Timon d’Athènes

de William Shakespeare

Notice sur Timon d’Athènes

Le nom de Timon était devenu proverbial dans l’antiquité pour exprimer un misanthrope. L’histoire de sa misanthropie, et le bizarre caractère de ce personnage frappèrent sans doute Shakspeare pendant qu’il s’occupait d’Antoine et Cléopâtre, et voici le passage de Plutarque qui lui a probablement suggéré l’idée de sa pièce :

« Quant à Antonius, il laissa la ville et la conversation de ses amis, et feit bastir une maison dedans lamer, près de l’isle de Pharos, sur certaines chaussées et levées qu’il fit jeter à la mer, et se tenoit céans, comme se bannissant de la compagnie des hommes, et disoit qu’il vouloit mener une telle vie comme Timon, pour autant qu’on lui avoit fait le semblable qu’à luy, et pour l’ingratitude et le grand tort que luy tenoient ceulx à qui il avoit bien fait, et qu’il estimoit ses amis ; il se deffioit et se mescontentoit de tous les autres.

« Ce Timon estoit un citoyen d’Athènes,lequel avoit vescu environ la guerre du Péloponèse ; comme l’on peult juger par les comédies de Platon et d’Aristophanes,esquelles il est moqué et touché comme malveuillant et ennemy du genre humain, refusant et abhorrissant toute compagnie et communication des autres hommes, fors que d’Alcibiades, jeune,audacieux et insolent, auquel faisoit bonne chère, et l’embrassoit et baisoit volontiers, dequoy s’esbahissant Apémantus, et lui en demandant la cause pourquoi il chérissoit ainsi ce jeune homme là seul, et abominoit tous les autres : « Je l’aime,répondit-il, pour autant que je sçay bien et suis seur qu’un jouril sera cause de grands maulx aux Athéniens. » Ce Timon recevoit aussi quelque fois Apémantus en sa compagnie, pour autant qu’il étoit semblable de mœurs à luy, et qu’il imitoit fort samanière de vivre. Un jour doncques que l’on célébroit à Athènes la solennité que l’on appelle Choès, c’est-à-dire la feste des morts,là où on fait des effusions et sacrifices pour les trespassez, ils se festoyoient eulx deux ensemble tout seuls, et se prit Apémantusà dire : « Que voici un beau banquet, Timon ; »et Timon lui respondit : « Oui bien, si tu n’y estoisp oint. »

« L’on dit qu’un jour, comme le peupleestoit assemblé sur la place pour ordonner de quelque affaire, ilmonta à la tribune aux harangues, comme faisoient ordinairement lesorateurs quand ils vouloient haranguer et prescher le peuple ;si y eut un grand silence et estoit chacun très-attentif à ouïr cequ’il voudroit dire, à cause que c’étoit une chose bien nouvelle etbien estrange que de le veoir en chaire. À la fin, il commence àdire : « Seigneurs Athéniens, j’ai en ma maison unepetite place où il y a un figuier auquel plusieurs se sont desjàpenduz et étranglez, et pour autant que je veulx y faire bastir, jevous ai bien voulu advertir devant que faire couper le figuier, àcette fin que si quelques-uns d’entre vous se veulent pendre,qu’ils se dépeschent. » Il mourut en la ville d’Hales, et futinhumé sur le bord de la mer. Si advint que, tout alentour de sasépulture, le village s’éboula, tellement que la mer qui alloitflottant à l’environ, gardoit qu’on n’eût sçeu approcher dutombeau, sur lequel il y avoit des vers engravés de tellesubstance :

Ayant fini ma vie malheureuse,

En ce lieu-cy on m’y a inhumé ;

Mourez, méchants, de mort malencontreuse,

Sans demander comment je fus nommé.

On dit que luy-mesme feit ce belépitaphe ; car celui que l’on allègue communément n’est pas delui, ains est du poëte Callimachus :

Ici je fais pour toujours ma demeure,

Timon encor les humains haïssant.

Passe, lecteur, en me donnant male heure,

Seulement passe, et me va maudissant.

« Nous pourrions escrire beaucoupd’autres choses dudit Timon, mais ce peu que nous en avons dit estassez pour le présent. »

(Vie d’Antoine, par Plutarque, traductiond’Amyot.)

Malgré quelques rapprochements qu’on pourraittrouver, à la rigueur, entre le Timon de Shakspeare et undialogue de Lucien qui porte le même titre, nous pensons que cetépisode de Plutarque lui a suffi pour composer sa pièce. C’est danssa propre imagination qu’il a trouvé le développement du caractèrede Timon, celui d’Apémantus, dont la misanthropie contraste siheureusement avec la sienne ; la description du luxe et desprodigalités de Timon au milieu de ses flatteurs, et sa sombrerancune contre les hommes, au milieu de la solitude.

Cette pièce est une des plus simples deShakspeare : contre son ordinaire, le poëte est sérieusementoccupé de son sujet jusqu’au dernier acte ; et, fidèle àl’unité de son plan, il ne se permet aucune excursion qui nous enéloigne. La fable consiste en un seul événement : l’histoired’un grand seigneur que ses amis abandonnent en même temps que sonopulence, et qui, du plus généreux des hommes, devient le plussauvage et le plus atrabilaire. On a beaucoup discuté sur lecaractère moral de Timon, pour savoir si on devait le plaindre dansson malheur, ou s’il fallait regarder la perte de sa fortune commeune mortification méritée. Il nous semble, en effet, que ses vertusont été des vertus d’ostentation, et que sa misanthropie n’estencore qu’une suite de sa manie de se singulariser par tous lesextrêmes ; dans sa générosité il n’est prodigue que pour desflatteurs ; sa richesse nourrit le vice au lieu d’allersecourir l’indigent ; une bienfaisance éclairée ne présidepoint à ses dons. Cependant sa confiance en ses amis indique uneâme naturellement noble, et leur lâche désertion nous indignesurtout quand ce seigneur, dont ils trahissent l’infortune, a sutrouver un serviteur comme Flavius. La transition subite de lamagnificence à la vie sauvage est bien encore dans le caractère deTimon, et c’est un contraste admirable que sa misanthropie et celled’Apémantus. Celui-ci a tout le cynisme de Diogène, et son égoïsmeet son orgueil, qui percent à travers ses haillons, trahissent lesecret de ses sarcasmes et de ses mépris pour les hommes. Une basseenvie le dévore ; l’indignation seule s’est emparée de l’âmede Timon ; ses véhémentes invectives sont justifiées par lesentiment profond des outrages qu’il a reçus ; c’est unesensibilité exagérée qui l’égaré, et s’il hait les hommes, c’estqu’il croit de bonne foi les avoir aimés ; peut-être même sahaine est-elle si passionnée, si idéale, qu’il s’abuse, lui-même encroyant les haïr plus qu’Apémantus dont l’âme est naturellementlâche et méchante.

Les sarcasmes du cynique et les éloquentesmalédictions du misanthrope ont fait dire que cette pièce étaitautant une satire qu’un drame. Cette intention de satire seremarque surtout dans le choix des caractères, qu’on pourraitappeler une véritable critique du cœur de l’homme eu général danstoutes les conditions de la vie. Nous venons de citer Apémantus,égoïste cynique, et Timon, dont la vanité inspire la misanthropiecomme elle inspira sa libéralité ; vient ensuite Alcibiade,jeune débauché, qui n’hésite pas à sacrifier sa patrie à sesvengeances particulières. Le peintre et le poète prostituent lesplus beaux des arts à une servile adulation et à l’avarice ;les nobles Athéniens sont tous des parasites ; mais il semblecependant que Shakspeare n’ait jamais voulu nous offrir un tableaucomplètement hideux d’hypocrisie. Flavius est bien capable deréconcilier avec les hommes ceux en qui la lecture de Timond’Athènes pourrait produire la méfiance et la misanthropie.Que de dignité dans cet intendant probe et fidèle ! Timonlui-même est forcé de rendre hommage à sa vertu. Ce caractère estvraiment une concession que le poète a faite à son âmenaturellement grande et tendre.

Hazzlitt, un des plus ingénieux commentateursdu caractère moral de Shakspeare, et qui, dans son admirationraisonnée, semble jaloux de celle de Schlegel, fait remarquer enterminant l’analyse de la pièce qui nous occupe que, dans sonisolement, Timon, résolu à chercher le repos dans un mondemeilleur, entoure son trépas des pompes de la nature. Il creuse satombe sur le rivage de l’Océan, appelle à ses funérailles toutesles grandes images du désert et fait servir les éléments à sonmausolée.

« Ne revenez plus me voir ; maisdites à Athènes que Timon a bâti sa dernière demeure sur les grèvesde l’onde amère qui, une fois par jour, viendra la couvrir de sabouillante écume : venez dans ce lieu et que la pierre de montombeau soit votre oracle. » Plus loin Alcibiade, après avoirlu son épitaphe, dit encore de Timon :

« Ces mots expriment bien tes dernierssentiments. Si tu avais en horreur les regrets de notre douleur, situ méprisais ces gouttes d’eau que la nature avait laissé couler denos yeux, une sublime idée t’inspira de faire pleurer à jamais legrand Neptune sur ta tombe. »

C’est ainsi que Timon fait des vents l’hymnede ses funérailles ; que le murmure de l’Océan est une voix dedouleur sur ses dépouilles mortelles, et qu’il cherche enfin dansles éternelles solennités de la nature l’oubli de la splendeurpassagère de la vie.

La vie de Timon d’Athènes parutd’abord dans l’édition in-folio de 1623. On ne sait avec certitudeà quelle époque elle a été écrite, quoique Malone lui assigne pourdate l’année 1610.

Thomas Shadwell, poëte lauréat sous le roiGuillaume III, et rival de Dryden, publia, en 1678, Timond’Athènes avec des changements ; mais, dans l’épilogue,il appelle sa pièce une greffe entée sur le tronc de Shakspeare, etil se flatte qu’on lui pardonnera ses changements en faveur de lapart que ce poëte y conserve.

La pièce de Timon d’Athènes, tellequ’on la joue encore aujourd’hui à Londres, a été arrangée parCumberland, un des auteurs dramatiques les plus estimés del’Angleterre. Il a conservé la majeure partie de l’original, etmarqué spécialement ses additions et corrections pour que la partde chaque poëte fût aperçue au premier examen.

En 1723, Delisle traita le sujet de Timond’Athènes pour le théâtre italien avec un prologue, deschants, des danses, des personnages allégoriques et un arlequin. Onvoit qu’elle porte un autre cachet que celle de Shakespeare. Ellene manque pas d’une certaine originalité, et les Anglais l’onttraduite sous le titre de Timon amoureux.

Personnages

TIMON, noble Athénien.

LUCIUS, LUCULLUS, SEMPRONIUSseigneurs ; flatteurs de Timon.

VENTIDIUS, un des faux amis deTimon.

APÉMANTUS, philosophe grossier.

ALCIBIADE, général athénien.

FLAVIUS, intendant de Timon.

FLAMINIUS, LUCILIUS, SERVILIUS, serviteursde Timon.

CAPHIS, PHILOTUS, TITUS, LUCIUS, HORTENSIUS,serviteurs des créanciers de Timon.

Deux serviteurs de varron, et leserviteur d’isidore, créanciers de Timon.

CUPIDON ET MASQUES.

TROIS ÉTRANGERS.

Un poète, un peintre, un joaillier, unmarchand, un vieillard athénien, un page, un fou.

PHRYNIA[1],

TIMANDRA, maîtresses d’Alcibiade.

Autres seigneurs, sénateurs, officiers,soldats, voleurs et serviteurs.

La scène est à Athènes et dans les bois voisins.

ACTE PREMIER

SCÈNE I

Athènes. Salle dans la maison de Timon.

Entrent par différentes portes UN POÈTE, UN PEINTRE, puis UNJOAILLIER, UN MARCHAND et autres.

LE POÈTE. – Bonjour, monsieur.

LE PEINTRE. – Je suis bien aise de vous voiren bonne santé.

LE POÈTE. – Je ne vous ai pas vu depuislongtemps : comment va le monde ?

LE PEINTRE. – Il s’use, monsieur, envieillissant.

LE POÈTE. – Oui, on sait cela : mais ya-t-il quelque rareté particulière ? qu’y a-t-il d’étrange etdont l’histoire ne donne d’exemple ? – Vois, ô magie de lagénérosité ! c’est ton charme puissant qui évoque ici tous cesesprits ! – Je connais ce marchand.

LE PEINTRE. – Et moi, je les connais tousdeux : l’autre est un joaillier.

LE MARCHAND. – Oh ! c’est un digneseigneur.

LE JOAILLIER. – Oui, cela estincontestable.

LE MARCHAND. – Un homme incomparable, animé, àce qu’il semble, d’une bonté infatigable et soutenue. Il va au delàdes bornes.

LE JOAILLIER. – J’ai ici un joyau.

LE MARCHAND. – Oh ! je vous prie,voyons-le : pour le seigneur Timon, monsieur ?

LE JOAILLIER. – S’il veut en donner leprix : mais, quant à cela…

LE POÈTE, occupé à lire ses ouvrages.– « Quand l’appât d’un salaire nous a fait louer l’homme vil,c’est une tache qui flétrit la gloire des beaux vers consacrés avecjustice à l’homme de bien. »

LE MARCHAND, considérant le diamant.– La forme est belle.

LE JOAILLIER. – Est-ce un riche bijou ?voyez-vous la belle eau ?

LE PEINTRE, au poëte. – Vous êtesplongé, monsieur, dans la composition de quelque ouvrage ?Quelque dédicace au grand Timon ?

LE POÈTE. – C’est une chose qui m’est échappéesans y penser : notre poésie est comme une gomme qui coule del’arbre qui la nourrit. Le feu caché dans le caillou ne se montreque lorsqu’il est frappé ; mais notre noble flamme s’allumeelle-même, et, comme le torrent, franchit chaque digue dont larésistance l’irrite. Qu’avez-vous là ?

LE PEINTRE. – Un tableau, monsieur. – Et quandvotre livre paraît-il ?

LE POÈTE. – Il suivra de près ma présentation.– Voyons votre tableau.

LE PEINTRE. – C’est un bel ouvrage !

LE POÈTE, considérant le tableau. –En effet, c’est bien, c’est parfait.

LE PEINTRE. – Passable.

LE POÈTE. – Admirable ! Que de grâce dansl’attitude de cette figure ! Quelle intelligence étincelledans ces yeux ! Quelle vive imagination anime ceslèvres ! On pourrait interpréter ce geste muet.

LE PEINTRE. – C’est une imitation assezheureuse de la vie. Voyez ce trait ; vous semble-t-ilbien ?

LE POÈTE. – Je dis que c’est une leçon pour lanature ; la vie qui respire dans cette lutte de l’art est plusvivante que la nature.

(Entrent quelques sénateurs qui ne font que passer.)

LE PEINTRE. – Comme le seigneur Timon estrecherché !

LE POÈTE. – Les sénateurs d’Athènes !L’heureux mortel !

LE PEINTRE. – Regardez, en voilàd’autres !

LE POÈTE. – Vous voyez ce concours, ces flotsde visiteurs. Moi, j’ai, dans cette ébauche, esquissé un homme àqui ce monde d’ici-bas prodigue ses embrassements et ses caresses.Mon libre génie ne s’arrête pas à un caractère particulier, mais ilse meut au large dans une mer de cire[2]. Aucunemalice personnelle n’empoisonne une seule virgule de mesvers ; je vole comme l’aigle ; hardi dans mon essor, nelaissant point de trace derrière moi.

LE PEINTRE. – Comment pourrai-je vouscomprendre ?

LE POÈTE. – Je vais m’expliquer. – Vous voyezcomme tous les états, tous les esprits (autant ceux qui sont liantset volages, que les gens graves et austères), viennent tous offrirleurs services au seigneur Timon. Son immense fortune, jointe à soncaractère gracieux et bienfaisant, subjugue et conquiert toutesorte de cœurs pour l’aimer et le servir, depuis le soupleflatteur, dont le visage est un miroir, jusqu’à cet Apémantus quin’aime rien autant que se haïr lui-même ; il plie aussi legenou devant lui, et retourne content et riche d’un coup d’œil deTimon.

LE PEINTRE. – Je les ai vus causerensemble.

LE POÈTE. – Monsieur, j’ai feint que laFortune était assise sur son trône, au sommet d’une haute et riantecolline. La base du mont est couverte par étages de talents de toutgenre, d’hommes de toute espèce, qui travaillent sur la surface dece globe, pour améliorer leur condition. Au milieu de cette fouledont les yeux sont attachés sur la souveraine, je représente unpersonnage sous les traits de Timon, à qui la déesse, de sa maind’ivoire, fait signe d’avancer, et par sa faveur actuelle changeactuellement tous ses rivaux en serviteurs et en esclaves.

LE PEINTRE. – C’est bien imaginé, ce trône,cette Fortune et cette colline, et au bas un homme appelé au milieude la foule, et qui, la tête courbée en avant, sur le penchant dumont, gravit vers son bonheur ; voilà, ce me semble, une scèneque rendrait bien notre art.

LE POÈTE. – Soit, monsieur ; maislaissez-moi poursuivre. Ces hommes, naguère encore ses égaux (etquelques-uns valaient mieux que lui), suivent tous maintenant sespas, remplissent ses portiques d’une cour nombreuse, versent dansson oreille leurs murmures flatteurs, comme la prière d’unsacrifice, révèrent jusqu’à son étrier, et ne respirent que par luil’air libre des cieux.

LE PEINTRE. – Oui, sans doute : et quedeviennent-ils ?

LE POÈTE. – Lorsque soudain la Fortune, dansun caprice et un changement d’humeur, précipite ce favori naguèresi chéri d’elle, tous ses serviteurs qui, rampant sur les genoux etsur leurs mains, s’efforçaient après lui de gravir vers la cime dumont, le laissent glisser en bas ; pas un ne l’accompagne danssa chute.

LE PEINTRE. – C’est l’ordinaire ; je puisvous montrer mille tableaux moraux qui peindraient ces coupssoudains de la fortune, d’une manière plus frappante que lesparoles. Cependant vous avez raison de faire sentir au seigneurTimon que les yeux des pauvres ont vu le puissant pieds en haut,tête en bas.

(Fanfares. Entre Timon avec sa suite : le serviteur deVentidius cause avec Timon.)

TIMON. – Il est emprisonné,dites-vous ?

LE SERVITEUR DE VENTIDIUS. – Oui, mon bonseigneur. Cinq talents sont toute sa dette. Ses moyens sontrestreints, ses créanciers inflexibles. Il implore une lettre devotre Grandeur à ceux qui l’ont fait enfermer ; si elle luiest refusée il n’a plus d’espoir.

TIMON. – Noble Ventidius ! Allons. – Iln’est pas dans mon caractère de me débarrasser d’un ami quand il abesoin de moi. Je le connais pour un homme d’honneur qui méritequ’on lui donne du secours : il l’aura ; je veux payer sadette et lui rendre la liberté.

LE SERVITEUR DE VENTIDIUS. – Votre Seigneuriese l’attache pour jamais.

TIMON. – Saluez-le de ma part : je vaislui envoyer sa rançon ; et lorsqu’il sera libre, dites-lui deme venir voir. Ce n’est pas assez de relever le faible, il faut lesoutenir encore après. Adieu !

LE SERVITEUR DE VENTIDIUS. – Je souhaite touteprospérité à votre Honneur.

(Il sort.)

(Entre un vieillard athénien.)

LE VIEILLARD. – Seigneur Timon, daignezm’entendre.

TIMON. – Parlez, bon père.

LE VIEILLARD. – Vous avez un serviteur nomméLucilius ?

TIMON. – Il est vrai ; qu’avez-vous àdire de lui ?

LE VIEILLARD. – Noble Timon, faites-le venirdevant vous.

TIMON. – Est-il ici ou non ?Lucilius !

(Entre Lucilius.)

LUCILIUS. – Me voici, seigneur, à vosordres.

LE VIEILLARD. – Cet homme, seigneur Timon,votre créature, hante de nuit ma maison. Je suis un homme qui,depuis ma jeunesse, me suis adonné au négoce ; et mon étatmérite, un plus riche héritier qu’un homme qui découpe à table.

TIMON. – Eh bien ! qu’y a-t-il deplus ?

LE VIEILLARD. – Je n’ai qu’une fille, unefille unique, à qui je puisse transmettre ce que j’ai. Elle estbelle, et des plus jeunes qu’on puisse épouser. Je l’ai élevée avecde grandes dépenses pour lui faire acquérir tous les talents. Cevalet, qui vous appartient, ose rechercher son amour. Je vousconjure, noble seigneur, joignez-vous à moi pour lui défendre de lafréquenter ; pour moi, j’ai parlé en vain.

TIMON. – Le jeune homme est honnête.

LE VIEILLARD. – Il le sera donc envers moi,Timon… Que son honnêteté lui serve de récompense sans m’enlever mafille.

TIMON. – L’aime-t-elle ?

LE VIEILLARD. – Elle est jeune et crédule. Nospassions passées nous apprennent combien la jeunesse estlégère.

TIMON. – Aimes-tu cette jeune fille ?

LUCILIUS. – Oui, mon bon seigneur, et elleagrée mon amour.

LE VIEILLARD. – Si mon consentement manque àson mariage, j’atteste ici les dieux que je choisirai mon héritierparmi les mendiants de ce monde, et que je la déshérite de tout monbien.

TIMON. – Et quelle sera sa dot, si elle épouseun mari sortable ?

LE VIEILLARD. – Trois talents pour lemoment ; à l’avenir, tout.

TIMON. – Cet honnête homme me sert depuislongtemps : je veux faire un effort pour fonder sa fortune,car c’est un devoir pour moi. Donnez-lui votre fille ; ce quevous avancerez pour sa dot sera la mesure de mes dons, et jerendrai la balance égale entre elle et lui.

LE VIEILLARD. – Noble seigneur, donnez-m’envotre parole, et ma fille est à lui.

TIMON. – Voilà ma main, et mon honneur sur mapromesse.

LUCILIUS. – Je remercie humblement votreSeigneurie : tout ce qui pourra jamais m’arriver de fortune etde bonheur, je le regarderai toujours comme venant de vous.

(Lucilius et le vieillard sortent.)

LE POÈTE. – Agréez mon travail, et que votreSeigneurie vive longtemps !

TIMON. – Je vous remercie ; vous aurezbientôt de mes nouvelles ; ne vous écartez point. (Aupeintre.) Qu’avez-vous là, mon ami ?

LE PEINTRE, – Un morceau de peinture, que jeconjure votre Seigneurie d’accepter.

TIMON. – La peinture me plaît : lapeinture est presque l’homme au naturel ; car depuis que ledéshonneur trafique des sentiments naturels, l’homme n’est qu’unvisage, tandis que les figures que trace le pinceau sont du moinstout ce qu’elles paraissent… J’aime votre ouvrage, et vous en aurezbientôt la preuve ; attendez ici jusqu’à ce que je vous fasseavertir.

LE PEINTRE. – Que les dieux vousconservent !

TIMON. – Portez-vous bien, messieurs ;donnez-moi la main : il faut absolument que nous dînionsensemble. – Monsieur, votre bijou a souffert d’être tropestimé.

LE JOAILLIER. – Comment, seigneur, on l’adéprécié ?

TIMON. – On a seulement abusé des louanges. Sije vous le payais ce qu’on l’estime, je serais tout à faitruiné.

LE JOAILLIER. – Seigneur, il est estimé leprix qu’en donneraient ceux mêmes qui le vendent. Mais vous savezque des choses de valeur égale changent de prix dans les mains dupropriétaire, et sont estimées en raison de la valeur du maître.Croyez-moi, mon cher seigneur, vous embellissez le bijou en leportant.

TIMON. – Bonne plaisanterie !

LE MARCHAND. – Non, seigneur ; ce qu’ildit là, tout le monde le répète avec lui.

TIMON. – Voyez qui vient ici. Voulez-vous êtregrondés ?

(Entre Apémantus.)

LE JOAILLIER. – Nous le supporterons, avecvotre Seigneurie.

LE MARCHAND. – Il n’épargnera personne.

TIMON. – Bonjour, gracieux Apémantus.

APÉMANTUS. – Attends que je sois gracieux pourque je te rende le bonjour, quand tu seras devenu le chien deTimon, et ces fripons d’honnêtes gens.

TIMON. – Pourquoi les appelles-tufripons ; tu ne les connais pas.

APÉMANTUS. – Ne sont-ils pasAthéniens ?

TIMON. – Oui.

APÉMANTUS. – Alors, je ne me dédis pas.

LE JOAILLIER. – Tu me connais, Apémantus.

APÉMANTUS. – Tu sais bien que je teconnais ; je viens de t’appeler par ton nom.

TIMON. – Tu es bien fier, Apémantus.

APÉMANTUS. – Fier surtout de ne pas ressemblerà Timon.

TIMON. – Où vas-tu ?

APÉMANTUS. – Casser la tête à un honnêteAthénien.

TIMON. – C’est une action qui te mènera à lamort.

APÉMANTUS. – Oui, si ne rien faire est uncrime digne de mort.

TIMON. – Comment trouves-tu ce portrait,Apémantus ?

APÉMANTUS. – Très-bon ; car il estinnocent.

TIMON. – Celui qui l’a fait n’a-t-il pas bientravaillé ?

APÉMANTUS. – Celui qui a fait le peintre amieux travaillé encore, et cependant il a fait un pitoyableouvrage.

LE PEINTRE. – Tu es un chien.

APÉMANTUS. – Ta mère est de mon espèce ;qu’est-elle donc, si je suis un chien ?

TIMON. – Apémantus, veux-tu dîner avecmoi ?

APÉMANTUS. – Non, je ne mange pas les grandsseigneurs.

TIMON. – Si tu les mangeais, tu fâcherais lesdames.

APÉMANTUS. – Oh ! elles mangent lesgrands seigneurs, voilà ce qui leur donne de gros ventres.

TIMON. – C’est une explication bienlibertine.

APÉMANTUS. – C’est ainsi que tu laprends ; garde-la pour ta peine.

TIMON. – Aimes-tu ce bijou,Apémantus ?

APÉMANTUS. – Pas autant que la franchise, quine coûte pas une obole[3].

TIMON. – Combien penses-tu qu’ilvaille ?

APÉMANTUS. – Il ne vaut pas la peine que j’ypense… Eh bien ! poëte !

LE POÈTE. – Eh bien !philosophe !

APÉMANTUS. – Tu mens.

LE POÈTE. – N’es-tu pas unphilosophe ?

APÉMANTUS. – Oui.

LE POÈTE. – Je ne mens donc pas ?

APÉMANTUS. – Et toi, n’es-tu pas unpoëte ?

LE POÈTE. – Oui.

APÉMANTUS. – En ce cas, tu mens. Regarde danston dernier ouvrage où tu as représenté Timon comme un dignepersonnage.

LE POÈTE. – Ce n’est point une fiction, c’estla vérité.

APÉMANTUS. – Oui, il est digne de toi, etdigne de payer ton travail. Qui aime la flatterie est digne duflatteur. Dieux, que ne suis-je un grand seigneur !

TIMON. – Que ferais-tu donc,Apémantus ?

APÉMANTUS. – Ce que fait maintenant Apémantus,je haïrais un grand seigneur de tout mon cœur.

TIMON. – Quoi ! tu te haïraistoi-même ?

APÉMANTUS. – Oui.

TIMON. – Pourquoi ?

APÉMANTUS. – Pour avoir eu si peu d’esprit qued’être un grand seigneur, – N’es-tu pas marchand ?

LE MARCHAND. – Oui, Apémantus.

APÉMANTUS. – Que le commerce te confonde, siles dieux ne veulent pas le faire !

LE MARCHAND. – Si le commerce me confond, lesdieux en seront la cause.

APÉMANTUS. – Ton dieu, c’est lecommerce ; que ton dieu te confonde !

(On entend des trompettes.)

(Entre un serviteur)

TIMON. – Quelle est cette trompette ?

LE SERVITEUR. – C’est Alcibiade… et vingtcavaliers environ de sa société.

TIMON. – Je vous prie, allez au-devant d’eux,qu’on les fasse entrer. – Il faut absolument dîner avec moi. – Nevous en allez pas, que je ne vous aie fait mes remerciements. Et,après le dîner, montrez-moi ce tableau. – Je suis charmé de vousvoir tous.

(Quelques serviteurs sortent.)

(Entrent Alcibiade et sa société.)

TIMON. – Vous êtes le bienvenu, seigneur.

(Ils s’embrassent.)

APÉMANTUS. – Allons, allons, c’est cela !Que les maladies contractent et dessèchent vos souplesarticulations ! Se peut-il qu’il y ait si peu d’amitié aumilieu de ces doucereux coquins et de toute cette politesse !La race de l’homme a dégénéré en singes et en babouins.

ALCIBIADE. – Seigneur, vous contentez monardent désir, je satisfais la faim que j’avais de vous voir.

TIMON. – Vous êtes le bienvenu,seigneur ! Avant de nous séparer, nous passerons ensemble unheureux temps en différents plaisirs. – Je vous en prie,entrons.

(Ils sortent, excepté Apémantus.)

(Entrent deux seigneurs.)

PREMIER SEIGNEUR. – Quelle heure est-il,Apémantus ?

APÉMANTUS. – L’heure d’être honnête.

PREMIER SEIGNEUR. – Il est toujours cetteheure-là.

APÉMANTUS. – Tu n’en es que plus digne d’êtremaudit, toi qui la manques sans cesse.

SECOND SEIGNEUR. – Tu vas au festin deTimon ?

APÉMANTUS. – Oui, pour voir les viandes gorgerdes fripons et le vin échauffer des fous.

SECOND SEIGNEUR. – Adieu !adieu !

APÉMANTUS. – Tu es fou de me dire deux foisadieu.

SECOND SEIGNEUR. – Pourquoi donc,Apémantus ?

APÉMANTUS. – Tu aurais dû garder un de cesadieux pour toi, car je n’entends pas t’en rendre.

PREMIER SEIGNEUR. – Va te faire pendre.

APÉMANTUS. – Non, je n’en ferai rien. Adressetes invitations à ton ami.

SECOND SEIGNEUR. – Va-t’en, chien hargneux, ouje te chasserai d’ici.

APÉMANTUS. – En véritable chien, je fuirai lesruades de l’âne.

(Il sort.)

PREMIER SEIGNEUR. – Cet homme est en toutl’opposé de l’humanité. – Eh bien ! entrerons-nous, etprendrons-nous notre part des générosités de Timon ? Il estvraiment plus que la bonté même.

SECOND SEIGNEUR. – Il la répand sur tout cequi l’environne. Plutus, le dieu de l’or, n’est que sonintendant : pas le plus léger service qu’il ne paye sept foisplus qu’il ne vaut : pas le plus léger cadeau qui ne vaille àson auteur un présent qui excède toutes les mesures ordinaires dela reconnaissance.

PREMIER SEIGNEUR. – Il porte l’âme la plusnoble qui ait jamais inspiré un mortel.

SECOND SEIGNEUR. – Puisse-t-il vivre longtempsdans la prospérité ! Entrons-nous ?

PREMIER SEIGNEUR. – Je vous suis.

(Ils sortent.)

SCÈNE II

Une salle d’apparat dans la maison de Timon.

(Concert bruyant de hautbois. Flavius et d’autres domestiquesservent un grand banquet.)

Entrent TIMON, ALCIBIADE, LUCIUS, LUCULLUS, SEMPRONIUS, etautres sénateurs athéniens, avec VENTIDIUS et la suite. À quelquedistance, et derrière tous les autres, suit APÉMANTUS, d’un air demauvaise humeur.

VENTIDIUS. – Très-honoré Timon, il a plu auxdieux de se souvenir de la vieillesse de mon père, et de l’appelerà son long repos. Il a quitté la vie sans regret, et il m’a laissériche. Votre cœur généreux mérite toute ma reconnaissance, et jeviens vous rendre ces talents auxquels j’ai dû la liberté,accompagnés de mes remerciements et de mon dévouement.

TIMON. – Oh ! point du tout, honnêteVentidius ; vous vous méprenez sur mon amitié : je vousai fait ce don librement. On ne peut dire qu’on a donné, quand onsouffre que le don soit rendu. Si nos supérieurs jouent à ce jeu,nous ne devons pas oser les imiter. Ce sont de belles fautes quecelles qui enrichissent.

VENTIDIUS. – Les nobles sentiments !

(Ils sont tous debout regardant Timon d’un air decérémonie.)

TIMON. – Seigneurs, la cérémonie n’a étéinventée que pour voiler l’insuffisance des actions, les souhaitscreux, la bienfaisance qui se repent avant d’avoir étéexercée : mais où se trouve la véritable amitié, la cérémonieest inutile. Je vous prie, asseyez-vous. Vous êtes les bienvenus àma fortune, plus qu’elle n’est la bienvenue pour moi.

(Ils s’asseyent.)

LUCIUS. – Nous l’avons toujours avoué,seigneur.

APÉMANTUS. – Oh ! oui, avoué, et vousn’êtes pas encore pendus ?

TIMON. – Ah ! Apémantus, tu es lebienvenu.

APÉMANTUS. – Je ne veux pas être lebienvenu ; je viens pour que tu me chasses.

TIMON. – Fi donc ! Tu es un rustre ;tu as pris là une humeur qui ne sied pas à l’homme : c’est unreproche à te faire. – On dit, mes amis, que ira furor brevisest ; mais cet homme-là est toujours en colère. – Allons,qu’on lui dresse une table pour lui seul. Il n’aime point lacompagnie, et il n’est vraiment pas fait pour elle.

APÉMANTUS. – Je resterai donc à tes risques etpérils, Timon ; car je viens pour observer, je t’enavertis.

TIMON. – Je ne prends pas garde à toi. – Tu esAthénien, tu es donc le bienvenu. Je ne dois pas être aujourd’huile maître chez moi ; mais je t’en prie, que mon dîner mevaille ton silence.

APÉMANTUS. – Je méprise ton dîner… Ilm’étoufferait, car je ne pourrais pas te flatter. – Ô dieux !que d’hommes dévorent Timon, et il ne le voit pas ! Je souffrede voir tant de gens tremper leur langue dans le sang d’un seulhomme ; et le comble de la folie, c’est qu’il les excitelui-même. Je m’étonne que les hommes osent se confier auxhommes ! Je pense, moi, qu’ils devraient les inviter sanscouteaux. Leurs tables y gagneraient, et leur vie serait plus ensûreté. On en a vu cent exemples : l’homme, qui en ce momentest assis près de son hôte, qui rompt avec lui son pain et boit àsa santé la coupe qu’ils ont partagée ensemble, sera le premier àl’assassiner. Cela est prouvé. Si j’étais un grand personnage, jecraindrais de boire à mes repas, de peur que mes hôtes n’épiassentà quelle note ils pourraient me couper le sifflet. Les grandsseigneurs ne devraient jamais boire sans avoir le gosier revêtu defer.

TIMON, à un des convives. – Seigneur,de tout mon cœur, et que les santés fassent la ronde.

PREMIER SEIGNEUR. – Qu’on verse de ce côté,mon bon seigneur.

APÉMANTUS. – De son côté ! Fortbien : voilà un brave. Il sait prendre à propos son moment. –Toutes ces santés, Timon, te rendront malade, toi et ta fortune.Voilà qui est trop faible pour être coupable, l’honnête eau qui n’ajamais jeté personne dans la boue ; cette liqueur et mesaliments se ressemblent, et sont toujours d’accord ; lesfestins sont trop orgueilleux pour rendre grâces aux dieux.

Actions de grâces d’Apémantus.

Dieux immortels, je ne vous demande point derichesses,

Je ne prie pour aucun homme que pour moi ;

Accordez-moi de ne jamais devenir assez insensé

Pour me fier à un homme sur son serment ou sur sonbillet,

À une courtisane sur ses larmes,

À un chien qui paraît endormi,

À un geôlier pour ma liberté,

Ni à mes amis dans mon besoin :

Amen : allons, courage !

Le crime est pour le riche et je vis de racines.

Ton meilleur plat c’est ton bon cœur,Apémantus.

TIMON. – Général Alcibiade, votre cœur en cemoment est sur le champ de bataille.

ALCIBIADE. – Mon cœur, seigneur, est toujoursprêt à vous servir.

TIMON. – Vous aimeriez mieux un déjeunerd’ennemis qu’un dîner d’amis.

ALCIBIADE. – Pourvu que leur sang vînt decouler, seigneur, il n’est point de mets plus délicieux pourmoi ; je souhaiterais à mon meilleur ami de se trouver àpareille fête.

APÉMANTUS. – Je voudrais que tous cesflatteurs fussent tes ennemis, afin que tu pusses les égorger etm’inviter au festin.

PREMIER SEIGNEUR. – Si jamais, seigneur, nousavions le bonheur que vous missiez nos cœurs à l’épreuve ; sijamais vous nous fournissiez l’occasion de montrer une partie denotre zèle, nous serions au comble de nos vœux.

TIMON. – Oh ! ne doutez pas, mes bonsamis, que les dieux n’aient eux-mêmes réservé dans l’avenir unjour, où j’aurai besoin de votre secours. Autrement, pourquoi,seriez-vous devenus mes amis ? – Pourquoi seriez-vous choisisentre mille autres, pour porter ce titre de tendresse, si vousn’apparteniez pas de plus près à mon cœur ? Je me suis dit devous à moi-même, plus que vous ne pouvez modestement en dire, et jetiens ceci pour acquis sur votre compte. Ô dieux, me disais-je,qu’aurions-nous besoin d’amis, si nous ne devions jamais avoirbesoin d’eux ? Ce seraient les créatures du monde les plusinutiles si nous ne devions jamais user d’eux. Ils, ressembleraientfort à des instruments mélodieux suspendus dans leurs étuis et quigardent pour eux leurs accords. Oui, j’ai souhaité souvent d’êtreplus pauvre, afin de me rapprocher davantage de vous. Nous sommesnés pour faire du bien, et quel bien est plus à nous que lesrichesses de nos amis ? Ô quel précieux avantage d’avoir tantd’amis qui, comme des frères, disposent de la fortune l’un del’autre ! Ô volupté qui n’est déjà plus avant même d’êtrenée ! Il me semble que mes yeux ne peuvent retenir leurslarmes. – Allons, pour oublier leur faute, je bois à votresanté.

APÉMANTUS. – Ô Timon, plus tu pleures, pluston vin se boit !

LUCULLUS. – La joie a eu la même conceptiondans nos yeux, et en sort comme un nouveau-né.

APÉMANTUS. – Oh ! oh ! je ris enpensant que ce nouveau-né est un bâtard.

TROISIÈME SEIGNEUR. – Je vous proteste,seigneur, que vous m’avez beaucoup ému.

APÉMANTUS. – Beaucoup.

(Son de trompette.)

TIMON. – Qu’annonce cette trompette ?qu’y a-t-il ?

(Entre un serviteur.)

LE SERVITEUR. – Sauf votre bon plaisir,seigneur, il y a là des dames qui demandent à entrer.

TIMON. – Des dames ? quedésirent-elles ?

LE SERVITEUR. – Elles ont avec elles uncourrier qui est chargé d’annoncer leurs intentions.

TIMON. – Je vous en prie, faites-lesentrer.

(Entre Cupidon.)

CUPIDON. – Salut à toi, généreux Timon, et àtous ceux qui jouissent ici de tes bienfaits. Les Cinq Sens tereconnaissent pour leur patron, et viennent librement te féliciterde ton généreux cœur. L’Ouïe, le Goût, le Toucher, l’Odorat, selèvent tous satisfaits de ta table : ils ne viennent dans cemoment que pour réjouir tes yeux.

TIMON. – Ils sont tous les bienvenus. Qu’onleur fasse bon accueil. Allons, que la musique célèbre leurentrée.

(Cupidon sort.)

PREMIER SEIGNEUR. – Vous voyez, seigneur, àquel point vous êtes aimé.

(Musique. Rentre Cupidon avec une mascarade de dames enamazones, dansant et jouant du luth.)

APÉMANTUS. – Holà ! quel flot de vanitéarrive ici ! elles dansent ;… ce sont des femmesfolles ! La gloire de cette vie est une folie semblable, commele prouve toute cette pompe comparée à ce peu d’huile et à cesracines. Nous nous faisons fous pour nous amuser, et prodigues deflatteries nous buvons à ces hommes, sur la vieillesse desquelsnous verserons un jour le poison de l’envie et du mépris. Quelhomme respire, qui ne corrompe ou ne soit corrompu ? quelhomme expire, qui n’emporte au tombeau quelque outrage, don de sesamis ? Je craindrais bien que ceux qui dansent là devant moine fussent les premiers à me fouler un jour sous leurs pieds. C’estce qu’on a vu souvent. Les hommes ferment leurs portes au soleilcouchant.

(Les convives se lèvent de table en montrant un grand respectpour Timon, et pour lui montrer leur affection, chacun d’eux prendune des amazones, et ils dansent couple par couple : on jouedeux ou trois airs de hautbois, après quoi la danse et la musiquecessent.)

TIMON. – Vous avez embelli nos plaisirs,belles dames, et donné un nouveau charme à notre fête, qui n’eûtpas été à moitié si brillante ni si agréable sans vous ; ellevous doit tout son prix et son éclat, et vous m’avez rendu moi-mêmeenchanté de ma propre invention. J’ai à vous en remercier.

PREMIÈRE DAME. – Seigneur, vous nous jugez aumieux.

APÉMANTUS. – Oui, ma foi ; car le pireest dégoûtant, et ne supporterait pas qu’on y touchât, jepense.

TIMON. – Mesdames, il y a un petit banquet quivous attend ; veuillez bien aller vous asseoir.

TOUTES ENSEMBLE. – Mille remerciements,seigneur.

(Elles sortent.)

TIMON. – Flavius !

FLAVIUS. – Seigneur !

TIMON. – Apportez-moi la petite cassette.

FLAVIUS. – Oui, monseigneur. – (Àpart.) Encore des bijoux ? On ne peut l’arrêter dans sesfantaisies ; autrement je lui dirais… – Allons. – Enconscience, je devrais l’avertir. Quand tout sera dépensé, ilvoudrait bien alors qu’on l’eût arrêté. C’est grand dommage que lalibéralité n’ait pas des yeux derrière : alors jamais un hommene tomberait dans la misère, victime d’un trop bon cœur.

PREMIER SEIGNEUR. – Nos serviteurs, oùsont-ils ?

UN SERVITEUR. – Les voici, seigneur, à vosordres.

LUCIUS. – Nos chevaux.

TIMON. – Mes bons amis, j’ai encore un mot àvous dire Seigneur, je vous en conjure, faites-moi l’honneurd’accepter ce bijou ; daignez le recevoir et le porter, moncher ami !

LUCIUS. – Je suis déjà comblé de vosdons !

TOUS. – Nous le sommes tous !

(Entre un serviteur.)

LE SERVITEUR. – Seigneur, plusieurs membres dusénat sont descendus à votre porte, et viennent vous visiter.

TIMON. – Ils sont les bienvenus.

FLAVIUS rentre. – J’en conjure votreHonneur, daignez écouter un mot, il vous touche de près.

TIMON. – De près ! oh bien ! alors,je t’écouterai une autre fois. Je te prie que tout soit préparépour leur faire bon accueil.

FLAVIUS, à part. – Je ne sais tropcomment.

(Entre un autre serviteur.)

LE SECOND SERVITEUR. – Seigneur, le nobleLucius, par un don de sa pure amitié, vous a fait présent de quatrechevaux blanc de lait, avec leurs harnais en argent.

TIMON. – Je les accepte bien volontiers ;ayez soin que ce présent soit dignement reconnu. (Entre untroisième serviteur.) Eh bien ! qu’y a-t-il denouveau ?

LE TROISIÈME SERVITEUR. – Sauf votre bonplaisir, mon seigneur ; cet honorable seigneur, Lucullus, vousinvite à chasser avec lui demain matin, et il vous envoie deuxcouples de lévriers.

TIMON. – Je chasserai avec lui : qu’onreçoive son présent, mais non sans un noble retour.

FLAVIUS, à part. – Quelle sera la finde tout ceci ? Il nous ordonne de pourvoir à tout, de rendrede riches présents, et tout cela avec un coffre vide : et ilne veut pas examiner sa bourse, ni m’accorder un moment pour luidémontrer à quelle indigence est réduit son cœur, qui n’a plus lesmoyens d’effectuer ses vœux. Ses promesses excèdent siprodigieusement sa fortune, que tout ce qu’il promet est unedette ; il doit pour chaque parole : il est assez bonpour payer encore les intérêts. Ses terres sont toutes couchées surleurs livres. Oh ! que je voudrais être doucement congédié demon office, avant d’être forcé de le quitter ! Plus heureuxl’homme qui n’a point d’amis à nourrir, que celui qui est entouréd’amis plus funestes que les ennemis mêmes ! Le cœur me saignede douleur pour mon maître.

(Il sort.)

TIMON. – Vous ne vous rendez pasjustice ; vous rabaissez trop votre mérite. Voici, seigneur,cette bagatelle, comme un gage de notre amitié.

SECOND SEIGNEUR. – Je la reçois avec unereconnaissance particulière.

TROISIÈME SEIGNEUR. – Oh ! il estl’essence même de la bonté.

TIMON. – À propos, seigneur, je me rappelleque vous avez vanté l’autre jour un coursier bai que je montais. Ilest à vous, puisqu’il vous a plu.

LE SECOND SEIGNEUR. – Oh ! je vous prie,seigneur, excusez-moi ; je ne puis…

TIMON. – Vous pouvez m’en croire,seigneur ; je sais par expérience qu’on ne loue bien que cequi vous plaît : je juge des sentiments de mon ami par lesmiens. Ce que je vous dis est la vérité. J’irai vous fairevisite.

TOUS LES SEIGNEURS. – Nul ne sera aussibienvenu.

TIMON. – Je suis si reconnaissant de toutesvos visites que je ne puis assez donner. Je voudrais pouvoirdistribuer des royaumes à mes amis, et je ne me lasserais jamais… –Alcibiade, tu es un guerrier, et par conséquent rarementopulent : les bienfaits te sont dus, car tu vis sur les morts,et toutes les terres que tu possèdes sont sur le champ debataille.

ALCIBIADE. – Oui, des terres souillées,seigneur.

PREMIER SEIGNEUR. – Nous vous sommes siredevables !

TIMON. – Et moi à vous.

SECOND SEIGNEUR. – Nous vous chérissons siinfiniment !

TIMON. – Je suis tout à vous ! – Desflambeaux. – Encore des flambeaux !

TROISIÈME SEIGNEUR. – Que la plus purefélicité, l’honneur et les richesses ne vous abandonnent jamais,noble Timon.

TIMON. – Au service de ses amis.

(Sortent Alcibiade, les seigneurs et autres.)

APÉMANTUS. – Quel tumulte ici ! qued’inclinations de tête, que de courbettes[4] ! Jedoute que toutes ces jambes vaillent les sommes dont on paye leursgénuflexions. Amitié pleine d’une lie impure ! Il me sembleque les hommes au cœur faux ne devraient pas avoir des jambes silestes. – C’est ainsi que d’honnêtes dupes prodiguent leursrichesses pour des révérences.

TIMON. – Voyons, Apémantus, si tu n’étais passi bourru, tu éprouverais mes bontés.

APÉMANTUS. – Non, je ne veux rien. Si tuallais me corrompre aussi, voyons, il ne resterait plus personnepour se moquer de ta folie, et tu ferais encore plus de sottises.Tu donnes tant, Timon, que je crains bien que tu ne finisses par tedonner toi-même[5]. À quoi bonces fêtes, ce luxe et ces vaines magnificences ?

TIMON. – Ah ! si tucommences à médire de la société, j’ai juré de ne pas t’écouter.Adieu, et reviens chanter sur un ton plus aimable.

(Il sort.)

APÉMANTUS. – Allons : tu ne veux donc pasm’entendre à présent : eh bien, tu ne m’entendrasjamais ; je te fermerai la porte du ciel[6]. Oh !est-il possible que l’oreille des hommes soit sourde aux bonsconseils, et non à la flatterie !

(Il sort.)

FIN DU PREMIER ACTE

ACTE DEUXIÈME

SCÈNE I

Athènes. – Appartement dans la maison d’un sénateur.

Entre un SÉNATEUR avec des papiers à la main.

LE SÉNATEUR. – Et dernièrement cinq mille àVarron ; il en doit neuf mille à Isidore, ce qui, joint à cequ’il me devait auparavant, fait vingt-cinq mille. – Quoi !toujours cette rage de dépenser ? Cela ne peut pasdurer ; cela ne durera pas. – Si j’ai besoin d’argent, je n’aiqu’à voler le chien d’un mendiant, et en faire présent àTimon : le chien me battra monnaie. – Si je veux vendre moncheval, et du prix en acheter vingt autres meilleurs que lui, jen’ai qu’à donner à Timon, je ne lui demande rien. Je le luidonne ; aussitôt mon cheval me produit des chevaux superbes. –Point de portier chez lui ; mais un homme qui sourit à tout lemonde, et invite tous ceux qui passent. Cela ne peut durer ;il n’y a pas de raison pour croire sa fortune solide. Caphis,holà ! Caphis.

(Entre Caphis.)

CAPHIS. – Me voilà, seigneur ; quedésirez-vous de moi ?

LE SÉNATEUR. – Mettez votre manteau, et courezchez le seigneur Timon : demandez lui avec importunité monargent, qu’un léger refus ne vous arrête pas ; n’allez pasvous laisser fermer la bouche par un : « Faites mescompliments à votre maître, » le bonnet tournant ainsi dans lamain droite. Dites-lui que mes besoins crient après moi, et quec’est à mon tour à me servir de ce qui m’appartient. Tous les joursde délais et de grâce sont passés ; et par trop de confiance àses vaines promesses, j’ai altéré mon crédit. J’aime et j’honoreTimon ; mais je ne dois pas me rompre les reins pour luiguérir le doigt ; mes besoins sont pressants ; il fautque je sois satisfait immédiatement sans être bercé par desparoles. Partez ; prenez un air des plus importuns, un visagede demandeur, car je crains bien que le seigneur Timon, quimaintenant brille comme un phénix, ne soit bientôt plus qu’unemouette plumée, quand chaque plume sera rendue à l’aile à laquelleelle appartient.

CAPHIS. – J’y vais, seigneur.

LE SÉNATEUR. – « J’y vais,seigneur ? » – Portez donc les billets, et prenez-en lesdates en compte.

CAPHIS. – Oui, seigneur.

LE SÉNATEUR. – Allez.

SCÈNE II

Un appartement de la maison de Timon.

Entre FLAVIUS tenant plusieurs billets à la main.

FLAVIUS. – Point de soin, pas un tempsd’arrêt ! Si insensé dans ses dépenses, qu’il ne veut passavoir comment les continuer ni arrêter le torrent de sesextravagances ! Ne se demandant jamais comment l’argent sortde ses mains ; ne se préoccupant pas davantage du temps quecela durera. Jamais homme ne fut aussi fou et aussi bon ! Quefaire ? – Il ne voudra rien écouter qu’il ne sente le mal. –Il faut que je sois franc avec lui à son retour de la chasse. Fidonc ! fi donc ! fi donc !

(Entrent Caphis et des serviteurs d’Isidore et deVarron[7]).

CAPHIS. – Salut, Varron. Quoi, vous venezchercher de l’argent ?

LE SERVITEUR DE VARRON. – N’est-ce pas aussice qui vous amène ?

CAPHIS. – Oui ; et vous aussi,Isidore ?

LE SERVITEUR D’ISIDORE. – Justement.

CAPHIS. – Plaise au ciel que nous soyons touspayés !

LE SERVITEUR DE VARRON. – C’est de quoi jedoute.

CAPHIS. – Voici le patron.

(Entrent Timon, Alcibiade, seigneurs, etc.)

TIMON. – Mon cher Alcibiade, aussitôt après ledîner nous nous remettrons en campagne. – Est-ce à moi que vousvoulez parler ? Eh bien ! que voulez-vous ?

CAPHIS. – Seigneur, c’est la note de certainesdettes…

TIMON. – Des dettes ? D’oùêtes-vous ?

CAPHIS. – D’Athènes, seigneur.

TIMON. – Allez trouver mon intendant.

CAPHIS. – Ne vous déplaise, seigneur, il m’aremis tout le mois, de jour en jour, pour le payement. Un besoinpressant force mon maître à demander son argent ; il voussupplie d’agir avec votre noblesse ordinaire et de faire justice àsa requête.

TIMON. – Mon bon ami, revenez demain matin, jevous en prie.

CAPHIS. – Mais, seigneur…

TIMON. – Allons cessez, mon ami.

LE SERVITEUR DE VARRON. – Un serviteur deVarron, seigneur.

LE SERVITEUR D’ISIDORE. – C’est de la partd’Isidore ; il vous prie humblement de le rembourserpromptement.

CAPHIS. – Seigneur, si vous connaissiez quelest le besoin de mon maître…

LE SERVITEUR DE VARRON. – Le terme est échu,seigneur, depuis plus de six semaines.

LE SERVITEUR D’ISIDORE. – Votre intendant merenvoie toujours, seigneur, et mes ordres sont de m’adresserdirectement à votre Seigneurie.

TIMON. – Eh ! laissez-moi respirer. – Jevous en prie, allez toujours devant, mes bons seigneurs ; jevous rejoins à l’instant. (Alcibiade et les Seigneurssortent.) (À Flavius.) Venez ici, je vous prie, quese passe-t-il que je sois assailli par ces clameurs et ces demandesde billets différés, des dettes arriérées qui font tort à monhonneur ?

FLAVIUS. – Messieurs, avec votre permission,le moment n’est pas convenable pour parler affaires ; ne nousimportunez plus, attendez après le dîner ; donnez-moi le tempsd’expliquer à sa Seigneurie pourquoi vous n’avez pas été payés.

TIMON. – Oui, mes amis, attendez. – Ayez soinde les bien traiter.

(Timon sort.)

FLAVIUS. – Écoutez-moi, je vous prie.

(Il sort.)

(Entrent Apémantus et un fou.)

CAPHIS. – Restez, restez, voici le fou quivient avec Apémantus ; amusons-nous un moment avec eux.

LE SERVITEUR DE VARRON. – Qu’il aille se fairependre ; il va nous injurier.

LE SERVITEUR D’ISIDORE. – Que la pestel’étouffe, le chien !

LE SERVITEUR DE VARRON. – Comment teportes-tu, fou ?

APÉMANTUS. – Parles-tu à ton ombre ?

LE SERVITEUR DE VARRON. – Ce n’est pas à toique je parle.

APÉMANTUS. – Non, c’est à toi-même. (Aufou.) Allons-nous-en.

LE SERVITEUR D’ISIDORE, à celui deVarron. – Voilà le fou sur ton dos.

APÉMANTUS. – Non, tu es seul ; tu n’espas encore sur lui.

CAPHIS. – Où est le fou maintenant ?

APÉMANTUS. – Il vient de le demander tout àl’heure. Pauvres misérables, valets d’usuriers, entremetteurs entrel’or et le besoin !

TOUS LES SERVITEURS. – Que sommes-nous,Apémantus ?

APÉMANTUS. – Des ânes.

TOUS. – Pourquoi ?

APÉMANTUS. – Parce que vous me demandez ce quevous êtes, et que vous ne vous connaissez pas vous-mêmes.Parle-leur, fou.

LE FOU. – Comment vous portez-vous,messieurs ?

TOUS. – Grand merci, bon fou ! Que faitta maîtresse ?

LE FOU. – Elle met chauffer de l’eau pouréchauder des poulets comme vous. Que ne pouvons-nous vous voir àCorinthe !

APÉMANTUS. – Bon, grand merci !

(Entre un page.)

LE FOU. – Voyez, voici le page de mamaîtresse.

LE PAGE, au fou. – Eh bien !capitaine, que faites-vous avec cette sage compagnie ? –Comment se porte Apémantus ?

APÉMANTUS. – Je voudrais avoir une verge dansma bouche, pour te répondre d’une manière utile.

LE PAGE. – Je te prie, Apémantus, lis-moil’adresse de ces lettres ; je n’y connais rien.

APÉMANTUS. – Tu ne sais pas lire ?

LE PAGE. – Non.

APÉMANTUS. – Nous ne perdrons donc pas unsavant quand tu seras pendu. – Celle-ci est pour le seigneur Timon,l’autre pour Alcibiade. Va, tu es né bâtard et tu mourrasproxénète.

LE PAGE. – Ta mère, en te donnant le jour, afait un chien, et tu mourras de faim comme un chien. Point deréplique. Je m’en vais.

(Il sort.)

APÉMANTUS. – C’est nous rendre le plus grandservice. – Fou, j’irai avec toi chez le seigneur Timon.

LE FOU. – Me laisseras-tu là ?

APÉMANTUS. – Si Timon est chez lui, – Vousêtes là trois qui servez trois usuriers ?

TOUS. – Oui ; plût aux dieux qu’ils nousservissent !

APÉMANTUS. – Je le voudrais. – Je vousservirais comme le bourreau sert le voleur.

LE FOU. – Êtes-vous tous trois valetsd’usuriers ?

TOUS. – Oui, fou.

LE FOU. – Je pense qu’il n’y a pointd’usuriers qui n’aient un fou pour serviteur. Ma maîtresse est uneusurière, et moi je suis son fou. Quand quelqu’un emprunte del’argent à vos maîtres, il arrive tristement et s’en retourne gai.Mais on entre gaiement chez ma maîtresse, et on en sort touttriste. Dites-moi la raison de cela ?

LE SERVITEUR DE VARRON. – Je puis vous endonner une.

LE FOU. – Parle donc afin que nous puissionste regarder comme un agent d’infamie et un fripon. Va, tu n’enseras pas moins estimé.

LE SERVITEUR DE VARRON. – Qu’est-ce qu’unagent d’infamie, fou ?

LE FOU. – C’est un fou bien vêtu, qui teressemble un peu ; c’est un esprit : quelquefois ilparaît sous la figure d’un seigneur, quelquefois sous celle d’unlégiste, quelquefois sous celle d’un philosophe qui porte deuxpierres, outre la pierre philosophale. Souvent il ressemble à unchevalier : enfin cet esprit rôde sous toutes les formes querevêt l’homme, depuis quatre-vingts ans jusqu’à treize.

LE SERVITEUR DE VARRON. – Tu n’es pas tout àfait fou.

LE FOU. – Ni toi tout à fait sage : ceque j’ai de plus en folie, tu l’as de moins en esprit.

VARRON. – Cette réponse conviendrait àApémantus.

TOUS. – Place, place : voici le seigneurTimon.

APÉMANTUS, – Fou, viens avec moi, viens.

LE FOU. – Je n’aime point à suivre toujours unamant, un frère aîné, ou une femme ; quelquefois je suis unphilosophe.

(Sortent Apémantus et le fou.)

FLAVIUS, aux serviteurs. –Promenez-vous, je vous prie, près d’ici ; je vous parleraidans un moment.

(Timon et Flavius restent seuls.)

TIMON. – Vous m’étonnez fort ! Pourquoine m’avez-vous pas exposé plus tôt l’état de mes affaires ?J’aurais pu proportionner mes dépenses à ce que j’avais demoyens.

FLAVIUS. – Vous n’avez jamais voulum’entendre ; je vous l’ai proposé plusieurs fois.

TIMON. – Allons, vous aurez peut-être pris lemoment où, étant mal disposé, je vous ai renvoyé ; et vousavez profité de ce prétexte pour vous excuser.

FLAVIUS. – Ô mon bon maître ! je vous aiprésenté bien des fois mes comptes ; je les ai mis devant vosyeux ; vous les avez toujours rejetés, en disant que vous vousreposiez sur mon honnêteté. Quand, pour quelque léger cadeau, vousm’avez ordonné de rendre une certaine somme, j’ai secoué la tête etj’ai gémi : même, je suis sorti des bornes du respect, en vousexhortant à tenir votre main plus fermée. J’ai essuyé de votre partet bien souvent des réprimandes assez dures, quand j’ai voulu vousouvrir les yeux sur la diminution de votre fortune etl’accroissement constant de vos dettes ! Ô mon cher maître,quoique vous m’écoutiez aujourd’hui trop tard, cependant il estnécessaire que vous le sachiez : tous vos biens ne suffiraientpas pour payer la moitié de vos dettes.

TIMON. – Qu’on vende toutes mes terres.

FLAVIUS. – Toutes sont engagées ;quelques-unes sont forfaites et perdues ; à peine nousreste-t-il de quoi fermer la bouche aux créances échues. D’autreséchéances arrivent à grands pas. Qui nous soutiendra dans cetintervalle, et enfin comment se terminera notre derniercompte ?

TIMON. – Mes possessions s’étendaient jusqu’àLacédémone.

FLAVIUS. – Ô mon bon maître ! le monden’est qu’un mot. Et quand vous le posséderiez tout entier, et quevous pourriez le donner d’une seule parole, combien de temps legarderiez-vous ?

TIMON. – Tu me dis la vérité.

FLAVIUS. – Si vous avez le moindre soupçon surmon administration, sur ma fidélité, citez-moi devant les juges lesplus sévères, et faites-moi rendre un compte rigoureux. Que lesdieux me soient propices : ils savent que, lorsque tous nosoffices étaient encombrés d’avides parasites, lorsque nos cavespleuraient des flots de vin, quand chaque appartement brillait demille flambeaux, et retentissait du bruit confus des concerts, moi,je me retirais près d’un conduit toujours ouvert[8], pour yverser des torrents de larmes.

TIMON. – Assez, je t’en prie.

FLAVIUS. – Dieux ! disais-je, quellebonté dans le seigneur Timon ! Que de biens prodigués desesclaves et des rustres ont engloutis cette nuit ! Quin’appartient à Timon ? Qui n’offre pas son cœur, sa vie, sonépée, son courage, sa bourse à Timon, « au grand Timon, aunoble, au digne, au royal Timon ? » Hélas ! quand lafortune dont il achète ces louanges sera dissipée, le souffle quiles produit sera éteint ; ce qu’on a gagné au festin on leperd dans le jeûne[9]. Unnuage d’hiver verse ses ondées, et tous les insectes ontdisparu.

TIMON. – Allons, ne me sermonne plus. – Nulbienfait honteux n’a déshonoré mon cœur. J’ai donné imprudemment,mais sans ignominie. Pourquoi pleures-tu ? Manques-tu deconfiance au point de croire que je puisse manquer d’amis ?Que ton cœur se rassure ; va, si je voulais ouvrir lesréservoirs de mon amitié, et éprouver les cœurs en empruntant, jepourrais user des hommes et de leurs fortunes aussi facilement queje puis t’ordonner de parler.

FLAVIUS. – Puisse l’événement ne pas trompervotre attente !

TIMON. – Et ce besoin où je me trouveaujourd’hui est en quelque sorte pour moi un bonheur qui couronnemes vœux. Je puis maintenant éprouver mes amis ; tu connaîtrasbientôt combien tu t’es mépris sur l’état de ma fortune ; jesuis riche en amis. Holà ! quelqu’un ! Flaminius !Servilius !

(Entrent Servilius, Flaminius et d’autres esclaves.)

UN ESCLAVE. – Seigneur ?seigneur ?

TIMON. – J’ai différents ordres à vousdistribuer. Toi, va chez le seigneur Lucius, et toi, chez Lucullus.J’ai chassé aujourd’hui avec son Honneur. – Toi, va chezSempronius. Recommandez-moi à leur amitié, et dites que je suisfier de trouver l’occasion d’employer leurs services pour mefournir de l’argent : demandez-leur cinquante talents.

FLAMINIUS. – Vos ordres seront remplis,seigneur.

FLAVIUS, à part. – Aux seigneursLucius et Lucullus ? – Hom !

TIMON. – Et vous (à un autreserviteur), allez trouver les sénateurs. J’avais droit à leurreconnaissance, même dans les jours de mon opulence. Dites-leur dem’envoyer tout à l’heure mille talents.

FLAVIUS. – J’ai pris la liberté de leurprésenter votre seing et votre nom, dans l’opinion où j’étais quec’était la ressource la plus facile ; mais tous ont secoué latête, et je ne suis pas revenu plus riche.

TIMON. – Est-il vrai ? Est-ilpossible ?

FLAVIUS. – Ils répondent tous, de concert etd’une voix unanime, qu’ils sont en baisse, qu’ils n’ont point defonds, qu’ils ne peuvent faire ce qu’ils désireraient, qu’ils sontbien fâchés. – « Vous êtes un homme si respectable !…Cependant… ils auraient bien souhaité… – Ils ne savent pas… mais ilfaut qu’il y ait eu de sa faute. – L’homme le plus honnête peutfaire un faux pas. – Plût aux dieux que tout allât bien… c’est biendommage ! » – Et ainsi occupés d’autres affairessérieuses, ils me renvoient avec ces regards dédaigneux et cesphrases interrompues ; leurs demi-saluts et leurs signes defroideur me glacent et me réduisent au silence.

TIMON. – Grands dieux ! récompensez-les.Ami, je t’en prie, ne t’afflige pas. L’ingratitude est héréditairedans les vieillards ; leur sang est figé, glacé, et coule àpeine ; ils manquent de reconnaissance, parce que leur cœurmanque de chaleur. À mesure que l’homme retourne vers la terre ilest façonné pour le voyage, il devient lourd et engourdi. – (Àun serviteur.) Va chez Ventidius, – (À Flavius).Ah ! de grâce, ne sois pas triste ; tu es honnête etfidèle, je te le dis comme je le pense ; on n’a rien à tereprocher. – (Au serviteur.) Ventidius vient d’enterrerson père, et cette mort met en sa possession une fortuneconsidérable. Quand il était pauvre, emprisonné et en disetted’amis, je le délivrai avec cinq talents. Va le saluer de mapart ; dis-lui que son ami est dans un pressant besoin ;qu’il le prie de se souvenir de ces cinq talents. (ÀFlavius.) Dès que tu les auras touchés, donne-les à ces gensdont je suis le débiteur. Ne dis et ne pense jamais que la fortunede Timon puisse périr au milieu de ses amis.

FLAVIUS. – Je voudrais bien n’être jamais dansle cas de le penser. Cette confiance est l’ennemie de labonté ; étant généreuse, elle croit que les autres le sontcomme elle.

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.

ACTE TROISIÈME

SCÈNE I

Appartement dans la maison de Lucullus, à Athènes.

FLAMINIUS attend, entre UN SERVITEUR qui s’approche delui.

LE SERVITEUR. – Je vous ai annoncé à monmaître ; il descend pour vous parler.

FLAMINIUS. – Je vous remercie.

LE SERVITEUR. – Voilà mon seigneur.

(Lucullus entre.)

LUCULLUS, à part. – Un des serviteursdu seigneur Timon ! C’est quelque présent, je gage. – Oh, j’aideviné juste ; j’ai rêvé cette nuit de bassin et d’aiguièred’argent. – Flaminius, honnête Flaminius, vous êtes mille fois lebienvenu. – Qu’on me verse une coupe de vin. (Le serviteursort.) – Et comment se porte cet honorable, accompli, généreuxseigneur d’Athènes, ton magnifique seigneur et maître ?

FLAMINIUS. – Seigneur, sa santé est fortbonne.

LUCULLUS. – Je suis ravi de le savoir en bonnesanté. Et que portes-tu là sous ton manteau, mon amiFlaminius ?

FLAMINIUS. – Ma foi, rien autre chose qu’unecassette vide, seigneur, que je viens, au nom de mon maître, priervotre Grandeur de remplir. Il se trouve dans un besoin pressant decinquante talents, et il m’envoie vous prier de les luiprêter ; il ne doute pas que vous ne veniez sur-le-champ à sonsecours.

LUCULLUS. – La ! la ! la !la ! – Il ne doute pas, dit-il ; hélas, le braveseigneur ! C’est un noble gentilhomme, s’il ne tenait pas unsi grand état de maison. Cent fois j’ai dîné chez lui, et je lui enai dit ma pensée. Je suis même retourné souper chez lui, exprèspour l’avertir de diminuer sa dépense ; mais il n’a jamaisvoulu suivre mes conseils, et mes visites n’ont pu le corriger.Chaque homme a son défaut, et le sien est la libéralité ;c’est ce que je lui ai répété souvent ; mais je n’ai jamais pule tirer de là.

(Entre un esclave qui apporte du vin.)

L’ESCLAVE. – Seigneur, voilà le vin.

LUCULLUS. – Flaminius, je t’ai toujoursremarqué pour un homme sage ; tiens, à ta santé.

FLAMINIUS. – Votre Grandeur veutplaisanter.

LUCULLUS. – Non, je te rends justice. J’aitoujours reconnu en toi un esprit souple et actif ; tu saisjuger ce qui est raisonnable ; et quand il se présente unebonne occasion, tu sais la saisir et en tirer bon parti. Tu asd’excellentes qualités. – (À l’esclave.) Vas-t’en,maraud ; approche, honnête Flaminius. Ton maître est unseigneur plein de bonté ; mais tu as du jugement, et quoiquetu sois venu me trouver, tu sais trop bien que ce n’est pas lemoment de prêter de l’argent, surtout sur la simple parole del’amitié, et sans aucune sûreté. Tiens, mon enfant, voilà troissolidaires[10] pourtoi ; mon garçon, ferme les yeux sur moi, et dis que tu nem’as pas vu ; porte-toi bien.

FLAMINIUS. – Est-il possible que les hommessoient si différents d’eux-mêmes, et que nous soyons maintenant ceque nous étions tout à l’heure ! Loin de moi, mauditebassesse, retourne vers celui qui t’adore.

(Il jette l’argent qu’il a reçu.)

LUCULLUS. – Ah ! je vois maintenant quetu es un sot, et bien digne de ton maître…

(Il sort.)

FLAMINIUS. – Puissent ces pièces d’argent êtreajoutées à celles qui te brûleront ! Que ton enfer soit dumétal fondu : ô toi, peste d’un ami, et non un ami !L’amitié a-t-elle un cœur[11] si faible et si facile à s’aigrir,qu’il tourne comme le lait en moins de deux nuits ?Dieux ! je ressens l’indignation de mon maître. Ce lâcheingrat porte encore dans son estomac les mets de monseigneur ; pourquoi seraient-ils pour lui une nourrituresalutaire, lorsque lui-même s’est changé en poison ?Puissent-ils ne produire en lui que des maladies, et quand il serasur son lit de mort, que cette partie de son être, fournie par monmaître, serve, non pas à le guérir, mais à prolonger sonagonie !

(Il sort.)

SCÈNE II

Place publique d’Athènes.

Entrent LUCIUS, TROIS ÉTRANGERS.

LUCIUS. – Qui ? le seigneur Timon ?C’est mon bon ami : et un homme honorable !

PREMIER ÉTRANGER. – Nous le savons, quoiquenous lui soyons étrangers. Mais, je puis vous dire une chose,seigneur, que j’entends répéter couramment ; c’est que lesheures fortunées de Timon sont passées ; sa richesse luiéchappe.

LUCIUS. – Allons donc ! n’en croyezrien ; il ne peut manquer d’argent.

SECOND ÉTRANGER. – Mais croyez bien ceci,seigneur, c’est qu’il n’y a pas bien longtemps qu’un de ses gensest venu trouver le seigneur Lucullus pour lui emprunter un certainnombre de talents ; oui, il l’a pressé instamment, en faisantsentir la nécessité où son maître est réduit ; et il a essuyéun refus.

LUCIUS. – Comment ?

SECOND ÉTRANGER. – Un refus, vous dis-je,seigneur.

LUCIUS. – Quelle étrange chose ! Par tousles dieux, j’en suis honteux ! Refuser cet homme honorable, ilfaut avoir bien peu d’honneur. Quant à moi, je dois l’avouer, j’aireçu de lui quelques petites marques de sa bonté, de l’argent, dela vaisselle, des bijoux et semblables bagatelles, rien auprès desprésents qu’a reçus Lucullus ; eh ! bien, si, au lieu des’adresser à lui, il avait envoyé chez moi, je ne lui aurais jamaisrefusé la somme dont il aurait eu besoin.

(Entre Servilius.)

SERVILIUS. – Voyez, par bonheur, voilà leseigneur Lucius ; j’ai tant couru pour le trouver, que je suistout en nage. – Très-honoré seigneur…

LUCIUS. – Ah ! Servilius ! je suischarmé de te voir, porte-toi bien, recommande-moi à l’amitié de tonhonnête et estimable maître, le plus cher de mes amis.

SERVILIUS. – Seigneur, sous votre bon plaisir,mon maître vous envoie…

LUCIUS. – Oh ! que m’a-t-il envoyé ?Que d’obligations je lui ai ! Sans cesse il envoie. Dis-moi,comment pourrai-je le remercier ? Et quem’envoie-il ?

SERVILIUS. – Il vous envoie seulementl’occasion de lui rendre un service, mon seigneur ; il supplievotre Seigneurie de lui prêter, en ce moment, cinquantetalents.

LUCIUS. – Je vois bien que Timon veut faireune plaisanterie ; il n’est pas possible qu’il ait besoin decinquante talents, ni même de cinq fois autant.

SERVILIUS. – Il a besoin pour le moment d’unesomme plus petite. S’il n’en avait pas besoin pour un bon usage, jene vous conjurerais pas avec tant d’instances.

LUCIUS. – Parles-tu sérieusement,Servilius ?

SERVILIUS. – Sur mon âme, c’est vrai,seigneur.

LUCIUS. – Quel vilaine brute je suis, dem’être dégarni dans une si belle occasion de montrer mes bonssentiments ! Je suis bien malheureux d’avoir été hier acquérirune petite terre, pour perdre aujourd’hui l’occasion de me fairegrand honneur ! Servilius, je te jure, à la face des dieux,qu’il m’est impossible de pouvoir le faire… – Je n’en suis que plussot, dis-je, j’allais moi-même envoyer demander quelque argent àTimon : ces messieurs en sont témoins ; mais, je nevoudrais pas à présent l’avoir fait pour toutes les richessesd’Athènes. Recommande-moi affectueusement à ton bon maître. Je meflatte que je ne perdrai rien de son estime, parce que je n’ai pasle pouvoir de l’obliger ; dis-lui de ma part que je mets aunombre de mes plus grands malheurs de ne pouvoir faire ce plaisir àun si estimable seigneur. Bon Servilius, me promets-tu de me fairel’amitié de répéter à Timon mes propres paroles ?

SERVILIUS. – Oui, seigneur, je le ferai.

Lucius. – Va, je saurai t’en récompenser,Servilius. (Servilius sort.) (Aux étrangers.) Eneffet, vous aviez raison, Timon est ruiné, et quand une fois on aéprouvé un refus, il est rare qu’on aille bien loin.

(Il sort.)

PREMIER ÉTRANGER. – Avez-vous remarqué ceci,Hostilius ?

SECOND ÉTRANGER. – Oui, trop bien.

PREMIER ÉTRANGER. – Eh bien ! voilà lecœur du monde : tous les flatteurs sont faits de la mêmeétoffe. Qui peut après cela donner le nom d’ami à celui qui met lamain dans le même plat ? Il est à ma connaissance que Timon aservi de père à ce seigneur ; qu’il lui a conservé son créditde sa bourse, qu’il a soutenu sa fortune même ; c’est del’argent de Timon qu’il a payé les gages de ses domestiques ;Lucius ne boit jamais que ses lèvres ne touchent l’argent de Timon,et cependant… – Oh ! vois quel monstre est l’homme, quand ilse montre sous les traits d’un ingrat ! Au prix de ce qu’il ena reçu, ce qu’il ose lui refuser, l’homme charitable le donneraitaux mendiants.

TROISIÈME ÉTRANGER. – La religion gémit.

PREMIER ÉTRANGER. – Pour moi, je n’ai jamaisgoûté des bienfaits de Timon ; jamais ses dons, répandus surmoi, ne m’ont inscrit au nombre de ses amis ; cependant, enconsidération de son âme noble, de son illustre vertu, et de saconduite honorable, je proteste que si, dans son besoin, il s’étaitadressé à moi, j’aurais tenu mon bien pour venu de lui, et lameilleure part aurait été pour lui, tant j’aime son cœur ;mais je m’aperçois que les hommes apprennent à se dispenser d’êtrecharitables : l’intérêt est au-dessus de la conscience.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Appartement de la maison de Sempronius.

Entrent SEMPRONIUS ET UN SERVITEUR de Timon.

SEMPRONIUS. – Et pourquoi m’importuner, moi,hom ! par préférence à tous les autres ? Ne pouvait-ilpas s’adresser au seigneur Lucius, à Lucullus ? Ce Ventidius,qu’il a racheté de la prison, est riche maintenant. Ces troishommes lui sont redevables de tout ce qu’ils possèdent.

LE SERVITEUR. – Hélas ! seigneur, toustrois ont été essayés à la pierre de touche, et nous n’avons trouvéen eux qu’un vil métal ; car ils ont tous refusé.

SEMPRONIUS. – Comment, ils l’ont refusé !Lucullus, Ventidius l’ont refusé, et il vient s’adresser àmoi ?… Tous trois ? Une pareille démarche annonce de sapart peu de jugement, ou peu d’amitié ; dois-je être sondernier refuge ? Ses amis, comme autant de médecins, l’onttous trois condamné, et il faut que ce soit moi qu’on charge decette cure ? Je m’en trouve très-offensé, je suis en colèrecontre lui, il eût dû mieux connaître mon rang. Je ne vois pas deraison pour que, dans son besoin, il ne m’ait pas imploréd’abord ; car enfin je suis, je l’avoue, le premier homme quiait reçu des présents de lui, et il me recule dans son souvenir aupoint de penser que je serais le dernier à lui marquer mareconnaissance ! Non. – Il n’en faut pas davantage pour merendre un objet de risée aux yeux de toute la ville, et me fairepasser pour un fou parmi les grands seigneurs. J’aimerais mieux,pour trois fois la somme qu’il demande, qu’il se fût adressé à moile premier, ne fût-ce que pour l’honneur de mon cœur, j’avais sigrand désir de rendre un service. Retourne, et à la froide réponsede ses amis ajoute celle-ci : « Celui qui blesse monhonneur ne verra pas mon argent. »

(Il sort.)

LE SERVITEUR. – À merveille ! VotreSeigneurie est un admirable coquin ! Le diable n’a pas su cequ’il faisait en rendant l’homme si astucieux : il s’est faittort ; et je ne puis m’empêcher de penser qu’au bout du comptela scélératesse de l’homme le blanchira lui-même. Comme ce seigneurcherche à colorer sa bassesse, et copie de vertueux modèles pourjustifier sa méchanceté ! ainsi font ceux qui, sous le voiled’un patriotisme ardent, voudraient mettre des royaumes entiers enfeu ! Tel est le caractère de cet ami politique. Il était leplus solide espoir de mon maître. Tous ont déserté, les dieux seulsexceptés. Tous ses amis sont morts. Ces portes qui, dans des joursde prospérité, ne connurent jamais de verrous, vont être employéesà protéger la liberté de leur maître. Voilà tout le fruit qu’ilrecueille de ses largesses. Celui qui ne peut garder son argentdoit à la fin garder sa maison.

(Il sort.)

SCÈNE IV

Une salle dans la maison de Timon.

Entrent DEUX SERVITEURS DE VARRON ET LE SERVITEUR DE LUCIUS,qui rencontrent TITUS, HORTENSIUS, et d’autres VALETS descréanciers de Timon, qui attendent qu’il sorte.

LE SERVITEUR DE VARRON. – Bonnerencontre ! Bonjour, Titus et Hortensius !

TITUS. – Je vous rends la pareille, honnêteVarron.

HORTENSIUS. – Lucius, par quel hasard noustrouvons-nous ensemble ici ?

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Je pense que le mêmeobjet nous y amène tous ; le mien, c’est l’argent.

TITUS. – C’est le leur à tous, et le mienaussi.

(Entre Philotus.)

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Et le seigneurPhilotus aussi, sans doute ?

PHILOTUS. – Bonjour à tout le monde !

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Sois le bienvenu,camarade. Quelle heure croyez-vous qu’il soit ?

PHILOTUS. – Il va sur neuf heures.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Déjà ?

PHILOTUS. – Et le seigneur de céans n’est pasencore visible ?

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Pas encore.

PHILOTUS. – Cela m’étonne ; il avaitcoutume de briller dès sept heures du matin.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Oui ; mais lesjours sont devenus plus courts. Faites attention que la carrière del’homme prodigue est radieuse comme celle du soleil ; maiselle ne se renouvelle pas de même. Je crains bien que l’hiver nesoit dans le fond de la bourse de Timon ; je veux dire qu’onpeut y enfoncer la main bien avant, et n’y trouver que peu dechose.

PHILOTUS. – J’ai la même crainte que vous.

TITUS. – Je veux vous faire faire une remarqueassez étrange ; votre maître vous envoie chercher del’argent ?

HORTENSIUS. – Rien n’est plus vrai.

TITUS. – Et il porte maintenant des bijoux quelui a donnés Timon, et pour lesquels j’attends de l’argent.

HORTENSIUS. – C’est contre mon cœur.

TITUS. – Ne paraît-il pas étrange que Timon,en cela, paye plus qu’il ne doit ? C’est comme si votre maîtreenvoyait demander le prix des riches bijoux qu’il porte.

HORTENSIUS. – Les dieux me sont témoinscombien ce message me pèse. Je sais que mon maître a eu sa part desrichesses de Timon ; cette ingratitude est plus criminelle ques’il les eût volés.

LE SERVITEUR DE VARRON. – Oui. – Mon billet àmoi est de trois mille couronnes ; et le vôtre ?

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – De cinq mille.

LE SERVITEUR DE VARRON. – C’est une grossesomme, et qui fait voir que la confiance de votre maître surpassaitcelle du mien, autrement sans doute que leurs créances seraientégales.

(Entre Flaminius.)

TITUS. – Voilà un des serviteurs du seigneurTimon.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Flaminius !Holà, un mot ! Le seigneur Timon est bientôt prêt àpartir ?

FLAMINIUS. – Non, vraiment, pas encore.

TITUS. – Nous attendons sa Seigneurie ;je vous prie de l’en prévenir !

FLAMINIUS. – Je n’ai pas besoin de luidire ; il sait bien que vous n’êtes que trop ponctuels.

(Entre Flavius, le visage caché dans son manteau.)

LE SERVITEUR DE Lucius. – Ah ! n’est-cepas là son intendant qui est ainsi affublé ? Il s’enfuit commeenveloppé d’un nuage ; appelez-le, appelez-le.

TITUS. – Entendez-vous, seigneur ?

LE SERVITEUR DE VARRON. – Avec votrepermission…

FLAVIUS. – Mon ami, que voulez-vous demoi ?

LE SERVITEUR DE VARRON. – Seigneur, j’attendsici le payement d’une certaine somme…

FLAVIUS. – Si le payement était aussi certainque l’on est sûr de vous voir l’attendre, on pourrait compterdessus. Que ne présentiez-vous vos comptes et vos billets, quandvos perfides maîtres mangeaient à la table de mon seigneur ?Alors ses dettes les flattaient et les faisaient sourire ;leurs lèvres affamées en dévoraient les intérêts. Vous ne vousfaites que du tort en m’agitant ainsi ; laissez-moi passertranquillement. – Apprenez que mon maître et moi nous sommes aubout de notre carrière ; je n’ai plus rien à compter, ni lui àdépenser.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Oui, mais cetteréponse ne servira pas.

FLAVIUS. – Si elle ne sert pas, elle ne serapas aussi vile que vous, car vous servez des fripons.

LE SERVITEUR DE VARRON. – Que murmure donc làsa Seigneurie banqueroutière ?

TITUS. – Peu importe ! Le voilà pauvre,et nous sommes assez vengés. Qui a plus droit de parler librement,que celui qui n’a pas un toit où loger sa tête ? Il peut semoquer des superbes édifices.

(Entre Servilius.)

TITUS. – Oh ! oh ! voiciServilius ; nous allons avoir une réponse.

SERVILIUS. – Si j’osais vous conjurer,messieurs, de revenir dans quelque autre moment, vous m’obligeriezbeaucoup ; car, sur mon âme, mon maître est dans un étrangeabattement ; son humeur sereine l’a abandonné ; sa santéest très-dérangée, il est obligé de garder la chambre.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Tous ceux quigardent la chambre ne sont pas malades. D’ailleurs, si la santé deTimon est en si grand danger, c’est, ce me semble, une raison deplus pour payer promptement ses dettes, afin de s’aplanir la routevers les dieux.

SERVILIUS. – Dieux bienfaisants !

TITUS. – Nous ne pouvons pas nous contenter decette réponse.

FLAMINIUS, dans l’intérieur de lamaison. – Servilius ! Au secours ! Mon maître !mon maître !

(Entre Timon en fureur ; Flaminius le suit.)

TIMON. – Quoi ! mes portes meferment-elles le passage ? J’aurai toujours été libre, et mamaison sera devenue l’ennemie de ma liberté, ma prison ! – Lasalle où j’ai donné des festins me montre-t-elle maintenant, commetoute la race humaine, un cœur de fer ?

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Commence, Titus.

TITUS. – Seigneur, voilà mon billet.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Voici le mien.

LE SERVITEUR D’HORTENSIUS. – Et le mien,seigneur.

LES DEUX SERVITEURS DE VARRON. – Et lesnôtres, seigneur.

PHILOTUS. – Voilà tous nos billets.

TIMON. – Assommez-moi avec eux. – Fendez-moijusqu’à la ceinture[12].

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Hélas !seigneur.

TIMON. – Coupez mon cœur en pièces demonnaie.

TITUS. – Le mien est de cinquante talents.

TIMON. – Paye-toi de mon sang.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Cinq mille écus,seigneur.

TIMON. – Cinq mille gouttes de mon sang pourles payer. – Et le vôtre ? – Et le vôtre ?

LE SERVITEUR DE VARRON. – Seigneur !

LES DEUX SERVITEURS DE VARRON. –Seigneur !

TIMON. – Tenez, prenez-moi, déchirez-moi, etque les dieux vous confondent ?

(Il sort.)

HORTENSIUS. – Ma foi, je vois bien que nosmaîtres n’ont qu’à jeter leurs bonnets après leur argent : onpeut bien regarder les dettes comme désespérées, puisque c’est unfou qui est le débiteur.

(Ils sortent.)

(Rentre Timon avec Flavius.)

TIMON. – Ils m’ont mis hors d’haleine, cesesclaves ! Des créanciers ! Des diables !

FLAVIUS. – Mon cher maître,…

TIMON. – Si je prenais ce parti…

FLAVIUS. – Mon seigneur…

TIMON. – Je veux qu’il en soit ainsi, – Monintendant !

FLAVIUS. – Me voici, seigneur.

TIMON. – Fort à propos. – Allez, invitez tousmes amis ; Lucius, Lucullus, Sempronius. – Tous ; je veuxencore donner une fête à ces coquins.

FLAVIUS. – Ah ! seigneur, c’estl’égarement où votre raison est plongée qui vous fait parlerainsi ; il ne vous reste pas même de quoi servir un modesterepas.

TIMON. – Ne t’en inquiète pas. Va, je tel’ordonne, invite-les tous, amène ici ces flots de coquins ;mon cuisinier et moi nous saurons pourvoir à tout.

(Ils sortent.)

SCÈNE V

La salle du sénat d’Athènes.

Le sénat est assemblé ; entre ALCIBIADE avec sasuite.

PREMIER SÉNATEUR. – Seigneur, comptez sur mavoix, sa faute est capitale ; il faut qu’il meure ; rienn’enhardit le crime comme la miséricorde.

SECOND SÉNATEUR. – Cela est vrai ; la loidoit l’écraser de tout son poids.

ALCIBIADE. – Santé, honneur, clémence dansl’auguste sénat !

PREMIER SÉNATEUR. – Quel sujet, général…

ALCIBIADE. – Je viens supplier humblement vosvertus ; car la pitié est la vertu des lois ; il n’y aque les tyrans qui en usent avec cruauté. Il plait auxcirconstances et à la fortune de s’appesantir sur un de mes amis,qui, dans l’effervescence du sang, a enfreint la loi, abîme sansfond pour l’imprudent qui s’y plonge sans précaution. C’est unhomme qui, à part cette fatalité, est plein des qualités les plusnobles, aucune lâcheté ne souille son action, et son honneurrachète sa faute. C’est avec une noble fureur et une fierté louableque, voyant sa réputation mortellement atteinte, il s’est armécontre son ennemi, il a gouverné son ressentiment dans son excèsavec tant de sagesse et une modération si inouïe qu’il semblaitseulement prouver son argument.

PREMIER SÉNATEUR. – Vous soutenez un paradoxeinadmissible en cherchant à faire passer pour bonne une mauvaiseaction. Aux efforts que vous faites, on dirait que votre discourstend à légitimer l’homicide, à classer l’esprit querelleur au mêmerang que la valeur, lorsque c’est, à vrai dire, une valeur bâtardevenue au monde à la suite des sectes et des factions. Le vrai braveest celui qui sait souffrir avec patience tout ce que l’homme leplus méchant fait répandre contre lui ; qui regarde une injurecomme une chose aussi étrangère à sa personne, que le vêtementqu’il porte avec indifférence ; et qui ne préfère pas sesinjures à sa vie, en l’exposant à cause d’elles. Si le tort qu’onnous fait est un mal qui peut nous conduire au meurtre, quellefolie n’est-ce pas de risquer ses jours pour un mal ?

ALCIBIADE. – Seigneur…

PREMIER SÉNATEUR. – Vous ne pouvez justifierdes fautes aussi énormes. Le courage ne consiste pas à se venger,mais à supporter.

ALCIBIADE. – Permettez-moi de parler,seigneurs, et pardonnez si je parle en guerrier. – Pourquoi leshommes s’exposent-ils follement dans les combats ? Quen’endurent-ils toutes les menaces ? que ne dorment-ils en paixsur l’affront ? et que ne se laissent-ils égorgertranquillement et sans résistance par l’ennemi ? S’il y a tantde courage à se résigner, qu’allons-nous faire dans lescamps ? Certes, les femmes qui restent à la maison seront plusbraves que nous ; si la résignation l’emporte, l’âne sera plusguerrier que le lion ; et le coupable chargé de fers sera plussage que son juge, si la sagesse est dans la patience. Seigneurs,ayez autant de clémence que vous avez de puissance. – Qui necondamne pas la violence commise de sang-froid ! Tuer, jel’avoue, est le dernier excès du crime ; mais tuer pour sedéfendre, par pitié, c’est bien juste. S’abandonner à la colère estune impiété ; mais quel est l’homme qui ne se mette encolère ? Pesez le crime avec toutes cesconsidérations ?

SECOND SÉNATEUR. – Vous plaidez en vain.

ALCIBIADE. – Quoi ! en vain ? Sesservices à Lacédémone et à Byzance suffiraient pour racheter savie.

PREMIER SÉNATEUR. – Que voulez-vousdire ?

ALCIBIADE. – Je dis qu’il a rendu des servicessignalés ; qu’il a, dans les combats, tué un grand nombre devos ennemis. Quelle valeur n’a-t-il pas montrée dans la dernièreaction ? Que de blessures il a faites !

SECOND SÉNATEUR. – Il s’en est trop payé surle butin. C’est un débauché déterminé ; il est sujet à un vicequi noie sa raison et enchaîne sa valeur. S’il n’avait pointd’ennemis, celui-là seul suffirait pour l’accabler. On l’a vu, danscette fureur brutale, commettre mille outrages, et susciter lesquerelles : on nous a informés que ses jours sont souillésd’excès honteux, et que son ivresse est dangereuse.

PREMIER SÉNATEUR. – Il mourra.

ALCIBIADE. – Sort cruel ! Il aurait pumourir à la guerre ! – Seigneur, si ce n’est à cause de sesqualités personnelles, quoi qu’il dût se racheter par son brasdroit sans rien devoir à personne, prenez, pour vous fléchir, messervices et joignez-les aux siens. Comme je sais qu’il est de laprudence de votre âge de prendre des sûretés, je vous engage mesvictoires et mes honneurs, pour répondre de sa reconnaissance. Si,pour son crime, il doit sa vie à la loi, qu’il la donne à la guerredans un vaillant combat ; car la loi est sévère, et la guerrene l’est pas davantage.

PREMIER SÉNATEUR. – Nous tenons pour laloi ; il mourra : n’insiste plus, sous peine de notredéplaisir ; ami ou frère, qui répand le sang d’autrui doit lesien à la loi.

ALCIBIADE. – Qu’il en soit ainsi ? Celane sera pas, seigneurs, je vous en conjure, connaissez-moi.

SECOND SÉNATEUR. – Comment ?

ALCIBIADE. – Rappelez-vous qui je suis.

TROISIÈME SÉNATEUR. – Comment ?

ALCIBIADE – Je dois croire que votrevieillesse m’a oublié : autrement on ne me verrait pas ainsiabaissé demandant une grâce aussi simple qu’on me refuse. Mesblessures se rouvrent d’indignation.

PREMIER SÉNATEUR. – Oses-tu provoquer notrecolère ? Écoute, ce n’est qu’un mot, mais son effet estétendu : nous te bannissons pour jamais.

ALCIBIADE. – Me bannir ? Moi !…Bannissez plutôt votre radotage, bannissez l’usure qui déshonore lesénat.

PREMIER SÉNATEUR. – Si, après deux soleils,Athènes te voit encore, attends de nous le jugement le plusrigoureux, et pour ne pas nous échauffer davantage, il sera exécutésur l’heure.

(Ils sortent.)

ALCIBIADE. – Puissent les dieux vous fairevieillir assez pour que vous deveniez des squelettes dont tous lesyeux se détournent ! Ma rage est au comble. – Je faisais fuirleurs ennemis, tandis qu’ils comptaient leur argent et le prêtaientà gros intérêts. – Et moi, je ne suis riche qu’en larges blessures.– Tout cela pour en venir à ceci ! Est-ce là le baume que cesénat d’usuriers verse dans les plaies des guerriers ?Ah ! l’exil ! – Je n’en suis pas fâché : je ne haispas d’être exilé ; c’est un affront fait pour allumer mafureur et mon indignation, afin que je puisse frapper Athènes. Jevais ranimer le courage de mes troupes, mécontentes et gagner leurscœurs. Il y a de la gloire à combattre de nombreux ennemis. Lesguerriers ne doivent, pas plus que les dieux, souffrir qu’on lesoffense.

(Il sort.)

SCÈNE VI

Appartement magnifique dans la maison de Timon.

Musique, tables préparées, serviteurs.

PLUSIEURS SEIGNEURS entrent par diverses portes.

PREMIER SEIGNEUR. – Bonjour, seigneur.

SECOND SEIGNEUR. – Je vous le souhaite aussi.Je pense que l’honorable Timon n’a fait que nous éprouver l’autrejour.

PREMIER SEIGNEUR. – C’était la réflexion quioccupait mon oisiveté, lorsque nous nous sommes rencontrés. Je meflatte qu’il n’est pas si bas qu’il le semblait par l’épreuve qu’ila faite de ses divers amis.

SECOND SEIGNEUR. – Ce qui le prouve assez,c’est le nouveau festin qu’il donne encore.

PREMIER SEIGNEUR. – Je le croirais. Il m’aenvoyé une invitation très-pressante ; beaucoup d’affairesurgentes m’engageaient à refuser ; mais il a tant prié, qu’ila fallu me rendre.

SECOND SEIGNEUR. – Je me devais aussi moi-mêmeà des affaires indispensables, mais il n’a pas voulu recevoir mesexcuses. Je suis fâché de m’être trouvé dénué de fonds lorsqu’ilenvoya m’emprunter de l’argent.

PREMIER SEIGNEUR. – Je suis atteint du mêmeregret, maintenant que je vois le cours que prennent leschoses.

SECOND SEIGNEUR. – Chacun ici en dit autant. –Combien voulait-il emprunter de vous ?

PREMIER SEIGNEUR. – Mille pièces d’or.

SECOND SEIGNEUR. – Mille pièces !

PREMIER SEIGNEUR. – Et vous ?

TROISIÈME SEIGNEUR. – Il m’avait envoyédemander… – Le voilà qui vient.

(Entre Timon avec suite.)

TIMON. – Je suis à vous de tout mon cœur,dignes seigneurs. Comment vous portez-vous ?

PREMIER SEIGNEUR. – Le mieux du monde, puisquevotre Seigneurie va bien.

SECOND SEIGNEUR. – L’hirondelle ne suit pasl’été avec plus de plaisir, que nous votre Seigneurie.

TIMON, à part. – Et ne fuit pas pluspromptement l’hiver ; les hommes ressemblent à ces oiseaux depassage. – Seigneurs, notre dîner ne vous dédommagera pas de cettelongue attente. Égayez-vous un peu à entendre cette musique, sivous pouvez supporter une musique aussi peu harmonieuse que le sonde la trompette ; nous allons nous mettre à table.

PREMIER SEIGNEUR. – J’espère que votreSeigneurie ne conserve aucun ressentiment de ce que j’ai renvoyévotre messager les mains vides.

TIMON. – Ah ! seigneur, que cela ne vousinquiète pas.

SECOND SEIGNEUR. – Noble seigneur…

TIMON. – Ah ! mon digne ami, comment vousva ?

(On apporte le banquet.)

SECOND SEIGNEUR. – Honorable seigneur, je suismalade de honte de m’être malheureusement trouvé si pauvre, lorsquevotre Seigneurie envoya l’autre jour chez moi.

TIMON. – N’y pensez plus, seigneur.

SECOND SEIGNEUR. – Si vous eussiez envoyéseulement deux heures plus tôt…

TIMON. – Que ce souvenir n’éloigne pas de vousdes idées plus agréables. – Allons, qu’on apporte tout à lafois.

SECOND SEIGNEUR. – Tous les platscouverts !

PREMIER SEIGNEUR. – Festin royal ! J’enréponds.

TROISIÈME SEIGNEUR. – N’en doutez pas ;si l’argent et la saison permettent de se le procurer.

PREMIER SEIGNEUR. – Comment vousportez-vous ? Quelles nouvelles ?

TROISIÈME SEIGNEUR. – Alcibiade est exilé, lesavez vous ?

PREMIER ET SECOND SEIGNEURS. – Alcibiadeexilé !

TROISIÈME SEIGNEUR. – Oui, soyez-en sûrs.

PREMIER SEIGNEUR. – Comment ?Comment ?

SECOND SEIGNEUR. – Et pourquoi, je vousprie ?

TIMON. – Mes dignes amis, voulez-vous vousapprocher ?

TROISIÈME SEIGNEUR. – Je vous en diraidavantage tantôt : voilà un splendide repas préparé !

SECOND SEIGNEUR. – C’est toujours le mêmehomme.

TROISIÈME SEIGNEUR. – Cela durera-t-il ?Cela durera-t-il ?

SECOND SEIGNEUR. – À présent, bon ; maisun temps viendra, où…

TROISIÈME SEIGNEUR. – Je vous entends.

TIMON. – Que chacun prenne sa place avecl’ardeur qu’il mettrait à s’approcher des lèvres de samaîtresse : vous serez également bien servis en quelque lieuque vous vous placiez. Ne faites point de cérémonie et ne laissezpoint refroidir le dîner, pendant que nous décidons des premièresplaces. Asseyez-vous, asseyez-vous. – Rendons d’abord grâces auxdieux.

« Ô vous, grands bienfaiteurs, inspirez ànotre société la reconnaissance. Faites-vous rendre grâces de vosdons, mais réservez toujours quelques bienfaits, si vous ne voulezpas voir vos divinités méprisées. Prêtez à chaque homme assez pourqu’aucun n’ait besoin de prêter à un autre. Si vos divinitésétaient réduites à emprunter des hommes, les hommes abandonneraientles dieux. Faites que le festin soit plus aimé que l’hôte qui ledonne ; qu’il ne se forme jamais une assemblée de vingtconvives, sans qu’il y ait une vingtaine de fripons. S’il se trouvedouze femmes à table, qu’elles soient… ce qu’elles sont déjà. Pourle reste de vos dons ! ô dieux !… que les sénateursd’Athènes, avec toute la lie du peuple athénien, que leurs vices, ôdieux, soient les instruments de leur destruction. – Quant à tousces amis qui m’environnent, comme ils ne sont rien pour moi, ne lesbénissez en rien, et qu’ils ne soient les bienvenus àrien. »

– Découvrez les plats, chiens, et lapez.

UN DES SEIGNEURS. – Que veut dire saSeigneurie ?

UN AUTRE. – Je n’en sais rien.

TIMON. – Puissiez-vous ne voir jamais unmeilleur festin ! (On découvre les plats qui sont pleinsd’eau chaude.) Réunion d’amis de bouche, la fumée et l’eautiède sont votre parfaite image. Voilà le dernier don de Timon,qui, tout couvert de vos louanges et de vos flatteries dorées, s’enlave aujourd’hui, et vous jette au visage votre lâcheté encorefumante. (Il leur jette l’eau à la figure.) Vivezméprisés, vivez longtemps, souriants, doucereux, détestablesparasites, ennemis polis, loups affables, ours caressants, bouffonsde la fortune, amis du festin, mouches de la saison, esclaves dessaluts et des courbettes, vapeurs, Jacques d’horloge[13], que lesfléaux qui désolent l’homme et la brute, réunis sur vous, vouscouvrent entièrement d’une croûte. – Eh bien ! oùallez-vous ? Attendez. – Toi, prends d’abord ta médecine, – ettoi aussi, – et toi encore. – (Il leur jette les plats à latête et les chasse.) Arrête ! je veux te prêter del’argent et non t’en emprunter. Quoi, tous en mouvement ? –Qu’il ne se fasse plus désormais de fête où les fripons ne soientles bien reçus ! maison, que le feu te consume ! Péris,Athènes ; et que désormais l’homme et l’humanité soient haïsde Timon !

(Il sort.)

(Les seigneurs rentrent avec d’autres seigneurs etsénateurs.)

PREMIER SEIGNEUR. – Eh bien !seigneur ?

SECOND SEIGNEUR. – Pouvez-vous expliquerquelle est cette fureur du seigneur Timon ?

TROISIÈME SEIGNEUR. – Bah ! Avez-vous vumon chapeau ?

QUATRIÈME SEIGNEUR. – J’ai perdu ma robe.

TROISIÈME SEIGNEUR. – Ce n’est qu’unfou ; il ne se laisse gouverner que par le caprice ;l’autre jour il m’a donné un diamant, et aujourd’hui il me le faitsauter de mon chapeau… L’avez-vous vu, mon diamant ?

QUATRIÈME SEIGNEUR. – Avez-vous vu monchapeau ?

SECOND SEIGNEUR. – Le voilà.

QUATRIÈME SEIGNEUR. – Voici ma robe.

PREMIER SEIGNEUR. – Hâtons-nous de sortird’ici.

SECOND SEIGNEUR. – Le seigneur Timon estfou.

TROISIÈME SEIGNEUR. – Je le sens bien vraimentà mes épaules.

QUATRIÈME SEIGNEUR. – Il nous donne desdiamants un jour, et le lendemain des pierres.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.

ACTE QUATRIÈME

SCÈNE I

L’extérieur des murs d’Athènes.

Entre TIMON.

– Que je vous regarde encore, ô mursqui renfermez ces loups dévorants ; abîmez-vous sous la terreet ne défendez plus Athènes ! Matrones, livrez-vous àl’impudicité ; que l’obéissance manque aux enfants !Esclaves et fous, arrachez de leurs sièges les graves sénateursridés, et jugez à leur place ! Jeunes vierges, soyez plongéesdans la fange ! commettez le crime sous les yeux de vosparents. Banqueroutiers, tenez ferme, et plutôt que de rendrel’argent, tirez vos poignards, et coupez la gorge à ceux qui vousl’ont confié. Serviteurs, volez ; vos graves maîtres sont desbrigands à la large main, qui pillent au nom des lois. Esclave,entre au lit de ton maître ; ta maîtresse est dans un lieu dedébauche. Fils de seize ans, arrache des mains de ton vieux pèrechancelant sa béquille veloutée, et brise-lui la tête avec. Piété,crainte, amour des dieux, paix, justice, bonne foi, respectdomestique, repos des nuits, bon voisinage, éducation, mœurs,religion, commerce, rangs, usages, coutumes et lois, soyezremplacés par tous les désordres contraires. Que la confusion règneseule ; et vous, pestes funestes aux hommes, accumulez vosfièvres contagieuses sur Athènes ; elle est mûre pour voscoups. Froide sciatique, estropie nos sénateurs, et que leursmembres boitent aussi bas que leurs mœurs ! Débaucheeffrénée[14],glisse-toi dans les cœurs et jusqu’à la moelle de la jeunesse, afinqu’ils luttent avec succès contre le courant de la vertu, etaillent se noyer dans la volupté. Gales, tumeurs, parsemez le seinde tous les Athéniens, et qu’ils en recueillent la moisson d’unelèpre universelle ! que l’haleine infecte l’haleine, afin queleur société soit, comme leur amitié, un poison ! Citédétestable, je n’emporte rien de toi, que ce corps nu :arrache-le-moi aussi, en multipliant les proscriptions. Timon fuitdans les forêts, où les bêtes les plus féroces seront pour lui plushumaines que les hommes. Ô vous tous, dieux bienfaisants,exaucez-moi : exterminez les Athéniens au dedans et au dehorsde leurs murs. Accordez à Timon de voir croître, avec ses années,sa haine pour la race des hommes, grands ou petits ! Ainsisoit-il !

(Il sort.)

SCÈNE II

Athènes. Appartement de la maison de Timon.

Entrent FLAVIUS ET DEUX OU TROIS SERVITEURS.

UN SERVITEUR. – Parlez, maîtreintendant ; où est notre maître ? – Sommes-nousperdus ? renvoyés ? Ne reste-t-il rien ?

FLAVIUS. – Hélas ! mes camarades, quevoulez-vous que je vous dise. – Que les justes dieux daignent sesouvenir de moi ; je suis aussi pauvre que vous !

UN SERVITEUR. – Une pareille maisonrenversée ! un si généreux maître ruiné ; tout perdu, etpas un seul ami pour prendre sa fortune par le bras et pourl’accompagner !

UN SECOND SERVITEUR. – De même que noustournons le dos à notre compagnon dès qu’il est jeté dans sontombeau, ainsi ses amis, en voyant sa fortune ensevelie, sedérobent au plus vite, ne lui laissant que leurs vœux trompeurs,comme des bourses vides : l’infortuné, voué à la mendicité,sans autre bien que l’air, avec sa pauvreté, maladie que tout lemonde fuit, marche comme le mépris, tout seul. (Entrentquelques autres serviteurs de Timon.) Voici encorequelques-uns de nos camarades.

FLAVIUS. – Tous instruments brisés d’unemaison ruinée.

UN TROISIÈME SERVITEUR. – Nos cœurs n’enportent pas moins la livrée de Timon ; je le lis sur nosvisages. Nous sommes tous camarades encore, servant tous ensembledans le malheur. Notre barque fait eau ; et nous, pauvresmatelots, nous sommes sur le pont, écoutant les menaces des vagues,il faut que nous nous séparions tous, dispersés dans l’océan del’air.

FLAVIUS. – Braves amis, je veux partager avecvous tout ce qui me reste de biens. En quelque lieu que nouspuissions nous revoir, pour l’amour de Timon, restons toujourscamarades ; secouons la tête, et disons, comme si c’était leglas de la fortune de notre maître : « Nous avons vu desjours plus heureux ! » – Que chacun prenne sa part ;allons, tendez tous la main. – Pas un mot de plus : c’estainsi que nous nous séparons, pauvres d’argent, mais riches endouleur. (Il leur donne de l’argent, et tous se retirent dedifférents côtés.) Oh ! dans quelle affreuse détresse laprospérité nous a précipités ! Qui ne désirera pas d’êtrepréservé des richesses, puisque l’opulence aboutit à la misère etau mépris ? Quel homme voudrait se laisser tromper par l’éclatde la prospérité, ou ne jouir que d’un songe d’amitié ? Quivoudrait de la magnificence et de tous ces avantages du rang, quine sont que des peintures, comme ces amis couverts de vernis ?Mon pauvre brave maître ! voilà où son bon cœur l’aréduit ; c’est sa bonté qui l’a perdu ! Étrange,singulier caractère, que celui dont le plus grand crime est d’avoirfait trop de bien ! Qui osera désormais être la moitié aussibon, puisque la bonté qui fait les dieux détruit l’homme ? Ômon cher maître, adoré autrefois pour être maudit aujourd’hui,riche seulement pour être misérable, ta grande opulence est devenueta grande calamité. Hélas ! le bon seigneur, dans sa rage il afui cette ville ingrate, repaire de ses faux amis : il n’arien avec lui pour soutenir sa vie ou de quoi se procurer lenécessaire. Je veux le suivre et le découvrir. Je servirai toujoursson âme de tout mon cœur, et tant qu’il me restera de l’or je seraison intendant.

(Il sort.)

SCÈNE III

Les bois.

Entre TIMON avec une bêche.

– Ô soleil, bienfaisant générateur,fais sortir de la terre une humidité empestée, infecte l’air sousl’orbe de ta sœur[15] ! Prends deux frères jumeauxnourris dans le même sein, dont la conception, la gestation et lanaissance furent presque simultanées ; fais-leur éprouver desdestinées diverses : le plus grand méprisera le plus petit. Lanature qu’assiègent tous les maux ne peut supporter une grandefortune qu’en méprisant la nature. Élève ce mendiant, dépouille ceseigneur ; le seigneur va essuyer un mépris héréditaire, et lemendiant jouira des honneurs de la naissance. C’est la bonne chèrequi engraisse les flancs d’un frère ; c’est le besoin qui lemaigrit[16]. Quiosera, qui osera lever le front avec une pureté mâle, etdire : cet homme est un flatteur ? S’il en est un seul,ils le sont tous ; chaque degré de la fortune est aplani parcelui qui est au-dessous. La tête savante fait plongeon devantl’imbécile vêtu d’or : tout est oblique, rien n’est uni dansnotre nature maudite, que le sentier direct de la perversité. Hainedonc aux fêtes, aux sociétés et aux assemblées des hommes !Timon méprise son semblable et lui-même. Que la destruction dévorele genre humain ! – Ô terre, cède-moi quelques racines.(Il creuse la terre.) Celui qui te demande quelque chosede plus, flatte son palais de tes poisons les plus actifs !Que vois-je ! de l’or ? cet or jaune, ce brillant etprécieux inconstant. Non, dieux[17], je ne suis point un suppliantinconstant. Des racines, cieux purs ! Ce peu d’or suffiraitpour rendre le noir blanc, la laideur beauté, le mal bien, labassesse noblesse, la vieillesse jeunesse, la lâcheté bravoure. –Oh ! pourquoi cela, grands dieux ? Qu’est-ce donc, ôdieux ! pourquoi cet or peut-il faire déserter de vos autels,vos prêtres et vos serviteurs ? il arrache l’oreiller placésous la tête du malade encore plein de vie[18]. Cejaune esclave forme ou rompt les nœuds des pactes les plus sacrés,bénit ce qui fut maudit, fait adorer la lèpre blanche ; ilplace un fripon auprès du sénateur, sur le siège de justice, luiassure les titres, les génuflexions et l’approbation publique.C’est lui qui fait remarier la veuve flétrie. Celle dont sesulcères dégoûteraient l’hôpital, l’or la parfume et l’embaume, etla ramène au mois d’avril. Viens, poussière maudite, prostituéecommune à tout le genre humain, qui sèmes le trouble parmi la fouledes nations, je veux te faire reprendre la place que t’assigne lanature ! – (Une marche militaire.) Un tambour !Tu es bien vif, mais je veux t’ensevelir : va, robustebrigand, rentre aux lieux où ne peuvent rester tes gardiensgoutteux ; mais gardons-en un peu pour échantillon.

(Il prend un peu d’or et enfouit le reste.)

(Entrent Alcibiade, avec des fifres et des tambours comme dansune marche militaire ; Phrynia, Timandra.)

ALCIBIADE. – Qui es-tu ? parle.

TIMON. – Un animal comme toi. Qu’un cancer teronge le cœur, pour venir me montrer encore les yeux d’unhomme !

ALCIBIADE. – Quel est ton nom ? As-tudonc l’homme tellement en horreur, toi qui es, toi-même, unhomme ?

TIMON. – Je suis misanthrope[19], et jehais le genre humain. – Pour toi, je voudrais que tu fusseschien ; je pourrais t’aimer un peu.

ALCIBIADE. – Je te connais bien, mais j’ignorecomplètement tes aventures.

TIMON. – Je te connais, et cela mesuffît ; je ne désire point en savoir davantage ; suistes tambours : peins la terre du sang des hommes, couleur degueules. Les lois religieuses, les lois civiles, toutes sontcruelles ! Que doit donc être la guerre ? – Cette fatalecourtisane, que tu mènes avec toi, porte en elle une destructionplus sûre que ton épée, malgré ses yeux de chérubin.

PHRYNIA. – Que tes lèvrespourrissent !

TIMON. – Va, je ne t’embrasserai pas ;que la pourriture retourne sur tes lèvres.

ALCIBIADE. – Comment le noble Timon est-ilvenu à ce changement ?

TIMON. – Comme la lune change, faute delumière à répandre ; mais je n’ai pu, comme elle, renouvelerma clarté ; il n’y avait point de soleils, pour en emprunterd’eux.

ALCIBIADE. – Noble Timon, quel service monamitié peut-elle te rendre ?

TIMON. – Aucun, sinon de justifier messentiments.

ALCIBIADE. – Quels sont-ils ?

TIMON. – Promets-moi tes services, et ne m’enrends aucun. Si tu ne veux pas promettre, que les dieux tepunissent, car tu es un homme ; si tu tiens ta promesse, leciel te confonde, car tu es un homme !

ALCIBIADE. – J’ai bien ouï dire quelque chosede tes malheurs.

TIMON. – Tu les as vus dans le temps de maprospérité.

ALCIBIADE. – Je les vois maintenant ;alors c’était un heureux temps.

TIMON. – Comme le tien maintenant, passé aveccette paire de prostituées.

TIMANDRA. – Est-ce donc là ce mignond’Athènes, dont le monde parlait avec tant d’admiration ?

TIMON. – Es-tu Timandra ?

TIMANDRA. – Oui.

TIMON. – Sois toujours prostituée. Ceux quijouissent de toi ne t’aiment point. Donne-leur des maladies pourprix de leur incontinence. Emploie bien tes heures de lubricité,prépare ces esclaves pour les baquets et les bains, et réduis à ladiète et aux remèdes la jeunesse aux joues de rose.

TIMANDRA. – Va te faire pendre,monstre !

ALCIBIADE. – Pardonne-lui, chèreTimandra ; son esprit s’est perdu et noyé dans ses calamités.– Brave Timon, il ne me reste qu’un peu d’or, dont la disetteexcite tous les jours quelque révolte parmi mes soldats indigents.J’ai appris avec douleur comment la maudite Athènes, sans faire casde ton mérite, oubliant tes grandes actions, qui la sauvèrentlorsque les États voisins allaient l’écraser, sans ton épée et tafortune…

TIMON. – Je te prie, fais battre tes tambours,et va-t’en.

ALCIBIADE. – Mon cher Timon, je suis ton amiet je te plains.

TIMON. – Comment peux-tu plaindre celui que tuimportunes ? J’aimerais mieux être seul.

ALCIBIADE. – Eh bien ! porte-toibien ; voilà un peu d’or pour toi.

TIMON. – Garde-le, je ne peux pas lemanger.

ALCIBIADE. – Quand j’aurai fait de la superbeAthènes un monceau de…

TIMON. – Fais-tu la guerre àAthènes ?

ALCIBIADE. – Oui, Timon, et j’en ai sujet.

TIMON. – Que les dieux les confondent tous parton triomphe, et toi après quand tu auras triomphé !

ALCIBIADE. – Moi, Timon, etpourquoi ?

TIMON. – Parce qu’en égorgeant ces misérables,tu seras né pour conquérir ma patrie. – Reprends ton or :pars, voilà de l’or, pars : sois comme un astre malfaisant,lorsque Jupiter suspend le poison au-dessus d’une ville criminelledans l’air empesté. Que ton glaive n’en épargne pas un seul ;n’aie aucune pitié de la respectable vieillesse en dépit de sabarbe blanche ; c’est un usurier : frappe-moi l’épousehypocrite ; rien n’est honnête en elle que son vêtement :c’est une prostituée. Que les joues de la jeune viergen’adoucissent pas le tranchant de ton épée : ces mamelles qui,au travers de la gaze transparente, enchantent les yeux de l’homme,ne sont point inscrites dans le livre de la pitié ; traite-lescomme des traîtres odieux : n’épargne pas même l’enfant dontle gracieux sourire émeut la compassion des sots ; ne vois enlui qu’un bâtard qu’un oracle équivoque a désigné comme devantt’égorger ; mets-le en pièces sans remords. Jure de lesexterminer tous ; arme tes oreilles et tes yeux d’une cuirasseimpénétrable aux cris des mères, des filles, des enfants, à la vuedes prêtres souillant de leur sang leurs vêtements sacrés. Tiens,voilà de l’or pour payer tes soldats ; fais un grandcarnage ; et quand ta fureur sera assouvie, sois exterminétoi-même ! Ne parle pas : va-t’en.

ALCIBIADE. – As-tu encore de l’or ? Jeprendrai l’or ; mais non tous tes avis.

TIMON. – Suis-les, ou ne les suis pas ;que la malédiction du ciel plane sur toi !

TIMANDRA ET PHRYNIA. – Donne-nous de l’or, bonTimon : en as-tu encore ?

TIMON. – Assez pour faire abjurer à uneprostituée son métier, et renoncer une entremetteuse à faire desprostituées. Viles créatures, tendez et emplissez vos tabliers. Cen’est pas à vous qu’il faut demander des serments qui vousenchaînent, non que vous ne soyez prêtes à jurer, à prononcer desjurements exécrables qui feraient trembler d’horreur, et frissonnerles dieux immortels qui vous entendraient. Épargnez lesserments ; je me fie à votre penchant ; restez desprostituées. Que celui dont la voix pieuse tentera de vousconvertir soit lui-même entraîné par vous dans le crime ;attirez-le et embrasez-le de vos feux profanes, plus puissants quela fumée de ses discours. Ne désertez jamais votreprofession ; seulement éprouvez six mois de l’année les peinesméritées, et couvrez vos pauvres têtes chauves de la dépouille desmorts ; quelques-uns ont été pendus, n’importe, servez-vous-enpour trahir, continuez vos prostitutions, fardez les rides et lespustules de votre visage, jusqu’à ce qu’il devienne unbourbier.

TIMANDRA ET PHRYNIA. – Fort bien : encorede l’or. – Eh bien ! sois persuadé que nous ferons tout pourde l’or.

TIMON. – Semez la consomption jusque dans lamoelle des os des hommes ; frappez leurs jambes décharnées,détruisez la rapidité de leur marche ; étouffez la voix del’avocat, qu’il ne puisse plus plaider pour de faux titres, et nefasse plus entendre son aigre fausset pour soutenir des subtilités.Couvrez de lèpre le flamine qui déclame contre la chair, et qui nese croit pas lui-même. Faites tomber le nez par terre pour qu’il sele casse l’homme qui ne cherche qu’à éventer son avantageparticulier au milieu de l’intérêt général. Rendez chauves lesdébauchés à la tête frisée ; et que les fanfarons sanscicatrices de la guerre puisent dans votre sein quelquesouffrance ! Frappez tous les hommes du même fléau. Que votreactivité corrompe et dessèche les sources de toute vigueur. Voilàencore de l’or ; allez, damnez les autres, et que cet or vousdamne à votre tour, et que les fossés vous servent à tous detombeau !

TIMANDRA ET PHRYNIA. – Encore des avis etencore de l’argent, généreux Timon.

TIMON. – Encore plus de prostituées et plus demaux d’abord. Commencez votre tâche ; je vous ai donné desarrhes.

ALCIBIADE. – Tambours ! battez. Marchonsvers Athènes. – Adieu, Timon ; si je prospère, je reviendraite revoir.

TIMON. – Et moi, si mon espoir est accompli,je ne te reverrai jamais.

ALCIBIADE. – Je ne t’ai jamais fait demal.

TIMON. – Tu as dit du bien de moi.

ALCIBIADE. – Appelles-tu cela dumal ?

TIMON. – Oui, les hommes l’éprouvent tous lesjours. – Sors d’ici, pars, et emmène tes chiennes avec toi.

ALCIBIADE. – Nous ne faisons ici quel’offenser. – Partons.

(Le tambour bat ; sortent Alcibiade, Phrynia, etTimandra.)

TIMON. – Se peut-il que la nature, blessée del’ingratitude de l’homme, puisse encore avoir faim ! – Ô mèrecommune, toi dont le sein immense et fécond enfante et nourrit tout(il creuse la terre) ; toi, qui de la même substancedont ton orgueilleux enfant, l’homme superbe est gonflé, engendrele noir crapaud, la vipère azurée, le lézard doré, le serpentaveugle[20], etmille autres créatures abhorrées sous la voûte du ciel, où brillentles feux vivifiants d’Hypérion[21], donne à celui qui hait tous tesenfants de l’humanité une pauvre racine ! – Détruis lafécondité de tes entrailles, qu’elles ne produisent plus l’hommeingrat ; ne sois plus enceinte que de tigres, de loups, dedragons et d’ours, produis d’autres monstres nouveaux que ta faceextérieure n’ait point encore montrés à la voûte bigarrée qui tecouvre. – Oh ! une racine ! – Je te remercie. – Dessèchetes veines, tes vignobles, et tes guérets déchirés par la charrue,dont l’homme ingrat tire ces liqueurs et ces mets onctueux quisouillent la pureté de l’âme, et la privent de sa raison.(Entre Apémantus.) Encore un homme !malédiction ! malédiction !

APÉMANTUS. – On m’a montré ce chemin. On ditque tu affectes mes mœurs, que tu les copies.

TIMON. – C’est parce que tu n’as point dechien que je puisse imiter. Que la peste te consume !

APÉMANTUS. – Tout cela n’est en toiqu’affectation ; ce n’est qu’une mélancolie indigne del’homme, et qui est née du changement de ta fortune. Que signifientcette bêche, cet endroit, ce vêtement d’esclave, et ces regardsinquiets ? Et cependant tes flatteurs portent la soie, boiventle vin et dorment sur le duvet, serrent contre eux leurs parfumspernicieux, et ils ont oublié qu’il exista jamais un Timon. Nedéshonore point ces bois en adoptant la malice d’un censeur.Fais-toi flatteur à ton tour ; cherche à relever ta fortunepar ce qui t’a ruiné ; apprends à courber les genoux ;qu’il suffise du souffle du riche qui recevra ton hommage, pourfaire voler ton bonnet ; loue ses plus grands vices etérige-les en vertus. C’est ainsi qu’on te traitait ; tonoreille était toujours ouverte comme celle d’un cabaretier qui faitun accueil gracieux aux fripons et à tous ceux quil’approchent ; il est juste que tu deviennes un fripontoi-même. Si tu avais encore des richesses, elles appartiendraientaux fripons. Ne cherche point à me ressembler.

TIMON. – Si je te ressemblais, je renonceraisà moi-même.

APÉMANTUS. – Tu as renoncé à toi-même enrestant tel que tu étais, jadis extravagant, sot aujourd’hui. –Quoi ! attends-tu que cet air froid, brusque chambellan, tevienne revêtir d’une chemise chaude ? Ces arbres moussus, etplus vieux que l’aigle, suivront-ils tes pas, et bondiront-ils surton signe ? L’onde du froid ruisseau recouvert de glacepréparera-t-elle ton repas du matin pour réparer tes excès de lanuit ? Appelle toutes les créatures qui vivent exposées àl’inclémence de l’air ; ces arbres dont les troncs nus et sansabri, en butte au choc des éléments, ne répondent qu’à lanature ; dis-leur de te flatter. – Oh ! tu trouveras…

TIMON. – Un fou en toi : va-t’en.

APÉMANTUS. – Je t’aime plus maintenant que jen’ai jamais fait.

TIMON. – Et moi, je te hais davantage.

APÉMANTUS. – Pourquoi ?

TIMON. – Tu flattes la misère.

APÉMANTUS. – Je ne flatte pas ; je te disseulement que tu es un pendard.

TIMON. – Pourquoi m’es-tu venuchercher ?

APÉMANTUS. – Pour te vexer.

TIMON. – C’est toujours le rôle d’un lâche oud’un fou : te plais-tu dans ce rôle ?

APÉMANTUS. – Oui.

TIMON. – Quoi, tu es aussi uncoquin ?

APÉMANTUS. – Si tu avais adopté ce genre devie sauvage pour châtier ton orgueil, à la bonne heure ; maistu ne l’as fait que par force. Tu serais un courtisan, si tun’étais pas un gueux. – L’indigence volontaire survit à uneopulence inquiète et arrive plus tôt au comble de ses désirs. L’uneles remplit sans cesse et ne les complète jamais, l’autre esttoujours satisfaite. La fortune la plus brillante, sanscontentement, est un état de peine et de misère, pire que ce qu’ily a de pis avec le contentement. Tu devrais désirer de mourir,puisque tu es misérable.

TIMON. – Non par la sentence de celui qui estplus misérable que moi. Tu es un esclave que jamais la fortune nepressa avec faveur dans ses bras caressants ; tu es né commeun chien. Si tu avais, comme moi, dès ton berceau, passésuccessivement par toutes les douceurs que ce monde de passageprodigue à ceux qui peuvent librement jouir de toutes ses droguesassoupissantes, tu te serais plongé tout entier dans ladébauche ; ta jeunesse se serait usée dans tous lesrendez-vous de la volupté, tu n’aurais jamais appris les froidspréceptes de l’obéissance aux lois, tu aurais suivi le jeu sucréqui t’était offert. – Mais moi, qui avais le monde entier pourconfiseur, je régnais sur la bouche, la langue, le cœur et les yeuxde plus de serviteurs que je n’en pouvais employer ; ilsétaient attachés à moi comme les feuilles innombrables le sont auchêne : mais le souffle d’un seul hiver les a fait tomber desrameaux, et m’a exposé nu à toutes les fureurs de la tempête. Cen’est pas sans quelque peine que je supporte ceci, moi, qui n’aiconnu jamais que le bonheur ; mais toi, ton existence acommencé dans la souffrance, et le temps t’a endurci. Pourquoihaïrais-tu les hommes ? Ils ne t’ont pas flatté. Quels donsleur as-tu faits ? Va, si tu veux maudire, maudis tonpère ; ce pauvre misérable qui, dans son dépit, s’unit àquelque malheureuse errante, et forma en toi un pauvre misérablehéréditaire. – Hors d’ici, va-t’en ; si tu n’étais pas né lepire des hommes, tu aurais été un fripon et un flatteur.

APÉMANTUS. – As-tu encore del’orgueil ?

TIMON. – Oui, j’en ai de ne pas être toi.

APÉMANTUS. – Et moi de n’avoir pas été unprodigue !

TIMON. – Et moi d’en être encore un à présent.Si tout ce que je possède était renfermé en toi, je te permettraisd’aller te pendre ; va-t’en. – Que la vie d’Athènes entièren’est-elle dans cette racine ! je la dévoreraisainsi !

(Il mange une racine.)

APÉMANTUS, lui offrant quelque chose.– Tiens, je veux améliorer ton repas.

TIMON. – Commence par améliorer masociété ; va-t’en.

APÉMANTUS. – Je vais améliorer la mienne enm’éloignant de toi.

TIMON. – Elle ne sera pas améliorée[22], elle nesera que rapiécée ; du moins je le souhaite.

APÉMANTUS. – Que voudrais-tu envoyer àAthènes ?

TIMON. – Toi, dans un ouragan. Si tu veux,dis-leur que j’ai de l’or ici : vois, j’en ai.

APÉMANTUS. – L’or n’est ici d’aucun usage.

TIMON. – Le meilleur et l’innocent ; carici il dort et ne paye pas le mal.

APÉMANTUS. – Timon, où couches-tu lanuit ?

TIMON. – Sous ce qui est au-dessus de moi.Apémantus, où manges-tu le jour ?

APÉMANTUS. – Où mon estomac trouve de lanourriture, ou plutôt là où je la mange.

TIMON. – Oh ! si le poison connaissait mavolonté, et voulait m’obéir !

APÉMANTUS. – Où l’enverrais-tu ?

TIMON. – Assaisonner tes aliments.

APÉMANTUS. – Va, tu n’as jamais connu le justemilieu de l’humanité ; mais seulement l’un on l’autre extrême.Au milieu de ton or et de tes parfums, on se moquait de toi pourton excès de délicatesse. Maintenant, sous tes haillons, tu n’enconnais plus aucune et on te méprise pour l’excès contraire. Voiciune nèfle, mange-la.

TIMON. – Je ne mange point ce que je hais.

APÉMANTUS. – Et tu hais une nèfle[23] ?

TIMON. – Oui, parce que tu lui ressembles.

APÉMANTUS. – Si tu avais haï plus tôt lesflatteurs, tu t’aimerais toi-même davantage aujourd’hui. Quelprodigue as-tu jamais connu qui ait été jamais aimé après la pertede ses moyens ?

TIMON. – As-tu jamais connu un homme qui fûtaimé sans les moyens dont tu parles ?

APÉMANTUS. – Moi.

TIMON. – Je te comprends ; tu as quelquesmoyens pour avoir un chien.

APÉMANTUS. – Quelles choses au monde peux-tucomparer le mieux à tes flatteurs ?

TIMON. – Les femmes en approchent leplus ; mais les hommes, les hommes sont la flatterieelle-même. – Apémantus, que ferais-tu de l’univers si tu le tenaissous ta puissance ?

APÉMANTUS. – Je l’abandonnerais aux bêtesféroces pour me délivrer des hommes.

TIMON. – Voudrais-tu tomber toi-même dans ladestruction générale des hommes et rester brute avec lesbrutes ?

APÉMANTUS. – Oui, Timon.

TIMON. – Ambition de brute ! que lesdieux t’accordent ton désir ! Si tu étais lion, le renard teduperait ; si tu étais agneau, le renard te dévorerait ;si tu étais le renard, le lion te suspecterait, si par hasard l’ânevenait à t’accuser ; si tu étais l’âne, ta stupidité feraitton tourment, et tu ne vivrais que pour servir de déjeuner auloup ; si tu étais le loup, ta voracité serait ton supplice,et tu exposerais ta vie pour ton dîner ; si tu étais lalicorne[24], tafureur et ton orgueil seraient un piège pour toi, tu périraisvictime de ta colère ; si tu étais un ours, tu serais tué parle cheval ; si tu étais cheval, tu serais la proie duléopard ; si tu étais un léopard, tu serais cousin germain dulion, et ta peau mouchetée serait fatale à ta vie ; tun’aurais de sûreté que dans la fuite, et ton absence serait tonunique défense. Quel animal pourrais-tu être, qui ne fût soumis àquelque autre animal ? Et quel animal tu es déjà, de ne pasvoir comment tu perdrais à la métamorphose !

APÉMANTUS. – Si ta conversation avait pu meplaire, ce serait surtout en ce moment. La république d’Athènes estdevenue un repaire de bêtes.

TIMON. – L’âne a-t-il donc sauté par-dessusles murailles, que te voilà hors de la ville ?

APÉMANTUS. – Voilà un poëte et un peintre. Quela peste de la société te poursuive ; de peur d’en êtreatteint je décampe : quand je ne saurai que faire jereviendrai te voir.

TIMON. – Quand tu seras le seul homme vivant,tu seras le bienvenu : j’aimerais mieux être le chien d’unmendiant qu’Apémantus.

APÉMANTUS. – Tu es le premier de tous les fousvivants !

TIMON. – Je voudrais que tu fusses assezpropre pour te cracher au visage.

APÉMANTUS. – Que la peste t’étouffe ! Tues trop méchant pour que je te maudisse.

TIMON. – Tous les coquins, près de toi, sontpurs.

APÉMANTUS. – Il n’est point de lèpre pareilleà ton langage…

TIMON. – Oui, si je te nommais. – Je tebattrais, mais ce serait souiller mes mains.

APÉMANTUS. – Je voudrais que ma langue pût lesfaire tomber en pourriture.

TIMON. – Hors d’ici, progéniture d’un chiengaleux, la colère me transporte de te voir vivant ; je metrouve mal en te voyant.

APÉMANTUS. – Je voudrais te voir crever.

TIMON. – Va-t’en, coquin importun ; j’ensuis fâché, mais je vais perdre une pierre après toi[25] !(Il lui jette une pierre.)

APÉMANTUS. – Bête sauvage !

TIMON. – Esclave !

APÉMANTUS. – Crapaud !

TIMON. – Coquin, coquin, coquin !(Apémantus s’éloigne comme pour s’en aller.) Je suismalade de dégoût de ce monde pervers ; je n’en veux rienaimer, que les aliments nécessaires qui croissent sur sa surface. –Allons, Timon, prépare maintenant ta tombe ; repose dans unlieu où l’écume légère de la mer puisse chaque jour en baigner lapierre : compose ton épitaphe, et que la mort rie en moi de lavie des autres. (Il regarde son or.) Ô toi, douxrégicide ; cher métal de discorde entre le père et lefils ; toi, brillant corrupteur de la pureté du lit nuptial,vaillant Mars, amant toujours jeune, toujours frais et séduisant,toujours aimé, dont l’éclat fond la neige consacrée qui protège lesein de Diane ! ô toi, dieu visible, qui réunis les contrairesdans une alliance étroite et les amène à s’embrasser ; toi,qui parles et assortis tous les langages à tous les desseins !ô toi, pierre de touche des cœurs, pense que l’homme, ton esclave,se révolte, et, par ta puissance, allume entre eux des discordesmortelles ! Puisse l’empire du monde rester à labrute !

APÉMANTUS. – Que ton vœu s’exauce ; maisquand je serai mort. – Je vais dire que tu as de l’or ; tuseras bientôt entouré d’une foule.

TIMON. – D’une foule ?

APÉMANTUS. – Oui.

TIMON. – Tourne-moi le dos, je t’enconjure.

APÉMANTUS. – Vis et chéris ta misère.

(Apémantus sort.)

TIMON. – Vis longtemps ainsi, et meurs ainsi,nous sommes quittes. – Encore des visages humains ! Mange,Timon, et déteste-les.

(Des voleurs entrent.)

PREMIER VOLEUR. – Où peut-il avoir trouvé cetor ; sans doute ce sont quelques pauvres restes, quelquesmisérables débris de sa fortune ? La disette d’argent,l’abandon de ses amis l’ont jeté dans cette mélancolie.

SECOND VOLEUR. – Le bruit court qu’il possèdeun trésor immense.

TROISIÈME VOLEUR. – Faisons une tentative surlui ; s’il ne se soucie plus de l’or, il nous l’abandonnerafacilement ; mais s’il est jaloux de le conserver, commentl’aurons-nous ?

SECOND VOLEUR. – Tu as raison ; car il nele porte pas sur lui : il est caché.

PREMIER VOLEUR. – N’est-ce pas lui ?

LES AUTRES. – Où ?

SECOND VOLEUR. – Le voilà tel qu’on nous l’apeint.

TROISIÈME VOLEUR. – Lui-même ; je lereconnais.

LES VOLEURS. – Dieu te garde, Timon !

TIMON. – Quoi, des voleurs !

LES VOLEURS. – Des soldats, non desvoleurs.

TIMON. – Tous les deux à la fois, et des filsd’une femme.

LES VOLEURS. – Nous ne sommes point desvoleurs, mais des hommes dans un grand besoin.

TIMON. – Votre plus grand besoin, c’est lebesoin de nourriture. Pourquoi en manqueriez-vous ? Voyez, laterre a des racines ; à un mille à la ronde jaillissent centsources ; ces chênes produisent du gland ; ces roncessont couvertes de graines vermeilles ; la nature, ménagèrebienfaisante, vous sert sur chaque buisson des mets en abondance.Vous êtes dans le besoin, et pourquoi ?

PREMIER VOLEUR. – Nous ne pouvons vivred’herbes, de fruits sauvages et d’eau comme les poissons, lesoiseaux et les bêtes de ces forêts.

TIMON. – Ni des bêtes elles-mêmes, des oiseauxet des poissons : il faut que vous dévoriez les hommes. Jedois vous rendre grâces de ce que vous êtes des voleursavoués ; de ce que pour faire votre métier, vous ne prenezpoint un masque respectable, car dans les professions légitimes dela société, la rapacité n’a point de bornes. Brigands, tenez, voicide l’or. Allez, buvez le sang subtil de la grappe, jusqu’à ce qu’ilallume dans vos veines une fièvre brûlante qui fasse bouillir levôtre et vous sauve du gibet ! Ne vous fiez pas aumédecin : ses antidotes sont du poison ; il commet plusd’assassinats que vous de vols ; il vole la bourse et la vie àla fois. Commettez des crimes, commettez-en puisque c’est votreprofession, comme des ouvriers. Je veux vous citer partoutl’exemple du brigandage. Le soleil est un voleur qui, par sapuissante attraction, vole le vaste océan ; la lune, voleureffronté, vole au soleil la pâle lumière dont elle brille. L’Océanest un autre voleur qui fond la lune en larmes salées et les mêle àses flots. La terre est un voleur qui ne produit et ne nourrit quepar un mélange soustrait au résidu de toutes les substances. Toutechose est un voleur ; les lois, votre frein et votre verge,sont elles-mêmes, par leur pouvoir tyrannique, les plus effrénésdes brigands. Point d’amitié entre vous ; allez, volez-vousl’un l’autre ; voilà encore de l’or. Coupez les gorges ;tous ceux que vous rencontrerez sont des voleurs. Allez à Athènes,brisez les portes des boutiques ; vous ne pouvez rien volerqu’à des voleurs. Que cet or que je vous donne ne vous empêche pasde voler encore : qu’il vous perde vous-mêmes et vousconfonde : ainsi soit-il !

(Il se retire vers sa caverne.)

TROISIÈME VOLEUR. – Il m’a presque dégoûté demon métier, en me le vantant.

PREMIER VOLEUR. – Ce n’est pas le désir quenous prospérions dans notre profession mystérieuse, c’est la hainepour les hommes qui lui a dicté ces conseils.

SECOND VOLEUR. – Je veux le croire comme unennemi, et je dis adieu à mon état.

PREMIER VOLEUR. – Attendons que nous revoyionsla paix dans Athènes.

SECOND VOLEUR. – Il n’est point de temps simisérable où l’homme ne puisse être honnête.

(Ils sortent.)

(Entre Flavius.)

FLAVIUS. – Ô dieux ! cet homme dansl’opprobre et la ruine est-il mon seigneur ? Quel état dedépérissement et de dégradation ? Ô monument étonnant debienfaits mal placés ! Quel changement dans sa situation ontproduit l’indigence et le désespoir ! – Quoi de plus vil surla terre que ces amis qui conduisent ainsi les âmes les plus noblesà la plus honteuse fin ? Comme l’ordre donné à l’homme d’aimerses ennemis s’accorde bien avec ce temps-ci ! Puis-jen’accorder ma tendresse qu’à celui qui me veut du mal, plutôt qu’àcelui qui m’en fait ! – Son œil m’a aperçu ; je vais luiprésenter ma douleur sincère, et je veux le servir, comme monseigneur, aux dépens de ma vie. – Mon cher maître.

(Timon sort de sa caverne.)

TIMON. – Va-t’en ; qui es-tu ?

FLAVIUS. – M’avez-vous oublié,seigneur ?

TIMON. – Pourquoi fais-tu cettequestion ? J’ai oublié tous les hommes : donc, si tuavoues être un homme, je t’ai oublié aussi.

FLAVIUS. – Votre pauvre et honnêteserviteur…

TIMON. – Je ne te connais donc point. Je n’eusjamais un honnête homme auprès de moi ; je n’avais que desfripons qui servaient à manger à des coquins.

FLAVIUS. – Les dieux me sont témoins quejamais pauvre intendant ne versa sur l’infortune de son maître delarmes plus sincères, que n’en ont versé mes yeux sur la vôtre.

TIMON. – Quoi ! tu pleures !Approche ; maintenant je t’aime, parce que tu es une femme, etque tu désavoues le cœur de pierre des hommes, qui ne pleurentjamais que de débauche ou de folle joie ! – La pitiédort : étrange siècle que celui où on pleure de rire, non enpleurant !

FLAVIUS. – Reconnaissez-moi, mon cher maître,je vous en conjure ; agréez ma sincère douleur, et tant que cefaible trésor durera (il lui présente tout ce qu’il ad’or), souffrez que je sois votre intendant[26].

TIMON. – Quoi, j’avais un intendant si fidèle,si juste, et aujourd’hui si compatissant ! Ceci adoucitpresque mon caractère sauvage. – Voyons ton visage. – Cet hommepourtant naquit sûrement d’une femme. – Dieux éternellementsages ! pardonnez-moi mon anathème téméraire et sansexception ; je proclame qu’il est un homme honnête : maisne vous y trompez pas ; un seul, pas davantage, et c’est unintendant ! Oh ! que j’aurais voulu détester tout legenre humain ; mais tu te rachètes toi-même : toi seulexcepté, je maudis tous les hommes. – Il me semble que tu es plushonnête que sage. Car en me trahissant, en m’opprimant tu auraisretrouvé plus facilement un autre emploi ; tant de gensarrivent au service d’un second maître, en marchant sur le corps dupremier. Mais dis-moi la vérité ; car je douterai toujours,malgré ma certitude ; cette tendresse n’est-elle point feinte,intéressée, usuraire comme celle du riche qui fait des présentsdans l’espérance de recevoir vingt pour un !

FLAVIUS. – Non, mon digne maître ; ladéfiance et le soupçon sont entrés, hélas ! trop tard dansvotre cœur. C’était au milieu de vos festins que vous auriez dûcraindre la perfidie ; mais le soupçon ne vient que quand lesbiens sont dissipés. Ma démarche, le ciel m’en est témoin, est puramour, devoir et zèle pour votre âme incomparable ; je veuxprendre soin de votre nourriture et de votre subsistance, et,soyez-en persuadé, mon noble seigneur, tout ce que je possède, ettout ce que je puis espérer dans l’avenir, je le donnerais pourremplir l’unique vœu de mon cœur : que vous redevinssiez richeet puissant pour me récompenser en m’enrichissant vous-même.

TIMON. – Vois, ton vœu est accompli, seulhonnête homme qui existe. Tiens, prends ; les dieux, du fondde ma misère, t’envoient un trésor. Va, vis riche et heureux ;mais à condition que tu iras bâtir loin des hommes ; hais-lestous, maudis-les tous ; ne montre de pitié pour aucun ;plutôt que de secourir le mendiant, laisse sa chair exténuée par lafaim se détacher de ses os ; donne aux chiens ce que turefuseras aux hommes ; que les cachots les engloutissent, queles dettes les dessèchent, que les hommes soient comme des arbresflétris, et que toutes les maladies dévorent leur sangperfide ! – Adieu, sois heureux.

FLAVIUS. – Ô mon maître, souffrez que je resteavec vous et que je vous console.

TIMON. – Si tu crains les malédictions, net’arrête pas, fuis, tandis que tu es libre et heureux. Ne voisjamais les hommes, et que je ne te voie jamais !

(Timon rentre dans sa caverne. Flavius s’éloigne.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ACTE CINQUIÈME

SCÈNE I

Devant la caverne de Timon.

Entrent UN POÈTE ET UN PEINTRE, TIMON est derrière eux sans enêtre vu.

LE PEINTRE. – Si je connais bien le lieu, sademeure ne doit pas être éloignée.

LE POÈTE. – Que doit-on penser de lui ?En croirons-nous la rumeur, qu’il regorge d’or ?

LE PEINTRE. – Cela est certain, Alcibiade ledit ; Phrynia et Timandra ont reçu de l’or de lui ; il aaussi enrichi libéralement quelques soldats maraudeurs. On ditqu’il a donné une somme considérable à son intendant.

LE POÈTE. – Ainsi, sa banqueroute n’étaitdestinée qu’à éprouver ses amis.

LE PEINTRE. – Rien de plus : vous leverrez encore comme un palmier dans Athènes, fleurir parmi les plusgrands, ainsi, il ne sera pas mal à propos d’aller lui offrir noshommages dans son infortune apparente. Ce sera de notre part unprocédé honnête, et qui a bien des chances d’amener nos desseins àce qu’ils souhaitent, s’il est vrai qu’il soit aussi riche qu’on ledit.

LE POÈTE. – Qu’avez-vous à lui présentermaintenant ?

LE PEINTRE. – Rien, quant à présent, que mavisite ; mais je lui promettrai un chef-d’œuvre.

LE POÈTE. – Il faut que j’en use de mêmeenvers lui ; je lui dirai que je prépare certain ouvrage pourlui.

LE PEINTRE. – C’est tout ce qu’il y a demieux : promettre est le ton du siècle. La promesse ouvre lesyeux de l’attente, qu’engourdit et tue l’accomplissement d’uneparole. Excepté pour les gens simples et vulgaires, tenir ce qu’ona promis n’est plus en usage. Promettre est plus poli, plus à lamode ; tenir sa promesse, c’est faire son testament, ce quiannonce toujours une grande maladie dans le jugement de celui quile fait.

TIMON, à part. – Excellentartiste ! tu ne pourrais pas peindre un homme aussi méchantque toi.

LE POÈTE. – Je rêve à l’ouvrage que je luidirai avoir préparé pour lui. Il faut qu’il en soit lui-même lesujet. Ce sera une satire contre la mollesse de la prospérité, etun détail des flatteries qui obsèdent la jeunesse etl’opulence.

TIMON, à part. – Faut-il aussi que tufasses le rôle de fripon dans ta propre pièce ? Châtieras-tutes propres fautes sur le dos des autres ? Va, écris, j’ai del’or pour toi.

LE PEINTRE. – Mais cherchons-le : nouspéchons contre notre fortune, quand nous pouvons faire quelqueprofit et que nous arrivons trop tard.

LE POÈTE. – Vous avez raison ; quand lejour nous sert, et avant le retour de la nuit aux coins obscurs,trouvez ce dont vous avez besoin à la libre lumière qui vous estofferte ; allons.

TIMON, à part. – Je vais vous joindreau tournant. – Quel dieu est donc cet or, pour être adoré dans destemples plus vils et plus abjects que les lieux où l’on nourrit lesporcs ? C’est toi qui équipes les flottes et qui sillonnesl’onde écumante ; toi qui attaches l’hommage et le respect àl’esclave. Sois donc adoré, et que tes saints soient récompenséspar tous les fléaux de n’obéir qu’à toi ! – Il est temps queje les aborde.

(Il s’avance vers eux.)

LE POÈTE. – Salut, noble Timon.

LE PEINTRE. – Notre ancien et dignemaître.

TIMON. – Aurais-je assez vécu pour voir enfindeux honnêtes gens ?

LE POÈTE. – Seigneur, ayant souvent éprouvévos libéralités, ayant appris votre retraite et la désertion de vosamis dont les natures ingrates… Oh ! les âmesdétestables ! le ciel n’a pas assez de fouets… Quoi !envers vous ! dont la générosité, comme l’astre du ciel,donnait la vie et le mouvement à tout leur être ; je me senshors de moi ; je ne connais point d’expressions assezénergiques, pour revêtir de ses vraies couleurs, leur énormeingratitude.

TIMON. – Laisse-la toute nue ; les hommesl’en verront mieux. – Vous, qui êtes honnêtes, en étant ce que vousêtes, faites à merveille voir et connaître leur caractère.

LE PEINTRE. – Lui et moi, nous avons voyagésous la céleste rosée de vos bienfaits, et nous l’avons doucementsentie.

TIMON. – Oh ! vous êtes d’honnêtesgens.

LE PEINTRE. – Nous sommes venus ici vousoffrir nos services.

TIMON. – Âmes honnêtes ! comment vousrécompenserai-je ? – Pouvez-vous manger des racines et boirede l’eau ? Non.

LE POÈTE. – Tout ce que nous pourrons faire,nous le ferons pour vous.

TIMON. – Vous êtes d’honnêtes gens ; vousavez appris que j’avais de l’or, je le sais : dites la vérité,vous êtes d’honnêtes gens.

LE PEINTRE. – On le dit, noble seigneur ;mais ce n’est pas là ce qui amène mon ami, ni moi.

TIMON. – Braves, honnêtes gens ! – Iln’est personne dans Athènes qui soit capable de faire un portraitcomme toi. De tous les artistes, tu es celui qui contrefais lemieux la vérité.

LE PEINTRE. – Là ! là !seigneur.

TIMON. – C’est comme je le dis. (Aupoëte.) Et toi, dans tes fictions, ton vers coule avec tant degrâce et de douceur, que l’art y ressemble à la nature. Cependant,mes dignes amis, il faut que je vous le dise, vous avez un défaut,à vrai dire, il n’est pas monstrueux, et je ne veux pas que vouspreniez beaucoup de peine pour vous en corriger.

LE POÈTE ET LE PEINTRE. – Nous prions votreHonneur de nous le faire connaître.

TIMON. – Vous le prendrez mal.

LE POÈTE ET LE PEINTRE. – Avec la plus vivereconnaissance, seigneur.

TIMON. – En vérité, croyez-vous ?

LE POÈTE ET LE PEINTRE. – N’en doutez pas,seigneur.

TIMON. – C’est qu’il n’y en a pas un de vousqui ne se fie à un coquin qui le trompe.

LE POÈTE ET LE PEINTRE. – Nous,Seigneur ?

TIMON. – Oui ; vous entendez l’imposteurvous flatter, vous le voyez dissimuler, vous connaissez sonartifice grossier, et cependant vous l’aimez, vous le nourrissez,vous le réchauffez dans votre sein. Soyez pourtant bien sûrs quec’est un parfait scélérat.

LE PEINTRE. – Je ne connais personne de cecaractère, seigneur.

LE POÈTE. – Ni moi non plus.

TIMON. – Écoutez, je vous aime tendrement, jevous donnerai de l’or, mais chassez-moi de votre compagnie cescoquins, pendez-les, poignardez-les, noyez-les dans les latrines,exterminez-les enfin par quelque moyen, et venez ensuite metrouver, et je vous donnerai de l’or libéralement.

LE POÈTE ET LE PEINTRE. – Nommez-les,seigneur, que nous les connaissions.

TIMON. – Placez-vous ici, vous ; et vouslà ; chacun de vous séparément, tout seul, sanscompagnon ; eh bien ! un maître fripon vous tient encorecompagnie. – (Au peintre.) Si là où tu es tu ne veux pasqu’il se trouve deux coquins, ne te laisse pas approcher de lui. –(Au poète.) Et toi, si tu ne veux pas habiter auprès d’uncoquin, fuis loin de cet homme. Hors d’ici, couple de fripons,voilà de l’or. Vous êtes venus chercher de l’or, esclaves ! –Vous avez travaillé pour moi, vous voilà payés. – Hors d’ici :tu es alchimiste, toi ; convertis cela en or. Loin d’ici, vilschiens !

(Il sort en les battant et en les chassant devantlui.)

SCÈNE II

Entrent FLAVIUS, DEUX SÉNATEURS.

FLAVIUS. – C’est en vain que vous cherchez àparler à Timon. Il s’est tellement concentré en lui-même, que detous ceux qui ont la figure humaine il est le seul qui soit en bonrapport avec lui-même.

PREMIER SÉNATEUR. – Conduis-nous à sacaverne ; c’est notre devoir ; nous avons promis auxAthéniens de lui parler.

SECOND SÉNATEUR. – Dans des circonstancestoutes semblables, les hommes ne sont pas toujours les mêmes. C’estle temps et le chagrin qui ont produit en lui ce changement ;le temps, en lui offrant d’une main plus propice le bonheur de sespremiers jours, peut ressusciter en lui l’homme d’autrefois.Conduis-nous vers lui, et qu’il arrive ce qui pourra.

FLAVIUS. – Voilà sa caverne. – Que la paix etle contentement règnent ici ! Seigneur Timon ! seigneurTimon ! reparaissez, parlez à vos amis : les Athéniens,représentés par ces deux membres de leur respectable sénat,viennent vous saluer ; parlez-leur, noble Timon.

(Timon sortant de sa caverne.)

TIMON. – Soleil, qui réchauffes, brûle !(Aux sénateurs.) Parlez, et soyez pendus ; que chaqueparole vraie engendre une pustule, et que chaque mensonge cautérisevotre langue et la consume jusqu’à la racine !

PREMIER SÉNATEUR. – Digne Timon !

TIMON. – Pas plus digne des hommes qui teressemblent que toi de Timon.

SECOND SÉNATEUR. – Les sénateurs d’Athènesvous saluent, Timon.

TIMON. – Je les remercie ; et jevoudrais, en retour, leur envoyer la peste, si je pouvais laprendre pour la leur donner.

PREMIER SÉNATEUR. – Oubliez une injure dontnous-mêmes nous sommes affligés pour vous. Le sénat, d’unconsentement et d’un cœur unanimes, vous rappelle à Athènes, et apensé à des dignités spéciales qui, devenues vacantes, vous sontdestinées.

SECOND SÉNATEUR. – Ils confessent que leuringratitude envers vous fut trop grande et grossière. Le peuplemême, qui se rétracte rarement, sent le besoin qu’il a du secoursde Timon, et reconnaît le danger de sa chute s’il refuse d’avoirrecours à Timon. Il nous envoie pour vous porter l’aveu de sesregrets, et vous offrir une récompense qui dépassera le poids del’offense qu’il vous a faite. Oui, il vous promet tant d’amas et detrésors d’amour et de richesses, que ses torts seront effacés, etque l’empreinte de son amour sera gravée en vous pour attester àjamais son dévouement à votre personne.

TIMON. – Vos offres m’enchantent, mesurprennent jusqu’à m’arracher presque des larmes : donnez-moile cœur d’un fou et les yeux d’une femme, et ces consolations,dignes sénateurs, vont faire couler mes pleurs.

PREMIER SÉNATEUR. – Daignez donc revenir parminous. Reprenez l’autorité dans notre Athènes (la vôtre et lanôtre) ; vous y serez reçu avec transport, et revêtu dupouvoir absolu ; votre nom révéré y régnera en souverain, etnous aurons bientôt repoussé les féroces attaques d’Alcibiade, qui,comme un sanglier sauvage, cherche à déraciner la paix de sapatrie.

SECOND SÉNATEUR. – Et brandit son épéemenaçante sous les murs d’Athènes.

PREMIER SÉNATEUR. – Ainsi, Timon…

TIMON. – Oui, sénateurs, je le veuxbien ; oui, je le veux bien. – Si Alcibiade tue mesconcitoyens, dites à Alcibiade, de la part de Timon, que Timon nes’en embarrasse guère ; mais s’il livre la belle Athènes aupillage, s’il prend nos respectables vieillards par la barbe, s’ilabandonne les vierges sacrées aux outrages de la guerre insolente,brutale, furieuse, alors qu’il sache, et dites-lui ce que ditTimon : Par pitié pour notre jeunesse et pour nos vieillards,je ne puis m’empêcher de lui dire que je ne m’en inquiète point…Qu’il fasse tout au pire. – Moquez-vous de leurs glaives tant quevous aurez des gorges à couper. Quant à moi, il n’est point depoignard dans le camp le plus désordonné que je ne préfère à lagorge la plus respectable d’Athènes. Je vous abandonne donc à lagarde des dieux justes, comme des voleurs à leurs geôliers.

FLAVIUS. – Ne vous arrêtez pas pluslongtemps ; tout est inutile.

TIMON. – Tenez, j’étais occupé à écrire monépitaphe : on la verra demain. Je commence à me rétablir decette longue maladie de la vie et de la santé ; je retrouvetout dans le néant. Allez, vivez ; qu’Alcibiade soit votrefléau et vous le sien, et vivez ainsi longtemps !

PREMIER SÉNATEUR. – Nous parlons en vain.

TIMON. – Cependant j’aime ma patrie, et je nesuis point homme à me réjouir du malheur public, comme on en faitcourir, le bruit.

PREMIER SÉNATEUR. – C’est bien parlé.

TIMON. – Recommandez-moi à mes cherscompatriotes.

PREMIER SÉNATEUR. – Voilà des paroles dignesde passer par vos lèvres.

SECOND SÉNATEUR. – Elles entrent dans nosoreilles comme des grands triomphateurs sous les portes oùretentissent les applaudissements.

TIMON. – Recommandez-moi à eux ;dites-leur que, pour les consoler de leurs peines, de la crainte deleurs ennemis, de leurs maux, de leurs pertes, de leurs chagrinsd’amour, et de toutes les autres souffrances qui peuvent assaillirle frêle vaisseau de la nature dans le voyage incertain de la vie,je veux leur montrer quelque amitié, je veux leur apprendre àprévenir la fureur du sauvage Alcibiade.

SECOND SÉNATEUR. – Ceci me plaît assez, ilreviendra.

TIMON. – J’ai ici, dans mon enclos, un arbreque je veux abattre pour mon usage, et je ne tarderai pas à lecouper. Dites à mes amis, à tous les habitants d’Athènes, d’aprèsl’ordre des rangs, aux grands et aux petits, que si quelqu’un veutterminer son affliction, il se hâte de venir ici avant que monarbre ait senti la coignée, et qu’il se pende ; je vous prie,faites ma commission.

FLAVIUS. – Ne l’importunez pas davantage, vousle verrez toujours le même.

TIMON. – Ne revenez plus me voir ; ditesseulement aux Athéniens que Timon a bâti sa demeure éternelle surles grèves de l’onde arrière, et qu’une fois le jour la vagueturbulente viendra la couvrir de sa bouillante écume. Venez ici, etque la pierre de mon tombeau soit votre oracle. Lèvres, prononcezdes paroles amères, et que ma voix cesse ; que la pestecontagieuse réforme ce qui va mal ; que les hommes netravaillent qu’à creuser leurs tombeaux, et que la mort soit leurgain ! – Soleil, cache tes rayons, le règne de Timon estpassé !

(Il se retire.)

PREMIER SÉNATEUR. – Sa haine est devenueinséparable de sa nature.

SECOND SÉNATEUR. – Toute notre espérance enlui est morte ; retournons, et tentons les moyens qui nousrestent dans notre grand péril.

PREMIER SÉNATEUR. – Il demande des piedsagiles.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Le théâtre représente les murs d’Athènes.

Entrent DEUX SÉNATEURS ET UN MESSAGER.

PREMIER SÉNATEUR, au messager. – Tuas bien pris de la peine pour le savoir ; son armée est-elleaussi nombreuse que tu le disais ?

LE MESSAGER. – Ce que je vous ai dit n’estrien encore ; la rapidité de ses mouvements promet qu’il vabientôt être ici.

SECOND SÉNATEUR. – Nous courons un grand périlsi on n’amène pas Timon.

LE MESSAGER. – J’ai trouvé en chemin uncourrier, un de mes anciens amis, quoique servant un partidifférent ; cependant nous avons cédé au penchant de notrevieille liaison, et nous avons causé comme des amis. Il allait dela part d’Alcibiade à la caverne de Timon, chargé de lettres pourle prier de prêter main-forte à la guerre contre notre villeentreprise en partie à cause de lui.

(Arrivent les sénateurs qui avaient été députés àTimon.)

SECOND SÉNATEUR. – Voici nos frères.

TROISIÈME SÉNATEUR. – Ne parlez plus de Timon,n’attendez rien de lui. – Déjà les tambours des ennemis se fontentendre, et leur marche redoutable obscurcit les airs depoussière. Rentrons et préparons-nous : je crains bien quenous ne tombions dans le piège de nos ennemis.

(Ils sortent.)

SCÈNE IV

Les bois ; on voit la caverne de Timon et un tombeaugrossier.

UN SOLDAT cherchant Timon.

– D’après toutes les descriptions, ce doitêtre ici l’endroit. – Y a-t-il quelqu’un ici ? Holà !Parlez. – Personne ne répond. – Que veut dire ceci ? –Ah ! Timon est mort. Il a terminé sa carrière ; quelquebête sauvage a élevé ce tertre. Point d’homme vivant ici. –Sûrement il est mort, et voilà son tombeau. Je ne puis pas lire cequ’il y a sur la pierre. – Je vais enlever cette inscription sur lacire ; notre général connaît tous les caractères. C’est unvieil interprète, quoique jeune d’années. Il a mis à l’heure qu’ilest le siège devant l’orgueilleuse Athènes, dont la ruine est sonambition.

(Il sort.)

SCÈNE V

Les remparts d’Athènes.

ALCIBIADE paraît à la tête de ses troupes ; on entend lesinstruments de guerre.

ALCIBIADE. – Que la trompette annonce à cetteville efféminée et lâche notre terrible approche. (Unpourparler ; les sénateurs paraissent sur les murs, Alcibiadeleur adresse la parole.) Jusqu’à présent vous avez toujourscontinué ; vous avez rempli vos jours d’abus d’autorité,prenant votre volonté pour mesure des lois. Jusqu’à présent, moi etceux qui dormaient à l’ombre de votre pouvoir, nous avons erré lesbras croisés, et nous avons exhalé en vain nos souffrances. Enfinle moment est venu où nos genoux[27] craquent sous le poids et crientd’eux-mêmes : C’est assez. La vengeance, horsd’haleine, ira s’asseoir et respirer sur vos grands sièges derepos, et l’insolence poussive perdra la parole de crainte etd’horreur.

PREMIER SÉNATEUR. –Jeune et noble guerrier, quand tes premiers griefs n’étaientqu’imaginaires, avant que tu eusses la force en main et que tupusses nous inspirer de la crainte, nous avons envoyé vers toi pourcalmer ta fureur, et réparer notre ingratitude par des marquesd’amour qui devaient en effacer le souvenir.

SECOND SÉNATEUR. – Nous avons tenté aussi deréveiller, dans le cœur transformé de Timon, l’amour de notreville, par un humble message et des promesses. Nous n’avons pastous été cruels, nous ne méritons pas tous d’être frappés par leglaive de la guerre.

PREMIER SÉNATEUR. – Nos murs n’ont point étéélevés par les mains de ceux qui t’ont offensé ; et ton injuren’est pas si grave qu’il faille détruire ces tours superbes, cestrophées et ces académies, pour venger des torts particuliers.

SECOND SÉNATEUR. – Les auteurs de ton exil nevivent plus ; la honte d’avoir si fort manqué de prudence abrisé leurs cœurs. Noble Alcibiade, entre dans notre cité tesenseignes déployées ; et si la soif de la vengeance t’acharnesur une pâture que la nature abhorre, prends sur les habitants ladîme de la mort, et que les malheureux marqués par le sort des déspérissent.

PREMIER SÉNATEUR. – Tous ne t’ont pasoffensé ; il n’est pas juste de tirer vengeance sur ceux quirestent à la place de ceux qui ne sont plus : le crime n’estpas héréditaire comme un champ. Ainsi, cher concitoyen, fais entrertes troupes, mais laisse ta colère hors des remparts ; épargneAthènes, ton berceau ; épargne tes parents qui, dansl’emportement de ta colère, périraient avec ceux qui t’ont offensé.Entre comme le berger dans le parc, et choisis les brebisinfectées ; mais n’égorge pas tout le troupeau.

SECOND SÉNATEUR. – Quel que soit ton but, tule gagneras plutôt par ton sourire que tu n’y arriveras à coupsd’épée.

PREMIER SÉNATEUR. – Frappe seulement du piednos portes fortifiées ; elles vont s’ouvrir. Envoie ton noblecœur devant tes pas pour dire que tu entres au nom de l’amitié.

SECOND SÉNATEUR. – Jette ton gant ou quelqueautre gage de ta foi, qui nous assure que tu n’as pris les armesque pour te faire rendre justice, et non pour nous renverser ;ton armée entière établira ses quartiers dans la ville, jusqu’aumoment où nous aurons rempli tes désirs.

ALCIBIADE. – Tenez, voilà mon gant,descendez ; ouvrez vos portes sans être attaqués ; vousme livrerez les ennemis de Timon et les miens. Ceux que vous medésignerez pour le châtiment périront seuls, et, pour dissiper vosfrayeurs, en vous déclarant mes nobles sentiments, pas un de messoldats ne quittera son poste et n’outragera le cours régulier dela justice dans l’enceinte de la ville, sous peine d’en répondre àtoute la sévérité de vos lois publiques.

LES DEUX SÉNATEURS. – Voilà de noblesparoles.

ALCIBIADE. – Descendez, et tenez votrepromesse.

(Les sénateurs descendent et ouvrent les portes.)

(Entre un soldat.)

LE SOLDAT. – Mon noble général, Timon estmort ; il est enterré sur le bord même de la mer. J’ai trouvésur son tombeau cette inscription que je vous apporte moulée sur lacire, qui sert d’interprète à ma pauvre ignorance.

ALCIBIADE lisantl’épitaphe :

« Ci-gît un corps malheureux, séparéd’une âme malheureuse. Ne cherche pas à savoir mon nom… Que lapeste vous dévore tous, misérables humains qui restez aprèsmoi ! Ci-gît Timon, qui de son vivant détesta tous les hommesvivants. Passe et maudis à ton gré, mais passe et n’arrête pointici tes pas. »

Ces mots, Timon, expriment bien tes dernierssentiments. Si tu avais en horreur les regrets des humains, le fluxqui coule de notre cerveau, et ces gouttes d’eau que la natureavare laisse tomber de nos yeux, une sublime idée t’inspira defaire pleurer à jamais le grand Neptune sur ton humble tombe, pourdes fautes pardonnées : le noble Timon est mort ; nousnous occuperons plus tard de sa mémoire. – Conduisez-moi dans votreville, j’y vais porter l’olive avec l’épée. La guerre enfantera lapaix : la paix contiendra la guerre ; l’une et l’autre sesoigneront réciproquement comme deux médecins. Que les tamboursbattent.

(Ils sortent,)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

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