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Un Homme d’Affaires

Un Homme d’Affaires

de Paul Bourget

Partie 1
UN HOMME D’AFFAIRES

Chapitre 1UN PROBLÈME

A Henri Ribot …

Parmi les personnages notoires qui composent aujourd’hui à Paris le bataillon ­ bien mêlé depuis trente ans – de ce que l’on appelait autrefois la haute finance,aucun peut-être ne représente d’une façon plus complète que M.Firmin Nortier, l’heureux président du Grand Comptoir,quelques-uns des traits singuliers du spéculateur ultra-moderne. Il incarne en lui, à un degré supérieur, le paradoxe sur lequel pose l’existence de tant d’hommes d’affaires de notre époque, qui veulent et savent à la fois conquérir et fixer la fortune par un acharné labeur de professionnel, et jouir de cet argent si âprement gagné comme les plus élégants et les plus raffinés des oisifs. Vous trouverez Nortier le matin à son bureau, étudiant, avec une lucidité proverbiale sur la place, des dossiers d’où sortira une décision destinée à transformer un coin tout entier du monde. Des centaines de kilomètres dans l’Amérique du Sud, la mise en œuvre d’immenses gisements d’or et de diamants au cœur de l’Afrique, un port à construire sur la côte de l’extrême Asie, – voilà l’objet des calculs de ce Parisien de haute vie, qui, à  cinq heures,sera en visite chez une femme à la mode, à huit dînera en ville, pour finir sa soirée dans une loge de théâtre, puis au cercle. Le pavé de la Bourse ne lui est pas plus familier que le parquet du foyer de la Comédie française. Hier, il a signé une convention qui va mettre en mouvement tous les marchés du globe, et demain vous le rencontrerez, suivant, sur un irlandais bien choisi,un équipage dont il a le bouton. Après-demain, embusqué dans une des allées d’une chasse qui lui coûte la bagatelle de cinquante mille francs par an, rien qu’en œufs de fourmi, il fusillera des faisans en compagnie d’un prince héritier, à moins que ce ne soit le jour des hommes politiques et qu’il ne fasse les honneurs de ses tirés à un ministre, grâce auquel les cinquante mille francs susdits finiront par avoir été placés à  cinq cents pour cent.C’est l’aristocrate de la démocratie, cet homme d’affaires, et qui se carre dans les maisons, les habitudes et les vices des anciensnobles avec autant d’arrogance qu’eux. Celui-ci occupe à Paris, enplein faubourg Saint-Germain, l’hôtel d’un des derniers connétablesde France, – cherchez. Il s’est payé l’autre année le luxe duchâteau de Malenoue, qui fut aux Guise. Il a pour maîtresse lajolie Camille Favier, la célèbre comédienne de la rue de Richelieu,comme Maurice de Saxe avait Mlle Lecouvreur. Ces tirés qui luiservent de pièges à politiciens étaient, au siècle passé, ceux d’unduc et pair, lequel n’avait certes pas à prélever sur ses vassauxdes droits supérieurs aux dîmes que recueillent sur le naïfGallo-Romain, cet éternel administré, et à  propos de chaqueadmission d’une valeur nouvelle, les innombrables chefs du bureaudu Grand Comptoir, ces intendants du tout-puissantfinancier. Était-ce la peine de réunir les États en 89, de prendrela Bastille, de massacrer les innocents Foullon et Berthier, demultiplier crimes sur crimes, d’assassiner le plus débonnaire desrois et la plus gracieuse des reines, André Chénier, Lavoisier,Malesherbes, de mettre l’Europe à feu et à sang, de gagner lescinquante batailles inscrites sur l’Arc-de-Triomphe, pour installercette aristocratie à la place de l’autre? En admettant, avec lesmisanthropes, qu’elles se valent, le coût du virement a été un peucher.

Ce qui constitue une des originalités deNortier, dans la catégorie sociale dont il est le type le plusréussi, c’est que, n’appartenant ni de près ni de loin à la racesémitique, ses origines sont plus aisément discernables, et plusévidentes les étapes de son histoire morale. Il y a toujours del’Oriental dans le Juif. Sa prodigieuse puissance d’assimilationdérive de là, et ce don du prestige que possédait déjà, aux âgesbibliques, Joseph, l’explicateur de songes. Cette souplesse permetà l’Israélite, quand il est vraiment un self-made man, dedissimuler presque magiquement l’humilité de son point de départ. Ala seconde génération, le grand seigneur est fait, – et souventbien fait. Firmin Nortier, lui, a beau avoir adopté la morgue desauthentiques gentilshommes avec lesquels il fraie, il a beau avoircopié d’eux, avec un scrupule qui ne commet pas une fauted’orthographe, sa livrée et ses attelages, sa tenue personnelle etcelle de sa maison, observez-le, et vous démêlerez en lui aussitôtle paysan de Beauce, matois et défiant, avide jusqu’à l’usure,prudent jusqu’à la ruse. Étudiez dans cette face, immobile et commefigée par une froideur voulue, le luisant tout animal de l’œil. Sonpère, le marchand de biens, – c’est ainsi que les Nortier ont passéde la blouse à la redingote, – devait envelopper de ce regard lepropriétaire endetté qu’il se proposait de dépouiller, en luiprêtant sur hypothèque une somme que l’autre ne pourrait jamaisrendre. Ce manieur de millions a, dans ses prunelles couleur decuivre, une âpreté de grippe-sou. Il marche, et, malgré le frac desoirée coupé par Poole, la carrure des épaules hautes, la charpentelourde des gros os, la forte pesée du pied sur le sol, tout, dansce que l’éducation ne peut pas changer d’un être, révèle l’héréditérurale, une longue suite d’ascendants terriens. Mais la fermeté duprofil, la solidité du menton avancé, l’éclair du front, corrigentce qu’il y aurait de commun dans ces premiers caractères. Cettephysionomie, où un caricaturiste démêlerait une étrangeressemblance avec la tête d’un brochet de proie, donne l’idée d’unsi implacable génie de prise que ce parvenu a vraiment l’air de cequ’il est : un Maître. D’ailleurs, étudiez-le davantage,et vous constaterez, à vingt signes, que cet esprit de conquêtefinancière et sociale se double, dans ce grand corps râblé, de laplus vigoureuse physiologie. Nortier a des muscles et une poigne deportefaix, une circulation admirable du sang qui ne connaît pas lamigraine, un estomac à qui l’heure des repas est aussi indifférenteà cinquante-cinq ans qu’elle a pu l’être à dix-huit, l’acuitéde vision d un vieux trappeur, et ce fonds de santé plébéienne aété entretenu par une hygiène continûment observée, à travers uneexistence en apparence brûlée. Ce fastueux amphitryon, qui tientà honneur d avoir une table royalement servie, ne touchejamais qu’à deux plats. Il ne boit pas de liqueur. Il ne fume pas.Ses goûts de sport, adoptés par vanité, lui ont tenu lieu de cetexercice quotidien, recommandé par la médecine, et dont personne àParis n’a le loisir. Aussi, monte-t-il à cheval, quoiqu’il aitcommencé tard, fort convenablement. Il mène bien. Il est devenu ceque les chasseurs appellent un bon second fusil. Un des traits decette nature est un amour-propre toujours éveillé, qui n’entreprendrien sans le réussir, et qui s’est interdit toute prétention nonjustifiée. Dans cet avatar, si souvent maladroit, d’un financier entrain de jouer au gentilhomme, Nortier peut avoir mérité bien desreproches : celui du plus féroce égoïsme envers ses parents pauvresou ses camarades ruinés, celui de la plus immorale absence descrupules dans le choix de ses moyens de fortune, celui del’utilitarisme le plus brutal en matière de relations. Il n’ajamais été ridicule.

 

Cet « homme fort » – dans la plénitudedu sens que donnaient à ce terme, aujourd’hui démodé, les comédiesde mœurs de 1855 – a pourtant dans sa vie intime un point defaiblesse, soyons plus exact, d’inexplicable illogisme. Tous ceuxqui, l’ayant connu, soit comme rivaux d’affaires, soit commecompagnons de plaisir, ont pu apprécier la sûreté de son coupd’œil, l’intransigeance de son orgueil, l’énergie et la netteté deses partis pris, en sont encore à chercher le mot de cette énigme :- comment et pourquoi un personnage de cette allure morale etphysique supporte-t-il de jouer le rôle de mari trompé dans leménage à trois le plus officiel qui soit dans ce Paris élégant, oùils abondent? Les liaisons les plus affichées sont discrètes à côtéde celle de Mme Nortier avec M. de San Giobbe, le « clubman » leplus en vue, à cause de sa prodigieuse adresse à l’escrime, detoute la colonie Italienne, il y a vingt ans, et voici vingt ans eneffet que cette liaison dure. Vous n’avez jamais diné en ville,depuis ces vingt ans, à une table où la jolie et blonde Mme Nortierasseyait sa beauté fraîche, où la moins jolie, mais encore plusblonde Mme Nortier assied sa beauté fanée, sans que l’Italien nefût au nombre des convives, ou ne parût après le diner. Inviter lun sans l’autre serait une énorme gaffe, et aucunemaîtresse de maison ne la commettrait, dans cette province deParis, qui va du parc Monceau à l’avenue du Bois et du boulevardHaussmann aux rues encore habitables du faubourg Saint-Germain, etqui pourrait se dénommer le tenderloin, le morceautendre, le filet, à plus juste titre que le quartiergalant de New-York, tant elle est propice aux grands adultères.Vous n’êtes jamais allé à un Mardi des Français, ou à un Vendredide l’Opéra, sans que, sur le fond rouge de la loge au-devant delaquelle s’étalaient les blanches épaules de Mme Nortier, vousn’ayez vu se dessiner le profil de portrait de San Giobbe. MmeNortier part-elle pour les eaux? San Giobbe arrive dans les huitjours. Assiste-t-elle aux courses de Deauville? Il est là. Il estlà quand elle va l’hiver à Cannes ou à Pau. Fait-elle une visite enÉcosse, à l’époque de la chasse? Il passe la Manche et va chasserle grouse et le saumon dans la lodge où elle a été priée.Enfin, c’est le patito classique, risquons cette autre formule,plus démodée encore que celle d’« homme fort », puisqu’il s’agitd’un des plus aimables Parisiens que nous ait jamais envoyésl’Italie, de don Antonio, comme on continue à l’appeler à Bergame,sa patrie. – On entend marquer par

là  qu’il appartient au plus purpatriciat local, celui de l’époque consulaire, avant l’invasion descésars allemands et la création des comtes.

– Que ce patito fût un amant, ilsuffisait, quand il avait trente-cinq ans,- c’est l’âge oùcommencèrent ses assiduités auprès de Mme Nortier,- de le regarderpour en être sûr, avec sa lèvre gourmande, la sensualité puissantede son visage aux beaux traits, à la fois grands et fins, – et,bien qu’il y ait, pour les maris, des grâces d’état, commentadmettre qu’un routier de toutes les coulisses, tel que Firmin, aitpu constater les indices d’une pareille intimité entre sa femme etun seigneur tourné de la sorte, sans essayer de savoir ce qu’il yavait par derrière et sans le découvrir? Pensez que brusquement, dujour où il a été présenté à Mme Nortier, aucune femme n’a plusjamais existé pour San Giobbe. Il a eu encore ce trait, desSigisbées de son pays, d’être fidèle à sa maîtresse, et il adisparu du demi-monde, où il avait toutes ses habitudes, lentement,prudemment, – il n’est pas pour rien un compatriote deMachiavel, – mais absolument. Pensez qu’il n’est plus retourné àBergame, où il a son palais, ses terres, et toute sa famille, quejuste le temps exigé par ses intérêts, et qu’il s’est fixé ici,visiblement sans intention de départ. Pensez surtout que, dansl’année qui a suivi cette présentation, Mme Nortier a donnénaissance à une fille dont la ressemblance avec le bel Italienserait à elle seule une révélation, et cette révélation est rendueplus indiscutable par une autre ressemblance, celle de sa sœuraînée, l’enfant légitime, celle-là, avec Nortier! Ajoutez que, parune de ces imprudences comme en ont les femmes très amoureuses, lamère a osé appeler cette fille, qu’elle a eue de son amant, sansaucune raison de parrainage, du nom de Béatrice, traditionnel dansla famille San Giobbe, au lieu que l’ainée s’appelle toutsimplement Françoise, du nom de la mère de Nortier, le seul êtrepour qui le financier ait eu un peu de tendresse au cœur. CetteFrançoise, lourde et ramassée, avec les épaules et la démarcheplébéiennes, comme son père, est une forte Beauceronne, née pouraider un laboureur au dur travail de la ferme. Elle est cela aussiévidemment que Béatrice, longue et fine, avec ses grands yeuxnoirs, sa chaude pâleur, les

délicatesses de ses pieds et de sesmains, est une fille noble et une méridionale faite pour prendredes sorbets par les chauds après-midi d’un été lombard dans quelquehaute salle décorée à fresques par un Moretto ou un Lorenzo Lotto.Dans sa petite enfance, elle déployait, dans ses moindres façons,cette espèce de grâce languissante, si nationale, que l’on a dûcréer pour elle, au delà des Alpes, un mot intraduisible. Retz en adonné un bon joli commentaire quand il a parlé d’une femme qui seregarde dans le miroir de la ruelle,  » et elle montra tout ce quela morbidezza des Italiens a de plus tendre, de plus animéet de plus touchant !… » Ces faits étant donnés, et cent autrespareils, à quels motifs attribuer l’attitude de Nortier, qui atoléré les assiduités de San Giobbe, sans que jamais une parole, unsilence, un geste, ait trahi ce qu’il en pensait, – qui n’a jamaismarqué une différence de traitement aux deux jeunes filles, – quicontinue à gagner des millions après des millions, avec lacertitude qu’en vertu du fameux axiome : Is pater est quemnuptiœ… toute une part de cette énorme fortune servira à payerle luxe et le bonheur de l’enfant d’un autre? On comprendra que lacuriosité du cercle d’oisifs où le financier maintient son rangavec une telle suite dans la ligne de son ambition mondaine aitconsidéré avec un intérêt passionné cette anomalie d’un caractèresi parfaitement un dans sa teneur. Ce n’est donc pas une fois, cen’est pas dix fois, c’est cent, c’est mille que les invités de seschasses ont analysé le cas Nortier-San Giobbe, dans le trainspécial qui les ramenait à travers les plaines du département deSeine-et-Marne. Les propos que voici et qui s’échangeaient par unsoir de l’automne de 1897, entre six ou sept des habitués deMalenoue, résument à peu près toutes les hypothèses qu’amis etennemis essayaient depuis des années sur la situation de leurshôtes, comme des diplomates essayent des grilles sur uncryptogramme. Une circonstance particulière rendait, on le verra,plus intéressante encore à ces curieux la solution du problème:

– « Est-ce que vous n’avez pas remarquéque le petit Clamand était bien empressé auprès de Béatrice? »avait demandé tout d’un coup, après les premiers et nécessairesdiscours sur la battue, Maxime de Portille, un de ces étourdisfutés qui, se préparant à un riche mariage à travers la fête, onttoujours l’œil sur les héritières, n’eussent-ils pas d’intentionsactuelles et présentes. – On ne sait jamais.

– « C’est vrai,  » avait répondu un autredes chasseurs, un bonhomme, celui-là, le gros La Bratesche, qui ala digestion optimiste ; et, tout en allumant un cigare : «Quel joli petit ménage ça ferait! C’est un si brave garçon queClamand, et de l’avenir ! Le papa Clamand finira commandant decorps d’armée, vous verrez cela, et Gabriel est sorti de Saint-Cyrdans les tout premiers. Saviez-vous cela?… Il sera le plus jeunecolonel de l’armée avant dix ans, comme il en est le plus jeunecapitaine. Et avec la fortune de Mlle Nortier, ça lui ferait unevie magnifique. »

– « Il faut que San Giobbe consente, »fit venimeusement Crucé, l’envieux. « Vous oubliez ce petit détail.»

– « En attendant, Clamand est en grandefaveur auprès de Mme Nortier, » reprit Portille, « la preuve, c’estqu’il fait un séjour… »

– « Il est en garnison à Melun, » dit lebaron Desforges, qui était assis en face de Crucé. Asoixante-quinze ans qu’il vient d’avoir, l’ancien viveur n’a pasbaissé, grâce aux étonnantes précautions qu’il prend poursa

santé, et il est toujours l’observateurqui aime à philosopher sur la vie, avec une ironie indulgemmentcynique :

– « Et Nortier qui va doter cette fillecomme une princesse, et qui sait qu’elle n’est pas de lui!… Il nepeut pas ne pas le savoir, et il a comblé la mère. – Vous voyez sestoilettes et ses chevaux! – Et il comble San Giobbe, qui vit à mêmece luxe tout le long de l’année, –  et il comblela fille!!… Ce n’est pourtant pas le « petit smoking bleu » quenotre ami? S’il ne voit rien, c’est extraordinaire. S’il voitquelque chose, ce n’est pas moins extraordinaire qu’il le supporte,car, enfin, il n’est pas commode. »

 

– « Il a eu peur d’un coup d’épée de SanGiobbe, tout simplement, » fit Machault, l’escrimeur, en se mêlantà son tour à la conversation, « ce n’est pas brillant, mais si vousaviez tiré avec don Antonio, comme disait Pini, vous l’excuseriez.Ah ! le mâtin, qu’il était vite ! Et un à-propos !»

– « Oui, » interrompit Crucé, « mais,comme San Giobbe a depuis deux ans une maladie du cœur, et qu’il nepeut plus tenir un fleuret, votre raison a cessé d’être valable. Onest toujours à temps de se fâcher en certaines circonstances.Alors?… Voulez-vous que je vous dise pourquoi Nortier ne se fâchepas et ce dont il a eu peur, plus simplement? Il a eu peur de sesdomestiques… Mais oui, mais oui!… On ne sait pas le rôle que cettecrainte-là joue dans les complaisances conjugales ! Quand unmonsieur est l’amant d’une dame, c’est qu’il a l’habitude de venirdans la maison, et, pour qu’il n’y vienne plus, si ce n’est pas deplein gré qu’il se laisse congédier, il faut donner l’ordre auportier de ne plus le recevoir, au maître d’hôtel, au valet depied… C’est bête comme tout, cette petite démarche… Il y a neufmaris sur dix qui n’arrivent pas à la faire… »

– « Ils ne sont pas Nortier, » repritDesforges. « Non. Vous serez plus dans le vrai en disant qu’il atout supporté à cause de sa maison. Il a le goût de recevoir, pisque le goût, la passion. C’est trop naturel. On ne gagne pas desmillions pour les manger tout seul. Or, pourquoi avait-il épousé safemme, qui n avait pas un fifrelin, mais qui était née de Brèves,sinon pour avoir les de Brèves et leurs alliés et amis dans sonsalon ? Chasser la femme, c’était rompre avec le cousinage, secondamner à élever ses perdreaux et à décanter son cos d’Estournelpour des boscards. Il a gardé la femme, et il a bien fait »… « Toutde même, » ajouta-t-il, « avec son orgueil et sa tête, qu’il n’aitpas trouvé une autre solution, j’avoue que cela continue àm’étonner. »

– « Il aime sa vraie fille, voilà tout ! » fit l’excellent La Bratesche. « Vous avez vu comme ill’a mariée. Elle est dans le Gotha tout bonnement comme comtessed’Arcole, en attendant qu’elle soit duchesse : avec un scandale,c’était impossible… Le monde n’est pas si mauvais que vous lepensez. Que de pères font ainsi le sacrifice de la juste vengeancequ’ils auraient le droit d’exercer sur une femme qui les trompe,pour épargner à un premier enfant le chagrin d’avoir quelquejour à mépriser sa mère ! »

– « Je vous dirai comme Desforges : ilsne sont pas Nortier, » répondit Casal, un sixième chasseur quis’était tu jusque-là. Cet autre héros de la haute vie, lui aussisur le triste versant de la colline, et qui représente lagénération des grands Parisiens d’après la guerre comme Desforgescelle d’après le coup d Etat, joint à l’observation aiguë du baronun sens des dessous tragiques de l’existence, auquel répugnel’épicurisme de son vétéran. « Mon opinion, » continua-t-il, « estque Nortier est un gaillard très peu commode en effet, mais quipratique le proverbe espagnol : La vengeance est un plat qui semange froid… J’ai une théorie : quand on veut juger quelqu’un, ilfaut le voir jouer, boire et chasser, et faire des armes, est-cevrai, Machault?… Nortier n’a jamais plastronné dans une salle, iltravaille l’épée chez lui, par hygiène, n’en parlons donc pas. Maisson procédé à la Bourse, nous le connaissons tous, et comme ilopère de longueur, et en attendant son moment. C’est unaudacieux patient, et qui ne part jamais qu’à  coupsûr. A la chasse de même, je ne lui ai jamais vu perdre unecartouche. Il ne tire qu’à  distance et quand il faut. Atable, vous savez qu’il ne boit que de l’eau et que, là encore,c’est le surveillé des surveillés. »

– « Vous en concluez?… » fit Portille,qui, en sa qualité d’élégant de la nouvelle école, trouvevolontiers ses aînés un peu « raseurs ». Respectons sonstyle.

– « J’en conclus, » reprit Casal, « que,réfléchi comme il est, il sait à  quoi s’en tenir comme vouset moi sur la naissance de Béatrice; qu’avec son orgueill’existence de cette fille et la présence de San Giobbe dans samaison lui sont insupportables ; que, pour des raisonsdiverses : les tiennes, Machault ; la vôtre, Desforges ;un peu de la vôtre, Crucé, en se disant que le monde l’excuseraitcomme vous l’excusez, La Bratesche, il a différé savengeance ; mais, ou je ne m’y connais pas en hommes, ou cettevengeance viendra. Il prépare un report d’un genreparticulier, voilà tout… »

– « C’est de l’excellentAmbigu, » votre histoire, mon cher Casal,  » fit Desforges,qui hochait la tête. « En attendant, Nortier a justifié les adagesde nos braves aïeux sur le cocquaige, car il a eu toutesles chances, jusques et y compris celle que San Giobbe ait lameilleure influence sur Mme Nortier. Elle était coquette, vous vousle rappelez, et elle serait devenue Dieu ou plutôt le Diable saitquoi, si elle n’avait pas rencontré Antonio. Il est positif quedepuis lui, et cela date, hélas! elle

n’a jamais fait parler d’elle…»

– « C’est vrai, » dirent d’une seulevoix les six interlocuteurs, qui entamèrent de la meilleure foi dumonde l’éloge de la mère de la future duchesse d’Arcole et de laprobable colonelle Clamand. Ni les uns ni les autres n’avaient prisgarde à un septième compagnon, un jeune homme de l’âge de Portilleet qui portait l’un des plus grands noms de France. Ce n’était rienmoins que le marquis de Longuillon, de l’illustre lignée de l’amide Charles VI, le héros du siège de la Tour-Enguerrand. Longuillonest le titre des cadets de la famille, les plus riches longtemps etqui possédaient, qui possèdent encore le château dont la brancheaînée, celle des princes de La Tour-Enguerrand, portent le nom.Confortablement roulé dans son raglan de voyage, la casquette surles yeux, ce garçon dormait si

profondément qu’il fallut le secouerpour le réveiller quand le train entra en gare de Paris.

– « Comment? » soupira-t-il dans unbâillement, « nous sommes arrivés ? Je ne nous savais paspartis !…»

– « Dites donc ?  » fit Casal aubaron Desforges, en le prenant un peu en arrière, quand toute lacompagnie fut descendue sur le quai de la gare, « j’ai bien peurque nous ayons dit des bêtises, Longuillon a trop parlé de sonsommeil. Il a dû ne pas dormir et nous écouter. »

– « Et après ? » demandainsoucieusement Desforges.

– « Après ? Vous savez qu’il est oua été l’amant de cœur de la petite Favier? »

– « Et après ? » demanda encoreDesforges.

– « Après ? Vous allez me répéterque c’est de l’Ambigu. Mais j’ai idée que Favier est entrain de lui brocanter un mariage avec Béatrice… »

– « Et après ? » fit de nouveau lebaron.

– « Après? Si ce mariage s’arrange,c’est toujours sot d’avoir bavardé. Ça embarrasse tout le monde,ces histoires-là. »

– « Bah ! » répliqua Desforges, «si votre idée est vraie, Longuillon a pris les devants, puisqu’ilnous a bien affirmé qu’il avait dormi…Ce serait d’un garçond’esprit… Ce n’est pas cela qui lui manque. C’est presque tout ceque son brigand de père lui a laissé, avec la plus jolie collectionde vices et le fameux castel, celui du siège, que Mosé va commettreun de ces jours la bêtise d’acheter, à moins que… Savez-vous quec’est du joli travail, si Longuillon est en train de vraimentmijoter ce mariage-là  et d’arriver à la fille en mignotant lamaîtresse du père… Hé bien! nous assisterons à un matchClamand-Longuillon. Ça nous fera d’autres retours de chasse… »

– « Et peut-être à Nortier sa vengeance,étant donné que comme mari… » reprit Casal.

– « Son chaufroid à l’espagnole? Vous ytenez, » interrompit Desforges ; « laissez donc, nous n’avonsplus de ces plats montés sur nos menus. La recette en est perdue -heureusement!  N’oublions donc pas que nous avonsla bonne fortune de vivre dans un siècle de décadence !»

 

Chapitre 2JEUNES ET VIEILLES AMOURS

Le lendemain du jour où s’étaientéchangés ces propos, – que l’on pourrait qualifier de propos dedigestion, comme les visites, – quatre des personnes qui en avaientété l’objet se promenaient dans le parc de Malenoue, par une de cesadorables matinées comme en ont les beaux octobres del’Ile-de-France. Une atmosphère à la fois transparente etfloconneuse, humide et veloutée, enveloppait les quatre élégantestourelles de briques rouges et les ardoises bleuâtres des toits enpoivrière du château, ce bijou de l’époque Henri II unique dans laprovince, et restauré par Nortier avec un goût infini. Quand lesénormes fortunes de Bourse n’auraient que cet avantage de sauver dela ruine définitive les quelques chefs-d’œuvre de notrearchitecture nationale échappés à l’imbécile vandalisme des« géants de 89 », il faudrait pardonner tous leursméfaits aux pires loups-cerviers de la spéculation. Leur fantaisiede nouveaux-riches, en s’installant dans d’antiques maisons, queleur argent leur permet d’habiter royalement, corrige, du moins surun point, celui du maintien de ces seigneuriales demeures, lafuneste action du Code civil. On sait de reste que le titre premierdu troisième livre de ce recueil de nos abus, par son règlement deshéritages, est sans doute, entre les erreurs issues des faux dogmesrévolutionnaires, la plus meurtrière, la plus perfidement aménagéepour empêcher en France toute œuvre durable de création et deconservation. Quelle fortune patrimoniale résiste au partage forcé,et comment, sans opulence, préserver ces magnifiques habitationsque les bienfaisantes substitutions d’autrefois nous ont léguées,comme des témoins d’un âge où les familles trouvaient, dans la plussage des coutumes et la plus sociale, le secret de durer? Sur cepoint encore, l’aristocratie d’argent a, de nos jours, pris laplace de l’autre, et elle en remplit la fonction. Si un Nortier nes’était pas rencontré pour avoir envie de Malenoue, les briques destourelles se seraient déjà  abîmées dans les douves, descochons grogneraient dans la cour du château, transformé en fermedans ses portions

solides. Les hêtres séculaires du parcauraient été coupés, les pièces d’eau, où les cygnes glissent sinoblement en hérissant les plumes de leurs ailes, auraient étédesséchées. Ces deux cents hectares de bois auraient été morcelésen un millier de champs de luzerne et de pommes de terre. Tout cevallon, auquel la pauvreté du sol a fait donner jadis ce surnom deMalenoue, – du vieux mot patois « noue », la « nava » desEspagnols, qui signifie prairie, – offrirait le triste spectacled’une culture mercenaire et de maigre rapport, au lieu qu’il formeautour du précieux manoir la plus délicieuse oasis, en été defraîcheurs ombreuses et vertes, en automne de splendeurs pourpréeset dorées. J’ai dit que deux couples en parcouraient les allées parcette tiède matinée d’octobre. C’était Mme Nortier et son toujoursfidèle ami San Giobbe d’une part, Béatrice Nortier de l’autre etson fiancé en espérance, Gabriel Clamand, ceux-ci à cinquante pasen avant, et tous les quatre se laissaient, pour des raisonsdifférentes, gagner par la poésie de l’endroit, à cet instantmiraculeuse. Un doux silence, un de ces silences où il y a de lalangueur et de l’attente, emplissait cette nature, à la veilled’entrer dans l’agonie glacée de l’hiver. Les oiseaux se taisaient.Pas un souffle de brise ne remuait les ramures immobiles desarbres. Les feuilles tombées, encore détrempées de la rosée de lanuit, feutraient l’allée d’un épais tapis, au lieu de crier sousles pieds. De place en place un coq-faisan, dérangé par l’approchedes promeneurs, courait dans une clairière, pour gagner lesous-bois. On voyait bouger ses pattes agiles, son corps brun, lesplumes de sa longue queue. C’était le seul signe de vie qui animâtle vaste parc, quoique les promeneurs se tinssent dans la portiontoute voisine du château et à portée de la cloche du déjeuner, – ilétait onze heures passées, – pour éviter à San Giobbe unemarche trop longue et un retour trop rapide. Même en cheminant biendoucement, le malade était parfois obligé de s’arrêter, à cause despalpitations trop fortes de son cœur. Mais, comme s’il eût puisé unrenouveau de forces dans l’air frais de cette matinée, ses arrêtsétaient moins fréquents que d’habitude. Un rayonnement éclairait laprofonde pâleur de son visage, où l’indestructible noblesse de larace lombarde se reconnaissait, malgré l’altération des traitsvieillis. Une lueur de joie brillait dans ses prunelles noires,prises aujourd’hui entre les pochettes enflées des paupières. Unsourire découvrait ses blanches dents, restées intactes sous lamoustache toute grise du sexagénaire. Pour quelques instants iloubliait la pire douleur de sa maladie, cette constante humiliationdans sa chair, cette nécessité de surveiller ses moindresmouvements, lui qui avait été, des années durant, un artiste enadresse et en sveltesse, si orgueilleux de sa force, et,maintenant, à chaque minute, à chaque seconde, il rencontrait lalimite de cette force, détruite par cette mystérieuse affection deson pauvre cœur comme décroché, comme arrêté, presque affolé pourla montée d’un escalier, pour un geste brusque, pour une paroleprononcée à voix trop haute. Par ce lumineux et doux matin, il nepensait pas à cette misère, et sa compagne de promenade, son amiede ses années de jeunesse, demeurée l’amie de ses annéesd’infirmité, la jolie Madeleine Nortier d’autrefois, ne pensait pasnon plus à ce qui faisait son humiliation constante à elle : cetteperte de sa beauté, qu’elle n’acceptait pas ! Et son acharnéedéfense contre l’âge aboutissait seulement à lui donner cet aspectfalot et presque sinistre de tant de coquettes surannées. Elleavait eu la grâce frêle et svelte d’une figurine de Saxe, et,malgré des héroïsmes de régime, elle n’était plus qu’une boulottesanglée. L’or adorable de ses cheveux tournait à 1 étoupe jaunie.Un or d’une autre qualité, beaucoup moins adorable, brillait dansson sourire, au coin de plusieurs de ses dents. La magie desvoilettes blanches les plus savamment choisies n’empêchait pas quel’on ne devinât les innombrables rides qui plissaient son visage deblonde au teint fragile et que le temps avait comme délavé, commefripé. Ses toilettes trop parées et trop jeunes tout ensembleaccentuaient encore cette déchéance. C’est ainsi qu’elle portait,pour cette promenade à pied dans son parc, le plus délicieuxcostume de serge rouge qu’ait jamais coupé et soutaché un tailleurpour dames : une blouse rouge avec des galons d’or sous la jaquetteouverte, une ombrelle de nuance assortie et un grand chapeau blanc.C’était une de ces tragiques leçons de choses comme la vie en donnepar milliers, – leçons perdues d’ailleurs pour ceux mêmes qui ensont l’occasion prochaine, comme pour ceux qui les regardent, quele tableau de ces deux amants, comblés par la destinée de tous lesdons que le monde jalouse, – et ils finissaient ainsi, lui eninvalide, elle en « vieille beauté » ! Mais, encore une fois,ni l’un ni l’autre ne songeait à leur commune décadence, et lamaîtresse retrouvait un peu de sa grâce d’antan pour dire, enmontrant à son ami leur fille en train de marcher là-bas, au fondde l’allée, avec le jeune officier :

– « Ah ! Nino, ils seront plusheureux que nous! Ils pourront s’aimer librement, ouvertement. Quece doit être bon !… »

– « Chère Maddie, » répondit le malade,en se servant, lui aussi, du petit surnom où se retrouvaitl’enfantillage des amours jeunes, si gracieux à vingt-cinq ans, sicomiquement navrant à soixante! « Ne regrettons rien, nous avonsété bien heureux, presque trop… » Et la gravité de son accent, pourprononcer ce simple mot, révélait des pensées qu’il ne disait pas àla complice de ce bonheur défendu de tant d’années. L’Italien avaitretrouvé, devant la mort approchante, toutes sortes de terreursreligieuses. Il redoutait l’enfer pour lui – et pour sa fille,cette formidable loi, cette réversion des fautes paternelles surles enfants qui est le fond même du dogme chrétien. « Maisoui, » continua-t-il, « j’ai pu voir grandir Béatrice, tantjouir de sa jolie nature, de son cœur si droit, si frais, sisimple, m’en faire aimer, la gâter!… Que de mes camarades j’aiconnus qui avaient, eux aussi, une fille ou un fils dans les mêmesconditions, et comme ils avaient rompu avec la mère, ils nepouvaient même pas embrasser leur enfant!… Il est vrai qu’ilsn’avaient pas rencontré une Maddie… »

 

– « Ni elles un Nino, » fit MmeNortier.

– « Comme on rirait, » reprit San Giobbeen riant lui-même, « si on nous entendait échanger de ces douceurs,après vingt et un ans!… Non, » insista-t-il, « je ne me plains pasde mon sort, pourvu que je puisse voir encore Béatrice bienmariée!… J’ai toujours tremblé qu’elle ne rencontrât pas dans cettetriste société où nous vivons l’homme qu’il lui faut. Je la connaissi bien, c’est toute ma sœur. Paris ne l’a pas plus touchée qui sielle était restée là-bas, comme cette chère sœur, et si ellen’avait jamais passé les Alpes. Avec quelqu’un qui ne lacomprendrait pas, elle se replierait sur elle-même, et ellen’aurait rien pour se distraire de ses chagrins de ce qu’ont lesfemmes ici, – je ne parle pas de vous, Maddie! – Ni le luxe, ni lessuccès de salon, ni les hommages ne lui font rien et ne lui ferontjamais rien. Elle ne vit que pour ce qu’elle sent, et elle sentavec tant de force!… C’est une solitaire, même entre vous et moi,avez- vous remarqué cela, et comme elle habite son rêve? Ce fond deromanesque qui est en elle m’effraye toujours… Pourvu que je lavoie bien mariée! » répéta-t-il, « alors je mourrai tranquille…»

– « Vous allez de nouveau vous livrer àvos folles idées, « reprit Mme Nortier, dans les prunelles bleuesde laquelle cette allusion à un dénouement qu’elle ne voulait passavoir si voisin avait fait passer une ombre. « Voyez comme vousallez mieux. Vous marchez maintenant comme tout le monde. Avant sixmois vous retournerez à la salle. Vous souvenez-vous comme je vousquerellais autrefois, quand vous me sacrifiiez à un assaut? Celavous est arrivé pourtant. Cela vous arrivera encore…  »

– «Je ne me fais pas d’illusion, »répondit le malade, qui toucha sa poitrine. « Je sens que je suis àla merci d’une émotion trop forte. Mais les douces me font du bien.Et c’en est une si douce que de penser qu’il va peut-être se faire,ce mariage que je désire pour elle ! Oui, je crois bien quenous le voyons se faire… Regardez-les, elle et Clamand… C’esttellement celui que je lui voulais, si loyal, si simple, si vrai!…Ah! Sont-ils gentils!… » Et de sa main, qui désarmait jadis d’unseul froissement de fer les plus robustes adversaires, et quimaintenant soulevait à peine le poids de sa canne de promenade, lepère montrait à la mère les deux jeunes gens, dont la silhouette seprofilait avec une grâce jeune sur le fond doré du taillis.Certaines situations fausses ont en elles, quand elles seprolongent, une telle force d’accoutumance que le souvenir deNortier, de l’homme dont Béatrice portait le nom et par qui sa dotserait payée, par qui avaient été payés, après tout, et ce châteauapparu là-bas, tout au fond, et ce taillis, et ces allées, netraversa même pas leur pensée. C’était une si chaude caresse pourleurs regards que le groupe formé par leur fille et par celuiqu’ils souhaitaient de lui voir épouser! Eussent-ils pu imaginer,dans leurs vœux les plus chimériques, un couple plus heureusement,plus romanesquement apparié : – lui, Gabriel, un cavalier devingt-neuf ans, à la démarche à la fois souple et ferme, à laphysionomie tout ensemble délicate et virile, avec un éclat deloyauté dans ses yeux bleus, et aux joues cette fleur de teint quirévèle un sang jeune, chaud et pur ; – elle, Béatrice, si finedans la robe beige qui moulait sa taille mince, sans autresornements qu’un peu de velours sombre aux poignets et au col ;et cette simplicité, qui contrastait avec la complication de lamise de sa mère, faisait un vivant commentaire à  ce que SanGiobbe avait dit d’elle, de sa nature si intacte, si rebelleà  la contagion du luxe et de la coquetterie. L’officieravait, pour lui parler, cette espèce de gaucherie, attendrissantechez un homme de cet âge et de cette tournure, car elle annonce unesi noble nuance de sentiment : le respect dans la passion. La jeunefille était de son côté visiblement toute troublée, toutefrémissante. Cette émotion se devinait à  vingt petits signes,à l’agitation de ses mains, qui cueillaient ici une feuilled’arbre, là  un crocus, puis les laissaient tomber; à son pas, qui se hâtait tour à tour et se ralentissait, puiss’arrêtait ; au tremblement de sa voix, qui s’étouffait parinstants. Ses paupières, bordées de cils qui bouclaient à leurpointe, tant ils étaient longs, palpitaient sur ses yeux, sipareils, avec leur flamme noire, aux yeux de son père. Elle avaitdu rose à  ses joues, d’ordinaire toutes pâles, et c’étaientsans cesse entre eux, depuis le commencement de cette promenade, -incident si vulgaire de vie de château, mais qu’ils sentaient l’unet l’autre si solennel! – des silences où ils auraient pu entendreleurs deux cœurs battre bien fort. Et sans cesse aussi c’étaientdes reprises d’une conversation émue et insignifiante, comme s’ilseussent eu peur, l’un et l’autre, de se taire à la fois et depenser tout haut. Pourtant Béatrice ne disait pas une parole qui nefût, pour Gabriel, un ravissement, et il ne répondait pas un motdont elle ne s’enchantât. C’est que deux amoureux, et qui s’aimentsans se l’être jamais déclaré, trouvent un inexprimable déliceà  échanger de menues observations sur de tout humbles détailsde la vie. L’accord de leurs goûts réciproques leur est un préludeà  l’accord de leurs cœurs, une preuve qu’ils sont faits l’unpour l’autre, une promesse que l’existence en

commun sera pour eux une longue et richeharmonie de sentiments partagés. Le plus tendre des poètescontemporains a célébré ces intelligences « promptes et furtivesdes cœurs ». Il est bien probable que ni Béatrice Nortier,l’héritière du spéculateur trente fois millionnaire, ni GabrielClamand, le capitaine de chasseurs, n’avaient lu ces adorables verssur « le meilleur moment des amours « . Ils faisaient mieux, ils ensentaient, ils en vivaient la poésie, sous les branches rousses,parmi la jonchée des feuilles mortes, naïvement et profondément:

– « Quel éclairage, là-bas, sur cesbouleaux, avec l’écorce blanche de leurs troncs et leurs feuillesd’or !… » disait-elle. «Et le chêne, tout contre, qui restevert !… C’est le plus joli moment de l’année, surtout quand iln’y a pas trop de monde au château et qu’on ne retrouve pas Parisà  la campagne, comme hier… »

– « Vous étiez si gaie, pourtant? »interrogea-t-il, « je n aurais jamais cru que ces messieursvous ennuyaient… »

– « Je faisais mon devoir de jeunefille, » dit-elle en hochant sa tête rieuse.  » C’est comme au bal.A quoi bon montrer aux indifférents ce qu’on pense?… »

– « Et vous pensiez?… »demanda-t-il.

– « Je pensais que je serais biencontente d’être à  aujourd’hui… pourvu qu’il fît beau,»ajouta-t-elle mutinement, afin de sauver ce que sa phrase impulsiveavait eu de tendre : « et il fait si beau !… »

– « Ah !  » dit-il, « jecommence à  croire que vous ne trouveriez pas trop laide notrevieille maison de Picardie, qui n’a pour elle que ses arbres, -mais ils sont aussi grands que ceux-ci, – et pour moi tant desouvenirs!… Il y a deux cents ans que les miens y vivent. Ce n’estpas très commun en France, une maison qui n’est jamais sortie de lafamille qui l’a bâtie, une maison qui n’a jamais été vendue. Il y aune inscription qui raconte cela dans le péristyle… Que j’aimeraisque vous la vissiez… »

– « Et moi, j’aimerais tant la voir!»fit-elle. Puis elle rougit un peu d’avoir parlé si vivement, ettous deux se turent, comme pour ne pas profaner avec des mots cetteespérance, cette certitude, qu’elle la verrait, en effet, lavieille maison de Picardie ; qu’elle lirait l’inscriptionpieuse, mais appuyée au bras du jeune homme, mais portant son nom,souveraine élue du petit royaume familial. Ils allèrent de nouveauainsi quelques pas. Ce fut lui qui reprit le premier, suivantinvolontairement le fil d’une association d’idées qui l’avaitreporté à la soirée de la veille, et à  l’une despersonnes avec lesquelles il avait vu Béatrice causer :

– « M. Desforges a bien de l’esprit,n’est-ce pas ?… »

– « On le dit, » répondit-elle, « maisje ne peux pas expliquer pourquoi il passe pour amusant, et moi, ilm’attriste toujours… »

– « Comment cela ? » demandale jeune homme.

– « C’est une impression, »répliqua-t-elle.

– « Quand il est là, je l’écoute et ilme fait rire, et quand il me laisse, je suis toujours mécontente dequelqu’un ou de quelque chose… »

Ses épaules minces eurent encore unpetit frisson, inconscient frémissement de sensitive à l’idéed’un homme dont elle ne pouvait cependant pas comprendre leflétrissant cynisme.

– « Il excuse tout, » continua-t-elle, «et je ne connais personne qui ait moins de charité… Moi, j’aimequ’on s’indigne, j’aime qu’on haïsse. J’aime le courage. Et puis,c’est un inutile, comme tous d’ailleurs, comme M. Casal, comme M.de Portille, comme M. de Longuillon. S’appeler Longuillon et nerien faire, ne pas avoir le besoin de servir son pays!… Je necomprends pas que mon père, qui a tant travaillé, qui travailletant, supporte leur société… Mais il dit qu’il faut tenir sonrang. » Chaque fois qu’elle rappelait ainsi le souvenir de celuiqu’elle croyait son père, comme un voile s’étendait sur sonexpressif visage. On sentait qu’elle subissait à  son égardune instinctive appréhension. On eût dit, quoiqu’il n’eût jamaisfait de différence apparente entre elle et sa sœur, qu’elledevinait dans cet homme, dont elle portait le nom, une inexplicableet mystérieuse antipathie. Clamand, qui ne savait rien, lui nonplus, de la vérité de cette naissance, partageait instinctivementcette crainte. L’image, soudain évoquée, du personnage redoutabledont un jour, demain peut-être, il devrait affronter l’immobilevisage et le dur regard, pour en obtenir le plus désiré desconsentements, suffit à  lui assombrir aussi cette heure siclaire.

– « C’est vrai que M. Nortier ne serepose guère, » dit-il. « J’étais dans le parc à  mepromener ce matin, quand je l’ai vu qui partait en voiture déjà. Ilmenait lui-même et poussait ses poneys pour gagner l’express etêtre à  Paris à  neuf heures…  »

– « Et à  son bureau à  neufet demie,  » fit la jeune fille. « C’est pour nous qu’il se tue debesogne. Si vous saviez comme j’ai quelquefois envie de luidemander de se reposer, de jouir de ce qu’il a gagné… A quoi bon unpeu plus ou un peu moins de luxe? Moi, je m en passerais sibien !

– « On croit cela, » dit le jeunehomme.

– « Et on le ferait, » répondit-elle,« et si gaiement ! »

Ils se turent encore, et voici que toutd’un coup un tintement de cloche commença de leur arriver,par-dessus les blonds massifs des arbres, sonore et rythmé, leurannonçant que ce tête-à-tête allait être rompu. Tout d’un coup,comme poussé par un élan supérieur à sa volonté, le pourpreaux joues, bégayant presque, et bouleversé lui-même des mots qu’ilosait prononcer, le jeune homme se prit à  dire :

– « Mademoiselle, je pars cetaprès-midi… Je ne sais pas quand je reviendrai… Je ne pourrais sansdoute pas vous entretenir seul à  seule aujourd’hui… » Etcomme il vit qu’elle s’était arrêtée, s’appuyant à  sonombrelle, et toute tremblante : « Oh ! » s’écria-t-il, «comment trouver les paroles pour vous dire, sans vous offenser cedont dépend pourtant tout

le bonheur ou tout le malheur de mavie?… »

Elle le regarda avec des yeux où il putlire tout le ravissement et toute l’angoisse d’une enfant qui aime,qui se sent aimée et dont le cœur innocent s’effarouche deseulement permettre un aveu.

– « C’est à  maman qu’il fautparler, » dit-elle d’une voix assourdie par l’émotion.

– « Vous consentez à  ce que je luidemande votre main? » balbutia-t-il.

– « Oui, » fit-elle, en inclinantsa tête, et, par le plus gracieux mouvement de virginale pudeur,elle se détourna soudain de celui auquel elle venait de s’engagerainsi, et que maintenant elle n’eût plus osé regarder, et elle semit à  courir dans la direction de sa mère, qui s’était, aupremier son de cloche, assise avec San Giobbe sur un banc,à l’extrémité de l’allée, pour attendre les deux jeunes gens.Elle courait à  pas précipités, cambrant sa taille, si légère,la physionomie comme transfigurée par l’émotion et le bonheur.Gabriel Clamand marchait derrière elle, très vite, mais sansessayer de la rejoindre, et le visage si ému, lui aussi, que MmeNortier dit à  San Giobbe :

– « Il vient de se déclarer, j’en suissûre… »

– « Si c était vrai ! » fit lepère.

– « Je vais bien le savoir, »dit la mère. « Restez avec lui, et moi, j’interrogerai Béatrice.S’il s’est déclaré, je vous ferai un signe, le même qu’autrefois,vous vous souvenez, quand je vous disais dans le monde que jepourrais aller chez vous. J’ôterai mon gant gauche, et je lelaisserai tomber… »

 

C’était, ce rappel d’un souvenir d’amourcoupable, à  propos de cette chose sacrée, presque religieuse,les fiançailles d’une jeune fille, un symbole de tout ce qu’il yavait de douloureusement ambigu dans leur situation à  tousles deux. Si le père, avec l’éveil de scrupule dont j’ai parlé,sentit cette nuance, ce fut confusément, et la mère ne la sentitpas du tout. Quelques jours plus tard, elle devait, en repassantdans son esprit et toute son existence et ce petit épisode,tressaillir à  l’idée de sa sécurité profonde. Pour l’instant,elle était tout entière à son espérance, à sa certituded’assurer le bonheur de sa fille préférée, et elle prit le bras deBéatrice, avec une espèce d’espièglerie maternelle, en disantà  Gabriel Clamand :

– « Je vous confie mon vieil amiSan Giobbe. Ne le laissez pas marcher trop vite… » Puis, après unedizaine de pas : « Pourquoi étais-tu si rouge tout à  l’heure,mon enfant?… De quoi aviez-vous donc parlé, Gabriel et

toi?… »

– « Ah ! maman ! » fit-elle enrougissant de nouveau, et un frémissement passa sur ses lèvresfraîches : « Je crois qu’il va vous demander ma main.»

– « Et que faudrait-il répondre,mademoiselle?…  »

– « Si c’est oui, je serai bienheureuse… » répondit-elle, et elle ajouta tout bas : « Si voussaviez comme je l’aime!… »

Tandis qu’elle prononçait ces mots, oùs’épanchaient enfin les secrètes tendresses contenues depuis tantde jours, celui dont elle tenait, à  son insu, et ses beauxyeux noirs, et sa pâleur ambrée, et sa sensibilité passionnée, -mais pure chez elle et coupable chez lui, – épiait d’un regardavide le signe promis par la mère. Quand il vit que celle-cicommençait de déganter sa main gauche, son émotion fut si vivequ’il dut s’arrêter de marcher, et, comme son compagnon luidemandait avec une véritable anxiété :

– « Qu’avez-vous? Est-ce que vous voussentez mal?… »

– « Pas si haut,  » répondit lepère. « Elles n’auraient qu’à  vous entendre et à  êtreinquiètes… Aidez-moi un peu seulement. » Et, prenant le bras decelui qu’il aimait déjà  comme le mari de sa fille, du mêmegeste que sa vieille maîtresse avait eu pour prendre le bras decette fille, il ajouta, en regardant Gabriel, avec des yeux humidesde larmes, dont celui-ci ne pouvait pas comprendre le sens : « Quevous êtes bon de vous intéresser à  un vieil infirme commemoi!… Si je vis, nous ferons une paire de grands amis, n’est-cepas?… »

 

Chapitre 3NÉGOCIATIONS MATRIMONIALES

Gabriel Clamand n’avait pas tout dità  Béatrice, en lui parlant de sa rencontre avec Nortier, lematin, dans le parc. Il lui avait caché qu’il avait cru surprendresur le visage tendu de l’homme d’affaires, à  son aspect, undemi-sourire dont l’ironie l’avait soudain comme glacé. Il est rareque l’instinct des amoureux s’abuse sur les sympathies ou lesantipathies qu’inspire leur sentiment. Celui-ci avait éprouvé denouveau ce coup au cœur, cet avertissement qui ne trompe pas. QueM. Nortier eût deviné son amour pour Béatrice, et qu’il n’y fût pasfavorable, il le savait comme si l’autre le lui eût dit en proprestermes, et il attribuait naïvement cette hostilité à  ladisproportion de fortune entre l’héritière et lui. Qu’étaient sespauvres quarante mille francs de rente à  côté des millions duparvenu? Evidemment, M. Nortier le soupçonnait de calcul. Laconscience profonde, absolue, qu’il avait d’aimer la jeune fillepour elle-même le faisait se révolter intérieurement contre cetteopinion du père sur son manque de désintéressement, avec lacertitude, quand ils se connaîtraient mieux, de l’en faire revenir.Il était bien incapable de seulement soupçonner la vérité de cecaractère, d’abord parce qu’il aurait considéré comme un crimeenvers Béatrice de ne pas respecter celui dont elle portait lenom ; et puis, par un trait profond de son caractère, Gabrielétait un candide et un simple, comme le sont beaucoup de jeunesgens de la haute bourgeoisie, entrés dans l’armée au sortir d’unmilieu de famille très honnête et très droit. Il n’y a peut-êtrepas en France, à  l’heure présente, de métier qui isole plusun homme de 1 expérience directe et brutale des bassesses humainesque celui de l’officier, quand une fortune indépendante et desprotections naturelles, d’une part, lui assurent une bonnesituation sans intrigues, et que, de l’autre, ses principesreligieux l’éloignent de la galanterie. Se dépensant beaucoup dansl’action physique, ses idées prennent tout naturellement ce tond’optimisme sain que les Anglais cherchent à  donner auxétudiants de leurs Universités, par ce même procédé d’entraînementathlétique et de perspective assurée d’avenir. Ainsi se forme cetype éminemment social, partant un peu conventionnel, que nosvoisins appellent le gentleman. Il y avait beaucoup degénéreuse utopie dans l’esprit, tout confiance et toutbienveillance, de Gabriel. Comment et où aurait-il appris à démêler les complexités morales d’un personnage aussi exceptionnelque Nortier, – complexités que même ses compères en haute vieparisienne n’apercevaient pas, à l’exception d’un seul. Casal?Mais Casal est, lui aussi, une façon d’homme supérieur et qui a surla vie un coup d’œil décisif et pénétrant, presque chirurgical.C’était lui qui avait eu raison, la veille, dans un résumé dessentiments divers du mari trompé envers sa femme, l’amant de safemme et la fille adultérine. Il était exact que Nortier avait dèslongtemps deviné le secret de cette naissance, exact aussi qu’ils’en était tu d’abord devant l’évidence qu’un scandale ne levengerait pas et perdrait

sa situation mondaine. Le parvenu avaitpayé là  son mariage. Ces unions dans une classe supérieuresemblent habiles. En réalité, elles mettent un homme sans appui defamille à  la merci d’une épouse puissamment apparentée. Ilétait exact, en outre, que Nortier avait eu physiquement peur deSan Giobbe, malgré sa propre carrure. Ce n’est pas avec nosmuscles

que nous avons un certain courage, c’estavec notre sang et nos nerfs, autant dire avec notre hérédité. Lepaysan de Beauce que le millionnaire demeurait dans le tréfonds desa physiologie, le terrien habitué par une longue suite d’aïeuxpaysans à  la résistance rusée et passive, et totalementdépourvu d’atavisme militaire, aurait dû faire un effort d’unetension extraordinaire pour braver en face un seigneur aussiredoutable que San Giobbe, herculéen de musculature lui aussi etqui tirait le pistolet comme il maniait l’épée, avec uneprobabilité quasi absolue d’abattre son adversaire à vingt-cinq pas. Rendons justice à  Nortier; il eût eul’énergie de dompter cette terreur nerveuse, s’il avait vu là une certitude de vengeance. Mais se venge-t-on d’un outrage quandon offre à celui qui vous l’inflige neuf centquatre-vingt-dix-neuf chances contre une de vous mettre, parsurcroit, trois pouces d’acier ou une balle dans le corps? Il étaitexact enfin que jamais la sensation aiguë de cet outrage n’avaitcessé d’assiéger de son lancinant rappel cet orgueilleux, humiliéau point le plus vif de sa vanité masculine. Aucun de ses triomphesd’amour-propre mondain n’avait empêché le spéculateur envié, aumilieu de son faste et parmi les fêtes, de se dire tous les jours,avec une âcreté de rancune qui lui brûlait chaque fois tout lecœur, qu’une fois hors de chez lui, tous les invités de ses dînerset de ses chasses, de son château et de ses loges, se répétaientavec un sourire :  » Mme Nortier est toujours avec Giobbe… » Ce vulgaire, cet abominable être avec, qui donne dansl’argot d’aujourd’hui le même air d’ignominie aux amours du mondeet aux autres, il ne l’entendait jamais prononcer à  proposd’un couple quelconque sans qu’un peu de fiel n’exsudât en lui.Mais – et Casal y avait vu juste sur ce point encore – Nortierétait une âme forte et capable d’attente. Les natures de cettequalité-là, très rares dans les hautes classes et dans les villes,se rencontrent souvent à  la campagne et parmi les paysans. Lapatience d’un petit propriétaire qui convoite un lopin de vigne oude bois, et cache vingt ans sa convoitise pour l’avoir à meilleur compte, est une des formes presque innocentes de cettefaculté d’attente. Mise au service de la haine, cette énergie dansl’aguet fait ces criminels de village pour qui certaines provincesont crée les deux mots bien expressifs de vengeancieux etde vampireux et le sinistre proverbe : « Il n’est devengeance que de vieil homme. » La vie des affaires, quand elle estcomprise comme la comprend et la pratique un Nortier, – ajoutonsbien vite que c’est, heureusement pour la corporation, une manièreexceptionnelle, – cette vie, dis-je, est faite pour exaspérerencore dans un tempérament cette goutte de férocité, adoucie chezla plupart des civilisés, pour peu qu’ils n’aient pas trop subi demisère physique, par l’absence de danger palpable et présent. C’estau contraire dans le danger constant qu’habite et se meut lespéculateur de grande espèce, celui qui, cent fois dans sonexistence, s’est demandé s’il ne sera pas obligé demain de sebrûler la cervelle, qui a lui-même acculé au suicide des rivauxavec lesquels il avait dîné et chassé cent fois, subi et infligéles plus meurtrières émotions du jeu et de la guerre, rien qu’endonnant une signature ou en regardant la cote.

Aussi Gabriel Clamand aurait-il été, nonpas tout simplement impressionné d’une façon pénible, maisconsterné de terreur, s’il avait pu savoir ce que signifiaitl’ironique rictus surpris sur l’impassible visage du châtelain deMalenoue, en train de mener ses poneys à  travers son parcpour gagner plus tôt la gare et, de là, son bureau. Cette rencontrematinale de l’officier en train de rêver romanesquement sous lesarbres d’automne représentait pour le mari trompé une preuve deplus à  joindre à  tant d’autres que Gabriel étaitamoureux. Cela, Nortier le savait, et de qui, et que ce sentimentétait partagé. Il savait aussi qu’après-demain, demain, ce soirpeut-être, sa femme, qui protégeait cet amour du jeune homme,viendrait le sonder sur son consentement. Il savait que San Giobbe,le vrai père de Béatrice, dont il contemplait l’agonie avec uncruel délice, serait là à  attendre la réponse, etBéatrice aussi; et ce qui lui donnait ce mauvais sourire, c’estqu’il avait trouvé le moyen d’atteindre à  la fois bien à fondces trois êtres, – de quelle haine il les haïssait également! – etde les atteindre non pas pour un jour, non pas pour une heure, maispour tout ce qu’ils avaient devant eux d’existence à  vivre.La liquidation allait avoir lieu, – et, comme il eût dit lui-même,avec une soulte en sa faveur.

Cette soulte – pour continuer cettemétaphore professionnelle – se débattait quelques heures plus tard,et au moment même où, assis à  la table du déjeuner dans lasalle à manger de Malenoue, Mme Nortier et San Giobbe, Béatrice etGabriel causaient ensemble avec cette gaieté douce et toutattendrie qui est celle des réunions de famille à  l’approched’un événement très désiré, dont personne ne parle et que tousconnaissent. Ni les uns ni les autres, certes, ne pensaient auredoutable absent, dont le siège à  table était occupé cematin-là par la jeune fille, assise en face de sa mère. S’il y eûteu une place pour son image dans l’esprit des quatre convives, ilsse fussent figuré le financier occupé de tout autre chose que d’euxet du joli projet d’avenir conjugal dont la perspective lesenchantait tout bas. En réalité, l’homme d’affaires était bienà  ce moment-là  dans son bureau, en train de dicterà  son secrétaire les dernières lettres importantes d’unematinée très chargée; mais s’il se hâtait de terminer ainsi sacorrespondance du jour, c’est qu’il se savait attendu chez CamilleFavier, – la charmante comédienne dont il était le protecteurdepuis deux ans déjà, par vanité, comme il avait ses chevaux decourse, sa galerie de tableaux et sa chasse. – Et il savait queCamille était en train de négocier pour lui la conclusiondéfinitive de ladite soulte. Le débat avait pour théâtre une salleà  manger aussi, celle de l’actrice, laquelle, ce matin-là,donnait à  déjeuner à  un personnage qui n’était rienmoins que le marquis de Longuillon. Il y a toujours un coin dironie dans les situations les plus tragiques. Dans l’espèce, cetteironie résidait en ceci, que Nortier ne soupçonnait pas les bontésque l’aimable fille avait eues plusieurs mois durant pour son futurgendre. Il les eût sues d’ailleurs qu’il les eût pardonnées,puisqu’elles remontaient à  l’autre hiver, et il n’y eût sansdoute vu qu’une nouvelle chance de succès dans un marchandage dontl’immoralité n’était guère sentie que par la comédienne. Camilleétait devenue une femme entretenue, mais après avoir, comme tantd’autres, caressé dans sa première jeunesse un noble rêve d’art(voir la Duchesse bleue). Il lui en restait, à travers les désordres de son existence, des traces d’idéal, qui serévélaient par des sursauts soudains de dégoût. Il y avait en elle,comme chez tant de Parisiens et de Parisiennes de notre époque, unesorte d’anarchisme moral, par lequel elle se rachetaità  ses propres yeux – ses beaux yeux bleus demeurés si clairs- des compromis de conscience auxquels elle se livrait pour garderautour d’elle le luxe effréné dont elle ne pouvait plus se passer.La toute petite salle à  manger, – son hôtel, sis avenue deVilliers, en avait deux, – où elle et Longuillon prenaient le café,avait été copiée sur une des chambres du Trianon. Avec ses chaises,sa table, son dressoir du plus pur dix-huitième siècle et laprofusion de ses fleurs et de sa vieille argenterie, elle attestaitla générosité des amis successifs de Camille et en dernier lieucelle du financier. La toilette valait le mobilier. L’actrice avaitune de ces robes faites pour la chambre, toute en soie souple, enbroderies et en dentelles, où les grands couturiers déploient lalibre fantaisie de leur imagination, n’étant plus retenus paraucune limite de prix. La nuance fleur de pêcher de cette étoffes’harmonisait merveilleusement à  la beauté délicate de lajeune femme. Camille, avec ses traits menus, le blond cendré de sescheveux, la fine attache de son cou un peu long, garde encoreaujourd’hui, malgré ses dix ans de théâtre, la grâce d’ingénuitéqu’elle avait à  ses premiers débuts, – pour ceux du moins quine l’ont pas connue alors. Pour les autres, la différenced’expression est trop cruelle! Ils trouvent la fille oùils ont connu l’enfant, comme ils retrouvent le drôle dansle grand seigneur qu’est resté aussi en apparence le petit marquisde Longuillon. Et voici les discours qu’ils échangeaient, aprèsavoir renvoyé le maître d’hôtel, et tout en fumant, entre deuxgorgées de kümmel, lui, un havane du plus délicieux arome; elle,des cigarettes russes à long bout :

– « Enfin, oui ou non, le princedonne-t-il une promesse ferme ? » demandaitCamille.

– « Si tu le connaissais, » répondaitLonguillon, « tu ne me poserais pas cette question. C’est un hommed’autrefois, comme dit l’autre, et toutes ses promesses sontfermes… J’aurais voulu que tu fusses là, cachée dans un coin, pourl’entendre qui grondait, en se promenant de long en large dans sachambre, sous le portrait du comte de Chambord et de Mme laduchesse d’Angoulême, la Reine, comme il l’appelle toujours! Et ilrépétait : « Un La Tour-Enguerrand parrain d’un Nortier!… Maisenfin, pourquoi ce traitant » – c’est l’homme d’autrefois! – «tient-il à  être du Jockey? « M’expliqueras-tu cela, monsieurmon neveu, toi qui es un moderne, un nouveau jeu, undans le train, cette peine que les bourgeois se donnent,aussitôt qu’ils ont quelque monnaie, pour frayer avec des gens quiles méprisent, au lieu de s’amuser entre eux?… »

Il vous a un air ancien régime etvieille France pour débiter de ces phrases! 11 y eut un silence.J’ai eu le trac, en ce moment-là, que le vieux pur sang nerenâclât sur l’obstacle. Mais il m’aime et aime encore plus LaTour-Enguerrand. Ça a été une idée sublime de ma part que de luiraconter que j’allais être obligé de vendre la baraque familiale,et à  un des Mosé! Il s’est arrêté devant une vieille gravurequi représente le château en 1416, quand notre commun ancêtresoutint son fameux siège contre les Anglais, et brusquement : «C’est bon, c’est bon. Je le présenterai, monsieur ton beau-père! »puis, sans même me laisser lui dire merci : « Ce sera moi tonarchitecte, » me cria-t-il, « tu m’entends ! Je ne veux pas derestauration, de reconstitution, je veux ça… Est-ce beau ?mais regarde, est-ce beau? Ces quatre grosses tours doublées de cesquatre petites, et cette couleur rouge des briques, est-ce beau?… »Et, avec un soupir : « Nous paierons un peu cher la joie de legarder, notre donjon ! Mais puisque la mère de ta future femmeest une de Brèves… Maintenant que j’ai dit oui, hip! hip! En selle,épouse au galop, pour que nous nous mettions à  la truelle etque j’aie au moins le temps de finir de rétablir le châteaumoi-même avant de mourir. » Quel type, hein ! mononcle?…

– « Et son neveu? » fit Camille. «Vous êtes tous comme cela, vous autres, dans la noblesse : ou desbrûleurs comme toi, ou des refroidis du moyen âge comme lui. Et lesbrûleurs finissent comme tu vas finir, ils se font marier parCamille. Ça m’amuse d’ailleurs. Tu me plais. Tu es vivant, tugrouilles, et puis j’ai mon côté socialo, et c’est mafaçon de dire mon petit : « Crève donc, société… » Et lesrefroidis sont des maniaques qui brocantent leur nom par respectpour une vieille bicoque à  créneaux et à  mâchicoulis,où il s’est passé quelque chose les concernant cinq cents ans avantleur naissance… Tu peux être sûr qu’il n’y mettra ni calorifère nisalle de bains, dans votre donjon, le brave oncle. Tu regretterasl’avenue de Villiers et le cabinet de toilette de Camille… Mais jete donnerai l’hospitalité en camarades… » elle répéta : « encamarades… Tu as beau me regarder avec tes yeux ficheurs,quand Favier a dit : c’est fini, nous deux, – c’est fini… Tu en asla preuve… C’est heureux, d’ailleurs, que je ne t’aie pris quecomme toquade. Est-ce que je te marierais, sans ça? Mais crois-tuque ton oncle fera passer Nortier au cercle?… »

– « Sûr, » répondit Longuillon. « Il yfait la pluie et le beau temps… Et puis, » et il eut un sourire,qui prouvait que s’il se piquait d’être un dans le train,comme disait son oncle, il n’en était pas moins, en orgueil decaste, le digne neveu de cet oncle : « Sais-tu que c’est déjà quelque chose, pour un Nortier, que d’être blackboulé au Jockey?C’est la preuve qu’il a des parrains. Il a des collègues à  laBourse qui paieraient cent mille francs, deux cent mille francsrien que pour cela… »

– « Quand on compte toutes les canaillesqui courent le monde, » dit philosophiquement Camille, « on esttout de même étonné qu’il y ait aussi tant d’imbéciles… C’estqu’ils cumulent…  »

– « En attendant, » reprit le jeunehomme, qui ne répondit pas à  la boutade de la comédienne, «pensons au conseil de l’oncle : hip! hip! au galop! Il faut quel’affaire soit bouclée aujourd’hui… »

– « Nortier vient tout à  l’heure.Mais pourquoi cette hâte?… »

– « Pourquoi? C’est qu’il y a quelqu’unqui tourne autour de la place et qui m’a tout l’air d’être lecandidat de la maman… Tu n’as jamais rencontré ça? Un petitofficier, Gabriel Clamand, le fils du général?… Non? Ça pourraitaller cependant au foyer du Tbéâtre-Français – pour s’instruire!…C’est assez le genre. C’est tout ce qu’on fait de mieux commegentil garçon. C’est frais, c’est jeune, c’est loyal, bonne famillede province, pas très riche, mais à  l’aise… »

– « Connu, » fit Camille,« c’est le monsieur qui veut faire un beau mariaged’amour. Je ne sais rien qui me répugne plus que ce romanesqueplacé à  cent pour cinq. On va t’enlever ça, mon petit Guy…Tiens, une voiture s’arrête à  la porte… » Et elle se levapour aller regarder aux carreaux de la fenêtre, que garnissaientdes guipures dignes du trousseau d’une princesse royale : « C’estle patron. Plus de tutoiement, monsieur le marquis… Je lui glisseun mot dans l’oreille dans l’antichambre. Je vous quitte pourm’habiller, et tu peux y aller carrément… Tout de même, »conclut-elle avec cette amertume dans la blague qui lui estparticulière : « C’est heureux qu’on n’ait pas inventé les rayonsRœntgen pour éclairer ce qu’on a là  dedans, » etelle frappa son joli front et son joli sein, « tandis qu’on separle des choses de famille, entre gentlemen, comme vous allezfaire tous les deux, papa Nortier et toi, dans cinq minutes… Maisle voici. De la tenue. »

La porte venait de s’ouvrir, en effet,et le maître d’hôtel, un de ces domestiques, comme il y en a chezles filles, à  la physionomie d’une solennité ignoble et d’uneobséquiosité menaçante, introduisait le protecteur. 11 n’y avaitaucune différence de façons entre le Nortier que Longuillon avaitquitté la veille à  Malenoue, présidant au départ de sesinvités avec la politesse un peu trop soulignée qui était lasienne, et le Nortier qu’il voyait entrer dans la salle à manger de l’actrice. L’homme d’affaires n’admettait pas plus lafamiliarité dans le demi-monde que dans l’autre. Quand ons’intéresse à  une femme en vue avec la conscienced’accomplir, ce faisant, un rite social, ce n’est pas pour sedégrader en batifolant comme un carabin qui godaille en manches dechemise chez sa bonne amie. On n’entretient pas une des gloires dela Comédie pour s’amuser, – mais pour avoir une grande allured’homme de goût, presque de bienfaiteur des arts et desartistes ; – mais pour s’assurer une nouvelle réclameà ses talents de financier et entendre dire, chuchoter : «Faut-il qu’il gagne de l’argent, le lascar, il dépense cent millefrancs par an pour Favier; » – mais pour avoir un second salon,plus commode, à côté de l’officiel, une maison où donner d’autresdîners, où faire des politesses sans conséquence à  uneclientèle plus mêlée; – mais pour mettre en campagne, au besoin,une complice fine comme tout un congrès de diplomates et conclurepar elle certains marchés, sans s’y être sali les mains. C’était lecas aujourd’hui. Comment un témoin, s’il s’en était trouvé un pourassister à  cette apparition du financier dans cet élégantdécor, eùt-il soupçonné qu’il arrivait comme un des garçons derecette à  livrée verte qui parcouraient Paris aux frais deson Comptoir, pour encaisser un effet de commerce? C’enétait un que cette promesse de parrainage princier dans un cercledifficile, négociée par la jolie fille à  qui l’amant sérieuxbaisait le bout des doigts, et il lui tendait une délicieuseorchidée, apportée dans un non moins délicieux sabot de Saxe:

– « J’ai trouvé un joujou pourvous, belle dame, » dit-il avec un ton que n’eussent pas désavouéles anciens possesseurs de Malenoue, au temps des mouches, de lapoudre et des robes à  paniers…

– « Oh! la belle fleur, on diraitd’un insecte mauve avec des élytres noirs, » fit Camille, «regardez, Longuillon, » et elle tendit l’orchidée au jeune marquis,en l’élevant un peu, ce qui lui permit de voir que le petit sabotportait bien sous sa semelle les deux épées croisées, de quoijoindre le vase, quand la fleur serait fanée, à  la collectionde pièces de la même marque qui garnissaient sa vitrine. Il fautbien penser à  la grande vente, – suprême ressource des annéesmaigres, – et elle eut un véritable éclair de reconnaissance dansses yeux bleus pour remercier le donateur : « Il n’y a que vouspour avoir de ces gentilles idées. Vous me gâtez. Vous êtes si bon,si bon!… » puis avec son plus coquet sourire :  » Voulez-vous passertous deux dans le fumoir?… Longuillon, vous n’êtes pas trop pressé?11 faut que j’aille m’habiller, » et elle regarda la montreenchâssée dans la gourmette d’or de son bracelet :  » Il y arépétition à une heure et demie… Mais j’ai le temps. Je vousjette en voiture quelque part?» demanda-t-elle à  Nortier. Surune réponse affirmative, et comme Longuillon était entré le premierdans le petit fumoir, elle se dressa sur la pointe de ses piedsfins pour souffler à  l’oreille du père putatif de Béatrice :« Le prince marche, et à fond… » et, avec son rire le plus enfantin: « J’ai gagné ma commission. J’aurai mon rubis, pas?… » Etelle disparut, en relevant des deux mains sa robe à  traine,montrant ses fines chevilles, ses mules claires et ses bas de soied’un vert tendre à  coins roses, et elle criait aux deuxhommes, maintenant en tète à  tête, un : « Ne dites pastrop de mal de moi, » qui leur servit de thème à  commencer unentretien auquel les rayons Rœntgen, regrettés parCamille, manquaient en effet. Ils eussent éclairé un amusantcontraste entre les paroles que prononçaient tout haut le futurgendre et le futur beau-père d’une part, et de l’autre celles quise prononçaient tout bas dans leur pensée. Mais les deux aigrefinsavaient-ils besoin desdits rayons pour se déchiffrer réciproquementtout entiers?

– « Quelle femme charmante, » avaitcommencé Longuillon, « si grande artiste, et avec cela si simple,tant de cœur !… » Si le rayon Rœntgen avaitfonctionné, voici la petite phrase intérieure qu’il eût illuminée :« Il n’y a pas mieux comme rosserie. Mais vantons lamarchandise au propriétaire. Quand on paie, ça fait toujoursplaisir… »

– « C’est dommage qu’elle travailletrop peu,» répondit Nortier, « ainsi sa Dona Sol dans Hernani, çan’était pas ça, mais pas ça du tout! Ç’aurait pu être excellent,mais pas assez de pioche, pas assez vraiment… » et, en lui-même : «Tu ne me feras pas parler de la femme, mon bonhomme, -nous sommes ici chez l’actrice, et rien que chez l’actrice… »puis, tout haut: « Allez-vous à  Chantilly, cet après-midi?…»

– « Vous voir triompher? Probablement, »reprit le jeune homme, « ah! vous avez dans Serpent le chevalimbattable! » Un silence, puis : « A propos de courses, savez-vousque j’ai une petite communication à  vous faire? Non pasofficielle, mais très, très officieuse. Mon oncle LaTour-Enguerrand, que j’ai vu ce matin, et avec qui nous parlions decette bête justement, me disait : «Avec cette écurie-là ,pourquoi M. Nortier ne se présente-t-il pas au Jockey? Sa place yest toute marquée. Il nous manque… » et, côté des rayonsRœntgen :  » Nortier manquant au Jockey! C’est un peugras tout de même… Et que dirait mon oncle? Bah! Il n’en saurarien… Quant à toi, vieux voleur, si lu n’es pas content de tonfutur gendre, tu es difficile. On y met des formes…»

– « Oui, » répondait Nortier, avecle flegme d’un joueur qui vient de regarder ses cartes au baccara,de voir qu’il avait neuf, et qui s’amuse à  attendre avantd’accuser le coup: « plusieurs personnes m’ont déjà  tâté dansce sens. J’ai toujours remis de me décider. Je fais partie de tantde cercles!… Mais, venant du prince, l’affaire prend une autretournure…  »

– « Il a du doigté, ce garçon, »pensait-il, ça marchera entre nous… Continuons à  mettre leschoses au vrai point. Donnant, donnant, mais faisons bien sentirque, dans le marché, c’est nous qui apportons le gros paquet…» et, tout haut :

– « Il y a longtemps que je ne l’ai pasrencontré, cet excellent prince, comment va-t-il?… »

– « Vous le verrez bientôt en personne,demain sans doute, » reprit Longuillon, « car il m’a prié de vousdemander un rendez-vous. Il a de son côté une autre communicationà vous faire… Que répondriez-vous, mon cher Nortier, s’ilvenait vous dire : – « J’ai un neveu qui n’a pas toujours été trèsraisonnable, mais vous savez que les jeunes gens un peu fous fontplus tard les meilleurs maris. Il n’a pu aller chez vous sansremarquer la grâce de mademoiselle votre fille, et sans en êtretouché… » bref, s’il vous demandait la main de mademoiselleBéatrice pour votre serviteur… », et côté des rayons X : « Ouf!Ça y est ! Mais que c’est bête d’être là  deux hommesd’esprit et de se faire des phrases pour se dire : donne-moi de ceque t’as et je te donnerai de ce que j’ai, comme les gosses, toutsimplement… »

– « Ce que je répondrais? » fit Nortierde sa même voix posée, et jamais plus froide expression de visagene démentit plus complètement un plus patriarcal discours : « Vousme connaissez, mon cher Guy, vous savez que je suis avant tout unhomme d’affaires, c’est-à-dire quelqu’un de très net, de trèscarré, et qui ne finasse pas. Ça été mon unique habileté dans lavie. Elle ne m’a pas trop mal réussi… Vous m’avez vous-même formuléla seule objection qu’il y ait à  faire à  cette union…Ce n’en est pas une à  mes yeux, et pour la raison que vousavez dite… Vous me plaisez, je vous plais. Nos caractèress’entendent, nos goûts aussi… Vous avez votre beau nom, ma filleaura sa belle fortune. Vous vous complétez merveilleusement… Donc,que le prince fasse la démarche, et ce sera : oui. » Cette fois, ettandis qu’il rivait d’un seul mot le premier anneau de la chaînequi allait lier pour toujours la destinée de la plus charmante, dela plus tendre des créatures à  un drôle avéré et qu’il savaittel, le mari trompé ne se prononçait intérieurement aucune phrase.Il voyait, dans la chambre noire de son cerveau, et cettejeune fille, et sa femme, et le vrai père. La sensation du malirréparable qu’il leur faisait, à  tous trois, à  cetteseconde, et sans même qu’ils le soupçonnassent, remuait dans cetteâme de proie la fibre de cruauté qui s’y cachait tout au fond.C’était, en même temps, comme si un baume se fût répandu sur uneautre fibre, celle-là  toujours déchirée depuis des années.Cette atroce joie était si intense, elle inondait son être intimeà  une telle profondeur, qu’une demi-heure après cetentretien, et comme il accompagnait Camille dans son coupé jusqu’authéâtre de la rue Richelieu, l’expression de ses prunelles,extraordinaires d’éclat dans son visage gris, comme figé, frappa lacomédienne. Elle se demandait en gravissant les marches del’escalier – elle était en retard – parmi les portraits desactrices d’autrefois, ses sœurs de l’autre siècle en grâce et enrouerie,

en finesse de scène et en finesse deville :

– « Pourquoi Nortier tient-il donc tantà  ce mariage? A cause de la  présentation au cercle? Ilest bien snob, mais pas tant que ça… Pour que sa fillesoit princesse de La Tour-Enguerrand? Il ne manquait pas de ducspannés qui l’auraient épousée, et puisqu’en noblesse française ducest mieux que prince, lui-même me le disait 1’autre jour?… Par peurdu mariage avec l’officier?… Ce sera ça. La petite était prise del’autre côté… Y aurait-il un moutard en route ?… » Etl’anarchiste Camille conclut en s’arrêtant pour souffler au palierdu premier étage : « Elle et Guy, dans ce cas, ça ferait unejolie paire ! Quels gredins que les honnêtes gens, tout demême!… » Et elle eut un sourire de dégoût et d’amusement, à l’idée de l’infamie qu’elle venait d’imaginer, un peu, commetoujours, afin de se moins mépriser elle-même par comparaison.Puis, malgré elle : « Elle n’a pourtant pas une tête à ça, cettepetite… Mais alors, pourquoi Nortier tient-il tant à  cemariage? C’est inexplicable. »

 

Chapitre 4SCÈNES DE FAMILLE

Cinq grandes heures s’étaient écouléesentre le moment où l’homme d’affaires avait pris congé de la petiteFavier, à la porte de la  Comédie française, en lui baisant lamain cérémonieusement, comme il sied au beau-père possible d’uneprincesse de La Tour-Enguerrand, et le moment où, revenu de Paris,à son habitude, par le train du soir, il descendait de voituredevant le perron de son château de Malenoue. Durant ce longintervalle, cette flamme de ses yeux qui avait tant étonnél’actrice ne s’était ni éteinte ni amortie. Il avait vaqué à ses besognes, passé à  son bureau, à  la Bourse, donnédes ordres, fait deux visites, examiné chez un

marchand de chevaux desnorfolks nouvellement débarqués d’Angleterre, en prévisiondes chasses, et pas une seconde la fièvre froide de sa vengeance,toute proche, n’avait cessé de lui brûler le cœur et de mettre aufond de son regard cet intense et fixe éclat qui révélait unéréthisme de haine exalté jusqu’à  l’inhumanité. Peut-être,car il n’existe pas de nature absolument impitoyable, le secretremords du crime moral qu’il se préparait à  commettre semélangeait-il, chez Nortier, au sauvage appétit de cette vengeance,pour l’exaspérer. Il n’allait pas se contenter d’imposer à  lapure et douce Béatrice un mariage abominable, où elle ne pouvaitrencontrer que le malheur. 11 était résolu, on le verra, à fairepire encore. Il voulait porter à  cette enfant, pouratteindre, à  travers elle, la mère et le vrai père, un de cescoups qui ne relèvent pas des tribunaux d’ici-bas, mais qui n’ensont pas moins de véritables assassinats. Le sang n’y coule point.Le fer n’y brille point. C’est un meurtre pourtant, et que lemeurtrier sent tel, alors même qu’il agit, comme celui-ci, avec lapleine sécurité d’un homme qui sait n avoir rien à  craindredes autres hommes et qui ne croit pas à  un autre monde. Oui,ce dernier et secret sursaut de conscience rendait-il plus âcreencore la sensation du plaisir haineux dont cette volonté cruelleétait comme corrodée? En tout cas, si quelques scrupules s’étaient,durant cet après-midi, élevés en lui, malgré lui, contre unhorrible projet, comment eussent-ils tenu devant le spectacle quelui offrit le petit salon du château, à  son arrivée, -spectacle que le hasard semblait avoir composé avec soin pourdétruire ses dernières hésitations?… Il était sept heures. Delarges bûches achevaient de se consumer dans la cheminée etrépandaient dans toute la chambre une joyeuse chaleur, plusenveloppante et plus caressante pour lui qui venait de l’airpiquant du dehors. Les grandes et les petites lampes, sous leursabat-jour, les uns larges et hardiment coloriés, les autres toutresserrés et de nuance discrète, distribuaient une lumière amie quiaugmentait encore le charme d’intimité de la pièce, meubléeclairement, dans le style de la fin du dix-huitième siècle. MmeNortier était couchée plutôt qu’assise sur une de ces chaiseslongues en trois morceaux qui conviaient les dames du temps passéaux longues causeries avec leurs amoureux. Celle-ci ne causait pas,étant occupée à  un petit travail au crochet, d’un ordretendrement bourgeois. Elle tricotait un gilet de laine, pour qui?sinon pour son éternel amoureux, en effet, pour San Giobbe, qui setenait auprès d’elle, installé dans une profonde bergère, un livreouvert sur ses genoux. Il ne lisait pas, et l’un et l’autreécoutaient un morceau, exécuté par Béatrice, qui, assise au piano,dans l’angle, parmi les fleurs et les plantes vertes, laissaitcourir ses doigts sur les touches. Elle jouait une suite d’airsanciens, un de ces airs d’une grâce un peu mince et grêle, – commecette chaise longue et cette bergère en avaient entendu beaucoup,quand les petites marquises et les petits marquis du temps de LouisXVI fredonnaient les couplets du Tambourin de Rameau:

 

Ayez au village une maîtresse…

 

ou la cantilène tendre du Devin :

 

Le plus vert bocage,

Quand tu n’y viens pas…

 

C’est une musique si svelte, si allante,si chantante ! Et il s’en dégage un accent poignant demélancolie, au souvenir de la tragédie à  laquelle préludait,il y a un siècle et plus, cette gaieté légère. D’ailleurs, mêmesans cette tragédie, n’y a-t-il pas toujours un charme de tristessedans ce qui fut la fête d’une époque à  jamais passée?…Béatrice avait une sensibilité trop déliée pour ne pas subir cetteimpression, surtout dans l’état de joie anxieuse où elle setrouvait. Gabriel avait parlé à  Mme Nortier, et celle-ciavait promis de parler le soir même à  son mari. La jeunefille appréhendait de graves objections, quoiqu’elle ne doutât pasdu consentement final, et elle épanchait le trouble secret dontdébordait son cœur dans cette harmonie ardente et finementpassionnée. Pourquoi faut-il que la grâce innocente et fragileexaspère encore la méchanceté quand elle ne l’apaise point?Pourquoi est-ce une loi de l’être qui hait, qu’il haïsse davantagel’être sans défense, inoffensif et désarmé? Jamais, depuis lanaissance de cette enfant, qui portait, sur toute sa délicatephysionomie, la preuve de la trahison de sa mère, jamais, non,jamais Nortier n’avait éprouvé plus d’aversion animale contre ellequ’à  la voir ainsi, à  son piano, ravie et frémissante,tout abandonnée à  sa musique et à  son rêve, et les deuxautres, à  quelques pas, dans cette attitude de confiance etde sûre affection. Jamais non plus il n’avait masqué davantage,sous cette espèce de bonhomie distante et composée qui étaitvolontiers la sienne, la violence de son ressentiment.

– « Ne faites pas attention à moi, » avait-il dit à  Béatrice, «finissez votre morceau. Ilest très joli… » et il avait baisé les doigts à  safemme, – aussi cérémonieusement qu’à  Camille, – puis touchéla main à  San Giobbe, en ajoutant :  » Ne vous dérangez pasnon plus. Restez confortable. Je n’aime pas que l’on sedérange pour moi, vous le savez bien… Laissez- moi seulement meréchauffer un peu…  » Et il s’était mis debout devant la cheminée,le dos à la flamme, se tenant sur le pied droit tour à tour et sur le gauche, pour exposer au brasier les semelles de sesbottines, lune après l’autre.

– « Elle fait des progrès, »dit-il, quand la jeune fille, son piano fermé, se fût levée et eûtquitté la pièce, afin d’aller se préparer pour le dîner. « Je ne lacroyais pas capable de si bien enlever des morceaux si difficiles…»

– « C’est qu’elle était très remuéeaujourd’hui, » répondit la mère, qui ajouta : « Je vous parlerai decela plus à  fond quand nous serons seuls… Mais je peux bienvous dire la chose tout de suite, devant notre ami San Giobbe. Ilest au courant… Il s’agit d’un mariage…  »

– « C’est le jour aux demandes, alors, »fit Nortier. « Moi aussi, j’ai un mariage à  lui proposer…Mais dites le nom de votre candidat… »

– « Gabriel Clamand, » dit lamère ; puis bien vite : « Et je crois qu’elle l’aime…»

– « Oui, elle l’aime, » insista SanGiobbe. « Voilà  d’où vient 1 expression que vous venez deremarquer dans son jeu…»

– « Vous connaissez notre secretmaintenant, » reprit la mère,  » dites-nous le vôtre…»

– « Moi, » répondit Nortier, avecune ironie dont ses interlocuteurs ne devaient s’apercevoir queplus tard, « je n’ai pas de secret. On m’a annoncé une touteprochaine démarche du prince de La Tour-Enguerrand, qui va nousdemander Béatrice pour son neveu… »

– « Guy de Longuillon ! » fit SanGiobbe, instinctivement, et sans réfléchir à  la portée de sonexclamation. Mais n’avait-il pas vu grandir la jeune fille?N’était-il pas l’habitué de la maison, « notre ami, » comme l’avaittout à  l’heure appelé Mme Nortier, et n’était-il pas naturelqu’il mêlât son mot à  ce débat conjugal, puisque la mèreavait voulu que les époux le tinssent devant lui? Il répéta : « Guyde Longuillon! C’est impossible !… »

– « Et pourquoi? » demanda Nortier.« Sa sœur sera bien duchesse d’Arcole? Pourquoi Béatrice neserait-elle pas marquise de Longuillon et un jour princesse de LaTour-Enguerrand?… »

– « Ce n’est pas cela que je veuxdire, » reprit San Giobbe. Il esquissa, puis retint un gested’impatience devant la manière toute mondaine dont Nortier avaitaffecté d’interpréter ses paroles. Celui-ci le regardait avec cetteimpassibilité narquoise qui est l’attitude de certains maris dansdes ménages à  trois, comme celui-ci, où ces maris n’ignorentrien, et lorsque l’amant, toléré par eux, dépasse la limited’intimité. Depuis quelque temps, Nortier se plaisait à infliger au bel Italien de jadis, devenu une machine à palpitations nerveuses, ces espèces d’humiliations par ce simplejeu de physionomie. Cette fois encore, devant les prunelles fixesdu père officiel, où il pouvait lire distinctement cette question :« De quel droit vous mêlez-vous de ce mariage?… » le père véritableeut une seconde de malaise, qui lui fit mettre, comme malgré lui,la main sur la poitrine. Ce n’était pas d’aujourd’hui qu’il luisemblait que Nortier avait tout deviné. L’amant jeune et superbes’en fut moqué jadis. C’était à  son tour, maintenant qu’ilétait vieux et malade, d’avoir peur, non pas pour lui, mais pour samaîtresse et pour sa fille, et de plier. Il ajouta donc, d’une voixun peu étouffée, à  cause de la petite secousse intérieure : «Non, je ne voulais pas parler du titre de Longuillon, mais de soncaractère… »

– « Il est excellent, » fit Nortier, quicontinuait à  garder son air de ne pas comprendre.« Connaissez-vous un plus agréable convive? Un hôte plusfacile et qui aiderait mieux sa femme à  faire les honneursd’une grande maison? Est-ce vrai, Madeleine? »

– « C’est vrai, » répondit MmeNortier, « mais cela ne suffit peut-être pas pour un mariage…En tout cas, » continua-t-elle, inquiète de l’altération surprisesur le visage du malade, et désireuse de ne pas prolonger cetteconversation, « ce n’est pas le moment, à un quart d’heure dudîner, de résoudre une question aussi grave… Nous causerons de toutcela, comme je vous le disais tantôt, et très à  fond, »conclut-elle en s’adressant à  son mari, « et je crois que lapremière personne à  consulter, c’estBéatrice. »

– « C’est bien mon avis, » repartitNortier, qui n’insista pas. Mais l’étrange éclat de son regard,remarqué par Camille, avait aussi frappé San Giobbe, qui s’attardaune minute dans l’escalier, pour dire à  Mme Nortier : «Firmin a quelque chose, méfiez-vous de lui… »

– « Et que voulez-vous qu’il ait? »fit-elle en essayant de dissimuler une impression de danger, dontelle demeurait toute saisie, elle aussi, afin d’épargner à  cepauvre cœur un nouveau battement.

– « Il est si fermé! » reprit SanGiobbe. « Mais j’ai quelquefois l’impression qu’il sait tout…»

– « Lui! » répondit-elle en haussant lesépaules. « Est-ce qu’il se donne la peine de s’occuper de nous?D’ailleurs, ce n’est pas maintenant qu’il me défendra de vousrecevoir… Et alors?… »

– « Mais Béatrice? » interrogea lepère.

– « Béatrice? Qu’est-ce que vous voulezqu’il fasse à  Béatrice? Vous avez vu vous-même, tout à l’heure, qu’il entend la consulter sur son mariage… Elle aimeGabriel. Quand Nortier lui parlera de Longuillon, elle dira non, etce sera fini. Il y aura du tirage, peut-être, mais je suis là, etvous aussi… »

– «Oh! moi!… » soupira l’ancienescrimeur, et il eut dans son geste le découragement immense del’homme que sa force trahit et qui ne pourrait plus même lever lebras pour protéger ce qu’il aime. Il ajouta : « Dieu vousentende !… » et les deux amants se séparèrent, pour seretrouver à  la table du dîner, et retrouver aussi la gênesingulière dont ils se sentaient gagnés en présence de l’hommequ’ils avaient trompé avec tant d’audacieuse sécurité pendant plusde vingt années. Était-il vraisemblable qu’il commençât d’êtreéclairé aujourd’hui? Et s’il avait deviné leur liaison, quel motifavait-il de quitter son rôle de mari complaisant, alors que lesamants passionnés d’autrefois n’étaient plus que des amis? C étaitun dilemme bien irréfutable, et qui pourtant ne les convainquaitpas. Car Mme Nortier, quoiqu’elle continuât de se dominer,n’arrivait pas à  composer tout à  fait son visage deblonde, resté transparent malgré les rides. Elle laissait devinertrop de préoccupation, pour que sa fille, qui la connaissait sibien, ne fut pas atteinte, elle aussi, par la contagion de cettecrainte vague, comme éparse autour d’elle. Il n y avait que lemaître du château dont la physionomie ne portât point l’empreinted’une secrète inquiétude. Installé au centre de la table, – satable, – magnifiquement servie, car il pratiquait, même dans laplus stricte intimité, l’ancien adage, le  » Lucullus dine chezLucullus  » des vrais parvenus, ses yeux erraient sur le surtoutd’argent ciselé – du plus pur style Renaissance, comme le château -qui occupait le milieu. Ils se reportaient sur les tapisseries dela même époque, dont les personnages, hauts comme nature,garnissaient les panneaux de leurs silhouettes pâlissantes; sur lesvoussures peintes du plafond, sur les serviteurs en culotte etpoudrés qui allaient et venaient autour des convives. Ilsretombaient, ces yeux, toujours plus brillants, sur les facessoucieuses de ses trois convives. La mère et la fille l’une enrose, l’autre en blanc, décolletées à  demi, avaient l’airparées pour une fête, avec leurs bijoux, la mère, de grande damecomblée; la fille, d’enfant déjà  si gâtée! Les énormes perlesdu collier de Mme Nortier luisaient d’un reflet tendre. Vingtpetits colifichets d’or et de pierres précieuses, rappelant tousquelque anniversaire: un mariage d’amie, un bal, un jour de l’An,éclairaient de gaieté la toilette presque trop simple de Béatrice,et sa ressemblance avec son vrai père, ce soir-là, dans le reliefque donne aux traits la lumière électrique, était plus saisissanteencore. Nortier regardait aussi celui-là, tragique devieillissement précoce, dans son gilet blanc et son frac de soirée.C’était un tableau d’intérieur disposé à  souhait pour quelquepeintre des élégances modernes, un Béraud, un Gervex, un Flameng,et dont chaque détail flattait toutes les passions de l’homme quiavait là  devant lui, dans ce décor de luxe insolent, cettefemme, cette fille, cet ami. Cette somptuosité autour de sesmoindres gestes, c’était la conquête sociale du plébéien, commerendue concrète et palpable à  ses sens. Cette femme denaissance noble, qui l’avait tant humilié en le trahissant presquepubliquement, il la tenait à  sa merci. Cette fille, quin’était pas la sienne, il allait la briser. Ce faux ami, l’amantaffiché de cette femme, il le voyait mourir. 11 y avait là une de ces rencontres de toutes les circonstances que la destinéene donne pas deux fois à  un homme. C’était «son heure »,à ce patient et dur Beauceron, devenu, grâce au rapport exactde ses facultés à  un certain milieu, un gigantesque brasseurd’affaires. C’était sa revanche, à  ce mari trompé au vu et sude tout Paris. Le cruel homme en goûtait la plénitude avec uneespèce d épanouissement de sa personnalité qui ne pouvait paséchapper à  des attentions déjà  en éveil :

– « C’est vrai, » dit Mme Mortierà  San Giobbe, dans l’intervalle que l’on mit à  passerde la salle à  manger au salon, « il a quelque chose.Bah! C’est tout simplement qu’il aura fait quelque gros coupà  la Bourse… »

– « A moins que l’idée de la principautéde la Tour-Enguerrand ne lui tourne la tète, » fit San Giobbe. «Cela m’étonnerait pourtant. Elle est solide, cette tête…»

– « Je vais bien le savoir, » reprit lamère, qui, aussitôt, laissant son ami et Béatrice causer ensemble,emmena son mari dans un coin de la pièce, et elle commença de luiparler à  mi-voix, avec l’insistance tour à  tourinsinuante et interrogatrice d’une femme qui veut arracher à soninterlocuteur toutes ses objections. Elle se leva de cet entretien,prolongé pendant une heure, la physionomie à  la fois excitéeet rassérénée:

– « Ça été dur, » dit-elle tout basà  San Giobbe. « Mais vous aviez raison, c’est le titreévidemment qui le tente. Avant de répondre d’une manièredéfinitive, il veut causer avec Béatrice. C’est trop juste…»

– « Et quand cela ? » demanda SanGiobbe, qui regardait la jeune fille en train de préparer la tableà  jeux pour le bésigue que les époux Nortier et l’ami duménage faisaient classiquement, en famille, quand il n’y avait pasd’hôtes au château. «11 retourne à  Paris demain matin, etelle est si nerveuse. S’il pouvait lui parler ce soir! »

– « Laissons-lui prendre son moment, »répondit la mère, « il n’aime pas qu’on lui taquine la bouche. Jele connais… »

 

Elle devait avoir lieu le soir même,cette conversation entre Nortier et Béatrice, dont San Giobbes’obstinait à  croire, malgré ses pressentiments et sesobservations, qu’elle serait favorable au projet de mariage avecGabriel Clamand. Il en attendait un apaisement pour les nervositésde sa fille. – Hélas! S’il en eût par avance deviné la véritableteneur, comme il eût souhaité qu’au contraire elle fût reculée, etque son enfant eût des jours et des jours à vivre, dans ce troubled’une amoureuse ingénue, tantôt ravie, tantôt inquiète, toujourspleine d’espérance! Et cette femme, qui croyait connaître son mari,que n’eût-elle pas fait pour empêcher cet entretien de sa fille etde son mari, si elle eût prévu qu’en envoyant celte enfant à ce tête-à-tête elle 1’envoyait à  un supplice qu’elle n’eûtmême pas osé imaginer ! Car ce fut elle-même qui à  onzeheures, et au moment de la séparation générale, dit à Béatrice tout bas : « Tâche donc de causer avec ton pèremaintenant. Il nous a rubiconnés. Il est de bonne humeur… Ducourage pour Gabriel… » ajouta-t-elle en laissant la jeune filleseule avec Nortier sur le palier du premier étage, où elle et sonmari avaient tous deux leur appartement, chacun à  uneextrémité. Elle avait à  peine disparu que l’homme d’affaires,comme s’il eût entendu distinctement ce conseil chuchoté à l’oreille de Béatrice, disait à  celle-ci :

– «  J’ai à  vous parler.Voulez-vous venir quelques instantschez-moi ? »

– « Oh ! oui, mon père! » fit-elledans un élan de reconnaissance que l’autre arrêta d’un geste. Puis,calmement, froidement, comme il se serait rendu à  un de sesconseils d’administration, il la précéda dans le couloir,jusqu’à  la porte qui donnait dans l’espèce defumoir-bibliothèque qui précédait sa chambre à  coucher.L’ayant fait entrer, il dit à  son valet de chambre, quil’attendait dans la pièce voisine, de se retirer et de venir leréveiller le lendemain à l’heure habituelle. Quoique cetteponctualité dans le détail de ses ordres de nuit ne présageât guèreune explication tragique, son expression était si glacée, et, enmême temps, son regard continuait de brûler dans cette face froided’une flamme si inquiétante, que le cœur de Béatrice était commeserré à  l’attente de ce qui allait se passer entre elle etcet homme. Il finit, après avoir bien vérifié et le départ dudomestique et la solitude du corridor, par aller à  uncoffre-fort scellé dans le mur. Il en tira deux enveloppes, qu’ilposa sur le bureau, puis, ayant fait à  Béatrice, qui étaitdemeurée debout, signe de s’asseoir, il s’assit lui-même à  cebureau, et il commença :

« – Votre mère m’a dit qu’elle vousavait parlé d’une demande en mariage dont vous avez étél’objet?… » Comme on a vu, il ne tutoyait jamais la jeunefille. Cette appellation cérémonieuse qu’il employait, d’ailleurs,aussi pour son autre enfant faisait, ou semblait faire partie duchâteau de Malenoue, de l’hôtel à Paris, de la chasse, detoute cette existence seigneuriale qui ne comporte pas lesfamiliarités vulgaires. Pourquoi, à  cette minute, ce« vous » usuel acheva-t-il d’angoisser Béatrice, qui répondità  voix basse :

– « Oui, mon père. »

– « Elle vous a nommé le jeunehomme, M. Gabriel Clamand?»

– « Elle me l’a nommé, » fit la jeunefille.

– « Il paraît, m’a-t-elle dit encore,qu’elle vous a trouvée disposée à  ce mariage?… Hé bien !C’est à  cause de cela que j’ai tenu à  causer avec vousce soir même, pour que vous ne vous mettiez pas en tête des idéesqui ne se réaliseront pas, et puis pour que vous ne vous laissiezpas aller à  montrer à  un garçon qui doit nous resterétranger une sympathie qui pourrait vous compromettre. Vousn’épouserez pas M. Clamand… »

– « Mon père », s’écria Béatrice, «ce n’est pas possible que vous ayez pris cette décision sansm’entendre, quand il s’agit du bonheur de toute ma vie! Ce n’estpas possible que vous ne teniez pas compte de mon cœur!… Vous venezvous-même de me dire que maman vous a tout raconté, vous savez queM. Clamand n’est pas un indifférent pour moi, vous savez que jel’aime, » ajouta-t-elle en rougissant de tout son joli visage. «S’il y a une raison qui exige que je sacrifie cet amour, je suisprête à  vous obéir, mais, je vous en conjure, laissez-moi laconnaître, la discuter… Oh! je suis sûre de vous faire revenir survotre résolution. Elle serait trop cruelle… »

– « Oui, » répondit Nortier, « il y aune raison, et cette raison est que j’ai arrangé pour vous un autremariage… »

– « Avec qui?… » balbutia-t-elle,haletante.

– « Avec M. de Longuillon, » dit-ilen posant la main sur les papiers qu’il avait devant lui, d ungeste dont Béatrice allait comprendre la terrible signification. Apeine si elle y prit garde, tant le nom, absolument inattendu, queNortier venait de prononcer l’avait bouleversée de répulsion. Ellerépétait par deux fois :

– « M. de Longuillon! Vous voulez quej’épouse M. de Longuillon !… » Puis la pâleur envahit sa noblephysionomie, ses sourcils se froncèrent, toute l’énergie passionnéeque l’hérédité de son vrai père avait mise dans son sang passa dansses yeux, elle secoua la tête, et elle dit d’une voix encore basse,mais ferme, cette fois, et en regardant son interlocuteur bien enface :

– « Non, mon père, je n’épouseraipas M. de Longuillon. »

– « C’est ce que nous verrons, »répliqua flegmatiquement Nortier. « Mais avant dereprendre ce sujet, j’aurais à  vous poser une question.Écoutez-en, je vous prie, tous les termes attentivement. Ils onttous leur importance… Vous avez deux très jolis chevaux de selle,n’est-il pas vrai!  » continua-t-il après un silence. « Vous necomprenez pas, – vous comprendrez tout à  l’heure. Je répèteque vous avez deux très jolis chevaux. Imaginez qu’il vous fûtdémontré que ces deux bêtes, dont vous vous serviez en croyantqu’elles étaient à  vous, appartinssent à  quelqu’und’autre, et que cette révélation vous fût faite après des annéesd’usage, de manière qu’il vous fût impossible de les rendre telsqu’ils vous avaient été livrés, estimez-vous que, oui ou non, vousdevriez une compensation à  leur légitimepropriétaire?… »

– « Où voulez-vous en venir, mon père? »dit-elle, « ne me parlez ni par énigmes ni par plaisanterie… C’esttrop grave… »

– « Je vous répète : devriez-vousune compensation? » insista Nortier.

– « Evidemment, » dit-elle, » maispourquoi?… »

– « Pourquoi? – vous allez lesavoir, » reprit le bourreau, dont les lèvres cette fois,tremblaient de haine assouvie en prononçant ces phrases abominables: « Si vous estimez dans votre conscience » – il osaemployer ce mot à  cette minute! – « que nous devonsune indemnité quand il s’agit de l’usage d’objets d’une toutepetite valeur, mais qui n’étaient pas à  nous, admettrez-vousque quelqu’un ait pu prendre le nom d’un autre, vivre dans lamaison d’un autre, de 1’argent d’un autre, dans le luxe d’un autre,vingt ans durant, et qu’il ne lui doive rien?… Ne m’interrompezpas. L’heure est venue où il faut que vous sachiez la vérité… Nem’appelez plus jamais votre père. Vous n’êtes pas ma fille.Entendez-vous bien? Vous n’êtes pas ma fille… J’en ai lespreuves là, » et de sa main il toucha une des deux enveloppes : – «Il y a vingt ans que je vous supporte ici, chez moi, – vingt ansque pour des motifs dont je n’ai pas à  vous rendre compte jevous donne mon nom, vingt ans que vous vivez de mon argent, quevous vous habillez de mon argent, que vous vous faites servir parmes domestiques, que vous montez dans mes voitures… Tout està  moi, de ce que vous avez sur vous, tout est à  moi,à  moi, à  moi, – tout, excepté vous… Votre mère n’avaitrien quand je l’ai épousée. J’ai ici » – et il toucha l’autreenveloppe – « la note de ce que j’ai dépensé pour vous depuis quevous êtes née… Voulez-vous que je vous dise le chiffre?…Commencez-vous à  comprendre pourquoi je vous ai dit toutà  l’heure que vous épouseriez M. de Longuillon?… J’ai uneraison d’intérêt extrêmement importante pour moi, qui m’a décidéà  vouloir ce mariage… Faites-le, et je vous tiens quitte devotre dette… Si vous ne voulez pas le faire, alors, je me paieraimoi-même en vous chassant, vous et votre mère. Je vous répète quej’ai là  mes preuves. Il y aura un scandale, un procès. Celam’est égal, aujourd’hui… Choisissez. Je vous donne vingt-quatreheures pour réfléchir. Si c’est oui, je considérerai que vous avezacquitté la dette de votre mère et la vôtre. Je continuerai à me taire avec elle, comme je me suis tu jusqu’à  présent… Sic’est non, vous l’aurez voulu… Et maintenant, rentrez chez vous.Nous n’avons plus rien à  nous dire… »

 

Chapitre 5LA VICTIME

Toutes les personnes qui se sonttrouvées prises dans un accident tragique et d une absoluesoudaineté : un tremblement de terre, un déraillement de train, unerencontre de bateaux, un incendie de théâtre, sont unanimes à reconnaître qu’entre la minute où le danger se révèle et celle dela panique ou de l’action – selon les caractères – un instant s’estécoulé, dont elles ne sauraient ensuite mesurer la longueur, oùelles sont demeurées comme physiquement et moralement paralysées.Les médecins ont repris, pour caractériser cet étatd’anéantissement total de notre volonté, un des vieux mots del’astrologie. Ils l’appellent : la sidération. Il sembleque la nature nous insensibilise, à  la façon d’un chirurgien,et qu’elle veuille permettre à  notre organisme de ramassertoutes ses forces pour réagir contre un choc que nous n’eussionspas cru devoir supporter sans mourir. Ce fut grâce au terrassementde cette stupeur que Béatrice put écouter l’horrible révélationjusqu’au bout. La même stupeur qui faisait d’elle à  cetteseconde un véritable automate fut la cause qu’elle obéitmécaniquement à la suggestion impérative du terrible homme, luiordonnant de rentrer chez elle. Sans répondre un mot, sans verserune larme, elle se leva de sa chaise et sortit de la chambre du pasd’une somnambule. Ce fut dans le corridor, dont les domestiquesn’avaient pas encore éteint les lampes, qu’elle réalisa pour lapremière fois toute la hideur de l’atroce brutalité qu’elle venaitde subir, et une terreur folle l’envahit celle que sa mère nel’attendît là, pour savoir le résultat de l’entretien. Heureusementil n’en était rien, Mme Nortier avait tout naturellement pensé quesi cet entretien entre Nortier et Béatrice avait lieu, celle-civiendrait le lui raconter dans sa chambre. L’idée de cetterencontre avec cette mère sur laquelle elle venait d’apprendre cequ’elle avait appris fut aussi intolérable à  la pauvre filleque si l’épais tapis de ce somptueux couloir eût été soudainremplacé par une suite de plaques en fer rouge. Elle se mit à gravir, avec la célérité d’une bête qui fuit, l’escalier conduisantau second étage, où elle habitait. Elle arriva dans sonappartement, où elle ne trouva que sa femme de chambre. Elle eut laforce de dire à  cette fille, qui, heureusement, encore,tombait de sommeil, qu’elle se déshabillerait sans son aide, etlà , seule, ayant fermé la porte à  double tour, elle sejeta par terre comme quelqu’un qui n’en peut plus, qui voudraits’écraser, s’abimer dans un gouffre de nuit et de silence, et elleéclata en sanglots.

– « Mais que lui ai-je fait? »gémissait-elle, à travers ses larmes, et elle répétait : « Quelui ai-je fait?… » Car, dans cette première crise de douleur,c’était cela qui la déchirait tout entière, cette impression d’uneférocité presque monstrueuse, d’une farouche et complaisante haine,rencontrée chez quelqu’un qu’elle s’était, jusqu’ici, habituée àaimer, tout en le redoutant un peu, et à  respecter… L’imagede cet homme, assis à  son bureau, et lui parlant avec cesauvage accent, l’épouvantait moins encore que ce mystère soudainentrevu dans leurs relations passées, ce secret d’une implacablerancune, conservée vingt ans durant dans ce cœur auquel elle avaitcru, comme on croit au cœur d’un père, même quand il ne vous montrepas de tendresse. A cette première et affreuse découverte, uneautre s’ajoutait, dont la malheureuse enfant ne discernait pas ledétail, mais qui allait se préciser pour elle de minute en minute,la dénonciation de la faute de sa mère, de cette mère qu’elle avaitaimée, elle, avec tout l’abandon de son être le plus intime, avectant de foi et de vénération. Béatrice était profondément,absolument pure. Pourtant elle n’avait pas vécu au milieu desfamiliers de l’hôtel Nortier, un Desforges, un Crucé, un Portille,un Machault, voire un Casal, sans que leurs conversations luieussent, non pas appris, mais fait soupçonner bien des choses. Sonesprit très droit s’était ainsi arrêté à  une conceptionsimpliste de la société. Les femmes se divisaient pour elle en deuxclasses, les honnêtes et les autres. Incapable de se représenterdans leur réalité physique les traits qui distinguaient ces autres,elle les définissait dans sa pensée des femmes obligées de mentir.Elles trompaient. Elles trahissaient. Voici donc que cette idée demensonge, avec tout ce que ce mot comportait pour sa loyauté dedégradation avilissante, commençait de s’associer à  l’idée decette mère idolâtrée jusqu’ici avec la plus aveugle, la plusfervente dévotion, et, au même moment, tandis qu’étendue à terre, elle agonisait de cette double souffrance, une troisièmeblessure s’ouvrait en elle, dont la peine se fit tout d’un coup siaiguë, si lancinante, qu’elle se redressa sur ses mains, dévoréepar cette nouvelle et suprême angoisse. Elle venait de se demanderquel sang coulait dans ses veines, puisque ce n’était pas le sangde Nortier; quel homme avait été le complice de la faute de samère, – de qui elle était la fille?,.. Et, les yeux fixes, le busteen avant, elle se prit à  répéter tout bas, comme si ellen’entrevoyait déjà  que trop la réponse :

– « Qui est-ce? »

Elle demeura ainsi – combien de temps?elle n’aurait su le dire – à  essayer d’y voir clair dans lespensées qui tourbillonnaient dans son cerveau. A la fin de cetteméditation, dont l’intensité avait séché ses pleurs, elle se leva,elle vint au bureau posé dans un coin de la chambre où elle s’étaitsi souvent assise pour écrire à  ses amies des lettres,heureuses et confiantes, comme elle n’en écrirait plus jamais. Là,sur un petit paravent, à  portée de sa vue, étaient suspendus,dans des cadres de cuir, d’argent ciselé, de vieille étoffe, lesportraits des personnes qu’elle aimait. Elle en détacha un, parmiles autres, d’une main qui tremblait. C’était celui de San Giobbe,- un San Giobbe encore tout voisin de la jeunesse, avant lameurtrière épreuve de sa maladie et de son dépérissement. Elle vintse placer, cette photographie à  la main, devant la glace, et,dans le reflet du miroir, trouble et comme fantomatiqueà cause du demi-éclairage de la chambre, elle se prit à regarder son propre visage, tour à  tour, et celui de l’intimede sa mère, du familier de la maison, de l’ami qu’elle retrouvaitdans sa mémoire associé à chacune des scènes de son existence.Des milliers d’impressions confuses qui dormaient en elleachevaient de se démêler à  mesure qu’elle constataitl’étonnante ressemblance de ses yeux, de son front, de sa boucheavec ces yeux d’homme dans lesquels elle avait toujours rencontrétant d’indulgente tendresse, elle en comprenait l’expression àprésent! – avec ce front qu’elle avait vu soucieux ce soir à cause d’elle, pourquoi? elle s’en rendait compte à  celleheure; – avec cette bouche qui ne lui avait jamais dit que desparoles d’affection, et elle devinait quelles autres paroles et dequelle autre affection ces lèvres de son vrai père auraient vouluprononcer et qu’elles avaient tues!… Alors, une espèce defrémissement sacré s’émut en elle, où, pour quelques instants, latendresse noya la révolte. Ses larmes, qui s’étaient arrêtées,recommencèrent de couler, mais douces cette fois, car ellesjaillissaient du plus profond de son humanité, vers celui qu’ellen’appellerait jamais « mon père », qui nel’appellerait jamais « ma fille », – et ses lèvresse posèrent sur le portrait, désespérément, longuement etpieusement.

 

A travers ce va-et-vient de sasensibilité, remuée ainsi dans ses plus secrètes profondeurs, cesimages de son enfance soudain évoquées par la contemplation duportrait de son vrai père allaient devenir pour Béatrice leprincipe d’un nouvel éveil d’idées, auxquelles se mêlait maintenantun autre souvenir, celui de Gabriel Clamand, du jeune homme qu’elleaimait, – comme une jeune fille peut aimer. Les virginales émotionsd’un cœur de vingt ans sont délicieuses de fraicheur, d’élansincère, de spontanéité frissonnante; mais, il faut bien l’avouer,au risque de contredire ce touchant préjugé sur la force du premieramour dont tant de poètes se sont faits les complices, ces émotionssont plutôt rêvées que vécues, plutôt désirées qu’éprouvées, plutôtpressenties que senties. Ce sont des annonces, des préludes de lapassion. Ce n’est pas la passion. Il y manque cette brûlure directede la réalité, cette invasion de l’être par la fièvre des sens etde l’âme à  la fois. Enfin, la femme n’est qu’ébauchée chez lajeune fille. Les romanesques tendresses de celle-ci ressemblentà  ces arbustes grandis de la veille, qui promettent, si lesvents ne sont pas trop durs, la gelée pas trop rude, desefflorescences magnifiques. Ils ne sont pas assez racinés pourtenir contre une tempête. Quelle place les douces et fines voluptésd’âme, goûtées par Béatrice auprès de Gabriel, pouvaient-ellesgarder dans un cœur que venait de mordre une telle souffrance, sipositive, si âpre, si mêlée au plus intime de la chair et dusang ! En se rappelant le souci de San Giobbe ce soir,Béatrice s’était rappelé aussi ce projet de mariage, si tendrementcaressé dans ses songes de ces dernières semaines. Gabriel s’étaitreprésenté à  sa pensée, tel qu’ils s’étaient quittés après ledéjeuner sur le perron du château, lui, montant dans la victoriapréparée pour son départ, et se retournant au coin de l’allée pourla saluer d’un dernier geste, d’un dernier regard. Si elle devaitne pas l’épouser, cet « au revoir » était un « adieu », et nilui ni elle ne l’avaient deviné !… Cette vision se doublaitaussitôt d’une autre, de celle de Gabriel apprenant ce mariage, etavec quel rival! Qu’il serait malheureux et comme il lamépriserait!… Oui, mais ce perron même, sur le seuil duquel ilss’étaient quittés ; les arbres de ce parc, sous les blondsfeuillages desquels ils s’étaient promenés; cette allée au tournantde laquelle avait disparu la victoria, cette Victoria, le chevalqui la traînait, le cocher qui la conduisait, la fourrure que lejeune homme avait posée sur ses genoux, – à  qui donc étaittout cela ? Béatrice entendait la voix impitoyable du maître :« Tout est à  moi, à  moi, à  moi…» Ces aspects deschoses associées à  sa jolie espérance, le gracieux décor danslequel son innocent roman avait déroulé ses naïves scènes, – tout,oui tout avait été payé par l’homme d’affaires… L’horrible phrase :« Voulez-vous que je vous dise le chiffre? » résonnait de nouveauà  l’oreille de l’enfant adultérine, et les mots :«  Vous n’êtes pas ma fille. » A l’idée de cette dette,contractée, en effet, envers le mari de sa mère, à  son insu,le souvenir de Gabriel s’effaçait, s’abolissait dans son cœur. Iln’y avait plus de place dans ce malheureux cœur que pour la révoltecontre cette révélation que l’on n’aurait pas dû lui infligerainsi, et le cri de la première minute lui revenait aux lèvres, ce: « Que lui ai-je fait? » d’épouvante et de stupeur!… – Ce qu’elleavait fait au mari de sa mère? Elle le comprenait maintenant, elleexistait, et la sensation de la haine dont elle était l’objet, parcette seule existence, la faisait frémir depuis la racine de sescheveux jusqu’à  l’extrémité de ses pieds, comme si desmeubles, des bibelots, des tentures, de tout ce luxe épars autourd’elle et donné par lui, un effluve de cette haine eût émané -physiquement.

 

Dans des crises comme celle quetraversait la jeune fille, pendant cette interminable nuit, toutessortes de raisonnements se développent dans l’intelligence, offrantune solution, puis une autre, combinant les deux, échafaudant unetroisième. En réalité, c’est la portion la plus profonde de notreêtre, et la plus inconnue de nous-mêmes,notre « inconscient », comme disent les philosophes dansleur terminologie, pédantesque mais irremplaçable, qui finit pardécider de notre volonté dernière. La ressemblance de Béatrice etde son vrai père ne mentait pas. L’hérédité de la physionomieannonçait l’hérédité de toute la nature. San Giobbe – sa fidélitéà  une liaison prolongée à  travers toute la viel’attestait seule – n’avait rien de commun avec le style ordinairedu viveur qui « travaille dans les femmes du monde », commeeussent dit, dans une autre terminologie, ces autres philosophes enhabit noir, le baron Desforges et Casal. A Paris, et dans ce mondedes oisifs où les occupations extérieures sont toutes les mêmes,toutes également frivoles et insignifiantes, les originalités desnatures sont bien difficiles à  discerner. Elles existentpourtant. Tel habitué des Cercles les plus choisis est, comme unPortille ou un Longuillon, une âme de boue, et qui mériterait laterrible épigramme de Rivarol, parlant d’un capitaine des gardes,traître au roi dans la nuit du 5 octobre: «Lassé d’un trop longdéguisement, ce grand seigneur, » dit le pamphlétaire, « revêtitenfin, pour fuir, 1’habit de son laquais. » Tel autre, aucontraire, et c’était le cas de San Giobbe, a dépensé sa jeunesseen puérils triomphes de sport, qui avait en lui et qui a gardéjusqu’à la fin une âme de noblesse et de chevalerie. Le gentilhommede Bergame, venu à  Paris par désœuvrement, et aussi pourl’enfantin motif de « boutonner » les premiers tireurs despremières salles s’était retrouvé, dans son attachement pour lajolie Madeleine Nortier, le romanesque et passionné cavalierservant de son pays, un parfait représentant de cette sorted’amoureux, pour qui un engagement de cœur devient l’affaire uniquede la vie. Peu parleur, ne s’étant même pas laissé effleurer parl’ironie française, totalement dépourvu de vanité, mais apportantà  ses moindres actions le sérieux profond de l’Italie dunord, que l’on pourrait définir « une simplicité forte » , ilavait vraiment fait de cette aventure si vulgaire – une liaisonavec une femme du monde à  Paris – quelque chose de rare, parson respect pour ses propres sentiments, par la vérité de sonattitude dans la plus fausse des situations, enfin par un singulieret indiscutable pouvoir de dignité personnelle. Comment avait-ilchoisi, pour objet de cette dévotion, quelqu’un d’aussi prosaïqueau fond qu’une poupée de la  mode, telle que celle-ci, et dansune situation sociale bien peu propice à  des émotionsprofondes? Cette inconséquence était la preuve qu’il y avait en luidu Don Quichotte, comme chez tous les grands amoureux peut-être, uncoin chimérique de natif idéalisme, – autant dire, avant tout etpar-dessus tout, de la fierté. Cette fierté foncière, il l’avaittransmise à  sa fille, et celle-ci, dans le désarroi d’âme oùla jetait le dur traitement d’un homme impitoyable, allait trouverlà  son point de résistance, le fixe appui où seposer.

– « Il a raison, » sedisait-elle, couchée dans son lit, après ces premiers éclats dedouleur, toute lampe éteinte, afin de ne plus subir la vue de cetameublement somptueux qui lui faisait mal, et elle revoyait, etelle entendait Nortier. « Tout est à  lui. Voilà  vingtans que je jouis de son luxe. Je dois payer. Je dois… »L’énergie intime de son être se tendait dans cette syllabed’obligation : « Il a une raison d’intérêt, extrêmement importantepour lui, » et elle se répétait les termes mêmes de l’hommed’affaires, « à ce que j’épouse M. de Longuillon.Quelle raison? Quel intérêt?… Est-ce que cela me regarde? Si jedevais une somme d’argent à quelqu’un, est-ce que j’aurais ledroit, quand il me la réclamerait, de lui demander pour quel usage?Je m’acquitterais, voilà  tout. Il faut m’acquitter… Il lefaut. » Et elle reprenait : « Je dois. Je paierai. »Puis, comme elle était jeune, qu’elle s’était vue, dans cette mêmejournée, au bord du bonheur, avec un horizon devant elle d’un sidoux mariage, et que l’attaque avait été si foudroyante desoudaineté, ses puissances de jeunesse et d’amour avaient dessursauts de rébellion. Un moment elle pensa : « C’est trop injuste!Du jour où il a su, c’était lui qui devait nous chasser, ma mère etmoi… Pourquoi ne l’a-t-il pas fait?…» Cette sensibilité magnanimen’était pas même capable de soupçonner les sinistres calculs d’unesensibilité venimeuse comme celle d’un Nortier. Que pouvait-elle serépondre, sinon qu’il n’avait pas voulu d’un scandale, et à cause de quoi? – Tout naturellement elle rencontrait le motif quedonnaient aussi, on l’a vu, les quelques braves gens du groupe deMalenoue. – Il avait une autre fille: « C’est pour ma sœurqu’il s’est tu,!» se dit Béatrice. « Alors, pourquoi menace-t-il deparler maintenant?… C’est tout simple. Ma sœur est mariée et à1’abri…» Et des projets insensés lui traversaient latête: « Si je me sauvais du château, si j’allais chezFrançoise, » on se rappelle que c’était le nom de cette sœur,« tout lui conter, la supplier de parler à  son père, car ilest son vrai père à elle, d’obtenir qu’il n’exige pas de moicette condition… Chez Françoise, mais lui dire quoi?… Que maman…»Rien que de concevoir cette hypothèse donna un frisson de remordsà l’enfant de la faute. Oh! non, tout, tout, plutôt que deporter à  cette sœur le coup dont elle agonisait elle-même,cette révélation de la honte de leur commune mère! Et sesraisonnements recommencèrent de courir dans le sens de l’acceptionet du sacrifice. L’association de ses pensées, en lui représentantle mariage de la comtesse d’Arcole, fit surgir devant son espritl’idée de contrat et celle de dot. Une évidence lui apparut :l’impossibilité de recevoir ce nouveau bienfait. Elle s’aperçutmariée à  Gabriel Clamand, arrivant dans la vieille maisonfamiliale qu’il lui avait destinée, – la maison qui n’avait jamaisété vendue, – y apportant, elle, un argent souillé, 1’argent de cethomme qui l’avait traitée ainsi, et cette hypothèse lui infligea lemême frisson de remords… Mais si elle allait à  Gabriel, sielle lui demandait de la prendre sans dot, sans cette fortune quin’était pas la sienne?… Non, il faudrait encore parler de sa mère…Et, toujours aheurtée à cette impossibilité de s’échapper del’impasse où elle se sentait acculée, par la haine de Nortier, sansvendre cette mère, la noble enfant revenait à  cetteimmolation où sa fierté trouvait l’unique revanche qui lui fûtpermise. Si elle acceptait de se soumettre à  l’injonction decelui qu’elle avait cru son père, et qui n’était que le plusimplacable créancier, alors, l’argent de cette dot ne lui seraitpas versé, à  elle. Il serait versé à l’homme que cecréancier aurait lui-même choisi. Son existence dans ce mariagesans amour et imposé ainsi serait un martyre… Sans qu’elle s’endoutât, cette certitude de douleur l’attirait déjà. L’instinctmystique de l’expiation s’émouvait en elle et lui faisaitapercevoir dans son malheur volontaire autre chose encore quel’acquit de sa propre obligation vis-à-vis de Nortier. Cettedernière phrase de leur entretien lui revenait: « Si c’est oui, jeconsidérerai que vous avez payé la dette de votre mère avec lavôtre…» Au matin, et quand, après un court sommeil enfin goûté surles cinq heures, elle rouvrit ses yeux, cernés par la fièvre decette terrible première partie de la nuit, sa résolution étaitprise : « Ce sera oui, et personne au monde ne saura jamaispourquoi… »

 

Chapitre 6POUR ACQUIT

Comme toutes les jeunes filles qui ontgrandi dans un milieu dont l’atmosphère morale les fait un peusouffrir, Béatrice s’était beaucoup habituée à  vivre surelle-même et d’elle-même. Elle avait toujours eu son quant à soi, mais quelle différence entre cette réserve dans les petiteschoses, qui permet à  une femme de taire ses goûts personnels,de défendre le secret de sa sensibilité, de se prêter au monde sanss’y donner, et l’héroïque tension de tout son être que cette natureblessée allait devoir s’imposer pour cacher la plaie qui saignaiten elle, – et à  quels yeux ! Cet héroïsme, elle entrouva pourtant la force dans le souvenir de la haine qu’elle avaitlue sur le visage de celui dont elle portait le nom. Laisser savoirà  sa mère ce que lui avait révélé cet homme, c’était la jetertoute vive eu proie à  cette haine, l’enfant le comprit. Lesacrifice qu’elle avait résolu, jamais Mme Nortier n’y consentiraitsi elle en connaissait les vrais motifs. Une scène éclaterait entreles époux, qui aurait pour dénouement ce scandale que Béatricevoulait à  tout prix éviter, et le déshonneur de cette mère sipassionnément aimée. La jeune fille entrevoyait cette conséquenceplus terrible encore: une crise mortelle dans la maladie dont étaitatteint son vrai père. Il lui était sacré maintenant… Soutenue parle sentiment tragique de cette double responsabilité, elle eut lecourage, une fois levée, de marcher elle-même au-devant du danger,et elle entra chez Mme Nortier, comme elle faisait chaque matin,avec un sourire sur ses lèvres qui tremblaient un peu. Elle savaitd’avance qu’il se jouerait là, dans ce premier échange de regards,le coup décisif. Sa mère devinerait qu’il s’était passé quelquechose. Elle la questionnerait. La courageuse fille avait préparé saréponse. Aurait-elle l’énergie nerveuse de la proférer?

– « Comme tu es pâle !… » luidit aussitôt Mme Nortier. « Tu ne te sens pas bien?…»

– « J’ai passé une mauvaise nuit, »répondit-elle, et elle ajouta, presque à  voix basse:

– « J’ai eu un entretien avec mon pèrehier soir…» Elle avait pu prononcer ces mots. Elle étaitsauvée.

– « Et tu n’es pas venue me le racontertout de suite?… » demanda la mère. « J’ai cru que tu n’avaispas osé lui parler… »

– « J’ai eu peur de vous faire passerune mauvaise nuit, à  vous aussi, » répondit la jeunefille.

– « Je pensais bien qu’il soulèveraitdes difficultés, » reprit la mère; « que t’a-t-il dit?…»

– « Des choses qui m’ont fait beaucouppenser,» répondit Béatrice… « Mais ce que j’ai constaté surtout,c’est qu’il ne veut absolument pas de ce mariage avec M. Clamand,comprenez-moi bien maman, absolument pas… Ce ne sont pasdes difficultés, comme vous dites, c’est un parti pris irrévocable…»

– « Nous l’en ferons revenir,voilà  tout, » dit Mme Nortier,» ne te tourmente pas…»

– « Nous ne l’en ferons jamaisrevenir, maman, » répliqua la fille, et elle eut l’énergied’ajouter: « D’ailleurs, j’ai bien médité toute la nuit, etj’ai pris mon parti, moi aussi. Je viens vous demander de ne pasessayer de fléchir mon père… Je n’épouserai pas M. Clamand…»

– « Je crois rêver, » s’écria la mère,qui avait regardé sa fille avec une curiosité grandissante, tandisque celle-ci formulait cette déclaration. « Qu’est-ce quecela signifie, après la façon dont tu m’as parlé hiermatin? »

– « C’est qu’hier matin je ne me rendaispas compte des sentiments vrais de mon père, » dit Béatrice. « Vousle connaissez. En admettant que vous arriviez à  vaincre sonopposition, il aura toujours quelque chose dans le cœur contre monmariage… Me marier dans ces conditions-là, je ne le veux pas. Je neserais pas heureuse… »

– « Et ton père ne t’a pas parlé d’unautre projet de mariage? » demanda Mme Nortier, après unsilence.

– « Avec M. de Longuillon? Oui,maman… »

– « Et tu asrépondu ?…»

– « J’ai demandé à  réfléchir,et j’ai réfléchi… Si M. de Longuillon me demande, je l’accepterai…»

– « Tu ne feras pas cela! » s’écriavivement la mère ; c’est de la folie!… »

– « C’est de la raison, maman, » ditBéatrice. « Cette conversation avec mon père m’a ouvert bien desjours sur 1’avenir. M. de Longuillon appartient à  une trèsgrande famille. Mon père tient à  cette alliance. Il a tanttravaillé pour moi! Je lui dois de lui donner cettesatisfaction…»

– « Il m’avait promis de teconsulter?… » fit Mme Nortier.

– « Il ne me force pas à  cemariage avec M. de Longuillon, maman, il me le demande.»

La physionomie de Béatrice avaitexprimé, durant toute cette conversation, tant de fermeté dans tantde tristesse que Mme Nortier n’insista pas. Elle sentait trop lemystère, et elle en avait peur. Quels arguments avait employés sonmari pour retourner ainsi ce cœur d’enfant qu’elle savait sisincère, si fidèle, si peu accessible à  la misère des vanitéssociales? Cette question, elle se la posa d’abord à elle-même, en vaquant aux soins de sa toilette, que sapréoccupation rendit moins longs qu’à  l’ordinaire, puis ellela discuta avec San Giobbe, sur qui elle s’était, depuis desannées, habituée à s’appuyer dans les instants de trouble. Elleavait avec ce vieil amant, devenu son vieil ami, cette complèteintimité d’esprit qui semble un si doux privilège de la vieconjugale. Mais Mme Nortier ne vivait-elle pas avec San Giobbecomme avec un mari, dans une union de tous les jours, de toutes lesheures, quelquefois, comme aux eaux, ou ici à  la campagne?N’était-elle pas arrivée à  s’estimer de cette liaison unique,quand elle se comparait aux femmes de son monde, et à  lamultiplicité de leurs aventures? Son mari légal, que toute jeuneelle avait subi avec le secret dédain de caste d’une fille nobleà  qui ses parents ont imposé une mésalliance, lui étaitdevenu un associé d’existence, le gérant, d’ailleurs fort habile,d’une espèce de raison sociale, où son apport, à  elle,consistait à  recevoir des visites et à  en rendre,à  figurer sur le devant de la loge Nortier à l’Opéra,dans des dîners, dans des soirées. Comme on a vu, elle croyaitconnaître ce compagnon de parade, – prétendue connaissance qu’elleavait résumée, la veille, par cet axiome de manège : « Il ne fautpas lui taquiner la bouche !… » Et en causant avec San Giobbe,elle émettait des hypothèses à  peu près de la même forcecomme lucidité :

– « Il l’a intimidée, en lui faisantcroire qu’il ne consentirait jamais à  ce mariage, et lapauvre petite l’a cru. Il n’a jamais qu’un procédé. Il est dans lavie comme au poker, il bluffe toujours… »

– « Vous voyez que j’avais raison envous disant que Firmin avait quelque chose hier soir, »répondit l’amant. « C’était la mine d’un homme qui médite unmauvais coup. Il n’a jamais aimé Béatrice. Il a des doutes surcette enfant, je vous l’affirme… Il serait deux fois content de lamarier à  Longuillon, – une première fois pour la principautéfuture, cela, je vous l’accorde; – l’autre fois pour contrarier soninclination… Mais qu’a-t-il pu inventer pour la décider?… » Puis,après un instant de réflexion, le subtil Italien conclut: « Il auracalomnié Gabriel Clamand, et elle ne veut pas vous le répéter, parun scrupule de délicatesse qui lui ressemble, mais je vais bien lesavoir… Ne lui parlez plus avant moi, seulement. Elle sedéfierait. »

La diplomatie de cet homme aussi finqu’il était brave et romanesque devait échouer auprès de la volontéréfléchie de la jeune fille, comme avait fait l’insistance toutesimple de la mère. 11 avait pris le bras de Béatrice après ledéjeuner, – quelle différence, pour tous les trois, entre ce repas,mangé presque en silence, ou en causant de choses si étrangèresà  leurs pensées, et celui de la veille, quand Gabriel Clamandétait là, rayonnant d’espérance communicative! – C’était un peu surl’impression de ce contraste que San Giobbe comptait pour faires’ouvrir le cœur de Béatrice, si étrangement et si soudainementrefermé. La mère les avait quittés. Se voyant seul avec sa fille,il la conduisit doucement jusqu’à  l’allée par où ils étaientrentrés de leur promenade du matin, la veille, afin que ce souvenirl’attendrit davantage. Le ciel était, comme la veille toujours, dubleu le plus clair, à travers les feuillages dorés ou roussis desarbres. Les cygnes nageaient de leur même mouvement souple etheureux sur le « miroir », et les sveltes tourellesde Malenoue se détachaient presque en rose sur le fond fauve desmassifs du parc. Tandis que San Giobbe et Béatrice faisaientquelques pas en silence dans la belle avenue de hêtres qui longe lapièce d’eau, le visage de celle-ci exprimait bien unattendrissement, en effet, mais à cause de ce qu’elle savaità  présent. Ce premier tête-à-tête avec son vrai père étaitune épreuve aussi redoutable que sa conversation du matin avec MmeNortier. Toutes sortes d’émotions contraires l’agitaient et luimettaient des larmes au bord des yeux, l’aveu de sa misère intimeau bord des lèvres. Elle éprouvait à  la fois pour l’hommedont le bras vieilli serrait son jeune bras une affection sipassionnée et un si douloureux éloignement! Elle frémissait dans sasociété, en ce moment, de honte tout ensemble et de pitié: – dehonte, comme un être pur qui se trouve engagé dans un coupablemystère, et qui se sent devenir, malgré son innocence, le complicede la faute où il est mêlé – de pitié, car ce malade dont elleentendait le souffle court, au pas de qui elle ralentissait sonpas, dont elle mesurait ainsi presque mécaniquement la faiblesse,c’était son père. Elle subissait cette appréhension de l’accidentqui se développe jusqu’à  devenir une véritablephobie chez ceux qui soignent des personnes atteintes detroubles au cœur. Ce fut cette pitié qui l’emporta en elle, et quilui donna la force d’éviter à  cet organisme épuisé unesecousse qui l’eût achevé, là, peut-être devant elle.

– « Ainsi, » commença San Giobbe,rompant le premier le silence, « tu as changé d’idée depuis hier.Ta mère me l’a dit… Et sais-tu ce que je lui ai répondu?… Que jen’y croyais pas… »

– « C’est cependant très vrai, je vousassure, » répondit-elle, en évitant le regard dont l’enveloppaitson compagnon de promenade. Un autre petit détail lui faisait mal.Devant le monde, San Giobbe lui disait « vous » depuis qu’elleétait une grande personne. En tête à  tête, ou quand la mèreseule était là, il continuait de la tutoyer. Cette innocenteprivauté, qu’elle avait trouvée toute naturelle de la part d’unvieil ami, la froissait durant cette minute à  une extrêmeprofondeur. Mais comment le père l’eût-il deviné. Et ilcontinuait:

– « Il n’y a qu’une personne dont tuoublies de tenir compte dans ce changement de résolution… Je ne tedemande pas de confidence, mais il est bien certain que Gabriel n’apas fait cette démarche d’hier matin auprès de ta mère sans avoircru y être autorisé, – sans y avoir été autorisé… par toi, »insista-t-il, « oui, par tes manières avec lui, par la sympathiequ’il a cru t’inspirer… Ce n’est certes pas un engagement que tu aspris à  son égard… Mais comment s’expliquera-t-il que tu aiesvarié ainsi?… Que lui diras-tu quand tu le verras malheureux?… » Eten lui-même : « Si Nortier a calomnié Clamand auprès d’elle, »pensait-il, « son premier mouvement va être de repousserjusqu’à  cette idée d’un chagrin possible de ce garçon…»

– « Cela me fera beaucoup de peine, «répondit simplement Béatrice. « J’essaierai de ne pas avoird’entretien avec lui, et, s’il insiste, je lui répondrai la vérité: que j’obéis à  qui je dois obéir… »

– « Et tu n’as pas peur qu’il ne simagine que c’est là  un prétexte, qu’il ne se fasse sur toides idées fausses? Est-ce que je sais? Qu’il ne croie, par exemple,que tu épouses M. de Longuillon pour son titre, afin d’être un jourprincesse de La Tour-Enguerrand?… »

– « Il est trop généreux pour mesoupçonner d’une pareille bassesse, » répartit la jeune fille…C’était, ce cri, la preuve évidente que Nortier n’avait pas employéle procédé de la calomnie pour la détacher de Gabriel. Mais c’étaitla preuve aussi qu’elle continuait de l’aimer. Quelle était alorsla vraie raison de cette révolution d’à me? Le vrai pèrevoulut croire que son amie y avait vu plus juste que lui, et quel’homme d’affaires avait, suivant l’argotique et intraduisibleexpression employée par elle, bluffé cette enfant. Il y atant de moyens pour des parents d’impressionner une sensibilitévive et toute jeune, depuis le chagrin simulé jusqu’à  lacolère feinte, sans compter l’attendrissement. Qui sait si Nortiern’avait pas fait croire à  Béatrice qu’une alliance avec lafamille La Tour-Enguerrand était nécessaire à  ses affaires?Qui sait s’il ne lui avait pas prédit, en cas de refus de sa part,un duel à  mort entre Clamand et Longuillon? Qui sait?… Laseule hypothèse que San Giobbe ne pût pas même imaginer, c’était laréelle. Quoiqu’il commençât, avec les progrès de sa maladie,à  redouter les profondeurs obscures qu’il découvrait dans lecaractère de Nortier, la clef de l’énigme lui manquait. Ils’apercevait bien que cet homme avait des soupçons, mais c’étaientdes soupçons rétrospectifs, croyait-il, et, par conséquent,invérifiables, et qui laisseraient toujours place au doute, il nese rendait pas compte que ces soupçons étaient des certitudes, etaccumulées vingt années. Des vengeances comme celle que Nortieravait osé rêver et exécuter ne sont explicables que par uneblessure renouvelée pendant des jours et des jours. Si observateurque fût l’amant, il avait été comme la plupart des amants.D’instinct, il n’avait pas cherché à  lire tout au fond de lapensée du mari, et il s’en était tenu à  cette idée commodeque le mari, comme la plupart des maris, ne cherchait pas non plusà  savoir la vérité vraie sur la nature exacte des relationsde sa femme avec lui. Et puis, même dans l’état d’infériorité où sadéchéance physique le réduisait vis-à-vis de Nortier, il continuaitinvolontairement à  mépriser celui-ci dans sa pensée, commequelqu’un qu’il avait trop longtemps senti lâche devant lui. C’estpour cela que, dans son désir de préserver sa fille d’un mariagedétestable, il finit par s’arrêter au projet qu’il communiquaà la mère vers la fin de l’après-midi, quand ils eurent denouveau tourné et retourné longuement leurs communes données sur1’inintelligible volte-face de Béatrice :

– « Ce n’est pas sur elle qu’il fautagir, » dit-il à  Mme Nortier, « c’est sur lui. Il ne nousbluffera pas, vous et moi. Je suis pour lui parler avantmême qu’il ne la revoie, si c’est possible. Et c’est possible,puisqu’elle s’est retirée pour se reposer jusqu’au diner. » Lajeune fille avait prétexté, pour justifier cette absence, lalassitude de sa mauvaise nuit.  » Nortier sera là  vers les sixheures et demie, comme d’habitude. En admettant que la démarcheofficielle ait été faite du côté Longuillon aujourd’hui, il ne peutpas avoir donné la réponse, puisque la petite, suivant ses propresexpressions, a demandé à  réfléchir. Nous allons le forcerà  vider son sac, là, tout de suite. S’il voit que vous êtesrésolue, mais bien résolue, à  vous opposer à  cemariage, il devra vous donner, enfin, ses raisons pour y tanttenir, et s’il vous répète qu’il laisse Béatrice absolument libre,il est pris. Vous la faites descendre, séance tenante. Vous leforcez à  redire devant elle ce qu’il a dit. Je suis là, commetémoin. Je ne lui permettrai pas de nier, et alors elle comprendraque cette conversation d’hier au soir n’était qu’unecomédie…»

– « Mais s’il ne veut pas laisserBéatrice libre?…» demanda la mère…

– « Alors, je vous répète qu’il devradire ses raisons, » fit San Giobbe.

– « Mais s’il ne veut pas les dire?… »insista-t-elle.

– « Il n en a pas le droit. Je ne le luipermettrai pas non plus! » s’écria-t-il, oubliant, dans l’ardeur deson sentiment paternel, ce qu’il avait éprouvé, la veille encore,son impuissance à  tenir tête au père légal, et ledéconcertement que celui-ci avait l’art de lui infliger -maintenant!

– « Calmez-vous, » interrompit son amie,inquiète de cette violence si funeste avec la lésion qu’il avait aucœur, et elle avait ajouté, trouvant dans sa sollicitude le seulargument qui pût réduire cet homme si profondément irritable: « Lalutte peut être longue. Il vous faut de la force pour m’aider, etvous savez que les émotions vous sont défendues… »

– « Je serai calme pour elle etpour vous !…» répondit San Giobbe, et, de fait, quand, un peuaprès six heures et demie, – le train était en retard, – Nortierentra dans le petit salon du château, le tableau que rencontrèrentde nouveau ses yeux n’offrait pas les signes de tragique inquiétudeauxquels sa haine s’attendait. Il avait calculé, cruellement etcomplaisamment, que Béatrice, frappée au cœur, ne pourrait pastaire son secret. Elle parlerait à sa mère, qui parleraità  San Giobbe. Ou bien ces deux-ci feraient les indignésvis-à-vis de lui, et il avait, dans une des deux enveloppes,montrées la veille à  la jeune fille, de quoi les confondre :les photographies d’une dizaine de lettres de l’amant, dérobées,puis remises dans le coffret où Mme Nortier serrait sacorrespondance. Ou bien, il les tiendrait sous ses regards,torturés d inquiétude, n’osant pas parler les premiers, épiant lestraces de sa décision prochaine sur son visage, – où ils neliraient rien. Au lieu de cela, Mme Nortier, assise, comme laveille, sur la soie à  raies roses et blanches de la chaiselongue en trois morceaux, s’occupait à  relever, de la pointedu crochet, les dernières mailles du gilet destiné à  SanGiobbe. Ce dernier avait posé sur la table un fascicule de revuequ’il était en train de couper, quand, le bruit des roues au dehorsavait annoncé l’approche de la voiture. Ce petit geste trahissaitbien, ainsi que la physionomie de la mère, un peu de nervosité,mais qui n’avait rien de commun avec les prévisions du nouveauvenu. Jouaient-ils un rôle concerté, ou réellement Béatriceavait-elle eu la force de se dominer assez pour que ni l’un nil’autre n’eussent rien deviné? Les premiers mots que prononça MmeNortier devaient, en révélant au bourreau l’héroïque silence de savictime, lui produire une impression, non pas de pitié, – cette âmede proie, et encore durcie par la rancune, n’en était plus capable,- mais d’étonnement et, si l’on peut employer un pareil mot pour unpareil homme, de respect. La force seule impose à  la force.Parmi ses diverses combinaisons de haine, calculées avec uneprécision quasi mathématique, Nortier n’avait pas entrevu cettepossibilité, qui bornait sa vengeance à une seule personne:que la jeune fille se tût et acceptât le pacte qu’il lui avaitoffert. Allait-il lui-même le tenir, ce pacte abominable? Ill’était moins pourtant que son premier et sinistre projet, celuique le mariage avec Longuillon eût lieu, que la mère sût pourquoiet dût tout subir sous la menace d’un procès en séparation, et levrai père pour le même motif.

– « J’ai des reproches à  vousfaire, mon ami, » avait commencé Mme Nortier, après l’échange desquestions et des réponses de politesse; « oui, » continua-t-elle, «et je tiens à vous les faire tout de suite, avant que Béatricesoit descendue. Car il s’agit d’elle… »

– « Ah!  » demanda-t-il, avec unefroideur narquoise, « c’est sans doute à  cause de notreentretien d hier soir? »

– « Oui, » reprit la mère, « et je necomprends pas que vous lui ayiez parlé comme vous lui avez parlé dumariage Clamand, alors que vous m’aviez promis de la consulter,c’est-à-dire de la laisser libre… Vous en êtes témoin, San Giobbe?…»

– « J’en suis témoin, » réponditcelui-ci.

– «  Mon cher San Giobbe, »répartit Nortier, « j’apprécie beaucoup votre dévouement et votreamitié. Mais permettez-moi de vous demander de nous laisser réglerseuls, Mme Nortier et moi, une question qui regarde notrefille…  Vous me pardonnerez, si je vousfroisse,» ajouta-t-il, en arrêtant de la main une réponse dumalade, qui avait affreusement pâli, et en soulignant encore parune affectation de courtoisie sa cruelle épigramme : « Je n’en aipas l’intention, je vous assure… » Puis, s’adressant denouveau à  sa femme : « En quoi ai-je manqué à  mapromesse? Est-ce que je n’ai pas consulté Béatrice? Est-ce que jene la laisse pas absolument libre?… Expliquez-vous… »

– « Ce n’est pas vrai, » fit MmeNortier, avec une vivacité très imprudente dans ce moment de criseaiguë de son ménage; mais 1’insolence de son mari vis-à-vis de sonami avait achevé de l’exaspérer. « Non, ce n’est pasvrai,» insista-t-elle. « Je ne sais pas ce que vous avez dità  Béatrice. Elle ne me l’a pas répété. Mais ce que je sais,car je connais ma fille, c’est qu’elle aime Gabriel Clamand, et quevous vous êtes arrangé pour lui faire épouser Longuillon, qu’ellen’aime pas, et qui la rendra horriblement malheureuse. Ce que jesais, c’est que si vous l’aviez laissée libre, elle suivrait soncœur. Elle ne le suit pas. Comment vous y êtes-vous pris pour lacontraindre? Voilà  ce que j ai le droit de connaître, moi, lamère. Vous entendez, le droit. Il s’agit du bonheur de mon enfant.Je ne la laisserai pas sacrifier toute sa vie de femme à votre vanité, car il n’y a là, pour vous, qu’une question devanité, pas autre chose… Vous êtes le père d’une comtesse qui seraduchesse. Vous voulez être le père d’une marquise qui seraprincesse… Rien de plus. Ce n’est pas avec cette raison, jesuppose, que vous avez persuadé Béatrice… Non. Vous ne l’avez paspersuadée, vous l’avez forcée. Je l’ai senti. Je le sens. Comment?Je veux le savoir. »

– « Vous avouerez, » répondit Nortiersans quitter son ton d’ironie glacée, que je suis singulièrementbon enfant de permettre que 1’on me parle ainsi chez moi.Oui ou non, » demanda-t-il en s’avançant sur sa femme, qui reculadevant l’éclat et la dureté de son regard, « Béatrice est-elle mafille? Et s’il me convenait de lui défendre un mariage, enaurais-je le droit, moi aussi, puisque vous avez prononcé ce mot?Il me semble qu’il y a un certain article du Code qui ditclairement qu’en cas de dissentiment entre les époux sur ce sujet,c’est la volonté du père qui commande… J’ajoute que si MlleNortier, tout à  l’heure, en notre présence à  tous deux,me déclare qu’elle ne veut point épouser M. de Longuillon, – quim’a fait demander sa main, entre parenthèses, officiellement,aujourd’hui même, – elle ne l’épousera point… Par conséquent, jen’entends pas user de mon droit, mais j’entends aussi que vous, etceux qui vous donnent des conseils de révolte, sachiez bien que jele connais, mon droit, sur ce point comme sur tous les autres…»

Il avait, en prononçant cette dernièrephrase, regardé San Giobbe, qui, instinctivement, le voyant marchersur Mme Nortier, avait fait un pas en avant. L’allusion était sidirecte, l’insulte de ce regard si provocante, que l’ancien hommed’épée, très chatouilleux sur le point d’honneur, ne put secontenir davantage, et il demanda :

– « Est-ce pour moi que vous venez dedire cela, Nortier?… »

– « C’est pour vous, »répartit le mari.

Le visage de San Giobbe pâlit plusprofondément encore, il esquissa un geste, puis sa main, à demi levée, retomba en se crispant. L’émotion de cette scène luidonnait une de ces crises où il sentait comme un couteau aigus’enfoncer dans sa poitrine et sa vie s’arrêter. Il dit, d’une voixà  laquelle le souffle manquait : « Ah! vous nem’auriez pas parlé ainsi autrefois…» Et il se laissa choir sur unechaise, en ayant pourtant la force, malgré son atroce douleur, demettre le doigt sur la bouche, pour supplier son ennemi de setaire. Il venait de voir Béatrice entrer dans le salon. Avait-elle,sur le point de franchir le seuil, hésité un instant et, malgréelle, écouté les terribles paroles échangées entre les deux hommes?Ou bien comprit-elle, à  voir les trois interlocuteurs en faceles uns des autres, qu’une scène tragique venait d’avoir lieu? Elleétait, elle aussi, presque livide, mais résolue. Elle marcha versle groupe, maintenant silencieux, de sa mère, du mari et de sonvrai père, et elle dit, s’adressant à  Mme Nortier:

– « Je devine que vous êtes toujoursdans la même erreur, maman, et que vous croyez qu’on veut me mariercontre ma volonté… » Son courage n’alla pas jusqu’à donner le nom de père à  Nortier dans cette minute, lapremière où elle le revît, depuis leur entretien de la veille. « Jevous ai déjà  dit que ce n’est pas vrai. C’est moi-même qui mesuis décidée, après m’être bien interrogée, à  refuser M.Clamand, s’il me demande, et à accepter M. de Longuillon… Vousm’avez laissée parfaitement libre,» continua-t-elle, en se tournantvers Nortier. « Vous m’aviez donné ces vingt-quatre heurespour réfléchir… Elles sont écoulées ou presque. Et voilà  maréponse… Vous voyez, maman, que personne ne me force, et vousaussi, bon ami… » Elle s’adressait, cette fois, à  San Giobbe.Celui-ci esquissa derechef son geste impuissant de tout à l’heure, et, au lieu de répondre à  Béatrice, il dit, mettantfin à une explication dont la souffrance dépassait ce qui luirestait de forces:

– « Je vous demande pardon. Je ne mesens pas très bien en ce moment. Il faut que je me repose dans machambre… Ce n’est pas la peine d’envoyer chercher le docteur… Dansun quart d’heure la crise sera finie… »

Il se dressa sur ses jambes, si faiblequ’il dut prendre le bras de Mme Nortier, debout auprès de lui.Celle-ci, toute tremblante encore, l’aida cependant à  gagnerla porte, et Béatrice, restée seule avec l’homme d’affaires, luidit, en le regardant, à  son tour, comme il avait regardé safemme, d’un de ces regards qui dardent le jet d’une irrésistiblevolonté:

– « Laissez-le mourir tranquille,monsieur. Nous sommes quittes envers vous. C’est vous-même qui avezvoulu le marché. Exécutez-le, du moins, puisque je paietout… »

Et, cette fois, quelque chose de plusfort que son orgueil et que sa haine obligea Nortier à baisser les yeux.

 

Chapitre 7LE BILAN

… Il y avait dix-huit mois que s’étaientpassées les scènes de cette tragédie familiale, où ceux qui croientaux origines animales de l’homme – cette vue grossière du péchéoriginel – reconnaîtront un cas d’atavisme féroce chez un de cescivilisés à  outrance, un de ces comblés de la société, siloin, semble-t-il, de la sauvagerie primitive. Ceux qui pensent que« ce monde », suivant une formule célèbre, « est un système dechoses invisibles, manifestées visiblement,» voudront y voir, dansle domaine de la vie privée, – mais qu’est-ce, l’humanité, sinondes millions et des millions de vies privées? – une application dela loi la plus mystérieuse et la plus certaine d’ici-bas : celle del’innocence payant pour le crime, et de la victime substituée : « Quœ non rapui, tune exsolvebam,» dit le Livre, – « j airendu ce que je n’ai pas volé… » On juge bien que ces deux points devue, l’un tout naturaliste, l’autre mystique, n’étaient pas ceux dela jolie Camille Favier et du sire de Longuillon, devenu récemment,de par la mort de son oncle, le prince de La Tour-Enguerrand. Ilétait trois heures de l’après-midi, et ils se retrouvaient, en têteà  tète, dans le petit salon-fumoir où s’était brocanté cemariage, qui avait dû, tout ensemble, ouvrir au brasseur d’affairesles portes du Jockey, assurer sa vengeance contre troisêtres qu’il haïssait et inaugurer la restauration du castel féodaldes La Tour-Enguerrand. Le mariage avait eu lieu, – c’était le seulpoint du programme qui se fût réalisé. En dépit d’un parrainage depremier ordre, le cercle de la rue Scribe était demeuré fermé auchâtelain de Malenoue, privé pour toujours de l’insigne honneur delire son nom suivi du J de ses rêves dans les annuairesélégants. Et depuis gue le vieux gentilhomme était allé rejoindre,au cimetière de Picpus, les La Tour-Enguerrand guillotinés en 1793,l’antique donjon avait été de nouveau abandonné à l’envahissement des herbes et des rats. Le prince Guy était partrop de son époque pour ne pas avoir arrêté les frais, aussitôtdélivré de son oncle, – le seul être au monde devant lequel il sefût toujours senti petit garçon. Cette mort avait eu pour effet dele rendre un peu plus  » moderne », plus « nouveau jeu » plus «dans le train », – jolis synonymes pour dire un peu plus cynique.Quand un homme du nom et de la tradition de celui-là s’est déclasséà ses propres yeux, il semble qu’il ait le besoin de devancerle mépris et comme de le déconcerter par cette fanfaronnade decorruption qui ne date pas d’hier, – Louis XIV la reprochaitdéjà  au Régent, – et voici les propos qu’échangeaient legrand seigneur et la comédienne, dressant, à  leur façon, lebilan définitif de ce que Casal avait très justement appelé lereport de l’homme d’affaires: – passif etactif.

– « Il faut que tu lui parles, « disaitle nouveau prince de La Tour-Enguerrand, « ça ne peut pas durerplus longtemps… Qu’est-ce que tu veux que je fasse, je te ledemande, avec cent mille francs par an?… Et je sais qu’il a gagné,depuis ces dix mois, des sommes énormes dans les mines. Desforgesles chiffre à dix millions; mettons-en six, mettons-en deux;et il ne me donnerait pas seulement de quoi payer les maçons de LaTour-Enguerrand !… »

– « Hé! il s’en moque un peu, devotre bicoque? » répondit Camille. « Ce qu’il voulait,c’était le cercle… Vous ne le lui avez pas donné. Franchement,c’est lui qui est refait… Point de Jockey, et un gendre qui n’a pasattendu quinze jours pour retourner chez les demoiselles!… Oui ounon, avons-nous soupé chez Léa moins de deux semaines après tonmariage?… »

– « Il ne lui manquerait plus que de meservir de la morale !… Et chez qui sommes-nous donc ici,belle-maman?… D’ailleurs, » ajouta-t-il, après s’être promené delong en large dans la chambre, «je ne sais pas pourquoi je ne tedirais pas la vérité. J’aurais encore soupé chez Léa le soir mêmeque j’aurais été dans mon droit, attendu que ma femme n’a jamaisvoulu être ma femme, entends-tu, jamais… C’est à ne pas ycroire, n’est-ce pas? C’est ainsi pourtant. Oh! elle ne m’a paspris en traître. Je n’ai rien à lui reprocher, elle a étéstrictement loyale. Le jour où nous nous sommes fiancés, elle ademandé à  me parler. Je lui ai donné ma parole de la laisserparfaitement libre, sous la condition que je serais parfaitementlibre aussi… Je n’ai pas cru que ce fût sérieux. Qui 1’aurait cruà  ma place? Je me suis dit: exaltation romanesque,enfantillage de petite fille, sentiment contrarié… Hé bien !Pas du tout, c’était très sérieux, – et

nous voilà !… »

– « C’est assez extraordinaire, eneffet, » répondit Camille, qui n’avait pas caché sa surprise, etelle rit du rire qu’elle avait quand elle soulignait une petiteinfamie bien constatée :

– « Pas le moyen, alors, d’avoir le bébéd’assurance, en cas de veuvage, pour hériter du beau-père… » Puis,s’étant levée à  son tour, elle se mit à  marcher dans lachambre, comme si cette révélation remuait en elle un monde depensées, et elle demanda : « Elle est très pieuse, Mme de LaTour-Enguerrand ?… »

– « Elle est en train de le devenir, »dit le prince.  » Tu m’avoueras que ça, c’est la guigne desguignes ! Un brave garçon rencontre une jeune fille élevéecomme toutes les jeunes filles, qui a de la branche, joue autennis, patine, monte à  cheval, sait mener, pédale, enfintout ce qu’il faut pour devenir une gentille camarade de fêtehonnête… Et il se réveille ayant épousé une femme qui a horreur dumonde, qui lésine sur sa toilette, qui ne rêve plus qu’œuvres,charités, retraites, – un tas de bêtises, quoi!… Si ça continue,elle finira par vivre comme une pauvresse. Et depuis qu’elle aperdu son vieil ami San Giobbe, la mère est pire… Et croirais-tucela encore, il n’y a pas moyen de décider mon beau-père à mettre ordre à ça ?… C’est plus prodigieux que tout. Il al’air d avoir peur de ma femme… J ai eu quelque temps l’espoir quecette toquade passerait, » continua-t-il. « Je tablais sur Clamand.Tu te le rappelles? Je ne t’ai pas conté, à  l’époque, qu’ilavait écrit une lettre indignée, lors du mariage? Très correcte, dailleurs… Je l’ai lue. .Je lis toutes les lettres. Cela fait partiede notre convention. Dans les rapports où nous sommes, c est bienle moins… Et sa lettre écrite, il avait changé du tout au tout… Ils’était jeté dans la haute noce. Il avait acheté ce que j’appelleune bonne inconduite soutenue… Toute la lyre. Il buvait. Il jouait.Il promenait des petites dames, enfin le grand battage d’un bonjeune homme en train de devenir un mauvais sujet, et qui veut qu’onle sache, par désespoir du beau mariage d’amour manqué, comme tudisais… Je comptais sur le dépit du côté de ma femme, car jecroyais bien que c’était Clamand le point faible. Oui, je lecroyais, et l’autre jour… »

– «  L’autre jour?…» interrogeaCamille, avec une curiosité qui aurait étonné La Tour-Enguerrands’il eût été capable de penser à  autre chose qu’au récit deses mécomptes conjugaux et financiers.

– « J’entre chez ma femme, bien parhasard, en revenant du cercle. Elle était avec sa mère. Elle avaitune lettre à  la main. Je vois Mme Nortier qui fait un gestepour la prendre, et ma femme, avec son grand air, – car elle esttrès princesse de La Tour-Enguerrand, à  travers ses gyries, -qui lui dit : – « Non, maman, je me suis engagée à  luimontrer toutes mes lettres, il verra celle-là  aussi… »C’était de Clamand. Il n’y en avait pas long. Il demandait pardonde l autre lettre, celle du mariage, et il annonçait son départpour l’Afrique, où il a obtenu une mission. J’ai eu un momentl’idée de lui envoyer une paire d’amis, et puis j’ai pensé :à  quoi bon?… J’ai réfléchi, et j’ai conclu : ce n’est pasClamand qu’il y a entre ma femme et moi… » Et, après un silence : «Qu’il y ait ce qu’il voudra, d’ailleurs, ça m’est égal, mais queNortier ne se paie pas plus longtemps ma tête ! Lui, refait?Allons donc ! Nous avons un connétable, trois maréchaux,quatre ambassadeurs, un cardinal; nous datons de 960. C’est unpaquet, que diable! et, sans moi, il n’aurait jamais trouvé deuxparrains au Jockey!… Ça vaut bien un petit un pour cent sur sesbénéfices de l’année. Je m’en contenterais… »

Et sur cette boutade, jetée enbouffonnant, le grand enfant corrompu qu’était l’héritier dégradéd’une héroïque lignée tira de sa poche un étui à  cigares. Ilen alluma un et offrit du feu à  Camille, qui, de son côté,avait pris sur la table, dans une coupe, un des papyrosrusses à  longs bouts dont elle avait l’habitude. Qu’il eûtété étonné, si les fameux rayons X, dont j’ai parlé à  proposde son entretien avec son futur beau-père, dans cette même pièce,eussent de nouveau fonctionné ! Et que le mari officiel deBéatrice soupçonnait peu les pensées de la comédienne, celles dederrière la tête! Le mot de l’énigme qu’il cherchait, sans letrouver, Camille, avertie par la sinistre expression des yeux deNortier, le jour où le mariage s’était conclu chez elle, l’avaitcherché, elle aussi, à  travers ces libres conversations dudemi-monde, où les hommes laissent échapper tant de confidences, enquestionnant un Casal, un Desforges, vingt autres, et elle l’avaitdeviné. Elle avait compris le procédé employé par le faux père pourcontraindre l’enfant de l’amant à ce mariage et le savantmécanisme de cette hideuse vengeance. Un étrange remords, comme enont quelquefois les filles, un de ces scrupules qui sont,à elles, le report de leur délicatesse et quiprennent, par contraste une espèce de pathétique, lui avait renduinsupportable d’avoir été mêlée à  cette vilaine histoire.Elle avait compris encore que, parmi toutes les blessures dontsaignait la victime, la seule qui put être pansée était celle quedevait lui avoir faite le mépris de Clamand. Et la comédiennegalante, la maîtresse du financier Nortier, l’anarchiste endiscours et en actions, était redevenue la petite Faviersentimentale, la Duchesse bleue des premières années. Elle avaittrouvé le moyen d’écrire à  Clamand, de le voir et de lui toutapprendre. Elle venait de savoir par La Tour-Enguerrand que soncalcul avait réussi et que la sacrifiée avait une plaie de moinsdans son cœur. Et elle pensait, en tirant des bouffées de sacigarette, avec un peu d’humidité dans ses beaux yeux bleus, et aucoin de la bouche ce demi-sourire d’une rosserie qui ne s’épargnepas elle-même :

– « Pauvre femme ! Voilà  laseule bonne chose qu’elle aura eue depuis bien longtemps! Et c’està  moi qu’elle le doit… » Puis, comme son regard avaitrencontré le rubis donné jadis par Nortier – on se rappelle – enguise de commission, elle ôta la bague de son doigt, et elle lajeta dans une coupe, en disant tout haut, pour ne pas se laisseraller à  son attendrissement: – « C’est égal, la vie estjoliment farce, tout de même!…»

 

 

Octobre 1900.

 

Partie 2
DUALITÉ

Chapitre 1

 

A Henry Bauër

 

 

Sur le point de raconter une anecdotequ’une nouvelle rencontre avec la femme qui en fut l’héroïne vientde me rendre présente jusqu’à  l’obsession, j’éprouve un assezbizarre scrupule intellectuel que je veux dire. N’est-il pas commund’ailleurs à  tous les artistes littéraires qui travaillentd’après nature, lorsque l’expérience les a initiés à  quelqueétonnante anomalie d’âme et qu’ils sont tentés de lareproduire ? Ils ne peuvent douter de la réalité qu’ils ontvue, – de leurs yeux vue, comme dit l’autre. En revanche,ils doutent de leur puissance à  faire accepter comme vraiesdes complexités du cœur très contraires au type moyen de naturehumaine que chacun de nous porte en soi. Est-il même besoin d’êtreécrivain pour subir cette sorte de déconcertement devant lesinattendus de la vie et de la sensibilité? Combien de fois lespersonnes les plus irréfléchies ne prononcent-elles point, à l’occasion d’un incident par trop excentrique, cette phrase denaïve surprise : « On lirait cela dans un livre, qu’on ne lecroirait pas… » Comment ne pas hésiter, quand on se prépareprécisément à  mettre dans un livre quelque histoire à propos de laquelle on a soi-même été tenté de proférer cette banaleexclamation?…

Il me semble qu’il y a pour l’artistedeux, moyens de résoudre cette difficulté, que le célèbre versclassique formulait déjà:

 

Le vrai peut quelquefois n’être pasvraisemblable…

 

Le premier de ces deux moyens est celuides maîtres: il consiste à  pousser l’intensité du« rendu » dans le récit à un degré de relief qui impose lacroyance. C’est ainsi que Balzac, dans Splendeurs et misèresdes courtisanes, nous contraint, par la seule énergie de lapeinture, d’accepter comme réelle la plus extraordinaire aventurequ’ait jamais contée un romancier. Nous ne doutons ni d’Esther, nide Vautrin, ni de Peyrade. Pourtant quel récit des Mille et uneNuits est plus chimérique? Tout près de nous, Maupassant aprocédé de même dans certaines nouvelles, d’une si audacieuse etpresque inadmissible psychologie: l’Inutile Beauté, le Horla,les Sœurs Rondoli. Ce moyen est le plus sûr, mais il y faut ungénie de narrateur hors de pair. Un second, très modeste, et commetel à la portée de l’analyste simplement consciencieux, consisteà  comprendre que les plus extraordinaires événements ont leurlogique, et de même les plus apparentes bizarreries de sensibilité,leur norme secrète. Ayant à  rapporter une aventure trèsexceptionnelle, l’analyste s’appliquera donc à  dégager cettelogique, et s’il veut peindre une singularité du cœur, ils’efforcera de démêler la loi générale dont cette anomalie n’estqu’une conséquence. Qu’il me soit permis d’employer ici cettehumble méthode, quitte à  diminuer l’effet de surprise quepourrait produire par son étrangeté le récit auquel ces quelqueslignes servent de préface. Je ne me dissimule point que c’est uncas de dualité sentimentale évidemment exceptionnel jusqu’à l’invraisemblance. Il paraîtra pourtant moins spécial et, sinoninexplicable, presque naturel, en admettant cette hypothèse que legrand principe du balancement des organes domine la viepsychologique, comme il domine la vie physiologique. Il y auraitainsi, dans les distributions de notre énergie émotionnelle, unconstant rétablissement d’équilibre. Inemployée sur un point, cetteénergie se reporterait plus intense et plus active sur un autre.Une créature instinctivement fine, par exemple, que le hasard etses propres fautes ont jetée dans une destinée qui brutalise cetinstinct, trouvera en elle, quand les circonstances lui endonneront l’occasion, des réserves de délicatesse d’autant plusabondantes et plus profondes. N’est-ce pas l’interprétationquotidiennement donnée aux colères excessives où s’emportentcertains êtres faibles, aux crises de sensualité que traversent lesjeunes gens trop contenus? Et n’est-ce pas aussi une loi semblableque les anciens incarnaient dans le mythe de Némésis, cettedistributrice du sort égal, cette déesse des moyennes, symboled’une mathématique morale aussi absolue que l’autre? Mystérieusefigure, effrayante pour les heureux, consolante pour lesmalheureux, des inévitables compensations !…

 

Chapitre 2

 

J’écrivais tout à  l’heure le nomde Guy de Maupassant. Un entretien avec ce compagnon de majeunesse, aujourd’hui disparu, comme cette jeunesse elle-même, futjustement la cause indirecte de l’épisode qui m’a suggéré cesréflexions. Le patron du Bel-Ami m’avait dit jadis, auretour d une de ces croisières au cours desquelles il luttaitcontre le fantôme de sa propre folie, visible alors pour lui seul:

– « Quand vous chercherez un cointranquille où travailler, allez donc à  Rapallo sur la rivièrede Gênes… C’est exquis, vous verrez, et comme on y est bien pourécrire!…»

Pourquoi ce nom de Rapallo, si peu connudes touristes, me revint-il un jour de l’hiver dernier que, presséde besogne et m’étant laissé acculer par le temps, je cherchais unasile de « copie »? Toujours est-il que le souvenir de cettelointaine conversation me fit prendre le guide et regarder lacarte. J’étais à  Nice, où j’avais cru fuir Paris, et jel’avais retrouvé, sur la promenade des Anglais et autour de laplace Masséna, plus affolé et plus affolant que sur les bords de laSeine. Je constatai que la petite ville vantée par Maupassants’abritait dans l’anse d’un long promontoire, celui de Porto-Fino,- c’était une garantie contre le mistral; – que la marge de terredétachée le long de la muraille escarpée de l’Apennin se faisaità  cet endroit un peu plus large, – c’était une chance debelles promenades. Un astérisque accompagnait de sa recommandationdiscrète le nom de 1’hôtel désigné dans le guide comme dirigé parla signora Balbi, – c’était une probabilité d’un gîte passable. Cestrois raisons réunies, jointes à  la nécessité du travail,suffirent pour que, dès le lendemain, je prisse place dans un deswagons du train qui, par Vintimille et Savone, gagne Gènes. Cettevoie ferrée contourne tout le golfe à  qui la vieille citéligure donne son nom, à travers l’un des plus pittoresques paysagesde mer et de montagnes qui se puissent rêver. Point de fleuves.Presque point de ruisseaux. Cet Apennin qui tombe à  pic dansla Méditerranée ne permet guère que des cours d’eau se forment surl’escarpement de ses pentes rocheuses. Dans ce sol desséché, lespins se rabougrissent en broussailles et ne dépassent pas debeaucoup les cystes, les lentisques, les myrtes, chétifs arbustesaromatiques dont les âpres et maigres racines s’agrippent à même cet aride sol. Cette moutonneuse toison de maquis ferait laseule verdure de cet horizon rapproché, si parfois une cassure nes’approfondissait en un ravin où frissonne le feuillage d’argentdes oliviers, et si, à  d’autres places, des gradins tailléspar l’industrie des paysans à  même la colline et garnis deterre végétale ne se paraient de citronniers et d’orangers, defiguiers et de châtaigniers. Les villages succèdent aux villages,étageant sur ces déclivités, par où s’achèvent les dernierscontreforts de la grande chaîne italienne, leurs hautes maisonspeintes de couleurs tendres. Quelque clocher à jour les domine. Desbarques sont tirées sur la plage, quand il y a une plage. Le plussouvent l’abrupte tombée de la falaise dans la mer supprime toutegrève, et l’absence de voiles dénonce alors la profondeur de cegolfe si dur aux pécheurs. Presque tous quittent ces parages sansfond pour s’en aller là-bas, en Corse, en Sardaigne, jeter leursfilets à  coup sûr, tentés par cette lame dangereuse, quidéferle, si douce, si bleue, contre les rochers gris des petitescriques. Cette rivière de Gènes dévale de la sorte, aussi sauvage,aussi rude que l’autre, celle de notre Provence, est voluptueuse etmolle. Mais quand on est las, comme je l’étais, des jardins tropsoignés, trop pareils à  des serres, qui entourent les palaiscosmopolites de Nice et de Cannes, cette sauvagerie et cetterudesse ont leur attrait. Ce n’était pas ma première excursion surcette route de la côte ligure. Jamais je n’en avais mieux senti lagrâce originale et farouche, et quand, Gênes une fois passée, puisNervi, au sortir du long tunnel qui troue l’épaisseur du cap dePorto-Fino, j’aperçus, vers les quatre heures de l’après-midi,Rapallo, tapi au bord de sa baie, entre le promontoire et lamontagne, parmi les citronniers de ses jardins, j’éprouvai uneimpression d’intime allégresse où il y avait de la détente nerveuseet de l’espérance. Mentalement je dis merci au souvenir deMaupassant, et je pensai :

– « Oui, comme je serai bien là pour travailler, si l’hôtel a seulement ses fenêtres sur cetadmirable cap… »

 

Il faisait mieux que de donner sur cettenoble ligne de promontoire, cet hôtel que je redoutais un peu,sachant le génie des architectes modernes à gâter les plusbeaux sites. Il était situé dans un palais jadis construit parquelque patricien de Gênes. Un blason de marbre se voyait encore,appliqué sur les balustres du balcon du premier étage. Il dominaitde ses quartiers héraldiques et de son bonnet dogal cette enseigned’une simplicité rassurante: « Albergo Balbi, già del Leoned’oro. » Un long jardin planté d orangers et fleuri d’œilletss’étendait par devant, clos de murs, et je n’eus pas plus tôt causédans le bureau avec l’actuelle propriétaire de l’ancienne aubergedu Lion d’or, que mon appréhension première acheva de sechanger en la plus complète certitude d’un heureux séjour. J’apprispresque tout de suite que la signora Balbi était une Française desenvirons de Lyon, venue en Ligurie très jeune à  la suite de «malheurs de famille », – il faut bien respecter les traditions, -et mariée par hasard à  un négociant de Rapallo. Mais voiciqui n’était pas une tradition : restée veuve avec une fille à élever, elle avait eu le courage et l’esprit de prendre la gérancede cet hôtel, dont le maître venait de mourir. Depuis dix ansqu’elle dirigeait la maison, elle était arrivée à  y établirpartout un aspect d’ordre minutieux qui contrastait singulièrementavec le laisser aller des autres caravansérails prétentieuxéchelonnés sur la côte. Je l’entends encore me raconter sonhistoire en me montrant la chambre qu’elle m’avait choisie. Elledisait :

– « Ce qui me contrarie, c’est que je nevois presque jamais de compatriotes… Il vous faut faire connaîtreRapallo en France, monsieur. Il vient des Anglais, des Allemands.Il ne vient presque jamais de Français… Pourtant je serais auxpetits soins pour eux,-  entendons-nous, autantqu’il est possible avec des domestiques de ce pays! Ils sont siparesseux… En ce moment nous avons ici une dame de Paris, une Mmede La Charme. Vous ne la connaissez pas? Ah! monsieur, vous verrezquelle femme distinguée et comme il faut; elle me dit toujours: «Madame Balbi, je ne reviendrai jamais en Italie sans passer parRapallo… Je ne me suis sentie chez moi nulle part comme ici…»

 

La signera Balbi avait mis à prononcer les mots « distinguée » et « comme il faut » uneconviction si respectueuse, un accent si entendu! C’était la vraiebourgeoise française, désireuse de rester « dame » dans n’importequel métier et de ne pas vous laisser ignorer qu’elle est née pourun sort plus relevé. Cette petite personne de quarante ans, replèteet comme tassée sur elle-même, avec un visage un peu plat, des yeuxd’un bleu gris sur un teint reposé, des cheveux châtains, séparésen deux bandeaux lisses sur un front assez large, la bouche serréeet judicieuse, me représenta aussitôt le type achevé d’une de cesménagères comme j’en ai tant connu en Auvergne durant mon enfance.Une chaîne d’or très mince tournait autour de son cou et retenaitune montre, passée à  même, entre deux des agrafes de soncorsage trop tendu. Elle avait une robe de soie noire et de petitesmitaines de couleur bise à  ses mains, L’Italie n’avait pasplus mordu sur elle, malgré ses longues années de séjour, que sielle n’eût jamais quitté la province natale. Cela me suffit pour medessiner en pensée une image analogue de cette Mme de La Charme,échouée dans cet hôtel paisible, – quelque veuve de nouveau,établie à  Paris, mais continuant à  y vivre comme danssa province, elle aussi. J’ai encore tant connu ce type! Je lavoyais échangeant des visites avec la padrona,régulièrement, longuement, cérémonieusement, comme si ellesn’eussent pas habité sous le même toit, l’une en pension chezl’autre. Je devinais d’après 1’épigramme que Mme Balbi avaitdécochée au service italien quel feu roulant de critiques mes deuxcompatriotes dirigeaient contre la terre d’exil où elles setrouvaient reléguées, celle-ci par son métier, celle-là  sansdoute par sa santé. Égayé par ces deux images, avec quelle joie jemonologuais, je me le rappelle, et je disposais sur une table pluslarge que j’avais demandée à  l’obligeante Lyonnaise – latable de la sacro-sainte « copie » – mon papier, mon encrier,ma plume et les quelques volumes qui ne me quittent guère ;les Mémoires de Gœthe, un Marc-Aurèle, un tome de Le Play,un de Balzac, un de Stendhal, un de Taine.

– « Quelle chance, » me disais-jeà  mi-voix, « qu’il n’y ait qu’une de nos compatriotes ici, etque ce ne soit pas une donneuse de dîners à  prétentionslittéraires! Ces choses arrivent cependant. Cette fois, je suisà l’abri… » Je répétai tout haut avec un délice inexprimablece mot magique : « à  l’abri… » et je m’hypnotisaià  regarder le jour qui finissait de s’éteindre sur le golfesilencieux. A ma droite, la ligne naissante du cap de Porto-Fino,haute, sombre et semée de villas claires parmi les feuillagesdéjà  fondus, se profilait sur un horizon couleur de safran,avec des dégradations de nuances qui du jaune tendre passaientpresque au vert. A ma gauche, se développait cette magnifiquecourbe du rivage, qui par Chiavari descend jusqu’à la pointede Sestri Levante. Entre les deux, sous un ciel d’un bleu qui sefonçait jusqu’au noir, la mer s’étalait calme, à  peineonduleuse, avec des tons de nacre glacée. Il courait dansl’atmosphère juste assez de brise pour enfler les voiles d’unebarque de pêcheurs que je voyais s’approcher du petit port ens’aidant des rames. Quatre gros bateaux à  l’ancre, à forme basse et renflée de felouques barbaresques, découpaient leursagrès noirs dans cet air immobile. Plus près de moi, les citronscouleur d’or pâle et les oranges couleur d’or rouge brillaient dansles branches des arbustes du jardin, et dans la ruelle voisine jepouvais voir, tant cette fin d’après-midi de janvier était douce,des femmes de Rapallo qui travaillaient à leur dentelle, assisesdevant leur porte, et un vieux cordier tresser une corde. Lechanvre enroulé autour de sa taille et l’extrémité de la cordefixée à  un poteau, il allait, à  reculons, d’un paslent, ses doigts agiles occupés à  natter les fibres informes.Ce dernier détail, en me ravissant par son pittoresque, acheva deme jeter dans un état de rêverie philosophique dont je retrouve latrace sur la page de journal où j’ai consigné le détail de cettearrivée et qui se termine ainsi :

 

« Soyons comme le cordier qui faitsa corde à  reculons, sans voir où il marche, et sans voir nonplus à  quoi servira cette corde ainsi travaillée. – Penserà  George Sand, à  sa guérison par la nature, la solitudeet l’acceptation soumise de la tâche… »

 

Chapitre 3

 

Hélas! le séjour à  Rapallo, quis’inaugurait sur cette résolution d’imiter, du moins dans sonesprit de discipline, la vaillante ouvrière de Nohant, devait,comme tant d’autres, ne pas tenir les promesses de ce début. Cettefois, j’eus pour excuse à  mon inconstance de volonté la forceet 1’inattendu de l’impression, qui tout de suite me détourna del’utile travail et de la bienfaisante « copie » , pour merejeter à  cette curiosité de la vie réelle dont je suisencore la victime après tant de vagabondages, d’allées et de venuesparmi les pays et les gens. Je sais si bien qu’à  un certainâge on a reçu des choses humaines toute l’expérience que l’on estcapable de manipuler, toute la matière qu’elles peuvent fournirà  une énergie d’artiste! La moisson est faite, bonne oumauvaise. Il ne reste qu’à  l’engranger. Et puis, qu’uneénigme sentimentale se dresse au détour du chemin, sous la formed’une femme aux prunelles émues, au joli sourire, et j’oublied’écrire pour m’engager de nouveau sur ce chemin que Dumasvieillissant appelait, non sans mélancolie, la Route deThèbes. Cette route passe un peu partout, – je le sais tropaussi. – Mais comment deviner qu’un de ses carrefours devait êtrepour moi la salle à  manger de cet hôtel perdu d’Italie, où jedescendis le soir de mon arrivée, obéissant docilement à l’appel de la cloche réglementaire ; et je ne me doutais guèreque je rencontrerais l’éternel sphinx à l’une des tables de cemodeste réfectoire – à trois francs par tête, sans levin.

 

Modeste, certes, bien modeste; – maiscet industrieux esprit de finesse, si naturel aux Françaises derace autochtone et qu’annonçaient les yeux futés de la signoraBalbi, s’y reconnaissait à  vingt menus signes d’uneinstallation soignée. Le linge était d’une irréprochable blancheur,l’argenterie étincelait. De petits festonnages de papier coloriéparaient les corbeilles d’oranges. Toutes les carafes et toutes lesbouteilles avaient des dessous de verre, et la table d’hôte, celleoù les voyageurs mangeaient en commun, était visiblement réduiteà son minimum d’espace, afin de permettre la multiplicationdes petites tables séparées. Ces dernières encadraient toutes entreleurs quatre pieds un morceau de tapis dont la bordure noire,ourlée à  l’aiguille, se détachait sur la pierre blanche ducarrelage. Comme ce restaurant d’hôtel avait été jadis la salle deréception de la villa, le plafond était garni d’une vaste fresqueà ornements stuqués que la sécheresse du climat n’avait pastrop dégradée. Le tout donnait à  un endroit ailleurs si banalune jolie physionomie d’intimité qu’augmentait la gaieté d’un feude bois dans une large cheminée, qui mêlait sa flamme à  celledu gaz allumé dans des lampes en cuivre, reluisantes, elles aussi,de propreté.

– « Vous voyez, » me dit avecorgueil Mme Balbi, qui attendait ses hôtes pour présider elle-mêmeà la table commune, « j’ai du feu ici, comme en France. Ah!monsieur, si vous saviez ce que j’ai eu de peine à  leur faireconstruire une cheminée où l’on voie le bois… Pourtant, chez nous,tous les fumistes viennent d’italie… Enfin, avec de la patience!…Voici votre table, monsieur, que je vous ai réservée comme vous ledésirez… Tenez, voilà celle de Mme de La Charme à  côté,et puis là – bas celle du major général Gobay, un Anglais quiest avec sa fille… C’est la troisième année qu’ils reviennent… Nousn’avons ici, je vous le répète, que de la bonne société… C’est unegrande consolation pour moi, quand j’ai ma demoiselle, auxvacances… Mais on arrive. Il faut que je vous quitte. Vouspermettez? Umberto s’occupera de vous… »

J’étais descendu un peu trop tôt, ayantquitté ma chambre au premier coup de cloche, sans savoir que l’onen sonnait un second. Je m’assis, en me réjouissant de cette avancequi me permettrait d’observer à  mon aise les compagnons dehasard parmi lesquels j’allais vivre quelques jours, quelquessemaines peut-être, et d’abord cet Umberto, ce factotum de larespectable veuve. C’était un de ces Italiens au visage subtil,avec des traits dessinés finement, en qui la diplomatie semble undon inné. Petit et presque frêle, mais agilement découplé, ilmontrait sans cesse, en souriant, de belles dents blanches dont ilétait très fier. Des yeux noirs brillants, un teint mat, une voixdouce, lui donnaient une allure de joli homme à  laquelle lapatronne ne paraissait pas insensible. Cette Anne d’Autriche detable d’hôte avait-elle pour ce Mazarin d’office de secrètescomplaisances? S’il en était ainsi, le prudent Unberto ne l’ajamais laissé deviner. J’incline à  croire qu’il n’en étaitpas ainsi, et que ce garçon, de dix ans plus jeune que la veuve,avait pour politique d’amener sa sensible patronne au mariage. Yest-il arrivé depuis? Quelque jour, je ne manquerai pas dem’arrêter à  Rapallo pour savoir l’issue de cette campagnematrimoniale, qui consistait pour l’heure en un zèle empresséauprès des visiteurs auxquels la signora Balbi paraissait tenir.Que de mal il se donnait, toujours souple, toujours souriant, pourapporter des assiettes chaudes à  point, du café qui n’eût pastrop bouilli, des oranges choisies, et qu’il pût recommander commemûres en les montrant de son doigt où brillaient deux grossesbagues en doublé avec d’énormes pierres en stras! Une autre de sesélégances consistait dans une épingle assortie à  ces bagues.Il la fichait dans une cravate à  nœud droit, et, comme ilétait en deuil de son père, son faux col et ses manchettess’achevaient par un large bord noir, appliqué sur le blanc dulinge, qui prenait ainsi un aspect comiquement macabre.

– « Monsieur, » me disait-il en meprésentant la liste des vins et en me recommandant le montepulcianoavec le plus caressant zézaiement,  » vous verrez que la cuisine esttrès bonne ici. Vous aurez, ce soir, une soupe à  la pavese,du poisson qui était vivant il y a une heure, c’est moi qui l’aipris au pêcheur; un rôti d’agneau et, pour vous, des grives… C’estmoi qui les ai chassées hier… On m’appelle le Tanghen. C’est un motgénois pour dire leste… Vous m’excuserez, il faut que j’ailleregarder à  tout le monde… »

Les convives commençaient en effetd’entrer les uns après les autres, et Mme Balbi, debout devant sachaise, au haut bout de la table, les accueillait d’un gesteà  la fois engageant et cérémonieux. Il y avait là  unequinzaine d’hommes et de femmes, appartenant tous et toutes à la race anglaise ou germanique. Presque tous et toutes étaientaussi des gens âgés ou malades, aux gestes mesurés, à  la voixvolontiers abaissée, enfin, un vrai petit clan d’ « honnêtes etdiscrètes personnes », comme on disait dans les anciennesépitaphes, de quoi justifier les prétentions de la patronne à tenir une maison sans aucun rapport avec les autres hôtels des deuxrivières, celle du ponant et celle du levant. Je regardais cescommensaux avec une curiosité déjà  passionnée. Je croyaispressentir, tant l’endroit était singulier, du roman partout,derrière chaque physionomie, depuis celle de cette digne matrone engrand deuil, à qui la Balbi faisait les honneurs de sa droite,jusqu’à  celle de cet Allemand de trente-cinq ans, dont lesyeux bleus si futés sous leurs lunettes d’or semblaient quêterparmi ces figures féminines une infortune à  consoler et unedot à  enlever. Et déjà  mon imagination commençait devagabonder autour des uns et des autres, quand le coup de foudre dela surprise la plus terrassante déconcerta soudain mes idées aupoint de me faire rester une minute immobile, médusé par le couplequi venait d’entrer dans la salle à  manger et qui s’arrêtaitdevant la table réservée officiellement à Mme de La Charme. Lecavalier était un jeune garçon de dix-neuf ans environ, très fin detournure et de visage, et que je n’avais jamais rencontré. Mais,dans la femme qui l’accompagnait et qui prenait place en face delui, dans cette soi-disant Mme de La Charme, célébrée par la Balbiavec une si complaisante déférence, je venais de reconnaître unedes princesses du demi-monde parisien, une des plus élégantes parmiles grandes impures de l’époque, avec laquelle j’avais jadis dînéou soupé quatre ou cinq fois du vivant d’un de nos plus vieux amis:François Vernantes. Il s’intéressait à  elle par une espèced’amitié attendrie et de pitié admirative, et il a laissé dans sonjournal intime un récit ému de leurs premières relations (voirUn Scrupule). – Mme de La Charme n’était rien moins que latoujours jolie, la toujours jeune Blanche de Saint-Cygne. Ai-jebesoin d’ajouter que cette charmante femme n’a pas plus de droits àl’un des deux titres qu’à  l’autre et que les La Charme et lesSaint-Cygne n’ont jamais figuré que sur le Gotha de Cythère! Elles’appelle sur les registres de l’état civil d’Ingrande, son pays,tout bonnement Blanche Ragot!

 

Chapitre 4

 

Oui, c’était bien, Mme de Saint-Cygne,aliàs « Tendresse et Malines », encore un de ses noms,inventé celui-là  par sa spirituelle rivale Gladys Harveyà  cause de la câlinerie de ses manières et des follesdépenses de ses toilettes intimes. – Quoique douze années eussentpassé sur elle et sur moi, depuis que nous nous étions vus, douzede ces années de Paris qui comptent double pour les femmes deplaisir et triple pour les ouvriers de littérature, je devinaià  1 éclair de ses yeux bruns, quand ils rencontrèrent lesmiens, qu’elle m’avait reconnu, comme je l’avais moi-même reconnue.J’eusse trouvé si naturel qu’ayant eu avec moi des relations sicourtes et si anciennes, – nous nous étions à  peine vusdepuis la mort de François Vernantes, – elle m’eût absolumentoublié ! Il n’était pas moins naturel que, retirée sous unfaux nom dans cet hôtel de mœurs bourgeoises, elle ne se souciâtpas de m’autoriser à la saluer. Le fait est que sa jolie têtene s’inclina même pas de cet imperceptible mouvement où une femmesait empreindre tant de choses, depuis une invite à  luiparler jusqu’à  une défense de l’approcher. Visiblement, ellevoulait garder un absolu incognito. La présence du charmant jeunebomme assis en face d’elle m’en donnait un trop excusable motif. Jene doutai pas un instant que la capricieuse et folle fille ne fûtsimplement en bonne fortune avec quelque amoureux qu’elle cachaità  son protecteur sérieux. Il me sembla pourtant qu’au momentoù nos yeux s’étaient croisés elle avait eu dans les siens uneexpression singulière. Ils auraient dû, n’est-ce pas? traduire,malgré tout, dans leur volontaire silence, la spirituelle maliced’une galante escapade. J’y avais nettement distingué, aucontraire, une angoisse, une terreur et, pour un peu, unesupplication; et il me suffit d’observer la pauvre femme, durant lapetite heure que dura ce dîner d’hôtel, pour me convaincre que jene m’étais pas trompé. De se retrouver face à  face avec untémoin de son existence parisienne la jetait dans un troubleextraordinaire. Je pouvais mesurer son énervement à l’agitation de ses belles mains, dont elle avait retiré ses rubis,fameux dans le monde galant, qui lui venaient d’un des frères Mosé.De ses doigts souples, elle déchiquetait un morceau de pain, placésur la nappe à  côté d’elle, et dont plus rien ne restabientôt qu’un amas de miettes. Deux ronds de pourpre enfiévraientses joues. A de certaines minutes ses paupières se baissaient surses prunelles anxieuses, comme si elle eut voulu en rafraîchir labrûlure. Elle était vraiment divine ainsi, en proie à  uneémotion que j’expliquais maintenant par une nouvelle hypothèse. Javais attribué d’abord son incognito à  la nécessité de secacher du protecteur sérieux, quel qu’il fût, celui que ces damesappellent gaiement leur « combinaison financière ». Peut-êtrecachait-elle la véritable identité de « Tendresse et Malines »à  quelqu’un d’autre, à  cet enfant par exemple, dontj’étudiais dans une glace le profil perdu. Quoiqu’elle conservâtune physionomie ravissante de fraîcheur et de finesse, Mme deSaint-Cygne devait bien avoir en tout près de quarante ans, si pasplus. Mais oui. Le temps passe vite! C’est d’hier qu’elle venaitdîner avec François Vernantes et moi, me semble-t-il, mais cet hierremontait à  1883, et, à  cette date, elle avait certesvingt-cinq ans. Aujourd’hui elle se trouvait donc à  lapériode climatérique où les êtres passionnés courent le plus grandrisque de s’éprendre pour toujours. Ils savent que les saisons leursont comptées. Ils savent qu’ils n’ont plus qu’une réserve de cœur,- et quelle tentation de la jouer sur la dangereuse carte dudernier amour! Trop souvent la nostalgie poignante de la jeunesseles amène à  choisir, pour l’objet de cet amour suprême,quelqu’un qui n’est pas de leur âge. N’était-ce pas le cas pour lafausse Mme de La Charme? Je n’eus pas plus tôt entrevu cetteexplication de son anonymat que je la jugeai irréfutable. Unnouveau roman se dessina devant mon imagination, que j’admis commeréel, sans plus de contrôle : celui de la  courtisaneamoureuse qui veut à  tout prix que son amant nouveau nesoupçonne pas son passé. S’il en était ainsi, que le trouble de lapauvre fille était naturel et touchant! Elle, la Blanche deSaint-Cygne de toutes les audaces et de toutes les élégances, – la« Tendresse et Malines » qui avait mangé en deux ans cinq millionsà  ce grippe-sou de Mosé, – la Belle-Petite dont les dessousreprésentaient un budget de reine, qui avait eu une écurie decourses, un yacht, un hôtel tenu à  l’anglaise avec des valetsde pied poudrés, des bijoux de quoi garnir la vitrine d’un desjoailliers de la rue de la Paix, – Sa Volupté Mme de Saint-Cygne,enfin, comme disait mon autre défunt ami Claude Larcher, – étaitlà  dans une modeste robe de pensionnaire, sans femme dechambre évidemment, occupée à  quoi? à  jouer aux yeuxextasiés de cet adolescent la comédie de l’innocence, – unecomédie, hélas! toujours à  la veille de tourner en tragédie.Je continuais de la regarder à  la dérobée, et le jeu deslumières, si révélateur des moindres méplats du visage, me fitdistinguer dans son masque, demeuré idéal de lignes, les premierscoups de pouce du temps. Un tout léger commencement de flétrissuremâchurait le tour de ses paupières. Une ride allait se creuser aucoin de sa bouche. Les tempes attendries allaient se griffer. Deuxgrands plis allaient rayer son cou délicat. L’ensemble demeuraitexquis de mutinerie voluptueuse, mais qu’elle était fragile, cettefleur, trop épanouie et quasi miraculeuse par sa conservation,d’une grâce que j’avais connue triomphante ! Et j’étudiais denouveau dans la glace celui que je considérais comme son jeuneamant. Qu’elle était intacte, au contraire, la fleur de sonadolescence, à  lui ! Il serait un jeune amoureux encore,quand elle serait, elle, celte navrante chose : une vieilleamoureuse. Un petit détail achevait de me rendre plus précise ladifférence de leurs âges. Ils avaient l’un et l’autre la mêmenuance de cheveux, – châtain clair avec des reflets blonds, – lamême couleur des prunelles d’un brun très doux, et toutes sortes demystérieuses analogies dans les gestes, une certaine façon decligner des paupières par exemple, en avançant la tête. J’ai tantvu d’amants arriver à  se ressembler que, sur le moment, je nepensai pas à  m’étonner d’une identité qui eût dû m’être unerévélation. J’étais tout à  ma romanesque hypothèse, et ellem’empêchait de voir une vérité qui, à  la lettre, et pouremployer une métaphore aussi brutale qu’expressive, « crevaitles yeux. » Mais bien d’autres indices « crevaient lesyeux », que je retrouve aujourd’hui, par un étrange pouvoird’observation rétrospective. – C’est le seul dont la nature m’aitdoué. Il est presque ironique d’inefficacité. – Je me rends compte,par exemple, que le couple placé à  la table voisine de lamienne n’était pas moins intéressé que moi par la prétendue Mme deLa Charme et par son compagnon. Ce couple se composait du majorgénéral anglais dont m’avait parlé Mme Balbi et de sa fille : lui,un rude et long chef de mercenaires, âgé de cinquante-cinq ans,sorte de géant très maigre avec des os énormes, un teint brûlé parles Indes, par l’alcool, par l’Océan; des cheveux roux en train depasser au blanc dans le verdâtre, et des yeux glauques d’uneénergie, d’une loyauté admirables, de vrais yeux de soldat sanspeur et sans reproche ; – elle, une de ces grandesgirls trop tôt poussées, dont on ne sait, à  seizeans, si elles deviendront athlétiques ou poitrinaires, tant lessignes de force se mélangent en elles aux signes de faiblesse. MissCobay avait la peau trop blanche et trop rose, un trop évidentfrémissement de son être nerveux; elle était trop haute de tailleavec des épaules trop minces pour son âge. Mais quelle vitalitédans l’opulente toison de ses cheveux fauves, tordus sur sa nuqueen un chignon énorme; quelle délicatesse dans ses traits, quellegrâce fière à  chacun de ses gestes ! Si j’avais observéau lieu d’imaginer, – c’est mon éternelle faute, – j’auraisconstaté qu’elle enveloppait le jeune ami de Mme de Saint-Cygned’une attention passionnée, et que, de son côté, le général neperdait pas de vue un des mouvements de ladite Blanche. A distance,ces deux figures se détachent pour moi, sur la muraille peinte dela salle à  manger, avec des rehauts inoubliables, le père ensmoking et en cravate blanche, la fille dans une de ces robeshardies, comme les Anglaises en osent seules, en crépon de soie desIndes, dont le vert d’eau clair avivait encore l’éclat de son teintet de ses cheveux. L’hallucination rétrospective me montre aussiles divers convives des autres petites tables et ceux de la grandeque présidait la Balbi, quoique sur place je n’y eusse pas prêtéplus d’attention qu’au vin de Montepulciano versé soigneusement parUmberto.

– « N’est-il pas vrai,monsieur, » me demandait l’insinuant Italien, « quece vin a un goût de fleur?… »

– « Un goût de fleur? » répétai-jemachinalement, « je ne m’en suis pas aperçu… »

– « Mais c’est que vous n’avez bu que del’eau, » me fit remarquer le complaisant maître d’hôtel, qui ajoutason « Che peccato! » le plus sympathique, à l’égard d’une distraction qu’il considérait déjà  commeincurable. Car il négligea, jusqu’à  la fin du dîner, de mecélébrer l’excellence des différents plats qu’il me servit. Defait, quand je me levai de table avec les autres convives, j’auraisété fort embarrassé de seulement redire un seul des numéros dumenu. Ma curiosité s’était trouvée trop profondément excitée, cequi prouve, entre parenthèse, qu’après tous mes efforts pour metransformer en un cosmopolite indifférent, je continue à demeurer un provincial de Paris, le prisonnier de ce très petitcoin de monde qui va de l’Arc-de-Triomphe au théâtre des Variétés.C’était tout ce Paris viveur et dont je suis pourtant si las qui mereprenait aussitôt, à cause de cette simple rencontre. Chaquefois que je constate de la sorte mon impuissance à rompre enesprit avec cette ville, ensorceleuse et meurtrière comme la Circéde la légende antique, ma mauvaise humeur est grande. Je crois bienque cette impression de mécontentement intime dominait les autreslorsque, rendu à  moi -même, je m’échappai de la salleà manger, puis du vestibule de l’hôtel, pour me promener seulau bord de la mer. Il faisait une de ces merveilleuses nuits del’hiver méridional, où l’atmosphère semble transparente dans lesombre, même sans clair de lune. Les étoiles y brillaient silarges, si pleines, qu’elles éclairaient tout le paysage d’unelueur de féerie. Le ciel étalait au-dessus du cap un dais develours bleu, et une phosphorescence s’échappait des lames de lamer toutes lourdes, toutes noires, dont la palpitation mourait surla grève. Les lumières éparses dans les maisons de Rapallo et auxfenêtres des villas de la côte achevaient de donner à  cetableau nocturne le caractère mystérieux que la présence del’homme, invisible à  la fois et révélée, ajoute à  lanature. Deux falots de barque tremblaient sur l’immense masseobscure et mouvante de la Méditerranée. La taciturne et solennellebeauté de ce spectacle me saisit profondément, – pas assez pour quej’oubliasse pourtant et la pseudo-Mme de La Charme, et le jeunehomme qui lui faisait vis-à-vis. L’antithèse était trop forte entrela poésie frelatée de l’aventure clandestine et sentimentale que jecroyais avoir surprise et la puissante, la saine poésie de ce cielétoilé, de cette mer murmurante, de cette côte endormie. Assis surun des rochers contre lesquels s’adosse l’estacade de bois quiferme le petit port, j’eus un véritable accès de remords devant monéternelle impuissance à me simplifier l’âme. Je m’en voulaisà  moi-même de ne pas être uniquement, totalement, le passantde cette heure et de cet endroit. J’en voulais à  Mme deSaint-Cygne surtout. Aujourd’hui, ma révolte d’un instant s’estchangée en gratitude. N’est-ce pas elle qui m’a rendu inoubliableset cette nuit et cette plage, en me révélant le secret presquetragique d’un tête-à-tête que j’avais jugé si vulgaire?

 

Chapitre 5

 

Je ne sais pas combien de temps jedemeurai assis sur cette roche, à  regarder l’horizon età  songer. Je fus réveillé de cette espèce d’hypnotismeméditatif par un coup frappé légèrement sur mon épaule. Un coup?non, – la douce pesée d’une main de femme. Je n’avais entendupersonne approcher. Je me retournai en sursaut et je reconnus,debout auprès de moi, la taille drapée dans une mante sombre etdoublée de fourrure, Blanche elle-même. Quoique la pénombre ne mepermît qu’à  peine de distinguer ses traits, je devinaiqu’elle était toute pâle, sous la fanchon de guipure noire dontelle avait enveloppé ses cheveux et son cou. Je vis aussi qu’elletremblait un peu. Cette émotion aurait du finir de me prouvercombien mes hypothèses de tout à  l’heure étaient fausses. Untel trouble était vraiment hors de proportion avec le danger dontelle pouvait se croire menacée. Sur place, on ne raisonne pas tant,et je n’eus aussitôt qu’une idée, celle de la rassurer sur madiscrétion. Je pris sa petite main. Je la lui baisai aussidélicatement que jadis, et je lui rappelai sur un ton dedemi-plaisanterie affectueuse notre dernière rencontre.

– « Ainsi, c’est bien vous, »commençai-je, «vous, Tendresse et Malines!… Nous aurions été bienétonnés, avouez-le, si l’on nous avait raconté, quand nous soupionsavec ce pauvre Vernantes, que nous nous retrouverionsainsi?»

– « Ne riez pas. il n’y a vraiment pasde quoi, » répondit-elle d’un Ion altéré par une angoisse quicommença de m’étonner. « J’ai voulu vous parler et d’abord vousdire merci…»

– «  D’avoir compris que vous nevouliez pas être reconnue? C’est l’a b c de la sympathie,cela, et j’ai hérité un peu de celle que François avait pour vous…»Et, pour maintenir, malgré elle, la causerie sur le ton defamiliarité gaie par où j’avais commencé : « Mes compliments,d’ailleurs. Vous les choisissez bien… »

– « Ah! taisez-vous, »interrompit-elle, d’un accent plus étouffé encore, en me prenant lebras, qu’elle me serra de toute sa force. « Vous ne savez pasà  quoi vous touchez… »

– « Comment? « dis-je, et sans railleriecette fois : « Vous n’êtes pas heureuse?… Il ne vous aime pas?…»

– « Taisez-vous, par pitié, »répéta-t-elle,  » taisez-vous! » Puis, lâchant mon bras: « C’esttout naturel. Vous ne savez pas. Vous le prenez pour mon amant… »Et, avec une voix que j’entends encore, elle ajouta : «C’est monfils… »

 

Cette phrase, tombée entre nous deux, sisimplement, si brusquement, fut suivie du silence douloureux donts’accompagnent certains aveux, solennels à  force d êtreirréparables. Je ne doutai pas un instant que Blanche ne me dît lavérité. Pourquoi m’eût-elle menti? D’ailleurs, certains accents,certains mots aussi, ne peuvent pas mentir. Ce que Vernantesm’avait raconté sur cette étrange fille, sur ses soudaines reprisesde délicatesse et de bonté dans l’existence la plus contraireà  ces vertus, sur son romanesque et sur sa fantaisie, merevint à  l’esprit. Quand cet ami, le plus pareil à  moi,par certains coins de sensibilité morbide, de ceux auxquels jesurvis, se complaisait à  me portraire en héroïne de romancette pécheresse professionnelle, je haussais les épaules. Mesrares rencontres avec elle m’avaient seulement donné l’idée d’uneliberté dans les mœurs et d’une folie de grâce dans la toilette peuconciliables avec des émotions secrètes et profondes. Et, tout d’uncoup, voici que j’apercevais, dans cette créature de frivolité etde caprice, une énigme plus poignante encore que lesattendrissements maladifs de Vernantes ne me l’avaient faitpressentir. Ainsi la femme entretenue se cachait sous un faux nomdans ce coin retiré d Italie pour y vivre en tête à têtequelques semaines, quelques jours, avec son fils!… Son fils?était-ce possible? Ce frêle garçon aux jolies manières, à laphysionomie fraîche, aux yeux candides, paraissait avoir uneéducation si différente de celle que supposait le milieu de samère? Ignorait-il quelle était cette mère? Était-ce pour le tromperqu’elle s’était inscrite sur les registres de l’hôtel sous ce nomde vaudeville. Mme de La Charme? Avait-elle réalisé ce prodige devivre deux vies, d’être deux femmes, la Mme de Saint-Cygne despremières, des courses, des soupers fins et du reste, – et cetteautre femme qui se tenait devant moi, bouleversée jusqu’à l’horreur par ma confusion de tout à  l’heure quand j’avaispris ce fils pour un amant? Une pareille dualité était insensée.Elle était vraie pourtant, je la sentis vraie, avant même que jen’eusse reçu cette confession lamentable dont je me souviendraitoujours, confession prise et reprise, chuchotée et criée tourà  tour sur cette grève solitaire, durant les trois quartsd’heure que nous y passâmes, elle, assise maintenant auprès de moi,et tous deux n’osant pas sortir de l’ombre. Si quelqu’un deshabitants de l’hôtel nous avait seulement vus ensemble et qu’il1’eût rapporté au fils, Blanche aurait dû avouer que nous nousconnaissions. Comment expliquer alors pourquoi je ne l’avais passaluée à table d’hôte? Elle avait trop réfléchi à  sasituation pour ne pas en savoir le danger constant: la cruellerévélation viendrait, si elle devait jamais venir, d’une toutepetite imprudence qui éveillerait chez l’enfant le premier soupçon.Mais la pauvre fille était dans une de ces crises où nous subissonsinstinctivement, presque animalement, le besoin d’un témoin, d’unautre être à  qui nous montrer, de qui implorer l’appui, parqui nous faire suggérer ce que nous n’osons pasvouloir. Par ce soir de détresse, je lui représentaiscette chose, aussi souhaitée qu’inespérée: un confident qui1’écoutât, qui la comprît. Je ne m’en étonnai pas trop. Je l’aiconstaté souvent, les écrivains qui font profession d’analyser lespassions humaines produisent sans cesse de ces phénomènes d’unedéfiance ou d’une confiance également excessive, égalementimméritée. Certaines personnes ne peuvent se trouver avec eux faceà  face sans leur attribuer un pouvoir quasi magique depénétration intime qu’elles réclament ou, suivant l’occurrence,dont elles ont peur. Elles ne se doutent pas que la forced’observation déployée par un auteur dans ses ouvrages n’est jamaisdirecte. Ce n’est même pas une force d’observation, c’est une forcede construction, et qui, au lieu de nous aider à bien voir,s’interpose le plus souvent entre nous et les choses, pour nous lesdéformer. Je venais d’en donner à  Blanche la preuve la plushumiliante en lui parlant comme j’avais fait. Un mot suffit pourqu’elle l’oubliât et n’aperçût plus en moi que l’ami de FrançoisVernantes d’abord, et surtout le docteur ès sciences sentimentalesdont elle mendiait la consultation, – infortuné docteur qui n’ajamais su se traiter lui-même!…

– «  Je vous demande pardon, » luiavais-je dit, pour rompre ce cruel silence, « si j’avais su! »

– « Ah! » répondit-elle, » j’aitant cru que vous saviez, que vous deviniez, quand je suis entréedans la salle à  manger et que vous ne m’avez pas saluée…Dieu! Quelle heure je venais de passer depuis que Mme Balbi m’avaitdit qu’un Parisien était dans l’hôtel et qu’elle vous avait nommé!…Un mot, et vous comprendrez mon agonie : mon fils ne sait pas quije suis. Mais c’est toute une histoire à  vous raconter… Je nepeux pas. Le temps m’est mesuré pour ce que j’ai à  vousdemander… S’il nous surprenait seulement… Non! Ce n’estpas lui… »

Une forme masculine s’approchait, quinous dépassa sans prendre garde à nous. C’était un paysanquelconque et qui chantonnait une phrase musicale de laCavalleria rusticana, la plus populaire et la moinsheureuse : « Viva il vino spumeggiante… » Comme la voixs’éloignait, ma compagne me prit la main, qu’elle mit sur son cœur,pour m’en faire sentir les battements, avec une familiarité où jene pensai pas à  reconnaître un signe de son métier degalanterie. Ce cœur sautait à  lui rompre la poitrine, etj’essayai de la calmer.

– « Il ne viendra pas, ni lui,ni personne. Mais vous n’avez pas besoin de rien m’expliquer.Dites-moi seulement ce que vous désirez, et je le ferai. Je vousdois une réparation, d’abord… »

– « Aucune, » fit-elle vivement, « maismerci d’avoir un peu de pitié pour moi… J’en mérite beaucoup, jevous assure, quoique je ne me plaigne pas souvent. Il faudrait direce que presque personne ne sait, ce que Vernantes n’a pas su, ceque vous ne sauriez pas, si le hasard ne vous avait pas amené ici…Le hasard? Non, peut-être quelque chose d’autre… Je suishorriblement fataliste, voyez-vous, et c’est pour cela que je suisdescendue dans la salle commune, ce soir, quoique je courusse lerisque que vous vinssiez me parler devant lui. J’étais décidéeà  vous dire: « – Vous me prenez pour une autre… » -Puis, quand vous êtes resté sans même faire un geste, et je voyaissi bien que vous me reconnaissiez, alors j’ai pensé: C’est mondestin qui me l’envoie, et je vous ai cherché aussitôt le dînerfini… J’ai bien failli le regretter quand vous m’avez plaisantée.Vous m’avez fait tant de peine!… Mais c’est une douce peine,puisque vous venez de me faire tant de bien en me plaignant…»

– « J’ai compris que voussouffriez, » lui répondis-je, « il ne fallait pas beaucoupd’intelligence pour cela… Un peu de cœursuffisait… »

– « Un peu de cœur, » répéta-t-elle,avec cette espèce de mutinerie désenchantée qui m’était restée dansle souvenir comme le trait le plus charmant de sa nature, et elleinsista :

– « Un peu de cœur? Mais qui en apour nous, quand il ne s’agit pas de nous faire la cour?… Je n’aijamais eu beaucoup d’illusion sur ce que les hommes nous donnent,allez, à  nous autres. Si j’en avais eu, je les aurais toutesperdues le jour où j’ai eu Percy. C’est son prénom, celui de sonpère, qui était Anglais. Il est à  la Chambre des lords,aujourd’hui. Ce prénom, je le lui ai donné, par une dernièreespérance qu’un jour, si le père le rencontre, il comprenne… Pauvrepetit être ! Quand il a tressailli dans mon flanc, j’avaistant cru qu’il le porterait outre ce prénom, le nom de famille dece père. Et puis, quand j’ai couru dire à  cet homme : « Jecrois que je suis enceinte », je l’entends encore me répondre, -oh! c’était un Anglais très Parisien: « Pour une gaffe,Blanche, en voilà  une gaffe!…» Et quand j’ajoutai : « Maisc’est de toi!» il se mit à  rire, d’un rire qui me glace lesang après des années, rien que d’y songer… C’était trop naturelqu’il ne me crût pas. Il ne m’avait pas eue sage, et il ne vivaitpas avec moi, qui avais pourtant eu, pour une fois, la bêtised’aimer et d’être fidèle. Mais cela ne se prouve pas. Je n’essayaipas de lutter. J’ai la prétention d’avoir été un honnête homme tantque j’ai pu, si je n’ai pas été une honnête femme, et de n’avoirjamais commis une vilenie. J’ai toujours eu le tort d’être fière,car c’est un tort dans mon métier, parait-il!… Quand mon amant eutri de ce rire-là, je me serais tuée plutôt que d’accepter de lui unsou pour l’enfant… C’est bien mon fils, allez. C’est mon filsà  moi toute seule… J’avais à  cette époque une renteviagère que j’ai toujours. Elle m’a été donnée par un des Wérékiew,vous ne l’avez pas connu? Un drôle de garçon, très original, et quiavait, lui aussi, un peu de cœur. Il me l’avait envoyé, ce couponde rente, le môme jour qu’un buggy, dont j’avais eul’envie, en m’écrivant sur sa carte : « De la part du princeW…, une voiture et un garde-crotte pour vos malines. » – Vousvous rappelez les plaisanteries de Gladys et mon sobriquet? C’estvrai que ces pauvres douze mille francs par an m’ont souvent servide garde-crotte. Sans eux j’aurais été bien embarrassée alors.J’avais tout quitté pour cet amant dont j’étais enceinte, et je nevoulais pas le revoir… Mais j’ai été chic, » ajouta-t-elle enemployant, avec le plus coquet hochement de tête, cet abominableterme d’argot, « j’ai fait ma première vente et j’ai plongé. ToutParis m’a crue en bonne fortune dans quelque château de Pologne oude Hongrie. J’avais exécuté déjà  une fugue de ce genre. Enfait de château, j’étais tout bonnement en train d’accoucher dansune petite ville de province, dans le Nord, chez de braves gens quim’avaient loué un appartement meublé… Encore la destinée. Jepouvais tomber sur des maîtres chanteurs qui essayassent de savoirqui j’étais, d’où je venais. Ceux-là  ont tout cru – ou ilsont fait semblant de tout croire – de l’histoire que je leurracontai: je m’étais donnée à  eux pour la veuve d’un officierde marine mort dans un naufrage, Mme de La Charme. – La Charme,c’est mon village natal, pas bien loin d’Ingrande. J’avais espéréque ça me porterait bonheur. – Et voilà  comment Percy est né…»

– « Et à  la mairie, » luidemandai-je, « vous n’avez pas eu de difficulté? »

– « Ce fut tout un drame, »reprit-elle. « Je vous ai dit que ces gens étaient excellents.Quand j’ai vu qu’ils allaient, sur ma seule affirmation, déclarerl’enfant comme fils d’une veuve et faire un faux témoignage, c’aété plus fort que moi, je n’ai pas pu. Toujours le fond d’honnêtehomme. Je leur ai avoué qui j’étais et que je leur avais menti, ettout le reste. Ah! les braves cœurs! Eux aussi, ils ont eu pitié demoi, et c’est chez eux que mon fils a grandi. C’est eux qui mel’ont gardé jusqu’à  leur mort, il y a quatre ans… Des êtrescomme ceux-là, comme ce vieux mari et comme cette vieille femme, nedevraient jamais partir… »

– «  Vous me permettez unequestion? » interrogeai-je. « Vos hôtes ont dû, tels que vousme les décrivez, avoir l’idée que vous resteriez avec eux. Vousaviez, non pas la fortune, mais l’aisance. Ces pauvres douze millefrancs, comme vous dites, c’était la liberté, – de quoi élever cetenfant que vous aimez, de quoi… »

– « De quoi ne plus être une Mme deSaint-Cygne, » interrompit-elle, en continuant la phraseirréfléchie que j’hésitais à  finir. « Voilà ce que vouspensez et que vous n’osez pas me dire. Ah! pensez-le. Ah! dites-le.Vous avez raison, trop raison. C’est la plaie, cela. C’est lagrande plaie! » Et, avec une amertume infinie: « Que voulez-vous?Je n’ai pas pu… Il y a des femmes qui ne sont que des mères, mêmedans notre monde. II y a des femmes qui ne sont que des amoureuses,même dans le vrai monde. Moi, j’étais les deux. J’ai aimé mon fils,dès le jour où je l’ai eu entre mes bras, vivant, respirant,bougeant. Oui, je l’ai aimé, passionnément. Et puis, quand j’ai étéguérie de mes couches, quand j’ai revu, dans l’armoire à glace de ce modeste appartement, la Blanche mince et svelte quej’étais redevenue, une irrésistible nostalgie m’a saisie… De quoi?Ce n’est pas beau, mais il faut tout dire… La nostalgie du luxeauquel j’avais renoncé ces derniers mois, quand j’attendais monenfant. Sans taille, toute déformée, travaillée dans mon sang, dansma beauté, j’avais bien pu faire ce sacrifice. Maintenant que je meretrouvais telle que j’avais été avant la gaffe dont parlait monamant, plus jolie encore, avec quelque chose dans mes yeux etautour de mon visage qui m’étonna moi-même, je me sentis écrasée detristesse devant la médiocrité, la vulgarité des objets quim’entouraient… Le souvenir des raffinements parmi lesquels j’avaisvécu depuis des années s’empara de moi si fortement que ce futcomme une faim et comme une soif. J’éprouvai à  cette minuteque jamais, jamais je ne pourrais me passer de linge fin, de bas desoie, de dessous parfumés, de toilettes, de bijoux, de fleurs, desuccès aussi et de fêtes. J’avais le venin dans le sang. J’étaisune viveuse, – je le suis restée, tout en restant mère… C’estincompréhensible, c’est fou. Ce n’est pas ma faute, je suisainsi… »

 

Chapitre 6

 

La farouche énergie d’une créatureindépendante qui a le courage de ses sensations, mêmeinjustifiables, avait passé dans sa voix. Elle s’était levéemaintenant, et nous marchions du côté de l’hôtel en contournant lequai du petit port, baigné d’ombre. Et de nouveau, sans que j’eussetrouvé une parole à  lui répondre, avec une reprise dedétresse dans son accent, tout à  l’heure si hardi:

– « En tout cas, si j’ai été coupableenvers Percy en ne lui sacrifiant pas ces terribles appétits deluxe, que j’en suis punie ! Tant qu’il a été un enfant, toutallait bien. Tout allait bien encore tant que son parrain et samarraine vivaient. Je lui donnais tantôt huit jours, tantôt quinze,un mois plein quelquefois. Ils lui avaient dit – c’était convenuentre nous – que j’étais dame de compagnie dans une famille trèssévère. Percy est si simple d’âme, si peu défiant. Il le croittoujours. Pour combien de temps? Tout est devenu plus malaisé quandces braves gens sont morts. Je m’en suis tirée pourtant. L’enfantavait ses études à  finir. Je Tai mis en Angleterre, toujoursavec l’idée de son père, pour trois ans, et puis deux ans enAllemagne. A présent, je pense à le faire voyager en Italie.Je l’enverrai en Amérique, pour un an ou deux encore. Mais après?Que vais-je en faire? Où le diriger? Vers quelle carrière qui mepermette de l’empêcher de jamais venir à  Paris, et de luicacher ma vie tant que Dieu permettra?… C’était pour causer aveclui de son avenir, pour le sonder, et aussi pour jouir de sesderniers moments d’adolescence, pour respirer dans mon oasis, queje l’ai fait venir ici. On me croit à  Monte-Carlo, d’où mafemme de chambre me renvoie mes lettres… Et c’est au moment où jeprenais du courage pour les difficultés à  venir qu’une autrea surgi, à  laquelle je ne m’attendais pas et qui m’affole…Percy a rencontré une jeune fille, anglaise comme lui, la filled’un major général qui est à l’hôtel avec nous, et il est entrain d’en devenir amoureux… »

– « Je devine. Vous êtes un peu jalouse,comme toutes les mères, » lui dis-je, « et vous appelez cela avoirpeur pour lui… »

– « Je ne suis pas jalouse, »répondit-elle, et avec passion : « Ah! si je pouvais le donnerà quelqu’un qui le rendît heureux et m’en aller, m’effacer,disparaître, mais ce serait le rêve de ma vie, cela! Pensez donc,le bien marier, lui donner la possibilité d’avoir une famille, desenfants, un intérieur… Mais ce bonheur, je ne peux pas le volerpour lui… Écoutez, « insista-t-elle, « quand j’ai vu qu’ilcommençait de s’intéresser à  cette petite Cynthia Cobay, monpremier mouvement a été de me dire : C’est une femme commecelle-là  qu’il lui faudrait. Elle est si charmante, si douce,si fine, si vraie, pas trop riche, assez pour qu’ils puissent vivreavec ce qu’aura Percy, – je lui ai assuré deux cent mille francspour le jour de sa vingt et unième année. – Elle est fille uniqueet sans autre proche parent que son père. Et puis, je n’eus pasplus tôt conçu la possibilité de ce mariage que l’honnête homme serévolta en moi de nouveau. Je me dis : S’il se marie jamais,je n’aurai pas le droit de me taire, quand même je le pourrais.Qu’un jour le père de la femme de mon fils puisse le souffleter dece mot : Vous m’avez trompé ; que cette femme ait honte delui, honte de porter son nom, d’être sa femme; que lui-même vienneà  moi et me reproche d’avoir fait de lui le compliceinconscient d’un pareil mensonge… non, non, non, cela ne sera pas!Je ne le supporterai pas!… »

– «  Apaisez- vous, » fis-je,effrayé par l’exaltation où je la voyais, « Votre fils adix-huit ans, cette fille en a dix-sept. Il ne s’agit de rien desérieux. Vous aurez le temps d’avoir ces scrupules quand votrePercy aura l’âge de se marier. D’ailleurs il faudrait à  cemoment-là  produire des actes. Vous ne serez même pas tentée…»

– « Je me suis dit cela aussi, «répondit-elle, « mais ce n’est pas bien. Non, ce n’est pas bien dene pas couper court à tout cela dès aujourd’hui. Vous ne connaissezpas mon fils? Je ne crois pas me monter la tête sur lui. Je saisqu’il est lent d’intelligence, qu’il a peu de conversation, pas dutout de brillant. Mais c’est l’âme la plus loyale, le cœur le plusdroit… S’il se fiançait avec cette jeune fille, ce serait un don detoute sa vie. Il a les idées anglaises sur les engagements. Etelle, je l’ai étudiée aussi depuis ces quelques jours. Si elles’engageait, ce serait de même… Il y a des instants où je medemande s’ils n’ont pas échangé déjà  leur promesse. C’est cetengagement secret que je redoute!… Mais Percy me 1’aurait dit. Il atellement l’habitude de sentir tout haut devant moi. Lorsque noussommes séparés, il me tient un journal de ce qu’il fait, jour parjour, heure par heure. C’est mon trésor, ces chères lettres. J’enai vécu!… Non, il n’est pas fiancé encore. Je le saurais. Il nefaut pas qu’il le soit… »

– «  Hé bien! » lui dis-je, «emmenez-le… »

– « C’est déjà  trop tard,s’il aime vraiment miss Cobay, » répliqua-t-elle. « Il lui écrira.Il la recherchera. Il la retrouvera… Ah! j’ai trop hésité. J’ai ététrop lâche… » Elle ajouta tout bas : « Je ne veux pas me fairemeilleure que je ne suis; vous venez de me dire que je ne seraismême pas tentée, je l’ai été. Je me suis dit: Je n’ai qu’à laisser faire. Je ne serai responsable de rien. Les compromis deconscience vous viennent vite… Oui, j’ai pensé à  tout laisserfaire et à  disparaître. Si je n’y étais plus, cependant, onpasserait sur bien des choses. » Elle s’était arrêtée pourdire ces mots, en regardant la mer, qui continuait à pousser versnous son immense soupir caressant. « Une promenade en barque surcette eau, un mouvement au bord de la barque, un peu trop penché;une chute, et personne n’aurait plus le droit de demander compte desa mère à  ce pauvre enfant… J’ai pensé au suicide. Mais c’estétrange à  dire, j’ai été retenue, je le serai toujours, parceque j’aime la vie. J’aime ma vie!… Non. Il n’y a qu’unmoyen, qu’un seul, d’empêcher que ce que je crains ne se réalise.Et je m’en veux de cela, de n’avoir pas eu le courage de1’employer… Je l’aurai, » conclut-elle, « si vous voulez seulementm’aider? … Voudrez-vous?… »

– « Je vous ai promis de faire ce quevous me demanderiez, et je tiendrai ma promesse, » lui dis-jeen réponse à  l’interrogation presque douloureuse de sadernière phrase. Qu’allait-elle pourtant m’imposer? Tout sondiscours avait trahi une si incroyable incohérence de sentiments!Rien ne me permettait de deviner à  quelle démarche jem’engageais ainsi. En transcrivant, comme je viens de faire, notreconversation, je ne comprends même pas que j’aie pu donner cetteimprudente parole. Que savais-je de cette fille, après tout? Ce quem’en avait raconté le plus imaginatif de mes aînés. Rien de plus.Si. Je savais encore, avec une indiscutable certitude, que, depuisquelque vingt ans, elle trouvait le moyen de se faire deux centmille francs de rentes dans la galanterie. Par conséquent, elleavait, au service de sa délicate beauté, à  tout le moins unsens très pratique de ses intérêts. Il y avaitquatre-vingt-dix-neuf chances contre une pour que son apparentscrupule dissimulât quelque adroite rouerie. Cette confidencesentimentale pouvait n’être qu’une comédie, destinée précisémentà  empêcher que je ne me misse en travers de quelque pland’exploitation savamment calculé. Oui. J’aurais raisonné de lasorte pour le compte d’un ami qui m’eût rapporté cet entretien enm’interrogeant sur la conduite à  tenir. Je lui eusse répétéle: « Souviens-toi de te défier, » que le sage Mériméeportait gravé sur son cachet. – Et j’aurais eu tort! Ce qui prouveune fois de plus qu’en nature féminine tout est possible, même lasincérité. Je n’allais pas tarder à  tenir une indiscutablepreuve que Blanche ne mentait pas. Elle se mettait tellementà  ma merci par les mots qu’elle prononçait maintenant:

– «  Que j’ai bien fait, »disait-elle, » de céder au mouvement qui m’a précipitée vers vous,comme vers mon sauveur! A présent que je vous ai parlé, je suissûre de moi… D’avoir un témoin qui vous juge, vous rend de laforce. Et j’en aurai… Ce moyen de les séparer tous deux vraiment etpour jamais, vous l’avez deviné, n’est-ce pas?… Il faut que le pèrede Cynthia sache qui je suis… Le lui dire moi-même, je le devrais…C’est un peu trop dur. Il a eu vis-à-vis de moi tantd’égards ! Il a été, depuis tout ce séjour, tellement délicatet bon envers nous deux…» Elle hésita une seconde: « Et puis jesuis trop femme pour ne pas deviner qu’il a pour moi un peu dusentiment – oh ! très peu ! – que mon fils a pour safille. Enfin, ce que je vous demande, c’est de m’épargner cet aveu…«

– « Comment? » m’écriai-je,« vous voudriez que j’allasse dire à  cet homme, que jene connais pas, votre vrai nom et qui vous êtes?… Mais c’estimpossible… »

– « Vous avez promis, »répondit-elle impérieusement, et, suppliante : « Au nom de notreami mort, répétez-moi que vous tiendrez votre promesse… Il faut quecette situation finisse et que jamais, jamais mon fils ne puisseapprocher miss Cobay quand nous serons partis. Il le faut. Etparler moi-même, c’est trop affreux. »

– « Hé bien! » repris-je, attendri aprèsune seconde d’hésitation par cette plainte,  » accordez-moiseulement vingt-quatre heures. En premier lieu, je dois avoir faitla connaissance du général Cobay. Je ne peux pourtant pas l’aborderet que mon premier mot ait l’air d’une abominable dénonciation.Vous-même, je désire que vous ayez causé avec votre fils et quevous soyez bien sûre du danger… »

 

Nous étions arrivés à  la porte dujardin de l’hôtel, comme je prenais ce nouvel engagement, atténuédu moins par cette condition de sursis. Blanche, qui s’étaitarrêtée l’oreille tendue, me fit du doigt signe de me taire. Ellepoussa la porte qui donnait dans l’enclos. Je la suivis sans plusessayer de lui parler. A peine cette porte franchie, elle se jetaà  droite, dans l’ombre d’un grand massif de lauriers. Je m’ycachai aussi. L’extrême finesse de son ouïe ne l’avait pas trompée.Deux promeneurs s’avançaient dans l’allée, dont la voix connue luiétait arrivée par-dessus la muraille, bien vague, bien indistincte;mais la mère avait discerné le timbre de son fils. De ces deuxpromeneurs, qui marchaient ainsi d’un pas alangui, l’un était bienle jeune Percy. Quoique je ne pusse pas voir son visage, je ne metrompais pas, moi non plus, à  son élégante et sveltesilhouette. L’autre était une jeune fille. Je n’avais pas prêtéà  miss Cobay une attention suffisante pour la reconnaître. Jene doutai cependant pas une minute que ce ne fût elle. Le troublede la mère me le disait trop. Le pas des deux jeunes gens sefaisait plus lent à  mesure qu’ils s’enfonçaient dans lapartie obscure de l’allée. Ils se taisaient maintenant. A traversles branches des arbustes où nous nous cachions, nous pûmes lesvoir, qui, d’abord, séparés l’un de l’autre par une distance d’unmètre environ, se rapprochaient, et nous entendîmes que le jeunehomme recommençait de parler, d’une voix si basse que nous n’enentendions qu’un chuchotement. A une seconde, il esquissa le gestede prendre la main de sa compagne, qui esquissa, elle, le geste dedégager ses doigts, avec cette résistance émue qui va céder. Acette même seconde un appel déchira le silence du jardin et fitbrusquement s’écarter l’un de l’autre les deux amoureux. C’étaitBlanche qui s’élançait du fourré en criant le nom de sonfils:

– « Percy, » appelait-elle, «Percy!… »

– « Mais je suis là, maman… »répondait le jeune homme avec un accent où tremblait toute lasurprise de son saisissement, tandis que l’imprudente et naïveCynthia Cobay, toute confuse, se retirait dans lacontre-allée.

 

Chapitre 7

 

Cet entretien avait été si rapide,l’incartade de ma compagne si brusque; les sentiments qu’ellem’avait montrés, les uns après les autres, représentaient un sidéroutant mélange d’instincts contradictoires, que j’éprouvai, unefois seul, comme une impression d’avoir rêvé. Je l’éprouveaujourd’hui à  nouveau en me rappelant le dénouement non moinsextraordinaire de cette extraordinaire aventure. Il est vrai dedire qu’un Anglais se trouve y avoir joué un rôle prépondérant, etj’ai renoncé depuis longtemps à  m’étonner de ce que pense etfait un Anglais. Le « penitus toto divisos orbeBritannos » du poète antique continue d’être vrai pources insulaires, d’une vérité qui n’est pas exacte seulement de leurpatrie. Elle 1’est de leur âme et de leur façon de penser, qui nese raccorderont jamais aux nôtres. Ce fut la certitude de cetteirréductible différence entre le point de vue anglo-saxon et lepoint de vue gallo-romain qui me préoccupa durant toute la nuitsuivante. Je m’étais engagé à  révéler à  M. Cobay le nomvéritable de Mme de La Charme et sa véritable situation. J’étaisd’autant plus décidé à  tenir ma parole que j’avais pu leconstater de visu: la mère de Percy avait raison deredouter qu’il ne fût déjà  trop tard pour empêcher desfiançailles vraiment criminelles, étant données les originesrespectives des deux jeunes gens. Mais en quels termes présenter lachose au père de la sentimentale miss Cynthia? Oui, en quelstermes? Il m’était odieux de jouer un rôle de dénonciateur, et,d’autre part, la délicatesse dont Blanche venait de faire preuvem’avait touché trop profondément pour que je ne redoutasse pointl’expression du mépris dont le major général stigmatiseraitcertainement la femme galante. 11 n’aurait pas, pour la juger,cette indulgence un peu indifférente, mais si humaine, familièreà  nos compatriotes de la race latine. Décidément cettedéraisonnable fille m’avait confié un trop pénible message. J’eusseestimé pourtant comme peu digne de lui demander de m’en décharger,et, pour fuir jusqu’à  la tentation d’une pareille faiblesse,je pris le parti de quitter l’hôtel le lendemain matin, à peine levé, et de faire une longue promenade qui me rendît du calmeen brisant mes nerfs. Je serais sûr de ne pas la rencontrer et dene pas succomber à  ce peu viril désir de reprendre ma parole.Je m’éloignai de Rapallo et je suivis, dans ces pensées, la routequi, par Santa Margherita, contourne le cap, toute blanche entredes oliviers gris. Je ne pus arriver à  secouer l’obsessionque je fuyais ainsi le long de la mer couleur de turquoise, «turchina, » me dit Umberto le Tanghen, que jerencontrai, armé d’un fusil et revenant avec un chapelet de grivessur son épaule. A un moment, cette route monte, laissant à gauche un château construit dans cette mer même, sur un rochercerné de vagues, et elle aboutit, vers l’extrémité du promontoire,à  ce couvent de la Cervara – restauré malheureusement – oùFrançois 1er fut prisonnier après Pavie. On montretoujours, parmi les arbousiers colossaux, « la fenêtre du roide France, » d’où le prince vaincu interrogeait l’horizon desflots, désespéré de ne voir aucun vaisseau à  ses couleurs quilui apportât la délivrance. Je continuais d’avoir l’âme si troubléepar les confidences de Sa Déraison Mme de Saint-Cygne, que jem’attendris sur l’accoudement du roi captif à  cette croisée.J’y trouvais un symbole de sa nostalgie à  elle, – nostalgiecommune à  tous les êtres qu’accable le sentiment de leurimpuissance et dont l’agonie implore une aide qui ne viendra pas.L’aide était venue, pour Blanche, en ma personne. Allait-elle luimanquer? Cette analogie, en m’attendrissant de nouveau le cœur,acheva de me décider à  tenir fermement ma promesse. Non, jen’abandonnerais pas cette malheureuse femme. Quant au généralanglais, il méjugerait, moi, comme il lui plairait, et s’il sepermettait d’être insolent à  propos d’elle, au cours de cetentretien, je lui dirais la vérité, brutalement, et que son manquede surveillance sur sa fille était la vraie cause pour laquelle lamère de Percy avait voulu que je l’avertisse. C’était une mauvaisetimidité à  vaincre, voilà  tout. Je la vaincrais. Dansma fervente reprise de résolution, je décidai de ne pas mêmeprofiter des vingt-quatre heures de délai demandées la veille. Ilvalait mieux en finir au plus vite. C’est avec l’énergie de cettevolonté très arrêtée maintenant que je redescendis vers Rapallo,sous le soleil déjà  haut. I1 pouvait être onze heures etdemie quand je me retrouvai sur le port le long duquel j’avaisreçu, la veille au soir, cette inoubliable confession. En tournantl’angle du mur qui fermait le jardin de l’hôtel, et d’où débordaitun sombre feuillage d’orangers chargés de leurs pommes d’or,j’aperçus un omnibus qui montait par la rue du côté de la gare,chargé de malles, sans toutefois distinguer les deux personnesassises à  l’intérieur.

– « Bon, » pensai-je, « la signora Balbi perd des clients qu’elle a l’air debien regretter, car la voici sur le pas de la porte avec leTanghen, et tous deux semblent confondus… »

L’aimable Française se tenait, en effet,comme terrassée, au seuil de l’ancien villino du Magnifique deGênes. Son visage était tout attristé sous ses bandeaux lisses, quecoiffait un bonnet de veuve à  coques blanches. Elle m’eutà  peine reconnu qu’elle ne me laissa pas le temps de laquestionner.

– « Quel dommage, monsieur!… »gémit-elle, et elle répéta: « Quel dommage! Je vous ai cherchéhier au soir pour vous présenter à  Mme de La Charme. Vousétiez sorti, et maintenant la voilà  qui est obligée departir, dare dare, sans même pouvoir emporter tout son bagage. Jelui expédierai le reste. Elle a été appelée à  Florence parlettre auprès d’une parente qui était en route pour venir larejoindre ici et qui est tombée très malade… Ah ! l’aimabledame, monsieur, et qui sait vivre, monsieur, et qui a del’usage ! Elle pleurait, monsieur, de nous quitter. Son filsavait aussi des larmes dans les yeux. Enfin, elle reviendra l’hiverprochain, si elle ne peut pas revenir dans quelquesjours… »

– «  Il faut s’accommoder auxtemps, patronne,» dit Umberto en italien « :« Bisognadarsi ai tempi, signora padrona, » et leperspicace personnage ajouta, presque bas, en se tournant vers moi,avec un clignement d’yeux qui me prouva qu’il n’était, lui, la dupeni de la fausse lettre, ni de la fausse maladie de la fausseparente, ni du reste : « Pazzo è colun che bada à fattialtrui…»

– «  Bien fou est en effet celuiqui s’occupe des affaires des autres… » me répétais-je en remontantvers ma chambre, encore plus mortifié qu’étonné de ce départ subit.Y a-t-il, flottante autour de toutes les femmes que l’on saitlégères, je ne sais quelle atmosphère de désir qui fait que l’onn’est jamais avec elles absolument simple? Certes, ma conscience neme reprochait vis-à-vis de Blanche aucune arrière-pensée. Jen’avais pas eu la plus vague intention de hasarder auprès d’elleune ombre de cour, à  l’occasion du service qu’elle m’avaitdemandé. Et pourtant j’étais froissé, étrangement, intimementfroissé, qu’elle s’en fût allée sans essayer de me revoir. Cetassez mesquin sentiment, que je mentionne comme une anomalie deplus dans cette histoire où tout fut anomalie, dura quelquesminutes à  peine, le temps de monter l’escalier, d’ouvrir maporte et de voir, posée sur la table, une enveloppe à mon nomdont la présence m’expliqua le regard singulier du malicieuxTanghen. Evidemment la voyageuse la lui avait confiée, ou bien, sielle était entrée elle-même dans la chambre pour placer sa missiveen évidence, quelque domestique avait surpris et rapporté au maîtred’hôtel cette démarche clandestine. Elle était pourtant trèsinnocente, aussi complètement innocente que la lettre elle-même,laquelle contenait à  peine dix lignes. Je les transcris demémoire, très exactement, quoique je n’aie pas gardé l’original: jedirai pourquoi tout à  l’heure. « Vous aviez raison. Cen’était pas à  vous de parler. Je veux quand même vous avoirremercié de m’avoir promis de le faire. J’ai eu le courage de toutdire moi-même à  M. C…, et maintenant je m’en vais. Il a étéparfait pour moi. Il sait aussi que je vous connais. S’il vousquestionne sur mon compte, portez témoignage pour votre pauvreTristesse et Malines. »

Et pas d’adresse, pas d’indicationd’endroit, je ne dis pas où la revoir, mais où lui écrire quandj’aurais eu avec le général Cobay cet entretien désormaisinévitable ! Quelle preuve plus forte aurait-elle pu me donnerde son entière sincérité? Si j’avais cru, la veille, discerner danssa confession un rien, non pas de cabotinage, mais de complaisanceà  se raconter, par suite, une imperceptible nuance de vanitédans une souffrance pourtant réelle, trait de caractère si féminin,je constatai par ce billet – et signé comment! – que ç’avait été,de ma part, une défiance injustifiée. J’allais le constaterdavantage dans mon entretien avec l’officier anglais. Blanchen’avait cherché à  lui produire aucun effet, mais à  lerenseigner sur son propre compte avec une franchise qui ne permîtpas l’équivoque. Dieu! la bizarre conversation, et dont tous lesdétails me demeurent si présents, si actuels ! Je revois en cemoment le regard enquêteur et déconcerté à  la fois dont cethomme m’enveloppa quand j’entrai dans la salle à  manger poury déjeuner. Il se préparait à  faire une des actions quirépugnent le plus à  un gentleman de sa race et deson éducation: parler le premier, et sur une matière infinimentdélicate, à  un étranger qui ne lui a pas été présenté. Jerevois sa fille Cynthia en face de lui, pâle et les yeux rougesd’avoir pleuré. La pauvre enfant aimait donc Percy! Et je revoissurtout le banc de marbre, à  l’ombre d’un grand mimosa enfleur, où nous vînmes nous asseoir, le major général et moi, quand,après le déjeuner, il m’eut abordé avec le plus comique mélange debrusquerie et de gêne:

– « Monsieur, » m’avait-il dit enemployant une expression qui manque à  notre langue, sansdoute parce que nous attachons beaucoup moins d’importance que nosvoisins à  l’étiquette de certaines relations, « vousm’excuserez, si je suis informel avec vous… Mais une dame qui étaitici hier au soir encore et qui se faisait appeler Mme de La Charmem’a prétendu que vous la connaissiez… J’aurais le plus grandintérêt à  contrôler quelques-unes des choses que Mme de LaCharme m’a dites, ou plutôt Mme de Saint-Cygne… C’est bien sonnom?… »

– «  Mlle Blanche Ragot, »rectifiai-je. « Mme de Saint-Cygne est son nom de guerre, commenous disons. Je suis prêt, monsieur, à  répondre à toutes vos questions, ce qui reviendra, j’en suis sûr d’avance,à  confirmer tout ce qu’elle aura pu vous dire. Elle s’appelleelle-même un honnête homme, et elle est vraiment un très honnêtehomme, si étrange que cela puisse paraître dans sonmilieu… »

– «  Alors c’est bien vrai qu’elleest une personne de ce que vous appelez le demi-monde?… Nousn’avons pas cela en Angleterre… » Involontairement, le pli de sabouche exprima le mépris que ses compatriotes professent pour levice continental, et en particulier français. « Pourtant j’ai assezvoyagé pour me rendre compte que c’est une société comme une autreet qui a sa classe d’en bas et sa classe d’en haut, sa lowerclass et son upper class. Alors Mlle Blanche seraitquelque chose comme Camille dans la Dame auxcamélias?…»

Le brave général hochait la tète avec laplus plaisante affectation de compétence en prononçant le nom queles traducteurs de son pays donnent à  la Marguerite Gauthierdu célèbre drame. Ils l’appellent Camille, à  cause sans doutede Camellia, prononcé à  leur guise, à  moinsqu’ils n’aient voulu affirmer une fois de plus la radicaleantithèse entre leur île et le continent, antithèse qui va du petitau grand. Elle veut que, par exemple, leurs voitures prennent lagauche tandis que les nôtres prennent la droite, – qu’ils boiventdu Champagne sec tandis que nous buvons du Champagne doux, – qu’ilsse marient en redingote et nous en frac, – qu’ils ferment leursthéâtres le dimanche tandis que nous ouvrons deux fois les nôtresce jour-là, – et le tout à  l’avenant. Nous appelons l’héroïnede Dumas Marguerite. Ils lui ont donné un autre nom. Cela va avecle reste. Je répondis donc, sans entreprendre de rectifier cettefois l’allusion de mon interlocuteur :

– « Une Camille? Si l’on veut… Avec ladifférence des temps. A coup sur, elle est de ces femmes qui valentmieux que leur position ne l’indique.»

– « Il y a beaucoup de chrétiens dont onne pourrait pas en dire autant, » fit le général.

– « Mais me permettez-vous de vous poserune question ? » ajouta-t-il. « Y a-t-il longtemps que vous laconnaissez?… »

– « Quelque quinze ans, »répliquai-je.

– « Et vous la voyez souvent?… »

– « Presque jamais. Je dînais avec elle,vers 1883, avec un ami qui est mort et qui, lui aussi, n’étaitqu’un camarade pour elle. Et puis je l’ai un peu perdue devue…»

– « Pourtant vous l’aviez bien reconnue,hier soir?… »

– «  Assurément. »

– « Et vous ne l’avez pas saluée?…»

– « Je savais qu’elle était inscritesous un faux nom et que, par conséquent, elle tenait à  passerincognito. »

– «  Elle vous a reconnu, elleaussi?… »

– « Assurément. »

– « Et ne croyez-vous pas qu’elle apensé que vous pourriez dire son vrai nom à  quelqu’un dansl’hôtel, à  moi, par exemple?… »

Je le regardai. Je vis distinctementdans ses yeux clairs le soupçon qui guidait cette espèced’interrogatoire. Son évidente ignorance de la vie galante ne luipermettait pas de se former une idée exacte du genre d’existencemenée par Blanche. Mais, en véritable homme de son pays, il coulaità  fond un fait positif, a matter of fact, comme ilsdisent, avec cette intraduisible expression qui concrétise encorela réalité. Il voulait savoir si Blanche avait agi spontanément oupar calcul en lui disant qui elle était. Pour toute réponse, jepris le billet d’adieu de la pauvre fille et je le luitendis.

– « Lisez cette lettre, » lui dis-je, «et vous verrez qu’elle m’avait supplié elle-même de vous apprendretoute la vérité sur son compte. Si elle vous a parlé en personne,c’est qu’elle a vu que cette démarche m’était par troppénible… »

– « Voulez-vous me permettre degarder ce papier? » me demanda le général après un silence; etcomme je lui avais répondu « oui », il prit ma main,qu’il serra vigoureusement avec un « merci » qui me prouva combiencette enjôleuse de Blanche avait pénétré avant dans ce cœur rude etjeune. Il eût trouvé si dur de la mépriser qu’il m’était ingénumentreconnaissant de lui avoir épargné cette souffrance.

– «  Alors, » reprit-il,« puisque vous ne l’avez pas revue avant son départ, vous nesavez pas comment s’est terminé mon entretien avec elle?… Voici.Vous savez que nous autres Anglais, nous sommes un peu des citoyensde l’univers… Nous avons un climat si mauvais qu’il faut bien yremédier comme nous pouvons. » C’était, cette critique sur leclimat de sa patrie, un maximum de concession que le dignehomme allait me faire payer aussitôt. « Vous ne vous étonnerez pastrop que je me trouve avoir une grande exploitation aux îlesBahamas. Mais savez-vous seulement où c’est?… » Et comme j’avaisrépondu « oui », il continua, avec un visible étonnement qu’unFrançais eût quelques notions de la géographie américaine : « Cesont des terres qui me viennent d’un oncle. Il avait été envoyélà -bas pour sa poitrine, et il s’était pris de passion pource pays… Il est mort, et j’ai hérité ce bien. J’ai des raisons decroire que je suis volé par mes gérants, et j’ai pris le parti d’yaller moi-même. Je renverrai miss Cobay en Angleterre à la findu mois, et je prends le bateau allemand qui part de Gênes pourNew-York. Ensuite on s’embarque à  Jacksonville… J’ai pro-posé à  Mme de Saint-Cygne de prendre son fils avec moi. Je lelaisserai aux Bahamas en apprentissage, et, si cette vie luiconvient, je l’établirai comme régisseur, à  la tête de cettepropriété. Il pourra y faire sa position. Je suis un businessman, voyez-vous, quoique soldat, moi aussi. Ce serait encoreplus utile pour moi que pour le jeune homme.»

– « Et la mère ? Qu’a-t-ellerépondu?…» interrogeai-je. « C’est si loin, et elle aime tant sonfils! »

– « Justement, » reprit le général enrougissant comme s’il avait eu 1’âge de Percylui-même, « je lui ai offert de partir avec nous et derester là-bas avec son garçon. Elle m’a demandé huit jours pourréfléchir, mais je compte bien que nous nous embarquerons tous lestrois… » et il ajouta, en donnant à  cette fin de phraseun ton impossible à  reproduire, tant l’humour s’ymélangeait au prêche : c’était une boutade, et c’était tout unprojet de rachat par la maternité : « Il n’y aura plus ni de Mme deMalines, ni de Mme de Saint-Cygne ni de Mlle Ragot, » il prononçaitRégott. « Il n’y aura plus que la mère de Percy.»

 

Chapitre 8

 

Sa Volupté Mme de Saint-Cygne, dite« Tendresse et Malines », aux îles Bahamas, mère d’un colon etsauvée par la philanthropie d’un major général de Sa MajestéBritannique! Quelle solution follement inattendue pour uneexistence traînée durant vingt années dans les divers décors de lagrande fête parisienne : – restaurants à la mode et salles dethéâtre, champs de courses au printemps et à l’automne,terrasse de Monte-Carlo en hiver, plage de Trouville ou casinod’Aix-les-Bains en été, salons d’essayage des modistes et deslingères en vogue, et chambres à  coucher digne des chapeaux,des robes et des jupons élaborés par ces artistes! Une pareillesaute de destinée n’avait pu être possible, je le répète, que parla rencontre de la plus fantaisiste des bohémiennes avec unAnglais. Il n’y avait vraiment qu’un Anglais capable d’être à la fois pensionnaire de la signora Balbi à  Rapallo etpropriétaire d’un domaine aux Bahamas, le tout aussi naturellement,aussi simplement qu’un habitué de café de la Canebière à Marseille possède un cabanon sur la Corniche, ou le commerçantassis au comptoir d’une boutique rue d’Aboukir, à  Paris, unebicoque à  Bois-Colombes. Il n’y avait qu’un Anglais pouravoir conçu, sans dire ouf, cette entreprise tout ensemble cocasseet sublime, romanesque et positive, de rédemptorisme exotique, dontcelui-ci m’avait, avec un admirable flegme, résumé d’un mot leprogramme. Et de même, il n’y avait qu’une Blanche dans ledemi-monde capable de tenir, pendant des jours et des jours, lerôle d’une veuve pas très fortunée, mais irréprochable, envillégiature avec son fils, au point de provoquer chez unpersonnage aussi pénétré de respectabilité que le père de missCobay un intérêt assez puissant pour aboutir à  cet accèsd’apostolat. Je la voyais déjà, tentée elle-même par le paradoxe decette fin de vie, acceptant l’offre du général, embarquée sous sonnom vertueux à  bord du transatlantique allemand, édifiant lespassagers par sa tenue, présidant à  quelque fête de charitéen faveur des pauvres matelots ; puis à  New-York,effarée et divertie par le tumulte des

rues; puis à  Jacksonville,s’embarquant sur un autre bateau en partance pour ces mystérieusesBahamas, dont j’entendais parler chaque jour quand je voyageais enFloride; et le paysage semi-tropical que j’ai tant aimé s’évoquaitdevant ma rêverie : une mer trop bleue entre des cocotierscolossaux chargés de fruits gros comme des têtes d’enfant, deschèvrefeuilles plus hauts que des hommes, un monstrueuxentrelacement de lianes autour des chênes verts, des champsd’ananas exhalant sous le soleil un arôme enivrant, des valléesentières de cannes à  sucre, et sur la terrasse en bois – lapiazza – c’est le mot là-bas – d’une maison cachée parmila poussée des gigantesques végétations, Blanche dans un hamac, entrain de se souvenir et de regretter peut-être son enfer dans sonparadis. Elle avait si bien dit: « J’aime la vie,j’aime ma vie! » Et c’est vrai qu’il y a un telattrait pour les nerfs dans les sensations puissamment contrastéesoù elle s’était meurtrie et ravie, déchirée et enivrée, depuis desannées.

 

Je n’avais donc pas douté une secondequ’arrivée à  cet âge si dangereux pour une femme de saclasse, qui marque la fin de la jeunesse, elle n’acceptât la chanceinespérée, invraisemblable, qui lui était offerte si magnanimement,si naïvement aussi. Quand le général quitta Rapallo, deux joursplus tard, pour reconduire sa fille en Angleterre avant de revenirs’embarquer à  Gênes, j’étais bien persuadé qu’il trouverait,au jour du départ, le jeune Percy et Blanche prêts à l’accompagner. La tentation me vint d’aller, moi aussi, assisterà  ce fantastique exode, et puis je pensai que cette démarcheserait une grosse faute d’orthographe envers la charmante femme etson bienfaiteur. Évidemment celui-ci était le plus généreux deshommes. C’en était aussi le plus irréel, par certains côtés, lemoins capable de se figurer dans sa vérité la vie de plaisirà  Paris. Cependant, il en savait assez pour que touteprésence qui lui rendrait comme concret ce passé de sa protégée luifût odieuse. Je m’abstins donc d’être là  sur le quai duVieux-Môle le matin où je savais que le FeldmarschallMoltke – c’était le nom du paquebot – partait de Gênes.D’ailleurs, le travail pour lequel j’étais venu m’exiler à l’albergo Balbi, già  del Leone, devint de plus enplus pressant. Il m’absorba bientôt au point de me faire oublier etles complications sentimentales de la pseudo-Mme de La Charme, etl’idylle de Cynthia Cobay avec le jeune Percy, et l’étonnantecharité du major général en retraite. Cette besogne finie, je nepus résister à  l’éternel attrait de la Toscane trop voisine.Je m’y attardai si longtemps que j’étais encore à  Sienne aumois de juin, mal placé, on en conviendra, pour avoir des nouvellesdu monde et du demi-monde. Le hasard voulut qu’à  mon retourje ne rencontrasse aucun des camarades qui me permettent une oudeux fois l’an de reprendre contact avec le Paris qui s’amuse. Etpuis, en eussé-je rencontré un, que j’aurais considéré comme sacréela confidence de la pauvre « Tristesse etMalines ». On jugera donc de mon étonnement lorsque,assis à  l’orchestre du Théâtre-Français, cet automne, pourassister à  la reprise du Pardon, ce petitchef-d’œuvre de marivaudage amer où Jules Lemaître a peut-êtreécrit son chef-d’œuvre tout court, j’aperçus dans une desbaignoires d’avant-scène, celle de droite, qui? Mme de Saint-Cygneelle-même. Ses cheveux châtains à  reflets blonds étaientdélicieusement coiffés du plus joli turban de tulle vert pâlequ’ait chiffonné la mode de cette année, et son buste, resté toutjeune, était pris dans un véritable ruissellement de paillettesassorties à  la nuance du chapeau qui chatoyaient sur un fondd’étoffe d’argent. Ses manches transparentes laissaient voir legalbe délicat de ses bras frais. Elle avait auprès d’elle, dans saloge, par une coquetterie d’une jolie impertinence, une fille devingt-deux ans peut-être, une débutante, dont l’éclat ne lavieillissait pas trop. Son spirituel et fin visage suivait avec unéveil étonnant d’intelligence la prose cruelle et tendre que lesdeux actrices alors en scène, Mmes Baretta et Bartet, disaient sibien, elle qui a tout juste appris l’orthographe! Que nous étionsloin du major général, de la signora Balbi, du Tanghen et deRapallo! Cette fois, la curiosité fut plus forte que la discrétion,et je m’arrangeai, à l’entr’acte, pour passer devant labaignoire où elle était en train de s’éventer en causant. Elle mevit. Sa mobile physionomie exprima un saisissement. Elle pâlit etrougit tour à  tour fortement, et, de loin, elle me fit signed’approcher :

– «  Venez dans ma loge, »dit-elle, « je voudrais vous parler…»

Je la trouvai, quand on m’eut ouvert laporte, dans une espèce de petit salon en retraite qui faisait lefond de la baignoire. Elle avait sans doute dit à  son amie etaux deux hommes qui l’accompagnaient de ne pas nous déranger, carnous restâmes seuls pendant les quelques minutes que dura mavisite, – le temps de mettre un mystère de plus sur un mystère, etde redoubler pour moi la sensation d’une énigme de cœur que j’aidès le premier moment renoncé à  élucider.

– «  Vous avez eu l’air bien étonnéde me voir, » fit-elle en hochant sa jolietête. « Vous avez donc su que j’avais dû partir et pouroù?…»

– « Le général Cobay m’avait dit qu’ilvous avait offert de vous emmener avec votre fils aux Bahamas, »répondis-je.

– « Mon fils y est, » dit-elle avec unsingulier accent de mélancolie, « et moi, j’ai eu l’idée de lessuivre, un moment… Et puis j’ai compris que je ne pouvais pas, queje ne devais pas… D’abord, » et un sourire malicieux creusa unefossette dans sa joue gauche; « cet excellent généralétait plus amoureux de moi, sans s’en douter, que je ne vous l’aidit. Il s’en serait aperçu, en route ou là-bas, et tout aurait maltourné… Et puis, » cette fois sa bouche avait pris un pli amer, «je sais très bien, voyez-vous, que je ne suis pas digne de vivreavec Percy. J’aurais trop souffert auprès de lui de tout ce que jen’aurais pas pu lui dire. Quand je le voyais quinze jours par an,la joie de la présence était plus forte. Elle ne l’aurait pastoujours été. J’en ai fait un homme, et un homme qui ne saura lavérité, s’il la sait jamais, qu’à l’âge où l’on peut pardonnerparce que l’on comprend. C’est tout ce que je pouvais. Le généralm’écrit qu’il est très content de lui. Il réussit admirablement. Ils’intéresse déjà à toute l’exploitation. Que celacontinue, et son avenir est assuré… Si je ne suis plus là dans quelques années, qui sait si le mariage avec Cynthia ne sefera pas? Tranquillisez-vous, je n’ai pas changé d’idée sur lesuicide, et je n’ai aucune idée de me tuer. Mais on peut mourirnaturellement. Cela arrive… Et puis, il y a tant de manières dedisparaître, même vivante, quand votre miroir vous dit qu’on a finison temps !… Soyez sûr que j’en choisirai une qui ne vous gâtepas l’image que je voudrais que vous conserviez de moi, puisqu’ilse trouve que vous savez tout… » Et, mutine de nouveau: « Il ya encore une raison qui m’a empêchée de partir…» Elle avança sonpied, et, relevant le bord de sa jupe, elle me montra son bas desoie à  jour et le volant de dentelle de son jupon, puis,faisant froufrouter l’étoffe :

– « C’est tout cela, que je veux encoreporter pendant les deux ou trois ans qu’il me reste à  êtrejolie!… Je vous l’ai avoué là -bas, et c’est toujours vrai:j’ai aimé, j’aime le luxe, follement. J’aime mon filspourtant, » ajouta-t-elle dans un soupir. « C’est toujoursTendresse et Malines!…» Je pouvais voir qu’à  travers cemélange singulier de plaisanteries et de confidences elles’énervait de phrase en phrase, presque de mot en mot. Deux larmessoudain lui jaillirent des yeux, qu’elle me montra d’un gestepitoyable. Et, avisant à  son corsage un bouquet d’orchidées,elle dit : « C’est ma fleur préférée; on l’appelle le sabot deVénus, n’est-ce pas?… » Elle en brisa une, et, ramassant dans lapetite capsule qui termine la corolle une nouvelle larme quicoulait sur sa joue, elle me tendit la fleur, en ajoutant avec unmélange inexprimable de maniérisme et desensibilité: « Un sabot de Vénus, c’est tout ce qu’ilfaut pour les larmes d’une Mme de Saint-Cygne.» Elle souriait, etvoici qu’elle éclata en un sanglot convulsif: « Je me suisjuré, » disait-elle, « que je ne le reverrais jamais.Mais que c’est dur! que c’est dur!…» Et, pour finir, elle tira desa poche une boîte à  poudre en or, de la forme d’un étuià  cigares, incrustée de saphirs, un de ces absurdes bijoux oùse trahit la prodigalité folle des existences comme la sienne. Avecla houppette, elle se mit à  effacer furieusement la trace deses larmes, en se forçant à rire de nouveau. Et elle répétait : «Non, ils ne verront pas que j’ai pleuré. Ils ne le verront pas…»Puis, comme on frappait, pour annoncer le lever du rideau: «Adieu,» fit-elle avec un accent soudain sérieux et presquegravement triste; « quand vous me rencontrerez, ne mereconnaissez pas. Je vous devais de vous raconter comment tout celaavait fini, après que vous vous étiez si gentiment mis à  monservice là -bas. Mais je sens que cette conversation m’a tropfait mal, mal dans mon cœur, mal dans ma chair… Ne m’en veuillezpas de ce que je vous dis…» Elle eut une reprise de grâce navrantedans cette tristesse:  » Ne m’oubliez pas tout à  fait nonplus, et gardez la fleur. Vous avez là  tout ce que la pauvreMisère et Malines aura eu de bon… Ce n’est pas grand’chose, maisc’est très propre, je vous jure… Un sentiment vrai, dans n’importequel monde, allez, ce n’est pas rien… »

 

Décembre 1898.

 

Partie 3
UN RÉVEILLON

Chapitre 1

 

A Félix Jeantet

 

 

Il y a de cela bien des années, – tropd’années ! – Je venais de quitter le collège et j’habitais lequartier Latin en qualité avouée d’étudiant en grec. Je suivaisà  cet effet les cours de l’École des hautes études, qui setenaient alors dans deux petites pièces au troisième étage d’un desplus vieux corps de bâtiment de la vieille Sorbonne. Mais cestravaux de paléographie et de critique des textes n’étaient qu’uneexcuse à  ne pas m’engager dans une carrière déterminée. Mavraie besogne était ailleurs. Dans ma pauvre chambre meublée de larue des Écoles, les tiroirs contenaient très peu de «conjectures » et de « contributions » philologiques. Il s’yrencontrait, en revanche, des fragments de poèmes en grand nombre,force ébauches de romans, de nouvelles, de drames, et aussi,pourquoi ne pas l’avouer, pas mal de billets d’une orthographeincertaine où s’épanchait le sentimentalisme de jeunes habitantesde ce quartier, aux mœurs aussi incertaines que cette orthographe;car mes camarades et moi, nous croyions de bonne foi apprendre LaVie – avec quelles majuscules ! – en dépensant les précieuses,les si courtes heures de notre jeunesse et, ce qui est pire, ladélicate fleur de notre sensibilité à courtiser des beautés debrasserie et de bals publics…

Quand je dis mes camarades, je veuxparler des hardis bohémiens, candidats comme moi au titre d’hommede lettres, que je fréquentais hors de la docte école où j’étaisélève. Ayant toujours eu un goût singulièrement vif pour uneexistence en partie double, – trait commun à  beaucoupd’écrivains d’imagination, – je me gardais bien de présenter cescompagnons de mes irrégularités, au demeurant assez innocentes,à  mes condisciples en philologie. J’allais jusqu’à  leurcacher que je m’occupasse peu ou prou de la littérature moderne. Jepassais ainsi de la bibliothèque nationale, où j’avais collationnéde mon mieux le manuscrit Sigmâ de Démosthène, à  unatelier de peintre impressionniste, ou bien à  l’arrière-salledu café Tabourey, le lieu de ralliement, aujourd’hui disparu, desdébutants de lettres en ces années lointaines. Ces sautes subitesde milieu me procuraient des délices de mystère bien enfantines,car dix mois s’étaient passés à  peine que je renonçaisdéfinitivement à  l’érudition pour suivre mes goûts, commej’aurais dû faire aussitôt en toute franchise. Pourtant je neregrette pas ces longues séances d’assiduité aux conférences de lapetite salle située sous les combles de la Sorbonne, car c’estlà  que j’ai connu le plus original, le plus charmant et aussi- étrange ironie du sort – le plus romanesque des amis que j’aieeus dans cette période trouble de ma jeunesse. Cette originalitémême et ce romanesque, unis chez cet incomparable garçon à unsi assidu et si modeste effort de savant (il étudiait la grammairecomparée), auraient dû m’avertir, dès lors, que les sourcesprofondes de la vie de l’âme coulent d’autant plus riches et pluschaudes que les habitudes sont plus réglées et l’ambition plushumble. Je crois bien que je percevais vaguement cette supérioritésentimentale du peu littéraire Charles Durand, – ainsi s’appelaitmon ami, – et c’était pour ce motif, je pense, que je me plaisaissi particulièrement à  sa société, quoique nous n’eussions pasdeux idées communes. Sans nul doute, il se rendait compte, luiaussi, de mon respect inconscient pour son beau et noble cœur.Autrement, m’aurait-il pris pour confident et pour complice dansune aventure que j’ai souvent eu la tentation de raconter, carc’est le plus délicat souvenir, le seul parfaitement délicatpeut-être, qui surgisse pour moi des pavés quand le hasard meramène du côté de cette montagne Sainte-Geneviève. Ah ! quej’ai vraiment passé là  une mélancolique jeunesse, entrel’excès du travail, l’immédiate expérience de la concurrencelittéraire et de ses âpretés, d’une part, et, de l’autre, leprécoce désenchantement des indignes amours! Aucune de ses misèresne se mélange au coin si frais de mon intimité avec Charles. Acette époque de l’année surtout, et quand revient, avec les fêtesde Noël, l’anniversaire de la soirée où s’est joué le petit drameauquel je viens de faire allusion, son fantôme hante ma mémoireavec une douceur singulière. Et pourquoi tairais-je le secret dontje fus alors le dépositaire? Qui se rappelle mon ami, maintenant,après qu’il est mort inconnu, tout jeune encore, sans avoir remplison mérite, au cours d’une mission scientifique aux Indes? Et si lafemme, aujourd’hui presque vieille, qui fut aimée de lui sans qu’ille lui ait jamais avoué apprend, en lisant ce récit, la profondeurdu sentiment qu’elle lui avait inspiré, elle aura peut-être uneminute d’amer regret. Peut-être le remords la saisira-t-il d’avoirmal jugé celui qui n’est plus. Et quelquefois, je me dis que lemort a droit à  ce sentiment au fond de sa tombe. Maislira-t-elle ces pages et, si elle les lit, ycroira-t-elle?…

 

Chapitre 2

 

J’ai prononcé, tout à  l’heure,à  propos de Durand, le mot d’originalité. Il ne le justifiaitguère au premier regard. A le voir, cheminant le long duLuxembourg, près duquel il habitait, à  l’angle de la rue deFleurus et du jardin, vous eussiez juré quelque maître clerc serendant à son étude, tant sa propreté dénonçait l’homme debureau qui doit, tous les jours, à la même heure, s’asseoirà la même table, pour accomplir la même besogne, changer sajaquette de ville contre un même veston de travail, passer lesmêmes manches de lustrine, ouvrir sa serviette du même gestepaisible, tenir des dossiers soigneusement classés et grossoyer despièces de la même claire écriture. Il était grand, le teint rose,les cheveux blonds tirant sur le roux, avec de bons yeux bleus quiriaient derrière de respectables lunettes, des lunettes de membrede l’Institut, déjà  cerclées d’or. Cette fraîcheur de sonvisage, cette candeur de ses prunelles, une certaine rusticitécomme répandue sur toute sa personne, dénonçaient une jeunesse toutentière passée loin de Paris. II avait fait toutes ses études, sousla direction d’un prêtre, dans la toute petite ville de Lorraine oùson père était juge de paix. Comment ce modeste desservant d’unepauvre paroisse de province s’était-il trouvé un éducateur assezdistingué pour que son élève eût passé sa licence à Paris,sans autre préparation que celle-là? Je n’ai jamais eu le mot decette énigme. Quand Charles parlait du curé de Raon-en-Montagne,c’était avec une simplicité qui me donnait seulement l’idée d’unbonhomme de soixante ans, occupé de ses fleurs et de ses abeilles,un peu maniaque et volontiers caustique. Ce solitaire avaitpourtant appris à  son pupille, outre le latin et le grec, lalangue allemande, que mon ami parlait couramment; lesmathématiques, en particulier l’astronomie; l’histoire de laphilosophie, où Charles était de première force, et la musique. Ilavait sur le violon ce que les gens du peuple appellent un jolitalent d’amateur. Enfin, il devait à  son maître les premierséléments du sanscrit. Il lui devait surtout une discipline quim’émerveille encore aujourd’hui lorsque je me rappelle mes visitesà  cet appartement de la rue de Fleurus. Du balcon, je voyaisles cimes des arbres verdoyer ou blondir dans le jardin, suivant lasaison; les blanches statues des reines, le palais grisâtre, puis,à l’horizon, le dôme lustré du Panthéon par delà lestoits d’ardoises. Un ordre minutieux régnait dans les trois pièces.La bibliothèque, par le choix de ses livres, proclamait lescuriosités complexes du maître du logis: les poèmes de Gœthe et deHeine, dans le texte, y voisinaient avec les partitions de Schumannet de Beethoven; les travaux de Delaunay sur la lune coudoyaientles plus récents mémoires de l’Académie des inscriptions; et lajournée de Charles était si exactement distribuée, son emploi detemps réglé avec une telle précision, qu’il trouvait le moyen depousser de front les disparates études que ces volumesreprésentaient. Il était soutenu dans ces travaux par ce mélangesingulier de patience et d’enthousiasme pour la vérité qui dut serencontrer au même âge chez le Littré de l’hôpital de la Charité etle Taine de l’École Normale.

 

– « Ce que je rêve,  » me disait-il unsoir de printemps. – Qu’il m’est présent à  cette seconde, cedoux soir, avec une exactitude presque douloureuse; et lebruissement, sous le balcon, des arbres du Luxembourg; et la voixde Charles, avec son accent lorrain un peu chanteur; et ses yeuxregardant le ciel, et ce ciel du mois de mai fourmillant d’astres!- « Ce que je rêve, c’est d’écrire une histoire parallèle dusentiment religieux chez les races asiatiques et de leursconnaissances astronomiques et musicales. Je suis trèsfort d’avis, » il employait souvent ce petit idiotismevosgien, « qu’il y a toujours eu le plus étroit rapport entre lathéorie du rythme, celle des nombres, l’intuition de l’harmonie dela nature et le développement du sens du Divin. Si les forêts,comme le prétend Montesquieu, ont enseigné à  l’homme laliberté, les étoiles lui ont enseigné Dieu… La Bible a dit celacomme elle a tout dit, avec cette lucidité impérative qui est, pourmoi, la plus sûre preuve de son origine supra-humaine : Cœlienarrant gloriam Dei… Nous avons à  démontrer par laScience ce qui nous a été donné par la révélation. C’est toute latâche du monde moderne…»

Comme on voit, Charles était restéchrétien convaincu. Le prêtre qui l’avait élevé avait fait de lui,à  sa propre image, un catholique platonicien. Que n’ai-jenoté sur le moment les belles méditations métaphysiques auxquellesil s’abandonnait devant moi et dont les quelques lignes que jeviens de transcrire donneront du moins le ton de solennité – un peujuvénile, je le confesse? Puis il revenait, en rougissant un peu,à  quelque détail de vie pratique et bourgeoise, – comme devérifier si la lampe à  esprit-de-vin sur laquelle il faisaitbouillir l’eau, pour notre grog du soir, brûlait d’une flamme asseznourrie; si l’eau-de-vie de kirsch, dont il réservait pour sesintimes une précieuse bouteille expédiée de Raon, n’avait pas tropdiminué entre les mains de sa femme de ménage. Il avait gardé de saprovince des habitudes d’installation domestique qui contrastaient,au moins autant que la sévérité de ses mœurs, que sa consciencescrupuleuse de savant et que sa foi religieuse, avec les à peu près de mon existence d’alors. Ses parents, que je n’aientrevus qu’une fois, pas assez pour rien connaître d’eux, sinonleur physionomie ouverte et réfléchie d’excellentes personnes, trèsnaïves, mais très avisées, lui envoyaient toutes ses provisions,depuis son beurre jusqu’à  son bois, et depuis son vinjusqu’à  sa viande. Une cuisinière à la journée tenaitson intérieur, auquel lui-même donnait la main, bravement etgaiement. Il m’est arrivé vingt fois de le surprendre qui remontaitde sa cave, portant, dans un panier de fil de fer, les quelquesflacons qui devaient suffire à  sa consommation de plusieursjours. Ou bien il était à ranger ses bûches de la semaine dansla soupente attenant à  sa minuscule cuisine, de ces mêmesdoigts qui, tout à l’heure, venaient de rédiger une note pourla Revue Critique, à  laquelle il collaborait déjà;de correspondre en allemand avec quelque illustre indianisted’outre-Rhin, ou de promener l’archet sur le violon pour sepréparer à  la soirée bihebdomadaire chez les John Mitford,ses amis anglais dont il me parlait toujours.

– « John est venu à  Paris, pour composer un grandouvrage sur notre cabinet des médailles, » medisait-il; « c’est un archéologue de premier mérite,quoique je lui reproche, comme à  tous les Anglais, de trops’en tenir aux faits et de ne pas animer ses recherches par desthéories. La science est morte, si l’imagination ne s’y mêle paspour la vivifier… Mme Mitford, elle, est une artiste. Ah! lamusicienne admirable!… J’y vais tous les mercredis et tous lessamedis. Ils habitent un peu loin, à Passy, mais c’est un telrepos pour moi, après de longues séances à  la bibliothèque,de trouver mon couvert mis à  cette table autour de laquelleil n’y a que des visages qui me sourient : John, sa jeune femme,leur petit garçon Bobby et leur petite fille Mabel… Les enfantsvont se coucher et elle et moi, nous commençons de jouer depuisneuf heures jusqu’à  minuit quelquefois, elle au piano, moisur le violon, pendant que John corrige les épreuves du premiervolume de son ouvrage… Quand ils partiront, je serai bien seul… Ilfaudra que vous les connaissiez. Lui, est si bon, et elle, est sijolie!…»

Chapitre 3

 

Ce crayonnage, tout superficiel soit-il,de cette avenante physionomie de jeune savant suffira-t-il pourfaire comprendre de quelle stupeur je demeurai saisi lorsque, surla fin d’un jour noir de décembre, je vis entrer dans ma chambre cesage et gai Charles Durand, les joues un peu creusées, le teintpâli, les traits altérés, enfin avec un visage si différent del’accoutumé que je ne pus m’empêcher de m’écrier:

– « Est-ce que vous avez étémalade, Charles? Vous avez l’air si étrange… »

– « Ce n’est rien,» répondit-il, «je me suis un peu surmené ces temps derniers… C’est pour cela quevous ne m’avez pas vu… »

Nous étions restés, en effet, presquesix semaines sans aller, moi, rue de Fleurus; lui, rue des Écoles.Il aurait eu le droit de me reprocher ma négligence, au lieud’excuser la sienne, car c’était moi qui lui devais une visite, et,d’ordinaire, son fonds de provincialisme le rendait, sinonsusceptible, du moins méticuleux sur ce chapitre. Mais il avaitbien pensé à  compter les visites reçues et rendues! Ilcontinua, et un rien de rougeur lui montait à  la joue, tandisqu’il parlait, d’une manière si contraire à  toutes lesdonnées de son caractère habituel que, pour un peu, j’aurais doutéde la réalité de son discours.

– « Il faut me distraire, voyez-vous, etj’ai pensé que votre amitié voudrait bien m’y aider… Nous sommes le23, – c’est demain la veille de Noël… êtes-vous engagé pour leréveillon?… »

– « Nullement, » lui répondis-je, «et s’il s’agit de souper avec vous quelque part, j accepted’avance, quoique les restaurants du Quartier, cette nuit-là,soient terriblement bruyants… C’est une bousculade, unecohue…»

– « Aussi est-ce chez moi que jevoudrais vous avoir à  souper, « interrompit-il; puis, avecune hésitation: « Vous me pardonnerez cette demande :vous avez bien une amie à amener, et cette amie elle-même abien une amie?…»

– « J’en aurais une, » fis-je gaiement,« que je l’amènerais très volontiers souper avec nous, et une autreavec elle, d’autant plus que deux filles du quartier Latin dansvotre cellule de philologue, ce serait un spectacle d’un hautpittoresque… Mais je n’ai pas d’amie depuis plusieurs semainesdéjà, ni envie d’en reprendre… La dernière m’a trop fait souffrir.J’en suis, vis-à -vis d’elle, à  l’état dont parle votreami Henri Heine, très fier, comme les dix mille Grecs, de m’êtreillustré par ma fuite !  »

– « Mais, » insista Charles, sanssourire au rappel de cette boutade d’une légèreté toute germanique,« il doit pourtant y avoir dans le

Quartier deux dames de votreconnaissance qui seraient heureuses de réveillonner un peu mieuxqu’avec des étudiants brutaux et bavards, deux petites ouvrièrespar exemple, que sais-je?…»

J’admirais que, pour formuler celteimmorale proposition, il employât des mots toujours si convenables: des « amies », des « dames ». Le souvenir me vint subitementde deux créatures, lesquelles servaient de modèles à  l’un despeintres qui fréquentaient alors le cénacle du Tabourey, MaximeFauriel, le portraitiste aujourd’hui célèbre. Ces deux modèlesétaient deux sœurs, jolies de visage, douces de manières, pas plusvertueuses qu’il ne seyait à  leur profession et avec quij’avais ces relations de l’ami de l’amant, charmantes dans tous lesmondes quand elles sont sincères. Je les avais connues, liées pourde longs mois, l’une et l’autre, avec deux de mes camarades duTabourey, et j’étais très sûr, d’abord qu’elles accepteraientvolontiers, si elles étaient libres, de réveillonner en macompagnie; puis qu’elles ne détonneraient pas trop dans le décor unpeu sévère où l’ermite de la rue de Fleurus se proposaitd’inaugurer une nouvelle et très inattendue forme d’existence, -poussé par quels motifs? Je me posais tout bas cette questionà la minute même où je lui disais tout haut mon projetd’invitation:

–  » Demain matin, je saurai si ces deuxpetites peuvent venir, et je vous en avertirai par unmot…»

– « Tâchez qu’elles viennent, ellesou d’autres…» insista-t-il sur un ton si énervé, si troublé, si peuen rapport avec son offre de fête galante, que j’entrevis ou crusentrevoir derrière ce programme d’amusement voulu et calculé undrame secret, une passion peut-être à  oublier. – Une passion?Mais pour qui? Charles n’allait pas dans le monde. Sa démarche mêmeauprès de moi révélait toute sa naïveté : il ne fréquentait aucundes rendez-vous de plaisir où un garçon de son âge aurait purencontrer des yeux et des sourires auxquels se prendre. Uninstinct m’avertit que, s’il y avait quelque femme dans la vie dumusicien philologue, ce ne pouvait être que cette Mme Mitford, lamystérieuse Anglaise dans l’intimité de laquelle un mari tropconfiant lui permettait de vivre, et qu’il ne me faisait jamaisconnaître, tout en m’en parlant sans cesse. Et, vite, un roman sedessina dans mon imagination, ou plutôt plusieurs possibilités deroman : Charles se laissant aller à  la séduction de la jeunefemme, et le lui déclarant un jour; celle-ci indignée et leconsignant à  la porte, – premier scénario. Celle-ci touchéede cet amour et y cédant une fois, deux fois, pour être ensuitesaisie de remords et rompre tout d’un coup, – second scénario. Oubien encore la jalousie soudain éveillée du mari, et une ruptureobligée dont le jeune homme essayait de se consoler, – troisièmescénario. Bref, ma curiosité fut du coup excitée au plus hautpoint, et j’eusse été déçu pour mon propre compte si les deuxpetites Guémiot n’avaient pas été libres, – c’était le nom des deuxmodèles. – Elles étaient libres et répondirent au billet par lequelje leur avais transmis l’invitation de Charles par une épîtrecollective dont je crois voir encore la signature: un « Irma »en tout petits et un « Zéphyrine » en très grands caractères; et enpost-scriptum cette dernière, qui était la cadette et lafemme pratique de la famille, avait ajouté et souligné: « Voussavez, en camarades…» C’était de quoi rassurer messcrupules sur l’étrange mission dont j’avais consenti à  mecharger. A vrai dire, j’en avais bien quelques-uns, que j’aurais euhonte de m’avouer seulement. Je traversais alors cette crisecommune à  tous les garçons auxquels manque un principe decertitude intérieure et que la passion de l’indépendance a jetésdans un milieu de tout point hostile à leur atmosphère familiale.Je m’appliquais à  sentir au rebours de mes instincts lesmeilleurs. Absurde et dangereuse manie qui n’était pourtant qu’unemanifestation déviée d’un besoin très légitime, celui de meconstituer dans la vérité personnelle de mes goûts et de mes idées…Et pourquoi le cacherais-je? En montant le lendemain, veille deNoël, avec la blonde Irma et la brune Zéphyrine, l’escalier deCharles Durand, sous le regard scandalisé du concierge, j’étaisfier de mon rôle de jeune homme déjà  si lancé dans la viefacile qu’en vingt-quatre heures il avait pu découvrir deuxcompagnes de réveillon aussi jolies que les deux pauvres modèles.Mon Dieu !

Dans quel hôpital ou dans quelle échoppeauront-elles fini? Mais qu’elles étaient fraîches et rieuses etgaiement gamines le long des marches cirées de cette maisonrespectable !

– « Vous savez, » leur avais-je dit, «mon ami n’est pas de la Bande… » La Bande, c’était MaximeFauriel, c’étaient Claude Larcher, Jacques Molan, André Mareuil…C’étaient… A quoi bon évoquer cette légion de spectres, – spectresde compagnons de plaisir qui sont morts, et quelques-unsmisérablement, – spectres de confrères de la première heureauxquels je ne peux penser sans que le vers poignant du poète merevienne au cœur:

 

Dans des amis vivants je me suis vumourir…

 

Mais ni les trahisons du sort ni cellesdes âmes n’avaient encore entamé cette solidarité de nos vingt ans,et, pour les deux petites Guémiot, comme pour moi, ces motscabalistiques: « la Bande! » représentaient uniquement des heuresde libre fantaisie goûtées en commun cordialement et insouciamment.Aussi eurent-elles toutes deux un hochement de tète d’une mutinerieun peu triste pour répondre.

– « On est des dames quand on veut, »avait dit Irma, « et puisque c’est encamarades…»

– « Ça nous rappellera le temps où nousposions chez le vieux ***,» et Zéphyrine avait nommé un desartistes les plus sévères de l’Académie des beaux-arts. « Tu sais,» avait-elle ajouté en se retournant vers moi, – je crois revoir sasouple taille si gracieusement cambrée sur la rampe, – « c’est moila Géométrie, dans sa grande machine du Salon, il y a deux ans… etIrma, c’est l’Histoire… La Géométrie, et allez donc !…L’Histoire, et allez donc! » Et elle imitait le geste du pied et dela main des quatre filles Marasquin dans le Mari de ladébutante, l’adorable comédie de Meilhac et d’Halévy que nousétions allés voir, elles, Fauriel, Larcher et moi cinquième,l’hiver précédent. Cette évocation était d’autant plusirrévérencieuse qu’à  l’instant même où le pied et la main dumodèle esquissaient cette pantomime d’un demi-cancan, lemusicien-philologue, qui nous épiait sans doute, ouvrait lui-mêmesa porte. C’était comme si l’impertinent salut de la rieuseZéphyrine lui eût été adressé tout spécialement. Il en demeurainterloqué, les yeux écarquillés derrière ses lunettes, le sang dela timidité à  ses joues, et sa voix était presque étoufféed’émotion pour me dire:

– « Voulez-vous me présenter à  cesdames, que je les remercie d’avoir accepté mon invitation sans plusde cérémonie?… »

 

Chapitre 4

 

L’étrange garçon, et comme je sentis,dès les premiers instants, que mon hypothèse sur lui s’étaittrompée et qu’il n’avait nullement l’idée de chasser, comme dit leproverbe, un clou par l’autre, et de courtiser une fille facilepour oublier quelque femme aimée secrètement et malheureusement,cette Mme Mitford, par exemple, dont je l’avais soupçonné d’êtreépris! Et comme mes deux compagnes, venues là  en aventurièresd’atelier, sans but, sans projet, pour passer une soirée libre,manger à leur faim, boire à  leur soif et, si le cœurleur en disait, aimer à leur guise, sentirent aussi qu’ellesétaient en présence d’un être tout à  fait différent desconvives de leurs soupers ordinaires! Je les vois encore, assisesdans le cabinet de travail, leurs chapeaux et leurs manteaux ôtés,des blouses rouges de soie molle autour de leurs jeunes bustes,regardant les bibliothèques bien rangées, la table à écriresoigneusement tenue, le pupitre à  musique, le violon dans saboîte, les gravures pendues au mur, et qui étaient des vues duForum, du Panthéon, des temples d’Agrigente et de celui de Ségeste;me regardant, regardant notre hôte; – et elles étaient si dépayséesqu’elles n’osaient trop ni causer ni rire. Lui-même paraissaità  peine s’apercevoir de notre présence. Il m’avait biendemandé, en insistant, de venir à dix heures précises pour faireconnaissance avant le souper, que nous avions, d’un commun accord,fixé à  onze heures. Cette combinaison nous permettrait, siles demoiselles Guémiot avaient cette fantaisie, d’aller à Saint-Sulpice, l’église la plus voisine, entendre les chants de lamesse de minuit. Il nous expliqua de nouveau ce religieux projet defin de soirée avec un sérieux qui n’étonna pas trop les deuxmodèles, mais qui m’étonna, moi, plus encore que le reste. Jesavais que Charles était pieux, presque dévot. Et, qu’il mélangeâtavec cette désinvolture un acte, pour lui aussi grave quel’audition d’un office, à une partie de ce genre, cela meparaissait un paradoxe égal à la présence, rue de Fleurus, des deuxcréatures qui répliquaient, avec ce fonds de vague religiositéromantique si fréquent chez les filles:

– « Quelle bonne idée! Nous avonstoujours voulu entendre la messe de minuit à  Paris, et,depuis cinq ans que nous y sommes, nous n’avons jamais pu…»

C’était Zéphyrine quiparlait.

– « L’année dernière encore, Max nousl’avait promis, » disait Irma, « et puis, on avait son petitplumet, et alors !…»

– « Est-ce que vous attendez quelqu’und’autre, Charles? « interrogeai-je à  mon tour. Je remarquaisque notre hôte ne cessait guère, depuis notre entrée, de consulterla pendule. Ma question le touchait, sans que je m’en rendissecompte, à  une place très sensible, et il fut réellementdécontenancé pour me répondre:

– « Mais non, je n’attends personne…»

Et comme pour donner un démenti à cette dénégation, prononcée d’un accent qui en dénonçait seull’inexactitude, voici qu’un coup de sonnette retentit, trop francet trop prolongé pour qu’il ne parvint pas d’un visiteur habituel,et accueilli par Charles avec trop de confusion pour qu’en dépit desa phrase de tout à  l’heure il ne fût pas convaincu d’avoircompté sur ce visiteur.

– « Je ne sais pas qui peut bien venirsi tard, » balbutia-t-il cependant, en soulignant son mensonge parcette maladroite excuse:

– « Vous permettez?… »

– « C’est sa bourgeoise qui vient lesurprendre, » dit tout bas Irma en clignant del’œil. « Ça va être drôle… »

– «  Mais non, » fit Zéphyrine, «il aurait fermé la porte… »

Charles, en effet, avait laissé derrièrelui grande ouverte la porte de son cabinet, lequel donnait surl’antichambre, si bien que nous pouvions voir distinctement lapersonne qui venait de sonner ainsi, et que cette personne, de soncôté, voyait distinctement le groupe suspect que nous formionsautour du feu, mes deux compagnes au corsage rouge et moi- même. Lenouveau venu – c’était un homme – montra, sous la lumière de lalanterne à  gaz qui l’enveloppa tout entier, un visage d’abordsouriant, puis soudain étrangement embarrassé. Les quelques motsqu’il échangea avec Charles furent prononcés à  mi-voix. J’enentendis assez pour savoir que les deux interlocuteurs se parlaienten anglais, et je devinai aussitôt que cet inconnu était JohnMitford lui-même.

– « Le mari! »songeai-je. « Charles a fait venir le mari; pourquoi?Pour lui faire croire qu’il a une maîtresse? Mais alors, c’estqu’il est l’amant de la femme : ce n’est pas mal joué pour undébutant… L’idée ne peut pas venir de lui… Elle doit être de lafemme… Pauvre Charles! si cette Mme Mitford est une rouée de cetteespèce, il est entre bonnes mains… »

Lorsque je vais, recherchant dans messouvenirs, les preuves trop fréquentes de ma dangereuse tendanceà  voir la réalité sous l’angle imaginatif, au lieu de mesoumettre humblement, mais sûrement, à  la stricte observationdes faits, je ne manque jamais de me rappeler cette porte ouverte,cette antichambre éclairée, ces deux hommes en train de causerà  deux pas, les deux pauvres modèles qui regardaient sanscomprendre, et la soudaine poussée de ce soupçon. Il fit aussitôtcertitude dans mon esprit. Et pourtant que de signes auraient pu,dès ce moment et sans aucun autre incident nouveau, me prouver queje suivais de nouveau une fausse piste et que ce quatrième scénariode roman n’était pas plus exact que les trois autres! Une visiblecontrariété était empreinte sur ce transparent visage d’un Anglaistrop simple pour dissimuler. Ce n’était point là  unephysionomie de mari jaloux qui découvre que le rival soupçonné parlui a une maîtresse. Une non moins visible douleur était empreintesur la face tout aussi transparente de Charles. Ce n’était pointlà  non plus une physionomie d’amant ingénieux qui dépiste unejalousie redoutable, et quand John Mitford – car c’était bien lui -se fut retiré en s’excusant et que nous nous assîmes tous lesquatre à  la table du réveillon, cette douleur ne cessa pasune minute de contracter les traits de notre hôte, qui ne fit plusaucune allusion au visiteur inconnu. Sa mélancolie était siprofonde qu’elle finit par frapper même nos inconscientes compagnesde souper. Était-ce l’attendrissement du vin de Champagne? Etait-cecelui de la pitié? L’un et l’autre sentiment voisinent si vite chezla quasi-grisette que reste toujours un modèle. Vers la fin durepas, il me sembla que les prunelles noires de la caressanteZéphyrine se faisaient bien tendres pour regarder Charles, etdurant le temps que nous mîmes à  nous rendre à l’église, le long du trottoir désert de la rue Bonaparte, nouspûmes, sa sœur et moi, la voir qui s’appuyait avec une insistancebien tentante sur le bras du jeune homme !

– « Eh bien?… » dis-je à Irma, qui, elle, demeurait fidèle au programme et me donnait lebras en camarade; et je lui montrais le couple qui nous précédaitsans plus de commentaire.

– « Eh bien?… » fit-elle en riant,« je crois qu’elle est en train de prendre un béguin pour ton ami.C’est tout naturel: il est si comme il faut, si distingué…»

– « Et lui? » demandai-je, « crois-tuqu’elle lui plaise?… »

– « Lui, » répondit cette fille, « ilest amoureux, cela se voit de reste, mais d’une autre, et il n’aqu’une idée en ce moment: c’est de se débarrasser denous. »

– «  Pourquoi m’a-t-il demandé devous inviter, alors?… »

– «  Est-ce que je sais, moi? »reprit le modèle en haussant ses fines épaules. « Pour rendre cetteautre jalouse, peut-être? Je parierais cent sous que le monsieurqui est venu tout à  l’heure est le frère, le mari ou l’amantde cette femme, et qu’il doit lui raconter qu’il a trouvé ton amiréveillonnant avec nous?…»

– « Vous ne vous fâcherez pas si je vousrépète ce que cette petite Irma s’imagine sur votre compte? »disais-je à  Charles une heure et demie plus tard, quand nousnous retrouvâmes seuls sur les pavés inégaux de la rue duFaubourg-Saint-Jacques, où demeuraient classiquement les deuxmodèles. Nous avions assisté en leur compagnie à  la messe deminuit. Je dois reconnaître qu’elles avaient prié avec autant deferveur naïve que si elles n’eussent pas été des fantaisistes del’amour, en quotidienne brouille avec le cinquième commandement.Puis nous les avions reconduites en voiture, mais la froideur duphilologue avait-elle déconcerté le caprice naissant de lasentimentale Zéphyrine, ou bien celle-ci jugeait-elle plus adroitde jouer de son côté l’indifférence? Toujours est-il que, pendantle trajet, ils n’avaient pas échangé dix mots et qu’ils s’étaientquittés devant la porte de la maison meublée, comme nous nousquittions, Irma et moi-même, sans la moindre promesse de se revoiret en se touchant seulement la main. L’issue vertueuse de notreéquipée nocturne m’était alors apparue, à  mesure que nousremontions, à  pied maintenant, vers le boulevard dePort-Royal, comme un peu ridicule, mais encore plus énigmatique.J’étais à l’âge où, n’ayant pas encore souffert vraiment, onne craint pas de satisfaire à  tout prix sa curiosité, quitteà  meurtrir le cœur d’autrui par de directes inquisitions. Jen’eus pas plus tôt redit à  Charles, avec la gaucherie brutalede la jeunesse, l’hypothèse de la malicieuse Irma, que je le vis sarrêter ; il me prit le bras, et me le serrant avecforce:

– « Vous ne l’avez pas crue, n’est-cepas? » me demanda-t-il avec une véritable angoisse; « vous n’avezpas pensé de moi que j’étais capable d’une telle infamie, et enversqui!… »

– « Je ne crois rien, » lui répondis-je,sinon que je vous ai fait de la peine sans le savoir et que je vousen demande pardon…»

– « Non, » reprit-il, « ce n’est pasvous qui me faites de la peine. » Et, mettant ses mains devant sonvisage, il éclata soudain en sanglots, en répétant: « Ah ! monami, je suis bien malheureux, bien malheureux! »

Cette brusque explosion d’une douleurpassionnée me remua si profondément que d’instinct, et par pitié,cette fois, non plus par curiosité, je m’écriai, pensant touthaut:

– « C’est donc vrai! Vous aimez MmeMitford?…» A ce nom, il me prit de nouveau le bras pour m’empêcherde continuer; puis, comme je lui répétais: « Pardon une secondefois, Charles ; je vous ai encore fait de la peine?»

– « C’est trop naturel, » dit-il, » vousne savez pas. Et vous avez compris que c’était John tout à l’heure, naturellement, quoique vous ayez eu la discrétion de rienme demander. Oui,  » ajouta-t-il après un silence, et comme si cetteconfession était un besoin de tout son être en cette nuit, « j’aimeMme Mitford. »

– « Et elle vous aime aussi, » repris-jemoi-même après un autre silence. Je venais d’apercevoir, dans unepleine lumière d’évidence, devant les larmes de mon ami, le mot del’énigme vainement cherché depuis ces quarante-huit heures. « Etvous avez organisé cette partie pour vous faire surprendre par lemari, » continuai-je… « Il devait venir; vous l’attendiez. Vousavez pensé qu’il dirait tout à  sa femme, et que cela mettraitquelque chose d’irréparable entre elle et vous, parce qu’elle vacroire que vous avez une maîtresse ? »

– « Ah! » répondit-il, « vous m’avezdeviné… Mais je ne me doutais pas que ce serait si dur! Queva-t-elle penser de moi? Et comment oser la revoir, maintenantqu’elle ne m’estime plus comme avant? »

 

Chapitre 5

 

Il y avait dans ce douloureux et naïfsoupir toute l’inconséquence d’une résolution d’amoureux qui veutet qui ne veut pas quitter celle qu’il aime, qui s’exalte jusqu’auxplus héroïques sacrifices et retombe aussitôt aux plus lâchesabandons de la conscience. Aujourd’hui, je sourirais d’entendre unjeune homme prononcer une telle parole et j’en tirerais cetteironique et indulgente conclusion : « Demain, ce garçon qui aprétendu rompre avec cette femme pour toujours, avant la faute,sera chez elle, à  lui raconter son suprême effort de vertu,et ils n’auront fait tous deux que hâter l’inévitablechute!… » Oui, je raisonnerais ainsi et j’aurais bien deschances de n’avoir pas tort. Car les âmes d’une certaine qualité deromanesque sont rares. Il en existe pourtant, et Charles Durand,mon camarade de la Sorbonne, ce futur membre de l’Académie desinscriptions, – s’il eût vécu, – ce collaborateur à vingt-cinq ans de la Revue Critique et d’autres journauxde la même gravité, était une âme romanesque! Taine cite quelquepart avec admiration un mot du mathématicien Franz Wœpke, plongé,lui aussi, dans des études entièrement abstraites et techniques: «J’ai pris la vie par son côté poétique… » Quand j’ai lu cettephrase, elle ne m’a point paru singulière. L’exemple du philologuede la rue de Fleurus m’avait trop montré que cet effort de science,en défendant l’être intime, à  vingt-cinq ans, de tout contactavec la réalité, peut lui conserver une entière énergie au servicede ses rêves et de ses sentiments. Le fait est qu’au lendemain decette nuit de Noël, employée d’une manière si invraisemblable enplein quartier Latin de 1873, je recevais un billet de Durandm’annonçant qu’il partait pour Raon-en-Montagne le jour même, etqu’il irait, de là, travailler en Allemagne. Le fait est aussiqu’il n’avait pas revu Mme John Milford quand nous nous retrouvâmessix mois plus tard. L’archéologue anglais et sa femme avaienteux-mêmes quitté Paris sans que le travail sur le médaillier de laBibliothèque nationale fût fini, ce qui prouve que la jeune MmeMitford n’était guère moins romanesque de son côté que sonromanesque amoureux, et qu’elle avait dû éprouver, de la révélationapportée par son mari sur les mœurs de Charles, un chagrin à ne plus pouvoir supporter le séjour de la petite maison de Passy oùelle s’était laissée aller à  aimer mon charmant ami. Jegagerais, sans en rien savoir, qu’elle n’a pas emmené en Angleterrele piano sur lequel couraient ses doigts tandis que Charles – celuiqu’elle appelait sans doute le perfide Charles – l’accompagnait surle violon… Émouvante et pure idylle, où les mélodies de Beethoven,de Schumann, éveillaient en eux, à  leur insu, le délicieux etmortel tourment d’amour! Et il faut que la jolie Anglaise en aitété touchée à  une profondeur singulière pour avoir gardé à lamémoire de mon ami la rancune dont le hasard m’a donné la preuvecette année. C est l’épilogue ironique de cette véridique histoireoù j’ai été acteur, mais si peu et quorum pars parva fui,- pour parler comme eut parlé mon camarade dans ses instantsd’inoffensif pédantisme. C’était au mois de juin dernier. Je metrouvais à  Oxford, où je donnais une lecture, et je profitaisde l’occasion pour renouer quelques bonnes relations d’autrefois,interrompues par l’absence. Je me revois entrant dans le salon duprovost d’un des vieux collèges, – un de ces adorablessalons, comme il y en a là-bas, tout meublé avec la joliesseraffinée du luxe le plus moderne; et la fenêtre à  meneauxouvre sur le chevet d’une chapelle du quatorzième siècle, entouréede hêtres centenaires et d’un gazon vert où les pierres marquent lelieu de repos de quelques fellows du temps de Chaucer. Lemaître et la maîtresse de ce vénérable et coquet asile ne m’avaientpas revu depuis quatorze ans. Ils ne me reconnaissent pas. Je menomme. Toute la cordiale chaleur de l’hospitalité anglaise me ritdans leurs yeux, et l’excellent provost me dit cettephrase dont j’ai encore le son dans l’oreille et le sursaut dans lecœur:

– « Permettez-moi de vous présenter àune de nos bonnes amies, Mme John Mitford… »

Je me retourne, et j’aperçois, assisedans un fauteuil près de la table à thé, une femme d’environquarante-cinq ans, grisonnante, le teint plombé par la maladie defoie, mais dont la beauté ancienne se reconnaissait à  ladélicatesse de ses traits, de sa bouche surtout, si fine avec unpli amer. De ma vie je n’oublierai la stupeur décontenancée duprovost et de sa femme à  voir leur visiteuse selever, au seul prononcé de mon nom, me saluer à  peine etprendre congé d’eux avec une si visible résolution d’éviter lenouveau venu, que tous deux crurent devoir s’en excuser.

– « Cette pauvre Mme Mitford est un peusouffrante aujourd’hui, je crains…» disait la femme duprovost.

– « Elle est très particulière,vous savez, » insistait-il lui-même en employant le presqueintraduisible mot de son pays. Et les deux braves gens ne savaientpar quelles paroles me supplier de ne pas être offensé. Commenteussent-ils soupçonné que de se trouver ainsi brusquement faceà face, et par le plus inattendu, quoique aussi le plusnaturel des hasards, avec le meilleur ami de Charles Durand avaitcausé un intolérable saisissement à  celle dont ce pauvreCharles avait évidemment été le secret et inguérissable amour? Ilavait dû jadis tant lui parler de moi… Et je me suis demandé biensouvent depuis si j’ai bien agi en n’essayant pas de la revoir etde lui raconter l’histoire que je viens d’écrire. Et maintenant queces souvenirs sont fixés sur le papier, je me répète ce que je medisais en commençant: Les lira-t-elle? Dois-je souhaiter qu’elleles lise jamais et qu’elle sache du moins, sous ses cheveux gris,combien elle a été aimée sous ses cheveux blonds, de quel délicatet scrupuleux amour, par celui à  qui elle en veut encore?Oui, elle ne lui a pas pardonné. – Je l’ai trop senti à  sonregard! Mais quelle tendresse dans ce ressentiment, et qui nevoudrait l’avoir inspiré?…

 

Décembre 1897.

 

Partie 4
L’OUTRAGÉ

Chapitre 1

 

A Robert L’Huillier

 

 

Tandis que le gardien du cimetièrerefermait la porte en fer de la petite chapelle au fronton delaquelle se lisaient les mots : Famille Machauli-Gontier,Michel s’arrêta une minute à regarder cet enclos funèbre dePassy, saisissant de grâce dans la mélancolie, par cet après-midid’automne bleuâtre et voilé, vaporeux et transparent. On était au 3novembre, – exactement au lendemain du jour des Morts, – en sorteque les fleurs apportées la veille et l’avant-veille paraient detous côtés les tombes de corolles encore toutes fraîches. Cen’étaient que roses grandement ouvertes, violettes à peinefroissées, chrysanthèmes largement épanouis. D’autres fleurs,demeurées vivantes sur leurs tiges, celles-là, géraniums rosés,blanches anthémis, rouges salvias, brillaient d’un éclat plus vifdans les bordures des allées, où un souffle de vent, tiède et doux,faisait parfois pleuvoir des feuilles d’or. Ces feuilles d’automneglissaient dans l’air humide, détachées d’un groupe de tilleulsamaigris par le voisinage des hauts cyprès noirs. Après avoir erréquelques secondes au gré de la brise, elles s’abattaient, comme despapillons blessés, sur la pierre des petits édicules funèbres ouparmi ces fleurs, et ce qui achevait de donner à  ce cimetièrece charme intime qui le distingue des autres nécropoles de Paris, -ces caravansérails de la mort, – c’était, à  deux pas, la vietoute proche : en face, les populeuses avenues qui contournent lemur de soutènement en contre-bas; – les deux grêles tours grises duTrocadéro surplombant à  droite, à  gauche une coupée demaison avec ses fenêtres entr’ouvertes derrière lesquellesapparaissait un buste de femme, une tête d’enfant…

Quoique ce pèlerinage de Michel Gontierau caveau où reposaient son père et sa mère lui fût rendu plusémouvant par les circonstances particulières où il l’accomplissait,il ne put empêcher que la poésie de cette oasis mortuaire n’agîtsur ses nerfs malades. Du moins sa physionomie, tout à l’heure crispée jusqu’à  la dureté, parut se détendre dans unerêverie, comme si au lieu des quarante ans bien passés dont sonmasque portait l’empreinte, il eût eu et son âge et son âmed’autrefois, quand il venait, à  la même date, rendre visiteà  la même chapelle, attendri sans amertume, ému sansrancœurs, n’ayant pas subi encore la cruelle épreuve dont latristesse habituelle de sa physionomie disait les ravages : – latrahison de sa femme avec son meilleur ami. S’il était venu, cetteannée-ci, prier dans sa chapelle de famille le 3 novembre, au lieud’y venir le 1 ou le 2, c’est que cet ami, mort onze moisauparavant, était enterré dans ce même cimetière. Michel avaitappréhendé, comme une douleur au-dessus de ses forces, la rencontrede celle qui avait porté son nom et qui était maintenant la veuvede l’autre… Cette rencontre n’avait pas eu lieu. Il ne savait pasoù était la tombe de cet autre, et cet homme malheureux oubliait uninstant l’âcreté de ses émotions devant la douceur automnale de cepaysage associé si longtemps aux plus pures piétés de son enfanceet de sa jeunesse…

Cette espèce d’apaisement dans lacontemplation ne devait pas durer. Michel avait cru parer à toutesles surprises en évitant de se trouver face à  face avecJeanne, – c’était le nom de la femme indigne à  laquelle, parla plus insultante des magnanimités, il avait laissé épouser soncomplice. – Il ne s’était pas assez défié de lui-même, ni de lamaladive et passionnée curiosité qui le rongeait depuis que sonancien ami reposait là. Il allait suffire du bavardage d’unpersonnage, certes bien étranger au mystère de cette catastropheintime, pour rouvrir en lui cette blessure de curiosité, et pourlui arracher une question qu’il s’était juré de ne pas poser, commeil s’était jure de ne pas chercher à  savoir où se trouvait latombe de l’ami félon. Il avait trop peur de ne pouvoir résisterà  cette inexplicable et poignant désir, tout mêlé de haine etd’affection blessée, et dont il ne s’estimait pas: celui d’allers’en repaître les yeux?… Ce fut irrésistible et rapide comme unechute dans un abîme, – et très simple… Le gardien avait fini defermer la petite chapelle, et avec cette familiarité goguenarde quise développe par la plus étrange des anomalies chez tous les hommesmêlés, de près ou de loin, aux choses des funérailles, il engageaune conversation avec le visiteur. Mais n’était-il pas trop naturelqu’il prit l’immobilité de Michel pour un signe d’admiration! Avecsa joviale et paisible face de fonctionnaire, avec sa carrure desanté dans son confortable uniforme à  boutons d’argent, cebrave père Bonnet avait l’orgueil de « son cimetière », de «ses fleurs» et de « ses morts ». Ce macabre domaine, oùil évoluait depuis qu’il avait quitté le service, lui représentaitun bon logement, le pain de ses vieux jours, le bien-être dessiens. Il avait, dans ses prunelles bleues et dans son sourire,quand il regardait autour de lui, la béatitude d’un rentier entrain de manier ses valeurs nominatives, et croyant faire écho auxpensées du visiteur, il commença:

– « Vous l’admirez, monsieur. C’est leplus joli de Paris, et j’ose dire le mieux tenu… Encore, n’est-cepas son beau moment… Tenez, monsieur, vous voyez cesclématites à  gauche, là. Ce n’est rien aujourd’hui, dansquinze jours ce sera comme une toison de laine… Et puis, monsieurle sait d’ailleurs, puisque les parents de monsieur avaient choisileur place ici, chez nous, c’est tous du monde comme il faut… Tousdes gens bien… Il y en a de mes collègues qui disent qu’ilest trop petit. Et moi, je dis : c’est sa chance,comme qui dirait son chic… Et d’abord, on n’y donne plusde concessions, ou quasi plus… Ceux qui en ont et qui ne peuventpas les employer font de bonnes affaires à les revendre, je vous lepromets… Ça se comprend. Quand on aime ses défunts, on a du plaisirà savoir qu’ils sont bien en paix et à les tenir là, tout près dechez soi. Aussi, monsieur, » et il eut un rire discret, «vous me croirez si vous voulez, nous refusons du monde tous lesjours… »

– « Alors, » demanda Michel,que la seconde partie de cet étrange boniment avait fait légèrementtressaillir, « il y a eu beaucoup de ventes de concessions,ces dernières années ? »

– « Hé! pas mal, » répondit legardien. « J’ai vu des deux mètres de terrain qui avaient étépayés mille francs être revendus des deux mille cinq cents et destrois mille… Une supposition. Vous avez fait faire un caveau ici,et puis vous quittez Paris, vous allez vous établir à la campagne…Vous ne vous souciez plus d’être enterré chez nous, vous n’êtes pasfâché de rentrer dans votre argent avec du bénéfice… C’est bienlégitime, n’est-ce pas ? »

Michel Gontier sembla hésiter uneseconde, puis d’une voix où passait untremblement :

– « Est-ce que vous vous rappelezsi un M. Jules Bérion n’a pas acheté un terrain dans cesconditions-là, depuis que vous êtes ici? »

– « Jules Bérion ? » fitle gardien, cherchant dans sa mémoire. Et il répéta : «Jules Bérion?… Attendez… Parfaitement… Un grand, brun, très maigre…Ah! Monsieur, il avait l’air bien malade quand il est venu !…Je me souviens maintenant. C’est même moi qui lui ai conseillé laplace qu’il a choisie. Il n’a pas tardé à y être mis… Il y a desmourants qui ont de ces idées. Nous en voyons qui veulent toutavoir arrangé eux-mêmes. Ils ont raison. Ça épargne tant de tracasà ceux qui restent ! M. Bérion a eu son terrain pour pas tropcher. Une vraie occasion, avec le monument tout fait. C’était unedame russe qui se l’était construit, et puis elle s’en estdégoûtée… Voulez-vous le voir? Il n’est pas très loin, tenez, de cecôté. »

– « Je vous remercie, » dit Miche! avecune brusquerie singulière, et, saluant de la main soninterlocuteur, il s’enfonça dans l’allée précisément opposéeà  la direction que celui-ci venait de lui montrer.

– « Monsieur, » cria le bravehomme, pourtant décontenancé par ce soudain changement d’attitude.« Monsieur! si vous voulez sortir du cimetière, c’est à droite qu’il faut tourner, à droite! » Puis, comme il vit queMichel ne tenait aucun compte de son indication, il haussa lesépaules avec la profonde philosophie d’un homme habitué auxexcentricités qui pullulent autour des cérémonies funèbres, et ilreprit sa ronde en marmonnant:

– « Qu’est-ce que cela peut bien luifaire que la concession Bérion ait été achetée à  une damerusse? Il a 1 air un peu fou, ce monsieur… Il va se perdre… Bah! ilse retrouvera vite, et plus il y a de monde dans le cimetière, plusça gêne ces brigands de voleurs de fleurs. »

 

Chapitre 2

 

Les voleurs de fleurs, qui faisaientl’objet constant de la pensée du père Bonnet, surtout au lendemaindu 2 novembre, auraient enlevé par brassées toutes les roses,toutes les violettes et tous les chrysanthèmes épars sur lestombes, que Michel Gontier ne les aurait même pas vus, tant laréponse, en apparence si insignifiante, du gardien à  saquestion l’avait touché à  un point douloureux de son être leplus intime. Son subit départ dans l’allée, loin, bien loin del’angle du cimetière où reposait Jules Bérion, avait été ce sursauten arrière, cette fuite incontrôlable, presque animale, queconnaissent trop ceux qui ont, comme lui, subi des années durant lelancinement d’une idée fixe et secrète. Ils ont mal à  encrier, quand une rencontre, – moins que cela, une phrase, – moinsque cela, un nom, écorche en eux ce point caché de leur âme, commeà  vif et toujours saignant. Le doux et paisible après-midid’automne continuait d’envelopper toutes choses de son atmosphèrebleue et voilée, la tiède brise, de secouer une par une lesfeuilles d’or qui tournoyaient lentement dans l’air humide; lesgéraniums et les anthémis, de marier leurs bouquets; les cyprès, defrémir, et les bruits de la grande ville, de déferler autour del’asile funèbre comme autour d’un îlot de silence et de paix.L’ancien ami de Jules Bérion avait du coup perdu et la notion del’heure qu’il était, et du ciel qu’il faisait, et de tout, exceptéde ceci, que l’homme dont la trahison l’avait tant fait souffriravait voulu dormir son dernier sommeil là, tout à  côté ducaveau où lui-même, Michel Gontier, reposerait un jour.

– « Il l’a voulu, voulu, »se répétait-il en allant droit devant lui et prenant les allées lesunes après les autres. « Ce n’était donc pas ce que j’ai cru,l’exécution machinale d’un projet consigné dans un testament oubliéautrefois, quand nous venions ici ensemble et qu’il me disait sonintention d’avoir son tombeau près du mien… Son tombeau près dumien!…» Il se répétait celte parole, qui lui rappelait sesconversations de jeunesse dans ce même endroit avec celui qu’ilavait aimé comme un frère, et qui lui avait été un tel bourreau.« Et Jeanne l’a permis!… Elle ne s’est même pas dit que mêmeces pauvres visites à  cette chapelle me fussent renduesdouloureuses! Ils trouvent donc qu’ils ne m’ont pas fait assezsouffrir!…»

Il se parlait ainsi, et les visions oùse résumait cet horrible drame domestique s’évoquaient devant lui,aussi nettes, aussi précises que si la trahison avait daté, non pasde huit années, mais d’hier, mais d’aujourd’hui. Certainesextrémités de douleur morale empoisonnent toute l’âme, dans toutesses pensées, comme le diabète empoisonne tout le corps, dans toutesses cellules. La vie en est corrompue dans ses sources mêmes, etdétruite cette force plastique qui refait les tissus nouveaux etreferme les plaies. Depuis le jour, si lointain pourtant, où ilavait surpris le secret de la liaison criminelle entre son ami etsa femme, jamais Michel Gontier n’avait pu guérir…

Tout en marchant, en courant presqueentre les tombes, il se revoyait à  celte époque, et comme ilétait jeune d’idées, léger de cœur, alerte à  la vie avant lahideuse révélation. Ah! Il se doutait si peu, une demi-heure, unquart d’heure seulement, cinq minutes avant, qu’il touchait à l’instant tragique de sa vie! Il était sorti après le déjeuner, cejour-là, en disant à  sa femme qu’il ne rentrerait qu’au soir.Il avait gagné, de la rue de Monceau, qu’ils habitaient, lefaubourg Saint-Honoré, puis les

Champs-Elysées, pour jouir du beausoleil de printemps dont il se rappelait l’impression grisante, -sa dernière impression vraiment heureuse! – Le plus vulgaire desmotifs, l’oubli de son porte-monnaie, l’avait, à  un moment,ramené chez lui. Il avait ouvert la porte avec sa clef, sanssonner, et il avait reconnu dans l’antichambre, d’où le valet depied se trouvait absent, la canne et le pardessus de Jules Bérion.« Quelle chance! » s’était-il dit, « je vais l’emmener avecmoi! » Il avait passé de cette anti-chambre dans sa chambreà  lui d’abord, par un couloir de côté, sans que personne dansla maison sût sa présence. Pour gagner le petit salon, il luifallait traverser la chambre de sa femme. La porte qui séparait cesdeux dernières pièces se trouvait par hasard simplement poussée, ensorte qu’il l’avait tirée sans que le bruit du loquet avertit lesdeux imprudents, qui, se croyant bien assurés dans leurtête-à-tête, se parlaient à  voix haute en ce moment et setutoyaient. Quand Michel avait entendu la voix de Jules disantà  Jeanne ce tu dénonciateur, il n’avait pas eu la force desoulever la portière et d’apparaître. Il avait écouté toute leurconversation. Combien de temps? Il ne savait pas. Et c’est là,immobilisé d’horreur contre le chambranle de cette porte, pâleà  croire qu’il allait mourir, que cette femme l’avait trouvéquand, plus tard, elle avait voulu passer elle-même du salon chezelle après avoir dit adieu à  son amant. Michel avait encoredans les oreilles le déchirement du cri qu’elle avait poussé en levoyant, comme il s’entendait lui-même dire d’une voix sourde qu’ilne se connaissait point:

– « N’ayez pas peur. Si je ne vous aipas tués tout à  l’heure, vous et lui, je ne vous tuerai pas…» Et comme elle ébauchait un geste de protestation: « N’essayez pasde mentir non plus. Ne vous défendez pas. J’ai tout entendu… Restezici. Je vous ferai connaitre ce que j ai décidé… »

 

Cette décision, il en retrouvait l’imagemaintenant dans une autre des visions qui se représentaientà sa mémoire… Il s’apercevait, quelques mois après la hideusedécouverte, – le temps d’arranger un de ces divorces où les vraiescauses se dissimulent derrière des prétextes dont le monde faitsemblant d’être la dupe, – oui, il s’apercevait, en mer, un matin,accoudé sur le bastingage du paquebot à bord duquel il venaitde s’embarquer pour entreprendre le tour du monde; et il regardaits’enfoncer derrière lui la côte de la France, de cette France où illaissait la femme infidèle et le suborneur, libres de s’aimer, des’épouser, de refaire leur vie. Il n’avait voulu ni les frapper nileur pardonner. Il avait voulu les humilier par une de cesgénérosités qui sont la plus cruelle des vengeances à l’égard deceux qui les subissent, quand ils en sentent le mépris… Maisceux-là  le sentaient-ils? C’était la question que le marioutragé se posait avec des retours furieux de violence et decolère, tandis que le bateau allait, allait toujours, de sonmouvement uniforme et irrévocable. En se rangeant à ce partipris dès le premier jour, Michel n’avait pas cédé à  lafaiblesse. Ancien officier, n’ayant démissionné que tard dans sajeunesse et au moment de son mariage, il avait fait la guerre auxcolonies, et il se sentait capable des plus viriles énergies. Iln’avait pas davantage obéi à  la crainte du scandale mondain.C’était, de toute façon, un homme à  caractère, plutôtfarouche et d’un entier dédain de l’opinion. Il n’avait pas nonplus cessé d’aimer Jeanne, d’une passion à  laquelle il seserait trop méprisé de succomber, car c’était maintenant, cetamour, l’abominable frémissement de désir haineux qui injecte, dansle cœur d’un homme épris d’une créature indigne, une brûlante sanied’ulcère. Non. Ce qui l’avait conduit à  cette solution, sipeu conforme, semblait-il, à  sa bravoure personnelle, à ses justes révoltes, à  ses cuisantes jalousies, c’avait étéquelque chose de presque inintelligible à  lui-même, comme lebrisement d’un ressort dans son être, qui lui avait rendu l’actionimpossible vis-à -vis de cette femme et vis-à -vissurtout du faux ami. Devant la perfidie soudain révélée de cecompagnon de son enfance et de sa jeunesse, il avait éprouvée cetteespèce de nausée d’horreur qui est une des formes du désespoir.Certaines vilenies, si monstrueuses que nous ne les eussions pascrues possibles, font comme défaillir notre indignation. Du momentque ces choses sont, à  quoi bon lutter contre elles? Tout lesang de Bérion, répandu devant lui, Michel, aurait-il effacé lasouillure dont leur amitié était salie, même dans leur passé, à nel’en plus jamais laver? C’est le : « Et toi aussi, monfils! » de César, après quoi l’assassiné se voile la face de sonmanteau et n’essaie plus de défendre une vie qui n’a plus de prixdu moment qu’une main, cette main-là, s’est levée pournous poignarder. Contre certaines hideuses lâchetés, l’instinctd’un cœur fier est de les rendre plus hideuses encore en ne lespunissant pas, en ne permettant pas à  ceux qui les commettentcette impression de la dette payée, du crime compensé qui suit lesreprésailles effectives. Voilà  pourquoi Michel se les étaitinterdites, ces représailles. Il n’avait même pas eu à  se lesinterdire. La nausée du dégoût avait tout noyé. Pourtant, l’outragelui était entré si avant dans l’âme, l’image de la beauté deJeanne, de ses yeux, de sa bouche, de ses baisers, associée à l’idée de l’autre, le torturait d’une si intense brûlure,qu’il se souvenait d’avoir éprouvé là, à  cette heure dudépart, un transport de rage, un frénétique désir de revenir, deles prendre tous deux, elle et lui, entre ses mains, qui setordaient de fureur; de les jeter à  terre, de les piétiner,d’apaiser dans le meurtre cette fièvre dont il était secoué… Etpuis, de nouveau, l’à  quoi bon? de l’homme tropamèrement déçu lui était retombé sur le cœur, et ses larmes avaientjailli, elles avaient ruisselé dans cette mer qui roulait entre sapatrie et lui sa houle éternelle et dont les lourdes vaguesvenaient se briser contre les flancs du bateau, – impuissantes etrévoltées comme lui-même…

 

Il n’était pas revenu, – que longtempsaprès. Il ne s’était pas vengé. Jeanne avait épousé Bérion. PuisMichel n’avait rien su d’eux. Après son premier long voyage, il enavait entrepris un second, demandant, comme tant d’autres, aumouvement ininterrompu, au changement presque quotidien des choseset des gens autour de lui un dérivatif à  une obsédante idée.Il s’était ensuite réinstallé à  Paris, persuadé, comme tantd’autres encore, de la vérité du vieux proverbe: que le temps araison de tout, et qu’il pourrait supporter de revoir son ancienami et son ancienne femme sans en trop souffrir. Il les avait,depuis ce retour, rencontrés chacun une fois, et ni l’une nil’autre de ces deux rencontres ne lui avait, en effet, produitcette révulsion violente qu’il redoutait malgré tout. Les deuxfois, ils lui étaient apparus comme des êtres si profondément, siabsolument hors de sa vie. A force de penser à  eux d’unemanière constante et en dehors de tout événement, leur personnevraie lui était devenue moins réelle que l’image qu’il se faisaitd’eux et qui continuait pourtant à  lui ronger l’âme, d’unemorsure secrète, mais inguérissable, il était malade autrementqu’au premier jour, mais autant, il le sentait trop en ce momentmême. Il 1’avait trop senti dans deux circonstances, qui sereprésentaient à  son souvenir, maintenant, avec une précisionsingulière, et qui marquaient les derniers épisodes de cettetragédie… II se revoyait l’année précédente, quelques semainesavant la mort, alors impossible à  prévoir pour lui, de JulesBérion, recevant un jour, par la poste et recommandée, une lettresur l’enveloppe de laquelle il avait reconnu l’écriture, associéepour lui à tant d’estime et d’affection jadis, à  tant derancœurs ensuite et de mépris. Il se rappelait. Il avait tremblé entouchant cette enveloppe, qu’il avait posée sur la table avec uneaversion physique, à l’idée des doigts qui l’avaient maniée.Il ne s’était demandé que plus tard quel motif avait pu décider lesecond mari de Jeanne à  lui écrire. Sur la minute, il avaitété repris d’une frénésie de haine pareille à  celle qui lesecouait, sur le pont du paquebot, sept ans auparavant. Il avaitallumé une bougie, pris l’enveloppe sans l’ouvrir entre despincettes, et il l’avait brûlée à  cette flamme. Quand iln’était plus resté de cette lettre qu’un débris noirâtre, il avaitsonné son domestique, et il avait éprouvé un enfantin, mais profondplaisir à  dire à  cet homme, brutalement: « Balayez-moi cette saleté… « Un mois plus tard,deux lignes, aperçues à  la seconde page d un journal, luifaisaient sauter le cœur dans la poitrine. Il y lisait : « Lesobsèques de M. Jules Bérion, ancien maître des requêtes au Conseild’État, ont été célébrées hier. L’inhumation a eu lieu au cimetièrede Passy… »

 

Chapitre 3

 

Ce tourbillon de réminiscences avait étési violent, elles avaient emporté Michel si loin dans le passé, quesa reprise de conscience fut celle d’un homme qui se réveille d’unaccès de somnambulisme. Il se retrouva hors du clos funèbre, dontil avait franchi le seuil sans même s’en rendre compte. Il était entrain de longer le mur de soutènement qui ferme le cimetière ducôté de l’avenue Henri-Martin. Le trottoir étant ici en contre-bas,une imagination singulière frappa soudain le promeneur, qui venaitpourtant de se reprendre et de se dire: « Je ne guérirai doncjamais ! » Il ouvrit par la pensée une galerie dans ce mur etil se prit à  songer que s’il la suivait il rencontrerait lecaveau de son ancien ami, que ce corps détesté, même aujourd’hui,reposait là, juste à  la hauteur de sa tête, presque deplain-pied avec lui. Cette étrange idée lui rendant plus présentencore ce que le gardien venait de lui apprendre, une question seposa devant sa rêverie, mais nette, mais précise.

– « Pourquoi, » se demandait-il, « oui,pourquoi a-t-il voulu être enterré là?,.. Pourquoi?… Mais pourquoim’a-t-il écrit un mois avant sa mort? Se savait-il atteint? Sansaucun doute, si j’en crois ce que m’a raconté ce gardien, quin’avait pas de raison, lui, pour me mentir… Que me disait-il danscette lettre? Il m’y demandait pardon, sans doute. Pardon? Commes’il y avait un pardon pour cet outrage. Comme si rien, rien, mêmela mort, pouvait effacer cette chose, empêcher qu’il ne m’aittrahi, infâmement, ignoblement trahi… Sur le point de mourir, unpeu d’honneur lui est revenu. Il s’est repenti… Il a désiré unepitié de moi, un mot, un geste, de quoi adoucir un peu son agonie…Et puis, comme il a vu que je ne lui répondais pas, il a voulu mebraver, même dans la mort. Voilà  le secret du choix de sontombeau. Ah! L’ignominie!… »

 

C’eût été une ignominie, en effet. MaisMichel avait beau se démontrer à  coups de raisonnement quec’était là  le motif pour lequel Bérion avait choisi cecimetière, quelque chose protestait dans leur commun passé, cetindestructible passé de l’enfance et de la première jeunesse qu’iln’est donné à  l’homme d’abolir tout à  fait ni dans soncœur ni dans celui de ses compagnons d’alors, quoi qu’il leur fasseet quoi qu’on lui fasse. Et, malgré tous les efforts de sa volonté,l’énigme contre laquelle il se heurtait depuis huit années avecdésespoir surgissait de nouveau devant la pensée du malheureux.Comment son ami en était-il venu à  lui faire cela, à lui mentir de ce hideux mensonge, à  lui déshonorer son foyer,à  déshonorer leur amitié aussi, cette mâle et loyaleaffection, cette espèce de poème à  deux, tout fait d’estimeet de confiance, dont ils s’étaient, tant d’années durant,enorgueillis 1’un et l’autre? Jules avait pourtant été son ami, sonvéritable ami. Par milliers, des scènes de leur commune enfance etde leur jeunesse s’évoquaient devant la mémoire de Michel Gontier,naïves preuves d’une fraternité d’élection qui n’avait pas tenu,hélas! devant la grâce tentatrice d’une femme…

C’était là  sinon l’excuse, aumoins l’atténuation du crime que Bérion avait commis envers cetteamitié, qu’il y eût été invité, provoqué, entraîné par Jeanne. Quede fois Michel avait entrevu cette vérité, évidente pour quiconnaissait comme lui ces deux êtres! Cette évidence, il n’avaitjamais voulu l’accepter; mais, le long de ce mur de cimetière,remué jusqu’au fond par cette idée que son ancien ami reposait pourtoujours à  quelques pas, voici que tous deux, cette femme etcet ancien ami, se représentaient à  lui dans cette réalitéprofonde de leur nature qui donnait si bien le mot de l’affreuseénigme! Elle lui apparaissait, elle, avec son joli visage de blondesensuelle et curieuse, avec ses yeux un peu glauques où, parmoments, passait comme une cruauté; avec ce je ne sais quoi dedangereux et de caressant, de félin et d’enveloppant qui était enelle. Même à l’époque où il l’aimait avec la foi la plus aveugle,Michel avait souffert de ce qu’il devinait, dans cette séduisanteet souple enfant, d’indiscernable et de redoutable. Elle ne luiavait jamais été claire et transparente. Il l’avait toujours sentieprête à  lui couler entre les mains, plus forte que lui, d’uneforce subtile, agile et, il le comprenait à  présent,perverse. L’ami de sa jeunesse, au contraire, était une âme sifacile à  pénétrer: toute en grands élans, avec des faiblessesenfantines; – toute en hautes aspirations sans esprit de suite,délicate, mais si mobile, si entraînable, si dominée par sesimpressions! Sa physionomie, restée longtemps plus jeune que sonâge, et comme inachevée, disait cela. Il avait de beaux yeuxardents sous un front de lumière, et une sensualité dans la bouchequi, par instants, dégradait sa noble figure… Qu’il eût été, dansce drame d’adultère, l’être séduit, et elle, l’être séducteur,Michel encore maintenant ne l’admettait pas… Il ne l’admettait pas.Mais il le savait bien.

Ce qu’il ne savait pas, en revanche, cequ’il n’avait jamais essayé de savoir, parce qu’il n’aurait puassouvir cette passionnée curiosité que par la plus avilissanteenquête, c’étaient les rapports de ces deux êtres, lui une foisdisparu, dans ce criminel ménage que son mépris leur avait permis.Qu’il se l’était posée souvent, cette autre question : « Sont-ilsheureux? »

Et de nouveau une sorte de suggestionémanée de ce cimetière dont il ne pouvait plus se détacher leforçait de se demander: « Ont-ils été heureux? » En se répétant cesmois mentalement, il allait et venait le long de ce triste mur,derrière lequel dormait, muet pour toujours, celui qui seul auraitpu y répondre. « Ont-ils été heureux? » reprenait le promeneur, et,par un travail involontaire de sa mémoire, il ramassait, il mettaitensemble les éléments qu’il avait recueillis malgré lui, durant cesannées… Leur genre de vie d’abord? Il s’en rendait compteà présent, ce genre de vie avait été dominé par une volontéconstante que son existence, à  lui, ne fût jamais entravéepar la leur. Bérion avait démissionné du Conseil d’État pour êtreà  même de quitter Paris quand lui, Gontier, y rentrerait. Ilavait démissionné pareillement des deux cercles dont ils faisaientpartie l’un et l’autre. Il s’était arrangé pour s’effacer de leurmonde, pour en effacer sa femme. De qui était venue cetterésolution? De Jules, Michel en était sûr, de ce Jules dont il nepouvait oublier le regard, la seule fois qu’ils s’étaientrencontrés, face à  face, sur un trottoir de rue, un regardaussitôt détourné, pas assez tôt pour qu’il n’eût pas eu le tempsd’y lire une prière et une douleur… Quelle douleur? Par contraste,Michel se rappelait sa rencontre avec Jeanne, unique aussi, maisnon inoubliable: elle sortait d’un magasin de la rue de la Paix,riant très haut, parlant à  une autre femme dont la toilettetapageuse révélait l’excentricité sociale, vêtue elle-même aveccette élégance trop marquée où il y a de l’affichage, de lamauvaise compagnie, un rien de déclassement. Elle était plus jolieencore qu’autrefois, un peu plus forte, avec son même teintéclatant de fraîcheur, ses yeux gais et une audace dans toute sapersonne qu’aucune pudeur n’avait fait tressaillir en le voyant.Elle était montée dans une victoria élégamment attelée, en disantcertainement à sa compagne: « Tiens, voilà  mon premier mari…»Car celle-ci s’était retournée presque aussitôt pour dévisagerGontier… Que prouvait l’antithèse de ces deux rencontres? Rien.Sinon que dans ce ménage de divorcés, l’homme gardait la honte del’ancienne trahison envers son ami, et la femme, non… Que prouvaitde plus la démarche tentée par Bérion avant sa mort?… Mais, s’il enétait ainsi, – et il en était ainsi, – comment cette honte seconciliait-elle avec le choix de ce tombeau? Et Michel regardait,par-dessus le mur, se profiler les croix et les mausolées ; ilse disait : « C’est un de ces monuments-là  peut-être qui estle sien, peut-être celui-ci, peut-être celui-là… » et de nouveau laterrible curiosité de voir cette pierre grandissait, grandissait enlui, jusqu’à  une seconde où les émotions contradictoires quivenaient de le remuer se fondirent en un insensé, en unirrésistible besoin de le voir, en effet, ce tombeau ; dedévorer de ses regards le nom du mort enseveli là, – comme si lesecret de ce qui avait suivi la trahison pouvait s’échapper de cecaveau, choisi par cet homme. Pourquoi?… Par quelle cruautéd’outre-tombe?… Par quelle supplication peut-être?…

 

Chapitre 4

 

Il était entré dans la loge duconservateur, le cœur battant, la pourpre aux joues, la voixétranglée, comme au moment de commettre une mauvaise action. Ilavait demandé où était cette tombe, à  la seule idée delaquelle il s’était enfui du cimetière tout à l’heure. Ilsuivait l’allée centrale, maintenant, ayant à la main le papieradministratif que l’employé lui avait remis, et qu’il lisait d’unœil machinal, étreint, même dans son trouble, par la tragiqueimpersonnalité de ce document qui faisait tenir toute une destinéehumaine entre les quelques formules imprimées: « Leconservateur soussigné certifie que le corps de M. Bérion, Jules, aété inhumé le 8 décembre 189., et placé en concession perpétuelle,15e division, ligne sud, numéro 18 par l’est…»Michel répétait en cherchant les poteaux indicateurs : Quinzièmedivision, quatrième ligne; » il comptait les monuments… Tout d’uncoup il s’arrêta, si bouleversé de ce qu’il voyait qu’il duts’appuyer contre un arbre pour ne pas défaillir. Il lisait bien lenom de Jules Bérion sur une pierre très simple, qu’une croixdécorait seule, et la date; mais, au milieu des autres tombestoutes fleuries de gerbes fraîches, cette pierre apparaissait nue,déjà abandonnée. Elle n’avait d’autre parure que les couronnesartificielles posées là l’autre année, lors de l’enterrement, quicommençaient de s’en aller en lambeaux… Devant 1’évidence quepersonne n’était venu ni la veille ni l’avant-veille, ni de toutel’année sans doute, visiter cette tombe, une inexprimable pitiéenvahit l’ami outragé, le mari trahi. Toutes les questionsauxquelles il venait de se meurtrir le cœur eurent en un instantpour lui une claire réponse. Il comprit ce qu’avait dû être pour lemort la femme qui n’avait pas même trouvé en elle de quoi venirfleurir cette tombe dans ce premier anniversaire. Pour la premièrefois depuis ces huit années, l’âcreté de sa douleur se fondit.Quelque chose d’infiniment tendre palpita en lui, une charité pourcelui qui, après lui avoir fait tant de mal, avait autant souffertque lui, et par le même être. C’était pour cela, pour que Micheléprouvât cette pitié, pour qu’il lui pardonnât peut-être, que sonancien ami avait voulu reposer là, dans un endroit où il savait quel’autre ne pourrait pas ne pas venir…

 

Quelques instants plus tard, le pèreBonnet, qui continuait sa ronde de surveillance par ce bleuâtreaprès-midi d’automne sur le point de s’assombrir, put voir avecstupeur le même promeneur dont la fuite brusque, à la seule mentionde la tombe Bérion, l’avait tant décontenancé, en train de pleurer,en déposant sur cette tombe des brassées de douces, d’odorantes, defraîches roses…

 

 

 

 

 

Novembre 1899.

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Tags: Paul Bourget