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Tarass Boulba

Tarass Boulba

de Nikolai Gogol

La nouvelle intitulée Tarass Boulba, la plus considérable du recueil de Gogol, est un petit roman historique où il a décrit les mœurs des anciens Cosaques Zaporogues. Une note préliminaire nous semble à peu près indispensable pour les lecteurs étrangers à la Russie.

Nous ne voulons pas, toutefois, rechercher si le savant géographe Mannert a eu raison de voir en eux les descendants des anciens Scythes (Niebuhr a prouvé que les Scythes d’Hérotode étaient les ancêtres des Mongols), ni s’il faut absolument retrouver les Cosaques (en russe Kasak) dans les K????? de Constantin Porphyrogénète, les Kassagues de Nestor, les cavaliers et corsaires russes que les géographes arabes, antérieurs au XIIIe siècle, plaçaient dans les parages de la mer Noire. Obscure comme l’origine de presque toutes les nations, celle des Cosaques a servi de thème aux hypothèses les plus contradictoires. Nous devons seulement relever l’opinion, longtemps admise, de l’historien Schloezer, lequel, se fondant sur les moeurs vagabondes et l’esprit d’aventure qui distinguèrent les Cosaques des autres races slaves,et sur l’altération de leur langue militaire, pleine de mots turcs et d’idiotismes polonais, crut que, dans l’origine, les Cosaques ne furent qu’un ramas d’aventuriers venus de tous les pays voisins de l’Ukraine, et qu’ils ne parurent qu’à l’époque de la domination des Mongols en Russie. Les Cosaques se recrutèrent, il est vrai, deRusses, de Polonais, de Turcs, de Tatars, même de Français etd’Italiens; mais le fond primitif de la nation cosaque fut une raceslave, habitant l’Ukraine, d’où elle se répandit sur les bords duDon, de l’Oural et de la Volga. Ce fut une petite armée de huitcents Cosaques, qui, sous les ordres de leur ataman Yermak, conquittoute la Sibérie en 1580.

Une des branches ou tribus de la nation cosaque, et la plusbelliqueuse, celle des Zaporogues, paraît, pour la première fois,dans les annales polonaises au commencement du XVIe siècle. Ce nomleur venait des mots russes za, au delà (trans), et porog,cataracte, parce qu’ils habitaient plus bas que les bancs de granitqui coupent en plusieurs endroits le lit de Dniepr. Le pays occupépar eux portait le nom collectif de Zaporojié. Maîtres d’une grandepartie des plaines fertiles et des steppes de l’Ukraine, tour àtour alliés ou ennemis des Russes, des Polonais, des Tatars et desTurcs, les Zaporogues formaient un peuple éminemment guerrierorganisé en république militaire, et offrant quelque lointaine etgrossière ressemblance avec les ordres de chevalerie de l’Europeoccidentale.

Leur principal établissement, appelé la setch, avait d’habitudepour siège une île du Dniepr. C’était un assemblage de grandescabanes en bois et en terre, entourées d’un glacis, qui pouvaitaussi bien se nommer un camp qu’un village. Chaque cabane (leurnombre n’a jamais dépassé quatre cents) pouvait contenir quaranteou cinquante Cosaques. En été, pendant les travaux de la campagne,il restait peu de monde à la setch; mais en hiver, elle devait êtreconstamment gardée par quatre mille hommes. Le reste se dispersaitdans les villages voisins, ou se creusait, aux environs, deshabitations souterraines, appelées zimovniki (de zima, hiver).

La setch était divisée en trente-huit quartiers ou kouréni (dekourit, fumer; le mot kourèn correspond à celui du foyer). ChaqueCosaque habitant la setch était tenu de vivre dans son kourèn;chaque kourèn, désigné par un nom particulier qu’il tiraithabituellement de celui de son chef primitif, élisait un ataman(kourennoï-ataman), dont le pouvoir ne durait qu’autant que lesCosaques soumis à son commandement étaient satisfaits de saconduite. L’argent et les hardes des Cosaques d’un kourèn étaientdéposés chez leur ataman, qui donnait à location les boutiques etles bateaux (douby) de son kourèn, et gardait les fonds de lacaisse commune. Tous les Cosaques d’un kourèn dînaient à la mêmetable.

Les kouréni assemblés choisissaient le chef supérieur, lekochévoï-ataman (de kosch, en tatar camp, ou de kotchévat, en russecamper). On verra dans la nouvelle de Gogol comment se faisaitl’élection du kochévoï. La rada, ou assemblée nationale, qui setenait toujours après dîner, avait lieu deux fois par an, à joursfixes, le 24 juin, jour de la fête de saint Jean-Baptiste, et le1er octobre, jour de la présentation de la Vierge, patronne del’église de la setch.

Le trait le plus saillant, et particulièrement distinctif decette confrérie militaire, c’était le célibat imposé à tous sesmembres pendant leur réunion. Aucune femme n’était admise dans lasetch.

Préface à l’édition de la Librairie Hachette et Cie, 1882.

Chapitre 1

 

– Voyons, tourne-toi. Dieu, que tu es drôle ! Qu’est-ce quecette robe de prêtre ? Est-ce que vous êtes tous ainsi fagotésà votre académie ?

Voilà par quelles paroles le vieux Boulba accueillait ses deuxfils qui venaient de terminer leurs études au séminaire deKiew[1], et qui rentraient en ce moment au foyerpaternel. Ses fils venaient de descendre de cheval. C’étaient deuxrobustes jeunes hommes, qui avaient encore le regard en dessous,comme il convient à des séminaristes récemment sortis des bancs del’école. Leurs visages, pleins de force et de santé, commençaient àse couvrir d’un premier duvet que n’avait jamais fauché le rasoir.L’accueil de leur père les avait fort troublés ; ils restaientimmobiles, les yeux fixés à terre. – Attendez, attendez ;laissez que je vous examine bien à mon aise. Dieu ! que vousavez de longues robes ! dit-il en les tournant et retournanten tous sens. Diables de robes ! je crois qu’on n’en a pasencore vu de pareilles dans le monde. Allons, que l’un de vousessaye un peu de courir : je verrai s’il ne se laissera pas tomberle nez par terre, en s’embarrassant dans les plis. – Père, ne temoque pas de nous, dit enfin l’aîné. – Voyez un peu le beausire ! et pourquoi donc ne me moquerais-je pas de vous ?– Mais, parce que… quoique tu sois mon père, j’en jure Dieu, si tucontinues de rire, je te rosserai. – Quoi ! fils de chien, tonpère ! dit Tarass Boulba en reculant de quelques pas avecétonnement. – Oui, même mon père ; quand je suis offensé, jene regarde à rien, ni à qui que ce soit. – De quelle manièreveux-tu donc te battre avec moi, est-ce à coups de poing ? –La manière m’est fort égale. – Va pour les coups de poing, réponditTarass Boulba en retroussant ses manches. Je vais voir quel hommetu fais à coups de poing. Et voilà que père et fils, au lieu des’embrasser après une longue absence, commencent à se lancer devigoureux horions dans les côtes, le dos, la poitrine, tantôtreculant, tantôt attaquant. – Voyez un peu, bonnes gens : le vieuxest devenu fou ; il a tout à fait perdu l’esprit, disait lapauvre mère, pâle et maigre, arrêtée sur le perron, sans avoirencore eu le temps d’embrasser ses fils bien-aimés. Les enfantssont revenus à la maison, plus d’un an s’est passé depuis qu’on neles a vus ; et lui, voilà qu’il invente, Dieu sait quellesottise… se rosser à coups de poing ! – Mais il se bat fortbien, disait Boulba s’arrêtant. Oui, par Dieu ! très bien,ajouta-t-il en rajustant ses habits ; si bien que j’eussemieux fait de ne pas l’essayer. Ça fera un bon Cosaque. Bonjour,fils ; embrassons-nous. Et le père et le fils s’embrassèrent.– Bien, fils. Rosse tout le monde comme tu m’as rossé ; nefais quartier à personne. Ce qui n’empêche pas que tu ne soisdrôlement fagoté. Qu’est-ce que cette corde qui pend ? Et toi,nigaud, que fais-tu là, les bras ballants ? dit-il ens’adressant au cadet. Pourquoi, fils de chien, ne me rosses-tu pasaussi ? – Voyez un peu ce qu’il invente, disait la mère enembrassant le plus jeune de ses fils. On a donc de cesinventions-là, qu’un enfant rosse son propre père ! Et c’estbien le moment d’y songer ! Un pauvre enfant qui a fait une silongue route, qui s’est si fatigué (le pauvre enfant avait plus devingt ans et une taille de six pieds), il aurait besoin de sereposer et de manger un morceau ; et lui, voilà qu’il le forceà se battre. – Eh ! eh ! mais tu es un freluquet à cequ’il me semble, disait Boulba. Fils, n’écoute pas ta mère ;c’est une femme, elle ne sait rien. Qu’avez-vous besoin, vousautres, d’être dorlotés ? Vos dorloteries, à vous, c’est unebelle plaine, c’est un bon cheval ; voilà vos dorloteries. Etvoyez-vous ce sabre ? voilà votre mère. Tout le fatras qu’onvous met en tête, ce sont des bêtises. Et les académies, et tousvos livres, et les ABC, et les philosophies, et tout cela, jecrache dessus. Ici Boulba ajouta un mot qui ne peut passer àl’imprimerie. – Ce qui vaut mieux, reprit-il, c’est que, la semaineprochaine, je vous enverrai au zaporojié. C’est là que se trouve lascience ; c’est là qu’est votre école, et que vous attraperezde l’esprit. – Quoi ! ils ne resteront qu’une semaineici ? disait d’une voix plaintive et les larmes aux yeux lavieille bonne mère. Les pauvres petits n’auront pas le temps de sedivertir et de faire connaissance avec la maison paternelle. Etmoi, je n’aurai pas le temps de les regarder à m’en rassasier. –Cesse de hurler, vieille ; un Cosaque n’est pas fait pours’avachir avec les femmes. N’est-ce pas ? tu les aurais cachéstous les deux sous ta jupe, pour les couver comme une poule sesœufs. Allons, marche. Mets-nous vite sur la table tout ce que tu asà manger. Il ne nous faut pas de gâteaux au miel, ni toutes sortesde petites fricassées. Donne-nous un mouton entier ou toute unechèvre ; apporte-nous de l’hydromel de quarante ans ; etdonne-nous de l’eau-de-vie, beaucoup d’eau-de-vie ; pas decette eau-de-vie avec toutes sortes d’ingrédients, des raisins secset autres vilenies ; mais de l’eau-de-vie toute pure, quipétille et mousse comme une enragée. Boulba conduisit ses fils danssa chambre, d’où sortirent à leur rencontre deux belles servantes,toutes chargées de monistes[2]. Était-ceparce qu’elles s’effrayaient de l’arrivée de leurs jeunesseigneurs, qui ne faisaient grâce à personne ? était-ce pourne pas déroger aux pudiques habitudes des femmes ? À leur vue,elles se sauvèrent en poussant de grands cris, et longtemps encoreaprès, elles se cachèrent le visage avec leurs manches. La chambreétait meublée dans le goût de ce temps, dont le souvenir n’estconservé que par les douma[3] et leschansons populaires, que récitaient autrefois, dans l’Ukraine, lesvieillards à longue barbe, en s’accompagnant de labandoura[4], au milieu d’une foule qui faisait cercleautour d’eux ; dans le goût de ce temps rude et guerrier, quivit les premières luttes soutenues par l’Ukraine contrel’union[5]. Tout y respirait la propreté. Leplancher et les murs étaient revêtus d’une couche de terre glaiseluisante et peinte. Des sabres, des fouets (nagaïkas), des filetsd’oiseleur et de pêcheur, des arquebuses, une corne curieusementtravaillée servant de poire à poudre, une bride chamarrée de lamesd’or, des entraves parsemées de petits clous d’argent, étaientsuspendus autour de la chambre. Les fenêtres, fort petites,portaient des vitres rondes et ternes, comme on n’en voit plusaujourd’hui que dans les vieilles églises ; on ne pouvaitregarder au dehors qu’en soulevant un petit châssis mobile. Lesbaies de ces fenêtres et des portes étaient peintes en rouge. Dansles coins, sur des dressoirs, se trouvaient des cruches d’argile,des bouteilles en verre de couleur sombre, des coupes d’argentciselé, d’autres petites coupes dorées, de différentesmains-d’œuvre, vénitiennes, florentines, turques, circassiennes,arrivées par diverses voies aux mains de Boulba, ce qui était assezcommun dans ces temps d’entreprises guerrières. Des bancs de bois,revêtus d’écorce brune de bouleau, faisaient le tour entier de lachambre. Une immense table était dressée sous les saintes images,dans un des angles antérieurs. Un haut et large poêle, divisé enune foule de compartiments, et couvert de briques vernissées,bariolées, remplissait l’angle opposé. Tout cela était très connude nos deux jeunes gens, qui venaient chaque année passer lesvacances à la maison ; je dis venaient, et venaient à pied,car ils n’avaient pas encore de chevaux, la coutume ne permettantpoint aux écoliers d’aller à cheval. Ils étaient encore à l’âge oùles longues touffes du sommet de leur crâne pouvaient être tiréesimpunément par tout Cosaque armé. Ce n’est qu’à leur sortie duséminaire que Boulba leur avait envoyé deux jeunes étalons pourfaire le voyage. À l’occasion du retour de ses fils, Boulba fitrassembler tous les centeniers de son polk[6] quin’étaient pas absents ; et quand deux d’entre eux se furentrendus à son invitation, avec le ïésaoul[7] DmitriTovkatch, son vieux camarade, il leur présenta ses fils en disant :– Voyez un peu quels gaillards ! je les enverrai bientôt à lasetch. Les visiteurs félicitèrent et Boulba et les deux jeunesgens, en leur assurant qu’ils feraient fort bien, et qu’il n’yavait pas de meilleure école pour la jeunesse que le zaporojié. –Allons, seigneurs et frères, dit Tarass, asseyez-vous chacun où illui plaira. Et vous, mes fils, avant tout, buvons un verred’eau-de-vie. Que Dieu nous bénisse ! À votre santé, mesfils ! À la tienne, Ostap (Eustache) ! À la tienne, Andry(André) ! Dieu veuille que vous ayez toujours de bonneschances à la guerre, que vous battiez les païens et lesTatars ! et si les Polonais commencent quelque chose contrenotre sainte religion, les Polonais aussi ! Voyons, donne tonverre. L’eau-de-vie est-elle bonne ? Comment se nommel’eau-de-vie en latin ? Quels sots étaient ces Latins !ils ne savaient même pas qu’il y eût de l’eau-de-vie au monde.Comment donc s’appelait celui qui a écrit des vers latins ? Jene suis pas trop savant ; j’ai oublié son nom. Nes’appelait-il pas Horace ? – Voyez-vous le sournois, se dittout bas le fils aîné, Ostap ; c’est qu’il sait tout, le vieuxchien, et il fait mine de ne rien savoir. – Je crois bien quel’archimandrite ne vous a pas même donné à flairer de l’eau-de-vie,continuait Boulba. Convenez, mes fils, qu’on vous a vertementétrillés, avec des balais de bouleau, le dos, les reins, et tout cequi constitue un Cosaque. Ou bien peut-être, parce que vous étiezdevenus grands garçons et sages, vous rossait-on à coups de fouet,non les samedis seulement, mais encore les mercredis et les jeudis.– Il n’y a rien à se rappeler de ce qui s’est fait, père, réponditOstap ; ce qui est passé est passé. – Qu’on essayemaintenant ! dit Andry ; que quelqu’un s’avise de metoucher du bout du doigt ! que quelque Tatar s’imagine de metomber sous la main ! il saura ce que c’est qu’un sabrecosaque. – Bien, mon fils, bien ! par Dieu, c’est bien parlé.Puisque c’est comme ça, par Dieu, je vais avec vous. Que diableai-je à attendre ici ? Que je devienne un planteur de blénoir, un homme de ménage, un gardeur de brebis et de cochons ?que je me dorlote avec ma femme ? Non, que le diablel’emporte ! je suis un Cosaque, je ne veux pas. Qu’est-ce quecela me fait qu’il n’y ait pas de guerre ! j’irai prendre dubon temps avec vous. Oui, par Dieu, j’y vais. Et le vieux Boulba,s’échauffant peu à peu, finit par se fâcher tout rouge, se leva detable, et frappa du pied en prenant une attitude impérieuse. – Nouspartons demain. Pourquoi remettre ? Qui diable attendons-nousici ? À quoi bon cette maison ? à quoi bon cespots ? à quoi bon tout cela ? En parlant ainsi, il se mità briser les plats et les bouteilles. La pauvre femme, dèslongtemps habituée à de pareilles actions, regardait tristementfaire son mari, assise sur un banc. Elle n’osait rien dire ;mais en apprenant une résolution aussi pénible à son cœur, elle neput retenir ses larmes. Elle jeta un regard furtif sur ses enfantsqu’elle allait si brusquement perdre, et rien n’aurait pu peindrela souffrance qui agitait convulsivement ses yeux humides et seslèvres serrées. Boulba était furieusement obstiné. C’était un deces caractères qui ne pouvaient se développer qu’au XVIe siècle,dans un coin sauvage de l’Europe, quand toute la Russieméridionale, abandonnée de ses princes, fut ravagée par lesincursions irrésistibles des Mongols ; quand, après avoirperdu son toit et tout abri, l’homme se réfugia dans le courage dudésespoir ; quand sur les ruines fumantes de sa demeure, enprésence d’ennemis voisins et implacables, il osa se rebâtir unemaison, connaissant le danger, mais s’habituant à le regarder enface ; quand enfin le génie pacifique des Slaves s’enflammad’une ardeur guerrière et donna naissance à cet élan désordonné dela nature russe qui fut la société cosaque (kasatchestvo). Alorstous les abords des rivières, tous les gués, tous les défilés dansles marais, se couvrirent de Cosaques que personne n’eût pucompter, et leurs hardis envoyés purent répondre au sultan quidésirait connaître leur nombre : « Qui le sait ? Chez nous,dans la steppe, à chaque bout de champ, un Cosaque. » Ce fut uneexplosion de la force russe que firent jaillir de la poitrine dupeuple les coups répétés du malheur. Au lieu des anciensoudély[8], au lieu des petites villes peuplées devassaux chasseurs, que se disputaient et se vendaient les petitsprinces, apparurent des bourgades fortifiées, des kourény[9] liés entre eux par le sentiment du dangercommun et la haine des envahisseurs païens. L’histoire nous apprendcomment les luttes perpétuelles des Cosaques sauvèrent l’Europeoccidentale de l’invasion des sauvages hordes asiatiques quimenaçaient de l’inonder. Les rois de Pologne qui devinrent, au lieudes princes dépossédés, les maîtres de ces vastes étendues deterre, maîtres, il est vrai, éloignés et faibles, comprirentl’importance des Cosaques et le profit qu’ils pouvaient tirer deleurs dispositions guerrières. Ils s’efforcèrent de les développerencore. Les hetmans, élus par les Cosaques eux-mêmes et dans leursein, transformèrent les kourény en polk[10]réguliers. Ce n’était pas une armée rassemblée et permanente ;mais, dans le cas de guerre ou de mouvement général, en huit joursau plus, tous étaient réunis. Chacun se rendait à l’appel, à chevalet en armes, ne recevant pour toute solde du roi qu’un ducat partête. En quinze jours, il se rassemblait une telle armée, qu’à coupsûr nul recrutement n’eût pu en former une semblable. La guerrefinie, chaque soldat regagnait ses champs, sur les bords du Dniepr,s’occupait de pêche, de chasse ou de petit commerce, brassait de labière, et jouissait de la liberté. Il n’y avait pas de métier qu’unCosaque ne sût faire : distiller de l’eau-de-vie, charpenter unchariot, fabriquer de la poudre, faire le serrurier et le maréchalferrant, et, par-dessus tout, boire et bambocher comme un Russeseul en est capable, tout cela ne lui allait pas à l’épaule. Outreles Cosaques inscrits, obligés de se présenter en temps de guerreou d’entreprise, il était très facile de rassembler des troupes devolontaires. Les ïésaouls n’avaient qu’à se rendre sur les marchéset les places de bourgades, et à crier, montés sur une téléga(chariot) : « Eh ! eh ! vous autres buveurs, cessez debrasser de la bière et de vous étaler tout de votre long sur lespoêles ; cessez de nourrir les mouches de la graisse de voscorps ; allez à la conquête de l’honneur et de la gloirechevaleresque. Et vous autres, gens de charrue, planteurs de blénoir, gardeurs de moutons, amateurs de jupes, cessez de voustraîner à la queue de vos bœufs, de salir dans la terre voscafetans jaunes, de courtiser vos femmes et de laisser dépérirvotre vertu de chevalier[11]. Il esttemps d’aller à la quête de la gloire cosaque. » Et ces parolesétaient semblables à des étincelles qui tomberaient sur du boissec. Le laboureur abandonnait sa charrue ; le brasseur debière mettait en pièces ses tonneaux et ses jattes ; l’artisanenvoyait au diable son métier et le petit marchand soncommerce ; tous brisaient les meubles de leur maison etsautaient à cheval. En un mot, le caractère russe revêtit alors unenouvelle forme, large et puissante. Tarass Boulba était un desvieux polkovnik[12]. Créé pour les difficultés et lespérils de la guerre, il se distinguait par la droiture d’uncaractère rude et entier. L’influence des mœurs polonaisescommençait à pénétrer parmi la noblesse petite-russienne. Beaucoupde seigneurs s’adonnaient au luxe, avaient de nombreux domestique,des faucons, des meutes de chasse, et donnaient des repas. Toutcela n’était pas selon le cœur de Tarass ; il aimait la viesimple des Cosaques, et il se querella fréquemment avec ceux de sescamarades qui suivaient l’exemple de Varsovie, les appelantesclaves des gentilshommes (pan) polonais. Toujours inquiet,mobile, entreprenant, il se regardait comme un des défenseursnaturels de l’Église russe ; il entrait, sans permission, danstous les villages où l’on se plaignait de l’oppression desintendants-fermiers et d’une augmentation de taxe sur les feux. Là,au milieu de ses Cosaques, il jugeait les plaintes. Il s’était faitune règle d’avoir, dans trois cas, recours à son sabre : quand lesintendants ne montraient pas de déférence envers les anciens et neleur ôtaient pas le bonnet, quand on se moquait de la religion oudes vieilles coutumes, et quand il était en présence des ennemis,c’est-à-dire des Turcs ou païens, contre lesquels il se croyaittoujours en droit de tirer le fer pour la plus grande gloire de lachrétienté. Maintenant il se réjouissait d’avance du plaisir demener lui-même ses deux fils à la setch, de dire avec orgueil : «Voyez quels gaillards je vous amène ; de les présenter à tousses vieux compagnons d’armes, et d’être témoin de leurs premiersexploits dans l’art de guerroyer et dans celui de boire, quicomptait aussi parmi les vertus d’un chevalier. Tarass avaitd’abord eu l’intention de les envoyer seuls ; mais à la vue deleur bonne mine, de leur haute taille, de leur mâle beauté, savieille ardeur guerrière s’était ranimée, et il se décida, avectoute l’énergie d’une volonté opiniâtre, à partir avec eux dès lelendemain. Il fit ses préparatifs, donna des ordres, choisit deschevaux et des harnais pour ses deux jeunes fils, désigna lesdomestiques qui devaient les accompagner, et délégua soncommandement au ïésaoul Tovkatch, en lui enjoignant de se mettre enmarche à la tête de tout le polk, dès que l’ordre lui enparviendrait de la setch. Quoiqu’il ne fût pas entièrement dégrisé,et que la vapeur du vin se promenât encore dans sa cervelle,cependant il n’oublia rien, pas même l’ordre de faire boire leschevaux et de leur donner une ration du meilleur froment. – Ehbien ! mes enfants, leur dit-il en rentrant fatigué à lamaison, il est temps de dormir, et demain nous ferons ce qu’ilplaira à Dieu. Mais qu’on ne nous fasse pas de lits ; nousdormirons dans la cour. La nuit venait à peine d’obscurcir leciel ; mais Boulba avait l’habitude de se coucher de bonneheure. Il se jeta sur un tapis étendu à terre, et se couvrit d’unepelisse de peaux de mouton (touloup), car l’air était frais, etBoulba aimait la chaleur quand il dormait dans la maison. Il se mitbientôt à ronfler ; tous ceux qui s’étaient couchés dans lescoins de la cour suivirent son exemple, et, avant tous les autres,le gardien, qui avait le mieux célébré, verre en main, l’arrivéedes jeunes seigneurs. Seule, la pauvre mère ne dormait pas. Elleétait venue s’accroupir au chevet de ses fils bien-aimés, quireposaient l’un près de l’autre. Elle peignait leur jeunechevelure, les baignait de ses larmes, les regardait de tous sesyeux, de toutes les forces de son être, sans pouvoir se rassasierde les contempler. Elle les avait nourris de son lait, élevés avecune tendresse inquiète, et voilà qu’elle ne doit les voir qu’uninstant. « Mes fils, mes fils chéris ! quedeviendrez-vous ? qu’est-ce qui vous attend ? »disait-elle ; et des larmes s’arrêtaient dans les rides de sonvisage, autrefois beau. En effet, elle était bien digne de pitié,comme toute femme de ce temps-là. Elle n’avait vécu d’amour que peud’instants, pendant la première fièvre de la jeunesse et de lapassion ; et son rude amant l’avait abandonnée pour son sabre,pour ses camarades, pour une vie aventureuse et déréglée. Elle nevoyait son mari que deux ou trois jours par an ; et, mêmequand il était là, quand ils vivaient ensemble, quelle était savie ? Elle avait à supporter des injures, et jusqu’à descoups, ne recevant que des caresses rares et dédaigneuses. La femmeétait une créature étrange et déplacée dans ce ramas d’aventuriersfarouches. Sa jeunesse passa rapidement, sans plaisirs ; sesbelles joues fraîches, ses blanches épaules se fanèrent dans lasolitude, et se couvrirent de rides prématurées. Tout ce qu’il y ad’amour, de tendresse, de passion dans la femme, se concentra chezelle en amour maternel. Ce soir-là, elle restait penchée avecangoisse sur le lit de ses enfants, comme la tchaïka[13] des steppes plane sur son nid. On luiprend ses fils, ses chers fils ; on les lui prend pour qu’ellene les revoie peut-être jamais : peut-être qu’à la premièrebataille, des Tatars leur couperont la tête, et jamais elle nesaura ce que sont devenus leurs corps abandonnés en pâture auxoiseaux voraces. En sanglotant sourdement, elle regardait leursyeux que tenait fermés l’irrésistible sommeil. « Peut-être,pensait-elle, Boulba remettra-t-il son départ à deux jours ?Peut-être ne s’est-il décidé à partir sitôt que parce qu’il abeaucoup bu aujourd’hui ? » Depuis longtemps la lune éclairaitdu haut du ciel la cour et tous ses dormeurs, ainsi qu’une masse desaules touffus et les hautes bruyères qui croissaient contre laclôture en palissades. La pauvre femme restait assise au chevet deses enfants, les couvant des yeux et sans penser au sommeil. Déjàles chevaux, sentant venir l’aube, s’étaient couchés sur l’herbe etcessaient de brouter. Les hautes feuilles des saules commençaient àfrémir, à chuchoter, et leur babillement descendait de branche enbranche. Le hennissement aigu d’un poulain retentit tout à coupdans la steppe. De larges lueurs rouges apparurent au ciel. Boulbas’éveilla soudain et se leva brusquement. Il se rappelait tout cequ’il avait ordonné la veille. – Assez dormi, garçons ; il esttemps, il est temps ! faites boire les chevaux. Mais où est lavieille (c’est ainsi qu’il appelait habituellement sa femme) ?Vite, vieille ! donne-nous à manger, car nous avons une longueroute devant nous. Privée de son dernier espoir, la pauvre vieillese traîna tristement vers la maison. Pendant que, les larmes auxyeux, elle préparait le déjeuner, Boulba distribuait ses derniersordres, allait et venait dans les écuries, et choisissait pour sesenfants ses plus riches habits. Les étudiants changèrent en unmoment d’apparence. Des bottes rouges, à petits talons d’argent,remplacèrent leurs mauvaises chaussures de collège. Ils ceignirentsur leurs reins, avec un cordon doré, des pantalons larges comme lamer Noire, et formés d’un million de petits plis. À ce cordonpendaient de longues lanières de cuir, qui portaient avec deshouppes tous les ustensiles du fumeur. Un casaquin de drap rougecomme le feu leur fut serré au corps par une ceinture brodée, danslaquelle on glissa des pistolets turcs damasquinés. Un grand sabreleur battait les jambes. Leurs visages, encore peu hélés,semblaient alors plus beaux et plus blancs. De petites moustachesnoires relevaient le teint brillant et fleuri de la jeunesse. Ilsétaient bien beaux sous leurs bonnets d’astrakan noir terminés pardes calottes dorées. Quand la pauvre mère les aperçut, elle ne putproférer une parole, et des larmes craintives s’arrêtèrent dans sesyeux flétris. – Allons, mes fils, tout est prêt, plus de retard,dit enfin Boulba. Maintenant, d’après la coutume chrétienne, ilfaut nous asseoir avant de partir. Tout le monde s’assit en silencedans la même chambre, sans excepter les domestiques, qui setenaient respectueusement près de la porte. – À présent, mère, ditBoulba, donne ta bénédiction à tes enfants ; prie Dieu qu’ilsse battent toujours bien, qu’ils soutiennent leur honneur dechevaliers, qu’ils défendent la religion du Christ ; sinon,qu’ils périssent, et qu’il ne reste rien d’eux sur la terre.Enfants, approchez de votre mère ; la prière d’une mèrepréserve de tout danger sur la terre et sur l’eau. La pauvre femmeles embrassa, prit deux petites images en métal, les leur pendit aucou en sanglotant. – Que la Vierge… vous protège… N’oubliez pas,mes fils, votre mère. Envoyez au moins de vos nouvelles, et pensez…Elle ne put continuer. – Allons, enfants,dit Boulba. Des chevauxsellés attendaient devant le perron. Boulba s’élança sur sonDiable[14], qui fit un furieux écart en sentanttout à coup sur son dos un poids de vingt pouds[15],car Boulba était très gros et très lourd. Quand la mère vit que sesfils étaient aussi montés à cheval, elle se précipita vers le plusjeune, qui avait l’expression du visage plus tendre ; ellesaisit son étrier, elle s’accrocha à la selle, et, dans un morne etsilencieux désespoir, elle l’étreignit entre ses bras. Deuxvigoureux Cosaques la soulevèrent respectueusement, etl’emportèrent dans la maison. Mais au moment où les cavaliersfranchirent la porte, elle s’élança sur leurs traces avec lalégèreté d’une biche, étonnante à son âge, arrêta d’une main fortel’un des chevaux, et embrassa son fils avec une ardeur insensée,délirante. On l’emporta de nouveau. Les jeunes Cosaquescommencèrent à chevaucher tristement aux côtés de leur père, enretenant leurs larmes, car ils craignaient Boulba, qui ressentaitaussi, sans la montrer, une émotion dont il ne pouvait se défendre.La journée était grise ; l’herbe verdoyante étincelait auloin, et les oiseaux gazouillaient sur des tons discords. Aprèsavoir fait un peu de chemin, les jeunes gens jetèrent un regard enarrière ; déjà leur maisonnette semblait avoir plongé sousterre ; on ne voyait plus à l’horizon que les deux cheminéesencadrées par les sommets des arbres sur lesquels, dans leurjeunesse, ils avaient grimpé comme des écureuils. Une vaste prairies’étendait devant leurs regards, une prairie qui rappelait touteleur vie passée, depuis l’âge où ils se roulaient dans l’herbehumide de rosée, jusqu’à l’âge où ils y attendaient une jeuneCosaque aux noirs sourcils, qui la franchissait d’un pied rapide etcraintif. Bientôt on ne vit plus que la perche surmontée d’une rouede chariot qui s’élevait au-dessus du puits ; bientôt lasteppe commença à s’exhausser en montagne, couvrant tout ce qu’ilslaissaient derrière eux. Adieu, toit paternel ! adieu,souvenirs d’enfance ! adieu, tout !

Chapitre 2

 

Les trois voyageurs cheminaient en silence. Le vieux Tarasspensait à son passé ; sa jeunesse se déroulait devant lui,cette belle jeunesse que le Cosaque surtout regrette, car ilvoudrait toujours être agile et fort pour sa vie d’aventures. Il sedemandait à lui-même quels de ses anciens camarades il retrouveraità la setch ; il comptait ceux qui étaient déjà morts, ceux quirestaient encore vivants, et sa tête grise se baissa tristement.Ses fils étaient occupés de toutes autres pensées. Il faut que nousdisions d’eux quelques mots. À peine avaient-ils eu douze ans,qu’on les envoya au séminaire de Kiew, car tous les seigneurs de cetemps-là croyaient nécessaire de donner à leurs enfants uneéducation promptement oubliée. À leur entrée au séminaire, tous cesjeunes gens étaient d’une humeur sauvage et accoutumés à une pleineliberté. Ce n’était que là qu’ils se dégrossissaient un peu, etprenaient une espèce de vernis commun qui les faisait ressemblerl’un à l’autre. L’aîné des fils de Boulba, Ostap, commença sacarrière scientifique par s’enfuir dès la première année. Onl’attrapa, on le battit à outrance, on le cloua à ses livres.Quatre fois il enfouit son ABC en terre, et quatre fois, aprèsl’avoir inhumainement flagellé, on lui en racheta un neuf. Maissans doute il eût recommencé une cinquième fois, si son père ne luieût fait la menace formelle de le tenir pendant vingt ans commefrère lai dans un cloître, ajoutant le serment qu’il ne verraitjamais la setch, s’il n’apprenait à fond tout ce qu’on enseignait àl’académie. Ce qui est étrange, c’est que cette menace et ceserment venaient du vieux Boulba qui faisait profession de semoquer de toute science, et qui conseillait à ses enfants, commenous l’avons vu, de n’en faire aucun cas. Depuis ce moment, Ostapse mit à étudier ses livres avec un zèle extrême, et finit par êtreréputé l’un des meilleurs étudiants. L’enseignement de ce temps-làn’avait pas le moindre rapport avec la vie qu’on menait ;toutes ces arguties scolastiques, toutes ces finesses rhétoriqueset logiques n’avaient rien de commun avec l’époque, et netrouvaient d’application nulle part. Les savants d’alors n’étaientpas moins ignorants que les autres, car leur science étaitcomplètement oiseuse et vide. Au surplus, l’organisation touterépublicaine du séminaire, cette immense réunion de jeunes gensdans la force de l’âge, devaient leur inspirer des désirsd’activité tout à fait en dehors du cercle de leurs études. Lamauvaise chère, les fréquentes punitions par la faim et lespassions naissantes, tout s’unissait pour éveiller en eux cettesoif d’entreprises qui devait, plus tard, se satisfaire dans lasetch. Les boursiers[16]parcouraient affamés les rues de Kiew, obligeant les habitants à laprudence. Les marchands des bazars couvraient toujours des deuxmains leurs gâteaux, leurs petits pâtés, leurs graines depastèques, comme l’aigle couvre ses aiglons, dès que passait unboursier. Le consul[17] quidevait, d’après sa charge, veiller aux bonnes mœurs de sessubordonnés, portait de si larges poches dans ses pantalons, qu’ileût pu y fourrer toute la boutique d’une marchande inattentive. Cesboursiers composaient un monde à part. Ils ne pouvaient paspénétrer dans la haute société, qui se composait de nobles,Polonais et Petits-Russiens. Le vaïvode lui-même, Adam Kissel,malgré la protection dont il honorait l’académie, défendait qu’onmenât les étudiants dans le monde, et voulait qu’on les traitâtsévèrement. Du reste, cette dernière recommandation était fortinutile, car ni le recteur, ni les professeurs ne ménageaient lefouet et les étrivières. Souvent, d’après leurs ordres, leslicteurs rossaient les consuls de manière à leur faire longtempsgratter leurs pantalons. Beaucoup d’entre eux ne comptaient celapour rien, ou, tout au plus, pour quelque chose d’un peu plus fortque de l’eau-de-vie poivrée. Mais d’autres finissaient par trouverun tel chauffage si désagréable, qu’ils s’enfuyaient à la setch,s’ils en savaient trouver le chemin et n’étaient point rattrapés enroute. Ostap Boulba, malgré le soin qu’il mettait à étudier lalogique et même la théologie, ne put jamais s’affranchir desimplacables étrivières. Naturellement, cela dut rendre soncaractère plus sombre, plus intraitable, et lui donner la fermetéqui distingue le Cosaque. Il passait pour très bon camarade ;s’il n’était presque jamais le chef dans les entreprises hardies,comme le pillage d’un potager, toujours il se mettait des premierssous le commandement d’un écolier entreprenant, et jamais, en aucuncas, il n’eût trahi ses compagnons. Aucun châtiment ne l’y eût pucontraindre. Assez indifférent à tout autre plaisir que la guerreou la bouteille, car il pensait rarement à autre chose, il étaitloyal et bon, du moins aussi bon qu’on pouvait l’être avec un telcaractère et dans une telle époque. Les larmes de sa pauvre mèrel’avaient profondément ému ; c’était la seule chose qui l’eûttroublé, et qui lui fit baisser tristement la tête. Son frèrecadet, Andry, avait les sentiments plus vifs et plus ouverts. Ilapprenait avec plus de plaisir, et sans les difficultés que met autravail un caractère lourd et énergique. Il était plus ingénieuxque son frère, plus souvent le chef d’une entreprise hardie ;et quelquefois, à l’aide de son esprit inventif, il savait éluderla punition, tandis que son frère Ostap, sans se troubler beaucoup,ôtait son caftan et se couchait par terre, ne pensant pas même àdemander grâce. Andry n’était pas moins dévoré du désir d’accomplirdes actions héroïques ; mais son âme était abordable àd’autres sentiments. Le besoin d’aimer se développa rapidement enlui, dès qu’il eut passé sa dix-huitième année. Des images de femmese présentaient souvent à ses pensées brûlantes. Tout en écoutantles disputes théologiques, il voyait l’objet de son rêve avec desjoues fraîches, un sourire tendre et des yeux noirs. Il cachaitsoigneusement à ses camarades les mouvements de son âme jeune etpassionnée ; car, à cette époque, il était indigne d’unCosaque de penser aux femmes et à l’amour avant d’avoir fait sespreuves dans une bataille. En général, dans les dernières années deson séjour au séminaire, il se mit plus rarement en tête d’unetroupe aventureuse ; mais souvent il errait dans quelquequartier solitaire de Kiew, où de petites maisonnettes semontraient engageantes à travers leurs jardins de cerisiers.Quelquefois il pénétrait dans la rue de l’aristocratie, dans cettepartie de la ville qui se nomme maintenant le vieux Kiew, et qui,alors habitée par des seigneurs petits-russiens et polonais, secomposait de maisons bâties avec un certain luxe. Un jour qu’ilpassait là, rêveur, le lourd carrosse d’un seigneur polonais manquade l’écraser, et le cocher à longues moustaches qui occupait lesiège le cingla violemment de son fouet. Le jeune écolier,bouillonnant de colère, saisit de sa main vigoureuse, avec unehardiesse folle, une roue de derrière du carrosse, et parvint àl’arrêter quelques moments. Mais le cocher, redoutant une querelle,lança ses chevaux en les fouettant, et Andry, qui avaitheureusement retiré sa main, fut jeté contre terre, la face dans laboue. Un rire harmonieux et perçant retentit sur sa tête. Il levales yeux, et aperçut à la fenêtre d’une maison une jeune fille dela plus ravissante beauté. Elle était blanche et rose comme laneige éclairée par les premiers rayons du soleil levant. Elle riaità gorge déployée, et son rire ajoutait encore un charme à sa beautévive et fière. Il restait là, stupéfait, la regardait bouchebéante, et, essuyant machinalement la boue qui lui couvrait lafigure, il l’étendait encore davantage. Qui pouvait être cettebelle fille ? Il en adressa la question aux gens de servicerichement vêtus qui étaient groupés devant la porte de la maisonautour d’un jeune joueur de bandoura. Mais ils lui rirent au nez,en voyant son visage souillé, et ne daignèrent pas lui répondre.Enfin, il apprit que c’était la fille du vaïvode de Kovno, quiétait venu passer quelques jours à Kiew. La nuit suivante, avec lahardiesse particulière aux boursiers, il s’introduisit par laclôture en palissade dans le jardin de la maison, qu’il avaitnotée, grimpa sur un arbre dont les branches s’appuyaient sur letoit de la maison, passa de là sur le toit, et descendit par lacheminée dans la chambre à coucher de la jeune fille. Elle étaitalors assise près d’une lumière, et détachait de riches pendantsd’oreilles. La pelle Polonaise s’effraya tellement à la vue d’unhomme inconnu, si brusquement tombé devant elle, qu’elle ne putprononcer un mot. Mais quand elle s’aperçut que le boursier setenait immobile, baissant les yeux et n’osant pas remuer un doigtde la main, quand elle reconnut en lui l’homme qui, devant elle,était tombé dans la rue d’une manière si ridicule, elle partit denouveau d’un grand éclat de rire. Et puis, il n’y avait rien deterrible dans les traits d’Andry ; c’était au contraire uncharmant visage. Elle rit longtemps, et finit par se moquer de lui.La belle était étourdie comme une Polonaise, mais ses yeux clairset sereins jetaient de ces longs regards qui promettent laconstance. Le pauvre étudiant respirait à peine. La fille duvaïvode s’approcha hardiment, lui posa sur la tête sa coiffure endiadème, et jeta sur ses épaules une collerette transparente ornéede festons d’or. Elle fit de lui mille folies, avec le sans-gêned’enfant qui est le propre des Polonaises, et qui jeta le jeuneboursier dans une confusion inexprimable. Il faisait une figureassez niaise, en ouvrant la bouche et regardant fixement les yeuxde l’espiègle. Un bruit soudain l’effraya. Elle lui ordonna de secacher, et dès que sa frayeur se fut dissipée, elle appela saservante, femme tatare prisonnière, et lui donna l’ordre de leconduire prudemment par le jardin pour le mettre dehors. Mais cettefois-ci, l’étudiant ne fut pas si heureux en traversant lapalissade. Le gardien s’éveilla, l’aperçut, donna l’alarme, et lesgens de la maison le reconduisirent à coups de bâton dans la ruejusqu’à ce que ses jambes rapides l’eussent mis hors de leursatteintes. Après cette aventure, il devint dangereux pour lui depasser devant la maison du vaïvode, car ses serviteurs étaient trèsnombreux. Andry la vit encore une fois dans l’église. Elle leremarqua, et lui sourit malicieusement comme à une vieilleconnaissance. Bientôt après le vaïvode de Kovno quitta la ville, etune grosse figure inconnue se montra à la fenêtre où il avait vu labelle Polonaise aux yeux noirs. C’est à cela que pensait Andry, enpenchant la tête sur le cou de son cheval. Mais dès longtemps lasteppe les avait embrassés dans son sein verdoyant. L’herbe hauteles entourait de tous côtés, de sorte qu’on ne voyait plus que lesbonnets noirs des Cosaques au-dessus des tiges ondoyantes. – Eh,eh, qu’est-ce que cela veut dire, enfants ? vous voilà toutsilencieux, s’écria tout à coup Boulba sortant de sa rêverie. Ondirait que vous êtes devenus des moines. Au diable toutes lesnoires pensées ! Serrez vos pipes dans vos dents, donnez del’éperon à vos chevaux, et mettons-nous à courir de façon qu’unoiseau ne puisse nous attraper. Et les Cosaques, se courbant sur lepommeau de la selle, disparurent dans l’herbe touffue. On ne voyaitplus même leurs bonnets ; le rapide éclair du sillon qu’ilstraçaient dans l’herbe indiquait seul la direction de leur course.Le soleil s’était levé dans un ciel sans nuage, et versait sur lasteppe sa lumière chaude et vivifiante. Plus on avançait dans lasteppe, plus elle devenait sauvage et belle. À cette époque, toutl’espace qui se nomme maintenant la Nouvelle-Russie, de l’Ukraine àla mer Noire, était un désert vierge et verdoyant. Jamais lacharrue n’avait laissé de trace à travers les flotsincommensurables de ses plantes sauvages. Les seuls chevaux libres,qui se cachaient dans ces impénétrables abris, y laissaient dessentiers. Toute la surface de la terre semblait un océan de verduredorée, qu’émaillaient mille autres couleurs. Parmi les tiges fineset sèches de la haute herbe, croissaient des masses de bleuets, auxnuances bleues, rouges et violettes. Le genêt dressait en l’air sapyramide de fleurs jaunes. Les petits pompons de trèfle blancparsemaient l’herbage sombre, et un épi de blé, apporté là, Dieusait d’où, mûrissait solitaire. Sous l’ombre ténue des brinsd’herbe, glissaient en étendant le cou des perdrix à l’agilecorsage. Tout l’air était rempli de mille chants d’oiseaux. Deséperviers planaient, immobiles, en fouettant l’air du bout de leursailes, et plongeant dans l’herbe des regards avides. De loin, l’onentendait les cris aigus d’une troupe d’oies sauvages qui volaient,comme une épaisse nuée, sur quelque lac perdu dans l’immensité desplaines. La mouette des steppes s’élevait, d’un mouvement cadencé,et se baignait voluptueusement dans les flots de l’azur ;tantôt on ne la voyait plus que comme un point noir, tantôt elleresplendissait, blanche et brillante, aux rayons du soleil… ô messteppes, que vous êtes belles ! Nos voyageurs ne s’arrêtaientque pour le dîner. Alors toute leur suite, qui se composait de dixCosaques, descendait de cheval. Ils détachaient des flacons enbois, contenant l’eau-de-vie, et des moitiés de calebasses servantde gobelets. On ne mangeait que du pain et du lard ou des gâteauxsecs, et chacun ne buvait qu’un seul verre, car Tarass Boulba nepermettait à personne de s’enivrer pendant la route. Et l’on seremettait en marche pour aller tant que durait le jour. Le soirvenu, la steppe changeait complètement d’aspect. Toute son étenduebigarrée s’embrasait aux derniers rayons d’un soleil ardent, puisbientôt s’obscurcissait avec rapidité et laissait voir la marche del’ombre qui, envahissant la steppe, la couvrait de la nuanceuniforme d’un vert obscur. Alors les vapeurs devenaient plusépaisses ; chaque fleur, chaque herbe exhalait son parfum, ettoute la steppe bouillonnait de vapeurs embaumées. Sur le ciel d’unazur foncé, s’étendaient de larges bandes dorées et roses, quisemblaient tracées négligemment par un pinceau gigantesque. Çà etlà, blanchissaient des lambeaux de nuages, légers et transparents,tandis qu’une brise, fraîche et caressante comme les ondes de lamer, se balançait sur les pointes des herbes, effleurant à peine lajoue du voyageur. Tout le concert de la journée s’affaiblissait, etfaisait place peu à peu à un concert nouveau. Des gerboises à larobe mouchetée sortaient avec précaution de leurs gîtes, sedressaient sur les pattes de derrière, et remplissaient la steppede leurs sifflements. Le grésillement des grillons redoublait deforce, et parfois on entendait, venant d’un lac lointain, le cri ducygne solitaire, qui retentissait comme une cloche argentine dansl’air endormi. À l’entrée de la nuit, nos voyageurs s’arrêtaient aumilieu des champs, allumaient un feu dont la fumée glissaitobliquement dans l’espace, et, posant une marmite sur les charbons,faisaient cuire du gruau. Après avoir soupé, les Cosaques secouchaient par terre, laissant leurs chevaux errer dans l’herbe,des entraves aux pieds. Les étoiles de la nuit les regardaientdormir sur leurs caftans étendus. Ils pouvaient entendre lepétillement, le frôlement, tous les bruits du monde innombrabled’insectes qui fourmillaient dans l’herbe. Tous ces bruits, fondusdans le silence de la nuit, arrivaient harmonieux à l’oreille. Siquelqu’un d’eux se levait, toute la steppe se montrait à ses yeuxdiaprée par les étincelles lumineuses des vers luisants.Quelquefois la sombre obscurité du ciel s’éclairait par l’incendiedes joncs secs qui croissent au bord des rivières et des lacs, etune longue rangée de cygnes allant au nord, frappés tout à coupd’une lueur enflammée, semblaient des lambeaux d’étoffes rougesvolant à travers les airs. Nos voyageurs continuaient leur routesans aventure. Nulle part, autour d’eux, ils ne voyaient unarbre ; c’était toujours la même steppe, libre, sauvage,infinie. Seulement, de temps à autre, dans un lointain profond, ondistinguait la ligne bleuâtre des forêts qui bordent le Dniepr. Uneseule fois, Tarass fit voir à ses fils un petit point noir quis’agitait au loin : – Voyez, mes enfants, dit-il, c’est un Tatarqui galope. En s’approchant, ils virent au-dessus de l’herbe unepetite tête garnie de moustaches, qui fixa sur eux ses yeux à lafente mince et allongée, flaira l’air comme un chien courant, etdisparut avec la rapidité d’une gazelle, après s’être convaincu queles Cosaques étaient au nombre de treize. – Eh bien ! enfants,voulez-vous essayer d’attraper le Tatar ? Mais, non, n’essayezpas, vous ne l’atteindriez jamais ; son cheval est encore plusagile que mon Diable. Cependant Boulba, craignant une embûche,crut-il devoir prendre ses précautions. Il galopa, avec tout sonmonde, jusqu’aux bords d’une petite rivière nommée la Tatarka, quise jette dans le Dniepr. Tous entrèrent dans l’eau avec leursmontures, et ils nagèrent longtemps eu suivant le fil de l’eau,pour cacher leurs traces. Puis, après avoir pris pied sur l’autrerive, ils continuèrent leur route. Trois jours après, ils setrouvaient déjà proches de l’endroit qui était le but de leurvoyage. Un froid subit rafraîchit l’air ; ils reconnurent àcet indice la proximité du Dniepr. Voilà, en effet, qu’il miroiteau loin, et se détache en bleu sur l’horizon. Plus la troupes’approchait, plus le fleuve s’élargissait en roulant ses froidesondes ; et bientôt il finit par embrasser la moitié de laterre qui se déroulait devant eux. Ils étaient arrivés à cetendroit de son cours où le Dniepr, longtemps resserré par les bancsde granit, achève de triompher de tous les obstacles, et bruitcomme une mer, en couvrant les plaines conquises, où les îlesdispersées au milieu de son lit refoulent ses flots encore plusloin sur les campagnes d’alentour. Les Cosaques descendirent decheval, entrèrent dans un bac, et après une traversée de troisheures, arrivèrent à l’île Hortiza, où se trouvait alors la setch,qui changea si souvent de résidence. Une foule de gens sequerellaient sur le bord avec les mariniers. Les Cosaques seremirent en selle ; Tarass prit une attitude fière, serra sonceinturon, et fit glisser sa moustache entre ses doigts. Ses jeunesfils s’examinèrent aussi de la tête aux pieds avec une émotiontimide, et tous ensemble entrèrent dans le faubourg qui précédaitla setch d’une demi-verste. À leur entrée, ils furent assourdis parle fracas de cinquante marteaux qui frappaient l’enclume dansvingt-cinq forges souterraines et couvertes de gazon. De vigoureuxcorroyeurs, assis sur leurs perrons, pressuraient des peaux debœufs dans leurs fortes mains. Des marchands colporteurs setenaient sous leurs tentes avec des tas de briquets, de pierres àfeu, et de poudre à canon. Un Arménien étalait de riches piècesd’étoffe ; un Tatar pétrissait de la pâte ; un juif, latête baissée, tirait de l’eau-de-vie d’un tonneau. Mais ce quiattira le plus leur attention, ce fut un Zaporogue qui dormait aubeau milieu de la route, bras et jambes étendus. Tarass s’arrêta,plein d’admiration : – Comme ce drôle s’est développé, dit-il enl’examinant. Quel beau corps d’homme ! En effet, le tableauétait achevé. Le Zaporogue s’était étendu en travers de la routecomme un lion couché. Sa touffe de cheveux, fièrement rejetée enarrière, couvrait deux palmes de terrain à l’entour de sa tête. Sespantalons de beau drap rouge avaient été salis de goudron, pourmontrer le peu de cas qu’il en faisait. Après l’avoir admiré tout àson aise Boulba continua son chemin par une rue étroite, touteremplie de métiers faits en plein vent, et de gens de toutesnations qui peuplaient ce faubourg, semblable à une foire, parlequel était nourrie et vêtue la setch, qui ne savait que boire ettirer le mousquet. Enfin, ils dépassèrent le faubourg et aperçurentplusieurs huttes éparses, couvertes de gazon ou de feutre, à lamode tatare. Devant quelques-unes, des canons étaient en batterie.On ne voyait aucune clôture, aucune maisonnette avec son perron àcolonnes de bois, comme il y en avait dans le faubourg. Un petitparapet en terre et une barrière que personne ne gardait,témoignaient de la prodigieuse insouciance des habitants. Quelquesrobustes Zaporogues, couchés sur le chemin, leurs pipes à labouche, les regardèrent passer avec indifférence et sans remuer deplace. Tarass et ses fils passèrent au milieu d’eux avecprécaution, en leur disant : – Bonjour, seigneurs ! – Et vous,bonjour, répondaient-ils. On rencontrait partout des groupespittoresques. Les visages hâlés de ces hommes montraient qu’ilsavaient souvent pris part aux batailles, et éprouvé toutes sortesde vicissitudes. Voilà la setch ; voilà le repaire d’oùs’élancent tant d’hommes fiers et forts comme des lions ;voilà d’où sort la puissance cosaque pour se répandre sur toutel’Ukraine. Les voyageurs traversèrent une place spacieuse oùs’assemblait habituellement le conseil. Sur un grand tonneaurenversé, était assis un Zaporogue sans chemise ; il la tenaità la main, et en raccommodait gravement les trous. Le chemin leurfut de nouveau barré par une troupe entière de musiciens, au milieudesquels un jeune Zaporogue, qui avait planté son bonnet surl’oreille, dansait avec frénésie, en élevant les mains par-dessussa tête. Il ne cessait de crier : – Vite, vite, musiciens, plusvite. Thomas, n’épargne pas ton eau-de-vie aux vrais chrétiens. EtThomas, qui avait l’œil poché, distribuait de grandes cruches auxassistants. Autour du jeune danseur, quatre vieux Zaporoguestrépignaient sur place, puis tout à coup se jetaient de côté, commeun tourbillon, jusque sur la tête des musiciens, puis, pliant lesjambes, se baissaient jusqu’à terre, et, se redressant aussitôt,frappaient la terre de leurs talons d’argent. Le sol retentissaitsourdement à l’entour, et l’air était rempli des bruits cadencés duhoppak et du tropak[18]. Parmitous ces Cosaques, il s’en trouvait un qui criait et qui dansaitavec le plus de fougue. Sa touffe de cheveux volait à tous vents,sa large poitrine était découverte, mais il avait passé dans lesbras sa pelisse d’hiver, et la sueur ruisselait sur son visage. –Mais ôte donc ta pelisse, lui dit enfin Tarass ; vois comme ilfait chaud. – C’est impossible, lui cria le Zaporogue. –Pourquoi ? – C’est impossible, je connais mon caractère ;tout ce que j’ôte passe au cabaret. Le gaillard n’avait déjà plusde bonnet, plus de ceinture, plus de mouchoir brodé ; toutcela était allé où il avait dit. La foule des danseurs grossissaitde minute en minute ; et l’on ne pouvait voir sans une émotioncontagieuse toute cette foule se ruer à cette danse, la plus libre,la plus folle d’allure qu’on n’ait jamais vue dans le monde, et quis’appelle, du nom de ses inventeurs, le kasatchok. – Ah ! sije n’étais pas à cheval, s’écria Tarass, je me serais mis, oui, jeme serais mis à danser moi-même ! Mais, cependant,commencèrent à se montrer dans la foule des hommes âgés, graves,respectés de toute la setch, qui avaient été plus d’une foischoisis pour chefs. Tarass retrouva bientôt un grand nombre devisages connus. Ostap et Andry entendaient à chaque instant lesexclamations suivantes : – Ah ! c’est toi, Pétchéritza. –Bonjour, Kosoloup. – D’où viens tu, Tarass ? – Et toi,Doloto ? – Bonjour, Kirdiaga. – Bonjour, Gousti. – Je nem’attendais pas à te voir, Rémen. Et tous ces gens de guerre, quis’étaient rassemblés là des quatre coins de la grande Russie,s’embrassaient avec effusion, et l’on n’entendait que ces questionsconfuses : – Que fait Kassian ? Que fait Borodavka ? EtKoloper ? Et Pidzichok ? Et Tarass Boulba recevait pourréponse qu’on avait pendu Borodavka à Tolopan, écorché vif Koloperà Kisikermen, et envoyé la tête de Pidzichok salée dans un tonneaujusqu’à Constantinople. Le vieux Boulba se mit à réfléchirtristement, et répéta maintes fois : – C’étaient de bonsCosaques !

Chapitre 3

 

Il y avait déjà plus d’une semaine que Tarass Boulba habitait lasetch avec ses fils. Ostap et Andry s’occupaient peu d’étudesmilitaires, car la setch n’aimait pas à perdre le temps en vainsexercices ; la jeunesse faisait son apprentissage dans laguerre même, qui, pour cette raison, se renouvelait sans cesse. LesCosaques trouvaient tout à fait oiseux de remplir par quelquesétudes les rares intervalles de trêve ; ils aimaient tirer aublanc, galoper dans les steppes et chasser à courre. Le reste dutemps se donnait à leurs plaisirs, le cabaret et la danse. Toute lasetch présentait un aspect singulier ; c’était comme une fêteperpétuelle, comme une danse bruyamment commencée et quin’arriverait jamais à sa fin. Quelques-uns s’occupaient de métiers,d’autres de petit commerce ; mais la plus grande partie sedivertissait du matin au soir, tant que la possibilité de le fairerésonnait dans leurs poches, et que leur part de butin n’était pasencore tombée dans les mains de leurs camarades ou des cabaretiers.Cette fête continuelle avait quelque chose de magique. La setchn’était pas un ramassis d’ivrognes qui noyaient leurs soucis dansles pots ; c’était une joyeuse bande d’hommes insouciants etvivants dans une folle ivresse de gaieté. Chacun de ceux quivenaient là oubliait tout ce qui l’avait occupé jusqu’alors. Onpouvait dire, suivant leur expression, qu’il crachait sur tout sonpassé, et il s’adonnait avec l’enthousiasme d’un fanatique auxcharmes d’une vie de liberté menée en commun avec ses pareils, qui,comme lui, n’avaient plus ni parents, ni famille, ni maisons, rienque l’air libre et l’intarissable gaieté de leur âme. Lesdifférents récits et dialogues qu’on pouvait recueillir de cettefoule nonchalamment étendue par terre avaient quelquefois unecouleur si énergique et si originale, qu’il fallait avoir tout leflegme extérieur d’un Zaporogue pour ne pas se trahir, même par unpetit mouvement de la moustache : caractère qui distingue lesPetits-Russiens des autres races slaves. La gaieté était bruyante,quelquefois à l’excès, mais les buveurs n’étaient pas entassés dansun kabak[19] sale et sombre, où l’homme s’abandonneà une ivresse triste et lourde. Là ils formaient comme une réunionde camarades d’école, avec la seule différence que, au lieu d’êtreassis sous la sotte férule d’un maître, tristement penchés sur deslivres, ils faisaient des excursions avec cinq mille chevaux ;au lieu de l’étroite prairie où ils avaient joué au ballon, ilsavaient des steppes spacieuses, infinies, où se montrait, dans lelointain, le Tatar agile, ou bien le Turc grave et silencieux sousson large turban. Il y avait encore cette différence que, au lieude la contrainte qui les rassemblait dans l’école, ils s’étaientvolontairement réunis, en abandonnant père, mère, et le toitpaternel. On trouvait là des gens qui, après avoir eu la cordeautour du cou, et déjà voués à la pâle mort, avaient revu la viedans toute sa splendeur ; d’autres encore, pour qui un ducatavait été jusque-là une fortune, et dont on aurait pu, grâce auxjuifs intendants, retourner les poches sans crainte d’en rien fairetomber. On y rencontrait des étudiants qui, n’ayant pu supporterles verges académiques, s’étaient enfuis de l’école, sans apprendreune lettre de l’alphabet, tandis qu’il y en avait d’autres quisavaient fort bien ce qu’étaient Horace, Cicéron et la Républiqueromaine. On y trouvait aussi des officiers polonais qui s’étaientdistingués dans les armées du roi, et grand nombre de partisans,convaincus qu’il était indifférent de savoir où et pour qui l’onfaisait la guerre, pourvu qu’on la fît, et parce qu’il est indigned’un gentilhomme de ne pas faire la guerre. Beaucoup enfin venaientà la setch uniquement pour dire qu’ils y avaient été, et qu’ils enétaient revenus chevaliers accomplis. Mais qui n’y avait-ilpas ? Cette étrange république répondait à un besoin du temps.Les amateurs de la vie guerrière, des coupes d’or, des richesétoffes, des ducats et des sequins pouvaient, en toute saison, ytrouver de la besogne. Il n’y avait que les amateurs du beau sexequi n’eussent rien à faire là, car aucune femme ne pouvait semontrer, même dans le faubourg de la setch. Ostap et Andrytrouvaient très étrange de voir une foule de gens se rendre à lasetch, sans que personne leur demandât qui ils étaient, ni d’où ilsvenaient. Ils y entraient comme s’ils fussent revenus à la maisonpaternelle, l’ayant quittée une heure avant. Le nouveau venu seprésentait au kochévoï[20], et ledialogue suivant s’établissait d’habitude entre eux : – Bonjour.Crois-tu en Jésus-Christ ? – J’y crois, répondait l’arrivant.– Et à la Sainte Trinité ? – J’y crois de même. – Vas-tu àl’église ? – J’y vais. – Fais le signe de la croix. L’arrivantle faisait. – Bien, reprenait le kochévoï, va au kourèn qu’il teplaît de choisir. À cela se bornait la cérémonie de la réception.Toute la setch priait dans la même église, prête à la défendrejusqu’à la dernière goutte de sang, bien que ces gens ne voulussentjamais entendre parler de carême et d’abstinence. Il n’y avait quedes juifs, des Arméniens et des Tatars qui, séduits par l’appât dugain, se décidaient à faire leur commerce dans le faubourg, parceque les Zaporogues n’aimaient pas à marchander, et payaient chaqueobjet juste avec l’argent que leur main tirait de la poche. Dureste, le sort de ces commerçants avides était très précaire ettrès digne de pitié. Il ressemblait à celui des gens qui habitentau pied du Vésuve, car dès que les Zaporogues n’avaient plusd’argent, ils brisaient leurs boutiques et prenaient tout sans rienpayer. La setch se composait d’au moins soixante kouréni, quiétaient autant de petites républiques indépendantes, ressemblantaussi à des écoles d’enfants qui n’ont rien à eux, parce qu’on leurfournit tout. Personne, en effet, ne possédait rien ; tout setrouvait dans les mains de l’ataman du kourèn, qu’on avaitl’habitude de nommer père (batka). Il gardait l’argent, les habits,les provisions, et jusqu’au bois de chauffage. Souvent un kourèn seprenait de querelle avec un autre. Dans ce cas, la dispute sevidait par un combat à coups de poing, qui ne cessait qu’avec letriomphe d’un parti, et alors commençait une fête générale. Voilàquelle était cette setch qui avait tant de charme pour les jeunesgens. Ostap et Andry se lancèrent avec toute la fougue de leur âgesur cette mer orageuse, et ils eurent bien vite oublié le toitpaternel, et le séminaire, et tout ce qui les avait jusqu’alorsoccupés. Tout leur semblait nouveau, et les mœurs vagabondes de lasetch, et les lois fort peu compliquées qui la régissaient, maisqui leur paraissaient encore trop sévères pour une tellerépublique. Si un Cosaque volait quelque misère, c’était comptépour une honte sur toute l’association. On l’attachait, comme unhomme déshonoré, à une sorte de colonne infâme, et, près de lui,l’on posait un gros bâton dont chaque passant devait lui donner uncoup jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Le débiteur qui ne payait pasétait enchaîné à un canon, et il restait à cette attache jusqu’à cequ’un camarade consentit à payer sa dette pour le délivrer ;mais Andry fut surtout frappé par le terrible supplice quipunissait le meurtrier. On creusait une fosse profonde danslaquelle on couchait le meurtrier vivant, puis on posait sur soncorps le cadavre du mort enfermé dans un cercueil, et on lescouvrait tous les deux de terre. Longtemps après une exécution dece genre, Andry fut poursuivi par l’image de ce supplice horrible,et l’homme enterré vivant sous le mort se représentait incessammentà son esprit. Les deux jeunes Cosaques se firent promptement aimerde leurs camarades. Souvent, avec d’autres membre du même kourèn,ou avec le kourèn tout entier, ou même avec les kouréni voisins,ils s’en allaient dans la steppe à la chasse des innombrablesoiseaux sauvages, des cerfs, des chevreuils ; ou bien ils serendaient sur les bords des lacs et des cours d’eau attribués parle sort à leur kourèn, pour jeter leurs filets et ramasser denombreuses provisions. Quoique ce ne fût pas précisément la vraiescience du Cosaque, ils se distinguaient parmi les autres par leurcourage et leur adresse. Ils tiraient bien au blanc, ilstraversaient le Dniepr à la nage, exploit pour lequel un jeuneapprenti était solennellement reçu dans le cercle des Cosaques.Mais le vieux Tarass leur préparait une autre sphère d’activité.Une vie si oisive ne lui plaisait pas ; il voulait arriver àla véritable affaire. Il ne cessait de réfléchir sur la manièredont on pourrait décider la setch à quelque hardie entreprise, oùun chevalier pût se montrer ce qu’il est. Un jour, enfin, il allatrouver le kochévoï, et lui dit sans préambule : – Eh bien,kochévoï, il serait temps que les Zaporogues allassent un peu sepromener. – Il n’y a pas où se promener, répondit le kochévoï enôtant de sa bouche une petite pipe, et en crachant de côté. –Comment, il n’y a pas où ? On peut aller du côté des Turcs, oudu côté des Tatars. – On ne peut ni du côté des Turcs, ni du côtédes Tatars, répondit le kochévoï en remettant, d’un grandsang-froid, sa pipe entre ses dents. – Mais pourquoi ne peut-onpas ? – Parce que… nous avons promis la paix au sultan. – Maisc’est un païen, dit Boulba ; Dieu et la sainte Écritureordonnent de battre les païens. – Nous n’en avons pas le droit. Sinous n’avions pas juré sur notre religion, peut-être serait-cepossible. Mais maintenant, non, c’est impossible. – Comment,impossible ! Voilà que tu dis que nous n’avons pas ledroit ; et moi j’ai deux fils, jeunes tous les deux, qui n’ontencore été ni l’un ni l’autre à la guerre. Et voilà que tu dis quenous n’avons pas le droit, et voilà que tu dis qu’il ne faut pasque les Zaporogues aillent à la guerre ! – Non, ça ne convientpas. – Il faut donc que la force cosaque se perdeinutilement ; il faut donc qu’un homme périsse comme un chiensans avoir fait une bonne œuvre, sans s’être rendu utile à son payset à la chrétienté ? Pourquoi donc vivons-nous ? Pourquoidiable vivons-nous ? Voyons, explique-moi cela. Tu es un hommesensé, ce n’est pas pour rien qu’on t’a fait kochévoï. Dis-moi,pourquoi, pourquoi vivons-nous ? Le kochévoï fit attendre saréponse. C’était un Cosaque obstiné. Après s’être tu longtemps, ilfinit par dire : – Et cependant, il n’y aura pas de guerre. – Iln’y aura pas de guerre ? demanda de nouveau Tarass. – Non. –Il ne faut plus y penser ? – Il ne faut plus y penser. –Attends, se dit Boulba, attends, tête du diable, tu auras de mesnouvelles. Et il le quitta, bien décidé à se venger. Après s’êtreconcerté avec quelques-uns de ses amis, il invita tout le monde àboire. Les Cosaques, un peu ivres, s’en allèrent tous sur la place,où se trouvaient, attachées à des poteaux, les timbales qu’onfrappait pour réunir le conseil. N’ayant pas trouvé les baguettesque gardait chez lui le timbalier, ils saisirent chacun un bâton,et se mirent à frapper sur les timbales. L’homme aux baguettesarriva le premier ; c’était un gaillard de haute taille, quin’avait plus qu’un œil, et non fort éveillé. – Qui ose battrel’appel ? décria-t-il. – Tais-toi, prends tes baguettes, etfrappe quand on te l’ordonne, répondirent les Cosaques avinés. Letimbalier tira de sa poche ses baguettes qu’il avait prises aveclui, sachant bien comment finissaient d’habitude de pareillesaventures. Les timbales résonnèrent, et bientôt des masses noiresde Cosaques se précipitèrent sur la place, pressés comme desfrelons dans une ruche. Tous se mirent en rond, et après letroisième roulement des timbales, se montrèrent enfin les chefs, àsavoir le kochévoï avec la massue, signe de sa dignité, le jugeavec le sceau de l’armée, le greffier avec son écritoire etl’ïésaoul avec son long bâton. Le kockévoï et les autres chefsôtèrent leurs bonnets pour saluer humblement les Cosaques qui setenaient fièrement les mains sur les hanches. – Que signifie cetteréunion, et que désirez-vous, seigneurs ? demanda le kochévoï.Les cris et les imprécations l’empêchèrent de continuer. – Déposeta massue, fils du diable ; dépose ta massue, nous ne voulonsplus de toi, s’écrièrent des voix nombreuses. Quelques kouréni, deceux qui n’avaient pas bu, semblaient être d’un avis contraire.Mais bientôt, ivres ou sobres, tous commencèrent à coups de poing,et la bagarre devint générale. Le kochévoï avait eu un momentl’intention de parler ; mais, sachant bien que cette foulefurieuse et sans frein, pouvait aisément le battre jusqu’à mort, cequi était souvent arrivé dans des cas pareils, il salua très bas,déposa sa massue, et disparut dans la foule. – Nous ordonnez-vous,seigneurs, de déposer aussi les insignes de nos charges ?demandèrent le juge, le greffier et l’ïésaoul prêts à laisser à lapremière injonction le sceau, l’écritoire et le bâton blanc. – Non,restez, s’écrièrent des voix parties de la foule. Nous ne voulionschasser que le kochévoï, parce qu’il n’est qu’une femme, et qu’ilnous faut un homme pour kochévoï. – Qui choisirez-vousmaintenant ? demandèrent les chefs. – Prenons Koukoubenko,s’écrièrent quelques-uns. – Nous ne voulons pas de Koukoubenkorépondirent les autres. Il est trop jeune ; le lait de sanourrice ne lui a pas encore séché sur les lèvres. – QueChilo[21] soit notre ataman ! s’écrièrentd’autres voix ; faisons de Chilo un kochévoï. – Un chilo dansvos dos, répondit la foule jurant. Quel Cosaque est-ce, celui quiest parvenu en se faufilant comme un Tatar ? Au diablel’ivrogne Chilo ! – Borodaty ! choisissonsBorodaty ! – Nous ne voulons pas de Borodaty ; au diableBorodaty ! – Criez Kirdiaga, chuchota Tarass Boulba àl’oreille de ses affidés. – Kirdiaga, Kirdiaga !s’écrièrent-ils. – Kirdiaga ! Borodaty ! Borodaty !Kirdiaga ! Chilo ! Au diable Chilo ! Kirdiaga !» Les candidats dont les noms étaient ainsi proclamés sortirenttous de la foule, pour ne pas laisser croire qu’ils aidaient parleur influence à leur propre élection. « Kirdiaga !Kirdiaga ! » Ce nom retentissait plus fort que les autres. «Borodaty ! » répondait-on. La question fut jugée à coups depoing, et Kirdiaga triompha. – Amenez Kirdiaga, s’écria-t-onaussitôt. Une dizaine de Cosaques quittèrent la foule. Plusieursd’entre eux étaient tellement ivres, qu’ils pouvaient à peine setenir sur leurs jambes. Ils se rendirent tous chez Kirdiaga, pourlui annoncer qu’il venait d’être élu. Kirdiaga, vieux Cosaque trèsmadré, était rentré depuis longtemps dans sa hutte, et faisait minede ne rien savoir de ce qui se passait. – Que désirez-vous,seigneur ? demanda-t-il. – Viens ; on t’a fait kochévoï.– Prenez pitié de moi, seigneurs. Comment est-il possible que jesois digne d’un tel honneur ? Quel kochévoï ferais-je ?je n’ai pas assez de talent pour remplir une pareille dignité.Comme si l’on ne pouvait pas trouver meilleur que moi dans toutel’armée. – Va donc, va donc, puisqu’on te le dit, lui répliquèrentles Zaporogues. Deux d’entre eux le saisirent sous les bras, et,malgré sa résistance, il fut amené de force sur la place, bourré decoups de poing dans le dos, et accompagné de jurons etd’exhortations : – Allons, ne recule pas, fils du diable !accepte, chien, l’honneur qu’on t’offre. Voilà de quelle façonKirdiaga fut amené dans le cercle des Cosaques. – Eh bien !seigneurs, crièrent à pleine voix ceux qui l’avaient amené,consentez-vous à ce que ce Cosaque devienne notre kochévoï ? –Oui ! oui ! nous consentons tous, tous ! répondit lafoule ; et l’écho de ce cri unanime retentit longtemps dans laplaine. L’un des chefs prit la massue et la présenta au nouveaukochévoï. Kirdiaga, d’après la coutume, refusa de l’accepter. Lechef la lui présenta une seconde fois ; Kirdiaga la refusaencore, et ne l’accepta qu’à la troisième présentation. Un long cride joie s’éleva dans la foule, et fit de nouveau retentir toute laplaine. Alors, du milieu du peuple, sortirent quatre vieux Cosaquesà moustaches et cheveux grisonnants (il n’y en avait pas de trèsvieux à la setch, car jamais Zaporogue ne mourut de mortnaturelle) ; chacun d’eux prit une poignée de terre, que delongues pluies avaient changée en boue, et l’appliqua sur la têtede Kirdiaga. La terre humide lui coula sur le front, sur lesmoustaches et lui salit tout le visage. Mais Kirdiaga demeuraparfaitement calme, et remercia les Cosaques de l’honneur qu’ilsvenaient de lui faire. Ainsi se termina cette élection bruyantequi, si elle ne contenta nul autre, combla de joie le vieuxBoulba ; en premier lieu, parce qu’il s’était vengé del’ancien kochévoï, et puis, parce que Kirdiaga son vieux camarade,avait fait avec lui les mêmes expéditions sur terre et sur mer, etpartagé les mêmes travaux, les mêmes dangers. La foule se dissipaaussitôt pour aller célébrer l’élection, et un festin universelcommença, tel que jamais les fils de Tarass n’en avaient vu depareil. Tous les cabarets furent mis au pillage ; les Cosaquesprenaient sans payer la bière, l’eau-de-vie et l’hydromel. Lescabaretiers s’estimaient heureux d’avoir la vie sauve. Toute lanuit se passa en cris et en chansons qui célébraient la gloire desCosaques ; et la lune vit, toute la nuit, se promener dans lesrues des troupes de musiciens avec leurs bandouras et leursbalalaïkas[22], et des chantres d’église qu’onentretenait dans la setch pour chanter les louanges de Dieu etcelles des Cosaques. Enfin, le vin et la fatigue vainquirent toutle monde. Peu à, peu toutes les rues se jonchèrent d’hommesétendus. Ici, c’était un Cosaque qui, attendri, éploré, se pendaitau cou de son camarade, et tous deux tombaient embrassés. Là, toutun groupe était renversé pêle-mêle. Plus loin, un ivrognechoisissait longtemps une place pour se coucher, et finissait pars’étendre sur une pièce de bois. Le dernier, le plus fort de tous,marcha longtemps, en trébuchant sur les corps et en balbutiant desparoles incohérentes ; mais enfin il tomba comme les autres,et toute la setch s’endormit.

Chapitre 4

 

Dès le lendemain, Tarass Boulba se concertait avec le nouveaukochévoï, pour savoir comment l’on pourrait décider les Zaporoguesà une résolution. Le kochévoï était un Cosaque fin et rusé quiconnaissait bien ses Zaporogues. Il commença par dire :

– C’est impossible de violer le serment, c’est impossible.

Et puis, après un court silence, il reprit :

– Oui, c’est possible. Nous ne violerons pas le serment, maisnous inventerons quelque chose. Seulement faites en sorte que lepeuple se rassemble, non sur mon ordre, mais par sa propre volonté.Vous savez bien comment vous y prendre ; et moi, avec lesanciens, nous accourrons aussitôt sur la place comme si nous nesavions rien.

Une heure ne s’était pas passée depuis leur entretien, quand lestimbales résonnèrent de nouveau. La place fut bientôt couverte d’unmillion de bonnets cosaques. On commença à se faire des questions:

– Quoi ?… Pourquoi ?… Qu’a-t-on à battre lestimbales ?

Personne ne répondait. Peu à peu, néanmoins, on entendit dans lafoule les propos suivants :

– La force cosaque périt à ne rien faire… Il n’y a pas deguerre, pas d’entreprise… Les anciens sont des fainéants ; ilsne voient plus, la graisse les aveugle. Non, il n’y a pas dejustice au monde.

Les autres Cosaques écoutaient en silence, et ils finirent parrépéter eux-mêmes :

– Effectivement, il n’y a pas du tout de justice au monde.

Les anciens paraissaient fort étonnés de pareils discours. Enfinle kochévoï s’avança, et dit :

– Me permettez-vous de parler, seigneurs Zaporogues ?

– Parle.

– Mon discours, seigneurs, sera fait en considération de ce quela plupart d’entre vous, et vous le savez sans doute mieux que moi,doivent tant d’argent aux juifs des cabarets et à leurs camarades,qu’aucun diable ne fait plus crédit. Puis, ensuite, mon discourssera fait en considération de ce qu’il y a parmi nous beaucoup dejeunes gens qui n’ont jamais vu la guerre de près, tandis qu’unjeune homme, vous le savez vous-mêmes, seigneurs, ne peut existersans la guerre. Quel Zaporogue est-ce, s’il n’a jamais battu depaïen ?

– Il parle bien, pensa Boulba.

– Ne croyez pas cependant, seigneurs, que je dise tout cela pourvioler la paix. Non, que Dieu m’en garde ! je ne dis cela quecomme cela. En outre, le temple du Seigneur, chez nous, est dans untel état que c’est pêcher de dire ce qu’il est. Il y a déjà biendes années que, par la grâce du Seigneur, la setch existe ; etjusqu’à présent, non seulement le dehors de l’église, mais lessaintes images de l’intérieur n’ont pas le moindre ornement.Personne ne songe même à leur faire battre une robed’argent[23]. Elles n’ont reçu que ce que certainsCosaques leur ont laissé par testament. Il est vrai que ces dons-làétaient bien peu de chose, car ceux qui les ont faits avaient deleur vivant bu tout leur avoir. De façon que je ne fais pas dediscours pour vous décider à la guerre contre les Turcs, parce quenous avons promis la paix au sultan, et que ce serait un grandpéché de se dédire, attendu que nous avons juré sur notre religion.– Que diable embrouille-t-il ? se dit Boulba. – Vous voyez,seigneurs, qu’il est impossible de commencer la guerre ;l’honneur des chevaliers ne le permet pas. Mais voici ce que jepense, d’après mon pauvre esprit. Il faut envoyer les jeunes genssur des canots, et qu’ils écument un peu les côtes de l’Anatolie.Qu’en pensez-vous, seigneurs ? – Conduis-nous, conduis-noustous ? s’écria la foule de tous côtés. Nous sommes tous prêtsà périr pour la religion. Le kochévoï s’épouvanta ; il n’avaitnullement l’intention de soulever toute la setch ; il luisemblait dangereux de rompre la paix. – Permettez-moi, seigneurs,de parler encore. – Non, c’est assez, s’écrièrent lesZaporogues ; tu ne diras rien de mieux que ce que tu as dit. –Si c’est ainsi, il sera fait comme vous le désirez. Je suis leserviteur de votre volonté. C’est une chose connue et la sainteÉcriture le dit, que la voix du peuple est la voix de Dieu. Il estimpossible d’imaginer jamais rien de plus sensé que ce qu’a imaginéle peuple ; mais voilà ce qu’il faut que je vous dise. Voussavez, seigneurs, que le sultan ne laissera pas sans punition leplaisir que les jeunes gens se seront donné ; et nos forceseussent été prêtes, et nous n’eussions craint personne. Et pendantnotre absence, les Tatars peuvent nous attaquer. Ce sont les chiensdes Turcs ; ils n’osent pas vous prendre en face, ilsn’entrent pas dans la maison tant que le maître l’occupe ;mais ils vous mordent les talons par derrière, et de façon à fairecrier. Et puis, s’il faut dire la vérité, nous n’avons pas assez decanots en réserve, ni assez de poudre pour que nous puissions touspartir. Du reste, je suis prêt à faire ce qui vous convient, jesuis le serviteur de votre volonté. Le rusé kochévoï se tut. Lesgroupes commencèrent à s’entretenir ; les atamans des kourénientrèrent en conseil. Par bonheur, il n’y avait pas beaucoup degens ivres dans la foule, et les Cosaques se décidèrent à suivre leprudent avis de leur chef. Quelques-uns d’entre eux passèrentaussitôt sur la rive du Dniepr, et allèrent fouiller le trésor del’armée, là où, dans des souterrains inabordables, creusés sousl’eau et sous les joncs, se cachait l’argent de la setch, avec lescanons et les armes pris à l’ennemi. D’autres s’empressèrent devisiter les canots et de les préparer pour l’expédition. En uninstant, le rivage se couvrit d’une foule animée. Des charpentiersarrivaient avec leurs haches ; de vieux Cosaques hâlés, auxmoustaches grises, aux épaules larges, aux fortes jambes, setenaient jusqu’aux genoux dans l’eau, les pantalons retroussés, ettiraient les canots avec des cordes pour les mettre à flot.D’autres traînaient des poutres sèches et des pièces de bois. Ici,l’on ajustait des planches à un canot ; là, après l’avoirrenversé la quille en l’air, on le calfatait avec du goudron ;plus loin, on attachait aux deux flancs du canot, d’après lacoutume cosaque, de longues bottes de joncs, pour empêcher lesvagues de la mer de submerger cette frêle embarcation. Des feuxétaient allumés sur tout le rivage. On faisait bouillir la poixdans des chaudrons de cuivre. Les anciens, les expérimentés,enseignaient aux jeunes. Des cris d’ouvriers et les bruits de leurouvrage retentissaient de toutes parts. La rive entière du fleuvese mouvait et vivait. Dans ce moment, un grand bac se montra en vuedu rivage. La foule qui l’encombrait faisait de loin des signaux.C’étaient des Cosaques couverts de haillons. Leurs vêtementsdéguenillés (plusieurs d’entre eux n’avaient qu’une chemise et unepipe) montraient qu’ils venaient d’échapper à quelque grandmalheur, ou qu’ils avaient bu jusqu’à leur défroque. L’un d’eux,petit, trapu, et qui pouvait avoir cinquante ans, se détacha de lafoule, et vint se placer sur l’avant du bac. Il criait plus fort etfaisait des gestes plus énergiques que tous les autres ; maisle bruit des travailleurs à l’œuvre empêchait d’entendre sesparoles. – Qu’est-ce qui vous amène ? » demanda enfin lekochévoï, quand le bac toucha la rive. Tous les ouvrierssuspendirent leurs travaux, cessèrent le bruit, et regardèrent dansune silencieuse attente, en soulevant leurs haches ou leurs rabots.– Un malheur, répondit le petit Cosaque de l’avant. – Quelmalheur ? – Me permettez-vous de parler, seigneursZaporogues ? – Parle. – Ou voulez-vous plutôt rassembler unconseil ? – Parle, nous sommes tous ici. Et la foule se réuniten un seul groupe. – Est-ce que vous n’avez rien entendu dire de cequi se passe dans l’Ukraine ? – Quoi ? demanda un desatamans de kourèn. – Quoi ? reprit l’autre ; il paraîtque les Tatars vous ont bouché les oreilles avec de la colle pourque vous n’ayez rien entendu. – Parle donc, que s’y fait-il ?– Il s’y fait des choses comme il ne s’en est jamais fait depuisque nous sommes au monde et que nous avons reçu le baptême. – Mais,dis donc ce qui s’y fait, fils de chien, s’écria de la foulequelqu’un qui avait apparemment perdu patience. – Il s’y fait queles saintes églises ne sont plus à nous. – Comment, plus ànous ? – On les a données à bail aux juifs, et si on ne payepas le juif d’avance, il est impossible de dire la messe. –Qu’est-ce que tu chantes là ? – Et si l’infâme juif ne metpas, avec sa main impure, un petit signe sur l’hostie, il estimpossible de la consacrer. – Il ment, seigneurs et frères, commentse peut-il qu’un juif impur mette un signe sur la saintehostie ?… – Écoutez, je vous en conterai bien d’autres. Lesprêtres catholiques (kseunz) ne vont pas autrement, dans l’Ukraine,qu’en tarataïka[24]. Ce ne serait pas un mal, mais voilàce qui est un mal, c’est qu’au lieu de chevaux, on attelle deschrétiens de la bonne religion[25].Écoutez, écoutez, je vous en conterai bien d’autres. On dit que lesjuives commencent à se faire des jupons avec les chasubles de nosprêtres. Voilà ce qui se fait dans l’Ukraine, seigneurs. Et vous,vous êtes tranquillement établis dans la setch, vous buvez, vous nefaites rien, et, à ce qu’il paraît, les Tatars vous ont fait sipeur, que vous n’avez plus d’yeux ni d’oreilles, et que vousn’entendez plus parler de ce qui se passe dans le monde. – Arrête,arrête, interrompit le kochévoï qui s’était tenu jusque-là immobileet les yeux baissés, comme tous les Zaporogues, qui, dans lesgrandes occasions, ne s’abandonnaient jamais au premier élan, maisse taisaient pour rassembler en silence toutes les forces de leurindignation. Arrête, et moi, je dirai une parole. Et vous donc,vous autres, que le diable rosse vos pères ! quefaisiez-vous ? N’aviez-vous pas de sabres, par hasard ?Comment avez-vous permis une pareille abomination ? – Commentnous avons permis une pareille abomination ? Et vous,auriez-vous mieux fait quand il y avait cinquante mille hommes desseuls Polonais ? Et puis, il ne faut pas déguiser notre péché,il y avait aussi des chiens parmi les nôtres, qui ont accepté leurreligion. – Et que faisait votre hetman ? que faisaient vospolkovniks ? – Ils ont fait de telles choses que Dieu veuillenous en préserver. – Comment ? – Voilà comment : notre hetmanse trouve maintenant à Varsovie rôti dans un bœuf de cuivre, et lestêtes de nos polkovniks se sont promenées avec leurs mains danstoutes les foires pour être montrées au peuple. Voilà ce qu’ils ontfait. Toute la foule frissonna. Un grand silence s’établit sur lerivage entier, semblable à celui qui précède les tempêtes. Puis,tout à coup, les cris, les paroles confuses éclatèrent de touscôtés. – Comment ! que les juifs tiennent à bail les égliseschrétiennes ! que les prêtres attellent des chrétiens aubrancard ! Comment ! permettre de pareils supplices surla terre russe, de la part de maudits schismatiques ! Qu’onpuisse traiter ainsi les polkovniks et les hetmans ! non, cene sera pas, ce ne sera pas. Ces mots volaient de côté et d’autre,Les Zaporogues commençaient à se mettre en mouvement. Ce n’étaitpas l’agitation d’un peuple mobile. Ces caractères lourds et fortsne s’enflammaient pas promptement ; mais une fois échauffés,ils conservaient longtemps et obstinément leur flamme intérieure. –Pendons d’abord tous les juifs, s’écrièrent des voix dans lafoule ; qu’ils ne puissent plus faire de jupes à leurs juivesavec les chasubles des prêtres ! qu’ils ne mettent plus designes sur les hosties ! noyons toute cette canaille dans leDniepr ! Ces mots prononcés par quelques-uns volèrent debouche en bouche aussi rapidement que brille l’éclair, et toute lafoule se précipita sur le faubourg avec l’intention d’exterminertous les juifs. Les pauvres fils d’Israël ayant perdu, dans leurfrayeur, toute présence d’esprit, se cachaient dans des tonneauxvides, dans les cheminées, et jusque sous les jupes de leursfemmes. Mais les Cosaques savaient bien les trouver partout. –Sérénissimes seigneurs, s’écriait un juif long et sec comme unbâton, qui montrait du milieu de ses camarades sa chétive figuretoute bouleversée par la peur ; sérénissimes seigneurs,permettez-nous de vous dire un mot, rien qu’un mot. Nous vousdirons une chose comme vous n’en avez jamais entendue, une chose detelle importance, qu’on ne peut pas dire combien elle estimportante. – Voyons, parlez, dit Boulba, qui aimait toujours àentendre l’accusé. – Excellentissimes seigneurs, dit le juif, onn’a jamais encore vu de pareils seigneurs, non, devant Dieu,jamais. Il n’y a pas eu au monde d’aussi nobles, bons et bravesseigneurs. Sa voix s’étouffait et mourait d’effroi. – Commentest-ce possible que nous pensions mal des Zaporogues ? Ce nesont pas les nôtres qui sont les fermiers d’églises dansl’Ukraine ; non, devant Dieu, ce ne sont pas les nôtres. Ce nesont pas même des juifs ; le diable sait ce que c’est. C’estune chose sur laquelle il ne faut que cracher, et la jeter ensuite.Ceux-ci vous diront la même chose. N’est-ce pas, Chleuma ?n’est-ce pas, Chmoul ? – Devant Dieu, c’est bien vrai,répondirent de la foule Chleuma et Chmoul, tous deux vêtus d’habitsen lambeaux, et blêmes comme du plâtre. – Jamais encore, continuale long juif, nous n’avons eu de relations avec l’ennemi, et nousne voulons rien avoir à faire avec les catholiques. Qu’ils voientle diable en songe ! nous sommes comme des frères avec lesZaporogues. – Comment ! que les Zaporogues soient vosfrères ! s’écria quelqu’un de la foule. Jamais, maudits juifs.Au Dniepr, cette maudite canaille ! Ces mots servirent designal. On empoigna les juifs, et on commença à les lancer dans lefleuve. Des cris plaintifs s’élevaient de tous côtés ; maisles farouches Zaporogues ne faisaient que rire en voyant les grêlesjambes des juifs, chaussées de bas et de souliers, s’agiter dansles airs. Le pauvre orateur, qui avait attiré un si grand désastresur les siens et sur lui-même, s’arracha de son caftan, par lequelon l’avait déjà saisi, en petite camisole étroite et de toutescouleurs, embrassa les pieds de Boulba, et se mit à le supplierd’une voix lamentable. – Magnifique et sérénissime seigneur, j’aiconnu votre frère, le défunt Doroch. C’était un vrai guerrier, lafleur de la chevalerie. Je lui ai prêté huit cents sequins pour seracheter des Turcs. – Tu as connu mon frère ? lui dit Tarass.– Je l’ai connu, devant Dieu. C’était un seigneur très généreux. –Et comment te nomme-t-on ? – Yankel. – Bien, dit Tarass. Puis,après avoir réfléchi : – Il sera toujours temps de pendre le juif,dit-il aux Cosaques. Donnez-le-moi pour aujourd’hui. Ils yconsentirent. Tarass le conduisit à ses chariots près desquels setenaient ses Cosaques. – Allons, fourre-toi sous ce chariot, et nebouge plus. Et vous, frères, ne laissez pas sortir le juif. Celadit, il s’en alla sur la place, où la foule s’était dès longtempsrassemblée. Tout le monde avait abandonné le travail des canots,car ce n’était pas une guerre maritime qu’ils allaient faire, maisune guerre de terre ferme. Au lieu de chaloupes et de rames, illeur fallait maintenant des chariots et des coursiers. À cetteheure, chacun voulait se mettre en campagne, les vieux comme lesjeunes ; et tous d’après le consentement des anciens, lekochévoï et les atamans des kouréni, avaient résolu de marcherdroit sur la Pologne, pour venger toutes leurs offenses,l’humiliation de la religion et de la gloire cosaque, pour ramasserdu butin dans les villes ennemies, brûler les villages et lesmoissons, faire enfin retentir toute la steppe du bruit de leurshauts faits. Tous s’armaient. Quant au kochévoï, il avait grandi detoute une palme. Ce n’était plus le serviteur timide des capricesd’un peuple voué à la licence ; c’était un chef dont lapuissance n’avait pas de bornes, un despote qui ne savait quecommander et se faire obéir. Tous les chevaliers tapageurs etvolontaires se tenaient immobiles dans les rangs, la têterespectueusement baissée, et n’osant lever les regards, pendantqu’il distribuait ses ordres avec lenteur, sans colère, sans cri,comme un chef vieilli dans l’exercice du pouvoir, et quin’exécutait pas pour la première fois des projets longuement mûris.– Examinez bien si rien ne vous manque, leur disait-il ;préparez vos chariots, essayez vos armes ; ne prenez pas avecvous trop d’habillements. Une chemise et deux pantalons pour chaqueCosaque, avec un pot de lard et d’orge pilée. Que personnen’emporte davantage. Il y aura des effets et des provisions dansles bagages. Que chaque Cosaque emmène une paire de chevaux. Ilfaut prendre aussi deux cents paires de bœufs ; ils nousseront nécessaires dans les endroits marécageux et au passage desrivières. Mais de l’ordre surtout, seigneurs, de l’ordre. Je saisqu’il y a des gens parmi vous qui, si Dieu leur envoie du butin, semettent à déchirer les étoffes de soie pour s’en faire des bas.Abandonnez cette habitude du diable ; ne vous chargez pas dejupons ; prenez seulement les armes, quand elles sont bonnes,ou les ducats et l’argent, car cela tient peu de place et sertpartout. Mais que je vous dise encore une chose, seigneurs : siquelqu’un de vous s’enivre à la guerre, je ne le ferai pas mêmejuger. Je le ferai traîner comme un chien jusqu’aux chariots,fût-il le meilleur Cosaque de l’armée ; et là il sera fusillécomme un chien, et abandonné sans sépulture aux oiseaux. Univrogne, à la guerre, n’est pas digne d’une sépulture chrétienne.Jeunes gens, en toutes choses écoutez les anciens. Si une ballevous frappe, si un sabre vous écorche la tête ou quelque autreendroit, n’y faites pas grande attention ; jetez une charge depoudre dans un verre d’eau-de-vie, avalez cela d’un trait, et toutpassera. Vous n’aurez pas même de fièvre. Et si la blessure n’estpas trop profonde, mettez-y tout bonnement de la terre, aprèsl’avoir humectée de salive sur la main. À l’œuvre, à l’œuvre,enfants ! hâtez-vous sans vous presser. Ainsi parlait lekochévoï, et dès qu’il eut fini son discours, tous les Cosaques semirent à la besogne. La setch entière devint sobre ; onn’aurait pu y rencontrer un seul homme ivre, pas plus que s’il nes’en fût jamais trouvé parmi les Cosaques. Les uns réparaient lescercles des roues ou changeaient les essieux des chariots ;les autres y entassaient des armes ou des sacs de provisions ;d’autres encore amenaient les chevaux et les bœufs. De toutes partsretentissaient le piétinement des bêtes de somme, le bruit descoups d’arquebuse tirés à la cible, le choc des sabres contre leséperons, les mugissements des bœufs, les grincements des chariotschargés, et les voix d’hommes parlant entre eux ou excitant leurschevaux. Bientôt le tabor[26] desCosaques s’étendit en une longue file, se dirigeant vers la plaine.Celui qui aurait voulu parcourir tout l’espace compris entre latête et la queue du convoi aurait eu longtemps à courir. Dans lapetite église en bois, le pope récitait la prière du départ ;il aspergea toute la foule d’eau bénite, et chacun, en passant,vint baiser la croix. Quand le tabor se mit en mouvement, ets’éloigna de la setch, tous les Cosaques se retournèrent : – Adieu,notre mère, dirent-ils d’une commune voix, que Dieu te garde detout malheur ! En traversant le faubourg, Tarass Boulbaaperçut son juif Yankel qui avait eu le temps de s’établir sous unetente, et qui vendait des pierres à feu, des vis, de la poudre,toutes les choses utiles à la guerre, même du pain et deskhalatchis[27]. « Voyez-vous ce diable de juif ?» pensa Tarass. Et, s’approchant de lui : – Fou que tu es, luidit-il, que fais-tu là ? Veux-tu donc qu’on te tue comme unmoineau ? Yankel, pour toute réponse, vint à sa rencontre, etfaisant signe des deux mains, comme s’il avait à lui déclarerquelque chose de très mystérieux, il lui dit : – Que votreseigneurie se taise, et n’en dise rien à personne. Parmi leschariots de l’armée, il y a un chariot qui m’appartient. Je prendsavec moi toutes sortes de provisions bonnes pour les Cosaques, eten route, je vous les vendrai à plus bas prix que jamais juif n’avendu, devant Dieu, devant Dieu ! Tarass Boulba haussa lesépaules, en voyant ce que pouvait la force de la nature juive, etrejoignit le tabor.

Chapitre 5

 

Bientôt toute la partie sud-est de la Pologne fut en proie à laterreur. On entendait répéter partout « Les Zaporogues, lesZaporogues arrivent ! » Tout ce qui pouvait fuir fuyait ;chacun quittait ses foyers. Alors, précisément, dans cette contréede l’Europe, on n’élevait ni forteresses, ni châteaux. Chacun seconstruisait à la hâte quelque petite habitation couverte dechaume, pensant qu’il ne fallait perdre ni son temps ni son argentà bâtir des demeures qui seraient tôt ou tard la proie desinvasions. Tout le monde se mit en émoi. Celui-ci échangeait sesbœufs et sa charrue contre un cheval et un mousquet, pour allerservir dans les régiments ; celui-là cherchait un refuge avecson bétail, emportant tout ce qu’il pouvait enlever. Quelques-unsessayaient bien une résistance toujours vaine ; mais la plusgrande partie fuyait prudemment. Tout le monde savait qu’il n’étaitpas facile d’avoir affaire avec cette foule aguerrie aux combats,connue sous le nom d’armée zaporogue, qui, malgré son organisationirrégulière, conservait dans la bataille un ordre calculé. Pendantla marche, les hommes à cheval s’avançaient lentement, sanssurcharger et sans fatiguer leurs montures ; les gens de piedsuivaient en bon ordre les chariots, et tout le tabor ne se mettaiten mouvement que la nuit, prenant du repos le jour, et choisissantpour ses haltes des lieux déserts ou des forêts, plus vastes encoreet plus nombreuses qu’aujourd’hui. On envoyait en avant deséclaireurs et des espions pour savoir où et comment se diriger.Souvent, les Cosaques apparaissaient dans les endroits où ilsétaient le moins attendus ; alors, tout ce qui était vivantdisait adieu à la vie. Des incendies dévoraient les villagesentiers ; les chevaux et les bœufs qu’on ne pouvait emmenerétaient tués sur place. Les cheveux se dressent d’horreur quand onpense à toutes les atrocités que commettaient les Zaporogues. Onmassacrait les enfants, on coupait les seins aux femmes ; aupetit nombre de ceux qu’on laissait en liberté, on arrachait lapeau, du genou jusqu’à la plante des pieds ; en un mot, lesCosaques acquittaient en une seule fois toutes leurs vieillesdettes. Le prélat d’un monastère, qui eut connaissance de leurapproche, envoya deux de ses moines pour leur représenter qu’il yavait paix entre le gouvernement polonais et les Zaporogues,qu’ainsi ils violaient leur devoir envers le roi et tout droit desgens.

– Dites à l’abbé de ma part et de celle de tous les Zaporogues,répondit le kochévoï, qu’il n’a rien à craindre. Mes Cosaques nefont encore qu’allumer leurs pipes.

Et bientôt la magnifique abbaye fut tout entière livrée auxflammes ; et les colossales fenêtres gothiques semblaientjeter des regards sévères à travers les ondes lumineuses del’incendie. Des foules de moines fugitifs, de juifs, de femmes,s’entassèrent dans les villes entourées de murailles et qui avaientgarnison.

Les secours tardifs envoyés par le gouvernement de loin en loin,et qui consistaient en quelques faibles régiments, ou ne pouvaientdécouvrir les Cosaques, ou s’enfuyaient au premier choc, sur leurschevaux rapides. Il arrivait aussi que des généraux du roi, quiavaient triomphé dans mainte affaire, se décidaient à réunir leursforces, et à présenter la bataille aux Zaporogues. C’étaient depareilles rencontres qu’attendaient surtout les jeunes Cosaques,qui avaient honte de piller ou de vaincre des ennemis sans défense,et qui brillaient du désir de se distinguer devant les anciens, ense mesurant avec un Polonais hardi et fanfaron, monté sur un beaucheval, et vêtu d’un riche joupan[28] dont lesmanches pendantes flottaient au vent. Ces combats étaientrecherchés par eux comme un plaisir, car ils y trouvaientl’occasion de faire un riche butin de sabres, de mousquets et deharnais de chevaux. De jeunes hommes au menton imberbe étaientdevenus en un mois des hommes faits. Les traits de leurs visages,où s’était jusque-là montrée une mollesse juvénile, avaient prisl’énergie de la force. Le vieux Tarass était ravi de voir que,partout, ses fils marchaient au premier rang. Évidemment la guerreétait la véritable vocation d’Ostap. Sans jamais perdre la tête,avec un sang-froid presque surnaturel dans un jeune homme devingt-deux ans, il mesurait d’un coup d’œil l’étendue du danger, lavraie situation des choses, et trouvait sur-le-champ le moyend’éviter le péril, mais de l’éviter pour le vaincre avec plus decertitude. Toutes ses actions commencèrent à montrer la confianceen soi, la fermeté calme, et personne ne pouvait méconnaître en luiun chef futur. – Oh ! ce sera avec le temps un bon polkovnik,disait le vieux Tarass ; devant Dieu, ce sera un bonpolkovnik, et il surpassera son père. Pour Andry, il se laissaitemporter au charme de la musique des balles et des sabres. Il nesavait pas ce que c’était que réfléchir, calculer, mesurer sesforces et celles de l’ennemi. Il trouvait une volupté folle dans labataille. Elle lui semblait une fête, à ces instants où la tête ducombattant brûle, où tout se confond à ses regards, où les hommeset les chevaux tombent pêle-mêle avec fracas, où il se précipitetête baissée à travers le sifflement des balles, frappant à droiteet à gauche, sans ressentir les coups qui lui sont portés. Plusd’une fois le vieux Tarass eut l’occasion d’admirer Andry, lorsque,emporté par sa fougue, il se jetait dans des entreprises que n’eûttentées nul homme de sang-froid, et réussissait justement parl’excès de sa témérité. Le vieux Tarass l’admirait alors, etrépétait souvent : – Oh ! celui-là est un brave ; que lediable ne l’emporte pas ! ce n’est pas Ostap, mais c’est unbrave. Il fut décidé que l’armée marcherait tout droit sur la villede Doubno, où, d’après le bruit public, les habitants avaientrenfermé beaucoup de richesses. L’intervalle fut parcouru en unjour et demi, et les Zaporogues parurent inopinément devant laplace. Les habitants avaient résolu de se défendre jusqu’à ladernière extrémité, préférant mourir sur le seuil de leurs demeuresque laisser entrer l’ennemi dans leurs murs. Une haute muraille enterre entourait toute la ville ; là où elle était trop basse,s’élevait un parapet en pierre, ou une maison crénelée, ou uneforte palissade en pieux de chêne. La garnison était nombreuse, etsentait toute l’importance de son devoir. À leur arrivée, lesZaporogues attaquèrent vigoureusement les ouvragesextérieurs ; mais ils furent reçus par la mitraille. Lesbourgeois, les habitants ne voulaient pas non plus rester oisifs,et se tenaient en armes sur les remparts. On pouvait voir à leurcontenance qu’ils se préparaient à une résistance désespérée. Lesfemmes même prenaient part à la défense ; des pierres, dessacs de sable, des tonneaux de résine enflammée tombaient sur latête des assaillants. Les Zaporogues n’aimaient pas avoir affaireaux forteresses ; ce n’était pas dans les assauts qu’ilsbrillaient. Le kochévoï ordonna donc la retraite en disant : – Cen’est rien, seigneurs frères, décidons-nous à reculer. Mais que jesois un maudit Tatar, et non pas un chrétien, si nous laissonssortir un seul habitant. Qu’ils meurent tous de faim comme deschiens. Après avoir battu en retraite, l’armée bloqua étroitementla place, et n’ayant rien autre chose à faire, les Cosaques semirent à ravager les environs, à brûler les villages et les meulesde blé, à lancer leurs chevaux dans les moissons encore sur pied,et qui cette année-là avaient récompensé les soins du laboureur parune riche croissance. Du haut des murailles, les habitants voyaientavec terreur la dévastation de toutes leurs ressources. Cependantles Zaporogues, disposés en kouréni comme à la setch, avaiententouré la ville d’un double rang de chariots. Ils fumaient leurspipes, échangeaient entre eux les armes prises à l’ennemi, etjouaient au saute-mouton, à pair et impair, regardant la ville avecun sang-froid désespérant ; et, pendant la nuit, les feuxs’allumaient ; chaque kourèn faisait bouillir son gruau dansd’énormes chaudrons de cuivre ; une garde vigilante sesuccédait auprès des feux. Mais bientôt les Zaporogues commencèrentà s’ennuyer de leur inaction, et surtout de leur sobriété forcéedont nulle action d’éclat ne les dédommageait. Le kochévoï ordonnamême de doubler la ration de vin, ce qui se faisait quelquefoisdans l’armée, quand il n’y avait pas d’entreprise à tenter. C’étaitsurtout aux jeunes gens, et notamment aux fils de Boulba, quedéplaisait une pareille vie. Andry ne cachait pas son ennui : –Tête sans cervelle, lui disait souvent Tarass, souffre, Cosaque, tudeviendras hetmans[29].Celui-là n’est pas encore un bon soldat qui garde sa présenced’esprit dans la bataille ; mais celui-là est un bon soldatqui ne s’ennuie jamais, qui sait souffrir jusqu’au bout, et, quoiqu’il arrive, finit par faire ce qu’il a résolu. Mais un jeunehomme ne peut avoir l’opinion d’un vieillard, car il voit les mêmeschoses avec d’autres yeux. Sur ces entrefaites, arriva le polk deTarass Boulba amené par Tovkatch. Il était accompagné de deuxïésaouls, d’un greffier et d’autres chefs, conduisant une trouped’environ quatre mille hommes. Dans ce nombre, se trouvaientbeaucoup de volontaires, qui, sans être appelés, avaient prislibrement du service, dès qu’ils avaient connu le but del’expédition. Les ïésaouls apportaient aux fils de Tarass labénédiction de leur mère, et à chacun d’eux une petite image enbois de cyprès, prise au célèbre monastère de Mégigorsk à Kiew. Lesdeux frères se pendirent les saintes images au cou, et devinrenttous les deux pensifs en songeant à leur vieille mère. Que leurprophétisait cette bénédiction ? La victoire sur l’ennemi,suivie d’un joyeux retour dans la patrie, avec du butin, et surtoutde la gloire digne d’être éternellement chantée par les joueurs debandoura, ou bien… ? Mais l’avenir est inconnu ; il setient devant l’homme, semblable à l’épais brouillard d’automne quis’élève des marais. Les oiseaux le traversent éperdument, sans sereconnaître, la colombe sans voir l’épervier, l’épervier sans voirla colombe, et pas un d’eux ne sait s’il est près ou loin de safin. Après la réception des images, Ostap s’occupa de ses affairesde chaque jour, et se retira bientôt dans son kourèn. Pour Andry,il ressentait involontairement un serrement de cœur. Les Cosaquesavaient déjà pris leur souper. Le soir venait de s’éteindre ;une belle nuit d’été remplissait l’air. Mais Andry ne rejoignaitpas son kourèn, et ne pensait point à dormir. Il était plongé dansla contemplation du spectacle qu’il avait sous les yeux. Uneinnombrable quantité d’étoiles jetaient du haut du ciel une lumièrepâle et froide. La plaine, dans une vaste étendue, était couvertede chariots dispersés, que chargeaient les provisions et le butin,et sous lesquels pendaient les seaux à porter le goudron. Autour etsous les chariots, se voyaient des groupes de Zaporogues étendusdans l’herbe. Ils dormaient dans toutes sortes de positions. L’unavait mis un sac sous sa tête, l’autre son bonnet ; celui-cis’appuyait sur le flanc de son camarade. Chacun portait à saceinture un sabre, un mousquet, une petite pipe en bois, un briquetet des poinçons. Les bœufs pesants étaient couchés, les jambespliées, en troupes blanchâtres, et ressemblaient de loin à degrosses pierres immobiles éparses dans la plaine, de tous côtéss’élevaient les sourds ronflements des soldats endormis, auxquelsrépondaient par des hennissements sonores les chevauxqu’indignaient leurs entraves. Cependant, une lueur solennelle etlugubre ajoutait encore à la beauté de cette nuit de juillet ;c’était le reflet de l’incendie des villages d’alentour. Ici, laflamme s’étendait large et paisible sur le ciel ; là, trouvantun aliment faible, elle s’élançait en minces tourbillons jusquesous les étoiles ; des lambeaux enflammés se détachaient pourse traîner et s’éteindre au loin. De ce côté, un monastère aux mursnoircis par le feu, se tenait sombre et grave comme un moineencapuchonné, montrant à chaque reflet sa lugubre grandeur ;de cet autre, brûlait le grand jardin du couvent. On croyaitentendre le sifflement des arbres que tordait la flamme, et quand,au sein de l’épaisse fumée, jaillissait un rayon lumineux, iléclairait de sa lueur violâtre des masses de prunes mûries, etchangeait en or de ducats des poires qui jaunissaient à travers lesombre feuillage. D’une et d’autre parts, pendaient aux créneaux ouaux branches quelque moine ou quelque malheureux juif dont le corpsse consumait avec tout le reste. Une quantité d’oiseaux s’agitaientdevant la nappe de feu, et, de loin, semblaient autant de petitescroix noires. La ville dormait, dégarnie de défenseurs. Les flèchesdes temples, les toits des maisons, les créneaux des murs et lespointes des palissades s’enflammaient silencieusement du reflet desincendies lointains. Andry parcourait les rangs des Cosaques. Lesfeux, autour desquels s’asseyaient les gardes, ne jetaient plus quede faibles clartés, et les gardes eux-mêmes se laissaient aller ausommeil, après avoir largement satisfait leur appétit cosaque. Ils’étonna d’une telle insouciance, pensant qu’il était fort heureuxqu’on n’eût pas d’ennemi dans le voisinage. Enfin, il s’approchalui-même de l’un des chariots, grimpa sur la couverture, et secoucha, le visage en l’air, en mettant ses mains jointes sous satête ; mais il ne put s’endormir, et demeura longtemps àregarder le ciel. L’air était pur et transparent ; les étoilesqui forment la voie lactée étincelaient d’une lumière blanche etconfuse. Par moments, Andry s’assoupissait, et le premier voile dusommeil lui cachait la vue du ciel, qui reparaissait de nouveau.Tout à coup, il lui sembla qu’une étrange figure se dessinaitrapidement devant lui. Croyant que c’était une image créée par lesommeil, et qui allait se dissiper, il ouvrit les yeux davantage.Il aperçut effectivement une figure pâle, exténuée, qui se penchaitsur lui et le regardait fixement dans les yeux. Des cheveux longset noirs comme du charbon s’échappaient en désordre d’un voilesombre négligemment jeté sur la tête, et l’éclat singulier duregard, le teint cadavéreux du visage pouvaient bien faire croire àune apparition. Andry saisit à la hâte son mousquet, et s’écriad’une voix altérée : – Qui es-tu ? Si tu es un esprit malin,disparais. Si tu es un être vivant, tu as mal pris le temps derire, je vais te tuer. Pour toute réponse l’apparition mit le doigtsur ses lèvres, semblant implorer le silence. Andry déposa sonmousquet, et se mit à la regarder avec plus d’attention. À seslongs cheveux, à son cou, à sa poitrine demi-nue, il reconnut unefemme. Mais ce n’était pas une Polonaise ; son visage hâve etdécharné avait un teint olivâtre, les larges pommettes de ses jouess’avançaient en saillie, et les paupières de ses yeux étroits serelevaient aux angles extérieurs. Plus il contemplait les traits decette femme, plus il y trouvait le souvenir d’un visage connu. –Dis-moi, qui es-tu ? s’écria-t-il enfin ; il me sembleque je t’ai vue quelque part. – Oui, il y a deux ans, à Kiew. – Ily a deux ans, à Kiew ? répéta Andry en repassant dans samémoire tout ce que lui rappelait sa vie d’étudiant. Il la regardaencore une fois avec une profonde attention, puis il s’écria tout àcoup : – Tu es la Tatare, la servante de la fille du vaïvode. –Chut ! dit-elle, en croisant ses mains avec une angoissesuppliante, tremblante de peur et regardant de tous côtés si le crid’Andry n’avait réveillé personne. – Réponds : comment, et pourquoies-tu ici ? disait Andry d’une voix basse et haletante. Où estla demoiselle ? est-elle en vie ? – Elle est dans laville. – Dans la ville ! reprit Andry retenant à peine un cride surprise, et sentant que tout son sang lui refluait au cœur.Pourquoi dans la ville ? – Parce que le vieux seigneur y estlui-même. Voilà un an et demi qu’il a été fait vaïvode de Doubno. –Est-elle mariée ?… Mais parle donc, parle donc. – Voilà deuxjours qu’elle n’a rien mangé, – Comment !… – Il n’y a plus unmorceau de pain dans la ville : depuis plusieurs jours leshabitants ne mangent que de la terre. » Andry fut pétrifié. – Lademoiselle t’a vu du parapet avec les autres Zaporogues. Elle m’adit : « Va, dis au chevalier, s’il se souvient de moi, qu’il vienneme trouver ; sinon, qu’il te donne au moins un morceau de painpour ma vieille mère, car je ne veux pas la voir mourir sous mesyeux. Prie-le, embrasse ses genoux ; il a aussi une vieillemère ; qu’il te donne du pain pour l’amour d’elle. » Une foulede sentiments divers s’éveillèrent dans le cœur du jeune Cosaque. –Mais comment as-tu pu venir ici ? – Par un passage souterrain.– Y a-t-il donc un passage souterrain ? – Oui. – Où ? –Tu ne nous trahiras pas, chevalier ? – Non, je le jure sur laSainte Croix. – En descendant le ravin, et en traversant leruisseau à la place où croissent des joncs. – Et ce passage aboutitdans la ville ? – Tout droit au monastère. – Allons, allonssur-le-champ. – Mais, au nom du Christ et de sa sainte mère, unmorceau de pain. – Bien, je vais t’en apporter. Tiens-toi près duchariot, ou plutôt couche-toi dessus. Personne ne te verra, tousdorment. Je reviens à l’instant. Et il se dirigea vers les chariotsoù se trouvaient les provisions de son kourèn. Le cœur lui battaitavec violence. Tout ce qu’avait effacé sa vie rude et guerrière deCosaque, tout le passé renaquit aussitôt, et le présent s’évanouità son tour. Alors reparut à la surface de sa mémoire une image defemme avec ses beaux bras, sa bouche souriante, ses épaisses nattesde cheveux. Non, cette image n’avait jamais disparu pleinement deson âme ; mais elle avait laissé place à d’autres pensées plusmâles, et souvent encore elle troublait le sommeil du jeuneCosaque. Il marchait, et ses battements de cœur devenaient de plusen plus forts à l’idée qu’il la verrait bientôt, et ses genouxtremblaient sous lui. Arrivé près des chariots, il oublia pourquoiil était venu, et se passa la main sur le front en cherchant à serappeler ce qui l’amenait. Tout à coup il tressaillit, pleind’épouvante à l’idée qu’elle se mourait de faim. Il s’empara deplusieurs pains noirs ; mais la réflexion lui rappela quecette nourriture, bonne pour un Zaporogue, serait pour elle tropgrossière. Il se souvint alors que, la veille, le kochévoï avaitreproché aux cuisiniers de l’armée d’avoir employé à faire du gruautoute la farine de blé noir qui restait, tandis qu’elle devaitsuffire pour trois jours. Assuré donc qu’il trouverait du gruautout préparé dans les grands chaudrons, Andry prit une petitecasserole de voyage appartenant à son père, et alla trouver lecuisinier de son kourèn, qui dormait étendu entre deux marmitessous lesquelles fumait encore la cendre chaude. À sa grandesurprise, il les trouva vides l’une et l’autre. Il avait fallu desforces surhumaines pour manger tout ce gruau, car son kourèncomptait moins d’hommes que les autres. Il continua l’inspectiondes autres marmites, et ne trouva rien nulle part. Involontairementil se rappela le proverbe : « Les Zaporogues sont comme lesenfants ; s’il y a peu, ils s’en contentent ; s’il y abeaucoup, ils ne laissent rien. » Que faire ? Il y avait surle chariot de son père un sac de pains blancs qu’on avait pris aupillage d’un monastère. Il s’approcha du chariot, mais le sac n’yétait plus. Ostap l’avait mis sous sa tête, et ronflait étendu parterre. Andry saisit le sac d’une main et l’enlevabrusquement ; la tête d’Ostap frappa sur le sol, et lui-même,se dressant à demi éveillé, s’écria sans ouvrir les yeux : –Arrêtez, arrêtez le Polonais du diable ; attrapez son cheval.– Tais-toi, ou je te tue, s’écria Andry plein d’épouvante, en lemenaçant de son sac. Mais Ostap s’était tu déjà ; il retombasur la terre, et se remit à ronfler de manière à agiter l’herbe quetouchait son visage. Andry regarda avec terreur de tous côtés. Toutétait tranquille ; une seule tête à la touffe flottantes’était soulevée dans le kourèn voisin ; mais après avoir jetéde vagues regards, elle s’était reposée sur la terre. Au bout d’unecourte attente, il s’éloigna emportant son butin. La Tatare étaitcouchée, respirant à peine. – Lève-toi, lui dit-il ; allons,tout le monde dort, ne crains rien. Es-tu en état de soulever un deces pains, si je ne puis les emporter tous moi-même ? Il mitle sac sur son dos, en prit un second, plein de millet, qu’ilenleva d’un autre chariot, saisit dans ses mains les pains qu’ilavait voulu donner à la Tatare, et, courbé sous ce poids, il passaintrépidement à travers les rangs des Zaporogues endormis. –Andry ! dit le vieux Boulba au moment où son fils passa devantlui. Le cœur du jeune homme se glaça. Il s’arrêta, et, touttremblant, répondit à voix basse : – Eh bien ! quoi ? –Tu as une femme avec toi. Sur ma parole, je te rosserai demainmatin d’importance. Les femmes ne te mèneront à rien de bon. Aprèsavoir dit ces mots, il souleva sa tête sur sa main, et considéraattentivement la Tatare enveloppée dans son voile. Andry se tenaitimmobile, plus mort que vif, sans oser regarder son père en face.Quand il se décida à lever enfin les yeux, il reconnut que Boulbas’était endormi, la tête sur la main. Il fit le signe de lacroix ; son effroi se dissipa plus vite qu’il n’était venu.Quand il se retourna pour s’adresser à la Tatare, il la vit devantlui, immobile comme une sombre statue de granit, perdue dans sonvoile, et le reflet d’un incendie lointain éclaira tout à coup sesyeux, hagards comme ceux d’un moribond. Il la secoua par la manche,et tous deux s’éloignèrent en regardant fréquemment derrière eux.Ils descendirent dans un ravin, au fond duquel se traînaitparesseusement un ruisseau bourbeux, tout couvert de joncscroissant sur des mottes de terre. Une fois au fond du ravin, laplaine avec le tabor des Zaporogues disparut à leurs regards ;en se retournant, Andry ne vit plus rien qu’une côte escarpée, ausommet de laquelle se balançaient quelques herbes sèches et fines,et par-dessus brillait la lune, semblable à une faucille d’or. Unebrise légère, soufflant de la steppe, annonçait la prochaine venuedu jour. Mais nulle part on n’entendait le chant d’un coq. Depuislongtemps on ne l’avait entendu, ni dans la ville, ni dans lesenvirons dévastés. Ils franchirent une poutre posée sur leruisseau, et devant eux se dressa l’autre bord, plus haut encore etplus escarpé. Cet endroit passait sans doute pour le mieux fortifiéde toute l’enceinte par la nature, car le parapet en terre qui lecouronnait était plus bas qu’ailleurs, et l’on n’y voyait pas desentinelles. Un peu plus loin s’élevaient les épaisses murailles ducouvent. Toute la côte devant eux était couverte de bruyères ;entre elle et le ruisseau s’étendait un petit plateau oùcroissaient des joncs de hauteur d’homme. La Tatare ôta sessouliers, et s’avança avec précaution en soulevant sa robe, parceque le sol mouvant était imprégné d’eau. Après avoir conduitpéniblement Andry à travers les joncs, elle s’arrêta devant ungrand tas de branches sèches. Quand ils les eurent écartées, ilstrouvèrent une espèce de voûte souterraine dont l’ouverture n’étaitpas plus grande que la bouche d’un four. La Tatare y entra lapremière la tête basse, Andry la suivit, en se courbant aussi basque possible pour faire passer ses sacs et ses pains, et bientôttous deux se trouvèrent dans une complète obscurité.

Chapitre 6

 

Andry s’avançait péniblement dans l’étroit et sombre souterrain,précédé de la Tatare et courbé sous ses sacs de provisions.

– Bientôt nous pourrons voir, lui dit sa conductrice, nousapprochons de l’endroit où j’ai laissé une lumière.

En effet, les noires murailles du souterrain commençaient às’éclairer peu à peu. Ils atteignirent une petite plate-forme quisemblait être une chapelle, car à l’un des murs était adossée unetable en forme d’autel, surmontée d’une vieille image noircie de lamadone catholique. Une petite lampe en argent, suspendue devantcette image, l’éclairait de sa lueur pâle. La Tatare se baissa,ramassa de terre son chandelier de cuivre dont la tige longue etmince était entourée de chaînettes auxquelles pendaient desmouchettes, un éteignoir et un poinçon. Elle le prit et alluma lachandelle au feu de la lampe. Tous deux continuèrent leur route, àdemi dans une vive lumière, à demi dans une ombre noire, comme lespersonnages d’un tableau de Gérard delle notti. Le visage du jeunechevalier, où brillait la santé et la force, formait un frappantcontraste avec celui de la Tatare, pâle et exténué. Le passagedevint insensiblement plus large et plus haut, de manière qu’Andryput relever la tête. Il se mit à considérer attentivement lesparois en terre du passage où il cheminait. Comme aux souterrainsde Kiew, on y voyait des enfoncements que remplissaient tantôt descercueils, tantôt des ossements épars que l’humidité avait rendusmous comme de la pâte. Là aussi gisaient de saints anachorètes quiavaient fui le monde et ses séductions. L’humidité était si grandeen certains endroits, qu’ils avaient de l’eau sous les pieds. Andrydevait s’arrêter souvent pour donner du repos à sa compagne dont lafatigue se renouvelait sans cesse. Un petit morceau de pain qu’elleavait dévoré causait une vive douleur à son estomac déshabitué denourriture, et fréquemment elle s’arrêtait sans pouvoir quitter laplace. Enfin une petite porte en fer apparut devant eux.

« Grâce à Dieu, nous sommes arrivés, » dit la Tatare d’une voixfaible ; et elle leva la main pour frapper, mais la force luimanqua.

À sa place, Andry frappa vigoureusement sur la porte, quiretentit de manière à montrer qu’il y avait par derrière un largeespace vide ; puis le son changea de nature comme s’il se fûtprolongé sous de hauts arceaux. Deux minutes après, on entenditbruire un trousseau de clefs et quelqu’un qui descendait lesmarches d’un escalier tournant. La porte s’ouvrit. Un moine, qui setenait debout, la clef dans une main, une lumière dans l’autre,leur livra passage. Andry recula involontairement à la vue d’unmoine catholique, objet de mépris et de haine pour les Cosaques,qui les traitaient encore plus inhumainement que les juifs. Lemoine, de son côté, recula de quelques pas en voyant unZaporogue ; mais un mot que lui dit la Tatare à voix basse letranquillisa. Il referma la porte derrière eux, les conduisit parl’escalier, et bientôt ils se trouvèrent sous les hautes et sombresvoûtes de l’église.

Devant l’un des autels, tout chargé de cierges, se tenait unprêtre à genoux, qui priait à voix basse. À ses côtés étaientagenouillés deux jeunes diacres en chasubles violettes ornées dedentelles blanches, et des encensoirs dans les mains. Ilsdemandaient un miracle, la délivrance de la ville, l’affermissementdes courages ébranlés, le don de la patience, la fuite du tentateurqui les faisait murmurer, qui leur inspirait des idées timides etlâches. Quelques femmes, semblables à des spectres, étaientagenouillées aussi, laissant tomber leurs têtes sur les dossiersdes bancs de bois et des prie-Dieu. Quelques hommes restaientappuyés contre les pilastres dans un silence morne et découragé. Lalongue fenêtre aux vitraux peints qui surmontait l’autel s’éclairatout à coup des lueurs rosées de l’aube naissante, et des rosacesrouges, bleues, de toutes couleurs, se dessinèrent sur le sombrepavé de l’église. Tout le chœur fut inondé de jour, et la fumée del’encens, immobile dans l’air, se peignit de toutes les nuances del’arc-en-ciel. De son coin obscur, Andry contemplait avecadmiration le miracle opéré par la lumière. Dans cet instant, lemugissement solennel de l’orgue emplit tout à coup l’égliseentière[30]. Il enfla de plus en plus les sons,éclata comme le roulement du tonnerre, puis monta sous les nefs ensons argentins comme des voix de jeunes filles, puis répéta sonmugissement sonore et se tut brusquement. Longtemps après lesvibrations firent trembler les arceaux, et Andry resta dansl’admiration de cette musique solennelle. Quelqu’un le tira par lepan de son caftan. – Il est temps, dit la Tatare. Tous deuxtraversèrent l’église sans être aperçus, et sortirent sur unegrande place. Le ciel s’était rougi des feux de l’aurore, et toutprésageait le lever du soleil. La place, en forme de carré, étaitcomplètement vide. Au milieu d’elle se trouvaient dressées nombrede tables en bois, qui indiquaient que là avait été le marché auxprovisions. Le sol, qui n’était point pavé, portait une épaissecouche de boue desséchée, et toute la place était entourée depetites maisons bâties en briques et en terre glaise, dont les mursétaient soutenus par des poutres et des solives entrecroisées.Leurs toits aigus étaient percés de nombreuses lucarnes. Sur un descôtés de la place, près de l’église, s’élevait un édifice différentdes autres, et qui paraissait être l’hôtel de ville. La placeentière semblait morte. Cependant Andry crut entendre de légersgémissements. Jetant un regard autour de lui, il aperçut un grouped’hommes couchés sans mouvement, et les examina, doutant s’ilsétaient endormis ou morts. À ce moment il trébucha sur quelquechose qu’il n’avait pas vu devant lui. C’était le cadavre d’unefemme juive. Elle paraissait jeune, malgré l’horrible contractionde ses traits. Sa tête était enveloppée d’un mouchoir de soierouge ; deux rangs de perles ornaient les attaches pendantesde son turban ; quelques mèches de cheveux crépus tombaientsur son cou décharné ; près d’elle était couché un petitenfant qui serrait convulsivement sa mamelle, qu’il avait tordue àforce d’y chercher du lait. Il ne criait ni ne pleurait plus ;ce n’était qu’au mouvement intermittent de son ventre qu’onreconnaissait qu’il n’avait pas encore rendu le dernier soupir. Autournant d’une rue, ils furent arrêtés par une sorte de fou furieuxqui, voyant le précieux fardeau que portait Andry, s’élança sur luicomme un tigre, en criant : – Du pain ! du pain ! Maisses forces n’étaient pas égales à sa rage ; Andry le repoussa,et il roula par terre. Mais, ému de compassion, le jeune Cosaquelui jeta un pain, que l’autre saisit et se mit à dévorer avecvoracité, et, sur la place même, cet homme expira dans d’horriblesconvulsions. Presque à chaque pas ils rencontraient des victimes dela faim. À la porte d’une maison était assise une vieille femme, etl’on ne pouvait dire si elle était morte ou vivante, se tenantimmobile, la tête penchée sur sa poitrine. Du toit de la maisonvoisine pendait au bout d’une corde le cadavre long et maigre d’unhomme qui, n’ayant pu supporter jusqu’au bout ses souffrances, yavait mis fin par le suicide. À la vue de toutes ces horreurs,Andry ne put s’empêcher de demander à la Tatare : – Est-il doncpossible qu’en un si court espace de temps, tous ces gens n’aientplus rien trouvé pour soutenir leur vie ! En de tellesextrémités, l’homme peut se nourrir des substances que la loidéfend. – On a tout mangé, répondit la Tatare, toutes lesbêtes ; on ne trouverait plus un cheval, plus un chien, plusune souris dans la ville entière. Nous n’avons jamais rassemblé deprovisions ; l’on amenait tout de la campagne. – Mais, enmourant d’une mort si cruelle, comment pouvez-vous penser encore àdéfendre la ville ? – Peut-être que le vaïvode l’auraitrendue ; mais, hier matin le polkovnik, qui se trouve àBoujany, a envoyé un faucon porteur d’un billet où il disait qu’onse défendit encore, qu’il s’avançait pour faire lever le siège, etqu’il n’attendait plus que l’arrivée d’un autre polk afin d’agirensemble ; maintenant nous attendons leur secours à touteminute. Mais nous voici devant la maison. » Andry avait déjà vu deloin une maison qui ne ressemblait pas aux autres, et quiparaissait avoir été construite par un architecte italien. Elleétait en briques, et à deux étages. Les fenêtres du rez-de-chaussées’encadraient dans des ornements de pierre très en relief ;l’étage supérieur se composait de petits arceaux formantgalerie ; entre les piliers et aux encoignures, se voyaientdes grilles en fer portant les armoiries de la famille. Un largeescalier en briques peintes descendait jusqu’à la place. Sur lesdernières marches étaient assis deux gardes qui soutenaient d’unemain leurs hallebardes, de l’autre leurs têtes, et ressemblaientplus à des statues qu’à des êtres vivants. Ils ne firent nulleattention à ceux qui montaient l’escalier, au haut duquel Andry etson guide trouvèrent un chevalier couvert d’une riche armure,tenant en main un livre de prières. Il souleva lentement sespaupières alourdies ; mais la Tatare lui dit un mot, et il leslaissa retomber sur les pages de son livre. Ils entrèrent dans unesalle assez spacieuse qui semblait servir aux réceptions. Elleétait remplie de soldats, d’échansons, de chasseurs, de valets, detoute la domesticité que chaque seigneur polonais croyaitnécessaire à son rang. Tous se tenaient assis et silencieux. Onsentait la fumée d’un cierge qui venait de s’éteindre, et deuxautres brûlaient encore sur d’immenses chandeliers de la grandeurd’un homme, bien que le jour éclairât depuis longtemps la largefenêtre à grillage. Andry allait s’avancer vers une grande porte enchêne, ornée d’armoiries et de ciselures ; mais la Tatarel’arrêta, et lui montra une petite porte découpée dans le mur decôté. Ils entrèrent dans un corridor, puis dans une chambrequ’Andry examina avec attention. Le mince rayon du jour, quis’introduisait par une fente des contrevents, posait une raielumineuse sur un rideau d’étoffe rouge, sur une corniche dorée, surun cadre de tableau. La Tatare dit à Andry de rester là ; puiselle ouvrit la porte d’une autre chambre où brillait de la lumière.Il entendit le faible chuchotement d’une voix qui le fittressaillir. Au moment où la porte s’était ouverte, il avait aperçula svelte figure d’une jeune femme. La Tatare revint bientôt, etlui dit d’entrer. Il passa le seuil, et la porte se reformaderrière lui. Deux cierges étaient allumés dans la chambre, ainsiqu’une lampe devant une sainte image, sous laquelle, suivantl’usage catholique, se trouvait un prie-Dieu. Mais ce n’était pointlà ce que cherchaient ses regards. Il tourna la tête d’un autrecôté, et vit une femme qui semblait s’être arrêtée au milieu d’unmouvement rapide. Elle s’élançait vers lui, mais se tenaitimmobile. Lui-même resta cloué sur sa place. Ce n’était pas lapersonne qu’il croyait revoir, celle qu’il avait connue. Elle étaitdevenue bien plus belle. Naguère, il y avait en elle quelque chosed’incomplet, d’inachevé : maintenant, elle ressemblait à lacréation d’un artiste qui vient de lui donner la dernièremain ; naguère c’était une jeune fille espiègle, maintenantc’était une femme accomplie, et dans toute la splendeur de sabeauté. Ses yeux levés n’exprimaient plus une simple ébauche dusentiment, mais le sentiment complet. N’ayant pas eu le temps desécher, ses larmes répandaient sur son regard un vernis brillant.Son cou, ses épaules et sa gorge avaient atteint les vraies limitesde la beauté développée. Une partie de ses épaisses tresses decheveux étaient retenues sur la tête par un peigne ; lesautres tombaient en longues ondulations sur ses épaules et sesbras. Non seulement sa grande pâleur n’altérait pas sa beauté, maiselle lui donnait au contraire un charme irrésistible. Andryressentait comme une terreur religieuse ; il continuait à setenir immobile. Elle aussi restait frappée à l’aspect du jeuneCosaque qui se montrait avec les avantages de sa mâle jeunesse. Lafermeté brillait dans ses yeux couverts d’un sourcil develours ; la santé et la fraîcheur sur ses joues hâlées. Samoustache noire luisait comme la soie. – Je n’ai pas la force de terendre grâce, généreux chevalier, dit-elle d’une voix tremblante.Dieu seul peut te récompenser… Elle baissa les yeux, que couvrirentdes blanches paupières, garnies de longs cils sombres. Toute satête se pencha, et une légère rougeur colora le bas de son visage.Andry ne savait que lui répondre. Il aurait bien voulu lui exprimertout ce que ressentait son âme, et l’exprimer avec autant de feuqu’il le sentait, mais il ne put y parvenir. Sa bouche semblaitfermée par une puissance inconnue ; le son manquait à sa voix.Il reconnut que ce n’était pas à lui, élevé au séminaire, et menantdepuis une vie guerrière et nomade, qu’il appartenait de répondre,et il s’indigna contre sa nature de Cosaque. À ce moment, la Tatareentra dans la chambre. Elle avait eu déjà le temps de couper enmorceaux le pain qu’avait apporté Andry, et elle le présenta à samaîtresse sur un plateau d’or. La jeune femme la regarda, puisregarda le pain, puis arrêta enfin ses yeux sur Andry. Ce regard,ému et reconnaissant, où se lisait l’impuissance de s’exprimer avecla langue, fut mieux compris d’Andry que ne l’eussent été de longsdiscours. Son âme se sentit légère ; il lui sembla qu’onl’avait déliée. Il allait parler, quand tout à coup la jeune femmese tourna vers sa suivante, et lui dit avec inquiétude : – Et mamère ? lui as-tu porté du pain ? – Elle dort. – Et à monpère ? – Je lui en ai porté. Il a dit qu’il viendrait lui mêmeremercier le chevalier. Rassurée, elle prit le pain et le porta àses lèvres. Andry la regardait avec une joie inexprimable rompre cepain et le manger avidement, quand tout à coup il se rappela ce foufurieux qu’il avait vu mourir pour avoir dévoré un morceau de pain.Il pâlit et, la saisissant par le bras : – Assez, lui dit-il, nemange pas davantage. Il y a si longtemps que tu n’as pris denourriture que le pain te ferait mal. Elle laissa aussitôt retomberson bras, et, déposant le pain sur le plateau, elle regarda Andrycomme eût fait un enfant docile. – Ô ma reine ! s’écria Andryavec transport, ordonne ce que tu voudras. Demande-moi la chose laplus impossible qu’il y ait au monde ; je courrai t’obéir.Dis-moi de faire ce que ne ferait nul homme, je le ferai ; jeme perdrai pour toi. Ce me serait si doux, je le jure par la SainteCroix, que je ne saurais te dire combien ce me serait doux. J’aitrois villages ; la moitié des troupeaux de chevaux de monpère m’appartient ; tout ce que ma mère lui a donné en dot, ettout ce qu’elle lui cache, tout cela est à moi. Personne de nosCosaques n’a des armes pareilles aux miennes. Pour la seule poignéede mon sabre, on me donne un grand troupeau de chevaux et troismille moutons ! Eh bien ! j’abandonnerai tout cela, je lebrûlerai, j’en jetterai la cendre au vent, si tu me dis une seuleparole, si tu fais un seul mouvement de ton sourcil noir !Peut-être tout ce que je dis n’est que folies et sottises ; jesais bien qu’il ne m’appartient pas, à moi qui ai passé ma vie dansla setch, de parler comme on parle là où se trouvent les rois, lesprinces, et les plus nobles parmi les chevaliers. Je vois bien quetu es une autre créature de Dieu que nous autres, et que les autresfemmes et filles des seigneurs restent loin derrière toi. Avec unesurprise croissante, sans perdre un mot, et toute à son attention,la jeune fille écoutait ces discours pleins de franchise et dechaleur, où se montrait une âme jeune et forte. Elle pencha sonbeau visage en avant, ouvrit la bouche et voulut parler ; maiselle se retint brusquement, en songeant que ce jeune chevaliertenait à un autre parti, et que son père, ses frères, sescompatriotes, restaient des ennemis farouches ; en songeantque les terribles Zaporogues tenaient la ville bloquée de touscôtés, vouant les habitants à une mort certaine. Ses yeux seremplirent de larmes. Elle prit un mouchoir brodé en soie et, s’encouvrant le visage pour lui cacher sa douleur, elle s’assit sur unsiège où elle resta longtemps immobile, la tête renversée, etmordant sa lèvre inférieure de ses dents d’ivoire, comme si elleeût ressenti la piqûre d’une bête venimeuse. – Dis-moi une seuleparole, reprit Andry, la prenant par sa main douce comme la soie.Mais elle se taisait, sans se découvrir le visage, et restaitimmobile. – Pourquoi cette tristesse, dis-moi ? pourquoi tantde tristesse ? Elle ôta son mouchoir de ses yeux, écarta lescheveux qui lui couvraient le visage, et laissa échapper sesplaintes d’une voix affaiblie, qui ressemblait au triste et légerbruissement des joncs qu’agite le vent du soir : – Ne suis-je pasdigne d’une éternelle pitié ? La mère qui m’a mise au monden’est-elle pas malheureuse ? Mon sort n’est-il pas bienamer ? Ô mon destin, n’es-tu pas mon bourreau ? Tu asconduit à mes pieds les plus dignes gentilshommes, les plus richesseigneurs, des comtes et des barons étrangers, et toute la fleur denotre noblesse. Chacun d’eux aurait considéré mon amour comme laplus grande des félicités. Je n’aurais eu qu’à faire un choix, etle plus beau, le plus noble serait devenu mon époux. Pour aucund’eux, ô mon cruel destin, tu n’as fait parler mon cœur ; maistu l’as fait parler, ce faible cœur, pour un étranger, pour unennemi, sans égard aux meilleurs chevaliers de ma patrie. Pourquoi,pour quel péché, pour quel crime, m’as-tu persécutéeimpitoyablement, ô sainte mère de Dieu ? Mes jours sepassaient dans l’abondance et la richesse. Les mets les plusrecherchés, les vins les plus précieux faisaient mon habituellenourriture. Et pourquoi ? pour me faire mourir enfin d’unemort horrible, comme ne meurt aucun mendiant dans le royaume !et c’est peu que je sois condamnée à un sort si cruel ; c’estpeu que je sois obligée de voir, avant ma propre fin, mon père etma mère expirer dans d’affreuses souffrances, eux pour qui j’auraiscent fois donné ma vie. C’est peu que tout cela. Il faut, avant mamort, que je le revoie et que je l’entende ; il faut que sesparoles me déchirent le cœur, que mon sort redouble d’amertume,qu’il me soit encore plus pénible d’abandonner ma jeune vie, que mamort devienne plus épouvantable, et qu’en mourant je vous fasseencore plus de reproches, à toi, mon destin cruel, et à toi(pardonne mon péché), ô sainte mère de Dieu. Quand elle se tut, uneexpression de douleur et d’abattement se peignit sur son visage,sur son front tristement penché et sur ses joues sillonnées delarmes. – Non, il ne sera pas dit, s’écria Andry, que la plus belleet la meilleure des femmes ait à subir un sort si lamentable, quandelle est née pour que tout ce qu’il y a de plus élevé au mondes’incline devant elle comme devant une sainte image. Non tu nemourras pas, je le jure par ma naissance et par tout ce qui m’estcher, tu ne mourras pas ! Mais si rien ne peut conjurer tonmalheureux sort, si rien ne peut te sauver, ni la force, ni labravoure, ni la prière, nous mourrons ensemble, et je mourrai avanttoi, devant toi, et ce n’est que mort qu’on pourra me séparer detoi. – Ne t’abuse pas, chevalier, et ne m’abuse pas moi-même, luirépondit-elle en secouant lentement la tête. Je ne sais que tropbien qu’il ne t’est pas possible de m’aimer ; je connais tondevoir. Tu as un père, des amis, une patrie qui t’appellent, etnous sommes tes ennemis. – Eh ! que me font mes amis, mapatrie, mon père ? reprit Andry, en relevant fièrement lefront et redressant sa taille droite et svelte comme un jonc duDniepr. Si tu crois cela, voilà ce que je vais te dire : je n’aipersonne, personne, personne, répéta-t-il obstinément, en faisantce geste par lequel un Cosaque exprime un parti pris et une volontéirrévocable. Qui m’a dit que l’Ukraine est ma patrie ? Qui mel’a donnée pour patrie ? La patrie est ce que notre âmedésire, révère, ce qui nous est plus cher que tout. Ma patrie,c’est toi, Et cette patrie-là, je ne l’abandonnerai plus tant queje serai vivant, je la porterai dans mon cœur. Qu’on vienne l’enarracher ! Immobile un instant, elle le regarda droit auxyeux, et soudain, avec toute l’impétuosité dont est capable unefemme qui ne vit que par les élans du cœur, elle se jeta à son cou,le serra dans ses bras, et se mit à sangloter. Dans ce moment larue retentit de cris confus, de trompettes et de tambours. MaisAndry ne les entendait pas ; il ne sentait rien autre choseque la tiède respiration de la jeune fille qui lui caressait lajoue, que ses larmes qui lui baignaient le visage, que ses longscheveux qui lui enveloppaient la tête d’un réseau soyeux etodorant. Tout à coup la Tatare entra dans la chambre en jetant descris de joie. – Nous sommes sauvés, disait-elle toute horsd’elle-même ; les nôtres sont entrés dans la ville, amenant dupain, de la farine, et des Zaporogues prisonniers. Mais ni l’un nil’autre ne fit attention à ce qu’elle disait. Dans le délire de sapassion, Andry posa ses lèvres sur la bouche qui effleurait sajoue, et cette bouche ne resta pas sans réponse. Et le Cosaque futperdu, perdu pour toute la chevalerie cosaque. Il ne verra plus nila setch, ni les villages de ses pères, ni le temple de Dieu. Etl’Ukraine non plus ne reverra pas l’un des plus braves de sesenfants. Le vieux Tarass s’arrachera une poignée de ses cheveuxgris, et il maudira le jour et l’heure où il a, pour sa proprehonte, donné naissance à un tel fils !

Chapitre 7

 

Le tabor des Zaporogues était rempli de bruit et de mouvement.D’abord personne ne pouvait exactement expliquer comment undétachement de troupes royales avait pénétré dans la ville. Ce futplus tard qu’on s’aperçut que tout le kourèn de Peréiaslav, placédevant une des portes de la ville, était resté la veille ivremort ; il n’était donc pas étonnant que la moitié des Cosaquesqui le composaient eût été tuée et l’autre moitié prisonnière, sansqu’ils eussent eu le temps de se reconnaître. Avant que les kourénivoisins, éveillés par le bruit, eussent pu prendre les armes, ledétachement entrait déjà dans la ville, et ses derniers rangssoutenaient la fusillade contre les Zaporogues mal éveillés qui sejetaient sur eux en désordre. Le kochevoï fit rassembler l’armée,et lorsque tous les soldats réunis en cercle, le bonnet à la main,eurent fait silence, il leur dit :

– Voilà donc, seigneurs frères, ce qui est arrivé cettenuit ; voilà jusqu’où peut conduire l’ivresse ; voilàl’injure que nous a faite l’ennemi ! Il paraît que c’est làvotre habitude : si l’on vous double la ration, vous êtes prêts àvous soûler de telle sorte que l’ennemi du nom chrétien peut nonseulement vous ôter vos pantalons, mais même vous éternuer auvisage, sans que vous y fassiez attention.

Tous les Cosaques tenaient la tête basse, sentant bien qu’ilsétaient coupables. Le seul ataman du kourèn de Nésamaïko[31], Koukoubenko, éleva la voix. – Arrête,père, lui dit-il ; quoiqu’il ne soit pas écrit dans la loiqu’on puisse faire quelque observation quand le kochevoï parledevant toute l’armée, cependant, l’affaire ne s’étant point passéecomme tu l’as dit, il faut parler. Tes reproches ne sont pascomplètement justes. Les Cosaques eussent été fautifs et dignes dela mort s’ils s’étaient enivrés pendant la marche, la bataille, ouun travail important et difficile ; mais nous étions là sansrien faire, à nous ennuyer devant cette ville. Il n’y avait nicarême, ni aucune abstinence ordonnée par l’Église. Comment veux-tudonc que l’homme ne boive pas quand il n’a rien à faire ? iln’y a point de péché à cela. Mais nous allons leur montrermaintenant ce que c’est que d’attaquer des gens inoffensifs. Nousles avons bien battus auparavant nous allons maintenant les battrede manière qu’ils n’emportent pas leurs talons à la maison. Lediscours du kourennoï plut aux Cosaques. Ils relevèrent leurs têtesbaissées, et beaucoup d’entre eux firent un signe de satisfaction,en disant : – Koukoubenko a bien parlé. Et Tarass Boulba, qui setenait non loin du kochévoï, ajouta : – Il paraît, kochévoï, queKoukoubenko a dit la vérité. Que répondras-tu à cela ? – Ceque je répondrai ? je répondrai : Heureux le père qui a donnénaissance à un pareil fils ! Il n’y a pas une grande sagesse àdire un mot de reproche ; mais il y a une grande sagesse àdire un mot qui, sans se moquer du malheur de l’homme, le ranime,lui rende du courage, comme les éperons rendent du courage à uncheval que l’abreuvoir a rafraîchi. Je voulais moi-même vous direensuite une parole consolante ; mais Koukoubenko m’a prévenu.– Le kochévoï a bien parlé ! s’écria-t-on dans les rangs desZaporogues. – C’est une bonne parole, disaient les autres. Et mêmeles plus vieux, qui se tenaient là comme des pigeons gris, firentavec leurs moustaches une grimace de satisfaction, et dirent : –Oui, c’est une parole bien dite. – Maintenant, écoutez-moi,seigneurs, continua le kochévoï. Prendre une forteresse, enescalader les murs, ou bien y percer des trous à la manière desrats, comme font les maîtres allemands (qu’ils voient le diable ensonge !), c’est indécent et nullement l’affaire des Cosaques.Je ne crois pas que l’ennemi soit entré dans la ville avec degrandes provisions. Il ne menait pus avec lui beaucoup de chariots.Les habitants de la ville sont affamés, ce qui veut dire qu’ilsmangeront tout d’une fois ; et quant au foin pour les chevaux,ma foi, je ne sais guère où ils en trouveront, à moins quequelqu’un de leurs saints ne leur en jette du haut du ciel… Maisceci, il n’y a que Dieu qui le sache, car leurs prêtres ne sontforts qu’en paroles. Pour cette raison ou pour une autre, ilsfiniront par sortir de la ville. Qu’on se divise donc en troiscorps, et qu’on les place devant les trois portes cinq kourénidevant la principale, et trois kouréni devant chacune des deuxautres. Que le kourèn de Diadniv et celui de Korsoun se mettent enembuscade : le polkovnik Tarass Boulba, avec tout son polk, aussien embuscade. Les kouréni de Titareff et de Tounnocheff, en réservedu côté droit ; ceux de Tcherbinoff et de Stéblikiv, du côtégauche. Et vous, sortez des rangs, jeunes gens qui vous sentez lesdents aiguës pour insulter, pour exciter l’ennemi. Le Polonais n’apas de cervelle ; il ne sait pas supporter les injures, etpeut-être qu’aujourd’hui même ils passeront les portes. Que chaqueataman fasse la revue de son kourèn, et, s’il ne le trouve pas aucomplet, qu’il prenne du monde dans les débris de celui dePériaslav. Visitez bien toutes choses ; qu’on donne à chaqueCosaque un verre de vin pour le dégriser, et un pain. Mais je croisqu’ils sont assez rassasiés de ce qu’ils ont mangé hier, car, envérité, ils ont tellement bâfré toute la nuit, que, si je m’étonned’une chose, c’est qu’ils ne soient pas tous crevés. Et voiciencore un ordre que je donne : Si quelque cabaretier juif s’avisede vendre un seul verre de vin à un seul Cosaque, je lui feraiclouer au front une oreille de cochon, et je le ferai pendre latête en bas. À l’œuvre, frères ! à l’œuvre ! C’est ainsique le kochévoï distribua ses ordres. Tous le saluèrent en secourbant jusqu’à la ceinture, et, prenant la route de leurschariots, ils ne remirent leurs bonnets qu’arrivés à une grandedistance. Tous commencèrent à s’équiper, à essayer leurs lances etleurs sabres, à remplir de poudre leurs poudrières, à préparerleurs chariots et à choisir leurs montures. En rejoignant soncampement, Tarass se mit à penser, sans le deviner toutefois, à cequ’était devenu Andry. L’avait-on pris et garrotté, pendant sonsommeil, avec les autres ? Mais non, Andry n’est pas homme àse rendre vivant. On ne l’avait pas non plus trouvé parmi lesmorts. Tout pensif, Tarass cheminait devant son polk, sans entendreque quelqu’un l’appelait depuis longtemps par son nom. – Qui medemande ? dit-il enfin en sortant de sa rêverie. Le juifYankel était devant lui. – Seigneur polkovnik, seigneur polkovnik,disait il d’une voix brève et entrecoupée, comme s’il voulait luifaire part d’une nouvelle importante, j’ai été dans la ville,seigneur polkovnik. Tarass regarda le juif d’un air ébahi : – Quidiable t’a mené là ? – Je vais vous le raconter, dit Yankel.Dès que j’entendis du bruit au lever du soleil et que les Cosaquestirèrent des coups de fusil, je pris mon caftan, et, sans lemettre, je me mis à courir. Ce n’est qu’en route que je passai lesmanches ; car je voulais savoir moi-même la cause de ce bruit,et pourquoi les Cosaques tiraient de si bonne heure. J’arrivai auxportes de la ville au moment où entrait la queue du convoi. Jeregarde, et que vois-je l’officier Galandowitch. C’est un homme queje connais ; il me doit cent ducats depuis trois ans. Et moi,je me mis à le suivre comme pour réclamer ma créance, et voilàcomment je suis entré dans la ville. – Eh quoi ! tu es entrédans la ville, et tu voulais encore lui faire payer sa dette ?lui dit Boulba. Comment donc ne t’a-t-il pas fait pendre comme unchien ? – Certes, il voulait me faire pendre, répondit lejuif ; ses gens m’avaient déjà passé la corde au cou. Mais jeme mis à supplier le seigneur ; je lui dis que j’attendrais lepayement de ma créance aussi longtemps qu’il le voudrait, et jepromis de lui prêter encore de l’argent, s’il voulait m’aider à mefaire rendre ce que me doivent d’autres chevaliers ; car, àdire vrai, le seigneur officier n’a pas un ducat dans la poche,tout comme s’il était Cosaque, quoiqu’il ait des villages, desmaisons, quatre châteaux et des steppes qui s’étendent jusqu’àChklov. Et maintenant, si les juifs de Breslav ne l’eussent paséquipé, il n’aurait pas pu aller à la guerre. C’est aussi pour celaqu’il n’a point paru à la diète. – Qu’as-tu donc fait dans laville ? as-tu vu les nôtres ? – Comment donc ! il yen a beaucoup des nôtres : Itska, Rakhoum, Khaïvalkh, l’intendant…– Qu’ils périssent tous, les chiens ! s’écria Tarass encolère. Que viens-tu me mettre sous le nez ta maudite race dejuifs ? je te parle de nos Zaporogues. – Je n’ai pas vu nosZaporogues ; mais j’ai vu le seigneur Andry. – Tu as vuAndry ? dit Boulba. Eh bien ! quoi ? comment ?où l’as-tu vu ? dans une fosse, dans une prison, attaché,enchaîné ? – Qui aurait osé attacher le seigneur Andry ?c’est à présent l’un des plus grands chevaliers. Je ne l’auraispresque pas reconnu. Les brassards sont en or, la ceinture est enor, il n’y a que de l’or sur lui. Il est tout étincelant d’or,comme quand au printemps le soleil reluit sur l’herbe. Et levaïvode lui a donné son meilleur cheval ; ce cheval seul coûtedeux cents ducats. Boulba resta stupéfait : – Pourquoi donc a-t-ilmis une armure qui ne lui appartient pas ? Parce qu’elle étaitmeilleure que la sienne ; c’est pour cela qu’il l’a mise. Etmaintenant il parcourt les rangs, et d’autres parcourent les rangs,et il enseigne, et on l’enseigne, comme s’il était le plus richedes seigneurs polonais. – Qui donc le force à faire toutcela ? – Je ne dis pas qu’on l’ait forcé. Est-ce que leseigneur Tarass ne sait pas qu’il est passé dans l’autre parti parsa propre volonté ? – Qui a passé ? – Le seigneur Andry.– Où a-t-il passé ? – Il a passé dans l’autre parti ; ilest maintenant des leurs. – Tu mens, oreille de cochon. – Commentest-il possible que je mente ? Suis-je un sot, pour mentircontre ma propre tête ? Est-ce que je ne sais pas qu’on pendun juif comme un chien, s’il ose mentir devant un seigneur ? –C’est-à-dire que, d’après toi, il a vendu sa patrie et sareligion ? – Je ne dis pas qu’il ait vendu quelquechose ; je dis seulement qu’il a passé dans l’autre parti. –Tu mens, juif du diable ; une telle chose ne s’est jamais vuesur la terre chrétienne. Tu mens, chien. – Que l’herbe croisse surle seuil de ma maison, si je mens. Que chacun crache sur le tombeaude mon père, de ma mère, de mon beau-père, de mon grand-père et dupère de ma mère, si je mens. Si le seigneur le désire, je vais luidire pourquoi il a passé. – Pourquoi ? – Le vaïvode a unefille qui est si belle, mon saint Dieu, si belle… Ici le juifessaya d’exprimer par ses gestes la beauté de cette fille, enécartant les mains, en clignant des yeux, et en relevant le coin dela bouche comme s’il goûtait quelque chose de doux. – Eh bien,quoi ? Après… – C’est pour elle qu’il a passé de l’autre côté.Quand un homme devient amoureux, il est comme une semelle qu’on mettremper dans l’eau pour la plier ensuite comme on veut. Boulba semit à réfléchir profondément. Il se rappela que l’influence d’unefaible femme était grande ; qu’elle avait déjà perdu bien deshommes forts, et que la nature d’Andry était fragile par ce côté.Il se tenait immobile, comme planté à sa place. – Écoute,seigneur ; je raconterai tout au seigneur, dit le juif Dès quej’entendis le bruit du matin, dès que je vis qu’on entrait dans laville, j’emportai avec moi, à tout événement, une rangée de perles,car il y a des demoiselles dans la ville ; et s’il y a desdemoiselles, me dis-je à moi-même, elles achèteront mes perles,n’eussent-elles rien à manger. Et dès que les gens de l’officierpolonais m’eurent lâché, je courus à la maison du vaïvode, pour yvendre mes perles. J’appris tout d’une servante tatare ; ellem’a dit que la noce se ferait dès qu’on aurait chassé lesZaporogues. Le seigneur Andry a promis de chasser les Zaporogues. –Et tu ne l’as pas tué sur place, ce fils du diable ? s’écriaBoulba. – Pourquoi le tuer ? Il a passé volontairement. Où estla faute de l’homme ? Il est allé là où il se trouvait mieux.– Et tu l’as vu en face ? – En face, certainement. Quelsuperbe guerrier ? il est plus beau que tous les autres. QueDieu lui donne bonne santé ! Il m’a reconnu à l’instant même,et quand je m’approchai de lui, il m’a dit… – Qu’est-ce qu’il t’adit ? – Il m’a dit !… c’est-à-dire il a commencé par mefaire un signe du doigt, et puis il m’a dit : « Yankel ! » Etmoi : « Seigneur Andry ! » Et lui : « Yankel, dis à mon père,à mon frère, aux Cosaques, aux Zaporogues, dis à tout le monde quemon père n’est plus mon père, que mon frère n’est plus mon frère,que mes camarades ne sont plus mes camarades, et que je veux mebattre contre eux tous, contre eux tous. » – Tu mens, Judas !s’écria Tarass hors de lui ; tu mens, chien. Tu as crucifié leChrist, homme maudit de Dieu. Je te tuerai, Satan. Sauve-toi, si tune veux pas rester mort sur le coup. En disant cela, Tarass tirason sabre. Le juif épouvanté se mit à courir de toute la rapiditéde ses sèches et longues jambes ; et longtemps il courut, sanstourner la tête, à travers les chariots des Cosaques, et longtempsencore dans la plaine, quoique Tarass ne l’eût pas poursuivi,réfléchissant qu’il était indigne de lui de s’abandonner à sacolère contre un malheureux qui n’en pouvait mais. Boulba sesouvint alors qu’il avait vu, la nuit précédente, Andry traverserle tabor menant une femme avec lui. Il baissa sa tête grise, etcependant il ne voulait pas croire encore qu’une action aussiinfâme eût été commise, et que son propre fils eût pu vendre ainsisa religion et son âme. Enfin il conduisit son polk à la place quilui était désignée, derrière le seul bois que les Cosaquesn’eussent pas encore brûlé. Cependant les Zaporogues, à pied et àcheval se mettaient en marche dans la direction des trois portes dela ville. L’un après l’autre défilaient les divers kouréni,composant l’armée. Il ne manquait que le seul kourèn dePeréiaslav ; les Cosaques qui le composaient avaient bu laveille tout ce qu’ils devaient boire en leur vie. Tel s’étaitréveillé garrotté dans les mains des ennemis ; tel avait passéendormi de la vie à la mort, et leur ataman lui-même, Khlib,s’était trouvé sans pantalon et sans vêtement supérieur au milieudu camp polonais. On s’aperçut dans la ville du mouvement desCosaques. Toute la population accourut sur les remparts, et untableau animé se présenta aux yeux des Zaporogues. Les chevalierspolonais, plus richement vêtus l’un que l’autre, occupaient lamuraille. Leurs casques en cuivre, surmontés de plumes blanchescomme celles du cygne, étincelaient au soleil ; d’autresportaient de petits bonnets, roses ou bleus, penchés sur l’oreille,et des caftans aux manches flottantes, brodés d’or ou de soieries.Leurs sabres et leurs mousquets, qu’ils achetaient à grand prix,étaient, comme tout leur costume, chargés d’ornements. Au premierrang, se tenait plein de fierté, portant un bonnet rouge et or, lecolonel de la ville de Boudjak. Plus grand et plus gros que tousles autres, il était serré dans son riche caftan. Plus loin, prèsd’une porte latérale, se tenait un autre colonel, petit hommemaigre et sec. Ses petits yeux vifs lançaient des regards perçantssous leurs sourcils épais. Il se tournait avec vivacité, endésignant les postes de sa main effilée, et distribuant des ordres.On voyait que, malgré sa taille chétive, c’était un homme deguerre. Près de lui se trouvait un officier long et fluet, portantd’épaisses moustaches sur un visage rouge. Ce Seigneur aimait lesfestins et l’hydromel capiteux. Derrière eux était groupée unefoule de petits gentillâtres qui s’étaient armés, les uns à leurspropres frais, les autres aux frais de la couronne, ou avec l’aidede l’argent des juifs, auxquels ils avaient engagé tout ce quecontenaient les petits castels de leurs pères. Il y avait encoreune foule de ces clients parasites que les sénateurs menaient aveceux pour leur faire cortège, qui, la veille, volaient du buffet oude la table quelque coupe d’argent, et, le lendemain, montaient surle siège de la voiture pour servir de cochers. Enfin, il y avait làde toutes espèces de gens. Les rangs des Cosaques se tenaientsilencieusement devant les murs ; aucun d’entre eux ne portaitd’or sur ses habits ; on ne voyait briller, par-ci par-là, lesmétaux précieux que sur les poignées des sabres ou les crosses desmousquets. Les Cosaques n’aimaient pas à se vêtir richement pour labataille ; leurs caftans et leurs armures étaient fortsimples, et l’on ne voyait, dans tous les escadrons, que de longuesfiles bigarrées de bonnets noirs à la pointe rouge. Deux Cosaquessortirent des rangs des Zaporogues. L’un était tout jeune, l’autreun peu plus âgé ; tous deux avaient, selon leur façon de dire,de bonnes dents pour mordre, non seulement en paroles, mais encoreen action. Ils s’appelaient Okhrim Nach et Mikita Colokopitenko.Démid Popovitch les suivait, vieux Cosaque qui hantait depuislongtemps la setch, qui était allé jusque sous les mursd’Andrinople, et qui avait souffert bien des traverses en sa vie.Une fois, en se sauvant d’un incendie, il était revenu à la setch,avec la tête toute goudronnée, toute noircie, et les cheveuxbrûlés. Mais depuis lors, il avait eu le temps de se refaire etd’engraisser ; sa longue touffe de cheveux entourait sonoreille, et ses moustaches avaient repoussé noires et épaisses.Popovitch était renommé pour sa langue bien affilée. – Toutel’armée a des joupans rouges, dit-il ; mais je voudrais biensavoir si la valeur de l’armée est rouge aussi[32] ! – Attendez, s’écria d’en haut legros colonel ; je vais vous garrotter tous. Rendez, esclaves,rendez vos mousquets et vos chevaux. Avez-vous vu comme j’ai déjàgarrotté les vôtres ? Qu’on amène les prisonniers sur leparapet. Et l’on amena les Zaporogues garrottés. Devant euxmarchait leur ataman Khlib, sans pantalon et sans vêtementsupérieur, dans l’état où on l’avait saisi. Et l’ataman baissa latête, honteux de sa nudité et de ce qu’il avait été pris endormant, comme un chien. – Ne t’afflige pas, Khlib, nous tedélivrerons, lui criaient d’en bas les Cosaques. – Ne t’affligepas, ami, ajouta l’ataman Borodaty, ce n’est pas ta faute si l’ont’a pris tout nu ; cela peut arriver à chacun. Mais honte àeux, qui t’exposent ignominieusement sans avoir, par décence,couvert ta nudité. – Il paraît que vous n’êtes braves que quandvous avez affaire à des gens endormis, dit Golokopitenko, enregardant le parapet. – Attendez, attendez, nous vous couperons vostouffes de cheveux, lui répondit-on d’en haut. – Je voudrais bienvoir comment ils nous couperaient nos touffes, disait Popovitch entournant devant eux sur son cheval. Et puis il ajouta, en regardantles siens : – Mais peut-être que les Polonais disent lavérité ; si ce gros-là les amène, ils seront bien défendus. –Pourquoi crois-tu qu’ils seront bien défendus ? répliquèrentles cosaques, sûrs d’avance que Popovitch allait lâcher un bon mot.– Parce que toute l’armée peut se cacher derrière lui, et qu’ilserait fort difficile d’attraper quelqu’un avec la lance par delàson ventre. Tous les Cosaques se mirent à rire et, longtemps après,beaucoup d’entre eux secouaient encore la tête en répétant : – Cediable de Popovitch ! s’il s’avise de décocher un mot àquelqu’un, alors… Et les Cosaques n’achevèrent pas de dire cequ’ils entendaient par alors… – Reculez, reculez ! s’écria lekochevoï. Car les Polonais semblaient ne pas vouloir supporter unepareille bravade, et le colonel avait fait un signe de la main. Eneffet, à peine les Cosaques s’étaient-ils retirés, qu’une déchargede mousqueterie retentit sur le haut du parapet. Un grand mouvementse fit dans la ville ; le vieux vaïvode apparut lui-même,monté sur son cheval. Les portes s’ouvrirent, et l’armée polonaiseen sortit. À l’avant-garde marchaient les hussards[33], bien alignés, puis les cuirassiersavec des lances, tous portant des casques en cuivre. Derrière euxchevauchaient les plus riches gentilshommes, habillés chacun selonson caprice. Ils ne voulaient pas se mêler à la foule des soldats,et celui d’entre eux qui n’avait pas de commandement s’avançaitseul à la tête de ses gens. Puis venaient d’autres rangs, puisl’officier fluet, puis d’autres rangs encore, puis le gros colonel,et le dernier qui quitta la ville fut le colonel sec et maigre. –Empêchez-les, empêchez-les d’aligner leurs rangs, criait lekochévoï. Que tous les kouréni attaquent à la fois. Abandonnez lesautres portes. Que le kourèn de Titareff attaque par son côté et lekourèn de Diadkoff par le sien. Koukoubenko et Palivoda, tombez sureux par derrière. Divisez-les, confondez-les. Et les Cosaquesattaquèrent de tous les côtés. Ils rompirent les rangs polonais,les mêlèrent et se mêlèrent avec eux, sans leur donner le temps detirer un coup de mousquet. On ne faisait usage que des sabres etdes lances. Dans cette mêlée générale, chacun eut l’occasion de semontrer. Démid Popovitch tua trois fantassins et culbuta deuxgentilshommes à bas de leurs chevaux, en disant : – Voilà de bonschevaux ; il y a longtemps que j’en désirais de pareils. Et illes chassa devant lui dans la plaine, criant aux autres Cosaques deles attraper ; puis il retourna dans la mêlée, attaqua lesseigneurs qu’il avait démontés, tua l’un d’eux, jeta sonarank[34] au cou de l’autre, et le traîna àtravers la campagne, après lui avoir pris son sabre à la richepoignée et sa bourse pleine de ducats. Kobita, bon Cosaque encorejeune, en vint aux mains avec un des plus braves de l’arméepolonaise, et ils combattirent longtemps corps à corps. Le Cosaquefinit par triompher ; il frappa le Polonais dans la poitrineavec un couteau turc ; mais ce fut en vain pour sonsalut ; une balle encore chaude l’atteignit à la tempe. Leplus noble des seigneurs polonais l’avait ainsi tué, le plus beaudes chevaliers et d’ancienne extraction princière ; celui-cise portait partout, sur son vigoureux cheval bai clair, et s’étaitdéjà signalé par maintes prouesses. Il avait sabré deux Zaporogues,renversé un bon Cosaque, Fédor Korj, et l’avait percé de sa lanceaprès avoir abattu son cheval d’un coup de pistolet. Il venaitencore de tuer Kobita. – C’est avec celui-là que je voudraisessayer mes forces, s’écria l’ataman du kourèn de Nésamaïko,Koukoubenko. Il donna de l’éperon à son cheval et s’élança sur lePolonais, en criant d’une voix si forte que tous ceux qui setrouvaient proche tressaillirent involontairement. Le Polonais eutl’intention de tourner son cheval pour faire face à ce nouvelennemi ; mais l’animal ne lui obéit point. Épouvanté par ceterrible cri, il avait fait un bond de côté, et Koukoubenko putfrapper, d’une balle dans le dos, le Polonais qui tomba de soncheval. Même alors, le Polonais ne se rendit pas ; il tâchaencore de percer l’ennemi, mais sa main affaiblie laissa retomberson sabre. Koukoubenko prit à deux mains sa lourde épée, lui enenfonça la pointe entre ses lèvres pâlies. L’épée lui brisa lesdents, lui coupa la langue, lui traversa les vertèbres du cou, etpénétra profondément dans la terre où elle le cloua pour toujours.Le sang rosé jaillit de la blessure, ce sang de gentilhomme, et luiteignit son caftan jaune brodé d’or. Koukoubenko abandonna lecadavre, et se jeta avec les siens sur un autre point. – Commentpeut-on laisser là une si riche armure sans la ramasser ? ditl’ataman du kourèn d’Oumane, Borodaty. Et il quitta ses gens pours’avancer vers l’endroit où le gentilhomme gisait à terre. – J’aitué sept seigneurs de ma main, mais je n’ai trouvé sur aucun d’euxune aussi belle armure. Et Borodaty, entraîné par l’ardeur du gain,se baissa pour enlever cette riche dépouille. Il lui ôta sonpoignard turc, orné de pierres précieuses, lui enleva sa boursepleine de ducats, lui détacha du cou un petit sachet qui contenait,avec du linge fin, une boucle de cheveux donnée par une jeunefille, en souvenir d’amour. Borodaty n’entendit pas que l’officierau nez rouge arrivait sur lui par derrière, celui-là même qu’ilavait déjà renversé de la selle, après l’avoir marqué d’une balafreau visage. L’officier leva son sabre et lui asséna un coup terriblesur son cou penché. L’amour du butin n’avait pas mené à une bonnefin l’ataman Borodaty. Sa tête puissante roula par terre d’un côté,et son corps de l’autre, arrosant l’herbe de son sang. À peinel’officier vainqueur avait-il saisi par sa touffe de cheveux latête de l’ataman pour la pendre à sa selle, qu’un vengeur s’étaitdéjà levé. Ainsi qu’un épervier qui, après avoir tracé des cerclesavec ses puissantes ailes, s’arrête tout à coup immobile dansl’air, et fond comme la flèche sur une caille qui chante dans lesblés près de la route, ainsi le fils de Tarass, Ostap, s’élança surl’officier polonais et lui jeta son nœud coulant autour du cou. Levisage rouge de l’officier rougit encore quand le nœud coulant luiserra la gorge. Il saisit convulsivement son pistolet, mais sa mainne put le diriger, et la balle alla se perdre dans la plaine. Ostapdétacha de la selle du Polonais un lacet en soie dont il se servaitpour lier les prisonniers, lui garrotta les pieds et les bras,attacha l’autre bout du lacet à l’arçon de sa propre selle, et letraîna à travers champs, en criant aux Cosaques d’Oumane d’allerrendre les derniers devoirs à leur ataman. Quand les Cosaques de cekourèn apprirent que leur ataman n’était plus en vie, ilsabandonnèrent le combat pour relever son corps, et se concertèrentpour savoir qui il fallait choisir à sa place. – Mais à quoi bontenir de longs conseils ! dirent-ils enfin ; il estimpossible de choisir un meilleur kourennoï qu’Ostap Boulba. Il estvrai qu’il est plus jeune que nous tous ; mais il a del’esprit et du sens comme un vieillard. Ostap, ôtant son bonnet,remercia ses camarades de l’honneur qu’ils lui faisaient, mais sansprétexter ni sa jeunesse, ni son manque d’expérience, car, en tempsde guerre, il n’est pas permis d’hésiter. Ostap les conduisitaussitôt contre l’ennemi, et leur prouva que ce n’était pas à tortqu’ils l’avaient choisi pour ataman. Les Polonais sentirent quel’affaire devenait trop chaude ; ils reculèrent ettraversèrent la plaine pour se rassembler de l’autre côté. Le petitcolonel fit signe à une troupe de quatre cents hommes qui setenaient en réserve près de la porte de la ville, et ils firent unedécharge de mousqueterie sur les Cosaques. Mais ils n’atteignirentque peu de monde. Quelques balles allèrent frapper les bœufs del’armée, qui regardaient stupidement le combat. Épouvantés, cesanimaux poussèrent des mugissements, se ruèrent sur le tabor desCosaques, brisèrent des chariots et foulèrent aux pieds beaucoup demonde. Mais Tarass, en ce moment, s’élançant avec son polk del’embuscade où il était posté, leur barra le passage, en faisantjeter de grands cris à ses gens. Alors tout le troupeau furieux,éperdu, se retourna sur les régiments polonais qu’il mit endésordre. – Grand merci, taureaux ! criaient lesZaporogues ; vous nous avez bien servis pendant la marche,maintenant, vous nous servez à la bataille ! Les Cosaques seruèrent de nouveau sur l’ennemi. Beaucoup de Polonais périrent,beaucoup de Cosaques se distinguèrent, entre autres Metelitza,Chilo, les deux Pissarenko, Vovtousenko. Se voyant pressés detoutes parts, les Polonais élevèrent leur bannière en signe deralliement, et se mirent à crier qu’on leur ouvrît les portes de laville. Les portes fermées s’ouvrirent en grinçant sur leurs gondset reçurent les cavaliers fugitifs, harassés, couverts depoussière, comme la bergerie reçoit les brebis. Beaucoup deZaporogues voulaient les poursuivre jusque dans la ville, maisOstap arrêta les siens en leur disant : – Éloignez-vous, seigneursfrères, éloignez-vous des murailles ; il n’est pas bon de s’enapprocher. Ostap avait raison, car, dans le moment même, unedécharge générale retentit du haut des remparts. Le kochévoïs’approcha pour féliciter Ostap. – C’est encore un jeune ataman,dit-il, mais il conduit ses troupes comme un vieux chef. Le vieuxTarass tourna la tête pour voir quel était ce nouvel ataman ;il aperçut son fils Ostap à la tête du kourèn d’Oumane, le bonnetsur l’oreille la massue d’ataman dans sa main droite. – Voyez-vousle drôle ! se dit-il tout joyeux. Et il remercia tous lesCosaques d’Oumane pour l’honneur qu’ils avaient fait à son fils.Les Cosaques reculèrent jusqu’à leur tabor ; les Polonaisparurent de nouveau sur le parapet, mais, cette fois, leurs richesjoupans étaient déchirés, couverts de sang et de poussière. –Holà ! hé ! avez-vous pansé vos blessures ? leurcriaient les Zaporogues. – Attendez ! Attendez !répondait d’en haut le gros colonel en agitant une corde dans sesmains. Et longtemps encore, les soldats des deux partis échangèrentdes menaces et des injures. Enfin, ils se séparèrent. Les unsallèrent se reposer des fatigues du combat ; les autres semirent à appliquer de la terre sur leurs blessures et déchirèrentles riches habits qu’ils avaient enlevés aux morts pour en fairedes bandages. Ceux qui avaient conservé le plus de forces,s’occupèrent à rassembler les cadavres de leurs camarades et à leurrendre les derniers honneurs. Avec leurs épées et leurs lances, ilscreusèrent des fosses dont ils emportaient la terre dans les pansde leurs habits ; ils y déposèrent soigneusement les corps desCosaques, et les recouvrirent de terre fraîche pour ne pas leslaisser en pâture aux oiseaux. Les cadavres des Polonais furentattachés par dizaines aux queues des chevaux, que les Zaporogueslancèrent dans la plaine en les chassant devant eux à grands coupsde fouet. Les chevaux furieux coururent longtemps à travers leschamps, traînant derrière eux les cadavres ensanglantés quiroulaient et se heurtaient dans la poussière. Le soir venu, tousles kouréni s’assirent en rond et se mirent à parler des hautsfaits de la journée. Ils veillèrent longtemps ainsi. Le vieuxTarass se coucha plus tard que tous les autres ; il necomprenait pas pourquoi Andry ne s’était pas montré parmi lescombattants. Le Judas avait-il eu honte de se battre contre sesfrères ? Ou bien le juif l’avait il trompé, et Andry setrouvait-il en prison. Mais Tarass se souvint que le cœur d’Andryavait toujours été accessible aux séductions des femmes, et, danssa désolation, il se mit à maudire la Polonaise qui avait perdu sonfils, à jurer qu’il en tirerait vengeance. Il aurait tenu sonserment, sans être touché par la beauté de cette femme ; ill’aurait traînée par ses longs cheveux à travers tout le camp desCosaques ; il aurait meurtri et souillé ses belles épaules,aussi blanches que la neige éternelle qui couvre le sommet deshautes montagnes ; il aurait mis en pièces son beau corps.Mais Boulba ne savait pas lui-même ce que Dieu lui préparait pourle lendemain… Il finit par s’endormir, tandis que la garde,vigilante et sobre, se tint toute la nuit près des feux, regardantavec attention de tous côtés dans les ténèbres.

Chapitre 8

 

Le soleil n’était pas encore arrivé à la moitié de sa coursedans le ciel, que tous les Zaporogues se réunissaient en assemblée.De la setch était venue la terrible nouvelle que les Tatars,pendant l’absence des Cosaques, l’avaient entièrement pillée,qu’ils avaient déterré le trésor que les Cosaques conservaientmystérieusement sous la terre ; qu’ils avaient massacré oufait prisonniers tous ceux qui restaient, et qu’emmenant tous lestroupeaux, tous les haras, ils s’étaient dirigés en droite lignesur Pérékop. Un seul Cosaque, Maxime Golodoukha, s’était échappé enroute des mains des Tatars ; il avait poignardé le mirza,enlevé son sac rempli de sequins, et, sur un cheval tatar, enhabits tatars, il s’était soustrait aux poursuites par une coursede deux jours et de deux nuits. Son cheval était mort defatigue ; il en avait pris un autre, l’avait encore tué, etsur le troisième enfin il était arrivé dans le camp des Zaporogues,ayant appris en route qu’ils assiégeaient Doubno. Il ne putqu’annoncer le malheur qui était arrivé ; mais commentétait-il arrivé, ce malheur ? Les Cosaques demeurés à la setchs’étaient-ils enivrés selon la coutume zaporogue, et rendusprisonniers dans l’ivresse ? Comment les Tatars avaient-ilsdécouvert l’endroit où était enterré le trésor de l’armée ? Iln’en put rien dire. Le Cosaque était harassé de fatigue ; ilarrivait tout enflé ; le vent lui avait brûlé le visage, iltomba sur la terre, et s’endormit d’un profond sommeil.

En pareil cas, c’était la coutume zaporogue de se lanceraussitôt à la poursuite des ravisseurs, et de tâcher de lesatteindre en route, car autrement les prisonniers pouvaient êtretransportés sur les bazars de l’Asie Mineure, à Smyrne, à l’île deCrète, et Dieu sait tous les endroits où l’on aurait vu les têtes àlongue tresse des Zaporogues. Voilà pourquoi les Cosaques s’étaientassemblés. Tous, du premier au dernier, se tenaient debout, lebonnet sur la tête, car ils n’étaient pas venus pour entendrel’ordre du jour de l’ataman, mais pour se concerter comme égauxentre eux.

– Que les anciens donnent d’abord leur conseil ! criait-ondans la foule.

– Que le kochévoï donne son conseil ! disaient lesautres.

Et le kochévoï, ôtant son bonnet, non plus comme chef desCosaques, mais comme leur camarade, les remercia de l’honneurqu’ils lui faisaient et leur dit :

– Il y en a beaucoup parmi nous qui sont plus anciens que moi etplus sages dans les conseils ; mais puisque vous m’avez choisipour parler le premier, voici mon opinion : Camarades, sans perdrede temps, mettons-nous à la poursuite du Tatar, car vous savezvous-mêmes quel homme c’est, le Tatar. Il n’attendra pas votrearrivée avec les biens qu’il a enlevés ; mais il les dissiperasur-le-champ, si bien qu’on n’en trouvera plus la trace. Voici doncmon conseil : en route ! Nous nous sommes assez promenés parici ; les Polonais savent ce que sont les Cosaques. Nous avonsvengé la religion autant que nous avons pu ; quant au butin,il ne faut pas attendre grand’chose d’une ville affamée. Ainsi doncmon conseil est de partir.

– Partons !

Ce mot retentit dans les kouréni des Zaporogues.

Mais il ne fut pas du goût de Tarass Boulba, qui abaissa, en lesfronçant, ses sourcils mêlés de blanc et de noir, semblables auxbuissons qui croissent sur le flanc nu d’une montagne, et dont lescimes ont blanchi sous le givre hérissé du nord.

– Non, ton conseil ne vaut rien, kochévoï, dit-il ; tu neparles pas comme il faut, Il paraît que tu as oublié que ceux desnôtres qu’ont pris les Polonais demeurent prisonniers. Tu veux doncque nous ne respections pas la première des saintes lois de lafraternité, que nous abandonnions nos compagnons, pour qu’on lesécorche vivants, ou bien pour que, après avoir écartelé leurs corpsde Cosaques, on en promène les morceaux par les villes et lescampagnes, comme ils ont déjà fait du hetman et des meilleurschevaliers de l’Ukraine. Et sans cela, n’ont-ils pas assez insultéà tout ce qu’il y a de saint. Que sommes-nous donc ? je vousle demande à tous. Quel Cosaque est celui qui abandonne soncompagnon dans le danger, qui le laisse comme un chien périr sur laterre étrangère ? Si la chose en est venue au point quepersonne ne révère plus l’honneur cosaque, et si l’on permet qu’onlui crache sur sa moustache grise, ou qu’on l’insulte pard’outrageantes paroles, ce n’est pas moi du moins qu’on insultera.Je reste seul.

Tous les Zaporogues qui l’entendirent furent ébranlés.

– Mais as-tu donc oublié, brave polkovnik, dit alors lekochévoï, que nous avons aussi des compagnons dans les mains desTatars, et que si nous ne les délivrons pas maintenant, leur viesera vendue aux païens pour un esclavage éternel, pire que la pluscruelle des morts ? As-tu donc oublié qu’ils emportent toutnotre trésor, acquis au prix du sang chrétien ?

Tous les Cosaques restèrent pensifs, ne sachant que dire. Aucund’eux ne voulait mériter une mauvaise renommée. Alors s’avança horsdes rangs le plus ancien par les années de l’armée zaporogue,Kassian Bovdug. Il était vénéré de tous les Cosaques. Deux fois onl’avait élu kochévoï, et à la guerre aussi c’était un bon Cosaque.Mais il avait vieilli. Depuis longtemps il n’allait plus encampagne, et s’abstenait de donner des conseils. Seulement ilaimait, le vieux, à rester couché sur le flanc, près des groupes deCosaques, écoutant les récits des aventures d’autrefois et descampagnes de ses jeunes compagnons. Jamais il ne se mêlait à leursdiscours, mais il les écoutait en silence, écrasant du pouce lacendre de sa courte pipe, qu’il n’ôtait jamais de ses lèvres, et ilrestait longtemps couché, fermant à demi les paupières, et lesCosaques ne savaient s’il était endormi ou s’il les écoutaitencore. Pendant toutes les campagnes, il gardait la maison ;mais cette fois pourtant le vieux s’était laissé prendre ; et,faisant le geste de décision propre aux Cosaques, il avait dit:

– À la grâce de Dieu ! je vais avec vous. Peut-êtreserai-je utile en quelque chose à la chevalerie cosaque.

Tous les Cosaques se turent quand il parut devant l’assemblée,car depuis longtemps ils n’avaient entendu un mot de sa bouche.Chacun voulait savoir ce qu’allait dire Bovdug.

– Mon tour est venu de dire un mot, seigneurs frères,commença-t-il ; enfants, écoutez donc le vieux. Le kochévoï abien parlé, et comme chef de l’armée cosaque, obligé d’en prendresoin et de conserver le trésor de l’armée, il ne pouvait rien direde plus sage. Voilà ! que ceci soit mon premierdiscours ; et maintenant, écoutez ce que dira mon second. Etvoilà ce que dira mon second discours : C’est une grande véritéqu’a dite aussi le polkovnik Tarass ; que Dieu lui donnelongue vie et qu’il y ait beaucoup de pareils polkovniks dansl’Ukraine ! Le premier devoir et le premier honneur duCosaque, c’est d’observer la fraternité. Depuis le long temps queje vis dans le monde, je n’ai pas ouï dire, seigneurs frères, qu’unCosaque eût jamais abandonné ou vendu de quelque manière soncompagnon ; et ceux-ci, et les autres sont nos compagnons.Qu’il y en ait plus, qu’il y en ait moins, tous sont nos frères.Voici donc mon discours : Que ceux à qui sont chers les Cosaquesfaits prisonniers par les Tatars, aillent poursuivre lesTatars ; et que ceux à qui sont chers les Cosaques faitsprisonniers par les Polonais, et qui ne veulent pas abandonner labonne cause, restent ici. Le kochévoï, suivant son devoir, mènerala moitié de nous à la poursuite des Tatars, et l’autre moitié sechoisira un ataman de circonstance, et d’être ataman decirconstance, si vous en croyez une tête blanche, cela ne va mieuxà personne qu’à Tarass Boulba. Il n’y en a pas un seul parmi nousqui lui soit égal en vertu guerrière.

Ainsi dit Bovdug, et il se tut ; et tous les Cosaques seréjouirent de ce que le vieux les avait ainsi mis dans la bonnevoie. Tous jetèrent leurs bonnets en l’air, en criant :

– Merci, père ! il s’est tu, il s’est tu longtemps ;et voilà qu’enfin il a parlé. Ce n’est pas en vain qu’au moment dese mettre en campagne il disait qu’il serait utile à la chevaleriecosaque. Il l’a fait comme il l’avait dit.

– Eh bien ? consentez-vous à cela ? demanda lekochévoï.

– Nous consentons tous ! crièrent les Cosaques.

– Ainsi l’assemblée est finie ?

– L’assemblée est finie ! crièrent les Cosaques.

– Écoutez donc maintenant l’ordre militaire, enfants, dit lekochévoï.

Il s’avança, mit son bonnet, et tous les Zaporogues, ôtant leurbonnet, demeurèrent tête nue, les yeux baissés vers la terre, commecela se faisait toujours parmi les Cosaques lorsqu’un ancien sepréparait à parler.

– Maintenant, seigneurs frères, divisez-vous. Que celui qui veutpartir, passe du côté droit ; que celui qui veut rester, passedu côté gauche. Où ira la majeure partie d’un kourèn, tout le restesuivra ; mais si la moindre partie persiste, qu’elles’incorpore à d’autres kouréni.

Et ils commencèrent à passer, l’un à droite, l’autre à gauche.Quand la majeure partie d’un kourèn passait d’un côté, l’ataman dukourèn passait aussi ; quand c’était la moindre partie, elles’incorporait aux autres kouréni. Et souvent il s’en fallut peu queles deux moitiés ne fussent égales. Parmi ceux qui voulurentdemeurer, se trouva presque tout le kourèn de Nésamaïko, une grandemoitié du kourèn de Popovitcheff, tout le kourèn d’Oumane, tout lekourèn de Kaneff, une grande moitié du kourèn de Steblikoff, unegrande moitié du kourèn de Fimocheff. Tout le reste préféra aller àla poursuite des Tatars. Des deux côtés il y avait beaucoup de bonset braves Cosaques. Parmi ceux qui s’étaient décidés à se mettre àla poursuite des Tatars, il y avait Tchérévety, le vieux CosaquePokotipolé, et Lémich, et Procopovitch, et Choma. Démid Popovitchétait passé avec eux, car c’était un Cosaque du caractère le plusturbulent ; il ne pouvait rester longtemps à une mêmeplace ; ayant essayé ses forces contre les Polonais, il eutenvie de les essayer contre les Tatars. Les atamans des kouréniétaient Nostugan, Pokrychka, Nevymsky ; et bien d’autresfameux et braves Cosaques encore avaient eu envie d’essayer leursabre et leurs bras puissants dans une lutte avec les Tatars. Iln’y avait pas moins de braves et de bien braves Cosaques parmi ceuxqui voulurent rester, tels que les atamans Demytrovitch,Koukoubenko, Vertichvits, Balan, Boulbenko, Ostap. Après eux, il yavait encore beaucoup d’autres illustres et puissants Cosaques :Vovtousenko, Tchénitchenko, Stepan Couska, Ochrim Gouska, MikolaGousty, Zadorojny, Métélitza, Ivan Zakroutygouba, Mosy Chilo,Degtarenko, Sydorenko, Pisarenko, puis un second Pisarenko, puisencore un Pisarenko, et encore une foule d’autres bons Cosaques.Tous avaient beaucoup marché à pied, beaucoup monté à cheval ;ils avaient vu les rivages de l’Anatolie, les steppes salées de laCrimée, toutes les rivières, grandes et petites, qui se versentdans le Dniepr, toutes les anses et toutes les îles de ce fleuve.Ils avaient foulé la terre moldave, illyrienne et turque ; ilsavaient sillonné toute la mer Noire sur leurs bateaux cosaques àdeux gouvernails ; ils avaient attaqué, avec cinquante bateauxde front, les plus riches et les plus puissants vaisseaux ;ils avaient coulé à fond bon nombre de galères turques, et enfinbrûlé beaucoup de poudre en leur vie. Plus d’une fois ils avaientdéchiré, pour s’en faire des bas, de précieuses étoffes deDamas ; plus d’une fois ils avaient rempli de sequins en orpur les larges poches de leurs pantalons. Quant aux richesses quechacun d’eux avait dissipées à boire et à se divertir, et quiauraient pu suffire à la vie d’un autre homme, il n’eût pas étépossible d’en dresser le compte. Ils avaient tout dissipé à lacosaque, fêtant le monde entier, et louant des musiciens pour fairedanser tout l’univers. Même alors il y en avait bien peu quin’eussent quelque trésor, coupes et vases d’argent, agrafes etbijoux, enfouis sous les joncs des îles du Dniepr, pour que leTatar ne pût les trouver, si, par malheur, il réussissait à tombersur la setch. Mais il eût été difficile au Tatar de dénicher letrésor, car le maître du trésor lui-même commençait à oublier enquel endroit il l’avait caché. Tels étaient les Cosaques quiavaient voulu demeurer pour venger sur les Polonais leurs fidèlescompagnons et la religion du Christ. Le vieux Cosaque Bovdug avaitaussi préféré rester avec eux en disant :

– Maintenant mes années sont trop lourdes pour que j’aillecourir le Tatar ; ici, il y a une place où je puis m’endormirde la bonne mort du Cosaque. Depuis longtemps j’ai demandé à Dieu,s’il faut terminer ma vie, que je la termine dans une guerre pourla sainte cause chrétienne. Il m’a exaucé. Nulle part une plusbelle mort ne viendra pour le vieux Cosaque.

Quand ils se furent tous divisés et rangés sur deux files, parkourèn, le kochévoï passa entre les rangs, et dit :

– Eh bien ! seigneurs frères, chaque moitié est-ellecontente de l’autre ?

– Tous sont contents, père, répondirent les Cosaques.

– Embrassez-vous donc, et dites-vous adieu l’un à l’autre, carDieu sait s’il vous arrivera de vous revoir en cette vie. Obéissezà votre ataman, et faites ce que vous savez vous-mêmes ; voussavez ce qu’ordonne l’honneur cosaque.

Et tous les Cosaques, autant qu’il y en avait, s’embrassèrentréciproquement, ce furent les deux atamans qui commencèrent ;après avoir fait glisser dans les doigts leurs moustaches grises,ils se donnèrent l’accolade sur les deux joues ; puis, seprenant les mains avec force, ils voulurent se demander l’un àl’autre :

– Eh bien ! seigneur frère, nous reverrons-nous ounon ?

Mais ils se turent, et les deux têtes grises s’inclinèrentpensives. Et tous les Cosaques, jusqu’au dernier, se dirent adieu,sachant qu’il y aurait ; beaucoup de besogne à faire pour lesuns et pour les autres. Mais ils résolurent de ne pas se séparer àl’instant même, et d’attendre l’obscurité de la nuit pour ne paslaisser voir à l’ennemi la diminution de l’armée. Cela fait, ilsallèrent dîner, groupés par kouréni. Après dîner, tous ceux quidevaient se mettre en route se couchèrent et dormirent d’un long etprofond sommeil, comme s’ils eussent pressenti que c’étaitpeut-être le dernier dont ils jouiraient aussi librement. Ilsdormirent jusqu’au coucher du soleil ; et quand le soir futvenu, ils commencèrent à graisser leurs chariots. Quand tout futprêt pour le départ, ils envoyèrent les bagages en avant ;eux-mêmes, après avoir encore une fois salué leurs compagnons deleurs bonnets, suivirent lentement les chariots ; la cavaleriemarchant en ordre, sans crier, sans siffler les chevaux, piétinadoucement à la suite des fantassins, et bientôt ils disparurentdans l’ombre. Seulement le pas des chevaux retentissait sourdementdans le lointain, et quelquefois aussi le bruit d’une roue malgraissée qui criait sur l’essieu.

Longtemps encore, les Zaporogues restés devant la ville leurfaisaient signe de la main, quoiqu’ils les eussent perdus devue ; et lorsqu’ils furent revenus à leur campement,lorsqu’ils virent, à la clarté des étoiles, que la moitié deschariots manquaient, et un nombre égal de leurs frères, leur cœurse serra, et tous devenant pensifs involontairement, baissèrentvers la terre leurs têtes turbulentes.

Tarass voyait bien que, dans les rangs mornes de ses Cosaques,la tristesse, peu convenable aux braves, commençait à inclinerdoucement toutes les têtes. Mais il se taisait ; il voulaitleur donner le temps de s’accoutumer à la peine que leur causaientles adieux de leurs compagnons ; et cependant, il se préparaiten silence à les éveiller tout à coup par le hourra du Cosaque,pour rallumer, avec une nouvelle puissance, le courage dans leurâme. C’est une qualité propre à la race slave, race grande etforte, qui est aux autres races ce que la mer profonde est auxhumbles rivières. Quand l’orage éclate, elle devient tonnerre etrugissements, elle soulève et fait tourbillonner les flots, commene le peuvent les faibles rivières ; mais quand il fait douxet calme, plus sereine que les rivières au cours rapide, elle étendson incommensurable nappe de verre, éternelle volupté des yeux.

Tarass ordonna à ses serviteurs de déballer un des chariots, quise trouvait à l’écart. C’était le plus grand et le plus lourd detout le camp cosaque ; ses fortes roues étaient doublementcerclées de fer, il était puissamment chargé, couvert de tapis etd’épaisses peaux de bœuf, et étroitement lié par des cordesenduites de poix. Ce chariot portait toutes les outres et tous lesbarils du vieux bon vin qui se conservait, depuis longtemps, dansles caves de Tarass. Il avait mis ce chariot en réserve pour le cassolennel où, s’il venait un moment de crise et s’il se présentaitune affaire digne d’être transmise à la postérité, chaque Cosaque,jusqu’au dernier, pût boire une gorgée de ce vin précieux, afinque, dans ce grand moment, un grand sentiment s’éveillât aussi danschaque homme. Sur l’ordre du polkovnik, les serviteurs coururent auchariot, coupèrent, avec leurs sabres, les fortes attaches,enlevèrent les lourdes peaux de bœuf, et descendirent les outres etles barils.

– Prenez tous, dit Boulba, tous tant que vous êtes, prenez ceque vous avez pour boire ; que ce soit une coupe, ou unecruche pour abreuver vos chevaux, que ce soit un gant ou unbonnet ; ou bien même étendez vos deux mains.

Et tous les Cosaques, tant qu’il y en avait, présentèrent l’unune coupe, l’autre la cruche qui lui servait à abreuver soncheval ; celui-ci un gant, celui-là un bonnet ; d’autresenfin présentèrent leurs deux mains rapprochées. Les serviteurs deTarass passaient entre les rangs, et leur versaient les outres etles barils. Mais Tarass ordonna que personne ne bût avant qu’il eûtfait signe à tous de boire d’un seul trait. On voyait qu’il avaitquelque chose à dire. Tarass savait bien que, si fort que soit parlui-même un bon vieux vin, et si capable de fortifier le cœur del’homme, cependant une bonne parole qu’on y joint double la forcedu vin et du cœur.

– C’est moi qui vous régale, seigneurs frères, dit TarassBoulba, non pas pour vous remercier de l’honneur de m’avoir faitvotre ataman, quelque grand que soit cet honneur, ni pour fairehonneur aux adieux de nos compagnons ; non, l’une et l’autrechoses seront plus convenables dans un autre temps que celui oùnous nous trouvons à cette heure. Devant nous est une besogne degrande sueur, de grande vaillance cosaque. Buvons donc, compagnons,buvons d’un seul trait ; d’abord et avant tout, à la saintereligion orthodoxe, pour que le temps vienne enfin où la mêmesainte religion se répande sur le monde entier, où tout ce qu’il ya de païens rentrent dans le giron du Christ. Buvons aussi du mêmecoup à la setch, afin qu’elle soit longtemps debout, pour la ruinede tous les païens, afin que chaque année il en sorte une foule dehéros plus grands les uns que les autres ; et buvons, en mêmetemps, à notre propre gloire, afin que nos neveux et les fils denos neveux disent qu’il y eut, autrefois, des Cosaques qui n’ontpas fait honte à la fraternité, et qui n’ont pas livré leurscompagnons. Ainsi donc, à la religion, seigneurs frères, à lareligion !

– À la religion ! crièrent de leurs voix puissantes tousceux qui remplissaient les rangs voisins. À la religion !répétèrent les plus éloignés, et jeunes et vieux, tous les Cosaquesburent à la religion.

– À la setch ! dit Tarass, en élevant sa coupe au-dessus desa tête, le plus haut qu’il put.

– À la setch ! répondirent les rangs voisins.

– À la setch ! dirent d’une voix sourde les vieux Cosaques,en retroussant leurs moustaches grises ; et, s’agitant commede jeunes faucons qui secouent leurs ailes, les jeunes Cosaquesrépétèrent : À la setch ! Et la plaine entendit au loin lesCosaques boire à leur setch.

– Maintenant un dernier coup, compagnons : à la gloire, et àtous les chrétiens qui vivent en ce monde.

Et tous les Cosaques, jusqu’au dernier, burent un dernier coup àla gloire, et à tous les chrétiens qui vivent en ce monde. Etlongtemps encore on répétait dans tous les rangs de tous leskouréni : « À tous les chrétiens qui vivent dans ce monde !»

Déjà les coupes étaient vides, et les Cosaques demeuraienttoujours les mains élevées. Quoique leurs yeux, animés par le vin,brillassent de gaieté, pourtant ils étaient pensifs. Ce n’était pasau butin de guerre qu’ils songeaient, ni au bonheur de trouver desducats, des armes précieuses, des habits chamarrés et des chevauxcircassiens ; mais ils étaient devenus pensifs, comme desaigles posés sur les cimes des montagnes Rocheuses d’où l’on voitau loin s’étendre la mer immense, avec les vaisseaux, les galères,les navires de toutes sortes qui couvrent son sein, avec sesrivages perdus dans un lointain vaporeux et couronnés de villes quiparaissent des mouches et de forêts aussi basses que l’herbe. Commedes aigles, ils regardaient la plaine à l’entour, et leur destinqui s’assombrissait à l’horizon. Toute cette plaine, avec sesroutes et ses sentiers tortueux, sera jonchée de leurs ossementsblanchis ; elle s’abreuvera largement de leur sang cosaque,elle se couvrira de débris de chariots, de lances rompues, desabres brisés ; au loin rouleront des têtes à touffes decheveux, dont les tresses seront emmêlées par le sang caillé, etdont les moustaches tomberont sur le menton. Les aigles viendronten arracher les yeux. Mais il est beau, ce camp de la mort, silibrement et si largement étendu. Pas une belle action ne périra,et la gloire cosaque ne se perdra point comme un grain de poudretombé du bassinet. Il viendra, il viendra quelque joueur debandoura, à la barbe grise descendant sur la poitrine, ou peut-êtrequelque vieillard, encore plein de courage viril, mais à la têteblanchie, à l’âme inspirée, qui dira d’eux une parole grave etpuissante. Et leur renommée s’étendra dans l’univers entier, ettout ce qui viendra dans le monde, après eux, parlera d’eux ;car une parole puissante se répand au loin, semblable à la clochede bronze dans laquelle le fondeur a versé beaucoup de pur etprécieux argent, afin que, par les villes et les villages, leschâteaux et les chaumières, la voix sonore appelle tous leschrétiens à la sainte prière.

Chapitre 9

 

Personne, dans la ville assiégée, ne s’était douté que la moitiédes Zaporogues eût levé le camp pour se mettre à la poursuite desTatars. Du haut du beffroi de l’hôtel de ville, les sentinellesavaient seulement vu disparaître une partie des bagages derrièreles bois voisins. Mais ils avaient pensé que les Cosaques sepréparaient à dresser une embuscade. L’ingénieur français était dumême avis. Cependant, les paroles du kochévoï n’avaient pas étévaines ; la disette se faisait de nouveau sentir parmi leshabitants. Selon l’usage des temps passés, la garnison n’avait pascalculé ce qu’il lui fallait de vivres. On avait essayé de faireune nouvelle sortie, mais la moitié de ces audacieux était tombéesous les coups des Cosaques et l’autre moitié avait été refouléedans la ville sans avoir réussi. Néanmoins les juifs avaient mis àprofit la sortie ; ils avaient flairé et dépisté tout ce qu’illeur importait d’apprendre, à savoir pourquoi les Zaporoguesétaient partis et vers quel endroit ils se dirigeaient, avec quelschefs, avec quels kouréni, combien étaient partis, combien étaientrestés, et ce qu’ils pensaient faire. En un mot, au bout dequelques minutes, on savait tout dans la ville. Les colonelsreprirent courage et se préparèrent à livrer bataille. Tarassdevinait leurs préparatifs au mouvement et au bruit qui sefaisaient dans la place ; il se préparait de son côté : ilrangeait ses troupes, donnait des ordres, divisait les kouréni entrois corps, et les entourait de bagages comme d’un rempart, espècede combat où les Zaporogues étaient invincibles. Il ordonna à deuxkouréni de se mettre en embuscade ; il couvrit une partie dela plaine de pieux aigus, de débris d’armes, de tronçons de lances,afin qu’à l’occasion il pût y jeter la cavalerie ennemie. Quandtout fut ainsi disposé, il fit un discours aux Cosaques, non pourles ranimer et leur donner du courage, il les savait fermes decœur, mais parce que lui-même avait besoin d’épancher le sien.

– J’ai envie de vous dire, mes seigneurs, ce qu’est notrefraternité. Vous avez appris de vos pères et de vos aïeux en quelhonneur ils tenaient tous notre terre. Elle s’est fait connaîtreaux Grecs, elle a pris des pièces d’or à Tzargrad[35] ; elle a eu des villes somptueuseset des temples, et des kniaz[36] : deskniaz de sang russe, et des kniaz de son sang, mais non pas decatholiques hérétiques. Les païens ont tout pris, tout est perdu.Nous seuls sommes restés, mais orphelins, et comme une veuve qui aperdu un puissant époux, de même que nous notre terre est restéeorpheline. Voilà dans quel temps, compagnons, nous nous sommesdonné la main en signe de fraternité. Voilà sur quoi se base notrefraternité ; il n’y a pas de lien plus sacré que celui de lafraternité. Le père aime son enfant, la mère aime son enfant,l’enfant aime son père et sa mère ; mais qu’est-ce que cela,frères ? la bête féroce aime aussi son enfant. Maiss’apparenter par la parenté de l’âme, non par celle du sang, voilàce que peut l’homme seul. Il s’est rencontré des compagnons surd’autres terres ; mais des compagnons comme sur la terrerusse, nulle part. Il est arrivé, non à l’un de vous, mais àplusieurs, de s’égarer en terre étrangère. Eh bien ! vousl’avez vu : là aussi, il y a des hommes ; là aussi, descréatures de Dieu ; et vous leur parlez comme à l’un d’entrevous. Mais quand on vient au point de dire un mot parti du cœur,vous l’avez vu, ce sont des hommes d’esprit, et pourtant ils nesont pas des vôtres. Ce sont des hommes, mais pas les mêmes hommes.Non, frères, aimer comme aime un cœur russe, aimer, non parl’esprit seulement, mais par tout ce que Dieu a donné à l’homme,par tout ce qu’il y a en vous, ah !… dit Tarass, avec songeste de décision, en secouant sa tête grise et relevant le coin desa moustache, non, personne ne peut aimer ainsi. Je sais que,maintenant, de lâches coutumes se sont introduites dans notre terre: ils ne songent qu’à leurs meules de blé, à leurs tas de foin, àleurs troupeaux de chevaux ; ils ne veillent qu’à ce que leurshydromels cachetés se conservent bien dans leurs caves ; ilsimitent le diable sait quels usages païens ; ils ont honte deleur langage ; le frère ne veut pas parler avec sonfrère ; le frère vend son frère, comme on vend au marché unêtre sans âme ; la faveur d’un roi étranger, pas même d’unroi, la pauvre faveur d’un magnat polonais qui, de sa botte jaune,leur donne des coups sur le museau, leur est plus chère que toutefraternité. Mais chez le dernier des lâches, se fût-il souillé deboue et de servilité, chez celui-là, frères, il y a encore un grainde sentiment russe ; et un jour il se réveillera et ilfrappera, le malheureux ! des deux poings sur les basques deson justaucorps ; il se prendra la tête des deux mains et ilmaudira sa lâche existence, prêt à racheter par le supplice uneignoble vie. Qu’ils sachent donc tous ce que signifie sur la terrerusse la fraternité. Et si le moment est déjà venu de mourir,certes aucun d’eux ne mourra comme nous ; aucun d’eux, aucun.Ce n’est pas donné à leur nature de souris. Ainsi parlaitl’ataman ; et, son discours fini, il secouait encore sa têtequi s’était argentée dans des exploits de Cosaques. Tous ceux quil’écoutaient furent vivement émus par ce discours qui pénétrajusqu’au fond des cœurs. Les plus anciens dans les rangsdemeurèrent immobiles, inclinant leurs têtes grises vers la terre.Une larme brillait sous les vieilles paupières ; ilsl’essuyèrent lentement avec la manche, et tous, comme s’ils sefussent donné le mot, firent à la fois leur geste d’usage[37] pour exprimer un parti pris, etsecouèrent résolument leurs têtes chargées d’années. Tarass avaittouché juste. Déjà l’on voyait sortir de la ville l’armée ennemie,faisant sonner les trompettes et les clairons, ainsi que lesseigneurs polonais, la main sur la hanche, entourés de nombreuxserviteurs. Le gros colonel donnait des ordres. Ils s’avancèrentrapidement sur les Cosaques, les menaçant de leurs regards et deleurs mousquets, abrités sous leurs brillantes cuirasses d’airain.Dès que les Cosaques virent qu’ils s’étaient avancés à portée, tousdéchargèrent leurs longs mousquets de six pieds, et continuèrent àtirer sans interruption. Le bruit de leurs décharges s’étendit auloin dans les plaines environnantes, comme un roulement continu. Lechamp de bataille était couvert de fumée, et les Zaporoguestiraient toujours sans relâche. Ceux des derniers rangs sebornaient à charger les armes qu’ils tendaient aux plus avancés,étonnant l’ennemi qui ne pouvait comprendre comment les Cosaquestiraient sans recharger leurs mousquets. Dans les flots de fuméegrise qui enveloppaient l’une et l’autre armée, on ne voyait pluscomment tantôt l’un tantôt l’autre manquait dans les rangs ;mais les Polonais surtout sentaient que les balles pleuvaientépaisses, et lorsqu’ils reculèrent pour sortir des nuages de fuméeet pour se reconnaître, ils virent bien des vides dans leursescadrons. Chez les Cosaques, trois hommes au plus avaient péri, etils continuaient incessamment leur feu de mousqueterie. L’ingénieurétranger s’étonna lui-même de cette tactique qu’il n’avait jamaisvu employer, et il dit à haute voix : – Ce sont des braves, lesZaporogues ! Voilà comment il faut se battre dans tous lespays. Il donna le conseil de diriger les canons sur le campfortifié des Cosaques. Les canons de bronze rugirent sourdement parleurs larges gueules ; la terre trembla au loin, et toute laplaine fut encore noyée sous des flots de fumée. L’odeur de lapoudre s’étendit sur les places et dans les rues des villesvoisines et lointaines ; mais les canonniers avaient pointétrop haut. Les boulets rougis décrivirent une courbe tropgrande ; ils volèrent, en sifflant, par-dessus la tête desCosaques, et s’enfoncèrent profondément dans le sol en labourant auloin la terre noire. À la vue d’une pareille maladresse,l’ingénieur français se prit par les cheveux et pointa lui-même lescanons, quoique les Cosaques fissent pleuvoir les balles sansrelâche. Tarass avait vu de loin le péril qui menaçait les kourénide Nésamaïkoff et de Stéblikoff, et s’était écrié de toute sa voix: – Quittez vite, quittez les chariots ; et que chacun monte àcheval ! Mais les Cosaques n’auraient eu le temps d’exécuterni l’un ni l’autre de ces ordres, si Ostap ne s’était porté droitsur le centre de l’ennemi. Il arracha les mèches aux mains de sixcanonniers ; à quatre autres seulement il ne put les prendre.Les Polonais le refoulèrent. Alors, l’officier étranger pritlui-même une mèche pour mettre le feu à un canon énorme, tel queles Cosaques n’en avaient jamais vu. Il ouvrait une large gueulebéante par laquelle regardaient mille morts. Lorsqu’il tonna, ettrois autres après lui, qui, de leur quadruple coup, ébranlèrentsourdement la terre, ils firent un mal affreux. Plus d’une vieillemère cosaque pleurera son fils et se frappera la poitrine de sesmains osseuses ; il y aura plus d’une veuve à Gloukhoff,Némiroff, Tchernigoff et autres villes. Elle courra, la veuveéplorée, tous les jours au bazar ; elle se cramponnera à tousles passants, les regardant aux yeux pour voir s’il ne se trouverapas parmi eux le plus cher des hommes. Mais il passera par la villebien des troupes de toutes espèces sans que jamais il se trouve,parmi elles, le plus cher de tous les hommes. La moitié du kourènde Nésamaïkoff n’existait plus. Comme la grêle abat tout un champde blé, où chaque épi se balance semblable à un ducat de poids,ainsi le canon balaye et couche les rangs cosaques. En revanche,comme les Cosaques s’élancèrent ! comme tous se ruèrent surl’ennemi ! comme l’ataman Koukoubenko bouillonna de rage,quand il vit que la moitié de son kourèn n’existait plus ! Ilentra avec les restes des gens de Nésamaïkoff au centre même desrangs ennemis, hacha comme du chou, dans sa fureur, le premier quise trouva sous sa main, désarma plusieurs cavaliers, frappant de salance homme et cheval, parvint jusqu’à la batterie et s’empara d’uncanon. Il regarde, et déjà l’ataman du kourèn d’Oumane l’a précédé,et Stepan Gouska a pris la pièce principale. Leur cédant alors laplace, il se tourne avec les siens contre une autre massed’ennemis. Où les gens de Nésamaïkoff ont passé, il y a unerue ; où ils tournent, un carrefour. On voyait s’éclaircir lesrangs ennemis, et les Polonais tomber comme des gerbes. Près deschariots mêmes, se tient Vovtousenko ; devant lui,Tchérévitchenko ; au-delà des chariots, Degtarenko, et,derrière lui, l’ataman du kourèn, Vertikhvist. Déjà Degtarenko asoulevé deux Polonais sur sa lance ; mais il en rencontre untroisième moins facile à vaincre Le Polonais était souple et fort,et magnifiquement équipé ; il avait amené à sa suite plus decinquante serviteurs. Il fit plier Degtarenko, le jeta par terre,et, levant son sabre sur lui, s’écria : – Il n’y a pas un seul devous, chiens de Cosaques, qui osât me résister ! – Sipourtant, il y en a, dit Mosy Chilo ; et il s’avança. C’étaitun fort Cosaque, qui avait plus d’une fois commandé sur mer, etpassé par bien des épreuves. Les Turcs l’avaient pris avec toute satroupe à Trébizonde, et les avaient tous emmenés sur leurs galères,les fers aux pieds et aux mains, les privant de riz pendant dessemaines entières, et leur faisant boire l’eau salée. Les pauvresgens avaient tout souffert, tout supporté, plutôt que de renierleur religion orthodoxe. Mais l’ataman Mosy Chilo n’eut pas lecourage de souffrir ; il foula aux pieds la sainte loi,entoura d’un ruban odieux sa tête pécheresse, entra dans laconfiance du pacha, devint magasinier du vaisseau et chef de lachiourme. Cela fit une grande peine aux pauvres prisonniers ;ils savaient que, si l’un des leurs vendait sa religion et passaitau parti des oppresseurs, il était plus pénible et plus amer d’êtresous sa main. C’est ce qui arriva. Mosy Chilo leur mit à tous denouveaux fers, en les attachant trois à trois, les lia de cordesjusqu’aux os, les assomma de coups sur la nuque ; et lorsqueles Turcs, satisfaits d’avoir trouvé un pareil serviteur,commencèrent à se réjouir, et s’enivrèrent sans respect pour leslois de leur religion, il apporta les soixante-quatre clefs desfers aux prisonniers afin qu’ils pussent ouvrir les cadenas, jeterleurs liens à la mer, et les échanger contre des sabres pourfrapper les Turcs. Les Cosaques firent un grand butin, et revinrentglorieusement dans leur patrie, où, pendant longtemps, les joueursde bandoura glorifièrent Mosy Chilo. On l’eût bien élukochévoï ; mais c’était un étrange Cosaque. Quelquefois ilfaisait une action que le plus sage n’aurait pas imaginée ;d’autres fois, il tombait dans une incroyable bêtise. Il but etdissipa tout ce qu’il avait acquis, s’endetta près de tous à lasetch, et, pour combler la mesure, il se glissa, la nuit, comme unvoleur des rues, dans un kourèn étranger, enleva tous les harnais,et les mit en gage chez le cabaretier. Pour une action si honteuse,on l’attacha à un poteau sur la place du bazar, et l’on mit près delui un gros bâton afin que chacun, selon la mesure de ses forces,pût lui en asséner un coup. Mais, parmi les Zaporogues, il ne setrouva pas un seul homme qui levât le bâton sur lui, se souvenantdes services qu’il avait rendus. Tel était le Cosaque Mosy Chilo. –Si, pourtant, il y en a pour vous rosser, chiens, dit-il ens’élançant sur le Polonais. Aussi, comme ils se battirent !Cuirasses et brassards se plièrent sous leurs coups à tous deux. LePolonais lui déchira sa chemise de fer, et lui atteignit le corpsde son sabre. La chemise du Cosaque rougit, mais Chilo n’y fitnulle attention. Il leva sa main ; elle était lourde sa mainnoueuse, et il étourdit son adversaire d’un coup sur la tête. Soncasque de bronze vola en éclats ; le Polonais chancela, ettomba de la selle ; et Chilo se mit à sabrer en croix l’ennemirenversé. Cosaque, ne perds pas ton temps à l’achever, maisretourne-toi plutôt !… Il ne se retourna point, le Cosaque, etl’un des serviteurs du vaincu le frappa de son couteau dans le cou.Chilo fit volte-face, et déjà il atteignait l’audacieux, maiscelui-ci disparut dans la fumée de la poudre. De tous côtésrésonnait un bruit de mousqueterie. Chilo chancela, et sentit quesa blessure était mortelle. Il tomba, mit la main sur la plaie, etse tournant vers ses compagnons : – Adieu, seigneurs frèrescamarades, dit-il ; que la terre russe orthodoxe reste deboutpour l’éternité, et qu’il lui soit rendu un honneur éternel. Ilferma ses yeux éteints, et son âme cosaque quitta sa faroucheenveloppe. Déjà Zadorojni s’avançait à cheval, et l’ataman dekourèn, Vertikhvist, et Balaban s’avançaient aussi. – Dites-moi,seigneurs, s’écria Tarass, en s’adressant aux atamans deskouréni ; y a-t-il encore de la poudre dans lespoudrières ? La force cosaque ne s’est-elle pasaffaiblie ? Les nôtres ne plient-ils pas encore ? – Père,il y a encore de la poudre dans les poudrières ; la forcecosaque n’est pas affaiblie, et les nôtres ne plient pas encore. Etles Cosaques firent une vigoureuse attaque. Ils rompirent les rangsennemis. Le petit colonel fit sonner la retraite et hisser huitdrapeaux peints, pour rassembler les siens qui s’étaient dispersésdans la plaine. Tous les Polonais accoururent aux drapeaux ;mais ils n’avaient pas encore reformé leurs rangs que, déjà,l’ataman Koukoubenko faisait, avec ses gens de Nésamaïkoff, unecharge en plein centre, et tombait sur le colonel ventru. Lecolonel ne soutint pas le choc, et, tournant son cheval, ils’enfuit à toute bride. Koukoubenko le poursuivit longtemps àtravers champs, sans le laisser rejoindre les siens. Voyant cela dukourèn voisin, Stépan Gouska se mit de la partie, son arkan à lamain ; courbant la tête sur le cou de son cheval et saisissantl’instant favorable, il lui jeta du premier coup son arkan à lagorge. Le colonel devint tout rouge, et saisit la corde des deuxmains, en s’efforçant de la rompre. Mais déjà un coup puissant luiavait enfoncé dans sa large poitrine la lame meurtrière. Gouska,toutefois, n’aura pas longtemps à se réjouir. Les Cosaques seretournaient à peine que déjà Gouska était soulevé sur quatrepiques. Le pauvre ataman n’eut que le temps de dire : – Périssenttous les ennemis, et que la terre russe se réjouisse dans la gloirependant des siècles éternels ! Et il exhala le dernier soupir.Les Cosaques tournèrent la tête, et déjà, d’un côté, le CosaqueMétélitza faisait fête aux Polonais en assommant tantôt l’un,tantôt l’autre, et, d’un autre côté, l’ataman Névilitchkis’élançait à la tête des siens. Près d’un carré de chariots,Zakroutigouba retourne l’ennemi comme du foin, et le repousse,tandis que, devant un carré plus éloigné, le troisième Pisarenko arefoulé une troupe entière de Polonais, et près du troisième carré,les combattants se sont saisis à bras-le-corps, et luttent sur leschariots mêmes. – Dites-moi, seigneurs, s’écria l’ataman Tarass, ens’avançant au-devant des chefs ; y a-t-il encore de la poudredans les poudrières ? La force cosaque n’est-elle pasaffaiblie ? Les Cosaques ne commencent-ils pas à plier ?– Père, il y a encore de la poudre dans les poudrières ; laforce cosaque n’est pas affaiblie ; les Cosaques ne plient pasencore. Déjà Bovdug est tombé du haut d’un chariot. Une balle l’afrappé sous le cœur. Mais, rassemblant toute sa vieille âme, il dit: – Je n’ai pas de peine à quitter le monde. Dieu veuille donner àchacun une fin pareille, et que la terre russe soit glorifiéejusqu’à la fin des siècles ! Et l’âme de Bovdug s’éleva dansles hauteurs pour aller raconter aux vieillards, morts depuislongtemps, comment on sait combattre sur la terre russe, et mieuxencore comment on y sait mourir pour la sainte religion. Bientôtaprès, tomba aussi Balaban, ataman de kourèn. Il avait reçu troisblessures mortelles, de balle, de lance, et d’un lourd sabre droit.Et c’était un des plus vaillants Cosaques. Il avait fait, commeataman, une foule d’expéditions maritimes, dont la plus glorieusefut celle des rivages d’Anatolie. Ses gens avaient ramassé beaucoupde sequins, d’étoffes de Damas et de riche butin turc. Mais ilsessuyèrent de grands revers à leur retour. Les malheureux durentpasser sous les boulets turcs. Quand le vaisseau ennemi fit feu detoutes ses pièces, une moitié de leurs bateaux sombra entournoyant, il périt dans les eaux plus d’un Cosaque ; maisles bottes de joncs attachées aux flancs des bateaux les sauvèrentd’une commune noyade. Pendant toute la nuit, les Cosaquesenlevèrent l’eau des barques submergées avec des pelles creuses etleurs bonnets, en réparant les avaries. De leurs larges pantalonscosaques, ils firent des voiles, et, filant avec promptitude, ilséchappèrent au plus rapide des vaisseaux turcs. Et c’était peuqu’ils fussent arrivés sains et saufs à la setch ; ilsrapportèrent une chasuble brodée d’or à l’archimandrite du couventde Méjigorsh à Kiew, et des ornements d’argent pur pour l’image dela Vierge, dans le zaporojié même. Et longtemps après les joueursde bandoura glorifiaient l’habile réussite des Cosaques. À cetteheure, Balaban inclina sa tête, sentant les poignantes approches dela mort, et dit d’une voix faible : – Il me semble, seigneursfrères, que je meurs d’une bonne mort. J’en ai sabré sept, j’en aitraversé neuf de ma lance, j’en ai suffisamment écrasé sous lespieds de mon cheval, et je ne sais combien j’en ai atteint de mesballes. Fleurisse donc éternellement la terre russe ! Et sonâme s’envola. Cosaques, Cosaques, ne livrez pas la fleur de votrearmée. Déjà, l’ennemi a cerné Koukoubenko. Déjà, il ne reste autourde lui que sept hommes du kourèn de Nésamaïkoff, et ceux-là sedéfendent plus qu’il ne leur reste de force ; déjà, lesvêtements de leur chef sont rougis de son sang. Tarass lui-même,voyant le danger qu’il court, s’élance à son aide ; mais lesCosaques sont arrivés trop tard. Une lance a pu s’enfoncer sous soncœur avant que l’ennemi qui l’entoure ait été repoussé. Ils’inclina doucement sur les bras des Cosaques qui le soutenaient,et son jeune sang jaillit comme une source, semblable à un vinprécieux que des serviteurs maladroits apportent de la cave dans unvase de verre, et qui le brisent à l’entrée de la salle en glissantsur le parquet. Le vin se répand sur la terre, et le maître dulogis accourt, en se prenant la tête dans les mains, lui quil’avait réservé pour la plus belle occasion de sa vie, afin que, siDieu la lui donnait, il pût, dans sa vieillesse, fêter un compagnonde ses jeunes années, et se réjouir avec lui au souvenir d’un tempsoù l’homme savait autrement et mieux se réjouir. Koukoubenkopromena son regard autour de lui, et murmura : – Je remercie Dieude m’avoir accordé de mourir sous vos yeux, compagnons. Qu’aprèsnous, on vive mieux que nous, et que la terre russe, aimée duChrist, soit éternelle dans sa beauté ! Et sa jeune âmes’envola. Les anges la prirent sous les bras, et l’empotèrent auxcieux : elle sera bien là-bas. « Assieds-toi à ma droite,Koukoubenko, lui dira le Christ, tu n’as pas trahi la fraternité,tu n’as pas fait d’action honteuse, tu n’as pas abandonné un hommedans le danger. Tu as conservé et défendu mon Église. » La mort deKoukoubenko attrista tout le monde : et cependant, les rangscosaques s’éclaircissaient à vue d’œil ; beaucoup de bravesavaient cessé de vivre. Mais les Cosaques tenaient bon. –Dites-moi, seigneurs, cria Tarass aux kouréni restés debout, ya-t-il encore de la poudre dans les poudrières ? les sabres nesont-ils pas émoussés ? la force cosaque ne s’est-elle pasaffaiblie ? les Cosaques ne plient-ils pas encore ? –Père, il y a encore assez de poudre ; les sabres sont encorebons, la force cosaque n’est pas affaiblie ; les Cosaquesn’ont pas plié. Et les Cosaques s’élancèrent de nouveau comme s’ilsn’eussent éprouvé aucune perte. Il ne reste plus vivants que troisatamans de kourèn. Partout coulent des ruisseaux rouges ; desponts s’élèvent, formés de cadavres des Cosaques et des Polonais.Tarass regarda le ciel, et vit s’y déployer une longue file devautours. Ah ! quelqu’un donc se réjouira ! Déjà, là-bas,on a soulevé Métélitza sur le fer d’une lance ; déjà, la têtedu second Pisarenko a tournoyé dans l’air en clignant desyeux ; déjà Okhrim Gouska, sabré de haut et en travers, esttombé lourdement. – Soit ! dit Tarass, en faisant signe de sonmouchoir. Ostap comprit le geste de son père ; et, sortant deson embuscade, chargea vigoureusement la cavalerie polonaise.L’ennemi ne soutint pas la violence du choc ; et lui, lepoursuivant à outrance, le rejeta sur la place où l’on avait plantédes pieux et jonché la terre de tronçons de lances. Les chevauxcommencèrent à broncher, à s’abattre, et les Polonais à roulerpar-dessus leurs têtes. Dans ce moment, les Cosaques de Korsoun,qui se tenaient en réserve derrière les chariots, voyant l’ennemi àportée de mousquet, firent une décharge soudaine. Les Polonais,perdant la tête, se mirent en désordre, et les Cosaques reprirentcourage : – La victoire est à nous ! crièrent de tous côtésles voix zaporogues. Les clairons sonnèrent, et on hissa le drapeaude la victoire. Les Polonais, défaits, fuyaient en tout sens. –Non, non, la victoire n’est pas encore à nous, dit Tarass, enregardant les portes de la ville. Il avait dit vrai. Les portes dela ville s’étaient ouvertes, et il en sortit un régiment dehussards, la fleur des régiments de cavalerie. Tous les cavaliersmontaient des argamaks[38] baibrun. En avant des escadrons, galopait un chevalier, le plus beau,le plus hardi de tous. Ses cheveux noirs se déroulaient sous soncasque de bronze ; son bras était entouré d’une écharpe brodéepar les mains de la plus séduisante beauté. Tarass demeurastupéfait quand il reconnut Andry. Et lui, cependant, enflammé parl’ardeur du combat, avide de mériter le présent qui ornait sonbras, se précipita comme un jeune lévrier, le plus beau, le plusrapide, et le plus jeune de la meute. « Atou[39] ! » crie le vieux chasseur, et lelévrier se précipite, lançant ses jambes en droite ligne dans lesairs, penché de tout son corps sur le flanc, soulevant la neige deses ongles, et devançant dix fois le lièvre lui-même dans lachaleur de sa course. Le vieux Tarass s’arrête ; il regardecomment Andry s’ouvrait un passage, frappant à droite et à gauche,et chassant les Cosaques devant lui. Tarass perd patience. –Comment, les tiens ! les tiens ! s’écrie-t-il ; tufrappes les tiens, fils du diable ! Mais Andry ne voyait pasqui se trouvait devant lui, si c’étaient les siens ou d’autres. Ilne voyait rien. Il voyait des boucles de cheveux, de longuesboucles ondoyantes, une gorge semblable au cygne de la rivière, uncou de neige et de blanches épaules, et tout ce que Dieu créa pourdes baisers insensés. – Holà ! camarades, attirez-le-moi,attirez-le-moi seulement dans le bois. cria Tarass. Aussitôt seprésentèrent trente des plus rapides Cosaques pour attirer Andryvers le bois. Redressant leurs hauts bonnets, ils lancèrent leurschevaux pour couper la route aux hussards, prirent en flanc lespremiers rangs, les culbutèrent, et, les ayant séparés du gros dela troupe, sabrèrent les uns et les autres. Alors Golokopitenkofrappa Andry sur le dos du plat de son sabre droit, et tous, àl’instant, se mirent à fuir de toute la rapidité cosaque. CommeAndry s’élança ! comme son jeune sang bouillonna dans toutesses veines ! Enfonçant ses longs éperons dans les flancs deson cheval, il vola à perte d’haleine sur les pas des Cosaques,sans se retourner, et sans voir qu’une vingtaine d’hommes seulementavaient pu le suivre. Et les Cosaques, fuyant de toute la céléritéde leurs chevaux, tournaient vers le bois. Andry, lancé ventre àterre, atteignait déjà Golokopitenko, lorsque, tout à coup, unemain puissante arrêta son cheval par la bride. Andry tourna latête ; Tarass était devant lui. Il trembla de tout son corps,et devint pâle comme un écolier surpris en maraude par son maître.La colère d’Andry s’éteignit comme si elle ne se fût jamaisallumée. Il ne voyait plus devant lui que son terrible père. – Ehbien ! qu’allons-nous faire maintenant ? dit Tarass, enle regardant droit entre les deux yeux. Andry ne put rien répondre,et resta les yeux baissés vers la terre. – Eh bien, fils, tesPolonais t’ont-ils été d’un grand secours ? Andry demeuraitmuet. – Ainsi trahir, vendre la religion, vendre les tiens…Attends, descends de cheval. Obéissant comme un enfant docile,Andry descendit de cheval et s’arrêta, ni vif ni mort, devantTarass. – Reste là, et ne bouge plus. C’est moi qui t’ai donné lavie, c’est moi qui te tuerai, dit Tarass. Et, reculant d’un pas, ilôta son mousquet de dessus son épaule. Andry était pâle comme unlinge. On voyait ses lèvres remuer, et prononcer un nom. Mais cen’était pas le nom de sa patrie, ni de sa mère, ni de ses frères,c’était le nom de la belle Polonaise. Tarass fit feu. Comme un épide blé coupé par la faucille, Andry inclina la tête, et tomba surl’herbe sans prononcer un mot. Le meurtrier de son fils, immobile,regarda longtemps le cadavre inanimé. Il était beau même dans lamort. Son visage viril, naguère brillant de force et d’uneirrésistible séduction, exprimait encore une merveilleuse beauté.Ses sourcils, noirs comme un velours de deuil, ombrageaient sestraits pâlis. – Que lui manquait-il pour être un Cosaque ? ditBoulba. Il était de haute taille, il avait des sourcils noirs, unvisage de gentilhomme, et sa main était forte dans le combat. Et ila péri, péri sans gloire, comme un chien lâche. – Père, qu’as-tufait ? c’est toi qui l’as tué ? dit Ostap, qui arrivaiten ce moment. Tarass fit de la tête un signe affirmatif. Ostapregarda fixement le mort dans les yeux. Il regretta son frère, etdit : – Père, livrons-le honorablement à la terre, afin que lesennemis ne puissent l’insulter, et que les oiseaux de proien’emportent pas les lambeaux de sa chair. – On l’enterrera biensans nous, dit Tarass ; et il aura des pleureurs et despleureuses. Et pendant deux minutes, il pensa : – Faut-il le jeteraux loups qui rôdent sur la terre humaine, ou bien respecter en luila vaillance du chevalier, que chaque brave doit honorer en qui quece soit ? Il regarde, et voit Golokopitenko galoper vers lui.– Malheur ! ataman. Les Polonais se sont fortifiés, il leurest venu un renfort de troupes fraîches. Golokopitenko n’a pasachevé que Vovtousenko accourt : – Malheur ! ataman. Encoreune force nouvelle qui fend sur nous. Vovtousenko n’a pas achevéque Pisarenko arrive en courant, mais sans cheval : – Où es-tu,père ? les Cosaques te cherchent. Déjà l’ataman de kourènNévilitchki est tué ; Zadorojny est tué ; Tchérévitchenkoest tué ; mais les Cosaques tiennent encore ; ils neveulent pas mourir, sans t’avoir vu une dernière fois dans lesyeux ; ils veulent que tu les regardes à l’heure de la mort. –À cheval, Ostap ! dit Tarass. Et il se hâta pour trouverencore debout les Cosaques, pour savourer leur vue une dernièrefois, et pour qu’ils pussent regarder leur ataman avant de mourir.Mais il n’était pas sorti du bois avec les siens, que les forcesennemies avaient cerné le bois de tous côtés, et que partout, àtravers les arbres, se montraient des cavaliers armés de sabres etde lances. – Ostap ! Ostap ! tiens Ferme, s’écria Tarass.Et lui-même, tirant son sabre, se mit à écharper les premiers quilui tombèrent sous la main. Déjà six polonais se sont à la foisrués sur Ostap ; mais il paraît qu’ils ont mal choisi lemoment. À l’un, la tête a sauté des épaules ; l’autre a faitla culbute en arrière ; le troisième reçoit un coup de lancedans les côtes ; le quatrième, plus audacieux, a évité laballe d’Ostap en baissant la tête, et la balle brûlante a frappé lecou de son cheval qui, furieux, se cabre, roule à terre, et écrasesous lui son cavalier. – Bien, fils, bien, Ostap ! criaitTarass ; voici que je viens à toi. Lui-même repoussait lesassaillants. Tarass multiplie son sabre ; il distribue descadeaux sur la tête de l’un et sur celle de l’autre ; et,regardant toujours Ostap, il le voit luttant corps à corps avechuit ennemis à la fois. – Ostap ! Ostap ! tiens ferme.Mais, déjà, Ostap a le dessous ; déjà, on lui a jeté un arkanautour de la gorge ; déjà on saisit, déjà on garrotte Ostap. –Aïe ! Ostap, Ostap ! criait Tarass en s’ouvrant unpassage vers lui, et en hachant comme du chou tout ce qui lesséparait ; aïe ! Ostap, Ostap !… Mais, en ce moment,il fut frappé comme d’une lourde pierre ; tout tournoya devantses yeux. Un instant brillèrent, mêlées dans son regard, deslances, la fumée du canon, les étincelles de la mousqueterie et lesbranches d’arbres avec leurs feuilles. Il tomba sur la terre commeun chêne abattu, et un épais brouillard couvrit ses yeux.

Chapitre 10

 

– Il paraît que j’ai longtemps dormi, dit Tarass en s’éveillantcomme du pénible sommeil d’un homme ivre, et en s’efforçant dereconnaître les objets qui l’entouraient.

Une terrible faiblesse avait brisé ses membres. Il avait peine àdistinguer les murs et les angles d’une chambre inconnue. Enfin ils’aperçut que Tovkatch était assis auprès de lui, et qu’ilparaissait attentif à chacune de ses respirations.

– Oui, pensa Tovkatch ; tu aurais bien pu t’endormir pourl’éternité.

Mais il ne dit rien, le menaça du doigt et lui fit signe de setaire.

– Mais, dis-moi donc, où suis-je, à présent ? reprit Tarassen rassemblant ses esprits, et en cherchant à se rappeler lepassé.

– Tais-toi donc ! s’écria brusquement son camarade. Queveux-tu donc savoir de plus ? Ne vois-tu pas que tu es couvertde blessures ? Voici deux semaines que nous courons à cheval àperdre haleine, et que la fièvre et la chaleur te font divaguer.C’est la première fois que tu as dormi tranquillement. Tais-toidonc, si tu ne veux pas te faire de mal toi-même.

Cependant Tarass s’efforçait toujours de mettre ordre à sesidées, et de se souvenir du passé.

– Mais j’ai donc été pris et cerné par les Polonais ?… Maisil m’était impossible de me faire jour à travers leursrangs ?…

– Te tairas-tu encore une fois, fils de Satan, s’écria Tovkatchen colère, comme une bonne poussée à bout par les cris d’un enfantgâté. Qu’as-tu besoin de savoir de quelle manière tu t’essauvé ? il suffit que tu sois sauvé, il s’est trouvé des amisqui ne t’ont pas planté là ; c’est assez. Il nous reste encoreplus d’une nuit à courir ensemble. Tu crois qu’on ta pris pour unsimple Cosaque ? non ; ta tête a été estimée deux milleducats.

– Et Ostap ? s’écria tout à coup Tarass, qui essaya de semettre sur son séant en se rappelant soudain comment on s’étaitemparé d’Ostap sous ses yeux, comment on l’avait garrotté etcomment il se trouvait aux mains des Polonais.

Alors, la douleur s’empara de cette vieille tête. Il arracha etdéchira les bandages qui couvraient ses blessures ; il lesjeta loin de lui ; il voulut parler à haute voix, mais ne ditque des choses incohérentes. Il était de nouveau en proie à lafièvre, au délire, des paroles insensées s’échappaient sans lien etsans ordre de ses lèvres. Pendant ce temps, son fidèle compagnon setenait debout devant lui, l’accablant de cruels reproches etd’injures. Enfin, il le saisit par les pieds, par les mains,l’emmaillota comme on fait d’un enfant, replaça tous les bandages,l’enveloppa dans une peau de bœuf, l’assujettit avec des cordes àla selle d’un cheval, et s’élança de nouveau sur la route aveclui.

– Fusses-tu mort, je te ramènerai dans ton pays. Je nepermettrai pas que les Polonais insultent à ton origine cosaque,qu’ils mettent ton corps en lambeaux et qu’ils les jettent dans larivière. Si l’aigle doit arracher les yeux à ton cadavre, que cesoit l’aigle de nos steppes, non l’aigle polonais, non celui quivient des terres de la Pologne. Fusses-tu mort, je te ramènerai enUkraine.

Ainsi parlait son fidèle compagnon, fuyant jour et nuit, sanstrêve ni repos. Il le ramena enfin, privé de sentiment, dans lasetch même des Zaporogues. Là, il se mit à le traiter au moyen desimples et de compresses ; il découvrit une femme juive,habile dans l’art de guérir, qui, pendant un mois, lui fit prendredivers remèdes : enfin Tarass se sentit mieux. Soit que l’influencedu traitement fût salutaire, soit que sa nature de fer eût pris ledessus, au bout d’un mois et demi, il était sur pied. Ses plaiess’étaient fermées, et les cicatrices faites par le sabretémoignaient seules de la gravité des blessures du vieux Cosaque.Pourtant, il était devenu visiblement morose et chagrin. Troisrides profondes avaient creusé son front, où elles restèrentdésormais. Quand il jeta les yeux autour de lui, tout lui parutnouveau dans la setch. Tous ses vieux compagnons étaientmorts ; il ne restait pas un de ceux qui avaient combattu pourla sainte cause, pour la foi et la fraternité.

Ceux-là aussi qui, à la suite du kochévoï, s’étaient mis à lapoursuite des Tatars, n’existaient plus ; tous avaient péri :l’un était tombé au champ d’honneur ; un autre était mort defaim et de soif au milieu des steppes salées de la Crimée ; unautre encore s’était éteint dans la captivité, n’ayant pu supportersa honte. L’ancien kochévoï aussi n’était plus, dès longtemps, dece monde, ni aucun de ses vieux compagnons, et déjà l’herbe ducimetière avait poussé sur les restes de ces Cosaques, autrefoisbouillonnants de courage et de vie. Tarass entendait seulementqu’autour de lui il y avait une grande orgie, une orgie bruyante :toute la vaisselle avait volé en éclats ; il n’était pas restéune goutte de vin ; les hôtes et les serviteurs avaientemporté toutes les coupes, tous les vases précieux, et le maître dela maison, demeuré solitaire et morne, pensait que mieux eût valuqu’il n’y eût pas de fête. On s’efforçait en vain d’occuper et dedistraire Tarass ; en vain les vieux joueurs de bandoura à labarbe grise défilaient, par deux et par trois devant lui, chantantses exploits de Cosaque ; il contemplait tout d’un œil sec etindifférent ; une douleur inextinguible se lisait sur sestraits immobiles et sa tête penchée ; il disait à voix basse:

– Mon fils Ostap !

Cependant, les Zaporogues s’étaient préparés à une expéditionmaritime. Deux cents bateaux avaient été lancés sur le Dniepr, etl’Asie Mineure avait vu ces Cosaques à la tête rasée, à la tresseflottante, mettre à feu et à sang ses rivages fleuris ; elleavait vu les turbans musulmans, pareils aux fleurs innombrables deses campagnes, dispersés dans ses plaines sanglantes ou nageantauprès du rivage. Elle avait vu quantité de larges pantalonscosaques tachés de goudron, quantité de bras musculeux armés defouets noirs. Les Zaporogues avaient détruit toutes les vignes etmangé tout le raisin ; ils avaient laissé des tas de fumiersdans les mosquées ; ils se servaient, en guise de ceintures,des châles précieux de la Perse, et en ceignaient leurs caftanssalis. Longtemps après on trouvait encore, sur les lieux qu’ilsavaient foulés, les petites pipes courtes des Zaporogues. Tandisqu’ils s’en retournaient gaiement, un vaisseau turc de dix canonss’était mis à leur poursuite, et une salve générale de sonartillerie avait dispersé leurs bateaux légers comme une trouped’oiseaux. Un tiers d’entre eux avaient péri dans les profondeursde la mer ; le reste avait pu se rallier pour gagnerl’embouchure du Dniepr, avec douze tonnes remplies de sequins. Toutcela n’occupait plus Tarass. Il s’en allait dans les champs, dansles steppes, comme pour la chasse ; mais son arme demeuraitchargée ; il la déposait près de lui, plein de tristesse, ets’arrêtait sur le rivage de la mer. Il restait longtemps assis, latête baissée, et disant toujours :

– Mon Ostap, mon Ostap !

Devant lui brillait et s’étendait au loin la nappe de la merNoire ; dans les joncs lointains on entendait le cri de lamouette, et, sur sa moustache blanchie, des larmes tombaient l’unesuivant l’autre.

À la fin Tarass n’y tint plus :

– Qu’il en soit ce que Dieu voudra, dit-il, j’irai savoir cequ’il est devenu. Est-il vivant ? est-il dans la tombe ?ou bien n’est-il même plus dans la tombe ? Je le saurai à toutprix, je le saurai.

Et une semaine après, il était déjà dans la ville d’Oumane, àcheval, la lance en main, la sabre au côté, le sac de voyage penduau pommeau de la selle ; un pot de gruau, des cartouches, desentraves de cheval et d’autres munitions complétaient son équipage.Il marcha droit à une chétive et sale masure, dont les fenêtresternies se voyaient à peine ; le tuyau de la cheminée étaitbouché par un torchon, et la toiture, percée à jour, toute couvertede moineaux : un tas d’ordures s’étalait devant la porte d’entrée.À la fenêtre apparaissait la tête d’une juive en bonnet, ornée deperles noircies.

– Ton mari est-il dans la maison ! dit Boulba en descendantde cheval, et en passant la bride dans un anneau de fer sellé aumur.

– Il y est, dit la juive, qui s’empressa aussitôt de sortir avecune corbeille de froment pour le cheval et un broc de bière pour lecavalier.

– Où donc est ton juif ?

– Dans l’autre chambre, à faire ses prières, murmura la juive ensaluant Boulba, et en lui souhaitant une bonne santé au moment oùil approcha le broc de ses lèvres.

– Reste ici, donne à boire et à manger à mon cheval : j’iraiseul lui parler. J’ai affaire à lui.

Ce juif était le fameux Yankel. Il s’était fait à la foisfermier et aubergiste. Ayant peu à peu pris en main les affaires detous les seigneurs et hobereaux des environs, il avaitinsensiblement sucé tout leur argent et fait sentir sa présence dejuif sur tout le pays. À trois milles à la ronde, il ne restaitplus une seule maison qui fût en bon état. Toutes vieillissaient ettombaient en ruine ; la contrée entière était devenue déserte,comme après une épidémie ou un incendie général. Si Yankel l’eûthabitée une dizaine d’années de plus, il est probable qu’il en eûtexpulsé jusqu’aux autorités. Tarass entra dans la chambre.

Le juif priait, la tête couverte d’un long voile assezmalpropre, et il s’était retourné pour cracher une dernière fois,selon le rite de sa religion, quand tout à coup ses yeuxs’arrêtèrent sur Boulba qui se tenait derrière lui. Avant toutbrillèrent à ses regards les deux mille ducats offerts pour la têtedu Cosaque ; mais il eut honte de sa cupidité, et s’efforçad’étouffer en lui-même l’éternelle pensée de l’or, qui, semblable àun ver, se replie autour de l’âme d’un juif.

– Écoute, Yankel, dit Tarass au juif, qui s’était mis en devoirde le saluer et qui alla prudemment fermer la porte, afin de n’êtrevu de personne ; je t’ai sauvé la vie : les Cosaquest’auraient déchiré comme un chien. À ton tour maintenant, rends-moiun service.

Le visage du juif se rembrunit légèrement.

– Quel service ? si c’est quelque chose que je puissefaire, pourquoi ne le ferais-je pas ?

– Ne dis rien. Mène-moi à Varsovie.

– À Varsovie ?… Comment ! à Varsovie ? ditYankel ; et il haussa les sourcils et les épaulesd’étonnement.

– Ne réponds rien. Mène-moi à Varsovie. Quoi qu’il en arrive, jeveux le voir encore une fois, lui dire ne fût-ce qu’une parole…

– À qui, dire une parole ?

– À lui, à Ostap, à mon fils.

– Est-ce que ta seigneurie n’a pas entendu dire que déjà…

– Je sais tout, je sais tout ; on offre deux mille ducatspour ma tête. Les imbéciles savent ce qu’elle vaut. Je t’endonnerai cinq mille, moi. Voici deux mille ducats comptant (Boulbatira deux mille ducats d’une bourse en cuir), et le reste quand jereviendrai.

Le juif saisit aussitôt un essuie-main et en couvrit lesducats.

– Ah ! la belle monnaie ! ah ! la bonnemonnaie ! s’écria-t-il, en retournant un ducat entre sesdoigts et en l’essayant avec les dents ; je pense que l’hommeà qui ta seigneurie a enlevé ces excellents ducats n’aura pas vécuune heure de plus dans ce monde, mais qu’il sera allé tout droit àla rivière, et s’y sera noyé, après avoir eu de si beauxducats.

– Je ne t’en aurais pas prié, et peut-être aurais-je trouvémoi-même le chemin de Varsovie. Mais je puis être reconnu et prispar ces damnés Polonais ; car je ne suis pas fait pour lesinventions. Mais vous autres, juifs, vous êtes créés pour cela.Vous tromperiez le diable en personne : vous connaissez toutes lesruses. C’est pour cela que je suis venu te trouver. D’ailleurs, àVarsovie, je n’aurais non plus rien fait par moi-même. Allons, metsvite les chevaux à ta charrette, et conduis-moi lestement.

– Et ta seigneurie pense qu’il suffit tout bonnement de prendreune bête à l’écurie, de l’attacher à une charrette, et – allons,marche en avant ! – Ta seigneurie pense qu’on peut la conduireainsi sans l’avoir bien cachée ?

– Eh bien ! cache-moi, comme tu sais le faire ; dansun tonneau vide, n’est-ce pas ?

– Ouais ! ta seigneurie pense qu’on peut la cacher dans untonneau ? Est-ce qu’elle ne sait pas que chacun croira qu’il ya de l’eau-de-vie dans ce tonneau ?

– Eh bien ! qu’ils croient qu’il y a del’eau-de-vie !

– Comment qu’ils croient qu’il y a de l’eau-de-vie !s’écria le juif, qui saisit à deux mains ses longues tressespendantes, et les leva vers le ciel.

– Qu’as-tu donc à t’ébahir ainsi ?

– Est-ce que ta seigneurie ignore que le bon Dieu a créél’eau-de-vie pour que chacun puisse en faire l’essai ? Ilssont là-bas un tas de gourmands et d’ivrognes. Le premiergentillâtre venu est capable de courir cinq verstes après letonneau, d’y faire un trou, et, quand il verra qu’il n’en sortrien, il dira aussitôt : « Un juif ne conduirait pas un tonneauvide ; à coup sûr il y a quelque chose là-dessous. Qu’onsaisisse le juif, qu’on garrotte le juif, qu’on enlève tout sonargent au juif, qu’on mette le juif en prison ! » parce quetout ce qu’il y a de mauvais retombe toujours sur le juif ;parce que chacun traite le juif de chien ; parce qu’on se ditqu’un juif n’est pas un homme.

–Eh bien ! alors, mets-moi dans un chariot àpoisson !

– Impossible, Dieu le voit, c’est impossible : maintenant, enPologne, les hommes sont affamés comme des chiens ; on voudravoler le poisson, et on découvrira ta seigneurie.

– Eh bien ! conduis-moi au diable, mais conduis-moi.

– Écoute, écoute, mon seigneur, dit le juif en abaissant sesmanches sur les poignets et en s’approchant de lui les mainsécartées : voici ce que nous ferons ; maintenant, on bâtitpartout des forteresses et des citadelles ; il est venu del’étranger des ingénieurs français, et l’on mène par les cheminsbeaucoup de briques et de pierres. Que ta seigneurie se couche aufond de ma charrette, et j’en couvrirai le dessus avec des briques.Ta seigneurie est robuste, bien portante ; aussi nes’inquiétera-t-elle pas beaucoup du poids à porter ; et moi,je ferai une petite ouverture par en bas, afin de pouvoir tenourrir.

– Fais ce que tu veux, seulement conduis-moi.

Et, au bout d’une heure, un chariot chargé de briques et atteléde deux rosses sortait de la ville d’Oumane. Sur l’une d’elles,Yankel était juché, et ses longues tresses bouclées voltigeaientpar-dessous sa cape de juif, tandis qu’il sautillait sur samonture, long comme un poteau de grande route.

Chapitre 11

 

À l’époque où se passait cette histoire, il n’y avait encore,sur la frontière, ni employés de la douane, ni inspecteurs (ceterrible épouvantail des hommes entreprenants), et chacun pouvaittransporter ce que bon lui semblait. Si, d’ailleurs, quelqueindividu s’avisait de faire la visite ou l’inspection desmarchandises, c’était, la plupart du temps, pour son propreplaisir, surtout lorsque des objets agréables venaient frapper sesregards et que sa main avait un poids et une puissance dignes derespect. Mais les briques n’excitaient l’envie de personne ;elles entrèrent donc sans obstacle par la porte principale de laville. Boulba, de sa cage étroite, pouvait seulement entendre lebruit des chariots et les cris des conducteurs, mais rien de plus.Yankel, sautillant sur son petit cheval couvert de poussière,entra, après avoir fait quelques détours, dans une petite rueétroite et sombre, qui portait en même temps les noms de Boueuse etde Juiverie, parce qu’en effet, c’est là que se trouvaient réunistous les juifs de Varsovie. Cette rue ressemblait étonnamment àl’intérieur retourné d’une basse-cour. Il semblait que le soleiln’y pénétrât jamais. Des maisons en bois, devenues entièrementnoires, avec de longues perches sortant des fenêtres, augmentaientencore les ténèbres. On voyait, par-ci par là, quelques muraillesen briques rouges, devenues noires aussi en beaucoup d’endroits. Deloin en loin un lambeau de muraille, plâtré par en haut, brillaitaux rayons du soleil d’un insupportable éclat. Là, tout présentedes contrastes frappants : des tuyaux de cheminée, des bâillons,des morceaux de marmites. Chacun jetait dans la rue tout ce qu’ilavait d’inutile et de sale, offrant aux passants l’occasiond’exercer leurs divers sentiments à propos de ces guenilles. Unhomme à cheval pouvait toucher avec la main les perches étendues àtravers la rue, d’une maison à l’autre, le long desquellespendaient des bas à la juive, des culottes courtes et une oiefumée. Quelquefois un assez gentil visage de juive, entouré deperles noircies, se montrait à une fenêtre délabrée. Un tas depetits juifs, sales, déguenillés, aux cheveux crépus, criaient etse vautraient dans la boue.

Un juif aux cheveux roux, et le visage bigarré de taches derousseur qui le faisait ressembler à un œuf de moineau, mit la têteà la fenêtre. Il entama aussitôt avec Yankel une conversation dansleur langage baroque, et Yankel entra dans la cour. Un autre juifqui passait dans la rue s’arrêta, prit part au colloque, et,lorsque enfin Boulba fut parvenu à sortir de dessous les briques,il vit les trois juifs qui discouraient entre eux avec chaleur.

Yankel se tourna vers lui, et lui dit que tout serait faitsuivant son désir, que son Ostap était enfermé dans la prison deville et que, quelque difficile qu’il fût de gagner les gardiens,il espérait pourtant lui ménager une entrevue.

Boulba entra avec les trois juifs dans une chambre.

Les juifs recommencèrent à parler leur langage incompréhensible.Tarass les examinait tour à tour. Il semblait que quelque chosel’eût fortement ému ; sur ses traits rudes et insensiblesbrilla la flamme de l’espérance, de cette espérance qui visitequelquefois l’homme au dernier degré du désespoir ; son vieuxcœur palpita violemment, comme s’il eût été tout à couprajeuni.

– Écoutez, juifs, leur dit-il, et son accent témoignait del’exaltation de son âme, vous pouvez faire tout au monde, voustrouveriez un objet perdu au fond de la mer, et le proverbe ditqu’un juif se volera lui-même, pour peu qu’il en ait l’envie.Délivrez-moi mon Ostap ! donnez-lui l’occasion de s’échapperdes mains du diable. J’ai promis à cet homme douze milleducats ; j’en ajouterai douze encore, tous mes vases précieux,et tout l’or enfoui par moi dans la terre, et ma maison, et mesderniers vêtements. Je vendrai tout, et je vous ferai encore uncontrat pour la vie, par lequel je m’obligerai à partager avec voustout ce que je puis acquérir à la guerre !

– Oh ! impossible, cher seigneur, impossible ! ditYankel avec un soupir.

– Impossible ! dit un autre juif.

Les trois juifs se regardèrent en silence.

– Si l’on essayait pourtant, dit le troisième, en jetant sur lesdeux autres des regards timides, peut-être, avec l’aide deDieu…

Les trois juifs se remirent à causer dans leur langue. Boulba,quelque attention qu’il leur prêtât, ne put rien deviner ; ilentendit seulement prononcer souvent le nom de Mardochée, et riende plus.

– Écoute, mon seigneur ! dit Yankel, il faut d’abordconsulter un homme tel, qu’il n’a pas encore eu son pareil dans lemonde : c’est un homme sage comme Salomon, et si celui-là ne faitrien, personne au monde ne peut rien faire. Reste ici, voici laclef, et ne laisse entrer personne.

Les juifs sortirent dans la rue.

Tarass ferma la porte et regarda par la petite fenêtre, danscette sale rue de la Juiverie. Les trois juifs s’étaient arrêtésdans la rue et parlaient entre eux avec vivacité. Ils furentbientôt rejoints par un quatrième, puis par un cinquième. Boulbaentendit de nouveau répéter le nom de Mardochée !Mardochée ! Les juifs tournaient continuellement leurs regardsvers l’un des côtés de la rue. Enfin, à l’un des angles, apparut,derrière une sale masure, un pied chaussé d’un soulier juif, etflottèrent les pans d’un caftan court. Ah ! Mardochée !Mardochée ! crièrent tous les juifs d’une seule voix. Un juifmaigre, moins long que Yankel, mais beaucoup plus ridé, etremarquable par l’énormité de sa lèvre supérieure, s’approcha de lafoule impatiente. Alors tous les juifs s’empressèrent à l’envi delui faire leur narration, pendant laquelle Mardochée tournaplusieurs fois ses regards vers la petite fenêtre, et Tarass putcomprendre qu’il s’agissait de lui. Mardochée gesticulait des deuxmains, écoutait, interrompait les discours des juifs, crachaitsouvent de côté, et, soulevant les pans de sa robe, fourrait sesmains dans les poches pour en tirer des espèces de castagnettes,opération qui permettait de remarquer ses hideuses culottes. Enfin,les juifs se mirent à crier si fort, qu’un des leurs qui faisait lagarde fut obligé de leur faire signe de se taire, et Tarasscommençait à craindre pour sa sûreté ; mais il setranquillisa, en pensant que les juifs pouvaient bien converserdans la rue, et que le diable lui-même ne saurait comprendre leurbaragouin.

Deux minutes après, les juifs entrèrent tous à la fois dans sachambre. Mardochée s’approcha de Tarass, lui frappa sur l’épaule,et dit :

– Quand nous voudrons faire quelque chose, ce sera fait comme ilfaut.

Tarass examina ce Salomon, qui n’avait pas son pareil dans lemonde, et conçut quelque espoir. Effectivement, sa vue pouvaitinspirer une certaine confiance. Sa lèvre supérieure était unvéritable épouvantail ; il était hors de doute qu’elle n’étaitparvenue à ce développement de grosseur que par des raisonsindépendantes de la nature. La barbe du Salomon n’était composéeque de quinze poils ; encore ne poussaient-ils que du côtégauche. Son visage portait les traces de tant de coups, reçus pourprix de ses exploits, qu’il en avait sans doute perdu le comptedepuis longtemps, et s’était habitué à les regarder comme destaches de naissance.

Mardochée s’éloigna bientôt avec ses compagnons, remplisd’admiration pour sa sagesse. Boulba demeura seul. Il était dansune situation étrange, inconnue ; et pour la première fois desa vie, il ressentait de l’inquiétude ; son âme éprouvait uneexcitation fébrile. Ce n’était plus l’ancien Boulba, inflexible,inébranlable, puissant comme un chêne ; Il était devenupusillanime ; Il était faible maintenant. Il frissonnait àchaque léger bruit, à chaque nouvelle figure de juif quiapparaissait au bout de la rue. Il demeura toute la journée danscette situation ; il ne but, ni ne mangea, et ses yeux ne sedétachèrent pas un instant de la petite fenêtre qui donnait dans larue. Enfin le soir, assez tard, arrivèrent Mardochée et Yankel. Lecœur de Tarass défaillit.

– Eh bien ! avez-vous réussi ? demanda-t-il avecl’impatience d’un cheval sauvage.

Mais, avant que les juifs eussent rassemblé leur courage pourlui répondre, Tarass avait déjà remarqué qu’il manquait à Mardochéesa dernière tresse de cheveux, laquelle, bien qu’assez malpropre,s’échappait autrefois en boucle par dessous sa cape. Il étaitévident qu’il voulait dire quelque chose ; mais il balbutiad’une manière si étrange que Tarass n’y put rien comprendre. Yankelaussi portait souvent la main à sa bouche, comme s’il eût souffertd’une fluxion.

– Ô cher seigneur ! dit Yankel, c’est tout à faitimpossible à présent. Dieu le voit ! c’est impossible !Nous avons affaire à un si vilain peuple qu’il faudrait lui crachersur la tête. Voilà Mardochée qui dira la même chose. Mardochée afait ce que nul homme au monde ne ferait ; mais Dieu n’a pasvoulu qu’il en fût ainsi. Il y a trois mille hommes de troupes dansla ville, et demain on les mène tous au supplice.

Tarass regarda les juifs entre les deux yeux, mais déjà sansimpatience et sans colère.

– Et si ta seigneurie veut une entrevue, il faut y aller demainde bon matin, avant que le soleil ne soit levé. Les sentinellesconsentent, et j’ai la promesse d’un Leventar. Seulement je désirequ’ils n’aient pas de bonheur dans l’autre monde. Ah weh mir !quel peuple cupide ! même parmi nous il n’y en a pas depareils ; j’ai donné cinquante ducats à chaque sentinelle etau Leventar…

– C’est bien. Conduis-moi près de lui, dit Tarass résolument, ettoute sa fermeté rentra dans son âme. Il consentit à la propositionque lui fit Yankel, de se déguiser en costume de comte étranger,venu d’Allemagne ; le juif, prévoyant, avait déjà préparé lesvêtements nécessaires. Il faisait nuit. Le maître de la maison (cemême juif à cheveux roux et couvert de taches de rousseur) apportaun maigre matelas, couvert d’une espèce de natte, et l’étendit surun des bancs pour Boulba. Yankel se coucha par terre sur un matelassemblable.

Le juif aux cheveux roux but une tasse d’eau-de-vie, puis ôtason demi-caftan, ne conservant que ses souliers et ses bas qui luidonnaient beaucoup de ressemblance avec un poulet, et il s’en futse coucher à côté de sa juive, dans quelque chose qui ressemblait àune armoire. Deux petits juifs se couchèrent par terre auprès del’armoire, comme deux chiens domestiques. Mais Tarass ne dormaitpas : il demeurait immobile, frappant légèrement la table de sesdoigts. Sa pipe à la bouche, il lançait des nuages de fumée quifaisaient éternuer le juif endormi et l’obligeaient à se fourrer lenez sous la couverture. À peine le ciel se fut-il coloré d’un pâlereflet de l’aurore, qu’il poussa Yankel du pied.

– Debout, juif, et donne-moi ton costume de comte.

Il s’habilla en une minute, il se noircit les moustaches et lessourcils, se couvrit la tête d’un petit chapeau brun, et s’arrangeade telle sorte qu’aucun de ses Cosaques les plus proches n’eût pule reconnaître. À le voir, on ne lui aurait pas donné plus detrente ans. Les couleurs de sa santé brillaient sur ses joues, etses cicatrices mêmes lui donnaient un certain air d’autorité. Sesvêtements chamarrés d’or lui seyaient à merveille.

Les rues dormaient encore. Pas le moindre marchand ne semontrait dans la ville, une corbeille à la main. Boulba et Yankelatteignirent un édifice qui ressemblait à un héron au repos.C’était un bâtiment bas, large, lourd, noirci par le temps, et àl’un de ses angles s’élançait, comme le cou d’une cigogne, unelongue tour étroite, couronnée d’un lambeau de toiture. Cet édificeservait à beaucoup d’emplois divers. Il renfermait des casernes,une prison et même un tribunal criminel. Nos voyageurs entrèrentdans le bâtiment et se trouvèrent au milieu d’une vaste salle ouplutôt d’une cour fermée par en haut. Près de mille hommes ydormaient ensemble. En face d’eux se trouvait une petite porte,devant laquelle deux sentinelles jouaient à un jeu qui consistait àse frapper l’un l’autre sur les mains avec les doigts. Ils firentpeu d’attention aux arrivants et ne tournèrent la tête que lorsqueYankel leur eut dit :

– C’est nous, entendez-vous bien, mes seigneurs ? c’estnous.

– Allez, dit l’un d’eux, ouvrant la porte d’une main et tendantl’autre à son compagnon, pour recevoir les coups obligés.

Ils entrèrent dans un corridor étroit et sombre, qui les menadans une autre salle pareille avec de petites fenêtres en haut.

« Qui vive ! » crièrent quelques voix, et Tarass vit uncertain nombre de soldats armés de pied en cap.

– Il nous est ordonné de ne laisser entrer personne.

– C’est nous ! criait Yankel ; Dieu le voit, c’estnous, mes seigneurs !

Mais personne ne voulait l’écouter. Par bonheur, en ce moments’approcha un gros homme, qui paraissait être le chef, car ilcriait plus tort que les autres.

– Mon seigneur, c’est nous ; vous nous connaissez déjà, etle seigneur comte vous témoignera encore sa reconnaissance…

– Laissez-les passer ; que mille diables vous serrent lagorge ! mais ne laissez plus passer qui que ce soit ! Etqu’aucun de vous ne détache son sabre, et ne se couche parterre…

Nos voyageurs n’entendirent pas la suite de cet ordreéloquent.

– C’est nous, c’est moi, c’est nous-mêmes ! disait Yankel àchaque rencontre.

– Peut-on maintenant ? demanda-t-il à l’une dessentinelles, lorsqu’ils furent enfin parvenus à l’endroit oùfinissait le corridor.

– On peut : seulement je ne sais pas si on vous laissera entrerdans sa prison même. Yan n’y est plus maintenant ; on a mis unautre à sa place, répondit la sentinelle.

– Aïe, aïe, dit le juif à voix basse. Voilà qui est mauvais, moncher seigneur.

– Marche, dit Tarass avec entêtement.

Le juif obéit.

À la porte pointue du souterrain, se tenait un heiduque ornéd’une moustache à triple étage. L’étage supérieur montait aux yeux,le second allait droit en avant, et le troisième descendait sur labouche, ce qui lui donnait une singulière ressemblance avec unmatou.

Le juif se courba jusqu’à terre, et s’approcha de lui presqueplié en deux.

– Votre seigneurie ! mon illustre seigneur !

– Juif, à qui dis-tu cela ?

– À vous, mon illustre seigneur.

– Hum !… Je ne suis pourtant qu’un simple heiduque !dit le porteur de moustaches à trois étages, et ses yeux brillèrentde contentement.

– Et moi, Dieu me damne, je croyais que c’était le colonel enpersonne. Aïe, aïe, aïe… En disant ces mots le juif secoua la têteet écarta les doigts des mains. Aïe, quel aspect imposant !Vrai Dieu, c’est un colonel, tout à fait un colonel. Un seul doigtde plus, et c’est un colonel. Il faudrait mettre mon seigneur àcheval sur un étalon rapide comme une mouche, pour qu’il fîtmanœuvrer le régiment.

Le heiduque retroussa l’étage inférieur de sa moustache, et sesyeux brillèrent d’une complète satisfaction.

– Mon Dieu, quel peuple martial ! continua le juif : oh wehmir, quel peuple superbe ! Ces galons, ces plaques dorées,tout cela brille comme un soleil ; et les jeunes filles, dèsqu’elles voient ces militaires… aïe, aïe !

Le juif secoua de nouveau la tête.

Le heiduque retroussa l’étage supérieur de sa moustache, et fitentendre entre ses dents un son à peu près semblable auhennissement d’un cheval.

– Je prie mon seigneur de nous rendre un petit service, dit lejuif. Le prince que voici arrive de l’étranger, et il voudrait voirles Cosaques. De sa vie il n’a encore vu quelle espèce de gens sontles Cosaques.

La présence de comtes et de barons étrangers en Pologne étaitassez ordinaire ; ils étaient souvent attirés par la seulecuriosité de voir ce petit coin presque à demi asiatique del’Europe. Quant à la Moscovie et à l’Ukraine, ils regardaient cespays comme faisant partie de l’Asie même. C’est pourquoi leheiduque, après avoir fait un salut assez respectueux, jugeaconvenable d’ajouter quelques mots de son propre chef.

– Je ne sais, dit-il, pourquoi Votre Excellence veut les voir.Ce sont des chiens, et non pas des hommes. Et leur religion esttelle, que personne n’en fait le moindre cas.

– Tu mens, fils du diable ! dit Boulba, tu es un chientoi-même ! Comment oses-tu dire qu’on ne fait pas cas de notrereligion ! C’est de votre religion hérétique qu’on ne fait pascas !

– Eh, eh ! dit le heiduque, je sais, l’ami, qui tu esmaintenant. Tu es toi-même de ceux qui sont là sous ma garde.Attends, je vais appeler les nôtres.

Taras vit son imprudence, mais l’entêtement et le dépitl’empêchèrent de songer à la réparer. Par bonheur, à l’instantmême, Yankel parvint à se glisser entre eux.

– Mon seigneur ! Comment serait-il possible que le comtefût un Cosaque ! Mais s’il était un Cosaque, où aurait-il prisun pareil vêtement et un air si noble ?

– Va toujours !

Et le heiduque ouvrait déjà sa large bouche pour crier.

– Royale Majesté, taisez-vous, taisez-vous ! au nom deDieu, s’écria Yankel, taisez-vous ! Nous vous payerons commepersonne n’a été payé de sa vie ; nous vous donnerons deuxducats en or.

– Hé, hé ! deux ducats ! Deux ducats ne me font rien.Je donne deux ducats à mon barbier pour qu’il me rase seulement lamoitié de ma barbe. Cent ducats, juif !

Ici le heiduque retroussa sa moustache supérieure.

– Si tu ne me donnes pas à l’instant cent ducats, je crie à lagarde.

– Pourquoi donc tant d’argent ? dit piteusement le juif,devenu tout pâle, en détachant les cordons de sa bourse decuir.

Mais, heureusement pour lui, il n’y avait pas davantage dans sabourse, et le heiduque ne savait pas compter au-delà de cent.

– Mon seigneur, mon seigneur ! partons au plus vite. Vousvoyez quelles mauvaises gens cela fait, dit Yankel, après avoirobservé que le heiduque maniait l’argent dans ses mains, comme s’ileût regretté de n’en avoir pas demandé davantage.

– Hé bien, allons donc, heiduque du diable ! dit Boulba :tu as pris l’argent, et tu ne songes pas à nous faire voir lesCosaques ? Non, tu dois nous les faire voir. Puisque tu asreçu l’argent, tu n’es plus en droit de nous refuser.

– Allez, allez au diable ! sinon, je vous dénonce àl’instant et alors… tournez les talons, vous dis-je, etdéguerpissez au plus tôt.

– Mon seigneur, mon seigneur ! allons-nous-en, au nom deDieu, allons-nous-en. Fi sur eux ! Qu’ils voient en songe unetelle chose, qu’il leur faille cracher ! criait le pauvreYankel.

Boulba, la tête baissée, s’en revint lentement, poursuivi parles reproches de Yankel, qui se sentait dévoré de chagrin à l’idéed’avoir perdu pour rien ses ducats.

– Mais aussi, pourquoi le payer ? Il fallait laissergronder ce chien. Ce peuple est ainsi fait, qu’il ne peut pas nepas gronder. Oh weh mir ! quels bonheurs Dieu envoie auxhommes ! Voyez ; cent ducats, seulement pour nous avoirchassés ! Et un pauvre juif ! on lui arrachera sesboucles de cheveux, et de son museau l’on fera une chose impossibleà regarder, et personne ne lui donnera cent ducats ! Ô monDieu ! ô Dieu de miséricorde !

Mais l’insuccès de leur tentative avait eu sur Boulba une toutautre influence ; on en voyait l’effet dans la flammedévorante dont brillaient ses yeux.

– Marchons, dit-il tout à coup, en secouant une espèce detorpeur : allons sur la place publique. Je veux voir comment on letourmentera.

– Ô mon seigneur, pourquoi faire ? Là, nous ne pouvons pasle secourir.

– Marchons, dit Boulba avec résolution.

Et le juif, comme une bonne d’enfant, le suivit avec unsoupir.

Il n’était pas difficile de trouver la place où devait avoirlieu le supplice ; le peuple y affluait de toutes parts. Dansce siècle grossier, c’était un spectacle des plus attrayants, nonseulement pour la populace, mais encore pour les classes élevées.Nombre de vieilles femmes dévotes, nombre de jeunes fillespeureuses, qui rêvaient ensuite toute la nuit de cadavresensanglantés, et qui s’éveillaient en criant comme peut crier unhussard ivre, n’en saisissaient pas moins avec avidité l’occasionde satisfaire leur curiosité cruelle. Ah ! quelle horribletorture ! criaient quelques-unes d’entre elles, avec uneterreur fébrile, en fermant les yeux et en détournant levisage ; et pourtant elles demeuraient à leur place. Il yavait des hommes qui, la bouche béante, les mains étenduesconvulsivement, auraient voulu grimper sur les têtes des autrespour mieux voir. Au milieu de figures étroites et communes,ressortait la face énorme d’un boucher, qui observait toutel’affaire d’un air connaisseur, et conversait en monosyllabes avecun maître d’armes qu’il appelait son compère, parce que, les joursde fête, ils s’enivraient dans le même cabaret. Quelques-unsdiscutaient avec vivacité, d’autres tenaient même des paris ;mais la majeure partie appartenait à ce genre d’individus quiregardent le monde entier et tout ce qui pause dans le monde, en segrattant le nez avec les doigts. Sur le premier plan, auprès desporteurs de moustaches, qui composaient la garde de la ville, setenait un jeune gentilhomme campagnard, ou qui paraissait tel, encostume militaire, et qui avait mis sur son dos tout ce qu’ilpossédait, de sorte qu’il ne lui était resté à la maison qu’unechemise déchirée et de vieilles bottes. Deux chaînes, auxquellespendait une espèce de ducat, se croisaient sur sa poitrine. Ilétait venu là avec sa maîtresse Youséfa, et s’agitaitcontinuellement, pour que l’on ne tachât point sa robe de soie. Illui avait tout expliqué par avance, si bien qu’il était décidémentimpossible de rien ajouter.

– Ma petite Youséfa, disait-il, tout ce peuple que vous voyez,ce sont des gens qui sont venus pour voir comment on va supplicierles criminels. Et celui-là, ma petite, que vous voyez là-bas, etqui tient à la main une hache et d’autres instruments, c’est lebourreau, et c’est lui qui les suppliciera. Et quand il commenceraà tourner la roue et à faire d’autres tortures, le criminel seraencore vivant ; mais lorsqu’on lui coupera la tête, alors, mapetite, il mourra aussitôt. D’abord il criera et se débattra, maisdès qu’on lui aura coupé la tête, il ne pourra plus ni crier, nimanger, ni boire, parce que alors, ma petite, il n’aura plus detête.

Et Youséfa écoutait tout cela avec terreur et curiosité. Lestoits des maisons étaient couverts de peuple. Aux fenêtres descombles apparaissaient d’étranges figures à moustaches, coifféesd’une espèce de bonnet. Sur les balcons, abrités pas desbaldaquins, se tenait l’aristocratie. La jolie main, brillantecomme du sucre blanc, d’une jeune fille rieuse, reposait sur lagrille du balcon. De nobles seigneurs, doués d’un embonpointrespectable, contemplaient tout cela d’un air majestueux. Un valeten riche livrée, les manches rejetées en arrière, faisait circulerdes boissons et des rafraîchissements. Souvent une jeune filleespiègle, aux yeux noirs, saisissant de sa main blanche des gâteauxou des fruits, les jetait au peuple. La cohue des chevaliersaffamés s’empressait de tendre leurs chapeaux, et quelque longhobereau, qui dépassait la foule de toute sa tête, vêtu d’unkountousch autrefois écarlate, et tout chamarré de cordons en ornoircis par le temps, saisissait les gâteaux au vol, grâce à seslongs bras, baisait la proie qu’il avait conquise, l’appuyait surson cœur, et puis la mettait dans sa bouche. Un faucon, suspendu aubalcon dans une cage dorée, figurait aussi parmi lesspectateurs ; le bec tourné de travers et la patte levée, ilexaminait aussi le peuple avec attention. Mais la foule s’émut toutà coup, et de toutes parts retentirent les cris : les voilà, lesvoilà ! ce sont les Cosaques !

Ils marchaient, la tête découverte, leurs longues tressespendantes, tous avaient laissé pousser leur barbe. Ils s’avançaientsans crainte et sans tristesse, avec une certaine tranquillitéfière. Leurs vêtements de draps précieux s’étaient usés, etflottaient autour d’eux en lambeaux ; ils ne regardaient ni nesaluaient le peuple, le premier de tous marchait Ostap.

Que sentit le vieux Tarass, lorsqu’il vit Ostap ? Que sepassa-t-il alors dans son cœur ?… Il le contemplait au milieude la foule, sans perdre un seul de ses mouvements. Les Cosaquesétaient déjà parvenus au lieu du supplice. Ostap s’arrêta. À lui,le premier, appartenait de vider cet amer calice. Il jeta un regardsur les siens, leva une de ses mains au ciel, et dit à haute voix:

– Fasse Dieu que tous les hérétiques qui sont ici rassemblésn’entendent pas, les infidèles, de quelle manière est torturé unchrétien ! Qu’aucun de nous ne prononce une parole.

Cela dit, il s’approcha de l’échafaud.

– Bien, fils, bien ! dit Boulba doucement, et il inclinavers la terre sa tête grise.

Le bourreau arracha les vieux lambeaux qui couvraientOstap ; on lui mit les pieds et les mains dans une machinefaite exprès pour cet usage, et… Nous ne troublerons pas l’âme dulecteur par le tableau de tortures infernales dont la seule penséeferait dresser les cheveux sur la tête. C’était le produit de tempsgrossiers et barbares, alors que l’homme menait encore une viesanglante, consacrée aux exploits guerriers, et qu’il y avaitendurci toute son âme sans nulle idée d’humanité. En vain quelqueshommes isolés, faisant exception à leur siècle, se montraient lesadversaires de ces horribles coutumes ; en vain le roi etplusieurs chevaliers d’intelligence et de cœur représentaientqu’une semblable cruauté dans les châtiments ne servait qu’àenflammer la vengeance de la nation cosaque. La puissance du roi etdes sages opinions ne pouvait rien contre le désordre, contre lavolonté audacieuse des magnats polonais, qui, par une absenceinconcevable de tout esprit de prévoyance, et par une vanitépuérile, n’avaient fait de leur diète qu’une satire dugouvernement.

Ostap supportait les tourments et les tortures avec un couragede géant. L’on n’entendait pas un cri, pas une plainte, mêmelorsque les bourreaux commencèrent à lui briser les os des pieds etdes mains, lorsque leur terrible broiement fut entendu au milieu decette foule muette par les spectateurs les plus éloignés, lorsqueles jeunes filles détournèrent les yeux avec effroi. Rien de pareilà un gémissement ne sortit de sa bouche ; son visage ne trahitpas la moindre émotion. Tarass se tenait dans la foule, la têteinclinée, et, levant de temps en temps les yeux avec fierté, ildisait seulement d’un ton approbateur :

– Bien, fils, bien !…

Mais, quand on l’eut approché des dernières tortures et de lamort, sa force d’âme parut faiblir. Il tourna les regards autour delui : Dieu ! rien que des visages inconnus, étrangers !Si du moins quelqu’un de ses proches eût assisté à sa fin ! Iln’aurait pas voulu entendre les sanglots et la désolation d’unefaible mère, ou les cris insensés d’une épouse, s’arrachant lescheveux et meurtrissant sa blanche poitrine ; mais il auraitvoulu voir un homme ferme, qui le rafraîchit par une parole senséeet le consolât à sa dernière heure. Sa constance succomba, et ils’écria dans l’abattement de son âme :

– Père ! où es-tu ? entends-tu tout cela ?

– Oui, j’entends !

Ce mot retentit au milieu du silence universel, et tout unmillion d’âmes frémirent à la fois. Une partie des gardes à chevals’élancèrent pour examiner scrupuleusement les groupes du peuple.Yankel devint pâle comme un mort, et lorsque les cavaliers sefurent un peu éloignés de lui, il se retourna avec terreur pourregarder Boulba ; mais Boulba n’était plus à son côté. Ilavait disparu sans laisser de trace.

Chapitre 12

 

La trace de Boulba se retrouva bientôt. Cent vingt mille hommesde troupes cosaques parurent sur les frontières de l’Ukraine. Cen’était plus un parti insignifiant, un détachement venu dansl’espoir du butin, ou envoyé à la poursuite des Tatars. Non ;la nation entière s’était levée, car sa patience était à bout. Ilss’étaient levés pour venger leurs droits insultés, leurs mœursignominieusement tournées en moquerie, la religion de leurs pèreset leurs saintes coutumes outragées, les églises livrées à laprofanation ; pour secouer les vexations des seigneursétrangers, l’oppression de l’union catholique, la honteusedomination de la juiverie sur une terre chrétienne, en un mot pourse venger de tous les griefs qui nourrissaient et grossissaientdepuis longtemps la haine sauvage des Cosaques.

L’hetman Ostranitza, guerrier jeune, mais renommé par sonintelligence, était à la tête de l’innombrable armée des Cosaques.Près de lui se tenait Gouma, son vieux compagnon, pleind’expérience. Huit polkovniks conduisaient des polks de douze millehommes. Deux ïésaoul-généraux et un bountchoug, ou général à queue,venaient à la suite de l’hetman. Le porte-étendard général marchaitdevant le premier drapeau ; bien des enseignes et d’autresdrapeaux flottaient au loin ; les compagnons des bountchougsportaient des lances ornées de queues de cheval. Il y avait aussibeaucoup d’autres dignitaires d’armée, beaucoup de greffiers depolks suivis par des détachements à pied et à cheval. On comptaitpresque autant de Cosaques volontaires que de Cosaques de ligne etde front. Ils s’étaient levés de toutes les contrées, deTchiguirine, de Péreïeslav, de Batourine, de Gloukhoff, des rivagesinférieurs du Dniepr, de ses hauteurs et de ses îles.D’innombrables chevaux et des masses de chariots armés serpentaientdans les champs. Mais parmi ces nuées de Cosaques, parmi ces huitpolks réguliers, il y avait un polk supérieur à tous lesautres ; et à la tête de ce polk était Tarass Boulba. Tout luidonnait l’avantage sur le reste des chefs, et son âge avancé, et salongue expérience, et sa science de faire mouvoir les troupes, etsa haine des ennemis, plus forte que chez tout autre. Même auxCosaques sa férocité implacable et sa cruauté sanguinaireparaissaient exagérées. Sa tête grise ne condamnait qu’au feu et àla potence, et son avis dans le conseil de guerre ne respirait queruine et dévastation.

Il n’est pas besoin de décrire tous les combats que livrèrentles Cosaques, ni la marche progressive de la campagne ; toutcela est écrit sur les feuillets des annales. On sait quelle est,dans la terre russe, une guerre soulevée pour la religion. Il n’estpas de force plus forte que la religion. Elle est implacable,terrible, comme un roc dressé par les mains de la nature au milieud’une mer éternellement orageuse et changeante. Du milieu desprofondeurs de l’Océan, il lève vers le ciel ses muraillesinébranlables, formées d’une seule pierre, entière et compacte. Detoutes parts on l’aperçoit, et de toutes parts il regarde fièrementles vagues qui fuient devant lui. Malheur au navire qui vient lechoquer ! ses fragiles agrès volent en pièces ; tout cequ’il porte se noie ou se brise, et l’air d’alentour retentit descris plaintifs de ceux qui périssent dans les flots.

Sur les feuillets des annales on lit d’une manière détailléecomment les garnisons polonaises fuyaient des villesreconquises ; comment l’on pendait les fermiers juifs sansconscience ; comment l’hetman de la couronne, Nicolas Potocki,se trouva faible, avec sa nombreuse armée, devant cette forceirrésistible ; comment, défait et poursuivi, il noya dans unepetite rivière la majeure partie de ses troupes ; comment lesterribles polks cosaques le cernèrent dans le petit village dePolonnoï, et comment, réduit à l’extrémité, l’hetman polonaispromit sous serment, au nom du roi et des magnats de la couronne,une satisfaction entière ainsi que le rétablissement de tous lesanciens droits et privilèges. Mais les Cosaques n’étaient pashommes à se laisser prendre à cette promesse ; ils savaient ceque valaient à leur égard les serments polonais. Et Potocki n’eûtplus fait le beau sur son argamak de six mille ducats, attirant lesregards des illustres dames et l’envie de la noblesse ; iln’eût plus fait de bruit aux assemblées, ni donné de fêtessplendides aux sénateurs, s’il n’avait été sauvé par le clergérusse qui se trouvait dans ce village. Lorsque tous les prêtressortirent, vêtus de leurs brillantes robes dorées, portant lesimages de la croix, et, à leur tête, l’archevêque lui-même, lacrosse en main et la mitre en tête, tous les Cosaques plièrent legenou et ôtèrent leurs bonnets. En ce moment ils n’eussent respectépersonne, pas même le roi ; mais ils n’osèrent point agircontre leur Église chrétienne, et s’humilièrent devant leur clergé.L’hetman et les polkovniks consentirent d’un commun accord àlaisser partir Potocki, après lui avoir fait jurer de laisserdésormais en paix toutes les églises chrétiennes, d’oublier lesinimitiés passées et de ne faire aucun mal à l’armée cosaque. Unseul polkovnik refusa de consentir à une paix pareille ;c’était Tarass Boulba. Il arracha une mèche de ses cheveux, ets’écria

– Hetman, hetman ! et vous, polkovniks, ne faites pas cetteaction de vieille femme ; ne vous fiez pas aux Polonais ;ils vous trahiront, les chiens !

Et lorsque le greffier du polk eut présenté le traité de paix,lorsque l’hetman y eut apposé sa main toute-puissante, Boulbadétacha son précieux sabre turc, en pur damas du plus bel acier, lebrisa en deux, comme un roseau, et en jeta au loin les tronçonsdans deux directions opposées.

– Adieu donc ! s’écria-t-il. De même que les deux moitiésde ce sabre ne se réuniront plus et ne formeront jamais une mêmearme, de même, nous, aussi, compagnons, nous ne nous reverrons plusen ce monde ! N’oubliez donc pas mes paroles d’adieu.

Alors sa voix grandit, s’éleva, acquit une puissance étrange, ettous s’émurent en écoutant ses accents prophétiques.

– À votre heure dernière, vous vous souviendrez de moi. Vouscroyez avoir acheté le repos et la paix ; vous croyez que vousn’avez plus qu’à vous donner du bon temps ? Ce sont d’autresfêtes qui vous attendent. Hetman, on t’arrachera la peau de latête, on l’emplira de graine de riz, et, pendant longtemps, on laverra colportée à toutes les foires ! Vous non plus,seigneurs, vous ne conserverez pas vos têtes. Vous pourrirez dansde froids caveaux, ensevelis sous des murs de pierre, à moins qu’onne vous rôtisse tout vivants dans des chaudières, comme desmoutons. Et vous, camarades, continua-t-il en se tournant vers lessiens, qui de vous veut mourir de sa vraie mort ? Qui de vousveut mourir, non pas sur le poêle de sa maison, ni sur une couchede vieille femme, non pas ivre mort sous une treille, au cabaret,comme une charogne, mais de la belle mort d’un Cosaque, tous sur unmême lit, comme le fiancé avec la fiancée ? À moins pourtantque vous ne veuillez retourner dans vos maisons, devenir à demihérétiques, et promener sur vos dos les seigneurspolonais ?

– Avec toi, seigneur polkovnik, avec toi ! s’écrièrent tousceux qui faisaient partie du polk de Tarass.

Et ils furent rejoints par une foule d’autres.

– Eh bien ! puisque c’est avec moi, avec moi donc !dit Tarass.

Il enfonça fièrement son bonnet, jeta un regard terrible à ceuxqui étaient demeurés, s’affermit sur son cheval et cria aux siens:

– Personne, du moins, ne nous humiliera par une paroleoffensante. Allons, camarades, en visite chez lescatholiques !

Il piqua des deux, et, à sa suite, se mit en marche unecompagnie de cent chariots, qu’entouraient beaucoup de cavaliers etde fantassins cosaques ; et, se retournant, il bravait d’unregard plein de mépris et de colère tous ceux qui n’avaient pasvoulu le suivre. Personne n’osa les retenir. À la vue de toutel’armée, un polk s’en allait, et, longtemps encore, Tarass seretourna et menaça du regard.

L’hetman et les autres polkovniks étaient troublés ; tousdemeurèrent pensifs, silencieux, comme oppressés par un péniblepressentiment. Tarass n’avait pas fait une vaine prophétie. Tout sepassa comme il l’avait prédit. Peu de temps après la trahison deKaneff, la tête de l’hetman et celle de beaucoup d’entre lesprincipaux chefs furent plantées sur les pieux.

Et Tarass ?… Tarass se promenait avec son polk à traverstoute la Pologne ; il brûla dix-huit villages, prit quaranteéglises, et s’avança jusqu’auprès de Cracovie. Il massacra bien desgentilshommes ; il pilla les meilleurs et les plus richeschâteaux. Ses Cosaques défoncèrent et répandirent les tonnesd’hydromel et de vins séculaires qui se conservaient avec soin dansles caves des seigneurs ; ils déchirèrent à coups de sabre etbrûlèrent les riches étoffes, les vêtements de parade, les objetsde prix qu’ils trouvaient dans les garde-meubles.

– N’épargnez rien ! répétait Tarass.

Les Cosaques ne respectèrent ni les jeunes femmes aux noirssourcils ni les jeunes filles à la blanche poitrine, au visagerayonnant ; elles ne purent trouver de refuge même dans lestemples. Tarass les brûlait avec les autels. Plus d’une mainblanche comme la neige s’éleva du sein des flammes vers les cieux,au milieu des cris plaintifs qui auraient ému la terre humideelle-même, et qui auraient fait tomber de pitié sur le sol l’herbedes steppes. Mais les cruels Cosaques n’entendaient rien et,soulevant les jeunes enfants sur la pointe de leurs lances, ils lesjetaient aux mères dans les flammes.

– Ce sont là, Polonais détestés, les messes funèbresd’Ostap ! disait Tarass.

Et de pareilles messes, il en célébrait dans chaquevillage ; jusqu’au moment où le gouvernement polonais reconnutque ses entreprises avaient plus d’importance qu’un simplebrigandage, et où ce même Potocki fut chargé, à la tête de cinqrégiments, d’arrêter Tarass.

Six jours durant, les Cosaques parvinrent à échapper auxpoursuites, en suivant des chemins détournés. Leurs chevauxpouvaient à peine supporter cette course incessante et sauver leursmaîtres. Mais, cette fois, Potocki se montra digne de la missionqu’il avait reçue : il poursuivit l’ennemi sans relâche, etl’atteignit sur les rives du Dniestr, où Boulba venait de fairehalte dans une forteresse abandonnée et tombant en ruine.

On la voyait à la cime d’un roc qui dominait le Dniestr, avecles restes de ses glacis déchirés et de ses murailles détruites. Lesommet du roc était tout jonché de pierres, de briques, de débris,toujours prêts à se détacher et à voler dans l’abîme. Ce fut là quel’hetman de la couronne Potocki cerna Boulba par les deux côtés quidonnaient accès sur la plaine. Pendant quatre jours, les Cosaquesluttèrent et se défendirent à coups de briques et de pierres. Maisleurs munitions, comme leurs forces, finirent par s’épuiser, etTarass résolut de se frayer un chemin à travers les rangs ennemis.Déjà ses Cosaques s’étaient ouvert un passage, et peut-être leurschevaux rapides les auraient-ils sauvés encore une fois, quand toutà coup Tarass s’arrêta au milieu de sa course.

– Halte ! s’écria-t-il, j’ai perdu ma pipe et montabac ; je ne veux pas que ma pipe même tombe aux mains desPolonais détestés.

Et le vieux polkovnik se pencha pour chercher dans l’herbe sapipe et sa bourse à tabac, ses deux inséparables compagnons, surmer et sur terre, dans les combats et à la maison. Pendant cetemps, arrive une troupe ennemie, qui le saisit par ses puissantesépaules. Il essaye de se dégager ; mais les heiduques quil’avaient saisi ne roulèrent plus à terre, comme autrefois.

– Oh ! vieillesse ! vieillesse ! dit-ilamèrement ; et le vieux Cosaque pleura.

Mais ce n’était pas à la vieillesse qu’était la faute ; laforce avait vaincu la force. Près de trente hommes s’étaientsuspendus à ses pieds, à ses bras.

– Le corbeau est pris ! criaient les Polonais. Il ne resteplus qu’à trouver la manière de lui faire honneur, à ce chien.

Et on le condamna, du consentement de l’hetman, à être brûlé vifen présence de tout le corps d’armée. Il y avait près de là unarbre nu dont le sommet avait été brisé par la foudre. On attachaTarass avec des chaînes en fer au tronc de l’arbre ; puis onlui cloua les mains, après l’avoir hissé aussi haut que possible,afin que le Cosaque fût vu de loin et de partout ; puis,approchant des branches, les Polonais se mirent à dresser un bûcherau pied de l’arbre. Mais ce n’était pas le bûcher que contemplaitTarass ; ce n’était pas aux flammes qui allaient le dévorerque songeait son âme intrépide. Il regardait, l’infortuné, du côtéoù combattaient ses Cosaques. De la hauteur où il était placé, ilvoyait tout comme sur la paume de la main.

– Camarades, criait-il, gagnez, gagnez au plus vite la montagnequi est derrière le bois ; là, ils ne vous atteindrontpas !

Mais le vent emporta ses paroles.

– Ils vont périr, ils vont périr pour rien ! s’écriait-ilavec désespoir.

Et il regarda au-dessous de lui, à l’endroit où étincelait leDniestr. Un éclair de joie brilla dans ses yeux. Il vit quatreproues à demi cachées par les buissons ; alors rassemblanttoutes ses forces, il s’écria de sa voix puissante :

– Au rivage ! au rivage, camarades, descendez par lesentier à gauche ! Il y a des bateaux sur la rive ;prenez-les tous, pour qu’on ne puisse vous poursuivre.

Cette fois le vent souffla favorablement, et toutes ses parolesarrivèrent aux Cosaques. Mais il fut récompensé de ce bon conseilpar un coup de massue asséné sur la tête, qui fit tournoyer tousles objets devant ses yeux.

Les Cosaques s’élancèrent de toute leur vitesse sur la pente dusentier ; mais ils sont poursuivis l’épée dans les reins. Ilsregardaient ; le sentier tourne, serpente, fait milledétours.

– Allons, camarades, à la grâce de Dieu ! s’écrient tousles Cosaques.

Ils s’arrêtent un instant, lèvent leurs fouets sifflent, etleurs chevaux tatars se détachent du sol, se déroulant dans l’air,comme des serpents, volent par-dessus l’abîme et tombent droit aumilieu du Dniestr. Deux seulement d’entre eux n’atteignirent pas lefleuve ; ils se fracassèrent sur les rochers, et y périrentavec leurs chevaux sans même pousser un cri. Déjà les Cosaquesnageaient à cheval dans la rivière et détachaient les bateaux. LesPolonais s’arrêtèrent devant l’abîme s’étonnant de l’exploit inouïdes Cosaques, et se demandant s’il fallait ou non sauter à leursuite. Un jeune colonel au sang vif et bouillant, le propre frèrede la belle Polonaise qui avait enchanté le pauvre Andry, s’élançasans réfléchir à la poursuite des Cosaques ; il tourna troisfois en l’air avec son cheval, et retomba sur les rocs aigus. Lespierres anguleuses le déchirèrent en lambeaux, le précipicel’engloutit, et sa cervelle, mêlée de sang, souilla les buissonsqui croissaient sur les pentes inégales du glacis.

Lorsque Tarass se réveilla du coup qui l’avait étourdi,lorsqu’il regarda le Dniestr, les Cosaques étaient déjà dans lesbateaux et s’éloignaient à force de rames. Les balles pleuvaientsur eux de la hauteur, mais sans les atteindre. Et les yeux duvieux polkovnik brillaient du feu de la joie.

– Adieu, camarades, leur cria-t-il, d’en haut ;souvenez-vous de moi, revenez ici au printemps prochain, et faitesune belle tournée ! Qu’avez vous gagné, Polonais dudiable ? Croyez-vous qu’il y ait au monde une chose qui fassepeur à un Cosaque ? Attendez un peu, le temps viendra bientôtoù vous apprendrez ce que c’est que la religion russe orthodoxe.Dès à présent les peuples voisins et lointains le pressentent : untsar s’élèvera de la terre russe, et il n’y aura pas dans le mondede puissance qui ne se soumette à lui !…

Déjà le feu s’élevait au-dessus du bûcher, atteignait les piedsde Tarass, et se déroulait en flamme le long du tronc d’arbre… Maisse trouvera-t-il au monde un feu, des tortures, une puissancecapables de dompter la force cosaque !

Ce n’est pas un petit fleuve que le Dniestr ; il y abeaucoup d’anses, beaucoup d’endroits sans fond, et d’épais joncscroissent sur ses rivages. Le miroir du fleuve est brillant ;il retentit du cri sonore des cygnes, et le superbe gogol[40] se laisse emporter par son rapidecourant. Des nuées de courlis, de bécassines au rougeâtre plumage,et d’autres oiseaux de toute espèce s’agitent dans ses joncs et surles plages de ses rives. Les Cosaques voguaient rapidement surd’étroits bateaux à deux gouvernails, ils ramaient avec ensemble,évitaient prudemment les bas-fonds, et, effrayant les oiseaux quis’envolaient à leur approche, ils parlaient de leur ataman.

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