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Un drame au Labrador

Un drame au Labrador

de Vinceslas Eugene Dick

Chapitre 1 LES FUGITIFS

Il y a un peu plus d’une cinquantaine d’années, — en face du Grand Mécatina, sur la côte du Labrador, — vivait une pauvre famille de pêcheurs, composée du père, de la mère, de deux enfants (un garçon et une fille), et du cousin de ces derniers.

Le chef de la famille s’appelait Labarou ; le fils, Arthur, et le cousin, Gaspard.

Quant aux deux femmes, l’une répondait au nom de mère Hélène et l’autre au sobriquet de : Mimie.

Tout ce petit monde vivait en parfaite intelligence, se contentait de peu et n’avait pas la moindre idée que l’on fût plus heureux ailleurs que sur cette lisière de côte désolée qu’il habitait.

Pour peu que la pêche allât bien, que la tempête ne vînt pas démolir la barque ou abîmer les filets et que le hareng, la morue et le maquereau fissent leur migration au temps voulu, on n’en demandait pas davantage.

L’automne et le printemps, une goélette de cabotage parcourait cette partie de la côte, approvisionnant les pêcheurs échelonnés ça et là, achetait leur poisson et les quittait pour ne revenir qu’à la nouvelle saison navigable.

Quelquefois cette goélette avait à son bord un missionnaire, chargé des intérêts spirituels de cette vaste étendue de pays.

Et cette visite bisannuelle, impatiemment attendue, constituait tout le commerce qu’avait avec le reste de l’humanité la petite, colonie de Kécarpoui.

Car c’était sur la rive droite de la rivière Kécarpoui, à son embouchure même dans le fond de la baie du mêmenom, que la famille Labarou avait assis son établissement.

Cela remontait à 1840.

Un soir de cette année-là, en juillet, unebarque de pêche lourdement chargée abordait sur cette plage.

Elle portait les Labarou et tout ce qu’ilspossédaient : articles de ménage, provisions et agrès.

Le père, — un Français des îles Miquelon, —fuyait la justice de la colonie lancée à ses trousses pour lemeurtre d’un camarade, commis dans une de ces rixes si fréquentesentre pêcheurs et matelots, lorsqu’ils arrosent trop largement leplaisir qu’ils éprouvent de se retrouver sur le plancher desvaches.

Il s’était dit avec raison que le diablelui-même n’oserait pas l’aller chercher au fond de ces fiordsbizarrement découpés qui dentellent le littoral du Labrador.

Le fait est que les hasards de sa fuiteprécipitée avaient merveilleusement servi Labarou.

Rien de plus étrange d’aspect, de plus sauvageà l’œil que l’estuaire de cette baie de Kécarpoui, à l’endroit oùla rivière vient y mêler ses eaux ; rien de plus caché à tousles regards que cette plage sablonneuse où la barque des fugitifsde Miquelon venait enfin de heurter de son étrave une terreindépendante de la justice française !

Les lames du large, longues et presquenivelées par une course de plusieurs milles en eau relativementcalme, viennent mourir avec une régularité monotone sur un rivagede sable fin, dessiné en un vaste hémicycle qui enserre cettegrosse patte du Saint-Laurent allongée sur le torse du Canada.

Mais, au-delà de cette lisière de sable, d’ungris-jaunâtre très doux à l’œil, quel chaos !… quelentassement monstrueux de collines pierreuses, de blocs erratiquesà équilibre douteux, de falaises à pic encaissant l’étroite etprofonde rivière qui a fini par creuser son lit, — Dieu sait auprix de quelle suite de siècles ! — au milieu de cettecristallisation tourmentée !…

Ça et là, des mousses, des lichens, de petitssapins même, épais et trapus, s’élancent des fentes qui lézardentou séparent les diverses assises de ce couloir de Titans, au fondduquel la Kécarpoui chemine, tapageuse et profonde, vers lamer.

Le thalweg de cette vallée est indiqué par laligne sinueuse des conifères en bordure sur ses crêtes, jusqu’à unpâté de montagnes très élevées qui masque l’horizon du nord.

À droite et à gauche, le sol, moins tourmenté,offre ci et là des bouquets de sapins ou d’épinettes, qui semblentdes îlots surélevés au sein d’une mer de bruyères, d’où émergent denombreux rochers couverts de mousse et de squelettes d’arbresfoudroyés, où le feu du ciel a laissé sa patine noirâtre…

En somme, s’il plaît à l’imagination, le payasemble aride et tout à fait impropre à l’agriculture.

Pourtant, Labarou embrassa d’un œil satisfaitce paysage d’une horreur saisissante…

Bon homme au fond, mais d’humeur taciturne, —surtout depuis cette fatale rixe où il avait tué un camarade, — lepêcheur miquelonnais ne tarda pas à s’éprendre de cette naturebouleversée, si bien en harmonie avec sa propre conscience.

La situation exceptionnelle aussi de cettejolie baie, en pleine région de pêche, le décida…

Il résolut de s’y fixer.

L’installation ne fut ni longue, nidifficile.

Des sapins et des épinettes, de médiocrefutaie sur toute cette partie du littoral, furent abattus,grossièrement équarris et superposés pour former les quatre pans dufutur logis. Toutes ces pièces de bois, liées à queue d’aronde auxquatre angles, formèrent un carré très solide, que l’on surmontad’un toit en accent circonflexe, recouvert de planchesconfectionnées à la diable…

Et la maison était construite.

On s’en rapporta aux jours de chômage à venirpour améliorer petit à petit cette installation faite à la hâte ety ajouter les hangars et autres annexes indispensables.

L’essentiel, pour le moment, c’était des’organiser pour la pêche.

Les agrès furent inspectés et réparés ;la barque radoubée et goudronnée de l’étrave à l’étambot ; lesvoiles remises en état…

Bref, quinze jours après leur abordage, lesLabarou se retrouvaient chez eux et reprenaient leur train de vieordinaire.

Cela devait durer douze années entières,pendant lesquelles un incident digne d’être rapporté vint rompre lamonotonie de cette existence patriarcale.

Chapitre 2AVENTURE DE CHASSE

En juillet 1850, — c’est-à-dire dans ladixième année de leur séjour à Kécarpoui, — les jeunes cousinsLabarou firent une assez longue expédition en mer.

Âgés tous deux alors d’un peu plus de vingtans, très développés physiquement et hardis marins, ils necraignaient guère de s’aventurer en plein golfe, dans la barque àdemi pontée qu’ils s’étaient construite eux-mêmes, sous ladirection du vieux Labarou.

Cette fois là, — soit hasard de la brise, soitcuriosité d’adolescents, — ils avaient poussé une pointe jusqueprès de la côte ouest de Terre-Neuve, malgré les recommandationspaternelles ; et, joyeux comme des galopins qui ont faitl’école buissonnière, ils revenaient à pleines voiles vers la baiede Kécarpoui, lorsqu’on remontant le littoral, qu’ils serraientd’assez près, un spectacle fort attrayant pour des yeux dechasseurs leur fit aussitôt oublier qu’ils étaient pressés…

Deux caribous, — arrêtés au bord de la mer, oùils étaient venus boire sans doute, — se tenaient côte à côte, lespieds dans l’eau et la mine inquiète, regardant cette embarcationvoilée qui se mouvait sans bruit, à quelque distance du rivage.

La tentation était vraiment tropforte !…

Un coup de barre, et la barque se dirigea versle rivage, qu’elle laboura de son étrave et où elles’immobilisa.

Les deux jeunes gens, le fusil à la main,étaient déjà partis en chasse.

Mais les gentilles bêtes, — revenues de leurpremier mouvement de surprise et ramenées d’instinct au sentimentde la prudence, — pirouettèrent sur leurs pieds et disparurent sousbois, gagnant la côte voisine.

Les chasseurs s’élancèrent sur leurs traces eteurent bientôt fait d’escalader la côte boisée qui leur masquaitl’horizon du nord.

Arrivés sur la crête, ils s’arrêtèrent unmoment pour reprendre haleine et s’orienter.

Devant eux s’étendait une large savane,tapissée de bruyères longues et maigres, émergeant d’une herbejaunie, haute et clairsemée. Ça et là, des rochers de formesdiverses accidentaient cet espace découvert, que Jupitertonnant avait dû défricher lui-même S’il fallait en juger parles souches à demi calcinées qui dressaient partout leurssquelettes noircis.

Au-delà de cette savane, au pied de la chaînede montagnes qui fermait l’horizon du nord, Se voyait une lisièrede forêt épargnée par l’incendie.

C’est vers ce bois que se dirigeaient lescaribous, quand nos chasseurs les revirent du haut de la côte.

La délibération ne fut pas longue.

Nos jeunes Nemrods résolurent de continuer lapoursuite.

Mais ce fut bien inutilement qu’ilss’essoufflèrent à courir au milieu de cette savane pleine de trouset de bosses, car les caribous prirent un galop allongé, qui lesporta en quelques minutes au pied des contreforts boisés de lachaîne de montagnes, où ils disparurent…

Haletants et penauds, les deux cousinss’arrêtèrent enfin sur une éminence rocheuse, d’où ils pouvaientembrasser toute la savane, et même l’immense golfe, dont la nappebleuâtre, échancrée par les dentelures de la côte, s’étendaitdevant leurs yeux jusqu’au littoral ouest de Terre-Neuve.

Quel panorama !

À droite, le bras oriental de la baie deKécarpoui s’avançait dans la mer, à demi replié, comme s’il eûtvoulu retenir les flots qui la baignaient. L’ouverture de la baie,elle-même, était visible jusqu’à son milieu, mais, à part ce petittriangle d’azur miroitant au sein des masses sombres quil’enserraient, ce n’étaient, jusqu’à perte de vue, que le chaosmouvementé de la côte labradorienne s’abaissant avec gradation versle golfe, dont la surface scintillante se confondait avecl’horizon, dans les lointains du couchant.

Tout homme, en présence d’un pareil spectacle,est poëte d’instinct ; et les jeunes Labarou, sans connaîtreun traître mot des règles de la poésie, ne purent s’empêcher defaire entendre des exclamations admiratives :

— La belle vue qu’on a d’ici ! s’écriaArthur.

— Hum ! grommela Gaspard : c’estrudement chiffonné !

— Vois donc… notre fameuse baie Kécarpoui, cequ’elle est devenue ; à peine grande comme le foc de labarque !

— Nous en sommes loin !… répliquaGaspard, que cette réflexion de son cousin arracha aussitôt à sacontemplation. Au fait, ajouta-t-il, il est temps de regagner lamer. Filons.

— C’est vrai… Ces diables de caribous vontnous faire perdre une marée, et nous ne serons pas chez nous avantce soir.

— À la côte, et courons !

Et Gaspard, prenant les devants, s’engageaaussitôt sur la pente du monticule qui leur avait servid’observation, dévalant comme un cerf qui aurait eu toute une meutesur les jarrets.

Arthur ne fut pas lent à le suivre ; ettous deux, prenant la savane en diagonale pour « piquer auplus court », firent ainsi un bon demi-mille, ne s’arrêtantqu’au pied d’une colline peu élevée, qui leur barrait la route.

Là, ils firent halte un moment pour souffler,puis reprirent aussitôt leur marche en avant.

Arrivés sur le dos de cette intumescence,absolument dépourvue de végétation, ils s’orientèrent un instant etallaient redescendre le versant opposé, lorsqu’un coup de fusil,tiré de fort près, les cloua net sur place.

Avant même d’avoir eu l’opportunité d’échangerune parole, ils entendirent un hurlement de douleur et virent, àune couple d’arpents en face d’eux, un ours blessé qui traversaitla savane, par bonds inégaux, et qui finit par se laisser choir aupied d’une souche, où il demeura immobile.

D’où partait ce coup de fusil ?…

Qui avait tiré ?…

Les Labarou eurent à peine le temps de seposer ces questions, qu’elles étaient résolues.

Un enfant d’une douzaine d’années environ, —un petit sauvage, à en juger par son costume et son teint basané, —surgit des broussailles, parut examiner les traces sanglanteslaissées par l’animal blessé, puis retournant aussitôt sur ses pas,il se prit à crier :

— Vite, père, y a du sang toutplein !

Un homme grand, sec, la figure osseuse etbrune, parut aussitôt, tenant en main un fusil qui fumaitencore.

Il échangea quelques paroles avec son fils ets’approcha avec précaution jusqu’à quelques pieds de l’endroit où,gisait l’ours.

Ayant aperçu ce dernier, il s’arrêta et fitmine de recharger son arme. Mais, voyant la bête immobile sur leflanc, il remit en place la baguette, à demi tirée, du fusil qu’iltenait de la main gauche et s’avança, tout courbé, vers l’animal,en apparence mort.

À deux pas de sa victime, le sauvage s’arrêtade nouveau et se mit en frais de fourrer le canon de son arme sousle cadavre, pour le retourner, sans doute, et voir la blessure paroù la vie c’était échappée.

Mais il arriva alors quelque chose de bieninattendu et de bien terrible…

D’un coup de patte, l’ours fit voler le fusilau loin ; puis bondissant sur le sauvage abasourdi, ill’écrasa sous sa masse pesante, lui labourant en même temps lapoitrine, de ses longues griffes.

Pendant quelques secondes, l’homme et la bêtes’agitèrent…

Puis l’homme demeura immobile…

Il était mort !

La scène avait déroulé ses péripéties si vite,que ni l’enfant, muet et terrifié, ni les deux cousins, frappés destupeur, n’avaient eu le temps d’intervenir.

Ce fut le petit sauvage qui secoua le premierl’espèce de paralysie qui immobilisait les trois spectateurs…

Tirant un couteau d’une gaine de cuir,suspendue à sa ceinture, il se rua sur l’ours avec frénésie et seprit à lui cribler les flancs de blessures profondes.

Puis, avec une force musculaire au-dessus deson âge, il retourna la bête. — bien morte, cette fois, — dégageantainsi le corps de son père, sur la poitrine duquel il se jeta, yenfouissant sa figure.

C’était navrant et terrible.

Chapitre 3UN REPAS DE GIGOT D’OURS

Gaspard, qui arrivait, précédé d’Arthur, neput s’empêcher de dire, malgré son flegme :

— Triste !

Quant à Arthur, il prit doucement l’enfantdans ses bras, tout comme l’aurait fait une mère, et l’arracher àson étreinte pour le transporter plus loin.

Il lui disait, tout en le câlinant :

— Ne pleure pas, petit… Nous aurons bien soinde toi… Il y a encore de là place pour un chez le papa Labarou… Tuvas venir avec nous… Tu seras de la famille…

L’enfant, adossé à une souche, ne répondaitpas.

Seulement, il souleva un instant ses paupièreset fixa ses prunelles, très noires et très lumineuses, sur Arthur,comme pour s’assurer s’il avait affaire à un ami ou à unennemi.

Puis il courba de nouveau le front, gardant unsilence farouche.

Sans se décourager, le jeune Labarou luireleva doucement la tête, la forçant ainsi à le regarder.

Puis, d’une voix engageante :

— Tu me comprends, dis ?

L’enfant fit un signe affirmatif.

— Tu n’as pas peur de nous, n’est-cepas ?

Mouvement de tête négatif.

— Alors. pourquoi ne parles tu pas ?

Le petit sauvage mit un doigt dans sa bouche,fit mine de le mâchonner, puis dit enfin :

— Manger !

— Tu as faim, petit ? s’écria Arthur.

— Moi aussi ! dit Gaspard, jusque làspectateur muet.

— Ah ! ah ! je m’explique, … fit enriant le plus jeune des Labarou. Ce garçon-là ne veut pas fairementir le proverbe : « Ventre affamé n’a pointd’oreilles ! » Eh bien, puisque c’est comme ça, mangeonsun morceau… Seulement, pour manger un morceau, il faut l’avoir sousla main.

— L’ours ! fit laconiquement Gaspard.

— Tu deviens fou !… On ne mange pas de cegibier-là ! se récria Arthur.

— Demande à ce moricaud, ton nouvel ami.

L’enfant, sans attendre la question, réponditaussitôt :

— Bon, bon, l’ours.

Puis il se prit à mâcher à vide, de façon sidrôle, que les deux cousins eurent une folle envie de rire.

Ce que voyant, le petit sauvage sourit à sontour et se leva.

Alors, s’armant de son couteau-poignard, aveclequel il s’était si bien escrimé tout à l’heure, il s’approcha del’ours et se mit en frais de lui fendre le ventre.

Gaspard ouvrait la bouche pour l’arrêter, dansla crainte qu’il n’abîmât la peau, mais il se rassura aussitôt envoyant avec quelle dextérité le garçonnet opérait.

Il se contenta de lui venir en aide, afin quela besogne fût plus vite expédiée.

Arthur, lui, profita d’un moment où l’enfant,tout occupé à son travail, lui tournait le dos, pour enleverprestement le corps du père et le dissimuler, quelques pas plusloin, derrière une touffe de bruyère.

Le brave garçon avait agi spontanément, sanscalcul ni réflexion, mû par un sentiment de pudeur filiale, enprésence de cet enfant qu’un drame terrible venait de rendreorphelin.

Mais le petit peau-rouge, sans détourner latête, avait pourtant vu… ou deviné, car il murmura à l’oreille dujeune Labarou, quand celui-ci l’eut rejoint :

— Bien fait, ça… Toi, bon ami.

Et il se reprit à écorcher l’assassin de sonpère, sans manifester plus d’émotion.

Au bout d’un quart-d’heure, maître Martin,dépouillé de sa peau, n’était plus reconnaissable. Il ressemblaitaussi bien à un honnête veau, apprêté dans l’étal d’un boucher,qu’à une bête féroce, réputée immangeable.

Cette métamorphose avantageuse réveilla lesestomacs assoupis et fit taire toutes les répugnances.

On se mit résolument à l’œuvre pour organiserun repas sérieux.

Mais, ici, une difficulté imprévue seprésenta : Comment faire du feu !

Personne n’avait d’allumette ni de pierre àfusil.

D’ailleurs, en supposant même qu’on pût seprocurer du feu, de quelle façon l’utiliser pour cuire le morceaude venaison destiné au festin ?…

Ce fut encore le petit sauvage qui tira nosamis d’embarras.

Il se mit à fouiller partout, dans lesenvirons, jusqu’à ce qu’il eût trouvé un éclat de bois de cèdre,dans le centre duquel il pratiqua un trou, avec la pointe de soncouteau. Partant de ce trou, il creusa une petite rainure, qui s’enéloignait de quelques pouces et qu’il bourra de mousse, bien sèche,saupoudrée de charbon de bois écrasé, emprunté à une souche duvoisinage.

Ayant alors confectionné une légère baguettede cèdre, effilée à l’un de ses bouts, il en introduisit la pointedans le trou qu’il venait de faire et se mit à la tourner aussirapidement que possible entre les paumes de ses mains…

Quelques étincelles jaillirent bientôt, quienflammèrent la mousse et le charbon…

On avait du feu !

Restait à confectionner le fourneau où serôtirait la pièce de résistance du festin en perspective.

Gaspard s’en chargea.

Il mit de champ deux pierres plates, pourformer les parois latérales, puis les couvrit d’une troisième, plusmince et plus large, destinée dans son esprit à servir de…lèchefrite.

Alors, fort satisfait de son fourneau, ilalluma aussitôt au-dessous un bon feu de branchages.

Pendant que ce chef-d’œuvre d’architecture…culinaire s’édifiait, il va sans dire que le petit sauvage nedemeurait pas inactif.

Il avait détaché de l’ours un cuissot des plusrespectables et, après l’avoir enveloppé d’herbes, paraissaitattendre que l’appareil de Gaspard fût prêt à fonctionner.

De son côté, celui-ci trouvait le nouveaumarmiton bien lent à apporter au fourneau la « pièce derésistance » du futur dîner.

De sorte que tous deux se regardèrent d’un airassez drôle, qui voulait dire clairement : « Eh bien,qu’est-ce que tu attends ? »

De toute évidence, nos deux taciturnes ne secomprenaient pas du tout.

Heureusement, Arthur, — qui n’avait pas, lui,la langue dans sa poche, — intervint :

— Alors, gamin, demanda-t-il à l’enfant, quefais-tu là ?… Te manque-t-il quelque chose ?

— Cailloux ! répondit le marmitonimprovisé, en déposant son jambon par terre et, désignant lefeu :

— Des cailloux dans le feu ! se récriaArthur. Pourquoi faire ? Les cailloux de ce pays-ciseraient-ils du charbon de… pierre, par hasard ?

Mais Gaspard, lui, avait fini parcomprendre.

— J’y suis ! dit-il… Des cailloux rougisau feu, un trou dans la terre… Nous dînerons avec du jambon d’ourscuit à l’étouffée.

— Tiens ! c’est vrai… j’ai entendu parlerde cette cuisine de voyage… Laissons notre petit ami préparer lachose à sa guise, et agissons. Moi, je vais chercher des cailloux.Toi, creuse un trou comme tu pourras.

En un clin-d’œil, Arthur eut rempli sonchapeau de ces pierres arrondies, à nuances variées, qui abondentdans ces parages.

Il les disposa adroitement entre les tisons dufoyer et se chargea d’entretenir le feu.

Gaspard, de son côté, creusait une fosse dansle sable, se servant, en guise de pioche, d’un bout de branchepointue et, à défaut de bêche, de ses mains, pour rejeter la terreau dehors.

Bref, nos trois affamés y mettant chacun dusien, un lit de cailloux brûlants fut étendu au fond de cettefosse, puis recouvert d’une couche d’herbes sur lesquelles lecuissot fut déposé. Par-dessus, on ajouta une nouvelle couched’herbes ; puis on remplit la fosse de terre autour d’un bâtonmaintenu verticalement au centre, de façon qu’en le retirant avecprécaution, il restât une sorte de cheminée communiquant avecl’extérieur.

Ces deux opérations terminées, les deuxcousins crurent, cette fois, qu’il n’y avait plus qu’à laisserfaire et prirent une posture aisée pour fumer une bonne« pipe » de tabac — histoire de tromper la faim caninequi les travaillait.

Mais le petit sauvage, lui, songeait bien aurepos, vraiment !

Il furetait du regard autour de lui, ayantl’air de chercher quelque chose.

Tout à coup, il partit comme un trait etdisparut dans les broussailles.

— Qu’est-ce qui le prend ? se demandaArthur, qui le suivait des yeux avec étonnement.

Ce petit bonhomme l’intéressait décidément. Illui trouvait de ces allures, à la fois farouches et gentilles,qu’ont les jeunes chats qui commencent à s’apprivoiser.

Cependant le petit bonhomme revint bientôt,toujours courant. Il tenait à la main une large écorce, qu’ilvenait de détacher d’un bouleau et qu’il façonnait à l’aide de sonpoignard, — sans s’arrêter, du reste.

En un tour de main, il eut fabriqué un de cesrécipients que nos sucriers canadiens appellent cassots et qu’ilsdestinent à recueillir la sève de l’érable à sucre.

Un ruisseau coulait non loin de là. Le cassoty fut empli et rapporté à bras tendus.

Tout cela dans le temps de le dire.

C’est alors que les Labarou eurentl’explication de l’utilité du bâtonnet fiché dans la terrerecouvrant le jambon.

De temps en temps, en effet, le petit sauvageavait le soin de retirer ce bâtonnet pour vider un peu d’eau dansle trou qu’il laissait.

Et, chaque fois, un jet de vapeur montait àl’orifice :

— Bravo, garçon !… s’écriait Arthur, toutà fait enchanté de son protégé.

Puis à Gaspard, toujours calme etfroid :

— Quel luxe, cousin !… Une cuisine àvapeur dans les savanes du Labrador !

— Tout cela prend bien du temps… murmurait cedernier, une main sur l’estomac.

Mais non !… Il se trompait, lecousin ; car, en moins d’une demi-heure, le gigot fut retirédu trou et servi sur une belle écorce de bouleau.

L’appétit aidant, sans doute, il fut trouvémangeable par les Français, qui lui firent honneur.

Quand au « sauvagillon », il enavait la figure toute irradiée.

— Ah ! mes amis, conclut Arthur en selevant de table, si, pendant la dernière quinzaine, ce jambon, aulieu de courir la savane, se fût tranquillement reposé dans unebonne saumure, il serait superbe !

— Il ne lui manque, en effet, qu’une chose,appuya Gaspard : du sel.

— Nous salerons ceux qui restent, aussitôtarrivés : — car nous les emportons, tu sais !…

— Et la peau ?

— Moi porter la peau, dit l’enfant.

— Non pas ; c’est trop pesant pour toi,protesta Arthur. Je m’en charge. Vous deux, prenez chacun un gigot,et en route !… voici le soleil qui baisse.

Avant de partir, toutefois, les jeunesFrançais voulurent donner une sépulture sommaire au vieux sauvage,qui gisait là, près d’eux.

Mais l’enfant les gênait.

Comment l’éloigner ?

Ce fut lui-même qui coupa court à l’hésitationde ses nouveaux amis, en allant droit au cadavre et en cherchant duregard un endroit où il pourrait l’enfouir.

Dès lors, les autres mirent de côté leursscrupules.

Le corps fut transporté au pied d’un monticulede sable, qui se trouva d’aventure à un arpent de là, et que l’onégrena sur lui.

Deux bâtons croisés, figurant tant bien quemal le signe de la Rédemption, furent dressés sur ce tumulus, quel’on recouvrit par mesure de précaution, de cailloux pesants…

Puis, après avoir adressé mentalement unecourte prière au Tout-Puissant à l’intention du pauvre Abénaki, quiattendrait là le jugement dernier, les trois jeunes gens, trèsimpressionnés, se chargèrent des dépouilles de l’ours et quittèrentla savane, se dirigeant vers le fleuve.

Inutile d’ajouter que le petit sauvage s’étaitemparé de l’attirail de chasse de son défunt père, et qu’ilportait, lui aussi, outre sa part de venaison, le fusil surl’épaule…

Sa démarche conquérante le disaitassez !

Songez donc… Un fusil à lui !

Le rêve je son adolescence réalisé !

Il y avait bien de quoi rendre un peu fat,même un garçon de Quimper, au vieux pays.

En moins de deux heures, on atteignit laplage.

La barque, couchée sur le flanc, était à sec.Mais, comme la mer montait, il n’y avait pas lieu de maugréercontre cet élément.

Toutefois les voyageurs, impatients de rentrerchez eux, ne voulurent pas attendre.

Ils glissèrent sous la quille de leurembarcation des rouleaux de bois flotté, très abondant partout surla grève, et réussirent en peu de temps à la remettre à flot.

Puis les voiles furent livrées à une brise de« nordêt », qui soufflait ferme…

Et vogue la galère vers Kécarpoui !

Seulement la « galère », outre sonéquipage habituel des Français, avait, cette fois-ci, un passagerbien inattendu ; un descendant direct des aborigènes du golfeSaint-Laurent.

Chapitre 4WAPWI

Le petit sauvage, en effet, n’avait soulevéaucune objection quand on lui proposa de l’emmener.

Loin de là, peu s’en fallut qu’il ne sautât aucou de son nouvel ami, Arthur en l’entendant lui dire, commeconclusion du dialogue échangé entre eux :

— C’est entendu, mon petit homme : tuviens avec nous et, sauf empêchement imprévu mis par les bonnesgens de Kécarpoui, tu fais de ce jour partie de l’intéressantefamille Labarou.

Et il plaça sa main ouverte sur la tête del’enfant, dont le regard intelligent le remerciait.

Ce geste d’Arthur Labarou, c’était uneadoption, une adoption sérieuse.

L’avenir le prouva bien.

Alors, ce fut une avalanche de questions,auxquelles le nouveau « frère » dut répondre le mieuxpossible, — ou plutôt le plus possible, car il n’était guèrebabillard, ce gamin de race rouge.

Mais, comme le fils des Gaules avait de lalangue pour deux, il finit par tirer au clair la biographie de sonprotégé.

D’abord, il s’appelait Wapwi.

Il était né de l’autre côté de la mer (leGolfe Saint-Laurent), dans un ouigouam construit sur lesbords d’une grande baie qui mêlait ses eaux à celles du lac sansfin (l’Océan Atlantique)… par delà une autre baie bien plus étenduedevant laquelle il fallait passer… (la baie de Miramichi,évidemment, qui se trouve plus loin que la Baie des Chaleurs,laquelle est dix fois plus considérable).

Ses parents étaient des Abénakis.

Ils vivaient assez misérablement de chasse etde pêche, lorsqu’un jour des étrangers survinrent qui leurdéfendirent de prendre du saumon dans la rivière, avec des filets,sous peine de se voir chasser du pays, …

Découragés, les parents de Wapwi émigrèrentvers le nord, longeant la côte dans leur canot d’écorce jusqu’à cequ’ils atteignissent la Baie-des-Chaleurs…

Pendant des jours et des jours, ilsremontèrent la rive droite de ce grand bras de mer, qu’ilsn’osaient traverser dans sa partie la plus large…

Finalement, croyant qu’il ne verrait jamais serétrécir cette nappe d’eau interminable, le père prit le parti dela traverser, par un beau temps calme…

Hélas ! cette tentative devait amener unecatastrophe !…

Le léger canot avait à peine dépassé le milieude la baie, que le vent ne prit à souffler avec rage, soulevant deslames hautes comme des cabanes (c’est Wapwi qui parle, nel’oublions pas) et ballottant l’embarcation comme une simpleécorce…

Il devint évident que le canot allait se fairecoiffer, d’une minute à l’autre, par les lames quidéferlaient sous la brise…

Cependant, l’Abénaki luttait héroïquement,tenant tête, l’aviron en mains, aux montagnes d’eau quiassaillaient sa pauvre pirogue…

Déjà, on distinguait nettement la rive àatteindre.

Le bruit du ressac sur le sable retentissait àtravers les clameurs du vent…

Encore quelques efforts, et l’on allaitpouvoir remercier les manitous d’un salut si chèrement gagné,lorsqu’un craquement sinistre fit pousser un gémissement au vieuxcanotier…

Son aviron s’était rompu par lemilieu !

Dès lors, le naufrage devint inévitable…

La pirogue, saisie par une vague échevelée,tourna sur elle-même et, se remplissant d’eau, fut renversée,livrant au gouffre ceux qui la montaient…

Que se passa-t-il ensuite ?

Wapwi n’en eut point conscience.

Tout ce qu’il se rappelait, c’est, qu’il fitnuit dans son cerveau et qu’il lui parut que cent moulins à farinefaisaient entendre leur fracas dans ses oreilles…

Il perdit connaissance.

Quand il rouvrit les yeux, il était couché surle sable du rivage, et son père, penché sur lui, épiait sonréveil.

Le vieil Abénaki avait l’air désolé, le regardmorne.

À l’enfant qui demandait sa mère, il montrales flots déchaînés.

L’enfant comprit, et un grand déchirement sefit dans sa poitrine…

En évoquant ce souvenir, le pauvre petitWapwi, les yeux dilatés, semblait revoir la scène terrible qui lerendit orphelin.

Il se tut et demeura rêveur, le frontpenché.

Les deux cousins respectaient cette émotionfiliale.

Mais l’enfant releva bientôt la tête et sehâta de terminer son récit, — heureux probablement de sedébarrasser de souvenirs pénibles.

Au reste, l’année qui suivit la mort de samère ne fut marquée par aucun incident extraordinaire, à part decontinuels déplacements qui amenèrent finalement le père et le filssur la côte du Labrador, où ils furent accueillis par un campementde Micmacs…

C’est là, — à quelques milles de l’endroit oùavaient atterri les deux Français, — que vécurent depuis lesfugitifs ; là aussi que le père se remaria a une grandediablesse de veuve Micmaque, qui lui fit la vie dure et battait lepauvre petit Abénaki comme plâtre.

Il était bien heureux d’être débarrassé decette méchante femme et ne demandait qu’à vivre dorénavant avec sesnouveaux amis blancs…

Tel fut le récit qu’à force de questions et decaresses encourageantes, Arthur parvint à arracher à sonprotégé.

Toute une vie de misère, de privation, dedeuil !

Pauvre petit sauvage !… Le jeuneFrançais, qui avait le cœur excellent, se promit bien de faire touten son pouvoir pour que, chez ses nouveaux parents de la grandefamille blanche, il goûtât un peu de ce bonheur passager que le bonDieu ne refuse pas aux enfants de son âge.

Et, comme à-compte, il l’embrassafraternellement…

Ce qui fit lever les épaules à Gaspard, hommepeu démonstratif.

Mais on arrivait au fond de la baie deKécarpoui…

Un homme et deux femmes se tenaient sur lerivage, le regard tendu…

Les femmes agitaient leurs mouchoirs…

C’étaient les bonnes gens qui célébraient leretour des enfants…

Il va sans dire que le petit Wapwi futaccueilli avec joie, surtout par les femmes.

La suite de ce récit prouvera que les exilésdu Labrador venaient de faire là une heureuse acquisition.

Puis la petite colonie, composée maintenant desix personnes reprit ses habitudes patriarcales, améliorant sanscesse ses conditions d’existence matérielle et vivant dans une paixprofonde.

Mais il était écrit que le guignon avait suivicette famille éprouvée jusque sur les rives du Saint-Laurent.

La coupe du malheur, encore à moitié pleine,devait être vidée jusqu’au fond.

La tranquillité présente n’était qu’uneaccalmie.

Chapitre 5UNE VOILE À BÂBORD

Un matin de l’année 1852, Arthur remontait dela grève en courant comme un lévrier.

Apercevant son cousin près de l’habitation, illui cria, avec des gestes d’ancien télégraphe :

— Ohé ! de la cambuse !

— Qu’y a-t-il ? répondit l’autre.

— Une voile à bâbord.

— C’est la goélette qui remonte, jesuppose ?…

— Es-tu fou ?… Voilà huit jours à peinequ’elle est passée ici ! Et, d’ailleurs, il lui faut aller auxîles pour sa petite contrebande…

— Qu’est-ce que c’est, alors ?

— Allons voir.

Les deux cousins s’étaient rejoints.

Ils redescendirent ensemble vers le rivage,d’où l’on apercevait, à moins d’un mille dans l’est, la côteoccidentale de la baie.

Il y avait là, en effet, une voile.

Dans le langage du marin, qui dit une voiledit un vaisseau.

Or, cette fois, la voile en question était unegrande barque de pêche, bien gréée, bien arrimée et paraissantavoir pour cargaison tout le méli-mélo qui constitue l’attiraild’une maison de pêcheurs.

Elle venait justement de jeter l’ancre à unecouple d’encablures du rivage.

On s’agitait à bord ; on allait, onvenait, — les hommes carguant et serrant les voiles, les femmesrangeant ci et là de menus objets.

Bientôt les allées et venues cessèrent, et unemince colonne de fumée montant de la barque annonça aux jeunes gensque les nouveaux voisins étaient en train d’apprêter leurdéjeuner.

— Eh bien ? fit Arthur.

— Pour du nouveau, voilà du nouveau… murmuraGaspard.

— Tout un arsenal de pêche, et une bellebarque !

— Ils sont du métier, ça se voit.

— Et puis des femmes… deux !

— C’est fait exprès pour toi, qui n’avais pasde prétendue à courtiser.

— Au fait, tu as raison… J’oublie toujoursque, non content d’être mon cousin, tu aspires encore à devenir monbeau-frère.

— Puisque Mimie le veut, il me faudra bien enpasser par là.

Et une ombre passa sur le front du jeunehomme, comme si quelque inspiration désagréable venait de surgir enson esprit.

On remonta vers la maison pour annoncerl’événement.

C’est ici le moment de dire que les deuxcousins Labarou, bien qu’ils parussent s’aimer beaucoup, ne seressemblaient guère, ni au physique, ni au moral.

Arthur, grand, mince, les cheveuxchâtain-clair, les yeux d’un bleu foncé, les membres délicats, maisd’une musculature ferme, pouvait passer pour un fort joli garçon,en dépit de son teint bronzé et de sa vareuse de matelot.

Pas un meilleur gaillard au monde. Le cœur surla main, gai comme un pinson, narguant l’ennui, à terre ; semoquant de la bourrasque, quand il était au large…

Une vraie alouette de mer.

L’autre, Gaspard, était son antipode.

Fortement charpenté, brun comme un Espagnol,il avait les traits réguliers, mais durs. Il parlait peu et riaitencore moins. Bref, c’était un caractère en-dessous,suivant l’expression de la mère Hélène.

Cependant, malgré ces dissemblances, — etpeut-être même à cause d’elles, — les deux garçons s’accordaientcomme les doigts de la main. Jamais une difficulté sérieuse n’avaitsurgi entre eux.

Ils étaient à peu près du même âge, — Gaspardayant vingt-trois ans et Arthur vingt-deux. Depuis leur petiteconnaissance, ils avaient toujours vécu ensemble, et le premier nese souvenait que vaguement de son père, qui avait péri sur lesGrands Bancs, en 1837.

Quant à sa mère, il ne l’avait pas connue, lapauvre femme étant morte alors qu’il n’avait, lui, que quelquesmois.

Labarou adopta l’enfant de son beau-frère etle considéra désormais comme faisant partie de sa proprefamille.

On vivait heureux là-bas, àSaint-Pierre ; la pêche rapportait suffisamment pourconstituer une honnête aisance. Le père et la mère jouissaientd’une santé robuste ; les enfants grandissaient à vue d’œil etallaient bientôt, eux aussi, contribuer au bien-être général,lorsque le malheur que l’on sait s’abattit sur cette paisiblemaison…

Labarou fut attaqué, dans un cabaret de laville, par un camarade dont la violence de caractère n’était quetrop connue… Les couteaux se mirent de la partie, et l’agresseurtomba, la poitrine ouverte par plus de six pouces de fer…

Labarou étant estimé de tout le monde, on leplaignit plutôt qu’on ne le blâma… Des amis l’aidèrent às’esquiver, et il put gagner la côte du Labrador, terreanglaise.

Seulement, ce n’était plus Jean Lehoulier,comme il s’appelait réellement.

Il avait cru plus prudent d’adopter le nom desa femme : Labarou.

Mais… assez de retours en arrière.

Reprenons notre récit.

Chapitre 6LE PASSÉ REVIENT SUR L’EAU

Inutile de dire que la nouvelle apportée parles jeunes gens produisit une révolution dans la famille.

Songez donc !… Des voisins après unisolement d’une douzaine d’années !… Des visages autres queceux des Labarou à rencontrer autour de la baie deKécarpoui !… Pour les vieux de bonnes causeries près del’âtre, l’évocation du passé et des souvenirs de là-bas !…Pour les jeunes, la connaissance à faire, l’intimité grandissant àmesure qu’on se connaîtrait mieux, la joie de se revoir aprèss’être quittés, les suaves émotions de l’amour partagé :quelle porte entr’ouverte sur l’avenir ! et, par cetentrebâillement, que de perspectives riantes, vaguement éclairées àla lumière de l’imagination !

Il faut avoir vécu isolé sur une côte déserte,ayant sans cesse sous les yeux la majesté vierge de la nature telleque Dieu l’a faite pour comprendre l’insondable mélancolie qu’unetelle situation amène à la longue dans l’âme humaine.

L’Écriture Sainte l’a dit : Vœsoli ! — malheur à l’homme seul sans cesse replié surlui-même et abîmé dans la contemplation de sa misère !

Mais, si l’isolement est fatal à l’homme mûrqui a vécu auparavant dans la communauté de ses semblables et a dûen maintes circonstances, subir les heurts de là promiscuité, leschocs des passions en lutte que dire de la solitude constante pourdes jeunes gens encore au seuil de la vie et dont l’âme avide asoif d’inconnu, d’épanchement, de satisfaction légitime à unecuriosité toujours en éveil !

Pour ceux-là, c’est le repos, — un repos tropcomplet, peut-être ; mais, à ceux-ci, comme la solitude estlourde et quelle inénarrable tristesse elle infiltre goutte àgoutte dans les veines de la personnalité morale !…

On en causa longtemps dans la famille.

Jamais on ne s’était vu à pareille fête.

Seul, Jean Labarou ne prenait pas part àl’allégresse générale ; ce qui mettait bien un peu de grisdans le ciel bleu de la mère Hélène…

Mais son Jean avait parfois de si singulièreslubies, — comme tous les hommes, du reste ! — que la bonnefemme, haussant les épaules, se contenta de penser :Allons ! le voilà encore qui voyage dans la lune !

Et elle se reprit à caqueter, — car ellen’avait pas la langue dans sa poche, la mère Hélène, « ma foijurée », non !

— Mes gars, dit-elle aux jeunes gens, ilfaudra « traîner vos grègues » par là, vers la brunante,sans faire semblant de rien…

— Oui, oui… appuya Mimie, en frappant sesmains l’une contre l’autre et en jetant une tendre œillade àGaspard, qui fit un signe de tête approbateur.

— Pourquoi ça, la mère ? demandaArthur.

— Hé ! mon fieu, pour savoirquelque chose.

— À quoi bon se cacher ?… C’est métier deloup. Nous irons plutôt les visiter demain, au grand jour et commede bons voisins.

— L’un n’empêche pas l’autre, reprit la mèreHélène… Allez pêcher des truites en bas des chutes, au ruisseauRouge, tout là-bas, et arrangez-vous pour ne pas les perdre de vue…Tachez même de leur parler, s’il y a moyen, sans que çaparaisse…

— Tu entends, Gaspard ?… Il faudra entreren conversation avec eux, s’écria la pétulante Mimie. D’abord, moi,je ne pourrai dormir si je ne sais rien avant la nuit…

Jean Labarou releva la tête.

— Tout doux, tout doux, les femmes, fit-il enretirant sa pipe ; ne vous mettez pas si vite martel en tête…Laissez ces gens-là tranquilles.

— Mais, Jean…

— La paix, femme. Tu dois savoir ce qu’ongagne au commerce de ses semblables.

— Mais, papa…

— Toi Mimie, ne sois pas si pressée de fairede nouvelles connaissances ; tu pourrais t’en mordre lespouces plus tard, ma fille.

— Moi, père !… Comment cela ?

— Suffit !… Je me comprends.

Mimie ouvrait ses grands yeux bleus et necomprenait pas, elle.

Gaspard était-il plus avancé ?

Peut-être bien, car, à cette observation dupère Labarou, il passa sa chique de « tribord à bâbord »,comme disent les matelots, sans toutefois perdre son flegme.

On jabota encore une grande heure. Puis lamère Hélène, qui avait sur le cœur l’observation de son mari ettenait à avoir le dernier mot, conclut en ces termesaigres-doux :

— C’est bon, les enfants… Puisquemossieu Jean le veut, on attendra que les voisins fassentla première visite.

C’est plus « huppé » !

On n’attendit pas longtemps.

Le lendemain dans la matinée, deux solidesgars, montant une petite chaloupe, abordaient en face del’habitation Labarou.

Gaspard se trouvait là, d’aventure.

— Venez, camarades, dit-il aux étrangers,qu’il semblait déjà, connaître… Mais ne parlez à personne de notrerencontre d’hier soir ; mon cousin m’en voudrait de l’avoirdevancé…

— Ni vu, ni connu ! firent les jeunesgens en riant.

Arthur accourait.

Mimie derrière sa mère, regardait parl’entrebâillement de la porte.

Jean Labarou était invisible.

Sans faire attention à Gaspard, qui ouvrait labouche pour parler, Arthur donna une bonne poignée de main auxnouveaux arrivés, tout en leur disant :

— Soyez mille fois les bienvenus, mes amis…Savez-vous que çà devenait furieusement ennuyeux de ne voirtoujours que nos figures, qui ne sont pas déjà si avenantes,jugez-en !…

— Hé ! hé ! il y en a de pires auxÎles… répliqua galamment le plus vieux des visiteurs.

— Ah ! dame ! je plains ceux qui lespossèdent… Mais, dites donc… jetez le grappin et allons voir lesbonnes gens… Je les sens qui grillent d’impatience.

— Allons ! firent les gars, se laissantconduire de bonne grâce.

On pénétra pêle-mêle dans la maison, lebouillant Arthur tenant la tête.

— Père et mère, et toi Mimie, voici nosvoisins… annonça-t-il sans plus du cérémonie. — À propos, commentvous appelez-vous ?… Nous autres, notre nom est Labarou :le père Jean Labarou, la mère Hélène Labarou, le garçon que jesuis, Arthur Labarou, la fille Euphémie Labarou, — plus connue sousla petit nom de Mimie ; enfin ce garçon discret etsage que vous avez vu tout d’abord s’appelle, lui, Gaspard Labarou…Voilà !

Arthur, ayant ainsi désigné chaque membre dela famille par ses noms et prénoms, mit les poings sur ses hancheset reprit baleine.

Ce n’était pas sans besoin !

On se donna la main à la ronde, comme de vieuxamis qui se retrouvent. Après quoi, l’aîné des deux frères, sansrépondre directement, dit :

— Ça nous fait plaisir, tout de même, nom d’unloup marin, de rencontrer des pays sur cette bigre decôte, — car vous êtes de Saint-Pierre n’est-ce pas ?

— De Saint-Malo ! se hâta de rectifierJean Labarou.

— C’est tout comme. Notre père aussi était delà.

— Ah !… et son nom ?

— Pierre Noël.

— Pierre Noël !… Vous êtes les fils dePierre Noël ? s’écria Jean Labarou, pâlissantaffreusement.

— Oui. L’auriez-vous connu, parhasard ?

Jean fut quelques secondes sans répondre.

Puis il dit d’une voix changée :

— Non, pas précisément… Mais j’en ai entenduparler aux Îles.

— Vous savez alors comment il a fini, cepauvre père ?

— Dans une rixe, n’est-ce pas ? bégayaJean.

— Malheureusement, oui : d’un coup decouteau en pleine poitrine.

— Le pauvre homme ! murmura, Labarou, quise remettait peu à peu.

— Nous étions bien jeunes alors, dit le filsaîné de Pierre Noël, et c’est à peine si nous nous rappelonsvaguement cette terrible affaire.

— Vous a-t-on dit le nom de… celui qui a faitle coup ?

— Oui, c’est un nommé Jean Lehoulier.

— Il a sans doute été puni ?

— On n’a jamais pu mettre la main dessus… Ildisparut avec sa famille dans la nuit qui suivit l’affaire et,depuis, on ne sait pas ce qu’il est devenu.

— Il aura péri en mer, sans doute !

— C’est, probable, car il faisait, cettenuit-là, au dire de ma mère, un temps de chien ; et sa barquequi n’était pas grande, n’a pas dû résister à la bourrasque.

Que Dieu ait pitié de lui et des siens !dit gravement Jean Labarou. Lui seul est le juge des actions deshommes.

Puis, changeant brusquement desujet :

— Comme ça, vous venez pour vous établirici ?

— S’il y a moyen d’y vivre ! — Ça ne vaplus là-bas.

— On vit partout, mon garçon, quand on n’estpas trop exigeant.

— Ah ! pour ça, la misère nous connaît…Il n’y a pas toujours eu du pain blanc dans la huche.

— Je conçois… fit Jean avec une émotioncontenue. On vous aidera, mes enfants. Vous n’aurez qu’un signe àfaire, vous savez… N’allez pas au moins vous gêner avec nous :ça me ferait de la peine, là, vrai… Et, pour commencer par lecommencement, mes fils, vous allez tout de suite donner un coup demain à vos amis pour qu’ils se construisent sans retard unemaisonnette… C’est le plus pressé.

— Bravo, père ! s’écria Arthur.

— Bien parlé, mon oncle ! appuyaGaspard.

— Vous êtes trop bon… Merci, tout de même… Çan’est pas de refus… murmurèrent les jeunes Noël, enchantés.

— Allez, mes enfants… Ah ! maisnon ; il faut dîner tout d’abord.

— C’est ce que j’allais dire, put enfinarticuler la mère Hélène, jusque là muette, contre sonhabitude.

— C’est que les femmes… voulut objecter l’aînédes Noël, qui s’appelait Thomas.

— Nous attendent… acheva le cadet, Louis.

— Vous les rejoindrez tous ensemble, aussitôtla dernière bouchée avalée.

— Dame ! puisque vous êtes assezhonnêtes…

— C’est dit. Allons, femme, attise le feu.

— Dans un quart-d’heure, tout sera prêt.

Point n’est besoin de dire si le repas futanimé. Toute cette jeunesse avait soif de confidences. Chacun fitsa biographie, qui n’était pas longue, heureusement. On échangea,force propos, souvent sans à propos… On fit des projets pourl’avenir… Des chasses qui resteraient légendaires furent organiséesséance tenante. On extermina, autour de cette table primitive, toutle gibier à poil et à plume des forêts et des savaneslabradoriennes ; on retira du golfe Saint-Laurent des millierset des milliers de poissons de toutes grosseurs ; on dépeuplal’atmosphère de tous les volatiles qui s’y promènent…

Bref, le repas terminé, il ne restait plus devivant, dans cette partie du Canada, que les hommes et les animauxdomestiques à qui l’on fit grâce, — faute de munitions, sansdoute !

Puis toute cette jeunesse émoustillée pritplace dans la chaloupe des Noël et traversa la baie, faisantretentir les échos de Kécarpoui de ses joyeuses chansons.

Chapitre 7LA JOLIE SUZANNE

En moins de quinze minutes, la petiteembarcation heurtait, de son étrave, le talus de la rivegauche.

On avait passé près de la barque, mouillée eneau profonde, sans s’y arrêter.

Ce qui fit dire à Arthur, surpris :

— Ah ! ça… mais où allons-nous ?

— Chez la maman Noël, donc ! réponditThomas.

— Déjà installés à terre ?…

— Oh ! installés ! C’est beaucoupdire. Nous sommes campés, et encore !… répliqua en riant lejeune étranger.

— Les femmes grillaient de se retrouver sur leplancher des vaches. Elles n’aiment pas la mer, ajouta lepetit Louis.

Tout en causant, on avait retiré les rames,jeté le grappin et sauté sur le rivage.

Aucune installation, si primitive qu’elle pûtêtre, n’apparaissait encore. Il est vrai qu’un rideau de saulesfeuillus bordait la rive en cet endroit.

Les Noël prirent les devants, suivis de prèspar les Labarou, La muraille de verdure franchie, on se trouva toutà coup en face d’une grande tente carrée, faite avec des voiles derechange, et supportée par de nombreux piquets.

Un feu de branches sèches flambait entre degrosses pierres, tout près de là, tandis qu’une marmite, bulbeusecomme le ventre d’un clocheton russe, posée d’aplomb sur cespierres, contenait un pot-au-feu qui mijotait ferme et sentaitbon.

Thomas ne put s’empêcher, en passant, desoulever le couvercle et de renifler comme un marsouin.

— Hum ! hum ! fit-il, quel dommagede ne pouvoir dîner deux fois en une heure !… il a là de quoise gaver jusqu’à en être malade !

— L’appétit te viendra bien assez vite, ricanaLouis, qui connaissait le défaut mignon de son grand frère.

En effet, cet efflanqué de Thomas était aussigourmand qu’une demi-douzaine d’Esquimaux… Il avait toujours faim…Avec cela, paresseux comme un âne, quelque peu enclin à…« maltraiter » la vérité et dissimuler, cafard, sournois,poltron… comme on ne l’est plus.

Bon comme la vie, du reste, à ces petitsdéfauts près !

Mais il ne fallait pas le chicaner, parexemple, sur l’article nourriture, car ça le faisaitsortir de ses gonds, en un rien de temps.

Thomas eut un regard sévère pour son frèrecadet et s’apprêtait à répliquer vertement, lorsque la portière dela tente se souleva pour livrer passage à une grande femme brune,dont les cheveux gris attestaient la cinquantaine.

C’était la veuve de Pierre Noël.

— Ah ! vous voilà enfin, les gars !dit-elle… Il est temps, car nous allions nous mettre à table.

— C’est fait, la mère !… cria joyeusementle petit Louis. On nous a lestés, chez nos voisins, comme desbarques qui reviennent du Grand-Banc.

— Tout de même, si vous tenez absolument…grommela Thomas… L’air est vif sur la baie, et si les camarades,…

— Y songez-vous ? se récria Arthur… Nousen avons jusqu’à la flottaison. Si bon que soit le vaisseau, il nefaut pas lui mettre double charge. Et d’ailleurs…

Il avala le reste de sa phrase et resta bouchebée, sa casquette a la main.

Une jeune fille de dix-sept ou dix-huit ansvenait de se montrer dans l’ouverture de la tente… Un bon et francsourire écartait ses lèvres rouges, laissant à découvert deuxrangées de petites dents d’une blancheur d’ivoire. Sa chevelure,d’un châtain foncé et très abondante, négligemment enroulée sur lanuque d’une tête fine et fort bien portée, encadrait l’ovaleraccourci de la plus sympathique figure du monde.

La belle enfant s’arrêta rougissante enapercevant les deux étrangers, puis instinctivement se rapprocha desa mère.

Les présentations se firent alors, sans plusde cérémonie que chez les Labarou, — c’est-à-dire que les mains seserrèrent cordialement, comme si l’on se fût retrouvé après unelongue absence.

Et la conversation s’engagea de part etd’autre ; les propos de toutes sortes se croisèrent ; despromesses d’éternelle amitié furent échangées ; bref enquelques dizaines de minutes, on en vint à sceller une de cessolides confraternités qui résistent à tous les assauts de lavie…

Tant et si bien que le feu s’éteignit et quela marmite cessa de « chanter » !

Thomas, qui s’en aperçut le premier, s’écriaavec une douleur comique :

— Bon, la mère ! pendant que vous jaboteztous à la fois comme des pies, voilà votre dîner qui prend aufond… Il ne sera plus mangeable, et vous verrez qu’il faudraque ce soit ce goinfre de Thomas qui vous en débarrasse.

La veuve de Pierre Noël se leva vivement etalla soulever le couvercle.

— Rassure-toi, mon pauvre Thomas, dit-elleaprès un rapide examen, il n’est qu’à point ; mais si le feueut continué de flamber…

— Oui, si le feu eut continué deflamber… ?

— Eh bien, tout serait à recommencer.

— Là ! je vous le disais bien !…Voyez-vous mes amis, dans ce bas-monde, il faut toujours avoir unœil ouvert sur le pot-au-feu et l’autre… ailleurs.

— C’est entendu, camarade, répliqua Gaspard ense levant. Mais, assez causé. Si vous voulez m’en croire, pendantque ces dames prendront leur dîner, nous autres, allons un peu voirs’il y a encore des arbres bons à abattre dans la forêt.

En un clin-d’œil nos quatre gaillards semunirent de haches et se mirent en frais d’attaquer toute épinetteou sapin des alentours qui payait de mine.

Comme le bois était abondant, bien que demédiocre futaie la quantité abattue dans le cours de l’après-midifut déclarée suffisante pour la maison projetée.

On remit au lendemain l’équarrissage.

Les bûcherons improvisés, trempés de sueur etla chemise bouffante autour des reins, regagnèrent la tente, où unrepas substantiel les attendait.

Inutile de dire que les convives y firenthonneur, — Thomas surtout, qui mastiqua et engloutit une demi-heuredurant, sans souffler mot.

Les autres, moins voraces quoique passablementaffamés aussi, devisèrent gaiement tout en ne perdant pas un coupde fourchette.

Les femmes, naturellement, n’étaient pas lesdernières à fournir leur quote-part dans ces conversations à bâtonsrompus.

En effet, Suzanne, car la jeune filles’appelait ainsi, — semblait avoir vaincu sa timidité habituellepour faire fête aux hôtes généreux qui mangeaient à la tablematernelle. Avec un tact parfait, inné, intuitif chez la femme,elle partageait également ses attentions entre les deuxcousins ; mais un observateur attentif aurait probablementdécouvert que celles portées à Arthur se nuançaient d’un peu plusd’intérêt.

Un incident qui se produisit vers la fin durepas eût, d’ailleurs, levé tout doute à cet égard.

Arthur avait le poignet droit enveloppé d’unlinge assez grossier. Or, en gesticulant suivant son habitude,lorsqu’il avait le cœur en liesse, il se heurta contre la chaise deson voisin…

Il fit aussitôt une grimace de douleur, et sachemise se teignit de sang.

Suzanne vit et le geste de souffrance et lesang rouge qui suintait assez abondamment à travers la manche de lachemise.

Elle devint toute pâle et s’écria :

— Ah ! mon Dieu, M. Arthur, vousvous êtes fait mal !

— Ce n’est rien, répondit le jeune Labarou,dont la figure un peu contractée par la douleur démentait lesparoles.

— Mais vous saignez !…Voyez-donc !

— Je suis un maladroit… J’ai dérangé monappareil.

Suzanne se leva vivement et courut à lui.Puis, s’emparant de son bras et déboutonnant avec prestesse lepoignet de la chemise :

— Laissez-moi voir et tout remettre enplace.

— De grâce, mademoiselle, balbutia Arthurdevenu rouge comme un coquelicot, ne vous donnez pas cettepeine : ce n’est qu’une égratignure que je me suis faitegauchement tout à l’heure.

— Une égratignure ! goguenarda le petitLouis… C’est-à-dire que c’est bel et bien une affreuse entaille,longue de trois ou quatre pouces… Regarde ça, « un peuvoir », Suzanne, si tu en es capable.

Suzanne ne répondit pas.

D’une main fébrile, elle releva la chemise etdéroula le linge, maculé de sang, qui enveloppait le poignetd’Arthur.

Une éraflure très respectable béait àl’extrémité inférieure de l’avant-bras. Il y avait du sang coagulédans la plaie et tout à l’entour. Le pansement n’avait pas été faitavec soin.

C’était laid, mais peu dangereux.

Cependant, Suzanne et sa mère, qui s’étaitaussi approchée, jetèrent les hauts cris.

— Ah ! Seigneur… Mais c’estaffreux !… gémit la tendre Suzanne, en joignant les mains avecune détresse sincère.

— Pauvre jeune homme ! dit à son tour lamère Noël, comment vous êtes-vous abîmé de la sorte !

— Oh ! le plus sottement du monde… J’aidégringolé du haut d’un sapin, et c’est en cherchant à me retenirqu’un coquin de nœud m’a arrangé le poignet de cette façon.

— Vous êtes trop imprudents aussi, mes chersenfants, et vous finirez par vous rompre le cou, avec vos toursd’agilité. Tout de même, puisque vous vous êtes blessé à notreservice, nous allons vous soigner de notre mieux. De la vieilletoile, Suzanne !

— Oh ! madame, ce n’est pas la peine…murmurait Arthur, tout confus.

— Voulez-vous vous taire, méchantentant ! gronda maternellement la bonne dame.

Et tout en lavant délicatement à l’eau tièdela blessure mise à nu, elle continua :

— Voyez-vous mon jeune ami, on n’est pas femmede marin sans connaître un tantinet tous les métiers… Et, tenez,moi qui vous parle je suis un peu médecin, un peu apothicaire etmême assez bonne rebouteuse. Pas vrai, les enfants ?

— Comme le soleil nous éclaire ! ditgravement Thomas.

— Sans compter que maman possède un gros livretout plein de recettes plus merveilleuses les unes que les autres…ajouta Louis avec une parfaite conviction.

— Voilà, qui est bon à savoir ! fitremarquer Gaspard, jusque là, silencieux. S’il arrive malheur àquelqu’un de nous, madame trouvera à exercer son talent.

— Plaise à Dieu que l’occasion ne se présentejamais ou du moins que je n’aie que des bagatelles à guérir !…murmura la veuve, en regardant avec tendresse ses deux fils et safille.

— Puis, un peu honteuse de ce regardcompromettant, où il y avait bien une certaine dose d’égoïsmematernel, — que personne ne songea, à blâmer, d’ailleurs, — elleajouta en terminant le pansement :

— Surtout, mes enfants, ne vous avisez pas decompter trop sur la mère Noël pour réparer les suites de vosimprudences. La vue du sang m’énerve, et je ne sais trop si je nem’évanouirais pas, rien qu’à jeter un coup-d’œil sur une blessurefaite avec une hache ou une arme à feu… Quant aux coups decouteaux, ah ! Jésus ! je n’en puis voir depuis…

— …Depuis le meurtre de notre père, n’est-cepas, maman ? acheva étourdiment le petit Louis.

— Vas-tu finir toi ! gronda Thomas, enregardant son frère avec un froncement sévère de ses sourcils enbroussailles. Tu sais bien, ajouta-t-il, que la mère n’aime pasqu’on rappelle ce souvenir-là !

— Au contraire ! riposta avec énergie legarçon ainsi interpellé. Maman n’a pas oublié que papa a été tuéméchamment et que son meurtrier est peut-être encore de ce monde,se moquant de la justice des hommes, en attendant celle deDieu.

— La paix ! mes enfants, commandaMme Noël. Votre mère n’oublie rien ; mais elle laissefaire la Providence, qui saura bien choisir son heure.

Puis, secouant la tête comme pour chasser unepensée importune, elle détourna brusquement le cours de laconversation, en disant, à son patient, avec une feintesévérité :

— Maintenant, mon jeune ami, vous voilàcondamné au repos pour plusieurs jours…

— Quoi, madame ! vous voulez qu’à causede cette égratignure, je reste là-bas, pendant que ?…

— Votre bras ne pourra frapper coup avant unedizaine de jours, au moins.

— Dix jours, madame ! fit Arthur d’un tonpitoyable… Mais je vas périr d’ennui !… La fièvre va meprendre, c’est sûr.

— Mieux vaut la fièvre que la mort !…murmura Gaspard, entre haut et bas.

— Mais je ne vous oblige pas à rester del’autre côté de la baie, mon jeune ami !… Au contraire, jecompte bien vous avoir tous les jours sous les yeux, ne serait-ceque pour vous empêcher de commettre quelque imprudence…

— À la bonne heure ; fit gaiement Arthur.Ainsi, je…

— Vous viendrez si vous le désirez… Mais ilfaudra vous contenter de regarder faire les autres ou de tenircompagnie à vos nouvelles voisines.

— Oh ! alors la besogne serait bien tropagréable, madame… Il me reste un bras valide, et je saurai bienl’utiliser à votre service.

— Convenu, voisin… approuva Thomas. Nous nenous séparerons plus pendant la construction de ce château qui doitêtre l’ornement de cette baie, un peu solitaire avant nous… Et,tenez, pour qu’on ne vous accuse pas de fainéantise, je vous nommel’architecte de nos travaux. C’est vous qui ferez les plans, etc’est nous qui les exécuterons ».

— Bravo ! fit Suzanne gaiement. Pour unefois que ça t’arrive, Thomas, tu parles comme un sage.

— C’est vrai, appuya Mme Noël :Thomas a résolu la difficulté.

— Hein ! toussa le grand garçon avec unsérieux comique, quand je veux m’en donner la peine, je ne suis pasplus bête qu’un autre, allez !

Chacun rit, — moins toutefois l’austèreGaspard, dont un grand pli coupait transversalement le front,devenu soucieux.

Et l’on se leva de table bruyamment.

Comme il se faisait tard et que le crépusculeenvahissait la baie, malgré la longueur du jour à cette époque del’année, les deux cousins prirent congé des dames et furentreconduits chez eux dans la même embarcation qui les avait emmenés,le matin.

On se dit : Au revoir ! après êtreconvenus ensemble que la chaloupe des Noël ferait de nouveau, lelendemain matin, la navette à travers la baie, pour venir prendreles charpentiers auxiliaires.

Et, pendant que le bruit cadencé des ramesallait s’affaiblissant dans l’ombre du soir, les deux cousins,silencieux, préoccupés, regagnèrent le logis, sans échanger uneseule parole.

Chapitre 8COUP D’OEIL DES DEUX CÔTÉS DE LA BAIE

Si nous nous sommes un peu étendu sur lesévénements de cette première journée passée en commun par lesjeunes membres des deux familles de Kécarpoui, c’est qu’elle sertde jalon pour indiquer la marche future de notre drame.

Il fallait bien mettre en relief cette jolieSuzanne, qui va jouer le rôle de pomme de discorde entre les frèresennemis de la région labradorienne.

Et cette veuve énergique, gardant toujours aufond de son cœur le souvenir de la scène terrible qui la priva deson unique soutien, ne fallait-il pas aussi la montrer ce qu’elleétait : bonne chrétienne, mais aussi femme à ne pas reculerdevant la tache vengeresse de punir, le cas échéant, le meurtrierde son mari.

Hâtons-nous d’ajouter cependant qu’elle étaità cent lieues de se croire dans le voisinage de Jean Lehoulier,encore moins de se douter qu’elle venait d’héberger le fils et leneveu de son plus mortel ennemi.

Quant à Suzanne et aux garçons, ils étaienttout bonnement enchantés de leurs nouvelles connaissances et netarissaient pas d’éloges sur leur compte : concert de louangesauquel, du reste, la maman mêlait volontiers sa note grave.

— Ce sont de braves garçons, disait-elle,après le retour de ses fils.

— Et qui ne boudent pas à l’ouvrage !ajoutait Louis.

— Ni à table non plus !… renchérissaitThomas, fort porté sur sa bouche, comme on s’en souvient.

— C’est un titre de plus à ton amitié,intervint malicieusement Suzanne.

— Oui-da ! mademoiselle, lui repartitavec un grand sérieux Thomas. Tu crois peut-être m’avoir embrochéavec tu pointe ?… Eh bien, ma sœur, apprends qu’un boncaractère et un bon estomac, ça voyage toujours ensemble, etmets-moi cette grande vérité dans ton cahier de notes, ma petiteSuzette.

— Tu prêches pour ta paroisse, mon grandfrère. Ainsi donc, suivant-toi, les meilleurs garçons de notrepetite colonie seraient ?

— Thomas Noël et Gaspard Labarou.

— Parce que ?…

— Parce que ces deux respectables citoyenssont les plus beaux mangeurs.

— Tout doux ! tout doux ! monsieurmon frère, intervint Louis au milieu des éclats de rire : ilme semble que vous avez une morale un peu égoïste… — Qu’enpensez-vous, maman ?

— Il y a du vrai et du faux dans ce que ditThomas. J’ai connu des coquins qui avaient un bien bel appétit…

— Bon, Thomas, prends note de cela…

— Et de fort bonnes gens qui avaient toujoursfaim, acheva la veuve.

— Exemple : Thomas Noël ! glissaThomas, avec une emphase comique.

— Oh ! le sournois ! fit Suzanne… Situ n’as que ta voracité pour te faire pousser des ailes d’ange, tesgrands bras resteront longtemps déplumé ».

— Bravo, Suzanne ! cria Louis, battantdes mains. Voilà qui s’appelle couler proprement un homme. Attrape,espèce de baliveau.

Ceci s’adressait à Thomas, lequel réponditphilosophiquement :

— Dame ! si vous vous mettez deux contremoi, je n’ai plus rien à dire. Si, pourtant, un mot :pourquoi, Suzanne, m’appelles-tu sournois ? Est-ce parce que,de nos deux nouveaux amis, je m’accommode mieux du moins bavard,ou, si tu veux, de celui qui ne rit jamais ?

— C’est un peu pour cela, mon grand frère… Aureste, c’est pur badinage, tu sais…

— Non, non ! s’écria Louis. Pas deconcession, Suzanne ! Thomas est un pince-sans-rire qui netire pas à conséquence. Mais son copain Gaspard vous a une binetted’oiseau de proie qui ne me dit rien qui vaille. N’est-ce pas,maman ?

— Le fait est qu’il est bien grave pour unjeune homme !

— C’est la timidité, peut-être… hasardaSuzanne.

— Lui timide ?… Allons donc ma sœur, tun’y penses pas ! Le gaillard ne navigue pas dans ces eaux-là.C’est un sournois, te dis-je. Vous verrez. — Un bon luron, parexemple, c’est mon nouvel ami à moi… Qu’on me parle d’ArthurLabarou ! C’est celui-là qui vous regarde bien en face, avecses grands yeux bleus, et qui rit de l’abondance du cœur. — Pasvrai, maman ?

Le petit Louis éprouvait toujours le besoind’avoir l’approbation de sa mère.

Néanmoins, pour cette fois, ce fut Suzanne quirépondit avec beaucoup de vivacité :

— Oui, oui, frère… Et, avec cela, si bon, sicomplaisant, si aimable !

— Tiens, tiens, fillette !… fit madameNoël, tu as déjà trouvé le moyen de remarquer chez lui toutes cesqualités-là ?

La jeune fille rougit et murmura, un peuconfuse :

— Dame, mère, vous avez dû vous-même…

— Si, si, ma fille. Jusqu’à plus ampleinformé, je le tiens pour un excellent garçon.

— Et un bon camarade ! renchéritLouis.

— Comme son cousin… pas moins, mais pas plusrectifia l’entêté Thomas.

La conversation en resta là sur ce sujet, et,après d’autres propos sans intérêt pour le lecteur, la famille Noëls’alla coucher.

** * *

Pendant ce temps, chez les Labarou, une scèneanalogue sa passait.

Le père, distrait et songeur, fumait sa pipeprès d’une croisée ouverte.

La mère et la fille, toujours occupées,tricotaient et cousaient autour d’une grande table de bois blanc,dressée au milieu de la pièce servant à toutes fins : cuisine,salle à manger et salon de réception.

En face d’elles, Arthur, la main droiteenveloppée et le coude appuyé sur la table, avait fort à faire pourrépondre aux questions multiples des deux femmes.

Quant à Gaspard, dissimulé dans l’ombreprojetée par l’abat-jour de la lampe, il fumait, silencieusement,répondant seulement par monosyllabes quand on lui adressait laparole.

Inutile de se demander de quoi l’on parlait etqui tenait le dé de la conversation !

C’étaient les femmes, naturellement, maissurtout la plus intéressée des deux : Euphémie, ou plutôtMimie, — car on ne l’appelait pas autrement dans la famille.

Cette jeune fille, quand on ne lui voyait quela tête, était vraiment délicieuse… Elle avait le teint clair desfemmes normandes et la chevelure crêpée d’une bohémienne. Aveccela, — autre contraste, — de beaux grands yeux d’un bleu trèstendre et la bouche meublée de dents fort blanches, quoique un peuespacées.

Mais l’ensemble de la figure respirait plutôtl’énergie que la grâce.

La grâce ; lumière ou vernis, qui est àla figure humaine ce qu’une bonne exposition est au tableau, voilàce qui réellement lui manquait.

Enfin, pour achever de brosser cette esquisseen deux tours de main, bien qu’elle fût, en réalité, une joliefille, Euphémie Labarou manquait complètement de séductionféminine, d’attirance, comme disent les bonnes gens.

D’ailleurs, la suite de ce récit vous montreraqu’elle était fort tyrannique en amour.

Le cousin Gaspard, sur qui elle avait jeté sondévolu, en savait quelque chose, probablement plus qu’il n’en eûtvoulu dire.

Mais, outre ce défaut moral, si toutefois c’enest bien un, Euphémie Labarou avait une imperfection physique trèsapparente, du moins quand elle se tenait debout : elle n’avaitpas de jambes… ou si peu !

Ce buste parfait, de longueur normalejusqu’aux hanches, était supporté par des jambes si courtes, qu’endépit de ses robes longues, la pauvre « Mimie »,lorsqu’elle marchait, avait l’allure disgracieuse et pesante d’uneoie grasse.

Aussi ne sortait-elle guère et, comme toutesles personnes sédentaires, aimait-elle fort à caqueter !

D’où il suit qu’elle était à la fois jolimentbavarde et passablement hargneuse dans ses appréciations.

Pour le quart-d’heure elle s’employait à« déshabiller » de la belle façon sa voisine de l’autrecôté de la baie, Suzanne Noël, qu’elle n’avait pas même entrevue,du reste.

Et elle paraissait avoir ses raisons pour enagir ainsi, car, à chaque trait lancé contre la nouvelle venue,elle dirigeait du côté de Gaspard un regard en coulisse, chargé de…pronostics peu équivoques.

Celui-ci, d’ailleurs, faisait mine de ne pasremarquer ce manège, se contentant de fumer comme un pacha.

— Nous étions si bien, seuls ! dit lajeune fille, en conclusion… Pourquoi ces étrangères viennent-elles,comme cela, se fourrer dans nos jambes ?

— Elles ne t’ont guère encombrée jusqu’à cetteheure !… murmura Gaspard, en poussant des lèvres une grossebouffée de fumée.

— Je le crois bien ! répliqua Mimie, avecun petit ricanement sec. D’ailleurs, elles ne font que d’arriver,et vous avez passé tout votre temps avec elle, les deuxgarçons.

— Il fallait bien leur aider, comme le voulaitmon oncle.

— Elles ont leurs hommes : qu’elles nouslaissent les nôtres !

— Prends patience, ma fille, intervint lamère. Sitôt qu’ils auront mis leurs voisines à couvert, les enfantsreprendront leur train de vie ordinaire. En attendant,contentons-nous de ton père et de Wapwi.

— Père ?… Il n’est guère réjouissant,surtout depuis quelques jours. On dirait vraiment que cetteinvasion le contrarie encore plus que moi.

Jean Labarou, jusque là silencieux, releva latête en entendant sa fille parler ainsi.

— Tu ne te trompes qu’à demi, mon enfant,répliqua-t-il gravement. Je suis heureux que les garçons puissentrendre service à nos voisins, mais mon opinion sur leur compte n’apas changé : leur présence ici nous causera peut-être desennuis sérieux.

— C’est bien possible, tout de même… murmurala jeune fille qui eut un rapide coup-d’œil du côté de sonvoisin.

— Puis, reprenant avec vivacité :

— Quant à Wapwi, dit-elle en riant aux éclats,parlons-en. Ce petit oiseau-là, — car c’est un vrai oiseau, biengentil tout de même, — passe la plus grande partie de son temps surla baie ou dans les bois, à pêcher du poisson ou colleter deslièvres.

— C’est sa manière à lui de se rendre utile,expliqua Arthur. Manques-tu de gibier ou de matelotes, depuis quenous l’avons enlevé à sa micmaque de belle-mère ?

— Oh ! pour ça, non. Aussi n’est-ce paspour lui faire des reproches, le cher petit, que je me plains deses absences continuelles. Mais s’il nous tenait un peu pluscompagnie, en votre absence, les journées seraient moinslongues.

— Et ! bon Dieu, petite sœur, cours lesbois avec mon protégé, — je lui en donne la permission ; ça tedistraira.

— C’est une idée, cela, Arthur ! et, àmoins que père et mère n’y mettent empêchement, je pourrais bien enprofiter l’un de ces quatre matins…

Et, comme les « bonnes gens » nesoulevèrent aucune objection, Mimie eut bientôt fait d’organiserdans sa tête une belle et bonne reconnaissance en « paysennemi, » c’est-à-dire du côté opposé de la baie.

Chapitre 9WAPWI SUR LE SENTIER DE… L’AMOUR

Deux mois se sont écoulés depuisl’installation de la famille Noël sur la rive orientale de labaie.

La maison construite par les jeunes gens de lapetite colonie, bien que ne présentant certes pas l’apparence d’unede ces coûteuses bonbonnières que l’on admire aux places d’eaux envogue, offre cependant un assez joli coup d’œil. Avec ses chevronsdépassant de plusieurs pieds l’alignement du carré, elle vous a uncertain air de coquetterie agreste dont ne s’enorgueillissent pasmédiocrement les ouvriers improvisés qui l’ont bâtie.

Si nous ajoutons que de ce larmier très largepartent d’élégantes colonnes de fines épinettes bien écorcées, maispas autrement travaillées, qui vont s’appuyer sur le trottoirentourant la maison, nous aurons une idée de ce que peuvent fairequatre hommes de bonne volonté, lorsque la nécessité et l’isolementleur tiennent lieu d’expérience.

Aussi n’étonnerons-nous personne en disant queles jeunesses de la colonie Kécarpouienne ont l’intime convictiond’avoir édifié un palais.

Tout est relatif en ce monde.

Aussi l’ont-ils baptisé le Chalet,sans épithète comme s’il ne pouvait en exister d’autre dans lemonde entier.

Les travaux sont donc finis…

Finie aussi, hélas ! — ou, du moins, bienentravée, — cette promiscuité de toutes les heures du jour, cescoups-d’œil échangés furtivement, ces chaudes poignées du mainsdonnées et reçues, ces rencontres fortuites… qui sont le menu dufestin des amoureux !…

Ainsi le pense du moins, en son âme attristée,notre jeune ami Arthur Labarou, au moment où nous leretrouvons.

Il est en compagnie de son protégé, — ouplutôt de son fils adoptif, — le petit sauvage Wapwi.

Wapwi a aujourd’hui près de quinze ans.

Il est souple, élancé, grand pour son âge, etsurtout très intelligent.

Quant à son dévouement pour petit père, —comme il appelle Arthur, — c’est du fétichisme tout pur.

Nous sommes dans la première quinzaine du moisd’août.

C’est le matin.

Il est à peine six heures.

Arthur et Wapwi sont assis sur un quartier deroc dominant la rive droite, très escarpée à cet endroit, de larivière Kécarpoui.

En face d’eux, une grande épinette, à peineébranchée sur un de ses côtés et jetée en travers du torrent, sertde pont pour communiquer entre les deux bords.

Vers la droite, à une couple d’arpents dedistance, une buée de vapeurs blanches monte de l’abîme où seprécipite la rivière, dans sa dernière chute, avant de mêler seseaux à celles de la baie.

Le soleil du matin irise cette vapeur et luiprête tour à tour les nuances diverses de l’arc-en-ciel.

— Écoute, petit, et surtout comprends-moibien… dit Arthur à, son compagnon, penché vers lui.

Wapwi ne répond rien ; mais il s’approchedavantage, et ses yeux noirs, intelligents, se fixent sur son« père » adoptif.

Celui-ci reprend, en baissant encore lavoix :

— Tu vas traverser la rivière sur lapasserelle et te diriger sous bois vers le Chalet. Si tu nerencontres pas Suzanne en chemin et que les jeunes Noël ne soientpas dans les environs, approche-toi de la maison et fais en sorteque la jeune fille te voie. Comprends-tu ?

Au lieu de répondre, Wapwi s’éloigne vivement,courbé en deux, fait mine de se couler au milieu du feuillage, sedissimule derrière chaque obstacle ; rocher ou arbuste, et selivre à une pantomime des plus réjouissantes, s’adressant à un êtreimaginaire.

Puis, il revient sans, bruit, riantsilencieusement.

Arthur aussi rit de bon cœur, tout en évitantd’éclater…

— Très bien, mon fils ! dit-il. Mais cen’est pas tout…

Wapwi redevient soudain sérieux comme unmanitou.

— Quand tu seras parvenu à t’approcher d’elle,tu lui diras : « Petite mère Suzanne, petit père Arthurvous attend. C’est, pressé. Rejoignez-le sur le bord de la rivière,en face de la passerelle. Il sera là sur le plateau que vousconnaissez, tout en haut, au milieu des rocher ». Tu vois celad’ici, tout droit.

Et le jeune Labarou montre de la main, surl’autre rive, un escarpement assez élevé, couronné par un plateauoù verdissent des masses de sapins touffus.

Wapwi fait signe qu’il a compris et n’ajoutequ’un mot :

— C’est tout ?

— Oui… N’oublie pas ce qu’elle terépondra.

— Petit père sera content.

Et l’enfant, léger comme un papillon, s’élancesur la passerelle tremblante, sans éprouver l’ombre d’un vertige àl’aspect du torrent qui bondit à vingt pieds au-dessous.

Arthur demeure un instant songeur ; puis,s’emparant de son fusil, compagnon inséparable de ses coursesmatinales dans la forêt, il traverse à son tour la passerelle et sedirige vers le rendez-vous assigné.

À peine a-t-il disparu, qu’une tête émerged’un fouillis de broussailles masquant une anfractuosité de la riveà pic, à quelques pieds de l’endroit où s’est tenue la conversionrapportée plus haut.

Cette tête, livide et haineuse, est suivied’un corps musculeux et, trapu, — le tout appartenant à GaspardLabarou.

— Ah ! c’est comme ça !…murmure-t-il avec un ricanement amer On verra bien si la fille dela victime va faire des mamours au fils de l’assassin… Malheur àeux si !…

Le reste de la phrase est ponctué par un gestesinistre.

Et Gaspard s’élance dans la direction du nord,ne s’écartant pas toutefois de la rivière, qu’il a sans doutel’intention de franchir à gué dans quelque endroit connu de luiseul.

En effet, une dizaine d’arpents plus haut, ilrencontre une mince épinette penchée au-dessus d’un endroit où laKécarpoui, profonde et rétrécie, coule avec la rapidité d’untorrent.

Agile et fort, le sombre personnage, mettantson fusil en bandoulière, grimpe comme un chat jusqu’aux deux-tiersde sa hauteur.

L’arbre, mince et flexible, se courbe, sepenche…

Gaspard, suspendu par les mains, lâcheprise…

Il est sur l’autre rive.

Alors, il redescend vers la passerelle, maiscette fois en s’écartant légèrement de la rivière.

Arrivé au pied du cap, couronné d’un plateauboisé, où doivent se rencontrer les amoureux, Gaspard s’arrête.

Il est en nage.

Ses tempes battent la chamade. Le vertige lemenace.

Il paraît chercher à reconquérir son calme etfait mine même de cacher là son fusil…

Ses mains à plat pressent son frontbrûlant…

Mais bientôt un éclair de rage froide passedans ses yeux durs et, remettant son fusil en bandoulière, ilcommence l’ascension du cap !

C’est comme un sauvage, avec des précautionsinfinies, qu’il met un pied devant l’autre.

Pas une pierre ne roule.

Pas une motte de terre ne s’égrène.

Parvenu au niveau du plateau supérieur,Gaspard risque un coup-d’œil à travers les rameaux épais.

Arthur est là, écartant le feuillage etinterrogeant le versant adouci de son observatoire qui regarde lamer.

Se trouvant posté à, sa convenance là où ilest, Gaspard ne bouge plus et attend.

Une demi-heure se passe.

Puis une heure.

Le soleil monte. L’ombre décroît.

Mais rien ne bouge, rien ne bruit, si ce n’estla rumeur éternelle des chutes et le vol rapide des oiseaux.

Soudain, à deux pas d’Arthur, le feuillages’entr’ouvre et Wapwi paraît.

— Petit diable ! fait le guetteur ensursautant, je ne t’ai pas entendu venir… Eh bien, l’as-tuvue ?

— Elle vient !… répondit l’enfant. Wapwia couru fort, fort… pour avertir petit père, qui sera content.

Oui, oui, bien content… Merci !Maintenant, laisse-nous, petit. Retraverse la passerelle et vam’attendre de l’autre côté de la rivière. Si tu vois quelque chosede suspect, imite le chant du merle tu sais !

— Wapwi veillera et sifflera…

Et, dévalant avec une adresse de singe par lapente qu’il venait de gravir, le jeune Abénaki disparut en unclin-d’œil.

Eût-il pris la direction opposée qu’il se fûtheurté à Gaspard !

Mais le dieu des amoureux regardait ailleurs,probablement.

L’espion, remis de cette alerte, se dit àlui-même :

— Décidément, le diable est pour moi. Tenonsbon !

Chapitre 10LE RENDEZ-VOUS

Une vingtaine de minutes s’écoulèrent, pendantlesquelles l’amoureux Arthur piétina sur place, bouillant à la foisd’impatience et de crainte.

L’entrevue qu’il allait avoir avec Suzanneacquérait, grâce aux événements des derniers jours, une importancecapitale à ses yeux.

Depuis une semaine entière, en effet, la jeunefille était invisible pour lui.

Que s’était-il passé !

Pourquoi madame Noël, après avoir paruencourager ses amours avec Suzanne et même s’être prêtée de bonnegrâce aux projets de mariage édifiés par les deux jeunes gens,avait-elle tout à coup, du soir au lendemain, changé complètementsa manière d’agir ?…

Pourquoi Suzanne elle-même, l’air triste etles paupières rougies, lui avait-elle fait un geste d’adieudésespéré, la dernière fois qu’il l’avait aperçue dans une fenêtredu Chalet ?…

D’où venait la mine soucieuse de sa mère, àlui, et la sombre préoccupation de son père, surtout depuis cesjours derniers ?…

Autant de mystères à pénétrer.

Autant de problèmes à résoudre.

Arthur avait bien l’intuition que quelquechose se passait hors de sa connaissance et qu’il était le pivotautour duquel s’enroulait le fil de certains petits événements sesuccédant coup sur coup depuis quelques jours.

Mais quelle était la tête d’où sortait toutcela, la main mystérieuse qui tissait autour de son bonheur cettetoile d’araignée dont les mille mailles guettaient chacun de sespas ?…

La veille au soir, seul avec sa sœur et sesparents, il avait ouvert son cœur à deux battants, narré par lemenu l’histoire courte et naïve de ses amours ; il leur avaitfait part de son ardent désir d’épouser Suzanne, aussitôt la venuedu missionnaire, en septembre prochain…

Mimie avait battu des mains…

La mère Hélène s’était détournée pour essuyerune larme…

Quant au père Labarou, plus sombre que jamais,il s’était promené longtemps dans la cuisine, sans répondre, puisavait fini par faire un geste résolu et dire :

— Il faut que cette situation s’éclaircisse etque la lumière se fasse ! Pas plus tard que demain, mon fils,je me rendrai chez la veuve de Pierre Noël, et ton sort sedécidera !

Arthur avait remercié son père et, au petitjour, couru sur le plateau boisé, dominant la passerelle, dansl’espoir d’avoir plus tôt des nouvelles, ou du moins de faire partà Suzanne de ses espérances.

Il en était là !…

Suzanne allait venir ! !

Elle venait ! ! !

En effet, un pas léger froissait les feuillessèches tapissant le flanc du cap…

Là ramure s’agitait ;…

Une minute encore, et Suzanne parut !

Elle semblait fort animée, la belleSuzanne.

Ses joues rougies, l’éclat de ses yeux et lasueur qui perlait à son front disaient haut qu’elle avait couru etque l’émotion la dominait.

— Arthur ! cher Arthur, fit-elle entendant ses deux mains au jeune homme.

— Oh ! Suzanne ! ma Suzanne !vous voilà enfin ! répondit Arthur, s’emparant des mains quis’offraient et y collant ses lèvres.

— Quelle imprudence vous me faitescommettre !

— Je ne vivais plus, Suzanne. Songez-y ;ne plus vous voir !

— Et moi donc, est-ce que j’étais auxnoces ?… Ah ! comme j’ai souffert !

— Pauvre Suzette ! Là, vrai, vous avezpensé un peu à l’abandonné ?

— Toujours, à chaque heure, à chaqueminute…

— Et, cependant, vous vous cachez !… Jene puis vous voir ! Votre mère me répond, à chacune de mesvisites, que vous êtes souffrante, que vous naviguez sur la baie,avec vos frères, ou bien qu’elle ne sait pas… Enfin, elle n’estplus la même, votre mère…

— Hélas !

— Vous voyez bien que j’ai raison, puisquevous en convenez…

— Il le faut bien, mon Dieu !

— Mais, enfin, Suzanne, pourquoi ce revirementcomplet ?… Qu’avons-nous fait de répréhensible ?… Voussavez comme nos intentions sont pures et quel respect accompagnenotre mutuelle tendresse.

— Oh ! Arthur, ce n’est pas là que voustrouverez la source de tout ce qui arrive.

— Vous savez quelque chose, Suzanne ?

— Peut-être bien. Mais je ne suis pas sûre… jepourrais me tromper.

— Parlez, parlez.

— Eh bien, ma mère a reçu une visite il y aune dizaine de jours.

— Une visite !… D’ici, de lacôte ?

— Non, de Miquelon.

— Par quelle voie ?

— Ce doit être par notre barque, carl’étranger accompagnait Thomas. Vous savez que mon frère a ététoute une semaine au large, en compagnie de votre cousinGaspard ?…

— Je ne sais rien, Suzanne. En effet, Gaspards’est absenté pendant de longs jours, sous prétexte d’une excursionde chasse au loin. Mais il est si bizarre, mon taciturne cousin,qu’on ne remarque plus, chez nous, ses frasques.

— Vous avez tort, Arthur. Quelque chose me ditque vous devriez, au contraire, ne pas le perdre entièrement de vueet même vous défier un peu de lui.

— De Gaspard !… Qui peut vous fairecroire ?…

— Écoutez, Arthur…

Et Suzanne, baissant instinctivement la voix,se rapprocha davantage.

Puis elle détourna soudain la tête et prêtal’oreille.

— Avez-vous entendu ? dit-elle.

— Non.

— On dirait quelqu’un s’agitant dans lefeuillage.

Arthur jeta un rapide coup-d’œil versl’endroit où son cousin, dans sa cachette, avait sans doute faitquelque mouvement involontaire.

Puis, haussant aussitôt les épaules :

— Comme vous êtes nerveuse, Suzanne !…Vous voyez du danger partout.

— C’est vrai, fit la jeune fille, reprenant saposition première. Moi, si vaillante d’habitude, je tremble, depuisquelque temps, à la moindre alerte.

— Cette fois, du moins, ce n’est rien :quelque écureuil qui prend ses ébats.

— Je vous disais donc : Défiez-vous devotre cousin ; il a les yeux méchants…

— Ah ! ah !

— … Et je n’aime pas sa façon de meregarder.

— Vous êtes si belle !…

— Ne riez pas, Arthur. Ces jours derniers, mevoyant les yeux rouges, il me dit avec un mauvais rire :

— Qu’avez-vous, Suzanne ?

— « Rien qui vous concerne ! »ai-je répondu brusquement.

— « Vous êtes-vous querellé avec votreamoureux ? » a-t-il ajouté d’un air moqueur.

— « Ça ne vous regarde pas ! »Et je lui ai tourné le dos. Mais je l’ai vu, dans une vitre de lafenêtre où je me trouvais, serrant les poings et faisant un gestede menace.

— Une vitre est un mauvais miroir,Suzanne !

— C’est possible, mon ami. N’en parlons pluset soyez prudent.

— Pour vous faire plaisir, je le serai. Maisrevenons à votre visite de l’autre jour.

— De l’autre nuit ! — car c’était lanuit.

— Soit… Et qu’a fait ce visiteurnocturne ?

— Il s’est enfermé avec ma mère pendant uneheure et j’ai été emmenée dehors par mon frère, sous prétexte de nepas troubler la conversation qu’ils eurent ensemble.

— Ah ! diable ! fit Arthur, trèsintéressé.

— Puis l’étranger est reparti, accompagnétoujours de Thomas et de l’inséparable Gaspard.

— De sorte que vous ne savez pas quel étaitcet homme ?

— Si… Ma mère m’a dit que c’était un vieil amide mon défunt père.

— Que venait donc faire chez vous cemystérieux personnage ?

— Voilà précisément ce que je demande en vainà tous les miens, sans pouvoir obtenir d’autre réponse quecelle-ci : C’est un parent éloigné, un ami de là-bas. Il fautle croire.

— Mais votre mère, elle, — votre mère qui vousaime tant, bonne Suzanne, — a dû vous donner quelques motsd’explications avant de vous soustraire à mes recherches… je veuxdire à ma vue.

— Pauvre mère, elle est toute bouleversée dece qui arrive… Mes questions semblent lui faire tant de mal !…Elle se contente de répondre : « Chère Suzette, j’en suischagrine autant que toi ; mais tu ne dois plus voir ce jeunehomme… Un mariage est impossible entre vous… Quelque chose deterrible vous sépare à jamais ! »

— Qui ou quoi peut donc nous séparer,Suzanne ?

— Hélas !

— Votre mère vous l’a dit ?

— Il l’a bien fallu ; je l’ai tantsuppliée !

— Et c’est ?…

— Du sang !

Arthur, foudroyé, chancela.

Un moment, la tête penchée, les bras battants,il demeura immobile.

Mais il se secoua aussitôt.

— Adieu ! Suzanne, fit-il virilement.Quand nous nous reverrons, je saurai s’il m’est permis de vousaimer.

— Et ce sera ?… fit Suzanne,anxieuse.

— Demain matin, ici, à la même heure.

— Adieu donc ! Arthur… Ne désespéronspas.

Le jeune Labarou la vit disparaître par lesentier qu’elle avait pris pour revenir.

Un instant plus tard, lui-même redescendait lapente opposée, tout en murmurant :

— Puisse mon père effacer cette tache de sangqui nous sépare !

— Oui, comptes-y, mon bonhomme ! disaiten même temps, in petto, le cousin Gaspard, tout en setirant, non sans peine, de sa cachette embroussaillée.

Puis le traître ajouta :

— Nom d’une baleine ! quelle posturefatigante j’avais là ! Tout de même, si j’ai mal aux jambes,mon cher cousin doit avoir mal au cœur, lui !

Et il se glissa derrière Suzanne, évitant avecsoin de se laisser voir.

Chapitre 11LE MEURTRIER ET LA VEUVE

Environ vers six heures de cette même matinée,une légère embarcation traversait la baie, de l’ouest à l’est.

Elle atterrit en face du Chalet.

Un homme d’une cinquantaine d’années, barbe etteint bruns, chevelure grisonnante, sauta sur le rivage, où ils’occupa aussitôt à fixer solidement le grappin del’embarcation.

Puis, cela fait, il se dirigea lentement, lefront penché, vers le chalet, dont les murs blanchis à la chauxressortaient, à une couple d’arpents du rivage, au milieu desarbres.

Arrivé en face de la porte d’entrée, regardantl’ouest, il frappa deux coups…

Une voix de l’intérieur répondit…

L’homme entra.

— Jean Lehoulier ! s’écria la maîtressedu logis, en reculant de deux pas.

— Moi-même, Yvonne Garceau !

— Que voulez-vous ?… Que venez-vous faireici ?…

— Je viens dire à la veuve de PierreNoël : Oublions tous deux la scène du 15 juin 1840 et nefaisons pas porter à nos enfants le poids des fautes de leurspères.

La veuve étendit très haut son bras amaigri ets’écria avec une sombre énergie :

— Moi, pardonner au meurtrier de mon époux, dupère de mes enfants !… Jamais !

— Écoutez-moi…

— Pourquoi vous écouterais-je ?… Quellejustification pouvez-vous m’offrir ?… Allez-vous rendre la vieà mon homme, que vous avez tué à coups de couteau ?

Et la veuve, les yeux flamboyants, les poingsserrés, fit un pas vers son interlocuteur.

Celui-ci, calme et triste, ne bougea pas etreprit de sa même voix humble :

— Yvonne, je pourrais ici faire appel auxsouvenirs de notre jeunesse, à tous deux, de cette époque où,libres encore, nous nous aimions et avions décidé de nous unir parles liens sacrés du mariage ; je pourrais évoquer ces jours delarmes où l’on nous força de renoncer l’un à l’autre, — vous parcequ’un prétendant, plus riche s’offrait, moi parce que le servicemaritime me réclamait dans les cadres… Mais ce n’est pas à lagénérosité de vos sentiments que je viens livrer assaut, parsurprise : c’est à votre conscience d’honnête femme, c’est àvotre cœur de mère que je veux frapper.

— Une mère peut-elle pardonner à celui quirendit ses enfants orphelins ?

— Une mère pardonne tout pour le bonheur deses enfants… Et, d’ailleurs, Yvonne Garceau, le Fils de Dieului-même n’a-t-il pas demandé à son Père la grâce de sesbourreaux ?

— Le Fils de Dieu avait la force d’En-Haut.Moi, faible femme, je suis impuissante… Cette scène de meurtre mepoursuit, me hante nuit et jour, depuis douze ans… Et, tenez, aumoment même où je vous parle, je la vois ; j’y assiste ;je vous entends vous écrier :

— Ah ! misérable traître, après m’avoirpris la femme que j’aimais, tu voudrais encore me voler maréputation d’homme d’honneur, en m’accusant de tricher aujeu !… Eh bien, meurs donc, et puisse ta femme ne pas tesurvivre !… Car ce sont là vos propres paroles, JeanLehoulier ! Celui-ci ne broncha pas.

Élevant seulement la main avecsolennité :

— Femme, dit-il, on vous a trompée,odieusement trompée !… Quelques-unes des paroles rapportéessont vraies, — les premières ! Les autres n’ont pas le senscommun.

La veuve fit un geste pour protester.

Mais Jean continua, sans leremarquer :

— La querelle entre nous n’a pu commencercomme vous dites, puisque jamais je n’ai touché une carte de mavie… Nous ne jouions donc pas. Mais nous étions un peu gris, —Pierre surtout, — et vous vous souvenez comme il était jaloux, lepauvre homme, une fois dans les vignes…

— Oh ! bien à tort, vous ne l’ignorezpas… murmura la veuve, en jetant un rapide regard à son premieramoureux.

— Sans doute, Yvonne ; mais, comme tousses pareils, il n’en était pas moins intraitable sur ce chapitre,quand il avait son plumet ! Si bien que, ce soir-là,il m’accusa devant tous les camarades de ne rechercher son amitiéque pour mieux le tromper… ; de profiter de ses absences pourm’introduire nuitamment chez vous ; bref, de le déshonorer niplus ni moins… Était-ce vrai, cela ?

— Vous savez bien que non.

— C’est ce que je cherchai à faire pénétrerdans sa cervelle en feu. Mais, « va te fairelan-laire ! » il n’entendait plus rien, gesticulant,criant, me mettant le poing devant la face et piétinant autour demoi, comme un furieux. Jamais je ne l’avais vu ainsi. Je faisaismille efforts pour conserver mon sang-froid, reculant, tournant encercle, afin de l’empêcher de me frapper.

« Les camarades regardaient, chuchotantentre eux, sans toutefois intervenir.

« Je protestais toujours, évitant àdessein de hausser ma voix au diapason de la sienne. Mais tout demême, la moutarde me montait au nez. J’avais des bouffées decolère, des envies folles de cogner.

« Il vint un moment où, fou de rage, ivrede vin, Jean se rua sur moi, son couteau au poing.

« Je tirai aussitôt le mien de sa gaine,tout en parant machinalement du bras gauche.

« C’est en cherchant ainsi à me protéger,que j’éprouvai à, l’avant-bras cette sensation inoubliable defroid, bien connue de tous ceux oui ont reçu des coups decouteau.

« La lame avait passé entre les deux oset ne s’était arrêtée qu’au manche.

« Je poussai un cri de rage et frappai àmon tour, sans voir, — car un nuage de sang faisait tout danserautour de moi.

« Mon adversaire tomba, et il se fit unegrande rumeur dans l’auberge.

« Des amis m’entraînèrent…

« Vous savez le reste. La veuve ne disaitplus rien.

Le front penché, les yeux sombres, ellesemblait évoquer, par la puissance du souvenir, cette scèned’auberge où son homme fut couché sanglant sur le carreau.

Deux ou trois minutes durant, elle garda cesilence farouche.

Puis elle releva la tête et, regardant soninterlocuteur bien en face :

— Jean Lehoulier, dit elle avec une froideénergie, vous mentez !

— Madame !…

— Vous mentez, vous dis-je !…

— Yvonne !

— Et, la preuve que vous mentez, je vais vousla donner. Attendez une minute.

Pierre ouvrait des yeux ébahis.

Mais la veuve avait disparu par la porte d’unechambre à coucher, — la sienne, — ouvert un vieux bahut et yfouillait avec ardeur.

Au bout de quelques instants, ellereparaissait, tenant un papier plié en forme de lettre.

Elle courut aussitôt à la signature et lamettant sous les yeux de son ancien fiancé de là-bas :

— Reconnaissez-vous ce nom ?

— Sans doute : RobertQuetliven !

— Eh bien, écoutez bien ce qu’ilm’écrit :

SAINT-PIERRE ET MIQUELON, ce 26 juillet1852.

MADAME VEUVE PIERRE NOEL, Côte duLabrador,

Madame et vieille amie,

J’apprends que vous êtes sur le point demarier votre fille Suzanne avec le fils de Jean Labarou, votrevoisin de la baie Kécarpoui. Je le regrette beaucoup pour les deuxjeunes gens, mais ce mariage ne peut se faire. Votre défunt mari,assassiné méchamment, il n’y a pas encore une éternité, selèverait de sa tombe pour se jeter entre les deux futursconjoints.

Vous ne comprenez pas !…

Eh bien, apprenez, ma pauvre amie, que ce JeanLabarou dont le fils courtise votre fille Suzanne n’est autre queJean Lahoulier, qui tua votre mari, par pure rancune, dansl’auberge des Mathurins Salés, sur le port de Saint-Pierre, il yaujourd’hui douze ans et quelques semaines…

Mon devoir est fait. Que Dieu vous donne laforce de ne pas faillir au vôtre,

ROBERT QUETLIVEN.

— Cette lettre est une infamie ! s’écriaJean Labarou, — à qui nous conserverons ce nom, comme lui le portatoujours, du reste.

— Quoi ! ne dit-elle pas la vérité ?riposta la veuve.

— Sur ce point seulement : que c’est bienma main qui a tué Pierre Noël ! Mais c’est dans le cas delégitime défense, après avoir usé de tous les moyens de persuasionpour l’apaiser, après avoir subi patiemment toutes sortesd’injures… Encore, quoique abîmé par sa langue méchante, j’auraispatienté, je serais sorti, sans ce traître coup de couteau qui mefit voir rouge… Mon bras a frappé, mais ma volonté n’y était pourrien. C’est la douleur physique, produite par l’horrible blessurereçue sans m’y attendre, qui est cause du malheur arrivé… Voyez,femme !… J’en porterai les marques toute ma vie !

Et, retroussant la manche de son habit,Labarou montra à la veuve son avant-bras nu où deux cicatricesindélébiles tranchaient, par leur blancheur livide, sur le tonbruni de la peau.

La veuve ouvrit de grands yeux et fit ungeste.

Jean Labarou rabattit sa manche etcontinua :

— Ah ! Yvonne, comme j’ai regretté cefatal moment d’oubli, ce mouvement involontaire qui poussa ma mainarmée droit au cœur de mon ami, Yvonne, vous le savez, en dépit deses défauts ! — Mais il est des instants, dans la vie humaine,où la chair se révolte contre l’esprit, où le nerf est plus promptque la volonté.

J’ai subi les conséquences de ce réveilintermittent de la bête dans l’homme…

Suis-je donc si coupable, aprèstout ?

La veuve ne répondit pas, tout d’abord.

Elle se calmait. Elle paraissait ébranlée.

L’homme qui lui parlait, elle l’avait connujadis. Jeune et bon, plein d’honneur, incapable de déguiser lavérité.

Les années en blanchissant sa tête enavaient-elles fait un menteur et un lâche ?

C’était impossible.

Le mensonge, dans la bouche d’un coupable, n’apas de ces accents émus qui vont au cœur ; la parole, nonappuyée d’une conviction chaleureuse, ne saurait arriver au plusintime de l’être, comme la voix de Jean Lehoulier l’avait fait.

Au fond de son cœur, elle sentait seréveiller, pour l’homme d’honneur incliné devant elle sous le poidsd’un souvenir bien malheureux, mais non coupable, cette indulgenceattendrie qu’éprouvent les gens mûrs lorsqu’en fouillant dans lescendres du passé, il leur arrive d’en voir quelque étincelle nonencore éteinte…

Relevant enfin la tête, elle regarda JeanLehoulier bien en face et dit d’un ton très calme :

— Jean Lehoulier je vous crois !… Leschoses ont dû se passer comme vous les racontez…

— Merci, Yvonne ! Merci pour nos enfantsqui s’aiment, interrompit le père d’Arthur.

— … Mais, continua la veuve, si je vous crois,moi, d’autres feront-ils comme je fais ? Mes fils, quevont-ils penser ?… Ma fille, elle-même…

— C’est juste, voisine : vous voulez despreuves ?

Songez, Jean, que Robert Quetliven ne m’a pasécrit de Saint-Pierre même.

— Et d’où vous a-t-il donc écrit,Yvonne ?

— D’ici même.

— D’ici ?… Il est donc venu ?

— Ne le saviez-vous pas ?

— Je savais que quelqu’un de là-bas est, eneffet, débarqué, il y a une quinzaine de jours, en compagnie devotre fils Thomas et de mon neveu Gaspard. C’était donclui ?

— C’était lui ; et c’est après une longueconversation sur le malheureux événement qui a divisé nos deuxfamilles, que nous en sommes arrivés à la décision qu’il m’écriraitcette lettre… « Avec ce papier, disait-il, vous n’aurez aucunedifficulté à convaincre votre voisin qu’une alliance est impossibleentre les Noël et les Lehoulier. »

— En effet, madame, les choses sefussent-elles passées comme ce Quetliven les arrange, — pour un butque je ne devine pas bien encore, — que je serais le premier à direà mon fils : « Embarque-toi, mon gars, et va un peulà-bas faire ton tour de France. »

« Mais je ne veux pas que cet enfantsouffre à cause de moi… Aussi, prévoyant ce qui allait arriver,ai-je pris mes précautions… Le missionnaire qui doit nous visitercet automne, — c’est-à-dire dans un mois au plus, — vous apporterala preuve que les choses se sont bien passées telles que je viensde les raconter.

— Et cette preuve ?…

— Ce sera le témoignage du mortlui-même !

Là-dessus, Jean Lehoulier saluarespectueusement la veuve de Pierre Noël et se retira.

Chapitre 12OÙ GASPARD ÉPROUVE UNE SURPRISE DÉSAGRÉABLE

Cette journée devait être fertile enévénements.

On eût dit vraiment que Cupidon essayait unarc nouveau et des flèches dernier modèle, faisant des blessuresincurables.

Vers le milieu de la traversée de la baie,Jean Labarou croisa, à quelques arpents de distance, un canotd’écorce, à la fois solide et léger, qu’une jeune fille« pagayait » avec une sûreté de main incomparable.

— Mais c’est Mimie ! se dit le père, unpeu étonné.

Puis, mettant les deux mains autour de sabouche pour mieux diriger sa voix, il héla :

— Ohé ! là, du canot !

— C’est vous, père ?… répondit-on,pendant que l’aviron s’immobilisait, appuyé sur le plat-bord.

— Oui, c’est moi. Où vas-tu, comme cela, touteseule, dans cette coquille de noix ?… Ce n’est guèreprudent !

— Oh ! soyez tranquille, père : jereviendrai tout à l’heure saine et sauve. Je vais voir seulement sice galopin de Wapwi n’est pas quelque part par là…

— Je ne l’ai pas vu. D’ailleurs, je parieraisun beau trois-mâts contre un méchant « sabot » deQuimper, en Bretagne, que ce n’est pas Wapwi qui te fait courir lahaie.

Les deux embarcations s’étaient ;rapprochées.

Aussi la jeune marinière put-elle répondre enbaissant la voix :

— Vous gagneriez, père… Ne parions pas. C’està Gaspard que j’en ai… Oh ! une toute petite surprise que jeveux lui causer ! Mais il faut que je mettre la main dessus,d’abord, et, pour cela, on a besoin de se lever matin, vous lesavez…

— Tu me dis cela d’un air drôle, petiteMimie ! Que se passe-t-il donc ?… Serais-tu mécontente deton cousin, ma fille ?… Est-ce qu’il te ferait destraits, par hasard ?

Et Jean Labarou, malgré ses proprespréoccupations, jeta un long regard sur le beau et pâle visage desa fille.

Un double éclair jaillit des yeux de Mimie,qui se contenta de dire :

— Peut-être !… Mais laissons là Gaspardet parlons un peu de mon frère Arthur. — Vous avez vuMme Noël ?

— Oui… Nous nous sommes expliqués… Tout irabien de ce côté-là, j’espère. Nous en causerons avec ta mère.

— Ah ! que je suis contente, petitpère !… Ce pauvre Arthur, il me faisait tant pitié avec songros chagrin !… Allons ! puisque c’est comme ça, je mesauve vite, pour revenir encore plus vite. Bonjour, père. Àtantôt !

— À tout à l’heure, ma fille.

Chaloupe et canot reprirent leur course ensens contraire et ne tardèrent pas à se trouver hors de portée dela voix.

La chaloupe traversa en ligne directe et s’enalla prendre terre à son petit havre accoutumé, près del’habitation Labarou.

Quant au canot, au lieu de poursuivre sacourse dans la direction du Chalet, qui lui faisait face, ilobliqua vers le nord, longeant la rive surélevée, touteenguirlandée de frondaisons touffues, qui traînaient jusque dans lamer, et disparut tout à coup au fond d’une petite anse, rendueinvisible par les rameaux épais entre-croisés en voûte à quelquespieds de la surface de l’eau.

Une fois là, plus rien !

Gens de mer et gens de terre eussent été bienempêchés de dénicher l’embarcation et son capitaine enjuponné.

Mimie Labarou attacha son esquif à une branchede saule et attendit, debout, fouillant de ses grands yeux bleustout remplis d’éclairs la saulaie bordant la rive.

Quoique fort épais à hauteur d’homme, cerideau d’arbustes, dépourvu de feuillage à quelques pouces du sol,permettait au regard de pénétrer jusqu’au Chalet des Noël, à deuxou trois cents pieds de là.

Pendant une dizaine de minutes, la jeune filledemeura ainsi immobile, les yeux fixés dans la même direction.

Là demeurait sa rivale, — celle qui, tout enétant fiancée d’Arthur, n’en menaçait pas moins son bonheur, àelle.

Car Mimie le sentait bien, Gaspard luiéchappait insensiblement… Un magnétisme étrange l’attirait de cecôté de la baie… En dépit de ses protestations d’amour, des sesélans passionnés, de ses serments même, quelque chose de vaguesemblait paralyser la langue de son cousin… Ils ne se parlaientplus avec le même abandon… Les querelles surgissaient à propos detout et de rien… Bref, Mimie était déjà assez femme, pour devinerque le cœur de son amoureux n’allait pas tarder à lui glisser entreles doigts, si elle n’y mettait bon ordre.

Et elle se sentait vraiment de caractère à lefaire, l’indolente mais énergique Mimie !

Voilà pourquoi, secouant enfin son apathie,elle était entrée, ce matin-là, sur le sentier de la guerre.

Wapwi, prévenu dès la veille, devait larejoindre, aussitôt libre.

C’est lui qu’attendait donc la jeunefille.

Une demi-heure s’écoula.

Les coqs chantaient près de l’habitation desNoël, et les oiseaux prenaient leurs ébats à travers lasaulaie.

Mais, de voix humaines, point.

Tout semblait dormir.

Soudain, un bruit léger se fit dans lefeuillage, une respiration rapide haleta aux oreilles de laguetteuse, et Wapwi encadra sa face cuivrée entre deux rameauxdoucement écartés, à deux pouces au plus de son oreille.

— Tante Mimie, dit-il rapidement, ne bougezpas, ne parlez pas ; il vient !

— Ah ! C’est toi… petit sauvage !…On n’arrive pas de pareille façon, … m’as fait une peur !

Effectivement était toute transie, la pauvrefille. Mais, se remettant aussitôt :

— Tu l’as vu ?

— Je le suis depuis tantôt.

— D’où vient-il ?

— Il espionne petite mère Noël. — Il estméchant l’oncle Gaspard.

— Ainsi c’est pour cette fille qu’il court lesbois du matin au soir ? dit amèrement Mimie, sans relever ladernière observation.

Wapwi fit un haut-le-corps qui voulait direclairement : « Dame, tu devais bien t’endouter ! »

Puis prêtant un instant l’oreille, il saisitle bras de sa compagne :

— Chut ! fit-il, les voilà tousdeux !

— Je veux voir et entendre.

Et la jeune fille, aidée du petit sauvage,sauta aussitôt sur la berge de la saulaie, très épaisse à cetendroit de la rive, et fit quelques pas à travers l’enchevêtrementde la végétation.

Puis Wapwi, qui servait de guide, s’arrêta etse blottit derrière un gros hallier, invitant, par une pressionénergique de la main, sa compagne à l’imiter.

Le sentier, conduisant des chutes au Chalet,passait à quelques pieds de là.

Deux voix, l’une railleuse et claire, l’autresuppliante et sourde, alternaient dans le silence environnant.

— Ainsi, disait la voix railleuse, cette bellepassion vous est venue comme cela tout d’un coup, en apprenant ceque vous appelez mon malheur ?…

— Ne riez pas, Suzanne !… répliquaitl’organe funèbre, — celui de maître Gaspard, — quand je vous aivue, vous si belle, courir ainsi vers une destinée terrible, j’aitremblé pour vous, d’abord ; puis la pitié m’est venue… Et,comme de la pitié à l’amour il n’y a qu’un pas, je l’ai vite faitce pas…

— Vous avez de si bonnes jambes, monsieurGaspard !

— Avez-vous le courage de rire en un pareilmoment ?

— En vérité, je devrais plutôt pleurer,peut-être ? Le fait est, futur cousin, que si réellement unruisseau de sang me séparait, comme vous l’affirmez, de mon fiancéArthur, je n’aurais pas, moi, la jambe assez longue pour lefranchir. Mais, tranquillisez-vous, monsieur Gaspard, votreruisseau de sang n’est qu’un tout petit filet, que beaucoup d’amouret de foi chrétienne effaceront bien vite…

— Ce serait une horreur, Suzanne, une allianceentre bourreau et victime !

— Là ! là ! monsieur Gaspard, nefaites pas tant de zèle et laissez-nous mener notre barque à notreguise. Quant à votre amour si désintéressé et si charitable,gardez-le pour ma belle-sœur, cette chère Mimie, qui le mérite bienplus que moi.

— C’est là votre dernier mot,mademoiselle ? fit Gaspard menaçant.

— C’est mon dernier mot, monsieur !

— Peut-être changerez-vous d’avis bientôt…

— Que voulez-vous dire ?

— Rien autre que ce que je dis, Suzanne Noël.Sur ce, je vous souhaite le bonsoir.

— Adieu, monsieur.

Gaspard fit un pas pour s’éloigner. Mais ilavait encore une vilenie sur le cœur :

— À propos, dit-il en persiflant, je ne veuxpas, vous savez, que mon cousin vous donne mon nom de Labarou, quiest un nom honnête, celui-là. C’est madame Lehoulier,entendez-vous, — un nom taché du sang de votre défunt père, — quevous vous appellerez, une fois mariée.

— Méchant ! murmura Suzanne avecdégoût.

— Canaille ! cria une autre voix,éclatante celle-ci, qui fit tressaillir Gaspard.

Et, avant qu’il eût eu le temps de sereconnaître, Euphémie Labarou, ses beaux cheveux crêpés flottantsur le cou, ses grands yeux bleu d’acier étincelants, tombaitdebout devant lui.

— Mimie ! s’écria Gaspard, reculant d’unpas.

— Et bien, oui, c’est moi !… Répète unpeu ce que tu viens de dire, grand lâche !

Et, comme le cousin ahuri ne desserrait plusles dents, Euphémie Labarou, se retournant vers Suzanne, lui dit enlui prenant les mains :

— Mademoiselle Suzanne, c’est ma saintepatronne, à coup sûr, qui m’a conduite ici… Je ne vous aimais pasbeaucoup ; j’avais des préventions contre vous, à cause de cegarnement-là… Mais, maintenant que je vous ai vue, et surtoutentendue, je vais vous chérir comme une sœur. — Levoulez-vous ?

Pour toute réponse, Suzanne se jeta dans lesbras de Mimie, et les deux jeunes filles s’embrassèrent plusieursfois.

Ce qui provoqua chez Wapwi un tel sentiment deplaisir, que le petit sauvage se prit à pirouetter sur les mains etles pieds, comme un vrai clown de cirque.

Gaspard seul ne prit aucune part, cela seconçoit, à l’allégresse commune. Il fit même mine de s’éloigner.Mais Mimie le cloua net sur place, en disant d’un ton quin’admettait pas de réplique :

— Gaspard, ne t’avise pas de te sauver… Jet’emmène avec moi, tu sais !

Et tel était l’étrange magnétisme exercé parcette singulière fille, que le cousin courba la tête, sans mêmerépliquer.

Il est vrai qu’un éclair de fureur, aussitôtréprimé, illumina un instant ses traits durs.

Mais personne ne s’en aperçut, car les jeunesfilles échangeaient leurs adieux.

— Ne vous préoccupez de rien, Suzanne, disaitEuphémie Labarou… J’ai rencontré mon père, tout à l’heure, sur labaie… Il revenait d’une entrevue avec votre mère…

— Vraiment ? interrompit l’autre.

— Et il m’a dit, continua Mimie :« Tout ira bien ! »

— Il a vu ma mère : ah ! que je suisheureuse !

— Espérons, Suzanne, et au revoir !

— Oui, petite sœur, au revoir !

Euphémie et Gaspard se dirigèrent vers lecanot, sans échanger une parole.

Gaspard s’étendit nonchalamment à l’avant,laissant à la capitaine Mimie le soin de manier l’aviron.

Quant à Wapwi, avant de revenir par lapasserelle, en haut des chutes, il voulut prendre congé à sa façonde Mlle Noël, — c’est-à-dire en frottant la main de la jeune fillecontre sa joue.

Mais Suzanne le dispensa de ce cérémonialabénaki, en lui donnant tout bonnement deux gros baisers, bienretentissants, sur les joues et lui disant :

— Va, cher petit, vers ton maître, etraconte-lui ce que tu as vu.

— Oui, petite mère ; et Wapwi lui diraaussi que tu as embrassé un… sauvage.

Cela dit, Wapwi, tout fier de son esprit,détala en riant silencieusement.

Suzanne fit de même, mais avec moins deretenue.

Elle riait encore en arrivant au Chalet.

Chapitre 13LE GUET-APENS ORGANISÉ

Tout dormait chez les Labarou.

La nuit, faiblement éclairée par un mincecroissant de lune, était sonore, — si l’on peut employer ces deuxmots pour rendre le grand silence de la nature endormie, traverséseulement par le monotone mugissement des cataractes.

Deux heures venaient de sonner.

La fenêtre d’une sorte d’appentis, adossé aumur d’arrière de la maison, s’ouvrit doucement, et une tête brune,coiffée d’une casquette de loup-marin, surgit del’entre-bâillement.

Cette tête tourna à droite, tourna à, gaucheet se dressa même en l’air, inspectant, écoutant, se rendant compteenfin de tout ce qui pouvait tomber sous deux de ses sensprincipaux : la vue et l’ouïe.

Satisfait en apparence de son investigation,le propriétaire de la susdite, — maître Gaspard, s’il vous plaît, —mit un pied sur l’appui de la fenêtre et, fort légèrement, ma foi,sauta au dehors, sur le gazon.

Puis il referma silencieusement la fenêtre ets’éloigna à pas de loup.

Arrivé près d’un hangar, servant de remisepour les agrès, seines à pêche, outils de charpentier, etc., notrehomme y pénétra, pour en sortir aussitôt avec une hache et uneégohine.

Puis jetant un dernier coup-d’œil surl’habitation plongée dans le sommeil, il partit d’un pas relevé,courbant le dos, se faisant petit comme un malfaiteur.

Une fois sous bois, loin de toute oreilleindiscrète, Gaspard se départit un peu de sa rigidité habituelle,ou plutôt il releva son masque.

Dans la forêt, il était chez lui, et lessapins à aspect de saules pleureurs devenaient ses confidents.

-Nom de nom — de nom — d’une vieille baleinemorte de la pituite !… grommelait-il, en voilà une journéepour toi, mon vieux Gaspard !… Tes plans déjoués !… Unvoyage aux Îles pour rien, l’oncle Jean devenu un petit saint auxyeux de la mère Noël, et, par-dessus tout, toi, vieille bête,surpris comme un écolier en flagrant délit de trahison amoureusepar cette infernale Mimie, à qui le diable… ou moi tordrons le couun de ces jours !… Voilà, ton bilan, mon bonhomme !

Et, courbant la tête, Gaspard se remémoraitles désastres subis la veille, en ce jour marqué d’une pierrenoire.

— Oh ! cet Arthur, grommelait-il, quelobstacle dans mon chemin !… S’il n’était pas là, Suzannem’aimerait, peut-être ! Oui, elle finirait par m’aimer, à coupsûr… J’en ferais tant pour elle !… Je braverais les colères duGolfe : le vent, la mer, la foudre, n’importe quoi !…J’irais lui tuer des ours jusqu’à la baie d’Hudson, pour le seulplaisir de lui en offrir les peaux…

Mais il y a Arthur, le fils de mesbienfaiteurs… Mes bienfaiteurs !… Hé ! qu’est-ce qu’ilsont donc tant fait pour moi, après tout, cet oncle et cettetante ?… Est-ce que je ne leur rends pas cent fois, entravail, le pain que je mange à leur table ?

Quant à Arthur, parlons-en de ce mignon, de cepréféré pour qui rien n’est trop bon !… — « Arthur,prends garde à ceci, prends garde à ça !… Ne va pas attraperune fluxion par ce brouillard humide !… Laisse ton cousinporter ce fardeau : c’est trop pesant pour toi !…Gaspard, mon garçon, veille bien sur lui ; il est sidélicat ! »… — Voilà les recommandations que j’entendstous les jours.

J’en ai assez !… J’en ai trop !…L’ai-je un peu rongé, mon frein, depuis des années !… Unorphelin, un enfant sans père ni mère, ça ne compte pas !…Trop heureux quand on ne le laisse pas crever de faim !…

Et le malheureux, ingrat et lâche, prenaitainsi plaisir à se forger des griefs imaginaires contre ses parentsadoptifs, dans l’espoir d’endormir sa conscience et de colorer deprétextes trompeurs le sinistre projet qu’il allaitaccomplir !

Il marchait toujours, cependant.

Le bruit des chutes grandissait, s’enflant deséchos prolongés qui roulaient dans la vallée de la Kécarpoui.

Bientôt, ce fut un tonnerre ininterrompu ettrès impressionnant, par une nuit comme celle-là.

Gaspard, après avoir gravi diagonalement lapente douce des premiers contreforts de la masse montagneuse,venait de déboucher sur la rive droite de la Kécarpoui.

Devant lui, mais bien plus bas, le troncd’arbre servant de passerelle laissait traîner dans l’eautourbillonnante l’extrémité des branches de sa face inférieure…

Au-delà du torrent, le cap du Rendez-Vous, —ainsi baptisé par l’amoureux jaloux lui-même, — dressait ses hautesassises, hérissés de buissons de sapins et couronné de conifèresépais.

Le premier regard du nocturne visiteur futpour la passerelle ; le second pour le plateau.

— C’est là qu’ils viendront, au petit-jour, —se dit-il avec rage, — se moquer de ce pauvre Gaspard, enlevé hierpar une jeune fille contrefaite Car elle l’est, Contrefaite, cetteinfernale Mimie, en dépit de son beau visage !… Quellehumiliation, tonnerre de Brest !… et comme j’ai dû paraîtresot aux yeux de la fière Suzanne !… Ah ! mademoiselleMimie, que vous allez donc me payer cher ce triomphe d’une heure etcet ascendant, aussi ridicule qu’inexplicable, qui fait de GaspardLabarou un petit garçon craintif quand vous êtes là !…Aujourd’hui, fière Mimie, — que dis-je ? dans quelques heures,— « vos beaux yeux vont pleurer », comme dit la chansonde Malbrough ; le cadavre de votre frère, broyé dans leschutes, ira peut-être s’échouer devant votre porte, à moins que cene soit en face du chalet de sa fiancée !…

Ici, Gaspard, tout en se disposant à s’engagersur la passerelle, parut avoir réellement sous les yeux lespectacle des deux femmes au désespoir contemplant un corps sansvie.

Et cette vision au lieu de le faire revenirsur une décision infernale, l’affermit au contraire dans sonprojet.

— Allons ! fit-il avec une sombrerésolution, c’est dit !… Un quartier de roc, comme j’en voisun, là, dans le lit de la rivière, aura roulé du haut du cap etfêlé le tronc d’arbre, pendant la nuit. Ce sera un accident, dureste. À l’œuvre, Gaspard : il ne faut pas que la belleSuzanne appartienne à un autre que toi. Non, cela… Plutôt lamort !

Et, résolument, il gagna le milieu de lapasserelle.

Arrivé là, il déroula de sa ceinture unelongue ficelle, armée d’un plomb de sonde à l’une de sesextrémités.

Laissant tomber le plomb dans un remous, oùl’eau ne faisait que tourner en cercle, il mesura exactement ladistance entre le fond solide et la passerelle.

Puis, faisant un nœud à la ficelle, il revintsur ses pas.

Cherchant alors des yeux autour de lui, ilavisa bientôt une jeune et mince épinette, haute d’une vingtaine depieds, qu’il abattit et ébrancha avec sa hache.

Il la coupa à la longueur voulue, après avoirpris ses mesures sur sa ficelle.

Puis il regagna le milieu du troncd’arbre.

Plongeant alors un des bouts de la perche,préparée un instant auparavant, dans l’eau du torrent, ilassujettit l’autre sous la passerelle, comme un pilotis.

— Comme cela, dit-il, je ne serai pas exposé àce que ce maudit pont se rompre sous mon propre poids, pendant queje serai à la besogne.

Enfin commença l’œuvre infernale.

Couché à plat-ventre, Gaspard scia avec sonégohine la face de la passerelle regardant l’eau, nelaissant intacte qu’une épaisseur suffisante pour empêcher l’arbrede se rompre par son seul poids.

Puis, revenant en arrière, il contempla sontravail.

Rien n’était visible, naturellement.

Le mince trait de scie disparaissaitcomplètement aux regards, à quelques pieds de distance.

Quant au pilotis protecteur, il avait disparudans le cousant aussitôt que le poids du sinistre ouvrier eut cesséde faire peser la passerelle sur lui.

Tout allait bien.

Le guet-apens était supérieurementorganisé.

L’œuvre de mort allait réussir !

Gaspard Labarou eut un sourire de démon etreprit le chemin de son lit, disant :

— Maintenant, mon tourtereau, tu peux allerrejoindre, ta tourterelle. Seulement, tu n’en reviendraspas !

Chapitre 14DANS LE TORRENT

Au petit jour, — c’est-à-dire vers six heuresenviron, — un jeune homme à l’air éveillé, à la mine joyeuse, suivid’un gamin d’une quinzaine d’années, escaladait les pentesrocheuses et maigrement boisées qui servent d’arrière-plan à labaie de Kécarpoui.

Les deux promeneurs se dirigeaient vers lapasserelle.

C’était Arthur Labarou, flanqué del’inséparable Wapwi.

Tous deux paraissaient de fort bonne humeur etdevisaient gaiement.

La matinée était belle ; les oiseauxchantaient ; le soleil, d’un beau rouge-feu, répandait sur lepaysage cette clarté douce des premières heures du jour, tiédissantà peine la fraîcheur balsamique émanée, pendant la nuit, des arbresrésineux de la forêt.

— Petit, la vie est bien belle parfois !disait Arthur.

— Oui, oui, bonne, la vie, le matin, quand ilfait soleil !… répliquait l’innocent Wapwi.

— Enfant !… tu ne vois, toi, que par lesyeux de la tête. Mais, moi, c’est par les yeux du cœur que jeregarde en ce moment, et je vois de bien jolies choses,va !

Wapwi, un peu étonné, promenait sa vueperçante tout autour de lui : sur les croupes des collinesmouchetées de verdure, sur le vaste golfe où le roi de la lumièrejetait une poussière d’or et jusque dans les gorges sinueuses de larivière, d’où montaient lentement des brouillards irisés.

Il n’apercevait que le panorama accoutumé, quivalait certes bien la peine d’être admiré, mais qui ne l’émouvaitpas autrement, l’ayant eu tant de fois sous les yeux.

De guerre lasse, il se résigna à garder lesilence et à s’avouer que « petit père » Arthur étaitbien mieux doué qu’un enfant abénaki, puisqu’il possédait deux jeuxd’organes visuels : l’un en dehors, l’autre en dedans.

Le jeune Labarou observait, en souriant, letravail d’esprit auquel se livrait son compagnon.

Voyant que celui-ci n’arrivait à aucunrésultat et ne comprenait toujours pas, il lui dit, en lui tapantlégèrement sur la joue :

— C’est inutile, petit, ne cherche plus :tu ne trouveras rien, étant trop jeune pour avoir éprouvé lesentiment qui me fait voir tout en beau grâce aux yeux de moncœur : cela s’appelle l’amour !

— L’amour ! l’amour ! répétal’enfant. C’est donc ça, petit père, que tu as dans le cœur pourpetite mère ?

— Justement, mon fils ! Tu y es !s’écria Arthur, riant cette fois tout de bon.

— Wapwi aussi l’aime bien, mère Suzanne !dit entre haut et bas l’enfant : elle a mis sa bouche couleurde rosé sur les joues d’un petit sauvage… Bonne, bonne, petite mèreSuzanne !

— Oh ! oui, va ! fit chaleureusementl’amoureux Arthur : bonne autant que belle !

Puis il ajouta, songeur :

— C’est drôle, tout de même… Cet enfant aimeréellement Suzanne autant que je l’aime moi-même… Seulement, cen’est pas comme moi !

Ainsi devisant, les deux promeneurs arrivèrentà la passerelle.

Tout y était en ordre ou, du moins, paraissaittel.

Mais, au-dessous, le torrent, grossi par lespluies de quelques jours auparavant, avait les allures désordonnéesd’une véritable cataracte.

Les basses branches du tronc de sapin couchéen travers trempaient dans le courant, qui leur imprimait unmouvement de va-et-vient régulier, quoique assez inquiétant.

Pour le quart-d’heure, Arthur se moquait biende ces oscillations !

Ayant levé les yeux vers la cime du cap, enface, il avait entrevu un mouchoir blanc agité par une main defemme…

En avant donc !

Il s’élança…

Mais il n’avait pas fait la moitié du trajet,que la passerelle se rompit par le milieu et s’abîma dans letorrent.

Deux cris dominèrent un instant le tapage deseaux heurtées : l’un poussé par une voix de femme, — cri deterreur ! l’autre par un organe masculin, — clameurd’agonie !

Puis… l’éternelle chanson deschutes !

Les voix humaines s’étaient tues.

Le gouffre entraînait sa victime.

Où était donc Wapwi, le dévoué enfant desbois ?

Allait-il laisser, périr son maître, sanstenter un effort pour le sauver !

Nous allons bien voir…

Wapwi avait reçu l’ordre d’attendre, sur larive droite, le retour de son compagnon.

Il était donc là, le suivant des yeux, aumoment où la passerelle « ‘effondra, et, chose singulière, àl’instant précis de la catastrophe, il pensait justement à lapossibilité d’un accident de cette nature.

Dire qu’il n’eut pas une seconde d’émotionterrible serait contraire à la vérité.

Affirmer absolument aussi qu’il fut pris parsurprise, en voyant le tronc d’arbre se rompre, ne rendrait pas,non plus, exactement son état d’âme…

Nous dirions presque qu’il s’y attendait, — oùdu moins que son instinct de sauvage l’avertissait que quelqueévénement imprévu allait arriver, — si nous pouvions analyser unesensation aussi vague, un pressentiment aussi rapide, que celui quil’étreignit soudain au moment où Arthur mettait le pied sur lamaudite passerelle.

Dominé par ce singulier pressentiment, ilavait jeté un rapide coup d’œil en aval, dans la direction de laplus prochaine chute, à deux arpents au plus de distance.

Et c’est justement à ce qu’il pourrait faire,en cas d’accident, que pensait le jeune Abénaki, lorsquel’événement redouté eut lieu.

Sans même pousser un cri, il prit sa course ducôté de la chute, cassa en un tour de main une longue gaule defrêne, dévala sur le flanc escarpé de la rive et se trouva, — Dieusait par quel miracle d’adresse ! — sur une étroite corniche àfleur d’eau, saillant de quelques pouces en dehors de la muraille àpeine déclive qui endiguait le torrent, un peu en haut de la courbeformée par la nappe d’eau tombante.

La rivière, en cet endroit, avait bien unecinquantaine de pieds de largeur ; mais, comme elle faisait unléger coude vers l’est, le courant portait naturellement du côté oùse tenait Wapwi, et l’enfant pouvait espérer que son maîtrepasserait à portée d’être secouru.

C’est, en effet, ce qui arriva.

Retardé dans sa marche par ses branches quigrattaient le lit du torrent, le tronçon d’arbre, qu’heureusementArthur avait pu saisir en tombant, n’avançait que par bonds et enexécutant une série de mouvements giratoires, qui rapprochaient lenaufragé tantôt d’une rive, tantôt de l’autre.

À une dizaine de pieds de la corniche où setenait Wapwi, Arthur se trouva, pendant quelques secondes, à portéede saisir la perche tendue à bout de bras…

— Prends, petit père ! cria Wapwi, et netire pas trop fort, si tu ne veux pas m’entraîner à l’eau.

Arthur saisit machinalement la perche et selaissa glisser de son épave…

Dix secondes après, il était dans les bras deWapwi, sur l’étroite corniche.

Au même instant, ce qui restait de lapasserelle s’abîmait dans la chute…

La première pensée du jeune Labarou fut dejeter vers le ciel un regard de reconnaissance ; mais saseconde, assurément, fut pour son jeune sauveur.

Il le serra dans ses bras, comme une mère eûtfait pour son enfant.

— Mon petit Wapwi, lui dit-il en même temps,tu m’as sauvé la vie !… Sans toi, sans ton courageintelligent, je serais là, dans l’abîme creusé par la chute !…Désormais, c’est entre nous à la vie à la mort, — souviens-toi decela !

Wapwi, les yeux étincelants de plaisir, frottason front sur les mains du « petit père ».

Cette naïve caresse exprimait, dans l’idée dupetit Abénaki, le comble du bonheur.

Mais, soudain, la figure de Wapwi changead’expression… Ses yeux s’agrandirent… Son bras se dirigea du côtéde l’est…

— Petite mère Suzanne ! dit-il.

Arthur regarda.

Dominant d’une vingtaine de pieds le torrentdéchaîné, un énorme rocher se dressait à pic sur la rive gauche, enface ; et, sur ce socle géant, une blanche statue de femme,les bras et les yeux levés vers le ciel, semblait lui adresser unefervente action de grâce.

Nous disons : statue !… Etelle en avait bien l’air, cette jeune fille agenouillée dans uneimmobilité en quelque sorte hiératique, les cheveux en désordre etpâle comme une morte, laissant monter, elle, la vierge mortelle,l’ardente reconnaissance de son cœur jusqu’aux pieds de la Viergeimmortelle !…

Très ému le jeune homme la contemplait,n’osant parler, comme s’il eût craint de troubler quelque mystiqueincantation.

Suzanne s’étant relevée, il luicria :

— Merci, merci, Suzanne !… Mais ne restezpas là !… Je tremble pour vous !… Retournezlà-bas !

Et il lui indiquait la direction duChalet.

La « statue » s’anima, et un blancmouchoir s’agita dans ses mains. Mais ses paroles n’arrivèrentpoint jusqu’aux naufragés, à cause du fracas des eaux.

Elle fit un dernier geste d’adieu et disparutau milieu des sapins.

Quant à Arthur et son sauveur, ilsescaladèrent, non sans peine, la berge à pic et reprirent, euxaussi, le chemin de la maison paternelle.

Le guet-apens avait raté !

Chapitre 15OÙ WAPWI COMMENCE À AVOIR LA PUCE À L’OREILLE

Comme on le pense bien, la chose fit du bruitdans Landerneau, — nous voulons dire dans Kécarpoui.

Bien que le naufragé lui-même se montrât trèssobre de commentaires, et surtout de suppositions, on n’enconstruisit pas moins, grâce à l’imagination des femmes, un dramedes plus noirs où les pauvres sauvages de la côte jouaient levilain rôle.

C’est Gaspard qui émit le premier cetteidée…

N’avait-il pas, les jours précédents,découvert des pièges et des trappes, tendues ci et là dans lasavane, par des mains inconnues ?

Qui donc venaient chasser si près des deuxseules familles blanches de la baie, sinon les Micmacs du détroitde Belle-Isle ?

Et, d’ailleurs, à l’appui de cette thèse, nepouvait-on pas supposer que les parents de Wapwi, irrités del’enlèvement de leur petit compatriote, rôdaient autour del’établissement français, dans le but de reprendre leurbien ?…

À cela Arthur répondait, en haussant lesépaules :

— Laisse-nous donc tranquilles, toi, avec teshistoires !… Tu sais bien que Wapwi n’a pas de parentémicmaque, puisqu’il est Abénaki et vient du sud !…

— D’accord ; mais il y a sa belle-mère, —sa belle-mère inconsolable !

Et Gaspard riait d’un petit rire sonnantfaux.

— Oh ! là ! là !… cette grandeguenon qui battait son beau-fils à coup de trique, comme s’il eûtété un simple mari ?… En voilà une femme pour se faire dumauvais sang à cause qu’il est parti !

— Hé ! bon Dieu, c’est peut-être leurfaçon d’aimer, à ces brigands-là !

— Les vraies mères, je ne dis pas… Mais laveuve du pauvre vieux que nous avons ensablé là-haut, dans lasavane, doit avoir d’autres soucis que de courir après un enfantqu’elle haïssait comme peste.

— Alors, c’est par pure méchanceté qu’ils ontfait le coup, — si toutefois quelqu’un a touché à lapasserelle.

— Pas méchants, pas méchants sans raison, lessauvages !… murmura Wapwi.

Gaspard regarda l’enfant avec des yeuxmauvais :

— Toi, silence, petite vermine !… Neviens pas défendre tes amis.

— Gaspard ! fit Arthur, élevant leton.

— Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?

— Laisse cet enfant : tu n’as que desmots durs pour lui.

— Faut-il donc se mettre la bouche en cœurpour lui parler ?

— Il a sauvé ma vie, Gaspard !

— La belle affaire !… Puisqu’il setrouvait là, à point nommé.

— Quand tu y aurais été toi-même, je pariebien que tu ne serais pas arrivé à temps pour me harponner aupassage, comme il l’a fait.

— Peut-être !… On ne sait pas…

Et le cousin ajoutait en lui-même :« Ah ! mais non, par exemple. Pas sibête ! »

Ces propos s’échangeaient sous l’auvent duhangar où se serraient les articles nécessaires à la pêche et où sepréparait le poisson destiné à être encaqué.

Ce hangar, assez vaste, était divisé en deuxcompartiments ; l’un où se faisait la salaison, l’autreservant d’atelier de tonnellerie.

Une petite forge, munie de sa large cheminée,y était attenante.

C’est dans cette dernière partie de l’édificeque se tenait le plus souvent Wapwi, en qualité de souffleur dupère Labarou, le maître-forgeron.

Quant il n’était pas à son soufflet, Wapwi nequittait guère Arthur, à moins que ce ne fût pour aider les deuxfemmes.

Car il ne se ménageait point, l’agile enfant,et faisait tout en son pouvoir pour se rendre utile.

Aussi il fallait voir comme tout le mondel’aimait dans la famille, à l’exception toutefois de Gaspard, quine perdait jamais une occasion de lui témoigner son aversion.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis lacatastrophe de la passerelle.

Peu à peu, le souvenir de cet étrange accidents’affaiblissait dans l’esprit des intéressés.

Arthur lui-même n’y pensait plus, ou du moinssemblait n’y plus penser.

Seul, un membre de la petite colonie en avaitl’esprit occupé.

Et c’était… Wapwi.

Diable !… Pourquoi donc l’enfant semartelait-il la tête avec un accident vieux de deuxsemaines ?

Nous sommes forcé de faire ici un aveu, unbien pénible aveu…

Wapwi — ce modèle de gratitude, ce vasecontenant la quintessence de l’affection filiale, — Wapwi avait undéfaut, un grand défaut :

Il était chauvin !

On avait accusé, après l’accident de larivière, ses compatriotes cuivrés d’avoir organisé ce guet-apensodieux, en faisant tomber un énorme caillou, arraché des flancs ducap…

Wapwi voulait prouver la fausseté de cesoupçon en retrouvant les deux ou du moins l’un des bouts de ladite passerelle. Une fois en possession de cette piècejustificative, on verrait bien, oui ou non, si le tronc de l’arbreavait été scié ou s’il s’était rompu sous un choc pesant.

Qu’il réussît à mettre la main sur ce simplemorceau de sapin, et tout de suite les soupçons étaient détournéspour se voir reporter sur le véritable coupable, que Wapwi neserait pas en peine de désigner, le cas échéant.

Voilà à quoi, le jour et la nuit, songeaitl’enfant.

Il avait bien fait des recherches des deuxcôtés de la baie, le long du rivage.

Mais, sans doute, le courant de la rivièreavait entraîné au large les deux bouts du tronc d’arbre encoregarni d’une partie de ses branches, car il n’avait rien trouvé.

— Ils seront descendus jusqu’à Belle-Isle… sedisait Wapwi, ou bien ils sont allé s’échouer sur le rivage deTerre-Neuve… Il faudra que j’aille par là, l’un de ces jours.

« Si je retrouve le sapin avec unecassure ordinaire, les sauvages ont fait le coup.

« Mais s’il y a un trait de scie àl’endroit de la rupture, le coupable… c’est… l’oncleGaspard !

« Les sauvages ne traînent pas de scieavec eux, quand ils vont en expédition.

« Au reste, il n’y a dans les bois,autour d’ici, ni Micmacs, ni Abénakis, ni Montagnais. Les trappesque l’oncle Gaspard dit avoir découvertes près de la rivière, Wapwisait mieux que personne qui les a tendues, puisque c’estlui-même… :

« Il faut bien que la marmite de la mèreLabarou soit fournie du gibier ! »

Et, sur ce raisonnement très juste, commecanevas, Wapwi brodait les plus fantastiques fioritures.

Pour légende à ce travail d’imaginationenfantine, il y avait ces mots : je veillerai !

De l’autre côté de la baie, chez les Noël, leschoses continuaient aussi d’aller leur train ordinaire.

L’accident de la passerelle avait, sans doute,causé une vive alerte, surtout dans l’esprit de Suzanne ; maison avait attribué la rupture à une cause toute fortuite, comme lachute d’un caillou pesant plusieurs tonnes.

Ainsi l’expliquait, du moins, Thomas, le chefde la petite colonie.

Quant à ce qui avait fait choir ce caillou,les avis étaient partagés…

Étaient-ce les pluies torrentielles des joursprécédant la catastrophe ou la main criminelle dessauvages ?

Thomas accusait ces derniers, tout comme lefaisait Gaspard.

Les autres opinaient pour une dégringoladeaccidentelle.

Personne, on le voit, — pas plus à l’est qu’àl’ouest de la baie, — ne soupçonnait que la passerelle eût étésciée malicieusement.

Telle était la situation dans les premiersjours de septembre.

Ajoutons cependant qu’à l’est comme à l’ouest,chez les Noël, comme chez les Labarou, certains remue-ménageinusités, un branle bas général de nettoyage, divers travaux decouture et autres préparatifs ayant une signification énigmatique…laissaient prévoir que quelque événement mémorable devait se passersous peu.

En effet, le 15 septembre, — c’est-à-dire dansune dizaine de jours au plus, une grande visite était attendue…

Celle du missionnaire !

Or, à l’occasion de cette visite bisannuelle,le premier mariage entre gens de race blanche serait célébré àKécarpoui…

Celui d’Arthur Labarou et de SuzanneNoël !

Il avait bien aussi été question d’unirGaspard et Mimie.

Mais les deux fiancés, d’un commun accord, —ou plutôt désaccord, — avaient remis la partie au printempssuivant.

Jusque là, il pouvait couler joliment de l’eausous les ponts.

Chapitre 16DEUX COMPÈRES

La goélette courait, bâbord amures, vers lacôte, pendant qu’à droite défilait rapidement le littoral tourmentéde Terreneuve.

Bien qu’à une dizaine de milles de distance,la ligne boisée des pointes et des baies, les saillies des caps,les taches sombres des forêts se dessinaient successivement, etavec une grande netteté, sur l’horizon de l’est, à mesure qu’onavançait vers le nord.

Il était sept heures du soir.

Thomas Noël, enveloppé d’un imperméable degrosse toile huilée et coiffé d’un chapeau également à l’épreuve del’eau, tenait la barre.

À ses côtés, la pipe aux lèvres et le regardobstinément fixé sur la côte nord, un jeune homme, à l’airrenfrogné et dur, était debout, gardant son équilibre en dépit dela houle, par un simple mouvement des reins.

Ce garçon-là devait avoir le pied marin, carcette houle, très haute et rencontrée de biais, faisait rouler lepetit vaisseau comme un simple bouchon de liège.

Mais, soit habitude, soit préoccupation, lepersonnage en question semblait aussi à son aise sur ce pontmouvant que sur le plancher des vaches, — comme les marinsappellent dédaigneusement la terre ferme.

C’était, — on l’a deviné, — GaspardLabarou.

Les deux compères, revenaient d’une courteexcursion de pêche le long du littoral français, — frenchshore —, de Terreneuve ; et, après avoir préparétemporairement leur poisson, ils se hâtaient de regagner Kécarpouipour l’encaquer définitivement.

Toutefois, au moment où nous les mettons enscène, — le 12 septembre au soir, — leur conversation n’avaitaucunement trait à leur métier de pêcheurs.

— Mon vieux, disait Thomas, tu n’es guèrepersévérant et je te croyais plus solide… Quoi ! parce que tuas manqué ton coup une première fois, te voilà découragé et prêt àabandonner la partie !…

— Il y a bien de quoi perdre confiance, aussi,nom d’un phoque ! répondait Gaspard, les dents serrées… Uneaffaire si bien montée !… Un coup si supérieurement organisé,manquer cela, à quelques secondes près ! — Car, enfin, si cemoricaud de Wapwi fût arrivé seulement une demi-minute plus tard,mon cousin faisait le saut !

— Ah ! pour ça, oui !… Et un rudeplongeon, encore !

— Et j’aurais le chemin libre pour arriver àta sœur !

— Rien de plus vrai. Pas un concurrent àtrente lieues à la ronde !

— Chien de sort ! C’est ce qui s’appellen’avoir pas de chance.

— Dame !…

— Une déveine de pendu…

— Un peu.

— Et manger son avoine en grinçant desdents.

— Le fait est que ta position…

— Eh bien, oui, ma position… ?

— Est assez humiliante.

— Ah ! tu l’avoues !… Elle est toutsimplement impossible, ma position !

— Ah ! bah !

— De quelque côté que je me retourne, je nevois que des visages soupçonneux : Mimie, sans en avoir l’air,ne me perd pas de vue ; mon oncle et ma tante me semblent tout« chose » ; Arthur paraît envahi par de vaguessoupçons ; quand à ce petit Abénaki de malheur, il me faittoujours l’effet de mijoter quelque complot contre moi…

— Imagination que tout cela, moncamarade !

Gaspard, sans répondre, reprit après uninstant d’absorption en lui-même :

— Quant à chez-vous, je devine aussi dessentiments de défiance à mon égard.

— Tu es fou… Personne à la maison n’a l’ombred’un soupçon.

— Qu’en sais-tu ?… As-tu bien observé tasœur ?

— Oh ! ma sœur, elle est comme toutes lespetites filles qui vont se marier : elle ne pense qu’à sestoilettes.

— À cela et à autre chose, je lejurerais !

— À quoi donc ?

— À une certaine confidence que je lui aifaite, la veille de…

— De l’accident ! acheva Thomas, avec unsourire narquois.

— Tu dis bien : de l’accident, — car c’enest un ; il faut que c’en soit un !

— On y aidera ; va toujours.

— Je lui ai révélé, comme tu ne l’ignores pas,le meurtre commis par mon oncle.

— Et tu as bien fait. Je te l’avais conseillédu moment que j’ai appris la chose.

— Mais j’ai un peu fardé la vérité, en lalaissant sous l’impression que mon oncle avait été l’agresseur.

— Il paraît que c’est notre père qui a tapé lepremier, remarqua tranquillement Thomas.

— L’oncle Labarou prétend cela, dumoins ; mais c’est à prouver.

— La mère Noël est convaincue qu’il ditvrai : il n’y a donc plus à revenir là-dessus. D’ailleurs, lapreuve viendra en son temps, affirme-t-elle.

— Elle est de bien bonne composition, tamère !… et j’en connais qui ne s’accommoderaient pas si vited’une affirmation intéressée…

— Laissons là ma mère, veux-tu ? fitremarquer Thomas. — Ce qu’elle fait est bien fait.

Gaspard se le tint pour dit et n’insistaplus.

Pendant quelques minutes, on garda lesilence.

La goélette courait allègrement, grand largue,vers la baie de Kécarpoui, dont on commençait à distinguer lespointes.

Dans une couple d’heures, au plus, si la brisetenait bon, on embouquerait ce bras de mer et l’on pourrait direbonsoir aux « bonnes gens ».

Mais, précisément, la brise se prit à mollirpetit à petit.

Gaspard en fit la remarque.

— Le vent tombe, dit-il… Pourvu qu’il ne nouslâche pas tout à fait !…

— Ce n’est qu’une accalmie, répondit Thomas,après avoir observé le firmament. M’est avis que si le nordet serepose, c’est pour reprendre des forces.

— Ah ! tu crois donc qu’il ferait grandvent demain soir ?…

— Grand vent et grande mer ; nous voici àl’équinoxe.

— Ma foi, tant pis !

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que demain, Arthur et moi, nous devonspasser la nuit sur l’Îlot du large, tu sais ?…

— À l’entrée de la baie ?… Je connais ça.Mais qu’allez-vous faire là ?

— La guerre, mon vieux ; une guerre àmort aux canards, outardes et autres volatiles qui viennent, àmarée basse, s’y empiffrer de mollusques et de graviers.

— Ah ! ah ! fit Thomas.

Puis il s’arrêta une seconde pour réfléchir.Après quoi, regardant fixement son ami :

— Mais il va faire un temps de chien, demainla nuit, ou je ne connais plus rien aux signes de l’air !

— Peu importe ; il faut bien profiter desbasses mers pour approvisionner de gibier les deux maisons, en vuedes… noces !

Et Gaspard prononça ces derniers mots sur unton si singulier, que son compagnon fixa encore sur lui un regardnarquois.

— Hum ! hum ! fit-il à voixbasse.

— Tu dis ?… interrogea l’autre.

— Rien… Ah ! mais si !… Dis donc,mon vieux, sais-tu qu’à marée haute, demain entre minuit et uneheure, il y aura peut-être une vingtaine de pieds d’eau versl’îlot ?

— Ça ne m’étonnerait pas. Nous approchons del’équinoxe, et il a tant venté de l’est !

— Et vous aller passer la nuit là, Arthur ettoi ?

— Une partie de la nuit, du moins. C’est àmarée basse et vers le commencement du montant que le gibier affluesur le sable de la petite grève, par bandes incroyables.

— Vous ferez une belle chasse !… murmuraThomas, soudain très préoccupé.

— Qu’est-ce qui te prend donc ? luidemanda Gaspard, s’apercevant de son trouble.

— Oh ! rien… Ça serait pourtant un beaucoup ! marmotta le jeune Noël, comme se parlant àlui-même.

— Quel coup ?… Voyons, quelle est tonidée ?

— Une hallucination… qui me passe tout à coupdevant les yeux !

— Et cette hallucination te faitvoir ?…

— L’un de vous deux abandonné par soncompagnon sur l’îlot…

— Hein ! fit Gaspard, sursautant.

— Et disparaissant sans laisser de traces,emporté par la marée montante… acheva Thomas, sans avoir l’air d’ytoucher.

Gaspard eut une seconde de stupéfaction etdevint très pâle.

Il regarda son compagnon.

Mais celui-ci, le coup porté, semblaituniquement occupé de sa barre de gouvernail, qu’il manœuvrait pourembouquer la baie.

On arrivait, plus un mot ne fut échangé.

Les deux hommes, après une course d’un petitquart-d’heure vers le fond du bras de mer, abaissèrent les voiles,jetèrent l’ancre et descendirent dans la chaloupe du bord, pourdébarquer.

Au moment où Gaspard était déposé sur la riveouest par son compagnon, — qui, lui, devait traverser seul del’autre côté, — il lui dit d’une voix étrange :

— Nous reverrons-nous demain ?

— Je ne crois pas. Il est mieux que tu pensesseul à ton affaire.

— Comme tu voudras. Mais, si je me décide, mejures-tu le silence ?

— Je ne trahis jamais un ami.

— Et m’aideras-tu ensuite à obtenir la main deSuzanne ?

— Mon compère, si ce n’était pour te donner àSuzanne, pourquoi donc me mêlerais-je de votre rivalité entrecousins ?

— Écoute, Thomas… Si jamais je deviens tonbeau-frère, nous ferons de beaux coups, tous deux, je ne te dis queça !… Tu es un homme, et je me sens de taille, moi aussi, àfaire autre chose que la petite pêche, près des côtes.

— Voilà qui est parler… Bonne chance, monvieux, et… du nerf !

— À revoir. Il y aura du grabuge dans la baie,après-demain !

Les deux compères se quittèrent, sur ces mots,et regagnèrent leur logis.

Chapitre 17LE DRAME DE LA SENTINELLE

Comme, très probablement, il ne devait pass’écouler plus de deux ou trois jours avant l’arrivée dumissionnaire, on s’employait ferme des deux côtés de la baie.

Les jeunes gens de la rive ouest avaientpromis, pour leur part, des monceaux de gibier à plume.

Aussi, dès l’heure convenue, les deux cousinssont à leur poste.

La nuit s’annonce belle.

À part de grands stratus, allongés tout là-bassur l’horizon de l’est, vers Terreneuve, le ciel est gris, presquebleu, ouaté ci et là de petits nuages transparents au traversdesquels s’entrevoient des étoiles.

Rien à craindre, par conséquent, des capricesde la mer.

Il est vrai que les chutes de la Kécarpouifont un vacarme inaccoutumé et qu’il passe des soufflesintermittents, sur les hauteurs, dans la cime des sapins…

Mais, vers le soir, quand tout se tait dans lanature, le moindre bruit vous a des sonorités siétranges !…

Embarque, embarque donc, matelots etchasseurs !

Les fusils sont déposés avec précaution àl’avant de la chaloupe, les rames mises en place, et vogue lagalère vers l’Îlot du Large !

Cette île minuscule, — appelée aussi laSentinelle, — gît par le travers de l’ouverture de labaie, à quelques encablures en dehors d’une ligne qui passerait parses deux pointes extrêmes.

À marée basse, c’est une agglomération derochers, bordés d’une étroite lisière de sable et n’offrant pasplus que quelque deux cents pieds de développement irrégulier.

Mais la marée haute, surtout quand elle estpoussée par le vent d’est soufflant en rage de l’entonnoir deBelle-Isle, le recouvre quelque fois de plus de douze piedsd’eau.

Il faut donc profiter du baissant, —comme on dit ici pour reflux —, si l’on veut faire un séjour dequelques heures sur la Sentinelle, dans un but de chasseou de pêche.

Or, les deux cousins, marin fort expérimentésdéjà, ne pouvaient ignorer cette circonstance.

Aussi la lune n’avait-elle pas décrit plusd’un tiers de l’arc de sa course nocturne, lorsqu’ilss’embarquèrent.

La mer pouvait avoir cinq heures de baissant,et l’élévation des astres au-dessus de l’horizon septentrionaldisait à l’œil entendu qu’il était entre onze heures et minuit.

Il fallait, en temps ordinaire, une bonnedemi-heure pour gagner l’îlot.

Cette fois, le trajet se fit en une vingtainede minutes.

On ne parlait pas. Mais on nageait ferme.

Une véritable contrainte refoulait, de labouche au cerveau, les pensées des rameurs.

Et il y a mille à parier contre un que la mêmecause agissait chez chacun d’eux.

Donc, à part le claquement cadencé des ramesentre les tolets et le bruit grandissant des chutes de laKécarpoui, aucune parole humaine ne réveillait les échos de la baiesolitaire, dont le fond, enveloppé d’ombre, semblait se reculer decent toises à chaque effort des rameurs.

La belle nuit !

Comme il faisait bon vivre et comme le cœur deces jeunes gens, dans la primeur de la vingtième année, devaitbattre librement en cette soirée de septembre, tout embaumée dessenteurs balsamiques qu’apportait la brise du nord !

Eh bien, non !

Le cœur de ces adolescents, exubérants deforce et de santé, secouait au contraire leur poitrine par sesheurts inégaux.

L’amour, la plus forte des passions, — surtoutà cet âge de la vie — les tenait crispés sous son étreinte…

L’évolution morale inévitable était arrivéepour eux ; le coup de foudre du premier amour, — et du premieramour dans les circonstances particulières d’isolement où ils setrouvaient, — venait de les frapper…

Et la fatalité voulait que ce fût la mêmefemme que les deux cousins convoitassent !…

Qu’allait-il arriver pendant cette nuit grise,où les étoiles scintillaient à peine à travers l’ouate serrée del’atmosphère et où le moindre bruit se répercutait d’une façoninsolite ?…

Ce qui allait arriver ?

C’est le DRAME, — le drame que se racontentencore, autour de l’âtre abrité ou près du feu de campement, lespêcheurs de la côte labradorienne ou les aborigènes des savanesintérieures.

** * *

— Hop ! ça y est. J’ai cru que nousn’arriverions jamais !

— Quelle impatience !… À peine unquart-d’heure ou vingt minutes pour faire deux milles…

— Pas davantage, tu crois ?

— Deviens-tu fou ?… Tu sais bien qu’il nefaut pas plus de temps.

— C’est bon, c’est bon, capitaineGaspard ; vous ne perdrez jamais la boule, vous !

— C’est que je ne suis pas amoureux,moi ! répliqua Gaspard, avec une intonation étrange.

Puis il ajouta, d’une voix blanche :

— Qui donc aimerait Gaspard Labarou sur cettecôte maudite ?

— Qui ? dit aussitôt Arthur, en haussantles épaules ; mais ma sœur Euphémie, parbleu !… D’oùsors-tu donc ce soir ?

— Mimie !… Oh ! la bonnefarce !… Ah ! ah ! Mimie Labarou, ma cousine ouplutôt ma sœur !… Mimie, ah !

— Quoi !… Qu’y a-t-il de si drôle dans cenom-là ?… Il me semble que tu ne faisais pas tant la petitebouche, il y a quelques semaines, et que tu n’étais pas sidédaigneux à l’endroit de ma sœur ! Est-ce que l’arrivée denos voisines auraient déjà éteint ton beau feu ?

— Fi…-moi la paix, entends-tu ! grondaGaspard, d’un ton rogue ; et, surtout, que je n’entende plusle nom de ta sœur, cette nuit. Ça m’agace, oh ! là,là !

Et Gaspard accompagna cette onomatopée d’ungeste si menaçant, qu’Arthur, tout ahuri, ne putqu’ajouter :

— Tiens ! tiens !… Je m’en doutaisbien un peu ; mais me voici éclairé tout de bon… Ah ! lesournois !

Et la figure un peu efféminée du frère deMimie blanchit sous son hâle.

Gaspard fit un geste vague, mais ne réponditpas.

La chaloupe abordait, du reste.

Une toute petite crique s’échancrait dans lamasse rocheuse, du côté ouest, havre minuscule ayant un bon fond desable et enserré entre deux caps jumeaux.

C’est là qu’on atterrit.

Le grappin fut aussitôt jeté par-dessus bordet transporté vers le fond de l’anse, jusqu’à l’extrémité de sachaîne.

La mer monte si vite en ces parages, que cetteprécaution n’était pas inutile, si l’on voulait s’éviter ledésagrément de se jeter à la nage pour reprendre la chaloupe, quandil s’agirait de retourner à terre.

Puis chacun de nos chasseurs se munit de soncapot de marin, du fusil destiné à l’hécatombe qui se préparait etde quelques provisions de bouche…

Et les deux cousins gagnèrent aussitôt leurspostes, sortes de niches dominant la grève en hémicycle où venaients’ébattre à marée basse les palmipèdes de la régionavoisinante.

Des hauteurs où ils étaient installés, à unecinquantaine de pieds tout au plus l’un de l’autre, les chasseurs,en croisant leurs feux, pouvaient balayer toute la grève.

Gare aux outardes, canards et autres oiseauxaquatiques qui oseraient s’y aventurer !… Ce serait bienmiracle s’il en réchappait quelques-uns sans blessures.

Quand tous ces préparatifs furent terminés,minuit avait dû sonner au cadran céleste.

La mer était tout à fait basse.

Le gibier, suivant ses habitudes locales,n’allait pas tarder à surgir de tous côtés pour faire, avant leretour du flot, sa cueillette de mollusques et de graviers.

Déjà même, de divers points de l’horizonembrumé par quelques buées nocturnes, se faisait entendre descouin ! couin ! d’appel, sorte de diane sonnée trop tôtpar quelque palmipède affamé.

Les chasseurs, le fusil chargé, l’œil etl’oreille aux aguets, attendaient, en soufflant mot.

Soudain Gaspard, s’étant retourné vers le fondde la baie, s’écria :

— Hein ! qu’est-ce que c’est queça ?

— Quoi donc ? fit Arthur, faisant luiaussi volte-face.

— Une lumière chez nos voisins !

— C’est un fanal… Ça se déplace.

— On dirait un signal ; la lumière esttournée en cercle, à bout de bras.

— C’est vrai. À qui s’adressent cesappels ?… C’est ce que nous ne pouvons savoir.

— Peut-être bien !…

Et Gaspard, en articulant ces trois mots d’unton singulier, plongeait ses prunelles sombres au sein desdemi-ténèbres flottant sur la baie.

Puis il ajouta d’une voix amère :

— Que le diable emporte le fou ou… la follequi se démène ainsi dans la nuit, au lieu de dormir honnêtementdans son lit !

— La folle, dis-tu ! fit Arthur avec unhaussement d’épaules. Quelle femme se hasarderait sur la grève, aubeau milieu de la nuit ?

— Une amoureuse, parbleu !

— Oh ! oh ! la bonneplaisanterie ! Et qu’irait faire une amoureuse, à pareilleheure, sur la rive de la Kécarpoui ?

— Des signaux à son amant ! répliquaGaspard avec une rage concentrée.

Puis il ajouta à mi-voix, comme s’il se futparlé à lui-même :

— La gueuse ! Malheur à elle !malheur !…

— Tu es fou et jaloux ! ricana Arthur, ense levant pour mieux entendre un bruit étrange, grandissant, quisemblait venir du fleuve, à l’orient, répercuté par les mille échosde la baie.

C’était la brise de l’est qui s’élevait, lefameux nordet, lequel, après s’être reposé vingt-quatre heures,revenait à la charge avec des forces nouvelles.

Gaspard, que cette interruption des élémentsavait, fort à propos, empêché de répondre, écouta lui aussi cesouffle fraîchissant de seconde en seconde, et il parut se calmercomme par enchantement.

Un étrange sourire arqua ses minces lèvres etil dit d’un ton dégagé, qui contrastait singulièrement avec sa voixmenaçante d’un instant auparavant :

— Une petite brise de nord-est ?…Bravo ! c’est ça qui va nous amener les canards.

Comme si elle n’eût attendu que cetteréflexion, une forte volée de palmipèdes parut à quelquesencablures vers l’est, faisant retentir les échos de couin !Couin ! assourdissants.

L’instinct du chasseur se réveilla aussitôtchez les deux rivaux, et chacun se tapit dans sa niche.

Cependant, les canards s’étaient abattus avecgrand fracas sur la petite baie et se déhanchaient dans unméli-mélo de contremarches pesantes, tout en fouillant le sable deleurs longues et larges mandibules.

Tout à coup, sur un signal : Pan !pan ! !… Pan ! pan ! !… quatre coups defeu éclatent dans la nuit.

Que de couin ! couin !… grand saintHubert !… Et quels bruits d’ailes ! !

Une nuée de volatiles s’élève dans les airs,tournoie, s’éloigne un peu, tournoie encore, hésite pendantquelques secondes, puis revient stupidement s’abattre sur la plageabandonnée un instant auparavant.

Les chasseurs alertes avaient eu le temps dedescendre de leur embuscade, de ramasser les blessés et les mortset de les jeter dans leur embarcation.

Ils rechargeaient leurs armes.

Puis quatre nouveaux coups des fusils à doublecanon firent encore déguerpir la volée babillarde, diminuée deplusieurs innocentes victimes, que l’on envoya rejoindre leursconfrères morts, dans la chaloupe.

Bref, ce manège se renouvela deux heuresdurant, les bandes succédant aux bandes, aussi stupides les unesque les autres.

Trois heures du matin allaient sonner aufirmament.

Il fallait songer au retour.

Du reste, la mer montait depuislongtemps ; la plage était submergée, et la chaloupe, retenuepar son grappin, dansait ; d’une façon inquiétante, sur lesvagues, faisant ressac derrière l’îlot.

Arthur était rayonnant.

Cette chasse l’avait grisé.

Toute sa bonne humeur lui était revenue, et ilchantonnant gaiement, tout en faisant ses apprêts de départ.

Gaspard, lui, avait une figure drôle.

Très pâle, la mine sournoise, l’œil méchant,il avait l’air de quelqu’un en train de se décider à faire unmauvais coup, mais hésitant à franchir le Rubicon qui le sépare ducrime.

Si Arthur, moins affairé, eût pu l’observer,il aurait certes été forcé de remarquer son attitude étrange, sesyeux flamboyants, ses poings crispés…

Qui sait !…

Peut-être aurait-il pu éviter la catastropheque l’autre organisait à son intention.

Mais il songeait bien à cela,vraiment !

Sa pensée, jeune et chaude, s’élançait pardelà la baie, franchissait le seuil du chalet blanc, traversait lagrande cuisine et s’arrêtait dans une chambre assombrie par lanuit, où reposait à cette heure même la pure jeune fille qu’ilaimait.

Enfin, tout étant paré, Gaspard, quiretenait l’embarcation prête à quitter le rivage, dit à son cousin,occupé à fureter encore ci et là :

— Ah ! ça ! Arthur… Et ton capotciré, vas-tu le laisser ici, par hasard ?

— Il n’est pas dans la chaloupe ?

— Mais non, te dis-je… Monte vite là-haut. Tul’as oublié… Surtout, ne flâne pas.

Ce disant, sans même se retourner, lemisérable donna une vigoureuse poussée à l’embarcation et sautadedans.

Quand Arthur, entendant un bruit de ramesheurtées, se retourna, la chaloupe se trouvait déjà à un arpent del’îlot, entraînée par la tourmente qui se déchaînait dans toute safureur.

Le pauvre garçon ne put que lever vers le cielses bras impuissants, pendant que sa voix gémissait dans unsanglot :

— Gaspard, mon frère !…

— Ne te désole pas ! lui cria Gaspard,ricanant comme Méphisto. Je cours voir quelle est la bellesomnambule qui te fait des signaux la nuit… Adieu, mon très chercousin !

— Gaspard ! Gaspard ! ! apportaencore aux oreilles du fratricide la brise vengeresse…

Puis ce fut tout.

L’îlot disparut dans la brume, et les crisdans le fracas de la tourmente.

Chapitre 18APRÈS LE CRIME

Le fanal tourné en cercle, pendant la nuit dudrame, était bien un signal.

Seulement, ce n’était pas une main de femmequi le levait, ce fanal.

Gaspard eût-il connu ce détail, que peut-êtrele démon de la jalousie ne l’eût pas mordu aussi cruellement.

Mais le coup était fait ; le coup,longtemps, mais confusément rêvé dans la cervelle de ce sauvage derace blanche abandonné à toutes les fureurs de la passion…

Il ne restait plus d’autre alternative àl’auteur du guet-apens, que d’en tirer le meilleur partipossible.

D’abord, il lui faudrait expliquer lacatastrophe, la disparition de son cousin, tout en ne laissantaucun doute sur le rôle héroïque que lui, Gaspard, avait joué dansce drame nocturne, d’où il ne revenait que par miracle.

Telles étaient les pensées du misérable aumoment où, entraîné par les vagues énormes soulevées par latempête, il voyait l’îlot disparaître dans les brumes et lesembruns qui couvraient la baie.

Mais il n’eut guère le loisir d’élaborer unplan quelconque à cet égard, car le soin de sa propre conservationle rappela vite au sentiment du danger immédiat que lui-mêmecourait.

En effet, seul dans une embarcation légère,n’ayant ni le temps de dresser le mât, ni celui de mettre legouvernail en place, il se voyait contraint de gagner terre àla godille, recevant les lames de biais et fort empêché degarder l’équilibre dans la coquille de noix qui le portait.

Pendant une bonne moitié du trajet, les chosesallèrent tant bien que mal.

La chaloupe fuyait vers l’ouest et dépassaitla pointe submergée de la baie, mais se rapprochait tout de même durivage.

Toutefois, les lames frappant de biais,déferlaient à chaque instant par-dessus sa joue et l’alourdissaientrapidement des masses d’eau qu’elles y déversaient.

Il vint un moment où Gaspard eut peur…

En fouillant du regard l’espace brumeux qui leséparait de terre, il ne vit qu’un chaos mouvant de brouillardsépais, et plus loin, — bien loin, se figura-t-il, — la ligne sombrede la côte, à peine estompée dans l’obscurité.

Ces erreurs de distance sont fréquentes, lanuit, surtout quand on a l’esprit frappé comme l’avait lemisérable.

Gaspard se crut perdu.

Ses bras engourdis ne pouvaient plus donner àla rame avec laquelle il godillait l’impulsion énergique nécessaireau progrès de l’embarcation…

Et les lames embarquaient toujours !…

Et le vent hurlait de plus en plus !…

Et, à travers ces clameurs de tempête, lefratricide croyait entendre la voix désespérée du pauvre Arthur,seul sur son îlot à demi-submergé et voyant venir fatalement unemort terrifiante !…

Oui, le fratricide eut peur, une peur de bêteacculée en face des chasseurs…

Mais, de remords, point !

Même à cet instant suprême où il se crut vouéau gouffre, il ne regretta pas ce qu’il avait fait.

Plutôt mille morts, que de voir son cousinaimé de Suzanne Noël !

Telle était l’intensité de sajalousie !

Il vint pourtant un coup de mer qui luiarracha un cri d’angoisse tardive…

La chaloupe, prise de flanc par une avalanched’eau, fut soulevée comme une plume au milieu d’une pluie d’embrunsfouettée par la rafale et alla s’abattre sur un élément solide,rocher ou sable, où elle demeura immobile.

Gaspard, emporté par dessus bord, s’en futtomber tête première à quelques pieds de là, ressentit unecommotion violente au cerveau et perdit connaissance.

…………………………………………………………

Combien de temps demeura-t-il ainsi privé desentiment, la face dans le sable et les bras étendus ?

Il aurait été bien empêché de le dire,lorsqu’il reprit ses sens.

Mais comme la nuit semblait moins sombre,Gaspard estima qu’il s’était bien écoulé deux heures depuis lemoment où il avait été projeté sur le sol.

Au reste l’horizon blanchissait vaguement,tout là-bas, dans l’est, et la mer, toujours furieuse, battait lagrève non loin des côtes.

La, marée, — une de ces terribles maréeséquinoxiales qui gonflent outre mesure les embouchures des fleuves,— avait porté le flot jusqu’aux premiers arbres du pied desfalaises.

C’était sur une masse rocheuse à moitiécouverte de sable que la chaloupe était venue s’éventrer ; et,chose singulière, la pointe à arêtes vives qui lui avait ouvert leflanc était de nature si résistante, qu’elle demeura sans se rompredans l’ouverture, immobilisant du coup l’embarcation.

On conçoit comment Gaspard, emporté par sonélan, alla piquer une tête à quelques pieds de distance et restapresque assommé…

Cependant, voici notre homme qui seranime.

Il commence par se dresser sur les genoux, ens’aidant de ses deux bras arc-boutés contre le sol.

Mais c’en est assez pour un premiermouvement…

La tête est trop lourde encore… Des étincellesvoltigent devant les yeux du blessé… Il va tomber la face contreterre…

Non, pourtant. Le diable, son patron, luiviendra en aide.

La blessure s’est rouverte, et le sang couleabondamment, inondant la figure…

Gaspard sourit…

Et ce sourire, irradiant cette figuresanglante ; cette lumière au sein d’une ombre épaisse, aquelque chose d’infernal.

— Quelle mise en scène pour le dénouement dudrame !… murmure le sinistre personnage… Après une lutteterrible contre les éléments déchaînés, le survivant arrive chezles parents atterrés, couvert de sang, la tête fendue, trempé commeune loque mise à lessiver. Il s’arrête en face du logis… Sa tête secourbe, ses genoux fléchissent… Il ne peut articuler un mot…

« On accourt… On s’émeut… La mère a uncri : Et… Arthur ? »

« Le survivant courbe de plus en plus latête, force ses yeux à produire quelques larmes ; puis, sansun mot, lève vers le ciel ses bras tremblants et… s’affaisse, privéde sentiment, comme tout à l’heure.

« Mais cette fois, ce ne sera que pour lafrime !… Car je n’aime guère ce genre de pantomime, bon pourles femmes, — et encore !…

« Voilà mon programme pourl’arrivée !

« Et je défie bien le diable lui-même,mon digne patron, de venir mecontredire ! ! !… »

Après ce soliloque, Gaspard semble reprendrepossession de son sang-froid ordinaire.

Au bout d’une minute employée à réfléchir, ilreprit :

— Et, d’abord, cette blessure siopportune ! il ne faut pas qu’elle fasse trop des siennes,qu’elle dépasse les bornes d’une honnête hémorragie… C’est qu’ellesaigne, la gaillarde, comme si elle était sérieuse !

Le misérable y porte la main, palpe, sonde dudoigt, s’assure que l’os est intact et finit par dire :

— Ah ! bah ! une égratignure !…Gardons-nous bien de laver la chose : ça lui ôterait dugabarit !… Une simple compresse d’eau salée pour fermer lerobinet au sang, et en route !

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Gaspard déchire un morceau de sa chemise degrosse toile, arrache une poignée d’herbes, qu’il trempe dans l’eausalée, assujettit cette compresse sur la plaie de sa tête, nouesous son menton le lambeau de chemise…

Et le voilà pansé provisoirement !

La fraîcheur des herbes trempées dans l’eausalée lui procure un soulagement immédiat.

Ses idées s’éclaircissent ; son cerveause dégagea : il peut analyser froidement la situation.

D’abord, le coup de l’îlot a-t-ilréussi ?

Gaspard s’avance sur le bord de la mer etjette un long regard vers le large, dans la direction del’ouverture de la baie, au sud-est…

Rien.

La mer affolée danse une gigue macabreau-dessus des rochers où il a abandonné son cousin.

Le cadavre du malheureux, roulé de vague envague, doit être à l’heure présente en plein golfe, entraîné par lecourant de Belle-Isle. qui porte au sud pendant le flux.

Au baissant, le noyé prendra-t-il le chemin dudétroit, on celui qui longe la côte ouest de Terreneuve, pourgagner l’Océan ?

Cela importe peu à Gaspard.

Le cadavre d’un ennemi sent toujoursbon ; et, qu’il vienne s’échouer dans les environs deKécarpoui ou sur les rivages de la grande île, ce cadavre ne pourraraconter à personne le drame de la nuit précédente, ni empêcherGaspard Labarou d’épouser Suzanne Noël.

Telles furent les conclusions auxquelles enarriva le fratricide, après son inspection du golfe.

Restait la chaloupe à mettre en étatd’affronter l’examen des gens soupçonneux.

Ce n’était qu’un jeu d’enfant pourGaspard.

Que fallait-il établir, en effet, pour appuyerla narration qu’il avait arrangée dans sa tête ?

Tout simplement ceci : qu’au moment dequitter l’îlot, la chaloupe, soulevée par une lame, était retombéesur une pointe de roc et s’était défoncée.

Le grappin étant levé, on avait dû partircomme cela, entraîné par la tourmente.

Alors commença une lutte épouvantable contreles éléments en furie…

Combien de temps dura cette lutte, rendueimpossible par la perte des rames et de tout espar pouvant servir àdiriger l’embarcation !

Qui pourrait le dire ?

Peut-être dix minutes !… Peut-être uneheure !

Devenue le jouet des flots, mais chassée toutde même vers la côte par une saute de vent, la chaloupe se défenditcomme elle put jusqu’au-dessus des rochers formant le brasoccidental de la baie, dans les marées ordinaires.

Mais quand il fallut passer au milieu de cechaos mouvant, les deux naufragés, se sentant perdus, firent leuracte de contrition.

Quelle gigue échevelée de montagnes d’eauheurtées ! quels sifflements sinistres de la tempête à sonparoxysme ! que d’obscurité partout !…

À demi submergée, la chaloupe tourbillonnaitau centre de cet enfer liquide, épave perdue, jouet des flots,cercueil flottant…

Glacés d’horreur et de froid, les deuxnaufragés, cramponnés aux bancs, se tenaient à chaque extrémité dela petite embarcation.

On ne parlait pas. À quoi bon, du reste,parler au sein de ce charivari !

À un moment donné, Gaspard crut entrevoir lamasse sombre de la côte.

Il cria à son cousin :

— Terre ! terre ! nous sommessauvés !

Mais aucune voix ne lui répondit.

Se penchant pour mieux voir, Gaspard constataavec horreur qu’Arthur avait disparu, emporté sans doute par unelame, ou tombé par-dessus bord, Dieu sait quand !…

Alors, pris de désespoir, il voulut périr lui,aussi. Mais au moment de mettre à exécution ce projet conçu en uneminute d’affolement, il sentit que la chaloupe, après avoir étésoulevée une dernière fois par un bourrelet d’eau, retombait sur laterre ferme…

Perdant pied, il fut lancé au dehors, sansmême avoir eu le temps de faire un geste.

Et ce n’est qu’un peu avant le jour qu’ilavait repris connaissance et s’était trouvé sur le sable du rivage,à plus d’un mille de la baie.

Ce récit fantaisiste, arrangé et classé dansla tête froide de Gaspard, il n’y avait plus qu’à retirer du flancde la chaloupe la pointe de roc qui s’y était encastréesolidement.

Gaspard dut s’y prendre à deux fois et seservir d’un levier ; car telle avait été la force deprojection qui avait jeté l’embarcation sur ce rocher pointu, quel’ouverture, une fois dégagée, semblait faite àl’emporte-pièce.

Par un hasard providentiel — on verraplus tard pourquoi ce mot est souligné, — la chaloupe qui avaitservi le plan infernal du meurtrier était venue s’éventrer sur unepointe de granit ferrugineux très dur, qui avait traversé le boisen laissant un trou net, de la même forme que sa surface anguleuse,y dessinant même les arrêtes de ses angles pyramidaux.

Gaspard, qui avait de l’œil, — commedisent les Italiens, — vit cela tout de suite.

S’emparant d’un caillou pesant, trouvé dans levoisinage, il s’escrima si bien qu’il finit par casser la pointecompromettante au niveau du rocher.

Puis, après avoir jeté, suivant son habitude,un regard soupçonneux de tous côtés, il alla cacher le tronçoncassé au plus épais des fourrés, au pied même de la falaise.

Cela fait, le prudent naufrageur,tête et pieds nus, la chemise en lambeaux, le crâne entouré d’unbandage sanglant, prit tranquillement la direction de la baie.

Chapitre 19UNE TROUVAILLE DE WAPWI. — À LA RESCOUSSE

Deux minutes plus tard, une tête effaréeémerge du rideau de feuillage bordant la grève et des yeuxbrillants suivent le naufragé, à mesure qu’il disparaîtd’une pointe à l’autre.

C’est Wapwi.

Celui-ci est aussi un naufragé sérieux, tandisque l’autre n’est qu’un naufrageur.

Mais… qu’a donc l’enfant ?

Ses joues sont flasques ; ses lèvres,décolorées…

Il se tient à peine sur ses jambes…

Ce qu’il a ?

Nous allons le dire : il revient dutombeau des marins, de cette mer si terrible, linceul mouvant detant de braves gens.

C’est un ressuscité…

Une vague l’a englouti. Une autre vague l’ajeté sur le rivage.

Voilà pourquoi Wapwi flageole sur ses jambes,comment il se fait que nous le retrouvons au point du jour,émergeant d’un rideau d’arbres, au bord de la mer.

On se rappelle que le petit Abénaki, chagrinde voir accuser ses compatriotes du guet-apens de la passerelle,s’était donné pour mission de découvrir les coupables, — ou plutôtle coupable…

Car il aurait juré sur tous les manitous de larace rouge qu’une seule et même personne avait fait le coup, ensciant aux trois-quarts le tronc de sapin qui s’était rompu sous lepoids de son « petit père » Arthur.

Il s’était bien gardé toutefois de faire partà personne de ses soupçons ; et, tant qu’il n’aurait pas unecertitude raisonnable, des preuves à l’appui d’une accusationformelle, il devait se taire.

Donc, il n’avait pas parlé, — si ce n’est àMimie et à Suzanne, auxquelles il avait promis de prouver que sesfrères, les sauvages, n’avaient trempé en rien dans la tentative denoyade, restée jusque là enveloppée de mystère.

— Que je retrouve seulement le sapin, scié oucassé, et je mettrai la main sur le coupable !…

Tel était le mot d’ordre de ce détectiveimprovisé.

La veille même de cette journée qui devaits’ouvrir par une catastrophe si terrible, — le drame de l’îlot, —Wapwi, muni de quelques provisions de bouche, chaussé de solidesmocassins et armé d’un bon gourdin, quitta furtivement l’appentisoù il couchait et se dirigea vers le fond de la baie.

Une sorte de radeau, fait de deux pièces debois liées par des traverses, lui servit de bac pour traverser surla rive est.

On avait improvisé ce bac primitif, depuisl’accident.

Ayant atteint sans encombre l’autre rive,Wapwi coupa droit devant lui, se réservant d’observer le contour dela pointe, à son retour, si la chose était nécessaire.

Au reste, comme nous l’avons dit, les deuxplages intérieures de la baie avaient déjà été exploréesminutieusement ; et, puisque la passerelle ne s’était paséchouée là, c’est que le courant l’avait entraînée bien plusloin.

Une saillie de la côte vue du large, seprojetait dans la mer, à une quinzaine de milles en aval, un peuplus loin que l’endroit, bien connu de Wapwi, où les Micmacsavaient campé, deux ans auparavant.

Si les deux bouts de la passerelle ne setrouvaient pas là, ils avaient dû gagner le golfe ou ledétroit.

Inutile alors de se morfondre à leschercher.

Le mystère resterait insoluble, et Arthurserait toujours en butte à quelque tentative nouvelle, d’autantplus qu’il ne croyait pas à la culpabilité de son cousin.

C’est ce sentiment de trompeuse sécurité qu’ilfallait arracher, d’une main prudente, quoique sûre, de l’esprit dujeune homme.

Une fois sur ses gardes, « petitpère » saurait bien parer les coups.

Voilà ce que se disait, depuis quelques jours,l’ingénieux enfant, et voilà aussi ce qu’il se répétait, cematin-là, tout en trottinant comme un renard en quête de sondéjeuner.

C’était loin, sans doute, cette langue deterre entrevue là-bas, allongée et noire de sapins… Mais ilcomptait bien y arriver avant midi.

Une heure lui suffirait pour sesrecherches ; une autre heure, pour se reposer.

Ensuite, il reviendrait et trouverait bien lemoyen de regagner sa soupente, avant la marée haute.

L’événement justifia ses prévisions.

Le soleil n’était pas au milieu de sa course,que le petit Abénaki s’engageait sur la courbe que décrit la grèvepour enserrer la pointe suspecte.

Vue de près, cette langue de terre est bienplus élevée qu’on ne le croirait en l’observant de la baie.

Des rochers considérables en composentl’ossature, et des sapins d’assez belle venue lui font un agréablevêtement.

Mais Wapwi, familiarisé d’ailleurs avec lesaspects variés de cette étrange côte du Labrador, n’eut bientôtd’yeux que pour deux informes tas de branches à moitié enfouiesdans le sable, et gisant l’un près de l’autre, sur le rivage decette langue de terre.

C’étaient les deux bouts de lapasserelle…

Et ces bouts étaient sciés nettement, avec unescie en bon ordre, une scie appartenant à des blancs !

Hourra !…

Wapwi lança en l’air son chapeau de paille et,malgré sa fatigue, esquissa des pas de danse tout à fait…inédits.

Gaspard avait fait le coup !

Gaspard avait voulu noyer soncousin ! !

Voilà ce que disaient ces deux tronçons desapin, à moitié ensablés, sur une grève déserte !

S’il l’eût pu, Wapwi aurait volontiers traînéderrière lui ces pièces justificatives ; mais il seconsola d’être obligé de les laisser pourrir là, en pensant avecraison qu’aucune marée, si forte fût-elle, ne les dépêtrerait descouches de sable qui en enterraient les rameaux.

L’essentiel, pour le moment, était de savoirque ce qui fut la passerelle, existait encore et que le trait descie révélateur se voyait parfaitement.

Si la chose devenait nécessaire, plus tard,Wapwi pourrait dire :

« La passerelle a été sciée, et noncassée !… — Par qui ?… — Par quelqu’un ayant intérêt à cequ’Arthur disparût… Or, les sauvages n’avaient aucun grief contrece jeune homme… Cherchez le coupable autour de vous… »

Ayant ainsi augmenté le dossier de Gaspardd’une pièce importante, Wapwi songea à sa petite personne, qu’iltrouva bien fatiguée et terriblement affamée.

Le sac aux provisions eut bientôt raison de lafaim, et un bon somme à l’ombre d’un sapin restaurerait en peu detemps les muscles épuisés.

Un quart-d’heure ne s’était pas écoulé que lepetit sauvage, repu et content, dormait comme une souche.

Quant il s’éveilla, Wapwi fut tout surpris deconstater que le soleil avait disparu derrière la côte, très élevéepartout dans cette région, et que la nuit approchait.

En même temps, une forte brise semblait courirdans les sapins, là-haut, sur la croupe de l’immense falaise.

— Hum ! se dit-il, je voudrais bien êtrerendu chez le papa Labarou !… Je ne sais ce que je ressens aucreux de l’estomac Mais je suis inquiet… J’ai entendu parler d’unepartie de chasse sur l’îlot… Pourvu qu’on se soit aperçu qu’il vaventer fort, fort !

Et Wapwi, aiguillonné par un pressentimentinsurmontable se prit à courir de toutes ses forces vers labaie.

Mais, si agile qu’il fût, il lui fallait bienmodérer son allure, de temps à autre, pour reprendre haleine.

Quand il déboucha sur la grève de la baie,après avoir traversé directement la pointe orientale, il était bienprès de minuit, s’il ne passait pas cette heure.

La brise fraîchissait, mais on la sentaitmoins de ce côté de la pointe.

Toutefois, de sourdes rumeurs, s’élevant departout, ne laissaient aucun doute sur ce qui se préparait là-bas,sur le fleuve…

C’était la tempête.

Et petit père Arthur qui est sur l’îlot, avecl’autre, tout seul ! se prit à penser Wapwi, pâled’effroi.

Il se trouvait alors à quelques arpents duchalet des Noël.

Tout semblait y dormir.

Wapwi allait de-ci de-là, inquiet, indécis, nesachant même pas ce qu’il voulait…

Soudain, — ô bonheur ! — la porte duchalet s’ouvre et une forme blanche apparaît dansl’encadrement.

— Le fantôme des chutes !…Suzanne !… murmure Wapwi.

— C’est Wapwi, petite mère !… N’aie paspeur !

— Wapwi !… Oh ! cher enfant, laSainte-Vierge t’envoie. Tu vois ce temps ?

— Oui… Gros, gros vent !

— Une tempête, n’est-ce pas ?

— Ça souffle fort, fort… et ça sera pire,tantôt.

— Oh ! mon Dieu, mespressentiments !…

— Qu’est-ce que tu as donc, petitemère ?

— Écoute-moi, petit… Ton maître est là, surl’îlot du large, seul, seul… avec Gaspard, tu entends !…

— Méchant homme, l’oncle Gaspard !mâchonne le petit sauvage.

— Que va-t-il arriver, mon Dieu !… J’aipeur… Je tremble… Et mes frères qui sont dans les bois !… Surqui compter !… Qui ira à son secours !

— Wapwi, petite mère !

— Tu seras capable ?…

— Wapwi nage comme un poisson.

— Si J’allais avec toi ?… Nous prendrionsla barque.

— Trop grosse, la barque. Mieux vaut un boncanot.

— Le canot ne résisterait pas… Mais il y a lechaland, sur la rive, en bas d’ici.

— C’est ça qu’il faut. J’y cours.

— Il y a des rames dans le hangar… Maissauras-tu conduire seul !

— C’est le vent qui va m’y mener.Dépêchons !

Wapwi, guidé par Suzanne, prit une paire derames dans un hangar voisin et, sur ses indications, alluma unfanal, qu’il tourna eu cercle, à plusieurs reprises.

— Comme cela, dit-il, si les jeunes gens sonten péril, ils comprendront qu’on le sait ici.

On courut au chaland.

Hélas ! il avait été tiré très haut, surla rive, et il ne flotterait certainement pas avant une heure, pourle moins.

— Que faire ?

Impossible à la frêle Suzanne et à l’enfantd’entreprendre de mouvoir cette grosse embarcation, servant àdébarquer ou embarquer les tonneaux de poisson…

Wapwi eut une idée.

— Des rouleaux ! fit-il.

Et il courut au hangar, suivi de Suzanne.

On trouva aisément quelques bûches rondes, quel’on transporta sur le rivage.

Les deux rames ayant été étenduesparallèlement sous le fond plat du chaland on glissa un desrouleaux sous la quille, aussi loin que possible ; puis ondisposa les autres à quelque distance en avant.

De cette façon, on réussit, sans trop depeine, à mettre l’embarcation à flot.

Puis Wapwi, muni d’une rame, sauta dedans, encriant à Suzanne, partagée entre le désir de sauver son fiancé etl’horreur qu’elle ressentait en face de cette mer enfurie :

— Laisse-moi aller seul, petite mère !…Le vent porte sur l’îlot et je n’ai qu’à conduire… Une femme neferait qu’augmenter le danger, vois-tu !…

Suzanne se rendit à ce raisonnement et ne putque dire :

— Va ou Dieu te mène, cher enfant. Je vaisprier, moi !

Le chaland quitta la rive et disparut bientôt,entraîné par la tempête, qui faisait rage.

En moins de dix minutes, il se trouva en vuede l’îlot, — ou plutôt de ce qui pouvait rester de l’îlot, — car lamer était presque haute.

Debout à l’arrière du chaland, une rame à lamain pour la guider, Wapwi plongeait ses yeux subtils au sein dubrouillard humide, moitié ombre, moitié poussière d’eau, que levent faisait rouler sur la baie.

Une fois, il crut entrevoir une forme sombredressée sur les flots.

Donnant aussitôt un coup de rame pour ydiriger l’embarcation, il regarda encore.

La forme sombre y était toujours, mais lesflots la couvraient presque en entier, par moments…

Une voix lamentable sembla même arriverjusqu’à ses oreilles appelant au secours.

Alors Wapwi cria de toutes sesforces :

— Voici Wapwi !… Tiens bon là !…

Mais, hélas ! c’est tout ce qu’il peutdire…

Un violent coup de mer le jeta hors duchaland, et les lames furieuses s’emparèrent de son pauvre petitcorps pour le rouler comme une épave jusqu’à plus d’un mille dedistance, où elles le laissèrent sur le rivage, à moitié mort ettenant toujours sa rame dans ses mains crispées.

Wapwi, sans trop savoir ce qu’il faisait, setraîna vers la côte, sous le couvert des arbres, et tomba dans unprofond assoupissement.

Nous avons vu quelle surprise l’attendait àson réveil.

Chapitre 20OÙ EST L’AUTRE ?

La première chose que vit Gaspard, endébouchant sur le littoral de la baie, — côté des Labarou, — fut lagoélette de ces derniers foc hissé et misaine à mi-mât, sedirigeant vers le large.

Évidemment, toute la nuit, la tempête avaitinquiété les bonnes gens ; et, dès la pointe du jour,profitant du baissant, le père n’avait pu résister à l’anxiétégénérale et se disposait à aller voir ce qui se passait.

Gaspard eut un instant l’idée de le héler.

Mais c’eût été peine perdue.

La goélette, ayant l’air son abatée etrecevant la brise d’aplomb, bondissait déjà sur les vagues venuesdu large et filait vers l’îlot.

— Va, va, mon vieux : tu ne trouverasrien !… ricana le misérable. C’est à peine si le plus hautrocher de l’îlot commence à se montrer la tête au-dessus desvagues…

En effet, après être resté une dizaine deminutes en observation, il vit la goélette dépasser d’abord l’îlot,puis virer de bord et tirer bordée sur bordée, pour reprendrefinalement la direction de la baie.

Le moment psychologique était arrivé…

Il se traîna, plutôt qu’il ne marcha, vers lamaison…

Deux femmes, très émues, en observation sur lerivage, suivaient du regard les mouvements de la goélette.

Tout à coup l’une d’elle, — la mère, — poussaune exclamation :

— Ah ! mon Dieu, n’est-ce pas làGaspard ?

— Oui, mère… Nous allons savoir…

— Mais il est seul !… Où estArthur ?

— En arrière, probablement…

— Enfin !… Ce n’est pas trop tôt ;j’achevais de mourir d’inquiétude.

— Calmez-vous, mère… Je cours m’informer.

Et Mimie fit une centaine de pas au-devant deson cousin.

Mais l’apparence dépenaillée, le corpsaffaissé, et surtout la figure couverte de sang du revenant,l’arrêtèrent net.

Elle joignit les mains, dans une attituded’effroi, et s’écria :

— Sainte-Vierge ! qui t’a arrangé commecela ?…, D’où sors-tu ?

Gaspard, tout pénétré de son rôle, se contentade lui jeter un regard où il y avait de l’hébétement et continuad’avancer.

La mère Hélène, de son côté, approchait toutetremblante, n’osant questionner.

Gaspard jugea le moment arrivé, où il devait yaller d’une petite syncope…

Comme il ouvrait la bouche pour parler, unvoile sembla couvrir ses yeux ; sa langue bredouilla ;ses genoux fléchirent…

Il s’affaissa.

Pour comble de guignon, ses bras affaiblis nefurent pas assez prompts pour empêcher sa tête, sa pauvre têtesanglante, de donner contre le soi.

Le bandage fut tiraillé, déplacé, et lablessure, encore fraîchement pansée, se reprit à saigner comme deplus belle.

Naturellement, le pauvre garçon resta là,inerte, respirant à peine, inspirant la plus profonde pitié.

Car il faut rendre aux deux femmes cettejustice qu’elles oublièrent, pendant une demi-minute, l’une sonfils, l’autre son frère, pour prodiguer leurs soins au blessé.

— Le pauvre garçon ! dit la mère Labarou,presque aussi pâmée que son neveu… Qu’est-il donc arrivé ?… Oùest Arthur ?… Va-t-il nous tomber sur les bras, en lambeaux,lui aussi ?

— Gaspard va nous le dire, mère : levoici qui reprend ses sens. Ah ! que j’ai hâte qu’ilparle !

— Gaspard ! Gaspard !… appelafébrilement la vieille femme, où est mon fils ?… ou estArthur ?

Le blessé, un peu revenu à lui, la regardaitfixement, avec des yeux égarés…

La mère répéta sa demande, haussant la voix,secouant le bras inerte, serrant la main molle…

— Arthur !… Qu’est devenuArthur ?

De son côté, Mimie, — la sœur, — dardait surlui ses prunelles électriques, qui semblaient lire jusqu’au fond deson âme.

Le blessé se demandait : « Quefaire ?… Que dire ?… »

La fièvre le gagnait…

Une lourdeur chaude appesantissait sacervelle…

Et, pour le coup, si ça allait êtresérieux !

Adieu la frime !

Gaspard, par un effort suprême, se dressa surles genoux et, désignant la mer encore terrible dans sondemi-apaisement, il ne dit qu’un mot :

— Là

Puis il retomba, cette fois dompté pour toutde bon par la surexcitation cérébrale.

Alors, ce fut bien pis…

Que signifiait ce geste, indiquant legouffre ?… Pourquoi cette syncope au moment deparler ?…

Mais la goélette abordait…

On allait savoir…

Sainte Vierge, comme Jean Labarou était lent,ce matin là !

Enfin l’ancre est tombée, les voilesabaissées…

Voici la chaloupe qui quitte le bord.

Le père est seul…

Et le fils, — le fils unique, parti la veille,plein de vie, de santé, d’espoir, — qu’en a donc fait latempête ?…

Moment d’angoisse suprême !

On n’ose abandonner le blessé, pour courirau-devant du vieux pêcheur…

On attend, le cœur serré.

À la fin, la mère n’y tient plus…

Elle se précipite à la rencontre de son mari,qui la reçoit dans ses bras, tout en répondant par un hochement detête désespéré à l’interrogation muette de ses yeux.

Mimie, elle aussi, est accourue.

Mais, voyant sa mère inanimée, son père sombreet pale, elle se laisse glisser sur ses genoux, lève les yeux auxciel et sanglote convulsivement.

— C’est fini ! gémit-elle… Arthur estnoyé !

— Noyé ! noyé !… Lui !lui !… Pas moi !… Oh ! la belle tempête !…Hourra ! crie une voix étrange.

On se retourne.

C’est Gaspard.

La figure rouge, les yeux brillants,gesticulant comme un forcené, il s’escrime contre des ennemisinvisibles, combat des éléments imaginaires…

Une congestion de cerveau vient-elle de sedéclarer ?

Gaspard, lui aussi, va-t-il mourir, en ce jourfatal ?…

Mais un nouveau personnage surgit, qui vapeut-être jeter un peu de lumière au sein de ces ténèbres.

C’est le petit sauvage.

— Oh ! Wapwi, viens vite ! s’écrieMimie, la première… As-tu des nouvelles ?… Où est tonmaître ?

Avant de répondre, Wapwi s’approche deGaspard, qui se débat on proie à une crise terrible.

Un demi-sourire erre sur les lèvres del’enfant. — On dirait un rictus de jeune tigre.

Il ouvre la bouche pour parler ; mais ilsemble se raviser en voyant la mère Hélène presque inanimée dansles bras de son mari.

D’un geste câlin, il prend la main de lapauvre femme et la pose sur son front.

Cela voulait dire : « Pauvregrand-mère, Wapwi a bien du chagrin de te voir souffrir, mais il afait son devoir, lui, et est encore digne de ta bénédiction… Nedésespère pas ! »

Puis, regardant Jean Labarou, il dit à voixbasse :

— Wapwi sait quelque chose… Wapwi parlera à lamaison.

— Ah ! fit Jean, un peu soulagé. — Maispourquoi pas tout de suite !

L’enfant jeta un regard singulier sur Gaspard,toujours en proie au délire et murmura :

— Trop de monde !

— Allons ! fit Jean.

Mais que faire de Gaspard ?… Comment letransporter ?

Un incident vint fort à propos tirer tout lemonde d’embarras.

Comme on se regardait, d’un air très ennuyé,une petite embarcation, venant de l’est, abordait à quelquesperches du groupe formé autour des deux malades.

Thomas Noël en descendit.

Dandinant son grand corps maigre, il s’avançaaussitôt, la casquette à la main…

— Pardon, excuse, dit-il… Comme il y a eu grosvent cette nuit, je venais savoir… c’est-à-dire m’informer si toutle monde se porte bien et…

Puis, apercevant la mère Hélène, couchée surle bras de Jean, et gaspard gesticulant, adossé à un monticule dela rive :

— Tiens ! tiens ! fit-il avec unecertaine émotion, qu’est-ce que j’aperçois là ?… MonsieurGaspard couvert de sang, et madame, comme qui dirait ensyncope !

— Voisin, dit gravement Jean Labarou, un grandmalheur est arrivé… Les deux enfants ont passé la nuit sur l’îlot,à guetter les canards… Ce matin, il n’en est revenu qu’un, — etvoyez dans quel état !… Maintenant, où est l’autre ?…Qu’est-il advenu d’Arthur !… Voilà ce qui a mis ma pauvrefemme en l’état où vous la voyez et ce qui nous inquiète par-dessustout…

— Je vous comprends et je vous plainsbeaucoup, répondit Thomas Noël, d’un ton pénétré. Mais il ne fautpas désespérer avant le temps… Puisque Gaspard a pu prendre terre,il est à croire que son cousin a dû, lui aussi, se tirer d’affaire…Seulement il est peut-être plus malmené et sur quelque rivageéloigné… Faudrait voir !

— Oui, oui, père, appuya Mimie, se raccrochantà cette supposition fort plausible.

— En effet, vous avez raison, Thomas, dit JeanLabarou. Le bon Dieu, s’il a voulu en sauver un des deux, n’a pasdû abandonner l’autre. Il sera toujours assez tôt pour pleurer.

— D’autant plus que pleurer n’avance à rien,reprit philosophiquement Thomas. J’ai toujours entendu dire àdéfunt mon père que mieux vaut agir que gémir. Agissons donc…D’abord, je vous offre mes services, c’est-à-dire ma barque et mapersonne, pour faire une exploration minutieuse de la côte, àl’ouest de la baie.

— Merci, merci, dit Jean. J’accepte votre aideavec reconnaissance.

— …Puis, acheva Thomas, permettez-nous desoigner nous-mêmes ce blessé, qui vous embarrassera beaucoup, ayantdéjà sur les bras une malade bien précieuse…

— Quoi, vous consentiriez ?…

— Oui, je me charge de l’ami Gaspard… Nous luidevons bien cela, après les services qu’il nous a rendus commecharpentier et aussi, bien des fois, comme pêcheur.

— Faites à votre guise, voisin, puisque vousêtes assez obligeant pour accepter cette charge.

— Nous ferons de notre mieux… D’ailleurs, lamaman Noël, qui est un peu médecin, tirera bientôt ce brave garçond’affaire.,. Donc, c’est dit, et comptez sur nous pour uneexpédition à la recherche d’Arthur, dès tout à l’heure, au montant,— si toutefois nous avons pu tirer quelque indication dumalade.

Cela dit, Thomas prit sans cérémonie Gasparddans ses bras et réussit à l’embarquer, sans trop derésistance.

Puis il s’éloigna de la rive, en serrantd’assez près le fond de la baie, à cause de la houle et duvent.

Les Labarou, de leur côté, reprirent le cheminde leur habitation, Jean portant toujours sa femme, qui avaitrepris ses sens, mais semblait frappée de catalepsie.

Mimie et le petit sauvage suivaient, d’un peuloin, en causant avec animation.

Chapitre 21OÙ LE « POLICIER » WAPWI PROUVE QU’IL A « DU NEZ »

— Ainsi, tu crois encore qu’Arthur a pu sesauver ! disait la jeune fille, la figure angoissée, mais lesyeux brillant d’une lueur d’espoir.

— Petite tante, c’est lui que j’ai vu ;c’est sa voix qui a crié…

— N’est-ce pas une illusion de tessens ?… Il faisait bien noir et la mer devait mener un durtapage !…

— Le bon Dieu a donné aux sauvages des yeux dechat et des oreilles de lièvre.

— Puisses-tu ne pas t’être trompé !…Mais, en admettant que c’était réellement mon pauvre frère qui setenait cramponné au dernier piton de l’îlot, a-t-il pu saisir lechaland que tu avais si courageusement dirigé sur lui ?

— Ah ! voilà !… fit soucieusementl’enfant… Le Grand Manitou des blancs seul pourrait ledire !

— Tu n’as pu voir ?…

— Pauvre Wapwi ! fit le petit sauvaged’un ton piteux, il était bien fatigué, et une grosse vague l’aemporté… Elle est méchante la mer !

— Oh ! ouï, bien méchante ! dit avecconviction la jeune fille.

— Pourtant, un petit oiseau chante biendoucement dans la tête de Wapwi… Et sa voix n’est pas triste… Et lepetit oiseau dit dans sa chanson : « Il reviendra, tonpetit père ! »

— Cher enfant ! dit Mimie, très émue etentourant de son bras le cou du jeune Abénaki : c’estpeut-être l’ange gardien de ton maître qui dit cela au tien.

— Tu as raison, tante Mimie… Il faut bienqu’ils soient deux là-dedans (et Wapwi frappait son front), puisqueje les entends Parler.

— Sans doute, cher enfant : les angesparlent souvent à l’oreille des bons petits sauvages qui aimentbien leurs maîtres.

Wapwi parut très heureux de savoir cela. Mais,après quelques secondes, une idée lui surgit, qui assombrit denouveau son front. Regardant la jeune fille avec ses grands yeuxnoirs, un peu farouches, il demanda en baissant la voix :

— L’oncle Gaspard a-t-il un ange gardien, luiaussi !

— Sans doute… Pourquoi cettequestion ?

— Parce que, s’il en a un, cet ange-là doitêtre une fière canaille.

— Vas-tu bien te taire !… On ne parle pascomme cela !

— Si, si ! fit l’enfant… Ou bien,ajouta-t-il comme correctif, c’est l’oncle Gaspard qui le chasse,quand il veut faire un mauvais coup.

— Tu ne te trompes pas, petit ; quand onfait le mal, l’ange gardien s’en va.

— Bien sûr… murmura Wapwi avec conviction, lesien n’y était pas, la nuit dernière !

On arrivait à la maison, et la conversations’arrêta là pour le moment.

Mais, lorsque la mère Hélène fut bieninstallée dans son lit, avec des compresses froides sur la tête, lepère Labarou fit signe aux deux enfants de le suivre au dehors, etl’on tint une sorte de conférence.

D’abord Wapwi fit part de ses courses, parterre et par mer.

Sans insister particulièrement, toutefois, ilne manqua pas de faire saisir à ses deux auditeurs le fil d’Ariane,que des soupçons trop bien justifiés lui avaient mis dans lesmains.

Depuis l’affaire de la passerelle, Wapwi avaitl’esprit en éveil et observait Gaspard.

Sans être un grand clerc en matière d’amour,le petit sauvage n’avait pu s’empêcher de remarquer comme lespréférences de Suzanne pour Arthur avaient toujours assombri lafigure de Gaspard.

Quand il vit la passerelle se rompre tout àcoup sous les pieds de son maître, Wapwi pensa immédiatement que lecousin y était pour quelque chose.

Et la preuve, c’est que, la veille même, ill’avait retrouvée là-bas sur une pointe, cette passerelle, sciéetrès visiblement et non rompue.

Et puis, autre chose !…

Pourquoi Gaspard, après avoir vu la chaloupequi l’avait ramené de l’îlot, seul, s’éventrer sur une saillierocheuse, en terre ferme avait-il cassé et caché ce morceau degranit, — que Wapwi se proposait bien, du reste, d’aller retrouvertout à l’heure ?

Pourquoi ?…

Évidemment, parce qu’il voulait faire croireque l’embarcation s’était défoncée sur l’îlot même, et qu’enpareille condition, il n’était pas étonnant qu’Arthur eût péri,lorsque lui-même, Gaspard, n’avait dû son salut qu’à une chancemiraculeuse…

Le père Labarou et sa fille écoutaient,atterrés et muets, cette narration, ou plutôt ce plaidoyer, digned’un policier parisien.

Tour à tour indignés de la fourberiemonstrueuse de Gaspard et émerveillés de la sagacité de Wapwi, ilsn’interrompirent l’enfant que pour confirmer ses déductions ou leféliciter de son dévouement.

Mais, lorsqu’il en vint à la partie de sonrécit où il parla de ce cri entendu dans la nuit et de ce spectrenoir, dressé sur les flots, le père Labarou s’écria :

— C’est sans doute une illusion de tes sens,mon pauvre petit… Comment, au milieu du fracas de la tempête,lorsque les vagues déferlaient bruyamment et que le nordêtfaisait rage, aurais-tu pu entendre une voix humaine, — étanttoi-même du côté du vent ?

— Wapwi avait les yeux et les oreilles ouvertstout grands… Wapwi voyait son maître et il l’a entendu, répétal’enfant avec obstination.

— Admettons que ce soit réellement le cas…Comment peux-tu supposer que le pauvre Arthur, lui, t’ait vuarriver à son secours !

— Oh ! Wapwi a crié bien fort, comme unsifflet de navire à feu ; puis, ploum ! ploum ! il aété renversé dans l’eau et ne s’est retrouvé que sur le rivage…Plus rien, que le bruit du vent dans ses oreilles !

Jean Labarou courba la tête avecdécouragement, puis rentra auprès de sa femme, l’âme affaissée sousun poids mortel.

Il se promit toutefois de repartir avec sagoélette, aussitôt que la malade serait hors de dangerimmédiat.

En attendant, il comptait sur la promesse deThomas Noël, pour que les recherches se poursuivissent sans retardet sans interruption.

Mais il n’espérait plus !…

Son fils était bien mort ; et, si l’onretrouvait quelque chose de lui, ce ne serait plus, hélas !qu’un cadavre.

Restés seuls, la jeune fille et le petitsauvage échangèrent un long regard, où brillait cette étincelleimpérissable qui s’appelle l’espérance.

— Wapwi, dit avec fermeté Euphémie Labarou,depuis ton récit, j’ai dans la cervelle, moi aussi, un petit oiseauqui me chante bien doucement : Ton frère n’est pasmort !

— La même chanson que le mien, tante Mimie… Tuvois bien que c’est vrai !

— Partons, mon enfant. Allons voir lachaloupe. De ce jour, je deviens ton associée pour punir lecoupable, — s’il y a un coupable ! — ou savoir ce qui estarrivé à mon frère, — si Dieu a voulu conserver sesjours !

— Tope là, tante Mimie !… À nous deux,nous retrouverons bien « petit maître ».

Et ils partirent pour l’ouest de la baie,comme midi sonnait.

Le trajet se fit rapidement.

Chacun des deux jeunes gens remuait dans sapensée un chaos de suppositions, encore vagues chez Mimie, maisirrévocablement arrêtées dans l’esprit du petit sauvage.

Restauré par quelques aliments pris à la hâte,et stimulé par un petit verre d’eau-de-vie qu’on l’avait forcéd’avaler avant son départ, Wapwi sentait grandir et prendre corps,au plus intime de son être, les doutes qui l’obsédaient depuisquelque temps, depuis le matin, surtout.

Il se rappelait fort bien qu’au sortir de sonlourd sommeil de la nuit dernière, il avait vu Gaspard faire deviolents efforts, — tout blessé qu’il était, — pour arracher duflanc de la chaloupe la pointe qui avait éventré celle-ci ; etil voulait savoir, pourquoi il était allé cacher si soigneusementce fragment de rocher tout au pied de la côte, au milieu desfourrés les plus épais…

Évidemment… se disait l’enfant, parce qu’il neveut pas qu’on sache qu’il a fait naufrage à terre, et non surl’îlot !

Et, dans ce cas, quelle est la raison pourlaquelle il a pris ses mesures pour qu’on ne se doute pas que lachaloupe est arrivée à la côte, en bon ordre ?…

— Oh ! quant à cela, c’était limpide… Nefallait-il pas montrer à tous les yeux que l’embarcation étantdéfoncée au moment du départ, les vagues, poussées par la tempête,avaient eu beau jeu pour la balayer et la rouler dans leurs replismouvants, enlevant Arthur par-dessus bord, tandis que lui, Gaspard,plus robuste, y demeurait cramponné, jusqu’à ce qu’une dernièremontagne liquide eût jeté sur le rivage l’épave et lenaufragé ?…

Oui, c’était clair comme de l’eau de roche, cecalcul du misérable Gaspard ; et voilà de toute évidence, quelavait été le raisonnement du naufrageur en dégageant sonembarcation de cette pointe qui l’avait transpercée et immobilisée,et en soustrayant l’objet révélateur aux regards trop curieux.

Ce point arrêté dans la tête de Wapwi, il nerestait plus qu’à retrouver le fragment de rocher.

Or, l’enfant, curieux et observateur de sanature, se faisait fort d’aller en quelques minutes, mettre la maindessus.

La sagacité indienne se révélerait chez lui,et cette recherche ne serait qu’un jeu d’enfant… sauvage.

Voilà ce que Wapwi disait à sa compagne deroute, tout en la guidant rapidement sur la grève qui longe lahaute falaise.

Au détour d’une saillie de la côte, après unevingtaine de minutes de marche, on se trouva tout à coup en face dulieu de l’échouement.

La chaloupe, remise sur sa quille, gisaitéventrée au fond d’une petite anse de sable, limitée du côté ouestpar une arête rocheuse qui s’avançait de quelques toises vers lamer.

En quelques enjambées, les deux explorateurs yétaient.

— Attention, tante Mimie ! prononça Wapwiavec la gravité d’un juge d’instruction… Vois d’abord ce trou ouplutôt ce découpage dans le bois comme s’il était fait par un outiltranchant…

— Je vois, dit Mimie… C’est net, et si l’onretrouvait l’outil, comme tu dis…

— On le retrouvera, tante Mimie. Enattendant ; grave-toi bien dans l’œil la forme de cetteouverture, car j’ai dans l’idée que la première chose que ferontl’oncle Gaspard et son ami Thomas sera d’enlever cette planche pouren mettre une autre…

— Tu as raison, petit. Mais la plancheprimitive, avec son trou à cinq pointes restera gravée dans mamémoire.

— Bon. C’est tout pour ici. Voyons maintenantoù la chaloupe a frappé… Tiens, c’est là… Regarde un peu ce cocherà fleur de sable… Il est vieux, jaune et sale partout, excepté enun endroit, — tiens, vois-tu ?

— En effet, il y a là une cassure fraîche… Ondirait qu’on vient de briser la partie qui manque.

— C’est cette partie du rocher qu’il nousreste a retrouver. Je m’en charge, Tu vas voir qu’on est bienheureux parfois d’être venu au monde dans la peau d’un sauvage.

Mimie eut un faible sourire et suivit songuide vers la côte.

Celui-ci commença par examiner soigneusementles pistes des pieds nus sur le sable.

C’était un enchevêtrement, à n’y riencomprendre.

Mais, de ce réseau de pistes, s’en détachaientdeux dans la direction de la falaise : une y allant, l’autreen revenant.

— Suivons ces pistes, dit Wapwi à sacompagne.

Mimie emboîta le pas de son petit protégé, ettous deux, l’un suivant l’autre, se dirigèrent vers la lisière deforêt bordant le rivage.

Mais, une fois sous bois, la jeune filles’arrêta, bien empêchée de savoir quel côté prendre.

— Laisse-moi faire, petite tante, ditl’enfant… C’est ici que Wapwi va redevenir Abénaki pour quelquesminutes.

Alors, le descendant des aborigènes du golfe,penché vers le sol, examina chaque brin d’herbe couché sous unepression quelconque, chaque menue branche, chaque rameau froissé oudéplacé…

Et il allait, il allait, lentement, mais avecune quasi-certitude.

Arrivé à quelques pieds de la falaise, ilavisa une grosse talle de jeunes sapins touffus.

— Hum ! dit-il à Mimie, je crois bien quela cache est ici… Tiens, vois : les pistes ne vont pas plusloin.

Ce disant, il se mit à plat ventre et se coulasous les branches basses, à fleur de terre.

Dix secondes ne s’étaient pas écoulées, qu’ilreparut, tenant à la main une pointe de pierre, très aiguë etaffectant la forme pyramidale.

— Voici le talisman pour confondre l’oncleGaspard, dit-il en présentant la chose à Mimie.

Celle-ci prit dans ses mains le fragment derocher, l’examina un instant, puis le remit à Wapwi, en disantd’une voix ferme :

— Si cette pierre, dont la cassure estfraîche, s’adapte à la partie du pocher qui présente, lui aussi,une cassure fraîche, Gaspard Labarou est un assassin, et jevengerai mon frère !

— Bien, petite tante. Allons voir ça.

Ce ne fut pas long.

La pointe de pierre, ajustée sur la cassure durocher, s’adaptait parfaitement, faisant une saillie menaçante deplus de six pouces.

— À la chaloupe, maintenant ! dit lajeune fille… Constatons pour la forme, — car ma conviction estfaite, — que les angles des pointes correspondent aux angles del’ouverture.

Wapwi introduisit sa pierre pyramidale, dedehors en dedans, dans le trou ouvert au flanc de l’embarcation etl’y ajusta, après une couple d’essais.

L’ouverture se trouva bouchée presquehermétiquement.

Euphémie Labarou, très pâle et les yeuxétincelants, brandit son poing fermé dans la direction de la baieet s’écria d’une voix vibrante :

— Assassin !… J’aimais unassassin !

Deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux.Puis elle ajouta sourdement :

— Mon frère ! mon pauvre frère, tu serasvengé !

Wapwi, très surexcité, lui aussi, imita legeste menaçant de sa « petite tante ».

Et, cette sorte de pacte conclu, ou repritlentement le chemin de la baie.

Mais on n’alla pas loin.

En doublant une sorte de cap assez élevémarquant l’extrémité orientale de l’arc décrit par la petite baieoù ils venaient de faire leurs étranges découvertes, nos deuxjeunes gens eurent sous les yeux une vision qui les arrêta net…

À moins d’un demi-mille dans l’est, lagoélette des Noël, toutes voiles hautes, tirait une bordée endroite ligne vers le lieu où avait atterri Gaspard.

— Je te le disais bien, tante Mimie, s’écriale petit sauvage !… Les voilà qui viennent ici, nos deuxcompères !

— Les deux jeunes Noël ?

— Non pas : l’oncle Gaspard et son amiThomas, — les deux inséparables.

— Mais Gaspard, il y a quelques heures àpeine, semblait mourant !…

Wapwi eut un rire silencieux, qui découvritses dents blanches.

— Malin, malin… l’oncle Gaspard,grommela-t-il… Une simple coupure sur sa tête de fer, qu’est-ce quec’est ?

Mimie réfléchit pendant une seconde.

— Restons, dit-elle… Je veux voir ce qu’ilsvont faire.

— Vite, petite tante… Nous allons rire… Tu vasvoir sa mine quand il ne retrouvera plus ce bout de pierre que j’ailà.

Et Wapwi désignait la pointe cassée, qui nel’avait pas quitté depuis qu’il en avait fait la trouvaille.

On remonta vers la côte, grimpant sur le flancdu cap, et, en quelques minutes, nos deux policiers improvisés setrouvaient installés à l’abri des regards les plus soupçonneux,dans un endroit assez élevé pour dominer l’anse qu’ils venaient dequitter et où leurs perquisitions les avaient amenés à une siétrange découverte.

Il était temps…

La goélette abaissant ses voiles rapidement,jetait l’ancre à quelques jets de pierre de la batture.

Une chaloupe s’en détacha aussitôt.

Thomas et Gaspard, qui avaient sauté dedans,ramèrent hâtivement vers le rivage.

Ils semblaient très pressés.

À peine, en effet, leur embarcation eut-elletouché terre, que, jetant à bout de bras son ancrage, ilss’élancèrent vers la côte.

En passant près de la chaloupe crevée, lesdeux compères y firent une première station, et Gaspard parutdonner à Thomas de rapides explications, illustrées par des gestestrès démonstratifs et l’examen minutieux du bordage où béaitl’ouverture.

De là, Gaspard guida son compagnon vers lerocher sur lequel la chaloupe était venue se crever.

Après l’échange de quelques phrases et unexamen de la fracture, que l’on sait, Gaspard courut vers la côte,disparut sous bois et se dirigea vers l’endroit où il avait jeté lapartie du rocher manquant.

Il voulait, sans l’ombre d’un doute, éblouirson copain, par l’étalage de précautions qu’il avait prises.

Mais il revint bientôt, l’oreille basse, lamine soucieuse, grommelant :

— C’est drôle… Je ne retrouve plus… Pourtant,je crois bien me souvenir d’avoir jeté là cette pointeensorcelée…

— Laissons donc !… fit Thomas. Qui seraitvenu ?… Et surtout, qui aurait été déterrer cette pierre aumilieu de ce fouillis ?

— Au fait… dit l’autre… je suis fou d’avoirdes idées pareilles… Quand je serai plus calme, je mettrai bien lamain sur ce morceau de roc.

Pendant quelques minutes, l’entretien sepoursuivit, Gaspard parlant, contre son habitude, avec une certainevolubilité, tandis que Thomas avait l’air de poser froidement unesérie d’objections.

Finalement, on en arriva à s’entendre et seconvaincre mutuellement, sans doute, car, tournant le dos à lacôte, les nouveaux venus retournèrent à la chaloupe crevée.

Ici encore se manifesta, l’extrême prudence demaître Thomas.

Il, se pencha longtemps sur l’ouvertureirrégulière découpée par la pointe de rocher, l’examina des deuxcôtés, extérieur et intérieur, puis finalement acheva d’arracher lebordage entamé, jusqu’à mi-joint en le déclouant à coups depierre.

Cela fait, les deux compères reprirent lechemin de leur embarcation et se rembarquèrent, non toutefois sansavoir jeté au fleuve le bout de planche suspect.

Dix minutes plus tard, la goélette, toutesvoiles hautes s’éloignant de la côte, gagnait la haute mer.

— Nous n’avons plus rien à faire ici, dit àson compagnon Euphémie Labarou, Mais nous n’avons pas perdu notretemps, petit Wapwi car nous venons de démasquer, je le jurerais,deux bien grands misérables !…

— Je te demande encore une petite demi-heure,tante Mimie ; le temps d’aller repêcher le bout de planche queces deux imprudents viennent de jeter à l’eau, après l’avoir enlevéà la chaloupe.

— Tu as raison, petit : ce morceau debois sera une pièce à conviction qui pourra servir, peut-être, — onne sait pas !…

Wapwi donna à la goélette le temps deparcourir une distance suffisante pour qu’on ne le vit pas du bordet, prenant sa course dans la direction où le courant de montantentraînait le fragment de bordage, il se lança résolument àl’eau.

Comme l’enfant nageait facilement, il eutbientôt recouvré le bout de planche flottant et regagné le rivageavec son butin.

— Ça fait trois pièces à convictiondans l’affaire Labarou vs Labarou, dit Mimie, qui avaitquelque lecture.

Il ne faut rien négliger pour punir lesméchants… dit sentencieusement le petit Abénaki.

Et il alla cacher soigneusement sa pointe depierre et son bout de bordage au pied de la côte, dans un endroitinaccessible pour tout autre qu’un adroit peau-rouge de son espèce,à lui.

Après quoi, on reprit, sans plus de retard, lechemin de la maison.

Chapitre 22L’ÎLE MYSTÉRIEUSE

Abandonnons pour un instant nos amis dansl’affliction et sautons à bord de la goélette des Noël.

Toutes voiles hautes, les écoutes raidies,coulant bien à travers les ondulations des lames molles et souples,elle fait merveille sous la jolie brise qui incline sa mâture àbâbord.

Le vent ayant, dans la matinée, sauté àl’ouest, — comme nous l’avons dit — c’est donc vers le large, versla haute mer, que se dirigent maintenant les deux compères, quicomposent à eux seuls l’équipage.

Est-ce que le capitaine Thomas auraitl’intention de remplir sérieusement la mission dont il s’est chargé— c’est-à-dire de fouiller la mer et les rivages des alentours poury retrouver Arthur, vivant ou mort ?…

Ah ! non, par exemple !

Dans l’esprit de maître Thomas, Arthur est belet bien noyé, coulé, dévoré, peut-être…

C’est une chose du passé.

N’en parlons plus.

Il a tout simplement eu l’adresse de fairecoïncider une expédition, arrêtée dans son esprit depuis unequinzaine de jours, avec l’offre généreuse de partir à la recherchedu malheureux fils de Jean Labarou, du fiancé de sa sœurSuzanne.

Nous l’avons dit : Thomas Noël est unhomme positif.

Pas méchant, par exemple — oh !non ! — mais à condition toutefois que sa bonté ne vienne pasen conflit avec son intérêt. Auquel cas, il met tout bonnement aurancart cette placide vertu des gros naïfs, la bonté.

Alors, pourquoi le capitaine Thomas, flanquéde son alter ego Gaspard, court-il la mer ?

Eh bien, puisqu’on veut le savoir absolument,nous allons le dire : c’est pour « faire un coup »,un bon coup… d’argent !

Voilà !

Dans leurs longues pérégrinations du moisprécédent, à travers le golfe, les deux compères ont fait laconnaissance d’un certain industriel canadien, navigateur de sonétat, qui leur a promis une jolie prime s’ils voulaient l’aider àmener à bonne fin une expédition de contrebande, des îlesfrançaises de Miquelon, au sud de Terreneuve, à la ville canadiennede Québec.

Leur rôle, à eux, sera des plus simples…

Ils n’auront qu’à transporter le chargement…hérétique, de Saint-Pierre à la côte canadienne, où cechargement sera transbordé sur une goélette de Québec, attendant àun endroit convenu de la région du Labrador.

Tout ira donc pour le mieux, à moins que lediable ou le Fisc, — ce qui est à peu près la même chose, — ne s’enmêle.

Le seul anicroche possible est le naufrage duvaisseau portant à leur rencontre l’associé attendu.

Il a si fort venté de l’est, les joursprécédents, que cette crainte n’est certainement paschimérique.

Mais, entre marins, on ne croit guère à cespronostics des gens de terre, qui s’écrient a chaque rafalesecouant les ais de leur habitation : « Hein ! il enfait un temps !… Ce n’est pas moi qui voudrais être sur lefleuve, par une semblable dépouille ! »

Ce n’est donc pas à une catastrophe quecroient nos deux jeunes Français, mais bien plutôt à un retard subipar leur confrère de Québec.

— Ça ne m’étonnerait pas, tout de même, quenotre homme eût été empêché… disait Thomas : — sa barque nepayait pas de mine ! Quel sabot, nom d’un phoque !

— Bonne goélette… répliquait Gaspard d’un airmystérieux… Un peu avariée, c’est vrai ; mais elle n’a uneapparence misérable que pour tromper les gabelous.

— Au fait, peut-être as-tu raison… Je l’aiencore dans l’œil : fine de l’avant, large de bau, évidée del’arrière, — ça doit bien marcher…

— Et bien résister à la mer, car la cale estprofonde…

— Avec ça que le lest ne lui manque ni àl’aller ni au retour.

— Parbleu !… Farine et autres provisionsen descendant, pour faire manger les amis d’en-bas !…

— Liqueurs fortes et vins de France, enremontant, pour abreuver les bonnes gens d’en haut !

— Le joli négoce !

— La belle existence !

— J’en tâterais volontiers.

— Nous ferons mieux que cela, amiGaspard : nous en jouirons à gogo, — car le moment approche oùnous pourrons mettre à exécution nos projets.

— Ah ! puisses-tu dire vrai !

— Cette saison est trop avancée pour que notrepetite expédition actuelle soit autre chose qu’un coup d’essai,destiné à nous faire la main. Mais… que nous réussissions, et,l’année prochaine, ayant un solide vaisseau sous les pieds, ThomasNoël et Gaspard Labarou en feront voir de belles auxgabelous de France et du Canada.

— Ami Thomas, je te l’ai dit : je suiston homme, et je veux être riche pour que ta sœur Suzanne soit unjour la plus grande dame du Golfe.

— Cela sera, répondit le jeune Noël, d’un tonmoitié figue, moitié raisin.

— Il faudra bien que cela soit car… je leveux, entends-tu !

Et Gaspard accentua d’un geste énergique cettephrase quelque peu prétentieuse.

Thomas lui jeta un regard inquisiteur et vitbien que son associé était homme à remplir l’engagement qu’ilprenait.

— Tu auras ma sœur, ami Gaspard… Je te lapromets !… dit-il avec la gravité d’un père de famille bienposé.

La nuit était venue, cependant, — une bellenuit, nom d’un phoque ! — mais un peu trop éclairée par lalune à peine déclinante, au dire des deux amis.

Bien qu’allant à contre-courant depuis quelquetemps, la goélette avait pu continuer sa marche, après avoir viréde bord un certain nombre de fois et s’être insensiblementrapprochée de la côte, où la brise de terre, soufflant ferme,l’avait poussée assez rapidement vers sa destinationmystérieuse.

À la reprise du courant de montant, lesallures du vaisseau s’accentuèrent.

La brise de terre fraîchit, et touteconversation suivie devint impossible, chacun des deux marins ayantassez à faire de diriger la marche rapide de la goélette.

On courut ainsi, serrant la côte d’assez près,jusqu’à la hauteur du Petit-Mécatina, — une île d’aspectsauvage, hérissée de rochers aux formes romantiques, où les rayonslunaires plaquaient des taches blafardes alternant avec les ombresprojetées…

Sur la droite, vers la côte nord, des îlesnombreuses se dessinaient vaguement, les unes comme des tachessombres, les autres ayant l’air de grands cachalots endormis…

C’est du côté gauche, au large d’eux, parconséquent, qu’apparut pour la dernière fois aux yeux de nos jeunesaventuriers la charpente massive du Petit-Mécatina.

Ils venaient de virer de bord, après une assezlongue bordée vers la côte, lorsque, dans la pâle clarté lunaire, àun demi-mille environ en avant du beaupré de leur goélette,s’estompa sur le fond bleuâtre du firmament, de façon indécised’abord, puis progressivement avec plus de netteté, une masseénorme, de forme irrégulière, mais très élevée partout, faisant untrou noir à l’horizon…

C’était le Petit-Mécatina, le lieu derendez-vous assigné par le capitaine canadien.

Aussitôt, outre leurs feux de positionréglementaires, les jeunes marins allumèrent un fanal bleu, attachéd’avance au milieu de leur mât de misaine.

Puis ils se prirent à observer attentivementla côte abrupte qui défilait par leur travers de bâbord.

Une dizaine de minutes s’écoulèrent…

La goélette, ses voiles bordées à plat,serrant le vent, courait à l’ouest, se rapprochant toujours…

À la distance d’une quinzaine d’arpents,d’après son estime, Thomas ne connaissant qu’imparfaitement cesparages, jugea prudent de ne pas s’approcher davantage de cesrochers menaçants…

Il lofa…

Les voiles battirent au vent…

Mais au même instant, une grosse lueur brillasur un point du rivage ; puis une seconde ; puis enfinune troisième, — à quelques pieds seulement les unes desautres.

— Largue l’ancre ! commanda Thomas.

Gaspard se précipita vers l’avant et leva lecliquet du guindeau.

Aussitôt l’ancre tomba à l’eau, suivie de sachaîne, qui glissa bruyamment dans l’écubier.

Puis les voiles furent, abaissées en un tourde main, et l’on attendit.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’uneembarcation se détacha comme dans une féerie, de ces rochers géantset s’avança vers la goélette.

— Ohé ! qui vient là ? s’enquitThomas, pour la forme, — car il savait bien à quoi s’en tenir.

— La Marie-Jeanne !

Puis la même voix reprit :

— Et vous ?

— Le Marsouin ! gronda Thomas,faisant rouler l’r unique de ce mot.

Il faut dire ici que la goélette des Noëlavait jusqu’ici porté le nom très honnête de Saint-Malo, —en souvenir du pays natal, — mais que maître Thomas, lancé sur lapiste d’aventures émouvantes, avait détrôné le vieux saint bretonde la poupe de sa barque, pour y substituer le nom de l’amphibieguerroyeur cité plus haut.

Il y eut une minute de silence.

Puis le survenant demanda, tout en continuantd’avancer :

— Rien qui cloche ?… On peutaborder ?…

— Arrivez sans crainte, fut-il répondu ;il n’y a ici que mon associé Gaspard Labarou et moi, ThomasNoël.

La chaloupe, manœuvrée habilement, abordabientôt.

Des deux hommes qui la montaient, l’un resta àbord, tandis que l’autre grimpa sur le banc du Marsouin,s’aidant des haubans de misaine, et sauta lestement sur lepont.

— Messieurs, dit-il sans préambule, vous êtesgens de parole.

— Toujours ! fit Gaspardlaconiquement.

— Et, pour cette fois, il y a quelque mériteà, l’être, après une pareille bourrasque… ajouta Thomas, plusloquace que son compagnon.

— Mes compliments, jeunes gens. J’aime qu’onsoit exact… Mais venons au fait… Nous sommes pressés… Notre marchétient-il toujours ?

— Des Français n’ont qu’une parole !répondit le sentencieux Thomas.

— Aux Îles ! commanda Gaspard.

— Bien, messieurs. Je vois que vous êtes desjeunes gens d’action et que je puis compter sur vous… Nouspartirons dans une heure ; juste le temps d’embarquer quelquesprovisions et de convenir de nos faits. Venez.

Sans plus d’explications, les deux Françaisdescendirent dans la chaloupe du Canadien et, prenant place àl’arrière, laissèrent le capitaine et son matelot s’escrimer avecles rames pour les conduire à terre.

Où diable était donc la goélette de cesétrangers ?…

On n’en voyait ni un coin de coque, ni unepointe de mât !

Mais, ayant entendu raconter bien des fois lesprouesses accomplies par les contrebandiers du Golfe, nos jeunesmarins ne s’étonnaient pas outre mesure.

Cependant, comme on arrivait sur les rochersescarpés de la rive, sans ralentir la vitesse de la chaloupe,Thomas poussa un cri :

— Aïe ! capitaine, nous allons nouscasser le nez sur cette muraille à pic !

Le capitaine, sans répondre, donna un derniercoup de rame ; puis, se levant, il alla se mettre à l’avant del’embarcation, tandis que son matelot venait placer son aviron àl’arrière, dans l’échancrure de la godille, et s’y escrimait de sonmieux.

On venait d’entrer dans un étroit couloir deroches très élevées, large tout au plus de vingt pieds et couranten biais vers le plus haut escarpement de cette singulière île.

Naturellement, par sa disposition même, cebras de mer profondément encaissé ne pouvait être aperçu dularge.

On courut ainsi au milieu de rochers auxflancs à peu près verticaux pendant deux ou trois minutes,parcourant une distance d’une couple de cents pieds…

Puis la chaloupe s’arrêta net, l’étrave sur legouvernail d’un vaisseau, ayant l’air enclavé dans cette mascaradede haute roches.

— La Marie-Jeanne, messieurs !dit le capitaine canadien avec une certaine emphase.

Et il se retournait, souriant, vers sesnouveaux amis.

— Nom d’un phoque ! il faut le voir pourle croire ! s’écria Thomas, ne pouvant dissimuler sonétonnement.

— On parcourrait le monde entier avant dedéterrer un havre comme celui-ci ! dit à son tour Gaspard,émerveillé.

— C’est à la fois mon bassin de carénage etmon havre de refuge, quand on me serre de trop près… répondit lecapitaine de la Marie-Jeanne.

— Tout de même, il y a des choses bienétonnantes dans ce golfe Saint-Laurent ! s’écria de nouveauThomas, avec des hochements de tête admiratifs.

— Étonnantes, jeune homme ?… fit lecanadien souriant… Dites : sans pareilles !… Voilà trenteans que je le parcours en tous sens, mon beau golfe, et j’y trouvetoujours du nouveau.

Cependant, une courte échelle fut tendue del’arrière, par un des matelots du bord, et les jeunes français,précédés du capitaine, y grimpèrent rapidement.

La porte du capot d’arrière était ouverte,laissant monter de la cabine une lueur claire.

On s’y engouffra, et une intéressanteconférence se tint pendant près d’une heure entre les nouveauxvenus et les gens de la Marie-Jeanne.

Que se passa-t-il ?…

Quelles furent les confidenceséchangées ?

Que fut-il convenu ?…

Mystère… pour le présent !

Il nous est interdit, — auteur scrupuleux quenous sommes — de soulever, dans ce premier volume, même uncoin du voile qui recouvre les faits et gestes des PIRATES DU GOLFESAINT-LAURENT.

Mais on ne perdra rien pour avoir attendu.

Ce qu’il nous est permis de confier à noslecteurs, dès maintenant, c’est qu’après un conciliabule qui duraprès d’une heure, le capitaine canadien se rembarqua avec les deuxFrançais et que le Marsouin, bien lesté de provisions etd’espèces sonnantes, cingla aussitôt vers les îles Miquelon.

L’équipage de la Marie-Jeanne, ainsi que lecharpentier du bord, continuèrent d’habiter lePetit-Mécatina, occupés à radouber leur goélette avariéeet à faire une besogne bien autrement… mystérieuse.

Chapitre 23CHASSÉ ET MAUDIT

Quand la goélette de Noël reparut dans la baiede Kécarpoui, au commencement du mois d’octobre, après une absenced’un peu plus de deux semaines, un voile de deuil planait sur lapetite colonie.

Depuis une dizaine de jours, on était entrédans cette longue période d’isolement qui, là-bas, ne se terminequ’à la réouverture de la navigation, en mai.

Le missionnaire était bien venu, commed’habitude, donner aux pêcheurs de ce lieu solitaire l’opportunitéd’accomplir leurs devoirs religieux… Mais, loin d’avoir à bénirl’union de deux jeunes gens pleins d’amour et d’espoir, il avaitdû, hélas ! prodiguer des consolations à une famille plongéedans une douleur mortelle, par la disparition d’un de ses membres,et présenter à une fiancée dont le cœur saignait, au lieu d’unecouronne de fleurs d’oranger, la couronne d’épines de larésignation chrétienne…

Il va sans dire que ce messager de paix, saisidu différend qui existait entre les deux familles, n’avait pas eugrande peine à faire disparaître les hésitations de madame Noël àpropos de la mort sanglante de son mari.

Une déclaration écrite du mourant, attestantla complète innocence de Jean Labarou et corroborant le récitcirconstancié de celui-ci, ne contribua pas peu à cerésultat ; et le missionnaire eut au moins la consolation, enpartant, de voir les chefs des deux seuls établissements de la baieunir fraternellement leurs mains, en signe de pardon etd’oubli.

Le retour de la Saint-Malo, —désormais le Marsouin, de par le caprice de maître Thomas,— raviva pourtant la plaie encore saignante de la disparitiond’Arthur.

Mais on ne put tout de même s’empêcher, — àl’est de la baie ; du moins, — de reconnaître le dévouementdes deux marins qui venaient de faire une si rude croisière à larecherche de leur malheureux ami.

Toutefois, — en dépit de la meilleure volontédu monde, — la famille Labarou ne réussit pas à dissimulerl’horreur instinctive que lui inspirait Gaspard depuis lacatastrophe.

À peine arrivé dans la baie, ce modèle desfils adoptifs s’était empressé, naturellement, d’aller rendrecompte à ses parents du résultat négatif de ses recherches.

Il avait, d’ailleurs, pris la peine d’étudierà fond le rôle qu’il allait jouer avant de risquer cette démarchedécisive.

Figure morne, fatiguée, triste ; pâleurmaladive ; regard fatal, inconsolable ; tel était sonmasque.

Mais toute cette mise en scène ne put fondrela glace qui le séparait désormais de cette famille où il avaitgrandi, choyé à l’égal du fils de la maison.

La mère Hélène, à sa vue, eut une crise delarmes qui pensa lui causer une rechute.

Jean Labarou, lui, pâle comme un mort, laissason neveu s’empêtrer dans le récit de ses exploits et de ses actesde dévouement fraternel.

Puis, quand ce fut fini, il se contenta dedire froidement, mais avec un geste d’une terriblesolennité :

— Arthur est mort, — et je n’espère plus… QueDieu ait pitié du pauvre enfant !… Mais si tu es pour quelquechose dans cette fatalité épouvantable ; si, par ta faute, unemère a été privée, sur ses vieux jours, d’un fils adoré ; sita cousine, par ton fait, se trouve seule au monde, sans appuiquand nous n’y serons plus ; moi ton second père, au déclin dema vie, courbé par l’âge et l’incurable chagrin que je sens là (etle vieillard touchait son front ridé), je finis par succomber avantle terme assigné par la divine Providence ; si cela est,eh ! bien, je te maudis !

— Mon oncle !… voulut répliquer Gaspard,épouvanté.

— Va-t-en !… fut la seule réponse de JeanLabarou, montrant la porte, de son bras tendu.

Et, comme le misérable, en passant le seuil,regardait sa tante, celle-ci lui dit, dans un sanglot :

— Rends-moi mon fils !

Alors il se tourna vers Mimie, comptant bientrouver chez elle une ombre de sympathie.

Mais il regretta aussitôt ce mouvement…

Blanche comme une cire, la tête haute, lesprunelles fulgurantes, la jeune fille étendit vers lui sa main fineet nerveuse :

— Caïn ! dit-elle.

Puis, montrant elle aussi la porte :

— Va où la destinée t’appelle,fratricide !… Mais, où que tu ailles, je serai sur ton cheminau jour de la rétribution !

Puis, hautaine et grave, elle alla baiser samère au front.

Tremblant, hagard, la sueur de l’agonie auxtempes, Gaspard Labarou quitta la maison où s’était écoulée sonadolescence, chancelant comme un homme ivre et sentant peser surses épaules le poids terrible de la malédiction paternelle…

Dans l’esprit de Jean Labarou, cettemalédiction n’était que conditionnelle, il est vrai.

Mais Gaspard, au fond de son âme, sentait bienque cette malédiction d’un père serait ratifiée dans le ciel ;et, quoi qu’il en eût, en dépit de son scepticisme farouche, il enéprouvait une sensation de malaise allant jusqu’à la peur.

Avait-il donc besoin, ce vieillard, sansl’ombre d’une preuve de culpabilité, d’appeler sur la tête de sonneveu la vengeance céleste !

Pour se donner du cœur, quand il fut hors devue, le misérable montra le poing à la maison, disant :

— Vieux fou !… Je me moque de tes foudresde fer-blanc et je te ferai voir bientôt de quel bois je mechauffe… Ah ! Ah ! tu me maudis et ta fille m’appelleCaïn… Mais prenez garde de regretter amèrement, un jour, lasatisfaction de m’avoir mis à la porte !

Ayant ainsi évacué un peu de sa bile, ilreprit le chemin du Chalet, de l’autre côté de la baie.

Tout en pagayant son canot, il monologuait dela sorte :

— Il est clair comme le jour que, pour ce quiregarde mes chers parents et leur virago de fille, mon chien,est mort…

« Plus rien à espérer de ce côté.

« Mais je m’en moque, comme un poissond’une pomme.

« Ce qu’il me reste à faire, c’estd’amadouer et d’engluer si bien les Noël, de me rendre tellementindispensable, que la belle Suzanne, en dépit de son ridiculechagrin, cesse de penser jour et nuit à un mort, pour s’apercevoirenfin qu’il existe un bon vivant dans son entourage, prêt à medévouer pour son bonheur.

« D’ailleurs, dans ce siège en règle queje vais entreprendre, j’aurai un précieux auxiliaire : Thomas,qui m’est dévoué.

« Quant à la mère, bien que, réconciliéeavec l’oncle Jean, je parie qu’il lui reste, en dépit de tout, unvieux levain de rancune qui ne demanderait qu’à fermenter, si l’ons’y prenait habilement.

« Reste le petit Louis, — qui n’est plusun enfant, malgré son qualificatif.

« Celui-là, j’en ai peur, me donnera dufil à retordre.

« Il est toujours avec ce moricaud deWapwi, d’un côté ou de l’autre, et je le soupçonne d’avoir un fortbéguin pour ma belle et tyrannique cousine, Euphémie.

« Qu’il me succède dans le cœur de lafille à mon oncle, — je ne demande pas mieux… Mais qu’ilne s’avise pas de se liguer avec elle pour me jouer quelque mauvaistour, — car ça ne serait pas bien du tout de la part d’unbeau-frère !…

« Au reste, nous veillerons, Thomas etmoi.

« Thomas Noël !… En voilà unvéritable ami, par exemple, qui n’a pas peur de mettre les mains àla pâte, lorsqu’il s’agit de tirer un copain du pétrin !…

« Vive le capitaine Thomas et sonlieutenant, Gaspard ! »

S’étant ainsi mis dans un état de feinteexcitation pour chasser de son esprit la mauvaise impression qu’ilremportait de sa visite, — à l’instar des gens peureux quichantent, la nuit, quand ils cheminent seuls dans le voisinage d’uncimetière, — maître Gaspard hâtait sa marche vers le chalet de lafamille Noël, sa nouvelle résidence.

À mesure qu’il approchait, sa figure subissaitune transformation singulière.

De sombre et dure, qui était son caractèrehabituel, elle devenait insensiblement mélancolique et…touchante.

Ce gaillard là, orné de toutes les passionsqui rendent un homme redoutable au sein des sociétés organisées,était devenu un véritable comédien tout seul, sans études, enpleine solitude du Labrador.

Il était absolument maître de ses sens, et ilavait la tête froide d’un chef de bandits.

À peine entré dans le chalet, où la familleNoël se trouvait réunie pour dîner il se laissa choir sur unechaise, la tête basse, les bras ballants.

— Oh ! oh ! il paraît qu’on t’a malreçu, chez l’oncle Jean… fit remarquer Thomas, d’un tongoguenard.

Gaspard ne répondit qu’en baissant davantagela tête.

— Serait-ce possible ? dit madame Noël,prompte à s’apitoyer.

— On m’a, chassé, madame ! murmuraGaspard, d’une voix sépulcrale.

— Chassé ?… s’écria la bonne dame, enjoignant les mains.

— Et maudit !… ajouta lugubrement lejeune homme.

Pour le coup, la veuve se trouva debout, lesmains levées.

— Pauvre enfant !… Mais c’estinsensé ! dit-elle.

— Madame, vous m’en voyez atterré et malade…Mais qu’y puis-je faire ?

— Oh ! je parlerai à ces bonnes gens… Ilest impossible que cette famille, qui vous a élevé et où vous avezgrandi comme un fils vous garde rancune pour un accident où vousavez vous-même failli perdre la vie…

— Cela est pourtant, madame. Mais, si vousvoulez m’en croire, attendez, pour une telle démarche, que le tempsait un peu amorti la force du coup et engourdi leur douleur. À monavis, toute tentative de rapprochement, d’ici à quelques jours, neferait qu’envenimer nos relations.

— Soit. Vous avez probablement raison. Quandils seront plus calmes, nous n’aurons pas de peine à leur fairecomprendre qu’ils ont manqué, non seulement de charité chrétienne,mais encore et surtout de justice. En attendant, mon cher enfant,vous ferez partie de ma famille et vous partagerez, commed’habitude, la chambre de Thomas.

— Madame, j’ai déjà eu deux mères, — et unelarme de crocodile tomba sur la joue de Gaspard ; vous serezla troisième.

Et l’habile comédien salua profondément madameNoël.

— C’est dit… Allons, mes enfants, àtable !

Le repas fut pris au milieu d’un silencepresque général

La mère, en dépit de ses efforts, semblaitpréoccupée.

Louis, d’ordinaire gai comme un pinson, avaitl’air rêveur d’un amoureux dont le cœur est pris sérieusement.

Suzanne, elle, n’avait consenti à se mettre àtable que sur les instances de sa mère, qui n’aimait pas à la voirpasser ses jours seule dans sa chambre ou errant dans le bois,retournant sans cesse le glaive dans la blessure de son cœur.

Elle ne mangeait guère, la pauvre fille,depuis la catastrophe qui lui avait enlevé son fiancé. Un cercle debistre entourait ses yeux, qui semblaient agrandis et où brillaientparfois des rayons ophéliens.

Pour tout dire en un mot, Suzanne faisaitpenser à un jeune arbre frappé de la foudre en pleine sève.

Qu’allait-il arriver ?…

L’arbre allait-il mourir ?… Ou bien lasève vigoureuse de la jeunesse, un instant arrêtée dans sa marche,reprendrait-elle ses fonctions vivifiantes, faisant reverdir lesrameaux affaissés et mollissants ?…

Voilà ce qu’on pouvait se demander en voyantcette jeune fille à la démarche languissante, au regard atone.

C’est que le coup dont elle souffrait avaitété aussi rude qu’inattendu…

Songez donc !

Lorsque quelques heures à peine la séparaientdu moment où elle allait être unie à l’élu de son cœur, la plusterrible des catastrophes était venue anéantir cet espoir, briserce rêve !…

Et cela, du jour au lendemain, en pleinefièvre de préparatifs matrimoniaux, … comme un grand coup de foudredans un ciel clair !

Près de trois semaines s’étaient écouléesdepuis la sinistre disparition de son fiancé, et c’est à peine sila pauvre Suzanne parvenait à réaliser sa situation de veuve avantd’avoir été mariée.

Il convient d’ajouter que tout le monde, auChalet, lui montrait une sympathie émue, — Louis surtout, quiadorait sa sœur.

Combien de fois le jeune homme n’avait-il pastraversé la baie pour aller aux informations et porter aux parentsdu pauvre Arthur les condoléances de la fiancée, trop faible encorepour s’y rendre elle-même !

Bref, Suzanne avait été très malade et pouvaitêtre considérée, après deux semaines de crises nerveuses et delarmes, comme une convalescente à sa première sortie.

On s’abstenait donc, en sa présence, de touteallusion au drame de l’Îlot, et le mot d’ordre était de n’avoir pasl’air d’être sous le coup d’une des plus fortes émotions qu’eûtencore éprouvée la petite colonie.

La conversation, toutefois, ne pouvait êtrebien animée ; et, aussitôt le repas terminé, chacun seretirait pour vaquer à ses occupations.

Il en fut ainsi pendant quelques semaines…

Puis le temps, qui affaiblit les tons crus detoute douleur humaine, en y étendant sa patine grisâtre, amena unedétente dans les esprits, une sorte d’apaisement dans lescœurs…

Et c’est dans ces conditions de tranquillitémorale relative que la petite colonie de Kécarpoui entra dans cettepériode d’isolement, absolu, ressemblant un peu à un emprisonnementau milieu des glaces polaires, et qui s’appelle : Un hiverau Labrador…

Chapitre 24SUR UN GLAÇON FLOTTANT

Dès les premiers jours de novembre, la neigecommença à tomber, — une neige molle, humide, rayant diagonalementl’atmosphère embrumée par le sempiternel nordêt, chargé devapeurs d’eau refroidies.

On remonta les goélettes jusqu’au fond de labaie, où elles furent dégréées et mises en hivernementdéfinitif.

Le bois de chauffage, les provisions debouche, les engins de pêche, les agrés des barques, tout cela futsoigneusement remisé ou encavé.

Puis, satisfait d’avoir pris toutes lesprécautions voulues, on se disposa à affronter courageusementl’ennui et l’horreur même d’un hiver labradorien.

Si nous disons : l’horreur, c’est unefaçon de parler…

Il est des horreurs sublimes, et les grandsspectacles de la saison hibernale, sur les bords du golfeSaint-Laurent, sont de celles-là !

Ces versants de montagnes drapés de neige, quetrouent ci et là les forêts saupoudrées de blanc et les rochersrougeâtres ; ces cascades coulant sous une carapace decristal, à travers laquelle miroitent les eaux écumantes ; cesponts de glace couvrant les baies et endiguant le fleuve lui-mêmejusqu’à plusieurs arpents du rivage ; le silence qui règnepartout, comme si la terre se taisait pour mieux entendre la grandevoix du fleuve entrechoquant ces banquises flottantes, balançantces icebergs ou démolissant d’un heurt géant quelquechâteau de glace allant au fil de l’eau, — tout cela est bien beauà contempler et ne manque certainement pas de poésie…

Mais c’est de la poésie triste, de la beautéempreinte de mélancolie.

Si l’âme s’élève, le cœur se serre.

L’homme se sent petit en face des grandsspectacles de la nature, et Instinctivement il souhaite lesrapetisser, pour qu’ils conviennent mieux à sa taille.

L’année 1852 se termina par une effroyabletempête de neige, qui sévit sur la côte.

On ne la regretta pas.

Puis les trois mois suivants défilèrentlentement, sans grandes distractions, si ce n’est pour leschasseurs, qui firent une abondante récolte de gibier à poil.

Avril vint enfin et, avec lui, la perspectiveriante d’un des sports les plus émouvants de la région dugolfe : la chasse aux loups-marins.

Dans les conditions d’isolement où setrouvaient les deux seules familles habitant la baie de Kécarpoui,on ne pouvait naturellement, songer à la grande chasse en goélette,à travers les banquises flottantes, — comme la font les Acadiens,les meilleurs marins du golfe.

Il faut, en effet, non seulement de bonsvaisseaux blindés avec de forts madriers de bois dur pour résisterà la pression des glaces en mouvement, mais encore un équipaged’une dizaine d’hommes pour la manœuvre, la tuerie et le dépeçage,quand on veut faire la chasse en grand.

À Kécarpoui, on dut se contenter d’observerles points extrêmes de la baie, et surtout l’Îlot du Large, autourduquel une batture assez étendue se consolidait tous leshivers.

Les Labarou, connaissant depuis de longuesannées les habitudes locales de la faune de cette région, savaientfort bien que les loups-marins avaient fait de laSentinelle un endroit de villégiature fortachalandé.

Aussi les peaux et l’huile de ces utilesanimaux avaient-elles toujours contribué, pour une bonne part, aubien-être relatif dont ils jouissaient.

On se tenait donc aux aguets, des deux côtésde la baie, lorsqu’un matin de la première quinzaine d’avril, Wapwiannonça avec une certaine excitation :

— Loups-Marins !

— Où cela ? demanda Jean Labarou.

— Autour de l’Îlot.

— Beaucoup ?

Pour toute réponse, le petit Abénaki montrases doigts ouverts, montra ses cheveux… et, ne sachant plus quoimontrer, fit de grands gestes avec ses bras ; — ce qui voulaitdire qu’il y en avait tant, tant… que décidément il ne pouvait enindiquer le nombre.

Jean Labarou prit aussitôt une décision.

— Faisons nos préparatifs, dit-il… Nouspartirons dans une heure, Toi, Wapwi, avertis nos voisins, commec’est convenu.

En un clin-d’œil, tout le monde fut àl’œuvre.

Wapwi alluma un grand feu, bien en vue sur larive de la baie, auquel on répondit bientôt, du Chalet.

Puis, les chiens, — au nombre de six, — étantattelés à une sorte de traîneau particulier à la côte du Labrador,on se mit en marche.

Euphémie accompagnait l’expédition,naturellement.

Les deux chasseurs et la jeune chasseresse,bien chaussés de bottes de loups-marins, armés de fusils à balleset de solides bâtons de bois dur, se dirigeaient vers la pointeouest de la baie, où les chaloupes avaient été descendues depuisplusieurs jours, en prévision de la venue des phoques annoncés.

Sur l’autre rive, on s’agitait aussi.

Le signal avait été compris.

On y avait répondu tout de suite, et bientôtun attelage semblable à celui des Labarou quittait, au galop de sixchevaux à griffes, le chalet de la famille Noël.

Arrivées aux chaloupes, les deux petitestroupes arrêtèrent les conventions de la chasse, et l’on se mit endevoir de franchir en silence l’étroit bras de mer libre séparantla batture de terre de celle de l’Îlot.

Les chiens reçurent l’ordre de se coucher làoù ils étaient et de ne pas bouger, — ni japper, surtout.

Ils promirent tout ce qu’on voulut, à leurfaçon, et… tinrent parole.

De même que Mimie, Suzanne avait vouluaccompagner ses frères. On lui avait vanté si souvent les émotionsd’une chasse aux loups-marins, qu’elle n’avait pu résister à latentation d’y aller au moins une fois, — ne serait-ce que poursecouer sa mélancolie et faire plaisir à son frère Louis, quil’avait suppliée de l’accompagner.

Mais, contrairement à sa voisine de l’ouest,elle ne portait ni bâton, ni arme à feu, — étant peu familière avecles « porte cynégétiques » et trop sensible pour frapperun animal quelconque, cet animal ressemblât-il à unpoisson !

Les chaloupes ayant donc été traînées à l’eau,on avançait en silence vers l’îlot sous le vent, — car lesamphibies ont l’oreille fine.

Arrivés à la large batture de glace entourantla Sentinelle, les hommes débarquèrent à petit bruit, puiss’avancèrent avec des précautions infinies vers les loups-marins,dont quelques-uns, inquiets et humant l’air, commençaient às’agiter.

Une décharge générale en coucha bientôt unedemi-douzaine par terre.

Six coups de feu avaient éclaté : — sixphoques étaient blessés à mort.

Aussitôt, le bâton à la main, tout le mondecourut aux autres qui se précipitaient, dans toutes les directions,vers la mer.

C’est la partie la plus excitante de la chasseaux loups-marins.

Chacun trépigne, frappe, saute, court…

On entend de sourdes exclamations :han ! han ! des cris d’appel les plaintes quasi-humainesdes bêtes assommées, les ordres échangés.

Puis, de temps en temps, un coup de fusil tirésur quelque vieux loup-marin rusé, se glissant en tapinois vers lamer.

C’est une cacophonie à rendre sourd un… pot àtabac.

Soudain, au beau milieu de ce tapageincohérent, un cri perçant se fit entendre, — un cri lancé par unevoix de femme.

Tout le monde se retourna.

Euphémie Labarou était là, avec leshommes.

Mais Suzanne, debout sur un glaçon quiplongeait dans l’eau par un de ses bords, était entraînée par lecourant.

Les trépignements des chasseurs avaientfracturé la glace, amincie par un commencement de dégel, et lajeune fille, toute entière au spectacle de la tuerie auquel elleassistait, venait seulement de s’apercevoir qu’elle s’en allait àla dérive, sur un frêle glaçon à demi-submergé.

Une voix forte cria aussitôt, répondant àl’appel strident de la naufragée :

— Ne bougez pas !… Que personne nebouge !…

Et Gaspard, enlevant en deux tours de mainsses lourdes bottes, s’élança, vif comme un écureuil, vers la jeunefille, qu’il saisit tout courant et ramena de même, en sautant d’unglaçon à l’autre.

Cela s’était fait si vite, qu’on ne s’étonnade cet acte de courageuse agilité qu’au moment même où Suzanneétait déposée dans une des chaloupes.

Alors chacun, en voyant danser les fragmentsde glaces où Gaspard avait mit les pieds pour arriver à la jeunetille et revenir à terre, put juger de l’audace du sauveur et dudanger couru par la naufragée.

On était trop habitué, là-bas, aux péripétiesd’une existence aventureuse, pour se mettre la bouche en cœur etentonner un hymne à l’adresse du héros de ce coup de hardievélocité.

Les hommes, la respiration encore coupée parl’émotion, dirent simplement : « Très bien,Gaspard ! »

Mimie, elle, sentit monter à ses tempes deuxjets de sang rapides et brûlants…

Quant à Suzanne, disons à sa louange qu’elleeut un élan tout spontané de reconnaissante admiration…

— Monsieur Gaspard, dit-elle en lui tendantles deux main » merci : je me souviendrai !

Il se pencha vers elle et, bien bas :

— Suzanne, murmura-t-il, oubliez cet épisode,si vous voulez, mais souvenez-vous d’une seule chose…

— Laquelle ?… fit-elle, ouvrant biengrands ses yeux très doux…

— Que je vous aime… à en mourir acheva lejeune homme, d’une voix qui n’était qu’un souffle.

Suzanne devint fort pale et dissimula sonémotion en s’inclinant.

Mais quelque chose comme une ombre fataleassombrit son front et elle dit aussitôt à haute voix :

— Cet îlot porte malheur… Partons,voulez-vous ?… Il me tarde de revoir ma mère.

On se hâta de la faire embarquer, ainsi que savoisine Euphémie dans une des chaloupes et d’aller déposer cesdames sur la banquise de terre ferme, où les attelages de chien lestransportaient au galop vers leur demeure respective.

Quant aux hommes, ils ramassèrent etembarquèrent leurs loups-marins morts, que l’on se hâta de déposerdans les hangars à dépeçage, où ils devaient être convertis enhuile et en peaux, destinées à la vente.

Cet épisode de chasse devait amener de grandschangements dans les relations, et même les sentiments, dequelques-uns de nos personnages. Thomas, — qui avait du nez, — lepressentit bien.

Aussi put-il dire à son complice, dès qu’il setrouva seul avec lui, — à l’heure du coucher :

— Mon vieux, le diable est décidément pourtoi… Cette petite course d’agrément sur des glaçons en dérive, avecune femme dans les bras, t’a remis à flot… Tu seras le mari deSuzanne !

— Oui… murmura Gaspard, un sourire équivoqueaux lèvres, c’était assez réussi, le coup du glaçon !… Mais,en serons-nous plus avancés si… ?

— Eh bien, achève !

— …Si l’autre revient ?…

— Encore cette lubie !… Nom d’un phoque,que les amoureux sont bêtas !… Il ne reviendra pas, l’autre…On ne revient pas de là où il est.

— Qui sait ?… murmura Gaspard, comme separlant à lui-même.

— Qui ?… Moi, tout le monde, — et toiaussi, parbleu !… Allons, mon vieux, fais un bon somme et rêveque le missionnaire est à l’autel, élevé pour la circonstance aumilieu du feuillage, et que Thomas Noël y conduit sa sœur versl’heureux gaillard que tu es… Ça te refera de bon sang.

— Je ne demande pus mieux. Mais !…Allons, bonsoir.

— Bonne nuit.

— Et les deux compères s’endormirent, heureuxcomme de braves garçons qui ont fait une bonne journée.

Chapitre 25QUAND ON REVIENT DE CONDATCHY…

Thomas Noël venait de dire à son compliceGaspard, en parlant d’Arthur Labarou : « On ne revientpas de là où il est ! »

Eh ! bien, n’en déplaise à ce froidorganisateur de noyade, on en revient de l’endroit où était alorsle jeune pêcheur, puisque nous le retrouvons plein de vie, secondofficier d’un bon navire de douze cents tonneaux de jauge et, deplus, porteur d’un joli sac de… perles.

Ceci demande explication, nous le savonsbien…

Aussi, n’entendons-nous pas nous contenterd’une froide affirmation et allons-nous raconter brièvementl’odyssée de notre héros, depuis cette nuit sinistre où nousl’avons laissé sur un îlot perdu, à la veille d’être submergé parla marée montante, et criant en vain à son compagnon, quil’abandonnait :

— Gaspard, mon frère !…

Quelles heures terribles !… Quellesangoisses mortelles ! !

De telles impressions ne se racontent pas.

La bise hurlait, sifflait, rugissait, enlevantde la crête des lames une poussière liquide qui la rendait encoreplus puissante…

Les vagues, heurtées en tous sens, avaient desclameurs de colère, comme si elles eussent été animées, au lieu den’avoir que la force brutale des grandes masses déséquilibrées…

Et le flot, poussé par le flot, montaittoujours, emplissant la crique, couvrant les pointes, submergeantles contreforts, escaladant les pics.

Arthur aussi montait, précédant cette maréeenvahissante qui gonflait le fleuve comme un immense levain enfermentation.

Il vint un temps où, debout sur le pic le plusélevé de l’îlot, — comme un de ces antiques monuments de la vieilleÉgypte, envahi par cet autre flot des déserts africains : lamer de sable ! — le naufragé n’eut plus autour de lui que lesvagues en fureur, sonores comme des cloches, souples comme destigresses, lui livrant un dernier assaut avant de le rouler dansleurs vertex et de l’ensevelir dans leurs replis.

C’est alors que, jetant un dernier regard versle fond de la baie, où reposait en ce moment tout ce qu’il aimaiten ce monde : — ses parents et sa fiancée, — le pauvre garçonlança à travers la nuit cette clameur d’agonie, ce cri d’adieu, quifut entendu du petit sauvage arrivant à la rescousse.

Ce qui suivit paraissait, dans le souvenird’Arthur, comme un grand éclair, suivi d’une nuit profonde.

Une voix d’enfant, bien connue, — celle deWapwi, — avait crié « … Petit père !… »

Puis une masse sombre, se balançant au sommetd’une vague énorme, avait semblé s’abattre sur le naufragé qui,d’instinct, avait étendu les bras vers cette « chose »entrevue, s’y était cramponné, hissé, jouant des coudes et desgenoux, jusqu’à ce qu’il se sentit enfin emporté dans uneembarcation, venue à lui miraculeusement, et tourbillonnant sous lapoussée des lames affolés…

Et puis, quoi encore ?…

Rien… pendant des heures, si ce n’est lebalancement de l’esquif qui le portait, l’écume des vaguesl’inondant, la brise sifflant toujours…

Pendant combien de temps dura cettedemi-inconscience, cet affaissement de l’âme et du corps, cetteinsouciance absolue de ce qui se passait dans le mondephysique ?…

Des heures entières, sans doute, puisque,éveillé soudain par des cris d’appel, Arthur Labarou constata, enouvrant les yeux, que le jour naissait.

Mais d’où venaient les cris ?…

D’un navire à l’ancre, sous l’étrave duquel lechaland du naufragé allait s’engager.

Des matelots, en train de virer au cabestan,avaient aperçu la petite embarcation en détresse et hélaientl’homme, endormi ou mort, qui se trouvait couché dedans.

Comme cet homme, tout en ne répondant pas,semblait, tout de même avoir un reste de vie, un desmathurins, s’accrochant aux sous-barbes du beaupré, guettale chaland au passage et s’y laissa choir.

Un grelin lui fut jeté par ses camarades, et,une minute plus tard, le naufragé, attaché solidement sous lesbras, était hissé à bord.

D’où venait-il ?

On ne s’en inquiéta pas.

C’était une victime de la mer, et la grandefraternité des marins n’a pas besoin des formalités d’une enquêtepour secourir un camarade.

Le capitaine, — un jeune homme d’une trentained’années, au plus, — fit transporter l’inconnu dans sa proprecabine, où un cadre se trouvait libre, et se chargea lui-même despremière soins à donner.

Après quoi, appelé à ses devoirs decommandant, il se fit remplacer par un homme de confiance.

Pendant trois jours, le naufragé fut en proieà une fièvre ardente, marmottant des phrases incohérentes, poussantdes cris de détresse, appelant au secours, d’une voix navrée…

Puis le sang se tiédit, les nerfss’apaisèrent, le sommeil vint…

Il était sauvé !

— Où suis-je ? demanda-t-il au capitaine,un beau matin.

— Sur l’atlantique, fut la réponse.

— Et nous allons !…

— Dans les Indes, à Ceylan.

Arthur se recueillit un instant pour rappelerses souvenirs.

Mais, en dépit de tous ses efforts, sa mémoirene lui disait rien, après le cri entendu au sein de la tempête, surl’îlot submergé, — ce cri d’enfant appelant : « Petitpère ! »

— Wapwi ! pensait-il… C’étaitWapwi !… Et c’est le chaland qu’il montait qui m’a recueilli…Mais lui, le cher petit, qu’est-il devenu ?… noyé, sans doute…Pauvre enfant !

Et Arthur sentait des larmes courir dans susyeux, à cette triste pensée.

— Capitaine, dit-il, mon malheur est plusgrand que vous ne le pensez, et, puisque la Providence a voulu queje fusse sauvé par un compatriote, … car vous êtes Français,n’est-ce pas ?

— Canadien-français, de Québec, répondit lecapitaine.

— C’est tout comme… Eh bien, je ne veux rienvous cacher ; je ne suis pas un naufragé, capitaine !

— Alors ?… fit le marin, étonné.

— Je suis la victime du plus lâche attentatqui se puisse imaginer… J’ai été abandonné sur un îlot perdu, àmarée basse, avec en perspective d’une lente agonie et d’une mortinévitable, quand la mer viendrait à couvrir mon rocher, aumontant.

— C’est horrible, cela ! interrompit leCanadien, s’approchant du naufragé avec un redoublementd’intérêt.

— Laissez-moi vous raconter cette histoire,qui ressemble à un conte des Mille et Une Nuits.

Le capitaine fit un geste d’assentiment.

— Allez, mon jeune ami, dit-il en bourrant sapipe. J’ai aujourd’hui, grâce au bon vent, plus de loisirs à vousconsacrer, que d’habitude.

Alors Arthur fit le récit court, mais trèsmouvementé, de ce qui avait précédé et amené, suivant lui,l’affaire de l’Îlot.

Puis il conclut, en disant :

— Que pensez-vous, capitaine, d’un parentcapable d’une pareille infamie ?

— Je pense que ce gaillard-là finira par êtrependu à la maîtresse vergue du premier navire sur lequel il mettrale pied, — quand ce serait le mien…

En attendant, jeune homme, suivez-moi oùj’irai, et soyez certain qu’en juin prochain, — avant la visite dumissionnaire qui pourrait bien, sans cela, marier votre cher cousinà votre fiancée, — je vous, aurai ramené à Kécarpoui, où vousréglerez vos comptes avec cet aimable assassin.

— Ah ! capitaine, puissiez-vous direvrai !… Si, au commencement du mois de juin de l’année 1863,je pouvais apparaître dans ce petit coin du Labrador, où l’on mecroit, sans doute, au fond de l’eau, quel règlement de comptes,comme vous dites, capitaine !

— Nous y serons, mon jeune ami, Dieu aidant…Le capitaine Pouliot, de Québec, connaît son navire,l’Albatros. D’ailleurs, j’ai promis à mon armateur,M. Ross, que je serais de nouveau en rade de Québec avant lafin du mois de juin. Et, ce que je promets, vous saurez, à moinsque le diable ne s’en mêle…

— Vous le tenez ?… Eh bien, tant mieux,et puissent les vents et la mer nous être favorables !

— Amen ! fit le capitaine.

Sur quoi, les deux amis montèrent sur le pont,où le capitaine constata que tout allait bien, sous l’œil deDieu.

Mais résumons…

Le voyage, par le cap de Bonne-Espérance etl’Océan-indien dura trois mois et demi.

Les vents avaient été maniables et la mer,clémente.

On avait passé la ligne deux fois, lorsque,dans les premiers jours de janvier, on arriva en vue de la grandeîle de Ceylan.

Une partie du chargement y futdébarquée ; puis on continua jusqu’à Madras, pour livrer cequi restait.

Vers la fin de janvier 1853, commença levoyage de retour, en longeant la côte de Coromandel, pour s’engagerdans le détroit de Manaar.

Mais, contrarié par une très grosse brise deouest-sud-ouest, l’Albatros dut chercher refuge dans labaie de Condatchy, qui échancre le littoral ouest de l’Île deCeylan.

On fut là deux jours à l’ancre, un calme platayant succédé à la bourrasque qui avait fait rage.

Une multitude d’embarcations de toutes formesy faisaient la pêche des perles.

Pour tuer le temps, le capitaine proposa à sonlieutenant, Labarou, — promu à ce grade après la mort accidentelledu titulaire, arrivée à Madras. — de tenter la fortune.

Celui-ci, plongeur émérite et pouvant resterprès d’une minute sous l’eau, y consentit.

Le reste de l’équipage voulut en faireautant…

Quelle idée lumineuse, et à quoi tient lafortune !

En moins d’une demi-journée, chaque plongeur,descendu au fond de l’eau, au moyen d’une corde ayant une grossepierre attachée à son extrémité, avait recueilli, à la barbe desrequins, de pleins sacs d’huîtres, que l’on s’empressa d’ouvrir etdont plusieurs contenaient des perles, que l’on ferait examiner parles marchands du Cap, en passant.

Enfin, un bon vent d’est ayant succédé aucalme, on leva l’ancre et… en route pour l’Europe :

Le mois de février commençait, et l’on n’eutpas trop des vingt-huit jours qu’il renferme pour atteindre la côteafricaine.

Le 8 mars, l’Albatros mouillait enrade de la ville du Cap.

Dès le lendemain, chacun s’empressa, d’allertrafiquer de ses perle » avec les joailliers de la Cité auxdiamants…

Et, chose étonnante, il se trouva que tous lespécheurs de l’Albatros avaient en mains des perles d’unegrande valeur.

Par un hasard providentiel, le navire canadienavait jeté l’ancre, dans la baie de Condatchy, sur un des bancs lesplus riches, en huîtres perlières, de la région.

Quelle aubaine pour ces braves gens, plusaccoutumés aux gros sous de cuivre qu’aux belles guinées jaunes etaux scintillants souverains d’or qu’on leur donna en échange desperles de Condatchy !

Bref, quand l’Albatros quitta le Capde Bonne-Espérance, le 12 mars 1853, tout le monde à son bord étaitriche, depuis le capitaine jusqu’au dernier des Mathurinssalés !

Le voyage de retour se fit sans encombre, etle 8 juin, par une belle matinée ensoleillée, l’Albatrosjetait l’ancre dans la rade de Saint-Jean de Terreneuve, où lelieutenant Labarou se sépara de son capitaine, non sans regret.

Mais il avait, arrêté en son esprit, unprogramme à remplir, et il désirait avoir les mains libres pourarriver à son but.

En effet, son intention était d’acheter, pourson propre compte, une bonne et, solide goélette, avec laquelle ilferait, à Kécarpoui, une entrée… dont on garderait le souvenir, surla côte du Labrador.

Deux jours lui suffirent pour trouver un jolischooner à sa convenance ; et le 10 juin, ayant recruté unéquipage de trois hommes, — deux Canadiens et un Français, — illevait l’ancre pour gagner le détroit de Belle-Île, par où lecapitaine Arthur Labarou volait rentrer chez lui.

La goélette portait un nom significatif…

Elle s’appelait : LeRevenant !

Chapitre 26LE REVENANT

Nous sommes au 25 juin de l’année 1853.

Dès huit heures du matin, la baie de Kécarpouiprésente un spectacle inaccoutumé.

Près de la rive orientale, en face du Chaletde la famille Noël, deux goélettes sont à l’ancre : l’unepavoisée et toute luisante de peinture fraîche…

C’est le Marsouin.

À une couple d’arpents plus au large, — maissur une même ligne, un second vaisseau est aussi au mouillage,présentant l’étrave au courant, qui rentre…

C’est la fameuse goélette qui fait, deux foisl’an, la visite des établissements de pêche disséminés sur la côtedu Labrador, achète le poisson, fournit les provisions ettransporte d’un point à un autre le missionnaire catholique.

Enfin, dans l’ouverture de la baie, unetroisième goélette, véritable bijou d’architecture navale, arrive,toutes voiles hautes, Puis, diminuant de toile à mesure qu’elleavance, finit par aller jeter l’ancre au beau milieu du courant,droit en face de l’humble demeure des Labarou.

Sur le tableau d’arrière de celle-ci se lit unnom fatidique : Le Revenant.

Pendant que l’équipage s’occupe à serrer lesvoiles et aux soins multiples du mouillage, le capitaine se laisseglisser dans la chaloupe du bord, suivi d’un enfant d’une quinzained’années, dont la figure très basanée rayonne comme un soleil…

C’est Arthur Labarou. suivi de son fidèleWapwi, — lequel, pressentant l’arrivée de son maître, a trouvé lemoyen de rallier la goélette, à l’est du la baie, dans soncanot.

Mais déjà, de l’humble maisonnette, surgissanttour à tour, un vieillard, encore vert quoique courbé, une femme àcheveux blancs et une belle jeune fille, toute pâle d’une émotionextraordinaire…

Arrivés à une couple d’arpents l’un del’autre, les deux groupes s’observent avec un troublegrandissant…

La vieille femme à cheveux blancs s’arrête etse prend à trembler de tous ses membres…

Le vieillard lève les bras vers le ciel…

Mais la jeune fille, elle, s’élance vers lenouvel arrivant et l’étreint rapidement :

— Mon frère !

Arthur rend l’étreinte, sans répondre.

La mère est là…

C’est pour elle la première parole.

Il court, la prend dans ses bras, baise sescheveux blancs et se glisse à ses genoux, en disant que ce mot quidit tout :

— O mère !

Le père, à son tour, presse son fils sur sapoitrine…

Puis on entre à la maison…

La porte se ferme…

Une scène, qui ne se décrit pas, a lieu entreles divers personnages de cette famille, hier encore abîmée dans ledésespoir.

La joie a sa pudeur.

Tirons le rideau sur ces épanchementssacrés…

Un quart-d’heure s’écoula.

Puis la porte se rouvrit, pour livrer passageau capitaine du Revenant, qui semblait au comble del’anxiété et disait rapidement à sa sœur :

— Ainsi, tu es sûre que Suzanne m’est restéefidèle et qu’on lui force la main ?…

— Absolument sûre, mon frère… Ah ! pauvrefille, comme elle a pleuré et quel serment imprudent elle a faitlà, par une reconnaissance exagérée pour un sauvetagearrangé d’avance entre Thomas et Gaspard, je lejurerais.

— Oui, elle a été bien imprudente de s’engagerpar serment à épouser un misérable, dans un temps donné… Maisaussi, petite sœur, quelle inspiration du ciel d’avoir ajoutéformellement, comme tu dis : « Si toutefois mon premierfiancé ne vient pas réclamer ses droits ! »

— Restriction qui n’a causé nul souci à cecoquin de Gaspard ! fit remarquer Mimie… Il était si sûrd’avoir réussi dans son crime !

— Dieu aveugle les criminels qu’il veutpunir ! dit gravement le jeune capitaine du Revenant…Nous arriverons à temps pour sauver cette pauvre Suzanne.

Ces propos s’échangeaient rapidement, tout enembarquant dans la chaloupe et ramant vers la goélette.

On prit là, un renfort de deux solidesmatelots, et la chaloupe partit comme une flèche dans la directiondu Chalet.

À peine eut-elle touché terre, qu’Arthur sautasur la berge…

Comme il franchissait le rideau de saules quiborde la rive en cet endroit, un cri de désespoir faillit jaillirde sa gorge…

En face d’un autel, tout enguirlandé defeuillage, érigé à côté du Chalet, Gaspard et Suzanne, à genouxl’un près de l’autre, écoutaient un prêtre debout en face d’eux, unlivre à la main.

— Gaspard Labarou, disait gravement leministre du culte, prenez-vous Suzanne Noël pour votre légitimeépouse ?

— Oui ! articula Gaspard, d’une voixnerveuse.

Le capitaine du Revenant arrivaitderrière eux, comme le prêtre posait la même question à la jeunefemme agenouillée :

— Suzanne Noël, prenez-vous Gaspard Labaroupour votre légitime époux ?

Un frisson parut courir sur les épaules de lapauvre fille…

Elle hésita…

Puis, dans un mouvement de désespoirinconcevable, levant les yeux au ciel comme pour y demander unsecours inespéré, elle se retourna une dernière fois vers la baie,dans un volte-face rapide, et rencontra les yeux d’Arthur, quisemblait guetter ce moment.

Alors, secouée de la tête aux pieds par unecommotion électrique, elle courut vers son premier fiancé, criantpar trois fois :

— Non ! non ! non !

Tout le monde avait suivi des yeux la jeunefiancée, — si près de s’appeler la jeune épousée, — et ce fut uneexclamation de stupeur quand on la vit dans les bras de celui qu’oncroyait mort, — d’Arthur Labarou, surgi brusquement des saulesbordant la rive.

Gaspard, tremblant, livide, les yeux agrandispar une épouvante sans nom, paraissait cloué au sol.

Thomas, qui lui servait de chaperon à l’autel,dut le rappeler à ses sens…

Il perdait rarement la tête, lui, l’excellentgarçon.

— Mon vieux, dit-il… ton chien estmort !… Filons !… C’est le bon temps.

Et, passant son bras sous celui de soncomplice, il l’entraîna rapidement vers la rive, où la chaloupe duMarsouin, toute pavoisée et montée par deux matelots engrande tenue, attendait les mariés.

Bien que les oreilles lui tintassent de millerumeurs imaginaires, Gaspard, en passant près d’un groupe forméd’une jeune fille et d’un enfant, entendit toutefois une voix defemme qui lui disait avec un mépris écrasant :« Caïn ! »

L’enfant, lui, ôta gravement son chapeau, etsalua jusqu’à terre.

C’était Wapwi, qui se vengeait à sa façon.

Mais tout cela ne prit que le temps de ledire…

Thomas commanda aux matelots, après avoir faitentrer Gaspard dans l’embarcation et s’y être installélui-même :

— À la goélette !… et plus vite queça !

Bien que fortement intrigués de ne pas voir lamariée accompagner son nouvel époux, — ainsi que la chose avait étéarrangée, — les mathurins poussèrent au large et se prirent à rameren cadence, sans faire aucune observation.

Une demi-heure plus tard, leMarsouin, toutes voiles hautes et pavillons au vent,sortait de la baie, contournait la Sentinelle etdisparaissait dans les brumes irisées du golfe…

Gaspard Labarou, debout près de la lisse del’arrière, tendant son poing fermé vers le fond de la baie,disait :

— J’ai perdu la partie, cette fois… Mais…,je reviendrai !

** * *

Dès le lendemain, un double mariage étaitcélébré par le missionnaire, avant son départ :

Celui du capitaine Arthur Labarou et deSuzanne Noël…

Les autres conjoints s’appelaient :

Louis Noël et Euphémie Labarou.

Et, à la fin de ce jour-là, quand les ombresde la nuit s’étendirent sur la côte du Labrador, il y eut unendroit de ce littoral solitaire ou le Bonheur, ce fuyardinfatigable, dut faire une halte !

FIN

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