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Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

d’ Alphonse Daudet
I
APPARITION AU RIGI-KULM. – QUI ? – CE QU’ON DIT AUTOUR D’UNE TABLE DE SIX CENTS COUVERTS. – RIZ ET PRUNEAUX. – UN BAL IMPROVISÉ. – L’INCONNU SIGNE SON NOM SUR LE REGISTRE DE L’HÔTEL. – P. C. A.

Le 10 août 1880, à l’heure fabuleuse de ce coucher de soleil sur les Alpes, si fort vanté par les guides Joanne et Baedeker, un brouillard jaune hermétique, compliqué d’une tourmente de neige en blanches spirales, enveloppait la cime du Rigi (Regina montium) et cet hôtel gigantesque,extraordinaire à voir dans l’aride paysage des hauteurs, ce Rigi-Kulm vitré comme un observatoire, massif comme une citadelle,où pose pour un jour et une nuit la foule des touristes adorateurs du soleil.

En attendant le second coup du dîner, les passagers de l’immense et fastueux caravansérail, morfondus en haut dans les chambres ou pâmés sur les divans des salons de lecture dans la tiédeur moite des calorifères allumés, regardaient, à défaut des splendeurs promises, tournoyer les petites mouchetures blanches et s’allumer devant le perron les grands lampadaires dont les doubles verres de phares grinçaient au vent.

Monter si haut, venir des quatre coins dumonde pour voir cela… Ô Baedeker !…

Soudain quelque chose émergea du brouillard,s’avançant vers l’hôtel avec un tintement de ferrailles, uneexagération de mouvements causée par d’étranges accessoires.

À vingt pas, à travers la neige, les touristesdésœuvrés, le nez contre les vitres, les misses auxcurieuses petites têtes coiffées en garçons, prirent cetteapparition pour une vache égarée, puis pour un rétameur chargé deses ustensiles.

À dix pas, l’apparition changea encore etmontra l’arbalète à l’épaule, le casque à visière baissée d’unarcher du moyen âge, encore plus invraisemblable à rencontrer surces hauteurs qu’une vache ou qu’un ambulant.

Au perron, l’arbalétrier ne fut plus qu’ungros homme, trapu, râblé, qui s’arrêtait pour souffler, secouer laneige de ses jambières en drap jaune comme sa casquette, de sonpasse-montagne tricoté ne laissant guère voir du visage quequelques touffes de barbe grisonnante et d’énormes lunettes vertes,bombées en verres de stéréoscope. Le piolet, l’alpenstock,un sac sur le dos, un paquet de cordes en sautoir, des crampons etcrochets de fer à la ceinture d’une blouse anglaise à larges pattescomplétaient le harnachement de ce parfait alpiniste.

Sur les cimes désolées du Mont-Blanc ou duFinsteraarhorn, cette tenue d’escalade aurait semblénaturelle ; mais au Rigi-Kulm, à deux pas du chemin defer !

L’Alpiniste, il est vrai, venait du côtéopposé à la station, et l’état de ses jambières témoignait d’unelongue marche dans la neige et la boue.

Un moment il regarda l’hôtel et sesdépendances, stupéfait de trouver à deux mille mètres au-dessus dela mer une bâtisse de cette importance, des galeries vitrées, descolonnades, sept étages de fenêtres et le large perron s’étalantentre deux rangées de pots à feu qui donnaient à ce sommet demontagne l’aspect de la place de l’Opéra par un crépusculed’hiver.

Mais si surpris qu’il pût être, les gens del’hôtel le paraissaient bien davantage, et lorsqu’il pénétra dansl’immense antichambre, une poussée curieuse se fit à l’entrée detoutes les salles : des messieurs armés de queues de billard,d’autres avec des journaux déployés, des dames tenant leur livre ouleur ouvrage, tandis que tout au fond, dans le développement del’escalier, des têtes se penchaient par-dessus la rampe, entre leschaînes de l’ascenseur.

L’homme dit haut, très fort, d’une voix debasse profonde, un « creux du Midi » sonnant comme unepaire de cymbales :

« Coquin de bon sort ! En voilà untemps !… »

Et tout de suite il s’arrêta, quitta sacasquette et ses lunettes.

Il suffoquait.

L’éblouissement des lumières, le chaleur dugaz, des calorifères, en contraste avec le froid noir du dehors,puis cet appareil somptueux, ces hauts plafonds, ces portierschamarrés avec « REGINA MONTIUM » en lettres d’or surleurs casquettes d’amiraux, les cravates blanches des maîtresd’hôtel et le bataillon des Suissesses en costumes nationauxaccouru sur un coup de timbre, tout cela l’étourdit une seconde,pas plus d’une.

Il se sentit regardé et, sur-le-champ,retrouva son aplomb, comme un comédien devant les logespleines.

« Monsieur désire ?… »

C’était le gérant qui l’interrogeait du boutdes dents, un gérant très chic, jaquette rayée, favoris soyeux, unetête de couturier pour dames.

L’Alpiniste, sans s’émouvoir, demanda unechambre, « une bonne petite chambre, au moins », à l’aiseavec ce majestueux gérant comme avec un vieux camarade decollège.

Il fut par exemple bien près de se fâcherquand la servante bernoise, qui s’avançait un bougeoir à la main,toute raide dans son plastron d’or et les bouffants de tulle de sesmanches, s’informa si monsieur désirait prendre l’ascenseur. Laproposition d’un crime à commettre ne l’eût pas indignédavantage.

– Un ascenseur, à lui !… à lui !… Etson cri, son geste, secouèrent toute sa ferraille.

Subitement radouci, il dit à la Suissesse d’unton aimable :

« Pedibusse cum jambisse, mabelle chatte… » et il monta derrière elle, son large dostenant l’escalier, écartant les gens sur son passage, pendant quepar tout l’hôtel courait une clameur, un long « Qu’est-ce quec’est que ça ? » chuchoté dans les langues diverses desquatre parties du monde. Puis le second coup du dîner sonna, et nulne s’occupa plus de l’extraordinaire personnage.

Un spectacle, cette salle à manger duRigi-Kulm.

Six cents couverts autour d’une immense tableen fer à cheval où des compotiers de riz et de pruneaux alternaienten longues files avec des plantes vertes, reflétant dans leur sauceclaire ou brune les petites flammes droites des lustres et lesdorures du plafond caissonné.

Comme dans toutes les tables d’hôte suisses,ce riz et ces pruneaux divisaient le dîner en deux factionsrivales, et rien qu’aux regards de haine ou de convoitise jetésd’avance sur les compotiers du dessert, on devinait aisément à quelparti les convives appartenaient.

Les Riz se reconnaissaient à leur pâleurdéfaite, les Pruneaux à leurs faces congestionnées.

Ce soir-là, les derniers étaient en plus grandnombre, comptaient surtout des personnalités plus importantes, descélébrités européennes, telles que le grand historien Astier-Réhu,de l’Académie française, le baron de Stoltz, vieux diplomateaustro-hongrois, lord Chipendale ( ?), un membre duJockey-Club avec sa nièce (hum ! hum !), l’illustredocteur-professeur Schwanthaler, de l’Université de Bonn, ungénéral péruvien et ses huit demoiselles.

À quoi les Riz ne pouvaient guère opposercomme grandes vedettes qu’un sénateur belge et sa famille,Mme Schwanthaler, la femme du professeur, et un ténor italienretour de Russie, étalant sur la nappe des boutons de manchetteslarges comme des soucoupes.

C’est ce double courant opposé qui faisaitsans doute la gêne et la raideur de la table. Comment expliquerautrement le silence de ces six cents personnes, gourmées,renfrognées, méfiantes, et le souverain mépris qu’elles semblaientaffecter les unes pour les autres ? Un observateur superficielaurait pu l’attribuer à la stupide morgue anglo-saxonne qui,maintenant, par tous pays donne le ton du monde voyageur.

Mais non ! Des êtres à face humainen’arrivent pas à se haïr ainsi première vue, à se dédaigner du nez,de la bouche et des yeux faute de présentation préalable. Il doit yavoir autre chose.

Riz et Pruneaux, je vous dis. Et vous avezl’explication du morne silence pesant sur ce dîner du Rigi-Kulmqui, vu le nombre et la variété internationale des convives, auraitdû être animé, tumultueux, comme on se figure les repas au pied dela tour de Babel.

L’Alpiniste entra, un peu troublé devant ceréfectoire de chartreux en pénitence sous le flamboiement deslustres, toussa bruyamment sans que personne prît garde à lui,s’assit a son rang de dernier venu, au bout de la salle. Défublémaintenant, c’était un touriste comme un autre, mais d’aspect plusaimable, chauve, bedonnant, la barbe en pointe et touffue, le nezmajestueux, d’épais sourcils féroces sur un regard bon enfant.

Riz ou Pruneau ? on ne savait encore.

À peine installé, il s’agita avec inquiétude,puis quittant sa place d’un bond effrayé :« Outre !… un courant d’air !… »dit-il tout haut, et il s’élança vers une chaise libre, rabattue aumilieu de la table.

Il fut arrêté par une Suissesse de service, ducanton d’Uri, celle-là, chaînettes d’argent et guimpeblanche :

« Monsieur, c’est retenu… »

Alors, de la table, une jeune fille dont il nevoyait que la chevelure en blonds relevés sur des blancheurs deneige vierge dit sans se retourner, avec un accentd’étrangère :

« Cette place est libre… mon frère estmalade, il ne descend pas.

– Malade ? demanda l’Alpiniste ens’asseyant, l’air empressé, presque affectueux… Malade ? Pasdangereusement au moins ? »

Il prononçait « au mouain », et lemot revenait dans toutes ses phrases avec quelques autres vocablesparasites « hé, qué, té, zou, vé, vaï, allons, et autrement,différemment », qui soulignaient encore son accent méridional,déplaisant sans doute pour la jeune blonde, car elle ne réponditque par un regard glacé, d’un bleu noir, d’un bleu d’abîme.

Le voisin de droite n’avait riend’encourageant non plus ; c’était le ténor italien, fortgaillard au front bas, aux prunelles huileuses, avec des moustachesde matamore qu’il frisait d’un doigt furibond, depuis qu’on l’avaitséparé de sa jolie voisine.

Mais le bon Alpiniste avait l’habitude deparler en mangeant, il lui fallait cela pour sa santé.

« Vé ! Les jolis boutons…se dit-il tout haut à lui-même en guignant les manchettes del’Italien… Ces notes de musique, incrustées dans le jaspe, c’estd’un effet charmain… »

Sa voix cuivrée sonnait dans le silence sans ytrouver le moindre écho.

« Sûr que monsieur est chanteur,qué ?

– Non capisco… » grognal’Italien dans ses moustaches.

Pendant un moment l’homme se résigna à dévorersans rien dire, mais les morceaux l’étouffaient. Enfin, comme sonvis-à-vis le diplomate austro-hongrois essayait d’atteindre lemoutardier du bout de ses vieilles petites mains grelottantes,enveloppées de mitaines, il le lui passa obligeamment :« À votre service, monsieur le baron… » car il venait del’entendre appeler ainsi.

Malheureusement le pauvreM. de Stoltz, malgré l’air finaud et spirituel contractédans les chinoiseries diplomatiques, avait perdu depuis longtempsses mots et ses idées, et voyageait dans la montagne spécialementpour les rattraper. Il ouvrit ses yeux vides sur ce visage inconnu,les referma sans rien dire. Il en eût fallu dix, anciens diplomatesde sa force intellectuelle, pour trouver en commun la formule d’unremerciement.

À ce nouvel insuccès, l’Alpiniste fit une moueterrible, et la brusque façon dont il s’empara de la bouteilleaurait pu faire croire qu’il allait achever de fendre, avec, latête fêlée du vieux diplomate. Pas plus ! C’était pour offrirà boire à sa voisine, qui ne l’entendit pas, perdue dans unecauserie à mi-voix, d’un gazouillis étranger doux et vif, avec deuxjeunes gens assis tout près d’elle. Elle se penchait, s’animait. Onvoyait des petits frisons briller dans la lumière contre uneoreille menue, transparente et toute rose…

Polonaise, Russe, Norvégienne ?… mais duNord bien certainement ; et une jolie chanson de son pays luirevenant aux lèvres, l’homme du Midi se mit à fredonnertranquillement :

O coumtesso gènto,

Estelo dou Nord

Qué la neu argento,

Qu’Amour friso en or.[1]

Toute la table se retourna ; on crutqu’il devenait fou. Il rougit, se tint coi dans son assiette, n’ensortit plus que pour repousser violemment un des compotiers sacrésqu’on lui passait :

« Des pruneaux, encore !… Jamais dela vie ! »

C’en était trop.

Il se fit un grand mouvement de chaises.L’académicien, lord Chipendale ( ?), le professeur de Bonn etquelques autres notabilités du parti se levaient, quittaient lasalle pour protester.

Les « Riz » presque aussitôtsuivirent, en le voyant repousser le second compotier aussivivement que l’autre.

Ni Riz ni Pruneau !… Quoialors ?…

Tous se retirèrent ; et c’était glacialce défilé silencieux de nez tombants, de coins de bouche abaisséset dédaigneux, devant le malheureux qui resta seul dans l’immensesalle à manger flamboyante, en train de faire une trempette à lamode de son pays, courbé sous le dédain universel.

Mes amis, ne méprisons personne. Le mépris estla ressource des parvenus, des poseurs, des laiderons et des sots,le masque où s’abrite la nullité, quelquefois la gredinerie, et quidispense d’esprit, de jugement, de bonté. Tous les bossus sontméprisants ; tous les nez tors se froncent et dédaignent quandils rencontrent un nez droit.

Il savait cela, le bon Alpiniste. Ayant dequelques années dépassé la quarantaine, ce « palier duquatrième » où l’homme trouve et ramasse la clef magique quiouvre la vie jusqu’au fond, en montre la monotone et décevanteenfilade, connaissant en outre sa valeur, l’importance de samission et du grand nom qu’il portait, l’opinion de ces gens-là nel’occupait guère. Il n’aurait eu d’ailleurs qu’à se nommer, àcrier :

« C’est moi… » pour changer enrespects aplatis toutes ces lippes hautaines ; maisl’incognito l’amusait.

Il souffrait seulement de ne pouvoir parler,faire du bruit, s’ouvrir, se répandre, serrer des mains, s’appuyerfamilièrement à une épaule, appeler les gens par leurs prénoms.Voilà ce qui l’oppressait au Rigi-Kulm.

Oh ! surtout, ne pas parler.

« J’en aurai la pépie, bien sûr… »se disait le pauvre diable, errant dans l’hôtel, ne sachant quedevenir.

Il entra au café, vaste et désert comme untemple en semaine, appela le garçon « mon bon ami »,commanda « un moka sans sucre, qué ! » Etle garçon ne demandant pas : « Pourquoi sanssucre ? » l’Alpiniste ajouta vivement : « C’estune habitude que j’ai prise en Algérie, du temps de mes grandeschasses. »

Il allait les raconter, mais l’autre avait fuisur ses escarpins de fantôme pour courir à lord Chipendale affaléde son long sur un divan et criant d’une voix morne :« Tchimppègne ! tchimppègne ! » Le bouchon fitson bruit bête de noce de commande, puis on n’entendit plus rienque les rafales du vent dans la monumentale cheminée et lecliquetis frissonnant de la neige sur les vitres.

Bien sinistre aussi, le salon de lecture, tousles journaux en main, ces centaines de têtes penchées autour deslongues tables vertes, sous les réflecteurs. De temps en temps unebâillée, une toux, le froissement d’une feuille déployée, et,planant sur ce calme de salle d’étude, debout et immobiles, le dosau poêle, solennels tous les deux et sentant pareillement le moisi,les deux pontifes de l’histoire officielle, Schwanthaler etAstier-Réhu, qu’une fatalité singulière avait mis en présence ausommet du Rigi, depuis trente ans qu’ils s’injuriaient, sedéchiraient dans des notes explicatives, s’appelaient« Schwanthaler l’âne bâté, vir ineptissimusAstier-Réhu ».

Vous pensez l’accueil que reçut lebienveillant Alpiniste approchant une chaise pour faire un brin decausette instructive au coin du feu.

Du haut de ces deux cariatides tombasubitement sur lui un de ces courants froids, dont il avait sigrand’peur ; il se leva, arpenta la salle autant parcontenance que pour se réchauffer, ouvrit la bibliothèque. Quelquesromans anglais y traînaient, mêlés à de lourdes bibles et à desvolumes dépareillés du Club Alpin Suisse ; il en prit un,l’emportait pour le lire au lit, mais dut le laisser à la porte, lerèglement ne permettant pas qu’on promenât la bibliothèque dans leschambres.

Alors, continuant à errer, il entr’ouvrit laporte du billard, où le ténor italien jouait tout seul, faisait deseffets de torse et de manchettes pour leur jolie voisine, assisesur un divan, entre deux jeunes gens auxquels elle lisait unelettre. À l’entrée de l’Alpiniste elle s’interrompit, et l’un desjeunes gens se leva, le plus grand, une sorte de moujik,d’homme-chien, aux pattes velues, aux longs cheveux noirs, luisantset plats, rejoignant la barbe inculte.

Il fit deux pas vers le nouveau venu, leregarda comme on provoque, et si férocement que le bon Alpinistesans demander d’explication, exécuta un demi-tour à droite, prudentet digne.

« Différemment, ils ne sont pas liants,dans le Nord… » dit-il tout haut, et il referma la portebruyamment pour bien prouver à ce sauvage qu’on n’avait pas peur delui.

Le salon restait comme dernier refuge ;il y entra… Coquin de sort !… La morgue, bonnes gens ! lamorgue du mont Saint-Bernard, où les moines exposent les malheureuxramassés sous la neige dans les attitudes diverses que la mortcongelante leur a laissées, c’était cela le salon de Rigi-Kulm.

Toutes les dames figées, muettes, par groupessur des divans circulaires, ou bien isolées, tombées ça et là.Toutes les misses immobiles sous les lampes des guéridons, ayantencore aux mains l’album, le magazine, la broderie qu’ellestenaient quand le froid les avait saisies ; et parmi elles lesfilles du général, les huit petites Péruviennes avec leur teint desafran, leurs traits en désordre, les rubans vifs de leurstoilettes tranchant sur les tons de lézard des modes anglaises,pauvres petits pays-chauds qu’on se figurait si biengrimaçant, gambadant à la cime des cocotiers et qui, plus encoreque les autres victimes, faisaient peine à regarder en cet état demutisme et de congélation. Puis au fond, devant le piano, lasilhouette macabre du vieux diplomate, ses petites mains à mitainesposées et mortes sur le clavier, dont sa figure avait les refletsjaunis…

Trahi par ses forces et sa mémoire, perdu dansune polka de sa composition qu’il recommençait toujours au mêmemotif, faute de retrouver la coda, le malheureux de Stoltz s’étaitendormi en jouant, et avec lui toutes les dames du Rigi, berçantdans leur sommeil des frisures romantiques ou ce bonnet de dentelleen forme de croûte de vol-au-vent qu’affectionnent les damesanglaises et qui fait partie du cant voyageur.

L’arrivée de l’Alpiniste ne les réveilla pas,et lui-même s’écroulait sur un divan, envahi par ce découragementde glace, quand des accords vigoureux et joyeux éclatèrent dans levestibule, où trois « musicos », harpe, flûte, violon, deces ambulants aux mines piteuses, aux longues redingotes battantles jambes, qui courent les hôtelleries suisses, venaientd’installer leurs instruments. Dès les premières notes, notre hommese dressa, galvanisé.

« Zou ! bravo !… Enavant musique ! »

Et le voilà courant, ouvrant les portesgrandes, faisant fête aux musiciens, qu’il abreuve de champagne, segrisant lui aussi, sans boire, avec cette musique qui lui rend lavie. Il imite le piston, il imite la harpe, claque des doigtsau-dessus de sa tête, roule les yeux, esquisse des pas, à la grandestupéfaction des touristes accourus de tous côtés au tapage. Puisbrusquement, sur l’attaque d’une valse de Strauss que les musicosallumés enlèvent avec la furie de vrais tziganes, l’Alpiniste,apercevant à l’entrée du salon la femme du professeur Schwanthaler,petite Viennoise boulotte aux regards espiègles, restés jeunes sousses cheveux gris tout poudrés, s’élance, lui prend la taille,l’entraîne en criant aux autres : « Eh ! allezdonc !… valsez donc ! »

L’élan est donné, tout l’hôtel dégèle ettourbillonne, emporté. On danse dans le vestibule, dans le salon,autour de la longue table verte de la salle de lecture. Et c’est cediable d’homme qui leur a mis à tous le feu au ventre. Luicependant ne danse plus, essoufflé au bout de quelques tours ;mais il veille sur son bal, presse les musiciens, accouple lesdanseurs, jette le professeur de Bonn dans les bras d’une vieilleAnglaise, et sur l’austère Astier-Réhu la plus fringante desPéruviennes. La résistance est impossible. Il se dégage de ceterrible Alpiniste on ne sait quelles effluves qui vous soulèvent,vous allègent. Et zou ! et zou ! Plus de mépris, plus dehaine. Ni Riz ni Pruneaux, tous valseurs. Bientôt la folie gagne,se communique aux étages, et, dans l’énorme baie de l’escalier, onvoit jusqu’au sixième tourner sur les paliers, avec la raideurd’automates devant un chalet à musique, les jupes lourdes etcolorées des Suissesses de service.

Ah ! le vent peut souffler dehors,secouer les lampadaires, faire grincer les fils du télégraphe ettourbillonner la neige en spirales sur la cime déserte. Ici l’on achaud, l’on est bien, en voilà pour toute la nuit.

« Différemment, je vais me coucher,moi… » se dit en lui-même le bon Alpiniste, homme deprécaution, et d’un pays où tout le monde s’emballe et se déballeencore plus vite. Riant dans sa barbe grise, il se glisse, sedissimule pour échapper à la maman Schwanthaler qui, depuis leurtour de valse, le cherche, s’accroche à lui, voudrait toujours« ballir »… « dantsir »…

Il prend la clef, son bougeoir ; puis aupremier étage s’arrête une minute pour jouir de son œuvre, regarderce tas d’empalés qu’il a forcés à s’amuser, à se dégourdir.

Une Suissesse s’approche, toute haletante desa valse interrompue, lui présente une plume et le registre del’hôtel :

« Si j’oserais demander à mossié devouloir bien signer son nom… »

Il hésite un instant. Faut-il, ne faut-il pasconserver l’incognito ?

Après tout, qu’importe ! En supposant quela nouvelle de sa présence au Rigi arrive là-bas, nul ne saura cequ’il est venu faire en Suisse.

Et puis ce sera si drôle, demain matin, lastupeur de tous ces « Inglichemans » quand ilsapprendront… Car cette fille ne pourra pas s’en taire… Quellesurprise par tout l’hôtel, quel éblouissement !…

« Comment ? C’était lui…Lui !… »

Ces réflexions passèrent dans sa tête, rapideset vibrantes comme les coups d’archet de l’orchestre. Il prit laplume et d’une main négligente, au-dessous d’Astier-Réhu, deSchwanthaler et autres illustres, il signa ce nom qui les éclipsaittous, son nom ; puis monta vers sa chambre, sans même seretourner pour voir l’effet dont il était sûr.

Derrière lui la Suissesse regarda,

TARTARIN DE TARASCON

et au-dessous :

P. C. A.

Elle lut cela, cette Bernoise, et ne fut paséblouie du tout. Elle ne savait pas ce que signifiait P. C. A. Ellen’avait jamais entendu parler de « Dardarin ».

Sauvage, raì !

II

TARASCON, CINQ MINUTES D’ARRÊT. – LE CLUB DES ALPINES. –EXPLICATION DU P.C.A. – LAPINS DE GARENNE ET LAPINS DE CHOUX. –CECI EST MON TESTAMENT. – LE SIROP DE CADAVRE. – PREMIÈREASCENSION. – TARTARIN TIRE SES LUNETTES.

Quand ce nom de « Tarascon » sonneen fanfare sur la voie du Paris-Lyon-Méditerranée, dans le bleuvibrant et limpide du ciel provençal, des têtes curieuses semontrent à toutes les portières de l’express, et de wagon en wagonles voyageurs se disent : « Ah ! voilà Tarascon…Voyons un peu Tarascon. »

Ce qu’on en voit n’a pourtant rien que de fortordinaire, une petite ville paisible et proprette, des tours, destoits, un pont sur le Rhône. Mais le soleil tarasconnais et sesprodigieux effets de mirage, si féconds en surprises, eninventions, en cocasseries délirantes ; ce joyeux petitpeuple, pas plus gros qu’un pois chiche, qui reflète et résume lesinstincts de tout le Midi français, vivant, remuant, bavard,exagéré, comique, impressionnable, c’est là ce que les gens del’express guettent au passage et ce qui fait la popularité del’endroit.

En des pages mémorables que la modestiel’empêche de rappeler plus explicitement, l’historiographe deTarascon a jadis essayé de dépeindre les jours heureux de la petiteville menant sa vie de cercle, chantant ses romances – chacun lasienne, – et, faute de gibier, organisant de curieuses chasses à lacasquette[2]. Puis, la guerre venue, les temps noirs,il a dit Tarascon, et sa défense héroïque, l’esplanade torpillée,le cercle et le café de la comédie imprenables, tous les habitantsformés en compagnies franches, soutachés de fémurs croisés et detêtes de mort, toutes les barbes poussées, un tel déploiement dehaches, sabres d’abordage, revolvers américains, que les malheureuxen arrivaient à se faire peur les uns aux autres et ne plus osers’aborder dans les rues.

Bien des années ont passé depuis la guerre,bien des almanachs ont été mis au feu ; mais Tarascon n’a pasoublié, et, renonçant aux futiles distractions d’autre temps, n’aplus songé qu’à se faire du sang et des muscles au profit desrevanches futures. Des sociétés de tir et de gymnastique,costumées, équipées, ayant toutes leur musique et leurbannière ; des salles d’armes, boxe, bâton, chausson ;des courses pieds, des luttes à main plate entre personnes dumeilleur monde ont remplacé les chasses à la casquette, lesplatoniques causeries cynégétiques chez l’armurier Costecalde.

Enfin le cercle, le vieux cercle lui-même,abjurant bouillotte et bézigue, s’est transformé en Club Alpin, surle patron du fameux « Alpine Club » de Londres qui aporté jusqu’aux Indes la renommée de ses grimpeurs. Avec cettedifférence que les Tarasconnais, au lieu de s’expatrier vers descimes étrangères à conquérir, se sont contentés de ce qu’ilsavaient sous la main, ou plutôt sous le pied, aux portes de laville.

Les Alpes à Tarascon ?… Non, mais lesAlpines, cette chaîne de montagnettes parfumées de thym et delavande, pas bien méchantes ni très hautes (150 à 200 mètresau-dessus du niveau de la mer), qui font un horizon de vaguesbleues aux routes provençales, et que l’imagination locale adécorées de noms fabuleux et caractéristiques : leMont-Terrible, le Bout-du-Monde, le Pic-des-Géants, etc.

C’est plaisir, les dimanches matin, de voirles Tarasconnais guêtrés, le pic en main, le sac et la tente sur ledos, partir, clairons en tête, pour des ascensions dont le Forum,le journal de la localité, donne le compte rendu avec un luxedescriptif, une exagération d’épithètes, « abîmes, gouffres,gorges effroyables », comme s’il s’agissait de courses surl’Himalaya. Pensez qu’à ce jeu les indigènes ont acquis des forcesnouvelles, ces « doubles muscles » réservés jadis au seulTartarin, le bon, le brave, l’héroïque Tartarin.

Si Tarascon résume le Midi, Tartarin résumeTarascon. Il n’est pas seulement le premier citoyen de la ville, ilen est l’âme, le génie, il en a toutes les belles fêlures. Onconnaît ses anciens exploits, ses triomphes de chanteur (oh !le duo de Robert le Diable à la pharmacie Bézuquet !)et l’étonnante odyssée de ses chasses au lion d’où il ramena cesuperbe chameau, le dernier de l’Algérie, mort depuis, chargé d’anset d’honneurs, conservé en squelette au musée de la ville, parmiles curiosités tarasconnaises.

Tartarin, lui, n’a pas bronché ; toujoursbonnes dents, bon œil, malgré la cinquantaine, toujours cetteimagination extraordinaire qui rapproche et grossit les objets avecune puissance de télescope. Il est resté celui dont le bravecommandant Bravida disait : « C’est un lapin… »

Deux lapins, plutôt ! Car dans Tartarincomme dans tout Tarasconnais, il y a la race garenne et la racechoux très nettement accentuées : le lapin de garenne coureur,aventureux, casse-cou ; le lapin de choux casanier, tisanier,ayant une peur atroce de la fatigue, des courants d’air, et de tousles accidents quelconques pouvant amener la mort.

On sait que cette prudence ne l’empêchait pasde se montrer brave et même héroïque à l’occasion ; mais ilest permis de se demander ce qu’il venait faire sur le Rigi (Reginamontium) à son âge, alors qu’il avait si chèrement conquis le droitau repos et au bien-être.

À cela, l’infâme Costecalde aurait pu seulrépondre.

Costecalde, armurier de son état, représenteun type assez rare à Tarascon. L’envie, la basse et méchante envie,visible à un pli mauvais de ses lèvres minces et à une espèce debuée jaune qui lui monte du foie par bouffées, enfume sa large facerasée et régulière, aux méplats fripés, meurtris comme à coups demarteau, pareille à une ancienne médaille de Tibère ou deCaracalla. L’envie chez lui est une maladie qu’il n’essaye pas mêmede cacher, et, avec ce beau tempérament tarasconnais qui débordetoujours, il lui arrive de dire en parlant de son infirmité :« Vous ne savez pas comme ça fait mal… »

Naturellement, le bourreau de Costecalde,c’est Tartarin. Tant de gloire pour un seul homme ! Luipartout, toujours lui ! Et lentement, sourdement, comme untermite introduit dans le bois doré de l’idole, voilà vingt ansqu’il sape en dessous cette renommée triomphante, et la ronge, etla creuse. Quand le soir, au cercle, Tartarin racontait ses affûtsau lion, ses courses dans le grand Sahara, Costecalde avait despetits rires muets, des hochements de tête incrédules.

« Mais les peaux, pas moins, Costecalde…ces peaux de lion qu’il nous a envoyées, qui sont là, dans le salondu cercle ?…

– Té ! pardi… Et les fourreurs,croyez-vous pas qu’il en manque, en Algérie ?

– Mais les marques des balles, toutes rondes,dans les têtes ?

– Et autremain, est-ce qu’au temps dela chasse aux casquettes, on ne trouvait pas chez nos chapeliersdes casquettes trouées de plomb et déchiquetées, pour les tireursmaladroits ? »

Sans doute l’ancienne gloire du Tartarin tueurde fauves restait au-dessus de ces attaques ; mais l’Alpinistechez lui prêtait à toutes les critiques, et Costecalde ne s’enprivait pas, furieux qu’on eût nommé président du Club des Alpinesun homme que l’âge « enlourdissait » visiblement et quel’habitude, prise en Algérie, des babouches et des vêtementsflottants prédisposait encore à la paresse.

Rarement, en effet, Tartarin prenait part auxascensions ; il se contentait de les accompagner de ses vœuxet de lire en grande séance, avec, des roulements d’yeux et desintonations à faire pâlir les dames, les tragiques comptes rendusdes expéditions.

Costecalde, au contraire, sec, nerveux, la« Jambe de coq », comme on l’appelait, grimpait toujoursen tête ; il avait fait les Alpines une par une, planté surles cimes inaccessibles le drapeau du club, la Tarasqueétoilée d’argent. Pourtant, il n’était que vice-président, V. P. C.A. ; mais il travaillait si bien la place qu’aux électionsprochaines, évidemment, Tartarin sauterait.

Averti par ses fidèles, Bézuquet lepharmacien, Excourbaniès, le brave commandant Bravida, le héros futpris d’abord d’un noir dégoût, cette rancœur révoltée dontl’ingratitude et l’injustice soulèvent les belles âmes. Il eutl’envie de tout planter là, de s’expatrier, de passer le pont pouraller vivre à Beaucaire, chez les Volsques ; puis secalma.

Quitter sa petite maison, son jardin, seschères habitudes, renoncer son fauteuil de président du Club desAlpines fondé par lui, à ce majestueux P. C. A. qui ornait etdistinguait ses cartes, son papier à lettres, jusqu’à la coiffe deson chapeau ! Ce n’était pas possible, vé ! Ettout à coup lui vint une idée mirobolante.

En définitive, les exploits de Costecalde sebornaient à des courses dans les Alpines. Pourquoi Tartarin,pendant les trois mois qui le séparaient des élections, netenterait-il pas quelque aventure grandiose ; arborer, parézemple, l’étendard du Club sur une des plus hautes cimesde l’Europe, la Jungfrau ou le Mont-Blanc ?

Quel triomphe au retour, quelle gifle pourCostecalde lorsque le Forum publierait le récit del’ascension ! Comment, après cela, oser lui disputer lefauteuil ?

Tout de suite il se mit à l’œuvre, fit venirsecrètement de Paris une foule d’ouvrages spéciaux : lesEscalades de Whymper, les Glaciers de Tyndall, leMont-Blanc de Stéphen d’Arve, des relations du Club Alpin,anglais et suisse, se farcit la tête d’une foule d’expressionsalpestres, « cheminées, couloirs, moulins, névés, séracs,moraine, rotures », sans savoir bien précisément ce qu’ellessignifiaient.

La nuit, ses rêves s’effrayèrent de glissadesinterminables, de brusques chutes dans des crevasses sans fond. Lesavalanches le roulaient, des arêtes de glace embrochaient son corpsau passage ; et longtemps après le réveil et le chocolat dumatin qu’il avait l’habitude de prendre au lit, il gardaitl’angoisse et l’oppression de son cauchemar ; mais cela nel’empêchait pas, une fois debout, de consacrer sa matinée à delaborieux exercices d’entraînement.

Il y a tout autour de Tarascon un cours plantéd’arbres qui, dans le dictionnaire local, s’appelle « le Tourde ville ». Chaque dimanche, l’après-midi, les Tarasconnais,gens de routine malgré leur imagination, font leur tour de ville,et toujours dans le même sens.

Tartarin s’exerça à le faire huit fois, dixfois dans la matinée, et souvent même à rebours. Il allait, lesmains derrière le dos, petits pas de montagne, lents et sûrs, etles boutiquiers, effarés de cette infraction aux habitudes locales,se perdaient en suppositions de toutes sortes.

Chez lui, dans son jardinet exotique, ils’accoutumait à franchir les crevasses en sautant par-dessus lebassin où quelques cyprins nageaient parmi des lentillesd’eau ; à deux reprises il tomba et fut obligé de se changer.Ces déconvenues l’excitaient et, sujet au vertige, il longeaitl’étroite maçonnerie du bord, au grand effroi de la vieilleservante qui ne comprenait rien à toutes ces manigances.

En même temps, il commandait enAvignon, chez un bon serrurier, des crampons système Whymper poursa chaussure, un piolet système Kennedy ; il se procuraitaussi une lampe à chalumeau, deux couvertures imperméables et deuxcents pieds d’une corde de son invention, tressée avec du fil defer.

L’arrivage de ces différents objets, lesallées et venus mystérieuses que leur fabrication nécessita,intriguèrent beaucoup les Tarasconnais ; on disait enville : « Le président prépare un coup. »

Mais, quoi ? Quelque chose de grand, biensûr, car selon la belle parole du brave et sentencieux commandantBravida, ancien capitaine d’habillement, lequel ne parlait que parapophtegmes : « L’aigle ne chasse pas lesmouches. »

Avec ses plus intimes, Tartarin demeuraitimpénétrable ; seulement, aux séances du Club, on remarquaitle frémissement de sa voix et ses regards zébrés d’éclairslorsqu’il adressait la parole à Costecalde, cause indirecte decette nouvelle expédition dont s’accentuaient, mesure qu’elle sefaisait plus proche, les dangers et les fatigues.

L’infortuné ne se les dissimulait pas et mêmeles considérait tellement en noir, qu’il crut indispensable demettre ordre à ses affaires, d’écrire ces volontés suprêmes dontl’expression coûte tant aux Tarasconnais, épris de vie, qu’ilsmeurent presque tous intestat.

Oh ! par un matin de juin rayonnant, unciel sans nuage, arqué, splendide, la porte de son cabinet ouvertesur le petit jardin propret, sablé, où les plantes exotiquesdécoupaient leurs ombres lilas immobiles, où le jet d’eau tintaitsa note claire parmi les cris joyeux des petits Savoyards jouant àla marelle devant la porte, voyez-vous Tartarin en babouches,larges vêtements de flanelle, l’aise, heureux, une bonne pipe,lisant tout haut à mesure qu’il écrivait :

« Ceci est mon testament. »

Allez, on a beau avoir le cœur bien en place,solidement agrafé, ce sont là de cruelles minutes. Pourtant, ni samain ni sa voix ne tremblèrent, pendant qu’il distribuait à sesconcitoyens toutes les richesses ethnographiques entassées dans sapetite maison, soigneusement époussetées et conservées avec unordre admirable ;

Au Club des Alpines, le baobab (arborgigantea), pour figurer sur la cheminée de la salle desséances ;

À Bravida, ses carabines, revolvers, couteauxde chasse, kriss malais, tomahawks et autres piècesmeurtrières ;

À Excourbaniès, toutes ses pipes, calumets,narghilés, pipettes fumer le kif et l’opium ;

À Costecalde, – oui, Costecalde lui-même avaitson legs ! – les fameuses flèches empoisonnées (N’y touchezpas)

Peut-être y avait-il sous ce don le secretespoir que le traître se blesse et qu’il en meure ; mais riende pareil n’émanait du testament, fermé sur ces paroles d’unedivine mansuétude :

« Je prie mes chers alpinistes de ne pasoublier leur président… je veux qu’ils pardonnent à mon ennemicomme je lui pardonne, et pourtant c’est bien lui qui a causé mamort… »

Ici, Tartarin fut obligé de s’arrêter, aveugléd’un grand flot de larmes. Pendant une minute, il se vit fracassé,en lambeaux, au pied d’une haute montagne, ramassé dans unebrouette et ses restes informes rapportés à Tarascon. Ô puissancede l’imagination provençale ! il assistait à ses propresfunérailles, entendait les chants noirs, les discours sur satombe : « Pauvre Tartarin,péchère !… » Et, perdu dans la foule de sesamis, il se pleurait lui-même.

Mais, presque aussitôt, la vue de son cabinetplein de soleil, tout reluisant d’armes et de pipes alignées, lachanson du petit filet d’eau au milieu du jardin, le remit dans levrai des choses.

Différemment, pourquoi mourir ? pourquoipartir même ? Qui l’y obligeait, quel sot amour-propre ?risquer la vie pour un fauteuil présidentiel et pour troislettres !…

Ce ne fut qu’une faiblesse, et qui ne dura pasplus que l’autre. Au bout de cinq minutes, le testament était fini,paraphé, scellé d’un énorme cachet noir, et le grand homme faisaitses derniers préparatifs de départ.

Une fois encore le Tartarin de garenne avaittriomphé du Tartarin de choux. Et l’on pouvait dire du hérostarasconnais ce qu’il a été dit de Turenne : « Son corpsn’était pas toujours prêt à aller à la bataille, mais sa volontél’y menait malgré lui. »

Le soir de ce même jour, comme le dernier coupde dix heures sonnait au jacquemart de la maison de ville, les ruesdéjà désertes, agrandies, à peine ça et là un heurtoirretardataire, de grosses voix étranglées de peur se criant dans lenoir : « Bonne nuit, au mouain… » avec unebrusque retombée de porte, un passant se glissait dans la villeéteinte où rien n’éclairait plus la façade des maisons que lesréverbères et les bocaux teintés de rosé et de vert de la pharmacieBézuquet se projetant sur la placette avec la silhouette dupharmacien accoudé à son bureau et dormant sur le Codex. Un petitacompte qu’il prenait ainsi chaque soir, de neuf à dix, afin,disait-il, d’être plus frais la nuit si l’on avait besoin de sesservices. Entre nous, c’était là une simple tarasconnade, car on nele réveillait jamais et, pour dormir plus tranquille, il avaitcoupé lui-même le cordon de la sonnette de secours.

Subitement, Tartarin entra, chargé decouvertures, un sac de voyage la main, et si pâle, si décomposé,que le pharmacien, avec cette fougueuse imagination locale dontl’apothicairerie ne le gardait pas, crut à quelque aventureeffroyable et s’épouvanta : « Malheureux !… qu’ya-t-il ?… vous êtes empoisonné ?… Vite, vite,l’ipéca… »

Il s’élançait, bousculait ses bocaux.Tartarin, pour l’arrêter fut obligé de le prendre àbras-le-corps : « Mais écoutez-moi donc, quédiable ! » et dans sa voix grinçait le dépit de l’acteurà qui l’on a fait manquer son entrée. Le pharmacien une foisimmobilisé au comptoir par un poignet de fer, Tartarin lui dit toutbas :

« Sommes-nous seuls, Bézuquet ?

– Bé oui… fit l’autre en regardant autour delui avec un vague effroi… Pascalon est couché (Pascalon, c’étaitson élève), la maman aussi, mais pourquoi ?

– Fermez les volets, commanda Tartarin sansrépondre… on pourrait nous voir du dehors. »

Bézuquet obéit en tremblant. Vieux garçon,vivant avec sa mère qu’il n’avait jamais quittée, il était d’unedouceur, d’une timidité de demoiselle, contrastant étrangement avecson teint basané, ses lèvres lippues, son grand nez en croc sur unemoustache éployée, une tête de forban algérien d’avant la conquête.Ces antithèses sont fréquentes Tarascon où les têtes ont trop decaractère, romaines, sarrazines, têtes d’expression des modèles dedessin, déplacées en des métiers bourgeois et des mœursultra-pacifiques de petite ville.

C’est ainsi qu’Excourbaniès, qui a l’air d’unconquistador compagnon de Pizarre, vend de la mercerie, roule desyeux flamboyants pour débiter deux sous de fil, et que Bézuquet,étiquetant la réglisse sanguinède et le sirupus gummi,ressemble à un vieil écumeur des côtes barbaresques.

Quand les volets furent mis, assurés deboulons de fer et de barres transversales : « Écoutez,Ferdinand… » dit Tartarin, qui appelait volontiers les genspar leur prénom ; et il se déborda, vida son cœur gros derancunes contre l’ingratitude de ses compatriotes, raconta lesbasses manœuvres de la « Jambe de coq », le tour qu’onvoulait lui jouer aux prochaines élections, et la façon dont ilcomptait parer la botte. Avant tout, il fallait tenir la chose trèssecrète, ne la révéler qu’au moment précis où elle décideraitpeut-être du succès, à moins qu’un accident toujours à prévoir, unede ces affreuses catastrophes… « Eh ! coquin de sort,Bézuquet, ne sifflez donc pas comme ça pendant qu’onparle. »

C’était un des tics du pharmacien. Peu bavardde sa nature, ce qui ne se rencontre guère à Tarascon et lui valaitla confidence du président, ses grosses lèvres toujours en Ogardaient l’habitude d’un perpétuel sifflotement qui semblait rireau nez du monde, même dans l’entretien le plus grave.

Et pendant que le héros faisait allusion à samort possible, disait en posant sur le comptoir un large plicacheté :

« Mes dernières volontés sont là,Bézuquet, c’est vous que j’ai choisi pour exécuteurtestamentaire…

– Hu… hu… hu… » sifflotait le pharmacienemporté par sa manie, mais, au fond, très ému et comprenant lagrandeur de son rôle.

Puis, l’heure du départ étant proche, ilvoulut boire à l’entreprise « quelque chose de bon,qué ?… » un verre d’élixir de Garus.

Plusieurs armoires ouvertes et visitées, il sesouvint que la maman avait les clefs du Garus. Il aurait fallu laréveiller, dire qui était là. On remplaça l’élixir par un verre desirop de Calabre, boisson d’été, modeste et inoffensive,dont Bézuquet est l’inventeur et qu’il annonce dans leForum sous cette rubrique : « Sirop deCalabre, dix sols la bouteille, verre compris ».« Sirop de cadavre, vers compris », disaitl’infernal Costecalde qui bavait sur tous les succès ; dureste, cet affreux jeu de mots n’a fait que servir à la vente etles Tarasconnais en raffolent, de ce sirop de cadavre.

Les libations faites, quelques derniers motséchangés, ils s’étreignirent, Bézuquet sifflotant dans sa moustacheoù roulaient de grosses larmes.

« Adieu, au mouain… » ditTartarin d’un ton brusque, sentant qu’il allait pleureraussi ; et comme l’auvent de la porte était mis, le héros dutsortir de la pharmacie à quatre pattes.

C’étaient les épreuves du voyage quicommençaient.

Trois jours après, il débarquait à Vitznau, aupied du Rigi. Comme montagne de début, exercice d’entraînement, leRigi l’avait tenté à cause de sa petite altitude (1.800 mètresenviron dix fois le Mont-Terrible, la plus haute desAlpines !) et aussi à cause du splendide panorama qu’ondécouvre du sommet, toutes les Alpes bernoises alignées, blancheset roses, autour des lacs, attendant que l’ascensionniste fasse sonchoix, jette son piolet sur l’une d’elles.

Certain d’être reconnu en route, et peut-êtresuivi, car c’était sa faiblesse de croire que par toute la Franceil était aussi célèbre et populaire qu’à Tarascon, il avait fait ungrand détour pour entrer en Suisse et ne se harnacha qu’après lafrontière. Bien lui en prit : jamais tout son armementn’aurait pu tenir dans un wagon français.

Mais si commodes que soient les compartimentssuisses, l’Alpiniste, empêtré d’ustensiles dont il n’avait pasencore l’habitude, écrasait des orteils avec la pointe de sonalpenstock, harponnait les gens au passage de ses crampons de fer,et partout où il entrait, dans les gares, les salons d’hôtel et depaquebot, excitait autant d’étonnements que de malédictions, dereculs, de regards de colère qu’il ne s’expliquait pas et dontsouffrait sa nature affectueuse et communicative. Pour l’achever,un ciel toujours gris, moutonneux, et une pluie battante.

Il pleuvait à Bâle sur les petites maisonsblanches lavées et relavées par la main des servantes et l’eau duciel ; il pleuvait à Lucerne sur le quai d’embarquement où lesmalles, les colis semblaient sauvés d’un naufrage, et quand ilarriva à la station de Vitznau, au bord du lac des Quatre-Cantons,c’était le même déluge sur les pentes vertes du Rigi, chevauchéesde nuées noires, avec des torrents qui dégoulinaient le long desroches, des cascades en humide poussière, des égouttements detoutes les pierres, de toutes les aiguilles des sapins. Jamais leTarasconnais n’avait vu tant d’eau.

Il entra dans une auberge, se fit servir uncafé au lait, miel et beurre, la seule chose vraiment bonne qu’ileût encore savourée dans le voyage ; puis une fois restauré,sa barbe empoissée de miel nettoyée d’un coin de serviette, il sedisposa à tenter sa première ascension.

« Et autrement, demanda-t-il pendantqu’il chargeait son sac, combien de temps faut-il pour monter auRigi ?

– Une heure, une heure et quart,monsieur ; mais dépêchez-vous, le train part dans cinqminutes.

– Un train pour le Rigi !… vousbadinez ! »

Par la fenêtre à vitraux de plomb del’auberge, on le lui montra qui partait. Deux grands wagonscouverts, sans vasistas, poussés par une locomotive à cheminéecourte et ventrue en forme de marmite, un monstrueux insecteagrippé à la montagne et s’essoufflant à grimper ses pentesvertigineuses.

Les deux Tartarin, garenne et choux, serévoltèrent en même temps l’idée de monter dans cette hideusemécanique. L’un trouvait ridicule cette façon de grimper les Alpesen ascenseur ; quant à l’autre, ces ponts aériens quetraversait la voie avec la perspective d’une chute de mille mètresau moindre déraillement, lui inspiraient toutes sortes deréflexions lamentables que justifiait la présence du petitcimetière de Vitznau, dont les tombes blanches se serraient, toutau bas de la pente, comme du linge étalé dans la cour d’unlavoir.

Évidemment ce cimetière est là par précaution,et pour qu’en cas d’accident les voyageurs se trouvent toutportés.

« Allons-y de mon pied, se dit levaillant Tarasconnais, ça m’exercera…zou ! »

Et le voilà parti, tout préoccupé de lamanœuvre de son alpenstock en présence du personnel de l’aubergeaccouru sur la porte et lui criant pour sa route des indicationsqu’il n’écoutait pas. Il suivit d’abord un chemin montant, pavé degros cailloux inégaux et pointus comme une ruelle du Midi, et bordéde rigoles en sapin pour l’écoulement des eaux de pluie.

À droite et à gauche, de grands vergers, desprairies grasses et humides traversées de ces mêmes canauxd’irrigation en troncs d’arbres. Cela faisait un long clapotis duhaut en bas de la montagne, et chaque fois que le piolet del’Alpiniste accrochait au passage les branches basses d’un chêne oud’un noyer, sa casquette crépitait comme sous une pommed’arrosoir.

« Diou ! qued’eau ! » soupirait l’homme du Midi. Mais ce fut bien pisquand, le cailloutis du chemin ayant brusquement cessé, il dutbarboter à même le torrent, sauter d’une pierre à l’autre pour nepas tremper ses guêtres. Puis l’ondée s’en mêla, pénétrante,continue, semblant froidir à mesure qu’il montait. Quand ils’arrêtait pour reprendre haleine, il n’entendait plus qu’un vastebruit d’eau où il était comme noyé, et il voyait en se retournantles nuages rejoindre le lac en fines et longues baguettes de verreau travers desquelles les chalets de Vitznau luisaient comme desjoujoux frais vernissés.

Des hommes, des enfants passaient près de luila tête basse, le dos courbé sous la même hotte en bois blanccontenant des provisions pour quelque villa ou pension dont lesbalcons découpés s’apercevaient mi-côte.« Rigi-Kulm ? » demandait Tartarin pour s’assurerqu’il était bien dans la direction ; mais son équipementextraordinaire, surtout le passe-montagne en tricot qui luimasquait la figure, jetaient l’effroi sur sa route, et tous,ouvrant des yeux ronds, pressaient le pas sans lui répondre.

Bientôt ces rencontres devinrent rares ;le dernier être humain qu’il aperçut était une vieille qui lavaitson linge dans un tronc d’arbre, à l’abri d’un énorme parapluierouge planté en terre.

« Rigi-Kulm ? » demandal’Alpiniste.

La vieille leva vers lui une face idiote etterreuse, avec un goitre qui lui ballait dans le cou, aussi grosque la sonnaille rustique d’une vache suisse : puis, aprèsl’avoir longuement regardé, elle fut prise d’un rire inextinguiblequi lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles, bridait de rides sespetits yeux, et chaque fois qu’elle les rouvrait, la vue deTartarin planté, devant elle, le piolet sur l’épaule, semblaitredoubler sa joie.

« Tron de l’air ! gronda leTarasconnais, elle a de la chance d’être femme… » et, toutbouffant de colère, il continua sa route, s’égara dans unesapinière, où ses bottes glissaient sur la mousse ruisselante.

Au delà, le paysage avait changé. Plus desentiers, d’arbres ni de pâturages. Des pentes mornes dénudées, degrands éboulis de roche qu’il escaladait sur les genoux de peur detomber ; des fondrières pleines d’une boue jaune qu’iltraversait lentement, tâtant devant lui avec l’alpenstock, levantle pied comme un rémouleur. À chaque instant, il regardait laboussole en breloque à son large cordon de montre ; mais, soitl’altitude ou les variations de la température, l’aiguille semblaitaffolée. Et nul moyen de s’orienter avec l’épais brouillard jauneempêchant de voir à dix pas, traversé depuis un moment d’un verglasfourmillant et glacial qui rendait la montée de plus en plusdifficile.

Tout à coup il s’arrêta, le sol blanchissaitvaguement devant lui…

Gare les yeux !…

Il arrivait dans la région des neiges…

Tout de suite il tira ses lunettes de leurétui, les assujettit solidement. La minute était solennelle. Un peuému, fier tout de même, il sembla à Tartarin que, d’un bond, ils’était élevé de 1.000 mètres vers les cimes et les grandsdangers.

Il n’avança plus qu’avec précaution, rêvantdes crevasses et des rotures dont lui parlaient ses livres et, dansle fond de son cœur, maudissant les gens de l’auberge qui luiavaient conseillé de monter tout droit et sans guides. Au fait,peut-être s’était-il trompé de montagne ! Plus de six heuresqu’il marchait, quand le Rigi ne demandait que trois heures. Levent soufflait, un vent froid qui faisait tourbillonner la neigedans la brume crépusculaire.

La nuit allait le surprendre. Où trouver unehutte, seulement l’avancée d’une roche pour s’abriter ? Ettout à coup il aperçut devant lui, sur le terre-plein sauvage etnu, une espèce de chalet en bois, bandé d’une pancarte aux lettresénormes qu’il déchiffra péniblement : « PHO…TO…GRA…PHIEDU RI…GI…KULM ». En même temps, l’immense hôtel aux troiscents fenêtres lui apparaissait un peu plus loin entre leslampadaires de fête qui s’allumaient dans le brouillard.

III

UNE ALERTE SUR LE RIGI. – DU SANG-FROID ! DUSANG-FROID ! – LE COR DES ALPES. – CE QUE TARTARIN TROUVE À SAGLACE EN SE RÉVEILLANT. – PERPLEXITÉ. – ON DEMANDE UN GUIDE PAR LETÉLÉPHONE.

« Quès aco ?… Quivive ?… » fit le Tarasconnais l’oreille tendue, les yeuxécarquillés dans les ténèbres.

Des pas couraient par tout l’hôtel, avec desclaquements de portes, des souffles haletants, des cris :« Dépêchez-vous ! » tandis qu’au dehors sonnaientcomme des appels de trompe et que de brusques montées de flammesilluminaient vitres et rideaux.

Le feu !…

D’un bond il fut hors du lit, chaussé, vêtu,dégringolant l’escalier où le gaz brûlait encore et que descendaittout un essaim bruissant de misses coiffées à la hâte,serrées dans des châles verts, des fichus de laine rouge, tout cequi leur était tombé sous la main en se levant.

Tartarin, pour se réconforter lui-même etrassurer ces demoiselles, criait en se précipitant et bousculanttout le monde : « Du sang-froid ! dusang-froid ! » avec une voix de goéland, blanche,éperdue, une de ces voix comme on en a dans les rêves, à donner lachair de poule aux plus braves. Et comprenez-vous ces petitesmisses qui riaient en le regardant, semblaient le trouvertrès drôle. On n’a aucune notion du danger, à cet âge !

Heureusement, le vieux diplomate venaitderrière elles, très sommairement vêtu d’un pardessus quedépassaient des caleçons blancs et des bouts de cordonnets.

Enfin, voilà un homme !…

Tartarin courut à lui en agitant lesbras : « Ah ! monsieur le baron, quelmalheur !… Savez-vous quelque chose ?… Où est-ce ?…Comment a-t-il pris ?

– Qui ? Quoi ?… » bégayait lebaron ahuri, sans comprendre.

« Mais, le feu…

– Quel feu ?… »

Le pauvre homme avait une mine siextraordinairement déprimée et stupide que Tartarin l’abandonna ets’élança dehors brusquement pour « organiser lessecours ! »…

« Des secours ! » répétait lebaronet, après lui, cinq ou six garçons de salle qui dormaientdebout dans l’antichambre et s’entre-regardèrent, absolumentégarés… « Des secours ! »…

Au premier pas dehors, Tartarin s’aperçut deson erreur. Pas le moindre incendie. Un froid de loup, la nuitprofonde à peine éclaircie des torches de résine qu’on agitait çaet là et qui faisaient sur la neige de grandes tracessanglantes.

Au bas du perron, un joueur de cor des Alpesmugissait sa plainte modulée, un monotone ranz des vaches à troisnotes avec lequel il est d’usage, au Rigi-Kulm, de réveiller lesadorateurs du soleil et de leur annoncer la prochaine apparition del’astre.

On prétend qu’il se montre parfois à sonpremier réveil à la pointe extrême de la montagne, derrièrel’hôtel. Pour s’orienter, Tartarin n’eut qu’à suivre le long éclatde rire des misses qui passaient près de lui. Mais il allait pluslentement encore plein de sommeil et les jambes lourdes de ses sixheures d’ascension.

« C’est vous, Manilof ?… dit tout àcoup dans l’ombre une voix claire, une voix de femme… Aidez-moidonc… J’ai perdu mon soulier. »

Il reconnut le gazouillis étranger de sapetite voisine de table, dont il cherchait la fine silhouette dansle pâle reflet blanc montant du sol.

« Ce n’est pas Manilof, mademoiselle,mais si je puis vous être utile… »

Elle eut un petit cri de surprise et de peur,un geste de recul que Tartarin n’aperçut pas, déjà penché, tâtantl’herbe rase et craquante autour de lui.

« Té, pardi ! levoilà… » s’écria-t-il joyeusement. Il secoua la fine chaussureque la neige poudrait à frimas, mit un genou à terre, dans le froidet l’humide, de la façon la plus galante, et demanda pourrécompense l’honneur de chausser Cendrillon.

Celle-ci, plus farouche que dans le conte,répondit par un « non » très sec, et sautillait, essayantde réintégrer son bas de soie dans le soulier mordoré ; maiselle n’y serait jamais parvenue sans l’aide du héros, tout ému desentir une minute cette main mignonne effleurer son épaule.

« Vous avez de bons yeux… ajouta-t-elleen manière de remerciement, pendant qu’ils marchaient à tâtons,côte à côte.

– L’habitude de l’affût, mademoiselle.

– Ah ! vous êteschasseur ? »

Elle dit cela avec un accent railleur,incrédule. Tartarin n’aurait eu qu’à se nommer pour la convaincre,mais, comme tous les porteurs de noms illustres, il gardait unediscrétion, une coquetterie ; et, voulant graduer lasurprise :

« Je suis chasseur,effétivemain… »

Elle continua sur le même tond’ironie :

« Et quel gibier chassez-vous donc, depréférence ?

– Les grands carnassiers, les grands fauves…fit Tartarin, croyant l’éblouir.

– En trouvez-vous beaucoup sur leRigi ? »

Toujours galant et à la riposte, leTarasconnais allait répondre que, sur le Rigi, il n’avait rencontréque des gazelles, quand sa réplique fut coupée par l’approche dedeux ombres qui appelaient.

« Sonia… Sonia…

– J’y vais… » dit-elle ; et setournant vers Tartarin dont les yeux, faits à l’obscurité,distinguaient sa pâle et jolie figure sous une mantille en manola,elle ajouta, sérieuse cette fois :

« Vous faites une chasse dangereuse, monbonhomme… prenez garde d’y laisser vos os…

Et, tout de suite, elle disparut dans le noiravec ses compagnons.

Plus tard l’intonation menaçante quisoulignait ces paroles devait troubler l’imagination duméridional ; mais, ici, il fut seulement vexé de ce mot de« bonhomme » jeté à son embonpoint grisonnant et dubrusque départ de la jeune fille juste au moment où il allait senommer, jouir de sa stupéfaction.

Il fit quelques pas dans la direction où legroupe s’éloignait, entendit une rumeur confuse, les toux, leséternuements des touristes attroupés qui attendaient avecimpatience le lever du soleil, quelques-uns des plus braves grimpéssur un petit belvédère dont les montants, ouatés de neige, sedistinguaient en blanc dans la nuit finissante.

Une lueur commençait à éclaircir l’Orient,saluée d’un nouvel appel de cor des Alpes et de ce« ah ! » soulagé que provoque au théâtre letroisième coup pour lever le rideau. Mince comme la fente d’uncouvercle, elle s’étendait, cette lueur, élargissaitl’horizon ; mais en même temps montait de la vallée unbrouillard opaque et jaune, une buée plus pénétrante et plusépaisse à mesure que le jour venait.

C’était comme un voile entre la scène et lesspectateurs.

Il fallait renoncer aux gigantesques effetsannoncés sur les Guides.

En revanche, les tournures hétéroclites desdanseurs de la veille arrachés au sommeil se découpaient en ombreschinoises, falotes et cocasses ; des châles, des couvertures,jusqu’à des courtines de lit les recouvraient. Sous des coiffuresvariées, bonnets de soie ou de coton, capelines, toques, casquettesà oreilles, c’étaient des faces effarées, bouffies, des têtes denaufragés perdus sur un îlot en pleine mer et guettant une voile aularge de tous leurs yeux écarquillés.

Et rien, toujours rien !

Pourtant certains s’évertuaient à distinguerdes cimes dans un élan de bonne volonté et, tout en haut dubelvédère, on entendait les gloussements de la famille péruvienneserrée autour d’un grand diable, vêtu jusqu’aux pieds de son ulsterà carreaux, qui détaillait imperturbablement l’invisible panoramades Alpes bernoises, nommant et désignant à voix haute les sommetsperdus dans la brume :

« Vous voyez à gauche le Finsteraarhorn,quatre mille deux cent soixante-quinze mètres… le Schreckhorn, leWetterhorn, le Moine, la Jungfrau, dont je signale à cesdemoiselles les proportions élégantes…

– Bé ! vrai ! en voilà un qui nemanque pas de toupet !… » se dit le Tarasconnais, puis àla réflexion : « Je connais cette voix, pasmouain. »

Il reconnaissait surtout l’accent, cetassent du Midi qui se distingue de loin comme l’odeur del’ail ; mais tout préoccupé de retrouver sa jeune inconnue, ilne s’arrêta pas, continua d’inspecter les groupes sans succès. Elleavait dû rentrer à l’hôtel, comme ils faisaient tous, fatigués derester à grelotter, à battre la semelle.

Des dos ronds, des tartans dont les frangesbalayaient la neige s’éloignaient, disparaissaient dans lebrouillard de plus en plus épaissi. Bientôt il ne resta plus, surle plateau froid et désolé d’une aube grise, que Tartarin et lejoueur de cor des Alpes qui continuait à souffler mélancoliquementdans l’énorme bouquin, comme un chien qui aboie à la lune.

C’était un petit vieux à longue barbe, coifféd’un chapeau tyrolien orné de glands verts lui tombant dans le dos,et portant, comme toutes les casquettes de service de l’hôtel, leRegina montium en lettres dorées. Tartarin s’approcha pourlui donner son pourboire, ainsi qu’il l’avait vu faire aux autrestouristes.

« Allons nous coucher, mon vieux »,dit-il ; et, lui tapant sur l’épaule avec sa familiaritétarasconnaise : « Une fière blague, qué !le soleil du Rigi. »

Le vieux continua de souffler dans sa corne,achevant sa ritournelle trois notes avec un rire muet qui plissaitle coin de ses yeux et secouait les glands verts de sacoiffure.

Tartarin, malgré tout, ne regrettait pas sanuit. La rencontre de la jolie blonde le dédommageait du sommeilinterrompu ; car, tout près de la cinquantaine, il avaitencore le cœur chaud, l’imagination romanesque, un ardent foyer devie. Remonté chez lui, les yeux fermés pour se rendormir, ilcroyait sentir dans sa main le petit soulier menu si léger,entendre les petits cris sautillants de la jeune fille :

« Est-ce vous, Manilof ?… »

Sonia… quel joli nom !… Elle était Russecertainement ; et ces jeunes gens voyageant avec elle, desamis de son frère, sans doute…

Puis tout se brouilla, le joli minois frisé enor alla rejoindre d’autres visions flottantes et assoupies, pentesdu Rigi, cascades en panaches ; et bientôt le souffle héroïquedu grand homme, sonore et rythmé, emplit la petite chambre et unebonne partie du corridor…

Au moment de descendre, sur le premier coup dudéjeuner, Tartarin s’assurait que sa barbe était bien brossée etqu’il n’avait pas trop mauvaise mine dans son costume d’alpiniste,quand tout à coup il tressaillit. Devant lui, grande ouverte etcollée à la glace par deux pains à cacheter, une lettre anonymeétalait les menaces suivantes :

« Français du diable, ta défroque tecache mal. On te fait grâce encore ce coup-ci, mais si tu teretrouves sur notre passage, prends garde. »

Ébloui, il relut deux ou trois fois sanscomprendre. À qui, à quoi prendre garde ? Comment cette lettreétait-elle venue là ? Évidemment pendant son sommeil, car ilne l’avait pas aperçue au retour de sa promenade aurorale. Il sonnala fille de service, une grosse face blafarde et plate, trouée depetite vérole, un vrai pain de gruyère, dont il ne put rien tirerd’intelligible sinon qu’elle était de « pon famille » etn’entrait jamais dans les chambres pendant que les messieurs ils yétaient.

« Quelle drôle de chose, pasmoins ! » disait Tartarin tournant et retournant salettre, très impressionné. Un moment le nom de Costecalde luitraversa l’esprit : Costecalde instruit de ses projetsd’ascension et essayant de l’en détourner par des manœuvres, desmenaces. À la réflexion, cela lui parut invraisemblable, il finitpar se persuader que cette lettre était une farce… peut-être lespetites misses qui lui riaient au nez de si bon cœur… elles sont silibres, ces jeunes filles anglaises et américaines !

Le second coup sonnait. Il cacha la lettreanonyme dans sa poche :

« Après tout, nous verrons bien… »Et la moue formidable dont il accompagnait cette réflexionindiquait l’héroïsme de son âme.

Nouvelle surprise en se mettant à table. Aulieu de sa jolie voisine « qu’amour frise en or », ilaperçut le cou de vautour d’une vieille dame anglaise dont lesgrands repentirs époussetaient la nappe. On disait tout près de luique la jeune demoiselle et sa société étaient parties par un despremiers trains du matin.

« Cré nom ! je suis floué… »fit, tout haut, le ténor italien qui, la veille, signifiait sibrusquement à Tartarin qu’il ne comprenait pas le français. Ill’avait donc appris pendant la nuit ! Le ténor se leva, jetasa serviette et s’enfuit, laissant le méridional complètementanéanti.

Des convives de la veille, il ne restait plusque lui. C’est toujours ainsi, au Rigi-Kulm, où l’on ne séjourneguère que vingt-quatre heures. D’ailleurs le décor étaitinvariable, les compotiers en files séparant les factions. Mais cematin, les Riz triomphaient en grand nombre, renforcés d’illustrespersonnages, et les Pruneaux, comme on dit, n’en menaient paslarge.

Tartarin, sans prendre parti pour les uns nipour les autres, monta dans sa chambre avant les manifestations dudessert, boucla son sac et demanda sa note ; il en avait assezdu Regina montium et de sa table d’hôte desourds-muets.

Brusquement repris de sa folie alpestre aucontact du piolet, des crampons et des cordes dont il s’étaitréaffublé, il brûlait d’attaquer une vraie montagne, au sommetdépourvu d’ascenseur et de photographie en plein vent. Il hésitaitencore entre le Finsteraarhorn plus élevé et la Jungfrau pluscélèbre, dont le joli nom de virginale blancheur le ferait penserplus d’une fois à la petite Russe.

En ruminant ces alternatives, pendant qu’onpréparait sa note, il s’amusait à regarder, dans l’immense halllugubre et silencieux de l’hôtel, les grandes photographiescoloriées accrochées aux murailles, représentant des glaciers, despentes neigeuses, des passages fameux et dangereux de lamontagne : ici, des ascensionnistes à la file, comme desfourmis en quête, sur une arête de glace tranchante et bleue ;plus loin une énorme crevasse aux parois glauques en travers delaquelle on a jeté une échelle que franchit une dame sur lesgenoux, puis un abbé relevant sa soutane.

L’alpiniste de Tarascon, les deux mains surson piolet, n’avait jamais eu l’idée de difficultéspareilles ; il faudrait passer là, pas moins !… Tout àcoup, il pâlit affreusement.

Dans un cadre noir, une gravure, d’après ledessin fameux de Gustave Doré, reproduisait la catastrophe du montCervin : Quatre corps humains à plat ventre ou sur le dos,dégringolant la pente presque à pic d’un névé, les bras jetés, lesmains qui tâtent, se cramponnent, cherchent la corde rompue quitenait ce collier de vies et ne sert qu’à les entraîner mieux versla mort, vers le gouffre où le tas va tomber pêle-mêle avec lescordes, les piolets, les voiles verts, tout le joyeux attiraild’ascension devenu soudainement tragique.

« Mâtin ! » fit le Tarasconnaisparlant tout haut dans son épouvante.

Un maître d’hôtel fort poli entendit sonexclamation et crut devoir le rassurer. Les accidents de ce genredevenaient de plus en plus rares ; l’essentiel était de ne pasfaire d’imprudence et, surtout, de se procurer un bon guide.

Tartarin demanda si on pourrait lui enindiquer un, là, de confiance… Ce n’est pas qu’il eût peur, maiscela vaut toujours mieux d’avoir quelqu’un de sûr.

Le garçon réfléchit, l’air important,tortillant ses favoris :

« De confiance… Ah ! si monsieurm’avait dit ça plus tôt, nous avions ce matin un homme qui auraitbien été l’affaire… le courrier d’une famille péruvienne…

– Il connaît la montagne ? fit Tartarind’un air entendu.

– Oh ! monsieur, toutes les montagnes… deSuisse, de Savoie, du Tyrol, de l’Inde, du monde entier, il les atoutes faites, il les sait par cœur et vous les raconte, c’estquelque chose !… Je crois qu’on le déciderait facilement… Avecun homme comme celui-là, un enfant irait partout sans danger.

– Où est-il ? où pourrais-je letrouver ?

– Au Kaltbad, monsieur, où il prépare leschambres de ses voyageurs… Nous allons téléphoner. »

Un téléphone, au Rigi !

Ça, c’était le comble. Mais Tartarin nes’étonnait plus.

Cinq minutes après, le garçon revint,rapportant la réponse.

Le courrier des Péruviens venait de partirpour la Tellsplatte, où il passerait certainement la nuit.

Cette Tellsplatte est une chapellecommémorative, un de ces pèlerinages en l’honneur de Guillaume Tellcomme on en trouve plusieurs en Suisse. On s’y rendait beaucouppour voir les peintures murales qu’un fameux peintre bâloisachevait d’exécuter dans la chapelle…

Par le bateau, il ne fallait guère plus d’uneheure, une heure et demie, Tartarin n’hésita pas. Cela lui feraitperdre un jour, mais il se devait de rendre cet hommage à GuillaumeTell, pour lequel il avait une prédilection singulière, et puis,quelle chance s’il pouvait saisir ce guide merveilleux, le déciderà faire la Jungfrau avec lui.

En route, zou !…

Il paya vite sa note où le coucher et le leverdu soleil étaient comptés à part ainsi que la bougie et le service,et, toujours précédé de ce terrible bruit de ferraille qui semaitla surprise et l’effroi sur son passage, il se rendit à la gare,car redescendre le Rigi à pied, comme il l’avait monté, c’était dutemps perdu et, vraiment, faire trop d’honneur à cette montagneartificielle.

IV

SUR LE BATEAU. – IL PLEUT. – LE HÉROS TARASCONNAIS SALUEDES MANES. – LA VÉRITÉ SUR GUILLAUME TELL. – DÉSILLUSION. –TARTARIN DE TARASCON N’A JAMAIS EXISTÉ. – « TÉ !BOMPARD. »

Il avait laissé la neige au Rigi-Kulm ;en bas, sur le lac, il retrouva la pluie, fine, serrée,indistincte, une vapeur d’eau à travers laquelle les montagness’estompaient, graduées et lointaines, en forme de nuages.

Le « Fœhn » soufflait, faisaitmoutonner le lac où les mouettes volant bas semblaient portées parla vague ; on aurait pu se croire en pleine mer.

Et Tartarin se rappelait sa sortie deMarseille, quinze ans auparavant, lorsqu’il partit pour la chasseau lion, ce ciel sans tache, ébloui de lumière blonde, cette merbleue, mais bleue comme une eau de teinture, rebroussée par lemistral avec de blancs étincellements de salines, et les claironsdes forts, tous les clochers en branle, ivresse, joie, soleil,féerie du premier voyage !

Quel contraste avec ce pont noir de mouillure,presque désert, sur lequel se distinguaient dans la brume, commederrière un papier huilé, quelques passagers vêtus d’ulsters, decaoutchoucs informes, et l’homme de la barre immobile à l’arrière,tout encapuchonné dans son caban, l’air grave et sibyllin au-dessusde cette pancarte en trois langues :

« Défense de parler autimonier. »

Recommandation bien inutile, car personne neparlait à bord du Winkelried, pas plus sur le pont quedans les salons de première et de seconde, bondés de voyageurs auxmines lugubres, dormant, lisant, bâillant, pêle-mêle avec leursmenus bagages semés sur les banquettes.

C’est ainsi qu’on se figure un convoi dedéportés au lendemain d’un coup d’État.

De temps en temps, le beuglement rauque de lavapeur annonçait l’approche d’une station. Un bruit de pas, debagages remués traînait sur le pont. Le rivage sortait de la brume,s’avançait, montrant des pentes d’un vert sombre, des villasgrelottant parmi des massifs inondés, des peupliers en file au bordde routes boueuses le long desquelles de somptueux hôtelss’alignaient avec des lettres d’or sur leurs façades, hôtels Meyer,Müller, du Lac, et des têtes ennuyées apparaissant aux vitresruisselantes.

On abordait le ponton de débarquement, desgens descendaient, montaient, également crottés, trempés etsilencieux. C’était sur le petit port un va-et-vient de parapluies,d’omnibus vite évanouis.

Puis le grand battement des roues faisaitmousser l’eau sous leurs palettes et le rivage fuyait, rentraitdans le vague paysage avec les pensions Meyer, Müller, du Lac, dontles fenêtres, un instant ouvertes, laissaient voir à tous lesétages des mouchoirs agités, des bras tendus qui semblaientdire : « Grâce, pitié, emmenez-nous… si voussaviez… ! »

Parfois, le Winkelried croisait aupassage un autre vapeur avec son nom en lettres noires sur letambour blanc : Germania…, Guillaume Tell…C’était le même pont lugubre, les mêmes caoutchoucs miroitants, lamême traversée lamentable, que le vaisseau fantôme allât dans cesens-ci ou dans celui-là, les mêmes regards navrés, échangés d’unbord a l’autre.

Et dire que tous ces gens voyageaient pourleur plaisir, et qu’ils étaient aussi captifs pour leur plaisir,les pensionnaires des hôtels du Lac, Meyer et Müller !

Ici, comme au Rigi-Kulm, ce qui suffoquaitsurtout Tartarin, ce qui le navrait, le gelait encore plus que lapluie froide et le ciel sans lumière, c’était de ne pouvoir parler.En bas, il avait bien retrouvé des figures de connaissance, lemembre du Jockey avec sa nièce (hum ! hum !…),l’académicien Astier-Réhu et le professeur Schwanthaler, ces deuximplacables ennemis condamnés à vivre côte à côte, pendant un mois,rivés au même itinéraire d’un voyage circulaire Cook, d’autresencore ; mais aucun de ces illustres Pruneaux ne voulaitreconnaître le Tarasconnais, que son passe-montagne, ses outils defer, ses cordes en sautoir distinguaient cependant, poinçonnaientd’une façon toute particulière. Tous semblaient honteux du bal dela veille, de l’entraînement inexplicable où les avait jetés lafougue de ce gros homme.

Seule, Mme Schwanthaler était venue versson danseur, avec sa mine toute rose et riante de petite féeboulotte, et, prenant sa jupe deux doigts comme pour esquisser unpas de menuet : « Ballir… dantsir… très choli… »disait la bonne dame. Était-ce un souvenir qu’elle évoquait, ou latentation de tourner encore en mesure ? C’est qu’elle ne lelâchait pas, et Tartarin, pour échapper à son insistance, remontaitsur le pont, aimant mieux se tremper jusqu’aux os que d’êtreridicule.

Et il en tombait, et le ciel était sale !Pour achever de l’assombrir, toute une bande de « l’Armée duSalut » qu’on venait de prendre à Beckenried, une dizaine degrosses filles à l’air hébété, en robe bleu marine et chapeauxGreenaway, se groupait sous trois énormes parapluies rouges etchantait des versets, accompagnés sur l’accordéon par un homme, uneespèce de David-la-Gamme, long, décharné, les yeux fous.

Ces voix aiguës, molles, discordantes commedes cris de mouettes, roulaient, se traînaient à travers la pluie,la fumée noire de la machine que le vent rabattait. Jamais Tartarinn’avait entendu rien de si lamentable.

À Brunnen, la troupe descendit, laissant lespoches des voyageurs gonflées de petites brochures pieuses ;et presque aussitôt que l’accordéon et les chants de ces pauvreslarves eurent cessé, le ciel se débrouilla, laissa voir quelquesmorceaux de bleu.

Maintenant, on entrait dans le lac d’Uriassombri et resserré entre de hautes montagnes sauvages et, sur ladroite, au pied du Seelisberg, les touristes se montraient le champde Grütli, où Melchtal, Fürst et Stauffacher firent le serment dedélivrer leur patrie.

Tartarin, très ému, se découvritreligieusement sans prendre garde la stupeur environnante, agitamême sa casquette en l’air par trois fois, pour rendre hommage aumânes des héros. Quelques passagers s’y trompèrent, et, poliment,lui rendirent son salut.

Enfin la machine poussa un mugissement enroué,répercuté d’un écho l’autre de l’étroit espace. L’écriteau qu’onaccrochait sur le pont chaque station nouvelle, comme on fait dansles bals publics pour varier les contredanses, annonçaTellsplatte.

On arrivait.

La chapelle est située à cinq minutes dudébarcadère, tout au bord du lac, sur la roche même où GuillaumeTell sauta, pendant la tempête, de la barque de Gessler. Et c’étaitpour Tartarin une émotion délicieuse, pendant qu’il suivait le longdu lac les voyageurs du circulaire Cook, de fouler ce solhistorique, de se rappeler, de revivre les principaux épisodes dugrand drame qu’il connaissait comme sa propre histoire.

De tout temps, Guillaume Tell avait été untype. Quand, à la pharmacie Bézuquet, on jouait aux préférences etque chacun écrivait sous pli cacheté le poète, l’arbre, l’odeur, lehéros, la femme qu’il préférait un de ces papiers portaitinvariablement ceci :

« L’arbre préféré ? – le baobab.

« L’odeur ? – de la poudre.

« L’écrivain ? – FenimoreCooper.

« Ce que j’aurais voulu être ? –Guillaume Tell… »

Et dans la pharmacie, il n’y avait qu’une voixpour s’écrier : « C’est Tartarin ! »

Pensez s’il était heureux et si le cœur luibattait d’arriver devant la chapelle commémorative élevée par lareconnaissance de tout un peuple, il lui semblait que GuillaumeTell, en personne, allait lui ouvrir la porte, encore trempé del’eau du lac, son arbalète et ses flèches à la main.

« On n’entre pas… Je travaille… Ce n’estpas le jour… » cria de l’intérieur une voix forte doublée parla sonorité des voûtes.

« Monsieur Astier-Réhu, de l’AcadémieFrançaise !…

– Herr Doctor ProfessorSchwanthaler !…

– Tartarin de Tarascon !… »

Dans l’ogive au-dessus du portail, le peintre,grimpé sur un échafaudage, parut presque à mi-corps, en blouse detravail, la palette à la main.

« Mon famulus descend vousouvrir, messieurs, dit-il avec une intonation respectueuse.

– J’en étais sûr, pardi ! pensa Tartarin…Je n’avais qu’à me nommer. »

Toutefois il eut le bon goût de se ranger et,modestement, n’entra qu’après tout le monde.

Le peintre, gaillard superbe, la têterutilante et dorée d’un artiste de la Renaissance, reçut sesvisiteurs sur l’escalier de bois qui menait à l’étage provisoireinstallé pour les peintures du haut de la chapelle. Les fresquesreprésentant les principaux épisodes de la vie de Guillaume Tell,étaient terminées, moins une, la scène de la pomme sur la placed’Altorf. Il y travaillait en ce moment, et son jeunefamoulous, – comme il disait, – les cheveux à l’archange,les jambes et les pieds nus sous son sarrau moyen âge, lui posaitl’enfant de Guillaume Tell.

Tous ces personnages archaïques, rouges,verts, jaunes, bleus, empilés plus hauts que nature dans d’étroitesrues, sous des poternes du temps, et faits pour être vus àdistance, impressionnaient les spectateurs un peu tristement, maison était là pour admirer et l’on admira. D’ailleurs, personne n’yconnaissait rien.

« Je trouve cela d’un grandcaractère ! » dit le pontifiant Astier-Réhu, son sac denuit à la main.

Et Schwanthaler, un pliant sous le bras, nevoulant pas être en reste, cita deux vers de Schiller, dont lamoitié resta dans sa barbe de fleuve. Puis les dames s’exclamèrentet, pendant un moment, on n’entendit que des :

« Schön !… oh !schön…

– Yes… lovely…

– Exquis, délicieux… »

On se serait cru chez le pâtisser.

Brusquement une voix éclata, déchira d’unesonnerie de trompette le silence recueilli :

« Mal épaulé, je vous dis… Cette arbalèten’est pas en place… »

On se figure la stupeur du peintre en face del’exorbitant alpiniste qui, le pic en main, le piolet sur l’épaule,risquant d’assommer quelqu’un à chacune de ses voltes nombreuses,lui démontrait par A + B que le mouvement de son Guillaume Telln’était pas juste.

« Et je m’y connais, au mouains…Je vous prie de le croire…

– Vous êtes ?

– Comment ! qui je suis ?… »fit le Tarasconnais tout à fait vexé. Ce n’était donc pas devantlui que la porte avait cédé ; et redressant sa taille :« Allez demander mon nom aux panthères du Zaccar, aux lions del’Atlas, ils vous répondront peut-être. »

Il y eut une reculade, un effarementgénéral.

« Mais, enfin, demanda le peintre, enquoi mon mouvement n’est-il pas juste ?

– Regardez-moi, té ! »

Tombant en arrêt d’un double coup de talon quifit fumer les planches, Tartarin, épaulant son piolet en arbalète,se campa.

« Superbe ! Il a raison… Ne bougezplus… »

Puis au famulus : « Vite, un carton,du fusain. »

Le fait est que le Tarasconnais était àpeindre, trapu, le dos rond, la tête inclinée dans lepasse-montagne en mentonnière de casque et son petit œil flamboyantqui visait le famulus épouvanté.

Imagination, ô magie ! Il se croyait surla place d’Altorf, en face de son enfant, lui qui n’en avait jamaiseu ; une flèche dans le goulot de son arbalète, une autre à saceinture pour percer le cœur du tyran.

Et sa conviction devenait si forte qu’elle secommuniquait autour de lui.

« C’est Guillaume Tell !… »disait le peintre, accroupi sur un escabeau, poussant son croquisd’une main fiévreuse :

« Ah ! monsieur, que ne vous ai-jeconnu plus tôt ! vous m’auriez servi de modèle…

– Vraiment ! vous trouvez quelqueressemblance ?… » fit Tartarin flatté, sans déranger lapose.

Oui, c’est bien ainsi que l’artiste sereprésentait son héros.

« La tête aussi ?

– Oh ! la tête peu importe… »

Le peintre s’écartait, regardait soncroquis : « Un masque viril, énergique, c’est tout cequ’il faut, puisqu’on ne sait rien de Guillaume Tell et queprobablement il n’a jamais existé. »

De stupeur, Tartarin laissa tomber sonarbalète.

« Outre !…[3] Jamaisexisté !… Que me dites-vous là ?

– Demandez à ces messieurs… »

Astier-Réhu solennel, ses trois mentons sur sacravate blanche :

« C’est une légende danoise.

– Isländische… ? affirma Schwanthaler nonmoins majestueux.

– Saxo Grammaticus raconte qu’un vaillantarcher appelé Tobe ou Paltanoke…

– Es ist in der Vilkinasagageschrieben…

Ensemble :

– fut condamné par le roi de Danemark, Haroldaux dents bleues… » | dass der Isländische KönigNecding… »

L’œil fixe, le bras tendu, sans se regarder nise comprendre ils parlaient à la fois, comme en chaire, de ce tondoctoral, despotique, du professeur sûr de n’être jamais contesté,ils s’échauffaient, criant des noms, des dates : Justinger deBerne ! Jean de Winterthur !…

Et peu à peu, la discussion devint générale,agitée, furieuse, parmi les visiteurs. On brandissait des pliants,des parapluies, des valises, et le malheureux artiste allait del’un à l’autre prêchant la concorde, tremblant pour la solidité deson échafaudage. Quand la tempête fut apaisée, il voulut reprendreson croquis et chercher le mystérieux alpiniste, celui dont lespanthères du Zaccar et les lions de l’Atlas seuls auraient pu direle nom ; l’Alpiniste avait disparu.

Il grimpait maintenant à grands pas furieux unpetit chemin à travers des bouleaux et des hêtres vers l’hôtel dela Tellsplatte où le courrier des Péruviens devait passer la nuit,et, sous le coup de sa déception, parlait tout haut, enfonçaitrageusement son alpenstock dans la sente détrempée.

Jamais existé, Guillaume Tell ! GuillaumeTell, une légende ! Et c’est le peintre chargé de décorer laTellsplatte qui lui disait cela tranquillement. Il lui en voulaitcomme d’un sacrilège, il en voulait aux savants, à ce siècle nieur,démolisseur, impie, qui ne respecte rien, ni gloire ni grandeur,coquin de sort !

Ainsi, dans deux cents, trois cents ans,lorsqu’on parlerait de Tartarin il se trouverait des Astier-Réhu,des Schwanthaler pour soutenir que Tartarin n’avait jamais existé,une légende provençale ou barbaresque ! Il s’arrêta suffoquépar l’indignation et la raide montée, s’assit sur un bancrustique.

On voyait de là le lac entre les branches, lesmurs blancs de la chapelle comme un mausolée neuf. Un mugissementde vapeur, avec le clapotis de l’abordage, annonçait encorel’arrivée de nouveaux visiteurs. Ils se groupaient au bord de l’eaule Guide en main, s’avançaient avec des gestes recueillis, des brastendus qui racontaient la légende. Et tout à coup, par un brusquerevirement d’idées, le comique de la chose lui apparut.

Il se représentait toute la Suisse historiquevivant sur ce héros imaginaire, élevant des statues, des chapellesen son honneur sur les placettes des petites villes et dans lesmusées des grandes, organisant des fêtes patriotiques où l’onaccourait, bannières en tête, de tous les cantons ; et desbanquets, des toasts, des discours, des hurrahs, des chants, leslarmes gonflant les poitrines, tout cela pour le grand patriote quetous savaient n’avoir jamais existé.

Vous parlez de Tarascon, en voilà unetarasconnade, et comme jamais, là-bas, il ne s’en est inventé depareille !

Remis en belle humeur, Tartarin gagna enquelques solides enjambées la grand’route de Fluelen au bord delaquelle l’hôtel de la Tellsplatte étale sa longue façade à voletsverts. En attendant la cloche du dîner, les pensionnairesmarchaient de long en large devant une cascade en rocaille, sur laroute ravinée où s’alignaient des berlines, brancards à terre,parmi les flaques d’eau mirées d’un couchant couleur de cuivre.

Tartarin s’informa de son homme. On lui appritqu’il était à table :

« Menez-moi vers lui, zou ! »et ce fut dit d’une telle autorité que, malgré la respectueuserépugnance qu’on témoignait pour déranger un si importantpersonnage, une servante mena l’Alpiniste par tout l’hôtel, où sonpassage souleva quelque stupeur, vers le précieux courrier,mangeant à part, dans une petite salle sur la cour.

« Monsieur, dit Tartarin en entrant, sonpiolet sur l’épaule, excusez-moi si… »

Il s’arrêta stupéfait, pendant que lecourrier, long, sec, la serviette au menton dans le nuage odorantd’une assiettée de soupe chaude, lâchait sa cuillère.

« Vé ! MonsieurTartarin…

– Té Bompard. »

C’était Bompard, l’ancien gérant du Cercle,bon garçon, mais affligé d’une imagination fabuleuse quil’empêchait de dire un mot de vrai et l’avait fait surnommer àTarascon : l’Imposteur. Qualifié d’imposteur, à Tarascon,jugez ce que cela doit être ! Et voilà le guide incomparable,le grimpeur des Alpes, de l’Himalaya, des monts de laLune !

« Oh ! alors, je comprends… »fit Tartarin un peu déçu mais joyeux quand même de retrouver unefigure du pays et le cher, le délicieux accent du Cours.

« Différemment, monsieur Tartarin, vousdînez avec moi, qué ? »

Tartarin s’empressa d’accepter, savourant leplaisir de s’asseoir une petite table intime, deux couverts face àface, sans le moindre compotier litigieux, de pouvoir trinquer,parler en mangeant, et en mangeant d’excellentes choses, soignéeset naturelles, car MM. les courriers sont admirablementtraités par les aubergistes, servis part, des meilleurs vins et demets d’extra.

Et il y en eut des « au moins »,« pas moins », « différemment » !

« Alors, mon bon, c’est vous quej’entendais cette nuit, là-haut, sur la plate-forme ?…

– Et ! parfaitemain… Je faisaisadmirer à ces demoiselles… C’est beau, pas vrai, ce soleil levantsur les Alpes ?

– Superbe ! » fit Tartarin, d’abordsans conviction, pour ne pas le contrarier, mais emballé au boutd’une minute ; et c’était étourdissant d’entendre les deuxTarasconnais célébrer avec enthousiasme les splendeurs qu’ondécouvre du Rigi. On aurait dit Joanne alternant avec Baedeker.

Puis, à mesure que le repas avançait, laconversation devenait plus intime, pleine de confidences,d’effusions, de protestations qui mettaient de bonnes larmes dansleurs yeux de Provence, brillants et vifs, gardant toujours en leurfacile émotion une pointe de farce et de raillerie. C’est par làseulement que les deux amis se ressemblaient ; l’un aussi sec,mariné, tanné, couturé de ces fronces spéciales aux grimes deprofession, que l’autre était petit, râblé, de teint lisse et desang reposé.

Il en avait tant vu ce pauvre Bompard, depuisson départ du Cercle :

cette imagination insatiable qui l’empêchaitde tenir en place l’avait roulé sous tant de soleils, de fortunesdiverses ! Et il racontait ses aventures, dénombrait toutesles belles occasions de s’enrichir qui lui avaient craqué, là, dansla main, comme sa dernière invention d’économiser au budget de laguerre la dépense des godillots…

« Savez-vous comment ?… Oh !mon Dieu, c’est bien simple… en faisant ferrer les pieds desmilitaires.

– Outre !… » dit Tartarinépouvanté.

Bompard continuait, toujours très calme, aveccet air fou à froid qu’il avait :

« Une grande idée, n’est-ce pas ?Eh ! bé, au ministère, ils ne m’ont seulement pas répondu…Ah ! mon pauvre monsieur Tartarin, j’en ai eu de mauvaismoments, j’en ai mangé du pain de misère, avant d’être entré auservice de la Compagnie…

– La Compagnie ? »

Bompard baissa la voix discrètement.

« Chut ! tout à l’heure, pasici… » Puis reprenant son intonation naturelle :« Et autrement, vous autres, à Tarascon, qu’est-ce qu’onfait ? Vous ne m’avez toujours pas dit ce qui vous amène dansnos montagnes… »

Ce fut à Tartarin de s’épancher. Sans colère,mais avec cette mélancolie de déclin, cet ennui dont sont atteintsen vieillissant les grands artistes, les femmes très belles, tousles conquérants de peuples et de cœurs, il dit la défection de sescompatriotes, le complot tramé pour lui enlever la présidence, etle parti qu’il avait pris de faire acte d’héroïsme, une grandeascension, la bannière tarasconnaise plus haut qu’on ne l’avaitjamais plantée, de prouver enfin aux alpinistes de Tarascon qu’ilétait toujours digne… toujours digne… L’émotion l’étreignait, ildut se taire, puis :

« Vous me connaissez,Gonzague… »

Et rien ne saurait rendre ce qu’il mettaitd’effusion, de caresse rapprochante, dans ce prénom troubadouresquede Bompard. C’était comme une façon de serrer ses mains, de se lemettre plus près du cœur…

« Vous me connaissez, qué ! voussavez si j’ai boudé quand il s’est agi de marcher au lion ;et, pendant la guerre, quand nous avons organisé ensemble ladéfense du Cercle… »

Bompard hocha la tête avec une mimiqueterrible ; il croyait y être encore.

« Eh bien ! mon bon, ce que leslions, ce que les canons Krupp n’avaient pu faire, les Alpes y sontarrivées… J’ai peur.

– Ne dites pas cela, Tartarin !

– Pourquoi ? fit le héros avec une grandedouceur… Je le dis, parce que cela est… »

Et tranquillement, sans pose, il avoual’impression que lui avait faite le dessin de Doré, cettecatastrophe du Cervin restée dans ses yeux. Il craignait des périlspareils ; et c’est ainsi qu’entendant parler d’un guideextraordinaire, capable de les lui éviter, il était venu se confierà lui.

Du ton le plus naturel, il ajouta :

« Vous n’avez jamais été guide, n’est-cepas, Gonzague ?

– Hé ! si, répondit Bompard en souriant…Seulement je n’ai pas fait tout ce que j’ai raconté…

– Bien entendu ! » approuvaTartarin.

Et l’autre entre ses dents :

« Sortons un moment sur la route, nousserons plus libres pour causer. »

La nuit venait, un souffle tiède, humide,roulait des flocons noirs sur le ciel où le couchant avait laisséde vagues poussières grises.

Ils allaient à mi-côte, dans la direction deFluelen, croisant des ombres muettes de touristes affamés quirentraient à l’hôtel, ombres eux-mêmes, sans parler, jusqu’au longtunnel qui coupe la route, ouvert de baies en terrasse du côté dulac.

« Arrêtons-nous ici… » entonna lavoix creuse de Bompard, qui résonna sous la voûte comme un coup decanon. Et assis sur le parapet, ils contemplèrent l’admirable vuedu lac, des dégringolades de sapins et de hêtres, noirs, serrés, enpremier plan, derrière, des montagnes plus hautes, aux sommets envagues, puis d’autres encore d’une confusion bleuâtre comme desnuées ; au milieu la traînée blanche, peine visible, d’unglacier figé dans les creux, qui tout à coup s’illuminait de feuxirisés, jaunes, rouges, verts. On éclairait la montagne de flammesde bengale.

De Fluelen, des fusées montaient, s’égrenaienten étoiles multicolores, et des lanternes vénitiennes allaient,venaient sur le lac dont les bateaux restaient invisibles,promenant de la musique et des gens de fête.

Un vrai décor de féerie dans l’encadrement desmurs de granit, réguliers et froids, du tunnel.

« Quel drôle de pays, pas moins, quecette Suisse… » s’écria Tartarin.

Bompard se mit à rire.

« Ah ! vaï, la Suisse…D’abord, il n’y en a pas de Suisse ! »

V

CONFIDENCES SOUS UN TUNNEL.

« La Suisse, à l’heure qu’il est,vé ! monsieur Tartarin, n’est plus qu’un vasteKursaal, ouvert de juin en septembre, un casino panoramique, oùl’on vient se distraire des quatre parties du monde et qu’exploiteune compagnie richissime à centaines de millions de milliasses, quia son siège à Genève et à Londres. Il en fallait de l’argent,figurez-vous bien, pour affermer, peigner et pomponner tout ceterritoire, lacs, forêts, montagnes et cascades, entretenir unpeuple d’employés, de comparses, et sur les plus hautes cimesinstaller des hôtels mirobolants, avec gaz, télégraphes,téléphones !…

– C’est pourtant vrai, songe tout hautTartarin qui se rappelle le Rigi.

– Si c’est vrai !… Mais vous n’avez rienvu… Avancez un peu dans le pays, vous ne trouverez pas un coin quine soit truqué, machin comme les dessous de l’Opéra ; descascades éclairées à giorno, des tourniquets à l’entrée desglaciers, et, pour les ascensions, des tas de chemins de ferhydrauliques ou funiculaires. Toutefois, la Compagnie, songeant àsa clientèle d’Anglais et d’Américains grimpeurs, garde à quelquesAlpes fameuses, la Jungfrau, le Moine, le Finsteraarhorn, leurapparence dangereuse et farouche, bien qu’en réalité, il n’y aitpas plus de risques là qu’ailleurs.

– Pas moins, les crevasses, mon bon, ceshorribles crevasses… Si vous tombez dedans ?

– Vous tombez sur la neige, monsieur Tartarin,et vous ne vous faites pas de mal ; il y a toujours en bas, aufond, un portier, un chasseur, quelqu’un qui vous relève, vousbrosse, vous secoue et gracieusement s’informe :« Monsieur n’a pas de bagages ?…

– Qu’est-ce que vous me chantez là,Gonzague ? »

Et Bompard redoublant de gravité :

« L’entretien de ces crevasses est unedes plus grosses dépenses de la Compagnie. »

Un moment de silence sous le tunnel dont lesenvirons sont accalmis.

Plus de feux variés, de poudre en l’air, debarques sur l’eau ; mais la lune s’est levée et fait un autrepaysage de convention, bleuâtre, fluidique, avec des pans d’uneombre impénétrable…

Tartarin hésite à croire son compagnon surparole. Pourtant il réfléchit à tout ce qu’il a vu déjàd’extraordinaire en quatre jours, le soleil du Rigi, la farce deGuillaume Tell ; et les inventions de Bompard lui paraissentd’autant plus vraisemblables que dans tout Tarasconnais le hâbleurse double d’un gobeur.

« Différemment, mon bon ami, commentexpliquez-vous ces catastrophes épouvantables… celle du Cervin, parexemple !…

– Il y a seize ans de cela, la Compagnien’était pas constituée, monsieur Tartarin.

– Mais, l’année dernière encore, l’accident duWetterhorn, ces deux guides ensevelis avec leursvoyageurs !…

– Il faut bien, té, pardi !… pour amorcerles alpinistes… Une montagne où l’on ne s’est pas un peu cassé latête, les Anglais n’y viennent plus… Le Wetterhorn périclitaitdepuis quelque temps ; avec ce petit fait-divers, les recettesont remonté tout de suite.

– Alors, les deux guides ?…

– Se portent aussi bien que lesvoyageurs ; on les a seulement fait disparaître, entretenus àl’étranger pendant six mois… Une réclame qui coûte cher, mais laCompagnie est assez riche pour s’offrir cela.

– Écoutez, Gonzague… »

Tartarin s’est levé, une main sur l’épaule del’ancien gérant :

« Vous ne voudriez pas qu’il m’arrivâtmalheur, qué ?… Eh bien ! parlez-moifranchement… vous connaissez mes moyens comme alpiniste, ils sontmédiocres.

– Très médiocres, c’est vrai !

– Pensez-vous cependant que je puisse, sanstrop de danger, tenter l’ascension de la Jungfrau ?

– J’en répondrais, ma tête dans le feu,monsieur Tartarin… Vous n’avez qu’à vous fier au guide,vé !

– Et si j’ai le vertige ?

– Fermez les yeux.

– Si je glisse ?

– Laissez-vous faire… C’est comme au théâtre…Il y a des praticables… On ne risque rien…

– Ah ! si je vous avais là pour me ledire, pour me le répéter… Allons, mon brave, un bon mouvement,venez avec moi… »

Bompard ne demanderait pas mieux,pécaïré ! mais il a ses Péruviens sur les bras jusqu’à la finde la saison ; et comme son ami s’étonne de lui voir accepterces fonctions de courrier, de subalterne :

« Que voulez-vous, monsieurTartarin ?… C’est dans notre engagement… La Compagnie a ledroit de nous employer comme bon lui semble. »

Le voilà comptant sur ses doigts tous sesavatars divers depuis trois ans… guide dans l’Oberland, joueur decor des Alpes, vieux chasseur de chamois, ancien soldat de CharlesX, pasteur protestant sur les hauteurs…

« Quès aco ? » demande Tartarinsurpris.

Et l’autre de son air tranquille :

« Bé ! oui. Quand vous voyagez dansla Suisse allemande, des fois vous apercevez à des hauteursvertigineuses un pasteur prêchant en plein air, debout sur uneroche ou dans une chaire rustique en tronc d’arbre. Quelquesbergers, fromagers, à la main leurs bonnets de cuir, des femmescoiffées et costumées selon le canton, se groupent autour avec desposes pittoresques ; et le paysage est joli, des pâturagesverts ou frais moissonnés, des cascades jusqu’à la route et destroupeaux aux lourdes cloches sonnant à tous les degrés de lamontagne. Tout ça, vé ! c’est du décor, de lafiguration.

« Seulement, il n’y a que les employés dela Compagnie, guides, pasteurs, courriers, hôteliers qui soientdans le secret, et leur intérêt est de ne pas l’ébruiter de peurd’effaroucher la clientèle. »

L’Alpiniste reste abasourdi, muet, le comblechez lui de la stupéfaction. Au fond, quelque doute qu’il ait de lavéracité de Bompard, il se sent rassuré, plus calme sur lesascensions alpestres, et bientôt l’entretien se fait joyeux. Lesdeux amis parlent de Tarascon, de leurs bonnes parties de rired’autrefois, quand on était plus jeune.

« À propos de galéjade[4], dit subitement Tartarin, ils m’en ontfait une bien bonne au Rigi-Kulm… Figurez-vous que ce matin… »et il raconte la lettre piquée à sa glace, la récite avecemphase :

« Français du diable… C’est unemystification, qué ?…

– On ne sait pas… Peut-être… » ditBompard qui semble prendre la chose plus sérieusement que lui. Ils’informe si Tartarin, pendant son séjour au Rigi, n’a eud’histoire avec personne, n’a pas dit un mot de trop.

« Ah ! vaï, un mot detrop ! Est-ce qu’on ouvre seulement la bouche avec tous cesAnglais, Allemands, muets comme des carpes sous prétexte de bonnetenue ! »

À la réflexion, pourtant ; il se souvientd’avoir rivé son clou, et vertement, à une espèce de Cosaque, uncertain Mi… Milanof.

« Manilof, corrige Bompard.

– Vous le connaissez ?… De vous à moi, jecrois que ce Manilof m’en voulait à cause d’une petite Russe…

– Oui, Sonia… murmure Bompard soucieux…

– Vous la connaissez aussi ? Ah !mon ami, la perle fine, le joli petit perdreau gris !

– Sonia de Wassilief… C’est elle qui a tuéd’un coup de revolver, en pleine rue, le général Felianine, leprésident du Conseil de guerre qui avait condamné son frère à ladéportation perpétuelle. »

Sonia assassin ! cette enfant, cetteblondinette… Tartarin ne veut y croire. Mais Bompard précise, donnedes détails sur l’aventure, du reste bien connue. Depuis deux ansSonia habite Zurich, où son frère Boris, échappé de Sibérie, estvenu la rejoindre, la poitrine perdue ; et, tout l’été, ellele promène au bon air dans la montagne. Le courrier les a souventrencontrés, escortés d’amis qui sont tous des exilés, desconspirateurs. Les Wassilief, très intelligents, très énergiques,ayant encore quelque fortune, sont à la tête du parti nihilisteavec Bolibine, l’assassin du préfet de police, et ce Manilof qui,l’an dernier, a fait sauter le palais d’hiver.

« Boufre ! dit Tartarin, ona de drôles de voisins au Rigi. »

Mais en voilà bien d’une autre. Bompard neva-t-il pas s’imaginer que la fameuse lettre est venue de cesjeunes gens ; il reconnaît les procédés nihilistes. Le czar,tous les matins, trouve de ces avertissements, dans son cabinet,sous sa serviette…

« Mais enfin, dit Tartarin en pâlissant,pourquoi ces menaces ? Qu’est-ce que je leur aifait ? »

Bompard pense qu’on l’a pris pour unespion.

« Un espion, moi !

– Bé oui ! »

Dans tous les centres nihilistes, à Zurich, àLausanne, Genève, la Russie entretient à grands frais une nombreusesurveillance ; depuis quelque temps même, elle a engagél’ancien chef de la police impériale française avec une dizaine deCorses qui suivent et observent tous les exilés russes, se serventde mille déguisements pour les surprendre. La tenue de l’Alpiniste,ses lunettes, son accent, il n’en fallait pas plus pour leconfondre avec un de ces agents.

« Coquin de sort ! vous m’y faitespenser, dit Tartarin… ils avaient tout le temps sur leurs talons unsacré ténor italien… Ce doit être un mouchard bien sûr…Différemment, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

– Avant tout, ne plus vous trouver sur lechemin de ces gens là, puisqu’on vous prévient qu’il vousarriverait malheur.

– Ah ! vaï, malheur… Le premierqui m’approche, je lui fends la tête avec mon piolet. »

Et dans l’ombre du tunnel les yeux duTarasconnais s’enflamment. Mais Bompard, moins rassuré que lui,sait que la haine de ces nihilistes est terrible, s’attaque endessous, creuse et trame. On a beau être un lapin comme leprésident, allez donc vous méfier du lit d’auberge où l’on couche,de la chaise où l’on s’assied, de la rampe de paquebot qui céderatout à coup pour une chute mortelle. Et les cuisines préparées, leverre enduit d’un poison invisible.

« Prenez garde au kirsch de votre gourde,au lait mousseux que vous apporte le vacher en sabots. Ils nereculent devant rien, je vous dis.

– Alors, quoi ? Je suisfichu ! » gronde Tartarin ; puis saisissant la mainde son compagnon :

« Conseillez-moi, Gonzague. »

Après une minute de réflexion, Bompard luitrace son programme.

Partir le lendemain de bonne heure, traverserle lac, le col du Brünig, coucher le soir à Interlaken. Le joursuivant Grindelwald et la petite Scheideck. Le surlendemain, laJungfrau ! Puis, en route pour Tarascon, sans perdre uneheure, sans se retourner.

« Je partirai demain, Gonzague… »fait le héros d’une voix mâle avec un regard d’effroi au mystérieuxhorizon que recouvre la pleine nuit, au lac qui semble recéler pourlui toutes les trahisons dans son calme glacé de pâles reflets…

VI

LE COL DU BRUNIG. – TARTARIN TOMBE AUX MAINS DESNIHILISTES. – DISPARITION D’UN TÉNOR ITALIEN ET D’UNE CORDEFABRIQUÉE EN AVIGNON. – NOUVEAUX EXPLOITS DU CHASSEUR DECASQUETTES. – PAN ! PAN !

« Mondez… mondez donc !

– Mais où, qué diable, faut-il que jemonte ? tout est plein… Ils ne veulent de moi nullepart… »

C’était à la pointe extrême du lac desQuatre-Cantons, sur ce rivage d’Alpnach, humide, infiltré comme undelta, où les voitures de la poste s’organisent en convoi etprennent les voyageurs à la descente du bateau pour leur fairetraverser le Brünig.

Une pluie fine, en pointes d’aiguilles,tombait depuis le matin ; et le bon Tartarin, empêtré de sonfourniment, bousculé par les postiers, les douaniers, courait devoiture en voiture, sonore et encombrant comme cettehomme-orchestre de nos fêtes foraines, dont chaque mouvement met enbranle un triangle, une grosse caisse, un chapeau chinois, descymbales. À toutes les portières l’accueillait le même crid’effroi, le même « Complet ! » rébarbatif grognédans tous les dialectes, le même hérissement en boule pour tenir leplus de place possible et empêcher de monter un si dangereux etretentissant compagnon.

Le malheureux suait, haletait, répondait pardes « Coquin de bon sort ! » et des gestesdésespérés à la clameur impatience du convoi : « Enroute ! – All right ! – Andiamo ! –Vorwärtz ! » Les chevaux piaffaient, les cochersjuraient. À la fin le conducteur de la poste, un grand rouge entunique et casquette plate, s’en mêla lui-même, et, ouvrant deforce la portière d’un landau à demi couvert, poussa Tartarin, lehissa comme un paquet, puis resta debout et majestueux devant legarde-crotte, la main tendue pour son trinkgeld.

Humilié, furieux contre les gens de la voiturequi l’acceptaient manu militari, Tartarin affectait de nepas les regarder, enfonçait son porte-monnaie dans sa poche calaitson piolet à côté de lui avec des mouvements de mauvaise humeur, unparti pris grossier, à croire qu’il descendait du packet de Douvresà Calais.

« Bonjour, monsieur… » dit une voixdouce déjà entendue.

Il leva les yeux, resta saisi, terrifié devantla jolie figure ronde et rose de Sonia, assise en face de lui, sousl’auvent du landau où s’abritait aussi un grand garçon enveloppé dechâles, de couvertures, et dont on ne voyait que le front d’unepâleur livide parmi quelques boucles de cheveux menus et doréscomme les tiges de ses lunettes de myope ; le frère, sansdoute. Un troisième personnage que Tartarin connaissait tropcelui-là, les accompagnait, Manilof, l’incendiaire du palaisimpérial.

Sonia, Manilof, quelle souricière !

C’est maintenant qu’ils allaient accomplirleur menace, dans ce col du Brünig si escarpé, entouré d’abîmes. Etle héros, par une de ces épouvantes en éclair qui montrent ledanger à fond, se vit étendu sur la pierraille d’un ravin, balancéau plus haut d’un chêne. Fuir ? où, comment ? Voici queles voitures s’ébranlaient, détalaient à la file au son de latrompe, une nuée de gamins présentant aux portières des petitsbouquets d’edelweiss. Tartarin affolé eut envie de ne pas attendre,de commencer l’attaque en crevant d’un coup d’alpenstock le cosaqueassis à son côté ; puis, à la réflexion, il trouva plusprudent de s’abstenir. Évidemment ces gens ne tenteraient leur coupque plus loin, en des parages inhabités ; et peut-êtreaurait-il le temps de descendre. D’ailleurs, leurs intentions nelui semblaient plus aussi malveillantes. Sonia lui souriaitdoucement de ses jolis yeux de turquoise, le grand jeune homme pâlele regardait, intéressé, et Manilof, sensiblement radouci,s’écartait obligeamment, lui faisait poser son sac entre eux deux.Avaient-ils reconnu leur méprise en lisant sur le registre duRigi-Kulm l’illustre nom de Tartarin ? Il voulut s’en assureret, familier, bonhomme, commença :

« Enchanté de la rencontre, bellejeunesse… seulement, permettez-moi de me présenter… vous ignorez àqui vous avez affaire, vé, tandis que je sais parfaitementqui vous êtes.

– Chut ! » fit du bout de son gantde Suède, la petite Sonia toujours souriante, et elle lui montraitsur le siège de la voiture, à côté du conducteur, le ténor auxmanchettes et l’autre jeune Russe, abrités sous le même parapluie,riant, causant tous deux en italien.

Entre le policier et les nihilistes, Tartarinn’hésitait pas :

« Connaissez-vous cet homme, aumouains ? » dit-il tout bas, rapprochant sa têtedu frais visage de Sonia et se mirant dans ses yeux clairs, tout àcoup farouches et durs tandis qu’elle répondait « oui »d’un battement de cils.

Le héros frissonna, mais comme authéâtre ; cette délicieuse inquiétude d’épiderme qui voussaisit quand l’action se corse et qu’on se carre dans son fauteuilpour mieux entendre ou regarder. Personnellement hors d’affaire,délivré des horribles transes qui l’avaient hanté toute la nuit,empêché de savourer son café suisse, miel et beurre, et, sur lebateau, tenu loin du bastingage, il respirait à larges poumons,trouvait la vie bonne et cette petite Russe irrésistiblementplaisante avec sa toque de voyage, son jersey montant au cou,serrant les bras, moulant sa taille encore mince, mais d’uneélégance parfaite. Et si enfant ! Enfant par la candeur de sonrire, le duvet de ses joues et la grâce gentille dont elle étalaitle châle sur les genoux de son frère : « Es-tubien ?… Tu n’as pas froid ? » Comment croire quecette petite main, si fine sous le gant chamois, avait eu la forcemorale et le courage physique de tuer un homme !

Les autres, non plus, ne semblaient plusféroces ; tous, le même rire ingénu, un peu contraint etdouloureux sur les lèvres tirées du malade, plus bruyant chezManilof qui, tout jeune sous sa barbe en broussaille, avait desexplosions d’écolier en vacances, des bouffées de gaietéexubérante.

Le troisième compagnon, celui qu’on appelaitBolibine et qui causait sur le siège avec l’Italien, s’amusaitaussi beaucoup, se retournait souvent pour traduire à ses amis desrécits que lui faisait le faux chanteur, ses succès à l’Opéra dePétersbourg, ses bonnes fortunes, les boutons de manchettes que lesdames abonnées lui avaient offertes à son départ, des boutonsextraordinaires, gravés de trois notes la do ré,l’adoré ; et ce calembour redit dans le landau y causait unetelle joie, le ténor lui-même se rengorgeait, frisait si bien samoustache d’un air bête et vainqueur en regardant Sonia, queTartarin commençait à se demander s’il n’avait pas affaire à desimples touristes, à un vrai ténor.

Mais les voitures, toujours à fond de train,roulaient sur des ponts, longeaient de petits lacs, des champsfleuris, de beaux vergers ruisselants et déserts, car c’étaitdimanche et les paysans rencontrés avaient tous leurs costumes defête, les femmes de longues nattes et des chaînes d’argent. Oncommençait à gravir la route en lacet parmi des forêts de chênes etde hêtres ; peu à peu le merveilleux horizon se déroulait surla gauche, à chaque détour en étage, des rivières des vallées d’oùmontaient des clochers d’église, et tout au fond, la cime givrée duFinsteraarhorn, blanchissant sous le soleil invisible.

Bientôt le chemin s’assombrit, d’aspect plussauvage. D’un côté, des ombres profondes, chaos d’arbres plantés enpente, tourmentés et tordus, où grondait l’écume d’untorrent ; à droite, une roche immense, surplombante, hérisséede branches jaillies de ses fentes.

On ne riait plus dans le landau ; tousadmiraient, la tête levée, essayaient d’apercevoir le sommet de cetunnel de granit.

« Les forêts de l’Atlas !… Il semblequ’on y est… » dit gravement Tartarin ; et, sa remarquepassant inaperçue, il ajouta : « Sans les rugissements dulion, toutefois.

– Vous les avez entendus,monsieur ? » demanda Sonia.

Entendu le lion, lui !… Puis, avec undoux sourire indulgent : « Je suis Tartarin de Tarascon,mademoiselle… »

Et voyez un peu ces barbares ? Il auraitdit : « Je m’appelle Dupont », c’eût été pour euxexactement la même chose. Ils ignoraient le nom de Tartarin.

Pourtant, il ne se vexa pas et répondit à lajeune fille qui voulait savoir si le cri du lion lui avait faitpeur : « Non, mademoiselle… Mon chameau, lui, tremblaitla fièvre entre mes jambes ; mais je visitais mes amorces,aussi tranquille que devant un troupeau de vaches… À distance,c’est à peu près le même cri, comme ceci,té ! »

Pour donner à Sonia une exacte impression dela chose, il poussait de son creux le plus sonore un« Meuh… » formidable, qui s’enfla, s’étala, répercuté parl’écho de la roche. Les chevaux se cabrèrent : dans toutes lesvoitures les voyageurs dressés, pleins d’épouvante, cherchaientl’accident, la cause d’un pareil vacarme, et reconnaissantl’alpiniste, dont la capote à demi rabattue du landau montrait latête à casque et le débordant harnachement, se demandaient une foisencore :

« Quel est donc cetanimal-là ! »

Lui, très calme, continuait à donner desdétails, la façon d’attaquer la bête, de l’abattre et de ladépecer, le guidon en diamant dont il ornait sa carabine pour tirersûrement, la nuit. La jeune fille recourait, penchée, avec un petitpalpitement de ses narines très attentif.

« On dit que Bombonnel chasse encore,demanda le frère, l’avez-vous connu ?

– Oui, dit Tartarin sans enthousiasme… C’estun garçon pas maladroit… Mais nous avons mieux que lui. »

À bon entendeur, salut ! puis, d’un tonde mélancolie :

« Pas moins, ce sont de fortes émotionsque ces chasses aux grands fauves. Quand on ne les a plus,l’existence semble vide, on ne sait de quoi la combler. »

Ici, Manilof, qui comprenait le français sansle parler et semblait écouter le Tarasconnais très curieusement,son front d’homme du peuple coupé d’une grande ride en cicatrice,dit quelques mots en riant à ses amis.

« Manilof prétend que nous sommes de lamême confrérie, expliqua Sonia à Tartarin… Nous chassons comme vousles grands fauves.

– Té ! oui, pardi… les loups,les ours blancs…

– Oui, les loups, les ours blancs et d’autresbêtes nuisibles encore… »

Et les rires de recommencer, bruyants,interminables, sur un ton aigu et féroce cette fois, des rires quimontraient les dents et rappelaient à Tartarin en quelle triste etsingulière compagnie il voyageait.

Tout à coup, les voitures s’arrêtèrent. Laroute devenait plus raide et faisait à cet endroit un long circuitpour arriver en haut du Brünig que l’on pouvait atteindre par unraccourci de vingt minutes à pic dans une admirable forêt dehêtres. Malgré la pluie du matin, les terrains glissants etdétrempés, les voyageurs, profitant d’une éclaircie, descendaientpresque tous, s’engageaient à la file dans l’étroit chemin de« schlittage ».

Du landau de Tartarin, qui venait le dernier,les hommes mettaient pied à terre ; mais Sonia, trouvant leschemins trop boueux, s’installait au contraire, et, commuel’Alpiniste descendait après les autres, un peu retardé par sonattirail, elle lui dit à mi-voix :

« Restez donc, tenez-moicompagnie », et d’une façon si câline ! Le pauvre hommeen resta bouleversé se forgeant un roman aussi délicieuxqu’invraisemblable qui fit battre son vieux cœur à grandscoups.

Il fut vite détrompé en voyant la jeune fillese pencher anxieuse, guetter Bolibine et l’Italien causant vivementà l’entrée de la schlitte, derrière Manilof et Boris déjà enmarche. Le faux ténor hésitait. Un instinct semblait l’avertir dene pas s’aventurer seul en compagnie de ces trois hommes. Il sedécida enfin, et Sonia le regardait monter, en caressant sa joueronde avec un bouquet de cyclamens violâtres, ces violettes demontagnes dont la feuille est doublée de la fraîche couleur desfleurs.

Le landau allait au pas, le cocher descendumarchait en avant avec d’autres camarades, et le convoi échelonnaitplus de quinze voitures rapprochées par la perpendiculaire, roulantà vide, silencieusement.

Tartarin, très ému, pressentant quelque chosede sinistre, n’osait regarder sa voisine, tant il craignait uneparole, un regard qui aurait pu le faire acteur ou tout au moinscomplice dans le drame qu’il sentait tout proche. Mais Sonia nefaisait pas attention à lui, l’œil un peu fixe et ne cessant lacaresse machinale des fleurs sur le duvet de sa peau.

« Ainsi, dit-elle après un long temps,ainsi vous savez qui nous sommes, moi et mes amis… Eh bien !que pensez-vous de nous ? Qu’en pensent lesFrançais ? »

Le héros pâlit, rougit. Il ne tenait pas àindisposer par quelques mots imprudents des gens aussivindicatifs ; d’autre part, comment pactiser avec desassassins ? Il s’en tira par une métaphore :

« Différemment, mademoiselle, vous medisiez tout à l’heure que nous étions de la même confrérie,chasseurs d’hydres et de monstres, de despotes et de carnassiers…C’est donc en confrère de Saint-Hubert que je vais répondre… Monsentiment est que, même contre les fauves, on doit se servird’armes loyales… Notre Jules Gérard, fameux tueur de lions,employait des balles explosibles… Moi, je n’admets pas ça et nel’ai jamais fait… Quand j’allais au lion ou la panthère, je meplantais devant la bête, face à face, avec une bonne carabine àdeux canons, et pan ! pan ! une balle dans chaqueœil.

– Dans chaque œil !… fit Sonia.

– Jamais je n’ai manqué mon coup. »

Il affirmait, s’y croyait encore.

La jeune fille le regardait avec uneadmiration naïve, songeant tout haut :

« C’est bien ce qu’il y aurait de plussûr. »

Un brusque déchirement de branches, debroussailles, et le fourré s’écarta au-dessus d’eux, si vivement,si félinement, que Tartarin, la tête pleine d’aventures de chasse,aurait pu se croire à l’affût dans le Zaccar. Manilof sauta dutalus, sans bruit, près de la voiture.

Ses petits yeux bridés luisaient dans safigure tout écorchée par les ronces, sa barbe et ses cheveux enoreille de chien ruisselaient de l’eau des branches. Haletant, sesgrosses mains courtes et velues appuyées à la portière, ilinterpella en russe Sonia qui, se tournant vers Tartarin, luidemanda d’une voix brève :

« Votre corde…vite…

– Ma…corde ?… bégaya le héros.

– Vite, vite…on vous la rendra tout àl’heure. »

Sans lui fournir d’autre explication, de sespetits doigts gantés elle l’aidait à se défubler de sa fameusecorde fabriquée en Avignon.

Manilof prit le paquet en grognant de joie,regrimpa en deux bonds sous le fourré avec une élasticité de chatsauvage.

« Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-cequ’ils vont faire ?… Il a l’air féroce… » murmuraTartarin n’osant dire toute sa pensée.

Féroce, Manilof ! Ah ! comme onvoyait bien qu’il ne le connaissait pas. Nul être n’était meilleur,plus doux, plus compatissant ; et comme trait de cette natureexceptionnelle, Sonia, le regard clair et bleu, racontait que sonami venant d’exécuter un dangereux mandat du Comité révolutionnaireet sautant dans le traîneau qui l’attendait pour la fuite, menaçaitle cocher de descendre, coûte que coûte, s’il continuait à frapper,à surmener sa bête dont la vitesse pourtant le sauvait.

Tartarin trouvait le trait digne del’antique ; puis, ayant réfléchi toutes les vies humainessacrifiées par ce même Manilof, aussi inconscient qu’un tremblementde terre ou qu’un volcan en fusion, mais qui ne voulait pas qu’onfît du mal à une bête devant lui, il interrogea la jeune fille d’unair ingénu :

« Est-il mort beaucoup de monde, dansl’explosion du palais d’hiver ?

– Beaucoup trop, répondit tristement Sonia. Etle seul qui devait mourir a échappé. »

Elle resta silencieuse, comme fâchée, et sijolie, la tête basse avec ses grands cils dorés battant sa joued’un rose pâle, Tartarin s’en voulait de lui avoir fait de lapeine, repris par le charme de jeunesse, de fraîcheur épandu autourde l’étrange petite créature.

« Donc, monsieur, la guerre que nousfaisons vous semble injuste, inhumaine ? »

Elle lui disait cela de tout près, dans lacaresse de son haleine et de son regard ; et le héros sesentait faiblir.

« Vous ne croyez pas que toute arme soitbonne et légitime pour délivrer un peuple qui râle, quisuffoque ?

– Sans doute, sans doute… »

La jeune fille, plus pressante à mesure queTartarin faiblissait :

« Vous parliez de vide à combler tout àl’heure ; ne vous semble-t-il pas qu’il serait plus noble,plus intéressant de jouer sa vie pour une grande cause que de larisquer en tuant des lions ou en escaladant des glaciers ?

– Le fait est… » dit Tartarin grisé, latête perdue, tout angoissé par le désir fou, irrésistible, deprendre et de baiser cette petite main ardente, persuadante,qu’elle posait sur son bras comme là-haut, dans la nuit duRigi-Kulm, quand il lui remettait son soulier. À la fin n’y tenantplus, et saisissant cette petite main gantée entre les siennes.

« Écoutez, Sonia, » dit-il d’unebonne grosse voix paternelle et familière… « Écoutez,Sonia… »

Un brusque arrêt du landau l’interrompit. Onarrivait en haut du Brünig ; voyageurs et cochers rejoignaientleurs voitures pour rattraper le temps perdu et gagner, d’un coupde galop, le prochain village où l’on devait déjeuner et relayer.Les trois Russes reprirent leurs places, mais celle de l’Italienresta inoccupée.

« Ce monsieur est monté dans lespremières voitures », dit Boris au cocher quis’informait ; et s’adressant à Tartarin dont l’inquiétudeétait visible :

« Il faudra lui réclamer votrecorde ; il a voulu la garder avec lui. »

Là-dessus, nouveaux rires dans le landau etreprise, pour le brave Tartarin des plus atroces perplexités, nesachant que penser, que croire devant la belle humeur, et la mineingénue des prétendus assassins. Tout en enveloppant son malade demanteaux, de plaids, car l’air de la hauteur s’avivait encore de lavitesse des voitures, Sonia racontait, en russe, sa conversationavec Tartarin, jetant des pan ! pan ! d’une gentilleintonation que répétaient ses compagnons après elle, les unsadmirant le héros, Manilof hochant la terre, incrédule.

Le relais !

C’est sur la place d’un grand village, unevieille auberge au balcon de bois vermoulu, à l’enseigne en potencede fer rouillé. La file des voitures s’arrête là, et pendant qu’ondételle, les voyageurs affamés se précipitent, envahissent aupremier étage une salle peinte en vert qui sent le moisi, où latable d’hôte est dressée pour vingt couverts tout au plus. On estsoixante, et l’on entend pendant cinq minutes une bousculadeeffroyable, des cris, des altercations véhémentes entre Riz etPruneaux autour des compotiers, au grand effarement de l’aubergistequi perd la tête comme si tous les jours à la même heure, la postene passait pas, et qui dépêche ses servantes, prises aussi d’unégarement chronique, excellent prétexte à ne servir que la moitiédes plats inscrits sur la carte et à rendre une monnaiefantaisiste, où les sous blancs de suisse comptent pour cinquantecentimes.

« Si nous déjeunions dans lavoiture ?… » dit Sonia que ce remue-ménage ennuie ;et comme personne n’a le temps de s’occuper d’eux, les jeunes gensse chargent du service. Manilof revient brandissant un gigot froid,Bolibine un pain long et des saucisses ; mais le meilleurfourrier c’est encore Tartarin. Certes, l’occasion s’offrait bellepour lui de se séparer de ses compagnons dans le brouhaha durelais, de s’assurer tout au moins si l’Italien avait reparu, maisil n’y a pas songé, préoccupé uniquement du déjeuner de la« petite » et de montrer à Manilof et aux autres ce quepeut un Tarasconnais débrouillard.

Quand il descend le perron de l’hôtel, graveet le regard fixe, soutenant de ses mains robustes un grand plateauchargé d’assiettes, de serviettes, victuailles assorties, champagnesuisse au casque doré, Sonia bat des mains, lecomplimente :

« Mais comment avez-vous fait ?

– Je ne sais pas… on s’en tire, té !…Nous sommes tous comme ça Tarascon. »

Oh ! les minutes heureuses. Il compteradans la vie du héros ce joli déjeuner en face de Sonia, presque surses genoux, dans un décor d’opérette : la place villageoiseaux verts quinconces sous lesquels éclatent les dorures, lesmousselines des Suissesses en costume se promenant deux à deuxcomme des poupées.

Que le pain lui semble bon, et quellessavoureuses saucisses ! Le ciel lui-même s’est mis de lapartie, clément, doux et voilé, il pleut sans doute, mais silégèrement, des gouttes perdues, juste de quoi tremper le champagnesuisse, dangereux pour les têtes méridionales.

Sous la véranda de l’hôtel, un quatuortyrolien, deux géants et deux naines aux haillons éclatants etlourds, qu’on dirait échappés à la faillite d’un théâtre de foire,mêlent leurs coups de gosier : « aou… aou… » aucliquetis des assiettes et des verres. Ils sont laids, bêtes,immobiles, tendant les cordes de leurs cous maigres. Tartarin lestrouve délicieux, leur jette des poignées de sous, au grandébahissement des villageois qui entourent le landau dételé.

« Fife le Vranze ! » chevroteune voix dans la foule d’où surgit un grand vieux, vêtu d’unextraordinaire habit bleu à boutons d’argent dont les basquesbalaient la terre, coiffé d’un shako gigantesque en forme de baquetà choucroute et si lourd avec son grand panache qu’il oblige levieux à marcher en balançant les bras comme un équilibriste.

« Fieux soltat… carte royale… Charlestix. »

Le Tarasconnais, encore aux récits de Bompard,se met à rire, et tout bas en clignant de l’œil :

« Connu, mon vieux… » mais il luidonne quand même une pièce blanche et lui verse une rasade que levieux accepte en riant et faisant de l’œil, lui aussi, sans savoirpourquoi. Puis dévissant d’un coin de sa bouche une énorme pipe enporcelaine, il lève son verre et boit « à lacompagnie ! » ce qui affermit Tartarin dans son opinionqu’ils ont affaire à un collègue de Bompard.

N’importe ! un toast en vaut unautre.

Et, debout, dans la voiture, la voix forte, leverre haut, Tartarin se fait venir les larmes aux yeux en buvantd’abord : « à la France, à sa patrie… » puis à laSuisse hospitalière, qu’il est heureux d’honorer publiquement, deremercier pour l’accueil généreux qu’elle fait à tous les vaincus,à tous les exilés. Enfin, baissant la voix, le verre incliné versses compagnons de route, il leur souhaite de rentrer bientôt dansleur pays, d’y retrouver de bons parents, des amis sûrs, descarrières honorables et la fin de toutes leurs dissensions, car onne peut pas passer sa vie à se dévorer.

Pendant le toast, le frère de Sonia sourit,froid et railleur derrière ses lunettes blondes ; Manilof, lanuque en avant, les sourcils gonflés creusant sa ride, se demandesi le gros « barine » ne va pas cesser bientôt sesbavardages, pendant que Bolibine perché sur le siège et faisantgrimacer sa mine falote, jaune et fripée à la tartare, semble unvilain petit singe grimpé sur les épaules du Tarasconnais.

Seule, la jeune fille l’écoute, très sérieuse,essayant de comprendre cet étrange type d’homme. Pense-t-il tout cequ’il dit ? A-t-il fait tout ce qu’il raconte ? Est-ce unfou, un comédien ou seulement un bavard, comme le prétend Manilofqui, en sa qualité d’homme d’action, donne à ce mot unesignification méprisante ?

L’épreuve se fera tout de suite. Son toastfini, Tartarin vient de se rasseoir, quand un coup de feu, unautre, encore un, partis non loin de l’auberge, le remettent debouttout ému, l’oreille dressée, reniflant la poudre.

« Qui a tiré ?… où est-ce !…que se passe-t-il ? »

Dans sa caboche inventive défile tout undrame, l’attaque du convoi à main armée, l’occasion de défendrel’honneur et la vie de cette charmante demoiselle. Mais non, cesdétonations viennent simplement du Stand, où la jeunessedu village s’exerce au tir tous les dimanches. Et comme les chevauxne sont pas encore attelés, Tartarin propose négligemment d’allerfaire un tour jusque-là. Il a son idée, Sonia la sienne enacceptant. Guidés par le vieux de la garde royale ondulant sous songrand shako, ils traversent la place, ouvrent les rangs de la foulequi les suit curieusement.

Sous son toit de chaume et ses montants desapins frais équarris, le stand ressemble, en plus rustique, à unde nos tirs forains, avec cette différence qu’ici les amateursapportent leurs armes, des fusils à baguette d’ancien système etqu’ils manient assez adroitement.

Muet, les bras croisés, Tartarin juge lescoups, critique tout haut, donne des conseils, mais ne tire pas.Les Russes l’épient et se font signe.

« Pan… pan… » ricane Bolibine avecle geste de mettre en joue et l’accent de Tarascon. Tartarin seretourne, tout rouge et bouffant de colère.

« Parfaitemain, jeune homme…Pan… pan… Et autant de fois que vous voudrez. »

Le temps d’armer une vieille carabine à doublecanon qui a dû servir des générations de chasseurs de chamois…pan !…… pan !……

C’est fait. Les deux balles sont dans lamouche. Des hurrahs d’admiration éclatent de toutes parts. Soniatriomphe, Bolibine ne rit plus.

« Mais ce n’est rien, cela, dit Tartarin…vous allez voir… »

Le stand ne lui suffit plus, il cherche unbut, quelque chose à abattre, et la foule recule épouvantée devantcet étrange alpiniste, trapu, farouche, la carabine au poing,proposant au vieux garde royal de lui casser sa pipe entre lesdents, à cinquante pas. Le vieux pousse des cris épouvantables ets’égare dans la foule que domine son panache grelottant au-dessusdes têtes serrées. Pas moins, il faut que Tartarin la loge quelquepart, cette balle. « Té, pardi ! commeTarascon… » Et l’ancien chasseur de casquettes jetant soncouvre-chef en l’air, de toutes les forces de ses doubles muscles,tire au vol et le traverse. « Bravo ! » dit Sonia enpiquant dans la petite ouverture faite par la balle au drap de lacasquette le bouquet de montagne qui tantôt caressait sa joue.

C’est avec ce joli trophée que Tartarinremonta en voiture. La trompe sonne, le convoi s’ébranle, leschevaux détalent à fond de train sur la descente de Brienz,merveilleuse route en corniche, ouverte à la mine au bord desroches, et que des boute-roues espacés de deux mètres séparent d’unabîme de plus de mille pieds ; mais Tartarin ne voit plus ledanger, il ne regarde pas non plus le paysage, la vallée deMeiringen baignée d’une claire buée d’eau, avec sa rivière auxlignes droites, le lac, des villages qui se massent dansl’éloignement et tout un horizon de montagnes, de glaciersconfondus parfois avec les nuées ou se déplaçant aux détours duchemin, s’écartant, se découvrant connue les pièces remuées d’undécor.

Amolli de pensées tendres, le héros admirecette jolie enfant en face de lui, songe que la gloire n’est qu’undemi-bonheur, que c’est triste de vieillir seul par trop degrandeur, comme Moïse, et que cette frileuse fleur du Nord,transplantée dans le petit jardin de Tarascon, en égaierait lamonotonie, autrement bonne à voir et à respirer que l’éternelbaobab, l’arbos gigantea, minusculement empoté. Avec sesyeux d’enfant, son large front pensif et volontaire, Sonia leregarde aussi et rêve ; mais sait-on jamais à quoi rêvent lesjeunes filles ?

VII

LES NUITS DE TARASCON. – OÙ EST-IL ? – ANXIÉTÉ. – LESCIGALES DU COURS REDEMANDENT TARTARIN. – MARTYRS D’UN GRAND SAINTTARASCONNAIS. – LE CLUB DES ALPINES. – CE QUI SE PASSAIT À LAPHARMACIE DE LA PLACETTE. – À MOI, BÉZUQUET !

« Une lettre, monsieur Bézuquet… Ça vientde Suisse, vé !… de Suisse ! » criait le facteurjoyeusement de l’autre bout de la placette, agitant quelque choseen l’air et se hâtant dans le jour qui tombait.

Le pharmacien, qui prenait le frais en bras dechemise devant sa porte, bondit, saisit la lettre avec des mainsfolles, l’emporta dans son antre aux odeurs variées d’élixirs etd’herbes sèches, mais ne l’ouvrit que le facteur parti, lesté etrafraîchi d’un verre du délicieux sirop de cadavre, en récompensede la bonne nouvelle.

Quinze jours que Bézuquet l’attendait, cettelettre de Suisse, quinze jours qu’il la guettait avecangoisse ! Maintenant, la voilà. Et rien qu’à regarder lapetite écriture trapue et déterminée de l’enveloppe, le nom dubureau de poste : « Interlaken », et le large timbreviolet de « l’hôtel Jungfrau, tenu par Meyer », deslarmes gonflaient ses yeux, faisaient trembler ses lourdesmoustaches de corsaire barbaresque où susurrait un petit sifflotisbon enfant.

« Confidentiel. Déchirer aprèslecture. »

Ces mots très gros en tête de la page et dansle style télégrammique de la pharmacopée « usage externe,agiter avant de s’en servir », le troublèrent au point qu’illut tout haut, comme on parle dans les mauvais rêves :

« Ce qui m’arrive estépouvantable… »

Du salon à côté où elle faisait son petitsomme d’après souper, Mme Bézuquet la mère pouvait l’entendre,ou bien l’élève dont le pilon sonnait à coups réguliers dans legrand mortier de marbre au fond du laboratoire. Bézuquet continuasa lecture à voix basse, la recommença deux ou trois fois, trèspâle, les cheveux littéralement dressés.

Ensuite un regard rapide autour de lui, etcra cra… voilà la lettre en mille miettes dans lacorbeille à papiers ; mais on pourrait l’y retrouver,ressouder tous ces bouts ensemble, et pendant qu’il se baisse pourles reprendre, une voix chevrotante appelle :

« Vé, Ferdinand, tu eslà ?

– Oui maman… » répond le malheureuxcorsaire, figé de peur, tout son grand corps à tâtons sur lebureau.

« Qu’est-ce que tu fais, montrésor ?

– Je fais… hé ! Je fais le collyre deMlle Tournatoire. »

La maman se rendort, le pilon de l’élève uninstant suspendu reprend son lent mouvement de pendule qui berce lamaison et la placette assoupies dans la fatigue de cette fin dejournée d’été. Bézuquet, maintenant, marche à grands pas devant saporte, tour à tour rose ou vert, selon qu’il passe devant l’un oul’autre de ses bocaux. Il lève les bras, profère des motshagards : « Malheureux…perdu…fatal amour… comment letirer de là ? » et, malgré son trouble, accompagne d’unsifflement allègre la retraite des dragons s’éloignant sous lesplatanes du Tour de ville.

« Hé ! adieu, Bézuquet… » ditune ombre pressée dans le crépuscule couleur de cendre.

« Où allez-vous donc,Pégoulade ?

– Au Club, pardi !… séance de nuit… ondoit parler de Tartarin et de la présidence… Il faut venir.

– Té oui ! je viendrai… »répond brusquement le pharmacien travers d’une idéeprovidentielle ; il rentre, passe sa redingote, tâte dans lespoches pour s’assurer que le passe-partout s’y trouve et lecasse-tête américain sans lequel aucun Tarasconnais ne se hasardepar les rues après la retraite. Puis il appelle :« Pascalon… Pascalon… » mais pas trop fort, de peur deréveiller la vieille dame.

Presque enfant et déjà chauve, comme s’ilportait tous ses cheveux dans sa barbe frisée et blonde, l’élèvePascalon avait l’âme exaltée d’un séide, le front en dôme, des yeuxde chèvre folle, et sur ses joues poupines les tons délicats,croustillants et dorés d’un petit pain de Beaucaire. Aux grandsjours des fêtes alpestres, c’est à lui que le Club confiait sabannière, et l’enfant avait voué au P. C. A. une admirationfrénétique, l’adoration brûlante et silencieuse du cierge qui seconsume au pied de l’autel en temps de Pâques.

« Pascalon, dit le pharmacien tout bas etde si près qu’il lui enfonçait le crin de sa moustache dansl’oreille, j’ai des nouvelles de Tartarin… Elles sontnavrantes… »

Et le voyant pâlir :

« Courage, enfant, tout peut encore seréparer… Différemment je te confie la pharmacie… Si l’on te demandede l’arsenic, n’en donne pas ; de l’opium, n’en donne pas nonplus, ni de la rhubarbe… ne donne rien. Si je ne suis pas rentré àdix heures, couche-toi et mets les boulons. Va ! »

D’un pas intrépide, il s’enfonça dans la nuitdu Tour de ville, sans se retourner une fois, ce qui permit àPascalon de se ruer sur la corbeille, de la fouiller de ses mainsrageuses et avides, de la retourner enfin sur la basane du bureaupour voir s’il n’y restait pas quelques morceaux de la mystérieuselettre apportée par le facteur.

Pour qui connaît l’exaltation tarasconnaise,il est aisé de se représenter l’affolement de la petite villedepuis la brusque disparition de Tartarin. Et autrement, pas moins,différemment, ils en avaient tous perdu la tête, d’autant qu’onétait en plein cœur d’août et que les crânes bouillaient sous lesoleil à faire sauter tous leurs couvercles. Du matin au soir, onne parlait que de cela en ville, on n’entendait que ce nom :« Tartarin » sur les lèvres pincées des dames àcapot, sur la bouche fleurie des grisettes coiffées d’unruban de velours : « Tartarin, Tartarin… » et dansles platanes du Cours, alourdis de poussière blanche, où lescigales éperdues, vibrant avec la lumière semblaient s’étrangler deces deux syllabes sonores :

« Tar… tar… tar… tar… tar… »

Personne ne sachant rien, naturellement toutle monde était informé et donnait une explication au départ duprésident. Il y avait des versions extravagantes. Selon les uns, ilvenait d’entrer à la Trappe, il avait enlevé la Dugazon ; pourles autres, il était allé dans les îles fonder une colonie quis’appelait Port-Tarascon, ou bien, parcourait l’Afrique centrale àla recherche de Livingstone.

« Ah ! vaï Livingstone !… Voilàdeux ans qu’il est mort… »

Mais l’imagination tarasconnaise défie tousles calculs du temps et de l’espace. Et le rare, c’est que ceshistoires de Trappe, de colonisation, de lointains voyages étaientdes idées de Tartarin, des rêves de ce dormeur éveillé, jadiscommuniqués à ses intimes qui ne savaient que croire à cette heureet, très vexée au fond de n’être pas informés, affectaientvis-à-vis de la foule la plus grande réserve, prenaient entre euxdes airs sournois, entendus. Excourbaniès soupçonnait Bravidad’être au courant ; et Bravida disait de son côté :

« Bézuquet doit tout savoir. Il regardede travers comme un chien qui porte un os. »

C’est vrai que le pharmacien souffrait millemorts avec ce secret en cilice qui le cuisait, le démangeait, lefaisait pâlir et rougir dans la même minute et louchercontinuellement. Songez qu’il était de Tarascon, le malheureux, etdites si, dans tout le martyrologe, il existe un supplice aussiterrible que celui-là : le martyre de saint Bézuquet, quisavait quelque chose mais ne pouvait rien dire.

C’est pourquoi, ce soir-là, malgré lesnouvelles terrifiantes, sa démarche avait on ne sait quoi d’allégé,de plus libre, pour courir la séance. Enfeîn !… Ilallait parler, s’ouvrir, dire ce qui lui pesait tant ; et danssa hâte de se délester, il jetait en passant des demi-mots auxpromeneurs du Tour de ville. La journée avait été si chaude que,malgré l’heure insolite et l’ombre terrifiante, – huit heuresmanque un quart au cadran de la commune, – il y avaitdehors, un monde fou, des familles bourgeoises assises sur lesbancs et prenant le bon de l’air pendant que leurs maisonss’évaporaient, des bandes d’ourdisseuses marchant cinq ou six en setenant le bras sur une ligne ondulante de bavardages et de rires.Dans tous les groupes, on parlait de Tartarin :

« Et autrement, monsieur Bézuquettoujours pas de lettre ?… » demandait-on au pharmacien enl’arrêtant au passage.

« Si fait, mes enfants, si fait… Lisez leForum, demain matin… »

Il hâtait le pas, mais on le suivait, ons’accrochait à lui, et cela faisait le long du Cours une rumeur, unpiétinement de troupeau qui s’arrêta sous les croisées du Clubouvertes en grands carrés de lumière.

Les séances se tenaient dans l’ancienne sallede la bouillotte dont la longue table, recouverte du même drapvert, servait à présent de bureau. Au milieu, le fauteuilprésidentiel avec le P. C. A. brodé sur le dossier ; à un boutet comme en dépendance, la chaise du secrétaire. Derrière, labannière se déployait au-dessus d’un long carton-pâte vernissé oùles Alpines sortaient en relief avec leurs noms respectifs et leursaltitudes. Des alpenstocks d’honneur incrustés d’ivoire, enfaisceaux comme des queues de billard, ornaient les coins, et lavitrine étalait des curiosités ramassées sur la montagne, cristaux,silex, pétrifications, deux oursins, une salamandre.

En l’absence de Tartarin, Costecalde rajeuni,rayonnant, occupait le fauteuil ; la chaise était pourExcourbaniès qui faisait fonction de secrétaire ; mais cediable d’homme, crépu, velu, barbu, éprouvait un besoin de bruit,d’agitation qui ne lui permettait pas les emplois sédentaires. Aumoindre prétexte, il levait les bras, les jambes, poussait deshurlements effroyables, des « ha ! ha !ha ! » d’une joie féroce, exubérante, que terminaittoujours ce terrible cri de guerre en patois tarasconnais :« Fen dè brut ! faisons du bruit… » Onl’appelait le gong à cause de sa voix de cuivre partant à vousfaire saigner les oreilles sous une continuelle détente.

Çà et là, sur un divan de crin autour de lasalle, les membres du comité.

En première ligne, l’ancien capitained’habillement Bravida que tout le monde, à Tarascon, appelait leCommandant ; un tout petit homme, propre comme un sou, qui serattrapait de sa taille d’enfant de troupe, en se faisant la têtemoustachue et sauvage de Vercingétorix.

Puis une longue face creusée et maladive,Pégoulade, le receveur, le dernier naufragé de la Méduse. Demémoire d’homme, il y a toujours eu à Tarascon un dernier naufragéde la Méduse. Dans un temps, même, on en comptait jusqu’à trois,qui se traitaient mutuellement d’imposteurs et n’avaient jamaisconsenti à se trouver ensemble. Des trois, le seul vrai, c’étaitPégoulade. Embarqué sur la Méduse avec ses parents, il avait subile désastre à six mois, ce qui ne l’empêchait pas de le raconter,de visu, dans les moindres détails, la famine, les canots,le radeau, et comment il avait pris à la gorge le commandant qui sesauvait : « Sur ton banc de quart,misérable !… » À six mois, outre !…Assommant, du reste, avec cette éternelle histoire que tout lemonde connaissait, ressassait depuis cinquante ans, et dont ilprenait prétexte pour se donner un air désolé, détaché de lavie.

« Après ce que j’ai vu ! »disait-il, et bien injustement, puisqu’il devait à cela son postede receveur conservé sous tous les régimes.

Près de lui, les frères Rognonas, jumeaux etsexagénaires, ne se quittant pas, mais toujours en querelle etdisant des monstruosités l’un de l’autre ; une telleressemblance que leurs deux vieilles têtes frustes et irrégulières,regardant à l’opposé par antipathie, auraient pu figurer dans unmédaillier avec IANVS BIFRONS pour exergue.

De-ci, de-là, le président Bédaride, Barjavell’avoué, le notaire Cambalalette, et le terrible docteurTournatoire dont Bravida disait qu’il aurait tiré du sang d’unerave.

Vu la chaleur accablante, accrue parl’éclairage au gaz, ces messieurs siégeaient en bras de chemise, cequi ôtait beaucoup de solennité à la réunion. Il est vrai qu’onétait en petit comité, et l’infâme Costecalde voulait en profiterpour fixer au plus tôt la date des élections, sans attendre leretour de Tartarin. Assuré de son coup, il triomphait d’avance, etlorsque, après la lecture de l’ordre du jour par Excourbaniès, ilse leva pour intriguer, un infernal sourire retroussait sa lèvremince.

« Méfie-toi de celui qui rit avant deparler », murmura le commandant.

Costecalde, sans broncher, et clignant del’œil au fidèle Tournatoire, commença d’une voixfielleuse :

« Messieurs, l’inqualifiable conduite denotre président, l’incertitude où il nous laisse…

– C’est faux !… Le Président aécrit… »

Bézuquet frémissant se campait devant lebureau ; mais comprenant ce que son attitude avaitd’antiréglementaire, il changea de ton et, la main levée selonl’usage, demanda la parole pour une communication pressante.

« Parlez ! Parlez ! »

Costecalde, très jaune, la gorge serrée luidonna la parole d’un mouvement de tête. Alors, mais alorsseulement, Bézuquet commença :

« Tartarin est au pied de la Jungfrau… Ilva monter… Il demande la bannière !… »

Un silence coupé du rauque halètement despoitrines, du crépitement du gaz ; puis un hurrah formidable,des bravos, des trépignements, que dominait le gong d’Excourbanièspoussant son cri de guerre : « Ah ! ah !ah ! fen dè brut ! » auquel la fouleanxieuse répondait du dehors.

Costecalde, de plus en plus jaune, agitaitdésespérément la sonnette présidentielle ; enfin Bézuquetcontinua, s’épongeant le front, soufflant comme s’il venait demonter cinq étages.

« Différemment, cette bannière que leurprésident réclamait pour la planter sur les cimes vierges,allait-on la ficeler, l’empaqueter par la grande vitesse comme unsimple colis ?

– Jamais !…, ah ! ah !ah ! rugit Excourbaniès. Ne vaudrait-il pas mieux nommer unedélégation, tirer au sort trois membres dubureau ?… »

On ne le laissa pas finir. Le temps de dire« zou ! » la proposition de Bézuquet était votée,acclamée, les noms des trois délégués sortis dans l’ordresuivant : 1, Bravida ; 2, Pégoulade ; 3, lepharmacien.

Le 2 protesta. Ce grand voyage lui faisaitpeur, si faible et mal portant comme il était, péchère,depuis le sinistre de la Méduse.

« Je partirai pour vous,Pégoulade… » gronda Excourbaniès dans une télégraphie de tousses membres. Quant à Bézuquet, il ne pouvait quitter la pharmacie.Il y allait du salut de la ville. Une imprudence de l’élève etvoila Tarascon empoisonné, décimé.

« Outre ! » fit lebureau se levant comme un seul homme.

Bien sûr que le pharmacien ne pouvait partir,mais il enverrait Pascalon, Pascalon se chargerait de la bannière.Ça le connaissait !

Là-dessus, nouvelles exclamations, nouvelleexplosion du gong et, sur le cours, une telle tempête populaire,qu’Excourbaniès dut se montrer à la fenêtre, au-dessus deshurlements que maîtrisa bientôt sa voix sans rivale.

« Mes amis, Tartarin est retrouvé. Il esten train de se couvrir de gloire. »

Sans rien ajouter de plus que « ViveTartarin ! » et son cri de guerre lancé à toute gorge, ilsavoura une minute la clameur épouvantable de toute cette foulesous les arbres du Cours, roulant et s’agitant confuse dans unefumée de poussière, tandis que, sur les branches, tout untremblement de cigales faisait aller ses petites crécelles comme enplein jour.

Entendant cela, Costecalde, qui s’étaitapproché d’une croisée avec tous les autres, revint vers sonfauteuil en chancelant.

« Vé Costecalde, dit quelqu’un…Qu’est-ce qu’il a ?… Comme il est jaune ! »

On s’élança ; déjà le terribleTournatoire tirait sa trousse, mais l’armurier, tordu par le mal,en une grimace horrible, murmurait ingénument :

« Rien… rien… laissez-moi… Je sais ce quec’est… c’est l’envie ! »

Pauvre Costecalde, il avait l’air de biensouffrir.

Pendant que se passaient ces choses, à l’autrebout du Tour de ville, dans la pharmacie de la placette, l’élève deBézuquet, assis au bureau du patron, collait patiemment etremettait bout à bout les fragments oubliés par le pharmacien aufond de la corbeille ; mais de nombreux morceaux échappaient àla reconstruction, car voici l’énigme singulière et farouche,étalée devant lui, assez pareille à une carte de l’Afriquecentrale, avec des manques, des blancs de terra incognita,qu’explorait dans la terreur l’imagination du naïfporte-bannière :

foud’amour          lampeà chalum         conserves deChicago          peuxpas m’arrac         nihiliste          àmort         conditionabom          enéchange          deson          Vous meconnaissez, Ferdi         savez mesidéeslibérales,          mais de là autsaricide         rriblesconséquences         Sibérie         Pendu         l’adore         Ah          serrer ta mainloya         Tar         Tar

VIII

DIALOGUE MÉMORABLE ENTRE LA JUNGFRAU ET TARTARIN. – UNSALON NIHILISTE. – LE DUEL AU COUTEAU DE CHASSE. – AFFREUXCAUCHEMAR. – « C’EST MOI QUE VOUS CHERCHEZ,MESSIEURS ? » – ÉTRANGE ACCUEIL FAIT PAR L’HÔTELIER MEYERÀ LA DÉLÉGATION TARASCONNAISE.

Comme tous les hôtels chics d’Interlaken,l’hôtel Jungfrau, tenu par Meyer, est situé sur le Hoeheweg, largepromenade à la double allée de noyers qui rappelait vaguement àTartarin son cher Tour de ville, moins le soleil, la poussière etles cigales ; car, depuis une semaine de séjour, la pluien’avait cessé de tomber.

Il habitait une très belle chambre avecbalcon, au premier étage ; et le matin, faisant sa barbedevant la petite glace à main pendue à la croisée, une vieillehabitude de voyage, le premier objet qui frappait ses yeux par delàdes blés, des luzernes, des sapinières, un cirque de sombresverdures étagées, c’était la Jungfrau sortant des nuages sa cime encorne, d’un blanc pur de neige amoncelée, où s’accrochait toujoursle rayon furtif d’un invisible levant. Alors entre l’Alpe rose etblanche et l’Alpiniste de Tarascon, s’établissait un court dialoguequi ne manquait pas de grandeur.

« Tartarin, y sommes-nous ? »demandait la Jungfrau sévèrement.

« Voilà, voilà… » répondait lehéros, son pouce sous le nez, se hâtant de finir sa barbe ;et, bien vite, il atteignait son complet à carreauxd’ascensionniste, au rancart depuis quelques jours, le passait ens’injuriant :

« Coquin de sort ! c’est vrai que çan’a pas de nom… »

Mais une petite voix discrète et clairemontait entre les myrtes en bordure devant les fenêtres durez-de-chaussée :

« Bonjour… disait Sonia, le voyantparaître au balcon… le landau nous attend… dépêchez-vous donc,paresseux…

– Je viens, je viens… »

En deux temps, il remplaçait sa grosse chemisede laine par du linge empesé fin, ses knickers-bockers de montagnepar la jaquette vert-serpent qui, le dimanche, à la musique,tournait la tête à toutes les dames de Tarascon.

Le landau piaffait devant l’hôtel, Sonia déjàinstallée à côté de son frère, plus pâle et creusé de jour en jourmalgré le bienfaisant climat d’Interlaken ; mais, au moment departir, Tartarin voyait régulièrement se lever d’un banc de lapromenade et s’approcher, avec le lourd dandinement d’ours demontagne, deux guides fameux de Grindelwald, Rodolphe Kaufmann etChristian Inebnit, retenus par lui pour l’ascension de la Jungfrauet qui, chaque matin, venaient voir si leur monsieur étaitdisposé.

L’apparition de ces deux hommes aux forteschaussures ferrées, aux vestes de futaine, râpées au dos et surl’épaule par le sac et les cordes d’ascension, leurs faces naïveset sérieuses, les quatre mots de français qu’ils baragouinaientpéniblement en tortillant leurs grands chapeaux de feutre, c’étaitpour Tartarin un véritable supplice. Il avait beau leurdire :

« Ne vous dérangez pas… je vouspréviendrai… »

Tous les jours, il les retrouvait à la mêmeplace et s’en débarrassait par une grosse pièce proportionnée àl’énormité de son remords.

Enchantés de cette façon de « faire laJungfrau », les montagnards empochaient le trinkgeldgravement et reprenaient d’un pas résigné, sous la fine pluie, lechemin de leur village, laissant Tartarin confus et désespéré de safaiblesse. Puis le grand air, les plaines fleuries reflétées auxprunelles limpides de Sonia, le frôlement d’un petit pied contre sabotte au fond de la voiture… Au diable la Jungfrau ! Le hérosne songeait qu’à ses amours, ou plutôt à la mission qu’il s’étaitdonnée de ramener dans le droit chemin cette pauvre petite Sonia,criminelle inconsciente, jetée par dévouement fraternel hors la loiet hors la nature.

C’était le motif qui le retenait à Interlaken,dans le même hôtel que les Wassilief. À son âge, avec son air papa,il ne pouvait songer se faire aimer de cette enfant ;seulement, il la voyait si douce, si bravette, si généreuse enverstous les misérables de son parti, si dévouée pour ce frère, que lesmines sibériennes lui avaient renvoyé le corps rongé d’ulcères,empoisonné de vert-de-gris, condamné à mort par la phtisie plussûrement que par toutes les cours martiales ! Il y avait dequoi s’attendrir, allons !

Tartarin leur proposait de les emmener àTarascon, de les installer dans un bastidon plein de soleil auxportes de la ville, cette bonne petite ville où il ne pleut jamais,où la vie se passe en chansons et en fêtes. Il s’exaltait,esquissait un air de tambourin sur son chapeau, entonnait le gairefrain national sur une mesure de farandole :

Lagadigadeù

La Tarasco, la Tarasco,

Lagadigadeù

La Tarasco de Casteù.

Mais tandis qu’un sourire ironique amincissaitencore les lèvres du malade, Sonia secouait la tête. Ni fêtes nisoleil pour elle, tant que le peuple russe râlerait sous le tyran.Sitôt son frère guéri, – ses yeux navrés disaient autre chose, –rien ne l’empêcherait de retourner là-bas souffrir et mourir pourla cause sacrée.

« Mais, coquin de bon sort ! criaitle Tarasconnais, après ce tyran là, si vous le faites sauter, il enviendra un autre… Il faudra donc recommencer… Et les années sepassent, vé ! le temps du bonheur et des jeunes amours… »Sa façon de dire « amour » à la tarasconnaise, avec lesr et les yeux hors du front, amusait la jeune fille ;puis, sérieuse, elle déclarait qu’elle n’aimerait jamais quel’homme qui délivrerait sa patrie. Oh ! celui-là, fut-il laidcomme Bolibine, plus rustique et grossier que Manilof, elle étaitprête à se donner toute à lui, à vivre à ses côtés en libre grâce,aussi longtemps que durerait sa jeunesse de femme, et que cet hommevoudrait d’elle.

« En libre grâce ! » le motdont se servent les nihilistes pour qualifier ces unions illégalescontractées entre eux par le consentement réciproque. Et de cemariage primitif, Sonia parlait tranquillement, avec son air devierge, en face du Tarasconnais, bon bourgeois, électeur paisible,tout disposé pourtant à finir ses jours auprès de cette adorablefille, dans ledit état de libre grâce, si elle n’y avait misd’aussi meurtrières et abominables conditions.

Pendant qu’ils devisaient de ces chosesextrêmement délicates, des champs, des lacs, des forêts, desmontagnes se déroulaient devant eux et, toujours, à quelquetournant, à travers le frais tamis de cette perpétuelle ondée quisuivait le héros dans ses excursions, la Jungfrau dressait sa cimeblanche comme pour aiguiser d’un remords la délicieuse promenade.On rentrait déjeuner, s’asseoir à l’immense table d’hôte où les Rizet les Pruneaux continuaient leurs hostilités silencieuses dont sedésintéressait absolument Tartarin, assis près de Sonia, veillant àce que Boris n’eût pas de fenêtre ouverte dans le dos, empressé,paternel, mettant à l’air toutes ses séductions d’homme du monde etses qualités domestiques d’excellent lapin de choux.

Ensuite, on prenait le thé chez les Russes,dans le petit salon ouvert au rez-de-chaussée devant un bout dejardin, au bord de la promenade.

Encore une heure exquise pour Tartarin, decauserie intime, à voix basse, pendant que Boris sommeillait sur undivan. L’eau chaude grésillait dans le samovar ; une odeur defleurs mouillées se glissait par l’entrebâillure de la porte avecle reflet bleu des glycines qui l’encadraient. Un peu plus desoleil, de chaleur, et c’était le rêve du Tarasconnais réalisé, sapetite Russe installée là-bas, près de lui, soignant le jardinet dubaobab.

Tout à coup, Sonia tressautait :

« Deux heures !… Et lecourrier ?

– On y va », disait le bonTartarin ; et rien qu’à l’accent de sa voix, au geste résoluet théâtral dont il boutonnait sa jaquette, empoignait sa canne, oneût deviné la gravité de cette démarche en apparence assez simple,aller à la poste restante chercher le courrier des Wassilief.

Très surveillés par l’autorité locale et lapolice russe, les nihilistes, les chefs surtout, sont tenus à decertaines précautions, comme de se faire adresser lettres etjournaux bureau restant, et sur de simples initiales.

Depuis leur installation à Interlaken, Borisse traînant à peine, Tartarin, pour éviter à Sonia l’ennui d’unelongue attente au guichet sous des regards curieux, s’était chargéà ses risques et périls de cette corvée quotidienne. La poste auxlettres n’est qu’à dix minutes de l’hôtel, dans une large etbruyante rue faisant suite à la promenade et bordée de cafés, debrasseries, de boutiques pour les étrangers, étalagesd’alpenstocks, guêtres, courroies, lorgnettes, verres fumés,gourdes, sacs de voyage, qui semblaient là tout exprès pour fairehonte à l’Alpiniste renégat. Des touristes défilaient en caravanes,chevaux, guides, mulets, voiles bleus, voiles verts, avec lebrimbalement des cantines à l’amble des bêtes, les pics ferrésmarquant le pas contre les cailloux ; mais cette fête,toujours renouvelée, le laissait indifférent. Il ne sentait mêmepas la bise fraîche à goût de neige qui venait de la montagne parbouffées, uniquement attentif à dépister les espions qu’ilsupposait sur ses traces.

Le premier soldat d’avant garde, le tirailleurrasant les murs dans la ville ennemie, n’avance pas avec plus deméfiance que le Tarasconnais pendant ce court trajet de l’hôtel àla poste. Au moindre coup de talon sonnant derrière les siens, ils’arrêtait attentivement devant les photographies étalées,feuilletait un livre anglais ou allemand pour obliger le policier àpasser devant lui ; ou bien il se retournait brusquement,dévisageait sous le nez, avec des yeux féroces, une grosse filled’auberge allant aux provisions, ou quelque touriste inoffensif,vieux Pruneau de table d’hôte, qui descendait du trottoir,épouvanté, le prenant pour un fou.

À la hauteur du bureau dont les guichetsouvrent assez bizarrement à même la rue, Tartarin passait etrepassait, guettait les physionomies avant de s’approcher, puiss’élançait, fourrait sa tête, ses épaules, dans l’ouverture,chuchotait quelques mots indistinctement, qu’on lui faisaittoujours répéter, ce qui le mettait au désespoir, et, possesseurenfin du mystérieux dépôt, rentrait à l’hôtel par un grand détourdu côté des cuisines, la main crispée un fond de sa poche sur lepaquet de lettres et de journaux, prêt à tout déchirer, à toutavaler à la moindre alerte.

Presque toujours Manilof et Bolibineattendaient les nouvelles chez leurs amis ; ils ne logeaientpas à l’hôtel pour plus d’économie et de prudence. Bolibine avaittrouvé de l’ouvrage dans une imprimerie, et Manilof, très habileébéniste, travaillait pour des entrepreneurs. Le Tarasconnais neles aimait pas ; l’un le gênait par ses grimaces, ses airsnarquois, l’autre le poursuivait de mines farouches. Puis ilsprenaient trop de place dans le cœur de Sonia.

« C’est un héros ! »disait-elle de Bolibine, et elle racontait que pendant trois ans ilavait imprimé tout seul une feuille révolutionnaire en plein cœurde Pétersbourg. Trois ans sans descendre une fois, sans se montrerà une fenêtre, couchant dans un grand placard où la femme qui lelogeait l’enfermait tous les soirs avec sa presse clandestine.

Et la vie de Manilof, pendant six mois, dansles sous-sols du Palais d’hiver, guettant l’occasion, dormant, lanuit, sur sa provision de dynamite, ce qui finissait par lui donnerd’intolérables maux de tête, des troubles nerveux aggravés encorepar l’angoisse perpétuelle, les brusques apparitions de la policeavertie vaguement qu’il se tramait quelque chose et venant tout àcoup surprendre les ouvriers employés au palais. À ses raressorties, Manilof croisait sur la place de l’Amirauté un délégué duComité révolutionnaire qui demandait tout bas enmarchant :

« Est-ce fait ?

– Non, rien encore… » disait l’autre sansremuer les lèvres.

Enfin, un soir de février, à la même demandedans les mêmes termes, il répondait avec le plus grandcalme :

« C’est fait… »

Presque aussitôt un épouvantable fracasconfirmait ses paroles et, toutes les lumières du palaiss’éteignant brusquement, la place se trouvait plongée dans uneobscurité complète que déchiraient des cris de douleur etd’épouvante, des sonneries de clairons, des galopades de soldats etde pompiers accourant avec des civières.

Et Sonia interrompant son récit :

« Est-ce horrible, tant de vies humainessacrifiées, tant d’efforts, de courage, d’intelligenceinutiles ?… Non, non, mauvais moyens, ces tueries en masse…Celui qu’on vise échappe toujours… Le vrai procédé, le plus humain,serait d’aller au tsar comme vous alliez au lion, bien déterminé,bien armé, se poster à une fenêtre, une portière de voiture… etquand il passerait…

– Bé oui !… certainemain… »disait Tartarin embarrassé, feignant de ne pas saisir l’allusion,et tout de suite il se lançait dans quelque discussionphilosophique, humanitaire, avec un des nombreux assistants. CarBolibine et Manilof n’étaient pas les seuls visiteurs desWassilief. Tous les jours se montraient des figuresnouvelles : des jeunes gens, hommes ou femmes, aux tournuresd’étudiants pauvres, d’institutrices exaltées, blondes et roses,avec le front têtu et le féroce enfantillage de Sonia ; desillégaux, des exilés, quelques-uns même condamnés à mort, ce qui neleur ôtait rien de leur expansion de jeunesse.

Ils riaient, causaient haut, et, la plupartparlant français, Tartarin se sentait vite à l’aise. Ilsl’appelaient « l’oncle », devinaient en lui quelque chosed’enfantin, de naïf, qui leur plaisait. Peut-être abusait-il un peude ses récits de chasse, relevant sa manche jusqu’au biceps pourmontrer sur son bras la cicatrice d’un coup de griffe de panthère,ou faisant tâter sous sa barbe les trous qu’y avaient laissés lescrocs d’un lion de l’Atlas, peut-être aussi se familiarisait-il unpeu trop vite avec les gens, les appelant de leurs petits noms aubout de cinq minutes qu’on était ensemble :

« Écoutez, Dmitri… Vous me connaissezFédor Ivanovitch… » Pas depuis bien longtemps, en toutcas ; mais il leur allait tout de même par sa rondeur, son airaimable, confiant, si désireux de plaire. Ils lisaient des lettresdevant lui, combinaient des plans, des mots de passe pour dérouterla police, tout un côté conspirateur dont s’amusait énormémentl’imagination du Tarasconnais ; et, bien qu’opposé par natureaux actes de violence, il ne pouvait parfois s’empêcher de discuterleurs projets homicides, approuvait, critiquait, donnait desconseils dictés par l’expérience d’un grand chef qui a marché surle sentier de la guerre, habitué au maniement de toutes les armes,aux luttes corps à corps avec les grands fauves.

Un jour même qu’ils parlaient en sa présencede l’assassinat d’un policier poignardé par un nihiliste authéâtre, il leur démontra que le coup avait été mal porté et leurdonna une leçon de couteau :

« Comme ceci, vé ! de basen haut. On ne risque pas de se blesser… »

Et s’animant à sa propre mimique :

« Une supposition, té ! queje tienne votre despote entre quatre-z’yeux, dans une chasse àl’ours. Il est là-bas où vous êtes, Fédor ; moi, ici, près duguéridon, et chacun son couteau de chasse…

« À nous deux, monseigneur, il faut endécoudre… »

Campé au milieu du salon, ramassé sur sesjambes courtes pour mieux bondir, râlant comme un bûcheron ou ungeindre, il leur mimait un vrai combat terminé par son cri detriomphe quand il eut enfoncé l’arme jusqu’à la garde, de bas enhaut, coquin de sort ! dans les entrailles de sonadversaire.

« Voilà comme ça se joue, mespetits ! »

Mais quels remords ensuite, quelles terreurs,lorsque échappé au magnétisme de Sonia et de ses yeux bleus, à lagriserie que dégageait ce bouquet de têtes folies, il se trouvaitseul, en bonnet de nuit, devant ses réflexions et son verre d’eausucrée de tous les soirs.

Différemment, de quoi se mêlait-il ? Cetsar n’était pas son tsar, en définitive, et toutes ces histoiresne le regardaient guère…

Voyez-vous qu’un de ces jours il fut coffré,extradé, livré à la justice moscovite… Boufre ! c’estqu’ils ne badinent pas, tous ces cosaques… Et dans l’obscurité desa chambre d’hôtel, avec cette horrible faculté qu’augmentait laposition horizontale, se développaient devant lui, comme sur un deces « dépliants » qu’on lui donnait aux jours de l’an deson enfance, les supplices variés et formidables auxquels il étaitexposé : Tartarin, dans les mines de vert-de-gris, commeBoris, travaillant de l’eau jusqu’au ventre, le corps dévoré,empoisonné. Il s’échappe, se cache au milieu des forêts chargées deneige, poursuivi par les Tartares et les chiens dressés pour cettechasse à l’homme. Exténué de froid, de faim, il est repris etfinalement pendu entre deux forçats, embrassé par un pope auxcheveux luisants, puant l’eau-de-vie et l’huile de phoque, pendantque là-bas, à Tarascon, dans le soleil, les fanfares d’un beaudimanche, la foule, l’ingrate et oublieuse foule, installeCostecalde rayonnant sur le fauteuil du P. C. A.

C’est dans l’angoisse d’un de ces mauvaisrêves qu’il avait poussé son cri de détresse : « À moi,Bézuquet… » envoyé au pharmacien sa lettre confidentielletoute moite de la sueur du cauchemar. Mais il suffisait du petitbonjour de Sonia vers sa croisée pour l’ensorceler, le rejeterencore dans toutes les faiblesses de l’indécision.

Un soir, revenant du Kursaal à l’hôtel avecles Wassilief et Bolibine, après deux heures de musique exaltante,le malheureux oublia toute prudence, et le « Sonia, je vousaime », qu’il retenait depuis si longtemps, il le prononça enserrant le bras qui s’appuyait au sien.

Elle ne s’émut pas, le fixa toute pâle sous legaz du perron où ils s’arrêtaient : « Eh bien !méritez-moi… » dit-elle avec un joli sourire d’énigme, unsourire remontant sur les fines dents blanches. Tartarin allaitrépondre, s’engager par serment à quelque folie criminelle, quandle chasseur de l’hôtel s’avançant vers lui :

« Il y a du monde pour vous, là-haut… Desmessieurs… on vous cherche.

– On me cherche !… Outre !…pourquoi faire ? »

Et le numéro 1 du dépliant lui apparut :Tartarin coffré, extradé… Certes, il avait peur, mais son attitudefut héroïque. Détaché vivement de Sonia, « Fuyez,sauvez-vous… » lui dit-il d’une voix étouffée. Puis il monta,la tête droite, les yeux fiers, comme à l’échafaud, si émucependant qu’il était obligé de se cramponner à la rampe…

En s’engageant dans le corridor, il aperçutdes gens groupés au fond, devant sa porte, regardant par laserrure, cognant, appelant : « Hé !Tartarin… »

Il fit deux pas, et la bouche sèche :

« C’est moi que vous cherchez,messieurs ?

– Té ! pardi oui, monprésident !… »

Un petit vieux, alerte et sec, habillé de griset qui semblait porter sur sa jaquette, son chapeau, ses guêtres,ses longues moustaches tombantes, toute la poussière du Tour deville, sautait au cou du héros, frottait à ses joues satinées etdouillettes le cuir desséché de l’ancien capitained’habillement.

« Bravida !… pas possible !…Excourbaniès aussi ?… Et là-bas, qui est-ce ?… »

Un bêlement répondit : « Chermaî-aî-aître !… » et l’élève s’avança, cognant aux mursune espèce de longue canne à pêche empaquetée dans le haut, ficeléede papier gris et de toile cirée.

« Hé ! vé ! c’estPascalon… Embrassons-nous, petitot… Mais qu’est-ce qu’ilporte ?… Débarrasse-toi donc !…

– Le papier… ôte le papier !… »soufflait le commandant.

L’enfant roula l’enveloppe d’une main prompte,et l’étendard tarasconnais se déploya aux yeux de Tartarinanéanti.

Les délégués se découvrirent.

« Mon président – la voix de Bravidatremblait solennelle et rude – vous avez demandé la bannière, nousvous l’apportons, té !… »

Le président arrondissait des yeux gros commedes pommes :

« Moi, j’ai demandé ?…

– Comment ! vous n’avez pasdemandé ?

– Ah ! si, parfaitemain… »dit Tartarin subitement éclairé par le nom de Bézuquet.

Il comprit tout, devina le reste, et,s’attendrissant devant l’ingénieux mensonge du pharmacien pour lerappeler au devoir et à l’honneur, il suffoquait, bégayait dans sabarbe courte :

« Ah ! mes enfants, que c’estbon ! quel bien vous me faites…

– Vive le présidain !… »glapit Pascalon, brandissant l’oriflamme.

Le gong d’Excourbaniès retentit, fit roulerson cri de guerre. « Ha ! ha ! ha ! fen dèbrut… » jusque dans les caves de l’hôtel. Des portess’ouvraient, des têtes curieuses se montraient à tous les étages,puis disparaissaient épouvantées devant cet étendard, ces hommesnoirs et velus qui hurlaient des mots étranges, les bras en l’air.Jamais le pacifique hôtel Jungfrau n’avait subi pareil vacarme.

« Entrons chez moi, » fit Tartarinun peu gêné.

Ils tâtonnaient dans la nuit de la chambre,cherchant des allumettes, quand un coup autoritaire frappé à laporte la fit s’ouvrir d’elle-même devant la face rogue, jaune etbouffie de l’hôtelier Meyer. Il allait entrer, mais s’arrêta devantcette ombre où luisaient des yeux terribles, et du seuil, les dentssoirées sur son dur accent tudesque :

« Tâchez de vous tenir tranquilles… ou jevous fais tous ramasser par le police… »

Un grognement de buffle sortit de l’ombre à cemot brutal de « ramasser ». L’hôtelier recula d’un pas,mais jeta encore :

« On sait qui vous êtes, allez ! ona l’œil sur vous, et moi je ne veux plus de monde comme ça dans mamaison.

– Monsieur Meyer, dit Tartarin doucement,poliment, mais très ferme… faites préparer ma note… Ces messieurset moi nous partons demain matin pour la Jungfrau. »

Ô sol natal, ô petite patrie dans lagrande ! rien que d’entendre l’accent tarasconnais frémissantavec l’air du pays aux plis d’azur de la bannière ; voilàTartarin délivré de l’amour et de ses pièges, rendu à ses amis, àsa mission, à la gloire.

Maintenant, zou !…

IX

AU CHAMOIS FIDÈLE.

Le lendemain, ce fut charmant, cette route àpied d’Interlaken Grindelwald où l’on devait, en passant, prendreles guides pour la Petite Scheideck ; charmante, cette marchetriomphale du P. C. A. rentré dans ses houseaux et vêtements decampagne, s’appuyant d’un côté sur l’épaule maigrelette ducommandant Bravida, de l’autre au bras robuste d’Excourbaniès,fiers tous les deux d’encadrer, de soutenir leur cher président, deporter son piolet, son sac, son alpenstock, tandis que, tantôtdevant, tantôt derrière ou sur les flancs, gambadait comme un jeunechien le fanatique Pascalon, sa bannière dûment empaquetée etroulée pour éviter les scènes tumultueuses de la veille.

La gaieté de ses compagnons, le sentiment dudevoir accompli, la Jungfrau toute blanche, là-bas dans le cielcomme une fumée, il n’en fallait pas moins pour faire oublier auhéros ce qu’il laissait derrière lui, à tout jamais peut-être, etsans un adieu. Aux dernières maisons d’Interlaken, ses paupières segonflèrent ; et, tout en marchant, il s’épanchait à tour derôle dans le sein d’Excourbaniès : « Écoutez,Spiridion », ou dans celui de Bravida : « Vous meconnaissez, Placide… » Car, par une ironie de la nature, cemilitaire indomptable s’appelait Placide, et Spiridion ce bufflepeau rude, aux instincts matériels.

Malheureusement, la race tarasconnaise, plusgalante que sentimentale, ne prend jamais les affaires de cœur ausérieux : « Qui perd une femme et quinze sous, c’estgrand dommage de l’argent… » répondait le sentencieux Placide,et Spiridion pensait exactement comme lui ; quant à l’innocentPascalon, il avait des femmes une peur horrible et rougissaitjusqu’aux oreilles lorsqu’on prononçait le nom de la PetiteScheideck devant lui, croyant qu’il s’agissait d’une personnelégère dans ses mœurs. Le pauvre amoureux en fut réduit à garderses confidences et se consola tout seul, ce qui est encore le plussûr.

Quel chagrin d’ailleurs eût pu résister auxdistractions de la route à travers l’étroite, profonde et sombrevallée où ils s’engageaient le long d’une rivière sinueuse, touteblanche d’écume, grondant comme un tonnerre dans l’écho dessapinières qui l’encaissaient, en pente sur ses deuxrives !

Les délégués tarasconnais, la tête en l’air,avançaient avec une sorte de terreur, d’admirationreligieuse ; ainsi les compagnons de Sinbad le marin,lorsqu’ils arrivèrent devant les palétuviers, les manguiers, toutela flore géante des côtes indiennes. Ne connaissant que leursmontagnettes pelées et pétrées, ils n’auraient jamais pensé qu’ilpût y avoir tant d’arbres à la fois sur des montagnes sihautes.

« Et ce n’est rien, cela… vous verrez laJungfrau ! » disait le P. C. A., qui jouissait de leurémerveillement, se sentait grandir leurs yeux.

En même temps, pour égayer le décor, humanisersa note imposante, des cavalcades les croisaient sur la route, degrands landaus à fond de train avec des voiles flottant auxportières, des têtes curieuses qui se penchaient pour regarder ladélégation serrée autour de son chef, et, de distance en distance,les étalages de bibelots en bois sculpté, des fillettes plantées aubord du chemin, raides sous leurs chapeaux de paille à grandsrubans, dans leurs jupes bigarrées, chantant des chœurs à troisvoix en offrant des bouquets de framboises et d’edelweiss. Parfois,le cor des Alpes envoyait aux montagnes sa ritournellemélancolique, enflée, répercutée dans les gorges et diminuéelentement à la façon d’un nuage qui fond en vapeur.

« C’est beau, on dirait lesorgues… » murmurait Pascalon, les yeux mouillés, extasié commeun saint de vitrail. Excourbaniès hurlait sans se décourager etl’écho répétait à perte de son l’intonation tarasconnaise :« Ha !… ha !… ha !… fen dèbrut. »

Mais on se lasse après deux heures de marchedans le même décor, fût-il organisé, vert sur bleu, des glaciersdans le fond, et sonore comme une horloge à musique. Le fracas destorrents, les chœurs à la tierce, les marchands d’objets aucouteau, les petites bouquetières, devinrent insupportables à nosgens, l’humidité surtout, cette buée au fond de cet entonnoir, cesol mou, fleuri de plantes d’eau, où jamais le soleil n’apénétré.

« Il y a de quoi prendre unepleurésie », disait Bravida, retroussant le collet de sajaquette. Puis la fatigue s’en mêla, la faim, la mauvaise humeur.On ne trouvait pas d’auberge ; et, pour s’être bourrés deframboises, Excourbaniès et Bravida commençaient à souffrircruellement. Pascalon lui-même, cet ange chargé non seulement de labannière, mais du piolet, du sac, de l’alpenstock dont les autresse débarrassaient lâchement sur lui, Pascalon avait perdu sagaieté, ses vives gambades.

À un tournant de route, comme ils venaient defranchir la Lutschine sur un de ces ponts couvert qu’on trouve dansles pays de grande neige, une formidable sonnerie de cor lesaccueillit.

« Ah ! vaï, assez !…assez !… » hurlait la délégation exaspérée.

L’homme, un géant, embusqué au bord de laroute, lâcha l’énorme trompe en sapin descendant jusqu’à terre etterminée par une boîte à percussion qui donnait à cet instrumentpréhistorique la sonorité d’une pièce d’artillerie.

« Demandez-lui donc s’il ne connaît pasune auberge ? » dit le président à Excourbaniès qui, avecun énorme aplomb, et un tout petit dictionnaire de poche,prétendait servir d’interprète à la délégation, depuis qu’on étaiten Suisse allemande. Mais, avant qu’il eût tiré son dictionnaire,le joueur de cor répondait en très bon français :

« Une auberge, messieurs ?… maisparfaitement… le Chamois fidèle est tout près d’ici ;permettez-moi de vous y conduire. »

Et, chemin faisant, il leur apprit qu’il avaithabité Paris pendant des années, commissionnaire au coin de la rueVivienne.

« Encore un de la Compagnie,parbleu ! » pensa Tartarin, laissant ses amis s’étonner.Le confrère de Bompard leur fut du reste fort utile, car, malgrél’enseigne en français, les gens du Chamois fidèle ne parlaientqu’un affreux patois allemand.

Bientôt la délégation tarasconnaise, autourd’une énorme omelette aux pommes de terre, recouvra la santé et labelle humeur, essentielle aux méridionaux comme le soleil à leurpays. On but sec, on mangea ferme.

Après force toasts portés au président et àson ascension, Tartarin, que l’enseigne de l’auberge intriguaitdepuis son arrivée, demanda au joueur de cor, cassant une croûtedans un coin de la salle avec eux :

« Vous avez donc du chamois, parici ?… Je croyais qu’il n’en restait plus enSuisse. »

L’homme cligna des yeux :

« Ce n’est pas qu’il y en ait beaucoup,mais on pourrait vous en faire voir tout de même.

– C’est lui en faire tirer, qu’il faudrait,vé… dit Pascalon plein d’enthousiasme… jamais le présidentn’a manqué son coup. »

Tartarin regretta de n’avoir pas apporté sacarabine.

« Attendez donc, je vais parler aupatron. »

Il se trouva justement que le patron était unancien chasseur de chamois ; il offrit son fusil, sa poudre,ses chevrotines et même de servir de guide à ces messieurs vers ungîte qu’il connaissait.

« En avant, zou ! » fitTartarin, cédant à ses alpinistes heureux de faire brillerl’adresse de leur chef. Un léger retard, après tout ; et laJungfrau ne perdait rien pour attendre !…

Sortis de l’auberge par derrière, ils n’eurentqu’à pousser la claire-voie du verger, guère plus grand qu’unjardinet de chef de gare, et se trouvèrent dans la montagne fenduede grandes crevasses rouillées entre les sapins et les ronces.

L’aubergiste avait pris l’avance et lesTarasconnais le voyaient déjà très haut, agitant les bras, jetantdes pierres, sans doute pour faire lever la bête. Ils eurentbeaucoup de mal à le rejoindre par ces pentes rocailleuses etdures, surtout pour des personnes qui sortent de table et qui n’ontpas plus l’habitude de gravir que les bons alpinistes de Tarascon.Un air lourd, avec cela, une haleine orageuse qui roulait desnuages lentement le long des cimes, sur leur tête.

« Boufre ! » geignaitBravida.

Excourbaniès grognait :

« Outre !

– Que vous me feriez dire… »ajoutait le doux et bêlant Pascalon.

Mais le guide leur ayant, d’un geste brusque,intimé l’ordre de se taire, de ne plus bouger : « On neparle pas sous les armes, » dit Tartarin de Tarascon avec unesévérité dont chacun prit sa part, bien que le président seul fûtarmé. Ils restaient là debout, retenant leur souffle ; tout àcoup Pascalon cria :

« Vé ! le chamois,vé…… »

À cent mètres au-dessus d’eux, les cornesdroites, la robe d’un fauve clair, les quatre pieds réunis au borddu rocher la jolie bête se découpait comme en bois travaillé, lesregardant sans aucune crainte.

Tartarin épaula méthodiquement selon sonhabitude ; il allait tirer, le chamois disparut.

« C’est votre faute, dit le commandant àPascalon… Vous avez sifflé… ça lui a fait peur.

– J’ai sifflé, moi ?

– Alors, c’est Spiridion……

– Ah, vaï ! jamais de la vie. »

On avait pourtant entendu un coup de siffletstrident, prolongé. Le président les mit tous d’accord en racontantque le chamois, à l’approche de l’ennemi, pousse un signal aigu parles narines. Ce diable de Tartarin connaissait à fond cette chassecomme toutes les autres ! Sur l’appel de leur guide, ils semirent en route ; mais la pente devenait de plus en plusraide, les roches plus escarpées, avec des fondrières à droite et àgauche. Tartarin tenait la tête, se retournant à chaque instantpour aider les délégués, leur tendre la main ou sa carabine.« La main, la main, si ça ne vous fait rien », demandaitle bon Bravida qui avait très peur des armes chargées.

Nouveau signe du guide, nouvel arrêt de ladélégation, le nez en l’air.

« Je viens de sentir unegoutte ! » murmura le commandant tout inquiet.

En même temps, la foudre gronda et, plus forteque la foudre, la voix d’Excourbaniès :

« À vous, Tartarin ! »

Le chamois venait de bondir tout près d’eux,franchissant le ravin comme une lueur dorée, trop vite pour queTartarin pût épauler, pas assez pour les empêcher d’entendre lelong sifflement de ses narines.

« J’en aurai raison, coquin desort ! » dit le président, mais les déléguésprotestèrent.

Excourbaniès, subitement très aigre, luidemanda s’il avait juré de les exterminer.

« Cher maî…aî… aître… bêla timidementPascalon, j’ai ouï dire que le chamois, lorsqu’on l’accule auxabîmes, se retourne contre le chasseur et devient dangereux.

– Ne l’acculons pas, alors ! » fitBravida terrible, la casquette en bataille.

Tartarin les appela poules mouillées. Etbrusquement, tandis qu’ils se disputaient, ils disparurent les unsaux yeux des autres dans une épaisse nuée tiède qui sentait lesoufre et à travers laquelle ils se cherchaient, s’appelaient.

« Hé ! Tartarin.

– Êtes-vous là, Placide ?

– Maî… aî… tre !

– Du sang-froid ! dusang-froid ! »

Une vraie panique. Puis un coup de vent crevale nuage, l’emporta comme une voile arrachée flottant aux ronces,d’où sortit un éclair en zigzag avec un épouvantable coup detonnerre sous les pieds des voyageurs. « Macasquette !… » cria Spiridion décoiffé par la tempête,les cheveux tout droits crépitant d’étincelles électriques. Ilsétaient en plein cœur de l’orage, dans la forge même deVulcain.

Bravida, le premier, s’enfuit à toutevitesse ; le reste de la délégation s’élançait derrière lui,mais un cri du P. C. A. qui pensait à tout les retint :

« Malheureux… gare à lafoudre !… »

Du reste, en dehors du danger très réel qu’illeur signalait, on ne pouvait guère courir sur ces pentes abruptes,ravinées, transformées en torrents, en cascades, par toute l’eau duciel qui tombait. Et le retour fut sinistre, à pas lents sous lafolle radée, parmi les courts éclairs suivis d’explosions, avec desglissades, des chutes, des haltes forcées. Pascalon se signait,invoquait tout haut, comme à Tarascon, « sainte Marthe etsainte Hélène, sainte Marie-Madeleine », pendantqu’Excourbaniès jurait : « Coquin de sort ! »et que Bravida, l’arrière-garde, se retournait saisid’inquiétude : « Que diable est-ce qu’on entend derrièrenous ?… ça siffle, ça galope, puis ça s’arrête… » L’idéedu chamois furieux, se jetant sur les chasseurs, ne lui sortait pasde l’esprit, à ce vieux guerrier.

Tout bas, pour ne pas effrayer les autres, ilfit part de ses craintes à Tartarin qui, bravement, prit sa place àl’arrière-garde et marcha la tête haute, trempé jusqu’aux os, avecla détermination muette que donne l’imminence d’un danger. Parexemple, rentré à l’auberge, lorsqu’il vit ses chers alpinistes àl’abri, en train de s’étriller, de s’essorer autour d’un énormepoêle en faïence, dans la chambre du premier étage où montaitl’odeur du grog au vin commandé, le président s’écouta frissonneret déclara, très pâle : « Je crois bien que j’ai pris lemal… »

« Prendre le mal ! » expressionde terroir sinistre dans son vague et sa brièveté, qui dit toutesles maladies, peste, choléra, vomito negro, les noires, les jaunes,les foudroyantes, dont se croit atteint le Tarasconnais à lamoindre indisposition.

Tartarin avait pris le mal ! Il n’étaitplus question de repartir, et la délégation ne demandait que lerepos. Vite, on fit bassiner le lit, on pressa le vin chaud, et,dès le second verre, le président sentit par tout son corpsdouillet une chaleur, un picotis de bonne augure. Deux oreillersdans le dos, un « plumeau » sur les pieds, sonpasse-montagne serrant la tête, il éprouvait un bien-être délicieuxà écouter les rugissements de la tempête, dans la bonne odeur desapin de cette pièce rustique aux murs en bois, aux petites vitresplombées, à regarder ses chers alpinistes pressés autour du lit, leverre en main, avec les tournures hétéroclites que donnaient àleurs types gaulois, sarrasins ou romains, les courtines, rideaux,tapis dont ils s’étaient affublés, tandis que leurs vêtementsfumaient devant le poêle. S’oubliant lui-même, il les questionnaitd’une voix dolente.

« Êtes-vous bien, Placide ?…Spiridion, vous sembliez souffrir tout l’heure ?… »

Non, Spiridion ne souffrait plus ; celalui avait passé en voyant le président si malade. Bravida, quiaccommodait la morale aux proverbes de son pays, ajoutacyniquement : « Mal de voisin réconforte et mêmeguérit !… » Puis ils parlèrent de leur chasse,s’échauffant au souvenir de certains épisodes dangereux, ainsiquand la bête s’était retournée, furieuse ; et sans complicitéde mensonge, bien ingénument, ils fabriquaient déjà la fable qu’ilsraconteraient au retour.

Soudain, Pascalon descendu pour aller chercherune nouvelle tournée de grog, apparut tout effaré, un bras nu horsdu rideau à fleurs bleues qu’il ramenait contre lui d’un gestepudique à la Polyeucte. Il fut plus d’une seconde sans pouvoirarticuler tout bas, l’haleine courte :

« Le chamois !…

– Eh bien, le chamois ?…

– Il est en bas, à la cuisine… Il sechauffe !…

– Ah ! vaï…

– Tu badines !…

– Si vous alliez voir,Placide ? »

Bravida hésitait. Excourbaniès descendit surla pointe du pied, puis revint presque tout de suite, la figurebouleversée… De plus en plus fort !… le chamois buvait du vinchaud.

On lui devait bien cela, à la pauvre bête,après la course folle qu’elle avait fournie dans la montagne, toutle temps relancée ou rappelée par son maître qui, d’ordinaire, secontentait de la faire évoluer dans la salle pour montrer auxvoyageurs comme elle était d’un facile dressage.

« C’est écrasant ! » ditBravida, n’essayant plus de comprendre, tandis que Tartarinenfonçait le passe-montagne en casque à mèche sur ses yeux pourcacher aux délégués la douce hilarité qui le gagnait en rencontrantà chaque étape, avec ses trucs et ses comparses, la Suisserassurante de Bompard.

X

L’ASCENSION DE LA JUNGFRAU. – VÉ, LES BŒUFS. – LES CRAMPONSKENNEDY NE MARCHENT PAS, LA LAMPE À CHALUMEAU NON PLUS. –APPARITION D’HOMMES MASQUÉS AU CHALET DU CLUB ALPIN. – LE PRÉSIDENTDANS LA CREVASSE. – IL Y LAISSE SES LUNETTES. – SUR LES CIMES. –TARTARIN DEVENU DIEU.

Grande affluence, ce matin-là, à l’hôtelBellevue sur la Petite Scheideck. Malgré la pluie et les rafales,on avait dressé les tables dehors, à l’abri de la véranda, parmitout un étalage d’alpenstocks, gourdes, longues-vues, coucous enbois sculpté, et les touristes pouvaient en déjeunant contempler, àgauche, à quelque deux mille mètres de profondeur, l’admirablevallée de Grindelwald ; à droite, celle de Lauterbrunnen, eten face, à une portée de fusil, semblait-il, les pentes immaculées,grandioses, de la Jungfrau, ses névés, ses glaciers, toute cetteblancheur réverbérée illuminant l’air alentour, faisant les verresencore plus transparents, les nappes encore plus blanches.

Mais, depuis un moment, l’attention généralese trouvait distraite par une caravane tapageuse et barbue quivenait d’arriver à cheval, mulet, à âne, même en chaise à porteurs,et se préparait à l’escalade par un déjeuner copieux, pleind’entrain, dont le vacarme contrastait avec les airs ennuyés,solennels, des Riz et Pruneaux très illustres réunis à laScheideck : lord Chipendale, le sénateur belge et sa famille,le diplomate austro-hongrois, d’autres encore. On aurait pu croireque tous ces gens barbus attablés ensemble allaient tenterl’ascension, car ils s’occupaient à tour de rôle des préparatifs dedépart, se levaient, se précipitaient pour aller faire desrecommandations aux guides, inspecter les provisions, et, d’un boutde la terrasse à l’autre, ils s’interpellaient de cristerribles :

« Hé ! Placide, vé laterrine si elle est dans le sac ! – N’oubliez pas la lampe àchalumeau, au mouains. »

Au départ, seulement, on vit qu’il s’agissaitd’une simple conduite, et que, de toute la caravane, un seul allaitmonter, mais quel un !

« Enfants, y sommes-nous ? »dit le bon Tartarin d’une voix triomphante et joyeuse où nesemblait pas l’ombre d’une inquiétude pour les dangers possibles duvoyage, son dernier doute sur le truquage de la Suisse s’étantdissipé le matin même devant les deux glaciers de Grindelwald,précédés chacun d’un guichet et d’un tourniquet avec cetteinscription : « Entrée du glacier : un franccinquante ».

Il pouvait donc savourer sans regret ce départen apothéose, la joie de se sentir regardé, envié, admiré par ceseffrontées petites misses à coiffures étroites de jeunes garçons,qui se moquaient si gentiment de lui au Rigi-Kulm et, à cetteheure, s’enthousiasmaient en comparant ce petit homme avec l’énormemontagne qu’il allait gravir. L’une faisait son portrait sur unalbum, celle ci tenait à honneur de toucher son alpenstock !« Tchimpègne !… Tchimpègne !… » s’écria tout àcoup un long, funèbre Anglais au teint briqueté s’approchant leverre et la bouteille en mains. Puis, après avoir obligé le héros àtrinquer :

« Lord Chipendale, sir… Et vô ?

– Tartarin de Tarascon.

– Oh ! yes… Tartarine… Il était très jolinom pour un cheval… » dit le lord, qui devait être quelquefort sportsman d’outre-Manche.

Le diplomate austro-hongrois vint aussi serrerla main de l’alpiniste entre ses mitaines, se souvenant vaguementde l’avoir entrevu à quelque endroit : « Enchanté…enchanté !… » ânonna-t-il plusieurs fois, et ne sachantplus comment en sortir, il ajouta : « Compliments àmadame… » sa formule mondaine pour brusquer lesprésentations.

Mais les guides s’impatientaient, il fallaitatteindre avant le soir la cabane du Club Alpin où l’on couche enpremière étape, il n’y avait pas une minute à perdre. Tartarin lecomprit, salua d’un geste circulaire, sourit paternellement auxmalicieuses misses, puis, d’une voix tonnante :

« Pascalon, la bannière ! »

Elle flotta, les méridionaux se découvrirent,car on aime le théâtre, à Tarascon ; et sur le cri vingt foisrépété : « Vive le président !… Vive Tartarin…Ah ! Ah !… fen dè brut… » la colonnes’ébranla, les deux guides en tête, portant le sac, les provisions,des fagots de bois, puis Pascalon tenant l’oriflamme, enfin le P.C. A. et les délégués qui devaient raccompagner jusqu’au glacier duGuggi. Ainsi déployé en procession avec son claquement de drapeausur ces fonds mouillés, ces crêtes dénudées ou neigeuses, lecortège évoquait vaguement le jour des morts à la campagne.

Tout à coup le commandement cria fortalarmé :

« Vé, lesbœufs ! »

On voyait quelque bétail broutant l’herbe rasedans les ondulations de terrain. L’ancien militaire avait de cesanimaux une peur nerveuse, insurmontable, et, comme on ne pouvaitle laisser seul, la délégation dut s’arrêter. Pascalon transmitl’étendard à l’un des guides ; puis, sur une dernièreétreinte, des recommandations bien rapides, l’œil auxvaches :

« Et adieu, qué !

– Pas d’imprudence aumouains… » ils se séparèrent. Quant proposer auprésident de monter avec lui, pas un n’y songea ; c’était trophaut, boufre ! À mesure qu’on approchait, celagrandissait encore, les abîmes se creusaient, les pics sehérissaient dans un blanc chaos que l’on eût dit infranchissable.Il valait mieux regarder l’ascension, de la Scheideck.

De sa vie, naturellement, le président du Clubdes Alpines n’avait mis les pieds sur un glacier. Rien de semblabledans les montagnettes de Tarascon embaumées et sèches comme unpaquet de vétiver ; et cependant les abords du Guggi luidonnaient une sensation de déjà vu, éveillaient le souvenir dechasses en Provence, tout au bout de la Camargue, vers la mer.C’était la même herbe toujours plus courte, grillée, comme roussieau feu. Ça et là des flaques d’eau, des infiltrations trahies deroseaux grêles, puis la moraine, comme une dune mobile de sable, decoquilles brisées, d’escarbilles, et, au bout, le glacier auxvagues bleu-vert, crêtées de blanc, moutonnantes comme des flotssilencieux et figés. Le vent qui venait de là, sifflant et dur,avait aussi le mordant, la fraîcheur salubre des brises de mer.

« Non, merci…J’ai mes crampons… »fit Tartarin au guide lui offrant des chaussons de laine pourpasser sur ses bottes… « Crampons Kennedy… perfectionnés… trèscommodes… » Il criait comme pour un sourd, afin de se mieuxfaire comprendre de Christian Inebnit, qui ne savait pas plus defrançais que son camarade Kaufmann ; et en même temps, assissur la moraine, il fixait par leurs courroies des espèces desocques ferrés de trois énormes et fortes pointes. Cent fois il lesavait expérimentés, ces crampons Kennedy, manœuvrés dans le jardindu baobab ; néanmoins, l’effet fut inattendu. Sous le poids duhéros, les pointes s’enfoncèrent dans la glace avec tant de forceque toutes les tentatives pour les retirer furent vaines. VoilàTartarin cloué au sol, suant, jurant, faisant des bras et del’alpenstock une télégraphie désespérée, réduit enfin à rappelerses guides qui s’en allaient devant, persuadés qu’ils avaientaffaire à un alpiniste expérimenté.

Dans l’impossibilité de le déraciner, on défitles courroies, et les crampons abandonnés dans la glace, remplacéspar une paire de chaussons tricotés, le président continua saroute, non sans beaucoup de peine et de fatigue. Inhabile à tenirson bâton, il y butait des jambes, le fer patinait, l’entraînaitquand il s’appuyait trop fort ; il essaya du piolet, plus durencore à manœuvrer, la houle du glacier s’accentuant à mesure,bousculant l’un par-dessus l’autre ses flots immobiles dans uneapparence de tempête furieuse et pétrifiée.

Immobilité apparente, car des craquementssourds, de monstrueux borborygmes, d’énormes quartiers de glace sedéplaçant avec lenteur comme des pièces truquées d’un décorindiquaient l’intérieur vie de toute cette masse figée, sestraîtrises d’élément : et sous les yeux de l’Alpiniste, aujeté de son pic, des crevasses se fendaient, des puits sans fond oùles glaçons en débris roulaient indéfiniment. Le héros tomba àplusieurs reprises, une fois jusqu’à mi-corps, dans un de cesgoulots verdâtres où ses larges épaules le retinrent aupassage.

À le voir si maladroit et en même temps sitranquille et sûr de lui, riant, chantant, gesticulant comme tout àl’heure pendant le déjeuner, les guides s’imaginèrent que lechampagne suisse l’avait impressionné.

Pouvaient-ils supposer autre chose d’unprésident de Club Alpin, d’un ascensionniste renommé dont sescamarades ne parlaient qu’avec des « Ah ! » et degrands gestes ? L’ayant pris chacun sous un bras avec lafermeté respectueuse de policemen mettant en voiture un fils defamille éméché, ils tâchaient, à l’aide de monosyllabes et degestes, d’éveiller sa raison aux dangers de la route, à lanécessité de gagner la cabane avant la nuit ; le menaçaientdes crevasses, du froid, des avalanches. Et, de la pointe de leurspiolets, ils lui montraient l’énorme accumulation des glaces, lesnévés en mur incliné devant eux jusqu’au zénith dans uneréverbération aveuglante.

Mais le bon Tartarin se moquait bien de toutcela : « Ah ! vaï, les crevasses… Ah ! vaï, lesavalanches… » et il pouffait de rire en clignant de l’œil,leur envoyait des coups de coudes dans les côtes pour bien fairecomprendre à ses guides qu’on ne l’abusait pas, qu’il était dans lesecret de la comédie.

Les autres finissaient par s’égayer àl’entrain des chansons tarasconnaises, et, quand ils posaient uneminute sur un bloc solide pour permettre au monsieur de reprendrehaleine, ils yodlaient à la mode suisse, mais pas bienfort, de crainte des avalanches, ni bien longtemps, car l’heures’avançait. On sentait le soir proche, au froid plus vif et surtoutà la décoloration singulière de toutes ces neiges, ces glaces,amoncelées, surplombantes, qui, même sous un ciel brumeux, gardentun irisement de lumière, mais, lorsque le jour s’éteint, remontévers les cimes fuyantes, prennent des teintes livides, spectrales,de monde lunaire. Pâleur, congélation, silence, toute la mort. Etle bon Tartarin, si chaud, si vivant, commençait pourtant à perdresa verve, quand un cri lointain d’oiseau, le rappel d’une« perdrix des neiges » sonnant dans cette désolation, fitpasser devant ses yeux une campagne brûlée et, sous le couchantcouleur de braise, des chasseurs tarasconnais s’épongeant le front,assis sur leurs carniers vides, dans l’ombre fine d’un olivier. Cesouvenir le réconforta.

En même temps, Kaufmann lui montrait au-dessusd’eux quelque chose ressemblant à un fagot de bois sur la neige.« Die Hutte. » C’était la cabane. Il semblaitqu’on dût l’atteindre en quelques enjambées, mais il fallait encoreune bonne demi-heure de marche. L’un des guides alla devant pourallumer le feu. La nuit descendait maintenant, la bise piquait surle sol cadavérique ; et Tartarin, ne se rendant plus biencompte des choses, fortement soutenu par le bras du montagnard,butait, bondissait, sans un fil sec sur la peau malgrél’abaissement de la température. Tout à coup une flamme jaillitquelques pas, portant une bonne odeur de soupe à l’oignon.

On arrivait.

Rien de plus rudimentaire que ces haltesétablies dans la montagne par les soins du Club Alpin Suisse. Uneseule pièce dont un plan de bois dur incliné, servant de lit, tientpresque tout l’espace, n’en laissant que fort peu pour le fourneauet la table longue clouée au parquet comme les bancs quil’entourent. Le couvert était déjà mis, trois bols, des cuillersd’étain, la lampe à chalumeau pour le café, deux conserves deChicago ouvertes. Tartarin trouva le dîner délicieux bien que lasoupe à l’oignon empestât la fumée et que la fameuse lampe àchalumeau brevetée, qui devait parfaire son litre de café en troisminutes, n’eût jamais voulu fonctionner.

Au dessert, il chanta : c’était sa seulefaçon de causer avec ses guides. Il chanta des airs de sonpays : la Tarasque, les Filles d’Avignon.Les guides répondaient par des chansons locales en patoisallemand : « Mi Vater isch en Appenzeller… aou,aou… » Braves gens aux traits durs et frustes, taillés enpleine roche, avec de la barbe dans les creux qui semblait de lamousse, de ces yeux clairs, habitués aux grand espaces comme en ontles matelots ; et cette sensation de la mer et du large qu’ilavait tout à l’heure en approchant du Guggi, Tartarin la retrouvaitici, en face de ces marins du glacier, dans cette cabane étroite,basse et fumeuse, vrai entrepont de navire, dans l’égouttement dela neige du toit qui fondait à la chaleur, et les grands coups devent tombant en paquet d’eau, secouant tout, faisant craquer lesplanches, vaciller la flamme de la lampe, et s’arrêtant tout à coupsur un silence, énorme, monstrueux, de fin du monde.

On achevait de dîner, quand des pas lourds surle sol opaque, des voix s’approchèrent. Des bourrades violentes,ébranlèrent la porte, Tartarin, très ému, regarda ses guides… Uneattaque nocturne à ces hauteurs !… Les coups redoublèrent.« Qui va là ? » fit le héros sautant sur sonpiolet ; mais déjà la cabane était envahie par deux Yankeesgigantesques masqués de toile blanche, les vêtements trempés desueur et de neige, puis, derrière eux, des guides, des porteurs,toute une caravane qui venait de faire l’ascension de laJungfrau.

« Soyez les bienvenus, milords, »dit le Tarasconnais avec un geste large et dispensateur dont lesmilords n’avaient nul besoin pour prendre leurs aises. En un tourde main, la table fut investie, le couvert enlevé, les bols et lescuillers passés à l’eau chaude pour servir aux arrivants, selon larègle établie en tous ces chalets alpins : les bottes desmilords fumaient devant le poêle, pendant qu’eux-mêmes, déchaussés,les pieds enveloppés de paille, s’étalaient devant une nouvellesoupe à l’oignon.

Le père et le fils, ces Américains ; deuxgéants roux, têtes de pionniers, dures et volontaires. L’un deux,le plus âgé, avait dans sa face boursouflée, hâlée, craquelée, desyeux dilatés, tout blancs ; et bientôt, à son hésitationtâtonnante autour de la cuiller et du bol, aux soins que son filsprenait de lui, Tartarin comprit que c’était le fameux alpinisteaveugle dont on lui avait parlé à l’hôtel Bellevue et auquel il nevoulait pas croire, grimpeur fameux dans sa jeunesse qui malgré sessoixante ans et son infirmité, recommençait avec son fils toutesses courses d’autrefois. Il avait déjà fait ainsi le Wetterhorn etla Jungfrau, comptait attaquer le Cervin et le Mont-Blanc,prétendant que l’air des cimes, cette aspiration froide goût deneige, lui causait une joie indicible, tout un rappel de sa vigueurpassée.

« Différemment, demandait Tartarin à l’undes porteurs, car les Yankees n’étaient pas communicatifs et nerépondaient que yes et no toutes ses avances…différemment, puisqu’il n’y voit pas, comment s’arrange-t-il auxpassages dangereux ?

– Oh ! il a le pied montagnard, puis sonfils est là qui le veille, lui place les talons… Le fait est qu’ils’en tire toujours sans accidents.

– D’autant que les accidents ne sont jamaisbien terribles, qué ? »

Après un sourire d’entente au porteur ahuri,le Tarasconnais, persuadé de plus en plus que « tout çac’était de la blague », s’allongea sur la planche, roulé danssa couverture, le passe-montagne jusqu’aux yeux, et s’endormit,malgré la lumière, le train, la fumée des pipes et l’odeur del’oignon…

« Mossié !…Mossié !… »

Un de ses guides le secouait pour le départpendant que l’autre versait du café bouillant dans les bols. Il yeut quelques jurons, des grognements de dormeurs que Tartarinécrasait au passage pour gagner la table, puis la porte.Brusquement, il se trouva dehors, saisi de froid, ébloui par laréverbération féerique de la lune sur ces blanches nappes, cescascades figées où l’ombre des pics, des aiguilles, des séracs, sedécoupait d’un noir intense. Ce n’était plus l’étincelant chaos del’après-midi, ni le livide amoncellement des teintes grises dusoir, mais une ville accidentée de ruelles sombres, de couléesmystérieuses, d’angles douteux entre des monuments de marbre et desruines effritées, une ville morte avec de larges placesdésertes.

Deux heures ! En marchant bien on seraitlà-haut pour midi. « Zou ! » dit le P. C. A. toutgaillard et s’élançant comme à l’assaut. Mais ses guidesl’arrêtèrent : il fallait s’attacher pour ces passagespérilleux.

« Ah ! vaï,s’attacher ?… Enfin, si ça vous amuse… »

Christian Inebnit prit la tête, laissant troismètres de corde entre lui et Tartarin qu’une même distance séparaitdu second guide chargé des provisions et de la bannière. LeTarasconnais se tenait mieux que la veille, et, vraiment, ilfallait que sa conviction fût faite pour qu’il ne prît pas ausérieux les difficultés de la route, – si l’on peut appeler routela terrible arête de glace sur laquelle ils avançaient avecprécaution, large de quelques centimètres et tellement glissanteque le piolet de Christian devait y tailler des marches.

La ligne de l’arête étincelait entre deuxprofondeurs d’abîmes. Mais si vous croyez que Tartarin avait peur,pas plus ! À peine le petit frisson à fleur de peau dufranc-maçon novice auquel on fait subir les premières épreuves. Ilse posait très exactement dans les trous creusés par le guide detête, faisait tout ce qu’il lui voyait faire, aussi tranquille quedans le jardin du baobab lorsqu’il s’exerçait autour de lamargelle, au grand effroi des poissons rouges. Un moment la crêtedevint si étroite qu’il fallut se mettre à califourchon, et,pendant qu’ils allaient lentement, s’aidant des mains, uneformidable détonation retentit à droite, au-dessous d’eux,« Avalanche ! » dit Inebnit, immobile tant que durala répercussion des échos, nombreuse, grandiose à remplir le ciel,et terminée par un long roulement de foudre qui s’éloigne ou quitombe en détonations perdues. Après, le silence s’étala de nouveau,couvrit tout comme un suaire.

L’arête franchie, ils s’engagèrent sur un névéde pente assez douce, mais d’une longueur interminable. Ilsgrimpaient depuis plus d’une heure, quand une mince ligne rosecommença à marquer les cimes, là-haut, bien haut sur leurs têtes.C’était le matin qui s’annonçait.

En bon Méridional ennemi de l’ombre, Tartarinentonnait son chant d’allégresse :

Grand souleu de la Provenço

Gai compaire dou mistrau…[5]

Une brusque secouée de la corde par devant etpar derrière l’arrêta net au milieu de son couplet.« Chut !… chut !… » faisait Inebnit montrant dubout de son piolet la ligne menaçante des séracs gigantesques ettumultueux, aux assises branlantes, et dont la moindre secoussepouvait déterminer l’éboulement. Mais le Tarasconnais savait à quois’en tenir ; ce n’est pas à lui qu’il fallait pousser depareilles bourdes, et, d’une voix retentissante, ilreprit :

Tu qu’escoulès la Duranço

Commo un flot dè vin de Crau.[6]

Les guides, voyant qu’ils n’auraient pasraison de l’enragé chanteur, firent un grand détour pour s’éloignerdes séracs et, bientôt, furent arrêtés par une énorme crevassequ’éclairait en profondeur, sur les parois d’un vert glauque, lefurtif et premier rayon du jour. Ce qu’on appelle un « pont deneige » la surmontait, si mince, si fragile, qu’au premier pasil s’éboula dans un tourbillon de poussière blanche, entraînant lepremier guide et Tartarin suspendus à la corde que RodolpheKaufmann, le guide d’arrière, se trouvait seul à soutenir,cramponné de toute sa vigueur de montagnard à son pioletprofondément enfoncé dans la glace. Mais s’il pouvait retenir lesdeux hommes sur le gouffre, la force lui manquait pour les enretirer, et il restait accroupi, les dents serrées, les musclestendus, trop loin de la crevasse pour voir ce qui s’y passait.

D’abord abasourdi par la chute, aveuglé deneige, Tartarin s’était agité une minute des bras et des jambes end’inconscientes détentes, comme un pantin détraqué, puis, redresséau moyen de la corde, il pendait sur l’abîme, le nez à cette paroide glace que lissait son haleine, dans la posture d’un plombier entrain de ressouder des tuyaux de descente. Il voyait au-dessus delui pâlir le ciel, s’effacer les dernières étoiles, au-dessouss’approfondir le gouffre en d’opaques ténèbres d’où montait unsouffle froid.

Tout de même, le premier étourdissement passé,il retrouva son aplomb, sa belle humeur.

« Eh ! là-haut, père Kaufmann, nenous laissez pas moisir ici, qué ! il y a descourants d’air, et puis cette sacrée corde nous coupe lesreins. »

Kaufmann n’aurait su répondre ; desserrerles dents, c’eût été perdre sa force. Mais Inebnit criait dufond :

« Mossié !…, Mossié !…piolet… » car le sien s’était perdu dans la chute, et le lourdinstrument passé des mains de Tartarin dans celles du guide,difficilement à cause de la distance qui séparait les deux pendus,le montagnard s’en servit pour entailler la glace devant luid’encoches où cramponner ses pieds et ses mains.

Le poids de la corde ainsi affaibli de moitié,Rodolphe Kaufmann, avec une vigueur calculée, des précautionsinfinies, commença à tirer vers lui le président dont la casquettetarasconnaise parut enfin au bord de la crevasse. Inebnit repritpied à son tour, et les deux montagnards se retrouvèrent avecl’effusion aux paroles courtes qui suit les grands dangers chez cesgens d’élocution difficile ; ils étaient émus, tout tremblantsde l’effort, Tartarin dut leur passer sa gourde de kirsch pourraffermir leurs jambes. Lui paraissait dispos et calme, et tout ense secouant, battant la semelle en mesure, il fredonnait au nez desguides ébahis.

« Brav… brav… Franzose… » disaitKaufmann lui tapant sur l’épaule ; et Tartarin avec son beaurire :

« Farceur, je savais bien qu’il n’y avaitpas de danger… »

De mémoire de guide, on n’avait vu unalpiniste pareil.

Ils se remirent en route, grimpant à pic unesorte de mur de glace gigantesque de six à huit cents mètres oùl’on creusait les degrés mesure, ce qui prenait beaucoup de temps.L’homme de Tarascon commençait à se sentir à bout de forces sous lebrillant soleil que réverbérait toute la blancheur du paysage,d’autant plus fatigante pour ses yeux qu’il avait laissé seslunettes dans le gouffre.

Bientôt une affreuse défaillance le saisit, cemal des montagnes qui produit les mêmes effets que le mal de mer.Éreinté, la tête vide, les jambes molles, il manquait les pas etses guides durent l’empoigner, chacun d’un côté, comme la veille,le soutenant, le hissant jusqu’en haut du mur de glace. Alors centmètres à peine les séparaient du sommet de la Jungfrau ; mais,quoique la neige se fit dure et résistante, le chemin plus facile,cette dernière étape leur prit un temps interminable, la fatigue etla suffocation du P. C. A. augmentant toujours.

Tout à coup les montagnards le lâchèrent et,agitant leurs chapeaux, se mirent à yodler avec transport.On était arrivé. Ce point dans l’espace immaculé, cette crêteblanche un peu arrondie, c’était le but, et pour le bon Tartarin lafin de la torpeur somnambulique dans laquelle il vaguait depuis uneheure.

« Scheideck !Scheideck ! » criaient les guides lui montrant tout enbas, bien loin, sur un plateau de verdure émergeant des brumes dela vallée, l’hôtel Bellevue guère plus gros qu’un dé à jouer.

De là jusque vers eux s’étalait un panoramaadmirable, une montée de champs de neige dorés, orangés par lesoleil, ou d’un bleu profond et froid, un amoncellement de glacesbizarrement structurées en tours, en flèches, en aiguilles, arêtes,bosses gigantesques, à croire que dormait dessous le mastodonte oule mégathérium disparus. Toutes les teintes du prisme s’y jouaient,s’y rejoignaient dans le lit de vastes glaciers roulant leurscascades immobiles, croisées avec d’autres petits torrents figésdont l’ardeur du soleil liquéfiait les surfaces plus brillantes etplus unies. Mais à la grande hauteur, cet étincellement se calmait,une lumière flottait, écliptique et froide, qui faisait frissonnerTartarin autant que la sensation de silence et de solitude de toutce blanc désert aux replis mystérieux.

Un peu de fumée, de sourdes détonationsmontèrent de l’hôtel. On les avait vus, on tirait le canon en leurhonneur, et la pensée qu’on le regardait, que ses alpinistesétaient là, les misses, Riz et Pruneaux illustres, avec leurslorgnettes braquées, rappela Tartarin à la grandeur de sa mission.Il t’arracha des mains du guide, ô bannière tarasconnaise, te fitflotter deux ou trois fois ; puis, enfonçant son piolet dansla neige, s’assit sur le fer de la pioche, bannière au poing,superbe, face au public. Et, sans qu’il s’en aperçût, par une deces répercussions spectrales fréquentes aux cimes, pris entre lesoleil et les brumes qui s’élevaient derrière lui, un Tartaringigantesque se dessina dans le ciel, élargi et trapu, la barbehérissée hors du passe-montagne, pareil à un de ces dieuxScandinaves que la légende se figure trônant au milieu desnuages.

XI

ROUTE POUR TARASCON ! – LE LAC DE GENÈVE. – TARTARINPROPOSE UNE VISITE AU CACHOT DE BONNIVARD. – COURT DIALOGUE AUMILIEU DES ROSES. – TOUTE LA BANDE SOUS LES VERROUS. – L’INFORTUNÉBONNIVARD. – OÙ SE RETROUVE UNE CERTAINE CORDE FABRIQUÉE ENAVIGNON.

À la suite de l’ascension, le nez de Tartarinpela, bourgeonna, ses joues se craquelèrent. Il resta chambrépendant cinq jours à l’hôtel Bellevue. Cinq jours de compresses, depommades, dont il trompait la fadeur gluante et l’ennui en faisantdes parties de quadrette avec les délégués ou leur dictant un longrécit détaillé, circonstancié, de son expédition, pour être lu enséance, au Club des Alpines, et publié dans le Forum ; puis,lorsque la courbature générale eut disparu et qu’il ne resta plussur le noble visage du P. C. A. que quelques ampoules, escarres,gerçures, avec une belle teinte de poterie étrusque, la délégationet son président se remirent en route pour Tarascon, viaGenève.

Passons sur les épisodes du voyage,l’effarement que jeta la bande méridionale dans les wagons étroits,les paquebots, les tables d’hôte, par ses chants, ses cris, sonaffectuosité débordante, et sa bannière, et ses alpenstocks ;car depuis l’ascension du P. C. A., ils s’étaient tous munis de cesbâtons de montagne, où les noms d’escalades célèbres s’enroulent,marqués au feu, en vers de mirlitons.

Montreux !

Ici, les délégués, sur la proposition dumaître, décidaient de faire halte un ou deux jours pour visiter lesbords fameux du Léman, Chillon surtout, et son cachot légendairedans lequel languit le grand patriote Bonnivard et qu’ont illustréByron et Delacroix.

Au fond, Tartarin se souciait fort peu deBonnivard, son aventure avec Guillaume Tell l’ayant éclairé sur leslégendes suisses ; mais passant à Interlaken, il avait apprisque Sonia venait de partir pour Montreux avec son frère dont l’états’aggravait, et cette invention d’un pèlerinage historique luiservait de prétexte pour revoir la jeune fille et, qui sait, ladécider peut-être à le suivre à Tarascon.

Bien entendu, ses compagnons croyaient de lameilleure foi du monde qu’ils venaient rendre hommage au grandcitoyen genevois dont le P. C. A. leur avait racontél’histoire ; même, avec leur goût pour les manifestationsthéâtrales, sitôt débarqués à Montreux, ils auraient voulu semettre en file, déployer la bannière et marcher sur Chillon auxcris mille fois répétés de « Vive Bonnivard ! » Leprésident fut obligé de les calmer : « Déjeunons d’abord,nous verrons ensuite… »

Et ils emplirent l’omnibus d’une pensionMüller quelconque, stationné, ainsi que beaucoup d’autres, autourdu ponton de débarquement.

« Vé le gendarme, comme il nousregarde ! » dit Pascalon, montant le dernier avec labannière toujours très mal commode à installer.

Et Bravida inquiet : « C’est vrai…Qu’est-ce qu’il nous veut, ce gendarme, de nous examiner commeça ?…

– Il m’a reconnu, pardi ! » fit lebon Tartarin modestement ; et il souriait de loin au soldat dela police vaudoise dont la longue capote bleue se tournait avecobstination vers l’omnibus filant entre les peupliers durivage.

Il y avait marché, ce matin-là, à Montreux.Des rangées de petites boutiques en plein vent le long du lac,étalages de fruits, de légumes, de dentelles à bon marché et de cesbijouteries claires, chaînes, plaques, agrafes, dont s’ornent lescostumes des Suissesses comme de neige travaillée ou de glace enperles. À cela se mêlait le train du petit port où s’entrechoquaittoute une flottille de canots de plaisance aux couleurs vives, letransbordement des sacs et des tonneaux débarqués des grandesbrigantines aux voiles en antennes, les rauques sifflements, lescloches des paquebots, et le mouvement des cafés, des brasseries,des fleuristes, des brocanteurs qui bordent le quai. Un coup desoleil là-dessus, on aurait pu se croire à la marine de quelquestation méditerranéenne, entre Menton et Bordighera. Mais le soleilmanquait, et les Tarasconnais regardaient ce joli pays travers unebuée d’eau qui montait du lac bleu, grimpait les rampes, lespetites rues caillouteuses, rejoignait au-dessus des maisons enétage d’autres nuages noirs amoncelés entre les sombres verdures dela montagne, chargés de pluie à en crever.

« Coquin de sort ! je ne suis paslacustre, dit Spiridion Excourbaniès essuyant la vitre pourregarder les perspectives de glaciers, de vapeurs blanches fermantl’horizon en face…

– Moi non plus, soupira Pascalon… cebrouillard, cette eau morte… ça me donne envie depleurer. »

Bravida se plaignait aussi, craignant pour sagoutte sciatique.

Tartarin les reprit sévèrement. N’était-cedonc rien que raconter au retour qu’ils avaient vu le cachot deBonnivard, inscrit leurs noms sur des murailles historiques à côtédes signatures de Rousseau, de Byron, Victor Hugo, George Sand,Eugène Sue. Tout à coup, au milieu de sa tirade, le présidents’interrompit, changea de couleur… Il venait de voir passer unepetite toque sur des cheveux blonds en torsade… Sans même arrêterl’omnibus ralenti par la montée, il s’élança, criant :« Rendez-vous à l’hôtel… » aux alpinistes stupéfaits.

« Sonia !… Sonia !… »

Il craignait de ne pouvoir la rejoindre, tantelle se pressait, sa fine silhouette en ombre sur le murtin de laroute. Elle se retourna, l’attendit : « Ah ! c’estvous… » Et sitôt le serrement de mains, elle se remit àmarcher. Il prit le pas à côté d’elle, essoufflé, s’excusant del’avoir quittée d’une façon si brusque… l’arrivée de ses amis… lanécessité de l’ascension dont sa figure portait encore les traces…Elle l’écoutait sans rien dire, sans le regarder, pressant le pas,l’œil fixe et tendu. De profil, elle lui semblait pâlie, les traitsdéveloutés de leur candeur enfantine, avec quelque chose de dur, derésolu, qui, jusqu’ici, n’avait existé que dans sa voix, sa volontéimpérieuse ; mais toujours sa grâce juvénile, sa chevelure enor frisé.

« Et Boris, comment va-t-il ? »demanda Tartarin un peu gêné par ce silence, cette froideur qui legagnait.

« Boris ?… » Elletressaillit : « Ah ! oui, c’est vrai, vous ne savezpas… Eh bien ! venez, venez… »

Ils suivaient une ruelle de campagne bordée devignes en pente jusqu’au lac, et de villas, de jardins sablés,élégants, les terrasses chargées de vigne vierge, fleuries deroses, de pétunias et de myrtes en caisses. De loin en loin ilscroisaient quelque visage étranger, aux traits creusés, au regardmorne, la démarche lente et malade, comme on en rencontre à Menton,à Monaco ; seulement, là-bas, la lumière dévore tout, absorbetout, tandis que sous ce ciel nuageux et bas, la souffrance sevoyait mieux, comme les fleurs paraissaient plus fraîches.

« Entrez… » dit Sonia poussant lagrille sous un fronton de maçonnerie blanche marqué de caractèresrusses en lettres d’or.

Tartarin ne comprit pas d’abord où il setrouvait. Un petit jardin aux allées soignées, cailloutées, pleinde rosiers grimpants jetés entre des arbres verts, de grandsbouquets de roses jaunes et blanches remplissant l’espace étroit deleur arôme et de leur lumière. Dans ces guirlandes, cette floraisonmerveilleuse, quelques dalles debout ou couchées, avec des dates,des noms, celui-ci tout neuf incrusté sur la pierre :

« Boris de Wassilief, 22 ans. »

Il était là depuis quelques jours, mortpresque aussitôt leur arrivée à Montreux ; et, dans cecimetière des étrangers, il retrouvait un peu la patrie parmi lesRusses, Polonais, Suédois enterrés sous les fleurs, poitrinairesdes pays froids qu’on expédie dans cette Nice du Nord, parce que lesoleil du Midi serait trop violent pour eux et la transition tropbrusque.

Ils restèrent un moment immobiles et muets,devant cette blancheur de la dalle neuve sur le noir de la terrefraîchement retournée ; la jeune fille, la tête inclinée,respirait les roses foisonnantes, y calmant ses yeux rougis.

« Pauvre petite !… » ditTartarin ému, et, prenant dans ses fortes mains rudes le bout desdoigts de Sonia : « Et vous, maintenant, qu’allez-vousdevenir ? »

Elle le regarda bien en face avec des yeuxbrillants et secs où ne tremblait plus une larme :

« Moi, je pars dans une heure.

– Vous partez ?

– Bolidine est déjà à Pétersbourg… Manilofm’attend pour passer la frontière… je rentre dans la fournaise. Onentendra parler de nous. »

Tout bas, elle ajouta avec un demi-sourire,plantant son regard bleu dans celui de Tartarin qui fuyait, sedérobait : « Qui m’aime me suive ! »

Ah ! vaï, la suivre. Cetteexaltée lui faisait bien trop peur ! Puis ce décor funèbreavait refroidi son amour. Il s’agissait cependant de ne pas fuircomme un pleutre. Et, la main sur le cœur, en un gested’Abencérage, le héros commença : « Vous me connaissez,Sonia… »

Elle ne voulut pas en savoir davantage.

« Bavard !… » fit-elle avec unhaussement d’épaules. Et elle s’en alla, droite et fière, entre lesbuissons de roses, sans se retourner une fois… Bavard !…pas unmot de plus, mais l’intonation était si méprisante que le bonTartarin en rougit jusque sous sa barbe et s’assura qu’ils étaientbien seuls dans le jardin, que personne n’avait entendu.

Chez notre Tarasconnais, heureusement, lesimpressions ne duraient guère. Cinq minutes après, il remontait lesterrasses de Montreux d’un pas allègre, en quête de la pensionMüller où ses alpinistes devaient l’attendre pour déjeuner, ettoute sa personne respirait un vrai soulagement, la joie d’en avoirfini avec cette liaison dangereuse. En marchant, il soulignaitd’énergiques hochements de tête les éloquentes explications queSonia n’avait pas voulu entendre et qu’il se donnait à lui-mêmementalement : Bé, oui, certainement le despotisme… Ilne disait pas non… mais passer de l’idée à l’action,boufre !… Et puis, en voilà un métier de tirer surles despotes ! Mais si tous les peuples opprimés s’adressaientà lui, comme les Arabes à Bombonnel lorsqu’une panthère rôde autourdu douar, il n’y pourrait jamais suffire,allons !

Une voiture de louage venant à fond de traincoupa brusquement son monologue. Il n’eut que le temps de sautersur le trottoir. « Prends donc garde, animal ! »Mais son cri de colère se changea aussitôt en exclamationsstupéfaites : « Quès aco !…Bou-diou !… Pas possible !… » Je vous donne enmille de deviner ce qu’il venait de voir dans ce vieux landeau. Ladélégation, la délégation au grand complet. Bravida, Pascalon,Excourbaniès, empilés sur la banquette du fond, pâles, défaits,égarés, sortant d’une lutte, et deux gendarmes en face, lemousqueton au poing. Tous ces profils, immobiles et muets dans lecadre étroit de la portière, tenaient du mauvais rêve ; etdebout, cloué comme jadis sur la glace par ses crampons Kennedy,Tartarin regardait fuir au galop ce carrosse fantastique derrièrelequel s’acharnait une volée d’écoliers sortant de classe, leurscartables sur le dos, lorsque quelqu’un cria à ses oreilles :« Et de quatre !… » En même temps, empoigné,garrotté, ligotté on le hissait son tour dans un« locati » avec des gendarmes, dont un officier armé desa latte gigantesque qu’il tenait toute droite entre ses jambes, lapoignée touchant le haut de la voiture.

Tartarin voulait parler, s’expliquer.Évidemment il devait y avoir quelque méprise… Il dit son nom, sapatrie, se réclama de son consul, d’un marchand de miel suissenommé Ichener qu’il avait connu en foire de Beaucaire. Puis, devantle mutisme persistant de ses gardes, il crut à un nouveau truc dela féerie de Bompard, et s’adressant à l’officier d’un airmalin : « C’est pour rire, qué !… ah !vaï, farceur, je sais bien que c’est pour rire.

– Pas un mot, ou je vous bâillonne… » ditl’officier roulant des yeux terribles, à croire qu’il allait passerle prisonnier au fil de sa latte.

L’autre se tint coi, ne bougea plus, regardantse dérouler à la portière des bouts de lacs, de hautes montagnesd’un vert humide, des hôtels aux toitures variées, aux enseignesdorées visibles d’une lieue, et, sur les pentes, comme au Rigi, unva-et-vient de hottes et de bourriches ; comme au Rigi encore,un petit chemin de fer cocasse, un dangereux jouet mécanique qui secramponnait à pic jusqu’à Glion, et, pour compléter la ressemblanceavec « Regina montium », une pluie rayante et battante,un échange d’eau et de brouillards du ciel au Léman et du Léman auciel, les nuages touchant les vagues.

La voiture roula sur un pont-levis entre despetites boutiques de chamoiseries, canifs, tire-boutons, peignes depoche, franchit une poterne basse et s’arrêta dans la cour d’unvieux donjon, mangée d’herbe, flanquée de tours rondes àpoivrières, à moucharabis noirs soutenus par des poutrelles. Oùétait-il ? Tartarin le comprit en entendant l’officier degendarmerie discuter avec le concierge du château, un gros homme enbonnet grec agitant un trousseau de clefs rouillées.

« Au secret, au secret… mais je n’ai plusde place, les autres ont tout pris… À moins de le mettre dans lecachot de Bonnivard ?

– Mettez-le dans le cachot de Bonnivard, c’estbien assez bon pour lui… » commanda le capitaine, et il futfait comme il avait dit.

Ce château de Chillon, dont le P. C. A. necessait de parler depuis deux jours à ses chers alpinistes, et danslequel, par une ironie de la destinée, il se trouvait brusquementincarcéré sans savoir pourquoi, est un des monuments historiquesles plus visités de toute la Suisse. Après avoir servi de résidenced’été aux comtes de Savoie, puis de prison d’État, de dépôt d’armeset de munitions, il n’est plus aujourd’hui qu’un prétexte àexcursion, comme le Rigi-Kulm ou la Tellsplatte. On y a laissécependant un poste de gendarmerie et un « violon » pourles ivrognes et les mauvais garçons du pays ; mais ils sont sirares, dans ce paisible canton de Vaud, que le violon est toujoursvide et que le concierge y renferme sa provision de bois pourl’hiver. Aussi l’arrivée de tous ces prisonniers l’avait mis defort méchante humeur, l’idée surtout qu’il n’allait plus pouvoirfaire visiter le célèbre cachot, à cette époque de l’année le plussérieux profit de la place.

Furieux, il montrait la route à Tartarin, quisuivait, sans le courage de la moindre résistance. Quelques marchesbranlantes, un corridor moisi, sentant la cave, une porte épaissecomme un mur, avec des gonds énormes, et ils se trouvèrent dans unvaste souterrain voûté, au sol battu, aux lourds piliers romains oùrestent scellés des anneaux de fer enchaînant jadis les prisonniersd’État. Un demi-jour tombait avec le tremblotement, le miroitementdu lac à travers d’étroites meurtrières qui ne laissaient voirqu’un peu de ciel.

« Vous voilà chez vous, dit le geôlier…Surtout, n’allez pas dans le fond, il y a lesoubliettes ! »

Tartarin recula épouvanté :

« Les oubliettes,Boudiou !…

– Qu’est-ce que vous voulez, mongarçon !… On m’a commandé de vous mettre dans le cachot deBonnivard… Je vous mets dans le cachot de Bonnivard… Maintenant, sivous avez des moyens, on pourra vous fournir quelques douceurs, parexemple une couverture et un matelas pour la nuit.

– D’abord, à manger ! » ditTartarin, à qui, fort heureusement, on n’avait pas ôté sabourse.

Le concierge revint avec un pain frais, de labière, un cervelas, dévorés avidement par le nouveau prisonnier deChillon, à jeun depuis la veille, creusé de fatigues et d’émotions.Pendant qu’il mangeait sur son banc de pierre dans la lueur dusoupirail, le geôlier l’examinait d’un œil bonasse.

« Ma foi, dit-il, je ne sais pas ce quevous avez fait ni pourquoi l’on vous traite si sévèrement…

– Eh ! coquin de sort, moi non plus, jene sais rien, fit Tartarin la bouche pleine.

– Ce qu’il y a de sûr, c’est que vous n’avezpas l’air d’un mauvais homme, et, certainement, vous ne voudriezpas empêcher un pauvre père de famille de gagner sa vie, n’est cepas ?… Eh ben, voilà !… J’ai là-haut toute une sociétévenue pour visiter le cachot de Bonnivard… Si vous vouliez mepromettre de vous tenir tranquille, de ne pas essayer de voussauver… »

Le bon Tartarin s’y engagea par serment, etcinq minutes après, il voyait son cachot envahi par ses anciennesconnaissances du Rigi-Kulm et de la Tellsplatte, l’âne bâtéSchwanthaler, l’ineptissimus Astier-Réhu, le membre du Jockey-Clubavec sa nièce (hum ! hum !…), tous les voyageurs ducirculaire Cook. Honteux, craignant d’être reconnu, le malheureuxse dissimulait derrière les piliers, reculant, se dérobant à mesurequ’approchait le groupe des touristes précédés du concierge et deson boniment débité d’une voix dolente :

« C’est ici que l’infortunéBonnivard… »

Ils avançaient lentement, retardés par lesdiscussions des deux savants toujours en querelle, prêts à sesauter dessus agitant l’un son pliant, l’autre son sac de voyage,en des attitudes fantastiques que le demi-jour des soupirauxallongeait sur les voûtes.

À force de reculer, Tartarin se trouva toutprès du trou des oubliettes, un puits noir, ouvert au ras du sol,soufflant l’haleine des siècles passés, marécageuse et glaciale.Effrayé, il s’arrêta, se pelotonna dans un coin, sa casquette surles yeux ; mais le salpêtre humide des muraillesl’impressionnait ; et tout à coup un formidable éternuement,qui fit reculer les touristes, les avertissait de sa présence.

« Tiens, Bonnivard… » s’écrial’effrontée petite Parisienne coiffée d’un chapeau Directoire, quele monsieur du Jockey-Club faisait passer pour sa nièce.

Le Tarasconnais ne se laissa pas démonter.

« C’est vraiment très gentil,vé, ces oubliettes !… » dit-il du ton le plusnaturel du monde, comme s’il était en train, lui aussi, de visiterle cachot par plaisir, et il se mêla aux autres voyageurs quisouriaient en reconnaissant l’alpiniste du Rigi-Kulm, leboute-en-train du fameux bal.

« Hé ! mossié… ballir,dantsir !… »

La silhouette falote de la petite féeSchwanthaler se dressait devant lui, prête à partir pour unecontredanse. Vraiment, il avait bien envie de danser ! Alors,ne sachant comment se débarrasser de l’enragé petit bout de femme,il lui offrit le bras, lui montra fort galamment son cachot,l’anneau où se rivait la chaîne du captif, la trace appuyée de sespas sur les dalles autour du même pilier ; et jamais,l’entendre parler avec tant d’aisance, la bonne dame ne se seraitdoutée que celui qui la promenait était aussi prisonnier d’État,une victime de l’injustice et de la méchanceté des hommes.Terrible, par exemple, fut le départ, quand l’infortuné Bonnivard,ayant reconduit sa danseuse jusqu’à la porte, prit congé avec unsourire d’homme du monde : « Non, merci, vé… Jereste encore un petit moment. »

Là-dessus il salua, et le geôlier, qui leguettait, ferma et verrouilla la porte à la stupéfaction detous.

Quel affront ! Il en suait d’angoisse, lemalheureux, en écoutant les exclamations des touristes quis’éloignaient. Par bonheur, ce supplice ne se renouvela plus de lajournée. Pas de visiteurs à cause du mauvais temps. Un ventterrible sous les vieux ais, des plaintes montant des oubliettescomme des victimes mal enterrées, et le clapotis du lac, criblé depluie, battant les murailles au ras des soupiraux d’où leséclaboussures jaillissaient jusque sur le captif.

Par intervalles, la cloche d’un vapeur, leclaquement de ses roues scandant les réflexions du pauvre Tartarin,pendant que le soir descendait gris et morne dans le cachot quisemblait s’agrandir.

Comment s’expliquer cette arrestation, sonemprisonnement dans ce lieu sinistre ? Costecalde, peut-être…une manœuvre électorale de la dernière heure ?… Ou, encore, lapolice russe avertie de ses paroles imprudentes, de sa liaison avecSonia, et demandant l’extradition ?

Mais alors, pourquoi arrêter lesdélégués ?… Que pouvait-on reprocher à ces infortunés dont ilse représentait l’effarement, le désespoir, quoiqu’ils ne fussentpas comme lui dans le cachot de Bonnivard, sous ces voûtes auxpierres serrées, traversées à l’approche de la nuit d’un passage derats énormes, de cancrelats, de silencieuses araignées aux pattesfrôleuses et difformes.

Voyez pourtant ce que peut une bonneconscience ! Malgré les rats, le froid, les araignées, legrand Tartarin trouva dans l’horreur de la prison d’État, hantéed’ombres martyres, le sommeil rude et sonore, bouche ouverte etpoings fermés, qu’il avait dormi entré les cieux et les abîmes dansla cabane du Club Alpin. Il croyait rêver encore, au matin, enentendant son geôlier :

« Levez-vous, le préfet du district estlà… Il vient vous interroger… » L’homme ajouta avec un certainrespect : « Pour que le préfet se soit dérangé… Il fautque vous soyez un fameux scélérat. »

Scélérat ! non, mais on peut le paraîtreaprès une nuit de cachot humide et poussiéreux, sans avoir eu letemps d’une toilette, même sommaire. Et dans l’ancienne écurie duchâteau, transformée en gendarmerie, garnie de mousquetons enrâtelier sur le crépissage des murs, quand Tartarin – après un coupd’œil rassurant à ses alpinistes assis entre les gendarmes –apparaît devant le préfet du district, il a le sentiment de samauvaise tenue en face de ce magistrat correct et noir, la barbesoignée, et qui l’interpelle sévèrement :

« Vous vous appelez Manilof, n’est-cepas ?… sujet russe… incendiaire à Pétersbourg… réfugié etassassin en Suisse.

– Mais jamais de la vie… C’est une erreur, uneméprise…

– Taisez-vous, ou je vous bâillonne… »interrompt le capitaine.

Le préfet correct reprend :« D’ailleurs, pour couper court à toutes vos dénégations…Connaissez-vous cette corde ? »

Sa corde, coquin de sort ! Sa cordetissée de fer, fabriquée en Avignon. Il baisse la tête, à lastupeur des délégués, et dit :

« Je la connais.

– Avec cette corde, un homme a été pendu dansle canton d’Unterwald… »

Tartarin frémissant jure qu’il n’y est pourrien.

« Nous allons bien voir ! » Etl’on introduit le ténor italien, le policier que les nihilistesavaient accroché à la branche d’un chêne au Brünig, mais que desbûcherons ont sauvé miraculeusement.

Le mouchard regarde Tartarin : « Cen’est pas lui ! » les délégués : « Ni ceux-lànon plus… On s’est trompé.

Le préfet, furieux, à Tartarin :« Mais, alors, qu’est-ce que vous faites ici ?

– C’est ce que je me demande,vé !… » répond le président avec l’aplomb del’innocence.

Après une courte explication, les alpinistesde Tarascon, rendus à la liberté, s’éloignent du château de Chillondont nul n’a ressenti plus fort qu’eux la mélancolie oppressante etromantique. Ils s’arrêtent la pension Müller pour prendre lesbagages, la bannière, payer le déjeuner de la veille qu’ils n’ontpas eu le temps de manger, puis filent vers Genève par le train. Ilpleut. À travers les vitres ruisselantes se lisent des noms destations d’aristocratique villégiature, Clarens, Vevey,Lausanne ; les chalets rouges, les jardinets d’arbustes rarespassent sous un voile humide où s’égouttent les branches, lesclochetons des toits, les terrasses des hôtels.

Installés dans un petit coin du long wagonsuisse, deux banquettes se faisant face, les alpinistes ont la minedéfaite et déconfite.

Bravida, très aigre, se plaint de douleurs et,tout le temps, demande à Tartarin avec une ironie féroce :« Eh bé ! vous l’avez vu, le cachot deBonnivard… Vous vouliez tant le voir… Je crois que vous l’avez vu,qué ? » Excourbaniès, aphone, pour la premièrefois, regarde piteusement le lac qui les escorte auxportières : « En voilà de l’eau, Boudiou !…après ça, je ne prends plus de bain de ma vie… »

Abruti d’une épouvante qui dure encore,Pascalon, la bannière entre ses jambes, se dissimule derrière,regardant à droite et à gauche comme un lièvre, crainte qu’on lerattrape… Et Tartarin ?… Oh ! lui, toujours digne etcalme, il se délecte en lisant des journaux du Midi, un paquet dejournaux expédiée à la pension Müller et qui, tous, reproduisentd’après le Forum le récit de son ascension, celui qu’il a dicté,mais agrandi, enjolivé d’éloges mirifiques. Tout à coup le hérospousse un cri, un cri formidable qui roule jusqu’au bout du wagon.Tous les voyageurs se sont dressés ; on croit à untamponnement. Simplement un entrefilet du Forum que Tartarin litses alpinistes… « Écoutez ça : Le bruit court que leV. P. C. A. Costecalde, à peine remis de la jaunisse qui l’alitaitdepuis quelques jours, va partir pour l’ascension du Mont-Blancmonter encore plus haut que Tartarin… Ah ! le bandit… ilveut tuer l’effet de ma Jungfrau… Eh bien ! attends un peu, jevais te la souffler, ta montagne… Chamonix est à quelques heures deGenève, je ferai le Mont-Blanc avant lui ! En êtes-vous, mesenfants ? »

Bravida proteste. Outre ! il ena assez, des aventures. « Assez et plus qu’assez… » hurleExcourbaniès tout bas, de sa voix morte.

« Et toi, Pascalon ?… » demandedoucement Tartarin.

L’élève bêle sans oser lever lesyeux :

« Maî-aî-aître… » Celui-là aussi lereniait.

« C’est bien, dit le héros solennel etfâché, je partirai seul, j’aurai tout l’honneur…Zou ! rendez-moi la bannière… »

XII

L’HÔTEL BALTET À CHAMONIX. – ÇA SENT L’AIL ! – DEL’EMPLOI DE LA CORDE DANS LES COURSES ALPESTRES. – SHAKEHANDS ! – UN ÉLÈVE DE SCHOPENHAUER. – À LA HALTE DESGRANDS-MULETS. – « TARTARIN, IL FAUT QUE JE VOUSPARLE…

Le clocher de Chamonix sonnait neuf heuresdans un soir frissonnant de bise et de pluie froides ; toutesles rues noires les maisons éteintes, sauf de place en place lafaçade et les cours des hôtels où le gaz veillait, faisant lesalentours encore plus sombres dans le vague reflet de la neige desmontagnes, d’un blanc de planète sur la nuit du ciel.

À l’hôtel Baltet, un des meilleurs et des plusfréquentés du village alpin, les nombreux voyageurs etpensionnaires ayant disparu peu a peu, harassés des excursions dujour, il ne restait au grand salon qu’un pasteur anglais jouant auxdames silencieusement avec son épouse, tandis que ses innombrablesdemoiselles en tabliers écrus bavettes s’activaient à copier desconvocations au prochain service évangélique, et qu’assis devant lacheminée où brûlait un bon feu de bûches, un jeune Suédois, creusé,décoloré, regardait la flamme d’un air morne, en buvant des grogsau kirsch et à l’eau de seltz. De temps en temps un touristeattardé traversait le salon, guêtres trempées, caoutchoucruisselant, allait à un grand baromètre pendu sur la muraille, letapotait, interrogeait le mercure pour le temps du lendemain ets’allait coucher consterné. Pas un mot, pas d’autres manifestationsde vie que le pétillement du feu, le grésil aux vitres et leroulement colère de l’Arve sous les arches de son pont de bois, àquelques mètres de l’hôtel.

Tout à coup le salon s’ouvrit, un portiergalonné d’argent entra chargé de valises, de couvertures, avecquatre alpinistes grelottants, saisis par le subit passage de lanuit et du froid à la chaude lumière.

« Bondiou ! Quel temps…

– À manger, zou !

– Bassinez les lits,qué ! »

Ils parlaient tous ensemble du fond de leurcache-nez, passe-montagne, casquettes à oreilles, et l’on ne savaitauquel entendre, quand un petit gros qu’ils appelaient leprésidain leur imposa silence en criant plus fortqu’eux.

« D’abord le livre desétrangers ! » commanda-t-il ; et le feuilletantd’une main gourde, il lisait à haute voix les noms des voyageursqui, depuis huit jours, avaient traversé l’hôtel :« Docteur Schwanthaler et madame… Encore !… Astier-Réhu,de l’Académie française… » Il en déchiffra deux ou troispages, pâlissant quand il croyait voir un nom ressemblant à celuiqu’il cherchait ; puis, à la fin, le livre jeté sur la tableavec un rire de triomphe, le petit homme fit une gambade gamine,extraordinaire pour son corps replet :

« Il n’y est pas, vé ! iln’est pas venu… C’est bien ici pas moins qu’il devait descendre.Enfoncé Costecalde… lagadigadeou !…vite à la soupe,mes enfants !… »

Et le bon Tartarin, ayant salué les dames,marcha vers la salle à manger, suivi de la délégation affamée ettumultueuse.

Eh oui ! la délégation, tous, Bravidalui-même… Est-ce que c’était possible, allons !… Qu’aurait-ondit, là-bas, en les voyant revenir sans Tartarin ? Chacund’eux le sentait bien. Et au moment de se séparer, en gare deGenève, le buffet fut témoin d’une scène pathétique, pleurs,embrassades, adieux déchirants à la bannière, l’issue desquelsadieux tout le monde s’empilait dans le landau que le P. C. A.venait de fréter pour Chamonix. Superbe route qu’ils firent lesyeux fermés, pelotonnés dans leurs couvertures, remplissant lavoiture de ronflements sonores, sans se préoccuper du merveilleuxpaysage qui, depuis Sallanches, se déroulait sous la pluie :gouffres, forêts, cascades écumantes, et, selon les mouvements dela vallée, tour à tour visible ou fuyante, la cime du Mont-Blancau-dessus des nuées. Fatigués de ce genre de beautés naturelles,nos Tarasconnais ne songeaient qu’à réparer la mauvaise nuit passéesous les verrous de Chillon. Et, maintenant encore, au bout de lalongue salle à manger déserte de l’hôtel Baltet, pendant qu’on leurservait un potage réchauffé et les reliefs de la table d’hôte, ilsmangeaient gloutonnement, sans parler, préoccupés surtout d’allervite au lit.

Subitement, Spiridion Excourbaniès, quiavalait comme un somnambule, sortit de son assiette et, flairantl’air autour de lui : « Outre ! ça sentl’ail !…

– C’est vrai, que ça le sent… » ditBravida. Et tous, ragaillardis par ce rappel de la patrie, ce fumetdes plats nationaux que Tartarin n’avait plus respiré depuislongtemps, ils se retournaient sur leurs chaises avec une anxiétégourmande. Cela venait du fond de la salle, d’une petite pièce oùmangeait à part un voyageur, personnage d’importance sans doute,car à tout moment la barrette du chef se montrait au guichetouvrant sur la cuisine, pour passer à la fille de service despetits plats couverts qu’elle portait dans cette direction.

« Quelqu’un du Midi, bien sûr, »murmura le doux Pascalon ; et le président, devenu blême àl’idée de Costecalde, commanda :

« Allez donc voir, Spiridion…vous nous lesaurez à dire… »

Un formidable éclat de rire partit du retraitoù le brave gong venait d’entrer, sur l’ordre de son chef, et d’oùil ramenait par la main un long diable au grand nez, les yeuxfarceurs, la serviette au menton, comme le chevalgastronome :

« Vé ! Bompard…

– Te ! l’imposteur…

– Hé ! adieu, Gonzague… Commentte va !

– Différemment, messieurs, je suis bien levôtre… » dit le courrier serrant toutes les mains ets’asseyant à la table des Tarasconnais pour partager avec eux unplat de cèpes à l’ail préparé par la mère Baltet, laquelle, ainsique son mari, avait horreur de la cuisine de table d’hôte.

Était-ce le fricot national ou bien la joie deretrouver un pays, ce délicieux Bompard à l’imaginationinépuisable ? Immédiatement la fatigue et l’envie de dormirs’envolèrent, on déboucha du Champagne et, la moustache toutebarbouillée de mousse, ils riaient, poussaient des cris,gesticulaient, s’étreignaient à la taille, pleins d’effusion.

« Je ne vous quitte plus, vé !disait Bompard… Mes Péruviens sont partis… Je suis libre…

– Libre !… Alors, demain, vous faites leMont-Blanc avec moi ?

– Ah ! vous faites le Mont-Blancdemeïn ? répondit Bompard sans enthousiasme.

– Oui, je le souffle à Costecalde… Quand ilviendra, uit !… Plus de Mont-Blanc… Vous en êtes,qué, Gonzague ?

– J’en suis… J’en suis… moyennant que le tempsle veuille… C’est que la montée n’est pas toujours commode danscette saison.

– Ah ! vaï ! pascommode… » fit le bon Tartarin frisant ses petits yeux par unrire d’augure que Bompard, du reste, ne parut pas comprendre.

« Passons toujours prendre le café ausalon… Nous consulterons le père Baltet. Il s’y connaît, lui,l’ancien guide qui a fait vingt-sept fois l’ascension. »

Les délégués eurent un cri :

« Vingt-sept fois !Boufre !

– Bompard exagère toujours… »dit le P. C. A, sévèrement avec une pointe d’envie.

Au salon, il trouvèrent la famille du pasteurtoujours penchée sur les lettres de convocation, le père et la mèresommeillant devant leur partie de dames, et le long Suédois remuantson grog à l’eau de seltz du même geste découragé. Mais l’invasiondes alpinistes tarasconnais, allumés par le champagne, donna, commeon pense, quelques distractions aux jeunes convocatrices. Jamaisces charmantes personnes n’avaient vu prendre le café avec tant demimiques et de roulements d’yeux.

« Du sucre, Tartarin ?

– Mais non, commandant… Vous savez bien…Depuis l’Afrique !…

– C’est vrai, pardon… Té ! voilàM. Baltet !

– Mettez-vous là, qué, monsieurBaltet.

– Vive M. Baltet !…ah !ah !… fen dè brut. »

Entouré, pressé par tous ces gens qu’iln’avait jamais vus de sa vie, le père Baltet souriait d’un airtranquille. Robuste Savoyard, haut et large, le dos rond, la marchelente, sa face épaisse et rasée s’égayait de deux yeux finaudsencore jeunes, contrastant avec sa calvitie, causée par un coup defroid à l’aube dans les neiges.

« Ces messieurs désirent faire leMont-Blanc ? » dit-il, jaugeant les Tarasconnais d’unregard à la fois humble et ironique. Tartarin allait répondre,Bompard se jeta devant lui :

« N’est-ce pas que la saison est bienavancée ?

– Mais non, répondit l’ancien guide… Voici unmonsieur suédois qui montera demain, et j’attends, à la fin de lasemaine, deux messieurs américains pour monter aussi. Il y en amême un qui est aveugle.

– Je sais. Je l’ai rencontré au Guggi.

– Ah ! monsieur est allé auGuggi ?

– Il y a huit jours, en faisant laJungfrau… »

Il y eut un frémissement parmi lesconvocatrices évangéliques, toutes les plumes en arrêt, les têteslevées du côté de Tartarin qui, pour ces Anglaises, déterminéesgrimpeuses, expertes à tous les sports, prenait une autoritéconsidérable. Il était monté à la Jungfrau !

« Une belle étape ! dit le pèreBaltet considérant le P. C. A. avec étonnement, tandis quePascalon, intimidé par les dames, rougissant et bégayant,murmurait :

« Maî-aî-tre, racontez-leur donc le… le…chose… la crevasse… »

Le président sourit :« Enfant !… » et, tout de même, il commença le récitde sa chute ; d’abord d’un air détaché, indifférent, puis avecdes mouvements effarés, des gigotements au bout de la corde, surl’abîme, des appels de mains tendues. Ces demoiselles frémissaient,le dévoraient de ces yeux froids des Anglaises, ces yeux quis’ouvrent en rond.

Dans le silence qui suivit s’éleva la voix deBompard :

« Au Chimborazo, pour franchir lescrevasses, nous ne nous attachions jamais. »

Les délégués se regardèrent. Commetarasconnade, celui-là les dépassait tous. « Oh ! dece Bompard, pas moins… » murmura Pascalon avec uneadmiration ingénue.

Mais le père Baltet, prenant le Chimborazo ausérieux, protesta contre cet usage de ne pas s’attacher ;selon lui, pas d’ascension possible sur les glaces sans une corde,une bonne corde en chanvre de Manille.

Au moins, si l’un glisse, les autres leretiennent.

« Moyennant que la corde ne casse pas,monsieur Baltet », dit Tartarin rappelant la catastrophe dumont Cervin.

Mais l’hôtelier, pesant les mots :

« Ce n’est pas la corde qui a cassé, auCervin… C’est le guide d’arrière qui l’a coupée d’un coup depioche… »

Comme Tartarin s’indignait :

« Faites excuse, monsieur, le guide étaitdans son droit… Il a compris l’impossibilité de retenir les autreset s’est détaché d’eux pour sauver sa vie, celle de son fils et duvoyageur qu’ils accompagnaient… Sans sa détermination, il y auraiteu sept victimes au lieu de quatre. »

Alors, une discussion commença. Tartarintrouvait que s’attacher à la file, c’était comme un engagementd’honneur de vivre ou de mourir ensemble ; et s’exaltant, trèsmonté par la présence des dames, il appuyait son dire sur desfaits, des êtres présents. « Ainsi, demain, té, enm’attachant avec Bompard, ce n’est pas une simple précaution que jeprendrai, c’est un serment devant Dieu et devant les hommes den’être qu’un avec mon compagnon et de mourir plutôt que de rentrersans lui, coquin de sort !

– J’accepte le serment pour moi comme pourvous, Tartaréïn… » cria Bompard de l’autre côté duguéridon.

Minute émouvante !

Le pasteur, électrisé, se leva et vintinfliger au héros une poignée de main en coup de pompe, bienanglaise. Sa femme l’imita, puis toutes ses demoiselles, continuantle shake hands avec une vigueur à faire monter l’eau à uncinquième étage. Les délégués, je dois le dire, se montraient moinsenthousiastes.

« Eh bé ! moi, dit Bravida,je suis de l’avis de M. Baltet. Dans ses affaires-là, chacun yva pour sa peau, pardi ! et je comprends très bien le coup depiolet…

– Vous m’étonnez, Placide », fit Tartarinsévèrement. Et tout bas, entre cuir et chair :« Tenez-vous donc, malheureux ; l’Angleterre nousregarde… »

Le vieux brave qui, décidément, gardait unfond d’aigreur depuis l’excursion de Chillon, eut un gestesignifiant : « Je m’en moque un peu, del’Angleterre… » et peut-être se fût-il attiré quelque vertesemonce du président irrité de tant de cynisme, quand le jeunehomme aux airs navrés, repu de grog et de tristesse, mit sonmauvais français dans la conversation. Il trouvait, lui aussi, quele guide avait eu raison de trancher la corde : délivrer del’existence quatre malheureux encore jeunes, c’est-à-dire condamnésà vivre un certain temps, les rendre d’un geste au repos, au néant,quelle action noble et généreuse !

Tartarin se récria :

« Comment, jeune homme ! à votreâge, parler de la vie avec ce détachement, cette colère… Qu’est-cequ’elle vous a donc fait ?

– Rien, elle m’ennuie… » Il étudiait laphilosophie à Christiania, et, gagné aux idées de Schopenhauer, deHartmann, trouvait l’existence sombre, inepte, chaotique. Tout prèsdu suicide, il avait fermé ses livres à la prière de ses parents ets’était mis à voyager, butant partout contre le même ennui, lasombre misère du monde. Tartarin et ses amis lui semblaient lesseuls êtres contents de vivre qu’il eût encore rencontrés.

Le bon P. C. A. se mit à rire :« C’est la race qui veut ça, jeune homme. Nous sommes tous lesmêmes à Tarascon. Le pays du bon Dieu. Du matin au soir, on rit, onchante, et le reste du temps on danse la farandole… comme ceci…té ! » Il se mit à battre un entrechat avec unegrâce, une légèreté de gros hanneton déployant ses ailes.

Mais les délégués n’avaient pas les nerfsd’acier, l’entrain infatigable de leur chef. Excourbanièsgrognait : « Le présidain s’emballe… nous sommes làjusqu’à minuit. »

Bravida se levant, furieux :« Allons nous coucher, vé ! Je n’en puis plus dema sciatique… » Tartarin consentit, songeant à l’ascension dulendemain ; et les Tarasconnais montèrent, le bougeoir enmain, le large escalier de granit conduisant aux chambres, tandisque le père Baltet allait s’occuper des provisions, retenir desmulets et des guides.

« Té ! il neige… »

Ce fut le premier mot du bon Tartarin à sonréveil en voyant les vitres couvertes de givre et la chambreinondée d’un reflet blanc ; mais lorsqu’il accrocha son petitmiroir à barbe à l’espagnolette, il comprit son erreur et que leMont-Blanc, étincelant en face de lui sous un soleil splendide,faisait toute cette clarté. Il ouvrit sa fenêtre à la brise duglacier, piquante et réconfortante, qui lui apportait toutes lessonnailles en marche des troupeaux derrière les longs mugissementsde trompe des bergers. Quelque chose de fort, de pastoral,remplissait l’atmosphère, qu’il n’avait pas respiré en Suisse.

En bas, un rassemblement de guides, deporteurs, l’attendait ; le Suédois déjà hissé sur sa bête, et,mêlée aux curieux qui formaient le cercle, la famille du pasteur,toutes ces alertes demoiselles coiffées en matin, venues pourdonner encore « shake hands » au héros qui avait hantéleurs rêves.

« Un temps superbe !dépêchez-vous !… » criait l’hôtelier dont le crâneluisait au soleil comme un galet. Mais Tartarin eut beau sepresser, ce n’était pas une mince besogne d’arracher au sommeil lesdélégués qui devaient l’accompagner jusqu’à la Pierre-Pointue, oùfinit le chemin de mulet. Ni prières ni raisonnements ne purentdécider le commandant à sauter du lit ; son bonnet de cotonjusqu’aux oreilles, le nez contre le mur, aux objurgations duprésident il se contentait de répondre par un cynique proverbetarasconnais : « Qui a bon renom de se lever le matinpeut dormir jusqu’à midi… » Quant à Bompard, il répétait toutle temps : « Ah vaï ! le Mont-Blanc !…quelle blague… » et ne se leva que sur l’ordre formel du P. C.A.

Enfin la caravane se mit en route et traversales petites rues de Chamonix dans un appareil fort imposant :Pascalon sur le mulet de tête, la bannière déployée, et le dernierde la file, grave comme un mandarin parmi les guides et lesporteurs groupés des deux côtés de sa mule, le bon Tartarin, plusextraordinairement alpiniste que jamais, avec une paire de lunettesneuves aux verres bombés et fumés et sa fameuse corde fabriquée enAvignon, on sait à quel prix reconquise.

Très regardé, presque autant que la bannière,il jubilait sous son masque important, s’amusait du pittoresque deces rues du village savoyard si différent du village suisse troppropre, trop vernissé, sentant le joujou neuf, le chalet de bazar,du contraste de ces masures à peine sorties de terre où l’établetient toute la place, côté des grands hôtels somptueux de cinqétages dont les enseignes rutilantes détonnaient comme la casquettegalonnée d’un portier, l’habit noir et les escarpins d’un maîtred’hôtel au milieu des coiffes savoyardes, des vestes de futaine,des feutres de charbonniers à larges ailes. Sur la place, deslandaus dételés, des berlines de voyage à côté de charrettes defumier ; un troupeau de porcs flânant au soleil devant lebureau de poste d’où sortait un Anglais en chapeau de toileblanche, avec un paquet de lettres et un numéro du Timesqu’il lisait en marchant avant d’ouvrir sa correspondance. Lacavalcade des Tarasconnais traversait tout cela, accompagnée par lepiétinement des mulets, le cri de guerre d’Excourbaniès à qui lesoleil rendait l’usage de son gong, le carillon pastoral étagé surles pentes voisines et le fracas de la rivière en torrent jailli duglacier, toute blanche, étincelante comme si elle charriait dusoleil et de la neige.

À la sortie du village, Bompard rapprocha samule de celle du président et lui dit, roulant des yeuxextraordinaires : « Tartaréïn, il faut que jevous parle…

– Tout à l’heure… » dit le P. C. A.engagé dans une discussion philosophique avec le jeune Suédois,dont il essayait de combattre le noir pessimisme par le merveilleuxspectacle qui les entourait, ces pâturages aux grandes zonesd’ombre et de lumière, ces forêts d’un vert sombre crêtées de lablancheur des névés éblouissants.

Après deux tentatives pour se rapprocher deTartarin, Bompard y renonça de force. L’Arve franchie sur un petitpont, la caravane venait de s’engager dans un de ces étroitschemins en lacet au milieu des sapins, où les mulets, un par un,découpent de leurs sabots fantasques toutes les sinuosités desabîmes, et nos Tarasconnais n’avaient pas assez de leur attentionpour se maintenir en équilibre l’aide des Allons… doucemain…Outre… dont ils retenaient leurs bêtes.

Au chalet de la Pierre-Pointue, dans lequelPascalon et Excourbaniès devaient attendre le retour desascensionnistes, Tartarin, très occupé de commander le déjeuner, deveiller à l’installation des porteurs et des guides, fit encore lasourde oreille aux chuchotements de Bompard.

Mais – chose étrange et qu’on ne remarqua queplus tard – malgré le beau temps, le bon vin, cette atmosphèreépurée à deux mille mètres au-dessus de la mer, le déjeuner futmélancolique. Pendant qu’ils entendaient les guides rire ets’égayer à côté, la table des Tarasconnais restait silencieuse,livrée seulement aux bruits du service, tintements des verres, dela grosse vaisselle et des couverts sur le bois blanc. Était-ce laprésence de ce Suédois morose ou l’inquiétude visible de Gonzague,ou encore quelque pressentiment, la bande se mit en marche, tristecomme un bataillon sans musique, vers le glacier des Bossons où lavéritable ascension commençait.

En posant le pied sur la glace, Tartarin neput s’empêcher de sourire au souvenir du Guggi et de ses cramponsperfectionnés. Quelle différence entre le néophyte qu’il étaitalors et l’alpiniste de premier ordre qu’il se sentaitdevenu ! Solide sur ses lourdes bottes que le portier del’hôtel lui avait ferrées le matin même de quatre gros clous,expert à se servir de son piolet, c’est à peine s’il eut besoin dela main d’un de ses guides, moins pour le soutenir que pour luimontrer le chemin. Les lunettes fumées atténuaient la réverbérationdu glacier qu’une récente avalanche poudrait de neige fraîche, oùdes petits lacs d’un vert glauque s’ouvraient ça et là, glissantset traîtres ; et très calme, assuré par expérience qu’il n’yavait pas le moindre danger, Tartarin marchait le long descrevasses aux parois chatoyantes et lisses, s’approfondissant àl’infini, passait au milieu des séracs avec l’unique préoccupationde tenir pied à l’étudiant suédois, intrépide marcheur, dont leslongues guêtres boucles d’argent s’allongeaient minces et sèches etde la même détente à côté de son alpenstock qui semblait unetroisième jambe. Et leur discussion philosophique continuant endépit des difficultés de la route, on entendait sur l’espace gelé,sonore comme la largeur d’une rivière, une bonne grosse voixfamilière et essoufflée : « Vous me connaissez,Otto… »

Bompard, pendant ce temps, subissait millemésaventures. Fermement convaincu encore le matin que Tartarinn’irait jamais jusqu’au bout de sa vantardise et ne ferait pas plusle Mont-Blanc qu’il n’avait fait la Jungfrau, le malheureuxcourrier s’était vêtu comme à l’ordinaire, sans clouter ses bottesni même utiliser sa fameuse invention pour ferrer les pieds desmilitaires, sans alpenstock non plus, les montagnards du Chimborazone s’en servant pas. Seulement armé de la badine qui allait bienavec son chapeau à ganse bleue et son ulster, l’approche du glacierle terrifia, car, malgré toutes ses histoires, on pense bien que« l’imposteur » n’avait jamais fait d’ascension. Il serassura pourtant en voyant du haut de la moraine avec quellefacilité Tartarin évoluait sur la glace, et se décida à le suivrejusqu’à la halte des Grands-Mulets, où l’on devait passer la nuit.Il n’y arriva point sans peine. Au premier pas, il s’étala sur ledos, la seconde fois en avant sur les mains et sur les genoux.« Non, merci, c’est exprès… » affirmait-il aux guidesessayant de le relever… « À l’américaine, vé !…comme au Chimborazo ! » Cette position lui paraissantcommode, il la garda, s’avançant à quatre pattes, le chapeau enarrière, l’ulster balayant la glace comme une pelure d’oursgris ; très calme, avec cela, et racontant autour de lui que,dans la Cordillère des Andes, il avait grimpé ainsi une montagne dedix mille mètres. Il ne disait pas en combien de temps par exemple,et cela avait dû être long à en juger par cette étape desGrands-Mulets où il arriva une heure après Tartarin et toutdégouttant de neige boueuse, les mains gelées sous ses gants detricot.

À côté de la cabane du Guggi, celle que lacommune de Chamonix a fait construire aux Grands-Mulets estvéritablement confortable. Quand Bompard entra dans la cuisine oùflambait un grand feu de bois, il trouva Tartarin et le Suédois entrain de sécher leurs bottes, pendant que l’aubergiste, un vieuxracorni aux longs cheveux blancs tombant en mèches, étalait devanteux les trésors de son petit musée.

Sinistre, ce musée fait des souvenirs detoutes les catastrophes qui avaient eu lieu au Mont-Blanc, depuisplus de quarante ans que le vieux tenait l’auberge ; et, enles retirant de leur vitrine, il racontait leur origine lamentable…À ce morceau de drap, ces boutons de gilet, tenait la mémoire d’unsavant russe précipité par l’ouragan sur le glacier de la Brenva…Ces maxillaires restaient d’un des guides de la fameuse caravane deonze voyageurs et porteurs disparus dans une tourmente de neige…Sous le jour tombant et le pâle reflet des névés contre lescarreaux, l’étalage de ces reliques mortuaires, ces récitsmonotones avaient quelque chose de poignant, d’autant que levieillard attendrissait sa voix tremblante aux endroitspathétiques, trouvait des larmes en dépliant un bout de voile vertd’une dame anglaise roulée par l’avalanche en 1827.

Tartarin avait beau se rassurer par les dates,se convaincre qu’ cette époque la Compagnie n’avait pas organiséles ascensions sans danger, ce vocero savoyard lui serraitle cœur, et il alla respirer un moment sur la porte.

La nuit était venue, engloutissant les fonds.Les Bossons ressortaient livides et tout proches, tandis que leMont-Blanc dressait une cime encore rosée, caressée du soleildisparu. Le Méridional se rassérénait à ce sourire de la nature,quand l’ombre de Bompard se dressa derrière lui.

« C’est vous, Gonzague… vous voyez, jeprends le bon de l’air… Il m’embêtait, ce vieux, avec seshistoires…

– Tartaréïn, dit Bompard lui serrantle bras à le broyer… J’espère qu’en voilà assez, et que vous allezvous en tenir là de cette ridicule expédition ? »

Le grand homme arrondit des yeuxinquiets :

« Qu’est-ce que vous mechantez ? »

Alors Bompard lui fit un tableau terrible desmille morts qui les menaçaient, les crevasses, les avalanches,coups de vent, tourbillons.

Tartarin l’interrompit.

« Ah ! vaï, farceur ;et la Compagnie !… Le Mont-Blanc n’est donc pas aménagé commeles autres ?

– Aménagé ?… la Compagnie ?… »dit Bompard ahuri ne se rappelant plus rien de satarasconnade ; et l’autre la lui répétant mot pour mot, laSuisse en Société, l’affermage des montagnes, les crevassestruquées, l’ancien gérant se mit à rire.

« Comment ! vous avez cru… maisc’était une galéjade… Entre gens de Tarascon, pas moins,on sait bien ce que parler veut dire…

– Alors, demanda Tartarin très ému, laJungfrau n’était pas préparée ?

– Pas plus !

– Et si la corde avait cassé ?…

– Ah ! mon pauvre ami… »

Le héros ferma les yeux, pâle d’une épouvanterétrospective et, pendant une minute, il hésita… Ce paysage encataclysme polaire, froid, assombri, accidenté de gouffres… ceslamentations du vieil aubergiste encore pleurantes à ses oreilles…« Outre ! que vous me feriez dire… » Puis,tout à coup, il pensa aux gensses, de Tarascon, à labannière qu’il ferait flotter là-haut, il se dit qu’avec de bonsguides, un compagnon à toute épreuve comme Bompard…

Il avait fait la Jungfrau… pourquoi netenterait-il pas le Mont-Blanc ?

Et, posant sa large main sur l’épaule de sonami, il commença d’une voix virile : « Écoutez,Gonzague… »

XIII

LA CATASTROPHE.

Par une nuit noire, noire, sans lune, sansétoile, sans ciel, sur la blancheur tremblotante d’une immensepente de neige, lentement se déroule une longue corde où des ombrescraintives et toutes petites sont attachées à la file, précédées, àcent mètres, d’une lanterne en tache rouge presque au ras du sol.Des coups de piolet sonnant dans la neige dure, le roulement desglaçons détachés dérangent seuls le silence du névé oùs’amortissent les pas de la caravane ; puis de minute enminute un cri, une plainte étouffée, la chute d’un corps sur laglace et, tout de suite, une grosse voix qui répond du bout de lacorde : « Allez doucement de tomber, Gonzague. » Carle pauvre Bompard s’est décidé à suivre son ami Tartarin jusqu’ausommet du Mont-Blanc.

Depuis deux heures du matin – il en est quatreà la montre à répétition du président – le malheureux courriers’avance à tâtons, vrai forçat la chaîne, traîné, poussé, vacillantet bronchant, contraint de retenir les exclamations diverses quelui arrache sa mésaventure, l’avalanche guettant de tous côtés etle moindre ébranlement, une vibration un peu forte de l’aircristallin, pouvant déterminer des tombées de neige ou de glace.Souffrir en silence, quel supplice pour un homme deTarascon !

Mais la caravane a fait halte, Tartarins’informe, on entend une discussion à voix basse, des chuchotementsanimés : « C’est votre compagnon qui ne veut plusavancer… » répond le Suédois. L’ordre de marche est rompu, lechapelet humain se détend, revient sur lui-même, et les voilà tousau bord d’une énorme crevasse, ce que les montagnards appellent une« roture ». On a franchi les précédentes l’aide d’uneéchelle mise en travers et qu’on passe sur les genoux ; ici,la crevasse est beaucoup trop large et l’autre bord se dresse enhauteur de quatre-vingts à cent pieds. Il s’agit de descendre aufond du trou qui se rétrécit, à l’aide de marches creusées aupiolet, et de remonter pareillement. Mais Bompard s’y refuse avecobstination.

Penché sur le gouffre que l’ombre faitparaître insondable, il regarde s’agiter dans une buée la petitelanterne des guides préparant le chemin. Tartarin, peu rassurélui-même, se donne du courage en exhortant son ami :« Allons, Gonzague, zou !» et, tout bas, il le sollicited’honneur, invoque Tarascon, la bannière, le Club des Alpines…

« Ah ! vaï, le Club… jen’en suis pas », répond l’autre cyniquement.

Alors Tartarin lui explique qu’on lui poserales pieds que rien n’est plus facile.

« Pour vous, peut-être, mais pas pourmoi…

– Pas moins, vous disiez que vous aviezl’habitude…

– Bé oui ! certainement, l’habitude… maislaquelle ? J’en ai tant… l’habitude de fumer, de dormir…

– De mentir, surtout, interrompt leprésident…

– D’exagérer, allons ! » dit Bompardsans s’émouvoir le moins du monde.

Cependant, après bien des hésitations, lamenace de le laisser là tout seul le décide à descendre lentement,posément, cette terrible échelle de meunier… Remonter est plusdifficile, sur l’autre paroi droite et lisse comme un marbre etplus haute que la tour du roi René Tarascon. D’en bas, la clignantelumière des guides semble un ver luisant en marche, il faut sedécider, pourtant ; la neige sous les pieds, n’est pas solide,des glouglous de fonte et d’eau circulante s’agitent autour d’unelarge fissure qu’on devine plutôt qu’on ne la voit, au pied du murde glace, et qui souffle son haleine froide d’abîme souterrain.

– Allez doucement de tomber,Gonzague !…

Cette phrase, que Tartarin profère d’uneintonation attendrie, presque suppliante, emprunte unesignification solennelle à la position respective desascensionnistes, cramponnés maintenant des pieds et des mains, lesuns au-dessous des autres, liés par la corde, et par la similitudede leurs mouvements, si bien que la chute ou la maladresse d’unseul les mettrait tous en danger. Et quel danger, coquin desort ! Il suffit d’entendre rebondir et dégringoler les débrisde glaçons avec l’écho de la chute par les crevasses et les dessousinconnus pour imaginer quelle gueule de monstre vous guette et voushapperait au moindre faux pas.

Mais qu’y a-t-il encore ? Voilà que lelong Suédois qui précède justement Tartarin s’est arrêté et touchede ses talons ferrés la casquette du P. C. A. Les guides ont beaucrier : « En avant !… » et le président :« Avancez donc, jeune homme… » Rien ne bouge. Dressé deson long, accroché d’une main négligente, le Suédois se penche etle jour levant effleure sa barbe grêle, éclaire la singulièreexpression de ses yeux dilatés, pendant qu’il fait signe àTartarin :

« Quelle chute, hein, si onlâchait !…

– Outre ! Je crois bien… vous nousentraîneriez tous… Montez donc !… »

L’autre continue, immobile :

« Belle occasion pour en finir avec lavie, rentrer au néant par les entrailles de la terre, rouler decrevasse en crevasse comme ceci que je détache de mon pied… »Et il s’incline effroyablement pour suivre le quartier de glace quirebondit et sonne sans fin dans la nuit.

« Malheureux ! prenez garde… »crie Tartarin blême d’épouvante ; et, désespérément cramponnéà la paroi suintante, il reprend d’une chaude ardeur son argumentde la veille en faveur de l’existence : « Elle a du bon,que diantre !… À votre âge, un beau garçon comme vous… vous necroyez donc pas à l’amour, qué ? »

Non, le Suédois n’y croit pas. L’amour idéalest un mensonge des poètes ; l’autre, un besoin qu’il n’ajamais ressenti…

« Bé oui ! bé oui !… C’est vraique les poètes sont un peu de Tarascon, ils en disent toujours plusqu’il n’y en a ; mais, pas moins, c’est gentil lefemellan, comme on appelle les dames chez nous. Puis, on ades enfants, des jolis mignons qui vous ressemblent.

– Ah ! oui, les enfants, une source dechagrins. Depuis qu’elle m’a eu, ma mère n’a cessé de pleurer.

– Écoutez, Otto, vous me connaissez, mon bonami… »

Et de toute l’expansion valeureuse de son âme,Tartarin s’épuise ranimer, à frictionner à distance cette victimede Schopenhauer et de Hartmann, deux polichinelles qu’il voudraittenir au coin d’un bois, coquin de sort ! pour leur fairepayer tout le mal qu’ils ont fait la jeunesse…

Qu’on se représente, pendant cette discussionphilosophique, la haute muraille de glace, froide, glauque,ruisselante, frôlée d’un rayon pâle, et cette brochée de corpshumains plaqués dessus en échelons, avec les sinistresgargouillements qui montent des profondeurs béantes et blanchâtres,les jurons des guides, leurs menaces de se détacher et d’abandonnerleurs voyageurs. À la fin, Tartarin, voyant que nul raisonnement nepeut convaincre ce fou, dissiper son vertige de mort, lui suggèrel’idée de se jeter de la pointe extrême du Mont-Blanc…

À la bonne heure, ça vaudrait la peine delà-haut ? Une belle fin dans les éléments… Mais ici, au fondd’une cave… Ah ! vaï, quellefoutaise !… Il y met tant d’accent, à la fois brusqueet persuasif, une telle conviction, que le Suédois se laissevaincre ; et les voilà enfin, un par un, en haut de cetteterrible roture.

On se détache, on fait halte pour boire uncoup et casser une croûte.

Le jour est venu. Un jour froid et blême surun cirque grandiose de pics, de flèches, dominés par le Mont-Blancencore à quinze cents mètres. Les guides à part gesticulent et seconcertent avec des hochements de tête. Sur le sol tout blanc,lourds et ramassés, le dos rond dans leur veste brune, on diraitdes marmottes prêtes à remiser pour l’hiver. Bompard et Tartarin,inquiets, transis, ont laissé le Suédois manger tout seul et sesont approchés au moment où le guide-chef disait d’un airgrave :

« C’est qu’il fume sa pipe, il n’y a pasà dire que non.

– Qui donc fume sa pipe ? demandaTartarin.

– Le Mont-Blanc, monsieur,regardez. »

Et l’homme montre tout au bout de la hautecime, comme une aigrette, une fumée blanche qui va versl’Italie.

« Et autrement, mon bon ami, quand leMont-Blanc fume sa pipe, qu’est-ce que cela veut dire ?

– Ça veut dire, monsieur, qu’il fait un ventterrible au sommet, une tempête de neige qui sera sur nous avantlongtemps. Et dame ! c’est dangereux.

– Revenons » dit Bompardverdissant ; et Tartarin ajoute :

« Oui, oui, certainemain, pas desot amour-propre ! »

Mais le Suédois s’en mêle ; il a payépour qu’on le mène au Mont-Blanc, rien ne l’empêchera d’y aller. Ily montera seul, si personne ne l’accompagne. « Lâches !lâches ! » ajoute-t-il tourné vers les guides, et il leurrépète l’injure de la même voix de revenant dont il s’excitait toutà l’heure au suicide.

« Vous allez bien voir si nous sommes deslâches… Qu’on s’attache, et en route ! » s’écrie leguide-chef. Cette fois, c’est Bompard qui proteste énergiquement.Il en a assez, il veut qu’on le ramène, Tartarin l’appuie avecvigueur :

« Vous voyez bien que ce jeune homme estfou !… » s’écrie-t-il en montrant le Suédois déjà parti àgrandes enjambées sous les floches de neige que le vent commence àchasser de toutes parts. Mais rien n’arrêtera plus ces hommes quel’on a traités de lâches. Les marmottes se sont réveillées,héroïques, et Tartarin ne peut obtenir un conducteur pour leramener avec Bompard aux Grands-Mulets.

D’ailleurs, la direction est simple :trois heures de marche en comptant un écart de vingt minutes pourtourner la grande roture si elle les effraie à passer toutseuls.

« Outre, oui, qu’elle nouseffraie !… » fait Bompard sans pudeur aucune, et les deuxcaravanes se séparent.

À présent, les Tarasconnais sont seuls. Ilsavancent avec précaution sur le désert de neige, attachés à la mêmecorde, Tartarin en avant, tâtant de son piolet gravement, pénétréde la responsabilité qui lui incombe, y cherchant un réconfort.

« Courage ! du sang-froid !…Nous nous en tirerons !… » crie-t-il chaque instant àBompard. Ainsi l’officier, dans la bataille, chasse la peur qu’ila, en brandissant son épée et criant à ses hommes :

« En avant, s… n… de D… ! toutes lesballes ne tuent pas ! »

Enfin les voilà au bout de cette horriblecrevasse. D’ici au but, ils n’ont plus d’obstacles biengraves ; mais le vent souffle, les aveugle de tourbillonsneigeux. La marche devient impossible sous peine de s’égarer.

« Arrêtons-nous un moment, » ditTartarin. Un sérac de glace gigantesque leur creuse un abri à sabase ; ils s’y glissent, étendent la couverture doublée decaoutchouc du président, et débouchent la gourde de rhum, seuleprovision que n’aient pas emportée les guides.

Il s’ensuit alors un peu de chaleur et debien-être, tandis que les coups de piolet, toujours plus faiblessur la hauteur, les avertissent du progrès de l’expédition. Celarésonne au cœur du P. C. A. comme un regret de n’avoir pas fait leMont-Blanc jusqu’aux cimes.

« Qui le saura ? riposte Bompardcyniquement. Les porteurs ont conservé la bannière ; deChamonix on croira que c’est vous.

– Vous avez raison, l’honneur de Tarascon estsauf… » conclut Tartarin d’un ton convaincu.

Mais les éléments s’acharnent, la bise enouragan, la neige par paquets. Les deux amis se taisent, hantésd’idées sinistres, ils se rappellent l’ossuaire sous la vitrine duvieil aubergiste, ses récits lamentables, la légende de ce touristeaméricain qu’on a retrouvé pétrifié de froid et de faim, tenantdans sa main crispée un carnet où ses angoisses étaient écritesjusqu’à la dernière convulsion qui fit glisser le crayon et dévierla signature.

« Avez-vous un carnet,Gonzague ? »

Et l’autre, qui comprend sansexplications :

« Ah ! vaï, un carnet… Sivous croyez que je vais me laisser mourir comme cet Américain…Vite, allons-nous-en, sortons d’ici.

– Impossible… Au premier pas nous serionsemportés comme une paille, jetés dans quelque abîme.

– Mais alors, il faut appeler, l’auberge n’estpas loin… »

Et Bompard à genoux, la tête hors du sérac,dans la pose d’une bête au pâturage et mugissante, hurle :« Au secours ! au secours ! à moi !

– Aux armes !… » crie à son tourTartarin de son creux le plus sonore que la grotte répercute entonnerre.

Bompard lui saisit le bras :« Malheureux, le sérac !… » Positivement tout lebloc a tremblé ; encore un souffle et cette masse de glaçonsaccumulés croulerait sur leur tête. Ils restent figés, immobiles,enveloppés d’un effrayant silence bientôt traversé d’un roulementlointain qui se rapproche, grandit, envahit l’horizon, meurt enfinsous la terre de gouffre en gouffre.

« Les pauvres gens !… » murmureTartarin pensant au Suédois et à ses guides, saisis, emportés sansdoute par l’avalanche. Et Bompard hochant la tête :« Nous ne valons guère mieux qu’eux. » En effet, leursituation est sinistre, n’osant bouger dans leur grotte de glace nise risquer dehors sous les rafales.

Pour achever de leur serrer le cœur, du fondde la vallée monte un aboiement de chien hurlant à la mort. Tout àcoup Tartarin, les yeux gonflés, les lèvres grelottantes, prend lesmains de son compagnon et le regardant avec douceur :

« Pardonnez-moi, Gonzague, oui, oui,pardonnez-moi, Je vous ai rudoyé tantôt, je vous ai traité dementeur…

– Ah ! vaï ! Qu’est-ce queça fait ?

– J’en avais le droit moins que personne, carj’ai beaucoup menti dans ma vie, et, à cette heure suprême,j’éprouve le besoin de m’ouvrir, de me dégonfler, d’avouerpubliquement mes impostures.

– Des impostures, vous ?

– Écoutez-moi, ami… d’abord je n’ai jamais tuéde lion.

– Ça ne m’étonne pas… » fait Bompardtranquillement. « Mais est-ce qu’il faut se tourmenter pour sipeu ?… C’est notre soleil qui veut ça, on naît avec lemensonge… Vé ! moi… Ai-je dit une vérité depuis queje suis au monde ? Dès que j’ouvre la bouche, mon Midi memonte comme une attaque. Les gens dont je parle, je ne les connaispas, les pays, je n’y suis jamais allé, et tout ça fait un teltissu d’inventions que je ne m’y débrouille plus moi-même.

– C’est l’imagination, péchère !soupire Tartarin ; nous sommes des menteurs parimagination.

– Et ces mensonges-là n’ont jamais fait de malà personne, tandis qu’un méchant, un envieux comme Costecalde…

– Ne parlons jamais de cemisérable ! » interrompt le P. C. A., et pris d’un subitaccès de rage : « Coquin de bon sort ! c’est tout demême un peu fichant… » Il s’arrête sur un geste terrifié deBompard… « Ah ! oui, le sérac… » et baissant le ton,forcé de chuchoter sa colère, le pauvre Tartarin continue sesimprécations à voix basse dans une énorme et comiquedésarticulation de la bouche : « Un peu fichant de mourirla fleur de l’âge par la faute d’un scélérat qui, dans ce moment,prend bien tranquillement sa demi-tasse sur le Tour deVille !… »

Mais pendant qu’il fulmine, une éclaircies’ouvre peu à peu dans l’air. Il ne neige plus, il ne venteplus ; et des écarts bleus apparaissent déchirant le gris duciel. Vite, en route, et, rattachés tous deux à la corde, Tartarin,qui a pris la tête comme tout l’heure, se retourne, un doigt sur labouche :

« Et vous savez, Gonzague, tout ce quenous venons de dire reste entre nous.

– Té, pardi… »

Pleins d’ardeur, ils repartent, enfonçantjusqu’aux genoux dans la neige fraîchement tombée, qui a engloutisous sa ouate, immaculée les traces de la caravane ; aussiTartarin consulte sa boussole toutes les cinq minutes. Mais cetteboussole tarasconnaise, habituée aux chauds climats, est frappée decongélation depuis son arrivée en Suisse.

L’aiguille joue aux quatre coins, agitée,hésitante ; et ils marchent devant eux, attendant de voir sedresser tout à coup les roches noires des Grands-Mulets dans lablancheur uniforme, silencieuse, en pics, en aiguilles, enmamelons, qui les entoure, les éblouit, les épouvante aussi, carelle peut recouvrir de dangereuses crevasses sous leurs pieds.

« Du sang-froid, Gonzague, dusang-froid !

– C’est justement de ça que je manque, »répond Bompard lamentablement.

Et il gémit : « Aïe de monpied !… aïe de ma jambe !… nous sommes perdus ;jamais nous n’arriverons… »

Ils marchent depuis deux heures lorsque, versle milieu d’une pente de neige très dure à grimper, Bompard s’écrieeffaré :

« Tartaréïn, mais çamonte !

– Eh ! je le vois parbleu bien, que çamonte, riposte le P. C. A. en train de perdre sa sérénité.

– Pas moins, à mon idée, ça devraitdescendre.

– Bé oui ! mais que voulez quej’y fasse ? Allons toujours jusqu’en haut, peut-être que çadescendra de l’autre côté. »

Cela descendait en effet, et terriblement, parune succession de névés, de glaciers presque à pic, et tout au boutde cet étincellement de blancheurs dangereuses une cabanes’apercevait piquée sur une roche à des profondeurs qui semblaientinaccessibles. C’était un asile atteindre avant la nuit, puisqu’onavait perdu la direction des Grands-Mulets, mais au prix de quelsefforts, de quels dangers peut-être !

« Surtout ne me lâchez pas, qué,Gonzague…

– Ni vous non plus,Tartaréïn. »

Ils échangèrent ces recommandations sans sevoir, séparés par une arête derrière laquelle Tartarin a disparu,avançant l’un pour monter, l’autre pour descendre, avec lenteur etterreur. Ils ne se parlent même plus, concentrant toutes leursforces vives, crainte d’un faux pas, d’une glissade. Tout à coup,comme il n’est plus qu’à un mètre de la crête, Bompard entend uncri terrible de son compagnon, en même temps qu’il sent la corde setendre d’une violente et désordonnée secousse… Il veut résister, secramponner pour retenir son compagnon sur l’abîme. Mais la cordeétait vieille, sans doute, car elle se rompt brusquement sousl’effort.

« Outre !

– Boufre ! »

Ces deux cris se croisent, sinistres,déchirant le silence et la solitude, puis un calme effrayant, uncalme de mort que rien ne trouble plus dans la vastitude des neigesimmaculées.

Vers le soir, un homme ressemblant vaguement àBompard, un spectre aux cheveux dressés, boueux, ruisselant,arrivait à l’auberge des Grands-Mulets où on le frictionnait, leréchauffait, le couchait avant qu’il eût prononcé d’autres parolesque celles-ci, entrecoupées de larmes, de poings levés au ciel.« Tartarin… perdu… cassé la corde… » Enfin on putcomprendre le grand malheur qui venait d’arriver.

Pendant que le vieil aubergiste se lamentaitet ajoutait un nouveau chapitre aux sinistres de la montagne enattendant que son ossuaire s’enrichît des restes de l’accident, leSuédois et ses guides, revenus de leur expédition, se mettaient àla recherche de l’infortuné Tartarin avec des cordes, des échelles,tout l’attirail d’un sauvetage, hélas ! infructueux. Bompard,resté comme ahuri, ne pouvait fournir aucun indice précis ni sur ledrame ni sur l’endroit où il avait eu lieu. On trouva seulement auDôme du Goûter un bout de corde resté dans une anfractuosité deglace. Mais cette corde, chose singulière, était coupée aux deuxbouts comme avec un instrument tranchant ; les journaux deChambéry en donnèrent un fac-similé. Enfin, après huit jours decourses, de consciencieuses recherches, quand on eut la convictionque le pauvre présidain était introuvable, perdu sansretour, les délégués désespérés prirent le chemin de Tarascon,ramenant Bompard dont le cerveau ébranlé gardait la trace d’uneterrible secousse.

« Ne me parlez pas de ça, répondait-ilquand il était question du sinistre, ne m’en parlezjamais ! »

Décidément le Mont-Blanc comptait une victimede plus, et quelle victime !

XIV

ÉPILOGUE.

D’endroit plus impressionnable que Tarascon,il ne s’en est jamais vu sous le soleil d’aucun pays. Parfois, enplein dimanche de fête, toute la ville dehors, les tambourins enrumeur, le Cours grouillant et tumultueux, émaillé de jupes vertes,rouges, de fichus arlésiens, et, sur de grandes affichesmulticolores, l’annonce des luttes pour hommes et demi-hommes, descourses de taureaux camarguais, il suffit d’un farceurcriant : « Au chien fou !… » ou bien :« Un bœuf échappé !… » et l’on court, on sebouscule, on s’effare, les portes se ferment de tous leurs verrous,les persiennes claquent comme par un orage, et voilà Tarascondésert, muet, sans un chat, sans un bruit, les cigales elles-mêmesblotties et attentives.

C’était l’aspect de ce matin-là qui n’étaitpourtant ni fête ni dimanche : les boutiques closes, lesmaisons mortes, places et placettes comme agrandies par le silenceet la solitude. « Vasta silentio », dit Tacite décrivantRome aux funérailles de Germanicus, et la citation de sa Rome endeuil s’appliquait d’autant mieux à Tarascon qu’un service funèbrepour l’âme de Tartarin se disait en ce moment la métropole où lapopulation en masse pleurait son héros, son dieu, son invincible àdoubles muscles resté dans les glaciers du Mont-Blanc.

Or, pendant que le glas égrenait ses lourdesnotes sur les rues désertes, Mlle Tournatoire, la sœur du médecin,que son mauvais état de santé retenait toujours à la maison,morfondue dans son grand fauteuil contre la vitre, regardait dehorsen écoutant les cloches.

La maison des Tournatoire se trouve sur lechemin d’Avignon, presque en face celle de Tartarin, et la vue dece logis illustre dont le locataire ne devait plus revenir, lagrille pour toujours fermée du jardin, tout, jusqu’aux boîtes àcirage des petits savoyards alignées près de la porte, gonflait lecœur de la pauvre demoiselle infirme qu’une passion secrètedévorait depuis plus de trente ans pour le héros tarasconnais. Ômystères d’un cœur de vieille fille ! C’était sa joie de leguetter passer à des heures régulières, de se dire : « Oùva-t-il ?… » de surveiller les modifications de satoilette, qu’il s’habillât en alpiniste ou revêtit sa jaquettevert-serpent.

Maintenant, elle ne le verrait plus ; etcette consolation même lui manquait d’aller prier pour lui avectoutes les dames de la ville.

Soudain la longue tête de cheval blanc de MlleTournatoire se colora légèrement ; ses yeux déteints, bordésde rose, se dilatèrent d’une manière considérable pendant que samaigre main aux rides saillantes esquissait un grand signe decroix… Lui, c’était lui longeant les murs de l’autre côté de lachaussée… D’abord elle crut à une apparition hallucinante… Non,Tartarin lui-même, en chair et en os, seulement pâli, piteux,loqueteux, longeant les murs comme un pauvre ou comme un voleur.Mais pour expliquer sa présence furtive Tarascon, il nous fautretourner sur le Mont-Blanc, au Dôme du Goûter, à cet instantprécis où les deux amis se trouvant chacun sur un côté du Dôme,Bompard sentit le lien qui les attachait, brusquement se tendre,comme par la chute d’un corps.

En réalité, la corde s’était prise entre deuxglaçons, et Tartarin, éprouvant la même secousse, crut, lui aussi,que son compagnon roulait, l’entraînait. Alors, à cette minutesuprême… comment dire cela, mon Dieu !… dans l’angoisse de lapeur, tous deux, oubliant le serment solennel à l’hôtel Baltet,d’un même mouvement, d’un même geste instinctif, coupèrent lacorde, Bompard avec son couteau, Tartarin d’un coup depiolet ; puis épouvantés de leur crime, convaincus l’un etl’autre qu’ils venaient de sacrifier leur ami, ils s’enfuirent dansdes directions opposées.

Quand le spectre de Bompard apparut auxGrands-Mulets, celui de Tartarin arrivait à la cantine del’Avesailles. Comment, par quel miracle, après combien de chutes,de glissades ? Le Mont-Blanc seul aurait pu le dire, car lepauvre P. C. A. resta deux jours dans un complet abrutissement,incapable, de proférer le moindre son. Dès qu’il fut en état, on ledescendit à Courmayeur, qui est le Chamonix italien. À l’hôtel oùil s’installa pour achever de se remettre, il n’était bruit qued’une épouvantable catastrophe arrivée au Mont-Blanc, tout à faitle pendant de l’accident du Cervin : encore un alpinisteenglouti par la rupture de la corde.

Dans sa conviction qu’il s’agissait deBompard, Tartarin, rongé de remords, n’osait plus rejoindre ladélégation ni retourner au pays.

D’avance il voyait sur toutes les lèvres, danstous les yeux : « Caïn, qu’as-tu fait de tonfrère ?… » Pourtant le manque d’argent, la fin de sonlinge, les frimas de septembre qui arrivaient et vidaient leshôtelleries, l’obligèrent à se mettre en route. Après tout,personne ne l’avait vu commettre son crime ? Rien nel’empêcherait d’inventer n’importe quelle histoire ; et, lesdistractions du voyage aidant, il commençait à se remettre. Maisaux approches de Tarascon, quand il vit s’iriser sous le ciel bleula fine découpure des Alpines, tout le ressaisit, honte, remords,crainte de la justice ; et pour éviter l’éclat d’une arrivéeen pleine gare, il descendit à la dernière station avant laville.

Ah ! sur cette belle route tarasconnaise,toute blanche et craquante de poussière, sans autre ombrage que lespoteaux et les fils télégraphiques, sur cette voie triomphale où,tant de fois, il avait passé à la tête de ses alpinistes ou de seschasseurs de casquettes, qui l’aurait reconnu, lui, le vaillant, lepimpant, sous ses hardes déchirées et malpropres, avec cet œilméfiant du routier guettant les gendarmes ? L’air brûlaitmalgré qu’on fût au déclin de la saison ; et la pastèque qu’ilacheta à un maraîcher lui parut délicieuse à manger dans l’ombrecourte du charreton, pendant que le paysan exhalait sa fureurcontre les ménagères de Tarascon, toutes absentes du marché, cematin-là, rapport à une messe noire qu’on chantait pour quelqu’unde la ville perdu au fond d’un trou, là-bas dans les montagnes…Té ! les cloches qui sonnent… Elles s’entendentd’ici…

Plus de doute ; c’est pour Bompard quetombait ce lugubre carillon de mort secoué par un vent tiède sur lacampagne solitaire ! Quel accompagnement à la rentrée du grandhomme dans sa patrie !

Une minute, quand, la porte du petit jardinbrusquement ouverte et refermée, Tartarin se retrouva chez lui,qu’il vit les étroites allées bordées de buis ratissées etproprettes, le bassin, le jet d’eau, les poissons rouges s’agitantau craquement du sable sous ses pas, et le baobab géant dans sonpot à réséda, un bien-être attendri la chaleur de son gîte de lapinde choux l’enveloppa comme une sécurité après tant de dangers etd’aventures. Mais les cloches, les maudites cloches redoublèrent,la tombée des grosses notes noires lui écrasa de nouveau le cœur.Elles lui disaient sur le mode funèbre : « Caïn, qu’as-tufait de ton frère ? Tartarin, qu’est devenuBompard ? » Alors, sans le courage d’un mouvement, ils’assit sur la margelle brûlante du petit bassin et resta là,anéanti, effondré, au grand émoi des poissons rouges.

Les cloches ne sonnent plus. Le porche de lamétropole, bruyant tout à l’heure, est rendu au marmottement de lapauvresse assise à gauche et à l’immobilité de ses saints depierre. La cérémonie religieuse terminée, tout Tarascon s’est portéau Club des Alpines où, dans une séance solennelle, Bompard doitfaire le récit de la catastrophe, détailler les derniers moments duP. C. A. En dehors des membres, quelques privilégiés, armée,clergé, noblesse, haut commerce, ont pris place dans la salle desconférences dont les fenêtres, larges ouvertes, permettent à lafanfare de la ville, installée en bas, sur le perron, de mêlerquelques accords héroïques ou plaintifs aux discours de cesmessieurs. Une foule énorme se presse autour des musiciens, sehisse sur ses pointes, les cous tendus, essayant d’attraperquelques bribes de la séance, mais les fenêtres sont trop élevéeset l’on n’aurait aucune idée de ce qui se passe, sans deux ou troispetits drôles branchés dans un gros platane, et jetant de là desrenseignements comme on jette des noyaux de cerises du haut del’arbre.

« Vé, Costecalde, qui se forcepour pleurer. Ah ! le gueusard, c’est lui qui tient lefauteuil à présent… Et le pauvre Bézuquet, comme il semouche ! comme il a les yeux rouges ! Té !l’on a mis un crêpe la bannière… Et Bompard qui vient vers la tableavec les trois délégués… Il met quelque chose sur le bureau… Ilparle présent… Ça doit être bien beau. Les voilà qui tombent tousdes larmes… »

En effet, l’attendrissement devenait général àmesure que Bompard avançait dans son récit fantastique. Ah !la mémoire lui était revenue, l’imagination aussi. Après s’êtremontrés, lui et son illustre compagnon, à la cime du Mont-Blanc,sans guides, car tous s’étaient refusés à les suivre, effrayés parle mauvais temps, – seuls avec la bannière déployée pendant cinqminutes sur le plus haut pic de l’Europe, il racontait maintenant,et avec quelle émotion, la descente périlleuse et la chute,Tartarin roulant au fond d’une crevasse, et lui, Bompard,s’attachant pour explorer le gouffre dans toute sa longueur, d’unecorde de deux cents pieds.

« Plus de vingt fois, messieurs, quedis-je, plus de nonante fois, j’ai sondé cet abîme de glace sanspouvoir arriver jusqu’à notre malheureux présidain dontcependant je constatais le passage par ces quelques débris laissésaux anfractuosités de la glace… »

En parlant, il étalait sur le tapis de latable un fragment de maxillaire, quelques poils de barbe, unmorceau de gilet, une boucle de bretelle ; on eût ditl’ossuaire des Grands-Mulets.

Devant cette exhibition, les douloureuxtransports de l’assemblée ne se maîtrisaient plus ; même lescœurs les plus durs, les partisans de Costecalde et les personnagesles plus graves, Cambalalette le notaire, le docteur Tournatoire,tombaient effectivement des larmes grosses comme des bouchons decarafe. Les dames invitées poussaient des cris déchirants quedominaient les beuglements sanglotés d’Excourbaniès, les bêlementsde Pascalon, pendant que la marche funèbre de la fanfareaccompagnait d’une basse lente et lugubre.

Alors, quand il vit l’émotion, l’énervement àson comble, Bompard termina son récit avec un grand geste de pitiévers les débris en bocaux comme des pièces à conviction :« Et voilà, messieurs et chers concitoyens, tout ce que j’aipu retrouver de notre illustre et bien-aimé président… Le reste,dans quarante ans, le glacier nous le rendra. »

Il allait expliquer, pour les personnesignorantes, la récente découverte faite sur la marche régulière desglaciers : mais le grincement de la petite porte du fondl’interrompit, quelqu’un entrait. Tartarin, plus pâle qu’uneapparition de Home, juste en face de l’orateur.

« Vé ! Tartarin !…

– Té !Gonzague !… »

Et cette race est si singulière, si facile auxhistoires invraisemblables, aux mensonges audacieux et viteréfutés, que l’arrivée du grand homme dont les fragments gisaientencore sur le bureau, ne causa dans la salle qu’un médiocreétonnement.

« C’est un malentendu,allons, » dit Tartarin soulagé, rayonnant, la mainsur l’épaule de l’homme qu’il croyait avoir tué.

« J’ai fait le Mont-Blanc des deux côtés.Monté d’un versant, descendu de l’autre ; et c’est ce qui apermis de croire à ma disparition. »

Il n’avouait pas qu’il avait fait le secondversant sur le dos.

« Sacré Bompard ! dit Bézuquet, ilnous a tout de même retournés avec son histoire… » Et l’onriait, on se serrait les mains pendant qu’au dehors la fanfare,qu’on essayait en vain de faire taire, s’acharnait à la marchefunèbre de Tartarin.

« Vé Costecalde, comme il estjaune !… » murmurait Pascalon à Bravida en lui montrantl’armurier qui se levait pour céder le fauteuil l’ancien présidentdont la bonne face rayonnait. Bravida, toujours sentencieux, dittout bas en regardant Costecalde déchu, rendu à son rangsubalterne : « La fortune de l’abbé Mandaire, de curé ildevint vicaire.

Et la séance continua.

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