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Thérèse Raquin

Thérèse Raquin

d’ Émile Zola
Préface de Thérèse Raquin

J’avais naïvement cru que ce roman pouvait se passer de préface. Ayant l’habitude de dire tout haut ma pensée, d’appuyer même sur les moindres détails de ce que j’écris, j’espérais être compris et jugé sans explication préalable. Il paraît que je me suis trompé.

La critique a accueilli ce livre d’une voix brutale et indignée.Certaines gens vertueux, dans des journaux non moins vertueux, ont fait une grimace de dégoût, en le prenant avec des pincettes pour le jeter au feu. Les petites feuilles littéraires elles-mêmes, ces petites feuilles qui donnent chaque soir la gazette des alcôves et des cabinets particuliers, se sont bouché le nez en parlant d’ordure et de puanteur. Je ne me plains nullement de cet accueil ; au contraire, je suis charmé de constater que mes confrères ont des nerfs sensibles de jeune fille. Il est bien évident que mon œuvre appartient à mes juges, et qu’ils peuvent la trouver nauséabonde sans que j’aie le droit de réclamer. Ce dont je me plains, c’est que pas un des pudiques journalistes qui ont rougi en lisant Thérèse Raquin ne me paraît avoir compris ce roman. S’ils l’avaient compris, peut-être auraient-ils rougi davantage, mais au moins je goûterais à cette heure l’intime satisfaction de les voir écœurés à juste titre. Rien n’est plus irritant que d’entendre d’honnêtes écrivains crier à la dépravation, lorsqu’on est intimement persuadé qu’ils crient cela sans savoir à propos de quoi ils le crient.

Donc il faut que je présente moi-même mon œuvre à mes juges. Je le ferai en quelques lignes, uniquement pour éviter à l’avenir tout malentendu.

Dans Thérèse Raquin, j’ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. Là est le livre entier. J’ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes humaines, rien de plus. J’ai cherché à suivre pas à pas dans ces brutes le travail sourd des passions, les poussées de l’instinct,les détraquements cérébraux survenus à la suite d’une crise nerveuse. Les amours de mes deux héros sont le contentement d’un besoin ; le meurtre qu’ils commettent est une conséquence de leur adultère, conséquence qu’ils acceptent comme les loups acceptent l’assassinat des moutons ; enfin, ce que j’ai été obligé d’appeler leurs remords, consiste en un simple désordre organique, et une rébellion du système nerveux tendu à se rompre.L’âme est parfaitement absente, j’en conviens aisément, puisque je l’ai voulu ainsi.

On commence, j’espère, à comprendre que mon but a été un but scientifique avant tout. Lorsque mes deux personnages, Thérèse et Laurent, ont été créés, je me suis plu à me poser et à résoudre certains problèmes : ainsi, j’ai tenté d’expliquer l’union étrange qui peut se produire entre deux tempéraments différents, j’ai montré les troubles profonds d’une nature sanguine au contact d’une nature nerveuse. Qu’on lise le roman avec soin, on verra que chaque chapitre est l’étude d’un cas curieux de physiologie. En un mot, jen’ai eu qu’un désir : étant donné un homme puissant et une femme inassouvie, chercher en eux la bête, ne voir même que la bête, les jeter dans un drame violent, et noter scrupuleusement les sensations et les actes de ces êtres. J’ai simplement fait sur deux corps vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur des cadavres.

Avouez qu’il est dur, quand on sort d’un pareil travail, tout entier encore aux graves jouissances de la recherche du vrai,d’entendre des gens vous accuser d’avoir eu pour unique but la peinture de tableaux obscènes. Je me suis trouvé dans le cas de ces peintres qui copient des nudités, sans qu’un seul désir les effleure, et qui restent profondément surpris lorsqu’un critique se déclare scandalisé par les chairs vivantes de leur œuvre. Tant que j’ai écrit Thérèse Raquin, j’ai oublié le monde, je me suis perdu dans la copie exacte et minutieuse de la vie, me donnant tout entier à l’analyse du mécanisme humain, et je vous assure que les amours cruelles de Thérèse et de Laurent n’avaient pour moi rien d’immoral, rien qui puisse pousser aux passions mauvaises.L’humanité des modèles disparaissait comme elle disparaît aux yeux de l’artiste qui a une femme nue vautrée devant lui, et qui songe uniquement à mettre cette femme sur sa toile dans la vérité de ses formes et de ses colorations. Aussi ma surprise a-t-elle été grande quand j’ai entendu traiter mon œuvre de flaque de boue et de sang,d’égout, d’immondice, que sais-je ? Je connais le joli jeu de la critique, je l’ai joué moi-même ; mais j’avoue que l’ensemble de l’attaque m’a un peu déconcerté. Quoi ! il ne s’est pas trouvé un seul de mes confrères pour expliquer mon livre,sinon pour le défendre ! Parmi le concert de voix qui criaient: « L’auteur de Thérèse Raquin est un misérable hystérique qui se plaît à étaler des pornographies », j’ai vainement attendu une voix qui répondît : « Eh ! non, cet écrivain est un simple analyste, qui a pu s’oublier dans la pourriture humaine, mais qui s’y est oublié comme un médecin s’oublie dans un amphithéâtre.»

Remarquez que je ne demande nullement la sympathie de la presse pour une œuvre qui répugne, dit-elle, à ses sens délicats. Je n’ai point tant d’ambition. Je m’étonne seulement que mes confrères aient fait de moi une sorte d’égoutier littéraire, eux dont les yeux exercés devraient reconnaître en dix pages les intentions d’un romancier, et je me contente de les supplier humblement de vouloir bien à l’avenir me voir tel que je suis et me discuter pour ce que je suis.

Il était facile, cependant, de comprendre Thérèse Raquin, de se placer sur le terrain de l’observation et de l’analyse, de me montrer mes fautes véritables, sans aller ramasser une poignée de boue et me la jeter à la face au nom de la morale. Cela demandait un peu d’intelligence et quelques idées d’ensemble en vraie critique. Le reproche d’immoralité, en matière de science, ne prouve absolument rien. Je ne sais si mon roman est immoral,j’avoue que je ne me suis jamais inquiété de le rendre plus ou moins chaste. Ce que je sais, c’est que je n’ai pas songé un instant à y mettre les saletés qu’y découvrent les gens moraux ; c’est que j’en ai écrit chaque scène, même les plus fiévreuses, avec la seule curiosité du savant ; c’est que je défie mes juges d’y trouver une page réellement licencieuse, faite pour les lecteurs de ces petits livres roses, de ces indiscrétions de boudoir et de coulisses, qui se tirent à dix mille exemplaires et que recommandent chaudement les journaux auxquels les vérités deThérèse Raquin ont donné la nausée.

Quelques injures, beaucoup de niaiseries, voilà donc tout ce que j’ai lu jusqu’à ce jour sur mon œuvre. Je le dis ici tranquillement, comme je le dirais à un ami qui me demanderait dans l’intimité ce que je pense de l’attitude de la critique à mon égard. Un écrivain de grand talent, auquel je me plaignais du peu de sympathie que je rencontre, m’a répondu cette parole profonde :« Vous avez un immense défaut qui vous fermera toutes les portes :vous ne pouvez causer deux minutes avec un imbécile sans lui faire comprendre qu’il est un imbécile. » Cela doit être ; je sens le tort que je me fais auprès de la critique en l’accusant d’inintelligence, et je ne puis pourtant m’empêcher de témoigner le dédain que j’éprouve pour son horizon borné et pour les jugements qu’elle rend à l’aveuglette, sans aucun esprit de méthode. Je parle, bien entendu, de la critique courante, de celle qui juge avec tous les préjugés littéraires des sots, ne pouvant se mettre au point de vue largement humain que demande une œuvre humaine pour être comprise. Jamais je n’ai vu pareille maladresse. Les quelques coups de poing que la petite critique m’a adressés à l’occasion de Thérèse Raquin se sont perdus, comme toujours, dans le vide. Elle frappe essentiellement à faux, applaudissant les entrechats d’une actrice enfarinée et criant ensuite à l’immoralité à propos d’une étude physiologique, ne comprenant rien, ne voulant rien comprendre et tapant toujours devant elle, si sa sottise prise de panique lui dit de taper. Il est exaspérant d’être battu pour une faute dont on n’est point coupable. Par moments, je regrette de n’avoir pas écrit des obscénités ; il me semble que je serais heureux de recevoir une bourrade méritée, au milieu de cette grêle de coups qui tombent bêtement sur ma tête, comme des tuiles, sans que jes ache pourquoi.

Il n’y a guère, à notre époque, que deux ou trois hommes qui puissent lire, comprendre et juger un livre. De ceux-là je consens à recevoir des leçons, persuadé qu’ils ne parleront pas sans avoir pénétré mes intentions et apprécié les résultats de mes efforts.Ils se garderaient bien de prononcer les grands mots vides de moralité et de pudeur littéraire ; ils me reconnaîtraient le droit, en ces temps de liberté dans l’art, de choisir mes sujets où bon me semble, ne me demandant que des œuvres consciencieuses,sachant que la sottise seule nuit à la dignité des lettres. À coup sûr, l’analyse scientifique que j’ai tenté d’appliquer dans Thérèse Raquin ne les surprendrait pas ; ils y retrouveraient la méthode moderne, l’outil d’enquête universelle dont le siècle se sert avec tant de fièvre pour trouer l’avenir. Quelles que dussent être leurs conclusions, ils admettraient mon point de départ,l’étude du tempérament et des modifications profondes de l’organisme sous la pression des milieux et des circonstances. Je me trouverais en face de véritables juges, d’hommes cherchant de bonne foi la vérité, sans puérilité ni fausse honte, ne croyant pas devoir se montrer écœurés au spectacle de pièces d’anatomie nues et vivantes. L’étude sincère purifie tout, comme le feu. Certes,devant le tribunal que je me plais à rêver en ce moment, mon œuvre serait bien humble ; j’appellerais sur elle toute la sévérité des critiques, je voudrais qu’elle en sortît noire de ratures. Mais au moins j’aurais eu la joie profonde de me voir critiquer pour ce que j’ai tenté de faire, et non pour ce que je n’ai pas fait.

Il me semble que j’entends, dès maintenant, la sentence de lagrande critique, de la critique méthodique et naturaliste qui arenouvelé les sciences, l’histoire et la littérature : « ThérèseRaquin est l’étude d’un cas trop exceptionnel ; le drame de lavie moderne est plus souple, moins enfermé dans l’horreur et lafolie. De pareils cas se rejettent au second plan d’une œuvre. Ledésir de ne rien perdre de ses observations a poussé l’auteur àmettre chaque détail en avant, ce qui a donné encore plus detension et d’âpreté à l’ensemble. D’autre part, le style n’a pas lasimplicité que demande un roman d’analyse. Il faudrait, en somme,pour que l’écrivain fît maintenant un bon roman, qu’il vît lasociété d’un coup d’œil plus large, qu’il la peignît sous sesaspects nombreux et variés, et surtout qu’il employât une languenette et naturelle. »

Je voulais répondre en vingt lignes à des attaques irritantespar leur naïve mauvaise foi, et je m’aperçois que je me mets àcauser avec moi-même, comme cela m’arrive toujours lorsque je gardetrop longtemps une plume à la main. Je m’arrête, sachant que leslecteurs n’aiment pas cela. Si j’avais eu la volonté et le loisird’écrire un manifeste, peut-être aurais-je essayé de défendre cequ’un journaliste, en parlant de Thérèse Raquin, a nommé « lalittérature putride ». D’ailleurs, à quoi bon ? Le grouped’écrivains naturalistes auquel j’ai l’honneur d’appartenir a assezde courage et d’activité pour produire des œuvres fortes, portanten elles leur défense. Il faut tout le parti pris d’aveuglementd’une certaine critique pour forcer un romancier à faire unepréface. Puisque, par amour de la clarté, j’ai commis la faute d’enécrire une, je réclame le pardon des gens d’intelligence, qui n’ontpas besoin, pour voir clair, qu’on leur allume une lanterne enplein jour.

EMILE ZOLA.

15 avril 1868.

Chapitre 1

 

Au bout de la rue Guénégaud, lorsqu’on vient des quais, ontrouve le passage du Pont-Neuf, une sorte de corridor étroit etsombre qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine. Ce passage atrente pas de long et deux de large, au plus ; il est pavé dedalles jaunâtres, usées, descellées, suant toujours une humiditéâcre ; le vitrage qui le couvre, coupé à angle droit, est noirde crasse.

Par les beaux jours d’été, quand un lourd soleil brûle les rues,une clarté blanchâtre tombe des vitres sales et traînemisérablement dans le passage. Par les vilains jours d’hiver, parles matinées de brouillard, les vitres ne jettent que de la nuitsur les dalles gluantes, de la nuit salie et ignoble.

À gauche, se creusent des boutiques obscures, basses, écrasées,laissant échapper des souffles froids de caveau. Il y a là desbouquinistes, des marchands de jouets d’enfant, des cartonniers,dont les étalages gris de poussière dorment vaguement dansl’ombre ; les vitrines, faites de petits carreaux, moirentétrangement les marchandises de reflets verdâtres ; au-delà,derrière les étalages, les boutiques pleines de ténèbres sontautant de trous lugubres dans lesquels s’agitent des formesbizarres.

À droite, sur toute la longueur du passage, s’étend une muraillecontre laquelle les boutiquiers d’en face ont plaqué d’étroitesarmoires ; des objets sans nom, des marchandises oubliées làdepuis vingt ans s’y étalent le long de minces planches peintesd’une horrible couleur brune. Une marchande de bijoux faux s’estétablie dans une des armoires ; elle y vend des bagues dequinze sous, délicatement posées sur un lit de velours bleu, aufond d’une boîte en acajou.

Au-dessus du vitrage, la muraille monte, noire, grossièrementcrépie, comme couverte d’une lèpre et toute couturée decicatrices.

Le passage du Pont-Neuf n’est pas un lieu de promenade. On leprend pour éviter un détour, pour gagner quelques minutes. Il esttraversé par un public de gens affairés dont l’unique souci estd’aller vite et droit devant eux. On y voit des apprentis entablier de travail, des ouvrières reportant leur ouvrage, deshommes et des femmes tenant des paquets sous leur bras ; on yvoit encore des vieillards se traînant dans le crépuscule morne quitombe des vitres, et des bandes de petits enfants qui viennent là,au sortir de l’école, pour faire du tapage en courant, en tapant àcoups de sabots sur les dalles. Toute la journée, c’est un bruitsec et pressé de pas sonnant sur la pierre avec une irrégularitéirritante ; personne ne parle, personne ne stationne ;chacun court à ses occupations, la tête basse, marchant rapidement,sans donner aux boutiques un seul coup d’œil. Les boutiquiersregardent d’un air inquiet les passants qui, par miracle,s’arrêtent devant leurs étalages.

Le soir, trois becs de gaz, enfermés dans des lanternes lourdeset carrées, éclairent le passage. Ces becs de gaz, pendus auvitrage sur lequel ils jettent des taches de clarté fauve, laissenttomber autour d’eux des ronds d’une lueur pâle qui vacillent etsemblent disparaître par instants. Le passage prend l’aspectsinistre d’un véritable coupe-gorge ; de grandes ombress’allongent sur les dalles, des souffles humides viennent de larue ; on dirait une galerie souterraine vaguement éclairée partrois lampes funéraires. Les marchands se contentent, pour toutéclairage, des maigres rayons que les becs de gaz envoient à leursvitrines ; ils allument seulement, dans leur boutique, unelampe munie d’un abat-jour, qu’ils posent sur un coin de leurcomptoir, et les passants peuvent alors distinguer ce qu’il y a aufond de ces trous où la nuit habite pendant le jour. Sur la lignenoirâtre des devantures, les vitres d’un cartonnier flamboient :deux lampes à schiste trouent l’ombre de deux flammes jaunes. Et,de l’autre côté, une bougie, plantée au milieu d’un verre àquinquet, met des étoiles de lumière dans la boîte de bijoux faux.La marchande sommeille au fond de son armoire, les mains cachéessous son châle.

Il y a quelques années, en face de cette marchande, se trouvaitune boutique dont les boiseries d’un vert bouteille suaientl’humidité par toutes leurs fentes. L’enseigne, faite d’une plancheétroite et longue, portait, en lettres noires, le mot : Mercerie,et sur une des vitres de la porte était écrit un nom de femme :Thérèse Raquin, en caractères rouges. À droite et à gauches’enfonçaient des vitrines profondes, tapissées de papier bleu.

Pendant le jour, le regard ne pouvait distinguer que l’étalage,dans un clair-obscur adouci.

D’un côté, il y avait un peu de lingerie : des bonnets de tulletuyautés à deux et trois francs pièce, des manches et des cols demousseline ; puis des tricots, des bas, des chaussettes, desbretelles. Chaque objet, jauni et fripé, était lamentablement penduà un crochet de fil de fer. La vitrine, de haut en bas, se trouvaitainsi emplie de loques blanchâtres qui prenaient un aspect lugubredans l’obscurité transparente. Les bonnets neufs, d’un blanc pluséclatant, faisaient des taches crues sur le papier bleu dont lesplanches étaient garnies. Et, accrochées le long d’une tringle, leschaussettes de couleur mettaient des notes sombres dansl’effacement blafard et vague de la mousseline.

De l’autre côté, dans une vitrine plus étroite, s’étageaient degros pelotons de laine verte, des boutons noirs cousus sur descartes blanches, des boîtes de toutes les couleurs et de toutes lesdimensions, des résilles à perles d’acier étalées sur des ronds depapier bleuâtre, des faisceaux d’aiguilles à tricoter, des modèlesde tapisserie, des bobines de ruban, un entassement d’objets terneset fanés qui dormaient sans doute en cet endroit depuis cinq ou sixans. Toutes les teintes avaient tourné au gris sale, dans cettearmoire que la poussière et l’humidité pourrissaient.

Vers midi, en été, lorsque le soleil brûlait les places et lesrues de rayons fauves, on distinguait, derrière les bonnets del’autre vitrine, un profil pâle et grave de jeune femme. Ce profilsortait vaguement des ténèbres qui régnaient dans la boutique. Aufront bas et sec s’attachait un nez long, étroit, effilé ; leslèvres étaient deux minces traits d’un rose pâle, et le menton,court et nerveux, tenait au cou par une ligne souple et grasse. Onne voyait pas le corps, qui se perdait dans l’ombre ; leprofil seul apparaissait, d’une blancheur mate, troué d’un œil noirlargement ouvert, et comme écrasé sous une épaisse cheveluresombre. Il était là, pendant des heures, immobile et paisible,entre deux bonnets sur lesquels les tringles humides avaient laissédes bandes de rouille.

Le soir, lorsque la lampe était allumée, on voyait l’intérieurde la boutique. Elle était plus longue que profonde ; à l’undes bouts, se trouvait un petit comptoir ; à l’autre bout, unescalier en forme de vis menait aux chambres du premier étage.Contre les murs étaient plaquées des vitrines, des armoires, desrangées de cartons verts ; quatre chaises et une tablecomplétaient le mobilier. La pièce paraissait nue, glaciale ;les marchandises, empaquetées, serrées dans des coins, netraînaient pas çà et là avec leur joyeux tapage de couleurs.

D’ordinaire, il y avait deux femmes assises derrière le comptoir: la jeune femme au profil grave et une vieille dame qui souriaiten sommeillant. Cette dernière avait environ soixante ans ;son visage gras et placide blanchissait sous les clartés de lalampe. Un gros chat tigré, accroupi sur un angle du comptoir, laregardait dormir.

Plus bas, assis sur une chaise, un homme d’une trentained’années lisait ou causait à demi-voix avec la jeune femme. Ilétait petit, chétif, d’allure languissante ; les cheveux d’unblond fade, la barbe rare, le visage couvert de taches de rousseur,il ressemblait à un enfant malade et gâté.

Un peu avant dix heures, la vieille dame se réveillait. Onfermait la boutique, et toute la famille montait se coucher. Lechat tigré suivait ses maîtres en ronronnant, en se frottant latête contre chaque barreau de la rampe.

En haut, le logement se composait de trois pièces. L’escalierdonnait dans une salle à manger qui servait en même temps de salon.À gauche était un poêle de faïence dans une niche ; en face sedressait un buffet ; puis des chaises se rangeaient le longdes murs, une table ronde, tout ouverte, occupait le milieu de lapièce. Au fond, derrière une cloison vitrée, se trouvait unecuisine noire. De chaque côté de la salle à manger, il y avait unechambre à coucher.

La vieille dame, après avoir embrassé son fils et sabelle-fille, se retirait chez elle. Le chat s’endormait sur unechaise de la cuisine. Les époux entraient dans leur chambre. Cettechambre avait une seconde porte donnant sur un escalier quidébouchait dans le passage par une allée obscure et étroite.

Le mari, qui tremblait toujours de fièvre, se mettait aulit ; pendant ce temps, la jeune femme ouvrait la croisée pourfermer les persiennes. Elle restait là quelques minutes, devant lagrande muraille noire, crépie grossièrement, qui monte et s’étendau-dessus de la galerie. Elle promenait sur cette muraille unregard vague, et, muette, elle venait se coucher à son tour, dansune indifférence dédaigneuse.

Chapitre 2

 

Mme Raquin était une ancienne mercière de Vernon. Pendant prèsde vingt-cinq ans, elle avait vécu dans une petite boutique decette ville. Quelques années après la mort de son mari, deslassitudes la prirent, elle vendit son fonds. Ses économies jointesau prix de cette vente mirent entre ses mains un capital dequarante mille francs qu’elle plaça et qui lui rapporta deux millefrancs de rente. Cette somme devait lui suffire largement. Ellemenait une vie de recluse, ignorant les joies et les soucispoignants de ce monde ; elle s’était fait une existence depaix et de bonheur tranquille.

Elle loua, moyennant quatre cents francs, une petite maison dontle jardin descendait jusqu’au bord de la Seine. C’était une demeureclose et discrète qui avait de vagues senteurs de cloître ; unétroit sentier menait à cette retraite située au milieu de largesprairies ; les fenêtres du logis donnaient sur la rivière etsur les coteaux déserts de l’autre rive. La bonne dame, qui avaitdépassé la cinquantaine, s’enferma au fond de cette solitude, et ygoûta des joies sereines, entre son fils Camille et sa nièceThérèse.

Camille avait alors vingt ans. Sa mère le gâtait encore comme unpetit garçon. Elle l’adorait pour l’avoir disputé à la mort pendantune longue jeunesse de souffrances. L’enfant eut coup sur couptoutes les fièvres, toutes les maladies imaginables. Mme Raquinsoutint une lutte de quinze années contre ces maux terribles quivenaient à la file pour lui arracher son fils. Elle les vainquittous par sa patience, par ses soins, par son adoration.

Camille, grandi, sauvé de la mort, demeura tout frissonnant dessecousses répétées qui avaient endolori sa chair. Arrêté dans sacroissance, il resta petit et malingre.

Ses membres grêles eurent des mouvements lents et fatigués. Samère l’aimait davantage pour cette faiblesse qui le pliait. Elleregardait sa pauvre petite figure pâlie avec des tendressestriomphantes, et elle songeait qu’elle lui avait donné la vie plusde dix fois.

Pendant les rares repos que lui laissa la souffrance, l’enfantsuivit les cours d’une école de commerce de Vernon. Il y appritl’orthographe et l’arithmétique. Sa science se borna aux quatrerègles et à une connaissance très superficielle de la grammaire.Plus tard, il prit des leçons d’écriture et de comptabilité. MmeRaquin se mettait à trembler lorsqu’on lui conseillait d’envoyerson fils au collège ; elle savait qu’il mourrait loin d’elle,elle disait que les livres le tueraient. Camille resta ignorant, etson ignorance mit comme une faiblesse de plus en lui.

À dix-huit ans, désœuvré, s’ennuyant à mourir dans la douceurdont sa mère l’entourait, il entra chez un marchand de toile, àtitre de commis. Il gagnait soixante francs par mois. Il était d’unesprit inquiet qui lui rendait l’oisiveté insupportable. Il setrouvait plus calme, mieux portant, dans ce labeur de brute, dansce travail d’employé qui le courbait tout le jour sur des factures,sur d’énormes additions dont il épelait patiemment chaque chiffre.Le soir, brisé, la tête vide, il goûtait des voluptés infinies aufond de l’hébétement qui le prenait. Il dut se quereller avec samère pour entrer chez le marchand de toile ; elle voulait legarder toujours auprès d’elle, entre deux couvertures, loin desaccidents de la vie. Le jeune homme parla en maître ; ilréclama le travail comme d’autres enfants réclament des jouets, nonpar esprit de devoir, mais par instinct, par besoin de nature. Lestendresses, les dévouements de sa mère lui avaient donné un égoïsmeféroce ; il croyait aimer ceux qui le plaignaient et qui lecaressaient ; mais, en réalité, il vivait à part, au fond delui, n’aimant que son bien-être, cherchant par tous les moyenspossibles à augmenter ses jouissances. Lorsque l’affectionattendrie de Mme Raquin l’écœura, il se jeta avec délices dans uneoccupation bête qui le sauvait des tisanes et des potions. Puis, lesoir, au retour du bureau, il courait au bord de la Seine avec sacousine Thérèse.

Thérèse allait avoir dix-huit ans. Un jour, seize annéesauparavant, lorsque Mme Raquin était encore mercière, son frère, lecapitaine Degans, lui apporta une petite fille dans ses bras. Ilarrivait d’Algérie.

« Voici une enfant dont tu es la tante, lui dit-il avec unsourire. Sa mère est morte… Moi je ne sais qu’en faire. Je te ladonne. »

La mercière prit l’enfant, lui sourit, baisa ses joues roses.Degans resta huit jours à Vernon. Sa sœur l’interrogea à peine surcette fille qu’il lui donnait. Elle sut vaguement que la chèrepetite était née à Oran et qu’elle avait pour mère une femmeindigène d’une grande beauté. Le capitaine, une heure avant sondépart, lui remit un acte de naissance dans lequel Thérèse,reconnue par lui, portait son nom. Il partit, et on ne le revitplus ; quelques années plus tard, il se fit tuer enAfrique.

Thérèse grandit, couchée dans le même lit que Camille, sous lestièdes tendresses de sa tante. Elle était d’une santé de fer, etelle fut soignée comme une enfant chétive, partageant lesmédicaments que prenait son cousin, tenue dans l’air chaud de lachambre occupée par le petit malade. Pendant des heures, ellerestait accroupie devant le feu, pensive, regardant les flammes enface, sans baisser les paupières. Cette vie forcée de convalescentela replia sur elle-même ; elle prit l’habitude de parler àvoix basse, de marcher sans faire de bruit, de rester muette etimmobile sur une chaise, les yeux ouverts, et vides de regards. Et,lorsqu’elle levait un bras, lorsqu’elle avançait un pied, onsentait en elle des souplesses félines, des muscles courts etpuissants, toute une énergie, toute une passion qui dormaient danssa chair assoupie. Un jour, son cousin était tombé, pris defaiblesse ; elle l’avait soulevé et transporté, d’un gestebrusque, et ce déploiement de force avait mis de larges plaquesardentes sur son visage. La vie cloîtrée qu’elle menait, le régimedébilitant auquel elle était soumise ne purent affaiblir son corpsmaigre et robuste ; sa face prit seulement des teintes pâles,légèrement jaunâtres, et elle devint presque laide à l’ombre.Parfois, elle allait à la fenêtre, elle contemplait les maisonsd’en face sur lesquelles le soleil jetait des nappes dorées.

Lorsque Mme Raquin vendit son fonds et qu’elle se retira dans lapetite maison du bord de l’eau, Thérèse eut de secretstressaillements de joie. Sa tante lui avait répété si souvent : «Ne fais pas de bruit, reste tranquille », qu’elle tenaitsoigneusement cachées, au fond d’elle, toutes les fougues de sanature. Elle possédait un sang-froid suprême, une apparentetranquillité qui cachait des emportements terribles. Elle secroyait toujours dans la chambre de son cousin, auprès d’un enfantmoribond ; elle avait des mouvements adoucis, des silences,des placidités, des paroles bégayées de vieille femme. Quand ellevit le jardin, la rivière blanche, les vastes coteaux verts quimontaient à l’horizon, il lui prit une envie sauvage de courir etde crier ; elle sentit son cœur qui frappait à grands coupsdans sa poitrine ; mais pas un muscle de son visage ne bougea,elle se contenta de sourire lorsque sa tante lui demanda si cettenouvelle demeure lui plaisait.

Alors la vie devint meilleure pour elle. Elle garda ses alluressouples, sa physionomie calme et indifférente, elle resta l’enfantélevée dans le lit d’un malade ; mais elle vécutintérieurement une existence brûlante et emportée. Quand elle étaitseule, dans l’herbe, au bord de l’eau, elle se couchait à platventre comme une bête, les yeux noirs et agrandis, le corps tordu,près de bondir. Et elle restait là, pendant des heures, ne pensantà rien, mordue par le soleil, heureuse d’enfoncer ses doigts dansla terre. Elle faisait des rêves fous ; elle regardait avecdéfi la rivière qui grondait, elle s’imaginait que l’eau allait sejeter sur elle et l’attaquer ; alors elle se raidissait, ellese préparait à la défense, elle se questionnait avec colère poursavoir comment elle pourrait vaincre les flots.

Le soir, Thérèse, apaisée et silencieuse, cousait auprès de satante ; son visage semblait sommeiller dans la lueur quiglissait mollement de l’abat-jour de la lampe. Camille, affaissé aufond d’un fauteuil, songeait à ses additions. Une parole, dite àvoix basse, troublait seule par moments la paix de cet intérieurendormi.

Mme Raquin regardait ses enfants avec une bonté sereine. Elleavait résolu de les marier ensemble. Elle traitait toujours sonfils en moribond ; elle tremblait lorsqu’elle venait à songerqu’elle mourrait un jour et qu’elle le laisserait seul etsouffrant. Alors elle comptait sur Thérèse, elle se disait que lajeune fille serait une garde vigilante auprès de Camille. Sa nièce,avec ses airs tranquilles, ses dévouements muets, lui inspirait uneconfiance sans bornes. Elle l’avait vue à l’œuvre, elle voulait ladonner à son fils comme un ange gardien. Ce mariage était undénouement prévu, arrêté.

Les enfants savaient depuis longtemps qu’ils devaient s’épouserun jour. Ils avaient grandi dans cette pensée qui leur étaitdevenue ainsi familière et naturelle. On parlait de cette union,dans la famille, comme d’une chose nécessaire, fatale. Mme Raquinavait dit : « Nous attendrons que Thérèse ait vingt et un ans. » Etils attendaient patiemment, sans fièvre, sans rougeur.

Camille, dont la maladie avait appauvri le sang, ignorait lesâpres désirs de l’adolescence. Il était resté petit garçon devantsa cousine, il l’embrassait comme il embrassait sa mère, parhabitude, sans rien perdre de sa tranquillité égoïste. Il voyait enelle une camarade complaisante qui l’empêchait de trop s’ennuyer,et qui, à l’occasion, lui faisait de la tisane. Quand il jouaitavec elle, qu’il la tenait dans ses bras, il croyait tenir ungarçon ; sa chair n’avait pas un frémissement. Et jamais il nelui était venu la pensée, en ces moments, de baiser les lèvreschaudes de Thérèse, qui se débattait en riant d’un rirenerveux.

La jeune fille, elle aussi, semblait rester froide etindifférente. Elle arrêtait parfois ses grands yeux sur Camille etle regardait pendant plusieurs minutes avec une fixité d’un calmesouverain. Ses lèvres seules avaient alors de petits mouvementsimperceptibles. On ne pouvait rien lire sur ce visage fermé qu’unevolonté implacable tenait toujours doux et attentif. Quand onparlait de son mariage, Thérèse devenait grave, se contentaitd’approuver de la tête tout ce que disait Mme Raquin. Camilles’endormait.

Le soir, en été, les deux jeunes gens se sauvaient au bord del’eau. Camille s’irritait des soins incessants de sa mère ; ilavait des révoltes, il voulait courir, se rendre malade, échapperaux câlineries qui lui donnaient des nausées. Alors il entraînaitThérèse, il la provoquait à lutter, à se vautrer sur l’herbe. Unjour, il poussa sa cousine et la fit tomber ; la jeune fillese releva d’un bond, avec une sauvagerie de bête, et, la faceardente, les yeux rouges, elle se précipita sur lui, les deux braslevés. Camille se laissa glisser à terre. Il avait peur.

Les mois, les années s’écoulèrent. Le jour fixé pour le mariagearriva. Mme Raquin prit Thérèse à part, lui parla de son père et desa mère, lui conta l’histoire de sa naissance. La jeune filleécouta sa tante, puis l’embrassa sans répondre un mot.

Le soir, Thérèse, au lieu d’entrer dans sa chambre, qui était àgauche de l’escalier, entra dans celle de son cousin, qui était àdroite. Ce fut tout le changement qu’il y eut dans sa vie, cejour-là. Et, le lendemain, lorsque les jeunes époux descendirent,Camille avait encore sa langueur maladive, sa sainte tranquillitéd’égoïste, Thérèse gardait toujours son indifférence douce, sonvisage contenu, effrayant de calme.

Chapitre 3

 

Huit jours après son mariage, Camille déclara nettement à samère qu’il entendait quitter Vernon et aller vivre à Paris. MmeRaquin se récria : elle avait arrangé son existence, elle nevoulait point y changer un seul événement. Son fils eut une crisede nerfs, il la menaça de tomber malade, si elle ne cédait pas àson caprice.

« Je ne t’ai jamais contrariée dans tes projets, luidit-il ; j’ai épousé ma cousine, j’ai pris toutes les droguesque tu m’as données. C’est bien le moins, aujourd’hui, que j’aieune volonté, et que tu sois de mon avis… Nous partirons à la fin dumois. »

Mme Raquin ne dormit pas de la nuit. La décision de Camillebouleversait sa vie, et elle cherchait désespérément à se refaireune existence. Peu à peu, le calme se fit en elle. Elle réfléchitque le jeune ménage pouvait avoir des enfants et que sa petitefortune ne suffirait plus alors. Il fallait gagner encore del’argent, se remettre au commerce, trouver une occupation lucrativepour Thérèse. Le lendemain, elle s’était habituée à l’idée dedépart, elle avait bâti le plan d’une vie nouvelle.

Au déjeuner, elle était toute gaie.

« Voici ce que nous allons faire, dit-elle à ses enfants. J’iraià Paris demain ; je chercherai un petit fonds de mercerie, etnous nous remettrons, Thérèse et moi, à vendre du fil et desaiguilles. Cela nous occupera. Toi, Camille, tu feras ce que tuvoudras ; tu te promèneras au soleil ou tu trouveras unemploi.

– Je trouverai un emploi », répondit le jeune homme.

La vérité était qu’une ambition bête avait seule poussé Camilleau départ. Il voulait être employé dans une grandeadministration ; il rougissait de plaisir, lorsqu’il se voyaiten rêve au milieu d’un vaste bureau, avec des manches de lustrine,la plume sur l’oreille.

Thérèse ne fut pas consultée ; elle avait toujours montréune telle obéissance passive que sa tante et son mari ne prenaientplus la peine de lui demander son opinion. Elle allait où ilsallaient, elle faisait ce qu’ils faisaient, sans une plainte, sansun reproche, sans même paraître savoir qu’elle changeait deplace.

Mme Raquin vint à Paris et alla droit au passage du Pont-Neuf.Une vieille demoiselle de Vernon l’avait adressée à une de sesparentes qui tenait dans ce passage un fonds de mercerie dont elledésirait se débarrasser. L’ancienne mercière trouva la boutique unpeu petite, un peu noire ; mais, en traversant Paris, elleavait été effrayée par le tapage des rues, par le luxe desétalages, et cette galerie étroite, ces vitrines modestes luirappelèrent son ancien magasin, si paisible. Elle put se croireencore en province, elle respira, elle pensa que ses chers enfantsseraient heureux dans ce coin ignoré. Le prix modeste du fonds ladécida ; on le lui vendait deux mille francs. Le loyer de laboutique et du premier étage n’était que de douze cents francs. MmeRaquin, qui avait près de quatre mille francs d’économie, calculaqu’elle pourrait payer le fonds et le loyer de la première annéesans entamer sa fortune. Les appointements de Camille et lesbénéfices du commerce de la mercerie suffiraient, pensait-elle, auxbesoins journaliers ; de sorte qu’elle ne toucherait plus sesrentes et qu’elle laisserait grossir le capital pour doter sespetits-enfants.

Elle revint rayonnante à Vernon, elle dit qu’elle avait trouvéune perle, un trou délicieux, en plein Paris. Peu à peu, au bout dequelques jours, dans ses causeries du soir, la boutique humide etobscure du passage devint un palais ; elle la revoyait, aufond de ses souvenirs, commode, large, tranquille, pourvue de milleavantages inappréciables.

« Ah ! ma bonne Thérèse, disait-elle, tu verras comme nousserons heureuses dans ce coin-là ! Il y a trois belleschambres en haut… Le passage est plein de monde… Nous ferons desétalages charmants… Va, nous ne nous ennuierons pas. »

Et elle ne tarissait point. Tous ses instincts d’anciennemarchande se réveillaient ; elle donnait à l’avance desconseils à Thérèse sur la vente, sur les achats, sur les roueriesdu petit commerce. Enfin la famille quitta la maison du bord de laSeine ; le soir du même jour, elle s’installait au passage duPont-Neuf.

Quand Thérèse entra dans la boutique où elle allait vivredésormais, il lui sembla qu’elle descendait dans la terre grassed’une fosse. Une sorte d’écœurement la prit à la gorge, elle eutdes frissons de peur. Elle regarda la galerie sale et humide, ellevisita le magasin, monta au premier étage, fit le tour de chaquepièce ; ces pièces nues, sans meubles, étaient effrayantes desolitude et de délabrement. La jeune femme ne trouva pas un geste,ne prononça pas une parole. Elle était comme glacée. Sa tante etson mari étant descendus, elle s’assit sur une malle, les mainsroides, la gorge pleine de sanglots, ne pouvant pleurer.

Mme Raquin, en face de la réalité, resta embarrassée, honteusede ses rêves. Elle chercha à défendre son acquisition. Elletrouvait un remède à chaque nouvel inconvénient qui se présentait,expliquait l’obscurité en disant que le temps était couvert, etconcluait en affirmant qu’un coup de balai suffirait.

« Bah ! répondait Camille, tout cela est très convenable…D’ailleurs, nous ne monterons ici que le soir. Moi, je ne rentreraipas avant cinq ou six heures… Vous deux, vous serez ensemble, vousne vous ennuierez pas. »

Jamais le jeune homme n’aurait consenti à habiter un pareiltaudis, s’il n’avait compté sur les douceurs tièdes de son bureau.Il se disait qu’il aurait chaud tout le jour à son administration,et que, le soir, il se coucherait de bonne heure.

Pendant une grande semaine, la boutique et le logement restèrenten désordre. Dès le premier jour, Thérèse s’était assise derrièrele comptoir, et elle ne bougeait plus de cette place. Mme Raquins’étonna de cette attitude affaissée ; elle avait cru que lajeune femme allait chercher à embellir sa demeure, mettre desfleurs sur les fenêtres, demander des papiers neufs, des rideaux,des tapis. Lorsqu’elle proposait une réparation, un embellissementquelconque :

« À quoi bon ? répondait tranquillement sa nièce. Noussommes très bien, nous n’avons pas besoin de luxe. »

Ce fut Mme Raquin qui dut arranger les chambres et mettre un peud’ordre dans la boutique. Thérèse finit par s’impatienter à la voirsans cesse tourner devant ses yeux ; elle prit une femme deménage, elle força sa tante à venir s’asseoir auprès d’elle.

Camille resta un mois sans pouvoir trouver un emploi. Il vivaitle moins possible dans la boutique, il flânait toute la journée.L’ennui le prit à un tel point, qu’il parla de retourner à Vernon.Enfin, il entra dans l’administration du chemin de fer d’Orléans.Il gagnait cent francs par mois. Son rêve était exaucé.

Le matin, il partait à huit heures. Il descendait la rueGuénégaud et se trouvait sur les quais. Alors, à petits pas, lesmains dans les poches, il suivait la Seine, de l’Institut au Jardindes Plantes. Cette longue course, qu’il faisait deux fois par jour,ne l’ennuyait jamais. Il regardait couler l’eau, il s’arrêtait pourvoir passer les trains de bois qui descendaient la rivière. Il nepensait à rien. Souvent il se plantait devant Notre-Dame, etcontemplait les échafaudages dont l’église, alors en réparation,était entourée ; ces grosses pièces de charpente l’amusaient,sans qu’il sût pourquoi. Puis, en passant, il jetait un coup d’œildans le Port aux Vins, il comptait les fiacres qui venaient de lagare. Le soir, abruti, la tête pleine de quelque sotte histoirecontée à son bureau, il traversait le Jardin des Plantes et allaitvoir les ours, s’il n’était pas trop pressé. Il restait là une demiheure, penché au dessus de la fosse, suivant du regard les ours quise dandinaient lourdement. Il se décidait enfin à rentrer, traînantles pieds, s’occupant des passants, des voitures, des magasins.

Dès son arrivée, il mangeait, puis se mettait à lire. Il avaitacheté les œuvres de Buffon, et, chaque soir, il se donnait unetâche de vingt, de trente pages, malgré l’ennui qu’une pareillelecture lui causait. Il lisait encore, en livraisons à dixcentimes, l’Histoire du Consulat et de l’Empire, de Thiers, etl’Histoire des Girondins, de Lamartine, ou bien des ouvrages devulgarisation scientifique. Il croyait travailler à son éducation.Parfois, il forçait sa femme à écouter la lecture de certainespages, de certaines anecdotes. Il s’étonnait beaucoup que Thérèsepût rester pensive et silencieuse pendant toute une soirée, sansêtre tentée de prendre un livre. Au fond, il s’avouait que sa femmeétait une pauvre intelligence.

Thérèse repoussait les livres avec impatience. Elle préféraitdemeurer oisive, les yeux fixes, la pensée flottante et perdue.Elle gardait d’ailleurs une humeur égale et facile ; toute savolonté tendait à faire de son être un instrument passif, d’unecomplaisance et d’une abnégation suprêmes.

Le commerce allait tout doucement. Les bénéfices, chaque mois,étaient régulièrement les mêmes. La clientèle se composait desouvrières du quartier. À chaque cinq minutes, une jeune filleentrait, achetait pour quelques sous de marchandise. Thérèseservait les clientes avec des paroles toujours semblables, avec unsourire qui montait mécaniquement à ses lèvres. Mme Raquin semontrait plus souple, plus bavarde, et, à vrai dire, c’était ellequi attirait et retenait la clientèle.

Pendant trois ans, les jours se suivirent et se ressemblèrent.Camille ne s’absenta pas une seule fois de son bureau ; samère et sa femme sortirent à peine de la boutique. Thérèse, vivantdans une ombre humide, dans un silence morne et écrasant, voyait lavie s’étendre devant elle, toute nue, amenant chaque soir la mêmecouche froide et chaque matin la même journée vide.

Chapitre 4

 

Un jour sur sept, le jeudi soir, la famille Raquin recevait. Onallumait une grande lampe dans la salle à manger, et l’on mettaitune bouilloire d’eau au feu pour faire du thé. C’était toute unegrosse histoire. Cette soirée-là tranchait sur les autres ;elle avait passé dans les habitudes de la famille comme une orgiebourgeoise d’une gaieté folle. On se couchait à onze heures.

Mme Raquin retrouva à Paris un de ses vieux amis, le commissairede police Michaud, qui avait exercé à Vernon pendant vingt ans,logé dans la même maison que la mercière. Une étroite intimités’était ainsi établie entre eux ; puis, lorsque la veuve avaitvendu son fonds pour aller habiter la maison du bord de l’eau, ilss’étaient peu à peu perdus de vue. Michaud quitta la provincequelques mois plus tard et vint manger paisiblement à Paris, rue deSeine, les quinze cents francs de sa retraite. Un jour de pluie, ilrencontra sa vieille amie dans le passage du Pont-Neuf ; lesoir même, il dînait chez les Raquin.

Ainsi furent fondées les réceptions du jeudi. L’anciencommissaire de police prit l’habitude de venir ponctuellement unefois par semaine. Il finit par amener son fils Olivier, un grandgarçon de trente ans, sec et maigre, qui avait épousé une toutepetite femme, lente et maladive. Olivier occupait à la préfecturede police un emploi de trois mille francs dont Camille se montraitsingulièrement jaloux ; il était commis principal dans lebureau de la police d’ordre et de sûreté. Dès le premier jour,Thérèse détesta ce garçon roide et froid qui croyait honorer laboutique du passage en y promenant la sécheresse de son grand corpset les défaillances de sa pauvre petite femme.

Camille introduisit un autre invité, un vieil employé du cheminde fer d’Orléans. Grivet avait vingt ans de service ; il étaitpremier commis et gagnait deux mille cent francs. C’était lui quidistribuait la besogne aux employés du bureau de Camille, etcelui-ci lui témoignait un certain respect ; dans ses rêves,il se disait que Grivet mourrait un jour, qu’il le remplaceraitpeut-être, au bout d’une dizaine d’années. Grivet fut enchanté del’accueil de Mme Raquin, il revint chaque semaine avec unerégularité parfaite. Six mois plus tard, sa visite du jeudi étaitdevenue pour lui un devoir : il allait au passage du Pont-Neuf,comme il se rendait chaque matin à son bureau, mécaniquement, parun instinct de brute.

Dès lors, les réunions devinrent charmantes. À sept heures, MmeRaquin allumait le feu, mettait la lampe au milieu de la table,posait un jeu de dominos à côté, essuyait le service à thé qui setrouvait sur le buffet. À huit heures précises, le vieux Michaud etGrivet se rencontraient devant la boutique, venant l’un de la ruede Seine, l’autre de la rue Mazarine. Ils entraient, et toute lafamille montait au premier étage. On s’asseyait autour de la table,on attendait Olivier Michaud et sa femme, qui arrivaient toujoursen retard. Quand la réunion se trouvait au complet, Mme Raquinversait le thé, Camille vidait la boîte de dominos sur la toilecirée, chacun s’enfonçait dans son jeu. On n’entendait plus que lecliquetis des dominos. Après chaque partie, les joueurs sequerellaient pendant deux ou trois minutes, puis le silenceretombait, morne, coupé de bruits secs.

Thérèse jouait avec une indifférence qui irritait Camille. Elleprenait sur elle François, le gros chat tigré que Mme Raquin avaitapporté de Vernon, elle le caressait d’une main, tandis qu’elleposait les dominos de l’autre. Les soirées du jeudi étaient unsupplice pour elle ; souvent elle se plaignait d’un malaise,d’une forte migraine, afin de ne pas jouer, de rester là oisive, àmoitié endormie. Un coude sur la table, la joue appuyée sur lapaume de la main, elle regardait les invités de sa tante et de sonmari, elle les voyait à travers une sorte de brouillard jaune etfumeux qui sortait de la lampe. Toutes ces têtes-là l’exaspéraient.Elle allait de l’une à l’autre avec des dégoûts profonds, desirritations sourdes. Le vieux Michaud étalait une face blafarde,tachée de plaques rouges, une de ces faces mortes de vieillardtombé en enfance ; Grivet avait le masque étroit, les yeuxronds, les lèvres minces d’un crétin ; Olivier, dont les osperçaient les joues, portait gravement sur un corps ridicule, unetête roide et insignifiante ; quant à Suzanne, la femmed’Olivier, elle était toute pâle, les yeux vagues, les lèvresblanches, le visage mou. Et Thérèse ne trouvait pas un homme, pasun être vivant parmi ces créatures grotesques et sinistres aveclesquels elle était enfermée ; parfois des hallucinations laprenaient, elle se croyait enfouie au fond d’un caveau, encompagnie de cadavres mécaniques, remuant la tête, agitant lesjambes et les bras, lorsqu’on tirait des ficelles. L’air épais dela salle à manger l’étouffait ; le silence frissonnant, leslueurs jaunâtres de la lampe la pénétraient d’un vague effroi,d’une angoisse inexprimable.

On avait posé en bas, à la porte du magasin, une sonnette dontle tintement aigu annonçait l’arrivée des clientes. Thérèse tendaitl’oreille ; lorsque la sonnette se faisait entendre, elledescendait rapidement, soulagées, heureuse de quitter la salle àmanger. Elle servait la pratique avec lenteur. Quand elle setrouvait seule, elle s’asseyait derrière le comptoir, elledemeurait là le plus possible, redoutant de remonter, goûtant unevéritable joie à ne plus avoir Grivet et Olivier devant les yeux.L’air humide de la boutique calmait la fièvre qui brûlait sesmains. Et elle retombait dans cette rêverie grave qui lui étaitordinaire.

Mais elle ne pouvait rester longtemps ainsi. Camille se fâchaitde son absence ; il ne comprenait pas qu’on pût préférer laboutique à la salle à manger, le jeudi soir. Alors il se penchaitsur la rampe, cherchait sa femme du regard :

« Eh bien ! criait-il, que fais-tu donc là ? pourquoine montes-tu pas ?… Grivet a une chance du diable… Il vientencore de gagner. »

La jeune femme se levait péniblement et venait reprendre saplace en face du vieux Michaud, dont les lèvres pendantes avaientdes sourires écœurants.

Et, jusqu’à onze heures, elle demeurait affaissée sur sa chaise,regardant François qu’elle tenait dans ses bras, pour ne pas voirles poupées de carton qui grimaçaient autour d’elle.

Chapitre 5

 

Un jeudi, en revenant de son bureau, Camille amena avec lui ungrand gaillard, carré des épaules, qu’il poussa dans la boutiqued’un geste familier.

« Mère, demanda-t-il à Mme Raquin en le lui montrant,reconnais-tu ce monsieur-là ? »

La vieille mercière regarda le grand gaillard, chercha dans sessouvenirs et ne trouva rien. Thérèse suivait cette scène d’un airplacide.

« Comment ! reprit Camille, tu ne reconnais pas Laurent, lepetit Laurent, le fils du père Laurent qui a de si beaux champs deblé du côté de Jeufosse ?… Tu ne te rappelles pas ?…J’allais à l’école avec lui ; il venait me chercher le matin,en sortant de chez son oncle qui était notre voisin, et tu luidonnais des tartines de confiture. »

Mme Raquin se souvint brusquement du petit Laurent, qu’elletrouva singulièrement grandi. Il y avait bien vingt ans qu’elle nel’avait vu. Elle voulut lui faire oublier son accueil étonné par unflot de souvenirs, par des cajoleries toutes maternelles. Laurents’était assis, il souriait paisiblement, il répondait d’une voixclaire, il promenait autour de lui des regards calmes et aisés.

« Figurez-vous, dit Camille, que ce farceur-là est employé à lagare du chemin de fer d’Orléans depuis dix-huit mois, et que nousne nous sommes rencontrés et reconnus que ce soir. C’est si vaste,si important, cette administration ! »

Le jeune homme fit cette remarque, en agrandissant les yeux, enpinçant les lèvres, tout fier d’être l’humble rouage d’une grossemachine. Il continua en secouant la tête :

« Oh ! mais, lui, il se porte bien, il a étudié, il gagnedéjà quinze cents francs… Son père l’a mis au collège ; il afait son droit et a appris la peinture. N’est-ce pas,Laurent ?… Tu vas dîner avec nous.

– Je veux bien », répondit carrément Laurent.

Il se débarrassa de son chapeau et s’installa dans la boutique.Mme Raquin courut à ses casseroles. Thérèse, qui n’avait pas encoreprononcé une parole, regardait le nouveau venu. Elle n’avait jamaisvu un homme. Laurent, grand, fort, le visage frais, l’étonnait.Elle contemplait avec une sorte d’admiration son front bas, plantéd’une rude chevelure noire, ses joues pleines, ses lèvres rouges,sa face régulière, d’une beauté sanguine. Elle arrêta un instantses regards sur son cou ; ce cou était large et court, gras etpuissant. Puis elle s’oublia à considérer les grosses mains qu’iltenait étalées sur ses genoux ; les doigts en étaientcarrés ; le poing fermé devait être énorme et aurait puassommer un bœuf. Laurent était un vrai fils de paysan, d’allure unpeu lourde, le dos bombé, les mouvements lents et précis, l’airtranquille et entêté.

On sentait sous ses vêtements des muscles ronds et développés,tout un corps d’une chair épaisse et ferme. Et Thérèse l’examinaitavec curiosité, allant de ses poings à sa face, éprouvant de petitsfrissons lorsque ses yeux rencontraient son cou de taureau.

Camille étala ses volumes de Buffon et ses livraisons à dixcentimes, pour montrer à son ami qu’il travaillait, lui aussi.Puis, comme répondant à une question qu’il s’adressait depuisquelques instants :

« Mais, dit-il à Laurent, tu dois connaître ma femme ? Tune te rappelles pas cette petite cousine qui jouait avec nous, àVernon ?

– J’ai parfaitement reconnu madame », répondit Laurent enregardant Thérèse en face.

Sous ce regard droit, qui semblait pénétrer en elle, la jeunefemme éprouva une sorte de malaise. Elle eut un sourire forcé, etéchangea quelques mots avec Laurent et son mari ; puis elle sehâta d’aller rejoindre sa tante. Elle souffrait.

On se mit à table. Dès le potage, Camille crut devoir s’occuperde son ami.

« Comment va ton père ? lui demanda-t-il.

– Mais je ne sais pas, répondit Laurent. Nous sommesbrouillés ; il y a cinq ans que nous ne nous écrivonsplus.

– Bah ! s’écria l’employé, étonné d’une pareillemonstruosité.

– Oui, le cher homme a des idées à lui… Comme il estcontinuellement en procès avec ses voisins, il m’a mis au collège,rêvant de trouver plus tard en moi un avocat qui lui gagneraittoutes ses causes… Oh ! le père Laurent n’a que des ambitionsutiles ; il veut tirer parti même de ses folies.

– Et tu n’as pas voulu être avocat ? dit Camille, de plusen plus étonné.

– Ma foi non, reprit son ami en riant… Pendant deux ans, j’aifait semblant de suivre les cours, afin de toucher la pension dedouze cents francs que mon père me servait. Je vivais avec un demes camarades de collège, qui est peintre, et je m’étais mis àfaire aussi de la peinture. Cela m’amusait ; le métier estdrôle, pas fatigant. Nous fumions, nous blaguions tout le jour…»

La famille Raquin ouvrait des yeux énormes.

« Par malheur, continua Laurent, cela ne pouvait durer. Le pèrea su que je lui contais des mensonges, il m’a retranché net mescent francs par mois, en m’invitant à venir piocher la terre aveclui. J’ai essayé alors de peindre des tableaux de sainteté ;mauvais commerce… Comme j’ai vu clairement que j’allais mourir defaim, j’ai envoyé l’art à tous les diables et j’ai cherché unemploi… Le père mourra bien un de ces jours ; j’attends çapour vivre sans rien faire. »

Laurent parlait d’une voix tranquille. Il venait, en quelquesmots, de conter une histoire caractéristique qui le peignait enentier. Au fond, c’était un paresseux, ayant des appétits sanguins,des désirs très arrêtés de jouissances faciles et durables. Cegrand corps puissant ne demandait qu’à ne rien faire, qu’à sevautrer dans une oisiveté et un assouvissement de toutes lesheures. Il aurait voulu bien manger, bien dormir, contenterlargement ses passions, sans remuer de place, sans courir lamauvaise chance d’une fatigue quelconque.

La profession d’avocat l’avait épouvanté, et il frissonnait àl’idée de piocher la terre. Il s’était jeté dans l’art, espérant ytrouver un métier de paresseux ; le pinceau lui semblait uninstrument léger à manier ; puis il croyait le succès facile.Il rêvait une vie de voluptés à bon marché, une belle vie pleine defemmes, de repos sur des divans, de mangeailles et de soûleries. Lerêve dura tant que le père Laurent envoya des écus. Mais, lorsquele jeune homme, qui avait déjà trente ans, vit la misère àl’horizon, il se mit à réfléchir ; il se sentait lâche devantles privations, il n’aurait pas accepté une journée sans pain pourla plus grande gloire de l’art. Comme il le disait, il envoya lapeinture au diable, le jour où il s’aperçut qu’elle ne contenteraitjamais ses larges appétits. Ses premiers essais étaient restésau-dessous de la médiocrité ; son œil de paysan voyaitgauchement et salement la nature ; ses toiles, boueuses, malbâties, grimaçantes, défiaient toute critique. D’ailleurs, il neparaissait point trop vaniteux comme artiste, il ne se désespérapas outre mesure, lorsqu’il lui fallut jeter les pinceaux. Il neregretta réellement que l’atelier de son camarade de collège, cevaste atelier dans lequel il s’était si voluptueusement vautrépendant quatre ou cinq ans. Il regretta encore les femmes quivenaient poser, et dont les caprices étaient à la portée de sabourse. Ce monde de jouissances brutales lui laissa de cuisantsbesoins de chair. Il se trouva cependant à l’aise dans son métierd’employé ; il vivait très bien en brute, il aimait cettebesogne au jour le jour, qui ne le fatiguait pas et qui endormaitson esprit. Deux choses l’irritaient seulement : il manquait defemmes, et la nourriture des restaurants à dix-huit sous n’apaisaitpas les appétits gloutons de son estomac.

Camille l’écoutait, le regardait avec un étonnement de niais. Cegarçon débile, dont le corps mou et affaissé n’avait jamais eu unesecousse de désir, rêvait puérilement à cette vie d’atelier dontson ami lui parlait. Il songeait à ces femmes qui étalent leur peaunue. Il questionna Laurent.

« Alors, lui dit-il, il y a eu, comme ça, des femmes qui ontretiré leur chemise devant toi ?

– Mais oui, répondit Laurent en souriant et en regardant Thérèsequi était devenue très pâle.

– Ça doit vous faire un singulier effet, reprit Camille avec unrire d’enfant… Moi, je serais gêné… La première fois, tu as dûrester tout bête. »

Laurent avait élargi une de ses grosses mains dont il regardaitattentivement la paume. Ses doigts eurent de légers frémissements,des lueurs rouges montèrent à ses joues.

« La première fois, reprit-il comme se parlant à lui-même, jecrois que j’ai trouvé ça naturel… C’est bien amusant, ce diabled’art, seulement ça ne rapporte pas un sou… J’ai eu pour modèle unerousse qui était adorable : des chairs fermes, éclatantes, unepoitrine superbe, des hanches d’une largeur… »

Laurent leva la tête et vit Thérèse devant lui, muette,immobile. La jeune femme le regardait avec une fixité ardente. Sesyeux, d’un noir mat, semblaient deux trous sans fond, et, par seslèvres entrouvertes, on apercevait des clartés roses dans sabouche. Elle était comme écrasée, ramassée sur elle-même ;elle écoutait.

Les regards de Laurent allèrent de Thérèse à Camille. L’ancienpeintre retint un sourire. Il acheva sa phrase du geste, un gestelarge et voluptueux, que la jeune femme suivit du regard. On étaitau dessert, et Mme Raquin venait de descendre pour servir unecliente.

Quand la nappe fut retirée, Laurent, songeur depuis quelquesminutes, s’adressa brusquement à Camille.

« Tu sais, lui dit-il, il faut que je fasse ton portrait. »

Cette idée enchanta Mme Raquin et son fils. Thérèse restasilencieuse.

« Nous sommes en été, reprit Laurent, et comme nous sortons dubureau à quatre heures, je pourrai venir ici et te faire poserpendant deux heures, le soir. Ce sera l’affaire de huit jours.

– C’est cela, répondit Camille, rouge de joie ; tu dînerasavec nous… Je me ferai friser et je mettrai ma redingote noire.»

Huit heures sonnaient. Grivet et Michaud firent leur entrée.Olivier et Suzanne arrivèrent derrière eux.

Camille présenta son ami à la société. Grivet pinça les lèvres.Il détestait Laurent, dont les appointements avaient monté tropvite, selon lui. D’ailleurs c’était toute une affaire quel’introduction d’un nouvel invité : les hôtes des Raquin nepouvaient recevoir un inconnu sans quelque froideur.

Laurent se comporta en bon enfant. Il comprit la situation, ilvoulut plaire, se faire accepter d’un coup. Il raconta deshistoires, égaya la soirée par son gros rire, et gagna l’amitié deGrivet lui-même.

Thérèse, ce soir-là, ne chercha pas à descendre à la boutique.Elle resta jusqu’à onze heures sur sa chaise, jouant et causant,évitant de rencontrer les regards de Laurent, qui d’ailleurs nes’occupait pas d’elle. La nature sanguine de ce garçon, sa voixpleine, ses rires gras, les senteurs âcres et puissantes quis’échappaient de sa personne, troublaient la jeune femme et lajetaient dans une sorte d’angoisse nerveuse.

Chapitre 6

 

Laurent, à partir de ce jour, revint presque chaque soir chezles Raquin. Il habitait, rue Saint-Victor, en face du Port auxVins, un petit cabinet meublé qu’il payait dix-huit francs parmois ; ce cabinet, mansardé, troué en haut d’une fenêtre àtabatière, qui s’entrebâillait étroitement sur le ciel, avait àpeine six mètres carrés. Laurent rentrait le plus tard possibledans ce galetas. Avant de rencontrer Camille, comme il n’avait pasd’argent pour aller se traîner sur les banquettes des cafés, ils’attardait dans la crémerie où il dînait le soir, il fumait despipes en prenant un gloria qui lui coûtait trois sous. Puis ilregagnait doucement la rue Saint-Victor, flânant le long des quais,s’asseyant sur les bancs, quand l’air était tiède.

La boutique du passage du Pont-Neuf devint pour lui une retraitecharmante, chaude, pleine de paroles et d’attentions amicales. Ilépargna trois sous de son gloria et but en gourmand l’excellent théde Mme Raquin. Jusqu’à dix heures, il restait là, assoupi,digérant, se croyant chez lui ; il ne partait qu’après avoiraidé Camille à fermer la boutique.

Un soir, il apporta son chevalet et sa boîte à couleurs. Ildevait commencer le lendemain le portrait de Camille. On acheta unetoile, on fit des préparatifs minutieux. Enfin l’artiste se mit àl’œuvre, dans la chambre même des époux ; le jour, disait-il,y était plus clair.

Il lui fallut trois soirées pour dessiner la tête. Il traînaitavec soin le fusain sur la toile, à petits coups, maigrement ;son dessin, roide et sec, rappelait d’une façon grotesque celui desmaîtres primitifs. Il copia la face de Camille comme un élève copieune académie, d’une main hésitante, avec une exactitude gauche quidonnait à la figure un air renfrogné. Le quatrième jour, il mit sursa palette de tout petits tas de couleur, et il commença à peindredu bout des pinceaux ; il pointillait la toile de mincestaches sales, il faisait des hachures courtes et serrées, commes’il se fût servi d’un crayon.

À la fin de chaque séance, Mme Raquin et Camille s’extasiaient.Laurent disait qu’il fallait attendre, que la ressemblance allaitvenir.

Depuis que le portrait était commencé, Thérèse ne quittait plusla chambre changée en atelier. Elle laissait sa tante seulederrière le comptoir ; pour le moindre prétexte elle montaitet s’oubliait à regarder peindre Laurent.

Grave toujours, oppressée, plus pâle et plus muette, elles’asseyait et suivait le travail des pinceaux. Ce spectacle neparaissait cependant pas l’amuser beaucoup ; elle venait àcette place, comme attirée par une force, et elle y restait, commeclouée. Laurent se retournait parfois, lui souriait, lui demandaitsi le portrait lui plaisait. Elle répondait à peine, frissonnait,puis reprenait son extase recueillie.

Laurent, en revenant le soir à la rue Saint-Victor, se faisaitde longs raisonnements ; il discutait avec lui-même s’ildevait, ou non, devenir l’amant de Thérèse.

« Voilà une petite femme, se disait-il, qui sera ma maîtressequand je le voudrai. Elle est toujours là, sur mon dos, àm’examiner, à me mesurer, à me peser… Elle tremble, elle a unefigure toute drôle, muette et passionnée. À coup sûr, elle a besoind’un amant ; cela se voit dans ses yeux… Il faut dire queCamille est un pauvre sire. »

Laurent riait en dedans, au souvenir des maigreurs blafardes deson ami. Puis il continuait :

« Elle s’ennuie dans cette boutique… Moi j’y vais, parce que jene sais où aller. Sans cela, on ne me prendrait pas souvent aupassage du Pont-Neuf. C’est humide, triste. Une femme doit mourirlà-dedans… Je lui plais, j’en suis certain ; alors pourquoipas moi plutôt qu’un autre. »

Il s’arrêtait, il lui venait des fatuités, il regardait coulerla Seine d’un air absorbé.

« Ma foi, tant pis, s’écriait-il, je l’embrasse à la premièreoccasion… Je parie qu’elle tombe tout de suite dans mes bras. »

Il se remettait à marcher, et des indécisions le prenaient.

« Ce qu’elle est laide, après tout, pensait-il. Elle a le nezlong, la bouche grande. Je ne l’aime pas du tout, d’ailleurs. Jevais peut-être m’attirer quelque mauvaise histoire. Cela demanderéflexion. »

Laurent, qui était très prudent, roula ces pensées dans sa têtependant une grande semaine. Il calcula tous les incidents possiblesd’une liaison avec Thérèse ; il se décida seulement à tenterl’aventure, lorsqu’il se fut bien prouvé qu’il avait un réelintérêt à le faire.

Pour lui, Thérèse, il est vrai, était laide, et il ne l’aimaitpas, mais en somme, elle ne lui coûterait rien ; les femmesqu’il achetait à bas prix n’étaient, certes, ni plus belles ni plusaimées. L’économie lui conseillait déjà de prendre la femme de sonami. D’autre part, depuis longtemps il n’avait pas contenté sesappétits ; l’argent étant rare, il sevrait sa chair, et il nevoulait point laisser échapper l’occasion de la repaître un peu.Enfin, une pareille liaison, en bien réfléchissant, ne pouvaitavoir de mauvaises suites : Thérèse aurait intérêt à tout cacher,il la planterait là aisément quand il voudrait ; en admettantmême que Camille découvrît tout et se fâchât, il l’assommerait d’uncoup de poing, s’il faisait le méchant. La question, de tous lescôtés, se présentait à Laurent facile et engageante.

Dès lors, il vécut dans une douce quiétude, attendant l’heure. Àla première occasion, il était décidé à agir carrément. Il voyait,dans l’avenir, des soirées tièdes. Tous les Raquin travailleraientà ses jouissances : Thérèse apaiserait les brûlures de sonsang ; Mme Raquin le cajolerait comme une mère ; Camille,en causant avec lui, l’empêcherait de trop s’ennuyer, le soir, dansla boutique.

Le portrait s’achevait, les occasions ne se présentaient pas.Thérèse restait toujours là, accablée et anxieuse ; maisCamille ne quittait point la chambre, et Laurent se désolait de nepouvoir l’éloigner pour une heure. Il lui fallut pourtant déclarerun jour qu’il terminerait le portrait le lendemain. Mme Raquinannonça qu’on dînerait ensemble et qu’on fêterait l’œuvre dupeintre.

Le lendemain, lorsque Laurent eut donné à la toile le derniercoup de pinceau, toute la famille se réunit pour crier à laressemblance. Le portrait était ignoble, d’un gris sale, avec delarges plaques violacées. Laurent ne pouvait employer les couleursles plus éclatantes sans les rendre ternes et boueuses ; ilavait, malgré lui, exagéré les teintes blafardes de son modèle etle visage de Camille ressemblait à la face verdâtre d’unnoyé ; le dessin grimaçant convulsionnait les traits, rendantla sinistre ressemblance plus frappante. Mais Camille étaitenchanté ; il disait que sur la toile il avait un airdistingué.

Quand il eut bien admiré sa figure, il déclara qu’il allaitchercher deux bouteilles de vin de Champagne. Mme Raquinredescendit à la boutique. L’artiste resta seul avec Thérèse.

La jeune femme était demeurée accroupie, regardant vaguementdevant elle. Elle semblait attendre en frémissant. Laurenthésita ; il examinait sa toile, il jouait avec ses pinceaux.Le temps pressait, Camille pouvait revenir, l’occasion ne sereprésenterait peut-être plus. Brusquement, le peintre se tourna etse trouva face à face avec Thérèse. Ils se contemplèrent pendantquelques secondes.

Puis, d’un mouvement violent, Laurent se baissa et prit la jeunefemme contre sa poitrine. Il lui renversa la tête, lui écrasant leslèvres sous les siennes. Elle eut un mouvement de révolte, sauvage,emportée, et, tout d’un coup, elle s’abandonna, glissant par terre,sur le carreau. Ils n’échangèrent pas une seule parole. L’acte futsilencieux et brutal.

Chapitre 7

 

Dès le commencement, les amants trouvèrent leur liaisonnécessaire, fatale, toute naturelle. À leur première entrevue, ilsse tutoyèrent, ils s’embrassèrent, sans embarras, sans rougeur,comme si leur intimité eût daté de plusieurs années. Ils vivaient àl’aise dans leur situation nouvelle, avec une tranquillité et uneimpudence parfaites.

Ils fixèrent leurs rendez-vous. Thérèse ne pouvant sortir, ilfut décidé que Laurent viendrait. La jeune femme lui expliqua,d’une voix nette et assurée, le moyen qu’elle avait trouvé. Lesentrevues auraient lieu dans la chambre des époux. L’amantpasserait par l’allée qui donnait sur le passage, et Thérèse luiouvrirait la porte de l’escalier. Pendant ce temps, Camille seraità son bureau, Mme Raquin, en bas, dans la boutique. C’étaient làdes coups d’audace qui devaient réussir.

Laurent accepta. Il avait, dans sa prudence, une sorte detémérité brutale, la témérité d’un homme qui a de gros poings.L’air grave et calme de sa maîtresse l’engagea à venir goûter d’unepassion si hardiment offerte. Il choisit un prétexte, il obtint deson chef un congé de deux heures, et il accourut au passage duPont-Neuf.

Dès l’entrée du passage, il éprouva des voluptés cuisantes. Lamarchande de bijoux faux était assise juste en face de la porte del’allée. Il lui fallut attendre qu’elle fût occupée, qu’une jeuneouvrière vînt acheter une bague ou des boucles d’oreilles decuivre. Alors, rapidement, il entra dans l’allée ; il montal’escalier étroit et obscur, en s’appuyant aux murs grasd’humidité. Ses pieds heurtaient les marches de pierre ; aubruit de chaque heurt, il sentait une brûlure qui lui traversait lapoitrine. Une porte s’ouvrit. Sur le seuil, au milieu d’une lueurblanche, il vit Thérèse en camisole, en jupon, tout éclatante, lescheveux fortement noués derrière la tête. Elle ferma la porte, ellese pendit à son cou. Il s’échappait d’elle une odeur tiède, uneodeur de linge blanc et de chair fraîchement lavée.

Laurent, étonné, trouva sa maîtresse belle. Il n’avait jamais vucette femme. Thérèse, souple et forte, le serrait, renversant latête en arrière, et, sur son visage, couraient des lumièresardentes, des sourires passionnés. Cette face d’amante s’étaitcomme transfigurée ; elle avait un air fou et caressant ;les lèvres humides, les yeux luisants, elle rayonnait. La jeunefemme, tordue et ondoyante, était belle d’une beauté étrange, touted’emportement. On eût dit que sa figure venait de s’éclairer endedans, que des flammes s’échappaient de sa chair. Et, autourd’elle, son sang qui brûlait, ses nerfs qui se tendaient, jetaientainsi des effluves chauds, un air pénétrant et âcre.

Au premier baiser, elle se révéla courtisane. Son corpsinassouvi se jeta éperdument dans la volupté. Elle s’éveillaitcomme d’un songe, elle naissait à la passion. Elle passait des brasdébiles de Camille dans les bras vigoureux de Laurent, et cetteapproche d’un homme puissant lui donnait une brusque secousse quila tirait du sommeil de la chair. Tous ses instincts de femmenerveuse éclatèrent avec une violence inouïe ; le sang de samère, ce sang africain qui brûlait ses veines, se mit à couler, àbattre furieusement dans son corps maigre, presque vierge encore.Elle s’étalait, elle s’offrait avec une impudeur souveraine. Et, dela tête aux pieds, de longs frissons l’agitaient.

Jamais Laurent n’avait connu une pareille femme. Il restasurpris, mal à l’aise. D’ordinaire, ses maîtresses ne le recevaientpas avec une telle fougue ; il était accoutumé à des baisersfroids et indifférents, à des amours lasses et rassasiées. Lessanglots, les crises de Thérèse l’épouvantèrent presque, tout enirritant ses curiosités voluptueuses. Quand il quitta la jeunefemme, il chancelait comme un homme ivre. Le lendemain, lorsque soncalme sournois et prudent fut revenu, il se demanda s’ilretournerait auprès de cette amante dont les baisers lui donnaientla fièvre. Il décida d’abord nettement qu’il resterait chez lui.Puis il eut des lâchetés. Il voulait oublier, ne plus voir Thérèsedans sa nudité, dans ses caresses douces et brutales, et toujourselle était là, implacable, tendant les bras. La souffrance physiqueque lui causait ce spectacle devint intolérable.

Il céda, il prit un nouveau rendez-vous, il revint au passage duPont-Neuf.

À partir de ce jour Thérèse entra dans sa vie. Il ne l’acceptaitpas encore, mais il la subissait. Il avait des heures d’effrois,des moments de prudence et, en somme, cette liaison le secouaitdésagréablement ; mais ses peurs, ses malaises tombaientdevant ses désirs. Les rendez-vous se suivirent, semultiplièrent.

Thérèse n’avait pas de ces doutes. Elle se livrait sansménagement, allant droit où la poussait la passion. Cette femme queles circonstances avait pliée et qui se redressait enfin, mettait ànu son être entier, expliquait sa vie.

Parfois elle passait ses bras au cou de Laurent, elle setraînait sur sa poitrine, et, d’une voix encore haletante :

« Oh ! si tu savais combien j’ai souffert ! J’ai étéélevée dans l’humidité tiède de la chambre d’un malade. Je couchaisavec Camille ; la nuit je m’éloignais de lui écœurée parl’odeur fade de son corps. Il était méchant et entêté ; il nevoulait pas prendre les médicaments que je refusais de partageravec lui ; pour plaire à ma tante, je devais prendre toutesles drogues. Je ne sais pas comment je ne suis pas morte… Ils m’ontrendue laide, mon pauvre ami, ils m’ont volé tout ce que j’avais,et tu ne peux m’aimer comme je t’aime. »

Elle pleurait, elle embrassait Laurent, elle continuait avec unehaine sourde :

« Je ne leur souhaite pas de mal. Ils m’ont élevée, ils m’ontrecueillie et défendue contre la misère… Mais j’aurais préférél’abandon à leur hospitalité. J’avais des besoins cuisants de grandair ; toute petite, je rêvais de courir les chemins les piedsnus dans la poussière, demandant l’aumône, vivant en bohémienne. Onm’a dit que ma mère était un chef de tribu, en Afrique, j’aisouvent songé à elle, j’ai compris que je lui appartenais par lesang et les instincts, j’aurais voulu ne la quitter jamais ettraverser les sables sur son dos. Ah ! quelle jeunesse, j’aiencore des dégoûts et des révoltes, lorsque je me rappelle leslongues journées que j’ai passées dans la chambre où râlaitCamille. J’étais accroupie devant le feu, regardant stupidementbouillir les tisanes, sentant mes membres se roidir, et je nepouvais bouger, ma tante grondait quand je faisais du bruit… Plustard, j’ai goûté des joies profondes, dans la petite maison du bordde l’eau ; mais j’étais déjà abêtie, je savais à peinemarcher, je tombais lorsque je courais. Puis on m’a enterrée toutevive dans cette ignoble boutique. »

Thérèse respirait fortement, elle serrait son amant à pleinsbras, elle se vengeait, et ses narines minces et souples avaient depetits battements nerveux.

« Tu ne saurais croire, reprenait-elle, combien ils m’ont renduemauvaise. Ils ont fait de moi une hypocrite et une menteuse… Ilsm’ont étouffée dans leur douceur bourgeoise, et je ne m’expliquepas comment il y a encore du sang dans mes veines… J’ai baissé lesyeux, j’ai eu comme eux un visage morne et imbécile, j’ai mené leurvie morte. Quand tu m’as vue, n’est-ce pas ? j’avais l’aird’une bête. J’étais grave, écrasée, abrutie. Je n’espérais plus enrien, je songeais à me jeter un jour dans la Seine… Mais, avant cetaffaissement, que de nuits de colère ! Là-bas, à Vernon, dansma chambre froide, je mordais mon oreiller pour étouffer mes cris,je me battais, je me traitais de lâche. Mon sang me brûlait et jeme serais déchiré le corps. À deux reprises, j’ai voulu fuir, allerdevant moi, au soleil ; le courage m’a manqué, ils avaientfait de moi une brute docile avec leur bienveillance molle et leurtendresse écœurante. Alors j’ai menti, j’ai menti toujours. Je suisrestée là toute douce, toute silencieuse, rêvant de frapper et demordre. »

La jeune femme s’arrêtait, essuyant ses lèvres humides sur lecou de Laurent. Elle ajoutait, après un silence :

« Je ne sais plus pourquoi j’ai consenti à épouser Camille. Jen’ai pas protesté, par une sorte d’insouciance dédaigneuse. Cetenfant me faisait pitié. Lorsque je jouais avec lui, je sentais mesdoigts s’enfoncer dans ses membres comme dans de l’argile. Je l’aipris, parce que ma tante me l’offrait et que je comptais ne jamaisme gêner pour lui… Et j’ai retrouvé dans mon mari le petit garçonsouffrant avec lequel j’avais déjà couché à six ans. Il était aussifrêle, aussi plaintif, et il avait toujours cette odeur faded’enfant malade qui me répugnait tant jadis… Je te dis tout celapour que tu ne sois pas jaloux… Une sorte de dégoût me montait à lagorge ; je me rappelais les drogues que j’avais bues, et jem’écartais, et je passais des nuits terribles… Mais toi, toi… »

Et Thérèse se redressait, se pliait en arrière, les doigts prisdans les mains épaisses de Laurent, regardant ses larges épaules,son cou énorme…

« Toi, je t’aime, je t’ai aimé le jour où Camille t’a poussédans la boutique. Tu ne m’estimes peut-être pas, parce que je mesuis livrée tout entière, en une fois. Vrai, je ne sais commentcela est arrivé. Je suis fière, je suis emportée. J’aurais voulu tebattre, le premier jour où tu m’as embrassée et jetée par terredans cette chambre… J’ignore comment je t’aimais ; je tehaïssais plutôt. Ta vue m’irritait, me faisait souffrir ;lorsque tu étais là, mes nerfs se tendaient à se rompre, ma tête sevidait, je voyais rouge. Oh ! que j’ai souffert ! Et jecherchais cette souffrance, j’attendais ta venue, je tournaisautour de ta chaise, pour marcher dans ton haleine, pour traînermes vêtements le long des tiens. Il me semblait que ton sang mejetait des bouffés de chaleur au passage, et c’était cette sorte denuée ardente, dans laquelle tu t’enveloppais, qui m’attirait et meretenait auprès de toi, malgré mes sourdes révoltes… Tu te souviensquand tu peignais ici : une force fatale me ramenait à ton coté, jerespirais ton air avec des délices cruelles. Je comprenais que jeparaissais quêter des baisers, j’avais honte de mon esclavage, jesentais que j’allais tomber si tu me touchais. Mais je cédais à meslâchetés, je grelottais de froid en attendant que tu voulusses bienme prendre dans tes bras… »

Alors Thérèse se taisait, frémissante, comme orgueilleuse etvengée. Elle tenait Laurent ivre sur sa poitrine, et dans lachambre nue et glaciale, se passaient des scènes de passionardentes, d’une brutalité sinistre. Chaque nouveau rendez-vousamenait des crises plus fougueuses.

La jeune femme semblait se plaire à l’audace et à l’imprudence.Elle n’avait pas une hésitation, pas une peur, elle se jetait dansl’adultère avec une sorte de franchise énergique, bravant le péril,mettant une sorte de vanité à le braver. Quand son amant devaitvenir, pour toute précaution, elle prévenait sa tante qu’ellemontait se reposer ; et, quand il était là, elle marchait,parlait, agissait carrément, sans songer jamais à éviter le bruit.Parfois, dans les commencements, Laurent s’effrayait.

« Bon Dieu ! disait-il tout bas à Thérèse, ne fais donc pastant de tapage. Mme Raquin va monter.

– Bah ! répondait-elle en riant, tu trembles toujours… Elleest clouée derrière son comptoir. Que veux-tu qu’elle vienne faireici ? Elle aurait trop peur qu’on ne la volât… Puis, aprèstout, qu’elle monte, si elle veut. Tu te cacheras… Je me moqued’elle. Je t’aime. »

Ces paroles ne rassuraient guère Laurent. La passion n’avait pasencore endormi sa prudence sournoise de paysan. Bientôt, cependant,l’habitude lui fit accepter, sans trop de terreur, les hardiessesde ces rendez-vous donnés en plein jour, dans la chambre deCamille, à deux pas de la vieille mercière. Sa maîtresse luirépétait que le danger épargne ceux qui l’affrontent en face, etelle avait raison. Jamais les amants n’auraient pu trouver un lieuplus sûr que cette pièce où personne ne serait venu les chercher.Ils y contentaient leur amour, dans une tranquillitéincroyable.

Un jour, pourtant, Mme Raquin monta, craignant que sa nièce nefût malade. Il y avait près de trois heures que la jeune femmeétait en haut. Elle poussait l’audace jusqu’à ne pas fermer auverrou la porte de la chambre qui donnait dans la salle àmanger.

Lorsque Laurent entendit les pas lourds de la vieille mercière,montant l’escalier de bois, il se troubla, il chercha fiévreusementson gilet, son chapeau. Thérèse se mit à rire de la singulière minequ’il faisait. Elle lui prit le bras avec force, le courba au pieddu lit, dans un coin, et lui dit d’une voix basse et calme :

« Tiens-toi là… ne remue pas. »

Elle jeta sur lui les vêtements d’homme qui traînaient, etétendit sur le tout un jupon blanc qu’elle avait retiré. Elle fitces choses avec des gestes lestes et précis, sans rien perdre de satranquillité. Puis elle se coucha, échevelée, demi-nue, encorerouge et frissonnante.

Mme Raquin ouvrit doucement la porte et s’approcha du lit enétouffant le bruit de ses pas. La jeune femme feignait de dormir.Laurent suait sous le jupon blanc.

« Thérèse, demanda la mercière avec sollicitude, es-tu malade,ma fille ? »

Thérèse ouvrit les yeux, bâilla, se retourna et répondit d’unevoix dolente qu’elle avait une migraine atroce. Elle supplia satante de la laisser dormir. La vieille dame s’en alla comme elleétait venue, sans faire de bruit.

Les deux amants, riant en silence, s’embrassèrent avec uneviolence passionnée.

« Tu vois bien, dit Thérèse triomphante, que nous ne craignonsrien ici… Tous ces gens-là sont aveugles : ils n’aiment pas. »

Un autre jour, la jeune femme eut une idée bizarre. Parfois,elle était comme folle, elle délirait.

Le chat tigré, François, était assis sur son derrière, au beaumilieu de la chambre. Grave, immobile, il regardait de ses yeuxronds les deux amants. Il semblait les examiner avec soin, sanscligner les paupières, perdu dans une sorte d’extasediabolique.

« Regarde donc François, dit Thérèse à Laurent. On dirait qu’ilva ce soir tout conter à Camille… Dis, ce serait drôle, s’il semettait à parler dans la boutique, un de ces jours ; il saitde belles histoires sur notre compte… »

Cette idée, que François pourrait parler, amusa singulièrementla jeune femme. Laurent regarda les grands yeux verts du chat, etsentit un frisson lui courir sur la peau.

« Voici comment il ferait, reprit Thérèse. Il se mettraitdebout, et, me montrant d’une patte, te montrant de l’autre, ils’écrierait : “Monsieur et Madame s’embrassent très fort dans lachambre ; ils ne se sont pas méfiés de moi, mais comme leursamours criminelles me dégoûtent, je vous prie de les faire mettreen prison tous les deux ; ils ne troubleront plus ma sieste.”»

Thérèse plaisantait comme un enfant, elle mimait le chat, elleallongeait les mains en façon de griffes, elle donnait à sesépaules des ondulations félines. François, gardant une immobilitéde pierre, la contemplait toujours ; ses yeux seulsparaissaient vivants ; et il y avait, dans les coins de sagueule, deux plis profonds qui faisaient éclater de rire cette têted’animal empaillé.

Laurent se sentait froid aux os. Il trouva ridicule laplaisanterie de Thérèse. Il se leva et mit le chat à la porte. Enréalité, il avait peur. Sa maîtresse ne le possédait pas encoreentièrement ; il restait au fond de lui un peu de ce malaisequ’il avait éprouvé sous les premiers baisers de la jeunefemme.

Chapitre 8

 

Le soir, dans la boutique, Laurent était parfaitement heureux.D’ordinaire, il revenait du bureau avec Camille. Mme Raquin s’étaitprise pour lui d’une amitié maternelle ; elle le savait gêné,mangeant mal, couchant dans un grenier, et lui avait dit une foispour toutes que son couvert serait toujours mis à leur table. Elleaimait ce garçon de cette tendresse bavarde que les vieilles femmesont pour les gens qui viennent de leur pays, apportant avec eux dessouvenirs du passé.

Le jeune homme usait largement de l’hospitalité. Avant derentrer, au sortir du bureau, il faisait avec Camille un bout depromenade sur les quais ; tous deux trouvaient leur compte àcette intimité ; ils s’ennuyaient moins, ils flânaient encausant. Puis ils se décidaient à venir manger la soupe de MmeRaquin. Laurent ouvrait en maître la porte de la boutique ; ils’asseyait à califourchon sur les chaises, fumant et crachant,comme s’il était chez lui.

La présence de Thérèse ne l’embarrassait nullement. Il traitaitla jeune femme avec une rondeur amicale, il plaisantait, luiadressait des galanteries banales, sans qu’un pli de sa facebougeât. Camille riait, et, comme sa femme ne répondait à son amique par des monosyllabes, il croyait fermement qu’ils sedétestaient tous deux. Un jour même il fit des reproches à Thérèsesur ce qu’il appelait sa froideur pour Laurent.

Laurent avait deviné juste : il était devenu l’amant de lafemme, l’ami du mari, l’enfant gâté de la mère. Jamais il n’avaitvécu dans un pareil assouvissement de ses appétits. Il s’endormaitau fond des jouissances infinies que lui donnait la famille Raquin.D’ailleurs, sa position dans cette famille lui paraissait toutenaturelle. Il tutoyait Camille sans colère, sans remords. Il nesurveillait même pas ses gestes ni ses paroles, tant il étaitcertain de sa prudence, de son calme ; l’égoïsme avec lequelil goûtait ses félicités le protégeait contre toute faute. Dans laboutique, sa maîtresse devenait une femme comme une autre, qu’il nefallait point embrasser et qui n’existait pas pour lui. S’il nel’embrassait pas devant tous, c’est qu’il craignait de ne pouvoirrevenir. Cette seule conséquence l’arrêtait. Autrement, il seserait parfaitement moqué de la douleur de Camille et de sa mère.Il n’avait point conscience de ce que la découverte de sa liaisonpourrait amener. Il croyait agir simplement, comme tout le mondeaurait agi à sa place, en homme pauvre et affamé. De là sestranquillités béates, ses audaces prudentes, ses attitudesdésintéressées et goguenardes.

Thérèse, plus nerveuse, plus frémissante que lui, était obligéede jouer un rôle. Elle le jouait à la perfection, grâce àl’hypocrisie savante que lui avait donnée son éducation. Pendantprès de quinze ans, elle avait menti, étouffant ses fièvres,mettant une volonté implacable à paraître morne et endormie. Il luicoûtait peu de poser sur sa chair ce masque de morte qui glaçaitson visage. Quand Laurent entrait, il la trouvait grave, rechignée,le nez plus long, les lèvres plus minces. Elle était laide,revêche, inabordable. D’ailleurs, elle n’exagérait pas ses effets,elle jouait son ancien personnage, sans éveiller l’attention parune brusquerie plus grande. Pour elle, elle trouvait une voluptéamère à tromper Camille et Mme Raquin ; elle n’était pas commeLaurent, affaissée dans le contentement épais de ses désirs,inconsciente du devoir ; elle savait qu’elle faisait le mal,et il lui prenait des envies féroces de se lever de table etd’embrasser Laurent à pleine bouche, pour montrer à son mari et àsa tante qu’elle n’était pas une bête et qu’elle avait unamant.

Par moments, des joies chaudes lui montaient à la tête ;toute bonne comédienne qu’elle fut, elle ne pouvait alors seretenir de chanter, quand son amant n’était pas là et qu’elle necraignait point de se trahir. Ces gaietés soudaines charmaient MmeRaquin qui accusait sa nièce de trop de gravité. La jeune femmeacheta des pots de fleurs et en garnit la fenêtre de sachambre ; puis elle fit coller du papier neuf dans cettepièce, elle voulut un tapis, des rideaux, des meubles depalissandre. Tout ce luxe était pour Laurent.

La nature et les circonstances semblaient avoir fait cette femmepour cet homme, et les avoir poussés l’un vers l’autre. À eux deux,la femme, nerveuse et hypocrite, l’homme, sanguin et vivant enbrute, ils faisaient un couple puissamment lié. Ils secomplétaient, se protégeaient mutuellement. Le soir, à table, dansles clartés pâles de la lampe, on sentait la force de leur union, àvoir le visage épais et souriant de Laurent, en face du masque muetet impénétrable de Thérèse.

C’étaient de douces et calmes soirées. Dans le silence, dansl’ombre transparente et attiédie, s’élevaient des paroles amicales.On se serrait autour de la table ; après le dessert, oncausait des mille riens de la journée, des souvenirs de la veilleet des espoirs du lendemain. Camille aimait Laurent, autant qu’ilpouvait aimer, en égoïste satisfait, et Laurent semblait lui rendreune égale affection ; il y avait entre eux un échange dephrases dévouées, de gestes serviables, de regards prévenants. MmeRaquin, le visage placide, mettait toute sa paix autour de sesenfants, dans l’air tranquille qu’ils respiraient. On eût dit uneréunion de vieilles connaissances qui se connaissaient jusqu’aucœur et qui s’endormaient sur la foi de leur amitié.

Thérèse, immobile, paisible comme les autres, regardait cesjoies bourgeoises, ces affaissements souriants. Et, au fond d’elle,il y avait des rires sauvages ; tout son être raillait, tandisque son visage gardait une rigidité froide. Elle se disait, avecdes raffinements de volupté, que quelques heures auparavant elleétait dans la chambre voisine, demi-nue, échevelée, sur la poitrinede Laurent ; elle se rappelait chaque détail de cetteaprès-midi de passion folle, elle les étalait dans sa mémoire, elleopposait cette scène brûlante à la scène morte qu’elle avait sousles yeux. Ah ! comme elle trompait ces bonnes gens, et commeelle était heureuse de les tromper avec une impudence sitriomphante ! Et c’était là, à deux pas, derrière cette mincecloison, qu’elle recevait un homme ; c’était là qu’elle sevautrait dans les âpretés de l’adultère. Et son amant, à cetteheure, devenait un inconnu pour elle, un camarade de son mari, unesorte d’imbécile et d’intrus dont elle ne devait pas se soucier.Cette comédie atroce, ces duperies de la vie, cette comparaisonentre les baisers ardents du jour et l’indifférence jouée du soir,donnaient des ardeurs nouvelles au sang de la jeune femme.

Lorsque Mme Raquin et Camille descendaient, par hasard, Thérèsese levait d’un bond, collait silencieusement, avec une énergiebrutale, ses lèvres sur les lèvres de son amant, et restait ainsihaletante, étouffante, jusqu’à ce qu’elle entendît crier le boisdes marches de l’escalier. Alors, d’un mouvement leste, ellereprenait sa place, elle retrouvait sa grimace rechignée. Laurentd’une voix calme, continuait avec Camille la causerie interrompue.C’était comme un éclair de passion, rapide et aveuglant, dans unciel mort.

Le jeudi, la soirée était un peu plus animée. Laurent, qui, cejour là, s’ennuyait à mourir, se faisait pourtant un devoir de nepas manquer une seule des réunions : il voulait, par mesure deprudence, être connu et estimé des amis de Camille. Il lui fallaitécouter les radotages de Grivet et du vieux Michaud ; Michaudracontait toujours les mêmes histoires de meurtres et de vol ;Grivet parlait en même temps de ces employés, de ses chefs, de sonadministration. Le jeune homme se réfugiait auprès d’Olivier et deSuzanne, qui lui paraissaient d’une bêtise moins assommante.D’ailleurs, il se hâtait de réclamer le jeu de dominos.

C’était le jeudi soir que Thérèse fixait le jour et l’heure deleurs rendez-vous. Dans le trouble du départ, lorsque Mme Raquin etCamille accompagnaient les invités jusqu’à la porte du passage, lajeune femme s’approchait de Laurent, lui parlait tout bas, luiserrait la main. Parfois même, quand tout le monde avait le dostourné, l’embrassait par une sorte de fanfaronnade.

Pendant huit mois, dura cette vie de secousses et d’apaisements.Les amants vivaient dans une béatitude complète ; Thérèse nes’ennuyait plus, ne désirait plus rien ; Laurent, repu, choyé,engraissé encore avait la seule crainte de voir cesser cette belleexistence.

Chapitre 9

 

Un après-midi, comme Laurent allait quitter son bureau pourcourir auprès de Thérèse qui l’attendait, son chef le fit appeleret lui signifia qu’à l’avenir il lui défendait de s’absenter. Ilavait abusé des congés ; l’administration était décidée à lerenvoyer, s’il sortait une seule fois.

Cloué sur sa chaise, il se désespéra jusqu’au soir. Il devaitgagner son pain, il ne pouvait se faire mettre à la porte. Le soir,le visage courroucé de Thérèse fut une torture pour lui. Il nesavait comment expliquer son manque de parole à sa maîtresse.Pendant que Camille fermait la boutique, il s’approcha vivement dela jeune femme :

« Nous ne pouvons plus nous voir, lui dit-il à voix basse. Monchef me refuse toute nouvelle permission de sortie. »

Camille rentrait. Laurent dut se retirer sans donner de plusamples explications, laissant Thérèse sous le coup de cettedéclaration brutale. Exaspérée, ne voulant pas admettre qu’on pûttroubler ses voluptés, elle passa une nuit d’insomnie à bâtir desplans de rendez-vous extravagants. Le jeudi qui suivit, elle causaune minute au plus avec Laurent. Leur anxiété était d’autant plusvive qu’ils ne savaient où se rencontrer pour se consulter ets’entendre. La jeune femme donna un nouveau rendez-vous à sonamant, qui lui manqua de parole une seconde fois. Dès lors, ellen’eut plus qu’une idée fixe, le voir à tout prix.

Il y avait quinze jours que Laurent ne pouvait approcher deThérèse. Alors il sentit combien cette femme lui était devenuenécessaire ; l’habitude de la volupté lui avait créé desappétits nouveaux, d’une exigence aiguë. Il n’éprouvait plus aucunmalaise dans les embrassements de sa maîtresse, il quêtait cesembrassements avec une obstination d’animal affamé. Une passion desang avait couvé dans ses muscles ; maintenant qu’on luiretirait son amante, cette passion éclatait avec une violenceaveugle ; il aimait à la rage. Tout semblait inconscient danscette florissante nature de brute ; il obéissait à desinstincts, il se laissait conduire par les volontés de sonorganisme. Il aurait ri aux éclats, un an auparavant, si on luiavait dit qu’il serait l’esclave d’une femme, au point decompromettre ses tranquillités. Le sourd travail des désirs,s’était opéré en lui, à son insu, et avait fini par le jeter, piedset poings liés, aux caresses fauves de Thérèse. À cette heure, ilredoutait d’oublier la prudence, il n’osait venir, le soir, aupassage du Pont-Neuf, craignant de commettre quelque folie. Il nes’appartenait plus ; sa maîtresse, avec ses souplesses dechatte, ses flexibilités nerveuses, s’était glissée peu à peu danschacune des fibres de son corps. Il avait besoin de cette femmepour vivre comme on a besoin de boire et de manger.

Il aurait certainement fait une sottise, s’il n’avait reçu unelettre de Thérèse, qui lui recommandait de rester chez lui lelendemain. Son amante lui promettait de venir le trouver vers leshuit heures du soir.

Au sortir du bureau, il se débarrassa de Camille, en disantqu’il était fatigué, qu’il allait se coucher tout de suite.Thérèse, après le dîner, joua également son rôle ; elle parlad’une cliente qui avait déménagé sans la payer, elle fit lacréancière intraitable, elle déclara quelle voulait aller réclamerson argent. La cliente demeurait aux Batignolles. Mme Raquin etCamille trouvèrent la course longue, la démarche hasardeuse ;d’ailleurs, ils ne s’étonnèrent pas, ils laissèrent partir Thérèseen toute tranquillité.

La jeune femme courut au Port aux Vins, glissant sur les pavésqui étaient gras, heurtant les passants, ayant hâte d’arriver. Desmoiteurs lui montaient au visage ; ses mains brûlaient. Onaurait dit une femme soûle. Elle gravit rapidement l’escalier del’hôtel meublé. Au sixième étage, essoufflée, les yeux vagues, elleaperçut Laurent, penché sur la rampe, qui l’attendait.

Elle entra dans le grenier. Ses larges jupes ne pouvaient ytenir, tant l’espace était étroit. Elle arracha d’une main sonchapeau, et s’appuya contre le lit, défaillante…

La fenêtre à tabatière, ouverte toute grande, versait lesfraîcheurs du soir sur la couche brûlante. Les amants restèrentlongtemps dans le taudis, comme au fond d’un trou. Tout d’un coup,Thérèse entendit l’horloge de la Pitié sonner dix heures. Elleaurait voulu être sourde ; elle se leva péniblement et regardale grenier qu’elle n’avait pas encore vu. Elle chercha son chapeau,noua les rubans, et s’assit en disant d’une voix lente :

« Il faut que je parte. »

Laurent était venu s’agenouiller devant elle. Il lui prit lesmains.

« Au revoir, reprit-elle sans bouger.

– Non pas au revoir, s’écria-t-il, cela est trop vague… Queljour reviendras-tu ? »

Elle le regarda en face.

« Tu veux de la franchise ? dit-elle. Eh bien ! vrai,je crois que je ne reviendrai plus. Je n’ai pas de prétexte, je nepuis en inventer.

– Alors, il faut nous dire adieu.

– Non, je ne veux pas ! »

Elle prononça ces mots avec une colère épouvantée. Elle ajoutaplus doucement, sans savoir ce qu’elle disait, sans quitter sachaise :

« Je vais m’en aller. »

Laurent songeait. Il pensait à Camille.

« Je ne lui en veux pas dit-il enfin sans le nommer ; maisvraiment il nous gêne trop… Est-ce que tu ne pourrais pas nous endébarrasser, l’envoyer en voyage, quelque part, bienloin ?

– Ah ! oui, l’envoyer en voyage ! reprit la jeunefemme en hochant la tête. Tu crois qu’un homme comme ça consent àvoyager… Il n’y a qu’un voyage dont on ne revient pas… Mais il nousenterrera tous ; ces gens qui n’ont que le souffle ne meurentjamais. »

Il y eut un silence. Laurent se traîna sur les genoux, seserrant contre sa maîtresse, appuyant la tête contre sapoitrine.

« J’avais fait un rêve, dit-il ; je voulais passer une nuitentière avec toi, m’endormir dans tes bras et me réveiller lelendemain sous tes baisers… Je voudrais être ton mari… Tucomprends ?

– Oui, oui », répondit Thérèse, frissonnante.

Et elle se pencha brusquement sur le visage de Laurent, qu’ellecouvrit de baisers. Elle égratignait les brides de son chapeaucontre la barbe rude du jeune homme ; elle ne songeait plusqu’elle était habillée et qu’elle allait froisser ses vêtements.Elle sanglotait, elle prononçait des paroles haletantes au milieude ses larmes.

« Ne dis pas ces choses, répétait-elle, car je n’aurais pas laforce de te quitter, je resterais là… Donne-moi du courageplutôt ; dis-moi que nous nous verrons encore… N’est-ce pasque tu as besoin de moi et que nous trouverons bien un jour lemoyen de vivre ensemble ?

– Alors, reviens, reviens demain, lui répondit Laurent, dont lesmains tremblantes montaient le long de sa taille.

– Mais je ne puis revenir… Je te l’ai dit, je n’ai pas deprétexte. »

Elle se tordait les bras. Elle reprit :

« Oh ! le scandale ne me fait pas peur. En rentrant, si tuveux, je vais dire à Camille que tu es mon amant, et je revienscoucher ici… C’est pour toi que je tremble ; je ne veux pasdéranger ta vie, je désire te faire une existence heureuse. »

Les instincts prudents du jeune homme se réveillèrent.

« Tu as raison, dit-il, il ne faut pas agir comme des enfants.Ah ! si ton mari mourait…

– Si mon mari mourait…, répéta lentement Thérèse.

– Nous nous marierions ensemble, nous ne craindrions plus rien,nous jouirions largement de nos amours… Quelle bonne et doucevie ! »

La jeune femme s’était redressée. Les joues pâles, elleregardait son amant avec des yeux sombres ; des battementsagitaient ses lèvres.

« Les gens meurent quelquefois, murmura-t-elle enfin. Seulement,c’est dangereux pour ceux qui survivent. »

Laurent ne répondit pas.

« Vois-tu, continua-t-elle, tous les moyens connus sontmauvais.

– Tu ne m’as pas compris, dit-il paisiblement. Je ne suis pas unsot, je veux t’aimer en paix… Je pensais qu’il arrive des accidentstous les jours, que le pied peut glisser, qu’une tuile peut tomber…Tu comprends ? Dans ce dernier cas, le vent seul est coupable.»

Il parlait d’une voix étrange. Il eut un sourire et ajouta d’unton caressant :

« Va, sois tranquille, nous nous aimerons bien, nous vivronsheureux… Puisque tu ne peux venir, j’arrangerai tout cela… Si nousrestons plusieurs mois sans nous voir, ne m’oublie pas, songe queje travaille à nos félicités. »

Il saisit dans ses bras Thérèse, qui ouvrait la porte pourpartir.

« Tu es à moi, n’est-ce pas ? continua-t-il. Tu jures de telivrer entière, à toute heure, quand je voudrai.

– Oui, cria la jeune femme, je t’appartiens, fais de moi cequ’il te plaira. »

Ils restèrent un moment farouches et muets. Puis Thérèses’arracha avec brusquerie, et, sans tourner la tête, elle sortit dela mansarde et descendit l’escalier. Laurent écouta le bruit de sespas qui s’éloignaient.

Quand il n’entendit plus rien, il rentra dans son taudis, il secoucha. Les draps étaient tièdes. Il étouffait au fond de ce trouétroit que Thérèse laissait plein des ardeurs de sa passion. Il luisemblait que son souffle respirait encore un peu de la jeunefemme ; elle avait passé là, répandant des émanationspénétrantes, des odeurs de violette, et maintenant il ne pouvaitplus serrer entre ses bras que le fantôme insaisissable de samaîtresse, traînant autour de lui ; il avait la fièvre desamours renaissantes et inassouvies. Il ne ferma pas la fenêtre.Couché sur le dos, les bras nus, les mains ouvertes, cherchant lafraîcheur, il songea, en regardant le carré d’un bleu sombre que lechâssis taillait dans le ciel.

Jusqu’au jour, la même idée tourna dans sa tête. Avant la venuede Thérèse, il ne songeait pas au meurtre de Camille ; ilavait parlé de la mort de cet homme, poussé par les faits, irritépar la pensée qu’il ne reverrait plus son amante. Et c’est ainsiqu’un nouveau coin de sa nature inconsciente venait de se révéler :il s’était mis à rêver l’assassinat dans les emportements del’adultère.

Maintenant, plus calme, seul au milieu de la nuit paisible, ilétudiait le meurtre. L’idée de mort, jetée avec désespoir entredeux baisers, revenait implacable et aiguë. Laurent, secoué parl’insomnie, énervé par les senteurs âcres que Thérèse avaitlaissées derrière elle, dressait des embûches, calculait lesmauvaises chances, étalait les avantages qu’il aurait à êtreassassin.

Tous ses intérêts le poussaient au crime. Il se disait que sonpère, le paysan de Jeufosse, ne se décidait pas à mourir ; illui faudrait peut-être rester encore dix ans employé, mangeant dansles crémeries, vivant sans femme dans un grenier. Cette idéel’exaspérait. Au contraire, Camille mort, il épousait Thérèse, ilhéritait de Mme Raquin, il donnait sa démission et flânait ausoleil. Alors, il se plut à rêver cette vie de paresseux ; ilse voyait déjà oisif, mangeant et dormant, attendant avec patiencela mort de son père. Et quand la réalité se dressait au milieu deson rêve, il se heurtait contre Camille, il serrait les poingscomme pour l’assommer.

Laurent voulait Thérèse, il la voulait à lui tout seul, toujoursà portée de sa main. S’il ne faisait pas disparaître le mari, lafemme lui échappait. Elle l’avait dit : elle ne pouvait revenir. Ill’aurait bien enlevée, emportée quelque part, mais alors ilsseraient morts de faim tous deux. Il risquait moins en tuant lemari ; il ne soulevait aucun scandale, il poussait seulementun homme pour se mettre à sa place. Dans sa logique brutale depaysan, il trouvait ce moyen excellent et naturel. Sa prudencenative lui conseillait même cet expédient rapide.

Il se vautrait sur son lit, en sueur, à plat ventre, collant saface moite dans l’oreiller où avait traîné le chignon de Thérèse.Il prenait la toile entre ses lèvres séchées, il buvait les parfumslégers de ce linge, et il restait là, sans haleine, étouffant,voyant passer des barres de feu le long de ses paupières closes. Ilse demandait comment il pourrait bien tuer Camille. Puis quand larespiration lui manquait, il se retournait d’un bond, se remettaitsur le dos, et, les yeux grands ouverts, recevant en plein visageles souffles froids de la fenêtre, il cherchait dans les étoiles,dans le carré bleuâtre de ciel, un conseil de meurtre, un pland’assassinat.

Il ne trouva rien. Comme il l’avait dit à sa maîtresse, iln’était pas un enfant, un sot ; il ne voulait ni du poignardni du poison. Il lui fallait un crime sournois, accompli sansdanger, une sorte d’étouffement sinistre, sans cris, sans terreur,une simple disparition. La passion avait beau le secouer et lepousser en avant ; tout son être réclamait impérieusement laprudence. Il était trop lâche, trop voluptueux, pour risquer satranquillité. Il tuait afin de vivre calme et heureux.

Peu à peu le sommeil le prit. L’air froid avait chassé dugrenier le fantôme tiède et odorant de Thérèse. Laurent, brisé,apaisé, se laissa envahir par une sorte d’engourdissement doux etvague. En s’endormant, il décida qu’il attendrait une occasionfavorable, et sa pensée, de plus en plus fuyante, le berçait enmurmurant : « Je le tuerai, je le tuerai. » Cinq minutes plus tard,il reposait, respirant avec une régularité sereine.

Thérèse était rentrée chez elle à onze heures. La tête en feu,la pensée tendue, elle arriva au passage du Pont-Neuf, sans avoirconscience du chemin parcouru. Il lui semblait qu’elle descendaitde chez Laurent, tant ses oreilles étaient pleines encore desparoles qu’elle venait d’entendre. Elle trouva Mme Raquin etCamille anxieux et empressés ; elle répondit sèchement à leursquestions, en disant qu’elle avait fait une course inutile etqu’elle était restée une heure sur un trottoir à attendre unomnibus.

Lorsqu’elle se mit au lit, elle trouva les draps froids ethumides. Ses membres, encore brûlants, eurent des frissons derépugnance. Camille ne tarda pas à s’endormir, et Thérèse regardalongtemps cette face blafarde qui reposait bêtement sur l’oreiller,la bouche ouverte. Elle s’écartait de lui, elle avait des enviesd’enfoncer son poing fermé dans cette bouche.

Chapitre 10

 

Près de trois semaines se passèrent. Laurent revenait à laboutique tous les soirs ; il paraissait las, commemalade ; un léger cercle bleuâtre entourait ses yeux, seslèvres pâlissaient et se gerçaient. D’ailleurs, il avait toujourssa tranquillité lourde, il regardait Camille en face, il luitémoignait la même amitié franche. Mme Raquin choyait davantagel’ami de la maison, depuis qu’elle le voyait s’endormir dans unesorte de fièvre sourde.

Thérèse avait repris son visage muet et rechigné. Elle étaitplus immobile, plus impénétrable, plus paisible que jamais. Ilsemblait que Laurent n’existât pas pour elle ; elle leregardait à peine, lui adressait de rares paroles, le traitait avecune indifférence parfaite. Mme Raquin, dont la bonté souffrait decette attitude, disait parfois au jeune homme : « Ne faites pasattention à la froideur de ma nièce. Je la connais ; sonvisage paraît froid, mais son cœur est chaud de toutes lestendresses et de tous les dévouements. »

Les deux amants n’avaient plus de rendez-vous. Depuis la soiréede la rue Saint-Victor, ils ne s’étaient plus rencontrés seul àseul. Le soir, lorsqu’ils se trouvaient face à face, en apparencetranquilles et étrangers l’un à l’autre, des orages de passion,d’épouvante et de désir passaient sous la chair calme de leurvisage. Et il y avait dans Thérèse des emportements, des lâchetés,des railleries cruelles ; il y avait dans Laurent desbrutalités sombres, des indécisions poignantes. Eux-mêmes n’osaientregarder au fond de leur être, au fond de cette fièvre trouble quiemplissait leur cerveau d’une sorte de vapeur épaisse et âcre.

Quand ils pouvaient, derrière une porte, sans parler, ils seserraient les mains à se les briser, dans une étreinte rude etcourte. Ils auraient voulu, mutuellement, emporter des lambeaux deleur chair, collés à leurs doigts. Ils n’avaient plus que ceserrement de mains pour apaiser leurs désirs. Ils y mettaient toutleur corps. Ils ne se demandaient rien autre chose. Ilsattendaient.

Un jeudi soir, avant de se mettre au jeu, les invités de lafamille Raquin, comme à l’ordinaire, eurent un bout de causerie. Undes grands sujets de conversation était de parler au vieux Michaudde ses anciennes fonctions, de le questionner sur les étranges etsinistres aventures auxquelles il avait dû être mêlé. Alors Grivetet Camille écoutaient les histoires du commissaire de police avecla face effrayée et béante des petits enfants qui entendentBarbe-Bleue ou le Petit Poucet. Cela les terrifiait et lesamusait.

Ce jour-là, Michaud, qui venait de raconter un horribleassassinat dont les détails avaient fait frissonner son auditoireajouta en hochant la tête.

« Et l’on ne sait pas tout… Que de crimes restentinconnus ! que d’assassins échappent à la justice deshommes !

– Comment ! dit Grivet étonné, vous croyez qu’il y a, commeça, dans la rue, des canailles qui ont assassiné et qu’on n’arrêtepas ? »

Olivier se mit à sourire d’un air de dédain.

« Mon cher monsieur, répondit-il de sa voix cassante, si on neles arrête pas, c’est qu’on ignore qu’ils ont assassiné. »

Ce raisonnement ne parut pas convaincre Grivet. Camille vint àson secours.

« Moi, je suis de l’avis de M. Grivet, dit-il avec uneimportance bête… J’ai besoin de croire que la police est bien faiteet que je ne coudoierai jamais un meurtrier sur un trottoir. »

Olivier vit une attaque personnelle dans ces paroles.

« Certainement, la police est bien faite, s’écria-t-il d’un tonvexé… Mais nous ne pouvons pourtant pas faire l’impossible. Il y ades scélérats qui ont appris le crime à l’école du diable ;ils échapperaient à Dieu lui-même… N’est-ce pas, monpère ?

– Oui, oui, appuya le vieux Michaud… Ainsi, lorsque j’étais àVernon – vous vous souvenez peut-être de cela, Mme Raquin –, onassassina un roulier sur la grand-route. Le cadavre fut trouvécoupé en morceaux, au fond d’un fossé. Jamais on n’a pu mettre lamain sur le coupable… Il vit peut-être encore aujourd’hui, il estpeut-être notre voisin, et peut-être M. Grivet va-t-il lerencontrer en rentrant chez lui. »

Grivet devint pâle comme un linge. Il n’osait tourner latête ; il croyait que l’assassin du roulier était derrièrelui. D’ailleurs, il était enchanté d’avoir peur.

« Ah bien ! non, balbutia-t-il, sans trop savoir ce qu’ildisait, ah bien ! non, je ne veux pas croire cela… Moi aussi,je sais une histoire : il y avait une fois une servante qui futmise en prison, pour avoir volé à ses maîtres un couvert d’argent.Deux mois après, comme on abattait un arbre, on trouva le couvertdans un nid de pie. C’était une pie qui était la voleuse. Onrelâcha la servante… Vous voyez bien que les coupables sonttoujours punis. »

Grivet était triomphant. Olivier ricanait.

« Alors, dit-il, on a mis la pie en prison.

– Ce n’est pas cela que M. Grivet a voulu dire, reprit Camille,fâché de voir tourner son chef en ridicule… Mère, donne-nous le jeude dominos. »

Pendant que Mme Raquin allait chercher la boîte, le jeune hommecontinua, en s’adressant à Michaud :

« Alors, la police est impuissante, vous l’avouez ? il y ades meurtriers qui se promènent au soleil ?

– Eh ! malheureusement oui, répondit le commissaire.

– C’est immoral », conclut Grivet.

Pendant cette conversation, Thérèse et Laurent étaient restéssilencieux. Ils n’avaient pas même souri de la sottise de Grivet.Accoudés tous deux sur la table, légèrement pâles, les yeux vagues,ils écoutaient. Un moment leurs regards s’étaient rencontrés, noirset ardents. Et de petites gouttes de sueur perlaient à la racinedes cheveux de Thérèse, et des souffles froids donnaient desfrissons imperceptibles à la peau de Laurent.

Chapitre 11

 

Parfois, le dimanche, lorsqu’il faisait beau, Camille forçaitThérèse à sortir avec lui, à faire un bout de promenade auxChamps-Élysées. La jeune femme aurait préféré rester dans l’ombrehumide de la boutique ; elle se fatiguait, elle s’ennuyait aubras de son mari qui la traînait sur les trottoirs, en s’arrêtantaux boutiques, avec des étonnements, des réflexions, des silencesd’imbécile. Mais Camille tenait bon ; il aimait à montrer safemme ; lorsqu’il rencontrait un de ses collègues, un de seschefs surtout, il était tout fier d’échanger un salut avec lui, encompagnie de Madame. D’ailleurs, il marchait pour marcher, sanspresque parler, roide et contrefait dans ses habits du dimanche,traînant les pieds, abruti et vaniteux. Thérèse souffrait d’avoirun pareil homme au bras.

Les jours de promenade, Mme Raquin accompagnait ses enfantsjusqu’au bout du passage. Elle les embrassait comme s’ils fussentpartis pour un voyage. Et c’étaient des recommandations sans fin,des prières pressantes.

« Surtout, leur disait-elle, prenez garde aux accidents… Il y atant de voitures dans ce Paris !… Vous me promettez de ne pasaller dans la foule… »

Elle les laissait enfin s’éloigner, les suivant longtemps desyeux. Puis elle rentrait à la boutique. Ses jambes devenaientlourdes et lui interdisaient toute longue marche.

D’autres fois, plus rarement, les époux sortaient de Paris : ilsallaient à Saint-Ouen ou à Asnières, et mangeaient une friture dansun des restaurants du bord de l’eau. C’étaient des jours de grandedébauche, dont on parlait un mois à l’avance. Thérèse acceptaitplus volontiers, presque avec joie, ces courses qui la retenaienten plein air jusqu’à dix et onze heures du soir. Saint-Ouen, avecses îles vertes, lui rappelait Vernon ; elle y sentait seréveiller toutes les amitiés sauvages qu’elle avait eues pour laSeine, étant jeune fille. Elle s’asseyait sur les graviers,trempait ses mains dans la rivière, se sentait vivre sous lesardeurs du soleil qui tempérait les souffles frais des ombrages.Tandis qu’elle déchirait et souillait sa robe sur les cailloux etla terre grasse, Camille étalait proprement son mouchoir ets’accroupissait à côté d’elle avec mille précautions. Dans lesderniers temps, le jeune couple emmenait presque toujours Laurent,qui égayait la promenade par ses rires et sa force de paysan.

Un dimanche, Camille, Thérèse et Laurent partirent pourSaint-Ouen vers onze heures, après le déjeuner. La partie étaitprojetée depuis longtemps, et devait être la dernière de la saison.L’automne venait, des souffles froids commençaient le soir, à fairefrissonner l’air.

Ce matin là, le ciel gardait encore toute sa sérénité bleue. Ilfaisait chaud au soleil, et l’ombre était tiède. On décida qu’ilfallait profiter des derniers rayons.

Les trois promeneurs prirent un fiacre, accompagnés desdoléances, des effusions inquiètes de la vieille mercière. Ilstraversèrent Paris et quittèrent le fiacre auxfortifications ; puis ils gagnèrent Saint-Ouen en suivant lachaussée. Il était midi, la route couverte de poussière, largementéclairée par les rayons du soleil, avait des blancheurs aveuglantesde neige. L’air brûlait, épaissi et âcre. Thérèse, au bras deCamille, marchait à petits pas, se cachant sous son ombrelle,tandis que son mari s’éventait la face avec un immense mouchoir.Derrière eux venait Laurent, dont les rayons du soleil mordaient lecou, sans qu’il parût rien sentir ; il sifflait, il poussaitdu pied des cailloux, et, par moments, il regardait avec des yeuxfauves les balancements de hanches de sa maîtresse.

Quand ils arrivèrent à Saint-Ouen, ils se hâtèrent de trouver unbouquet d’arbres, un tapis d’herbe verte étalée à l’ombre. Ilspassèrent dans une île et s’enfoncèrent dans un taillis. Lesfeuilles tombées faisaient à terre une couche rougeâtre quicraquait sous les pieds avec des frémissements secs. Les troncs sedressaient droits, innombrables comme des faisceaux de colonnettesgothiques. Les branches descendaient jusque sur le front despromeneurs, qui avaient ainsi pour toute horizon la voûte cuivréedes feuillages et les fûts blancs et noirs des trembles et deschênes. Ils étaient au désert, dans un trou mélancolique, dans uneétroite clairière silencieuse et fraîche. Tout autour d’eux, ilsentendaient la Seine gronder.

Camille avait choisi une place sèche et s’était assis enrelevant les pans de sa redingote. Thérèse, avec un grand bruit dejupes froissées, venait de se jeter sur les feuilles ; elledisparaissait à moitié au milieu des plis de sa robe qui serelevait autour d’elle, en découvrant une de ses jambes jusqu’augenou. Laurent, couché à plat ventre, le menton dans la terre,regardait cette jambe et écoutait son ami qui se fâchait contre legouvernement, en déclarant qu’on devrait changer tous les îlots dela Seine en jardins anglais, avec des bancs, des allées sablées,des arbres taillés, comme aux Tuileries.

Ils restèrent près de trois heures dans la clairière, attendantque le soleil fût moins chaud, pour courir la campagne, avant ledîner. Camille parla de son bureau, il conta des histoiresniaises ; puis, fatigué, il se laissa aller à la renverse ets’endormit ; il avait posé son chapeau sur ses yeux. Depuislongtemps, Thérèse, les paupières closes, feignait desommeiller.

Alors, Laurent se coula doucement vers la jeune femme ; ilavança les lèvres et baisa sa bottine et sa cheville. Ce cuir, cebas blanc qu’il baisait lui brûlaient la bouche. Les senteurs âpresde la terre, les parfums légers de Thérèse se mêlaient et lepénétraient, en allumant son sang, en irritant ses nerfs. Depuis unmois, il vivait dans une chasteté pleine de colère. La marche ausoleil, sur la chaussée de Saint-Ouen, avait mis des flammes enlui. Maintenant, il était là, au fond d’une retraite ignorée, aumilieu de la grande volupté de l’ombre et du silence, et il nepouvait presser contre sa poitrine cette femme qui lui appartenait.Le mari allait peut-être s’éveiller, le voir, déjouer ses calculsde prudence. Toujours cet homme était un obstacle. Et l’amant,aplati sur le sol, se cachant derrière les jupes, frémissant etirrité, collait des baisers silencieux sur la bottine et sur le basblanc. Thérèse, comme morte, ne faisait pas un mouvement. Laurentcrut qu’elle dormait.

Il se leva, le dos brisé, et s’appuya contre un arbre. Alors ilvit la jeune femme qui regardait en l’air avec de grands yeuxouverts et luisants. Sa face, posée entre ses bras relevés, avaitune pâleur mate, une rigidité froide. Thérèse songeait. Ses yeuxfixes semblaient un abîme sombre où l’on ne voyait que de la nuit.Elle ne bougea pas, elle ne tourna pas ses regards vers Laurent,debout derrière elle.

Son amant la contempla, presque effrayé de la voir si immobileet si muette sous ses caresses. Cette tête blanche et morte, noyéedans les plis des jupons, lui donna une sorte d’effroi plein dedésirs cuisants. Il aurait voulu se pencher et fermer d’un baiserces grands yeux ouverts. Mais presque dans les jupons dormait aussiCamille. Le pauvre être, le corps déjeté, montrait sa maigreur,ronflait légèrement ; sous le chapeau, qui lui couvrait à demila figure, on apercevait sa bouche, tordue par le sommeil, faisantune grimace bête ; de petits poils roussâtres, clairsemés surson menton grêle, salissaient sa chair blafarde, et, comme il avaitla tête renversée en arrière, on voyait son cou maigre, ridé, aumilieu duquel le nœud de la gorge, saillant et d’un rouge brique,remontait à chaque ronflement. Camille, ainsi vautré, étaitexaspérant et ignoble.

Laurent, qui le regardait, leva le talon, d’un mouvementbrusque. Il allait, d’un coup, lui écraser la face.

Thérèse retint un cri. Elle pâlit et ferma les yeux. Elle tournala tête, comme pour éviter les éclaboussures de sang.

Et Laurent, pendant quelques secondes, resta, le talon en l’air,au dessus de Camille endormi. Puis, lentement, il replia la jambe,il s’éloigna de quelques pas. Il s’était dit que ce serait là unassassinat d’imbécile. Cette tête broyée lui aurait mis la policesur les bras. Il voulait se débarrasser de Camille uniquement pourépouser Thérèse ; il entendait vivre au soleil, après lecrime, comme le meurtrier du roulier, dont le vieux Michaud avaitconté l’histoire.

Il alla jusqu’au bord de l’eau, regarda couler la rivière d’unair stupide. Puis, brusquement, il entra dans le taillis ; ilvenait enfin d’arrêter un plan, d’inventer un meurtre commode etsans danger pour lui.

Alors, il éveilla le dormeur en lui chatouillant le nez avec unepaille. Camille éternua, se leva, trouva la plaisanterieexcellente. Il aimait Laurent pour ses farces qui le faisait rire.Puis il secoua sa femme, qui tenait les yeux fermés ; lorsqueThérèse se fut dressée et qu’elle eut secoué ses jupes, fripées etcouvertes de feuilles sèches, les trois promeneurs quittèrent laclairière, en cassant des petites branches devant eux.

Ils sortirent de l’île, ils s’en allèrent par les routes, parles sentiers pleins de groupes endimanchés. Entre les haies,couraient des filles en robes claires ; une équipe decanotiers passait en chantant ; des files de couplesbourgeois, de vieilles gens, de commis avec leurs épouses,marchaient à petits pas, au bord des fossés. Chaque chemin semblaitune rue populeuse et bruyante. Le soleil seul gardait satranquillité large ; il baissait vers l’horizon et jetait surles arbres rougis, sur les routes blanches, d’immenses nappes declarté pâle. Du ciel frissonnant commençait à tomber une fraîcheurpénétrante.

Camille ne donnait plus le bras à Thérèse ; il causait avecLaurent, riait des plaisanteries et des tours de force de son ami,qui sautait les fossés et soulevait de grosses pierres. La jeunefemme, de l’autre côté de la route, s’avançait, la tête penchée, secourbant parfois pour arracher une herbe. Quand elle était restéeen arrière, elle s’arrêtait et regardait de loin son amant et sonmari.

« Hé ! tu n’as pas faim ? finit par lui crierCamille.

– Si, répondit-elle.

– Alors, en route ! »

Thérèse n’avait pas faim ; seulement elle était lasse etinquiète. Elle ignorait les projets de Laurent, ses jambestremblaient sous elle d’anxiété.

Les trois promeneurs revinrent au bord de l’eau et cherchèrentun restaurant. Ils s’attablèrent sur une sorte de terrasse enplanches, dans une gargote puant la graisse et le vin. La maisonétait pleine de cris, de chansons, de bruits de vaisselle ;dans chaque cabinet, dans chaque salon, il y avait des sociétés quiparlaient haut, et les minces cloisons donnaient une sonoritévibrante à tout ce tapage. Les garçons en montant faisaienttrembler l’escalier.

En haut, sur la terrasse, les souffles de la rivière chassaientles odeurs de graillon. Thérèse, appuyée contre la balustrade,regardait sur le quai. À droite et à gauche, s’étendaient deuxfiles de guinguettes et de baraques de foire ; sous lestonnelles, entre les feuilles rares et jaunes, on apercevait lablancheur des nappes, les taches noires des paletots, les jupeséclatantes des femmes ; les gens allaient et venaient,nu-tête, courant et riant ; et, au bruit criard de la foule,se mêlaient les chansons lamentables des orgues de Barbarie. Uneodeur de friture et de poussière traînait dans l’air calme.

Au-dessous de Thérèse, des filles du quartier Latin, sur untapis de gazon usé, tournaient, en chantant une ronde enfantine. Lechapeau tombé sur les épaules, les cheveux dénoués, elles setenaient par la main, jouant comme des petites filles. Ellesretrouvaient un filet de voix fraîche, et leurs visages pâles, quedes caresses brutales avaient martelés, se coloraient tendrement derougeurs de vierges. Dans leurs grands yeux impurs, passaient deshumidités attendries. Des étudiants, fumant des pipes de terreblanche, les regardaient tourner en leur jetant des plaisanteriesgrasses.

Et, au-delà, sur la Seine, sur les coteaux, descendait lasérénité du soir, un air bleuâtre et vague qui noyait les arbresdans une vapeur transparente.

« Eh bien ! cria Laurent en se penchant sur la rampe del’escalier, garçon, et ce dîner ? »

Puis, comme se ravisant :

« Dis donc, Camille, ajouta-t-il, si nous allions faire unepromenade sur l’eau, avant de nous mettre à table ?…On auraitle temps de faire rôtir notre poulet. Nous allons nous ennuyerpendant une heure à attendre.

– Comme tu voudras, répondit nonchalamment Camille… Mais Thérèsea faim.

– Non, non, je puis attendre », se hâta de dire la jeune femme,que Laurent regardait avec des yeux fixes.

Ils redescendirent tous trois. En passant devant le comptoir, ilretinrent une table, ils s’arrêtèrent un menu, disant qu’ilsseraient de retour dans une heure. Comme le cabaretier louait descanots, ils le prièrent de venir en détacher un. Laurent choisitune mince barque, dont la légèreté effraya Camille.

« Diable, dit-il, il ne va pas falloir remuer là-dedans. Onferait un fameux plongeon. »

La vérité était que le commis avait une peur horrible de l’eau.À Vernon, son état maladif ne lui permettait pas, lorsqu’il étaitenfant, d’aller barboter dans la Seine ; tandis que sescamarades d’école couraient se jeter en pleine rivière, il secouchait entre deux couvertures chaudes. Laurent était devenu unnageur intrépide, un rameur infatigable ; Camille avait gardécette épouvante que les enfants et les femmes ont des eauxprofondes. Il tâta du pied le bout du canot, comme pour s’assurerde sa solidité.

« Allons, entre donc, lui cria Laurent en riant…Tu tremblestoujours. »

Camille enjamba le bord et alla, en chancelant, s’asseoir àl’arrière. Quand il sentit les planches sous lui, il prit sesaises, il plaisanta, pour faire acte de courage.

Thérèse était demeurée sur la rive, grave et immobile, à côté deson amant qui tenait l’amarre. Il se baissa, et, rapidement, à voixbasse :

« Prends garde, murmura-t-il, je vais le jeter à l’eau…Obéis-moi… Je réponds de tout. »

La jeune femme devint horriblement pâle. Elle resta comme clouéeau sol. Elle se raidissait, les yeux agrandis.

« Entre donc dans la barque », murmura encore Laurent.

Elle ne bougea pas. Une lutte terrible se passait en elle. Elletendait sa volonté de toutes ses forces, car elle avait peurd’éclater en sanglots et de tomber à terre.

« Ah ! ah ! cria Camille… Laurent, regarde doncThérèse… C’est elle qui a peur !… Elle entrera, elle n’entrerapas… »

Il s’était étalé sur le banc de l’arrière, les deux coudescontre les bords du canot, et se dandinait avec fanfaronnade.Thérèse lui jeta un regard étrange ; les ricanements de cepauvre homme furent comme un coup de fouet qui la cingla et lapoussa. Brusquement, elle sauta dans la barque. Elle resta àl’avant. Laurent prit les rames. Le canot quitta la rive, sedirigeant vers les îles avec lenteur.

Le crépuscule venait. De grandes ombres tombaient des arbres, etles eaux étaient noires sur les bords. Au milieu de la rivière, ily avait de larges traînées d’argent pâle. La barque fut bientôt enpleine Seine. Là, tous les bruits des quais s’adoucissaient ;les chants, les cris arrivaient, vagues et mélancoliques, avec deslangueurs tristes. On ne sentait plus l’odeur de friture et depoussière. Des fraîcheurs traînaient. Il faisait froid.

Laurent cessa de ramer et laissa descendre le canot au fil ducourant.

En face, se dressait le grand massif rougeâtre des îles. Lesdeux rives, d’un brun sombre taché de gris, étaient comme deuxlarges bandes qui allaient se rejoindre à l’horizon. L’eau et leciel semblaient coupés dans la même étoffe blanchâtre. Rien n’estplus douloureusement calme qu’un crépuscule d’automne. Les rayonspâlissent dans l’air frissonnant, les arbres vieillis jettent leursfeuilles. La campagne, brûlée par les rayons ardents de l’été, sentla mort venir avec les premiers vents froids. Et il y a, dans lescieux, des souffles plaintifs de désespérance. La nuit descend dehaut, apportant des linceuls dans son ombre.

Les promeneurs se taisaient. Assis au fond de la barque quicoulait avec l’eau, ils regardaient les dernières lueurs quitterles hautes branches. Ils approchaient des îles. Les grandes massesrougeâtres devenaient sombres ; tout le paysage se simplifiaitdans le crépuscule ; la Seine, le ciel, les îles, les coteauxn’étaient plus que des taches brunes et grises qui s’effaçaient aumilieu d’un brouillard laiteux.

Camille, qui avait fini par se coucher à plat ventre, la têteau-dessus de l’eau, trempa ses mains dans la rivière.

« Fichtre ! que c’est froid ! s’écria-t-il. Il neferait pas bon de piquer une tête dans ce bouillon-là. »

Laurent ne répondit pas. Depuis un instant il regardait les deuxrives avec inquiétude ; il avançait ses grosses mains sur sesgenoux, en serrant les lèvres. Thérèse, roide, immobile, la tête unpeu renversée, attendait.

La barque allait s’engager dans un petit bras, sombre et étroit,s’enfonçant entre deux îles. On entendait, derrière l’une des îles,les chants adoucis d’une équipe de canotiers qui devaient remonterla Seine. Au loin, en amont, la rivière était libre.

Alors Laurent se leva et prit Camille à bras-le-corps.

Le commis éclata de rire.

« Ah ! non, tu me chatouilles, dit-il, pas de cesplaisanteries-là… Voyons, finis : tu vas me faire tomber.

Laurent serra plus fort, donna une secousse. Camille se tournaet vit la figure effrayante de son ami, toute convulsionnée. Il necomprit pas ; une épouvante vague le saisit. Il voulut crier,et sentit une main rude qui le serrait à la gorge. Avec l’instinctd’une bête qui se défend, il se dressa sur les genoux, secramponnant au bord de la barque. Il lutta ainsi pendant quelquessecondes.

« Thérèse ! Thérèse ! » appela-t-il d’une voixétouffée et sifflante.

La jeune femme regardait, se tenant des deux mains à un banc ducanot qui craquait et dansait sur la rivière. Elle ne pouvaitfermer les yeux ; une effrayante contraction les tenait grandsouverts, fixés sur le spectacle horrible de la lutte. Elle étaitrigide, muette.

« Thérèse ! Thérèse ! » appela de nouveau lemalheureux qui râlait.

À ce dernier appel, Thérèse éclata en sanglots. Ses nerfs sedétendaient. La crise qu’elle redoutait la jeta toute frémissanteau fond de la barque. Elle y resta pliée, pâmée, morte.

Laurent secouait toujours Camille, en le serrant d’une main à lagorge. Il finit par l’arracher de la barque à l’aide de son autremain. Il le tenait en l’air, ainsi qu’un enfant, au bout de sesbras vigoureux. Comme il penchait la tête, découvrant le cou, savictime, folle de rage et d’épouvante, se tordit, avança les dentset les enfonça dans ce cou. Et lorsque le meurtrier, retenant uncri de souffrance, lança brusquement le commis à la rivière, lesdents de celui-ci lui emportèrent un morceau de chair.

Camille tomba en poussant un hurlement. Il revint deux ou troisfois sur l’eau, jetant des cris de plus en plus sourds.

Laurent ne perdit pas une seconde. Il releva le collet de sonpaletot pour cacher sa blessure. Puis, il saisit entre ses brasThérèse évanouie, fit chavirer le canot d’un coup de pied, et selaissa tomber dans la Seine en tenant sa maîtresse. Il la soutintsur l’eau, appelant au secours d’une voix lamentable.

Les canotiers, dont il avait entendu les chants derrière lapointe de l’île, arrivaient à grands coups de rames. Ils comprirentqu’un malheur venait d’avoir lieu : ils opérèrent le sauvetage deThérèse qu’ils couchèrent sur un banc, et de Laurent qui se mit àse désespérer de la mort de son ami. Il se jeta à l’eau, il cherchaCamille dans les endroits où il ne pouvait être, il revint enpleurant, en se tordant les bras, en s’arrachant les cheveux. Lescanotiers tentaient de le calmer, de le consoler.

« C’est ma faute, criait-il, je n’aurais pas dû laisser cepauvre garçon danser et remuer comme il le faisait… À un moment,nous nous sommes trouvés tous les trois du même côté de la barqueet nous avons chaviré… En tombant, il m’a crié de sauver sa femme…»

Il y eut, parmi les canotiers, comme cela arrive toujours, deuxou trois jeunes gens qui voulurent avoir été témoins del’accident.

« Nous vous avons bien vus, disaient-ils… Aussi, quediable ! une barque, ce n’est pas aussi solide qu’un parquet…Ah ! la pauvre petite femme, elle va avoir un beauréveil ! »

Ils reprirent leurs rames, ils remorquèrent le canot etconduisirent Thérèse et Laurent au restaurant, où le dîner étaitprêt. Tout Saint-Ouen sut l’accident en quelques minutes. Lescanotiers le racontaient comme des témoins oculaires. Une fouleapitoyée stationnait devant le cabaret.

Le gargotier et sa femme étaient de bonnes gens qui mirent leurgarde-robe au service des naufragés. Lorsque Thérèse sortit de sonévanouissement, elle eut une crise de nerfs, elle éclata ensanglots déchirants ; il fallut la mettre au lit. La natureaidait à la sinistre comédie qui venait de se jouer.

Quand la jeune femme fut plus calme, Laurent la confia aux soinsdes maîtres du restaurant. Il voulut retourner seul à Paris, pourapprendre l’affreuse nouvelle à Mme Raquin, avec tous lesménagements possibles. La vérité était qu’il craignait l’exaltationnerveuse de Thérèse. Il préférait lui laisser le temps de réfléchiret d’apprendre son rôle.

Ce furent les canotiers qui mangèrent le dîner de Camille.

Chapitre 12

 

Laurent, dans le coin sombre de la voiture publique qui leramena à Paris, acheva de mûrir son plan. Il était presque certainde l’impunité. Une joie lourde et anxieuse, la joie du crimeaccompli, l’emplissait. Arrivé à la barrière de Clichy, il prit unfiacre, il se fit conduire chez le vieux Michaud, rue de Seine. Ilétait neuf heures du soir.

Il trouva l’ancien commissaire de police à table, en compagnied’Olivier et de Suzanne. Il venait là, pour chercher uneprotection, dans le cas où il serait soupçonné, et pour s’éviterd’aller annoncer lui-même l’affreuse nouvelle à Mme Raquin. Cettedémarche lui répugnait étrangement ; il s’attendait à un teldésespoir qu’il craignait de ne pas jouer son rôle avec assez delarmes ; puis la douleur de cette mère lui était pesante, bienqu’il s’en souciât médiocrement au fond.

Lorsque Michaud le vit entrer vêtu de vêtements grossiers, tropétroits pour lui, il le questionna du regard. Laurent fit le récitde l’accident, d’une voix brisée, comme tout essoufflé de douleuret de fatigue.

« Je suis venu vous chercher, dit-il en terminant, je ne savaisque faire des deux pauvres femmes si cruellement frappées… Je n’aipoint osé aller seul chez la mère. Je vous en prie, venez avec moi.»

Pendant qu’il parlait, Olivier le regardait fixement, avec desregards droits qui l’épouvantaient. Le meurtrier s’était jeté, têtebaissée, dans ces gens de police, par un coup d’audace qui devaitle sauver. Mais il ne pouvait s’empêcher de frémir, en sentantleurs yeux qui l’examinaient ; il voyait de la méfiance où iln’y avait que de la stupeur et de la pitié. Suzanne, plus frêle etplus pâle, était près de s’évanouir. Olivier, que l’idée de la morteffrayait et dont le cœur restait d’ailleurs parfaitement froid,faisait une grimace de surprise douloureuse, en scrutant parhabitude le visage de Laurent, sans soupçonner le moins du monde lasinistre vérité. Quant au vieux Michaud, il poussait desexclamations d’effroi, de commisération, d’étonnement, il seremuait sur sa chaise, joignait les mains, levait les yeux auciel.

« Ah ! Mon Dieu, disait-il d’une voix entrecoupée,ah ! mon Dieu l’épouvantable chose !…On sort de chez soi,et l’on meurt, comme ça, tout d’un coup… C’est horrible… Et cettepauvre Mme Raquin, cette mère, qu’allons-nous lui dire ?…Certainement, vous avez bien fait de venir nous chercher… Nousallons avec vous… »

Il se leva, il tourna, piétina dans la pièce pour trouver sacanne et son chapeau, et, tout en courant, il fit répéter à Laurentles détails de la catastrophe, s’exclamant de nouveau à chaquephrase.

Ils descendirent tous quatre. À l’entrée du passage duPont-Neuf, Michaud arrêta Laurent.

« Ne venez pas, lui dit-il, votre présence serait une sorted’aveu brutal qu’il faut éviter… La malheureuse mère soupçonneraitun malheur et nous forcerait à avouer la vérité plus tôt que nousne devons la lui dire… Attendez-nous ici. »

Cet arrangement soulagea le meurtrier, qui frissonnait à lapensée d’entrer dans la boutique du passage. Le calme se fit enlui, il se mit à monter et à descendre le trottoir, allant etvenant en toute paix. Par moments, il oubliait les faits qui sepassaient, il regardait les boutiques, sifflait entre ses dents, seretournait pour voir les femmes qui le coudoyaient. Il resta ainsiune grande demi-heure dans la rue, retrouvant de plus en plus sonsang-froid.

Il n’avait pas mangé depuis le matin ; la faim le prit, ilentra chez un pâtissier et se bourra de gâteaux.

Dans la boutique du passage, une scène déchirante se passait.Malgré les précautions, les phrases adoucies et amicales du vieuxMichaud, il vint un instant où Mme Raquin comprit qu’un malheurétait arrivé à son fils. Dès lors, elle exigea la vérité avec unemportement de désespoir, une violence de larmes et de cris quifirent plier son vieil ami. Et, lorsqu’elle connut la vérité, sadouleur fut tragique. Elle eut des sanglots sourds, des secoussesqui la jetait en arrière, une crise folle de terreur etd’angoisse ; elle resta là étouffant, jetant de temps à autreun cri aigu dans le grondement profond de sa douleur. Elle seserait traînée à terre, si Suzanne ne l’avait prise à la taille,pleurant sur ses genoux, levant vers elle sa face pâle. Olivier etson père se tenaient debout, énervés et muets, détournant la tête,émus désagréablement par ce spectacle dont leur égoïsmesouffrait.

Et la pauvre mère voyait son fils roulé dans les eaux troublesde la Seine, le corps roidi et horriblement gonflé ; en mêmetemps, elle le voyait tout petit dans son berceau, lorsqu’ellechassait la mort penchée sur lui. Elle l’avait mis au monde plus dedix fois, elle l’aimait pour tout l’amour qu’elle lui témoignaitdepuis trente ans. Et voilà qu’il mourait loin d’elle, tout d’uncoup, dans l’eau froide et sale comme un chien. Elle se rappelaitalors les chaudes couvertures au milieu desquelles ellel’enveloppait. Que de soins, quelle enfance tiède, que decajoleries et d’effusions tendres, tout cela pour le voir un jourse noyer misérablement ! À ces pensées, Mme Raquin sentait sagorge se serrer ; elle espérait qu’elle allait mourir,étranglée par le désespoir.

Le vieux Michaud se hâta de sortir. Il laissa Suzanne auprès dela mercière, et revint avec Olivier chercher Laurent pour se rendreen toute hâte à Saint-Ouen.

Pendant la route, ils échangèrent à peine quelques mots. Ilss’étaient enfoncés chacun dans un coin du fiacre qui les cahotaitsur les pavés. Ils restaient immobiles et muets au fond de l’ombrequi emplissait la voiture. Et, par instants, le rapide rayon d’unbec de gaz jetait une lueur vive sur leurs visages. Le sinistreévénement, qui les réunissait, mettait autour d’eux une sorted’accablement lugubre.

Lorsqu’ils arrivèrent enfin au restaurant du bord de l’eau, ilstrouvèrent Thérèse couchée, les mains et la tête brûlantes. Letraiteur leur dit à demi-voix que la jeune dame avait une fortefièvre. La vérité était que Thérèse, se sentant faible et lâche,craignant d’avouer le meurtre dans une crise, avait pris le partid’être malade. Elle gardait un silence farouche, elle tenait leslèvres et les paupières serrées, ne voulant voir personne,redoutant de parler. Le drap au menton, la face à moitié dansl’oreiller, elle se faisait toute petite, elle écoutait avecanxiété ce qu’on disait autour d’elle. Et, au milieu de la lueurrougeâtre que laissaient passer ses paupières closes, elle voyaittoujours Camille et Laurent luttant sur le bord de la barque, elleapercevait son mari, blafard, horrible, grandi, qui se dressaittout droit au-dessus d’une eau limoneuse. Cette vision implacableactivait la fièvre de son sang.

Le vieux Michaud essaya de lui parler, de la consoler. Elle fitun mouvement d’impatience, elle se retourna et se mit de nouveau àsangloter.

« Laissez-la, Monsieur, dit le restaurateur, elle frissonne aumoindre bruit… Voyez-vous, elle aurait besoin de repos. »

En bas, dans la salle commune, il y avait un agent de police quiverbalisait sur l’accident. Michaud et son fils descendirent suivisde Laurent. Quand Olivier eut fait connaître sa qualité d’employésupérieur de la Préfecture, tout fut terminé en dix minutes. Lescanotiers étaient encore là, racontant la noyade dans ses moindrescirconstances, décrivant la façon dont les trois promeneurs étaienttombés, se donnant comme des témoins oculaires. Si Olivier et sonpère avaient eu le moindre soupçon, ce soupçon se serait évanoui,devant de tels témoignages. Mais ils n’avaient pas douté un instantde la véracité de Laurent ; ils le présentèrent au contraire àl’agent de police comme le meilleur ami de la victime et ils eurentle soin de faire mettre dans le procès-verbal que le jeune hommes’était jeté à l’eau pour sauver Camille Raquin. Le lendemain, lesjournaux racontèrent l’accident avec un grand luxe dedétails ; la malheureuse mère, la veuve inconsolable, l’aminoble et courageux, rien ne manquait à ce fait divers, qui fit letour de la presse parisienne et qui alla ensuite s’enterrer dansles feuilles des départements.

Quand le procès-verbal fut achevé, Laurent sentit une joiechaude qui pénétra sa chair d’une vie nouvelle. Depuis l’instant oùsa victime lui avait enfoncé les dents dans le cou, il était commeroidi, il agissait mécaniquement, d’après un plan arrêté longtempsà l’avance. L’instinct de la conservation seul le poussait, luidictait ses paroles, lui conseillait ses gestes. À cette heure,devant la certitude de l’impunité, le sang se remettait à coulerdans ses veines avec des lenteurs douces. La police avait passé àcôté de son crime, et la police n’avait rien vu ; elle étaitdupée, elle venait de l’acquitter. Il était sauvé. Cette pensée luifit éprouver tout le long du corps des moiteurs de jouissance, deschaleurs qui rendirent la souplesse à ses membres et à sonintelligence. Il continua son rôle d’ami éploré avec une science etun aplomb incomparables. Au fond, il avait des satisfactions debrute ; il songeait à Thérèse qui était couchée dans lachambre en haut.

« Nous ne pouvons laisser ici cette malheureuse jeune femme,dit-il à Michaud. Elle est peut-être menacée d’une maladie grave,il faut la ramener absolument à Paris… Venez, nous la déciderons ànous suivre. »

En haut, il parla, il supplia lui-même Thérèse de se lever, dese laisser conduire au passage du Pont-Neuf. Quand la jeune femmeentendit le son de sa voix, elle tressaillit, elle ouvrit ses yeuxtout grands et le regarda. Elle était hébétée, frissonnante.Péniblement, elle se dressa sans répondre. Les hommes sortirent, lalaissant seule avec la femme du restaurateur. Quand elle futhabillée, elle descendit en chancelant et monta dans le fiacre,soutenue par Olivier.

Le voyage fut silencieux. Laurent, avec une audace et uneimprudence parfaites, glissa sa main le long des jupes de la jeunefemme et lui prit les doigts. Il était assis en face d’elle, dansune ombre flottante ; il ne voyait pas sa figure qu’elletenait baissée sur sa poitrine. Quand il eut saisi sa main, il lalui serra avec force et la garda dans la sienne jusqu’à la rueMazarine. Il sentait cette main trembler ; mais elle ne seretirait pas, elle avait au contraire des caresses brusques. Et,l’une dans l’autre, les mains brûlaient ; les paumes moites secollaient, et les doigts, étroitement pressés, se meurtrissaient àchaque secousse. Il semblait à Laurent et à Thérèse que le sang del’un allait dans la poitrine de l’autre en passant par leurs poingsunis ; ces poings devenaient un foyer ardent où leur viebouillait. Au milieu de la nuit et du silence navré qui traînait,le furieux serrement de main qu’ils échangeaient était comme unpoids écrasant jeté sur la tête de Camille pour le maintenir sousl’eau.

Quand le fiacre s’arrêta, Michaud et son fils descendirent lespremiers. Laurent se pencha vers sa maîtresse, et, doucement :

« Sois forte, Thérèse, murmura-t-il… Nous avons longtemps àattendre… Souviens-toi. »

La jeune femme n’avait pas encore parlé. Elle ouvrit les lèvrespour la première fois depuis la mort de son mari.

« Oh ! je me souviendrai, dit-elle en frissonnant, d’unevoix légère comme un souffle. »

Olivier lui tendait la main, l’invitant à descendre. Laurentalla, cette fois, jusqu’à la boutique. Mme Raquin était couchée, enproie à un violent délire. Thérèse se traîna jusqu’à son lit, etSuzanne eut à peine le temps de la déshabiller. Rassuré, voyant quetout s’arrangeait à souhait, Laurent se retira. Il gagna lentementson taudis de la rue Saint-Victor.

Il était plus de minuit. Un air frais courait dans les ruesdésertes et silencieuses. Le jeune homme n’entendait que le bruitrégulier de ses pas sonnant sur les dalles des trottoirs. Lafraîcheur le pénétrait de bien-être ; le silence, l’ombre luidonnaient des sensations rapides de volupté. Il flânait.

Enfin, il était débarrassé de son crime. Il avait tué Camille.C’était là une affaire faite dont on ne parlerait plus. Il allaitvivre tranquille, en attendant de pouvoir prendre possession deThérèse. La pensée du meurtre l’avait parfois étouffé ;maintenant que le meurtre était accompli, il se sentait la poitrinelibre, il respirait à l’aise, il était guéri des souffrances quel’hésitation et la crainte mettaient en lui.

Au fond, il était un peu hébété, la fatigue alourdissait sesmembres et sa pensée. Il rentra et s’endormit profondément. Pendantson sommeil, de légères crispations nerveuses couraient sur sonvisage.

Chapitre 13

 

Le lendemain, Laurent s’éveilla frais et dispos. Il avait biendormi. L’air froid qui entrait par la fenêtre fouettait son sangalourdi. Il se rappelait à peine les scènes de la veille ;sans la cuisson ardente qui le brûlait au cou, il aurait pu croirequ’il s’était couché à dix heures, après une soirée calme. Lamorsure de Camille était comme un fer rouge posé sur sa peau ;lorsque sa pensée se fut arrêtée sur la douleur que lui causaitcette entaille, il en souffrit cruellement. Il lui semblait qu’unedouzaine d’aiguilles pénétraient peu à peu dans sa chair.

Il rabattit le col de sa chemise et regarda la plaie dans unméchant miroir de quinze sous accroché au mur. Cette plaie faisaitun trou rouge, large comme une pièce de deux sous ; la peauavait été arrachée, la chair se montrait, rosâtre, avec des tachesnoires ; des filets de sang avaient coulé jusqu’à l’épaule, enminces traînées qui s’écaillaient. Sur le cou blanc, la morsureparaissait d’un brun sourd et puissant ; elle se trouvait àdroite, au-dessous de l’oreille. Laurent, le dos courbé, le coutendu, regardait, et le miroir verdâtre donnait à sa face unegrimace atroce.

Il se lava à grande eau, satisfait de son examen, se disant quela blessure serait cicatrisée au bout de quelques jours. Puis ils’habilla et se rendit à son bureau, tranquillement, comme àl’ordinaire. Il y conta l’accident d’une voix émue. Lorsque sescollègues eurent lu le fait divers qui courait la presse, il devintun véritable héros. Pendant une semaine, les employés du chemin defer d’Orléans n’eurent pas d’autre sujet de conversation : ilsétaient tout fiers qu’un des leurs se fût noyé. Grivet ne tarissaitpas sur l’imprudence qu’il y a à s’aventurer en pleine Seine, quandil est si facile de regarder couler l’eau en traversant lesponts.

Il restait à Laurent une inquiétude sourde. Le décès de Camillen’avait pu être constaté officiellement. Le mari de Thérèse étaitbien mort, mais le meurtrier aurait voulu retrouver son cadavrepour qu’un acte formel fût dressé. Le lendemain de l’accident, onavait inutilement cherché le corps du noyé ; on pensait qu’ils’était sans doute enfoui au fond de quelque trou, sous les bergesdes îles. Des ravageurs fouillaient activement la Seine pourtoucher la prime.

Laurent se donna la tâche de passer chaque matin par la morgue,en se rendant à son bureau. Il s’était juré de faire lui-même sesaffaires. Malgré les répugnances qui lui soulevaient le cœur,malgré les frissons qui le secouaient parfois, il alla pendant plusde huit jours, régulièrement, examiner le visage de tous les noyésétendus sur les dalles.

Lorsqu’il entrait, une odeur fade, une odeur de chair lavéel’écœurait, et des souffles froids couraient sur sa peau ;l’humidité des murs semblait alourdir ses vêtements, qui devenaientplus pesants à ses épaules. Il allait droit au vitrage qui sépareles spectateurs des cadavres ; il collait sa face pâle contreles vitres, il regardait. Devant lui s’alignaient les rangées dedalles grises. Çà et là, sur les dalles, des corps nus faisaientdes taches vertes et jaunes, blanches et rouges ; certainscorps gardaient leurs chairs vierges dans la rigidité de lamort ; d’autres semblaient des tas de viandes sanglantes etpourries. Au fond, contre le mur, pendaient des loques lamentables,des jupes et des pantalons qui grimaçaient sur la nudité du plâtre.Laurent ne voyait d’abord que l’ensemble blafard des pierres et desmurailles, taché de roux et de noir par les vêtements et lescadavres. Un bruit d’eau courante chantait.

Peu à peu il distinguait les corps. Alors il allait de l’un àl’autre. Les noyés seuls l’intéressaient ; quand il y avaitplusieurs cadavres gonflés et bleuis par l’eau, il les regardaitavidement, cherchant à reconnaître Camille. Souvent, les chairs deleur visage s’en allaient par lambeaux, les os avaient troué lapeau amollie, la face était comme bouillie et désossée. Laurenthésitait ; il examinait les corps, il tâchait de retrouver lesmaigreurs de sa victime. Mais tous les noyés sont gras ; ilvoyait des ventres énormes, des cuisses bouffies, des bras ronds etforts. Il ne savait plus, il restait frissonnant en face de ceshaillons verdâtres qui semblaient se moquer avec des grimaceshorribles.

Un matin, il fut pris d’une véritable épouvante. Il regardaitdepuis quelques minutes un noyé, petit de taille, atrocementdéfiguré. Les chairs de ce noyé étaient tellement molles etdissoutes, que l’eau courante qui les lavait les emportait brin àbrin. Le jet qui tombait sur la face creusait un trou à gauche dunez. Et, brusquement, le nez s’aplatit, les lèvres se détachèrent,montrant des dents blanches. La tête du noyé éclata de rire.

Chaque fois qu’il croyait reconnaître Camille, Laurentressentait une brûlure au cœur. Il désirait ardemment retrouver lecorps de sa victime, et des lâchetés le prenaient, lorsqu’ils’imaginait que ce corps était devant lui. Ses visites à la morguel’emplissaient de cauchemars, de frissons qui le faisaient haleter.Il secouait ses peurs, il se traitait d’enfant, il voulait êtrefort ; mais, malgré lui, sa chair se révoltait, le dégoût etl’effroi s’emparaient de son être, dès qu’il se trouvait dansl’humidité et l’odeur fade de la salle.

Quand il n’y avait pas de noyés sur la dernière rangée dedalles, il respirait à l’aise ; ses répugnances étaientmoindres. Il devenait alors un simple curieux, il prenait unplaisir étrange à regarder la mort violente en face, dans sesattitudes lugubrement bizarres et grotesques. Ce spectaclel’amusait, surtout lorsqu’il y avait des femmes étalant leur gorgenue. Ces nudités brutalement étendues, tachées de sang, trouées parendroits, l’attiraient et le retenaient. Il vit, une fois, unejeune femme de vingt ans, une fille du peuple, large et forte, quisemblait dormir sur la pierre ; son corps frais et grasblanchissait avec des douceurs de teinte d’une grandedélicatesse ; elle souriait à demi, la tête un peu penchée, ettendait la poitrine d’une façon provocante ; on aurait dit unecourtisane vautrée, si elle n’avait eu au cou une raie noire quilui mettait comme un collier d’ombre ; c’était une fille quivenait de se pendre par désespoir d’amour. Laurent la regardalongtemps, promenant ses regards sur sa chair, absorbé dans unesorte de désir peureux.

Chaque matin, pendant qu’il était là, il entendait derrière luile va-et-vient du public qui entrait et qui sortait.

La morgue est un spectacle à la portée de toutes les bourses,que se payent gratuitement les passants pauvres ou riches. La porteest ouverte, entre qui veut. Il y a des amateurs qui font un détourpour ne pas manquer une de ces représentations de la mort. Lorsqueles dalles sont nues, les gens sortent désappointés, volés,murmurant entre leurs dents. Lorsque les dalles sont bien garnies,lorsqu’il y a un bel étalage de chair humaine, les visiteurs sepressent, se donnent des émotions à bon marché, s’épouvantent,plaisantent, applaudissent ou sifflent, comme au théâtre, et seretirent satisfaits, en déclarant que la morgue est réussie, cejour-là.

Laurent connut vite le public de l’endroit, public mêlé etdisparate qui s’apitoyait et ricanait en commun. Des ouvriersentraient, en allant à leur ouvrage, avec un pain et des outilssous le bras ; ils trouvaient la mort drôle. Parmi eux serencontraient des loustics d’atelier qui faisaient sourire lagalerie en disant un mot plaisant sur la grimace de chaquecadavre ; ils appelaient les incendiés des charbonniers ;les pendus, les assassinés, les noyés, les cadavres troués oubroyés excitaient leur verve goguenarde, et leur voix, quitremblait un peu, balbutiait des phrases comiques dans le silencefrissonnant de la salle. Puis venaient de petits rentiers, desvieillards maigres et secs, des flâneurs qui entraient pardésœuvrement et qui regardaient les corps avec des yeux bêtes etdes moues d’hommes paisibles et délicats. Les femmes étaient engrand nombre ; il y avait de jeunes ouvrières toutes roses, lelinge blanc, les jupes propres, qui allaient d’un bout à l’autre duvitrage, lestement, en ouvrant de grands yeux attentifs, commedevant l’étalage d’un magasin de nouveautés ; il y avaitencore des femmes du peuple, hébétées, prenant des airslamentables, et des dames bien mises, traînant nonchalamment leurrobe de soie.

Un jour, Laurent vit une de ces dernières qui se tenait plantéeà quelques pas du vitrage, en appuyant un mouchoir de batiste surses narines. Elle portait une délicieuse jupe de soie grise, avecun grand mantelet de dentelle noire ; une voilette luicouvrait le visage, et ses mains gantées paraissaient toutespetites et toutes fines. Autour d’elle traînait une senteur doucede violette. Elle regardait un cadavre. Sur une pierre, à quelquespas, était allongé le corps d’un grand gaillard, d’un maçon quivenait de se tuer net en tombant d’un échafaudage ; il avaitune poitrine carrée, des muscles gros et courts, une chair blancheet grasse ; la mort en avait fait un marbre. La damel’examinait, le retournait en quelque sorte du regard, le pesait,s’absorbait dans le spectacle de cet homme. Elle leva un coin de savoilette, regarda encore, puis s’en alla.

Par moments, arrivaient des bandes de gamins, des enfants dedouze à quinze ans, qui couraient le long du vitrage, ne s’arrêtantque devant les cadavres de femmes. Ils appuyaient leurs mains auxvitres et promenaient des regards effrontés sur les poitrines nues.Ils se poussaient du coude, ils faisaient des remarques brutales,ils apprenaient le vice à l’école de la mort. C’est à la morgue queles jeunes voyous ont leur première maîtresse.

Au bout d’une semaine, Laurent était écœuré. La nuit, il rêvaitles cadavres qu’il avait vus le matin. Cette souffrance, ce dégoûtde chaque jour qu’il s’imposait, finit par le troubler à un telpoint qu’il résolut de ne plus faire que deux visites. Lelendemain, comme il entrait à la morgue, il reçut un coup violentdans la poitrine : en face de lui, sur une dalle, Camille leregardait, étendu sur le dos, la tête levée, les yeuxentrouverts.

Le meurtrier s’approcha lentement du vitrage, comme attiré, nepouvant détacher ses regards de sa victime. Il ne souffraitpas ; il éprouvait seulement un grand froid intérieur et delégers picotements à fleur de peau. Il aurait cru tremblerdavantage. Il resta immobile, pendant cinq grandes minutes, perdudans une contemplation inconsciente, gravant malgré lui au fond desa mémoire toutes les lignes horribles, toutes les couleurs salesdu tableau qu’il avait sous les yeux.

Camille était ignoble. Il avait séjourné quinze jours dansl’eau. Sa face paraissait encore ferme et rigide ; les traitss’étaient conservés, la peau avait seulement pris une teintejaunâtre et boueuse. La tête, maigre, osseuse, légèrement tuméfiée,grimaçait ; elle se penchait un peu, les cheveux collés auxtempes, les paupières levées, montrant le globe blafard desyeux ; les lèvres tordues, tirées vers un des coins de labouche, avaient un ricanement atroce ; un bout de languenoirâtre apparaissait dans la blancheur des dents. Cette tête,comme tannée et étirée, en gardant une apparence humaine, étaitrestée plus effrayante de douleur et d’épouvante. Le corps semblaitun tas de chairs dissoutes ; il avait souffert horriblement.On sentait que les bras ne tenaient plus ; les claviculesperçaient la peau des épaules. Sur la poitrine verdâtre, les côtesfaisaient des bandes noires ; le flanc gauche, crevé, ouvert,se creusait au milieu de lambeaux d’un rouge sombre. Tout le torsepourrissait. Les jambes, plus fermes, s’allongeaient, plaquées detaches immondes. Les pieds tombaient.

Laurent regardait Camille. Il n’avait pas encore vu un noyé siépouvantable. Le cadavre avait, en outre, un air étriqué, uneallure maigre et pauvre ; il se ramassait dans sapourriture ; il faisait un tout petit tas. On aurait devinéque c’était là un employé à douze cents francs, bête et maladif,que sa mère avait nourri de tisanes. Ce pauvre corps, grandi entredes couvertures chaudes, grelottait sur la dalle froide.

Quand Laurent put enfin s’arracher à la curiosité poignante quile tenait immobile et béant, il sortit, il se mit à marcherrapidement sur le quai. Et, tout en marchant, il répétait : « Voilàce que j’en ai fait. Il est ignoble. » Il lui semblait qu’une odeurâcre le suivait, l’odeur que devait exhaler ce corps enputréfaction.

Il alla chercher le vieux Michaud et lui dit qu’il venait dereconnaître Camille sur une dalle de la morgue. Les formalitésfurent remplies, on enterra le noyé, on dressa un acte de décès.Laurent, tranquille désormais, se jeta avec volupté dans l’oubli deson crime et des scènes fâcheuses et pénibles qui avaient suivi lemeurtre.

Chapitre 14

 

La boutique du passage du Pont-Neuf resta fermée pendant troisjours. Lorsqu’elle s’ouvrit de nouveau, elle parut plus sombre etplus humide. L’étalage, jauni par la poussière, semblait porter ledeuil de la maison ; tout traînait à l’abandon dans lesvitrines sales. Derrière les bonnets de linge pendus aux tringlesrouillées, le visage de Thérèse avait une pâleur plus mate, plusterreuse, une immobilité d’un calme sinistre.

Dans le passage, toutes les commères s’apitoyaient. La marchandede bijoux faux montrait à chacune de ses clientes le profil amaigride la jeune veuve comme une curiosité intéressante etlamentable.

Pendant trois jours, Mme Raquin et Thérèse étaient restées dansleur lit sans se parler, sans même se voir. La vieille mercière,assise sur son séant, appuyée contre des oreillers, regardaitvaguement devant elle avec des yeux d’idiote. La mort de son filslui avait donné un grand coup sur la tête, et elle était tombéecomme assommée. Elle demeurait, des heures entières, tranquille etinerte, absorbée au fond du néant de son désespoir ; puis descrises la prenaient parfois, elle pleurait, elle criait, elledélirait. Thérèse, dans la chambre voisine, semblait dormir ;elle avait tourné la face contre la muraille et tiré la couverturesur ses yeux ; elle s’allongeait ainsi, roide et muette, sansqu’un sanglot de son corps soulevât le drap qui la couvrait.

On eût dit qu’elle cachait dans l’ombre de l’alcôve les penséesqui la tenaient rigide. Suzanne, qui gardait les deux femmes,allait mollement de l’une à l’autre, traînant les pieds avecdouceur, penchant son visage de cire sur les deux couches, sansparvenir à faire retourner Thérèse, qui avait de brusquesmouvements d’impatience, ni à consoler Mme Raquin, dont les pleurscoulaient dès qu’une voix la tirait de son abattement.

Le troisième jour, Thérèse repoussa la couverture, s’assit surle lit, rapidement, avec une sorte de décision fiévreuse. Elleécarta ses cheveux, en se prenant les tempes, et resta ainsi unmoment, les mains au front, les yeux fixes, semblant réfléchirencore. Puis elle sauta sur le tapis, ses membres étaientfrissonnants et rouges de fièvre ; de larges plaques lividesmarbraient sa peau qui se plissait par endroits comme vide dechair. Elle était vieillie.

Suzanne, qui entrait, resta toute surprise de la trouverlevée ; elle lui conseilla, d’un ton placide et traînard, dese recoucher, de se reposer encore. Thérèse ne l’écoutaitpas ; elle cherchait et mettait ses vêtements avec des gestespressés et tremblants. Lorsqu’elle fut habillée, elle alla seregarder dans une glace, frotta ses yeux, passa ses mains sur sonvisage, comme pour effacer quelque chose. Puis, sans prononcer uneparole, elle traversa vivement la salle à manger et entra chez MmeRaquin.

L’ancienne mercière était dans un moment de calme hébété. QuandThérèse entra, elle tourna la tête et suivit du regard la jeuneveuve, qui vint se placer devant elle, muette et oppressée. Lesdeux femmes se contemplèrent pendant quelques secondes, la nièceavec une anxiété qui grandissait, la tante avec des effortspénibles de mémoire. Se souvenant enfin, Mme Raquin tendit ses brastremblants, et, prenant Thérèse par le cou, s’écria :

« Mon pauvre enfant, mon pauvre Camille ! »

Elle pleurait, et ses larmes séchaient sur la peau brûlante dela veuve, qui cachait ses yeux secs dans les plis du drap. Thérèsedemeura ainsi courbée, laissant la vieille mère épuiser ses pleurs.Depuis le meurtre, elle redoutait cette première entrevue ;elle était restée couchée pour en retarder le moment, pourréfléchir à l’aise au rôle terrible qu’elle avait à jouer.

Quand elle vit Mme Raquin plus calme, elle s’agita autourd’elle, elle lui conseilla de se lever, de descendre à la boutique.La vieille mercière était presque tombée en enfance. L’apparitionbrusque de sa nièce avait amené en elle une crise favorable quivenait de lui rendre la mémoire et la conscience des choses et desêtres qui l’entouraient. Elle remercia Suzanne de ses soins, elleparla, affaiblie, ne délirant plus, pleine d’une tristesse quil’étouffait par moments. Elle regardait marcher Thérèse avec deslarmes soudaines ; alors, elle l’appelait auprès d’elle,l’embrassait en sanglotant encore, lui disait en suffocant qu’ellen’avait plus qu’elle au monde.

Le soir, elle consentit à se lever, à essayer de manger. Thérèseput alors voir quel terrible coup avait reçu sa tante. Les jambesde la pauvre vieille s’étaient alourdies. Il lui fallut une cannepour se traîner dans la salle à manger, et là, il lui sembla queles murs vacillaient autour d’elle.

Dès le lendemain, elle voulut cependant qu’on ouvrît laboutique. Elle craignait de devenir folle en restant seule dans sachambre. Elle descendit pesamment l’escalier de bois, en posant lesdeux pieds sur chaque marche, et vint s’asseoir derrière lecomptoir. À partir de ce jour, elle y resta clouée dans une douleursereine.

À côté d’elle, Thérèse songeait et attendait. La boutique repritson calme noir.

Chapitre 15

 

Laurent revint parfois, le soir, tous les deux ou trois jours.Il restait dans la boutique, causant avec Mme Raquin pendant unedemi-heure. Puis il s’en allait, sans avoir regardé Thérèse enface. La vieille mercière le considérait comme le sauveur de sanièce, comme un noble cœur qui avait tout fait pour lui rendre sonfils.

Elle l’accueillait avec une bonté attendrie.

Un jeudi soir, Laurent se trouvait là, lorsque le vieux Michaudet Grivet entrèrent. Huit heures sonnaient. L’employé et l’anciencommissaire avaient jugé chacun de leur côté qu’ils pouvaientreprendre leurs chères habitudes, sans se montrer importuns, et ilsarrivaient à la même minute, comme poussés par le même ressort.Derrière eux, Olivier et Suzanne firent leur entrée.

On monta dans la salle à manger. Mme Raquin, qui n’attendaitpersonne, se hâta d’allumer la lampe et de faire du thé. Lorsquetout le monde se fut assis autour de la table, chacun devant satasse, lorsque la boîte de dominos eut été vidée, la pauvre mère,subitement ramenée dans le passé, regarda ses invités et éclata ensanglots. Il y avait une place vide, la place de son fils.

Ce désespoir glaça et ennuya la société. Tous les visagesavaient un air de béatitude égoïste. Ces gens se trouvèrent gênés,n’ayant plus dans le cœur le moindre souvenir vivant deCamille.

« Voyons, chère dame, s’écria le vieux Michaud avec une légèreimpatience, il ne faut pas vous désespérer comme cela. Vous vousrendrez malade.

– Nous sommes tous mortels, affirma Grivet.

– Vos pleurs ne vous rendront pas votre fils, ditsentencieusement Olivier.

– Je vous en prie, murmura Suzanne, ne nous faites pas de lapeine. »

Et comme Mme Raquin sanglotait plus fort, ne pouvant arrêter seslarmes :

« Allons, allons, reprit Michaud, un peu de courage. Vouscomprenez bien que nous venons ici pour vous distraire. Quediable ! ne nous attristons pas, tâchons d’oublier. – Nousjouons à deux sous la partie. Hein ! qu’en dites-vous ?»

La mercière rentra ses pleurs, dans un effort suprême. Peut-êtreeut-elle conscience de l’égoïsme heureux de ses hôtes. Elle essuyases yeux, encore toute secouée. Les dominos tremblaient dans sespauvres mains, et les larmes restées sous ses paupièresl’empêchaient de voir.

On joua.

Laurent et Thérèse avaient assisté à cette courte scène d’un airgrave et impassible. Le jeune homme était enchanté de voir revenirles soirées du jeudi. Il les souhaitait ardemment, sachant qu’ilaurait besoin de ces réunions pour atteindre son but. Puis, sans sedemander pourquoi il se sentait plus à l’aise au milieu de cesquelques personnes qu’il connaissait, il osait regarder Thérèse enface.

La jeune femme, vêtue de noir, pâle et recueillie, lui parutavoir une beauté qu’il ignorait encore. Il fut heureux derencontrer ses regards et de les voir s’arrêter sur les siens avecune fixité courageuse. Thérèse lui appartenait toujours, chair etcœur.

Chapitre 16

 

Quinze mois se passèrent. Les âpretés des premières heuress’adoucirent ; chaque jour amena une tranquillité, unaffaissement de plus ; la vie reprit son cours avec unelangueur lasse, elle eut cette stupeur monotone qui suit lesgrandes crises. Et, dans les commencements, Laurent et Thérèse selaissèrent aller à l’existence nouvelle qui les transformait ;il se fit en eux un travail sourd qu’il faudrait analyser avec unedélicatesse extrême, si l’on voulait en marquer toutes lesphases.

Laurent revint bientôt chaque soir à la boutique, comme par lepassé. Mais il n’y mangeait plus, il ne s’y établissait pluspendant des soirées entières. Il arrivait à neuf heures et demie,et s’en allait après avoir fermé le magasin. On eût dit qu’ilaccomplissait un devoir en venant se mettre au service des deuxfemmes. S’il négligeait un jour sa corvée, il s’excusait lelendemain avec des humilités de valet. Le jeudi, il aidait MmeRaquin à allumer le feu, à faire les honneurs de la maison. Ilavait des prévenances tranquilles qui charmaient la vieillemercière.

Thérèse le regardait paisiblement s’agiter autour d’elle. Lapâleur de son visage s’en était allée ; elle paraissait mieuxportante, plus souriante, plus douce. À peine si parfois sa bouche,en se pinçant dans une contraction nerveuse, creusait deux plisprofonds qui donnaient à sa face une expression étrange de douleuret d’effroi.

Les deux amants ne cherchèrent plus à se voir en particulier.Jamais ils ne se demandèrent un rendez-vous, jamais ilsn’échangèrent furtivement un baiser. Le meurtre avait comme apaisépour un moment les fièvres voluptueuses de leur chair ; ilsétaient parvenus à contenter, en tuant Camille, ces désirs fougueuxet insatiables qu’ils n’avaient pu assouvir en se brisant dans lesbras l’un de l’autre. Le crime leur semblait une jouissance aiguëqui les écœurait et les dégoûtait de leurs embrassements.

Ils auraient eu cependant mille facilités pour mener cette vielibre d’amour dont le rêve les avait poussés à l’assassinat. MmeRaquin, impotente, hébétée, n’était pas un obstacle. La maison leurappartenait, ils pouvaient sortir, aller où bon leur semblait. Maisl’amour ne les tentait plus, leurs appétits s’en étaientallés ; ils restaient là, causant avec calme, se regardantsans rougeurs et sans frissons, paraissant avoir oublié lesétreintes folles qui avaient meurtri leur chair et fait craquerleurs os. Ils évitaient même de se rencontrer seul à seul ;dans l’intimité, ils ne trouvaient rien à se dire, ils craignaienttous deux de montrer trop de froideur. Lorsqu’ils échangeaient unepoignée de main, ils éprouvaient une sorte de malaise en sentantleur peau se toucher.

D’ailleurs, ils croyaient s’expliquer chacun ce qui les tenaitainsi indifférents et effrayés en face l’un de l’autre. Ilsmettaient leur attitude froide sur le compte de la prudence. Leurcalme, leur abstinence, selon eux, étaient œuvres de haute sagesse.Ils prétendaient vouloir cette tranquillité de leur chair, cesommeil de leur cœur. D’autre part, ils regardaient la répugnance,le malaise qu’ils ressentaient comme un reste d’effroi, comme unepeur sourde du châtiment. Parfois, ils se forçaient à l’espérance,ils cherchaient à reprendre les rêves brûlants d’autrefois, et ilsdemeuraient tout étonnés, en voyant que leur imagination étaitvide. Alors ils se cramponnaient à l’idée de leur prochainmariage ; arrivés à leur but, n’ayant plus aucune crainte,livrés l’un à l’autre, ils retrouveraient leur passion, ilsgoûteraient les délices rêvés. Cet espoir les calmait, lesempêchait de descendre au fond du néant qui s’était creusé en eux.Ils se persuadaient qu’ils s’aimaient comme par le passé, ilsattendaient l’heure qui devait les rendre parfaitement heureux enles liant pour toujours.

Jamais Thérèse n’avait eu l’esprit si calme. Elle devenaitcertainement meilleure. Toutes les volontés implacables de son êtrese détendaient.

La nuit, seule dans son lit, elle se trouvait heureuse ;elle ne sentait plus à son côté la face maigre, le corps chétif deCamille qui exaspérait sa chair et la jetait dans des désirsinassouvis. Elle se croyait petite fille, vierge sous les rideauxblancs, paisible au milieu du silence et de l’ombre. Sa chambre,vaste, un peu froide, lui plaisait, avec son plafond élevé, sescoins obscurs, ses senteurs de cloître. Elle finissait même paraimer la grande muraille noire qui montait devant sa fenêtre ;pendant tout un été, chaque soir, elle resta des heures entières àregarder les pierres grises de cette muraille et les nappesétroites de ciel étoilé que découpaient les cheminées et les toits.Elle ne pensait à Laurent que lorsqu’un cauchemar l’éveillait ensursaut ; alors, assise sur son séant, tremblante, les yeuxagrandis, se serrant dans sa chemise, elle se disait qu’ellen’éprouverait pas ces peurs brusques, si elle avait un homme couchéà côté d’elle. Elle songeait à son amant comme à un chien qui l’eûtgardée et protégée ; sa peau fraîche et calme n’avait pas unfrisson de désir.

Le jour, dans la boutique, elle s’intéressait aux chosesextérieures ; elle sortait d’elle-même, ne vivant plussourdement révoltée, repliée en pensées de haine et de vengeance.La rêverie l’ennuyait ; elle avait le besoin d’agir et devoir. Du matin au soir, elle regardait les gens qui traversaient lepassage ; ce bruit, ce va-et-vient l’amusaient. Elle devenaitcurieuse et bavarde, femme en un mot, car jusque-là elle n’avait euque des actes et des idées d’homme.

Dans l’espionnage qu’elle établit, elle remarqua un jeune homme,un étudiant, qui habitait un hôtel garni du voisinage et quipassait plusieurs fois par jour devant la boutique. Ce garçon avaitune beauté pâle, avec de grands cheveux de poète et une moustached’officier. Thérèse le trouva distingué. Elle en fut amoureusependant une semaine, amoureuse comme une pensionnaire. Elle lut desromans, elle compara le jeune homme à Laurent, et trouva ce dernierbien épais, bien lourd. La lecture lui ouvrit des horizonsromanesques qu’elle ignorait encore ; elle n’avait aiméqu’avec son sang et ses nerfs, elle se mit à aimer avec sa tête.Puis, un jour, l’étudiant disparut ; il avait sans doutedéménagé. Thérèse l’oublia en quelques heures.

Elle s’abonna à un cabinet littéraire et se passionna pour tousles héros des contes qui lui passèrent sous les yeux. Ce subitamour de la lecture eut une grande influence sur son tempérament.Elle acquit une sensibilité nerveuse qui la faisait rire ou pleurersans motif. L’équilibre, qui tendait à s’établir en elle, futrompu. Elle tomba dans une sorte de rêverie vague. Par moments, lapensée de Camille la secouait, et elle songeait à Laurent avec denouveaux désirs, pleins d’effroi et de défiance. Elle fut ainsirendue à ses angoisses ; tantôt elle cherchait un moyen pourépouser son amant à l’instant même tantôt elle songeait à sesauver, à ne jamais le revoir. Les romans, en lui parlant dechasteté et d’honneur, mirent comme un obstacle entre ses instinctset sa volonté. Elle resta la bête indomptable qui voulait lutteravec la Seine et qui s’était jetée violemment dansl’adultère ; mais elle eut conscience de la bonté et de ladouceur, elle comprit le visage mou et l’attitude morte de la femmed’Olivier, elle sut qu’on pouvait ne pas tuer son mari et êtreheureuse. Alors elle ne se vit plus bien elle-même, elle vécut dansune indécision cruelle.

De son côté, Laurent passa par différentes phases de calme et defièvre. Il goûta d’abord une tranquillité profonde ; il étaitcomme soulagé d’un poids énorme. Par moments, il s’interrogeaitavec étonnement, il croyait avoir fait un mauvais rêve, il sedemandait s’il était bien vrai qu’il eût jeté Camille à l’eau etqu’il eût revu son cadavre sur une dalle de la morgue. Le souvenirde son crime le surprenait étrangement ; jamais il ne seserait cru capable d’un assassinat ; toute sa prudence, toutesa lâcheté frissonnait, il lui montait au front des sueurs glacées,lorsqu’il songeait qu’on aurait pu découvrir son crime et leguillotiner. Alors il sentait à son cou le froid du couteau. Tantqu’il avait agi, il était allé droit devant lui, avec un entêtementet un aveuglement de brute. Maintenant il se retournait, et, à voirl’abîme qu’il venait de franchir, des défaillances d’épouvante leprenaient.

« Sûrement, j’étais ivre, pensait-il ; cette femme m’avaitsoûlé de caresses. Bon Dieu ! ai-je été bête et fou ! Jerisquais la guillotine, avec une pareille histoire… Enfin, touts’est bien passé. Si c’était à refaire, je ne recommencerais pas.»

Laurent s’affaissa, devint mou, plus lâche et plus prudent quejamais. Il engraissa et s’avachit. Quelqu’un qui aurait étudié cegrand corps, tassé sur lui-même, et qui ne paraissait avoir ni osni nerfs, n’aurait jamais songé à l’accuser de violence et decruauté.

Il reprit ses anciennes habitudes. Il fut pendant plusieurs moisun employé modèle, faisant sa besogne avec un abrutissementexemplaire. Le soir, il mangeait dans une crémerie de la rueSaint-Victor, coupant son pain par petites tranches, mâchant aveclenteur, faisant traîner son repas le plus possible ; puis ilse renversait, il s’adossait au mur, et fumait sa pipe. On auraitdit un bon gros père. Le jour, il ne pensait à rien ; la nuit,il dormait d’un sommeil lourd et sans rêves. Le visage rose etgras, le ventre plein, le cerveau vide, il était heureux.

Sa chair semblait morte, il ne songeait guère à Thérèse. Ilpensait parfois à elle, comme on pense à une femme qu’on doitépouser plus tard, dans un avenir indéterminé. Il attendait l’heurede son mariage avec patience, oubliant la femme, rêvant à lanouvelle position qu’il aurait alors. Il quitterait son bureau, ilpeindrait en amateur, il flânerait. Ces espoirs le ramenaient,chaque soir, à la boutique du passage malgré le vague malaise qu’iléprouvait en y entrant.

Un dimanche, s’ennuyant, ne sachant que faire, il alla chez sonancien ami de collège, chez le jeune peintre avec lequel il avaitlogé pendant longtemps. L’artiste travaillait à un tableau qu’ilcomptait envoyer au salon, et qui représentait une Bacchante nue,vautrée sur un lambeau d’étoffe.

Dans le fond de l’atelier, un modèle, une femme était couchée,la tête ployée en arrière, le torse tordu, la hanche haute. Cettefemme riait par moments et tendait la poitrine, allongeant lesbras, s’étirant, pour se délasser. Laurent, qui s’était assis enface d’elle, la regardait, en fumant et en causant avec son ami.Son sang battit, ses nerfs s’irritèrent dans cette contemplation.Il resta jusqu’au soir, il emmena la femme chez lui. Pendant prèsd’un an, il la garda pour maîtresse. La pauvre fille s’était mise àl’aimer, le trouvant bel homme. Le matin, elle partait, allaitposer tout le jour, et revenait régulièrement chaque soir à la mêmeheure ; elle se nourrissait, s’habillait, s’entretenait avecl’argent qu’elle gagnait, ne coûtant ainsi pas un sou à Laurent,qui ne s’inquiétait nullement d’où elle venait ni de ce qu’elleavait put faire. Cette femme mit un équilibre de plus dans sa vie,comme un objet utile et nécessaire qui maintient un corps en paixet en santé ; il ne sut jamais si il l’aimait et jamais il nelui vint à l’idée qu’il était infidèle à Thérèse. Il se sentaitplus gras et plus heureux. Voila tout.

Cependant le deuil de Thérèse était fini. La jeune femmes’habillait de robes claires, et il arriva qu’un soir Laurent latrouva rajeunie et embellie. Mais il éprouvait toujours un certainmalaise devant elle ; depuis quelque temps, elle luiparaissait fiévreuse, pleine de caprices étranges, riant ets’attristant sans raison. L’indécision où il la voyait l’effrayait,car il devinait en partie ses luttes et ses troubles. Il se mit àhésiter, ayant une peur atroce de compromettre satranquillité ; lui, il vivait paisible, dans un contentementsage de ses appétits, il craignait de risquer l’équilibre de sa vieen se liant à une femme nerveuse dont la passion l’avait déjà rendufou. D’ailleurs, il ne raisonnait pas ces choses, il sentaitd’instinct les angoisses que la possession de Thérèse devait mettreen lui.

Le premier choc qu’il reçut et qui le secoua dans sonaffaissement fut la pensée qu’il lui fallait enfin songer à sonmariage. Il y avait près de quinze mois que Camille était mort. Uninstant, Laurent pensa à ne pas se marier du tout, à planter làThérèse, et à garder le modèle, dont l’amour complaisant et à bonmarché lui suffisait. Puis, il se dit qu’il ne pouvait avoir tué unhomme pour rien ; en se rappelant le crime, les effortsterribles qu’il avait faits pour posséder à lui seul cette femmequi le troublait maintenant, il sentit que le meurtre deviendraitinutile et atroce, s’il ne se mariait pas avec elle. Jeter un hommeà l’eau afin de lui voler sa veuve, attendre quinze mois, et sedécider ensuite à vivre avec une petite fille qui traînait soncorps dans tous les ateliers, lui parut ridicule et le fit sourire.D’ailleurs, n’était-il pas lié à Thérèse par un lien de sang etd’horreur ? Il la sentait vaguement crier et se tordre en lui,il lui appartenait. Il avait peur de sa complice ; peut-être,s’il ne l’épousait pas, irait-elle tout dire à la justice, parvengeance et jalousie. Ces idées battaient dans sa tête. La fièvrele reprit.

Sur ces entrefaites, le modèle le quitta brusquement. Undimanche, cette fille ne rentra pas ; elle avait sans doutetrouvé un gîte plus chaud et plus confortable. Laurent futmédiocrement affligé ; seulement, il s’était habitué à avoir,la nuit, une femme couchée à son côté, et il éprouva un vide subitdans son existence. Huit jours après ses nerfs se révoltèrent. Ilrevint s’établir, pendant des soirées entières, dans la boutique dupassage, regardant de nouveau Thérèse avec des yeux où luisaientdes lueurs rapides. La jeune femme, qui sortait toute frissonnantedes longues lectures qu’elle faisait, s’alanguissait ets’abandonnait sous ses regards.

Ils en étaient ainsi revenus tous deux à l’angoisse et au désir,après une longue année d’attente écœurée et indifférente. Un soirLaurent, en fermant la boutique, retint un instant Thérèse dans lepassage.

« Veux-tu que je vienne ce soir dans ta chambre ? » luidemanda-t-il d’une voix ardente.

La jeune femme fit un geste d’effroi.

« Non, non, attendons…, dit-elle ; soyons prudents.

– J’attends depuis assez longtemps, je crois, repritLaurent ; je suis las, je te veux. »

Thérèse le regarda follement ; des chaleurs lui brûlaientles mains et le visage. Elle sembla hésiter ; puis, d’un tonbrusque :

« Marions-nous, je serai à toi. »

Chapitre 17

 

Laurent quitta le passage, l’esprit tendu, la chair inquiète.L’haleine chaude, le consentement de Thérèse venaient de remettreen lui les âpretés d’autrefois. Il prit les quais, et marcha, sonchapeau à la main, pour recevoir au visage tout l’air du ciel.

Lorsqu’il fut arrivé rue Saint-Victor, à la porte de son hôtel,il eut peur de monter, d’être seul. Un effroi d’enfant,inexplicable, imprévu, lui fit craindre de trouver un homme cachédans sa mansarde. Jamais il n’avait été sujet à de pareillespoltronneries. Il n’essaya même pas de raisonner le frisson étrangequi le prenait ; il entra chez un marchand de vin et y restapendant une heure, jusqu’à minuit, immobile et muet à une table,buvant machinalement de grands verres de vin. Il songeait àThérèse, il s’irritait contre la jeune femme, qui n’avait pas voulule recevoir le soir même dans sa chambre, et il pensait qu’iln’aurait pas eu peur avec elle.

On ferma la boutique, on le mit à la porte. Il rentra pourdemander des allumettes. Le bureau de l’hôtel se trouvait aupremier étage. Laurent avait une longue allée à suivre et quelquesmarches à monter, avant de pouvoir prendre sa bougie. Cette allée,ce bout d’escalier, d’un noir terrible, l’épouvantaient.D’ordinaire, il traversait gaillardement ces ténèbres. Ce soir-là,il n’osait sonner, il se disait qu’il y avait peut-être, dans uncertain renfoncement formé par l’entrée de la cave, des assassinsqui lui sauteraient brusquement à la gorge quand il passerait.Enfin, il sonna, il alluma une allumette et se décida à s’engagerdans l’allée. L’allumette s’éteignit. Il resta immobile, haletant,n’osant s’enfuir, frottant les allumettes sur le mur humide avecune anxiété qui faisait trembler sa main. Il lui semblait entendredes voix, des bruits de pas devant lui. Les allumettes se brisaiententre ses doigts. Il réussit à en allumer une. Le soufre se mit àbouillir, à enflammer le bois avec une lenteur qui redoubla lesangoisses de Laurent ; dans la clarté pâle et bleuâtre dusoufre, dans les lueurs vacillantes qui couraient, il crutdistinguer des formes monstrueuses. Puis l’allumette pétilla, lalumière devint blanche et claire. Laurent, soulagé, s’avança avecprécaution, en ayant soin de ne pas manquer de lumière. Lorsqu’illui fallut passer devant la cave, il se serra contre le muropposé ; il y avait là une masse d’ombre qui l’effrayait. Ilgravit ensuite vivement les quelques marches qui le séparaient dubureau de l’hôtel, et se crut sauvé lorsqu’il tint sa bougie. Ilmonta les autres étages plus doucement, en élevant la bougie, enéclairant tous les coins devant lesquels il devait passer. Lesgrandes ombres bizarres qui vont et viennent, lorsqu’on se trouvedans un escalier avec une lumière, le remplissaient d’un vaguemalaise, en se dressant et en s’effaçant brusquement devantlui.

Quand il fut en haut, il ouvrit sa porte et s’enferma,rapidement. Son premier soin fut de regarder sous son lit, de faireune visite minutieuse dans la chambre, pour voir si personne ne s’ytrouvait caché. Il ferma la fenêtre du toit, en pensant quequelqu’un pourrait bien descendre par là. Quand il eut pris cesdispositions, il se sentit plus calme, il se déshabilla, ens’étonnant de sa poltronnerie. Il finit par sourire, par se traiterd’enfant. Il n’avait jamais été peureux et ne pouvait s’expliquercette crise subite de terreur.

Il se coucha. Lorsqu’il fut dans la tiédeur des draps, il songeade nouveau à Thérèse, que ses frayeurs lui avaient fait oublier.Les yeux fermés obstinément, cherchant le sommeil, il sentaitmalgré lui ses pensées travailler, s’imposer, se lier les unes auxautres, lui présenter toujours les avantages qu’il aurait à semarier au plus vite. Par moments, il se retournait, il se disait :« Ne pensons plus, dormons ; il faut que je me lève à huitheures demain pour aller à mon bureau. » Et il faisait effort pourse laisser glisser au sommeil. Mais les idées revenaient une àune ; le travail sourd de ses raisonnementsrecommençait ; il se retrouvait bientôt dans une sorte derêverie aiguë, qui étalait au fond de son cerveau les nécessités deson mariage, les arguments que ses désirs et sa prudence donnaienttour à tour pour et contre la possession de Thérèse.

Alors, voyant qu’il ne pouvait dormir, que l’insomnie tenait sachair irritée, il se mit sur le dos, il ouvrit les yeux toutgrands, il laissa son cerveau s’emplir du souvenir de la jeunefemme. L’équilibre était rompu, la fièvre chaude de jadis lesecouait de nouveau. Il eut l’idée de se lever, de retourner aupassage du Pont-Neuf. Il se ferait ouvrir la grille, il iraitfrapper à la petite porte de l’escalier, et Thérèse le recevrait. Àcette pensée le sang montait à son cou.

Sa rêverie avait une lucidité étonnante. Il se voyait dans lesrues, marchant vite, le long des maisons, et il se disait : « Jeprends ce boulevard, je traverse ce carrefour pour être plus tôtarrivé. » Puis la grille du passage grinçait, il suivait l’étroitegalerie, sombre et déserte, en se félicitant de pouvoir monter chezThérèse sans être vu de la marchande de bijoux faux ; puis ils’imaginait être dans l’allée, dans le petit escalier par où ilavait passé si souvent. Là, il éprouvait les joies cuisantes dejadis, il se rappelait les terreurs délicieuses, les voluptéspoignantes de l’adultère. Ses souvenirs devenaient des réalités quiimpressionnaient tous ses sens : il sentait l’odeur fade ducouloir, il touchait les murs gluants, il voyait l’ombre sale quitraînait. Et il montait chaque marche, haletant, prêtant l’oreille,contentant déjà ses désirs dans cette approche craintive de lafemme désirée. Enfin il grattait à la porte, la porte s’ouvrait,Thérèse était là qui l’attendait, en jupon, toute blanche.

Ses pensées se déroulaient devant lui en spectacles réels. Lesyeux fixés sur l’ombre, il voyait. Lorsque, au bout de sa coursedans les rues, après être entré dans le passage et avoir gravi lepetit escalier, il crut apercevoir Thérèse, ardente et pâle, ilsauta vivement de son lit, en murmurant : « Il faut que j’y aille,elle m’attend. » Le brusque mouvement qu’il venait de faire chassal’hallucination : il sentit le froid du carreau, il eut peur. Ilresta un instant immobile, les pieds nus, écoutant. Il lui semblaitentendre du bruit sur le carré. S’il allait chez Thérèse, il luifaudrait passer de nouveau devant la porte de la cave, enbas ; cette pensée lui fit courir un grand frisson froid dansle dos. L’épouvante le reprit, une épouvante bête et écrasante. Ilregarda avec défiance dans sa chambre, il y vit traîner deslambeaux blanchâtres de clarté ; alors, doucement, avec desprécautions pleines d’une hâte anxieuse, il remonta sur son lit,et, là, se pelotonna, se cacha, comme pour se dérober à une arme, àun couteau qui l’aurait menacé.

Le sang s’était porté violemment à son cou, et son cou lebrûlait. Il y porta la main, il sentit sous ses doigts la cicatricede la morsure de Camille. Il avait presque oublié cette morsure. Ilfut terrifié en la retrouvant sur sa peau, il crut qu’elle luimangeait la chair. Il avait vivement retiré la main pour ne plus lasentir, et il la sentait toujours, dévorante, trouant son cou.Alors, il voulut la gratter délicatement, du bout de l’ongle ;la terrible cuisson redoubla. Pour ne pas s’arracher la peau, ilserra les deux mains entre ses genoux repliés. Roidi, irrité, ilresta là, le cou rongé, les dents claquant de peur.

Maintenant ses idées s’attachaient à Camille, avec une fixitéeffrayante. Jusque-là, le noyé n’avait pas troublé les nuits deLaurent. Et voilà que la pensée de Thérèse amenait le spectre deson mari. Le meurtrier n’osait plus ouvrir les yeux ; ilcraignait d’apercevoir sa victime dans un coin de la chambre. À unmoment, il lui sembla que sa couche était étrangementsecouée ; il s’imagina que Camille se trouvait caché sous lelit, et que c’était lui qui le remuait ainsi, pour le faire tomberet le mordre. Hagard, les cheveux dressés sur la tête, il secramponna à son matelas, croyant que les secousses devenaient deplus en plus violentes.

Puis, il s’aperçut que le lit ne remuait pas. Il y eut uneréaction en lui. Il se mit sur son séant, alluma sa bougie, en setraitant d’imbécile. Pour apaiser sa fièvre, il avala un grandverre d’eau.

« J’ai eu tort de boire chez ce marchand de vin, pensait-il… Jene sais ce que j’ai, cette nuit. C’est bête. Je serai éreintéaujourd’hui à mon bureau. J’aurais dû dormir tout de suite, en memettant au lit, et ne pas penser à un tas de choses : c’est celaqui m’a donné l’insomnie… Dormons. »

Il souffla de nouveau la lumière, il enfonça la tête dansl’oreiller, un peu rafraîchi, bien décidé à ne plus penser, à neplus avoir peur. La fatigue commençait à détendre ses nerfs.

Il ne s’endormit pas de son sommeil ordinaire, lourd etaccablé ; il glissa lentement à une somnolence vague. Il étaitcomme simplement engourdi, comme plongé dans un abrutissement douxet voluptueux. Il sentait son corps en sommeillant ; sonintelligence restait éveillée dans sa chair morte. Il avait chasséles pensées qui venaient, il s’était défendu contre la veille.Puis, quand il fut assoupi, quand les forces lui manquèrent et quela volonté lui échappa, les pensées revinrent doucement une à une,reprenant possession de son être défaillant. Ses rêveriesrecommencèrent. Il refit le chemin qui le séparait de Thérèse : ildescendit, passa devant la cave en courant et se trouvadehors ; il suivit toutes les rues qu’il avait déjà suiviesauparavant, lorsqu’il rêvait les yeux ouverts ; il entra dansle passage du Pont-Neuf, monta le petit escalier et gratta à laporte. Mais au lieu de Thérèse, au lieu de la jeune femme en jupon,ce fut Camille qui lui ouvrit, Camille tel qu’il l’avait vu à lamorgue, verdâtre, atrocement défiguré. Le cadavre lui tendait lesbras, avec un rire ignoble, en montrant une langue noirâtre dans lablancheur des dents.

Laurent poussa un cri et se réveilla en sursaut. Il était trempéd’une sueur glacée. Il ramena la couverture sur ses yeux, ens’injuriant, en se mettant en colère contre lui-même. Il voulut serendormir.

Il se rendormit comme précédemment, avec lenteur ; le mêmeaccablement le prit, et dès que la volonté lui eut de nouveauéchappé dans la langueur du demi-sommeil, il se remit en marche, ilretourna où le conduisait son idée fixe, il courut pour voirThérèse, et ce fut encore le noyé qui lui ouvrit la porte.

Terrifié, le misérable se mit sur son séant. Il aurait voulupour tout au monde chasser ce rêve implacable. Il souhaitait unsommeil de plomb qui écrasât ses pensées. Tant qu’il se tenaitéveillé, il avait assez d’énergie pour chasser le fantôme de savictime ; mais dès qu’il n’était plus maître de son esprit,son esprit le conduisait à l’épouvante en le conduisant à lavolupté.

Il tenta encore le sommeil. Alors ce fut une successiond’assoupissements voluptueux et de réveils brusques et déchirants.Dans son entêtement furieux, toujours il allait vers Thérèse,toujours il se heurtait contre le corps de Camille. À plus de dixreprises, il refit le chemin, il partit la chair brûlante, suivitle même itinéraire, eut les mêmes sensations, accomplit les mêmesactes, avec une exactitude minutieuse, et, à plus de dix reprises,il vit le noyé s’offrir à son embrassement, lorsqu’il étendait lesbras pour saisir et étreindre sa maîtresse. Ce même dénouementsinistre qui le réveillait chaque fois, haletant et éperdu, nedécourageait pas son désir ; quelques minutes après, dès qu’ilse rendormait, son désir oubliait le cadavre ignoble quil’attendait, et courait chercher de nouveau le corps chaud etsouple d’une femme. Pendant une heure, Laurent vécut dans cettesuite de cauchemars, dans ce mauvais rêve sans cesse répété et sanscesse imprévu, qui, à chaque sursaut, le brisait d’une épouvanteplus aiguë.

Une des secousses, la dernière, fut si violente, si douloureuse,qu’il se décida à se lever, à ne pas lutter davantage. Le jourvenait ; une lueur grise et morne entrait par la fenêtre dutoit qui coupait dans le ciel un carré blanchâtre couleur decendre.

Laurent s’habilla lentement, avec une irritation sourde. Ilétait exaspéré de n’avoir pas dormi, exaspéré de s’être laisséprendre par une peur qu’il traitait maintenant d’enfantillage. Touten mettant son pantalon, il s’étirait, il se frottait les membres,il se passait les mains sur son visage battu et brouillé par unenuit de fièvre. Et il répétait :

« Je n’aurais pas dû penser à tout ça, j’aurais dormi, je seraisfrais et dispos, à cette heure… Ah ! si Thérèse avait bienvoulu, hier soir, si Thérèse avait couché avec moi… »

Cette idée, que Thérèse l’aurait empêché d’avoir peur, letranquillisa un peu. Au fond, il redoutait de passer d’autres nuitssemblables à celle qu’il venait d’endurer.

Il se jeta de l’eau à la face, puis se donna un coup de peigne.Ce bout de toilette rafraîchit sa tête et dissipa ses dernièresterreurs. Il raisonnait librement, il ne sentait plus qu’une grandefatigue dans tous ses membres.

« Je ne suis pourtant pas poltron, se disait-il en achevant dese vêtir, je ne me moque pas mal de Camille… C’est absurde decroire que ce pauvre diable est sous mon lit. Maintenant, je vaispeut-être croire cela toutes les nuits… Décidément il faut que jeme marie au plus tôt. Quand Thérèse me tiendra dans ses bras, je nepenserai guère à Camille. Elle m’embrassera sur le cou, et je nesentirai plus l’atroce cuisson que j’ai éprouvée… Voyons donc cettemorsure. »

Il s’approcha de son miroir, tendit le cou et regarda. Lacicatrice était d’un rose pâle. Laurent, en distinguant la marquedes dents de sa victime, éprouva une certaine émotion, le sang luimonta à la tête, et il s’aperçut alors d’un étrange phénomène. Lacicatrice fut empourprée par le flot qui montait, elle devint viveet sanglante, elle se détacha, toute rouge, sur le cou gras etblanc. En même temps, Laurent ressentit des picotements aigus,comme si l’on eut enfoncé des aiguilles dans la plaie. Il se hâtade relever le col de sa chemise.

« Bah ! reprit-il, Thérèse guérira cela… Quelques baiserssuffiront… Que je suis bête de songer à ces choses ! »

Il mit son chapeau et descendit. Il avait besoin de prendrel’air, besoin de marcher. En passant devant la porte de la cave, ilsourit. Il s’assura cependant de la solidité du crochet qui fermaitcette porte. Dehors, il marcha à pas lents, dans l’air frais dumatin, sur les trottoirs déserts. Il était environ cinq heures.

Laurent passa une journée atroce. Il dut lutter contre lesommeil accablant qui le saisit dans l’après-midi à son bureau. Satête, lourde et endolorie, se penchait malgré lui, et il larelevait brusquement, dès qu’il entendait le pas d’un de ses chefs.Cette lutte, ces secousses achevèrent de briser ses membres, en luicausant des anxiétés intolérables.

Le soir, malgré sa lassitude, il voulut aller voir Thérèse. Illa trouva fiévreuse, accablée, lasse comme lui.

« Notre pauvre Thérèse a passé une mauvaise nuit, lui dit MmeRaquin, lorsqu’il se fut assis. Il paraît qu’elle a eu descauchemars, une insomnie terrible… À plusieurs reprises, je l’aientendue crier. Ce matin, elle était toute malade. »

Pendant que sa tante parlait, Thérèse regardait fixementLaurent. Sans doute, ils devinèrent leurs communes terreurs, car unmême frisson nerveux courut sur leurs visages. Ils restèrent enface l’un de l’autre jusqu’à dix heures, parlant de banalités, secomprenant, se conjurant tous deux du regard de hâter le moment oùils pourraient s’unir contre le noyé.

Chapitre 18

 

Thérèse, elle aussi, avait été visitée par le spectre deCamille, pendant cette nuit de fièvre.

La proposition brûlante de Laurent demandant un rendez-vous,après plus d’une année d’indifférence, l’avait brusquementfouettée. La chair s’était mise à lui cuire, lorsque, seule etcouchée, elle avait songé que le mariage devait avoir bientôt lieu.Alors, au milieu des secousses de l’insomnie, elle avait vu sedresser le noyé ; elle s’était, comme Laurent, tordue dans ledésir et dans l’épouvante, et, comme lui, elle s’était dit qu’ellen’aurait plus peur, qu’elle n’éprouverait plus de tellessouffrances, lorsqu’elle tiendrait son amant entre ses bras.

Il y avait eu, à la même heure, chez cette femme et chez cethomme, une sorte de détraquement nerveux qui les rendait,pantelants et terrifiés, à leurs terribles amours. Une parenté desang et de volupté s’était établie entre eux. Ils frissonnaient desmêmes frissons ; leurs cœurs, dans une espèce de fraternitépoignante, se serraient aux mêmes angoisses. Ils eurent dès lors unseul corps et une seule âme pour jouir et pour souffrir. Cettecommunauté, cette pénétration mutuelle est un fait de psychologieet de physiologie qui a souvent lieu chez les êtres que de grandessecousses nerveuses heurtent violemment l’un à l’autre.

Pendant plus d’une année, Thérèse et Laurent portèrentlégèrement la chaîne rivée à leurs membres, qui les unissait ;dans l’affaissement succédant à la crise aiguë du meurtre, dans lesdégoûts et les besoins de calme et d’oubli qui avaient suivi, cesdeux forçats purent croire qu’ils étaient libres, qu’un lien de ferne les liait plus ; la chaîne détendue traînait à terre ;eux, ils se reposaient, ils se trouvaient frappés d’une sorte destupeur heureuse, ils cherchaient à aimer ailleurs, à vivre avec unsage équilibre. Mais le jour où, poussés par les faits, ils enétaient venus à échanger de nouveau des paroles ardentes, la chaînese tendit violemment, ils reçurent une secousse telle qu’ils sesentirent à jamais attachés l’un à l’autre.

Dès le lendemain, Thérèse se mit à l’œuvre, travailla sourdementà amener son mariage avec Laurent. C’était là une tâche difficile,pleine de périls. Les amants tremblaient de commettre uneimprudence, d’éveiller les soupçons, de montrer trop brusquementl’intérêt qu’ils avaient eu à la mort de Camille. Comprenant qu’ilsne pouvaient parler de mariage, ils arrêtèrent un plan fort sagequi consistait à se faire offrir ce qu’ils n’osaient demander, parMme Raquin elle-même et par les invités du jeudi. Il ne s’agissaitplus que de donner l’idée de remarier Thérèse à ces braves gens,surtout de leur faire accroire que cette idée venait d’eux et leurappartenait en propre.

La comédie fut longue et délicate à jouer. Thérèse et Laurentavaient pris chacun le rôle qui leur convenait ; ilsavançaient avec une prudence extrême, calculant le moindre geste,la moindre parole. Au fond, ils étaient dévorés par une impatiencequi raidissait et tendait leurs nerfs. Ils vivaient au milieu d’uneirritation continuelle, il leur fallait toute leur lâcheté pours’imposer des airs souriants et paisibles.

S’ils avaient hâte d’en finir, c’est qu’ils ne pouvaient plusrester séparés et solitaires. Chaque nuit, le noyé les visitait,l’insomnie les couchait sur un lit de charbons ardents et lesretournait avec des pinces de feu. L’état d’énervement dans lequelils vivaient activait encore chaque soir la fièvre de leur sang, endressant devant eux des hallucinations atroces. Thérèse, lorsque lecrépuscule était venu, n’osait plus monter dans sa chambre ;elle éprouvait des angoisses vives, quand il lui fallait s’enfermerjusqu’au matin dans cette grande pièce, qui s’éclairait de lueursétranges et se peuplait de fantômes, dès que la lumière étaitéteinte. Elle finit par laisser sa bougie allumée, par ne plusvouloir dormir, afin de tenir toujours ses yeux grands ouverts. Etquand la fatigue baissait ses paupières, elle voyait Camille dansle noir, elle rouvrait les yeux en sursaut. Le matin, elle setraînait, brisée, n’ayant sommeillé que quelques heures, au jour.Quant à Laurent, il était devenu décidément poltron depuis le soiroù il avait eu peur en passant devant la porte de la cave ;auparavant, il vivait avec des confiances de brute ;maintenant, au moindre bruit, il tremblait, il pâlissait, comme unpetit garçon. Un frisson d’effroi avait brusquement secoué sesmembres, et ne l’avait plus quitté. La nuit, il souffrait plusencore que Thérèse ; la peur, dans ce grand corps mou etlâche, amenait des déchirements profonds. Il voyait tomber le jouravec des appréhensions cruelles. Il lui arriva, à plusieursreprises, de ne pas vouloir rentrer, de passer des nuits entières àmarcher au milieu des rues désertes. Une fois, il resta jusqu’aumatin sous un pont, par une pluie battante ; là, accroupi,glacé, n’osant se lever pour remonter sur le quai, il regarda,pendant près de six heures, couler l’eau sale dans l’ombreblanchâtre ; par moments, des terreurs l’aplatissaient contrela terre humide : il lui semblait voir, sous l’arche du pont,passer de longues traînées de noyés qui descendaient au fil ducourant. Lorsque la lassitude le poussait chez lui, il s’yenfermait à double tour, il s’y débattait jusqu’à l’aube, au milieud’accès effrayants de fièvre. Le même cauchemar revenait avecpersistance : il croyait tomber des bras ardents et passionnés deThérèse entre les bras froids et gluants de Camille ; ilrêvait que sa maîtresse l’étouffait dans une étreinte chaude, et ilrêvait ensuite que le noyé le serrait contre sa poitrine pourrie,dans un embrassement glacial ; ces sensations brusques etalternées de volupté et de dégoût, ces contacts successifs de chairbrûlante d’amour et de chair froide, amollie par la vase, lefaisaient haleter et frissonner, râler d’angoisse.

Et, chaque jour, l’épouvante des amants grandissait, chaque jourleurs cauchemars les écrasaient, les affolaient davantage. Ils necomptaient plus que sur leurs baisers pour tuer l’insomnie. Parprudence, ils n’osaient se donner des rendez-vous, ils attendaientle jour du mariage comme un jour de salut qui serait suivi d’unenuit heureuse.

C’est ainsi qu’ils voulaient leur union de tout le désir qu’ilséprouvaient de dormir un sommeil calme. Pendant les heuresd’indifférence, ils avaient hésité, oubliant chacun les raisonségoïstes et passionnées qui s’étaient comme évanouies, après lesavoir tous deux poussés au meurtre. La fièvre les brûlant denouveau, ils retrouvaient, au fond de leur passion et de leurégoïsme, ces raisons premières qui les avaient décidés à tuerCamille, pour goûter ensuite les joies que, selon eux, leurassurait un mariage légitime. D’ailleurs, c’était avec un vaguedésespoir qu’ils prenaient la résolution suprême de s’unirouvertement. Tout au fond d’eux, il y avait de la crainte. Leursdésirs frissonnaient. Ils étaient penchés, en quelque sorte, l’unsur l’autre, comme sur un abîme dont l’horreur les attirait ;ils se courbaient mutuellement, au-dessus de leur être, cramponnés,muets, tandis que des vertiges, d’une volupté cuisante,alanguissaient leurs membres, leur donnaient la folie de la chute.Mais en face du moment présent, de leur attente anxieuse et deleurs désirs peureux, ils sentaient l’impérieuse nécessité des’aveugler, de rêver un avenir de félicités amoureuses et dejouissances paisibles. Plus ils tremblaient l’un devant l’autre,plus ils devinaient l’horreur du gouffre au fond duquel ilsallaient se jeter, et plus ils cherchaient à se faire à eux-mêmesdes promesses de bonheur, à étaler devant eux les faits invinciblesqui les amenaient fatalement au mariage.

Thérèse désirait uniquement se marier parce qu’elle avait peuret que son organisme réclamait les caresses violentes de Laurent.Elle était en proie à une crise nerveuse qui la rendait commefolle. À vrai dire, elle ne raisonnait guère, elle se jetait dansla passion, l’esprit détraqué par les romans qu’elle venait delire, la chair irritée par les insomnies cruelles qui la tenaientéveillée depuis plusieurs semaines.

Laurent, d’un tempérament plus épais, tout en cédant à sesterreurs et à ses désirs, entendait raisonner sa décision. Pour sebien prouver que son mariage était nécessaire et qu’il allait enfinêtre parfaitement heureux, pour dissiper les craintes vagues qui leprenaient, il refaisait tous ses calculs d’autrefois. Son père, lepaysan de Jeufosse, s’entêtant à ne pas mourir, il se disait quel’héritage pouvait se faire longtemps attendre ; il craignaitmême que cet héritage ne lui échappât et n’allât dans les pochesd’un de ses cousins, grand gaillard qui piochait la terre à la vivesatisfaction du vieux Laurent. Et lui, il serait toujours pauvre,il vivrait sans femme, dans un grenier, dormant mal, mangeant plusmal encore. D’ailleurs, il comptait ne pas travailler toute savie ; il commençait à s’ennuyer singulièrement à sonbureau ; la légère besogne qui lui était confiée devenaitaccablante pour sa paresse. Le résultat de ses réflexions étaittoujours que le suprême bonheur consiste à ne rien faire. Alors ilse rappelait qu’il avait noyé Camille pour épouser Thérèse et neplus rien faire ensuite. Certes, le désir de posséder à lui seul samaîtresse était entré pour beaucoup dans la pensée de son crime,mais il avait été conduit au meurtre peut-être plus encore parl’espérance de se mettre à la place de Camille, de se faire soignertoutes les heures ; si la passion seule l’eût poussé, iln’aurait pas montré tant de lâcheté, tant de prudence ; lavérité était qu’il avait cherché à assurer, par un assassinat, lecalme et l’oisiveté de sa vie, le contentement durable de sesappétits. Toutes ces pensées, avouées ou inconscientes, luirevenaient. Il se répétait, pour s’encourager, qu’il était temps detirer le profit attendu de la mort de Camille. Et il étalait devantlui les avantages, les bonheurs de son existence future : ilquitterait son bureau, il vivrait dans une paressedélicieuse ; il mangerait, il boirait, il dormirait sonsoûl ; il aurait sans cesse sous la main une femme ardente quirétablirait l’équilibre de son sang et de ses nerfs ; bientôtil hériterait des quarante et quelques mille francs de Mme Raquin,car la pauvre vieille se mourait un peu chaque jour ; enfin,il se créerait une vie de brute heureuse, il oublierait tout. Àchaque heure, depuis que leur mariage était décidé entre Thérèse etlui, Laurent se disait ces choses ; il cherchait encored’autres avantages, et il était tout joyeux, lorsqu’il croyaitavoir trouvé un nouvel argument, puisé dans son égoïsme, quil’obligeait à épouser la veuve du noyé. Mais il avait beau seforcer à l’espérance, il avait beau rêver un avenir gras de paresseet de volupté, il sentait toujours de brusques frissons lui glacerla peau, il éprouvait toujours, par moments, une anxiété quiétouffait la joie dans sa gorge.

Chapitre 19

 

Cependant, le travail sourd de Thérèse et de Laurent amenait desrésultats. Thérèse avait pris une attitude morne et désespérée,qui, au bout de quelques jours, inquiéta Mme Raquin. La vieillemercière voulut savoir ce qui attristait ainsi sa nièce. Alors, lajeune femme joua son rôle de veuve inconsolée avec une habiletéexquise ; elle parla d’ennui, d’affaissement, de douleursnerveuses, vaguement, sans rien préciser. Lorsque sa tante lapressait de questions, elle répondait qu’elle se portait bien,qu’elle ignorait ce qui l’accablait ainsi, qu’elle pleurait sanssavoir pourquoi. Et c’étaient des étouffements continus, dessourires pâles et navrants, des silences écrasants de vide et dedésespérance. Devant cette jeune femme, pliée sur elle-même, quisemblait mourir lentement d’un mal inconnu, Mme Raquin finit pars’alarmer sérieusement ; elle n’avait plus au monde que sanièce, elle priait Dieu chaque soir de lui conserver cette enfantpour lui fermer les yeux. Un peu d’égoïsme se mêlait à ce dernieramour de sa vieillesse. Elle se sentit frappée dans les faiblesconsolations qui l’aidaient encore à vivre, lorsqu’il lui vint à lapensée qu’elle pouvait perdre Thérèse et mourir seule au fond de laboutique humide du passage. Dès lors, elle ne quitta plus sa niècedu regard, elle étudia avec épouvante les tristesses de la jeunefemme, elle se demanda ce qu’elle pourrait bien faire pour laguérir de ses désespoirs muets.

En de si graves circonstances, elle crut devoir prendre l’avisde son vieil ami Michaud. Un jeudi soir, elle le retint dans laboutique et lui dit ses craintes.

« Pardieu, lui répondit le vieillard avec la brutalité franchede ses anciennes fonctions, je m’aperçois depuis longtemps queThérèse boude, et je sais bien pourquoi elle a ainsi la figuretoute jaune et toute chagrine.

– Vous savez pourquoi ? dit la mercière. Parlez vite. Sinous pouvions la guérir !

– Oh ! le traitement est facile, reprit Michaud en riant.Votre nièce s’ennuie, parce qu’elle est seule, le soir, dans sachambre, depuis bientôt deux ans. Elle a besoin d’un mari ;cela se voit dans ses yeux. »

La franchise brutale de l’ancien commissaire frappadouloureusement Mme Raquin. Elle pensait que la blessure quisaignait toujours en elle, depuis l’affreux accident de Saint-Ouen,était tout aussi vive, tout aussi cruelle au fond du cœur de lajeune veuve. Son fils mort, il lui semblait qu’il ne pouvait plusexister de mari pour sa nièce. Et voilà que Michaud affirmait, avecun gros rire, que Thérèse était malade par besoin de mari.

« Mariez-la au plus tôt, dit-il en s’en allant, si vous nevoulez pas la voir se dessécher entièrement. Tel est mon avis,chère dame, et il est bon, croyez-moi. »

Mme Raquin ne put s’habituer tout de suite à la pensée que sonfils était déjà oublié. Le vieux Michaud n’avait pas même prononcéle nom de Camille, et il s’était mis à plaisanter en parlant de laprétendue maladie de Thérèse. La pauvre mère comprit qu’ellegardait seule, au fond de son être, le souvenir vivant de son cherenfant. Elle pleura, il lui sembla que Camille venait de mourir uneseconde fois. Puis, quand elle eut bien pleuré, qu’elle fut lassede regrets, elle songea malgré elle aux paroles de Michaud, elles’accoutuma à l’idée d’acheter un peu de bonheur au prix d’unmariage qui, dans les délicatesses de sa mémoire, tuait de nouveauson fils. Des lâchetés lui venaient, lorsqu’elle se trouvait seuleen face de Thérèse, morne et accablée, au milieu du silence glacialde la boutique. Elle n’était pas un de ces esprits roides et secsqui prennent une joie âpre à vivre d’un désespoir éternel ; ily avait en elle des souplesses, des dévouements, des effusions,tout un tempérament de bonne dame, grasse et affable, qui lapoussait à vivre dans une tendresse active. Depuis que sa nièce neparlait plus et restait là, pâle et affaiblie, l’existence devenaitintolérable pour elle, la boutique lui paraissait un tombeau ;elle aurait voulu une affection chaude autour d’elle, de la vie,des caresses, quelque chose de doux et de gai qui l’aidât àattendre paisiblement la mort. Ces désirs inconscients lui firentaccepter le projet de remarier Thérèse ; elle oublia même unpeu son fils ; il y eut, dans l’existence morte qu’ellemenait, comme un réveil, comme des volontés et des occupationsnouvelles d’esprit. Elle cherchait un mari pour sa nièce, et celaemplissait sa tête. Ce choix d’un mari était une grandeaffaire ; la pauvre vieille songeait encore plus à elle qu’àThérèse ; elle voulait la marier de façon à être heureuseelle-même, car elle craignait vivement que le nouvel époux de lajeune femme ne vînt troubler les dernières heures de sa vieillesse.La pensée qu’elle allait introduire un étranger dans son existencede chaque jour l’épouvantait ; cette pensée seule l’arrêtait,l’empêchait de causer mariage avec sa nièce, ouvertement.

Pendant que Thérèse jouait, avec cette hypocrisie parfaite queson éducation lui avait donnée, la comédie de l’ennui et del’accablement, Laurent avait pris le rôle d’homme sensible etserviable. Il était aux petits soins pour les deux femmes, surtoutpour Mme Raquin, qu’il comblait d’attentions délicates. Peu à peu,il se rendit indispensable dans la boutique ; lui seul mettaitun peu de gaieté au fond de ce trou noir. Quand il n’était pas là,le soir, la vieille mercière cherchait autour d’elle, mal à l’aise,comme s’il lui manquait quelque chose, ayant presque peur de setrouver en tête à tête avec les désespoirs de Thérèse. D’ailleurs,Laurent ne s’absentait une soirée que pour mieux asseoir sapuissance ; il venait tous les jours à la boutique en sortantde son bureau, il y restait jusqu’à la fermeture du passage. Ilfaisait les commissions, il donnait à Mme Raquin, qui ne marchaitqu’avec peine, les menus objets dont elle avait besoin. Puis ils’asseyait, il causait. Il avait trouvé une voix d’acteur, douce etpénétrante, qu’il employait pour flatter les oreilles et le cœur dela bonne vieille. Surtout, il semblait s’inquiéter beaucoup de lasanté de Thérèse, en ami, en homme tendre dont l’âme souffre de lasouffrance d’autrui. À plusieurs reprises, il prit Mme Raquin àpart, il la terrifia en paraissant très effrayé lui-même deschangements, des ravages qu’il disait voir sur le visage de lajeune femme.

« Nous la perdrons bientôt, murmurait-il avec des larmes dans lavoix. Nous ne pouvons nous dissimuler qu’elle est bien malade.Ah ! notre pauvre bonheur, nos bonnes et tranquillessoirées ! »

Mme Raquin l’écoutait avec angoisse. Laurent poussait mêmel’audace jusqu’à parler de Camille.

« Voyez-vous, disait-il encore à la mercière, la mort de monpauvre ami a été un coup terrible pour elle. Elle se meurt depuisdeux ans, depuis le jour funeste où elle a perdu Camille. Rien nela consolera, rien ne la guérira. Il faut nous résigner. »

Ces mensonges impudents faisaient pleurer la vieille dame àchaudes larmes. Le souvenir de son fils la troublait etl’aveuglait. Chaque fois qu’on prononçait le nom de Camille, elleéclatait en sanglots, elle s’abandonnait, elle aurait embrassé lapersonne qui nommait son pauvre enfant. Laurent avait remarquél’effet de trouble et d’attendrissement que ce nom produisait surelle. Il pouvait la faire pleurer à volonté, la briser d’uneémotion qui lui ôtait la vue nette des choses, et il abusait de sonpouvoir pour la tenir toujours souple et endolorie dans sa main.Chaque soir, malgré les révoltes sourdes de ses entrailles quitressaillaient, il mettait la conversation sur les rares qualités,sur le cœur tendre et l’esprit de Camille ; il vantait savictime avec une impudence parfaite. Par moments, lorsqu’ilrencontrait les regards de Thérèse fixés étrangement sur les siens,il frissonnait, il finissait par croire lui-même tout le bien qu’ildisait du noyé ; alors il se taisait, pris brusquement d’uneatroce jalousie, craignant que la veuve n’aimât l’homme qu’il avaitjeté à l’eau et qu’il vantait maintenant avec une convictiond’halluciné. Pendant toute la conversation, Mme Raquin était dansles larmes, ne voyant rien autour d’elle. Tout en pleurant, ellesongeait que Laurent était un cœur aimant et généreux ; luiseul se souvenait de son fils, lui seul en parlait encore d’unevoix tremblante et émue. Elle essuyait ses larmes, elle regardaitle jeune homme avec une tendresse infinie, elle l’aimait comme sonpropre enfant.

Un jeudi soir, Michaud et Grivet se trouvaient déjà dans lasalle à manger, lorsque Laurent entra et s’approcha de Thérèse, luidemandant avec une inquiétude douce des nouvelles de sa santé. Ils’assit un instant à côté d’elle, jouant, pour les personnes quiétaient là, son rôle d’ami affectueux et effrayé. Comme les jeunesgens étaient près l’un de l’autre, échangeant quelques mots,Michaud, qui les regardait, se pencha et dit tout bas à la vieillemercière, en lui montrant Laurent :

« Tenez, voilà le mari qu’il faut à votre nièce. Arrangez vitece mariage. Nous vous aiderons, s’il est nécessaire. »

Michaud souriait d’un air de gaillardise ; dans sa pensée,Thérèse devait avoir besoin d’un mari vigoureux. Mme Raquin futcomme frappée d’un trait de lumière ; elle vit d’un coup tousles avantages qu’elle retirerait personnellement du mariage deThérèse et de Laurent. Ce mariage ne ferait que resserrer les liensqui les unissaient déjà, elle et sa nièce, à l’ami de son fils, àl’excellent cœur qui venait les distraire, le soir. De cette façonelle n’introduirait pas un étranger chez elle, elle ne courrait pasle risque d’être malheureuse ; au contraire, tout en donnantun soutien à Thérèse, elle mettrait une joie de plus autour de savieillesse, elle trouverait un second fils dans ce garçon quidepuis trois ans lui témoignait une affection filiale. Puis il luisemblait que Thérèse serait moins infidèle au souvenir de Camilleen épousant Laurent. Les religions du cœur ont des délicatessesétranges. Mme Raquin, qui aurait pleuré en voyant un inconnuembrasser la jeune veuve, ne sentait en elle aucune révolte à lapensée de la livrer aux embrassements de l’ancien camarade de sonfils. Elle pensait, comme on dit, que cela ne sortait pas de lafamille.

Pendant toute la soirée, tandis que ses invités jouaient auxdominos, la vieille mercière regarda le couple avec desattendrissements qui firent deviner au jeune homme et à la jeunefemme que leur comédie avait réussi et que le dénouement étaitproche. Michaud, avant de se retirer, eut une courte conversation àvoix basse avec Mme Raquin ; puis il prit avec affectation lebras de Laurent et déclara qu’il allait l’accompagner un bout dechemin. Laurent, en s’éloignant, échangea un rapide regard avecThérèse, un regard plein de recommandations pressantes.

Michaud s’était chargé de tâter le terrain. Il trouva le jeunehomme très dévoué pour ces dames, mais très surpris du projet d’unmariage entre Thérèse et lui. Laurent ajouta, d’une voix émue,qu’il aimait comme une sœur la veuve de son pauvre ami, et qu’ilcroirait commettre un véritable sacrilège en l’épousant. L’anciencommissaire de police insista ; il donna cent bonnes raisonspour obtenir un consentement, il parla même de dévouement, il allajusqu’à dire au jeune homme que son devoir lui dictait de rendre unfils à Mme Raquin et un époux à Thérèse. Peu à peu Laurent selaissa vaincre ; il feignit de céder à l’émotion, d’accepterla pensée de mariage, comme une pensée tombée du ciel, dictée parle dévouement et le devoir, ainsi que le disait le vieux Michaud.Quand celui-ci eut obtenu un oui formel, il quitta son compagnon,en se frottant les mains ; il venait, croyait-il, de remporterune grande victoire, il s’applaudissait d’avoir eu le premierl’idée de ce mariage qui rendrait aux soirées du jeudi toute leurancienne joie.

Pendant que Michaud causait ainsi avec Laurent, en suivantlentement les quais, Mme Raquin avait une conversation presquesemblable avec Thérèse. Au moment où sa nièce, pâle et chancelantecomme toujours, allait se retirer, la vieille mercière la retint uninstant. Elle la questionna d’une voix tendre, elle la suppliad’être franche, de lui avouer les causes de cet ennui qui lapliait. Puis, comme elle n’obtenait que des réponses vagues, elleparla des vides du veuvage, elle en vint peu à peu à préciserl’offre d’un nouveau mariage, elle finit par demander nettement àThérèse si elle n’avait pas le secret désir de se remarier. Thérèsese récria, dit qu’elle ne songeait pas à cela et qu’elle resteraitfidèle à Camille. Mme Raquin se mit à pleurer. Elle plaida contreson cœur, elle fit entendre que le désespoir ne peut êtreéternel ; enfin, en réponse à un cri de la jeune femme disantque jamais elle ne remplacerait Camille, elle nomma brusquementLaurent. Alors, elle s’étendit avec un flot de paroles sur laconvenance, sur les avantages d’une pareille union ; elle vidason âme, répéta tout haut ce qu’elle avait pensé durant lasoirée ; elle peignit, avec un naïf égoïsme, le tableau de sesderniers bonheurs, entre ses deux chers enfants. Thérèsel’écoutait, la tête basse, résignée et docile, prête à contenterses moindres souhaits.

« J’aime Laurent comme un frère, dit-elle douloureusement,lorsque sa tante se tut. Puisque vous le désirez, je tâcherai del’aimer comme un époux. Je veux vous rendre heureuse… J’espéraisque vous me laisseriez pleurer en paix, mais j’essuierai meslarmes, puisqu’il s’agit de votre bonheur. »

Elle embrassa la vieille dame, qui demeura surprise et effrayéed’avoir été la première à oublier son fils. En se mettant au lit,Mme Raquin sanglota amèrement en s’accusant d’être moins forte queThérèse, de vouloir par égoïsme un mariage que la jeune veuveacceptait par simple abnégation.

Le lendemain matin, Michaud et sa vieille amie eurent une courteconversation dans le passage, devant la porte de la boutique. Ilsse communiquèrent le résultat de leurs démarches, et convinrent demener les choses rondement, en forçant les jeunes gens à sefiancer, le soir même.

Le soir, à cinq heures, Michaud était déjà dans le magasin,lorsque Laurent entra. Dès que le jeune homme fut assis, l’anciencommissaire de police lui dit à l’oreille :

« Elle accepte. »

Ce mot brutal fut entendu de Thérèse, qui resta pâle, les yeuximpudemment fixés sur Laurent. Les deux amants se regardèrentpendant quelques secondes, comprirent tous deux qu’il fallaitaccepter la position sans hésiter et en finir d’un coup. Laurent selevant alla prendre la main de Mme Raquin, qui faisait tous sesefforts pour retenir ses larmes.

« Chère mère, lui dit-il en souriant, j’ai causé de votrebonheur avec M. Michaud, hier soir. Vos enfants veulent vous rendreheureuse. »

La pauvre vieille, en s’entendant appeler « chère mère », laissacouler ses larmes. Elle saisit vivement la main de Thérèse et lamit dans celle de Laurent, sans pouvoir parler.

Les deux amants eurent un frisson en sentant leur peau setoucher. Ils restèrent les doigts serrés et brûlants, dans uneétreinte nerveuse. Le jeune homme reprit d’une voix hésitante :

« Thérèse, voulez-vous que nous fassions à votre tante uneexistence gaie et paisible ?

– Oui, répondit la jeune femme faiblement, nous avons une tâcheà remplir. »

Alors Laurent se tourna vers Mme Raquin et ajouta, très pâle:

« Lorsque Camille est tombé à l’eau, il m’a crié : “Sauve mafemme, je te la confie.” Je crois accomplir ses derniers vœux enépousant Thérèse. »

Thérèse lâcha la main de Laurent, en entendant ces mots. Elleavait reçu comme un coup dans la poitrine. L’impudence de son amantl’écrasa. Elle le regarda avec des yeux hébétés, tandis que MmeRaquin, que les sanglots étouffaient, balbutiait :

« Oui, oui, mon ami, épousez-la, rendez-la heureuse, mon filsvous remerciera du fond de sa tombe. »

Laurent sentit qu’il fléchissait, il s’appuya sur le dossierd’une chaise. Michaud, qui, lui aussi, était ému aux larmes, lepoussa vers Thérèse, en disant :

« Embrassez-vous, ce seront vos fiançailles. »

Le jeune homme fut pris d’un étrange malaise en posant seslèvres sur les joues de la veuve, et celle-ci se reculabrusquement, comme brûlée par les deux baisers de son amant.C’étaient les premières caresses que cet homme lui faisait devanttémoins ; tout son sang lui monta à la face, elle se sentitrouge et ardente, elle qui ignorait la pudeur et qui n’avait jamaisrougi dans les hontes de ses amours.

Après cette crise, les deux meurtriers respirèrent. Leur mariageétait décidé, ils touchaient enfin au but qu’ils poursuivaientdepuis si longtemps. Tout fut réglé le soir même. Le jeudi suivant,le mariage fut annoncé à Grivet, à Olivier et à sa femme. Michaud,en donnant cette nouvelle, était ravi ; il se frottait lesmains et répétait :

« C’est moi qui ai pensé à cela, c’est moi qui les ai mariés…Vous verrez le joli couple ! »

Suzanne vint embrasser silencieusement Thérèse. Cette pauvrecréature, toute morte et toute blanche, s’était prise d’amitié pourla jeune veuve, sombre et roide. Elle l’aimait en enfant, avec unesorte de terreur respectueuse. Olivier complimenta la tante et lanièce, Grivet hasarda quelques plaisanteries épicées qui eurent unsuccès médiocre. En somme, la compagnie se montra enchantée, ravie,et déclara que tout était pour le mieux ; à vrai dire, lacompagnie se voyait déjà à la noce.

L’attitude de Thérèse et de Laurent resta digne et savante. Ilsse témoignaient une amitié tendre et prévenante, simplement. Ilsavaient l’air d’accomplir un acte de dévouement suprême. Rien dansleur physionomie ne pouvait faire soupçonner les terreurs, lesdésirs qui les secouaient. Mme Raquin les regardait avec de pâlessourires, avec des bienveillances molles et reconnaissantes.

Il y avait quelques formalités à remplir. Laurent dut écrire àson père pour lui demander son consentement. Le vieux paysan deJeufosse, qui avait presque oublié qu’il eût un fils à Paris, luirépondit, en quatre lignes, qu’il pouvait se marier et se fairependre, s’il voulait ; il lui fit comprendre que, résolu à nejamais lui donner un sou, il le laissait maître de son corps etl’autorisait à commettre toutes les folies du monde. Uneautorisation ainsi accordée inquiéta singulièrement Laurent.

Mme Raquin, après avoir lu la lettre de ce père dénaturé, eut unélan de bonté qui la poussa à faire une sottise. Elle mit sur latête de sa nièce les quarante et quelques mille francs qu’ellepossédait, elle se dépouilla entièrement pour les nouveaux époux,se confiant à leur bon cœur, voulant tenir d’eux toute sa félicité.Laurent n’apportait rien à la communauté ; il fit mêmeentendre qu’il ne garderait pas toujours son emploi et qu’il seremettrait peut-être à la peinture.

D’ailleurs, l’avenir de la petite famille était assuré ;les rentes des quarante et quelques mille francs, jointes auxbénéfices du commerce de mercerie, devaient faire vivre aisémenttrois personnes. Ils auraient tout juste assez pour êtreheureux.

Les préparatifs de mariage furent pressés. On abrégea lesformalités autant qu’il fut possible. On eût dit que chacun avaithâte de pousser Laurent dans la chambre de Thérèse. Le jour désirévint enfin.

Chapitre 20

 

Le matin, Laurent et Thérèse, chacun dans sa chambre,s’éveillèrent avec la même pensée de joie profonde : tous deux sedirent que leur dernière nuit de terreur était finie. Ils necoucheraient plus seuls, ils se défendraient mutuellement contre lenoyé.

Thérèse regarda autour d’elle et eut un étrange sourire enmesurant des yeux son grand lit. Elle se leva, puis s’habillalentement, en attendant Suzanne qui devait venir l’aider à faire satoilette de mariée.

Laurent se mit sur son séant. Il resta ainsi quelques minutes,faisant ses adieux à son grenier qu’il trouvait ignoble. Enfin, ilallait quitter ce chenil et avoir une femme à lui. On était endécembre. Il frissonnait. Il sauta sur le carreau, en se disantqu’il aurait chaud le soir.

Mme Raquin, sachant combien il était gêné, lui avait glissé dansla main, huit jours auparavant, une bourse contenant cinq centsfrancs, toutes ses économies. Le jeune homme avait acceptécarrément et s’était fait habiller de neuf. L’argent de la vieillemercière lui avait en outre permis de donner à Thérèse les cadeauxd’usage.

Le pantalon noir, l’habit, ainsi que le gilet blanc, la chemiseet la cravate de fine toile, étaient étalés sur deux chaises.Laurent se savonna, se parfuma le corps avec un flacon d’eau deCologne, puis il procéda minutieusement à sa toilette. Il voulaitêtre beau. Comme il attachait son faux col, un faux col haut etroide, il éprouva une souffrance vive au cou ; le bouton dufaux col lui échappait des doigts, il s’impatientait, et il luisemblait que l’étoffe amidonnée lui coupait la chair. Il voulutvoir, il leva le menton : alors, il aperçut la morsure de Camilletoute rouge ; le faux col avait légèrement écorché lacicatrice. Laurent serra les lèvres et devint pâle ; la vue decette tache, qui lui marbrait le cou, l’effraya et l’irrita, àcette heure. Il froissa le faux col, en choisit un autre qu’il mitavec mille précautions. Puis il acheva de s’habiller. Quand ildescendit, ses vêtements neufs le tenaient tout roide ; iln’osait tourner la tête, le cou emprisonné dans des toiles gommées.À chaque mouvement qu’il faisait, un pli de ces toiles pinçait laplaie que les dents du noyé avaient creusée dans sa chair. Ce futen souffrant de ces sortes de piqûres aiguës qu’il monta en voitureet alla chercher Thérèse pour la conduire à la mairie et àl’église.

Il prit en passant un employé du chemin de fer d’Orléans et levieux Michaud, qui devaient lui servir de témoins. Lorsqu’ilsarrivèrent à la boutique, tout le monde était prêt : il y avait làGrivet et Olivier, témoins de Thérèse, et Suzanne, qui regardaientla mariée comme les petites filles regardent les poupées qu’ellesviennent d’habiller. Mme Raquin, bien que ne pouvant plus marcher,voulut accompagner partout ses enfants. On la hissa dans unevoiture, et l’on partit.

Tout se passa convenablement à la mairie et à l’église.L’attitude calme et modeste des époux fut remarquée et approuvée.Ils prononcèrent le oui sacramentel avec une émotion qui attendritGrivet lui-même. Ils étaient comme dans un rêve. Tandis qu’ilsrestaient assis ou agenouillés côte à côte, tranquillement, despensées furieuses les traversaient malgré eux et les déchiraient.Ils évitèrent de se regarder en face. Quand ils remontèrent envoiture, il leur sembla qu’ils étaient plus étrangers l’un àl’autre qu’auparavant.

Il avait été décidé que le repas se ferait en famille, dans unpetit restaurant, sur les hauteurs de Belleville. Les Michaud etGrivet étaient seuls invités. En attendant six heures, la noce sepromena en voiture tout le long des boulevards ; puis elle serendit à la gargote où une table de sept couverts était dresséedans un cabinet peint en jaune, qui puait la poussière et levin.

Le repas fut d’une gaieté médiocre. Les époux étaient graves,pensifs. Ils éprouvaient depuis le matin des sensations étranges,dont ils ne cherchaient pas eux-mêmes à se rendre compte. Ilss’étaient trouvés étourdis, dès les premières heures, par larapidité des formalités et de la cérémonie qui venaient de les lierà jamais. Puis, la longue promenade sur les boulevards les avaitcomme bercés et endormis ; il leur semblait que cettepromenade avait duré des mois entiers ; d’ailleurs, ilss’étaient laissés aller sans impatience dans la monotonie des rues,regardant les boutiques et les passants avec des yeux morts, prisd’un engourdissement qui les hébétait et qu’ils tâchaient desecouer en essayant des éclats de rire. Quand ils étaient entrésdans le restaurant, une fatigue accablante pesait à leurs épaules,une stupeur croissante les envahissait.

Placés à table en face l’un de l’autre, ils souriaient d’un aircontraint et retombaient toujours dans une rêverie lourde ;ils mangeaient, ils répondaient, ils remuaient les membres commedes machines. Au milieu de la lassitude paresseuse de leur esprit,une même série de pensées fuyantes revenaient sans cesse. Ilsétaient mariés et ils n’avaient pas conscience d’un nouvelétat ; cela les étonnait profondément. Ils s’imaginaient qu’unabîme les séparait encore ; par moments, ils se demandaientcomment ils pourraient franchir cet abîme. Ils croyaient être avantle meurtre, lorsqu’un obstacle matériel se dressait entre eux.Puis, brusquement, ils se rappelaient qu’ils coucheraient ensemble,le soir, dans quelques heures ; alors ils se regardaient,étonnés, ne comprenant plus pourquoi cela leur serait permis. Ilsne sentaient pas leur union, ils rêvaient au contraire qu’on venaitde les écarter violemment et de les jeter loin l’un de l’autre.

Les invités, qui ricanaient bêtement autour d’eux, ayant voulules entendre se tutoyer, pour dissiper toute gêne, ilsbalbutièrent, ils rougirent, ils ne purent jamais se résoudre à setraiter en amants, devant le monde.

Dans l’attente leurs désirs s’étaient usés, tout le passé avaitdisparu. Ils perdaient leurs violents appétits de volupté, ilsoubliaient même leur joie du matin, cette joie profonde qui lesavait pris à la pensée qu’ils n’auraient plus peur désormais. Ilsétaient simplement las et ahuris de tout ce qui se passait ;les faits de la journée tournaient dans leur tête,incompréhensibles et monstrueux. Ils restaient là, muets,souriants, n’attendant rien, n’espérant rien. Au fond de leuraccablement, s’agitait une anxiété vaguement douloureuse.

Et Laurent, à chaque mouvement de son cou, éprouvait une cuissonardente qui lui mordait la chair ; son faux col coupait etpinçait la morsure de Camille. Pendant que le maire lui lisait lecode, pendant que le prêtre lui parlait de Dieu, à toutes lesminutes de cette longue journée, il avait senti les dents du noyéqui lui entraient dans la peau. Il s’imaginait par moments qu’unfilet de sang lui coulait sur la poitrine et allait tacher de rougela blancheur de son gilet.

Mme Raquin fut intérieurement reconnaissante aux époux de leurgravité ; une joie bruyante aurait blessé la pauvremère ; pour elle, son fils était là, invisible, remettantThérèse entre les mains de Laurent. Grivet n’avait pas les mêmesidées ; il trouvait la noce triste, il cherchait vainement àl’égayer, malgré les regards de Michaud et d’Olivier, qui leclouaient sur sa chaise toutes les fois qu’il voulait se dresserpour dire quelque sottise. Il réussit cependant à se lever unefois. Il porta un toast.

« Je bois aux enfants de monsieur et de madame », dit-il d’unton égrillard.

Il fallut trinquer. Thérèse et Laurent étaient devenusextrêmement pâles, en entendant la phrase de Grivet. Ils n’avaientjamais songé qu’ils auraient peut-être des enfants. Cette penséeles traversa comme un frisson glacial. Ils choquèrent leur verred’un mouvement nerveux, ils s’examinèrent, surpris, effrayés d’êtrelà, face à face.

On se leva de table de bonne heure. Les invités voulurentaccompagner les époux jusqu’à la chambre nuptiale. Il n’était guèreplus de neuf heures et demie lorsque la noce rentra dans laboutique du passage. La marchande de bijoux faux se trouvait encoreau fond de son armoire devant la boîte garnie de velours bleu.

Elle leva curieusement la tête, regardant les nouveaux mariésavec un sourire. Ceux-ci surprirent son regard, et en furentterrifiés. Peut-être cette vieille femme avait-elle eu connaissancede leurs rendez-vous, autrefois, en voyant Laurent se glisser dansla petite allée.

Thérèse se retira presque sur-le-champ, avec Mme Raquin etSuzanne. Les hommes restèrent dans la salle à manger, tandis que lamariée faisait sa toilette de nuit. Laurent, mou et affaissé,n’éprouvait pas la moindre impatience ; il écoutaitcomplaisamment les grosses plaisanteries du vieux Michaud et deGrivet, qui s’en donnaient à cœur joie, maintenant que les damesn’étaient plus là. Lorsque Suzanne et Mme Raquin sortirent de lachambre nuptiale, et que la vieille mercière dit d’une voix émue aujeune homme que sa femme l’attendait, il tressaillit, il resta uninstant effaré ; puis il serra fiévreusement les mains qu’onlui tendait, et il entra chez Thérèse en se tenant à la porte,comme un homme ivre.

Chapitre 21

 

Laurent ferma soigneusement la porte derrière lui, et demeura uninstant appuyé contre cette porte, regardant dans la chambre d’unair inquiet et embarrassé.

Un feu clair flambait dans la cheminée, jetant de larges clartésjaunes qui dansaient au plafond et sur les murs. La pièce étaitainsi éclairée d’une lueur vive et vacillante ; la lampe,posée sur une table, pâlissait au milieu de cette lueur. Mme Raquinavait voulu arranger coquettement la chambre, qui se trouvait touteblanche et toute parfumée, comme pour servir de nid à de jeunes etfraîches amours ; elle s’était plu à ajouter au lit quelquesbouts de dentelle et à garnir de gros bouquets de roses les vasesde la cheminée. Une chaleur douce, des senteurs tièdes traînaient.L’air était recueilli et apaisé, pris d’une sorte d’engourdissementvoluptueux. Au milieu du silence frissonnant, les pétillements dufoyer jetaient de petits bruits secs. On eût dit un désert heureux,un coin ignoré, chaud et sentant bon, fermé à tous les cris dudehors, un de ces coins faits et apprêtés pour les sensualités etles besoins de mystère de la passion.

Thérèse était assise sur une chaise basse, à droite de lacheminée. Le menton dans la main, elle regardait les flammes vives,fixement. Elle ne tourna pas la tête quand Laurent entra. Vêtued’un jupon et d’une camisole bordés de dentelle, elle était d’uneblancheur crue sous l’ardente clarté du foyer. Sa camisoleglissait, et un bout d’épaule passait, rose, à demi caché par unemèche noire de cheveux.

Laurent fit quelques pas sans parler. Il ôta son habit et songilet. Quand il fut en manches de chemise, il regarda de nouveauThérèse qui n’avait pas bougé. Il semblait hésiter. Puis il aperçutle bout d’épaule, et il se baissa en frémissant pour coller seslèvres à ce morceau de peau nue. La jeune femme retira son épauleen se retournant brusquement. Elle fixa sur Laurent un regard siétrange de répugnance et d’effroi, qu’il recula, troublé et mal àl’aise, comme pris lui-même de terreur et de dégoût.

Laurent s’assit en face de Thérèse, de l’autre côté de lacheminée. Ils restèrent ainsi, muets, immobiles, pendant cinqgrandes minutes. Par instants, des jets de flammes rougeâtress’échappaient du bois, et alors des reflets sanglants couraient surle visage des meurtriers.

Il y avait près de deux ans que les amants ne s’étaient trouvésenfermés dans la même chambre, sans témoins, pouvant se livrer l’unà l’autre. Ils n’avaient plus eu de rendez-vous d’amour depuis lejour où Thérèse était venue rue Saint-Victor, apportant à Laurentl’idée du meurtre avec elle. Une pensée de prudence avait sevréleur chair. À peine s’étaient-ils permis de loin en loin unserrement de main, un baiser furtif. Après le meurtre de Camille,lorsque de nouveaux désirs les avaient brûlés, ils s’étaientcontenus, attendant le soir des noces, se promettant des voluptésfolles, lorsque l’impunité leur serait assurée. Et le soir desnoces venait enfin d’arriver, et ils restaient face à face,anxieux, pris d’un malaise subit. Ils n’avaient qu’à allonger lesbras pour se presser dans une étreinte passionnée, et leurs brassemblaient mous, comme déjà las et rassasiés d’amour. L’accablementde la journée les écrasait de plus en plus. Ils se regardaient sansdésir, avec un embarras peureux, souffrant de rester ainsisilencieux et froids. Leurs rêves brûlants aboutissaient à uneétrange réalité : il suffisait qu’il eussent réussi à tuer Camilleet à se marier ensemble, il suffisait que la bouche de Laurent eûteffleuré l’épaule de Thérèse, pour que leur luxure fût contentéejusqu’à l’écœurement et à l’épouvante.

Ils se mirent à chercher désespérément en eux un peu de cettepassion qui les brûlait jadis. Il leur semblait que leur peau étaitvide de muscles, vide de nerfs. Leur embarras, leur inquiétudecroissaient ; ils avaient une mauvaise honte de rester ainsimuets et mornes en face l’un de l’autre. Ils auraient voulu avoirla force de s’étreindre et de se briser, afin de ne point passer àleurs propres yeux pour des imbéciles. Hé quoi ! ilss’appartenaient, ils avaient tué un homme et joué une atrocecomédie pour pouvoir se vautrer avec impudence dans unassouvissement de toutes les heures, et ils se tenaient là, auxdeux coins d’une cheminée, roides, épuisés, l’esprit troublé, lachair morte. Un tel dénouement finit par leur paraître d’unridicule horrible et cruel. Alors Laurent essaya de parler d’amour,d’évoquer les souvenirs d’autrefois, faisant appel à sonimagination pour ressusciter ses tendresses.

« Thérèse, dit-il en se penchant vers la jeune femme, tesouviens-tu de nos après-midi dans cette chambre ?… je venaispar cette porte… Aujourd’hui, je suis entré par celle-ci… Noussommes libres, nous allons pouvoir nous aimer en paix. »

Il parlait d’une voix hésitante, mollement. La jeune femme,accroupie sur la chaise basse, regardait toujours la flamme,songeuse, n’écoutant pas. Laurent continua :

« Te rappelles-tu ? J’avais un rêve, je voulais passer unenuit entière avec toi, m’endormir dans tes bras et me réveiller lelendemain sous tes baisers. Je vais contenter ce rêve. »

Thérèse fit un mouvement, comme surprise d’entendre une voix quibalbutiait à ses oreilles ; elle se tourna vers Laurent sur levisage duquel le foyer envoyait en ce moment un large refletrougeâtre ; elle regarda ce visage sanglant, et frissonna.

Le jeune homme reprit, plus troublé, plus inquiet :

« Nous avons réussi, Thérèse, nous avons brisé tous lesobstacles, et nous nous appartenons… L’avenir est à nous, n’est-cepas ? un avenir de bonheur tranquille, d’amour satisfait…Camille n’est plus là… »

Laurent s’arrêta, la gorge sèche, étranglant, ne pouvantcontinuer. Au nom de Camille, Thérèse avait reçu un choc auxentrailles. Les deux meurtriers se contemplèrent, hébétés, pâles ettremblants. Les clartés jaunes du foyer dansaient toujours auplafond et sur les murs, l’odeur tiède des roses traînait, lespétillements du bois jetaient de petits bruits secs dans lesilence.

Les souvenirs étaient lâchés. Le spectre de Camille venait des’asseoir entre les nouveaux époux, en face du feu qui flambait.Thérèse et Laurent retrouvaient la senteur froide et humide du noyédans l’air chaud qu’ils respiraient ; ils se disaient qu’uncadavre était là, près d’eux, et ils s’examinaient l’un l’autre,sans oser bouger. Alors toute la terrible histoire de leur crime sedéroula au fond de leur mémoire. Le nom de leur victime suffit pourles emplir du passé, pour les obliger à vivre de nouveau lesangoisses de l’assassinat. Ils n’ouvrirent pas les lèvres, ils seregardèrent, et tous deux eurent à la fois le même cauchemar, tousdeux entamèrent mutuellement des yeux la même histoire cruelle. Cetéchange de regards terrifiés, ce récit muet qu’ils allaient sefaire du meurtre, leur causa une appréhension aiguë, intolérable.Leurs nerfs qui se tendaient les menaçaient d’une crise ; ilspouvaient crier, se battre peut-être. Laurent, pour chasser lessouvenirs, s’arracha violemment à l’extase épouvantée qui le tenaitsous le regard de Thérèse ; il fit quelques pas dans lachambre ; il retira ses bottes et mit des pantoufles ;puis il revint s’asseoir au coin de la cheminée, il essaya deparler de choses indifférentes.

Thérèse comprit son désir. Elle s’efforça de répondre à sesquestions. Ils causèrent de la pluie et du beau temps. Ilsvoulurent se forcer à une causerie banale. Laurent déclara qu’ilfaisait chaud dans la chambre, Thérèse dit que cependant descourants d’air passaient sous la petite porte de l’escalier. Et ilsse retournèrent vers la petite porte avec un frémissement subit. Lejeune homme se hâta de parler des roses, du feu, de tout ce qu’ilvoyait ; la jeune femme faisait effort, trouvait desmonosyllabes, pour ne pas laisser tomber la conversation. Ilss’étaient reculés l’un de l’autre ; ils prenaient des airsdégagés ; ils tâchaient d’oublier qui ils étaient et de setraiter comme des étrangers qu’un hasard quelconque aurait mis faceà face.

Et malgré eux, par un étrange phénomène, tandis qu’ilsprononçaient des mots vides, ils devinaient mutuellement lespensées qu’ils cachaient sous la banalité de leurs paroles. Ilssongeaient invinciblement à Camille. Leurs yeux se continuaient lerécit du passé ; ils tenaient toujours du regard uneconversation suivie et muette, sous leur conversation à haute voixqui se traînait au hasard. Les mots qu’ils jetaient çà et là nesignifiaient rien, ne se liaient pas entre eux, sedémentaient ; tout leur être s’employait à l’échangesilencieux de leurs souvenirs épouvantés. Lorsque Laurent parlaitdes roses ou du feu, d’une chose ou d’une autre, Thérèse entendaitparfaitement qu’il lui rappelait la lutte dans la barque, la chutesourde de Camille ; et, lorsque Thérèse répondait un oui ou unnon à une question insignifiante, Laurent comprenait qu’elle disaitse souvenir ou ne pas se souvenir d’un détail du crime. Ilscausaient ainsi, à cœur ouvert, sans avoir besoin de mots, parlantd’autre chose.

N’ayant d’ailleurs pas conscience des paroles qu’ilsprononçaient, ils suivaient leurs pensées secrètes, phrase àphrase ; ils auraient pu brusquement continuer leursconfidences à voix haute, sans cesser de se comprendre. Cette sortede divination, cet entêtement de leur mémoire à leur présenter sanscesse l’image de Camille les affolaient peu à peu ; ilsvoyaient bien qu’ils se devinaient, et que, s’ils ne se taisaientpas, les mots allaient monter d’eux-mêmes à leur bouche, nommer lenoyé, décrire l’assassinat. Alors ils serrèrent fortement leslèvres, ils cessèrent leur causerie.

Et dans le silence accablant qui se fit, les deux meurtrierss’entretinrent encore de leur victime. Il leur sembla que leursregards pénétraient mutuellement leur chair et enfonçaient en euxdes phrases nettes et aiguës. Par moment, ils croyait s’entendreparler à voix haute ; leur sens se faussaient, la vue devenaitune sorte d’ouïe, étrange et délicate ; ils lisaient sinettement leurs pensées sur leurs visages, que ces penséesprenaient un son étrange, éclatant, qui secouait tout leurorganisme. Ils ne se seraient pas mieux entendus s’ils s’étaientcrié d’une voix déchirante : « Nous avons tué Camille, et soncadavre est là, étendu entre nous, glaçant nos membres. » Et lesterribles confidences allaient toujours, plus visibles, plusretentissantes, dans l’air calme et moite de la chambre.

Laurent et Thérèse avaient commencé le récit muet au jour deleur première entrevue dans la boutique. Puis les souvenirs étaientvenus un à un, en ordre ; ils s’étaient conté les heures devolupté, les moments d’hésitation et de colère, le terrible instantdu meurtre. C’est alors qu’ils avaient serré les lèvres, cessant decauser de ceci et de cela, par crainte de nommer tout à coupCamille sans le vouloir. Et leurs pensées, ne s’arrêtant pas, lesavaient promenés ensuite dans les angoisses, dans l’attentepeureuse qui avait suivi l’assassinat. Ils arrivèrent ainsi àsonger au cadavre du noyé étalé sur une dalle de la morgue.Laurent, dans un regard, dit toute son épouvante à Thérèse, etThérèse poussée à bout, obligée par une main de fer de desserrerles lèvres, continua brusquement la conversation à voix haute :

« Tu l’as vu à la morgue ? » demanda-t-elle à Laurent, sansnommer Camille.

Laurent paraissait s’attendre à cette question. Il la lisaitdepuis un moment sur le visage blanc de la jeune femme.

« Oui », répondit-il d’une voix étranglée.

Les meurtriers eurent un frisson. Ils se rapprochèrent dufeu ; ils étendirent leurs mains devant la flamme, comme si unsouffle glacé eût subitement passé dans la chambre chaude. Ilsgardèrent un instant le silence, pelotonnés, accroupis. PuisThérèse reprit sourdement :

« Paraissait-il avoir beaucoup souffert ? »

Laurent ne put répondre. Il fit un geste d’effroi, comme pourécarter une vision ignoble. Il se leva, alla vers le lit, et revintavec violence, les bras ouverts, s’avançant vers Thérèse.

« Embrasse-moi », lui dit-il en tendant le cou.

Thérèse s’était levée, toute pâle dans sa toilette denuit ; elle se renversait à demi, le coude posé sur le marbrede la cheminée. Elle regarda le cou de Laurent. Sur la blancheur dela peau, elle venait d’apercevoir une tache rose. Le flot de sangqui montait, agrandit cette tache, qui devint d’un rougeardent.

« Embrasse-moi, embrasse-moi », répétait Laurent, le visage etle cou en feu.

La jeune femme renversa la tête davantage, pour éviter unbaiser, et, appuyant le bout de son doigt sur la morsure deCamille, elle demanda à son mari :

« Qu’as-tu là ? Je ne te connaissais pas cette blessure.»

Il sembla à Laurent que le doigt de Thérèse lui trouait lagorge. Au contact de ce doigt, il eut un brusque mouvement derecul, en poussant un léger cri de douleur.

« Ça, dit-il en balbutiant, ça… »

Il hésita, mais il ne put mentir, il dit la vérité malgrélui.

« C’est Camille qui m’a mordu, tu sais, dans la barque. Ce n’estrien, c’est guéri… Embrasse-moi, embrasse-moi. »

Et le misérable tendait son cou qui le brûlait. Il désirait queThérèse le baisât sur la cicatrice, il comptait que le baiser decette femme apaiserait les mille piqûres qui lui déchiraient lachair. Le menton levé, le cou en avant, il s’offrait. Thérèse,presque couchée sur le marbre de la cheminée, fit un geste desuprême dégoût et s’écria d’une voix suppliante :

« Oh ! non, pas là… Il y a du sang. »

Elle retomba sur la chaise basse, frémissante, le front entreles mains. Laurent resta stupide. Il abaissa le menton, il regardavaguement Thérèse. Puis, tout d’un coup, avec une étreinte de bêtefauve, il lui prit la tête dans ses larges mains, et, de force, luiappliqua les lèvres sur son cou, sur la morsure de Camille. Ilgarda, il écrasa un instant cette tête de femme contre sa peau.Thérèse s’était abandonnée, elle poussait des plaintes sourdes,elle étouffait sur le cou de Laurent. Quand elle se fut dégagée deses doigts, elle s’essuya violemment la bouche, elle cracha dans lefoyer. Elle n’avait pas prononcé une parole.

Laurent, honteux de sa brutalité, se mit à marcher lentement,allant du lit à la fenêtre. La souffrance seule, l’horrible cuissonlui avait fait exiger un baiser de Thérèse, et, quand les lèvres deThérèse s’étaient trouvées froides sur la cicatrice brûlante, ilavait souffert davantage. Ce baiser obtenu par la violence venaitde le briser. Pour rien au monde, il n’aurait voulu en recevoir unsecond, tant le choc avait été douloureux. Et il regardait la femmeavec laquelle il devait vivre et qui frissonnait, pliée devant lefeu, lui tournant le dos ; il se répétait qu’il n’aimait pluscette femme et que cette femme ne l’aimait plus. Pendant près d’uneheure, Thérèse resta affaissée, Laurent se promena de long enlarge, silencieusement. Tous deux s’avouaient avec terreur que leurpassion était morte, qu’ils avaient tué leurs désirs en tuantCamille. Le feu se mourait doucement ; un grand brasier roseluisait sur les cendres. Peu à peu la chaleur était devenueétouffante dans la chambre ; les fleurs se fanaient,alanguissant l’air épais de leurs senteurs lourdes.

Tout à coup Laurent crut avoir une hallucination. Comme il setournait, revenant de la fenêtre au lit, il vit Camille dans uncoin plein d’ombre, entre la cheminée et l’armoire à glace. La facede sa victime était verdâtre et convulsionnée, telle qu’il l’avaitaperçue sur une dalle de la morgue. Il demeura cloué sur le tapis,défaillant, s’appuyant contre un meuble. Au râle sourd qu’ilpoussa, Thérèse leva la tête.

« Là, là », disait Laurent d’une voix terrifiée.

Le bras tendu, il montrait le coin d’ombre dans lequel ilapercevait le visage sinistre de Camille. Thérèse, gagnée parl’épouvante, vint se serrer contre lui.

« C’est son portrait, murmura-t-elle à voix basse, comme si lafigure peinte de son ancien mari eût pu l’entendre.

– Son portrait, répéta Laurent dont les cheveux sedressaient.

– Oui, tu sais, la peinture que tu as faite. Ma tante devait leprendre chez elle, à partir d’aujourd’hui. Elle aura oublié de ledécrocher.

– Bien sûr, c’est son portrait… »

Le meurtrier hésitait à reconnaître la toile. Dans son trouble,il oubliait qu’il avait lui-même dessiné ces traits heurtés, étaléces teintes sales qui l’épouvantaient. L’effroi lui faisait voir letableau tel qu’il était, ignoble, mal bâti, boueux, montrant sur unfond noir une face grimaçante de cadavre. Son œuvre l’étonnait etl’écrasait par sa laideur atroce ; il y avait surtout les deuxyeux blancs flottant dans les orbites molles et jaunâtres, qui luirappelaient exactement les yeux pourris du noyé de la morgue. Ilresta un moment haletant, croyant que Thérèse mentait pour lerassurer. Puis il distingua le cadre, il se calma peu à peu.

« Va le décrocher, dit-il tout bas à la jeune femme.

– Oh ! non, j’ai peur », répondit celle-ci avec unfrisson.

Laurent se remit à trembler. Par instants, le cadredisparaissait, il ne voyait plus que les deux yeux blancs qui sefixaient sur lui longuement.

« Je t’en prie, reprit-il en suppliant sa compagne, va ledécrocher.

– Non, non.

– Nous le tournerons contre le mur, nous n’aurons plus peur.

– Non, je ne puis pas. »

Le meurtrier, lâche et humble, poussait la jeune femme vers latoile, se cachait derrière elle, pour se dérober aux regards dunoyé. Elle s’échappa, et il voulut payer d’audace ; ils’approcha du tableau, levant la main, cherchant le clou. Mais leportrait eut un regard si écrasant, si ignoble, si long, queLaurent, après avoir voulu lutter de fixité avec lui, fut vaincu etrecula, accablé, en murmurant :

« Non, tu as raison, Thérèse, nous ne pouvons pas… Ta tante ledécrochera demain. »

Il reprit sa marche de long en large, baissant la tête, sentantque le portrait le regardait, le suivait des yeux. Il ne pouvaits’empêcher, par instants, de jeter un coup d’œil du côté de latoile ; alors, au fond de l’ombre, il apercevait toujours lesregards ternes et morts du noyé. La pensée que Camille était là,dans un coin, le guettant, assistant à sa nuit de noces, lesexaminant, Thérèse et lui, acheva de rendre Laurent fou de terreuret de désespoir.

Un fait, dont tout autre aurait souri, lui fit perdreentièrement la tête. Comme il se trouvait devant la cheminée, ilentendit une sorte de grattement. Il pâlit, il s’imagina que cegrattement venait du portrait, que Camille descendait de son cadre.Puis il comprit que le bruit avait lieu à la petite porte donnantsur l’escalier. Il regarda Thérèse que la peur reprenait.

« Il y a quelqu’un dans l’escalier, murmura-t-il. Qui peut venirpar-là ? »

La jeune femme ne répondit pas. Tous deux songeaient au noyé,une sueur glacée mouillait leurs tempes. Ils se réfugièrent au fondde la chambre, s’attendant à voir la porte s’ouvrir brusquement enlaissant tomber sur le carreau le cadavre de Camille. Le bruitcontinuant plus sec, plus irrégulier, ils pensèrent que leurvictime écorchait le bois avec ses ongles pour entrer. Pendant prèsde cinq minutes, ils n’osèrent bouger. Enfin un miaulement se fitentendre. Laurent, en s’approchant, reconnut le chat tigré de MmeRaquin, qui avait été enfermé par mégarde dans la chambre, et quitentait d’en sortir en secouant la petite porte avec ses griffes.François eut peur de Laurent ; d’un bond, il sauta sur unechaise ; le poil hérissé, les pattes roidies, il regardait sonnouveau maître en face, d’un air dur et cruel. Le jeune hommen’aimait pas les chats, François l’effrayait presque. Dans cetteheure de fièvre et de crainte, il crut que le chat allait luisauter au visage pour venger Camille. Cette bête devait tout savoir: il y avait des pensées dans ses yeux ronds, étrangement dilatés.Laurent baissa les paupières, devant la fixité de ces regards debrute. Comme il allait donner un coup de pied à François :

« Ne lui fais pas de mal », s’écria Thérèse.

Ce cri lui causa une étrange impression. Une idée absurde luiemplit la tête.

« Camille est entré dans ce chat, pensa-t-il. Il faudra que jetue cette bête… Elle a l’air d’une personne. »

Il ne donna pas le coup de pied, craignant d’entendre Françoislui parler avec le son de voix de Camille. Puis il se rappela lesplaisanteries de Thérèse, aux temps de leurs voluptés, lorsque lechat était témoin des baisers qu’ils échangeaient. Il se dit alorsque cette bête en savait trop et qu’il fallait la jeter par lafenêtre. Mais il n’eut pas le courage d’accomplir son dessein.François gardait une attitude de guerre ; les griffesallongées, le dos soulevé par une irritation sourde, il suivait lesmoindres mouvements de son ennemi avec une tranquillité superbe.Laurent fut gêné par l’éclat métallique de ses yeux ; il sehâta de lui ouvrir la porte de la salle à manger, et le chats’enfuit en poussant un miaulement aigu.

Thérèse s’était assise de nouveau devant le foyer éteint.Laurent reprit sa marche du lit à la fenêtre. C’est ainsi qu’ilsattendirent le jour. Ils ne songèrent pas à se coucher ; leurchair et leur cœur étaient bien morts. Un seul désir les tenait, ledésir de sortir de cette chambre où ils étouffaient. Ilséprouvaient un véritable malaise à être enfermés ensemble, àrespirer le même air ; ils auraient voulu qu’il y eût làquelqu’un pour rompre leur tête-à-tête, pour les tirer del’embarras cruel où ils étaient, en restant l’un devant l’autresans parler, sans pouvoir ressusciter leur passion. Leurs longssilences les torturaient ; ces silences étaient lourds deplaintes amères et désespérées, de reproches muets, qu’ilsentendaient distinctement dans l’air tranquille.

Le jour vint enfin, sale et blanchâtre, amenant avec lui unfroid pénétrant.

Lorsqu’une clarté pâle eut empli la chambre, Laurent quigrelottait se sentit plus calme. Il regarda en face le portrait deCamille, et le vit tel qu’il était, banal et puéril ; il ledécrocha en haussant les épaules, en se traitant de bête. Thérèses’était levée et défaisait le lit pour tromper sa tante, pour fairecroire à une nuit heureuse.

« Ah ça, lui dit brutalement Laurent, j’espère que nousdormirons ce soir ?… Ces enfantillages-là ne peuvent durer.»

Thérèse lui jeta un coup d’œil grave et profond.

« Tu comprends, continua-t-il, je ne me suis pas marié pourpasser des nuits blanches… Nous sommes des enfants… C’est toi quim’as troublé, avec tes airs de l’autre monde. Ce soir, tu tâcherasd’être gaie et de ne pas m’effrayer. »

Il se força à rire, sans savoir pourquoi il riait.

« Je tâcherai », reprit sourdement la jeune femme.

Telle fut la nuit de noces de Thérèse et de Laurent.

Chapitre 22

 

Les nuits suivantes furent encore plus cruelles. Les meurtriersavaient voulu être deux, la nuit, pour se défendre contre le noyé,et, par un étrange effet, depuis qu’ils se trouvaient ensemble, ilsfrissonnaient davantage. Ils s’exaspéraient, ils irritaient leursnerfs, ils subissaient des crises atroces de souffrance et deterreur, en échangeant une simple parole, un simple regard. À lamoindre conversation qui s’établissait entre eux, au moindretête-à-tête qu’ils avaient, ils voyaient rouge, ils déliraient.

La nature sèche et nerveuse de Thérèse avait agi d’une façonbizarre sur la nature épaisse et sanguine de Laurent. Jadis, auxjours de passion, leur différence de tempérament avait fait de cethomme et de cette femme un couple puissamment lié, en établissantentre eux une sorte d’équilibre, en complétant pour ainsi dire leurorganisme. L’amant donnait de son sang, l’amante de ses nerfs, etils vivaient l’un dans l’autre, ayant besoin de leurs baisers pourrégulariser le mécanisme de leur être. Mais un détraquement venaitde se produire ; les nerfs surexcités de Thérèse avaientdominé. Laurent s’était trouvé tout d’un coup jeté en pleinéréthisme nerveux ; sous l’influence ardente de la jeunefemme, son tempérament était devenu peu à peu celui d’une fillesecouée par une névrose aiguë. Il serait curieux d’étudier leschangements qui se produisent parfois dans certains organismes, àla suite de circonstances déterminées. Ces changements, qui partentde la chair, ne tardent pas à se communiquer au cerveau, à toutl’individu.

Avant de connaître Thérèse, Laurent avait la lourdeur, le calmeprudent, la vie sanguine d’un fils de paysan. Il dormait, mangeait,buvait en brute. À toute heure, dans tous les faits de l’existencejournalière, il respirait d’un souffle large et épais, content delui, un peu abêti par sa graisse. À peine, au fond de sa chairalourdie, sentait-il parfois des chatouillements. C’étaient ceschatouillements que Thérèse avait développés en horriblessecousses. Elle avait fait pousser dans ce grand corps gras et mou,un système nerveux d’une sensibilité étonnante. Laurent qui,auparavant, jouissait de la vie plus par le sang que par les nerfseut des sens moins grossiers. Une existence nerveuse, poignante etnouvelle pour lui, lui fut brusquement révélée, aux premiersbaisers de sa maîtresse. Cette existence décupla ses voluptés,donna un caractère si aigu à ses joies, qu’il en fut d’abord commeaffolé ; il s’abandonna éperdument à ses crises d’ivresse quejamais son sang ne lui avait procurées. Alors eut lieu en lui unétrange travail ; les nerfs se développèrent, l’emportèrentsur l’élément sanguin, et ce fait seul modifia sa nature. Il perditson calme, sa lourdeur, il ne vécut plus une vie endormie. Unmoment arriva où les nerfs et le sang se tinrent enéquilibre ; ce fut là un moment de jouissance profonde,d’existence parfaite. Puis les nerfs dominèrent et il tomba dansles angoisses qui secouent les corps et les esprits détraqués.

C’est ainsi que Laurent s’était mis à trembler devant un coind’ombre, comme un enfant poltron. L’être frissonnant et hagard, lenouvel individu qui venait de se dégager en lui du paysan épais etabruti, éprouvait les peurs, les anxiétés des tempéraments nerveux.Toutes les circonstances, les caresses fauves de Thérèse, la fièvredu meurtre, l’attente épouvantée de la volupté, l’avaient renducomme fou, en exaltant ses sens, en frappant à coups brusques etrépétés sur ses nerfs. Enfin l’insomnie était venue fatalement,apportant avec elle l’hallucination. Dès lors, Laurent avait roulédans la vie intolérable, dans l’effroi éternel où il sedébattait.

Ses remords étaient purement physiques. Son corps, ses nerfsirrités et sa chair tremblante avaient seuls peur du noyé. Saconscience n’entrait pour rien dans ses terreurs, il n’avait pas lemoindre regret d’avoir tué Camille ; lorsqu’il était calme,lorsque le spectre ne se trouvait pas là, il aurait commis denouveau le meurtre, s’il avait pensé que son intérêt l’exigeât.Pendant le jour, il se raillait de ses effrois, il se promettaitd’être fort, il gourmandait Thérèse, qu’il accusait de letroubler ; selon lui, c’était Thérèse qui frissonnait, c’étaitThérèse seule qui amenait des scènes épouvantables, le soir, dansla chambre. Et, dès que la nuit tombait, dès qu’il était enferméavec sa femme, des sueurs glacées montaient à sa peau, des effroisd’enfant le secouaient. Il subissait ainsi des crises périodiques,des crises de nerfs qui revenaient tous les soirs, qui détraquaientses sens, en lui montrant la face verte et ignoble de sa victime.On eût dit les accès d’une effrayante maladie, d’une sorted’hystérie du meurtre. Le nom de maladie, d’affection nerveuseétait réellement le seul qui convînt aux épouvantes de Laurent. Saface se convulsionnait, ses membres se raidissaient ; onvoyait que les nerfs se nouaient en lui. Le corps souffraithorriblement, l’âme restait absente. Le misérable n’éprouvait pasun repentir ; la passion de Thérèse lui avait communiqué unmal effroyable, et c’était tout.

Thérèse se trouvait, elle aussi, en proie à des secoussesprofondes. Mais, chez elle, la nature première n’avait fait ques’exalter outre mesure. Depuis l’âge de dix ans, cette femme étaittroublée par des désordres nerveux, dus en partie à la façon dontelle grandissait dans l’air tiède et nauséabond de la chambre oùrâlait le petit Camille. Il s’amassait en elle des orages, desfluides puissants qui devaient éclater plus tard en véritablestempêtes. Laurent avait été pour elle ce qu’elle avait été pourLaurent, une sorte de choc brutal. Dès la première étreinted’amour, son tempérament sec et voluptueux s’était développé avecune énergie sauvage ; elle n’avait plus vécu que pour lapassion. S’abandonnant de plus en plus aux fièvres qui labrûlaient, elle en était arrivée à une sorte de stupeur maladive.Les faits l’écrasaient, tout la poussait à la folie. Dans seseffrois, elle se montrait plus femme que son nouveau mari ;elle avait de vagues remords, des regrets inavoués ; il luiprenait des envies de se jeter à genoux et d’implorer le spectre deCamille, de lui demander grâce en lui jurant de l’apaiser par sonrepentir. Peut-être Laurent s’apercevait-il de ces lâchetés deThérèse. Lorsqu’une épouvante commune les agitait, il s’en prenaità elle, il la traitait avec brutalité.

Les premières nuits, ils ne purent se coucher. Ils attendirentle jour, assis devant le feu, se promenant de long en large, commele jour des noces. La pensée de s’étendre côte à côte sur le litleur causait une sorte de répugnance effrayée. D’un accord tacite,ils évitèrent de s’embrasser, ils ne regardèrent même pas la coucheque Thérèse défaisait le matin. Quand la fatigue les accablait, ilss’endormaient pendant une ou deux heures dans des fauteuils, pours’éveiller en sursaut, sous le coup du dénouement sinistre dequelque cauchemar. Au réveil, les membres roidis et brisés, levisage marbré de taches livides, tout grelottants de malaise et defroid, ils se contemplaient avec stupeur, étonnés de se voir là,ayant vis-à-vis l’un de l’autre des pudeurs étranges, des hontes demontrer leur écœurement et leur terreur.

Ils luttaient d’ailleurs contre le sommeil autant qu’ilspouvaient. Ils s’asseyaient aux deux coins de la cheminée etcausaient de mille riens, ayant grand soin de ne pas laisser tomberla conversation. Il y avait un large espace entre eux, en face dufoyer. Quand ils tournaient la tête, ils s’imaginaient que Camilleavait approché un siège et qu’il occupait cet espace, se chauffantles pieds d’une façon lugubrement goguenarde. Cette vision qu’ilsavaient eue le soir des noces revenait chaque nuit. Ce cadavre quiassistait, muet et railleur, à leurs entretiens, ce corpshorriblement défiguré qui se tenait toujours là, les accablaitd’une continuelle anxiété. Ils n’osaient bouger, ils s’aveuglaientà regarder les flammes ardentes, et, lorsque invinciblement ilsjetaient un coup d’œil craintif à côté d’eux, leurs yeux, irritéspar les charbons ardents, créaient la vision et lui donnaient desreflets rougeâtres.

Laurent finit par ne plus vouloir s’asseoir, sans avouer àThérèse la cause de ce caprice. Thérèse comprit que Laurent devaitvoir Camille, comme elle le voyait ; elle déclara à son tourque la chaleur lui faisait mal, qu’elle serait mieux à quelques pasde la cheminée. Elle poussa son fauteuil au pied du lit et y restaaffaissée, tandis que son mari reprenait ses promenades dans lachambre. Par moments, il ouvrait la fenêtre, il laissait les nuitsfroides de janvier emplir la pièce de leur souffle glacial. Celacalmait sa fièvre.

Pendant une semaine, les nouveaux époux passèrent ainsi lesnuits entières. Ils s’assoupissaient, ils se reposaient un peu dansla journée, Thérèse derrière le comptoir de la boutique, Laurent àson bureau. La nuit, ils appartenaient à la douleur et à lacrainte. Et le fait le plus étrange était encore l’attitude qu’ilsgardaient vis-à-vis l’un de l’autre. Ils ne prononçaient pas un motd’amour, ils feignaient d’avoir oublié le passé ; ilssemblaient s’accepter, se tolérer, comme des malades éprouvant unepitié secrète pour leurs souffrances communes.

Tous les deux avaient l’espérance de cacher leurs dégoûts etleurs peurs, et aucun des deux ne paraissait songer à l’étrangetédes nuits qu’ils passaient, et qui devaient les éclairermutuellement sur l’état véritable de leur être. Lorsqu’ilsrestaient debout jusqu’au matin, se parlant à peine, pâlissant aumoindre bruit, ils avaient l’air de croire que tous les nouveauxépoux se conduisent ainsi, les premiers jours de leur mariage.C’était l’hypocrisie maladroite de deux fous.

La lassitude les écrasa bientôt à tel point qu’ils sedécidèrent, un soir, à se coucher sur le lit. Ils ne sedéshabillèrent pas, ils se jetèrent tout vêtus sur le couvre-pied,craignant que leur peau ne vînt à se toucher. Il leur semblaitqu’ils recevraient une secousse douloureuse au moindre contact.Puis, lorsqu’ils eurent sommeillé ainsi, pendant deux nuits, d’unsommeil inquiet, ils se hasardèrent à quitter leurs vêtements et àse couler entre les draps. Mais ils restèrent écartés l’un del’autre, ils prirent des précautions pour ne point se heurter.Thérèse montait la première et allait se mettre au fond, contre lemur. Laurent attendait qu’elle se fût bien étendue ; alors ilse risquait à s’étendre lui-même sur le devant du lit, tout aubord. Il y avait entre eux une large place. Là couchait le cadavrede Camille.

Lorsque les deux meurtriers étaient allongés sous le même drap,et qu’ils fermaient les yeux, ils croyaient sentir le corps de leurvictime, couché au milieu du lit, qui leur glaçait la chair.C’était comme un obstacle ignoble qui les séparait. La fièvre, ledélire les prenait, et cet obstacle devenait matériel poureux ; ils touchaient le corps, ils le voyaient étalé, pareil àun lambeau verdâtre et dissous, ils respiraient l’odeur infecte dece tas de pourriture humaine ; tous leurs senss’hallucinaient, donnant une acuité intolérable à leurs sensations.La présence de cet immonde compagnon de lit les tenait immobiles,silencieux, éperdus d’angoisse. Laurent songeait parfois à prendreviolemment Thérèse dans ses bras ; mais il n’osait bouger, ilse disait qu’il ne pouvait allonger la main sans saisir une poignéede la chair molle de Camille. Il pensait alors que le noyé venaitse coucher entre eux, pour les empêcher de s’étreindre. Il finitpar comprendre que le noyé était jaloux.

Parfois, cependant, ils cherchaient à échanger un baiser timidepour voir ce qui arriverait. Le jeune homme raillait sa femme enlui ordonnant de l’embrasser. Mais leurs lèvres étaient si froides,que la mort semblait s’être placée entre leurs bouches. Des nauséesleur venaient, Thérèse avait un frisson d’horreur, et Laurent, quientendait ses dents claquer, s’emportait contre elle.

« Pourquoi trembles-tu ? lui criait-il. Aurais-tu peur deCamille ?… Va, le pauvre homme ne sent plus ses os, à cetteheure. »

Ils évitaient tous deux de se confier la cause de leursfrissons. Quand une hallucination dressait devant l’un d’eux lemasque blafard du noyé, il fermait les yeux, il se renfermait danssa terreur, n’osant parler à l’autre de sa vision, par crainte dedéterminer une crise encore plus terrible. Lorsque Laurent, pousséà bout, dans une rage de désespoir, accusait Thérèse d’avoir peurde Camille, ce nom, prononcé tout haut, amenait un redoublementd’angoisse. Le meurtrier délirait.

« Oui, oui, balbutiait-il en s’adressant à la jeune femme, tu aspeur de Camille… Je le vois bien, parbleu !… Tu es une sotte,tu n’as pas pour deux sous de courage. Eh ! dorstranquillement. Crois-tu que ton premier mari va venir te tirer parles pieds, parce que je suis couché avec toi… »

Cette pensée, cette supposition que le noyé pouvait venir leurtirer les pieds, faisait dresser les cheveux de Laurent. Ilcontinuait, avec plus de violence, en se déchirant lui-même :

« Il faudra que je te mène une nuit au cimetière… Nous ouvrironsla bière de Camille, et tu verras quel tas de pourriture !Alors tu n’auras plus peur, peut-être… Va, il ne sait pas que nousl’avons jeté à l’eau. »

Thérèse, la tête dans les draps, poussait des plaintesétouffées.

« Nous l’avons jeté à l’eau parce qu’il nous gênait, reprenaitson mari… Nous l’y jetterions encore, n’est-ce pas ?… Ne faisdonc pas l’enfant comme ça. Sois forte. C’est bête de troublernotre bonheur… Vois-tu, ma bonne, quand nous serons morts, nous nenous trouverons ni plus ni moins heureux dans la terre, parce quenous avons lancé un imbécile à la Seine, et nous aurons jouilibrement de notre amour, ce qui est un avantage… Voyons,embrasse-moi ! »

La jeune femme l’embrassait, glacée, folle, et il était toutaussi frémissant qu’elle.

Laurent, pendant plus de quinze jours, se demanda comment ilpourrait bien faire pour tuer de nouveau Camille. Il l’avait jeté àl’eau, et voilà qu’il n’était pas assez mort, qu’il revenait toutesles nuits se coucher dans le lit de Thérèse. Lorsque les meurtrierscroyaient avoir achevé l’assassinat et pouvoir se livrer en paixaux douceurs de leurs tendresses, leur victime ressuscitait pourglacer leur couche. Thérèse n’était pas veuve, Laurent se trouvaitêtre l’époux d’une femme qui avait déjà pour mari un noyé.

Chapitre 23

 

Peu à peu, Laurent en vint à la folie furieuse. Il résolut dechasser Camille de son lit. Il s’était d’abord couché tout habillé,puis il avait évité de toucher la peau de Thérèse. Par rage, pardésespoir, il voulut enfin prendre sa femme sur sa poitrine, etl’écraser plutôt que de la laisser au spectre de sa victime. Ce futune révolte superbe de brutalité.

En somme, l’espérance que les baisers de Thérèse le guériraientde ses insomnies l’avait seule amené dans la chambre de la jeunefemme. Lorsqu’il s’était trouvé dans cette chambre, en maître, sachair, déchirée par des crises plus atroces, n’avait même plussongé à tenter la guérison. Et il était resté comme écrasé pendanttrois semaines, ne se rappelant pas qu’il avait tout fait pourposséder Thérèse, et ne pouvant la toucher sans accroître sessouffrances, maintenant qu’il la possédait.

L’excès de ses angoisses le fit sortir de cet abrutissement.Dans le premier moment de stupeur, dans l’étrange accablement de lanuit de noces, il avait pu oublier les raisons qui venaient de lepousser au mariage. Mais sous les coups répétés de ses mauvaisrêves, une irritation sourde l’envahit, qui triompha de seslâchetés et lui rendit la mémoire. Il se souvint qu’il s’étaitmarié pour chasser ses cauchemars, en serrant sa femme étroitement.Alors il prit brusquement Thérèse entre ses bras, une nuit, aurisque de passer sur le corps du noyé, et la tira à lui avecviolence.

La jeune femme était poussée à bout, elle aussi ; elle seserait jetée dans la flamme, si elle eût pensé que la flammepurifiât sa chair et la délivrât de ses maux. Elle rendit à Laurentson étreinte, décidée à être brûlée par les caresses de cet hommeou à trouver en elles un soulagement.

Et ils se serrèrent dans un embrassement horrible. La douleur etl’épouvante leur tinrent lieu de désirs. Quand leurs membres setouchèrent, ils crurent qu’ils étaient tombés sur un brasier. Ilspoussèrent un cri et se pressèrent davantage, afin de ne paslaisser entre leur chair de place pour le noyé. Et ils sentaienttoujours des lambeaux de Camille, qui s’écrasait ignoblement entreeux, glaçant leur peau par endroits, tandis que le reste de leurcorps brûlait.

Leurs baisers furent affreusement cruels. Thérèse chercha deslèvres la morsure de Camille sur le cou gonflé et roidi de Laurent,et elle y colla sa bouche avec emportement. Là était la plaievive ; cette blessure guérie, les meurtriers dormiraient enpaix. La jeune femme comprenait cela, elle tentait de cautériser lemal sous le feu de ses caresses. Mais elle se brûla les lèvres, etLaurent la repoussa violemment, en jetant une plainte sourde ;il lui semblait qu’on lui appliquait un fer rouge sur le cou.Thérèse, affolée, revint, voulut baiser encore la cicatrice ;elle éprouvait une volupté âcre à poser sa bouche sur cette peau oùs’étaient enfoncées les dents de Camille. Un instant, elle eut lapensée de mordre son mari à cet endroit, d’arracher un largemorceau de chair, de faire une nouvelle blessure, plus profonde,qui emporterait les marques de l’ancienne. Et elle se disaitqu’elle ne pâlirait plus alors en voyant l’empreinte de ses propresdents. Mais Laurent défendait son cou contre ses baisers ; iléprouvait des cuissons trop dévorantes, il la repoussait chaquefois qu’elle allongeait les lèvres. Ils luttèrent ainsi, râlant, sedébattant dans l’horreur de leurs caresses.

Ils sentaient bien qu’ils ne faisaient qu’augmenter leurssouffrances. Ils avaient beau se briser dans des étreintesterribles, ils criaient de douleur, ils se brûlaient et semeurtrissaient, mais ils ne pouvaient apaiser leurs nerfsépouvantés. Chaque embrassement ne donnait que plus d’acuité àleurs dégoûts. Tandis qu’ils échangeaient ces baisers affreux, ilsétaient en proie à d’effrayantes hallucinations ; ilss’imaginaient que le noyé les tirait par les pieds et imprimait aulit de violentes secousses.

Ils se lâchèrent un moment. Ils avaient des répugnances, desrévoltes nerveuses invincibles. Puis ils ne voulurent pas êtrevaincus ; ils se reprirent dans une nouvelle étreinte etfurent encore obligés de se lâcher, comme si des pointes rougiesétaient entrées dans leurs membres. À plusieurs fois, ils tentèrentainsi de triompher de leurs dégoûts, de tout oublier en lassant, enbrisant leurs nerfs. Et, chaque fois, leurs nerfs s’irritèrent etse tendirent en leur causant des exaspérations telles qu’ilsseraient peut-être morts d’énervement s’ils étaient restés dans lesbras l’un de l’autre. Ce combat contre leur propre corps les avaitexaltés jusqu’à la rage ; ils s’entêtaient, ils voulaientl’emporter. Enfin une crise plus aiguë les brisa ; ilsreçurent un choc d’une violence inouïe et crurent qu’ils allaienttomber du haut mal.

Rejetés aux deux bords de la couche, brûlés et meurtris, ils semirent à sangloter.

Et, dans leurs sanglots, il leur sembla entendre les rires detriomphe du noyé, qui se glissait de nouveau sous le drap avec desricanements. Ils n’avaient pu le chasser du lit ; ils étaientvaincus. Camille s’étendit doucement entre eux, tandis que Laurentpleurait son impuissance et que Thérèse tremblait qu’il ne prît aucadavre la fantaisie de profiter de sa victoire pour la serrer àson tour entre ses bras pourris, en maître légitime. Ils avaienttenté un moyen suprême ; devant leur défaite, ils comprenaientque, désormais, ils n’oseraient plus échanger le moindre baiser. Lacrise de l’amour fou qu’ils avaient essayé de déterminer pour tuerleurs terreurs venait de les plonger plus profondément dansl’épouvante. En sentant le froid du cadavre, qui, maintenant,devait les séparer à jamais, ils versaient des larmes de sang, ilsse demandaient avec angoisse ce qu’ils allaient devenir.

Chapitre 24

 

Ainsi que l’espérait le vieux Michaud en travaillant au mariagede Thérèse et de Laurent, les soirées du jeudi reprirent leurancienne gaieté, dès le lendemain de la noce. Ces soirées avaientcouru un grand péril, lors de la mort de Camille. Les invités nes’étaient plus présentés que craintivement dans cette maison endeuil ; chaque semaine, ils tremblaient de recevoir un congédéfinitif. La pensée que la porte de la boutique finirait sansdoute par se fermer devant eux épouvantait Michaud et Grivet, quitenaient à leurs habitudes avec l’instinct et l’entêtement desbrutes. Ils se disaient que la vieille mère et la jeune veuve s’eniraient un beau matin pleurer leur défunt à Vernon ou ailleurs, etqu’ils se trouveraient ainsi sur le pavé, le jeudi soir, ne sachantque faire ; ils se voyaient dans le passage, errant d’unefaçon lamentable, rêvant à des parties de dominos gigantesques. Enattendant ces mauvais jours, ils jouissaient timidement de leursderniers bonheurs, ils venaient d’un air inquiet et doucereux à laboutique, en se répétant chaque fois qu’ils n’y reviendraientpeut-être plus. Pendant plus d’un an, ils eurent ces craintes, ilsn’osèrent s’étaler et rire en face des larmes de Mme Raquin et dessilences de Thérèse. Ils ne se sentaient plus chez eux, comme autemps de Camille ; ils semblaient, pour ainsi dire, volerchaque soirée qu’ils passaient autour de la table de la salle àmanger. C’est dans ces circonstances désespérées que l’égoïsme duvieux Michaud le poussa à faire un coup de maître en mariant laveuve du noyé.

Le jeudi qui suivit le mariage, Grivet et Michaud firent uneentrée triomphale. Ils avaient vaincu. La salle à manger leurappartenait de nouveau, ils ne craignaient plus qu’on les encongédiât. Ils entrèrent en gens heureux, ils s’étalèrent, ilsdirent à la file leurs anciennes plaisanteries. À leur attitudebéate et confiante, on voyait que, pour eux, une révolution venaitde s’accomplir. Le souvenir de Camille n’était plus là ; lemari mort, ce spectre qui les glaçait, avait été chassé par le marivivant. Le passé ressuscitait avec ses joies. Laurent remplaçaitCamille, toute raison de s’attrister disparaissait, les invitéspouvaient rire sans chagriner personne, et même ils devaient rirepour égayer l’excellente famille qui voulait bien les recevoir. Dèslors, Grivet et Michaud, qui depuis près de dix-huit mois venaientsous prétexte de consoler Mme Raquin, purent mettre leur petitehypocrisie de côté et venir franchement pour s’endormir l’un enface de l’autre, au bruit sec des dominos.

Et chaque semaine ramena un jeudi soir, chaque semaine réunitune fois autour de la table ces têtes mortes et grotesques quiexaspéraient Thérèse jadis. La jeune femme parla de mettre ces gensà la porte ; ils l’irritaient avec leurs éclats de rire bêtes,avec leurs réflexions sottes. Mais Laurent lui fit comprendre qu’unpareil congé serait une faute ; il fallait autant que possibleque le présent ressemblât au passé ; il fallait surtoutconserver l’amitié de la police, de ces imbéciles qui lesprotégeaient contre tout soupçon. Thérèse plia ; les invités,bien reçus, virent avec béatitude s’étendre une longue suite desoirées tièdes devant eux.

Ce fut vers cette époque que la vie des époux se dédoubla enquelque sorte.

Le matin, lorsque le jour chassait les effrois de la nuit,Laurent s’habillait en toute hâte. Il n’était à son aise, il nereprenait son calme égoïste que dans la salle à manger, attablédevant un énorme bol de café au lait, que lui préparait Thérèse.Mme Raquin, impotente, pouvant à peine descendre à la boutique, leregardait manger avec des sourires maternels. Il avalait du paingrillé, il s’emplissait l’estomac, il se rassurait peu à peu. Aprèsle café, il buvait un petit verre de cognac. Cela le remettaitcomplètement. Il disait : « À ce soir » à Mme Raquin et à Thérèse,sans jamais les embrasser, puis il se rendait à son bureau enflânant. Le printemps venait ; les arbres des quais secouvraient de feuilles, d’une légère dentelle d’un vert pâle. Enbas, la rivière coulait avec des bruits caressants ; en haut,les rayons des premiers soleils avaient des tiédeurs douces.Laurent se sentait renaître dans l’air frais ; il respiraitlargement ces souffles de vie jeune qui descendent des cieuxd’avril et de mai ; il cherchait le soleil, s’arrêtait pourregarder les reflets d’argent qui moiraient la Seine, écoutait lesbruits des quais, se laissait pénétrer par les senteurs âcres dumatin, jouissait par tous ses sens de la matinée claire etheureuse. Certes, il ne songeait guère à Camille ; quelquefoisil lui arrivait de contempler machinalement la morgue, de l’autrecôté de l’eau ; il pensait alors au noyé en homme courageuxqui penserait à une peur bête qu’il aurait eue. L’estomac plein, levisage rafraîchi, il retrouvait sa tranquillité épaisse, ilarrivait à son bureau et y passait la journée entière à bâiller, àattendre l’heure de la sortie. Il n’était plus qu’un employé commeles autres, abruti et ennuyé, ayant la tête vide. La seule idéequ’il eût alors était l’idée de donner sa démission et de louer unatelier ; il rêvait vaguement une nouvelle existence deparesse, et cela suffisait pour l’occuper jusqu’au soir. Jamais lesouvenir de la boutique du passage ne venait le troubler. Le soir,après avoir désiré l’heure de la sortie depuis le matin, il sortaitavec regret, il reprenait les quais, sourdement troublé et inquiet.Il avait beau marcher lentement, il lui fallait enfin rentrer à laboutique. Là, l’épouvante l’attendait.

Thérèse éprouvait les mêmes sensations. Tant que Laurent n’étaitpas auprès d’elle, elle se trouvait à l’aise. Elle avait congédiéla femme de ménage, disant que tout traînait, que tout était saledans la boutique et dans l’appartement. Des idées d’ordre luivenaient. La vérité était qu’elle avait besoin de marcher, d’agir,de briser ses membres roidis. Elle tournait toute la matinée,balayant, époussetant, nettoyant les chambres, lavant la vaisselle,faisant des besognes qui l’auraient écœurée autrefois. Jusqu’àmidi, ces soins de ménage la tenaient sur les jambes, active etmuette, sans lui laisser le temps de songer à autre chose qu’auxtoiles d’araignée qui pendaient du plafond et qu’à la graisse quisalissait les assiettes. Alors elle se mettait en cuisine, ellepréparait le déjeuner. À table, Mme Raquin se désolait de la voirtoujours se lever pour aller prendre les plats ; elle étaitémue et fâchée de l’activité que déployait sa nièce ; elle lagrondait, et Thérèse répondait qu’il fallait faire des économies.Après le repas, la jeune femme s’habillait et se décidait enfin àrejoindre sa tante derrière le comptoir. Là, des somnolences laprenaient ; brisée par les veilles, elle sommeillait, ellecédait à l’engourdissement voluptueux, qui s’emparait d’elle dèsqu’elle était assise. Ce n’était que de légers assoupissements,pleins d’un charme vague qui calmait ses nerfs. La pensée deCamille s’en allait ; elle goûtait ce repos profond desmalades que leurs douleurs quittent tout d’un coup. Elle se sentaitla chair assoupie, l’esprit libre, elle s’enfonçait dans une sortede néant tiède et réparateur. Sans ces quelques moments de calme,son organisme aurait éclaté sous la tension de son systèmenerveux ; elle y puisait les forces nécessaires pour souffrirencore et s’épouvanter la nuit suivante. D’ailleurs, elle nes’endormait point, elle baissait à peine les paupières, perdue aufond d’un rêve de paix ; lorsqu’une cliente entrait, elleouvrait les yeux, elle servait les quelques sous de marchandisedemandés, puis retombait dans sa rêverie flottante. Elle passaitainsi trois ou quatre heures, parfaitement heureuse, répondant parmonosyllabes à sa tante, se laissant aller avec une véritablejouissance aux évanouissements qui lui ôtaient la pensée et quil’affaissaient sur elle-même. Elle jetait à peine, de loin en loin,un coup d’œil dans le passage, se trouvant surtout à l’aise par lestemps gris, lorsqu’il faisait noir et qu’elle cachait sa lassitudeau fond de l’ombre. Le passage humide, ignoble, traversé par unpeuple de pauvres diables mouillés, dont les parapluiess’égouttaient sur les dalles, lui semblait l’allée d’un mauvaislieu, une sorte de corridor sale et sinistre où personne neviendrait la chercher et la troubler. Par moments, en voyant leslueurs terreuses qui traînaient autour d’elle, en sentant l’odeurâcre de l’humidité, elle s’imaginait qu’elle venait d’être enterréevive ; elle croyait se trouver dans la terre, au fond d’unefosse commune où grouillaient des morts. Et cette pensée laconsolait, l’apaisait ; elle se disait qu’elle était en sûretémaintenant, qu’elle allait mourir, qu’elle ne souffrirait plus.D’autres fois, il lui fallait tenir les yeux ouverts ; Suzannelui rendait visite et restait à broder auprès du comptoir toutel’après-midi. La femme d’Olivier, avec son visage mou, avec sesgestes lents, plaisait maintenant à Thérèse, qui éprouvait unétrange soulagement à regarder cette pauvre créature toutedissoute ; elle en avait fait son amie, elle aimait à la voirà son côté, souriant d’un sourire pâle, vivant à demi, mettant dansla boutique une fade senteur de cimetière. Quand les yeux bleus deSuzanne, d’une transparence vitreuse, se fixaient sur les siens,elle éprouvait au fond de ses os un froid bienfaisant. Thérèseattendait ainsi quatre heures. À ce moment, elle se remettait encuisine, elle cherchait de nouveau la fatigue, elle préparait ledîner de Laurent avec une hâte fébrile. Et quand son mariparaissait sur le seuil de la porte, sa gorge se serrait,l’angoisse tordait de nouveau tout son être.

Chaque jour, les sensations des époux étaient à peu près lesmêmes. Pendant la journée, lorsqu’ils ne se trouvaient pas face àface, ils goûtaient des heures délicieuses de repos ; le soir,dès qu’ils étaient réunis, un malaise poignant les envahissait.

C’étaient d’ailleurs de calmes soirées. Thérèse et Laurent, quifrissonnaient à la pensée de rentrer dans leur chambre, faisaientdurer la veillée le plus longtemps possible. Mme Raquin, à demicouchée au fond d’un large fauteuil, était placée entre eux etcausait de sa voix placide. Elle parlait de Vernon, pensanttoujours à son fils, mais évitant de le nommer, par une sorte depudeur ; elle souriait à ses chers enfants, elle faisait poureux des projets d’avenir. La lampe jetait sur sa face blanche deslueurs pâles ; ses paroles prenaient une douceurextraordinaire dans l’air mort et silencieux. Et, à ses côtés, lesdeux meurtriers, muets, immobiles, semblaient l’écouter avecrecueillement ; à la vérité, ils ne cherchaient pas à suivrele sens des bavardages de la bonne vieille, ils étaient simplementheureux de ce bruit de paroles douces qui les empêchait d’entendrel’éclat de leurs pensées. Ils n’osaient se regarder, ilsregardaient Mme Raquin pour avoir une contenance. Jamais ils neparlaient de se coucher ; ils seraient restés là jusqu’aumatin dans le radotage caressant de l’ancienne mercière, dansl’apaisement qu’elle mettait autour d’elle, si elle n’avait pastémoigné elle-même le désir de gagner son lit. Alors seulement ilsquittaient la salle à manger et rentraient chez eux avec désespoir,comme on se jette au fond d’un gouffre.

À ces soirées intimes, ils préférèrent bientôt de beaucoup lessoirées du jeudi. Quand ils étaient seuls avec Mme Raquin, ils nepouvaient s’étourdir ; le mince filet de voix de leur tante,sa gaieté attendrie n’étouffaient pas les cris qui les déchiraient.Ils sentaient venir l’heure du coucher, ils frémissaient lorsque,par hasard, ils rencontraient du regard la porte de leurchambre ; l’attente de l’instant où ils seraient seulsdevenait de plus en plus cruelle, à mesure que la soirée avançait.Le jeudi, au contraire, ils se grisaient de sottise, ils oubliaientmutuellement leur présence, ils souffraient moins. Thérèseelle-même finit par souhaiter ardemment les jours de réception. SiMichaud et Grivet n’étaient pas venus, elle serait allée leschercher. Lorsqu’il y avait des étrangers dans la salle à manger,entre elle et Laurent, elle se sentait plus calme ; elleaurait voulu qu’il y eût toujours là des invités, du bruit, quelquechose qui l’étourdît et l’isolât. Devant le monde, elle montraitune sorte de gaieté nerveuse. Laurent retrouvait, lui aussi, sesgrosses plaisanteries de paysan, ses rires gras, ses farcesd’ancien rapin. Jamais les réceptions n’avaient été si gaies ni sibruyantes.

C’est ainsi qu’une fois par semaine, Laurent et Thérèsepouvaient rester face à face sans frissonner.

Bientôt une crainte les prit. La paralysie gagnait peu à peu MmeRaquin, et ils prévirent le jour où elle serait clouée dans sonfauteuil, impotente et hébétée. La pauvre vieille commençait àbalbutier des lambeaux de phrase qui se cousaient mal les uns auxautres ; sa voix faiblissait, ses membres se mouraient un àun. Elle devenait une chose. Thérèse et Laurent voyaient aveceffroi s’en aller cet être qui les séparait encore et dont la voixles tirait de leurs mauvais rêves. Quand l’intelligence auraitabandonné l’ancienne mercière et qu’elle resterait muette et roidieau fond de son fauteuil, ils se trouveraient seuls ; le soir,ils ne pourraient plus échapper à un tête-à-tête redoutable. Alorsleur épouvante commencerait à six heures, au lieu de commencer àminuit ; ils en deviendraient fous.

Tous leurs efforts tendirent à conserver à Mme Raquin une santéqui leur était si précieuse. Ils firent venir des médecins, ilsfurent aux petits soins auprès d’elle, ils trouvèrent même dans cemétier de garde-malade un oubli, un apaisement qui les engagea àredoubler de zèle. Ils ne voulaient pas perdre un tiers qui leurrendait ses soirées supportables ; ils ne voulaient pas que lasalle à manger, que la maison tout entière devînt un lieu cruel etsinistre comme leur chambre. Mme Raquin fut singulièrement touchéedes soins empressés qu’ils lui prodiguaient ; elles’applaudissait, avec des larmes, de les avoir unis et de leuravoir abandonné ses quarante et quelques mille francs. Jamais,après la mort de son fils, elle n’avait compté sur une pareilleaffection à ses dernières heures ; sa vieillesse était toutattiédie par la tendresse de ses chers enfants. Elle ne sentait pasla paralysie implacable qui, malgré tout, la raidissait davantagechaque jour.

Cependant Thérèse et Laurent menaient leur double existence. Ily avait en chacun d’eux comme deux êtres bien distincts : un êtrenerveux et épouvanté qui frissonnait dès que tombait le crépuscule,et un être engourdi et oublieux, qui respirait à l’aise dès que selevait le soleil. Ils vivaient deux vies, ils criaient d’angoisse,seul à seul, et ils souriaient paisiblement lorsqu’il y avait dumonde. Jamais leur visage, en public, ne laissait deviner lessouffrances qui venaient de les déchirer dans l’intimité ; ilsparaissaient calmes et heureux, ils cachaient instinctivement leursmaux.

Personne n’aurait soupçonné, à les voir si tranquilles pendantle jour, que des hallucinations les torturaient chaque nuit. On leseût pris pour un ménage béni du ciel, vivant en pleine félicité.Grivet les appelait galamment « les tourtereaux ». Lorsque leursyeux étaient cernés par des veilles prolongées, il les plaisantait,il demandait à quand le baptême. Et toute la société riait. Laurentet Thérèse pâlissaient à peine, parvenaient à sourire ; ilss’habituaient aux plaisanteries risquées du vieil employé. Tantqu’ils se trouvaient dans la salle à manger, ils étaient maîtres deleurs terreurs. L’esprit ne pouvait deviner l’effroyable changementqui se produisait en eux, lorsqu’ils s’enfermaient dans la chambreà coucher. Le jeudi soir surtout, ce changement était d’unebrutalité si violente qu’il semblait s’accomplir dans un mondesurnaturel. Le drame de leurs nuits, par son étrangeté, par sesemportements sauvages, dépassait toute croyance et restaitprofondément caché au fond de leur être endolori. Ils auraientparlé qu’on les eût crus fous.

« Sont-ils heureux, ces amoureux-là ! disait souvent levieux Michaud. Ils ne causent guère, mais ils n’en pensent pasmoins. Je parie qu’ils se dévorent de caresses, quand nous nesommes plus là. »

Telle était l’opinion de toute la société. Il arriva que Thérèseet Laurent furent donnés comme un ménage modèle. Le passage duPont-Neuf entier célébrait l’affection, le bonheur tranquille, lalune de miel éternelle des deux époux. Eux seuls savaient que lecadavre de Camille couchait entre eux ; eux seuls sentaient,sous la chair calme de leur visage, les contractions nerveuses qui,la nuit, tiraient horriblement leurs traits et changeaientl’expression placide de leur physionomie en un masque ignoble etdouloureux.

Chapitre 25

 

Au bout de quatre mois, Laurent songea à retirer les bénéficesqu’il s’était promis de son mariage. Il aurait abandonné sa femmeet se serait enfui devant le spectre de Camille, trois jours aprèsla noce, si son intérêt ne l’eût pas cloué dans la boutique dupassage. Il acceptait ses nuits de terreur, il restait au milieudes angoisses qui l’étouffaient, pour ne pas perdre les profits deson crime. En quittant Thérèse, il retombait dans la misère, ilétait forcé de conserver son emploi ; en demeurant auprèsd’elle, il pouvait au contraire contenter ses appétits de paresse,vivre grassement, sans rien faire, sur les rentes que Mme Raquinavait mises au nom de sa femme. Il est à croire qu’il se seraitsauvé avec les quarante mille francs, s’il avait pu lesréaliser ; mais la vieille mercière, conseillée par Michaud,avait eu la prudence de sauvegarder dans le contrat les intérêts desa nièce. Laurent se trouvait ainsi attaché à Thérèse par un lienpuissant. En dédommagement de ses nuits atroces, il voulut au moinsse faire entretenir dans une oisiveté heureuse, bien nourri,chaudement vêtu, ayant en poche l’argent nécessaire pour contenterses caprices. À ce prix seul, il consentait à coucher avec lecadavre du noyé.

Un soir, il annonça à Mme Raquin et à sa femme qu’il avait donnésa démission et qu’il quitterait son bureau à la fin de laquinzaine. Thérèse eut un geste d’inquiétude. Il se hâta d’ajouterqu’il allait louer un petit atelier où il se remettrait à faire dela peinture. Il s’étendit longuement sur les ennuis de son emploi,sur les larges horizons que l’art lui ouvrait ; maintenantqu’il avait quelques sous et qu’il pouvait tenter le succès, ilvoulait voir s’il n’était pas capable de grandes choses. La tiradequ’il déclama à ce propos cachait simplement une féroce envie dereprendre son ancienne vie d’atelier. Thérèse, les lèvres pincées,ne répondit pas ; elle n’entendait point que Laurent luidépensât la petite fortune qui assurait sa liberté. Lorsque sonmari la pressa de questions, pour obtenir son consentement, ellefit quelques réponses sèches ; elle lui donna à comprendreque, s’il quittait son bureau, il ne gagnerait plus rien et seraitcomplètement à sa charge. Tandis qu’elle parlait, Laurent laregardait d’une façon aiguë qui la troubla et arrêta dans sa gorgele refus qu’elle allait formuler ; elle crut lire dans lesyeux de son complice cette pensée menaçante : « Je dis tout, si tune consens pas. » Elle se mit à balbutier. Mme Raquin s’écria alorsque le désir de son cher fils était trop juste, et qu’il fallaitlui donner les moyens de devenir un homme de talent. La bonne damegâtait Laurent comme elle avait gâté Camille ; elle était toutamollie par les caresses que lui prodiguait le jeune homme, ellelui appartenait et se rangeait toujours à son avis.

Il fut donc décidé que l’artiste louerait un atelier et qu’iltoucherait cent francs par mois pour les divers frais qu’il auraità faire. Le budget de la famille fut ainsi réglé : les bénéficesréalisés dans le commerce de mercerie payeraient le loyer de laboutique et de l’appartement, et suffiraient presque aux dépensesjournalières du ménage ; Laurent prendrait le loyer de sonatelier et ses cent francs par mois sur les deux mille et quelquescents francs de rente ; le reste de ces rentes serait appliquéaux besoins communs. De cette façon, on n’entamerait pas lecapital. Thérèse se tranquillisa un peu. Elle fit jurer à son maride ne jamais dépasser la somme qui lui était allouée. D’ailleurs,elle se disait que Laurent ne pouvait s’emparer des quarante millefrancs sans avoir sa signature, et elle se promettait bien de nesigner aucun papier.

Dès le lendemain, Laurent loua, vers le bas de la rue Mazarine,un petit atelier qu’il convoitait depuis un mois. Il ne voulait pasquitter son emploi sans avoir un refuge pour passer tranquillementses journées, loin de Thérèse. Au bout de la quinzaine, il fit sesadieux à ses collègues. Grivet fut stupéfait de son départ. Unjeune homme, disait-il, qui avait devant lui un si bel avenir, unjeune homme qui en était arrivé, en quatre années, au chiffred’appointements que lui, Grivet, avait mis vingt ans àatteindre ! Laurent le stupéfia encore davantage en lui disantqu’il allait se remettre tout entier à la peinture.

Enfin l’artiste s’installa dans son atelier. Cet atelier étaitune sorte de grenier carré, long et large d’environ cinq ou sixmètres ; le plafond s’inclinait brusquement, en pente raide,percé d’une large fenêtre qui laissait tomber une lumière blancheet crue sur le plancher et sur les murs noirâtres. Les bruits de larue ne montaient pas jusqu’à ces hauteurs. La pièce, silencieuse,blafarde, s’ouvrant en haut sur le ciel, ressemblait à un trou, àun caveau creusé dans une argile grise. Laurent meubla ce caveautant bien que mal ; il y apporta deux chaises dépaillées, unetable qu’il appuya contre un mur pour qu’elle ne se laissât pasglisser à terre, un vieux buffet de cuisine, sa boîte à couleurs etson ancien chevalet ; tout le luxe du lieu consista en unvaste divan qu’il acheta trente francs chez un brocanteur.

Il resta quinze jours sans songer seulement à toucher à sespinceaux. Il arrivait entre huit et neuf heures, fumait, secouchait sur le divan, attendait midi, heureux d’être au matin etd’avoir encore devant lui de longues heures de jour. À midi, ilallait déjeuner, puis il se hâtait de revenir, pour être seul, pourne plus voir le visage pâle de Thérèse. Alors il digérait, ildormait, il se vautrait jusqu’au soir. Son atelier était un lieu depaix où il ne tremblait pas. Un jour sa femme lui demanda à visiterson cher refuge. Il refusa, et comme, malgré son refus, elle vintfrapper à sa porte, il n’ouvrit pas ; il lui dit le soir qu’ilavait passé la journée au musée du Louvre. Il craignait que Thérèsen’introduisît avec elle le spectre de Camille.

L’oisiveté finit par lui peser. Il acheta une toile et descouleurs, il se mit à l’œuvre. N’ayant pas assez d’argent pourpayer des modèles, il résolut de peindre au gré de sa fantaisie,sans se soucier de la nature. Il entreprit une tête d’homme.

D’ailleurs, il ne se cloîtra plus autant ; il travaillapendant deux ou trois heures chaque matin et employa ses après-midià flâner ici et là, dans Paris et dans la banlieue. Ce fut enrentrant d’une de ces longues promenades qu’il rencontra, devantl’Institut, son ancien ami de collège, qui avait obtenu un jolisuccès de camaraderie au dernier Salon.

« Comment, c’est toi ! s’écria le peintre. Ah ! monpauvre Laurent, je ne t’aurais jamais reconnu. Tu as maigri.

– Je me suis marié, répondit Laurent d’un ton embarrassé.

– Marié, toi ! Ça ne m’étonne plus de te voir tout drôle…Et que fais-tu maintenant ?

– J’ai loué un petit atelier ; je peins un peu, le matin.»

Laurent conta son mariage en quelques mots ; puis il exposases projets d’avenir d’une voix fiévreuse. Son ami le regardaitd’un air étonné qui le troublait et l’inquiétait. La vérité étaitque le peintre ne retrouvait pas dans le mari de Thérèse le garçonépais et commun qu’il avait connu autrefois. Il lui semblait queLaurent prenait des allures distinguées ; le visage s’étaitaminci et avait des pâleurs de bon goût, le corps entier se tenaitplus digne et plus souple.

« Mais tu deviens joli garçon, ne put s’empêcher de s’écrierl’artiste, tu as une tenue d’ambassadeur. C’est du dernier chic. Àquelle école es-tu donc ? »

L’examen qu’il subissait pesait beaucoup à Laurent. Il n’osaits’éloigner d’une façon brusque.

« Veux-tu monter un instant à mon atelier, demanda-t-il enfin àson ami, qui ne le quittait pas.

– Volontiers », répondit celui-ci.

Le peintre, ne se rendant pas compte des changements qu’ilobservait, était désireux de visiter l’atelier de son anciencamarade. Certes, il ne montait pas cinq étages pour voir lesnouvelles œuvres de Laurent, qui allaient sûrement lui donner desnausées ; il avait la seule envie de contenter sacuriosité.

Quand il fut monté et qu’il eut jeté un coup d’œil sur lestoiles accrochées aux murs, son étonnement redoubla. Il y avait làcinq études, deux têtes de femme et trois têtes d’homme, peintesavec une véritable énergie ; l’allure en était grasse etsolide, chaque morceau s’enlevait par taches magnifiques sur lesfonds d’un gris clair. L’artiste s’approcha vivement, et,stupéfait, ne cherchant même pas à cacher sa surprise :

« C’est toi qui as fait cela ? demanda-t-il à Laurent.

– Oui, répondit celui-ci. Ce sont des esquisses qui me servirontpour un grand tableau que je prépare.

– Voyons, pas de blague, tu es vraiment l’auteur de cesmachines-là ?

– Eh ! oui. Pourquoi n’en serais-je pas l’auteur ?»

Le peintre n’osa répondre : « Parce que ces toiles sont d’unartiste, et que tu n’as jamais été qu’un ignoble maçon. » Il restalongtemps en silence devant les études. Certes, ces études étaientgauches, mais elles avaient une étrangeté, un caractère si puissantqu’elles annonçaient un sens artistique des plus développés. On eûtdit de la peinture vécue. Jamais l’ami de Laurent n’avait vu desébauches si pleines de hautes promesses. Quand il eut bien examinéles toiles, il se tourna vers l’auteur :

« Là, franchement, lui dit-il, je ne t’aurais pas cru capable depeindre ainsi. Où diable as-tu appris à avoir du talent ? Çane s’apprend pas d’ordinaire. »

Et il considérait Laurent, dont la voix lui semblait plus douce,dont chaque geste avait une sorte d’élégance. Il ne pouvait devinerl’effroyable secousse qui avait changé cet homme, en développant enlui des nerfs de femme, des sensations aiguës et délicates. Sansdoute un phénomène étrange s’était accompli dans l’organisme dumeurtrier de Camille. Il est difficile à l’analyse de pénétrer à detelles profondeurs. Laurent était peut-être devenu artiste comme ilétait devenu peureux, à la suite du grand détraquement qui avaitbouleversé sa chair et son esprit. Auparavant, il étouffait sous lepoids lourd de son sang, il restait aveuglé par l’épaisse vapeur desanté qui l’entourait ; maintenant, maigri, frissonnant, ilavait la verve inquiète, les sensations vives et poignantes destempéraments nerveux. Dans la vie de terreur qu’il menait, sapensée délirait et montait jusqu’à l’extase du génie ; lamaladie en quelque sorte morale, la névrose dont tout son êtreétait secoué, développait en lui un sens artistique d’une luciditéétrange ; depuis qu’il avait tué, sa chair s’était commeallégée, son cerveau éperdu lui semblait immense, et, dans cebrusque agrandissement de sa pensée, il voyait passer des créationsexquises, des rêveries de poète. Et c’est ainsi que ses gestesavaient pris une distinction subite, c’est ainsi que ses œuvresétaient belles, rendues tout d’un coup personnelles etvivantes.

Son ami n’essaya pas davantage de s’expliquer la naissance decet artiste. Il s’en alla avec son étonnement. Avant de partir, ilregarda encore les toiles et dit à Laurent :

« Je n’ai qu’un reproche à te faire, c’est que toutes tes étudesont un air de famille. Ces cinq têtes se ressemblent. Les femmeselles-mêmes prennent je ne sais quelle allure violente qui leurdonne l’air d’hommes déguisés… Tu comprends, si tu veux faire untableau avec ces ébauches-là, il faudra changer quelques-unes desphysionomies ; tes personnages ne peuvent pas être tousfrères, cela ferait rire. »

Il sortit de l’atelier, et ajouta sur le carré, en riant :

« Vrai, mon vieux, ça me fait plaisir de t’avoir vu. Maintenantje vais croire aux miracles… Bon Dieu ! es tu comme ilfaut ! »

Il descendit. Laurent rentra dans l’atelier, vivement troublé.Lorsque son ami lui avait fait l’observation que toutes ses têtesd’étude avaient un air de famille, il s’était brusquement tournépour cacher sa pâleur. C’est que déjà cette ressemblance fatalel’avait frappé. Il revint lentement se placer devant lestoiles ; à mesure qu’il les contemplait, qu’il passait del’une à l’autre, une sueur glacée lui mouillait le dos.

« Il a raison, murmura-t-il, ils se ressemblent tous… Ilsressemblent à Camille. »

Il se recula, il s’assit sur le divan, sans pouvoir détacher lesyeux des têtes d’étude. La première était une face de vieillard,avec une longue barbe blanche ; sous cette barbe blanche,l’artiste devinait le menton maigre de Camille. La secondereprésentait une jeune fille blonde, et cette jeune fille leregardait avec les yeux bleus de sa victime. Les trois autresfigures avaient chacune quelque trait du noyé. On eût dit Camillegrimé en vieillard, en jeune fille, prenant le déguisement qu’ilplaisait au peintre de lui donner, mais gardant toujours lecaractère général de sa physionomie. Il existait une autreressemblance terrible entre ces têtes : elles paraissaientsouffrantes et terrifiées, elles étaient comme écrasées sous lemême sentiment d’horreur. Chacune avait un léger pli à gauche de labouche, qui tirait les lèvres et les faisait grimacer. Ce pli, queLaurent se rappela avoir vu sur la face convulsionnée du noyé, lesfrappait d’un signe d’ignoble parenté.

Laurent comprit qu’il avait trop regardé Camille à la morgue.L’image du cadavre s’était gravée profondément en lui. Maintenant,sa main, sans qu’il en eût conscience, traçait toujours les lignesde ce visage atroce dont le souvenir le suivait partout.

Peu à peu, le peintre, qui se renversait sur le divan, crut voirles figures s’animer. Et il eut cinq Camille devant lui, cinqCamille que ses propres doigts avaient puissamment créés, et qui,par une étrangeté effrayante, prenaient tous les âges et tous lessexes. Il se leva, il lacéra les toiles et les jeta dehors. Il sedisait qu’il mourrait d’effroi dans son atelier, s’il le peuplaitlui-même des portraits de sa victime.

Une crainte venait de le prendre : il redoutait de ne pouvoirplus dessiner une tête, sans dessiner celle du noyé. Il voulutsavoir tout de suite s’il était maître de sa main. Il posa unetoile blanche sur son chevalet ; puis, avec un bout de fusain,il indiqua une figure en quelques traits. La figure ressemblait àCamille. Laurent effaça brusquement cette esquisse et en tenta uneautre. Pendant une heure, il se débattit contre la fatalité quipoussait ses doigts. À chaque nouvel essai, il revenait à la têtedu noyé. Il avait beau tendre sa volonté, éviter les lignes qu’ilconnaissait si bien ; malgré lui, il traçait ces lignes, ilobéissait à ses muscles, à ses nerfs révoltés. Il avait d’abordjeté les croquis rapidement ; il s’appliqua ensuite à conduirele fusain avec lenteur. Le résultat fut le même : Camille,grimaçant et douloureux, apparaissait sans cesse sur la toile.L’artiste esquissa successivement les têtes les plus diverses, destêtes d’anges, de vierges avec des auréoles, de guerriers romainscoiffés de leur casque, d’enfants blonds et roses, de vieux banditscouturés de cicatrices ; toujours, toujours le noyérenaissait, il était tour à tour ange, vierge, guerrier, enfant etbandit. Alors Laurent se jeta dans la caricature, il exagéra lestraits, il fit des profils monstrueux, il inventa des têtesgrotesques, et il ne réussit qu’à rendre plus horribles lesportraits frappants de sa victime. Il finit par dessiner desanimaux, des chiens et des chats ; les chiens et les chatsressemblaient vaguement à Camille.

Une rage sourde s’était emparée de Laurent. Il creva la toiled’un coup de poing, en songeant avec désespoir à son grand tableau.Maintenant il n’y fallait plus penser ; il sentait bien que,désormais, il ne dessinerait plus que la tête de Camille, et, commele lui avait dit son ami, des figures qui se ressembleraient toutesferaient rire. Il s’imaginait ce qu’aurait été son œuvre ; ilvoyait sur les épaules de ses personnages, des hommes et desfemmes, la face blafarde et épouvantée du noyé ; l’étrangespectacle qu’il évoquait ainsi lui parut d’un ridicule atroce etl’exaspéra.

Ainsi il n’oserait plus travailler, il redouterait toujours deressusciter sa victime au moindre coup de pinceau. S’il voulaitvivre paisible dans son atelier, il devrait ne jamais y peindre.Cette pensée que ses doigts avaient la faculté fatale etinconsciente de reproduire sans cesse le portrait de Camille luifit regarder sa main avec terreur. Il lui semblait que cette mainne lui appartenait plus.

Chapitre 26

 

La crise dont Mme Raquin était menacée se déclara. Brusquement,la paralysie, qui depuis plusieurs mois rampait le long de sesmembres, toujours près de l’étreindre, la prit à la gorge et luilia le corps. Un soir, comme elle s’entretenait paisiblement avecThérèse et Laurent, elle resta, au milieu d’une phrase, la bouchebéante : il lui semblait qu’on l’étranglait. Quand elle voulutcrier, appeler au secours, elle ne put balbutier que des sonsrauques. Sa langue était devenue de pierre. Ses mains et ses piedss’étaient roidis. Elle se trouvait frappée de mutisme etd’immobilité.

Thérèse et Laurent se levèrent, effrayés devant ce coup defoudre, qui tordit la vieille mercière en moins de cinq secondes.Quand elle fut roide et qu’elle fixa sur eux des regardssuppliants, ils la pressèrent de questions pour connaître la causede sa souffrance. Elle ne put répondre, elle continua à lesregarder avec une angoisse profonde. Ils comprirent alors qu’ilsn’avaient plus qu’un cadavre devant eux, un cadavre vivant à moitiéqui les voyait et les entendait, mais qui ne pouvait leur parler.Cette crise les désespéra : au fond, ils se souciaient peu desdouleurs de la paralytique, ils pleuraient sur eux, qui vivraientdésormais dans un éternel tête-à-tête.

Dès ce jour, la vie des époux devint intolérable. Ils passèrentdes soirées cruelles, en face de la vieille impotente quin’endormait plus leur effroi de ses doux radotages. Elle gisaitdans un fauteuil, comme un paquet, comme une chose, et ilsrestaient seuls, aux deux bouts de la table, embarrassés etinquiets. Ce cadavre ne les séparait plus ; par moments, ilsl’oubliaient, ils le confondaient avec les meubles. Alors leursépouvantes de la nuit les prenaient, la salle à manger devenait,comme la chambre, un lieu terrible où se dressait le spectre deCamille. Ils souffrirent ainsi quatre ou cinq heures de plus parjour. Dès le crépuscule, ils frissonnaient, baissant l’abat-jour dela lampe pour ne pas se voir, tâchant de croire que Mme Raquinallait parler et leur rappeler ainsi sa présence. S’ils lagardaient, s’ils ne se débarrassaient pas d’elle, c’est que sesyeux vivaient encore, et qu’ils éprouvaient parfois quelquesoulagement à les regarder se mouvoir et briller.

Ils plaçaient toujours la vieille impotente sous la clarté cruede la lampe, afin de bien éclairer son visage et de l’avoir sanscesse devant eux. Ce visage mou et blafard eût été un spectacleinsoutenable pour d’autres, mais ils éprouvaient un tel besoin decompagnie, qu’ils y reposaient leurs regards avec une véritablejoie. On eût dit le masque dissous d’une morte, au milieu duquel onaurait mis deux yeux vivants ; ces yeux seuls bougeaient,roulant rapidement dans leur orbite ; les joues, la boucheétaient comme pétrifiées, elles gardaient une immobilité quiépouvantait. Lorsque Mme Raquin se laissait aller au sommeil etbaissait les paupières, sa face, alors toute blanche et toutemuette, était vraiment celle d’un cadavre ; Thérèse etLaurent, qui ne sentaient plus personne avec eux, faisaient dubruit jusqu’à ce que la paralytique eût relevé les paupières et leseût regardés. Ils l’obligeaient ainsi à rester éveillée.

Ils la considéraient comme une distraction qui les tirait deleurs mauvais rêves. Depuis qu’elle était infirme, il fallait lasoigner ainsi qu’un enfant. Les soins qu’ils lui prodiguaient lesforçaient à secouer leurs pensées. Le matin, Laurent la levait, laportait dans son fauteuil, et, le soir, il la remettait sur sonlit ; elle était lourde encore, il devait user de toute saforce pour la prendre délicatement entre ses bras et latransporter. C’était également lui qui roulait son fauteuil. Lesautres soins regardaient Thérèse : elle habillait l’impotente, ellela faisait manger, elle cherchait à comprendre ses moindres désirs.Mme Raquin conserva pendant quelques jours l’usage de ses mains,elle put écrire sur une ardoise et demander ainsi ce dont elleavait besoin ; puis ces mains moururent, il lui devintimpossible de les soulever et de tenir un crayon ; dès lors,elle n’eut plus que le langage du regard, il fallut que sa niècedevinât ce qu’elle désirait. La jeune femme se voua au rude métierde garde-malade ; cela lui créa une occupation de corps etd’esprit qui lui fit grand bien.

Les époux, pour ne point rester face à face, roulaient dès lematin, dans la salle à manger, le fauteuil de la pauvre vieille.Ils l’apportaient entre eux, comme si elle eût été nécessaire àleur existence ; ils la faisaient assister à leur repas, àtoutes leurs entrevues. Ils feignaient de ne pas comprendre,lorsqu’elle témoignait le désir de passer dans sa chambre. Ellen’était bonne qu’à rompre leur tête-à-tête, elle n’avait pas ledroit de vivre à part. À huit heures, Laurent allait à son atelier,Thérèse descendait à la boutique, la paralytique demeurait seuledans la salle à manger jusqu’à midi ; puis, après le déjeuner,elle se trouvait seule à nouveau jusqu’à six heures. Souvent,pendant la journée, sa nièce montait et tournait autour d’elle,s’assurant si elle ne manquait de rien. Les amis de la famille nesavaient quels éloges inventer pour exalter les vertus de Thérèseet de Laurent.

Les réceptions du jeudi continuèrent, et l’impotente y assista,comme par le passé. On approchait son fauteuil de la table ;de huit heures à onze heures, elle tenait les yeux ouverts,regardant tour à tour les invités avec des lueurs pénétrantes. Lespremiers jours, le vieux Michaud et Grivet demeurèrent un peuembarrassés en face du cadavre de leur vieille amie ; ils nesavaient quelle contenance tenir, ils n’éprouvaient qu’un chagrinmédiocre, et ils se demandaient dans quelle juste mesure il étaitconvenable de s’attrister. Fallait-il parler à cette face morte,fallait-il ne pas s’en occuper du tout ? Peu à peu, ilsprirent le parti de traiter Mme Raquin comme si rien ne lui étaitarrivé. Ils finirent par feindre d’ignorer complètement son état.Ils causaient avec elle, faisant les demandes et les réponses,riant pour elle et pour eux, ne se laissant jamais démonter parl’expression rigide de son visage. Ce fut un étrangespectacle ; ces hommes avaient l’air de parler raisonnablementà une statue, comme les petites filles parlent à leur poupée. Laparalytique se tenait roide et muette devant eux, et ilsbavardaient, et ils multipliaient les gestes, ayant avec elle desconversations très animées. Michaud et Grivet s’applaudirent deleur excellente tenue. En agissant ainsi, ils croyaient fairepreuve de politesse ; ils s’évitaient, en outre, l’ennui descondoléances d’usage. Mme Raquin devait être flattée de se voirtraitée en personne bien portante, et, dès lors, il leur étaitpermis de s’égayer en sa présence sans le moindre scrupule.

Grivet eut une manie. Il affirma qu’il s’entendait parfaitementavec Mme Raquin, qu’elle ne pouvait le regarder sans qu’il comprîtsur-le-champ ce qu’elle désirait. C’était encore là une attentiondélicate. Seulement, à chaque fois, Grivet se trompait. Souvent, ilinterrompait la partie de dominos, il examinait la paralytique dontles yeux suivaient paisiblement le jeu, et il déclarait qu’elledemandait telle ou telle chose. Vérification faite, Mme Raquin nedemandait rien du tout ou demandait une chose toute différente.Cela ne décourageait pas Grivet, qui lançait un victorieux : «Quand je vous le disais ! » et qui recommençait quelquesminutes plus tard. C’était une bien autre affaire lorsquel’impotente témoignait ouvertement un désir ; Thérèse,Laurent, les invités nommaient l’un après l’autre les objetsqu’elle pouvait souhaiter. Grivet se faisait alors remarquer par lamaladresse de ses offres. Il nommait tout ce qui lui passait par latête, au hasard, offrant toujours le contraire de ce que Mme Raquindésirait. Ce qui ne lui empêchait pas de répéter :

« Moi, je lis dans ses yeux comme dans un livre. Tenez, elle medit que j’ai raison… N’est-ce pas, chère dame… Oui, oui. »

D’ailleurs, ce n’était pas une chose facile que de saisir lessouhaits de la pauvre vieille. Thérèse seule avait cette science.Elle communiquait assez aisément avec cette intelligence murée,vivante encore et enterrée au fond d’une chair morte. Que sepassait-il dans cette misérable créature qui vivait juste assezpour assister à la vie sans y prendre part ? Elle voyait, elleentendait, elle raisonnait sans doute d’une façon nette et claire,et elle n’avait plus le geste, elle n’avait plus la voix pourexprimer au-dehors les pensées qui naissaient en elle. Ses idéesl’étouffaient peut-être. Elle n’aurait pu lever la main, ouvrir labouche, quand même un de ses mouvements, une de ses paroles eûtdécidé des destinées du monde. Son esprit était comme un de cesvivants qu’on ensevelit par mégarde et qui se réveillent dans lanuit de la terre, à deux ou trois mètres au-dessous du sol ;ils crient, ils se débattent, et l’on passe sur eux sans entendreleurs atroces lamentations. Souvent, Laurent regardait Mme Raquin,les lèvres serrées, les mains allongées sur les genoux, mettanttoute sa vie dans ses yeux vifs et rapides, et il se disait :

« Qui sait à quoi elle peut penser toute seule… Il doit sepasser quelque drame cruel au fond de cette morte. »

Laurent se trompait, Mme Raquin était heureuse, heureuse dessoins et de l’affection de ses chers enfants. Elle avait toujoursrêvé de finir comme cela, lentement, au milieu de dévouements et decaresses. Certes, elle aurait voulu conserver la parole pourremercier ses amis qui l’aidaient à mourir en paix. Mais elleacceptait son état sans révolte ; la vie paisible et retiréequ’elle avait toujours menée, les douceurs de son tempérament luiempêchaient de sentir trop rudement les souffrances du mutisme etde l’immobilité. Elle était redevenue enfant, elle passait desjournées sans ennui, à regarder devant elle, à songer au passé.Elle finit même par goûter des charmes à rester bien sage dans sonfauteuil, comme une petite fille.

Ses yeux prenaient chaque jour une douceur, une clarté pluspénétrantes. Elle en était arrivée à se servir de ses yeux commed’une main, comme d’une bouche, pour demander et remercier. Ellesuppléait ainsi, d’une façon étrange et charmante, aux organes quilui faisaient défaut. Ses regards étaient beaux d’une beautécéleste, au milieu de sa face dont les chairs pendaient molles etgrimaçantes. Depuis que ses lèvres tordues et inertes ne pouvaientplus sourire, elle souriait du regard, avec des tendressesadorables ; des lueurs humides passaient, et des rayonsd’aurore sortaient des orbites. Rien n’était plus singulier que cesyeux qui riaient comme des lèvres dans ce visage mort ; le basdu visage restait morne et blafard, le haut s’éclairait divinement.C’était surtout pour ses chers enfants qu’elle mettait ainsi toutesses reconnaissances, toutes les affections de son âme dans unsimple coup d’œil. Lorsque, le soir et le matin, Laurent la prenaitentre ses bras pour la transporter, elle le remerciait avec amourpar des regards pleins d’une tendre effusion.

Elle vécut ainsi pendant plusieurs semaines, attendant la mort,se croyant à l’abri de tout nouveau malheur. Elle pensait avoirpayé sa part de souffrance. Elle se trompait. Un soir, uneffroyable coup l’écrasa.

Thérèse et Laurent avaient beau la mettre entre eux, en pleinelumière, elle ne vivait plus assez pour les séparer et les défendrecontre leurs angoisses. Quand ils oubliaient qu’elle était là,qu’elle les voyait et les entendait, la folie les prenait, ilsapercevaient Camille et cherchaient à le chasser. Alors, ilsbalbutiaient, ils laissaient échapper malgré eux des aveux, desphrases qui finirent par tout révéler à Mme Raquin. Laurent eut unesorte de crise pendant laquelle il parla comme un halluciné.Brusquement, la paralytique comprit.

Une effrayante contraction passa sur son visage, et elle éprouvaune telle secousse, que Thérèse crut qu’elle allait bondir etcrier. Puis elle retomba dans une rigidité de fer. Cette espèce dechoc fut d’autant plus épouvantable qu’il sembla galvaniser uncadavre. La sensibilité, un instant rappelée, disparut ;l’impotente demeura plus écrasée, plus blafarde. Ses yeux, si douxd’ordinaire, étaient devenus noirs et durs, pareils à des morceauxde métal.

Jamais désespoir n’était tombé plus rudement dans un être. Lasinistre vérité, comme un éclair, brûla les yeux de la paralytiqueet entra en elle avec le heurt suprême d’un coup de foudre. Si elleavait pu se lever, jeter le cri d’horreur qui montait à sa gorge,maudire les assassins de son fils, elle eût moins souffert. Mais,après avoir tout entendu, tout compris, il lui fallut resterimmobile et muette, gardant en elle l’éclat de sa douleur. Il luisembla que Thérèse et Laurent l’avaient liée, clouée sur sonfauteuil pour l’empêcher de s’élancer, et qu’ils prenaient unatroce plaisir à lui répéter : « Nous avons tué Camille », aprèsavoir posé sur ses lèvres un bâillon qui étouffait ses sanglots.L’épouvante, l’angoisse couraient furieusement dans son corps sanstrouver une issue. Elle faisait des efforts surhumains poursoulever le poids qui l’écrasait, pour dégager sa gorge et donnerainsi passage au flot de son désespoir. Et vainement elle tendaitses dernières énergies ; elle sentait sa langue froide contreson palais, elle ne pouvait s’arracher de la mort. Une impuissancede cadavre la tenait rigide. Ses sensations ressemblaient à cellesd’un homme tombé en léthargie qu’on enterrerait et qui, bâillonnépar les liens de sa chair, entendrait sur sa tête le bruit sourddes pelletées de sable.

Le ravage qui se fit dans son cœur fut plus terrible encore.Elle sentit en elle un écroulement qui la brisa. Sa vie entièreétait désolée, toutes ses tendresses, toutes ses bontés, tous sesdévouements venaient d’être brutalement renversés et foulés auxpieds. Elle avait mené une vie d’affection et de douceur, et, à sesheures dernières, lorsqu’elle allait emporter dans la tombe lacroyance aux bonheurs calmes de l’existence, une voix lui criaitque tout est mensonge et que tout est crime. Le voile qui sedéchirait lui montrait, au-delà des amours et des amitiés qu’elleavait cru voir, un spectacle effroyable de sang et de honte. Elleeût injurié Dieu, si elle avait pu crier un blasphème. Dieu l’avaittrompée pendant plus de soixante ans, en la traitant en petitefille douce et bonne, en amusant ses yeux par des tableauxmensongers de joie tranquille. Et elle était demeurée enfant,croyant sottement à mille choses niaises, ne voyant pas la vieréelle se traîner dans la boue sanglante des passions. Dieu étaitmauvais ; il aurait dû lui dire la vérité plus tôt, ou lalaisser s’en aller avec ses innocences et son aveuglement.Maintenant, il ne lui restait qu’à mourir en niant l’amour, enniant l’amitié, en niant le dévouement. Rien n’existait que lemeurtre et la luxure.

Hé quoi ! Camille était mort sous les coups de Thérèse etde Laurent, et ceux-ci avaient conçu le crime au milieu des hontesde l’adultère ! Il y avait pour Mme Raquin un tel abîme danscette pensée, qu’elle ne pouvait la raisonner ni la saisir d’unefaçon nette et détaillée. Elle n’éprouvait qu’une sensation, celled’une chute horrible ; il lui semblait qu’elle tombait dans untrou noir et froid. Et elle se disait : « Je vais aller me briserau fond. »

Après la première secousse, la monstruosité du crime lui parutinvraisemblable. Puis elle eut peur de devenir folle, lorsque laconviction de l’adultère et du meurtre s’établit en elle, ausouvenir de petites circonstances qu’elle ne s’était pas expliquéesjadis. Thérèse et Laurent étaient bien les meurtriers de Camille,Thérèse qu’elle avait élevée, Laurent qu’elle avait aimé en mèredévouée et tendre. Cela tournait dans sa tête comme une roueimmense, avec un bruit assourdissant. Elle devinait des détails siignobles, elle descendait dans une hypocrisie si grande, elleassistait en pensée à un double spectacle d’une ironie si atroce,qu’elle eût voulu mourir pour ne plus penser. Une seule idée,machinale et implacable, broyait son cerveau avec une pesanteur etun entêtement de meule. Elle se répétait : « Ce sont mes enfantsqui ont tué mon enfant », et elle ne trouvait rien autre chose pourexprimer son désespoir.

Dans le brusque changement de son cœur, elle se cherchait avecégarement et ne se reconnaissait plus ; elle restait écraséesous l’envahissement brutal des pensées de vengeance qui chassaienttoute la bonté de sa vie. Quand elle eut été transformée, il fitnoir en elle ; elle sentit naître dans sa chair mourante unnouvel être, impitoyable et cruel, qui aurait voulu mordre lesassassins de son fils.

Lorsqu’elle eut succombé sous l’étreinte accablante de laparalysie, lorsqu’elle eut compris qu’elle ne pouvait sauter à lagorge de Thérèse et de Laurent, qu’elle rêvait d’étrangler, elle serésigna au silence et à l’immobilité, et de grosses larmestombèrent lentement de ses yeux. Rien ne fut plus navrant que cedésespoir muet et immobile. Ces larmes qui coulaient une à une surce visage mort dont pas une ride ne bougeait, cette face inerte etblafarde qui ne pouvait pleurer par tous ses traits et où les yeuxseuls sanglotaient, offraient un spectacle poignant.

Thérèse fut prise d’une pitié épouvantée.

« Il faut la coucher », dit-elle à Laurent en lui montrant satante.

Laurent se hâta de rouler la paralytique dans sa chambre. Puisil se baissa pour la prendre entre ses bras. À ce moment, MmeRaquin espéra qu’un ressort puissant allait la mettre sur sespieds ; elle tenta un effort suprême. Dieu ne pouvaitpermettre que Laurent la serrât contre sa poitrine ; ellecomptait que la foudre allait l’écraser s’il avait cette impudencemonstrueuse. Mais aucun ressort ne la poussa, et le ciel réservason tonnerre. Elle resta affaissée, passive, comme un paquet delinge. Elle fut saisie, soulevée, transportée par l’assassin ;elle éprouva l’angoisse de se sentir, molle et abandonnée, entreles bras du meurtrier de Camille. Sa tête roula sur l’épaule deLaurent, qu’elle regarda avec des yeux agrandis par l’horreur.

« Va, va, regarde-moi bien, murmura-t-il, tes yeux ne memangeront pas… »

Et il la jeta brutalement sur le lit. L’impotente y tombaévanouie. Sa dernière pensée avait été une pensée de terreur et dedégoût. Désormais, il lui faudrait, matin et soir, subir l’étreinteimmonde des bras de Laurent.

Chapitre 27

 

Une crise d’épouvante avait seule pu amener les époux à parler,à faire des aveux en présence de Mme Raquin. Ils n’étaient cruelsni l’un ni l’autre ; ils auraient évité une semblablerévélation par humanité, si leur sûreté ne leur eût pas déjà faitune loi de garder le silence.

Le jeudi suivant, ils furent singulièrement inquiets. Le matin,Thérèse demanda à Laurent s’il croyait prudent de laisser laparalytique dans la salle à manger pendant la soirée. Elle savaittout, elle pourrait donner l’éveil.

« Bah ! répondit Laurent, il lui est impossible de remuerle petit doigt. Comment veux-tu qu’elle bavarde ?

– Elle trouvera peut-être un moyen, répondit Thérèse. Depuisl’autre soir, je lis dans ses yeux une pensée implacable.

– Non, vois-tu, le médecin m’a dit que tout était bien fini pourelle. Si elle parle encore une fois, elle parlera dans le dernierhoquet de l’agonie… Elle n’en a pas pour longtemps, va. Ce seraitbête de charger encore notre conscience en l’empêchant d’assister àcette soirée… »

Thérèse frissonna.

« Tu ne m’as pas comprise, cria-t-elle. Oh ! tu as raison,il y a assez de sang… Je voulais te dire que nous pourrionsenfermer ma tante dans sa chambre et prétendre qu’elle est plussouffrante, qu’elle dort.

– C’est cela, reprit Laurent, et cet imbécile de Michaudentrerait carrément dans la chambre pour voir quand même sa vieilleamie… Ce serait une excellente façon pour nous perdre. »

Il hésitait, il voulait paraître tranquille, et l’anxiété lefaisait balbutier.

« Il vaut mieux laisser aller les événements, continua-t-il. Cesgens-là sont bêtes comme des oies ; ils n’entendrontcertainement rien aux désespoirs muets de la vieille. Jamais ils nese douteront de la chose, car ils sont trop loin de la vérité. Unefois l’épreuve faite, nous serons tranquilles sur les suites denotre imprudence… Tu verras, tout ira bien. »

Le soir, quand les invités arrivèrent, Mme Raquin occupait saplace ordinaire, entre le poêle et la table. Laurent et Thérèsejouaient la belle humeur, cachant leurs frissons, attendant avecangoisse l’incident qui ne pouvait manquer de se produire. Ilsavaient baissé très bas l’abat-jour de la lampe ; la toilecirée seule était éclairée.

Les invités eurent ce bout de causerie banale et bruyante quiprécédait toujours la première partie de dominos. Grivet et Michaudne manquèrent pas d’adresser à la paralytique les questions d’usagesur sa santé, questions auxquelles ils firent eux-mêmes desréponses excellentes, comme ils en avaient l’habitude. Après quoi,sans plus s’occuper de la pauvre vieille, la compagnie se plongeadans le jeu avec délices.

Mme Raquin, depuis qu’elle connaissait l’horrible secret,attendait fiévreusement cette soirée. Elle avait réuni sesdernières forces pour dénoncer les coupables. Jusqu’au derniermoment, elle craignit de ne pas assister à la réunion ; ellepensait que Laurent la ferait disparaître, la tuerait peut-être, outout au moins l’enfermerait dans sa chambre. Quand elle vit qu’onla laissait là, quand elle fut en présence des invités, elle goûtaune joie chaude en songeant qu’elle allait tenter de venger sonfils. Comprenant que sa langue était bien morte, elle essaya unnouveau langage. Par une puissance de volonté étonnante, elleparvint à galvaniser en quelque sorte sa main droite, à la souleverlégèrement de son genou où elle était toujours étendue,inerte ; elle la fit ensuite ramper peu à peu le long d’un despieds de la table, qui se trouvait devant elle, et parvint à laposer sur la toile cirée. Là, elle agita faiblement les doigtscomme pour attirer l’attention.

Quand les joueurs aperçurent au milieu d’eux cette main demorte, blanche et molle, ils furent très surpris. Grivet s’arrêta,le bras en l’air, au moment où il allait poser victorieusement ledouble-six. Depuis son attaque, l’impotente n’avait plus remué lesmains.

« Hé ! voyez donc, Thérèse, cria Michaud, voilà Mme Raquinqui agite les doigts… Elle désire sans doute quelque chose. »

Thérèse ne put répondre ; elle avait suivi, ainsi queLaurent, le labeur de la paralytique, elle regardait la main de satante, blafarde sous la lumière crue de la lampe, comme une mainvengeresse qui allait parler. Les deux meurtriers attendaient,haletants.

« Pardieu ! oui, dit Grivet, elle désire quelque chose…Oh ! nous nous comprenons bien tous les deux… Elle veut joueraux dominos… Hein ! n’est-ce pas, chère dame ? »

Mme Raquin fit un signe violent de dénégation. Elle allongea undoigt, replia les autres, avec des peines infinies, et se mit àtracer péniblement des lettres sur la table. Elle n’avait pasindiqué quelques traits, que Grivet s’écria de nouveau avectriomphe :

« Je comprends : elle dit que je fais bien de poser ledouble-six. »

L’impotente jeta sur le vieil employé un regard terrible etreprit le mot qu’elle voulait écrire. Mais, à chaque instant,Grivet l’interrompait en déclarant que c’était inutile, qu’il avaitcompris, et il avançait une sottise. Michaud finit par le fairetaire.

« Que diable ! laissez parler Mme Raquin, dit-il. Parlez,ma vieille amie. »

Et il regarda sur la toile cirée, comme il aurait prêtél’oreille. Mais les doigts de la paralytique se lassaient, ilsavaient recommencé un mot à plus de dix reprises, et ils netraçaient plus ce mot qu’en s’égarant à droite et à gauche. Michaudet Olivier se penchaient, ne pouvant lire, forçant l’impotente àtoujours reprendre les premières lettres.

« Ah ! bien, s’écria tout à coup Olivier, j’ai lu, cettefois… Elle vient d’écrire votre nom, Thérèse… Voyons “Thérèse et…”Achevez, chère dame. »

Thérèse faillit crier d’angoisse. Elle regardait les doigts desa tante glisser sur la toile cirée, et il lui semblait que cesdoigts traçaient son nom et l’aveu de son crime en caractères defeu. Laurent s’était levé violemment, se demandant s’il n’allaitpas se précipiter sur la paralytique et lui briser le bras. Il crutque tout était perdu, il sentit sur son être la pesanteur et lefroid du châtiment, en voyant cette main revivre pour révélerl’assassinat de Camille.

Mme Raquin écrivait toujours, d’une façon de plus en plushésitante.

« C’est parfait, je lis très bien, reprit Olivier au bout d’uninstant, en regardant les époux. Votre tante écrit vos deux noms :“Thérèse et Laurent” »

La vieille dame fit coup sur coup des signes d’affirmation, enjetant sur les meurtriers des regards qui les écrasèrent. Puis ellevoulut achever. Mais ses doigts s’étaient roidis, la volontésuprême qui les galvanisait lui échappait ; elle sentait laparalysie remonter lentement le long de son bras, et de nouveaus’emparer de son poignet. Elle se hâta, elle traça encore unmot.

Le vieux Michaud lut à haute voix :

« Thérèse et Laurent ont… »

Et Olivier demanda :

« Qu’est-ce qu’ils ont, vos chers enfants ? »

Les meurtriers, pris d’une terreur folle, furent sur le pointd’achever la phrase tout haut. Ils contemplaient la main vengeresseavec des yeux fixes et troubles, lorsque, tout d’un coup, cettemain fut prise d’une convulsion et s’aplatit sur la table ;elle glissa et retomba le long du genou de l’impotente, comme unemasse de chair inanimée. La paralysie était revenue et avait arrêtéle châtiment. Michaud et Olivier se rassirent, désappointés, tandisque Thérèse et Laurent goûtaient une joie si âcre, qu’ils sesentaient défaillir sous le flux brusque du sang qui battait dansleur poitrine.

Grivet était vexé de ne pas avoir été cru sur parole. Il pensaque le moment était venu de reconquérir son infaillibilité encomplétant la phrase inachevée de Mme Raquin. Comme on cherchait lesens de cette phrase :

– C’est très clair, dit-il, je devine la phrase entière dans lesyeux de madame. Je n’ai pas besoin qu’elle écrive sur une table,moi ; un de ses regards me suffit… Elle a voulu dire :“Thérèse et Laurent ont bien soin de moi.” »

Grivet dut s’applaudir de son imagination, car toute la sociétéfut de son avis. Les invités se mirent à faire l’éloge des époux,qui se montraient si bons pour la pauvre dame.

« Il est certain, dit gravement le vieux Michaud, que Mme Raquina voulu rendre hommage aux tendres attentions que lui prodiguentses enfants. Cela honore toute la famille. »

Et il ajouta en reprenant ses dominos :

« Allons, continuons. Où en étions-nous ?… Grivet allaitposer le double-six, je crois. »

Grivet posa le double-six. La partie continua, stupide etmonotone.

La paralytique regardait sa main, abîmée dans un affreuxdésespoir. Sa main venait de la trahir. Elle la sentait lourdecomme du plomb, maintenant ; jamais plus elle ne pourrait lasoulever. Le ciel ne voulait pas que Camille fût vengé, il retiraità sa mère le seul moyen de faire connaître aux hommes le meurtredont il avait été la victime. Et la malheureuse se disait qu’ellen’était plus bonne qu’à aller rejoindre son enfant dans la terre.Elle baissa les paupières, se sentant inutile désormais, voulant secroire déjà dans la nuit du tombeau.

Chapitre 28

 

Depuis deux mois, Thérèse et Laurent se débattaient dans lesangoisses de leur union. Ils souffraient l’un par l’autre. Alors lahaine monta lentement en eux, ils finirent par se jeter des regardsde colère, pleins de menaces sourdes.

La haine devait forcément venir. Ils s’étaient aimés comme desbrutes, avec une passion chaude, toute de sang ; puis, aumilieu des énervements du crime, leur amour était devenu de lapeur, et ils avaient éprouvé une sorte d’effroi physique de leursbaisers ; aujourd’hui, sous la souffrance que le mariage, quela vie en commun leur imposait, ils se révoltaient ets’emportaient.

Ce fut une haine atroce, aux éclats terribles. Ils sentaientbien qu’ils se gênaient l’un l’autre ; ils se disaient qu’ilsmèneraient une existence tranquille, s’ils n’étaient pas toujourslà face à face. Quand ils étaient en présence, il leur semblaitqu’un poids énorme les étouffait, et ils auraient voulu écarter cepoids, l’anéantir ; leurs lèvres se pinçaient, des pensées deviolence passaient dans leurs yeux clairs, il leur prenait desenvies de s’entre-dévorer.

Au fond, une pensée unique les rongeait : ils s’irritaientcontre leur crime, ils se désespéraient d’avoir à jamais troubléleur vie. De là venaient toute leur colère et toute leur haine. Ilssentaient que le mal était incurable, qu’ils souffriraient jusqu’àleur mort du meurtre de Camille, et cette idée de perpétuité dansla souffrance les exaspérait. Ne sachant sur qui frapper, ils s’enprenaient à eux-mêmes, ils s’exécraient.

Ils ne voulaient pas reconnaître tout haut que leur mariageétait le châtiment fatal du meurtre ; ils se refusaient àentendre la voix intérieure qui leur criait la vérité, en étalantdevant eux l’histoire de leur vie. Et pourtant, dans les crisesd’emportement qui les secouaient, ils lisaient chacun nettement aufond de leur colère, ils devinaient les fureurs de leur êtreégoïste qui les avait poussés à l’assassinat pour contenter sesappétits, et qui ne trouvait dans l’assassinat qu’une existencedésolée et intolérable. Ils se souvenaient du passé, ils savaientque leur espérance trompée de luxure et de bonheur paisible lesamenait seule aux remords ; s’ils avaient pu s’embrasser enpaix et vivre en joie, ils n’auraient point pleuré Camille, ils seseraient engraissés de leur crime. Mais leur corps s’était révolté,refusant le mariage, et ils se demandaient avec terreur où allaientles conduire l’épouvante et le dégoût. Ils n’apercevaient qu’unavenir effroyable de douleur, qu’un dénouement sinistre et violent.Alors, comme deux ennemis qu’on aurait attachés ensemble et quiferaient de vains efforts pour se soustraire à cet embrassementforcé, ils tendaient leurs muscles et leurs nerfs, ils seraidissaient sans parvenir à se délivrer. Puis, comprenant quejamais ils n’échapperaient à leur étreinte, irrités par les cordesqui leur coupaient la chair, écœurés de leur contact, sentant àchaque heure croître leur malaise, oubliant qu’ils s’étaienteux-mêmes liés l’un à l’autre, et ne pouvant supporter leurs liensun instant de plus, ils s’adressaient des reproches sanglants, ilsessayaient de souffrir moins, de panser les blessures qu’ils sefaisaient, en s’injuriant, en s’étourdissant de leurs cris et deleurs accusations.

Chaque soir une querelle éclatait. On eût dit que les meurtrierscherchaient des occasions pour s’exaspérer, pour détendre leursnerfs roidis. Ils s’épiaient, se tâtaient du regard, fouillantleurs blessures, trouvant le vif de chaque plaie, et prenant uneâcre volupté à se faire crier de douleur. Ils vivaient ainsi aumilieu d’une irritation continuelle, las d’eux-mêmes, ne pouvantplus supporter un mot, un geste, un regard, sans souffrir et sansdélirer. Leur être entier se trouvait préparé pour laviolence ; la plus légère impatience, la contrariété la plusordinaire grandissaient d’une façon étrange dans leur organismedétraqué, et devenaient tout d’un coup grosses de brutalité. Unrien soulevait un orage qui durait jusqu’au lendemain. Un plat tropchaud, une fenêtre ouverte, un démenti, une simple observationsuffisaient pour les pousser à de véritables crises de folie. Ettoujours, à un moment de la dispute, ils se jetaient le noyé à laface. De parole en parole, ils en arrivaient à se reprocher lanoyade de Saint-Ouen ; alors ils voyaient rouge, ilss’exaltaient jusqu’à la rage. C’étaient des scènes atroces, desétouffements, des coups, des cris ignobles, des brutalitéshonteuses. D’ordinaire, Thérèse et Laurent s’exaspéraient ainsiaprès le repas ; ils s’enfermaient dans la salle à manger pourque le bruit de leur désespoir ne fût pas entendu. Là, ilspouvaient se dévorer à l’aise, au fond de cette pièce humide, decette sorte de caveau que la lampe éclairait de lueurs jaunâtres.Leurs voix, au milieu du silence et de la tranquillité de l’air,prenaient des sécheresses déchirantes. Et ils ne cessaient quelorsqu’ils étaient brisés de fatigue ; alors seulement ilspouvaient aller goûter quelques heures de repos. Leurs querellesdevinrent comme un besoin pour eux, comme un moyen de gagner lesommeil en hébétant leurs nerfs.

Mme Raquin les écoutait. Elle était là sans cesse, dans sonfauteuil, les mains pendantes sur les genoux, la tête droite, laface muette. Elle entendait tout, et sa chair morte n’avait pas unfrisson. Ses yeux s’attachaient sur les meurtriers avec une fixitéaiguë. Son martyre devait être atroce. Elle sut ainsi, détail pardétail, les faits qui avaient précédé et suivi le meurtre deCamille, elle descendit peu à peu dans les saletés et les crimes deceux qu’elle avait appelés ses chers enfants.

Les querelles des époux la mirent au courant des moindrescirconstances, étalèrent devant son esprit terrifié, un à un, lesépisodes de l’horrible aventure. Et à mesure qu’elle pénétrait plusavant dans cette boue sanglante, elle criait grâce, elle croyaittoucher le fond de l’infamie, et il lui fallait descendre encore.Chaque soir elle apprenait quelque nouveau détail. Toujoursl’affreuse histoire s’allongeait devant elle ; il lui semblaitqu’elle était perdue dans un rêve d’horreur qui n’aurait pas defin. Le premier aveu avait été brutal et écrasant, mais ellesouffrait davantage de ces coups répétés, de ces petits faits queles époux laissaient échapper au milieu de leur emportement et quiéclairaient le crime de lueurs sinistres. Une fois par jour, cettemère entendait le récit de l’assassinat de son fils, et, chaquejour, ce récit devenait plus épouvantable, plus circonstancié, etétait crié à ses oreilles avec plus de cruauté et d’éclat.

Parfois, Thérèse était prise de remords, en face de ce masqueblafard sur lequel coulaient silencieusement de grosses larmes.Elle montrait sa tante à Laurent, le conjurant du regard de setaire.

« Eh ! laisse donc ! criait celui-ci avec brutalité,tu sais bien qu’elle ne peut pas nous livrer… Est-ce que je suisplus heureux qu’elle, moi ?… Nous avons son argent, je n’aipas besoin de me gêner. »

Et la querelle continuait, âpre, éclatante, tuant de nouveauCamille. Ni Thérèse ni Laurent n’osaient céder à la pensée de pitiéqui leur venait parfois, d’enfermer la paralytique dans sa chambre,lorsqu’ils se disputaient, et de lui éviter ainsi le récit ducrime. Ils redoutaient de s’assommer l’un l’autre, s’ils n’avaientplus entre eux ce cadavre à demi vivant. Leur pitié cédait devantleur lâcheté, ils imposaient à Mme Raquin des souffrancesindicibles, parce qu’ils avaient besoin de sa présence pour seprotéger contre leurs hallucinations.

Toutes leurs disputes se ressemblaient et les amenaient auxmêmes accusations. Dès que le nom de Camille était prononcé, dèsque l’un d’eux accusait l’autre d’avoir tué cet homme, il y avaitun choc effrayant.

Un soir, à dîner, Laurent, qui cherchait un prétexte pours’irriter, trouva que l’eau de la carafe était tiède ; ildéclara que l’eau tiède lui donnait des nausées, et qu’il envoulait de la fraîche.

« Je n’ai pu me procurer de la glace, répondit sèchementThérèse.

– C’est bien, je ne boirai pas, reprit Laurent.

– Cette eau est excellente.

– Elle est chaude et a un goût de bourbe. On dirait de l’eau derivière. »

Thérèse répéta :

« De l’eau de rivière… »

Et elle éclata en sanglots. Un rapprochement d’idées venaitd’avoir lieu dans son esprit.

« Pourquoi pleures-tu ? demanda Laurent, qui prévoyait laréponse et qui pâlissait.

– Je pleure, sanglota la jeune femme, je pleure parce que… tu lesais bien… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! c’est toi quil’as tué.

– Tu mens ! cria l’assassin avec véhémence, avoue que tumens… Si je l’ai jeté à la Seine, c’est que tu m’as poussé à cemeurtre.

– Moi ! moi !

– Oui, toi !… Ne fais pas l’ignorante, ne m’oblige pas à tefaire avouer de force la vérité. J’ai besoin que tu confesses toncrime, que tu acceptes ta part dans l’assassinat. Cela metranquillise et me soulage.

– Mais ce n’est pas moi qui ai noyé Camille.

– Si, mille fois si, c’est toi !… Oh ! tu feinsl’étonnement et l’oubli. Attends, je vais rappeler tes souvenirs.»

Il se leva de table, se pencha vers la jeune femme, et, levisage en feu, lui cria dans la face :

« Tu étais au bord de l’eau, tu te souviens, et je t’ai dit toutbas : “Je vais le jeter à la rivière.” Alors tu as accepté, tu esentrée dans la barque… Tu vois bien que tu l’as assassiné avecmoi.

– Ce n’est pas vrai… J’étais folle, je ne sais plus ce que j’aifait, mais je n’ai jamais voulu le tuer. Toi seul as commis lecrime. »

Ces dénégations torturaient Laurent. Comme il le disait, l’idéed’avoir une complice le soulageait, il aurait tenté, s’il l’avaitosé, de se prouver à lui-même que toute l’horreur du meurtreretombait sur Thérèse. Il lui venait des envies de battre la jeunefemme pour lui faire confesser qu’elle était la plus coupable.

Il se mit à marcher de long en large, criant, délirant, suivipar les regards fixes de Mme Raquin.

« Ah ! la misérable ! la misérable !balbutiait-il d’une voix étranglée, elle veut me rendre fou…Eh ! n’es-tu pas montée un soir dans ma chambre comme uneprostituée, ne m’as-tu pas soûlé de tes caresses pour me décider àte débarrasser de ton mari ? Il te déplaisait, il sentaitl’enfant malade, me disais-tu lorsque je venais te voir ici… Il y atrois ans, est-ce que je pensais à tout cela, moi ? Est-ce quej’étais un coquin ? Je vivais tranquille, en honnête homme, nefaisant de mal à personne. Je n’aurais pas écrasé une mouche.

– C’est toi qui as tué Camille, répéta Thérèse avec uneobstination désespérée qui faisait perdre la tête à Laurent.

– Non, c’est toi, je te dis que c’est toi, reprit-il avec unéclat terrible… Vois-tu, ne m’exaspère pas, cela pourrait malfinir… Comment, malheureuse, tu ne te rappelles rien ! Tu t’eslivrée à moi comme une fille, là, dans la chambre de tonmari ; tu m’y as fait connaître des voluptés qui m’ont affolé.Avoue que tu avais calculé tout cela, que tu haïssais Camille, etque depuis longtemps tu voulais le tuer. Tu m’as sans doute prispour amant afin de me heurter contre lui et de le briser.

– Ce n’est pas vrai… C’est monstrueux ce que tu dis là… Tu n’aspas le droit de me reprocher ma faiblesse. Je puis dire, comme toi,qu’avant de te connaître, j’étais une honnête femme qui n’avaitjamais fait de mal à personne. Si je t’ai rendu fou, tu m’as rendueplus folle encore. Ne nous disputons pas, entends-tu, Laurent…J’aurais trop de choses à te reprocher.

– Qu’aurais-tu donc à me reprocher ?

– Non, rien… Tu ne m’as pas sauvée de moi-même, tu as profité demes abandons, tu t’es plu à désoler ma vie… Je te pardonne toutcela… Mais, par grâce, ne m’accuse pas d’avoir tué Camille. Gardeton crime pour toi, ne cherche pas à m’épouvanter davantage. »

Laurent leva la main pour frapper Thérèse au visage :

« Bats-moi, j’aime mieux ça, ajouta-t-elle, je souffrirai moins.»

Et elle tendit la face. Il se retint, il prit une chaise ets’assit à côté de la jeune femme.

« Écoute, lui dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendrecalme, il y a de la lâcheté à refuser ta part du crime. Tu saisparfaitement que nous l’avons commis ensemble, tu sais que tu esaussi coupable que moi. Pourquoi veux-tu rendre ma charge pluslourde en te disant innocente ? Si tu étais innocente, tun’aurais pas consenti à m’épouser. Souviens-toi des deux années quiont suivi le meurtre. Désires-tu tenter une épreuve ? Je vaisaller tout dire au procureur impérial, et tu verras si nous neserons pas condamnés l’un et l’autre. »

Ils frissonnèrent, et Thérèse reprit :

« Les hommes me condamneraient peut-être, mais Camille sait bienque tu as tout fait… Il ne me tourmente pas la nuit comme il tetourmente.

– Camille me laisse en repos, dit Laurent pâle et tremblant,c’est toi qui le vois passer dans tes cauchemars, je t’ai entenduecrier.

– Ne dis pas cela, s’écria la jeune femme avec colère, je n’aipas crié, je ne veux pas que le spectre vienne. Oh, je comprends,tu cherches à le détourner de toi… je suis innocente, je suisinnocente ! »

Ils se regardèrent terrifiés, brisés de fatigue, craignantd’avoir évoqué le cadavre du noyé. Leurs querelles finissaienttoujours ainsi ; ils protestaient de leur innocence, ilscherchaient à se tromper eux-mêmes pour mettre en fuite les mauvaisrêves. Leurs continuels efforts tendaient à rejeter à tour de rôlela responsabilité du crime, à se défendre comme devant un tribunal,en faisant mutuellement peser sur eux les charges les plus graves.Le plus étrange était qu’ils ne parvenaient pas à être dupes deleurs serments, qu’ils se rappelaient parfaitement tous deux lescirconstances de l’assassinat. Ils lisaient des aveux dans leursyeux, lorsque leurs lèvres se donnaient des démentis. C’étaient desmensonges puérils, des affirmations ridicules, la dispute toute demots de deux misérables qui mentaient pour mentir, sans pouvoir secacher qu’ils mentaient. Successivement, ils prenaient le rôled’accusateur, et, bien que jamais le procès qu’ils se faisaientn’eût amené un résultat, ils le recommençaient chaque soir avec unacharnement cruel. Ils savaient qu’ils ne se prouveraient rien,qu’ils ne parviendraient pas à effacer le passé, et ils tentaienttoujours cette besogne, ils revenaient toujours à la charge,aiguillonnés par la douleur et l’effroi, vaincus à l’avance parl’accablante réalité. Le bénéfice le plus net qu’ils tiraient deleurs disputes était de produire une tempête de mots et de crisdont le tapage les étourdissait un moment.

Et tant que duraient leurs emportements, tant qu’ilss’accusaient, la paralytique ne les quittait pas du regard. Unejoie ardente luisait dans ses yeux, lorsque Laurent levait sa largemain sur la tête de Thérèse.

Chapitre 29

 

Une nouvelle phase se déclara. Thérèse, poussée à bout par lapeur, ne sachant où trouver une pensée consolante, se mit à pleurerle noyé tout haut devant Laurent.

Il y eut un brusque affaissement en elle. Ses nerfs trop tendusse brisèrent, sa nature sèche et violente s’amollit. Déjà elleavait eu des attendrissements pendant les premiers jours dumariage. Ces attendrissements revinrent, comme une réactionnécessaire et fatale. Lorsque la jeune femme eut lutté de toute sonénergie nerveuse contre le spectre de Camille, lorsqu’elle eut vécupendant plusieurs mois sourdement irritée, révoltée contre sessouffrances, cherchant à les guérir par les seules volontés de sonêtre, elle éprouva tout d’un coup une telle lassitude qu’elle pliaet fut vaincue. Alors, redevenue femme, petite fille même, ne sesentant plus la force de se roidir, de se tenir fiévreusementdebout en face de ses épouvantes, elle se jeta dans la pitié, dansles larmes et les regrets, espérant y trouver quelque soulagement.Elle essaya de tirer parti des faiblesses de chair et d’esprit quila prenaient ; peut-être le noyé, qui n’avait pas cédé devantses irritations, céderait-il devant ses pleurs. Elle eut ainsi desremords par calcul, se disant que c’était sans doute le meilleurmoyen d’apaiser et de contenter Camille. Comme certaines dévotes,qui pensent tromper Dieu et en arracher un pardon en priant deslèvres et en prenant l’attitude humble de la pénitence, Thérèses’humilia, frappa sa poitrine, trouva des mots de repentir, sansavoir au fond du cœur autre chose que de la crainte et de lalâcheté. D’ailleurs, elle éprouvait une sorte de plaisir physique às’abandonner, à se sentir molle et brisée, à s’offrir à la douleursans résistance.

Elle accabla Mme Raquin de son désespoir larmoyant.

La paralytique lui devint d’un usage journalier ; elle luiservait en quelque sorte de prie-Dieu, de meuble devant lequel ellepouvait sans crainte avouer ses fautes et en demander le pardon.Dès qu’elle éprouvait le besoin de pleurer, de se distraire ensanglotant, elle s’agenouillait devant l’impotente, et là, criait,étouffait, jouait à elle seule une scène de remords qui lasoulageait en l’affaiblissant.

« Je suis une misérable, balbutiait-elle, je ne mérite pas degrâce. Je vous ai trompée, j’ai poussé votre fils à la mort. Jamaisvous ne me pardonnerez… Et pourtant si vous lisiez en moi lesremords qui me déchirent, si vous saviez combien je souffre,peut-être auriez-vous pitié… Non, pas de pitié pour moi. Jevoudrais mourir ainsi à vos pieds, écrasée par la honte et ladouleur. »

Elle parlait de la sorte pendant des heures entières, passant dudésespoir à l’espérance, se condamnant, puis se pardonnant ;elle prenait une voix de petite fille malade, tantôt brève, tantôtplaintive ; elle s’aplatissait sur le carreau et se redressaitensuite, obéissant à toutes les idées d’humilité et de fierté, derepentir et de révolte qui lui passaient par la tête. Parfois mêmeelle oubliait qu’elle était agenouillée devant Mme Raquin, ellecontinuait son monologue dans le rêve. Quand elle s’était bienétourdie de ses propres paroles, elle se relevait chancelante,hébétée et elle descendait à la boutique, calmée, ne craignant plusd’éclater en sanglots nerveux devant ses clientes. Lorsqu’unnouveau besoin de remords la prenait, elle se hâtait de remonter etde s’agenouiller encore aux pieds de l’impotente. Et la scènerecommençait dix fois par jour.

Thérèse ne songeait jamais que ses larmes et l’étalage de sonrepentir devaient imposer à sa tante des angoisses indicibles. Lavérité était que, si l’on avait cherché à inventer un supplice pourtorturer Mme Raquin, on n’en aurait pas à coup sûr trouvé de pluseffroyable que la comédie du remords jouée par sa nièce. Laparalytique devinait l’égoïsme caché sous ces effusions de douleur.Elle souffrait horriblement de ces longs monologues qu’elle étaitforcée de subir à chaque instant, et qui toujours remettaientdevant elle l’assassinat de Camille. Elle ne pouvait pardonner,elle s’enfermait dans une pensée implacable de vengeance, que sonimpuissance rendait plus aiguë, et, toute la journée, il luifallait entendre des demandes de pardon, des prières humbles etlâches. Elle aurait voulu répondre ; certaines phrases de sanièce faisaient monter à sa gorge des refus écrasants, mais elledevait rester muette, laissant Thérèse plaider sa cause, sansjamais l’interrompre. L’impossibilité où elle était de crier et dese boucher les oreilles l’emplissait d’un tourment inexprimable.Et, une à une, les paroles de la jeune femme entraient dans sonesprit lentes et plaintives, comme un chant irritant. Elle crut uninstant que les meurtriers lui infligeaient ce genre de supplicepar une pensée diabolique de cruauté. Son unique moyen de défenseétait de fermer les yeux, dès que sa nièce s’agenouillait devantelle ; si elle l’entendait, elle ne la voyait pas.

Thérèse finit par s’enhardir jusqu’à embrasser sa tante. Unjour, pendant un accès de repentir, elle feignit d’avoir surprisdans les yeux de la paralytique une pensée de miséricorde ;elle se traîna sur les genoux, elle se souleva, en criant d’unevoix éperdue : « Vous me pardonnez ! vous me pardonnez !» puis elle baisa le front et les joues de la pauvre vieille, quine put rejeter la tête en arrière. La chair froide sur laquelleThérèse posa les lèvres lui causa un violent dégoût. Elle pensa quece dégoût serait, comme les larmes et les remords, un excellentmoyen d’apaiser ses nerfs ; elle continua à embrasser chaquejour l’impotente, par pénitence et pour se soulager.

« Oh ! que vous êtes bonne ! s’écriait-elle parfois.Je vois bien que mes larmes vous ont touchée… Vos regards sontpleins de pitié… Je suis sauvée… »

Et elle l’accablait de caresses, elle posait sa tête sur sesgenoux, lui baisait les mains, lui souriait d’une façon heureuse,la soignait avec les marques d’une affection passionnée. Au bout dequelque temps, elle crut à la réalité de cette comédie, elles’imagina qu’elle avait obtenu le pardon de Mme Raquin, et nel’entretint plus que du bonheur qu’elle éprouvait d’avoir sagrâce.

C’en était trop pour la paralytique. Elle faillit en mourir.Sous les baisers de sa nièce, elle ressentait cette sensation âcrede répugnance et de rage qui l’emplissait matin et soir, lorsqueLaurent la prenait dans ses bras pour la lever ou la coucher. Elleétait obligée de subir les caresses immondes de la misérable quiavait trahi et tué son fils ; elle ne pouvait même essuyer dela main les baisers que cette femme laissait sur ses joues. Pendantde longues heures, elle sentait ces baisers qui la brûlaient. C’estainsi qu’elle était devenue la poupée des meurtriers de Camille,poupée qu’ils habillaient, qu’ils tournaient à droite et à gauche,dont ils se servaient selon leurs besoins et leurs caprices. Ellerestait inerte entre leurs mains, comme si elle n’avait eu que duson dans les entrailles, et cependant ses entrailles vivaient,révoltées et déchirées, au moindre contact de Thérèse ou deLaurent. Ce qui l’exaspéra surtout, ce fut l’atroce moquerie de lajeune femme qui prétendait lire des pensées de miséricorde dans sesregards, lorsque ses regards auraient voulu foudroyer lacriminelle. Elle fit souvent des efforts suprêmes pour jeter un cride protestation, elle mit toute sa haine dans ses yeux. MaisThérèse, qui trouvait son compte à se répéter vingt fois par jourqu’elle était pardonnée, redoubla de caresses, ne voulant riendeviner. Il fallut que la paralytique acceptât des remerciements etdes effusions que son cœur repoussait. Elle vécut, dès lors, pleined’une irritation amère et impuissante, en face de sa nièceassouplie qui cherchait des tendresses adorables pour larécompenser de ce qu’elle nommait sa bonté céleste.

Lorsque Laurent était là et que sa femme s’agenouillait devantMme Raquin, il la relevait avec brutalité :

« Pas de comédie, lui disait-il. Est-ce que je pleure, est-ceque je me prosterne, moi ?… Tu fais tout cela pour metroubler. »

Les remords de Thérèse l’agitaient étrangement. Il souffraitdavantage depuis que sa complice se traînait autour de lui, lesyeux rougis par les larmes, les lèvres suppliantes. La vue de ceregret vivant redoublait ses effrois, augmentait son malaise.C’était comme un reproche éternel qui marchait dans la maison.Puis, il craignait que le repentir ne poussât un jour sa femme àtout révéler. Il aurait préféré qu’elle restât roidie et menaçante,se défendant avec âpreté contre ses accusations. Mais elle avaitchangé de tactique, elle reconnaissait volontiers maintenant lapart qu’elle avait prise au crime, elle s’accusait elle-même, ellese faisait molle et craintive, et partait de là pour implorer larédemption avec des humilités ardentes. Cette attitude irritaitLaurent. Leurs querelles étaient, chaque soir, plus accablantes etplus sinistres.

« Écoute, disait Thérèse à son mari, nous sommes de grandscoupables, il faut nous repentir, si nous voulons goûter quelquetranquillité… Vois, depuis que je pleure, je suis plus paisible.Imite-moi. Disons ensemble que nous sommes justement punis d’avoircommis un crime horrible.

– Bah ! répondait brusquement Laurent, dis ce que tuvoudras. Je te sais diablement habile et hypocrite. Pleure, si celapeut te distraire. Mais, je t’en prie, ne me casse pas la tête avectes larmes.

– Ah ! tu es mauvais, tu refuses le remords. Tu es lâche,cependant, tu as pris Camille en traître.

– Veux-tu dire que je suis seul coupable ?

– Non, je ne dis pas cela. Je suis coupable, plus coupable quetoi. J’aurais dû sauver mon mari de tes mains. Oh ! je connaistoute l’horreur de ma faute, mais je tâche de me la fairepardonner, et j’y réussirai, Laurent, tandis que toi tu continuerasà mener une vie désolée… Tu n’as pas même le cœur d’éviter à mapauvre tante la vue de tes ignobles colères, tu ne lui as jamaisadressé un mot de regret. »

Et elle embrassait Mme Raquin, qui fermait les yeux. Elletournait autour d’elle, remontant l’oreiller qui lui soutenait latête, lui prodiguant mille amitiés. Laurent était exaspéré.

« Eh ! laisse-la, criait-il, tu ne vois pas que ta vue ettes soins lui sont odieux. Si elle pouvait lever la main, elle tesouffletterait. »

Les paroles lentes et plaintives de sa femme, ses attitudesrésignées le faisaient peu à peu entrer dans des colères aveugles.Il voyait bien quelle était sa tactique ; elle voulait ne plusfaire cause commune avec lui, se mettre à part, au fond de sesregrets, afin de se soustraire aux étreintes du noyé. Par moments,il se disait qu’elle avait peut-être pris le bon chemin, que leslarmes la guériraient de ses épouvantes, et il frissonnait à lapensée d’être seul à souffrir, seul à avoir peur. Il aurait vouluse repentir, lui aussi, jouer tout au moins la comédie du remords,pour essayer ; mais il ne pouvait trouver les sanglots et lesmots nécessaires, il se rejetait dans la violence, il secouaitThérèse pour l’irriter et la ramener avec lui dans la foliefurieuse. La jeune femme s’étudiait à rester inerte, à répondre pardes soumissions larmoyantes aux cris de sa colère, à se faired’autant plus humble et repentante qu’il se montrait plus rude.Laurent montait ainsi jusqu’à la rage. Pour mettre le comble à sonirritation, Thérèse finissait toujours par faire le panégyrique deCamille, par étaler les vertus de sa victime.

« Il était bon, disait-elle, et il a fallu que nous fussionsbien cruels pour nous attaquer à cet excellent cœur qui n’avaitjamais eu une mauvaise pensée.

– Il était bon, oui, je sais, ricanait Laurent, tu veux direqu’il était bête, n’est-ce pas… Tu as donc oublié ? Tuprétendais que la moindre de ses paroles t’irritait, qu’il nepouvait ouvrir la bouche sans laisser échapper une sottise.

– Ne raille pas… Il ne te manque plus que d’insulter l’homme quetu as assassiné… Tu ne connais rien au cœur des femmes,Laurent ; Camille m’aimait et je l’aimais.

– Tu l’aimais, ah ! vraiment, voilà qui est bien trouvé…C’est sans doute parce que tu aimais ton mari que tu m’as pris pouramant… Je me souviens d’un jour où tu te traînais sur ma poitrineen me disant que Camille t’écœurait lorsque tes doigtss’enfonçaient dans sa chair comme dans de l’argile… Oh ! jesais pourquoi tu m’as aimé, moi. Il te fallait des bras autrementvigoureux que ceux de ce pauvre diable.

– Je l’aimais comme une sœur. Il était le fils de mabienfaitrice, il avait toutes les délicatesses des natures faibles,il se montrait noble et généreux, serviable et aimant… Et nousl’avons tué, mon Dieu ! mon Dieu ! »

Elle pleurait, elle se pâmait. Mme Raquin lui jetait des regardsaigus, indignée d’entendre l’éloge de Camille dans une pareillebouche. Laurent, ne pouvant rien contre ce débordement de larmes,se promenait à pas fiévreux, cherchant quelque moyen suprême pourétouffer les remords de Thérèse. Tout le bien qu’il entendait direde sa victime finissait par lui causer une anxiété poignante ;il se laissait prendre parfois aux accents déchirants de sa femme,il croyait réellement aux vertus de Camille, et ses effroisredoublaient. Mais ce qui le jetait hors de lui, ce qui l’amenait àdes actes de violence, c’était le parallèle que la veuve du noyé nemanquait jamais d’établir entre son premier et son second mari,tout à l’avantage du premier.

« Eh bien ! oui, criait-elle, il était meilleur quetoi ; je préférerais qu’il vécût encore et que tu fusses à saplace couché dans la terre. »

Laurent haussait d’abord les épaules.

« Tu as beau dire, continuait-elle en s’animant, je ne l’aipeut-être pas aimé de son vivant, mais maintenant je me souviens etje l’aime… Je l’aime et je te hais, vois-tu. Toi, tu es unassassin…

– Te tairas-tu ! hurlait Laurent.

– Et lui, il est une victime, un honnête homme qu’un coquin atué. Oh ! tu ne me fais pas peur… Tu sais bien que tu es unmisérable, un homme brutal, sans cœur, sans âme. Comment veux-tuque je t’aime, maintenant que te voilà couvert du sang deCamille ?… Camille avait toutes les tendresses pour moi, et jete tuerais, entends-tu ? si cela pouvait ressusciter Camilleet me rendre son amour.

– Te tairas-tu, misérable !

– Pourquoi me tairais-je ? je dis la vérité. J’achèteraisle pardon au prix de ton sang. Ah ! que je pleure et que jesouffre ! C’est ma faute si ce scélérat a assassiné mon mari…Il faudra que j’aille, une nuit, baiser la terre où il repose. Ceseront là mes dernières voluptés. »

Laurent, ivre, rendu furieux par les tableaux atroces queThérèse étalait devant ses yeux, se précipitait sur elle, larenversait par terre et la serrait sous son genou, le poinghaut.

« C’est cela, criait-elle, frappe-moi, tue-moi… Jamais Camillen’a levé la main sur ma tête, mais toi, tu es un monstre. »

Et Laurent, fouetté par ces paroles, la secouait avec rage, labattait, meurtrissait son corps de son poing fermé. À deuxreprises, il faillit l’étrangler. Thérèse mollissait sous lescoups ; elle goûtait une volupté âpre à être frappée ;elle s’abandonnait, elle s’offrait, elle provoquait son mari pourqu’il l’assommât davantage. C’était encore là un remède contre lessouffrances de sa vie ; elle dormait mieux la nuit quand elleavait été bien battue le soir. Mme Raquin goûtait des délicescuisantes, lorsque Laurent traînait ainsi sa nièce sur le carreau,lui labourant le corps de coups de pied.

L’existence de l’assassin était effroyable, depuis le jour oùThérèse avait eu l’infernale invention d’avoir des remords et depleurer tout haut Camille. À partir de ce moment, le misérablevécut éternellement avec sa victime ; à chaque heure, il dutentendre sa femme louant et regrettant son premier mari. La moindrecirconstance devenait un prétexte : Camille faisait ceci, Camillefaisait cela, Camille avait telle qualité, Camille aimait de tellemanière. Toujours Camille, toujours des phrases attristées quipleuraient sur la mort de Camille. Thérèse employait toute saméchanceté à rendre plus cruelle cette torture qu’elle infligeait àLaurent pour se sauvegarder elle-même. Elle descendit dans lesdétails les plus intimes, elle conta les mille riens de sa jeunesseavec des soupirs de regrets, et mêla ainsi le souvenir du noyé àchacun des actes de la vie journalière. Le cadavre, qui hantaitdéjà la maison, y fut introduit ouvertement. Il s’assit sur lessièges, se mit devant la table, s’étendit dans le lit, se servitdes meubles, des objets qui traînaient. Laurent ne pouvait toucherune fourchette, une brosse, n’importe quoi, sans que Thérèse luifît sentir que Camille avait touché cela avant lui. Sans cesseheurté contre l’homme qu’il avait tué, le meurtrier finit paréprouver une sensation bizarre qui faillit le rendre fou ; ils’imagina, à force d’être comparé à Camille, de se servir desobjets dont Camille s’était servi, qu’il était Camille, qu’ils’identifiait avec sa victime. Son cerveau éclatait, et alors il seruait sur sa femme pour la faire taire, pour ne plus entendre lesparoles qui le poussaient au délire. Toutes leurs querelles seterminaient par des coups.

Chapitre 30

 

Il vint une heure où Mme Raquin, pour échapper aux souffrancesqu’elle endurait, eut la pensée de se laisser mourir de faim. Soncourage était à bout, elle ne pouvait supporter plus longtemps lemartyre que lui imposait la continuelle présence des meurtriers,elle rêvait de chercher dans la mort un soulagement suprême. Chaquejour, ses angoisses devenaient plus vives, lorsque Thérèsel’embrassait, lorsque Laurent la prenait dans ses bras et laportait comme un enfant. Elle décida qu’elle échapperait à cescaresses et à ces étreintes qui lui causaient d’horribles dégoûts.Puisqu’elle ne vivait déjà plus assez pour venger son fils, ellepréférait être tout à fait morte et ne laisser entre les mains desassassins qu’un cadavre qui ne sentirait rien et dont ils feraientce qu’ils voudraient.

Pendant deux jours, elle refusa toute nourriture, mettant sesdernières forces à serrer les dents, rejetant ce qu’on réussissaità lui introduire dans la bouche. Thérèse était désespérée ;elle se demandait au pied de quelle borne elle irait pleurer et serepentir, quand sa tante ne serait plus là. Elle lui tintd’interminables discours pour lui prouver qu’elle devaitvivre ; elle pleura, elle se fâcha même, retrouvant sesanciennes colères, ouvrant les mâchoires de la paralytique comme onouvre celles d’un animal qui résiste. Mme Raquin tenait bon.C’était une lutte odieuse.

Laurent restait parfaitement neutre et indifférent. Ils’étonnait de la rage que Thérèse mettait à empêcher le suicide del’impotente. Maintenant que la présence de la vieille femme leurétait inutile, il souhaitait sa mort. Il ne l’aurait pas tuée, maispuisqu’elle désirait mourir, il ne voyait pas la nécessité de luien refuser les moyens.

« Eh ! laisse-la donc, criait-il à sa femme. Ce sera un bondébarras… Nous serons peut-être plus heureux, quand elle ne seraplus là. »

Cette parole, répétée à plusieurs reprises devant elle, causa àMme Raquin une étrange émotion. Elle eut peur que l’espérance deLaurent ne se réalisât, qu’après sa mort le ménage ne goûtât desheures calmes et heureuses. Elle se dit qu’elle était lâche demourir, qu’elle n’avait pas le droit de s’en aller avant d’avoirassisté au dénouement de la sinistre aventure. Alors seulement ellepourrait descendre dans la nuit, pour dire à Camille : « Tu esvengé. » La pensée du suicide lui devint lourde, lorsqu’elle songeatout d’un coup à l’ignorance qu’elle emporterait dans latombe ; là, au milieu du froid et du silence de la terre, elledormirait, éternellement tourmentée par l’incertitude où elleserait du châtiment de ses bourreaux. Pour bien dormir du sommeilde la mort, il lui fallait s’assoupir dans la joie cuisante de lavengeance, il lui fallait emporter un rêve de haine satisfaite, unrêve qu’elle ferait pendant l’éternité. Elle prit les aliments quesa nièce lui présentait, elle consentit à vivre encore.

D’ailleurs, elle voyait bien que le dénouement ne pouvait êtreloin. Chaque jour, la situation entre les époux devenait plustendue, plus insoutenable. Un éclat qui devait tout briser étaitimminent. Thérèse et Laurent se dressaient plus menaçants l’undevant l’autre, à toute heure. Ce n’était plus seulement la nuitqu’ils souffraient de leur intimité ; leurs journées entièresse passaient au milieu d’anxiétés, de crises déchirantes. Tout leurdevenait effroi et souffrance. Ils vivaient dans un enfer, semeurtrissant, rendant amer et cruel ce qu’ils faisaient et cequ’ils disaient, voulant se pousser l’un l’autre au fond du gouffrequ’ils sentaient sous leurs pieds, et tombant à la fois.

La pensée de la séparation leur était bien venue à tous deux.Ils avaient rêvé, chacun de son côté, de fuir, d’aller goûterquelque repos, loin de ce passage du Pont-Neuf dont l’humidité etla crasse semblaient faites pour leur vie désolée. Mais ilsn’osaient, ils ne pouvaient se sauver. Ne point se déchirermutuellement, ne point rester là pour souffrir et se fairesouffrir, leur paraissait impossible. Ils avaient l’entêtement dela haine et de la cruauté. Une sorte de répulsion et d’attractionles écartait et les retenait à la fois ; ils éprouvaient cettesensation étrange de deux personnes qui, après s’être querellées,veulent se séparer, et qui cependant reviennent toujours pour secrier de nouvelles injures. Puis des obstacles matérielss’opposaient à leur fuite, ils ne savaient que faire del’impotente, ni que dire aux invités du jeudi. S’ils fuyaient,peut-être se douterait-on de quelque chose ; alors ilss’imaginaient qu’on les poursuivait, qu’on les guillotinait. Et ilsrestaient par lâcheté, ils restaient et se traînaient misérablementdans l’horreur de leur existence.

Quand Laurent n’était pas là, pendant la matinée etl’après-midi, Thérèse allait de la salle à manger à la boutique,inquiète et troublée, ne sachant comment remplir le vide qui chaquejour se creusait davantage en elle. Elle était désœuvrée,lorsqu’elle ne pleurait pas aux pieds de Mme Raquin ou qu’ellen’était pas battue et injuriée par son mari. Dès qu’elle setrouvait seule dans la boutique, un accablement la prenait, elleregardait d’un air hébété les gens qui traversaient la galerie saleet noire, elle devenait triste à mourir au fond de ce caveausombre, puant le cimetière. Elle finit par prier Suzanne de venirpasser les journées entières avec elle, espérant que la présence decette pauvre créature, douce et pâle, la calmerait.

Suzanne accepta son offre avec joie ; elle l’aimaittoujours d’une sorte d’amitié respectueuse ; depuis longtempselle avait le désir de venir travailler avec elle, pendantqu’Olivier était à son bureau. Elle apporta sa broderie et prit,derrière le comptoir, la place vide de Mme Raquin.

Thérèse, à partir de ce jour, délaissa un peu sa tante. Ellemonta moins souvent pleurer sur ses genoux et baiser sa face morte.Elle avait une autre occupation. Elle écoutait avec des effortsd’intérêt les bavardages lents de Suzanne qui parlait de sonménage, des banalités de sa vie monotone. Cela la tiraitd’elle-même. Elle se surprenait parfois à s’intéresser à dessottises, ce qui la faisait ensuite sourire amèrement.

Peu à peu, elle perdit toute la clientèle qui fréquentait laboutique. Depuis que sa tante était étendue en haut dans sonfauteuil elle laissait le magasin se pourrir, elle abandonnait lesmarchandises à la poussière et à l’humidité. Des odeurs de moisitraînaient, des araignées descendaient du plafond, le parquetn’était presque jamais balayé. D’ailleurs, ce qui mit en fuite lesclientes fut l’étrange façon dont Thérèse les recevait parfois.Lorsqu’elle était en haut, battue par Laurent ou secouée par unecrise d’effroi, et que la sonnette de la porte du magasin tintaitimpérieusement, il lui fallait descendre, sans presque prendre letemps de renouer ses cheveux ni d’essuyer ses larmes ; elleservait alors avec brusquerie la cliente qui l’attendait, elles’épargnait même souvent la peine de la servir, en répondant, duhaut de l’escalier de bois, qu’elle ne tenait plus ce dont ondemandait. Ces façons peu engageantes n’étaient pas faites pourretenir les gens. Les petites ouvrières du quartier, habituées auxamabilités doucereuses de Mme Raquin, se retirèrent devant lesrudesses et les regards fous de Thérèse. Quand cette dernière eutpris Suzanne avec elle, la défection fut complète : les deux jeunesfemmes, pour ne plus être dérangées au milieu de leurs bavardages,s’arrangèrent de manière à congédier les dernières acheteuses quise présentaient encore. Dès lors, le commerce de mercerie cessa defournir un sou aux besoins du ménage ; il fallut attaquer lecapital des quarante et quelques mille francs.

Parfois, Thérèse sortait pendant des après-midi entières.Personne ne savait où elle allait. Elle avait sans doute prisSuzanne avec elle, non seulement pour lui tenir compagnie, maisaussi pour garder la boutique, pendant ses absences. Le soir, quandelle rentrait, éreintée, les paupières noires d’épuisement, elleretrouvait la petite femme d’Olivier, derrière le comptoir,affaissée, souriant d’un sourire vague, dans la même attitude oùelle l’avait laissée cinq heures auparavant.

Cinq mois environ après son mariage, Thérèse eut une épouvante.Elle acquit la certitude qu’elle était enceinte. La pensée d’avoirun enfant de Laurent lui paraissait monstrueuse, sans qu’elles’expliquât pourquoi. Elle avait vaguement peur d’accoucher d’unnoyé. Il lui semblait sentir dans ses entrailles le froid d’uncadavre dissous et amolli. À tout prix, elle voulut débarrasser sonsein de cet enfant qui la glaçait et qu’elle ne pouvait porterdavantage. Elle ne dit rien à son mari, et, un jour, après l’avoircruellement provoqué, comme il levait le pied contre elle, elleprésenta le ventre. Elle se laissa frapper ainsi à en mourir. Lelendemain, elle faisait une fausse couche.

De son côté, Laurent menait une existence affreuse. Les journéeslui semblaient d’une longueur insupportable ; chacune d’ellesramenait les mêmes angoisses, les mêmes ennuis lourds, quil’accablaient à heures fixes avec une monotonie et une régularitéécrasantes. Il se traînait dans sa vie, épouvanté chaque soir parle souvenir de la journée et par l’attente du lendemain. Il savaitque, désormais, tous ses jours se ressembleraient, que tous luiapporteraient d’égales souffrances. Et il voyait les semaines, lesmois, les années qui l’attendaient, sombres et implacables, venantà la file, tombant sur lui et l’étouffant peu à peu. Lorsquel’avenir est sans espoir, le présent prend une amertume ignoble.Laurent n’avait plus de révolte, il s’avachissait, il s’abandonnaitau néant qui s’emparait déjà de son être. L’oisiveté le tuait. Dèsle matin, il sortait, ne sachant où aller, écœuré à la pensée defaire ce qu’il avait fait la veille, et forcé malgré lui de lefaire de nouveau. Il se rendait à son atelier, par habitude, parmanie. Cette pièce, aux murs gris, d’où l’on ne voyait qu’un carrédésert de ciel, l’emplissait d’une tristesse morne. Il se vautraitsur son divan, les bras pendants, la pensée alourdie. D’ailleurs,il n’osait plus toucher à un pinceau. Il avait fait de nouvellestentatives, et toujours la face de Camille s’était mise à ricanersur la toile. Pour ne pas glisser à la folie, il finit par jeter saboîte à couleurs dans un coin, par s’imposer la paresse la plusabsolue. Cette paresse forcée lui était d’une lourdeurincroyable.

L’après-midi, il se questionnait avec angoisse pour savoir cequ’il ferait. Il restait pendant une demi-heure, sur le trottoir dela rue Mazarine, à se consulter, à hésiter sur les distractionsqu’il pourrait prendre. Il repoussait l’idée de remonter à sonatelier, il se décidait toujours à descendre la rue Guénégaud, puisà marcher le long des quais. Et, jusqu’au soir, il allait devantlui, hébété, pris de frissons brusques, lorsqu’il regardait laSeine. Qu’il fût dans son atelier ou dans les rues, son accablementétait le même. Le lendemain, il recommençait, il passait la matinéesur son divan, il se traînait l’après-midi le long des quais. Celadurait depuis des mois, et cela pouvait durer pendant desannées.

Parfois Laurent songeait qu’il avait tué Camille pour ne rienfaire ensuite, et il était tout étonné, maintenant qu’il ne faisaitrien, d’endurer de telles souffrances. Il aurait voulu se forcer aubonheur. Il se prouvait qu’il avait tort de souffrir, qu’il venaitd’atteindre la suprême félicité, qui consiste à se croiser lesbras, et qu’il était un imbécile de ne pas goûter en paix cettefélicité. Mais ses raisonnements tombaient devant les faits. Ilétait obligé de s’avouer au fond de lui que son oisiveté rendaitses angoisses plus cruelles en lui laissant toutes les heures de savie pour songer à ses désespoirs et en approfondir l’âpretéincurable. La paresse, cette existence de brute qu’il avait rêvée,était son châtiment. Par moments, il souhaitait avec ardeur uneoccupation qui le tirât de ses pensées. Puis il se laissait aller,il retombait sous le poids de la fatalité sourde qui lui liait lesmembres pour l’écraser plus sûrement.

À la vérité, il ne goûtait quelque soulagement que lorsqu’ilbattait Thérèse, le soir. Cela le faisait sortir de sa douleurengourdie.

Sa souffrance la plus aiguë, souffrance physique et morale, luivenait de la morsure que Camille lui avait faite au cou. À certainsmoments, il s’imagina que cette cicatrice lui couvrait tout lecorps. S’il venait à oublier le passé, une piqûre ardente, qu’ilcroyait ressentir, rappelait le meurtre à sa chair et à son esprit.Il ne pouvait se mettre devant un miroir, sans voir s’accomplir lephénomène qu’il avait si souvent remarqué et qui l’épouvantaittoujours : sous l’émotion qu’il éprouvait, le sang montait à soncou, empourprait la plaie, qui se mettait à lui ronger la peau.Cette sorte de blessure vivant sur lui, se réveillant, rougissantet le mordant au moindre trouble, l’effrayait et le torturait. Ilfinissait par croire que les dents du noyé avaient enfoncé là unebête qui le dévorait. Le morceau de son cou où se trouvait lacicatrice ne lui semblait plus appartenir à son corps ;c’était comme de la chair étrangère qu’on aurait collée en cetendroit, comme une viande empoisonnée qui pourrissait ses propresmuscles. Il portait ainsi partout avec lui le souvenir vivant etdévorant de son crime. Thérèse, quand il la battait, cherchait àl’égratigner à cette place ; elle y entrait parfois ses ongleset le faisait hurler de douleur. D’ordinaire, elle feignait desangloter, dès qu’elle voyait la morsure, afin de la rendre plusinsupportable à Laurent. Toute la vengeance qu’elle tirait de sesbrutalités était de le martyriser à l’aide de cette morsure.

Il avait bien des fois été tenté, lorsqu’il se rasait, des’entamer le cou, pour faire disparaître les marques des dents dunoyé. Devant le miroir, quand il levait le menton et qu’ilapercevait la tache rouge, sous la mousse blanche du savon, il luiprenait des rages soudaines, il approchait vivement le rasoir, prèsde couper en pleine chair. Mais le froid du rasoir sur sa peau lerappelait toujours à lui ; il avait une défaillance, il étaitobligé de s’asseoir et d’attendre que sa lâcheté rassurée luipermît d’achever de se faire la barbe.

Il ne sortait, le soir, de son engourdissement que pour entrerdans des colères aveugles et puériles. Lorsqu’il était las de sequereller avec Thérèse et de la battre, il donnait, comme lesenfants, des coups de pied dans les murs, il cherchait quelquechose à briser. Cela le soulageait. Il avait une haine particulièrepour le chat tigré François qui, dès qu’il arrivait, allait seréfugier sur les genoux de l’impotente. Si Laurent ne l’avait pasencore tué, c’est qu’à la vérité il n’osait le saisir. Le chat leregardait avec de gros yeux ronds d’une fixité diabolique.C’étaient ces yeux, toujours ouverts sur lui, qui exaspéraient lejeune homme ; il se demandait ce que lui voulaient ces yeuxqui ne le quittaient pas ; il finissait par avoir devéritables épouvantes, s’imaginant des choses absurdes. Lorsque àtable, à n’importe quel moment, au milieu d’une querelle ou d’unlong silence, il venait tout d’un coup, en tournant la tête, àapercevoir les regards de François qui l’examinait d’un air lourdet implacable, il pâlissait, il perdait la tête, il était sur lepoint de crier au chat : « Hé ! parle donc, dis-moi enfin ceque tu me veux. » Quand il pouvait lui écraser une patte ou laqueue, il le faisait avec une joie effrayée, et alors le miaulementde la pauvre bête le remplissait d’une vague terreur, comme s’ileût entendu le cri de douleur d’une personne. Laurent, à la lettre,avait peur de François. Depuis surtout que ce dernier vivait surles genoux de l’impotente, comme au sein d’une forteresseinexpugnable, d’où il pouvait impunément braquer ses yeux verts surson ennemi, le meurtrier de Camille établissait une vagueressemblance entre cette bête irritée et la paralytique. Il sedisait que le chat, ainsi que Mme Raquin, connaissait le crime etle dénoncerait, si jamais il parlait un jour.

Un soir enfin, François regarda si fixement Laurent, quecelui-ci, au comble de l’irritation, décida qu’il fallait en finir.Il ouvrit toute grande la fenêtre de la salle à manger, et vintprendre le chat par la peau du cou. Mme Raquin comprit ; deuxgrosses larmes coulèrent sur ses joues. Le chat se mit à jurer, àse roidir, en tâchant de se retourner pour mordre la main deLaurent. Mais celui-ci tint bon ; il lui fit faire deux outrois tours, puis l’envoya de toute la force de son bras contre lagrande muraille noire d’en face. François s’y aplatit, s’y cassales reins, et retomba sur le vitrage du passage. Pendant toute lanuit, la misérable bête se traîna le long de la gouttière, l’échinebrisée, en poussant des miaulements rauques. Cette nuit-là, MmeRaquin pleura François presque autant qu’elle avait pleuréCamille ; Thérèse eut une atroce crise de nerfs. Les plaintesdu chat étaient sinistres, dans l’ombre, sous les fenêtres.

Bientôt Laurent eut de nouvelles inquiétudes. Il s’effraya decertains changements qu’il remarqua dans l’attitude de safemme.

Thérèse devint sombre, taciturne. Elle ne prodigua plus à MmeRaquin des effusions de repentir, des baisers reconnaissants. Ellereprenait devant la paralytique ses airs de cruauté froide,d’indifférence égoïste. On eût dit qu’elle avait essayé du remords,et que, le remords n’ayant pas réussi à la soulager, elle s’étaittournée vers un autre remède. Sa tristesse venait sans doute de sonimpuissance à calmer sa vie. Elle regarda l’impotente avec unesorte de dédain, comme une chose inutile qui ne pouvait même plusservir à sa consolation. Elle ne lui accorda que les soinsnécessaires pour ne pas la laisser mourir de faim. À partir de cemoment, muette, accablée, elle se traîna dans la maison. Ellemultiplia ses sorties, s’absenta jusqu’à quatre et cinq fois parsemaine.

Ces changements surprirent et alarmèrent Laurent. Il crut que leremords, prenant une nouvelle forme chez Thérèse, se manifestaitmaintenant par cet ennui morne qu’il remarquait en elle. Cet ennuilui parut bien plus inquiétant que le désespoir bavard dont ellel’accablait auparavant. Elle ne disait plus rien, elle ne lequerellait plus, elle semblait tout garder au fond de son être. Ilaurait mieux aimé l’entendre épuiser sa souffrance que de la voirainsi repliée sur elle-même. Il craignit qu’un jour l’angoisse nel’étouffât et que, pour se soulager, elle n’allât tout conter à unprêtre ou à un juge d’instruction.

Les nombreuses sorties de Thérèse prirent alors une effrayantesignification à ses yeux. Il pensa qu’elle cherchait un confidentau-dehors, qu’elle préparait sa trahison. À deux reprises il voulutla suivre et la perdit dans les rues. Il se mit à la guetter denouveau. Une pensée fixe s’était emparée de lui : Thérèse allaitfaire des révélations, poussée à bout par la souffrance, et il luifallait la bâillonner, arrêter les aveux dans sa gorge.

Chapitre 31

 

Un matin, Laurent, au lieu de monter à son atelier, s’établitchez un marchand de vin qui occupait un des coins de la rueGuénégaud, en face du passage. De là, il se mit à examiner lespersonnes qui débouchaient sur le trottoir de la rue Mazarine. Ilguettait Thérèse. La veille, la jeune femme avait dit qu’ellesortirait de bonne heure et qu’elle ne rentrerait sans doute que lesoir.

Laurent attendit une grande demi-heure. Il savait que sa femmes’en allait toujours par la rue Mazarine ; un moment,pourtant, il craignit qu’elle ne lui eût échappé en prenant la ruede Seine. Il eut l’idée de rentrer dans la galerie, de se cacherdans l’allée même de la maison. Comme il s’impatientait, il vitThérèse sortir vivement du passage. Elle était vêtue d’étoffesclaires, et, pour la première fois, il remarqua qu’elle s’habillaitcomme une fille, avec une robe à longue traîne ; elle sedandinait sur le trottoir d’une façon provocante, regardant leshommes, relevant si haut le devant de sa jupe, en la prenant àpoignée qu’elle montrait tout le devant de ses jambes, ses bottineslacées et ses bas blancs. Elle remonta la rue Mazarine. Laurent lasuivit.

Le temps était doux, la jeune femme marchait lentement, la têteun peu renversée, les cheveux dans le dos. Les hommes qui l’avaientregardée de face se retournaient pour la voir par-derrière. Elleprit la rue de l’École-de-Médecine. Laurent fut terrifié ; ilsavait qu’il y avait quelque part près de là un commissariat depolice ; il se dit qu’il ne pouvait plus douter, que sa femmeallait sûrement le livrer. Alors il se promit de s’élancer surelle, si elle franchissait la porte du commissariat, de lasupplier, de la battre, de la forcer à se taire. Au coin d’une rue,elle regarda un sergent de ville qui passait, et il trembla de luivoir aborder ce sergent de ville ; il se cacha dans le creuxd’une porte, saisi de la crainte soudaine d’être arrêtésur-le-champ, s’il se montrait. Cette course fut pour lui unevéritable agonie ; tandis que sa femme s’étalait au soleil surle trottoir, traînant ses jupes, nonchalante et impudique, ilvenait derrière elle, pâle et frémissant, se répétant que toutétait fini, qu’il ne pourrait se sauver et qu’on le guillotinerait.Chaque pas qu’il lui voyait faire lui semblait un pas de plus versle châtiment. La peur lui donnait une sorte de conviction aveugle,les moindres mouvements de la jeune femme ajoutaient à sacertitude. Il la suivait, il allait où elle allait, comme on va ausupplice.

Brusquement, en débouchant sur l’ancienne place Saint-Michel,Thérèse se dirigea vers un café qui faisait alors le coin de la rueMonsieur-le-Prince. Elle s’assit au milieu d’un groupe de femmes etd’étudiants, à une des tables posées sur le trottoir. Elle donnafamilièrement des poignées de main à tout ce monde. Puis elle sefit servir une absinthe.

Elle semblait à l’aise, elle causait avec un jeune homme blond,qui l’attendait sans doute là depuis quelque temps. Deux fillesvinrent se pencher sur la table qu’elle occupait, et se mirent à latutoyer de leur voix enrouée. Autour d’elle, les femmes fumaientdes cigarettes, les hommes embrassaient les femmes en pleine rue,devant les passants, qui ne tournaient seulement pas la tête. Lesgros mots, les rires gras arrivaient jusqu’à Laurent, demeuréimmobile de l’autre côté de la place, sous une porte cochère.

Lorsque Thérèse eut achevé son absinthe, elle se leva, prit lebras du jeune homme blond et descendit la rue de la Harpe. Laurentles suivit jusqu’à la rue Saint-André-des-Arts. Là, il les vitentrer dans une maison meublée. Il resta au milieu de la chaussée,les yeux levés, regardant la façade de la maison. Sa femme semontra un instant à une fenêtre ouverte du second étage. Puis ilcrut distinguer les mains du jeune homme blond qui se glissaientautour de la taille de Thérèse. La fenêtre se ferma avec un bruitsec.

Laurent comprit. Sans attendre davantage, il s’en allatranquillement, rassuré, heureux.

« Bah ! se disait-il en descendant vers les quais, celavaut mieux. Comme ça, elle a une occupation, elle ne songe pas àmal… Elle est diablement plus fine que moi. »

Ce qui l’étonnait, c’était de ne pas avoir eu le premier l’idéede se jeter dans le vice. Il pouvait y trouver un remède contre laterreur. Il n’y avait pas pensé, parce que sa chair était morte, etqu’il ne se sentait plus le moindre appétit de débauche.L’infidélité de sa femme le laissait parfaitement froid ; iln’éprouvait aucune révolte de sang et de nerfs à la pensée qu’ellese trouvait entre les bras d’un autre homme. Au contraire, cela luiparaissait plaisant ; il lui semblait qu’il avait suivi lafemme d’un camarade, et il riait du bon tour que cette femme jouaità son mari. Thérèse lui était devenue étrangère à ce point, qu’ilne l’entendait plus vivre dans sa poitrine ; il l’auraitvendue et livrée cent fois pour acheter une heure de calme.

Il se mit à flâner, jouissant de la réaction brusque et heureusequi venait de le faire passer de l’épouvante à la paix. Ilremerciait presque sa femme d’être allée chez un amant lorsqu’ilcroyait qu’elle se rendait chez un commissaire de police. Cetteaventure avait un dénouement tout imprévu qui le surprenait d’unefaçon agréable. Ce qu’il vit de plus clair dans tout cela, c’estqu’il avait eu tort de trembler, et qu’il devait à son tour goûterdu vice pour voir si le vice ne le soulagerait pas en étourdissantses pensées.

Le soir, Laurent, en revenant à la boutique, décida qu’ildemanderait quelques milliers de francs à sa femme et qu’ilemploierait les grands moyens pour les obtenir. Il pensait que levice coûte cher à un homme, il enviait vaguement le sort des fillesqui peuvent se vendre. Il attendit patiemment Thérèse, qui n’étaitpas encore rentrée. Quand elle arriva, il joua la douceur, il nelui parla pas de son espionnage du matin. Elle était un peugrise ; il s’échappait de ses vêtements mal rattachés cettesenteur âcre de tabac et de liqueur qui traîne dans les estaminets.Éreintée, la face marbrée de plaques livides, elle chancelait, toutalourdie par la fatigue honteuse de la journée.

Le dîner fut silencieux. Thérèse ne mangea pas. Au dessert,Laurent posa les coudes sur la table et lui demanda carrément cinqmille francs.

« Non, répondit-elle avec sécheresse. Si je te laissais libre,tu nous mettrais sur la paille… Ignores-tu notre position ?Nous allons tout droit à la misère.

– C’est possible, reprit-il tranquillement, cela m’est égal, jeveux de l’argent.

– Non, mille fois non !… Tu as quitté ta place, le commercede mercerie ne marche plus du tout, et ce n’est pas avec les rentesde ma dot que nous pouvons vivre. Chaque jour j’entame le capitalpour te nourrir et te donner les cent francs par mois que tu m’asarrachés. Tu n’auras pas davantage, entends-tu ? C’estinutile.

– Réfléchis, ne refuse pas comme ça. Je te dis que je veux cinqmille francs, et je les aurai, tu me les donneras quand même. »

Cet entêtement tranquille irrita Thérèse et acheva de lasoûler.

« Ah ! je sais, cria-t-elle, tu veux finir comme tu ascommencé… Il y a quatre ans que nous t’entretenons. Tu n’es venuchez nous que pour manger et pour boire, et, depuis ce temps, tu esà notre charge. Monsieur ne fait rien, monsieur s’est arrangé defaçon à vivre à mes dépens, les bras croisés… Non, tu n’auras rien,pas un sou… Veux-tu que je te le dise, eh bien ! tu es un…»

Et elle dit le mot. Laurent se mit à rire en haussant lesépaules. Il se contenta de répondre :

« Tu apprends de jolis mots dans le monde où tu vis maintenant.»

Ce fut la seule allusion qu’il se permit de faire aux amours deThérèse. Celle-ci redressa vivement la tête et dit d’un ton aigre:

« En tout cas, je ne vis pas avec des assassins. »

Laurent devint très pâle. Il garda un instant le silence, lesyeux fixés sur sa femme ; puis, d’une voix tremblante :

« Écoute, ma fille, reprit-il, ne nous fâchons pas ; celane vaudrait rien, ni pour toi, ni pour moi. Je suis à bout decourage. Il serait prudent de nous entendre, si nous ne voulons pasqu’il nous arrive malheur… je t’ai demandé cinq mille francs, parceque j’en ai besoin ; je puis même te dire que je compte lesemployer à assurer notre tranquillité. »

Il eut un étrange sourire et continua :

« Voyons, réfléchis, donne-moi ton dernier mot.

– C’est tout réfléchi, répondit la jeune femme, je te l’ai dit,tu n’auras pas un sou. »

Son mari se leva avec violence. Elle eut peur d’êtrebattue ; elle se fit toute petite, décidée à ne pas céder sousles coups. Mais Laurent ne s’approcha même pas, il se contenta delui déclarer froidement qu’il était las de la vie et qu’il allaitconter l’histoire du meurtre au commissaire de police duquartier.

« Tu me pousses à bout, dit-il, tu me rends l’existenceinsupportable. Je préfère en finir… Nous serons jugés et condamnéstous deux. Voilà tout.

– Crois-tu me faire peur ? lui cria sa femme. Je suis toutaussi lasse que toi. C’est moi qui vais aller chez le commissairede police, si tu n’y vas pas. Ah ! bien, je suis prête à tesuivre sur l’échafaud, je n’ai pas ta lâcheté… Allons, viens avecmoi chez le commissaire. »

Elle s’était levée, elle se dirigeait déjà vers l’escalier.

« C’est cela, balbutia Laurent, allons-y ensemble. »

Quand ils furent descendus dans la boutique, ils se regardèrent,inquiets, effrayés. Il leur sembla qu’on venait de les clouer ausol. Les quelques secondes qu’ils avaient mises à franchirl’escalier de bois leur avaient suffi pour leur montrer, dans unéclair, les conséquences d’un aveu. Ils virent en même temps lesgendarmes, la prison, la cour d’assises, la guillotine, tout celabrusquement et nettement. Et, au fond de leur être, ils éprouvaientdes défaillances, ils étaient tentés de se jeter aux genoux l’un del’autre, pour se supplier de rester, de ne rien révéler. La peur,l’embarras les tinrent immobiles et muets pendant deux ou troisminutes. Ce fut Thérèse qui se décida la première à parler et àcéder.

– Après tout, dit-elle, je suis bien bête de te disputer cetargent. Tu arriveras toujours à me le manger un jour ou l’autre.Autant vaut-il que je te le donne tout de suite.

Elle n’essaya pas de déguiser davantage sa défaite. Elle s’assitau comptoir et signa un bon de cinq mille francs que Laurent devaittoucher chez un banquier. Il ne fut plus question du commissaire,ce soir-là.

Dès que Laurent eut de l’or dans ses poches, il se grisa,fréquenta les filles, se traîna au milieu d’une vie bruyante etaffolée. Il découchait, dormait le jour, courait la nuit,recherchait les émotions fortes, tâchait d’échapper au réel. Maisil ne réussit qu’à s’affaisser davantage. Lorsqu’on criait autourde lui, il entendait le grand silence terrible qui était enlui ; lorsqu’une maîtresse l’embrassait, lorsqu’il vidait sonverre, il ne trouvait au fond de l’assouvissement qu’une tristesselourde. Il n’était plus fait pour la luxure et lagloutonnerie ; son être, refroidi, comme rigide à l’intérieur,s’énervait sous les baisers et dans les repas. Écœuré à l’avance,il ne parvenait point à se monter l’imagination, à exciter ses senset son estomac. Il souffrait un peu plus en se forçant à ladébauche, et c’était tout. Puis, quand il rentrait, quand ilrevoyait Mme Raquin et Thérèse, sa lassitude le livrait à descrises affreuses de terreur ; il jurait alors de ne plussortir, de rester dans sa souffrance pour s’y habituer et lavaincre.

De son côté Thérèse sortit de moins en moins. Pendant un mois,elle vécut comme Laurent, sur les trottoirs, dans les cafés. Ellerentrait un instant, le soir, faisait manger Mme Raquin, lacouchait, et s’absentait de nouveau jusqu’au lendemain. Elle et sonmari restèrent, une fois, quatre jours sans se voir. Puis elle eutdes dégoûts profonds, elle sentit que le vice ne lui réussissaitpas plus que la comédie du remords. Elle s’était en vain traînéedans tous les hôtels garnis du quartier Latin, elle avait en vainmené une vie sale et tapageuse. Ses nerfs étaient brisés, ladébauche, les plaisirs physiques ne lui donnaient plus dessecousses assez violentes pour lui procurer l’oubli. Elle étaitcomme un de ces ivrognes dont le palais brûlé reste insensible,sous le feu des liqueurs les plus fortes. Elle restait inerte dansla luxure, elle n’allait plus chercher auprès de ses amantsqu’ennui et lassitude. Alors elle les quitta, se disant qu’ils luiétaient inutiles. Elle fut prise d’une paresse désespérée qui laretint au logis, en jupon malpropre, dépeignée, la figure et lesmains sales. Elle s’oublia dans la crasse.

Lorsque les deux meurtriers se retrouvèrent ainsi face à face,lassés, ayant épuisé tous les moyens de se sauver l’un de l’autre,ils comprirent qu’ils n’auraient plus la force de lutter. Ladébauche n’avait pas voulu d’eux et venait de les rejeter à leursangoisses. Ils étaient de nouveau dans le logement sombre et humidedu passage, ils y étaient comme emprisonnés désormais, car souventils avaient tenté le salut, et jamais ils n’avaient pu briser lelien sanglant qui les liait. Ils ne songèrent même plus à essayerune besogne impossible. Ils se sentirent tellement poussés,écrasés, attachés ensemble par les faits, qu’ils eurent conscienceque toute révolte serait ridicule. Ils reprirent leur vie commune,mais leur haine devint de la rage furieuse.

Les querelles du soir recommencèrent. D’ailleurs les coups, lescris duraient tout le jour. À la haine vint se joindre la méfiance,et la méfiance acheva de les rendre fous.

Ils eurent peur l’un de l’autre. La scène qui avait suivi lademande des cinq mille francs se reproduisit bientôt matin et soir.Leur idée fixe était qu’ils voulaient se livrer mutuellement. Ilsne sortaient pas de là. Quand l’un d’eux disait une parole, faisaitun geste, l’autre s’imaginait qu’il avait le projet d’aller chez lecommissaire de police. Alors, ils se battaient ou ilss’imploraient. Dans leur colère, ils criaient qu’ils couraient toutrévéler, ils s’épouvantaient à en mourir ; puis ilsfrissonnaient, ils s’humiliaient, ils se promettaient avec deslarmes amères de garder le silence. Ils souffraient horriblement,mais ils ne se sentaient pas le courage de se guérir en posant unfer rouge sur la plaie. S’ils se menaçaient de confesser le crime,c’était uniquement pour se terrifier et s’en ôter la pensée, carjamais ils n’auraient eu la force de parler et de chercher la paixdans le châtiment.

À plus de vingt reprises, ils allèrent jusqu’à la porte ducommissariat de police, l’un suivant l’autre. Tantôt c’étaitLaurent qui voulait avouer le meurtre, tantôt c’était Thérèse quicourait se livrer. Et ils se rejoignaient toujours dans la rue, etils se décidaient toujours à attendre encore, après avoir échangédes insultes et des prières ardentes.

Chaque nouvelle crise les laissait plus soupçonneux et plusfarouches.

Du matin au soir, ils s’espionnaient. Laurent ne quittait plusle logement du passage, et Thérèse ne le laissait plus sortir seul.Leurs soupçons, leur épouvante des aveux les rapprochèrent, lesunirent dans une intimité atroce. Jamais, depuis leur mariage, ilsn’avaient vécu si étroitement liés l’un à l’autre, et jamais ilsn’avaient tant souffert. Mais, malgré les angoisses qu’ilss’imposaient, ils ne se quittaient pas des yeux, ils aimaient mieuxendurer les douleurs les plus cuisantes que de se séparer pendantune heure. Si Thérèse descendait à la boutique, Laurent la suivait,par crainte qu’elle ne causât avec une cliente ; si Laurent setenait sur la porte, regardant les gens qui traversaient lepassage, Thérèse se plaçait à côté de lui, pour voir s’il neparlait à personne. Le jeudi soir, quand les invités étaient là,les meurtriers s’adressaient des regards suppliants, ilss’écoutaient avec terreur, s’attendant chacun à quelque aveu de soncomplice, donnant aux phrases commencées des senscompromettants.

Un tel état de guerre ne pouvait durer davantage.

Thérèse et Laurent en arrivèrent, chacun de son côté, à rêverd’échapper par un nouveau crime aux conséquences de leur premiercrime. Il fallait absolument que l’un d’eux disparût pour quel’autre goûtât quelque repos. Cette réflexion leur vint en mêmetemps ; tous deux sentirent la nécessité pressante d’uneséparation, tous deux voulurent une séparation éternelle. Lemeurtre, qui se présenta à leur pensée, leur sembla naturel, fatal,forcément amené par le meurtre de Camille. Ils ne le discutèrentmême pas, ils en acceptèrent le projet comme le seul moyen desalut. Laurent décida qu’il tuerait Thérèse, parce que Thérèse legênait, qu’elle pouvait le perdre d’un mot et qu’elle lui causaitdes souffrances insupportables ; Thérèse décida qu’elletuerait Laurent, pour les mêmes raisons.

La résolution bien arrêtée d’un assassinat les calma un peu. Ilsfirent leurs dispositions. D’ailleurs, ils agissaient dans lafièvre, sans trop de prudence ; ils ne pensaient que vaguementaux conséquences probables d’un meurtre commis, sans que la fuiteet l’impunité fussent assurées. Ils sentaient invinciblement lebesoin de se tuer, ils obéissaient à ce besoin en brutes furieuses.Ils ne se seraient pas livrés pour leur premier crime, qu’ilsavaient dissimulé avec tant d’habileté, et ils risquaient laguillotine, en en commettant un second, qu’ils ne songeaientseulement pas à cacher. Il y avait là une contradiction de conduitequ’ils ne voyaient même point. Ils se disaient simplement que s’ilsparvenaient à fuir, ils iraient vivre à l’étranger, après avoirpris tout l’argent. Thérèse, depuis quinze à vingt jours, avaitretiré les quelques milliers de francs qui restaient de sa dot, etles tenait enfermés dans un tiroir que Laurent connaissait. Ils nese demandèrent pas un instant ce que deviendrait Mme Raquin.

Laurent avait rencontré, quelques semaines auparavant, un de sesanciens camarades de collège, alors préparateur chez un chimistecélèbre qui s’occupait beaucoup de toxicologie. Ce camarade luiavait fait visiter le laboratoire où il travaillait, lui montrantles appareils, lui nommant les drogues. Un soir, lorsqu’il se futdécidé au meurtre, Laurent, comme Thérèse buvait devant lui unverre d’eau sucrée, se souvint d’avoir vu dans ce laboratoire unpetit flacon de grès, contenant de l’acide prussique. En serappelant ce que lui avait dit le jeune préparateur sur les effetsterribles de ce poison qui foudroie et laisse peu de traces, ilsongea que c’était là le poison qu’il lui fallait. Le lendemain, ilréussit à s’échapper, il rendit visite à son ami, et, pendant quecelui-ci avait le dos tourné, il vola le petit flacon de grès.

Le même jour, Thérèse profita de l’absence de Laurent pour fairerepasser un grand couteau de cuisine, avec lequel on cassait lesucre, et qui était tout ébréché. Elle cacha le couteau dans uncoin du buffet.

Chapitre 32

 

Le jeudi qui suivit, la soirée chez les Raquin, comme lesinvités continuaient à appeler le ménage de leurs hôtes, fut d’unegaieté toute particulière. Elle se prolongea jusqu’à onze heures etdemie. Grivet, en se retirant, déclara ne jamais avoir passé desheures plus agréables.

Suzanne, qui était enceinte, parla tout le temps à Thérèse deses douleurs et de ses joies. Thérèse semblait l’écouter avec ungrand intérêt ; les yeux fixes, les lèvres serrées, ellepenchait la tête par moments ; ses paupières, qui sebaissaient, couvraient d’ombre tout son visage. Laurent, de soncôté, prêtait une attention soutenue aux récits du vieux Michaud etd’Olivier. Ces messieurs ne tarissaient pas, et Grivet ne parvenaitqu’avec peine à placer un mot entre deux phrases du père et dufils. D’ailleurs, il avait pour eux un certain respect ; iltrouvait qu’ils parlaient bien. Ce soir-là, la causerie ayantremplacé le jeu, il s’écria naïvement que la conversation del’ancien commissaire de police l’amusait presque autant qu’unepartie de dominos.

Depuis près de quatre ans que les Michaud et Grivet passaientles jeudis soir chez les Raquin, ils ne s’étaient pas fatigués uneseule fois de ces soirées monotones qui revenaient avec unerégularité énervante. Jamais ils n’avaient soupçonné un instant ledrame qui se jouait dans cette maison, si paisible et si douce,lorsqu’ils y entraient. Olivier prétendait d’ordinaire, par uneplaisanterie d’homme de police, que la salle à manger sentaitl’honnête homme. Grivet, pour ne pas rester en arrière, l’avaitappelée le Temple de la Paix. À deux ou trois reprises, dans lesderniers temps, Thérèse expliqua les meurtrissures qui luimarbraient le visage, en disant aux invités qu’elle était tombée.Aucun d’eux, d’ailleurs, n’aurait reconnu les marques du poing deLaurent ; ils étaient convaincus que le ménage de leurs hôtesétait un ménage modèle, tout de douceur et d’amour.

La paralytique n’avait plus essayé de leur révéler les infamiesqui se cachaient derrière la morne tranquillité des soirées dujeudi. En face des déchirements des meurtriers, devinant la crisequi devait éclater un jour ou l’autre, amenée par la successionfatale des événements, elle finit par comprendre que les faitsn’avaient pas besoin d’elle. Dès lors, elle s’effaça, elle laissaagir les conséquences de l’assassinat de Camille qui devaient tuerles assassins à leur tour. Elle pria seulement le ciel de luidonner assez de vie pour assister au dénouement violent qu’elleprévoyait ; son dernier désir était de repaître ses regards duspectacle des souffrances suprêmes qui briseraient Thérèse etLaurent.

Ce soir-là Grivet vint se placer à côté d’elle et causalongtemps, faisant comme d’habitude les demandes et les réponses.Mais il ne put en tirer même un regard. Lorsque onze heures etdemie sonnèrent, les invités se levèrent vivement.

« On est si bien chez vous, déclara Grivet, qu’on ne songejamais à s’en aller.

– Le fait est, appuya Michaud, que je n’ai jamais sommeil ici,moi qui me couche à neuf heures d’habitude. »

Olivier crut devoir placer sa plaisanterie.

« Voyez-vous, dit-il, en montrant ses dents jaunes, ça sent leshonnêtes gens dans cette pièce : c’est pourquoi l’on y est si bien.»

Grivet, fâché d’avoir été devancé, se mit à déclamer, en faisantun geste emphatique :

« Cette pièce est le Temple de la Paix. »

Pendant ce temps, Suzanne nouait les brides de son chapeau etdisait à Thérèse :

« Je viendrai demain matin à neuf heures.

– Non, se hâta de répondre la jeune femme, ne venez quel’après-midi… je sortirai sans doute pendant la matinée. »

Elle parlait d’une voix étrange, troublée. Elle accompagna lesinvités jusque dans le passage. Laurent descendit aussi une lampe àla main. Quand ils furent seuls, les époux poussèrent chacun unsoupir de soulagement ; une impatience sourde avait dû lesdévorer pendant toute la soirée. Depuis la veille, ils étaient plussombres, plus inquiets en face l’un de l’autre. Ils évitèrent de seregarder, ils remontèrent silencieusement. Leurs mains avaient delégers tremblements convulsifs, et Laurent fut obligé de poser lalampe sur la table, pour ne pas la laisser tomber.

Avant de coucher Mme Raquin, ils avaient l’habitude de mettre enordre la salle à manger, de préparer un verre d’eau sucrée pour lanuit, d’aller et de venir ainsi autour de la paralytique, jusqu’àce que tout fût prêt.

Lorsqu’ils furent remontés, ce soir-là, ils s’assirent uninstant, les yeux vagues, les lèvres pâles. Au bout d’un silence:

« Eh bien ! nous ne nous couchons pas ? demandaLaurent qui semblait sortir en sursaut d’un rêve.

– Si, si, nous nous couchons, répondit Thérèse en frissonnant,comme si elle avait eu grand froid. »

Elle se leva et prit la carafe.

« Laisse, s’écria son mari d’une voix qu’il s’efforçait derendre naturelle, je préparerai le verre d’eau sucrée… Occupe-toide ta tante. »

Il enleva la carafe des mains de sa femme et remplit un verred’eau. Puis, se tournant à demi, il y vida le petit flacon de grès,en y mettant un morceau de sucre. Pendant ce temps, Thérèse s’étaitaccroupie devant le buffet ; elle avait pris le couteau decuisine et cherchait à le glisser dans une des grandes poches quipendaient à sa ceinture.

À ce moment, cette sensation étrange qui prévient de l’approched’un danger fit tourner la tête aux époux, d’un mouvementinstinctif. Ils se regardèrent. Thérèse vit le flacon dans lesmains de Laurent, et Laurent aperçut l’éclair blanc du couteau quiluisait entre les plis de la jupe de Thérèse. Ils s’examinèrentainsi pendant quelques secondes, muets et froids, le mari près dela table, la femme pliée devant le buffet. Ils comprenaient. Chacund’eux resta glacé en retrouvant sa propre pensée chez son complice.En lisant mutuellement leur secret dessein sur leur visagebouleversé, ils se firent pitié et horreur.

Mme Raquin, sentant que le dénouement était proche, lesregardait avec des yeux fixes et aigus.

Et brusquement Thérèse et Laurent éclatèrent en sanglots. Unecrise suprême les brisa, les jeta dans les bras l’un de l’autre,faibles comme des enfants. Il leur sembla que quelque chose de douxet d’attendri s’éveillait dans leur poitrine. Ils pleurèrent, sansparler, songeant à la vie de boue qu’ils avaient menée et qu’ilsmèneraient encore, s’ils étaient assez lâches pour vivre. Alors, ausouvenir du passé, ils se sentirent tellement las et écœurésd’eux-mêmes, qu’ils éprouvèrent un besoin immense de repos, denéant. Ils échangèrent un dernier regard, un regard deremerciement, en face du couteau et du verre de poison. Thérèseprit le verre, le vida à moitié et le tendit à Laurent qui l’achevad’un trait. Ce fut un éclair. Ils tombèrent l’un sur l’autre,foudroyés, trouvant enfin une consolation dans la mort. La bouchede la jeune femme alla heurter, sur le cou de son mari, lacicatrice qu’avaient laissée les dents de Camille.

Les cadavres restèrent toute la nuit sur le carreau de la salleà manger, tordus, vautrés, éclairés de lueurs jaunâtres par lesclartés de la lampe que l’abat-jour jetait sur eux. Et, pendantprès de douze heures, jusqu’au lendemain vers midi, Mme Raquin,froide et muette, les contempla à ses pieds, ne pouvant serassasier les yeux, les écrasant de regards lourds.

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Tags: Emile Zola