire ici cequ’il eût été plus aisé de vous dire de vive voix. Je ne vouscacherai pas que, la première fois que je vous ai vu à Balbec,votre figure m’a été franchement antipathique.&|160;» Suivaientalors des réflexions sur la ressemblance – remarquée le second jourseulement – avec un ami défunt pour qui M. de Charlus avait eu unegrande affection. «&|160;J’avais eu alors un moment l’idée que vouspouviez, sans gêner en rien votre profession, venir, en faisantavec moi les parties de cartes avec lesquelles sa gaieté savaitdissiper ma tristesse, me donner l’illusion qu’il n’était pas mort.Quelle que soit la nature des suppositions plus ou moins sottes quevous avez probablement faites et plus à la portée d’un serviteur(qui ne mérite même pas ce nom puisque il n’a pas voulu servir) quela compréhension d’un sentiment si élevé, vous avez probablementcru vous donner de l’importance, ignorant qui j’étais et ce quej’étais, en me faisant répondre, quand je vous faisais demander unlivre, que vous étiez couché&|160;; or c’est une erreur de croirequ’un mauvais procédé ajoute jamais à la grâce, dont vous êtesd’ailleurs entièrement dépourvu. J’aurais brisé là si par hasard,le lendemain matin, je ne vous avais pu parler. Votre ressemblanceavec mon pauvre ami s’accentua tellement, faisant disparaîtrejusqu’à la forme insupportable de votre menton proéminent, que jecompris que c’était le défunt qui à ce moment vous prêtait de sonexpression si bonne afin de vous permettre de me ressaisir, et devous empêcher de manquer la chance unique qui s’offrait à vous. Eneffet, quoique je ne veuille pas, puisque tout cela n’a plusd’objet et que je n’aurai plus l’occasion de vous rencontrer encette vie, mêler à tout cela de brutales questions d’intérêt,j’aurais été trop heureux d’obéir à la prière du mort (car je croisà la communion des saints et à leur velléité d’intervention dans ledestin des vivants), d’agir avec vous comme avec lui, qui avait savoiture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel que jeconsacrasse la plus grande partie de mes revenus puisque jel’aimais comme un fils. Vous en avez décidé autrement. À ma demandeque vous me rapportiez un livre, vous avez fait répondre que vousaviez à sortir. Et ce matin, quand je vous ai fait demander devenir à ma voiture, vous m’avez, si je peux, parler ainsi sanssacrilège, renié pour la troisième fois. Vous m’excuserez de ne pasmettre dans cette enveloppe les pourboires élevés que je comptaisvous donner à Balbec et auxquels il me serait trop pénible de m’entenir à l’égard de quelqu’un avec qui j’avais cru un moment toutpartager. Tout au plus pourriez-vous m’éviter de faire auprès devous, dans votre restaurant, une quatrième tentative inutile etjusqu’à laquelle ma patience n’ira pas. (Et ici M. de Charlusdonnait son adresse, l’indication des heures où on le trouverait,etc… ) Adieu, Monsieur. Comme je crois que, ressemblant tant àl’ami que j’ai perdu, vous ne pouvez être entièrement stupide, sansquoi la physiognomonie serait une science fausse, je suis persuadéqu’un jour, si vous repensez à cet incident, ce ne sera pas sanséprouver quelque regret et quelque remords. Pour ma part, croyezque bien sincèrement je n’en garde aucune amertume. J’aurais mieuxaimé que nous nous quittions sur un moins mauvais souvenir quecette troisième démarche inutile. Elle sera vite oubliée. Noussommes comme ces vaisseaux que vous avez dû apercevoir parfois deBalbec, qui se sont croisés un moment&|160;; il eût pu y avoiravantage pour chacun d’eux à stopper&|160;; mais l’un a jugédifféremment&|160;; bientôt ils ne s’apercevront même plus àl’horizon, et la rencontre est effacée&|160;; mais avant cetteséparation définitive, chacun salue l’autre, et c’est ce que faitici, Monsieur, en vous souhaitant bonne chance, le Baron deCharlus.&|160;»

Aimé n’avait pas même lu cette lettre jusqu’au bout, n’ycomprenant rien et se méfiant d’une mystification. Quand je lui eusexpliqué qui était le baron, il parut quelque peu rêveur et éprouvace regret que M. de Charlus lui avait prédit. Je ne jurerais mêmepas qu’il n’eût alors écrit pour s’excuser à un homme qui donnaitdes voitures à ses amis. Mais dans l’intervalle M. de Charlus avaitfait la connaissance de Morel. Tout au plus, les relations aveccelui-ci étant peut-être platoniques, M. de Charlus recherchait-ilparfois, pour un soir, une compagnie comme celle dans laquelle jevenais de le rencontrer dans le hall. Mais il ne pouvait plusdétourner de Morel le sentiment violent qui, libre quelques annéesplus tôt, n’avait demandé qu’à se fixer sur Aimé et qui avait dictéla lettre dont j’étais gêné pour M. de Charlus et que m’avaitmontrée le maître d’hôtel. Elle était, à cause de l’amourantisocial qu’était celui de M. de Charlus, un exemple plusfrappant de la force insensible et puissante qu’ont ces courants dela passion et par lesquels l’amoureux, comme un nageur entraînésans s’en apercevoir, bien vite perd de vue la terre. Sans doutel’amour d’un homme normal peut aussi, quand l’amoureux, parl’intervention successive de ses désirs, de ses regrets, de sesdéceptions, de ses projets, construit tout un roman sur une femmequ’il ne connaît pas, permettre de mesurer un assez notableécartement de deux branches de compas. Tout de même un telécartement était singulièrement élargi par le caractère d’unepassion qui n’est pas généralement partagée et par la différencedes conditions de M. de Charlus et d’Aimé.

Tous les jours, je sortais avec Albertine. Elle s’était décidéeà se remettre à la peinture et avait d’abord choisi, pourtravailler, l’église Saint-Jean de la Haise qui n’est plusfréquentée par personne et est connue de très peu, difficile à sefaire indiquer, impossible à découvrir sans être guidé, longue àatteindre dans son isolement, à plus d’une demi-heure de la stationd’Épreville, les dernières maisons du village de Quetteholme depuislongtemps passées. Pour le nom d’Épreville, je ne trouvai pasd’accord le livre du curé et les renseignements de Brichot. D’aprèsl’un, Épreville était l’ancienne Sprevilla&|160;; l’autreindiquait comme étymologie Aprivilla. La première foisnous prîmes un petit chemin de fer dans la direction opposée àFéterne, c’est-à-dire vers Grattevast. Mais c’était la canicule etç’avait déjà été terrible de partir tout de suite après ledéjeuner. J’eusse mieux aimé ne pas sortir si tôt&|160;; l’airlumineux et brûlant éveillait des idées d’indolence et derafraîchissement. Il remplissait nos chambres, à ma mère et à moi,selon leur exposition, à des températures inégales, comme deschambres de balnéation. Le cabinet de toilette de maman, festonnépar le soleil, d’une blancheur éclatante et mauresque, avait l’airplongé au fond d’un puits, à cause des quatre murs en plâtras surlesquels il donnait, tandis que tout en haut, dans le carré laissévide, le ciel, dont on voyait glisser, les uns par-dessus lesautres, les flots moelleux et superposés, semblait (à cause dudésir qu’on avait), situé sur une terrasse ou, vu à l’envers dansquelque glace accrochée à la fenêtre, une piscine pleine d’une eaubleue, réservée aux ablutions. Malgré cette brûlante température,nous avions été prendre le train d’une heure. Mais Albertine avaiteu très chaud dans le wagon, plus encore dans le long trajet àpied, et j’avais peur qu’elle ne prît froid en restant ensuiteimmobile dans ce creux humide que le soleil n’atteint pas. D’autrepart, et dès nos premières visites à Elstir, m’étant rendu comptequ’elle eût apprécié non seulement le luxe, mais même un certainconfort dont son manque d’argent la privait, je m’étais entenduavec un loueur de Balbec afin que tous les jours une voiture vîntnous chercher. Pour avoir moins chaud nous prenions par la forêt deChantepie. L’invisibilité des innombrables oiseaux, quelques-uns àdemi marins, qui s’y répondaient à côté de nous dans les arbresdonnait la même impression de repos qu’on a les yeux fermés. À côtéd’Albertine, enchaîné par ses bras au fond de la voiture,j’écoutais ces Océanides. Et quand par hasard j’apercevais l’un deces musiciens qui passaient d’une feuille sous une autre, il yavait si peu de lien apparent entre lui et ses chants que je necroyais pas voir la cause de ceux-ci dans le petit corpssautillant, humble, étonné et sans regard. La voiture ne pouvaitpas nous conduire jusqu’à l’église. Je la faisais arrêter au sortirde Quetteholme et je disais au revoir à Albertine. Car elle m’avaiteffrayé en me disant de cette église comme d’autres monuments, decertains tableaux&|160;: «&|160;Quel plaisir ce serait de voir celaavec vous&|160;!&|160;» Ce plaisir-là, je ne me sentais pas capablede le donner. Je n’en ressentais devant les belles choses que sij’étais seul, ou feignais de l’être et me taisais. Mais puisqu’elleavait cru pouvoir éprouver, grâce à moi, des sensations d’art quine se communiquent pas ainsi, je trouvais plus prudent de lui direque je la quittais, viendrais la rechercher à la fin de la journée,mais que d’ici là il fallait que je retournasse avec la voiturefaire une visite à Mme Verdurin ou aux Cambremer, oumême passer une heure avec maman à Balbec, mais jamais plus loin.Du moins, les premiers temps. Car Albertine m’ayant une fois ditpar caprice&|160;: «&|160;C’est ennuyeux que la nature ait si malfait les choses et qu’elle ait mis Saint-Jean de la Haise d’uncôté, la Raspelière d’un autre, qu’on soit pour toute la journéeemprisonnée dans l’endroit qu’on a choisi&|160;»&|160;; dès quej’eus reçu la toque et le voile, je commandai, pour mon malheur,une automobile à Saint-Fargeau (Sanctus Ferreolus selon lelivre du curé). Albertine, laissée par moi dans l’ignorance, et quiétait venue me chercher, fut surprise en entendant devant l’hôtelle ronflement du moteur, ravie quand elle sut que cette auto étaitpour nous. Je la fis monter un instant dans ma chambre. Ellesautait de joie. «&|160;Nous allons faire une visite auxVerdurin&|160;? – Oui, mais il vaut mieux que vous n’y alliez pasdans cette tenue puisque vous allez avoir votre auto. Tenez, vousserez mieux ainsi.&|160;» Et je sortis la toque et le voile, quej’avais cachés. «&|160;C’est à moi&|160;? Oh&|160;! ce que vousêtes gentil&|160;», s’écria-t-elle en me sautant au cou. Aimé, nousrencontrant dans l’escalier, fier de l’élégance d’Albertine et denotre moyen de transport, car ces voitures étaient assez rares àBalbec, se donna le plaisir de descendre derrière nous. Albertine,désirant être vue un peu dans sa nouvelle toilette, me demanda defaire relever la capote, qu’on baisserait ensuite pour que noussoyons plus librement ensemble. «&|160;Allons, dit Aimé aumécanicien, qu’il ne connaissait d’ailleurs pas et qui n’avait pasbougé, tu n’entends pas qu’on te dit de relever tacapote&|160;?&|160;» Car Aimé, dessalé par la vie d’hôtel, où ilavait conquis, du reste, un rang éminent, n’était pas aussi timideque le cocher de fiacre pour qui Françoise était une«&|160;dame&|160;»&|160;; malgré le manque de présentationpréalable, les plébéiens qu’il n’avait jamais vus il les tutoyait,sans qu’on sût trop si c’était de sa part dédain aristocratique oufraternité populaire. «&|160;Je ne suis pas libre, répondit lechauffeur qui ne me connaissait pas. Je suis commandé pourMlle Simonet. Je ne peux pas conduire Monsieur.&|160;»Aimé s’esclaffa&|160;: «&|160;Mais voyons, grand gourdiflot,répondit-il au mécanicien, qu’il convainquit aussitôt, c’estjustement Mlle Simonet, et Monsieur, qui te commande delever ta capote, est justement ton patron.&|160;» Et comme Aimé,quoique n’ayant pas personnellement de sympathie pour Albertine,était à cause de moi fier de la toilette qu’elle portait, il glissaau chauffeur&|160;: «&|160;T’en conduirais bien tous les jours,hein&|160;! si tu pouvais, des princesses comme ça&|160;!&|160;»Cette première fois, ce ne fut pas moi seul qui pus aller à laRaspelière, comme je fis d’autres jours pendant qu’Albertinepeignait&|160;; elle voulut y venir avec moi. Elle pensait bien quenous pourrions nous arrêter çà et là sur la route, mais croyaitimpossible de commencer par aller à Saint-Jean de la Haise,c’est-à-dire dans une autre direction, et de faire une promenadequi semblait vouée à un jour différent. Elle apprit au contraire dumécanicien que rien n’était plus facile que d’aller à Saint-Jean oùil serait en vingt minutes, et que nous y pourrions rester, si nousle voulions, plusieurs heures, ou pousser beaucoup plus loin, carde Quetteholme à la Raspelière il ne mettrait pas plus detrente-cinq minutes. Nous le comprîmes dès que la voiture,s’élançant, franchit d’un seul bond vingt pas d’un excellentcheval. Les distances ne sont que le rapport de l’espace au tempset varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que nous avons ànous rendre à un endroit, dans un système de lieues, de kilomètres,qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L’art en estaussi modifié, puisqu’un village, qui semblait dans un autre mondeque tel autre, devient son voisin dans un paysage dont lesdimensions sont changées. En tout cas, apprendre qu’il existepeut-être un univers où 2 et 2 font 5 et où la ligne droite n’estpas le chemin le plus court d’un point à un autre, eût beaucoupmoins étonné Albertine que d’entendre le mécanicien lui dire qu’ilétait facile d’aller dans une même après-midi à Saint-Jean et à laRaspelière. Douville et Quetteholme, Saint-Mars-le-Vieux etSaint-Mars-le-Vêtu, Gourville et Balbec-le-Vieux, Tourville etFéterne, prisonniers aussi hermétiquement enfermés jusque-là dansla cellule de jours distincts que jadis Méséglise et Guermantes, etsur lesquels les mêmes yeux ne pouvaient se poser dans un seulaprès-midi, délivrés maintenant par le géant aux bottes de septlieues, vinrent assembler autour de l’heure de notre goûter leursclochers et leurs tours, leurs vieux jardins que le bois avoisinants’empressait de découvrir.

Arrivée au bas de la route de la Corniche, l’auto monta d’unseul trait, avec un bruit continu comme un couteau qu’on repasse,tandis que la mer, abaissée, s’élargissait au-dessous de nous. Lesmaisons anciennes et rustiques de Montsurvent accoururent en tenantserrés contre elles leur vigne ou leur rosier&|160;; les sapins dela Raspelière, plus agités que quand s’élevait le vent du soir,coururent dans tous les sens pour nous éviter, et un domestiquenouveau que je n’avais encore jamais vu vint nous ouvrir au perron,pendant que le fils du jardinier, trahissant des dispositionsprécoces, dévorait des yeux la place du moteur. Comme ce n’étaitpas un lundi, nous ne savions pas si nous trouverionsMme Verdurin, car sauf ce jour-là, où elle recevait, ilétait imprudent d’aller la voir à l’improviste. Sans doute ellerestait chez elle «&|160;en principe&|160;», mais cette expression,que Mme Swann employait au temps où elle cherchait elleaussi à se faire son petit clan et à attirer les clients en nebougeant pas, dût-elle souvent ne pas faire ses frais, et qu’elletraduisait avec contresens en «&|160;par principe&|160;»,signifiait seulement «&|160;en règle générale&|160;», c’est-à-direavec de nombreuses exceptions. Car non seulement MmeVerdurin aimait à sortir, mais elle poussait fort loin les devoirsde l’hôtesse, et quand elle avait eu du monde à déjeuner, aussitôtaprès le café, les liqueurs et les cigarettes (malgré le premierengourdissement de la chaleur et de la digestion où on eût mieuxaimé, à travers les feuillages de la terrasse, regarder le paquebotde Jersey passer sur la mer d’émail), le programme comprenait unesuite de promenades au cours desquelles les convives, installés deforce en voiture, étaient emmenés malgré eux vers l’un ou l’autredes points de vue qui foisonnent autour de Douville. Cette deuxièmepartie de la fête n’était pas, du reste (l’effort de se lever et demonter en voiture accompli), celle qui plaisait le moins auxinvités, déjà préparés par les mets succulents, les vins fins ou lecidre mousseux, à se laisser facilement griser par la pureté de labrise et la magnificence des sites. Mme Verdurin faisaitvisiter ceux-ci aux étrangers un peu comme des annexes (plus oumoins lointaines) de sa propriété, et qu’on ne pouvait pas ne pasaller voir du moment qu’on venait déjeuner chez elle et,réciproquement, qu’on n’aurait pas connus si on n’avait pas étéreçu chez la Patronne. Cette prétention de s’arroger un droitunique sur les promenades comme sur le jeu de Morel et jadis deDechambre, et de contraindre les paysages à faire partie du petitclan, n’était pas, du reste, aussi absurde qu’elle semble aupremier abord. Mme Verdurin se moquait non seulement del’absence de goût que, selon elle, les Cambremer montraient dansl’ameublement de la Raspelière et l’arrangement du jardin, maisencore de leur manque d’initiative dans les promenades qu’ilsfaisaient, ou faisaient faire, aux environs. De même que, selonelle, la Raspelière ne commençait à devenir ce qu’elle aurait dûêtre que depuis qu’elle était l’asile du petit clan, de même elleaffirmait que les Cambremer, refaisant perpétuellement dans leurcalèche, le long du chemin de fer, au bord de la mer, la seulevilaine route qu’il y eût dans les environs, habitaient le pays detout temps mais ne le connaissaient pas. Il y avait du vrai danscette assertion. Par routine, défaut d’imagination, incuriositéd’une région qui semble rebattue parce qu’elle est si voisine, lesCambremer ne sortaient de chez eux que pour aller toujours auxmêmes endroits et par les mêmes chemins. Certes ils riaientbeaucoup de la prétention des Verdurin de leur apprendre leurpropre pays. Mais, mis au pied du mur, eux, et même leur cocher,eussent été incapables de nous conduire aux splendides endroits, unpeu secrets, où nous menait M. Verdurin, levant ici la barrièred’une propriété privée, mais abandonnée, où d’autres n’eussent pascru pouvoir s’aventurer&|160;; là descendant de voiture pour suivreun chemin qui n’était pas carrossable, mais tout cela avec larécompense certaine d’un paysage merveilleux. Disons, du reste, quele jardin de la Raspelière était en quelque sorte un abrégé detoutes les promenades qu’on pouvait faire à bien des kilomètresalentour. D’abord à cause de sa position dominante, regardant d’uncôté la vallée, de l’autre la mer, et puis parce que, même d’unseul côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient étéfaites au milieu des arbres de telle façon que d’ici on embrassaittel horizon, de là tel autre. Il y avait à chacun de ces points devue un banc&|160;; on venait s’asseoir tour à tour sur celui d’oùon découvrait Balbec, ou Parville, ou Douville. Même, dans uneseule direction, avait été placé un banc plus ou moins à pic sur lafalaise, plus ou moins en retrait. De ces derniers, on avait unpremier plan de verdure et un horizon qui semblait déjà le plusvaste possible, mais qui s’agrandissait infiniment si, continuantpar un petit sentier, on allait jusqu’à un banc suivant d’où l’onembrassait tout le cirque de la mer. Là on percevait exactement lebruit des vagues, qui ne parvenait pas au contraire dans lesparties plus enfoncées du jardin, là où le flot se laissait voirencore, mais non plus entendre. Ces lieux de repos portaient, à laRaspelière, pour les maîtres de maison, le nom de«&|160;vues&|160;». Et en effet ils réunissaient autour du châteaules plus belles «&|160;vues&|160;» des pays avoisinants, des plagesou des forêts, aperçus fort diminués par l’éloignement, commeHadrien avait assemblé dans sa villa des réductions des monumentsles plus célèbres des diverses contrées. Le nom qui suivait le mot«&|160;vue&|160;» n’était pas forcément celui d’un lieu de la côte,mais souvent de la rive opposée de la baie et qu’on découvrait,gardant un certain relief malgré l’étendue du panorama. De mêmequ’on prenait un ouvrage dans la bibliothèque de M. Verdurin pouraller lire une heure à la «&|160;vue de Balbec&|160;», de même, sile temps était clair, on allait prendre des liqueurs à la«&|160;vue de Rivebelle&|160;», à condition pourtant qu’il ne fîtpas trop de vent, car, malgré les arbres plantés de chaque côté, làl’air était vif. Pour en revenir aux promenades en voiture queMme Verdurin organisait pour l’après-midi, la Patronne,si au retour elle trouvait les cartes de quelque mondain «&|160;depassage sur la côte&|160;», feignait d’être ravie mais étaitdésolée d’avoir manqué sa visite, et (bien qu’on ne vînt encore quepour voir «&|160;la maison&|160;» ou connaître pour un jour unefemme dont le salon artistique était célèbre, mais infréquentable àParis) le faisait vite inviter par M. Verdurin à venir dîner auprochain mercredi. Comme souvent le touriste était obligé derepartir avant, ou craignait les retours tardifs, MmeVerdurin avait convenu que, le samedi, on la trouverait toujours àl’heure du goûter. Ces goûters n’étaient pas extrêmement nombreuxet j’en avais connu à Paris de plus brillants chez la princesse deGuermantes, chez Mme de Galliffet ou Mmed’Arpajon. Mais justement, ici ce n’était plus Paris et le charmedu cadre ne réagissait pas pour moi que sur l’agrément de laréunion, mais sur la qualité des visiteurs. La rencontre de telmondain, laquelle à Paris ne me faisait aucun plaisir, mais qui àla Raspelière, où il était venu de loin par Féterne ou la forêt deChantepie, changeait de caractère, d’importance, devenait unagréable incident. Quelquefois c’était quelqu’un que je connaissaisparfaitement bien et que je n’eusse pas fait un pas pour retrouverchez les Swann. Mais son nom sonnait autrement sur cette falaise,comme celui d’un acteur qu’on entend souvent dans un théâtre,imprimé sur l’affiche, en une autre couleur, d’une représentationextraordinaire et de gala, où sa notoriété se multiplie tout à coupde l’imprévu du contexte. Comme à la campagne on ne se gêne pas, lemondain prenait souvent sur lui d’amener les amis chez qui ilhabitait, faisant valoir tout bas comme excuse à MmeVerdurin qu’il ne pouvait les lâcher, demeurant chez eux&|160;; àces hôtes, en revanche, il feignait d’offrir comme une sorte depolitesse de leur faire connaître ce divertissement, dans une viede plage monotone, d’aller dans un centre spirituel, de visiter unemagnifique demeure et de faire un excellent goûter. Cela composaittout de suite une réunion de plusieurs personnes dedemi-valeur&|160;; et si un petit bout de jardin avec quelquesarbres, qui paraîtrait mesquin à la campagne, prend un charmeextraordinaire avenue Gabriel, ou bien rue de Monceau, où desmultimillionnaires seuls peuvent se l’offrir, inversement desseigneurs qui sont de second plan dans une soirée parisienneprenaient toute leur valeur, le lundi après-midi, à la Raspelière.À peine assis autour de la table couverte d’une nappe brodée derouge et sous les trumeaux en camaïeu, on leur servait desgalettes, des feuilletés normands, des tartes en bateaux, rempliesde cerises comme des perles de corail, des«&|160;diplomates&|160;», et aussitôt ces invités subissaient, del’approche de la profonde coupe d’azur sur laquelle s’ouvraient lesfenêtres et qu’on ne pouvait pas ne pas voir en même temps qu’eux,une altération, une transmutation profonde qui les changeait enquelque chose de plus précieux. Bien plus, même avant de les avoirvus, quand on venait le lundi chez Mme Verdurin, lesgens qui, à Paris, n’avaient plus que des regards fatigués parl’habitude pour les élégants attelages qui stationnaient devant unhôtel somptueux, sentaient leur cœur battre à la vue des deux outrois mauvaises tapissières arrêtées devant la Raspelière, sous lesgrands sapins. Sans doute c’était que le cadre agreste étaitdifférent et que les impressions mondaines, grâce à cettetransposition, redevenaient fraîches. C’était aussi parce que lamauvaise voiture prise pour aller voir Mme Verdurinévoquait une belle promenade et un coûteux «&|160;forfait&|160;»conclu avec un cocher qui avait demandé «&|160;tant&|160;» pour lajournée. Mais la curiosité légèrement émue à l’égard des arrivants,encore impossibles à distinguer, tenait aussi de ce que chacun sedemandait&|160;: «&|160;Qui est-ce que cela va être&|160;?&|160;»question à laquelle il était difficile de répondre, ne sachant pasqui avait pu venir passer huit jours chez les Cambremer ouailleurs, et qu’on aime toujours à se poser dans les vies agrestes,solitaires, où la rencontre d’un être humain qu’on n’a pas vudepuis longtemps, ou la présentation à quelqu’un qu’on ne connaîtpas, cesse d’être cette chose fastidieuse qu’elle est dans la viede Paris, et interrompt délicieusement l’espace vide des vies tropisolées, où l’heure même du courrier devient agréable. Et le jouroù nous vînmes en automobile à la Raspelière, comme ce n’était paslundi, M. et Mme Verdurin devaient être en proie à cebesoin de voir du monde qui trouble les hommes et les femmes etdonne envie de se jeter par la fenêtre au malade qu’on a enferméloin des siens, pour une cure d’isolement. Car le nouveaudomestique aux pieds plus rapides, et déjà familiarisé avec cesexpressions, nous ayant répondu que «&|160;si Madame n’était passortie elle devait être à la «&|160;vue de Douville&|160;»,«&|160;qu’il allait aller voir&|160;», il revint aussitôt nous direque celle-ci allait nous recevoir. Nous la trouvâmes un peudécoiffée, car elle arrivait du jardin, de la basse-cour et dupotager, où elle était allée donner à manger à ses paons et à sespoules, chercher des œufs, cueillir des fruits et des fleurs pour«&|160;faire son chemin de table&|160;», chemin qui rappelait enpetit celui du parc&|160;; mais, sur la table, il donnait cettedistinction de ne pas lui faire supporter que des choses utiles etbonnes à manger&|160;; car, autour de ces autres présents du jardinqu’étaient les poires, les œufs battus à la neige, montaient dehautes tiges de vipérines, d’œillets, de roses et de coreopsisentre lesquels on voyait, comme entre des pieux indicateurs etfleuris, se déplacer, par le vitrage de la fenêtre, les bateaux dularge. À l’étonnement que M. et Mme Verdurin,s’interrompant de disposer les fleurs pour recevoir les visiteursannoncés, montrèrent, en voyant que ces visiteurs n’étaient autresqu’Albertine et moi, je vis bien que le nouveau domestique, pleinde zèle, mais à qui mon nom n’était pas encore familier, l’avaitmal répété et que Mme Verdurin, entendant le nom d’hôtesinconnus, avait tout de même dit de faire entrer, ayant besoin devoir n’importe qui. Et le nouveau domestique contemplait cespectacle, de la porte, afin de comprendre le rôle que nous jouionsdans la maison. Puis il s’éloigna en courant, à grandes enjambées,car il n’était engagé que de la veille. Quand Albertine eut bienmontré sa toque et son voile aux Verdurin, elle me jeta un regardpour me rappeler que nous n’avions pas trop de temps devant nouspour ce que nous désirions faire. Mme Verdurin voulaitque nous attendissions le goûter, mais nous refusâmes, quand toutd’un coup se dévoila un projet qui eût mis à néant tous lesplaisirs que je me promettais de ma promenade avec Albertine&|160;:la Patronne, ne pouvant se décider à nous quitter, ou peut-être àlaisser échapper une distraction nouvelle, voulait revenir avecnous. Habituée dès longtemps à ce que, de sa part, les offres de cegenre ne fissent pas plaisir, et n’étant probablement pas certaineque celle-ci nous en causerait un, elle dissimula sous un excèsd’assurance la timidité qu’elle éprouvait en nous l’adressant, etn’ayant même pas l’air de supposer qu’il pût y avoir doute surnotre réponse, elle ne nous posa pas de question, mais dit à sonmari, en parlant d’Albertine et de moi, comme si elle nous faisaitune faveur&|160;: «&|160;Je les ramènerai, moi.&|160;» En mêmetemps s’appliqua sur sa bouche un sourire qui ne lui appartenaitpas en propre, un sourire que j’avais déjà vu à certaines gensquand ils disaient à Bergotte, d’un air fin&|160;: «&|160;J’aiacheté votre livre, c’est comme cela&|160;», un de ces sourirescollectifs, universaux, que, quand ils en ont besoin – comme on sesert du chemin de fer et des voitures de déménagement – empruntentles individus, sauf quelques-uns très raffinés, comme Swann oucomme M. de Charlus, aux lèvres de qui je n’ai jamais vu se poserce sourire-là. Dès lors ma visite était empoisonnée. Je fissemblant de ne pas avoir compris. Au bout d’un instant il devintévident que M. Verdurin serait de la fête. «&|160;Mais ce sera bienlong pour M. Verdurin, dis-je. – Mais non, me réponditMme Verdurin d’un air condescendant et égayé, il dit queça l’amusera beaucoup de refaire avec cette jeunesse cette routequ’il a tant suivie autrefois&|160;; au besoin il montera à côté duwattman, cela ne l’effraye pas, et nous reviendrons tous les deuxbien sagement par le train, comme de bons époux. Regardez, il al’air enchanté.&|160;» Elle semblait parler d’un vieux grandpeintre plein de bonhomie qui, plus jeune que les jeunes, met sajoie à barbouiller des images pour faire rire ses petits-enfants.Ce qui ajoutait à ma tristesse est qu’Albertine semblait ne pas lapartager et trouver amusant de circuler ainsi par tout le pays avecles Verdurin. Quant à moi, le plaisir que je m’étais promis deprendre avec elle était si impérieux que je ne voulus pas permettreà la Patronne de le gâcher&|160;; j’inventai des mensonges, que lesirritantes menaces de Mme Verdurin rendaient excusables,mais qu’Albertine, hélas&|160;! contredisait. «&|160;Mais nousavons une visite à faire, dis-je. – Quelle visite&|160;? demandaAlbertine. – Je vous expliquerai, c’est indispensable. – Hébien&|160;! nous vous attendrons&|160;», dit MmeVerdurin résignée à tout. À la dernière minute, l’angoisse de mesentir ravir un bonheur si désiré me donna le courage d’êtreimpoli. Je refusai nettement, alléguant à l’oreille deMme Verdurin, qu’à cause d’un chagrin qu’avait euAlbertine et sur lequel elle désirait me consulter, il fallaitabsolument que je fusse seul avec elle. La Patronne prit un aircourroucé&|160;: «&|160;C’est bon, nous ne viendrons pas&|160;», medit-elle d’une voix tremblante de colère. Je la sentis si fâchéeque, pour avoir l’air de céder un peu&|160;: «&|160;Mais on auraitpeut-être pu… – Non, reprit-elle, plus furieuse encore, quand j’aidit non, c’est non.&|160;» Je me croyais brouillé avec elle, maiselle nous rappela à la porte pour nous recommander de ne pas«&|160;lâcher&|160;» le lendemain mercredi, et de ne pas venir aveccette affaire-là, qui était dangereuse la nuit, mais par le train,avec tout le petit groupe, et elle fit arrêter l’auto déjà enmarche sur la pente du parc parce que le domestique avait oublié demettre dans la capote le carré de tarte et les sablés qu’elle avaitfait envelopper pour nous. Nous repartîmes escortés un moment parles petites maisons accourues avec leurs fleurs. La figure du paysnous semblait toute changée tant, dans l’image topographique quenous nous faisons de chacun d’eux, la notion d’espace est loind’être celle qui joue le plus grand rôle. Nous avons dit que celledu temps les écarte davantage. Elle n’est pas non plus la seule.Certains lieux que nous voyons toujours isolés nous semblent sanscommune mesure avec le reste, presque hors du monde, comme ces gensque nous avons connus dans des périodes à part de notre vie, aurégiment, dans notre enfance, et que nous ne relions à rien. Lapremière année de mon séjour à Balbec, il y avait une hauteur oùMme de Villeparisis aimait à nous conduire, parce que delà on ne voyait que l’eau et les bois, et qui s’appelait Beaumont.Comme le chemin qu’elle faisait prendre pour y aller, et qu’elletrouvait le plus joli à cause de ses vieux arbres, montait tout letemps, sa voiture était obligée d’aller au pas et mettait trèslongtemps. Une fois arrivés en haut, nous descendions, nous nouspromenions un peu, remontions en voiture, revenions par le mêmechemin, sans avoir rencontré aucun village, aucun château. Jesavais que Beaumont était quelque chose de très curieux, de trèsloin, de très haut, je n’avais aucune idée de la direction où celase trouvait, n’ayant jamais pris le chemin de Beaumont pour allerailleurs&|160;; on mettait, du reste, beaucoup de temps en voiturepour y arriver. Cela faisait évidemment partie du même département(ou de la même province) que Balbec, mais était situé pour moi dansun autre plan, jouissait d’un privilège spécial d’exterritorialité.Mais l’automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoirdépassé Incarville, dont j’avais encore les maisons dans les yeux,comme nous descendions la côte de traverse qui aboutit à Parville(Paterni villa), apercevant la mer d’un terre-plein oùnous étions, je demandai comment s’appelait cet endroit, et avantmême que le chauffeur m’eût répondu, je reconnus Beaumont, à côtéduquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenaisle petit chemin de fer, car il était à deux minutes de Parville.Comme un officier de mon régiment qui m’eût semblé un être spécial,trop bienveillant et simple pour être de grande famille, troplointain déjà et mystérieux pour être simplement d’une grandefamille, et dont j’aurais appris qu’il était beau-frère, cousin detelles ou telles personnes avec qui je dînais en ville, ainsiBeaumont, relié tout d’un coup à des endroits dont je le croyais sidistinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, mefaisant penser avec terreur que Madame Bovary et la Sanseverinam’eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je leseusse rencontrées ailleurs que dans l’atmosphère close d’un roman.Il peut sembler que mon amour pour les féeriques voyages en cheminde fer aurait dû m’empêcher de partager l’émerveillementd’Albertine devant l’automobile qui mène, même un malade, là où ilveut, et empêche – comme je l’avais fait jusqu’ici – de considérerl’emplacement comme la marque individuelle, l’essence sanssuccédané des beautés inamovibles. Et sans doute, cet emplacement,l’automobile n’en faisait pas, comme jadis le chemin de fer, quandj’étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux contingencesde la vie ordinaire, presque idéal au départ et qui, le restant àl’arrivée, à l’arrivée dans cette grande demeure où n’habitepersonne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, al’air d’en promettre enfin l’accessibilité, comme elle en serait lamatérialisation. Non, l’automobile ne nous menait pas ainsiféeriquement dans une ville que nous voyions d’abord dansl’ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateurdans la salle. Elle nous faisait entrer dans la coulisse des rues,s’arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais, commecompensation d’une progression si familière, on a les tâtonnementsmêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas,les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château auxquatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’onse rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vainement sous safeuillée séculaire&|160;; ces cercles, de plus en plus rapprochés,que décrit l’automobile autour d’une ville fascinée qui fuit danstous les sens pour échapper, et sur laquelle finalement elle foncetout droit, à pic, au fond de la vallée où elle reste gisante àterre&|160;; de sorte que cet emplacement, point unique, quel’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express,elle donne par contre l’impression de le découvrir, de ledéterminer nous-même comme avec un compas, de nous aider à sentird’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fineprécision, la véritable géométrie, la belle mesure de la terre.

Ce que malheureusement j’ignorais à ce moment-là et que jen’appris que plus de deux ans après, c’est qu’un des clients duchauffeur était M. de Charlus, et que Morel, chargé de le payer etgardant une partie de l’argent pour lui (en faisant tripler etquintupler par le chauffeur le nombre des kilomètres), s’étaitbeaucoup lié avec lui (tout en ayant l’air de ne pas le connaîtredevant le monde) et usait de sa voiture pour des courseslointaines. Si j’avais su cela alors, et que la confiance qu’eurentbientôt les Verdurin en ce chauffeur venait de là, à leur insupeut-être, bien des chagrins de ma vie à Paris, l’année suivante,bien des malheurs relatifs à Albertine, eussent été évités&|160;;mais je ne m’en doutais nullement. En elles-mêmes, les promenadesde M. de Charlus en auto avec Morel n’étaient pas d’un intérêtdirect pour moi. Elles se bornaient, d’ailleurs, plus souvent à undéjeuner ou à un dîner dans un restaurant de la côte, où M. deCharlus passait pour un vieux domestique ruiné et Morel, qui avaitmission de payer les notes, pour un gentilhomme trop bon. Jeraconte un de ces repas, qui peut donner une idée des autres.C’était dans un restaurant de forme oblongue, à Saint-Mars-le-Vêtu.«&|160;Est-ce qu’on ne pourrait pas enlever ceci&|160;?&|160;»demanda M. de Charlus à Morel comme à un intermédiaire et pour nepas s’adresser directement aux garçons. Il désignait par«&|160;ceci&|160;» trois roses fanées dont un maître d’hôtel bienintentionné avait cru devoir décorer la table. «&|160;Si… , ditMorel embarrassé. Vous n’aimez pas les roses&|160;? – Je prouveraisau contraire, par la requête en question, que je les aime,puisqu’il n’y a pas de roses ici (Morel parut surpris), mais enréalité je ne les aime pas beaucoup. Je suis assez sensible auxnoms&|160;; et dès qu’une rose est un peu belle, on apprend qu’elles’appelle la Baronne de Rothschild ou la Maréchale Niel, ce quijette un froid. Aimez-vous les noms&|160;? Avez-vous trouvé dejolis titres pour vos petits morceaux de concert&|160;? – Il y en aun qui s’appelle Poème triste. – C’est affreux, réponditM. de Charlus d’une voix aiguë et claquante comme un soufflet. Maisj’avais demandé du Champagne&|160;? dit-il au maître d’hôtel quiavait cru en apporter en mettant près des deux clients deux coupesremplies de vin mousseux. – Mais, Monsieur… – Ôtez cette horreurqui n’a aucun rapport avec le plus mauvais Champagne. C’est levomitif appelé cup où on fait généralement traîner troisfraises pourries dans un mélange de vinaigre et d’eau de Seltz…Oui, continua-t-il en se retournant vers Morel, vous semblezignorer ce que c’est qu’un titre. Et même, dans l’interprétation dece que vous jouez le mieux, vous semblez ne pas apercevoir le côtémédiumnimique de la chose. – Vous dites&|160;?&|160;» demanda Morelqui, n’ayant absolument rien compris à ce qu’avait dit le baron,craignait d’être privé d’une information utile, comme, par exemple,une invitation à déjeuner. M. de Charlus, ayant négligé deconsidérer «&|160;Vous dites&|160;?&|160;» comme une question,Morel, n’ayant en conséquence pas reçu de réponse, crut devoirchanger la conversation et lui donner un tour sensuel&|160;:«&|160;Tenez, la petite blonde qui vend ces fleurs que vous n’aimezpas&|160;; encore une qui a sûrement une petite amie. Et la vieillequi dîne à la table du fond aussi. – Mais comment sais-tu toutcela&|160;? demanda M. de Charlus émerveillé de la prescience deMorel. – Oh&|160;! en une seconde je les devine. Si nous nouspromenions tous les deux dans une foule, vous verriez que je ne metrompe pas deux fois.&|160;» Et qui eût regardé en ce moment Morel,avec son air de fille au milieu de sa mâle beauté, eût comprisl’obscure divination qui ne le désignait pas moins à certainesfemmes que elles à lui. Il avait envie de supplanter Jupien,vaguement désireux d’ajouter à son «&|160;fixe&|160;» les revenusque, croyait-il, le giletier tirait du baron. «&|160;Et pour lesgigolos, je m’y connais mieux encore, je vous éviterais toutes leserreurs. Ce sera bientôt la foire de Balbec, nous trouverions biendes choses. Et à Paris alors, vous verriez que vous vousamuseriez.&|160;» Mais une prudence héréditaire du domestique luifit donner un autre tour à la phrase que déjà il commençait. Desorte que M. de Charlus crut qu’il s’agissait toujours de jeunesfilles. «&|160;Voyez-vous, dit Morel, désireux d’exalter d’unefaçon qu’il jugeait moins compromettante pour lui-même (bienqu’elle fût en réalité plus immorale) les sens du baron, mon rêve,ce serait de trouver une jeune fille bien pure, de m’en faire aimeret de lui prendre sa virginité.&|160;» M. de Charlus ne put seretenir de pincer tendrement l’oreille de Morel, mais ajoutanaïvement&|160;: «&|160;À quoi cela te servirait-il&|160;? Si tuprenais son pucelage, tu serais bien obligé de l’épouser. –L’épouser&|160;? s’écria Morel, qui sentait le baron grisé ou bienqui ne songeait pas à l’homme, en somme plus scrupuleux qu’il necroyait, avec lequel il parlait&|160;; l’épouser&|160;? Desnèfles&|160;! Je le promettrais, mais, dès la petite opérationmenée à bien, je la plaquerais le soir même.&|160;» M. de Charlusavait l’habitude, quand une fiction pouvait lui causer un plaisirsensuel momentané, d’y donner son adhésion, quitte à la retirertout entière quelques instants après, quand le plaisir seraitépuisé. «&|160;Vraiment, tu ferais cela&|160;? dit-il à Morel enriant et en le serrant de plus près. – Et comment&|160;! dit Morel,voyant qu’il ne déplaisait pas au baron en continuant à luiexpliquer sincèrement ce qui était en effet un de ses désirs. –C’est dangereux, dit M. de Charlus. – Je ferais mes malles d’avanceet je ficherais le camp sans laisser d’adresse. – Et moi&|160;?demanda M. de Charlus. – Je vous emmènerais avec moi, bien entendu,s’empressa de dire Morel qui n’avait pas songé à ce que deviendraitle baron, lequel était le cadet de ses soucis. Tenez, il y a unepetite qui me plairait beaucoup pour ça, c’est une petitecouturière qui a sa boutique dans l’hôtel de M. le duc. – La fillede Jupien, s’écria le baron pendant que le sommelier entrait.Oh&|160;! jamais, ajouta-t-il, soit que la présence d’un tiersl’eût refroidi, soit que, même dans ces espèces de messes noires oùil se complaisait à souiller les choses les plus saintes, il ne pûtse résoudre à faire entrer des personnes pour qui il avait del’amitié. Jupien est un brave homme, la petite est charmante, ilserait affreux de leur causer du chagrin.&|160;» Morel sentit qu’ilétait allé trop loin et se tut, mais son regard continuait, dans levide, à se fixer sur la jeune fille devant laquelle il avait vouluun jour que je l’appelasse «&|160;cher grand artiste&|160;» et àqui il avait commandé un gilet. Très travailleuse, la petiten’avait pas pris de vacances, mais j’ai su depuis que, tandis queMorel le violoniste était dans les environs de Balbec, elle necessait de penser à son beau visage, ennobli de ce qu’ayant vuMorel avec moi, elle l’avait pris pour un«&|160;monsieur&|160;».

«&|160;Je n’ai jamais entendu jouer Chopin, dit le baron, etpourtant j’aurais pu, je prenais des leçons avec Stamati, mais ilme défendit d’aller entendre, chez ma tante Chimay, le Maître desNocturnes. – Quelle bêtise il a faite là, s’écria Morel. – Aucontraire, répliqua vivement, d’une voix aiguë, M. de Charlus. Ilprouvait son intelligence. Il avait compris que j’étais une«&|160;nature&|160;» et que je subirais l’influence de Chopin. Çane fait rien puisque j’ai abandonné tout jeune la musique, commetout, du reste. Et puis on se figure un peu, ajouta-t-il d’une voixnasillarde, ralentie et traînante, il y a toujours des gens qui ontentendu, qui vous donnent une idée. Mais enfin Chopin n’était qu’unprétexte pour revenir au côté médiumnimique, que vousnégligez.&|160;»

On remarquera qu’après une interpolation du langage vulgaire,celui de M. de Charlus était brusquement redevenu aussi précieux ethautain qu’il était d’habitude. C’est que l’idée que Morel«&|160;plaquerait&|160;» sans remords une jeune fille violée luiavait fait brusquement goûter un plaisir complet. Dès lors ses sensétaient apaisés pour quelque temps et le sadique (lui, vraimentmédiumnimique) qui s’était substitué pendant quelques instants à M.de Charlus avait fui et rendu la parole au vrai M. de Charlus,plein de raffinement artistique, de sensibilité, de bonté.«&|160;Vous avez joué l’autre jour la transcription au piano duXVe quatuor, ce qui est déjà absurde parce que rienn’est moins pianistique. Elle est faite pour les gens à qui lescordes trop tendues du glorieux Sourd font mal aux oreilles. Orc’est justement ce mysticisme presque aigre qui est divin. En toutcas vous l’avez très mal jouée, en changeant tous les mouvements.Il faut jouer ça comme si vous le composiez&|160;: le jeune Morel,affligé d’une surdité momentanée et d’un génie inexistant, reste uninstant immobile. Puis, pris du délire sacré, il joue, il composeles premières mesures. Alors, épuisé par un pareil effortd’entrance, il s’affaisse, laissant tomber la jolie mèche pourplaire à Mme Verdurin, et, de plus, il prend ainsi letemps de refaire la prodigieuse quantité de substance grise qu’il aprélevée pour l’objectivation pythique. Alors, ayant retrouvé sesforces, saisi d’une inspiration nouvelle et suréminente, ils’élance vers la sublime phrase intarissable que le virtuoseberlinois (nous croyons que M. de Charlus désignait ainsiMendelssohn) devait infatigablement imiter. C’est de cette façon,seule vraiment transcendante et animatrice, que je vous ferai jouerà Paris.&|160;» Quand M. de Charlus lui donnait des avis de cegenre, Morel était beaucoup plus effrayé que de voir le maîtred’hôtel remporter ses roses et son «&|160;cup&|160;» dédaignés, caril se demandait avec anxiété quel effet cela produirait à la«&|160;classe&|160;». Mais il ne pouvait s’attarder à cesréflexions, car M. de Charlus lui disait impérieusement&|160;:«&|160;Demandez au maître d’hôtel s’il a du bon chrétien. – Du bonchrétien&|160;? je ne comprends pas. – Vous voyez bien que noussommes au fruit, c’est une poire. Soyez sûr que Mme deCambremer en a chez elle, car la comtesse d’Escarbagnas, qu’elleest, en avait. M. Thibaudier la lui envoie et elle dit&|160;:«&|160;Voilà du bon chrétien qui est fort beau.&|160;» – Non, je nesavais pas. – Je vois, du reste, que vous ne savez rien. Si vousn’avez même pas lu Molière… Hé bien, puisque vous ne devez passavoir commander, plus que le reste, demandez tout simplement unepoire qu’on recueille justement près d’ici, la «&|160;Louise-Bonned’Avranches.&|160;» – Là… &|160;? – Attendez, puisque vous êtes sigauche je vais moi-même en demander d’autres, que j’aimemieux&|160;: Maître d’hôtel, avez-vous de la Doyenné desComices&|160;? Charlie, vous devriez lire la page ravissante qu’aécrite sur cette poire la duchesse Émilie de Clermont-Tonnerre. –Non, Monsieur, je n’en ai pas. – Avez-vous du Triomphe deJodoigne&|160;? – Non, Monsieur. – De la Virginie-Dallet&|160;? dela Passe-Colmar&|160;? Non&|160;? eh bien, puisque vous n’avez riennous allons partir. La «&|160;Duchesse-d’Angoulême&|160;» n’est pasencore mûre&|160;; allons, Charlie, partons.&|160;» Malheureusementpour M. de Charlus, son manque de bon sens, peut-être la chastetédes rapports qu’il avait probablement avec Morel, le firents’ingénier, dès cette époque, à combler le violoniste d’étrangesbontés que celui-ci ne pouvait comprendre et auxquelles sa nature,folle dans son genre, mais ingrate et mesquine, ne pouvait répondreque par une sécheresse ou une violence toujours croissantes, et quiplongeaient M. de Charlus – jadis si fier, maintenant tout timide –dans des accès de vrai désespoir. On verra comment, dans les pluspetites choses, Morel, qui se croyait devenu un M. de Charlus millefois plus important, avait compris de travers, en les prenant à lalettre, les orgueilleux enseignements du baron quant àl’aristocratie. Disons simplement, pour l’instant, tandisqu’Albertine m’attend à Saint-Jean de la Haise, que s’il y avaitune chose que Morel mît au-dessus de la noblesse (et cela était enson principe assez noble, surtout de quelqu’un dont le plaisirétait d’aller chercher des petites filles – «&|160;ni vu niconnu&|160;» – avec le chauffeur), c’était sa réputation artistiqueet ce qu’on pouvait penser à la classe de violon. Sans doute ilétait laid que, parce qu’il sentait M. de Charlus tout à lui, ileût l’air de le renier, de se moquer de lui, de la même façon que,dès que j’eus promis le secret sur les fonctions de son père chezmon grand-oncle, il me traita de haut en bas. Mais, d’autre part,son nom d’artiste diplômé, Morel, lui paraissait supérieur à un«&|160;nom&|160;». Et quand M. de Charlus, dans ses rêves detendresse platonique, voulait lui faire prendre un titre de safamille, Morel s’y refusait énergiquement.

Quand Albertine trouvait plus sage de rester à Saint-Jean de laHaise pour peindre, je prenais l’auto, et ce n’était pas seulementà Gourville et à Féterne, mais à Saint-Mars-le-Vieux et jusqu’àCriquetot que je pouvais aller avant de revenir la chercher. Touten feignant d’être occupé d’autre chose que d’elle, et d’êtreobligé de la délaisser pour d’autres plaisirs, je ne pensais qu’àelle. Bien souvent je n’allais pas plus loin que la grande plainequi domine Gourville, et comme elle ressemble un peu à celle quicommence au-dessus de Combray, dans la direction de Méséglise, mêmeà une assez grande distance d’Albertine j’avais la joie de penserque, si mes regards ne pouvaient pas aller jusqu’à elle, portantplus loin qu’eux, cette puissante et douce brise marine qui passaità côté de moi devait dévaler, sans être arrêtée par rien, jusqu’àQuetteholme, venir agiter les branches des arbres qui ensevelissentSaint-Jean de la Haise sous leur feuillage, en caressant la figurede mon amie, et jeter ainsi un double lien d’elle à moi dans cetteretraite indéfiniment agrandie, mais sans risques, comme dans cesjeux où deux enfants se trouvent par moments hors de la portée dela voix et de la vue l’un de l’autre, et où tout en étant éloignésils restent réunis. Je revenais par ces chemins d’où l’on aperçoitla mer, et où autrefois, avant qu’elle apparût entre les branches,je fermais les yeux pour bien penser que ce que j’allais voir,c’était bien la plaintive aïeule de la terre, poursuivant, comme autemps qu’il n’existait pas encore d’êtres vivants, sa démente etimmémoriale agitation. Maintenant, ils n’étaient plus pour moi quele moyen d’aller rejoindre Albertine, quand je les reconnaissaistout pareils, sachant jusqu’où ils allaient filer droit, où ilstourneraient&|160;; je me rappelais que je les avais suivis enpensant à Mlle de Stermaria, et aussi que la même hâtede retrouver Albertine, je l’avais eue à Paris en descendant lesrues par où passait Mme de Guermantes&|160;; ilsprenaient pour moi la monotonie profonde, la signification moraled’une sorte de ligne que suivait mon caractère. C’était naturel, etce n’était pourtant pas indifférent&|160;; ils me rappelaient quemon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont laréalité, pour une bonne part, était dans mon imagination&|160;; ily a des êtres en effet – et ç’avait été, dès la jeunesse, mon cas –pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres,la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptentpas&|160;; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes. Ils ysacrifient tout le reste, mettent tout en œuvre, font tout servir àrencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas às’évanouir&|160;; alors on court après tel autre, quitte à revenirensuite au premier. Ce n’était pas la première fois que jerecherchais Albertine, la jeune fille vue la première année devantla mer. D’autres femmes, il est vrai, avaient été intercalées entreAlbertine aimée la première fois et celle que je ne quittais guèreen ce moment&|160;; d’autres femmes, notamment la duchesse deGuermantes. Mais, dira-t-on, pourquoi se donner tant de soucis ausujet de Gilberte, prendre tant de peine pour Mme deGuermantes, si, devenu l’ami de celle-ci, c’est à seule fin de n’yplus penser, mais seulement à Albertine&|160;? Swann, avant samort, aurait pu répondre, lui qui avait été amateur de fantômes. Defantômes poursuivis, oubliés, recherchés à nouveau, quelquefoispour une seule entrevue, et afin de toucher à une vie irréellelaquelle aussitôt s’enfuyait, ces chemins de Balbec étaient pleins.En pensant que leurs arbres, poiriers, pommiers, tamaris, mesurvivraient, il me semblait recevoir d’eux le conseil de me mettreenfin au travail pendant que n’avait pas encore sonné l’heure durepos éternel.

Je descendais de voiture à Quetteholme, courais dans la raidecavée, passais le ruisseau sur une planche et trouvais Albertinequi peignait devant l’église toute en clochetons, épineuse etrouge, fleurissant comme un rosier. Le tympan seul était uni&|160;;et à la surface riante de la pierre affleuraient des anges quicontinuaient, devant notre couple du XXe siècle, àcélébrer, cierges en mains, les cérémonies du XIIIe.C’était eux dont Albertine cherchait à faire le portrait sur satoile préparée et, imitant Elstir, elle donnait de grands coups depinceau, tâchant d’obéir au noble rythme qui faisait, lui avait ditle grand maître, ces anges-là si différents de tous ceux qu’ilconnaissait. Puis elle reprenait ses affaires. Appuyés l’un surl’autre nous remontions la cavée, laissant la petite église, aussitranquille que si elle ne nous avait pas vus, écouter le bruitperpétuel du ruisseau. Bientôt l’auto filait, nous faisait prendrepour le retour un autre chemin qu’à l’aller. Nous passions devantMarcouville l’Orgueilleuse. Sur son église, moitié neuve, moitiérestaurée, le soleil déclinant étendait sa patine aussi belle quecelle des siècles. À travers elle les grands bas-reliefs semblaientn’être vus que sous une couche fluide, moitié liquide, moitiélumineuse&|160;; la Sainte Vierge, sainte Élisabeth, saint Joachim,nageaient encore dans l’impalpable remous, presque à sec, à fleurd’eau ou à fleur de soleil. Surgissant dans une chaude poussière,les nombreuses statues modernes se dressaient sur des colonnesjusqu’à mi-hauteur des voiles dorés du couchant. Devant l’église ungrand cyprès semblait dans une sorte d’enclos consacré. Nousdescendions un instant pour le regarder et faisions quelques pas.Tout autant que de ses membres, Albertine avait une consciencedirecte de sa toque de paille d’Italie et de l’écharpe de soie (quin’étaient pas pour elle le siège de moindres sensations debien-être), et recevait d’elles, tout en faisant le tour del’église, un autre genre d’impulsion, traduite par un contentementinerte mais auquel je trouvais de la grâce&|160;; écharpe et toquequi n’étaient qu’une partie récente, adventice, de mon amie, maisqui m’était déjà chère et dont je suivais des yeux le sillage, lelong du cyprès, dans l’air du soir. Elle-même ne pouvait le voir,mais se doutait que ces élégances faisaient bien, car elle mesouriait tout en harmonisant le port de sa tête avec la coiffurequi la complétait&|160;: «&|160;Elle ne me plaît pas, elle estrestaurée&|160;», me dit-elle en me montrant l’église et sesouvenant de ce qu’Elstir lui avait dit sur la précieuse, surl’inimitable beauté des vieilles pierres. Albertine savaitreconnaître tout de suite une restauration. On ne pouvait ques’étonner de la sûreté de goût qu’elle avait déjà en architecture,au lieu du déplorable qu’elle gardait en musique. Pas plusqu’Elstir, je n’aimais cette église, c’est sans me faire plaisirque sa façade ensoleillée était venue se poser devant mes yeux, etje n’étais descendu la regarder que pour être agréable à Albertine.Et pourtant je trouvais que le grand impressionniste était encontradiction avec lui-même&|160;; pourquoi ce fétichisme attaché àla valeur architecturale objective, sans tenir compte de latransfiguration de l’église dans le couchant&|160;? «&|160;Nondécidément, me dit Albertine, je ne l’aime pas&|160;; j’aime sonnom d’Orgueilleuse. Mais ce qu’il faudra penser à demander àBrichot, c’est pourquoi Saint-Mars s’appelle le Vêtu. On ira laprochaine fois, n’est-ce pas&|160;?&|160;» me disait-elle en meregardant de ses yeux noirs sur lesquels sa toque était abaisséecomme autrefois son petit polo. Son voile flottait. Je remontais enauto avec elle, heureux que nous dussions le lendemain allerensemble à Saint-Mars, dont, par ces temps ardents où on ne pensaitqu’au bain, les deux antiques clochers d’un rose saumon, aux tuilesen losange, légèrement infléchis et comme palpitants, avaient l’airde vieux poissons aigus, imbriqués d’écailles, moussus et roux,qui, sans avoir l’air de bouger, s’élevaient dans une eautransparente et bleue. En quittant Marcouville, pour raccourcir,nous bifurquions à une croisée de chemins où il y a une ferme.Quelquefois Albertine y faisait arrêter et me demandait d’allerseul chercher, pour qu’elle pût le boire dans la voiture, ducalvados ou du cidre, qu’on assurait n’être pas mousseux et parlequel nous étions tout arrosés. Nous étions pressés l’un contrel’autre. Les gens de la ferme apercevaient à peine Albertine dansla voiture fermée, je leur rendais les bouteilles&|160;; nousrepartions, comme afin de continuer cette vie à nous deux, cettevie d’amants qu’ils pouvaient supposer que nous avions, et dont cetarrêt pour boire n’eût été qu’un moment insignifiant&|160;;supposition qui eût paru d’autant moins invraisemblable si on nousavait vus après qu’Albertine avait bu sa bouteille de cidre&|160;;elle semblait alors, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elleet moi un intervalle qui d’habitude ne la gênait pas&|160;; sous sajupe de toile ses jambes se serraient contre mes jambes, elleapprochait de mes joues ses joues qui étaient devenues blêmes,chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose d’ardent et defané comme en ont les filles de faubourgs. À ces moments-là,presque aussi vite que de personnalité elle changeait de voix,perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie,presque crapuleuse. Le soir tombait. Quel plaisir de la sentircontre moi, avec son écharpe et sa toque, me rappelant que c’estainsi toujours, côte à côte, qu’on rencontre ceux qui s’aiment.J’avais peut-être de l’amour pour Albertine, mais n’osant pas lelui laisser apercevoir, bien que, s’il existait en moi, ce ne pûtêtre que comme une vérité sans valeur jusqu’à ce qu’on ait pu lacontrôler par l’expérience&|160;; or il me semblait irréalisable ethors du plan de la vie. Quant à ma jalousie, elle me poussait àquitter le moins possible Albertine, bien que je susse qu’elle neguérirait tout à fait qu’en me séparant d’elle à jamais. Je pouvaismême l’éprouver auprès d’elle, mais alors m’arrangeais pour ne paslaisser se renouveler la circonstance qui l’avait éveillée en moi.C’est ainsi qu’un jour de beau temps nous allâmes déjeuner àRivebelle. Les grandes portes vitrées de la salle à manger de cehall en forme de couloir, qui servait pour les thés, étaientouvertes de plain-pied avec les pelouses dorées par le soleil etdesquelles le vaste restaurant lumineux semblait faire partie. Legarçon, à la figure rose, aux cheveux noirs tordus comme uneflamme, s’élançait dans toute cette vaste étendue moins vitequ’autrefois, car il n’était plus commis mais chef de rang&|160;;néanmoins, à cause de son activité naturelle, parfois au loin, dansla salle à manger, parfois plus près, mais au dehors, servant desclients qui avaient préféré déjeuner dans le jardin, onl’apercevait tantôt ici, tantôt là, comme des statues successivesd’un jeune dieu courant, les unes à l’intérieur, d’ailleurs bienéclairé, d’une demeure qui se prolongeait en gazons verts, tantôtsous les feuillages, dans la clarté de la vie en plein air. Il futun moment à côté de nous. Albertine répondit distraitement à ce queje lui disais. Elle le regardait avec des yeux agrandis. Pendantquelques minutes je sentis qu’on peut être près de la personnequ’on aime et cependant ne pas l’avoir avec soi. Ils avaient l’aird’être dans un tête-à-tête mystérieux, rendu muet par ma présence,et suite peut-être de rendez-vous anciens que je ne connaissaispas, ou seulement d’un regard qu’il lui avait jeté – et dontj’étais le tiers gênant et de qui on se cache. Même quand, rappeléavec violence par son patron, il se fut éloigné, Albertine, tout encontinuant à déjeuner, n’avait plus l’air de considérer lerestaurant et les jardins que comme une piste illuminée, oùapparaissait çà et là, dans des décors variés, le dieu coureur auxcheveux noirs. Un instant je m’étais demandé si, pour le suivre,elle n’allait pas me laisser seul à ma table. Mais dès les jourssuivants je commençai à oublier pour toujours cette impressionpénible, car j’avais décidé de ne jamais retourner à Rivebelle,j’avais fait promettre à Albertine, qui m’assura y être venue pourla première fois, qu’elle n’y retournerait jamais. Et je niai quele garçon aux pieds agiles n’eût eu d’yeux que pour elle, afinqu’elle ne crût pas que ma compagnie l’avait privée d’un plaisir.Il m’arriva parfois de retourner à Rivebelle, mais seul, de tropboire, comme j’y avais déjà fait. Tout en vidant une dernière coupeje regardais une rosace peinte sur le mur blanc, je reportais surelle le plaisir que j’éprouvais. Elle seule au monde existait pourmoi&|160;; je la poursuivais, la touchais, et la perdais tour àtour de mon regard fuyant, et j’étais indifférent à l’avenir, mecontentant de ma rosace comme un papillon qui tourne autour d’unpapillon posé, avec lequel il va finir sa vie dans un acte devolupté suprême. Le moment était peut-être particulièrement bienchoisi pour renoncer à une femme à qui aucune souffrance bienrécente et bien vive ne m’obligeait à demander ce baume contre unmal, que possèdent celles qui l’ont causé. J’étais calmé par cespromenades mêmes, qui, bien que je ne les considérasse, au moment,que comme une attente d’un lendemain qui lui-même, malgré le désirqu’il m’inspirait, ne devait pas être différent de la veille,avaient le charme d’être arrachées aux lieux où s’était trouvéejusque-là Albertine et où je n’étais pas avec elle, chez sa tante,chez ses amies. Charme non d’une joie positive, mais seulement del’apaisement d’une inquiétude, et bien fort pourtant. Car àquelques jours de distance, quand je repensais à la ferme devantlaquelle nous avions bu du cidre, ou simplement aux quelques pasque nous avions faits devant Saint-Mars-le-Vêtu, me rappelantqu’Albertine marchait à côté de moi sous sa toque, le sentiment desa présence ajoutait tout d’un coup une telle vertu à l’imageindifférente de l’église neuve, qu’au moment où la façadeensoleillée venait se poser ainsi d’elle-même dans mon souvenir,c’était comme une grande compresse calmante qu’on eût appliquée àmon cœur. Je déposais Albertine à Parville, mais pour la retrouverle soir et aller m’étendre à côté d’elle, dans l’obscurité, sur lagrève. Sans doute je ne la voyais pas tous les jours, mais pourtantje pouvais me dire&|160;: «&|160;Si elle racontait l’emploi de sontemps, de sa vie, c’est encore moi qui y tiendrais-le plus deplace&|160;»&|160;; et nous passions ensemble de longues heures desuite qui mettaient dans mes journées un enivrement si doux quemême quand, à Parville, elle sautait de l’auto que j’allais luirenvoyer une heure après, je ne me sentais pas plus seul dans lavoiture que si, avant de la quitter, elle y eût laissé des fleurs.J’aurais pu me passer de la voir tous les jours&|160;; j’allais laquitter heureux, je sentais que l’effet calmant de ce bonheurpouvait se prolonger plusieurs jours. Mais alors j’entendaisAlbertine, en me quittant, dire à sa tante ou à une amie&|160;:«&|160;Alors, demain à 8 heures 1/2. Il ne faut pas être en retard,ils seront prêts dès 8 heures 1/4.&|160;» La conversation d’unefemme qu’on aime ressemble à un sol qui recouvre une eausouterraine et dangereuse&|160;; on sent à tout moment derrière lesmots la présence, le froid pénétrant d’une nappe invisible&|160;;on aperçoit çà et là son suintement perfide, mais elle-même restecachée. Aussitôt la phrase d’Albertine entendue, mon calme étaitdétruit. Je voulais lui demander de la voir le lendemain matin,afin de l’empêcher d’aller à ce mystérieux rendez-vous de 8 heures1/2 dont on n’avait parlé devant moi qu’à mots couverts. Elle m’eûtsans doute obéi les premières fois, regrettant pourtant de renoncerà ses projets&|160;; puis elle eût découvert mon besoin permanentde les déranger&|160;; j’eusse été celui pour qui l’on se cache detout. Et d’ailleurs, il est probable que ces fêtes dont j’étaisexclu consistaient en fort peu de chose, et que c’était peut-êtrepar peur que je trouvasse telle invitée vulgaire ou ennuyeuse qu’onne me conviait pas. Malheureusement cette vie si mêlée à celled’Albertine n’exerçait pas d’action que sur moi&|160;; elle medonnait du calme&|160;; elle causait à ma mère des inquiétudes dontla confession le détruisit. Comme je rentrais content, décidé àterminer d’un jour à l’autre une existence dont je croyais que lafin dépendait de ma seule volonté, ma mère me dit, entendant que jefaisais dire au chauffeur d’aller chercher Albertine&|160;:«&|160;Comme tu dépenses de l’argent&|160;! (Françoise, dans sonlangage simple et expressif, disait avec plus de force&|160;:«&|160;L’argent file.&|160;») Tâche, continua maman, de ne pasdevenir comme Charles de Sévigné, dont sa mère disait&|160;:«&|160;Sa main est un creuset où l’argent se fond.&|160;» Et puisje crois que tu es vraiment assez sorti avec Albertine. Je t’assureque c’est exagéré, que même pour elle cela peut sembler ridicule.J’ai été enchantée que cela te distraie, je ne te demande pas de neplus la voir, mais enfin qu’il ne soit pas impossible de vousrencontrer l’un sans l’autre.&|160;» Ma vie avec Albertine, viedénuée de grands plaisirs – au moins de grands plaisirs perçus –cette vie que je comptais changer d’un jour à l’autre, enchoisissant une heure de calme, me redevint tout d’un coup pour untemps nécessaire, quand, par ces paroles de maman, elle se trouvamenacée. Je dis à ma mère que ses paroles venaient de retarder dedeux mois peut-être la décision qu’elles demandaient et qui sanselles eût été prise avant la fin de la semaine. Maman se mit à rire(pour ne pas m’attrister) de l’effet qu’avaient produitinstantanément ses conseils, et me promit de ne pas m’en reparlerpour ne pas empêcher que renaquît ma bonne intention. Mais depuisla mort de ma grand’mère, chaque fois que maman se laissait aller àrire, le rire commencé s’arrêtait net et s’achevait sur uneexpression presque sanglotante de souffrance, soit par le remordsd’avoir pu un instant oublier, soit par la recrudescence dont cetoubli si bref avait ravivé encore sa cruelle préoccupation. Mais àcelle que lui causait le souvenir de ma grand’mère, installé en mamère comme une idée fixe, je sentis que cette fois s’en ajoutaitune autre, qui avait trait à moi, à ce que ma mère redoutait dessuites de mon intimité avec Albertine&|160;; intimité qu’elle n’osapourtant pas entraver à cause de ce que je venais de lui dire. Maiselle ne parut pas persuadée que je ne me trompais pas. Elle serappelait pendant combien d’années ma grand’mère et elle nem’avaient plus parlé de mon travail et d’une règle de vie plushygiénique que, disais-je, l’agitation où me mettaient leursexhortations m’empêchait seule de commencer, et que, malgré leursilence obéissant, je n’avais pas poursuivie. Après le dîner l’autoramenait Albertine&|160;; il faisait encore un peu jour&|160;;l’air était moins chaud, mais, après une brûlante journée, nousrêvions tous deux de fraîcheurs inconnues&|160;; alors à nos yeuxenfiévrés la lune toute étroite parut d’abord (telle le soir oùj’étais allé chez la princesse de Guermantes et où Albertinem’avait téléphoné) comme la légère et mince pelure, puis comme lefrais quartier d’un fruit qu’un invisible couteau commençait àécorcer dans le ciel. Quelquefois aussi, c’était moi qui allaischercher mon amie, un peu plus tard&|160;; alors elle devaitm’attendre devant les arcades du marché, à Maineville. Aux premiersmoments je ne la distinguais pas&|160;; je m’inquiétais déjàqu’elle ne dût pas venir, qu’elle eût mal compris. Alors je lavoyais, dans sa blouse blanche à pois bleus, sauter à côté de moidans la voiture avec le bond léger plus d’un jeune animal que d’unejeune fille. Et c’est comme une chienne encore qu’elle commençaitaussitôt à me caresser sans fin. Quand la nuit était tout à faitvenue et que, comme me disait le directeur de l’hôtel, le cielétait tout parcheminé d’étoiles, si nous n’allions pas nouspromener en forêt avec une bouteille de Champagne, sans nousinquiéter des promeneurs déambulant encore sur la digue faiblementéclairée, mais qui n’auraient rien distingué à deux pas sur lesable noir, nous nous étendions en contrebas des dunes&|160;; cemême corps dans la souplesse duquel vivait toute la grâce féminine,marine et sportive, des jeunes filles que j’avais vu passer lapremière fois devant l’horizon du flot, je le tenais serré contrele mien, sous une même couverture, tout au bord de la mer immobiledivisée par un rayon tremblant&|160;; et nous l’écoutions sans nouslasser et avec le même plaisir, soit quand elle retenait sarespiration, assez longtemps suspendue pour qu’on crût le refluxarrêté, soit quand elle exhalait enfin à nos pieds le murmureattendu et retardé. Je finissais par ramener Albertine à Parville.Arrivé devant chez elle, il fallait interrompre nos baisers de peurqu’on ne nous vît&|160;; n’ayant pas envie de se coucher, ellerevenait avec moi jusqu’à Balbec, d’où je la ramenais une dernièrefois à Parville&|160;; les chauffeurs de ces premiers temps del’automobile étaient des gens qui se couchaient à n’importe quelleheure. Et de fait, je ne rentrais à Balbec qu’avec la premièrehumidité matinale, seul cette fois, mais encore tout entouré de laprésence de mon amie, gorgé d’une provision de baisers longue àépuiser. Sur ma table je trouvais un télégramme ou une cartepostale. C’était d’Albertine encore&|160;! Elle les avait écrits àQuetteholme pendant que j’étais parti seul en auto et pour me direqu’elle pensait à moi. Je me mettais au lit en les relisant. Alorsj’apercevais au-dessus des rideaux la raie du grand jour et je medisais que nous devions nous aimer tout de même pour avoir passé lanuit à nous embrasser. Quand, le lendemain matin, je voyaisAlbertine sur la digue, j’avais si peur qu’elle me répondît qu’ellen’était pas libre ce jour-là et ne pouvait acquiescer à ma demandede nous promener ensemble, que, cette demande, je retardais le plusque je pouvais de la lui adresser. J’étais d’autant plus inquietqu’elle avait l’air froid, préoccupé&|160;; des gens de saconnaissance passaient&|160;; sans doute avait-elle formé pourl’après-midi des projets dont j’étais exclu. Je la regardais, jeregardais ce corps charmant, cette tête rose d’Albertine, dressanten face de moi l’énigme de ses intentions, la décision inconnue quidevait faire le bonheur ou le malheur de mon après-midi. C’étaittout un état d’âme, tout un avenir d’existence qui avait prisdevant moi la forme allégorique et fatale d’une jeune fille. Etquand enfin je me décidais, quand, de l’air le plus indifférent queje pouvais, je demandais&|160;: «&|160;Est-ce que nous nouspromenons ensemble tantôt et ce soir&|160;?&|160;» et qu’elle merépondait&|160;: «&|160;Très volontiers&|160;», alors tout lebrusque remplacement, dans la figure rose, de ma longue inquiétudepar une quiétude délicieuse, me rendait encore plus précieuses cesformes auxquelles je devais perpétuellement le bien-être,l’apaisement qu’on éprouve après qu’un orage a éclaté. Je merépétais&|160;: «&|160;Comme elle est gentille, quel êtreadorable&|160;!&|160;» dans une exaltation moins féconde que celledue à l’ivresse, à peine plus profonde que celle de l’amitié, maistrès supérieure à celle de la vie mondaine. Nous ne décommandionsl’automobile que les jours où il y avait un dîner chez les Verdurinet ceux où, Albertine n’étant pas libre de sortir avec moi, j’enavais profité pour prévenir les gens qui désiraient me voir que jeresterais à Balbec. Je donnais à Saint-Loup autorisation de venirces jours-là, mais ces jours-là seulement. Car une fois qu’il étaitarrivé à l’improviste, j’avais préféré me priver de voir Albertineplutôt que de risquer qu’il la rencontrât, que fût compromis l’étatde calme heureux où je me trouvais depuis quelque temps et que fûtma jalousie renouvelée. Et je n’avais été tranquille qu’une foisSaint-Loup reparti. Aussi s’astreignait-il avec regret, maisscrupule, à ne jamais venir à Balbec sans appel de ma part. Jadis,songeant avec envie aux heures que Mme de Guermantespassait avec lui, j’attachais un tel prix à le voir&|160;! Lesêtres ne cessent pas de changer de place par rapport à nous. Dansla marche insensible mais éternelle du monde, nous les considéronscomme immobiles, dans un instant de vision trop court pour que lemouvement qui les entraîne soit perçu. Mais nous n’avons qu’àchoisir dans notre mémoire deux images prises d’eux à des momentsdifférents, assez rapprochés cependant pour qu’ils n’aient paschangé en eux-mêmes, du moins sensiblement, et la différence desdeux images mesure le déplacement qu’ils ont opéré par rapport ànous. Il m’inquiéta affreusement en me parlant des Verdurin,j’avais peur qu’il ne me demandât à y être reçu, ce qui eût suffi,à cause de la jalousie que je n’eusse cessé de ressentir, à gâtertout le plaisir que j’y trouvais avec Albertine. Mais heureusementRobert m’avoua, tout au contraire, qu’il désirait par-dessus toutne pas les connaître. «&|160;Non, me dit-il, je trouve ce genre demilieux cléricaux exaspérants.&|160;» Je ne compris pas d’abordl’adjectif «&|160;clérical&|160;» appliqué aux Verdurin, mais lafin de la phrase de Saint-Loup m’éclaira sa pensée, ses concessionsà des modes de langage qu’on est souvent étonné de voir adopter pardes hommes intelligents. «&|160;Ce sont des milieux, me dit-il, oùon fait tribu, où on fait congrégation et chapelle. Tu ne me diraspas que ce n’est pas une petite secte&|160;; on est tout miel pourles gens qui en sont, on n’a pas assez de dédain pour les gens quin’en sont pas. La question n’est pas, comme pour Hamlet, d’être oude ne pas être, mais d’en être ou de ne pas en être. Tu en es, mononcle Charlus en est. Que veux-tu&|160;? moi je n’ai jamais aiméça, ce n’est pas ma faute.&|160;»

Bien entendu, la règle que j’avais imposée à Saint-Loup de ne mevenir voir que sur un appel de moi, je l’édictai aussi stricte pourn’importe laquelle des personnes avec qui je m’étais peu à peu liéà la Raspelière, à Féterne, à Montsurvent et ailleurs&|160;; etquand j’apercevais de l’hôtel la fumée du train de trois heuresqui, dans l’anfractuosité des falaises de Parville, laissait sonpanache stable, qui restait longtemps accroché au flanc des pentesvertes, je n’avais aucune hésitation sur le visiteur qui allaitvenir goûter avec moi et m’était encore, à la façon d’un Dieu,dérobé sous ce petit nuage. Je suis obligé d’avouer que cevisiteur, préalablement autorisé par moi à venir, ne fut presquejamais Saniette, et je me le suis bien souvent reproché. Mais laconscience que Saniette avait d’ennuyer (naturellement encore bienplus en venant faire une visite qu’en racontant une histoire)faisait que, bien qu’il fût plus instruit, plus intelligent etmeilleur que bien d’autres, il semblait impossible d’éprouverauprès de lui, non seulement aucun plaisir, mais autre chose qu’unspleen presque intolérable et qui vous gâtait votre après-midi.Probablement, si Saniette avait avoué franchement cet ennui qu’ilcraignait de causer, on n’eût pas redouté ses visites. L’ennui estun des maux les moins graves qu’on ait à supporter, le sienn’existait peut-être que dans l’imagination des autres, ou luiavait été inoculé grâce à une sorte de suggestion par eux, laquelleavait trouvé prise sur son agréable modestie. Mais il tenait tant àne pas laisser voir qu’il n’était pas recherché, qu’il n’osait pass’offrir. Certes il avait raison de ne pas faire comme les gens quisont si contents de donner des coups de chapeau dans un lieupublic, que, ne vous ayant pas vu depuis longtemps et vousapercevant dans une loge avec des personnes brillantes qu’ils neconnaissent pas, ils vous jettent un bonjour furtif et retentissanten s’excusant sur le plaisir, sur l’émotion qu’ils ont eus à vousapercevoir, à constater que vous renouez avec les plaisirs, quevous avez bonne mine, etc. Mais Saniette, au contraire, manquaitpar trop d’audace. Il aurait pu, chez Mme Verdurin oudans le petit tram, me dire qu’il aurait grand plaisir à venir mevoir à Balbec s’il ne craignait pas de me déranger. Une telleproposition ne m’eût pas effrayé. Au contraire il n’offrait rien,mais, avec un visage torturé et un regard aussi indestructiblequ’un émail cuit, mais dans la composition duquel entrait, avec undésir pantelant de vous voir – à moins qu’il ne trouvât quelqu’und’autre de plus amusant – la volonté de ne pas laisser voir cedésir, il me disait d’un air détaché&|160;: «&|160;Vous ne savezpas ce que vous faites ces jours-ci&|160;? parce que j’irai sansdoute près de Balbec. Mais non, cela ne fait rien, je vous ledemandais par hasard.&|160;» Cet air ne trompait pas, et les signesinverses à l’aide desquels nous exprimons nos sentiments par leurcontraire sont d’une lecture si claire qu’on se demande comment ily a encore des gens qui disent par exemple&|160;: «&|160;J’ai tantd’invitations que je ne sais où donner de la tête&|160;» pourdissimuler qu’ils ne sont pas invités. Mais, de plus, cet airdétaché, à cause probablement de ce qui entrait dans sa compositiontrouble, vous causait ce que n’eût jamais pu faire la crainte del’ennui ou le franc aveu du désir de vous voir, c’est-à-dire cetteespèce de malaise, de répulsion, qui, dans l’ordre des relations desimple politesse sociale, est l’équivalent de ce qu’est, dansl’amour, l’offre déguisée que fait à une dame l’amoureux qu’ellen’aime pas, de la voir le lendemain, tout en protestant qu’il n’ytient pas, ou même pas cette offre, mais une attitude de faussefroideur. Aussitôt émanait de la personne de Saniette je ne saisquoi qui faisait qu’on lui répondait de l’air le plus tendre dumonde&|160;: «&|160;Non, malheureusement, cette semaine, je vousexpliquerai… &|160;» Et je laissais venir, à la place, des gens quiétaient loin de le valoir, mais qui n’avaient pas son regard chargéde la mélancolie, et sa bouche plissée de toute l’amertume detoutes les visites qu’il avait envie, en la leur taisant, de faireaux uns et aux autres. Malheureusement il était bien rare queSaniette ne rencontrât pas dans le tortillard l’invité qui venaitme voir, si même celui-ci ne m’avait pas dit, chez lesVerdurin&|160;: «&|160;N’oubliez pas que je vais vous voirjeudi&|160;», jour où j’avais précisément dit à Saniette ne pasêtre libre. De sorte qu’il finissait par imaginer la vie commeremplie de divertissements organisés à son insu, sinon même contrelui. D’autre part, comme on n’est jamais tout un, ce trop discretétait maladivement indiscret. La seule fois où par hasard il vintme voir malgré moi, une lettre, je ne sais de qui, traînait sur latable. Au bout d’un instant je vis qu’il n’écoutait quedistraitement ce que je lui disais. La lettre, dont il ignoraitcomplètement la provenance, le fascinait et je croyais à toutmoment que ses prunelles émaillées allaient se détacher de leurorbite pour rejoindre la lettre quelconque, mais que sa curiositéaimantait. On aurait dit un oiseau qui va se jeter fatalement surun serpent. Finalement il n’y put tenir, la changea de placed’abord comme pour mettre de l’ordre dans ma chambre. Cela ne luisuffisant plus, il la prit, la tourna, la retourna, commemachinalement. Une autre forme de son indiscrétion, c’était que,rivé à vous, il ne pouvait partir. Comme j’étais souffrant cejour-là, je lui demandai de reprendre le train suivant et de partirdans une demi-heure. Il ne doutait pas que je souffrisse, mais merépondit&|160;: «&|160;Je resterai une heure un quart, et après jepartirai.&|160;» Depuis, j’ai souffert de ne pas lui avoir dit,chaque fois où je le pouvais, de venir. Qui sait&|160;? Peut-êtreeusse-je conjuré son mauvais sort, d’autres l’eussent invité pourqui il m’eût immédiatement lâché, de sorte que mes invitationsauraient eu le double avantage de lui rendre la joie et de medébarrasser de lui.

Les jours qui suivaient ceux où j’avais reçu, je n’attendaisnaturellement pas de visites, et l’automobile revenait nouschercher, Albertine et moi. Et quand nous rentrions, Aimé, sur lepremier degré de l’hôtel, ne pouvait s’empêcher, avec des yeuxpassionnés, curieux et gourmands, de regarder quel pourboire jedonnais au chauffeur. J’avais beau enfermer ma pièce ou mon billetdans ma main close, les regards d’Aimé écartaient mes doigts. Ildétournait la tête au bout d’une seconde, car il était discret,bien élevé et même se contentait lui-même de bénéfices relativementpetits. Mais l’argent qu’un autre recevait excitait en lui unecuriosité incompressible et lui faisait venir l’eau à la bouche.Pendant ces courts instants, il avait l’air attentif et fiévreuxd’un enfant qui lit un roman de Jules Verne, ou d’un dîneur assisnon loin de vous, dans un restaurant, et qui, voyant qu’on vousdécoupe un faisan que lui-même ne peut pas ou ne veut pas s’offrir,délaisse un instant ses pensées sérieuses pour attacher sur lavolaille un regard que font sourire l’amour et l’envie.

Ainsi se succédaient quotidiennement ces promenades enautomobile. Mais une fois, au moment où je remontais parl’ascenseur, le lift me dit&|160;: «&|160;Ce Monsieur est venu, ilm’a laissé une commission pour vous.&|160;» Le lift me dit ces motsd’une voix absolument cassée et en me toussant et crachant à lafigure. «&|160;Quel rhume que je tiens&|160;!&|160;» ajouta-t-il,comme si je n’étais pas capable de m’en apercevoir tout seul.«&|160;Le docteur dit que c’est la coqueluche&|160;», et ilrecommença à tousser et à cracher sur moi. «&|160;Ne vous fatiguezpas à parler&|160;», lui dis-je d’un air de bonté, lequel étaitfeint. Je craignais de prendre la coqueluche qui, avec madisposition aux étouffements, m’eût été fort pénible. Mais il mitsa gloire, comme un virtuose qui ne veut pas se faire portermalade, à parler et à cracher tout le temps. «&|160;Non, ça ne faitrien, dit-il (pour vous peut-être, pensai-je, mais pas pour moi).Du reste, je vais bientôt rentrer à Paris (tant mieux, pourvu qu’ilne me la passe pas avant). Il paraît, reprit-il, que Paris c’esttrès superbe. Cela doit être encore plus superbe qu’ici et qu’àMonte-Carlo, quoique des chasseurs, même des clients, et jusqu’àdes maîtres d’hôtel qui allaient à Monte-Carlo pour la saison,m’aient souvent dit que Paris était moins superbe que Monte-Carlo.Ils se gouraient peut-être, et pourtant, pour être maître d’hôtelil ne faut pas être un imbécile&|160;; pour prendre toutes lescommandes, retenir les tables, il en faut une tête&|160;! On m’adit que c’était encore plus terrible que d’écrire des pièces et deslivres.&|160;» Nous étions presque arrivés à mon étage quand lelift me fit redescendre jusqu’en bas parce qu’il trouvait que lebouton fonctionnait mal, et en un clin d’œil il l’arrangea. Je luidis que je préférais remonter à pied, ce qui voulait dire et cacherque je préférais ne pas prendre la coqueluche. Mais d’un accès detoux cordial et contagieux, le lift me rejeta dans l’ascenseur.«&|160;Ça ne risque plus rien, maintenant, j’ai arrangé lebouton.&|160;» Voyant qu’il ne cessait pas de parler, préférantconnaître le nom du visiteur et la commission qu’il avait laisséeau parallèle entre les beautés de Balbec, Paris et Monte-Carlo, jelui dis (comme à un ténor qui vous excède avec Benjamin Godard,chantez-moi de préférence du Debussy)&|160;: «&|160;Mais qui est-cequi est venu pour me voir&|160;? – C’est le monsieur avec qui vousêtes sorti hier. Je vais aller chercher sa carte qui est chez monconcierge.&|160;» Comme, la veille, j’avais déposé Robert deSaint-Loup à la station de Doncières avant d’aller chercherAlbertine, je crus que le lift voulait parler de Saint-Loup, maisc’était le chauffeur. Et en le désignant par ces mots&|160;:«&|160;Le monsieur avec qui vous êtes sorti&|160;», il m’apprenaitpar la même occasion qu’un ouvrier est tout aussi bien un monsieurque ne l’est un homme du monde. Leçon de mots seulement. Car, pourla chose, je n’avais jamais fait de distinction entre les classes.Et si j’avais, à entendre appeler un chauffeur un monsieur, le mêmeétonnement que le comte X… qui ne l’était que depuis huit jours età qui, ayant dit&|160;: «&|160;la Comtesse a l’air fatigué&|160;»,je fis tourner la tête derrière lui pour voir de qui je voulaisparler, c’était simplement par manque d’habitude duvocabulaire&|160;; je n’avais jamais fait de différence entre lesouvriers, les bourgeois et les grands seigneurs, et j’aurais prisindifféremment les uns et les autres pour amis. Avec une certainepréférence pour les ouvriers, et après cela pour les grandsseigneurs, non par goût, mais sachant qu’on peut exiger d’eux plusde politesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient de la part desbourgeois, soit que les grands seigneurs ne dédaignent pas lesouvriers comme font les bourgeois, ou bien parce qu’ils sontvolontiers polis envers n’importe qui, comme les jolies femmesheureuses de donner un sourire qu’elles savent accueilli avec tantde joie. Je ne peux, du reste, pas dire que cette façon que j’avaisde mettre les gens du peuple sur le pied d’égalité avec les gens dumonde, si elle fut très bien admise de ceux-ci, satisfît enrevanche toujours pleinement ma mère. Non qu’humainement elle fîtune différence quelconque entre les êtres, et si jamais Françoiseavait du chagrin ou était souffrante, elle était toujours consoléeet soignée par maman avec la même amitié, avec le même dévouementque sa meilleure amie. Mais ma mère était trop la fille de mongrand-père pour ne pas faire socialement acception des castes. Lesgens de Combray avaient beau avoir du cœur, de la sensibilité,acquérir les plus belles théories sur l’égalité humaine, ma mère,quand un valet de chambre s’émancipait, disait une fois«&|160;vous&|160;» et glissait insensiblement à ne plus me parler àla troisième personne, avait de ces usurpations le mêmemécontentement qui éclate dans les «&|160;Mémoires&|160;» deSaint-Simon chaque fois qu’un seigneur qui n’y a pas droit saisitun prétexte de prendre la qualité d’«&|160;Altesse&|160;» dans unacte authentique, ou de ne pas rendre aux ducs ce qu’il leur devaitet ce dont peu à peu il se dispense. Il y avait un «&|160;esprit deCombray&|160;» si réfractaire qu’il faudra des siècles de bonté(celle de ma mère était infinie), de théories égalitaires, pourarriver à le dissoudre. Je ne peux pas dire que chez ma mèrecertaines parcelles de cet esprit ne fussent pas restéesinsolubles. Elle eût donné aussi difficilement la main à un valetde chambre qu’elle lui donnait aisément dix francs (lesquels luifaisaient, du reste, beaucoup plus de plaisir). Pour elle, qu’ellel’avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et les domestiquesétaient les gens qui mangeaient à la cuisine. Quand elle voyait unchauffeur d’automobile dîner avec moi dans la salle à manger, ellen’était pas absolument contente et me disait&|160;: «&|160;Il mesemble que tu pourrais avoir mieux comme ami qu’unmécanicien&|160;», comme elle aurait dit, s’il se fût agi demariage&|160;: «&|160;Tu pourrais trouver mieux comme parti.&|160;»Le chauffeur (heureusement je ne songeai jamais à inviter celui-là)était venu me dire que la Compagnie d’autos qui l’avait envoyé àBalbec pour la saison lui faisait rejoindre Paris dès le lendemain.Cette raison, d’autant plus que le chauffeur était charmant ets’exprimait si simplement qu’on eût toujours dit parolesd’évangile, nous sembla devoir être conforme à la vérité. Elle nel’était qu’à demi. Il n’y avait en effet plus rien à faire àBalbec. Et en tout cas, la Compagnie, n’ayant qu’à demi confiancedans la véracité du jeune évangéliste, appuyé sur sa roue deconsécration, désirait qu’il revînt au plus vite à Paris. Et eneffet, si le jeune apôtre accomplissait miraculeusement lamultiplication des kilomètres quand il les comptait à M. deCharlus, en revanche, dès qu’il s’agissait de rendre compte à saCompagnie, il divisait par 6 ce qu’il avait gagné. En conclusion dequoi la Compagnie, pensant, ou bien que personne ne faisait plus depromenades à Balbec, ce que la saison rendait vraisemblable, soitqu’elle était volée, trouvait dans l’une et l’autre hypothèse quele mieux était de le rappeler à Paris, où on ne faisait d’ailleurspas grand’chose. Le désir du chauffeur était d’éviter, si possible,la morte-saison. J’ai dit – ce que j’ignorais alors et ce dont laconnaissance m’eût évité bien des chagrins – qu’il était très lié(sans qu’ils eussent jamais l’air de se connaître devant lesautres) avec Morel. À partir du jour où il fut rappelé, sans savoirencore qu’il avait un moyen de ne pas partir, nous dûmes nouscontenter pour nos promenades de louer une voiture, ou quelquefois,pour distraire Albertine et comme elle aimait l’équitation, deschevaux de selle. Les voitures étaient mauvaises. «&|160;Queltacot&|160;!&|160;» disait Albertine. J’aurais d’ailleurs souventaimé d’y être seul. Sans vouloir me fixer une date, je souhaitaisque prit fin cette vie à laquelle je reprochais de me fairerenoncer, non pas même tant au travail qu’au plaisir. Pourtant ilarrivait aussi que les habitudes qui me retenaient fussent soudainabolies, le plus souvent quand quelque ancien moi, plein du désirde vivre avec allégresse, remplaçait pour un instant le moi actuel.J’éprouvai notamment ce désir d’évasion un jour qu’ayant laisséAlbertine chez sa tante, j’étais allé à cheval voir les Verdurin etque j’avais pris dans les bois une route sauvage dont ils m’avaientvanté la beauté. Épousant les formes de la falaise, tour à tourelle montait, puis, resserrée entre des bouquets d’arbres épais,elle s’enfonçait en gorges sauvages. Un instant, les rochersdénudés dont j’étais entouré, la mer qu’on apercevait par leursdéchirures, flottèrent devant mes yeux comme des fragments d’unautre univers&|160;: j’avais reconnu le paysage montagneux et marinqu’Elstir a donné pour cadre à ces deux admirables aquarelles,«&|160;Poète rencontrant une Muse&|160;», «&|160;Jeune hommerencontrant un Centaure&|160;», que j’avais vues chez la duchessede Guermantes. Leur souvenir replaçait les lieux où je me trouvaistellement en dehors du monde actuel que je n’aurais pas été étonnési, comme le jeune homme de l’âge antéhistorique que peint Elstir,j’avais, au cours de ma promenade, croisé un personnagemythologique. Tout à coup mon cheval se cabra&|160;; il avaitentendu un bruit singulier, j’eus peine à le maîtriser et à ne pasêtre jeté à terre, puis je levai vers le point d’où semblait venirce bruit mes yeux pleins de larmes, et je vis à une cinquantaine demètres au-dessus de moi, dans le soleil, entre deux grandes ailesd’acier étincelant qui l’emportaient, un être dont la figure peudistincte me parut ressembler à celle d’un homme. Je fus aussi émuque pouvait l’être un Grec qui voyait pour la première fois undemi-Dieu. Je pleurais aussi, car j’étais prêt à pleurer, du momentque j’avais reconnu que le bruit venait d’au-dessus de ma tête –les aéroplanes étaient encore rares à cette époque – à la penséeque ce que j’allais voir pour la première fois c’était unaéroplane. Alors, comme quand on sent venir dans un journal uneparole émouvante, je n’attendais que d’avoir aperçu l’avion pourfondre en larmes. Cependant l’aviateur sembla hésiter sur savoie&|160;; je sentais ouvertes devant lui – devant moi, sil’habitude ne m’avait pas fait prisonnier – toutes les routes del’espace, de la vie&|160;; il poussa plus loin, plana quelquesinstants au-dessus de la mer, puis prenant brusquement son parti,semblant céder à quelque attraction inverse de celle de lapesanteur, comme retournant dans sa patrie, d’un léger mouvement deses ailes d’or il piqua droit vers le ciel.

Pour revenir au mécanicien, il demanda non seulement à Morel queles Verdurin remplaçassent leur break par une auto (ce qui, étantdonné la générosité des Verdurin à l’égard des fidèles, étaitrelativement facile), mais, chose plus malaisée, leur principalcocher, le jeune homme sensible et porté aux idées noires, par lui,le chauffeur. Cela fut exécuté en quelques jours de la façonsuivante. Morel avait commencé par faire voler au cocher tout cequi lui était nécessaire pour atteler. Un jour il ne trouvait pasle mors, un jour la gourmette. D’autres fois, c’était son coussinde siège qui avait disparu, jusqu’à son fouet, sa couverture, lemartinet, l’éponge, la peau de chamois. Mais il s’arrangea toujoursavec des voisins&|160;; seulement il arrivait en retard, ce quiagaçait contre lui M. Verdurin et le plongeait dans un état detristesse et d’idées noires. Le chauffeur, pressé d’entrer, déclaraà Morel qu’il allait revenir à Paris. Il fallait frapper un grandcoup. Morel persuada aux domestiques de M. Verdurin que le jeunecocher avait déclaré qu’il les ferait tous tomber dans unguet-apens et se faisait fort d’avoir raison d’eux six, et il leurdit qu’ils ne pouvaient pas laisser passer cela. Pour sa part, ilne pouvait pas s’en mêler, mais les prévenait afin qu’ils prissentles devants. Il fut convenu que, pendant que M. et MmeVerdurin et leurs amis seraient en promenade, ils tomberaient tousà l’écurie sur le jeune homme. Je rapporterai, bien que ce ne fûtque l’occasion de ce qui allait avoir lieu, mais parce que lespersonnages m’ont intéressé plus tard, qu’il y avait, ce jour-là,un ami des Verdurin en villégiature chez eux et à qui on voulaitfaire faire une promenade à pied avant son départ, fixé au soirmême.

Ce qui me surprit beaucoup quand on partit en promenade, c’estque, ce jour-là, Morel, qui venait avec nous en promenade à pied,où il devait jouer du violon dans les arbres, me dit&|160;:«&|160;Écoutez, j’ai mal au bras, je ne veux pas le dire àMme Verdurin, mais priez-la d’emmener un de ses valets,par exemple Howsler, il portera mes instruments. – Je crois qu’unautre serait mieux choisi, répondis-je. On a besoin de lui pour ledîner.&|160;» Une expression de colère passa sur le visage deMorel. «&|160;Mais non, je ne veux pas confier mon violon àn’importe qui.&|160;» Je compris plus tard la raison de cettepréférence. Howsler était le frère très aimé du jeune cocher, et,s’il était resté à la maison, aurait pu lui porter secours. Pendantla promenade, assez bas pour que Howsler aîné ne pût nousentendre&|160;: «&|160;Voilà un bon garçon, dit Morel. Du reste,son frère l’est aussi. S’il n’avait pas cette funeste habitude deboire… – Comment, boire, dit Mme Verdurin, pâlissant àl’idée d’avoir un cocher qui buvait. – Vous ne vous en apercevezpas. Je me dis toujours que c’est un miracle qu’il ne lui soit pasarrivé d’accident pendant qu’il vous conduisait. – Mais il conduitdonc d’autres personnes&|160;? – Vous n’avez qu’à voir combien defois il a versé, il a aujourd’hui la figure pleine d’ecchymoses. Jene sais pas comment il ne s’est pas tué, il a cassé ses brancards.– Je ne l’ai pas vu aujourd’hui, dit Mme Verdurintremblante à la pensée de ce qui aurait pu lui arriver à elle, vousme désolez.&|160;» Elle voulut abréger la promenade pour rentrer,Morel choisit un air de Bach avec des variations infinies pour lafaire durer. Dès le retour elle alla à la remise, vit le brancardneuf et Howsler en sang. Elle allait lui dire, sans lui faireaucune observation, qu’elle n’avait plus besoin de cocher et luiremettre de l’argent, mais de lui-même, ne voulant pas accuser sescamarades à l’animosité de qui il attribuait rétrospectivement levol quotidien de toutes les selles, etc., et voyant que sa patiencene conduisait qu’à se faire laisser pour mort sur le carreau, ildemanda à s’en aller, ce qui arrangea tout. Le chauffeur entra lelendemain et, plus tard, Mme Verdurin (qui avait étéobligée d’en prendre un autre) fut si satisfaite de lui, qu’elle mele recommanda chaleureusement comme homme d’absolue confiance. Moiqui ignorais tout, je le pris à la journée à Paris. Mais je n’aique trop anticipé, tout cela se retrouvera dès l’histoired’Albertine. En ce moment nous sommes à la Raspelière où je viensdîner pour la première fois avec mon amie, et M. de Charlus avecMorel, fils supposé d’un «&|160;intendant&|160;» qui gagnait trentemille francs par an de fixe, avait une voiture et nombre demajordomes subalternes, de jardiniers, de régisseurs et de fermierssous ses ordres. Mais puisque j’ai tellement anticipé, je ne veuxcependant pas laisser le lecteur sous l’impression d’une méchancetéabsolue qu’aurait eue Morel. Il était plutôt plein decontradictions, capable à certains jours d’une gentillessevéritable.

Je fus naturellement bien étonné d’apprendre que le cocher avaitété mis à la porte, et bien plus de reconnaître dans son remplaçantle chauffeur qui nous avait promenés, Albertine et moi. Mais il medébita une histoire compliquée, selon laquelle il était censé êtrerentré à Paris, d’où on l’avait demandé pour les Verdurin, et jen’eus pas une seconde de doute. Le renvoi du cocher fut cause queMorel causa un peu avec moi, afin de m’exprimer sa tristesserelativement au départ de ce brave garçon. Du reste, même en dehorsdes moments où j’étais seul et où il bondissait littéralement versmoi avec une expansion de joie, Morel, voyant que tout le monde mefaisait fête à la Raspelière et sentant qu’il s’excluaitvolontairement de la familiarité de quelqu’un qui était sans dangerpour lui, puisqu’il m’avait fait couper les ponts et ôté toutepossibilité d’avoir envers lui des airs protecteurs (que jen’avais, d’ailleurs, nullement songé à prendre), cessa de se teniréloigné de moi. J’attribuai son changement d’attitude à l’influencede M. de Charlus, laquelle, en effet, le rendait, sur certainspoints, moins borné, plus artiste, mais sur d’autres, où ilappliquait à la lettre les formules éloquentes, mensongères, etd’ailleurs momentanées, du maître, le bêtifiait encore davantage.Ce qu’avait pu lui dire M. de Charlus, ce fut, en effet, la seulechose que je supposai. Comment aurais-je pu deviner alors ce qu’onme dit ensuite (et dont je n’ai jamais été certain, lesaffirmations d’Andrée sur tout ce qui touchait Albertine, surtoutplus tard, m’ayant toujours semblé fort sujettes à caution car,comme nous l’avons vu autrefois, elle n’aimait pas sincèrement monamie et était jalouse d’elle), ce qui en tout cas, si c’était vrai,me fut remarquablement caché par tous les deux&|160;: qu’Albertineconnaissait beaucoup Morel. La nouvelle attitude que, vers cemoment du renvoi du cocher, Morel adopta à mon égard me permit dechanger d’avis sur son compte. Je gardai de son caractère lavilaine idée que m’en avait fait concevoir la bassesse que ce jeunehomme m’avait montrée quand il avait eu besoin de moi, suivie, toutaussitôt le service rendu, d’un dédain jusqu’à sembler ne pas mevoir. À cela il fallait l’évidence de ses rapports de vénalité avecM. de Charlus, et aussi des instincts de bestialité sans suite dontla non satisfaction (quand cela arrivait), ou les complicationsqu’ils entraînaient, causaient ses tristesses&|160;; mais cecaractère n’était pas si uniformément laid et plein decontradictions. Il ressemblait à un vieux livre du moyen âge, pleind’erreurs, de traditions absurdes, d’obscénités, il étaitextraordinairement composite. J’avais cru d’abord que son art, oùil était vraiment passé maître, lui avait donné des supérioritésqui dépassaient la virtuosité de l’exécutant. Une fois que jedisais mon désir de me mettre au travail&|160;: «&|160;Travaillez,devenez illustre, me dit-il. – De qui est cela&|160;? luidemandai-je. – De Fontanes à Chateaubriand.&|160;» Il connaissaitaussi une correspondance amoureuse de Napoléon. Bien, pensai-je, ilest lettré. Mais cette phrase, qu’il avait lue je ne sais pas où,était sans doute la seule qu’il connût de toute la littératureancienne et moderne, car il me la répétait chaque soir. Une autre,qu’il répétait davantage pour m’empêcher de rien dire de lui àpersonne, c’était celle-ci, qu’il croyait également littéraire, quiest à peine française ou du moins n’offre aucune espèce de sens,sauf peut-être pour un domestique cachottier&|160;:«&|160;Méfions-nous des méfiants.&|160;» Au fond, en allant decette stupide maxime jusqu’à la phrase de Fontanes à Chateaubriand,on eût parcouru toute une partie, variée mais moins contradictoirequ’il ne semble, du caractère de Morel. Ce garçon qui, pour peuqu’il y trouvât de l’argent, eût fait n’importe quoi, et sansremords – peut-être pas sans une contrariété bizarre, allantjusqu’à la surexcitation nerveuse, mais à laquelle le nom deremords irait fort mal – qui eût, s’il y trouvait son intérêt,plongé dans la peine, voire dans le deuil, des familles entières,ce garçon qui mettait l’argent au-dessus de tout et, sans parler debonté, au-dessus des sentiments de simple humanité les plusnaturels, ce même garçon mettait pourtant au-dessus de l’argent sondiplôme de Ier prix du Conservatoire et qu’on ne pûttenir aucun propos désobligeant sur lui à la classe de flûte ou decontrepoint. Aussi ses plus grandes colères, ses plus sombres etplus injustifiables accès de mauvaise humeur venaient-ils de cequ’il appelait (en généralisant sans doute quelques casparticuliers où il avait rencontré des malveillants) la fourberieuniverselle. Il se flattait d’y échapper en ne parlant jamais depersonne, en cachant son jeu, en se méfiant de tout le monde. (Pourmon malheur, à cause de ce qui devait en résulter après mon retourà Paris, sa méfiance n’avait pas «&|160;joué&|160;» à l’égard duchauffeur de Balbec, en qui il avait sans doute reconnu un pareil,c’est-à-dire, contrairement à sa maxime, un méfiant dans la bonneacception du mot, un méfiant qui se tait obstinément devant leshonnêtes gens et a tout de suite partie liée avec une crapule). Illui semblait – et ce n’était pas absolument faux – que cetteméfiance lui permettrait de tirer toujours son épingle du jeu, deglisser, insaisissable, à travers les plus dangereuses aventures,et sans qu’on pût rien, non pas même prouver, mais avancer contrelui, dans l’établissement de la rue Bergère. Il travaillerait,deviendrait illustre, serait peut-être un jour, avec unerespectabilité intacte, maître du jury de violon aux concours de ceprestigieux Conservatoire.

Mais c’est peut-être encore trop de logique dans la cervelle deMorel que d’y faire sortir les unes des autres les contradictions.En réalité, sa nature était vraiment comme un papier sur lequel ona fait tant de plis dans tous les sens qu’il est impossible de s’yretrouver. Il semblait avoir des principes assez élevés, et avecune magnifique écriture, déparée par les plus grossières fautesd’orthographe, passait des heures à écrire à son frère qu’il avaitmal agi avec ses sœurs, qu’il était leur aîné, leur appui&|160;; àses sœurs qu’elles avaient commis une inconvenance vis-à-vis delui-même.

Bientôt même, l’été finissant, quand on descendait du train àDouville, le soleil, amorti par la brume, n’était déjà plus, dansle ciel uniformément mauve, qu’un bloc rouge. À la grande paix quidescend, le soir, sur ces prés drus et salins et qui avaitconseillé à beaucoup de Parisiens, peintres pour la plupart,d’aller villégiaturer à Douville, s’ajoutait une humidité qui lesfaisait rentrer de bonne heure dans les petits chalets. Dansplusieurs de ceux-ci la lampe était déjà allumée. Seules quelquesvaches restaient dehors à regarder la mer en meuglant, tandis qued’autres, s’intéressant plus à l’humanité, tournaient leurattention vers nos voitures. Seul un peintre qui avait dressé sonchevalet sur une mince éminence travaillait à essayer de rendre cegrand calme, cette lumière apaisée. Peut-être les vachesallaient-elles lui servir inconsciemment et bénévolement demodèles, car leur air contemplatif et leur présence solitaire,quand les humains sont rentrés, contribuaient, à leur manière, à lapuissante impression de repos que dégage le soir. Et quelquessemaines plus tard, la transposition ne fut pas moins agréablequand, l’automne s’avançant, les jours devinrent tout à fait courtset qu’il fallut faire ce voyage dans la nuit. Si j’avais été faireun tour dans l’après-midi, il fallait rentrer s’habiller au plustard à cinq heures, où maintenant le soleil rond et rouge étaitdéjà descendu au milieu de la glace oblique, jadis détestée, et,comme quelque feu grégeois, incendiait la mer dans les vitres detoutes mes bibliothèques. Quelque geste incantateur ayant suscité,pendant que je passais mon smoking, le moi alerte et frivole quiétait le mien quand j’allais avec Saint-Loup dîner à Rivebelle etle soir où j’avais cru emmener Mlle de Stermaria dînerdans l’île du Bois, je fredonnais inconsciemment le même airqu’alors&|160;; et c’est seulement en m’en apercevant qu’à lachanson je reconnaissais le chanteur intermittent, lequel, eneffet, ne savait que celle-là. La première fois que je l’avaischantée, je commençais d’aimer Albertine, mais je croyais que je nela connaîtrais jamais. Plus tard, à Paris, c’était quand j’avaiscessé de l’aimer et quelques jours après l’avoir possédée pour lapremière fois. Maintenant, c’était en l’aimant de nouveau et aumoment d’aller dîner avec elle, au grand regret du directeur, quicroyait que je finirais par habiter la Raspelière et lâcher sonhôtel, et qui assurait avoir entendu dire qu’il régnait par là desfièvres dues aux marais du Bac et à leurs eaux«&|160;accroupies&|160;». J’étais heureux de cette multiplicité queje voyais ainsi à ma vie déployée sur trois plans&|160;; et puis,quand on redevient pour un instant un homme ancien, c’est-à-diredifférent de celui qu’on est depuis longtemps, la sensibilité,n’étant plus amortie par l’habitude, reçoit des moindres chocs desimpressions si vives qu’elles font pâlir tout ce qui les aprécédées et auxquelles, à cause de leur intensité, nous nousattachons avec l’exaltation passagère d’un ivrogne. Il faisait déjànuit quand nous montions dans l’omnibus ou la voiture qui allaitnous mener à la gare prendre le petit chemin de fer. Et dans lehall, le premier président nous disait&|160;: «&|160;Ah&|160;! vousallez à la Raspelière&|160;! Sapristi, elle a du toupet,Mme Verdurin, de vous faire faire une heure de chemin defer dans la nuit, pour dîner seulement. Et puis recommencer letrajet à dix heures du soir, dans un vent de tous les diables. Onvoit bien qu’il faut que vous n’ayez rien à faire&|160;»,ajoutait-il en se frottant les mains. Sans doute parlait-il ainsipar mécontentement de ne pas être invité, et aussi à cause de lasatisfaction qu’ont les hommes «&|160;occupés&|160;» – fût-ce parle travail le plus sot – de «&|160;ne pas avoir le temps&|160;» defaire ce que vous faites.

Certes il est légitime que l’homme qui rédige des rapports,aligne des chiffres, répond à des lettres d’affaires, suit lescours de la bourse, éprouve, quand il vous dit en ricanant&|160;:«&|160;C’est bon pour vous qui n’avez rien à faire&|160;», unagréable sentiment de sa supériorité. Mais celle-ci s’affirmeraittout aussi dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville, l’hommeoccupé le fait aussi), si votre divertissement était d’écrireHamlet ou seulement de le lire. En quoi les hommes occupésmanquent de réflexion. Car la culture désintéressée, qui leurparaît comique passe-temps d’oisifs quand ils la surprennent aumoment qu’on la pratique, ils devraient songer que c’est la mêmequi, dans leur propre métier, met hors de pair des hommes qui nesont peut-être pas meilleurs magistrats ou administrateurs qu’eux,mais devant l’avancement rapide desquels ils s’inclinent endisant&|160;: «&|160;Il paraît que c’est un grand lettré, unindividu tout à fait distingué.&|160;» Mais surtout le premierprésident ne se rendait pas compte que ce qui me plaisait dans cesdîners à la Raspelière, c’est que, comme il le disait avec raison,quoique par critique, ils «&|160;représentaient un vraivoyage&|160;», un voyage dont le charme me paraissait d’autant plusvif qu’il n’était pas son but à lui-même, qu’on n’y cherchaitnullement le plaisir, celui-ci étant affecté à la réunion verslaquelle on se rendait, et qui ne laissait pas d’être fort modifiépar toute l’atmosphère qui l’entourait. Il faisait déjà nuitmaintenant quand j’échangeais la chaleur de l’hôtel – de l’hôteldevenu mon foyer – pour le wagon où nous montions avec Albertine etoù le reflet de la lanterne sur la vitre apprenait, à certainsarrêts du petit train poussif, qu’on était arrivé à une gare. Pourne pas risquer que Cottard ne nous aperçût pas, et n’ayant pasentendu crier la station, j’ouvrais la portière, mais ce qui seprécipitait dans le wagon, ce n’était pas les fidèles, mais levent, la pluie, le froid. Dans l’obscurité je distinguais leschamps, j’entendais la mer, nous étions en rase campagne.Albertine, avant que nous rejoignions le petit noyau, se regardaitdans un petit miroir extrait d’un nécessaire en or qu’elleemportait avec elle. En effet, les premières fois, MmeVerdurin l’ayant fait monter dans son cabinet de toilette pourqu’elle s’arrangeât avant le dîner, j’avais, au sein du calmeprofond où je vivais depuis quelque temps, éprouvé un petitmouvement d’inquiétude et de jalousie à être obligé de laisserAlbertine au pied de l’escalier, et je m’étais senti si anxieuxpendant que j’étais seul au salon, au milieu du petit clan, et medemandais ce que mon amie faisait en haut, que j’avais lelendemain, par dépêche, après avoir demandé des indications à M. deCharlus sur ce qui se faisait de plus élégant, commandé chezCartier un nécessaire qui était la joie d’Albertine et aussi lamienne. Il était pour moi un gage de calme et aussi de lasollicitude de mon amie. Car elle avait certainement deviné que jen’aimais pas qu’elle restât sans moi chez Mme Verdurinet s’arrangeait à faire en wagon toute la toilette préalable audîner.

Au nombre des habitués de Mme Verdurin, et le plusfidèle de tous, comptait maintenant, depuis plusieurs mois, M. deCharlus. Régulièrement, trois fois par semaine, les voyageurs quistationnaient dans les salles d’attente ou sur le quai deDoncières-Ouest voyaient passer ce gros homme aux cheveux gris, auxmoustaches noires, les lèvres rougies d’un fard qui se remarquemoins à la fin de la saison que l’été, où le grand jour le rendaitplus cru et la chaleur à demi liquide. Tout en se dirigeant vers lepetit chemin de fer, il ne pouvait s’empêcher (seulement parhabitude de connaisseur, puisque maintenant il avait un sentimentqui le rendait chaste ou du moins, la plupart du temps, fidèle) dejeter sur les hommes de peine, les militaires, les jeunes gens encostume de tennis, un regard furtif, à la fois inquisitorial ettimoré, après lequel il baissait aussitôt ses paupières sur sesyeux presque clos avec l’onction d’un ecclésiastique en train dedire son chapelet, avec la réserve d’une épouse vouée à son uniqueamour ou d’une jeune fille bien élevée. Les fidèles étaientd’autant plus persuadés qu’il ne les avait pas vus, qu’il montaitdans un compartiment autre que le leur (comme faisait souvent aussila princesse Sherbatoff), en homme qui ne sait point si l’on seracontent ou non d’être vu avec lui et qui vous laisse la faculté devenir le trouver si vous en avez l’envie. Celle-ci n’avait pas étééprouvée, les toutes premières fois, par le docteur, qui avaitvoulu que nous le laissions seul dans son compartiment. Portantbeau son caractère hésitant depuis qu’il avait une grande situationmédicale, c’est en souriant, en se renversant en arrière, enregardant Ski par-dessus le lorgnon, qu’il dit par malice ou poursurprendre de biais l’opinion des camarades&|160;: «&|160;Vouscomprenez, si j’étais seul, garçon… , mais, à cause de ma femme, jeme demande si je peux le laisser voyager avec nous après ce quevous m’avez dit, chuchota le docteur. – Qu’est-ce que tu dis&|160;?demanda Mme Cottard. – Rien, cela ne te regarde pas, cen’est pas pour les femmes&|160;», répondit en clignant de l’œil ledocteur, avec une majestueuse satisfaction de lui-même qui tenaitle milieu entre l’air pince-sans-rire qu’il gardait devant sesélèves et ses malades et l’inquiétude qui accompagnait jadis sestraits d’esprit chez les Verdurin, et il continua à parler toutbas. Mme Cottard ne distingua que les mots «&|160;de laconfrérie&|160;» et «&|160;tapette&|160;», et comme dans le langagedu docteur le premier désignait la race juive et le second leslangues bien pendues, Mme Cottard conclut que M. deCharlus devait être un Israélite bavard. Elle ne comprit pas qu’ontînt le baron à l’écart à cause de cela, trouva de son devoir dedoyenne du clan d’exiger qu’on ne le laissât pas seul et nous nousacheminâmes tous vers le compartiment de M. de Charlus, guidés parCottard, toujours perplexe. Du coin où il lisait un volume deBalzac, M. de Charlus perçut cette hésitation&|160;; il n’avaitpourtant pas levé les yeux. Mais comme les sourds-muetsreconnaissent à un courant d’air, insensible pour les autres, quequelqu’un arrive derrière eux, il avait, pour être averti de lafroideur qu’on avait à son égard, une véritable hyperacuitésensorielle. Celle-ci, comme elle a coutume de faire dans tous lesdomaines, avait engendré chez M. de Charlus des souffrancesimaginaires. Comme ces névropathes qui, sentant une légèrefraîcheur, induisent qu’il doit y avoir une fenêtre ouverte àl’étage au-dessus, entrent en fureur et commencent à éternuer, M.de Charlus, si une personne avait devant lui montré un airpréoccupé, concluait qu’on avait répété à cette personne un proposqu’il avait tenu sur elle. Mais il n’y avait même pas besoin qu’oneût l’air distrait, ou l’air sombre, ou l’air rieur, il lesinventait. En revanche la cordialité lui masquait aisément lesmédisances qu’il ne connaissait pas. Ayant deviné la première foisl’hésitation de Cottard, si, au grand étonnement des fidèles qui nese croyaient pas aperçus encore par le liseur aux yeux baissés, illeur tendit la main quand ils furent à distance convenable, il secontenta d’une inclinaison de tout le corps, aussitôt vivementredressé, pour Cottard, sans prendre avec sa main gantée de Suèdela main que le docteur lui avait tendue. «&|160;Nous avons tenuabsolument à faire route avec vous, Monsieur, et à ne pas vouslaisser comme cela seul dans votre petit coin. C’est un grandplaisir pour nous, dit avec bonté Mme Cottard au baron.– Je suis très honoré, récita le baron en s’inclinant d’un airfroid. – J’ai été très heureuse d’apprendre que vous aviezdéfinitivement choisi ce pays pour y fixer vos tabern… &|160;» Elleallait dire tabernacles, mais ce mot lui sembla hébraïque etdésobligeant pour un juif, qui pourrait y voir une allusion. Aussise reprit-elle pour choisir une autre des expressions qui luiétaient familières, c’est-à-dire une expression solennelle&|160;:«&|160;pour y fixer, je voulais dire «&|160;vos pénates&|160;» (ilest vrai que ces divinités n’appartiennent pas à la religionchrétienne non plus, mais à une qui est morte depuis si longtempsqu’elle n’a plus d’adeptes qu’on puisse craindre de froisser).«&|160;Nous, malheureusement, avec la rentrée des classes, leservice d’hôpital du docteur, nous ne pouvons jamais bien longtempsélire domicile dans un même endroit.&|160;» Et lui montrant uncarton&|160;: «&|160;oyez d’ailleurs comme nous autres femmes noussommes moins heureuses que le sexe fort&|160;; pour aller aussiprès que chez nos amis Verdurin nous sommes obligées d’emporteravec nous toute une gamme d’impedimenta.&|160;» Moi je regardaispendant ce temps-là le volume de Balzac du baron. Ce n’était pas unexemplaire broché, acheté au hasard, comme le volume de Bergottequ’il m’avait prêté la première année. C’était un livre de sabibliothèque et, comme tel, portant la devise&|160;: «&|160;Je suisau Baron de Charlus&|160;», à laquelle faisaient place parfois,pour montrer le goût studieux des Guermantes&|160;: «&|160;Inprœliis non semper&|160;», et une autre encore&|160;:«&|160;Non sine labore&|160;». Mais nous les verronsbientôt remplacées par d’autres, pour tâcher de plaire à Morel.Mme Cottard, au bout d’un instant, prit un sujet qu’elletrouvait plus personnel au baron. «&|160;Je ne sais pas si vousêtes de mon avis, Monsieur, lui dit-elle au bout d’un instant, maisje suis très large d’idées et, selon moi, pourvu qu’on les pratiquesincèrement, toutes les religions sont bonnes. Je ne suis pas commeles gens que la vue d’un… protestant rend hydrophobes. – On m’aappris que la mienne était la vraie&|160;», répondit M. de Charlus.«&|160;C’est un fanatique, pensa Mme Cottard&|160;;Swann, sauf sur la fin, était plus tolérant, il est vrai qu’ilétait converti.&|160;» Or, tout au contraire, le baron était nonseulement chrétien, comme on le sait, mais pieux à la façon dumoyen âge. Pour lui, comme pour les sculpteurs du XIIIesiècle, l’Église chrétienne était, au sens vivant du mot, peupléed’une foule d’êtres, crus parfaitement réels&|160;: prophètes,apôtres, anges, saints personnages de toute sorte, entourant leVerbe incarné, sa mère et son époux, le Père Éternel, tous lesmartyrs et docteurs&|160;; tel que leur peuple en plein relief,chacun d’eux se presse au porche ou remplit le vaisseau descathédrales. Entre eux tous M. de Charlus avait choisi commepatrons intercesseurs les archanges Michel, Gabriel et Raphaël,avec lesquels il avait de fréquents entretiens pour qu’ilscommuniquassent ses prières au Père Éternel, devant le trône de quiils se tiennent. Aussi l’erreur de Mme Cottardm’amusa-t-elle beaucoup.

Pour quitter le terrain religieux, disons que le docteur, venu àParis avec le maigre bagage de conseils d’une mère paysanne, puisabsorbé par les études, presque purement matérielles, auxquellesceux qui veulent pousser loin leur carrière médicale sont obligésde se consacrer pendant un grand nombre d’années, ne s’était jamaiscultivé&|160;; il avait acquis plus d’autorité, mais non pasd’expérience&|160;; il prit à la lettre ce motd’«&|160;honoré&|160;», en fut à la fois satisfait parce qu’ilétait vaniteux, et affligé parce qu’il était bon garçon. «&|160;Cepauvre de Charlus, dit-il le soir à sa femme, il m’a fait de lapeine quand il m’a dit qu’il était honoré de voyager avec nous. Onsent, le pauvre diable, qu’il n’a pas de relations, qu’ils’humilie.&|160;»

Mais bientôt, sans avoir besoin d’être guidés par la charitableMme Cottard, les fidèles avaient réussi à dominer lagêne qu’ils avaient tous plus ou moins éprouvée, au début, à setrouver à côté de M. de Charlus. Sans doute en sa présence ilsgardaient sans cesse à l’esprit le souvenir des révélations de Skiet l’idée de l’étrangeté sexuelle qui était incluse en leurcompagnon de voyage. Mais cette étrangeté même exerçait sur eux uneespèce d’attrait. Elle donnait pour eux à la conversation du baron,d’ailleurs remarquable, mais en des parties qu’ils ne pouvaientguère apprécier, une saveur qui faisait paraître à côté laconversation des plus intéressants, de Brichot lui-même, comme unpeu fade. Dès le début d’ailleurs, on s’était plu à reconnaîtrequ’il était intelligent. «&|160;Le génie peut être voisin de lafolie&|160;», énonçait le docteur, et si la princesse, avide des’instruire, insistait, il n’en disait pas plus, cet axiome étanttout ce qu’il savait sur le génie et ne lui paraissant pas,d’ailleurs, aussi démontré que tout ce qui a trait à la fièvretyphoïde et à l’arthritisme. Et comme il était devenu superbe etresté mal élevé&|160;: «&|160;Pas de questions, princesse, nem’interrogez pas, je suis au bord de la mer pour me reposer.D’ailleurs vous ne me comprendriez pas, vous ne savez pas lamédecine.&|160;» Et la princesse se taisait en s’excusant, trouvantCottard un homme charmant, et comprenant que les célébrités ne sontpas toujours abordables. À cette première période on avait doncfini par trouver M. de Charlus intelligent malgré son vice (ou ceque l’on nomme généralement ainsi). Maintenant, c’était, sans s’enrendre compte, à cause de ce vice qu’on le trouvait plusintelligent que les autres. Les maximes les plus simples que,adroitement provoqué par l’universitaire ou le sculpteur, M. deCharlus énonçait sur l’amour, la jalousie, la beauté, à cause del’expérience singulière, secrète, raffinée et monstrueuse où il lesavait puisées, prenaient pour les fidèles ce charme dudépaysagement qu’une psychologie, analogue à celle que nous aofferte de tout temps notre littérature dramatique, revêt dans unepièce russe ou japonaise, jouée par des artistes de là-bas. Onrisquait encore, quand il n’entendait pas, une mauvaiseplaisanterie&|160;: «&|160;Oh&|160;! chuchotait le sculpteur, envoyant un jeune employé aux longs cils de bayadère et que M. deCharlus n’avait pu s’empêcher de dévisager, si le baron se met àfaire de l’œil au contrôleur, nous ne sommes pas prêts d’arriver,le train va aller à reculons. Regardez-moi la manière dont il leregarde, ce n’est plus un petit chemin de fer où nous sommes, c’estun funiculeur.&|160;» Mais au fond, si M. de Charlus ne venait pas,on était presque déçu de voyager seulement entre gens comme tout lemonde et de n’avoir pas auprès de soi ce personnage peinturluré,pansu et clos, semblable à quelque boîte de provenance exotique etsuspecte qui laisse échapper la curieuse odeur de fruits auxquelsl’idée de goûter seulement vous soulèverait le cœur. À ce point devue, les fidèles de sexe masculin avaient des satisfactions plusvives, dans la courte partie du trajet qu’on faisait entreSaint-Martin-du-Chêne, où montait M. de Charlus, et Doncières,station où on était rejoint par Morel. Car tant que le violonisten’était pas là (et si les dames et Albertine, faisant bande à partpour ne pas gêner la conversation, se tenaient éloignées), M. deCharlus ne se gênait pas pour ne pas avoir l’air de fuir certainssujets et parler de «&|160;ce qu’on est convenu d’appeler lesmauvaises mœurs&|160;». Albertine ne pouvait le gêner, car elleétait toujours avec les dames, par grâce de jeune fille qui ne veutpas que sa présence restreigne la liberté de la conversation. Or jesupportais aisément de ne pas l’avoir à côté de moi, à conditiontoutefois qu’elle restât dans le même wagon. Car moi quin’éprouvais plus de jalousie ni guère d’amour pour elle, ne pensaispas à ce qu’elle faisait les jours où je ne la voyais pas, enrevanche, quand j’étais là, une simple cloison, qui eût pu à larigueur dissimuler une trahison, m’était insupportable, et si elleallait avec les dames dans le compartiment voisin, au bout d’uninstant, ne pouvant plus tenir en place, au risque de froissercelui qui parlait, Brichot, Cottard ou Charlus, et à qui je nepouvais expliquer la raison de ma fuite, je me levais, les plantaislà et, pour voir s’il ne s’y faisait rien d’anormal, passais àcôté. Et jusqu’à Doncières, M. de Charlus, ne craignant pas dechoquer, parlait parfois fort crûment de mœurs qu’il déclarait netrouver pour son compte ni bonnes ni mauvaises. Il le faisait parhabileté, pour montrer sa largeur d’esprit, persuadé qu’il étaitque les siennes n’éveillaient guère de soupçon dans l’esprit desfidèles. Il pensait bien qu’il y avait dans l’univers quelquespersonnes qui étaient, selon une expression qui lui devint plustard familière, «&|160;fixées sur son compte&|160;». Mais il sefigurait que ces personnes n’étaient pas plus de trois ou quatre etqu’il n’y en avait aucune sur la côte normande. Cette illusion peutétonner de la part de quelqu’un d’aussi fin, d’aussi inquiet. Mêmepour ceux qu’il croyait plus ou moins renseignés, il se flattaitque ce ne fût que dans le vague, et avait la prétention, selonqu’il leur dirait telle ou telle chose, de mettre telle personne endehors des suppositions d’un interlocuteur qui, par politesse,faisait semblant d’accepter ses dires. Même se doutant de ce que jepouvais savoir ou supposer sur lui, il se figurait que cetteopinion, qu’il croyait beaucoup plus ancienne de ma part qu’elle nel’était en réalité, était toute générale, et qu’il lui suffisait denier tel ou tel détail pour être cru, alors qu’au contraire, si laconnaissance de l’ensemble précède toujours celle des détails, ellefacilite infiniment l’investigation de ceux-ci et, ayant détruit lepouvoir d’invisibilité, ne permet plus au dissimulateur de cacherce qu’il lui plaît. Certes, quand M. de Charlus, invité à un dînerpar tel fidèle ou tel ami des fidèles, prenait les détours les pluscompliqués pour amener, au milieu des noms de dix personnes qu’ilcitait, le nom de Morel, il ne se doutait guère qu’aux raisonstoujours différentes qu’il donnait du plaisir ou de la commoditéqu’il pourrait trouver ce soir-là à être invité avec lui, seshôtes, en ayant l’air de le croire parfaitement, en substituaientune seule, toujours la même, et qu’il croyait ignorée d’eux, àsavoir qu’il l’aimait. De même Mme Verdurin, semblanttoujours avoir l’air d’admettre entièrement les motifsmi-artistiques, mi-humanitaires, que M. de Charlus lui donnait del’intérêt qu’il portait à Morel, ne cessait de remercier avecémotion le baron des bontés touchantes, disait-elle, qu’il avaitpour le violoniste. Or quel étonnement aurait eu M. de Charlus si,un jour que Morel et lui étaient en retard et n’étaient pas venuspar le chemin de fer, il avait entendu la Patronne dire&|160;:«&|160;Nous n’attendons plus que ces demoiselles&|160;!&|160;» Lebaron eût été d’autant plus stupéfait que, ne bougeant guère de laRaspelière, il y faisait figure de chapelain, d’abbé du répertoire,et quelquefois (quand Morel avait quarante-huit heures depermission) y couchait deux nuits de suite. Mme Verdurinleur donnait alors deux chambres communicantes et, pour les mettreà l’aise, disait&|160;: «&|160;Si vous avez envie de faire de lamusique, ne vous gênez pas, les murs sont comme ceux d’uneforteresse, vous n’avez personne à votre étage, et mon mari a unsommeil de plomb.&|160;» Ces jours-là, M. de Charlus relayait laprincesse en allant chercher les nouveaux à la gare, excusaitMme Verdurin de ne pas être venue à cause d’un état desanté qu’il décrivait si bien que les invités entraient avec unefigure de circonstance et poussaient un cri d’étonnement entrouvant la Patronne alerte et debout, en robe à demidécolletée.

Car M. de Charlus était momentanément devenu, pourMme Verdurin, le fidèle des fidèles, une secondeprincesse Sherbatoff. De sa situation mondaine elle était beaucoupmoins sûre que de celle de la princesse, se figurant que, sicelle-ci ne voulait voir que le petit noyau, c’était par mépris desautres et prédilection pour lui. Comme cette feinte était justementle propre des Verdurin, lesquels traitaient d’ennuyeux tous ceuxqu’ils ne pouvaient fréquenter, il est incroyable que la Patronnepût croire la princesse une âme d’acier, détestant le chic. Maiselle n’en démordait pas et était persuadée que, pour la grande dameaussi, c’était sincèrement et par goût d’intellectualité qu’elle nefréquentait pas les ennuyeux. Le nombre de ceux-ci diminuait, dureste, à l’égard des Verdurin. La vie de bains de mer ôtait à uneprésentation les conséquences pour l’avenir qu’on eût pu redouter àParis. Des hommes brillants, venus à Balbec sans leur femme, ce quifacilitait tout, à la Raspelière faisaient des avances etd’ennuyeux devenaient exquis. Ce fut le cas pour le prince deGuermantes, que l’absence de la princesse n’aurait pourtant pasdécidé à aller «&|160;en garçon&|160;» chez les Verdurin, sil’aimant du dreyfusisme n’eût été si puissant qu’il lui fit monterd’un seul trait les pentes qui mènent à la Raspelière,malheureusement un jour où la Patronne était sortie. MmeVerdurin, du reste, n’était pas certaine que lui et M. de Charlusfussent du même monde. Le baron avait bien dit que le duc deGuermantes était son frère, mais c’était peut-être le mensonge d’unaventurier. Si élégant se fût-il montré, si aimable, si«&|160;fidèle&|160;» envers les Verdurin, la Patronne hésitaitpresque à l’inviter avec le prince de Guermantes. Elle consulta Skiet Brichot&|160;: «&|160;Le baron et le prince de Guermantes,est-ce que ça marche&|160;? – Mon Dieu, Madame, pour l’un des deuxje crois pouvoir le dire. – Mais l’un des deux, qu’est-ce que çapeut me faire&|160;? avait repris Mme Verdurin irritée.Je vous demande s’ils marchent ensemble&|160;? – Ah&|160;! Madame,voilà des choses qui sont bien difficiles à savoir.&|160;»Mme Verdurin n’y mettait aucune malice. Elle étaitcertaine des mœurs du baron, mais quand elle s’exprimait ainsi ellen’y pensait nullement, mais seulement à savoir si on pouvaitinviter ensemble le prince et M. de Charlus, si cela corderait.Elle ne mettait aucune intention malveillante dans l’emploi de cesexpressions toutes faites et que les «&|160;petits clans&|160;»artistiques favorisent. Pour se parer de M. de Guermantes, ellevoulait l’emmener, l’après-midi qui suivrait le déjeuner, à unefête de charité et où des marins de la côte figureraient unappareillage. Mais n’ayant pas le temps de s’occuper de tout, elledélégua ses fonctions au fidèle des fidèles, au baron. «&|160;Vouscomprenez, il ne faut pas qu’ils restent immobiles comme desmoules, il faut qu’ils aillent, qu’ils viennent, qu’on voie lebranle-bas, je ne sais pas le nom de tout ça. Mais vous, qui allezsouvent au port de Balbec-Plage, vous pourriez bien faire faire unerépétition sans vous fatiguer. Vous devez vous y entendre mieux quemoi, M. de Charlus, à faire marcher des petits marins. Mais, aprèstout, nous nous donnons bien du mal pour M. de Guermantes. C’estpeut-être un imbécile du Jockey. Oh&|160;! mon Dieu, je dis du maldu Jockey, et il me semble me rappeler que vous en êtes. Hé baron,vous ne me répondez pas, est-ce que vous en êtes&|160;? Vous nevoulez pas sortir avec nous&|160;? Tenez, voici un livre que j’aireçu, je pense qu’il vous intéressera. C’est de Roujon. Le titreest joli&|160;: «&|160;Parmi les hommes.&|160;»

Pour ma part, j’étais d’autant plus heureux que M. de Charlusfût assez souvent substitué à la princesse Sherbatoff, que j’étaistrès mal avec celle-ci, pour une raison à la fois insignifiante etprofonde. Un jour que j’étais dans le petit train, comblant de mesprévenances, comme toujours, la princesse Sherbatoff, j’y vismonter Mme de Villeparisis. Elle était en effet venuepasser quelques semaines chez la princesse de Luxembourg, mais,enchaîné à ce besoin quotidien de voir Albertine, je n’avais jamaisrépondu aux invitations multipliées de la marquise et de sonhôtesse royale. J’eus du remords en voyant l’amie de ma grand’mèreet, par pur devoir (sans quitter la princesse Sherbatoff) je causaiassez longtemps avec elle. J’ignorais, du reste, absolument queMme de Villeparisis savait très bien qui était mavoisine, mais ne voulait pas la connaître. À la station suivante,Mme de Villeparisis quitta le wagon, je me reprochaimême de ne pas l’avoir aidée à descendre&|160;; j’allai me rasseoirà côté de la princesse. Mais on eût dit – cataclysme fréquent chezles personnes dont la situation est peu solide et qui craignentqu’on n’ait entendu parler d’elles en mal, qu’on les méprise –qu’un changement à vue s’était opéré. Plongée dans sa Revue desDeux-Mondes, Mme Sherbatoff répondit à peine dubout des lèvres à mes questions et finit par me dire que je luidonnais la migraine. Je ne comprenais rien à mon crime. Quand jedis au revoir à la princesse, le sourire habituel n’éclaira pas sonvisage, un salut sec abaissa son menton, elle ne me tendit même pasla main et ne m’a jamais reparlé depuis. Mais elle dut parler – jene sais pas pour dire quoi – aux Verdurin, car dès que je demandaisà ceux-ci si je ne ferais pas bien de faire une politesse à laprincesse Sherbatoff, tous en chœur se précipitaient&|160;:«&|160;Non&|160;! Non&|160;! Non&|160;! Surtout pas&|160;! Ellen’aime pas les amabilités&|160;!&|160;» On ne le faisait pas pourme brouiller avec elle, mais elle avait réussi à faire croirequ’elle était insensible aux prévenances, une âme inaccessible auxvanités de ce monde. Il faut avoir vu l’homme politique qui passepour le plus entier, le plus intransigeant, le plus inapprochabledepuis qu’il est au pouvoir&|160;; il faut l’avoir vu au temps desa disgrâce, mendier timidement, avec un sourire brillantd’amoureux, le salut hautain d’un journaliste quelconque&|160;; ilfaut avoir vu le redressement de Cottard (que ses nouveaux maladesprenaient pour une barre de fer), et savoir de quels dépitsamoureux, de quels échecs de snobisme étaient faits l’apparentehauteur, l’anti-snobisme universellement admis de la princesseSherbatoff, pour comprendre que dans l’humanité la règle – quicomporte des exceptions naturellement – est que les durs sont desfaibles dont on n’a pas voulu, et que les forts, se souciant peuqu’on veuille ou non d’eux, ont seuls cette douceur que le vulgaireprend pour de la faiblesse.

Au reste je ne dois pas juger sévèrement la princesseSherbatoff. Son cas est si fréquent&|160;! Un jour, à l’enterrementd’un Guermantes, un homme remarquable placé à côté de moi me montraun Monsieur élancé et pourvu d’une jolie figure. «&|160;De tous lesGuermantes, me dit mon voisin, celui-là est le plus inouï, le plussingulier. C’est le frère du duc.&|160;» Je lui répondisimprudemment qu’il se trompait, que ce Monsieur, sans parentéaucune avec les Guermantes, s’appelait Fournier-Sarlovèze. L’hommeremarquable me tourna le dos et ne m’a plus jamais saluédepuis.

Un grand musicien, membre de l’Institut, haut dignitaireofficiel, et qui connaissait Ski, passa par Harembouville, où ilavait une nièce, et vint à un mercredi des Verdurin. M. de Charlusfut particulièrement aimable avec lui (à la demande de Morel) etsurtout pour qu’au retour à Paris, l’académicien lui permîtd’assister à différentes séances privées, répétitions, etc., oùjouait le violoniste. L’académicien flatté, et d’ailleurs hommecharmant, promit et tint sa promesse. Le baron fut très touché detoutes les amabilités que ce personnage (d’ailleurs, en ce qui leconcernait, aimant uniquement et profondément les femmes) eut pourlui, de toutes les facilités qu’il lui procura pour voir Morel dansles lieux officiels où les profanes n’entrent pas, de toutes lesoccasions données par le célèbre artiste au jeune virtuose de seproduire, de se faire connaître, en le désignant, de préférence àd’autres, à talent égal, pour des auditions qui devaient avoir unretentissement particulier. Mais M. de Charlus ne se doutait pasqu’il en devait au maître d’autant plus de reconnaissance quecelui-ci, doublement méritant, ou, si l’on aime mieux, deux foiscoupable, n’ignorait rien des relations du violoniste et de sonnoble protecteur. Il les favorisa, certes sans sympathie pourelles, ne pouvant comprendre d’autre amour que celui de la femme,qui avait inspiré toute sa musique, mais par indifférence morale,complaisance et serviabilité professionnelles, amabilité mondaine,snobisme. Quant à des doutes sur le caractère de ces relations, ilen avait si peu que, dès le premier dîner à la Raspelière, il avaitdemandé à Ski, en parlant de M. de Charlus et de Morel comme il eûtfait d’un homme et de sa maîtresse&|160;: «&|160;Est-ce qu’il y alongtemps qu’ils sont ensemble&|160;?&|160;» Mais trop homme dumonde pour en laisser rien voir aux intéressés, prêt, si parmi lescamarades de Morel il s’était produit quelques commérages, à lesréprimer et à rassurer Morel en lui disant paternellement&|160;:«&|160;On dit cela de tout le monde aujourd’hui&|160;», il ne cessade combler le baron de gentillesses que celui-ci trouva charmantes,mais naturelles, incapable de supposer chez l’illustre maître tantde vice ou tant de vertu. Car les mots qu’on disait en l’absence deM. de Charlus, les «&|160;à peu près&|160;» sur Morel, personnen’avait l’âme assez basse pour les lui répéter. Et pourtant cettesimple situation suffit à montrer que même cette choseuniversellement décriée, qui ne trouverait nulle part undéfenseur&|160;: «&|160;le potin&|160;», lui aussi, soit qu’il aitpour objet nous-même et nous devienne ainsi particulièrementdésagréable, soit qu’il nous apprenne sur un tiers quelque choseque nous ignorions, a sa valeur psychologique. Il empêche l’espritde s’endormir sur la vue factice qu’il a de ce qu’il croit leschoses et qui n’est que leur apparence. Il retourne celle-ci avecla dextérité magique d’un philosophe idéaliste et nous présenterapidement un coin insoupçonné du revers de l’étoffe. M. de Charluseût-il pu imaginer ces mots dits par certaine tendre parente&|160;:«&|160;Comment veux-tu que Mémé soit amoureux de moi&|160;? tuoublies donc que je suis une femme&|160;!&|160;» Et pourtant elleavait un attachement véritable, profond, pour M. de Charlus.Comment alors s’étonner que, pour les Verdurin, sur l’affection etla bonté desquels il n’avait aucun droit de compter, les proposqu’ils disaient loin de lui (et ce ne furent pas seulement, on leverra, des propos) fussent si différents de ce qu’il les imaginaitêtre, c’est-à-dire du simple reflet de ceux qu’il entendait quandil était là&|160;? Ceux-là seuls ornaient d’inscriptionsaffectueuses le petit pavillon idéal où M. de Charlus venaitparfois rêver seul, quand il introduisait un instant sonimagination dans l’idée que les Verdurin avaient de lui.L’atmosphère y était si sympathique, si cordiale, le repos siréconfortant, que, quand M. de Charlus, avant de s’endormir, étaitvenu s’y délasser un instant de ses soucis, il n’en sortait jamaissans un sourire. Mais, pour chacun de nous, ce genre de pavillonest double&|160;: en face de celui que nous croyons être l’unique,il y a l’autre, qui nous est habituellement invisible, le vrai,symétrique avec celui que nous connaissons, mais bien différent etdont l’ornementation, où nous ne reconnaîtrions rien de ce que nousnous attendions à voir, nous épouvanterait comme faite avec lessymboles odieux d’une hostilité insoupçonnée. Quelle stupeur pourM. de Charlus, s’il avait pénétré dans un de ces pavillonsadverses, grâce à quelque potin, comme par un de ces escaliers deservice où des graffiti obscènes sont charbonnés à la porte desappartements par des fournisseurs mécontents ou des domestiquesrenvoyés&|160;! Mais, tout autant que nous sommes privés de ce sensde l’orientation dont sont doués certains oiseaux, nous manquons dusens de la visibilité, comme nous manquons de celui des distances,nous imaginant toute proche l’attention intéressée des gens qui, aucontraire, ne pensent jamais à nous et ne soupçonnant pas que noussommes, pendant ce temps-là, pour d’autres leur seul souci. AinsiM. de Charlus vivait dupé comme le poisson qui croit que l’eau oùil nage s’étend au delà du verre de son aquarium qui lui enprésente le reflet, tandis qu’il ne voit pas à côté de lui, dansl’ombre, le promeneur amusé qui suit ses ébats ou le pisciculteurtout-puissant qui, au moment imprévu et fatal, différé en ce momentà l’égard du baron (pour qui le pisciculteur, à Paris, seraMme Verdurin), le tirera sans pitié du milieu où ilaimait vivre pour le rejeter dans un autre. Au surplus, lespeuples, en tant qu’ils ne sont que des collections d’individus,peuvent offrir des exemples plus vastes, mais identiques en chacunede leurs parties, de cette cécité profonde, obstinée etdéconcertante. Jusqu’ici, si elle était cause que M. de Charlustenait, dans le petit clan, des propos d’une habileté inutile oud’une audace qui faisait sourire en cachette, elle n’avait pasencore eu pour lui ni ne devait avoir, à Balbec, de gravesinconvénients. Un peu d’albumine, de sucre, d’arythmie cardiaque,n’empêche pas la vie de continuer normale pour celui qui ne s’enaperçoit même pas, alors que seul le médecin y voit la prophétie decatastrophes. Actuellement le goût – platonique ou non – de M. deCharlus pour Morel poussait seulement le baron à dire volontiers,en l’absence de Morel, qu’il le trouvait très beau, pensant quecela serait entendu en toute innocence, et agissant en cela commeun homme fin qui, appelé à déposer devant un tribunal, ne craindrapas d’entrer dans des détails qui semblent en apparencedésavantageux pour lui, mais qui, à cause de cela même, ont plus denaturel et moins de vulgarité que les protestationsconventionnelles d’un accusé de théâtre. Avec la même liberté,toujours entre Doncières-Ouest et Saint-Martin-du-Chêne – ou lecontraire au retour – M. de Charlus parlait volontiers de gens quiont, paraît-il, des mœurs très étranges, et ajoutait même&|160;:«&|160;Après tout, je dis étranges, je ne sais pas pourquoi, carcela n’a rien de si étrange&|160;», pour se montrer à soi-mêmecombien il était à l’aise avec son public. Et il l’était en effet,à condition que ce fût lui qui eût l’initiative des opérations etqu’il sût la galerie muette et souriante, désarmée par la crédulitéou la bonne éducation.

Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration pour labeauté de Morel, comme si elle n’eût eu aucun rapport avec un goût– appelé vice – il traitait de ce vice, mais comme s’il n’avait éténullement le sien. Parfois même il n’hésitait pas à l’appeler parson nom. Comme, après avoir regardé la belle reliure de son Balzac,je lui demandais ce qu’il préférait dans la ComédieHumaine, il me répondit, dirigeant sa pensée vers une idéefixe&|160;: «&|160;Tout l’un ou tout l’autre, les petitesminiatures comme le Curé de Tours et la Femmeabandonnée, ou les grandes fresques comme la série desIllusions perdues. Comment&|160;! vous ne connaissez pasles Illusions perdues&|160;? C’est si beau, le moment oùCarlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sacalèche&|160;: c’est Rastignac, la demeure du jeune homme qu’il aaimé autrefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie queSwann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristessed’Olympio de la pédérastie. Et la mort de Lucien&|160;! je neme rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à quilui demandait quel événement l’avait le plus affligé dans savie&|160;: «&|160;La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurset Misères.&|160;» – Je sais que Balzac se porte beaucoupcette année, comme l’an passé le pessimisme, interrompit Brichot.Mais, au risque de contrister les âmes en mal de déférencebalzacienne, sans prétendre, Dieu me damne, au rôle de gendarme delettres et dresser procès-verbal pour fautes de grammaire, j’avoueque le copieux improvisateur, dont vous me semblez surfairesingulièrement les élucubrations effarantes, m’a toujours paru unscribe insuffisamment méticuleux. J’ai lu ces IllusionsPerdues dont vous nous parlez, baron, en me torturant pouratteindre à une ferveur d’initié, et je confesse en toutesimplicité d’âme que ces romans-feuilletons, rédigés en pathos, engalimatias double et triple (Esther heureuse, Oùmènent les mauvais chemins, À combien l’amour revient auxvieillards), m’ont toujours fait l’effet des mystères deRocambole, promus par inexplicable faveur à la situation précairede chef-d’œuvre. – Vous dites cela parce que vous ne connaissez pasla vie, dit le baron doublement agacé, car il sentait que Brichotne comprendrait ni ses raisons d’artiste, ni les autres. –J’entends bien, répondit Brichot, que, pour parler comme MaîtreFrançois Rabelais, vous voulez dire que je suis moult sorbonagre,sorbonicole et sorboniforme. Pourtant, tout autant que lescamarades, j’aime qu’un livre donne l’impression de la sincérité etde la vie, je ne suis pas de ces clercs… – Le quart d’heure deRabelais, interrompit le docteur Cottard avec un air non plus dedoute, mais de spirituelle assurance. –&|160;… &|160;qui font vœude littérature en suivant la règle de l’Abbaye-aux-Bois dansl’obédience de M. le vicomte de Chateaubriand, grand maître duchiqué, selon la règle stricte des humanistes. M. le vicomte deChateaubriand… – Chateaubriand aux pommes&|160;? interrompit ledocteur Cottard. – C’est lui le patron de la confrérie, continuaBrichot sans relever la plaisanterie du docteur, lequel, enrevanche, alarmé par la phrase de l’universitaire, regarda M. deCharlus avec inquiétude. Brichot avait semblé manquer de tact àCottard, duquel le calembour avait amené un fin sourire sur leslèvres de la princesse Sherbatoff. – Avec le professeur, l’ironiemordante du parfait sceptique ne perd jamais ses droits, dit-ellepar amabilité et pour montrer que le «&|160;mot&|160;» du médecinn’avait pas passé inaperçu pour elle. – Le sage est forcémentsceptique, répondit le docteur. Que sais-je&|160;? γυωθι σεαυτου,disait Socrate. C’est très juste, l’excès en tout est un défaut.Mais je reste bleu quand je pense que cela a suffi à faire durer lenom de Socrate jusqu’à nos jours. Qu’est-ce qu’il y a dans cettephilosophie&|160;? peu de chose en somme. Quand on pense queCharcot et d’autres ont fait des travaux mille fois plusremarquables et qui s’appuient, au moins, sur quelque chose, sur lasuppression du réflexe pupillaire comme syndrome de la paralysiegénérale, et qu’ils sont presque oubliés&|160;! En somme, Socrate,ce n’est pas extraordinaire. Ce sont des gens qui n’avaient rien àfaire, qui passaient toute leur journée à se promener, àdiscutailler. C’est comme Jésus-Christ&|160;: Aimez-vous les unsles autres, c’est très joli. – Mon ami… , pria MmeCottard. – Naturellement, ma femme proteste, ce sont toutes desnévrosées. – Mais, mon petit docteur, je ne suis pas névrosée,murmura Mme Cottard. – Comment, elle n’est pasnévrosée&|160;? quand son fils est malade, elle présente desphénomènes d’insomnie. Mais enfin, je reconnais que Socrate, et lereste, c’est nécessaire pour une culture supérieure, pour avoir destalents d’exposition. Je cite toujours le γυωθι σεαυτου à mesélèves pour le premier cours. Le père Bouchard, qui l’a su, m’en afélicité. – Je ne suis pas des tenants de la forme pour la forme,pas plus que je ne thésauriserais en poésie la rime millionnaire,reprit Brichot. Mais, tout de même, la Comédie Humaine –bien peu humaine – est par trop le contraire de ces œuvres où l’artexcède le fond, comme dit cette bonne rosse d’Ovide. Et il estpermis de préférer un sentier à mi-côte, qui mène à la cure deMeudon ou à l’Ermitage de Ferney, à égale distance de laVallée-aux-Loups où René remplissait superbement les devoirs d’unpontificat sans mansuétude, et les Jardies où Honoré de Balzac,harcelé par les recors, ne s’arrêtait pas de cacographier pour unePolonaise, en apôtre zélé du charabia. – Chateaubriand est beaucoupplus vivant que vous ne dites, et Balzac est tout de même un grandécrivain, répondit M. de Charlus, encore trop imprégné du goût deSwann pour ne pas être irrité par Brichot, et Balzac a connujusqu’à ces passions que tout le monde ignore, ou n’étudie que pourles flétrir. Sans reparler des immortelles IllusionsPerdues, Sarrazine, la Fille aux yeux d’or,Une passion dans le désert, même l’assez énigmatiqueFausse Maîtresse, viennent à l’appui de mon dire. Quand jeparlais de ce côté «&|160;hors de nature&|160;» de Balzac à Swann,il me disait&|160;: «&|160;Vous êtes du même avis que Taine.&|160;»Je n’avais pas l’honneur de connaître M. Taine, ajouta M. deCharlus (avec cette irritante habitude du «&|160;Monsieur&|160;»inutile qu’ont les gens du monde, comme s’ils croyaient, en taxantde Monsieur un grand écrivain, lui décerner un honneur, peut-êtregarder les distances, et bien faire savoir qu’ils ne le connaissentpas), je ne connaissais pas M. Taine, mais je me tenais pour forthonoré d’être du même avis que lui.&|160;» D’ailleurs, malgré ceshabitudes mondaines ridicules, M. de Charlus était trèsintelligent, et il est probable que si quelque mariage ancien avaitnoué une parenté entre sa famille et celle de Balzac, il eûtressenti (non moins que Balzac d’ailleurs) une satisfaction dont iln’eût pu cependant s’empêcher de se targuer comme d’une marque decondescendance admirable.

Parfois, à la station qui suivait Saint-Martin-du-Chêne, desjeunes gens montaient dans le train. M. de Charlus ne pouvait pass’empêcher de les regarder, mais, comme il abrégeait et dissimulaitl’attention qu’il leur prêtait, elle prenait l’air de cacher unsecret, plus particulier même que le véritable&|160;; on aurait ditqu’il les connaissait, le laissait malgré lui paraître après avoiraccepté son sacrifice, avant de se retourner vers nous, comme fontces enfants à qui, à la suite d’une brouille entre parents, on adéfendu de dire bonjour à des camarades, mais qui, lorsqu’ils lesrencontrent, ne peuvent se priver de lever la tête avant deretomber sous la férule de leur précepteur.

Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de Balzac, avaitfait suivre l’allusion à la Tristesse d’Olympio dansSplendeurs et Misères, Ski, Brichot et Cottard s’étaientregardés avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de lasatisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faireparler Dreyfus de sa propre affaire, ou l’Impératrice de son règne.On comptait bien le pousser un peu sur ce sujet, mais c’était déjàDoncières, où Morel nous rejoignait. Devant lui, M. de Charlussurveillait soigneusement sa conversation, et quand Ski voulut leramener à l’amour de Carlos Herrera pour Lucien de Rubempré, lebaron prit l’air contrarié, mystérieux, et finalement (voyant qu’onne l’écoutait pas) sévère et justicier d’un père qui entendraitdire des indécences devant sa fille. Ski ayant mis quelqueentêtement à poursuivre, M. de Charlus, les yeux hors de la tête,élevant la voix, dit d’un ton significatif, en montrant Albertinequi pourtant ne pouvait nous entendre, occupée à causer avecMme Cottard et la princesse Sherbatoff, et sur le ton àdouble sens de quelqu’un qui veut donner une leçon à des gens malélevés&|160;: «&|160;Je crois qu’il serait temps de parler dechoses qui puissent intéresser cette jeune fille.&|160;» Mais jecompris bien que, pour lui, la jeune fille était non pas Albertine,mais Morel&|160;; il témoigna, du reste, plus tard de l’exactitudede mon interprétation par les expressions dont il se servit quandil demanda qu’on n’eût plus de ces conversations devant Morel.«&|160;Vous savez, me dit-il, en parlant du violoniste, qu’il n’estpas du tout ce que vous pourriez croire, c’est un petit trèshonnête, qui est toujours resté sage, très sérieux.&|160;» Et onsentait à ces mots que M. de Charlus considérait l’inversionsexuelle comme un danger aussi menaçant pour les jeunes gens que laprostitution pour les femmes, et que, s’il se servait pour Morel del’épithète de «&|160;sérieux&|160;», c’était dans le sens qu’elleprend appliquée à une petite ouvrière. Alors Brichot, pour changerla conversation, me demanda si je comptais rester encore longtempsà Incarville. J’avais eu beau lui faire observer plusieurs fois quej’habitais non pas Incarville mais Balbec, il retombait toujoursdans sa faute, car c’est sous le nom d’Incarville ou deBalbec-Incarville qu’il désignait cette partie du littoral. Il y aainsi des gens qui parlent des mêmes choses que nous en lesappelant d’un nom un peu différent. Une certaine dame du faubourgSaint-Germain me demandait toujours, quand elle voulait parler dela duchesse de Guermantes, s’il y avait longtemps que je n’avais vuZénaïde, ou Oriane-Zénaïde, ce qui fait qu’au premier moment je necomprenais pas. Probablement il y avait eu un temps où, une parentede Mme de Guermantes s’appelant Oriane, on l’appelait,elle, pour éviter les confusions, Oriane-Zénaïde. Peut-être aussi yavait-il eu d’abord une gare seulement à Incarville, et allait-onde là en voiture à Balbec. «&|160;De quoi parliez-vous donc&|160;?dit Albertine étonnée du ton solennel de père de famille que venaitd’usurper M. de Charlus. – De Balzac, se hâta de répondre le baron,et vous avez justement ce soir la toilette de la princesse deCadignan, pas la première, celle du dîner, mais la seconde.&|160;»Cette rencontre tenait à ce que, pour choisir des toilettes àAlbertine, je m’inspirais du goût qu’elle s’était formé grâce àElstir, lequel appréciait beaucoup une sobriété qu’on eût puappeler britannique s’il ne s’y était allié plus de douceur, demollesse française. Le plus souvent, les robes qu’il préféraitoffraient aux regards une harmonieuse combinaison de couleursgrises, comme celle de Diane de Cadignan. Il n’y avait guère que M.de Charlus pour savoir apprécier à leur véritable valeur lestoilettes d’Albertine&|160;; tout de suite ses yeux découvraient cequi en faisait la rareté, le prix&|160;; il n’aurait jamais dit lenom d’une étoffe pour une autre et reconnaissait le faiseur.Seulement il aimait mieux – pour les femmes – un peu plus d’éclatet de couleur que n’en tolérait Elstir. Aussi, ce soir-là, melança-t-elle un regard moitié souriant, moitié inquiet, en courbantson petit nez rose de chatte. En effet, croisant sur sa jupe decrêpe de chine gris, sa jaquette de cheviote grise laissait croirequ’Albertine était tout en gris. Mais me faisant signe de l’aider,parce que ses manches bouffantes avaient besoin d’être aplaties ourelevées pour entrer ou retirer sa jaquette, elle ôta celle-ci, etcomme ces manches étaient d’un écossais très doux, rose, bleu pâle,verdâtre, gorge-de-pigeon, ce fut comme si dans un ciel griss’était formé un arc-en-ciel. Et elle se demandait si cela allaitplaire à M. de Charlus. «&|160;Ah&|160;! s’écria celui-ci ravi,voilà un rayon, un prisme de couleur. Je vous fais tous mescompliments. – Mais Monsieur seul en a mérité, répondit gentimentAlbertine en me désignant, car elle aimait montrer ce qui luivenait de moi. – Il n’y a que les femmes qui ne savent pass’habiller qui craignent la couleur, reprit M. de Charlus. On peutêtre éclatante sans vulgarité et douce sans fadeur. D’ailleurs vousn’avez pas les mêmes raisons que Mme de Cadignan devouloir paraître détachée de la vie, car c’était l’idée qu’ellevoulait inculquer à d’Arthez par cette toilette grise.&|160;»Albertine, qu’intéressait ce muet langage des robes, questionna M.de Charlus sur la princesse de Cadignan. «&|160;Oh&|160;! c’est unenouvelle exquise, dit le baron d’un ton rêveur. Je connais le petitjardin où Diane de Cadignan se promena avec M. d’Espard. C’estcelui d’une de mes cousines. – Toutes ces questions du jardin de sacousine, murmura Brichot à Cottard, peuvent, de même que sagénéalogie, avoir du prix pour cet excellent baron. Mais quelintérêt cela a-t-il pour nous qui n’avons pas le privilège de nousy promener, ne connaissons pas cette dame et ne possédons pas detitres de noblesse&|160;?&|160;» Car Brichot ne soupçonnait pasqu’on pût s’intéresser à une robe et à un jardin comme à une œuvred’art, et que c’est comme dans Balzac que M. de Charlus revoyaitles petites allées de Mme de Cadignan. Le baronpoursuivit&|160;: «&|160;Mais vous la connaissez, me dit-il, enparlant de cette cousine et pour me flatter en s’adressant à moicomme à quelqu’un qui, exilé dans le petit clan, pour M. de Charlussinon était de son monde, du moins allait dans son monde. En toutcas vous avez dû la voir chez Mme de Villeparisis. – Lamarquise de Villeparisis à qui appartient le château deBaucreux&|160;? demanda Brichot d’un air captivé. – Oui, vous laconnaissez&|160;? demanda sèchement M. de Charlus. – Nullement,répondit Brichot, mais notre collègue Norpois passe tous les ansune partie de ses vacances à Baucreux. J’ai eu l’occasion de luiécrire là.&|160;» Je dis à Morel, pensant l’intéresser, que M. deNorpois était ami de mon père. Mais pas un mouvement de son visagene témoigna qu’il eût entendu, tant il tenait mes parents pour gensde peu et n’approchant pas de bien loin de ce qu’avait été mongrand-oncle chez qui son père avait été valet de chambre et qui, dureste, contrairement au reste de la famille, aimant assez«&|160;faire des embarras&|160;», avait laissé un souvenir ébloui àses domestiques. «&|160;Il paraît que Mme deVilleparisis est une femme supérieure&|160;; mais je n’ai jamaisété admis à en juger par moi-même, non plus, du reste, que mescollègues. Car Norpois, qui est d’ailleurs plein de courtoisie etd’affabilité à l’Institut, n’a présenté aucun de nous à lamarquise. Je ne sais de reçu par elle que notre ami Thureau-Dangin,qui avait avec elle d’anciennes relations de famille, et aussiGaston Boissier, qu’elle a désiré connaître à la suite d’une étudequi l’intéressait tout particulièrement. Il y a dîné une fois etest revenu sous le charme. Encore Mme Boissiern’a-t-elle pas été invitée.&|160;» À ces noms, Morel souritd’attendrissement&|160;: «&|160;Ah&|160;! Thureau-Dangin, me dit-ild’un air aussi intéressé que celui qu’il avait montré en entendantparler du marquis de Norpois et de mon père était restéindifférent. Thureau-Dangin, c’était une paire d’amis avec votreoncle. Quand une dame voulait une place de centre pour uneréception à l’Académie, votre oncle disait&|160;: «&|160;J’écriraià Thureau-Dangin.&|160;» Et naturellement la place était aussitôtenvoyée, car vous comprenez bien que M. Thureau-Dangin ne se seraitpas risqué de rien refuser à votre oncle, qui l’aurait repincé autournant. Cela m’amuse aussi d’entendre le nom de Boissier, carc’était là que votre grand-oncle faisait faire toutes ses emplettespour les dames au moment du jour de l’an. Je le sais, car jeconnais la personne qui était chargée de la commission.&|160;» Ilfaisait plus que la connaître, c’était son père. Certaines de cesallusions affectueuses de Morel à la mémoire de mon oncletouchaient à ce que nous ne comptions pas rester toujours dansl’Hôtel de Guermantes, où nous n’étions venus loger qu’à cause dema grand’mère. On parlait quelquefois d’un déménagement possible.Or, pour comprendre les conseils que me donnait à cet égard CharlesMorel, il faut savoir qu’autrefois mon grand-oncle demeurait 40bis boulevard Malesherbes. Il en était résulté que, dansla famille, comme nous allions beaucoup chez mon oncle Adolphejusqu’au jour fatal où je brouillai mes parents avec lui enracontant l’histoire de la dame en rose, au lieu de dire«&|160;chez votre oncle&|160;», on disait «&|160;au 40bis&|160;». Des cousines de maman lui disaient le plusnaturellement du monde&|160;: «&|160;Ah&|160;! dimanche on ne peutpas vous avoir, vous dînez au 40 bis.&|160;» Si j’allaisvoir une parente, on me recommandait d’aller d’abord «&|160;au 40bis&|160;», afin que mon oncle ne pût être froissé qu’onn’eût commencé par lui. Il était propriétaire de la maison et semontrait, à vrai dire, très difficile sur le choix des locataires,qui étaient tous des amis, ou le devenaient. Le colonel baron deVatry venait tous les jours fumer un cigare avec lui pour obtenirplus facilement des réparations. La porte cochère était toujoursfermée. Si à une fenêtre mon oncle apercevait un linge, un tapis,il entrait en fureur et les faisait retirer plus rapidementqu’aujourd’hui les agents de police. Mais enfin il n’en louait pasmoins une partie de la maison, n’ayant pour lui que deux étages etles écuries. Malgré cela, sachant lui faire plaisir en vantant lebon entretien de la maison, on célébrait le confort du «&|160;petithôtel&|160;» comme si mon oncle en avait été le seul occupant, etil laissait dire, sans opposer le démenti formel qu’il aurait dû.Le «&|160;petit hôtel&|160;» était assurément confortable (mononcle y introduisant toutes les inventions de l’époque). Mais iln’avait rien d’extraordinaire. Seul mon oncle, tout en disant, avecune modestie fausse, mon petit taudis, était persuadé, ou en toutcas avait inculqué à son valet de chambre, à la femme de celui-ci,au cocher, à la cuisinière l’idée que rien n’existait à Paris qui,pour le confort, le luxe et l’agrément, fût comparable au petithôtel. Charles Morel avait grandi dans cette foi. Il y était resté.Aussi, même les jours où il ne causait pas avec moi, si dans letrain je parlais à quelqu’un de la possibilité d’un déménagement,aussitôt il me souriait et, clignant de l’œil d’un air entendu, medisait&|160;: «&|160;Ah&|160;! ce qu’il vous faudrait, c’estquelque chose dans le genre du 40 bis&|160;! C’est là quevous seriez bien&|160;! On peut dire que votre oncle s’y entendait.Je suis bien sûr que dans tout Paris il n’existe rien qui vaille le40 bis.&|160;»

À l’air mélancolique qu’avait pris, en parlant de la princessede Cadignan, M. de Charlus, j’avais bien senti que cette nouvellene le faisait pas penser qu’au petit jardin d’une cousine assezindifférente. Il tomba dans une songerie profonde, et comme separlant à soi-même&|160;: «&|160;Les Secrets de la princesse deCadignan&|160;! s’écria-t-il, quel chef-d’œuvre&|160;! commec’est profond, comme c’est douloureux, cette mauvaise réputation deDiane qui craint tant que l’homme qu’elle aime ne l’apprenne&|160;!Quelle vérité éternelle, et plus générale que cela n’en al’air&|160;! comme cela va loin&|160;!&|160;» M. de Charlusprononça ces mots avec une tristesse qu’on sentait pourtant qu’ilne trouvait pas sans charme. Certes M. de Charlus, ne sachant pasau juste dans quelle mesure ses mœurs étaient ou non connues,tremblait, depuis quelque temps, qu’une fois qu’il serait revenu àParis et qu’on le verrait avec Morel, la famille de celui-cin’intervînt et qu’ainsi son bonheur fût compromis. Cetteéventualité ne lui était probablement apparue jusqu’ici que commequelque chose de profondément désagréable et pénible. Mais le baronétait fort artiste. Et maintenant que depuis un instant ilconfondait sa situation avec celle décrite par Balzac, il seréfugiait en quelque sorte dans la nouvelle, et à l’infortune quile menaçait peut-être, et ne laissait pas en tout cas del’effrayer, il avait cette consolation de trouver, dans sa propreanxiété, ce que Swann et aussi Saint-Loup eussent appelé quelquechose de «&|160;très balzacien&|160;». Cette identification à laprincesse de Cadignan avait été rendue facile pour M. de Charlusgrâce à la transposition mentale qui lui devenait habituelle etdont il avait déjà donné divers exemples. Elle suffisait,d’ailleurs, pour que le seul remplacement de la femme, comme objetaimé, par un jeune homme, déclanchât aussitôt autour de celui-citout le processus de complications sociales qui se développentautour d’une liaison ordinaire. Quand, pour une raison quelconque,on introduit une fois pour toutes un changement dans le calendrier,ou dans les horaires, si on fait commencer l’année quelquessemaines plus tard, ou si l’on fait sonner minuit un quart d’heureplus tôt, comme les journées auront tout de même vingt-quatreheures et les mois trente jours, tout ce qui découle de la mesuredu temps restera identique. Tout peut avoir été changé sans ameneraucun trouble, puisque les rapports entre les chiffres sonttoujours pareils. Ainsi des vies qui adoptent «&|160;l’heure del’Europe Centrale&|160;» ou les calendriers orientaux. Il semblemême que l’amour-propre qu’on a à entretenir une actrice jouât unrôle dans cette liaison-ci. Quand, dès le premier jour, M. deCharlus s’était enquis de ce qu’était Morel, certes il avait apprisqu’il était d’une humble extraction, mais une demi-mondaine quenous aimons ne perd pas pour nous de son prestige parce qu’elle estla fille de pauvres gens. En revanche, les musiciens connus à quiil avait fait écrire – même pas par intérêt, comme les amis qui, enprésentant Swann à Odette, la lui avaient dépeinte comme plusdifficile et plus recherchée qu’elle n’était – par simple banalitéd’hommes en vue surfaisant un débutant, avaient répondu aubaron&|160;: «&|160;Ah&|160;! grand talent, grosse situation, étantdonné naturellement qu’il est un jeune, très apprécié desconnaisseurs, fera son chemin.&|160;» Et par la manie des gens quiignorent l’inversion à parler de la beauté masculine&|160;:«&|160;Et puis, il est joli à voir jouer&|160;; il fait mieux quepersonne dans un concert&|160;; il a de jolis cheveux, des posesdistinguées&|160;; la tête est ravissante, et il a l’air d’unvioloniste de portrait.&|160;» Aussi M. de Charlus, surexcitéd’ailleurs par Morel, qui ne lui laissait pas ignorer de combien depropositions il était l’objet, était-il flatté de le ramener aveclui, de lui construire un pigeonnier où il revînt souvent. Car lereste du temps il le voulait libre, ce qui était rendu nécessairepar sa carrière que M. de Charlus désirait, tant d’argent qu’il dûtlui donner, que Morel continuât, soit à cause de cette idée trèsGuermantes qu’il faut qu’un homme fasse quelque chose, qu’on nevaut que par son talent, et que la noblesse ou l’argent sontsimplement le zéro qui multiplie une valeur, soit qu’il eût peurqu’oisif et toujours auprès de lui le violoniste s’ennuyât. Enfinil ne voulait pas se priver du plaisir qu’il avait, lors decertains grands concerts, à se dire&|160;: «&|160;Celui qu’onacclame en ce moment sera chez moi cette nuit.&|160;» Les gensélégants, quand ils sont amoureux, et de quelque façon qu’ils lesoient, mettent leur vanité à ce qui peut détruire les avantagesantérieurs où leur vanité eût trouvé satisfaction.

Morel me sentant sans méchanceté pour lui, sincèrement attaché àM. de Charlus, et d’autre part d’une indifférence physique absolueà l’égard de tous les deux, finit par manifester à mon endroit lesmêmes sentiments de chaleureuse sympathie qu’une cocotte qui saitqu’on ne la désire pas et que son amant a en vous un ami sincèrequi ne cherchera pas à le brouiller avec elle. Non seulement il meparlait exactement comme autrefois Rachel, la maîtresse deSaint-Loup, mais encore, d’après ce que me répétait M. de Charlus,lui disait de moi, en mon absence, les mêmes choses que Racheldisait de moi à Robert. Enfin M. de Charlus me disait&|160;:«&|160;Il vous aime beaucoup&|160;», comme Robert&|160;:«&|160;Elle t’aime beaucoup.&|160;» Et comme le neveu de la part desa maîtresse, c’est de la part de Morel que l’oncle me demandaitsouvent de venir dîner avec eux. Il n’y avait, d’ailleurs, pasmoins d’orages entre eux qu’entre Robert et Rachel. Certes, quandCharlie (Morel) était parti, M. de Charlus ne tarissait pasd’éloges sur lui, répétant, ce dont il était flatté, que levioloniste était si bon pour lui. Mais il était pourtant visibleque souvent Charlie, même devant tous les fidèles, avait l’airirrité au lieu de paraître toujours heureux et soumis, comme eûtsouhaité le baron. Cette irritation alla même plus tard, par suitede la faiblesse qui poussait M. de Charlus à pardonner sesinconvenances d’attitude à Morel, jusqu’au point que le violonistene cherchait pas à la cacher, ou même l’affectait. J’ai vu M. deCharlus, entrant dans un wagon où Charlie était avec des militairesde ses amis, accueilli par des haussements d’épaules du musicien,accompagnés d’un clignement d’yeux à ses camarades. Ou bien ilfaisait semblant de dormir, comme quelqu’un que cette arrivéeexcède d’ennui. Ou il se mettait à tousser, les autres riaient,affectaient, pour se moquer, le parler mièvre des hommes pareils àM. de Charlus&|160;; attiraient dans un coin Charlie qui finissaitpar revenir, comme forcé, auprès de M. de Charlus, dont le cœurétait percé par tous ces traits. Il est inconcevable qu’il les aitsupportés&|160;; et ces formes, chaque fois différentes, desouffrance posaient à nouveau pour M. de Charlus le problème dubonheur, le forçaient non seulement à demander davantage, mais àdésirer autre chose, la précédente combinaison se trouvant viciéepar un affreux souvenir. Et pourtant, si pénibles que furentensuite ces scènes, il faut reconnaître que, les premiers temps, legénie de l’homme du peuple de France dessinait pour Morel, luifaisait revêtir des formes charmantes de simplicité, de franchiseapparente, même d’une indépendante fierté qui semblait inspirée parle désintéressement. Cela était faux, mais l’avantage de l’attitudeétait d’autant plus en faveur de Morel que, tandis que celui quiaime est toujours forcé de revenir à la charge, d’enchérir, il estau contraire aisé pour celui qui n’aime pas de suivre une lignedroite, inflexible et gracieuse. Elle existait de par le privilègede la race dans le visage si ouvert de ce Morel au cœur si fermé,ce visage paré de la grâce néo-hellénique qui fleurit auxbasiliques champenoises. Malgré sa fierté factice, souvent,apercevant M. de Charlus au moment où il ne s’y attendait pas, ilétait gêné pour le petit clan, rougissait, baissait les yeux, auravissement du baron qui voyait là tout un roman. C’étaitsimplement un signe d’irritation et de honte. La premières’exprimait parfois&|160;; car, si calme et énergiquement décenteque fût habituellement l’attitude de Morel, elle n’allait pas sansse démentir souvent. Parfois même, à quelque mot que lui disait lebaron éclatait, de la part de Morel, sur un ton dur, une répliqueinsolente dont tout le monde était choqué. M. de Charlus baissaitla tête d’un air triste, ne répondait rien, et, avec la faculté decroire que rien n’a été remarqué de la froideur, de la dureté deleurs enfants qu’ont les pères idolâtres, n’en continuait pas moinsà chanter les louanges du violoniste. M. de Charlus n’étaitd’ailleurs pas toujours aussi soumis, mais ses rébellionsn’atteignaient généralement pas leur but, surtout parce qu’ayantvécu avec des gens du monde, dans le calcul des réactions qu’ilpouvait éveiller il tenait compte de la bassesse, sinon originelle,du moins acquise par l’éducation. Or, à la place, il rencontraitchez Morel quelque velléité plébéienne d’indifférence momentanée.Malheureusement pour M. de Charlus, il ne comprenait pas que, pourMorel, tout cédait devant les questions où le Conservatoire et labonne réputation au Conservatoire (mais ceci, qui devait être plusgrave, ne se posait pas pour le moment) entraient en jeu. Ainsi,par exemple, les bourgeois changent aisément de nom par vanité, lesgrands seigneurs par avantage. Pour le jeune violoniste, aucontraire, le nom de Morel était indissolublement lié à sonIer prix de violon, donc impossible à modifier. M. deCharlus aurait voulu que Morel tînt tout de lui, même son nom.S’étant avisé que le prénom de Morel était Charles, qui ressemblaità Charlus, et que la propriété où ils se voyaient s’appelait lesCharmes, il voulut persuader à Morel qu’un joli nom agréable à direétant la moitié d’une réputation artistique, le virtuose devaitsans hésiter prendre le nom de «&|160;Charmel&|160;», allusiondiscrète au lieu de leurs rendez-vous. Morel haussa les épaules. Endernier argument M. de Charlus eut la malheureuse idée d’ajouterqu’il avait un valet de chambre qui s’appelait ainsi. Il ne fitqu’exciter la furieuse indignation du jeune homme. «&|160;Il y eutun temps où mes ancêtres étaient fiers du titre de valet dechambre, de maîtres d’hôtel du Roi. – Il y en eut un autre,répondit fièrement Morel, où mes ancêtres firent couper le cou auxvôtres.&|160;» M. de Charlus eût été bien étonné s’il eût pusupposer que, à défaut de «&|160;Charmel&|160;», résigné à adopterMorel et à lui donner un des titres de la famille de Guermantesdesquels il disposait, mais que les circonstances, comme on leverra, ne lui permirent pas d’offrir au violoniste, celui-ci eûtrefusé en pensant à la réputation artistique attachée à son nom deMorel et aux commentaires qu’on eût faits à «&|160;laclasse&|160;». Tant au-dessus du faubourg Saint-Germain il plaçaitla rue Bergère. Force fut à M. de Charlus de se contenter, pourl’instant, de faire faire à Morel des bagues symboliques portantl’antique inscription&|160;: PLVS VLTRA CAROLVS. Certes, devant, unadversaire d’une sorte qu’il ne connaissait pas, M. de Charlusaurait dû changer de tactique. Mais qui en est capable&|160;? Dureste, si M. de Charlus avait des maladresses, il n’en manquait pasnon plus à Morel. Bien plus que la circonstance même qui amena larupture, ce qui devait, au moins provisoirement (mais ce provisoirese trouva être définitif), le perdre, auprès de M. de Charlus,c’est qu’il n’y avait pas en lui que la bassesse qui le faisaitêtre plat devant la dureté et répondre par l’insolence à ladouceur. Parallèlement à cette bassesse de nature, il y avait uneneurasthénie compliquée de mauvaise éducation, qui, s’éveillantdans toute circonstance où il était en faute ou devenait à charge,faisait qu’au moment même où il aurait eu besoin de toute sagentillesse, de toute sa douceur, de toute sa gaieté pour désarmerle baron, il devenait sombre, hargneux, cherchait à entamer desdiscussions où il savait qu’on n’était pas d’accord avec lui,soutenait son point de vue hostile avec une faiblesse de raisons etune violence tranchante qui augmentait cette faiblesse même. Car,bien vite à court d’arguments, il en inventait quand même, danslesquels se déployait toute l’étendue de son ignorance et de sabêtise. Elles perçaient à peine quand il était aimable et necherchait qu’à plaire. Au contraire, on ne voyait plus qu’ellesdans ses accès d’humeur sombre, où d’inoffensives elles devenaienthaïssables. Alors M. de Charlus se sentait excédé, ne mettait sonespoir que dans un lendemain meilleur, tandis que Morel, oubliantque le baron le faisait vivre fastueusement, avec un sourireironique de pitié supérieure, et disait&|160;: «&|160;Je n’aijamais rien accepté de personne. Comme cela je n’ai personne à quije doive un seul merci.&|160;»

En attendant, et comme s’il eût eu affaire à un homme du monde,M. de Charlus continuait à exercer ses colères, vraies ou feintes,mais devenues inutiles. Elles ne l’étaient pas toujours cependant.Ainsi, un jour (qui se place d’ailleurs après cette premièrepériode) où le baron revenait avec Charlie et moi d’un déjeunerchez les Verdurin, croyant passer la fin de l’après-midi et lasoirée avec le violoniste à Doncières, l’adieu de celui-ci, dès ausortir du train, qui répondit&|160;: «&|160;Non, j’ai àfaire&|160;», causa à M. de Charlus une déception si forte que,bien qu’il eût essayé de faire contre mauvaise fortune bon cœur, jevis des larmes faire fondre le fard de ses cils, tandis qu’ilrestait hébété devant le train. Cette douleur fut telle que, commenous comptions, elle et moi, finir la journée à Doncières, je dis àAlbertine, à l’oreille, que je voudrais bien que nous ne laissionspas seul M. de Charlus qui me semblait, je ne savais pourquoi,chagriné. La chère petite accepta de grand cœur. Je demandai alorsà M. de Charlus s’il ne voulait pas que je l’accompagnasse un peu.Lui aussi accepta, mais refusa de déranger pour cela ma cousine. Jetrouvai une certaine douceur (et sans doute pour une dernière fois,puisque j’étais résolu de rompre avec elle) à lui ordonnerdoucement, comme si elle avait été ma femme&|160;: «&|160;Rentre deton côté, je te retrouverai ce soir&|160;», et à l’entendre, commeune épouse aurait fait, me donner la permission de faire comme jevoudrais, et m’approuver, si M. de Charlus, qu’elle aimait bien,avait besoin de moi, de me mettre à sa disposition. Nous allâmes,le baron et moi, lui dandinant son gros corps, ses yeux de jésuitebaissés, moi le suivant, jusqu’à un café où on nous apporta de labière. Je sentis les yeux de M. de Charlus attachés parl’inquiétude à quelque projet. Tout à coup il demanda du papier etde l’encre et se mit à écrire avec une vitesse singulière. Pendantqu’il couvrait feuille après feuille, ses yeux étincelaient d’unerêverie rageuse. Quand il eut écrit huit pages&|160;:«&|160;Puis-je vous demander un grand service&|160;? me dit-il.Excusez-moi de fermer ce mot. Mais il le faut. Vous allez prendreune voiture, une auto si vous pouvez, pour aller plus vite. Voustrouverez certainement encore Morel dans sa chambre, où il est allése changer. Pauvre garçon, il a voulu faire le fendant au moment denous quitter, mais soyez sûr qu’il a le cœur plus gros que moi.Vous allez lui donner ce mot et, s’il vous demande où vous m’avezvu, vous lui direz que vous vous étiez arrêté à Doncières (ce quiest, du reste, la vérité) pour voir Robert, ce qui ne l’estpeut-être pas, mais que vous m’avez rencontré avec quelqu’un quevous ne connaissez pas, que j’avais l’air très en colère, que vousavez cru surprendre les mots d’envoi de témoins (je me bats demain,en effet). Surtout ne lui dites pas que je le demande, ne cherchezpas à le ramener, mais s’il veut venir avec vous, ne l’empêchez pasde le faire. Allez, mon enfant, c’est pour son bien, vous pouvezéviter un gros drame. Pendant que vous serez parti, je vais écrireà mes témoins. Je vous ai empêché de vous promener avec votrecousine. J’espère qu’elle ne m’en aura pas voulu, et même je lecrois. Car c’est une âme noble et je sais qu’elle est de celles quisavent ne pas refuser la grandeur des circonstances. Il faudra quevous la remerciiez pour moi. Je lui suis personnellement redevableet il me plaît que ce soit ainsi.&|160;» J’avais grand’pitié de M.de Charlus&|160;; il me semblait que Charlie aurait pu empêcher ceduel, dont il était peut-être la cause, et j’étais révolté, si celaétait ainsi, qu’il fût parti avec cette indifférence au lieud’assister son protecteur. Mon indignation fut plus grande quand,en arrivant à la maison où logeait Morel, je reconnus la voix duvioloniste, lequel, par le besoin qu’il avait d’épandre de lagaîté, chantait de tout cœur&|160;: «&|160;Le samedi soir, après leturrbin&|160;!&|160;» Si le pauvre M. de Charlus l’avait entendu,lui qui voulait qu’on crût, et croyait sans doute, que Morel avaiten ce moment le cœur gros&|160;! Charlie se mit à danser de plaisiren m’apercevant. «&|160;Oh&|160;! mon vieux (pardonnez-moi de vousappeler ainsi, avec cette sacrée vie militaire on prend de saleshabitudes), quelle veine de vous voir&|160;! Je n’ai rien à fairede ma soirée. Je vous en prie, passons-la ensemble. On restera icisi ça vous plaît, on ira en canot si vous aimez mieux, on fera dela musique, je n’ai aucune préférence.&|160;» Je lui dis quej’étais obligé de dîner à Balbec, il avait bonne envie que je l’yinvitasse, mais je ne le voulais pas. «&|160;Mais si vous êtes sipressé, pourquoi êtes-vous venu&|160;? – Je vous apporte un mot deM. de Charlus.&|160;» À ce moment toute sa gaîté disparut&|160;; safigure se contracta. «&|160;Comment&|160;! il faut qu’il vienne merelancer jusqu’ici&|160;! Alors je suis un esclave&|160;! Monvieux, soyez gentil. Je n’ouvre pas la lettre. Vous lui direz quevous ne m’avez pas trouvé. – Ne feriez-vous pas mieuxd’ouvrir&|160;? je me figure qu’il y a quelque chose de grave. –Cent fois non, vous ne connaissez pas les mensonges, les rusesinfernales de ce vieux forban. C’est un truc pour que j’aille levoir. Hé bien&|160;! je n’irai pas, je veux la paix ce soir. – Maisest-ce qu’il n’y a pas un duel demain&|160;? demandai-je à Morel,que je supposais aussi au courant. – Un duel&|160;? me dit-il d’unair stupéfait. Je ne sais pas un mot de ça. Après tout, je m’enfous, ce vieux dégoûtant peut bien se faire zigouiller si ça luiplaît. Mais tenez, vous m’intriguez, je vais tout de même voir salettre. Vous lui direz que vous l’avez laissée à tout hasard pourle cas où je rentrerais.&|160;» Tandis que Morel me parlait, jeregardais avec stupéfaction les admirables livres que lui avaitdonnés M. de Charlus et qui encombraient la chambre. Le violonisteayant refusé ceux qui portaient&|160;: «&|160;Je suis au baron,etc… &|160;» devise qui lui semblait insultante pour lui-même commeun signe d’appartenance, le baron, avec l’ingéniosité sentimentaleoù se complaît l’amour malheureux, en avait varié d’autres,provenant d’ancêtres, mais commandées au relieur selon lescirconstances d’une mélancolique amitié. Quelquefois elles étaientbrèves et confiantes, comme «&|160;Spes mea&|160;», oucomme «&|160;Exspectata non eludet&|160;». Quelquefoisseulement résignées, comme «&|160;J’attendrai&|160;». Certainesgalantes&|160;: «&|160;Mesmes plaisir du mestre&|160;», ouconseillant la chasteté, comme celle empruntée aux Simiane, seméede tours d’azur et de fleurs de lis et détournée de son sens&|160;:«&|160;Sustentant lilia turres&|160;». D’autres enfindésespérées et donnant rendez-vous au ciel à celui qui n’avait pasvoulu de lui sur la terre&|160;: «&|160;Manet ultimacœlo&|160;», et, trouvant trop verte la grappe qu’il nepouvait atteindre, feignant de n’avoir pas recherché ce qu’iln’avait pas obtenu, M. de Charlus disait dans l’une&|160;:«&|160;Non mortale quod opto&|160;». Mais je n’eus pas letemps de les voir toutes.

Si M. de Charlus, en jetant sur le papier cette lettre, avaitparu en proie au démon de l’inspiration qui faisait courir saplume, dès que Morel eut ouvert le cachet&|160;: Atavis etarmis, chargé d’un léopard accompagné de deux roses degueules, il se mit à lire avec une fièvre aussi grande qu’avait eueM. de Charlus en écrivant, et sur ces pages noircies à la diableses regards ne couraient pas moins vite que la plume du baron.«&|160;Ah&|160;! mon Dieu&|160;! s’écria-t-il, il ne manquait plusque cela&|160;! mais où le trouver&|160;? Dieu sait où il estmaintenant.&|160;» J’insinuai qu’en se pressant on le trouveraitpeut-être, encore à une brasserie où il avait demandé de la bièrepour se remettre. «&|160;Je ne sais pas si je reviendrai&|160;»,dit-il à sa femme de ménage, et il ajouta in petto&|160;:«&|160;Cela dépendra de la tournure que prendront leschoses.&|160;» Quelques minutes après nous arrivions au café. Jeremarquai l’air de M. de Charlus au moment où il m’aperçut. Envoyant que je ne revenais pas seul, je sentis que la respiration,que la vie lui étaient rendues. Étant d’humeur, ce soir-là, à nepouvoir se passer de Morel, il avait inventé qu’on lui avaitrapporté que deux officiers du régiment avaient mal parlé de lui àpropos du violoniste et qu’il allait leur envoyer des témoins.Morel avait vu le scandale, sa vie au régiment impossible, il étaitaccouru. En quoi il n’avait pas absolument eu tort. Car pour rendreson mensonge plus vraisemblable, M. de Charlus avait déjà écrit àdeux amis (l’un était Cottard) pour leur demander d’être sestémoins. Et si le violoniste n’était pas venu, il est certain que,fou comme était M. de Charlus (et pour changer sa tristesse enfureur), il les eût envoyés au hasard à un officier quelconque,avec lequel ce lui eût été un soulagement de se battre. Pendant cetemps, M. de Charlus, se rappelant qu’il était de race plus pureque la Maison de France, se disait qu’il était bien bon de se fairetant de mauvais sang pour le fils d’un maître d’hôtel, dont iln’eût pas daigné fréquenter le maître. D’autre part, s’il ne seplaisait plus guère que dans la fréquentation de la crapule, laprofonde habitude qu’a celle-ci de ne pas répondre à une lettre, demanquer à un rendez-vous sans prévenir, sans s’excuser après, luidonnait, comme il s’agissait souvent d’amours, tant d’émotions et,le reste du temps, lui causait tant d’agacement, de gêne et derage, qu’il en arrivait parfois à regretter la multiplicité delettres pour un rien, l’exactitude scrupuleuse des ambassadeurs etdes princes, lesquels, s’ils lui étaient malheureusementindifférents, lui donnaient malgré tout une espèce de repos.Habitué aux façons de Morel et sachant combien il avait peu deprise sur lui et était incapable de s’insinuer dans une vie où descamaraderies vulgaires, mais consacrées par l’habitude, prenaienttrop de place et de temps pour qu’on gardât une heure au grandseigneur évincé, orgueilleux et vainement implorant, M. de Charlusétait tellement persuadé que le musicien ne viendrait pas, il avaittellement peur de s’être à jamais brouillé avec lui en allant troploin, qu’il eut peine à retenir un cri en le voyant. Mais, sesentant vainqueur, il tint à dicter les conditions de la paix et àen tirer lui-même les avantages qu’il pouvait. «&|160;Quevenez-vous faire ici&|160;? lui dit-il. Et vous&|160;? ajouta-t-ilen me regardant, je vous avais recommandé surtout de ne pas leramener. – Il ne voulait pas me ramener, dit Morel (en roulant versM. de Charlus, dans la naïveté de sa coquetterie, des regardsconventionnellement tristes et langoureusement démodés, avec unair, jugé sans doute irrésistible, de vouloir embrasser le baron etd’avoir envie de pleurer), c’est moi qui suis venu malgré lui. Jeviens au nom de notre amitié pour vous supplier à deux genoux de nepas faire cette folie.&|160;» M. de Charlus délirait de joie. Laréaction était bien forte pour ses nerfs&|160;; malgré cela il enresta le maître. «&|160;L’amitié, que vous invoquez assezinopportunément, répondit-il d’un ton sec, devrait au contraire mefaire approuver de vous quand je ne crois pas devoir laisser passerles impertinences d’un sot. D’ailleurs, si je voulais obéir auxprières d’une affection que j’ai connue mieux inspirée, je n’enaurais plus le pouvoir, mes lettres pour mes témoins sont partieset je ne doute pas de leur acceptation. Vous avez toujours agi avecmoi comme un petit imbécile et, au lieu de vous enorgueillir, commevous en aviez le droit, de la prédilection que je vous avaismarquée, au lieu de faire comprendre à la tourbe d’adjudants ou dedomestiques au milieu desquels la loi militaire vous force de vivrequel motif d’incomparable fierté était pour vous une amitié commela mienne, vous avez cherché à vous excuser, presque à vous faireun mérite stupide de ne pas être assez reconnaissant. Je sais qu’encela, ajouta-t-il, pour ne pas laisser voir combien certainesscènes l’avaient humilié, vous n’êtes coupable que de vous êtrelaissé mener par la jalousie des autres. Mais comment, à votre âge,êtes-vous assez enfant (et enfant assez mal élevé) pour n’avoir pasdeviné tout de suite que votre élection par moi et tous lesavantages qui devaient en résulter pour vous allaient exciter desjalousies&|160;? que tous vos camarades, pendant qu’ils vousexcitaient à vous brouiller avec moi, allaient travailler à prendrevotre place&|160;? Je n’ai pas cru devoir vous avertir des lettresque j’ai reçues à cet égard de tous ceux à qui vous vous fiez leplus. Je dédaigne autant les avances de ces larbins que leursinopérantes moqueries. La seule personne dont je me soucie, c’estvous parce que je vous aime bien, mais l’affection a des bornes etvous auriez dû vous en douter.&|160;» Si dur que le mot de«&|160;larbin&|160;» pût être aux oreilles de Morel, dont le pèrel’avait été, mais justement parce que son père l’avait été,l’explication de toutes les mésaventures sociales par la«&|160;jalousie&|160;», explication simpliste et absurde, maisinusable et qui, dans une certaine classe, «&|160;prend&|160;»toujours d’une façon aussi infaillible que les vieux trucs auprèsdu public des théâtres, ou la menace du péril clérical dans lesassemblées, trouvait chez lui une créance presque aussi forte quechez Françoise ou les domestiques de Mme de Guermantes,pour qui c’était la seule cause des malheurs de l’humanité. Il nedouta pas que ses camarades n’eussent essayé de lui chiper sa placeet ne fut que plus malheureux de ce duel calamiteux et d’ailleursimaginaire. «&|160;Oh&|160;! quel désespoir, s’écria Charlie. Jen’y survivrai pas. Mais ils ne doivent pas vous voir avant d’allertrouver cet officier&|160;? – Je ne sais pas, je pense que si. J’aifait dire à l’un d’eux que je resterais ici ce soir, et je luidonnerai mes instructions. – J’espère d’ici sa venue vous faireentendre raison&|160;; permettez-moi seulement de rester auprès devous&|160;», lui demanda tendrement Morel. C’était tout ce quevoulait M. de Charlus. Il ne céda pas du premier coup. «&|160;Vousauriez tort d’appliquer ici le «&|160;qui aime bien châtiebien&|160;» du proverbe, car c’est vous que j’aimais bien, etj’entends châtier, même après notre brouille, ceux qui ontlâchement essayé de vous faire du tort. Jusqu’ici, à leursinsinuations questionneuses, osant me demander comment un hommecomme moi pouvait frayer avec un gigolo de votre espèce et sorti derien, je n’ai répondu que par la devise de mes cousins LaRochefoucauld&|160;: «&|160;C’est mon plaisir.&|160;» Je vous aimême marqué plusieurs fois que ce plaisir était susceptible dedevenir mon plus grand plaisir, sans qu’il résultât de votrearbitraire élévation un abaissement pour moi.&|160;» Et dans unmouvement d’orgueil presque fou, il s’écria en levant lesbras&|160;: «&|160;Tantus ab uno splendor&|160;!Condescendre n’est pas descendre, ajouta-t-il avec plus de calme,après ce délire de fierté et de joie. J’espère au moins que mesdeux adversaires, malgré leur rang inégal, sont d’un sang que jepeux faire couler sans honte. J’ai pris à cet égard quelquesrenseignements discrets qui m’ont rassuré. Si vous gardiez pour moiquelque gratitude, vous devriez être fier, au contraire, de voirqu’à cause de vous je reprends l’humeur belliqueuse de mesancêtres, disant comme eux, au cas d’une issue fatale, maintenantque j’ai compris le petit drôle que vous êtes&|160;: «&|160;Mortm’est vie.&|160;» Et M. de Charlus le disait sincèrement, nonseulement par amour pour Morel, mais parce qu’un goût batailleur,qu’il croyait naïvement tenir de ses aïeux, lui donnait tantd’allégresse à la pensée de se battre que, ce duel machiné d’abordseulement pour faire venir Morel, il eût éprouvé maintenant duregret à y renoncer. Il n’avait jamais eu d’affaire sans se croireaussitôt valeureux et identifié à l’illustre connétable deGuermantes, alors que, pour tout autre, ce même acte d’aller sur leterrain lui paraissait de la dernière insignifiance. «&|160;Jecrois que ce sera bien beau, nous dit-il sincèrement, enpsalmodiant chaque terme. Voir Sarah Bernhardt dansl’Aiglon, qu’est-ce que c’est&|160;? du caca. Mounet-Sullydans Oedipe&|160;? caca. Tout au plus prend-il unecertaine pâleur de transfiguration quand cela se passe dans lesArènes de Nîmes. Mais qu’est-ce que c’est à côté de cette choseinouïe, voir batailler le propre descendant duConnétable&|160;?&|160;» Et à cette seule pensée, M. de Charlus, nese tenant pas de joie, se mit à faire des contre-de-quarte qui,rappelant Molière, nous firent rapprocher prudemment de nous nosbocks, et craindre que les premiers croisements de fer blessassentles adversaires, le médecin et les témoins. «&|160;Quel spectacletentant ce serait pour un peintre&|160;! Vous qui connaissez M.Elstir, me dit-il, vous devriez l’amener.&|160;» Je répondis qu’iln’était pas sur la côte. M. de Charlus m’insinua qu’on pourrait luitélégraphier. «&|160;Oh&|160;! je dis cela pour lui, ajouta-t-ildevant mon silence. C’est toujours intéressant pour un maître – àmon avis il en est un – de fixer un exemple de pareillereviviscence ethnique. Et il n’y en a peut-être pas un parsiècle.&|160;»

Mais si M. de Charlus s’enchantait à la pensée d’un combat qu’ilavait cru d’abord tout fictif, Morel pensait avec terreur auxpotins qui, de la «&|160;musique&|160;» du régiment, pouvaient êtrecolportés, grâce au bruit que ferait ce duel, jusqu’au temple de larue Bergère. Voyant déjà la «&|160;classe&|160;» informée de tout,il devenait de plus en plus pressant auprès de M. de Charlus,lequel continuait à gesticuler devant l’enivrante idée de sebattre. Il supplia le baron de lui permettre de ne pas le quitterjusqu’au surlendemain, jour supposé du duel, pour le garder à vueet tâcher de lui faire entendre la voix de la raison. Une si tendreproposition triompha des dernières hésitations de M. de Charlus. Ildit qu’il allait essayer de trouver une échappatoire, qu’il feraitremettre au surlendemain une résolution définitive. De cette façon,en n’arrangeant pas l’affaire tout d’un coup, M. de Charlus savaitgarder Charlie au moins deux jours et en profiter pour obtenir delui des engagements pour l’avenir en échange de sa renonciation auduel, exercice, disait-il, qui par soi-même l’enchantait, et dontil ne se priverait pas sans regret. Et en cela d’ailleurs il étaitsincère, car il avait toujours pris plaisir à aller sur le terrainquand il s’agissait de croiser le fer ou d’échanger des balles avecun adversaire. Cottard arriva enfin, quoique mis très en retard,car, ravi de servir de témoin mais plus ému encore, il avait étéobligé de s’arrêter à tous les cafés ou fermes de la route, endemandant qu’on voulût bien lui indiquer «&|160;le n° 100&|160;» oule «&|160;petit endroit&|160;». Aussitôt qu’il fut là, le baronl’emmena dans une pièce isolée, car il trouvait plus réglementaireque Charlie et moi n’assistions pas à l’entrevue, et il excellait àdonner à une chambre quelconque l’affectation provisoire de salledu trône ou des délibérations. Une fois seul avec Cottard, il leremercia chaleureusement, mais lui déclara qu’il semblait probableque le propos répété n’avait en réalité pas été tenu, et que, dansces conditions, le docteur voulût bien avertir le second témoinque, sauf complications possibles, l’incident était considéré commeclos. Le danger s’éloignant, Cottard fut désappointé. Il voulutmême un instant manifester de la colère, mais il se rappela qu’unde ses maîtres, qui avait fait la plus belle carrière médicale deson temps, ayant échoué la première fois à l’Académie pour deuxvoix seulement, avait fait contre mauvaise fortune bon cœur etétait allé serrer la main du concurrent élu. Aussi le docteur sedispensa-t-il d’une expression de dépit qui n’eût plus rien changé,et après avoir murmuré, lui, le plus peureux des hommes, qu’il y acertaines choses qu’on ne peut laisser passer, il ajouta quec’était mieux ainsi, que cette solution le réjouissait. M. deCharlus, désireux de témoigner sa reconnaissance au docteur de lamême façon que M. le duc son frère eût arrangé le col du paletot demon père, comme une duchesse surtout eût tenu la taille à uneplébéienne, approcha sa chaise tout près de celle du docteur,malgré le dégoût que celui-ci lui inspirait. Et non seulement sansplaisir physique, mais surmontant une répulsion physique, enGuermantes, non en inverti, pour dire adieu au docteur il lui pritla main et la lui caressa un moment avec une bonté de maîtreflattant le museau de son cheval et lui donnant du sucre. MaisCottard, qui n’avait jamais laissé voir au baron qu’il eût mêmeentendu courir de vagues mauvais bruits sur ses mœurs, et ne l’enconsidérait pas moins, dans son for intérieur, comme faisant partiede la classe des «&|160;anormaux&|160;» (même, avec son habituelleimpropriété de termes et sur le ton le plus sérieux, il disait d’unvalet de chambre de M. Verdurin&|160;: «&|160;Est-ce que ce n’estpas la maîtresse du baron&|160;?&|160;»), personnages dont il avaitpeu l’expérience, il se figura que cette caresse de la main étaitle prélude immédiat d’un viol, pour l’accomplissement duquel ilavait été, le duel n’ayant servi que de prétexte, attiré dans unguet-apens et conduit par le baron dans ce salon solitaire où ilallait être pris de force. N’osant quitter sa chaise, où la peur letenait cloué, il roulait des yeux d’épouvante, comme tombé auxmains d’un sauvage dont il n’était pas bien assuré qu’il ne senourrît pas de chair humaine. Enfin M. de Charlus, lui lâchant lamain et voulant être aimable jusqu’au bout&|160;: «&|160;Vous allezprendre quelque chose avec nous, comme on dit, ce qu’on appelaitautrefois un mazagran ou un gloria, boissons qu’on ne trouve plus,comme curiosités archéologiques, que dans les pièces de Labiche etles cafés de Doncières. Un «&|160;gloria&|160;» serait assezconvenable au lieu, n’est-ce pas, et aux circonstances, qu’endites-vous&|160;? – Je suis président de la ligue antialcoolique,répondit Cottard. Il suffirait que quelque médicastre de provincepassât, pour qu’on dise que je ne prêche pas d’exemple. Oshomini sublime dedit cœlumque tueri&|160;», ajouta-t-il, bienque cela n’eût aucun rapport, mais parce que son stock de citationslatines était assez pauvre, suffisant d’ailleurs pour émerveillerses élèves. M. de Charlus haussa les épaules et ramena Cottardauprès de nous, après lui avoir demandé un secret qui lui importaitd’autant plus que le motif du duel avorté était purementimaginaire. Il fallait empêcher qu’il parvînt aux oreilles del’officier arbitrairement mis en cause. Tandis que nous buvionstous quatre, Mme Cottard, qui attendait son mari dehors,devant la porte, et que M. de Charlus avait très bien vue, maisqu’il ne se souciait pas d’attirer, entra et dit bonjour au baron,qui lui tendit la main comme à une chambrière, sans bouger de sachaise, partie en roi qui reçoit des hommages, partie en snob quine veut pas qu’une femme peu élégante s’asseye à sa table, partieen égoïste qui a du plaisir à être seul avec ses amis et ne veutpas être embêté. Mme Cottard resta donc debout à parlerà M. de Charlus et à son mari. Mais peut-être parce que lapolitesse, ce qu’on a «&|160;à faire&|160;», n’est pas le privilègeexclusif des Guermantes, et peut tout d’un coup illuminer et guiderles cerveaux les plus incertains, ou parce que, trompant beaucoupsa femme, Cottard avait par moments, par une espèce de revanche, lebesoin de la protéger contre qui lui manquait, brusquement ledocteur fronça le sourcil, ce que je ne lui avais jamais vu faire,et sans consulter M. de Charlus, en maître&|160;: «&|160;Voyons,Léontine, ne reste donc pas debout, assieds-toi. – Mais est-ce queje ne vous dérange pas&|160;?&|160;» demanda timidementMme Cottard à M. de Charlus, lequel, surpris du ton dudocteur, n’avait rien répondu. Et sans lui en donner cette secondefois le temps, Cottard reprit avec autorité&|160;: «&|160;Je t’aidit de t’asseoir.&|160;»

Au bout d’un instant on se dispersa et alors M. de Charlus dit àMorel&|160;: «&|160;Je conclus de toute cette histoire, mieuxterminée que vous ne méritiez, que vous ne savez pas vous conduireet qu’à la fin de votre service militaire je vous ramène moi-même àvotre père, comme fit l’archange Raphaël envoyé par Dieu au jeuneTobie.&|160;» Et le baron se mit à sourire avec un air de grandeuret une joie que Morel, à qui la perspective d’être ainsi ramené neplaisait guère, ne semblait pas partager. Dans l’ivresse de secomparer à l’archange, et Morel au fils de Tobie, M. de Charlus nepensait plus au but de sa phrase, qui était de tâter le terrainpour savoir si, comme il le désirait, Morel consentirait à veniravec lui à Paris. Grisé par son amour, ou par son amour-propre, lebaron ne vit pas ou feignit de ne pas voir la moue que fit levioloniste car, ayant laissé celui-ci seul dans le café, il me ditavec un orgueilleux sourire&|160;: «&|160;Avez-vous remarqué, quandje l’ai comparé au fils de Tobie, comme il délirait de joie&|160;!C’est parce que, comme il est très intelligent, il a tout de suitecompris que le Père auprès duquel il allait désormais vivre,n’était pas son père selon la chair, qui doit être un affreux valetde chambre à moustaches, mais son père spirituel, c’est-à-dire Moi.Quel orgueil pour lui&|160;! Comme il redressait fièrement latête&|160;! Quelle joie il ressentait d’avoir compris&|160;! Jesuis sûr qu’il va redire tous les jours&|160;: «&|160;O Dieu quiavez donné le bienheureux Archange Raphaël pour guide àvotre serviteur Tobie, dans un long voyage, accordez-nous à nous,vos serviteurs, d’être toujours protégés par lui et munis de sonsecours.&|160;» Je n’ai même pas eu besoin, ajouta le baron, fortpersuadé qu’il siégerait un jour devant le trône de Dieu, de luidire que j’étais l’envoyé céleste, il l’a compris de lui-même et enétait muet de bonheur&|160;!&|160;» Et M. de Charlus (à qui aucontraire le bonheur n’enlevait pas la parole), peu soucieux desquelques passants qui se retournèrent, croyant avoir affaire à unfou, s’écria tout seul et de toute sa force, en levant lesmains&|160;: «&|160;Alléluia&|160;!&|160;»

Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps aux tourmentsde M. de Charlus&|160;; souvent Morel, parti en manœuvres trop loinpour que M. de Charlus pût aller le voir ou m’envoyer lui parler,écrivait au baron des lettres désespérées et tendres, où il luiassurait qu’il lui en fallait finir avec la vie parce qu’il avait,pour une chose affreuse, besoin de vingt-cinq mille francs. Il nedisait pas quelle était la chose affreuse, l’eût-il dit qu’elle eûtsans doute été inventée. Pour l’argent même, M. de Charlus l’eûtenvoyé volontiers s’il n’eût senti que cela donnait à Charlie lesmoyens de se passer de lui et aussi d’avoir les faveurs de quelqueautre. Aussi refusait-il, et ses télégrammes avaient le ton sec ettranchant de sa voix. Quand il était certain de leur effet, ilsouhaitait que Morel fût à jamais brouillé avec lui, car, persuadéque ce serait le contraire qui se réaliserait, il se rendait comptede tous les inconvénients qui allaient renaître de cette liaisoninévitable. Mais si aucune réponse de Morel ne venait, il nedormait plus, il n’avait plus un moment de calme, tant le nombreest grand, en effet, des choses que nous vivons sans les connaîtreet des réalités intérieures et profondes qui nous restent cachées.Il formait alors toutes les suppositions sur cette énormité quifaisait que Morel avait besoin de vingt-cinq mille francs, il luidonnait toutes les formes, y attachait tour à tour bien des nomspropres. Je crois que, dans ces moments-là, M. de Charlus (et bienqu’à cette époque, son snobisme, diminuant, eût été déjà au moinsrejoint, sinon dépassé, par la curiosité grandissante que le baronavait du peuple) devait se rappeler avec quelque nostalgie lesgracieux tourbillons multicolores des réunions mondaines où lesfemmes et les hommes les plus charmants ne le recherchaient quepour le plaisir désintéressé qu’il leur donnait, où personne n’eûtsongé à «&|160;lui monter le coup&|160;», à inventer une«&|160;chose affreuse&|160;» pour laquelle on est prêt à se donnerla mort si on ne reçoit pas tout de suite vingt-cinq mille francs.Je crois qu’alors, et peut-être parce qu’il était resté tout demême plus de Combray que moi et avait enté la fierté féodale surl’orgueil allemand, il devait trouver qu’on n’est pas impunémentl’amant de cœur d’un domestique, que le peuple n’est pas tout àfait le monde, qu’en somme il «&|160;ne faisait pasconfiance&|160;» au peuple comme je la lui ai toujours faite.

La station suivante du petit train, Maineville, me rappellejustement un incident relatif à Morel et à M. de Charlus. Avantd’en parler, je dois dire que l’arrêt à Maineville (quand onconduisait à Balbec un arrivant élégant qui, pour ne pas gêner,préférait ne pas habiter la Raspelière) était l’occasion de scènesmoins pénibles que celle que je vais raconter dans un instant.L’arrivant, ayant ses menus bagages dans le train, trouvaitgénéralement le Grand Hôtel un peu éloigné, mais, comme il n’yavait avant Balbec que de petites plages aux villas inconfortables,était, par goût de luxe et de bien-être, résigné au long trajet,quand, au moment où le train stationnait à Maineville, il voyaitbrusquement se dresser le Palace dont il ne pouvait pas se douterque c’était une maison de prostitution. «&|160;Mais, n’allons pasplus loin, disait-il infailliblement à Mme Cottard,femme connue comme étant d’esprit pratique et de bon conseil. Voilàtout à fait ce qu’il me faut. À quoi bon continuer jusqu’à Balbecoù ce ne sera certainement pas mieux&|160;? Rien qu’à l’aspect, jejuge qu’il y a tout le confort&|160;; je pourrai parfaitement fairevenir là Mme Verdurin, car je compte, en échange de sespolitesses, donner quelques petites réunions en son honneur. Ellen’aura pas tant de chemin à faire que si j’habite Balbec. Cela mesemble tout à fait bien pour elle, et pour votre femme, mon cherprofesseur. Il doit y avoir des salons, nous y ferons venir cesdames. Entre nous, je ne comprends pas pourquoi, au lieu de louerla Raspelière, Mme Verdurin n’est pas venue habiter ici.C’est beaucoup plus sain que de vieilles maisons comme laRaspelière, qui est forcément humide, sans être propred’ailleurs&|160;; ils n’ont pas l’eau chaude, on ne peut pas selaver comme on veut. Maineville me paraît bien plus agréable.Mme Verdurin y eût joué parfaitement son rôle depatronne. En tout cas chacun ses goûts, moi je vais me fixer ici.Madame Cottard, ne voulez-vous pas descendre avec moi, en nousdépêchant, car le train ne va pas tarder à repartir. Vous mepiloteriez dans cette maison, qui sera la vôtre et que vous devezavoir fréquentée souvent. C’est tout à fait un cadre fait pourvous.&|160;» On avait toutes les peines du monde à faire taire, etsurtout à empêcher de descendre, l’infortuné arrivant, lequel, avecl’obstination qui émane souvent des gaffes, insistait, prenait sesvalises et ne voulait rien entendre jusqu’à ce qu’on lui eût assuréque jamais Mme Verdurin ni Mme Cottard neviendraient le voir là. «&|160;En tout cas je vais y éliredomicile. Mme Verdurin n’aura qu’à m’yécrire.&|160;»

Le souvenir relatif à Morel se rapporte à un incident d’un ordreplus particulier. Il y en eut d’autres, mais je me contente ici, aufur et à mesure que le tortillard s’arrête et que l’employé crieDoncières, Grattevast, Maineville, etc., de noter ce que la petiteplage ou la garnison m’évoquent. J’ai déjà parlé de Maineville(media villa) et de l’importance qu’elle prenait à causede cette somptueuse maison de femmes qui y avait été récemmentconstruite, non sans éveiller les protestations inutiles des mèresde famille. Mais avant de dire en quoi Maineville a quelque rapportdans ma mémoire avec Morel et M. de Charlus, il me faut noter ladisproportion (que j’aurai plus tard à approfondir) entrel’importance que Morel attachait à garder libres certaines heureset l’insignifiance des occupations auxquelles il prétendait lesemployer, cette même disproportion se retrouvant au milieu desexplications d’un autre genre qu’il donnait à M. de Charlus. Luiqui jouait au désintéressé avec le baron (et pouvait y jouer sansrisques, vu la générosité de son protecteur), quand il désiraitpasser la soirée de son côté pour donner une leçon, etc., il nemanquait pas d’ajouter à son prétexte ces mots dits avec un sourired’avidité&|160;: «&|160;Et puis, cela peut me faire gagner quarantefrancs. Ce n’est pas rien. Permettez-moi d’y aller, car, vousvoyez, c’est mon intérêt. Dame, je n’ai pas de rentes comme vous,j’ai ma situation à faire, c’est le moment de gagner dessous.&|160;» Morel n’était pas, en désirant donner sa leçon, tout àfait insincère. D’une part, que l’argent n’ait pas de couleur estfaux. Une manière nouvelle de le gagner rend du neuf aux pièces quel’usage a ternies. S’il était vraiment sorti pour une leçon, il estpossible que deux louis remis au départ par une élève lui eussentproduit un effet autre que deux louis tombés de la main de M. deCharlus. Puis l’homme le plus riche ferait pour deux louis deskilomètres qui deviennent des lieues si l’on est fils d’un valet dechambre. Mais souvent M. de Charlus avait, sur la réalité de laleçon de violon, des doutes d’autant plus grands que souvent lemusicien invoquait des prétextes d’un autre genre, d’un ordreentièrement désintéressé au point de vue matériel, et d’ailleursabsurdes. Morel ne pouvait ainsi s’empêcher de présenter une imagede sa vie, mais volontairement, et involontairement aussi,tellement enténébrée, que certaines parties seules se laissaientdistinguer. Pendant un mois il se mit à la disposition de M. deCharlus à condition de garder ses soirées libres, car il désiraitsuivre avec continuité des cours d’algèbre. Venir voir après M. deCharlus&|160;? Ah&|160;! c’était impossible, les cours duraientparfois fort tard. «&|160;Même après 2 heures du matin&|160;?demandait le baron. – Des fois. – Mais l’algèbre s’apprend aussifacilement dans un livre. – Même plus facilement, car je necomprends pas grand’chose aux cours. – Alors&|160;? D’ailleursl’algèbre ne peut te servir à rien. – J’aime bien cela. Ça dissipema neurasthénie.&|160;» «&|160;Cela ne peut pas être l’algèbre quilui fait demander des permissions de nuit, se disait M. de Charlus.Serait-il attaché à la police&|160;?&|160;» En tout cas Morel,quelque objection qu’on fît, réservait certaines heures tardives,que ce fût à cause de l’algèbre ou du violon. Une fois ce ne fut nil’un ni l’autre, mais le prince de Guermantes qui, venu passerquelques jours sur cette côte pour rendre visite à la duchesse deLuxembourg, rencontra le musicien, sans savoir qui il était, sansêtre davantage connu de lui, et lui offrit cinquante francs pourpasser la nuit ensemble dans la maison de femmes deMaineville&|160;; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. deGuermantes et de la volupté d’être entouré de femmes dont les seinsbruns se montraient à découvert. Je ne sais comment M. de Charluseut l’idée de ce qui s’était passé et de l’endroit, mais non duséducteur. Fou de jalousie, et pour connaître celui-ci, iltélégraphia à Jupien, qui arriva deux jours après, et quand, aucommencement de la semaine suivante, Morel annonça qu’il seraitencore absent, le baron demanda à Jupien s’il se chargeraitd’acheter la patronne de l’établissement et d’obtenir qu’on lescachât, lui et Jupien, pour assister à la scène. «&|160;C’estentendu. Je vais m’en occuper, ma petite gueule&|160;», réponditJupien au baron. On ne peut comprendre à quel point cetteinquiétude agitait, et par là même avait momentanément enrichi,l’esprit de M. de Charlus. L’amour cause ainsi de véritablessoulèvements géologiques de la pensée. Dans celui de M. de Charlusqui, il y a quelques jours, ressemblait à une plaine si uniformequ’au plus loin il n’aurait pu apercevoir une idée au ras du sol,s’étaient brusquement dressées, dures comme la pierre, un massif demontagnes, mais de montagnes aussi sculptées que si quelquestatuaire, au lieu d’emporter le marbre, l’avait ciselé sur placeet où se tordaient, en groupes géants et titaniques, la Fureur, laJalousie, la Curiosité, l’Envie, la Haine, la Souffrance,l’Orgueil, l’Épouvante et l’Amour.

Cependant le soir où Morel devait être absent était arrivé. Lamission de Jupien avait réussi. Lui et le baron devaient venir versonze heures du soir et on les cacherait. Trois rues avant d’arriverà cette magnifique maison de prostitution (où on venait de tous lesenvirons élégants), M. de Charlus marchait sur la pointe des pieds,dissimulait sa voix, suppliait Jupien de parler moins fort, de peurque, de l’intérieur, Morel les entendît. Or, dès qu’il fut entré àpas de loup dans le vestibule, M. de Charlus, qui avait peul’habitude de ce genre de lieux, à sa terreur et à sa stupéfactionse trouva dans un endroit plus bruyant que la Bourse ou l’Hôtel desVentes. C’est en vain qu’il recommandait de parler plus bas à dessoubrettes qui se pressaient autour de lui&|160;; d’ailleurs leurvoix même était couverte par le bruit de criées et d’adjudicationsque faisait une vieille «&|160;sous-maîtresse&|160;» à la perruquefort brune, au visage où craquelait la gravité d’un notaire ou d’unprêtre espagnol, et qui lançait à toutes minutes, avec un bruit detonnerre, en laissant alternativement ouvrir et refermer lesportes, comme on règle la circulation des voitures&|160;:«&|160;Mettez Monsieur au vingt-huit, dans la chambreespagnole.&|160;» «&|160;On ne passe plus.&|160;» «&|160;Rouvrez laporte, ces Messieurs demandent Mademoiselle Noémie. Elle les attenddans le salon persan.&|160;» M. de Charlus était effrayé comme unprovincial qui a à traverser les boulevards&|160;; et, pour prendreune comparaison infiniment moins sacrilège que le sujet représentédans les chapiteaux du porche de la vieille église de Corlesville,les voix des jeunes bonnes répétaient en plus bas, sans se lasser,l’ordre de la sous-maîtresse, comme ces catéchismes qu’on entendles élèves psalmodier dans la sonorité d’une église de campagne. Sipeur qu’il eût, M. de Charlus, qui, dans la rue, tremblait d’êtreentendu, se persuadant que Morel était à la fenêtre, ne futpeut-être pas tout de même aussi effrayé dans le rugissement de cesescaliers immenses où on comprenait que des chambres rien nepouvait être aperçu. Enfin, au terme de son calvaire, il trouvaMlle Noémie qui devait les cacher avec Jupien, maiscommença par l’enfermer dans un salon persan fort somptueux d’où ilne voyait rien. Elle lui dit que Morel avait demandé à prendre uneorangeade et que, dès qu’on la lui aurait servie, on conduirait lesdeux voyageurs dans un salon transparent. En attendant, comme on laréclamait, elle leur promit, comme dans un conte, que pour leurfaire passer le temps elle allait leur envoyer «&|160;une petitedame intelligente&|160;». Car, elle, on l’appelait. La petite dameintelligente avait un peignoir persan, qu’elle voulait ôter. M. deCharlus lui demanda de n’en rien faire, et elle se fit monter duChampagne qui coûtait 40 francs la bouteille. Morel, en réalité,pendant ce temps, était avec le prince de Guermantes&|160;; ilavait, pour la forme, fait semblant de se tromper de chambre, étaitentré dans une où il y avait deux femmes, lesquelles s’étaientempressées de laisser seuls les deux messieurs. M. de Charlusignorait tout cela, mais pestait, voulait ouvrir les portes, fitredemander Mlle Noémie, laquelle, ayant entendu lapetite dame intelligente donner à M. de Charlus des détails surMorel non concordants avec ceux qu’elle-même avait donnés à Jupien,la fit déguerpir et envoya bientôt, pour remplacer la petite dameintelligente, «&|160;une petite dame gentille&|160;», qui ne leurmontra rien de plus, mais leur dit combien la maison était sérieuseet demanda, elle aussi, du Champagne. Le baron, écumant, fitrevenir Mlle Noémie, qui leur dit&|160;: «&|160;Oui,c’est un peu long, ces dames prennent des poses, il n’a pas l’aird’avoir envie de rien faire.&|160;» Enfin, devant les promesses dubaron, ses menaces, Mlle Noémie s’en alla d’un aircontrarié, en les assurant qu’ils n’attendraient pas plus de cinqminutes. Ces cinq minutes durèrent une heure, après quoi Noémieconduisit à pas de loup M. de Charlus ivre de fureur et Jupiendésolé vers une porte entrebâillée en leur disant&|160;:«&|160;Vous allez très bien voir. Du reste, en ce moment ce n’estpas très intéressant, il est avec trois dames, il leur raconte savie de régiment.&|160;» Enfin le baron put voir par l’ouverture dela porte et aussi dans les glaces. Mais une terreur mortelle leforça de s’appuyer au mur. C’était bien Morel qu’il avait devantlui, mais, comme si les mystères païens et les enchantementsexistaient encore, c’était plutôt l’ombre de Morel, Morel embaumé,pas même Morel ressuscité comme Lazare, une apparition de Morel, unfantôme de Morel, Morel revenant ou évoqué dans cette chambre (où,partout, les murs et les divans répétaient des emblèmes desorcellerie), qui était à quelques mètres de lui, de profil. Morelavait, comme après la mort, perdu toute couleur&|160;; entre cesfemmes avec lesquelles il semblait qu’il eût dû s’ébattrejoyeusement, livide, il restait figé dans une immobilitéartificielle&|160;; pour boire la coupe de Champagne qui étaitdevant lui, son bras sans force essayait lentement de se tendre etretombait. On avait l’impression de cette équivoque qui fait qu’unereligion parle d’immortalité, mais entend par là quelque chose quin’exclut pas le néant. Les femmes le pressaient de questions&|160;:«&|160;Vous voyez, dit tout bas Mlle Noémie au baron,elles lui parlent de sa vie de régiment, c’est amusant, n’est-cepas&|160;? – et elle rit – vous êtes content&|160;? Il est calme,n’est-ce pas&|160;», ajouta-t-elle, comme elle aurait dit d’unmourant. Les questions des femmes se pressaient, mais Morel,inanimé, n’avait pas la force de leur répondre. Le miracle mêmed’une parole murmurée ne se produisait pas. M. de Charlus n’eutqu’un instant d’hésitation, il comprit la vérité et que, soitmaladresse de Jupien quand il était allé s’entendre, soit puissanceexpansive des secrets confiés qui fait qu’on ne les garde jamais,soit caractère indiscret de ces femmes, soit crainte de la police,on avait prévenu Morel que deux messieurs avaient payé fort cherpour le voir, on avait fait sortir le prince de Guermantesmétamorphosé en trois femmes, et placé le pauvre Morel tremblant,paralysé par la stupeur, de telle façon que, si M. de Charlus levoyait mal, lui, terrorisé, sans paroles, n’osant pas prendre sonverre de peur de le laisser tomber, voyait en plein le baron.

L’histoire, au reste, ne finit pas mieux pour le prince deGuermantes. Quand on l’avait fait sortir pour que M. de Charlus nele vît pas, furieux de sa déconvenue, sans soupçonner qui en étaitl’auteur, il avait supplié Morel, sans toujours vouloir lui faireconnaître qui il était, de lui donner rendez-vous pour la nuitsuivante dans la toute petite villa qu’il avait louée et que,malgré le peu de temps qu’il devait y rester, il avait, suivant lamême maniaque habitude que nous avons autrefois remarquée chezMme de Villeparisis, décoré de quantité de souvenirs defamille, pour se sentir plus chez soi. Donc le lendemain, Morel,retournant la tête à toute minute, tremblant d’être suivi et épiépar M. de Charlus, avait fini, n’ayant remarqué aucun passantsuspect, par entrer dans la villa. Un valet le fit entrer au salonen lui disant qu’il allait prévenir Monsieur (son maître lui avaitrecommandé de ne pas prononcer le nom de prince de peur d’éveillerdes soupçons). Mais quand Morel se trouva seul et voulut regarderdans la glace si sa mèche n’était pas dérangée, ce fut comme unehallucination. Sur la cheminée, les photographies, reconnaissablespour le violoniste, car il les avait vues chez M. de Charlus, de laprincesse de Guermantes, de la duchesse de Luxembourg, deMme de Villeparisis, le pétrifièrent d’abord d’effroi.Au même moment il aperçut celle de M. de Charlus, laquelle était unpeu en retrait. Le baron semblait immobiliser sur Morel un regardétrange et fixe. Fou de terreur, Morel, revenant de sa stupeurpremière, ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M. deCharlus l’avait fait tomber pour éprouver s’il était fidèle,dégringola quatre à quatre les quelques marches de la villa, se mità courir à toutes jambes sur la route et quand le prince deGuermantes (après avoir cru faire faire à une connaissance depassage le stage nécessaire, non sans s’être demandé si c’étaitbien prudent et si l’individu n’était pas dangereux) entra dans sonsalon, il n’y trouva plus personne. Il eut beau, avec son valet,par crainte de cambriolage, et revolver au poing, explorer toute lamaison, qui n’était pas grande, les recoins du jardinet, lesous-sol, le compagnon dont il avait cru la présence certaine avaitdisparu. Il le rencontra plusieurs fois au cours de la semainesuivante. Mais chaque fois c’était Morel, l’individu dangereux, quise sauvait comme si le prince l’avait été plus encore. Buté dansses soupçons, Morel ne les dissipa jamais, et, même à Paris, la vuedu prince de Guermantes suffisait à le mettre en fuite. Par où M.de Charlus fut protégé d’une infidélité qui le désespérait, etvengé sans l’avoir jamais imaginé, ni surtout comment.

Mais déjà les souvenirs de ce qu’on m’avait raconté à ce sujetsont remplacés par d’autres, car le B. C. N., reprenant sa marchede «&|160;tacot&|160;», continue de déposer ou de prendre lesvoyageurs aux stations suivantes.

À Grattevast, où habitait sa sœur, avec laquelle il était allépasser l’après-midi, montait quelquefois M. Pierre de Verjus, comtede Crécy (qu’on appelait seulement le Comte de Crécy), gentilhommepauvre mais d’une extrême distinction, que j’avais connu par lesCambremer, avec qui il était d’ailleurs peu lié. Réduit à une vieextrêmement modeste, presque misérable, je sentais qu’un cigare,une «&|160;consommation&|160;» étaient choses si agréables pour luique je pris l’habitude, les jours où je ne pouvais voir Albertine,de l’inviter à Balbec. Très fin et s’exprimant à merveille, toutblanc, avec de charmants yeux bleus, il parlait surtout du bout deslèvres, très délicatement, des conforts de la vie seigneuriale,qu’il avait évidemment connus, et aussi de généalogies. Comme jelui demandais ce qui était gravé sur sa bague, il me dit avec unsourire modeste&|160;: «&|160;C’est une branche de verjus.&|160;»Et il ajouta avec un plaisir dégustateur&|160;: «&|160;Nos armessont une branche de verjus – symbolique puisque je m’appelle Verjus– tigellée et feuillée de sinople.&|160;» Mais je crois qu’ilaurait eu une déception si à Balbec je ne lui avais offert à boireque du verjus. Il aimait les vins les plus coûteux, sans doute parprivation, par connaissance approfondie de ce dont il était privé,par goût, peut-être aussi par penchant exagéré. Aussi quand jel’invitais à dîner à Balbec, il commandait le repas avec unescience raffinée, mais mangeait un peu trop, et surtout buvait,faisant chambrer les vins qui doivent l’être, frapper ceux quiexigent d’être dans de la glace. Avant le dîner et après, ilindiquait la date ou le numéro qu’il voulait pour un porto ou unefine, comme il eût fait pour l’érection, généralement ignorée, d’unmarquisat, mais qu’il connaissait aussi bien.

Comme j’étais pour Aimé un client préféré, il était ravi que jedonnasse de ces dîners extras et criait aux garçons&|160;:«&|160;Vite, dressez la table 25&|160;», il ne disait même pas«&|160;dressez&|160;», mais «&|160;dressez-moi&|160;», comme siç’avait été pour lui. Et comme le langage des maîtres d’hôtel n’estpas tout à fait le même que celui des chefs de rang, demi-chefs,commis, etc., au moment où je demandais l’addition, il disait augarçon qui nous avait servis, avec un geste répété et apaisant durevers de la main, comme s’il voulait calmer un cheval prêt àprendre le mors aux dents&|160;: «&|160;N’allez pas trop fort (pourl’addition), allez doucement, très doucement.&|160;» Puis, comme legarçon partait muni de cet aide-mémoire, Aimé, craignant que sesrecommandations ne fussent pas exactement suivies, lerappelait&|160;: «&|160;Attendez, je vais chiffrer moi-même.&|160;»Et comme je lui disais que cela ne faisait rien&|160;: «&|160;J’aipour principe que, comme on dit vulgairement, on ne doit pasestamper le client.&|160;» Quant au directeur, comme les vêtementsde mon invité étaient simples, toujours les mêmes, et assez usés(et pourtant personne n’eût si bien pratiqué l’art de s’habillerfastueusement, comme un élégant de Balzac, s’il en avait eu lesmoyens), il se contentait, à cause de moi, d’inspecter de loin sitout allait bien, et d’un regard, de faire mettre une cale sous unpied de la table qui n’était pas d’aplomb. Ce n’est pas qu’il n’eûtsu, bien qu’il cachât ses débuts comme plongeur, mettre la main àla pâte comme un autre. Il fallut pourtant une circonstanceexceptionnelle pour qu’un jour il découpât lui-même lesdindonneaux. J’étais sorti, mais j’ai su qu’il l’avait fait avecune majesté sacerdotale, entouré, à distance respectueuse dudressoir, d’un cercle de garçons qui cherchaient, par là, moins àapprendre qu’à se faire bien voir et avaient un air béatd’admiration. Vus d’ailleurs par le directeur (plongeant d’un gestelent dans le flanc des victimes et n’en détachant pas plus ses yeuxpénétrés de sa haute fonction que s’il avait dû y lire quelqueaugure) ils ne le furent nullement. Le sacrificateur ne s’aperçutmême pas de mon absence. Quand il l’apprit, elle le désola.«&|160;Comment, vous ne m’avez pas vu découper moi-même lesdindonneaux&|160;?&|160;» Je lui répondis que, n’ayant pu voirjusqu’ici Rome, Venise, Sienne, le Prado, le musée de Dresde, lesIndes, Sarah dans Phèdre, je connaissais la résignation etque j’ajouterais son découpage des dindonneaux à ma liste. Lacomparaison avec l’art dramatique (Sarah dans Phèdre) futla seule qu’il parut comprendre, car il savait par moi que, lesjours de grandes représentations, Coquelin aîné avait accepté desrôles de débutant, celui même d’un personnage qui ne dit qu’un motou ne dit rien. «&|160;C’est égal, je suis désolé pour vous. Quandest-ce que je découperai de nouveau&|160;? Il faudrait unévénement, il faudrait une guerre.&|160;» (Il fallut en effetl’armistice.) Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on comptaainsi&|160;: «&|160;C’est le lendemain du jour où j’ai découpémoi-même les dindonneaux.&|160;» «&|160;C’est juste huit joursaprès que le directeur a découpé lui-même les dindonneaux.&|160;»Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance du Christou l’Hégire, le point de départ d’un calendrier différent desautres, mais qui ne prit pas leur extension et n’égala pas leurdurée.

La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que dene plus avoir de chevaux et une table succulente, de ne voisinerqu’avec des gens qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantesétaient tout un. Quand il vit que je savais que Legrandin, lequelse faisait maintenant appeler Legrand de Méséglise, n’y avaitaucune espèce de droit, allumé d’ailleurs par le vin qu’il buvait,il eut une espèce de transport de joie. Sa sœur me disait d’un airentendu&|160;: «&|160;Mon frère n’est jamais si heureux que quandil peut causer avec vous.&|160;» Il se sentait en effet existerdepuis qu’il avait découvert quelqu’un qui savait la médiocrité desCambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu’un pour quil’univers social existait. Tel, après l’incendie de toutes lesbibliothèques du globe et l’ascension d’une race entièrementignorante, un vieux latiniste reprendrait pied et confiance dans lavie en entendant quelqu’un lui citer un vers d’Horace. Aussi, s’ilne quittait jamais le wagon sans me dire&|160;: «&|160;À quandnotre petite réunion&|160;?&|160;» c’était autant par avidité deparasite, par gourmandise d’érudit, et parce qu’il considérait lesagapes de Balbec comme une occasion de causer, en même temps, dessujets qui lui étaient chers et dont il ne pouvait parler avecpersonne, et analogues en cela à ces dîners où se réunit à datesfixes, devant la table particulièrement succulente du Cercle del’Union, la Société des bibliophiles. Très modeste en ce quiconcernait sa propre famille, ce ne fut pas par M. de Crécy quej’appris qu’elle était très grande et un authentique rameau,détaché en France, de la famille anglaise qui porte le titre deCrécy. Quand je sus qu’il était un vrai Crécy, je lui racontaiqu’une nièce de Mme de Guermantes avait épousé unAméricain du nom de Charles Crécy et lui dis que je pensais qu’iln’avait aucun rapport avec lui. «&|160;Aucun, me dit-il. Pas plus –bien, du reste, que ma famille n’ait pas autant d’illustration –que beaucoup d’Américains qui s’appellent Montgommery, Berry,Chandos ou Capel, n’ont de rapport avec les familles de Pembroke,de Buckingham, d’Essex, ou avec le duc de Berry.&|160;» Je pensaiplusieurs fois à lui dire, pour l’amuser, que je connaissaisMme Swann qui, comme cocotte, était connue autrefoissous le nom d’Odette de Crécy&|160;; mais, bien que le ducd’Alençon n’eût pu se froisser qu’on parlât avec lui d’Émilienned’Alençon, je ne me sentis pas assez lié avec M. de Crécy pourconduire avec lui la plaisanterie jusque-là. «&|160;Il est d’unetrès grande famille, me dit un jour M. de Montsurvent. Sonpatronyme est Saylor.&|160;» Et il ajouta que sur son vieux castelau-dessus d’Incarville, d’ailleurs devenu presque inhabitable etque, bien que né fort riche, il était aujourd’hui trop ruiné pourréparer, se lisait encore l’antique devise de la famille. Jetrouvai cette devise très belle, qu’on l’appliquât soit àl’impatience d’une race de proie nichée dans cette aire, d’où elledevait jadis prendre son vol, soit, aujourd’hui, à la contemplationdu déclin, à l’attente de la mort prochaine dans cette retraitedominante et sauvage. C’est en ce double sens, en effet, que joueavec le nom de Saylor cette devise qui est&|160;: «&|160;Ne sçaisl’heure.&|160;»

À Hermenonville montait quelquefois M. de Chevrigny, dont lenom, nous dit Brichot, signifiait, comme celui de Mgr de Cabrières,«&|160;lieu où s’assemblent les chèvres&|160;». Il était parent desCambremer et, à cause de cela et par une fausse appréciation del’élégance, ceux-ci l’invitaient souvent à Féterne, mais seulementquand ils n’avaient pas d’invités à éblouir. Vivant toute l’année àBeausoleil, M. de Chevrigny était resté plus provincial qu’eux.Aussi, quand il allait passer quelques semaines à Paris, il n’yavait pas un seul jour de perdu pour tout ce qu’«&|160;il y avait àvoir&|160;»&|160;; c’était au point que parfois, un peu étourdi parle nombre de spectacles trop rapidement digérés, quand on luidemandait s’il avait vu une certaine pièce il lui arrivait de n’enêtre plus bien sûr. Mais ce vague était rare, car il connaissaitles choses de Paris avec ce détail particulier aux gens qui yviennent rarement. Il me conseillait les «&|160;nouveautés&|160;» àaller voir («&|160;Cela en vaut la peine&|160;»), ne lesconsidérant, du reste, qu’au point de vue de la bonne soiréequ’elles font passer, et ignorant du point de vue esthétiquejusqu’à ne pas se douter qu’elles pouvaient en effet constituerparfois une «&|160;nouveauté&|160;» dans l’histoire de l’art. C’estainsi que, parlant de tout sur le même plan, il nous disait&|160;:«&|160;Nous sommes allés une fois à l’Opéra-Comique, mais lespectacle n’est pas fameux. Cela s’appelle Pelléas etMélisande. C’est insignifiant. Périer joue toujours bien, maisil vaut mieux le voir dans autre chose. En revanche, au Gymnase ondonne La Châtelaine. Nous y sommes retournés deuxfois&|160;; ne manquez pas d’y aller, cela mérite d’être vu&|160;;et puis c’est joué à ravir&|160;; vous avez Frévalles, MarieMagnier, Baron fils&|160;»&|160;; il me citait même des nomsd’acteurs que je n’avais jamais entendu prononcer, et sans lesfaire précéder de Monsieur, Madame ou Mademoiselle, comme eût faitle duc de Guermantes, lequel parlait du même ton cérémonieusementméprisant des «&|160;chansons de Mademoiselle YvetteGuilbert&|160;» et des «&|160;expériences de MonsieurCharcot&|160;». M. de Chevrigny n’en usait pas ainsi, il disaitCornaglia et Dehelly, comme il eût dit Voltaire et Montesquieu. Carchez lui, à l’égard des acteurs comme de tout ce qui étaitparisien, le désir de se montrer dédaigneux qu’avait l’aristocrateétait vaincu par celui de paraître familier qu’avait leprovincial.

Dès après le premier dîner que j’avais fait à la Raspelière avecce qu’on appelait encore à Féterne «&|160;le jeune mariage&|160;»,bien que M. et Mme de Cambremer ne fussent plus, tants’en fallait, de la première jeunesse, la vieille marquise m’avaitécrit une de ces lettres dont on reconnaît l’écriture entre desmilliers. Elle me disait&|160;: «&|160;Amenez votre cousinedélicieuse – charmante – agréable. Ce sera un enchantement, unplaisir&|160;», manquant toujours avec une telle infaillibilité laprogression attendue par celui qui recevait sa lettre que je finispar changer d’avis sur la nature de ces diminuendos, par les croirevoulus, et y trouver la même dépravation du goût – transposée dansl’ordre mondain – qui poussait Sainte-Beuve à briser toutes lesalliances de mots, à altérer toute expression un peu habituelle.Deux méthodes, enseignées sans doute par des maîtres différents, secontrariaient dans ce style épistolaire, la deuxième faisantracheter à Mme de Cambremer la banalité des adjectifsmultiples en les employant en gamme descendante, en évitant definir sur l’accord parfait. En revanche, je penchais à voir dansces gradations inverses, non plus du raffinement, comme quand ellesétaient l’œuvre de la marquise douairière, mais de la maladressetoutes les fois qu’elles étaient employées par le marquis son filsou par ses cousines. Car dans toute la famille, jusqu’à un degréassez éloigné, et par une imitation admirative de tante Zélia, larègle des trois adjectifs était très en honneur, de même qu’unecertaine manière enthousiaste de reprendre sa respiration enparlant. Imitation passée dans le sang, d’ailleurs&|160;; et quand,dans la famille, une petite fille, dès son enfance, s’arrêtait enparlant pour avaler sa salive, on disait&|160;: «&|160;Elle tientde tante Zélia&|160;», on sentait que plus tard ses lèvrestendraient assez vite à s’ombrager d’une légère moustache, et on sepromettait de cultiver chez elle les dispositions qu’elle auraitpour la musique. Les relations des Cambremer ne tardèrent pas àêtre moins parfaites avec Mme Verdurin qu’avec moi, pourdifférentes raisons. Ils voulaient inviter celle-ci. La«&|160;jeune&|160;» marquise me disait dédaigneusement&|160;:«&|160;Je ne vois pas pourquoi nous ne l’inviterions pas, cettefemme&|160;; à la campagne on voit n’importe qui, ça ne tire pas àconséquence.&|160;» Mais, au fond, assez impressionnés, ils necessaient de me consulter sur la façon dont ils devaient réaliserleur désir de politesse. Je pensais que, comme ils nous avaientinvités à dîner, Albertine et moi, avec des amis de Saint-Loup,gens élégants de la région, propriétaires du château de Gourvilleet qui représentaient un peu plus que le gratin normand, dontMme Verdurin, sans avoir l’air d’y toucher, étaitfriande, je conseillai aux Cambremer d’inviter avec eux laPatronne. Mais les châtelains de Féterne, par crainte (tant ilsétaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant ilsétaient naïfs) que M. et Mme Verdurin s’ennuyassent avecdes gens qui n’étaient pas des intellectuels, ou encore (comme ilsétaient imprégnés d’un esprit de routine que l’expérience n’avaitpas fécondé) de mêler les genres et de commettre un«&|160;impair&|160;», déclarèrent que cela ne corderait pasensemble, que cela ne «&|160;bicherait&|160;» pas et qu’il valaitmieux réserver Mme Verdurin (qu’on inviterait avec toutson petit groupe) pour un autre dîner. Pour le prochain –l’élégant, avec les amis de Saint-Loup – ils ne convièrent du petitnoyau que Morel, afin que M. de Charlus fût indirectement informédes gens brillants qu’ils recevaient, et aussi que le musicien fûtun élément de distraction pour les invités, car on lui demanderaitd’apporter son violon. On lui adjoignit Cottard, parce que M. deCambremer déclara qu’il avait de l’entrain et «&|160;faisaitbien&|160;» dans un dîner&|160;; puis que cela pourrait êtrecommode d’être en bons termes avec un médecin si on avait jamaisquelqu’un de malade. Mais on l’invita seul, pour ne «&|160;riencommencer avec la femme&|160;». Mme Verdurin fut outréequand elle apprit que deux membres du petit groupe étaient invitéssans elle à dîner à Féterne «&|160;en petit comité&|160;». Elledicta au docteur, dont le premier mouvement avait été d’accepter,une fière réponse où il disait&|160;: «&|160;Nous dînonsce soir-là chez Mme Verdurin&|160;», pluriel qui devaitêtre une leçon pour les Cambremer et leur montrer qu’il n’était passéparable de Mme Cottard. Quant à Morel, MmeVerdurin n’eut, pas besoin de lui tracer une conduite impolie,qu’il tint spontanément, voici pourquoi. S’il avait, à l’égard deM. de Charlus, en ce qui concernait ses plaisirs, une indépendancequi affligeait le baron, nous avons vu que l’influence de cedernier se faisait sentir davantage dans d’autres domaines et qu’ilavait, par exemple, élargi les connaissances musicales et renduplus pur le style du virtuose. Mais ce n’était encore, au moins àce point de notre récit, qu’une influence. En revanche, il y avaitun terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était aveuglémentcru et exécuté par Morel. Aveuglément et follement, car nonseulement les enseignements de M. de Charlus étaient faux, maisencore, eussent-ils été valables pour un grand seigneur, appliquésà la lettre par Morel ils devenaient burlesques. Le terrain oùMorel devenait si crédule et était si docile à son maître, c’étaitle terrain mondain. Le violoniste, qui, avant de connaître M. deCharlus, n’avait aucune notion du monde, avait pris à la lettrel’esquisse hautaine et sommaire que lui en avait tracée lebaron&|160;: «&|160;Il y a un certain nombre de famillesprépondérantes, lui avait dit M. de Charlus, avant tout lesGuermantes, qui comptent quatorze alliances avec la Maison deFrance, ce qui est d’ailleurs surtout flatteur pour la Maison deFrance, car c’était à Aldonce de Guermantes et non à Louis le Gros,son frère consanguin mais puîné, qu’aurait dû revenir le trône deFrance. Sous Louis XIV, nous drapâmes à la mort de Monsieur, commeayant la même grand’mère que le Roi&|160;; fort au-dessous desGuermantes, on peut cependant citer les La Trémoïlle, descendantsdes rois de Naples et des comtes de Poitiers&|160;; les d’Uzès, peuanciens comme famille mais qui sont les plus anciens pairs&|160;;les Luynes, tout à fait récents mais avec l’éclat de grandesalliances&|160;; les Choiseul, les Harcourt, les La Rochefoucauld.Ajoutez encore les Noailles, malgré le comte de Toulouse, lesMontesquieu, les Castellane et, sauf oubli, c’est tout. Quant àtous les petits messieurs qui s’appellent marquis de Cambremerde oude Vatefairefiche, il n’y a aucune différence entre eux et ledernier pioupiou de votre régiment. Que vous alliez faire pipi chezla comtesse Caca, ou caca chez la baronne Pipi, c’est la mêmechose, vous aurez compromis votre réputation et pris un torchonbreneux comme papier hygiénique. Ce qui est malpropre.&|160;» Morelavait recueilli pieusement cette leçon d’histoire, peut-être un peusommaire&|160;; il jugeait les choses comme s’il était lui-même unGuermantes et souhaitait une occasion de se trouver avec les fauxLa Tour d’Auvergne pour leur faire sentir, par une poignée de maindédaigneuse, qu’il ne les prenait guère au sérieux. Quant auxCambremer, justement voici qu’il pouvait leur témoigner qu’ilsn’étaient pas «&|160;plus que le dernier pioupiou de sonrégiment&|160;». Il ne répondit pas à leur invitation, et le soirdu dîner s’excusa à la dernière heure par un télégramme, ravi commes’il venait d’agir en prince du sang. Il faut, du reste, ajouterqu’on ne peut imaginer combien, d’une façon plus générale, M. deCharlus pouvait être insupportable, tatillon, et même, lui si fin,bête, dans toutes les occasions où entraient en jeu les défauts deson caractère. On peut dire, en effet, que ceux-ci sont comme unemaladie intermittente de l’esprit. Qui n’a remarqué le fait sur desfemmes, et même des hommes, doués d’intelligence remarquable, maisaffligés de nervosité&|160;? Quand ils sont heureux, calmes,satisfaits de leur entourage, ils font admirer leurs donsprécieux&|160;; c’est, à la lettre, la vérité qui parle par leurbouche. Une migraine, une petite pique d’amour-propre suffit à toutchanger. La lumineuse intelligence, brusque, convulsive etrétrécie, ne reflète plus qu’un moi irrité, soupçonneux, coquet,faisant tout ce qu’il faut pour déplaire. La colère des Cambremerfut vive&|160;; et, dans l’intervalle, d’autres incidents amenèrentune certaine tension dans leurs rapports avec le petit clan. Commenous revenions, les Cottard, Charlus, Brichot, Morel et moi, d’undîner à la Raspelière et que les Cambremer, qui avaient déjeunéchez des amis à Harambouville, avaient fait à l’aller une partie dutrajet avec nous&|160;: «&|160;Vous qui aimez tant Balzac et savezle reconnaître dans la société contemporaine, avais-je dit à M. deCharlus, vous devez trouver que ces Cambremer sont échappés desScènes de la vie de Province.&|160;» Mais M. de Charlus,absolument comme s’il avait été leur ami et si je l’eusse froissépar ma remarque, me coupa brusquement la parole&|160;: «&|160;Vousdites cela parce que la femme est supérieure au mari, me dit-ild’un ton sec. – Oh&|160;! je ne voulais pas dire que c’était laMuse du département, ni Madame de Bargeton bien que… &|160;» M. deCharlus m’interrompit encore&|160;: «&|160;Dites plutôtMme de Mortsauf.&|160;» Le train s’arrêta et Brichotdescendit. «&|160;Nous avions beau vous faire des signes, vous êtesterrible. – Comment cela&|160;? – Voyons, ne vous êtes-vous pasaperçu que Brichot est amoureux fou de Mme deCambremer&|160;?&|160;» Je vis par l’attitude des Cottard et deCharlie que cela ne faisait pas l’ombre d’un doute dans le petitnoyau. Je crus qu’il y avait de la malveillance de leur part.«&|160;Voyons, vous n’avez pas remarqué comme il a été troubléquand vous avez parlé d’elle&|160;», reprit M. de Charlus, quiaimait montrer qu’il avait l’expérience des femmes et parlait dusentiment qu’elles inspirent d’un air naturel et comme si cesentiment était celui qu’il éprouvait lui-même habituellement. Maisun certain ton d’équivoque paternité avec tous les jeunes gens –malgré son amour exclusif pour Morel – démentit par le ton les vuesd’homme à femmes qu’il émettait&|160;: «&|160;Oh&|160;! cesenfants, dit-il, d’une voix aiguë, mièvre et cadencée, il faut toutleur apprendre, ils sont innocents comme l’enfant qui vient denaître, ils ne savent pas reconnaître quand un homme est amoureuxd’une femme. À votre âge j’étais plus dessalé que cela&|160;»,ajouta-t-il, car il aimait employer les expressions du mondeapache, peut-être par goût, peut-être pour ne pas avoir l’air, enles évitant, d’avouer qu’il fréquentait ceux dont c’était levocabulaire courant. Quelques jours plus tard, il fallut bien merendre à l’évidence et reconnaître que Brichot était épris de lamarquise. Malheureusement il accepta plusieurs déjeuners chez elle.Mme Verdurin estima qu’il était temps de mettre le holà.En dehors de l’utilité qu’elle voyait à une intervention, pour lapolitique du petit noyau, elle prenait à ces sortes d’explicationset aux drames qu’ils déchaînaient un goût de plus en plus vif etque l’oisiveté fait naître, aussi bien que dans le mondearistocratique, dans la bourgeoisie. Ce fut un jour de grandeémotion à la Raspelière quand on vit Mme Verdurindisparaître pendant une heure avec Brichot, à qui on sut qu’elleavait dit que Mme de Cambremer se moquait de lui, qu’ilétait la fable de son salon, qu’il allait déshonorer sa vieillesse,compromettre sa situation dans l’enseignement. Elle alla jusqu’àlui parler en termes touchants de la blanchisseuse avec qui ilvivait à Paris, et de leur petite fille. Elle l’emporta, Brichotcessa d’aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deuxjours on crut qu’il allait perdre complètement la vue, et samaladie, en tout cas, avait fait un bond en avant qui resta acquis.Cependant les Cambremer, dont la colère contre Morel était grande,invitèrent une fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais sans lui.Ne recevant pas de réponse du baron, ils craignirent d’avoir faitune gaffe et, trouvant que la rancune est mauvaise conseillère,écrivirent un peu tardivement à Morel, platitude qui fit sourire M.de Charlus en lui montrant son pouvoir. «&|160;Vous répondrez pournous deux que j’accepte&|160;», dit le baron à Morel. Le jour dudîner venu, on attendait dans le grand salon de Féterne. LesCambremer donnaient en réalité le dîner pour la fleur de chicqu’étaient M. et Mme Féré. Mais ils craignaienttellement de déplaire à M. de Charlus que, bien qu’ayant connu lesFéré par M. de Chevrigny, Mme de Cambremer se sentit lafièvre quand, le jour du dîner, elle vit celui-ci venir leur faireune visite à Féterne. On inventa tous les prétextes pour lerenvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez pourtant pour qu’ilne croisât pas dans la cour les Féré, qui furent aussi choqués dele voir chassé que lui honteux. Mais, coûte que coûte, lesCambremer voulaient épargner à M. de Charlus la vue de M. deChevrigny, jugeant celui-ci provincial à cause de nuances, qu’onnéglige en famille, mais dont on ne tient compte que vis-à-vis desétrangers, qui sont précisément les seuls qui ne s’en apercevraientpas. Mais on n’aime pas leur montrer les parents qui sont restés ceque l’on s’est efforcé de cesser d’être. Quant à M. etMme Féré, ils étaient au plus haut degré ce qu’onappelle des gens «&|160;très bien&|160;». Aux yeux de ceux qui lesqualifiaient ainsi, sans doute les Guermantes, les Rohan et biend’autres étaient aussi des gens très bien, mais leur nom dispensaitde le dire. Comme tout le monde ne savait pas la grande naissancede la mère de Mme Féré, et le cercle extraordinairementfermé qu’elle et son mari fréquentaient, quand on venait de lesnommer, pour expliquer on ajoutait toujours que c’était des gens«&|160;tout ce qu’il y a de mieux&|160;». Leur nom obscur leurdictait-il une sorte de hautaine réserve&|160;? Toujours est-il queles Féré ne voyaient pas des gens que des La Trémoïlle auraientfréquentés. Il avait fallu la situation de reine du bord de la mer,que la vieille marquise de Cambremer avait dans la Manche, pour queles Féré vinssent à une de ses matinées chaque année. On les avaitinvités à dîner et on comptait beaucoup sur l’effet qu’allaitproduire sur eux M. de Charlus. On annonça discrètement qu’il étaitau nombre des convives. Par hasard Mme Féré ne leconnaissait pas. Mme de Cambremer en ressentit une vivesatisfaction, et le sourire du chimiste qui va mettre en rapportpour la première fois deux corps particulièrement importants errasur son visage. La porte s’ouvrit et Mme de Cambremerfaillit se trouver mal en voyant Morel entrer seul. Comme unsecrétaire des commandements chargé d’excuser son ministre, commeune épouse morganatique qui exprime le regret qu’a le prince d’êtresouffrant (ainsi en usait Mme de Clinchamp à l’égard duduc d’Aumale), Morel dit du ton le plus léger&|160;: «&|160;Lebaron ne pourra pas venir. Il est un peu indisposé, du moins jecrois que c’est pour cela… Je ne l’ai pas rencontré cettesemaine&|160;», ajouta-t-il, désespérant, jusque par ces dernièresparoles, Mme de Cambremer qui avait dit à M. etMme Féré que Morel voyait M. de Charlus à toutes lesheures du jour. Les Cambremer feignirent que l’absence du baronétait un agrément de plus à la réunion et, sans se laisser entendrede Morel, disaient à leurs invités&|160;: «&|160;Nous nouspasserons de lui, n’est-ce pas, ce ne sera que plusagréable.&|160;» Mais ils étaient furieux, soupçonnèrent une cabalemontée par Mme Verdurin, et, du tac au tac, quandcelle-ci les réinvita à la Raspelière, M. de Cambremer, ne pouvantrésister au plaisir de revoir sa maison et de se retrouver dans lepetit groupe, vint, mais seul, en disant que la marquise étaitdésolée, mais que son médecin lui avait ordonné de garder lachambre. Les Cambremer crurent, par cette demi-présence, à la foisdonner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin qu’ilsn’étaient tenus envers eux qu’à une politesse limitée, comme lesprincesses du sang autrefois reconduisaient les duchesses, maisseulement jusqu’à la moitié de la seconde chambre. Au bout dequelques semaines ils étaient à peu près brouillés. M. de Cambremerm’en donnait ces explications&|160;: «&|160;Je vous dirai qu’avecM. de Charlus c’était difficile. Il est extrêmement dreyfusard… –Mais non&|160;! – Si… , en tout cas son cousin le prince deGuermantes l’est, on leur jette assez la pierre pour ça. J’ai desparents très à l’œil là-dessus. Je ne peux pas fréquenter cesgens-là, je me brouillerais avec toute ma famille. – Puisque leprince de Guermantes est dreyfusard, cela ira d’autant mieux, ditMme de Cambremer, que Saint-Loup, qui, dit-on, épouse sanièce, l’est aussi. C’est même peut-être la raison du mariage. –Voyons, ma chère, ne dites pas que Saint-Loup, que nous aimonsbeaucoup, est dreyfusard. On ne doit pas répandre ces allégations àla légère, dit M. de Cambremer. Vous le feriez bien voir dansl’armée&|160;! – Il l’a été, mais il ne l’est plus, dis-je à M. deCambremer. Quant à son mariage avec Mlle deGuermantes-Brassac, est-ce vrai&|160;? – On ne parle que de ça,mais vous êtes bien placé pour le savoir. – Mais je vous répètequ’il me l’a dit à moi-même qu’il était dreyfusard, ditMme de Cambremer. C’est, du reste, très excusable, lesGuermantes sont à moitié allemands. – Pour les Guermantes de la ruede Varenne, vous pouvez dire tout à fait, dit Cancan. MaisSaint-Loup, c’est une autre paire de manches&|160;; il a beau avoirtoute une parenté allemande, son père revendiquait avant tout sontitre de grand seigneur français, il a repris du service en 1871 eta été tué pendant la guerre de la plus belle façon. J’ai beau êtretrès à cheval là-dessus, il ne faut pas faire d’exagération ni dansun sens ni dans l’autre. In medio… virtus, ah&|160;! je nepeux pas me rappeler. C’est quelque chose que dit le docteurCottard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir iciun petit Larousse.&|160;» Pour éviter de se prononcer sur lacitation latine et abandonner le sujet de Saint-Loup, où son marisemblait trouver qu’elle manquait de tact, Mme deCambremer se rabattit sur la Patronne, dont la brouille avec euxétait encore plus nécessaire à expliquer. «&|160;Nous avons louévolontiers la Raspelière à Mme Verdurin, dit lamarquise. Seulement elle a eu l’air de croire qu’avec la maison ettout ce qu’elle a trouvé le moyen de se faire attribuer, lajouissance du pré, les vieilles tentures, toutes choses quin’étaient nullement dans le bail, elle aurait en plus le droitd’être liée avec nous. Ce sont des choses absolument distinctes.Notre tort est de n’avoir pas fait faire les choses simplement parun gérant ou par une agence. À Féterne ça n’a pas d’importance,mais je vois d’ici la tête que ferait ma tante de Ch’nouville sielle voyait s’amener, à mon jour, la mère Verdurin avec ses cheveuxen l’air. Pour M. de Charlus, naturellement, il connaît des genstrès bien, mais il en connaît aussi de très mal.&|160;» Je demandailesquels. Pressée de questions, Mme de Cambremer finitpar dire&|160;: «&|160;On prétend que c’est lui qui faisait vivreun monsieur Moreau, Morille, Morue, je ne sais plus. Aucun rapport,bien entendu, avec Morel, le violoniste, ajouta-t-elle enrougissant. Quand j’ai senti que Mme Verdurins’imaginait que, parce qu’elle était notre locataire dans laManche, elle aurait le droit de me faire des visites à Paris, j’aicompris qu’il fallait couper le câble.&|160;»

Malgré cette brouille avec la Patronne, les Cambremer n’étaientpas mal avec les fidèles, et montaient volontiers dans notre wagonquand ils étaient sur la ligne. Quand on était sur le pointd’arriver à Douville, Albertine, tirant une dernière fois sonmiroir, trouvait quelquefois utile de changer ses gants ou d’ôterun instant son chapeau et, avec le peigne d’écaille que je luiavais donné et qu’elle avait dans les cheveux, elle en lissait lescoques, en relevait le bouffant, et, s’il était nécessaire,au-dessus des ondulations qui descendaient en vallées régulièresjusqu’à la nuque, remontait son chignon. Une fois dans les voituresqui nous attendaient, on ne savait plus du tout où on setrouvait&|160;; les routes n’étaient pas éclairées&|160;; onreconnaissait au bruit plus fort des roues qu’on traversait unvillage, on se croyait arrivé, on se retrouvait en pleins champs,on entendait des cloches lointaines, on oubliait qu’on était ensmoking, et on s’était presque assoupi quand, au bout de cettelongue marge d’obscurité qui, à cause de la distance parcourue etdes incidents caractéristiques de tout trajet en chemin de fer,semblait nous avoir portés jusqu’à une heure avancée de la nuit etpresque à moitié chemin d’un retour vers Paris, tout à coup, aprèsque le glissement de la voiture sur un sable plus fin avait déceléqu’on venait d’entrer dans le parc, explosaient, nousréintroduisant dans la vie mondaine, les éclatantes lumières dusalon, puis de la salle à manger, où nous éprouvions un vifmouvement de recul en entendant sonner ces huit heures que nouscroyions passées depuis longtemps, tandis que les services nombreuxet les vins fins allaient se succéder autour des hommes en frac etdes femmes à demi décolletées, en un dîner rutilant de clarté commeun véritable dîner en ville et qu’entourait seulement, changeantpar là son caractère, la double écharpe sombre et singulièrequ’avaient tissée, détournées par cette utilisation mondaine deleur solennité première, les heures nocturnes, champêtres etmarines de l’aller et du retour. Celui-ci nous forçait, en effet, àquitter la splendeur rayonnante et vite oubliée du salon lumineuxpour les voitures, où je m’arrangeais à être avec Albertine afinque mon amie ne pût être avec d’autres sans moi, et souvent pourune autre cause encore, qui est que nous pouvions tous deux fairebien des choses dans une voiture noire où les heurts de la descentenous excusaient, d’ailleurs, au cas où un brusque rayon filtrerait,d’être cramponnés l’un à l’autre. Quand M. de Cambremer n’était pasencore brouillé avec les Verdurin, il me demandait&|160;:«&|160;Vous ne croyez pas, avec ce brouillard-là, que vous allezavoir vos étouffements&|160;? Ma sœur en a eu de terribles cematin. Ah&|160;! vous en avez aussi, disait-il avec satisfaction.Je le lui dirai ce soir. Je sais qu’en rentrant elle s’informeratout de suite s’il y a longtemps que vous ne les avez paseus.&|160;» Il ne me parlait, d’ailleurs, des miens que pourarriver à ceux de sa sœur, et ne me faisait décrire lesparticularités des premiers que pour mieux marquer les différencesqu’il y avait entre les deux. Mais malgré celles-ci, comme lesétouffements de sa sœur lui paraissaient devoir faire autorité, ilne pouvait croire que ce qui «&|160;réussissait&|160;» aux siens nefût pas indiqué pour les miens, et il s’irritait que je n’enessayasse pas, car il y a une chose plus difficile encore que des’astreindre à un régime, c’est de ne pas l’imposer aux autres.«&|160;D’ailleurs, que dis-je, moi profane, quand vous êtes icidevant l’aréopage, à la source. Qu’en pense le professeurCottard&|160;?&|160;» Je revis, du reste, sa femme une autre foisparce qu’elle avait dit que ma «&|160;cousine&|160;» avait un drôlede genre et que je voulus savoir ce qu’elle entendait par là. Ellenia l’avoir dit, mais finit par avouer qu’elle avait parlé d’unepersonne qu’elle avait cru rencontrer avec ma cousine. Elle nesavait pas son nom et dit finalement que, si elle ne se trompaitpas, c’était la femme d’un banquier, laquelle s’appelait Lina,Linette, Lisette, Lia, enfin quelque chose de ce genre. Je pensaisque «&|160;femme d’un banquier&|160;» n’était mis que pour plus dedémarquage. Je voulus demander à Albertine si c’était vrai. Maisj’aimais mieux avoir l’air de celui qui sait que de celui quiquestionne. D’ailleurs Albertine ne m’eût rien répondu ou un nondont le «&|160;n&|160;» eût été trop hésitant et le«&|160;on&|160;» trop éclatant. Albertine ne racontait jamais defaits pouvant lui faire du tort, mais d’autres qui ne pouvaients’expliquer que par les premiers, la vérité étant plutôt un courantqui part de ce qu’on nous dit et qu’on capte, tout invisible qu’ilsoit, que la chose même qu’on nous a dite. Ainsi, quand je luiassurai qu’une femme qu’elle avait connue à Vichy avait mauvaisgenre, elle me jura que cette femme n’était nullement ce que jecroyais et n’avait jamais essayé de lui faire faire le mal. Maiselle ajouta un autre jour, comme je parlais de ma curiosité de cegenre de personnes, que la dame de Vichy avait une amie aussi,qu’elle, Albertine, ne connaissait pas, mais que la dame lui avait«&|160;promis de lui faire connaître&|160;». Pour qu’ellele lui eût promis, c’était donc qu’Albertine le désirait, ou que ladame avait, en le lui offrant, su lui faire plaisir. Mais si jel’avais objecté à Albertine, j’aurais eu l’air de ne tenir mesrévélations que d’elle, je les aurais arrêtées aussitôt, je n’eusseplus rien su, j’eusse cessé de me faire craindre. D’ailleurs, nousétions à Balbec, la dame de Vichy et son amie habitaientMenton&|160;; l’éloignement, l’impossibilité du danger eut tôt faitde détruire mes soupçons. Souvent, quand M. de Cambremerm’interpellait de la gare, je venais avec Albertine de profiter desténèbres, et avec d’autant plus de peine que celle-ci s’était unpeu débattue, craignant qu’elles ne fussent pas assez complètes.«&|160;Vous savez que je suis sûre que Cottard nous a vus&|160;; dureste, même sans voir il a bien entendu notre voix étouffée, justeau moment où on parlait de vos étouffements d’un autregenre&|160;», me disait Albertine en arrivant à la gare de Douvilleoù nous reprenions le petit chemin de fer pour le retour. Mais ceretour, de même que l’aller, si, en me donnant quelque impressionde poésie, il réveillait en moi le désir de faire des voyages, demener une vie nouvelle, et me faisait par là souhaiter d’abandonnertout projet de mariage avec Albertine, et même de rompredéfinitivement nos relations, me rendait aussi, et à cause même deleur nature contradictoire, cette rupture plus facile. Car, auretour aussi bien qu’à l’aller, à chaque station montaient avecnous ou nous disaient bonjour du quai des gens deconnaissance&|160;; sur les plaisirs furtifs de l’imaginationdominaient ceux, continuels, de la sociabilité, qui sont siapaisants, si endormeurs. Déjà, avant les stations elles-mêmes,leurs noms (qui m’avaient tant fait rêver depuis le jour où je lesavais entendus, le premier soir où j’avais voyagé avec magrand’mère) s’étaient humanisés, avaient perdu leur singularitédepuis le soir où Brichot, à la prière d’Albertine, nous en avaitplus complètement expliqué les étymologies. J’avais trouvé charmantla fleur qui terminait certains noms, comme Fiquefleur, Honfleur,Flers, Barfleur, Harfleur, etc., et amusant le bœuf qu’il y a à lafin de Bricquebœuf. Mais la fleur disparut, et aussi le bœuf, quandBrichot (et cela, il me l’avait dit le premier jour dans le train)nous apprit que fleur veut dire «&|160;port&|160;» (commefiord) et que bœuf, en normand budh, signifie«&|160;cabane&|160;». Comme il citait plusieurs exemples, ce quim’avait paru particulier se généralisait&|160;: Bricquebœuf allaitrejoindre Elbeuf, et même, dans un nom au premier abord aussiindividuel que le lieu, comme le nom de Pennedepie, où lesétrangetés les plus impossibles à élucider par la raison mesemblaient amalgamées depuis un temps immémorial en un vocablevilain, savoureux et durci comme certain fromage normand, je fusdésolé de retrouver le pen gaulois qui signifie«&|160;montagne&|160;» et se retrouve aussi bien dans Pennemarckque dans les Apennins. Comme, à chaque arrêt du train, je sentaisque nous aurions des mains amies à serrer, sinon des visites àrecevoir, je disais à Albertine&|160;: «&|160;Dépêchez-vous dedemander à Brichot les noms que vous voulez savoir. Vous m’aviezparlé de Marcouville l’Orgueilleuse. – Oui, j’aime beaucoup cetorgueil, c’est un village fier, dit Albertine. – Vous letrouveriez, répondit Brichot, plus fier encore si, au lieu de sefaire française ou même de basse latinité, telle qu’on la trouvedans le cartulaire de l’évêque de Bayeux, Marcouvillasuperba, vous preniez la forme plus ancienne, plus voisine dunormand Marculphivilla superba, le village, le domaine deMerculph. Dans presque tous ces noms qui se terminent enville, vous pourriez voir, encore dressé sur cette côte,le fantôme des rudes envahisseurs normands. À Harambouville, vousn’avez eu, debout à la portière du wagon, que notre excellentdocteur qui, évidemment, n’a rien d’un chef norois. Mais en fermantles yeux vous pourriez voir l’illustre Herimund(Herimundivilla). Bien que je ne sache pourquoi on aillesur ces routes-ci, comprises entre Loigny et Balbec-Plage, plutôtque sur celles, fort pittoresques, qui conduisent de Loigny auvieux Balbec, Mme Verdurin vous a peut-être promenés dece côté-là en voiture. Alors vous avez vu Incarville ou village deWiscar, et Tourville, avant d’arriver chez Mme Verdurin,c’est le village de Turold. D’ailleurs il n’y eut pas que desNormands. Il semble que des Allemands soient venus jusqu’ici(Auménancourt, Alemanicurtis)&|160;; ne le disons pas à cejeune officier que j’aperçois&|160;; il serait capable de ne plusvouloir aller chez ses cousins. Il y eut aussi des Saxons, comme entémoigne la fontaine de Sissonne (un des buts de promenade favorisde Mme Verdurin et à juste titre), aussi bien qu’enAngleterre le Middlesex, le Wessex. Chose inexplicable, il sembleque des Goths, des «&|160;gueux&|160;» comme on disait, soientvenus jusqu’ici, et même les Maures, car Mortagne vient deMauretania. La trace en est restée à Gourville(Gothorumvilla). Quelque vestige des Latins subsisted’ailleurs aussi, Lagny (Latiniacum). – Moi je demandel’explication de Thorpehomme, dit M. de Charlus. Je comprends«&|160;homme&|160;», ajouta-t-il, tandis que le sculpteur etCottard échangeaient un regard d’intelligence. Mais Thorph&|160;? –«&|160;Homme&|160;» ne signifie nullement ce que vous êtesnaturellement porté à croire, baron, répondit Brichot, en regardantmalicieusement Cottard et le sculpteur. «&|160;Homme&|160;» n’arien à voir ici avec le sexe auquel je ne dois pas ma mère.«&|160;Homme&|160;» c’est Holm, qui signifie«&|160;îlot&|160;», etc… Quant à Thorph, ou«&|160;village&|160;», on le retrouve dans cent mots dont j’ai déjàennuyé notre jeune ami. Ainsi dans Thorpehomme il n’y a pas de nomde chef normand, mais des mots de la langue normande. Vous voyezcomme tout ce pays a été germanisé. – Je crois qu’il exagère, ditM. de Charlus. J’ai été hier à Orgeville. – Cette fois-ci je vousrends l’homme que je vous avais ôté dans Thorpehomme, baron. Soitdit sans pédantisme, une charte de Robert Ier nous donnepour Orgeville Otgervilla, le domaine d’Otger. Tous cesnoms sont ceux d’anciens seigneurs. Octeville la Venelle est pourl’Avenel. Les Avenel étaient une famille connue au moyen âge.Bourguenolles, où Mme Verdurin nous a emmenés l’autrejour, s’écrivait «&|160;Bourg de Môles&|160;», car ce villageappartint, au XIe siècle, à Baudoin de Môles, ainsi quela Chaise-Baudoin&|160;; mais nous voici à Doncières. – Mon Dieu,que de lieutenants vont essayer de monter, dit M. de Charlus, avecun effroi simulé. Je le dis pour vous, car moi cela ne me gêne pas,puisque je descends. – Vous entendez, docteur&|160;? dit Brichot.Le baron a peur que des officiers ne lui passent sur le corps. Etpourtant, ils sont dans leur rôle en se trouvant massés ici, carDoncières, c’est exactement Saint-Cyr, Dominus Cyriacus.Il y a beaucoup de noms de villes où sanctus etsancta sont remplacés par dominus et pardomina. Du reste, cette ville calme et militaire a parfoisde faux airs de Saint-Cyr, de Versailles, et même deFontainebleau.&|160;»

Pendant ces retours (comme à l’aller), je disais à Albertine dese vêtir, car je savais bien qu’à Amnancourt, à Doncières, àÉpreville, à Saint-Vast, nous aurions de courtes visites àrecevoir. Elles ne m’étaient d’ailleurs pas désagréables, que cefût, à Hermenonville (le domaine d’Herimund), celle de M. deChevrigny, profitant de ce qu’il était venu chercher des invitéspour me demander de venir le lendemain déjeuner à Montsurvent, ou,à Doncières, la brusque invasion d’un des charmants amis deSaint-Loup envoyé par lui (s’il n’était pas libre) pour metransmettre une invitation du capitaine de Borodino, du mess desofficiers au Coq Hardi, ou des sous-officiers au Faisan Doré.Saint-Loup venait souvent lui-même, et pendant tout le temps qu’ilétait là, sans qu’on pût s’en apercevoir, je tenais Albertineprisonnière sous mon regard, d’ailleurs inutilement vigilant. Unefois pourtant j’interrompis ma garde. Comme il y avait un longarrêt, Bloch, nous ayant salué, se sauva presque aussitôt pourrejoindre son père, lequel venait d’hériter de son oncle et, ayantloué un château qui s’appelait, la Commanderie, trouvait grandseigneur de ne circuler qu’en une chaise de poste, avec despostillons en livrée. Bloch me pria de l’accompagner jusqu’à lavoiture. «&|160;Mais hâte-toi, car ces quadrupèdes sontimpatients&|160;; viens, homme cher aux dieux, tu feras plaisir àmon père.&|160;» Mais je souffrais trop de laisser Albertine dansle train avec Saint-Loup, ils auraient pu, pendant que j’avais ledos tourné, se parler, aller dans un autre wagon, se sourire, setoucher&|160;; mon regard adhérent à Albertine ne pouvait sedétacher d’elle tant que Saint-Loup serait là. Or je vis très bienque Bloch, qui m’avait demandé comme un service d’aller direbonjour à son père, d’abord trouva peu gentil que je le luirefusasse quand rien ne m’en empêchait, les employés ayant prévenuque le train resterait encore au moins un quart d’heure en gare, etque presque tous les voyageurs, sans lesquels il ne repartiraitpas, étaient descendus&|160;; et ensuite ne douta pas que ce fûtparce que décidément – ma conduite en cette occasion lui était uneréponse décisive – j’étais snob. Car il n’ignorait pas le nom despersonnes avec qui je me trouvais. En effet, M. de Charlus m’avaitdit, quelque temps auparavant et sans se souvenir ou se soucier quecela eût jadis été fait pour se rapprocher de lui&|160;:«&|160;Mais présentez-moi donc votre ami, ce que vous faites est unmanque de respect pour moi&|160;», et il avait causé avec Bloch,qui avait paru lui plaire extrêmement au point qu’il l’avaitgratifié d’un «&|160;j’espère vous revoir&|160;». «&|160;Alorsc’est irrévocable, tu ne veux pas faire ces cent mètres pour direbonjour à mon père, à qui ça ferait tant de plaisir&|160;?&|160;»me dit Bloch. J’étais malheureux d’avoir l’air de manquer à labonne camaraderie, plus encore de la cause pour laquelle Blochcroyait que j’y manquais, et de sentir qu’il s’imaginait que jen’étais pas le même avec mes amis bourgeois quand il y avait desgens «&|160;nés&|160;». De ce jour il cessa de me témoigner la mêmeamitié, et, ce qui m’était plus pénible, n’eut plus pour moncaractère la même estime. Mais pour le détromper sur le motif quim’avait fait rester dans le wagon, il m’eût fallu lui dire quelquechose – à savoir que j’étais jaloux d’Albertine – qui m’eût étéencore plus douloureux que de le laisser croire que j’étaisstupidement mondain. C’est ainsi que, théoriquement, on trouvequ’on devrait toujours s’expliquer franchement, éviter lesmalentendus. Mais bien souvent la vie les combine de telle manièreque pour les dissiper, dans les rares circonstances où ce seraitpossible, il faudrait révéler ou bien – ce qui n’est pas le cas ici– quelque chose qui froisserait encore plus notre ami que le tortimaginaire qu’il nous impute, ou un secret dont la divulgation – etc’était ce qui venait de m’arriver – nous paraît pire encore que lemalentendu. Et d’ailleurs, même sans expliquer à Bloch, puisque jene le pouvais pas, la raison pour laquelle je ne l’avais pasaccompagné, si je l’avais prié de ne pas être froissé je n’auraisfait que redoubler ce froissement en montrant que je m’en étaisaperçu. Il n’y avait rien à faire qu’à s’incliner devant ce fatumqui avait voulu que la présence d’Albertine empêchât de lereconduire et qu’il pût croire que c’était au contraire celle degens brillants, laquelle, l’eussent-ils été cent fois plus,n’aurait eu pour effet que de me faire occuper exclusivement deBloch et réserver pour lui toute ma politesse. Il suffit, de lasorte, qu’accidentellement, absurdement, un incident (ici la miseen présence d’Albertine et de Saint-Loup) s’interpose entre deuxdestinées dont les lignes convergeaient l’une vers l’autre pourqu’elles soient déviées, s’écartent de plus en plus et ne serapprochent jamais. Et il y a des amitiés plus belles que celle deBloch pour moi, qui se sont trouvées détruites, sans que l’auteurinvolontaire de la brouille ait jamais pu expliquer au brouillé cequi sans doute eût guéri son amour-propre et ramené sa sympathiefuyante. Amitiés plus belles que celle de Bloch ne serait pas, dureste, beaucoup dire. Il avait tous les défauts qui me déplaisaientle plus. Ma tendresse pour Albertine se trouvait, par accident, lesrendre tout à fait insupportables. Ainsi, dans ce simple moment oùje causai avec lui tout en surveillant Robert de l’œil, Bloch medit qu’il avait déjeuné chez Mme Bontemps et que chacunavait parlé de moi avec les plus grands éloges jusqu’au«&|160;déclin d’Hélios&|160;». «&|160;Bon, pensai-je, commeMme Bontemps croit Bloch un génie, le suffrageenthousiaste qu’il m’aura accordé fera plus que ce que tous lesautres ont pu dire, cela reviendra à Albertine. D’un jour à l’autreelle ne peut manquer d’apprendre, et cela m’étonne que sa tante nelui ait pas déjà redit, que je suis un homme«&|160;supérieur&|160;». «&|160;Oui, ajouta Bloch, tout le monde afait ton éloge. Moi seul j’ai gardé un silence aussi profond que sij’eusse absorbé, au lieu du repas, d’ailleurs médiocre, qu’on nousservait, des pavots, chers au bienheureux frère de Tanathos et deLéthé, le divin Hypnos, qui enveloppe de doux liens le corps et lalangue. Ce n’est pas que je t’admire moins que la bande de chiensavides avec lesquels on m’avait invité. Mais moi, je t’admire parceque je te comprends, et eux t’admirent sans te comprendre. Pourbien dire, je t’admire trop pour parler de toi ainsi au public,cela m’eût semblé une profanation de louer à haute voix ce que jeporte au plus profond de mon cœur. On eut beau me questionner à tonsujet, une Pudeur sacrée, fille du Kronion, me fit restermuet.&|160;» Je n’eus pas le mauvais goût de paraître mécontent,mais cette Pudeur-là me sembla apparentée – beaucoup plus qu’auKronion – à la pudeur qui empêche un critique qui vous admire deparler de vous parce que le temple secret où vous trônez seraitenvahi par la tourbe des lecteurs ignares et desjournalistes&|160;; à la pudeur de l’homme d’État qui ne vousdécore pas pour que vous ne soyez pas confondu au milieu de gensqui ne vous valent pas&|160;; à la pudeur de l’académicien qui nevote pas pour vous, afin de vous épargner la honte d’être lecollègue de X… qui n’a pas de talent&|160;; à la pudeur enfin, plusrespectable et plus criminelle pourtant, des fils qui nous prientde ne pas écrire sur leur père défunt qui fut plein de mérites,afin d’assurer le silence et le repos, d’empêcher qu’on entretiennela vie et qu’on crée de la gloire autour du pauvre mort, quipréférerait son nom prononcé par les bouches des hommes auxcouronnes, fort pieusement portées, d’ailleurs, sur sontombeau.

Si Bloch, tout en me désolant en ne pouvant comprendre la raisonqui m’empêchait d’aller saluer son père, m’avait exaspéré enm’avouant qu’il m’avait déconsidéré chez Mme Bontemps(je comprenais maintenant pourquoi Albertine ne m’avait jamais faitallusion à ce déjeuner et restait silencieuse quand je lui parlaisde l’affection de Bloch pour moi), le jeune Israélite avait produitsur M. de Charlus une impression tout autre que l’agacement.

Certes, Bloch croyait maintenant que non seulement je ne pouvaisrester une seconde loin de gens élégants, mais que, jaloux desavances qu’ils avaient pu lui faire (comme M. de Charlus), jetâchais de mettre des bâtons dans les roues et de l’empêcher de selier avec eux&|160;; mais de son côté le baron regrettait den’avoir pas vu davantage mon camarade. Selon son habitude, il segarda de le montrer. Il commença par me poser, sans en avoir l’air,quelques questions sur Bloch, mais d’un ton si nonchalant, avec unintérêt qui semblait tellement simulé, qu’on n’aurait pas cru qu’ilentendait les réponses. D’un air de détachement, sur une mélopéequi exprimait plus que l’indifférence, la distraction, et comme parsimple politesse pour moi&|160;: «&|160;Il a l’air intelligent, ila dit qu’il écrivait, a-t-il du talent&|160;?&|160;» Je dis à M. deCharlus qu’il avait été bien aimable de lui dire qu’il espérait lerevoir. Pas un mouvement ne révéla chez le baron qu’il eût entenduma phrase, et comme je la répétai quatre fois sans avoir deréponse, je finis par douter si je n’avais pas été le jouet d’unmirage acoustique quand j’avais cru entendre ce que M. de Charlusavait dit. «&|160;Il habite Balbec&|160;?&|160;» chantonna lebaron, d’un air si peu questionneur qu’il est fâcheux que la languefrançaise ne possède pas un signe autre que le pointd’interrogation pour terminer ces phrases apparemment si peuinterrogatives. Il est vrai que ce signe ne servirait guère pour M.de Charlus. «&|160;Non, ils ont loué près d’ici «&|160;laCommanderie&|160;». Ayant appris ce qu’il désirait, M. de Charlusfeignit de mépriser Bloch. «&|160;Quelle horreur&|160;!s’écria-t-il, en rendant à sa voix toute sa vigueur claironnante.Toutes les localités ou propriétés appelées «&|160;laCommanderie&|160;» ont été bâties ou possédées par les Chevaliersde l’Ordre de Malte (dont je suis), comme les lieux dits le Templeou la Cavalerie par les Templiers. J’habiterais la Commanderie querien ne serait plus naturel. Mais un Juif&|160;! Du reste, cela nem’étonne pas&|160;; cela tient à un curieux goût du sacrilège,particulier à cette race. Dès qu’un Juif a assez d’argent pouracheter un château, il en choisit toujours un qui s’appelle lePrieuré, l’Abbaye, le Monastère, la Maison-Dieu. J’ai eu affaire àun fonctionnaire juif, devinez où il résidait&|160;? àPont-l’Évêque. Mis en disgrâce, il se fit envoyer en Bretagne, àPont-l’Abbé. Quand on donne, dans la Semaine Sainte, ces indécentsspectacles qu’on appelle la Passion, la moitié de la salleest remplie de Juifs, exultant à la pensée qu’ils vont mettre uneseconde fois le Christ sur la Croix, au moins en effigie. Auconcert Lamoureux, j’avais pour voisin, un jour, un riche banquierjuif. On joua l’Enfance du Christ, de Berlioz, il étaitconsterné. Mais il retrouva bientôt l’expression de béatitude quilui est habituelle en entendant l’Enchantement duVendredi-Saint. Votre ami habite la Commanderie, lemalheureux&|160;! Quel sadisme&|160;! Vous m’indiquerez le chemin,ajouta-t-il en reprenant l’air d’indifférence, pour que j’aille unjour voir comment nos antiques domaines supportent une pareilleprofanation. C’est malheureux, car il est poli, il semble fin. Ilne lui manquerait plus que de demeurer à Paris, rue duTemple&|160;!&|160;» M. de Charlus avait l’air, par ces mots, devouloir seulement trouver à l’appui de sa théorie, un nouvelexemple&|160;; mais il me posait en réalité une question à deuxfins, dont la principale était de savoir l’adresse de Bloch.«&|160;En effet, fit remarquer Brichot, la rue du Temple s’appelaitrue de la Chevalerie-du-Temple. Et à ce propos, me permettez-vousune remarque, baron&|160;? dit l’universitaire. – Quoi&|160;?Qu’est-ce que c’est&|160;? dit sèchement M. de Charlus, que cetteobservation empêchait d’avoir son renseignement. – Non, rien,répondit Brichot intimidé. C’était à propos de l’étymologie deBalbec qu’on m’avait demandée. La rue du Temple s’appelaitautrefois la rue Barre-du-Bac, parce que l’Abbaye du Bac, enNormandie, avait là à Paris sa barre de justice.&|160;» M. deCharlus ne répondit rien et fit semblant de ne pas avoir entendu,ce qui était chez lui une des formes de l’insolence. «&|160;Oùvotre ami demeure-t-il à Paris&|160;? Comme les trois quarts desrues tirent leur nom d’une église ou d’une abbaye, il y a chancepour que le sacrilège continue. On ne peut pas empêcher des Juifsde demeurer boulevard de la Madeleine, faubourg Saint-Honoré ouplace Saint-Augustin. Tant qu’ils ne raffinent pas par perfidie, enélisant domicile place du Parvis-Notre-Dame, quai de l’Archevêché,rue Chanoinesse, ou rue de l’Ave-Maria, il faut leur tenir comptedes difficultés.&|160;» Nous ne pûmes renseigner M. de Charlus,l’adresse actuelle de Bloch nous étant inconnue. Mais je savais queles bureaux de son père étaient rue des Blancs-Manteaux.«&|160;Oh&|160;! quel comble de perversité, s’écria M. de Charlus,en paraissant trouver, dans son propre cri d’ironique indignation,une satisfaction profonde. Rue des Blancs-Manteaux, répéta-t-il enpressurant chaque syllabe et en riant. Quel sacrilège&|160;! Pensezque ces Blancs-Manteaux pollués par M. Bloch étaient ceux desfrères mendiants, dits serfs de la Sainte-Vierge, que saint Louisétablit là. Et la rue a toujours été à des ordres religieux. Laprofanation est d’autant plus diabolique qu’à deux pas de la ruedes Blancs-Manteaux, il y a une rue, dont le nom m’échappe, et quiest tout entière concédée aux Juifs&|160;; il y a des caractèreshébreux sur les boutiques, des fabriques de pains azymes, desboucheries juives, c’est tout à fait la Judengasse de Paris. C’estlà que M. Bloch aurait dû demeurer. Naturellement, reprit-il sur unton assez emphatique et fier et pour tenir des propos esthétiques,donnant, par une réponse que lui adressait malgré lui son hérédité,un air de vieux mousquetaire Louis XIII à son visage redressé enarrière, je ne m’occupe de tout cela qu’au point de vue de l’art.La politique n’est pas de mon ressort et je ne peux pas condamneren bloc, puisque Bloch il y a, une nation qui compte Spinoza parmises enfants illustres. Et j’admire trop Rembrandt pour ne passavoir la beauté qu’on peut tirer de la fréquentation de lasynagogue. Mais enfin un ghetto est d’autant plus beau qu’il estplus homogène et plus complet. Soyez sûr, du reste, tant l’instinctpratique et la cupidité se mêlent chez ce peuple au sadisme, que laproximité de la rue hébraïque dont je vous parle, la commoditéd’avoir sous la main les boucheries d’Israël a fait choisir à votreami la rue des Blancs-Manteaux. Comme c’est curieux&|160;! C’est,du reste, par là que demeurait un étrange Juif qui avait faitbouillir des hosties, après quoi je pense qu’on le fit bouillirlui-même, ce qui est plus étrange encore puisque cela a l’air designifier que le corps d’un Juif peut valoir autant que le corps duBon Dieu. Peut-être pourrait-on arranger quelque chose avec votreami pour qu’il nous mène voir l’église des Blancs-Manteaux. Pensezque c’est là qu’on déposa le corps de Louis d’Orléans après sonassassinat par Jean sans Peur, lequel malheureusement ne nous a pasdélivrés des Orléans. Je suis, d’ailleurs, personnellement trèsbien avec mon cousin le duc de Chartres, mais enfin c’est une raced’usurpateurs, qui a fait assassiner Louis XVI, dépouiller CharlesX et Henri V. Ils ont, du reste, de qui tenir, ayant pour ancêtresMonsieur, qu’on appelait sans doute ainsi parce que c’était la plusétonnante des vieilles dames, et le Régent et le reste. Quellefamille&|160;!&|160;» Ce discours antijuif ou prohébreu – selonqu’on s’attachera à l’extérieur des phrases ou aux intentionsqu’elles recelaient – avait été comiquement coupé, pour moi, parune phrase que Morel me chuchota et qui avait désespéré M. deCharlus. Morel, qui n’avait pas été sans s’apercevoir del’impression que Bloch avait produite, me remerciait à l’oreille del’avoir «&|160;expédié&|160;», ajoutant cyniquement&|160;:«&|160;Il aurait voulu rester, tout ça c’est la jalousie, ilvoudrait me prendre ma place. C’est bien d’un youpin&|160;!&|160;»«&|160;On aurait pu profiter de cet arrêt, qui se prolonge, pourdemander quelques explications rituelles à votre ami. Est-ce quevous ne pourriez pas le rattraper&|160;? me demanda M. de Charlus,avec l’anxiété du doute. – Non, c’est impossible, il est parti envoiture et d’ailleurs fâché avec moi. – Merci, merci, me soufflaMorel. – La raison est absurde, on peut toujours rejoindre unevoiture, rien ne vous empêcherait de prendre une auto&|160;»,répondit M. de Charlus, en homme habitué à ce que tout pliât devantlui. Mais remarquant mon silence&|160;: «&|160;Quelle est cettevoiture plus ou moins imaginaire&|160;? me dit-il avec insolence etun dernier espoir. – C’est une chaise de poste ouverte et qui doitêtre déjà arrivée à la Commanderie.&|160;» Devant l’impossible, M.de Charlus se résigna et affecta de plaisanter. «&|160;Je comprendsqu’ils aient reculé devant le «&|160;coupé&|160;» superfétatoire.C’aurait été un recoupé.&|160;» Enfin on fut avisé que le trainrepartait et Saint-Loup nous quitta. Mais ce jour fut le seul où,en montant dans notre wagon, il me fit, à son insu, souffrir par lapensée que j’eus un instant de le laisser avec Albertine pouraccompagner Bloch. Les autres fois sa présence ne me tortura pas.Car d’elle-même Albertine, pour m’éviter toute inquiétude, seplaçait, sous un prétexte quelconque, de telle façon qu’ellen’aurait pas, même involontairement, frôlé Robert, presque troploin pour avoir même à lui tendre la main&|160;; détournant de luiles yeux, elle se mettait, dès qu’il était là, à causerostensiblement et presque avec affectation avec l’un quelconque desautres voyageurs, continuant ce jeu jusqu’à ce que Saint-Loup fûtparti. De la sorte, les visites qu’il nous faisait à Doncières neme causant aucune souffrance, même aucune gêne, ne mettaient pasune exception parmi les autres qui toutes m’étaient agréables enm’apportant en quelque sorte l’hommage et l’invitation de cetteterre. Déjà, dès la fin de l’été, dans notre trajet de Balbec àDouville, quand j’apercevais au loin cette station deSaint-Pierre-des-Ifs, où le soir, pendant un instant, la crête desfalaises scintillait toute rose, comme au soleil couchant la neiged’une montagne, elle ne me faisait plus penser, je ne dis pas mêmeà la tristesse que la vue de son étrange relèvement soudain m’avaitcausée le premier soir en me donnant si grande envie de reprendrele train pour Paris au lieu de continuer jusqu’à Balbec, auspectacle que, le matin, on pouvait avoir de là, m’avait ditElstir, à l’heure qui précède le soleil levé, où toutes lescouleurs de l’arc-en-ciel se réfractent sur les rochers, et où tantde fois il avait réveillé le petit garçon qui, une année, lui avaitservi de modèle pour le peindre tout nu, sur le sable. Le nom deSaint-Pierre-des-Ifs m’annonçait seulement qu’allait apparaître unquinquagénaire étrange, spirituel et fardé, avec qui je pourraisparler de Chateaubriand et de Balzac. Et maintenant, dans lesbrumes du soir, derrière cette falaise d’Incarville, qui m’avaittant fait rêver autrefois, ce que je voyais comme si son grèsantique était devenu transparent, c’était la belle maison d’unoncle de M. de Cambremer et dans laquelle je savais qu’on seraittoujours content de me recueillir si je ne voulais pas dîner à laRaspelière ou rentrer à Balbec. Ainsi ce n’était pas seulement lesnoms des lieux de ce pays qui avaient perdu leur mystère du début,mais ces lieux eux-mêmes. Les noms, déjà vidés à demi d’un mystèreque l’étymologie avait remplacé par le raisonnement, étaient encoredescendus d’un degré. Dans nos retours à Hermenonville, àSaint-Vast, à Harambouville, au moment où le train s’arrêtait, nousapercevions des ombres que nous ne reconnaissions pas d’abord etque Brichot, qui n’y voyait goutte, aurait peut-être pu prendredans la nuit pour les fantômes d’Hérimund, de Wiscar, etd’Herimbald. Mais elles approchaient du wagon. C’était simplementM. de Cambremer, tout à fait brouillé avec les Verdurin, quireconduisait des invités et qui, de la part de sa mère et de safemme, venait me demander si je ne voulais pas qu’il«&|160;m’enlevât&|160;» pour me garder quelques jours à Féterne oùallaient se succéder une excellente musicienne qui me chanteraittout Gluck et un joueur d’échecs réputé avec qui je feraisd’excellentes parties qui ne feraient pas tort à celles de pêche etde yachting dans la baie, ni même aux dîners Verdurin, pourlesquels le marquis s’engageait sur l’honneur à me«&|160;prêter&|160;», en me faisant conduire et rechercher pourplus de facilité, et de sûreté aussi. «&|160;Mais je ne peux pascroire que ce soit bon pour vous d’aller si haut. Je sais que masœur ne pourrait pas le supporter. Elle reviendrait dans unétat&|160;! Elle n’est, du reste, pas très bien fichue en cemoment… Vraiment, vous avez eu une crise si forte&|160;! Demainvous ne pourrez pas vous tenir debout&|160;!&|160;» Et il setordait, non par méchanceté, mais pour la même raison qu’il nepouvait sans rire voir dans la rue un boiteux qui s’étalait, oucauser avec un sourd. «&|160;Et avant&|160;? Comment, vous n’enavez pas eu depuis quinze jours&|160;? Savez-vous que c’est trèsbeau. Vraiment vous devriez venir vous installer à Féterne, vouscauseriez de vos étouffements avec ma sœur.&|160;» À Incarvillec’était le marquis de Montpeyroux qui, n’ayant pas pu aller àFéterne, car il s’était absenté pour la chasse, était venu«&|160;au train&|160;», en bottes et le chapeau orné d’une plume defaisan, serrer la main des partants et à moi par la même occasion,en m’annonçant, pour le jour de la semaine qui ne me gênerait pas,la visite de son fils, qu’il me remerciait de recevoir et qu’ilserait très heureux que je fisse un peu lire&|160;; ou bien M. deCrécy, venu faire sa digestion, disait-il, fumant sa pipe,acceptant un ou même plusieurs cigares, et qui me disait&|160;:«&|160;Hé bien&|160;! vous ne me dites pas de jour pour notreprochaine réunion à la Lucullus&|160;? Nous n’avons rien à nousdire&|160;? permettez-moi de vous rappeler que nous avons laissé entrain la question des deux familles de Montgommery. Il faut quenous finissions cela. Je compte sur vous.&|160;» D’autres étaientvenus seulement acheter leurs journaux. Et aussi beaucoup faisaientla causette avec nous que j’ai toujours soupçonnés ne s’êtretrouvés sur le quai, à la station la plus proche de leur petitchâteau, que parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire que deretrouver un moment des gens de connaissance. Un cadre de viemondaine comme un autre, en somme, que ces arrêts du petit cheminde fer. Lui-même semblait avoir conscience de ce rôle qui lui étaitdévolu, avait contracté quelque amabilité humaine&|160;; patient,d’un caractère docile, il attendait aussi longtemps qu’on voulaitles retardataires, et, même une fois parti, s’arrêtait pourrecueillir ceux qui lui faisaient signe&|160;; ils couraient alorsaprès lui en soufflant, en quoi ils lui ressemblaient, maisdifféraient de lui en ce qu’ils le rattrapaient à toute vitesse,alors que lui n’usait que d’une sage lenteur. Ainsi Hermenonville,Harambouville, Incarville, ne m’évoquaient même plus les farouchesgrandeurs de la conquête normande, non contents de s’êtreentièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où je les avaisvus baigner jadis dans l’humidité du soir. Doncières&|160;! Pourmoi, même après l’avoir connu et m’être éveillé de mon rêve,combien il était resté longtemps, dans ce nom, des ruesagréablement glaciales, des vitrines éclairées, des succulentesvolailles&|160;! Doncières&|160;! Maintenant ce n’était plus que lastation où montait Morel&|160;: Égleville (Aquilœvilla),celle où nous attendait généralement la princesse Sherbatoff&|160;;Maineville, la station où descendait Albertine les soirs de beautemps, quand, n’étant pas trop fatiguée, elle avait envie deprolonger encore un moment avec moi, n’ayant, par un raidillon,guère plus à marcher que si elle était descendue à Parville(Paterni villa). Non seulement je n’éprouvais plus lacrainte anxieuse d’isolement qui m’avait étreint le premier soir,mais je n’avais plus à craindre qu’elle se réveillât, ni de mesentir dépaysé ou de me trouver seul sur cette terre productive nonseulement de châtaigniers et de tamaris, mais d’amitiés qui tout lelong du parcours formaient une longue chaîne, interrompue commecelle des collines bleuâtres, cachées parfois dans l’anfractuositédu roc ou derrière les tilleuls de l’avenue, mais déléguant àchaque relais un aimable gentilhomme qui venait, d’une poignée demain cordiale, interrompre ma route, m’empêcher d’en sentir lalongueur, m’offrir au besoin de la continuer avec moi. Un autreserait à la gare suivante, si bien que le sifflet du petit tram nenous faisait quitter un ami que pour nous permettre d’en retrouverd’autres. Entre les châteaux les moins rapprochés et le chemin defer qui les côtoyait presque au pas d’une personne qui marche vite,la distance était si faible qu’au moment où, sur le quai, devant lasalle d’attente, nous interpellaient leurs propriétaires, nousaurions presque pu croire qu’ils le faisaient du seuil de leurporte, de la fenêtre de leur chambre, comme si la petite voiedépartementale n’avait été qu’une rue de province et lagentilhommière isolée qu’un hôtel citadin&|160;; et même aux raresstations où je n’entendais le «&|160;bonsoir&|160;» de personne, lesilence avait une plénitude nourricière et calmante, parce que jele savais formé du sommeil d’amis couchés tôt dans le manoirproche, où mon arrivée eût été saluée avec joie si j’avais eu à lesréveiller pour leur demander quelque service d’hospitalité. Outreque l’habitude remplit tellement notre temps qu’il ne nous resteplus, au bout de quelques mois, un instant de libre dans une villeoù, à l’arrivée, la journée nous offrait la disponibilité de sesdouze heures, si une par hasard était devenue vacante, je n’auraisplus eu l’idée de l’employer à voir quelque église pour laquellej’étais jadis venu à Balbec, ni même à confronter un site peint parElstir avec l’esquisse que j’en avais vue chez lui, mais à allerfaire une partie d’échecs de plus chez M. Féré. C’était, en effet,la dégradante influence, comme le charme aussi, qu’avait eue cepays de Balbec de devenir pour moi un vrai pays deconnaissances&|160;; si sa répartition territoriale, sonensemencement extensif, tout le long de la côte, en culturesdiverses, donnaient forcément aux visites que je faisais à cesdifférents amis la forme du voyage, ils restreignaient aussi levoyage à n’avoir plus que l’agrément social d’une suite de visites.Les mêmes noms de lieux, si troublants pour moi jadis que le simpleAnnuaire des Châteaux, feuilleté au chapitre dudépartement de la Manche, me causait autant d’émotion quel’Indicateur des chemins de fer, m’étaient devenus si familiers quecet indicateur même, j’aurais pu le consulter, à la pageBalbec-Douville par Doncières, avec la même heureuse tranquillitéqu’un dictionnaire d’adresses. Dans cette vallée trop sociale, auxflancs de laquelle je sentais accrochée, visible ou non, unecompagnie d’amis nombreux, le poétique cri du soir n’était pluscelui de la chouette ou de la grenouille, mais le «&|160;commentva&|160;?&|160;» de M. de Criquetot ou le «&|160;Kairé&|160;» deBrichot. L’atmosphère n’y éveillait plus d’angoisses et, chargéed’effluves purement humains, y était aisément respirable, tropcalmante même. Le bénéfice que j’en tirais, au moins, était de neplus voir les choses qu’au point de vue pratique. Le mariage avecAlbertine m’apparaissait comme une folie.

Chapitre 4

 

Brusque revirement vers Albertine. Désolation au lever dusoleil. Je pars immédiatement avec Albertine pour Paris.

 

Je n’attendais qu’une occasion pour la rupture définitive. Et,un soir, comme maman partait le lendemain pour Combray, où elleallait assister dans sa dernière maladie une sœur de sa mère, melaissant pour que je profitasse, comme grand’mère aurait voulu, del’air de la mer, je lui avais annoncé qu’irrévocablement j’étaisdécidé à ne pas épouser Albertine et allais cesser prochainement dela voir. J’étais content d’avoir pu, par ces mots, donnersatisfaction à ma mère la veille de son départ. Elle ne m’avait pascaché que c’en avait été en effet une très vive pour elle. Ilfallait aussi m’en expliquer avec Albertine. Comme je revenais avecelle de la Raspelière, les fidèles étant descendus, tels àSaint-Mars-le-Vêtu, tels à Saint-Pierre-des-Ifs, d’autres àDoncières, me sentant particulièrement heureux et détaché d’elle,je m’étais décidé, maintenant qu’il n’y avait plus que nous deuxdans le wagon, à aborder enfin cet entretien. La vérité,d’ailleurs, est que celle des jeunes filles de Balbec que j’aimais,bien qu’absente en ce moment ainsi que ses amies, mais qui allaitrevenir (je me plaisais avec toutes, parce que chacune avait pourmoi, comme le premier jour, quelque chose de l’essence des autres,était comme d’un race à part), c’était Andrée. Puisqu’elle allaitarriver de nouveau, dans quelques jours, à Balbec, certes aussitôtelle viendrait me voir, et alors, pour rester libre, ne pasl’épouser si je ne voulais pas, pour pouvoir aller à Venise, maispourtant l’avoir d’ici là toute à moi, le moyen que je prendrais ceserait de ne pas trop avoir l’air de venir à elle, et dès sonarrivée, quand nous causerions ensemble, je lui dirais :« Quel dommage que je ne vous aie pas vue quelques semainesplus tôt ! Je vous aurais aimée ; maintenant mon cœur estpris. Mais cela ne fait rien, nous nous verrons souvent, car jesuis triste de mon autre amour et vous m’aiderez à meconsoler. » Je souriais intérieurement en pensant à cetteconversation, car de cette façon je donnerais à Andrée l’illusionque je ne l’aimais pas vraiment ; ainsi elle ne serait pasfatiguée de moi et je profiterais joyeusement et doucement de satendresse. Mais tout cela ne faisait que rendre plus nécessaire deparler enfin sérieusement à Albertine afin de ne pas agirindélicatement, et puisque j’étais décidé à me consacrer à sonamie, il fallait qu’elle sût bien, elle, Albertine, que je nel’aimais pas. Il fallait le lui dire tout de suite, Andrée pouvantvenir d’un jour à l’autre. Mais comme nous approchions de Parville,je sentis que nous n’aurions pas le temps ce soir-là et qu’ilvalait mieux remettre au lendemain ce qui maintenant étaitirrévocablement résolu. Je me contentai donc de parler avec elle dudîner que nous avions fait chez les Verdurin. Au moment où elleremettait son manteau, le train venant de quitter Incarville,dernière station avant Parville, elle me dit : « Alorsdemain, re-Verdurin, vous n’oubliez pas que c’est vous qui venez meprendre. » Je ne pus m’empêcher de répondre assezsèchement : « Oui, à moins que je ne « lâche »,car je commence à trouver cette vie vraiment stupide. En tout cas,si nous y allons, pour que mon temps à la Raspelière ne soit pas dutemps absolument perdu, il faudra que je pense à demander àMme Verdurin quelque chose qui pourra m’intéresserbeaucoup, être un objet d’études, et me donner du plaisir, car j’enai vraiment bien peu cette année à Balbec. – Ce n’est pas aimablepour moi, mais je ne vous en veux pas, parce que je sens que vousêtes nerveux. Quel est ce plaisir ? – Que MmeVerdurin me fasse jouer des choses d’un musicien dont elle connaîttrès bien les œuvres. Moi aussi j’en connais une, mais il paraîtqu’il y en a d’autres et j’aurais besoin de savoir si c’est édité,si cela diffère des premières. – Quel musicien ? – Ma petitechérie, quand je t’aurai dit qu’il s’appelle Vinteuil, en seras-tubeaucoup plus avancée ? » Nous pouvons avoir roulé toutesles idées possibles, la vérité n’y est jamais entrée, et c’est dudehors, quand on s’y attend le moins, qu’elle nous fait sonaffreuse piqûre et nous blesse pour toujours. « Vous ne savezpas comme vous m’amusez, me répondit Albertine en se levant, car letrain allait s’arrêter. Non seulement cela me dit beaucoup plus quevous ne croyez, mais, même sans Mme Verdurin, je pourraivous avoir tous les renseignements que vous voudrez. Vous vousrappelez que je vous ai parlé d’une amie plus âgée que moi, qui m’aservi de mère, de sœur, avec qui j’ai passé à Trieste mesmeilleures années et que, d’ailleurs, je dois dans quelquessemaines retrouver à Cherbourg, d’où nous voyagerons ensemble(c’est un peu baroque, mais vous savez comme j’aime la mer), hé,bien ! cette amie (oh ! pas du tout le genre de femmesque vous pourriez croire !), regardez comme c’estextraordinaire, est justement la meilleure amie de la fille de ceVinteuil, et je connais presque autant la fille de Vinteuil. Je neles appelle jamais que mes deux grandes sœurs. Je ne suis pasfâchée de vous montrer que votre petite Albertine pourra vous êtreutile pour ces choses de musique, où vous dites, du reste avecraison, que je n’entends rien. » À ces mots prononcés commenous entrions en gare de Parville, si loin de Combray et deMontjouvain, si longtemps après la mort de Vinteuil, une images’agitait dans mon cœur, une image tenue en réserve pendant tantd’années que, même si j’avais pu deviner, en l’emmagasinant jadis,qu’elle avait un pouvoir nocif, j’eusse cru qu’à la longue ellel’avait entièrement perdu ; conservée vivante au fond de moi –comme Oreste dont les Dieux avaient empêché la mort pour qu’au jourdésigné il revînt dans son pays punir le meurtre d’Agamemnon – pourmon supplice, pour mon châtiment, qui sait ? d’avoir laissémourir ma grand’mère, peut-être ; surgissant tout à coup dufond de la nuit où elle semblait à jamais ensevelie et frappantcomme un Vengeur, afin d’inaugurer pour moi une vie terrible,méritée et nouvelle, peut-être aussi pour faire éclater à mes yeuxles funestes conséquences que les actes mauvais engendrentindéfiniment, non pas seulement pour ceux qui les ont commis, maispour ceux qui n’ont fait, qui n’ont cru, que contempler unspectacle curieux et divertissant, comme moi, hélas ! en cettefin de journée lointaine à Montjouvain, caché derrière un buissonoù (comme quand j’avais complaisamment écouté le récit des amoursde Swann) j’avais dangereusement laissé s’élargir en moi la voiefuneste et destinée à être douloureuse du Savoir. Et dans ce mêmetemps, de ma plus grande douleur j’eus un sentiment presqueorgueilleux, presque joyeux, d’un homme à qui le choc qu’il auraitreçu fait faire un bond tel qu’il serait parvenu à un point où nuleffort n’aurait pu le hisser. Albertine amie de MlleVinteuil et de son amie, pratiquante professionnelle du Sapphisme,c’était, auprès de ce que j’avais imaginé dans les plus grandsdoutes, ce qu’est au petit acoustique de l’Exposition de 1889, donton espérait à peine qu’il pourrait aller du bout d’une maison à uneautre, les téléphones planant sur les rues, les villes, les champs,les mers, reliant les pays. C’était une « terraincognita » terrible où je venais d’atterrir, une phasenouvelle de souffrances insoupçonnées qui s’ouvrait. Et pourtant cedéluge de la réalité qui nous submerge, s’il est énorme auprès denos timides et infimes suppositions, il était pressenti par elles.C’est sans doute quelque chose comme ce que je venais d’apprendre,c’était quelque chose comme l’amitié d’Albertine et MlleVinteuil, quelque chose que mon esprit n’aurait su inventer, maisque j’appréhendais obscurément quand je m’inquiétais tout en voyantAlbertine auprès d’Andrée. C’est souvent seulement par manqued’esprit créateur qu’on ne va pas assez loin dans la souffrance. Etla réalité la plus terrible donne, en même temps que la souffrance,la joie d’une belle découverte, parce qu’elle ne fait que donnerune forme neuve et claire à ce que nous remâchions depuis longtempssans nous en douter. Le train s’était arrêté à Parville, et commenous étions les seuls voyageurs qu’il y eût dedans, c’était d’unevoix amollie par le sentiment de l’inutilité de la tâche, par lamême habitude qui la lui faisait pourtant remplir et lui inspiraità la fois l’exactitude et l’indolence, et plus encore par l’enviede dormir que l’employé cria : « Parville ! »Albertine, placée en face de moi et voyant qu’elle était arrivée àdestination, fit quelques pas du fond du wagon où nous étions etouvrit la portière. Mais ce mouvement qu’elle accomplissait ainsipour descendre me déchirait intolérablement le cœur comme si,contrairement à la position indépendante de mon corps que, à deuxpas de lui, semblait occuper celui d’Albertine, cette séparationspatiale, qu’un dessinateur véridique eût été obligé de figurerentre nous, n’était qu’une apparence et comme si, pour qui eûtvoulu, selon la réalité véritable, redessiner les choses, il eûtfallu placer maintenant Albertine, non pas à quelque distance demoi, mais en moi. Elle me faisait si mal en s’éloignant que, larattrapant, je la tirai désespérément par le bras. « Est-cequ’il serait matériellement impossible, lui demandai-je, que vousveniez coucher ce soir à Balbec ? – Matériellement, non. Maisje tombe de sommeil. – Vous me rendriez un service immense… – Alorssoit, quoique je ne comprenne pas ; pourquoi ne l’avez-vouspas dit plus tôt ? Enfin je reste. » Ma mère dormaitquand, après avoir fait donner à Albertine une chambre située à unautre étage, je rentrai dans la mienne. Je m’assis près de lafenêtre, réprimant mes sanglots pour que ma mère, qui n’étaitséparée de moi que par une mince cloison, ne m’entendît pas. Jen’avais même pas pensé à fermer les volets, car à un moment, levantles yeux, je vis, en face de moi, dans le ciel, cette même petitelueur d’un rouge éteint qu’on voyait au restaurant de Rivebelledans une étude qu’Elstir avait faite d’un soleil couché. Je merappelai l’exaltation que m’avait donnée, quand je l’avais aperçuedu chemin de fer, le premier jour de mon arrivée à Balbec, cettemême image d’un soir qui ne précédait pas la nuit, mais unenouvelle journée. Mais nulle journée maintenant ne serait plus pourmoi nouvelle, n’éveillerait plus en moi le désir d’un bonheurinconnu, et prolongerait seulement mes souffrances, jusqu’à ce queje n’eusse plus la force de les supporter. La vérité de ce queCottard m’avait dit au casino de Parville ne faisait plus doutepour moi. Ce que j’avais redouté, vaguement soupçonné depuislongtemps d’Albertine, ce que mon instinct dégageait de tout sonêtre, et ce que mes raisonnements dirigés par mon désir m’avaientpeu à peu fait nier, c’était vrai ! Derrière Albertine je nevoyais plus les montagnes bleues de la mer, mais la chambre deMontjouvain où elle tombait dans les bras de MlleVinteuil avec ce rire où elle faisait entendre comme le son inconnude sa jouissance. Car, jolie comme était Albertine, commentMlle Vinteuil, avec les goûts qu’elle avait, ne luieût-elle pas demandé de les satisfaire ? Et la preuvequ’Albertine n’en avait pas été choquée et avait consenti, c’estqu’elles ne s’étaient pas brouillées, mais que leur intimitén’avait pas cessé de grandir. Et ce mouvement gracieux d’Albertineposant son menton sur l’épaule de Rosemonde, la regardant ensouriant et lui posant un baiser dans le cou, ce mouvement quim’avait rappelé Mlle Vinteuil et pour l’interprétationduquel j’avais hésité pourtant à admettre qu’une même ligne tracéepar un geste résultât forcément d’un même penchant, qui sait siAlbertine ne l’avait pas tout simplement appris de MlleVinteuil ? Peu à peu le ciel éteint s’allumait. Moi qui nem’étais jusqu’ici jamais éveillé sans sourire aux choses les plushumbles, au bol de café au lait, au bruit de la pluie, au tonnerredu vent, je sentis que le jour qui allait se lever dans un instant,et tous les jours qui viendraient ensuite ne m’apporteraient plusjamais l’espérance d’un bonheur inconnu, mais le prolongement demon martyre. Je tenais encore à la vie ; je savais que jen’avais plus rien que de cruel à en attendre. Je courus àl’ascenseur, malgré l’heure indue, sonner le lift qui faisaitfonction de veilleur de nuit, et je lui demandai d’aller à lachambre d’Albertine, lui dire que j’avais quelque chose d’importantà lui communiquer, si elle pourrait me recevoir.« Mademoiselle aime mieux que ce soit elle qui vienne, vint-ilme répondre. Elle sera ici dans un instant. » Et bientôt, eneffet, Albertine entra en robe de chambre, « Albertine, luidis-je très bas et en lui recommandant de ne pas élever la voixpour ne pas éveiller ma mère, de qui nous n’étions séparés que parcette cloison – dont la minceur, aujourd’hui importune et quiforçait à chuchoter, ressemblait jadis, quand s’y peignirent sibien les intentions de ma grand’mère, à une sorte de diaphanéitémusicale – je suis honteux de vous déranger. Voici. Pour que vouscompreniez, il faut que je vous dise une chose que vous ne savezpas. Quand je suis venu ici, j’ai quitté une femme que j’ai dûépouser, qui était prête à tout abandonner pour moi. Elle devaitpartir en voyage ce matin, et depuis une semaine, tous les jours jeme demandais si j’aurais le courage de ne pas lui télégraphier queje revenais. J’ai eu ce courage, mais j’étais si malheureux quej’ai cru que je me tuerais. C’est pour cela que je vous ai demandéhier soir si vous ne pourriez pas venir coucher à Balbec. Sij’avais dû mourir, j’aurais aimé vous dire adieu. » Et jedonnai libre cours aux larmes que ma fiction rendait naturelles.« Mon pauvre petit, si j’avais su, j’aurais passé la nuitauprès de vous », s’écria Albertine, à l’esprit de qui l’idéeque j’épouserais peut-être cette femme et que l’occasion de faire,elle, un « beau mariage » s’évanouissait ne vint mêmepas, tant elle était sincèrement émue d’un chagrin dont je pouvaislui cacher la cause, mais non la réalité et la force. « Dureste, me dit-elle, hier, pendant tout le trajet depuis laRaspelière, j’avais bien senti que vous étiez nerveux et triste, jecraignais quelque chose. » En réalité, mon chagrin n’avaitcommencé qu’à Parville, et la nervosité, bien différente maisqu’heureusement Albertine confondait avec lui, venait de l’ennui devivre encore quelques jours avec elle. Elle ajouta : « Jene vous quitte plus, je vais rester tout le temps ici. » Ellem’offrait justement – et elle seule pouvait me l’offrir – l’uniqueremède contre le poison qui me brûlait, homogène à luid’ailleurs ; l’un doux, l’autre cruel, tous deux étaientégalement dérivés d’Albertine. En ce moment Albertine – mon mal –se relâchant de me causer des souffrances, me laissait – elle,Albertine remède – attendri comme un convalescent. Mais je pensaisqu’elle allait bientôt partir de Balbec pour Cherbourg et de làpour Trieste. Ses habitudes d’autrefois allaient renaître. Ce queje voulais avant tout, c’était empêcher Albertine de prendre lebateau, tâcher de l’emmener à Paris. Certes, de Paris, plusfacilement encore que de Balbec, elle pourrait, si elle le voulait,aller à Trieste, mais à Paris nous verrions ; peut-être jepourrais demander à Mme de Guermantes d’agirindirectement sur l’amie de Mlle Vinteuil pour qu’ellene restât pas à Trieste, pour lui faire accepter une situationailleurs, peut-être chez le prince de… que j’avais rencontré chezMme de Villeparisis et chez Mme de Guermantesmême. Et celui-ci, même si Albertine voulait aller chez lui voirson amie, pourrait, prévenu par Mme de Guermantes, lesempêcher de se joindre. Certes, j’aurais pu me dire qu’à Paris, siAlbertine avait ces goûts, elle trouverait bien d’autres personnesavec qui les assouvir. Mais chaque mouvement de jalousie estparticulier et porte la marque de la créature – pour cette fois-cil’amie de Mlle Vinteuil – qui l’a suscité. C’étaitl’amie de Mlle Vinteuil qui restait ma grandepréoccupation. La passion mystérieuse avec laquelle j’avais penséautrefois à l’Autriche parce que c’était le pays d’où venaitAlbertine (son oncle y avait été conseiller d’ambassade), que sasingularité géographique, la race qui l’habitait, ses monuments,ses paysages, je pouvais les considérer ainsi que dans un atlas,comme dans un recueil de vues, dans le sourire, dans les manièresd’Albertine, cette passion mystérieuse, je l’éprouvais encore mais,par une interversion des signes, dans le domaine de l’horreur. Oui,c’était de là qu’Albertine venait. C’était là que, dans chaquemaison, elle était sûre de retrouver, soit l’amie deMlle Vinteuil, soit d’autres. Les habitudes d’enfanceallaient renaître, on se réunirait dans trois mois pour la Noël,puis le 1er janvier, dates qui m’étaient déjà tristes enelles-mêmes, de par le souvenir inconscient du chagrin que j’yavais ressenti quand, autrefois, elles me séparaient, tout le tempsdes vacances du jour de l’an, de Gilberte. Après les longs dîners,après les réveillons, quand tout le monde serait joyeux, animé,Albertine allait avoir, avec ses amies de là-bas, ces mêmes posesque je lui avais vu prendre avec Andrée, alors que l’amitiéd’Albertine pour elle était innocente ; qui sait ?peut-être celles qui avaient rapproché devant moi MlleVinteuil poursuivie par son amie, à Montjouvain. À MlleVinteuil maintenant, tandis que son amie la chatouillait avant des’abattre sur elle, je donnais le visage enflammé d’Albertine,d’Albertine que j’entendis lancer en s’enfuyant, puis ens’abandonnant, son rire étrange et profond. Qu’était, à côté de lasouffrance que je ressentais, la jalousie que j’avais pu éprouverle jour où Saint-Loup avait rencontré Albertine avec moi àDoncières et où elle lui avait fait des agaceries ? celleaussi que j’avais éprouvée en repensant à l’initiateur inconnuauquel j’avais pu devoir les premiers baisers qu’elle m’avaitdonnés à Paris, le jour où j’attendais la lettre de Mllede Stermaria ? Cette autre jalousie, provoquée par Saint-Loup,par un jeune homme quelconque, n’était rien. J’aurais pu, dans cecas, craindre tout au plus un rival sur lequel j’eusse essayé del’emporter. Mais ici le rival n’était pas semblable à moi, sesarmes étaient différentes, je ne pouvais pas lutter sur le mêmeterrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni même lesconcevoir exactement. Dans bien des moments de notre vie noustroquerions tout l’avenir contre un pouvoir en soi-mêmeinsignifiant. J’aurais jadis renoncé à tous les avantages de la viepour connaître Mme Blatin, parce qu’elle était une amiede Mme Swann. Aujourd’hui, pour qu’Albertine n’allât pasà Trieste, j’aurais supporté toutes les souffrances, et si c’eûtété insuffisant, je lui en aurais infligé, je l’aurais isolée,enfermée, je lui eusse pris le peu d’argent qu’elle avait pour quele dénuement l’empêchât matériellement de faire le voyage. Commejadis quand je voulais aller à Balbec, ce qui me poussait à partirc’était le désir d’une église persane, d’une tempête à l’aube, cequi maintenant me déchirait le cœur en pensant qu’Albertine iraitpeut-être à Trieste, c’était qu’elle y passerait la nuit de Noëlavec l’amie de Mlle Vinteuil : car l’imagination,quand elle change de nature et se tourne en sensibilité, ne disposepas pour cela d’un nombre plus grand d’images simultanées. Onm’aurait dit qu’elle ne se trouvait pas en ce moment à Cherbourg ouà Trieste, qu’elle ne pourrait pas voir Albertine, comme j’auraispleuré de douceur et de joie ! Comme ma vie et son avenireussent changé ! Et pourtant je savais bien que cettelocalisation de ma jalousie était arbitraire, que si Albertineavait ces goûts elle pouvait les assouvir avec d’autres.D’ailleurs, peut-être même ces mêmes jeunes filles, si ellesavaient pu la voir ailleurs, n’auraient pas tant torturé mon cœur.C’était de Trieste, de ce monde inconnu où je sentais que seplaisait Albertine, où étaient ses souvenirs, ses amitiés, sesamours d’enfance, que s’exhalait cette atmosphère hostile,inexplicable, comme celle qui montait jadis jusqu’à ma chambre deCombray, de la salle à manger où j’entendais causer et rire avecles étrangers, dans le bruit des fourchettes, maman qui neviendrait pas me dire bonsoir ; comme celle qui avait rempli,pour Swann, les maisons où Odette allait chercher en soiréed’inconcevables joies. Ce n’était plus comme vers un pays délicieuxoù la race est pensive, les couchants dorés, les carillons tristes,que je pensais maintenant à Trieste, mais comme à une cité mauditeque j’aurais voulu faire brûler sur-le-champ et supprimer du monderéel. Cette ville était enfoncée dans mon cœur comme une pointepermanente. Laisser partir bientôt Albertine pour Cherbourg etTrieste me faisait horreur ; et même rester à Balbec. Carmaintenant que la révélation de l’intimité de mon amie avecMlle Vinteuil me devenait une quasi-certitude, il mesemblait que, dans tous les moments où Albertine n’était pas avecmoi (et il y avait des jours entiers où, à cause de sa tante, je nepouvais pas la voir), elle était livrée aux cousines de Bloch,peut-être à d’autres. L’idée que ce soir même elle pourrait voirles cousines de Bloch me rendait fou. Aussi, après qu’elle m’eûtdit que pendant quelques jours elle ne me quitterait pas, je luirépondis : « Mais c’est que je voudrais partir pourParis. Ne partiriez-vous pas avec moi ? Et ne voudriez-vouspas venir habiter un peu avec nous à Paris ? » À toutprix il fallait l’empêcher d’être seule, au moins quelques jours,la garder près de moi pour être sûr qu’elle ne pût voir l’amie deMlle Vinteuil. Ce serait, en réalité, habiter seule avecmoi, car ma mère, profitant d’un voyage d’inspection qu’allaitfaire mon père, s’était prescrit comme un devoir d’obéir à unevolonté de ma grand’mère qui désirait qu’elle allât quelques joursà Combray auprès d’une de ses sœurs. Maman n’aimait pas sa tanteparce qu’elle n’avait pas été pour grand’mère, si tendre pour elle,la sœur qu’elle aurait dû. Ainsi, devenus grands, les enfants serappellent avec rancune ceux qui ont été mauvais pour eux. Maismaman, devenue ma grand’mère, elle était incapable derancune ; la vie de sa mère était pour elle comme une pure etinnocente enfance où elle allait puiser ces souvenirs dont ladouceur ou l’amertume réglait ses actions avec les uns et lesautres. Ma tante aurait pu fournir à maman certains détailsinestimables, mais maintenant elle les aurait difficilement, satante était tombée très malade (on disait d’un cancer), et elle sereprochait de ne pas être allée plus tôt pour tenir compagnie à monpère, n’y trouvait qu’une raison de plus de faire ce que sa mèreaurait fait et, comme elle, allait, à l’anniversaire du père de magrand’mère, lequel avait été si mauvais père, porter sur sa tombedes fleurs que ma grand’mère avait l’habitude d’y porter. Ainsi,auprès de la tombe qui allait s’entr’ouvrir, ma mère voulait-elleapporter les doux entretiens que ma tante n’était pas venue offrirà ma grand’mère. Pendant qu’elle serait à Combray, ma mères’occuperait de certains travaux que ma grand’mère avait toujoursdésirés, mais si seulement ils étaient exécutés sous lasurveillance de sa fille. Aussi n’avaient-ils pas encore étécommencés, maman ne voulant pas, en quittant Paris avant mon père,lui faire trop sentir le poids d’un deuil auquel il s’associait,mais qui ne pouvait pas l’affliger autant qu’elle. « Ah !ça ne serait pas possible en ce moment, me répondit Albertine.D’ailleurs, quel besoin avez-vous de rentrer si vite à Paris,puisque cette dame est partie ? – Parce que je serai pluscalme dans un endroit où je l’ai connue, plutôt qu’à Balbec qu’ellen’a jamais vu et que j’ai pris en horreur. » Albertinea-t-elle compris plus tard que cette autre femme n’existait pas, etque si, cette nuit-là, j’avais parfaitement voulu mourir, c’estparce qu’elle m’avait étourdiment révélé qu’elle était liée avecl’amie de Mlle Vinteuil ? C’est possible. Il y ades moments où cela me paraît probable. En tout cas, ce matin-là,elle crut à l’existence de cette femme. « Mais vous devriezépouser cette dame, me dit-elle, mon petit, vous seriez heureux, etelle sûrement aussi serait heureuse. » Je lui répondis quel’idée que je pourrais rendre cette femme heureuse avait, en effet,failli me décider ; dernièrement, quand j’avais fait un groshéritage qui me permettrait de donner beaucoup de luxe, de plaisirsà ma femme, j’avais été sur le point d’accepter le sacrifice decelle que j’aimais. Grisé par la reconnaissance que m’inspirait lagentillesse d’Albertine si près de la souffrance atroce qu’ellem’avait causée, de même qu’on promettrait volontiers une fortune augarçon de café qui vous verse un sixième verre d’eau-de-vie, je luidis que ma femme aurait une auto, un yacht ; qu’à ce point devue, puisque Albertine aimait tant faire de l’auto et du yachting,il était malheureux qu’elle ne fût pas celle que j’aimasse ;que j’eusse été le mari parfait pour elle, mais qu’on verrait,qu’on pourrait peut-être se voir agréablement. Malgré tout, commedans l’ivresse même on se retient d’interpeller les passants, parpeur des coups, je ne commis pas l’imprudence (si c’en était une),comme j’aurais fait au temps de Gilberte, en lui disant que c’étaitelle, Albertine, que j’aimais. « Vous voyez, j’ai faillil’épouser. Mais je n’ai pas osé le faire pourtant, je n’aurais pasvoulu faire vivre une jeune femme auprès de quelqu’un de sisouffrant et de si ennuyeux. – Mais vous êtes fou, tout le mondevoudrait vivre auprès de vous, regardez comme tout le monde vousrecherche. On ne parle que de vous chez Mme Verdurin, etdans le plus grand monde aussi, on me l’a dit. Elle n’a donc pasété gentille avec vous, cette dame, pour vous donner cetteimpression de doute sur vous-même ? Je vois ce que c’est,c’est une méchante, je la déteste, ah ! si j’avais été à saplace… – Mais non, elle est très gentille, trop gentille. Quant auxVerdurin et au reste, je m’en moque bien. En dehors de celle quej’aime et à laquelle, du reste, j’ai renoncé, je ne tiens qu’à mapetite Albertine, il n’y a qu’elle, en me voyant beaucoup – dumoins les premiers jours, ajoutais-je pour ne pas l’effrayer etpouvoir demander beaucoup ces jours-là – qui pourra un peu meconsoler. » Je ne fis que vaguement allusion à une possibilitéde mariage, tout en disant que c’était irréalisable parce que noscaractères ne concorderaient pas. Malgré moi, toujours poursuividans ma jalousie par le souvenir des relations de Saint-Loup avec« Rachel quand du Seigneur » et de Swann avec Odette,j’étais trop porté à croire que, du moment que j’aimais, je nepouvais pas être aimé et que l’intérêt seul pouvait attacher à moiune femme. Sans doute c’était une folie de juger Albertine d’aprèsOdette et Rachel. Mais ce n’était pas elle, c’était moi ;c’étaient les sentiments que je pouvais inspirer que ma jalousie mefaisait trop sous-estimer. Et de ce jugement, peut-être erroné,naquirent sans doute bien des malheurs qui allaient fondre surnous. « Alors, vous refusez mon invitation pour Paris ? –Ma tante ne voudrait pas que je parte en ce moment. D’ailleurs,même si plus tard je peux, est-ce que cela n’aurait pas l’air drôleque je descende ainsi chez vous ? À Paris on saura bien que jene suis pas votre cousine. – Hé bien ! nous dirons que noussommes un peu fiancés. Qu’est-ce que cela fait, puisque vous savezque cela n’est pas vrai ? » Le cou d’Albertine, quisortait tout entier de sa chemise, était puissant, doré, à grosgrains. Je l’embrassai aussi purement que si j’avais embrassé mamère pour calmer un chagrin d’enfant que je croyais alors nepouvoir jamais arracher de mon cœur. Albertine me quitta pour allers’habiller. D’ailleurs son dévouement fléchissait déjà ; toutà l’heure, elle m’avait dit qu’elle ne me quitterait pas d’uneseconde. (Et je sentais bien que sa résolution ne durerait paspuisque je craignais, si nous restions à Balbec, qu’elle vît cesoir même, sans moi, les cousines de Bloch.) Or elle venaitmaintenant de me dire qu’elle voulait passer à Maineville etqu’elle reviendrait me voir dans l’après-midi. Elle n’était pasrentrée la veille au soir, il pouvait y avoir des lettres pourelle ; de plus, sa tante pouvait être inquiète. J’avaisrépondu : « Si ce n’est que pour cela, on peut envoyer lelift dire à votre tante que vous êtes ici et chercher voslettres. » Et désireuse de se montrer gentille mais contrariéed’être asservie, elle avait plissé le front puis, tout de suite,très gentiment, dit : « C’est cela », et elle avaitenvoyé le lift. Albertine ne m’avait pas quitté depuis un momentque le lift vint frapper légèrement. Je ne m’attendais pas à ceque, pendant que je causais avec Albertine, il eût eu le tempsd’aller à Maineville et d’en revenir. Il venait me direqu’Albertine avait écrit un mot à sa tante et qu’elle pouvait, sije voulais, venir à Paris le jour même. Elle avait, du reste, eutort de lui donner la commission de vive voix, car déjà, malgrél’heure matinale, le directeur était au courant et, affolé, venaitme demander si j’étais mécontent de quelque chose, si vraiment jepartais, si je ne pourrais pas attendre au moins quelques jours, levent étant aujourd’hui assez craintif (à craindre). Je ne voulaispas lui expliquer que je voulais à tout prix qu’Albertine ne fûtplus à Balbec à l’heure où les cousines de Bloch faisaient leurpromenade, surtout Andrée, qui seule eût pu la protéger, n’étantpas là, et que Balbec était comme ces endroits où un malade qui n’yrespire plus est décidé, dût-il mourir en route, à ne pas passer lanuit suivante. Du reste, j’allais avoir à lutter contre des prièresdu même genre, dans l’hôtel d’abord, où Marie Gineste et CélesteAlbaret avaient les yeux rouges. Marie, du reste, faisait entendrele sanglot pressé d’un torrent. Céleste, plus molle, luirecommandait le calme ; mais Marie ayant murmuré les seulsvers qu’elle connût : Ici-bas tous les lilas meurent,Céleste ne put se retenir et une nappe de larmes s’épandit sur safigure couleur de lilas ; je pense, du reste, qu’ellesm’oublièrent dès le soir même. Ensuite, dans le petit chemin de ferd’intérêt local, malgré toutes mes précautions pour ne pas être vu,je rencontrai M. de Cambremer qui, à la vue de mes malles, blêmit,car il comptait sur moi pour le surlendemain ; il m’exaspéraen voulant me persuader que mes étouffements tenaient au changementde temps et qu’octobre serait excellent pour eux, et il me demandasi, en tout cas, « je ne pourrais pas remettre mon départ àhuitaine », expression dont la bêtise ne me mit peut-être enfureur que parce que ce qu’il me proposait me faisait mal. Ettandis qu’il me parlait dans le wagon, à chaque station jecraignais de voir apparaître, plus terribles qu’Heribald ouGuiscard, M. de Crécy implorant d’être invité, ou, plus redoutableencore, Mme Verdurin tenant à m’inviter. Mais cela nedevait arriver que dans quelques heures. Je n’en étais pas encorelà. Je n’avais à faire face qu’aux plaintes désespérées dudirecteur. Je l’éconduisis, car je craignais que, tout enchuchotant, il ne finît par éveiller maman. Je restai seul dans lachambre, cette même chambre trop haute de plafond où j’avais été simalheureux à la première arrivée, où j’avais pensé avec tant detendresse à Mlle de Stermaria, guetté le passaged’Albertine et de ses amies comme d’oiseaux migrateurs arrêtés surla plage, où je l’avais possédée avec tant d’indifférence quand jel’avais fait chercher par le lift, où j’avais connu la bonté de magrand’mère, puis appris qu’elle était morte ; ces volets, aupied desquels tombait la lumière du matin, je les avais ouverts lapremière fois pour apercevoir les premiers contreforts de la mer(ces volets qu’Albertine me faisait fermer pour qu’on ne nous vîtpas nous embrasser). Je prenais conscience de mes proprestransformations en les confrontant à l’identité des choses. Ons’habitue pourtant à elles comme aux personnes et quand, tout d’uncoup, on se rappelle la signification différente qu’ellescomportèrent, puis, quand elles eurent perdu toute signification,les événements bien différents de ceux d’aujourd’hui qu’ellesencadrèrent, la diversité des actes joués sous le même plafond,entre les mêmes bibliothèques vitrées, le changement dans le cœuret dans la vie que cette diversité implique, semblent encore accruspar la permanence immuable du décor, renforcés par l’unité dulieu.

Deux ou trois fois, pendant un instant, j’eus l’idée que lemonde où était cette chambre et ces bibliothèques, et dans lequelAlbertine était si peu de chose, était peut-être un mondeintellectuel, qui était la seule réalité, et mon chagrin quelquechose comme celui que donne la lecture d’un roman et dont un fouseul pourrait faire un chagrin durable et permanent et seprolongeant dans sa vie ; qu’il suffirait peut-être d’un petitmouvement de ma volonté pour atteindre ce monde réel, y rentrer endépassant ma douleur comme un cerceau de papier qu’on crève, et neplus me soucier davantage de ce qu’avait fait Albertine que nous nenous soucions des actions de l’héroïne imaginaire d’un roman aprèsque nous en avons fini la lecture. Au reste, les maîtresses quej’ai le plus aimées n’ont coïncidé jamais avec mon amour pourelles. Cet amour était vrai, puisque je subordonnais toutes chosesà les voir, à les garder pour moi seul, puisque je sanglotais si,un soir, je les avais attendues. Mais elles avaient plutôt lapropriété d’éveiller cet amour, de le porter à son paroxysme,qu’elles n’en étaient l’image. Quand je les voyais, quand je lesentendais, je ne trouvais rien en elles qui ressemblât à mon amouret pût l’expliquer. Pourtant ma seule joie était de les voir, maseule anxiété de les attendre. On aurait dit qu’une vertu n’ayantaucun rapport avec elles leur avait été accessoirement adjointe parla nature, et que cette vertu, ce pouvoir simili-électrique avaitpour effet sur moi d’exciter mon amour, c’est-à-dire de dirigertoutes mes actions et de causer toutes mes souffrances. Mais decela la beauté, ou l’intelligence, ou la bonté de ces femmesétaient entièrement distinctes. Comme par un courant électrique quivous meut, j’ai été secoué par mes amours, je les ai vécus, je lesai sentis : jamais je n’ai pu arriver à les voir ou à lespenser. J’incline même à croire que dans ces amours (je mets decôté le plaisir physique, qui les accompagne d’ailleurshabituellement, mais ne suffit pas à les constituer), sousl’apparence de la femme, c’est à ces forces invisibles dont elleest accessoirement accompagnée que nous nous adressons comme àd’obscures divinités. C’est elles dont la bienveillance nous estnécessaire, dont nous recherchons le contact sans y trouver deplaisir positif. Avec ces déesses, la femme, durant le rendez-vous,nous met en rapport et ne fait guère plus. Nous avons, comme desoffrandes, promis des bijoux, des voyages, prononcé des formulesqui signifient que nous adorons et des formules contraires quisignifient que nous sommes indifférents. Nous avons disposé de toutnotre pouvoir pour obtenir un nouveau rendez-vous, mais qui soitaccordé sans ennui. Or, est-ce pour la femme elle-même, si ellen’était pas complétée de ces forces occultes, que nous prendrionstant de peine, alors que, quand elle est partie, nous ne saurionsdire comment elle était habillée et que nous nous apercevons quenous ne l’avons même pas regardée ?

Comme la vue est un sens trompeur, un corps humain, même aimé,comme était celui d’Albertine, nous semble, à quelques mètres, àquelques centimètres, distant de nous. Et l’âme qui est à lui demême. Seulement, que quelque chose change violemment la place decette âme par rapport à nous, nous montre qu’elle aime d’autresêtres et pas nous, alors, aux battements de notre cœur disloqué,nous sentons que c’est, non pas à quelques pas de nous, mais ennous, qu’était la créature chérie. En nous, dans des régions plusou moins superficielles. Mais les mots : « Cette amie,c’est Mlle Vinteuil » avaient été le Sésame, quej’eusse été incapable de trouver moi-même, qui avait fait entrerAlbertine dans la profondeur de mon cœur déchiré. Et la porte quis’était refermée sur elle, j’aurais pu chercher pendant cent anssans savoir comment on pourrait la rouvrir.

Ces mots, j’avais cessé de les entendre un instant pendantqu’Albertine était auprès de moi tout à l’heure. En l’embrassantcomme j’embrassais ma mère, à Combray, pour calmer mon angoisse, jecroyais presque à l’innocence d’Albertine ou, du moins, je nepensais pas avec continuité à la découverte que j’avais faite deson vice. Mais maintenant que j’étais seul, les mots retentissaientà nouveau, comme ces bruits intérieurs de l’oreille qu’on entenddès que quelqu’un cesse de vous parler. Son vice maintenant nefaisait pas de doute pour moi. La lumière du soleil qui allait selever, en modifiant les choses autour de moi, me fit prendre ànouveau, comme en me déplaçant un instant par rapport à elle,conscience plus cruelle encore de ma souffrance. Je n’avais jamaisvu commencer une matinée si belle ni si douloureuse. En pensant àtous les paysages indifférents qui allaient s’illuminer et qui, laveille encore, ne m’eussent rempli que du désir de les visiter, jene pus retenir un sanglot quand, dans un geste d’offertoiremécaniquement accompli et qui me parut symboliser le sanglantsacrifice que j’allais avoir à faire de toute joie, chaque matin,jusqu’à la fin de ma vie, renouvellement, solennellement célébré àchaque aurore, de mon chagrin quotidien et du sang de ma plaie,l’œuf d’or du soleil, comme propulsé par la rupture d’équilibrequ’amènerait au moment de la coagulation un changement de densité,barbelé de flammes comme dans les tableaux, creva d’un bond lerideau derrière lequel on le sentait depuis un moment frémissant etprêt à entrer en scène et à s’élancer, et dont il effaça sous desflots de lumière la pourpre mystérieuse et figée. Je m’entendismoi-même pleurer. Mais à ce moment, contre toute attente, la portes’ouvrit et, le cœur battant, il me sembla voir ma grand’mèredevant moi, comme en une de ces apparitions que j’avais déjà eues,mais seulement en dormant. Tout cela n’était-il donc qu’unrêve ? Hélas, j’étais bien éveillé. « Tu trouves que jeressemble à ta pauvre grand’mère », me dit maman – car c’étaitelle – avec douceur, comme pour calmer mon effroi, avouant, dureste, cette ressemblance, avec un beau sourire de fierté modestequi n’avait jamais connu la coquetterie. Ses cheveux en désordre,où les mèches grises n’étaient point cachées et serpentaient autourde ses yeux inquiets, de ses joues vieillies, la robe de chambremême de ma grand’mère qu’elle portait, tout m’avait, pendant uneseconde, empêché de la reconnaître et fait hésiter si je dormais ousi ma grand’mère était ressuscitée. Depuis longtemps déjà ma mèreressemblait à ma grand’mère bien plus qu’à la jeune et rieuse mamanqu’avait connue mon enfance. Mais je n’y avais plus songé. Ainsi,quand on est resté longtemps à lire, distrait, on ne s’est pasaperçu que passait l’heure, et tout d’un coup on voit autour de soile soleil, qu’il y avait la veille à la même heure, éveiller autourde lui les mêmes harmonies, les mêmes correspondances qui préparentle couchant. Ce fut en souriant que ma mère me signala à moi-mêmemon erreur, car il lui était doux d’avoir avec sa mère une telleressemblance. « Je suis venue, me dit ma mère, parce qu’endormant il me semblait entendre quelqu’un qui pleurait. Cela m’aréveillée. Mais comment se fait-il que tu ne sois pas couché ?Et tu as les yeux pleins de larmes. Qu’y a-t-il ? » Jepris sa tête dans mes bras : « Maman, voilà, j’ai peurque tu me croies bien changeant. Mais d’abord, hier je ne t’ai pasparlé très gentiment d’Albertine ; ce que je t’ai dit étaitinjuste. – Mais qu’est-ce que cela peut faire ? » me ditma mère, et, apercevant le soleil levant, elle sourit tristement enpensant à sa mère, et pour que je ne perdisse pas le fruit d’unspectacle que ma grand’mère regrettait que je ne contemplassejamais, elle me montra la fenêtre. Mais derrière la plage deBalbec, la mer, le lever du soleil, que maman me montrait, jevoyais, avec des mouvements de désespoir qui ne lui échappaientpas, la chambre de Montjouvain où Albertine, rose, pelotonnée commeune grosse chatte, le nez mutin, avait pris la place de l’amie deMlle Vinteuil et disait avec des éclats de son rirevoluptueux : « Eh bien ! si on nous voit, ce n’ensera que meilleur. Moi ! je n’oserais pas cracher sur ce vieuxsinge ? » C’est cette scène que je voyais derrière cellequi s’étendait dans la fenêtre et qui n’était sur l’autre qu’unvoile morne, superposé comme un reflet. Elle semblait elle-même, eneffet, presque irréelle, comme une vue peinte. En face de nous, àla saillie de la falaise de Parville, le petit bois où nous avionsjoué au furet inclinait en pente jusqu’à la mer, sous le vernisencore tout doré de l’eau, le tableau de ses feuillages, comme àl’heure où souvent, à la fin du jour, quand j’étais allé y faireune sieste avec Albertine, nous nous étions levés en voyant lesoleil descendre. Dans le désordre des brouillards de la nuit quitraînaient encore en loques roses et bleues sur les eaux encombréesdes débris de nacre de l’aurore, des bateaux passaient en souriantà la lumière oblique qui jaunissait leur voile et la pointe de leurbeaupré comme quand ils rentrent le soir : scène imaginaire,grelottante et déserte, pure évocation du couchant, qui ne reposaitpas, comme le soir, sur la suite des heures du jour que j’avaisl’habitude de voir le précéder, déliée, interpolée, plusinconsistante encore que l’image horrible de Montjouvain qu’elle neparvenait pas à annuler, à couvrir, à cacher – poétique et vaineimage du souvenir et du songe. « Mais voyons, me dit ma mère,tu ne m’as dit aucun mal d’elle, tu m’as dit qu’elle t’ennuyait unpeu, que tu étais content d’avoir renoncé à l’idée de l’épouser. Cen’est pas une raison pour pleurer comme cela. Pense que ta mamanpart aujourd’hui et va être désolée de laisser son grand loup danscet état-là. D’autant plus, pauvre petit, que je n’ai guère letemps de te consoler. Car mes affaires ont beau être prêtes, on n’apas trop de temps un jour de départ. – Ce n’est pas cela. » Etalors, calculant l’avenir, pesant bien ma volonté, comprenantqu’une telle tendresse d’Albertine pour l’amie de MlleVinteuil, et pendant si longtemps, n’avait pu être innocente,qu’Albertine avait été initiée, et, autant que tous ses gestes mele montraient, était d’ailleurs née avec la prédisposition du viceque mes inquiétudes n’avaient que trop de fois pressenti, auquelelle n’avait jamais dû cesser de se livrer (auquel elle se livraitpeut-être en ce moment, profitant d’un instant où je n’étais paslà), je dis à ma mère, sachant la peine que je lui faisais, qu’ellene me montra pas et qui se trahit seulement chez elle par cet airde sérieuse préoccupation qu’elle avait quand elle comparait lagravité de me faire du chagrin ou de me faire du mal, cet airqu’elle avait eu à Combray pour la première fois quand elle s’étaitrésignée à passer la nuit auprès de moi, cet air qui en ce momentressemblait extraordinairement à celui de ma grand’mère mepermettant de boire du cognac, je dis à ma mère : « Jesais la peine que je vais te faire. D’abord, au lieu de rester icicomme tu le voulais, je vais partir en même temps que toi. Maiscela n’est encore rien. Je me porte mal ici, j’aime mieux rentrer.Mais écoute-moi, n’aie pas trop de chagrin. Voici. Je me suistrompé, je t’ai trompée de bonne foi hier, j’ai réfléchi toute lanuit. Il faut absolument, et décidons-le tout de suite, parce queje me rends bien compte maintenant, parce que je ne changerai plus,et que je ne pourrais pas vivre sans cela, il faut absolument quej’épouse Albertine. »

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