Categories: Romans

Suleïma

Suleïma

de Pierre Loti

Présentation

Être au monde et n’en rien voir, voilà une chose que Loti n’aurait pas supportée, et gageons que s’il n’avait pas épousé la carrière de marin, il aurait trouvé le moyen de partir voir ce vaste monde, dont enfant déjà il entrevoyait les splendeurs par la fenêtre de sa chambre, au premier étage de la maison familiale de Rochefort. Embarqué à 17 ans sur le Borda, Julien Viaud, né en 1850 dans une famille protestante,rêve de partir sur les traces de son frère Gustave, médecin à Tahiti. C’est un enfant choyé, « élevé en serre chaude »,qui tentera toute sa vie de satisfaire son besoin d’ailleurs.

C’est justement de Papeete qu’il rapporte,en 1872, son surnom de Loti (« laurier-rose »). S’ouvre alors une longue série de voyages à travers le monde : d’abord le Sénégal, où sa liaison avec une femme mariée lui inspire Le Roman d’un spahi, puis la Turquie : une révélation. Il y vivra, lors de fréquents séjours, des aventures propices à toutes les rêveries, et défendra corps et âme ce peuple primitif et enfantin, mais corrompu par la civilisation occidentale. Il publie anonymement Aziyadé en 1879, avant Constantinople en1890 et Les Désenchantées.

Après un périple en Extrême-Orient(Madame Chrysanthème, 1885), il épouse Blanche, dont il a un fils. La même année, il écrit Pêcheur d’Islande, son plus grand succès. Parallèlement, il agrandit et aménage sa maison avec ses souvenirs de voyage, organise des fêtes somptueuses qui satisfont son goût pour le travestissement, et entretient une abondante correspondance avec quelques grandes figures « fin de siècle ». Personnage fantasque, il compte Sarah Bernhardt et Carmen Sylva parmi ses plus fidèles amis. En 1891, il est élu à l’Académie française contre Émile Zola, et attaque violemment le naturalisme dans son discours de réception. C’est aussi l’époque où il découvre le Pays basque, qui devient son pays d’adoption, celui de Ramuntcho (1897). Avec Crucita, rencontrée en 1893, il aura trois fils. En 1894, il poursuit sa quête de la foi au cours d’un voyage en Terre sainte : en vain. L’Inde, la Perse,l’Égypte, autant de voyages qui remplissent la deuxième partie de sa vie, marquée par l’affaire Dreyfus et la première guerre mondiale. En 1919, il est violemment critiqué pour son engagement en faveur de la Turquie (Les Massacres d’Arménie). Il se retire alors dans sa maison du Pays basque, Bakhar Etchea,« la maison du solitaire », où il meurt en 1923. Après une vie d’errance et des obsèques nationales, c’est à Saint-Pierre d’Oléron, terre de ses aïeux, qu’il est inhumé.

À considérer Loti comme un auteur de romans à l’eau de rose à la limite du mièvre, on fait trop souvent l’impasse sur la force de son écriture.

Nourrie d’une « éternelle nostalgie » (l’enfance, les amours, les voyages…), elle exprime notamment dans les récits de voyages tous les doutes, mais surtout l’angoisse de la mort, cette cruelle inconnue.

Suleïma (1882)

« C’est mon vrai chez-moi, ce banc vert… » Perdu dans la contemplation de sa placide mais fidèle tortue Suleïma, Loti l’éternel nostalgique, le voyageur impénitent,se laisse une fois de plus prendre à la nostalgie de l’enfance etdu temps passé : entre la maison de Rochefort le havre depaix, et l’aventure dans les pays d’Orient, les impressions seconfondent. Un an avant la révélation turque, c’est un jeune hommequi découvre l’Algérie en 1869. Tombé sous le charme d’une enfantdont le destin s’avérera pathétique, il la retrouve dix ans plustard…

L’esthète, le dandy capricieux etfantasque, montre ici, en même temps que son attachement excessif àl’Orient, les tourments de sa vie errante. Récits de voyage,nouvelles, journal intime, tous ses textes traduisent en effet lasouffrance d’un homme qui ne peut considérer sereinement lesconséquences d’une vie qu’il a pourtant choisie, à savoird’incessantes allées et venues entre le foyer et l’exil, synonymesnon plus de liberté, mais de déchirement. Chaque retour renforce saperception déjà aiguë d’une fugacité qui rend vides de sens toutesles entreprises humaines. « À quoi bon », ne cesse-t-ilde répéter, marqué par une inquiétude qui tourne àl’obsession.

Suleïma la prostituée d’Oran, la tortuedes montagnes algériennes ainsi baptisée par jeu autant que parfétichisme, c’est aussi un peu de cette Aziyadé rencontrée et aiméedans les rues de Stamboul. À tout instant, les souvenirsressurgissent, traits d’union entre des univers opposés, trahissantla force de l’évocation qui grandit et embellit les choses ; àtravers d’infimes détails évocateurs, l’Orient rejointl’Occident.

Récit d’une vaine tentative pour arrêterla course du temps et reconstituer à Rochefort le charme del’Orient, Suleïma prend par endroits la dimension d’unpremier bilan. Tiraillé entre l’ici et l’ailleurs, Loti ajoute unépisode nostalgique à sa vie de voyages et de fuites.

Avant-propos

 

Ce sera une histoire bien décousue quecelle-ci, et mon ami Plumkett était d’avis de l’intituler :Chose sans tête ni queue.

Elle embrassera douze années de notre ère ettiendra, je pense, en une vingtaine de chapitres (dont un prologue,comme dans les pièces classiques).

L’intrigue ne sera pas très corsée ; il yaura un intervalle de dix ans pendant lequel il ne se passera riendu tout, et puis, brusquement, cela finira par un tissu decrimes.

Il y aura deux personnages portant le mêmenom, une femme et une bête ; et leurs affaires seronttellement amalgamées, qu’on ne saura plus trop, à certains moments,s’il s’agit de l’une ou s’il s’agit de l’autre. Mes aventurespersonnelles viendront s’y mêler aussi, et, pour comble de gâchis,les réflexions de Plumkett.

Prologue

 

C’était en Algérie, à Oran, en 1869, époque àlaquelle j’étais presque un enfant.

Plumkett avait encore tous ses cheveux.C’était un matin de mars. Oran se réveillait sous un ciel gris.

Nous étions assis devant un café qu’on venaitd’ouvrir dans le quartier européen. Nous n’avions pas froid, parceque nous arrivions de France ; mais les Arabes qui passaientétaient entortillés dans leurs manteaux et tremblaient.

Il y en avait un surtout qui paraissaittransi ; il traînait une espèce de bazar portatif qu’ilétalait devant nous et s’obstinait à nous vendre à des prixextravagants des colliers en pâte odorante et des babouches.

Une petite fille pieds nus, en haillons, secramponnait à son burnous ; une délicieuse petite créature,qui était tout en grands yeux et en longs cils de poupée. Elleavait un peu l’exagération du type indigène, ainsi que cela arrivechez les enfants. Les petits Arabes et les petits Turcs sont tousjolis avec leur calotte rouge et leurs larges prunelles noires decabris ; ensuite, en grandissant, ils deviennent très beaux outrès laids.

C’était sa fille Suleïma, nous dit-il. Eneffet, c’était possible après tout : en décomposant bien cettefigure de vieux bandit et en la rajeunissant jusqu’à l’enfance, oncomprenait qu’il eût pu produire cette petite.

Nous donnions des morceaux de sucre à Suleïma,comme à un petit chien ; d’abord elle se cachait dans leburnous de son père, puis elle montrait sa tête brune, en riantd’un gros rire de bébé, et en demandait d’autres. Elle retournaitce sucre dans ses petites mains rondes, et le croquait comme unjeune singe.

Nous disions à ce vieux : « Elle estbien jolie, ta petite fille. Veux-tu nous la vendreaussi ? » C’était dans toute la candeur de notreâme ; nous nous amusions de l’idée d’emporter cette petitecréature d’ambre, et d’en faire un jouet. Mais le vieil Arabe,nullement candide, écarquillait ses yeux, en songeant que sa filleréellement serait belle, et souriait comme un mauvais satyre.

Les gens du café nous contèrent sonhistoire : il venait d’arriver à Oran, où il était sous lasurveillance de la police, ayant fait autrefois le métier dedétrousseur dans le désert.

M’étant querellé avec Plumkett, je pris, aprèsdéjeuner, la route des champs, et passai par la montagne pourrentrer à Mers-el-Kébir, où nous attendait notre vaisseau.

Je montai assez haut d’abord, au milieu deroches rougeâtres qui avaient des formes rudes et étranges. Ilfaisait vraiment froid, et cela me surprenait dans cette Algérieque je voyais pour la première fois. Je m’étonnais aussi derencontrer ça et là, parmi des plantes inconnues, des tapis d’herbefine avec des petites marguerites blanches comme en France.

Le temps était aussi sombre qu’en Bretagne. Levent courbait les broussailles et les herbes ; ils’engouffrait avec un bruit triste, partout dans les ravins et lesgrandes déchirures de pierre.

J’arrivais maintenant à une crête demontagne.

Un gros nuage passait la tête derrière, et levent l’émiettait à mesure ; en sifflant, ce vent l’éparpillaitsur l’herbe, le faisait courir autour de moi en flocons gris commede la fumée. Cela me semblait fantastique et sinistre, de voirs’enfuir sur l’herbe ces petits morceaux de nuage qu’on aurait puattraper avec les mains ; et je m’amusais à courir après entendant les bras pour les prendre comme cela arrive dans lesrêves…

Je me reposais à l’abri dans un recoin derochers où donnait un rayon de soleil. Près de moi, tout à coup, unbruit léger d’herbe froissée. Je regardai : unetortue !

Une tortue, drôle à force d’être petite, unatome de tortue ; son écaille jaune à peine formée, toutecouverte de dessins en miniature.

En bas, très loin, sur une route qui fuyaitdans la direction du Maroc, on voyait cheminer des silhouettesefflanquées de chameaux que conduisaient des Arabes vêtus de noir.(Le Ramadan, où l’on s’habille de laine sombre, tombait en marscette année-là.) Je pris cette petite tortue et la mis dans mapoche. À bord, nous décidâmes de l’appeler Suleïma.

Je restai trois mois dans cette Algérie. Pourla première fois, je vis le printemps splendide d’Afrique.

Souvent je rencontrai Suleïma (la petitefille) trottant pieds nus dans les rues d’Oran, pendue au burnoussordide du marchand de babouches.

Puis, un jour, mon navire reçut l’ordre departir pour le Brésil, et je m’en allai, n’emportant des deuxSuleïma que la tortue.

I

 

25mars 1879

Dix ans plus tard.

… Dans notre pays, cette année, le printempstarde à venir, et c’est encore l’hiver pâle et triste.

La nuit de mars tombe lentement, et je suisseul dans ma chambre…

Jamais, depuis mon enfance déjà lointaine, jen’étais resté si longtemps au foyer. Six mois, c’est un longrepos ! Et je l’aime, ce foyer que j’ai tant de fois déserté.Et, chaque fois que je le quitte, je sens une angoisse en songeantqu’au retour je pourrais y trouver peut-être encore quelque placevide. Les figures très chéries qui me le gardent sont déjà,hélas ! marquées par le temps ; je vois bien qu’elless’affaiblissent avec les années, et cela me fait peur.

Je ne sais rien de triste comme la tombée desnuits d’hiver, ces airs ternes et mourants que prennent les choses,ce silence de ma maison, augmente encore par le silence de lapetite ville qui l’enserre.

Auprès de moi, il y a Suleïma qui dort(Suleïma la tortue). Depuis les premières fraîcheurs de novembre,elle est enfermée dans sa boîte, qui est pareille à celles oùcouchent les perruches, et elle dort son sommeil de petite bêtehibernante. Il y a dix ans qu’elle habite ma maison, tenant fidèlecompagnie aux hôtes du foyer pendant que je cours le monde, etgâtée assurément comme l’ont été fort peu de tortues.

L’idée me vient d’ouvrir cette boîte : onvoit son dos poli, à moitié enfoui dans un matelas de foin trèsfin.

Elle est devenue fort grosse depuis le jour oùje l’ai prise dans la montagne d’Oran, par un temps d’hiver commecelui d’aujourd’hui.

Et, en regardant Suleïma, je retrouve dessouvenirs arabes. La figure enfantine de Suleïma, la petite fille,repasse dans mon esprit, pour la première fois depuis tantd’années : Suleïma mangeant ses morceaux de sucre avec unpetit air de singe espiègle et charmant.

Ma pensée se promène vaguement dans cetteAlgérie où je ne suis plus revenu ; je revois de loin cetteépoque plus jeune, où les pays nouveaux me jetaient en plein visageleur intraduisible étrangeté, avec une puissance de couleur et delumière qui me semble aujourd’hui perdue…

Comme ici mon imagination s’obscurcit ets’éteint !… Mes souvenirs des pays du soleil s’éloignent,s’embrument, prennent les teintes vagues des choses passées. Ils semêlent dans ma mémoire et dans mes rêves ; et tout se confondun peu, les minarets de Stamboul, les sable du Soudan, les plagesblanches d’Océanie, et les villes d’Amérique, et les écueilssombres de la « mer Brumeuse ».

C’est là l’impression la plus décevante detoutes : sentir qu’on s’ennuie au foyer de famille !…

Mais qu’y faire ? Il y a toujours ce ventd’inconnu et d’aventures qui nous talonne tous, et sans lequelnotre métier ne serait pas possible ; quand une fois on arespiré ce vent-là, on étouffe après, en air calme ; toutesles choses douces et aimées, après lesquelles on a soupiré quand onétait au loin, deviennent peu à peu monotones, incolores ; et,sourdement, on rêve de repartir.

Et puis ce crépuscule de mars est par troptriste aussi ; on dirait un suaire qui tombe, et ma chambreprend un air funèbre… Si j’allais à côté, dans ma chambre turque,pour essayer de changer ? J’ouvre une double porte, et soulèveune portière d’un vieux rose cerise à feuillages d’or. C’est lecoin le plus retiré de la maison, cette chambre turque, et lesfenêtres, qui donnent sur une cour et des jardins, sont toujoursfermées.

Je regarde au-dedans : il y fait déjànuit, et le velours rouge du mur a l’air noir ; par places, onvoit briller la lame courbe d’un yatagan, la crosse damasquinéed’un fusil, ou le dessin bizarre d’une vieille broderie ; uneodeur de latakié et d’encens traîne dans l’air, qui est lourd etfroid. Il s’y fait un silence particulier : on dirait qu’onentend la nuit venir.

Et voilà que cette chambre me jette ce soir unsouvenir déchirant de ce Stamboul d’où j’ai apporté toutes ceschoses.

Pourtant ce n’est pas l’Orient, toutcela ; j’ai eu beau faire, le charme n’y est pas venu ;il y manque la lumière, et un je ne sais quoi du dehors qui nes’apporte pas. Ce n’est pas l’Orient, et ce n’est pas davantage lefoyer ; ce n’est plus rien. Je regrette à présent d’avoirdétruit ce qui existait avant, qui était bien plus simple, mais quiétait plein des souvenirs de mon enfance car il n’y a plus que celade bon pour moi : pouvoir, à certains moments, oublier ma vied’homme dépensée ailleurs, et me retrouver ici enfant, toutenfant ; c’est l’illusion que je m’amuse à chercher par toutesorte de moyens, conservant, respectant mille petites chosesd’autrefois, avec une sollicitude exagérée.

Où est donc ma mère ? Il y aura tantôtdeux heures que je ne l’ai vue, et il me prend une grande envie desa présence. Je laisse retomber la portière de couleur cerise et jem’en vais.

Un instant je cherche ma mère dans la maison,sans la trouver. Elle est unique, cette maison, d’ailleurs ;on dirait toujours qu’on y joue à cache-cache ; elle estvraiment trop grande à présent, pour nous trois qui restons.

Je rencontre Mélanie, qui traverse la cour,enflant le dos, avec un air gelé.

« Mélanie, savez-vous où estmadame ? Mon Dieu ! elle était là tout à l’heure,monsieur Pierre. » Allons, je verrai ma mère un peu plus tard,à l’heure du dîner. Je vais monter au second étage trouver magrand-tante Berthe.

Dans les escaliers, l’obscurité s’est déjàfaite.

Étant enfant, j’avais peur le soir dans cesescaliers ; il me semblait que des morts montaient après moipour m’attraper les jambes, et alors je prenais ma course avec desangoisses folles.

Je me souviens bien de ces frayeurs ;elles étaient si fortes, qu’elles ont persisté longtemps, même à unâge où je n’avais déjà plus peur de rien.

J’essaye de monter quatre à quatre ce soir,pour retrouver, dans la vitesse, un peu de ces impressionsd’autrefois. Mais non, hélas ! les formes qui s’allongeaient,les bras noirs qui passaient à travers les barreaux des rampes, lesmains des fantômes, n’y sont plus…

Plus même moyen d’avoir cette peur-là !Au second, j’ouvre la porte d’une chambre calfeutrée, et j’entre.On dirait qu’il n’y a personne, car rien ne bouge. Pourtant, uneintelligence est là qui veille.

« C’est toi, petit ? » dit unevoix de quatre-vingt-dix ans qui part d’un grand fauteuil au coindu feu.

La tête qui s’enfonce dans les coussins a étéjadis bien belle ; on la devine encore aux lignes droites etrégulières du profil. Les yeux ternes ne voient plus, mais derrièrece miroir obscurci par les années l’intelligence a gardé sa flammeclaire.

Tous les jours, tous les jours, elle est là, àce même coin de feu, la vieille, vieille tante Berthe.

« C’est toi, petit ? » Jeréponds : « Oui, tante. » Je touche une pauvre mainridée qui se tend vers moi en tremblant et en tâtant, et puis jem’assieds par terre à ses pieds. (Je déteste les chaises. Plumkettdit même que c’est là un des indices de ma nature et de mesmauvaises fréquentations : ne savoir plus m’asseoir comme toutle monde, et toujours m’étendre ou m’accroupir comme font lessauvages.) Cela a été bien souvent ma place de cet hiver : là,devant ce feu, par terre, au pied du fauteuil de ma grand-tanteBerthe, lui faisant conter des histoires du temps passé, ouécrivant sous sa dictée de curieuses vieilles choses que personnene sait plus.

Dans le corridor, une grande pendule sonnelentement six fois, c’est l’heure triste et grise du chien etloup.

« Dis-moi, petit (elle m’a conservé cenom ; en effet, je suis toujours le plus jeune, l’enfant, pourelle qui a vu passer trois générations)… dis-moi, petit, à voscloches de bord, n’est-ce pas, vous sonnez deux coups doubles poursix heures, trois coups doubles pour sept heures, et quatre, pourhuit ? Oui, tante Berthe.

Et vous dites piquer les heures, aulieu de sonner, comme nous disons, nous autres, les gens deterre ? Oui, continue-t-elle d’une voix plus lente, commefouillant dans les profondeurs d’un passé presque mort, parmitoutes ces choses accumulées dans sa vieille mémoire, oui, je mesouviens ; quand j’étais petite fille et que nous habitionsnotre campagne de la Tublerie, j’entendais les soirs d’été cescloches des navires de la rade… » Or, il y a environquatre-vingts ans que tante Berthe était une petite fille, etquatre-vingts ans aussi que cette Tublerie a été vendue par monarrière-grand-père. Ces matelots qui sonnaient ces cloches, et quiétaient jeunes alors, sont morts de vieillesse depuislongtemps ; leurs navires sont démolis et tombés en poussière.Et ces soirs d’été où ces cloches s’entendaient sur la mer… c’estsingulier, ils m’apparaissent, dans ce lointain, plus lumineux queles nôtres et plus beaux. Ce n’est rien, pourtant, quatre-vingtsans, quand il s’agit des transformations lentes, des règlessensiblement immuables du Cosmos.

« Dis-moi, ta tortue a-t-elle commencé àse remuer, petit ? Non, tante, elle n’est pas réveillée. Signede retard dans les saisons, vois-tu. Je parierais que nous auronsencore de la gelée blanche cette nuit ; je la sens qui metombe sur les épaules.

Remonte un peu mon châle, je te prie. Et puisfais flamber le feu, cela t’occupera. » Le fait est que touts’en mêle : la grosse bûche se consume comme avec souffrance,exhalant une petite flamme intermittente et pâle. Elle se refuse àmieux flamber.

Tante Berthe se met à chanter d’une petitevoix cassée et flûtée, qui semble venir de très loin dans lepassé ; elle chante en marquant la mesure avec son pied, unvieux noël du pays que j’ai noté hier sous sa dictée.

Après, elle ne dit plus rien, et s’affaissedans une sorte de somnolence. Il lui faut du bruit à présent pourredevenir gaie et spirituelle ; il lui faut des visites, dumouvement autour d’elle et de la lumière.’ Et la nuit grisecontinue de descendre… Je crois que je vais m’assoupir, moi aussi,dans une sorte de rêve mélancolique. Ce qui me manque au foyer,c’est l’élément jeune, c’est quelque chose qui réponde à majeunesse à moi. Cette maison, qui jadis était joyeuse, est bienvide à présent et bien morne ; on dirait qu’il s’y promène desfantômes. Ma vie s’y écoule, tranquille et régulière, en compagniede vieilles personnes, bien chéries pourtant ; mais il mesemble par instants que, moi aussi, je suis devenu vieux, et quec’est fini à jamais du soleil, de la mer, et des aventures, et despays lumineux de l’islam.

Et, là, auprès de ma vieille tante, je meperds dans des rêves bizarres de vieillesse et de mort, pendant quela nuit froide de mars s’épaissit lentement autour de nous.

II

 

4avril 1879 (Huit jours après.) …

Sous mes pieds, des montagnes rouges, ondulantau loin en lignes tourmentées. Autour de moi, des lentisques, deslavandes, des tapis de fleurs exotiques aux senteursd’aromates ; dans l’air, les parfums capiteux d’un printempsplus chaud que celui de l’Europe.

Un grand paysage aride, désert, vu de trèshaut : aux premiers plans de montagnes, des lumières crues,heurtant de grandes ombres dures, toute la gamme des gris ardentset des bruns rouges ; dans les fuyants infinis des lointains,des bleus limpides et des nuances d’iris… Un air vivifiant etchaud, un ciel plein de rayons.

Là-bas, sur la route qui fuit et se perd dansla direction du Maroc, une bande d’Arabes passe et disparaît. Et,en haut, éclaire le grand soleil d’Afrique !…

C’était bien inattendu, cette Algérie !Cela me charme et me grise, après ce long hiver sombre, où jem’étais affaissé sur moi-même, comme si la jeunesse et la viem’eussent abandonné.

Je suis seul au milieu de ces montagnes.

Je regarde et je respire. C’est donc vrai,qu’il y a encore au monde de l’espace et du soleil. Hélas !comme il me paraît terne et pâle, vu d’ici, ce temps que je viensde passer au foyer de famille ! C’est navrant d’éprouver cetteimpression, mais je sens que je m’éveille d’une sorte de sommeil,que hantaient là-bas des visions douces et mélancoliques.

Je me reconnais ici, je reconnais tout ce quim’entoure, tous les détails de cette nature, toutes ces fleurettesarabes, les glaïeuls rouges, les lentisques parfumés, les largesmauves roses, les pâquerettes jaunes et les hautes graminées ;toutes les plantes, toutes les senteurs de ce pays, tout, leslignes rudes des montagnes, les grandes roches rouges du Marabout,et là-bas le cap de Mers-el-Kébir, qui s’aplatit et s’écrase dansla mer bleue comme le dos bossu d’un méhari ; surtout jereconnais et j’aime ce je ne sais quoi d’âpre et d’indéfinissablequi est l’Afrique !…

Il y a dix ans, j’avais couru ce pays, cesmêmes montagnes, et cueilli ces mêmes fleurs. J’avais fait un longséjour ici, et je passais mes journées à errer par là, dans cessentiers de chèvres, dans ces ravins pleins de pierres et pleins desoleil. Je galopais beaucoup sur les chevaux d’un certain Touboul,et je coupais en route de gros bouquets odorants que je rapportaisle soir à mon bord. Je n’avais pas tout à fait vingt ans ; enmoi, il se faisait un mélange de passion et d’enfantillage, maisl’enfant dominait encore.

Et je retrouve ici tous ces souvenirsoubliés ; ils sortent des feuilles des chamérops et des aloès,ils me reviennent dans toutes ces senteurs de plantes.

Voici, tout près, au-dessus de ma tête, cecreux de pierre où certain jour je ramassai Suleïma la tortue, qui,depuis cette époque, tient compagnie fidèle là-bas aux bonnesvieilles du foyer…

Peut-être est-ce parce que je m’y sens encoreétonnamment jeune que j’aime tant ce pays.

Et puis, comme c’était inattendu ! Unordre brusque, comme il en arrive en marine, des adieux précipités,un bateau rapide, et, ce matin, à quatre heures, au lever du jour,la terre d’Afrique était en vue.

Avec émotion je regardais se dessiner, serapprocher ces montagnes rouges de Mers-el-Kébir, qui me ramenaientà dix ans dans le passé, et j’aspirais cette senteur de l’Algérie,toujours la même, qui déjà nous arrivait au large, mélange deparfums d’herbes et d’odeurs de Bédouins.

Et vite j’ai mis pied à terre, pressé dem’enfoncer le plus loin possible dans la campagne de ce pays.

III

 

Mers-el-Kébir, 5 avril

À onze heures, Plumkett, dont le navire estvoisin du mien, vient me prendre en tartane et, après une heure detraversée sur l’eau bleue du golfe, nous arrivons à Oran.

Par hasard, nous sommes bien disposés l’un etl’autre, et contents d’être ensemble, ne nous étant pas rencontrésdepuis longtemps. Oran, par ce beau soleil, ce temps splendide,nous paraît aujourd’hui très pittoresque et très africain.

Nous décidons d’aller revoir le lac Salé et levillage de Mizerguin. Mais, avant, par respect pour notre traditionde jeunesse, il faut nous reposer en plein air, devant le caféSoubiran. Et nous voilà, assis dans la rue, sous ces tentes,éventés par de grands souffles chauds qui nous apportent dusable.

Devant nous, appuyée à un mur blanc, il y aune jeune fille arabe, en haillons qui nous regarde avec deux yeuxnoirs déjà effrontés, mais bien beaux… Un ressouvenir, un je nesais quoi de déjà connu, me repasse en tête, et je l’appelle :« Suleïma ! » Elle relève un peu ses sourcils, l’airétonné, et mord sa petite lèvre rouge, et puis se cache sous sonvoile en souriant.

Je lui dis : « Tu es Suleïma, lafille de Kaddour, la petite à qui je donnais tous les jours desmorceaux de sucre ici, il y a dix ans ? Regarde-moi, tu ne tesouviens pas ? Oui, dit-elle, je suis bienSuleïma-ben-Kaddour. » Mais elle a oublié ces morceaux desucre et s’étonne un peu que je la connaisse par son nom. Et puiselle continue de rire, et ce rire très particulier dit clairementle vilain métier qu’elle a déjà commencé à faire.

Cette promenade au lac Salé, je ne saispourquoi, ne me tente plus ; après tout, on est très bien àOran, assis à l’ombre.

Cependant, pour le plaisir de galoper encompagnie de Plumkett…

Les chevaux sont commandés depuis laveille ; on nous les amène et nous voilà partis.

La route est longue au soleil ; lacampagne, pierreuse, sauvage, parfumée.

Rien que des palmiers nains et des lavandes,mélangeant au milieu de toutes ces pierres les nuances ternes deleurs deux verdures ; de temps en temps un grand glaïeul rougejetant là-dessus sa couleur éclatante, ou bien un berger bédouin,demi-nu avec capuchon de laine, promenant des chèvres brunes.

Vers quatre heures nous arrivons à Mizerguin.Nous commandons notre dîner à l’auberge du village, et nouspoussons plus loin : je veux cependant montrer à Plumkettcertaine vallée où j’étais venu il y a dix ans, un jour d’hiver,avec mon ami John B…, qui disait que c’était le pays deMignon.

Cette vallée était charmante en janvier ;elle avait une mélancolie tranquille et suave avec ses grandsarbres dépouillés et ses orangers en fleur.

Aujourd’hui, c’est un autre charme :c’est la splendeur du printemps, mais d’un printemps qui n’est pasle nôtre. Tout autour, la montagne aride, et ici, une profusion, unluxe inouï de fleurs, un pêle-mêle délicieux de la nature d’Afriqueavec celle d’Europe.

Il y a des « bouillées » d’iris quise penchent sur l’eau ; il y a, parmi les palmiers et lesorangers, des recoins humides, ombreux comme des recoins du Nord,où des buissons d’aubépines sont tout fleuris et tout blancs, sousde grands peupliers frêles.

Nous dînons dans cette auberge de Mizerguin àla même place qu’il y a dix ans. Et cela me rend très pensif, de meretrouver à cette table, dans ce village ignoré ; d’êtreencore jeune, après tant de courses par le monde, tant d’annéespassées, tant de choses évanouies…

Il y a dix ans, il faisait froid ici ; unvilain vent d’hiver balayait cette route ; et puis, je merappelle que nous avions quitté la table pour regarder une noce decolons qui passait, avec une belle mariée en blanc et un violon entête. Tout cela nous avait même paru un bizarre assemblage dechoses : un village d’Algérie, une soirée d’hiver très froide,et une pauvre noce campagnarde défilant gaiement en musique, aucrépuscule, devant des Bédouins et des chameaux.

À la tombée de la nuit, nous remontons àcheval, pour rentrer bon train à Oran.

Au couchant, le ciel qui s’éteint est vertcomme une lueur de phosphore. Quand on vient de quitter l’hiver deFrance, il faut deux ou trois jours pour que les yeux ne s’étonnentplus de la lumière de ce pays.

Il est nuit close quand nous arrivons à laville. Les boutiques européennes, les échoppes arabes sontéclairées. Les matelots, les spahis, les zouaves, font tapage dansles rues. Et toutes ces filles brunes au regard noir, mauresques oujuives, qui les appellent aux portes, hélas ! me troublentaussi… Plumkett me parle, et je ne l’écoute plus ; je lui disdes choses quelconques qui sont absurdes ; mon esprit ne peutplus suivre le sien. Et ces créatures, et ce printemps, et cettevie chaude et libre, et les effluves capiteux de ce pays, de plusen plus me montent à la tête et me grisent. Puis, je m’aperçoismaintenant que cette petite Suleïma personnifie ce grand troubleinattendu ; je tremble en songeant tout à coup qu’elle est làà ma merci, si je la veux. Une pudeur me retient pourtant, surtoutdevant Plumkett ; il y voit toujours trop clair, lui, danstout ce que je voudrais cacher. Et puis, ces sortes d’amour-là,qu’il faut subir, me confondent et me font douter de tout…

Je suis encore un peu grisé ce soir par monretour en Algérie, par le grand soleil, par toutes les senteurs dece printemps arabe. Je sais que c’est l’affaire des premiersmoments ; ce sera passé demain. J’essayerai de chasser cettepetite fille, au moins par respect pour d’autres, qui ont passéavant elle dans mon cœur, et que j’aime encore…

Plumkett imagine d’aller au bain maure, oùnous commençons à nous quereller. Lui, veut coucher au bain ;je trouve, moi, la chose absurde et tiens à rentrer àMers-el-Kébir.

Cette discussion nous conduit fort tard, et ilen résulte qu’il n’y a plus de voitures sur la place d’Oran.

De onze heures à minuit, il nous faut faire àpied cette longue route de Mers-el-Kébir. Le temps s’estcouvert : nuit noire. Ce n’est même pas très prudent, cettepromenade, sans avoir pris seulement un bâton.

Plumkett prétend que c’est ma faute, et moi,je lui en veux parce que la pluie commence. Sur ce dernier point,je sens que je suis dans mon tort, et j’en deviens d’autant plusinsupportable. Lui m’écoute avec son calme de philosophe quim’exaspère.

L’image de Suleïma me poursuit et je médite dele laisser là tout seul, pour rebrousser chemin vers Oran.

Enfin nous voici sur le port deMers-el-Kébir ; nous réveillons un batelier, et, par grossemer, sous la pluie à torrents, nous montons dans une petite barquequi se remplit d’eau. Nous arrivons à bord trempés et de détestablehumeur.

IV

 

Mers-el-Kébir, 6 avril

Pluie fine et temps gris jusqu’au soir.

Ma journée se passe à Oran, où je suis seulcette fois, comme je l’avais désiré ; mais cette pluie changetout, l’entraînement est passé et le charme n’y est plus.

Pourtant, hélas ! j’ai dit à Suleïma dem’attendre dans la Kasbah ce soir à dix heures.

Cinq heures du soir. Les autres officiers demon bord se préparent à retourner à Mers-el-Kébir et me demandentsi je pars aussi avec eux. Résolument je réponds que oui ; jemonte en voiture et nous rentrons ensemble.

V

 

Après dîner, en remontant sur le pont, jeregarde là-bas, dans la direction d’Oran, et ma résolution ne tientplus. Ces sortes de résolutions, la nuit tiède qui tombe lesemporte toujours.

La pluie est passée. Le ciel est assombriencore par des nuages opaques, d’un gris livide, qui se tiennentpar longues bandes, et semblent très haut, très loin de notremonde. Le vent vient de terre, et la montagne mouillée nous envoieses senteurs plus fortes.

Il est déjà tard. Je trouve encore sur le quaide Mers-el-Kébir une petite voiture ouverte, attelée de deux bêtesmaigres qui s’emballent au départ. Le vent de cette course mefouette délicieusement le visage, une demi-heure durant, jusqu’auxportes de la ville. Je monte à pied au quartier maure, et Suleïmaest là qui m’attend, au point convenu, dans un carrefour noir.

La rue que Suleïma habite est une très vieillepetite rue, haut perchée, sur le bord d’un ravin qui semble, lanuit, n’avoir plus de fond.

À Oran, on ne trouve pas, comme à Alger, deces belles habitations mauresques d’autrefois, qui gardent dansleur décrépitude le charme de leur splendeur morte. Cette maison deSuleïma est sordide et misérable.

D’abord nous traversons une Cour des Miracles,puis des corridors, où elle m’entraîne par la main parce qu’il faitnoir, et nous montons par une échelle.

Je me laisse conduire, en tenant dansl’obscurité cette main frêle de jeune fille ; déjà ellem’impressionne, cette pauvre petite main de prostituée, parce quej’ai vu, au jour, qu’elle a du henné sur les ongles, comme uneautre main orientale que j’ai bien adorée.

Un grenier avec une natte, un matelas blanc etune couverture arabe : c’est la chambre de Suleïma. Elleallume une petite lampe de cuivre par terre, puis fait signe quenous sommes chez nous.

Et me voici, à demi étendu sur cette couche,contemplant Suleïma, qui est debout devant moi, éclairée en dessouspar la flamme de sa lampe. Elle est svelte comme une forme grecquedans ses longs vêtements blancs ; elle a relevé ses bras nusau-dessus de sa tête, et son ombre qui monte au plafond noirressemble à une ombre d’amphore.

Elle me regarde en souriant, et son sourireest doux et bon ; son regard n’a plus du tout l’effronterie dela rue ; c’est une chose qu’on lui a apprise, cetteeffronterie-là, et cela ne lui est pas naturel.

Avec ses yeux trop grands et la régularitéexquise de ses traits, elle a l’air ce soir d’une madone brune.

Elle ne sait pas encore bien faire son métiersans doute ; car autrement, pour sûr, elle serait moinspauvre.

Quand elle va et vient par la chambre, elle ace léger balancement des hanches qui est toute la grâce d’unefemme, et que, chez nous, les hauts talons et les étroiteschaussures ont changé en autre chose d’artificiel ; les femmesantiques devaient avoir ce balancement-là, qui n’est possiblequ’avec des pieds nus.

Ses vêtements sont imprégnés de cette odeurqu’ont toutes les femmes d’Orient, même les plus pauvres. Il sembleaussi qu’elle sente le désert, et ses mouvements de petite fillenerveuse, encore maigre, ont par instants une souplesse et uneélasticité de sauterelle.

Il y a ces deux ou trois mêmes questionséternelles, échangées toujours entre deux êtres qui vont se livrerl’un à l’autre, lorsqu’ils ne sont pas rapprochés par le vice toutseul, lorsqu’il y a encore chez eux un peu de ce quelque chosequ’on a appelé l’âme. On veut savoir d’où on vient, qui on est, quion a été. Cette curiosité est un reste de pudeur, et comme uneaspiration vers du vrai amour.

Nous causons tous deux dans un sabirun peu espagnol ; elle l’a appris avec les petites juives,dit-elle, et, en le parlant, elle y met partout, hors de propos,les aspirations dures de la langue du désert.

… Les morceaux de sucre à la porte du caféSoubiran… Oui, elle croit bien qu’elle commence à s’en souvenir…Mais elle était si petite alors !… Elle s’est assise encroisant les jambes, pour chercher plus à son aise dans sa mémoire,comme si c’était très important. Et puis, réflexion faite, elledéclare que non ; je lui ai conté une histoire, cela ne peutpas être moi : il y a trop longtemps que cela se serait passé,et je n’aurais pas l’air si jeune.

Du reste, depuis cette époque, elle a fait unlong séjour dans l’intérieur ; son père l’avait ramenée dansle cercle de Biskra, son pays, là-bas, très loin dans le Sud.D’abord on a marché longtemps à pied, et puis on a fait route avecune caravane ; elle-même était sur un chameau, avec des damesarabes. On est passé dans le pays où il n’y a plus que dessables…

Oui, moi aussi, je le connais, ce pays, où iln’y a plus que des sables. Je m’y suis enfoncé plus loin queSuleïma, par le Soudan noir, et j’y ai souffert. Je le retrouve, àmesure qu’elle en parle avec sa simplicité d’enfant. Et, pendantque mes yeux se ferment et que la petite lampe s’éteint, je voistrès bien, sous le ciel éternellement bleu et sur les sables roses,passer cette caravane…

VI

 

II y a des grillons qui chantent dans le mur.C’est un bruit d’été, et cela porte bonheur.

Vers le milieu de la nuit, nous entendonsau-dessous de nous quelqu’un bouger. L’échelle craque et remue.

Et Suleïma s’éveille, inquiète :« As-tu de l’argent dans tes vêtements ? »dit-elle.

Puis elle se lève pour le cacher sous notreoreiller.

« Mon père pourrait venir avec son frèrete le prendre !… »

VII

 

… Je me levai dès que le ciel parut blanchir,ne voulant pas voir ce bouge où j’avais dormi. Dans l’obscuritéencore, je descendis cette échelle, je traversai un couloir entâtant les murs, et puis une cour ; j’ouvris une vieille porteà verrou de fer, et me trouvai dans la rue.

La Kasbah, encore endormie, sentait bon, l’airdu matin était pur et délicieux.

Je dominais un ravin plein d’aloès.

Je me couchai au bord. Le fond en était encoreindistinct, perdu dans l’obscurité noire.

Il y avait partout une rare finesse de teintesdans des gammes grises, et comme une grande puissance de couleursdans la nuit ; et puis d’étonnantes transparences d’air, etdes senteurs suaves de pays chaud.

D’abord mes yeux mal éveillés gardaient unefatigue légère et voluptueuse, et puis cela passait, à mesure quenaissait lentement la lumière.

Un Bédouin marchand de lait de chèvre, quidormait par terre dans son burnous au milieu de son troupeau,s’éveilla pour m’en offrir. Toutes ces grosses houppes d’un noirroux, qui faisaient autour de moi des taches sur le gris pâle deschoses, c’étaient ses chèvres qui étaient couchées ; ellescommençaient à se secouer avec de petits bruits de clochettes. Puismaintenant ces plantes sur lesquelles je m’étais étendu et quiétaient de grandes mauves d’Algérie se coloraient vivement enrose.

On entendit une porte tourner sur sesferrures, dans ce silence du matin, et une première petite échoppearabe s’ouvrit, où l’on vendait du café avec des beignets au miel,à l’usage des gens matinaux. Deux hommes commencèrent à cuisinercela dehors, au-dessus d’une petite flamme que déjà le jour faisaitpâlir, et qui tremblait avec un air de feu follet.

Maintenant elle arrivait vite, la lumière, lagrande lumière couleur d’or rose, et elle balayait le souvenir decette nuit et de ce bouge noir. Et je respirais délicieusement lafraîcheur saine de ce matin ; je me baignais et me retrempaisdans cette pureté-la ; c’était une impression de bien-êtrephysique d’une intensité extraordinaire ; c’était comme uneivresse d’exister…

Étrange rajeunissement que le grand matinapporte toujours aux sens dans les pays du soleil, et qui n’estpeut-être rien, après tout, rien qu’une sensation fausse et unmirage de vie…

À la porte d’Oran, j’achetai de gros bouquetsde roses à des femmes qui se rendaient au marché, et je pris au pasrapide la route de Mers-el-Kébir.

À mi-chemin, un grand nuage, qui montait trèsvite dans le ciel clair, creva sur ma tête. Ce fut la pluie àtorrents, et je me réfugiai, avec mes roses, dans une fermeespagnole. Mais le temps passait ; à huit heures et demie, ilfallait être à bord et avoir changé de costume pour l’inspection.Tant pis, je repris ma route sous l’ondée, et arrivai auTéméraire, trempé, ruisselant, comme sortant d’unbain.

Du reste, on est habitué depuis quelques joursà me voir faire sur ce vaisseau des entrées pareilles.

VIII

 

17avril

Suleïma me confiait hier ses projetsd’avenir.

Pauvre petite fille irresponsable, qui me faitpitié ! Voici : Elle est très ambitieuse. Elle a déjàamassé un peu d’argent, et elle le cache dans un recoin que sonpère ne connaît pas. Bientôt elle se fera faire un collier àplusieurs rangs de louis d’or disposés dans le goût musulman ;et puis, en emportant sa richesse à son cou, elle s’en retourneradans le Sud, dans le cercle de Biskra, où elle est née, pour ytrouver un mari qui n’en saura rien, et devenir une grande dame del’endroit.

Que dire à cela ? Et d’ailleurs, quellesorte de sermon serais-je bien en droit de lui faire, puisque, moiaussi, j’y aurai contribué, à ce collier d’or !…

IX

 

20avril

Une vie très agitée que la nôtre. Avec leservice déjà compliqué de l’escadre, beaucoup d’expéditions et decourses ; les quelques kilomètres qui nous séparent d’Oranparcourus en coup de vent, à toute heure du jour ou de la nuit, envoiture ou à cheval, avec la préoccupation perpétuelle d’arrivertrop tard ; et, sous prétexte de fraterniser avec l’arméealgérienne, des punchs à tout casser avec les spahis, zouaves etchasseurs d’Afrique.

Ces montagnes rouges de Mers-el-Kébir, cetteroute d’Oran bordée d’aloès, peuplée de spahis et de Bédouins,j’aime assez tout cela, qui me rappelle un monde de souvenirs trèsjeunes. Mais cette sorte d’enivrement des premiers jours est bienpassée.

D’ailleurs, on l’a encore gâtée, cetteAlgérie, depuis seulement dix ans que je la connais, et c’est plusloin dans le Sud qu’il faudrait à présent aller la chercher.

Ici, la couleur est déjà frelatée, et il y ades gens en burnous qui entendent l’argot de barrière ; onréussira bientôt à faire de ce pays quelque chose de banal et depareil au nôtre, où il n’y aura plus de vrai que le soleil.

X

 

25avril

Nous partions le lendemain, et notre dernièrenuit venait de finir.

Aux premières blancheurs incertaines du jour,je m’en allais, et j’étais déjà dans l’échelle par où l’ondescendait du taudis sombre, quand Suleïma, qui semblait s’êtreendormie, se leva et vint jeter ses bras autour de mon cou. Que mevoulait-elle, la pauvre petite perdue ?… Elle savait bien queje n’avais plus d’argent et que d’ailleurs je ne reviendrais plus…Le baiser d’adieu qu’elle vint me donner là, et que je lui rendisavec un peu de mon âme, je ne l’avais pas acheté. D’ailleurs il n’ya pas de louis d’or qui puisse payer un baiser spontané qu’unepetite fille charmante de seize ans vous donne. Tous deux, sans levouloir, nous avions un peu joué Rolla…

Dehors, dans la rue endormie, je retrouvai leBédouin couché au milieu de ses chèvres ; et l’échoppe quis’ouvrait, avec les deux Maures cuisinant leurs beignets sur lamême flamme de feu follet ; et les senteurs de plantes quimontaient du ravin aux aloès, et le bien-être, et la fraîcheurdélicieuse du matin. Mais je m’en allais d’un pas moins léger quele premier jour, et cette fois je regrettais le bouge noir. Et,tout le temps que je cheminai sur cette route de Mers-el-Kébir, aubeau soleil levant, le long des aloès vert pâle et des grandsrochers rouges, je songeai avec un peu de tristesse à ce pauvrebaiser de petite abandonnée…

Dans l’après-midi, nous donnions un bal àbord, et, le soir, un dîner d’adieu à des officiers de l’arméealgérienne.

Après ce dîner, deux lieutenants de spahistrès gentils du reste qui se sont pris pour Plumkett et moi d’unegrande affection, parce qu’ils sont un peu gris, veulent absolumentque nous les reconduisions jusqu’à Oran ; ils ont justementdeux chevaux en plus, disent-ils, qui attendent là, àMers-el-Kébir, dans le fort.

J’avais pourtant bien décidé de ne plusremettre les pieds à terre avant le départ ; et d’ailleurs jesuis de service ce soir, je « prends le quart » àminuit.

Mais cette idée de retourner à Oran unedernière fois me trouble un peu la tête. Pourvu que je sois deretour à minuit, pour ce quart, qui s’en apercevra ?…

Allons, nous les reconduirons, puisqu’ils ytiennent.

Dans le fort de Mers-el-Kébir, il y a unevingtaine de chevaux sellés, que gardent des spahis arabes. Il s’entrouve en effet deux de trop, et cela tombe à point.

C’est joli, dans cette vieille forteressehispano-mauresque, tous ces chevaux éclairés par la lune, et tousces burnous. Il y a des clartés d’argent sur les groupes arabes, etde longues traînées d’ombres, qui descendent des murailles. Parcette nuit. pure et délicieuse, à travers cette transparence del’air d’Afrique, tout cela est très lumineux dans le vague, etsemble agrandi ; tous ces manteaux blancs et rouges agités aumilieu de chevaux impatients qui piaffent, c’est encore de la vraieAlgérie, cela. Nous en voyons plus qu’il n’y en a,assurément : on dirait une armée du Prophète, et autour denous ces hauts pans de murs crénelés, bien ordinaires en pleinjour, se dressent ce soir sous la lune comme des chosesenchantées.

Les chevaux se sont grisés d’avoine ; lescavaliers, d’autre chose. Tout cela s’ébranle, se met en route avecforce cabrioles, part au galop sur la route bordée d’aloès, ettraverse le village comme une fantasia.

Une demi-heure après, cet ouragan s’abat auxportes d’Oran ; tout le monde a tenu bon et rien n’estcassé.

À toute force il me faut être rentré à minuit,comme feu Cendrillon. Quelques minutes tout au plus à passer àOran, et vite je fais monter Plumkett dans le quartier maure, sousprétexte de lui montrer la Kasbah la nuit.

Dans le haut d’une vieille petite rue sombre,au bord d’un ravin sans fond, je m’arrête, je regarde et jecherche ; j’écoute à une porte, je frappe, et puisj’appelle.

« Que faites-vous, mon pauvreLoti ? » dit Plumkett, qui trouve que le lieu a mauvaisemine.

… Mais non, Suleïma n’est pas là ce soir. Ellene m’attendait plus.

Vite, il faut redescendre au quartierfrançais, prendre une voiture pour Mers-el-Kébir, et donner bonpourboire au cocher.

À minuit juste, je suis de retour, pourprendre le quart jusqu’à quatre heures du matin, et, à cinq heures,au jour levé, nous appareillons pour Alger.

XI

 

Enmer, 26 avril

Enfermé dans ma chambre de bord, j’essaye dedormir.

Et puis je me réveille triste, et je remontesur le pont pour regarder cette côte d’Oran qui doit paraîtreencore.

Je les connais, ces tristesses des réveils,légères ou profondes, qui ont été partout, les compagnes les plusfidèles de ma vie.

Mais, aujourd’hui, je n’attendais pascelle-ci ; et je cherche Plumkett, à qui j’éprouve le besoind’en faire part.

XII

 

« Cela passera, dit-il avec un grandcalme et l’air de penser à autre chose.

– Mais je le sais bien, que celapassera ! Ne faites donc pas le garçon stupide, Plumkett, vousqui comprenez. À la fin, vous êtes irritant, je vous assure. Celapassera, c’est incontestable, et même cela ne serait jamais venu,sans son pauvre petit baiser d’adieu. Je puis vous dire aussi trèspositivement vu le peu de racine que cela a eu le temps de prendreque, dans trois jours, il n’y aura plus rien. »

Mais c’est cette certitude qui est triste, etaussi ce cynisme tranquille avec lequel tous les deux nous enparlons.

Plumkett et moi, nous faisons les cent pas,tournant comme deux automates au même point et sur le même pied, cequi est une habitude de marins.

Nous ne nous disons plus rien, ce qui estdevenu une habitude à nous, après nous être trop parlé. En effet,nous nous connaissons si bien, et nos pensées se ressemblenttellement, que ce n’est même plus la peine de perdre du temps ànous contredire pour essayer de nous donner le change.

En vérité, il y a des instants où c’est unegêne et une fatigue de tant se connaître ; on ne sait plus paroù se prendre pour se trouver encore quelque chose de neuf.

Le navire file doucement dans tout ce bleu dela Méditerranée, et le beau soleil de dix heures inonde nos tentesblanches… Quoi de commun entre cette petite créature arabe etmoi-même ?… Parce qu’elle était jolie, nous avons étérapprochés par une de ces attractions aussi anciennes que le mondeet aussi inexplicables que lui.

Et ce regret d’un moment, qu’elle me laisse etqui va finir, est pour moi un mystère sombre, parce qu’il ressembleterriblement à des regrets déchirants que j’ai éprouvés pourd’autres, et qui sont passés aussi.

C’est la même chose, tout cela, quoi qu’on endise et comment qu’on l’appelle ; cela procède des mêmescauses, aveugles et matérielles, pour aboutir aux mêmes fins.L’amour, le grand amour, dont nous cherchons à faire quelque chosede divin et de sublime, il est tellement pareil, hélas ! àcelui qu’on achète en passant, que leur grande parenté me faitpeur…

« Elle était bien jolie, avouez-le,Plumkett ! ? ? ?… L’air d’unesauterelle ! »

Plumkett a toujours le mot très juste pourdésigner certaines affinités que peuvent avoir les gens avec lesbêtes ou les choses. Cela m’irrite qu’il soit précisément tombé surce mot de sauterelle, qui a du vrai, et que j’avais trouvé, moiaussi.

Ses grands yeux, sa maigreur de petite fille,l’élasticité, la détente jeune et brusque de ses membres, salégèreté de bayadère… à cause de tout cela, je lui avais donné, moiaussi, ce nom de sauterelle (Djeradah, en arabe), dans sonacception la plus ensoleillée et la plus jolie.

Pauvre petite sauterelle du désert, égarée surles pavés d’Oran et destinée à la fange finale, qui sait ce qu’elleaurait pu devenir, élevée ailleurs que dans la rue, à la merci deszouaves ? Et alors son baiser et son adieu me revenaientencore en tête, me jetant dans une rêverie triste.

Mystère que tout cela, enchantement des senset du soleil. Car, après tout, si elle n’avait pas été jolie, etsans ce printemps arabe, est-ce que jamais je me serais souciéd’elle ? Tout n’est bien que charme du regard et charme de laforme, choses que le temps vient faner d’abord, et après,pourrir…

En haut, sur nos têtes, nous brûlant à traversles tentes blanches, il y avait ce soleil, radieux, éternel, quej’ai vu, partout et toujours, sourire de son même sourire desphinx, sur les regrets vagues qui ne durent pas, comme sur lesgrands déchirements et les grands désespoirs, qui, hélas !passent aussi.

Il m’a toujours attiré irrésistiblement, cesoleil ; je l’ai cherché toute ma vie, partout, dans tous lespays de la terre. Encore plus que l’amour, il change les aspects detoute chose, et j’oublie tout pour lui quand il paraît. Et, danscertaines contrées de l’Orient, dans le grand ciel éternellementbleu, jamais adouci, jamais voilé, sa présence continuelle me causeune mélancolie inexprimable, plus intime et plus profonde que latristesse des brumes du Nord.

Mais c’est en Afrique, dans les sables de lagrande Mer-sans-Eau, que je me suis senti le plusétrangement près de sa personnalité dévorante.

Il est mon Dieu ; je le personnifie etl’adore dans sa forme la plus ancienne et par suite la plus vraie,la plus terrible aussi et la plus implacable : Baal !…Et, même aujourd’hui, le Baal que je conçois, c’est BaalZéboub, le Grand Pourrisseur.

J’ai vu les vieux temples de l’Amériqueaustrale, où on l’adorait sous une espèce moins compréhensible pournos intelligences de l’ancien monde ; je l’ai cherché aussilà, dans les sanctuaires détruits, entre les murs couverts debas-reliefs mystérieux, vestiges d’une antiquité qui n’est pas lanôtre et qu’on ne connaît plus. Mais non, celui-là était un Baalétranger et lointain ; je ne le saisissais plus, ce soleil quia fait éclore les races humaines à peau jaune et à peau rouge, ettoute la nature de ces régions par trop éloignées. Et, là, encherchant à embrasser mon Dieu, je me sentais me perdre et m’abîmerdans une sorte de vide et de terreur sans nom.

C’est dans notre vieux monde à nous, que jepuis un peu le sentir et le comprendre, le Baal créateur etpourrisseur, quand il se lève, dans le ciel toujours profond etbleu, au-dessus des villes blanches et mortes de l’islam, ou desgrandes ruines de cet Orient qui est notre berceau. Surtout, quandil passe sur l’Afrique musulmane et sur l’infini des sables duSahara ; et, plus tard, lorsque je sentirai approcher la pâlevieillesse, c’est dans ce grand désert que j’irai lui porter mesossements à blanchir.

… Ce que je dis là n’est plus intelligiblepour personne. Même cet ami qui marche près de moi, et qui saitlire mes pensées les plus secrètes, ne me comprendrait plus. Cesont des intuitions mystérieuses, venues je ne sais d’où, qui parinstants m’échappent à moi-même ; j’ose à peine les formuleret les écrire…

XIII

 

20juin 1880

Un an plus tard, dans mon pays. La splendeurde juin.

J’étais revenu depuis deux jours au foyer.Assis dans la cour, sous des vignes et des chèvrefeuilles, dans uncoin d’ombre, je regardais Suleïma (la tortue) trotter au soleilsur les pavés blancs.

C’étaient encore les premiers moments de cettegrande joie du retour.

Car cette joie qu’on a eue d’abord à embrassersa mère, et à revoir ceux qu’on aime même les fidèles domestiquesqui ont fini par devenir de la maison et qu’on embrasse aussi,cette joie est prolongée ensuite par une foule de petits détailstout à fait inconnus à ceux qui ne sont jamais partis. Il faut aumoins trois ou quatre jours pour retrouver l’une après l’autre lesmille petites choses douces et les habitudes oubliées du foyer.

Et puis on regarde partout : les rosiersont poussé, toutes mes plantes ont encore grandi, c’est plustouffu, et sur les pierres il y a plus de mousse. Dans lesappartements, on fouille les coins et recoins, pour revoir un tasde choses qui sont des souvenirs d’enfance, ou des souvenirs qu’onavait rapportés d’ailleurs même des fleurs séchées qui habitentdans des tiroirs.

Il y a aussi les vêtements de maison, entoile, qu’on se dépêche de reprendre. Toujours les mêmes, ceux-là,depuis plusieurs années ; je prie instamment qu’on ne me leschange pas, bien qu’ils ne soient plus absolument présentables,parce que je me retrouve plus enfant, dès que je les ai remis surmoi.

Assis dans la cour, dans mon coin d’ombre, jeregardais Suleïma, qui passait dans le soleil, en marchant trèsvite comme une tortue qui a quelque chose de pressé à faire.

Et je me rappelais cette question entendueautrefois, un triste soir de mars : « Dis-moi, petit, latortue est-elle éveillée ? »

Elle n’est plus là, la pauvre grand-tante quil’avait prononcée, cette phrase ; en mon absence, elle aquitté la terre.

Au retour, j’ai trouvé son grand fauteuilvide, roulé au mur, recouvert d’une housse blanche, immaculée,comme ces voiles qu’on jette sur les morts.

Elle avait bien pleuré, cette dernière fois,en me disant adieu, toute courbée entre ses oreillers, pressentantqu’elle ne me reverrait plus.

Sa place au foyer était une place à part, etelle y laisse un vide particulier. C’est quelque chose du passé quis’en est allé ; ce sont des liens avec les jours d’autrefoisqui se sont rompus. Elle était une personne d’un autresiècle ; nulle part il n’y avait par le monde une intelligencecontemporaine de la sienne, demeurée si fine, si vive et siprofonde.

Et, à présent, celle flamme qui avait tantduré s’est éteinte, ou s’en est allée brûler ailleurs dans desrégions mystérieuses…

J’ai le cœur bien serré du départ de mavieille tante…

Elle était très réveillée aujourd’hui, latortue. Elle traînait vivement sa carapace trop lourde sur sespetites pattes ayant forme de pieds lilliputiens d’hippopotame, ets’en allait la tête en l’air, en regardant de droite et de gauche.Sur les pavés blancs, sur les petits rochers, elle marchait enzigzags, heurtant les pots de fleurs par maladresse, oudisparaissant le long du mur au midi derrière les beaux cactus àfleurs rouges. Sous ce soleil, aussi chaud assurément que celui deson pays, elle s’imaginait sans doute avoir retrouvé une Algérie enminiature.

Comme moi, quand j’étais tout enfant, j’avaisici des petits recoins qui me représentaient le Brésil, et oùj’arrivais vraiment à avoir des impressions et des frayeurs deforêt vierge, l’été, quand ils étaient bien ensoleillés et bientouffus.

Ma chatte Moumoutte s’occupait beaucoup deSuleïma ; elle la guettait par farce, au débouché de ces potsde fleurs ; sautait dessus tout à coup, le dos renflé et laqueue de côté, avec un air plaisant, et donnait un coup de pattesur le dos de bois de cette camarade inférieure. Ensuite ellevenait à moi en me regardant, comme pour me dire :« Crois-tu qu’elle est drôle, cette bête ; depuis déjàpas mal d’étés que nous nous connaissons, je n’en suis pas encorerevenue, de l’étonnement qu’elle me cause ! » Et puiselle se couchait, câline, prenant un air de fatigue extrême, etbondissait tout à coup, les oreilles droites, les yeux dilatés,quand quelque pauvre petit lézard gris, craintif, avait remué dansle lierre des murs…

Il y a des années que je connais ce manège dechatte et de tortue, au milieu de ces mêmes cactus ; tout cepetit monde de bêtes et de plantes continue son existencetranquille au foyer, tandis que, moi, je m’en vais au loin, couriret dépenser ma vie ; tandis que les figures vénérées etchéries qui ont entouré mon enfance disparaissent peu à peu, etfont la maison plus grande et plus vide…

Et tous ces bruits d’été dans cette cour,comme ils sont toujours les mêmes ! Les bourdonnements légersdes moucherons qui dansent dans l’air tiède, les poules qui causentdans le jardin de nos voisins, et les hirondelles qui chantent àpleine gorge, là-haut, sur les arrêtoirs des contrevents de machambre.

Mon Dieu, comme j’aime tout cela ; commeon est bien ici, et quelle chose fatale que cette envie qui meprend toujours de repartir…

XIV

 

Hier, pour ma première nuit passée au foyer,j’ai fait un rêve noir.

Dans la journée, j’étais entré dans ma chambreturque, pour saluer en arrivant tous ces souvenirs d’un passé mortqui dorment là, dans les tentures venues de Stamboul.

C’est tout fermé comme d’habitude, et un peude jour filtrait à peine sur ces choses rares et dépaysées.

J’y trouvai un aspect d’abandon, comme dansles appartements longtemps inhabités, et une odeur de Turquierestée encore dans l’air. C’était bien de l’Orient, mais sans lalumière et sans la vie.

À quoi bon, décidément, avoir apporté toutcela, et qu’est-ce qu’ils sont venus faire au foyer, ces pauvreschers souvenirs d’une époque de mon existence qui ne peut plus êtrerecommencée ?…

Je n’ouvre jamais ces fenêtres, pour laisserperdre ici la notion du lieu, et y garder un peu l’illusion de monvrai logis turc celui d’autrefois qui donnait là-bas sur laCorne-d’Or.

Ce jour-là, je les ouvris toutes grandes, etla lumière tomba en plein, une fois par hasard, sur ces chosesanciennes, faites pour le soleil, qui se mirent à briller, dans destons extraordinaires, de reflets de soie et d’éclats de métal.

Et puis, en me penchant au-dehors, jecontemplai longuement cette vue mélancolique qu’on a de cesfenêtres et que, depuis pas mal de temps, j’avais oubliée :des jardins avec des roses, des murs avec du lierre, et, au loin,la plaine unie sur laquelle la rivière trace une raiebrillante.

Jadis ma grand-tante Berthe se tenait dans cetappartement (c’était bien avant que je ne m’en fusse emparé pour enfaire un lieu oriental). Et, comme ces fenêtres donnent aucouchant, elle me faisait appeler le soir, du temps de ma petiteenfance, pour me montrer les couchers du soleil, quand ils étaienttrès beaux.

Moi, alors, je montais quatre à quatre, depeur de les manquer, car ils passaient très vite.

… Dans ce temps-là, pour sûr, ces couchers desoleil qu’on voyait par les fenêtres de ma tante Berthe avaient unesplendeur que n’ont plus ceux d’aujourd’hui.

Dans mon rêve d’hier, j’étais entré aussi danscette chambre turque, et j’y avais trouvé un vieillard, assis surun divan, un vieillard affaissé et à demi mort un vieillard quiétait moi…

Autour de nous, les choses agrandies avaientpris une magnificence sombre ; les objets s’étaient faitssinistres, et tous ces dessins de l’art musulman d’autrefoissemblaient symboliser des mystères.

Alors, comme dans la journée, j’écartai lesépais rideaux de soie et j’ouvris la fenêtre. Il entra une lueur derêve. On vit les jardins et la plaine là-bas, tout cela étrangesous un coucher de soleil jaune, et ayant quelque chose de ladésolation du Grand-Désert.

Et la lumière tomba aussi sur la figure de cevieillard, qui était bien moi, et que je regardais, debout devantlui, avec pitié, et dégoût, et terreur.

Je devinais toute son existence : ilavait continué de s’éparpiller, de se gaspiller par le monde, et àprésent il allait mourir seul, n’ayant pas même su se faire unefamille. Dans ses yeux qui étaient les miens éteints par les annéesil n’avait rien gardé de tout ce soleil qu’il avait dû voir pendantsa vie ; il avait une expression terne, désolée etmaudite.

Une voix prononça le mot islam.

« L’islam », répéta le vieillard… eton eût dit que tout un monde de choses mortes s’éveillaient ets’agitaient dans la cendre de sa tête, des souvenirs de Stamboul,la mer bleue, des armes brillantes au soleil…

Je n’étais plus debout devant lui. Ses penséesétaient les miennes ; j’étais lui-même, nous ne faisions plusqu’un. Et je me débattais, comme étouffé dans une espèce de nuitqui s’épaississait toujours, et je suppliais des êtres à peineébauchés qui se penchaient sur moi de m’emporter loin de ce pays,où j’allais mourir, de m’emporter une dernière fois, là-bas, enOrient, dans la lumière et dans le soleil…

XV

 

21juin 1880

Un des recoins de la terre où je me suistoujours trouvé bien, c’est ici, sur un certain banc vert où jadis,dans le bon temps heureux, je venais faire mes devoirs à l’ombre etapprendre mes leçons, les jambes en l’air toujours, dans des posesnullement classiques, élève peu studieux, rêvant de voyages etd’aventures.

À présent que j’ai tout vu, au lieu de rêves,ce sont des souvenirs. Cela se ressemble et cela se mêle. Et, quandje me retrouve sur ce banc, je ne sais plus trop distinguer les unsdes autres.

Parmi ces souvenirs que le hasard ramène, il yen a de tristes et d’adorés qui passent à leur tour, et qui tout àcoup me font me redresser et tordre mes mains d’angoisse. Ils s’envont comme les autres, mon Dieu, et le temps peu à peu rend cesretours moins déchirants.

C’est mon vrai chez-moi, ce banc vert, malgrétous mes enthousiasmes éprouvés pour d’autres climats et d’autreslieux. Rien ne change alentour. Il y a toujours, à côté, les mêmesiris jaunes, qui sortent en grande gerbe d’un bassin d’eau fraîcheentre des pierres moussues ; et les herbes humides surlesquelles se posent les libellules égarées venues de la campagne.Plus loin, au beau soleil, la rangée des cactus aux grandes fleursexotiques ; et puis toujours les mêmes roses blanches sur lesmurs ; les mêmes plantes retombant de partout, plus longuespeut-être, plus incultes, envahissant davantage, comme sur lestombeaux, à mesure que la maison est plus dépeuplée et plussilencieuse.

Ce mois de juin est bien beau ; le cielest bien pur et bien bleu. Et pourtant ce n’est pas encore cettesplendeur de l’Orient, ni cette lumière de l’Afrique ; c’estplus voilé et plus doux ; c’est autre chose. Et lanostalgie me prend quelquefois, de ce grand soleil et de ce Baalimplacable qui rayonne là-bas…

Aujourd’hui, en songeant à cette Afrique, j’airetrouvé par hasard l’image de Suleïma. Pauvre petite sauterelle duDésert, vite je l’ai chassée de ma mémoire avec une sorte depudeur, n’admettant pas que son souvenir à elle vînt me trouverjusqu’ici.

À ce moment même, dans ses vêtements noirs deveuve, je voyais passer ma mère très chérie qui m’envoyait son bonsourire. Elle traversait la cour, à l’ombre du grand bégonia àfleurs rouges, et, de loin, elle me semblait un peu courbée, avecune démarche plus vieillie. Les séparations peut-être, leschagrins !… Alors, je sentis un serrement de cœurinexprimable, en songeant qu’en effet elle était déjà très âgée, etje comptai à vues humaines combien d’années elle me resteraitencore, elle qui résume à présent toutes mes affectionsterrestres.

Et puis je me fis à moi-même un grand sermentde ne plus la quitter, de demeurer toujours là près d’elle, dans lapaix bienfaisante du foyer…

Les ombres s’allongeaient, les coins de soleildevenaient plus dorés et certaines fleurs se fermaient.

Le soir de ma troisième journée de retourapprochait, tranquille et tiède, tandis que les hirondelles noiresfaisaient en l’air, avec des cris aigus et des courbes folles, leurdernière grande chasse du soir avant l’heure grise deschauves-souris. Je regardais toutes ces choses familières à monenfance avec une mélancolie douce, comme ayant fini mes longuespromenades par le monde, et ne devant plus jamais les perdre devue.

… L’amour qu’on a pour sa mère, c’est le seulqui soit vraiment pur, vraiment immuable, le seul que n’entache niégoïsme, ni rien, qui n’amène ni déceptions ni amertume, le seulqui fasse un peu croire à l’âme et espérer l’éternité.

XVI

 

…Encore un an après. (Deux ans, depuis le baiser d’adieu deSuleïma.)

Nous courions ventre à terre, Si-Mohammed etmoi, sur la route de Sidi-Ferruch à Alger. C’était en mai.

Le ciel bas, sombre, menaçait d’un déluge, etnous avions lancé nos chevaux, qui s’étaient emballés.

Nous approchions d’Alger, et tout le long duchemin il y avait la foule habituelle du dimanche, qui rentraitaussi, par peur de la pluie : des matelots et des zouaves,fraternisant dans tous les cabarets ; des boutiquiers de larue Bâb-Azoun, endimanchés et en goguette. Nous balayions cetteroute, et on se rangeait.

La terre et la verdure, mouillées par lespluies de la veille, étaient fraîches et avaient bonne odeur.

Il fallut ralentir, à cause de ce monde. Nosbêtes faisaient mille sottises. Le cheval de Si-Mohammed, qui étaitun étalon noir, sautait, s’enlevait des quatre membres à la fois,gesticulant ensuite en l’air avec ses jambes de devant ; oubien jetait la tête de droite et de gauche, pour essayer de mordrela botte de mon ami, laquelle était en cuir du Maroc brodéd’or.

« Qu’il est méchant ! disaitMohammed, tranquille, avec son accent arabe. Regarde comme il estméchant ! » Le mien, qui était de la couleur d’une sourisavec une queue flottante, s’en allait tout de côté en sautillant,et encensait de la tête avec beaucoup de grâce. Il n’ymettait pas de malice, lui ; c’était de la jeunesse et del’enfantillage. Et je le laissais faire à sa guise, tout occupéd’admirer le calme de Mohammed sur sa grande gazelle enragée.

On entendait le bruit des sabots ferrésfrappant le sol par saccades, et le bruit des harnais de cuirsubitement raidis par des mouvements de cou, et le cliquetis descroissants d’argent que le cheval de Mohammed portait pendus à sonpoitrail, et puis, à la cantonade, les imprécations de ces gens quise garaient.

Près de la porte Bâb-el-Oued, l’étalon noirfit par surprise un grand saut (dit « saut de mouton »)suivi d’une ruade, et Mohammed, lancé par-dessus la tête de soncheval, tomba en avant sur les mains.

« Ce n’est rien, dit-il ; mais j’aisali mes gants ! » II était horriblement vexé devant toutce monde.

Il remonta, agile comme un Numide. Aussitôt onvit jaillir des filets de sang sous ses éperons, et son cheval eutun tremblement des reins, avec un hennissement de douleur.

« II ne pleuvra pas, dit-il. Nous avonsencore le temps de traverser la ville et d’aller au Jardin d’Essaientendre la musique de quatre heures. » Et nous traversâmesAlger.

Il y eut des incidents nouveaux : moncheval voulut à toute force entrer à reculons dans un poste dezouaves, et faillit y réussir malgré les éperons qui faisaientperler des gouttes rouges sur sa robe couleur de souris.

C’est drôle, ces idées obstinées qu’ont lesbêtes.

Nous, quand nous nous entêtons à faire deschoses absurdes, en général, nous ne savons pas pourquoi.

Les bêtes, le savent-elles ? À moitiéroute de ce jardin, la pluie nous prit. Des gouttes lourdes,tombant lentement d’abord ; et puis pressées, rapides ;une de ces pluies torrentielles d’Afrique. Et vite, il falluttourner bride.

XVII

 

Nous fuyons sous l’ondée, au galop, saisis parce déluge, Si-Mohammed tout courbé sur sa grande selle à fauteuil,baissant la tête, ayant ses beaux burnous et sa gandourah de soieblanche trempés de pluie et de boue.

En dedans de la porte Bâb-Azoun, nous sautâmesà bas de nos chevaux pour nous réfugier sous le péristyle d’unmonument public, jetant les brides à des portefaix qui étaient làtapis contre un mur.

« Prenez garde, ils sebattent ! » cria Mohammed en s’éloignant.

Les hommes comprirent et gardèrent les chevauxséparément, le plus loin possible l’un de l’autre. (C’est unehabitude connue des chevaux arabes de se battre dès qu’on lesrapproche.)

XVIII

 

Cette grande bâtisse neuve où la pluie nousavait fait entrer par hasard, était le tribunal de guerre. Onjugeait une empoisonneuse, amenée des cercles du Sud de la zonemilitaire.

En haut, une galerie supérieure, disposée entribune, dominait la salle. Nous y montâmes et nous vîmes l’accuséesur son banc. Elle était voilée entièrement, affaissée, effondréeune masse informe de burnous et de draperies blanches.

Les juges étaient de vieux officiers del’armée d’Afrique, aux figures jaunies, éteintes par les fatigueset la vie de garnison.

On lut l’acte d’accusation, qui était à fairefrémir.

Elle avait empoisonné, l’un après l’autre, sestrois maris, et, en dernier lieu, la chienne d’un grand Agha.

Et nous regardions, Mohammed et moi, cetteforme blanche, chargée de crimes, imaginant là-dessous le visageépouvantable d’une femme vieille et sinistre.

L’interprète commanda à l’accusée de se leveret d’ôter son voile.

Alors elle s’avança vers la table des juges,rejeta tous ses burnous avec un geste étonnamment jeune et apparutà la manière de Phryné, dans son beau costume d’Arabe du Sud, lataille cambrée et la tête haute…

Moi, je l’avais devinée avant qu’elle eûtdévoilé son visage. Dès qu’elle avait marché, dès qu’elle s’étaitlevée, je l’avais pressentie et reconnue à un je ne sais quoi dedéjà aimé et d’inoubliable…

Et pourtant elle était très changée,Suleïma ; elle était transfigurée et bien belle. La petitesauterelle du Désert s’était développée tout à coup au grand air delà-bas ; sous ses vêtements libres, elle avait pris lasplendeur de lignes des statues grecques, elle s’était épanouie enfemme faite et admirable.

Ses beaux bras étaient nus, elle étaitcouverte de bracelets et de colliers et portait la volumineusecoiffure à paillettes de métal des femmes de l’intérieur, quijetait sur sa beauté un mystère d’idole.

Elle promenait autour d’elle la flammeinsolente de ses grands yeux noirs de vingt ans, regardant avecaplomb ces hommes, ayant conscience d’être désirée par euxtous.

Un officier de zouaves, l’un des juges,pendant qu’elle tournait la tête, lui envoya par derrière unbaiser ; les autres étaient là, souriant cyniquement à cetteaccusée, les plus vieux échangeant tout bas des grivoiseries decaserne…

Et, moi, je cherchais son regard. Enfin ilmonta jusqu’à moi et s’y arrêta : sans doute un souvenir,d’abord vague, lui traversait l’esprit, et puis elle se rappelaitmieux, elle me reconnaissait… Mais que lui importait après tout quece fût moi ou autre ; je ne pouvais plus rien pour elle, et cesentiment qu’elle avait eu un matin, en me donnant son baiser depetite fille, n’avait peut-être pas duré deux heures…

Quant à moi, une pensée folle d’amourm’emportait vers elle, à présent qu’il y avait entre nous cettebarrière de crimes ; à présent qu’elle était une chose perdueappartenant à la justice, et aussi inviolable qu’une fillesacrée.

Même ses crimes lui donnaient tout à coup surmes sens un charme ténébreux, et ce souvenir de l’avoir possédéedevenait une chose absolument troublante.

J’aurais voulu dire cela à ces hommes qui laconvoitaient, leur faire savoir à tous que j’avais eu une fois sonseul vrai baiser, son seul mouvement un peu pur de tendresse etd’amour…

À présent c’était fini en elle de toutsentiment humain ; le vice l’avait prise tout entière, et,sous l’enveloppe encore admirable, rien ne restait plus.

Pourtant quand ses yeux se levaient vers moi,il me semblait qu’ils changeaient, qu’ils avaient encore quelquechose d’attendri, de suppliant, de presque bon ; mais celapassait vite, et, quand ils regardaient le tribunal et la foule,ils exprimaient le défi farouche et dur.

Aucun remords, aucune pudeur.

Elle parlait, et l’interprètetraduisait : « Ses maris d’abord l’avaient ruinée ;elle n’avait seulement plus de quoi s’acheter à manger avec sonpain dans sa prison. Le dernier lui avait pris tout son argent etmême son collier à trois rangs de louis d’or.

Ce collier qu’elle avait à présent était encuivre ; et, comme preuve, elle en arrachait des paillettes,qu’elle lançait aux juges avec dédain.

« Quant à la chienne de l’Agha, cen’était pas vrai. Toute la tribu pourrait le dire : elle étaitmorte d’une certaine gale de chiens !… »

L’averse était passée ; il était cinqheures. Il nous fallut à toute force nous arracher de là ;remonter à cheval et aller nous mettre en tenue. Il y avait le soirun dîner au palais de Mustapha, chez le gouverneur d’Alger, enl’honneur d’un grand-duc de Russie, et nos deux uniformes étaientofficiellement conviés à faire nombre à cette table. (Si-Mohammedétait capitaine au 1er spahis.) Nous partîmes, forttroublés de l’avoir vue ; irrités de penser qu’elle était à lamerci de ces officiers, et que ces juges-là allaient peut-êtrefaire tomber une tête si belle.

Au dîner, nous fûmes tous deux très distraitsmoi très triste. Ma pensée s’en allait souvent, de la salleilluminée où j’étais, à la prison noire ou dormait Suleïma, ettoutes sortes de projets insensés germèrent jusqu’au lendemain dansma tête.

XIX

 

Le lendemain, dès le matin, je m’acheminaivers ce quartier d’Alger où est la prison.

C’était encore le calme délicieux despremières heures du jour ; très bas dans le ciel, le Baalresplendissait comme un grand feu d’argent.

La notion plus exacte des situations et deschoses m’était revenue avec le jour, comme il arrive d’ordinaire.J’espérais seulement qu’en allant là de très bonne heure, avant lelever des gens de justice, j’obtiendrais peut-être, par un procédévieux comme le monde, la permission de la voir.

Je sonnai à cette porte de prison, et, enaffectant un ton très dégagé et très bref, je m’adressai augardien.

C’était impossible, naturellement, je l’avaisprévu : il aurait fallu des démarches longues, que personnen’aurait comprises, et pour lesquelles d’ailleurs le temps manquait(nous partions à midi pour Tunis).

J’avais envie d’offrir de l’argent à cethomme ; j’étais venu pour cela, et c’était le moment derisquer ce coup décisif. Mais maintenant j’hésitais : il avaitpar hasard l’air honnête… Je n’osais plus.

D’ailleurs, elle n’avait pas été condamnée àmort ; on avait déclaré les preuves insuffisantes, medit-il ; cinq années de prison, c’était tout ce qu’on avaitosé lui donner. Les juges aussi, évidemment, l’avaient trouvéebelle.

Et l’histoire finit de la manière la plusbanale du monde. Je donnai à ce gardien un louis, en lui disant,sur un ton redevenu naturel et poli : « Portez-le à cetteSuleïma, et dites-lui, je vous prie, que c’est de la part du Roumiqui lui donnait des morceaux de sucre à la porte d’un café d’Oran,quand elle était petite fille. » Tant pis ! Je voulaisque mon souvenir au moins allât encore une fois jusqu’à elle, et jen’avais rien trouvé de mieux que cet expédient pitoyable.

Si-Mohammed m’attendait au coin de la place duGouvernement ; nous avions pris rendez-vous sous les arcadesd’un grand café français qui est là. Assis à l’ombre, je lui contaice dénouement, et il sourit d’un air légèrement ironique, enregardant les lointains bleus de la Méditerranée.

Dix heures approchaient. La journées’annonçait terriblement chaude, et des tourbillons de poussièrecommençaient à courir par les rues.

En haut, le Baal brillait d’un éclat terne etlourd, le ciel s’obscurcissait, prenait cette teinte bleu de plombqui est particulière aux journées accablantes où le sirocco souffledu désert.

Onze heures maintenant. Finies les doucesflâneries d’Alger sous les arcades blanches. Il était temps departir, peut-être pour ne revenir jamais.

Si-Mohammed vint me conduire à mon canot. Nousdescendîmes ensemble, par les grands escaliers de la Marine, sur lequai qui était désert et inondé de soleil.

Et, à midi, quand je vis Alger s’éloigner,tout blanc dans la grande chaleur, sous le ciel obscurci de sable,je me mis à songer à ce Grand-Désert, un peu oublié depuis cinqannées, par suite de voyages ailleurs. Je sentais son voisinage, àcette grande fournaise du Sahara, qui par derrière cette ville etle Sahel nous envoyait sa soif et son sable. Et voilà maintenantqu’au lieu d’un regret pour Suleïma et pour l’Algérie, c’était unregret poignant pour ce désert qui me prenait tout à coup ; unregret pour ce Bled-el-Ateuch, le plus grand et le plus mystérieuxde tous les sanctuaires de Baal ; un regret pour le Soudannoir, pour ce temps déjà lointain où j’ai vécu là-bas, et souffert…Et je comprenais une fois de plus quelle chose folle et dévorantecela est, de s’éparpiller par le monde, de s’acclimater partout, des’attacher à tout, de vivre cinq ou six existences humaines, aulieu d’une seule bonne, comme font les simples qui restent etmeurent dans le coin de monde toujours chéri où leurs yeux se sontouverts.

XX

 

Suleïma la tortue est une personne de mœursrégulières qui vivra pour le moins cent ans. Cela dureindéfiniment, les tortues, comme les reptiles. Elle trottera encoreau soleil, sur les pavés blancs, parmi les pots de cactus à fleursrouges, quand depuis longtemps, la vraie Suleïma et moi, nousserons morts ; elle dans quelque bouge de prostituées, aprèsavoir vendu et revendu sa forme admirable, et moi, qui saitoù ?… Il n’y aura plus sous le soleil trace de nous-mêmes, nide nos corps, ni de nos deux âmes si différentes, un instantrapprochées par ce charme inconscient des sens, par ce mystèreétrange qui est l’amour.

Et, quand mes arrière-petits-neveuxregarderont Suleïma la tortue, trotter, parmi les fleurs de cesétés d’alors, on leur contera que cette bête a été prise en Algériepar un grand-oncle, un aïeul inconnu.

Assurément ils ne se représenteront pas cettecapture en hiver, dans la montagne d’Oran, par un jour sombre devent et de pluie, au milieu des fleurettes délicates de mars.

Et le grand-oncle aussi leur apparaîtra sousdes teintes étranges de légende !…

 

XXI

 

Ils la trouveront à peu près écrite ici, ce senfants à venir, l’histoire très simple de ce grand-oncle et de cette tortue…

Share
Tags: Pierre Loti