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Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

d’ Erckmann-Chatrian
UN CHEF DE CHANTIER À L’ISTHME DESUEZ
I

 

Lorsque j’étais employé au canal de Suez, en 1865 et les années suivantes, me dit mon ami Goguel, j’avais l’habitude de me lever une ou deux heures avant le travail, pour respirer la fraîcheur du matin et voir si tout était en ordre dans nos environs.

Le campement du Sérapéum, – où se trouvaient nos chantiers, – situé sur l’emplacement de l’antique temple de Sérapis ruiné depuis deux mille ans, se composait alors de cinq maisonnettes recouvertes de béton, de la cantine, grande baraque en briques, d’une vingtaine d’autres baraques plus petites, pour loger les ouvriers, et du village arabe, formé d’un monceau de huttes sur le bord de l’embranchement qui nous amenait l’eau potable du canal d’eau douce, éloigné d’environ deux kilomètres.

Quant aux ruines de Sérapis, c’étaient quelques briques qu’on déterrait de loin en loin ; un vieux pot cassé, un tesson de cruche ou d’autres choses du même genre,que les amateurs admiraient comme des reliques, et qui ne valaient pas une pipe de tabac.

Presque toutes nos baraques étaient abandonnées depuis la mort du vice-roi Mohamet-Saïd, l’ami de M. de Lesseps, arrivée en 1863 ; son successeur,Ismaïl, ayant retiré les vingt mille fellahs qui travaillaient au canal maritime, pour les employer à la culture de la canne à sucreet du coton, il s’agissait de remplacer cette masse de gens par destravailleurs libres, recrutés dans toutes les parties du monde.

À force d’articles de gazette et de promesses,il en arrivait quelques-uns de l’Italie, de la Syrie, de laGrèce ; quelques barbarins, presque tous domestiques, garçonsde barque ou d’écurie, venaient aussi de Kenneh et d’ailleurs,mais, sauf les anciens employés de la Compagnie universelle, bienlogés et bien payés, il ne restait plus mille ouvriers dansl’isthme : c’était une véritable débâcle.

M. de Lesseps, pour monter sonpersonnel, avait dû s’adresser aux Ponts-et-Chaussées, qui avaientcommencé, grâce aux vingt mille fellahs, la première partie ducanal maritime, de Port-Saïd au lac Timsah : un petit chenal,avec cinquante à soixante centimètres d’eau, permettait aux bateauxplats d’aller de Port-Saïd à Ismaïlia ; mais, pour terminer lecanal, il fallait couper les seuils d’El-Guirs, de Toussoum, duSérapéum, de Chalouf jusqu’à Suez ; creuser la tranchée dansune partie des lacs amers et lui donner dans tout son parcours lalargeur et la profondeur nécessaires au passage des plus grospaquebots ; il fallait remuer plus de millions de mètres cubesde déblais qu’il n’en faudrait pour couvrir Paris et sa banlieuebien au-dessus des tours Notre-Dame.

D’après cela, Jean-Baptiste, tu comprends quemille ouvriers auraient eu de l’ouvrage jusqu’à la consommation dessiècles.

C’est alors que M. de Lesseps eutl’idée de traiter, pour l’achèvement du canal maritime, avec lesingénieurs Borel et Lavalley, à tant le mètre cube, et moyennant defortes avances sur les cent vingt millions d’indemnité dus par levice-roi à la Compagnie universelle, en compensation des fellahsqu’elle avait perdus.

Ces messieurs avaient leur plan : c’étaitde remplacer les bras, qui manquaient, par des machines et par desdragues, qui n’emploieraient qu’un petit nombre d’hommes etferaient chacune le travail de trois cents fellahs.

Et l’affaire entendue de la sorte, ils semirent à construire ces machines énormes dans tous les ateliers ettoutes les fonderies de l’Europe ; cela leur prit deuxans.

En attendant, nous autres employés del’Entreprise, nous creusions un petit canal, large comme celui dela Marne au Rhin, entre le Sérapéum et le lac Timsah, pour recevoirles dragues et les bateaux porteurs quand ils viendraient ;cette tranchée se développait sur la ligne même que devait suivrele canal maritime ; les dragues devaient l’élargir etl’approfondir ; seulement il fallait d’abord y faire arriverl’eau, chose qui nous paraissait assez difficile, attendu que leniveau de la Méditerranée d’un côté et celui de la mer Rouge del’autre étaient à quelques mètres au-dessous du fond.

Enfin, cela regardait l’Entreprise ; nouspoursuivions notre travail sans nous inquiéter du reste.

Et maintenant que tu connais ma position, j’enreviens à notre histoire au Sérapéum, en plein désert, à seizekilomètres d’Ismaïlia, à soixante-dix de Suez.

Je me levais donc la nuit, la chaleur du jourétant tellement grande qu’un œuf cuisait au soleil, et qu’ilsuffisait, pour se débarrasser des puces qui vous obsédaient,d’exposer sa chemise sur le sable : au bout de dix minuteselles étaient rôties.

Moi, j’étais devenu noir comme un corbeau, ettous les camarades d’Europe se trouvaient dans le même état.

Je passais simplement mon pantalon de coutilet je me mettais en route, en roulant une cigarette.

Il me semble encore y être. Voici la baraquede notre docteur arabe, Chabassi ; voici celle de mon camaradeKer-Forme, commandant l’équipe de nuit ; celle du maîtrecharpentier Gendron, un Parisien plein de bon sens ; le fourde notre boulanger Sainbois, chez lequel on allait prendre un verred’absinthe ou de raki à l’occasion ; la jolie maisonnette deM. Réné-Caillé, chef de section de la Compagnie ; cellede M. Laugaudin, le nôtre ; la chapelle, la poste, letélégraphe, tout est là qui défile sous mes yeux à la lueur desétoiles.

J’allais au hasard, à droite, à gauche ;et le plus souvent je longeais par derrière les petites baraquesdes Piémontais, Dalmates, Monténégrins, où fumait encore surl’âtre, devant les portes, un restant du feu de la veille.

En rôdant ainsi, j’arrivais près des magasinsde la Compagnie ; là, parmi les hangars, dans une sorte defenil en planches couvert de nattes en roseau, un vieux chameautout pelé, les paupières à demi fermées, les lèvres pendantes,devant une auge en bois pleine de paille hachée et de fèvesconcassées, mâchait gravement sa pitance.

Il était vieux comme Mathusalem ; seslongues dents jaunes rabotaient l’une contre l’autre pour moudreses fèves, et de temps en temps il relevait sa vieille tête depatriarche, promenant au loin un regard mélancolique sur le désert,où ses jambes s’étaient allongées pendant un demi-siècle.

Maintenant il avait sa retraite et remplissaitseulement encore les petites commissions deM. Réné-Caillé.

J’éprouvais un certain plaisir à lecontempler.

Au-dessus du fenil dormait le chamelierIousef ; ses jambes sèches et nues, couleur de chocolat,sortaient de la niche ; et, dans les environs, des milliardsde mouches tapissaient les madriers vermoulus ; elles étaientvenues s’abriter là contre la fraîcheur et devaient repartir auxpremiers rayons du soleil.

Il m’arrivait quelquefois de pousser plusloin, pour donner des ordres à nos chameliers, des bédouins du montSinaï, chargés de porter l’eau sur nos chantiers pendant letravail, les brouettes et les madriers d’un endroit à l’autre lelong de la tranchée, et d’aller chercher notre viande àIsmaïlia.

Leurs tentes grises, rayées de brun, sedétachaient sur le sable au clair de lune, à deux portées de fusildu campement, quelques chameaux et bourricots autour, et devéritables nichées d’enfants blottis dessous, comme des poussinssous les ailes de leur mère.

Ces gens ne dormaient jamais ; leurschiens-loups donnaient l’éveil ; une ou deux femmes àl’ouverture des tentes me découvraient de loin ; elles sedépêchaient, en rampant sur les mains, de rentrer à mon approche,et presque aussitôt le cheik Saad-Méhémèche, un beau vieillard àlarge barbe grise, le nez fort, les joues ridées, couvertes d’unléger duvet jusqu’aux yeux, et la grande robe blanche traînant surles talons, paraissait, me demandant ce que je désirais.

En quatre mots je lui disais ce qu’il avait àfaire avec ses gens pendant la journée, et je repartais.

Il pouvait être alors cinq heures, moment oùrentrait l’équipe de nuit, sous la conduite de mes camaradesKer-Forme et Bonifay.

En longeant l’embranchement du canal d’eaudouce, et passant devant une baraque à deux pas de la cantine jetoquais aux vitres d’une petite fenêtre, en criant :

– Hé ! Georgette, il est temps de selever… La mère Aubry s’impatiente !

Et une voix gaie, une voix de jeune fille, merépondait :

– C’est bon… c’est bon !… Merci,Goguel… Je me lève tout de suite.

C’était une pauvre enfant qui demeurait là,Georgette Lafosse, la fille d’un peintre français venu dansl’isthme dès les premiers temps, et mort l’année précédente àl’invasion du choléra.

Il était en train de badigeonner l’intérieurd’une baraque, lorsque la mort l’avait surpris, et le lendemainseulement, au milieu de cette consternation générale, un garde ducampement, voyant Georgette courir désolée, demandant son père,avait découvert le pauvre homme étendu sur les planches, auprès deses brosses et de son pot de couleur. Des milliers de papillonsblancs l’entouraient, disait le garde ; il avait fallul’enterrer tout de suite.

Georgette, âgée de treize à quatorze ans,restait seule au monde, loin du pays, sans personne pour laréclamer ; et tout le campement, tous les amis du pèrel’avaient adoptée. Elle nous tutoyait tous, et nous la tutoyions.Ce pauvre petit être, vif et gracieux comme un cabri, avec degrands yeux noirs, un fond de caractère un peu fantasque, chantantet pleurant tour à tour, nous intéressait tous et nousapitoyait.

Du reste, Georgette ne demandait rien àpersonne ; elle aidait la mère Aubry à laver sa vaisselle, àservir les clients, et se nourrissait à la cantine.

On plaisantait avec elle, mais on se souvenaitde son père, un brave ouvrier, un bon Français, et ce souvenirsauvegardait l’enfant contre toute mauvaise action.

C’est moi qui l’éveillais tous les matins, carelle était grande dormeuse ; et puis je poursuivais monchemin, en songeant à mes affaires.

Le père Surot, surveillant de la Compagnie, unancien soldat, ponctuel, matinal, avait déjà balayé sa chambre etpris son café ; il allait maintenant éveiller le conducteur deson bourricot et faire un tour sur les chantiers. À huit heures ilétait de retour et rendait compte à son chef, M. Réné-Caillé,de tout ce qu’il avait vu et du nombre des travailleurs.

Mais il ne s’agissait pas de cela : lescamarades rentrés, il fallait partir.

Abou-Gamouse (le Père des Buffles), un grandnègre efflanqué, déhanché, soi-disant gardien du jardin public, oùne poussait pas un radis, – parce qu’il ne l’arrosait jamais, –Abou-Gamouse se mettait à sonner la cloche du campement à tour debras ; il aurait réveillé des morts ; les ouvrierssortaient effarés de leurs baraques, et passaient les manches deleurs vareuses en se dirigeant vers les chantiers. Moi, je coupaisau court, près des ateliers de l’Entreprise, et j’arrivais en dixminutes à la tête de notre chenal, sur la butte du Sérapéum, oùnotre locomobile était en pression.

Cette machine, la première arrivée, le 21décembre 1865, avec son treuil et ses quarante wagons, enlevaitcinq cents mètres cubes par jour. Tous les visiteurs de l’isthmevenaient la voir : des Russes, des Anglais, des personnages detoute sorte, même le grand-duc Constantin ; pas un nel’oubliait.

En ce moment, sa cheminée, à la fraîcheur dumatin, détachait des auréoles qui tourbillonnaient jusqu’auciel.

Je faisais vite mon appel, et les ouvriers desdifférentes attaques commençaient à charger ; ceux de ladécharge attendaient au haut de la rampe ; les mulets, au fondde la tranchée, amenaient les wagons pleins au pied du planincliné, la chaîne les accrochait ; elle se tendait, et voilàtout en train.

Quelle activité tout à coup,Jean-Baptiste ! quel mouvement !… Et, ma foi, tu riras situ veux, quelle belle chose de voir ces wagons pleins de sablearriver à la rampe, de les voir monter à la file, basculerlà-haut ; d’en voir d’autres descendre à vide, d’autres roulerau-dessous à la décharge, et d’entendre ce bruit de la machine, cescris des charretiers !… Oui, c’était un grand et magnifiquespectacle !

Au bout d’un quart d’heure, on ne pensait plusqu’à l’ouvrage : les mouches, les puces, la chaleur, le soleilrouge qui s’élevait sur la plaine aride, tout disparaissait. Onétait dans le feu de la bataille, et celle-là valait bien lesautres de Crimée ou d’ailleurs : – il devait au moins enrester quelque chose…

Mais la chaleur augmentait toujours ;vers dix heures, elle devenait accablante ; deux chameaux,toujours occupés à chercher de l’eau douce à l’embranchement ducanal pour abreuver les ouvriers, ne faisaient qu’aller etvenir ; d’autres montaient de l’eau pour alimenter lamachine ; d’autres apportaient de la houille.

Les Autrichiens et les Piémontais, mêlés dequelques Arabes syriens, chargeaient les wagons, les Européens enmanches de chemise, les Arabes tout nus.

C’est là qu’il fallait voir, par cette chaleurécrasante, l’âpreté des hommes au gain ; ils ne travaillaientpas à la corvée pour le vice-roi, les nôtres, ils travaillaientpour eux, c’était facile à reconnaître ; les mulets yrésistaient à peine, ils se tenaient immobiles en attendant lechargement, la tête entre les jambes, comme affaissés ; leshommes allaient toujours… Ils en ont sué des chemises !

Et les poseurs de la voie, qui travaillaientde onze heures à une heure, pendant le repas des autres, ont-ilssouffert !…

Moi, presque toujours à l’ombre de la petitecassine qui me servait de bureau, je succombais presque ; dansces moments, l’intérieur de la tranchée, où le soleil tombaitd’aplomb, ressemblait à une fournaise.

Représente-toi cela toute l’après-midi, sansinterruption ; il fallait sortir souvent, vérifier leschargements et s’assurer s’ils étaient complets ; il fallaiten tenir note, se fâcher, s’indigner quand tout ne marchait pasrondement.

C’était une existence impossible ; ehbien, Jean-Baptiste, je ne puis m’en souvenir sansattendrissement.

De ma porte toujours ouverte, je découvraisl’immensité du désert : du côté d’Ismaïlia, le campement deToussoum ; du côté de la Syrie, vingt lieues de sablesentassés comme les flots de la mer ; vers l’Arabie, quand letemps était bien net, les cimes lointaines des contreforts duSinaï ; et, à la chute du jour, les montagnes de l’Attaka, quibordent la mer Rouge.

Tout est là comme peint devant mes yeux ;mais dans tout cela, pas un arbre, pas un brin d’herbe, ce quirépandait une grande tristesse sur cette vue imposante.

Du côté de la Syrie, je voyais quelquefoisdéfiler au loin une caravane ; on aurait dit une ligne defourmis sur la terre poudreuse ; d’autres fois un cavalierarabe galopait là-bas comme la foudre, et je medemandais :

« D’où vient-il ? – Oùva-t-il ? – Est-ce à la chasse de la gazelle ?… – Est-ceà la poursuite de quelqu’un ? »

Bientôt il avait disparu, et le grincement dela machine m’avertissait de songer à mes affaires.

Souvent, à l’approche du soir, nous voyionsarriver à cheval notre sous-chef de section, M. Saleron ;c’était un de mes bons amis.

Il venait de passer l’inspection des autreschantiers, qui se faisaient encore à la brouette, et s’arrêtaitprès de nous, penché, les mains sur le pommeau de la selle, songrand chapeau des Indes en parasol sur la nuque, regardant cemouvement d’un air satisfait. Et s’il me voyait dehors, àsurveiller un chargement, il ne manquait jamais de mecrier :

– Ça marche, Goguel ?

– Oui, monsieur Saleron, oui, luirépondais-je en m’essuyant le front ; ça roule… le travailavance !

Et l’on continuait ainsi jusqu’à six heures,moment où le soleil disparaissait brusquement, presque sanscrépuscule.

Alors l’équipe de nuit venait reprendrel’ouvrage jusqu’à six heures du matin : mules, travailleurs,surveillants, mécaniciens, tout était changé ; des torcheséclairaient le fond du chenal ; la décharge allait toute seulesans lumières, car les nuits en Orient ne sont jamais bienobscures.

Le repos du travail de nuit était de onzeheures à une heure du matin.

Tous les quinze jours environ, M. Cotard,ingénieur en chef de l’Entreprise générale Borel, Lavalley etCie, venait inspecter l’avancement des travaux ; ilécoutait les réclamations que le personnel et les ouvriers avaientà lui faire.

Ainsi se passèrent les années 1865 et1866.

Je me souviens que deux ou trois mois aprèsmon arrivée au Sérapéum, un matin que j’avais couru vers huitheures prendre mon café au campement et que je sortais de lacantine, un homme de taille moyenne, la démarche vive, le couffi desoie jaune et verte serré par la chamelière autour de la tête,comme un bédouin, en bottes et redingote, m’aborda sans façon et medemanda d’un ton familier comment j’allais, si je me plaisais dansma position, enfin tout ce que peut vous demander une ancienneconnaissance.

Et moi, tout surpris, je lui répondais demême :

– Mais ça ne va pas mal… On pourrait êtremieux… vous comprenez… On n’a pas les agréments de Paris… Enfin,espérons toujours… À la guerre comme à la guerre !

Je riais.

– Oui, faisait-il, vous avezraison ; je vois avec plaisir que vous êtes satisfait ;j’aime les caractères comme le vôtre.

Il finit par me serrer la main et s’enalla.

Moi, je pensais :

« Il faut que cet homme-là teconnaisse ; il a une bonne figure ; ses moustachescommencent à grisonner, mais il est encore vert ; où diableas-tu pu le rencontrer ? »

Et je me creusais la cervelle, lorsque Saleronsortit de la cantine à son tour et, tout en marchant vers lechantier, me demanda :

– Qu’est-ce que M. de Lessepsvous a donc dit tout à l’heure ?

– Comment !…M. de Lesseps ?… ce monsieur ?

– Hé ! oui, c’est le président. Vousne le connaissez pas ?

– Comment ?… Comment ?… c’estlui ?… Et je restai tout ébahi.

Le maître charpentier Gendron, qui noussuivait et nous entendait, se mit à rire en disant :

– Ah ! oui… cela vous étonne !…Ce ne seraient pas messieurs les ingénieurs de la Compagnie, quiviendraient comme cela vous frapper sur l’épaule et souhaiter lebonjour au premier venu… Ils auraient trop peur de manquer aurespect qu’ils se doivent.

Ce gueux de Parisien avait toujours desréflexions pareilles ; il nous faisait du bon sang à tous, cartu sauras qu’une sorte d’opposition existait entre les agents de laCompagnie universelle et ceux de l’Entreprise, ce qui devaitnaturellement arriver, les autres étant chargés de recevoir nostravaux. On se disait :

« Nous faisons tout, et ces messieurs ontles honneurs et les bénéfices ! »

Plus d’un employé aurait peut-être quittél’Entreprise ; mais M. Lavalley avait introduit un petitarticle dans son contrat avec la Compagnie : c’est qu’elle nepourrait engager aucun de ses employés sans son consentementécrit ; il ne lâchait que ceux dont il voulait sedébarrasser ! Voilà pourquoi nous restions tous, bon gré, malgré ; plus d’un faisait contre mauvaise fortune bon cœur.

II

 

Mais en voilà bien assez sur le pays, leshabitants, les employés de la Compagnie et ceux del’Entreprise ; tu vois la situation générale, cela suffit.

Quant au reste, nous prenions nos repas à lacantine Aubry, la grande baraque dont je t’ai déjà parlé et qui nebrillait ni par le luxe ni par la propreté ; la nappe et lesserviettes n’étaient pas d’ordonnance ; la femme, longue,sèche et laide, n’embellissait pas l’établissement ; elle segrisait quelquefois et prisait comme un vieux procureur, mêmedevant ses marmites.

La petite Georgette seule, par sa bonne humeuret son empressement autour de nous, déridait toutes les figuresrembrunies.

– Hé ! Ker-Forme !… hé !Goguel ou Bonifay, disait-elle, tu m’as l’air bien sombre, ce soir…Voyons, ris donc un peu !

– Non !… va-t’en… laisse-moi,Georgette… je n’ai pas envie de rire.

– Oh ! le bourru… il faudra donc queje lui tire les moustaches !

Et l’on riait malgré soi… On faisait mine del’embrasser… elle se sauvait.

Souvent je l’avertissais d’être moins folle,je la prenais à part pour lui dire :

– Écoute, Georgette, il ne faut pas tefamiliariser avec tout le monde ; avec nous autres, lesanciens, – Gendron, Ker-Forme, Brunet, – à la bonne heure ;mais les nouveaux venus n’ont pas connu le père Lafosse, eux ;ils pourraient croire autre chose et se tromper sur ton compte. Ilfaut être sage, tu m’entends, et ne pas agacer le grand YâniOlympios comme tu fais. Dans trois ou quatre ans, un brave ouvrierse présentera, c’est sûr, il te connaîtra bonne ouvrière,gentille ; alors les anciens t’aideront, et tu deviendras unebonne petite femme. Mais surtout laisse Yâni tranquille.

Ce Yâni était le pharmacien de notre hôpital,le plus grand imbécile que j’aie connu, c’est lui qui pilait lesdrogues du Dr Dechêne et qui composait ses onguentsd’après la formule ; cela lui donnait une importance que tu nepourrais croire ; quand on l’appelait « élèved’Hippocrate », le grand benêt se redressait et s’allongeaitcomme un âne qu’on étrille.

Les Grecs s’imaginaient tous descendre d’unhéros ou d’un être supérieur, j’ai vu ça cent fois. Mais celan’empêchait pas Yâni Olympios d’être un fort bel homme, les yeuxlangoureux, le teint doré et le nez droit. Je ne sais pourquoi,rien que de le voir j’en étais agacé.

Georgette, lorsque je lui faisais cesremontrances, me regardait jusqu’au fond de l’âme, et sij’ajoutais :

– Le vieux Bernard Lafosse te dirait lamême chose… Crois-moi… je te dis la vérité.

Quelquefois elle devenait toute rêveuse et merépondait :

– Oui, Goguel, je te crois… tu m’aimesbien.

Et d’autres fois elle se mettait àsangloter.

Ces choses me sont revenues depuis et m’ontsouvent fait réfléchir.

Mais si Georgette nous faisait du bon sang, enrevanche la mère Aubry nous désolait par son avarice vraimentsordide ; elle ne nous servait jamais que des conservesrestées dans je ne sais quel fond de magasin depuis la campagne deCrimée ; nous aurions souhaité des choux, des haricots verts,de la salade ; mais la vieille ladre n’avait jamais le tempsd’aller en acheter au passage du bateau-coche d’Ismaïlia ; ledébarcadère du canal d’eau douce était trop loin pour elle, – àquatre pas de la cantine ; – et puis les dames du campementavaient tout enlevé, le coche avait à peine eu le temps de toucherla rive. Ainsi de suite ; elle trouvait cent raisons pour nousfaire avaler ses rogatons.

Plusieurs eurent alors l’idée de semer desradis et d’autres légumes ; moi-même j’essayai d’avoir desfleurs et des plantes grimpantes devant ma baraque ; notresaïs[1] un jeune barbarin de Kartoum, dans lahaute Égypte, le petit Kemsé-Abdel-Kérim, les arrosaitrégulièrement chaque matin, après avoir lavé notre linge aucanal ; elles commençaient à s’étendre, je me réjouissaisd’avance ; mais le soleil rôtissait tout ; de temps entemps un nuage de sauterelles pleuvait dessus comme la grêle, dessauterelles jaunes, desséchées, qui vous broutaient la verdure enun clin d’œil.

Je ne sais quelle bêtise nous retenait dans unendroit pareil ; on avait honte de battre en retraite, deretourner au pays sans avoir rien fait ; l’amour de la gloire,la vanité, vous donnaient de l’obstination. Qu’est-ce que je sais,moi ? Car, de réaliser des économies dans le commencement del’Entreprise, il ne fallait pas y songer ; nous n’étions pasintéressés, nous n’avions pas l’occasion de gagner desgratifications comme par la suite ; notre saïs me coûtait 35fr. par mois et ma pension 150. Il me restait 30 fr. pour levêtement et les menus plaisirs : beau chiffre !

Et voilà que, vers le milieu de 1866, lesouvriers, qui s’étaient tant fait tirer l’oreille, arrivent parmilliers du Nord et du Midi, de l’Orient et de l’Occident ;les gros salaires de 5 à 7 fr. par jour avaient fini par lesdécider.

Je ne parle pas des Européens ; c’est unechose qui nous est naturelle d’aimer l’argent ; mais lesArabes, des êtres sobres, vivant de galettes et ne buvant que del’eau, je te demande un peu d’où l’amour du lucre pouvait leurvenir !

Ils arrivaient du Delta, de la haute et de lamoyenne Égypte, avec un pot à eau et quelquefois une vieillecasserole en cuivre.

On leur distribuait des tâches, des madrierspour rouler les brouettes, des pioches et des pelles, tout ce qu’illeur fallait.

Aussitôt le travail commencé, ils allaientchercher un sac de farine au bazar arabe, moyennant quelquesavances que leur faisait la caisse, et voilà mes gens acharnés àpiocher, à s’échiner pour deux francs cinquante centimes parjour.

Qu’on vienne encore nous dire que la fureur duluxe corrompt les mœurs ! Quelle espèce de luxe pouvaientavoir des gens qui ne portent qu’une chemise, je te ledemande ?

Les bédouins du désert, autres êtresdésintéressés, arrivaient tous les matins avec leurs chameauxchargés de broussailles qu’ils vendaient aux travailleurs. Ceux-ci,dans un coin de leur manteau crasseux, mettaient de la farinequ’ils pétrissaient avec de l’eau, puis ils étendaient cette pâtesur une pelle dont ils avaient retiré le manche ; ils laposaient sur trois pierres et faisaient dessous leur feu debrindilles.

La galette se cuisait, elle était brûlée desdeux côtés et encore toute en pâte à l’intérieur ; que leurimportait ?

Ils s’asseyaient en rond à terre, déchiraientla galette, mettaient les morceaux en tas ; l’un d’eux tiraitde son sac deux ou trois oignons, que l’on cassait d’un coup depoing, et la troupe se régalait, avec un peu de sel.

Les négociants grecs et arabes venaient aussis’installer près de nos chantiers ; les Grecs vendaient duvin, de l’eau-de-vie, du raki, du tabac, des allumettes ; lesArabes, de la farine, des oignons, des lentilles rouges, des dattessèches, puis aussi du tabac, du café, de l’huile, etc. ; maisles pauvres gens ne faisaient pas de grandes affaires : nosouvriers européens s’approvisionnaient à l’économat Bazin, et lesArabes ne buvaient que de l’eau.

Tous ces Égyptiens, fellahs ou autres, sontdes gens très doux ; ils avaient pourtant un défaut :chaque fois qu’ils trouvaient une brouette, un outil, un madrierégaré quelque part, après avoir bien regardé si personne ne pouvaitles voir, ils ne manquaient pas de le casser ou de le cacher dansle sable.

Ensuite, la grande bonne foi ne lesdistinguait pas non plus, car souvent pendant la nuit l’un d’eux selevait et plantait tout doucement son piquet de séparation à deuxou trois mètres en deçà de sa tâche, pour augmenter celle de sonvoisin à sa propre décharge ; celui-ci, s’éveillant à sontour, avait la même idée et déplaçait le piquet à son avantage.Puis le matin on n’entendait que des disputes, il fallait toutremesurer de fond en comble.

Hors cela, c’étaient les meilleurs gens dumonde, aimant à causer, à rire, à faire de la musique au moyen d’unmanche de pioche qu’ils passaient dans une grosse boîte à sardines,tendant des cordes de boyau par-dessus en forme de guitare ;ils chantaient, en s’accompagnant de cet instrument, des airsnasillards et monotones, qui me produisaient l’effet dejérémiades ; tous les autres écoutaient après le travail,assis sur le sable, à l’ombre de leurs panneaux en bonnet depolice.

Pendant les mois de juin, de juillet etd’août, tout cela fourmillait et travaillait le long de notretranchée à perte de vue.

Oh ! le travail libre, à la tâche, quellebelle invention !… Sans le travail à la tâche, jamais onn’aurait pu tirer parti de ces Arabes ; à la journée ilsn’auraient rien fait du tout, car ces gens n’ont pasd’heures ; souvent, au milieu de leur ouvrage, ils s’arrêtentpour prier ou pour fumer une cigarette.

Si l’on avait voulu les faire lever au son dela cloche, ils seraient arrivés d’un demi-jour en retard. Mais, latâche une fois commencée, il fallait la finir ou renoncer à lapaye.

L’amour du gain est le fond de la naturehumaine d’un bout du monde à l’autre ; ceux qui parlentd’abolir la propriété sont des imbéciles ou des filous.

Avec cette masse de gens, tu penses si notretravail avançait ; mais notre canal n’était toujours qu’unerigole auprès du grand canal maritime qu’il s’agissaitd’exécuter ; nous avions encore quatre mètres à creuser enprofondeur avant d’arriver à la ligne d’eau de mer, et huit mètresen plus pour arriver au fond du futur grand canal, et y fairepasser de grands bateaux allant d’Europe en Asie, donc douze mètresde profondeur sur soixante de large !

À première vue, cela paraissait impossible, onse disait : « Ce ne sera jamais fini ! »

Les journaux d’Europe nous apprenaient que laconstruction des dragues allait toujours son train, et que cematériel coûtait déjà plus de trente millions à la Compagnie ;mais comment élever l’eau dans notre rigole, au-dessus du niveau dela mer, et puis ces dragues énormes dans le petit canal pourl’agrandir ?

Mon ami Saleron expliquait que l’eau viendraitdu Nil, par le canal d’eau douce ; que la prise d’eau, setrouvant au Caire, était plus élevée que le Sérapéum, et que lapente nous l’amènerait à la première grande crue du fleuve ;mais d’autres soutenaient à la cantine que le sable boirait cetteeau douce, et qu’il n’en resterait pas une goutte pour porter lesdragues.

Au milieu de ce mouvement immense, biendifférent des commencements de l’Entreprise, comme le campements’était étendu dans tous les sens ; comme de nouvellesfournées d’Italiens, d’Autrichiens, de Grecs arrivaient sans cesse,des gens dont la physionomie, les manières et la crasse invétéréen’annonçaient rien de bon, et qu’il fallait caser tout demême ; comme tout se repeuplait dans l’isthme :qu’Ismaïlia, Port-Saïd, Suez et tous les campements intermédiairesressemblaient à de grandes foires, où les gens de toutes figures etde tous costumes se pressaient, jouaient, volaient, bataillaient,et que les cavas[2] autrefois trop nombreux, ne savaientplus où donner de la tête, dans ce temps, vers le milieu de 1866,la chaleur était accablante ; mais notre jeune barbarin,Kemsé-Abdel-Kérim, à force d’arroser notre jardinet avait pourtantfini par y faire pousser quelques brindilles de haricots, devolubilis et d’autres plantes grimpantes qui formaient berceaudevant nos portes et nous donnaient un peu d’ombre.

C’est là que je me reposais en caleçon et enbras de chemise, au retour du chantier ; que je m’offrais unverre de vermouth, et que je rêvais au pays, à la fraîcheur desbois et des petits torrents vosgiens, au père, à la mère et auxbelles nappes de neige en hiver, dans la vallée de Saint-Dié, surla côte de l’Ormont, en face de l’Ermitage.

Plus il faisait chaud, plus je rêvais defraîcheur ; plus je voyais à travers le léger feuillage de matreille le désert aride, le canal d’eau douce immobile, avec sesvieux chalands, les mâts penchés, la petite voile latine pendanteet le raïss en turban gris, affaissé nonchalamment, plus je rêvaisde forêts touffues, de prairies verdoyantes, de gens actifs, à lacharrue, claquant du fouet, animant leurs bœufs de la voix ;enfin, plus j’étais chez nous à l’Ermitage ; notre petiteville, avec ses toits rouges et ses clochers au bas de la côte, etles bonnes gens du voisinage allant et venant par les sentiers.

Quelquefois je me représentais le père dansnotre cour, fumant sous le pavillon sa grosse pipe d’écume, donnantun coup d’œil à la grange, aux écuries ; la mère et lagrand-mère, dans la salle en bas, causant des petites affaires duménage, de la rentrée des récoltes ; et tout à coup, sanssavoir pourquoi, j’en avais les larmes aux yeux. Mais cela nefaisait que passer, je me levais, en me disant àmoi-même :

« Allons, Goguel, est-ce que tu perds latête de t’attendrir ? Si des gaillards comme toi prennent lemal du pays, qu’est-ce que ce sera donc desautres ? »

Et je me secouais ; je me mettais àchanter une gaudriole, pour chasser les idées mélancoliques.J’écrivais à la mère que tout allait bien, que je me portais commele sapin du père Pacaud, derrière chez nous, le plus beau de lacôte ; que j’étais en train d’avoir des augmentations ;que M. Lavalley n’aspirait qu’à nous en donner, et d’autreschoses pareilles qui lui faisaient plaisir.

Et tout continuait de la sorte, sansinterruption ; grand travail tous les jours, ciel bleu lematin, blanc à midi ; jamais de pluie, jamais de nuages ;jamais de relâche non plus, sauf les dimanches, où nos Italiens etnos Autrichiens, presque tous chauffeurs, mineurs, mécaniciens,allaient entendre la messe, – que venaient dire dans notre chapelleles Pères de la Terre-Sainte, – laver leur linge et puis faire untour au village arabe, ce qui nous forçait de suspendre letravail.

Franchement, nous n’en étions pasfâchés ; on allait voir ces jours-là les amis d’Ismaïlia oules camarades de Chalouf. J’en avais partout ; mais de fairele voyage en bateau-coche, cela ne me convenait pas trop.

Tu ne te figureras jamais rien de pareil,Jean-Baptiste ; d’abord on partait le soir du samedi, pouravoir la journée du dimanche devant soi ; et puis vous étiezavec des tas de Grecs, d’Arméniens, d’Italiens circulant sur lecanal d’eau douce pour leur commerce ; avec des femmes allantvoir leurs maris sur les chantiers.

Au milieu de la nuit sombre, parmi les caisseset les ballots, les gens ne savaient où se mettre.

À chaque instant le chaland butait à droite, àgauche, contre les berges, contre les roseaux de la rive ; ontombait les uns sur les autres ; les hommes juraient ; leraïss, en haut sur sa cabine, au gouvernail, chantait des versetsdu Coran ; on restait engravé des demi-heures, il fallaitaider à pousser aux perches pour se dégager ; on risquait deperdre sa montre, son porte-monnaie, car les amateurs ne manquaientpas.

Et par-dessus tout cela, l’odeur de cettearche de Noé… Quelle partie de plaisir !

Aussi, depuis mon arrivée je ne songeais qu’àme procurer un cheval, que j’espérais faire nourrir parl’Entreprise, dans l’intérêt même du service ; mais enattendant il fallait voyager en bateau-coche, et je préférais lestrois quarts du temps rester au Sérapéum, faire ma partie debaignade au canal ou bien une partie de chasse aux environs, monfusil sur l’épaule.

Les cailles, les canards arrivaient par bandesaux grands passages du printemps et de l’automne ; seulement,faute de chiens d’arrêt, on poussait quelquefois assez loin avantde rencontrer ; et c’était une bonne précaution de partir àdeux ou trois, en cas de mauvaise rencontre.

Un dimanche, étant parti avec Bruant, monpremier surveillant, dans la direction des lacs amers, – grandedépression de terrain où venait autrefois la mer Rouge, mais à secdepuis des milliers d’années, – je m’étais fait accompagner parKemsé-Abdel-Kérim, qui portait la carnassière ; elle ne seremplissait pas vite, et vers deux heures, n’espérant plus rientrouver, nous allions reprendre le chemin du campement, lorsquenous découvrîmes dans un repli du désert, à quelque cent pas denous, les tentes d’une famille de bédouins.

Il y en avait trois. Deux chameaux, quelquesmoutons et un cheval au piquet paissaient l’herbe rare de ceslagunes.

Le chef, homme de trente-cinq à quarante ans,petit, vigoureux, la barbe courte et frisée, se promenait gravementautour des tentes, en fumant son chibouck ; les enfants, toutnus, luttaient entre eux sur le sable ; ils se roulaient, serelevaient, se poursuivaient ; le père ne les regardait pas,il semblait pensif ; les femmes observaient de loin, le nezpresque à terre, sous les plis abaissés de leurs tentes ; eten nous approchant nous les entendions ricaner entre elles,caqueter comme des poules, ce qu’elles font toujours à la vued’étrangers ; leurs grands yeux noirs brillaient dans lesdéchirures des vieilles tentes en loques ; elles se moquaientde nous : les femmes sont partout les mêmes.

Le bédouin, lui, continuait de se promener,avec un petit balancement de corps, en se dandinant, commesatisfait de lui-même ; il n’avait pas l’air de nous voirvenir, mais il nous avait vus.

Moi, ce qui m’intéressait particulièrement,c’était le cheval ; il me donnait dans l’œil.

Quelques jours avant, un troupeau de chevauxtrès considérable, deux ou trois mille au moins, avait passé versToussoum, s’en allant je ne sais où. C’était un cheval volé, sansdoute, le plus beau type de la race du désert : la robe blanccendré, la tête petite, fine, intelligente, le poitrail large, bienouvert, les muscles admirablement dessinés, la crinière et la queueblanches ; bref, un animal de toute beauté.

Les musulmans ne donnent pas le salamaux chrétiens ; le bédouin, à notre approche, en seretournant, se contenta donc de nous saluer d’un petit signe detête ; les enfants se roulaient toujours dans le sable, sansparaître faire attention à nous ; ils en avaient probablementreçu l’ordre du père ; les femmes ne cessaient pas derire.

Au bout de quelques instants, le bédouin,voyant que j’admirais le cheval, m’adressa la parole :

– Cawaga[3] regarde lecheval ? dit-il en souriant.

Ils appellent ainsi tous les Européens.

– Oui, lui répondis-je ; c’est uncheval du Liban, il a bien cinq ans. D’où l’as-tu ?

– Je l’ai élevé dans la famille, dit-il.C’est un enfant du désert. Combien en donnerais-tu, cawaga ?il est à vendre.

– Peuh ! lui répondis-je, il n’estpas mal, j’aime le crin blanc et la robe pommelée, reste à savoirs’il est bon.

Aussitôt le bédouin appela son fils aîné,garçon de quinze ans, et lui remit son chibouck ; il détachale cheval, le prit à la crinière et l’enfourcha d’un bond. Ilpartit comme l’éclair, fit un tour avec la légèreté du vent, auloin dans la plaine, revint comme il était parti, sauta à terre etrattacha le cheval en disant :

– Voilà, tu l’as vu.

Je ne répondais rien, j’étais émerveillé. Ille devinait sans doute et finit par me dire :

– En donnerais-tu bien quinzeguinées !

– Non ; mais j’en donnerais dix.

– Est-ce que tu as l’argent surtoi ?

– Non ; viens au campement, je te lecompterai.

Il avait repris son chibouck et paraissaitréfléchir ; puis, appelant son fils, il lui remit sa pipe endisant :

– Tu veilleras Gafil, je vais bientôtrevenir.

Et, remontant à cheval, nous partîmesensemble. J’avais la somme, et si quelque chose y manquait, Saleronétait là.

Une heure après, nous arrivions à ma baraqueet je comptais ses deux cent cinquante francs en or au bédouin.

Il fit signe de la tête pour dire :« C’est bon ! » Et, m’ayant remis la bride, ilreprit à pied le chemin de ses tentes. Le cheval était àmoi !

Jamais je n’ai éprouvé de plus grandesatisfaction ; tous les camarades restés au Sérapéum étaientsortis pour l’admirer.

Tu sais, Jean-Baptiste, que mon père alongtemps parcouru le Mexique ; c’est lui qui m’a donné lespremières leçons d’équitation ; il aimait les beaux chevaux etje lui ressemble. Aussi figure-toi comme je m’en donnai ce premierjour ; le soir seulement j’allai chercher une selle àl’économat Bazin, qui vendait de tout. J’eus le bonheur d’entrouver une bonne, une selle française qui s’adaptait parfaitementà mon cheval Choubra.

Deux ou trois jours après, MM. Lavalleyet Cotard étant venus faire leur tournée d’inspection,M. Lavalley, excellent cavalier, et qui possédait des chevauxde race, parut émerveillé de mon acquisition. Il avait un grandcheval gris pommelé truite, appelé Old-Roderer, un cheval parfait,qu’on a vu faire cent cinquante kilomètres en un jour, avec deuxkilos et demi d’orge pour toute ration, et le surlendemain revenird’une seule traite de Suez à Port-Saïd, un cheval de grandprix ; eh bien ! mon Choubra soutenait lacomparaison.

M. Lavalley n’en revenait pas.

Enfin, pour achever de te peindre mon cheval,je te dirai que j’ai fait vingt fois le chemin du Sérapéum àIsmaïlia en une heure, et qu’après m’être reposé vingt minutes,j’en revenais dans le même temps : quarante kilomètres en deuxheures ! C’est presque incroyable.

Les chevaux de notre pays des Vosges, même lesmeilleurs, sont de véritables rosses auprès de ceux-là.

Les chevaux du désert n’ont qu’undéfaut : ils vont toujours au galop, on ne peut les fairetrotter que difficilement ; aussitôt le cavalier en selle, lesvoilà partis comme un ressort qui se détend.

Ils ne peuvent non plus être attelés.

Au retour d’une longue course, pas une gouttede sueur ne brille sur leur poil ; mais, en revanche, oncroirait voir le sang couler sous la peau fine de leur longcou ; chaque rameau de veines en est gonflé et semble battred’ardeur et de fierté. Ils sont sensibles à la flatterie, unecaresse de la main leur fait tourner la tête et vous regarder deleurs yeux doux avec reconnaissance ; leur regard a quelquechose d’humain.

III

 

Depuis cette acquisition, j’eus quelquesinstants de plaisir au Sérapéum ; tous les soirs, en revenantdu chantier, j’allais voir Choubra dans les écuries del’Entreprise ; il me reconnaissait au pas, nous causionsensemble ; mais l’Entreprise ne voulait pas le nourrir, c’estmoi qui lui fournissais ses rations d’orge, et je l’en aimaisdavantage.

Ce cheval a complètement changé mon existence,jusqu’à l’époque où je me rendis aux lacs amers ; tous lesdimanches, après le déjeuner, au lieu de moisir dans mon trou,j’étais en route pour Ismaïlia, qui prenait alors une extensionextraordinaire.

L’administration centrale de l’Entreprise,d’abord à Port-Saïd, avait été transportée dans cette jolie villetoute neuve, au milieu de l’isthme. C’est de là que partaient tousles ordres ; c’est là qu’aboutissaient les fils télégraphiqueset que se concentraient tous les services : vivres,transports, postes, même le service médical et celui de lareligion. Le beau monde y circulait comme à Nancy : on ysuivait les modes, on y jouait gros jeu, car plus on gagne, plus onveut gagner et plus on hasarde.

Les hauts fonctionnaires de la Compagnie et del’Entreprise avaient tous leur habitation à Ismaïlia, les unesmagnifiques, les autres plus modestes, et leurs jardins, quiressemblaient, pour la variété des plantes, à nos serreschaudes : palmiers nains en éventail, dattiers en panache,orangers, citronniers, figuiers, tout y poussait, grâce à l’eaudouce que l’usine Lasseron, dirigée par M. Pierre, un de noscompatriotes, fournissait en abondance non seulement en ville, maisdans tout le nord de l’isthme jusqu’à Port-Saïd. Une énorme pompe àvapeur et des tuyaux de fonte desservaient tous les campementsintermédiaires.

L’eau douce au désert, c’est la vie ;avec quelques gouttes d’eau douce on obtient tout ce qu’on veut dusoleil en Égypte.

Chacun cherchait à se donner de l’ombre et dela fraîcheur, et puis à gagner de l’argent, beaucoup d’argent avecle moins de peine possible.

Au milieu de toutes ces figures européennes,allaient, venaient les bourricots, les chevaux, les dromadaires,les turbans, les tarbouches, etc. ; on voyait le domestiquenègre revenir du marché, son panier de légumes sur la tête ;le saïs, en tunique blanche, courir devant le cheval de sonmaître ; les caravanes, arrivant du Caire ou de Damas,traverser les rues ou se reposer à l’ombre des carrefours.

Qu’est-ce que je peux te dire ? L’Orientet l’Occident se confondaient ; c’était un grandcaravansérail, qui promettait de grandir encore.

Le lac Timsah, que sillonnaient des barques detoutes formes, surmontées de pavillons de toutes les nations,embellissait encore le coup d’œil, comme un miroir où tout sereflète et se dore au soleil.

Il fallait cela, Jean-Baptiste, après lesprivations, la monotonie de l’existence et du travail dans lessables, il fallait cette détente de l’esprit et du corps, pour nepas s’abrutir tout à fait : la nature ménage de loin en loindes oasis au voyageur dans les grandes solitudes ; Ismaïlia,avec son mouvement, ses parties de plaisir, même avec sa rouletteet ses tripots, était une oasis sur la grande route que nousouvrions à la civilisation.

En arrivant, je descendais à l’hôtel Masto etFrigara, dans le village grec. Frigara, un Corse à gros ventre etdouble menton, recevait les clients à bras ouverts et leurracontait les dernières nouvelles ; et l’autre, Masto, faisaitla cuisine.

La grande salle en bas, sur ses légèrescolonnettes, ouverte à toutes les brises, fourmillait deconsommateurs ; on y buvait de la limonade, du bordeaux, duChampagne, de l’absinthe, du raki. Chanteurs ambulants et employésde toutes les administrations s’y donnaient rendez-vous.

Tu penses bien que je ne m’amusais pas à boiredu Champagne à quinze francs la bouteille, cela n’entrait pas dansmes moyens. Je me contentais, après avoir attaché Choubra dans laremise, de prendre un verre de raki sur le pouce, et puis jefaisais mon tour en ville, pour me remettre à la hauteur duprogrès.

Je m’arrêtais aux devantures des nouveauxmagasins, regardant les crinolines à la dernière mode, lesvêtements de la dernière coupe, et derrière les vitrinesétincelantes, les jolis minois débarqués de Marseille, de Gênes oud’ailleurs par le dernier paquebot des postes maritimes.

Je n’étais pas le seul, oh non ! biend’autres faisaient le pied de grue dans ces parages et serafraîchissaient le souvenir de la patrie absente.

Cette revue et celle des magasins d’objets deluxe, de comestibles, etc. ; les visites aux amis Varlet,Gouget, Drouot ; le temps d’aller saluer M. Pierre et sajeune dame, vivant tout au bout de la ville dans leur grande usineet leur beau jardin, le plus beau de l’isthme, loin des intrigueset des caquets, tout cela me conduisait jusqu’au soir, et jerepartais sur Choubra pour le désert.

Au bout d’une heure, je revoyais notrecampement, ma baraque ; je remettais le cheval dans son écurieet j’allais m’accouder devant les ragoûts de la mère Aubry,racontant à Georgette toutes les belles choses que j’avais vues, cequi lui faisait ouvrir de grands yeux pleins d’admiration et medire tout bas :

– Écoute, Goguel, il faudra que tum’emmènes là-bas ; si tu veux, je m’assoirai derrière toi surle cheval ; je me tiendrai bien, je n’aurai pas peur.

– Nous verrons ça, Georgette, luidisais-je en riant, je ne dis pas non ; mais il faut que jesois en fonds, pour t’acheter quelque chose qui te plaise ;car d’aller à Ismaïlia sans rien acheter, ça te ferait trop depeine… Attendons les gratifications, et nous verrons.

Quel temps, Jean-Baptiste, et quelleexistence ! Lorsque j’y pense, il me semble avoir fait unrêve.

Et nous n’en étions qu’au début del’entreprise. Notre tranchée sur le bord du Sérapéum allait bien,mais il fallait encore quelques mois pour la terminer, et seulementalors l’œuvre colossale de MM. Borel et Lavalley pourraitcommencer en grand.

Cependant ces messieurs étaient loin de seplaindre, notre section faisait le plus de travail et le meilleurmarché ; Saleron estimait que nous en avions encore jusqu’à lafin de l’année 1866, et que dès le mois de janvier suivant, legrand matériel pourrait venir, lorsqu’il arriva des contre-tempsincroyables et qui pouvaient nous rejeter bien loin de notrecompte.

Le 16 juin au matin, comme je surveillais malocomobile et que les wagons roulaient à ma satisfaction, lesurveillant Bruant vint me dire :

– Conducteur, un Arabe là-bas se torddans la colique.

Et je lui répondis :

– Que voulez-vous que j’y fasse ?…Est-ce que la colique me regarde ? Allez prévenir leDr Chabassi.

Il partit en courant.

Je pensais que l’Arabe avait cuit ses légumesdans une casserole pleine de vert-de-gris, ce qui leur arrivaitassez souvent ; mais quelques instants après, tournant lesyeux du côté de Toussoum, je vis deux autres Arabes qu’on apportaitsur des manches de pioche en brancard ; cela me surprit.

Ceux qui les portaient suivaient le chemin dela berge ; ils allaient lentement, et les travailleurs seretournaient pour les regarder.

Le Dr Chabassi n’avait pas perdu detemps, il arrivait. C’était un petit vieux en redingote àl’européenne et culotte turque, la barbe grise, le tarbouche sur lanuque, un brave homme que M. de Lesseps avait sauvé de lacorde, car, étant médecin de recrutement dans l’armée deMahomet-Saïd, il exemptait les fellahs du service par douzaines,moyennant bien entendu quelques petites marques de reconnaissancede leur part. Le président avait obtenu sa grâce.

Tout cela ne l’empêchait pas de connaître sonaffaire ; à peine eut-il vu les gens attaqués de la colique,qu’il dit :

– C’est le choléra morbus, le vraicholéra asiatique, que les pèlerins viennent encore de nousapporter comme l’année dernière à la même époque.

Il faut te dire, Jean-Baptiste, que lesmusulmans sont les plus grands pèlerineurs du monde ; ilsarrivent du Soudan, du Maroc, de l’Arménie, des fins fonds del’Afrique et de l’Asie ; leurs chameaux défilent pendant dessemaines ; ils traversent l’isthme, suivent la route del’Hedjaz, le long des côtes de la mer Rouge, et disparaissent dansle désert.

Mais quelques mois après, en revenant, ilssont maigres, décharnés comme des coucous, à force de jeûnes, defatigues, de privations ; des milliers d’entre eux meurent enroute ; les carcasses de leurs caravanes empestent l’air.

Qu’est-ce que nos pèlerinages auprès deceux-là ? Chez nous, on revient gros et gras, le teint fleuri,riants et jubilants ; on a trouvé de bonnes hôtelleries toutle long du voyage. Quelle misère ! À proprement parler,l’Eternel doit être indigné de pareils sacrifices.

Enfin, voilà ce que déclara le DrChabassi, et le bruit se répandit aussitôt, d’un bout de latranchée à l’autre, que le choléra était venu. De sorte que ladébâcle commença ; les Grecs donnèrent l’exemple ; onavait beau leur crier : « Lâches !… gueux !…misérables !… » ils s’en allaient sans répondre, enallongeant les jambes ; ils couraient au campement, faisaientleur paquet et prenaient le chemin d’Ismaïlia. Les Dalmates, lesMonténégrins, les Italiens les suivirent.

Il fallut arrêter ma machine ; j’avaisalors deux mécaniciens, deux chauffeurs et cent cinquante hommessous mes ordres, car ce n’est pas une petite affaire de fournir àla locomobile assez de wagons chargés pour couvrir les frais, il enfaut des pioches et des pelles !

J’étais dans la désolation.

Ah ! les gueux de Grecs !

Nous avons appris depuis qu’ils s’étaientsauvés jusqu’à Port-Saïd, à quatre-vingt-dix kilomètres duSérapéum, qu’ils encombraient le port et qu’ils aimaient mieuxs’embarquer sur de vieilles barques à moitié pourries, que derester dans l’isthme. Quel malheur qu’un bon coup de vent ne lesait pas tous coulés à fond !

Moi, naturellement, je ne quittai pas lestravaux, tâchant de continuer à la brouette autant que possible, etbeaucoup d’Arabes restèrent aussi, parce qu’ils croyaient à lafatalité.

Je leur criais :

– Allah seul est grand !… Ceux quise sauvent n’ont pas la foi !… Il les rattrapera tout demême.

Eux m’écoutaient en murmurant je ne saisquoi.

Aussitôt pris par les coliques, ils secouchaient sur le sable, au grand soleil, et refusaient tous lesremèdes du Dr Chabassi, ce qui ne les empêchait pas demourir aussi bien que ceux qui les prenaient tous. Ils devenaientbleus sous leur peau jaune, et quelques heures après ils étaientétendus à cinq pieds sous le sable. Arabes et chrétiens, on nefaisait pas de différence : ils sont alignés derrière lesdéblais, de l’autre côté du village arabe.

Et comme la dégringolade continuait, enapprenant dans l’après-midi que plusieurs d’entre nous avaientemboîté le pas à l’hôpital du campement, – des employés de bureau,des surveillants, des gens qui se portaient aussi bien que toi,Jean-Baptiste, avec lesquels nous avions trinqué le matin, et quine se doutaient de rien, pas plus que nous, – en apprenant ça, jene te cache pas que nous étions aussi fort inquiets ; moi-mêmeje me disais : « Tu pourrais bien y passer tout comme unautre ! »

Or, c’est au milieu de cette déroute que jerevis pour la première fois notre vieux camarade Charles Hardy.Depuis mon départ de Saint-Dié, sept ans auparavant, pour allertravailler aux chemins de fer d’Espagne, je n’avais plus de sesnouvelles ; je savais seulement qu’au sortir de l’École desarts et métiers il s’était engagé dans la marine marchande, et quesa mère, la vieille Catherine Hardy, de Provenchère, chaque foisque le vent soufflait et qu’on apprenait des naufrages par lesjournaux, faisait dire des messes pour le salut de son Charlot.

Dieu sait si je pensais à lui, quand, rentrantle soir à la cantine, je me trouve en face d’un grand gaillard, lenez long, la bouche bien fendue, les favoris en côtelettes, et lapetite casquette de marin liée sous le menton, qui me regarde et medit :

– Hé ! ça n’est pas malheureux…voilà plus d’une heure que je t’attends !

Il faisait déjà un peu sombre, mais rien qu’àsa voix je m’écriai :

– C’est Charlot !

Et nous nous embrassâmes !

Il était tout attendri ; moi jecriais :

– D’où viens-tu ? Tu tombes bien…tout est à la débandade !

– D’où je viens ? je viens desIndes… je viens de lAmérique… je viens de partout, monvieux Goguel. Depuis que nous nous sommes quittés, je ne me suisreposé nulle part… j’ai fait tous les commerces : huiles,vins, thés, sucres, opium, bois de teinture…, qu’est-ce que jesais ! En débarquant à Suez, j’ai voulu voir le canal, et legros Bernard, de Saucy, m’a dit à Chalouf que je te trouverais auSérapéum ; de sorte…

– Bon !… bon !… entrons… nousallons causer de ça… Hé ! mère Aubry, vous n’allez pas nousservir vos rogatons, j’espère, ni vos conserves alimentaires dutemps d’Adam, ni votre vin bleu… C’est vous qui nousempoisonnez !

La grande baraque ne bourdonnait pas de mondecomme les autres jours ; sauf la petite Georgette qui pleuraitdans un coin, la figure sur les genoux, en se rappelant la mort deson père, au milieu des mêmes circonstances, mon camaradeKer-Forme, et le respectable ingénieur mécanicien, M. Clément,premier organisateur des forges et chantiers de la Méditerranée, àPort-Saïd, un des hommes les plus capables de la Compagnie, etqu’on a chargé depuis d’établir encore les phares du canal et deslacs amers, sauf ces deux vieux amis, qui soupaient d’un airmélancolique au bout de la longue table, tout était vide. La mèreAubry contemplait ses marmites dans la désolation, et se bourraitle nez de tabac.

Charlot et moi nous prîmes place sans façon àcôté des autres, et la vieille nous apporta ce qu’elle voulut,sachant bien que nous ne pouvions pas aller ailleurs.

Comme j’avais présenté Charlot aux amis, lepère Clément, passant sa main sur sa longue barbe blanche, tout enmangeant et buvant, se prit à dire :

– Eh bien ! Goguel, nous sommes doncrevenus aux premiers temps du Sérapéum ? La moitié desbaraques sont vides, et si cela dure un mois, elles le seronttoutes.

– Que voulez-vous, monsieur Clément, oncroirait que le diable s’en mêle ; ce n’était pas assez desAnglais, de Palmerston, de lord Strafford, de sir Bulwer, deNubar-Pacha, il fallait encore le choléra pour la seconde fois.

Et l’on se mit à s’indigner contre le choléra,contre les Grecs, contre les pèlerins arabes et tous les intrigantsqui nous mettaient des bâtons dans les roues depuis le commencementdes travaux.

Ker-Forme aurait voulu de nouvelles croisades,pour l’extermination de tous ces imbéciles qui nous apportaientrégulièrement la peste de leurs pèlerinages, et père Clément disaitque ce serait inutile, parce que la race des pauvres d’esprit estindestructible, que la nature en crée tous les jours de nouveaux,et qu’après ceux-ci il en viendrait d’autres, qui seraientpeut-être encore pires.

Charlot écoutait en fermant l’œil gauche à samanière, et, seulement après avoir bu deux ou trois bons coups, ilrépondit au père Clément :

– Je suis de votre avis, monsieur, labêtise est naturelle au genre humain ; il faut des sièclespour la déraciner, et quand on croit avoir réussi, cela recommence.Mais c’est aux Indes qu’il faut voir le danger de la bêtise dupeuple entretenu dans l’ignorance par la caste des prêtres ;c’est là qu’elle fleurit dans toute sa magnificence, et qu’elle semarie agréablement avec toutes les pestes et tous les fléaux dumonde. Qu’est-ce que cette petite épidémie, auprès du cholératoujours en permanence ? le grand choléra de Calcutta, quej’ai vu fonctionner presque à chacun de mes voyages, car il ne serepose jamais complètement ; on l’entretient avec une sorte decomplaisance.

« Les gens du pays, continua-t-il, ontl’habitude d’exposer par dévotion leurs malades sur les rives duGange, de sorte qu’à la marée l’eau monte et les entraîne. Lespauvres imbéciles, malgré leur piété, cherchent tous à sesauver ; à la vue de la mort, ils se réveillent, l’instinct dela conservation prend le dessus, ils se traînent à quatrepattes ; les paralytiques, les aveugles, les êtres criblés detoutes les infirmités, tous veulent en réchapper ! Mais lamarée de Calcutta monte de quatre mètres ; le fleuve débordeet s’étend au loin ; il entoure bientôt les misérables et lesentraîne dans son courant. Chaque fois que les Anglais ont voulus’opposer à cette religion stupide, qui condamne le progrès et veuten revenir à Bouddah, ils ont soulevé de grandes révoltes. Aussilaissent-ils maintenant les Indous se noyer à leur aise ;après tout, le commerce est leur principale affaire ; ilsseraient bien bêtes de vouloir sauver des idiots malgré eux, larace en sera toujours assez nombreuse. Mais il en résulte qu’enremontant le fleuve, vous rencontrez dans toutes ses anses, autourde tous ses îlots, quelques cadavres flottant dans les hautesherbes, et des milliers de vautours, de cormorans et de corbeauxqui s’en régalent. C’est là que la peste, le choléra, toutes lesmaladies contagieuses prennent naissance, et voilà ce que ces gensappellent la vraie religion, la plus vieille du monde, la plusrespectable, la mère de toutes les autres, la religion de Vichnou,de Schiva et d’Osiris ! »

Il riait de pitié, mais nous n’avions pasenvie de rire ; et vers neuf heures, le docteur Dechêne étantvenu nous annoncer, en sortant de l’hôpital, que notre camaradeLarrague, employé de la caisse, venait d’expirer après deux heuresd’horribles convulsions, et qu’une dizaine d’ouvriers auxquels iladministrait du laudanum, pour leur épargner au moins lasouffrance, ne passeraient sans doute pas la nuit, chacun pensaqu’il valait mieux aller tranquillement se coucher, que decontinuer à se goberger et de se donner une indigestion.

Charlot et moi nous restâmes seuls en faced’un grog au rhum, que la mère Aubry venait de nous servir, il meraconta son arrivée à Suez, et le coup d’œil qu’il venait de donneraux travaux du canal d’Ismaïlia à Port-Saïd.

Il retournait à Suez. Je vis bien qu’il avaitquelque projet en tête, mais il ne m’en dit rien alors, et unedemi-heure après le départ des autres, nous sortîmes tranquillementpour aller dormir.

Je ne veux pas oublier une singulièrerencontre que nous fîmes encore cette même nuit.

Le ciel était trouble ; le dessèchementdu canal de Néfich avait fait s’élever une sorte de brouillard, quiremplissait l’air de je ne sais quelle odeur marécageuse ; etcomme nous passions devant une file de baraques avant d’arriver àla mienne, nous en vîmes une vivement éclairée à l’intérieur :c’était celle d’un garde du camp dalmate, Ballatino Antonio, ungrand beau garçon à barbe noire, qui faisait les réponses aux Pèresde la Terre-Sainte, lorsqu’ils venaient dire la messe auSérapéum.

– Tiens, dis-je à Charlot, qu’est-ce quise passe là-dedans ? On dirait un commencement d’incendie.

Et je poussai la porte entr’ouverte.

La lumière venait de cinq ou six bougies quibrûlaient autour de la table, où le pauvre Ballatino Antonio étaitétendu mort, en redingote et pantalon noir, mais sans gilet, unegrosse rose en papier peint et un rosaire entre les mains.

Il avait succombé dans la journée ;plusieurs de ses compatriotes, assis sur un banc, contre le mur, leveillaient et se passaient une outre de vin avec componction :les malheureux étaient complètement ivres ; l’un d’euxchantait, en nasillant, une antienne, les yeux à demi fermés et latête penchée sur l’épaule, comme assoupi. Nous allions poursuivrenotre chemin, quand quelqu’un, arrivant derrière nous, nousdit :

– Pardon… laissez-moi entrer !

C’était le nommé Reboul, entrepreneur desfourrages pour les mulets et les bourricots de la Compagnie, unêtre chétif, qui se plaisait à faire de grandes phrases, et qui,voyant le mort sans gilet, se mit à dire :

– Mes amis, vous ne pouvez enterrer votrecamarade sans gilet… c’est impossible !… Non… cela ne se peutpas… ce serait indécent et même contraire à notre saintereligion.

Et les autres, qui n’en pouvaient plus à forcede boire, trouvèrent qu’il avait raison ; ils se levèrent,prirent en trébuchant leur mort sous les bras et le dressèrent tantbien que mal.

Reboul, ayant décroché le gilet pendu au mur,cherchait à tirer les manches de la redingote du mort, qui tombaità droite, à gauche, avec un bruit sourd.

– Tiens, allons-nous-en, dis-je àCharlot, c’est abominable.

– Oui, fit-il en haussant les épaules,ces gens-là méritent d’être de la religion de Vichnou ; ils ensont tout à fait dignes.

Quelques pas plus loin, nous entrâmes dans mabaraque ; nous étendîmes un de mes matelas à terre, et Charlotse coucha de son côté pour dormir.

Je me souviens qu’au bout d’un instant Charlotm’appela :

– Goguel ?

– Quoi ?

– Est-ce que tu ne connaîtrais pas parhasard un nommé Julien Desrôses ?

– Un employé du canal ?

– Non, un peintre décorateur, venu enÉgypte du temps de Mohamed-Saïd. Tu n’as jamais entendu parler delui ?

– Jamais ! Parle-moi du personnel del’Entreprise ou même de la Compagnie universelle, à la bonne heure.Mais est-ce que je me connais en peinture ?… Est-ce que çam’inquiète ?

– Ah ! je croyais, fit-il ; lehasard est si grand !

Et, deux minutes après, je l’entendais ronflercomme un bienheureux.

Quant à moi, je ne pus fermer l’œil ; lachaleur de nos baraques, surtout la nuit, étaitinsupportable ; les mouches, sorties du canal d’eau douce enpartie desséché, bourdonnaient avec ce petit bruit plaintif, aigu,qui vous agace.

Deux fois je me levai pour renouvelerl’air.

Dehors, tout était silencieux.

Enfin, sur les trois heures du matin, j’allaism’assoupir, quand un autre bruit étrange, une sorte de tintement,de cliquetis, d’abord lointain, mais qui se rapprochait, meréveilla de nouveau.

Je me levai et je regardai dehors.

Une file de cinq ou six dromadaires longeaientle canal ; leurs grandes silhouettes grises se dessinaientdans le brouillard ; et comme ils passaient devant ma porte,le conducteur, un nègre assis sur le cou du premier, s’arrêta etfit arrêter ceux qui le suivaient ; il n’avait que le caleçon,le taki et le bâton recourbé ; en même temps je vis que surles autres dromadaires se trouvaient des femmes, des saltimbanques,une grosse caisse, des drapeaux tricolores, des cartons, deschapeaux chinois.

C’était la troupe deMme Dalbert, qui donnait des représentations depuistrois semaines à Ismaïlia, et dont tout l’isthme parlait.

Et comme je regardais cet étrange spectacle,une des femmes, la plus grosse, me demanda du haut de sondromadaire :

– Monsieur, est-ce que le choléra estici ?

– Oui, madame.

– Avez-vous perdu beaucoup demonde ?

– Beaucoup, madame.

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu !…fit-elle en se cachant la figure des deux mains.

Et une autre alors, plus jeune, medemanda :

– Monsieur, est-ce que le choléra est àChalouf ?

– Je ne sais pas ; il est possibleque non ; nous n’avons pas de nouvelles de ce côté.

Alors toutes ensemble, et même deux ou troisartistes du sexe intrépide, assis derrière, s’écrièrent :

– Allons à Chalouf… oui… allons àChalouf !… Connaissez-vous l’arabe, monsieur ?

– Oui.

– Eh bien, dites donc au conducteur denous mener à Chalouf.

Charlot me tirait par le bras, en medisant :

– Engage-les à rester, cela nous égayeratous.

Mais de rire, après avoir perdu de bonscamarades, ce n’était pas le moment, et je dis au nègre :

– Conduis ces dames à Chalouf, tu serasbien payé.

Alors Chariot, élevant la voix,s’écria :

– Pardon… un instant !… Ces damesvoudraient-elles bien me permettre de les accompagner ?…J’attendais une occasion pour Suez, et celle-ci me paraîtcharmante.

– Ah ! monsieur, c’est le plus grandservice que vous pourriez nous rendre, répondit l’une de cesaimables personnes… D’aller seules par le désert avec cetArabe…

Charlot n’attendit pas la fin, il me serra lamain, et posant le pied sur le genou du premier dromadaire,saisissant son licol, en deux bonds il fut en selle près de lagrosse dame, sans que le conducteur eût besoin de l’aider.

– Allons ! au revoir, Goguel,criait-il ; dans quinze jours ou trois semaines nous nousreverrons, je pense.

Et la caravane s’éloignait à grands pas. Je laregardai deux secondes se perdre au milieu de la brume, puis jerentrai dans ma baraque faire un somme.

Cela se passait en juin 1866.

Le lendemain, MM. de Lesseps,Lavalley, Cotard, M. Guichard, chef des transports, etd’autres employés supérieurs, arrivèrent au triple galop. Ils serendirent au campement et visitèrent, accompagnés deM. Laugaudin et des docteurs Chabassi et Dechêne, d’abordl’hôpital, puis toutes les baraques où se trouvaient desmalades.

M. de Lesseps et ses compagnons,aussitôt après leur visite, voyant que l’épidémie n’était pas aussiforte que la précédente, ne s’inquiétèrent plus que des Grecs, etrepartirent sur leurs chevaux, qui filaient comme l’éclair, pourIsmaïlia.

Bien loin d’arrêter les fuyards, ils couraientlà-bas organiser des transports pour les aider à décamper au plusvite, car ces Grecs et tous ces gens de l’Archipel, – filous,voleurs, pirates de père en fils, – étaient la vraie peste del’isthme ; cette race abominable ne faisait rien de bon etfaisait beaucoup de mal ; c’est elle qui, les jours de paye,attirait les travailleurs dans les tripots de Suez et d’Ismaïlia,où l’on jouait dans une heure le gain de tout le mois ; c’estelle qui biseautait les cartes, qui donnait les coups decouteau ; c’est à cette race dégradée que s’adressait surtoutle président, lorsqu’il disait sur les chantiers :

– Tout le monde est libre ici… mais queles fainéants s’en aillent ; c’est le plus grand servicequ’ils puissent nous rendre ; quand on ne fait rien, on gêneles autres.

Le pire, c’est que ces bandits, une fois prissur le fait, arrêtés et convaincus, étaient réclamés par leurconsul d’Alexandrie, pour les faire juger en Grèce, d’où les bravesgens ne tardaient pas à revenir sous un autre nom, recommencer lemême métier.

À la fin, sur la demande du gouvernementégyptien, quelques vieux renards de la police européenne vinrentleur rendre visite ; ils les dénichèrent partout ; on lesexpédiait tout de suite en Grèce, sur de vieux navires à moitiépourris, qui coulaient souvent en route. Alors les Grecs comprirentque le métier n’était plus bon et disparurent ; il ne restaque les travailleurs et les négociants honnêtes.

Mais nous n’en étions pas encore là,malheureusement, et M. de Lesseps se dépêcha de faciliterà tous ces mauvais sujets les moyens de déguerpir.

Chez nous, au Sérapéum, on distribuait matinet soir du café aux travailleurs ; il était même questiond’évacuer le campement et le village arabe.

Quelques jours après, M. Guichard, étantrevenu, trouva l’hôpital vide ; plusieurs malades, au moyen defrictions, avaient été sauvés ; d’autres étaient morts. Iln’existait plus dans les baraques que des cas isolés ; enconséquence, les projets d’évacuation furent abandonnés, toutrentra dans l’ordre ordinaire.

IV

 

À la fin de juillet, on ne parlait plus ducholéra ; c’était passé. Les travaux avaient repris avec unenouvelle ardeur ; onze cents hommes étaient à l’ouvrage dansnotre seule section, le triple à Chalouf, où le canal se creusait àsec et à fond, parce que le terrain, étant trop dur et semé deroches, les dragues ne devaient pas aller là.

Ce chantier de Chalouf, où se concentraitprovisoirement le travail, ressemblait à un gouffre.

Notre ingénieur en chef, M. Cotard,venait tous les huit jours au Sérapéum ; M. Lavalleyl’accompagnait quelquefois. Ils arrivaient à cheval etregardaient ; chacun avait le droit de leur parler et de leurprésenter des observations. M. Cotard en prenait note ;M. Lavalley écoutait jusqu’au bout et répondait tout de suite.Je le vois encore sur son Old-Roderer, au bord de latranchée ; c’était un homme grand, sec, froid, le nez aquilin,les favoris à l’anglaise. Il donnait ses ordres d’un ton bref,clair et net, comme un homme sûr de lui-même. Il fallait avoirl’esprit bien bouché pour ne pas le comprendre du premiercoup ; mais quand on ne le comprenait pas, il vous lançait unregard de mépris terrible, qui vous ôtait l’envie de lui demanderd’autres explications.

Quelquefois, avec le bout de sa cravache, ilvous traçait un dessin, qui vous aidait à mieux comprendre.

Voilà comme je l’ai toujours vu ; quant àmoi, je n’ai jamais eu à me plaindre de lui ni de l’Entreprise,car, lorsque le travail s’exécutait convenablement, vous étiez bienrécompensé. Après avoir payé mon sous-chef et mes surveillants,j’ai fait quelquefois mes douze cents francs par mois et mêmeplus ; il fallait pour cela des circonstances exceptionnelles,des difficultés à vaincre dans un temps donné ; si vousdépassiez le temps fixé, chaque jour de retard vous était pris endéduction. Mais je te raconterai cela, Jean-Baptiste, à mesure queles circonstances se présenteront.

M. de Lesseps, lui, quand il n’étaitpas en France, en Turquie, en Angleterre, ne faisait que parcourirle canal d’un bout à l’autre ; je ne crois pas qu’aucun autrehomme ait autant circulé dans sa vie. Même quand il était absent,ses chevaux venaient tous les jours, conduits par desdomestiques ; et les ouvriers, qui considéraient le Présidentcomme le défenseur de leurs droits, en voyant ces belles bêtes sedisaient :

– M. de Lesseps est dans sonchalet, à Ismaïlia, il viendra un de ces quatre matins.

Ensuite, quand il arrivait, accompagné degrands personnages, d’étrangers de distinction, capables derépandre la bonne nouvelle et de dire la vérité sur les progrès ducanal, rien que de le voir aller, venir, gesticuler, et de penserqu’il parlait de nous, c’était une véritable satisfaction ; ledernier travailleur arabe, appuyé sur sa pioche, le regardait avecadmiration.

Et lorsqu’il nous adressait enfin quelquesparoles sur la patrie, sur la grandeur de l’œuvre et l’honneur quinous en reviendrait, on avait envie de l’interrompre à chaque motpour crier :

– Vive de Lesseps !… Vive laFrance !…

On oubliait le reste : les appointements,les gratifications, tout ce qu’on voulait demander ; on n’ypensait qu’au moment du départ, au roulement du galop dans lapoussière.

En a-t-il eu de beaux jours à galoper, às’embarquer, à revenir, à parler, à expliquer, à encourager, àporter des toasts, à prononcer des speechs, et à voir tout marcheraux applaudissements du public et des Anglais eux-mêmes, malgréPalmerston !

Mais c’est au milieu des jeunes damesanglaises, russes, françaises, américaines, qu’il fallait lecontempler ; les respectables, plus loin, dans le grandchariot attelé de dromadaires, les roues larges de trentecentimètres, pour aller en pèlerinage à Jérusalem, à Bethléem, auSinaï. C’est là qu’il voltigeait et caracolait parmi la jeunesse,adressant tout de même de temps en temps un petit complimentflatteur aux vénérables ladies, pour les consoler de leurcarriole.

Oui, Jean-Baptiste, voilà ce que j’appelle uneexistence grande, utile, tournée à la justice, au bon sens.

Enfin, tu vois d’ici la chose, je n’ai pasbesoin de t’en dire plus : c’était le diplomate ; et lesautres, – les hommes de science, les hommes d’administration, –étaient les hommes d’exécution. Il les avait tous mis dans samanche et se disait bien sûr tous les jours :

« Je veux que le canal se fasse, et il sefera… parce que c’est nécessaire pour le commerce, pour lacivilisation, pour la gloire de la France ! Et j’entraîneraitout le monde, même ceux qui n’en veulent pas ; ils serontforcés à la fin de se taire et de reconnaître que je suis plus finqu’eux tous, plus fort et plus grand. »

Que le canal soit à n’importe qui, c’esttoujours un Français qui l’a fait ; l’Amérique est auxYankees, mais un Génois l’a découverte. Qu’on le dise ou qu’on nele dise pas, Jean-Baptiste, cela revient au même, car c’est lavérité.

Cependant notre tranchée avançait rapidement,grâce aux milliers de travailleurs qui se présentaient de jour enjour ; elle s’étendait sur la ligne du futur canalmaritime ; elle avait vingt mètres de large, deux deprofondeur, et parcourait environ seize kilomètres, de Toussoum auxlacs amers ; le seuil du Sérapéum était traversé.

Alors on avait circonscrit de digues troisgrandes dépressions de terrain touchant la tranchée du côtéAsie ; on les avait fermées pour empêcher l’eau de se répandredans le désert, lorsqu’on couperait le barrage entre le villagearabe et le village européen, qui séparait notre rigole du canald’eau douce. Et comme le canal d’eau douce avait sa prise au Caire,il se trouvait à six mètres au-dessus de la mer, juste à notreniveau, et devait remplir jusqu’au bord notre rigole, en même tempsque ces dépressions de terrain, qui formeraient alors des lacsartificiels où l’on porterait facilement en bateau les déblais, àmesure que les dragues étendraient et creuseraient notretranchée.

Cette idée venait de M. Lavalley, et sanselle peut-être le canal maritime aurait traîné de longuesannées.

Un soir, revenant du chantier, je trouvai monami Saleron au pied de la butte, derrière les ateliers. Il allaitmonter et me dit :

– Venez avec moi, Goguel, jetons un coupd’œil sur l’ensemble des travaux, car Ismaïl-Pacha vient d’envoyerseize mille fellahs pour creuser le canal d’eau douce, ce qui nousannonce que bientôt la coupure sera faite.

Nous partîmes donc ensemble, grimpant despieds et des mains dans le sable, jusqu’au sommet de la butte, l’undes points les plus élevés de l’isthme.

Le soleil allait se coucher, ses derniersrayons éclairaient obliquement le désert de la Syrie, où l’onaurait marché des semaines et des mois avant de rencontrer uneculture ; à peine de loin en loin quelques broussaillesdesséchées, une touffe de tamaris, apparaissaient-elles dansl’étendue.

Devant nous se prolongeait en ligne droitenotre tranchée, avec ses déblais en cavaliers, ses fourmillementsde travailleurs ; et à nos pieds se trouvaient les toitsblancs du campement, les tas de charbon, les ateliers, lesécuries ; c’était un coup d’œil sec, aride, comme celui d’uneligne de chemin de fer.

– Notre rigole ne fait pas grande figure,dit Saleron après avoir repris haleine ; si jamais le canalmaritime se termine, ce sera tout autre chose : quatre-vingtsmètres de largeur, quinze, vingt, trente de profondeur, selon lesrenflements du terrain ; quarante à cinquante millions demètres cubes à déplacer, dont huit au moins pour notre sectionseule, ce n’est pas une petite entreprise.

Il me regardait, et j’avais envie de rire.

– Tenez, dit-il, du point où nous sommes,pour arriver au fond de la cuvette, il faudra descendre de trentemètres sur vingt-deux de largeur au fond ; quel gouffreépouvantable cela suppose !

Je m’étais déjà dit cela cent fois, et tousles camarades se tenaient les côtes pour s’empêcher de rire, quandon en parlait ; MM. de Lesseps, Lavalley et Gotardseuls avaient la foi.

Enfin, mon ami Saleron m’ayant expliqué lesystème des dragues, la façon dont elles seraient élevées par uneécluse dans le canal d’eau douce, et puis introduites dans notrerigole au moment d’une forte crue du Nil ; comment ellesenlèveraient un mètre cube de déblais en trois godets, et leverseraient sur les berges au moyen de longs couloirs ; pourne pas le contrarier, je fis semblant d’être convaincu.

La seule objection qui lui paraissaitsérieuse, c’était que le sable pouvait n’être pas étanche, et que,dans ce cas, il absorberait l’eau douce à mesure qu’elleviendrait.

Mais, sous ce rapport, je n’avais pasd’inquiétude.

– Quant à cela, lui dis-je au moment oùnous redescendions de la butte, pourvu que les dragues fassent bienleur service, je vous réponds que le sable fera le sien et qu’ilretiendra l’eau comme une bouteille. Dans nos montagnessablonneuses des Vosges, quand il pleut durant des semaines, l’eaune pénètre pas de cinquante centimètres en terre ; elle couleà la rivière comme sur un toit.

– C’est aussi ce que je pense,disait-il ; mais des ingénieurs de la Compagnie, des hommestrès savants, pensent le contraire.

– Les savants ont quelquefois des idéesimpossibles, lui dis-je ; dans le temps, ils soutenaient quele niveau de la mer Rouge était de neuf mètres au-dessus de laMéditerranée ; le poids de neuf mètres d’eau, multiplié par lasurface de la mer Rouge et de l’océan Indien qui pousse derrière,aurait enlevé l’isthme de Suez, comme un boulet de quarante-huitcrèverait une feuille de papier ; ils ne voyaient pas cela,les savants ; ils étaient trop savants pour se rappeler que laterre est ronde.

Saleron se faisait du bon sang àm’entendre.

C’est ainsi que nous arrivâmes au bureau denotre chef de section, M. Laugaudin, qui me demanda pourcombien de jours je pensais avoir encore du travail sur monchantier.

Je lui répondis :

– Huit jours.

– C’est bien, dit-il ; aussitôtvotre travail terminé nous enverrons la locomobile à Chalouf, et,d’après l’ordre de M. Lavalley, nous ferons la coupure ;notre tranchée, étant fermée aux deux bouts par de solidesbarrages, se remplira dans un jour ; mais quant aux lacsartificiels, pour ne pas entraîner les berges et risquer de mettrele canal d’eau douce à sec jusqu’à Zagazig, il faudra modérerl’entrée de l’eau par des vannes ; selon nos calculs, leremplissage nous prendra trois semaines pour le bassin 158, et unmois pour le bassin 125, vers Toussoum ; quant au bassin 175,on le remplira plus tard, lorsque les dragues se porteront de cecôté. Il faudra laisser les sables s’imprégner d’eau lentement.Vous surveillerez l’établissement des vannes et des coulottes, etpuis vous aurez sous vos ordres un chantier de déblai sur le bassin158.

Je ne fus pas fâché de cet ordre, car dix-huitmois de terrassements consécutifs, en plein soleil d’Égypte, celacommençait à me paraître un peu monotone ; j’éprouvais unecertaine satisfaction à changer d’exercice.

V

 

Tout se passa comme l’avait ordonnéM. Laugaudin.

La coupure ne fut pas longue à faire, car unpetit embranchement se détachait du canal d’eau douce et venaitjusqu’au Sérapéum ; il suffit de le prolonger jusqu’à latranchée qui se remplit dans une nuit ; les vannes et lescoulottes ne laissèrent entrer l’eau dans les bassins que selon lamesure qu’on voulut bien leur donner.

M. Lavalley surveillait lui-même leremplissage des lacs artificiels, comme toutes les autresopérations importantes ; son associé, M. Borel, venaitrarement dans l’isthme ; il était chargé de l’administrationgénérale et résidait à Paris.

Depuis mon arrivée en Égypte, je n’avaisencore vu que le travail libre, tel qu’il était organisé cheznous ; je voulus voir alors le travail des fellahs, et lepremier dimanche qui suivit leur arrivée au kilomètre 16 du canald’eau douce, j’enfourchai Choubra et je poussai un temps de galopjusque-là.

Seize mille hommes à l’ouvrage, c’est un grandspectacle, Jean-Baptiste, mais seulement quand tout se fait avecordre, quand tout est calculé d’avance, quand chacun a sa tâchemarquée, et qu’aucun trouble ne règne, ni dans le commandement, nidans l’exécution.

C’est ce que M. Cotard, notre directeur,avait établi sur nos chantiers ; aucune force n’était perdue,parce que toute force libre se paye argent comptant, et qu’il fauten tirer le meilleur parti possible.

Les ingénieurs de la Compagnie universelle nes’étaient pas trouvés dans les mêmes conditions à l’origine ducanal maritime ; comme les fellahs ne coûtaient rien, ilss’étaient dit sans doute :

« Chaque fellah fait peu individuellementil ne donne pas la moitié de ce qu’il pourrait donner, c’estpositif ; mais vingt fellahs, au bout de la journée, ontpourtant fait un beau tas de déblais ; et en ajoutant les tasaux tas, pendant dix, vingt ou trente ans, le canal se termineratout de même.

Je te dis les choses telles qu’on me les aracontées cent fois. C’était le système oriental, le système desTurcs, des pachas.

Je vis alors ce beau système en action.

Le canal était plein de boue liquide ;les fellahs, par centaines, des hommes et des quantités de gaminstout nus, barbotaient dans la vase presque jusqu’aux aisselles,comme des grenouilles dans une mare ; les uns portaient descouffins, sorte de paniers à deux poignées qui se fabriquent enmasse dans la haute Égypte ; d’autres les chargeaient à lapelle, et quelquefois, quand les couffins manquaient, ilsplaquaient sur les reins de leurs camarades un tas de boue, que lespauvres diables retenaient des deux mains par derrière, sedépêchant d’aller le secouer sur la berge. Mais cette boue, augrand soleil, s’attachait vite ; en haut, il fallait laracler.

Tout cela montait, descendait, courait,faisait semblant de rire, d’être de bonne humeur.

Sur le chemin de halage et sur les berges setenaient debout les cheiks de chaque village appelé à la corvée, enrobe noire ou bleue et gros turban blanc ou vert, appuyés sur ungrand bâton. Ils encourageaient leur monde. Et plus loin, enarrière, se tenait à cheval le bey turc, au milieu de sescavas.

Ce groupe à cheval, au milieu de ces êtreshumains grouillant dans la fange, sous le soleil ardent, étaitterrible à voir : c’était la force, la puissance farouche dumaître impitoyable et brutal veillant sur ses esclaves.

Les fellahs semblaient rire ; mais, àpeine le cheik avait-il une distraction et détournait-il les yeux…crac ! un coup de pioche éventrait le couffin fourni par legouvernement.

Mais aussi gare si le cheik avait vu faire lecoup ! Aussitôt le coupable était saisi par les cavas, jeté àterre, étendu sur le ventre, et, malgré ses cris, ses plaintes, sesinvocations à la barbe du Prophète, la courbache lui traçait desraies bleues, jaunes et rouges sur la plante des pieds, jusqu’à ceque le Turc impassible fît signe que c’était assez.

Voilà le travail des fellahs !…

C’est la corvée du bon vieux temps !… Lacorvée du roi très chrétien, du couvent, du seigneur… Oui, c’estainsi qu’étaient traités les paysans de France avant 1789.

Et c’est pour cela que la nation a fini par serévolter ; qu’elle a confisqué les terres des émigrés etqu’elle les a vendues aux malheureux qui les cultivaient depuis dessiècles, n’obtenant d’autre salaire que des coups ; c’est pourcela qu’elle les a défendues contre toute l’Europe soulevée par cesnobles barbares, et que, au lieu d’être encore aujourd’hui desfellahs, nous sommes devenus des citoyens, dont les droits et lesdevoirs sont inscrits dans les lois.

Tu sais, Jean-Baptiste, que de mauvaisesgazettes ont reproché dans le temps à la Compagnie universelle duCanal de Suez de se servir des fellahs pour faire le canalmaritime, et que Nubar-Pacha, ministre du khédive Ismaïl, hommetrès capable, mais complètement dévoué à son maître, est même venuprotester en France contre cet abus.

C’était une mauvaise plaisanterie.

Si Nubar avait dit :

« Nous voulons abolir la corvée enÉgypte, et M. de Lesseps, en vertu de son contrat, s’yoppose ! »

Alors l’affaire aurait été sérieuse.

Mais de venir nous dire :

« Vous autres Français, qui regardez leshommes comme des frères, vous ne devez pas vous servir desfellahs ; c’est un privilège qui nous appartient à nous seuls,parce que nous les regardons comme des bœufs, comme des ânes et desdromadaires. Rendez-nous donc nos fellahs, que nous vous avonsloués trop bon marché, et qu’il nous serait plus profitabled’employer ailleurs ! »

Quelle farce !

Il faut avouer que ces Orientaux ont parfoisdes idées singulières, et qu’ils nous croient un peu tropbêtes.

Mais Nubar avait sans doute donné d’autresraisons aux journaux qui le soutenaient, des raisons plus solideset qu’ils ont gardées pour eux.

Enfin, quoi qu’il en soit, tu peux te faireune idée du travail des fellahs, d’après ce que je viens de tedire. Ils font ce que faisaient leurs pères depuis trois mille ans,sous les Pharaons, sous les empereurs grecs, sous les Romains, sousles Arabes et les Turcs. Rien n’est changé.

C’est à cet état d’abrutissement que les aréduits la caste de leurs prêtres, toujours avec les vainqueurs,jamais avec les vaincus ; soutenant l’envahisseur dès qu’ilavait le dessus, partageant avec lui le pouvoir et sesjouissances ; invoquant Dieu, pour asservir encore davantageles victimes et leur ôter le courage de se révolter, de reconquérirleur indépendance, leur dignité.

Voilà le fond de toutes les histoires.

Il n’y a que nos évêques à nous quisoutiennent le peuple contre les puissants de la terre ; quiconsidèrent le pauvre à l’égal du riche ; qui prêchentd’exemple le désintéressement, l’humilité, la mansuétude, lepardon ; qui respectent les lois du pays, et qui mettenttoujours les intérêts de la patrie avant leurs intérêtsparticuliers et ceux de leur chef, notre saint-père le pape.

Aussi le peuple les vénère, – et il a bienraison !

VI

 

Quelques jours après ma visite aux fellahs, enrevenant un soir du chantier, qu’est-ce que je trouvai dans mabaraque ? Le grand Charlot, avec un nommé Van den Bergh,planteur, armateur et négociant à Batavia.

Ils avaient loué trois chameaux pour visiterl’isthme ; le chamelier de Suez, Arambourou-Omar, leur servaitde guide.

Toute la caravane se trouvait dans monjardinet, parmi mes choux, mes radis et ma salade.

Tu te figures quel ravage,Jean-Baptiste ! Si ce n’avait pas été Charlot, je me seraisfâché ; mais avec un vieux camarade, on n’y regarde pas de siprès ; j’eus même l’air d’être content.

Ce Van den Bergh était maigre, jaune ettransparent comme un parchemin ; on aurait vu le jour àtravers ses côtes, mais il était riche à millions, d’après ce queme dit Charlot ; il avait des plantations, des navires, desesclaves en masse ; il avait aussi des femmes à la douzaine,c’est dans cet état qu’elles l’avaient réduit.

Malgré ses millions, je me dis en le voyantque j’aimais mieux être dans ma peau que dans la sienne.

Il était assis sous ma tonnelle, et quandCharlot nous eût présentés l’un à l’autre, il resta longtemps à meregarder de ses grands yeux pâles, d’un air rêveur, et puis ilfinit par me dire :

– Il y a dix-neuf ans, quand je passaidans l’isthme avec le courrier de la malle des Indes, pour allerrecueillir à Java la succession de mon oncle Tobie Van den Bergh,j’avais une santé comme la vôtre, monsieur Goguel.

– Je vous crois, monsieur, luirépondis-je, car vous êtes bien bâti, vous deviez être un solidegaillard dans votre temps.

– Oui, fit-il en souriant, oui, j’ailargement usé de mon capital, et je ne m’en repens pas !… Non…je ne m’en repens pas !

Je crois qu’il s’en repentait tout de même unpeu, ne pouvant plus recommencer la danse.

Arambourou vint nous servir le café dans depetites tasses chinoises grandes comme des coquilles de noix, etM. Van den Bergh nous offrit des cigares délicieux.

Lui ne fumait plus ; étant poussif, ildevait se contenter du parfum des autres.

Voilà ce que c’est, Jean-Baptiste, que d’avoirbrûlé, comme on dit, la chandelle par les deux bouts, et de setrouver usé jusqu’à la corde.

Nous causâmes longtemps du canal, des travaux,du nombre des ouvriers sur les chantiers, du prix de lamain-d’œuvre pour les Européens et les Arabes, de la quantité desable qu’il nous restait à extraire, de l’arrivée prochaine desdragues et de leur puissance, enfin de toute l’Entreprise en groset en détail.

Après cela nous parlâmes de la nouvellesituation où se trouvaient les puissances en Europe depuisSadowa.

Mais ce qui me surprit dans un homme aussipositif, c’est que dans cette guerre, si dangereuse pour tout lemonde, il en voulait beaucoup moins aux Prussiens, cause unique detout ce bouleversement, qu’aux Anglais, qui ne s’en étaient pasmêlés du tout. Il leur souhaitait toutes les misères, et je croisqu’il nous en souhaitait autant à nous autres Français, qu’ilaccusait d’avoir conquis son pays soixante-douze ans avant, sous lapremière République, de se l’être annexé jusqu’en 1814, et del’avoir entraîné dans toutes nos misères.

Son grand nez blanc se recourbait en parlantde ces choses lointaines, et ses yeux pâles s’allumaient comme deslanternes.

Je regardais Charlot, qui souriait et luidisait :

– Calmez-vous, monsieur Van denBergh ; votre état nerveux ne vous permet pas de si longuesdiscussions irritantes, qui n’aboutissent à rien.

Mais il ne voulait rien entendre etdisait :

– Laissez-moi !… j’ai raison, etquand j’ai raison, le reste m’est parfaitement égal.

Puis il reprenait d’un air desatisfaction :

– Maintenant la partie est engagée, lesPrussiens ont gagné la première manche et relégué l’Autriche dansson coin ; la seconde, ils la joueront contre vous ; sivous aviez bougé après Sadowa, ce serait déjà fait, heureusementvos troupes étaient au Mexique, vous avez été prudents malgrévous ; ils la gagneront aussi, car ils s’y préparent depuiscinquante ans, et vos meilleures armées se sont englouties enCrimée, en Italie, au Mexique ; et la troisième ils lajoueront contre l’Angleterre ; l’enjeu de la partie, c’est laHollande. C’est malheureux pour nous autres Hollandais, mais tôt outard cela devait arriver, comme pour le Schleswig-Holstein ;il était impossible de supporter la situation plus longtemps. Ledespotisme des mers est le plus épouvantable des despotismes, tousles peuples en souffrent, il fallait que cela finît d’une manièreou d’une autre ; l’aristocratie anglaise, avec sa marineexclusive contraire au droit des gens, ne peut durer toujours. Nes’est-elle pas opposée à votre canal ? N’a-t-il pas fallu lapression de l’opinion de tous les peuples et de plusieursgouvernements, pour l’empêcher d’intervenir ? C’était toutsimple, ce canal doit rétablir un jour la grande route de l’Asie,interceptée bêtement au XVe siècle par les Turcs, qui sesont coupé eux-mêmes les vivres en jetant leur cimeterre en traversde la carte, et décidant ainsi toute l’Europe à prendre le chemindu Cap. Votre canal doit forcer le commerce du monde de repasserpar la Méditerranée ; il doit ranimer le commerce et la marinede l’Italie, de l’Espagne, de la Grèce ; il doit réveiller legénie des races latines, tombé dans le marasme faute decommunications. Cela suffisait à ces aristocrates anglais pourrésister au progrès, pour vous mettre des bâtons dans les roues.C’était une grande idée, une idée généreuse à la française, dontl’univers était appelé à profiter ; une œuvre de paix, cartous les peuples ont besoin de travail, de commerce, de débouchéspour leurs produits ; la mer est le bien de tous ! AussiPalmerston n’en voulait pas ; il a fallu que le peuple anglaislui-même, par esprit de justice, vînt vous appuyer et lui forcer lamain. Est-ce vrai, monsieur Goguel ? fit-il en me regardant enface.

– Sans doute, lui dis-je, il y a beaucoupde vrai là-dedans.

– Tout est vrai, dit-il. Mais aujourd’huiles affaires vont être portées sur un autre terrain, bien autrementgrave pour cette aristocratie britannique que pour votre canal. Onpeut dire qu’elle branle au manche et que rien ne peut la sauver.Elle a eu beau s’emparer de tous les golfes, de tous les caps, detous les détroits, de toutes les îles du monde, pour couper lechemin aux autres et les effacer de la carte des nationscommerçantes quand il lui plaît… bientôt… bientôt on va la saisircorps à corps chez elle. Vous êtes jeunes et vous verrez ça !…Ces Anglais qui, par la ruse et la violence, vous ont pris à vousFrançais le haut et le bas Canada, la Nouvelle-Ecosse, Terre-Neuve,la Grenade, Saint-Vincent, Saint-Dominique, Saint-Christophe,Tabago, Sainte-Lucie, l’Île-de-France ; à l’Espagne, laJamaïque, le Honduras, Campêche, la Trinidad, les îlesFalkland ; à nous, Demerary, Essequibo, Berbice, le Cap, sansparler de ce qu’ils ont enlevé à la Turquie, au Danemark et auxautres puissances ; ces Anglais qui, en somme, ne sont quetrente millions d’hommes pour dominer tout le globe, vont enfintrouver leurs maîtres !… C’est moi, Van den Bergh, qui vous ledis ; l’heure est proche, et toute la terre respirera ;les quatre-vingt-dix millions d’Indous qu’ils habillent malgré euxde leurs cotonnades, en leur refusant une poignée de riz etquelques grains de sel qui leur seraient bien plusnécessaires ; tous ces millions d’êtres humains lèveront lesmains au ciel, pour le remercier de ce soulagement inespéré.

M. Van den Bergh gesticulait comme unvéritable fou ; et je dois t’avouer, Jean-Baptiste, que plusd’une fois pendant cette longue tirade je regardai Charlot, pourlui demander si la cervelle du pauvre homme n’avait pascomplètement déménagé.

Les Hollandais n’ont pas la réputation d’êtrede grands discoureurs, et c’était une raison de plus de croire quecelui-ci ne se trouvait pas dans son état naturel.

– Mais monsieur Van den Bergh, luidis-je, à supposer que les Allemands parviennent à nous battre,comme vous le croyez, grâce à leur magnifique organisation préparéedepuis cinquante ans, comment pourraient-ils lutter contre lesAnglais sur mer, eux qui n’ont pas de marine ?

– Pas de marine ! fit-il en haussantles épaules. Quand on a des côtes, et quand on a des marins, desports, du bois, du fer, du chanvre, du charbon, on a bientôt desvaisseaux, des canons et tout ce qu’il faut pour passer un bras demer comme la Manche. Depuis le commencement du monde, les nationsexclusivement maritimes ont été dévorées par des peuples de terreferme : Tyr, Carthage, Venise, Gênes, enfin toutes ont passépar là. Il suffit d’être le plus fort pendant quinze jours pour envenir à bout ; une expédition d’un mois et la réunion detoutes les matières premières nécessaires ne sont pas une grandehistoire. Votre premier Bonaparte, qui se calquait sur les Romains,le savait bien. Et d’ailleurs la Prusse, en s’annexant la Hollandeet la Belgique, aura, depuis le Niémen jusqu’aux bouches del’Escaut, autant de côtes en Europe que les IlesBritanniques ; c’est un des pays les mieux situés pour lecommerce et la navigation ; il est maître des embouchures dequatre grands fleuves, qui traversent toutes les provinces del’Allemagne du Nord, et d’un grand nombre d’autres rivièresnavigables. Les Prussiens avaient depuis longtemps les ports deStettin, de Colberg, de Dantzig, de Memel et de Pilau, excellentspour la marine marchande ; ils viennent de s’en donner deux depremier ordre pour la marine de guerre : Kiel et Jahde ;ils sont en train d’augmenter leur marine militaire ; lebudget de la Prusse, au moment où je vous parle, monsieur Goguel,s’élève pour cet objet important à trente-cinq millions de thalers,ce qui fait plus de cent millions. Et si vous ajoutiez à tout celales fleuves, les ports, les forces navales de la Hollande, vousverriez une situation maritime fort respectable.

– Comment, lui dis-je, vous Hollandais,vous, un peuple libre, indépendant, vous pourriez un jour vouscourber sous le joug des Prussiens ; vous prévoyez cettesituation avec calme ?

– Écoutez, monsieur Goguel, fit-il d’unton flegmatique, nous avons été la première nation maritime dumonde ; les Anglais, joints quelquefois aux Français, nous ontanéantis comme puissance politique ; nous n’avons plusd’amour-propre ; nous ne voyons plus que nos intérêtsmatériels… À qui la faute ? Et puis à quoi bon se fâchercontre les choses ? Cela ne leur fait rien, cela ne lesempêche pas d’exister ! Si jamais les Allemands l’emportaientsur vous, comme sur l’Autriche, ils voudraient profiter de leursavantages, et le seul profit réel, durable, qu’ils pourraient entirer, ce serait de s’enrichir ; pour s’enrichir, il leurfaudrait une bonne marine, de bonnes colonies. Tout cela neconviendrait pas aux Anglais, il faudrait donc en venir aux mains,car, comme l’a dit Bismarck, c’est par le fer et par le feu que setranchent les grandes questions. Nous autres Hollandais, nous nesommes guère plus en état de résister que le Hanovre.

– Mais en rompant les digues ?… ditCharlot.

– Rompre nos digues et nous engloutirpour faire plaisir aux Anglais, qui nous ont abaissés et dépouillésde tout ce qu’ils ont pu nous prendre !… s’écria M. Vanden Bergh, allons donc ! nous serions bien bêtes. Si lesAnglais, les Français et les Autrichiens comptent là-dessus, ilsont tort. La force des choses, c’est que le commerce du centre del’Europe passe entre les mains des Prussiens et les nôtres, surtout le versant de la Baltique et de la mer du Nord. C’est unprincipe que tout pays industriel ayant les matières premières enabondance, qui ne se crée pas de marine, est appelé à disparaître.C’est justement le cas, et je ne crois pas que les Prussiensveuillent se laisser dépecer par n’importe qui… Que je me fâche ouque je rie, monsieur Goguel, cela ne changera rien à l’état deschoses.

Les discours de M. Van den Berghm’avaient rendu tout pensif, et je finis par demander à cetoriginal s’il considérait notre canal maritime comme inutile.

– Tant que la guerre menacera, dit-il, lecanal maritime n’aura pas le quart de sa valeur ; mais aprèsla guerre, si les Anglais sont battus, toute l’activité du monde seportera vers le commerce, le droit des gens sera rétabli sur mer,et votre canal maritime ne sera plus assez large pour recevoir tousles bateaux qui voudront passer. Tout ce qui nuit à la paix nuitaussi à votre canal.

Voilà ce que me dit ce monsieur, et si je t’enparle, c’est qu’il avait prévu notre guerre avec la Prusse.

Je me souviens aussi qu’il me dit que laRussie serait exclue définitivement des affaires de l’Europe, etque les Allemands lui diraient tranquillement : « Allezlà-bas, en Asie, c’est votre chemin, et tâchez de nous laissertranquilles. Happez Constantinople si vous pouvez ; nous neserons pas fâchés d’une pareille diversion, pendant notre affaireavec les Anglais ; mais ensuite nous aurons encore à nousentendre, à régler nos comptes pour la Courlande, l’Esthonie et laLivonie. »

Il parlait avec beaucoup d’aplomb. Reste àsavoir maintenant si la seconde partie de sa prédictions’accomplira, Jean-Baptiste. C’était un finaud de premierordre ; mais je crois qu’il se trompait sur le patriotisme deses compatriotes et sur la marine allemande. Pourquoi les Allemandsauraient-ils besoin d’une marine ? La haute aristocratie de laPrusse et celle de l’Angleterre peuvent très bien s’entendre, fairedes traités, se marier entre elles ; et quant au peuplehollandais, je crois qu’il a trop de cœur et qu’il aime trop sonpays, pour se laisser avaler par les Allemands sans se défendre.Tout se passera donc comme autrefois, j’espère ; d’autant plusque les Anglais, qui ne sont pas bêtes, occupent déjà Aden, ce quileur permet de concentrer toutes leurs forces rapidement en Europeet en Asie, selon le besoin.

Il pouvait être alors huit heures du soir, etcomme M. Van den Bergh n’avait pas l’air de vouloir allerdormir, n’ayant pas encore soupé, j’envoyai mon saïsKemsé-Abdel-Kérim me chercher une bouteille de vin à la cantine,avec quelques autres petits accessoires ; Charlot n’était pasfâché non plus de se mettre quelque chose sous la dent.

Depuis deux ou trois heures, Ker-Forme avaitemmené l’équipe de nuit à la tranchée, mes hommes à moi sereposaient. Le plus grand silence régnait aux environs, et, saufune lampe qui brillait sous la tonnelle, tous les feux de campementétaient éteints.

Un quart d’heure environ après le départ deKemsé, nous l’entendîmes revenir causant et riant avecGeorgette ; ils portaient à deux le panier de la mère Aubry,le tenant chacun d’une main par l’anse.

– Nous voilà, Goguel, dit Georgette toutébouriffée ; tu n’auras pas grand’chose, les autres ont toutavalé.

Elle riait, montrant ses petites dentsblanches, et se mit à déployer la nappe sur la table d’un airjoyeux, insouciant, sans regarder mes convives et ne s’adressantqu’à moi. Kemsé l’aidait.

– Ah ! faisait-elle, Kemsé estarrivé juste à temps, nous allions fermer. Par bonheur, la mèreAubry avait mis de côté la moitié d’un gigot et le fond d’unsaladier, pour son déjeuner de demain ; c’est tout ce que nousavons ; et puis ces quatre oranges ; mais je sais que tun’aimes pas les oranges, un bon morceau de fromage te convientmieux.

Et poussant un éclat de rire :

– Tiens… il en reste… Oui… Au fond dupanier, avec la bouteille de rouge.

Elle me regardait :

– Hé ! tu ne me dis rien… c’estpourtant moi qui l’ai découvert au fond de l’armoire… la mère Aubryvoulait le garder.

Alors je pris sa jolie petite tête dans mesmains et je l’embrassai sur le front :

– Maintenant, va te coucher… Bonne nuit,Georgette… Dors bien !

– Et toi aussi, fit-elle en s’éloignant.Tu n’oublieras pas de m’éveiller, car j’ai bien sommeil, je vaism’en donner.

Cette voix de jeune fille, vive et gaie,retentissant dans la nuit, sembla tirer M. Van den Bergh de sarêverie, car il s’était assoupi dans mon fauteuil de canne etregardait de ses yeux pâles ce qui se passait.

– C’est étonnant, murmurait-il,étonnant.

– Allons, si le cœur t’en dit, prendsplace, dis-je à Charlot en me mettant à dépecer le gigot. – Vous nevous décidez pas, monsieur Van den Bergh ?

– Merci ! fit-il, je me sens bien etne veux pas me charger l’estomac à cette heure avancée dusoir ; c’est une précaution dont je me suis toujours bientrouvé, monsieur Goguel.

– Oui, monsieur Van den Bergh ; maiscomme je suis forcé de me lever demain de grand matin pour aller auchantier, vous comprenez…

– Sans doute… sans doute !…fit-il ; à chacun ses nécessités, les positions sontdifférentes et les besoins aussi.

Et tandis que Charlot et moi nous mangions debon appétit, en nous regardant, tout à coup il reprit :

– Qu’est-ce donc que cette jeune fille,monsieur Goguel ? cette enfant qui tout à l’heure est venuevous apporter ces provisions ?

– Georgette ?

– Elle s’appelle Georgette… C’est unejolie enfant.

– Oui, monsieur Van den Bergh, une pauvreenfant dont le père est mort voilà dix-huit mois, à la premièreinvasion du choléra ; mais nous l’avons adoptée ; tout lecampement du Sérapéum, tous les anciens l’ont prise sous leurprotection ; elle est de la famille.

– Elle est charmante, fit-il, oui,charmante, pleine de vivacité, d’espièglerie, de bonne humeur.

Je pensais :

« Tu voudrais bien l’emmener à Batavia,vieux farceur, ou bien en Hollande ; mais un instant, noussommes là, nous autres. »

Et j’ajoutai :

– Oui !… Et malheur à celui qui laregarderait de travers, qui lui rendrait la vie dure, quichercherait à mettre la main dessus… Vous comprenez monsieur Vanden Bergh… il se trouve dans le monde des gueux capables de tout…Mais celui-là n’aurait pas beau jeu.

– Je vous crois, fit-il. C’est bien…c’est très bien. Il semblait tout pensif, et, tirant de la poche desa redingote une toute petite pipe en or, dont le fourneau n’étaitpas plus grand qu’un dé à coudre, il y mit quelques grains d’opium,renfermés dans une petite boîte.

Alors je me dis en moi-même :

« Ah ! ah ! voilà donc pourquoitu es si maigre ! »

Car j’avais vu des Chinois adonnés à cettepassion terrible et tous secs comme des allumettes.

Il alluma sa pipe à la lampe et medemanda :

– Vous avez connu le père de cetteenfant ?

– Sans doute, je l’ai connu ; dansles premiers temps de mon arrivée au Sérapéum, nous n’étions pasplus de six ou huit employés de l’Entreprise ; on se voyaittous les jours, on vivait ensemble. Le père de Georgette était unexcellent homme au fond, mais un peu maniaque, ne communiquant sesaffaires à personne, et toujours comme absorbé par une idéefixe.

– Quelle idée ? demanda Chariot.

– Ma foi ! je n’en sais rien. Danstous les cas, ce n’était pas une idée gaie, car, malgré son humeurjoviale qui le portait à chanter des gaudrioles au haut de sonéchelle, en badigeonnant les murs, quelquefois il se mettait tout àcoup dans une fureur incroyable, jurant comme un possédé, lançantses brosses, ses pots de couleur, tout ce qui lui tombait sous lamain, à droite, à gauche, et hurlant : « Je ne leretrouverai donc jamais !… Il faudra donc que je me pende sansavoir eu le bonheur de l’étrangler !… Où est-il ?… oùest-il ?… » Sa petite fille seule parvenait à le calmer,par ses pleurs et ses cris. Alors il remontait à son échelle et seremettait à l’ouvrage comme si rien ne s’était passé. Voilà,monsieur Van den Bergh, ce que je puis vous dire sur BernardLafosse, le père de Georgette, et personne n’en sait plus long quemoi.

Le Hollandais avait changé deux ou trois foisde figure en écoutant mon histoire ; ses grands doigts maigress’allongeaient et se raccourcissaient au bord de la table, commesur les touches d’une épinette.

– C’était un singulier caractère, fit-ilen regardant Charlot du coin de l’œil. Et sans doute ce BernardLafosse était chargé de décorer votre chapelle ?

– Non, monsieur Van den Bergh, il étaitchargé de mettre en couleur au blanc de céruse les baraquesbretonnes, pour empêcher les insectes de s’y loger et les planchesde pourrir.

– Alors, fit-il brusquement, c’était unmalheureux !

– Un malheureux, monsieur ! Dites unsimple ouvrier, un homme de métier qui gagne ses cinq à six francspar jour.

– Bon… bon !… fit-il en se levant,c’est ce que j’entends… et le gueux traînait l’enfant avec lui… ill’exposait à périr misérablement… il n’avait pitié derien !…

Une sorte d’indignation sourde avait saisiM. Van den Bergh, qui se promenait de long en large, les yeuxà terre, ses longs bras croisés sur le dos.

Charlot me faisait signe de me taire ;mais en entendant cette espèce de diplomate appeler gueuxun bon et brave ouvrier, parce qu’il n’avait pas eu la chanced’hériter de quelque oncle de Batavia, la colère me gagnait à montour, et je lui dis :

– Que vouliez-vous donc, monsieur, quefît Bernard Lafosse ? Son enfant, il l’avait avec lui ;il l’entretenait aussi bien que possible, d’après son état et sapaye ; il ne pouvait pas l’élever en duchesse. Je vous trouvebien singulier aussi, moi, d’appeler un de nos ouvriers :gueux !

– Allons… allons… Goguel, me disaitCharlot, tu vois bien que M. Van den Bergh raisonne d’aprèsson point de vue.

– Je vois qu’il raisonne très mal, luirépondis-je.

Mais M. Van den Bergh ne nous écoutaitdéjà plus ni l’un ni l’autre ; il allait et venait, les poingscrispés, et bégayait :

– Oui… oui… voilà ce que je supposais… Etelle… elle… qu’est-elle devenue ? fit-il en s’arrêtant tout àcoup et me regardant.

– Qui, elle ?

– La femme.

– La femme de Bernard Lafosse ?

– Oui, la mère de l’enfant ?

– Ah ! monsieur, m’écriai-je, vousm’en demandez trop, je n’ai jamais connu que Bernardlui-même ; il n’était pas communicatif, je vous l’ai déjàdit.

– C’est bien, fit-il en se rasseyant,tout cela doit être tiré au clair, sans perdre une minute, vousm’entendez, monsieur Hardy ?

– Très bien, monsieur Van den Bergh, jeferai mon possible, répondit Charlot.

J’étais stupéfait de leur air grave à tous lesdeux, je n’y comprenais rien.

– Et, dit encore M. Van den Bergh,il faut que la jeune personne soit retirée immédiatement de lasituation déplorable où l’autre l’a laissée.

– Qui cela… Georgette ? luidis-je.

– Oui, monsieur Goguel.

– Ah ! ah ! ceci est autrechose, monsieur Van den Bergh, lui répondis-je ; pour mettrela main sur Georgette et l’emmener à Batavia ou ailleurs, voustrouverez des gens qui vous crieront : Halte ! Moi toutle premier, je vous en préviens.

M. Van den Bergh haussa les épaules sansdaigner me répondre et dit :

– C’est bon !… Vous m’avez entendu,monsieur Hardy, cela suffit.

Puis, s’adressant de nouveau à moi, d’un tonplus convenable :

– Monsieur Goguel, me dit-il, votre amiHardy m’a promis l’hospitalité de votre part ; mon état desouffrance ne me permet pas de passer la nuit en plein air, commeles jeunes gens ; je coucherai sous votre toit, n’est-cepas ?

– Oui, monsieur, lui répondis-je, et jevous souhaite même un bon sommeil. Seulement, sur le chapitre detout à l’heure, je vous préviens que nous ne serons jamaisd’accord.

Il ne me répondit pas et entra se coucher surmon lit. Charlot et moi nous restâmes dehors ; le chameliertira quelques couvertures du sac d’un de ses chameaux accroupisdans mon jardin ; Charlot, tout rêveur, m’en remit une ;j’éteignis ma lampe, et chacun se coucha de son côté contre le mur.Il pouvait être alors onze heures, je ne tardai pas à m’endormirprofondément.

VII

 

Le lendemain vers quatre heures, Arambourouvint éveiller mes hôtes ; Chariot roula sa couverture, moi lamienne ; M. Van den Bergh sortit de ma baraque, et me diten souriant :

– Je vous remercie, monsieur Goguel, devotre bonne hospitalité. Je pense rester encore quelque temps enÉgypte, et vous me feriez bien plaisir d’accepter à déjeuner pourdimanche prochain, dans l’Ouadi de Bir-Abou-Ballah, où je merappelle avoir vu de jolies cultures autrefois.

– Nous verrons cela, monsieur Van denBergh, lui répondis-je ; en ce moment, le travailpresse ; il s’agit de terminer notre tranchée avant l’arrivéedes dragues ; mais, si c’est possible, j’irai.

Là-dessus Charlot me serra la main, ils semirent en selle, les chameaux accroupis se levèrent, et la petitecaravane partit en silence dans la direction d’Ismaïlia.

Moi, je fis mon tour dans le campement, commeà l’ordinaire ; j’allai donner mes ordres aux chameliers del’Entreprise, voir, en passant, si Choubra avait eu saration ; bref, je m’occupai de mes affaires, sans m’inquiéterdavantage des propos du Hollandais, que j’attribuais à l’abus del’opium.

Vers six heures j’allais toquer aux vitres deGeorgette, lorsque je l’aperçus sur le seuil de sa petitebaraque.

– Hé ! me dit-elle en riant, tuviens trop tard ce matin, Goguel, je suis plus matinale quetoi ; vous vous êtes bien amusés, hier soir ?

– Pas trop, Georgette, lui dis-je enm’arrêtant sur le pas de sa porte, et regardant à l’intérieur lapetite chambre blanchie à la chaux, le plancher déjà balayé et lepetit lit déjà fait.

– Tu te soignes bien, lui dis-je ;tu sais t’arranger dans ton nid.

– Tiens ! fit-elle, qui doncpenserait à moi, si je ne veillais pas à mon ménage ?

– C’est juste, Georgette.

Et remarquant une petite croix de bois contrele mur, au-dessus du lit :

– Tu fais donc aussi tes dévotions,Georgette ?

– Mais, sans doute, je ne suis paspaïenne.

– Est-ce que tu vas aussi te confesseraux Pères de la Terre-Sainte ?

– La mère Aubry m’en parle tous lesjours… Mais j’ai tant de péchés… tant de péchés, que je n’ose plus…Depuis six mois je n’y suis pas allée.

Elle riait, et je la regardais dans le blancdes yeux, ce qui la fit rire encore plus fort.

– Écoute, lui dis-je, quand tu voudras teconfesser, viens auprès de moi… Tu me raconteras tout… tout…jusqu’à tes plus secrètes pensées, et je te donnerai toujoursl’absolution.

– Oh ! le bon apôtre, faisait-elle…oui… le plus souvent !… aller lui dire mes péchés àlui !

– Méfie-toi toujours d’Olympios,repris-je, et de tous les Grecs, même des Hollandais ; tu nesais pas combien de gens t’en veulent.

Et je lui racontai ce que M. Van denBergh, le grand pâle, m’avait dit. Elle ne finissait pas de rire,ne croyant pas un mot de cette histoire.

Enfin, comme Abou-Gamouse sonnait le départ demon équipe, je la quittai, tout réjoui moi-même de sa bonne humeuret bien persuadé qu’elle ne ferait jamais rien sans meconsulter.

Ce jour se passa comme tous les autres ;et le dimanche suivant, les Italiens et les Dalmates ayant laissél’ouvrage en plan pour aller assister à la messe du Père Domingo,je me rappelai l’invitation de M. Van den Bergh. Enconséquence de quoi, sitôt après déjeuner, je sellai mon cheval, etje partis pour l’Ouadi de Bir-Abou-Ballah (l’oasis du Père desDattes).

Cette petite oasis, située sur le canal d’eaudouce de Suez à Néfich, était le rendez-vous habituel des employésd’Ismaïlia, les jours de fête. Ils y venaient en famille, parbateau ; on y dansait, on y riait ; les jeunes dames etles demoiselles se faisaient un bonheur d’y respirer à l’ombre despalmiers ; et nous autres employés de l’Entreprise, venus deneuf kilomètres pour jouir d’un instant de distraction, nousn’étions pas moins heureux de renouveler connaissance avec les douxyeux bleus de la mère-patrie. On ne se quittait jamais sansregrets, sans promesses de se revoir et sans une légère pression demain à l’heure des adieux.

Bref, cet endroit me rappelait les plusgracieux souvenirs, et puis aussi d’agréables parties de chasse àla saison d’automne, au grand passage des cailles.

Combien de fois M. Durant, notre chefcomptable, notre chef de section, M. Laugaudin, Saleron etmoi, n’avions-nous pas fait ce petit voyage en barque, une volaillefroide, un gigot, quelques bouteilles de vin sous la banquette, degrand matin, à la fraîcheur, pour être à notre poste avant le leverdu jour !

Le mulet de halage ne se pressait jamais, ilfallait une bonne heure et demie pour arriver le long des rigolesd’irrigation bordées de jeunes saules, où les sarcelles, lescanards et autres oiseaux aquatiques se plaisaient à dormir la têtesous l’aile, avant de prendre leur vol vers les grands lacs.

Au premier rayon de soleil, le cri d’éveilétait donné, la fusillade commençait.

Ah ! si nous avions eu des chiensd’arrêt, surtout des épagneuls qui vont à l’eau, quelles belleschasses nous aurions faites !

Tout en galopant, voilà les souvenirs qui metrottaient par la tête.

Je me rappelais aussi le vieux cheik Békri, dela tribu des Benou-Hadjar, venu de l’Arabie bien des années avantla création du canal, avec ses femmes et ses enfants, pour cultiverau milieu des sables ce coin reculé du monde, un bon vieux bédouinà tête d’épervier, toujours assis dans l’ombre de sa vieille tenteeffilochée, les joues creuses, la barbe blanche, le gros turbanenfoncé jusqu’aux épaules, le tuyau du chibouck entre ses lèvrestremblantes.

En rêvant à ces choses, au bout d’une heureenviron, j’aperçus de loin, par-dessus les hautes berges du canalsur l’autre rive, l’oasis de Bir-Abou-Ballah ; la joliemaisonnette à l’égyptienne entourée de son élégante vérandah, lespersiennes peintes en vert, offerte par la Compagnie universelle àl’émir Abd-el-Kader lors de sa visite dans l’isthme en 1863 ;et à côté, la belle gerbe de palmiers et l’antique puits du Pèredes Dattes surmonté de sa roue vermoulue, où pendait un longchapelet de pots plongeant dans la citerne. En tournant la roue,les pots remontaient à la file, vidant leur contenu dans une petiteauge de bois, et redescendaient sur la poulie. L’auge répandaitl’eau dans un bassin plus large, qui la distribuait par de petitesrigoles sur toutes les terres environnantes. C’est la noriahd’Égypte, une invention qui date des premiers temps de la Bible etqui nous prouve que les gens d’alors n’étaient pas bêtes.

Tout cela me revient quand j’y pense ; ilme semble le voir peint devant mes yeux, avec les tamaris quipoussaient au voisinage du vieux puits, et sans oublier la tente dupère Békri, ni ses fils, dispersés dans les cultures d’orge, demaïs, de coton, en train de faire la seconde ou la troisièmerécolte.

Comme j’arrivais, ma première idée fut dedécouvrir au loin les trois dromadaires de mes amis Charlot et Vanden Bergh, dont le profil n’aurait pas manqué de se détacher surcette plaine immense, s’ils avaient été là ; mais j’eus beauregarder, rien de pareil n’apparaissait sur l’horizon, ce qui mefit pousser un juron, Jean-Baptiste, chose bien naturelle ensemblable circonstance. Enfin, ayant pris mon fusil en bandoulière,je m’écriai : – Bah ! passons le canal tout de même, jesuis peut-être en avance, et les canards, s’il en vient, m’aiderontà prendre patience.

Là-dessus, descendant la berge, je mis Choubraà la nage. Mais au moment de reprendre pied en face, près d’unemare d’infiltration comme il s’en rencontrait sur le parcours ducanal, deux grands buffles, enfoncés jusqu’aux yeux dans la vase,se relevèrent le muffle en l’air, soufflant et me regardant d’unair menaçant. Choubra frémissait, et je tenais déjà le plus avancédes deux buffles en joue, entre les yeux, à quelques pas, lorsqu’ileut la bonne idée de se détourner et de me livrer passage.

Je n’en fus pas fâché, car du plomb de canardaurait bien pu glisser sur une tête pareille.

J’abordai donc et je m’avançai tranquillementau pas vers le vieux cheik, qui m’avait reconnu de loin et meregardait venir sans bouger, d’un air de satisfaction.

– Allah te donne une longue vie, pèreBékri ! lui dis-je en mettant pied à terre près de lanoriah.

– Qu’il t’entende ! répondit levieux bédouin d’un ton de bienveillance.

– Tu n’as vu personne auprès dupuits ? lui demandai-je.

– Personne, fit-il. Mais le soleil esthaut, il peut venir quelqu’un avant la nuit.

J’étais fort ennuyé, mais l’observation ducheik me semblait juste ; j’attachai Choubra au tronc d’untamaris, et je m’assis au bord de l’auge, les yeux sur le canal, ducôté d’Ismaïlia.

Le père Békri était rêveur ; nousrestions ainsi en silence depuis quelques instants, lorsqu’il medemanda :

– Combien as-tu de femmes, mongentilhomme ?

C’était un titre d’honneur qu’il me donnaitd’après l’inspection de mon cheval.

Il voulait entrer en conversation, je lecompris tout de suite, et, n’ayant rien de mieux à faire, je luirépondis :

– Je n’en ai point, je suis encore tropjeune.

– Trop jeune ! fit-il après avoiraspiré lentement une bouffée de son chibouck ; quel âge as-tudonc ?

– Vingt-quatre ans.

– À vingt-quatre ramadans j’avais deuxfemmes, dit-il ; mon fils Hamoud en a deux, il est de ton âge,et mon fils le plus jeune, Zalim, en a deux aussi.

– C’est possible, lui dis-je ; maisdans mon pays on ne se marie pas si jeune, et puis il ne nous estjamais permis d’avoir plus d’une femme.

Là-dessus il resta pensif pendant deux outrois minutes, pour se mettre cela dans la cervelle, et moi, nevoyant rien venir sur le canal, pour passer le temps, jerepris :

– Non, nous n’avons jamais plus d’unefemme, père Békri ; elle est maîtresse de la maison et nous nepouvons pas en changer, à moins qu’elle ne meure avant nous, alorsil nous est permis d’en épouser une autre.

Cela lui paraissait étrange ; il fixaitsur moi ses petits yeux noirs, et, remarquant sans doute que jeparlais sérieusement, il me demanda :

– Et combien une jeune vierge vaut-ellede guinées dans ton pays, mon gentilhomme ?

– Dans mon pays, les femmes ne s’achètentpas, lui répondis-je ; au contraire, le père vous donne del’argent pour qu’on prenne sa fille.

Et voyant combien ce chapitre l’intéressait,je lui racontai dans tous les détails la manière dont se font lesmariages en France, l’âge où l’on peut se marier, la demande, ladot, le contrat, la comparution devant le maire, et puis labénédiction à l’église.

Il comprenait tout cela très bien, et, selonson habitude, il inclinait doucement la tête, enmurmurant :

– Bon !… bon !… ah ! c’estainsi qu’on se marie dans ton pays… Alors, les femmes sont trèsheureuses et très fières, mon gentilhomme.

– Sans doute, lui dis-je ; ellessont libres d’aller et de venir ; elles n’ont point de voilesur la figure ; on les mène partout, à la danse, auspectacle ; plus l’homme a d’argent, plus il se fait d’honneurd’en dépenser pour elles.

Il clignait des yeux et me demanda :

– Vont-elles aussi à la mosquée, vosfemmes ? Font-elles leurs prières ? Votre prophète a-t-ildit qu’elles auraient part au paradis ?

– Cela va sans dire, père Békri ;elles ont part à tout, et même le prêtre conserve la direction deleur âme après le mariage, pour être sûr de la sauver. Elles vont,quand il leur plaît, lui raconter en secret, dans un petitpavillon, leurs péchés et leurs plus secrètes pensées.

– C’est bon, fit-il, je comprends :ils sont eunuques.

– Eunuques ! m’écriai-je avecindignation ; tu oses avoir une idée pareille, pèreBékri ? c’est abominable.

– Vos marabouts ne sont paseunuques ? fit-il d’un ton sec.

– Certainement non, lui dis-je.

– Et vos femmes vont les voir en secret…les maris ne disent rien ?…

– Sans doute.

À peine eut-il entendu cela, que, se levant desa place, il me tourna le dos en criant :

– J’avais cru tout ce que tu medisais ; mais, à cette heure, je vois que tu n’es qu’unmenteur !

Et sans vouloir m’entendre davantage, il entradans sa tente.

Voilà les Arabes, Jean-Baptiste, la foi leurmanque ; et quand la foi vous manque, tout est perdu, on nepeut pas être sauvé. Jamais notre sainte religion ne se répandradans ce pays ; il n’y a que les Français, avec quelques autrespeuples intelligents, qui soient dignes de comprendre nos saintsmystères.

Si je t’ai raconté ces choses, c’est pour temontrer la bêtise des hommes, lorsqu’on n’a pas soin de leur ouvrirl’esprit dès l’enfance par l’enseignement du catéchisme.

Après cela, voyant que rien ne venait sur lecanal, du côté d’Ismaïlia, je détachai Choubra et je repris ladirection du Sérapéum.

Je me souviens que le chaland-coche arrivaitjustement de Suez, ce qui me força d’attendre qu’il eûtpassé ; il était encombré de monde, comme toujours, et jeremarquai le Père Domingo et son servant, debout au milieu de lafoule, contre la cabine. Dès qu’ils m’aperçurent près de la berge,ils firent un mouvement de surprise. Le Père Domingo fermabrusquement la porte contre laquelle il s’appuyait, et me lança uncoup d’œil singulier.

Ces choses, je n’y fis pas attention alors,elles me sont revenues depuis.

Le chaland passé, je me mis à la nage, et surl’autre rive Choubra prit le galop.

Maintenant, Jean-Baptiste, il faut te figurermon indignation contre Charlot et M. Van den Bergh, quim’avaient fait venir là pour se moquer de moi ; je ne voyaispas d’autre raison, et je me promettais bien de leur rendre lapareille, si l’occasion s’en présentait.

Mais une bien autre surprise m’attendait auSérapéum.

Comme j’entrais dans la rue de l’Hôpital, autournant du four de Sainbois, voilà que le grand Olympios, cefameux pharmacien grec dont je t’ai déjà parlé, ce bel homme quirôdait à la cantine autour de Georgette, et dont la vue seule merendait de mauvaise humeur, le voilà qui se met à m’appeler, àcrier, me faisant signe des deux mains d’arrêter.

Naturellement je passais sans vouloirl’entendre, quand je distinguai dans ses cris le nom de Georgette,ce qui me fit retourner furieux, en demandant :

– Eh bien, quoi ?… Quoi ?…Qu’est-ce que c’est ?… Qu’est-ce que vous voulez ?…

– Ils l’ont emmenée, monsieur Goguel,fit-il tout pâle.

– Emmenée… Qui… qui… animal ?

– Elle… Georgette… le Père Domingo…

– Le Père Domingo… vous dites ?…

– Le Père Domingo et son vicaire ontemmené Georgette voilà deux heures… Et tout ce que j’ai pu dire,monsieur Goguel, tout ce que j’ai pu faire, ne les a pas arrêtés…Ils sont partis par le coche.

Je ne l’écoutais plus. J’avais sauté à terredevant les écuries de l’Entreprise ; je poussais Choubradedans et je l’attachais à sa place, sans penser à rien. Olympiosderrière moi, continuait à parler, à gémir ; tout ce que je merappelle, c’est qu’en ressortant, tout à coup je lui disbrusquement :

– Et vous n’avez pas empoigné le moine,grand lâche ? Vous l’avez laissé faire !… Ah ! sij’avais été là !…

Puis je courus à la cantine. Olympios mesuivait toujours, et, en entrant, je dis aux camarades en train dedîner.

– Vous savez, les Pères de laTerre-Sainte viennent d’enlever Georgette !

Bonnifay se retourna tranquillement et merépondit :

– Oui, ils avaient des ordres supérieurs,les papiers étaient en règle.

– Et vous n’avez pas protesté ?m’écriai-je… la fille d’un vieux camarade !…

– Bah ! s’écria Ker-Forme, toutesles protestations n’auraient servi de rien… Et d’ailleurs, chez lesPères de la Terre-Sainte elle sera mieux qu’ici… tous les jourselle courrait des chances ; si le père Lafosse avait vu ça, ilaurait été le premier à donner son consentement, il aurait été lepremier à dire…

Je me retournai sans lui répondre, etm’adressant au pauvre Olympios, aussi désolé que moi :

– Allons voir M. Laugaudin, luidis-je ; c’est là que nous verrons s’il est permis à cesEspagnols de mettre les pieds dans le plat… si nous ne sommes plusrien ici… Arrivez !…

La grande baraque était partagée en deuxcompartiments ; d’un côté nous prenions nos repas, nous autreschefs de chantier, conducteurs, surveillants, et de l’autre nossupérieurs : MM. Laugaudin et Saleron.

Nous entrâmes, et, par bonheur, Olympios setrouvait devant moi ; c’est lui qui prit la parole.

– Monsieur Laugaudin, dit-il en ânonnant,vous savez que le Père Domingo vient d’emmener la petite Georgettesur le chaland-coche ?

Et il resta bouche béante.

M. Laugaudin s’était retourné sur sachaise, il écoutait, surpris de notre brusque entrée.

– Eh bien ? fit M. Laugaudin,un ancien officier d’artillerie, à la physionomie militaire ;après ?

– C’est la mère Aubry qui l’a conduit àla baraque de Georgette ; ils l’ont endoctrinée ensemble.

– Et puis, monsieur Olympios ?

– Elle pleurait… elle ne voulait paspartir… Elle demandait Goguel, qui n’était pas là.

– Tiens… c’est étonnant ! Etpuis ?

– Et puis, à force de sermons, depromesses de la ramener, ils ont fini par la décider… Ils l’ontemmenée sur le bateau…

– Et puis… monsieur Olympios… Est-ce quecela vous regarde ? Est-ce que c’est une question de votrepharmacie ?… Êtes-vous le frère, le tuteur de cettepetite ?

Moi, derrière lui, je voyais que les autres semettaient à rire, cela me défrisait. Olympios n’ajoutant plus rien,M. Laugaudin, qui buvait son café à petites gorgées, luidemanda :

– Êtes-vous chargé, monsieur Olympios, deveiller sur cette jeune fille ? Voyons… qu’est-ce qui vousamène ?

Le Grec avait un air si bête, si penaud, quetous éclatèrent de rire, et moi-même, je fis comme eux parcontenance.

Cependant, élevant alors la voix, jedis :

– Monsieur Laugaudin, cette enfant est lafille d’un camarade mort au service de l’Entreprise, et de vieuxamis du père ont bien le droit de demander si des moinesespagnols…

– Écoutez, Goguel, interrompitM. Laugaudin, nous sommes ici pour faire le canal maritime, etnotre devoir n’est pas de nous mêler des affaires de police. Cesmoines de la Terre-Sainte avaient leur ordre en règle ; ilsétaient autorisés régulièrement à prendre la petite, qui estmineure, et dont personne n’a jamais su positivement lanationalité, car Lafosse n’a jamais dit de quel pays, de quelendroit il était, de sorte qu’on avait cette charge sur le dos. Lesmoines nous en délivrent. Ils étaient autorisés à l’emmener, etnous n’avons pas à mettre le nez dans ce genre d’affaires.

Là-dessus, il se retourna sur sa chaise et semit à reprendre une conversation interrompue par notre arrivée.

Nous sortîmes, Olympios et moi, nous regardanttout vexés. Mais sa figure à lui était si longue, si drôle, quemalgré moi je ne pus m’empêcher de lui dire :

– Elle vous a passé devant le bec, monpauvre Olympios… c’est malheureux… hé ! hé hé ! oui, bienmalheureux !… Ah ! les gueux de moines, quelle chance ilsont eue que je n’aie pas été là !… mais ils reviendront, ilsauront à s’expliquer.

Et l’idée me vint au même instant quel’invitation de M. Van den Bergh n’avait été que pourm’écarter du Sérapéum, pendant que les moines, envoyés par lui sansdoute, viendraient faire leur coup. Cela m’agaça jusqu’au bout desongles ; j’aurais été capable de remonter à cheval pour lesrattraper, mais ils avaient au moins deux bonnes heures d’avance,ils étaient même arrivés à Néfich depuis une heure, et à partir delà quelle route avaient-ils prise ? Était-ce du côté deZagazig pour Alexandrie, ou d’Ismaïlia pour Port-Saïd etJérusalem ?

L’indignation me tenait au cœur, et cesentiment me poursuivit longtemps, mais à quoi bon ? Georgetteétait partie sur un ordre régulier, tous les amis et connaissancestrouvaient cela bien, que pouvais-je faire tout seul !

C’est alors, Jean-Baptiste, que je vis combienl’existence des faibles tient à peu de chose ; combienl’indifférence des gens est grande à l’égard de ceux qui n’ontpoint de défenseurs naturels.

Tous les amis du père Lafosse, qui s’étaientpromis de défendre Georgette, aussitôt qu’elle fut partie, sedépêchèrent en quelque sorte de l’oublier. La mère Aubrys’indignait quand on lui faisait des reproches au sujet de cetenlèvement, et tout le monde lui donnait raison ; le PèreDomingo, du moment qu’il avait agi par ordre supérieur, ne pouvaitavoir tort. Personne ne s’informait d’où venait cet ordresupérieur, qui l’avait délivré ; on aurait cru que l’Éternellui-même avait parlé.

Bien des fois depuis, en passant le matindevant la petite baraque de Georgette, l’idée me revenait defrapper à la vitre et de crier :

« Georgette, lève-toi, c’estl’heure !… »

Et puis, songeant qu’elle n’était plus là, jepoursuivais mon chemin tout triste et rêveur. Insensiblement cetteimpression s’effaça comme tant d’autres, et je ne songeai plus qu’àmes propres affaires.

VIII

 

Vers la fin de septembre, le seuil du Sérapéumétait enlevé, notre rigole terminée, ma locomobile et ses wagonschargés sur chalands et dirigés par le canal d’eau douce versChalouf.

La plupart de nos terrassiers partaient, ilsallaient offrir leurs bras plus loin, sur d’autres chantiers.L’armée de M. Lavalley, les travailleurs du fer,arrivaient ; ils installaient leurs ateliers et leurs forgesen grand, pour la réparation des machines, qui ne pouvaient plustarder à venir.

En attendant, les bassins 158 et 125 seremplissaient ; en novembre, on put ôter les derniers barrageset ouvrir au large les communications de notre tranchée avec lesdeux lacs ; l’eau douce était de niveau, du bassin de Toussoumau Nil, à la hauteur du Caire. On n’attendait plus alors que lesdragues et les bateaux porteurs destinés à la section du Sérapéum.Ils stationnaient déjà dans le lac Timsah, mais M. Lavalleydécida que le plus urgent était d’envoyer son matériel à la sectionde Suez.

Et voilà qu’on apprend un beau matin que lescinq dragues destinées à Suez ont franchi les écluses d’Ismaïlia etqu’elles s’avancent sur le canal d’eau douce.

On court sur la butte, derrière les ateliers,et l’on découvre ces grandes masses noires qui s’approchentlentement, au milieu du désert. Elles venaient remorquées par desmulets et par des hommes ; un gabari les précédait d’au moinsdeux kilomètres, pour empêcher ces masses de fer de s’engager dansdes passages impossibles. Sur le fond vide du désert, ellesparaissaient immenses.

Arrivées en face du Sérapéum, à l’écluse dukilomètre 16, distante de notre campement d’environ dix-huit centsmètres, elles firent halte.

Avant de pousser plus loin du côté de Suez, onvoulait s’assurer que le passage était possible ; le gabaripartit donc dans cette direction, pour s’assurer que rien ne leurferait obstacle jusqu’au kilomètre 42, où se trouvait l’éclusesuivante.

Mais, dès le kilomètre 21, le gabari rencontreune résistance ; on l’allège, on le redresse, rien n’y fait.On commence des sondages, et l’on constate que sur un parcours detrois kilomètres le canal d’eau douce est trop étroit dans le fondd’un mètre cinquante centimètres, et que le fond lui-même est trophaut de dix à quarante-cinq centimètres.

On télégraphie aussitôt la chose àM. Lavalley, qui donne l’ordre de diriger les cinq dragues surle Sérapéum.

Le lendemain elles étaient en place dans notretranchée, à deux kilomètres l’une de l’autre, et huit jours aprèsles bateaux porteurs à clapets latéraux étant arrivés, les draguesfonctionnèrent.

D’autres, Jean-Baptiste, ont décrit cesmachines colossales, ils les ont analysées dans toutes leursparties ; ils ont raconté l’usure de leurs articulations parle sable et la manière de les réparer ; quant à moi, tout ceque je puis te dire, c’est qu’on n’a jamais rien vu de plus grand,de plus imposant que le travail de ces dragues, rien qui puissevous donner une plus haute idée du génie humain et de sa puissanceà vaincre les résistances de la matière.

Il fallait voir ces énormes hottes de ferdescendre à la file sous le bateau, plonger au fond du canal,remonter pleines de sable, de vase, de déblais jusqu’au bord,s’élever, basculer en haut contre l’énorme roue à engrenage qui lestirait, verser leur charge dans le couloir et redescendre s’emplirde nouveau.

Chacune de ces hottes contenait quatre centslitres de sable, chacune faisait seule par jour le travail decinquante fellahs ; et comme le chapelet de ces hottes allaitson train à la vapeur, sans interruption, en tournant verticalementautour d’une grosse charpente en tôle, imagine-toi le nombre demètres cubes qu’une drague pareille vous extrayait du canal dans unmois.

Encore n’étaient-ce pas les plus grandesdragues de l’Entreprise : les dragues à longs couloirs, quifaisaient jusqu’à quarante mille mètres cubes par mois, endéversant les déblais directement sur les berges, par des couloirsimmenses.

Mais celles-ci suffisaient pour nousconvaincre à l’avance que le canal maritime se terminerait quandmême, chose dont nous avions douté jusqu’alors, moi tout lepremier, attendu que je n’étais pas très fort en mécanique.

Entre nous, je crois que plus d’un ingénieurde la Compagnie se trouvait dans le même cas, de sorte que je nesuis pas trop honteux d’avouer mes doutes ; au contraire, jeme fais en quelque sorte honneur d’être en si bonne société.

Mais c’est le bruit de ces machines, leurrespiration haletante, leurs sifflements qu’il fallaitentendre ; et puis le passage des bateaux à clapets, venantles accoster sous le couloir, pour recevoir les déblais, etrepartant à toute vapeur se décharger dans les lacs artificiels,tandis que d’autres arrivaient prendre leur place ; c’est lacirculation des bateaux à citernes, pour alimenter d’eau doucetoutes ces machines ; les allées et venues des jolis canotsd’employés à deux rameurs, la petite voile blanche déployée,surveillant le travail, allant chercher ou rapportant lesordres ; les visiteurs assistant du haut des berges à cemouvement ; les hautes cheminées des dragues déroulant dans leciel les flots de leur fumée au milieu du désert aride… C’est toutcela qu’il faudrait te représenter et que je me reconnais incapablede te dépeindre.

Souvent le Julien, canot à vapeur deM. Lavalley, filant ses vingt-cinq kilomètres à l’heure,passait comme une hirondelle au milieu de ce mouvement, tantôt toutbondé de visiteurs, tantôt M. Lavalley seul avecM. Cotard, ses papiers sous le bras ; ils allaientinspecter les travaux et tout vérifier par eux-mêmes.

Et notre pauvre campement du Sérapéum, quelchangement il vit alors s’accomplir au désert !… Ah !nous n’en étions plus au temps des cinq maisonnettes et des vingtbaraques bretonnes élevées sous la direction de l’amiGendron ; une partie de l’activité de l’isthme se portait cheznous ; c’est là maintenant qu’on allait aussi travailler engrand, et que les écus allaient rouler.

La nouvelle s’en était répandue du jour aulendemain, de Port-Saïd à Suez ; et les commerçantsaccouraient, les établissements se montaient, on apportait sabaraque comme à la foire, on clouait son enseigne, on posait sesaffiches, on étalait sa marchandise.

Des buvettes, des cantines, même descafés-concerts s’ouvraient. On ne s’y reconnaissait plus ; lamère Aubry avait dû fermer boutique devant la concurrence du fameuxRobichon, cuisinier d’Ismaïlia, qui donnait le vin, les biftecks,les rosbifs à moitié prix ; sans parler des jolies Valaques,Italiennes, Albanaises, qui vous servaient en costume national, cequi ne laissait pas de vous charmer les yeux en vous ouvrantl’appétit.

Je me rappelle même avoir vu dans ce tempss’ouvrir un théâtre sur chalands ; le fifre, la trompette,annonçaient les débuts de Mlles Angèle, Malvina,etc.

Oh ! l’argent… l’argent !… Quellesmerveilles il fait faire, Jean-Baptiste ! Si le bruit serépandait qu’on gagne beaucoup d’argent à Tombouctou, dans lecentre de l’Afrique, avant six mois Tombouctou serait peuplé commele boulevard des Italiens.

Le 3 décembre, au moment de toutes cesinstallations, comme il s’agissait de faire passer d’autres draguesà Suez, et qu’il était bien constaté que le passage du kilomètre 23était impossible, MM. Lavalley et Cotard vinrent au Sérapéum,ils agitèrent la question et se consultèrent avecM. Laugaudin ; après quoi, on me fit appeler. Cesmessieurs me dirent que j’irais le lendemain enlever le banc derocher, et que ce travail se ferait au compte de la Compagnie.

Je partis donc de grand matin pour m’établirlà-bas dans une de ces petites bâtisses en pierre, hautes de troismètres sur quatre de largeur, construites le long du canal d’eaudouce de distance en distance ; enfin une baraque decantonnier.

Je m’étais fait accompagner d’un cuisinier etde trois surveillants. Un comptable, M. Philipot, était ausside la compagnie. J’avais des hommes autant qu’il m’en fallait pourles premières opérations.

Après avoir inspecté les lieux, je fis creverune berge du canal et lever l’écluse du kilomètre 42. Le soir, toutétait à sec ; j’écrivis au Sérapéum, à Ismaïlia, à El-Guisr,de m’envoyer des travailleurs, et quelques jours après j’avaisdouze cents hommes à ma disposition ; les Arabes enlevaientles déblais au couffin, les Européens faisaient jouer la mine.

Sainbois, notre boulanger, m’approvisionnaittout cela ; tous les matins, ses chameaux arrivaient chargésde pain, de vin, de comestibles en abondance.

Le 23, tout était terminé, la roche étaitenlevée, le canal avait la largeur et le tirant d’eau voulus, lesdragues n’avaient plus qu’à passer.

Je me souviens avec plaisir queM. Lavalley me dit :

– Vous avez bien conduit le travail.

Et qu’il me fit donner mille francs degratification.

Mais quelles fatigues ! Être debout lepremier, se trouver tout le jour au milieu des travailleurs et descoups de mine, et ne se coucher qu’après avoir mis la comptabilitéen ordre avec l’ami Philipot ! Ceux qui n’ont pas passé par làne peuvent s’en rendre compte.

En janvier 1867, j’étais à la tête d’unchantier de dragues ; j’avais en plus à surveiller la déchargedes bateaux à clapets dans le bassin 158 ; il fallait baliserle bassin et faire approcher les bateaux le plus près possible desberges, avant de les décharger, autrement les premiers auraientfermé le chemin à ceux qui devaient arriver par la suite, et leslacs artificiels n’auraient pas reçu la quantité de déblais qu’ilsdevaient recevoir. La décharge de ces bateaux se faisait en lâchantun déclic ; dans les grandes profondeurs, le fond s’ouvrait,le sable tombait ; près des rives, les bateaux plats ouvraientleurs portes ou clapets sur le côté ; ainsi aucun espacen’était perdu.

IX

 

Sur la fin de janvier, les Pères de laTerre-Sainte, absents depuis cinq mois, revinrent dire la messe auSérapéum ; je courus aussitôt leur demander desexplications ; mais les braves gens avaient opéré une mutationdans leur personnel ; l’Espagnol était allé dire sa messeailleurs ; celui qui le remplaçait s’appelait Ambrosio, ungros court, avec une grosse barbe d’un rouge sale, qui lui cachaitune partie de la figure, et sentant l’ail à plein nez.

Quand je lui parlai de Georgette, il eut l’airde ne pas me comprendre.

– Je ne sais pas, signor, ce que vousvoulez dire, faisait-il ; j’ignore de quelle personne vous meparlez ; le Père Domingo pourra peut-être vous en donner desnouvelles ; actuellement il est en Cilicie, je crois, pourrecueillir le denier de Saint-Pierre ; mais ayez patience, monfils, il reviendra.

L’odeur du personnage et son accent papelardme révoltaient ; je compris qu’il se moquait de moi, et j’endevins tout rouge ; quelques Italiens et Dalmates, qui nousobservaient du seuil de la chapelle, m’empêchèrent de lui direvertement ma façon de penser.

Seigneur Dieu, faut-il recourir à de pareilsinstruments pour répandre vos saintes doctrines ? Quelleopinion les Turcs et les Arabes peuvent-ils prendre de nous, sur detels échantillons ? – Enfin, comme disait un homme pieuxrempli de bon sens, il faut bien que notre religion soit divine,puisque ces ordres mendiants, criblés de vices, la véritable pestede l’Orient, n’ont pu la détruire… Oui, c’est la meilleure preuvequ’elle nous vient d’en haut, aucune autre religion n’a de preuvesaussi solides que celle-là.

Je me retirai donc fort triste, n’espérantplus revoir Georgette ; d’ailleurs, j’étais le seul à m’ensouvenir encore : le travail nous absorbait tous, quatre milleouvriers finissaient à la brouette les quatre kilomètres qui nousséparaient des lacs amers, et de notre côté les draguesapprofondissaient le canal sans relâche.

Les bassins, toujours remplis jusqu’aux bords,nous donnaient de l’eau douce en abondance ; aussi jamais nospetits jardins n’avaient été si beaux : radis, pois, salades,y foisonnaient, sans parler des plantes grimpantes qui montaientjusque sur nos baraques.

Ker-Forme, Philibert, – un ancien zouave, – etmoi, nous faisions notre popote ensemble. Tout allait donc trèsbien.

Une seule chose m’ennuyait ; depuisquelque temps, mon saïs Kemsé-Abdel-Kérim maigrissait à vue d’œil,ce n’était plus le même garçon, gai, riant, que tout le campementm’enviait à cause de sa belle humeur ; il semblait toujoursrêvasser et négligeait son service.

À chaque instant j’étais forcé de le brusquer,de le rappeler à l’ordre ; finalement, un beau matin il vintme dire :

– Je pars.

– Tu pars !… Pour alleroù ?

– À Kartoum, mon pays ; je suisassez riche, je m’en vais.

Naturellement, cela m’ennuya ; mais jen’ai pas l’habitude de retenir les gens malgré eux ; je luiréglai son compte, et, supposant qu’il avait peut-être la nostalgieet qu’après avoir vu son pays il ne serait pas fâché de revenir, jele prévins que pendant deux mois j’attendrais pour le remplacerdéfinitivement.

Il parut bien heureux et se mit en route.

En attendant, comme je ne pouvais pas mepasser de domestique, je pris un autre saïs, un jeune nègre venu duSoudan, noir et luisant comme des bottines bien vernies, et la têtecrépue comme un agneau ; il s’appelait Achmet et couraitdevant Choubra durant des kilomètres, sans reprendre haleine ;souvent le pauvre diable me faisait de la peine, je lui criais derester en arrière, mais il ne voulait pas m’entendre.

Nous avions en outre un cuisinier fellah,Charaf, grand, sec, grêlé jusqu’au bout du nez, et qui s’entendaità rôtir le mouton et la volaille comme pas un cuisinierd’Europe.

Ma position était donc améliorée, j’aurais dûme trouver heureux, mais tout cela ne m’empêchait pas de regretterle bon temps du Sérapéum, où nous vivions en famille, le temps dela sécheresse, des sauterelles, des cinquante degrés à l’ombre…voilà l’homme !

Peut-être le souvenir de Georgette n’était-ilpas étranger à mes regrets ; même au milieu des travaux, ilm’arrivait de songer à elle et de m’indigner contre Charlot et Vanden Bergh, qui m’avaient écarté du campement par ruse, pourfaciliter leur enlèvement aux moines ; cette pensée me rendaittout mélancolique.

Un soir, revenant à pied de mon bassin 158, jerencontrai le vieux chamelier Saad-Méhémèche ; nous n’avionsplus de rapports ensemble depuis l’arrivée des dragues, et jepoursuivais mon chemin, en lui faisant un petit signe de maind’ancienne connaissance, lorsqu’il me dit :

– Attends, conducteur, j’ai quelque chosepour toi.

Il fouillait dans sa robe, et finit par meremettre un chiffon de papier tout crasseux, en disant :

– Tiens, c’est à toi !

C’était une lettre de Charlot, remontant àplusieurs mois.

– Qui t’a remis cela ? dis-je auvieux bédouin.

– Arambourou-Omar, le mouker de Suez enrevenant d’Ismaïlia, le troisième jour avant la fin duRamadan ; il s’est arrêté sous ma tente et m’a demandé si jete connaissais ; j’ai dit oui… et voilà !

– Tu ne pouvais pas venir plustôt ?

– Je t’ai cherché, conducteur ; jepensais toujours à toi ; mais depuis que tu travailles surl’eau, je ne te vois plus, et puis j’ai été malade.

– C’est bon, lui dis-je en fourrantbrusquement la lettre dans ma poche, quand je serai pressé, jet’enverrai en courrier.

Et je partis de mauvaise humeur.

Cette lettre m’avait rappelé la petite ;j’allais devant moi tout pensif ; il me semblait revoir lapauvre enfant, entendre ses joyeux éclats de rire.

L’idée de lire ma lettre ne me venait pas,c’est machinalement que je l’avais fourrée dans ma poche, jepensais : « C’est une lettre d’excuse… unefarce ! » Mais, arrivé dans la baraque, me trouvant seulavec Charaf, qui faisait sa cuisine, par curiosité je la lus.

Tiens, la voici, Jean-Baptiste ; hier, enfouillant mes vieux papiers pour te raconter mon histoire, je l’aitrouvée ; écoute :

« Ismaïlia, le 10 septembre.

» Mon cher Montézuma,

» M. Van den Bergh est mortavant-hier à l’hôtel Noger ; il m’a chargé de liquider sesaffaires en Hollande et dans l’Amérique du Sud, et je pars ce soirmême, sans pouvoir remplir la mission qu’il m’avait confiée d’aborden ta présence, au sujet de Georgette Lafosse. Je me repose sur toipour veiller au sort de cette enfant jusqu’à mon retour ; lesbons sentiments que je te connais, et l’intérêt que je t’ai vutémoigner à Georgette Lafosse, me donnent pleine confiance dans tavigilance et ton dévouement. Tout me porte à croire que Georgetteest la fille de M. Van den Bergh et qu’elle doit succéder àson immense fortune. Il a fait un testament en sa faveur avant demourir, mais sous condition.

» Pour te mettre à même de remplir lesintentions de M. Van den Bergh et les miennes, je vaist’ouvrir un crédit de mille livres sterling sur la maison Sinadino,d’Alexandrie ; tu pourras toucher cette somme à mesure desbesoins, et tu retireras d’abord Georgette Lafosse de la tristeposition où je l’ai vue ; tu l’installeras dans un bonétablissement d’éducation, soit en France, soit ailleurs. Il estinutile de rien ménager sous le rapport de la dépense ; ilfaut que tout soit convenable ; mais je te recommande la plusgrande discrétion.

» Dès mon retour en Égypte, il s’agira derecueillir les preuves légales de la filiation, car le sort dutestament en dépend, et la famille aura le plus grand intérêt à lesfaire disparaître… Il importe que je prenne les devants dans tousles consulats où cette preuve peut exister.

» Tu me comprends… Je n’insiste pasdavantage, mon cher Goguel, et je te serre la main de toutcœur.

» Ton vieux camarade,

» Charles Hardy. »

» P. S. La poste estdéjà partie, mais le mouker Arambourou part à l’instant, il teremettra lui-même cette missive, c’est plus sûr. »

Figure-toi mon indignation à cettelecture : les moines avaient donc agi pour leur propre compteen enlevant Georgette… Ils voulaient bien sûr happer sasuccession ; mais comment avaient-ils pu savoir que la pauvreenfant était fille de Van den Bergh, homme riche, étranger au payset prêt à la reconnaître ? Le gueux de mouker leur avait donccommuniqué la lettre ?

Je courus tout de suite au campement deschameliers pour m’en assurer. Le vieux Saad-Méhémèche se trouvaitlà ; il fut tout surpris de mon animation, lorsque jel’interrogeai sur le papier.

– Quand Arambourou t’a-t-il vu, luidis-je, à quelle heure ?

– Il est arrivé juste à la nuit ;l’étoile était déjà levée, fit-il, nous mangions, mes enfants etmoi ; je lui ai dit de s’asseoir, il a mis la main dansl’écuelle…

– C’est bon, je ne te demande pas cequ’il a mangé ; mais venait-il directementd’Ismaïlia ?

– Oui.

– Il ne s’était arrêté nullepart ?

– Non, il s’est arrêté juste à la nuit,près de nos tentes, pour manger, car nous étions en Ramadan ;l’étoile venait de se lever, et il avait faim, n’ayant pas mangé dela journée, comme tout bon croyant.

– Et alors il t’a remis lalettre ?

– Oui ; il m’a demandéd’abord : « Tu connais le conducteur chez lequel j’aifait halte avec mes gens, voilà six jours ? » – j’airépondu que je te connaissais ; alors il m’a remis le papierpour toi, et je l’ai gardé jusqu’à ce que je t’aie vumoi-même. »

Comme il parlait, la réflexion me vint queCharlot n’avait écrit sa lettre que le 10 septembre, six joursaprès sa visite au Sérapéum, et que les moines étaient venus fairele coup la veille de ce jour ; ils n’avaient donc pu connaîtrela missive, leur action l’avait devancée.

Je remerciai le vieux chamelier de sesexplications et je repris le chemin du campement.

Si Charlot ne m’avait pas demandé le secret,ma première pensée aurait été de consulter M. Laugaudin,Saleron et tous les amis capables de me donner un bon conseil, carje n’ai pas l’habitude de ce genre d’affaires, moi ; je n’aimepas les longs détours et je vais directement au but ; maisdans le cas particulier, étant forcé de me taire, touts’embrouillait dans ma tête, et, le souper terminé, je me promenaiplus d’une heure dans ma baraque, me demandant comment réclamer lapetite, qui pourrait m’aider, quel moyen prendre.

Malheureusement, plus j’y songeais, plus celame paraissait difficile ; je finis par me coucher, renvoyantles réflexions au lendemain.

Il paraît que j’y rêvai toute la nuit, car mapremière idée en me levant fut de confier l’affaire à YâniOlympios. Tous ces Grecs, même les plus bornés, sont remplis deruse ; ils s’entendent comme des larrons en foire ;l’idée de mettre la bande des Grecs sur le dos des moines me parutune inspiration lumineuse.

Yâni Olympios aimait Georgette ; jesoupçonnais même un peu la petite de le regarder d’un œilfavorable ; mais, à cette heure que les Pères de laTerre-Sainte tenaient l’oiseau sous leur griffe, il n’y avait plusaucun danger du côté d’Olympios, je pouvais me fier à lui.

Malgré cela, c’était grave, et je ne mepressais pas, quand l’ordre m’arriva d’aller à Kabret-el-Chouche, àquarante kilomètres du Sérapéum, établir un nouveau chantier aumilieu des sables, pour la continuation du canal maritime versSuez.

J’allais être employé principal à 416 francspar mois, sans parler des autres avantages, car, en plus de mesappointements, j’avais un dixième sur les travaux, d’après un prixfixé d’avance par M. Cotard ; mais la position parelle-même laissait beaucoup à désirer, il fallait un bontempérament pour y vivre.

Représente-toi, au milieu d’une plaine immensebrûlée par le soleil d’Égypte, sans un brin d’herbe et sans unegoutte d’eau, un monticule de galets agglomérés, d’où l’on nedécouvrait rien, absolument rien que le désert à perte devue ; voilà Kabret-el-Chouche, entre les grands et petits lacsamers.

Quant à ces lacs, c’étaient d’anciens maraisdesséchés, que la mer Rouge avait remplis quelques milliersd’années avant nous ; le soleil ayant pompé l’eau après saretraite, les coquillages et les galets étaient restés au fond,avec des plaques de sel, qui craquaient sous vos pieds comme descoquilles d’œufs.

Du Sérapéum à Chalouf, ces lacs mesuraientenviron quarante kilomètres, sur une largeur variant de dix àvingt.

La mer Rouge les avait abandonnés en deuxfois ; elle s’était retirée d’abord des grands lacs enfoncésdans le désert, puis, après un repos, des petits lacs rapprochés deses rives, chose visible, car entre les deux s’étendait un largebanc de sable, formant un second rivage amoncelé sur ses bordsavant sa retraite définitive dans le golfe de Suez.

À l’ouest de la barre se trouvait la butte deKabret-el-Chouche (le Tombeau des Oiseaux), ainsi nommée par lesbédouins, sans doute parce que des quantités d’oiseaux aquatiquesavaient laissé là leurs ossements, à l’époque où les marais salantsentouraient ces solitudes.

La ligne droite du canal maritime devaitcouper cette barre, pour arriver dans les petits lacs et plus loinà Chalouf, puis dans la plaine de Suez.

Je te dis cela tout de suite, pour te faireconnaître ma nouvelle destination ; j’avais déjà poussé plusd’une reconnaissance dans cette direction, aux grands passages descailles, en automne, et j’avais découvert au loin l’îlot deKabret-el-Chouche, sans me douter que j’irais passer là deux annéesde ma vie.

Enfin, aussitôt mes ordres reçus, ma décisionétait prise. Je fis mon paquet, je mis mes poules, mes dindes etmes lapins sous la surveillance de Charaf, puis, avant de sellerChoubra, je dis à mon saïs Achmet d’aller prévenir Olympios quej’avais des communications à lui faire et que je l’attendais dansma baraque.

Il partit en courant, et M. Olympios netarda point à paraître.

Je le vois encore arriver dans sa polonaise,le tarbouche sur l’oreille et l’air grave.

– Vous m’avez fait appeler, monsieurGoguel ? me dit-il.

– Oui, monsieur Olympios ;donnez-vous la peine d’entrer, et toi, Charaf, va voir dehors sij’y suis.

Le cuisinier sortit ; alors, meretournant brusquement vers le Grec, je lui demandai :

– Vous avez aimé Georgette ?

Et comme il hésitait à répondre,j’ajoutai :

– Vous n’étiez pas le seul ; tousles honnêtes gens du Sérapéum aimaient cette pauvre enfant ;elle ne méritait pas de tomber entre les mains des moines ;c’est abominable.

– Oui, c’est abominable ; cela m’afait de la peine, dit-il, beaucoup de peine.

Je remarquai qu’il avait les yeux troubles, etj’en fus touché.

– Asseyez-vous, lui dis-je ; etd’abord lisez-moi ça. Je lui présentai la lettre de Charlot, qu’ilse mit à lire, penché sur sa chaise, le coude sur la table, avec laplus grande attention.

Il la lut deux fois, et c’est alors que je merendis compte du caractère de ces Grecs ; au lieu de sefâcher, il devint tout pâle, puis une légère rougeur colora sesjoues ; il déposa la lettre au bord de la table pour roulerune cigarette, et, comme je voulais parler, il me dit à voix basse,en me posant la main sur le bras :

– Attendez, monsieur Goguel, je n’ai pasfini.

Il se remit à lire, exhalant la fumée par lesnarines, comme ils le font tous.

Je l’observais ainsi depuis deux minutes,lorsque, se relevant lentement, il me dit, en jetant son bout decigarette par la porte d’un air flegmatique :

– Tout cela, je le savais déjà.

– Comment, vous le saviez ?

– Oui, quatre ou cinq jours aprèsl’enlèvement de Georgette, j’avais pris toutes mesinformations.

Et voyant dans ce moment quelqu’un passerdehors, il cria :

– Hé ! Angélo !Angélo !

C’était le second du Dr Chabassi,qui passait dans la rue, un docteur de la fabrication deM. Aubert-Roche, autrefois simple porte-mire au campement deRaz-el-Ech, et devenu du jour au lendemain médecin en titre. Aussitout le monde l’appelait en riant : le docteur de la Facultéde Raz-el-Ech !

– Eh bien, fit-il en entrant, qu’est-ceque vous désirez, monsieur Olympios ?

– Tenez, racontez donc à Goguel votreaventure d’Ismaïlia… vous savez, l’histoire des moines… vous pouveztout dire. M. Goguel est des nôtres.

– Ah ! fit-il, je sais toutl’intérêt que M. Goguel portait à Georgette.

Et sans autre préambule, s’asseyant au bout dela table, les jambes croisées, il me raconta qu’environ cinq moisavant, se trouvant à l’hôtel Noger, en train d’extraire une dent àla dame de l’établissement, on était venu l’appeler en toute hâtepour un malade qui se mourait à côté.

– Je n’eus que le temps de serrer moninstrument, dit-il, de replier ma trousse et de grimper quatre àquatre à la galerie. Arrivé là, je vis, sous une grande tentedominant le lac Timsah, un monsieur déjà pâle comme la mort, étendusur un lit, entouré d’un grand nombre de personnes, entre autresArambourou-Omar, le mouker de Suez, un agent consulaire, cinq ousix autres personnages et deux moines, l’un le Père Domingo, etl’autre appelé, je crois Tomasio, de la Propagande romaine, un beaumoine napolitain à barbe noire et large tonsure, qui se tenaitdebout au pied du lit, levant un crucifix qu’il montrait aumoribond.

L’agent consulaire, assis devant un petitbureau, taillait sa plume, attendant que le monsieur revînt à lui,car il avait perdu connaissance. Sa face était baignée de sueur. Jelui fis humecter les tempes de vinaigre et je lui donnai mon flaconde sels à respirer. Il ne me quitte jamais, monsieur Goguel, tenez,le voilà.

– Bon… bon… monsieur Angélo, je vouscrois… Après !

– Eh bien, après, il revint à lui et semit à dicter son testament. C’était un riche planteur de Java, unnommé Van den Bergh. Il parlait avec le plus grand calme, et léguatout son bien, une fortune considérable : des navires, desplantations, des esclaves, il légua tout sans exception à la filled’un certain Julien Desrôses, et finit par dire que ce JulienDesrôses n’était autre que Bernard Lafosse, mort du choléra auSérapéum, et la légataire, sa fille Anne-Louise-Georgette.

– Vous avez entendu cela, monsieurAngélo ?

– Comme je vous entends, fit-il ; etles moines aussi l’ont entendu ; le Père Domingo, penché surle lit du monsieur et l’oreille tendue, recueillait son moindresouffle.

– Oh ! les gueux !m’écriai-je ; c’est pour sa succession qu’ils ont enlevé lapetite !

– Parbleu ! dit Olympios enricanant ; mais je me charge de leur apprendre qu’on n’est pasplus bête qu’eux.

L’indignation me possédait, et jecriai :

– Où peuvent-ils l’avoir emmenée ?…où ?… où ? Voilà ce qu’il faudrait savoir.

– Cela ne signifierait rien, ditOlympios. Si nous conduisons bien l’affaire, ils seront forcés dela rendre eux-mêmes, mais surtout gardons le secret ; votreami M. Hardy n’a pas tort, la famille aura le plus grandintérêt à faire disparaître les preuves de la filiation, et, si lachose s’ébruitait, les moines auraient aussi le plus grand intérêtà les rechercher, pour les vendre aux héritiers deux ou troispetits millions ; vous comprenez, monsieur Goguel ?

Il clignait de l’œil, et je faisais semblantde comprendre ; mais toutes ces histoires de preuves, defiliation, de micmac en tout genre, n’ont jamais pu m’entrer dansla tête ; les Grecs, au contraire, nageaient là dedans commele poisson dans l’eau, c’est leur élément naturel.

Enfin Achmet, que j’avais envoyé chercherChoubra, revint ; le cheval piaffait à la porte, et je n’enfus pas fâché.

– Tout ce que vous me racontez là estclair, dis-je aux Grecs, je m’en rapporte à vous ; mais ilfaut que je parte pour Kabret-el-Chouche, et j’espère que vous medonnerez des nouvelles.

– Partez tranquillement, me dit Olympios,et comptez sur moi, j’aurai soin de vous tenir au courant.

Ils sortirent là-dessus ; je bouclai meséperons et je me mis en route pour Chalouf, heureux d’avoir laisséles affaires de Georgette en aussi bonnes mains.

X

 

L’ordre que j’avais reçu me mettait à ladisposition de M. Montrichard, chef de section àChalouf ; la section des Petits-Lacs, quoique distante de cecampement d’au moins vingt kilomètres, était par le fait une de sessous-sections.

C’est à Chalouf que se concentrait en cemoment le plus grand travail ; huit à dix mille ouvriersoccupaient sa tranchée ; le sol se composait en partie derocher, et, depuis le début, on n’avait pas cessé d’en extrairemille à quinze cents wagons par jour.

Impossible de se représenter un telgouffre ; plusieurs chantiers se trouvaient au fond même ducanal ; la mer Rouge, à quelques kilomètres, le dominait dehuit mètres ; ses infiltrations menaçaient de toutengloutir ; des pompes énormes, de distance en distance, enépuisaient l’eau et la jetaient par des coulottes dans l’anciencanal des Pharaons, qui la déversait dans le désert. Ces pompesmarchaient jour et nuit.

Quant au campement, il s’étendait entre lecanal d’eau douce et le canal maritime, distants l’un de l’autre encet endroit d’environ cinq cents mètres ; tout cet espaceétait rempli de constructions variées, les unes en briques cuitesau soleil, les autres en torchis.

Dans l’origine, toutes ces constructionss’étaient faites au hasard ; la seule chose qu’on eût ménagée,c’étaient des rues entre les bâtisses ; mais plus tard, àl’époque dont je parle, comme on ne trouvait plus de place pour lesdéblais le long du canal, les wagons allaient se décharger dans lesrues. Ces déblais, s’élevant de jour en jour, bouchaient les porteset les fenêtres, et finissaient par écraser les baraques, d’où lesgens se sauvaient à la dernière minute, emportant tout ce qui leurtombait sous la main.

Tâche de te figurer ces tas de roches et deterre allant les uns par-dessus les autres comme des montagnes, et,parmi ces décombres, ici un cabaret : À la BelleHélène, plus loin un poste de cawas, ailleurs la cabane d’unsurveillant, surmonté de son petit pavillon blanc et bleu, portantles deux grosses lettres B. -L. (Borel-Lavalley), et puis encore untripot fourmillant de Grecs et d’Arabes, un piéton, avec sagibecière, courant porter les ordres de service, des bandesd’ouvriers en blouse, en vareuse, des Arabes tout nus, la pioche etla pelle sur l’épaule, allant à l’ouvrage. Que sais-je ? Ilfaut avoir vu ce spectacle, cette confusion de gens de tous pays,accourus pour avoir leur part des millions tambourinés par lesjournaux jusqu’au bout du monde.

C’est au milieu de tout cela que j’arrivaivers cinq heures du soir, et que je m’arrêtai devant les écuries del’Entreprise.

Le gros Bernard, de Saucy, surveillant desécuries, vint aussitôt prendre la bride de Choubra et me serrer lamain. Je lui dis ma nouvelle destination, ce qui le réjouitbeaucoup, car, étant de la même section, nous devionsnécessairement nous rencontrer plus souvent et nous entretenir desnouvelles du pays.

Mais Bernard m’avertit que M. Montrichardétait un fort mauvais coucheur, qu’il ne s’entendait avec personneet trouvait moyen de vexer tout le monde, depuis ses premiersemployés jusqu’au dernier ouvrier de l’Entreprise.

– Méfiez-vous, disait-il, c’est unrenard ; vous verrez cela tout de suite à sa mine.

Je riais, et me rendis ensuite chez cemonsieur, dont le portrait se rapportait assez bien à ce queBernard m’en avait dit. Il avait une fort jolie femme, qui nedevait pas avoir les sept joies du paradis en sa société, mais celales regardait.

M. Montrichard, sur le vu de mon ordre,me renvoya sans explications à M. Rodolphe, sous-chef desection aux Petits-Lacs.

M. Rodolphe était un brave homme, qui mereçut en camarade. Nous dînâmes gaiement ensemble. Sa bonne figurebourguignonne, aux gros favoris ébouriffés, me plut, et je croisque ma physionomie lui revint également, car, vers la fin du repas,il me dit :

– Je vois, Goguel, que vous êtes unexcellent garçon ; c’est un grand point de se convenir, quandon a la perspective de passer ensemble de longs mois au désert.Vous me convenez, et j’espère que tout ira bien. Moi, je suis unpeu vif, j’ai mes défauts… Mon Dieu ! qui n’a pas lessiens ? L’essentiel, c’est d’être franc, ouvert, et de remplirexactement son service. Nous tâcherons de faire en sorte queMM. Lavalley et Cotard soient contents de nous. Seulement,nous avons pour chef immédiat un être insupportable, ceMontrichard… Ah ! vous ne saurez jamais le mal qu’il m’a faitdepuis deux ans, toutes les mauvaises chicanes qu’il m’a cherchées,tous les détours qu’il a pris pour me nuire dans l’esprit de cesmessieurs. Quelle chance nous aurions, si notre sous-sectiondevenait une section indépendante !

– D’autres m’ont déjà raconté que cemonsieur n’est pas d’un commerce fort agréable, lui répondis-je enriant.

– Ah ! quel mauvais fond il a,dit-il, c’est à ne pas y croire !

Ce bon père Rodolphe paraissait désolé ;mais, s’étant remis, nous arrêtâmes d’aller le plus tôt possiblejeter un coup d’œil sur notre futur campement.

Je passai la soirée avec quelques ancienscamarades du Sérapéum, et le lendemain de bonne heure, mon chef desection et moi, nous étions sur le chemin de Kabret-el-Chouche.

La chaleur, en ce mois de mars, reprenaitvigoureusement ; la lumière reflétée par les bancs de selétait éblouissante, mais le galop de nos chevaux nous donnait del’air.

Au bout d’une heure environ, nous arrivâmes auTombeau des Oiseaux, l’endroit le plus sec et le plus aride quej’aie vu de ma vie ; pas un insecte ne bourdonnait auxenvirons, pas un lézard ne rampait sur le sable, tout étaitmort.

En haut de la butte nous trouvâmes quelquesplanches et voliges entassées pour la construction des premièresbaraques ; je crois que, depuis Sésostris, personne, saufpeut-être quelques bédouins égarés, n’avait allumé de feu sur ceplateau.

Nous découvrions au sud les montagnesrocheuses de l’Attaka, à l’ouest, un peu plus près, leDjebel-Geneffé, d’où l’on avait tiré des blocs de pierre pour laconstruction des écluses du canal d’eau douce, puis, au fond del’horizon, les grands lacs, dont les bancs de sel brillaient commede la neige.

Du côté de la Syrie apparaissaient quelquestouffes de tamaris ; c’est ce qu’on a nommé la forêtd’El-Ambach.

Hélas ! quelle forêt… Cela ne ressemblaitguère à nos Vosges ; de deux en deux cents pas, une touffeénorme couvrait d’un peu d’ombre la terre poudreuse, où semarquaient le pas d’une hyène, d’une gazelle, ou les pieds nus dequelque bédouin à la recherche de brindilles pour son fagot.

Et pas un oiseau, malgré les bellesdescriptions qu’on a faites là-dessus.

Nous regardions l’immensité du désert et nousn’entendions que le souffle de nos chevaux.

Tout à coup M. Rodolphe, étendant le brasme dit :

– Dans cette direction, Goguel, à huitkilomètres, passe le canal d’eau douce.

En effet, il me sembla voir quelque chose, unehutte de cantonnier, puis cinq ou six chameaux se dirigeant versnous à travers la solitude.

Je le dis à M. Rodolphe, qui supposa quec’étaient nos porteurs de planches, arrivant du canal d’eau douceavec un second chargement.

Là-dessus, nous poussâmes un temps de galopdans les grands lacs ; il m’indiqua le tracé du canal,estimant que nous aurions bien deux millions deux cent mille mètrescubes à déplacer, ce qui nous prendrait un certain temps.

J’étais de son avis, et, notre inspectionterminée, nous reprîmes le chemin de Chalouf.

Voilà, Jean-Baptiste, ma première visite àKabret-el-Chouche, entre les grands et les petits lacs amers.

Deux jours après, j’allai m’établir sur labutte, avec un maître charpentier et quelques ouvriers deChalouf ; nous y construisîmes deux grandes baraques enplanches, de vingt mètres de long sur huit mètres de large,parallèles l’une à l’autre et séparées par un espace de huitmètres. Cet intervalle formait une cour intérieure ouverte au nord,ce qui permettait à l’air d’y circuler. Ainsi nous eûmes autant defraîcheur qu’il était possible d’en espérer sous ce cielbrûlant.

Derrière ces deux casernes, que nous avionscouvertes avec des nattes en roseaux, j’établis les cuisines, etplus loin, au pied de la butte longeant le canal, nos bureaux etles écuries.

L’eau recouvre maintenant tout cela, saufl’emplacement où s’élevaient les deux grandes baraques sur leplateau.

Pour ce qui regardait les travaux à faire dansles petits lacs, il était prévu que nous serions forcés d’y creuserun chenal, dont les déblais seraient jetés sur les côtés etformeraient berge, pour empêcher le battement des vagues de lesrejeter dans le canal.

On voit encore maintenant au milieu du lac, àtrois kilomètres de Kabret-el-Chouche, un îlot ovale d’environquarante mètres de long ; cet îlot, c’est moi qui l’aifait ; j’avais établi là mon poste de surveillance dans unehutte comme au Sérapéum ; à mesure que les travaux avançaientje déplaçais ma baraque, pour être toujours au milieu des ouvriers,de sorte qu’à la fin elle se trouva juste en face deKabret-el-Chouche, où débouchait notre tranchée dans les petitslacs.

Mais nous avions encore quelques chemises àsuer avant d’en être là, Jean-Baptiste.

Dès que la première baraque fut terminée,j’envoyai l’ordre à Charaf de venir avec ma basse-cour, mesmeubles, ma provision de conserves alimentaires, et tout ce quim’appartenait.

Il arriva. Nous mîmes tout en ordre dans l’unedes cases, la plus au nord.

J’avais deux chambres, une cuisine et unepetite cour où je fis plus tard un jardin.

Huit jours après, M. Rodolphe vint à sontour, accompagné du personnel, qui se composait de deuxconducteurs : le papa Moulin, un bon vieux marin, suivi de safemme et de son fils, petit bonhomme de dix ans ; puis lenommé Roux, grand et solide gaillard à barbe noire, ancien maréchaldes logis d’artillerie, qui ne manquait pas de vigueur àl’occasion.

Sous mes ordres, j’eus comme surveillants unItalien, Agazi, qui m’avait suivi du Sérapéum, et un Hongrois nomméSikoski.

C’était un homme instruit, connaissantplusieurs langues, entre autres l’arabe, le grec, le turc,l’anglais, l’allemand, etc., un vieux compagnon de Kossuth, blesséd’une balle au genou ; cela le faisait boiter un peu, mais nelui ôtait rien de son activité et de son énergie.

Que de fois il m’a parlé, les larmes aux yeux,de son ancienne position, de ses espérances de jeunesse et desmalheurs de sa patrie !

Le pauvre Sikoski me faisait de lapeine ; je me représentais le malheur d’avoir tout perdu,jusqu’au foyer de sa maison, et d’errer à l’aventure dans lemonde ; mais depuis nous en avons vu bien d’autres !…C’est chose commune aujourd’hui de rencontrer des gens qui nesavent plus où reposer leur tête, par la faute d’un tas de gueuxqui s’en moquent et qui réclament le droit de recommencer leursexploits.

Mais cela n’entre pas dans l’histoire ducanal.

Le personnel s’établit dans les baraques.M. Rodolphe et moi nous prenions nos repas ensemble.

Charaf avait apporté du Sérapéum soixante etdix pièces de volailles, nous en mangions une tous les jours ;mes lapins ouvrirent la marche, attendu que la salade et lesfeuilles de choux étaient rares dans nos environs ; le grainse transporte et se conserve à volonté.

Les matériaux et les provisions continuaientde nous venir par le canal jusqu’au kilomètre 42, où nos chameauxallaient les prendre.

Dès la fin d’avril, les travaux de nivellementétaient faits, les piquets plantés, avec leur cote de hauteur parrapport au niveau de la mer, et les tâches de dix mètres en dixmètres marquées du côté Asie et du côté Afrique.

Les Arabes venaient déjà par petites bandes,et tous les jours de grand matin j’étais à cheval pour me rendre auchantier, à neuf kilomètres du campement.

Là, je m’abouchais avec ces gens, je leurfixais le prix de chaque tâche, en raison du nombre de mètres cubesà extraire, leur expliquant tout en détail et les encourageant à sedécider.

Une fois la tâche entreprise, je leur faisaisdistribuer les pioches, les pelles et les brouettes nécessaires,avec deux panneaux mobiles, qui se posaient en bonnet de police,pour s’abriter à l’heure des repas et la nuit.

À cela se passaient mes journées, ainsi qu’àla surveillance des travaux.

Le soir, on mettait ordre à la comptabilité,on soldait le compte de ceux qui avaient fini leur tâche ; etla nuit venue, après souper, on s’étendait en chemise dans la cour,sur des nattes, pour fumer sa cigarette, causer des travaux, de laFrance, et des nouvelles du jour dans l’isthme.

Je me souviens qu’un jour, dans ces premierstemps, comme nous finissions de déjeuner, M. Rodolphe et moi,et que je m’apprêtais à retourner au chantier, nous aperçûmes toutau loin, du seuil de notre baraque, une longue cavalcade qui venaità toute bride, soulevant des flots de poussière ; on auraitdit un coup de vent tourbillonnant sur nos routes de France.

J’ai toujours eu de bons yeux, et jecriai :

– C’est M. de Lesseps avec sasociété ; c’est tout le grand monde d’Ismaïlia !… Vite,mettons un peu d’ordre chez nous… Charaf, un coup de balai… Allons,allons, qu’on se remue… Avant dix minutes, ils seront ici… Etrentrant, je me dépêchai d’arranger la table, de passer laserviette dans mes verres et de remplir d’eau les gargoulettes.Après quoi je m’élançai dehors ; la cavalcade arrivait :M. de Lesseps en tête, sur son Simoun, le couffi noué surle menton, il montait la butte au galop ; puis deux ou troisautres, des personnages de distinction ; puisM. Lavalley, M. Borel, M. Cotard, au milieu desdames en amazones ; et bien loin derrière eux, le petitDr Angélo trottant sur sa grande bique.

Quel mouvement à l’arrivée de tout cela dansla cour !… On riait, on se félicitait d’être arrivés sivite.

Moi, j’avais pris la bride de deux ou troischevaux fringants, que je passais à Charaf.

– Eh bien, Goguel, me disaitM. Cotard tout joyeux, vous voyez qu’on ne vous oubliepas ; cela marche, à ce qu’il paraît ? les piquets sontétablis, les tâches distribuées et le travail commencé par lesArabes ?

– Oui, monsieur Cotard. – Donnez-vous lapeine d’entrer, mesdames.

Elles entraient, relevant leurs longues robessur le bras. C’étaient, Jean-Baptiste, des dames du plus grandmonde, et belles… je ne te dis que cela.

Il faut avoir vécu dans les sables du désertdurant des mois, pour bien savoir ce que c’est qu’une femme jeune,belle, gracieuse, et quel tapage son apparition fait dans votrecœur.

Elles étaient entrées dans la chambre où nousmangions.

J’offrais ce que j’avais, je montrais mon vin,mon eau fraîche, mon vermouth et mon café froid,balbutiant :

– C’est tout ce que j’ai !

Et les messieurs acceptaient ; le papa deLesseps, vif, fringant comme à vingt-cinq ans, faisait aux damesles honneurs du campement ; il les invitait à serafraîchir ; malheureusement, je n’avais ni glaces nisirops !

– Ah ! disait le Président en meregardant de ses yeux vifs, puisque vous nous recevez ainsi,Goguel, je vous préviens que nous reviendrons. Et, reprit-il, jevous amènerai ma bru, qui désire voir Kabret-el-Chouche.

Jamais il n’avait été plus gai, plusaimable ; j’en étais aux anges.

M. Rodolphe, un peu timide de sa nature,se tenait au second plan. C’est moi qui recevais.

Quant à M. Lavalley, qui s’entendait àvivre au désert, il était entré dans une de mes cases pour sepasser un peu d’eau fraîche sur la figure ; puis, rentrantdans la salle, il s’informait des travaux.

Ainsi se passa plus d’une heure.

On était sorti pour respirer sous les nattesde la cour. Au moment de partir, MM. Lavalley et Cotard, nousprenant à part, annoncèrent à M. Rodolphe que notresous-section serait à l’avenir une section : la section desPetits-Lacs, et qu’il en dirigerait les travaux.

Tu ne saurais te figurer l’émotion de cetexcellent homme ; il balbutiait des remerciements, promettantque tout irait bien.

Ils le savaient, car M. Rodolphe, depuislongtemps, avait fait ses preuves sur les chemins de fer français,avant de venir dans l’isthme.

Enfin, vers trois heures, tout ce beau monde,ayant vu ce qu’il voulait voir, se remit à cheval. Je me souviensavoir présenté l’étrier au plus joli brodequin de la cavalcade,avoir reçu des poignées de main affectueuses et avoir vu labrillante société s’éloigner comme elle était venue, au triplegalop de ses chevaux enragés.

M. Rodolphe et moi nous regardions duhaut de la butte ; quand le tourbillon de poussière eutdisparu, tournant les yeux de mon côté et me tendant la main, lebrave homme s’écria d’un accent de soulagementinexprimable :

– Me voilà donc débarrassé de moncauchemar ! Il n’était pas trop tôt, mon cher Goguel !…Maintenant, en route, et bon courage, nous sommes sauvés !

Il riait, et j’étais presque aussi content quelui.

J’allais partir pour le chantier, Achmet meprésentait la bride de Choubra, et je mettais le pied à l’étrier,lorsque le petit Dr Angélo, resté au fond de la courvint me saluer agréablement.

– Ah ! c’est vous ? lui dis-je.Vous venez du Sérapéum ?

– Oui, monsieur Goguel, et j’y retourneaprès ma tournée d’inspection.

– Eh bien, faites mes compliments à votrecompatriote M. Olympios ; il remplit joliment sespromesses !… Pas un mot de notre affaire depuis troissemaines !…

Il souriait et me répondit :

– Pour avoir des nouvelles certaines,monsieur Goguel, il faudrait pouvoir mettre des gens encampagne ; les gens ne marchent pas sans qu’on leur graisse unpeu les bottes, vous comprenez ? Nous savons maintenant queles Pères de la Terre-Sainte ont emmené Georgette à Jaffa ;mais pour aller plus loin, il faudrait un peu d’argent.

Comme je ne répondais pas, il ajoutatranquillement :

– Il ne tiendrait qu’à vous d’avoir desnouvelles tous les huit jours…

– Comment cela ?

– Sans doute ! N’avez-vous pas unelettre de crédit sur la maison Sinadino, d’Alexandrie ? Quatremots suffiraient : « Bon pour cent livressterling, – Goguel. » Et tout de suitel’affaire serait lancée.

– Tiens… tiens… cette idée ne m’était pasencore venue.

– Et, fit-il, ce serait de l’argent bienemployé d’après les instructions de M. Hardy, car, pour placerGeorgette dans un établissement d’instruction, il faut d’abord laretrouver.

– C’est juste, lui dis-je, vous avezraison.

Et, sans réfléchir, j’entrai dans ma baraquefaire un bon de cinquante livres sterling, que je lui remis contreun reçu en règle au nom de Yâni Olympios.

Il paraissait content et promit de m’envoyerbientôt de bonnes nouvelles, après quoi nous nous séparâmes, et jepartis pour le chantier.

XI

 

Nos travaux de Kabret-el-Chouche prenaienttous les jours un nouveau développement. Au plus fort des chaleursde l’année, nous avions déjà plus de quinze cents ouvriers à latâche, car les Arabes y prenaient goût ; sans leur malheureusehabitude d’interrompre le travail pour faire la fantasia (la fête),puis de reprendre la pioche et de travailler quelquefois dix-huitheures de suite pour rattraper le temps perdu, ce qui ne lesavançait guère, sans cela ces gens auraient pu se ramasser du bien.Mais ils suivaient leur nature : à chacun sa manière devoir ; nous autres Européens, nous n’aurions jamais supportéleur régime ; il nous fallait le travail régulier, mesuré, lasieste à midi et la reprise jusqu’au soir.

Les dimanches, nous allions en promenade voirles dunes, chercher des coquillages, des dents de squales et decrocodiles pétrifiés ; ces choses en intéressaientplusieurs ; ils parlaient du déluge, des siècles écoulésdepuis la formation de l’isthme, comme on parlerait du carnaval oudes fêtes de Pâques de l’année dernière.

J’allais aussi visiter mes anciens camarades,tantôt à Chalouf, tantôt au Sérapéum ; j’en retrouvais aveclesquels j’avais débuté cinq ans avant, aux chemins de ferd’Espagne, et je poussais même quelquefois jusqu’à Ismaïlia, pourserrer la main de notre compatriote M. Pierre, qui recevaittous les Vosgiens comme des amis et dont tous aussi ont gardé lemeilleur souvenir.

Mais à quoi bon entrer dans ces détails ?Tu connais mon caractère, tu sais que je n’aime pas m’endormir dansun coin, lorsqu’il est possible de se donner de l’air. Une missionque je remplissais quelquefois avec le père Rodolphe, parce qu’elleétait délicate et que l’on pouvait faire des mauvaises rencontres,c’était d’aller prendre l’argent de la paye à Suez ; la sommemontait souvent à cent mille francs, et comme les Grecs sedoutaient du but de ces petits voyages, tu comprends qu’ilsauraient mieux aimé ramasser nos sacs en route que de courir lescampements, pour vendre des sardines ou du tabac. Aussi, nous nousfaisions accompagner souvent par un cawas turc.

Ayant quarante kilomètres à parcourir, nouspartions de bon matin, et nous arrivions à Suez pour déjeuner.

Ceux qui n’ont pas vu l’Orient ne peuvent sefaire une idée d’un endroit semblable ; c’est un entassementde vieilles bâtisses dominées de loin en loin par le dôme d’unemosquée à côtes de melon et la flèche de quelque minaret ; unenchevêtrement de ruelles larges de deux mètres et demi au plus,sales, décrépites, les maisons percées de lucarnes grillées commedes prisons, les portes basses, cintrées, entrant sous terre pardeux ou trois marches usées, et portant à leurs angles des sortesde guérites en encorbellement, d’où les femmes des harems vousobservent à travers leurs moucharabis déchiquetés ensculptures ; enfin, de vrais labyrinthes, où règnent unechaleur, une poussière, une puanteur intolérables.

Au-dessus des ruelles, d’une terrasse àl’autre, pendent des nattes filandreuses, des paillassons deroseaux, sans doute pour empêcher la bonne odeur de s’évaporer.

Les rayons du soleil, blancs comme la lumièreélectrique, éclairent sous ces guenilles la foule qui s’agite, lesturbans, les tarbouches qui passent, les files d’ânes quitrottinent comme des rats dans un égout, les grands chameaux pelés,chargés de ballots, allongeant le pas dans l’ombre ; lesvieilles femmes sèches, ridées, frôlant les murs, le voile d’Islamtiré jusqu’aux yeux d’un air pudique ; mais elles ont beau secacher, cela ne vous empêche pas de reconnaître qu’elles sont pluslaides que les sept péchés capitaux. Et dans le fond du cloaque,vous entendez braire, hennir, nasiller, réciter des versets duCoran, qu’est-ce que je sais, moi ! On ne s’entend plussoi-même.

Puis, de distance en distance, se présente unbazar, vieille halle affaissée, le toit en auvent sur des piliersvermoulus, pleine d’antiques friperies, de ferrailles rouillées, depistolets détraqués, de pierreries fausses en étalage devant desales niches, où les marchands pansus, leurs jambes cagneusescroisées comme nos tailleurs, rêvassent en fumant leur chibouck, enbâillant et psalmodiant : « Oh ! que jem’ennuie !… » Un autre répond : « Et moiaussi !… » Cela fait le tour de la vieille bâtisse et seprolonge en forme de chant.

Il y a de quoi dormir debout.

La boucherie et la fruiterie sont aussilà-dessous, au milieu d’un nuage de mouches qui vous poursuivent àdeux cents pas.

Et pour compléter le tableau, Jean-Baptiste,des bandes de chiens roux, pelotonnés dans tous les recoins parbandes de dix, de quinze, de vingt, et chargés, comme l’on dit, duservice de la voirie, en fouillant dans les tas d’ordures, – dessortes de chacals, – se rencontrent à chaque pas ; cesanimaux, dans leur opinion particulière, doivent se croire lesmaîtres de l’endroit, car ils ne se dérangent pas pour vous laisserpasser, et tout le monde se détourne pour les laisser dormir.

Voilà le sujet des belles descriptions quenous font quelques touristes revenus de l’Orient !…

Quant au reste, la mer Rouge est trèsverte ; elle baigne le pied des montagnes de l’Attaka. La radeest grande ; les messageries maritimes françaises, lestransports britanniques, les bateaux de guerre égyptiens, ydéroulent leurs pavillons ; la jetée du canal maritime estsuperbe.

En ce temps, les marins arrivant avec despacotilles de la Chine ou du Japon vendaient pour rien leursporcelaines, leurs boîtes à thé, leurs peaux de tigre, leurs singeset leurs perroquets ; mais il fallait aller les acheter àbord.

Quelques-uns vous offraient aussi de petitesballes de vrai moka ; s’il avait été possible de transporterces objets à peu de frais en Europe, la spéculation n’aurait pasété mauvaise ; mais le canal maritime a rendu depuis cesarticles bon marché : l’occasion est passée.

En résumé, sauf deux nouvelles rues, où setrouvaient les établissements européens et le Grand Hôtelpéninsulaire oriental, la cour, pleine de fleurs comme une serrechaude, encombrée de gentlemen et de ladies arrivant des Indes,buvant à la glace et se faisant servir par des coolies vêtus deblanc, sauf cela, Suez, qui donne son nom au canal maritime, estune véritable bicoque, même depuis que le canal d’eau douce yconduit de l’eau potable.

Le canal de Suez devrait s’appeler simplementCanal de Lesseps, puisque c’est lui qui l’a fait ; –s’il était roi ou empereur, on n’aurait pas attendu silongtemps.

Nous arrivions donc à Suez, M. Rodolpheet moi, entre onze heures et midi, et nous allions prévenir tout desuite le payeur de la Compagnie, M. Lesieur, de notre arrivée.Il demeurait dans une maison arabe, derrière l’hôteld’Orient ; c’était un homme très agréable, aimant à s’informerdes nouvelles ; sur le vu de notre bon, il nous disait derepasser dans une ou deux heures, et nous allions déjeuner àl’hôtel de Normandie, chez un nommé Alexandre, qui faisait trèsbien la cuisine à la française. Les coquillages, le rôti et le bonvin ne manquaient pas ; c’était le meilleur coin duport ; les amis de Chalouf me l’avaient indiqué.

Le déjeuner fini, nous retournions compternotre argent, le ficeler dans les sacs et le mettre sur un chameauqui nous attendait à la porte. Après quoi nous partions, sans plusnous arrêter nulle part.

Le soir nous étions au campement.

Jamais nous n’avons fait de mauvaisesrencontres ; M. Rodolphe et moi nous étions prêts à lesbien recevoir, les Grecs le savaient, ils nous laissaient lepassage libre.

Les choses allaient ainsi de semaine ensemaine, de mois en mois, sans incidents extraordinaires ; lenombre des ouvriers augmentait ; la tranchée, large etprofonde, avançait lentement ; M. Lavalley venait nousvoir de temps en temps sur son Old-Roderer, et vérifierl’avancement des travaux.

M. de Lesseps, suivi toujours d’unnombreux cortège de personnages, de dames et quelquefois dedignitaires, venait aussi ; c’était alors grande fête, grandeémotion, et, comme disait le père Rodolphe, le sursumcorda général. On tirait les tables des baraques, on lesrangeait dans la cour ; mon cuisinier Charaf se dépêchait detordre le cou à quelques volailles, de tuer un mouton ; lesdames s’émerveillaient de son adresse ; elles voulaient toutsavoir : nos distractions, notre manière d’être, notreexistence avant d’en venir là.

M. de Lesseps, lui, s’informait denos familles, de nos parents ; je crois qu’il connaissait lesoncles, les tantes, les cousins et les cousines de tout lepersonnel ; il prenait intérêt à tout, aussi comme onl’aimait !

Après ces visites, le travail se poursuivaitavec un nouvel enthousiasme, tellement, Jean-Baptiste, que j’ai vuquelquefois des enragés ne plus vouloir quitter le chantier, même àl’heure de midi, travailler au grand soleil et tomber encriant :

– Vive le canal !… Vive laFrance !…

Quelques gouttes de sang leur sortaient de labouche et du nez : c’était fini.

XII

 

J’aurais pu demander, en juin 1867, un congéde deux ou trois mois, comme plusieurs de mes camarades et bonnombre des employés de la Compagnie universelle, qui voulaientassister à la grande Exposition de Paris. Ils l’obtinrent presquetous et partirent, conservant leurs appointements jusqu’au retour.Mais l’intérêt du travail me retenait, j’avais fini par m’attacherà Kabret-el-Chouche ; et tandis que les amis se promenaient enEurope, le père Rodolphe et moi, nous eûmes la magnifique idée defaire venir l’eau douce à notre campement, en contournant lesdunes.

Naturellement notre rigole devait en êtreallongée du double, mais la dépense aussi devait en être réduitedes sept huitièmes.

Nous voilà donc partis un dimanche avec leniveau ; nous relevons les plans du terrain et nousreconnaissons que l’opération est facile ; cinq ou six millefrancs de dépense allaient économiser 150 francs par jour àl’Entreprise pour le transport de l’eau douce à nos chantiers.

Nous faisons approuver notre projet, et l’onse met tout de suite à l’œuvre. Tout marchait ensemble, les travauxdu canal maritime et ceux de la rigole.

Nous avions établi notre prise d’eau aukilomètre 56, et, trois semaines après, l’eau douce arrivait ànotre porte, les cinquante chameaux avec leurs outres et leurstonnelets étaient supprimés ; nous semions des radis, des poiset d’autres légumes dans nos jardinets, et, pour la première foisdepuis la cinquième ou la sixième dynastie des Pharaons, le Tombeaudes Oiseaux revoyait de la verdure.

Quelque temps après, les camarades revinrentde France. Ils nous racontèrent les merveilles de l’Exposition, lesbons dîners qu’ils avaient faits ; mais nous avions bienemployé notre temps, nous ne regrettions pas d’être restés.

À cette époque, Kabret-el-Chouche était leseul chantier qui pût vous donner encore l’idée complète destravaux primitifs du canal ; tout le reste de l’isthme s’étaità peu près civilisé, on y circulait comme de Paris àPontoise : le costume des gens, les dromadaires et les ânesfaisaient toute la différence ; le Tombeau des Oiseaux seul,dans l’endroit le plus aride des lacs amers, n’avait paschangé.

À la fin de cette année, l’expédition anglaiseen Abyssinie compléta la ressemblance de l’isthme avec les payseuropéens.

Les Anglais avaient établi leur camp deravitaillement à Suez ; un de leurs grands transports remontamême le canal maritime jusqu’au lac Timsah, et des bateaux moindrespartant de là transportèrent par le canal d’eau douce leur matérielde guerre, – canons, caissons, munitions, approvisionnements detoute sorte, – à la mer Rouge.

Vingt-deux mille mulets et douze mille chevauxachetés en Égypte, en Italie, en Turquie et sur tout le littoral dela Syrie, arrivèrent ainsi ; le chemin de fer d’Alexandrie àSuez était encombré, les trains succédaient aux trains sansinterruption ; si la Compagnie n’avait pas établi le canald’eau douce quelques années avant, les Anglais auraient été bienembarrassés.

Les troupes, les tentes, les ambulances, lesmagasins de vivres s’étendaient à perte de vue sur la plage ;des bateaux en rade ne faisaient qu’embarquer tout cela dans leplus grand ordre et partaient pour l’Abyssinie.

Une affiche posée à Suez dépeupla nos atelierset nos chantiers pour quelque temps. Cette affiche promettait àtout homme qui consentirait à faire partie de l’expédition, commeconducteur de mulets, cinq francs par jour, un pantalon neuf, unebonne paire de souliers et la nourriture.

Les amateurs de changement quittèrent en foulela pioche pour le fouet. Ils voulaient voir du pays ; ils enont vu.

Au commencement de ce mouvementextraordinaire, vers la fin d’octobre, trois bédouins parurent unjour sur nos chantiers, m’amenant un mulet qu’ils proposèrent de mevendre ; c’était un jumart, comme j’en avais vu quelques-unsen Espagne, les oreilles courtes et la queue de vache ; ce nesont pas les plus beaux mulets, mais ce sont les plus solides.

Je compris tout de suite que les banditsavaient profité de la bagarre pour le voler ; je leur disd’attendre dans ma baraque, et je donnai l’ordre à un de messurveillants de courir au kilomètre 43, prévenir les cawas deservice de venir tout de suite, que j’avais du gibier pour eux.

Mais les bédouins, au bout d’une demi-heure,se doutant de la chose, s’esquivèrent en m’abandonnant l’animal,que je fis conduire aux écuries. Ce même jour, j’écrivis au consulanglais de vouloir bien faire prendre le mulet à Kabret-el-Chouche,ajoutant de ne pas perdre de temps, que le fourrage dans l’isthmeétait très rare, et qu’après un certain délai je serais forcé de levendre pour me couvrir de mes frais.

Ces messieurs trouvèrent bon de ne me répondrequ’au bout de cinquante-sept jours, et c’est le consul de Francequi m’écrivit de me présenter à Suez avec l’animal.

Je partis donc le dimanche suivant, et jen’oubliai pas ma note, montant à près de trois cents francs, pourdeux mois de nourriture et d’entretien.

Achmet m’accompagnait, il montait lejumart ; moi je galopais en avant, le fusil en bandoulière,tâchant de faire lever quelques canards sur le bord du canal. Je nevis absolument rien, mais je devais faire ce jour-là une singulièrerencontre.

D’abord, en arrivant là-bas, nous trouvâmesSuez dans la consternation ; le bruit courait que les Anglaisavaient été battus par Théodoros ; les bateaux de la radetiraient le canon pour hâter l’embarquement des hommes enretard ; les Européens engagés ne voulaient plus partir :c’était un tohu-bohu terrible.

Arrivés devant l’hôtel du consulat, je remisla bride de mon cheval au saïs, en lui disant de m’attendre, et jegravis l’escalier, songeant avant tout à présenter ma note.

En haut, au premier, trouvant une porteentr’ouverte, je la poussai ; elle donnait dans une assezvaste salle, éclairée par deux fenêtres en plein cintre garnie desvitraux, et entourée de hautes armoires grillées, pleines deregistres.

C’était la salle des archives, comme quidirait la salle de la mairie, où se trouvaient les registres del’état civil ; et quel ne fut pas mon étonnement de voir assisdevant une longue table deux moines en robe de bure, le PèreDomingo et un autre, long, maigre, le nez pointu, orné de lunettesen verre bleu, que je voyais seulement de profil, mais qui meproduisit l’effet d’une véritable fouine.

Tous les deux feuilletaient un tas deregistres, me tournant le dos et me montrant leur tonsure.

Les coups de canon de la rade faisaientgrelotter les vitres de seconde en seconde, la foule courait entumulte dans la rue ; mais rien ne dérangeait les moines, ilsfeuilletaient toujours.

Au bout de la table se trouvaient assis deuxemployés du consulat, et un troisième, perché sur une échelleroulante, compulsait les registres, la tête près du plafond.

Le bruit du dehors avait empêché ces gens dem’entendre venir, et je restai près d’une demi-minute sur le seuilà les regarder.

– Voici la lettre D, mon Révérend Père,dit tout à coup l’employé du haut de son échelle ; voustrouverez le nom de la personne au répertoire ; vousdisiez ?

– Desrôses Julien, dit Bernard Lafosse,répondit le Père Domingo en se levant pour aller prendre leregistre que l’autre lui tendait de son échelle.

Mais en même temps il m’aperçut et restastupéfait ; il se rassit en me regardant d’un œil louche.

Je m’approchai lentement et lui posai la mainsur l’épaule, en disant :

« C’est moi, mon Révérend Père, je suisheureux de vous retrouver ici après ce que je viens d’entendre.

Et lui, s’adressant en espagnol à l’autremoine, également étonné, lui dit avec volubilité :

– C’est l’individu que la petite réclame,l’ami de l’exécuteur testamentaire, un être dangereux.

Puis, élevant la voix en français, il medemanda :

– Qui êtes-vous, monsieur ? Je nevous connais pas.

– Comment ! vous ne me connaissezpas, saint homme ? lui dis-je en espagnol. Ah ! ah !mon Révérend Père, c’est ainsi que vous mentez !

Alors lui, vexé de m’entendre parler salangue, se redressa brusquement, et, me regardant face à face, ilbégaya en propres termes, les mâchoires serrées :

– Eh bien ! oui, je te connais, etje me moque de toi. (Il se servit en espagnol d’un mot plusénergique.) Tu m’entends, fit-il, je me moque de tous ceux de tonespèce.

Il avait la figure terriblement mauvaise, lebon Père Domingo, en me disant cela ; ce n’était plus le bonmoine s’en allant les reins courbés comme un malade, prononçant dessentences d’un ton papelard et donnant sa bénédiction aux pauvresgens rangés sur deux lignes, qui le contemplaient avecattendrissement lorsqu’il allait dire sa messe à notre petitechapelle du Sérapéum. Non ! il était droit ; ses jouesmusculeuses tremblaient de colère, et ses yeux, d’un brun roux, melançaient un éclair de défi.

C’était une de ces têtes de paysan ou desoldat espagnol, rude et hardie, comme on en voit dans les tableauxde leurs cathédrales, ce qu’ils appellent des têtes d’apôtres, maisqu’on serait fâché de rencontrer au coin d’un bois, sans être arméd’une bonne trique.

– Cela vous fâche, Révérend Père, luidis-je en souriant ; vous êtes terriblement vexé d’être prisla main dans le sac ; vous venez ici chercher les preuves defiliation, pour happer le magot de M. Van den Bergh, n’est-cepas ?

Alors l’autre, se levant, s’écria d’une voixaigre :

– Vous nous insultez, malheureux, vousinsultez de pauvres moines sans défense, c’estabominable !

Il pensait soulever les employés contre moi,mais eux, sans doute, ne tenaient pas à la confrérie, et puis ilsétaient curieux de savoir le reste : cette rencontre lesintéressait, ils écoutaient, et, voyant cela, je dis en me tournantde leur côté :

– Tenez, messieurs, ces gens-là sont desvoleurs d’enfants ; ils ne les volent pas pour faire leursalut, oh ! non !… Ils les volent pour avoir l’héritagedes parents ; ils viennent ici chercher la preuve qu’il leurfaut.

J’allais raconter toute l’histoire, lorsque lePère Domingo me dit en espagnol :

– Si tu n’étais pas un grand lâche, noussortirions ensemble vider cette affaire.

La colère, l’indignation, me saisirentbêtement, et je criai :

– Tu m’appelles lâche, vieuxcafard !

– Oui, tu as peur.

– Peur !… Sortons !…

Et nous sortîmes.

L’autre n’avait plus rien dit, il resta toutrêveur. Pendant que nous descendions l’escalier, le Père, reprenantson ton papelard, se mit à bredouiller :

– Imbécile, c’est ton Olympios qui vahapper la petite… elle qui t’aimait… qui ne voulait que toi !…C’est lui… ce Grec, qui l’aura par ta bêtise… C’est toi qui lui astout dit… qui lui as donné de l’argent pour faire des recherches…S’il la trouve, il l’emmènera en Grèce pour avoir son héritage. Ill’épousera !… Chez nous, elle est en sûreté… Ce n’est pasnous, pauvres moines mendiants, qui la dépouillerons ; nousvoulons la sauver, au contraire ; sans nous, elle serait déjàentre les mains de ce Grec, qui se serait dépêché de lacompromettre… Nous voulons la garder pour la rendre saine et sauveà son tuteur, M. Hardy, avec tous les papiers qui établissentses droits… Et voilà… voilà comme nous sommes récompensés !…Ah ! faites… faites du bien !…

Moi, je n’entendais pas de cette oreille, etpourtant ces choses me troublaient. L’idée me passait par la têtequ’il avait peut-être raison, que le Grec voulait peut-être fairele coup pour son propre compte, et que j’avais eu tort de tout luiconfier.

En bas, dans le vestibule, le Père Domingo,s’étant arrêté, demanda :

– Où allons-nous ?

– Vous m’avez défié, lui dis-je ;vous êtes un ancien soldat, vous devez savoir où nous allons.

– Écoutez, dit-il, vous avez raison, j’aiservi dans le temps ; vous m’avez insulté, je me suis souvenuque j’avais été soldat, et, que Dieu me le pardonne ! uninstant j’ai souhaité de voir votre sang ; mais à cette heureje suis prêtre, je me repens et je vous demande pardon.

J’étais tout bouleversé, d’abord à cause de cequ’il m’avait dit d’Olympios, et puis de voir cet homme qui sesoumettait et reconnaissait ses torts.

– Frappez-moi, dit-il, frappez !… Jene répondrai pas ; ce sera la punition de ma faute, de monorgueil.

Alors je lui dis :

– Vous m’avez appelé lâche, et…

– C’est moi qui suis un lâche, dit-il, den’avoir pas observé le vœu d’humilité que j’avais fait… vous voyez…je m’humilie !…

Après cela, Jean-Baptiste, je ne savais plusquoi répondre ; et comme dans le même instant le consulentrait, je me dis en moi-même :

« Que le vieux gueux s’en aille audiable ! »

Je lui tournai le dos ; je me présentaiau consul, qui vit le mulet à la porte en bon état et me dit demonter, ce que nous fîmes ensemble.

Nous entrâmes dans son cabinet, il examina lanote et me dit que c’était très bien, qu’il la ferait solder leplus tôt possible.

Il donna l’ordre à l’un de ses domestiques dedescendre et de conduire le mulet aux écuries.

Cette affaire étant réglée de la sorte, l’idéedes moines me revint. En passant, je regardai dans la salle desarchives, mais ils avaient disparu.

Je repris le chemin de Kabret-el-Chouche, etla pensée de la gueuserie d’Olympios ne me sortit pas de l’esprit.Je me reprochai cent fois d’avoir confié au Grec une affaire aussigrave, mais c’était fait, il n’y avait plus à en revenir, et jetâchai d’y songer le moins possible, pour ne pas me tourmenterinutilement.

Quant à l’expédition d’Abyssinie, elle suivitson cours naturel ; l’annonce de la défaite des Anglais étaitune fausse nouvelle ; sans doute ils eurent beaucoup dedifficultés à surmonter sur le littoral, avant d’arriver auxmontagnes, ils perdirent du monde. Nous en voyions de temps entemps des nôtres revenir épuisés, et qui ne se félicitaient pasd’avoir quitté le chantier pour courir les aventures ; maisl’expédition réussit mieux que la nôtre au Mexique, et, vers lesmois de juillet et d’août, elle revint triomphante.

Les Anglais avaient vaincu le nègre Théodoros,qui, voyant ses soldats découragés par les nouvelles armes deprécision des Européens, s’était fait sauter la cervelle.

L’empereur des Noirs, dans cette circonstance,prouva qu’il avait plus de cœur et de dignité que beaucoup de roisblancs, en ne voulant pas survivre à sa défaite.

Seulement Théodoros avait un fils, jeuneenfant de huit à dix ans, que les Anglais emmenèrent aux IlesBritanniques. Ils ont eu soin depuis de lui donner une éducationanglaise ; ils l’ont mis sous la direction d’un colonelanglais, qui n’aura pas manqué, j’en suis sûr, de lui donner lesprincipes de la vieille Angleterre et les sentiments de dévouementà la mère-patrie anglaise. Plus tard, quand il sera suffisammentimbu de ses devoirs envers ses bienfaiteurs, ils le reconduirontpeut-être là-bas et le feront nommer empereur d’Abyssinie.

Ainsi faisait le fameux Nabuchodonosor,emmenant les enfants des rois d’Israël à Babylone, pour lesinstruire dans sa loi ; ainsi faisaient les Romains, emmenantles enfants des souverains vaincus, pour les élever dans les idéesromaines et dominer plus tard sous leur nom les peuplesinsoumis ; ainsi font et feront toujours les conquérants,spéculant sur l’attachement servile des multitudes ignorantes auxdynasties de toute sorte, anciennes ou nouvelles.

Mais tout cela ne regarde pasKabret-el-Chouche, et j’en reviens au canal maritime.

XIII

 

À la suite de cette expédition d’Abyssinie,des quantités de chevaux, de baudets, de dromadaires, revinrentplus ou moins éclopés de la campagne ; les Anglais, pressés deretourner chez eux, s’en défaisaient à tout prix ; desItaliens et des Arabes les achetaient, et, pour les utiliser,venaient offrir d’entreprendre des tâches.

Comme il s’agissait de pousser le travail parn’importe quel système, M. Cotard les accueillait trèsbien ; il organisa même pour eux des tâches d’un nouveaugenre ; des chemins furent tracés le long de nos talus,aboutissant dans la tranchée ; en bas, on chargeait lesbaudets de déblais dans des paniers et les chameaux dans descaisses en bois, qui s’ouvraient par le fond en frappant undéclic ; ces animaux, par files de dix, quinze, vingt, aprèsle chargement, montaient sous la conduite d’un bédouin. En haut, leconducteur renversait les paniers, ou frappait les déclics de satrique, les caisses se vidaient, et toute la bande redescendaitpour recommencer le même manège.

Ce mouvement perpétuel sur toute la ligneréalisait un nombre de mètres cubes incroyable, à ce point que,vers la fin de 1868, notre tranchée dépassait la butte deKabret-el-Chouche d’au moins trois kilomètres.

Alors nous résolûmes de transporter lecampement à sept kilomètres plus loin, vers Chalouf, et, grâce auxbêtes de somme dont nous disposions, ce transport s’opéra dans unseul jour ; nos baraques étaient construites pour sedémonter ; on n’avait qu’à déboulonner, à lever les toitures,et le reste tombait comme un château de cartes.

On partit donc ensemble, et le soir, étantarrivés au nouveau campement, on remonta le tout dans les mêmesdispositions qu’à Kabret-el-Chouche. Rien ne paraissait changé,sauf qu’au lieu de se trouver sur un rocher, où nous venait le ventdu large, nos baraques étaient dans un fond, où la chaleur et ledéfaut d’air nous accablaient.

Tu conçois, Jean-Baptiste, qu’au milieu de cesoccupations incessantes, de ces déplacements, et des mille soinsqu’il fallait donner aux chantiers, aux bureaux, le souvenir deGeorgette ne me revenait plus que rarement. M. Olympios,depuis que j’avais eu la bêtise de lui signer un bon de cinquantelivres sterling sur la maison Sinadino, ne donnait plus signe devie ; enfin tout allait à la grâce de Dieu, lorsque vers lafin de novembre l’apparition des moines dans notre nouveaucampement me remit en éveil.

Ces gens rôdaient autour de nous, ilsdonnaient des bénédictions à droite et à gauche, ils observaient ceque nous faisions, et Charaf me dit même un soir que l’un d’euxavait pénétré jusque dans ma baraque, marmottant et priant, ouvrantla porte du cabinet, de la cuisine, regardant ce qui s’y trouvait,et finissant par s’en aller sans explication aucune.

– Pourquoi n’as-tu pas jeté le mendiant àla porte ? dis-je à mon cuisinier. De quel droit les gueuxviennent-ils nous épier ? qu’est-ce qu’ils nousveulent ?

Impossible de me rendre compte de cetteinspection. Le soir même j’en parlai longuement au père Rodolphe,pendant le dîner ; je lui racontai l’histoire de GeorgetteLafosse, l’abandon de la pauvre enfant, tant qu’il n’existait pasd’héritage en perspective, et son enlèvement immédiat, à lanouvelle des dispositions testamentaires de M. Van denBergh.

Il m’écoutait en souriant et finit par merépondre :

– Hé ! de quoi vous étonnez-vous,mon cher Goguel ? Les moines font leur métier… Quand on n’arien, qu’on ne produit rien et qu’on ne gagne rien, il faut bienmendier ou voler pour vivre. On fait alors de la mendicité unevertu chrétienne, et quand la mendicité ne suffit pas, eh bien, ontâche de happer les héritages du prochain ; c’est unenécessité de la situation. Moi, je méprise moins un voleur degrande route qu’un mendiant de profession ; le voleur courtdes risques ; il est plus dangereux pour la société, mais ilest moins lâche que cette race de cagnards. Dépouiller les famillesde leur patrimoine ; voler le pain des vrais pauvres, desvieillards et des orphelins par des grimaces hypocrites ;invoquer le nom sacré de Dieu pour entretenir sa paresse, sonivrognerie et tous ses vices, c’est réellement ignoble, et c’est ceque nous voyons ici sur la plus large échelle. Tous ces moines deNazareth, de Bethléem, de Djebelmar-Elias et d’ailleurs, qui sedisputent les aumônes venues de l’Europe et se déchirentimpitoyablement entre eux, lorsqu’il s’agit de l’intérêtparticulier de leur confrérie, mais qui s’entendent on ne peutmieux pour gruger et dépouiller le genre humain, tout cela, c’estl’opprobre de la nature, le dernier vestige de la dégradation d’unautre âge, qui, par bonheur, tend à disparaître tous les jours.Mais la corporation est encore puissante, elle s’appuie sur toutesles vieilles pécheresses et les vieux criminels, auxquels elleoctroie la rémission de leurs méfaits, en leur promettant les joiesdu paradis, après celles de ce monde ; elle s’appuie surl’ignorance et la bêtise humaines… donc elle est redoutable. Àvotre place, Goguel, je ne m’occuperais plus de cela, je laisseraiscourir les événements, car, par le mensonge et la calomnie, cesgens-là peuvent vous faire le plus grand tort.

Cette façon de voir tenait au caractèreprudent, circonspect, de M. Rodolphe ; quant à moi, je memoquais de la calomnie et de tous les mauvais bruits qu’on pouvaitsemer sur mon compte.

Mais ce qui m’ennuya beaucoup, ce fut unelettre de Charlot, qui m’annonçait son prochain retour en Égypte.Il me racontait que tout avait assez bien marché, que les affairesde M. Van den Bergh, en Hollande et dans l’Amérique du Sud,étaient liquidées, et qu’il venait s’occuper activement de celledont il m’avait confié le soin au sujet de Georgette, ne doutantpas que j’eusse rempli toutes ses prescriptions.

Cette lettre, qui devait me réjouir, meproduisit un effet tout contraire. En songeant que je n’avais rienfait par moi-même pour retrouver la petite, et que depuis plusieursmois je n’en avais que des nouvelles incertaines, le dimanchesuivant de bon matin, je partis à cheval, résolu de secouersolidement ce gueux d’Olympios, qui me mettait dans un pareilembarras, car toute la faute retombait sur lui ; puisqu’ilavait accepté la commission et reçu de l’argent, c’est lui quidevait rendre des comptes, moi je m’en lavais les mains.

Voilà ce que je me répétai tout le long duchemin, et, vers neuf heures, en arrivant au Sérapéum, je poussaidroit à l’hôpital, où le Grec demeurait, sans m’arrêter nulle partailleurs.

Il était chez lui, couché sur son lit, lafigure longue et mélancolique.

– Eh bien, lui dis-je en entrant, aprèsavoir attaché mon cheval à la porte, puisque vous ne m’envoyez pasde nouvelles, il faut que je vienne, moi, vous en demander. C’estabominable, ce que vous faites là, monsieur Yâni ; quand on serepose sur vous, quand on vous avance de l’argent, quand on vousdonne toute sa confiance, c’est indigne d’en abuser de cettefaçon !

Il paraissait consterné.

– Vous ne répondez pas, lui dis-je…Voyons, qu’est-ce qui se passe ? Avez-vous fait des démarchessérieuses pour trouver cette pauvre enfant, comme vous me l’aviezpromis ? Qu’est-ce qu’elle est devenue ? Savez-vous,monsieur Olympios, que mon ami Hardy m’annonce son prochain retour,qu’il croit tout en ordre ? Qu’est-ce que je lui dirai,moi ? car il faut pourtant bien que je dise quelque chose.

Je me promenais de long en large, les brascroisés et la courbache à la main ; l’indignation mepossédait. Le Grec alors s’assit sur son lit et me dit :

– Monsieur Goguel, si vous saviez tout lemal que je me suis donné et tout l’argent que j’ai dépensé pourretrouver Georgette, vous ne me feriez pas de reproches… Est-ce mafaute, à moi, si tout a manqué à la dernière minute et si lemalheur est arrivé ?

– Quoi ?… quel malheur ? luidis-je en m’arrêtant.

– Un grand malheur, monsieurGoguel : Georgette s’est sauvée du couvent de Djebel-el-Deïravec un jeune Arabe.

– Sauvée avec un Arabe ! m’écriai-jefurieux, Georgette ?

– Oui, fit-il froidement, mais tout pâlede colère.

Je voyais qu’il serrait les dents, qu’il étaitencore plus furieux que moi ; qu’il avait travaillé pourrattraper cette petite, et qu’un autre l’avait enlevée à sa place.Je compris du coup que les moines étaient venus rôder àKabret-el-Chouche pour voir si ce n’était pas moi qui l’avais dansma baraque ; et malgré mon indignation contre l’Arabe, que jene connaissais pas, malgré tout je ne pus m’empêcher d’éprouver unecertaine satisfaction de voir que ni le Grec ni les moines nel’auraient.

– Ah ! ah ! elle est partie,lui dis-je, elle a filé… elle a pris de l’air… c’est assez naturel…mais avec un jeune Arabe, cela me paraît louche, monsieurOlympios : ne serait-ce pas avec un autre… avec un Grec, parexemple ?

– Non, fit-il brusquement, c’est avec unjeune Arabe, je le sais, j’en suis sûr.

Alors, voulant en savoir davantage, je m’assispour l’écouter ; et tout en s’indignant, en serrant lespoings, il me raconta que les Révérends Pères avaient emmenéGeorgette au couvent de Djebel-el-Deïr, et que là, dans cettegrande et vieille bâtisse, où l’on entre par une échelle, sansautre société que de vieux moines, au fond d’une cellule, elles’ennuyait beaucoup ; qu’il était arrivé à correspondre avecelle ; qu’elle devait partir dans sa société, que c’étaitconvenu ; qu’il l’aurait conduite à Athènes, dans sa proprefamille, jusqu’au retour de Hardy et jusqu’à la constatation de sesdroits, et qu’alors il l’aurait rendue ; mais que huit joursavant, au moment de réaliser leur projet, il avait appris qu’elles’était enfuie avec un jeune Arabe, en plein désert, sur unâne ; que cet Arabe s’était introduit dans le couvent,soi-disant pour se convertir au catholicisme ; qu’on avaitbattu tout le pays pour les découvrir, et qu’on supposait qu’ilss’étaient hasardés sur une barque, près d’Aïr-Hawarah, pour gagnerSuez.

Il me dit ces choses en s’interrompant àchaque instant.

– Ah ! oui, je commence àcomprendre, lui dis-je ; mais les titres… les titres quiprouvent sa filiation… vous n’avez rien appris ?

– Hé ! mon Dieu, fit-il, à quoi boncourir les chercher au Caire, à Suez ?… Ils étaient ici… auSérapéum… Je les ai découverts tout de suite au bureau desengagements : « M. Julien Desrôses, dit BernardLafosse, peintre. » M. Lucazowich m’en a même délivrécopie : le passeport, l’acte de naissance, tout est là.

« Bon, me dis-je en moi-même, il était enrègle, le Grec ! il avait pris toutes ses mesures, et c’estmoi qui lui fournissais l’argent pour enlever l’héritière !Quelle chance que le hasard ait tout fait manquer ! »

Et là-dessus, n’ayant plus rien à luidemander, je lui tirai le chapeau sans autre cérémonie, enm’écriant que les moines allaient répondre de tout, que Hardypoursuivrait cette affaire.

Je sortis et je remontai à cheval forttriste ; l’idée d’aller voir mes amis Saleron, Durand etautres ne me vint même pas, tant mon cœur était serré de savoirGeorgette errante dans le désert avec un Arabe ; je laconsidérais comme perdue, et je repris le chemin deKabret-el-Chouche au galop, songeant à quels misérables hasardstiennent quelquefois les destinées humaines. Encore quelques jours,et l’enfant de Bernard Lafosse, après avoir passé par les plustristes épreuves, arrivait sans transition à la fortune ; et,croyant se sauver, la pauvre petite s’était perdue elle-même.

Ces idées et bien d’autres semblablesm’assiégeaient l’esprit, lorsqu’au bout de trois heures, arrivant àl’entrée de notre cour, j’aperçus devant ma baraqueM. Rodolphe, Charaf, Georgette et un jeune Arabe qui causaiententre eux ; l’Arabe tenait encore à la main la bride d’unebourrique tout efflanquée ; il était coiffé d’un tarbouche etportait une souquenille grise ; Georgette avait un vieuxchapeau de jonc, en pointe ; ils causaient là tranquillement,s’informant sans doute de moi, comme des étrangers qui arrivent àl’instant.

J’avais fait halte, croyant rêver, et tout àcoup je criai :

– Hé ! c’est toi !…

Alors Georgette, se retournant, me réponditpar un cri étrange et accourut les bras en l’air.

J’étais encore à cheval, je la levai des deuxmains et je l’assis sur le devant de ma selle, pourl’embrasser ; elle ne disait rien et sanglotait.

Au bout d’une minute, elle se mit àbalbutier :

– Oh ! Goguel… Goguel… que je suiscontente de te voir… Que j’ai trouvé le temps long après toi… Nousresterons ici maintenant… nous ne nous quitterons plus !

– Non, lui dis-je, vraiment attendri, etsois tranquille, nous ne serons plus malheureux.

J’allais lui parler des grands biens qui luiétaient promis, mais je retins ma langue ; et dans le mêmeinstant je sentis quelqu’un me prendre la main et la baiser à lamanière des Arabes.

Je regardai… c’était mon saïs,Kemsé-Abdel-Kérim, qui me demanda :

– Es-tu content, maître ?

– C’est lui qui m’a ramenée, ditGeorgette.

Alors, je lui répondis :

– Tu es un brave garçon, Kemsé, je tereprends à mon service ; et, n’en doute pas, ta belle actionsera récompensée, j’en réponds !

– Oui, monsieur Rodolphe, repris-je toutému, voyez ce jeune homme qui quitte tout pour me faire plaisir,pour me ramener celle que des gueux nous avaient enlevée… Queldévouement !… Et qu’on vienne encore prétendre que les Arabessont ingrats, égoïstes !

Ce trait de fidélité m’avait touchéprofondément ; mais ce qui me faisait encore plus de plaisir,c’était de revoir Georgette, brunie par le soleil du désert, etayant conservé toute sa grâce enfantine et sa bonne santé.

Il va sans dire que tout ce jour et lessuivants, à l’heure des repas, et le soir, quand je revenais duchantier, on ne faisait que parler des moines, du couventd’El-Deïr, de la vie que l’on menait dans ce vieux nid à rats, desvingt-cinq chapelles souterraines, où brûlent les flambeaux et lescierges sans interruption, des sermons sur le néant des richessesde ce monde qu’on adressait à Georgette, chose qu’elle ne pouvaitcomprendre, croyant ne rien avoir, mais que les Révérends Pèrescomprenaient on ne peut mieux ; puis l’arrivée d’Olympios enpèlerin, la manière dont le Grec avait pu l’entretenir, en glissantquelques talaris au frère Pacôme ; l’apparition de Kemsé,s’offrant de recevoir le baptême et de servir la communauté pourrien… Qu’est-ce que je sais encore ? c’était toute unehistoire, qui nous faisait rire aux larmes, lorsque Georgette nousla débitait, en l’accompagnant de réflexions sur les Grecs et surles moines.

Jamais je n’ai passé de jours plus joyeux.

J’avais écrit tous ces détails à Charlot, etj’attendais son arrivée avec impatience, ne voulant rien dire àGeorgette des brillantes espérances qu’elle était en droit deconcevoir. Non, après tant de traverses, il valait mieux attendrel’événement, pour éviter les désillusions en cas de nouveaumalheur.

Il n’était donc jamais question de l’héritageentre nous. Georgette aidait Charaf à la cuisine, comme autrefoischez la mère Aubry ; Kemsé-Abdel-Kérim avait obtenu deM. Rodolphe une petite surveillance aux écuries du campement,et tout allait ainsi le mieux du monde, lorsque enfin Charlotarriva.

C’est en février qu’il parut aux petits lacs,comme un grand seigneur ou comme un patriarche, à ton choix,Jean-Baptiste, accompagné d’une dizaine de chameaux et de toute unecargaison de meubles, de caisses, de ballots qu’il emportait àBatavia.

Il arriva le matin ; j’étais sur noschantiers, et, seulement en rentrant le soir, je vis cette caravaneà l’ombre de nos baraques, Arambourou-Omar et son nègre Caleb entrain de déballer, et plus loin, dans la cour, mon vieux camaradequi se promenait gravement avec le père Rodolphe, Sikoski etl’ancien maréchal des logis Roux. Dès que Charlot m’aperçut, ilvint à ma rencontre, et nous nous embrassâmes.

– Je t’ai donné bien des tribulations,dit-il, mais tout est bien qui finit bien ; les titres que tum’indiquais au Sérapéum sont en ma possession depuis longtemps,l’identité de Julien Desrôses et de Bernard Lafosse ne peut plusfaire aucun doute, Georgette est prévenue de son prochain départpour Bornéo et du sort splendide qui l’attend là-bas ; elle nepeut y croire, et, chose étrange, mon cher Goguel, elle s’endésole, elle pleure.

– Hé ! dit l’ancien maréchal deslogis en riant, c’est comme à la veille d’un beau mariage, lafiancée pleure toujours, ça rentre en quelque sorte dans sonrôle.

J’étais un peu de l’avis de Roux, mais cela meparut singulier tout de même.

– Elle se méfie, lui dis-je ; aprèstous ces enlèvements, elle craint quelque nouvelle surprise ;je vais lui parler seul et lui faire entendre raison.

J’entrai dans la cuisine, où Charaf était entrain de préparer le dîner, et je vis Georgette assise sur unescabeau, près de l’âtre, la figure sur les genoux dans sontablier ; elle pleurait tout bas, et je la regardai quelquesinstants, étonné d’une singularité pareille, puis je luidemandai :

– Qu’est-ce que tu fais donc là,Georgette ? Au lieu de chanter et de rire comme les autresjours, tu pleures… Qu’est-ce que cela signifie ?…

Mais elle continuait de sangloter sansrépondre, ce qui m’étonnait de plus en plus.

– Comment, lui dis-je, on t’apprend quetu es riche, que tu as des plantations, des jardins magnifiques,que tu vas rouler en voiture à quatre chevaux, avec un petit nègrederrière, pour t’abriter d’un parasol ; que tu vas avoir desrobes de soie, des diamants, tout ce qui fait la joie des personnesraisonnables… et tu pleures… ça te désole !… Est-ce que tuperds la tête ?… Voyons… réponds-moi donc !

Mais plus je lui parlais, plus elle fondait enlarmes !

– Allons !… repris-je en ayant l’airde me fâcher, ça n’est pas naturel… Est-ce que tu te méfies de monami Charlot, le plus honnête homme du monde ? Est-ce que tu leprends pour un Père Domingo qui veut te tromper, te mettre dans unecapucinière, par hasard ?… Parle donc !

– Ah ! Goguel, fit-elle à la fin, jene veux pas m’en aller… Je veux rester ici… Je veux avoir unepetite cantine comme la mère Aubry… C’est tout ce que je souhaite,Goguel. Je ne veux rien… Je ne veux pas être riche… Je suiscontente comme cela… pourvu qu’on ne me force pas de partir.

Sa désolation me chagrinait réellement.

– Mais tout cela, lui dis-je, ne peut pasaller… Une cantine… une cantine… ça n’a pas le sens commun… chacundoit tenir son rang… et puisque maintenant tu fais partie du grandmonde, il faut absolument suivre ses habitudes. Il faut voyager,aller au bal, au théâtre, qu’est-ce que je sais, moi ? Il fautjouir de l’existence, quoi !

Cette simplicité m’impatientait, et je finispar m’écrier :

– Écoute, Georgette, je te croyais plusde bon sens… Un joli steamer, qui s’appelle la Favorite,t’attend à Suez ; il est à hélice, il est en acajou, poli,ciré, il est à toi, tu n’auras qu’à commander, à te faire servir,tu seras comme une petite reine, et tu veux rester ici à surveillerdes marmites.

– Ah ! s’il faut que je parte seule,cria-t-elle, j’en mourrai, Goguel… Au moins si Kemsé venait avecnous !

– Kemsé-Abdel-Kérim ? lui dis-jestupéfait, mon saïs ?

– Oui…

– Tu l’aimes donc bien, cegarçon !

– Oui, fit-elle tout bas… il m’adélivrée !… Et puis… et puis, depuis longtemps, chez la mèreAubry, il m’aidait à la cuisine ; il portait l’eau pour moi,il remplissait toutes mes commissions…

– Ah ! le gueux, m’écriai-je, ilprofitait de mon absence… Voyez-vous cette finesse !…Tiens !… tiens !… tiens !… Et moi qui te supposaisun faible pour cette grande bête d’Olympios… Eh bien ! j’aimeencore mieux ça !…

Et je sortis prévenir Charlot de ce qui sepassait.

Sikoski, M. Rodolphe et Roux setrouvaient encore avec lui dans la cour ; je leur racontai ceque je venais d’entendre, et nous retournâmes ensemble dans lacuisine, où Georgette, tout en continuant à pleurer, répéta devanttous ce qu’elle m’avait dit.

Je donnai l’ordre aussitôt à Charaf d’allerchercher Kemsé-Abdel-Kérim. Il paraît que le brave garçon savaitdéjà ce qui se passait au campement, le changement de fortune deGeorgette, car il arriva tout tremblant.

– Tu sais que Georgette est riche, luidis-je, qu’elle est devenue une grande dame et qu’elle va partir…J’ai voulu t’en prévenir par considération pour votre ancienneamitié, et pensant que tu ne serais pas fâché de lui souhaiter bonvoyage.

À peine eut-il entendu cela, qu’il s’écriad’une voix déchirante :

– Allah, aie pitié de moi !… Allah,fais-moi mourir !

Sa désolation était si grande, que moi-même,Jean-Baptiste, j’en fus navré. Nous nous regardions les uns lesautres, tout saisis.

Mais alors Georgette, se levant comme unefolle et se jetant dans ses bras, se mit à crier :

– Kemsé, n’aie pas peur… jamais je ne tequitterai… jamais !… jamais !…

Ils se tinrent longtemps embrassés, etCharlot, élevant la voix à son tour, leur dit :

– Eh bien, vous ne vous quitterez pas…Non… ce serait trop barbare !… Kemsé nous accompagnera… Ilsera mon ami… et dans un an, Georgette, quand vous connaîtrez bienvotre nouvelle position, si vous répétez les paroles que je viensd’entendre, nous vous marierons ensemble.

Et tournant vers moi sa figure de bravehomme :

– Est-ce que toute les richesses de laterre valent une affection désintéressée ? dit-il. Est-ce quel’amour véritable s’achète avec de l’argent ?

– Non, lui dis-je, tu asraison !

Après cela, Jean-Baptiste, tu penses bien quetout était pour le mieux.

Le soir de ce même jour, pendant que lesautres dormaient déjà, me trouvant seul avec Charlot, je luidemandai s’il était bien sûr que Georgette fût la fille deM. Van den Bergh, car cette histoire me produisait l’effetd’un rêve.

Alors, tout en fumant son cigare, Chariot meraconta que, vers 1851, M. Van den Bergh, se rendant enHollande pour affaires de famille, avait lié connaissance au départd’Alexandrie avec un certain Julien Desrôses, se disant peintredécorateur, lequel retournait à Marseille, accompagné d’une fortjolie femme, sa maîtresse.

– M. Van den Bergh poursuivit sonvoyage en société de cet heureux couple, me dit-il ; laliaison devint intime, et l’on se sépara les meilleurs amis dumonde. Rien n’avait fait soupçonner les relations de Van den Berghavec la jeune personne, et M. Desrôses, croyant remplir ledevoir d’un homme de cœur, épousa sa maîtresse pour légitimer unenfant sur le point de naître. Malheureusement, un peu plus tard,Mme Desrôses, venant à tomber gravement malade, etdésireuse d’obtenir l’absolution de notre sainte Église, fit à sonmari des aveux qui faillirent le rendre fou de désespoir.

– C’était un fameux gueux, ton Van denBergh ! m’écriai-je indigné.

– Oui, dit Charlot, c’était un profondégoïste ; il posait en principe que celui qui se prive d’unplaisir qu’il pourrait se procurer est un imbécile. Tu as vutoi-même où cette belle morale l’avait conduit. Enfin Van denBergh, s’étant marié à Batavia, ne put avoir d’enfants ; alorsl’autre lui revint en mémoire. J’étais son principal commis,j’avais un intérêt considérable dans ses entreprises, et jejouissais de toute sa confiance ; il me donna l’ordre deretrouver coûte que coûte l’enfant qu’il avait abandonné, et jepartis immédiatement pour Marseille, où j’appris ce que je viens dete dire. Julien Desrôses avait disparu avec la petite fille. Àforce de recherches, je finis par découvrir qu’il était retourné enÉgypte et qu’il travaillait au canal maritime. J’écrivis aussitôt àVan den Bergh, qui tout de suite accourut me rejoindre à Suez.

» Tu sais le reste aussi bien quemoi : tu te rappelles ma première visite, les questions que jet’adressai touchant un nommé Julien Desrôses, et puis l’émotionextraordinaire de M. Van den Bergh à l’arrivée de Georgettedans ta baraque du Sérapéum ; il paraît que cette chère enfantest le portrait vivant de sa mère ! »

Voilà ce que me raconta mon ami Charlot.

Le lendemain, toute la caravane partit pourSuez. Les adieux furent tristes, Georgette resta longtemps pendue àmon cou ; elle m’appelait « son bon Goguel » etpleurait à chaudes larmes ; Kemsé me baisait les mains.Charlot aurait bien voulu m’emmener avec eux, mais j’avais autrechose à faire que d’aller me promener à Java !

XIV

 

Les travaux de terrassement du canal maritimeapprochaient alors de leur terme, plusieurs chantiers n’avaientplus que les règlements des talus à faire, la masse de leursouvriers se portait chez nous. Notre tranchée des petits lacstouchait aussi à sa fin, lorsque le bruit se répandit qu’un grandbanc de rocher venait de se découvrir dans la section de la plainede Suez, que les dragues envoyées par M. Lavalley ne pouvaienty mordre, de sorte qu’il allait falloir exécuter cette partie àbras, avec des plans inclinés, des brouettes, des wagons.

Ce banc de rocher, qui n’avait pas été signalésur le profil géologique des sondages exécutés par les ingénieursde la Compagnie, ne nous regardait pas aux petits lacs ;n’ayant plus que vingt à trente mille mètres de terrassements àfaire, nous pensions finir les premiers de notre section, nous ymettions de l’amour-propre.

Mais voilà qu’un beau matin M. Cotardvient me prendre sur le chantier et me dit en me conduisant aubureau :

– Goguel, nous avons besoin de vous, ilfaut que vous nous rendiez encore de grands services ; lasection de la plaine de Suez est fort en retard ; nousdirigeons là tous nos agents énergiques, et je compte sur vous pournous donner un coup de main. Nous allons partir ensemble ;demain vous reviendrez prendre votre matériel et tout votre monde.Je ne doute pas que d’ici quelques jours votre nouveau chantier nefonctionne vigoureusement.

Je t’avoue, Jean-Baptiste, que si tout autreétait venu me donner cet ordre, j’aurais jeté, comme on dit, lemanche après la cognée, car j’en avais assez au bout de quatre ans,et l’idée de retourner en France et d’embrasser les vieux parentsm’avait saisi comme tant d’autres ; mais de refuser àM. Cotard, un des hommes que j’aimais et que j’estimais leplus, à cause de sa droiture et de ses capacités hors ligne, cen’était pas possible. Je donnai l’ordre aussitôt à mon saïs deseller mon cheval, et je partis sans faire aucune objection.

Deux heures après nous étions dans la plainede Suez ; là les camarades Egermann, Boursière etM. Guillaumet, le chef de la section, nous reçurent avecempressement. On me conduisit sur le chantier que je devaisdiriger.

Jamais tu ne t’imagineras rien decomparable : trois mètres de vase, recouvrant sur plusieurskilomètres le rocher qu’il s’agissait d’enlever ; cette vaseétait liquide, la mer ayant séjourné dessus pendant plus d’un an.Et pas même de baraque pour se loger. Celle qu’on me promit ne putse faire que dix jours après, les charpentiers étant écrasésd’ouvrage.

En attendant, mon petit lit de fer, mesbagages et mes quelques ustensiles de cuisine, que j’avais faitvenir des petits lacs, étaient gardés en plein air par Charaf et unautre Arabe. J’allais manger et dormir chez mon ami Boursière.

Enfin tous mes ouvriers arrivèrent. Ils’agissait avant tout d’ouvrir des rigoles d’assainissement, pourdessécher et raffermir cette boue ; l’eau de nos rigoles serendait dans des puisards plus profonds que le canal, d’où despompes à vapeur la rejetaient plus loin, en la déversant dans descoulottes.

Ce fut un rude coup de collier à donner ;mais enfin, au bout de trois semaines, grâce à mes six centsbaudets, à mes quatre-vingts chameaux et à mes douze cents hommes,grâce surtout au soleil ardent de l’Égypte, qui dardait ses rayonssur cette mare et produisait plus d’effet que toutes les pompes dumonde, grâce à tout, le rocher fut à nu, et l’on put s’occuper dele faire sauter.

Pendant les repas on tirait les mines, et l’ontrouvait ensuite des masses de déblais faciles à charger.

La section de Chalouf, sur le point de seterminer, nous envoyait aussi son matériel et ses travailleurs, quinous furent d’un bon secours. Les bateaux dragueurs venaient ànotre rencontre du golfe de Suez.

Je ne te parle pas des visites d’Anglais, depersonnages, de dignitaires, que nous recevions presque tous lesjours ; ces gens venaient contempler les derniers travaux ducanal, et les Anglais reconnaissaient enfin que la chose n’étaitpas impossible.

Naturellement, toutes les cantines, toutes lesboutiques et les tripots, qui ne faisaient plus leurs affaires surles chantiers déjà terminés, venaient chez nous ; en moinsd’un mois, nous eûmes entre le canal maritime et le canal d’eaudouce un campement surnommé le « Petit Paris », quirésumait en lui tout ce que j’ai dépeint ailleurs. Ce campement,bientôt aussi grand que les faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin,portait des noms de rues fort drôles. Cafés-concerts, restaurantsservis par de jeunes femmes, pâtisseries, charcuteries, cantines etroulettes tenues par des Grecs, rien n’y manquait, pas même degrands breaks attelés de quatre chevaux arabes, qui faisaient leservice d’omnibus du Petit-Paris à Suez, sept kilomètres pour douzesous, aller et retour.

C’est en ce temps, où les fatigues et lesennuis de la première installation commençaient à se dissiper, quenous apprîmes la fin de notre digne et bien-aimé patron,M. Borel, associé de M. Lavalley, mort subitement àParis.

Ce fut une grande perte pour nous, employés del’Entreprise, et tous la ressentirent car M. Borel nousaimait, nous savions qu’il veillait à nos intérêts et qu’il ne nousaurait jamais abandonnés.

Une autre perte également douloureuse pour lasection de Suez fut celle de notre chef, M. Guillaumet, enlevéen trois jours par la fièvre pernicieuse.

Je me rappellerai toute ma vie le chagrin quenous causa cette mort, le service funèbre dans la petite chapellede Chalouf, et puis le transport des restes par le canal d’eaudouce, à Ismaïlia. J’étais un des trois délégués, représentant lasection, pour rendre les derniers devoirs à notre chef. Une chaleuraccablante régnait, et dans la barque, n’ayant pas d’autre abri quela petite voile, dont l’ombre couvrait le cercueil, nous avionsfini par nous asseoir sur le couvercle, et nous nous regardions ensilence. Que de pensées vous traversent l’esprit dans des momentspareils, que de tristesses et de souvenirs !…

Enfin, il repose aussi là-bas, comme tantd’autres braves camarades, le bon Guillaumet ; heureux ceuxqui dorment, ils n’ont plus à supporter les misères de cemonde !…

Parlons d’autre chose.

Un des plus beaux coups d’œil qui se soientvus en fait de travaux, c’est l’enlèvement du rocher de Suez :dix-huit mille hommes à l’ouvrage, les pompes à vapeur qui jouentsans relâche, les coups de mine qui partent par milliers tous lesjours, et surtout la fièvre, cette fièvre sainte du travail, quisaisit les hommes lorsqu’ils approchent de la fin et qu’ils sedisent :

« Encore un… deux… trois jours !…Encore un coup de collier… un dernier effort… et ce serafini !… »

Un homme tombe, on l’emporte ; un autreest malade, on a besoin de lui, on court le chercher… Il arrivelentement… il se dresse avec peine… puis le feu sacré le saisit, ilse met à l’œuvre, et ses souffrances sont oubliées.

Et les chevaux, les mulets, les dromadaires,tous ces êtres brutes, qui s’animent, qui subissent l’entraînementgénéral et semblent comprendre la grandeur solennelle du moment…Oui ! les animaux eux-mêmes semblent se transformer et vivred’une vie supérieure à leur nature… c’est inconcevable !…

Depuis trois mois, au milieu de l’horriblechaleur de ce climat tropical, toutes les forces de l’Entreprise seconcentraient de plus en plus dans la plaine de Suez. On touchait àla fin… on y était !

M. Cotard commandait et dirigeait toutdepuis quelque temps, M. Lavalley se trouvant alors à Paris.Enfin, c’était fini !

À sept kilomètres de nous, vers la mer Rouge,toute la terre du canal étant enlevée, un barrage et un déversoiren bois solidement construits nous empêchaient seuls encore d’êtreengloutis au fond de la tranchée ; et le 15 août on retirait àla hâte les madriers, les tuyaux des pompes, les rails des cheminsde fer ; on les rangeait sur le talus.

Entre le barrage et le déversoir, au bout dela section, non loin de la mer, du côté Afrique, une grande tenterecevait alors les autorités égyptiennes, les consuls de toutes lesnations, M. de Lesseps, M. Cotard, etc. ; desdiscours, des félicitations s’échangeaient sans doute entre cespersonnages, pendant que nous retirions le matériel du canal.

Et tout à coup, sur les six heures du soir,Ali-Pacha-Moubareck, ministre des travaux publics de l’Égypte,sortant de la tente suivi d’un long cortège, prend la pioche desmains d’un ouvrier et crève le barrage. L’eau entre en mugissantcontre la grande charpente en bois dont on lève quelquesvannes ; alors elle se précipite dans cette immense cuvette devingt-cinq kilomètres ; et comme depuis un mois laMéditerranée entrait par le déversoir du Sérapéum, ce 15 août 1869les deux mers furent mariées pour toujours.

La plus grande œuvre du siècle, et peut-êtrela plus durable, était accomplie.

Ai-je besoin de te peindre maintenant lesfêtes, les réjouissances qui suivirent cette solennité ? Lapaye générale du lendemain, où dix-huit mille ouvriers de toutesles nations, armés jusqu’aux dents et furieux, – Dieu saitpourquoi ! – se pressaient autour de nos bureaux, croyant quenous allions lever le pied sans leur solder le derniercompte ; les coups de revolver qui partaient de tous les côtéssur nos baraques ; l’arrivée des troupes et de l’artillerieégyptiennes pour nous protéger ; et puis, tous étant payés, ledépart des immenses convois emportant cette foule versAlexandrie ; enfin, ces six derniers jours d’anxiété, où tousles employés de l’Entreprise risquèrent d’être massacrés centfois ?

Non, il vaut mieux passer de si tristesdétails : les plus grandes choses ont leur vilain côté.

Après ce tumulte, au bout de quelques joursles campements étaient déserts, il ne restait plus qu’un petitnombre d’équipes en train de déménager à leur tour ; les lacsse remplissaient lentement, les bancs de sel se fondaient, mon îlotde Kabret-el-Chouche se resserrait d’heure en heure, et bientôt lesnavires, toutes voiles déployées ou battant la vague de leurshélices, allaient apparaître. Toutes les puissances étaientconvoquées par M. de Lesseps à cette grande fête de lacivilisation.

Pourtant une dernière surprise assezdésagréable nous attendait encore ; les souverains, répondantà l’appel du président, arrivaient, et l’Égypte se mettait en fêtepour les recevoir, lorsqu’on apprit qu’une énorme lentille de rochevive venait de se découvrir au fond du canal, non loin duSérapéum.

Figure-toi notre indignation.

On aurait dit que cette roche avait poussé làtout exprès, à la dernière minute, pour nous mettre enaffront ; tout ce qu’il restait de bras dans l’isthme couruts’acharner à ce dernier obstacle, que l’on fit sauter sous huitmètres d’eau, et le 19 octobre, jour fixé pour le passage de laflotte, il ne restait plus trace du rocher.

Ici, Jean-Baptiste, je m’arrête ; lesgrandes cérémonies de l’inauguration n’entrent pas dans mon récit,d’ailleurs je ne les ai pas vues. Tandis que les impératrices, lesprinces, les hauts dignitaires, les artistes, les écrivains enrenom, toutes ces mille célébrités conviées à la fête, se rendaienten Égypte, moi je retournais à l’Ermitage de Saint-Dié, j’allaisrevoir mes vieux parents et me reposer quelques jours à l’ombre denos sapins ; j’avais besoin de l’air des Vosges et desembrassades de la famille, car j’étais épuisé.

Toutes ces fêtes sont passées, les principauxacteurs ont disparu, mais le canal maritime reste pour témoigner ducourage et du génie des enfants de la France à travers lessiècles.

Je voudrais pouvoir te citer ici les noms detous les braves camarades que j’ai rencontrés à l’isthme de Suez,non pas seulement ceux de nos chefs, tout le monde les connaît,mais ceux des simples conducteurs et chefs de chantiers qui se sontdistingués ; la liste en serait trop longue ; et puisqu’importe le nom de gens qui n’ont fait pendant dix ans que remuerde la terre ? S’ils avaient tiré des coups de fusil ou decanon, à la bonne heure ! le moindre d’entre eux mériterait defigurer en lettres d’or sur les tables du temple de la Gloire.Laissons donc ces noms de côté ; qu’on s’appelle Jean, Charlesou Nicolas, cela revient au même, pourvu qu’on fasse son devoir etqu’on se rende utile à ses semblables. Il serait bon pourtant de serappeler quelquefois que la France brille autant par ses œuvres entemps de paix, que par ses exploits à la guerre ; qu’elle atoujours marqué les premiers pas dans la voie de la civilisation,et qu’elle l’a souvent ouverte aux autres peuples !

Aujourd’hui des bateaux innombrables, soustous les pavillons, passent à Kabret-el-Chouche, quelquefoisd’immenses transports britanniques chargés de dix-huit cents à deuxmille hommes pour les Indes. La mer intérieure des deux lacs leurchante son hymne éternel, les bouées que la Compagnie des forges etchantiers a établies sur le parcours du canal leur tracent lechemin, de petits phares éclairent la nuit le flot qui baigne auloin les sables du désert ; et les passagers, qui de leur bordcontemplent ce spectacle grandiose, ne savent souvent pas ce qu’ilen a coûté de travail pour amener la mer jusque-là. Ils trouventtout naturel d’avoir à travers le désert ce canal maritime, quileur permet de s’endormir tranquillement sur leur couchette àPort-Saïd et de s’éveiller à Suez, ce qui leur épargne trois millelieues de chemin, trois mois de fatigue et de dangers.

Ainsi va le monde ; nous jouissons dutravail de nos anciens, sans savoir ce que le moindre progrès leura coûté !…

Et maintenant, Jean-Baptiste, mon histoire estfinie ; je n’ai plus qu’un mot à te dire, touchant GeorgetteLafosse : la fortune ne l’a pas changée, elle a épouséKemsé-Abdel-Kérim. Ils vivent heureux avec mon vieil ami Charlot,qui dirige leurs affaires, et m’écrivent souvent d’aller lesrejoindre : – ce sont deux bons cœurs !

UNE CAMPAGNE EN KABYLIE

RÉCIT D’UN CHASSEUR D’AFRIQUE

Écoute, me dit mon ami Goguel, tu es un hommede paix, un homme amoureux du bétail, des abeilles et de tout cequi regarde la vie des champs&|160;; c’est tout naturel, de père enfils dans ta famille on ne fait que labourer, semer etrécolter&|160;; mais il ne faut pas croire que les autres vousressemblent&|160;; il ne faut pas dire non plus que l’Éternel estavec vous seuls&|160;; si l’Éternel n’aimait que la paix, est-cequ’il aurait créé et mis au monde les éperviers pour manger lespoules, les loups pour manger les moutons et les brochets pouravaler les carpes&|160;?

Quant à moi, je ne te cache pas que j’aitoujours eu plus de plaisir à me sentir un bon cheval entre lesjambes, un sabre à la ceinture et un mousqueton sur la cuisse, qued’être assis devant une charrette pour conduire des légumes aumarché.

Que veux-tu&|160;? À chacun soncaractère&|160;! Le plus beau jour de ma vie, c’est le 30 mars1871, quand Grosse, vieux trompette au 1er chasseursd’Afrique, à Blidah, sonna vers une heure aux fourriers de tous lesescadrons, et qu’en entrant dans la salle du rapport, je visl’adjudant Pigacé qui me souriait en se retroussant lesmoustaches.

Je sentis aussitôt qu’il allait m’arriverquelque chose d’agréable, et je ne me trompais pas&|160;; à peineles camarades réunis, l’adjudant s’écria&|160;:

–&|160;Ordre du jour. – Quel numéroavons-nous&|160;? Personne n’en sait rien&|160;!… Allons, vous lemettrez plus tard. – Promotions&|160;: Le colonel commandant le1er régiment de chasseurs d’Afrique nomme maréchal deslogis, Goguel (Alban-Montézuma).

Il n’avait pas fini de parler, que j’étais untout autre homme. Moi, Goguel, engagé pour la durée de la guerrecontre la Prusse, maréchal des logis de chasseurs d’Afrique au boutde huit mois de service&|160;!… Tu ne pourras jamais comprendre ça.Je me redressai, j’allongeai mon pantalon, les deux pouces dans lespoches, les épaules effacées, et je criai&|160;:

–&|160;Vive la France&|160;!

Les autres riaient, et l’adjudant, refermantson cahier, me dit d’un air joyeux&|160;:

–&|160;Eh&|160;! eh&|160;! Goguel, nous voilàle pied dans l’étrier&|160;; nous entrons dans leshonneurs&|160;!…

Tu penses bien que j’invitai les camarades àboire l’absinthe, et que nous sortîmes tous bras dessus, brasdessous, pour aller à la cantine. Jusqu’à cinq heures on ne fit querire, trinquer et se représenter la vie en beau. Mais à cinqheures, Grosse sonne encore une fois aux fourriers. Nous sortons,et là, devant le quartier, on annonce que le maréchal des logisGoguel est désigné pour aller rejoindre le détachement àTizi-Ouzou, avec quatre chasseurs non montés.

Tu sauras que Tizi-Ouzou se trouve en Kabylie,à trente-cinq lieues environ de Blidah, et que nous avons en cetendroit un fort qui protège les villages européens. Des hommesétaient morts là-bas, soit par maladie, soit autrement&|160;; onenvoyait quatre de nos chasseurs les remplacer et monter leurschevaux.

C’était très bien&|160;; mais de faire porterle porte-manteau et les bagages à mes hommes pendant trente-cinqlieues, sous le soleil d’Afrique, cela me paraissait un peu dur.J’ai toujours pensé qu’il faut ménager le soldat autant quepossible, et je passai le reste de la journée à tourmenterl’intendance pour faire voiturer mes chasseurs par la charrette etla vieille bique du père Lubin, qui remplissait ce service depuisquinze ans.

On finit par me l’accorder.

Le lendemain donc, avant le petit jour, ayantharnaché mon cheval et fait compléter les effets d’habillement demes hommes, je leur donnai l’ordre de prendre l’avance.

Moi, je courus serrer la main de mon amiJaquel, avoué à Blidah. Mon cheval piaffait à la porte. Nous prîmessur le pouce un petit verre de kirschen-wasser qu’il avait reçu dupays&|160;; puis, nous étant embrassés, je sautai en selle et jerejoignis mon petit détachement d’un temps de galop.

La vieille rue des Juifs était encoredéserte&|160;; quelques bonnes femmes donnaient leur coup de balaile long des murs et tournaient la tête pour voir filer le maréchaldes logis à franc étrier, le sabre sonnant contre la botte.

Une fois hors de la porte d’Alger, j’eusbientôt rattrapé la charrette, qui s’en allait au pas, avec mesquatre chasseurs fumant leur pipe à la fraîcheur du matin etcausant entre eux de choses indifférentes.

Un peu plus loin, nous prîmes la route deDalmatie, chemin stratégique qui longe le pied de l’Atlas et quidevait nous conduire directement à l’Arba, notre premièreétape.

Jamais je n’oublierai le calme joyeux de notredépart, à cette heure matinale où la fraîcheur règne encore àl’ombre de hautes montagnes. Les cailles s’appelaient et serépondaient au milieu des blés&|160;; elles sont innombrables enAlgérie. À notre droite montait l’Atlas, avec ses broussailles delentisques et d’ajoncs dorés&|160;; à notre gauche s’étendait laplaine de la Métidja, couverte de récoltes, et ses mille ruisseauxqui sortent en bouillonnant des gorges voisines.

À mesure que s’élevait le soleil, lestourterelles, les rossignols et d’autres oiseaux du payss’égosillaient dans les sycomores, et nous distinguions mieux, àtravers le crépuscule, la grande masse de pierres en pyramide qu’onappelle le Tombeau de la Reine, et, tout au bout del’horizon, le grand mont du Zackar.

C’était quelque chose d’immense, personne nepeut se faire une idée de cette abondance des biens de laterre.

Si l’on avait construit des chemins de fer enAlgérie depuis trente ans, les villages seraient venus se poser parmilliers sur leur parcours, comme on le raconte del’Amérique&|160;; nous aurions là une France plus belle et plusriche que la première. Mais nous autres, nous voulons que lesvillages existent avant d’établir des routes et des chemins defer&|160;; nous donnons des pays entiers à des gens qui necultivent rien, et puis nous avons les bureaux arabes. Tu ne saispeut-être pas ce que c’est qu’un bureau arabe, je vais te le dire,ce ne sera pas long.

D’abord, toute l’Algérie est divisée en troisgrandes provinces&|160;: celle d’Alger au centre, celle d’Oran àl’ouest, et celle de Constantine à l’est.

Chacune de ces provinces a plusieurssubdivisions, qui sont administrées, les unes civilement par despréfets, comme en France, les autres militairement par des bureauxarabes.

Les bureaux arabes font tout dans cesdernières provinces&|160;; ils répartissent les impôts, ils rendentjustice, ils veillent à l’instruction publique&|160;; ils ont mêmeautorité sur les choses de la religion.

Aussi la place de chef d’un bureau arabe,quand ce serait le plus petit de tous, est une fameuse place,surtout en ce qui regarde les impôts. Un simple sous-lieutenant,ruiné de fond en comble par le jeu, par le luxe et toutes lesmauvaises habitudes, lorsqu’il a la chance d’être attaché à quelquebureau arabe, paye ses dettes rapidement&|160;: il s’achète desimmeubles, il monte des chevaux magnifiques, il marche sur despeaux de lion, enfin il mène un train de pacha, et tout cela avecsa paye de sous-lieutenant&|160;!

Tu penses bien que je ne vais pas t’expliquercomment ces messieurs s’y prennent&|160;; cela les regarde et neregarde pas l’armée d’Afrique&|160;: le vrai soldat est fait pourse battre, quand la patrie l’ordonne, et ne se fourre pas dans desaffaires véreuses. Mais tu dois comprendre que ces gens tiennent àleurs places en proportion de ce qu’elles leur rapportent, et quetous les bureaux arabes considèrent l’administration civile commeleur plus terrible ennemie.

Nous allions donc ainsi, tout rêveurs, moi surmon cheval Négro, et les autres sur leur carriole, le vieux Lubindevant, avec sa blouse déteinte, son morceau de chapeau gris surl’oreille, et criant à chaque pas&|160;: «&|160;Hue&|160;!Grisette, hue&|160;!&|160;» ce qui ne faisait pas aller la pauvrebête plus vite.

De temps en temps nous rencontrions un Arabeassis sur son cheval, les genoux en l’air, comme dans un fauteuil,le grand manteau blanc rabattu sur les étriers, le long fusil entravers de la selle, ou bien une jeune femme revenant de la sourcevoisine, sa cruche de grès sur l’épaule.

On ne se disait ni bonjour ni bonsoir&|160;!Je crois que ces gens-là nous méprisent, car ils passent auprès denous sans même nous jeter un coup d’œil.

Au petit village de Dalmatie, où nousarrivâmes vers six heures du matin, mes hommes voulurent absolumentm’offrir un verre de vin, que je ne pus pas leur refuser. Ce petitvin de Dalmatie était excellent&|160;! Cela ne m’empêcha pas deleur dire, après m’être essuyé les moustaches, qu’à l’avenir on nes’arrêterait plus en route, parce qu’un chef a des devoirsparticuliers à remplir, et que s’ils se conduisaient bien, je leurferais part d’une cinquantaine de francs que m’avait prêtés mon amiJaquel, pour nous alléger les fatigues du voyage&|160;; mais ques’ils me jouaient des farces, je m’en tiendrais à la solde deroute. Ils me promirent que tout irait bien, et nous partîmes,n’ayant plus qu’une trentaine de kilomètres à faire dans lajournée.

Tout en marchant, je riais en moi-même deschasseurs de notre pays, qui se fatiguent du matin au soir à couriraprès un lièvre, tandis qu’à chaque massif de chênes nains, delentisques ou d’aloès, partaient des compagnies de perdrix danstoutes les directions.

Voilà ce qui s’appelle un pays giboyeux&|160;!Et quant à la culture, je n’en parle pas&|160;; on peut dire quetout pousse à foison. C’est là que devraient aller, avec leursfemmes et leurs enfants, les pauvres diables qui s’épuisent à fairepousser du seigle et des pommes de terre dans le sable de nosmontagnes. Mais il ne faudrait plus de bureaux arabes, car avec lesbureaux arabes nous aurons toujours des guerres en Afrique, et ceuxqui cultivent ont surtout besoin de la paix.

Quelquefois, en levant le nez, nous voyionspar dessus les mûriers, les oliviers et les autres arbres, tout auhaut de la côte, un berger arabe appuyé sur son grand bâton, quinous regardait en silence.

Après cela, pour finir de te peindre le pays,nous rencontrions aussi de loin en loin un Kabyle, autre espèced’indigènes particulièrement adonnés au commerce. Ils vont rarementà cheval, étant de vrais montagnards, et passaient auprès de nousfiers comme des patriarches, avec leurs burnous graisseux et leursbelles mules chargées d’outres pleines d’huile.

L’huile est le plus grand commerce de laKabylie. Dans chaque village, on trouve un pressoir, où les gensapportent leur récolte d’olives. Les Kabyles approvisionnent aussinos marchés d’oranges, de citrons, de pêches, de grenades, demelons, de concombres, de poivrons, d’aubergines, enfin de tous lesfruits et de tous les légumes qu’ils cultivent autour de leursvillages. Les grains viennent dans la plaine&|160;; c’est l’affairedes Européens et des Arabes.

Mes chasseurs s’étaient mis à chanter desgaudrioles, qui les faisaient rire, et puis de ces vieilleschansons que le régiment avait chantées en Crimée, en Italie, auMexique, et même à Lunéville, en Lorraine, avant d’aller à Metz età Sedan, où les trois quarts de nos anciens avaient mordu lapoussière. On devenait grave en pensant à ces braves, qui tousavaient fait leur devoir et qui dormaient maintenant dans lesbrouillards de la Meuse et de la Moselle.

Mais bah&|160;! il vaut mieux être mort que devivre comme ces gens qui rendent leur épée pour sauver leur peau etleurs fourgons&|160;; au moins on ne connaît pas la honte, et votremémoire élève le cœur des enfants de la patrie.

Finalement, à quatre kilomètres de l’étape, jepartis en avant, sachant trouver à l’Arba mon camarade Rellin,détaché depuis environ quinze jours avec vingt hommes, à la garded’un convoi de poudre.

Comme j’approchais de l’Arba, j’aperçus endehors des murs le bivouac, les fourgons, les tentes, les chevauxau piquet. J’y courus d’abord&|160;; et je crois voir encore monvieux Rellin, la barbiche en pointe, le képi sur l’oreille, entrain de raccommoder une de ses bottes&|160;; je l’entends mecrier, en passant la tête à travers sa tente toutedécousue&|160;:

–&|160;Hé&|160;! c’est Goguel. D’où diablesort-il&|160;? Ah çà&|160;! mon vieux, tu m’apportes la solde dudétachement&|160;?

–&|160;Ma foi non&|160;! Je n’ai rien à tonservice, sauf un bon appétit, que je te recommande.

Alors, il se mit à rire.

–&|160;Eh bien&|160;! descends de cheval,dit-il.

Et se tournant vers son chasseur, quibouchonnait les chevaux plus loin, il lui cria&|160;:

–&|160;Mathis, tu vas mettre le cheval dumaréchal des logis au piquet. Tu veilleras à ce que rien ne luimanque.

–&|160;Oui, maréchal des logis.

–&|160;Et tu préviendras le cuisinier que nousavons une bonne fourchette de plus au râtelier.

Là-dessus il sortit, et me prenant par lebras&|160;:

–&|160;Arrive, dit-il, nous allons boire levermouth, en attendant que tout soit prêt.

Nous passions déjà le petit mur du bivouac,quand, se retournant encore une fois, les deux mains devant labouche, il cria&|160;:

–&|160;Mathis, tu viendras nous prendre àl’auberge du Colon économe.

Le chasseur fit signe qu’il comprenait, etnous enfilâmes une ruelle juste en face du bivouac.

L’Arba est un grand et beau village européen,à l’embranchement de la route stratégique de l’Atlas avec celled’Alger à Aumale&|160;; ses maisons sont bien alignées, bienbâties, couvertes de tuiles et blanchies à la chaux.

Le village a son église, sa gendarmerie, songrand moulin sur l’oued Djemmaa, une belle place carrée plantéed’arbres, une grande fontaine en croix&|160;; et dehors, àl’endroit où nous étions campés, un marché de grain et de bétail,où viennent deux fois par semaine tous les marchands desenvirons.

Un peu plus loin, nous entrâmes à l’auberge duColon économe,qui forme le coin de deux ruelles etprésente une assez belle apparence&|160;; mais nous eûmes à peinele temps de nous asseoir, car Mathis vint nous appeler à midijuste, et nous retournâmes au bivouac, où mes hommes, arrivésdepuis un instant, faisaient honneur à la gamelle descamarades.

Rellin et moi, tous les deux assis sur notreselle, à l’ombre de sa tente, nous dînâmes d’une bonne poule auriz&|160;; et, comme j’avais eu soin d’apporter de l’auberge unebouteille de vin, rien ne nous manquait&|160;; puis nous prîmesnotre café.

Tout en mangeant et nous rafraîchissant,Rellin me raconta qu’un caïd des environs d’Aumale avait refusé sesappointements et venait de nous déclarer la guerre&|160;; que les 3e et 4e escadrons du régiment, détachés àAlger, étaient partis pour Aumale en doublant les étapes, laissantsous la garde de quelques chasseurs vingt voitures encore là, prèsdes nôtres, et qu’il attendait, d’une minute à l’autre, l’arrivéed’un bataillon du 1er zouaves, chargé d’escorter leconvoi.

Il me dit aussi que les diligences d’Algern’arrivaient plus et que les Arabes avaient commencé par couper lesfils télégraphiques.

Tout cela m’étonnait, car à Blidah, le matinmême, il n’avait été question de rien.

Rellin m’assura que les Arabes avaient essayéd’acheter des cartouches chassepot à ses hommes, ce qui le forçaitd’ouvrir l’œil.

Oui, cela me surprit d’abord&|160;; l’idée decroiser le sabre avec les Arabes me réjouit ensuite, et, rêvant àces choses, j’allai faire un petit somme sous la tente deRellin.

Vers quatre heures, il m’éveilla&|160;; toutétait en ordre, les chasseurs à leur poste, et nous retournâmes àl’auberge du Colon économe.

Des négociants d’Alger, marchands de grains etde bétail, arrivés sans doute pour le marché du lendemain,remplissaient la salle&|160;; ils buvaient de la bière, et les deuxfilles de l’aubergiste avaient bien du mal à servir tout cemonde.

Ces négociants, avec leurs chapeaux de pailleet leurs grosses vareuses, semblaient être de bons enfants&|160;;la vue de l’uniforme leur fit plaisir&|160;; ils nous invitèrent àprendre de la bière avec eux&|160;; Rellin accepta, et bientôt onse mit à parler de politique.

Un petit vieux, la tête toute blanche, lesyeux vifs et le nez pointu, rejetait tous nos malheurs surl’Empire&|160;; il savait tout ce qui s’était passé dans la coloniedepuis quarante ans et tapait sur la table avec son petit poing. Ilracontait mille abominations des bureaux arabes, des congrégationsde jésuites, des sociétés financières, etc.

Je ne sais pas où ce petit homme avait pristoutes ses histoires, et la seule chose qui m’en revienneaujourd’hui, c’est la fin, quand il s’écria&|160;:

–&|160;Oui, messieurs, nous en sommeslà&|160;; c’est triste, c’est pitoyable&|160;!… Mais attendez, vousen verrez bien d’autres… On raconte déjà que du côté deBordj-bou-Arraidj les affaires se gâtent&|160;; queMohamet-el-Mokrani s’est révolté… Eh bien&|160;! je ne serais pasétonné qu’il y eût encore du bureau arabe là-dessous&|160;!… On ditque le nouveau gouverneur général, M.&|160;de&|160;Gueydon, arrivemuni de pleins pouvoirs du gouvernement de la République, et queson premier acte sera la suppression des bureaux arabes&|160;; j’endoute, car M.&|160;de&|160;Gueydon est un royaliste clérical&|160;;mais les bureaux arabes, se croyant menacés, peuvent bien faire unepetite insurrection, comme ils en ont fait tant d’autres, pourprouver encore une fois qu’ils sont indispensables.

Pas un des autres négociants ne lui donnatort&|160;; au contraire, ils semblaient tous être de sonavis&|160;; et, quant à nous, cela ne nous regardait pas, nousécoutions sans rien dire.

Vers le soir, ces gens sortirent, et nousrestâmes seuls à prendre de la bière, regardant les deux filles del’aubergiste, Mlles Marguerite et Marie, une jolie brunetoute vive et une belle blonde, remettre un peu d’ordre dans lamaison. La plus jeune finit par dresser la table pour le souper, etl’aubergiste, M.&|160;Pouchet, un homme grand et sec, à minerespectable, sans doute content de notre bonne tenue, nous pria demanger la soupe en famille, ce que nous acceptâmes de bon cœur.

J’eus soin de laisser tout le monde prendreplace, et de m’asseoir ensuite à côté deMlle&|160;Marie, dont les yeux bleus et les cheveuxblonds me rappelaient les jeunes filles des Vosges. Te dire ce quel’on mangea, j’en serais bien embarrassé&|160;; c’était, je crois,une soupe aux haricots et puis un gigot à l’ail avec de lasalade&|160;; mais ce que je puis t’affirmer, c’est qu’à notreretour au bivouac, vers dix heures, j’aurais donné mes galons pourêtre toujours assis à côté de Mlle&|160;Marie&|160;; etque cette nuit-là, n’ayant pas dépaqueté ma tente, et m’étantcouché près de Rellin, je l’empêchai de fermer l’œil à force de luirabâcher mon admiration et mon enthousiasme.

La nuit était magnifique, claire, couverted’étoiles&|160;; les rossignols chantaient à plein gosier dans tousles orangers du voisinage, et la bonne odeur des fleurs me rendaitfou.

–&|160;Tu dors, Rellin&|160;? tu n’as pashonte de dormir&|160;? disais-je en le poussant du coude.

–&|160;Non&|160;! non&|160;!… Je t’entendsbien… Va toujours&|160;!… faisait-il en se remettant tout doucementà ronfler&|160;; je t’écoute&|160;!

Enfin au petit jour je me levai&|160;; jedonnai sa ration à Négro, j’éveillai le père Lubin, qui se dépêchade fourrager sa haridelle. Les chasseurs préparaient déjà leurcafé, Mathis nous apporta le nôtre&|160;; puis mon cheval étantharnaché, mes hommes sur leur charrette, je serrai la main deRellin, et nous voilà partis pour l’Alma, notre deuxième étape.

En traversant le village, je m’arrêtai deuxsecondes devant l’enseigne du Colon économe, espérantrevoir Mlle&|160;Marie et lui dire adieu&|160;; maistout dormait encore à la maison, et ce n’est que plus loin, autournant de la rue, en donnant un dernier coup d’œil à l’auberge,que je vis M.&|160;Pouchet pousser ses volets et me dire de la mainau revoir&|160;!

Voilà l’existence du soldat… on arrive sanspenser à rien… deux grands yeux vous entrent dans le cœur… onvoudrait rester…&|160;; mais la trompette sonne… En route&|160;!…Durant plus d’une heure je ne fis que songer à cela, puis mes idéesprirent un autre cours.

Le pays changeait, les broussaillessuccédaient aux cultures le long de notre chemin. Dans un certainendroit, en nous détournant, nous vîmes à gauche, par-dessus laplaine, un coin de la mer, et la ville d’Alger sur le fond bleu duciel, avec ses maisons blanches autour de la rade. La charrettes’était arrêtée&|160;; mes chasseurs et le père Lubin regardaientaussi&|160;; on sentait comme une odeur de marée, que nousapportaient de petits coups de vent frais venant du large&|160;;puis, nous étant remis en route, nous arrivâmes au Fondouck,village revêtu d’anciennes fortifications. On y fait un assez grandcommerce de grains et de bétail&|160;; et, pour notre compte, nousachetâmes en cet endroit des pommes de terre et du lard.

Le bois manquait, c’est pourquoi nouspartîmes, traversant à gué le ruisseau, qui sort de l’Atlas.

Mais alors commencèrent nos misères&|160;; lechemin à chaque pas devenait plus abominable, les roches suivaientles roches, d’une fondrière on entrait dans une autre&|160;; lavieille bique n’en pouvait plus&|160;; le père Lubin jurait, leschasseurs criaient, rien ne servait.

Pour comble de malheur, voilà qu’à deuxkilomètres du village l’essieu de la charrette se casse&|160;; ilfaut retourner au galop demander où se trouve un forgeron, pendantque mes hommes attendent. On m’en indique un sur la route que nousdevions suivre. Je reviens&|160;; on a déchargé la carriole&|160;;on tape sur la vieille rosse, on crie pour la faire avancer. Enfinelle marche, et nous arrivons, à trois kilomètres plus loin, devantune masure où par bonheur se trouvait le forgeron Rivero, unMahonais, petit homme basané, qui demeurait là dans la solitude,avec trois enfants.

Aussitôt arrivés, nos misères étaientoubliées&|160;; et pendant que le soufflet allait à la forge, quele marteau sonnait sur l’enclume, mes chasseurs s’occupaient àchercher du bois, des artichauts, des oignons, de la salade, dansle petit potager derrière la baraque&|160;; d’autres faisaient lacuisine. C’est là que j’ai mangé pour la première fois une omeletteaux blancs d’artichauts, et je puis t’assurer que c’étaitexcellent.

La charrette raccommodée, Rivero payé, on seremit en chemin, quelques crottes marquant la route à travers lescactus, les aloès, les lentisques, les rochers, les creux, lesfondrières de toute sorte.

Au bout d’une heure, personne ne savait plusoù nous étions, et cette bonne odeur de marée, que nous avionssentie au Fondouck, avec les petits coups de vent, nous avait amenédes nuages qui crevèrent sur nous d’une manière épouvantable.

Il faut avoir vu un orage d’Afrique&|160;: cescoups de tonnerre et ces torrents d’eau qui ne finissentplus&|160;!

Le pire, c’est que nous aurions été bienembarrassés de revenir, parce que nous avions perdu notre chemin.Heureusement, après la grande averse, en regardant de tous lescôtés, j’aperçus de la fumée à travers les broussailles. – Onmarche dans cette direction, et, quelques centaines de pas plusloin, nous arrivons près d’un gourbi arabe, sur le bord d’un petitruisseau.

Représente-toi une hutte de charbonnier&|160;;au milieu de la hutte, quelques brindilles qui flambent&|160;;trois ou quatre Arabes qui dorment, une vieille accroupie devant lefeu, un jeune Arabe qui coupe des feuilles de tabac, deux chiensmaigres qui grognent, et un enfant qui dort sur une peau demouton.

Voilà ce qu’on appelle un gourbi dans ce pays.Il pleuvait toujours&|160;; et ces gens, en train de préparer leurcafé, furent bien surpris de voir apparaître au milieu d’eux unmaréchal des logis à cheval, des chasseurs le mousqueton ensautoir, puis la charrette et le père Lubin. Ils regardaient toutinquiets. Je leur demandai du café pour mes hommes et pourmoi&|160;; le jeune homme se dépêcha de nous en chercher à leurgamelle. Après cela, je n’eus qu’à leur demander notre chemin, etles pauvres diables nous le montrèrent, par les petits villages deSaint-Pierre et Saint-Paul.

Nous arrivâmes à l’Alma sur les six heures dusoir. C’est une longue file de maisons, traversée par une bellerivière qui galope sur le gravier, en sortant de la montagne. On ytrouve un grand lavoir, où les femmes sont agenouillées et battentleur linge comme en France&|160;; des auges où s’abreuve le bétail,une église, une gendarmerie, des jardins, des auberges, avec leursportes cochères où stationnent des voitures et des voyageurs. Commel’orage avait détrempé la terre, nous ne voulions pasbivouaquer&|160;; je dis à mes hommes de me suivre, et nousdescendîmes à l’auberge du roulage. Cette auberge me rappelait toutà fait celles de notre bon pays de Lorraine&|160;; elle avaitgrange, écuries, hangars, grande cour derrière, pleine d’oies, depoules, de pintades.

Je demandai à l’aubergiste, jeune homme d’unetrentaine d’années, la permission de mettre nos chevaux dans sonécurie et de laisser mes chasseurs se coucher sous le hangar. Il yconsentit volontiers. Après avoir déposé leurs sacs, mes hommesvoulurent aller pêcher dans la rivière&|160;; je n’y vis pasd’inconvénients, et ils partirent.

Moi, m’étant changé, j’allai percevoir nosbons de vivres chez le fournisseur et faire signer à la gendarmeriemon ordre de route.

Je pourrais te raconter l’heureuse rencontreque je fis là du brigadier Lefèvre, grand gaillard à la figuremilitaire et le cœur sur la main, qui m’invita d’abord, selonl’habitude, à prendre l’absinthe et puis à dîner&|160;; le retourde mes chasseurs, avec une magnifique pêche de barbeaux, qu’ilsaccommodèrent eux-mêmes à la buanderie&|160;; et puis, pendantnotre dîner, dans la grande salle tapissée d’une superbe chasse auxlions, l’arrivée du brigadier du col de Beni-Aicha, lequel avaitles fièvres et voyait tout en noir, tandis que nous autres nouschantions la chansonnette et voyions tout couleur de rose&|160;!Oui, je pourrais m’étendre sur ce chapitre et te raconter notrevisite à l’auberge du Veau qui tète, où le brigadierLefèvre était comme chez lui, mais tout cela nous traînerait tropen longueur.

La seule chose que je ne veuille pas oublier,c’est l’arrivée en cet endroit du maître d’école Wagner, de Rothau,que tu as connu dans le temps, tu sais, le petit maître d’écolealsacien, avec favoris rouges, sa grande bouche et ses yeux couleurde faïence.

Le brigadier Lefèvre et moi nous étions entrain de chanter et de rire, quand tout à coup débarque d’unepatache qui venait de s’arrêter devant la porte une jeune femmeavec ses paquets et ses cartons. Le brigadier crie&|160;:

–&|160;Eh&|160;! c’estMme&|160;Wagner.

On l’aide à déballer, on l’invite à prendreplace, et notre joie redouble, parce qu’une jolie figure esttoujours agréable à voir.

Cette dame parlait de son mari, de leurexploitation à la grande ferme de San-Salvator&|160;; je l’écoutaisen admirant ses beaux cheveux bruns et ses dents blanches. Et voilàque le mari débarque par une autre patache&|160;; il entre, jetourne la tête&|160;: c’était mon vieux camarade Wagner, deRothau&|160;! Oui, c’était lui-même&|160;; mais il avait aussi lesfièvres, il était maigre comme un hareng saur. Nous nousreconnaissons, il ouvre ses bras en criant&|160;:

–&|160;Montézuma Goguel, de Saint-Dié… Dieu duciel&|160;!

Et là-dessus, il me dit d’embrasser sa femme,ce que je fis avec plaisir.

Nous buvons, nous causons du pays, de nosexcursions à Fonday, dans les Vosges, chez le père Gaignière, dukirsch, du bon lard fumé, des grives, de la truite, des écrevisses,du petit vin blanc de Mutzig&|160;; l’eau nous en venait à labouche.

La femme de Wagner riait, les deux brigadiersaussi&|160;; celui du col de Beni-Aicha n’avait plus les fièvres.Enfin, qu’est-ce que je peux te dire&|160;? Le bonheur derencontrer un camarade de jeunesse, à cinq cents lieues du pays, enpleine Afrique.

Nous restâmes là jusqu’à cinq heures du matin,moment où nos chasseurs arrivèrent avec mon cheval, la charrette etle père Lubin, prêts à partir.

Les embrassades recommencèrent, puis jeremontai sur Négro, et, n’ayant pas dormi deux nuits de suite, jem’endormis tranquillement en selle, sans voir où nous allions.

Heureusement la route est droite, et de l’Almaaux Isser on compte trente-six kilomètres&|160;: j’avais du tempsdevant moi.

Jusqu’au col de Beni-Aicha nous montions et jedormais&|160;; c’est à peine si j’ouvrais de temps en temps lesyeux, comme en rêve&|160;; les arbres et les broussaillesdéfilaient lentement. Mais en haut du col, l’air vif me réveillatout à fait. Le Jurjura, ce géant de l’Atlas, était là devant nous,couvert de neige, et ses grands contreforts de la Kabylieserpentaient à nos pieds dans la plaine des Isser. C’est laretraite des lions.

L’Afrique, avec ses forêts d’oliviers, sesvillages blancs, ses mosquées, son beau soleil, nous souriait toutejoyeuse.

Qui se serait jamais figuré que la guerreallait se promener là dedans, avec le pillage etl’incendie&|160;?

De ce point, notre route descendait, laissantà droite celle de Constantine. Personne ne se doutait derien&|160;; nous allions sans méfiance, et vers midi nous arrivâmesaux Isser, large vallée où se réunissent plusieurs ruisseaux, avantde se rendre à la mer.

Nous passâmes sur un pont&|160;; quelque centmètres plus loin, nous trouvâmes le grand caravansérail, vasteconstruction carrée – une cour au milieu, un magnifique sycomore àdroite de la porte – où s’arrêtaient autrefois les caravanes, etloué maintenant à un marchand juif. À droite de cette bâtisse setient en plein soleil le marché des Isser. Là, les vendredis matin,vers huit heures, tout est encore désert&|160;; à midi, trentemille personnes se pressent et marchandent&|160;; huiles, grains,tabacs, corbeilles pleines de racines, d’oranges, de pêches,monceaux de melons, caffas à cinq et six étages remplis devolailles, tout s’entasse sur ce vaste terrain battu. Les Kabyles ymènent leurs bœufs, leurs mules, leurs juments, leursbaudets&|160;; on y voit des juifs discuter comme chez nous&|160;;des montagnards kabyles, toujours sérieux, les écouter en fronçantle sourcil&|160;; des caïds se promener gravement sur leurs chevauxsuperbes&|160;; des spahis en manteau rouge aller et venir, pourmaintenir l’ordre au milieu de cette foule.

À cinq heures, plus une âme&|160;!… Tout estfini. Des milliers de moineaux, sortis du caravansérail et de songrand sycomore, voltigent seuls de place en place et se livrentbataille pour un crottin.

Voilà le marché des Isser, un des principauxde l’Algérie.

Comme nous n’étions pas un vendredi, rien neparaissait.

Nous fîmes halte à l’auberge en planches deM.&|160;Paul, un brave homme, alors tellement miné par les fièvres,qu’il ne tenait plus sur ses jambes. Dans cette auberges’arrêtaient les officiers allant de Dellys à Dra-el-Mizan&|160;;elle était pleine de monde. Il fallut chercher une autre baraqueplus loin, où nous pûmes enfin nous abriter.

Je mis mon cheval à l’écurie, et mes chasseurss’occupèrent de faire la soupe.

J’appris à l’auberge qu’un maréchal des logisde la première compagnie de remonte était détaché depuis quelquesjours au caravansérail, avec trois hommes et six chevaux étalons.Naturellement j’attachai tout de suite mon sabre à la boucle duceinturon, et j’allai voir qui c’était.

Le marchand juif, qui tenait un café maure àla porte, me conduisit dans la cour du caravansérail, entourée debâtiments, les toits tombant à l’intérieur et les murs percés demeurtrières. Il m’indiqua les écuries et le logement de laremonte&|160;; et figure-toi ma satisfaction de trouver là, dansune petite chambre ornée de viandes fumées pendues au plafond et debouteilles rangées sur des tablettes, mon vieil ami Collignon, entrain de mettre ses écritures au courant. Représente-toi nosembrassades et puis la noce qu’il fallut faire. Je ne t’en dirairien, quoique ce soit bien agréable de trinquer avec un vieuxcamarade et de causer des amis et connaissances qu’on n’a pas vusdepuis longtemps&|160;; oui, cela mérite qu’on en parle, mais tupourrais me reprocher d’être trop porté sur ma bouche, et j’aimemieux continuer.

Le lendemain, en prenant la goutte avecCollignon, avant mon départ, je vis qu’une grande inquiétudecommençait à se répandre. Des négociants de Dellys, arrivés pour lemarché, parlaient à l’auberge d’incendies du côté d’Aumale, demarchés rasés par les Kabyles, et d’autres particularitéssemblables.

Ces gens me regardaient de temps en temps pourvoir l’effet que tout cela pouvait me produire&|160;; mais je memoquais bien de leurs histoires, ayant l’habitude de ne m’inquiéterdes choses que lorsqu’elles arrivent.

Ils trouvaient que les douze spahis indigènes,commandés par un maréchal des logis également indigène, n’étaientpas trop rassurants pour le marché des Isser, et l’un d’eux finitpar me dire&|160;:

–&|160;Maréchal des logis, savez-vous ce quevous devriez faire&|160;? Votre première étape estAzib-Zamoun&|160;; ce n’est qu’à seize kilomètres d’ici, toujoursbelle route. Eh bien&|160;! vous devriez rester jusqu’à midi&|160;;des soldats français, quand ils ne seraient que cinq, inspireraienttoujours plus de confiance que ces spahis.

–&|160;Ah çà&|160;! lui répondis-je, est-ceque vous me prenez pour une bête&|160;? Mon ordre de route estd’être à Azib-Zamoun avant midi&|160;; s’il arrivait quelque choseà mon détachement, est-ce vous qui devriez en répondre&|160;?

Mes chasseurs arrivaient alors à la porte surleur charrette. Je sortis, en donnant une poignée de main àCollignon, et j’enfourchai mon cheval, que le père Lubin tenait enbride&|160;; après quoi nous repartîmes.

On raconte toujours que dans les grandesoccasions le soleil se voile, que la terre tremble, et d’autreshistoires pareilles, pour marquer l’horreur de la nature, à causede la mauvaise conduite des gens&|160;!

Moi, tout ce que je peux dire, c’est que letemps s’était remis au beau, et que les alouettes chantaient commeà l’ordinaire.

Nous traversâmes bien tranquillement le petitvillage de Bordj-Menaïel, puis nous commençâmes à monter, par unchemin bordé de blés, la grande côte d’Azib-Zamoun.

Je me souviens maintenant qu’au bout d’uneheure de marche environ, nous rencontrâmes à gauche de notre routeune jolie maison européenne, ressemblant à une petite citéouvrière, le jardin devant, fermé de palissades, les banquettespleines d’artichauts, de choux-fleurs, de salade pommée, deradis&|160;; et, sur le seuil de la maison, une véranda toutecouverte de volubilis, de chèvrefeuilles et d’autres plantesgrimpantes qui pendaient tout autour.

Le verger était aussi rempli d’arbreseuropéens&|160;: cerisiers, pruniers, pommiers, orangers en pleinefleur.

Je m’étais arrêté, regardant cette joliedemeure. Mes hommes ne voyaient que les artichauts, et l’un d’euxme dit&|160;:

–&|160;Maréchal des logis, c’est le paradisterrestre… Si l’on pouvait entrer&|160;!…

Mais il y avait des palissades, et puis, àtravers les fleurs, je voyais sous la véranda un homme à barbenoire, les yeux luisants, qui n’avait pas l’air de vouloir selaisser voler ses artichauts.

Nous continuâmes donc notre route&|160;; etj’ai su plus tard que c’étaient les agents des ponts et chausséesqui demeuraient là. Nous avons aussi appris, quelques jours après,que cette jolie habitation avait été saccagée par les Kabyles, sesarbres coupés et plusieurs de ses habitants égorgés.

Les hommes sont comme des pendards vis-à-visles uns des autres&|160;; quand ils trouvent un nid plein dejeunes, ils n’y laissent que des plumes et du sang.

Enfin, ayant poursuivi notre chemin, nousarrivâmes à Azib-Zamoun, où je fis monter les tentes. J’écrivis mesbons, pour toucher mes rations de vivres, et je me rendis moi-mêmechez M.&|160;Boucher, aubergiste et fournisseur.

Mais à peine avais-je demandé nos rations defourrage, que ce M.&|160;Boucher entra dans une fureur sourde et semit à traiter notre armée de rien qui vaille, nous accusant de tousles malheurs du pays&|160;; sa femme vint bientôt se joindre à luipour m’accabler d’injures.

L’indignation me gagnait&|160;; je leur criaide se taire, ou que j’allais les faire solidement ficeler avec unecorde à fourrage et conduire au commandant de Tizi-Ouzou, quipourrait écouter leurs injures, si cela lui convenait.

Ils se turent alors et me délivrèrent lefourrage contre mes bons.

De retour au bivouac, après la soupe, voyantqu’il nous restait encore huit heures de soleil, je décidai qu’ondoublerait l’étape et qu’on coucherait à Tizi-Ouzou. Nous levâmesle camp. Les époux Boucher, sur leur porte, me montraient lepoing.

Je leur ris au nez.

Ces pauvres gens, tombés depuis entre lesmains des Kabyles, ont dû faire de tristes réflexions&|160;; ilsont dû reconnaître que sans les soldats leur boutique était peu dechose.

De pareilles leçons coûtent cher&|160;;malheureusement, les hommes ne s’instruisent que parl’expérience.

À partir d’Azib-Zamoun, notre route entraitdans l’immense vallée du Sébaou, rivière torrentueuse, presque àsec en juin et juillet, mais alors bordée de joncs, de tamaris etd’autres plantes semblables. Les cimes arides et broussailleuses dela Grande Kabylie se développaient au-dessus de nous, la rivière sedéroulait dans la vallée.

À mesure que nous avancions, chaque détail dece paysage devenait plus frappant&|160;; un peu sur notre droite, àla cime des airs brillaient les murailles blanches du fort Nationalet la route qui serpente en zigzag jusqu’à sa hauteur&|160;; surune autre cime, à gauche, scintillait le marabout Dubelloi, petitermitage arabe surmonté de son croissant.

Lorsque nous eûmes dépassé le camp du Maréchalet le petit village appelé Vin-Blanc, nous aperçûmes enfinau pied de ces masses colossales, sur un léger renflement deterrain, le bordj de Tizi-Ouzou.

En Afrique l’air est beaucoup plus clair quedans nos pays brumeux, on voit les choses de très loin. Ce bordj,sur un petit monticule presque au niveau des orges et des blés,avec son mur d’enceinte haut de trois mètres et blanchi à la chaux,n’avait pas grande apparence. Malgré moi j’en conçus d’abord unetriste opinion, d’autant plus qu’il nous cachait le villageeuropéen et le village arabe, tous deux inclinés sur l’autre pentedu mamelon&|160;; de sorte que je me représentais l’immense ennuique nous allions avoir, et la quantité de verres d’absinthe qu’ilfaudrait prendre en cet endroit pour tuer le temps.

Mais il ne faut jamais désespérer de rien, etnous devions avoir à Tizi-Ouzou des distractions auxquelles j’étaisloin de m’attendre. Avant d’arriver au bordj, nous eûmes le plaisirde rencontrer la belle fontaine construite par les Turcs, pendantleur occupation&|160;; elle est à gauche, en contre-bas de laroute, entourée d’une solide maçonnerie à fleur de terre etrecouverte de deux magnifiques saules pleureurs. On ne peut voird’eau plus fraîche, plus limpide&|160;; et ces deux grands saulesqui se penchent, laissant tomber leurs longues feuilles pâles, sontd’un effet admirable.

Presque tous les voyageurs, en passant,descendent à la fontaine abreuver leurs mules et leurs chevaux,c’est ce que nous fîmes&|160;; et sur les six heures nous arrivâmesau bordj de Tizi-Ouzou, découvrant enfin sur l’autre versant de lacolline le village européen, avec sa grande rue, son église, saplace entourée de platanes, et, contre la montagne Dubelloi, levillage arabe, la mosquée, la maison de commandement du caïd Ali,noyés dans le feuillage des orangers, des figuiers, deslauriers-roses.

Cette vue me rafraîchit le sang, et je mepromis de descendre plus d’une fois à ces deux villages.

Le bordj lui-même, avec ses trois portesd’Alger, de Bougie et du bureau arabe, dominait tous les environs.Il comprenait d’abord le vieux bordj, lourde et massiveconstruction turque en pierre, haute de vingt-cinq à trente piedset garnie de créneaux. Autour de ce fortin, on avait bâtil’hôpital, la poudrière, le magasin du génie, deux pavillons pourles officiers, deux longues baraques sans étages, servant deremises et de casernes&|160;; le tout était relié par un mur, etplusieurs de ces constructions formaient rempart, leurs fenêtresétant grillées sur la campagne et leurs portes tournées àl’intérieur.

Les camarades nous reçurent à bras ouverts, etl’on passa le reste de la journée à se donner des nouvelles.

Le détachement du 1er régiment dechasseurs, à Tizi-Ouzou, se composait d’un lieutenant, d’unsous-lieutenant, trois maréchaux des logis, deux trompettes, unmaréchal ferrant, soixante hommes, soixante-dix chevaux.

Mon camarade, le maréchal des logis Ignard,était de semaine.

Je fis la connaissance, ce même jour, à lacantine, du maréchal des logis Detchard, du train des équipages, unbon et brave soldat, pour lequel j’ai toujours conservé del’estime.

La nuit venue et la retraite sonnée, nousallâmes enfin nous reposer à la grâce de Dieu.

Le lendemain, après la soupe, Detchard, quisortait de l’artillerie, et moi, tout en fumant notre pipe, nousfîmes le tour du bordj, car ma première idée en arrivant quelquepart, c’est de voir où je suis.

Du haut des remparts, on jouissait d’une vuetrès étendue sur les deux côtés de la vallée. Detchard m’expliquaittout.

–&|160;Voici là-haut, me disait-il, le fortNational, à vingt-six kilomètres d’ici, par la route, mais en lignedroite il n’est pas à plus de dix ou douze kilomètres&|160;; il asix pièces rayées, huit cents hommes de garnison et une bonnefontaine. C’est dommage que nous n’en ayons pas autant&|160;; nousn’avons que des citernes, et l’on peut nous couper l’eau, ce quiserait bien désagréable pendant les grandes chaleurs de mai, juin,et juillet. Entre le fort National et nous, dans le fond de ceravin, coule l’Oued-Aissi, une petite rivière très froide, clairecomme l’eau de roche, qui sort du Djurdjura&|160;; on y pêche debons poissons, vous verrez ça plus tard. L’Oued-Aissi fait undétour derrière cette côte et tombe plus loin dans le Sébaou&|160;;à l’embranchement des deux rivières se trouve le village arabe deSi-Kou-Médour, où l’on mène quelquefois les promenades militaires.Toutes les montagnes autour de nous sont habitées par les Kabyles,et l’on peut dire que ces gens-là se défendent très bien&|160;; cesont des tribus guerrières, surtout les Beni-Raten et les Mâatka.Tenez, voyez-vous sur cette crête, ces murs blancs derrière lesbroussailles&|160;; vous croiriez des nids d’éperviers, n’est-cepas&|160;? Eh bien&|160;! c’est le village de Bouïnoum. Les Kabylesne bâtissent pas comme nous le long des rivières, ils nichent surles montagnes&|160;; leurs femmes aiment mieux faire quatre ou cinqkilomètres tous les jours, pour descendre à la vallée avec leurscruches, chercher de l’eau, et les hommes aiment mieux descendre etremonter mille fois avec leurs charges d’huile, de fruits et delégumes, que de se fier à nous. Je me suis même laissé dire qu’ilsne se sont jamais fiés à personne, ni aux anciens Romains, ni auxArabes, ni aux Turcs&|160;; ils ont toujours eu plus de confiancedans leurs rochers que dans la parole des généraux.

–&|160;Cela montre une grande défiance, luidisais-je.

–&|160;Oui, maréchal des logis, et pourtant onne peut pas leur donner tort, car bien des généraux et même biendes empereurs ont manqué de parole. Ces Beni-Raten, ces Mâatka ettous les autres Kabyles vivent donc ainsi dans les airs, et fontsemblant de se soumettre, quand ils ne sont pas les plus forts.Dans leurs villages, où les baraques sont entassées sans ordre,comme des taupinières, ils fabriquent de tout&|160;: des yatagans,des fusils, des balles, de la poudre, même de la fausse monnaie.Puisqu’ils ne se fient pas à nous, il ne faut pas non plus se fierà eux.

–&|160;Je suis tout à fait de votre avis. Maisqu’est-ce que nous voyons donc là-bas&|160;?

–&|160;Ça, c’est le cimetière européen&|160;;il est entouré d’un petit mur. Et cette route qui serpente dans lavallée, c’est la route muletière de Dra-el-Mizan&|160;; elle seperd plus loin dans les gorges profondes des Mâatka.

–&|160;Et ceci, maréchal des logis, derrièrel’hôpital&|160;?

–&|160;C’est l’endroit qu’on appelle lecimetière des braves&|160;! C’est là que dorment les Français mortsen 1857, en enlevant d’assaut le fort des Beni-Raten, lorsque nousfîmes la conquête du pays. Et plus bas, à l’endroit où descendentles égouts du bordj, vous voyez le jardin militaire, louémaintenant au vieil Antonio, un bon homme qui nous vend des légumespour l’ordinaire&|160;; il tient un petit cabaret, où nous allonsquelquefois prendre l’absinthe.

Detchard me donna ces explications et beaucoupd’autres, en suivant la terrasse du petit mur&|160;; puis nousdescendîmes au village par la porte de Bougie, pour prendrequelques chopes de bière, à l’auberge de la Femme sanstête, non loin des écuries militaires.

La bière n’est pas mauvaise avant le mois demai, en Afrique, et puis on ne peut pas toujours prendre del’absinthe et du vermouth.

Nous étions donc là, le coude sur latable&|160;; je regardais par la fenêtre les gens aller et venirdans la rue. Au bout d’une heure, j’avais vu passer le jeune curé,avec sa barbe noire, le tricorne sous le bras&|160;; puis les deuxchères sœurs, le bandeau blanc sur le front, qui s’en allaienttenir l’école des filles&|160;; le sous-maître Deveaux, sergent dezouaves, que mon camarade Detchard se dépêcha d’appeler, en toquantà la vitre, et qui voulut bien accepter un petit verre sur lepouce, avant d’entrer en classe. Le brigadier de gendarmerie vintaussi jeter un coup d’œil sur les nouvelles figures. Celui quim’étonna le plus, ce fut le brigadier forestier Lefèbre, un bonvieux tout gris, et l’oreille fort dure, qui gardait les forêts del’État dans les environs&|160;; il vint se rafraîchir au comptoir,la bretelle du fusil de chasse sur l’épaule.

Alors, voyant cela, je me dis que nous étionsà Tizi-Ouzou comme dans un autre coin de la France&|160;; que rienn’y manquait, ni les curés, ni les chères sœurs, ni les gardesforestiers, ni les gendarmes&|160;; et tout ce qu’on m’avaitraconté de soulèvements, d’incendies, de marchés rasés, deBeni-Raten, de Mâatka, me parut une mauvaise plaisanterie.

J’en étais même vexé&|160;; je trouvais cesfigures si calmes, si paisibles, que je me disais enmoi-même&|160;:

«&|160;Goguel, tu es un véritable enfant decroire à tout ce qu’on te raconte&|160;; est-ce que ces gens-là,s’ils étaient dans l’inquiétude, ne feraient pas d’autresmines&|160;?… Allons… allons… il n’y aura rien&|160;; c’est unepartie remise pour longtemps&|160;!&|160;»

Mais j’étais loin de mon compte&|160;; laprécipitation des jugements ne vaut rien.

Le dimanche 9 avril, le maréchal des logisIgnard descendait de semaine, mon tour était venu.

Tout alla bien jusqu’au 12.

Ce jour-là, je conduisais la promenade deschevaux sur la route du fort National&|160;; les chasseurs medemandèrent de leur faire voir le moulin de Saint-Pierre, àquelques kilomètres plus loin&|160;; j’y consentis.

C’est un moulin français, sur l’Oued-Aissi,exploité par des négociants d’Alger&|160;; ils avaient là leurgérant, avec sa jeune femme et sa belle-sœur. Nous descendîmes doncau ravin, entouré de plantations admirables&|160;; grands arbres,belle culture, tout réjouissait la vue.

Le gérant, un brave homme, s’empressa de nousmontrer l’établissement, et puis nous revînmes d’un bon pas, car jecraignais d’avoir conduit trop loin notre promenade, mais nousrentrâmes à temps pour la soupe&|160;; et vers trois heures, commej’assistais au pansage dans les écuries qui se trouvent au pied dubordj, sur la pente du village, le lieutenant Wolf, du bureauarabe, escorté de quatre cavaliers, arriva.

–&|160;Surveillez bien le pansage, me dit-il,et faites donner une bonne ration aux chevaux&|160;; tout annonceque vous monterez à cheval ce soir.

Il s’en alla, et toute l’après-midi on vit dumouvement.

Le vieux brigadier de spahis, Abd-el-KaderSoliman, attaché depuis des années au bureau arabe, rentrait versquatre heures, et le voyant arriver ventre à terre sur son chevalblanc, la crinière flottante, la grande queue balayant lapoussière, sa vieille barbe grise ébouriffée et la chamelièreroulée autour du capuchon blanc, je lui criai&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! Abd-el-Kader, quoi denouveau&|160;?

–&|160;Laisse-moi, maréchal des logis, dit-ilen s’arrêtant une seconde, la croupe de son cheval repliée sur lesjarrets&|160;; le caïd Ali se révolte&|160;; M.&|160;Goujon,l’interprète, est allé chez lui hier soir&|160;; nous avons peurqu’il ne soit enlevé avec ses deux spahis.

Il repartit à fond de train. Je le suivais deloin, et, comme j’entrais par la porte de Bougie, il sortait déjàdu bureau du commandant Leblanc, il sautait à cheval et repassaitauprès de moi comme un ouragan.

Il faut avoir vu un vieux cavalier arabedescendre une rampe pareille au triple galop, pour savoir ce quec’est que de manier un cheval.

Enfin, pendant qu’il allait porter des ordresquelque part, je rentrai dans notre chambre, où se trouvaientjustement les maréchaux des logis Ignard et Brissard.

–&|160;Goguel, me dit aussitôt Brissard, il ya du nouveau, le lieutenant m’a demandé la liste des chevauxdisponibles, il m’a dit de compléter leurs trois paquets decartouches à mes hommes, de préparer les bons pour six jours devivres et de nous tenir prêts à partir.

–&|160;Tant mieux&|160;! dit Ignard, nousallons voir du pays, dans trois jours nous serons prèsd’Aumale.

Je n’étais pas de leur avis, et je leurracontai que le caïd Ali venait de se révolter aux environs, ce quinous dispenserait d’aller si loin.

–&|160;Qu’est-ce que Caïd Ali peut faire avecson gros ventre&|160;? disait Brissard. Comment cette grossepastèque pourrait-elle tenir la campagne&|160;?

Je leur fis observer que Caïd Ali n’aurait pasbesoin de marcher, qu’il avait deux beaux-frères&|160;: Mokrani etSaïd Caïd, qui tiendraient la campagne à sa place.

Brissard sortit là-dessus, pour compléterl’armement, et vers sept heures le lieutenant Cayatte, puis lesous-lieutenant Aressy vinrent nous prévenir que dans une heure ilfaudrait être prêts, que nous serions quarante combattants.

Ils nous recommandèrent surtout de ne pascourir, de ne pas faire de bruit, d’éviter tout ce qui pouvaitdonner l’éveil, et d’être à cheval après avoir complété nosprovisions de six jours.

Ces ordres donnés, chacun s’occupa de sonaffaire, et à huit heures sonnant, l’appel terminé, nos officiersse partagèrent les hommes en deux pelotons de vingt hommes chacun,le premier commandé par le lieutenant Cayatte, Brissard et Ignard,maréchaux des logis&|160;; le second commandé par lesous-lieutenant Aressy, et moi comme sous-officier. Nous allionslaisser dans le bordj, en partant, une quinzaine de chasseurs, centquatre mobilisés de la Côte-d’Or, cinq artilleurs commandés par unbrigadier, et vingt soldats du train commandés par le maréchal deslogis Detchard, qui remplissait en même temps les fonctionsd’adjudant de place.

Le commandant supérieur était M.&|160;Leblanc,chef du bureau arabe de Tizi-Ouzou. Le bureau arabe se composait deM.&|160;Sage, capitaine&|160;; Wolf, lieutenant&|160;; Laforcade,sous-lieutenant, et de M.&|160;Goujon, interprète, jeune hommeplein d’énergie.

Ajoutez un garde du génie, un gardien debatterie, un jeune chirurgien, M.&|160;Annesley, nouvellement sortides écoles, et M.&|160;Desjardins, comptable.

Donc, sur les huit heures et demie, chacunayant pris sa place dans les rangs, le lieutenant Cayatte donnal’ordre du départ, et nous descendîmes la rampe du bordj auvillage.

En traversant la grande rue, lesous-lieutenant Aressy me demanda si j’avais de la place pour logersa gourde. Une petite place pour la gourde ne manque jamais auxchasseurs d’Afrique. Nous fîmes halte un instant à la porte du caféThibaud&|160;; Mlle&|160;Marie nous remplit la gourded’eau-de-vie et nous offrit un petit verre de cognac&|160;; aprèsquoi nous rejoignîmes le détachement, qui cheminait en silence surla grande route.

La nuit était venue, très obscure, et quelquespas plus loin nous prîmes le chemin de Si-Kou-Médour, en traversantl’Oued-Aissi&|160;; les chevaux avaient de l’eau jusqu’aupoitrail&|160;; les étoiles tremblotaient dans les flotssombres.

Après avoir touché l’autre rive, durant plusd’une demi-heure nous eûmes un chemin impossible, bordé d’immensescactus, dont les dards nous accrochaient et nous piquaient jusqu’ausang&|160;; mais on ne murmurait pas, on allait.

Vers onze heures, les aboiements des chiens deSi-Kou-Médour nous avertirent que nous contournions levillage&|160;; nous n’en étions plus loin, et quelques instantsaprès nous sortions de ce passage abominable, sur un grand terrainvague, autant que j’en pus juger par cette nuit noire.

Là, le lieutenant nous donna l’ordre de nousmettre sur deux rangs, puis de mettre pied à terre&|160;: ilcommanda de planter les piquets, de tendre les cordes, d’entraverles chevaux.

Cela fait, il nous appela, les trois maréchauxdes logis, et nous dit de prévenir les hommes qu’on ne dresseraitpas les tentes, qu’on n’allumerait pas de feu et qu’on ne feraitpas de bruit.

–&|160;Les chevaux ne seront pas dessellés,dit-il, on les déchargera seulement&|160;; chaque homme, aprèsavoir débridé, se couchera près de son cheval, le sabre au corps,le fusil sous la main, la bride passée dans le bras, pour être prêtà brider et à monter au premier signal. Il est bien entendu quedeux factionnaires vont être placés et qu’on les relèvera d’heureen heure. Un de vous se promènera en tête des chevaux durant deuxheures, un brigadier se promènera derrière, le même temps, chacun àson tour. Moi, je resterai là, pendant que M.&|160;Aressy sereposera&|160;; puis il viendra me relever. À quatre heures dumatin on donnera une ration aux chevaux, on fera le café&|160;; àcinq heures nous serons à cheval.

Après ces explications, je pris le premierquart&|160;; le lieutenant alluma sa pipe, et les chevaux étantdéchargés, tout rentra dans le silence.

La nuit était profonde&|160;; nous entendionsl’eau du Sébaou couler sur les galets, et, plus loin, les bandes dechacals s’appeler d’un bout à l’autre de la vallée.

Le silence était aussi troublé par les crisdes chevaux, qui se battent quelquefois entre eux, et ceux deschasseurs réveillés en sursaut, qui les traitaient de vieillesrosses, en les menaçant de se fâcher.

Au bout de mes deux heures, j’allai réveillerIgnard, qui dormait dans son manteau. C’est un bien bon garçon,mais il ne put s’empêcher de prétendre, en se levant, que jen’étais pas resté là cinq minutes.

Le brigadier Péron alla réveiller aussi soncamarade, qui n’était pas de meilleure humeur, à ce que j’entendis.Enfin je me couchai près de mon cheval et je m’endormis.

Le petit jour blanchissait à peine le haut desmontagnes, lorsque mon chasseur Coppel m’éveilla.

–&|160;Tenez, maréchal des logis, me dit-il,en me présentant un bon quart de café, voilà de quoi vousréchauffer.

Aussitôt, je sautai sur mes jambes et jeregardai&|160;; nous étions tout près de Si-Kou-Médour, dont lesvieilles baraques en torchis, couvertes de roseaux, et lesjardinets, séparés l’un de l’autre par d’énormes haies de cactus,se voyaient à cinquante pas. Nous occupions, derrière le village,un petit plateau, où s’élevaient quelques meules de paille,entourées d’épines.

Des officiers du bureau arabe, arrivés aprèsnous, pendant la nuit, s’étaient logés dans une de cesmeules&|160;; leurs spahis caracolaient autour.

Une foule de Kabyles, par groupes de quinze àvingt, avec leurs grands burnous blancs, leurs longs fusils ouleurs vieux tromblons en bandoulière, descendaient des montagnesenvironnantes. C’étaient nos contingents&|160;; ils arrivaientsoi-disant pour nous soutenir.

Je vis tout cela d’un coup d’œil.

Les enfants de Si-Kou-Médour arrivaient aussise mêler à nous et nous observaient d’un œil de pie, pendant queles femmes nous regardaient du fond de leurs gourbis, et lescigognes du haut des toits.

C’est le pays des cigognes, je n’en ai jamaisautant vu de ma vie.

J’avalai mon quart de café, puis je donnail’accolade à la gourde du lieutenant Aressy&|160;; j’appelai lescamarades, qui lui souhaitèrent aussi le bonjour.

Le lieutenant arriva presque aussitôt&|160;;il ordonna de recharger les chevaux, de leur ôter la musette,d’enlever les cordes et les piquets.

Le soleil alors étincelait. Tous ces Kabylesqui venaient gravement et s’arrêtaient à quelques pas du bivouac nem’inspiraient pas trop de confiance. Bientôt les officiers dubureau arabe se mirent à leur distribuer des cartouches&|160;; desmules chargées de couffins arrivaient encore plus loin, et ladistribution continuait.

Les spahis, tout joyeux, causaient avec cesnouveaux venus, et je dis au vieil Abd-el-Kader, qui s’avançait àcheval, en lui présentant la gourde&|160;:

–&|160;Dis donc, brigadier, qu’est-ce que tousces bédouins-là&|160;? d’où sortent-ils et qu’est-ce qu’ilsdemandent&|160;?

Lui, regardant de tous les côtés, pours’assurer que personne ne le regardait, leva le coude et but un boncoup&|160;; puis, passant lentement la main sur ses vieillesmoustaches grises, il me rendit la gourde et répondit&|160;:

–&|160;Le caïd Ali s’est révolté avec sonvillage de Temda… Alors, tu comprends, maréchal des logis, nousavons prévenu les autres tribus de nous envoyer des gens pour fairerazzia&|160;; ce sont nos amis&|160;! Nous allons marcher devant,comme toujours&|160;; eux derrière&|160;; Caïd Ali se défendrapeut-être&|160;; on donne quelques cartouches à ces gens pourcharger leurs fusils… Il y aura razzia, répéta-t-il ensouriant.

–&|160;Et si nos amis nous tournentcasaque&|160;? dit Brissard.

–&|160;Il n’y a pas de danger. Tu vasvoir&|160;; les femmes et les enfants de Temda sont déjàpartis&|160;; nous prendrons tout et nous brûlerons le village. Ily a beaucoup de bœufs à Temda&|160;; si j’en prends un, je ledonnerai à mes amis les chasseurs.

Ainsi parla le vieux spahi. Il en avait vubien d’autres depuis trente ans et ne doutait de rien. Puis ilpartit, allant à la rencontre de nouveaux groupes de Kabyles, pourleur indiquer l’endroit où se distribuaient les cartouches.

Au bout de quelques instants, le lieutenantCayatte nous ayant fait compter par quatre et rompre par deux, semit à la tête de la colonne, avec un cavalier du bureau arabe, quidevait nous servir de guide, et nous partîmes tranquillement àtravers les broussailles, jusqu’au tracé de la nouvelle route deTizi-Ouzou à Bougie&|160;; deux ou trois cents Kabyles nousprécédaient&|160;; mais, voyant que la masse ne nous suivait pas,le lieutenant fit arrêter la colonne, et le guide retourna voir cequi retardait ces gens.

Il revint dire que les Kabyles se partageaienten deux colonnes, dont l’une suivait le pied de la montagne desBeni-Raten, à notre droite, l’autre la rive du Sébaou, à notregauche. Il ajouta que ces deux colonnes nous rejoindraient avantd’arriver à Temda.

Le lieutenant, satisfait de cette explication,après nous avoir fait mettre pied à terre pour serrer les sangles,ordonna de se remettre en marche.

Nous allions sans nous presser. La route, quin’était qu’ébauchée, suit cette magnifique vallée du Sébaou danstoute sa longueur&|160;; de chaque côté s’élèvent de hautesmontagnes couvertes d’oliviers, où se détachent les muraillesblanches des villages kabyles.

C’était un spectacle splendide au lever dusoleil.

Le Sébaou, presque à sec, laissait à découvertles trois quarts de son lit, plein de galets blancs comme dumarbre&|160;; de notre côté, l’eau, plus profonde, serpentaitcontre la berge à travers les tamaris et les lauriers-roses. Deloin en loin, se levaient des bécassines, des sarcelles, descigognes et d’autres oiseaux aquatiques, qui fuyaient à notreapproche&|160;; les deux colonnes du bureau arabe s’étaient enfindécidées à partir&|160;; l’une allait sur une longue file, dansl’ombre des montagnes, l’autre sur les galets de la rivière, enplein soleil&|160;; elles semblaient nous escorter à distance.

La marche durait depuis environ une heure,lorsque nous découvrîmes, à cinq ou six kilomètres devant nous, entravers de la vallée, une haute colline à gauche, entièrementdéboisée et couverte de blés verts.

Le Sébaou faisait un coude au pied de lacolline, et des milliers d’Arabes fourmillaient là-haut.

Au sommet d’un petit mamelon, à droite, sedressait un cavalier sur un cheval noir et vêtu d’un burnousnoir.

Dès que cet homme nous aperçut, il descendit àla charge, traversa le Sébaou et rejoignit les révoltés.

Le guide dit sans doute alors aulieutenant&|160;: «&|160;Voici l’ennemi&|160;!&|160;» car ces motsfurent répétés jusqu’à l’arrière-garde.

Vingt minutes après, nous arrivâmes au coudede la rivière, large en cet endroit d’environ un kilomètre, tout degravier sec, et de huit à dix mètres d’eau seulement, coulantcontre la berge de notre côté. Nous traversâmes ce petit brasd’eau, et dans le lit même de la rivière, sur le gravier, on se miten bataille, le premier peloton en avant, et le second, dontj’étais, en arrière.

À quelques cents mètres devant nous, au piedde la colline, s’étendait un grand verger de figuiers, où nousvoyions aller et venir six cavaliers arabes, qu’on nous dit être dela famille du caïd révolté.

Pendant que nous étions en bataille, noscolonnes de Kabyles auxiliaires s’étaient réunies en une seulemasse, car déjà, depuis une demi-heure, celle qui marchait àgauche, sur le gravier, avait passé la rivière, et celle de droite,qui suivait le pied des montagnes, était descendue dans la vallée,de sorte qu’au lieu de les avoir en flanqueurs, pour nous soutenir,nous les avions sur nos derrières. Et tous ces braves gens, avecleurs grands burnous, leurs longues barbes et leurs fusils,s’arrêtèrent tranquillement sur la rive, regardant ce que nousallions faire.

Quelques-uns avaient bien déchargé leursvieilles patraques, mais ils savaient qu’elles ne portaient pas auquart de la distance.

Enfin, cela regardait les officiers du bureauarabe.

Le lieutenant Cayatte ne parut pas s’eninquiéter&|160;; il déploya son peloton en tirailleurs, et, cinqminutes après, les six cavaliers qui nous observaient du vergerétaient démontés. Nous avons appris par la suite que deux étaientmorts de leurs blessures&|160;; les autres gagnèrent leur ligne deretraite, emportant les blessés.

Ainsi commença le combat.

Et maintenant représente-toi le premierpeloton qui remonte à cheval et part au galop&|160;; les Kabylesrépandus dans les blés, qui se lèvent et font feu sur eux, tout ense retirant à grands pas&|160;; la charge qui passe à travers leverger et gagne le haut de la colline&|160;; nous en bas, en lignede bataille, impatients de partir, et derrière nous les officiersdu bureau arabe, en train de haranguer nos contingents, pour lesdécider à passer le Sébaou.

Le cavalier Ali, du bureau arabe, ne faisaitque passer et repasser la rivière, pour leur montrer qu’ellen’était pas profonde&|160;; mais ces braves gens, toujours graveset solennels, n’avaient pas l’air de le voir ni de l’entendre,lorsqu’une balle vint frapper son cheval juste au milieu du frontet l’étendit mort dans le courant.

Alors nos bons amis poussèrent de grands criset se précipitèrent dans l’eau, pour attraper l’un la bride etl’autre la selle de la bête.

Ali gagna le bord et vint nous rejoindre à laréserve.

Pendant ce temps, le premier peloton avaitatteint aux deux tiers de la colline&|160;; les coups de fusilredoublaient.

Tout à coup, nous vîmes déboucher en arrièredu premier peloton, à droite, une colonne serrée de Kabyles, legrand étendard jaune et vert déployé. Ils se dépêchaientd’accourir, pour couper la retraite à nos camarades.

Le lieutenant Aressy vit le danger.

–&|160;Pas une minute à perdre, dit-il&|160;;sabre à la main, en avant&|160;!

Et nous partîmes comme des forcenés.

Quelques instants après, nous arrivions auverger. Là nous enfilâmes un petit ravin, où l’on ne pouvait passerqu’un à un, et nous débouchâmes dans les blés, juste en face desKabyles, qui ne nous attendaient pas et se mirent précipitamment enretraite.

Nous poursuivîmes notre charge jusqu’aupremier tiers de la colline, près de trois ou quatre vieillesmasures, où venait aboutir une haie de cactus haute et profonde,coupant la colline en écharpe.

–&|160;Voyons, les bons tireurs, pied àterre&|160;! s’écria le lieutenant.

Aussitôt je sautai de mon cheval, je remis labride à l’élève trompette Lecomte, et je lui demandai sonchassepot. Puis j’enfilai la ruelle, où passait un petit ruisseauplein de grosses pierres tachées d’énormes gouttes de sang&|160;;c’est par là que les Kabyles avaient emporté leurs blessés.

Il y avait au bout de la ruelle un champ deblé. Je vis auprès de moi le brigadier Péron, mon ordonnanceCoppel, les vieux chasseurs Audot et Ramadier&|160;; nous mîmesgenou à terre dans les blés pour commencer le feu.

Deux ou trois chasseurs à cheval, de l’autrecôté de la haie, derrière nous, tiraient aussi par-dessus lescactus. Le lieutenant Aressy, tout riant, sur son petit chevalrouge, le sabre à la main, nous indiquait les directions&|160;:

–&|160;À droite du champ… en voici deux qui seglissent… Attention&|160;!…

Mais ils arrivaient toujours plus serrés, enrampant, et tout à coup le lieutenant cria&|160;:

–&|160;Tout le monde à cheval&|160;!… Allons…allons… dépêchons-nous, ils vont nous tourner&|160;!

Moi, je dis aux tirailleurs&|160;:

–&|160;Repassons la haie&|160;!

Mais j’arrivais à peine de l’autre côté, quepresque tout notre monde partait. L’élève trompette Lecomtecommençait à filer, avec mon cheval en main. Je le rappelaifurieux. Il me passa la bride et partit au galop.

J’entendais les Kabyles courir et s’appeler.Mon cheval, voyant que tous les autres partaient, était d’uneimpatience dangereuse. Je voulais monter&|160;; comme le terrainétait en pente, et que le côté montoir se trouvait sur la penteau-dessous, je ne pouvais m’enlever&|160;: ma selle tournait, moncheval se dressait pour partir.

J’entendais les Kabyles arriver.

Enfin je passai du côté hors montoir, jeramenai ma selle, et la bretelle du fusil au cou, le sabre entreles jambes, je montai.

Il était temps&|160;!

Je lâchai les rênes, et le cheval partit commela foudre. Les Kabyles, à vingt pas, avaient cru me prendrevivant&|160;; ils auraient pu me tuer cent fois à coups defusil&|160;; leur haine, leur espoir de vengeance m’avaientsauvé.

Mon cheval, suivant les autres de l’œil,filait sur le flanc de la colline, au milieu d’une grêle deballes.

Je parcourus ainsi environ huit cents à millemètres, et j’atteignis le bord d’un immense talus&|160;; au-dessouss’étendait une plaine&|160;; un filet d’eau, légèrement encaissé,passait au bas&|160;; et derrière le ruisseau, dans les tamaris,nos chasseurs du premier et du second peloton, déployés entirailleurs, attendaient, prêts à tirer.

En arrivant au bord de ce talus, je vis lebrigadier Péron couché sous son cheval, dont il ne pouvait sedégager la jambe. Je lui criai&|160;:

–&|160;Péron, sauve-toi, les Kabyles mesuivent.

Alors, faisant un effort, il retira sajambe&|160;; mais le fourreau du sabre était aussi pris sous lecheval, il ne pouvait le tirer de là. Je lui dis&|160;:

–&|160;Lâche ton ceinturon… laisse tonfourreau…

Ce qu’il fit bien vite. Puis il descenditquatre à quatre, tenant son fusil d’une main et la lame du sabre del’autre.

Nous n’étions pas au bas du talus que lesKabyles paraissaient au haut. Heureusement nos chasseurs reçurentles premiers à coups de fusil, ce qui nous permit de rejoindre ledétachement.

À peine arrivés au milieu de nos camarades, jemis pied à terre pour resseller mon cheval et rétablir un peul’ordre de mon équipement. – Le lieutenant Aressy vint me serrer lamain&|160;; il était heureux de me revoir.

Nous allâmes aussitôt nous reformer enbataille dans le lit desséché de la rivière, et là nous reconnûmesavec peine que le vieux chasseur Audot avait disparu, ainsi queRamadier, de notre peloton&|160;; le chasseur Joseph, du premierpeloton, avait une balle dans la cuisse.

Péron prit le cheval de Ramadier, qui venaitde rejoindre.

Les Kabyles faisaient mine de vouloir nouspoursuivre. Le cavalier noir, pour les entraîner, descendit mêmejusqu’au pied de la montée, et là nous envoya bravement son coup defusil&|160;; puis il se retira tranquillement au pas, rejoindre sesgens. Les balles pleuvaient autour de lui, soulevant lapoussière&|160;; nous ne pûmes le toucher.

Voilà ce qui s’appelle un fier soldat&|160;;personne ne le disait, mais nous le pensions tous.

Pendant cette fusillade, nos chasseurs sedemandaient des cartouches les uns aux autres, et l’on reconnutavec stupeur qu’il n’en restait que trois paquets audétachement.

Ce n’était pas gai, à vingt kilomètres deTizi-Ouzou&|160;!

Encore si les Kabyles avaient osé se hasarderen plaine, nous aurions pu les charger le sabre à la main, mais ilsse tenaient sur les hauteurs.

Nous repassâmes donc la rivière, et nousrejoignîmes nos fameux contingents, auxquels on avait distribué descartouches. Une sorte de satisfaction intérieure éclatait dansleurs yeux&|160;; par bonheur, ils ne se doutaient pas que lesmunitions nous manquaient, car ils nous seraient tombés sur le dos,j’en suis sûr.

Nous n’avions rien de mieux à faire que deretourner à Si-Kou-Médour, et c’est ce que nous fîmes. Deux heuresaprès, nous étions à notre point de départ&|160;; les chevaux,débridés et déchargés, mangeaient leur ration d’orge, la musette aunez, à la même place où nous bivouaquions le matin&|160;; leshommes faisaient la soupe&|160;; et à six cents mètres en avant, ducôté de l’ennemi, se voyait un de nos chasseurs en vedette.

Nous passâmes la nuit au même endroit. Vers lesoir, au coucher du soleil, arriva un mulet chargé de cartouches,que nous envoyait le commandant du cercle, Leblanc. On se couvritd’une grand-garde&|160;; l’ennemi n’était pas loin, il avait dûnous suivre. Et toute cette nuit, en rêvant aux camarades restéslà-bas, derrière les cactus, j’entendais les chacals crier ets’appeler bien plus encore que la veille&|160;; comme j’en faisaisla remarque au vieux spahi Abd-el-Kader, il me répondit que c’étaitle cri de ralliement des Kabyles.

Combien de tristes réflexions je fis alors, ensongeant qu’il ne s’en était fallu que d’une minute pour avoir matête dans le même sac que celles du brave Ramadier et du vieilAudot. Je me demandais comment ils avaient été pris&|160;; Audotsans doute était tombé mort dans les blés, où je ne l’avais plusvu&|160;; Ramadier avait couru jusqu’au bout de la haie, pensants’échapper par les vieilles masures, et là les Kabylesl’attendaient. Mes idées n’étaient pas réjouissantes.

Le jour parut enfin&|160;; on releva lagrand-garde, on fit un brin de pansage. Nos gueux d’auxiliaires,qui ne nous avaient pas encore tout à fait abandonnés, setrouvaient au milieu de nous. On parlait de renforts qui devaientnous venir de Tizi-Ouzou, de chasseurs à pied, d’artilleurs,etc.&|160;; un spahi soutenait même qu’ils étaient à deuxkilomètres au delà de l’Oued-Aissi.

Nos amis Kabyles, assis en rond par groupes,prêtaient l’oreille. Et voilà qu’un coup de fusil part, personnen’a jamais su d’où ni comment&|160;; le sous-lieutenant Aressy, quiregardait tranquillement manger ses chevaux, les mains croisées surle dos, pousse un cri&|160;: il venait de recevoir par derrière uneballe qui lui traversait l’os où s’emboîte la cuisse et qui luipénétrait jusque dans le ventre.

Figure-toi l’indignation des chasseurs&|160;;les Kabyles ne disaient rien.

–&|160;Goguel, me cria le lieutenant Cayatte,en se tournant de mon côté, cherchez le médecin àTizi-Ouzou&|160;!

Je montai vite à cheval et je partis augalop.

Après avoir traversé l’Oued-Aissi, j’aperçusdans le lointain, sur la route, des chasseurs à pied et desartilleurs&|160;; mais ce n’était pas le moment de leur donner nide leur demander des nouvelles.

En arrivant au bordj, j’appris que le vieuxcommandant Leblanc était relevé de son commandement et remplacé parM.&|160;Letellier, un jeune chef de bataillon du 1erzouaves. Je me transportai près de lui, pour lui rendre compte dece qui venait d’arriver. Il me fit quelques questions, puis ildonna l’ordre au médecin de partir, et en même temps de faireatteler une charrette pour ramener le blessé.

Je redescendais au village, laissant respirermon cheval, lorsque je fis la rencontre du vieux sergent Deveaux,adjoint à l’instituteur de Tizi-Ouzou, qui montait au bordj, ets’empressa de me raconter que soixante-six chasseurs à pied, armésde chassepots, sous la conduite de deux officiers, étaient arrivésle matin même, à la destination du fort National, avec trentesoldats du train et vingt-quatre ouvriers de la 10ecompagnie d’artillerie, commandés par le maréchal des logisErbs&|160;; mais que depuis notre défaite, toute la tribu desBeni-Raten s’étant soulevée, ce détachement resterait àTizi-Ouzou&|160;; que le commandant du fort National étaitégalement relevé de ses fonctions et remplacé par le colonelMarchai, lieutenant-colonel au 4e régiment de chasseursd’Afrique, lequel n’avait pas voulu compromettre son petitdétachement et s’était engagé seul, sur une mule, à traversl’insurrection.

–&|160;Il doit être à cette heure au fort, ditle sergent, à moins qu’il n’ait eu le cou coupé en route.

Après m’avoir raconté cela, Deveaux medit&|160;:

–&|160;Je vous quitte, car, vous le voyez,tout notre monde se rend au bordj&|160;; toute la Kabylies’insurge, bientôt nous serons assiégés. Le père Colombani,l’instituteur, a déjà mené sa vache là-haut, mais sa femme et sesenfants sont encore à la maison d’école, en train de toutdéménager&|160;; voici les deux chères sœurs qui viennent avec degros paniers, et les hommes de M.&|160;le curé, avec ce qu’il y ade plus précieux. Le père Thibaud, du café des officiers, emballeses bouteilles, et là-bas, le boucher Louis, avec sa petite voitureet sa mule, monte au trot&|160;; il a déjà fait au moins sixvoyages.

–&|160;Allons, dis-je au sergent, je vois quevous êtes tous des peureux, les Kabyles n’oseront jamais venir sousle canon de la place.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! maréchal des logisGoguel, je n’ai pas toujours été détaché instituteur adjoint&|160;:j’ai vingt-trois ans de service&|160;; j’ai suivi le 1erzouaves dans plus d’une expédition, et je connais ces gens-là mieuxque vous&|160;; en 1857, ils nous ont donné du fil à retordre, etdéjà bien avant ils avaient bloqué le colonel Beauprêtre dans levieux bordj. Beauprêtre… ah&|160;! quel homme&|160;!… C’est lui quisavait prendre les Kabyles, et qui n’épargnait pas leurstêtes&|160;; aussi tous le respectent encore et disent&|160;:«&|160;C’était un brave&|160;!&|160;» Quel homme&|160;! quelhomme&|160;!… Avec trente chasseurs, dans le vieux bordj, il les atenus en échec.

Le sergent allait me raconter cette histoire,mais j’étais pressé.

–&|160;Vous me raconterez cela plus tard, luidis-je, il faut que je parte. Au revoir… à bientôt&|160;!

Et je poursuivis mon chemin.

Deux kilomètres plus loin, je rencontrai leschasseurs à pied, les soldats du train et les artilleurs quirevenaient en allongeant le pas&|160;; je pressai l’allure et jerejoignis notre détachement.

Tout le monde était à cheval. Le maréchal deslogis Brissard faisait l’appel&|160;; les contingents kabylesautour de nous, appuyés sur leurs longs fusils, nous regardaientd’un œil sombre&|160;; l’appel fini, le lieutenant Cayatte allumantsa pipe, dit&|160;:

–&|160;Tout le monde est présent.

Il nous fit rompre par deux, et nous défilâmesdevant nos bons amis, dont les figures basanées et les yeux noirsn’exprimaient pas positivement une grande tendresse pour nous.Brissard était en avant, moi au centre, Ignard àl’arrière-garde.

Un instant avant de partir, comme Brissardpassait près de moi, je lui dis&|160;:

–&|160;Tu vois ces gens-là&|160;; ce matin ilsétaient nos amis, à ce que disaient les cavaliers du bureau arabe,maintenant ils sont avec les insurgés… Gare au défilé&|160;!… S’ilsen ont le courage, en se voyant dix contre un et des cartouchesplein leur sac, ils feront sur nous une décharge générale&|160;;pas un homme du détachement n’en réchappera&|160;!

–&|160;Tu penses à cela, Goguel, me dit-il enclignant de l’œil&|160;; eh bien&|160;! j’y pensaisaussi&|160;!

Après le commandement de marche, pour gagnerla route il fallait sauter un petit fossé. Le lieutenant se mit àla queue de la colonne. Brissard passa le premier&|160;; puis lesdeux trompettes, puis les deux chevaux de bât, puis tous leschasseurs sautèrent l’un après l’autre. Au delà du fossé, onfaisait halte pour reformer les rangs. Il ne restait plus qu’unchasseur et le lieutenant.

Nous tournions le dos aux Kabyles. J’avaisfait face en queue, par un mouvement instinctif. Comme le dernierchasseur, Katterling, un jeune Alsacien, allait sauter, son chevalfit un faux pas, il tomba dans le fossé&|160;; le lieutenant restaseul de l’autre côté. Katterling se releva, remonta sur soncheval&|160;; et le lieutenant, passant le dernier, commanda denouveau&|160;:

–&|160;Marche&|160;!

Les Kabyles n’osèrent pas bouger.

Deux heures après, nous rentrions dansTizi-Ouzou, trompettes en tête, ayant laissé à la ferme Berton, àtrois kilomètres de la place, le maréchal des logis Ignard et huithommes, pour garder la route.

Tout le village montait au bordj derrièrenous, pleurant, criant, emportant lits, paillasses, meubles,provisions&|160;; je n’ai jamais vu pareille scène dedésolation.

Nous autres, nous mîmes nos chevaux au piquetdans la cour, et chacun regagna le casernement qu’il avait quittédeux jours auparavant.

Le soir, vers neuf heures, par une nuit trèsobscure, le commandant supérieur Letellier envoya un exprès porterl’ordre au maréchal des logis Ignard de se rapprocher avec seshommes et de garder la route à partir de la fontaine romaine, quise trouve à cinq cents mètres du bordj, sur le chemin que nousvenions de suivre.

La nuit fut tranquille.

Le lendemain matin, le lieutenant Cayatte meprit avec trente hommes, pour aller faire une reconnaissance sur laroute de Si-Kou-Médour&|160;; en passant près d’Ignard, il luidonna l’ordre de rentrer, puis nous poussâmes notre pointe jusqu’àla ferme Berton&|160;; là, nous ne vîmes rien de nouveau. Nousrevînmes donc sur nos pas, en prenant l’ancienne route, qui tourneprès de la gendarmerie et passe par le cimetière arabe.

Le lieutenant monta sur une éminence à gauchequi domine la vallée, et, ne voyant rien, nous redescendîmes encoupant la route, pour gravir une autre colline, en face deTizi-Ouzou, celle où se trouvait une redoute en 1857.

Le lieutenant, ayant jeté un coup d’œil, medit&|160;:

–&|160;Goguel, vous allez rester ici avec dixhommes, dont un brigadier. Vous mettrez trois vedettes, l’uneregardant du côté de la Mâatka, l’autre la vallée du Sébaou, et latroisième le pied de la montagne où se trouve le maraboutDubelloi.

Puis il partit avec le restant des hommes, enme recommandant, dans le cas où je verrais quelque chosed’extraordinaire, d’envoyer le brigadier prévenir lecommandant.

Vers dix heures, comme je fumaistranquillement ma pipe, regardant d’un côté, puis de l’autre, toutà coup des Arabes traversent la rivière et s’approchent de lamaison du cantonnier&|160;; ils en enfoncent la porte, et deuxminutes après le feu se met à danser sur le toit. Les gueux étaienthors de portée.

Ils ressortent et courent à la fermeBerton&|160;; malgré tout, je ne pus m’empêcher de leur envoyerquelques balles, mais elles n’arrivaient pas jusque-là. Bientôt laferme commence à brûler&|160;; le toit s’affaisse, il ne reste plusque les quatre murs.

Nous regardions cela, les bras croisés, nepouvant rien y faire, quand d’un autre côté, du fond de la gorge,et se dirigeant vers les Mâatka, s’avance une longue file deburnous blancs, conduisant des mules par la bride. C’était le corpsd’armée du caïd Ali, qui se rendait de tribus en tribus, pour lessommer de se joindre à l’insurrection si elles ne voulaient pasêtre brûlées.

Naturellement, par ce moyen, le nombre desinsurgés allait grandir de minute en minute. Les étendards jauneset verts marchaient devant. Le commandant Letellier leur fit lancerquelques obus, qui les forcèrent de se rapprocher de la montagne,mais le défilé n’en continua pas moins.

À la nuit tombante, le maréchal des logisIgnard vint me chercher avec mes dix hommes, et nous abandonnâmesla position.

Nous n’étions pas rentrés, que les pillardsremplissaient déjà le village arabe&|160;; puis ils envahirent levillage européen, abandonné depuis la veille. Le commandantsupérieur fit aussitôt partir les miliciens, appuyés de quelqueschasseurs à pied, pour les déloger&|160;; une fusillade assez vives’engagea. Il y eut plusieurs Kabyles de tués&|160;; mais il envenait d’autres, il fallut se replier&|160;; et peu d’instantsaprès, vers dix heures, le feu se déclara dans le village, d’abordà la maison du jardin militaire, au pied du bordj, en face del’hôpital, puis au magasin à orge, puis à la gendarmerie, puisenfin dans toutes les maisons, qui brûlaient au milieu de la nuitcomme des allumettes. Tout était en flammes et le ciel plein demilliards d’étincelles. On entendait le craquement des toits,l’écroulement des murs&|160;; et dans les rues, où passaient leslueurs de l’incendie, on voyait courir les grands manteaux blancs,la torche au poing. Les pauvres gens du village, réfugiés dans lefort, regardaient s’en aller en fumée ce qu’ils avaient amassé avectant de peine&|160;; c’était horrible&|160;!

Quelques coups de canon furent tirés pourbalayer ces misérables, mais à quoi bon&|160;? La nuit, on tire auhasard.

Ce soir même, les tuyaux de la fontaine furentcoupés&|160;; il ne nous restait plus que les citernes.

Le lendemain, dimanche, 16 avril, lecommandant Letellier déclara l’état de siège, il institua la courmartiale et régla tous les postes et services. Nous étions bloquéset privés de toute voie de communication.

Le commandant fit hisser sur le vieux bordj ledrapeau de la France&|160;; il prit les clefs des citernes etdistribua les rations de la manière suivante&|160;: les hommes unlitre et demi d’eau par jour, les femmes et les enfantsdemi-ration, les chevaux cinq litres. – La moitié de la garnisondevait toujours monter la garde aux créneaux et l’autre être deréserve.

L’état de la garnison était alors&|160;: 104mobilisés de la Côte-d’Or, avec un capitaine, un lieutenant, unsous-lieutenant&|160;; cinquante-sept chasseurs d’Afrique,commandés par le lieutenant Cayatte&|160;; soixante-six chasseurs àpied, commandés par le capitaine Truchy et le lieutenantMasso&|160;; une cinquantaine de soldats du 1er régimentdu train, commandés par le lieutenant Valé&|160;; vingt-quatreouvriers d’artillerie, de la 10e compagnie, commandéspar le maréchal des logis Erbs&|160;; puis la milice duvillage&|160;: quarante hommes, commandés par le capitaineTibaud.

Les habitants du village européen encombraientle bordj&|160;; le commandant supérieur eut beaucoup de peine àcaser tous ces ménages – les logements séparés étaient rares –, ilfallait en mettre partout, dans les casernes, dans les pavillons dugénie, de l’artillerie, du bureau arabe.

Nous avions aussi avec nous une quinzained’Arabes surpris par l’insurrection, et les spahis commandés par lebrigadier Abd-el-Kader Soliman.

Tout cela demandait des vivres et del’eau.

Par bonheur, le troupeau d’un fournisseur dufort National avait été forcé de se replier sur la place&|160;; aumoment du soulèvement, le berger n’avait pas trouvé d’autrerefuge&|160;; son troupeau se composait de vingt bœufs. Il y avaitde plus les vaches et le bétail des particuliers&|160;; dans tousles coins et recoins du bordj, jusqu’au fond des prisons, on avaitlogé ces animaux, avec le peu de foin et de paille qu’il avait étépossible de sauver.

Le mardi, 18 avril, nous entendîmes tonner lecanon du fort National&|160;; les Arabes nous serraient de trèsprès.

Nous n’avions pu garder le redan de la portedu bureau arabe, à cause de son étendue&|160;; cette porte restaitdonc condamnée&|160;: elle était en bois plein jusqu’à un mètre etdemi environ de hauteur, le dessus en lattage, et le génie avaitfait construire derrière un mur en pierres sèches.

Le redan de la porte de Bougie nous restajusqu’à la fin, parce que le commandant Letellier s’était dépêchéde faire construire en avant des épaulements et des retranchements,où les sentinelles se trouvaient à couvert.

Comme artillerie, nous n’avions que des piècesà âme lisse, deux obusiers de quinze, trois obusiers de quatre etdeux petits mortiers, ordinairement appelés crapauds.

Les Kabyles, voyant de loin que la porte dubureau arabe n’était pas gardée au dehors, espérèrent s’en rendremaîtres&|160;; ils se mirent aussitôt à l’ouvrage, et, dès lapremière nuit, en traçant leurs chemins couverts, ils avaient faitd’assez forts remblais pour attirer l’attention du commandant. Ilspoursuivirent leur travail les nuits suivantes avec la mêmeardeur.

Le jour, c’était une fusilladecontinuelle&|160;; ils tiraient dans la place au tir plongeant.Puis, reconnaissant qu’ils avaient eu tort de brûler le villageeuropéen avant de le piller, toutes les nuits on ne les entendaitplus que démolir les maisons, pour en emporter les poutres, lesfenêtres, les portes à moitié consumées et jusqu’aux tuiles.Quelquefois ils n’étaient pas d’accord sur le partage, alors lescoups de bâton roulaient.

Comme les colons de Tizi-Ouzou avaientensemencé les terrains vagues autour de la place, en vue d’enconsacrer les récoltes à secourir les victimes de la guerre contrela Prusse, les blés, les orges, les fèves foisonnaient jusqu’aupied des remparts. Ces cultures ont beaucoup contrarié ladéfense&|160;; les Arabes se glissaient là-dedans et poussaientl’audace jusqu’à venir, la nuit, au pied du mur, insultergrossièrement en français M.&|160;le curé, les chères sœurs, lesgens mariés, nous menaçant tous de nous couper le cou dans quatreou cinq jours, et nous invitant à nous apprêter. Allez donc tirer,dans la nuit noire, sur des gens étendus dans les hautes herbes,c’était impossible.

Tout cela n’aurait encore été que de laplaisanterie, sans la soif terrible qui s’approchait&|160;; la soifest ce que je connais de pire au monde.

Nous souffrions déjà beaucoup avec notre litreet demi d’eau, dont un quart pour le café, un quart pour boire à lamain, et le reste pour la soupe&|160;; c’était déjà fort, quand onréduisit la ration à un litre par homme, et celle des chevaux àtrois litres.

Jamais tu ne pourras te faire l’idée d’uneprivation pareille&|160;; je ne parle pas seulement des hommes,mais encore des animaux.

Si tu avais vu nos bœufs errer dans la courdes prisons arabes et dans le bordj, poussant des mugissementssourds, qui ne sortaient qu’avec peine de leurs entraillesdesséchées&|160;; si tu les avais vus, la tête basse, les yeux horsde la tête, les naseaux arides, aller ainsi comme de vieillescarcasses, tu aurais frémi&|160;; leur chair, quand on les tuait,était plus rouge que du jambon. Et les moutons, les chèvres, ilfallait les voir avaler jusqu’aux feuilles de papier, et nous, noustous, avec nos figures noires de crasse, car tu penses bien qu’onne se lavait plus, il fallait aussi nous voir&|160;!… On avaitpitié de soi-même en se regardant&|160;; on se sentait comme unmasque de plâtre sur la face.

Voilà ce qui s’appelle un supplice&|160;; etquelle rage cela vous donnait contre ceux qui vous réduisaient àcet état&|160;! Mais ils étaient plus de cent contre un&|160;;d’autres passaient par milliers, hors de portée du canon&|160;; ilsgardaient toutes les routes, tous les défilés.

Pendant la nuit, au milieu du grand silence,nous les entendions forger je ne sais quoi dans l’église deTizi-Ouzou. Le matin, lorsqu’ils regagnaient leurs retranchementset se distribuaient les postes, le commandant Letellier ne perdaitjamais l’occasion de leur envoyer quelques obus&|160;; mais durantle jour, au moment où la grande chaleur du soleil pesait sur lebordj, tout restait paisible&|160;; ils avaient résolu, les gueux,de nous réduire par la soif et la famine.

Je suis sûr que des Arabes ou d’autrestraîtres enfermés avec nous dans la place les tenaient au courantde ce qui s’y passait&|160;; cela parut clairement le 22 avril.

Ce jour-là, quelques instants avant midi,toute la garnison fut prévenue qu’à midi juste aurait lieu unesortie, pour détruire les ouvrages inquiétants des Kabyles à laporte du bureau arabe. On avait bien fait de ne nous prévenir qu’àla dernière minute, car à peine l’ordre donné, l’ennemi savaitnotre intention.

Il n’était pas prêt à nous recevoir, il luifallait du temps pour appeler des renforts. Aussitôt on annonçaqu’un parlementaire kabyle se présentait à la porte deBougie&|160;; il tenait à la main un roseau, garni au bout d’unefeuille de papier écolier.

–&|160;Qu’on le laisse entrer&|160;! dit lecommandant, qui tout d’abord avait deviné la manœuvre.

C’était un vieux Kabyle à barbe grise, faisantle saint homme, l’ami de la paix&|160;!

–&|160;Qu’est-ce que tu veux&|160;? luidemanda le commandant au milieu des officiers.

L’autre alors dit qu’il avait obtenu de sescompatriotes qu’avant de livrer l’assaut, on proposerait aucommandant de capituler, et que s’il y consentait, la garnison, lesfemmes et les enfants seraient conduits sains et saufs àDellys.

–&|160;Tu te moques de moi&|160;! s’écria lecommandant. Je vais te montrer comment nous capitulons.

Puis, s’adressant au brigadier degendarmerie&|160;:

–&|160;Vous allez me garder ce parlementaire àvue, dit-il&|160;; nous reprendrons la conversation plus tard.

Et tout aussitôt, le sabre au côté, lerevolver à la main, la longue-vue sous le bras, il prit lecommandement des troupes déjà rangées derrière la porte.

Moi, j’étais avec douze hommes sur le bastiondu bureau arabe&|160;; Ignard, avec le même nombre, sur celui dugénie&|160;; la porte se trouvait entre nous deux.

Le lieutenant Cayatte et le maréchal des logisBrissard, avec quinze chasseurs, devaient rester en réserve à laporte de sortie. Ignard et moi, les fusils dans les créneaux, nousdevions protéger la retraite. Le maréchal des logis Erbs, avec unobusier de 15, envoyait des boîtes à mitraille sur le village, pourempêcher les Arabes d’arriver au secours des leurs de ce côté.

Les troupes composant la sortie étaient deschasseurs à pied, des mobilisés&|160;; quelques soldats du train etla milice, avec des pioches, pour détruire les ouvrages desKabyles. Un petit obusier de quatre, manœuvré par cinq artilleurset un brigadier, devait appuyer l’attaque.

Naturellement, le garde du génie avait eu soinde faire enlever la muraille en pierres sèches construite contre laporte&|160;; tout à coup elle s’ouvrit et nos hommes s’élancèrentau pas de course. Les Kabyles, dans leurs ouvrages, n’étaient pas àplus de vingt mètres.

Aussi longtemps que je vivrai, j’aurai cespectacle sous les yeux&|160;:

–&|160;Haïe&|160;!… Haô&|160;!… Haô&|160;!…criaient nos soldats.

À six pas en avant des premiers, couraitM.&|160;Goujon, l’interprète&|160;; il tenait son fusil en joue ettua le premier Arabe qui se levait de la tranchée&|160;; je le visensuite sauter dans les chemins couverts&|160;; sa crosse en l’airne faisait que monter et s’abattre. Le capitaine Truchy le suivaitde près&|160;; puis tous les chasseurs à pied, la baïonnette enavant. C’étaient des cris, des hurlements de rage sans fin, làdevant nous, sous les créneaux, des malédictions à nous fairedresser les cheveux sur la tête.

Les Arabes après avoir soutenu l’orage uneminute, lâchèrent pied&|160;; leurs blessés, se traînant à quelquespas, finissaient par tomber. Ce fut même quelques jours après lacause d’une infection épouvantable&|160;; l’un de ces hommes étaittombé à quelques pas du redan, il pourrit sur place, parce que niles Arabes ni nous, nous ne pouvions l’enlever&|160;; les chiens etles chacals le dévorèrent à notre vue, se disputant ses lambeaux etles traînant de tous côtés.

Mais, pour en revenir à la sortie, au bout dequelques instants, du haut des créneaux nous vîmes arriver unevéritable avalanche d’Arabes, il en venait par milliers, malgré lamitraille&|160;; on aurait dit qu’ils sortaient de dessousterre&|160;; notre fusillade, dont chaque coup portait dans lamasse, semblait même exciter leur fureur. Le commandant s’enaperçut, il donna le signal de la retraite&|160;: tout rentraprécipitamment et la porte se referma.

La milice et les soldats du train avaientrenversé les épaulements de leurs chemins couverts&|160;; le butprincipal de la sortie était atteint. Mais tout le restant de cejour et la nuit suivante personne ne ferma l’œil.

–&|160;Attention&|160;!… Et tout le monde auxcréneaux&|160;! avait dit le commandant Letellier.

Il avait bien raison, car nous étions aumilieu d’un cercle de Kabyles qui ne se possédaient plus derage&|160;; partout, dans toutes les directions, se dressaientleurs drapeaux. Je n’aurais jamais cru que les Kabyles fussent enaussi grand nombre. Nous nous attendions à les voir d’une minute àl’autre se précipiter à l’assaut, mais ils reçurent sans doute deleurs chefs l’ordre d’attendre une occasion plus favorable&|160;;et puis ils espéraient nous réduire par la soif.

Leur exaltation tomba pendant la nuit&|160;;ils avaient éprouvé de grandes pertes&|160;! Les nôtres furent d’unchasseur à pied, resté malheureusement entre leurs mains, et d’unvieux brigadier d’artillerie, blessé à la tête et qui mourut àl’hôpital. Le sergent-major Martin fut aussi mordu au pouce trèsgrièvement par un Kabyle.

C’est à partir de ce jour que les chevauxcommencèrent à périr&|160;; on ne savait plus où lesenterrer&|160;; un grand trou, qu’on avait fait derrière lapoudrière, était comble. Outre les chevaux, nous avions aussi lebétail qui n’en pouvait plus.

Je crois voir encore le vieux maître d’écoleColombani, tout petit, tout ratatiné dans sa capote noire râpée,son vieux chapeau gris sur la nuque, arriver à la cantine, suivi desa vache et de son veau, qui ne le quittaient jamais&|160;; jel’entends nous dire d’une voix plaintive&|160;:

–&|160;Ah&|160;! messieurs les maréchaux deslogis, ayez pitié de ma pauvre vache&|160;! c’est tout notre bien…Qu’est-ce que nous deviendrions, ma femme, mes filles et moi, sansnotre vache, mon Dieu&|160;!… Un peu d’eau, je vous prie… Voyezcomme elles me suivent, les pauvres bêtes&|160;!

Tu penses s’il était bien reçu&|160;; rien quede l’entendre nous demander de l’eau, l’indignation nous prenait,nous l’aurions jeté volontiers par la fenêtre.

Ce pauvre vieux grimpait tous les jours surles petits platanes de la place, dont il arrachait les feuillespour sa vache. Les Kabyles, le voyant de loin, tiraient dessus, lesballes sifflaient dans les branches, mais il n’y prenait pasgarde&|160;; on avait beau lui crier de descendre, il ne vousécoutait pas.

Le brave homme a fini par sauver sa vache etson veau&|160;; il le méritait bien&|160;!

Je me rappelle aussi de ce temps une scènesingulière et même touchante. Un entrepreneur du génie, dont le nomne me revient pas maintenant, avait une trentaine de bourricotsdans le bordj&|160;; les malheureux ânes n’avaient pas bu depuisquelques jours, aussi figure-toi si leurs oreilles pendaient, s’ilstiraient la langue. C’était une vraie pitié&|160;!

Enfin, comme ils commençaient à crever, et quec’aurait été du travail pour les enterrer, on décida qu’il valaitmieux les lâcher à la grâce de Dieu. Ils étaient tous marqués aufer rouge sur la fesse, et l’entrepreneur pensa sans doute quec’était la meilleure chance de les sauver et de les ravoir, si nouséchappions de notre triste position.

Je me trouvais justement au redan de la portede Bougie, quand on les amena tous à la file, pour leur donner laclef des champs. Ils ne se tenaient plus debout, et l’on eut millepeines à leur faire comprendre ce dont il s’agissait&|160;; ils nevoulaient pas monter sur le talus&|160;; il fallut les pousser parderrière, l’un après l’autre&|160;; mais à peine avaient-ils vu lacampagne, que leurs grandes oreilles se redressaient et qu’ils semettaient à trottiner vers la fontaine, comme des lièvres&|160;;l’odeur de l’eau les attirait de plus d’un kilomètre.

En les voyant défiler ainsi, tout joyeux etranimés, nous aurions bien voulu pouvoir les suivre.

Mais revenons à des choses plus sérieuses.

Depuis le malheur de mon pauvre lieutenantAressy, je n’oubliais pas d’aller le voir chaque jour à l’hôpital.Il me serait bien difficile de te donner une idée de cette petitechambre blanchie à la chaux, de ce lit malpropre et de cette odeurpresque insupportable. L’eau manquait pour laver les bandages,c’est tout dire&|160;!

Et puisqu’on représente toujours le long desrues, à tous les coins de Paris et d’ailleurs, les chères sœurs etmonsieur le curé assis auprès du lit des malades, et secourant lesblessés sur le champ de bataille, je déclare que ceux de Tizi-Ouzoune s’y trouvaient jamais et qu’ils restaient prudemment dans leurcoin, chose connue de toute la garnison et de tous les habitants dubordj, qui ne viendront pas dire le contraire.

Il faudrait pourtant tâcher de mettre lesactions un peu d’accord avec les peintures, et ne pas faire leverles épaules des gens par de semblables comédies.

À cause de cet isolement, mon bon et bravelieutenant, autrefois si gai, l’air si riant, était tout abattu.Mon Dieu&|160;! qu’il me faisait de peine, et qu’il était contentde recevoir quelques nouvelles du dehors&|160;!

Souvent il bouillonnait et s’indignait d’êtrecloué là.

–&|160;Voyez la fatalité, mon cher Goguel,disait-il&|160;; être réchappé de Sedan, avoir assisté à cettefameuse charge, où le régiment s’est si bien montré… et venir iciattraper bêtement une balle au bivouac, après une action… Ah&|160;!si je l’avais seulement reçue en pleine poitrine, au moins jeserais mort&|160;!

Alors l’émotion le gagnait, il ne pouvaits’empêcher de pleurer.

Tout cela, tu le penses bien, ne vousembellissait pas l’existence, et souvent je me disais que si noussortions de ce trou, les Kabyles en verraient de dures&|160;; jeserrais la poignée de mon sabre, en pensant&|160;:

«&|160;Malheur à vous quand sonnera lacharge&|160;! Vous me payerez tout ce que nous souffrons&|160;;vous me le payerez cher&|160;!&|160;»

De leur côté, les gueux se faisaient sansdoute des réflexions semblables&|160;; chaque matin je les voyaisle nez en l’air, dans leurs tranchées&|160;; ils aiguisaient leursflissas, comme pour nous dire&|160;:

«&|160;Apprêtez votre cou&|160;! Voici ce quivous attend&|160;! Vos citernes doivent être bientôt vides… lemoment approche où nous vous ferons passer le goût dupain&|160;!&|160;»

Nous touchions alors au mois de mai, tous lesjours il faisait plus chaud que la veille&|160;; et dans notrebordj, entre neuf heures du matin et cinq heures du soir, quand lesoleil d’Afrique passait au-dessus de nos murs blancs, sans verdureet sans ombre, nous desséchions sur pied. Rien ne bougeait&|160;;nos spahis mêmes qui supportent mieux la soif que nous, restaientassis, les jambes repliées, la tête penchée, tout rêveurs.

Les Arabes ont quelque chose pour se consolerde tout, c’est de dire que c’était écrit&|160;; mais tu penses bienque cette façon de voir ne me convenait pas, et que j’étais résoluà défendre ma peau jusqu’à la dernière extrémité.

Malgré cela, d’être enfermé dans cette espècede cimetière, et de monter régulièrement la garde autour, sanspouvoir s’allonger de temps en temps un coup de sabre avecl’ennemi&|160;; de rêver toujours à boire&|160;; de se représenterle plaisir qu’on aurait eu à vider d’un trait une bonne canette debière bien fraîche, et de se forger d’autres illusions pareilles,sans arriver à rien, c’était terrible au bout du compte. Chaquefois qu’il passait un nuage, on se disait&|160;:

«&|160;Il va pleuvoir&|160;!&|160;»

Puis le nuage s’en allait dans les oliviers dela montagne, le soleil revenait plus beau qu’avant, et l’on restaità sec comme des poissons sur le sable, quand la rivière seretire.

Nous croyions aussi quelquefois entendre unorage dans le lointain&|160;; on écoutait&|160;: c’était le canondu fort National, de Dellys, de Dra-el-Misan&|160;! –L’insurrection s’étendait partout.

Je ne te cache pas que je me suis souhaitéplus d’une fois en ce temps d’être à Saint-Dié, dans les Vosges, aumilieu des sapins, auprès d’un ruisseau&|160;; et que souvent lanuit, le manteau autour de la tête, dans un coin quelconque, aprèsla garde, je me suis traité d’imbécile, d’être venu me fourrer dansce guêpier de Tizi-Ouzou, pendant que tant d’autres, restés chezeux malgré les appels du gouvernement provisoire, faisaient leurstrois repas par jour, arrosés de bon vin, et fumaienttranquillement leur pipe à la brasserie, dans l’après-dînée, enbattant les cartes et causant des petites affaires de la ville. –Oui, bien souvent je me suis écrié&|160;:

«&|160;Oh&|160;! Goguel, faut-il que tu soisbête de t’être engagé sans réfléchir une minute, tandis que desmilliers de garçons plus riches que toi, ayant beaucoup plus debien à défendre, ne bougeaient pas de la maison. Ils deviendrontmaires de leur commune, membres du conseil général, députés dudépartement&|160;; ils épouseront de jolies filles, qui t’auraientpeut-être préféré&|160;; et toi, dans cette misérable bicoque, tudépéris de soif&|160;; tu risques de voir ta tête promenée degourbi en gourbi, au bout d’un bâton&|160;! Oh&|160;! mon pauvreGoguel, faut-il que tu manques de bon sens&|160;! Si tout le mondeétait forcé de servir, à la bonne heure, en partant tu n’auraisfait que ton devoir, mais de cette manière, tu t’es conduit commeun véritable fou.&|160;»

Voilà les réflexions que je me faisais.

Ce qui m’indignait encore le plus, c’était devoir que les Kabyles, au lieu de nous attaquer, voulaient nousprendre comme des rats dans une ratière.

La patience de ces gens finit pourtant aussipar se lasser&|160;; ils nous croyaient à bout, quand un soir, lesnuages, qui depuis si longtemps allaient et venaient, s’arrêtèrentsur le bordj, les éclairs se mirent de la partie, et nous reçûmesune averse abondante.

Quelle joie pour les hommes et lebétail&|160;! Nous avions de l’eau cette fois, on put s’endonner&|160;! Et comme l’eau de tous les toits s’en allait auxciternes, elles furent à moitié remplies. Les Arabes en devinrentfurieux.

–&|160;Ah&|160;! chiens de Français, nouscriaient-ils de leurs chemins couverts, vous avez du bonheurqu’Allah ait pensé à vous&|160;! Il vous prolonge l’existence decinq ou six jours&|160;; mais vous ne perdrez rien pourattendre&|160;!

Bientôt nous vîmes qu’ils se rendaient parbandes dans les villages environnants, et qu’ils en rapportaientdes poutres, des planches, des fagots. Ces fagots s’entassaientderrière un monticule, en face de la porte du bureau arabe, ettoute la garnison pensa qu’ils étaient enfin décidés à livrerl’assaut&|160;; qu’ils allaient tous accourir au premier signal,leur fagot sur l’épaule, et qu’ils les jetteraient en tas au pieddu mur, jusqu’à la hauteur du rempart, où l’on se prendrait corps àcorps.

On s’apprêtait à les bien recevoir.

Or, la nuit même où on s’attendait àl’attaque, j’étais de réserve au bureau arabe. Il faisait un clairde lune magnifique&|160;; nos écuries touchaient à ce bureau&|160;;le toit s’appuyait au sommet contre le mur du bordj, et, dans lacour à l’intérieur, il reposait sur des piliers en forme de hangar.On voyait au-dessous les chevaux et les mulets rangés à lafile&|160;; et devant le mur du fond, percé de meurtrières, setenaient nos spahis, l’arme prête, observant la campagne.

J’avais ordre d’empêcher que la moindre parolene fût échangée entre nos hommes et l’ennemi, car les Kabyles, dansleurs tranchées, n’étaient pas à plus de quinze mètres durempart.

Je me promenais donc de long en large, fumantma cigarette, écoutant et regardant ce qui se passait.

À minuit sonnant, j’éveillai le brigadierPéron, qui prit la garde à son tour&|160;; puis, enveloppé dans mongrand manteau blanc, je m’étendis derrière les chevaux, sur unebotte de paille, à l’ombre du toit, et je m’endormisprofondément.

Dieu sait depuis combien de temps je dormaiset quelle heure il pouvait être, quand de ma place je vis entre lespieds des chevaux un trou énorme dans le mur, sous lamangeoire.

«&|160;Ah&|160;! me dis-je, en pensant auxKabyles, c’est par là qu’ils veulent entrer&|160;!&|160;»

Et tout aussitôt la tête barbue d’un Kabyle,les yeux luisants comme ceux d’un chat, parut dans ce trou&|160;;j’en frémis&|160;!… Il tenait à la main un grand yatagan et rampaitde mon côté&|160;; puis j’en vis un autre derrière, puis untroisième, ainsi de suite.

Je faisais des efforts terribles pour me leveret crier aux armes&|160;! Impossible&|160;!… quelque chose mepesait sur la poitrine.

Et voilà que le premier Kabyle arrive auprèsde moi&|160;; il me regarde dans l’ombre, son bras se lève, leyatagan m’entre dans l’estomac jusqu’à la garde&|160;; je sens lesang qui bouillonne de la blessure… alors je crie&|160;:

–&|160;À moi, chasseurs&|160;!

La sentinelle se retourne et medemande&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que vous avez donc, maréchaldes logis&|160;?

Et je lui réponds, en portant les mains à mapoitrine toute chaude et toute mouillée&|160;:

–&|160;Je suis blessé… mon sangcoule&|160;!…

Mais le silence régnait partout. Je me lève,et qu’est-ce que je vois au clair de lune&|160;? Mon manteau toutjaune du haut en bas&|160;: je venais d’avoir un cauchemar, et versla fin, une mule, tirant sur sa longe pour se reculer, m’avaitinondé de son urine… C’est de là que venait ce que j’avais prispour du sang&|160;!

Tu penses si les camarades se moquèrent de moile lendemain, lorsque je leur racontai mon rêve&|160;; tout lebordj en rit de bon cœur&|160;; ce fut une distraction à nosmisères.

Malheureusement l’assaut n’arrivait pas&|160;!Les Kabyles, bien loin de penser à grimper aux murs, s’étaientconstruit des baraques avec leurs matériaux, pour nous observerplus à leur aise. Nous avions eu plusieurs hommes tués auxcréneaux&|160;; dix-sept chevaux étaient morts de soif&|160;; lebétail se trouvait réduit des trois quarts, l’eau des citernesredevenait rare, on creusait depuis longtemps le puits duparatonnerre sans en trouver&|160;; on attendait du secours, etrien ne paraissait.

Nous aurions bien fait notre trouée le sabre àla main et la baïonnette en avant&|160;; mais les femmes et lesenfants n’auraient pas pu nous suivre, et le commandant Letelliern’était pas homme à les laisser en arrière. Pas un de nousd’ailleurs n’était capable d’avoir une idée pareille&|160;; nousserions plutôt morts là jusqu’au dernier&|160;; il faut nous rendrecette justice.

On ne pensait donc plus qu’à la colonne quidevait venir nous délivrer.

Le 11 mai, étant de garde au bastion de lapoudrière, je traversais la place, vers midi, pour aller manger lasoupe, quand, en passant auprès des chariots de MM.&|160;Moute,d’Alger, réfugiés dans le bordj, en me retournant avant d’entrer àla cantine, je vis une immense colonne de fumée se dérouler dansles airs.

–&|160;Qu’est-ce que cela&|160;? dis-je à l’undes conducteurs.

–&|160;Çà, maréchal des logis, c’est lecaravansérail d’Azib-Zamoun qui brûle.

J’entrai, pensant qu’il avait raison.

Mais le soir, après avoir relevé mesfactionnaires, comme j’allais m’étendre au pied du mur pour dormir,un coup de canon au loin me fit dresser la tête&|160;; j’écoutaisen retenant mon haleine&|160;; un second coup bien faible arrivajusqu’au bordj, et je me dis&|160;:

–&|160;Si j’en entends un troisième, c’est lesignal, nous sommes sauvés&|160;!

En effet, le troisième coup retentit, mais siloin, qu’il fallait être prévenu pour l’entendre.

J’aurais bien voulu pouvoir annoncer la bonnenouvelle aux camarades, mais malheureusement j’étais de garde,impossible de quitter le poste.

Toute cette nuit-là les Kabyles ne firent quetirer et crier, sans doute pour nous empêcher de voir ou d’entendred’autres signaux.

Enfin, à quatre heures du matin, le vieuxbrigadier Abd-el-Kader parut et me dit, en étendant la main vers laporte du bureau arabe&|160;:

–&|160;Il n’y a plus de Kabyles de ce côté,maréchal des logis&|160;; ils sont tous à la porte de Bougie.

Je ne pouvais le croire&|160;; mais bientôtdes mobilisés de la Côte-d’Or s’avancèrent hors des remparts et semirent à couper les blés pour le bétail&|160;; puis, vers le campdu maréchal, au coude de la route, je vis s’élever un long nuage depoussière, annonçant une colonne en marche. Le bruit courutaussitôt que nous allions être débloqués&|160;!… Songe avec quelleémotion les malheureux enfermés dans le bordj venaient s’en assurerde leurs propres yeux.

Deux heures après, nous vîmes flamber le petitvillage de Vin-Blanc&|160;;un officier français à chevalparut sur la route d’Alger&|160;; il entra ventre à terre,annonçant l’arrivée de la colonne Lallemand, composée de huit millehommes, dix pièces de canon et deux mitrailleuses.

Inutile de te peindre l’enthousiasme des gens,les cris de «&|160;Vive la France&|160;! Vive laRépublique&|160;!&|160;»

Les Kabyles se repliaient à la hâte vers lamontagne&|160;; ils se concentraient au village arabe, près dumarabout Dubelloi.

Un pauvre soldat du train accourut sur lesremparts pour jouir de ce spectacle&|160;; je le vois encorearriver tout riant et se pencher dans un créneau, quand ils’affaissa, la tête toute sanglante. La dernière balle avait étépour lui. On l’emporta.

–&|160;Allons… allons… criait le lieutenantCayatte, pas de temps à perdre… bridons… il faut faire boire leschevaux.

Mais comment leur passer la bride&|160;? Ilsne pouvaient plus ouvrir leur bouche gercée et crevassée. On se mitpourtant à cheval et l’on partit. J’avais pris bien vite un morceaude savon. Comme nous arrivions à la fontaine turque, la tête de lacolonne débouchait auprès&|160;; le général Lallemand, en nousvoyant dans cet état, se mit à sourire.

Il faut avoir passé par là, pour savoir quelbonheur il y a de se laver, de se savonner et de se bouchonner àfond avec de la bonne eau fraîche. Toute la colonne défilait auprèsde nous&|160;; bientôt ce fut le tour du régiment. Lerégiment&|160;! Tu ne connais pas ça, puisque tu n’as jamaisservi&|160;; le régiment, vois-tu, c’est la famille du soldat, çaremplace tout&|160;!

Les petits schakos à couvre-nuque blancs, lesvestes bleu de ciel, les gros pantalons rouges à jupe, les largesbaudriers blancs s’avançaient au pas, dans la poussière&|160;; lecliquetis des sabres, le hennissement des chevaux nousréjouissaient encore une fois l’oreille&|160;; comme nousregardions&|160;!…

Et tout à coup une voix crie&|160;:

–&|160;Goguel&|160;!

Mon vieux camarade Rellin saute à terre&|160;;d’autres sous-officiers le suivent. Quelles bonnes et solidespoignées de main on se donnait&|160;; qu’on était content de serevoir&|160;!

Mais la colonne marchait&|160;; il fallut seremettre en selle et partir au trot pour reprendre son rang.

Nous autres, les manches retroussées, nouscontinuâmes notre lessive&|160;; puis, après nous être bien lavés,bien savonnés, nous revînmes à Tizi-Ouzou, menant les chevaux parla bride.

Tout allait bien alors de notre côté&|160;;seulement, à vingt-six kilomètres de nous, dans la haute montagne,le fort National restait toujours bloqué&|160;; les Kabyles,fortement retranchés autour, avaient coupé la route en plus devingt endroits. En attendant qu’on pût les déloger, le généralLallemand donna l’ordre de déblayer nos environs&|160;; et commenous rentrions au bordj, un bataillon partait déjà le fusil surl’épaule, pour enlever le village arabe. Mais la résistance futplus sérieuse qu’on ne pensait&|160;; les Kabyles, furieux de voirque nous leur échappions, se battaient avec désespoir&|160;; ilfallut envoyer un second bataillon, puis un régiment, enfin toutela colonne fut engagée.

Au premier coup de canon, j’étais monté surles remparts du vieux bordj, qui dominaient la position. Desmilliers de Kabyles, embusqués dans les maisons du village etderrière leurs immenses haies de cactus, faisaient un feud’enfer&|160;; de tous les côtés, au milieu des orangers, desmûriers, des sycomores, s’élevait la fumée de leur fusillade. Notreartillerie leur répondait du village européen, hachant cetteverdure comme de la paille, et nos tirailleurs arrivaient sur euxau pas de course. Plus d’une ruelle était déjà pleine de morts etde blessés.

La lutte fut longue&|160;; mais aux approchesde la nuit, les Kabyles, enfoncés sur toute la ligne, se mirent enretraite&|160;; leurs longues jambes brunes s’allongèrent sur lacôte, grimpant au marabout Dubelloi, pour gagner d’autres cimeséloignées&|160;; quelques rares coups de fusil brillaient encore deloin en loin dans les oliviers, puis tout se tut, et la flammemonta sur le village, enlaçant les vieux arbres déjà mutilés, dontles grandes ombres tremblotaient dans la plaine.

Cela fait, la colonne Lallemand resta deuxjours sous Tizi-Ouzou&|160;; elle rétablit les tuyaux de lafontaine, elle approvisionna la place, et nous quitta le matin dutroisième jour, en nous laissant une compagnie d’infanterie, unepièce rayée et une mitrailleuse. Elle allait au nord, vers la mer,et livra le lendemain le sanglant combat de Taourga, qui dispersales insurgés et les força de lever le blocus de Dellys. Huit joursaprès, elle était déjà revenue à Temda et recevait la soumissiondes Beni-Djéma. C’est là que notre petit détachement, escortant unconvoi de pain, alla la rejoindre&|160;; le commandant Letellierétait à notre tête. Nous revîmes, en passant, Si-Kou-Médour,complètement abandonné, le Sébaou, dont nous suivîmes encore unefois le lit desséché, et la colline où nous avions livré combatquarante jours avant. Enfin, vers huit heures du matin, nousarrivâmes à Temda.

La colonne campait sur la côte.

Je passai quelques heures avec les camarades.Nous fîmes même un tour au village, et je me rappelle avoir vu làdes turcos dans une ruelle, en train de ravager quelquesruches&|160;; ils étaient noirs de mouches et riaient comme desfous, sans s’inquiéter des piqûres, ayant sans doute un moyen des’en préserver&|160;; ils mordaient à même dans les rayons de mielet s’empressèrent de nous en offrir. J’acceptai, et je mesouviendrai longtemps de la colique qui s’ensuivit.

Ce même jour, on fit sauter la maison du caïdAli et l’on brûla Temda. Il était environ quatre heures du soir, lacolonne avait plié bagage et descendait au Sébaou, pour allercamper plus loin dans la montagne. Nous autres, nous reprîmes lechemin de Tizi-Ouzou&|160;; vers cinq heures, nous repassions parSi-Kou-Médour&|160;; les habitants de ce village avaient rejointles insurgés.

Il faisait une chaleur étouffante. Tout setaisait dans ce monceau de gourbis, de huttes, de baraques, où descentaines de cigognes avaient élu domicile&|160;; chaque vieux toiten portait deux ou trois nids énormes, pleins de jeunes, dont lescous repliés et les grands becs toujours ouverts attendaient lapâture. Les mères, par douzaines, arrivaient de la vallée duSébaou, leur apportant des couleuvres, des crapauds, desgrenouilles. Les arbres mêmes étaient chargés de ces nids&|160;; onaurait dit des greniers à foin. Au-dessous, dans les petitesruelles, entre les haies touffues, couraient des colonies de pouleset de poulets, que les Arabes n’avaient pas eu le temps d’emmeneravec le bétail.

Voilà les seuls habitants deSi-Kou-Médour.

Comme nous approchions du village, lecommandant donna l’ordre d’y mettre le feu, ce qui se fitrapidement par une vingtaine de chasseurs. On arrachait du toitvoisin une poignée de chaume qu’on allumait et qui vous servait detorche. Au bout d’un quart d’heure, tout était en feu&|160;; et parce temps chaud, calme, les flammes se réunirent bientôt en unegerbe immense, puis la fumée noire monta directement au ciel.

Là, je vis une scène vraiment attendrissanteet terrible&|160;: les cigognes, ces oiseaux des marais, appeléespar les cris de leurs petits, planaient au milieu de cette fuméesombre&|160;; elles plongeaient dans le brasier et tombaient mortessur leurs couvées.

Nous partîmes au pas&|160;; mais combien defois je tournai la tête, regardant ce spectacle navrant et merappelant ce que nous avions souffert nous-mêmes en France&|160;:nos villes brûlées, nos terres ravagées, nos parents fusillés parles Prussiens.

Une heure après, nous rentrions àTizi-Ouzou&|160;; et chaque jour, depuis, nous entendions gronderle canon dans la montagne&|160;; nous voyions les villages brûlertantôt à droite, tantôt à gauche.

Vers le 1er juin, la colonneLallemand revint camper auprès de nous, le général ne se trouvaitpas assez en force pour tenter le débloquement du fortNational&|160;; mais la colonne Cérez, forte de six à sept millehommes, arrivait des environs d’Aumale&|160;; il s’agissaitd’opérer la jonction avant de commencer l’attaque.

Le 5 juin au soir, étant allé serrer la mainde mon ami Babelon, lieutenant au premier régiment de tirailleursalgériens, il me dit que la nuit suivante la colonne allait leverle camp, et qu’elle serait à la pointe du jour au pied des Mâatka,dont elle gagnerait la crête, pour se joindre à la colonne Cérez.En effet, la colonne Lallemand partit le lendemain, laissant àTizi-Ouzou de la cavalerie, une compagnie d’infanterie, deux piècesde canon et deux mitrailleuses. Ce détachement, le 6 juin au matin,partit à son tour, se dirigeant par la route muletière deDra-el-Misan, vers la montagne où se trouve le village de Bounoum.Les Kabyles, croyant que nous allions les attaquer de ce côté,descendirent en masse à notre rencontre&|160;; et la colonneLallemand qui se trouvait plus loin, profita de cette diversionpour grimper directement sur les crêtes des Mâatka sans éprouver derésistance.

Vers onze heures du matin, tout était terminé.Le détachement rentra dans le bordj&|160;; et ce même soir nousvîmes les feux des deux colonnes briller à la cime desmontagnes&|160;; la jonction était faite.

Depuis ce moment jusqu’au 15 juin, nousentendîmes tous les jours gronder le canon derrière lesMâatka&|160;; mais il paraît qu’on ne pouvait s’approcher du fortNational dans cette direction, c’est pourquoi les deux colonnesCérez et Lallemand redescendirent à Tizi-Ouzou. Nous les croyionsdécouragées, quand une nuit, toute l’infanterie partit, laissant lacavalerie en plaine&|160;; elle arriva vers quatre heures du matinau pied des Beni-Raten, près du moulin Saint-Pierre, et l’assaut deces immenses hauteurs, couronnées par le fort National, commençatout de suite.

Du haut des remparts, nous voyions nos soldatsgrimper à travers les oliviers et les broussailles, traînant aprèseux l’artillerie. Tout montait et tirait à la fois. Les piècesétaient mises en batterie sur chaque escarpement et tonnaient àleur tour&|160;; les Kabyles se défendaient avec courage. Rien aumonde ne pourrait rendre l’effet de nos vingt pièces de canontonnant dans les échos des Beni-Raten&|160;: c’était un roulementformidable et grandiose.

Au plus fort de l’action, le fort National fitune sortie&|160;; les Kabyles, pris entre deux attaques, sedécidèrent enfin à quitter la position&|160;; ils se dispersèrent,et le fort fut débloqué&|160;; vers trois heures de l’après-midi,les deux colonnes campaient autour de ses murs.

Je pourrais m’arrêter ici, puisque nous étionsdégagés, mais il faut que tu connaisses la fin de cette histoire,car le reste ne regarde pas seulement les choses de la guerre, maisencore les affaires intérieures de ces pays si beaux, si riches etsi malheureux.

Le 24 juin au soir, le commandant Letellier,du cercle de Tizi-Ouzou, prit le commandement de quatre escadronsde cavalerie et nous choisit pour escorte, nous qui l’avionssecondé dans sa défense du bordj. Nous allâmes coucher sur lescendres de Si-Kou-Médour. Le 25, nous campions un peu au-dessus deTemda. Le 26, de grand matin, nous partîmes avec le commandant, lesquatre escadrons et les spahis du bureau arabe. Nous nous rendîmesau village de Djéma-Sahridj, dans la tribu des Beni-Frassen, pourrecevoir leur soumission et les maintenir par notre présence, carl’insurrection n’était pas comprimée&|160;; une foule d’insurgésallaient encore grossir le nombre des combattants d’Echeriden. Toutce jour, le canon se fit entendre dans la direction du fortNational&|160;; il devait se livrer là-bas une véritable bataille.La précaution du commandant ne fut pas inutile, nous avions noschevaux au piquet sur la place du village, et personne n’étaittenté, nous voyant là, d’aller se battre ailleurs.

Le village de Djéma-Sahridj est peut-être undes plus beaux de l’Algérie&|160;; on ne s’en douterait pas en leregardant de la vallée, car des rochers se hérissent toutautour&|160;; mais arrivé au haut, c’est un paradisterrestre&|160;; plus de cinquante sources bouillonnent auxenvirons, et dans ce pays de soleil brûlant, l’eau c’est tout,c’est l’abondance, la richesse. Aussi toutes les maisons deDjéma-Sahridj sont-elles bâties en pierres, couvertes de tuiles,entourées de jardins et plongées dans la verdure des noyers, descerisiers, des orangers, des figuiers, tous couverts de fruits etentrelacés d’énormes plants de vigne. Près de la mosquée j’ai mêmeremarqué trois grands palmiers, arbres assez rares dans les hautesrégions de la Kabylie. Les femmes et les enfants avaient seulsquitté le village&|160;; nous les voyions qui nous observaient d’unair craintif, du haut des rochers.

Les chasseurs firent là le café. Les Kabylesnous apportaient des couffins pleins de figues sèches&|160;; lespauvres gens, ayant vu brûler tant d’autres villages, avaient peur.Enfin, le commandant, qui se promenait de long en large, toutpensif, donna l’ordre du départ, et nous retournâmes au camp, oùbivouaquaient les camarades.

Nous repartîmes de là le jour suivant,remontant le Sébaou, pour aller camper à dix ou douze kilomètresplus haut, vers les sources de la rivière. La vallée serétrécissait toujours à mesure que nous avancions&|160;; desrochers bruns se dressaient à droite et à gauche&|160;; lescultures devenaient rares&|160;; la ronce, le chêne-nain, leslentisques prenaient le dessus&|160;; à peine si quelques petitsvillages se montraient encore au fond de ces halliers.

Le lendemain, de bonne heure, le commandantfit partir un escadron en reconnaissance chez les Beni-Djéma&|160;;puis il nous emmena pousser une pointe très avant dans lavallée.

Vers onze heures, nous atteignîmes un mamelon,où nous restâmes toute la journée en observation&|160;; le soir,nous rentrâmes au camp. La nuit, dans ce recoin, se passa trèsbien, et le lendemain, avant le jour, nous repartîmes encore,renforcés d’un peloton du premier régiment de chasseurs.

Après avoir marché pendant trois ou quatreheures à travers des broussailles n’offrant plus trace de sentier,nous arrivâmes près d’un petit marabout solitaire, perdu dans leshautes herbes&|160;; un verger de figuiers au-dessous, sur la pentedu ravin, et plus bas un moulin kabyle au bord de la rivière,profondément encaissée.

Ce moulin, couvert de chaume, les poutresmoussues, paraissait vieux comme le temps&|160;; l’eau lui venaitd’une cascade galopant sur les rochers et qui tombait dans un grostronc d’arbre creux, d’environ quinze pieds&|160;; au bas del’arbre se trouvait une turbine en bois, grossièrement taillée, etsur le pivot même de la turbine, la meule en forme de toton&|160;;quand on voulait arrêter le mouvement, il suffisait de repousserl’arbre attaché par une corde à l’autre bout&|160;; l’eau tombaitalors à côté. J’ai regardé cela très attentivement&|160;; toutesles choses naturelles m’intéressent.

Tu vois que les turbines ne datent pasd’aujourd’hui, car cette vieille baraque avait pour le moins centcinquante ans. Tout autour croissaient d’énormes frênes. Je m’étaisassis au bord du courant, fumant ma pipe&|160;; mon camarade Ignardétait en vedette près du marabout, avec cinq hommes, et noschasseurs arrachaient des oignons dans le petit jardin à côté, pourmanger avec leur pain.

Il pouvait être dix heures lorsque lecommandant donna l’ordre de remonter à cheval. On descendit dans lelit de la rivière, presque à sec, et l’on fit halte.

Nous étions là depuis environ un quartd’heure, le commandant à vingt-cinq ou trente pas en avant, quandnous vîmes arriver une femme européenne sur un mulet, escortée dedeux Kabyles armés. Cette femme, déjà vieille, était habillée d’unerobe en loques&|160;; elle avait un chapeau de paille, les bordsrabattus et liés contre les oreilles. En arrivant près ducommandant, elle descendit de sa mule, et, se jetant à genoux, ellelui embrassa les mains, les bottes, et jusqu’aux pieds de soncheval. Nous ne savions ce que cela voulait dire&|160;; et commeAli, le cavalier du bureau arabe, passait près de moi, je luidemandai ce que c’était.

–&|160;Ça, maréchal des logis, dit-il, c’estla femme d’un colon de Bordj-Menaïel, que Caïd Ali a faiteprisonnière, avec quarante-cinq autres du même village&|160;; ill’envoie en parlementaire.

Jamais je n’ai vu de figure plus triste etplus touchante. Ce que la malheureuse dit au commandant, je n’ensais rien, mais je l’entendis lui répondre&|160;:

–&|160;Allez&|160;!… Retournez vers Caïd Ali,et dites-lui que s’il ne veut pas vous rendre à tous la liberté,nous irons vous chercher&|160;; je suis las d’attendre&|160;!

Alors elle remonta sur sa mule et repartit,escortée de ses deux Kabyles.

Nous n’attendîmes plus longtemps&|160;; uneheure environ après débouchait du vallon une troupe de Kabylesarmés&|160;; ils arrivaient au pas et s’arrêtèrent à trois centsmètres de nous.

Le commandant se porta seul en avant&|160;; unfrère de Caïd Ali s’avança de son côté&|160;; ils causèrentensemble quelques instants&|160;; puis le frère du caïd, seretournant, fit un signe à ses hommes, et nous vîmes bientôts’avancer du fond de la gorge une troupe de gens affaissés,déguenillés, minables&|160;: c’était la population deBordj-Menaïel, ce qui restait du massacre&|160;! Caïd Ali avaittrouvé bon de les emmener comme otages, se réservant de leur couperle cou s’il était vainqueur, et, s’il était battu, de les rendre,grave circonstance atténuante.

Représente-toi la joie de ces pauvres genslorsqu’ils nous aperçurent&|160;; ce n’étaient que des vieillards,des malades, des femmes et des enfants, en blouse, en veste, enchapeau, en casquette, tels qu’on les avait ramassés deux moisavant, les uns dans leurs maisons, les autres pendant le travaildes champs&|160;; enfin des gens réchappés de la potence, je nepeux pas mieux te dire. Il y avait soixante et dix jours qu’on lespromenait de tribu en tribu&|160;; tous les jours ces malheureuxentendaient le canon de la colonne qui se rapprochait, et toutesles nuits Caïd Ali les faisait aller plus loin.

Ils vinrent donc nous serrer les mains et nousraconter leurs misères. Tu ne saurais croire ce qu’ils avaientsupporté. Chaque village les nourrissait à son tour&|160;; on neleur donnait que du blé et des figues sèches, et chaque fois queles Kabyles venaient d’éprouver un échec, ils arrivaient auprèsd’eux, aiguisant leurs flissas et disant&|160;:

–&|160;Préparez-vous… Il est temps&|160;!

Puis ils délibéraient entre eux, etdisaient&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! non, pas aujourd’hui,mais demain&|160;!

Je ne te parlerai pas des autres outrages queles malheureux avaient endurés… Ce serait trop horrible&|160;!… Lefanatisme religieux rend les hommes pires que les derniers desanimaux.

Le commandant, ayant rappelé Ignard et sescinq hommes, fit monter ces pauvres gens sur des mulets qu’on avaitmis en réquisition au dernier village&|160;; ils partirent,escortés d’un peloton de chasseurs, se dirigeant vers l’endroit oùcampait le reste de la cavalerie. L’ordre était de les conduire lelendemain à Tizi-Ouzou.

Le commandant n’avait retenu qu’un seul hommede la troupe, celui qu’il avait jugé le plus robuste et le plusintelligent, pour le conduire au général Lallemand, campé dans lahaute Kabylie, près du Jurjura.

Je regardais cette scène tout pensif. Lafigure d’un Kabyle surtout attirait mon attention&|160;; il étaitgrand, il avait le nez un peu fort, la barbe courte, noire etfrisée&|160;; je me demandais où je l’avais vu, quand Brissard medit&|160;:

–&|160;Tu ne reconnais pas cet Arabe àcheval&|160;? C’est Saïd Caïd, le cavalier noir de Temda.

Je le reconnus aussitôt&|160;; il était sur lemême cheval et portait le même manteau noir, nous regardant d’unair de hauteur, en se grattant la barbe avec indifférence. Ilvenait faire sa soumission, maintenant qu’ils étaient tousbattus.

Le commandant donna l’ordre du départ.

–&|160;En route&|160;! dit-il en montrant lessommets&|160;; nous en avons pour six heures avant d’arriverlà-haut.

Et nous partîmes.

Si j’étais forcé de te peindre les chemins parlesquels nous avons passé à la file les uns des autres, toujoursgrimpant comme des chèvres, le précipice tantôt à droite, tantôt àgauche, les pentes d’oliviers sauvages, de chênes-nains, de myrteset de genévriers à perte de vue au-dessous de nous, j’en seraisbien embarrassé. Lorsque nous arrivions au haut d’un pic et quenous disions&|160;: «&|160;Nous y sommes&|160;!&|160;» un autre seprésentait, encore plus haut&|160;; nous pensions que cela n’enfinirait plus.

Du reste, nos petits chevaux arabes n’avaientpas l’air trop fatigués&|160;; ils étaient là dans leurélément.

De loin en loin se rencontraient aussi degrands villages kabyles, soumis tout récemment&|160;; les gens, surleurs portes, nous présentaient de l’eau dans des écuelles de boispour nous rafraîchir.

Finalement, après avoir grimpé sept heures,nous découvrîmes entre deux pics, sur un plateau couvert de grosfrênes et d’oliviers, les petites tentes et les pantalons rouges dela colonne.

Le commandant Letellier, le colon qu’il avaitamené et Saïd Caïd se rendirent au quartier général, et nouscampâmes au-dessus d’un petit ravin, à l’endroit où l’on abattaitle bétail. L’air était si clair à cette hauteur, que la tête vousen tournait.

J’allai voir tout de suite mon ami Babelon, lelieutenant de turcos. Les officiers de son régiment s’étaientconstruit une petite hutte en feuillage&|160;; ils finissaient dedîner. Babelon me reçut comme un vieux camarade, et ces messieursrappelèrent le cuisinier pour lui dire de me servir&|160;; ilsm’obligèrent à m’asseoir, ce que je fis de bon cœur, l’appétit nemanquait pas. Sur les neuf heures du soir, je les quittai&|160;;nous étions restés quinze heures à cheval, j’avais besoin de faireun somme.

Le lendemain au tout petit jour, on sonnaitdéjà le départ. Je courus remercier Babelon de son bon accueil, etnous prîmes encore ensemble un verre de cognac sur le pouce.

–&|160;Allons, Goguel, me dit-il au moment denous quitter, bientôt nous nous reverrons au pays&|160;; aussitôtl’expédition terminée, je demande une permission, et toi tu seraslibéré.

–&|160;Le plus tôt sera le mieux&|160;! luirépondis-je en riant.

Il me regarda filer et rentra sous satente.

Nous suivions alors la crête des montagnes.C’est là qu’on respirait à son aise et qu’on voyait de loin&|160;:d’un côté, la mer toute bleue, Alger dans le ciel, avec son port,ses jardins, ses maisons blanches&|160;; et de l’autre côté leJurjura, dont les immenses contreforts, chargés de rochers, deforêts et parsemés de villages arabes, s’allongeaient à perte devue dans toutes les directions jusqu’au bout de la plaine. Plus onregardait, plus on voyait de choses… Ah&|160;! oui, c’étaitbeau&|160;!… Quelle colonie nous aurions là, si l’émigration s’yétait portée depuis trente ans&|160;! Tous les malheureux que lebesoin pousse dans le désordre vivraient là-bas au milieu del’abondance&|160;; nous n’aurions plus à craindre les révolutionsde la misère… Mais le régime du sabre empêche tout&|160;!… Ceux quiquittent leur pays, pour chercher fortune ailleurs, aiment mieuxs’en aller en Amérique&|160;; et pendant que chez nous des millionsde travailleurs ne possèdent pas un pouce de terre, nous avons enAlgérie des millions d’hectares en friche, qui n’attendent que desbras pour produire les plus magnifiques récoltes.

Tous les chasseurs étaient comme moi, pas unne disait mot&|160;; nous regardions en silence, laissant leschevaux marcher, la bride sur le cou.

À neuf heures, nous passions auprès du villaged’Echeriden, où s’était porté, quelques jours avant, le coupdécisif de la campagne. Après ce combat, les Kabyles, repoussés deleurs derniers retranchements, n’avaient plus eu qu’à sesoumettre.

Ce grand village était détruit&|160;; les grosarbres étaient coupés et les petits tellement fauchés par lamitraille, qu’on aurait dit des blés couchés sur leurs sillons.

Là, j’ai vu pleurer un Kabyle – je n’en aijamais vu d’autre&|160;! – Il ne trouvait même plus la place de samaison&|160;; la femme, assise auprès de lui sur une pierre, secachait la figure sur les genoux, et les enfants semblaient ahuris.Pauvres gens&|160;! Le noble Caïd Ali les avait soulevés contrenous, en les menaçant de brûler leur village, s’ils ne marchaientpas&|160;; ils étaient ruinés de fond en comble.

Vers onze heures, nous arrivâmes au fortNational, et nous mîmes nos chevaux au piquet sur la route, enentrant. Il faisait très chaud. Brissard se chargea de nous trouverà déjeuner&|160;; puis nous allâmes prendre quelques chopes avecles soldats du train, qui nous reçurent en bons amis. On se racontales événements de la guerre. Caïd Ali avait tenté l’assaut du fortNational&|160;; il avait fait construire des échelles, disant à sesgens que celui qui ne toucherait pas au moins le mur seraitmaudit&|160;; qu’il n’aurait jamais part aux délices duparadis&|160;; qu’il glisserait en bas du rasoir, en passant surl’enfer, enfin des histoires de Lourdes et de laSalette&|160;!…

Nous écoutions ces choses, qui méritent qu’ony réfléchisse&|160;; dans tous les pays, les ignorants sont desinstruments terribles entre les mains des fanatiques, et nous avonsaussi des marabouts en France&|160;!…

À trois heures, nous reprîmes le chemin deTizi-Ouzou, escortant deux mitrailleuses et deux piècesrayées&|160;; à sept heures nous rentrions dans le bordj.

Ainsi finit notre campagne.

Dans les premiers jours du mois de juillet, lebruit se répandit que les militaires libérables auraient bientôtleur congé, et, le 12 au matin, Ignard, moi et vingt-deux chasseursd’Afrique, nous quittions Tizi-Ouzou pour nous rendre àDellys&|160;; nous laissions au bordj Brissard, avec le lieutenantCayatte et le reste des chasseurs.

Ce bon et brave Brissard et l’honnête maréchaldes logis Erbs nous accompagnèrent jusqu’à la fontaineturque&|160;; en nous quittant ils pleuraient comme desenfants.

Le soir, nous étions à Dellys et nous prenionsle bateau de la côte pour Alger, où nous arrivâmes lelendemain&|160;; de là, par le chemin de fer, nous retournâmes àBlidah. Enfin, le 15 juillet nous avions nos feuilles de route enpoche et nous regagnions nos foyers.

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