Tragédies

d’ Eschyle
Partie 1
Agamemnon

 

LE VEILLEUR.

Je prie les dieux de m’affranchir de ces fatigues, de cette veille sans fin que je prolonge toute l’année,comme un chien, au plus haut faîte du toit des Atréides, regardant l’assemblée des astres nocturnes qui apportent aux vivants l’hiver et l’été, dynastes éclatants qui rayonnent dans l’aithèr, et qui se lèvent et se couchent devant moi. Et, maintenant, j’épie le signal de la torche, la splendeur du feu qui doit annoncer, de Troia, que la ville est prise. En effet, voilà ce que le cœur de la femme impérieuse commande et désire. Ici et là, pendant la nuit, sur mon lit mouillé par la rosée et que ne hantent point les songes,l’inquiétude me tient éveillé, et je tremble que le sommeil ferme mes paupières. Parfois, je me mets à chanter ou à fredonner,cherchant ainsi un moyen de ne point dormir, et je gémis sur les malheurs de cette maison si déchue de son antique prospérité.Qu’elle arrive enfin l’heureuse délivrance de mes fatigues&|160;!Que le feu apporte la bonne nouvelle, en rayonnant à travers les ténèbres de la nuit&|160;!

Salut, ô flambeau nocturne, lumière qui amènes un beau jour et les fêtes de tout un peuple, dans Argos, pour cette victoire&|160;! Ô dieux&|160;! dieux&|160;! Je vais tout dire à la femme d’Agamemnôn, afin que, se levant promptement de son lit, elle salue cette lumière de ses cris de joie, dans les demeures, puisquela ville d’Ilios est prise, ainsi que ce feu éclatant l’annonce.Moi-même, je vais mener le chœur de la joie et proclamer la fortuneheureuse de mes maîtres, ayant eu la très favorable chance de voircette flamme&|160;! Puisse ceci m’arriver, que le roi de cesdemeures unisse, à son retour, sa main très chère à ma main&|160;!Mais je tais le reste. Un grand bœuf est sur ma langue. Si cettemaison avait une voix, elle parlerait clairement. Moi, je parlevolontiers à ceux qui savent, mais, pour ceux qui ignorent,j’oublie tout.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Voici la dixième année depuis que le grandennemi de Priamos, le roi Ménélaos, et Agamemnôn, doués par Zeusd’un double thrône et d’un double sceptre, couple illustre etpuissant des Atréides, ont entraîné loin de cette terre les millenefs de la flotte Argienne, force guerrière, et ont poussé uneimmense clameur belliqueuse du fond de leur cœur, tels que desvautours qui, dans l’amer regret de leurs petits, s’enlevantau-dessus de leurs nids, volent en cercles et agitent leurs ailescomme des avirons, car les nids, vainement surveillés, ont étédépouillés de leurs petits. Mais quelque dieu les entend enfin,soit Apollôn, ou Pan, ou Zeus, les lamentations aiguës des oiseaux,et il envoie la tardive Érinnys à la poursuite des ravisseurs.

Ainsi Zeus hospitalier et tout-puissant pousseles enfants d’Atreus contre Alexandros, à cause d’une femmeplusieurs fois mariée. Que de luttes infligées aux Danaens et auxTroiens, que de membres rompus de fatigue, de genoux qui heurtentla terre, de lances brisées aux premiers rangs des batailles.Maintenant, ce qui est fait est fait, ce qui était fatal estaccompli. Ni offrandes sacrées, ni libations, ni larmesn’apaiseront la colère implacable des dieux privés de la flamme dessacrifices.

Pour nous, rejetés de cette expédition à causede la vieillesse de nos membres méprisés, nous restons dans nosdemeures, égaux en forces à des enfants, et affaissés sur nosbâtons&|160;; car le cœur qui bat dans la poitrine d’un enfant estsemblable au vieillard, et Arès n’y réside pas&|160;; et l’extrêmevieillesse aussi, quand son feuillage est flétri, marche sur troispieds, non plus vigoureuse que l’enfance, comme un spectre qui errependant le jour.

Mais toi, fille de Tyndarôs, reineKlytaimnestra, qu’y a-t-il&|160;? Quoi de nouveau&|160;? Qu’as-tuappris&|160;? En quel message te fies-tu, que tu ordonnes ainsi depréparer des sacrifices de tous côtés&|160;? Tous les autelsbrûlent, chargés d’offrandes, les autels de tous les dieux, de ceuxqui hantent la ville, des dieux supérieurs et des dieuxsouterrains, et des douze grands Ouraniens. De toutes parts, versl’Ouranos, monte la flamme parfumée des suaves aliments de l’huilesacrée, et on apporte les saintes libations du fond de la demeureroyale.

De ces choses dis-nous ce que tu peux et cequ’il t’est permis de dire. Calme l’inquiétude qui, parfois, mepénètre cruellement, et, parfois, laisse l’heureuse espérance,inspirée par ces sacrifices, dissiper l’insatiable angoisse quidéchire mon cœur.

Strophe.

Mais je puis raconter la vigueur des guerrierspartant sous d’heureux auspices. Les dieux m’inspirent de chanter,et j’en ai encore la force, les deux trônes des Akhaiens, les deuxchefs de la jeunesse de Hellas, qu’un présage irrésistible envoiecontre la terre des Troiens, avec la lance et une main vengeresse.Aux rois des nefs deux rois des oiseaux, un noir, l’autre blanc surle dos, apparaissent non loin des demeures, du côté de la main quitient la lance. Et ils dévoraient, dans les demeures éclatantes,une hase qui allait mettre bas et toute une race que n’avait pusauver une fuite suprême. Chante un chant lugubre&|160;; mais quetout finisse par la victoire&|160;!

Antistrophe.

Le sage divinateur de l’armée, ayant regardéles oiseaux, reconnut en eux les deux Atréides belliqueux, chefs,princes, mangeurs de la hase, et il leur parla ainsi, expliquantl’augure&|160;: – Avec le temps, cette armée prendra la ville dePriamos, et la Moire dévastera violemment les abondantes richessesque les peuples avaient amassées dans les demeures royales, pourvuque la colère des dieux ne ternisse pas le frein solide forgé dansce camp pour Troia. En effet, la maison des Atréides est odieuse àla chaste Artémis, car les chiens ailés de son père ont dévoré làune hase tremblante, avant qu’elle eût mis bas, et toute sa portée.Artémis a horreur des festins d’aigles.’ – Chante un chant lugubre,mais que tout finisse par la victoire&|160;!

Épôde.

– Cette belle déesse est bienveillante auxfaibles petits des lions sauvages, ainsi qu’à tous les petits à lamamelle des bêtes des bois, mais elle veut que les augures desaigles, manifestés sur la droite, s’accomplissent aussi, même s’ilslaissent à craindre. C’est pourquoi j’invoque Paian préservateur,de peur qu’Artémis ne prépare à la flotte des Danaens le souffledes vents contraires et les retards de la navigation, ou même unsacrifice horrible, illégitime, sans festins, cause certaine decolères et de haine contre un mari. En effet, il restera ici unterrible souvenir domestique, plein de perfidies et vengeurd’enfants&|160;!’ – Ainsi Kalkhas, ayant contemplé les oiseaux aucommencement de l’expédition, annonça les prospérités et lesmalheurs fatidiques des demeures royales. Avec lui chante le chantlugubre, mais que tout finisse par la victoire&|160;!

Strophe I.

Zeus&|160;! s’il est quelque dieu qui seplaise à être ainsi nommé, je l’invoque sous ce nom. Ayant toutpesé, je n’en sais aucun de comparable à Zeus, si ce n’est Zeus,pour alléger le vain fardeau des inquiétudes.

Antistrophe I.

Celui qui, le premier, fut grand, quil’emportait sur tous par sa jeunesse florissante, sa force et sonaudace, que pourrait-il, étant déchu depuis longtemps&|160;? Celuiqui vint ensuite a succombé, ayant trouvé un vainqueur&|160;; maisqui célèbre pieusement Zeus victorieux, emporte sûrement la palmede la sagesse.

Strophe II.

Il conduit les hommes dans la voie de lasagesse, et il a décrété qu’ils posséderaient la science par ladouleur. Le souvenir amer de nos maux pleut tout autour de noscœurs pendant le sommeil, et, malgré nous, la sagesse arrive. Etcette grâce nous est faite par les daimones assis dans les hauteursvénérables.

Antistrophe II.

Alors, le chef des nefs Argiennes, l’aîné desAtréides, ne reprochant rien au divinateur, consentit aux calamitéspossibles, tandis que l’armée Akhaienne restait inerte, échouée surle rivage en face de Khalkis, dans les courants d’Aulis.

Strophe III.

Et les vents contraires soufflant du Strymôn,apportant l’inaction, épuisant les vivres, rompant les marins defatigue, n’épargnant ni les nefs, ni les manœuvres, et prolongeantles retards, consumaient la fleur des Argiens. Et le divinateur,pour cette cruelle tempête, proposa, au nom d’Artémis, un remèdeplus terrible que le mal&|160;: et les Atréides, heurtant la terrede leurs sceptres, ne retinrent point leurs larmes.

Antistrophe III.

Alors, le chef, l’aîné des Atréides, parlaainsi&|160;: – Il y a un danger terrible à ne point obéir, mais ilest terrible aussi de tuer cette enfant, ornement de mes demeures,de souiller mes mains paternelles du sang de la vierge égorgéedevant l’autel. Malheurs des deux côtés&|160;! Comment pourrais-jeabandonner la flotte et mes alliés&|160;? Il leur est permis dedésirer que ce sacrifice, le sang d’une vierge, apaise les vents etla colère de la déesse, car tout serait pour le mieux.’

Strophe IV.

Ayant ainsi soumis son esprit au joug de lanécessité, changeant de dessein, sans pitié, furieux, impie, ilprit la résolution d’agir jusqu’au bout. Ainsi, la démence,misérable conseillère, source de la discorde, rend les mortels plusaudacieux. Et il osa égorger sa fille afin de dégager ses nefs etde poursuivre une guerre entreprise pour une femme.

Antistrophe IV.

Et les chefs, avides de combats, n’écoutèrentni les prières de la vierge, ni ses tendres supplications à sonpère, et ils ne furent point touchés de sa jeunesse. Et le pèreordonna aux sacrificateurs, après l’invocation, d’étendre la jeunefille sur l’autel, comme une chèvre, enveloppée de ses vêtements etla tête pendante, et de comprimer sa belle bouche, afin d’étoufferses imprécations funestes contre sa famille.

Strophe V.

Mais, tandis qu’elle versait sur la terre sonsang couleur de safran, d’un trait de ses yeux elle saisit de pitiéles sacrificateurs, belle comme dans les peintures, et voulant leurparler, ainsi qu’elle avait souvent charmé de ses douces parolesles riches festins paternels, quand, chaste et vierge, ellehonorait de sa voix la vie trois fois heureuse de son cherpère.

Antistrophe V.

Ce qui arriva ensuite, je ne l’ai point vu etje ne puis le dire&|160;; mais la science de Kalkhas n’était pointvaine, et la justice enseigne l’avenir à ceux qui souffrent. Quecelui qui prévoit ses maux s’en réjouisse&|160;! C’est sedésespérer avant le temps. Ce que l’oracle annonce arrivemanifestement. Que ce soit la prospérité, ainsi que le désire cellequi approche, ce soutien unique de la terre d’Apis.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Me voici, Klytaimnestra, soumis à ta volonté.Il convient, en effet, d’honorer la femme du chef, quand celui-ci alaissé son trône vide. Soit que tu aies reçu une heureuse nouvelle,ou que, n’en ayant pas reçu, tu ordonnes ces sacrifices dansl’espérance d’en recevoir, je t’écouterai avec joie, et je ne teferai aucun reproche, si tu te tais.

KLYTAIMNESTRA.

Qu’une heureuse aurore, comme il est dit,naisse de la nuit maternelle&|160;! Écoute, et tu auras une joieplus grande que ton espérance&|160;: Les Argiens ont pris la villede Priamos.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Que dis-tu&|160;? une parole t’a échappé, etj’y crois à peine.

KLYTAIMNESTRA.

Je dis que Troia est aux Argiens. N’ai-jepoint parlé clairement&|160;?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

La joie me pénètre et provoque mes larmes.

KLYTAIMNESTRA.

Certes, tes yeux révèlent ta bonté.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Mais as-tu une preuve certaine de cettenouvelle&|160;?

KLYTAIMNESTRA.

Je l’ai, certes, à moins qu’un dieu ne metrompe.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

N’as-tu pas cru aisément quelque vision, danstes songes&|160;?

KLYTAIMNESTRA.

Je ne prendrais point pour la véritél’illusion de mon esprit endormi.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ou quelque rumeur flottante n’a-t-elle pointcausé ta joie&|160;?

KLYTAIMNESTRA.

Douteras-tu longtemps de ma prudence, comme sij’étais une jeune fille&|160;?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Quand la ville a-t-elle donc étéemportée&|160;?

KLYTAIMNESTRA.

Dans cette même nuit de laquelle est sorti cejour.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Et quel messager a pu accourir avec une tellerapidité&|160;?

KLYTAIMNESTRA.

Hèphaistos a fait jaillir, de l’Ida, unelumière éclatante. De torche en torche, et par la course du feu, ill’a envoyée jusqu’ici. L’Ida regarde le Hermaios, colline deLemnos. De cette île, la grande flamme a atteint le troisième lieu,l’Athos, montagne de Zeus. La force de la lumière, joyeuse etrapide, s’est élancée de ce faîte, pardessus le dos de la mer, et,telle qu’un Hèlios, a répandu une splendeur d’or dans les cavernesdu Makistos. Ici, sans retard, sans se laisser vaincre par lesommeil, on a transmis la nouvelle. La clarté, projetée au loinjusqu’à l’Euripos, a porté le message aux veilleurs duMessapios&|160;; et ceux-ci, à leur tour, ayant allumé un monceaude bruyères sèches, ont excité la flamme et fait courir lanouvelle. Et la lumière, active et sans défaillance, volant pardelà les plaines de l’Asôpos, comme la brillante Sélènè, jusqu’ausommet du Kithairôn, y a fait jaillir un nouveau feu.

Les veilleurs ont accueilli cette lumièrevenue de si loin, et ils ont allumé un bûcher encore plus éclatantdont la lueur, par-dessus le marais de Gorgôpis, projetée jusqu’aumont Aigiplagxtos, a excité les veilleurs à ne point négliger lefeu. Ils ont déployé avec violence un grand tourbillon de flammesqui embrase le rivage, par delà le détroit de Saronikos, et serépand jusqu’au mont Arakhnaios, proche de la ville. Enfin, cettelumière partie de l’Ida est arrivée dans la demeure des Atréides.Tels sont les signaux que j’avais disposés pour se transmettre lanouvelle l’un à l’autre. Le premier a vaincu, et le dernier aussi.Telle est la preuve certaine de ce que je t’ai raconté. Le roi mel’a annoncé de Troia.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Je rendrai grâces aux dieux plus tard, car jedésirerais entendre et admirer encore ces paroles, si tu voulaisles redire.

KLYTAIMNESTRA.

En ce jour les Akhaiens sont maîtres de Troia.Je crois entendre les clameurs opposées qui emplissent la ville. Demême, quand le vinaigre et l’huile sont versés dans le même vase,la discorde se met entre eux et ils ne peuvent s’unir. Ainsi lesvainqueurs et les vaincus poussent les cris discordants de leursdestinées dissemblables. En effet, les uns se jettent sur lescadavres des maris, des frères, des proches&|160;; et les enfantssur ceux des vieillards. Ceux qui subissent la servitude selamentent sur le destin de ceux qui leur étaient très chers. Lesautres, rompus par la fatigue du combat nocturne, et affamés,cherchent, confusément, le repas du matin, que la ville possède.Selon le sort, chacun entre dans les demeures captives des Troiens,à l’abri des pluies et des rosées, et, comme ceux qui n’ont aucunbien, va s’endormir, sans gardes, pendant toute la nuit. S’ilsrespectent les dieux protecteurs de la ville conquise et leurstemples, les vainqueurs ne seront point vaincus au retour. Que lacupidité n’entraîne point tout d’abord l’armée aux actions impies,dans son désir du butin. En effet, il faut qu’ils reviennent saufsdans leurs demeures, en faisant de nouveau le chemin dangereusementparcouru. Si l’armée laissait derrière elle des dieux outragés, laruine des vaincus suffirait à éveiller la vengeance, même quandd’autres crimes n’auraient point été commis. Tels sont mes vœux, àmoi qui suis femme. Que tout soit manifestement pour lemieux&|160;! Que toutes les prospérités leur soientaccordées&|160;! C’est ce que je souhaite.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Femme, tu as parlé avec prudence, et commel’eût fait un homme sage. Je suis certain que ce que tu m’asannoncé est vrai, et je vais en rendre grâces aux dieux, car degrands travaux ont reçu une digne récompense.

Ô roi Zeus&|160;! et toi, heureuse nuit, quinous as donné une si haute gloire, qui as enveloppé de rets lestours Troiennes, afin que nul ne puisse sauter, homme ou enfant,hors le large filet de la servitude&|160;! Je rends grâces à Zeushospitalier qui a voulu ceci, et qui depuis longtemps tendait l’arccontre Alexandros, pour que le trait, lancé avant l’heure précise,ne se perdît pas au-dessus des astres.

Strophe I.

Ceux qu’a frappés la vengeance de Zeus peuventla raconter, et il leur est permis de la suivre du commencement àla fin. Si quelqu’un nie que les dieux s’inquiètent des mortels quifoulent aux pieds l’honneur des lois sacrées, celui-là n’est pointun homme pieux. C’est une vérité manifeste pour les descendants deceux qui soufflaient une guerre d’autant plus inique, que leursdemeures abondaient de plus grandes richesses. Pour que ma vie soitpréservée du malheur, qu’il me suffise d’être sage&|160;; car lesrichesses ne sont d’aucun secours à l’homme qui, plein d’insolence,foule aux pieds, pour sa propre ruine, l’autel vénérable de laJustice.

Antistrophe I.

La persuasion du crime, la funeste filled’Atè, entraîne avec violence, et tout remède est vain. La fauten’est point effacée, mais, plutôt, elle n’en brille que davantaged’une lumière horrible.

Comme une monnaie altérée par le frottement etl’usage, le coupable est noirci par le jugement qu’il subit.L’enfant a poursuivi un oiseau envolé, et il imprime à la ville unetache ineffaçable. Aucun des dieux n’écoute plus les supplications,et ils font disparaître l’homme impie qui a commis ces crimes. TelPâris, entré dans la demeure des Atréides, souilla, parl’enlèvement d’une femme, la table hospitalière.

Strophe II.

Cette femme, laissant à ses concitoyens lesheurtements de boucliers et de lances et l’apprêt des nefs, etportant en dot la ruine à Ilios, a franchi rapidement les portes,ayant osé un crime incroyable. Et les demeures gémissaient cesprédictions&|160;: – Hélas&|160;! hélas&|160;! Maison etchefs&|160;! hélas, lit&|160;! passage de leurs amours&|160;! Levoici, muet, déshonoré, sans plainte amère, l’époux dont le visageest tranquille&|160;; mais il suit par delà les mers l’épouseregrettée, et on dirait qu’il commande comme un spectre dans lademeure. La grâce des plus belles statues lui est odieuse. Leurbeauté n’est plus, car elles n’ont pas des yeux.

Antistrophe II.

Les lamentables apparitions nocturnes nedonnent que de vaines illusions. Vaine, en effet, la visionheureuse qui s’évanouit sur les ailes du sommeil, s’échappant desmains qui la poursuivent&|160;!’ – Telles étaient les douleursassises au foyer, dans la demeure, et de plus grandes encore. Detous côtés, chaque demeure est dans l’affliction, à cause de ceuxqui ont quitté aussi la terre de Hellas. De nombreux regrets ontpénétré notre cœur. Chacun sait bien ceux qu’il a envoyés, mais lesurnes et les cendres reviennent seules dans la demeure, et non plusles vivants&|160;!

Strophe III.

Arès, qui échange les cadavres contre de l’or,et qui tient la balance des lances dans le combat, ne renvoied’Ilios aux parents que de misérables restes consumés par le feu,et des urnes pleines de cendres au lieu d’hommes. Les uns pleurentet louent un guerrier habile au combat. Cet autre est tombé avecgloire dans la mêlée pour une femme qui lui était étrangère. Ainsi,chacun, tout bas, murmure irrité, et une douleur haineuse s’élèvesourdement contre les princes Atréides. D’autres ont leurs tombeauxautour des murailles d’Ilios, et la terre ennemie les tientensevelis.

Antistrophe III.

La haine des citoyens irrités est terrible, etla malédiction publique se fait payer. J’ai l’inquiétude de quelquemalheur caché dans l’ombre. Les dieux veillent d’un œil actif ceuxqui ont commis de nombreux meurtres. Les noires Érinnyes changentla fortune d’un homme injustement heureux&|160;; elles le plongentdans les ténèbres, et il disparaît. Il est terrible d’être troploué et envié, car la foudre jaillit des yeux de Zeus. J’aime mieuxune félicité qui n’est point enviée. Que je ne sois ni preneur devilles, ni soumis au joug de la servitude&|160;!

Épôde.

Une rumeur rapide a répandu dans toute laville l’heureuse nouvelle apportée par le feu. Est-ce vrai&|160;?Est-ce un mensonge envoyé par les dieux&|160;? Qui sait&|160;? Quipeut être assez enfant, ou assez stupide, pour allumer son esprit àce signal de la flamme, et pour gémir ensuite, la nouvelledémentie&|160;? Il convient à une femme, avant toute certitude, dese répandre en actions de grâces sur un événement heureux. L’espritde la femme est prompt à tout croire, mais la victoire qu’elleannonce se dissipe promptement.

KLYTAIMNESTRA.

Nous saurons bientôt si ces transmissions detorches, de feux et de signaux porte-lumière ont dit vrai, ou sicette heureuse clarté, pareille à celle des songes, a trompé monesprit. Je vois venir du rivage un héraut couronné de rameauxd’olivier. Cette poussière, sœur altérée de la boue, m’en esttémoin. Ce message ne sera plus muet et ne te sera plus apportéseulement par des feux alimentés de branches des montagnes et parla fumée du bûcher. Ses paroles nous donneront une plus grandejoie. Je maudirais toute autre nouvelle. Puisse-t-il nous en porterd’aussi heureuses que celles des feux apparus&|160;!

TALTHYBIOS.

Salut, ô terre de la patrie, terred’Argos&|160;! Cette dixième année me ramène enfin à toi etaccomplit une de mes espérances, après tant d’autres brisées&|160;!Je n’osais plus espérer, en effet, mort sur cette terre d’Argos, ytrouver une sépulture très désirée. Maintenant, salut, ôterre&|160;! Salut, lumière de Hèlios&|160;! Zeus, roi suprême dece pays&|160;! Et toi, prince Pythien, qui, tournant contre noustes flèches, ne nous poursuis plus de ton arc, et qui t’es ruéassez longtemps sur nous, aux rives du Skamandros&|160;!Maintenant, prince Apollôn, sois notre sauveur et notre protecteur.J’invoque aussi tous les dieux qui président aux combats, Hermès,cher héraut et vénérable aux hérauts, et les guerriers qui nous ontenvoyés. Qu’ils soient bienveillants au retour de l’armée qui asurvécu à la guerre&|160;! Salut, demeure royale, chers toits,temples sacrés des dieux, daimones qui regardez le lever deHèlios&|160;! Si jamais, autrefois, vous avez accueilli avec desyeux amis le Roi de cette terre, recevez-le de même, quand ilrevient après un si long temps. Le roi Agamemnôn revient, vousapportant la lumière, dans cette nuit qui vous est commune à tous.Accueillez-le magnifiquement, car ceci est convenable, puisqu’il adévasté, dans sa vengeance, la terre de Troia, avec la houe deZeus&|160;! Les temples et les autels des dieux ont été renversés,et toute la race qui habitait cette terre a été anéantie. Aprèsavoir imposé ce frein à Troia, il est revenu, l’Atréide, le roiauguste, l’homme heureux. De tous les mortels qui existent, c’estle plus digne d’être honoré. Ni Alexandros, ni la ville sacomplice, ne peuvent se glorifier de crimes plus grands que lesmaux qu’ils ont subis. Ayant enlevé et volé par un crime, sa proielui a été ravie, et il a ainsi renversé jusqu’aux fondements lademeure de ses pères. Les Priamides ont doublement expié leuriniquité.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Salut, ô héraut, envoyé de l’arméeAkhaienne&|160;!

TALTHYBIOS.

Je suis heureux, et dussé-je mourir, je n’envoudrais point aux dieux.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Le regret de ta patrie te tourmentaitdonc&|160;?

TALTHYBIOS.

Tellement, que la joie du retour emplit mesyeux de larmes.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Donc, vous connaissiez ce doux mal&|160;?

TALTHYBIOS.

Comment&|160;? Instruis-moi du sens de tesparoles.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Tu étais en proie au regret de ceux qui teregrettaient&|160;?

TALTHYBIOS.

Dis-tu que la patrie et l’armée seregrettaient l’une l’autre&|160;?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Combien je soupirais du fond de mon cœurattristé&|160;!

TALTHYBIOS.

D’où venait votre triste inquiétude pourl’armée&|160;?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Depuis longtemps le remède à mon mal est lesilence.

TALTHYBIOS.

Qui redoutiez-vous donc en l’absence de vosmaîtres&|160;?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Maintenant, selon ta parole, le meilleur estde mourir.

TALTHYBIOS.

Certes, car les choses ont eu une heureusefin. Ce qui arrive dans un long espace de temps amène tantôt desbiens, tantôt des revers. Qui, si ce n’est les dieux, peut passertout le temps de la vie sans malheur&|160;? En effet, si je voulaisrappeler nos misères, les accidents des nefs, les relâches rares etdangereuses, quel jour n’aurions-nous pas souffert et gémi&|160;?Sur terre, des maux encore plus grands nous ont assaillis. Nos litsétaient sous les murailles ennemies&|160;; les rosées de l’Ouranoset de la terre nous mouillaient, calamité de nos vêtements, etfaisaient nos cheveux se hérisser. Et si quelqu’un vous parlait del’hiver, tueur des oiseaux, et que la neige ldaienne nous rendaitintolérable, ou de la chaleur, quand la mer, à midi, quittée par levent, s’endormait immobile dans son lit&|160;! Mais pourquoi selamenter sur tout cela&|160;? La peine est passée&|160;; elle estpassée aussi pour ceux qui sont morts et qui, jamais, ne sesoucieront plus de se relever. A quoi sert de compter lesmorts&|160;? A quoi sert aux survivants de se plaindre&|160;? Ilfaut plutôt se réjouir d’avoir échappé à ces malheurs. Pour nous,qui sommes saufs, dans l’armée Akhaienne, le bien l’emporte et lemal ne peut lutter contre. Glorifions-nous, à la lumière deHèlios&|160;; certes, cela est juste, après avoir tant souffert surterre et sur mer. Troia est prise, et la flotte des Argiens aconsacré ces dépouilles aux dieux qui sont honorés dans Hellas, etles a suspendues dans leurs demeures, comme un trophée antique.Ceci entendu, il faut glorifier la ville et les chefs, et honorerZeus qui a fait cela. Tu sais tout.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Tes paroles m’ont vaincu, je ne le nie pas. Ledésir de tout apprendre est toujours éveillé chez les vieillards.C’est à cette demeure royale et à Klytaimnestra qu’il convient, àla vérité, de se réjouir&|160;; mais je veux aussi prendre ma partde leur joie.

KLYTAIMNESTRA.

Depuis longtemps j’ai fait éclater ma joie,dès que le nocturne messager de flamme nous eut annoncé la prise etla ruine de Troia. Alors, on m’a dit, en me blâmant&|160;: –Penses-tu, sur la foi de ces torches enflammées, que Troia soitmaintenant saccagée&|160;? Être ainsi soudainement transportée dejoie est bien d’une femme&|160;!’ – Selon de telles paroles,certes, j’étais insensée. Cependant, je fis des sacrifices, et, detoutes parts, dans la ville, des voix joyeuses, à la façon desfemmes, élevaient des actions de grâces dans les temples des dieux,et chantaient à l’instant où s’assoupit la flamme odorante del’encens consumé. Maintenant, est-il nécessaire que tu me racontesle reste&|160;? J’apprendrai tout du roi lui-même. Je vais me hâterde recevoir pour le mieux l’époux vénérable qui revient dans sapatrie. En effet, quel jour plus doux pour une femme que celui où,un dieu ramenant son mari sain et sauf de la guerre, elle lui ouvreles portes&|160;? Va dire à mon époux qu’il vienne promptement,selon le désir des citoyens, et qu’il retrouvera dans ses demeuressa femme fidèle, telle qu’il l’a laissée, chienne de la maison,docile pour lui, mauvaise pour ses ennemis, semblable à elle-mêmeen tout le reste et n’ayant violé aucun sceau, pendant un si longtemps. Je ne connais pas plus les plaisirs et les entretienscoupables avec un autre homme, que je ne connais la trempe del’airain.

TALTHYBIOS.

Une telle louange de soi-même, quand elle estpleine de vérité, peut être honorablement prononcée par une noblefemme.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ainsi, elle vient de t’apprendre toute sapensée, en paroles claires, afin que tu la connaisses. Mais, parle,héraut, dis-moi si Ménélaos revient avec vous, sain et sauf de laguerre, lui, ce roi cher aux Argiens.

TALTHYBIOS.

Je ne vous donnerai point de nouvellesheureuses, mais fausses&|160;; amis, vous n’en jouiriez paslongtemps.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Puisses-tu nous donner des nouvellesheureuses, mais vraies&|160;! les faussetés se découvrentaisément.

TALTHYBIOS.

Ce héros a disparu de l’armée Akhaienne&|160;;lui et sa nef ont disparu. Je ne dis point de mensonges.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

S’est-il séparé de vous ouvertement en partantd’Ilios, ou bien une tempête, dont tous ont souffert, l’a-t-elleentraîné loin de l’armée&|160;?

TALTHYBIOS.

Tu as touché le but, comme un habile archer.Tu as raconté brièvement une grande calamité.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Que dit-on de lui parmi les autresmarins&|160;? Qu’il est vivant ou qu’il est mort&|160;?

TALTHYBIOS.

Nul ne le sait, nul ne peut en donner denouvelles certaines, si ce n’est Hèlios d’où vient la forcegénératrice de la terre.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Dis-nous comment est venue et comment a cessécette tempête excitée contre les nefs par la colère desdaimones.

TALTHYBIOS.

Il ne convient pas de profaner un jour heureuxpar des récits de malheurs&|160;; mais c’est le prix des dieux.Quand un messager annonce, avec un visage morne, la terribledéfaite d’une armée détruite, la blessure de tout un peuple,d’innombrables citoyens chassés de mille demeures par le doublefouet que brandit Arès, par la double lance sanglante, certes,celui qui annonce de tels maux peut chanter le paian desÉrinnyes&|160;; mais moi qui viens, joyeux messager de victoire,vers un peuple plein de joie, comment mêlerai-je le bien au mal, enracontant cette tempête que la colère des dieux a précipitée surles Argiens&|160;? Le feu et la mer, qui se haïssaient auparavant,se sont conjurés, et ont prouvé leur alliance en détruisant lamalheureuse armée des Argiens. Les fureurs de la mer soulevée sedéchaînèrent dans la nuit. Les vents Thrèkiens brisèrent les nefsentre elles&|160;; et d’autres, heurtant violemment leurs éperons,au milieu des tourbillons et des torrents de pluie, disparurent etpérirent, entraînées dans le gouffre par un terrible pilote. Auretour de l’éclatante lumière de Hèlios, nous vîmes la merAigaienne toute fleurie de cadavres des héros Akhaiens et de débrisde nefs. Un dieu, non un homme, tenant la barre, laissa notre seulenef sauve et l’arracha au naufrage, ou intercéda pour notre salut.La fortune protectrice vint s’asseoir, favorable, dans notre nefqui n’a été ni engloutie dans le tourbillon des flots, ni briséecontre les rivages rocheux. Enfin, ayant échappé à la mort dans lamer, rendus à la clarté du jour et croyant à peine à notre salut,nous songions avec douleur au récent désastre de l’armée disperséeou engloutie. Et maintenant, si quelques-uns d’entre eux sontencore vivants, ils pensent à nous comme à des morts. Pourquoinon&|160;? nous pensons bien qu’ils ont subi eux-mêmes cettedestinée. Mais que tout soit arrivé pour le mieux&|160;! Alors, tupeux espérer que Ménélaos, certes, reparaîtra le premier. Donc, siquelque rayon de Hèlios l’éclaire encore, vivant et les yeuxouverts, par la volonté de Zeus qui n’a pas voulu anéantir cetterace, il y a quelque espérance qu’il revienne dans sa demeure.Sache que ce que tu as entendu de moi est la vérité.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Strophe I.

Qui l’a ainsi nommée avec tant de vérité,sinon quelqu’un que nous ne voyons pas, et qui, prévoyant ladestinée, mène notre langue jusque dans les choses fortuites&|160;?Qui l’a nommée, cette Hèléna, l’épouse cause de la guerre et qu’onrecherche avec la lance&|160;? Certes, perdition des nefs, desguerriers et des villes, elle s’est enfuie, au souffle du grandZéphyros, loin des molles et riches tentures de la chambrenuptiale&|160;; et d’innombrables guerriers porteurs de boucliers,comme des chasseurs sur sa piste, ont poursuivi la nef quis’effaçait devant eux jusqu’aux rives ombragées du Simoïs, là oùils devaient engager la querelle sanglante.

Antistrophe I.

Cette union a été lamentable pour Ilios. Lavengeance a été accomplie, infligeant aux coupables le châtiment dela table hospitalière souillée et de Zeus hospitalier outragé, etpunissant les Priamides d’avoir chanté l’hymne hyménaien pourhonorer les nouveaux époux. Certes, l’antique ville de Priamos achanté depuis un hymne plus lamentable, gémissant sur Pâris, lefuneste époux, car, dès lors, elle a sans cesse gémi à cause ducarnage misérable de ses citoyens.

Strophe II.

Un homme a élevé un lion funeste, arraché à lamamelle qu’il aimait. Dans les premiers temps de sa vie, il estdoux, très cher aux enfants et agréable aux vieillards. Souvent ilest tenu dans les bras à la façon d’un nouveau-né, il joue avec lamain qui le caresse, et il flatte, ayant faim.

Antistrophe II.

Avec le temps, devenu grand, il manifeste lenaturel de sa race. En retour de la nourriture qu’on lui a donnée,il se prépare un repas non commandé, en égorgeant les brebis. Toutela demeure est souillée de sang. La douleur des serviteurs estimpuissante contre ce fléau terrible et meurtrier. C’est quelquesacrificateur d’Atè qui a été nourri dans la maison.

Strophe III.

Telle, Hèléna est venue dans Ilios, calmecomme la mer tranquille, ornement de la richesse, trait charmantdes yeux, fleur du désir troublant le cœur. Mais elle changea,ayant accompli les noces fatales, hôte terrible et funeste envoyéaux Priamides par Zeus hospitalier, Érinnys exécrable auxépouses.

Antistrophe III.

C’est une parole antique depuis longtempsconnue parmi les hommes, qu’une félicité parfaite ne meurt passtérile, et qu’une irréparable misère naît d’une heureuse fortune.J’ai cette pensée bien différente, qu’une action impie engendretoute une génération semblable, tandis que la justice n’engendre,dans les demeures, qu’une race aussi belle qu’elle-même.

Strophe IV.

Certes, tôt ou tard, une iniquité ancienneengendre, quand le moment est venu, une iniquité nouvelle, chez leshommes pervers&|160;: haine de la lumière, daimôn invincible,indomptable, impiété, audace, noires discordes dans les demeures,race toute semblable à ses parents&|160;!

Antistrophe IV.

La justice resplendit dans les demeuresenfumées et glorifie une vie honnête. Elle détourne les yeux del’or et des richesses qui souillent les mains, et cherche unedemeure sainte. Elle méprise la puissance marquée d’infamie, etmène toute chose à sa fin.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Viens, roi, destructeur de Troia, filsd’Atreus&|160;! Comment te nommer&|160;? Comment te vénérer, nitrop, ni incomplètement, dans la juste mesure&|160;? Beaucoupd’hommes n’aiment que l’apparence et dédaignent la justice. Chacunest prêt à pleurer avec les malheureux, mais la douleur ne mordpoint le cœur. Avec les heureux chacun se réjouit, se faisant unvisage semblable au leur, et se condamnant au rire. Mais, celui quiconnaît bien les hommes, ses yeux ne le trompent point, et il ne selaisse point flatter par une fausse bienveillance et par les larmesd’une amitié feinte. Pour moi, je ne te le cacherai point, quand tuentraînais l’armée pour la cause de Hèléna, je t’ai cru insensé,pensant qu’il n’était point sage de conduire malgré eux les hommesà la mort. Maintenant, victorieux, c’est du fond de leur cœur etavec une joie sincère qu’ils songent à leurs maux. Tu sauras, plustard, qui a bien ou mal agi, parmi les citoyens qui sont dans laville.

AGAMEMNÔN.

Avant tout, il faut saluer Argos et les dieuxde la patrie qui, me venant en aide, ont amené mon retour et lajuste vengeance que j’ai tirée de la ville de Priamos. Les dieuxn’ont point débattu la cause. Tous, unanimement, ont décrété, endéposant leurs suffrages dans l’urne sanglante, la ruine d’Ilios etle carnage de ses guerriers. L’espérance est restée dans l’autreurne où nul n’a mis la main. Maintenant, c’est par la fumée qu’onreconnaît la ville détruite. Les tempêtes de la ruine y grondentvictorieuses, et la cendre mouvante y exhale les vapeurs d’uneantique richesse. C’est pour cela qu’il faut élever des actions degrâces vers les dieux. Nous avons tendu des rets inévitables, et,pour la cause d’une femme, le monstre Argien, fils du cheval, adétruit la ville. Tout un peuple porte-bouclier, au coucher desPléiades, s’est rué d’un bond. Le lion affamé a franchi lesmurailles, et il a bu à satiété le sang royal. Je devais avant toutparler ainsi des dieux, mais je me souviens de tes paroles et jedis comme toi&|160;: Il est accordé à peu d’hommes de ne pointenvier un ami heureux. Un poison envahit le cœur de l’envieux. Sasouffrance en est doublée, et il gémit accablé de ses propres maux,quand il voit la félicité d’autrui. Je dis cela, le sachant, carj’ai bien connu le miroir de l’amitié, cette ombre d’une ombre cheztous ceux qui semblaient être mes amis. Le seul Odysseus, quin’avait point pris la mer volontiers, une fois lié au joug avecmoi, m’a été un solide compagnon. Je le dis de lui, qu’il soit mortou vivant. Pour le reste, ce qui concerne la ville et les dieux,nous en délibérerons en commun dans l’Agora. Nous ferons que lesbonnes choses restent ce qu’elles sont et durent&|160;; mais s’ilen est qui demandent des remèdes, nous tenterons de guérir le malavec sagesse, en coupant et en brûlant. Maintenant, entré dans mesdemeures, près de mon foyer, j’élèverai mes mains vers les dieuxqui m’ont ramené de si loin dans ma maison. Que la victoire, quim’a suivi jusqu’à ce jour, reste à jamais avec moi&|160;!

KLYTAIMNESTRA.

Hommes de la cité, vieillards Argiens, quiêtes ici, je n’ai plus honte de révéler devant vous mon amour pourmon mari. La honte disparaît avec le temps du cœur des hommes. Jene répéterai point ce que d’autres ont ressenti, en racontant mavie malheureuse pendant les longues années qu’il a passées à Ilios.Et d’abord, c’est un grand malheur pour une femme de rester seuledans sa demeure, loin de son mari. Elle entend d’innombrablesrumeurs funestes qui lui apportent une nouvelle sinistre, et, aprèscelle-ci, une autre pire encore. Si le roi avait reçu autant deblessures que la renommée le racontait dans cette demeure, ilserait plus percé qu’un filet. S’il était mort autant de fois qu’onen a répandu le bruit, il pourrait, autre Gèryôn aux trois corps,se glorifier d’avoir revêtu trois tuniques sur la terre, car je neveux rien dire de celle qu’on revêt sous la terre, et il seraitmort une fois sous chacune. On a bien souvent rompu de force leslacets dont j’avais serré mon cou, à cause de ces rumeurssinistres. C’est aussi pour cela qu’il n’est point ici, comme ilconviendrait, Orestès, ton fils, ce gage de ma foi et de la tienne.Mais ne t’en étonne pas. Il est élevé par un hôte bienveillant,Strophios le Phokéen, qui m’avait prédit deux dangers futurs, celuique tu courais devant Ilios, puis l’anarchie du peuple troublantl’assemblée publique et la foulant d’autant plus aux pieds qu’elleserait tombée plus bas, comme il est naturel aux hommes. Telle estla raison sincère de ce que j’ai fait. Pour moi, les sourcespleines de mes larmes se sont taries, et il n’en reste pas unegoutte, mes yeux ayant souffert tant de nuits sans sommeil, tandisque je te pleurais et que j’attendais les signaux des feux qui nem’apparaissaient jamais. J’étais éveillée par le léger murmure desmoucherons agitant leurs ailes, et je voyais plus de mauxt’assaillir que je n’en rêvais endormie. Mais, après avoir subitoutes ces peines, je puis dire, le cœur plein de joie&|160;: Voicil’homme, le chien de l’étable, le câble sauveur de la nef, lasolide colonne de la haute demeure, qui est tel qu’un fils uniquepour son père, semblable à la terre qui, contre toute espérance,apparaît aux marins, sous une lumière éclatante, après la tempête,pareil au jaillissement d’une source pour le voyageur altéré&|160;!Il m’est doux que tu aies échappé à tous les dangers. Certes, tu esdigne d’être salué ainsi sans réserve, puisque j’ai subi tant demaux déjà. Maintenant, chère tête, descends de ce char, mais nepose point sur la terre, ô roi, ce pied qui a renverséIlios&|160;!

Esclaves, que tardez-vous&|160;? Ne vous ai-jepoint ordonné de couvrir son chemin de tapis&|160;?Promptement&|160;! Que son chemin soit couvert de pourpre, tandisqu’il ira vers la demeure qui n’espérait plus le revoir, afin qu’ily soit conduit avec honneur, comme il convient. Pour le reste, mavigilance ne sera point endormie, et, avec l’aide des dieux,j’accomplirai ce que veut la destinée.

AGAMEMNÔN.

Fille de Lèda, gardienne de mes demeures, tuas parlé dans la mesure de mon absence, longuement&|160;; mais,pour être loué avec justice, il faut que cet honneur me soit rendupar d’autres. Cependant, ne me traite point mollement, à la façondes femmes, ou comme un roi barbare. Qu’on ne se prosterne pointdevant moi en poussant de hautes clameurs, et qu’on n’éveille pointl’envie en étendant des tapis sur mon chemin. Il n’est permisd’honorer ainsi que les dieux. Je ne saurais sans crainte, moi quine suis qu’un homme, marcher sur la pourpre. Je veux être honorécomme un homme, non comme un dieu. Le cri public montera sans avoirbesoin de ces tapis et de cette pourpre. Le plus beau don des dieuxest la sagesse. On peut le dire heureux celui-là seul qui a terminésa vie dans la prospérité. J’aurais bon espoir si mon heureusefortune présente m’était accordée en toutes choses.

KLYTAIMNESTRA.

Ne te refuse pas à mon désir.

AGAMEMNÔN.

Sache que mon esprit ne changera point.

KLYTAIMNESTRA.

As-tu promis aux dieux, par crainte, d’agirainsi&|160;?

AGAMEMNÔN.

Je sais pourquoi j’agis ainsi, si quelqueautre l’ignore.

KLYTAIMNESTRA.

Selon toi, qu’eût fait Priamosvictorieux&|160;?

AGAMEMNÔN.

Je pense qu’il eût marché sur la pourpre.

KLYTAIMNESTRA.

Ne crains donc pas le blâme des hommes.

AGAMEMNÔN.

La voix du peuple, certes, esttoute-puissante.

KLYTAIMNESTRA.

Celui qui n’est pas envié n’est pointenviable.

AGAMEMNÔN.

Il ne convient pas qu’une femme soitopiniâtre.

KLYTAIMNESTRA.

Il est glorieux aux vainqueurs de se laisservaincre.

AGAMEMNÔN.

Ainsi, tu tiens beaucoup à cettevictoire&|160;?

KLYTAIMNESTRA.

Consens&|160;! Cède-moi volontiers cettevictoire.

AGAMEMNÔN.

Alors, si cela te plaît, qu’on détachepromptement ces sandales, esclaves accoutumées du pied, afinqu’aucun dieu ne me regarde de loin, avec un œil d’envie, marchantsur cette pourpre. J’aurais grandement honte, en vérité, desouiller, en les foulant aux pieds, ces richesses et ces tissus quiont coûté tant d’argent. Mais, c’est assez. Reçois avecbienveillance cette étrangère dans les demeures. Un dieu regardefavorablement d’en haut qui commande avec douceur, car personne nese soumet volontiers au joug de la servitude. Celle-ci, qui m’asuivi, est la fleur choisie parmi d’innombrables richesses, un donde l’armée. Enfin, puisque j’ai changé de dessein, et pour tecomplaire en ceci, j’entre dans la demeure en marchant sur lapourpre.

KLYTAIMNESTRA.

Il y a la mer, et qui la tarirait&|160;? quinourrit abondamment la pourpre, aussi précieuse que l’argent, trèsriche teinture des vêtements. Grâces aux dieux, ô roi, notredemeure renferme suffisamment de ces richesses et elle ne connaîtpoint l’indigence. Que de tissus j’eusse voués pour être foulés àtes pieds, si les oracles eussent voulu que j’achetasse ainsi leretour de ton âme&|160;! Tant que la racine est sauve, lesfeuillages jettent leur ombre sur la maison, la défendant contre lechien Seirios. Ton retour au foyer domestique est comme la chaleurde l’été en plein hiver. Quand Zeus cuit le vin dans la grappeverte, alors un air frais pénètre dans la demeure, si le chef estde retour. Zeus&|160;! Zeus qui accomplit toute chose, exauce mesvœux, songe à ce que tu dois accomplir&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Strophe I.

Pourquoi ce présage qui vole constammentautour de mon cœur comme un pressentiment, cette divination noninvoquée et dont la voix n’est point payée&|160;? Pourquoi, lerepoussant comme un songe obscur, la sûre confiance ne peut-elles’asseoir dans mon esprit&|160;? Il est loin le temps où les nefsétaient amarrées par les câbles à ce rivage d’où la flotte estpartie pour Ilios.

Antistrophe I.

De mes yeux je vois son retour, j’en suis letémoin, et je n’ai ni espérance, ni confiance, et mon espritchante, mais non sur la lyre, la lamentation d’Érinnys&|160;! Lecœur ne trompe pas, agité du pressentiment de l’expiation certaine.Je prie les dieux qu’une part de mes terreurs soit démentie et nes’accomplisse pas&|160;!

Strophe II.

La meilleure santé aboutit à d’inévitablesdouleurs, car la maladie habite à côté et n’est séparée d’elle quepar un même mur. La destinée de l’homme, courant tout droit, seheurte toujours à un écueil caché&|160;; mais, si la prudence faitjeter à la mer un peu du riche chargement, toute une maison nepérit pas, lourde de malheurs, et la nef n’est point submergée.Certes, l’abondance qui vient de Zeus, les moissons qui naissentannuellement des sillons guérissent de la famine.

Antistrophe II.

Mais quelle incantation rappellera jamais lesang répandu sur la terre, le sang noir d’un homme égorgé&|160;?Zeus ne foudroya-t-il point autrefois le très savant qui tentait defaire revenir les morts du Hadès&|160;? Si la Moire divine ne medéfendait d’en dire plus, mon cœur, devançant ma langue, eût toutrévélé. Mais il frémit dans l’ombre, impatient de colère, etn’espérant point, consumé d’inquiétudes, parler jamais à temps.

KLYTAIMNESTRA.

Entre aussi, toi, Kasandra&|160;! Puisque Zeusbienveillant veut que, dans cette demeure, tu prennes ta part dessoins communs, avec de nombreux serviteurs, devant l’auteldomestique, descends de ce char et renonce à l’orgueil. On dit quele fils d’Alkmèna aussi fut vendu et contraint de subir le joug.Quand la nécessité réduit à cette fortune, c’est encore un grandbonheur de tomber aux mains de maîtres depuis longtemps opulents.Ceux qui, n’en ayant jamais eu l’espérance, viennent de faire uneriche moisson, sont durs en toutes choses pour leurs serviteurs etsans équité. Tu auras auprès de nous tout ce qu’il faut.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Elle t’a parlé clairement. Si tu étais prisedans les rets fatals, certes, tu obéirais. Obéis donc. Ne leveux-tu pas&|160;?

KLYTAIMNESTRA.

A moins que, semblable à l’hirondelle, elleait un langage inconnu et barbare, mes paroles entreront dans sonesprit, et je la persuaderai.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Consens. Elle te conseille ce qu’il y a demieux dans l’état des choses. Obéis. Ne reste pas assise dans cechar.

KLYTAIMNESTRA.

Je n’ai pas le loisir de l’attendre devant lesportes, car les brebis qui vont être égorgées et brûlées sontrangées devant le foyer, au milieu de la demeure, puisque nousavons une joie que nous n’espérions plus jamais. Pour toi, si tuveux faire ce que j’ai dit, ne tarde pas&|160;; mais, si tu n’aspoint compris mes paroles, réponds-moi par gestes, comme lesbarbares.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Certes, l’étrangère a besoin d’un interprète.Elle a les façons d’une bête fauve récemment prise.

KLYTAIMNESTRA.

Certes, elle est en démence, elle obéit à unesprit insensé, cette femme qui, ayant quitté sa ville conquised’hier, esclave, est venue ici. Elle ne s’accoutumera point aufrein qu’elle ne l’ait souillé d’une écume sanglante. Mais je neveux pas subir l’affront de lui parler encore.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Moi, la pitié me saisit, je ne m’irrite point.Va, ô malheureuse, quitte ce char, cède à la nécessité, faisl’apprentissage de la servitude.

KASANDRA.

Strophe I.

Ô dieux&|160;! dieux&|160;! ô terre&|160;! ôApollôn&|160;! ô Apollôn&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Pourquoi cries-tu vers Loxias&|160;? Ce n’estpoint un dieu qu’on invoque par des lamentations.

KASANDRA.

Antistrophe I.

Ô dieux&|160;! dieux&|160;! ô terre&|160;! ôApollôn&|160;! ô Apollôn&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Elle invoque de nouveau par des crisdésespérés le dieu qui n’écoute point les lamentations.

KASANDRA.

Strophe II.

Apollôn&|160;! Apollôn&|160;! toi quim’entraînes&|160;! vrai Apollôn pour moi&|160;! tu m’as perdue denouveau&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Elle semble prédire ses propres maux. L’espritdes dieux est resté en elle, bien qu’elle soit esclave.

KASANDRA.

Antistrophe II.

Apollôn, Apollôn&|160;! toi quim’entraînes&|160;! vrai Apollôn pour moi&|160;! où m’as-tumenée&|160;? vers quelle demeure&|160;?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Vers la demeure des Atréides. Si tu ne le saispas, je te le dis, et c’est la vérité.

KASANDRA.

Strophe III.

Demeure détestée des dieux&|160;! Compliced’innombrables meurtres et pendaisons&|160;! Égorgement d’unmari&|160;! Sol ruisselant de sang&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

L’étrangère semble sagace comme un chienchasseur. Elle flaire les meurtres qu’elle doit découvrir.

KASANDRA.

Antistrophe III.

Certes, j’en crois ces témoins, ces enfants enpleurs, égorgés, et ces chairs rôties mangées par un père.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Certes, nous savions que tu étaisdivinatrice&|160;; mais nous n’avons nul besoin de divinateurs.

KASANDRA.

Strophe IV.

Hélas&|160;! dieux&|160;! Que seprépare-t-il&|160;? Quel grand et nouveau malheur médite-t-on dansces demeures, affreux pour des proches, et sans remède&|160;? Lesecours est trop loin&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Je ne comprends point ceci. Quant aux autresprophéties, je les connais&|160;; toute la ville les répète.

KASANDRA.

Antistrophe IV.

Ah&|160;! misérable&|160;! Feras-tucela&|160;? Tu vas laver dans le bain celui qui a partagé tonlit&|160;! Comment dirai-je le reste&|160;? La chose arriverabientôt. Elle allonge le bras et saisit de la main&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Je n’ai pas encore compris. En vérité, ce sontautant d’énigmes sous d’obscurs oracles. Je ne sais qu’enpenser.

KASANDRA.

Strophe V.

Ah&|160;! ah&|160;! dieux&|160;! dieux&|160;!qu’est-ce que ceci&|160;? serait-ce quelque filet de Aidès&|160;?C’est le voile qui enveloppe les époux, l’instrument dumeurtre&|160;! Érinnyes insatiables de cette race, criezlugubrement, à cause de ce meurtre horrible&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

A quelle Érinnys ordonnes-tu de pousser descris sur cette demeure&|160;? Tes paroles ne me rendent pas joyeux.Mon sang couleur de safran a reflué vers mon cœur. C’est comme sij’avais reçu un coup de lance&|160;; c’est comme l’ombre sur lesrayons d’une vie mourante. Certes, Atè est rapide.

KASANDRA.

Antistrophe V.

Hélas&|160;! hélas&|160;! voilà, voilà&|160;!Éloignez le taureau de la vache&|160;! Elle le frappe, ayantembarrassé ses cornes noires dans un voile. Il tombe dans l’eau dela baignoire, je vous le dis, dans la baignoire de la ruse et dumeurtre.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Je ne me vante point d’être un habileinterprète des oracles, mais je pense que ceci cache quelquemalheur. Quelle prospérité les oracles ont-ils jamais prédite auxhommes&|160;? En effet, la science antique des divinateursn’annonce que les maux et n’apporte que la terreur.

KASANDRA.

Strophe VI.

Ah&|160;! ah&|160;! malheureuse&|160;! ô mesmisères lamentables&|160;! Certes, je pleure et je gémis aussi surma propre calamité. Pourquoi m’as-tu menée ici, moi,malheureuse&|160;! si ce n’est pour y mourir avec toi&|160;?Pourquoi, en effet&|160;?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Es-tu tellement saisie de la fureur du souffledivin, que tu te lamentes sur toi-même en cris discordants&|160;?Ainsi le fauve rossignol, insatiable de gémissements, hélas&|160;!et passant sa vie dans les douleurs, le cœur déchiré, va,gémissant&|160;: Itys&|160;! Itys&|160;!

KASANDRA.

Antistrophe VI.

Dieux&|160;! dieux&|160;! le destin du sonorerossignol&|160;! Les dieux lui ont donné un corps ailé et une doucevie sans douleur&|160;; mais moi, ce qui m’est réservé, c’estd’être déchirée par l’épée à deux tranchants&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

D’où te viennent cette angoisse vaine etprophétique qui t’envahit, ces cris terribles et funestes, ceschants aigus&|160;? Pourquoi hantes-tu les sombres chemins de lacolère divinatrice&|160;?

KASANDRA.

Strophe VII.

Ô noces, noces de Pâris, funestes auxsiens&|160;! ô Skamandros, fleuve de la patrie&|160;! Alors, auprèsde tes eaux, malheureuse&|160;! ma jeunesse a grandi. Maintenant,sur les bords du Kôkytos et du fleuve douloureux, je vais bientôtprophétiser&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Les paroles que tu as dites sont trèsclaires&|160;; un enfant les comprendrait. Je suis déchiré au fonddu cœur d’une morsure sanglante, quand je t’entends gémir et telamenter sur ta malheureuse destinée.

KASANDRA.

Antistrophe VII.

Ô travaux&|160;! travaux d’une ville renverséeà jamais&|160;! Fêtes sacrées de mon père au pied des tours&|160;!Immolation des innombrables bœufs de nos pâturages&|160;! Rien n’apu sauver la ville de sa ruine présente, et moi, toute chaude dusouffle divin, je serai bientôt étendue contre terre&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ces paroles ne démentent pas celles que tu asdéjà dites&|160;; mais quel daimôn fatal s’agite en toi et tecontraint de chanter la douleur, le deuil et la mort&|160;? Je necomprends pas ce qui doit arriver.

KASANDRA.

Certes, l’oracle ne regardera plus à traversdes voiles comme une jeune mariée, mais voici qu’il va éclater etresplendir au lever de Hèlios&|160;! Soufflant et grondant à lafaçon de la mer soulevée, un malheur bien plus terrible quecelui-ci va écumer à la lumière&|160;! Et je ne parlerai plus parénigmes. Et vous, soyez témoins que ma course suit tout droit, àl’odorat, la piste des malheurs qui se sont accomplis iciautrefois. Il n’abandonne point ces demeures, le chœur discordantet horrible à entendre&|160;! Certes, pour irriter sa rage, il a bule sang humain, sans quitter cette demeure, le troupeau desÉrinnyes qu’on ne peut chasser&|160;! Toujours assises dans cesdemeures, elles chantent le crime, le premier de tous. Puis ellesmaudissent celui qui viola le lit de son frère. Maintenant, ai-jemanqué le but ou l’ai-je atteint comme un habile archer&|160;?Suis-je une fausse divinatrice qui va bavardant et frappant auxportes&|160;? Sois témoin&|160;! Atteste et jure que je connais lescrimes antiques de ces demeures.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Pourquoi attester et jurer&|160;? Cela noussauvera-t-il&|160;? Certes, j’admire qu’élevée par delà la mer,dans une ville étrangère, tu puisses parler comme si tu avaistoujours été ici.

KASANDRA.

Le prophète Apollôn m’a fait ce don.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Le Dieu n’était-il point saisid’amour&|160;?

KASANDRA.

Autrefois, la pudeur m’eût empêchée del’avouer.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Certes, qui possède la puissance en abuse.

KASANDRA.

Ce fut un lutteur violent, car son cœur étaitplein d’amour pour moi.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Lui as-tu accordé de s’unir à toi, comme fontceux qui s’aiment&|160;?

KASANDRA.

Je promis, mais je trompai Loxias.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Étais-tu déjà douée de l’art de ladivination&|160;?

KASANDRA.

Déjà je prophétisais tous leurs malheurs à nosconcitoyens.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Mais la colère de Loxias t’a-t-elleépargnée&|160;?

KASANDRA.

Personne ne me croit plus depuis que j’aiainsi menti.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Tu nous sembles, cependant, une divinatricevéridique.

KASANDRA.

Hélas, hélas&|160;! ô malheur&|160;! Denouveau le travail prophétique gonfle ma poitrine, prélude du chantterrible&|160;! Voyez-vous ces enfants assis dans les demeures,semblables aux apparitions des songes&|160;? Ce sont des enfantségorgés par leurs parents. Ils apparaissent, tenant à pleines mainsleur chair dévorée, leurs intestins, leurs entrailles, misérablenourriture dont un père a pris sa part&|160;! C’est pourquoi jevous dis qu’un lion lâche médite, en se roulant sur le lit del’époux, la vengeance de ce crime. Malheur à celui qui est revenu,à mon maître, puisqu’il me faut subir le joug de laservitude&|160;! Le chef des nefs, le destructeur d’Ilios, ne saitpas ce qu’il y a sous le visage souriant et les paroles sans nombrede l’odieuse chienne, et quelle horrible destinée elle lui prépare,telle qu’une fatalité embusquée&|160;! Elle médite cela, la femelletueuse du mâle&|160;! Comment la nommer, cette bêtemonstrueuse&|160;? Serpent à deux têtes, Skylla habitante desrochers et perdition des marins, pourvoyeuse du Hadès qui soufflesur les siens les implacables malédictions&|160;! Quel cri elle ajeté, la très audacieuse, comme un cri de victoire dans le combat,comme si elle se réjouissait du retour de son mari&|160;!Maintenant, si je ne t’ai point persuadé, et pourquoi leserais-tu&|160;? ce qui doit arriver arrivera. Certes, tu serastémoin et tu diras, plein de pitié, que je n’étais qu’un prophètetrop véridique.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

J’ai reconnu, et j’en ai eu horreur, le repasde Thyestès qui dévora la chair de ses enfants, et la terreur mesaisit en entendant ces choses si vraies et non inventées&|160;;mais, pour celles que tu as dites d’abord, je dévie du droitchemin.

KASANDRA.

Je te le dis, tu verras le meurtred’Agamemnôn.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ô malheureuse&|160;! contrains ta bouche demieux parler.

KASANDRA.

Il n’y a aucun remède à ce que j’ai dit.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Non, certes, si cela doit arriver. Mais quecela n’arrive pas&|160;!

KASANDRA.

Toi, tu pries&|160;! Eux ne songent qu’àl’égorgement&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Par quel homme ce crime serait-ilaccompli&|160;?

KASANDRA.

Certes, tu n’as point compris mes oracles.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

En effet, je ne comprends point l’embûche quise prépare.

KASANDRA.

Pourtant, je ne sais que trop la langue desHellènes.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Les Oracles de Pythô la savent aussi&|160;;cependant on les comprend peu aisément.

KASANDRA.

Dieux&|160;! quelle ardeur se rue enmoi&|160;! Ah&|160;! hélas&|160;! Apollôn Lykien&|160;!hélas&|160;! à moi, à moi&|160;! Cette lionne à deux pieds, qui acouché avec le loup en l’absence du noble lion, elle m’égorgera,moi, malheureuse&|160;! En préparant le crime, elle se vante, memettant de moitié dans sa colère, d’aiguiser l’épée contre son mariet de vouloir sa mort, parce qu’il m’a conduite ici. Mais pourquoigarder ces vanités, ce sceptre et ces bandelettes fatidiques autourde ma tête&|160;? Certes, je les briserai avant ma dernière heure.Allez, je vous foule aux pieds&|160;! Je vous suivrai bientôt.Portez à quelque autre vos dons funestes. Qu’Apollôn lui-même medépouille de la robe fatidique&|160;! Ô Apollôn, tu m’as vue déjà,sous ces ornements, tournée en dérision par mes amis qui, sanscause, certes, étaient mes ennemis&|160;! Ils m’ont nomméevagabonde, mendiante, moi, misérable et affamée&|160;! Etmaintenant, le prophète qui m’a faite prophétesse m’a entraînée àcette fin lamentable. Au lieu de l’autel paternel, c’est un billotde cuisine qui m’attend, et c’est là que je serai égorgée toutechaude&|160;! Mais je ne mourrai pas non vengée par les dieux.Certes, un autre viendra qui prendra notre vengeance en mains etqui tuera sa mère, en expiation du meurtre de son père. Certes, ilest exilé et vagabond loin de cette terre, mais il reviendra afind’ajouter un dernier crime à tous ceux de sa race. Les dieux ontjuré un grand serment, qu’il serait ramené par la chute de son pèrequi gît égorgé. Mais pourquoi gémir ainsi devant ces demeures,puisque j’ai vu Ilios subir sa destinée et que les dieuxréservaient celle-ci aux vainqueurs de ma ville&|160;? J’irai, jesubirai aussi ma destinée. Voici la porte du Hadès. Que je soistuée d’un seul coup&|160;! Que mon sang coule tout entier sansconvulsion et que je ferme tranquillement les yeux&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ô très malheureuse&|160;! Ô femme qui saistant de choses, combien tu as parlé&|160;! Mais si tu sais aussi tapropre destinée, pourquoi, comme le bœuf voué aux dieux, courir siaudacieusement à l’autel&|160;?

KASANDRA.

Je ne puis fuir. Ô étrangers, je suis étreintepar le temps.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Qui meurt le plus tard possible est plus fortque le temps.

KASANDRA.

Voici mon jour. Je ne gagnerais rien àfuir.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Sache que tu es malheureuse par trop decourage.

KASANDRA.

Mourir bravement est un grand honneur pour lesmortels.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Nul, parmi les heureux, ne croit cela.

KASANDRA.

Hélas, ô père&|160;! Toi et tes noblesenfants&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Qu’est-ce&|160;? quelle terreur te faitreculer&|160;?

KASANDRA.

Hélas&|160;! hélas&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Pourquoi hélas&|160;? pourquoi crierhélas&|160;? Est-ce quelque nouvelle terreur&|160;?

KASANDRA.

Ces demeures sentent le meurtre et le sangrépandu&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Comment n’auraient-elles point cette odeur,puisqu’on fait des sacrifices au foyer&|160;?

KASANDRA.

Non, c’est la vapeur qui monte de latombe&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Certes, ce n’est point là un parfumsyrien.

KASANDRA.

Allons&|160;! J’entrerai dans les demeurespour y gémir encore sur ma destinée et sur celle d’Agamemnôn. J’aiassez vécu. Salut, ô étrangers&|160;! Je ne suis pas épouvantéecomme l’oiseau par le piége tendu. Soyez-en témoins puisque je vaismourir. Une femme sera tuée pour me venger, moi, femme&|160;; unhomme sera égorgé pour venger un homme funestement marié.Étrangère, je n’ai trouvé que cette hospitalité, la mort&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ô malheureuse&|160;! que j’ai pitié de tadestinée fatale&|160;!

KASANDRA.

Je veux encore parler de ma destinée et melamenter sur elle. J’appelle et supplie Hèlios que je regarde pourla dernière fois&|160;! Que mes meurtriers payent à mes vengeurs lesang de la captive aisément égorgée&|160;! Ô les choseshumaines&|160;! si elles prospèrent, une ombre les anéantit, et,dans l’adversité, une éponge imprégnée d’eau en efface latrace&|160;! Et c’est sur cela que je gémis plus que sur lereste.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Il n’y a point de satiété du bonheur pour lesmortels, et nul ne nous repousse des demeures déjà montrées audoigt pour leurs richesses, en disant&|160;: Tu n’entreraspas&|160;! Les dieux heureux ont accordé à celui-ci de prendre laville de Priamos, et il revient dans sa demeure, honoré par lesdieux. Mais, si, maintenant, il lui faut expier les discordes etles meurtres de ceux qui ont tué avant lui, s’il doit mourir pourd’autres morts, quel mortel, sachant cela, pourrait se vanterd’être né pour une destinée heureuse&|160;?

AGAMEMNÔN.

A moi&|160;! Je suis frappé d’une blessuremortelle, en plein cœur&|160;!

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Silence&|160;! Qui a crié, blessé d’un coupmortel&|160;?

AGAMEMNÔN.

Encore&|160;! Je suis frappé d’une autreblessure&|160;!

SECONDDEMI-CHŒUR.

C’est un cri du roi&|160;! Il semble qu’uncrime ait été commis. Délibérons sur ce qu’il nous faut faire.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Pour moi, je vous dirai ma pensée&|160;:appelons les citoyens vers la demeure, afin d’y porter secours.

SECONDDEMI-CHŒUR.

Il me semble qu’il faudrait plutôt nous ruerdans la maison et punir le crime l’épée encore en main.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

J’y consens. Il faut agir et ne pointtarder.

SECONDDEMI-CHŒUR.

Il faut voir. En effet, c’est ainsi qu’ilscommencent, ceux qui aspirent à la tyrannie.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Nous perdons le temps&|160;; mais eux, ilsfoulent aux pieds le mérite de la prudence, et leur main ne dortpas&|160;!

SECONDDEMI-CHŒUR.

Je ne sais quel conseil vous donner. Je pense,cependant, qu’il vaut mieux délibérer qu’agir.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Je le pense aussi, car il n’est pas en mapuissance de faire par des paroles que les morts se tiennentdebout.

SECONDDEMI-CHŒUR.

Mais faut-il sacrifier toute notre vie auxviolateurs de cette maison, et seront-ils nos maîtres&|160;?

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Cela n’est pas supportable. Mieux vaut mourir.La mort vaut mieux que la soumission à la tyrannie.

SECONDDEMI-CHŒUR.

Mais quelle preuve avons-nous, autre que cecri poussé, pour affirmer que le roi a été tué&|160;?

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Certes, il ne faut affirmer qu’en toutecertitude. Il y a loin de la certitude à la conjecture.

SECONDDEMI-CHŒUR.

Je le pense aussi. Il faut attendre que noussachions sûrement ce qui est arrivé à l’Atréide.

KLYTAIMNESTRA.

Je n’aurai point honte de démentir maintenantles nombreuses paroles que j’ai dites déjà, comme il convenait dansle moment. De quelle façon, en effet, préparer la perte de celuiqu’on hait et qu’on semble aimer, afin de l’envelopper dans unfilet dont il ne puisse se dégager&|160;? A la vérité, il y a bienlongtemps que je songe à livrer ce combat. J’ai tardé, mais letemps est venu. Me voici debout, je l’ai frappé, la chose estfaite. Certes, je n’ai point agi avant qu’il ne lui fût impossiblede se défendre contre la mort et de l’éviter. Je l’ai enveloppéentièrement d’un filet sans issue, à prendre les poissons, d’unvoile très-riche, mais mortel. Je l’ai frappé deux fois, et il apoussé deux cris, et ses forces ont été rompues, et, une foistombé, je l’ai frappé d’un troisième coup, et le Hadès, gardien desmorts, s’en est réjoui&|160;! C’est ainsi qu’en tombant il a rendul’âme. En râlant, il m’a arrosée d’un jaillissement de sa blessure,noire et sanglante rosée, non moins douce pour moi que ne l’est lapluie de Zeus pour les moissons, quand l’épi ouvre l’enveloppe.Voici où en sont les choses, vieillards Argiens qui êtes ici.Réjouissez-vous, si cela vous plaît&|160;; moi, je m’applaudis.S’il était convenable de faire des libations sur un mort, certes,on pourrait en faire à bon droit sur celui-ci. Il avait empli lekratèr de cette maison de crimes exécrables, et lui-même y a bu àson retour.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

J’admire l’insolence de ta langue. Tu teglorifies de parler ainsi de ton mari&|160;!

KLYTAIMNESTRA.

Tu me prends pour une femme irrésolue, et moi,je vous le dis, d’un cœur inébranlable, afin que vous lesachiez&|160;: louez ou blâmez-moi, peu importe. Celui-ci estAgamemnôn, mon mari. Il est mort, et c’est ma main qui l’ajustement frappé. C’est un travail bien fait. La chose estdite.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Strophe I.

Ô femme&|160;! quel fruit maudit de la terreas-tu mangé&|160;? Quel poison sorti de la mer as-tu bu, pouramasser ainsi sur toi, avec ce crime horrible, les exécrations dupeuple&|160;? Tu as renversé, tu as égorgé. En horreur auxcitoyens, tu seras chassée d’ici&|160;!

KLYTAIMNESTRA.

Maintenant, tu veux que je sois chassée de laville, bannie, chargée de la haine des citoyens et des exécrationsdu peuple, et tu ne reproches rien à cet homme, lui qui a sacrifiésa fille sans plus de souci d’elle que d’une des brebis quiabondaient dans les pâturages, elle, la très chère enfant quej’avais mise au monde, et afin d’apaiser les vents Thrèkiens&|160;!N’est-ce pas lui qu’il eût fallu chasser d’ici en expiation decette impiété&|160;? Mais, sachant ce que j’ai fait, tu m’es unjuge inexorable. Certes, je te le dis, tu peux menacer, je suisprête. Celui qui aura la victoire commandera. Si un dieu a résoluta défaite, du moins la sagesse t’aura été enseignée.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Antistrophe I.

Tu parles, pleine d’audace et d’orgueil, etton esprit furieux est ivre du sang du meurtre&|160;! Cette tachede sang sur ta face est non vengée&|160;; et il te faut, abandonnéedes tiens, expier la mort par la mort.

KLYTAIMNESTRA.

Écoute ce serment sacré&|160;: Par la justevengeance de ma fille, par Atè, par Érinnys, à qui j’ai offert lesang de cet homme, je ne crains pas d’entrer jamais dans la maisonde la terreur, aussi longtemps qu’Aigisthos, qui m’aime, allumerale feu de mon foyer, comme il l’a fait déjà avant ce jour. Eneffet, il est le large bouclier qui abrite mon audace. Le voilàgisant celui qui m’a outragée, les délices des Khrysèis qui ontvécu devant Ilios&|160;! Et la voici, la captive, la divinatricefatidique, qui partageait son lit, venue avec lui sur les nefs. Ilsn’ont point été frappés injustement, et, quant à lui, tu saiscomment. Pour elle, pareille au cygne, elle a chanté son chant demort. Elle gît, la bien-aimée&|160;! Et les voluptés de mon lit ensont accrues&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Strophe II.

Hélas&|160;! puisse la destinée, sans de tropgrandes douleurs, sans que nous languissions sur un lit, nousdonner promptement le sommeil éternel et sans fin, puisqu’il estmort celui qui nous protégeait et nous aimait, lui qui, après avoirtant souffert pour la cause d’une femme, a perdu la vie par lecrime d’une femme&|160;!

Strophe III.

Ah&|160;! insensée Héléna&|160;! Seule, qued’innombrables âmes tu as perdues sous Troia&|160;! Et voici que tuavais aussi marqué d’une ineffaçable tache de sang la vie glorieusede celui qui vient de mourir&|160;! Dès lors, Éris, enfermée dansles demeures, a médité le meurtre de l’homme.

KLYTAIMNESTRA.

N’invoquez pas la Moire de la mort en vouslamentant sur ce que j’ai fait&|160;; ne vous irritez pas contreHéléna, parce qu’elle a détruit les guerriers. Elle n’a point perduseule tant d’âmes Danaennes, ni causé seule ces intolérablesdouleurs.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Antistrophe II.

Ô daimôn qui as hanté cette demeure et lesdeux Tantalides, tu as doué les femmes de leur audace sauvage, ettu déchires mon cœur&|160;! Et, debout sur ce cadavre, comme uncorbeau funèbre, la voilà qui chante son chant detriomphe&|160;!

KLYTAIMNESTRA.

Antistrophe III.

Voici que tu parles plus véridiquement enaccusant le daimôn trois fois terrible de cette race. C’est lui, eneffet, qui excite cette soif du sang dans nos entrailles. Avantqu’une première plaie soit fermée, un nouveau sangjaillit&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Strophe IV.

Certes, tu te hâtes de rappeler le daimônfurieux de ces demeures. Hélas&|160;! hélas&|160;! Maux terribleset fortune lamentable&|160;! Ô dieux&|160;! hélas&|160;! c’est Zeusqui a tout voulu et tout fait. Rien, en effet, n’arrive parmi leshommes sans Zeus. Rien ne nous est envoyé que par les dieux.Hélas&|160;! hélas&|160;! ô roi, ô roi&|160;! comment tepleurerai-je&|160;? comment dirai-je combien je t’aimais&|160;? Tugis dans cette toile d’araignée, ayant rendu l’âme par un meurtreimpie&|160;! Malheur à moi&|160;! Te voilà couché sur ce litd’esclave par un crime plein de ruse, frappé de la hache à deuxtranchants&|160;!

KLYTAIMNESTRA.

Strophe V.

Tu dis que ce crime est le mien, mais ne dispas que je suis la femme d’Agamemnôn. Celui qui a pris maforme&|160;? c’est l’antique et inexorable vengeur d’Atreus et deson repas horrible. C’est lui qui a vengé sur cet homme les enfantségorgés.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Antistrophe IV.

Qui témoignera que tu es innocente de cemeurtre&|160;? Comment&|160;? comment&|160;? Que le vengeur cachédu père vienne à son tour&|160;! Le noir Arès s’acharne à verser lesang de votre famille&|160;; mais, d’où qu’il vienne, il ne feraqu’ajouter au sang des enfants dévorés&|160;! Hélas&|160;!hélas&|160;! ô roi&|160;! ô roi&|160;! comment tepleurerai-je&|160;? comment dirai-je combien je t’aimais&|160;? Tugis dans cette toile d’araignée, ayant rendu l’âme par un meurtreimpie&|160;! Malheur à moi&|160;! Te voilà couché sur ce litd’esclave, par un crime plein de ruse, frappé de la hache à deuxtranchants&|160;!

KLYTAIMNESTRA.

Antistrophe V.

Je ne pense pas qu’il ait reçu une mortindigne de lui. N’a-t-il pas apporté le désespoir dans cesdemeures, et ouvertement&|160;? Il a odieusement sacrifié la filleque j’avais eue de lui, Iphigénéia tant pleurée. Certes, il estmort justement. Qu’il ne se plaigne pas dans le Hadès&|160;! Il asubi la mort sanglante qu’il avait donnée.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Strophe VI.

J’hésite, je ne sais plus que penser. Quefaire, dans mon angoisse, devant la chute de cette maison&|160;? Jetremble au fracas du torrent de sang qui engloutit cette demeure,car ce n’est plus une pluie. Après chaque crime, la Moire aiguiseun autre crime pour l’expiation&|160;!

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Antistrophe VI.

Ô terre, terre&|160;! Que ne m’as-tu enfermé,avant que j’aie vu celui-ci couché au fond de la baignoired’argent&|160;! Qui l’ensevelira&|160;? qui le pleurera&|160;?Oseras-tu le faire, toi qui as égorgé ton mari&|160;? Oseras-tu lepleurer&|160;? Oseras-tu rendre, malgré elle, ces honneurs à sonâme, après un aussi grand crime&|160;?

SECONDDEMI-CHŒUR.

Qui chantera les louanges funèbres de cethomme divin&|160;? Qui répandra sur lui des larmessincères&|160;?

KLYTAIMNESTRA.

Strophe VII.

Il ne convient pas que tu prennes ce souci. Ilest tombé, il est mort par moi. Je l’ensevelirai, non pleuré parles siens. Mais Iphigénéia, sa fille, avec un tendre baiser,viendra, comme il convient, au-devant de son père, sur les bords durapide fleuve des douleurs, et le serrera dans ses bras.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Antistrophe VII.

Outrage pour outrage&|160;! Comment sortir decet enchaînement de crimes&|160;? Celui qui tue expie, et le sangpaye le sang. Tant que Zeus restera dans la durée, qui aura commisle crime l’expiera. Cela est à jamais ainsi. Qui peut chasser de sademeure une race légitime&|160;? Elle en est inséparable, elle yest indissolublement attachée.

KLYTAIMNESTRA.

En vérité, il en est ainsi. Certes, je jure audaimôn des Pleisthénides que je supporterai cette destinée, bienqu’elle soit lourde. Que ce daimôn sorte donc d’ici, et qu’il ailleépouvanter d’autres races par des égorgements mutuels&|160;! Il mesuffit de la plus petite part de nos richesses, pourvu que jedétourne de nos demeures la fureur des égorgementsmutuels&|160;!

AIGISTHOS.

Ô bienheureuse lumière de ce jour qui m’aapporté la vengeance&|160;! Maintenant, je croirai qu’il est desdieux vengeurs qui regardent d’en haut les misères deshommes&|160;! Je vois, en effet, cet homme étendu mort dans la robedes Érinnyes, et cela m’est doux, car il a expié les fureurs de sonpère. Atreus, le roi de cette terre, le père de cet homme, adisputé la puissance à Thyestès, pour le nommer clairement, à monpère qui était son propre frère, et l’a chassé des demeurespaternelles. Et le malheureux Thyestès, ayant été rassuré sur savie, revint en suppliant à ce foyer, où, mort, il ne devait passouiller de son sang le sol de la patrie. Et le père de cet homme,l’impie Atreus, cachant la haine sous l’amitié et préparant desviandes comme pour un jour de fête, lui donna à manger la chair deses enfants&|160;! Assis au haut bout, Atreus, joyeux, coupait etpartageait les doigts des pieds et des mains. Et voici queThyestès, prenant ces morceaux qui ne pouvaient être reconnus,mangea un repas fatal, comme tu vois, à la race d’Atreus. Mais,s’étant aperçu du crime abominable, il poussa un gémissement ettomba, vomissant ce meurtre. Et il appela l’inexorable exécrationsur les Pélopides, renversant la table et vouant par sa malédictiontoute la race des Pleisthénides à la mort. Et c’est pourquoi tupeux voir cet homme égorgé, et c’est moi qui l’ai tué justement.J’étais le troisième enfant de mon malheureux père, et je fuschassé avec lui, tout petit dans mes langes. Devenu homme, lajustice m’a ramené, et j’ai tendu des embûches à celui-ci, et, bienqu’absent, j’ai tout mené à fin. Aussi, maintenant, je trouverai lamort belle, puisque je vois cet homme enveloppé dans le filet de lajustice&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Aigisthos, je ne respecte pas l’insolence dansle crime. Tu dis que tu as tué cet homme, et que, seul, tu asmédité ce meurtre lamentable&|160;! Certes, j’affirme que ta têten’échappera point au jugement. Sache-le, tu seras condamné par lepeuple à être lapidé.

AIGISTHOS.

Parles-tu donc si haut, toi qui es assis audernier aviron, quand d’autres commandent et tiennent la barre dela nef&|160;? Tu sauras bientôt ce qu’il faut savoir, bien quevieux, et qu’il soit difficile d’apprendre à ton âge. Mais leschaînes et les angoisses de la faim sont, pour la vieillesse aussi,de bons maîtres et d’excellents médecins. Vois-tu maintenant&|160;?Ouvres-tu les yeux&|160;? Ne te révolte pas contre l’aiguillon, depeur d’en gémir.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Femme&|160;! c’est donc toi, gardienne desdemeures, qui, ayant souillé le lit de ton mari, as médité lemeurtre du chef de l’armée, à son retour de la guerre&|160;!

AIGISTHOS.

Certes, ces paroles feront que tupleureras&|160;! Ton langage est tout différent de celui d’Orpheus.En effet, il attirait toutes choses par le charme qui venait de savoix, et toi, tu repousses par tes doux hurlements. Une fois sousle joug, tu seras plus traitable.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Comment serais-tu maître des Argiens, toi qui,ayant médité le meurtre de cet homme, n’as pas osé le tuer de tapropre main&|160;?

AIGISTHOS.

Il est clair que c’était à une femme del’envelopper de ruses. Moi, son ennemi depuis longtemps, j’étaissuspect. Maintenant, à l’aide de ses richesses, je tenterai decommander aux Argiens. Celui qui n’obéira pas, je le dompterairudement comme un jeune étalon furieux et rebelle au frein. La faimunie aux ténèbres horribles le verra bientôt apaisé.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Pourquoi, dans ton lâche cœur, n’as-tu pas tuéseul cet homme&|160;? C’est sa femme, souillure de cette terre etde nos dieux, qui l’a tué. Orestès ne voit-il point la lumièrequelque part, et, par une fortune favorable, ne reviendra-t-ilpoint dans sa patrie pour vous châtier tous deux&|160;?

AIGISTHOS.

Puisque tu agis et parles ainsi, tu vassavoir…

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Allons, chers compagnons&|160;! le combat estproche.

AIGISTHOS.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Allons&|160;! que chacun tienne en main l’épéehors la gaîne.

AIGISTHOS.

Voici mon épée nue&|160;! Moi aussi, je nefuirai pas la mort.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Tu dis que tu acceptes la mort&|160;? Prenonsdonc la fortune pour juge&|160;!

KLYTAIMNESTRA.

Ô le plus cher des hommes, ne causons pas denouveaux malheurs&|160;! Cette lamentable moisson n’a été que tropabondante. Assez de calamités, ne nous baignons plus dans le sang.Allez, vieillards, mettez-vous à l’abri dans vos demeures avantd’être frappés. Nous avons fait ce qu’il fallait faire, selon lanécessité des choses. Certes, s’il faut expier notre action, c’estassez que nous subissions la colère terrible des dieux. Telle estla pensée d’une femme, si quelqu’un a souci de la connaître.

AIGISTHOS.

Ainsi, ils m’outrageraient de leur langueinsensée, ils invoqueraient contre moi la colère des daimônes, et,sans nulle prudence, ils braveraient leur maître&|160;!

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ce ne serait point agir en Argiens que deflatter un pervers.

AIGISTHOS.

Mais moi, je te châtierai quelque jour.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Non&|160;! si un dieu excite Orestès afinqu’il revienne.

AIGISTHOS.

Je sais que les exilés se repaissentd’espérances.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Engraisse-toi&|160;! Viole la justice, puisquecela t’est permis.

AIGISTHOS.

Sache que tu seras châtié de cetteinsolence.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Glorifie-toi, comme le coq auprès de lapoule&|160;!

KLYTAIMNESTRA.

Laisse-les aboyer en vain. Toi et moi nouscommanderons dans ces demeures, et nous mettrons l’ordrepartout.

Partie 2
Les Khoèphores

 

ORESTÈS.

Hermès souterrain, qui tiens de ton père cettepuissance, sois mon sauveur, aide-moi, je t’ en supplie !Voici que je reviens dans ce pays, après un long exil, et je parleà mon père sur le tertre de sa tombe, afin qu’il m’entende et qu’ilm’exauce. Cette tresse de cheveux est pour Inakhos qui m’a nourri,et cette autre est une offrande douloureuse.

Que vois-je ? Quel est ce rassemblementde femmes vêtues de robes noires ? Qu’est-il arrivé ?Quelle calamité nouvelle est tombée sur cette demeure ?Viennent elles apporter à mon père les libations qui apaisent lesmorts ? C’est cela, et non autre chose. Il me semble voir, eneffet, Èlektra, ma sœur, qui s’avance, chargée d’un grand deuil. ÔZeus ! donne-moi de venger le meurtre de mon père !Aide-moi, sois-moi propice ! Pyladès, sortons du chemin, afinque je sache sûrement quelle est cette supplication de femmes.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Strophe I.

Envoyée de la demeure, je porte des libationsen me frappant cruellement de mes mains. Ma joue est ensanglantéedes déchirures récentes que mes ongles y ont faites. Mon cœur serepaît sans cesse de lamentations ; et, dans les transports demes douleurs, je mets en lambeaux mes vêtements, ce péplos noir quicouvre la poitrine de celles qu’afflige une destinée mauvaise.

Antistrophe I.

Voici que la terreur, qui hérisse les cheveux,qui se révèle par les songes, soufflant la colère dans le sommeil,brusquement, pendant la nuit, terrible, a éveillé des cris au fonddes demeures, en pénétrant dans la chambre des femmes. Lesdivinateurs des songes, sous l’étreinte des dieux, ont dit que ceuxqui habitent sous la terre étaient indignés et enflammés de fureurcontre les meurtriers.

Strophe II.

Ô terre, terre ! Cette femme impie m’aenvoyée, cherchant par une expiation vaine à détourner lemalheur ; mais je crains de parler. En effet, peut-on racheterle sang répandu ? Ô lamentable foyer ! Ô écroulement deces demeures ! Plus de lumière ! Les ténèbres odieusesaux mortels ont enveloppé cette maison à la mort de sesmaîtres !

Antistrophe II.

L’auguste respect, autrefois invincible,tout-puissant, inébranlable, qui entrait dans les oreilles et dansl’esprit, a maintenant disparu. Qui n’est point épouvanté ? Lafélicité est déesse parmi les mortels, et plus que déesse ;mais la justice rapide frappe les uns en plein jour, ou, plustardive, atteint les autres au seuil des ténèbres. D’autres, enfin,sont engloutis dans la nuit éternelle.

Épôde.

Quand la terre nourricière a bu le sang, lasouillure vengeresse devient ineffaçable. Le remords terribletravaille le coupable. La virginité une fois violée, il n’y a plusde remède. Les fleuves réuniraient leurs eaux qu’ils ne laveraientpoint la main qu’a souillée le meurtre. Pour moi, les dieux m’ontenveloppée dans la calamité de ma ville : ils m’ont jetée dansla servitude, loin des toits paternels. Il appartient à ceux quisont, par la violence, les maîtres de ma vie d’être, comme il leurconvient, justes ou injustes. Il me faut réprimer l’amèreindignation de mon cœur. Voici que, dans ma douleur cachée, jebaigne mes vêtements de larmes sur la triste destinée de mesmaîtres.

ÈLEKTRA.

Femmes esclaves, servantes des demeures, quim’accompagnez dans cette supplication, conseillez-moi sur ceci. Enversant les libations funèbres sur ce tombeau, quelles parolespropices prononcerai-je ? Comment prier mon père ?Dirai-je que je viens à l’époux bien-aimé de la part de la chèreépouse, de ma mère ? Jamais je ne l’oserai, et je ne sais quedire en versant cette libation sur le tombeau de mon père. Luidirai-je qu’il doit rendre le mal pour le mal, comme c’est lacoutume parmi les hommes qui offrent des présents à ceux qui leuren font ? Ou bien, muette et sans nul honneur, puisque monpère a été égorgé, me retirerai-je, après avoir versé les libationscomme pour l’expiation d’un crime, et jeté le vase derrière moi, endétournant les yeux ? Ô amies ! conseillez-moi, car nousavons toutes la même haine dans ces demeures. Ne cachez donc rien,par crainte, au fond de votre cœur, car ce que la destinée a décidéarrive pour l’homme libre comme pour celui qui subit le joug d’unepuissance étrangère. Parle donc, si tu as quelque chose de mieux àconseiller.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Respectant le tombeau de ton père autant qu’unautel, je te dirai ma pensée puisque tu me l’ordonnes.

ÈLEKTRA.

Parle donc, si tu respectes le tombeau de monpère.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

En versant les libations, fais des prièrespour ceux qui lui étaient bienveillants.

ÈLEKTRA.

Quels amis nommerais-je ?

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Toi-même d’abord, et quiconque haitAigisthos.

ÈLEKTRA.

Je ferai donc des vœux pour moi et pourtoi ?

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Tu as bien dit, certes, et tu m’ascomprise.

ÈLEKTRA.

Et quel nom ajouter aux nôtres ?

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Souviens-toi d’Orestès, tout absent qu’ilest.

ÈLEKTRA.

Tu me donnes un conseil juste et sage.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Maintenant, souviens-toi des coupables, del’égorgement de ton père.

ÈLEKTRA.

Que dirai-je ? Je ne sais.Enseigne-le-moi.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Souhaite qu’il leur arrive un dieu ou unhomme.

ÈLEKTRA.

Parles-tu d’un juge ou d’un vengeur ?

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Souhaite clairement que ce soit quelqu’un quiles égorge à leur tour.

ÈLEKTRA.

Puis-je adresser justement une telle prièreaux dieux ?

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Comment ne serait-il point permis de rendre àdes ennemis le mal pour le mal ?

ÈLEKTRA.

Grand messager des dieux supérieurs etinférieurs, entends-moi, Hermès souterrain ! Apprends-moi queles daimones ont écouté mes prières, eux qui veillent sur lesdemeures paternelles, et que la terre aussi m’a écoutée, elle quienfante et nourrit toutes choses, et qui les reprend denouveau ! Et moi, en versant ces libations expiatrices auxmorts, je dis, invoquant mon père : Aie pitié de moi et de moncher Orestès, et fais que notre foyer nous soit rendu ! Car,maintenant, nous errons, trahis par notre mère, depuis qu’à taplace elle a mis un autre homme, Aigisthos, qui a pris part à tonégorgement. Moi, je suis esclave ; et, privé de tes biens,Orestès est en exil, tandis que, dans leur insolence, ils jouissentimpudemment des fruits de tes travaux. Je te supplie pourqu’Orestès revienne heureusement. Et toi, exauce-moi, monpère ! Donne-moi de valoir beaucoup mieux que ma mère, et demieux agir. Voilà nos vœux. Je souhaite à nos ennemis que tonvengeur apparaisse ! Que les meurtriers soient tués à leurtour, comme cela est juste. Je mêle à mes prières ces imprécationsfunestes que je crie contre eux. Du fond du Hadès envoie noustoutes les prospérités, avec l’aide des dieux, de la terre, de lajustice victorieuse ! Après ces vœux, je verse ces libations.Vous, poussez des lamentations et chantez le paianfunèbre !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Pleurez avec des sanglots sur le maîtrelamentable, tandis que les libations sont répandues en l’honneur decelui qui défend les bons des mauvais et détourne de nous l’odieusesouillure. Entends, entends, ô vénérable, ô roi, entends mesprières, des ténèbres où gît ton âme ! Ah ! hélas !ô dieux ! Quel héros, puissant par la lance, rachètera tesdemeures ? Un Skythe, un Arès, tendant de ses mains, dans lecombat, l’arc recourbé, ou, la tête en arrière, saisissant par lapoignée l’épée qu’il agite ?

ÈLEKTRA.

Mon père possède désormais ces libations quela terre a bues. Mais écoutez-moi avec attention.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Parle donc. Mon cœur tressaille decrainte.

ÈLEKTRA.

Je vois, là, une tresse de cheveux coupée, surce tombeau.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Est-ce d’un homme ou d’une jeune fille à largeceinture ?

ÈLEKTRA.

Il est facile de le deviner.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Comment l’apprendrais-je de toi étant la plusâgée ?

ÈLEKTRA.

Nul, si ce n’est moi, n’aurait coupé cettetresse.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Ceux à qui il conviendrait de couper leurchevelure en marque de deuil sont, en effet, nos ennemis.

ÈLEKTRA.

Cependant cette tresse est semblable à mespropre cheveux.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Serait-ce une offrande secrèted’Orestès ?

ÈLEKTRA.

Certes, ces cheveux sont tout semblables àceux d’Orestès !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Comment aurait-il osé venir ici ?

ÈLEKTRA.

Il a envoyé cette tresse, l’ayant coupée enhonneur de son père.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Ce que tu me dis ne me cause pas moins delarmes, s’il ne doit jamais toucher du pied cette terre.

ÈLEKTRA.

Moi aussi, un grand trouble a envahi mon cœur,et je suis heurtée d’un flot d’amertume comme d’un traitlancé ! De mes yeux coulent d’intarissables larmes brûlantes,telles qu’un torrent, quand je regarde cette tresse ! Eneffet, je ne puis croire qu’elle appartienne à quelque autrecitoyen. Certes, elle ne l’a point coupée sur sa tête, lameurtrière, ma mère, bien qu’elle ne mérite point ce nom, par sahaine impie contre ses enfants. Mais comment saurai-je sûrement sicet ornement vient d’Orestès qui m’est le plus cher deshommes ? Je me flatte de cette espérance. Hélas ! plûtaux dieux que ces cheveux eussent une voix favorable, ainsi qu’unmessager ! Je ne serais pas agitée de pensées contraires, etje saurais clairement quelle est cette tresse, la repoussant sielle a été coupée sur une tête ennemie, ou, si elle vient de monfrère, la vouant, dans notre douleur commune, au tombeau paternel,comme un ornement et un honneur. Mais invoquons les dieux quisavent tout, tandis que nous sommes secoués par les flots comme lesmarins ; et, si nous devons être sauvés, qu’un arbre trèsenraciné sorte de ce faible germe ! Voici un autreindice : des traces semblables à celles de mes pieds. Cesempreintes sont doubles, les siennes et celles d’un compagnon. Lestalons et les doigts ont l’exacte mesure des miens. Certes, je suispleine d’angoisse et de trouble.

ORESTÈS.

Prie les dieux qu’ils exaucent aussiheureusement tes autres vœux que ceux-ci.

ÈLEKTRA.

Qu’ai-je donc obtenu par la volonté desdieux ?

ORESTÈS.

Tu vois ceux que tu as long temps désirés.

ÈLEKTRA.

Sais-tu donc quel mortel je désire ?

ORESTÈS.

Je sais que tu attends Orestès avecardeur.

ÈLEKTRA.

En quoi mes vœux sont-ils accomplis ?

ORESTÈS.

Je suis Orestès ; ne cherche pas unmeilleur ami.

ÈLEKTRA.

Ô étranger, médites-tu quelque ruse contremoi ?

ORESTÈS.

J’en méditerais donc contre moi-même.

ÈLEKTRA.

Peut-être veux-tu te jouer de mes maux.

ORESTÈS.

Je me jouerais donc aussi des miens.

ÈLEKTRA.

Ainsi, tu es Orestès ! C’est à Orestèsque je parle !

ORESTÈS.

C’est lui-même que tu vois ; mais tu mereconnais avec peine. Et, cependant, tu as aperçu, déposée sur cetombeau, cette tresse des cheveux de ton frère, si semblables auxtiens. Quand tu as mesuré les traces de tes pas sur celles desmiens, tu as été transportée de joie et tu t’imaginais me voirmoi-même. Rapproche cette tresse de l’endroit où je l’aicoupée ; vois cette toile tissée par tes mains, et les coupsde la spathè, et les images d’animaux qui y sont brodées.Contiens-toi, ne cède point aux transports de ta joie, car je saisque nos proches sont nos cruels ennemis.

ÈLEKTRA.

Ô le plus cher souci des demeures de tonpère ! Espérance pleurée d’un germe sauveur ! Turecouvreras par ton courage la maison paternelle. Ô doux à mesyeux, toi qui as quatre parts dans mon cœur ! Car, il me fautte nommer mon père, et c’est à toi que va l’amour que j’avais pourma mère qui m’est justement odieuse, et pour ma sœur cruellementsacrifiée. Tu me seras un frère fidèle, toi qui, seul, viens à monaide. Que la force et la justice, et Zeus, le plus grand de tousles dieux, soient avec nous !

ORESTÈS.

Zeus ! Zeus ! contemple ceci. Voisla race de l’aigle, privée de son père étouffé dans les nœuds de lavipère horrible. La faim ronge ses petits orphelins qui ne peuventchasser comme leur père, ni suffire aux besoins du nid.Regarde-nous, Èlektra et moi, enfants sans père et chassés tousdeux de leur demeure. Si tu abandonnais les enfants de celui quit’offrait de si riches sacrifices, de quelles mains semblablesrecevrais-tu désormais les honneurs sacrés ? Une fois la racede l’aigle éteinte, par qui enverrais-tu aux mortels tes auguresvéridiques ? Si tout l’arbre royal est brûlé jusque dans sesracines, on ne pourra orner de rameaux tes autels aux jours dessacrifices. Aide-nous ! Relève de sa chute cette maison quicertes, semble maintenant à jamais écroulée.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Ô enfants, ô sauveurs du foyer paternel,taisez-vous ! Ô enfants, que nul ne vous entende et ne puisse,en parlant sans réserve, tout dénoncer à ceux qui commandent.Plaise aux dieux que je les voie un jour morts, à travers la fuméeodorante du bûcher !

ORESTÈS.

Non, certes, le tout-puissant oracle de Loxiasne me trahira pas, lui qui m’a ordonné d’affronter ce danger,m’excitant à haute voix et me menaçant, de façon à glacer mon cœurbrûlant, de malheurs terribles, si je ne vengeais le meurtre de monpère sur ses meurtriers, les tuant comme ils l’ont tué, et si je neles châtiais de m’avoir enlevé mes biens. Certes, il m’a dit que jesouffrirais alors et que je serais accablé de maux horribles. Ilm’a annoncé que les mortels seraient accablés de toutes lescalamités qu’il faut payer aux Érinnyes irritées, et que, pour moi,je serais en proie à la maladie qui rongerait mes chairs,dévorerait de ses dents féroces ma première nature, me rendraitdécrépit et blanchirait mes poils. Et il prophétisait encored’autres assauts des Érinnyes, à cause du sang de mon père, etqu’il darderait son œil flamboyant du fond des ténèbres ; carle trait sombre que lancent les morts, quand des parents ont été laproie d’un crime, et la rage, et les épouvantes nocturnes, agitent,troublent et chassent le misérable hors de la ville avec un fouetd’airain. Il n’est plus permis à l’homme souillé de prendre part dukratèr et des libations versées. Il est repoussé des autels par lacolère cachée de son père ; il n’est accueilli parpersonne ; tous le méprisent, et il meurt, longtemps après,sans amis, et consumé par une destinée lamentable et horrible.Certes, il faut croire de tels oracles. Même sans y croire,j’accomplirais encore mon dessein. En effet, d’innombrables raisonsm’y poussent : l’ordre d’un dieu, le regret profond de monpère, et, par dessus tout, mon indigence. Enfin, je ne souffriraipas que les plus illustres des citoyens qui ont courageusementrenversé Troia soient soumis à deux femmes, car Aigisthos a une âmede femme. S’il en est rien, cela se saura bientôt, etclairement.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Ô grande Moires ! Que tout s’accomplisse,avec l’aide de Zeus, selon la justice ! Que la langue ennemiesoit châtiée par une langue ennemie ! La justice réclame àhaute voix ce qui est dû. Coup mortel pour coup mortel ! Qu’ilsubisse le crime, celui qui a commis le crime ! c’est lamaxime antique.

ORESTÈS.

Strophe I.

Ô père, qui as souffert des maux terribles,que te dirai-je et que ferai-je, pour que la lumière luise dans lesténèbres et parvienne d’ici, sous la terre, jusqu’à ton litfunèbre ? Les salutations et les larmes sont les seulshonneurs rendus aux Atréides, aux antiques maîtres de cesdemeures.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Strophe II.

Enfant, la mâchoire vorace du feu ne détruitpas l’esprit d’un mort, et sa colère éclate après la vie. Le mortgémit, et le meurtrier est révélé. Le juste deuil de leursancêtres, de leurs pères, pousse de toutes parts les enfants à lavengeance.

ÈLEKTRA.

Antistrophe I.

Entends aussi ô père, mes lamentationsamères ! le gémissement funèbre de tes deux enfants te pleure.Les voici sur ta tombe, suppliants et exilés tous deux. Plus dejoie pour eux sans douleur. Leur misère est sans remède.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Certes de ces lamentations, un dieu peut fairenaître des cris de joie, s’il le veut. Au lieu de chants funèbres,l’hymne victorieux peut ramener dans les demeures royales l’ami quivient de nous rejoindre.

ÈLEKTRA.

Strophe III.

Plût aux dieux que, sous Ilios, ô père, tufusses tombé frappé par la lance de quelque Lykien ! tu auraislaissé la gloire à ta maison, tu aurais légué à tes enfants une viedigne de louanges, et tu aurais une haute tombe, honneur de tarace, sur le continent, au delà des mers !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Antistrophe II.

Cher à tes amis morts glorieusement avec toi,illustre sous la terre, roi vénérable, tu serais le ministre desgrands tyrans souterrains : car tu étais roi pendant que tuvivais, parmi ceux qui commandent aux hommes à l’aide du sceptredonné par la destinée.

ÈLEKTRA.

Antistrophe III.

Mais, ô père, tu n’as pas été rué sous lesmurailles de Troia, parmi tant d’autres domptés par la lance, et tune devais pas être enseveli sur les bords du Skamandros. Que nesont-ils morts auparavant ceux qui l’ont tué, afin qu’il pûtapprendre au loin leur mort, exempt lui-même de malheur !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Ce que tu souhaites dans ta douleur, ô enfant,est une chose plus précieuse que l’or, plus grande que le bonheurdes Hyperboréens. Mais voici que le double fouet sifflehorriblement. Nos protecteurs sont sous la terre, et les mains denos maîtres ne sont pas pures de ces crimes odieux. Il n’en est,pour des enfants, qu’une plus grande tâche à remplir.

ÈLEKTRA.

Strophe IV.

Tes paroles ont pénétré dans mon oreille commeune flèche. Zeus, Zeus ! tu envoies brusquement du Hadès latardive vengeance qui s’attache au crime des pervers et qui frappeles parents eux-mêmes.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Strophe V.

Plaise aux dieux que je pousse bientôt lehurlement lugubre sur l’homme égorgé et sur la femme morte !Pourquoi, en effet, cacher ce qui souffle dans mon cœur ? Maprofonde colère et ma haine amassée siégent sur ma face.

ORESTÈS.

Antistrophe IV.

Ah ! ah ! quand donc letout-puissant Zeus abaissera-t-il la main pour frapper cestêtes ! Que cette terre reconnaisse ta puissance ! Jedemande justice contre l’iniquité. Entendez-moi, dieuxsouterrains !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

C’est la loi que le sang répandu par lemeurtre demande un autre sang. Érinnys pousse des cris demort ! Elle rend la mort à qui a donné la mort.

ÈLEKTRA.

Strophe VI.

Où sont, où sont les puissances qui commandentaux morts ? Voyez, ô toutes-puissantes exécrations des mortségorgés, voyez les tristes restes des Atréides chassés de leurdemeure ! De quel côte se tourner, ô Zeus !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Antistrophe V.

Tout mon cœur est ébranlé par ceslamentations. A peine si je garde quelque espérance, et mon âmedevient noire en entendant tes paroles. Mais ma douleur se dissipede nouveau quand je vois ton courage, et tout me semble beau dansl’avenir.

ORESTÈS.

Antistrophe VI.

Que dirons-nous de plus ? Faut-ilrappeler les maux dont nous avons été accablés par notremère ? Il est des haines qui s’apaisent, mais non celles-ci.Ma colère contre ma mère est implacable comme un loup affamé.

ÈLEKTRA.

Strophe VII.

Elle a frappé comme Arès, ou comme une femmeKissienne toujours avide de combats. On a pu voir les coupsmultipliés de sa main s’abattant de tous côtés, de près et de loin,et redoublant ! Ma tête retentit misérablement à chaque coup.Ô dieux ! ô mère funeste et impie ! Tu as osé ensevelirton époux en ennemi, non pleuré, sans deuil et sans la foule descitoyens !

ORESTÈS.

Strophe VIII.

Tu as dit toute l’infamie du crime. Malheur àmoi ! C’est par mes mains et avec l’aide des dieux qu’elleexpiera la mort honteuse de mon père. Que je la tue et que je meureaprès !

ÈLEKTRA.

Antistrophe VII.

Afin que tu le saches, elle l’a coupé enmorceaux ; et l’ayant ainsi traité, elle l’a enseveli, voulantemplir ta vie d’une douleur intolérable. Tu sais maintenant quel aété le meurtre lamentable de ton père.

ORESTÈS.

Tu m’as dit la destinée de mon père !

ÈLEKTRA.

AntistropheVIII.

Et moi, j’étais tenue au loin, méprisée,abjecte, chassée de la demeure comme un vil chien, aimant mieux leslarmes que le rire, et, pour toute joie, cachant mon deuil et mesplaintes. Garde dans ton esprit ce que tu viens d’entendre par tesoreilles jusqu’au lieu tranquille de la pensée. Puisqu’ils ont agiainsi, demande à ta colère ce qu’il te reste à faire. Pour menertout à fin, il faut avoir un haine invincible.

ORESTÈS.

Strophe IX.

Je t’invoque, ô père ! Aide tesenfants !

ÈLEKTRA.

Et moi, je t’invoque avec meslarmes !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Et toute notre foule aussi crie verstoi ! Entends-nous, reviens à la lumière, aide-nous contre nosennemis !

ORESTÈS.

Antistrophe IX.

Qu’Arès lutte contre Ares, la vengeance contrela vengeance !

ÈLEKTRA.

Ô dieux ! donnez la victoire à ce qui estjuste !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

La terreur me saisit en écoutant cesimprécations. Ce qui est fatal est résolu depuis longtemps. Quetout arrive selon leurs vœux !

Strophe X.

Ô misères de cette race ! ô plaiesanglante d’Atè ! ô deuils terribles et lamentables ! ôdouleurs sans terme !

Antistrophe X.

Ô maux incurables de ces demeures, non causéspar d’autres, mais par ceux qui les habitent et qui prolongenteux-mêmes la sanglante discorde ! C’est l’hymne des déessessouterraines. Ô dieux heureux du Hadès, entendez les prières de cesenfants et donnez-leur la victoire !

ORESTÈS.

Ô père, toi qui n’es point mort comme un roi,je te supplie ! donne-moi de commander dans ta demeure.

ÈLEKTRA.

Et moi, père, je te supplie de me sauver de lamort terrible que doit subir Aigisthos.

ORESTÈS.

Ainsi, les hommes pourront t’offrir les repasfunèbres accoutumés ; sinon, parmi les convives, tu resteras,vil et méprisé, dans les flammes des bûchers qui engraissent laterre.

ÈLEKTRA.

Et moi, des demeures paternelles jet’apporterai, en libations nuptiales, toutes mes richesses ;et, avant toutes choses, j’honorerai ta tombe.

ORESTÈS.

Ô terre, rends-moi mon père, afin qu’ilassiste au combat !

ÈLEKTRA.

Ô Perséphassa ! Donne-nous un courageinvincible !

ORESTÈS.

Souviens-toi, père, du bain dans lequel tu asété égorgé !

ÈLEKTRA.

Souviens-toi du filet dans lequel ils t’onttué !

ORESTÈS.

Père ! tu n’avais pas été enveloppé dechaînes d’airain.

ÈLEKTRA.

Mais, très honteusement dans un traîtrevoile !

ORESTÈS.

N’es-tu pas irrité de ces outrages, ôpère ?

ÈLEKTRA.

Ne lèveras-tu pas ta tête trèschère ?

ORESTÈS.

Envoie la justice, qu’elle combatte avec lestiens ! ou bien, rends les coups que tu as reçus, si, ayantété vaincu, tu veux être victorieux à ton tour.

ÈLEKTRA.

Entends mes dernières prières, ô père, etregarde tes jeunes enfants auprès de ta tombe. Aie pitié de tafille et du mâle de ta race ! Ne laisse point s’éteindre lapostérité des Pélopides. Ainsi, en effet, tu ne disparaîtras pas,bien que tu sois mort ; car les enfants sauvent la renomméedes morts, semblables aux lièges qui font surnager les mailles dufilet. Entends-moi ! Ces larmes coulent pour ta cause, et tute sauveras toi-même si tu exauces mes prières !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Il ne faut point blâmer ces lamentationsprolongées en l’honneur de cette tombe et de cette destinée nonpleurée. A toi le reste ! Puisque tu as résolu d’agir, tentele daimôn de la fortune !

ORESTÈS.

Cela sera fait ; mais, il n’est pas horsde ceci de rechercher pour quelle cause elle a envoyé ceslibations, et pourquoi elle a voulu réparer par de tardifs honneursl’irréparable crime. C’est un don misérable à un mort insensible.Je ne puis comprendre ce que signifient ces présents si au-dessousdu crime. Donner tout ce qu’on possède pour le sang versé d’un seulhomme, c’est un travail inutile. Telle est ma pensée. Mais, si tusais, apprends-moi ce que je désir savoir.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Je le sais, ô enfant, car j’étais là. C’estagitée par la terreur des songes nocturnes que cette femme impie aenvoyé ces libations.

ORESTÈS.

Connais-tu ce songe ? Peux-tu me leraconter clairement ?

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Il lui a semblé, a-t-elle dit, enfanter undragon.

ORESTÈS.

Comment ce récit s’est-il terminé ?

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Le dragon était couché dans les langes, commeun enfant.

ORESTÈS.

Et de quoi se nourrissait ce monstrenouveau-né ?

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Dans son rêve, elle lui offrait lamamelle.

ORESTÈS.

Et comment la mamelle ne fut-elle pas blesséepar ce monstre horrible ?

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Il suça le sang mêlé au lait.

ORESTÈS.

Ce songe n’est point vain ; il lui a étéenvoyé par son mari.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Elle a poussé des cris, épouvantée par cesonge. Les torches, éteintes pendant la nuit, se sont rallumées etont couru en foule dans les demeures à la voix de la reine. Etaussitôt elle a envoyé ces libations funèbres, espérant qu’ellesapporteraient un remède sûr à son mal.

ORESTÈS.

Je supplie cette terre et le tombeau de monpère, afin que ce songe s’accomplisse pour moi ! Ainsi que jel’interprète, il concorde avec la vérité. En effet, le serpent estsorti du même sein que moi, et il a été enveloppé dans les mêmeslanges. Il a sucé les mamelles qui m’ont nourri, il a mêlé le sangà leur lait, et, dans sa terreur, ma mère a gémi de ce malterrible. De même qu’elle a allaité un monstre immonde, de mêmeelle doit mourir par la violence. C’est moi qui la tuerai, changéen dragon, comme ce songe le révèle. Je te prends pour juge del’interprétation de ce prodige.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Que cela soit ainsi ! Mais dis à tes amiss’il faut que d’autres que toi agissent, ou s’il faut qu’ils setiennent en repos.

ORESTÈS.

Ma réponse est simple. Je veux qu’Èlektrarentre dans la demeure, et je lui recommande de cacher mesdesseins. Ils ont tué par ruse l’homme vénérable ; ilsmourront aussi par ruse et seront pris dans le même piège, ainsique l’a prédit le roi Apollôn Loxias, l’infaillible divinateur.Moi, semblable à un étranger, et chargé de divers bagages,j’arriverai aux portes de la cour intérieure, comme un hôte et uncompagnon de guerre, avec le seul Pyladès. Tous deux, nousparlerons la langue Parnèside, avec l’accent Phokéen. Certes, nuldes gardiens des portes ne nous recevra avec bienveillance, cartoute cette maison est troublée par la colère des dieux. Mais nousresterons, afin que quelque passant dise, nous voyant devant lademeure : – pourquoi repousser du seuil un suppliant ?Aigisthos, s’il est ici, ne l’a-t-il point appris ?’ – Mais,si, ayant passé le seuil des portes intérieures, je trouveAigisthos assis sur le trône de mon père, ou si, pour me parler, ilvient à moi et me regarde, certes, sache-le, avant qu’il aitdit : – Étranger, d’où es-tu ?’ – je le tueraibrusquement, en le clouant de l’airain. L’Érinnys du meurtre, déjàgorgée de sang, en boira une troisième fois. Maintenant, toi,Èlektra, observe bien ce qui se passe dans la demeure, afin quetout concoure avec notre dessein. Vous, retenez votre langue ;taisez-vous ou parlez quand il le faudra. Pour le reste, je supplieLoxias de m’être favorable, puisqu’il m’a imposé cette lutte parl’épée.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Strophe I.

La terre nourrit d’innombrables terreurs et degrands maux ; les gouffres de la mer abondent de monstresterribles à l’homme ; des feux flamboyants tombent des hautesnuées, et nous pouvons nous rappeler tout ce qui vole et rampe,aussi bien que la fureur qui jaillit de la tempête.

Antistrophe I.

Mais qui dira l’aveugle audace de l’homme etde la femme, ce qu’ils osent tenter, et les amours sans frein quiamènent la ruine inévitable des mortels ? Quand il possède lecœur de la femme, cet amour qui n’est pas l’amour, il dompte leshommes comme il fait des bêtes féroces.

Strophe II.

Qu’il se rappelle, celui qui n’oublie pas,dans son esprit léger, comment la misérable Thestiade, funeste àson fils, conçut le dessein de brûler le tison qui devait durerautant que son enfant, depuis qu’ayant été mis au monde par samère, il poussa son premier vagissement, jusqu’à son jourfatal.

Antistrophe II.

Qu’on se souvienne aussi de la cruelle etabominable Skylla qui, pour des ennemis, perdit l’homme qui devaitlui être cher. Séduite par les bracelets d’or Krètois, dons deMinôs, elle coupa sur la tête de Nisos, profitant de son sommeil,le cheveu immortel, la chienne ! et Hermès se saisitd’elle.

Strophe III.

Ayant parlé de ces aventures lamentables, nedois-je point rappeler le détestable mariage, funeste à cesdemeures, et les embûches perfides de la femme ourdies contrel’homme belliqueux que ses ennemis eux-mêmes admiraient pour soncourage ? Il faut mépriser le foyer sans feu et la honteusedomination d’une femme.

Antistrophe III.

De tous ces crimes horribles le plus célèbreest le crime Lemnien. Il est certes, en abomination. Qui pourraitrien comparer aux meurtres Lemnien ? Toute une race a péri,détestée des dieux et en exécration aux hommes. Personne ne peuthonorer ce qui est détesté des dieux. Lequel de ces crimes ai-jerappelé sans raison ?

Strophe IV.

L’épée aiguë que la justice enfonce dans lapoitrine blesse terriblement. Il est défendu de fouler le cheminpar lequel on s’éloigne, contre tout droit du respect dû àZeus.

Antistrophe IV.

Mais la tige de la justice est toujours droiteet Aisa qui forge les épées aiguise l’airain. Érinnys aux profondespensées ramène l’enfant dans les demeures, pour y laver lasouillure des anciens crimes.

ORESTÈS.

Esclave, esclave ! entends les coups dontje heurte la porte ! Encore une fois, esclave, esclave !y a-t-il quelqu’un, ici ! J’appelle pour la troisième fois,afin qu’on me réponde, si, toutefois, Aigisthos connaîtl’hospitalité.

LE PORTIER.

C’est bien, j’entends. Étranger, d’oùes-tu ? D’où viens-tu ?

ORESTÈS.

Dis aux maîtres de ces demeures que je viensleur apporter une nouvelle. Hâte-toi. Voici que le sombre char dela nuit s’avance. Il est temps pour des voyageurs de jeter l’ancredans une demeure qui les repose des fatigues du chemin. Quequelqu’un vienne, la maîtresse de cette maison elle-même, ou lemaître, ainsi qu’il est plus convenable. Le respect, alors, nerendrait point mes paroles obscures. L’homme parle plus franchementà l’homme et dit toute sa pensée.

KLYTAIMNESTRA.

Étrangers, parlez donc, que vousfaut-il ? Toutes choses se trouvent dans ces demeures, desbains chauds qui reposent de la fatigue, un lit et des visagesbienveillants. Si vous avez un plus grave souci, c’est l’affaire dumaître, et je le lui dirai.

ORESTÈS.

Je suis étranger, de Daulis, chez lesPhokéens. J’allais, chargé de mon bagage, vers Argos où je viens demettre le pied, lorsqu’un homme qui m’était inconnu et que je neconnaissais pas, m’a rencontré et m’a enseigné mon chemin. C’étaitStrophios le Phokéen. J’ai appris son nom en causant, et il m’adit : – Étranger, puisque tu te rends à Argos pour quelqueaffaire, souviens-toi bien d’annoncer aux parents d’Orestès qu’ilest mort. N’oublie pas. Tu me rapporteras leurs ordres, soit qu’ilsredemandent sa cendre, soit qu’on l’ensevelisse dans la terre dontil a été l’hôte. Maintenant, en effet, les cendres du jeune hommeconvenablement pleuré sont enfermées dans une urne d’airain.’ – Ceque j’ai entendu, je l’ai dit. Je ne sais si je parle à ceux quecela concerne, à ses parents ; mais il convient que le père lesache.

ÈLEKTRA.

Malheur à moi ! Notre ruine est achevéepar ce malheur. Ô invincible exécration de ces demeures, que dechoses tu as vues qui se croyaient à l’abri et que, de loin, tu asatteintes de tes traits ! Tu me prives, moi, très malheureuse,de ceux qui m’aimaient ! Et, maintenant, Orestès, qui s’étaitbien gardé de mettre le pied dans ce bourbier funeste, qui étaitl’unique espérance de salut et de joie pour ces demeures, Orestèsme laisse désespérée !

ORESTÈS.

Pour moi, j’aurais voulu apporter à des hôtesheureux une abondance de bonnes nouvelles, en retour del’hospitalité et de l’accueil bienveillant. Quoi de meilleur, eneffet, que d’être agréable à ses hôtes ? Mais j’ai pensé, dansmon esprit, qu’il serait mal de ne point vous annoncer une chosed’un si grand intérêt, puisque je l’avais promis et que vous medonnez l’hospitalité.

KLYTAIMNESTRA.

Tu n’en seras ni moins bien reçu, ni moinstraité en ami dans cette demeure. Un autre serait venu comme toiporter cette nouvelle. Mais il est temps que nos hôtes se reposent,après avoir marché pendant tout un jour et fait une longue route.Conduisez celui-ci dans la chambre des hommes, réservée aux hôtesen cette maison, puis vous songerez à son compagnon. Que tout ceque contient la demeure leur soit offert. Faites ce que j’ordonne.Moi, je vais tout apprendre à celui qui commande ici, et comme nousne manquons pas d’amis, nous délibérerons avec eux sur ce quiarrive.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Allons, servantes de cette demeure, quandferons-nous des vœux, à haute voix et ardemment, pour le salutd’Orestès ? Ô terre vénérable, et toi, tertre sacré du tombeauqui couvre le corps royal du chef de tant de nefs, maintenantexauce-nous, aide-nous ! Le temps est venu de tendre l’embûcherusée. Qu’Hermès souterrain marche devant ceux-ci, dans leur sombrevoie, pour ce combat où frappera l’épée.

LE PORTIER.

Cet étranger semble préparer quelque malheur.Je vois la nourrice d’Orestès tout en larmes. Pourquoi, Gilissa,sors-tu de la maison ? Le chagrin est un serviteur quit’accompagne sans que tu le payes.

LA NOURRICEGILISSA.

La reine veut qu’ Aigisthos parle à cesétrangers, le plus promptement possible, afin d’apprendre sûrementpar lui-même, la nouvelle qui vient d’arriver. En face desserviteurs, elle a caché la joie de son âme sous un visageattristé, à cause de l’heureux message de ces étrangers ; maisla destinée de cette maison est rendue très misérable par cettenouvelle certaine qu’ont apportée nos hôtes. Certes, Aigisthos aurale cœur plein de joie quand il l’apprendra. Ô malheureuse !combien ces malheurs qui se sont rués autrefois sur la demeured’Atreus ont déchiré mon cœur dans ma poitrine, mais jamais d’uneaussi grande douleur qu’aujourd’hui ! J’ai, autant que je l’aipu, supporté les autres maux avec patience. Mais mon cher Orestès,le souci de mon âme, que j’ai nourri, l’ayant reçu de sa mère, quide ses cris aigus me faisait lever pendant la nuit, et pour quij’ai enduré tant de fatigues et de peines inutiles ! Il fautbien, en effet, deviner celui qui n’a pas plus de raison qu’unebête. Comment faire autrement ? Un enfant dans les langes neparle pas, soit que la faim ou la soif, ou le besoin d’uriner leprenne, car le ventre d’un enfant n’attend rien. Je prévoyais cela,et souvent, je l’avoue, je me suis trompée. Puis, il fallait laverles langes de l’enfant, car la nourrice est aussi blanchisseuse.J’eus ce double devoir du jour où Orestès me fut donné à élever parson père. Et maintenant, malheureuse, j’apprends qu’il estmort ! Mais je vais trouver cet homme qui est le malheur decette maison. Sans doute il entendra cette nouvelle avecjoie !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

De quelle façon Klytaimnestra lui fait-elledire de venir ?

LA NOURRICEGILISSA.

Comment ? Répète tes paroles, afin que jecomprenne mieux.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Doit-il venir seul ou avec sesgardes ?

LA NOURRICEGILISSA.

Elle lui dit de venir avec ses gardesarmés.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Garde-toi de dire cela à ce maître que tuhais, mais qu’il vienne seul. Et, pour qu’il t’écoute sans crainte,parle-lui d’un air joyeux, afin qu’il se hâte. Tout un événementcaché dépend de ton message.

LA NOURRICEGILISSA.

Te réjouirais-tu donc des nouvelles que jeporte ?

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Zeus peut changer le mal en bien.

LA NOURRICEGILISSA.

Comment ? Puisque l’espoir de cettemaison, Orestès est mort.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Pas encore ! Un mauvais divinateur mêmele devinerait.

LA NOURRICEGILISSA.

Que dis-tu ? Sais-tu le contraire de cequ’ont annoncé ces étrangers ?

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Va porter ton message et faire ce qu’on t’aordonné. Laisse aux dieux le soin d’accomplir leurs desseins.

LA NOURRICEGILISSA.

J’irai et je t’obéirai. Que tout arrive pourle mieux, par la grâce des dieux !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Strophe I.

Maintenant, Zeus, père des dieux Olympiens,accorde à mes prières que je voie ces enfants accomplirheureusement leurs justes desseins ! Je prononce des paroleséquitables, ô Zeus ! Ah ! ah ! veille surlui !

Strophe II.

Au lieu des ennemis qui sont ici, ramène-ledans sa demeure, ô Zeus ! car, une fois devenu grand, il terendra doublement et triplement ce que tu auras fait pour lui.Sache que l’enfant orphelin d’un homme qui t’était cher est atteléau char des calamités. Modère sa course, et que cette terre le voies’avancer d’un pas sûr jusqu’à ce qu’il soit sauvé !

Strophe III.

Et vous qui protégez les richessesanciennement amassées dans ces demeures, entendez-nous, dieuxbienveillants ! Lavez par une nouvelle expiation le sang desmeurtres antiques ; mais que désormais un crime passé n’amèneplus un autre crime dans cette maison !

Antistrophe I.

Mais celui-ci sera juste ! Ô toi quihabites la grande caverne, fais que la demeure du jeune homme luisoit heureusement rendue, et soulève de ses yeux le sombre voilequi les couvre, afin qu’il voie librement et clairement.

Antistrophe II.

Que le fils de Maia lui soit très favorable etlui vienne en aide dans son entreprise équitable ! car il peutle seconder, s’il le veut. Mais tes paroles obscures sont parfoisenveloppées du brouillard de la nuit, et, pendant le jour, elles nesont pas plus claires.

Strophe IV.

Et, alors, les richesses reconquises de cesdemeures te seront offertes et nous chanterons en l’honneur de laville un chant tumultueux de femmes. Que tout finisse bien !Pour moi, ma joie est que le malheur s’éloigne de ceux quej’aime.

Antistrophe III.

Mais toi, sois plein de fermeté quandl’instant d’agir arrivera, et, pour venger ton père, quand elle tecriera : Mon fils ! réponds par le nom paternel et faisce que tu dois faire !

Antistrophe IV.

Aie dans ta poitrine le courage de Perseus, età tes amis qui sont sous la terre et à ceux qui vivent offre tajoie en sacrifice. Porte la sanglante Atè dans ton cœur et tue quia commis le crime !

AIGISTHOS.

Me voici, non parce qu’on m’a appelé, maispressé de répondre au message. J’apprends que des étrangers ontapporte la triste nouvelle de la mort d’Orestès. Ce sera un grandtrouble de plus pour cette demeure encore emplie d’épouvante àcause du dernier meurtre et qui en est restée ulcérée et saignante.Comment saurai-je sûrement si la chose est vraie, ou s’il n’y a quede vaines rumeurs de femmes saisies de terreur, telles que cesbruits qui volent dans l’air et s’éteignent ? Que sais-tu detout ceci que tu puisses m’expliquer ?

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Nous en avons entendu parler, mais demande auxétrangers, entre dans la maison. Pour être certain des choses, ilfaut interroger soi-même.

AIGISTHOS.

Certes, je veux voir et interroger moi-même lemessager. Je veux savoir s’il a vu Orestès mort, ou s’il n’aapporté qu’une vaine rumeur. Il ne trompera pas maclairvoyance.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Zeus. Zeus ! Par où commencerai-je messupplications et mes prières ? Comment dirai-je les vœuxbienveillants que je forme ? En effet, voici l’instant desépées, sanglantes tueuses d’hommes ! Ou bien la race entièred’Agamemnôn va périr, ou bien Orestès, allumant le feu et la flammepour reconquérir la liberté, ainsi que sa puissance sur lescitoyens, rentrera dans la grande richesse de son père. Dans unetelle lutte, seul contre deux, le divin Orestès va combattre. Qu’ilsoit victorieux !

AIGISTHOS.

Ah ! hélas ! dieux !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Bien ! bien ! va ! Comment lachose va-t-elle ? Comment ceci s’est-il passé dans lamaison ? Si l’action est accomplie, retirons-nous, afin desembler innocentes. Certes, le combat est terminé.

LE PORTIER.

Malheur à moi ! malheur à moi ! Lemaître est mort ! Trois fois malheur à moi ! Aigisthosest mort ! Ouvrez, ouvrez promptement les portes de la chambrede la reine, retirez les verrous de la chambre des femmes !Nous avons besoin d’un homme vigoureux, non cependant pour venir enaide à un mort, à quoi bon ? Malheur ! malheur ! Jecrie à des sourds et parle à des endormis. Où estKlytaimnestra ? que fait-elle ? Je pense qu’elle aussi vatomber, près d’Aigisthos, frappée par la vengeance.

KLYTAIMNESTRA.

Qu’y-a-t-il ? Pourquoi pousses-tu cesclameurs dans la maison ?

LE PORTIER.

Je dis que les vivants sont tués par lesmorts.

KLYTAIMNESTRA.

Malheur à moi ! Je comprends l’énigme.Nous périrons par la ruse, comme nous avons tué par ruse. Qu’on medonne promptement une hache tueuse d’hommes, à deuxtranchants ! Sachons si nous vaincrons, ou si nous seronsvaincus. Nous en sommes à cette extrémité.

ORESTÈS.

Je te cherche aussi, toi ! Celui-ci estpayé.

KLYTAIMNESTRA.

Malheur à moi ! Tu es mort très cherAigisthos !

ORESTÈS.

Tu aimes cet homme ? Tu coucheras aveclui, dans la même tombe, et tu ne le trahiras pas, bien qu’il soitmort.

KLYTAIMNESTRA.

Retiens ta main, ô mon enfant ! Respectele sein où tu as tant de fois dormi et où de tes lèvres tu as sucéle lait nourrissant !

ORESTÈS.

Pyladès ! que ferai-je ? Je crainsde tuer ma mère.

PYLADÈS.

Et que fais-tu des oracles de Loxias, rendus àPythô, et de tes promesses sacrées ? Mieux vaut avoir tous leshommes pour ennemis plutôt que les dieux.

ORESTÈS.

Tes paroles sont les plus fortes et tonconseil est bon. Toi, suis-moi ! Je veux te tuer auprès de cethomme. Pendant sa vie, par toi il l’a emporté sur mon père ;morte, couche-toi avec cet homme que tu aimes, tandis que tudétestais celui que tu devais aimer.

KLYTAIMNESTRA.

Je t’ai nourri, et maintenant je voudraisvieillir !

ORESTÈS.

Ainsi, toi, meurtrière de mon père, tuhabiterais avec moi !

KLYTAIMNESTRA.

C’est la Moire, ô mon enfant, qui est seulecoupable.

ORESTÈS.

Et c’est aussi la Moire qui vat’égorger !

KLYTAIMNESTRA.

Ne redoutes-tu pas les malédictions de la mèrequi t’a conçu, ô mon enfant ?

ORESTÈS.

M’ayant conçu, tu m’as jeté dans lamisère !

KLYTAIMNESTRA.

T’ai-je rejeté en t’envoyant dans une demeurehospitalière ?

ORESTÈS.

J’ai été deux fois vendu, moi, fils d’un pèrelibre !

KLYTAIMNESTRA.

Où donc est le prix que j’ai reçu ?

ORESTÈS.

J’aurais honte de te le nommer.

KLYTAIMNESTRA.

N’aie point honte ; mais dis aussi lesfautes de ton père.

ORESTÈS.

N’accuse point celui qui travaillait au lointandis que tu restais assise dans la demeure.

KLYTAIMNESTRA.

C’est un grand malheur pour une femme d’êtreloin de son mari, ô mon enfant !

ORESTÈS.

Le travail du mari nourrit la femme assisedans la demeure.

KLYTAIMNESTRA.

Ainsi, mon enfant, il te plaît de tuer tamère ?

ORESTÈS.

Ce n’est pas moi qui te tue, c’esttoi-même !

KLYTAIMNESTRA.

Vois ! crains les chiennes furieusesd’une mère.

ORESTÈS.

Et comment échapperai-je à celles d’un père,si je ne le venge point ?

KLYTAIMNESTRA.

Ainsi, vivante, je me lamente en vain au bordde ma tombe ?

ORESTÈS.

Le meurtre de mon père te fait cettedestinée.

KLYTAIMNESTRA.

Malheur à moi ! J’ai conçu et nourri ceserpent. Le songe qui m’a épouvantée disait vrai !

ORESTÈS.

Tu as tué le père, tu mourras par le fils.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Pleurons encore ce double meurtre. Orestès,qui a tant souffert, vient de mettre le comble à tant decrimes ! Cependant, rendons grâces par nos prières que l ‘œilde ces demeures ne soit pas éteint.

Strophe I.

La justice, après un long temps, est venuepour les Priamides, le châtiment vengeur est venu ! le doubleLion, le double Arès, est venu aussi dans la demeure d’Agamemnôn.Il a assouvi sa pleine vengeance, l’exilé poussé par les oraclesPythiens. Il est heureusement victorieux par l’ordre desdieux ; les malheurs de cette royale maison ont prisfin ; il est maître de ses biens, et les deux coupables ontsubi leur triste destinée !

Antistrophe I.

Le châtiment par la ruse est venu après lecrime accompli par la ruse. La vraie fille de Zeus a conduit lamain d’Orestès. Les hommes la nomment justice, et c’est son vrainom. Elle souffle contre nos ennemis sa colère terrible, et c’estelle qu’avait annoncée Loxias le Parnasien qui habite une grandecaverne dans le sein de la terre.

Strophe II.

Elle est venue enfin, après un long temps,pousser à sa perte la femme perfide. Car la puissance des dieux estsoumise à cette loi qu’ils ne peuvent venir en aide à l’iniquité.Il faut révérer la puissance Ouranienne. Voici qu’il nous a étédonné de revoir la lumière !

Antistrophe II.

Je suis délivrée du frein pesant qui opprimaitcette maison. Relevez-vous, ô demeures ! Assez longtemps vousêtes restées gisant contre terre. Bientôt le temps, par qui toutchange, renouvellera votre seuil, quand les purifications aurontlavé toutes les souillures du foyer. Alors ils jouiront d’uneheureuse fortune, les habitants de ces demeures, qui ont vu etentendu tant de choses lamentables. Voici qu’il nous a été donné derevoir la lumière !

ORESTÈS.

Voyez les deux tyrans de cette terre, lesmeurtriers de mon père, les dévastateurs de cette maison ! Ilsétaient naguère vénérables, et ils s’asseyaient sur le trône royal.Et, maintenant, ils s’aiment encore, comme on en peut juger par cequ’ils ont subi, et leur foi mutuelle est toujours la même. Ilsavaient juré de donner la mort à mon malheureux père et de mourirensemble, et ils ont pieusement tenu leur serment ! Voyezaussi, vous qui n’ignorez pas ce crime, voyez cet instrument dumeurtre, lien et filet où furent pris les pieds et les mains de monmalheureux père. Étendez ce voile, et, debout tout autour, voyez lefilet où se prennent les hommes. Que le père le voie ! non lemien, mais celui qui voit tout, Hèlios ! Qu’il voie lesactions impies de ma mère, et, si je suis accusé, qu’il me soittémoin que j’ai légitimement commis ce meurtre. Je ne m’inquiètepoint de celui d’Aigisthos, car il n’a reçu, comme la loil’ordonne, que le châtiment de l’adultère. Mais celle qui a méditéce crime odieux contre l’homme dont elle a porté les enfants soussa ceinture, fardeau si doux alors et maintenant funeste, que t’ensemble-t-il ? Certes, c’était une murène ou une vipère quiempoisonnait tout ce qu’elle touchait, même sans morsure, par sonaudace violente, son iniquité et sa méchanceté ! Et ceci, dequel nom le nommerai-je ? Rets à prendre les bêtes féroces, ouvoile d’une baignoire de mort ? Tout nom est le vrai, que jedise filet ou voile à embarrasser les pieds. L’homme qui se met àl’affût des voyageurs et vit de ce qu’il vole s’en serviraitvolontiers. A l’aide de cet instrument de ruse, il commettraitd’innombrables meurtres et il en méditerait autant dans son esprit.Une telle femme n’habitera jamais dans mes demeures. Que je meureplutôt, grâce aux dieux sans enfants !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Hélas, hélas ! choses lamentables !Toi, tu es morte d’une mort terrible ! hélas !hélas ! mais la souffrance fleurit pour celui qui survit.

ORESTÈS.

L’a-t-elle fait, ou ne l’a-t-elle pasfait ? Ce voile rougi par l’épée d’Aigisthos m’est un témoinsûr. Les taches de sang ont résisté au temps et altèrent encore lescouleurs variées de ce voile. En le voyant, je m’applaudis et jepleure, à la fois, sur moi-même, et j’atteste ce tissu qui a perdumon père. Je pleure le meurtre et la vengeance, et ma race toutentière, et je gémis sur cette victoire qu’il faudra expier.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Nul parmi les hommes ne passe des jourstranquilles pendant tout le temps de sa vie. Chacun souffre à sontour, tantôt l’un, tantôt l’autre !

ORESTÈS.

Quoi qu’il en soit, je sais comment tout cecidoit finir. Ainsi que des chevaux sans frein, emportés hors duchemin des chars, mes sens effarés me domptent et m’emportent, etmon cœur est prêt à hurler de terreur et la rage se rue enlui ! Pendant que je me possède encore, je crie à mes amis quej’ai tué ma mère avec justice, car elle était souillée du meurtrede mon père et les dieux la haïssaient. Celui qui m’a donné cecourage, c’est Loxias, le divinateur Pythien ! C’est lui quim’a révélé par ses oracles que si je commettais ce meurtre, je neserais point tenu pour coupable. Si je lui avais désobéi, je nedirai pas le châtiment promis ; nul n’en pourrait imaginerl’horreur ! Et, maintenant, voyez ! avec ce rameauentouré de laine, j’irai vers le sanctuaire de Loxias, au nombrilde la terre, où brûle la flamme sacrée qu’on dit éternelle, afind’y expier le sang répandu de ma mère. Loxias ne m’a point permisde chercher un autre foyer hospitalier. Quand le temps sera venu,j’adjure tous les Argiens d’attester les maux qu’on leur avaitpréparés. Pour moi, chassé de cette terre et vagabond, vivant oumort, je laisserai une renommée fatale.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Puisque tu as commis une action juste, ne telaisse pas fermer la bouche par les cris funestes de la renommée,et ne parle pas contre toi-même après avoir affranchi toute la raceArgienne et coupé bravement les têtes de deux serpents !

ORESTÈS.

Ah ! ah ! femmes esclaves, voyezcelles-ci telle des Gorgones, vêtues de robes noires, les cheveuxentrelacés de serpents innombrables ! Je ne resterais pas icidavantage !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Quels spectres t’épouvantent ainsi, ô filstrès cher à ton père ? Ne sois pas effrayé, triomphecourageusement de la terreur.

ORESTÈS.

Ces spectres terribles qui me regardent nesont pas de vaines ombres. Certes, ce sont les chiennes furieusesde ma mère !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Son sang tiède est encore sur tes mains. C’estce qui trouble ton esprit.

ORESTÈS.

Toi Apollôn ! Elles augmentent ennombre ! Un sang effroyable coule de leurs yeux !

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Purifie-toi dans la demeure. Si tu teprosternes devant Loxias, tu seras délivré de tes maux.

ORESTÈS.

Vous ne les voyez pas, mais, moi, je lesvois ! Elles me chassent ! Je ne puis resterdavantage.

LE CHŒUR DESKHOÈPHORES.

Sois donc heureux ! Qu’un dieubienveillant te regarde et te préserve du malheur ! Trois foisla tempête s’est ruée sur ces demeures royales, excitée par deshommes de la même race. D’abord, des enfants furent égorgés,lamentables douleurs de Thyestès ; puis vint le meurtre del’homme royal, et le chef de guerre des Akhaiens fut égorgé dans unbain. Et, maintenant, pour la troisième fois, est-ce un sauveur quinous est venu, ou notre perte ? Quand donc la violence d’Atès’endormira-t-elle enfin ?

Partie 3
Les Euménides

 

LA PYTHIA.

Je t’invoque, avant tous les dieux, Gaia, lapremière divinatrice, et, après elle, Thémis, qui tint de sa mèrele don prophétique, comme on le rapporte. La troisième qui occupace sanctuaire, par la volonté de Thémis, et de son plein gré, futune autre Titanis, fille de Gaia, Phoibè. Celle-ci en fit don àPhoibos, quand il naquit, et il fut ainsi nommé du nom de Phoibè.Ayant abandonné le marais et les rochers Dèliens, il poussajusqu’aux rivages de Pallas, fréquentés des marins, et il arrivadans cette terre du Parnèsos. Pleins d’une grande vénération pourle dieu, les fils de Hèphaistos l’accompagnèrent, lui frayant laroute et aplanissant la contrée sauvage. Dès qu’il fut arrivé ici,le peuple, et Delphos qui régnait sur cette terre, le reçurent avecde grands honneurs. Zeus lui donna la science divine et le plaça,lui quatrième, sur le trône prophétique. Loxias est l’interprète deson père Zeus. Avant tout j’invoque ces dieux. Pallas aussi, quiest debout devant les portes, est invoquée par mes prières. Et jesalue les nymphes, dans la roche Kôrykienne, creuse, fréquentée desoiseaux et que hantent les dieux. Bromios habite ce lieu, et je nel’oublie pas, où, livrant Pentheus à la horde des Bakkhantes il lefit tuer comme un lièvre. Et j’invoque aussi les sources duPleistos, et la puissance de Poseidôn, et le très grand et trèshaut Zeus, et je m’assieds pour prophétiser sur le trône fatidique.Maintenant, que les dieux accordent à mes prières plus qu’ils nem’ont encore accordé ! S’il est ici des hellènes, qu’ilss’avancent, selon l’usage, dans l’ordre marqué par le sort, car jene prophétise que d’après la volonté du dieu.

Elles sont terribles à dire et terribles àvoir, les choses qui viennent de me chasser de la demeure deLoxias ! Les forces me manquent, je ne puis ni marcher, ni metenir debout ! Je me traîne sur les mains, n’ayant plus dejambes. Une vieille femme épouvantée n’est plus rien, moins qu’unenfant. J’entre dans le sanctuaire orné de couronnes, et je vois unhomme sacrilège assis sur le nombril du monde, un suppliant, lesmains tachées de sang, tenant une épée hors de la gaîne et portantun rameau d’olivier poussé sur les montagnes et enveloppé debandelettes de laine blanche. Je m’explique tout clairement. Devantcet homme dort une effrayante troupe de femmes assises sur destrônes. Je ne dirai pas qu’elles sont des femmes mais plutôt desgorgones. Je ne les comparerai même pas à des gorgones. J’ai vu,une fois, celles-ci, peintes, enlevant le repas de Phineus. Quant àces femmes, elles sont sans ailes, noires et horribles. Ellesronflent avec un souffle farouche, et leurs yeux versentd’affreuses larmes, et leur vêtement est tel qu’on n’en devraitpoint porter de semblable devant les images des dieux, ou sous letoit des hommes. Jamais je n’ai vu une telle race ! Jamaisaucune terre n’a pu se vanter de nourrir de tels enfants, sansavoir encouru de lamentables calamités. Mais c’est au maître de cesanctuaire, au tout-puissant Loxias, de s’inquiéter de ce qui enarrivera. Il est divinateur et guérisseur, interprète des augureset purificateur des demeures des autres.

APOLLÔN.

Je ne te trahirai pas. Je veillerai toujoursdebout près de toi, et, de loin, je tiendrai tête à tes ennemis.Maintenant tu vois ces furieuses saisies par le sommeil. Elles sontdomptées par le sommeil, les abominables vieilles filles, lesantiques vierges dont ne voudrait ni aucun dieu ni aucun homme, niaucune bête ! Elles ne sont nées que pour le mal. Elleshabitent les mauvaises ténèbres et le Tartaros souterrain enhorreur aux hommes et aux dieux Olympiens. Mais fuis sans tarderdavantage et sans perdre courage, car elles vont te poursuivre àtravers le large continent, partout ou tu iras dans tes coursesvagabondes, par delà la mer et les îles. Ne succombe pas à tantd’épreuves. Parviens à la ville de Pallas et embrasse l’imageantique de la déesse. Là, nous trouverons les juges que nos parolespersuaderont, et tu seras délivré de tes misères ; car c’estmoi qui t’ai poussé à tuer ta mère.

ORESTÈS.

Roi Apollôn, certes, tu sais ne pas êtreinjuste. Certes tu le sais ; n’oublie donc point tonsuppliant. Ta puissance doit suffire à me sauver.

APOLLÔN.

Souviens-toi, et ne laisse pas la craintedompter ton cœur. Et toi, frère, né du même sang, Hermès, veillesur lui. Sois le bien-nommé, sois son conducteur et protège monsuppliant. Zeus même respecte ce droit sacré que les loisgarantissent aux suppliants.

LE SPECTRE DEKLYTAIMNESTRA.

Vous dormez ! holà ! à quoi bondormir ? Oubliée par vous, seule entre tous les morts, moi quiai tué je vais errant au milieu des ombres, détestée et couverted’opprobre. Je vous le dis, je suis tourmentée à cause de mon crimeet, moi, qui ai subi tant de maux affreux de la part de ceux quim’étaient très chers, je n’ai aucun dieu qui s’irrite et medéfende, bien que des mains impies et parricides m’aientégorgée ! Vois ces plaies ! vois-les en esprit. L’esprit,quand on dort, a des yeux perçants. A la lumière du jour, leschoses sont moins visibles aux hommes. Mais vous vous êtes repuesdes nombreux sacrifices offerts ; vous avez bu les libationssans vin, de miel et d’eau, et mangé les repas sacrés préparéspendant la nuit, au feu du foyer, à l’heure que vous ne partagiezavec aucun des autres dieux, Et toutes ces choses, je vous vois lesfouler aux pieds ! Et lui, il s’est échappé, fuyant comme unfaon ; et, se jouant de vous, il a bondi aisément hors lefilet. Entendez ce que vous dit mon âme. Réveillez-vous, déessessouterraines ! C’est moi, c’est le spectre de Klytaimnestraqui vous appelle.

(Le Chœur des Euménides ronfle.)

Vous ronflez, et l’homme s’échappe et fuit auloin ! Seule, je ne suis point écoutée des dieux que jesupplie !

(Le Chœur des Euménides ronfle.)

Vous dormez trop et n’avez nulle pitié de mesmaux. Orestès, le meurtrier de sa mère, s’est échappé !

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Oh ! oh ! oh !

LE SPECTRE DEKLYTAIMNESTRA.

Tu cries ? Dors-tu ? Que ne telèves-tu promptement ? ta destinée n’est-elle pas de fairesouffrir ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Oh ! oh ! oh !

LE SPECTRE DEKLYTAIMNESTRA.

Le sommeil et la fatigue ont dompté la fureurde ces horribles bêtes !

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Oh ! oh ! Là ! là !Arrête ! arrête ! Prends garde !

LE SPECTRE DEKLYTAIMNESTRA.

Tu poursuis la bête en songe, et tu hurlescomme un chien qui se croit encore sur la piste. A quoi bon ?Debout ! Que la fatigue ne te dompte point ; vois le malqu’a causé ton sommeil ! Que mes justes reproches vouspénètrent de douleur, car les reproches sont des aiguillons pourles sages. Soufflez sur lui votre haleine sanglante, consumez-le dusouffle enflammé de vos entrailles ! Courez ! Épuisez-leen le poursuivant encore !

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Éveille, éveille celle-ci ! –Éveille-toi ! – Tu dors ? – Debout ! –Éveillons-nous, et, le sommeil secoué, voyons si nous viendrons àbout de ceci.

Strophe I.

Hélas ! hélas ! ô dieux ! Voiciun grand malheur, mes amies ! Certes, nous avons inutilementbeaucoup travaillé. Hélas ! ceci est un grand malheur, unmalheur insupportable ! La bête s’est échappée des rets !Domptées par le sommeil, nous avons perdu notre proie !

Antistrophe I.

Ah ! fils de Zeus, tu es le voleur !Jeune dieu, tu as outragé de vieilles déesses en protégeant tonsuppliant, cet homme funeste à celle qui l’a conçu. Toi qui es undieu, tu nous as arraché celui qui a tué sa mère ! Qui diraque cela est juste ?

Strophe II.

J’ai entendu un reproche dans mes songes. Il apénétré dans mon flanc, dans le cœur, dans le foie ! Jeressens le coup du flagellateur, du terrible bourreau. C’est uneprofonde horreur !

Antistrophe II.

C’est ainsi que ces dieux plus jeunes que noususent de la puissance suprême et agissent contre la justice enfaveur de ce caillot de sang qui dégoutte de la tête auxpieds ! On permet que le nombril de la terre abrite cet impiesouillé de sang par un meurtre effroyable !

Strophe III.

Divinateur ! tu as souillé ton propresanctuaire de la présence de ce suppliant que tu as excité etappelé toi-même, protégeant ainsi les hommes contre la loi desdieux et outrageant les Moires antiques !

Antistrophe III.

Le dieu m’a outragée, mais il ne sauvera pointcet homme, même quand il s’enfoncerait sous terre, et il ne seraitpoint délivré ! Là encore, ce suppliant souillé par le meurtretrouverait un autre vengeur qui s’appesantirait sur satête !

APOLLÔN.

Hors d’ici ! je le veux. Sortezpromptement de ce temple ! Disparaissez du sanctuairefatidique, de peur que je t’envoie le serpent à l’aile d’argentjailli de l’arc d’or ! Alors tu rejetterais de douleur tanoire écume prise aux hommes, tu vomirais ces caillots de sang quetu as léchés dans les égorgements ! Il ne vous convient pasd’approcher de cette demeure, mais il vous faut aller là où l’oncoupe les têtes, où l’on crève les yeux, où sont les tortures, lessupplices, où l’on retranche les organes de la génération, où leslapidés et les empalés gémissent ! Vous écoutez ces cris commes’ils étaient des chants joyeux et vous en faites vos délices, ôdéesses en horreur aux dieux ! C’est là que votre faceeffroyable sera la bienvenue. C’est l’antre du lion altéré de sangqu’il vous faut habiter, mais vous ne devez pas souiller lesanctuaire des oracles. Allez vagabonder sans pasteur dans vospâturages, car aucun des dieux ne se soucie d’un teltroupeau !

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Roi Apollôn ! écoute-moi à ton tour. Tun’es pas seulement le complice de ces crimes accomplis, mais c’esttoi seul qui as tout fait, et tu es le plus grandcoupable !

APOLLÔN.

Et comment ? Dis clairement toute tapensée.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Tu as ordonné à ton hôte, par ton oracle, detuer sa mère !

APOLLÔN.

J’ai décidé qu’il vengerait son père. Pourquoinon ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Et que tu le défendrais après le sangversé.

APOLLÔN.

Et j’ai voulu qu’il se réfugiât, en suppliant,dans ce temple.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Et tu nous outrages, nous qui l’ypoursuivons !

APOLLÔN.

Il ne vous convient pas d’approcher de cettedemeure.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Mais c’est notre tâche.

APOLLÔN.

Quelle tâche ? Voyons ! quelle estdonc cette tâche illustre ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Nous chassons des demeures ceux qui tuentleurs mères.

APOLLÔN.

Quoi donc ! Le meurtrier d’une femme quia égorgé son mari ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Le sang qu’elle a versé de sa main n’était pascelui de sa propre race.

APOLLÔN.

Certes, tu dédaignes et réduis à rien cespromesses des époux consacrées par la nuptiale Hèra et parZeus ! Kypris, qui donne aux hommes leurs plus grandes joies,est ainsi dépouillée de ses honneurs. Le lit que partagent le mariet la femme, gardé par la justice, est plus sacré qu’un serment. Situ es clémente quand les époux s’égorgent l’un l’autre, si tu neleur demandes aucune expiation, et si tu ne les regardes point aveccolère, je dis que tu poursuis Orestès sans droit. En effet, pourle premier crime tu es pleine d’indulgence, et, pour celui-ci, jete vois enflammée de colère ! Mais la divine Pallas jugeral’une et l’autre cause.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Jamais je ne lâcherai cet homme !

APOLLÔN.

Poursuis-le donc et accrois tes fatigues.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Cesse d’outrager mes honneurs par tesparoles.

APOLLÔN.

Je n’en voudrais pas, si tu me lesoffrais.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Certes, les tiens sont plus grands et tut’assieds près du trône de Zeus. Pour moi, car le sang versé d’unemère demande vengeance, je poursuivrai cet homme comme ferait unechasseresse !

APOLLÔN.

Et moi, je défendrai et protégerai monsuppliant, car elle serait terrible pour moi, parmi les hommes etles dieux, la colère du suppliant que j’aurais volontairementlivré !

ORESTÈS.

Reine Athéna, je viens à toi, envoyé parLoxias. Reçois avec bienveillance un malheureux qui n’est plussouillé, dont le crime est expié, qui est entré déjà dans denombreuses demeures et qui s’est purifié en d’autres temples. J’aitraversé les terres et les mers, obéissant aux ordres que Loxiasm’a donnés par son oracle, et je viens vers ta demeure et tonimage, ô déesse, et j’y resterai, attendant que tu me juges.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Bien ! ceci est une trace manifeste del’homme ! suis l’indice de ce guide muet. Comme le chien surla piste du faon blessé, nous suivons celui-ci aux gouttes de sonsang. Que de fatigues pour cet homme ! ma poitrine en esthaletante. En effet, j’ai passé par tous les lieux de la terre,j’ai volé sans ailes à travers la mer, en le poursuivant, et nonmoins rapide que sa nef. Et, maintenant, il est là, blotti quelquepart. L’odeur du sang humain me sourit ! Regardons !regardons encore ! Regardons partout, de peur qu’il prenne lafuite, impuni, le meurtrier de sa mère ! Il a trouvé denouveau un refuge ; il entoure de ses bras l’image de ladéesse ambroisienne, voulant être jugé à cause de son crime. Maiscela ne se peut pas. Ô dieux ! le sang d’une mère, une foisversé, est ineffaçable. Il coule et il est absorbé par le sol. Ilte faut expier ton crime, il faut que je boive à ton corps vivantla rouge et horrible liqueur ; et, après t’avoir ainsi épuisé,je t’entraînerai sous terre, afin que tu sois châtié du meurtre deta mère. Et tu verras alors ceux qui ont outragé ou les hommes, oules dieux, ou leur hôte, ou qui ont méprisé leurs chers parents,frappés chacun d’un juste châtiment. Car Aidès est le grand jugedes mortels, et il se souvient de tout, et il voit tout sous laterre.

ORESTÈS.

Certes, je suis instruit par mes maux, et jesais de nombreuses purifications, et quand il faut parler et quandil faut se taire. J’ai appris d’un savant maître ce que je doisdire ici. Le sang s’est assoupi et s’est effacé de ma main et lasouillure du meurtre de ma mère a disparu. Elle était récenteencore quand, à l’autel du divin Phoibos, elle a été enlevée parles purifications, les porcs expiatoires une fois égorgés. Monrécit serait long si je disais tous les hommes vers qui je suisallé depuis et à qui ma présence n’a fait aucun mal. Le tempsdétruit tout en vieillissant. Et, maintenant, je supplie avec unebouche pure Athèna, reine de cette terre, afin qu’elle me vienne enaide. Elle se rendra ainsi, sans combat, et moi-même et la terre etle peuple des Argiens, fidèles et dévoués. Soit qu’aux paysLibyens, vers les bords du Tritôn, son fleuve natal, visible ouinvisible elle vienne en aide à ceux qu’elle aime, soit qu’auxplaines de Phlégra, elle passe en revue son armée, comme un chefcourageux, qu’elle vienne ! Car un dieu entend de loin !et qu’elle m’affranchisse de mes maux !

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Ni Apollôn, ni la puissance d’Athèna ne teprotégeront. Il faut que tu périsses, ignominieusement rejeté detous, ne connaissant plus la joie de l’esprit, n’ayant plus desang, vaine ombre, pâture des daimones, ne pouvant ni répondre, niparler, engraissé pour m’être voué ! Je te mangeraivivant ! Tu ne seras pas égorgé à l’autel. Écoute cet hymnequi t’enchaîne : -Allons ! chantons en chœur ! Ilnous plaît de hurler le chant effroyable, et de dire les destinéesque notre troupe dispense aux hommes. Mais nous nous glorifionsd’être de justes dispensatrices. Celui qui étend des mains pures,jamais notre colère ne se jettera sur lui, et il passera une viesaine et sauve ; mais quiconque a fait le mal, comme cethomme, et cache des mains sanglantes, nous lui apparaissons,incorruptibles témoins des morts, avec force et puissance, et nouslui faisons payer le sang répandu !

Strophe I.

Ô mère ! ô nuit, ma mère, qui m’asenfantée pour le châtiment de ceux qui ne voient plus et de ceuxqui voient encore, entends-moi ! Le fils de Léto me prive demes honneurs en m’arrachant ma proie, cet homme qui doit expier lemeurtre de sa mère. Ce chant lui est voué, folie, délire troublantl’esprit, hymne des Érinnyes enchaînant l’âme, hymne sans lyre,épouvante des mortels !

Antistrophe I.

La Moire toute-puissante m’a fait cettedestinée immuable de poursuivre tous ceux d’entre les hommes quicommettraient des meurtres, jusqu’à ce que la terre les couvre.Même mort, aucun d’eux ne sera libre encore. Ce chant lui est voué,folie, délire troublant l’esprit, hymne des Érinnyes enchaînantl’âme, hymne sans lyre, épouvante des mortels !

Strophe II.

Quand nous sommes nées, cette destinée nous aété imposée : que nous ne toucherions point aux immortels, quenulle de nous ne pourrait s’asseoir à leurs festins et que nous neporterions jamais de vêtements blancs. Mais la désolation desdemeures est notre part, quand un Arès domestique a frappé unproche. Nous nous ruons sur lui, quelque vigoureux qu’il soit, etnous l’anéantissons dès qu’il a versé le sang.

Antistrophe II.

Je me hâte, et j’épargne à tout autre cesouci, et mes imprécations permettent le repos aux dieux. Qu’ils nereviennent pas sur mes jugements ! Zeus, en effet, repousseloin de lui une horde odieuse et souillée de sang. Pour moi, jebondis violemment et poursuis de l’inévitable vengeance ceux quimeurtrissent leurs pieds et dont les jambes ploient en fuyant auloin.

Strophe III.

La gloire des hommes, magnifiquement élevéejusqu’à l’Ouranos tombe souillée contre terre à l’aspect de nosrobes noires et foulée de nos trépignements furieux.

Antistrophe III.

Et quand il tombe, celui que je frappe, ill’ignore dans sa démence. Son crime l’enveloppe de telles ténèbres,que tous gémissent voyant cette sombre nuée répandue sur sademeure.

Strophe IV.

Certes, cela est ainsi. Toutes-puissantes etinévitables, nous nous souvenons pieusement de tous lescrimes ; implacables pour les mortels, nous hantons des lieuxmornes et sauvages, éloignés des dieux, que n’éclaire point lalumière de Hèlios, inaccessibles aux vivants comme aux morts.

Antistrophe IV.

Aussi, quel mortel ne respecte et ne redoutecette puissance que je tiens des Moires et de la volonté desDieux ? Certes, je possède d’antiques honneurs, et on ne m’ajamais dédaignée, bien que j’habite sous la terre, dans lesténèbres sans soleil.

ATHÈNA.

De loin j’ai entendu le cri d’une voix, desbords du Skamandros, tandis que je prenais possession de cetteterre, magnifique part des dépouilles conquises que les chefs etles princes Akhaiens m’ont consacrée à jamais, don sans égal faitaux fils de Thèseus. De là je suis venue, d’une course infatigable,enflant le milieu de l’Aigide et irrésistiblement emportée sur monchar. Je vois sur cette terre une foule qui m’est inconnue. Je n’ensuis pas effrayée, mais la surprise est dans mes yeux. Quiêtes-vous ? Je vous le demande à tous, à cet étranger assisaux pieds de mon image et à vous qui n’êtes semblables à personneet à rien, qui n’avez jamais été vues par les dieux entre lesdéesses et qui n’avez point la figure humaine. Mais offenser autruisans raison n’est ni juste, ni équitable.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Tu sauras tout en peu de mots, fille de Zeus.Nous sommes les filles de la noire nuit. Dans nos demeuressouterraines on nous nomme les Imprécations.

ATHÈNA.

Je connais votre race et votre nom.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Tu vas savoir quels sont mes honneurs.

ATHÈNA.

Je le saurai quand tu me l’auras ditclairement.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

De toutes les demeures nous chassons lesmeurtriers.

ATHÈNA.

Et où cesse la fuite du meurtrier ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

En un lieu où toute joie est morte.

ATHÈNA.

Et c’est là ce que tu infliges àcelui-ci ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Certes, car il a osé tuer sa mère.

ATHÈNA.

N’y a-t-il point été contraint par la violencede quelque autre nécessité ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Quelle violence peut contraindre de tuer samère ?

ATHÈNA.

Vous êtes deux ici ; un seul a parlé.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Il n’accepte point le serment et ne veut pointle prêter.

ATHÈNA.

Tu aimes mieux la justice qui parle que cellequi agit.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Comment ? Instruis-moi, car tu ne manquespas de sagesse.

ATHÈNA.

Je nie qu’un serment suffise à faire triompherune cause injuste.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Examine donc ma cause et prononce une justesentence.

ATHÈNA.

Ainsi vous me remettez le jugement de lacause ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Pourquoi non ? Nous te proclamons digned’un tel honneur.

ATHÈNA.

Pour ta défense, étranger, qu’as-tu àrépondre ? Avant tout, dis-moi ta patrie, ta race et lesévénements de ta vie ; puis, tu repousseras l’accusation, si,toutefois, c’est confiant dans la justice de ta cause que tu asembrassé cette image sur mon autel, suppliant pieux, commeautrefois Ixiôn. Réponds à tout, afin que je comprenneclairement.

ORESTÈS.

Reine Athèna, avant tout je dissiperai legrand souci que révèlent tes dernières paroles. Je ne suis pas unsuppliant qui n’a rien expié ; et ma main n’a point souilléton image. Je t’en donnerai une grande preuve. C’est la loi quetout homme souillé d’un meurtre restera muet jusqu’à ce que le sangd’un jeune animal l’ait purifié. De cette façon, depuis longtempsje me suis purifié en d’autres lieux par le sang des victimes etles eaux lustrales. Donc, tu ne dois plus avoir ce souci. Pour marace, tu sauras promptement quelle elle est. Je suis Argien, et tuconnais bien mon père, Agamemnôn, le chef de la flotte des hommesAkhaiens, et par lequel tu as renversé Troia, la ville d’Ilios. Deretour dans sa demeure il est mort, non avec gloire, car ma mère,ayant tendu des embûches, l’a tué après l’avoir enveloppé dans unfilet. Elle l’a tué dans un bain, ainsi qu’elle l’a avoué. Moi,étant revenu d’exil, après un long temps, j’ai tué celle quim’avait conçu, je ne le nie pas, la châtiant ainsi du meurtre demon père très cher. Mais Loxias est de moitié avec moi dans lecrime, m’ayant annoncé que je serais accablé de maux si je nevengeais la mort de mon père sur les coupables. Pour toi, que j’aiebien ou mal fait, juge ma cause. Je me soumettrai à tout ce que tuauras décidé.

ATHÈNA.

La cause est trop grande pour qu’aucun mortelpuisse la juger. Moi-même, je ne puis prononcer sur un meurtre dû àla violence de la colère ; surtout, parce que, ton crimeaccompli, tu n’es venu, en suppliant, dans ma demeure, que purifiéde toute souillure. Puisque tu as ainsi expié le meurtre, je terecevrai dans la ville. Cependant, il n’est pas facile de rejeterla demande de celles-ci. Si la victoire leur était enlevée danscette cause, elles répandraient en partant tout le poison de leurcœur sur cette terre, et ce serait une éternelle et incurablecontagion. Certes, je ne puis renvoyer ou retenir les deux partiessans iniquité. Enfin, puisque cette cause est venue ici,j’établirai des juges liés par serment et qui jugeront dans tousles temps à venir. Pour vous, préparez les témoignages, les preuveset les indices qui peuvent venir en aide à votre cause. Après avoirchoisi les meilleurs parmi ceux de ma ville, je reviendrai aveceux, afin qu’ils décident équitablement de ceci, en restant ainsifidèles à leur serment.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Strophe I.

Maintenant, voici le renversement de l’antiquejustice par des lois nouvelles, si la cause de ce meurtrier de samère est victorieuse. Tous les hommes se plairont à ce crime, afind’agir avec des mains impunies. En vérité, d’innombrables calamitésmenaceront désormais les parents de la part des enfants !

Antistrophe I.

En effet, il n’y aura plus d’yeux dardés surles hommes, plus de colère qui poursuive les crimes. Je laisseraitout faire. Chacun saura, en gémissant sur les maux qu’il souffrirade ses proches, qu’il n’y a plus ni relâche, ni remèdes à de tellesmisères, ni refuge contre elles, ni consolations mêmeillusoires.

Strophe II.

Que personne, une fois accablé par le malheur,ne pousse ce cri : – ô justice ! ô trône desÉrinnyes ! – Bientôt, un père ou une mère, en proie à unecalamité récente, gémira avec des lamentations, après que lademeure de la justice se sera écroulée !

Antistrophe II.

Il en est que la terreur doit hanterinexorablement, comme un surveillant de l’esprit. Il est salutaired’apprendre de ses angoisses à être sage. Qui, en effet, ou ville,ou homme, s’il n’a dans le cœur une vive lumière, honoreradésormais la justice ?

Strophe III.

Ne désirez ni une vie sans frein, nil’oppression. Les dieux ont placé la force entre les deux, ni endeçà, ni au delà. Je le dis avec vérité : l’insolence estcertainement fille de l’impiété ; mais de la sagesse naît lafélicité, chère à tous et désirée de tous.

Antistrophe III.

Je te recommande par-dessus tout d’honorerl’autel de la justice. Ne le renverse pas du pied dans le désir dugain. Le châtiment ne tarde pas, et il est toujours en raison ducrime. Que chacun ait le respect de ses parents et fasse unbienveillant accueil aux hôtes qui se dirigent vers sa demeure.

Strophe IV.

Celui qui est juste sans y être contraint nesera point malheureux, et il ne périra jamais par lescalamités ; mais je sais que l’impie persévérant, qui confondtoutes choses contre la justice, sera contraint par la violence,quand viendra le temps, et que la tempête brisera ses antennes endéchirant ses voiles.

Antistrophe IV.

Au milieu de l’inévitable tourbillon, ilinvoquera les dieux qui ne l’entendront point. Les daimones rientde l’homme arrogant, quand ils le voient enveloppé parl’inextricable ruine, sans qu’il puisse jamais surmonter sonmalheur. Sa première prospérité s’est enfin brisée contre l’écueilde la justice ; il périt non pleuré et oublié !

ATHÈNA.

Allons, héraut ! contiens la multitude.Que la trompette Tyrrhènienne, emplie d’un souffle viril, pénètreles oreilles d’une clameur sonore et parle au peuple ! Puisquecette assemblée est réunie, que tous se taisent ! Ceux-ciappliqueront désormais mes lois dans toute la ville, et vont jugeréquitablement cette cause.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Roi Apollôn ! commande en ce quit’appartient. En quoi ces choses te regardent-elles ? Quet’importe ceci ? Dis-le-moi.

APOLLÔN.

Je viens porter témoignage. Cet homme est monsuppliant, il s’est assis dans ma demeure et je l’ai purifié de cemeurtre ; mais je suis en cause aussi, l’ayant excité à tuersa mère. Toi, Athèna, appelle la cause et ouvre lacontestation !

ATHÈNA.

C’est à vous de parler les premières.J’appelle la cause. L’accusateur doit commencer et dire ce dont ils’agit.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Nous sommes nombreuses à la vérité, mais nousparlerons brièvement. Toi, réponds-nous, parole pour parole. Avanttout, dis, as-tu tué ta mère ?

ORESTÈS.

Je l’ai tuée, je ne le nie pas.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Dans cette lutte te voilà tombé une fois surtrois !

ORESTÈS.

Tu te vantes avant de m’avoir terrassé.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Réponds encore. Comment l’as-tutuée ?

ORESTÈS.

Je réponds : de ma main je lui ai enfoncécette épée dans la gorge.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Par qui as-tu été poussé etconseillé ?

ORESTÈS.

Par les oracles de ce dieu. Il m’en est témoinici.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Le divinateur t’a poussé à tuer tamère ?

ORESTÈS.

Jusqu’ici je ne me repens pas de cela.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Condamné, tu parleras autrement.

ORESTÈS.

J’ai bon espoir. Mon père m’aidera du fond desa tombe.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Tu te fies aux morts, après avoir tué tamère !

ORESTÈS.

Elle était souillée de deux crimes.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Comment ? Dis-le à tes juges.

ORESTÈS.

Elle a tué son mari et elle a tué monpère.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Tu vis, et par sa mort elle a expié cecrime.

ORESTÈS.

Mais, pendant qu’elle vivait, l’avez-vouspoursuivie ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Elle n’était pas du sang de l’homme qu’elle atué.

ORESTÈS.

Et moi, étais-je du sang de ma mère ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Quoi ! ne t’a-t-elle point porté sous saceinture, ô tueur de ta mère ! Renieras-tu le sang très cherde ta mère ?

ORESTÈS.

Sois-moi témoin, Apollôn ! Ne l’ai-jepoint tuée légitimement ? Car je ne nie pas que je l’aie tuée.Penses-tu que son sang ait été légitimement versé ? Parle,afin que je le dise à ceux-ci.

APOLLÔN.

Je vous parlerai, juges vénérables instituéspar Athèna ! Je suis le divinateur, et je ne dirai point demensonges. Jamais, sûr mon trône fatidique, je n’ai rien dit d’unhomme, ou d’une femme, ou d’une ville, que Zeus, père desOlympiens, ne m’ait ordonné de dire. Souvenez-vous de prendre mesparoles pour ce qu’elles valent et d’obéir à la volonté de monpère. Aucun serment n’est au-dessus de Zeus.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Zeus, d’après ce que tu dis, t’avait dictél’oracle par lequel tu as ordonné à cet Orestès de venger lemeurtre de son père, sans respect pour sa mère ?

APOLLÔN.

Ce n’est point la même chose que de voir unefemme égorger un vaillant homme honoré du sceptre, don de Zeus, etqui n’a point été percé de flèches guerrières lancées de loin,comme celles des Amazones. Écoute, Pallas ! Écoutez aussi,vous qui siégez pour juger cette cause. A son retour de la guerred’où il rapportait de nombreuses dépouilles, elle l’a reçu par deflatteuses paroles ; et, au moment où, s’étant lavé il allaitsortir du bain, elle l’a enveloppé d’un grand voile, et elle l’afrappé tandis qu’il était inextricablement embarrassé. Telle a étéla destinée fatale de cet homme très vénérable, du chef des nefs.Je dis que telle elle a été afin que l’esprit de ceux qui jugentcette cause en soit mordu.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Zeus, d’après tes paroles, est plus irrité dumeurtre d’un père que de celui d’une mère. Mais, lui-même, il achargé de chaînes son vieux père Kronos. Pourquoi n’as-tu pointopposé ceci à ce que tu as dit ? Pour vous, vous l’avezentendu ; je vous prends à témoin.

APOLLÔN.

Ô les plus abominables des bêtes détestées desdieux ! On peut rompre des chaînes ; il y a un remède àcela, et d’innombrables moyens de s’en délivrer ; mais quandla poussière a bu le sang d’un homme mort, il ne peut plus serelever. Mon père n’a point enseigné d’incantations pour ceci, luiqui, au-dessus et au-dessous de la terre, ordonne et fait roulertoutes choses, et dont les forces sont toujours les mêmes.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Comment donc défendras-tu l’innocence de cethomme ? Vois ! après avoir répandu le sang de sa mère,son propre sang, pourra-t-il habiter dans Argos la demeure de sonpère ? A quels autels publics sacrifiera-t-il ? quellephratrie lui donnera place à ses libations ?

APOLLÔN.

Je dirai ceci ; vois si je parle bien. Cen’est pas la mère qui engendre celui qu’on nomme son fils ;elle n’est que la nourrice du germe récent. C’est celui qui agitqui engendre. La mère reçoit ce germe, et elle le conserve, s’ilplaît aux dieux. Voici la preuve de mes paroles : on peut êtrepère sans qu’il y ait de mère. La fille de Zeus Olympien m’en estici témoin. Elle n’a point été nourrie dans les ténèbres de lamatrice, car aucune déesse n’aurait pu produire un tel enfant. Pourmoi, Pallas, et entre autres choses, je grandirai ta ville et tonpeuple. J’ai envoyé ce suppliant dans ta demeure, afin qu’il tesoit dévoué en tout temps. Accepte-le pour allié, ô déesse, lui etses descendants, et que ceux-ci te gardent éternellement leurfoi !

ATHÈNA.

Maintenant c’est à vous de prononcer lasentence par un juste suffrage, car il en a été dit assez.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

J’ai lancé ma dernière flèche, et j’attendsl’arrêt qui décidera.

ATHÈNA.

Comment faire pour que vous ne me reprochiezrien ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Étrangers, vous avez tout entendu !Respectez votre serment, et prononcez.

ATHÈNA.

Écoutez encore la loi que je fonde, peuple del’Attique, vous qui êtes les premiers juges du sang versé. Cetribunal, désormais et pour toujours, jugera le peuple Aigéen. Surcette colline d’Arès, les Amazones plantèrent autrefois leurstentes, quand, irritées contre Thèseus, elles assiégèrent la villerécemment fondée et opposèrent des tours à ses hautes tours. Ici,elles firent des sacrifices à Arès, d’où ce nom d’Arèopagos, lerocher, la colline d’Arès. Donc, ici, le respect et la crainteseront toujours présents, le jour et la nuit, à tous les citoyens,tant qu’ils se garderont eux-mêmes d’instituer de nouvelles lois.Si vous souillez une eau limpide par des courants boueux, commentpourrez-vous la boire ? Je voudrais persuader aux citoyenschargés du soin de la république d’éviter l’anarchie et latyrannie, mais non de renoncer à toute répression. Quel hommerestera juste, s’il ne craint rien ? Respectez donc la majestéde ce tribunal, rempart sauveur de ce pays et de cette ville, telqu’on n’en possède point parmi les hommes, ni les Skythes, ni ceuxde la terre de Pélops. J’institue ce tribunal incorruptible,vénérable et sévère, gardien vigilant de cette terre, même pendantle sommeil de tous, et je le dis aux citoyens pour que cela soitdésormais dans l’avenir. Maintenant, levez-vous, et, fidèles àvotre serment, prononcez l’arrêt. J’ai dit.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Je vous conseille de ne point outrager notretroupe terrible à cette terre !

APOLLÔN.

Et moi, je vous ordonne de respecter mesoracles qui sont ceux de Zeus, et de ne point les rendreimpuissants !

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Tu t’inquiètes d’une cause sanglante qui ne teconcerne pas. Tu ne rendras plus d’oracles véridiques si tupersistes.

APOLLÔN.

Mon père a-t-il aussi manqué de sagesse quandIxiôn le supplia, après avoir commis le premier meurtre ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Tu peux parler ; mais moi, si on ne merend pas justice, je serai terrible à cette terre.

APOLLÔN.

Tu es méprisée parmi les nouveaux et lesanciens dieux. Je triompherai.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

C’est ainsi que tu as fait dans les demeuresde Phérès. Tu as persuadé aux Moires de rendre les hommesimmortels.

APOLLÔN.

N’est-il pas juste de secourir celui qui noushonore, et surtout quand il demande notre aide ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Tu as offensé les daimones antiques, tu asabusé par le vin les vieilles déesses !

APOLLÔN.

Bientôt tu vas être vaincue, et tu ne vomirasplus contre tes ennemis qu’un poison sans danger.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Jeune dieu, tu outrages de vieillesdéesses ! Mais j’attends la fin de ceci, ne sachant encore sije dois m’irriter ou non contre cette ville.

ATHÈNA.

C’est à moi de prononcer la dernière. Jedonnerai mon suffrage à Orestès. Je n’ai pas de mère qui m’aitenfantée. En tout et partout, je favorise entièrement les mâles,mais non jusqu’aux noces. Certes, je suis pour le père. Ainsi, peum’importe la femme qui a tué son mari, le chef de la demeure.Orestès est vainqueur, même si les suffrages sont égaux des deuxcôtés. Donc, vous à qui ce soin est remis, retirez promptement lescailloux des urnes.

ORESTÈS.

Ô Phoibos Apollôn, comment cette causesera-t-elle jugée ?

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Ô nuit noire, ma mère ! vois-tu ceschoses ?

ORESTÈS.

Maintenant, je finirai par la corde, ou jeverrai encore la lumière !

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Nous serons avilies, ou nous garderons noshonneur.

APOLLÔN.

Comptez bien les cailloux, étrangers !Respectez la justice et ne vous trompez point. Si une seule voixest oubliée, ce sera un grand malheur. Un seul suffrage peutrelever une maison !

ATHÈNA.

Cet homme est absous de l’accusation demeurtre ; les suffrages sont en nombre égal des deuxcôtés.

ORESTÈS.

Ô Pallas, tu as sauvé ma maison, tu m’as rendula terre de la patrie d’où j’étais exilé ! Chacun dira parmiles Hellènes : Cet homme Argien est enfin rétabli dans lesbiens paternels par la faveur de Pallas et de Loxias, et aussi decelui qui accomplit toutes choses et qui m’a sauvé, plein de pitiépour la destinée fatale de mon père, quand il a vu ces vengeressesde ma mère. Pour moi, en retournant dans ma demeure, je me lie àcette terre et à ton peuple par ce serment, que, jamais, dans lalongue suite des temps, aucun roi d’Argos n’entrera la lance enmain dans la terre Attique. Certes, moi-même, alors enfermé dans letombeau, je frapperai d’un inévitable châtiment ceux qui violerontle serment que je fais. Je rendrai leur chemin morne et malheureux,et je les ferai se repentir de leur action. Mais si les Argiensgardent la foi que j’ai jurée à la ville de Pallas, s’ilscombattent toujours pour elle, je leur serai toujours bienveillant.Salut, ô toi, Pallas ! et toi, peuple de la ville !Puissiez-vous toujours accabler inévitablement vos ennemis !Puissent vos armes vous sauver toujours, et toujours êtrevictorieuses !

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Ah ! jeunes dieux, vous avez foulé auxpieds les lois antiques, et vous avez arraché cet homme de mesmains ! Et moi, couverte d’opprobre, méprisée, misérable,enflammée de colère, ô douleur ! je vais répandre goutte àgoutte sur le sol le poison de mon cœur terrible à cette terre. Nifeuilles, ni fécondité ! Ô justice, te ruant sur cette terre,tu mettras partout les souillures du mal ! Gémirai-je ?Que devenir ? que faire ? Je subis des peines qui serontfunestes aux Athènaiens ! Les malheureuses filles de la nuitsont grandement outragées ; elles gémissent de la honte quiles couvre !

ATHÈNA.

Croyez-moi, ne gémissez pas aussiprofondément. Vous n’êtes point vaincues. La cause a été jugée parsuffrages égaux et sans offense pour vous ; mais lestémoignages de la volonté de Zeus ont été manifestes. Lui-même adicté cet oracle : qu’Orestès, ayant commis ce meurtre, nedevait point en être châtié. N’envoyez donc point à cette terrevotre colère terrible ; ne vous irritez point, ne la frappezpoint de stérilité, en y versant goutte à goutte la bave desdaimones, implacable rongeuse des semences. Moi, je vous fais lapromesse sacrée que vous aurez ici des demeures, des temples et desautels ornés de splendides offrandes, et que vous serez grandementhonorées par les Athènaiens.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Ah ! jeunes dieux, vous avez foulé auxpieds les lois antiques, et vous avez arraché cet homme de mesmains ! Et moi, couverte d’opprobre, méprisée, misérable,enflammée de colère, ô douleur ! je vais répandre goutte àgoutte sur le sol le poison de mon cœur, terrible à cette terre. Nifeuilles, ni fécondité ! Ô justice, te ruant sur cette terre,tu mettras partout les souillures du mal ! Gémirai-je ?Que devenir ? que faire ? Je subis des peines qui serontfunestes aux Athènaiens ! Les malheureuses filles de la nuitsont grandement outragées ; elles gémissent de la honte quiles couvre !

ATHÈNA.

Vous n’êtes point dépouillées de vos honneurs,et, déesses irritées, dans l’amertume de votre colère, vous nerendrez pas stérile la terre des hommes. Et moi, ne suis-je pascertaine de Zeus ? Mais qu’ai-je besoin de paroles ?Seule, entre les dieux, je connais les clefs des demeures où lafoudre est enfermée. Cependant, je n’ai que faire de la foudre. Tum’obéiras et tu ne lanceras point sur la terre les imprécationsfunestes qui amènent la destruction de toutes choses. Calme laviolente colère des flots noirs de ton cœur, et tu habiteras avecmoi, et tu seras pieusement honorée comme moi. Les riches prémicesde ce pays te seront offerts, dans les sacrifices, pour lesenfantements et les noces ; et, désormais, tu me remercierasde mes paroles.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Moi ! subir cela ! moi, l’antiquesagesse, habiter, méprisée, sur la terre ! ô honte ! jerespire la colère et la violence ! hélas ! ô dieux !ô terre ! ô douleur ! Quelle angoisse envahit moncœur ! Entends ma colère, ô nuit, ma mère ! Les ruses desdieux m’ont enlevé mes antiques honneurs et m’ont réduite àrien !

ATHÈNA.

Je te pardonne ta colère, car tu es plus âgéeque moi et tu possèdes une plus grande sagesse ; mais Zeus m’adonné aussi quelque intelligence. N’allez point sur une autreterre. Vous regretteriez celle-ci. Je vous le prédis. La suite destemps amènera des honneurs toujours plus grands pour les habitantsde ma ville et toi, tu auras une demeure glorieuse dans la citéd’Érékhtheus, et tu seras ici, dans les jours consacrés, envénération aux hommes et aux femmes, plus que tu ne le seraisjamais partout ailleurs. Ne répands donc point sur mes demeures lepoison rongeur de tes entrailles, funeste aux enfantements, etbrûlant d’une rage que le vin n’a point excitée. N’inspire point ladiscorde aux habitants de ma ville, et qu’ils ne soient point commedes coqs se déchirant entre eux. Qu’ils n’entreprennent que desguerres étrangères, et non trop éloignées, par lesquelles estéveillé le grand amour de la gloire, car j’ai en horreur lescombats d’oiseaux domestiques. Il convient que tu acceptes ce queje t’offre, afin qu’étant bienveillante, tu sois comblée de bienset d’honneurs et que tu possèdes ta part de cette terre très aiméedes dieux !

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Moi ! subir cela ! moi, l’antiquesagesse, habiter, méprisée, sur la terre ! ô honte ! jerespire la colère et la violence ! hélas ! ô dieux !ô terre ! ô douleur ! Quelle angoisse envahit moncœur ! Entends ma colère, ô nuit, ma mère ! Les ruses desdieux m’ont enlevé mes antiques honneurs et m’ont réduite àrien !

ATHÈNA.

Je ne me lasserai point de te conseiller cequ’il y a de mieux, afin que tu ne dises jamais que toi, uneantique déesse, tu as été dépouillée de tes honneurs ethonteusement chassée de cette terre par une déesse plus jeune quetoi et par le peuple qui habite cette ville. Si la persuasionsacrée t’est vénérable, si la douceur de mes paroles t’apaise, turesteras ici mais si tu ne veux pas rester, tu ne lanceras point tafureur injuste contre cette ville et tu ne causeras point la ruinedu peuple, car il t’est permis d’habiter cette heureuse terre etd’y jouir en tout temps d’honneurs légitimes.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Reine Athèna, quelle demeurehabiterais-je ?

ATHÈNA.

Une demeure à l’abri de l’offense. Maisaccepte.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

J’accepte. Quels seront meshonneurs ?

ATHÈNA.

Sans toi, aucune maison n’aura une heureusefortune.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Et tu feras que je possède cettepuissance ?

ATHÈNA.

Certes, je ferai prospérer qui t’honorera.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Et ta promesse sera-t-elle toujourstenue ?

ATHÈNA.

Je pouvais ne pas promettre ce que je n’auraispas voulu tenir.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Je suis apaisée et je rejette ma colère.

ATHÈNA.

C’est pourquoi, sur cette terre, tu n’aurasque des amis.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Que m’ordonnes-tu de souhaiter à cetteterre ?

ATHÈNA.

Tout ce qui suit une victoire sans tache, toutce qui est produit par la terre et par les flots de la mer, ce quivient de l’Ouranos, ce qu’apportent les souffles des vents !Que les fruits de la terre et les troupeaux s’accroissent ici sousla chaleur propice de Hèlios ! Que les citoyens soient àjamais heureux et prospères, et que l’enfance soit toujours saineet sauve ! Anéantis les impies plus inexorablement encore.Comme un pasteur de plantes, j’aime la race des hommes justes. Telsseront tes soins. Pour moi, quant à la gloire des combatsguerriers, je ferai cette ville illustre parmi les mortels.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Strophe I.

Certes, je veux habiter avec Pallas, et je nedédaignerai pas cette ville, asile des dieux, qu’honorent letout-puissant Zeus et Arès, rempart des daimones, qui protége lesautels des hellènes. Je lui souhaite, par des prédictionsbienveillantes, les fruits abondants, utiles à la vie, qui germentdans la terre sous la lumière éclatante de Hèlios.

ATHÈNA.

C’est avec joie que je fais ceci pour lesAthènaiens. J’ai retenu dans cette ville de grandes et implacablesdéesses. Il leur a été accordé, en effet, de régler tout ce quiconcerne les hommes. Celui contre lequel elles ne se sont pointencore irritées ne sait rien des maux qui désolent la vie. Lescrimes des aïeux le livrent à elles. La destruction silencieusel’anéantit, malgré ses cris.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Antistrophe I.

Qu’un souffle funeste ne flétrisse point lesarbres ! c’est mon souhait. Que l’ardeur de Hèlios ne dessèchepoint le germe des plantes et ne fasse point avorter lesbourgeons ! Que la stérilité mauvaise soit écartée ! Queles brebis, toujours fécondes, lourdes d’une double portée, mettentbas au temps voulu ! Que le peuple, riche des biens abondantsde la terre, honore les présents des dieux !

ATHÈNA.

Entendez-vous, gardiens de la ville, cessouhaits heureux ? Elle est très puissante, en effet, lavénérable Érinnys, auprès des immortels et des dieux souterrains.Elles disposent manifestement et avec une suprême puissance de ladestinée des hommes. Aux uns elles accordent les chants joyeux, auxautres elles infligent une vie attristée par les larmes.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Strophe II.

Je repousse la fortune mauvaise qui frappe leshommes avant le temps. Accordez aux vierges qu’on aime les épouxqu’elles désirent, ô déesses, sœurs des Moires, vous qui avez cettepuissance, justes daimones qui hantez chaque demeure, présentes entout temps, et qui, pour votre équité, êtes partout les plushonorées des dieux !

ATHÈNA.

Je me réjouis d’entendre vos souhaitsbienveillants pour la terre que j’aime. Je loue la persuasion auxdoux yeux qui dirigeait ma langue et ma parole, tandis qu’ellesrefusaient durement d’écouter. Zeus, qui préside à l’Agora, l’aemporté, et notre cause, la cause des justes, est victorieuse.

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Antistrophe II.

Que la discorde insatiable de maux ne frémissejamais dans la ville ! C’est mon souhait. Que jamais lapoussière ne boive le sang noir des citoyens ! Que jamais,ici, un meurtre ne venge un meurtre ! Que les citoyens n’aientqu’une même volonté, un même amour, une même haine. Ceci est leremède à tous les maux parmi les hommes.

ATHÈNA.

Avez-vous donc retrouvé le chemin des parolesbienveillantes ? Je prévois que les habitants de ma villeseront grandement secourus par ces spectres terribles. Aimeztoujours ces déesses qui vous sont bienveillantes, offrez-leur degrands honneurs, et cette terre et cette ville seront à jamaisillustres par l’équité !

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Strophe III.

Salut ! soyez heureux et riches !Salut, peuple Athènaien, assis auprès des autels de Zeus, amis dela vierge qui vous aime, et toujours pleins de sagesse ! Ceuxqui habitent sous les ailes de Pallas sont respectés par sonpère.

ATHÈNA.

Je vous salue aussi. Il faut que je marche lapremière, afin de vous montrer vos demeures. Allez à la lumièresacrée des torches de ceux qui vous accompagnent, à travers lessacrifices offerts, descendez sous terre, afin de retenir lemalheur loin de cette terre, et d’envoyer vers la ville laprospérité et la victoire. Vous qui habitez cette ville, fils deKranaos, accompagnez-les, et que les citoyens se souviennenttoujours de leur bienveillance !

LE CHŒUR DESEUMÉNIDES.

Antistrophe III.

Salut, salut ! Je vous salue de nouveau,vous tous qui êtes ici, daimones et mortels, habitants de la villede Pallas ! Respectez ma demeure, et vous n’accuserez jamaisles hasards de la vie.

ATHÈNA.

Je me réjouis de vos paroles et de vosprières, et j’enverrai la clarté des torches flamboyantes vers leslieux souterrains, avec les gardiennes de mon sanctuaire, selon lerite. Que la fleur de toute la terre de Thèseus s’avance, labrillante troupe des jeunes filles, et les femmes et les mèresâgées ! Revêtez des robes pourprées, afin d’honorer cesdéesses, et que la clarté des torches précède, afin que cette fouledivine, toujours bienveillante pour cette terre, la rende à jamaisillustre par la prospérité de son peuple !

LE CORTÈGE.

Entrez dans votre demeure, grandes etvénérables filles de la nuit, déesses stériles, au milieu d’uncortége respectueux ! Toutes, invoquons-les ! Dans lesretraites souterraines vous serez comblées d’honneurs et desacrifices ! Toutes, invoquons-les ! Propices etbienveillantes à cette terre, venez, ô vénérables, éclairées parles torches flamboyantes ! Maintenant, chantons enmarchant ! Les libations et les torches brillantes abonderontdans vos demeures. Zeus qui voit tout et les Moires seront toujoursfavorables au peuple de Pallas. Maintenant, chantons !

Partie 4
Les Suppliantes

 

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Que Zeus, dieu des suppliants, nous regardeavec bienveillance, apportées ici, sur nos nefs, des embouchuressablonneuses du Néilos ! Ayant laissé la terre divine quiconfine à la Syria, nous avons fui, non pour un meurtre commis, oucondamnées à l’exil par la sentence du peuple, mais pour échapper àdes hommes, pour éviter les noces fraternelles, impies, exécrablesdes fils d’Aigyptos. Notre père Danaos, inspirateur de ce dessein,a conduit notre flotte, et, délibérant sur ceci, entre deux maux achoisi le plus noble : la fuite à travers les ondes marines,afin d’aborder la terre Argienne d’où notre race se glorifie d’êtreissue, du contact, du souffle de Zeus et de la vachetourmentée.

Dans quelle terre plus propice que celle-ciserions-nous arrivées, ayant à la main ces rameaux des suppliants,enveloppés de bandelettes de laine ? Ô vous, ville, terre,blanches eaux ! Vous, dieux des hauteurs, et vous, dieux desexpiations terribles, qui avez des demeures souterraines ! Ettoi, Zeus sauveur, gardien du foyer des hommes pieux !Accueillez tous en ce pays hospitalier cette troupe de jeunesfilles suppliantes, et rejetez à la mer, afin qu’ils fuientpromptement la foule insolente des hommes, des Aigyptogènes, avantqu’ils aient posé le pied sur cette terre non souillée ! Etqu’ils périssent dans la mer soulevée, en un tourbillon tumultueux,par le tonnerre et la foudre, et battus des vents chargés de pluie,avant qu’ils montent dans les lits des filles de leur oncle, malgréelles et malgré Thémis !

Strophe I.

Maintenant, nous invoquons, à travers lesmers, le fils de Zeus, notre vengeur, conçu au contact, au soufflede Zeus, par la vache, notre aïeule, qui paissait les fleurs, celuiqui, à l’heure de l’enfantement, fut le bien nommé par ladestinée : Épaphos !

Antistrophe I.

L’invoquant aujourd’hui dans les pâturagesherbeux de notre mère antique, nous rappellerons nos malheursanciens. Et nous donnerons des preuves certaines de notre origine,et nos paroles seront vraies, quelque étranges et inattenduesqu’elles soient, et chacun saura tout, selon la suite destemps.

Strophe II.

S’il est ici un habitant de cette terre,observateur des oiseaux, quand il entendra ma plainte lamentable,il croira entendre la voix de la femme malheureuse du perfideTèreus, du rossignol poursuivi par le faucon.

Antistrophe II.

Chassée des lieux et des fleuves accoutumés,elle gémit sans trêve, se souvenant de la mort de son fils quipérit, s’offrant à la colère et tombant sous la main de samisérable mère.

Strophe III.

Et moi aussi je recherche les modes Iaoniens,et je déchire cette joue délicate cueillie sur les bords du Néilos,et ce sein abreuvé de larmes ; et je nourris les fleurs dudeuil, songeant aux amis de celle qui a fui la terre natale, s’ilen est qui aient souci d’elle.

Antistrophe III.

Dieux générateurs, si vous protégez l’équité,entendez-moi ! Ne laissez pas s’accomplir ce qui est contre lajustice. Soyez les ennemis de la violence, et condamnez-la avantces noces. Après le combat, il est un autel tutélaire, un rempartpour les vaincus, et, pour ceux qui fuient, un sanctuaire desdaimones.

Strophe IV.

Puisse la volonté de Zeus nous être vraimentbienveillante ! Elle n’est pas facile à connaître. Elle brillepourtant dans l’obscurité, malgré la noire destinée des racesmortelles.

Antistrophe IV.

La destinée se précipite et frappe sûrement,dès qu’elle a été décrétée dans la tête de Zeus ; mais lesvoies de la pensée divine, impénétrables aux yeux, sontinaccessibles et enveloppées d’ombre.

Strophe V.

Du haut de leurs tours il précipite lesvivants dans la ruine, et toute force est vaine contre lesdaimones. Assise au faîte des demeures sacrées, la pensée divineaccomplit toute sa volonté.

Antistrophe V.

Puisse-t-elle regarder l’insolence des hommeset cette race d’Aigyptos, furieuse et toujours harcelée, à cause demes noces, par l’inévitable aiguillon du désir et qui maintenantsait enfin sa défaite !

Strophe VI.

Telles sont mes calamités lamentables, meslarmes amères et cruelles. Hélas ! hélas ! vivante, je mepleure en paroles lugubres. Je t’implore, ô terre d’Apis !Comprends, hélas ! ma voix étrangère. Voici que je déchire etque je lacère les vêtements de lin et les voiles Sidoniens.

Antistrophe VI.

Ils vouent des offrandes aux dieux, ceux qui,sauvés par une heureuse destinée, n’ont plus l’épouvante de lamort. Hélas ! hélas ! hélas ! il est difficile depénétrer ce qui nous est réservé. Où cette tempêtem’entraînera-t-elle ? Je t’implore, ô terre d’Apis !Comprends, hélas ! ma voix étrangère. Voici que je déchire etque je lacère les vêtements de lin et les voiles Sidoniens.

Strophe VII.

Certes, l’aviron et cette demeure aux voilesde lin qui abritait ma faiblesse contre la mer m’ont conduite ici,à l’aide des vents, sans avoir subi de tempête. En ceci je n’accusepersonne. Mais que le père Zeus, qui voit tout, donne à cettedestinée une fin heureuse, et que, noble race d’une mère vénérable,nous puissions, hélas ! vierges et libres, échapper au lit deces hommes !

Antistrophe VII.

Que la chaste fille de Zeus me regarde d’unœil pur et tranquille, moi qui la supplie ! Vierge, qu’elledéfende des vierges contre la persécution et la violence, et que,noble race d’une mère vénérable, nous puissions, hélas !vierges et libres, échapper au lit de ces hommes !

Strophe VIII.

Mais si nous sommes méprisées des dieuxOlympiens, nous irons, tuées par la corde, avec des rameauxsuppliants, vers la sombre race souterraine frappée par Zeus, versle Zeus des morts, qui est hospitalier pour tous. Ah !Zeus ! La colère qui harcelait Iô se ruait des dieux. Ellevient aussi de ton épouse, cette calamité Ouranienne, car latempête, avec violence, s’est jetée sur nous !

AntistropheVIII.

Certes, Zeus entendrait d’amers reproches, si,méprisant le fils de la vache, celui qu’il engendra lui-mêmeautrefois, il détournait sa face de nos prières. Mais, invoqué parnous, qu’il nous entende des hauteurs ! Ah ! Zeus !la colère qui harcelait Iô se ruait des dieux. Elle vient aussi deton épouse, cette calamité Ouranienne, car la tempête, avecviolence, s’est jetée sur nous.

DANAOS.

Enfants, il vous faut être prudentes. Vousêtes venues à travers les flots, conduites sagement par votre vieuxpère. Maintenant que vous êtes à terre, agissez avec prévoyance etgardez mes paroles dans votre esprit.

Je vois une poussière, messagère muette d’unemultitude. Les moyeux des roues crient en tournant autour desessieux. Je vois une foule armée de boucliers et agitant deslances, et des chevaux et des chars arrondis. Sans doute lesprinces de cette terre viennent à nous, avertis de notre arrivéepar des messagers ; mais, qu’ils soient bienveillants ouanimés d’un esprit farouche, il convient, à tout événement, ôjeunes filles, de nous retirer sur cette hauteur consacrée auxdieux qui président les jeux. Un autel est plus sûr qu’une tour, etc’est un plus ferme bouclier. Allez en toute hâte, tenantpieusement dans vos mains suppliantes les bandelettes de laineblanche, ornements de Zeus qui protège les suppliants. Répondez àvos hôtes en paroles respectueuses et tristes, comme la nécessitéle demande et comme il convient à des étrangères. Expliquez-leurclairement que votre exil n’est pas taché de sang. Avant tout, quevos paroles ne soient point arrogantes, que votre front soitmodeste et votre regard tranquille. N’usez point de longs discours,car ici cela est odieux. Souvenez-vous qu’il faut céder, car vousêtes étrangères et chassées par l’exil. Il ne convient pas auxhumbles de parler arrogamment.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Père, tu parles avec prudence à des espritsprudents. Nous garderons tes sages conseils et nous nous ensouviendrons. Que notre père Zeus veille sur nous !

DANAOS.

Ne tarde donc pas, hâte-toi d’agir.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Déjà je voudrais être assise là-haut près detoi.

DANAOS.

Ô Zeus ! aie pitié de nous, qui sommesaccablés de maux !

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Qu’il nous regarde d’un œilbienveillant ! S’il veut, tout finira heureusement.

DANAOS.

Maintenant, invoquez cet oiseau de Zeus.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Nous invoquons les rayons sauveurs de Hèlios,le divin Apollôn, le dieu autrefois exilé de l’Ouranos. Lui qui aconnu des maux semblables, qu’il ait pitié des vivants !

DANAOS.

Qu’il ait pitié de nous, qu’il nous secoureavec bienveillance !

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Quel autre de ces daimones invoquerai-jeaussi ?

DANAOS.

Je vois le trident, signe du dieu.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Il nous a heureusement menées ici, qu’il noussoit propice sur terre !

DANAOS.

Celui-ci est Hermès, selon la coutume desHellènes.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Puisse t-il nous annoncer que nous sommesdélivrées du mal !

DANAOS.

Vénérez l’autel commun de tous ces immortels.Dans ce lieu sacré, asseyez-vous comme une troupe de colombesépouvantées par ces faucons, ces ennemis, vos parents, quisouillent leur race. Un oiseau qui se repaît d’un oiseau est-ilpur ? Comment donc serait-il pur celui qui veut épouser unefemme malgré elle et malgré son père ? Même mort, dans leHadès, s’il a commis ce crime, il n’échappera pas au châtiment.C’est là, dit-on, qu’un autre Zeus est le juge suprême des crimesparmi les morts. Observez-vous et gagnez ce lieu, afin que ceci aitune heureuse fin.

LE ROI PÉLASGOS.

De quel pays êtes-vous, qui n’êtes pointvêtues à la manière Hellénienne, mais qui portez des robes et desvoiles barbares ? En effet, ce vêtement n’est ni d’Argos, nid’aucune partie de Hellas. Que vous ayez osé venir intrépidementsur cette terre, sans guides, sans hérauts, sans hôtes qui vousprotégent, cela est surprenant. Certes, à la vérité, des rameaux,selon la coutume des suppliants, sont déposés auprès de vous surles autels des dieux qui président les jeux. La terre de Hellas nereconnaît que cela en vous. Je ne puis donc que supposer tout lereste, à moins que je ne sois renseigné par vos paroles.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Tu as dit vrai sur nos vêtements ; mais àqui parlé-je maintenant ? Est-ce à un simple citoyen, à unporte-baguette, gardien des temples, ou au chef de laville ?

LE ROI PÉLASGOS.

Réponds à ce que j’ai dit et parle avecconfiance. Je suis fils de Palaikhthôn, issu de cette terre,Pélasgos, prince de ce pays ; et cette terre est habitée parla race des Pélasges, du nom de leur roi ainsi nommésjustement ; et je commande à tout le pays que baignent, versle couchant, l’Algos et le Strymôn. J’enferme dans mes frontièresla terre des Perrhaibes, et, au delà du Pindos, les contréesvoisines des Paiones, et les monts Dôdônaiens, et mes limites sontles flots de la mer ; mais mon pouvoir s’étend bien au delà.Cette terre est celle d’Apis, ainsi nommée en souvenir d’unmédecin. En effet, Apis, médecin et divinateur, fils d’Apollôn,étant venu de Naupaktia, délivra le pays des monstres dévorateursd’hommes et qu’avait produits un sol ensanglanté par des meurtresantiques, dragons venimeux et terribles. Apis, en coupant et enpurifiant, guérit ces maux et mérita de grandes louanges desArgiens, et, par reconnaissance, nous gardons sa mémoire dans nosprières. Maintenant que tu sais avec certitude qui je suis, disquelle est ta race et parle encore. Cependant notre ville n’aimepas les longs discours.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Nos paroles seront claires et brèves. Nousnous glorifions d’être de race argienne, nous sommes issues de lavache à l’irréprochable postérité, et je prouverai la vérité detout ceci.

LE ROI PÉLASGOS.

Ce que vous me dites est incroyable,étrangères. Votre race est issue d’Argos ? Vous êtes pourtantplus semblables à des Libyennes qu’aux femmes de ce pays. Le Néilosa nourri seul une telle famille, et voilà le caractère du typekyprien tel que l’action de l’homme sculpteur l’imprime dans lemarbre. J’ai entendu dire que les Indiennes nomades, habitant laterre voisine des Aithiopiens, voyageaient sur des chameaux quiportent aussi des fardeaux. Il y a encore les Amazones vierges quise nourrissent de chair. Si vous étiez armées d’arcs, je vousdirais telles. Mais, instruit par vous, que je sache plus amplementcomment votre race est d’origine argienne.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

On dit qu’autrefois naquit, dans cette terreargienne, la gardienne du seuil de Hèra, Iô, dont la renommée estgrande.

LE ROI PÉLASGOS.

S’agit-il de cette union de Zeus et d’unemortelle ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Hèra ne connut point d’abord cet amourclandestin.

LE ROI PÉLASGOS.

Quelle fut la fin de cette dissensionroyale ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

La déesse Argienne changea la femme envache.

LE ROI PÉLASGOS.

Zeus s’approcha donc de la femmecornue ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

On dit que, pour la féconder, il prit la formed’un taureau.

LE ROI PÉLASGOS.

Que fit alors l’épouse puissante deZeus ?

LE CHŒUR DES DANAïDES.

Elle donna à la Vache un gardien qui voyaittoutes choses.

LE ROI PÉLASGOS.

Quel était ce bouvier ayant des yeux toutautour de la tête ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Argos, fils de Gaia, que tua Hermès.

LE ROI PÉLASGOS.

Que fit encore Hèra à la Vachemalheureuse ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Elle lui infligea le moucheron qui pique etrend furieux les bœufs, et que les habitants du Néilos nommenttaon.

LE ROI PÉLASGOS.

Puis elle la chassa en longues courses loin decette terre.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Certes, tu as dit tout ce que j’allaisdire.

LE ROI PÉLASGOS.

Puis elle parvint il Kanôbos et à Memphis.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Et Zeus, la touchant de la main, engendra unfils.

LE ROI PÉLASGOS.

Comment donc ? un fils de Zeus s’estvanté d’être né d’une vache ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Il fut nommé Épaphos et fut le salut decelle-ci.

LE ROI PÉLASGOS.

[…vers perdu…]

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Libyè. Une grande terre porte son nom.

LE ROI PÉLASGOS.

Et quel fils eut-elle ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Le seul Bèlos, qui eut deux fils, dont l’unest mon père.

LE ROI PÉLASGOS.

Dis-moi le nom de cet homme très sage.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Danaos, et son frère eut cinquante fils.

LE ROI PÉLASGOS.

Dis-moi complaisamment le nom de celui-ci.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Aigyptos. Maintenant que tu n’ignores plus marace antique, protége et sauve une famille argienne.

LE ROI PÉLASGOS.

Certes, vous me semblez, comme nous, issuesanciennement de cette terre ; mais comment avez-vous oséquitter les demeures paternelles ? Quelle destinée soudainevous a poursuivies ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Roi des Pélasges, les maux des hommes sontdivers, et le malheur n’a pas toujours le même vol. Car eût-onjamais prévu notre fuite inattendue vers cette terre d’Argos àlaquelle nous lie une antique origine, et que nous y aborderionspour échapper à des noces odieuses ?

LE ROI PÉLASGOS.

Et que demandez-vous à ces dieux qui présidentles jeux, tandis que vous tenez en mains ces rameaux récemmentcoupés et enveloppés de laine ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

De ne pas être les esclaves des filsd’Aigyptos.

LE ROI PÉLASGOS.

Est-ce par haine, ou pour éviterl’inceste ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Qui voudrait payer afin d’avoir ses parentspour maîtres ?

LE ROI PÉLASGOS.

Cependant, c’est ainsi que les vivantsaugmentent leurs richesses.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Et c’est ainsi qu’on échappe aisément à lapauvreté.

LE ROI PÉLASGOS.

Comment donc pourrais-je vous venir en aideavec bienveillance ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Ne nous livre pas aux fils d’Aigyptos qui nousréclameront.

LE ROI PÉLASGOS.

Tu demandes une résolution dangereuse, et j’enattends une guerre.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

La justice protègera ses alliés.

LE ROI PÉLASGOS.

Si, dès le commencement, elle a pris leurcause pour sienne.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Respecte la poupe de ta ville ornée derameaux.

LE ROI PÉLASGOS.

Je suis épouvanté de les voir ombrager cesautels !

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Elle est terrible, la colère de Zeus,protecteur des suppliants.

Strophe I.

Fils de Palaikhthôn, entends-moi avecbienveillance, ô roi des Pélasges. Regarde-moi, suppliante, exilée,errante, comme une génisse aux taches blanches sur un haut rocher.Elle mugit sans secours et raconte son péril au bouvier.

LE ROI PÉLASGOS.

Autour des autels des dieux qui président lesJeux, je vois cette foule de jeunes filles suppliantes, ombragée derameaux récemment coupés. Puissent-elles, ces étrangères, ne pasêtre une cause de ruine pour nous, et puisse une guerre inattenduene pas sortir de ceci. Certes, notre ville n’en a pas besoin.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Antistrophe I.

Que Thémis, déesse des suppliants, fille deZeus qui dispense les biens, regarde ma fuite innocente ! Ettoi, vieillard, apprends ceci de plus jeunes que toi : Si turespectes un suppliant, tu ne manqueras de rien, car la volonté desdieux accepte les offrandes sacrées d’un homme pieux.

LE ROI PÉLASGOS.

Vous ne vous êtes point assises en suppliantesau foyer de mes demeures. S’il y a manque d’hospitalité, toute laville en est responsable, et c’est au peuple tout entier à s’eninquiéter, afin d’échapper à l’expiation. Pour moi, je ne vousferai aucune promesse, mais je délibérerai sur ceci avec tous lescitoyens.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Strophe II.

Tu es la ville, tu es le peuple, tu es leprytane souverain qui commandes à l’autel et au foyer. Tu es seuldans ta volonté, tu es assis seul sur le trône où tu régis touteschoses. Crains seul tout le mal.

LE ROI PÉLASGOS.

Qu’il retombe sur mes ennemis ! Je nepuis vous venir en aide sans danger, et il est inhumain de mépriservos prières. Mon esprit est plein de doutes et de craintes et je nesais ce qu’il faut faire ou ne pas faire.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Antistrophe II.

Celui qui d’en haut veille sur nous,regarde-le, ce gardien des malheureux réfugiés en suppliants auprèsde leurs proches qui leur refusent la justice qui leur est due. Lacolère de Zeus, protecteur des suppliants, suit les plaintes vainesdes malheureux.

LE ROI PÉLASGOS.

Mais si les fils d’Aigyptos affirment que,d’après la loi de cette ville, étant du même sang, vous êtes sousleur main, qui les réfutera ? Il est donc nécessaire de leuropposer vos propres lois, si vous désirez prouver qu’ils n’ontaucun droit sur vous.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Strophe III.

Que je ne sois jamais soumise à ceshommes ! Plutôt fuir sous les astres, à travers les mers, cesnoces odieuses ! Mais tu prendras la justice pour compagne, ettu jugeras ainsi que le veut la majesté des dieux.

LE ROI PÉLASGOS.

La cause n’est pas facile à juger. Ne meprends pas pour juge. Je te l’ai dit déjà, même si j’en avais lepouvoir, je ne déciderais rien sans le peuple, de peur qu’il medise un jour, si quelque malheur arrivait : – Pour avoirhonoré des étrangères, tu as perdu ta ville.’

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Antistrophe III.

Zeus pèse ma cause et décide selon l’équitéentre mes proches et moi. Il dispense le châtiment aux mauvais etla justice aux bons. Puisque tout est encore en suspens, pourquoine fais-tu pas ce qui est juste ?

LE ROI PÉLASGOS.

Semblable au plongeur dont l’œil lucide nedoit pas être troublé par le vin, il me faut descendre dans uneprofonde réflexion, afin que tout se concilie heureusement, sansdanger pour la ville et pour moi-même, et sans attirer la guerre etla vengeance ; il me faut ne point vous livrer, vous qui êtesassises aux autels des dieux, et ne point offenser le dieu vengeur,terrible à tous, qui, même dans le Hadès, ne lâche point les morts.Ne dois-je pas, selon vous, m’inquiéter de ce soucisauveur ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Strophe I.

Aie ce souci et sois pour nous, comme il estjuste, un protecteur bon et miséricordieux. Ne me perds pas,fugitive, chassée de la terre natale par une violence impie.

Antistrophe I.

Ne souffre pas que je sois arrachée, à tesyeux, des autels de tant de dieux, telle qu’une proie. Ô toi quipossèdes toute la puissance sur cette terre, songe à l’insolence deces hommes et préserve-moi de leur colère.

Strophe II.

Ne souffre pas que, suppliante, je soisarrachée des images des dieux contre tout droit et toute justice,telle qu’une jument entraînée, saisie par mes bandelettes auxcouleurs variées et par mes vêtements.

Antistrophe II.

Sache que, selon ce que tu décideras, il enarrivera autant à tes enfants et à ta demeure. Songe dans tonesprit que telle est la juste loi de Zeus.

LE ROI PÉLASGOS.

Je le pense aussi. Tout se réduit à cela. Avecles dieux ou avec les persécuteurs de ces femmes, c’est une guerreterrible de toute nécessité. Les clous sont tous fixés dans la nef,et celle-ci glisse sur les rouleaux. Nulle fin à tout ceci sanstourment. Richesses enlevées, demeures dévastées, les plus grandescalamités sont suivies d’une plus grande abondance, si Zeus, quidispense les biens, le veut ainsi. Si la langue a parlé d’une façoninopportune, des paroles peuvent adoucir ceux que des paroles ontdouloureusement offensés. Afin que le sang de mes proches ne soitpas versé, il me faut offrir à tous les dieux de nombreuxsacrifices et de nombreuses victimes, remèdes de toute calamité.Certes, je voudrais être délivré de cette guerre. J’aime mieuxignorer les maux que les éprouver. Puisse, contre mon espérance,ceci avoir une heureuse fin !

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Écoute mes dernières paroles.

LE ROI PÉLASGOS.

J’écoute, parle, rien ne m’échappera.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

J’ai des ceintures qui retiennent mesvêtements.

LE ROI PÉLASGOS.

Certes. Cela convient aux femmes.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Sache donc qu’il y a là pour nous une aideexcellente.

LE ROI PÉLASGOS.

Explique-toi. Que signifient cesparoles ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Si tu ne nous promets rien de certain…

LE ROI PÉLASGOS.

De quelle aide te seront cesceintures ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Elles serviront à parer ces images d’ornementsnouveaux.

LE ROI PÉLASGOS.

Tu parles en énigmes. Dis-moi comment.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Nous nous pendrons aussitôt à ces dieux.

LE ROI PÉLASGOS.

J’ai entendu tes paroles. Elles frappent monesprit d’horreur.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Tu as compris. Je me suis expliquée plusclairement.

LE ROI PÉLASGOS.

Pour mille raisons ces difficultés sontinextricables. L’abondance des maux m’écrase comme un torrent. Jesuis submergé par une mer furieuse d’immenses calamités, et il n’ya point de port à mes malheurs. En effet, vous l’avez dit, si je nevous viens point en aide je commets un crime inexpiable ; maissi, devant nos murs, je range la bataille contre tes proches, lesfils d’Aigyptos, n’est-ce pas un malheur lamentable que, pour desfemmes, les hommes ensanglantent la terre ? Cependant il fautredouter la colère de Zeus qui protége les suppliants, car il estla suprême épouvante des mortels. Toi donc, vieillard, père de cesvierges, saisis promptement ces rameaux entre tes bras et porte-lesaux autels de nos autres dieux, afin que tous les citoyens voientces marques de votre arrivée et que ma prière en votre faveur nesoit pas rejetée, car le peuple se plaît toujours à blâmer seschefs. En effet, il sera facilement touché en voyant ces rameaux,et il prendra en haine l’insolence de vos ennemis, et il sera plusbienveillant pour vous, car on s’intéresse communément aux plusfaibles.

DANAOS.

Ceci est digne d’actions de grâces sans nombred’avoir rencontré un protecteur aussi vénérable ; maisdonne-moi des serviteurs et des guides de cette terre, afin quenous trouvions les demeures et les autels des dieux qui protègentla ville et que nous marchions en sûreté, car notre aspect estétranger, et le Néilos ne nourrit pas une race semblable à celled’Inakhos. Il faut craindre que la confiance attire ledanger ; il arrive qu’on tue un ami par ignorance.

LE ROI PÉLASGOS.

Allez, hommes ! L’étranger a bien parlé.Menez-le vers les autels de la ville et les demeures des dieux.Dites brièvement à ceux que vous rencontrerez que vous conduisez unmarin, suppliant des dieux.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Tes paroles et tes ordres suffisent pour notrepère ; mais quelle sera ma part ? Où trouverai-je masûreté ?

LE ROI PÉLASGOS.

Laisse ici ces rameaux, marques de tonmalheur.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Je les abandonne, confiante en tes paroles eten ta puissance.

LE ROI PÉLASGOS.

Retire-toi dans ce bois vaste.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Comment ce bois profane meprotégera-t-il ?

LE ROI PÉLASGOS.

Nous ne te livrerons pas aux oiseaux deproie.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Mais si c’était à des hommes plus à craindreque des dragons terribles ?

LE ROI PÉLASGOS.

Réponds par un meilleur augure à des parolesde bon augure.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Ne t’étonne pas que, frappées de terreur, nousmanquions de patience.

LE ROI PÉLASGOS.

La défiance envers les rois est sansborne.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Rends-moi la joie par tes paroles et tesactions.

LE ROI PÉLASGOS.

Votre père ne vous laissera pas longtempsseules. Pour moi, ayant convoqué le peuple qui habite ce pays, jetenterai de persuader les citoyens de vous être bienveillants etj’enseignerai à votre père ce qu’il faudra dire. Dans l’intervallerestez ici, et priez les dieux du pays que vos désirss’accomplissent. Moi je vais préparer tout ceci. Que la persuasionet la fortune me fassent réussir !

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Strophe I.

Roi des rois, le plus heureux des bienheureux,force très puissante des puissants, très riche Zeus, écoute, exaucemes prières ! Détourne l’insolence de ces hommes que tu haisavec justice, abîme dans la mer pourprée leur nef aux noirsrameurs.

Antistrophe I.

Regarde avec bienveillance cette race antiquede jeunes filles issue d’une femme que tu as aimé. Souviens-toid’Iô, que tu touchas de la main, et par laquelle nous nousglorifions d’appartenir à cette terre où nous sommes.

Strophe II.

Nous marchons dans les pas antiques, dans lespâturages fleuris de notre mère, dans la grasse prairie d’où,harcelée par le taon, elle s’enfuit, vagabonde et furieuse, àtravers d’innombrables races mortelles. Deux fois, de la terre à laterre opposée, elle traversa le détroit qui porte son nom.

Antistrophe II.

De la Phrygia, riche en troupeaux, à traversla terre d’Asia, elle parcourut Teuthras, ville des Mysiens, et lesvallées Lydiennes, et les monts Kilikiens, et les contréesPamphyliennes, et les fleuves au cours sans fin, et la terre de larichesse, et la terre féconde en fruits d’Aphrodita.

Strophe III.

Harcelée par l’aiguillon du bouvier ailé, elleparvint au bois florissant de Zeus, au pâturage fécondé par lesneiges fondues et que parcourt la force de Typhôn, aux eaux duNéilos, vierges de maladies. Mais elle était toujours furieuse, enproie aux douleurs cuisantes de l’implacable Hèra.

Antistrophe III.

Et les vivants qui habitaient cette terreeurent l’esprit saisi par la pâle terreur, quand ils virent cettebête étrange, tenant de la race humaine et de la brute, moitiéfemme et moitié vache, et ils restaient stupéfaits devant ceprodige. Et alors, quel fut celui qui apaisa Iô vagabonde etmisérablement harcelée par le taon ?

Strophe IV.

Zeus, le roi éternel. La violence du tourmentcessa par la puissance et par le souffle divins, et l’amertumelamentable des larmes, et, recevant très véritablement le faix deZeus, elle enfanta un illustre fils.

Antistrophe IV.

Qui devait être très heureux pendant unelongue vie. Et toute la terre cria : – Cet enfant est vraimentde Zeus !’ Qui, en effet, eût réprimé les ruses furieuses deHèra ? Ceci est l’œuvre de Zeus ; et qui dira que noussommes la race issue d’Épaphos dira la vérité.

Strophe V.

Quel autre parmi les dieux invoquerais-je plusjustement ? C’est le père, la source de toute génération, lemaître de sa propre puissance, le créateur des choses antiques, letrès bienveillant Zeus !

Antistrophe V.

Il n’y a point de puissance au-dessus de lasienne, nul ne siége au-dessus de lui, nul n’est respecté par lui.Ce qu’il dit s’accomplit aussitôt, ce qu’il pense est réalisé sansretard.

DANAOS.

Ayez bon courage, enfants ! Les citoyensnous sont propices. Le peuple a décidé et décrété.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Salut ! ô vieillard, le plus cher desmessagers ! Mais dis-nous quel décret a été rendu, et de quelcôté le peuple a levé le plus de mains.

DANAOS.

Il a plu aux Argiens de ne point se diviser,et mon vieux cœur en a rajeuni, car l’aithèr s’est hérissé desmains droites levées de tout le peuple, et il a été décrétéunanimement que nous pourrions habiter cette terre en liberté, àl’abri des outrages de tous les mortels, et que ni citoyens, niétrangers ne pourraient nous emmener en servitude comme une proie.De plus, si quelque citoyen ne nous venait point en aide contre laviolence, il serait, par sentence du peuple, privé du droit de citéet condamné à l’exil. Telle est la résolution que le roi desPélasges a fait prendre en notre faveur, annonçant la grande colèrede Zeus, protecteur des suppliants, et que la ville ne resteraitpas longtemps debout, deux fois souillée par son droit abandonné etpar l’outrage à l’hospitalité, source intarissable de calamités. Etle peuple argien, l’ayant entendu, et sans attendre la voix duhéraut, décréta, à mains levées, que les choses seraient ainsi. Lepeuple des Pélasges a écouté favorablement ces paroles faites pourpersuader, et Zeus a exaucé nos désirs.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Faisons pour les Argiens des vœux heureux,pour prix de leur bienveillance. Que Zeus hospitalier reçoive cesparoles sincères de la bouche de ses hôtes ! Que nos prièressoient ainsi exaucées jusqu’à la fin sans empêchement.

Strophe I.

Et maintenant, dieux nés de Zeus, écoutez lesprières que nous répandons pour cette race. Que jamais, au milieudes clameurs tumultueuses, la ville pélasgienne ne soit dévorée parle feu ! Que le farouche Arès fauche les mortels en d’autrescampagnes ! Car ils ont eu pitié de notre misère, en noussauvant par leur bienveillante sentence, car ils ont respecté cetroupeau lamentable les suppliantes de Zeus !

Antistrophe I.

Ils n’ont point jugé en faveur des hommes etméprisé le droit des femmes ; mais ils ont regardé le divinvengeur, la sentinelle qu’on ne peut tromper, celui que nulledemeure n’a vu debout sur son toit sans qu’il ne s’écroulât !car il se pose lourdement. Ils ont respecté leurs parentes,suppliantes de l’illustre Zeus ; c’est pourquoi sur les autelpurs ils apaiseront les dieux.

Strophe II.

A l’ombre de ces rameaux suppliants mon vœus’envolera pour leur récompense. Que jamais la contagion nedépeuple la ville de ses citoyens, que jamais la séditionn’ensanglante la terre de meurtres domestiques, que la fleur de lajeunesse ne soit point cueillie, que l’amant d’Aphrodita, le fléaudes mortels, Arès, ne tranche pas cette fleur !

Antistrophe II.

Que les autels brûlent, entourés desacrificateurs vénérables, afin que la chose publiqueprospère ! Qu’ils honorent le grand Zeus, le très grand dieuhospitalier, qui, par la loi antique, a établi les destinées !Prions pour que toujours, ici, les générations se multiplient etpour qu’Artémis Hékata protège l’accouchement des femmes.

Strophe III.

Que jamais le carnage ne se rue ici, tuant lesguerriers, saccageant la ville, ennemi des chœurs et de la kithare,et n’y déchaîne tout armé le lamentable Arès au milieu des clameurspubliques ! Que l’horrible essaim des maladies s’abatte loinde la vigueur des guerriers, et que le Lykien Apollôn soit toujoursfavorable à toute cette jeunesse !

Antistrophe III.

Que Zeus, en toute saison, entr’ouvre la terrepour une abondante fécondité ! Que les troupeaux paissantsenfantent partout d’innombrables petits, et que chacun soit combléde biens par les dieux ! Que les Muses, les divineschanteuses, accordent leurs voix, et que le son de la Lyre s’unisseharmonieusement au son de leurs bouches sacrées !

Strophe IV.

Que le peuple qui commande dans la ville,gardien de l’intérêt commun, observe équitablement les droits de lacité ! Qu’il se montre conciliant avec les étrangers avantd’armer Arès, et qu’ils lui rendent justice avant d’y êtrecontraints !

Antistrophe IV.

Que les Argiens honorent toujours les dieux dece pays par des offrandes de lauriers et par des hécatombes, selonla coutume de leurs pères ! Le respect des parents est, eneffet, le troisième parmi les préceptes de la très vénérableThémis !

DANAOS.

Je loue ces sages vœux, chères filles ;mais ne vous épouvantez pas d’entendre votre père vous annoncer desnouvelles inattendues. De cette hauteur qui vous a reçuessuppliantes je vois une nef. Elle est bien reconnaissable ; jene me trompe pas. Voici les manœuvres et les voiles. La proue esttournée de ce côté, n’obéissant que trop au gouvernail qui, de lapoupe, la dirige, car cette nef ne nous est point amie. Les marinssont déjà visibles avec leurs membres noirs sous leurs vêtementsblancs. Voici qu’on aperçoit nettement tout le reste de laflotte ; mais la nef qui marche en tête des autres a repliéses voiles et s’avance à force d’avirons. Il vous faut être calmeset prudentes et ne pas oublier de prier les dieux dans ce danger.Pour moi, je reviendrai bientôt avec les protecteurs qui nousprêtent leur aide.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Peut-être un héraut ou un chef viendra nousréclamer et voudra nous emmener en servitude.

DANAOS.

Ils n’en feront rien ; n’ayez aucunecrainte d’eux.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Cependant, si nous tardons à être secourues,le mieux est de nous en remettre à l’aide de ces dieux.

DANAOS.

Ayez bon courage. Au temps, au jour marqué, lemortel qui a offensé les dieux en reçoit le châtiment.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Strophe I.

Père ! je tremble que ces nefs qui volentrapidement n’arrivent en peu d’instants. La terreur me saisit. Mefaudra-t-il recommencer à fuir épouvantée ? Père, je meurs decrainte.

DANAOS.

Puisque le décret des Argiens a été ratifiépar leurs suffrages, ayez une ferme espérance ; ilscombattront pour vous, mes filles, j’en suis certain.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Antistrophe I.

La race d’Aigyptos est funeste, farouche etinsatiable de combat. Mais je le dis à qui le sait. Poussés parleur fureur, ils ont navigué sur leurs nefs solides et sombre, aveccette noire et grande armée.

DANAOS.

Mais ils rencontreront ici de nombreux brasexercés à la pleine chaleur du jour.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Strophe II.

Ne me laisse pas seule ici, je t’en supplie,père ! une femme seule est sans force ; Arès lui manque.Ceux-ci, rusé et impurs tels que des corbeaux, ne respectent pointla sainteté des autels.

DANAOS,

Ceci nous servira, enfants, si les dieux lesdétestent autant que vous les haïssez.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Antistrophe II.

Ni les tridents, ni ces sanctuaires divinsrévérés par nous n’arrêteront leur main. Ils sont trop féroces,trop gonflés d’impiété et de violence. Impudents comme des chiens,ils n’écouteront point les dieux.

DANAOS.

Mais on dit que les loups sont plus forts queles chiens, et que le fruit du papyros n’en vaut pas l’épi.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Semblables à des bêtes fauves, impies etfarouches, ils ont l’âme furieuse, et il faut redouter leurviolence.

DANAOS.

La navigation d’une armée navale n’est pasaussi prompte. Il faut trouver un mouillage où l’on puisse fixerles câbles qui attachent les nefs à la terre. Les pilotes nejettent pas sitôt les ancres, surtout quand ils abordent une côtesans port. A l’heure où Hèlios tombe vers l’ombre, la nuit acoutume d’inspirer des inquiétudes à un sage pilote. Ainsi cettearmée ne débarquera pas en sûreté avant d’avoir trouvé pour cesnefs un mouillage auquel on puisse se fier. Pour toi, prends garde,saisie de terreur, de négliger les dieux, et implore leur secours.La ville ne se plaindra pas de votre messager, car, bien que jesois vieux, la parole ni la prudence ne me manquent.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Strophe I.

Ô terre montueuse, justement vénérable,qu’allons nous souffrir ? Où fuir sur la terre d’Apis, oùtrouver quelque part une caverne ? Que ne puis-je, noirefumée, m’approcher des nuages de Zeus et disparaître ! Jem’anéantirais comme une poussière qui s’envole sansailes !

Antistrophe I.

Je n’ai plus de courage, si je ne prends lafuite. Mon cœur sombre est saisi d’épouvante. Cette retraitechoisie par mon père me perdra. Je meurs de crainte. J’aimeraismieux subir la destinée fatale, suspendue à ce lacet, que de sentirun de ces hommes odieux me saisir avec violence. Que je sois morteplutôt, et qu’Aidès me commande !

Strophe II.

Qui me donnera une demeure aérienne où lesnuées pluvieuses deviennent de la neige, un rocher âpre, escarpé,inaccessible aux chèvres, solitaire, fréquenté des vautours, etd’où je puisse me précipiter avant de subir ces nocesdétestées ?

Antistrophe II.

Ensuite je ne refuserai pas de servir depâture aux chiens et aux oiseaux carnassiers de ce pays. La mort medélivrera de mes maux lamentables ; que la mort m’arrive avantle lit nuptial ! Quel autre libérateur de ces nocespourrais-je trouver ?

Strophe III.

Élevez vos voix lugubres vers l’Ouranos,poussez des chants suppliants vers les dieux, qui m’obtiennent leuraide et me délivrent. Père, vois les desseins de nos ennemis, toiqui n’aimes pas à contempler de tes yeux sévères les actionsviolentes. Sois favorable à tes suppliantes, Maître de la terre,très puissant Zeus.

Antistrophe III.

L’orgueilleuse race d’Aigyptos, cette racefarouche qui me poursuit et me presse dans ma fuite, veut me saisiravec violence. Mais toi, Zeus, tu tiens le fléau de la balance, etles mortels ne font rien sans toi !

Oh ! oh ! oh ! ah !ah ! ah ! Voici un ravisseur, sorti des nefs, quime poursuit à terre ! Auparavant, ô ravisseur, meurs !ah ! ah ! ô dieux ! de nouveau je pousse des crislamentables. Voici le commencement des misères et des violences queje vais subir. Hélas ! hélas ! secours promptement desjeunes filles fugitives.

LE HÉRAUT.

Hâtez-vous ! marchez promptement vers lanef.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Eh bien ! arrachez nos cheveux,frappez-nous, coupez notre tête toute sanglante !

LE HÉRAUT.

Promptement, misérables ! à la nef !et ensuite à travers les flots salés ! Obéis à mes ordres sansréplique et au fer de ma lance. Je te pousserai sanglante dans lanef, où tu resteras gisante. Cède à la violence. Point derésistance insensée.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Hélas, hélas !

LE HÉRAUT.

Marche vers la nef, laisse ces autels ;ils ne sont point honorés par les hommes pieux.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Qu’elle ne me revoie jamais, l’ondenourricière du Néilos qui rajeunit le sang des mortels ! Surcette terre sacrée, vieillard, je suis sortie d’une très antiquerace.

LE HÉRAUT.

A la nef ! à la nef ! marchepromptement, que tu le veuilles ou non. Entraînées de force,allons ! marchez vers la nef, avant que je vous frappe de mespoings, misérables !

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Strophe I.

Hélas ! hélas ! que n’as-tu périmisérablement dans le gouffre de la mer, jeté, au milieu des vastestempêtes, contre le cap Sarpèdonien ?

LE HÉRAUT.

Crie, lamente-toi, invoque les dieux ! Tun’éviteras pas la nef aigypienne. Lamente-toi, pousse desgémissements plus amers que toutes les douleurs, nomme-toiLamentation !

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Antistrophe I.

Hélas ! hélas ! L’outrage aboie surle rivage ! Tu vomis l’eau amère, toi qui me parles ! Quele grand Néilos t’engloutisse, orgueilleux, toi et tonarrogance !

LE HÉRAUT.

Je vous ordonne de gagner la nef qui appuie saproue au rivage. Allons, promptement et sans retard ! sansquoi je vais vous y traîner violemment par les cheveux !

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Strophe II.

Hélas ! hélas ! père ! Lesecours divin ne m’a pas sauvée du malheur. Comme une araignée quim’enveloppe, voilà le songe noir ! ô dieux, ô dieux !Terre, ma mère ! Terre, ma mère ! détourne ces clameursterribles. Ô roi ! fils de Gaia, ô Zeus !

LE HÉRAUT.

Je ne crains pas les dieux de cette terre. Ilsn’ont point nourri mon enfance et ils ne me conduiront pas à lavieillesse.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Antistrophe II.

Voici que ce serpent à deux pieds est plein derage près de moi, et veut me mordre comme une vipère. Ôdieux ! ô dieux ! Terre, ma mère ! Terre, mamère ! détourne ces clameurs terribles. Ô roi ! fils deGaia, ô Zeus !

LE HÉRAUT.

Celle qui, n’obéissant pas à mes paroles, nemarchera point vers la nef, ne tardera pas à voir ses vêtements enpièces.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Strophe III.

Hélas ! ô chefs et princes de la ville,je succombe !

LE HÉRAUT.

Vous verrez bientôt plusieurs princes, lesfils d’Aigyptos. Croyez-moi, vous ne manquerez point demaîtres.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Antistrophe III.

Nous périssons, ô roi ! noussuccombons !

LE HÉRAUT.

Vous allez être traînées d’ici par lescheveux, puisque vous n’obéissez pas à mes paroles.

LE ROI PÉLASGOS.

Et toi, que veux-tu ? Pourquoioutrages-tu de ton insolence la terre des hommes Pélasgiens ?Pensais-tu arriver dans une ville de femmes ? Tu n’es qu’unbarbare, et tu oses te jouer des Hellènes ! Pour tant oublier,ton esprit est troublé, certes.

LE HÉRAUT.

Qu’ai-je donc fait ici contre lajustice ?

LE ROI PÉLASGOS.

Étranger toi-même, tu ne sais ce qui est dû àdes hôtes.

LE HÉRAUT.

Comment ne le saurais-je pas ? Jereprends ce que j’ai perdu.

LE ROI PÉLASGOS.

A quels proxènes de ce pays as-tuparlé ?

LE HÉRAUT.

A Hermès, au très-grand proxène etchercheur.

LE ROI PÉLASGOS.

Tu te recommandes des dieux et tu lesoutrages !

LE HÉRAUT.

Je ne respecte que les daimones du Néilos.

LE ROI PÉLASGOS.

A t’entendre, tu ne comptes pour rien lesdieux de cette terre ?

LE HÉRAUT.

J’emmènerai celles-ci, à moins qu’on me lesarrache.

LE ROI PÉLASGOS.

Tu gémiras, si tu les touches, etpromptement.

LE HÉRAUT.

J’entends une parole qui n’est pashospitalière.

LE ROI PÉLASGOS.

Ceux qui outragent les dieux ne sont pas meshôtes.

LE HÉRAUT.

Viens ! tu diras cela aux filsd’Aigyptos.

LE ROI PÉLASGOS.

C’est un souci qui m’inquiète fort peu.

LE HÉRAUT.

Mais, afin que je puisse leur parlerclairement, car il convient qu’un héraut soit un messager fidèle,que leur dirai-je ? Comment leur annoncerai-je que je revienssans cette troupe de jeunes filles, leurs parentes ? Arès nejugera point cette affaire à l’aide de témoins, d’argent etd’amende. Avant la fin, beaucoup de guerriers tomberont ! etil y aura beaucoup de morts.

LE ROI PÉLASGOS.

Il n’est point nécessaire que tu saches monnom. Tes compagnons et toi vous le connaîtrez assez avec le temps.Si celles-ci le veulent bien, tu les emmèneras de leur plein gré,les ayant persuadées par des paroles respectueuses. En effet, laville a décidé, par les suffrages unanimes du peuple, que cesjeunes filles ne seraient ni enlevées par violence, ni livréescontre leur gré. Cette sentence a été fixée par un clou solide,afin de rester inébranlable. Elle n’a point été inscrite sur destables d’airain, ni enfermée en un livre, mais tu l’entendshautement de la bouche d’un homme libre. Va ! ôte-toipromptement de mes yeux.

LE HÉRAUT.

Alors, tu sauras que c’est la guerre. La forceet la victoire resteront aux hommes.

LE ROI PÉLASGOS.

Vous en trouverez des hommes parmi ceux de cepays, et qui ne sont pas buveur de vin d’orge. Pour vous, avec voschères compagnes entrez d’un cœur ferme dans la ville bienfortifiée entourée de tours profondément assises. Il y a là denombreuses demeures publiques, et j’ai moi-même largement bâti lamienne. Il est agréable d’habiter d’heureuses demeures avec ungrand nombre de compagnons ; mais, si cela vous plait mieux,il vous sera permis d’habiter des demeures particulières.Choisissez ce qui vous sera le plus agréable. Moi, je serai votreprotecteur, avec tous les citoyens qui ont pris cette résolution.Pourquoi chercheriez-vous des appuis plus digne deconfiance ?

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Sois comblé de biens pour tant de bienfaits,divin roi des Pélasges ! Mais, dans ta bonté, envoie ici notrepère courageux, Danaos, notre prévoyant conseiller. Sa prudence estmeilleure pour décider quelles demeures et quelle lieu nous devonschoisir. Que tout arrive donc pour le mieux.

LE ROI PÉLASGOS.

Vous serez reçues avec des paroles debienveillance et de joie par les citoyens de cette terre. Et vous,chères servantes, suivez chacune, pas à pas, celle des filles deDanaos qu’il vous aura désignée.

DANAOS.

Ô enfants ! il faut que vous fassiez desvœux et des sacrifices et que vous versiez des libations auxArgiens comme à des dieux Olympiens, puisqu’ils nous ont sauvéssans hésiter. Ils ont écouté avec une grande faveur ce que j’aifait contre nos cruels parents, et ils m’ont donné ces compagnonset ces gardes afin de m’honorer et pour que je ne fusse pas frappépar surprise d’un trait mortel, ce qui eût été pour cette terre unesouillure éternelle. Après tout ceci il convient que vous leurrendiez grâces et que vous les honoriez plus que moi-même. Gardezcette parole dans votre mémoire avec tous les autres sages conseilsde votre père : le temps seul montre ce que valent desinconnus. Chacun a une langue médisante contre l’étranger, et sesparoles excitent aisément les malveillants. Je vous avertis donc dene point me couvrir de honte, puisque vous possédez la jeunesse quicharme les hommes. La belle maturité est difficile à garder :les bêtes fauves et les hommes, ce qui vole et ce qui rampe, tousl’entourent d’embûches. La beauté des fruits mûrs les fait cueilliret ne donne point de vains désirs. Ainsi chaque passant lance deses yeux le trait du désir sur la beauté et le charme des jeunesfilles. Ne nous attirons point ces malheurs que nous avons évitéspar notre navigation sur la grande mer. Ce serait une honte pournous et une joie pour nos ennemis. Deux demeures nous sontoffertes : celle de Pélasgos et celle de la ville, et toutesdeux sans rien payer, ce qui est avantageux. Cependant, gardez lesconseils de votre père, puisque vous possédez l’honnêteté, qui estun bien plus cher que la vie.

LE CHŒUR DESDANAÏDES.

Le reste aux dieux Olympiens ! Maisrassure-toi, père, au sujet de ma jeunesse. A moins d’un nouveauconseil des dieux, je ne quitterai pas le chemin que j’ai déjàparcouru.

Strophe I.

Allons, célébrez par vos chants les dieuxheureux protecteurs d’Argos, vous qui habitez la ville et les bordsde l’antique fleuve Érasinos ! vous qui marchez avec nous,chantez ! Célébrons la ville des Pélasges et ne songeons plusà honorer de nos louanges le cours du Néilos.

Antistrophe I.

Chantons plutôt les fleuves qui versent surcette terre l’abondance de leurs eaux et réjouissent le sol àl’aide de leurs limons fertiles. Que la chaste Artémis regardenotre troupe malheureuse, et que les noces de Kythérè, si ellesnous arrivent, ne nous soient point infligées car ceci nous seraitodieux.

Strophe II.

Nous ne méprisons point la bienveillanteKypris, car, avec Hèra, elle possède la plus grande puissanceauprès de Zeus. On l’honore, la subtile déesse, source des biensvénérables. Le désir et la douce persuasion, à qui rien ne résiste,sont les compagnons de leur chère mère. Mais c’est à Harmonia quela Moire a donné le langage charmant d’Aphrodita et les entretiensamoureux.

Antistrophe II.

Je redoute les vents qui chassent les exilées,les douleurs cruelles et les guerres sanglantes. Pourquoi nosrapides persécuteurs ont-ils accompli une si promptenavigation ? Que ce que la destinée a voulu arrive donc !La pensée de Zeus est infinie et inévitable. Que nous puissions aumoins finir par des noces semblables à celles de tant d’autresfemmes avant nous !

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Grand Zeus ! détourne de nous l’hymen desfils d’Aigyptos !

SECONDDEMI-CHŒUR.

Ceci serait pour le mieux ; mais tusupplies un dieu inexorable.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

N’ignores-tu pas les choses futures.

SECONDDEMI-CHŒUR.

Pourquoi vouloir pénétrer l’immense pensée deZeus ? Faites des vœux moins grands.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Pourquoi me donnes-tu ce conseil ?

SECONDDEMI-CHŒUR.

Crains de pénétrer les choses divines.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Que le roi Zeus détourne de moi les nocesodieuses de cet homme que je fuis, lui qui délivra Io de son mal,en la caressant heureusement de la main, et, par une douceviolence, créa ainsi notre race !

SECONDDEMI-CHŒUR.

Qu’il accorde la victoire aux femmes !Que chacun ait sa part de bien et de mal, et que, par mes prières,la justice obtienne sa récompense légitime de la volonté tutélairedes dieux !

Partie 5
Les Perses

 

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Voici ce qu’on nomme les fidèles, gardiens deces riches demeures abondantes en or, les autres Perses étantpartis pour la terre de Hellas. Le roi Xerxès, né de Daréios, les achoisis lui-même, à cause de leur vieillesse, pour veiller sur leroyaume.

Mais déjà notre esprit est grandement troublédans notre poitrine par de mauvais pressentiments, en songeant auretour du roi et de cette armée éclatante d’or.

Certes, toute la vigueur, née dans l’Asia,s’en est allée ; et l’Asia triste regrette sa jeunesse ;et aucun messager, aucun cavalier ne revient dans la ville royaledes Perses.

Les Souziens, les Ekbataniens, et leshabitants de la vieille citadelle de Kissia sont partis, les unssur des chevaux les autres sur des nefs, et d’autres à pied,épaisse foule guerrière.

Tels sont partis Amistrès, et Artaphrénès, etMégabazès, et Astaspès, chefs des Perses, rois soumis au grand roi,qui commandent les troupes innombrables, habiles archers, illustrescavaliers, à l’aspect terrible, et redoutables par leur intrépiditédans le combat ;

Puis, Artembarès qui combat sur son char, etMasistrès, et l’excellent archer Imaios, et Pharandakès, etSôsthanès, le conducteur de chevaux.

Le Néilos grand et fécondant en a envoyéd’autres : Sousiskanès, Pègastagôn l’Aigyptien, et le grandArsamès chef de la sainte Memphis, et Ariomardos qui gouvernel’antique Thèba, et les habitants des marais, terribles etinnombrables rameurs.

Puis est venue la multitude des Lydiensvoluptueux, toute la race qui habite le continent, ceux quecommandent Mètragathès et le brave Arcteus, chefs royaux, et queSardès qui abonde en or envoie sur des chars sans nombre attelés dequatre ou de six chevaux, spectacle terrible.

Ceux qui habitent le Tmôlos sacré, Mardôn,Tharybis, et les Mysiens armés de piques, menacent de mettre au coude Hellas le joug de la servitude.

Babylôn riche en or envoie ses peuplesconfusément mêlés, qui se ruent impétueusement, marins et habilesarchers ; et ainsi toute l’Asia, armée de l’épée, marche sousle commandement terrible du roi.

Telle, la fleur des hommes a quitté la terrePersique ; et toute l’Asia qui les a nourris se lamente dansson regret amer ; et les mères et les épouses, pleinesd’angoisses, comptent longuement les jours.

Strophe I.

Déjà la royale armée, dévastatrice des villes,a passé sur la terre opposée. A l’aide de nefs liées par descordes, elle a passé le détroit de l’Athamantide Hellè, ayant missur le cou de la mer cette route fixée par mille clous.

Antistrophe I.

Le chef belliqueux de la populeuse Asia poussesur tout le pays de Hellas son immense armée, divisée en troupes deterre, en marins, appuyé par des chefs fermes et redoutables, telqu’un dieu, et issu de la pluie d’or.

Strophe II.

Ayant l’œil sombre et sanglant du dragon, ilpousse devant lui une innombrable multitude de bras et de nefs, et,monté sur son char Syrien, il porte, aux guerriers illustres par lalance Arès, le puissant archer.

Antistrophe II.

Certes, aucun héros ne soutiendra le choc decet immense torrent de guerriers et n’arrêtera, à l’aide debarrières assez solides, l’irrésistible assaut de cette mer.Certes, l’armée et le peuple belliqueux des Perses sontinvincibles.

Épôde.

Mais quel mortel peut échapper aux embûchesrusées d’un dieu ? Qui peut y échapper en bondissant d’un piedassez léger ? Caressante d’abord, la fortune attire l’hommedans ses rets, et il ne lui est plus permis d’en sortir.

Strophe III.

Depuis longtemps une nécessité inévitables’est manifestée parmi nous par la volonté des dieux, et c’est ellequi pousse les Perses à l’assaut des murailles, aux mêlées descavaliers qui se réjouissent du combat et au renversement desvilles.

Antistrophe III.

Ils ont appris à regarder la forêt de la merlarge qui blanchit sous le souffle véhément de la tempête,confiants dans les câbles légers et les nefs qui transportent lafoule des hommes.

Strophe IV.

C’est pourquoi mon esprit est pleind’épouvante. Hélas ! cette armée des Perses ! PuisseSousis, la ville royale des Perses, vide de guerriers, ne pointentendre ceci !

Antistrophe IV.

La ville de Kissia répondrait à ce cri,hélas ! et la foule des femmes le répéterait en déchirantleurs vêtements de lin !

Strophe V.

Toute l’armée, cavaliers et hommes de pied,comme un essaim d’abeilles, s’en est allée avec le chef destroupes, traversant la mer, sur ce prolongement commun, de l’une etl’autre terre.

Antistrophe V.

Les lits sont trempés des larmes que faitverser le regret des hommes. Les femmes Perses sont en proie à unegrande douleur. Chacune, regrettant son mari, reste solitaire,ayant perdu le brave guerrier compagnon de son lit.

Allons, ô Perses ! nous qui sommes assisdans ces antiques et vénérables demeures, ayons le grave souci despensées profondes, car la nécessité nous presse.

Quelle est la destinée du roi Xerxès, né deDaréios, qui porte comme nous le nom de celui dont nous sommes tousissus ? Est-ce au jet des flèches que la victoire est restée,ou à la force de la lance au fer aigu ?

Mais voici la lumière, resplendissante commel’œil des dieux, la mère du roi, notre reine !Prosternons-nous. Il faut que tous la saluent avec des parolesrespectueuses. – O reine, la plus haute de toutes les Perses à lalarge ceinture, mère vénérable de Xerxès, salut, épouse de Daréios,épouse du dieu des Perses et mère d’un dieu ! Puisse l’antiquefortune de ce peuple ne point changer maintenant !

ATOSSA.

C’est pour cela que je viens ici, quittant mesdemeures enrichies d’or et le lit nuptial commun à Daréios et àmoi. L’inquiétude trouble mon cœur. Je vous dirai tout, je ne suispoint tranquille, et je tremble que cette grande prospérité,promptement enfuie, ne bouleverse du pied les richesses que Daréiosa amassées, non sans l’aide de quelque dieu. C’est pourquoi j’aiune double inquiétude inexprimable dans le cœur. Certes, d’immensesrichesses, quand le maître est absent, sont inutiles ; mais lapuissance de ceux qui les ont perdues ne brille plus du même éclat.A la vérité, les nôtres sont encore intactes, mais je crains pourles yeux ! car l’œil d’une demeure, je pense, c’est laprésence du maître. Les choses étant ainsi, je veux être conseilléepar vous, Perses, fidèles vieillards. Certes, tous les sagesconseils doivent me venir de vous.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Sache ceci, reine de cette terre : tun’auras pas à dire deux fois si tu veux que nous parlions ou quenous agissions, autant que nous en aurons le pouvoir. Certes, nouste sommes dévoués, nous que tu nommes tes conseillers.

ATOSSA.

J’ai coutume, à la vérité, d’être agitée parde nombreux songes nocturnes, depuis que mon enfant est particonduisant son armée dans la terre des Iaônes, plein du désir de ladévaster ; mais aucun ne s’est manifesté plus clairement quecelui de cette dernière nuit. Je te le raconterai.

Deux femmes richement vêtues me sont apparues.L’une portait la robe des Perses, l’autre celle des Dôriens, Ellesétaient plus irréprochables par la majesté de leurs corps etbeaucoup plus belles que les femmes qui vivent maintenant.C’étaient deux sœurs d’une même race. Elles habitaient, l’une laterre de Hellas, qui était son partage, l’autre la terre desbarbares. Elles se querellaient, à ce qu’il me sembla. Mon fils,voyant cela, les retenait et les apaisait. Il les mit toutes deuxsous le même joug et il lia leurs cous des mêmes courroies. L’une,à la vérité, se redressait orgueilleusement, toute fière de ceharnais, et sa bouche acceptait le mors ; mais l’autre,s’agitant furieuse, rompait de ses mains les liens du char, et,débarrassée des rênes, ayant brisé le joug par le milieu,entraînait le tout avec une grande violence. Et mon fils tomba, etson père Daréios se tenait près de lui en le plaignant, et, dès queXerxès le vit, il déchira ses vêtements.

Certes, voilà ce que j’ai vu cette nuit. Ayantquitté mon lit, je lavai mes mains dans une eau pure, et jem’approchai de l’autel pour y sacrifier, et j’offris le gâteau defleur de farine aux daimones qui garantissent des calamités, et jevis un aigle se réfugier au foyer de Phoibos, et je restai muettede terreur, amis ! Puis, je vis un épervier, se ruant de sesailes rapides, déchirer la tête de l’aigle avec ses ongles. Etl’aigle épouvanté s’abandonnait à l’épervier. Ces choses terriblesque j’ai vues vous les entendez. Certes, sachez-le, si mon fils aune heureuse fortune, il sera le plus glorieux des hommes. S’il luiarrive malheur, il n’aura nuls comptes à rendre, et, s’il survit,il commandera toujours sur cette terre.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Nous ne voulons, mère, ni t’inquiéter par nosparoles, ni te rassurer. Prie les dieux. Si tu as vu quelque chosede sinistre, supplie-les de le détourner de toi, et qu’ilsaccomplissent tout ce qu’il y a d’heureux pour toi, pour tesenfants, pour le royaume et pour tes amis ! Puis, il te fautfaire des libations à la terre et aux morts. Prie aussi pour queton époux Daréios, que tu as vu, dis-tu, dans ton sommeil, envoie àla lumière, du fond de la terre, les prospérités à toi et à tonfils, et pour qu’il retienne et cache les calamités dans lesténèbres souterraines. Divinateur bienveillant, je te donne cesconseils ; mais je crois que toutes ces choses sont d’unheureux présage.

ATOSSA.

Le premier tu as interprété mes songes avecbienveillance pour mon fils et pour ma maison. Que tout arrive pourle mieux ! Certes, Je le veux, et dès que je serai rentréedans la demeure, je ferai, comme tu me le conseilles, dessacrifices aux dieux et à ceux que j’aime et qui sont sous laterre. Mais, en attendant, ô amis, où dit-on qu’Athèna estsituée ?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Loin d’ici, vers l’occident, là où le roiHèlios se couche.

ATOSSA.

Et mon fils était plein du désir de prendrecette ville ?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Certes, car toute la terre de Hellas seraitsoumise au roi.

ATOSSA.

Sans doute ce peuple abonde enguerriers ?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

C’est une armée qui a déjà causé des maux sansnombre aux Mèdes.

ATOSSA.

Et que possèdent-ils encore ? Ont-ilsd’assez grandes richesses ?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ils ont une source d’argent, trésor de laterre.

ATOSSA.

Est-ce la pointe des flèches et l’arc quibrillent dans leurs mains ?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Non. Ils tiennent la lance pour un combat depied ferme et ils s’abritent du bouclier.

ATOSSA.

Quel chef les mène et commandel’armée ?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ils ne sont esclaves d’aucun homme etn’obéissent à personne.

ATOSSA.

Comment donc soutiendraient-ilsennemis ?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

C’est ainsi qu’ils ont détruit la grande etmagnifique armée de Daréios.

ATOSSA.

Tu rappelles des souvenirs terribles dont lesparents de ceux qui sont partis doivent être tourmentés.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Bientôt, il me semble, tu connaîtras toute lavérité. Un coureur Perse accourt ici afin de t’instruire. Ilapporte une nouvelle certaine, bonne ou mauvaise.

LE MESSAGER.

Ô villes de toute la terre d’Asia ! ôPerse, large port de richesses ! D’un seul coup cette grandeprospérité a péri, et la fleur des Perses a été tranchée ! ômalheureux ! ô douleur d’annoncer le premier de telsmaux ! Cependant, il me faut raconter tout ce désastre, ôPerses ! L’armée entière des barbares a péri !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Strophe I.

Ô calamités affreuses, inattendues,lamentables ! Hélas, hélas ! pleurez, Perses, enapprenant cette défaite !

LE MESSAGER.

Certes, tout, tout est détruit ! Moi-mêmeje vois le jour du retour contre tout espoir.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Antistrophe I.

Une longue vie ne nous a été accordée, à nousqui sommes vieux, que pour apprendre ce désastreinattendu !

LE MESSAGER.

Certes, j’étais là. Ce n’est point sur lerécit des autres, ô Perses, que je vous dirai les maux qui nous ontaccablés.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Strophe II.

Hélas ! hélas ! hélas ! En vainles innombrables armes de tant de peuples se sont ruées de la terred’Asia sur le pays de Hellas !

LE MESSAGER.

Les rivages de Salamis et de toutes lescontrées voisines sont pleins de morts misérablementtués !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Antistrophe II.

Hélas ! hélas ! hélas ! Lescorps de nos amis roulent tout sanglants dans les flots, au milieudes nefs fracassées qui surnagent !

LE MESSAGER.

Nos arcs ne nous ont point aidés. Toutel’armée a péri, écrasée par le choc des nefs.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Strophe III.

Poussons la clameur lamentable et lugubre surles malheureux Perses ! Ils ont été vaincus, hélas !L’armée est détruite !

LE MESSAGER.

Ô nom de Salamis, très amer à entendre !Hélas ! combien je gémis au souvenir d’Athèna !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Antistrophe III.

Les Athènaiens sont terribles à leurs ennemis.D’innombrables femmes Perses se souviendront qu’ils les ont faitesveuves et sans enfants !

ATOSSA.

Malheureuse ! je reste muette, accabléede ces maux ; car cette calamité est telle que je ne puis niparler, ni m’inquiéter du désastre. Cependant, il faut bien que leshommes subissent les maux que leur envoient les dieux. Dis-nousdonc tout, calme-toi, malgré tes gémissements sur nos misères. Disceux qui vivent encore et ceux que nous avons à pleurer, et qui,portant le sceptre, sont morts, laissant leur armée sans chefs.

LE MESSAGER.

Xerxès vit et voit la lumière.

ATOSSA.

Tu apportes une lumière dans ma demeure, unjour éclatant dans une nuit noire !

LE MESSAGER.

Artembarès, le chef des innombrables cavaliersa été frappé sur les âpres côtes Silèniennes, et le khiliarqueDadacès, percé d’un coup de lance, a été précipité du haut de sanef ; et Ténagôn, le plus brave des Baktriens, est ensevelidans l’île d’Aias, battue des flots, Lilaios, et Arsamès, etArgestès, autour de l’île nourricière des colombes, se sont briséla tête sur l’âpre côte. Arkteus, venu des sources du NéilosAigyptien, et Adeuès, et Phéresseuès, et Pharnoukhos, sont tombésde la même nef. Matallos de Khrysa, le Myriontarque, le chef detrente mille cavaliers noirs, a été tué. Il a souillé sa barberousse, épaisse, hérissée, et il s’est teint de la pourpre de sonsang. Et le mage Arabos et le Baktrien Artamès ont péri sur cetterude terre et y sont ensevelis, ainsi qu’Amestris, Amphistreus quibrandissait une lance mortelle, et l’illustre Ariomardos qui serapleuré des Sardiens, et le Mysien Sisamès. Et Tharybis, qui menaitcinq fois cinquante nefs, le Lyrnaien, homme très beau, gîtmisérablement tué. Et Syennésis, le premier par le courage, chefdes Kilikiens, est tombé glorieusement, ayant, seul, donné beaucoupde mal aux ennemis. Voici les chefs dont je me souviens. Mais je net’ai dit que très peu de nos pertes qui sont innombrables.

ATOSSA.

Hélas ! j’apprends d’irréparables maux,opprobre des Perses et cause d’amères lamentations. Mais, reprenantton récit, dis-moi quel nombre de nefs avaient les Hellènes, pouravoir osé s’attaquer à l’armée navale des Perses.

LE MESSAGER.

Certes, quant au nombre, sache que lesbarbares étaient très supérieurs en nefs. En tout les Hellènes enavaient dix fois trente, sauf dix en réserve. Je sais que Xerxèscommandait à mille nefs, plus deux fois cent et sept quil’emportaient en rapidité. Telle est la vérité. Tu vois que nousn’étions point inférieurs en forces ; mais un dieu a faitpencher les plateaux de la balance et a détruit notre armée.

ATOSSA.

Les dieux ont protégé la ville de la déessePallas.

LE MESSAGER.

La ville d’Athèna est inexpugnable. Sesguerriers lui sont un ferme rempart.

ATOSSA.

Mais dis-nous le premier choc des nefs. LesHellènes ont-ils commencé le combat, ou est-ce mon fils,orgueilleux du nombre de ses nefs ?

LE MESSAGER.

Ô reine, un daimôn mauvais et vengeur a causéle premier tout le mal. Un Hellène, de l’armée des Athènaiens vintet dit à ton fils Xerxès que, dès les ombres de la nuit noire, lesHellènes ne resteraient pas, et que chacun d’eux, se rembarquant,chercherait son salut dans une fuite secrète. Aussitôt, Xerxès,ayant appris cela, et ne comprenant pas la ruse de cet Hellène etla jalousie des dieux, commanda à tous les chefs des nefs, dès queles rayons de Hèlios cesseraient de chauffer la terre et que lesténèbres envahiraient les demeures aithéréennes, qu’ils eussent àranger la multitude des nefs sur trois lignes, à garder lespassages et les détroits et à envelopper l’île d’Aias ; desorte que si les Hellènes réussissaient à fuir par quelque moyen,chaque chef le payerait de sa tête. Il commanda ainsi, plein deconfiance et d’ardeur, ne sachant point ce qui lui était réservépar les dieux. Les Perses, sans désordre, et docilement,préparèrent le repas du soir, et chaque marin lia à son bancl’aviron par la courroie. La lumière du jour tomba et la nuit vint,et chaque rameur monta dans sa nef, et chaque hoplite aussi. Laflotte se mit en ligne, les nefs naviguant dans l’ordreprescrit ; et, pendant toute la nuit, ici et là, les chefsexercèrent les équipages des nefs. Et, la nuit s’écoulant, l’arméedes Hellènes ne tentait nullement de quitter ce lieu par une fuitesecrète. Dès que le jour aux chevaux blancs eut illuminé la terre,une immense clameur, telle qu’un chant sacré, s’éleva du milieu desHellènes, et le son éclatant en rebondit au loin de toutes lescôtes rocheuses de l’île, et la crainte envahit tous les barbarestrompés dans leur espérance ; car, alors, les Hellènes nechantaient pas le paian sacré pour prendre la fuite, mais ilss’avançaient audacieusement au combat, et le son de la trompetteexcitait toute cette fureur. Aussitôt, à la voix de chaque chef,ils frappèrent de leurs avirons retentissants les eaux frémissantesde la mer, et voici que toutes leurs nefs nous apparurent. L’ailedroite précédait en bon ordre, puis venait toute la flotte, et onentendait ce chant immense : – Ô enfants des Hellènes,allez ! Délivrez la patrie, vos enfants, vos femmes, lesdemeures des dieux de vos pères et les tombeaux de vos aïeux !Maintenant, c’est le suprême combat !’ – Et le cri de lalangue Persique répondit à ce cri, car il n’y avait plus à hésiter.Les proues d’airain se heurtèrent. Une nef Hellénique brisa, lapremière, l’éperon d’une nef Phoinikienne, et les deux flottes sejetèrent l’une sur l’autre. D’abord, le torrent de l’armée Persiquerésista, mais quand la multitude de nos nefs fut resserrée dans lespassages étroits, elles ne purent s’entre aider. Elles seheurtèrent de leurs proues d’airain et rompirent leurs rangsd’avirons ; et les nefs Helléniques, nous enveloppanthabilement, perçaient les nôtres qui se renversaient et couvraientla mer de débris de naufrage et de corps morts ; et lesrochers du rivage étaient pleins de cadavres, et toute l’arméebarbare prit la fuite en désordre. A coups d’avirons brisés et debancs de rameurs les Perses étaient écrasés ou déchirés comme desthons ou d’autres poissons pris au filet, et toute la merretentissait de sanglots et de lamentations ; et, enfin, l’œilde la nuit noire se ferma sur nous. Je ne pourrais, même en dixjours, te raconter la multitude de nos maux. Mais, sache-le, jamaisen un seul jour tant d’hommes ne sont morts.

ATOSSA.

Hélas ! une mer immense de maux s’estruée sur les Perses et sur toute la race des barbares !

LE MESSAGER.

Certes, sache-le maintenant, je n’ai pasencore dit la moitié de nos maux. Une autre calamité deux fois pluslourde que celles que j’ai dites est tombée sur les Perses.

ATOSSA.

Quel malheur plus funeste est-il doncarrivé ? Dis quelle est cette calamité dont tu parles et qui afrappé l’armée de maux encore plus terribles.

LE MESSAGER.

Tous ceux d’entre les Perses qui étaient lesplus forts, les plus braves, les mieux nés, les plus fidèles auroi, ont misérablement subi une mort sans gloire.

ATOSSA.

Ô malheureuse ! ô triste destinée pourmoi, amis ! De quelle mort ont-ils péri ?

LE MESSAGER.

Il y a une île auprès des côtes de Salamis,petite, inabordable aux nefs que Pan, qui aime les danses, hantesur les bords de la mer. Xerxès les avait envoyés là afin que lesennemis, chassés de leurs nefs, s’étant réfugiés dans l’île, onégorgeât aisément ce qui survivrait de l’armée des Hellènes etqu’on pût sauver les nôtres des flots de la mer ; mais ilprévoyait mal ce qui devait arriver. En effet, quand un dieu eutdonné la victoire à la flotte Hellénique, dans ce même jour,s’étant revêtus de leurs armes d’airain, ils sautèrent de leursnefs et enveloppèrent l’île, afin que les Perses n’eussent plusaucune issue pour fuir. Et ceux-ci étaient assiégés d’une multitudede pierres, et ils périssaient sous les flèches envoyées par lesnerfs des arcs. Enfin, se ruant tous à la fois, les Hellènes lestuaient, les égorgeaient et déchiraient les membres des malheureux,jusqu’à ce qu’ils eurent tous perdu la vie. Et Xerxès, voyant cegouffre de maux, gémit, car il s’était assis, sur les bords de lamer, sur un haut promontoire d’où il pouvait voir toute l’armée.Mais, ayant déchiré ses vêtements et poussant de grands cris, ilordonna aussitôt à son armée de terre de se retirer, et lui-mêmeprit une fuite soudaine. Telle est cette calamité que tu peuxpleurer comme la première.

ATOSSA.

Ô funeste daimôn, combien tu as trompél’espérance des Perses ! Mon fils doit à l’illustre Athèna uneamère défaite. Il n’a pas suffi des barbares que Marathôn aautrefois égorgés ! C’est dans l’espérance de les venger quemon fils a subi un si lourd fardeau de malheurs. Mais parle, oùas-tu laissé les nefs qui ont échappé à la destruction ?Peux-tu le dire sûrement ?

LE MESSAGER.

Les chefs des nefs encore sauves prirentconfusément la fuite à l’aide du vent. Ce qui survivait de l’arméea péri sur la terre des Boiôtiens, les uns cherchant en vain l’eaudes sources et souffrant la soif, tandis que les autrestraversaient péniblement la terre des Phoikéens, et Dôris, et, versle golfe Mèliaque, les champs que le Sperkhios arrose de ses douceseaux. Puis, nous avons gagné la terre Akhaienne et les villesThessaliennes ; et, là, beaucoup sont morts de faim et desoif, car l’une et l’autre nous tourmentaient. Puis, nousarrivâmes, par la terre Magnètique, le pays des Makédoniens, lecours de l’Axios, le marais couvert de roseaux de Bolbè et le montPangaios, au pays des Édôniens. Cette nuit-là, un dieu nous envoyaun hiver précoce qui gela les eaux du Strymôn sacré. Alors, chacunde ceux qui auparavant niaient qu’il y eût des dieux, pria et adoraGaia et Ouranos. Après avoir mille fois invoqué les dieux, l’arméepassa par cette route glacée, et ceux des nôtres qui purent passeravant que les rayons du dieu se fussent répandus eurent la viesauve. En effet, l’orbe ardent et resplendissant de Hèlios échauffabientôt de ses flammes le milieu du fleuve et le rompit, et tousroulèrent les uns sur les autres, et les plus heureux furent ceuxqui rendirent l’âme le plus promptement ! Les survivants sesauvèrent avec de grandes fatigues à travers la Thrèkè, mais bienpeu sont revenus dans les foyers de la patrie. Que le royaume desPerses gémisse, regrettant sa très chère jeunesse ! Ces chosessont vraies, mais je n’ai point dit la multitude des autres mauxdont un dieu a accablé les Perses,

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ô daimôn très funeste, combien tu as écraséoutrageusement sous tes pieds toute la race des Perses !

ATOSSA.

Ô malheureuse que je suis ! l’armée estdétruite ! Ô apparition de mes songes nocturnes, tu m’asclairement annoncé ces maux ! Mais vous, vous avez été demauvais divinateurs ! Cependant, comme vous me l’avezconseillé, je veux d’abord supplier les dieux, et je rapporterai demes demeures le gâteau sacré pour la terre et pour les morts. Jesais que ce qui est passé est irrévocable, mais je prierai pour quel’avenir soit favorable. Dans un tel désastre, c’est à vous dedonner des conseils fidèles à ceux que vous aimez. Consolez monfils, s’il vient ici avant moi, et accompagnez-le dans la demeure,afin qu’il n’ajoute pas un nouveau malheur à tant de maux.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ô roi Zeus ! par la destruction del’innombrable et orgueilleuse armée des Perses, tu as couvert dedeuil les villes des Sousiens et des Ekbataniens.

De nombreuses femmes, de leurs mainsdélicates, déchirent leurs voiles, et elles baignent leurs seinsd’un flot de larmes.

Les femmes Perses gémissent, et, dans leursregrets et leur douleur sans fin, elles pleurent ceux à qui lesunissaient des noces récentes, et les lits couverts de mollesdraperies, et toutes les voluptés de la jeunesse qu’elles ontperdues. Moi aussi, je pleure et je me lamente, comme il convient,sur la destinée de ceux qui sont morts.

Strophe I.

Maintenant, toute l’Asia dépeupléegémit ! Xerxès les a tous emmenés, hélas ! Xerxès les atous perdus, hélas ! Xerxès a tout livré malheureusement auxnefs maritimes !

Pourquoi Daréios, le cher prince de Sousis,n’a-t-il point commandé en paix à ses peuples !

Antistrophe I.

Les nefs noires aux ailes rapides ontégalement porté les hommes de pied et les troupes de mer,hélas ! Et les nefs les ont perdus, hélas ! Certes, lesnefs, en se heurtant ! Et le roi lui-même s’est échappé avecpeine, dit-on, des mains des Iaônes, à travers les champs de laThrèkè et les routes terribles de l’hiver !

Strophe II.

Et ceux qui les premiers ont subi leurdestinée, hélas ! qui, abandonnés à la fatalité, hélas !ont été engloutis autour de Kykhréia !

Gémissons, lamentons-nous, poussons deviolentes et hautes clameurs, de lamentables clameurs dedeuil !

Antistrophe II.

Roulés par la mer terrible, hélas !mangés, déchirés, hélas ! par les muets de l’incorruptible,hélas ! La maison veuve pleure son maître, les pères n’ontplus d’enfants ! Les vieillards gémissants apprennent cemalheur immense, ce désastre tout entier, hélas !

Strophe III.

Les nations de l’Asia ne vivront pluslongtemps sous les lois des Perses. Contraintes par la nécessité,elles ne payeront plus les tributs de la servitude, et ellesn’obéiront plus en se prosternant. La puissance royale estmorte !

Antistrophe III.

La langue des hommes ne sera plus enchaînée.Le peuple est affranchi, et il peut parler librement, puisque lejoug de la force est brisé !

L’île d’Aias, entourée des flots et souilléede sang, a englouti la puissance des Perses !

ATOSSA.

Amis, quiconque a souffert n’ignore pasceci : Quand le flot de l’adversité s’est rué sur les hommes,ils ont coutume de s’épouvanter de tout ; quand ils ont uneheureuse fortune, ils sont certains que ce vent propice souffleratoujours. Voici que tout m’épouvante ; mes yeux ne voient quela haine des dieux, et le bruit qui emplit mes oreilles n’est pasun chant de victoire, tant le trouble que me causent ces maux agitemon esprit. C’est pourquoi je reviens de mes demeures sans mon charet sans éclat, apportant ces douces libations au père de monfils : le lait blanc d’une vache sans tache, le miel brillantde l’abeille qui suce les fleurs, les eaux vives d’une sourcelimpide, et cet enfant pur d’une mère agreste, délices de la vigneantique, et la jaune olive, doux fruit de l’arbre dont les feuillesne tombent jamais, et ces tresses de fleurs, filles de la terre quiproduit tout. Mais, ô amis, chantez les hymnes des libations auxmorts, évoquez le divin Daréios ! Moi, je répandrai sur laterre qui les boira ces libations aux dieux souterrains.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ô reine, femme vénérable aux Perses, envoietes libations sous la terre. Nous, nous prierons en chantant deshymnes pour que les maîtres souterrains des morts nous soientfavorables.

Ô vous, sacrés daimônes souterrains, Gaia,Hermès, et toi, roi des morts, envoyez d’en bas l’âme de Daréios àla lumière ! Si, en effet, nous devons subir encore d’autresmaux, seul, il peut nous dire quelle sera la fin de nosmisères.

Strophe I.

Le bienheureux, le roi égal aux dieux,m’entend-il pousser en langue barbare mille cris divers, amers,lamentables ? Je crie vers lui mes plaintes lugubres.M’entend-il d’en bas ?

Antistrophe I.

Et toi, Gaia ! et vous, maîtres desmorts, ô daimônes ! Laissez l’âme illustre du dieu des Perses,né dans Sousis, sortir de vos demeures. Envoyez en haut celui dontla terre Persique n’a jamais contenu le semblable !

Strophe II.

Ô cher homme ! ô cher tombeau ! carce qu’il contient nous est cher. Aidôneus ! ramène-le,envoie-le en haut ! Aidôneus ! envoie-nous Daréios, untel roi ! hélas !

Antistrophe II.

Certes, jamais il ne fit périr nos guerriersen des guerres désastreuses. Les Perses le disaient sage comme undieu, et il était en effet sage comme un dieu, car il conduisaitheureusement l’armée, hélas !

Strophe III.

Ô roi, vieux roi, viens, apparais sur le faîtede ce tombeau, soulevant la sandale pourprée de ton pied etmontrant la splendeur de la tiare royale. Viens, ô père, ôexcellent Daréios ! hélas !

Antistrophe III.

Apparais-nous, afin d’apprendre des calamitésnouvelles, inattendues, ô maître de notre maître ! Une nuéeStygienne nous a enveloppés, et voici que toute notre jeunesse apéri. Viens, ô père, ô excellent Daréios, hélas !

Épôde.

Malheur ! malheur ! Ô toi qui esmort tant pleuré par ceux qui t’aimaient, ô roi, ô roi, pourquoicela ? Pourquoi ce double désastre sur ton royaume, sur tonroyaume tout entier ? Les nefs à trois rangs d’avirons ontpéri ! Nos nefs ! Plus de nefs !

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Ô fidèles entre les fidèles, qui êtes du mêmeâge que moi, ô vieillards Perses, de quel malheur la ville est-elleaffligée ? Le sol a été secoué, il a gémi, il s’estouvert ! Je suis saisi de crainte en voyant ma femme deboutauprès de mon tombeau, et je reçois volontiers ses libations. Etvous aussi, auprès de mon tombeau, vous pleurez, poussant leslamentations qui évoquent les morts et m’appelant avec de lugubresgémissements. Le retour à la lumière n’est pas facile, pour biendes causes, et parce que les dieux souterrains sont plus prompts àprendre qu’à rendre ! Cependant, je l’ai emporté sur eux, etme voici ; mais je me suis hâté, afin de n’être point coupablede retard. Mais quel est ce nouveau malheur dont les Perses sontaccablés ?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Je crains de te regarder, je crains de teparler, plein de l’antique vénération que j’avais pour toi.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Puisque je suis venu du Hadès, appelé par teslamentations, ne parle point longuement, mais brièvement. Dis, etoublie ton respect pour moi.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Je crains de t’obéir, je crains de te parler.Ce que je dois dire ne doit pas être dit à ceux qu’on aime.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Puisque votre antique respect pour moi troublevotre esprit, toi, vénérable compagne de mon lit, noble femme,cesse tes pleurs et tes lamentations, et parle-moi clairement. Ladestinée des hommes est de souffrir, et d’innombrables maux sortentpour eux de la mer et de la terre quand ils ont longtemps vécu.

ATOSSA.

Ô toi qui as surpassé par ton heureuse fortunela félicité de tous les hommes ! Tandis que tu voyais lalumière de Hèlios, envié des Perses, tu as vécu prospère etsemblable à un dieu ! Et maintenant, tu es heureux d’être mortavant d’avoir vu ce gouffre de maux ! Tu apprendras tout enpeu de mots, ô Daréios ! La puissance des Perses est détruite.J’ai dit.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

De quelle façon ? Est-ce la peste ou laguerre intestine qui s’est abattue sur le royaume ?

ATOSSA.

Non. Toute l’armée a été détruite auprèsd’Athèna.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Lequel de mes fils conduisait l’armée ?Parle.

ATOSSA.

Le violent Xerxès. Il a dépeuplé tout le vastecontinent de l’Asia.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Est-ce avec une armée de terre ou de mer quele malheureux a tenté cette expédition très insensée ?

ATOSSA.

Avec les deux. L’armée avait une doubleface.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Et comment une nombreuse armée de terrea-t-elle passé la mer ?

ATOSSA.

On a réuni par un pont les deux bords dudétroit de Hellè, afin de passer.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Il a fait cela ? Il a fermé le grandBosphoros ?

ATOSSA.

Certes, mais un dieu l’y a sans douteaidé.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Hélas ! quelque puissant daimôn qui l’arendu insensé !

ATOSSA.

On peut voir maintenant quelle ruine il luipréparait !

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

De quelle calamité ont-ils été frappés, quevous gémissiez ainsi ?

ATOSSA.

L’armée navale vaincue, l’armée de terre apéri.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Ainsi, toute l’armée a été détruite encombattant ?

ATOSSA.

Certes, toute la ville des Sousiens gémitd’être vide d’hommes.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Hélas ! une si grande armée ! Vainssecours !

ATOSSA.

Toute la race des Baktriens a péri, et pas unn’était vieux !

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Ô malheureux, qui as perdu une tellejeunesse !

ATOSSA.

On dit que le seul Xerxès, abandonné des sienset presque sans compagnons…

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Comment ? Où a-t-il péri ? Est-ilsauvé ?

ATOSSA.

A pu atteindre le pont jeté entre les deuxcontinents.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Est-il revenu sain et sauf sur cetteterre ? Cela est-il certain ?

ATOSSA.

Oui, cela est certain ; il n’y a aucundoute.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Hélas ! L’événement a promptement suiviles oracles, et Zeus, sur mon fils, vient d’accomplir lesdivinations ! Certes, j’espérais que les dieux enretarderaient encore longtemps l’accomplissement ; mais undieu pousse celui qui aide aux oracles ! Maintenant la sourcedes maux jaillit pour ceux que j’aime. C’est mon fils qui a toutfait par sa jeunesse audacieuse, lui qui, chargeant de chaînes lesacré Hellespontos, comme un esclave, espérait arrêter le divinfleuve Bosphoros, changer la face du détroit, et, à l’aide de liensforgés par le marteau, ouvrir une voie immense à une immensearmée ! lui qui, étant mortel, espérait l’emporter sur tousles dieux, et sur Poseidôn ! Comment mon fils a-t-il pu êtresaisi d’une telle démence ? Je tremble que les grandes etabondantes richesses que j’ai amassées ne soient la proie dupremier qui voudra s’en emparer.

ATOSSA.

Le violent Xerxès a fait cela, conseillé parde mauvais hommes. Ils lui ont dit que tu avais conquis par l’épéede grandes richesses à tes enfants, tandis que lui, par lâcheté, necombattait que dans ses demeures, sans rien ajouter à la puissancepaternelle. Ayant souvent reçu de tels reproches de ces mauvaishommes, il partit pour cette expédition contre Hellas.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Ainsi c’est par eux que s’est accompli cesuprême désastre, mémorable à jamais ! La ville des Sousiensn’a point été dépeuplée par une telle calamité depuis que Zeus luifit cet honneur de vouloir qu’un seul homme réunît sous le sceptreroyal tous les peuples de la féconde Asia ! En effet, Mèdos,le premier, commanda l’armée. Un autre, fils de celui-ci, achevason œuvre, car la sagesse dirigea son esprit. Le troisième futKyros, homme heureux, qui donna la paix à tous les siens. Il réunitau royaume le peuple des Lydiens et celui des Phrygiens, et ildompta toute l’Iônia. Et les dieux ne s’irritèrent point contrelui, parce qu’il était plein de sagesse. Le quatrième qui régna surles peuples fut le fils de Kyros. Le cinquième fut Merdis, opprobrede la patrie et du trône antique. L’illustre Artaphrénès, à l’aidede ses compagnons, le tua par ruse dans sa demeure. Le sixième futMaraphis, et le septième fut Artaphrénès. Et moi, j’accomplis aussila destinée que je désirais, et je conduisis de nombreusesexpéditions avec de grandes armées, mais je n’ai jamais causé detels maux au royaume. Xerxès mon fils est jeune, il a des penséesde jeune homme, et il ne se souvient plus de mes conseils. Certes,sachez bien ceci, vous qui êtes mes égaux par l’âge : noustous qui avons eu la puissance royale, nous n’avons jamais causé detels maux.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ô roi Daréios, où tendent donc tesparoles ? Comment, après ces malheurs, nous, peuple Persique,jouirons-nous d’une fortune meilleure ?

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Si vous ne portez jamais la guerre dans lepays des Hellènes, les armées Médiques fussent-elles plusnombreuses, car la terre même leur vient en aide.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Que dis-tu ? Comment leur vient-elle enaide ?

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

En tuant par la faim les innombrablesarmées.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Mais nous enverrions une armée excellente etbien munie.

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Maintenant, celle même qui est restée enHellas ne reviendra plus dans la patrie !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Que dis-tu ? Toute l’armée des Barbaresn’est-elle pas revenue de l’Eurôpè en traversant le détroit deHellè ?

LE SPECTRE DEDARÉIOS.

Peu, de tant de guerriers, s’il faut en jugerpar les oracles des dieux et par ce qui est fait, carl’accomplissement d’un oracle est suivi par celui d’un autre.Aveuglé par une espérance vaine, Xerxès a laissé là une arméechoisie. Elle est restée dans les plaines qu’arrose de ses eauxcourantes l’Asopos, doux breuvage de la terre des Boiôtiens. C’estlà que les Perses doivent subir le plus terrible désastre, prix deleur insolence et de leurs desseins impies ; car, ayant envahiHellas, ils n’ont pas craint de dépouiller le sanctuaire des dieuxet de brûler les temples. Les sanctuaires et les autels ont étésaccagés et les images des dieux arrachées de leur base et brisées.A cause de ces actions impies ils ont déjà souffert de grands maux,mais d’autres les menacent et vont jaillir, et la source descalamités n’est point encore tarie. Des flots de sangs’épaissiront, sous la lance Dorique, dans les champs dePlataia ; et des morts amoncelés, jusqu’à la troisièmegénération, bien que muets, parleront aux yeux des hommes, disantqu’étant mortel il ne faut pas trop enfler son esprit. L’insolencequi fleurit fait germer l’épi de la ruine, et elle moissonne unelamentable moisson. Pour vous, en voyant ces expiations,souvenez-vous d’Athéna et de Hellas, afin que nul ne méprise cequ’il possède, et, dans son désir d’un bien étranger, ne perde sapropre richesse. Zeus vengeur n’oublie point de châtier toutorgueil démesuré, car c’est un justicier inexorable. C’estpourquoi, instruisez Xerxès par vos sages conseils, afin qu’ilapprenne à ne plus offenser les dieux par son insolence audacieuse.Et toi, ô vieille et chère mère de Xerxès, étant retournée dans tademeure, choisis pour lui de beaux vêtements, et va au-devant deton fils. En effet, il n’a plus autour de son corps que deslambeaux des vêtements aux couleurs variées qu’il a déchirés dansla douleur de ses maux. Console-le par de douces paroles. Je lesais, il n’écoutera que toi seule. Moi, je rentrerai dans lesténèbres souterraines. Et vous, vieillards, salut ! Même dansle malheur, donnez, chaque jour, votre âme à la joie, car lesrichesses sont inutiles aux morts.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

J’apprends, à ma grande douleur, que lesbarbares, outre les maux présents, subiront encore d’autrescalamités dans l’avenir.

ATOSSA.

Ô daimon ! que d’innombrables etterribles douleurs se ruent sur moi ! Mais ce qui m’est leplus amer c’est d’apprendre que mon fils est couvert de vêtementshonteux. Certes, je rentrerai, et, prenant de beaux vêtements dansmes demeures, j’irai au devant de mon fils. Je ne l’abandonneraipas dans le malheur, lui qui m’est le plus cher.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Strophe I.

Certes, ô dieux ! nous menions une viegrande et heureuse et sagement gouvernée, quand le roi égal auxdieux, Daréios, vénérable, doux, invincible, suffisant à tout,commandait au royaume !

Antistrophe I.

Avant tout, nous étions illustres par notreglorieuse armée, et de fermes lois réglaient toutes choses. Puis,nos troupes, sans avoir subi de défaites, toujours victorieuses,revenaient heureusement dans nos demeures.

Strophe II.

Que de villes il a prises, sans même avoirtraversé le fleuve Halys, sans avoir quitté sa demeure !Telles les villes de la mer Strymonnienne, aux frontièresThrakiennes ;

Antistrophe II.

Et celles qui, loin de la mer, étaiententourées de murailles, obéissaient au roi, et les villesorgueilleuses du large détroit de Hellè, et la sinueuse Propontis,et les bouches du Pontos ;

Strophe III.

Et, le long du continent prolongé, les îlesentourées des flots, voisines des côtes, Lesbos, Samos qui abondeen olives, Khios, Paros, Naxos, Mykonos, et Andros qui touche àTènos ;

Antistrophe III.

Et les îles de la haute mer, Lemnos, terred’Ikaros, Rhodos, Knidos, et les villes Kypriennes, Paphos, Soloset Salamis, dont la métropole est cause de nos gémissements.

Épôde.

Et il conquit aussi par sa prudence les richesvilles des Iaônes, peuplées des Hellènes, car il possédait la forceinvincible d’alliés de toute race et bien armés. Et voicimaintenant que les dieux ayant retourné les maux de la guerrecontre nous, nous avons été cruellement vaincus sur mer !

XERXÈS.

Hélas, malheureux ! comment ai-je étéaccablé de cette calamité lamentable et inattendue ! oh !que la fortune afflige amèrement la race des Perses !Ah ! malheureux ! que faire ? La vigueur de mesgenoux fléchit devant ces vieillards ! Ô Zeus, que ne suis-jemort avec mes guerriers morts !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Hélas, hélas ! ô roi, voici qu’un dieu amoissonné cette brave armée, gloire des hommes, honneur de laPerse ! La terre pleure cette jeunesse tuée par Xerxès, luiqui a empli le Hadès de Perses ! Que de guerriers sont morts,archers redoutables, fleurs de la patrie ! Toute une raceinnombrable de guerriers a péri !

XERXÈS.

Hélas, hélas ! ma brave armée !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Toute l’Asia, ô roi de cette terre, tombemisérablement sur ses genoux !

XERXÈS.

Strophe I.

Moi, hélas, hélas ! funeste, lamentablepour ma race, je suis né pour la ruine de la terre de lapatrie !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Je saluerai ton retour par des cris funèbres,par l’hymne lugubre du chanteur Mariandynien, par les gémissementset les larmes !

XERXÈS.

Antistrophe I.

Poussez des cris discordants, lugubres,lamentables ! un dieu s’est tourné contre moi !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Certes, je pousserai des cris lamentables, jepleurerai amèrement les terribles calamités du peuple, souffertessur la mer, et la jeunesse du royaume gémissant ! Je crierai,je pleurerai, je gémirai !

XERXÈS.

Strophe II.

Arès nous a ravi la victoire ; il a faittriompher la flotte des Iaônes, il a fauché la sombre mer et lefatal rivage ! Hélas, hélas ! criez, redemandez-moitout !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Où as-tu laissé la multitude de tes amis, ceuxqui se tenaient debout à ton côté : Pharandakès, Souzas,Pélagôn, Dotamas et Agdabatas, Psammis, Sousiskanès qui partitd’Ekbatân ?

XERXÈS.

Antistrophe II.

Je les ai laissés morts, précipités de leurnef Tyrienne sur les rivages de Salamis, sur les âpres côtes.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Hélas, hélas ! où sont Pharnoukhos et lebrave Ariomardos, et le prince Seualkès, et le noble Lilaios,Memphis, Tharybis, Masistrès, Artembarès et Hystaikhmas ?Dis-moi où ils sont.

XERXÈS.

Strophe III.

Hélas, hélas ! En face de l’antique etodieuse Athèna, tous, les malheureux ! ont été jetéspalpitants contre terre.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Et lui, cet œil fidèle qui comptait pour toiles innombrables Perses, le fils de Batanôkhos, fils de Sésamès,fils de Mygabatès, Alpistès ? Et Parthos, et le grand Oibarès,où les as-tu laissés ? Oh ! les ennemis ! Que lesmaux que tu racontes ont été funestes aux braves Perses !

XERXÈS.

Antistrophe III.

Tu excites mon amer regret de mes braves amis,tu les renouvelles en rappelant ces malheurs terribles. Mon cœurpousse des cris du fond de ma poitrine !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Et le Myriontarque Xanthès, chef des Mardes,et le brave Ankharès, et Diaixis, et Arsakès, chefs des cavaliers,et Kèdadatès, et Lythymnès, et Tolmos, insatiable de combats ?Ils ont été ensevelis, mais sans chars abrités par des tentes etsans cortége !

XERXÈS.

Strophe IV.

Ils sont morts ceux qui étaient les chefs del’armée !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Ils sont morts sans être honorés, hélas !malheur ! ô malheur ! ô daimones, vous nous avez accablésd’un mal inattendu et terrible, fait pour les regardsd’Atè !

XERXÈS.

Antistrophe IV.

Nous avons été frappés d’un coup tel que nousn’en recevrons de notre vie !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Nous avons été frappés, cela estcertain ! Calamité inattendue, inouïe ! Nous nous sommesheurtés pour notre malheur à la flotte des Iaônes ! Cetteguerre a été funeste à la race des Perses !

XERXÈS.

Strophe V.

Certes ! Et j’ai été vaincu avec unetelle armée !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Quoi ! le grand royaume des Perses est-ildonc détruit ?

XERXÈS.

Ne vois-tu pas ce qui me reste de mapuissance ?

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Je vois, je vois !

XERXÈS.

Ce carquois…

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

C’est ce que tu as sauvé, dis-tu ?

XERXÈS.

Oui ! cette gaîne de mes flèches.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

C’est peu sur tant de pertes !

XERXÈS.

Nous n’avons plus de défenseurs !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

La race des Iaônes est ardente au combat.

XERXÈS.

Antistrophe V.

Elle est très vaillante. J’ai subi une défaiteinattendue.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Et tu dis que notre flotte a pris lafuite ?

XERXÈS.

A cause de ce malheur j’ai déchiré mesvêtements.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Hélas ! hélas !

XERXÈS.

Plus qu’hélas ! Gémis plusencore !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Nos maux sont doubles et triples !

XERXÈS.

Lamentables pour nous, ils font la joie de nosennemis.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Nos forces sont rompues !

XERXÈS.

Je n’ai plus de compagnons !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Tes amis sont engloutis dans la mer !

XERXÈS.

Strophe VI.

Pleure ! pleure ma défaite ! Rentredans ta demeure.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Hélas, hélas ! cette défaite !

XERXÈS.

Crie ! réponds à mes cris !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Misérable consolation de leurs maux pour desmalheureux !

XERXÈS.

Mêle ton chant lugubre au mien.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Hélas, hélas ! Cette calamitéterrible ! Hélas ! je gémis amèrement.

XERXÈS.

Antistrophe VI.

Frappe, frappe-toi ! gémis sur mesmaux !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Je pleure lamentablement.

XERXÈS.

Crie ! réponds à mes cris !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Je le fais, ô maître !

XERXÈS.

Pousse de hautes lamentations.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Hélas, hélas ! je multiplie les noiresmeurtrissures.

XERXÈS.

Strophe VII.

Frappe ta poitrine ! chante l’hymneMysien.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Douleur, douleur !

XERXÈS.

Arrache les poils blancs de ta barbe.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

A pleine main ! trèslamentablement !

XERXÈS.

Pousse de hautes clameurs.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

C’est ce que je ferai.

XERXÈS.

Antistrophe VII.

Déchire avec tes ongles les plis de tesvêtements.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Douleur, douleur !

XERXÈS.

Arrache tes cheveux ! pleure surl’armée !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

A pleine main ! trèslamentablement !

XERXÈS.

Baigne tes yeux de larmes.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

J’en suis baigné.

XERXÈS.

Épôde.

Crie donc ! réponds à mes cris.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Hélas ! hélas ! hélas !hélas !

XERXÈS.

Rentre dans ta demeure en te lamentant.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Hélas ! hélas ! ô malheureuse terrePersique !

XERXÈS.

Hélas ! dans toute la ville !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Certes, hélas ! toujours,toujours !

XERXÈS.

Lamentez-vous en marchant lentement.

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Hélas ! hélas ! Ô malheureuse terrePersique !

XERXÈS.

Hélas ! hélas ! hélas ! mesnefs à trois rangs d’avirons ! hélas ! hélas !hélas ! mes nefs sont perdues !

LE CHŒUR DESVIEILLARDS.

Je te suis en poussant des gémissementslugubres !

Partie 6
Les Sept contre Thèba

 

ÉTÉOKLÈS.

Hommes de Kadmos, il doit parler selon letemps, celui qui veille sur la chose publique, à la poupe de laville, tenant la barre et défendant ses paupières contre lesommeil. En effet, si nous agissons bien, c’est à un dieu que nousle devons ; mais, si quelque malheur arrive, que cela ne soitpas ! Etéoklès seul sera en proie aux mille clameurs de laville et aux accusations tumultueuses des citoyens. Que ZeusPréservateur, digne de ce nom, vienne en aide à la ville desKadméiones ! Maintenant, il faut que chacun de vous, celui quiest encore dans la fleur de la jeunesse et celui qui est mûr parles années, montre l’accroissement de ses forces et fasse tout pourdéfendre, comme il est juste, la ville et les autels de nos dieux,afin que ceux-ci ne soient point privés de leurs honneurs, et nosenfants, et cette terre maternelle, notre très-chère nourrice. Eneffet, c’est elle qui a porté le poids de votre enfance, tandis quevous rampiez tout petits sur son sein, et qui vous a nourris pourêtre des guerriers dévoués et la défendre dans ce danger. Jusqu’àce jour un dieu nous a favorisés, et depuis que nous sommesassiégés, la guerre vous a été bonne par l’aide des dieux. Maisvoici qu’il a parlé, le divinateur, le berger des oiseaux, quientend des oreilles et de l’esprit, sans le secours du feu et parun art infaillible, les oiseaux fatidiques. Ce dispensateurd’augures dit qu’un grand assaut des Argiens se prépare contre laville dans les embûches de la nuit. Donc, tous, hâtez-vous auxcréneaux et aux portes des murailles. Armés, couverts de cuirasses,debout sur le faîte des tours, au seuil des portes, soyez fermes etne craignez point la foule des assiégeants. Un dieu nous donnera ledessus. J’ai envoyé des espions et des éclaireurs du côté del’ennemi. Je suis certain qu’ils ne se tromperont point de route,et, dès que je les aurai entendus, je serai à l’abri dessurprises.

L’ÉCLAIREUR.

Étéoklès, très-excellent roi des Kadméiones,me voici, ayant de sûres nouvelles de l’armée ennemie. J’ai vu tousleurs préparatifs. Sept guerriers, chefs farouches, recevant dansun noir bouclier le sang d’un bœuf égorgé, les mains teintes desang, ont juré par Arès, Ényô et Phobos altéré de sang, de dévasterla ville et de renverser la citadelle des Kadméiones par la force,ou de mourir en arrosant cette terre de leur sang. Puis de leurmains, ils ont suspendu au char d’Adrastos les souvenirs qui sontenvoyés à leurs parents dans leurs demeures ; et ils ont versédes larmes mais sans nulle pitié dans leur bouche. Leur âme de fer,ardente et furieuse, brûlait de la rage de lions qui se jettent lesuns sur les autres. Tu sais sans retard ce qu’ils ont fait. Je lesai laissés tirant au sort les portes où chacun d’eux conduirait satroupe. C’est pourquoi, choisis les meilleurs guerriers de laville, et place-les comme chefs aux seuils des portes, promptement.Déjà l’armée des Argiens approche et marche à travers la poussière,et la blanche écume qui tombe par flocons des naseaux des chevauxsouille la plaine. Mais toi, comme un habile pilote de nef,fortifie la ville avant que les tourbillons d’Arès se ruent. Eneffet, la mer terrestre des guerriers pousse des cris. Faispromptement tout ce qu’il faut contre elle. Moi, je veilleraifidèlement tout le jour, afin que tu apprennes clairement ce qui sepasse au dehors, et que tu ne sois point surpris.

ÉTÉOKLÈS.

Ô Zeus ! et toi, Gaia ! et vous,dieux protecteurs de la ville ! imprécation, Érinnystoute-puissante de mon père ! ne laissez pas ma ville, prisepar les ennemis, détruite jusque dans ses fondements, et,dispersée, elle, où l’on parle la langue de Hellas, où sont vosdemeures familières ! Que cette ville, la libre terre deKadmos, ne soit jamais soumise au joug des servitudes. Soyez notresoutien. Je vous supplie pour des intérêts qui nous sont communs,car une ville toujours prospère honore les daimones.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Épouvantée, je crie, en proie à de grandes etterribles afflictions. L’armée se rue hors du camp. L’immense fouledes cavaliers abonde et se précipite. La poussière aériennem’apparaît, muet et véridique messager. Le trépignement des sabotsfrappant la plaine approche et vole ; il retentit commel’irrésistible torrent qui roule du haut des montagnes.

Hélas, hélas ! dieux et déesses,détournez le malheur qui se rue ! L’armée aux boucliersblancs, avec une clameur qui franchit nos murailles, s’avance enordre de bataille et se jette impétueusement sur la ville. Qui doncnous protégera ? Qui nous viendra en aide, des dieux ou desdéesses ? Devant laquelle des images des daimones meprosternerai-je ? Ô bienheureux, honorés de siéges splendides,c’est l’instant suprême où nous devons embrasser vos images !Que tardons-nous, nous qui gémissons si profondément ?Entendez-vous, ou n’entendez-vous pas le bruit strident desboucliers ? Quand donc, si ce n’est maintenant,supplierons-nous avec des voiles et des couronnes ?

Je suis épouvantée de ce bruit. Ce n’estcertes pas le son d’une seule lance. Que feras-tu ?Abandonneras-tu cette terre, ô Arès, antique enfant de cesol ? Ô dieu qui resplendis d’un casque d’or, regarde, regardela ville que tu as tant aimée autrefois ! dieux, protecteursde cette terre, venez, venez tous ! voyez cette troupe devierges qui vous supplient de détournée d’elles la servitude. Eneffet, autour de la ville, le flot des guerriers aux casques àcrinières, la tempête furieuse d’Arès retentit.

Et toi, Zeus, père universel, repousse au loinl’assaut de nos ennemis ; car les Argiens enveloppent la villede Kadmos, et la terreur des armes et les freins dans la bouche deschevaux crient le carnage. Les sept chefs farouches de l’arméeennemie, resplendissants de l’éclat des armes, chacun à l’endroitmarqué par le sort, sont debout aux sept portes.

Et toi, fille de Zeus, amie du combat, sois laprotectrice de la ville, ô Pallas ! Et toi, roi hippique,maître de la mer, qui frappes les flots de ton trident, Poseidôn,délivre-nous, délivre-nous de nos terreurs ! Et toi, ôArès ! hélas, hélas ! protège ouvertement la citadelle deKadmos !

Et toi Kypris, aïeule de notre race, détournele malheur loin de nous, qui sommes issues de ton sang. Nous voicidevant toi, invoquant l’aide des dieux par nos prièressuppliantes.

Et toi, roi des loups, tueur de loups, sois laruine de l’armée ennemie ! Et toi, fille de Letô, bande bienton arc, chère Artémis !

Ah ! ah ! j’entends leretentissement des chars autour de la ville, ô puissanteHèra ! Les moyeux crient lugubrement autour des essieux, chèreArtémis !

Ah ! ah ! L’aither est hérissé delances furieuses. Quelle destinée notre ville va-t-ellesubir ?

Qu’arrivera-t-il ? Qu’ont décidé lesdieux ? Ah ! ah !

La pluie des pierres se rue sur les hautscréneaux, ô cher Apollôn ! Le bruit des boucliers recouvertsd’airain retentit aux portes, et le signal sacré du combat est parude Zeus.

Et toi, bienheureuse reine Onka, hors lesmurs, protége la ville aux sept portes !

Strophe.

Ô vous, dieux tout puissants, dieux et déessessuprêmes gardiens de cette terre, ne livrez pas la ville à cettearmée étrangère, pour être dévastée par la guerre. Entendez lesjustes prières des vierges suppliantes !

Antistrophe.

Ô chers daimones, protecteurs de la ville,montrez que vous l’aimez, que vous avez le souci des autels publicset que vous les défendez. Souvenez-vous des nombreux sacrificesorgiaques célébrés par les citoyens.

ÉTÉOKLÈS.

Je vous le demande, insupportables brutes,détestées des sages ! se prosterner en hurlant et en criantdevant les images des dieux qui protégent la ville, est-ce ce qu’ily a de mieux à faire pour elle et pour le peuple assiégé ?Plaise aux dieux que, dans le malheur ou dans la prospérité, jen’habite jamais avec aucune femme femelle ! Si la fortune lesfavorise, leur impudence est intolérable ; si la terreur lessaisit, le mal n’en est que plus grand pour la ville et pour lamaison. Maintenant, par votre tumulte et par vos courses insensées,voici que vous avez jeté le lâche découragement parmi les citoyenset que vous aidez grandement les forces de l’ennemi. Ainsi, nousnous déchirons nous-mêmes. C’est ce qui arrive quand on habite avecdes femmes. Mais si quelqu’un n’obéit pas à mon ordre, homme oufemme ou ce qui tient le milieu, une sentence de mort sera renduecontre eux, et aucun n’échappera au supplice de la lapidation. Lesouci de l’homme est que la femme ne se mêle pas de ce qui se passeau dehors. Si elle reste enfermée dans sa demeure, elle n’estd’aucun danger. As-tu entendu, ou n’as-tu pas entendu ?Parlé-je à une sourde ?

LE CHŒUR DESVIERGES.

Strophe I.

Ô cher enfant d’Oidipous, je me suisépouvantée en entendant le fracas des chars retentissants, tandisque les moyeux crient en tournant et que les chaînes des freinsdurcis au feu sonnent dans la bouche des chevaux, incessamment.

ÉTÉOKLÈS.

Quoi donc ? Le marin trouve-t-il la voiedu salut en se réfugiant de la proue à la poupe, pendant que la nefest assaillie par les flots de la mer ?

LE CHŒUR DESVIERGES.

Antistrophe I.

Je suis accourue, me réfugiant auprès desimages antiques des dieux, et confiante en eux, quand leretentissement de cette terrible pluie d’hiver s’est jeté sur nosportes. Alors, saisie de terreur, j’ai élevé mes supplications auxdieux, afin d’obtenir leur aide pour la ville.

ÉTÉOKLÈS.

Les priez-vous pour qu’ils défendent nosmurailles contre la lance des ennemis ?

LE CHŒUR DESVIERGES.

Certes, cela regarde les dieux.

ÉTÉOKLÈS.

Mais on dit que les dieux abandonnent uneville prise d’assaut.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Strophe II.

Puisse, moi vivante, l’assemblée des dieux nejamais l’abandonner ! Que je ne voie jamais notre villeenvahie par l’ennemi et en proie à l’ardent incendie !

ÉTÉOKLÈS.

N’amenez pas notre ruine en invoquant lesdieux. Femmes ! l’obéissance est la mère du salut. J’aiparlé.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Antistrophe II.

Mais la puissance des dieux est au-dessus detout. Souvent elle console dans le malheur et chasse de nos yeuxles nuages suspendus des calamités amères.

ÉTÉOKLÈS.

Il appartient aux hommes d’égorger lesvictimes et de faire les sacrifices aux dieux quand l’ennemiapproche. Vous ne devez que vous taire et rester enfermées dans vosdemeures.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Strophe III.

Nous habitons une ville encore invaincue parla protections des dieux, et nos murailles nous défendent de lamultitude des ennemis. Pourquoi nous blâmer de notrepiété ?

ÉTÉOKLÈS.

Je ne vous blâme point d’honorer la race desdieux ; mais n’empêchez point les citoyens de courir auxarmes. Restez calmes, et ne vous épouvantez pas hors mesure.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Antistrophe III.

Quand j’ai entendu ce fracas soudain, saisiede terreur je me suis réfugiée dans cette citadelle, retraitevénérable.

ÉTÉOKLÈS.

Maintenant, si vous entendez parler de mortset de blessés, ne vous répandez pas en lamentation sur eux, carArès se repaît du carnage des vivants.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Ah ! j’entends le hennissement deschevaux !

ÉTÉOKLÈS.

Entendez-le, mais gardez vous de l’entendretrop !

LE CHŒUR DESVIERGES.

La citadelle gémit dans ses fondements,enveloppée d’ennemis.

ÉTÉOKLÈS.

C’est à moi de m’en occuper.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Je meurs d’épouvante ; le bruit s’accroîtaux portes.

ÉTÉOKLÈS.

Ne vous tairez-vous point ? N’en ditesrien dans la ville.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Ô vous tous, ô dieux, ne livrez pas nosmurailles !

ÉTÉOKLÈS.

Misérables ! ne vous tairez-vouspas ?

LE CHŒUR DESVIERGES.

Ô dieux de la ville, gardez-nous d’êtreréduites en servitude !

ÉTÉOKLÈS.

C’est vous qui nous réduisez en servitude, moiet toute la ville.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Ô Zeus tout-puissant, lance ton trait contrenos ennemis !

ÉTÉOKLÈS.

Ô Zeus, pourquoi as tu créé cette race defemmes !

LE CHŒUR DESVIERGES.

Nous serons aussi misérables que les hommes,si la ville est prise.

ÉTÉOKLÈS.

Encore des cris de mauvais augure enembrassant ces images des dieux !

LE CHŒUR DESVIERGES.

L’épouvante et la terreur égarent malangue.

ÉTÉOKLÈS.

Ce que je te prie de m’accorder est peu dechose.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Dis promptement, afin que je le grave aussitôtdans mon esprit.

ÉTÉOKLÈS.

Tais-toi, ô malheureuse, et n’effraye pointles nôtres.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Je me tais, et je subirai la destinéecommune.

ÉTÉOKLÈS.

Je préfère tes dernières paroles auxpremières. C’est pourquoi laisse ces images, et, par de meilleursprières, supplie les dieux d’être nos compagnons dans le combat.Puis, quand tu auras entendu mes vœux, chante le chant sacré,l’heureux paian, qui s’élève au milieu des solennités sacrées desHellènes, qui donne la confiance aux amis et dissipe ma crainte quedonne l’ennemi :

– Aux dieux de la ville et de la terre,aux dieux des champs et de l’agora, aux sources de Dirkè, àl’Ismènos, je jure, si la victoire est à nous et si la ville estsauvée, d’égorger des brebis sur les autels des dieux, de leursacrifier des taureaux, et de consacrer en trophées, dans leursdemeures divines, les armures et les dépouilles prises àl’ennemi.

– Tels sont les vœux qu’il fautadresser aux dieux, sans gémissement, sans lamentation vaines etsauvages. En effet, vous n’échapperez pas d’avantage à la fataledestinée. Pour moi, je vais placer aux sept issues des muraillesles six guerriers et moi, le septième, les meilleurs adversairesdes ennemis, avant que les rapides nouvelles, que les rumeurs quivolent et se multiplient ne mettent tout en feu dans cettenécessité.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Strophe I.

Je ferai ainsi ; mais la crainte n’estpoint apaisée dans mon cœur, et les inquiétudes l’oppressent etl’épouvante, à cause de l’ennemi qui enveloppe nos murailles, demême que la colombe, qui nourrit ses petits, redoute pour eux lesserpents qui se glissent dans le nid. Et voici qu’ils approchentdes tours, en foule et par masses serrées ! Qu’arrivera-t-ilde moi ? Ils lancent de tous côtés contre les citoyens lesrudes pierres qu’ils ont saisies. Par tous les moyens, ô dieux nésde Zeus, défendez la ville et le peuple de Kadmos !

Antistrophe I.

Quelle terre meilleure irez-vous chercher,après que vous aurez abandonné aux ennemis ce pays fertile et lasource de Dirkè, la plus salutaire de toutes les eaux qu’envoientPoseidôn qui entoure la terre et les enfants de Tèthys ? C’estpourquoi, ô dieux protecteurs de la ville, envoyez à ceux qui sonthors nos murailles l’épouvante qui trouble les guerriers et faisjeter les armes, donnez la victoire aux nôtres, et, protecteurs dela ville, toujours présents dans vos demeures, soyez touchés desprières que nous vous adressons à haute voix.

Strophe II.

Il serait lamentable que la ville Ogygiennefût engloutie dans le Hadès, en proie à la lance, réduite enservitude souillée de cendre, dévastée honteusement par l’hommeAkhaien et la volonté des dieux, et que les femmes, hélas !jeunes et vieilles, les vêtements déchirés, fussent traînées parles cheveux comme des juments ! Et toute la ville retentiraitdes mille clameurs des captives mourantes ! Je crains cettedestinée terrible.

Antistrophe II.

Il serait lamentable que des vierges, avant lasolennité des noces, fussent entraînées loin de la demeure. Eneffet, la mort serait une destinée plus heureuse ; car uneville saccagée souffre d’innombrables maux. On entraîne, on tue, onallume l’incendie ; toute la ville est infectée defumée ; Arès, le dompteur de peuples, furieux, étouffe lapitié.

Strophe III.

La ville retentit de confuses clameurs ;la multitude ennemie l’enveloppe d’une muraille hérissée. L’hommeest tué par l’homme avec la lance. Les vagissements des enfants àla mamelle et tout sanglants retentissent. Voici les rapines,compagnes des tumultes. Celui qui va piller se heurte à celui qui apillé ; ceux qui n’ont rien encore s’appellent les uns lesautres ; aucun ne veut la moindre part, mais tous veulent laplus grande portion de la proie. Qui pourrait toutraconter ?

Antistrophe III.

Toutes sortes de fruits épars sur la terrepénètrent de douleur qui les rencontre. Spectacle amer pour lesintendantes ! Les innombrables présents de la terre sontemportés par les eaux fangeuses. Les jeunes filles, brusquementassaillies par un malheur nouveau pour elles, seront les misérablesesclaves d’un guerrier heureux, d’un ennemi ! Et la seuleespérance qui leur reste est de s’engloutir dans la ténébreuse mortqui met fin aux lamentables misères.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Amies ! cet éclaireur, je pense, nousapporte quelque nouvelle de l’armée ennemie. Il accourt en grandehâte.

SECONDDEMI-CHŒUR.

Le roi lui-même, le fils d’Oidipous approche,afin d’apprendre la nouvelle du messager. Comme ce dernier, il hâtesa marche.

L’ÉCLAIREUR.

Bien instruit, je dirai clairement ce quel’ennemi prépare, et chacun de ceux que le sort a marqués pourattaquer les portes. Déjà Tydeus frémit de colère à la porteProitide, car le divinateur défend de passer le fleuve Ismènos, lessignes sacrés n’étant pas propices. Et Tydeus, furieux et avide ducombat, tel qu’un dragon sous les ardeurs de midi, pousse des criset outrage le prudent divinateur Oikléidès, lui reprochant de fuirlâchement la mort et le combat. En criant ainsi il secoue lesépaisses aigrettes, crinière de son casque ; et les clochettesd’airain qui pendent de son bouclier sonnent la terreur. Il portesur ce bouclier un emblème orgueilleux, l’Ouranos resplendissantd’astres ; et, au centre, Sélènè, éclatante et pleine, reinedes étoiles, œil de la nuit, rayonne. Furieux, et fier de ses armesmagnifiques, il pousse des clameurs sur les rives du fleuve, avidedu combat, comme l’étalon, haletant contre le frein, qui s’emporte,désirant le son de la trompette. Qui lui opposeras-tu ? Quidéfendra la porte de Proitos, les barrières une fois rompues, etaura la force de le contenir ?

ÉTÉOKLÈS.

Je ne redoute point des ornements guerriers.Les emblèmes ne font pas de blessures, les aigrettes et lesclochettes ne mordent point sans la lance. Cette nuit que tu disêtre ciselée sur le bouclier et qui resplendit des astres del’Ouranos, est peut-être un signe fatal pour cet homme. Si la nuittombe sur ses yeux mourants, cet emblème orgueilleux aura été pourqui le porte un présage véritable et certain, et il aura préditlui-même le terme de son insolence. Moi, j’opposerai à Tydeus,comme défenseur de la porte, le brave fils d’Astakos, issu d’unerace illustre, trône du devoir, qui hait les paroles impudentes,qui méprise la honte et n’a point coutume d’être un lâche.Mélanippos, enfant de cette terre, est issu des guerriers nés desdents semées, de ceux qu’Arès épargna. Arès décidera du combat parses dés ; mais il est juste que Mélanippos détourne la lanceennemie du sein de la mère qui l’a conçu.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Strophe I.

Que les dieux donnent la victoire à notredéfenseur, à celui qui combat pour la ville et pour le droit !Mais je crains de voir l’égorgement sanglant de nos amis.

L’ÉCLAIREUR.

Certes, que les dieux lui accordent de vaincreheureusement ! Kapaneus a été marqué par le sort pour la ported’Élektra. C’est un autre géant, plus grand que le premier, et soninsolence n’est pas d’un homme. Il lance contre nos murailles desmenaces horribles. Puisse la destinée ne pas les accomplir !Il dit qu’il renversera Thèba, que les dieux y consentent ou non.La foudre de Zeus, tombant sur la terre, ne l’arrêterait pas. Ilcompare les éclairs et les coups de foudre aux chaleurs de midi. Ilporte pour emblème un homme nu, un pyrophore, qui tient à la mainune torche flamboyante, et qui crie en lettres d’or : Jebrûlerai la ville ! Envoie contre ce guerrier… Mais quimarchera contre lui ? Qui aura l’intrépidité d’affronter cethomme orgueilleux ?

ÉTÉOKLÈS.

En face de cette insolence, l’avantage estpour nous. La langue est la vraie révélatrice des penséesimpudentes des hommes. Kapaneus menace et se prépare à exécuter sesmenaces, il méprise les dieux, et, bien que mortel, dans sonorgueil insensé, il crie ses outrages à Zeus, dans l’Ouranos. Jesuis certain que la foudre va se ruer sur lui, et, certes, ellen’est point semblable aux chaleurs de Hèlios, à midi. Un guerrierlui sera opposé, le vigoureux Polyphontès, trop avare de paroles,mais irréprochable rempart, et à qui sont propices la bienveillanteArtémis et tous les autres dieux. Dis-moi celui que le sort amarqué pour une autre porte.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Antistrophe I.

Qu’il meure, celui qui menace la ville de cesmaux terribles ! Que le trait de la foudre le perce avantqu’il se rue dans nos demeures et que sa lance orgueilleuse nousait chassées de nos chambres virginales !

L’ÉCLAIREUR.

Je dirai celui que le sort a marqué pour lesportes. Le troisième sort est tombé sur Étéoklos, du casqued’airain renversé, afin qu’il mène sa troupe à la porteNèitide.

Il contient ses chevaux écumants sous lesfreins et qui veulent se ruer sur les portes. Les muselièressifflent avec un bruit sauvage, emplies des souffles furieux quisortent de leurs naseaux. Son bouclier n’est pas orné d’un emblèmevulgaire : un hoplite monte les degrés d’une échelle pourrenverser une tour ennemie, et il crie ces paroles gravées :Arès lui-même ne me repousserait pas de cesmurailles ! Envoie contre ce guerrier quelqu’un quiréponde à notre confiance et qui sauve notre ville du joug de laservitude.

ÉTÉOKLÈS.

J’enverrai celui-ci, mais non sans confianceen sa fortune : Mégareus, fils de Kréôn, de la race des dentssemées, et qui ne se fera pas précéder de paroles imprudentes. Ilne reculera pas, épouvanté par le souffle furieux de chevaux. Ilmourra en payant ce qu’il doit à la terre qui l’a nourri, ou ilsuspendra dans la demeure de son père les dépouilles enlevées àÉtéoklos, l’image et la ville du bouclier. A un autre ! necraint pas de tout me dire.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Strophe II.

Je supplie les dieux que ce défenseur de notrefoyer triomphe aussi, et qu’il arrive malheur à nos ennemis. Dansun esprit furieux ils se ruent contre la ville avec des crisinsensés, mais Zeus vengeur les regarde dans sa colère !

L’ÉCLAIREUR.

Le quatrième, qui tient la porte voisine,celle d’Ogka Athènè, est Hippomédôn, doué d’une haute stature, etil marche en criant. J’ai été effrayé de le voir, faisanttournoyer, comme une aire immense, l’orbe de son bouclier, et jeparle avec vérité. Ce n’est point un ciseleur inhabile qui a gravécette œuvre sur le bouclier : Typhôn soufflant de sa bouchequi vomit le feu avec une noire fumée, sœur au mille couleurs deflamme. La cavité du bouclier creux est entourée de nœuds deserpents entrelacés. Et le guerrier crie, plein de la fureurd’Arès, et il est ivre de combat comme une Thyias, et l’épouvantele précède. Je crois que le choc de ce guerrier est à redouter, etdéjà la terreur en tumulte est aux portes.

ÉTÉOKLÈS.

Avant tout Ogka Pallas est dans la villebasse, auprès de la porte. Elle hait l’insolence de ce guerrier, etelle chassera le dragon horrible loin de ses enfants. Hyperbios, lebrave fils d’Oinops, a été choisi par moi pour lutter contrel’homme, et il désir savoir quelle sera sa destinée en une tellerencontre. Il est irréprochable par la stature, le courage et lesarmes. Hermès les a mis face à face. Les deux guerriers combattrontl’un contre l’autre, ainsi que les dieux ennemis qui sont sur lesboucliers. L’un possède Typhôn, qui vomi le feu ; mais le pèreZeus se tient debout sur le bouclier de Hyperbios, tenant en mainle trait flamboyant. Jamais quelqu’un a-t-il vu Zeus vaincu ?L’amitié des daimones est ainsi partagée : nous sommes avecles vainqueurs, eux avec les vaincus, s’il est vrai que Zeusl’emporte sur Typhôn dans le combat. Telle sera donc la fortune desdeux guerriers ennemis, et Zeus, dont l’image est sur le bouclier,sera le sauveur d’Hyperbios.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Antistrophe II.

J’ai confiance que celui qui porte sur sonbouclier l’image du daimôn souterrain, de l’ennemi détesté de Zeus,cette image haïe des vivants et des dieux aux longs jours, tombera,la tête la première, devant nos portes.

L’ÉCLAIREUR.

Qu’il en soit ainsi ! Je dirai maintenantle cinquième, celui qui se tient à la cinquième porte, auprès dutombeau d’Amphiôn, fils de Zeus. Il jure, par la lance qu’il a enmain, et qui est, assure-t-il, plus vénérable pour lui qu’un dieuet plus chère à ses yeux, qu’il saccagera la ville des Kadméiones,malgré Zeus. C’est le fils au beau visage d’une mère montagnarde,un enfant-homme qui pousse ces clameurs. Un duvet de poilsnaissants, que multiplie la sève de l’âge, fleurit sur ses joues.Il marche, l’esprit furieux, l’œil farouche, et n’ayant des viergesque le nom ; et ce n’est pas sans menaces qu’il s’approche dela porte. Sur son bouclier d’airain, abri sphérique de son corps,il porte, attachée par des clous, le fléau de la ville, la Sphinxmangeuse de chair crue, image brillante et ciselée. Sous elle, lemonstre tient un homme, un des Kadméiones, de sorte que les coupsnombreux portent sur lui. Et il n’est pas venu pour se dérober aucombat, et il n’a point fait un long chemin pour être déshonoré,Parthénopaios l’Arkadien ! Tel est le guerrier qui, accueilliparmi les Argiens, leur paye le prix des soins reçus dans Argos, enmenaçant nos murailles. Puisse un dieu ne pas lesaccomplir !

ÉTÉOKLÈS.

Certes, si les dieux accomplissaient lesmenaces impies que méditent nos ennemis, certes, nos murspériraient bientôt jusqu’aux fondements ; mais à celui-ci, quetu dis être un Arcadien, j’opposerai un homme qui ne sait point sevanter, mais qui agit, Aktôr, frère de Hyperbios, qui ne permettrapoint que sans combat l’injure se rue au dedans de nos portes etaccroisse nos maux, ni qu’il entre ici, celui qui porte sur sonbouclier l’image de la bête féroce, du plus odieux des monstres.Cette image accusera elle-même celui qui l’aura apportée du dehors,quand elle recevra d’innombrables coups aux pieds de nos murailles.Puissent les dieux accomplir mon augure !

LE CHŒUR DESVIERGES.

Strophe III.

Les cris entrent dans mon cœur, et mes cheveuxse hérissent lorsque j’entends les bruyantes menaces de ces hommesimpies et hurlants. Puissent les dieux les engloutir dans cetteterre !

L’ÉCLAIREUR.

Je dirai le sixième, homme très sage et trèsbrave, un divinateur, le vigoureux Amphiaraos. Il a été marqué pourla porte Homolôis, et il accable souvent de paroles injurieuses lerobuste Tydeus, tueur d’hommes, perturbateur de sa ville, source detous les maux pour Argos, évocateur d’Érinnys, ministre du meurtreet conseiller de malheur pour Adrastos. Puis, tournant les yeuxvers ton malheureux frère, le robuste Polyneikès, il le nomme enpartageant son nom en deux parties, et il dit ces paroles : –C’est un travail agréable aux dieux, bon à raconter pour qu’il soitconnu de nos descendants, que de dévaster, par l’envahissementd’une armée étrangère, sa ville natale et les dieux de sapatrie ! Comment expier le sang répandu de sa mère ?Comment ta patrie, soumise par ta violence, te sera-t-elle attachéeà jamais ? Moi, à la vérité, j’engraisserai cette terre de monsang, divinateur enseveli dans un sol ennemi. Nous combattrons, etj’espère que me mort ne sera pas honteuse.’ – Ainsi parle ledivinateur, en agitant son bouclier d’airain d’une rondeur parfaiteet qui ne porte aucun emblème dans le cercle. En effet, il ne veutpoint paraître le meilleur, mais il veut l’être. Les sages desseinsnaissent comme une moisson des profonds sillons de son âme. Je teconseille de lui opposer des adversaires sages et vigilants. Il està redouter, celui qui craint les dieux.

ÉTÉOKLÈS.

C’est une mauvaise destinée que celle qui afait d’un homme juste le compagnon d’hommes pervers. La pire deschose est d’avoir de mauvais compagnons ; on n’en recueillepoint de fruits, car le champ d’Atè n’en a point d’autre que lamort. En effet quand un homme pieux monte sur une nef avec de vilsmatelots capables de tout oser, il périt avec cette race d’hommesimpies ; ou, quand un homme juste vit au milieu de citoyensinhospitaliers et oubliant les dieux, il est enveloppé, innocent,dans le même filet, et il tombe, frappé comme le reste, sous lefouet d’un dieu. Tel ce divinateur, fils d’Oikleus, homme prudent,juste, brave et pieux, et grand prophète, a été mêlé contre son gréà ces hommes impies et injurieux ; mais quand il reprendrontleur longue route, il fuira aussi, et, par la volonté de Zeus, ilsera entraîné comme eux. Mais j’espère qu’il n’assiègera point nosportes, non par lâcheté, mais sachant qu’il doit périr dans lecombat, si les oracles de Loxias sont véridiques. Or ils ontcoutume de se taire ou de dire vrai. Cependant, je lui opposerai unportier inhospitalier, le robuste Lasthénès, vieux par la prudence,bien qu’ayant toute la vigueur de la jeunesse. Son œil est promptet sa main ne tarde pas à frapper de la lance l’endroit découvertpar le bouclier. Mais c’est un don des dieux que le succès desvivants !

LE CHŒUR DESVIERGES.

Antistrophe III.

Dieux ! entendez nos justes prières,faites que la ville soit victorieuse, et ne détournez sur nosennemis les maux que la lance nous apporte. Que Zeus, les ayantrejetés hors des murailles les anéantisse de sa foudre !

L’ÉCLAIREUR.

Je dirai le septième, celui qui se tientdevant la septième porte, ton propre frère qui jette sesimprécations et ses vœux contre la ville. Il veut, ayant pénétrédans nos murailles, proclamé par le héraut, chanter le paian de ladestruction, courir sur toi, et après t’avoir tué, tomber sur toncadavre ; ou, si tu survis au combat, t’infliger l’ignominiede l’exil, dont tu l’as frappé toi-même en le chassant de cetteterre. Telles sont les clameurs du robuste Polyneikès. Il invoquetous les dieux de la patrie, afin qu’ils le vengent enaccomplissant tous ses vœux. Il port un riche bouclier récemmentfait. Un double emblème y est figuré : un homme en or, d’unaspect guerrier, que précède une femme majestueuse menant sagementun homme portant des armes, le tout doré en or.

Elle dit, selon les paroles inscrites, qu’elleest la Justice : – Je ramènerai cet homme et lui rendraisa ville, et il commandera dans la demeure paternelle. – C’estainsi qu’ils sont tous rangés. Vois qui tu opposeras à celui-ci. Tun’auras point à me reprocher des rapports infidèles. Maintenant,c’est à toi de gouverner la ville.

ÉTÉOKLÈS.

Ô race lamentable d’Oidipous, en horreur auxdieux et frappée de démence par eux ! hélas ! voici queles malédictions de mon père s’accomplissent ! Mais il ne fautni pleurer, ni gémir, ni exciter des gémissements insupportables.Nous saurons bientôt, ô Polyneikès le bien nommé, ce que fera cetemblème, et si ces lettres d’or, orgueilleusement gravées sur tonbouclier et signe de ta démence, te ramèneront ici. Certes, si lafille de Zeus, la vierge justice, assistait cet homme de sesconseils et de ses actes, il réussirait aisément ; mais, niquand il quitta l’obscure matrice, ni enfant, ni adolescent, niquand ses joues eurent été couvertes d’une barbe épaisse, jamais lajustice ne l’a regardé, ni jugé digne d’elle ; et ce n’est pasaujourd’hui qu’elle lui viendra en aide pour le malheur de lapatrie. Certes, elle serait nommée d’un faux nom, la justice, sielle venait en aide à un homme qui ose tout. Aussi, avec confiance,combattrai-je moi-même contre lui. Qui donc a plus droit d’agirainsi ? Je combattrai, ennemi contre ennemi, roi contre roi,frère contre frère. Allons, qu’on m’apporte promptement mesknèmides, ma lance et ce qu’il faut pour m’abriter despierres !

LE CHŒUR DESVIERGES.

Ô le plus cher des hommes, fils d’Oidipous, nesois pas semblable à cet homme qui parle si honteusement !C’est assez que les Kadméiones combattent contre les Argiens. Cesang peut s’expier ; mais le meurtre mutuel de deux frères,aucun temps ne peut effacer ce crime.

ÉTÉOKLÈS.

Qu’on supporte le malheur sans la honte,soit ! car la délivrance en est dans la mort ; mais quepenserais-tu de ceux qui subiraient à la fois la honte et lemalheur ?

LE CHŒUR DESVIERGES.

Strophe I.

A quoi songes-tu, enfant ? Prends gardeque l’aveugle colère, la fureur du combat, ne t’entraîne. Étouffetout d’abord un désir fatal.

ÉTÉOKLÈS.

Certes, un dieu pousse les choses à cette fin.Que la race de Laios, odieuse à Phoibos, descende donc toutentière, emportée par les vents, vers les flots duKôkytos !

LE CHŒUR DESVIERGES.

Antistrophe I.

Un féroce désir t’entraîne aux fruits amers dumeurtre, à l’effusion d’un sang qu’il est défendu de répandre.

ÉTÉOKLÈS.

La fatale imprécation de mon cher père veutêtre accomplie. Elle me presse, les yeux secs de larmes, de songerà la vengeance bien plus qu’à la mort.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Strophe II.

Ne hâte point la tienne. Tu ne seras pointappelé lâche pour avoir sagement sauvé ta vie. La noire ettempétueuse Érinnys n’entrera point dans ta demeure, si les dieuxacceptent un sacrifice de tes mains.

ÉTÉOKLÈS.

Les dieux nous ont oubliés depuis longtemps.Ils ne demandent que notre mort. Pourquoi donc flatter lâchementl’inévitable fin ?

LE CHŒUR DESVIERGES.

Antistrophe II.

Certes, maintenant, un daimôn te presse ;mais un dieu peut changer de dessein et faire souffler un vent plusfavorable. Maintenant, à la vérité, c’est une tempête.

ÉTÉOKLÈS.

Les imprécation d’Oidipous forme cettetempête. Elles n’étaient que trop véridiques, ces images des mesvisions nocturnes, spectres qui partageaient les bienspaternels.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Écoute les femmes, bien que tu ne les aimespas.

ÉTÉOKLÈS.

Dites ce que vous désirez, maisbrièvement.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Ne te rends pas à la septième porte.

ÉTÉOKLÈS.

Je suis aiguisé, tes paroles ne m’émousserontpas.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Les dieux sont avec les victorieux, mêmelâches.

ÉTÉOKLÈS.

Il ne convient pas que ceci soit dit à unhoplite.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Mais tu veux verser le sang de tonfrère !

ÉTÉOKLÈS.

Avec l’aide des dieux, il n’évitera point lamort.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Strophe I.

Je suis saisie d’horreur. La déessedestructrice de la famille, dissemblable aux dieux, véridiqueprophétesse de malheur, l’Érinnys invoquée par l’imprécation dupère accomplit les exécrations furieuses d’Oidipous, frappé dedémence. Afin de perdre les fils, la discorde précipite leschoses.

Antistrophe I.

Le barbare Khalybs, envoyé des Skythes, lefarouche partageur des biens, le fer cruel leur dispensera la partde terre qui suffit aux morts, car ils n’auront rien de leursvastes champs.

Strophe II.

Quand ils se seront égorgés l’un l’autre, etquand la poussière aura bu le sang noir du meurtre, qui offriral’expiation ? Qui les lavera ? Ô calamités nouvellesajoutées aux antiques calamités de cette race !

Antistrophe II.

En effet, il est ancien, ce crime promptementpuni, mais qui reste attaché à la troisième génération, cette fautede Laios commise malgré Apollôn qui lui avait ordonné trois fois,par les oracles Pythiques, là où est le nombril de la terre, demourir sans enfants et de sauver la ville.

Strophe III.

Mais, entraîné par des amis insensés, ilengendra sa propre mort, le parricide Oidipous qui fécondaincestueusement le sein qui l’avait nourri et engendra aussi unerace sanglante. La démence unit ces époux insensés.

Antistrophe III.

C’est une mer roulant ses flots de calamités.L’un tombe, l’autre monte trois fois plus haut et gronde autour dela poupe de la ville, et il n’y a contre lui d’autre abri pour nousque d’étroites murailles. Je tremble que la ville périsse avec sesrois.

Strophe IV.

Elles accourent les catastrophes des antiquesexécrations. La dernière tempête se lève, et elle ne passera pointque les richesses trop lourdes des marchands ne soient jetées horsde la nef.

Antistrophe IV.

Qui d’entre les hommes fut plus honoréqu’Oidipous par les dieux, les citoyens et la multitude desvivants, quand il eut délivré cette terre de la Sphinx, fléau desmortels ?

Strophe V.

Mais dès qu’il eut appris, lemalheureux ! que ses noces étaient incestueuses, saisi dedésespoir et de fureur, il commit un double malheur. De cette mainqui avait tué son père, il s’arracha les yeux qui nous sont pluschers que nos enfants.

Antistrophe V.

Plein de colère, il lança des imprécationsterribles contre ses enfants, et il souhaita qu’ils partageassentses biens à main armée. Certes, je tremble que la rapide Érinnysn’accomplisse ses vœux.

LE MESSAGER.

Reprenez courage, enfants nourries par vosmères. Cette ville est sauvée du joug de la servitude. Les menacesorgueilleuses de ces hommes farouches sont tombées ; la villeest tranquille, et la nef a résisté aux coups multipliés des flots.Nos murailles nous protègent et nous avons fortifié nos portes deguerriers irréprochables. A six d’entre elles nous l’avons emporté,mais, à la septième, le roi Apollôn, le vénérable, a puni, sur larace d’Oidipous, l’antique faute de Laios.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Quel nouveau malheur est tombé sur laville ?

LE MESSAGER.

La ville est sauvée, mais les rois nés du mêmeinceste…

LE CHŒUR DESVIERGES.

Quoi ! que dis-tu ? Je suis saisiede terreur à tes paroles.

LE MESSAGER.

Écoute avec calme. Les fils d’Oidipous…

LE CHŒUR DESVIERGES.

Ô malheureuse ! je prévois le malheur quetu vas m’annoncer !

LE MESSAGER.

Ils sont tombés tous deux morts.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Ils en sont venus là ! Chosehorrible ! Achève.

LE MESSAGER.

La terre a bu leur sang versé par un meurtremutuel.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Ainsi, ils se sont égorgés de leurs mainsfraternelles !

LE MESSAGER.

Certes, tous deux sont morts.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Le même daimôn les a frappés à lafois !

LE MESSAGER.

Un même destin a détruit la malheureuse raced’Oidipous. Il faut en gémir et s’en réjouir, car la ville estsauvée ; mais les chefs, les deux princes, avec le ferskythique forgé par le marteau, ont fait le partage des bienspaternels. Ils en posséderont tout ce qui suffira pour leursépulture, poussés à leur ruine par les terribles exécrations deleur père. La ville est sauvée ; mais, par un meurtre mutuel,la terre a bu le sang des rois qu’un même père a engendrés.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Strophe I.

Ô grand Zeus ! Et vous, dieux protecteursde la ville, qui gardez la citadelle de Kadmos, dois-je me réjouiret glorifier le sauveur de la ville ?

Antistrophe I.

Ou pleurerai-je les lamentables chefs deguerre morts sans enfants, et qui, selon le sens véridique de leurnom, ont péri par leur impiété ?

Strophe II.

Ô noire et infaillible imprécation sur la raced’Oidipous ! Un froid terrible envahit ma poitrine, Préparonspour la tombe le chant des Thyades, puisque j’ai vu les mortssanglants misérablement tués ! Certes, leurs armes se sontrencontrées sous un présage funèbre !

Antistrophe II.

L’exécration de leur père les a poursuivisinexorablement jusqu’à la fin. La faute de Laios qui n’obéit pointà l’oracle, a eu son effet, et au delà. Mon inquiétude pour laville était juste ; les oracles ne m’ont point menti. Ô vous,très déplorables, vous avez commis ce crime incroyable ! Cettehorrible calamité n’existe plus seulement en paroles !

Épôde.

Tout cela est vrai ! Voici sous nos yeuxce qu’avait raconté le messager. Double angoisse, double meurtre dedeux hommes qui se sont tués l’un l’autre, calamité accomplie d’unedouble destinée mauvaise ! Que dirai-je ? si ce n’est quele malheur a suivi le malheur dans cette famille. Ô amies, avec levent des lamentations, agitez vos mains autour de vos têtes etfaites le bruit des rames qui, sur l’ Akhérôn, poussent la Théôrisà voile noire ignorée d’Apollôn et de Hèlios vers la terre sombrequi contient tous les mortels. En effet, voici Antigonè et Ismènèqui viennent pour ce devoir lugubre. Je pense que, du fond de leurcœur aimant, elles vont exhaler, dans leur juste douleur, un chantfunèbre pour leurs frères morts. Mais il convient que nouschantions lugubrement avant elles l’hymne terrible d’Érinnys, etque le paian odieux soit entendu de Aidès.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Hélas ! ô très malheureuses sœurs entretoutes celles qui ceignent leurs robes ! Je verse des larmes,je gémis, et je n’ai nul besoin de feindre des plaintes.

SECONDDEMI-CHŒUR.

Strophe I.

Hélas ! insensés ! sourds à la voixde vos amis, insatiables de maux, qui avez voulu par la violence etle combat, ô malheureux, vous saisir de la demeurepaternelle !

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Malheureuse, sans doute, eux qui, par leurdouble meurtre, ont achevé la ruine de leur maison.

SECONDDEMI-CHŒUR.

Antistrophe I.

Hélas ! hélas, vous qui avez renversé lademeure paternelle, qui n’avez songé, chacun, qu’à votre propremonarchie, c’est le fer qui vous a conciliés !

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Certes, la puissante Érinnys vient d’accomplirl’imprécation d’Oidipous.

SECONDDEMI-CHŒUR.

Strophe II.

Percés à travers le cœur et les flancsfraternels ! hélas ! frappés par un daimôn ennemi !Hélas ! Ô malédictions d’un égorgement mutuel !

PREMIERDEMI-CHŒUR.

La blessure a traversé la poitrine ; ilsont été frappés dans leur race et dans leurs corps. Ineffablefureur ! Destinée terrible suscitée par les exécrations d’unpère !

SECONDDEMI-CHŒUR.

Antistrophe II.

Les gémissements ont pénétré dans la ville.Les murailles gémissent, et toute cette terre amie deshommes ! Elles resteront à d’autres, ces richesses pourlesquelles ils ont souffert et qui ont amené leur querelle et leurmort.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Les biens ont été partagés entre ces furieux,et chacun en a eu sa part égale ; mais leurs amis blâment ledispensateur ; Arès ne me plaît pas.

SECONDDEMI-CHŒUR.

Strophe II.

Tous deux sont couchés, frappés par le fer.Frappés par le fer, ils ont chacun leur part. Laquelle ?diras-tu. Une place au tombeau de leur ancêtre !

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Une grande lamentation monte vers eux dans lademeure et déchire ma poitrine ; et, songeant à tant demisères, je gémis sur moi et sur leurs malheurs, et je verse devraies larmes de mon cœur qui se consume en pleurant ces deuxrois.

SECONDDEMI-CHŒUR.

Antistrophe III.

Mais il faut parler de ces frères malheureuxet des maux innombrables dont les citoyens ont été accablés pareux, et du carnage de tant de guerriers étrangers.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Entre toutes celles qui ont conçu, malheureusela mère qui les a enfantés ! Elle eut son fils pour époux etelle conçut ceux-ci qui viennent d’expirer, égorgés de leurs mainsfraternelles.

SECONDDEMI-CHŒUR.

Strophe IV.

Certes leurs mains fraternelles ont commis cemeurtre horrible ! Une discorde furieuse a terminé ainsi leurquerelle.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Leurs haines se sont apaisées, leurs vies sesont mêlées sur la terre tachée de leur sang. Certes, ils sontmaintenant du même sang ! C’est un amer conciliateur, cetétranger d’outre-mer, sorti du feu, le fer aigu ! C’est unamer partageur de biens, Arès, qui vient d’accomplir la malédictionpaternelle !

SECONDDEMI-CHŒUR.

Antistrophe IV.

Ô malheureux ! chacun d’eux a sa part desmaux envoyés par Zeus. Ils auront sous leurs corps les vastesdomaines de la terre.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Hélas ! cette demeure est fleuried’innombrables douleurs ! Les imprécations victorieuses ontpoussé leur cri terrible, en chassant toute une race devant elles.Le trophée d’Atè est dressé à la porte où ils sont tombés, et ledaimôn, les ayant domptés, se repose !

ANTIGONÈ.

Frappé, tu as frappé !

ISMÈNÈ.

Tu as tué et tu as été tué !

ANTIGONÈ.

Tu as tué par la lance.

ISMÈNÈ.

Tu as été tué par la lance !

ANTIGONÈ.

Malheureux !

ISMÈNÈ.

Malheureux !

ANTIGONÈ.

Allez mes larmes !

ISMÈNÈ.

Allez, mes gémissements !

ANTIGONÈ.

Tu es mort !

ISMÈNÈ.

Après avoir tué !

ANTIGONÈ.

Strophe.

Hélas ! mon esprit est égaré dedouleur !

ISMÈNÈ.

Mon cœur gémit en moi-même.

ANTIGONÈ.

Hélas, hélas ! que tu es àplaindre !

ISMÈNÈ.

Mais toi, malheureux entre tous !

ANTIGONÈ.

Tu as péri par un frère.

ISMÈNÈ.

Tu as tué un frère !

ANTIGONÈ.

Choses lamentables à dire !

ISMÈNÈ.

Choses lamentables à voir !

ANTIGONÈ.

Et nous sommes témoins de tels maux !

ISMÈNÈ.

Des sœurs près de leurs frères !

LE CHŒUR DESVIERGES.

Ô Moire, lamentable dispensatrice des douleursterribles, ombre vénérable d’Oidipous, noire Érinnys, certes tu estoute-puissante !

ANTIGONÈ.

Antistrophe.

Ô malheurs horribles à voir !

ISMÈNÈ.

Je le vois ainsi revenant d’exil !

ANTIGONÈ.

Il n’a point échappé, il a tué !

ISMÈNÈ.

De retour, il a perdu la vie !

ANTIGONÈ.

Certes, il l’a perdue.

ISMÈNÈ.

Et il a privé son frère de la vie !

ANTIGONÈ.

Misérable race !

ISMÈNÈ.

Accablée de tant de maux !

ANTIGONÈ.

Double malheur lamentable de deuxfrères !

ISMÈNÈ.

Maux violents et lamentables !

ANTIGONÈ.

Tristes à dire !

ISMÈNÈ.

Tristes à voir !

LE CHŒUR DESVIERGES.

Ô Moire, lamentable dispensatrice des douleursterribles, ombre vénérable d’Oidipous, noire Érinnys, certes, tu estoute-puissante !

ANTIGONÈ.

Toi, tu l’as connue en subissant cettedestinée.

ISMÈNÈ.

Toi, plus tard, tu l’as éprouvée.

ANTIGONÈ.

Quand tu revins dans la ville.

ISMÈNÈ.

Armé de la lance contre lui !

ANTIGONÈ.

Chose lamentables à dire !

ISMÈNÈ.

Lamentables à voir !

ANTIGONÈ.

Ô malheur !

ISMÈNÈ.

Ô misère !

ANTIGONÈ.

De notre race et de cette terre !

ISMÈNÈ.

Pour moi, avant tous !

ANTIGONÈ.

Hélas ! pour moi plus encore !

ISMÈNÈ.

Hélas ! Cause de ces maux lamentables,roi Étéoklès !

ANTIGONÈ.

Ô les plus malheureux et les plus insensés detous les hommes !

ISMÈNÈ.

Hélas ! où les ensevelir ?

ANTIGONÈ.

Hélas ! au lieu le plus honorable.

ISMÈNÈ.

Hélas ! leur misère sera réunie à leurpère.

LE HÉRAUT.

Il me faut annoncer ce qu’ont voulu et décrétéles chefs du peuple de cette ville de Kadmos. Il leur plaîtqu’Étéoklès, à cause de son amour pour la patrie, soit ensevelidans cette terre vénérée. Il a reçu la mort en repoussant l’ennemide la ville. Irréprochablement dévoué aux dieux de ses pères, ilest tombé là où il est beau aux jeunes hommes de tomber. Voilà cequ’on m’a ordonné de vous dire. Maintenant, il leur plaît que lecadavre de son frère Polyneikès soit jeté hors la ville, sanssépulture et livré aux chiens, car il eût dévasté la terre desKadméiones si un dieu ne se fût opposé à sa lance. Mort, il garderacette souillure. Malgré les dieux paternels, il leur a fait cetoutrage d’avoir voulu s’emparer de la ville en menant contre elleune armée étrangère. C’est pourquoi, en châtiment de son crime, lesoiseaux carnassiers seront son immonde tombeau. Il n’y aura pointde libations versées sur ses cendres, ni gémissements, nilamentations sacrées, et il sera privé du cortége de ses amis, cefunèbre honneur. Telle est la volonté des chefs Kadméiones.

ANTIGONÈ.

Et moi, je dis aux chefs des Kadméiones :Si aucun ne veut l’ensevelir avec moi, seule je le ferai etbraverai tout le danger. Il ne m’est point honteux d’ensevelir monfrère et d’enfreindre en ceci la volonté de la ville. Le sang dontnous sommes nés tous deux a une grande force, enfants d’une mèremalheureuse et d’un père malheureux. C’est pourquoi mon âme veutrester fidèle à ce malheur, et, vivante, je serai la sœur de cemort. Les loups affamés ne dévoreront pas sa chair. Que nul ne lepense. Moi-même, bien que femme, je creuserai sa tombe, et je lecouvrirai de la poussière apportée dans un pli de mon voile de lin.Que nul ne me blâme en ceci. J’aurai le courage d’agir et d’achevermon action.

LE HÉRAUT.

Je t’avertis de ne point agir contre lavolonté des citoyens.

ANTIGONÈ.

Je t’avertis de ne point me donner de vainsconseils.

LE HÉRAUT.

Un peuple qui vient d’échapper à la ruine estsévère.

ANTIGONÈ.

Sévère, soit ! Je ne laisserai pas monfrère sans sépulture.

LE HÉRAUT.

Tu honoreras, en ensevelissant, celui qui estodieux à la ville ?

ANTIGONÈ.

Cependant les dieux ne l’ont pas privéd’honneurs.

LE HÉRAUT.

Non, tant qu’il n’a point mis cette terre endanger.

ANTIGONÈ.

Il a rendu le mal pour le mal.

LE HÉRAUT.

Il a combattu contre tous pour se venger d’unseul.

ANTIGONÈ.

La divine Éris parle toujours la dernière.Moi, j’ensevelirai celui-ci. N’en dis pas davantage.

LE HÉRAUT.

Agis comme il te convient. Moi, je t’aiavertie.

LE CHŒUR DESVIERGES.

Hélas, hélas ! ô terribles kèresÉrinnyes, destructrices des races, qui avez renversé jusque dansses fondements la maison d’Oidipous ! Que va-t-ilm’arriver ? Que ferai-je ? Quel parti prendre ?Comment me résoudrai-je à ne point te pleurer, Ô Polyneikès, et àne point t’accompagner jusqu’au tombeau ? Mais je crains et jem’arrête devant le terrible arrêt des citoyens.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Pour toi, ô Étéoklès, beaucoup tepleureront ; mais lui, le malheureux ! nul ne gémira surlui, et il n’aura que les seules larmes funèbres de sa sœur !Qui pourrait se résigner à ces choses ?

SECONDDEMI-CHŒUR.

Que la ville punisse ou ne punisse point ceuxqui pleureront Polyneikès, nous, nous irons, avec la seuleAntigonè, nous formerons son cortége funèbre, nousl’ensevelirons ! En effet, ceci est un deuil commun à tous lesKadméiones, et parfois la ville a varié dans sa justice.

PREMIERDEMI-CHŒUR.

Nous, nous suivrons celui-ci, comme la villeet la justice nous le commandent. Après les dieux heureux, après lapuissance de Zeus, c’est Étéoklès qui a préservé la ville desKadméiones d’être renversée et envahie par les flots d’hommesétrangers.

Partie 7
Promètheus enchaîné

 

KRATOS.

Nous sommes arrivés au dernier sentier de laterre, dans le pays Skythique, dans la solitude non foulée.

Hèphaistos ! fais ce que le père t’aordonné d’accomplir. Par les immuables étreintes des chaînesd’acier, cloue ce sauveur d’hommes à ces hautes roches escarpées.Il t’a volé la splendeur du feu qui crée tout, ta fleur, et il l’adonnée aux mortels. Châtie-le d’avoir outragé les dieux. Qu’ilapprenne à révérer la tyrannie de Zeus, et qu’il se garde d’êtrebienveillant aux hommes.

HÈPHAISTOS.

Kratos et Bia ! Pour ce qui vousconcerne, l’ordre de Zeus est accompli. Rien de plus. A cetescarpement tempêtueux je n’ose lier violemment un dieu fraternel.Mais la nécessité me contraint d’oser. Il est terrible d’enfreindrel’ordre du père.

Ô fils sublime de la sage Thémis ! contremon gré, malgré toi, par d’indissolubles chaînes, je te lierai àcette roche inaccessible aux hommes, là où tu n’entendras la voix,où tu ne verras la face d’aucun mortel, où, lentement consumé parl’ardente flamme de Hèlios, tu perdras la fleur de ta peau !Tu seras heureux quand la nuit, de sa robe enrichie d’étoiles,cachera l’éclat du jour, et quand Hèlios dissipera de nouveau lesgelées matinales. Elle te hantera à jamais, l’horrible angoisse deta misère présente, et voici qu’il n’est pas encore né, celui quite délivrera ! C’est le fruit de ton amour pour les hommes.Étant un dieu, tu n’as pas craint la colère des dieux. Tu as faitaux vivants des dons trop grands. Pour cela, sur cette rochelugubre, debout, sans fléchir le genou, sans dormir, tu teconsumeras en lamentations infinies, en gémissements inutiles.L’esprit de Zeus est implacable. Il est dur celui qui possède unetyrannie récente.

KRATOS.

Allons ! Que tardes-tu ? Vainementtu le prends en pitié. Ce dieu, en horreur aux dieux, qui a livréton bien aux mortels, ne le hais-tu point ?

HÈPHAISTOS.

Sang et amitié ont une grande force.

KRATOS.

Certes, mais peux-tu mépriser les ordres dupère ? Ne serait-ce pas plus effrayant ?

HÈPHAISTOS.

Tu es toujours dur et plein d’audace.

KRATOS.

Le plaindre n’est point un remède. Qu’ensera-t-il ? Ne t’émeus point vainement.

HÈPHAISTOS.

Ô travail très détestable de mesmains !

KRATOS.

Pourquoi ? En vérité, je te diraiceci : la cause de ses maux n’est point dans ton art.

HÈPHAISTOS.

Cette tâche ! Que n’est-il donné à unautre de l’accomplir !

KRATOS.

Toutes choses sont permises aux dieux. Cecileur est refusé. Nul n’est libre, si ce n’est Zeus.

HÈPHAISTOS.

Je le sais. Je n’ai rien à dire.

KRATOS.

Hâte-toi donc. Étreins-le de chaînes, de peurque le père ne sache que tu hésites.

HÈPHAISTOS.

Voici que les chaînes sont toutes prêtes.

KRATOS.

Saisis-les. A l’aide de ton marteau, avec unegrande force, rive-les autour de ses bras. Cloue-le à cesroches.

HÈPHAISTOS.

Cela va être fait, et activement.

KRATOS.

Frappe plus fort ! Étreins ! Nefaiblis pas ! Il est habile au point de sortir del’inextricable.

HÈPHAISTOS.

Ce bras est lié indissolublement.

KRATOS.

Cloue solidement l’autre. Qu’il sache que sonintelligence est moins prompte que celle de Zeus.

HÈPHAISTOS.

Certes, excepté lui, nul ne me blâmera.

KRATOS.

Maintenant, à travers sa poitrine, enfoncerudement la dent solide de ce coin d’acier.

HÈPHAISTOS.

Hélas, Hélas ! Promètheus ! Je melamente sur tes maux.

KRATOS.

Tu tardes encore ? Tu gémis sur lesennemis de Zeus ! Crains de gémir sur toi-même.

HÈPHAISTOS.

Tu vois de tes yeux un spectacle horrible.

KRATOS.

Je vois qu’il subit l’équitable châtiment deson crime. Enchaîne-le autour des flancs et sous les aisselles.

HÈPHAISTOS.

Il le faut. Ne me commande donc plus.

KRATOS.

Je veux te commander et te harceler encore.Descends plus bas ! Serre violemment les cuisses avec cesanneaux.

HÈPHAISTOS.

C’est fait, et promptement.

KRATOS.

Entrave fortement les pieds. Celui quisurveille ton travail est terrible.

HÈPHAISTOS.

Ta parole est aussi dure que ta face.

KRATOS.

Sois faible, mais ne me reproche ni la rudessede ma nature, ni mon inflexibilité.

HÈPHAISTOS.

Partons. Tous ses membres sont enchaînés.

KRATOS, àPromètheus.

Maintenant, parle insolemment ici ! Ravisce qui est aux dieux pour le donner aux éphémères ! Quepeuvent les hommes pour t’affranchir de ton supplice ? Lesdaimones t’ont mal nommé, en te nommant Promètheus. C’est unPromètheus qu’il te faudrait pour t’arracher de ces liens.

PROMÈTHEUS.

Ô aithèr divin, vents rapides, sources desfleuves, sourires infinis des flots marins ! Et toi, Gaia,mère de toutes choses ! Et toi qui, de tes yeux, embrassesl’orbe du monde, Hèlios ! Je vous atteste !Regardez-moi ! Étant un dieu, voyez ce que je souffre par lesdieux. Voyez, accablé de ces ignominies, combien je devrai gémirdans le cours des années innombrables ! Tel est le honteuxenchaînement que le nouveau prytane des heureux a médité contremoi. Hélas, hélas ! Je me lamente sur mon mal présent etfutur. Quand viendra-t-il le terme fatal de mes misères ?Qu’ai-je dit ? Je prévois sûrement les choses qui seront. Iln’est point pour moi de calamité inattendue. Il convient de subiraisément la destinée qui m’est faite, sachant que la puissance dela nécessité est invincible. Mais je ne puis ni parler, ni me taireen cet état. J’ai augmenté le bien des mortels, et me voici,malheureux, lié à ces tourments ! Dans une férule creuse j’aiemporté la source cachée du feu, maître de tous les arts, le plusgrand bien qui soit pour les vivants. C’est pour ce crime que jesouffre, attaché en plein air par ces chaînes !

Ah ! ah ! ah ! Quel est cebruit ? Quelle est cette vague odeur qui se répand jusqu’àmoi ? Est-ce un dieu, un vivant, un être intermédiaire ?Vient-il sur cette hauteur contempler mes misères ? Queveut-il ? Regardez le dieu enchaîné, outragé, l’ennemi deZeus, en horreur à tous les autres dieux qui hantent la royaledemeure de Zeus, à cause de son trop grand amour pour les vivants.Hélas, hélas ! J’entends de nouveau le bruit de ces oiseauxqui approchent. L’aithèr vibre sous les battements légers desailes. Tout ce qui vient à moi m’épouvante !

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Strophe I.

Ne crains rien. Cette troupe d’ailes est tonamie qui vient en hâte vers cette roche, malgré la volontépaternelle. Des souffles rapides nous ont amenées. Leretentissement du son de l’acier a pénétré au fond de nos antres.Il a chassé la pudeur vénérable, et nous avons été emportées, piedsnus, sur ce char ailé.

PROMÈTHEUS.

Hélas, hélas ! Race de Téthys auxnombreux enfants, filles du père Okéanos qui roule son coursinfatigable autour de la terre, regardez ! Voyez de quelleschaînes je suis étreint, sur le dernier faîte de cette rocheescarpée, comme une misérable sentinelle !

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Antistrophe I.

Je le vois, ô Promètheus ! Une effrayantenuée chargée de larmes emplit mes yeux, quand je contemple, dansces étreintes d’acier, ton corps se consumant sur cette roche. Destimoniers nouveaux gouvernent l’Olympos. Tyranniquement Zeuscommande par des lois récentes, et il abolit les antiques chosesaugustes !

PROMÈTHEUS.

Sous la terre, dans le Hadès que hantent lesmorts, dans l’immense Tartaros, que ne m’a-t-il précipité, chargéd’indissolubles et rudes chaînes ! Nul dieu, ni aucun autre,ne se réjouirait de mes maux ! Maintenant, jouet misérable desvents, je subis des tortures agréables à mes ennemis.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Strophe II.

Qui donc, parmi les dieux, est si dur de cœur,que tes lui soient agréables ? Qui ne s’indigne de tes maux,si ce n’est Zeus ? Toujours furieux, dans son inflexiblevolonté, il dompte la race Ouranienne. Jamais il ne cessera, àmoins que son cœur ne se rassasie de vengeance, ou qu’un autre sesaisisse de la puissance inaccessible.

PROMÈTHEUS.

Certes, un jour pourtant, bien que je soischargé ignominieusement de solides chaînes, ce prytane des heureuxaura besoin de mon aide, afin que je lui révèle le dessein qui ledépouillera du sceptre et des honneurs. Mais ni incantations, niparoles de miel, ni menaces rudes ne me fléchiront. Je ne luienseignerai rien, avant qu’il m’ait délivré de ces liens cruels,qu’il ait expié mon ignominie.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Antistrophe II.

En vérité, tu es intrépide. Tu ne fléchispoint dans ce rude supplice. Mais tu parles trop librement.L’épouvante pénètre mon cœur. Je redoute ta destinée. Quand mesera-t-il donné de voir le terme fatal de tes misères ?L’esprit du fils de Kronos est impénétrable ; son cœur ne peutêtre touché.

PROMÈTHEUS.

Je sais que Zeus est dur. Il a soumis toutejustice à sa volonté. Mais, un jour, il sera humble d’esprit, quandil se sentira frappé. Cette inexorable colère sera oubliée. Ildésirera que j’accepte la concorde et son amitié.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Révèle toute la chose. Raconte-nous pourquelle faute Zeus t’a châtié si cruellement et si ignominieusement.Instruis-nous, à moins que ce récit ne t’attriste.

PROMÈTHEUS.

Certes, il m’est cruel de dire ces choses,mais il est aussi dur de me taire. Des deux côtés, douleurégale.

Autrefois, quand les daimones s’irritèrentpour la première fois, quand la dissension se mit entre eux, lesuns voulaient renverser Kronos, afin que Zeus régnât. Les autress’y opposaient, ne voulant point que Zeus commandât jamais auxdieux. Moi, donnant le meilleur conseil, je ne pus persuader lesTitans, fils d’Ouranos et de Gaia. Méprisant mes raisonspacifiques, ils pensaient, dans la violence de leurs esprits,qu’ils l’emporteraient, non par l’habileté, mais par la force.Plusieurs fois, ma mère Thémis et Gaia, qui n’a qu’une forme sousmille noms, m’avaient prédit les choses futures : qu’ils nel’emporteraient ni par la force, ni par la violence, mais par laruse. Je leur parlai ainsi. Ils ne me jugèrent point digne d’êtreécouté. Et je crus pour le mieux, accompagné de ma mère, de mejoindre à Zeus qui le désirait. Et, par mes conseils, le noir etprofond abîme du Tartaros engloutit l’antique Kronos et sescompagnons. Ainsi, j’ai servi ce tyran des dieux. Il m’en arécompensé par ce châtiment horrible. C’est un vice contagieuxpropre aux tyrans de n’avoir point foi en leurs amis. Si vousdemandez pour quelle cause il me traite si outrageusement, je vousle dirai. Dès qu’il fut assis sur le trône paternel, aussitôt ilpartagea les honneurs aux daimones et constitua sa tyrannie. Et iln’eut aucun souci des malheureux hommes, et il voulut en détruirela race, afin d’en créer une nouvelle. A ce dessein nul nes’opposa, excepté moi. Seul, je l’osai. Je sauvai les vivants. Ilsne descendirent point, foudroyés, dans les ténèbres du Hadès. C’estpourquoi je suis en proie ci ces tourments horribles et misérablesà voir. Je n’ai pas été jugé digne de la pitié que j’ai eue pourles mortels. Me voici cruellement tourmenté. Spectacle honteux pourZeus !

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Esprit de fer et de rocher, Promètheus !Avec toi qui ne s’indignerait de tes maux ? Je n’ai pas eu ledésir de les voir. Quand je les ai vus, mon cœur a été accablé detristesse.

PROMÈTHEUS.

Certes, pour ceux qui m’aiment, je suis unspectacle misérable !

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

N’as-tu rien fait de plus pour leshommes ?

PROMÈTHEUS.

J’ai empêché les mortels de prévoir lamort.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Par quel remède les as tu guéris de cemal ?

PROMÈTHEUS.

J’ai mis en eux d’aveugles espérances.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Tu leur as fait un grand don.

PROMÈTHEUS.

Je leur ai aussi apporté le feu.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Les éphémères possèdent maintenant le feuflamboyant ?

PROMÈTHEUS.

C’est par lui qu’ils apprendront des artsnombreux.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Et c’est pour de tels crimes que Zeus tetourmente sans être touché de tes maux ? Ne connais-tu pointde terme à ton supplice ?

PROMÈTHEUS.

Il n’en est point, à moins que cela ne luiplaise.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Cela lui plaira-t-il ? Quelle est tonespérance ? Ne vois-tu pas que tu es en faute ? Quandmême tu aurais mal agi, il ne me serait pas agréable de te le dire.Cela serait cruel. Laissons ces choses. Cherche comment tuéchapperas à tes douleurs.

PROMÈTHEUS.

Il est aisé, quand on a le pied hors du mal,de conseiller et de réprimander celui qui souffre. Pour moi, jen’ignorais rien de ceci. J’ai voulu, sachant ce que je voulais. Jene le nierai point. En sauvant les hommes, j’attirais moi-même cesmisères ; mais je ne pensais pas être ainsi tourmenté et meconsumer sur le faîte de cette roche solitaire. Ne pleurez doncpoint mes misères présentes. Descendez plutôt sur la terre, vers ladestinée qui m’opprime. Sachez tout ce qui m’attend encore. Venez àmoi ! Venez en aide à celui qui souffre aujourd’hui. Lemalheur va, errant sans cesse. Il accable tantôt l’un, tantôtl’autre.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Promètheus ! Nous ne refusons point det’obéir. Voici que, délaissant promptement, et d’un pied léger, lechar rapide et l’aithèr pur où passent les oiseaux, nous abordonscet âpre rocher, dans notre désir de connaître tes malheurs.

OKÉANOS.

Promètheus ! accouru vers toi, après unlong chemin, j’arrive, porté sur cet oiseau rapide que je mène parma seule volonté et sans frein. Je compatis à ta destinée,sache-le. Je pense que la parenté m’y pousse ; mais, en outre,je ne m’intéresse à nul autre plus qu’à toi. Tu sauras que mesparoles sont vraies. Je n’ai point coutume de flatter par desmensonges. Allons ! Apprends-moi ce qu’il faut faire pour tesecourir. Tu ne diras pas qu’un autre est pour toi un ami plusferme qu’Okéanos.

PROMÈTHEUS.

Ah ! qu’est-ce donc ? Toi aussi, tues venu contempler mon supplice ? Comment as-tu osé quitter lefleuve qui porte ton nom, et tes antres accoutumés, aux voûtes derocher, pour venir sur cette terre, mère du fer ? Es-tu venupour assister à ma destinée, ou pour y compatir ? Voisdonc ! Contemple l’ami de Zeus. Je l’ai aidé à fonder satyrannie, et c’est par lui que je subis ces maux !

OKÉANOS.

Je vois, Promètheus, et je veux te conseillerpour le mieux, tout habile que tu es. Connais-toi, conforme-toi auxpensées nouvelles. Il y a un nouveau tyran parmi les dieux. Si tulances des paroles amères et farouches, Zeus les entendra, bienqu’il soit dans les hauteurs, et loin de toi. Alors sa fureurprésente, qui cause tes tourments, ne sera plus qu’un jeu. Ômalheureux ! rejette la colère que tu nourris dans ton esprit.Cherche plutôt la fin de tes maux. Je semble te dire des choseshors d’usage. Cependant, Promètheus, tu vois ce que produisent desparoles sans frein. Tu n’es pas humble. Tu ne cèdes pas à lasouffrance, et tu veux ajouter d’autres maux à ceux que tu subis.Si tu m’en crois, tu ne lèveras pas le pied contre l’aiguillon. Tucomprendras qu’un monarque sans pitié commande et ne rend compte àpersonne. Maintenant je te quitterai, et je tenterai de te délivrerde ton supplice. Sois en repos. Ne parle pas trop amèrement. Nesais-tu pas sûrement, très-sage que tu es, que les parolestéméraires attirent les châtiments ?

PROMÈTHEUS.

Je t’envie ! Tu es hors de danger, aprèsavoir tout conçu, tout osé avec moi. Maintenant, va ! Net’inquiète point de ceci, Tu ne persuaderas point Zeus, car il estinexorable. Prends garde toi-même de t’attirer malheur pour êtrevenu ici.

OKÉANOS.

Tu es plus sage pour les autres que pour toi.J’en juge par le fait, non par les paroles. Ne tente pas de meretenir. Je me vante d’obtenir de Zeus qu’il te délivre de tonsupplice.

PROMÈTHEUS.

Je te remercie, je ne cesserai jamais de teremercier. Je ne doute pas de ton active bienveillance, mais tu neréussiras point. Tu souffriras sans me servir. Reste en repos, et àl’écart. Si je suis malheureux, je ne veux pas que le malheur enatteigne d’autres. Non ! Je suis assez affligé des souffrancesde mon frère Atlas qui, vers les régions de Hespéros, se tientdebout, portant sur ses épaules la colonne de l’Ouranos et de laterre, fardeau écrasant ! Je contemple aussi, plein de pitié,ce fils de Gaia, habitant des antres Kilikiens, ce monstreguerrier, aux cent têtes, qui terrassait tout de sa force,l’impétueux Typhôn, qui se rebella contre tous les dieux, vomissantle carnage de ses gueules horribles. L’éclair de Gorgô jaillissait,flamboyant, de ses yeux, tandis que, de son assaut violent, ilmenaçait la tyrannie de Zeus. Mais le trait vigilant, la foudreprécipitée et respirant la flamme, se rua sur lui, écrasant sesinsolences tumultueuses. Frappé à travers la poitrine et consumé dela foudre, il perdit ses forces, brisé par le tonnerre. Maintenant,son corps gît, inutile et abject, entre les détroits de la mer,écrasé sous les racines de l’Aitna, tandis que Hèphaistos, assissur les sommets, forge les masses de fer chauffées à blanc. De là,un jour, se précipiteront les fleuves de feu, dévorant de leursardentes mâchoires les larges plaines de la féconde Sikélia. Typhônvomira ainsi sa fureur en un tourbillon de flamme débordante, bienque consumé par la foudre de Zeus. Tu n’es pas inexpérimenté. Tu neseras pas privé de mes avertissements. Préserve-toi, de quelquefaçon que ce soit. Pour moi, je subirai ma destinée présente,jusqu’à ce que l’esprit de Zeus cesse d’être irrité.

OKÉANOS.

Promètheus ! ne sais-tu pas que lesparoles sont les médecins de la colère, cette maladie ?

PROMÈTHEUS.

Si toutefois le cœur s’apaise ; si on neheurte pas ainsi le gonflement furieux de l’esprit.

OKÉANOS.

Mais quel danger peut résulter d’un effort,d’une tentative hardie ? Dis-le-moi.

PROMÈTHEUS.

Peine très inutile, simplicité stupide.

OKÉANOS.

Laisse-moi courir ce danger. Ne point semblersage est d’une sagesse très avantageuse.

PROMÈTHEUS.

Ta faute me serait imputée.

OKÉANOS.

Par ce discours, maintenant, tu mechasses.

PROMÈTHEUS.

Prends garde que ta pitié pour moi n’excite lahaine contre toi.

OKÉANOS.

Est-ce la haine de celui qui a récemmentconquis le trône tout-puissant ?

PROMÈTHEUS.

Crains que son cœur s’irrite jamais !

OKÉANOS.

Promètheus ! ta destinée sera maleçon.

PROMÈTHEUS.

Va ! hâte-toi ! Pense toujoursainsi.

OKÉANOS.

Je me hâte à ta voix. Voici que le quadrupèdeailé traverse le large chemin de l’aithèr, plein du désir de sereposer dans l’étable accoutumée.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Strophe I.

Promètheus ! Je gémis sur ta destinéedéplorable. J’arrose mes joues de larmes qui coulent de mes yeuxdélicats, comme des sources humides. Zeus, qui a décrété ces mauxlamentables, se glorifie de sa puissance dominatrice sur les dieuxanciens.

Antistrophe I.

Déjà toute cette région retentit lugubrement.On pleure ton antique gloire et la grandeur de tes frères. Tousceux qui habitent la terre de la sainte Asia, dans un longgémissement, pleurent avec toi sur tes misères :

Strophe II.

Les habitantes de la terre de Kolkhôs, lesVierges intrépides au combat, et la multitude des Skythes quihantent, aux extrémités de la terre, le marais Maiotide ;

Antistrophe II.

Et la fleur belliqueuse de l’Arabia, et tousceux qui habitent la citadelle près du Kaukasos, foule guerrière,frémissante de lances aiguës.

Épôde.

J’ai vu un seul autre Titan, avant toi,accablé des mêmes maux et de cet éternel outrage par les dieux,Atlas qui, toujours doué d’une immense vigueur, soutient de sesépaules le lourd pôle Ouranien. Le bouillonnement marin résonne ense heurtant. Le gouffre frémit. Le noir abîme souterrain du Hadèstremble. Les sources des fleuves au cours sacré pleurent sur cesupplice lamentable !

PROMÈTHEUS.

Ne croyez pas que je me taise par mépris oupar insolence ; mais je me mords le cœur en pensée, quand jeme vois aussi outrageusement torturé. Pourtant, quel autre que moia distribué leurs honneurs à ces dieux nouveaux ? Mais je metais sur ceci. Je ne vous dirais pas ce que vous savez. Apprenezplutôt les maux qui étaient parmi les vivants, plein d’ignoranceautrefois, et que j’ai rendus sages et doués d’intelligence. Nonque je leur reproche rien, mais, en parlant de ce que je leur aidonné, je prouve mon amour pour eux.

Au commencement, ils regardaient en vain et nevoyaient pas ; ils écoutaient et n’entendaient pas. Pendant unlong espace de temps, semblables aux images des songes, ilsconfondaient aveuglément toutes choses. Ils ne connaissaient ni lesmaisons faites de briques et exposées au soleil, ni la charpente.Ils habitaient sous terre au fond des ténébreux réduits des antres,comme les fourmis longues et minces. Ils ne savaient rien, ni del’hiver ni du printemps fleuri, ni de l’été fructueux. Ils vivaientsans penser, jusqu’au jour où je leur enseignai le lever certaindes astres et leur coucher irrégulier. Pour eux je trouvai lenombre, la plus ingénieuse des choses, et l’arrangement deslettres, et la mémoire mère des Muses. Le premier, j’unis sous lejoug les animaux destinés à servir, afin qu’ils pussent remplacerles hommes dans les plus rudes travaux. Je conduisis au char leschevaux porteurs de freins, ornements des riches. Nul que moi netrouva ces autres chars des navigateurs, fendant la mer, volantavec des voiles. Malheureux ! Après avoir inventé ces chosespour les vivants, je ne trouve rien maintenant pour me délivrermoi-même de mon supplice.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Tu souffres un supplice indigne. Tu erres,troublé dans ton esprit. Mauvais médecin, ta pensée est malade, ettu n’y trouves aucun remède qui puisse te guérir.

PROMÈTHEUS.

Si tu veux écouter le reste, tu admirerascombien d’arts et de ressources j’ai inventés. Voici le plusgrand :

Si quelqu’un, autrefois, tombait malade, iln’y avait aucun remède, aucune nourriture, aucun baume, ni rienqu’il pût boire. Ils mouraient par le manque de remèdes, avant queje leur eusse enseigné les mixtures des médicaments salutaires qui,maintenant, chassent loin d’eux toutes les maladies. J’instituailes nombreux rites de la divination. Le premier, je signalai dansles songes les choses qui devaient arriver, et j’expliquai auxhommes les révélations obscures. J’ai précisé aux voyageurs leshasards des chemins et le sens assuré du vol des oiseaux aux onglesrecourbés, ceux qui sont propices, ceux qui sont contraires, legenre de nourriture de chacun, leurs haines, leurs amours et leursréunions. J’enseignai aussi l’aspect lisse des entrailles et leurcouleur qui plaît aux daimones, et la qualité favorable de la bileet du foie, et les cuisses couvertes de graisse. En brûlant leslongs reins, j’ai enseigné aux hommes l’art difficile de prévoir.Je leur ai révélé les présages du feu, qui, autrefois, étaientobscurs. Telles sont les choses. Et qui peut dire avoir trouvéavant moi toutes les richesses cachées aux hommes sous laterre : l’airain, le fer, l’argent, l’or ? Personne. Jele sais certainement, à moins de vouloir se vanter vainement.Écoute enfin un seul mot qui résume : tous les arts ont étérévélés aux vivants par Promètheus.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Ne dédaigne pas ta propre douleur, puisque tuas aidé les hommes plus qu’il ne convenait. J’espère que tuéchapperas alors de tes chaînes, et que tu ne seras pas moinspuissant que Zeus.

PROMÈTHEUS.

L’inévitable Moire n’accomplira point leschoses ainsi. La fatalité en a décidé. Je serai consumé de misèresinfinies et de malheurs, jusqu’à ce que je sois délivré de meschaînes. La science est beaucoup trop faible contre lanécessité.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Qui donc gouverne la nécessité ?

PROMÈTHEUS.

Les trois Moires et les Erinnyes quin’oublient rien.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Zeus leur est-il soumis ?

PROMÈTHEUS.

Certes. Il ne peut échapper à ce qui estfatal.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Qu’y a-t-il de fatal pour Zeus, si ce n’est decommander toujours ?

PROMÈTHEUS.

Ne recherche pas cela. N’insiste point.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Sans doute elle est sacrée, cette chose que tucaches ?

PROMÈTHEUS.

Parle d’autre chose. Ce n’est point le tempsde révéler celle-ci. Il me faut la taire absolument. Si je la gardepour moi, je serai délivré de ces chaînes ignominieuses et de cesupplice.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Strophe I.

Puisse Zeus, maître de toutes choses, nejamais opposer sa puissance à ma volonté ! Que je ne cessejamais d’honorer les dieux et d’assister aux festins sacrés où sontégorgés les bœufs, auprès de l’intarissable cours du pèreOkéanos ! Que je ne les offense jamais de mes paroles !Que ce désir demeure en moi et ne s’efface jamais !

Antistrophe I.

Il est doux de mener une longue vie pleine decertitude et d’espérance, et de nourrir son cœur d’une joielumineuse ! J’ai horreur de te voir accablé de maux infinis.Tu n’as pas assez respecté Zeus. Sûr de ta sagesse, tu as trop aiméles mortels, ô Promètheus !

Strophe II.

Ô ami, vois combien la suite en estfuneste ! Quel secours, quelles protection attends-tu deséphémères ? Ne vois-tu pas l’inerte imbécillité, semblable ausommeil, qui étreint la race aveugle des mortels ? Jamais lavolonté des hommes ne troublera l’ordre voulu par Zeus.

Antistrophe II.

J’ai reconnu cela lorsque j’ai contemplé tonsupplice, ô Promètheus ! Que l’harmonie était différente quicaressait mes oreilles, quand autour de tes bains et de ton lit jechantais selon le rite nuptial, au temps où, l’ayant persuadée partes présents, tu épousais Hèsiona, la fille de mon père !

IÔ.

Quelle est cette terre ? Quelle est cetterace ? Quel est celui-ci, ainsi lié à ce rocher tempétueux parces chaînes ? Pour quel crime es-tu châtié ? Ah !ah ! ah ! voici que le taon me pique de nouveau,malheureuse ! Lui ! Le spectre d’Argos, fils deGaia ! Fuis, ô terre ! Je vois, ô terreur ! lebouvier aux yeux innombrables qui me regarde ! Il approcheavec son œil rusé. Bien que mort, la terre ne le cache point.Échappé du Hadès, il me poursuit, malheureuse, affamée, vagabonde,à travers les sables marins !

Strophe.

La syrinx enduite de cire fait entendre lechant du sommeil. Hélas, hélas, hélas ! où ces longues coursesme poussent-elles ? Ô fils de Kronos, pourquoi m’as-tu liée àces misères ? Pourquoi exciter ainsi par la terreur ma fureuret ma démence ? Consume-moi par le feu, engloutis-moi sous laterre, ou jette-moi en pâture aux bêtes de la mer ! Ne terefuse pas à ce désir, ô roi ! Mes courses vagabondes m’ontexténuée. Je ne sais comment ni où je serai délivrée de mesmaux.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

N’entends-tu point la voix de la vierge auxcornes de vache ?

PROMÈTHEUS.

Comment n’entendrais-je point la jeune viergeharcelée par le taon, la fille d’Inakhos ? Elle a brûléd’amour le cœur de Zeus, et voici qu’elle est violemment éprouvée,en ces longues courses, par la haine de Hèra.

IÔ.

Antistrophe.

Pourquoi as-tu prononcé le nom de monpère ? Dis-le à une malheureuse. Qui es-tu ? Qui es-tudonc, ô malheureux ! toi qui sais mon nom, toi qui nommes lemal envoyé par les dieux, ce mal qui me dessèche et me mord defurieux aiguillons ? Hélas ! Je suis venue en bondissant,excitée par les brûlures de la faim, domptée par la volontéhaineuse de Hèra. Hélas ! Quels malheureux subissent les mauxqui m’accablent ? Mais dis-moi clairement ce qui me reste àsouffrir, dis-moi s’il est un soulagement ou un remède à mon mal.Si tu le sais, parle, dis-le à la malheureuse vierge vagabonde.

PROMÈTHEUS.

Ce que tu désires, je te le dirai clairement,sans te cacher rien, simplement, comme il convient entre amis. Tuvois Promètheus, celui qui a donné le feu aux vivants.

IÔ.

Ô toi qui t’es révélé pour le commun salut deshommes, malheureux Promètheus ! pour quelle cause souffres-tuainsi ?

PROMÈTHEUS.

A peine ai-je cessé de déplorer mesmisères.

IÔ.

Tu ne me feras donc point cettegrâce ?

PROMÈTHEUS.

Parle, que demandes-tu ? Tu sauras toutde moi.

IÔ.

Dis-moi qui t’a lié à cette rocheescarpée.

PROMÈTHEUS.

La volonté de Zeus et les mains deHèphaistos.

IÔ.

Mais de quels crimes subis- tu lechâtiment ?

PROMÈTHEUS.

Je ne puis te répondre que cela seulement.

IÔ.

Apprends-moi le terme de mes courses et ce quedurera mon mal.

PROMÈTHEUS.

Il vaut mieux pour toi l’ignorer que lesavoir.

IÔ.

Ne me cache rien de ce que je doissouffrir.

PROMÈTHEUS.

Je ne te refuse pas ce service.

IÔ.

Que tardes-tu donc ? Dis-moi tout.

PROMÈTHEUS.

Ce n’est point mauvaise volonté. Je crains detroubler ton esprit.

IÔ.

Cela me plaît. Ne considère rien au delà.

PROMÈTHEUS.

Puisque tu le désires, il me faut parler.Écoute donc.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Non, pas encore. Accorde-moi une part de joie.D’abord, sachons d’elle-même sa fatale destinée et son mal. Tu luidiras ensuite le reste de ses misères.

PROMÈTHEUS.

Il t’appartient, Iô, de les satisfaire. Aprèstout, elles sont les sœurs de ton père. Il est doux de déplorer sapropre destinée et d’exciter les larmes de qui nous écoute.

IÔ.

Je ne sais comment je pourrais vous refuser.Vous saurez clairement ce que vous demandez, bien qu’il me soitamer de raconter comment mon esprit a été troublé par un dieu, etcomment j’ai été misérablement transformée.

Sans cesse des apparitions nocturnes erraientdans ma chambre virginale et me caressaient de doucesparoles : – Ô bienheureuse jeune fille, pourquoi gardes-tu silongtemps la virginité, quand de si belles noces te sontpossibles ? Zeus brûle par toi, sous le trait du désir. Ilveut posséder Kypris avec toi. Ô jeune fille, ne repousse pas lelit de Zeus ! Va dans la profonde prairie de Lerna, où sontles enclos et les étables de ton père, afin que l’œil de Zeus nebrille plus de désirs.’ – Et pendant toutes les nuits,malheureuse ! j’étais harcelée de tels songes, jusqu’à ce quej’eusse osé raconter à mon père ces apparitions nocturnes. Et lui,il envoya de nombreux messagers à Pythô et à Dôdônè, afind’apprendre ce qu’il devait faire qui fût agréable aux dieux. Etils revenaient, rapportant des oracles ambigus et des parolesobscures et inintelligibles. Enfin la révélation fut clairementmanifestée à Inakhos qu’il eût à me chasser de ma demeure et de mapatrie, pour que je fusse vagabonde aux extrémités de la terre. Lafoudre flamboyante de Zeus devait venir, s’il n’obéissait pas, etanéantir toute notre race. Contre son gré, malgré moi, persuadé parcet oracle de Loxias, il me chassa hors de ses demeures. L’ordre deZeus l’y forçait. Il fut contraint de le faire. Et aussitôt monaspect et mon esprit furent transformés et je courus, d’un bondfurieux, cornue comme tu vois, piquée par l’aiguillon mordant dutaon, vers le doux rivage de la source Kerkhnéia, dans la vallée deLerna. Le bouvier Argos, né de Gaia, me suivait plein de colère,épiant mes traces de ses yeux innombrables. Brusquement, ladestinée le priva de la vie. Moi, furieuse toujours sousl’aiguillon divin, je courus de terre en terre. Tu sais tout. Si tupeux dire quelles seront mes misères futures, dis-les-moi. Dans tapitié ne me flatte point par des paroles mensongères. Le mensonge,je pense, est un mal très honteux.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Tais-toi, tais-toi ! cesse !hélas ! jamais, jamais je n’ai pensé qu’un tel récit viendraità mes oreilles, ni que des maux si tristes à voir et si tristes àsubir, de telles expiations, de telles épouvantes, glaceraient moncœur d’un double aiguillon !

PROMÈTHEUS.

Tu gémis et tu es terrifiée trop tôt. Attendsque tu saches le reste.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Parle, apprends-le-lui. Il est doux auxmalades de savoir sûrement d’avance ce qu’ils souffrirontencore.

PROMÈTHEUS,

Ce que vous avez demandé, vous l’avez aisémentobtenu de moi, ayant voulu l’entendre, avant tout, raconter sespropres misères. Maintenant sachez le reste, les maux que cettejeune vierge doit subir par la volonté de Hèra. Toi, filled’Inakhos garde mes paroles dans ton esprit, afin de connaître leterme de ta course.

Tournée vers le lever de Hèlios, tu irasd’abord par les plaines non labourées. Tu parviendras ainsijusqu’aux Skythes nomades qui, sous leurs toits d’osier tressé,habitent, dans les hautes régions, leurs chars aux roues solidementconstruites, armés d’arcs qui lancent au loin les flèches. Je teconseille de n’en point approcher. Va plus loin en courant le longdes rochers battus par la mer. A gauche habitent les Khalybes quitravaillent le fer. Il faut te garder d’eux. Ils sont farouches etinabordables aux étrangers. Et tu parviendras au fleuve Hybristès,qui est bien nommé. Ne tente point de le passer, car cela n’est pasfacile, avant que tu sois parvenue au Kaukasos lui-même, la plushaute des montagnes, là où le fleuve verse la violence de ses eaux,au faîte du mont. Il faut faire ton chemin par-dessus les cimesélevées, vers le midi. Tu rencontreras la foule des Amazones quiméprisent les mâles et qui habiteront un jour Thémiskyra, auprès duThermodôn, où s’ouvre l’âpre mâchoire de la mer Salmydèsienne,funeste aux marins et marâtre des nefs. Elles t’indiqueront trèsvolontiers ta route. Tu arriveras à l’Isthme Kimmérien, auxembouchures étroites de la mer. Laisse-le et passe courageusementles détroits Maiotiques. Et ce sera une grande renommée parmi lesmortels que celle de ton passage, d’où viendra le nom de Bosphoros.Puis, ayant abandonné la terre d’Eurôpè, tu aborderas le continentd’Asia. En tout ceci, le tyran des dieux ne vous semble-t-il pastoujours également violent ? Le dieu a voulu s’unir à cettemortelle, et il l’a accablée de ces afflictions. Ô jeune fille, tuas trouvé un fiancé cruel, car tu n’as entendu que le commencementde tes misères.

IÔ.

Ah ! Malheur à moi !hélas !

PROMÈTHEUS.

Tu pleures et gémis de nouveau ? Queferas-tu quand tu entendras le reste de tes maux ?

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

As-tu donc encore des malheurs à luiannoncer ?

PROMÈTHEUS.

Toute une mer tempêtueuse de cruellesdouleurs.

IÔ.

A quoi me sert donc de vivre ? Et que neme précipite pas brusquement de ce rocher rugueux, afin, me brisantdans ce sentier, de m’affranchir de toutes mes peines ! Mieuxvaut mourir soudainement que d’être en proie à une destinéemauvaise pendant tous les jours de la vie !

PROMÈTHEUS.

Tu subirais plus cruellement mes douleurs, àmoi qui ne puis mourir ! Ce serait, en effet un refuge à mesmaux. Mais il n’est aucun terme à mon supplice, avant que Zeustombe de la tyrannie.

IÔ.

Arrivera-t-il, un jour que Zeus cesse decommander ?

PROMÈTHEUS.

Tu te réjouirais, je pense, de voir une tellechute.

IÔ.

Comment non, moi qui suis si cruellementtorturée par Zeus ?

PROMÈTHEUS.

Certes, cela arrivera. Sache-le de moi.

IÔ.

Par qui sera-t-il dépossédé du sceptretyrannique ?

PROMÈTHEUS.

Par sa propre démence.

IÔ.

De quelle façon ? Parle, à moins qu’iln’y ait danger.

PROMÈTHEUS.

Il célébrera des noces par lesquelles ilgémira.

IÔ.

Divines ou mortelles ? Parle, s’il estpermis.

PROMÈTHEUS.

Pourquoi me le demander ? Il ne m’estpoint permis de le dire.

IÔ.

Et par cette épouse il tombera dutrône ?

PROMÈTHEUS.

Elle enfantera un fils plus puissant que sonpère.

IÔ.

Et il ne peut fuir cette destinée ?

PROMÈTHEUS.

Non, pas avant que je sois délivré de ceschaînes.

IÔ.

Qui pourrait te délivrer malgréZeus ?

PROMÈTHEUS.

Il est fatal que quelqu’un de ta race lefasse.

IÔ.

Que dis-tu ? Un de mes fils tedélivrera ?

PROMÈTHEUS.

Le treizième de ta race.

IÔ.

Ton oracle n’est pas facile à comprendre.

PROMÈTHEUS.

Ne cherche donc pas à connaître tes malheursfuturs.

IÔ.

Après m’avoir promis, ne me refuse pas.

PROMÈTHEUS.

Je te ferai l’une des deux révélations.

IÔ.

Laquelle ? Laisse-moi choisir.

PROMÈTHEUS.

Je le veux. Choisis en effet. Je te diraiclairement ce que tu dois encore souffrir, ou je te dirai qui medélivrera.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Dis-lui une de ces choses, et consens à medire l’autre. Ne méprise pas ma demande. Révèle-lui le reste de sesmaux, et, à moi, ton libérateur.

PROMÈTHEUS.

Puisque vous le désirez, je le veux bien. Jevous dirai ce que vous demandez. A toi, d’abord, Iô, je raconteraites courses agitées. Grave-les dans ton esprit, afin de te lesrappeler.

Quand tu auras traversé le détroit qui sépareles deux continents, va vers l’Orient, sur la route de Hèlios.T’éloignant de la mer grondante, tu parviendras aux prairiesGorgonéiennes de Kisthènè, où habitent les Phorkides, les troisvieilles filles, semblables à des cygnes, et qui n’ont à ellestrois qu’un œil et qu’une dent, et que Hèlios n’éclaire jamais deses rayons, ni la nocturne Sèlénè. Auprès habitent leurs sœurs, lestrois Gorgones ailées, aux cheveux de serpents, funestes auxhommes, et qu’aucun mortel ne regarde sans rendre le souffle vital.Je te décris ce lieu, afin que tu le redoutes. Mais voici un autrespectacle affreux : les chiens muets de Zeus, aux museauxaigus, les grypes ! Fuis-les. Fuis aussi l’armée des cavaliersArimaspes, à l’œil unique, qui habitent sur les bords du fleuvePloutôn qui roule de l’or. Garde-toi de les approcher. Auxextrémités de la terre, tu parviendras chez les peuples noirs quihabitent aux sources de Hèlios, là où est le fleuve Aithiopien.Descends ses bords jusqu’à ce que tu arrives à la cataracte où leNéilos répand, des montagnes de Byblos, son eau vénérable et douceà boire. De là, tu gagneras la terre triangulaire du Néilos, où ladestinée vous accordera d’habiter, toi, Iô, et ta race. Si mesparoles sont obscures et difficiles à comprendre, rappelle-les-moi,et renseigne-toi. J’ai plus de loisir que je ne voudrais.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Si tu as oublié quelque chose dans le récit deses courses lamentables, parle. Si tu as tout dit, souviens-toi derépondre à notre demande.

PROMÈTHEUS.

Elle a entendu tout le récit de ses courseserrantes. Afin qu’elle sache que mes paroles ne sont pas vaines, jelui dirai ce qu’elle a subi avant d’arriver ici. Je lui donneraicette preuve de ce que j’ai prédit. Pour éviter une trop grandeabondance de paroles, j’en viendrai sans tarder à ses dernièrescourses errantes.

Tu es parvenue à la terre des Molosses, à lahaute Dôdônè, où sont l’oracle et la demeure de Zeus Thesprote, etle chêne fatidique, prodige incroyable ! Tu as appris d’eux,très clairement, que tu étais destinée à être l’illustre épouse deZeus, et leur révélation te souriait. De là, saisie de fureur, tuparvins à la mer, au large détroit de Rhéa. Puis, ta coursevagabonde t’en éloigna. Dans l’avenir, sache-le, cette mer seranommée Ionienne, comme un monument de ton voyage à tous lesmortels. Que ces paroles te soient un témoignage de ma prévoyancequi pénètre par-delà ce qui apparaît manifestement. Je dirai lereste à toutes, à vous et à celle-ci. Je retourne à mon premierrécit.

Il est une ville, Kanôbos, la dernière del’Aigyptia, située sur un monceau de terre, à l’embouchure même duNéilos. Là, Zeus, te caressant de la main et t’effleurant à peine,apaisera ton esprit. Tu concevras de Zeus le noir Epaphos quijouira de toute la terre qu’arrose le Néilos au large cours. Aprèslui, à la cinquième génération, cinquante de tes filles reviendrontcontre leur gré dans Argos, pour fuir leurs noces avec leurscousins. Ceux-ci, emportés par leur désir, tels que des éperviersharcelant des colombes, les poursuivront pour des noces qu’ilsauraient dû ne pas rechercher. Et les dieux détruiront leurs corps,et la terre Pélasgienne les recevra, domptés par l’actionsanguinaire des femmes, pendant la veillée nocturne, audacieuse etpleine d’embûches. Chaque femme tuera son mari, égorgé de deuxcoups d’épée. Qu’une telle Kypris soit accordée à mesennemis ! Mais l’amour attendrira une de ces jeunes filles.Elle ne tuera point son mari, hésitant dans son cœur, mais aimantmieux être accusée de faiblesse que de cruauté. Elle enfantera larace des rois d’Argos, et il faudrait de nombreuses paroles pourraconter celle-ci, et c’est d’elle que sortira le courageux etillustre archer qui me délivrera de mes maux. L’antique TitanisThémis, ma mère, m’a révélé cet oracle. II faudrait un trop longtemps pour raconter de quelle façon et en quel lieu ces chosesarriveront. Tu ne gagnerais rien à le savoir.

IÔ.

Hélas, hélas ! La convulsion me pénètrede nouveau ! La démence tourmente mon esprit et l’aiguillon dutaon ne pique et me brûle ! Mon cœur épouvanté bat mapoitrine. Mes yeux roulent égarés ! Je suis arrachée demoi-même ! Je ne puis plus parler. Mes cris confus se heurtentaux flots de mon mal terrible !

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Strophe.

Certes il était sage celui qui pensa lepremier et dit ceci : L’union entre égaux est la meilleure.Qui vit de son travail ne doit rechercher l’alliance, ni desorgueilleux de leurs richesses, ni des orgueilleux de leurnaissance.

Antistrophe.

Ô Moires ! Puissé-je ne jamais, jamais mevoir entrer dans le lit de Zeus, ni jamais m’unir à aucun mariOuranien ! Je suis épouvantée de voir cette vierge ennemie deshommes, Iô, ainsi tourmentée par les courses terribles deHèra !

Épôde.

Je ne crains rien d’une union entre égaux,mais que je sois préservée de l’amour des dieux tout-puissants etde leur présence fatale ! Cette rencontre est invincible, etce chemin est sans issue. Je ne sais que devenir, ni commentéchapper à la volonté de Zeus.

PROMÈTHEUS.

Et pourtant, un jour, Zeus, malgrél’opiniâtreté de son esprit deviendra humble, grâce aux noces qu’ilmédite et qui le renverseront de la tyrannie. Et, alors, lamalédiction s’accomplira que son père Kronos lança, en tombant deson vieux trône. Aucun des dieux, si ce n’est moi, ne peut savoirsûrement comment échapper à ce malheur. Moi, je le sais qu’il siégemaintenant dans les hauteurs retentissantes, fier de lancer de sesmains le trait vomissant le feu ! Ceci ne l’aidera en rien. Iln’en tombera pas moins, par une ruine irrémédiable. Il se préparemaintenant lui-même un adversaire redoutable, un prodigieux etinvincible ennemi qui inventera une flamme plus terrible que lafoudre, et dont le retentissement l’emportera sur le tonnerre, etqui brisera la lance de Poseidôn, le trident marin qui ébranle lescontinents. Zeus, ainsi accablé, saura la distance qu’il y a entrecommander et obéir.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Certes, tu parles contre Zeus, comme il teplaît de parler.

PROMÈTHEUS.

Cela me plaît, mais cela arrivera.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Espères-tu donc que quelqu’un commande un jourà Zeus ?

PROMÈTHEUS.

Il subira alors de plus horribles douleurs queles miennes.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Comment ne crains-tu pas de prononcer detelles paroles ?

PROMÈTHEUS.

Pourquoi craindrais-je ? Ma destinéen’est point de mourir.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Mais il t’accablera d’un mal plushorrible.

PROMÈTHEUS.

Qu’il le fasse donc. Je m’attends à tout.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Ceux qui redoutent Adrastéia sontsages !

PROMÈTHEUS.

Redoute, invoque ! affirme-lui qu’ilrégnera toujours. Pour moi, Zeus m’inquiète moins que rien. Qu’ilagisse ! Qu’il commande encore un peu de temps, comme il leveut. Il ne commandera pas toujours aux dieux. Mais je vois lemessager de Zeus, le serviteur du nouveau tyran. Dans tous les cas,je saurai quel message extraordinaire il apporte.

HERMÈS.

C’est à toi que je parle, menteur, ô trèsindomptable, qui as failli envers les dieux, et qui as fait part denos honneurs aux éphémères, voleur du feu ! Le père t’ordonnede lui dire quelles sont ces noces que tu proclames, et parlesquelles il perdra sa puissance. Dis-moi nettement ces choses,une par une. Promètheus ! Ne me contrains pas de faire deuxvoyages. Tu sais que Zeus n’en deviendrait pas plus clément.

PROMÈTHEUS.

Cette parole est enflée et pleine d’orgueil,comme il convient à un esclave des dieux. Vous exercez une tyrannierécente, étant récents vous-mêmes, et vous vous croyez, dans voscitadelles, à l’abri du malheur ; mais n’en ai-je pas vutomber deux tyrans déjà ? Le troisième est celui qui commandemaintenant. Lui aussi je le verrai tomber très rapidement et trèsignominieusement. Te semblé-je craindre et redouter les dieuxnouveaux ? Je ne crains absolument rien. Toi, reprends lechemin par lequel tu es venu. Tu ne sauras rien de ce que tu m’asdemandé.

HERMÈS.

C’est par une telle opiniâtreté que déjà tut’es précipité dans ces tourments.

PROMÈTHEUS.

Sache-le, je ne changerais pas mon supplicecontre ta servilité. Je pense qu’il vaut mieux être l’esclave de cerocher que le fidèle messager de ton père Zeus. Ainsi, auxignominies il faut répondre par des ignominies.

HERMÈS.

Tu sembles te réjouir des maux que tu souffresmaintenant.

PROMÈTHEUS.

M’en réjouir ! Puissé-je voir mes ennemisse réjouir ainsi, et toi surtout !

HERMÈS.

Me crois-tu pour quelque chose dans tonmalheur ?

PROMÈTHEUS.

Afin de parler nettement, je hais tous cesdieux qui, chargés de mes bienfaits, me tourmententinjustement.

HERMÈS.

Je vois que ta démence est grande.

PROMÈTHEUS.

Certes ! Si haïr ses ennemis est unedémence.

HERMÈS.

Si tu jouissais d’une destinée prospère, tuserais insupportable.

PROMÈTHEUS.

Ah ! hélas !

HERMÈS.

Zeus ne connaît pas une telle plainte.

PROMÈTHEUS.

Le temps qui va toujours révèlera tout.

HERMÈS.

Tu n’as pas encore appris de lui à êtresage.

PROMÈTHEUS.

Alors, je ne t’aurais pas répondu,esclave !

HERMÈS.

Tu ne veux donc rien dire de ce que demande lepère ?

PROMÈTHEUS.

Tourmenté par Zeus, je lui en rendraisgrâce !

HERMÈS.

Te joues-tu de moi comme d’unenfant ?

PROMÈTHEUS.

N’es-tu pas un enfant, et plus insensé qu’unenfant, si tu espères apprendre quelque chose de moi ? Paraucun tourment, par aucune ruse Zeus ne pourra me contraindre deparler, avant que ces chaînes qui me chargent soient brisées. Puis,que la flamme ardente me foudroie que Zeus heurte et bouleversetout du blanc tourbillon de la neige et des tonnerressouterrains ! Rien de tout cela ne me fléchira. Je ne luidirai point par qui il est dans sa destinée d’être dépossédé de latyrannie.

HERMÈS.

Songes-y. A quoi ceci teservira-t-il ?

PROMÈTHEUS.

Tout est considéré et arrêté depuislongtemps.

HERMÈS.

Ose donc une fois, ô insensé, demander lasagesse aux maux que tu subis !

PROMÈTHEUS.

Tu me fatigues, et vainement, autant que si turéprimandais le flot ! Qu’il ne te vienne jamais dans l’espritque je puisse, épouvanté par la volonté de Zeus, avoir un cœur defemme, et, les mains levées à là façon des femmes, supplier celuique je hais tant de me délivrer de mes chaînes. Je suis loin detout cela.

HERMÈS.

Il me semble que j’ai beaucoup parlé, et trèsinutilement. Tu ne t’apaises en rien, ni ne te rends à mes prières.Voici que, mordant le frein, comme un poulain à peine dompté, turésistes avec violence et luttes contre les rênes. Tu te révoltesdans un esprit insensé. L’opiniâtreté est inutile en elle-même àqui ne raisonne pas. Vois, si tu n’obéis pas à mes conseils, quelletempête, quel inévitable débordement de maux va se ruer sur toi.D’abord, sous le feu de la foudre et sous le tonnerre, le pèreécrasera ces âpres escarpements. Il engloutira ton corps que cesbras de pierre emporteront. Enseveli longtemps, tu renaîtras à lalumière ; mais le chien ailé de Zeus, l’aigle sanglant,déchirera avec voracité le vaste reste de ton corps. Convive noninvité, il viendra chaque jour. Il dévorera et mangera ton foienoir. Et n’espère point la fin de ce supplice, avant qu’un desdieux veuille prendre ta place et descende vers le sombre Hadès,dans le profond brouillard du Tartaros. C’est pourquoi, délibère.Ceci n’est point une fausse et vaine menace, mais une parole quin’est que trop réelle. La bouche de Zeus ne sait point mentir, etce qu’elle dit s’accomplit. Toi, songe et délibère, à moins que tune préfères l’opiniâtreté à prudence.

LE CHŒUR DESOKEANIDES.

Il nous semble que Hermès parle comme ilconvient. Il veut que tu rejettes l’opiniâtreté pour écouter laprudence et la sagesse. Obéis. Il est honteux au sage de s’écarterde la droite raison.

PROMÈTHEUS.

Je sais tout ce qu’il dit et répète. Il estjuste qu’un ennemi soit outragé par son ennemi. Maintenant, que leserpent flamboyant se précipite sur moi, que l’aithèr soit secouépar le tonnerre et le tourbillon des vents violents, que la tempêtearrache la terre de ses fondents avec toutes ses racines, que leflot de la mer, dans un rauque bouillonnement, envahisse leschemins des astres Ouraniens, que Zeus lance mon corps au fond duTartaros en un tournoiement irrésistible ! Mais il ne medonnera pas la mort !

HERMÈS.

Certes, telles doivent être les paroles et lesrésolutions des esprits saisis de démence. Il n’y manque rien. Ildélire dans son mal et ne retranche rien de sa fureur. Mais vous,cependant, qui gémissez sur ses misères, quittez promptement celieu, de peur que l’horrible rugissement du tonnerre ne bouleversevos esprits.

LE CHŒUR DESOKÉANIDES.

Parle autrement. Donne-moi d’autres conseilspour me convaincre. Ce que tu me dis est intolérable. Commentpeux-tu m’ordonner une action lâche ? Avec lui, s’il le faut,je veux souffrir, ayant appris à détester les traîtres. La trahisonest la plus immonde des maladies.

HERMÈS.

Rappelez-vous ce que j’ai annoncé. Saisies parAtè, n’en accusez pas la fortune. Ne dites jamais que Zeus vous abrusquement précipitées dans le malheur ; car, certes, vousserez enveloppées vous-mêmes dans l’immense rêts du malheur, nonsoudainement, ni prises au piége, mais, le sachant, et par votrepropre démence.

PROMÈTHEUS.

Voici que la terre s’ébranle, non plus enparoles, mais en réalité. Le rauque fracas du tonnerre mugit. Lesspirales flambent. Les tourbillons roulent la poussière. Tous lessouffles des vents se mêlent et se heurtent dans un combat furieux,et l’aithèr se confond avec la mer. Ainsi Zeus se rue manifestementcontre moi et me frappe d’épouvante. Ô respect sacré de mamère ! ô aithèr qui roules ! Commune lumière detous ! voyez de quelles iniquités je souffre !

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Tags: Eschyle