Trois Contes

de Gustave Flaubert

Partie 1
Un coeur simple

 

Chapitre 1

 

Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité.

Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage,cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse, qui cependant n’était pas une personne agréable.

Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de 1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de dettes. Alors elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses, dont les rentes montaient à cinq mille francs tout au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée derrière les Halles.

Cette maison, revêtue d’ardoises, se trouvait entre un passageet une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurementdes différences de niveau qui faisaient trébucher. Un vestibuleétroit séparait la cuisine de la salle où Mme Aubain se tenait toutle long du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil depaille. Contre le lambris, peint en blanc, s’alignaient huitchaises d’acajou. Un vieux piano supportait, sous un baromètre, untas pyramidal de boîtes et de cartons. Deux bergères de tapisserieflanquaient la cheminée en marbre jaune et de style Louis XV. Lapendule, au milieu, représentait un temple de Vesta, et toutl’appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plusbas que le jardin.

Au premier étage, il y avait d’abord la chambre de « Madame »,très grande, tendue d’un papier à fleurs pâles, et contenant leportrait de « Monsieur » en costume de muscadin. Elle communiquaitavec une chambre plus petite, où l’on voyait deux couchettesd’enfants, sans matelas. Puis venait le salon, toujours fermé, etrempli de meubles recouverts d’un drap. Ensuite un corridor menaità un cabinet d’étude ; des livres et des paperassesgarnissaient les rayons d’une bibliothèque entourant de ses troiscôtés un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en retourdisparaissaient sous des dessins à la plume, des paysages à lagouache et des gravures d’Audran, souvenirs d’un temps meilleur etd’un luxe évanoui. Une lucarne au second étage éclairait la chambrede Félicité, ayant vue sur les prairies.

Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, ettravaillait jusqu’au soir sans interruption ; puis, le dînerétant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elleenfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre,son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montraitplus d’entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casserolesfaisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeaitavec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes deson pain, un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et quidurait vingt jours.

En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans ledos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des basgris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier àbavette, comme les infirmières d’hôpital.

Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, onlui en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plusaucun âge ; et, toujours silencieuse, la taille droite et lesgestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’unemanière automatique.

Chapitre 2

 

Elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour !

Son père, un maçon, s’était tué en tombant d’un échafaudage.Puis sa mère mourut, ses sœurs se dispersèrent, un fermier larecueillit, et l’employa toute petite à garder les vaches dans lacampagne. Elle grelottait sous des haillons, buvait à plat ventrel’eau des mares, à propos de rien était battue, et finalement futchassée pour un vol de trente sols, qu’elle n’avait pas commis.Elle entra dans une autre ferme, y devint fille de basse-cour, et,comme elle plaisait aux patrons, ses camarades la jalousaient.

Un soir du mois d’août (elle avait alors dix-huit ans), ilsl’entraînèrent à l’assemblée de Colleville. Tout de suite elle futétourdie, stupéfaite par le tapage des ménétriers, les lumièresdans les arbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, lescroix d’or, cette masse de monde sautant à la fois. Elle se tenaità l’écart modestement, quand un jeune homme d’apparence cossue, etqui fumait sa pipe les deux coudes sur le timon d’un banneau, vintl’inviter à la danse. Il lui paya du cidre, du café, de la galette,un foulard, et, s’imaginant qu’elle le devinait, offrit de lareconduire. Au bord d’un champ d’avoine, il la renversabrutalement. Elle eut peur et se mit à crier. Il s’éloigna.

Un autre soir, sur la route de Beaumont, elle voulut dépasser ungrand chariot de foin qui avançait lentement, et en frôlant lesroues elle reconnut Théodore.

Il l’aborda d’un air tranquille, disant qu’il fallait toutpardonner, puisque c’était « la faute de la boisson ».

Elle ne sut que répondre et avait envie de s’enfuir.

Aussitôt il parla des récoltes et des notables de la commune,car son père avait abandonné Colleville pour la ferme des Écots, desorte que maintenant ils se trouvaient voisins. « Ah ! »dit-elle. Il ajouta qu’on désirait l’établir. Du reste, il n’étaitpas pressé, et attendait une femme à son goût ; elle baissa latête. Alors il lui demanda si elle pensait au mariage. Elle reprit,en souriant, que c’était mal de se moquer. « Mais non, je vousjure ! » et du bras gauche il lui entoura la taille. Ellemarchait soutenue par son étreinte ; ils se ralentirent. Levent était mou, les étoiles brillaient, l’énorme charretée de foinoscillait devant eux, et les quatre chevaux, en traînant leurs pas,soulevaient de la poussière. Puis, sans commandement, ilstournèrent à droite. Il l’embrassa encore une fois ; elledisparut dans l’ombre.

Théodore, la semaine suivante, en obtint des rendez-vous.

Ils se rencontraient au fond des cours, derrière un mur, sous unarbre isolé. Elle n’était pas innocente à la manière desdemoiselles, les animaux l’avaient instruite ; mais la raisonet l’instinct de l’honneur l’empêchèrent de faillir. Cetterésistance exaspéra l’amour de Théodore, si bien que pour lesatisfaire (ou naïvement peut-être) il proposa de l’épouser. Ellehésitait à le croire. Il fit de grands serments.

Bientôt il avoua quelque chose de fâcheux : ses parents, l’annéedernière, lui avaient acheté un homme ; mais d’un jour àl’autre on pourrait le reprendre ; l’idée de servirl’effrayait. Cette couardise fut pour Félicité une preuve detendresse ; la sienne en redoubla. Elle s’échappait la nuit,et, parvenue au rendez-vous, Théodore la torturait avec sesinquiétudes et ses instances.

Enfin, il annonça qu’il irait lui-même à la Préfecture prendredes informations, et les apporterait dimanche prochain, entre onzeheures et minuit.

Le moment arrivé, elle courut vers l’amoureux.

À sa place, elle trouva un de ses amis.

Il lui apprit qu’elle ne devait plus le revoir. Pour se garantirde la conscription, Théodore avait épousé une vieille femme trèsriche, Mme Lehoussais, de Toucques.

Ce fut un chagrin désordonné. Elle se jeta par terre, poussa descris, appela le Bon Dieu, et gémit toute seule dans la campagnejusqu’au soleil levant. Puis elle revint à la ferme, déclara sonintention d’en partir ; et, au bout du mois, ayant reçu sescomptes, elle enferma tout son petit bagage dans un mouchoir, et serendit à Pont-l’Évêque.

Devant l’auberge, elle questionna une bourgeoise en capeline deveuve, et qui précisément cherchait une cuisinière. La jeune fillene savait pas grand-chose, mais paraissait avoir tant de bonnevolonté et si peu d’exigences que Mme Aubain finit par dire : «Soit, je vous accepte ! »

Félicité, un quart d’heure après, était installée chez elle.

D’abord elle y vécut dans une sorte de tremblement que luicausaient « le genre de la maison » et le souvenir de « Monsieur »,planant sur tout ! Paul et Virginie, l’un âgé de sept ans,l’autre de quatre à peine, lui semblaient formés d’une matièreprécieuse ; elle les portait sur son dos comme un cheval, etMme Aubain lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui lamortifia. Cependant elle se trouvait heureuse. La douceur du milieuavait fondu sa tristesse.

Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie deboston. Félicité préparait d’avance les cartes et leschaufferettes. Ils arrivaient à huit heures bien juste, et seretiraient avant le coup de onze.

Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l’alléeétalait par terre ses ferrailles. Puis la ville se remplissait d’unbourdonnement de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux,des bêlements d’agneaux, des grognements de cochons, avec le bruitsec des carrioles dans la rue. Vers midi, au plus fort du marché,on voyait paraître sur le seuil un vieux paysan de haute taille, lacasquette en arrière, le nez crochu, et qui était Robelin, lefermier de Geffosses. Peu de temps après, c’était Liébard, lefermier de Toucques, petit, rouge, obèse, portant une veste griseet des houseaux armés d’éperons.

Tous deux offraient à leur propriétaire des poules ou desfromages. Félicité invariablement déjouait leurs astuces ; etils s’en allaient pleins de considération pour elle.

À des époques indéterminées, Mme Aubain recevait la visite dumarquis de Gremanville, un de ses oncles, ruiné par la crapule etqui vivait à Falaise sur le dernier lopin de ses terres. Il seprésentait toujours à l’heure du déjeuner, avec un affreux canichedont les pattes salissaient tous les meubles. Malgré ses effortspour paraître gentilhomme jusqu’à soulever son chapeau chaque foisqu’il disait : « Feu mon père », l’habitude l’entraînant, il seversait à boire coup sur coup, et lâchait des gaillardises.Félicité le poussait dehors poliment : « Vous en avez assez,Monsieur de Gremanville ! À une autre fois ! » Et ellerefermait la porte.

Elle l’ouvrait avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoué. Sacravate blanche et sa calvitie, le jabot de sa chemise, son ampleredingote brune, sa façon de priser en arrondissant le bras, toutson individu lui produisait ce trouble où nous jette le spectacledes hommes extraordinaires.

Comme il gérait les propriétés de Madame, il s’enfermait avecelle pendant des heures dans le cabinet de « Monsieur », etcraignait toujours de se compromettre, respectait infiniment lamagistrature, avait des prétentions au latin.

Pour instruire les enfants d’une manière agréable, il leur fitcadeau d’une géographie en estampes. Elles représentaientdifférentes scènes du monde, des anthropophages coiffés de plumes,un singe enlevant une demoiselle, des Bédouins dans le désert, unebaleine qu’on harponnait, etc.

Paul donna l’explication de ces gravures à Félicité. Ce fut mêmetoute son éducation littéraire.

Celle des enfants était faite par Guyot, un pauvre diableemployé à la Mairie, fameux pour sa « belle main », et quirepassait son canif sur sa botte.

Quand le temps était clair, on s’en allait de bonne heure à laferme de Geffosses.

La cour est en pente, la maison dans le milieu ; et la mer,au loin, apparaît comme une tache grise.

Félicité retirait de son cabas des tranches de viande froide, eton déjeunait dans un appartement faisant suite à la laiterie. Ilétait le seul reste d’une habitation de plaisance, maintenantdisparue. Le papier de la muraille en lambeaux tremblait auxcourants d’air. Mme Aubain penchait son front, accablée desouvenirs ; les enfants n’osaient plus parler. « Mais jouezdonc ! » disait-elle et bien vite, ils décampaient.

Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait desricochets sur la mare, ou tapait avec un bâton les grossesfutailles qui résonnaient comme des tambours.

Virginie donnait à manger aux lapins, se précipitait pourcueillir des bluets, et la vitesse de ses jambes découvrait sespetits pantalons brodés.

Un soir d’automne, on s’en retourna par les herbages.

La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel, etun brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de laToucques. Des bœufs, étendus au milieu du gazon, regardaienttranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisièmepâture quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devantelles. « Ne craignez rien ! » dit Félicité ; et,murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l’échine celuiqui se trouvait le plus près ; il fit volte-face, les autresl’imitèrent. Mais, quand l’herbage suivant fut traversé, unbeuglement formidable s’éleva. C’était un taureau, que cachait lebrouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allaitcourir.

« Non ! non ! moins vite ! »

Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par-derrièreun souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme desmarteaux, battaient l’herbe de la prairie ; voilà qu’ilgalopait maintenant ! Félicité se retourna, et elle arrachaità deux mains des plaques de terre qu’elle lui jetait dans les yeux.Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur enbeuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l’herbage avec sesdeux petits, cherchait éperdue comment franchir le haut-bord.Félicité reculait toujours devant le taureau, et continuellementlançait des mottes de gazon qui l’aveuglaient, tandis qu’ellecriait : « Dépêchez-vous ! dépêchez-vous ! »

Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite,tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force decourage y parvint.

Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie ;sa bave lui rejaillissait à la figure, une seconde de plus ill’éventrait. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, etla grosse bête, toute surprise, s’arrêta.

Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet deconversation à Pont-l’Évêque. Félicité n’en tira aucun orgueil, nese doutant même pas qu’elle eût rien fait d’héroïque.

Virginie l’occupait exclusivement ; car elle eut, à lasuite de son effroi, une affection nerveuse, et M. Poupart, ledocteur, conseilla les bains de mer de Trouville.

Dans ce temps-là, ils n’étaient pas fréquentés. Mme Aubain pritdes renseignements, consulta Bourais, fît des préparatifs commepour un long voyage.

Ses colis partirent la veille, dans la charrette de Liébard. Lelendemain, il amena deux chevaux dont l’un avait une selle defemme, munie d’un dossier de velours ; et sur la croupe dusecond un manteau roulé formait une manière de siège. Mme Aubain ymonta, derrière lui. Félicité se chargea de Virginie, et Paulenfourcha l’âne de M. Lechaptois, prêté sous la condition d’enavoir grand soin.

La route était si mauvaise que ses huit kilomètres exigèrentdeux heures. Les chevaux enfonçaient jusqu’aux paturons dans laboue, et faisaient pour en sortir de brusques mouvements deshanches ; ou bien ils butaient contre les ornières ;d’autres fois, il leur fallait sauter. La jument de Liébard, à decertains endroits, s’arrêtait tout à coup. Il attendait patiemmentqu’elle se remît en marche ; et il parlait des personnes dontles propriétés bordaient la route, ajoutant à leur histoire desréflexions morales. Ainsi, au milieu de Toucques, comme on passaitsous des fenêtres entourées de capucines, il dit, avec unhaussement d’épaules : « En voilà une, Mme Lehoussais, qui au lieude prendre un jeune homme… » Félicité n’entendit pas lereste ; les chevaux trottaient, l’âne galopait ; tousenfilèrent un sentier, une barrière tourna, deux garçons parurent,et l’on descendit devant le purin, sur le seuil même de laporte.

La mère Liébard, en apercevant sa maîtresse, prodigua lesdémonstrations de joie. Elle lui servit un déjeuner où il y avaitun aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidremousseux, une tarte aux compotes et des prunes à l’eau-de-vie,accompagnant le tout de politesses à Madame qui paraissait enmeilleure santé, à Mademoiselle devenue « magnifique », à M. Paulsingulièrement « forci », sans oublier leurs grands-parents défuntsque les Liébard avaient connus, étant au service de la familledepuis plusieurs générations. La ferme avait, comme eux, uncaractère d’ancienneté. Les poutrelles du plafond étaientvermoulues, les murailles noires de fumée, les carreaux gris depoussière. Un dressoir en chêne supportait toutes sortesd’ustensiles, des brocs, des assiettes, des écuelles d’étain, despièges à loup, des forces pour les moutons ; une seringueénorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui n’eûtdes champignons à sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui.Le vent en avait jeté bas plusieurs. Ils avaient repris par lemilieu ; et tous fléchissaient sous la quantité de leurspommes. Les toits de paille, pareils à du velours brun et inégauxd’épaisseur, résistaient aux plus fortes bourrasques. Cependant lacharreterie tombait en ruine. Mme Aubain dit qu’elle aviserait, etcommanda de reharnacher les bêtes.

On fut encore une demi-heure avant d’atteindre Trouville. Lapetite caravane mit pied à terre pour passer les Écores ;c’était une falaise surplombant des bateaux ; et trois minutesplus tard, au bout du quai, on entra dans la cour de l’Agneau d’or,chez la mère David.

Virginie, dès les premiers jours, se sentit moins faible,résultat du changement d’air et de l’action des bains. Elle lesprenait en chemise, à défaut d’un costume ; et sa bonne larhabillait dans une cabane de douanier qui servait auxbaigneurs.

L’après-midi, on s’en allait avec l’âne au-delà des rochesnoires, du côté d’Hennequeville. Le sentier, d’abord, montait entredes terrains vallonnés comme la pelouse d’un parc, puis arrivaitsur un plateau où alternaient des pâturages et des champs enlabour. À la lisière du chemin, dans le fouillis des ronces, deshoux se dressaient ; çà et là, un grand arbre mort faisait surl’air bleu des zigzags avec ses branches.

Presque toujours on se reposait dans un pré, ayant Deauville àgauche, Le Havre à droite et en face la pleine mer. Elle étaitbrillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu’onentendait à peine son murmure ; des moineaux cachés pépiaient,et la voûte immense du ciel recouvrait tout cela. Mme Aubain,assise, travaillait à son ouvrage de couture ; Virginie prèsd’elle tressait des joncs ; Félicité sarclait des fleurs delavande ; Paul, qui s’ennuyait, voulait partir.

D’autres fois, ayant passé la Toucques en bateau, ilscherchaient des coquilles. La marée basse laissait à découvert desoursins, des godefiches, des méduses ; et les enfantscouraient, pour saisir des flocons d’écume que le vent emportait.Les flots endormis, en tombant sur le sable, se déroulaient le longde la grève ; elle s’étendait à perte de vue, mais du côté dela terre avait pour limite les dunes la séparant du Marais, largeprairie en forme d’hippodrome. Quand ils revenaient par là,Trouville, au fond sur la pente du coteau, à chaque pasgrandissait, et avec toutes ses maisons inégales semblaits’épanouir dans un désordre gai.

Les jours qu’il faisait trop chaud, ils ne sortaient pas de leurchambre. L’éblouissante clarté du dehors plaquait des barres delumière entre les lames des jalousies. Aucun bruit dans le village.En bas, sur le trottoir, personne. Ce silence épandu augmentait latranquillité des choses. Au loin, les marteaux des calfatstamponnaient des carènes, et une brise lourde apportait la senteurdu goudron.

Le principal divertissement était le retour des barques. Dèsqu’elles avaient dépassé les balises, elles commençaient àlouvoyer. Leurs voiles descendaient aux deux tiers des mâts ;et, la misaine gonflée comme un ballon, elles avançaient,glissaient dans le clapotement des vagues, jusqu’au milieu du port,où l’ancre tout à coup tombait. Ensuite le bateau se plaçait contrele quai. Les matelots jetaient par-dessus le bordage des poissonspalpitants ; une file de charrettes les attendait, et desfemmes en bonnet de coton s’élançaient pour prendre les corbeilleset embrasser leurs hommes.

Une d’elles, un jour, aborda Félicité, qui peu de temps aprèsentra dans la chambre, toute joyeuse. Elle avait retrouvé unesœur ; et Nastasie Barette, femme Leroux, apparut, tenant unnourrisson à sa poitrine, de la main droite un autre enfant, et àsa gauche un petit mousse les poings sur les hanches et le béretsur l’oreille.

Au bout d’un quart d’heure, Mme Aubain la congédia.

On les rencontrait toujours aux abords de la cuisine, ou dansles promenades que l’on faisait. Le mari ne se montrait pas.

Félicité se prit d’affection pour eux. Elle leur acheta unecouverture, des chemises, un fourneau ; évidemment ilsl’exploitaient. Cette faiblesse agaçait Mme Aubain, qui d’ailleursn’aimait pas les familiarités du neveu, car il tutoyait sonfils ; et, comme Virginie toussait et que la saison n’étaitplus bonne, elle revint à Pont-l’Évêque.

M. Bourais l’éclaira sur le choix d’un collège. Celui de Caenpassait pour le meilleur. Paul y fut envoyé, et fit bravement sesadieux, satisfait d’aller vivre dans une maison où il aurait descamarades.

Mme Aubain se résigna à l’éloignement de son fils, parce qu’ilétait indispensable. Virginie y songea de moins en moins. Félicitéregrettait son tapage. Mais une occupation vint la distraire ;à partir de Noël, elle mena tous les jours la petite fille aucatéchisme.

Chapitre 3

 

Quand elle avait fait à la porte une génuflexion, elles’avançait sous la haute nef entre la double ligne des chaises,ouvrait le banc de Mme Aubain, s’asseyait, et promenait ses yeuxautour d’elle.

Les garçons à droite, les filles à gauche, emplissaient lesstalles du chœur ; le curé se tenait debout près dulutrin ; sur un vitrail de l’abside, le Saint-Esprit dominaitla Vierge ; un autre la montrait à genoux devant l’EnfantJésus et, derrière le tabernacle, un groupe en bois représentaitsaint Michel terrassant le dragon.

Le prêtre fit d’abord un abrégé de l’Histoire Sainte. Ellecroyait voir le paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes enflammes, des peuples qui mouraient, des idoles renversées ; etelle garda de cet éblouissement le respect du Très-Haut et lacrainte de sa colère. Puis, elle pleura en écoutant la Passion.Pourquoi l’avaient-ils crucifié, lui qui chérissait les enfants,nourrissait les foules, guérissait les aveugles, et avait voulu,par douceur, naître au milieu des pauvres, sur le fumier d’uneétable ? Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutesces choses familières dont parle l’Évangile, se trouvaient dans savie ; le passage de Dieu les avait sanctifiées ; et elleaima plus tendrement les agneaux par amour de l’Agneau, lescolombes à cause du Saint-Esprit.

Elle avait peine à imaginer sa personne ; car il n’étaitpas seulement oiseau, mais encore un feu, et d’autres fois unsouffle. C’est peut-être sa lumière qui voltige la nuit aux bordsdes marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rendles cloches harmonieuses ; et elle demeurait dans uneadoration, jouissant de la fraîcheur des murs et de la tranquillitéde l’église.

Quant aux dogmes, elle n’y comprenait rien, ne tâcha même pas decomprendre. Le curé discourait, les enfants récitaient, ellefinissait par s’endormir ; et se réveillait tout à coup, quandils faisaient en s’en allant claquer leurs sabots sur lesdalles.

Ce fut de cette manière, à force de l’entendre, qu’elle appritle catéchisme, son éducation religieuse ayant été négligée dans sajeunesse ; et dès lors elle imita toutes les pratiques deVirginie, jeûnait comme elle, se confessait avec elle. À laFête-Dieu, elles firent ensemble un reposoir.

La Première Communion la tourmentait d’avance. Elle s’agita pourles souliers, pour le chapelet, pour le livre, pour les gants. Avecquel tremblement elle aida sa mère à l’habiller !

Pendant toute la messe, elle éprouva une angoisse.

M. Bourais lui cachait un côté du chœur ; mais juste enface, le troupeau des vierges portant des couronnes blanchespar-dessus leurs voiles abaissés formait comme un champ deneige ; et elle reconnaissait de loin la chère petite à soncou plus mignon et à son attitude recueillie. La cloche tinta. Lestêtes se courbèrent ; il y eut un silence. Aux éclats del’orgue, les chantres et la foule entonnèrent l’Agnus Dei ;puis le défilé des garçons commença ; et, après eux, lesfilles se levèrent. Pas à pas, et les mains jointes, elles allaientvers l’autel tout illuminé, s’agenouillaient sur la premièremarche, recevaient l’hostie successivement, et dans le même ordrerevenaient à leurs prie-Dieu. Quand ce fut le tour de Virginie,Félicité se pencha pour la voir ; et, avec l’imagination quedonnent les vraies tendresses, il lui sembla qu’elle étaitelle-même cette enfant ; sa figure devenait la sienne, sa robel’habillait, son cœur lui battait dans la poitrine ; au momentd’ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manquas’évanouir.

Le lendemain, de bonne heure, elle se présenta dans lasacristie, pour que M. le curé lui donnât la communion. Elle lareçut dévotement, mais n’y goûta pas les mêmes délices.

Mme Aubain voulait faire de sa fille une personneaccomplie ; et, comme Guyot ne pouvait lui montrer nil’anglais ni la musique, elle résolut de la mettre en pension chezles Ursulines de Honfleur.

L’enfant n’objecta rien. Félicité soupirait, trouvant Madameinsensible. Puis elle songea que sa maîtresse, peut-être, avaitraison. Ces choses dépassaient sa compétence.

Enfin, un jour, une vieille tapissière s’arrêta devant laporte ; et il en descendit une religieuse qui venait chercherMademoiselle. Félicité monta les bagages sur l’impériale, fit desrecommandations au cocher, et plaça dans le coffre six pots deconfiture et une douzaine de poires, avec un bouquet deviolettes.

Virginie, au dernier moment, fut prise d’un grand sanglot ;elle embrassait sa mère qui la baisait au front en répétant : «Allons ! du courage ! du courage ! » Le marchepiedse releva, la voiture partit.

Alors Mme Aubain eut une défaillance ; et le soir tous sesamis, le ménage Lormeau, Mme Lechaptois, ces demoisellesRochefeuille, M. de Houppeville et Bourais se présentèrent pour laconsoler.

La privation de sa fille lui fut d’abord très douloureuse. Maistrois fois la semaine elle en recevait une lettre, les autres jourslui écrivait, se promenait dans son jardin, lisait un peu, et decette façon comblait le vide des heures.

Le matin, par habitude, Félicité entrait dans la chambre deVirginie, et regardait les murailles. Elle s’ennuyait de n’avoirplus à peigner ses cheveux, à lui lacer ses bottines, à la borderdans son lit, et de ne plus voir continuellement sa gentillefigure, de ne plus la tenir par la main quand elles sortaientensemble. Dans son désœuvrement, elle essaya de faire de ladentelle. Ses doigts trop lourds cassaient les fils ; ellen’entendait à rien, avait perdu le sommeil, suivant son mot, était« minée ».

Pour « se dissiper », elle demanda la permission de recevoir sonneveu Victor.

Il arrivait le dimanche après la messe, les joues roses, lapoitrine nue, et sentant l’odeur de la campagne qu’il avaittraversée. Tout de suite, elle dressait son couvert. Ilsdéjeunaient l’un en face de l’autre ; et, mangeant elle-mêmele moins possible pour épargner la dépense, elle le bourraittellement de nourriture qu’il finissait par s’endormir. Au premiercoup des vêpres, elle le réveillait, brossait son pantalon, nouaitsa cravate, et se rendait à l’église, appuyée sur son bras dans unorgueil maternel.

Ses parents le chargeaient toujours d’en tirer quelque chose,soit un paquet de cassonades, du savon, de l’eau-de-vie, parfoismême de l’argent. Il apportait ses nippes à raccommoder ; etelle acceptait cette besogne, heureuse d’une occasion qui leforçait à revenir.

Au mois d’août, son père l’emmena au cabotage.

C’était l’époque des vacances. L’arrivée des enfants la consola.Mais Paul devenait capricieux, et Virginie n’avait plus l’âged’être tutoyée, ce qui mettait une gêne, une barrière entreelles.

Victor alla successivement à Morlaix, à Dunkerque et àBrighton ; au retour de chaque voyage, il lui offrait uncadeau. La première fois, ce fut une boîte en coquilles ; laseconde, une tasse à café ; la troisième, un grand bonhomme enpain d’épices. Et il embellissait, avait la taille bien prise, unpeu de moustache, de bons yeux francs, et un petit chapeau de cuir,placé en arrière comme un pilote. Il l’amusait en lui racontant deshistoires mêlées de termes marins.

Un lundi 14 juillet 1819 (elle n’oublia pas la date), Victorannonça qu’il était engagé au long cours, et, dans la nuit dusurlendemain, par le paquebot de Honfleur, irait rejoindre sagoélette, qui devait démarrer du Havre prochainement. Il serait,peut-être, deux ans parti.

La perspective d’une telle absence désola Félicité ; etpour lui dire encore adieu, le mercredi soir, après le dîner deMadame, elle chaussa des galoches, et avala les quatre lieues quiséparent Pont-l’Évêque de Honfleur.

Quand elle fut devant le Calvaire, au lieu de prendre à gauche,elle prit à droite, se perdit dans des chantiers, revint sur sespas ; des gens qu’elle accosta l’engagèrent à se hâter. Ellefit le tour du bassin rempli de navires, se heurtait contre desamarres ; puis le terrain s’abaissa, des lumièress’entrecroisèrent, et elle se crut folle, en apercevant des chevauxdans le ciel.

Au bord du quai, d’autres hennissaient, effrayés par la mer. Unpalan qui les enlevait les descendait dans un bateau, où desvoyageurs se bousculaient entre les barriques de cidre, les paniersde fromage, les sacs de grain ; on entendait chanter despoules, le capitaine jurait ; et un mousse restait accoudé surle bossoir, indifférent à tout cela. Félicité, qui ne l’avait pasreconnu, criait : « Victor ! » ; il leva la tête ;elle s’élançait, quand on retira l’échelle tout à coup.

Le paquebot, que des femmes halaient en chantant, sortit duport. Sa membrure craquait, les vagues pesantes fouettaient saproue. La voile avait tourné, on ne vit plus personne ; et,sur la mer argentée par la lune, il faisait une tache noire quipâlissait toujours, s’enfonça, disparut.

Félicité, en passant près du Calvaire, voulut recommander à Dieuce qu’elle chérissait le plus ; et elle pria pendantlongtemps, debout, la face baignée de pleurs, les yeux vers lesnuages. La ville dormait, des douaniers se promenaient ; et del’eau tombait sans discontinuer par les trous de l’écluse, avec unbruit de torrent. Deux heures sonnèrent.

Le parloir n’ouvrirait pas avant le jour. Un retard, bien sûr,contrarierait Madame ; et, malgré son désir d’embrasserl’autre enfant, elle s’en retourna. Les filles de l’auberges’éveillaient, comme elle entrait dans Pont-l’Évêque.

Le pauvre gamin durant des mois allait donc rouler sur lesflots ! Ses précédents voyages ne l’avaient pas effrayée. Del’Angleterre et de la Bretagne, on revenait ; mais l’Amérique,les Colonies, les Îles, cela était perdu dans une régionincertaine, à l’autre bout du monde.

Dès lors, Félicité pensa exclusivement à son neveu. Les jours desoleil, elle se tourmentait de la soif ; quand il faisait del’orage, craignait pour lui la foudre. En écoutant le vent quigrondait dans la cheminée et emportait les ardoises, elle le voyaitbattu par cette même tempête, au sommet d’un mât fracassé, tout lecorps en arrière, sous une nappe d’écume ; ou bien, souvenirsde la géographie en estampes, il était mangé par les sauvages, prisdans un bois par des singes, se mourait le long d’une plagedéserte. Et jamais elle ne parlait de ses inquiétudes.

Mme Aubain en avait d’autres sur sa fille.

Les bonnes sœurs trouvaient qu’elle était affectueuse, maisdélicate. La moindre émotion l’énervait. Il fallut abandonner lepiano.

Sa mère exigeait du couvent une correspondance réglée. Un matinque le facteur n’était pas venu, elle s’impatienta ; et ellemarchait dans la salle, de son fauteuil à la fenêtre. C’étaitvraiment extraordinaire ! depuis quatre jours, pas denouvelles !

Pour qu’elle se consolât par son exemple, Félicité lui dit :

« Moi, Madame, voilà six mois que je n’en ai reçu !…

– De qui donc ?… »

La servante répliqua doucement :

« Mais… de mon neveu !

– Ah ! votre neveu ! » Et, haussant les épaules, MmeAubain reprit sa promenade, ce qui voulait dire : Je n’y pensaisplus !… Au surplus, je m’en moque ! un mousse, un gueux,belle affaire !… tandis que ma fille… Songez donc !…

Félicité, bien que nourrie dans la rudesse, fut indignée contreMadame, puis oublia.

Il lui paraissait tout simple de perdre la tête à l’occasion dela petite.

Les deux enfants avaient une importance égale. Un lien de soncœur les unissait, et leurs destinées devaient être la même.

Le pharmacien lui apprit que le bateau de Victor était arrivé àLa Havane. Il avait lu ce renseignement dans une gazette.

À cause des cigares, elle imaginait La Havane un pays où l’on nefait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi lesnègres dans un nuage de tabac. Pouvait-on « en cas de besoin » s’enretourner par terre ? À quelle distance était-ce dePont-l’Évêque ? Pour le savoir, elle interrogea M.Bourais.

Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur leslongitudes ; et il avait un beau sourire de cuistre devantl’ahurissement de Félicité. Enfin, avec son porte-crayon, ilindiqua dans les découpures d’une tache ovale un point noir,imperceptible, en ajoutant : « Voici. » Elle se pencha sur lacarte ; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sanslui rien apprendre ; et Bourais l’invitant à dire ce quil’embarrassait, elle le pria de lui montrer la maison où demeuraitVictor. Bourais leva les bras, il éternua, rit énormément ;une candeur pareille excitait sa joie ; et Félicité n’encomprenait pas le motif, elle qui s’attendait peut-être à voirjusqu’au portrait de son neveu, tant son intelligence étaitbornée !

Ce fut quinze jours après que Liébard, à l’heure du marché commed’habitude, entra dans la cuisine, et lui remit une lettrequ’envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des deux, elleeut recours à sa maîtresse.

Mme Aubain, qui comptait les mailles d’un tricot, le posa prèsd’elle, décacheta la lettre, tressaillit, et, d’une voix basse,avec un regard profond :

« C’est un malheur… qu’on vous annonce. Votre neveu… »

Il était mort. On n’en disait pas davantage.

Félicité tomba sur une chaise, en s’appuyant la tête à lacloison, et ferma ses paupières, qui devinrent roses tout à coup.Puis, le front baissé, les mains pendantes, l’œil fixe, ellerépétait par intervalles : « Pauvre petit gars ! pauvre petitgars ! »

Liébard la considérait en exhalant des soupirs. Mme Aubaintremblait un peu.

Elle lui proposa d’aller voir sa sœur, à Trouville.

Félicité répondit, par un geste, qu’elle n’en avait pasbesoin.

Il y eut un silence. Le bonhomme Liébard jugea convenable de seretirer.

Alors elle dit :

« Ça ne leur fait rien, à eux ! »

Sa tête retomba ; et machinalement elle soulevait, de tempsà autre, les longues aiguilles sur la table à ouvrage.

Des femmes passèrent dans la cour avec un bard d’où dégouttelaitdu linge.

En les apercevant par les carreaux, elle se rappela salessive ; l’ayant coulée la veille, il fallait aujourd’hui larincer ; et elle sortit de l’appartement.

Sa planche et son tonneau étaient au bord de la Toucques. Ellejeta sur la berge un tas de chemises, retroussa ses manches, pritson battoir ; et les coups forts qu’elle donnait s’entendaientdans les autres jardins à côté. Les prairies étaient vides, le ventagitait la rivière ; au fond, de grandes herbes s’ypenchaient, comme des chevelures de cadavres flottant dans l’eau.Elle retenait sa douleur, jusqu’au soir fut très brave ; mais,dans sa chambre, elle s’y abandonna, à plat ventre sur son matelas,le visage dans l’oreiller, et les deux poings contre lestempes.

Beaucoup plus tard, par le capitaine de Victor lui-même, elleconnut les circonstances de sa fin. On l’avait trop saigné àl’hôpital, pour la fièvre jaune. Quatre médecins le tenaient à lafois. Il était mort immédiatement, et le chef avait dit :

« Bon ! encore un ! »

Ses parents l’avaient toujours traité avec barbarie. Elle aimamieux ne pas les revoir ; et ils ne firent aucune avance, paroubli, ou endurcissement de misérables.

Virginie s’affaiblissait.

Des oppressions, de la toux, une fièvre continuelle et desmarbrures aux pommettes décelaient quelque affection profonde. M.Poupart avait conseillé un séjour en Provence. Mme Aubain s’ydécida, et eût tout de suite repris sa fille à la maison, sans leclimat de Pont-l’Évêque.

Elle fit un arrangement avec un loueur de voitures, qui lamenait au couvent chaque mardi. Il y a dans le jardin une terrassed’où l’on découvre la Seine. Virginie s’y promenait à son bras, surles feuilles de pampre tombées. Quelquefois le soleil traversantles nuages la forçait à cligner ses paupières, pendant qu’elleregardait les voiles au loin et tout l’horizon, depuis le châteaude Tancarville jusqu’aux phares du Havre. Ensuite on se reposaitsous la tonnelle. Sa mère s’était procuré un petit fût d’excellentvin de Malaga ; et, riant à l’idée d’être grise, elle enbuvait deux doigts, pas davantage.

Ses forces reparurent. L’automne s’écoula doucement. Félicitérassurait Mme Aubain. Mais, un soir qu’elle avait été aux environsfaire une course, elle rencontra devant la porte le cabriolet de M.Poupart ; et il était dans le vestibule. Mme Aubain nouait sonchapeau.

« Donnez-moi ma chaufferette, ma bourse, mes gants ! Plusvite donc ! »

Virginie avait une fluxion de poitrine ; c’était peut-êtredésespéré.

« Pas encore ! » dit le médecin ; et tous deuxmontèrent dans la voiture, sous des flocons de neige quitourbillonnaient. La nuit allait venir. Il faisait très froid,Félicité se précipita dans l’église, pour allumer un cierge. Puiselle courut après le cabriolet, qu’elle rejoignit une heure plustard, sauta légèrement par derrière, où elle se tenait auxtorsades, quand une réflexion lui vint : La cour n’est pasfermée ! si des voleurs s’introduisaient ? Et elledescendit.

Le lendemain, dès l’aube, elle se présenta chez le docteur. Ilétait rentré, et reparti à la campagne. Puis elle resta dansl’auberge, croyant que des inconnus apporteraient une lettre.Enfin, au petit jour, elle prit la diligence de Lisieux.

Le couvent se trouvait au fond d’une ruelle escarpée. Vers lemilieu, elle entendit des sons étranges, un glas de mort. « C’estpour d’autres », pensa-t-elle ; et Félicité tira violemment lemarteau.

Au bout de plusieurs minutes, des savates se traînèrent, laporte s’entrebâilla, et une religieuse parut.

La bonne sœur avec un air de componction dit « qu’elle venait depasser ». En même temps, le glas de Saint-Léonard redoublait.

Félicité parvint au second étage.

Dès le seuil de la chambre, elle aperçut Virginie étalée sur ledos, les mains jointes, la bouche ouverte, et la tête en arrièresous une croix noire s’inclinant vers elle, entre les rideauximmobiles, moins pâles que sa figure. Mme Aubain, au pied de lacouche qu’elle tenait dans ses bras, poussait des hoquets d’agonie.La supérieure était debout, à droite. Trois chandeliers sur lacommode faisaient des taches rouges, et le brouillard blanchissaitles fenêtres. Des religieuses emportèrent Mme Aubain.

Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas la morte. Ellerépétait les mêmes prières, jetait de l’eau bénite sur les draps,revenait s’asseoir, et la contemplait. À la fin de la premièreveille, elle remarqua que la figure avait jauni, les lèvresbleuirent, le nez se pinçait, les yeux s’enfonçaient. Elle lesbaisa plusieurs fois ; et n’eût pas éprouvé un immenseétonnement si Virginie les eût rouverts ; pour de pareillesâmes le surnaturel est tout simple. Elle fit sa toilette,l’enveloppa de son linceul, la descendit dans sa bière, lui posaune couronne, étala ses cheveux. Ils étaient blonds, etextraordinaires de longueur à son âge. Félicité en coupa une grossemèche, dont elle glissa la moitié dans sa poitrine, résolue à nejamais s’en dessaisir.

Le corps fut ramené à Pont-l’Évêque, suivant les intentions deMme Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture fermée.

Après la messe, il fallut encore trois quarts d’heure pouratteindre le cimetière. Paul marchait en tête et sanglotait. M.Bourais était derrière, ensuite les principaux habitants, lesfemmes, couvertes de mantes noires, et Félicité. Elle songeait àson neveu, et, n’ayant pu lui rendre ces honneurs, avait unsurcroît de tristesse, comme si on l’eût enterré avec l’autre.

Le désespoir de Mme Aubain fut illimité.

D’abord elle se révolta contre Dieu, le trouvant injuste de luiavoir pris sa fille elle qui n’avait jamais fait de mal, et dont laconscience était si pure. Mais non ! elle aurait dû l’emporterdans le Midi. D’autres docteurs l’auraient sauvée ! Elles’accusait, voulait la rejoindre, criait en détresse au milieu deses rêves. Un surtout, l’obsédait. Son mari, costumé comme unmatelot, revenait d’un long voyage, et lui disait en pleurant qu’ilavait reçu l’ordre d’emmener Virginie. Alors ils se concertaientpour découvrir une cachette quelque part.

Une fois, elle rentra du jardin, bouleversée. Tout à l’heure(elle montrait l’endroit), le père et la fille lui étaient apparusl’un auprès de l’autre ; et ils ne faisaient rien, ils laregardaient.

Pendant plusieurs mois, elle resta dans sa chambre, inerte.Félicité la sermonnait doucement ; il fallait se conserverpour son fils et pour l’autre, en souvenir « d’elle ».

« Elle ? » reprenait Mme Aubain, comme se réveillant. «Ah ! oui !… oui !… Vous ne l’oubliez pas ! »Allusion au cimetière, qu’on lui avait scrupuleusement défendu.

Félicité tous les jours s’y rendait.

À quatre heures précises, elle passait au bord des maisons,montait la côte, ouvrait la barrière, et arrivait devant la tombede Virginie. C’était une petite colonne de marbre rose, avec unedalle dans le bas, et des chaînes autour enfermant un jardinet. Lesplates-bandes disparaissaient sous une couverture de fleurs. Ellearrosait leurs feuilles, renouvelait le sable, se mettait à genouxpour mieux labourer la terre. Mme Aubain, quand elle put y venir,en éprouva un soulagement, une espèce de consolation.

Puis des années s’écoulèrent, toutes pareilles et sans autresépisodes que le retour des grandes fêtes : Pâques, l’Assomption, laToussaint. Des événements intérieurs faisaient une date, où l’on sereportait plus tard. Ainsi, en 1825, deux vitriers badigeonnèrentle vestibule ; en 1827, une portion du toit, tombant dans lacour, faillit tuer un homme. L’été de 1828, ce fut à Madamed’offrir le pain bénit ; Bourais, vers cette époque, s’absentamystérieusement ; et les anciennes connaissances peu à peus’en allèrent : Guyot, Liébard, Mme Lechaptois, Robelin, l’oncleGremanville, paralysé depuis longtemps.

Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dansPont-l’Évêque la Révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peude jours après, fut nommé : le baron de Larsonnière, ex-consul enAmérique, et qui avait chez lui, outre sa femme, sa belle-sœur avectrois « demoiselles », assez grandes déjà. On les apercevait surleur gazon, habillées de blouses flottantes ; ellespossédaient un nègre et un perroquet. Mme Aubain eut leur visite,et ne manqua pas de la rendre. Du plus loin qu’elles paraissaient,Félicité accourait pour la prévenir. Mais une chose était seulecapable de l’émouvoir, les lettres de son fils.

Il ne pouvait suivre aucune carrière, étant absorbé dans lesestaminets. Elle lui payait ses dettes ; il en refaisaitd’autres ; et les soupirs que poussait Mme Aubain, entricotant près de la fenêtre, arrivaient à Félicité, qui tournaitson rouet dans la cuisine.

Elles se promenaient ensemble le long de l’espalier et causaienttoujours de Virginie, se demandant si telle chose lui aurait plu,en telle occasion ce qu’elle eût dit probablement.

Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans lachambre à deux lits. Mme Aubain les inspectait le moins souventpossible. Un jour d’été, elle se résigna ; et des papillonss’envolèrent de l’armoire.

Ses robes étaient en ligne sous une planche où il y avait troispoupées, des cerceaux, un ménage, la cuvette qui lui servait. Ellesretirèrent également les jupons, les bas, les mouchoirs, et lesétendirent sur les deux couches, avant de les replier. Le soleiléclairait ces pauvres objets, en faisait voir les taches, et desplis formés par les mouvements du corps. L’air était chaud et bleu,un merle gazouillait, tout semblait vivre dans une douceurprofonde. Elles retrouvèrent un petit chapeau de peluche, à longspoils, couleur marron ; mais il était tout mangé de vermine.Félicité le réclama pour elle-même. Leurs yeux se fixèrent l’unesur l’autre, s’emplirent de larmes ; enfin la maîtresse ouvritses bras, la servante s’y jeta ; et elles s’étreignirent,satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait.

C’était la première fois de leur vie, Mme Aubain n’étant pasd’une nature expansive. Félicité lui en fut reconnaissante commed’un bienfait, et désormais la chérit avec un dévouement bestial etune vénération religieuse.

La bonté de son cœur se développa.

Quand elle entendait dans la rue les tambours d’un régiment enmarche, elle se mettait devant la porte avec une cruche de cidre,et offrait à boire aux soldats. Elle soigna des cholériques. Elleprotégeait les Polonais ; et même il y en eut un qui déclaraitla vouloir épouser. Mais ils se fâchèrent ; car un matin, enrentrant de l’angélus, elle le trouva dans sa cuisine, où ils’était introduit, et accommodé une vinaigrette qu’il mangeaittranquillement.

Après les Polonais, ce fut le père Colmiche, un vieillardpassant pour avoir fait des horreurs en 93. Il vivait au bord de larivière, dans les décombres d’une porcherie. Les gamins leregardaient par les fentes du mur, et lui jetaient des cailloux quitombaient sur son grabat, où il gisait, continuellement secoué parun catarrhe, avec des cheveux très longs, les paupières enflammées,et au bras une tumeur plus grosse que sa tête. Elle lui procura dulinge, tâcha de nettoyer son bouge, rêvait à l’établir dans lefournil, sans qu’il gênât Madame. Quand le cancer eut crevé, ellele pansa tous les jours, quelquefois lui apportait de la galette,le plaçait au soleil sur une botte de paille ; et le pauvrevieux, en bavant et en tremblant, la remerciait de sa voix éteinte,craignait de la perdre, allongeait les mains dès qu’il la voyaits’éloigner. Il mourut ; elle fit dire une messe pour le reposde son âme.

Ce jour-là, il lui advint un grand bonheur : au moment du dîner,le nègre de Mme de Larsonnière se présenta, tenant le perroquetdans sa cage, avec le bâton, la chaîne et le cadenas. Un billet dela baronne annonçait à Mme Aubain que, son mari étant élevé à unepréfecture, ils partaient le soir ; et elle la priaitd’accepter cet oiseau, comme un souvenir, et en témoignage de sesrespects.

Il occupait depuis longtemps l’imagination de Félicité, car ilvenait d’Amérique ; et ce mot lui rappelait Victor, si bienqu’elle s’en informait auprès du nègre. Une fois même elle avaitdit : « C’est Madame qui serait heureuse de l’avoir ! »

Le nègre avait redit le propos à sa maîtresse, qui, ne pouvantl’emmener, s’en débarrassait de cette façon.

Chapitre 4

 

Il s’appelait Loulou. Son corps était vert, le bout de ses ailesrose, son front bleu, et sa gorge dorée.

Mais il avait la fatigante manie de mordre son bâton,s’arrachait les plumes, éparpillait ses ordures, répandait l’eau desa baignoire ; Mme Aubain, qu’il ennuyait, le donna pourtoujours à Félicité.

Elle entreprit de l’instruire ; bientôt il répéta «Charmant garçon ! Serviteur, monsieur ! Je vous salue,Marie ! » Il était placé auprès de la porte, dans l’angle duperron ; et plusieurs s’étonnaient qu’il ne répondît pas aunom de Jacquot, puisque tous les perroquets s’appellent Jacquot. Onle comparait à une dinde, à une bûche ! autant de coups depoignard pour Félicité ! étrange obstination de Loulou, neparlant plus du moment qu’on le regardait !

Néanmoins il cherchait la compagnie ; car le dimanche,pendant que ces demoiselles Rochefeuille, monsieur de Houppevilleet de nouveaux habitués : Onfroy l’apothicaire, monsieur Varin etle capitaine Mathieu, faisaient leur partie de cartes, il cognaitles vitres avec ses ailes, et se démenait si furieusement qu’ilétait impossible de s’entendre.

La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle. Dèsqu’il l’apercevait, il commençait à rire, à rire de toutes sesforces. Les éclats de sa voix bondissaient dans la cour, l’écho lesrépétait, les voisins se mettaient à leurs fenêtres, riaientaussi ; et, pour n’être pas vu du perroquet, M. Bourais secoulait le long du mur, en dissimulant son profil avec son chapeau,atteignait la rivière, puis entrait par la porte du jardin ;et les regards qu’il envoyait à l’oiseau manquaient detendresse.

Loulou avait reçu du garçon boucher une chiquenaude, s’étantpermis d’enfoncer la tête dans sa corbeille ; et depuis lorsil tâchait toujours de le pincer à travers sa chemise. Fabumenaçait de lui tordre le cou, bien qu’il ne fût pas cruel, malgréle tatouage de ses bras et ses gros favoris. Au contraire ! ilavait plutôt du penchant pour le perroquet, jusqu’à vouloir, parhumeur joviale, lui apprendre des jurons. Félicité, que cesmanières effrayaient, le plaça dans la cuisine. Sa chaînette futretirée, et il circulait par la maison.

Quand il descendait l’escalier, il appuyait sur les marches lacourbe de son bec, levait la patte droite, puis la gauche ; etelle avait peur qu’une telle gymnastique ne lui causât desétourdissements. Il devint malade, ne pouvant plus parler nimanger. C’était sous sa langue une épaisseur, comme en ont lespoules, quelquefois. Elle le guérit, en arrachant cette pelliculeavec ses ongles. M. Paul, un jour, eut l’imprudence de lui souffleraux narines la fumée d’un cigare ; une autre fois que MmeLormeau l’agaçait du bout de son ombrelle, il en happa lavirole ; enfin, il se perdit.

Elle l’avait posé sur l’herbe pour le rafraîchir, s’absenta uneminute ; et, quand elle revint, plus de perroquet !D’abord elle le chercha dans les buissons, au bord de l’eau et surles toits, sans écouter sa maîtresse qui lui criait : « Prenez doncgarde ! vous êtes folle ! » Ensuite elle inspecta tousles jardins de Pont-l’Évêque ; et elle arrêtait les passants :« Vous n’auriez pas vu, quelquefois, par hasard, monperroquet ? » À ceux qui ne connaissaient pas le perroquet,elle en faisait la description. Tout à coup, elle crut distinguerderrière les moulins, au bas de la côte, une chose verte quivoltigeait. Mais au haut de la côte, rien ! Un porte-balle luiaffirma qu’il l’avait rencontré tout à l’heure, à Melaine, dans laboutique de la mère Simon. Elle y courut. On ne savait pas cequ’elle voulait dire. Enfin, elle rentra, épuisée, les savates enlambeaux, la mort dans l’âme ; et, assise au milieu du banc,près de Madame, elle racontait toutes ses démarches, quand un poidsléger lui tomba sur l’épaule, Loulou ! Que diable avait-ilfait ? Peut-être qu’il s’était promené aux environs !

Elle eut du mal à s’en remettre, ou plutôt ne s’en remitjamais.

Par suite d’un refroidissement, il lui vint une angine ;peu de temps après, un mal d’oreilles. Trois ans plus tard, elleétait sourde ; et elle parlait très haut, même à l’église.Bien que ses péchés auraient pu sans déshonneur pour elle, niinconvénient pour le monde, se répandre à tous les coins dudiocèse, M. le curé jugea convenable de ne plus recevoir saconfession que dans la sacristie.

Des bourdonnements illusoires achevaient de la troubler. Souventsa maîtresse lui disait : « Mon Dieu ! comme vous êtesbête ! » ; elle répliquait : « Oui, Madame », encherchant quelque chose autour d’elle.

Le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le carillondes cloches, le mugissement des bœufs, n’existaient plus. Tous lesêtres fonctionnaient avec le silence des fantômes. Un seul bruitarrivait maintenant à ses oreilles, la voix du perroquet.

Comme pour la distraire, il reproduisait le tic tac dutournebroche, l’appel aigu d’un vendeur de poisson, la scie dumenuisier qui logeait en face ; et, aux coups de la sonnette,imitait Mme Aubain, « Félicité ! la porte ! laporte ! »

Ils avaient des dialogues, lui, débitant à satiété les troisphrases de son répertoire, et elle, y répondant par des mots sansplus de suite, mais où son cœur s’épanchait. Loulou, dans sonisolement, était presque un fils, un amoureux. Il escaladait sesdoigts, mordillait ses lèvres, se cramponnait à son fichu ;et, comme elle penchait son front en branlant la tête à la manièredes nourrices, les grandes ailes du bonnet et les ailes de l’oiseaufrémissaient ensemble.

Quand des nuages s’amoncelaient et que le tonnerre grondait, ilpoussait des cris, se rappelant peut-être les ondées de ses forêtsnatales. Le ruissellement de l’eau excitait son délire ; ilvoletait, éperdu, montait au plafond, renversait tout, et par lafenêtre allait barboter dans le jardin ; mais revenait vitesur un des chenets, et, sautillant pour sécher ses plumes, montraittantôt sa queue, tantôt son bec.

Un matin du terrible hiver de 1837, qu’elle l’avait mis devantla cheminée, à cause du froid, elle le trouva mort, au milieu de sacage, la tête en bas, et les ongles dans les fils de fer. Unecongestion l’avait tué, sans doute. Elle crut à un empoisonnementpar le persil ; et, malgré l’absence de toutes preuves, sessoupçons portèrent sur Fabu.

Elle pleura tellement que sa maîtresse lui dit : « Ehbien ! faites-le empailler ! »

Elle demanda conseil au pharmacien, qui avait toujours été bonpour le perroquet.

Il écrivit au Havre. Un certain Fellacher se chargea de cettebesogne. Mais, comme la diligence égarait parfois les colis, ellerésolut de le porter elle-même jusqu’à Honfleur.

Les pommiers sans feuilles se succédaient aux bords de la route.De la glace couvrait les fossés. Des chiens aboyaient autour desfermes ; et les mains sous son mantelet, avec ses petitssabots noirs et son cabas, elle marchait prestement, sur le milieudu pavé.

Elle traversa la forêt, dépassa le Haut-Chêne, atteignitSaint-Gatien.

Derrière elle, dans un nuage de poussière et emportée par ladescente, une malle-poste au grand galop se précipitait comme unetrombe. En voyant cette femme qui ne se dérangeait pas, leconducteur se dressa par-dessus la capote, et le postillon criaitaussi, pendant que ses quatre chevaux qu’il ne pouvait reteniraccéléraient leur train ; les deux premiers lafrôlaient ; d’une secousse de ses guides, il les jeta dans ledébord, mais furieux releva le bras, et à pleine volée, avec songrand fouet, lui cingla du ventre au chignon un tel coup qu’elletomba sur le dos.

Son premier geste, quand elle reprit connaissance, fut d’ouvrirson panier. Loulou n’avait rien, heureusement. Elle sentit unebrûlure à la joue droite ; ses mains qu’elle y porta étaientrouges. Le sang coulait.

Elle s’assit sur un mètre de cailloux, se tamponna le visageavec son mouchoir, puis elle mangea une croûte de pain, mise dansson panier par précaution, et se consolait de sa blessure enregardant l’oiseau.

Arrivée au sommet d’Ecquemauville, elle aperçut les lumières deHonfleur qui scintillaient dans la nuit comme une quantitéd’étoiles ; la mer, plus loin, s’étalait confusément. Alorsune faiblesse l’arrêta ; et la misère de son enfance, ladéception du premier amour, le départ de son neveu, la mort deVirginie, comme les flots d’une marée, revinrent à la fois, et, luimontant à la gorge, l’étouffaient.

Puis elle voulut parler au capitaine du bateau ; et, sansdire ce qu’elle envoyait, lui fit des recommandations.

Fellacher garda longtemps le perroquet. Il le promettaittoujours pour la semaine prochaine ; au bout de six mois, ilannonça le départ d’une caisse ; et il n’en fut plus question.C’était à croire que jamais Loulou ne reviendrait. « Ils mel’auront volé ! » pensait-elle.

Enfin il arriva, et splendide, droit sur une branche d’arbre,qui se vissait dans un socle d’acajou, une patte en l’air, la têteoblique, et mordant une noix, que l’empailleur par amour dugrandiose avait dorée.

Elle l’enferma dans sa chambre.

Cet endroit, où elle admettait peu de monde, avait l’air tout àla fois d’une chapelle et d’un bazar, tant il contenait d’objetsreligieux et de choses hétéroclites.

Une grande armoire gênait pour ouvrir la porte. En face de lafenêtre surplombant le jardin, un œil-de-bœuf regardait lacour ; une table, près du lit de sangle, supportait un pot àl’eau, deux peignes, et un cube de savon bleu dans une assietteébréchée. On voyait contre les murs : des chapelets, des médailles,plusieurs bonnes Vierges, un bénitier en noix de coco ; sur lacommode, couverte d’un drap comme un autel, la boîte en coquillagesque lui avait donnée Victor ; puis un arrosoir et un ballon,des cahiers d’écriture, la géographie en estampes, une paire debottines ; et au clou du miroir, accroché par ses rubans, lepetit chapeau de peluche. Félicité poussait même ce genre derespect si loin, qu’elle conservait une des redingotes deMonsieur ! Toutes les vieilleries dont ne voulait plus MmeAubain, elle les prenait pour sa chambre. C’est ainsi qu’il y avaitdes fleurs artificielles au bord de la commode, et le portrait ducomte d’Artois dans l’enfoncement de la lucarne.

Au moyen d’une planchette, Loulou fut établi sur un corps decheminée qui avançait dans l’appartement. Chaque matin, ens’éveillant, elle l’apercevait à la clarté de l’aube, et serappelait alors les jours disparus, et d’insignifiantes actionsjusqu’en leurs moindres détails, sans douleur, pleine detranquillité.

Ne communiquant avec personne, elle vivait dans une torpeur desomnambule. Les processions de la Fête-Dieu la ranimaient. Elleallait quêter chez les voisines des flambeaux et des paillassons,afin d’embellir le reposoir que l’on dressait dans la rue.

À l’église, elle contemplait toujours le Saint-Esprit, etobserva qu’il avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance luiparut encore plus manifeste sur une image d’Épinal, représentant lebaptême de Notre-Seigneur. Avec ses ailes de pourpre et son corpsd’émeraude, c’était vraiment le portrait de Loulou.

L’ayant acheté, elle le suspendit à la place du comte d’Artois,de sorte que, du même coup d’œil, elle les voyait ensemble. Ilss’associèrent dans sa pensée, le perroquet se trouvant sanctifiépar ce rapport avec le Saint-Esprit, qui devenait plus vivant à sesyeux et intelligible. Le Père, pour s’énoncer, n’avait pu choisirune colombe, puisque ces bêtes-là n’ont pas de voix, mais plutôt undes ancêtres de Loulou. Et Félicité priait en regardant l’image,mais de temps à autre se tournait un peu vers l’oiseau.

Elle eut envie de se mettre dans les demoiselles de la Vierge.Mme Aubain l’en dissuada.

Un événement considérable surgit : le mariage de Paul.

Après avoir été d’abord clerc de notaire, puis dans le commerce,dans la douane, dans les contributions, et même avoir commencé desdémarches pour les eaux et forêts, à trente-six ans, tout à coup,par une inspiration du ciel, il avait découvert sa voie :l’enregistrement ! et y montrait de si hautes facultés qu’unvérificateur lui avait offert sa fille, en lui promettant saprotection.

Paul, devenu sérieux, l’amena chez sa mère.

Elle dénigra les usages de Pont-l’Évêque, fit la princesse,blessa Félicité ; et Mme Aubain, à son départ, sentit unallégement.

La semaine suivante, on apprit la mort de M. Bourais, en BasseBretagne, dans une auberge. La rumeur d’un suicide seconfirma ; des doutes s’élevèrent sur sa probité. Mme Aubainétudia ses comptes, et ne tarda pas à connaître la kyrielle de sesnoirceurs : détournements d’arrérages, ventes de bois dissimulées,fausses quittances, etc. De plus, il avait un enfant naturel, et «des relations avec une personne de Dozulé ».

Ces turpitudes l’affligèrent beaucoup. Au mois de mars 1853,elle fut prise d’une douleur dans la poitrine ; sa langueparaissait couverte de fumée, les sangsues ne calmèrent pasl’oppression ; et le neuvième soir elle expira, ayant justesoixante-douze ans.

On la croyait moins vieille, à cause de ses cheveux bruns, dontles bandeaux entouraient sa figure blême, marquée de petite vérole.Peu d’amis la regrettèrent, ses façons étant d’une hauteur quiéloignait.

Félicité la pleura, comme on ne pleure pas les maîtres. QueMadame mourût avant elle, cela troublait ses idées, lui semblaitcontraire à l’ordre des choses, inadmissible et monstrueux.

Dix jours après (le temps d’accourir de Besançon), les héritierssurvinrent. La bru fouilla les tiroirs, choisit des meubles, venditles autres, puis ils regagnèrent l’enregistrement.

Le fauteuil de Madame, son guéridon, sa chaufferette, les huitchaises, étaient partis. La place des gravures se dessinait encarrés jaunes au milieu des cloisons. Ils avaient emporté les deuxcouchettes, avec leurs matelas, et dans le placard on ne voyaitplus rien de toutes les affaires de Virginie. Félicité remonta lesétages, ivre de tristesse.

Le lendemain il y avait sur la porte une affiche ;l’apothicaire lui cria dans l’oreille que la maison était àvendre.

Elle chancela, et fut obligée de s’asseoir.

Ce qui la désolait principalement, c’était d’abandonner sachambre, si commode pour le pauvre Loulou ! En l’enveloppantd’un regard d’angoisse, elle implorait le Saint-Esprit, etcontracta l’habitude idolâtre de dire ses oraisons agenouilléedevant le perroquet. Quelquefois, le soleil entrant par la lucarnefrappait son œil de verre, et en faisait jaillir un grand rayonlumineux qui la mettait en extase.

Elle avait une rente de trois cent quatre-vingts francs, léguéepar sa maîtresse. Le jardin lui fournissait des légumes. Quant auxhabits, elle possédait de quoi se vêtir jusqu’à la fin de sesjours, et épargnait l’éclairage en se couchant dès lecrépuscule.

Elle ne sortait guère, afin d’éviter la boutique du brocanteur,où s’étalaient quelques-uns des anciens meubles. Depuis sonétourdissement, elle traînait une jambe ; et, ses forcesdiminuant, la mère Simon, ruinée dans l’épicerie, venait tous lesmatins fendre son bois et pomper de l’eau.

Ses yeux s’affaiblirent. Les persiennes n’ouvraient plus. Biendes années se passèrent. Et la maison ne se louait pas, et ne sevendait pas.

Dans la crainte qu’on ne la renvoyât, Félicité ne demandaitaucune réparation. Les lattes du toit pourrissaient ; pendanttout un hiver son traversin fut mouillé. Après Pâques, elle crachadu sang.

Alors la mère Simon eut recours à un docteur. Félicité voulutsavoir ce qu’elle avait. Mais, trop sourde pour entendre, un seulmot lui parvint : « pneumonie ». Il lui était connu, et ellerépliqua doucement : « Ah ! comme Madame », trouvant naturelde suivre sa maîtresse.

Le moment des reposoirs approchait.

Le premier était toujours au bas de la côte, le second devant laposte, le troisième vers le milieu de la rue. Il y eut desrivalités à propos de celui-là ; et les paroissienneschoisirent finalement la cour de Mme Aubain.

Les oppressions et la fièvre augmentaient. Félicité sechagrinait de ne rien faire pour le reposoir. Au moins, si elleavait pu y mettre quelque chose ! Alors elle songea auperroquet. Ce n’était pas convenable, objectèrent les voisines.Mais le curé accorda cette permission ; elle en fut tellementheureuse qu’elle le pria d’accepter, quand elle serait morte,Loulou, sa seule richesse.

Du mardi au samedi, veille de la Fête-Dieu, elle toussa plusfréquemment. Le soir son visage était grippé, ses lèvres secollaient à ses gencives, des vomissements parurent ; et lelendemain, au petit jour, se sentant très bas, elle fit appeler unprêtre.

Trois bonnes femmes l’entouraient pendant l’extrême-onction.Puis elle déclara qu’elle avait besoin de parler à Fabu.

Il arriva en toilette des dimanches, mal à son aise dans cetteatmosphère lugubre.

« Pardonnez-moi », dit-elle avec un effort pour étendre le bras,« je croyais que c’était vous qui l’aviez tué ! »

Que signifiaient des potins pareils ? L’avoir soupçonnéd’un meurtre ! un homme comme lui ! et il s’indignait,allait faire du tapage. « Elle n’a plus sa tête, vous voyezbien ! »

Félicité de temps à autre parlait à des ombres. Les bonnesfemmes s’éloignèrent. La Simonne déjeuna.

Un peu plus tard, elle prit Loulou, et, l’approchant de Félicité:

« Allons ! dites-lui adieu ! »

Bien qu’il ne fût pas un cadavre, les vers le dévoraient ;une de ses ailes était cassée, l’étoupe lui sortait du ventre.Mais, aveugle à présent, elle le baisa au front, et le gardaitcontre sa joue. La Simonne le reprit, pour le mettre sur lereposoir.

Chapitre 5

 

Les herbages envoyaient l’odeur de l’été ; des mouchesbourdonnaient ; le soleil faisait luire la rivière, chauffaitles ardoises. La mère Simon, revenue dans la chambre, s’endormaitdoucement.

Des coups de cloche la réveillèrent ; on sortait desvêpres. Le délire de Félicité tomba. En songeant à la procession,elle la voyait, comme si elle l’eût suivie.

Tous les enfants des écoles, les chantres et les pompiersmarchaient sur les trottoirs, tandis qu’au milieu de la rue,s’avançaient premièrement : le suisse armé de sa hallebarde, lebedeau avec une grande croix, l’instituteur surveillant les gamins,la religieuse inquiète de ses petites filles ; trois des plusmignonnes, frisées comme des anges, jetaient dans l’air des pétalesde roses ; le diacre, les bras écartés, modérait lamusique ; et deux encenseurs se retournaient à chaque pas versle Saint-Sacrement, que portait, sous un dais de velours ponceautenu par quatre fabriciens, M. le curé, dans sa belle chasuble. Unflot de monde se poussait derrière, entre les nappes blanchescouvrant le mur des maisons ; et l’on arriva au bas de lacôte.

Une sueur froide mouillait les tempes de Félicité. La Simonnel’épongeait avec un linge, en se disant qu’un jour il lui faudraitpasser par là.

Le murmure de la foule grossit, fut un moment très fort,s’éloignait.

Une fusillade ébranla les carreaux. C’était les postillonssaluant l’ostensoir. Félicité roula ses prunelles, et elle dit, lemoins bas qu’elle put :

« Est-il bien ? » tourmentée du perroquet.

Son agonie commença. Un râle, de plus en plus précipité, luisoulevait les côtes. Des bouillons d’écume venaient aux coins de sabouche, et tout son corps tremblait.

Bientôt, on distingua le ronflement des ophicléides, les voixclaires des enfants, la voix profonde des hommes. Tout se taisaitpar intervalles, et le battement des pas, que des fleursamortissaient, faisait le bruit d’un troupeau sur du gazon.

Le clergé parut dans la cour. La Simonne grimpa sur une chaisepour atteindre à l’œil-de-bœuf, et de cette manière dominait lereposoir.

Des guirlandes vertes pendaient sur l’autel, orné d’un falbalaen point d’Angleterre. Il y avait au milieu un petit cadreenfermant des reliques, deux orangers dans les angles, et, tout lelong, des flambeaux d’argent et des vases en porcelaine, d’oùs’élançaient des tournesols, des lis, des pivoines, des digitales,des touffes d’hortensias. Ce monceau de couleurs éclatantesdescendait obliquement, du premier étage jusqu’au tapis seprolongeant sur les pavés ; et des choses rares tiraient lesyeux. Un sucrier de vermeil avait une couronne de violettes, despendeloques en pierres d’Alençon brillaient sur de la mousse, deuxécrans chinois montraient leurs paysages. Loulou, caché sous desroses, ne laissait voir que son front bleu, pareil à une plaque delapis.

Les fabriciens, les chantres, les enfants se rangèrent sur lestrois côtés de la cour. Le prêtre gravit lentement les marches etposa sur la dentelle son grand soleil d’or qui rayonnait. Touss’agenouillèrent. Il se fit un grand silence. Et les encensoirs,allant à pleine volée, glissaient sur leurs chaînettes.

Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité. Elle avançales narines, en la humant avec une sensualité mystique ; puisferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements de soncœur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux,comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît ; et,quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans lescieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus desa tête.

Partie 2
La Légende de Saint Julien l’Hospitalier

Chapitre 1

 

Le père et la mère de Julien habitaient un château, au milieudes bois, sur la pente d’une colline.

Les quatre tours aux angles avaient des toits pointus recouvertsd’écailles de plomb, et la base des murs s’appuyait sur lesquartiers de rocs, qui dévalaient abruptement jusqu’au fond desdouves.

Les pavés de la cour étaient nets comme le dallage d’une église.De longues gouttières, figurant des dragons la gueule en bas,crachaient l’eau des pluies vers la citerne ; et sur le borddes fenêtres, à tous les étages, dans un pot d’argile peinte, unbasilic ou un héliotrope s’épanouissait.

Une seconde enceinte, faite de pieux, comprenait d’abord unverger d’arbres à fruits, ensuite un parterre où des combinaisonsde fleurs dessinaient des chiffres, puis une treille avec desberceaux pour prendre le frais, et un jeu de mail qui servait audivertissement des pages. De l’autre côté se trouvaient le chenil,les écuries, la boulangerie, le pressoir et les granges. Unpâturage de gazon vert se développait tout autour, enclos lui-mêmed’une forte haie d’épines.

On vivait en paix depuis si longtemps que la herse nes’abaissait plus ; les fossés étaient pleins d’eau ; deshirondelles faisaient leur nid dans la fente des créneaux, etl’archer qui tout le long du jour se promenait sur la courtine, dèsque le soleil brillait trop fort rentrait dans l’échauguette, ets’endormait comme un moine.

À l’intérieur, les ferrures partout reluisaient ; destapisseries dans les chambres protégeaient du froid ; et lesarmoires regorgeaient de linge, les tonnes de vin s’empilaient dansles celliers, les coffres de chêne craquaient sous le poids dessacs d’argent.

On voyait dans la salle d’armes, entre des étendards et desmufles de bêtes fauves, des armes de tous les temps et de toutesles nations, depuis les frondes des Amalécites et les javelots desGaramantes jusqu’aux braquemarts des Sarrasins et aux cottes demailles des Normands.

La maîtresse broche de la cuisine pouvait faire tourner unbœuf ; la chapelle était somptueuse comme l’oratoire d’un roi.Il y avait même, dans un endroit écarté, une étuve à laromaine ; mais le bon seigneur s’en privait, estimant quec’est un usage des idolâtres.

Toujours enveloppé d’une pelisse de renard, il se promenait danssa maison, rendait la justice à ses vassaux, apaisait les querellesde ses voisins. Pendant l’hiver, il regardait les flocons de neigetomber, ou se faisait lire des histoires. Dès les premiers beauxjours, il s’en allait sur sa mule le long des petits chemins, aubord des blés qui verdoyaient, et causait avec les manants,auxquels il donnait des conseils. Après beaucoup d’aventures, ilavait pris pour femme une demoiselle de haut lignage.

Elle était très blanche, un peu fière et sérieuse. Les cornes deson hennin frôlaient le linteau des portes ; la queue de sarobe de drap traînait de trois pas derrière elle. Son domestiqueétait réglé comme l’intérieur d’un monastère ; chaque matinelle distribuait la besogne à ses servantes, surveillait lesconfitures et les onguents, filait à la quenouille ou brodait desnappes d’autel. À force de prier Dieu, il lui vint un fils.

Alors il y eut de grandes réjouissances, et un repas qui duratrois jours et quatre nuits, dans l’illumination des flambeaux, auson des harpes, sur des jonchées de feuillages. On y mangea lesplus rares épices, avec des poules grosses comme des moutons ;par divertissement, un nain sortit d’un pâté et, les écuelles nesuffisant plus, car la foule augmentait toujours, on fut obligé deboire dans les oliphants et dans les casques.

La nouvelle accouchée n’assista pas à ces fêtes. Elle se tenaitdans son lit, tranquillement. Un soir, elle se réveilla, et elleaperçut, sous un rayon de la lune qui entrait par la fenêtre, commeune ombre mouvante. C’était un vieillard en froc de bure, avec unchapelet au côté, une besace sur l’épaule, toute l’apparence d’unermite. Il s’approcha de son chevet et lui dit, sans desserrer leslèvres :

« Réjouis-toi, ô mère ! ton fils sera un saint ! »

Elle allait crier ; mais, glissant sur le rai de la lune,il s’éleva dans l’air doucement, puis disparut. Les chants dubanquet éclatèrent plus fort. Elle entendit les voix desanges ; et sa tête retomba sur l’oreiller, que dominait un osde martyr dans un cadre d’escarboucles.

Le lendemain, tous les serviteurs interrogés déclarèrent qu’ilsn’avaient pas vu d’ermite. Songe ou réalité, cela devait être unecommunication du ciel ; mais elle eut soin de n’en rien dire,ayant peur qu’on ne l’accusât d’orgueil.

Les convives s’en allèrent au petit jour ; et le père deJulien se trouvait en dehors de la poterne, où il venait dereconduire le dernier, quand tout à coup un mendiant se dressadevant lui, dans le brouillard. C’était un bohême à barbe tressée,avec des anneaux d’argent aux deux bras et les prunellesflamboyantes. Il bégaya d’un air inspiré ces mots sans suite :

« Ah ! ah ! ton fils !… Beaucoup de sang !…beaucoup de gloire !… toujours heureux ! La famille d’unempereur. »

Et, se baissant pour ramasser son aumône, il se perdit dansl’herbe, s’évanouit.

Le bon châtelain regarda de droite et de gauche, appela tantqu’il put. Personne ! Le vent sifflait, les brumes du matins’envolaient.

Il attribua cette vision à la fatigue de sa tête pour avoir troppeu dormi. « Si j’en parle, on se moquera de moi », se dit-il.Cependant les splendeurs destinées à son fils l’éblouissaient, bienque la promesse n’en fût pas claire et qu’il doutât même de l’avoirentendue.

Les époux se cachèrent leur secret. Mais tous deux chérissaientl’enfant d’un pareil amour ; et, le respectant comme marqué deDieu, ils eurent pour sa personne des égards infinis. Sa couchetteétait rembourrée du plus fin duvet ; une lampe en forme decolombe brûlait dessus, continuellement ; trois nourrices leberçaient ; et, bien serré dans ses langes, la mine rose etles yeux bleus, avec son manteau de brocart et son béguin chargé deperles, il ressemblait à un petit Jésus. Les dents lui poussèrentsans qu’il pleurât une seule fois.

Quand il eut sept ans, sa mère lui apprit à chanter. Pour lerendre courageux, son père le hissa sur un gros cheval. L’enfantsouriait d’aise, et ne tarda pas à savoir tout ce qui concerne lesdestriers.

Un vieux moine très savant lui enseigna l’Écriture Sainte, lanumération des Arabes, les lettres latines, et à faire sur le vélindes peintures mignonnes. Ils travaillaient ensemble, tout en hautd’une tourelle, à l’écart du bruit.

La leçon terminée, ils descendaient dans le jardin, où, sepromenant pas à pas, ils étudiaient les fleurs.

Quelquefois on apercevait, cheminant au fond de la vallée, unefile de bêtes de somme, conduites par un piéton, accoutré àl’orientale. Le châtelain, qui l’avait reconnu pour un marchand,expédiait vers lui un valet. L’étranger, prenant confiance, sedétournait de sa route ; et, introduit dans le parloir, ilretirait de ses coffres des pièces de velours et de soie, desorfèvreries, des aromates, des choses singulières d’un usageinconnu ; à la fin le bonhomme s’en allait, avec un grosprofit, sans avoir enduré aucune violence. D’autres fois, unetroupe de pèlerins frappait à la porte. Leurs habits mouillésfumaient devant l’âtre ; et, quand ils étaient repus, ilsracontaient leurs voyages : les erreurs des nefs sur la merécumeuse, les marches à pied dans les sables brûlants, la férocitédes païens, les cavernes de la Syrie, la Crèche et le Sépulcre.Puis ils donnaient au jeune seigneur des coquilles de leurmanteau.

Souvent le châtelain festoyait ses vieux compagnons d’armes.Tout en buvant ils se rappelaient leurs guerres, les assauts desforteresses avec le battement des machines et les prodigieusesblessures. Julien, qui les écoutait, en poussait des cris ;alors son père ne doutait pas qu’il ne fût plus tard un conquérant.Mais le soir, au sortir de l’angélus, quand il passait entre lespauvres inclinés, il puisait dans son escarcelle avec tant demodestie et d’un air si noble, que sa mère comptait bien le voirpar la suite archevêque.

Sa place dans la chapelle était aux côtés de ses parents ;et, si longs que fussent les offices, il restait à genoux sur sonprie-Dieu, la toque par terre et les mains jointes.

Un jour, pendant la messe, il aperçut, en relevant la tête, unepetite souris blanche qui sortait d’un trou, dans la muraille. Elletrottina sur la première marche de l’autel, et, après deux ou troistours de droite à gauche, s’enfuit du même côté. Le dimanchesuivant, l’idée qu’il pourrait la revoir le troubla. Ellerevint ; et chaque dimanche il l’attendait, en étaitimportuné, fut pris de haine contre elle, et résolut de s’endéfaire.

Ayant donc fermé la porte, et semé sur les marches les miettesd’un gâteau, il se posta devant le trou, une baguette à lamain.

Au bout de très longtemps, un museau rose parut, puis la souristout entière. Il frappa un coup léger, et demeura stupéfait devantce petit corps qui ne bougeait plus. Une goutte de sang tachait ladalle. Il l’essuya bien vite avec sa manche, jeta la souris dehors,et n’en dit rien à personne.

Toutes sortes d’oisillons picoraient les graines du jardin. Ilimagina de mettre des pois dans un roseau creux. Quand il entendaitgazouiller dans un arbre, il en approchait avec douceur, puislevait son tube, enflait ses joues ; et les bestioles luipleuvaient sur les épaules si abondamment qu’il ne pouvaits’empêcher de rire, heureux de sa malice.

Un matin, comme il s’en retournait par la courtine, il vit surla crête du rempart un gros pigeon qui se rengorgeait au soleil.Julien s’arrêta pour le regarder ; le mur en cet endroit ayantune brèche, un éclat de pierre se rencontra sous ses doigts. Iltourna son bras, et la pierre abattit l’oiseau qui tomba d’un blocdans le fossé.

Il se précipita vers le fond, se déchirant aux broussailles,furetant partout, plus leste qu’un jeune chien.

Le pigeon, les ailes cassées, palpitait, suspendu dans lesbranches d’un troène.

La persistance de sa vie irrita l’enfant. Il se mit àl’étrangler ; et les convulsions de l’oiseau faisaient battreson cœur, l’emplissaient d’une volupté sauvage et tumultueuse. Audernier raidissement, il se sentit défaillir.

Le soir, pendant le souper, son père déclara que l’on devait àson âge apprendre la vénerie ; et il alla chercher un vieuxcahier d’écriture contenant, par demandes et réponses, tout ledéduit des chasses. Un maître y démontrait à son élève l’art dedresser les chiens et d’affaiter les faucons, de tendre les pièges,comment reconnaître le cerf à ses fumées, le renard à sesempreintes, le loup à ses déchaussures, le bon moyen de discernerleurs voies, de quelle manière on les lance, où se trouventordinairement leurs refuges, quels sont les vents les pluspropices, avec l’énumération des cris et les règles de lacurée.

Quand Julien put réciter par cœur toutes ces choses, son pèrelui composa une meute.

D’abord on y distinguait vingt-quatre lévriers barbaresques,plus véloces que des gazelles, mais sujets à s’emporter ; puisdix-sept couples de chiens bretons, tiquetés de blanc sur fondrouge, inébranlables dans leur créance, forts de poitrine et grandshurleurs. Pour l’attaque du sanglier et les refuites périlleuses,il y avait quarante griffons poilus comme des ours. Des mâtins deTartarie, presque aussi hauts que des ânes, couleurs de feu,l’échine large et le jarret droit, étaient destinés à poursuivreles aurochs. La robe noire des épagneuls luisait comme dusatin ; le jappement des talbots valait celui des bigleschanteurs. Dans une cour à part, grondaient, en secouant leurchaîne et roulant leurs prunelles, huit dogues Alains, bêtesformidables qui sautent au ventre des cavaliers et n’ont pas peurdes lions.

Tous mangeaient du pain de froment, buvaient dans des auges depierre, et portaient un nom sonore.

Mais la Fauconnerie, peut-être, dépassait la meute ; le bonseigneur, à force d’argent, s’était procuré des tiercelets duCaucase, des sacres de Babylone, des gerfauts d’Allemagne et desfaucons-pèlerins, capturés sur les falaises, au bord des mersfroides, en de lointains pays.

Ils logeaient dans un hangar couvert de chaume, et, attachés parrang de taille sur le perchoir, avaient devant eux une motte degazon, où de temps à autre on les posait afin de les dégourdir.

Des bourses, des hameçons, des chausse-trapes, toute sorted’engins, furent confectionnés.

Souvent, on menait dans la campagne des chiens d’oysel, quitombaient bien vite en arrêt. Alors les piqueurs, s’avançant pas àpas, étendaient avec précaution sur leurs corps impassibles unimmense filet. Un commandement les faisait aboyer ; descailles s’envolaient ; et les dames des alentours conviéesavec leurs maris, les enfants, les camérières, tout le monde sejetait dessus, et les prenait facilement.

D’autres fois, pour débucher les lièvres, on battait dutambour ; des renards tombaient dans des fosses, ou bien unressort, se débandant, attrapait un loup par le pied.

Mais Julien méprisa ces commodes artifices ; il préféraitchasser loin du monde, avec son cheval et son faucon. C’étaitpresque toujours un grand tartaret de Scythie, blanc comme laneige. Son capuchon de cuir était surmonté d’un panache, desgrelots d’or tremblaient à ses pieds bleus et il se tenait fermesur le bras de son maître pendant que le cheval galopait, et queles plaines se déroulaient. Julien, dénouant ses longes, le lâchaittout à coup ; la bête hardie montait droit dans l’air commeune flèche ; et l’on voyait deux taches inégales tourner, sejoindre, puis disparaître dans les hauteurs de l’azur. Le faucon netardait pas à descendre en déchirant quelque oiseau, et revenait seposer sur le gantelet, les deux ailes frémissantes.

Julien vola de cette manière le héron, le milan, la corneille etle vautour.

Il aimait, en sonnant de la trompe, à suivre ses chiens quicouraient sur le versant des collines, sautaient les ruisseaux,remontaient vers le bois ; et, quand le cerf commençait àgémir sous les morsures, il l’abattait prestement, puis sedélectait à la furie des mâtins qui le dévoraient, coupé en piècessur sa peau fumante.

Les jours de brume, il s’enfonçait dans un marais pour guetterles oies, les loutres et les halbrans.

Trois écuyers, dès l’aube, l’attendaient au bas du perron ;et le vieux moine, se penchant à sa lucarne, avait beau faire dessignes pour le rappeler, Julien ne se retournait pas. Il allait àl’ardeur du soleil, sous la pluie, par la tempête, buvait l’eau dessources dans sa main, mangeait en trottant des pommes sauvages,s’il était fatigué se reposait sous un chêne ; et il rentraitau milieu de la nuit, couvert de sang et de boue, avec des épinesdans les cheveux et sentant l’odeur des bêtes farouches.

Il devint comme elles. Quand sa mère l’embrassait, il acceptaitfroidement son étreinte, paraissant rêver à des chosesprofondes.

Il tua des ours à coups de couteau, des taureaux avec la hache,des sangliers avec l’épieu ; et même une fois, n’ayant plusqu’un bâton, se défendit contre des loups qui rongeaient descadavres au pied d’un gibet.

Un matin d’hiver, il partit avant le jour, bien équipé, unearbalète sur l’épaule et un trousseau de flèches à l’arçon de saselle.

Son genêt danois, suivi de deux bassets, en marchant d’un paségal, faisait résonner la terre. Des gouttes de verglas secollaient à son manteau, une brise violente soufflait. Un côté del’horizon s’éclaircit ; et, dans la blancheur du crépuscule,il aperçut des lapins sautillant au bord de leurs terriers. Lesdeux bassets, tout de suite, se précipitèrent sur eux ; et, çàet là, vivement, leur brisaient l’échine.

Bientôt, il entra dans un bois. Au bout d’une branche, un coq debruyère engourdi par le froid dormait la tête sous l’aile. Julien,d’un revers d’épée, lui faucha les deux pattes, et sans le ramassercontinua sa route.

Trois heures après, il se trouva sur la pointe d’une montagnetellement haute que le ciel semblait presque noir. Devant lui, unrocher pareil à un long mur s’abaissait, en surplombant unprécipice ; et, à l’extrémité, deux boucs sauvages regardaientl’abîme. Comme il n’avait pas ses flèches (car son cheval étaitresté en arrière), il imagina de descendre jusqu’à eux ; àdemi courbé, pieds nus, il arriva enfin au premier des boucs, etlui enfonça un poignard sous les côtes. Le second, pris de terreur,sauta dans le vide. Julien s’élança pour le frapper, et, glissantdu pied droit, tomba sur le cadavre de l’autre, la face au-dessusde l’abîme et les deux bras écartés.

Redescendu dans la plaine, il suivit des saules qui bordaientune rivière. Des grues, volant très bas, de temps à autre passaientau-dessus de sa tête. Julien les assommait avec son fouet, et n’enmanqua pas une.

Cependant l’air plus tiède avait fondu le givre, de largesvapeurs flottaient, et le soleil se montra. Il fit reluire tout auloin un lac figé, qui ressemblait à du plomb. Au milieu du lac, ily avait une bête que Julien ne connaissait pas, un castor à museaunoir. Malgré la distance, une flèche l’abattit ; et il futchagrin de ne pouvoir emporter la peau.

Puis il avança dans une avenue de grands arbres, formant avecleurs cimes comme un arc de triomphe, à l’entrée d’une forêt. Unchevreuil bondit hors d’un fourré, un daim parut dans un carrefour,un blaireau sortit d’un trou, un paon sur le gazon déploya saqueue ; et quand il les eut tous occis, d’autres chevreuils seprésentèrent, d’autres daims, d’autres blaireaux, d’autres paons,et des merles, des geais, des putois, des renards, des hérissons,des lynx, une infinité de bêtes, à chaque pas plus nombreuses.Elles tournaient autour de lui, tremblantes, avec un regard pleinde douceur et de supplication. Mais Julien ne se fatiguait pas detuer, tour à tour bandant son arbalète, dégainant l’épée, pointantdu coutelas, et ne pensait à rien, n’avait souvenir de quoi que cefût. Il était en chasse dans un pays quelconque, depuis un tempsindéterminé, par le fait seul de sa propre existence, touts’accomplissant avec la facilité que l’on éprouve dans lesrêves.

Un spectacle extraordinaire l’arrêta. Des cerfs emplissaient unvallon ayant la forme d’un cirque, et tassés, les uns près desautres, ils se réchauffaient avec leurs haleines que l’on voyaitfumer dans le brouillard.

L’espoir d’un pareil carnage, pendant quelques minutes, lesuffoqua de plaisir. Puis il descendit de cheval, retroussa sesmanches, et se mit à tirer.

Au sifflement de la première flèche, tous les cerfs à la foistournèrent la tête. Il se fit des enfonçures dans leur masse ;des voix plaintives s’élevaient, et un grand mouvement agita letroupeau.

Le rebord du vallon était trop haut pour le franchir. Ilsbondissaient dans l’enceinte, cherchant à s’échapper. Julienvisait, tirait ; et les flèches tombaient comme les rayonsd’une pluie d’orage. Les cerfs rendus furieux se battirent, secabraient, montaient les uns par-dessus les autres ; et leurscorps avec leurs ramures emmêlées faisaient un large monticule quis’écroulait, en se déplaçant.

Enfin ils moururent, couchés sur le sable, la bave aux naseaux,les entrailles sorties, et l’ondulation de leurs ventress’abaissant par degrés. Puis tout fut immobile.

La nuit allait venir ; et derrière le bois, dans lesintervalles des branches, le ciel était rouge comme une nappe desang.

Julien s’adossa contre un arbre. Il contemplait d’un œil béantl’énormité du massacre, ne comprenant pas comment il avait pu lefaire.

De l’autre côté du vallon sur le bord de la forêt, il aperçut uncerf, une biche et son faon.

Le cerf, qui était noir et monstrueux de taille, portait seizeandouillers avec une barbe blanche. La biche, blonde comme lesfeuilles mortes, broutait le gazon ; et le faon tacheté, sansl’interrompre dans sa marche, lui tétait la mamelle.

L’arbalète encore une fois ronfla. Le faon, tout de suite, futtué. Alors sa mère, en regardant le ciel, brama d’une voixprofonde, déchirante, humaine. Julien exaspéré, d’un coup en pleinpoitrail, l’étendit par terre.

Le grand cerf l’avait vu, fit un bond. Julien lui envoya sadernière flèche. Elle l’atteignit au front, et y resta plantée.

Le grand cerf n’eut pas l’air de la sentir ; en enjambantpar-dessus les morts, il avançait toujours, allait fondre sur lui,l’éventrer ; et Julien reculait dans une épouvante indicible.Le prodigieux animal s’arrêta ; et les yeux flamboyants,solennel comme un patriarche et comme un justicier, pendant qu’unecloche au loin tintait, il répéta trois fois :

« Maudit ! maudit ! maudit ! Un jour, cœurféroce, tu assassineras ton père et ta mère ! »

Il plia les genoux, ferma doucement ses paupières, etmourut.

Julien fut stupéfait, puis accablé d’une fatigue soudaine ;et un dégoût, une tristesse immense, l’envahit. Le front dans lesdeux mains, il pleura pendant longtemps.

Son cheval était perdu ; ses chiens l’avaientabandonné ; la solitude qui l’enveloppait lui sembla toutemenaçante de périls indéfinis. Alors, poussé par un effroi, il pritsa course à travers la campagne, choisit au hasard un sentier, etse trouva presque immédiatement à la porte du château.

La nuit, il ne dormit pas. Sous le vacillement de la lampesuspendue, il revoyait toujours le grand cerf noir. Sa prédictionl’obsédait ; il se débattait contre elle. « Non !non ! non ! je ne peux pas les tuer ! » puis ilsongeait : « Si je le voulais, pourtant ?… » et il avait peurque le Diable ne lui en inspirât l’envie.

Durant trois mois, sa mère en angoisse pria au chevet de sonlit, et son père, en gémissant, marchait continuellement dans lescouloirs. Il manda les maîtres mires les plus fameux, lesquelsordonnèrent des quantités de drogues. Le mal de Julien,disaient-ils, avait pour cause un vent funeste, ou un désird’amour. Mais le jeune homme, à toutes les questions, secouait latête.

Les forces lui revinrent ; et on le promenait dans la cour,le vieux moine et le bon seigneur le soutenant chacun par unbras.

Quand il fut rétabli complètement, il s’obstina à ne pointchasser.

Son père, le voulant réjouir, lui fît cadeau d’une grande épéesarrasine.

Elle était au haut d’un pilier, dans une panoplie. Pourl’atteindre, il fallut une échelle. Julien y monta. L’épée troplourde lui échappa des doigts, et en tombant frôla le bon seigneurde si près que sa houppelande en fut coupée. Julien crut avoir tuéson père, et s’évanouit.

Dès lors, il redouta les armes. L’aspect d’un fer nu le faisaitpâlir. Cette faiblesse était une désolation pour sa famille.

Enfin le vieux moine, au nom de Dieu, de l’honneur et desancêtres, lui commanda de reprendre ses exercices degentilhomme.

Les écuyers, tous les jours, s’amusaient au maniement de lajaveline. Julien y excella bien vite. Il envoyait la sienne dans legoulot des bouteilles, cassait les dents des girouettes, frappait àcent pas les clous des portes.

Un soir d’été, à l’heure où la brume rend les chosesindistinctes, étant sous la treille du jardin, il aperçut tout aufond deux ailes blanches qui voletaient à la hauteur de l’espalier.Il ne douta pas que ce ne fût une cigogne ; et il lança sonjavelot.

Un cri déchirant partit.

C’était sa mère, dont le bonnet à longues barbes restait clouécontre le mur.

Julien s’enfuit du château, et ne reparut plus.

Chapitre 2

 

Il s’engagea dans une troupe d’aventuriers qui passaient.

Il connut la faim, la soif, les fièvres et la vermine. Ils’accoutuma au fracas des mêlées, à l’aspect des moribonds. Le venttanna sa peau. Ses membres se durcirent par le contact desarmures ; et comme il était très fort, courageux, tempérant,avisé, il obtint sans peine le commandement d’une compagnie.

Au début des batailles, il enlevait ses soldats d’un grand gestede son épée. Avec une corde à nœuds, il grimpait aux murs descitadelles, la nuit, balancé par l’ouragan, pendant que lesflammèches du feu grégeois se collaient à sa cuirasse, et que larésine bouillante et le plomb fondu ruisselaient des créneaux.Souvent le heurt d’une pierre fracassa son bouclier. Des ponts tropchargés d’hommes croulèrent sous lui. En tournant une massed’armes, il se débarrassa de quatorze cavaliers. Il défit, en champclos, tous ceux qui se proposèrent. Plus de vingt fois, on le crutmort.

Grâce à la faveur divine, il en réchappa toujours ; car ilprotégeait les gens d’Église, les orphelins, les veuves, etprincipalement les vieillards. Quand il en voyait un marchantdevant lui, il criait pour connaître sa figure, comme s’il avait eupeur de le tuer par méprise.

Des esclaves en fuite, des manants révoltés, des bâtards sansfortune, toutes sortes d’intrépides affluèrent sous son drapeau, etil se composa une armée.

Elle grossit. Il devint fameux. On le recherchait.

Tour à tour, il secourut le dauphin de France et le roid’Angleterre, les templiers de Jérusalem, le suréna des Parthes, lenégus d’Abyssinie, et l’empereur de Calicut. Il combattit desScandinaves recouverts d’écailles de poisson, des Nègres munis derondaches en cuir d’hippopotame et montés sur des ânes rouges, desIndiens couleur d’or et brandissant par-dessus leurs diadèmes delarges sabres, plus clairs que des miroirs. Il vainquit lesTroglodytes et les Anthropophages. Il traversa des régions sitorrides que sous l’ardeur du soleil les chevelures s’allumaientd’elles-mêmes, comme des flambeaux ; et d’autres qui étaientsi glaciales que les bras, se détachant du corps, tombaient parterre ; et des pays où il y avait tant de brouillard que l’onmarchait environné de fantômes.

Des républiques en embarras le consultèrent. Aux entrevuesd’ambassadeurs, il obtenait des conditions inespérées. Si unmonarque se conduisait trop mal, il arrivait tout à coup, et luifaisait des remontrances. Il affranchit des peuples. Il délivra desreines enfermées dans des tours. C’est lui, et pas un autre, quiassomma la guivre de Milan et le dragon d’Oberbirbach.

Or l’Empereur d’Occitanie, ayant triomphé des Musulmansespagnols, s’était joint par concubinage à la sœur du calife deCordoue ; et il en conservait une fille, qu’il avait élevéechrétiennement. Mais le Calife, faisant mine de vouloir seconvertir, vint lui rendre visite, accompagné d’une escortenombreuse, massacra toute sa garnison, et le plongea dans uncul-de-basse-fosse, où il le traitait durement, afin d’en extirperdes trésors.

Julien accourut à son aide détruisit l’armée des infidèles,assiégea la ville, tua le calife, coupa sa tête, et la jeta commeune boule par-dessus les remparts. Puis il tira l’Empereur de saprison, et le fit remonter sur son trône, en présence de toute sacour.

L’Empereur, pour prix d’un tel service, lui présenta dans descorbeilles beaucoup d’argent ; Julien n’en voulut pas. Croyantqu’il en désirait davantage, il lui offrit les trois quarts de sesrichesses ; nouveau refus ; puis de partager sonroyaume ; Julien le remercia. Et l’Empereur en pleurait dedépit, ne sachant de quelle manière témoigner sa reconnaissance,quand tout à coup il se frappa le front, dit un mot à l’oreilled’un courtisan ; les rideaux d’une tapisserie se relevèrent,et une jeune fille parut.

Ses grands yeux noirs brillaient comme deux lampes très douces.Un sourire charmant écartait ses lèvres. Les anneaux de sachevelure s’accrochaient aux pierreries de sa robeentrouverte ; et, sous la transparence de sa tunique, ondevinait la jeunesse de son corps. Elle était toute mignonne etpotelée, avec la taille fine.

Julien fut ébloui d’amour, d’autant plus qu’il avait menéjusqu’alors une vie très chaste.

Donc il reçut en mariage la fille de l’Empereur, avec un châteauqu’elle tenait de sa mère ; et, les noces étant terminées, onse quitta, après des politesses infinies de part et d’autre.

C’était un palais de marbre blanc, bâti à la mauresque sur unpromontoire, dans un bois d’orangers. Des terrasses de fleursdescendaient jusqu’au bord d’un golfe, où des coquilles rosescraquaient sous les pas. Derrière le château, s’étendait une forêtayant le dessin d’un éventail. Le ciel continuellement était bleu,et les arbres se penchaient tour à tour sous la brise de la mer etle vent des montagnes qui fermaient au loin l’horizon.

Les chambres, pleines de crépuscule, se trouvaient éclairées parles incrustations des murailles. De hautes colonnettes, mincescomme des roseaux, supportaient la voûte des coupoles, décorées dereliefs imitant les stalactites des grottes.

Il y avait des jets d’eau dans les salles, des mosaïques dansles cours, des cloisons festonnées, mille délicatessesd’architecture, et partout un tel silence que l’on entendait lefrôlement d’une écharpe ou l’écho d’un soupir.

Julien ne faisait plus la guerre. Il se reposait, entouré d’unpeuple tranquille ; et chaque jour, une foule passait devantlui, avec des génuflexions et des baise-mains à l’orientale.

Vêtu de pourpre, il restait accoudé dans l’embrasure d’unefenêtre, en se rappelant ses chasses d’autrefois ; et ilaurait voulu courir sur le désert après les gazelles et lesautruches, être caché dans les bambous à l’affût des léopards,traverser des forêts pleines de rhinocéros, atteindre au sommet desmonts les plus inaccessibles pour viser mieux les aigles, et surles glaçons de la mer combattre les ours blancs.

Quelquefois, dans un rêve, il se voyait comme notre père Adam aumilieu du Paradis, entre toutes les bêtes ; en allongeant lebras, il les faisait mourir ; ou bien, elles défilaient deux àdeux, par rang de taille, depuis les éléphants et les lionsjusqu’aux hermines et aux canards, comme le jour qu’elles entrèrentdans l’arche de Noé. À l’ombre d’une caverne, il dardait sur ellesdes javelots infaillibles ; il en survenait d’autres ;cela n’en finissait pas ; et il se réveillait en roulant desyeux farouches.

Des princes de ses amis l’invitèrent à chasser. Il s’y refusatoujours, croyant, par cette sorte de pénitence, détourner sonmalheur ; car il lui semblait que du meurtre des animauxdépendait le sort de ses parents. Mais il souffrait de ne pas lesvoir, et son autre envie devenait insupportable.

Sa femme, pour le récréer, fit venir des jongleurs et desdanseuses.

Elle se promenait avec lui, en litière ouverte, dans lacampagne ; d’autres fois, étendus sur le bord d’une chaloupe,ils regardaient les poissons vagabonder dans l’eau, claire comme leciel. Souvent elle lui jetait des fleurs au visage ; accroupiedevant ses pieds, elle tirait des airs d’une mandoline à troiscordes ; puis, lui posant sur l’épaule ses deux mains jointes,disait d’une voix timide :

« Qu’avez-vous donc, cher seigneur ? »

Il ne répondait pas, ou éclatait en sanglots ; enfin, unjour, il avoua son horrible pensée.

Elle la combattit, en raisonnant très bien : son père et samère, probablement, étaient morts ; si jamais il les revoyait,par quel hasard, dans quel but, arriverait-il à cetteabomination ? Donc, sa crainte n’avait pas de cause, et ildevait se remettre à chasser.

Julien souriait en l’écoutant, mais ne se décidait pas àsatisfaire son désir.

Un soir du mois d’août qu’ils étaient dans leur chambre, ellevenait de se coucher et il s’agenouillait pour sa prière quand ilentendit le jappement d’un renard, puis des pas légers sous lafenêtre ; et il entrevit dans l’ombre comme des apparencesd’animaux. La tentation était trop forte. Il décrocha soncarquois.

Elle parut surprise.

« C’est pour t’obéir ! dit-il, au lever du soleil, je serairevenu. »

Cependant elle redoutait une aventure funeste.

Il la rassura, puis sortit, étonné de l’inconséquence de sonhumeur.

Peu de temps après, un page vint annoncer que deux inconnus, àdéfaut du seigneur absent, réclamaient tout de suite laseigneuresse.

Et bientôt entrèrent dans la chambre un vieil homme et unevieille femme, courbés, poudreux, en habits de toile, et s’appuyantchacun sur un bâton.

Ils s’enhardirent et déclarèrent qu’ils apportaient à Julien desnouvelles de ses parents.

Elle se pencha pour les entendre.

Mais, s’étant concertés du regard, ils lui demandèrent s’il lesaimait toujours, s’il parlait d’eux quelquefois.

« Oh ! oui ! » dit-elle.

Alors, ils s’écrièrent :

« Eh bien ! c’est nous ! » et ils s’assirent, étantfort las et recrus de fatigue.

Rien n’assurait à la jeune femme que son époux fût leurfils.

Ils en donnèrent la preuve, en décrivant des signes particuliersqu’il avait sur la peau.

Elle sauta hors de sa couche, appela son page, et on leur servitun repas.

Bien qu’ils eussent grand faim, ils ne pouvaient guèremanger ; et elle observait à l’écart le tremblement de leursmains osseuses, en prenant les gobelets.

Ils firent mille questions sur Julien. Elle répondait à chacune,mais eut soin de taire l’idée funèbre qui les concernait.

Ne le voyant pas revenir, ils étaient partis de leurchâteau ; et ils marchaient depuis plusieurs années, sur devagues indications, sans perdre l’espoir. Il avait fallu tantd’argent au péage des fleuves et dans les hôtelleries, pour lesdroits des princes et les exigences des voleurs, que le fond deleur bourse était vide, et qu’ils mendiaient maintenant.Qu’importe, puisque bientôt ils embrasseraient leur fils ? Ilsexaltaient son bonheur d’avoir une femme aussi gentille, et ne selassaient point de la contempler et de la baiser.

La richesse de l’appartement les étonnait beaucoup ; et levieux, ayant examiné les murs, demanda pourquoi s’y trouvait leblason de l’Empereur d’Occitanie.

Elle répliqua :

« C’est mon père ! »

Alors il tressaillit, se rappelant la prédiction duBohême ; et la vieille songeait à la parole de l’Ermite. Sansdoute la gloire de son fils n’était que l’aurore des splendeurséternelles ; et tous les deux restaient béants, sous lalumière du candélabre qui éclairait la table.

Ils avaient dû être très beaux dans leur jeunesse. La mère avaitencore tous ses cheveux, dont les bandeaux fins, pareils à desplaques de neige, pendaient jusqu’au bas de ses joues ; et lepère, avec sa taille haute et sa grande barbe, ressemblait à unestatue d’église.

La femme de Julien les engagea à ne pas l’attendre. Elle lescoucha elle-même dans son lit, puis ferma la croisée ; ilss’endormirent. Le jour allait paraître, et, derrière le vitrail,les petits oiseaux commençaient à chanter.

Julien avait traversé le parc ; et il marchait dans laforêt d’un pas nerveux, jouissant de la mollesse du gazon et de ladouceur de l’air.

Les ombres des arbres s’étendaient sur la mousse. Quelquefois lalune faisait des taches blanches dans les clairières, et ilhésitait à avancer, croyant apercevoir une flaque d’eau, ou bien lasurface de mares tranquilles se confondait avec la couleur del’herbe. C’était partout un grand silence ; et il ne découvritaucune des bêtes qui, peu de minutes auparavant, erraient àl’entour de son château.

Le bois s’épaissit, l’obscurité devint profonde. Des bouffées devent chaud passaient, pleines de senteurs amollissantes. Ilenfonçait dans des tas de feuilles mortes, et il s’appuya contre unchêne pour haleter un peu.

Tout à coup, derrière son dos, bondit une masse plus noire, unsanglier. Julien n’eut pas le temps de saisir son arc, et il s’enaffligea comme d’un malheur.

Puis, étant sorti du bois, il aperçut un loup qui filait le longd’une haie.

Julien lui envoya une flèche. Le loup s’arrêta, tourna la têtepour le voir et reprit sa course. Il trottait en gardant toujoursla même distance, s’arrêtait de temps à autre, et, sitôt qu’ilétait visé, recommençait à fuir.

Julien parcourut de cette manière une plaine interminable, puisdes monticules de sable, et enfin il se trouva sur un plateaudominant un grand espace de pays. Des pierres plates étaientclairsemées entre des caveaux en ruines. On trébuchait sur desossements de morts ; de place en place, des croix vermouluesse penchaient d’un air lamentable. Mais des formes remuèrent dansl’ombre indécise des tombeaux ; et il en surgit des hyènes,tout effarées, pantelantes. En faisant claquer leurs ongles sur lesdalles, elles vinrent à lui et le flairaient avec un bâillement quidécouvrait leurs gencives. Il dégaina son sabre. Elles partirent àla fois dans toutes les directions, et, continuant leur galopboiteux et précipité, se perdirent au loin sous un flot depoussière.

Une heure après, il rencontra dans un ravin un taureau furieux,les cornes en avant, et qui grattait le sable avec son pied. Julienlui pointa sa lance sous les fanons. Elle éclata, comme si l’animaleût été de bronze ; il ferma les yeux, attendant sa mort.Quand il les rouvrit, le taureau avait disparu.

Alors son âme s’affaissa de honte. Un pouvoir supérieurdétruisait sa force ; et, pour s’en retourner chez lui, ilrentra dans la forêt.

Elle était embarrassée de lianes ; et il les coupait avecson sabre quand une fouine glissa brusquement entre ses jambes, unepanthère fit un bond par-dessus son épaule, un serpent monta enspirale autour d’un frêne. Il y avait dans son feuillage un choucasmonstrueux, qui regardait Julien ; et çà et là, parurent entreles branches quantité de larges étincelles, comme si le firmamenteût fait pleuvoir dans la forêt toutes ses étoiles. C’étaient desyeux d’animaux, des chats sauvages, des écureuils, des hiboux, desperroquets, des singes.

Julien darda contre eux ses flèches ; les flèches, avecleurs plumes, se posaient sur les feuilles comme des papillonsblancs. Il leur jeta des pierres ; les pierres, sans rientoucher, retombaient. Il se maudit, aurait voulu se battre, hurlades imprécations, étouffait de rage.

Et tous les animaux qu’il avait poursuivis se représentèrent,faisant autour de lui un cercle étroit. Les uns étaient assis surleur croupe, les autres dressés de toute leur taille. Il restait aumilieu, glacé de terreur, incapable du moindre mouvement. Par uneffort suprême de sa volonté, il fit un pas ; ceux quiperchaient sur les arbres ouvrirent leurs ailes, ceux qui foulaientle sol déplacèrent leurs membres ; et tousl’accompagnaient.

Les hyènes marchaient devant lui, le loup et le sanglierpar-derrière. Le taureau, à sa droite, balançait la tête ; et,à sa gauche, le serpent ondulait dans les herbes, tandis que lapanthère, bombant son dos, avançait à pas de velours et à grandesenjambées. Il allait le plus lentement possible pour ne pas lesirriter ; et il voyait sortir de la profondeur des buissonsdes porcs-épics, des renards, des vipères, des chacals et desours.

Julien se mit à courir ; ils coururent. Le serpentsifflait, les bêtes puantes bavaient. Le sanglier lui frottait lestalons avec ses défenses, le loup l’intérieur de ses mains avec lespoils de son museau. Les singes le pinçaient en grimaçant, lafouine se roulait sur ses pieds. Un ours, d’un revers de patte, luienleva son chapeau ; et la panthère, dédaigneusement, laissatomber une flèche qu’elle portait à sa gueule.

Une ironie perçait dans leurs allures sournoises.

Tout en l’observant du coin de leurs prunelles, ils semblaientméditer un plan de vengeance ; et, assourdi par lebourdonnement des insectes, battu par des queues d’oiseau, suffoquépar des haleines, il marchait les bras tendus et les paupièrescloses comme un aveugle, sans même avoir la force de criergrâce.

Tout à coup, le chant d’un coq vibra dans l’air. D’autres yrépondirent. C’était le jour ; et il reconnut, au-delà desorangers, le faîte de son palais.

Puis, au bord d’un champ, il vit, à trois pas d’intervalles, desperdrix rouges qui voletaient dans les chaumes. Il dégrafa sonmanteau, et l’abattit sur elles comme un filet. Quand il les eutdécouvertes, il n’en trouva qu’une seule, et morte depuislongtemps, pourrie.

Cette déception l’exaspéra plus que toutes les autres. Sa soifde carnage le reprenait ; les bêtes manquant, il aurait voulumassacrer des hommes.

Il gravit les trois terrasses, enfonça la porte d’un coup depoing ; mais, au bas de l’escalier, le souvenir de sa chèrefemme détendit son cœur. Elle dormait sans doute, et il allait lasurprendre.

Ayant retiré ses sandales, il tourna doucement la serrure, etentra.

Les vitraux garnis de plomb obscurcissaient la pâleur de l’aube.Julien se prit les pieds dans des vêtements, par terre ; unpeu plus loin, il heurta une crédence encore chargée de vaisselle.« Sans doute, elle aura mangé », se dit-il ; et il avançaitvers le lit, perdu dans les ténèbres au fond de la chambre. Quandil fut au bord, afin d’embrasser sa femme, il se pencha surl’oreiller où les deux têtes reposaient l’une près de l’autre.Alors, il sentit contre sa bouche l’impression d’une barbe.

Il se recula, croyant devenir fou ; mais il revint près dulit, et ses doigts, en palpant, rencontrèrent des cheveux quiétaient très longs. Pour se convaincre de son erreur, il repassalentement la main sur l’oreiller. C’était bien une barbe, cettefois, et un homme ! un homme couché avec sa femme !

Éclatant d’une colère démesurée, il bondit sur eux à coups depoignard. Et il trépignait, écumait, avec des hurlements de bêtefauve. Puis il s’arrêta. Les morts, percés au cœur tout de suite,n’avaient pas même bougé. Il écoutait attentivement leurs deuxrâles presque égaux, et, à mesure qu’ils s’affaiblissaient, unautre, tout au loin, les continuait. Incertaine d’abord, cette voixplaintive longuement poussée, se rapprochait, s’enfla, devintcruelle ; et il reconnut, terrifié, le bramement du grand cerfnoir.

Et comme il se retournait, il crut voir dans l’encadrure de laporte, le fantôme de sa femme, une lumière à la main.

Le tapage du meurtre l’avait attirée. D’un large coup d’œil,elle comprit tout, et s’enfuyant d’horreur laissa tomber sonflambeau.

Il le ramassa.

Son père et sa mère étaient devant lui, étendus sur le dos, avecun trou dans la poitrine ; et leurs visages, d’une majestueusedouceur, avaient l’air de garder comme un secret éternel. Deséclaboussures et des flaques de sang s’étalaient au milieu de leurpeau blanche, sur les draps du lit, par terre, le long d’un Christd’ivoire suspendu dans l’alcôve. Le reflet écarlate du vitrail,alors frappé par le soleil, éclairait ces taches rouges, et enjetait de plus nombreuses dans tout l’appartement. Julien marchavers les deux morts en se disant, en voulant croire, que celan’était pas possible, qu’il s’était trompé, qu’il y a parfois desressemblances inexplicables. Enfin, il se baissa légèrement pourvoir de tout près le vieillard ; et il aperçut, entre sespaupières mal fermées, une prunelle éteinte qui le brûla comme dufeu. Puis il se porta de l’autre côté de la couche, occupé parl’autre corps, dont les cheveux blancs masquaient une partie de lafigure.

Julien lui passa les doigts sous ses bandeaux, leva satête ; et il la regardait, en la tenant au bout de son brasroidi, pendant que de l’autre main, il s’éclairait avec leflambeau. Des gouttes, suintant du matelas, tombaient une à une surle plancher.

À la fin du jour, il se présenta devant sa femme, et d’une voixdifférente de la sienne, il lui commanda premièrement de ne pas luirépondre, de ne pas l’approcher, de ne plus même le regarder, etqu’elle eût à suivre, sous peine de damnation, tous ses ordres quiétaient irrévocables.

Les funérailles seraient faites selon les instructions qu’ilavait laissées par écrit, sur un prie-Dieu, dans la chambre desmorts. Il lui abandonnait son palais, ses vassaux, tous ses biens,sans même retenir les vêtements de son corps, et ses sandales, quel’on trouverait au haut de l’escalier.

Elle avait obéi à la volonté de Dieu, en occasionnant son crime,et devait prier pour son âme, puisque désormais il n’existaitplus.

On enterra les morts avec magnificence, dans l’église d’unmonastère à trois journées du château. Un moine en cagoule rabattuesuivit le cortège, loin de tous les autres, sans que personne osâtlui parler.

Il resta pendant la messe, à plat ventre au milieu du portail,les bras en croix, et le front dans la poussière.

Après l’ensevelissement, on le vit prendre le chemin qui menaitaux montagnes. Il se retourna plusieurs fois, et finit pardisparaître.

Chapitre 3

 

Il s’en alla, mendiant sa vie par le monde.

Il tendait sa main aux cavaliers sur les routes, avec desgénuflexions s’approchait des moissonneurs, ou restait immobiledevant la barrière des cours ; et son visage était si tristeque jamais on ne lui refusait l’aumône.

Par esprit d’humilité, il racontait son histoire ; alorstous s’enfuyaient, en faisant des signes de croix. Dans lesvillages où il avait déjà passé, sitôt qu’il était reconnu, onfermait les portes, on lui criait des menaces, on lui jetait despierres. Les plus charitables posaient une écuelle sur le bord deleur fenêtre, puis fermaient l’auvent pour ne pas l’apercevoir.

Repoussé de partout, il évita les hommes ; et il se nourritde racines, de plantes, de fruits perdus, et de coquillages qu’ilcherchait le long des grèves.

Quelquefois, au tournant d’une côte, il voyait sous ses yeux uneconfusion de toits pressés, avec des flèches de pierre, des ponts,des tours, des rues noires s’entrecroisant, et d’où montait jusqu’àlui un bourdonnement continuel. Le besoin de se mêler à l’existencedes autres le faisait descendre dans la ville. Mais l’air bestialdes figures, le tapage des métiers, l’indifférence des proposglaçaient son cœur. Les jours de fête, quand le bourdon descathédrales mettait en joie dès l’aurore le peuple entier, ilregardait les habitants sortir de leurs maisons, puis les dansessur les places, les fontaines de cervoise dans les carrefours, lestentures de damas devant le logis des princes, et le soir venu, parle vitrage des rez-de-chaussée, les longues tables de famille oùdes aïeux tenaient des petits enfants sur leurs genoux ; dessanglots l’étouffaient, et il s’en retournait vers la campagne.

Il contemplait avec des élancements d’amour les poulains dansles herbages, les oiseaux dans leurs nids, les insectes sur lesfleurs ; tous, à son approche, couraient plus loin, secachaient effarés, s’envolaient bien vite.

Il rechercha les solitudes. Mais le vent apportait à son oreillecomme des râles d’agonie ; les larmes de la rosée tombant parterre lui rappelaient d’autres gouttes d’un poids plus lourd. Lesoleil, tous les soirs, étalait du sang dans les nuages ; etchaque nuit, en rêve, son parricide recommençait.

Il se fit un cilice avec des pointes de fer. Il monta sur lesdeux genoux toutes les collines ayant une chapelle à leur sommet.Mais l’impitoyable pensée obscurcissait la splendeur destabernacles, le torturait à travers les macérations de lapénitence.

Il ne se révoltait pas contre Dieu qui lui avait infligé cetteaction, et pourtant se désespérait de l’avoir pu commettre.

Sa propre personne lui faisait tellement horreur qu’espérants’en délivrer il l’aventura dans des périls. Il sauva desparalytiques des incendies, des enfants du fond des gouffres.L’abîme le rejetait, les flammes l’épargnaient.

Le temps n’apaisa pas sa souffrance. Elle devenait intolérable.Il résolut de mourir.

Et un jour qu’il se trouvait au bord d’une fontaine, comme il sepenchait dessus pour juger de la profondeur de l’eau, il vitparaître en face de lui un vieillard tout décharné, à barbe blancheet d’un aspect si lamentable qu’il lui fut impossible de retenirses pleurs. L’autre, aussi, pleurait. Sans reconnaître son image,Julien se rappelait confusément une figure ressemblant à celle-là.Tout à coup, il poussa un cri ; c’était son père ; et ilne pensa plus à se tuer.

Ainsi, portant le poids de son souvenir, il parcourut beaucoupde pays ; et il arriva près d’un fleuve dont la traverséeétait dangereuse, à cause de sa violence et parce qu’il y avait surles rives une grande étendue de vase. Personne depuis longtempsn’osait plus le passer.

Une vieille barque, enfouie à l’arrière, dressait sa proue dansles roseaux. Julien en l’examinant découvrit une paired’avirons ; et l’idée lui vint d’employer son existence auservice des autres.

Il commença par établir sur la berge une manière de chaussée quipermettrait de descendre jusqu’au chenal ; et il se brisaitles ongles à remuer les pierres énormes, les appuyait contre sonventre pour les transporter, glissait dans la vase, y enfonçait,manqua périr plusieurs fois.

Ensuite, il répara le bateau avec des épaves de navires, et ilse fit une cahute avec de la terre glaise et des troncsd’arbres.

Le passage étant connu, les voyageurs se présentèrent. Ilsl’appelaient de l’autre bord, en agitant des drapeaux ; Julienbien vite sautait dans sa barque. Elle était très lourde ; eton la surchargeait par toutes sortes de bagages et de fardeaux,sans compter les bêtes de somme, qui, ruant de peur, augmentaientl’encombrement. Il ne demandait rien pour sa peine ;quelques-uns lui donnaient des restes de victuailles qu’ilstiraient de leur bissac ou des habits trop usés dont ils nevoulaient plus. Des brutaux vociféraient des blasphèmes. Julien lesreprenait avec douceur ; et ils ripostaient par des injures.Il se contentait de les bénir.

Une petite table, un escabeau, un lit de feuilles mortes ettrois coupes d’argile, voilà tout ce qu’était son mobilier. Deuxtrous dans la muraille servaient de fenêtres. D’un côtés’étendaient à perte de vue des plaines stériles ayant sur leursurface de pâles étangs çà et là ; et le grand fleuve, devantlui, roulait ses flots verdâtres. Au printemps, la terre humideavait une odeur de pourriture. Puis, un vent désordonné soulevaitla poussière en tourbillons. Elle entrait partout, embourbaitl’eau, craquait sous les gencives. Un peu plus tard, c’était desnuages de moustiques, dont la susurration et les piqûres nes’arrêtaient ni jour ni nuit. Ensuite, survenaient d’atroces geléesqui donnaient aux choses la rigidité de la pierre, et inspiraientun besoin fou de manger de la viande.

Des mois s’écoulaient sans que Julien vît personne. Souvent ilfermait les yeux, tâchant, par la mémoire, de revenir dans sajeunesse ; et la cour d’un château apparaissait avec deslévriers sur un perron, des valets dans la salle d’armes, et, sousun berceau de pampres, un adolescent à cheveux blonds entre unvieillard couvert de fourrures et une dame à grand hennin ;tout à coup, les deux cadavres étaient là. Il se jetait à platventre sur son lit, et répétait en pleurant :

« Ah ! pauvre père ! pauvre mère ! pauvremère ! » et tombait dans un assoupissement où les visionsfunèbres continuaient.

Une nuit qu’il donnait, il crut entendre quelqu’un l’appeler. Iltendit l’oreille et ne distingua que le mugissement des flots.

Mais la voix reprit :

« Julien ! »

Elle venait de l’autre bord, ce qui lui parut extraordinaire, vula largeur du fleuve.

Une troisième fois on appela :

« Julien ! »

Et cette voix haute avait l’intonation d’une cloched’église.

Ayant allumé sa lanterne, il sortit de la cahute. Un ouraganfurieux emplissait la nuit. Les ténèbres étaient profondes, et çàet là déchirées par la blancheur des vagues qui bondissaient.

Après une minute d’hésitation, Julien dénoua l’amarre. L’eau,tout de suite, devint tranquille, la barque glissa dessus et touchal’autre berge, où un homme attendait.

Il était enveloppé d’une toile en lambeaux, la figure pareille àun masque de plâtre et les deux yeux plus rouges que des charbons.En approchant de lui la lanterne, Julien s’aperçut qu’une lèprehideuse le recouvrait ; cependant, il avait dans son attitudecomme une majesté de roi.

Dès qu’il entra dans la barque, elle enfonça prodigieusement,écrasée par son poids ; une secousse la remonta ; etJulien se mit à ramer.

À chaque coup d’aviron, le ressac des flots la soulevait parl’avant. L’eau, plus noire que de l’encre, courait avec furie desdeux côtés du bordage. Elle creusait des abîmes, elle faisait desmontagnes, et la chaloupe sautait dessus, puis redescendait dansdes profondeurs où elle tournoyait, ballottée par le vent.

Julien penchait son corps, dépliait les bras, et, s’arc-boutantdes pieds, se renversait avec une torsion de la taille, pour avoirplus de force. La grêle cinglait ses mains, la pluie coulait dansson dos, la violence de l’air l’étouffait, il s’arrêta. Alors lebateau fut emporté à la dérive. Mais, comprenant qu’il s’agissaitd’une chose considérable, d’un ordre auquel il ne fallait pasdésobéir, il reprit ses avirons ; et le claquement des toletscoupait la clameur de la tempête.

La petite lanterne brûlait devant lui. Des oiseaux, en voletant,la cachaient par intervalles. Mais toujours il apercevait lesprunelles du Lépreux qui se tenait debout à l’arrière, immobilecomme une colonne. Et cela dura longtemps, trèslongtemps !

Quand ils furent arrivés dans la cahute, Julien ferma laporte ; et tout à coup il le vit siégeant sur l’escabeau.L’espèce de linceul qui le recouvrait était tombé jusqu’à seshanches ; et ses épaules, sa poitrine, ses bras maigresdisparaissaient sous des plaques de pustules écailleuses. Des ridesénormes labouraient son front. Tel qu’un squelette, il avait untrou à la place du nez ; et ses lèvres bleuâtres dégageaientune haleine épaisse comme du brouillard, et nauséabonde.

« J’ai faim ! » dit-il.

Julien lui donna ce qu’il possédait, un vieux quartier de lardet les croûtes d’un pain noir.

Quand il les eut dévorés, la table, l’écuelle et le manche ducouteau portaient les mêmes taches que l’on voyait sur soncorps.

Ensuite, il dit : « J’ai soif ! » Julien alla chercher sacruche ; et, comme il la prenait, il en sortit un arôme quidilata son cœur et ses narines. C’était du vin. Quelletrouvaille ! mais le Lépreux avança le bras, et d’un traitvida toute la cruche.

Puis il dit : « J’ai froid ! »

Julien, avec sa chandelle, enflamma un paquet de fougères, aumilieu de la cabane.

Le Lépreux vint s’y chauffer ; et, accroupi sur les talons,il tremblait de tous ses membres, s’affaiblissait ; ses yeuxne brillaient plus, ses ulcères coulaient, et d’une voix presqueéteinte, il murmura : « Ton lit ! »

Julien l’aida doucement à s’y traîner, et même étendit sur lui,pour le couvrir, la toile de son bateau.

Le Lépreux gémissait. Les coins de sa bouche découvraient sesdents, un râle accéléré lui secouait la poitrine, et son ventre, àchacune de ses aspirations, se creusait jusqu’aux vertèbres.

Puis il ferma les paupières.

« C’est comme de la glace dans mes os ! Viens près demoi ! »

Et Julien, écartant la toile, se coucha sur les feuilles mortes,près de lui, côte à côte.

Le Lépreux tourna la tête.

« Déshabille-toi, pour que j’aie la chaleur de ton corps !»

Julien ôta ses vêtements ; puis, nu comme au jour de sanaissance, se replaça dans le lit ; et il sentait contre sacuisse la peau du Lépreux, plus froide qu’un serpent et rude commeune lime.

Il tâchait de l’encourager ; et l’autre répondait, enhaletant :

« Ah ! je vais mourir !… Rapproche-toi,réchauffe-moi ! Pas avec les mains ! non ! toute tapersonne. »

Julien s’étala dessus complètement, bouche contre bouche,poitrine contre poitrine.

Alors le Lépreux l’étreignit ; et ses yeux tout à coupprirent une clarté d’étoiles ; ses cheveux s’allongèrent commeles rais du soleil ; le souffle de ses narines avait ladouceur des roses ; un nuage d’encens s’éleva du foyer, lesflots chantaient. Cependant une abondance de délices, une joiesurhumaine descendait comme une inondation dans l’âme de Julienpâmé ; et celui dont les bras le serraient toujoursgrandissait, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds lesdeux murs de la cabane. Le toit s’envola, le firmament sedéployait ; et Julien monta vers les espaces bleus, face àface avec Notre Seigneur Jésus, qui l’emportait dans le ciel.

Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peuprès qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays.

Partie 3
Hérodias

Chapitre 1

 

La citadelle de Machærous se dressait à l’orient de la merMorte, sur un pic de basalte ayant la forme d’un cône. Quatrevallées profondes l’entouraient, deux vers les flancs, une en face,la quatrième au-delà. Des maisons se tassaient contre sa base, dansle cercle d’un mur qui ondulait suivant les inégalités duterrain ; et, par un chemin en zigzag tailladant le rocher, laville se reliait à la forteresse, dont les murailles étaient hautesde cent vingt coudées, avec des angles nombreux, des créneaux surle bord, et, çà et là, des tours qui faisaient comme des fleurons àcette couronne de pierres, suspendue au-dessus de l’abîme.

Il y avait dans l’intérieur un palais orné de portiques, etcouvert d’une terrasse que fermait une balustrade en bois desycomore, où des mâts étaient disposés pour tendre un vélarium.

Un matin, avant le jour, le Tétrarque Hérode-Antipas vint s’yaccouder, et regarda.

Les montagnes, immédiatement sous lui, commençaient à découvrirleurs crêtes, pendant que leur masse, jusqu’au fond des abîmes,était encore dans l’ombre. Un brouillard flottait, il se déchira,et les contours de la mer Morte apparurent. L’aube, qui se levaitderrière Machærous, épandait une rougeur. Elle illumina bientôt lessables de la grève, les collines, le désert, et, plus loin, tousles monts de la Judée, inclinant leurs surfaces raboteuses etgrises. Engaddi, au milieu, traçait une barre noire ; Hébron,dans l’enfoncement, s’arrondissait en dôme ; Esquol avait desgrenadiers, Sorek des vignes, Gazer des champs de sésame ; etla tour Antonia, de son cube monstrueux, dominait Jérusalem. LeTétrarque en détourna la vue pour contempler, à droite, lespalmiers de Jéricho ; et il songea aux autres villes de saGalilée : Capharnaüm, Endor, Nazareth, Tibérias où peut-être il nereviendrait plus. Cependant le Jourdain coulait sur la plainearide. Toute blanche, elle éblouissait comme une nappe de neige. Lelac, maintenant, semblait en lapis-lazuli ; et à sa pointeméridionale, du côté de l’Yémen, Antipas reconnut ce qu’ilcraignait d’apercevoir. Des tentes brunes étaient dispersées ;des hommes avec des lances circulaient entre les chevaux, et desfeux s’éteignant brillaient comme des étincelles à ras du sol.

C’étaient les troupes du roi des Arabes, dont il avait répudiéla fille pour prendre Hérodias, mariée à l’un de ses frères quivivait en Italie, sans prétentions au pouvoir.

Antipas attendait les secours des Romains ; et Vitellius,gouverneur de la Syrie, tardant à paraître, il se rongeaitd’inquiétudes.

Agrippa, sans doute, l’avait ruiné chez l’Empereur.

Philippe, son troisième frère, souverain de la Batanée, s’armaitclandestinement. Les Juifs ne voulaient plus de ses mœursidolâtres, tous les autres de sa domination ; si bien qu’ilhésitait entre deux projets : adoucir les Arabes ou conclure unealliance avec les Parthes ; et, sous le prétexte de fêter sonanniversaire, il avait convié pour ce jour même, à un grand festin,les chefs de ses troupes, les régisseurs de ses campagnes et lesprincipaux de la Galilée.

Il fouilla d’un regard aigu toutes les routes. Elles étaientvides. Des aigles volaient au-dessus de sa tête ; les soldats,le long du rempart, dormaient contre les murs ; rien nebougeait dans le château.

Tout à coup, une voix lointaine, comme échappée des profondeursde la terre, fît pâlir le Tétrarque. Il se pencha pourécouter ; elle avait disparu. Elle reprit ; et enclaquant dans ses mains, il cria « Mannaëi ! Mannaëi !»

Un homme se présenta, nu jusqu’à la ceinture, comme les masseursdes bains. Il était très grand, vieux, décharné, et portait sur lacuisse un coutelas dans une gaine de bronze. Sa chevelure, relevéepar un peigne, exagérait la longueur de son front. Une somnolencedécolorait ses yeux, mais ses dents brillaient, et ses orteilsposaient légèrement sur les dalles, tout son corps ayant lasouplesse d’un singe, et sa figure l’impassibilité d’une momie.

« Où est-il ? » demanda le Tétrarque.

Mannaëi répondit, en indiquant avec son pouce un objet derrièreeux :

« Là ! toujours !

– J’avais cru l’entendre ! »

Et Antipas, quand il eut respiré largement, s’informa deIaokanann, le même que les Latins appellent Saint Jean-Baptiste.Avait-on revu ces deux hommes, admis par indulgence, l’autre mois,dans son cachot, et savait-on, depuis lors, ce qu’ils étaient venusfaire ?

Mannaëi répliqua :

« Ils ont échangé avec lui des paroles mystérieuses, comme lesvoleurs, le soir, aux carrefours des routes. Ensuite ils sontpartis vers la Haute-Galilée, en annonçant qu’ils apporteraient unegrande nouvelle. »

Antipas baissa la tête, puis d’un air d’épouvante :

« Garde-le ! garde-le ! Et ne laisse entrerpersonne ! Ferme bien la porte ! Couvre la fosse !On ne doit pas même soupçonner qu’il vit ! »

Sans avoir reçu ces ordres, Mannaëi les accomplissait ; carIaokanann était Juif, et il exécrait les Juifs comme tous lesSamaritains.

Leur temple de Garizim, désigné par Moïse pour être le centred’Israël, n’existait plus depuis le roi Hyrcan ; et celui deJérusalem les mettait dans la fureur d’un outrage et d’uneinjustice permanente. Mannaëi s’y était introduit, afin d’ensouiller l’autel avec des os de morts. Ses compagnons, moinsrapides, avaient été décapités.

Il l’aperçut dans l’écartement de deux collines. Le soleilfaisait resplendir ses murailles de marbre blanc et les lames d’orde sa toiture. C’était comme une montagne lumineuse, quelque chosede surhumain, écrasant tout de son opulence et de son orgueil.

Alors il étendit les bras du côté de Sion ; et, la tailledroite, le visage en arrière, les poings fermés, lui jeta unanathème, croyant que les mots avaient un pouvoir effectif.

Antipas écoutait, sans paraître scandalisé.

Le Samaritain dit encore :

« Par moments il s’agite, il voudrait fuir, il espère unedélivrance. D’autres fois, il a l’air tranquille d’une bêtemalade ; ou bien je le vois qui marche dans les ténèbres, enrépétant : “Qu’importe ? Pour qu’il grandisse, il faut que jediminue !” »

Antipas et Mannaëi se regardèrent. Mais le Tétrarque était lasde réfléchir.

Tous ces monts autour de lui, comme des étages de grands flotspétrifiés, les gouffres noirs sur le flanc des falaises,l’immensité du ciel bleu, l’éclat violent du jour, la profondeurdes abîmes le troublaient ; et une désolation l’envahissait auspectacle du désert qui figure, dans le bouleversement de sesterrains, des amphithéâtres et des palais abattus. Le vent chaudapportait, avec l’odeur du soufre, comme l’exhalaison des villesmaudites, ensevelies plus bas que le rivage sous les eaux pesantes.Ces marques d’une colère immortelle effrayaient sa pensée ; etil restait les deux coudes sur la balustrade, les yeux fixes et lestempes dans les mains. Quelqu’un l’avait touché. Il se retourna.Hérodias était devant lui.

Une simarre de pourpre légère l’enveloppait jusqu’aux sandales.Sortie précipitamment de sa chambre, elle n’avait ni colliers nipendants d’oreilles ; une tresse de ses cheveux noirs luitombait sur un bras, et s’enfonçait, par le bout, dans l’intervallede ses deux seins. Ses narines trop remontées palpitaient ; lajoie d’un triomphe éclairait sa figure ; et, d’une voix forte,secouant le Tétrarque :

« César nous aime ! Agrippa est en prison !

– Qui te l’a dit ?

– Je le sais ! »

Elle ajouta :

« C’est pour avoir souhaité l’empire à Caïus !

« Tout en vivant de leurs aumônes, il avait brigué le titre deroi, qu’ils ambitionnaient comme lui. Mais dans l’avenir plus decraintes ! Les cachots de Tibère s’ouvrent difficilement, etquelquefois l’existence n’y est pas sûre ! »

Antipas la comprit ; et, bien qu’elle fût la sœurd’Agrippa, son intention atroce lui sembla justifiée. Ces meurtresétaient une conséquence des choses, une fatalité des maisonsroyales. Dans celle d’Hérode, on ne les comptait plus.

Puis, elle étala son entreprise : les clients achetés, leslettres découvertes, des espions à toutes les portes, et commentelle était parvenue à séduire Eutychès le dénonciateur. « Rien neme coûtait ! Pour toi, n’ai-je pas fait plus ?… J’aiabandonné ma fille ! »

Après son divorce, elle avait laissé dans Rome cette enfant,espérant bien en avoir d’autres du Tétrarque. Jamais elle n’enparlait. Il se demanda pourquoi son accès de tendresse.

On avait déplié le vélarium et apporté vivement de largescoussins auprès d’eux. Hérodias s’y affaissa, et pleurait, entournant le dos. Puis elle se passa la main sur les paupières, ditqu’elle n’y voulait plus songer, qu’elle se trouvaitheureuse ; et elle lui rappela leurs causeries là-bas, dansl’atrium, les rencontres aux étuves, leurs promenades le long de lavoie Sacrée, et les soirs, dans les grandes villas, au murmure desjets d’eau, sous des arcs de fleurs, devant la campagne romaine.Elle le regardait comme autrefois, en se frôlant contre sapoitrine, avec des gestes câlins. Il la repoussa. L’amour qu’elletâchait de ranimer était si loin, maintenant ! Et tous sesmalheurs en découlaient ; car, depuis douze ans bientôt, laguerre continuait. Elle avait vieilli le Tétrarque. Ses épaules sevoûtaient dans une toge sombre, à bordure violette ; sescheveux blancs se mêlaient à sa barbe, et le soleil, qui traversaitle voile, baignait de lumière son front chagrin. Celui d’Hérodiaségalement avait des plis ; et, l’un en face de l’autre, ils seconsidéraient d’une manière farouche.

Les chemins dans la montagne commencèrent à se peupler. Despasteurs piquaient des bœufs, des enfants tiraient des ânes, despalefreniers conduisaient des chevaux. Ceux qui descendaient leshauteurs au-delà de Machærous disparaissaient derrière lechâteau ; d’autres montaient le ravin en face, et, parvenus àla ville, déchargeaient leurs bagages dans les cours. C’étaient lespourvoyeurs du Tétrarque, et des valets, précédant sesconvives.

Mais au fond de la terrasse, à gauche, un Essénien parut, enrobe blanche, nu-pieds, l’air stoïque. Mannaëi, du côté droit, seprécipitait en levant son coutelas.

Hérodias lui cria : « Tue-le !

– Arrête ! » dit le Tétrarque.

Il devint immobile ; l’autre aussi.

Puis ils se retirèrent, chacun par un escalier différent, àreculons, sans se perdre des yeux.

« Je le connais ! dit Hérodias, il se nomme Phanuel, etcherche à voir Iaokanann, puisque tu as l’aveuglement de leconserver ! »

Antipas objecta qu’il pouvait un jour servir. Ses attaquescontre Jérusalem gagnaient à eux le reste des Juifs.

« Non ! reprit-elle, ils acceptent tous les maîtres, et nesont pas capables de faire une patrie ! Quant à celui quiremuait le peuple avec des espérances conservées depuis Néhémias,la meilleure politique était de le supprimer. »

Rien ne pressait, selon le Tétrarque. Iaokanann dangereux !Allons donc ! Il affectait d’en rire.

« Tais-toi ! » Et elle redit son humiliation, un jourqu’elle allait vers Galaad, pour la récolte du baume. « Des gens,au bord du fleuve, remettaient leurs habits. Sur un monticule, àcôté, un homme parlait. Il avait une peau de chameau autour desreins, et sa tête ressemblait à celle d’un lion. Dès qu’ilm’aperçut, il cracha sur moi toutes les malédictions des prophètes.Ses prunelles flamboyaient ; sa voix rugissait ; illevait les bras, comme pour arracher le tonnerre. Impossible defuir ! Les roues de mon char avaient du sable jusqu’auxessieux ; et je m’éloignais lentement, m’abritant sous monmanteau, glacée par ces injures qui tombaient comme une pluied’orage. »

Iaokanann l’empêchait de vivre. Quand on l’avait pris et liéavec des cordes, les soldats devaient le poignarder s’ilrésistait ; il s’était montré doux. On avait mis des serpentsdans sa prison ; ils étaient morts.

L’inanité de ces embûches exaspérait Hérodias. D’ailleurs,pourquoi sa guerre contre elle ? Quel intérêt lepoussait ? Ses discours, criés à des foules, s’étaientrépandus, circulaient ; elle les entendait partout, ilsemplissaient l’air. Contre des légions elle aurait eu de labravoure. Mais cette force plus pernicieuse que les glaives, etqu’on ne pouvait saisir, était stupéfiante ; et elleparcourait la terrasse, blêmie par sa colère, manquant de mots pourexprimer ce qui l’étouffait.

Elle songeait aussi que le Tétrarque, cédant à l’opinion,s’aviserait peut-être de la répudier. Alors tout seraitperdu ! Depuis son enfance, elle nourrissait le rêve d’ungrand empire. C’était pour y atteindre que, délaissant son premierépoux, elle s’était jointe à celui-là, qui l’avait dupée,pensait-elle.

« J’ai pris un bon soutien, en entrant dans tafamille !

– Elle vaut la tienne ! » dit simplement le Tétrarque.

Hérodias sentit bouillonner dans ses veines le sang des prêtreset des rois ses aïeux.

« Mais ton grand-père balayait le temple d’Ascalon. Les autresétaient bergers, bandits, conducteurs de caravanes, une horde,tributaire de Juda depuis le roi David ! Tous mes ancêtres ontbattu les tiens ! Le premier des Makkabi vous a chassésd’Hébron, Hyrcan forcés à vous circoncire ! » Et, exhalant lemépris de la patricienne pour le plébéien, la haine de Jacob contreÉdom, elle lui reprocha son indifférence aux outrages, sa mollesseenvers les Pharisiens qui le trahissaient, sa lâcheté pour lepeuple qui la détestait. « Tu es comme lui, avoue-le ! et turegrettes la fille arabe qui danse autour des pierres.Reprends-la ! Va-t’en vivre avec elle, dans sa maison detoile ! dévore son pain cuit sous la cendre ! avale lelait caillé de ses brebis ! baise ses joues bleues ! etoublie-moi ! »

Le Tétrarque n’écoutait plus. Il regardait la plate-forme d’unemaison, où il y avait une jeune fille et une vieille femme tenantun parasol à manche de roseau, long comme la ligne d’un pêcheur. Aumilieu du tapis, un grand panier de voyage restait ouvert. Desceintures, des voiles, des pendeloques d’orfèvrerie en débordaientconfusément. La jeune fille, par intervalles, se penchait vers ceschoses, et les secouait à l’air. Elle était vêtue comme lesRomaines, d’une tunique calamistrée avec un péplum à glandsd’émeraude ; et des lanières bleues enfermaient sa chevelure,trop lourde, sans doute, car, de temps à autre, elle y portait lamain. L’ombre du parasol se promenait au-dessus d’elle, en lacachant à demi. Antipas aperçut deux ou trois fois son col délicat,l’angle d’un œil, le coin d’une petite bouche. Mais il voyait, deshanches à la nuque, toute sa taille qui s’inclinait pour seredresser d’une manière élastique. Il épiait le retour de cemouvement, et sa respiration devenait plus forte ; des flammess’allumaient dans ses yeux. Hérodias l’observait.

Il demanda : « Qui est-ce ? »

Elle répondit n’en rien savoir, et s’en alla soudainementapaisée.

Le Tétrarque était attendu sous les portiques par des Galiléens,le maître des écritures, le chef des pâturages, l’administrateurdes salines et un Juif de Babylone, commandant ses cavaliers. Tousle saluèrent d’une acclamation. Puis, il disparut vers les chambresintérieures.

Phanuel surgit à l’angle d’un couloir.

« Ah ! encore ? Tu viens pour Iaokanann, sansdoute ?

– Et pour toi ! j’ai à t’apprendre une chose considérable.»

Et, sans quitter Antipas, il pénétra, derrière lui, dans unappartement obscur.

Le jour tombait par un grillage, se développant tout du longsous la corniche. Les murailles étaient peintes d’une couleurgrenat, presque noire. Dans le fond s’étalait un lit d’ébène, avecdes sangles en peau de bœuf. Un bouclier d’or, au-dessus, luisaitcomme un soleil.

Antipas traversa toute la salle, se coucha sur le lit.

Phanuel était debout. Il leva son bras, et dans une attitudeinspirée :

« Le Très-Haut envoie par moments un de ses fils. Iaokanann enest un. Si tu l’opprimes, tu seras châtié.

– C’est lui qui me persécute ! s’écria Antipas. Il a voulude moi une action impossible. Depuis ce temps-là il me déchire. Etje n’étais pas dur, au commencement ! Il a même dépêché deMachærous des hommes qui bouleversent mes provinces. Malheur à savie ! Puisqu’il m’attaque, je me défends !

– Ses colères ont trop de violence, répliqua Phanuel.N’importe ! Il faut le délivrer.

– On ne relâche pas les bêtes furieuses ! » dit leTétrarque.

L’Essénien répondit :

« Ne t’inquiète plus ! Il ira chez les Arabes, les Gaulois,les Scythes. Son œuvre doit s’étendre jusqu’au bout de laterre ! »

Antipas semblait perdu dans une vision.

« Sa puissance est forte !… Malgré moi, jel’aime !

– Alors, qu’il soit libre ! »

Le Tétrarque hocha la tête. Il craignait Hérodias, Mannaëi, etl’inconnu.

Phanuel tâcha de le persuader, en alléguant, pour garantie deses projets, la soumission des Esséniens aux rois. On respectaitces hommes pauvres, indomptables par les supplices, vêtus de lin,et qui lisaient l’avenir dans les étoiles.

Antipas se rappela un mot de lui, tout à l’heure.

« Quelle est cette chose que tu m’annonçais commeimportante ? »

Un nègre survint. Son corps était blanc de poussière. Il râlaitet ne put que dire :

« Vitellius !

– Comment ? Il arrive ?

– Je l’ai vu. Avant trois heures, il est ici ! »

Les portières des corridors furent agitées comme par le vent.Une rumeur emplit le château, un vacarme de gens qui couraient, demeubles qu’on traînait, d’argenteries s’écroulant ; et, duhaut des tours, des buccins sonnaient, pour avertir les esclavesdispersés.

Chapitre 2

 

Les remparts étaient couverts de monde quand Vitellius entradans la cour. Il s’appuyait sur le bras de son interprète, suivid’une grande litière rouge ornée de panaches et de miroirs, ayantla toge, le laticlave, les brodequins d’un consul et des licteursautour de sa personne.

Ils plantèrent contre la porte leurs douze faisceaux, desbaguettes reliées par une courroie avec une hache dans le milieu.Alors, tous frémirent devant la majesté du peuple romain.

La litière, que huit hommes manœuvraient, s’arrêta. Il en sortitun adolescent, le ventre gros, la face bourgeonnée, des perles lelong des doigts. On lui offrit une coupe pleine de vin etd’aromates. Il la but, et en réclama une seconde.

Le Tétrarque était tombé aux genoux du Proconsul, chagrin,disait-il, de n’avoir pas connu plus tôt la faveur de sa présence.Autrement, il eût ordonné sur les routes tout ce qu’il fallait pourles Vitellius. Ils descendaient de la déesse Vitellia. Une voie,menant du Janicule à la mer, portait encore leur nom. Lesquestures, les consulats étaient innombrables dans lafamille ; et quant à Lucius, maintenant son hôte, on devait leremercier comme vainqueur des Clites et père de ce jeune Aulus, quisemblait revenir dans son domaine, puisque l’Orient était la patriedes dieux.

Ces hyperboles furent exprimées en latin. Vitellius les acceptaimpassiblement.

Il répondit que le grand Hérode suffisait à la gloire d’unenation. Les Athéniens lui avaient donné la surintendance des jeuxOlympiques. Il avait bâti des temples en l’honneur d’Auguste, étépatient, ingénieux, terrible, et fidèle toujours aux Césars.

Entre les colonnes à chapiteaux d’airain, on aperçut Hérodiasqui s’avançait d’un air d’impératrice, au milieu de femmes etd’eunuques tenant sur des plateaux de vermeil des parfumsallumés.

Le Proconsul fit trois pas à sa rencontre ; et, l’ayantsaluée d’une inclinaison de tête :

« Quel bonheur ! s’écria-t-elle, que désormais Agrippa,l’ennemi de Tibère, fût dans l’impossibilité de nuire !… »

Il ignorait l’événement, elle lui parut dangereuse ; etcomme Antipas jurait qu’il ferait tout pour l’Empereur, Vitelliusajouta : « Même au détriment des autres ? »

Il avait tiré des otages du roi des Parthes, et l’Empereur n’ysongeait plus ; car Antipas, présent à la conférence, pour sefaire valoir, en avait tout de suite expédié la nouvelle. De là,une haine profonde, et les retards à fournir des secours.

Le Tétrarque balbutia. Mais Aulus dit en riant :

« Calme-toi, je te protège ! »

Le Proconsul feignit de n’avoir pas entendu. La fortune du pèredépendait de la souillure du fils ; et cette fleur des fangesde Caprée lui procurait des bénéfices tellement considérables,qu’il l’entourait d’égards, tout en se méfiant, parce qu’elle étaitvénéneuse.

Un tumulte s’éleva sous la porte. On introduisait une file demules blanches, montées par des personnages en costume de prêtres.C’étaient des Sadducéens et des Pharisiens, que la même ambitionpoussait à Machærous, les premiers voulant obtenir lasacrificature, et les autres la conserver. Leurs visages étaientsombres, ceux des Pharisiens surtout, ennemis de Rome et duTétrarque. Les pans de leur tunique les embarrassaient dans lacohue ; et leur tiare chancelait à leur front par-dessus desbandelettes de parchemin, où des écritures étaient tracées.

Presque en même temps arrivèrent des soldats de l’avant-garde.Ils avaient mis leurs boucliers dans des sacs, par précautioncontre la poussière ; et derrière eux était Marcellus,lieutenant du Proconsul, avec des publicains, serrant sous leursaisselles des tablettes de bois.

Antipas nomma les principaux de son entourage : Tolmaï,Kanthera, Sehon, Ammonius d’Alexandrie, qui lui achetait del’asphalte, Naâmann, capitaine de ses vélites, Iaçim leBabylonien.

Vitellius avait remarqué Mannaëi.

« Celui-là, qu’est-ce donc ? »

Le Tétrarque fît comprendre, d’un geste, que c’était lebourreau.

Puis, il présenta les Sadducéens.

Jonathas, un petit homme libre d’allures et parlant grec,supplia le maître de les honorer d’une visite à Jérusalem. Il s’yrendrait probablement.

Éléazar, le nez crochu et la barbe longue, réclama pour lesPharisiens le manteau du grand prêtre détenu dans la tour Antoniapar l’autorité civile.

Ensuite, les Galiléens dénoncèrent Ponce Pilate. À l’occasiond’un fou qui cherchait les vases d’or de David dans une caverne,près de Samarie, il avait tué des habitants ; et tousparlaient à la fois, Mannaëi plus violemment que les autres.Vitellius affirma que les criminels seraient punis.

Des vociférations éclatèrent en face d’un portique, où lessoldats avaient suspendu leurs boucliers. Les housses étantdéfaites, on voyait sur les umbo la figure de César. C’était pourles Juifs une idolâtrie. Antipas les harangua, pendant queVitellius, dans la colonnade, sur un siège élevé, s’étonnait deleur fureur. Tibère avait eu raison d’en exiler quatre cents enSardaigne. Mais chez eux ils étaient forts ; et il commanda deretirer les boucliers.

Alors, ils entourèrent le Proconsul, en implorant desréparations d’injustice, des privilèges, des aumônes. Les vêtementsétaient déchirés, on s’écrasait ; et, pour faire de la place,des esclaves avec des bâtons frappaient de droite et de gauche. Lesplus voisins de la porte descendirent sur le sentier, d’autres lemontaient ; ils refluèrent ; deux courants se croisaientdans cette masse d’hommes qui oscillait, comprimée par l’enceintedes murs.

Vitellius demanda pourquoi tant de monde. Antipas en dit lacause : le festin de son anniversaire ; et il montra plusieursde ses gens, qui, penchés sur les créneaux, halaient d’immensescorbeilles de viandes, de fruits, de légumes, des antilopes et descigognes, de larges poissons couleur d’azur, des raisins, despastèques, des grenades élevées en pyramides. Aulus n’y tint pas.Il se précipita vers les cuisines, emporté par cette goinfrerie quidevait surprendre l’univers.

En passant près d’un caveau, il aperçut des marmites pareilles àdes cuirasses. Vitellius vint les regarder ; et exigea qu’onlui ouvrît les chambres souterraines de la forteresse.

Elles étaient taillées dans le roc, en hautes voûtes, avec despiliers de distance en distance. La première contenait de vieillesarmures ; mais la seconde regorgeait de piques, et quiallongeaient toutes leurs pointes, émergeant d’un bouquet deplumes. La troisième semblait tapissée en nattes de roseaux, tantles flèches minces étaient perpendiculairement les unes à côté desautres. Des lames de cimeterres couvraient les parois de laquatrième. Au milieu de la cinquième, des rangs de casquesfaisaient, avec leurs crêtes, comme un bataillon de serpentsrouges. On ne voyait dans la sixième que des carquois ; dansla septième, que des cnémides ; dans la huitième, que desbrassards ; dans les suivantes, des fourches, des grappins,des échelles, des cordages jusqu’à des mâts pour les catapultes,jusqu’à des grelots pour le poitrail des dromadaires ! etcomme la montagne allait en s’élargissant vers sa base, évidée àl’intérieur telle qu’une ruche d’abeilles, au-dessous de ceschambres, il y en avait de plus nombreuses, et d’encore plusprofondes.

Vitellius, Phinées son interprète, et Sisenna le chef despublicains, les parcouraient à la lumière des flambeaux, queportaient trois eunuques.

On distinguait dans l’ombre des choses hideuses inventées parles barbares : casse-têtes garnis de clous, javelots empoisonnantles blessures, tenailles qui ressemblaient à des mâchoires decrocodiles ; enfin le Tétrarque possédait dans Machærous desmunitions de guerre pour quarante mille hommes.

Il les avait rassemblées en prévision d’une alliance de sesennemis. Mais le Proconsul pouvait croire ou dire que c’était pourcombattre les Romains, et il cherchait des explications.

Elles n’étaient pas à lui ; beaucoup servaient à sedéfendre des brigands ; d’ailleurs il en fallait contre lesArabes ; ou bien, tout cela avait appartenu à son père. Et, aulieu de marcher derrière le Proconsul, il allait devant, à pasrapides. Puis il se rangea le long du mur, qu’il masquait de satoge, avec ses deux coudes écartés ; mais le haut d’une portedépassait sa tête. Vitellius la remarque, et voulut savoir cequ’elle enfermait.

Le Babylonien pouvait seul l’ouvrir.

« Appelle le Babylonien ! »

On l’attendit.

Son père était venu des bords de l’Euphrate s’offrir au grandHérode, avec cinq cents cavaliers, pour défendre les frontièresorientales. Après le Partage du royaume, Iaçim était demeuré chezPhilippe, et maintenant servait Antipas.

Il se présenta un arc sur l’épaule, un fouet à la main. Descordons multicolores serraient étroitement ses jambes torses. Sesgros bras sortaient d’une tunique sans manches, et un bonnet defourrure ombrageait sa mine, dont la barbe était frisée enanneaux.

D’abord, il eut l’air de ne pas comprendre l’interprète. MaisVitellius lança un coup d’œil à Antipas, qui répéta tout de suiteson commandement. Alors Iaçim appliqua ses deux mains contre laporte. Elle glissa dans le mur.

Un souffle d’air chaud s’exhala des ténèbres. Une alléedescendait en tournant ; ils la prirent et arrivèrent au seuild’une grotte, plus étendue que les autres souterrains.

Une arcade s’ouvrait au fond sur le précipice, qui de ce côté-làdéfendait la citadelle. Un chèvrefeuille, se cramponnant à lavoûte, laissait retomber ses fleurs en pleine lumière. À ras dusol, un filet d’eau murmurait.

Des chevaux blancs étaient là, une centaine peut-être, et quimangeaient de l’orge sur une planche au niveau de leur bouche. Ilsavaient tous la crinière peinte en bleu, les sabots dans desmitaines de sparterie, et les poils d’entre les oreilles bouffantsur le frontal, comme une perruque. Avec leur queue très longue,ils se battaient mollement les jarrets. Le Proconsul en resta muetd’admiration.

C’étaient de merveilleuses bêtes, souples comme des serpents,légères comme des oiseaux. Elles partaient avec la flèche ducavalier, renversaient les hommes en les mordant au ventre, setiraient de l’embarras des rochers, sautaient par-dessus desabîmes, et pendant tout un jour continuaient dans les plaines leurgalop frénétique ; un mot les arrêtait. Dès que Iaçim entra,elles vinrent à lui, comme des moutons quand paraît leberger ; et, avançant leur encolure, elles le regardaientinquiètes avec leurs yeux d’enfant. Par habitude, il lança du fondde sa gorge un cri rauque qui les mit en gaieté ; et elles secabraient, affamées d’espace, demandant à courir.

Antipas, de peur que Vitellius ne les enlevât, les avaitemprisonnées dans cet endroit, spécial pour les animaux, en cas desiège.

« L’écurie est mauvaise, dit le Proconsul, et tu risques de lesperdre ! Fais l’inventaire, Sisenna ! »

Le publicain retira une tablette de sa ceinture, compta leschevaux et les inscrivit.

Les agents des compagnies fiscales corrompaient les gouverneurs,pour piller les provinces. Celui-là flairait partout, avec samâchoire de fouine et ses paupières clignotantes.

Enfin, on remonta dans la cour.

Des rondelles de bronze au milieu des pavés, çà et là,couvraient les citernes. Il en observa une, plus grande que lesautres, et qui n’avait pas sous les talons leur sonorité. Il lesfrappa toutes alternativement, puis hurla, en piétinant :

« Je l’ai ! je l’ai ! C’est ici le trésord’Hérode ! »

La recherche de ses trésors était une folie des Romains.

« Ils n’existaient pas », jura le Tétrarque.

« Cependant, qu’y avait-il là-dessous ?

– Rien ! un homme, un prisonnier.

– Montre-le ! » dit Vitellius.

Le Tétrarque n’obéit pas ; les Juifs auraient connu sonsecret. Sa répugnance à ouvrir la rondelle impatientaitVitellius.

« Enfoncez-la ! » cria-t-il aux licteurs.

Mannaëi avait deviné ce qui les occupait. Il crut, en voyant unehache, qu’on allait décapiter Iaokanann ; et il arrêta lelicteur au premier coup sur la plaque, insinua entre elle et lespavés une manière de crochet, puis, roidissant ses longs brasmaigres, la souleva doucement, elle s’abattit ; tousadmirèrent la force de ce vieillard. Sous le couvercle doublé debois, s’étendait une trappe de même dimension. D’un coup de poing,elle se replia en deux panneaux ; on vit alors un trou, unefosse énorme que contournait un escalier sans rampe ; et ceuxqui se penchèrent sur le bord aperçurent au fond quelque chose devague et d’effrayant.

Un être humain était couché par terre sous de longs cheveux seconfondant avec les poils de bête qui garnissaient son dos. Il seleva. Son front touchait à une grille horizontalementscellée ; et, de temps à autre, il disparaissait dans lesprofondeurs de son antre.

Le soleil faisait briller la pointe des tiares, le pommeau desglaives, chauffait à outrance les dalles ; et des colombes,s’envolant des frises, tournoyaient au-dessus de la cour. C’étaitl’heure où Mannaëi, ordinairement, leur jetait du grain. Il setenait accroupi devant le Tétrarque, qui était debout près deVitellius. Les Galiléens, les prêtres, les soldats, formaient uncercle par-derrière ; tous se taisaient, dans l’angoisse de cequi allait arriver.

Ce fut d’abord un grand soupir, poussé d’une voixcaverneuse.

Hérodias l’entendit à l’autre bout du palais. Vaincue par unefascination, elle traversa la foule ; et elle écoutait, unemain sur l’épaule de Mannaëi, le corps incliné.

La voix s’éleva :

« Malheur à vous, Pharisiens et Sadducéens, race de vipères,outres gonflées, cymbales retentissantes ! »

On avait reconnu Iaokanann. Son nom circulait. D’autresaccoururent.

« Malheur à toi, ô Peuple ! et aux traîtres de Juda, auxivrognes d’Éphraïm, à ceux qui habitent la vallée grasse, et queles vapeurs du vin font chanceler !

« Qu’ils se dissipent comme l’eau qui s’écoule, comme la limacequi se fond en marchant, comme l’avorton d’une femme qui ne voitpas le soleil.

« Il faudra, Moab, te réfugier dans les cyprès comme lespassereaux, dans les cavernes comme les gerboises. Les portes desforteresses seront plus vite brisées que des écailles de noix, lesmurs crouleront, les villes brûleront ; et le fléau del’Éternel ne s’arrêtera pas. Il retournera vos membres dans votresang, comme de la laine dans la cuve d’un teinturier. Il vousdéchirera comme une herse neuve ; il répandra sur lesmontagnes tous les morceaux de votre chair ! »

De quel conquérant parlait-il ? Était-ce deVitellius ? Les Romains seuls pouvaient produire cetteextermination. Des plaintes s’échappaient : « Assez !assez ! qu’il finisse ! »

Il continua, plus haut :

« Auprès du cadavre de leurs mères, les petits enfants setraîneront sur les cendres. On ira, la nuit, chercher son pain àtravers les décombres, au hasard des épées. Les chacalss’arracheront des ossements sur les places publiques, où le soirles vieillards causaient. Tes vierges, en avalant leurs pleurs,joueront de la cithare dans les festins de l’étranger, et tes filsles plus braves baisseront leur échine, écorchée par des fardeauxtrop lourds ! »

Le peuple revoyait les jours de son exil, toutes lescatastrophes de son histoire. C’étaient les paroles des anciensprophètes. Iaokanann les envoyait, comme de grands coups, l’uneaprès l’autre.

Mais la voix se fit douce, harmonieuse, chantante. Il annonçaitun affranchissement, des splendeurs au ciel, le nouveau-né un brasdans la caverne du dragon, l’or à la place de l’argile, le déserts’épanouissant comme une rose : « Ce qui maintenant vaut soixantekiccars ne coûtera pas une obole. Des fontaines de lait jaillirontdes rochers ; on s’endormira dans les pressoirs le ventreplein !

« Quand viendras-tu, toi que j’espère ? D’avance, tous lespeuples s’agenouillent, et ta domination sera éternelle, Fils deDavid ! »

Le Tétrarque se rejeta en arrière, l’existence d’un Fils deDavid l’outrageant comme une menace.

Iaokanann l’invectiva pour sa royauté. – « Il n’y a pas d’autreroi que l’Éternel ! » – et pour ses jardins, pour ses statues,pour ses meubles d’ivoire, comme l’impie Achab !

Antipas brisa la cordelette du cachet suspendu à sa poitrine, etle lança dans la fosse, en lui commandant de se taire.

La voix répondit :

« Je crierai comme un ours, comme un âne sauvage, comme unefemme qui enfante !

« Le châtiment est déjà dans ton inceste. Dieu t’afflige de lastérilité du mulet ! »

Et des rires s’élevèrent, pareils au clapotement des flots.

Vitellius s’obstinait à rester. L’interprète, d’un tonimpassible, redisait, dans la langue des Romains, toutes lesinjures que Iaokanann rugissait dans la sienne. Le Tétrarque etHérodias étaient forcés de les subir deux fois. Il haletait,pendant qu’elle observait béante le fond du puits.

L’homme effroyable se renversa la tête ; et, empoignant lesbarreaux, y colla son visage qui avait l’air d’une broussaille, oùétincelaient deux charbons : « Ah ! c’est toi,Iézabel !

« Tu as pris son cœur avec le craquement de ta chaussure. Tuhennissais comme une cavale. Tu as dressé ta couche sur les monts,pour accomplir tes sacrifices !

« Le Seigneur arrachera tes pendants d’oreilles, tes robes depourpre, tes voiles de lin, les anneaux de tes bras, les bagues detes pieds, et les petits croissants d’or qui tremblent sur tonfront, tes miroirs d’argent, tes éventails en plumes d’autruche,les patins de nacre qui haussent ta taille, l’orgueil de tesdiamants, les senteurs de tes cheveux, la peinture de tes ongles,tous les artifices de ta mollesse ; et les cailloux manquerontpour lapider l’adultère ! »

Elle chercha du regard une défense autour d’elle. Les Pharisiensbaissaient hypocritement leurs yeux. Les Sadducéens tournaient latête, craignant d’offenser le Proconsul. Antipas paraissaitmourir.

La voix grossissait, se développait, roulait avec desdéchirements de tonnerre, et, l’écho dans la montagne la répétant,elle foudroyait Machærous d’éclats multipliés.

« Étale-toi dans la poussière, fille de Babylone ! Faismoudre la farine ! Ôte ta ceinture, détache ton soulier,trousse-toi, passe les fleuves ! ta honte sera découverte, tonopprobre sera vu ! tes sanglots te briseront les dents !L’Éternel exècre la puanteur de tes crimes ! Maudite !maudite ! Crève comme une chienne ! »

La trappe se ferma, le couvercle se rabattit. Mannaëi voulaitétrangler Iaokanann.

Hérodias disparut. Les Pharisiens étaient scandalisés. Antipas,au milieu d’eux, se justifiait.

Sans doute, reprit Éléazar, il faut épouser la femme de sonfrère, mais Hérodias n’était pas veuve, et de plus elle avait unenfant, ce qui constituait l’abomination.

« Erreur ! erreur ! objecta le Sadducéen Jonathas. Laloi condamne ces mariages, sans les proscrire absolument.

– N’importe ! On est pour moi bien injuste ! disaitAntipas, car, enfin, Absalon a couché avec les femmes de son père,Juda avec sa bru, Ammon avec sa sœur, Loth avec ses filles. »

Aulus, qui venait de dormir, reparut à ce moment-là. Quand ilfut instruit de l’affaire, il approuva le Tétrarque. On ne devaitpoint se gêner pour de pareilles sottises ; et il riaitbeaucoup du blâme des prêtres, et de la fureur de Iaokanann.

Hérodias, au milieu du perron, se retourna vers lui.

« Tu as tort, mon maître ! Il ordonne au peuple de refuserl’impôt.

– Est-ce vrai ? » demanda tout de suite le Publicain.

Les réponses furent généralement affirmatives. Le Tétrarque lesrenforçait.

Vitellius songea que le prisonnier pouvait s’enfuir ; etcomme la conduite d’Antipas lui semblait douteuse, il établit dessentinelles aux portes, le long des murs et dans la cour.

Ensuite, il alla vers son appartement. Les députations desprêtres l’accompagnèrent.

Sans aborder la question de la sacrificature, chacune émettaitses griefs.

Tous l’obsédaient. Il les congédia.

Jonathas le quittait, quand il aperçut, dans un créneau, Antipascausant avec un homme à longs cheveux et en robe blanche, unEssénien ; et il regretta de l’avoir soutenu.

Une réflexion avait consolé le Tétrarque. Iaokanann ne dépendaitplus de lui ; les Romains s’en chargeaient. Quelsoulagement ! Phanuel se promenait alors sur le chemin deronde.

Il l’appela et, désignant les soldats :

« Ils sont les plus forts ! je ne peux le délivrer !ce n’est pas ma faute ! »

La cour était vide. Les esclaves se reposaient. Sur la rougeurdu ciel qui enflammait l’horizon, les moindres objetsperpendiculaires se détachaient en noir. Antipas distingua lessalines à l’autre bout de la mer Morte, et ne voyait plus lestentes des Arabes. Sans doute ils étaient partis ? La lune selevait ; un apaisement descendait dans son cœur.

Phanuel, accablé, restait le menton sur la poitrine. Enfin, ilrévéla ce qu’il avait à dire.

Depuis le commencement du mois, il étudiait le ciel avantl’aube, la constellation de Persée se trouvant au zénith. Agalah semontrait à peine, Algol brillait moins, Mira-Cœti avaitdisparu ; d’où il augurait la mort d’un homme considérable,cette nuit même, dans Machærous.

Lequel ? Vitellius était trop bien entouré. Onn’exécuterait pas Iaokanann. « C’est donc moi ! » pensa leTétrarque.

Peut-être que les Arabes allaient revenir ? Le Proconsuldécouvrirait ses relations avec les Parthes ! Des sicaires deJérusalem escortaient les prêtres ; ils avaient sous leursvêtements des poignards ; et le Tétrarque ne doutait pas de lascience de Phanuel.

Il eut l’idée de recourir à Hérodias. Il la haïssait pourtant.Mais elle lui donnerait du courage ; et tous les liensn’étaient pas rompus de l’ensorcellement qu’il avait autrefoissubi.

Quand il entra dans sa chambre, du cinnamome fumait sur unevasque de porphyre ; et des poudres, des onguents, des étoffespareilles à des nuages, des broderies plus légères que des plumes,étaient dispersées.

Il ne dit pas la prédiction de Phanuel, ni sa peur des Juifs etdes Arabes ; elle l’eût accusé d’être lâche. Il parlaseulement des Romains ; Vitellius ne lui avait rien confié deses projets militaires. Il le supposait ami de Caïus, quefréquentait Agrippa ; et il serait envoyé en exil, oupeut-être on l’égorgerait.

Hérodias, avec une indulgence dédaigneuse, tâcha de le rassurer.Enfin, elle tira d’un petit coffre une médaille bizarre, ornée duprofil de Tibère. Cela suffisait à faire pâlir les licteurs etfondre les accusations.

Antipas, ému de reconnaissance, lui demanda comment ellel’avait.

« On me l’a donnée », reprit-elle.

Sous une portière en face, un bras nu s’avança, un bras jeune,charmant et comme tourné dans l’ivoire par Polyclète. D’une façonun peu gauche, et cependant gracieuse, il ramait dans l’air, poursaisir une tunique oubliée sur une escabelle, près de lamuraille.

Une vieille femme la passa doucement, en écartant le rideau.

Le Tétrarque eut un souvenir, qu’il ne pouvait préciser.

« Cette esclave est-elle à toi ?

– Que t’importe ? » répondit Hérodias.

Chapitre 3

 

Les convives emplissaient la salle du festin.

Elle avait trois nefs, comme une basilique, et que séparaientdes colonnes en bois d’algumim, avec des chapiteaux de bronzecouverts de sculptures. Deux galeries à claire-voie s’appuyaientdessus ; et une troisième en filigrane d’or se bombait aufond, vis-à-vis d’un cintre énorme, qui s’ouvrait à l’autrebout.

Des candélabres, brûlant sur les tables alignées dans toute lalongueur du vaisseau, faisaient des buissons de feux, entre lescoupes de terre peinte et les plats de cuivre, les cubes de neige,les monceaux de raisin ; mais ces clartés rouges se perdaientprogressivement, à cause de la hauteur du plafond, et des pointslumineux brillaient, comme des étoiles, la nuit, à travers desbranches. Par l’ouverture de la grande baie, on apercevait desflambeaux sur les terrasses des maisons ; car Antipas fêtaitses amis, son peuple, et tous ceux qui s’étaient présentés.

Des esclaves, alertes comme des chiens et les orteils dans dessandales de feutre, circulaient, en portant des plateaux.

La table proconsulaire occupait, sous la tribune dorée, uneestrade en planches de sycomore. Des tapis de Babylonel’enfermaient dans une espèce de pavillon.

Trois lits d’ivoire, un en face et deux sur les flancs,contenaient Vitellius, son fils et Antipas ; le Proconsulétant près de la porte, à gauche, Aulus à droite, le Tétrarque aumilieu.

Il avait un lourd manteau noir, dont la trame disparaissait sousdes applications de couleur, du fard aux pommettes, la barbe enéventail, et de la poudre d’azur dans ses cheveux serrés par undiadème de pierreries. Vitellius gardait son baudrier de pourpre,qui descendait en diagonale sur une toge de lin. Aulus s’était faitnouer dans le dos les manches de sa robe en soie violette, laméed’argent. Les boudins de sa chevelure formaient des étages, et uncollier de saphirs étincelait à sa poitrine, grasse et blanchecomme celle d’une femme. Près de lui, sur une natte et jambescroisées, se tenait un enfant très beau, qui souriait toujours. Ill’avait vu dans les cuisines, ne pouvait plus s’en passer, et,ayant peine à retenir son nom chaldéen, l’appelait simplement : «l’Asiatique ». De temps à autre, il s’étalait sur le triclinium.Alors, ses pieds nus dominaient l’assemblée.

De ce côté-là, il y avait les prêtres et les officiersd’Antipas, des habitants de Jérusalem, les principaux des villesgrecques ; et, sous le Proconsul : Marcellus avec lesPublicains, des amis du Tétrarque, les personnages de Kana,Ptolémaïde, Jéricho ; puis, pêle-mêle : des montagnards duLiban, et les vieux soldats d’Hérode ; douze Thraces, unGaulois, deux Germains, des chasseurs de gazelles, des pâtres del’Idumée, le sultan de Palmyre, des marins d’Eziongaber. Chacunavait devant soi une galette de pâte molle, pour s’essuyer lesdoigts ; et les bras, s’allongeant comme des cous de vautour,prenaient des olives, des pistaches, des amandes. Toutes lesfigures étaient joyeuses, sous des couronnes de fleurs.

Les Pharisiens les avaient repoussées comme indécence romaine.Ils frissonnèrent quand on les aspergea de galbanum et d’encens,composition réservée aux usages du Temple.

Aulus en frotta son aisselle ; et Antipas lui en promittout un chargement, avec trois couffes de ce véritable baume, quiavait fait convoiter la Palestine à Cléopâtre.

Un capitaine de sa garnison de Tibériade, survenu tout àl’heure, s’était placé derrière lui, pour l’entretenir d’événementsextraordinaires. Mais son attention était partagée entre leProconsul et ce qu’on disait aux tables voisines.

On y causait de Iaokanann et des gens de son espèce ; Simonde Gittoï lavait les péchés avec du feu. Un certain Jésus…

« Le pire de tous, s’écria Éléazar. Quel infâme bateleur !»

Derrière le Tétrarque, un homme se leva, pâle comme la bordurede sa chlamyde. Il descendit l’estrade, et, interpellant lesPharisiens :

« Mensonge ! Jésus fait des miracles ! »

Antipas désirait en voir.

« Tu aurais dû l’amener ! Renseigne-nous ! »

Alors il conta que lui Jacob ayant une fille malade, s’étaitrendu à Capharnaüm, pour supplier le Maître de vouloir la guérir.Le Maître avait répondu : « Retourne chez toi, elle estguérie ! » Et il l’avait trouvée sur le seuil, étant sortie desa couche quand le gnomon du palais marquait la troisième heure,l’instant même où il abordait Jésus.

Certainement, objectèrent les Pharisiens, il existait despratiques, des herbes puissantes ! Ici même, à Machærous,quelquefois on trouvait le baaras qui rend invulnérable ; maisguérir sans voir ni toucher était une chose impossible, à moins queJésus n’employât les démons.

Et les amis d’Antipas, les principaux de la Galilée, reprirent,en hochant la tête :

« Les démons, évidemment. »

Jacob, debout entre leur table et celle des prêtres, se taisaitd’une manière hautaine et douce.

Ils le sommaient de parler : « Justifie son pouvoir ! »

Il courba les épaules, et à voix basse, lentement, comme effrayéde lui-même : « Vous ne savez donc pas que c’est le Messie ?»

Tous les prêtres se regardèrent ; et Vitellius demandal’explication du mot. Son interprète fut une minute avant derépondre.

Ils appelaient ainsi un libérateur qui leur apporterait lajouissance de tous les biens et la domination de tous les peuples.Quelques-uns même soutenaient qu’il fallait compter sur deux. Lepremier serait vaincu par Gog et Magog, des démons du Nord ;mais l’autre exterminerait le Prince du Mal ; et, depuis dessiècles, ils l’attendaient à chaque minute.

Les prêtres s’étant concertés, Éléazar prit la parole.

D’abord le Messie serait enfant de David, et non d’uncharpentier ; il confirmerait la Loi. Ce Nazaréenl’attaquait ; et, argument plus fort, il devait être précédépar la venue d’Élie.

Jacob répliqua :

« Mais il est venu, Élie !

– Élie ! Élie ! » répéta la foule, jusqu’à l’autrebout de la salle.

Tous, par l’imagination, apercevaient un vieillard sous un volde corbeaux la foudre allumant un autel des pontifes idolâtresjetés aux torrents et les femmes, dans les tribunes, songeaient àla veuve de Sarepta. Jacob s’épuisait à redire qu’il leconnaissait ! Il l’avait vu ! et le peupleaussi !

« Son nom ? »

Alors, il cria de toutes ses forces :

« Iaokanann ! »

Antipas se renversa comme frappé en pleine poitrine. LesSadducéens avaient bondi sur Jacob. Éléazar pérorait, pour se faireécouter.

Quand le silence fut établi, il drapa son manteau, et comme unjuge posa des questions.

« Puisque le prophète est mort… »

Des murmures l’interrompirent. On croyait Élie disparuseulement.

Il s’emporta contre la foule, et, continuant son enquête :

« Tu penses qu’il est ressuscité ?

– Pourquoi pas ? » dit Jacob.

Les Sadducéens haussèrent les épaules ; Jonathas,écarquillant ses petits yeux, s’efforçait de rire comme un bouffon.Rien de plus sot que la prétention du corps à la vieéternelle ; et il déclama, pour le Proconsul, ce vers d’unpoète contemporain :

Nec crescit, nec post mortem durare videtur.

Mais Aulus était penché au bord du triclinium, le front ensueur, le visage vert, les poings sur l’estomac.

Les Sadducéens feignirent un grand émoi le lendemain, lasacrificature leur fut rendue ; Antipas étalait dudésespoir ; Vitellius demeurait impassible. Ses angoissesétaient pourtant violentes ; avec son fils il perdait safortune.

Aulus n’avait pas fini de se faire vomir qu’il voulutremanger.

« Qu’on me donne de la râpure de marbre, du schiste de Naxos, del’eau de mer, n’importe quoi ! Si je prenais un bain ?»

Il croqua de la neige, puis, ayant balancé entre une terrine deCommagène et des merles roses, se décida pour des courges au miel.L’Asiatique le contemplait, cette faculté d’engloutissementdénotant un être prodigieux et d’une race supérieure.

On servit des rognons de taureau, des loirs, des rossignols, deshachis dans des feuilles de pampre ; et les prêtresdiscutaient sur la résurrection. Ammonius, élève de Philon lePlatonicien, les jugeait stupides, et le disait à des Grecs qui semoquaient des oracles. Marcellus et Jacob s’étaient joints. Lepremier narrait au second le bonheur qu’il avait ressenti sous lebaptême de Mithra, et Jacob l’engageait à suivre Jésus. Les vins depalme et de tamaris, ceux de Safet et de Byblos, coulaient desamphores dans les cratères, des cratères dans les coupes, descoupes dans les gosiers ; on bavardait, les cœurss’épanchaient. Iaçim, bien que Juif, ne cachait plus son adorationdes planètes. Un marchand d’Aphaka ébahissait des nomades, endétaillant les merveilles du temple d’Hiérapolis ; et ilsdemandaient combien coûterait le pèlerinage. D’autres tenaient àleur religion natale. Un Germain presque aveugle chantait un hymnecélébrant ce promontoire de la Scandinavie, où les dieuxapparaissent avec les rayons de leurs figures ; et des gens deSichem ne mangèrent pas de tourterelles, par déférence pour lacolombe Azima.

Plusieurs causaient debout, au milieu de la salle ; et lavapeur des haleines avec les fumées des candélabres faisaient unbrouillard dans l’air. Phanuel passa le long des murs. Il venaitencore d’étudier le firmament, mais n’avançait pas jusqu’auTétrarque, redoutant les taches d’huile qui, pour les Esséniens,étaient une grande souillure.

Des coups retentirent contre la porte du château.

On savait maintenant que Iaokanann s’y trouvait détenu. Deshommes avec des torches grimpaient le sentier. Une masse noirefourmillait dans le ravin et ils hurlaient de temps à autre :

« Iaokanann ! Iaokanann !

– Il dérange tout ! » dit Jonathas.

« On n’aura plus d’argent, s’il continue ! » ajoutèrent lesPharisiens.

Et des récriminations partaient :

« Protège-nous !

– Qu’on en finisse !

– Tu abandonnes la religion !

– Impie comme les Hérode !

– Moins que vous ! répliqua Antipas. C’est mon père qui aédifié votre temple ! »

Alors les Pharisiens, les fils des proscrits, les partisans desMatathias accusèrent le Tétrarque des crimes de sa famille.

Ils avaient des crânes pointus, la barbe hérissée, des mainsfaibles et méchantes, ou la face camuse, de gros yeux ronds, l’airde bouledogues. Une douzaine, scribes et valets des prêtres,nourris par le rebut des holocaustes, s’élancèrent jusqu’au bas del’estrade ; et avec des couteaux ils menaçaient Antipas, quiles haranguait, pendant que les Sadducéens le défendaientmollement. Il aperçut Mannaëi, et lui fit signe de s’en aller,Vitellius indiquant par sa contenance que ces choses ne leregardaient pas.

Les Pharisiens, restés sur leur triclinium, se mirent dans unefureur démoniaque. Ils brisèrent les plats devant eux. On leuravait servi le ragoût chéri de Mécène, de l’âne sauvage, une viandeimmonde.

Aulus les railla à propos de la tête d’âne, qu’ils honoraient,disait-on, et débita d’autres sarcasmes sur leur antipathie dupourceau. C’était sans doute parce que cette grosse bête avait tuéleur Bacchus ; et ils aimaient trop le vin, puisqu’on avaitdécouvert dans le Temple une vigne d’or.

Les prêtres ne comprenaient pas ses paroles. Phinées, Galiléend’origine, refusa de les traduire. Alors sa colère fut démesurée,d’autant plus que l’Asiatique, pris de peur, avait disparu ;et le repas lui déplaisait, les mets étaient vulgaires, pointdéguisés suffisamment ! Il se calma, en voyant des queues debrebis syriennes, qui sont des paquets de graisse.

Le caractère des Juifs semblait hideux à Vitellius.

Leur dieu pouvait bien être Moloch, dont il avait rencontré desautels sur la route ; et les sacrifices d’enfants luirevinrent à l’esprit, avec l’histoire de l’homme qu’ilsengraissaient mystérieusement. Son cœur de Latin était soulevé dedégoût par leur intolérance, leur rage iconoclaste, leurachoppement de brute. Le Proconsul voulait partir. Aulus s’yrefusa.

La robe abaissée jusqu’aux hanches, il gisait derrière unmonceau de victuailles, trop repu pour en prendre, mais s’obstinantà ne point les quitter.

L’exaltation du peuple grandit. Ils s’abandonnèrent à desprojets d’indépendance. On rappelait la gloire d’Israël. Tous lesconquérants avaient été châtiés ! Antigone, Crassus,Varus…

« Misérables ! » dit le Proconsul car il entendait lesyriaque ; son interprète ne servait qu’à lui donner du loisirpour répondre.

Antipas, bien vite, tira la médaille de l’Empereur et,l’observant avec tremblement, il la présentait du côté del’image.

Les panneaux de la tribune d’or se déployèrent tout àcoup ; et à la splendeur des cierges, entre ses esclaves etdes festons d’anémone, Hérodias apparut, coiffée d’une mitreassyrienne qu’une mentonnière attachait à son front. Ses cheveux enspirales s’épandaient sur un péplos d’écarlate, fendu dans lalongueur des manches. Deux monstres en pierre, pareils à ceux dutrésor des Atrides, se dressant contre la porte, elle ressemblait àCybèle accotée de ses lions ; et du haut de la balustrade quidominait Antipas, avec une patère à la main, elle cria :

« Longue vie à César ! »

Cet hommage fut répété par Vitellius, Antipas et lesprêtres.

Mais il arriva du fond de la salle un bourdonnement de surpriseet d’admiration. Une jeune fille venait d’entrer.

Sous un voile bleuâtre lui cachant la poitrine et la tête, ondistinguait les arcs de ses yeux, les calcédoines de ses oreilles,la blancheur de sa peau. Un carré de soie gorge-de-pigeon, encouvrant les épaules, tenait aux reins par une ceintured’orfèvrerie. Ses caleçons noirs étaient semés de mandragores etd’une manière indolente, elle faisait claquer de petites pantouflesen duvet de colibri.

Sur le haut de l’estrade, elle retira son voile. C’étaitHérodias, comme autrefois dans sa jeunesse. Puis, elle se mit àdanser.

Ses pieds passaient l’un devant l’autre, au rythme de la flûteet d’une paire de crotales. Ses bras arrondis appelaient quelqu’un,qui s’enfuyait toujours. Elle le poursuivait, plus légère qu’unpapillon, comme une Psyché curieuse, comme une âme vagabonde, etsemblait prête à s’envoler.

Les sons funèbres de la gingras remplacèrent les crotales.L’accablement avait suivi l’espoir. Ses attitudes exprimaient dessoupirs, et toute sa personne une telle langueur qu’on ne savaitpas si elle pleurait un dieu, ou se mourait dans sa caresse. Lespaupières entre-closes, elle se tordait la taille, balançait sonventre avec des ondulations de houle, faisait trembler ses deuxseins, et son visage demeurait immobile, et ses pieds n’arrêtaientpas.

Vitellius la compara à Mnester, le pantomime. Aulus vomissaitencore. Le Tétrarque se perdait dans un rêve, et ne songeait plus àHérodias. Il crut la voir près des Sadducéens. La visions’éloigna.

Ce n’était pas une vision. Elle avait fait instruire, loin deMachærous, Salomé, sa fille, que le Tétrarque aimerait ; etl’idée était bonne. Elle en était sûre, maintenant !

Puis, ce fut l’emportement de l’amour qui veut être assouvi.Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes desCataractes, comme les Bacchantes de Lydie. Elle se renversait detous les côtés, pareille à une fleur que la tempête agite. Lesbrillants de ses oreilles sautaient, l’étoffe de son doschatoyait ; de ses bras, de ses pieds, de ses vêtementsjaillissaient d’invisibles étincelles qui enflammaient les hommes.Une harpe chanta ; la multitude y répondit par desacclamations. Sans fléchir ses genoux en écartant les jambes, ellese courba si bien que son menton frôlait le plancher ; et lesnomades habitués à l’abstinence, les soldats de Rome experts endébauches, les avares publicains, les vieux prêtres aigris par lesdisputes, tous, dilatant leurs narines, palpitaient deconvoitise.

Ensuite elle tourna autour de la table d’Antipas,frénétiquement, comme le rhombe des sorcières ; et d’une voixque des sanglots de volupté entrecoupaient, il lui disait : «Viens ! viens ! » Elle tournait toujours ; lestympanons sonnaient à éclater, la foule hurlait. Mais le Tétrarquecriait plus fort : « Viens ! viens ! Tu aurasCapharnaüm ! la plaine de Tibérias ! mescitadelles ! la moitié de mon royaume ! »

Elle se jeta sur les mains, les talons en l’air, parcourut ainsil’estrade comme un grand scarabée ; et s’arrêta,brusquement.

Sa nuque et ses vertèbres faisaient un angle droit. Lesfourreaux de couleur qui enveloppaient ses jambes, lui passantpar-dessus l’épaule, comme des arcs-en-ciel, accompagnaient safigure, à une coudée du sol. Ses lèvres étaient peintes, sessourcils très noirs, ses yeux presque terribles, et desgouttelettes à son front semblaient une vapeur sur du marbreblanc.

Elle ne parlait pas. Ils se regardaient.

Un claquement de doigts se fit dans la tribune. Elle y monta,reparut ; et, en zézayant un peu, prononça ces mots, d’un airenfantin :

« Je veux que tu me donnes dans un plat… la tête… » Elle avaitoublié le nom, mais reprit en souriant : « La tête deIaokanann ! »

Le Tétrarque s’affaissa sur lui-même, écrasé.

Il était contraint par sa parole, et le peuple attendait. Maisla mort qu’on lui avait prédite, en s’appliquant à un autre,peut-être détournerait la sienne ? Si Iaokanann étaitvéritablement Élie, il pourrait s’y soustraire ; s’il nel’était pas, le meurtre n’avait plus d’importance.

Mannaëi était à ses côtés, et comprit son intention.

Vitellius le rappela pour lui confier le mot d’ordre dessentinelles gardant la fosse.

Ce fut un soulagement. Dans une minute, tout seraitfini !

Cependant, Mannaëi n’était guère prompt en besogne.

Il rentra, mais bouleversé.

Depuis quarante ans il exerçait la fonction de bourreau. C’étaitlui qui avait noyé Aristobule, étranglé Alexandre, brûlé vifMatathias, décapité Zosime, Pappus, Joseph et Antipater ; etil n’osait tuer Iaokanann ! Ses dents claquaient, tout soncorps tremblait.

Il avait aperçu devant la fosse le Grand Ange des Samaritains,tout couvert d’yeux et brandissant un immense glaive, rouge, etdentelé comme une flamme. Deux soldats amenés en témoignagepouvaient le dire.

Ils n’avaient rien vu, sauf un capitaine juif, qui s’étaitprécipité sur eux, et qui n’existait plus.

La fureur d’Hérodias dégorgea en un torrent d’injurespopulacières et sanglantes. Elle se cassa les ongles au grillage dela tribune, et les deux lions sculptés semblaient mordre sesépaules et rugir comme elle.

Antipas l’imita, les prêtres, les soldats, les Pharisiens, tousréclamant une vengeance, et les autres, indignés qu’on retardâtleur plaisir.

Mannaëi sortit, en se cachant la face.

Les convives trouvèrent le temps encore plus long que lapremière fois. On s’ennuyait.

Tout à coup, un bruit de pas se répercuta dans les couloirs. Lemalaise devenait intolérable.

La tête entra ; et Mannaëi la tenait par les cheveux, aubout de son bras, fier des applaudissements.

Quand il l’eut mise sur un plat, il l’offrit à Salomé.

Elle monta lestement dans la tribune ; et plusieurs minutesaprès, la tête fut rapportée par cette vieille femme que leTétrarque avait distinguée le matin sur la plate-forme d’unemaison, et tantôt dans la chambre d’Hérodias.

Il se reculait pour ne pas la voir. Vitellius y jeta un regardindifférent.

Mannaëi descendit l’estrade, et l’exhiba aux capitaines romains,puis à tous ceux qui mangeaient de ce côté.

Ils l’examinèrent.

La lame aiguë de l’instrument, glissant du haut en bas, avaitentamé la mâchoire. Une convulsion tirait les coins de la bouche.Du sang, caillé déjà, parsemait la barbe. Les paupières closesétaient blêmes comme des coquilles ; et les candélabres àl’entour envoyaient des rayons.

Elle arriva à la table des prêtres. Un Pharisien la retournacurieusement ; et Mannaëi, l’ayant remise d’aplomb, la posadevant Aulus, qui en fut réveillé. Par l’ouverture de leurs cils,les prunelles mortes et les prunelles éteintes semblaient se direquelque chose. Ensuite Mannaëi la présenta à Antipas. Des pleurscoulèrent sur les joues du Tétrarque.

Les flambeaux s’éteignaient. Les convives partirent ; et ilne resta plus dans la salle qu’Antipas, les mains contre ses tempeset regardant toujours la tête coupée tandis que Phanuel, debout aumilieu de la grande nef, murmurait des prières, les brasétendus.

À l’instant où se levait le soleil, deux hommes, expédiésautrefois par Iaokanann, survinrent, avec la réponse si longtempsespérée.

Ils la confièrent à Phanuel, qui en eut un ravissement.

Puis il leur montra l’objet lugubre, sur le plateau, entre lesdébris du festin. Un des hommes lui dit :

« Console-toi ! Il est descendu chez les morts annoncer leChrist ! »

L’Essénien comprenait maintenant ces paroles : « Pour qu’ilcroisse, il faut que je diminue. »

Et tous les trois, ayant pris la tête de Iaokanann, s’enallèrent du côté de la Galilée.

Comme elle était très lourde, ils la portaientalternativement.

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