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Une banale histoire

Une banale histoire

d’ Anton Pavlovitch Tchekhov
UNE BANALE HISTOIRE FRAGMENT DES MÉMOIRES D’UN HOMME VIEUX
I

Il existe en Russie un professeur connu par de nombreux travaux, du nom de Nicolas Stépânovitch un Tel, conseiller privé et chevalier de plusieurs ordres. Il est décoré d’un si grand nombre de ces ordres, russes et étrangers, que lorsqu’il les revêt tous, les étudiants l’appellent l’iconostase. Le professeur a les meilleures relations mondaines ; à tout le moins, il n’y a pas en Russie, depuis vingt-cinq ou trente ans, de savant réputé avec lequel il n’ait été intimement lié. À l’heure actuelle, le professeur ne noue plus d’amitié avec personne, mais, pour nous en tenir au passé, la longue liste de ses amis illustres comprend des noms tels que ceux de Pirogov, de Kavéline et du poète Nékrâssov,qui, tous, lui vouèrent l’amitié la plus sincère et la plus active.Il est membre de toutes les universités russes, et de trois universités étrangères, etc., etc. De tout cela, et de beaucoup de choses encore que l’on pourrait ajouter, se compose ce qu’on peut appeler mon nom.

Ce nom est populaire. Tout homme lettré leconnaît en Russie, et, à l’étranger, quand on le cite dans lesécoles, on y ajoute l’épithète : « connu », ou« vénéré ». Il fait partie de ces quelques noms heureuxqu’il est regardé, dans le public et dans la presse, comme malséantde critiquer ou de dénigrer ; et ce n’est que justice. À monnom est étroitement associée l’idée d’un homme illustre, richementdoué, et indubitablement utile.

Travailleur et endurant comme le chameau, jele suis, ce qui est important, et j’ai du talent, ce qui l’estencore plus. En outre, à parler franchement, je suis un être bienélevé, modeste et honnête. Je n’ai jamais fourré le nez dans lalittérature ni dans la politique ; je n’ai jamais cherché lapopularité en polémiquant avec des ignorants et je n’ai jamaisprononcé de discours dans les dîners ou sur la tombe de mescollègues… En somme, il n’y a aucune tache sur mon nom de savant,et il est parfaitement irréprochable. La fortune de mon nom estgrande.

Le porteur de ce nom – autrement dit, moi –est un homme de soixante-deux ans, chauve, avec de fausses dents etune névralgie incurable. Autant mon nom est brillant et beau,autant je suis terne et laid. Ma tête et mes mains tremblent defaiblesse. Mon cou ressemble au manche d’une contrebasse. Mapoitrine est creuse, mon dos étroit. Quand je parle ou fais uncours, ma bouche grimace. Quand je souris, tout mon visage secouvre de rides profondes et macabres. Il n’y a rien d’imposantdans mon piteux extérieur. Ce n’est que lorsque ma névralgie metourmente qu’apparaît sur mon visage une expression particulière,amenant dans l’esprit de chacun cette triste et impressionnantepensée : « Apparemment, cet homme mourrabientôt ! »

Comme par le passé, je ne fais pas mal mescours. Je puis, comme jadis, soutenir l’attention de mon auditoirependant deux heures. Mon feu, le ton littéraire de mon exposé etmon humour empêchent presque de remarquer l’insuffisance de ma voixqui est sèche, aigre et chantonnante comme celle d’une bigote. Parcontre, j’écris mal. La cellule de mon cerveau qui préside à lafaculté d’écrire refuse le service. Ma mémoire a baissé ; jen’ai plus de suite dans les idées et, quand je les couche sur lepapier, il me semble que j’ai perdu le sentiment de leur lienorganique. La construction est monotone, la phrase pauvre ettimide. Souventes fois je n’écris pas ce que je veux. En écrivantla fin, je ne me rappelle plus le commencement. Souvent, j’oublieles mots usuels ; dans tous les cas je suis obligé de dépenserbeaucoup d’énergie pour éviter dans mes lettres les phrasesinutiles et les incidentes superflues.

Tout cela démontre clairementl’affaiblissement de mon activité cérébrale. Et il est à remarquerque c’est pour la lettre la plus simple que je dois faire l’effortle plus grand. Dans un article scientifique, je me sens plus àl’aise et plus intelligent que dans une lettre de félicitations oudans un rapport. Encore un point : écrire en allemand ou enanglais m’est plus facile que d’écrire en russe.

En ce qui concerne ma manière de vivreactuelle, la première des choses que je dois noter est l’insomniedont je souffre depuis ces derniers temps. Si l’on me demandaitquel est le trait principal et essentiel de mon existence présente,je répondrais : l’insomnie.

Comme autrefois, par habitude, je medéshabille à minuit juste et me mets au lit. Je m’endors vite.Mais, vers deux heures, je m’éveille, et avec la sensation que jen’ai pas du tout dormi. Je suis obligé de me lever et d’allumer malampe. Je marche une heure ou deux d’un coin à un autre de machambre, et je regarde les tableaux et les photographies qui mesont depuis si longtemps connus. Quand je suis las de marcher, jem’assieds à mon bureau. Je reste assis immobile, sans penser à rienet sans éprouver aucun désir. S’il y a un livre devant moi, jel’attire machinalement et le lis sans y prendre aucun intérêt.C’est ainsi qu’il y a peu de temps, j’ai lu machinalement en unenuit tout un roman qui porte ce drôle de titre : Ce quechantait une hirondelle. Ou bien, pour occuper mon attention,je me force à compter jusqu’à mille. Ou encore, je me représente lafigure d’un de mes collègues, et j’entreprends de me rappelerquelle année et dans quelles circonstances il a débuté. J’aime àprêter l’oreille aux bruits. Parfois, dans la troisième chambreaprès la mienne, ma fille Lîsa prononce vite en songe quelquechose. Parfois, ma femme traverse le salon avec une bougie etlaisse tomber immanquablement la boîte d’allumettes, ou bien, unearmoire, travaillée par la sécheresse, craque, ou bien le brûleurde la lampe se met soudain à ronfler ; et tous ces bruits, jene sais pourquoi, m’agitent.

Ne pas dormir la nuit, c’est avoir à touteminute la conscience que l’on n’est pas normal. Aussi attends-jeavec impatience le matin et le jour, c’est-à-dire le moment oùj’aurai le droit de ne pas dormir. Il passe beaucoup de tempsaccablant avant que le coq chante au dehors. C’est lui qui lepremier m’annonce la bonne nouvelle. Dès qu’il a poussé son cri, jesais qu’il n’y a plus qu’une heure avant que le suisse, en bas, seréveille et, toussant avec colère, monte, pour quelque besogne,l’escalier. Ensuite, derrière les fenêtres, le jour blanchira peu àpeu. Des voix retentiront dans la rue.

Ma journée commence par la visite de ma femme.Elle entre chez moi en jupon, non peignée, mais déjà lavée, sentantl’eau de Cologne ; elle a l’air d’entrer par hasard et elledit chaque fois la même chose :

– Pardon, je ne viens que pour uneminute… Tu n’as pas encore dormi de la nuit ?

Puis elle éteint ma lampe, s’assied près demon bureau et se met à parler. Je ne suis pas prophète, mais jesais d’avance de quoi il va être question. Chaque jour, c’est lamême chose. Habituellement, après s’être inquiétée de ma santé,elle se souvient tout à coup de notre fils, officier à Varsovie.Passé le 20 de chaque mois, nous lui envoyons cinquanteroubles ; c’est là ce qui sert de thème principal à notreconversation.

– Sans doute, c’est une gêne, soupire mafemme, mais tant qu’il ne sera pas à même de se suffire, nousdevons l’aider. Ce petit est loin de nous, il est mal payé…D’ailleurs, si tu veux, le mois prochain, nous ne lui enverrons quequarante roubles. Qu’en penses-tu ?

L’expérience quotidienne aurait dû persuaderma femme que nos dépenses ne diminuent pas du fait que nous enparlons souvent, mais ma femme est réfractaire à l’expérience, et,chaque matin, régulièrement, elle me parle de notre officier, meraconte que le pain, grâce à Dieu, a baissé, mais que le sucre aaugmenté de deux kopeks. Et tout cela comme si elle m’annonçaitquelque chose de nouveau.

Je l’écoute, je fais chorus machinalement, et,sans doute, en raison de ce que je n’ai pas dormi la nuit, despensées étranges, oiseuses, s’emparent de moi. Je regarde ma femmeet m’étonne comme un enfant. Je me demande avec perplexité :Se peut-il que cette vieille, très grosse et laide personne,qu’hébètent les mesquins soucis et l’effroi de la bouchée de pain,dont les vues sont obscurcies par de constantes idées de dettes etde besoin, qui ne sait parler que de dépenses, et ne sourire qu’aubon marché ; se peut-il que cette femme ait été autrefoiscette frêle Vâria que j’ai aimée passionnément pour son bel etclair esprit, pour son âme pure et sa beauté, et, comme Othelloaimait Desdémone, en raison de sa « sympathie » pour mascience ? Se peut-il que ce soit cette Varia qui, jadis, mitau monde mon fils ?…

De cette vieille, molle et laide, je scrute levisage ; j’y cherche Vâria. Mais, du passé, elle n’a gardé queson souci de ma santé et sa façon d’appeler mes appointements nosappointements, mon chapeau notre chapeau, etc. Je souffre à laregarder, et, pour ne pas l’affliger, je lui permets de diren’importe quoi. Je me tais même quand elle juge injustement autruiou me tance parce que je ne fais pas de clientèle et ne publie pasde manuels.

Notre conversation finit toujours d’une mêmefaçon. Ma femme se souvient tout à coup que je n’ai pas encore prisde thé et s’effraie :

– Qu’ai-je à rester assise !dit-elle en se levant. Le samovar est depuis longtemps sur la tableet je bavarde. Comme je perds la mémoire, mon Dieu !

Elle part vite et s’arrête à la porte pourdire :

– Nous devons cinq mois à Iégor. Lesais-tu ? Il ne faut pas différer le paiement des domestiques.Combien de fois l’ai-je dit ! Payer dix roubles par mois estbien plus facile que d’en payer cinquante au bout de cinq mois.

La porte passée, elle s’arrête à nouveau etdit :

– Personne ne me fait tant de pitié quela pauvre Lîsa. La petite étudie au Conservatoire, vit dans labonne société et est habillée on ne sait comment. Une pelisse qu’ilest honteux de montrer dans la rue. Si elle était fille dequelqu’un d’autre, ce ne serait rien, mais tout le monde sait queson père est un professeur célèbre, conseiller privé.

Et, m’ayant ainsi reproché mon nom et montitre, elle sort enfin.

C’est ainsi que commence ma journée.

Elle ne se continue pas mieux.

Quand je prends mon thé, ma Lîsa arrive enpelisse, en chapeau, sa musique à la main, déjà prête pour serendre au Conservatoire. Elle a vingt-deux ans. Elle paraît plusjeune. Elle est jolie et ressemble un peu à ma femme dans sajeunesse. Elle me baise tendrement la tempe et la main, etdit :

– Bonjour, papa. Tu vas bien ?

Enfant, elle aimait beaucoup les glaces, et jela menais souvent dans une pâtisserie. Les glaces étaient pour ellela mesure de tout ce qu’il y a de bien. Si elle voulait mecomplimenter, elle disait : « Tu es à la crème,papa. » Un de ses doigts s’appelait à la pistache, un autre àla crème, un troisième à la framboise, etc. D’ordinaire, quand ellevenait m’embrasser le matin, je la mettais sur mes genoux et, luibaisant les doigts, je lui disais :

– À la crème…, à la pistache…, aucitron…

Et, à présent, par vieille habitude, je baiseses doigts et murmure : « À la pistache, à la crème, aucitron », mais ce n’est plus du tout ça. Je suis froid commeun sorbet, et suis confus. Quand ma fille entre et qu’elle touchede ses lèvres ma tempe, je tressaille comme si une abeille mepiquait. Je souris avec contrainte et détourne le visage. Depuisque je souffre d’insomnie, cette question est plantée comme un cloudans ma cervelle. Ma fille voit sans cesse combien, vieillard,homme illustre que je suis, je souffre et rougis de devoir del’argent à mon valet de chambre ; elle voit combien le soucides dettes criardes m’oblige souvent à quitter mon travail et àrôder pensif de chambre en chambre pendant des heures ;pourquoi donc n’est-elle jamais venue me trouver à l’insu de samère, et n’a-t-elle pas chuchoté : « Père, voici mamontre, mes bracelets, mes boucles d’oreilles, mes robes ;engage tout cela, il te faut de l’argent. » Pourquoi, voyantcombien sa mère et moi, esclaves d’un faux sentiment, nous nousefforçons de cacher à autrui notre pauvreté ; pourquoi ne serefuse-t-elle pas le coûteux plaisir de s’occuper de musique ?Je n’aurais, Dieu m’en garde, accepté ni sa montre, ni sesbracelets, ni ses sacrifices ; ce n’est pas ce dont j’aibesoin…

Je me souviens fort à propos de mon fils,l’officier de Varsovie. C’est un garçon d’esprit, honnête etsobre ; mais ce n’est pas non plus ce qu’il me faudrait. Jepense que si j’avais un vieux père et savais qu’il est des minutesoù il a honte de sa pauvreté, je laisserais à d’autres le métierd’officier et me louerais comme manœuvre. De pareilles pensées surmes enfants m’empoisonnent. À quoi riment-elles ? Seul unhomme étroit et aigri peut dissimuler en soi un mauvais sentimentcontre des gens ordinaires, parce qu’ils ne sont pas des héros.Mais assez là-dessus…

À dix heures moins le quart, il me faut allerfaire un cours à mes jeunes élèves chéris. Je m’habille et parcoursun trajet qui m’est connu depuis trente ans et a pour moi sonhistoire. Voici la grande maison grise avec la pharmacie. Il yavait là, dans le temps, une petite maison avec un débit de bièreoù je ruminais ma thèse et écrivis ma première lettre d’amour àVâria. Je l’écrivis au crayon sur une feuille portantl’en-tête : Historia morbi[1].Voici l’épicerie que tenait dans le temps un juif qui me vendaitdes cigarettes à crédit, et, après, ce fut une grosse femme quiaimait les étudiants parce que « chacun d’eux a unemère ». Maintenant, c’est un marchand roux, homme indifférentà tout, qui fait son thé dans une théière de cuivre. Et voici laporte sombre, depuis longtemps non rafraîchie, de l’Université.Voici, dans sa peau de mouton, le dvornik qui s’ennuie et lesbalais, les tas de neige… Sur un garçon fraîchement débarqué deprovince, et s’imaginant que le temple de la science estvéritablement un temple, cette porte de l’Université ne peut pasproduire une bonne impression. En général, la vétusté des locauxuniversitaires, l’obscurité des corridors, la lèpre des murailles,le manque de lumière, le triste aspect des escaliers, desportemanteaux et des bancs, tout cela entre pour quelque chose dansla formation du pessimisme russe… Voici aussi notre jardin. Depuisl’époque où j’étais étudiant, il n’a changé, me paraît-il, ni enmieux ni en pire ; je ne l’aime pas. Il serait préférable qu’àla place de ces tilleuls phtisiques, de ces acacias, et de ce lilasmaigre et tordu, il y eût de grands pins et de beaux chênes.L’étudiant, dont la disposition d’esprit est déterminée le plussouvent par ce qui l’entoure, ne doit voir, là où il s’instruit,que des choses élevées, fortes ou belles. Dieu le préserve desarbres maigres, des fenêtres brisées, des murailles grises et desportes capitonnées de toile cirée en lambeaux…

Dès que j’arrive à ma porte elle s’ouvre, etl’huissier Nicolas, mon contemporain, mon collègue et mon homonyme,me reçoit et me fait entrer ; il se racle la gorge etdit :

– Il gèle, Excellence !

Ou, quand ma pelisse est mouillée :

– Il pleut, Excellence !

Ensuite, il s’élance devant moi et ouvretoutes les portes. Dans mon cabinet, il m’enlève soigneusement mapelisse et s’empresse de me communiquer quelque nouvelleuniversitaire. Grâce à l’étroite franc-maçonnerie qui existe entretous les suisses et les garçons de l’Université, il sait ce qui sepasse dans les quatre Facultés, au secrétariat, dans le cabinet durecteur, à la bibliothèque.

Que ne sait-il pas ? Quand l’événement dujour est, par exemple, la retraite du recteur ou du doyen, jel’entends souvent nommer les candidats aux jeunes employés et leurexpliquer que le ministre ne validera pas celui-ci, que tel autrerefusera. Ensuite, il se lance dans des détails fantastiques surdes papiers mystérieux, reçus au secrétariat, sur une conversationsecrète entre le ministre et le curateur de l’Université, etc.Hormis ces détails, il est presque toujours véridique en tout. Lescaractéristiques qu’il fait de chaque candidat sont originales,mais justes. Si vous voulez savoir quelle année un tel a soutenu sathèse, est entré au service, a pris sa retraite ou est mort,appelez à votre aide l’énorme mémoire de cet ex-militaire, et, nonseulement il vous dira l’année, le mois et la date, mais il vousfournira des détails qui accompagnèrent telle ou tellecirconstance. Ainsi peut se souvenir celui seul qui aime.

Il est le conservateur des traditions. De sesprédécesseurs, il a hérité beaucoup de légendes de la vieuniversitaire. Il en a ajouté beaucoup de son cru, acquises dans sapratique, et, si vous le voulez, il vous racontera de nombreuseshistoires, longues ou courtes. Il peut vous parler de savantsextraordinaires, qui savaient tout, de remarquablestravailleurs qui ne dormaient pas des semaines entières et denombreux martyrs ou victimes de la science. Chez lui, le bientriomphe du mal ; le faible vainc toujours le fort, le sagel’imbécile, le modeste le fier, le jeune le vieux… Il n’est pasbesoin de prendre toutes ses légendes et fantaisies pour argentcomptant, mais passez-les au filtre, il en restera ce qu’ilfaut : de bonnes traditions de chez nous et des noms devéritables héros, reconnus de tous.

Les données sur le monde savant se résument,dans la société, en anecdotes, sur l’extraordinaire distraction dequelques vieux professeurs, et en deux ou trois bons mots attribuésà Gruber, à moi ou à Baboûkhine. Pour la société instruite, c’estpeu. Si cette société aimait la science, les savants et lesétudiants de la même manière que Nicolas les aime, sa bibliothèquecompterait depuis longtemps sur elle et sur eux de longues épopées,des légendes et des vies, que, malheureusement, elle n’a pasaujourd’hui.

En m’apprenant une nouvelle, Nicolas prend uneexpression sévère, et une longue conversation commence entre nous.Si, à ce moment, un tiers entendait avec quelle aisance Nicolasmanie la terminologie savante, il pourrait penser que c’est unsavant habillé en huissier. Pour le dire en passant, les bruitsrépandus sur les huissiers de facultés sont très exagérés. Nicolasconnaît, en vérité, plus de cent appellations latines ; ilsait remonter un squelette, faire au besoin des préparations, fairerire les étudiants au moyen de quelque longue citation savante,mais, par exemple, la théorie si simple de la circulation du sangreste pour lui aussi obscure qu’il y a vingt ans.

Profondément courbé sur un livre ou sur unepréparation, je trouve, à la table de mon cabinet, mon prosecteurPiôtre Ignâtiévitch, garçon de trente-cinq ans, appliqué, mais sanstalent, déjà chauve et ventru. Il travaille du matin au soir, liténormément, se souvient parfaitement de tout ce qu’il lit, et, à cepoint de vue, ce n’est pas un homme, mais un trésor. Pour le reste,cependant, c’est un cheval de trait, ou, comme on dit, une brutesavante. Ce qui le différencie d’un homme de talent, est sonhorizon étroit et brusquement délimité par sa spécialité, hors delaquelle il est naïf comme un enfant. Je me rappelle qu’un matin,en entrant dans mon cabinet, je dis :

– Figurez-vous quel malheur ! On ditque Skobélèv est mort.

Nicolas se signa et Piôtre Ignâtiévitch setourna vers moi et demanda :

– Qui est-ce, Skobélèv ?

Une autre fois, un peu auparavant, je luiavais annoncé la mort du peintre Pérov. Le très cher PiôtreIgnâtiévitch me demanda :

– Sur quoi faisait-il soncours ?

Il semble que si la Patti[2]chantait à son oreille, que si des hordes de Chinois envahissaientla Russie, que si un tremblement de terre se produisait, il nebougerait pas, et, de son œil cligné, regarderait le plustranquillement du monde dans son microscope. En un mot,Hécube[3] ne lui est rien. J’aurais cher payé pourvoir comment cet homme, sec comme un biscuit, dort avec safemme.

Autre trait : sa foi fantastique dansl’infaillibilité de la science et principalement dans tout cequ’écrivent les Allemands. Il croit en lui, en ses préparations, ilsait le but de la vie et ignore absolument les doutes et lesdésenchantements qui font blanchir les cheveux des hommes detalent. Adoration secrète des autorités, et manque du besoin depenser de façon indépendante. Il est difficile de le dissuader dequelque chose. Discuter avec lui est impossible. Allez discuteravec un homme profondément convaincu que la science la plus belleest la médecine, que les meilleurs hommes sont les médecins et quela meilleure tradition est la tradition médicale. De l’ennuyeuxpassé médical, il ne s’est conservé qu’une tradition : lacravate blanche que portent encore les docteurs. Un savant ou unhomme cultivé ne peut concevoir qu’une tradition pour toutel’Université sans subdivisions en médicale, juridique, ouautre ; mais Piôtre Ignâtiévitch conviendra difficilement decela, et il est prêt à en discuter avec vous jusqu’au jugementdernier.

Son avenir est pour moi des plus clairs. Ilfera, toute sa vie, plusieurs centaines de préparations d’unepropreté extraordinaire ; il écrira beaucoup de traités,convenables et secs ; il fera des dizaines de consciencieusestraductions, mais il n’inventera aucune poudre. Pour inventer lapoudre, il faut de la fantaisie, de l’invention, de ladivination : il n’y a rien de semblable chez PiôtreIgnâtiévitch ; bref, ce n’est pas un patron dans lascience : c’est un ouvrier.

Moi, Piôtre Ignâtiévitch et Nicolas, nousparlons à demi-voix. Nous sommes un peu inquiets. On ressentquelque chose de particulier, quand, derrière la porte, bruit lamer de l’auditoire. Au bout de trente années, je ne suis pas encorefait à ce sentiment ; je l’éprouve chaque matin. Je boutonnenerveusement ma redingote ; je pose à Nicolas des questionsinutiles ; je m’irrite. Cela ressemble à de la poltronnerie,mais ce n’en est pas ; c’est autre chose que je ne suis enétat ni de nommer ni de décrire.

Sans aucune nécessité, je regarde ma montre etje dis :

– Allons, il faut entrer.

Et nous entrons majestueusement dans cetordre ; d’abord Nicolas, portant les préparations ou un atlasanatomique, ensuite moi. Derrière moi, baissant modestement latête, entre le cheval de trait. Ou bien, selon le besoin, si l’onporte un cadavre sur une civière, Nicolas vient après le cadavre,et nous ensuite. À mon apparition les étudiants se lèvent, puiss’asseyent, et le bruit de la mer s’apaise subitement ; lecalme s’établit.

Je sais quel est mon sujet, mais j’ignorecomment je vais le traiter, par quoi je commencerai et finirai. Jen’ai pas en tête une seule phrase préparée. Mais il me suffit deregarder l’auditoire sur les gradins de l’amphithéâtre et deprononcer la phrase stéréotypée : « La dernière fois,nous nous sommes arrêtés à… » pour que des phrases sortent enlongue file de mon âme, – et ça marche.

Je parle extrêmement vite, passionnément, etil me semble qu’aucune force ne saurait interrompre le fil de mondiscours. Pour bien faire un cours, ne pas ennuyer l’auditoire etl’instruire, il faut avoir, outre le talent, de l’habileté et del’expérience ; il faut une nette représentation de ses forces,de ceux à qui on parle et de ce qui fait l’objet de votreleçon ; en outre, il faut être astucieux, s’observer d’un œilvigilant et ne pas perdre une seconde l’objet qu’on a en vue.

Un bon chef d’orchestre, traduisant la penséedes compositeurs, fait vingt choses à la fois. Il lit la partition,agite son bâton, suit les chanteurs, fait un signe soit au tambour,soit au cor de chasse, etc. ; moi, de même, quand je fais moncours.

J’ai devant moi cent cinquante êtresdifférents les uns des autres et trois cents yeux qui me regardent.Mon but est de vaincre cette hydre à têtes multiples. Si j’ai àchaque minute, quand je parle, une représentation nette du degré deson attention et de la force de son entendement, elle est en monpouvoir. Un autre obstacle réside en moi : c’est l’infiniediversité des formes, des phénomènes et des lois, et la multituded’idées étrangères qu’elles conditionnent. Dans cette formidablematière, je dois avoir à chaque minute l’adresse de saisir leprincipal et le nécessaire, et, aussi vite que je parle, envelopperma pensée dans une forme appropriée à l’entendement de l’hydre, etqui ranime son attention. Il faut, pour cela, veiller attentivementà ce que les pensées ne s’épanchent pas selon l’ordre de leuraccumulation, mais dans un ordre nécessaire à la composition dutableau que je veux dessiner. Je tâche encore que mon discours soitlittéraire, ma phrase jolie et le plus simple possible, mesdéfinitions courtes et fines. Je dois me retenir à chaque instant,me borner et me rappeler que je ne dispose que d’une heure etquarante minutes. En un mot, beaucoup de travail. Il faut, tout enmême temps, se montrer savant, pédagogue, orateur, et c’est unechose fâcheuse si l’orateur prime le pédagogue ou le savant, ouvice versa.

Au bout d’un quart d’heure, d’une demi-heure,on s’aperçoit que les étudiants commencent à regarder le plafond ouPiôtre Ignâtiévitch. L’un cherche son mouchoir, un autre s’assiedplus commodément, un troisième sourit à ses pensées… C’est quel’attention se fatigue. Il faut prendre des mesures en conséquence.Je profite de la première occasion venue et lance un calembour. Lescent cinquante étudiants sourient largement, leurs yeux brillentjoyeusement ; le bruit de la mer s’entend une minute… Moiaussi je souris. L’attention s’est rafraîchie, je puiscontinuer.

Aucun sport, aucune distraction et aucun jeune m’ont jamais apporté autant de jouissance que le plaisir defaire un cours. À mes cours seulement, je puis me donner tout à mapassion, et j’ai compris que l’inspiration n’est pas une vaineinvention des poètes ; elle existe réellement. Et je pensequ’Hercule, après le plus piquant de ses travaux, ne ressentit pasun anéantissement plus doux que moi après chacun de mes cours.

Cela était ainsi jadis.

Mais, à présent, je ne ressens à mes cours quetourment. Il ne se passe pas une demi-heure que je ne commence àéprouver une invincible faiblesse dans les jambes et dans lapoitrine. Je m’assieds dans mon fauteuil, mais je ne suis pashabitué à parler assis. Au bout d’une minute, je me lève, etcontinue à parler debout, puis je me rassieds. Ma bouche est sèche,ma voix s’enroue, ma tête tourne… Pour cacher mon état à mesauditeurs, je bois de l’eau à tout instant, je tousse, je me mouchefréquemment, comme si j’étais enrhumé ; je fais à contretempsdes calembours. Et enfin j’annonce l’interruption plus vite qu’ilne faut. Mais, surtout, j’ai honte.

Ma conscience et mon esprit me disent que lemieux serait de faire à mes jeunes gens une leçon d’adieu, leurdire un dernier mot cordial, leur donner ma bénédiction et céder laplace à un homme plus jeune et plus fort que moi. Mais, Dieu mejuge ! je n’ai pas assez de courage pour agir selon maconscience.

Par malheur, je ne suis ni philosophe nithéologien. Je sais très bien que je ne vivrai pas plus de sixmois ; il semblerait donc que les questions des ténèbresfunèbres et des visions qui hanteront mon sommeil sépulcraldevraient m’occuper avant tout. Mais, je ne sais pourquoi, mon âmene veut pas s’occuper de ces questions-là, bien que mon esprit enreconnaisse toute l’importance. Maintenant, en face de la mort,comme il y a vingt ou trente ans, la science seule m’intéresse. Enrendant le dernier soupir, je continuerai à croire que la scienceest ce qu’il y a d’essentiel, de plus beau et de plus nécessairedans la vie de l’homme, qu’elle a toujours été et sera la plushaute manifestation d’amour, et que, par elle seule, l’hommevaincra la nature et lui-même. Cette foi est peut-être naïve et malfondée, mais est-ce ma faute si je crois ainsi et nonautrement ? Je ne puis vaincre en moi cette foi.

Mais là n’est pas la question. Je demandeseulement que l’on condescende à ma faiblesse et que l’on comprennequ’éloigner de sa chaire et de ses élèves un homme que lesfonctions de la moelle épinière intéressent plus que le but finaldu monde équivaudrait à le prendre et à le clouer vivant dans labière, sans attendre qu’il soit mort.

Quelque chose d’étrange résulte de moninsomnie, de ma honte et de ma lutte acharnée contre la faiblessequi s’accroît. Au milieu de mon cours, des larmes me montent tout àcoup à la gorge, les yeux commencent à me piquer, et j’éprouve undésir passionné, hystérique, de tendre les bras à mon auditoire etde me plaindre à haute voix. J’ai envie de crier que le destin m’acondamné, moi, homme célèbre, à la peine de mort, que dans quelquesix mois un autre que moi sera maître dans cet amphithéâtre. Jeveux crier que je suis empoisonné. De nouvelles pensées que je neconnaissais pas gâtent les derniers jours de ma vie et continuent,à la façon de moustiques, à piquer mon cerveau. En ce moment-là, masituation me paraît si effroyable que je voudrais que tous mesauditeurs en fussent effrayés, se levassent, et, avec une terreurpanique, se précipitassent avec des cris désespérés vers la sortie.Il n’est pas aisé de vivre de pareilles minutes.

II

Après mon cours, je reste chez moi àtravailler. Je lis des revues, des thèses, ou je prépare le courssuivant. Parfois j’écris quelque chose. Je travaille avecinterruption, car il me faut recevoir des visiteurs.

On sonne. C’est un de mes collègues venu pouraffaires. Il entre avec son chapeau et sa canne, me salue en lestenant, et dit :

– Je ne viens que pour une minute. Restezassis, collègue, je n’ai que deux mots à vous dire.

Nous nous efforçons de nous démontrer avanttout que nous sommes tous les deux extraordinairement polis et trèscontents de nous voir. Je le fais asseoir dans un fauteuil, et ilme fait asseoir, puis nous nous passons l’un l’autre la main sur lataille, touchons nos boutons, et on dirait que nous nous tâtonsl’un l’autre, craignant de nous brûler. Nous rions tous les deux,bien que nous ne disions rien de risible. Assis, nous nous penchonsl’un vers l’autre et nous mettons à causer à mi-voix. Aussi peucordialement soyons-nous disposés l’un pour l’autre, nous nemanquons pas de dorer nos paroles de toute sorte de chinoiseries,comme : « Vous avez daigné justement remarquer »,ou : « Comme j’ai déjà eu l’honneur de vous ledire. » Et nous ne pouvons faire que de rire si l’un de nousrisque un jeu de mots, même mal venu. Ayant fini de parler de sonaffaire, mon collègue se lève précipitamment, et remuant sonchapeau en montrant mon travail, commence à prendre congé. Nousnous tapotons à nouveau l’un l’autre, et nous rions. Jel’accompagne dans l’antichambre. J’aide mon collègue à mettre sapelisse, mais il se défend vivement de ce grand honneur. Ensuite,quand Iégor lui ouvre la porte, il m’assure que je vais m’enrhumer,et moi je fais mine que je suis prêt à l’accompagner jusque dans larue. Et lorsqu’enfin je rentre dans mon cabinet, mon visagecontinue encore à sourire, sans doute par force acquise. Peu après,nouveau coup de sonnette. Quelqu’un entre dans l’antichambre,quitte longuement son manteau et tousse : Iégor m’annonce unétudiant. Je dis de le faire entrer. Une minute après m’arrive unjeune homme d’agréable tournure. Il y a déjà un an que nous sommes,lui et moi, en relations tendues. Il me répond de façon très faibleaux examens et je lui mets des un. De ces gaillards que,dans la langue d’école, je retape ou fais sécher,il en vient par an sept chez moi. Ceux d’entre eux qui échouent parincapacité ou par maladie portent ordinairement leur croix avecpatience et ne barguignent pas. Ne barguignent et ne viennent metrouver que les sanguins, les jeunes gens d’une nature généreuse,auxquels l’échec gâte l’appétit et qu’il empêche de suivrerégulièrement l’Opéra. Pour les premiers, je suis gentil. Lesseconds, je les traque toute l’année.

– Asseyez-vous, dis-je à mon hôte.Qu’avez-vous à me dire ?

– Excusez-moi, professeur, de vousdéranger, commence-t-il en bégayant et sans me regarder. Je ne meserais pas permis de vous déranger si je… Voilà déjà cinq fois queje passe mon examen avec vous et j’échoue. Ayez, je vous prie, labonté de me mettre une note satisfaisante, parce que…

L’argument que les paresseux emploient esttoujours le même ; ils ont magnifiquement passé en toutematière et n’ont échoué qu’avec moi, ce qui est d’autant plussurprenant qu’ils ont toujours beaucoup travaillé et connaissent àfond la partie que j’enseigne. Ils ont échoué par suite de quelqueincompréhensible malentendu…

– Excusez-moi, mon ami, dis-je àl’étudiant, de ne pouvoir pas vous mettre une note satisfaisante.Relisez vos cours et revenez. Alors on verra…

Une pause. Il me vient l’envie de taquiner lejeune homme de ce qu’il aime plus la bière et l’opéra que lascience, et je lui dis en soupirant :

– Le mieux que vous puissiez faire est,selon moi, d’abandonner complètement la Faculté de médecine. Si,avec vos capacités, vous ne pouvez pas passer votre examen, c’est,évidemment, que vous n’avez ni le désir ni la vocation d’êtremédecin.

Le visage du jeune homme s’allonge.

– Pardon, professeur, dit-il en souriant,ce serait de ma part au moins singulier. Avoir travaillé cinq ans,et… partir brusquement.

– Oui, croyez-moi ! Mieux vaut avoirperdu cinq ans que de faire ensuite toute sa vie une chose que l’onn’aime pas.

Mais, tout de suite, j’ai pitié de lui, et jem’empresse de dire :

– Au reste, à votre idée. Travaillezencore un peu et revenez.

– Quand ? demande sourdement leparesseux.

– Quand vous voudrez, même demain, sivous êtes prêt.

Et dans ses bons yeux, je lis :« Revenir je le puis, mais, animal, tu m’ajournerasencore. »

– Certes, lui dis-je, vous ne serez pasplus savant si vous passez quinze fois l’examen avec moi, mais celavous formera le caractère ; ce sera autant de gagné.

Il se fait un silence. Je me lève et j’attendsque mon visiteur se retire. Et lui reste debout, regarde lafenêtre, se tortille la barbiche, et pense. Le moment estennuyeux.

Mon sanguin a la voix agréable, pleine, desyeux spirituels, moqueurs, la figure débonnaire, un peu fripée parl’usage fréquent de la bière et de longs repos sur son divan. Ilpourrait assurément me raconter beaucoup de choses intéressantessur l’Opéra, sur ses aventures d’amour, sur ses camaradesfavoris ; mais, malheureusement, il n’est pas reçu de parlerde cela entre nous ; je l’aurais écouté avec plaisir.

– Professeur, me dit-il, je vous donne maparole d’honneur que, si vous me mettez une note convenable,je…

Dès qu’il parle de sa parole d’honneur,j’agite les bras et je m’assieds à mon bureau. L’étudiant réfléchitencore une minute et dit tristement :

– Alors, adieu… Excusez-moi.

– Bonjour, mon ami, portez-vous bien.

Il entre irrésolument dans l’antichambre, yprend son manteau et, revenu dans la rue, il songe sans douteencore longuement. N’ayant rien trouvé à mon adresse que« vieux diable ! », il se rend à quelque mauvaisrestaurant, dîne, boit de la bière, et ensuite va se coucher. Paixà toi, honnête travailleur !

Troisième coup de sonnette. Entre un jeunemédecin à lunettes d’or, avec des gants neufs, noirs, etl’inévitable cravate blanche. Il se présente. Je le prie des’asseoir et lui demande ce qu’il veut. Le jeune prêtre de lascience se met à me dire, non sans émotion, qu’il a subi cetteannée l’examen de doctorat et qu’il ne lui reste à faire que sathèse. Il voudrait y travailler chez moi, sous ma direction ;je l’obligerais beaucoup si je lui donnais un sujet.

– Très heureux de vous être utile,collègue, lui dis-je, mais auparavant entendons-nous bien sur cequ’est une thèse. Il est convenu d’entendre sous ce mot uneproduction individuelle, n’est-ce pas ? Or, une œuvre écritesur un thème fourni par une autre personne, et sous la directiond’autrui, porte un autre nom.

Le presque-docteur se tait. Je m’échauffe etje me lève.

– Je ne comprends pas ce que vous voulezde moi, lui crié-je fâché. Est-ce que je tiens une boutique ?Je ne fais pas commerce de sujets de thèse. Pour la mille et unièmefois, je vous prie tous de me laisser en paix ! Pardonnez mabrutalité, mais, à la fin, ça m’ennuie !

Le presque-docteur se tait et une légèrerougeur perce autour de ses pommettes. Sa figure exprime uneprofonde estime pour mon illustre nom et pour ma science, mais jevois à ses yeux qu’il méprise et ma voix et ma piètre tournure etma gesticulation nerveuse. Dans ma colère, je lui parais un peutoqué.

– Je ne tiens pas boutique !répété-je. Quelle chose étonnante : ne vouloir pas êtreindépendant ! Pourquoi la liberté vous est-elle siinsupportable ?

Je parle beaucoup, et il se tait toujours. Àla fin, je m’apaise peu à peu et me rends. Le candidat docteurreçoit de moi un sujet de pacotille ; il écrira sous madirection une thèse inutile, la soutiendra avec mérite et recevraun grade universitaire qui ne le changera pas.

Les coups de sonnette peuvent se succéderindéfiniment, je n’en mentionnerai ici que quatre. Le quatrièmeretentit et j’entends des pas connus, le froissement d’une robe etune voix chère…

Il y a dix-huit ans mourut, laissant une fillede sept ans appelée Kâtia, et une fortune de soixante milleroubles, un oculiste, professeur comme moi. Il me désignait dansson testament comme le tuteur de l’enfant. Kâtia, jusqu’à dix ans,vécut dans ma famille, puis elle entra à l’institut des demoiselleset ne vint plus chez moi qu’en été, pendant les vacances. Jen’avais pas le temps de m’occuper de son éducation. Je ne pusl’observer que par intervalles. Aussi ne puis-je dire que fort peude choses de son enfance.

Ce dont je me souviens en premier lieu, et ceque j’aime à me rappeler, c’est l’extraordinaire confiance aveclaquelle elle entra dans ma maison et se laissait soigner par lesmédecins. Cette confiance se lisait sur sa petite figure. La voici,par exemple, assise à l’écart, la joue bandée, et qui regardequelque chose avec attention. Me voit-elle, à ce moment-là, écrireou feuilleter un livre ; voit-elle ma femme aller et venir, oula cuisinière, dans sa cuisine, peler des pommes de terre, ou lechien jouer, ses yeux exprimaient invariablement une mêmepensée : « Tout ce qui se fait en ce monde est beau etintelligent. »

Elle était curieuse et aimait beaucoup àcauser avec moi. Assise à table, en face de moi, elle suivait mesmouvements, et me questionnait. Elle s’intéressait à ce que jelisais, à ce que je faisais à l’Université, me demandait si jen’avais pas peur des cadavres, à quoi j’employais mesappointements…

– Les étudiants se battent-ils àl’Université ? demandait-elle.

– Oui, ils se battent.

– Et vous les faites mettre àgenoux ?

– Je les y fais mettre.

Et ces deux choses lui paraissaient drôles, etelle riait. C’était une enfant douce, patiente et bonne. Ilm’arrivait souvent de voir qu’on lui enlevait quelque chose, qu’onla punissait sans raison, ou qu’on ne satisfaisait pas sacuriosité. À sa continuelle expression de confiance s’ajoutaitalors de la tristesse, et rien de plus. Je ne savais pas intervenirpour elle et, quand je la voyais triste, je sentais le désir del’attirer à moi et de la plaindre du ton d’une vieille nourrice,disant : « Ma chère orpheline. »

Je me souviens aussi qu’elle aimait à biens’habiller et à s’asperger de parfums. En cela son goût concordaitavec le mien ; j’aime aussi les belles robes et les bonsparfums.

Je regrette de n’avoir eu ni le temps nil’envie de suivre le début et le développement de la passion quipossédait déjà entièrement Kâtia quand elle avait quatorze ouquinze ans. Je parle de son amour passionné pour le théâtre.Lorsqu’elle vivait chez nous, pendant les vacances, elle ne parlaitde rien avec tant de plaisir et de chaleur que de pièces etd’acteurs. Elle nous fatiguait de ses continuels discours sur lethéâtre. Ma femme et mes enfants ne l’écoutaient pas. À moi seulmanquait l’énergie de lui refuser l’attention. Quand elleressentait le désir de partager avec quelqu’un ses enthousiasmes,elle entrait dans mon cabinet et me disait d’un tonsuppliant :

– Nicolas Stépânytch[4],permettez-moi de parler de théâtre avec vous !

Je lui montrais la pendule etdisais :

– Je te donne une demi-heure.Commence.

Dans la suite, elle se mit à apporter avecelle des douzaines de portraits d’acteurs et d’actrices qu’elleadorait. Elle se donna ensuite plusieurs fois le plaisir de prendrepart à des spectacles d’amateurs, et enfin, quand elle eut terminéses classes à l’institut, elle me déclara qu’elle était née pourêtre actrice.

Je n’ai jamais partagé l’engouement de Kâtiapour le théâtre. Pour moi, si une pièce est bonne, il n’est pasbesoin, pour recevoir l’impression voulue, de fatiguer desacteurs ; on peut se borner à la lire ; si, au contraire,une pièce est mauvaise, aucun jeu ne peut la rendre bonne.

Dans ma jeunesse, j’allais souvent au théâtre,et, maintenant, deux fois par an, ma famille prend une loge etm’emmène pour me « détendre ». Sans doute ce n’est pasassez pour avoir le droit de juger du théâtre ; pourtant j’endirai quelque chose. Le théâtre n’est pas, selon moi, devenumeilleur qu’il était il y a trente ou quarante ans. Commeautrefois, je ne puis ni dans les couloirs, ni au foyer, trouver unverre d’eau. Comme autrefois, les huissiers me mettent à l’amendede vingt kopeks pour ma pelisse, bien qu’il n’y ait rien derépréhensible dans le fait de porter l’hiver un vêtement chaud.Comme autrefois, une musique joue sans aucune nécessité pendant lesentr’actes, ajoutant à l’impression reçue quelque chose de nouveauqu’on ne demande pas. Comme autrefois, les hommes, pendant lesentr’actes, vont boire des spiritueux. Si je ne vois pas de progrèsdans les détails, je les cherche en vain dans le fond. Quand unacteur, enveloppé des pieds à la tête dans la tradition et lespréjugés théâtraux s’efforce de lire non pas simplement, mais avecun infaillible frémissement et avec des convulsions de tout lecorps, le simple et usuel monologue : « Être ou ne pasêtre », ou quand il s’efforce de me convaincre que Tchâski,causant beaucoup avec des sots et aimant une sotte, est un hommed’esprit, et que Le malheur d’avoir trop d’esprit n’estpas une pièce ennuyeuse, je sens émaner de la scène la même routinequi m’ennuyait déjà il y a quarante ans, quand on me régalait dehurlements classiques et de battements de poitrine. Et, chaquefois, je sors du théâtre plus conservateur que j’y suis entré.

On peut persuader la foule sentimentale etcrédule que le théâtre, en son aspect actuel, est une école. Maisceux qui savent réellement ce qu’est une école ne mordront pas àcette amorce. Je ne sais pas ce qui sera dans cinquante ou centans, mais, dans les conditions présentes, le théâtre ne peut servirque de divertissement, et ce divertissement est trop cher pourqu’on puisse continuer à en user. Il enlève à l’État des milliersd’hommes et de femmes, bien portants, talentueux, qui, s’ils nes’étaient pas voués au théâtre, auraient pu être de bons médecins,de bons agriculteurs, de bonnes maîtresses d’école ou de bonsofficiers ; il prend au public les heures du soir, le temps lemeilleur pour le travail spirituel et pour les conversationsamicales. Et je ne parle même pas des pertes morales que fait lespectateur quand il voit, faussement représenté sur la scène, unmeurtre, un adultère ou une calomnie.

Kâtia était d’un tout autre avis. Ellem’assurait que le théâtre, même dans son état présent, surpassel’amphithéâtre, le livre, et tout au monde. Le théâtre était, pourelle, la force qui réunit en un seul tous les arts, et les acteursétaient des missionnaires. Aucun art et aucune science, réduits àeux seuls, ne sont à même d’agir si fortement sur l’âme humaine, etce n’est pas en vain qu’un acteur, même de moyenne grandeur, jouitdans l’État d’une bien plus grande popularité que le plus grandsavant ou le plus grand artiste. Et aucune profession ne peutapporter tant de jouissances que celle d’acteur.

Un beau jour, Kâtia entra dans une troupe etpartit, il me semble, pour Oûfa, emportant beaucoup d’argent, unemasse de radieuses espérances et des vues aristocratiques sur lemétier d’artiste.

Ses premières lettres, écrites durant sonvoyage, furent étonnantes. J’étais abasourdi de ce que ces petitsfeuillets pussent contenir tant de jeunesse, de pureté d’âme, desainte naïveté, et, en même temps, des jugements fins, sensés, quieussent fait honneur à un bon esprit viril. Elle décrivait etchantait le Volga, la nature, les villes qu’elle visitait, sescamarades, ses succès et insuccès. Chaque ligne respirait laconfiance que j’étais accoutumé de voir sur son visage, sans parlerd’une masse de fautes de grammaire et d’un manque presque absolu deponctuation.

Il ne s’écoula pas six mois que les motssuivants me parvinrent, dans une lettre hautement poétique etenthousiaste : « Je suis amoureuse. » À la lettreétait jointe la photographie d’un jeune homme à visage rasé, avecun large chapeau et un plaid rejeté sur l’épaule. Les lettressuivantes étaient aussi magnifiques, mais il s’y trouvait dessignes de ponctuation ; les fautes de grammaire avaientdisparu, et elles sentaient fortement l’homme. Kâtia m’écrivaitqu’il serait bien de construire, par actions, sur le Volga, unvaste théâtre, et d’intéresser à cela les riches marchands et lespropriétaires de bateaux. On ferait beaucoup d’argent, des recettesformidables ; les acteurs seraient associés à l’entreprise.Tout cela peut-être, ou en effet, eût été bien ; mais il mesemble que de pareilles combinaisons ne peuvent germer que dans latête d’un homme.

Quoi qu’il en soit, tout alla bien, enapparence, pendant un an et demi, ou deux. Kâtia aimait, croyait àson art, était heureuse. Mais, ensuite, je remarquai dans seslettres des signes manifestes de désenchantement. Kâtia, ce fut ledébut, se plaignit de ses camarades. C’est là le premier et le plusfuneste symptôme. Si un jeune savant ou un jeune littérateurcommence sa carrière en se plaignant amèrement de ses maîtres ou deses confrères, c’est qu’il est déjà fatigué et impropre au travail.Kâtia m’écrivait que ses camarades ne venaient pas aux répétitionset ne savaient jamais leurs rôles ; qu’on sentait en eux, dansle choix des pièces jouées et dans leur manière de se tenir enscène, un complet mépris du public ; que, pour augmenter larecette, dont on se souciait uniquement, des actrices de drames’abaissaient à chanter des chansonnettes et les tragiques descouplets où l’on se moque des maris cornus et de la grossesse desfemmes infidèles, etc. Il fallait, au total, s’étonner que celan’eût pas encore ruiné l’entreprise et qu’elle pût tenir à un filsi mince et si pourri.

Je répondis à Kâtia une longue et, je l’avoue,très ennuyeuse lettre. Je lui disais entre autres choses :« Il m’est souvent arrivé de causer avec de vieux acteurs, lesplus nobles des hommes, qui m’accordaient leur bienveillance. J’aipu inférer de leurs discours que la mode et l’humeur de la sociétérégissent leur profession plus que leur raison et leur libertépropres. Il est arrivé aux meilleurs d’entre eux de jouer dans latragédie et dans l’opérette, dans les farces parisiennes et dansles féeries, et il leur semblait qu’ils étaient, chaque fois, dansla vraie voie et faisaient un travail utile. Donc, tu le vois, ilfaut chercher la racine du mal non pas dans les acteurs, mais plusprofondément, dans l’art lui-même et dans les vues de la société àson sujet. »

Cette lettre ne fit qu’exciter Kâtia. Elle merépondit : « Nous chantons, vous et moi, des airsdifférents. Je ne vous parlais pas des nobles gens qui vous« accordent » leur bienveillance, mais d’une banded’aigrefins, n’ayant, avec la noblesse, rien de commun. C’est untroupeau de sauvages montés sur la scène parce qu’on ne les auraitreçus nulle part ailleurs et qui ne s’appellent artistes que parimpudence. Pas un talent. Beaucoup de ratés, d’ivrognes,d’intrigants et de potiniers. Je ne puis vous dire combien ilm’afflige que l’art, que j’aime tant, soit tombé dans les mains degens que je hais. Il m’est pénible que les meilleures gens nevoient le mal que de loin, ne veuillent pas s’en approcher, et, aulieu d’intervenir, écrivent lourdement des lieux communs et unemorale si inutile… » Et ainsi de suite. Tout était dans cegenre-là.

Il s’écoula encore un peu de temps, et jereçus cette lettre : « Je suis inhumainement trompée.Disposez de mon argent comme bon vous semblera. Je vous ai aimécomme un père et comme mon seul ami. Pardonnez-moi. »

Il se trouvait que son bien-aimé appartenaitlui aussi au « troupeau de sauvages ». J’ai pu devinerplus tard à certaines allusions qu’elle fit une tentative desuicide. Kâtia essaya, il me semble, de s’empoisonner. Il fautpenser qu’elle fut ensuite sérieusement malade, car sa lettresuivante me parvint de Iâlta[5], où, selontoute apparence, les docteurs l’avaient envoyée. Sa lettreprécédente me demandait de lui adresser le plus tôt possible milleroubles, et se terminait ainsi : « Pardonnez-moi cettelettre si sombre ; hier soir, j’ai enterré monenfant. »

Après avoir vécu en Crimée à peu près un an,elle revint chez moi.

Son voyage avait duré quatre ans, et, dans cesquatre années, j’avais joué, il faut le confesser, dans sesrelations un rôle peu enviable, étrange. Lorsqu’elle m’avaitdéclaré qu’elle se faisait actrice, lorsqu’elle m’avait écrit sonamour, lorsque l’esprit de dissipation s’emparait d’elle, et qu’ilfallait, sur sa demande, lui envoyer ou mille ou deux milleroubles ; lorsqu’elle m’écrivait sa détermination de mourir,puis la mort de son enfant, je perdais chaque fois la tête et mecontentais de penser beaucoup à elle et de lui écrire de longues etennuyeuses lettres, que j’aurais pu ne pas lui écrire. Et pourtant,je remplaçais son père, et je l’aimais comme ma fille.

Kâtia vit maintenant à une demi-verste de moi.Elle a loué un appartement de cinq pièces et s’est installée assezconfortablement et selon son goût. Si l’on essayait de représenterson intérieur, la dominante y apparaîtrait la paresse. De molleschaises longues pour le corps paresseux, des tabourets mous pourles jambes paresseuses, des tapis de couleurs déteintes ou decouleurs mates pour les yeux paresseux ; aux murailles, pourl’âme paresseuse, une abondance d’éventails bon marché, et depetits tableaux, dans lesquels l’originalité de la facturel’emporte sur le fond ; une abondance de petites tables et depetites étagères couvertes de choses absolument inutiles et sansvaleur ; des chiffons informes au lieu de rideaux…, tout cela,– avec la peur des couleurs éclatantes, de la symétrie et del’espace, – atteste tout à la fois la paresse d’âme et laperversion du goût naturel. Kâtia reste étendue des jours entierssur sa chaise longue et lit surtout des romans et des nouvelles.Elle ne sort de chez elle qu’une fois par jour pour venir mevoir.

Je travaille. Kâtia s’assied non loin de moisur le divan, garde le silence et s’enveloppe dans un châle commesi elle avait froid. Est-ce parce qu’elle m’est sympathique ou queje suis habitué à ses fréquentes visites dès le temps de sonenfance, sa présence ne m’empêche pas de me recueillir. De temps àautre, je lui fais machinalement une question. Elle y répond trèsbrièvement. Ou bien, je me repose une minute, me tourne vers elleet la regarde feuilleter pensivement une revue de médecine ou unjournal. Et je remarque alors qu’il n’y a plus sur son visagel’expression de confiance d’autrefois. Son expression maintenantest froide, indifférente, distraite, comme celle des voyageursobligés d’attendre longtemps un train. Elle est, comme autrefois,habillée joliment et simplement, mais sans soin. On voit que sarobe et sa coiffure ont souffert des chaises longues et desfauteuils à bascule sur lesquels elle reste des jours entiers. Ellen’est plus curieuse comme jadis. Elle ne me questionne plus, commesi elle avait déjà tout vécu et croyait ne pouvoir entendre rien denouveau.

Vers les quatre heures, un mouvement se faitdans le salon. C’est Lîsa, revenue du Conservatoire, qui a amenédes amies avec elle. On les entend jouer du piano, essayer leursvoix et rire. Iégor, dans la salle à manger, arrange la table pourle thé. De la vaisselle tinte.

– Bonsoir, me dit Kâtia. Aujourd’hui, jen’entre pas chez les vôtres. On m’excusera. Je n’ai pas le temps.Venez me voir.

Quand je l’accompagne dans l’antichambre, elleme regarde sévèrement de la tête aux pieds et me dit avecennui :

– Et vous maigrissez toujours !Pourquoi ne vous soignez-vous pas ? J’irai chez SergeFiôdorovitch et lui dirai de venir vous examiner.

– Inutile, Kâtia.

– Je ne sais pas où votre famille a lesyeux. De jolis êtres, il n’y a pas à dire !

Elle met nerveusement sa pelisse, et, à cemoment, il tombe généralement de sa coiffure, négligemment faite,deux ou trois épingles. Paresseuse, elle ne prend pas la peine del’arranger. Elle glisse maladroitement sous sa toque les bouclesqui tombent, et elle sort.

Lorsque enfin je rentre dans la salle àmanger, ma femme demande :

– Kâtia était à l’instant chez toi ;pourquoi n’est-elle pas entrée nous voir ? C’est mêmeétrange…

– Maman, lui dit Lîsa, d’un ton dereproche, si elle ne veut pas entrer, laisse-la faire. Nous n’avonspas à nous mettre à genoux devant elle.

– Je veux bien, mais c’est du mépris.Rester trois heures dans le cabinet de ton père et ne pas sesouvenir de nous. Au reste, à son gré.

Vâria et Lîsa détestent Kâtia. Cette hainem’est incompréhensible et, sans doute, pour la comprendre faut-ilêtre femme. J’en réponds sur ma tête, dans les cent cinquantejeunes gens que je vois presque chaque jour à mes cours, et danscette centaine d’hommes âgés que je rencontre chaque semaine, on entrouverait à peine un qui comprît cette haine, cette aversion pourle passé de Kâtia, en raison de cette grossesse hors mariage et decette naissance d’enfant illégitime. Pourtant je ne puis pas merappeler une seule femme ou jeune fille de ma connaissance, qui nenourrisse pas en elle, de façon consciente ou instinctive, cessentiments-là. Ce n’est pas que la femme soit plus vertueuse ouplus pure que l’homme ; la vertu et la pureté, basées sur unsentiment mauvais, diffèrent peu du vice ; j’explique celasimplement parce que les femmes sont arriérées. Le sentiment detristesse et de compassion, la souffrance de l’homme moderne devantun malheur, me parlent beaucoup plus de sa culture et de sonprogrès moral que la haine et l’aversion. La femme contemporaineest aussi pleureuse et dure de cœur que celle du moyen âge. Aussiceux qui conseillent de l’élever comme les hommes ont, selon moi,parfaitement raison.

Ma femme déteste Kâtia pour le motif aussiqu’elle a été artiste, et pour son manque de gratitude, sa fierté,son excentricité, et pour les multiples défauts qu’une femme saittoujours trouver à une autre femme…

En dehors de nous, deux ou trois amies de mafille, et Alexandre Adôlphovitch Gnekker, prétendant à la main deLîsa, dînent à la maison. Gnekker est un jeune homme blond, d’àpeine trente ans, de taille moyenne, très replet, large d’épaules,avec des favoris roux autour des oreilles et de petites moustachescirées qui donnent à sa figure ronde et glabre une expression dejouet. Il porte un veston très court, un gilet de couleur et despantalons à grands carreaux, en haut très larges, et en bas trèsétroits, et des bottines jaunes, sans talons. Ses yeux sontsaillants, comme des yeux d’écrevisse ; sa cravate ressemble àune queue d’écrevisse, et il me semble que ce jeune homme dégageune odeur de bisque. Il vient chaque jour chez nous, mais personne,à la maison, ne sait son origine, où il a fait des études et dequoi il vit. Il ne joue d’aucun instrument et ne chante pas ;toutefois il a de vagues relations avec la musique et le chant. Ilvend quelque part les pianos d’on ne sait qui, va souvent auConservatoire, connaît toutes les sommités musicales et donne desordres dans les concerts. Il tranche en musique, avec une grandeautorité, et j’ai remarqué que tout le monde tombe volontiersd’accord avec lui.

Les gens riches ont toujours autour d’eux desparasites ; la science et les arts de même. Il n’est pas d’artni de science indemnes de la présence de « corpsétrangers » du genre de ce M. Gnekker. Je ne suis pasmusicien et, peut-être, me trompé-je sur lui, que, au reste, jeconnais peu ; cependant, son autorité m’est très suspecteainsi que la dignité avec laquelle il se tient auprès du piano etécoute quand on joue ou chante.

Fussiez-vous cent fois gentleman et conseillerprivé, vous n’êtes pas à l’abri, si vous avez une fille, de ce basbourgeoisisme qu’introduiront dans votre maison la cour qu’on luifera, la demande en mariage et le mariage. Je ne puis, par exemple,me faire à l’expression triomphale de ma femme chaque fois queGnekker est chez nous, ni me faire aux bouteilles de lafitte, deporto ou de xérès que l’on met sur la table, uniquement à cause delui, afin qu’il se convainque de ses propres yeux de la façon largeet luxueuse dont nous vivons. Je ne puis pas supporter non plus lerire saccadé que Lîsa a appris au Conservatoire, et ses manières decligner légèrement les yeux quand il y a des hommes chez nous.Surtout, je ne puis pas comprendre pourquoi vient chaque jour chezmoi, et dîne chez moi un être entièrement étranger à mes habitudes,à ma science, à tout mon genre de vie, et entièrement différent desgens que j’aime. Ma femme et les domestiques murmurent que c’est« un promis ». Malgré tout, je ne comprends pas saprésence.

Il éveille en moi la même perplexité que sil’on plaçait sur ma table un Zoulou ou l’homme quirit[6].

Et il me paraît étrange que ma fille, que jesuis habitué à regarder comme une enfant, aime cette cravate, cesyeux et ces joues soufflées…

Jadis, j’aimais le temps du dîner, ou y étaisindifférent ; mais, à présent, il n’éveille en moi qu’ennui etirritation. Du jour où j’ai été Excellence et suis allé chez lesdoyens de la Faculté, ma famille a jugé, je ne sais pourquoi,indispensable de modifier radicalement notre menu et les règles denotre repas. Au lieu de ces simples plats, auxquels j’étais habituédès le temps où j’étais étudiant en médecine, on me nourrit desoupes-purées dans lesquelles nagent des quenelles blanches, et derognons au madère. Le rang de général et la notoriété m’ont enlevépour toujours la soupe aux choux et les petits pâtés savoureux, lesoies aux pommes et les brèmes au gruau. Ils m’ont enlevé la femmede chambre Agâcha, bavarde et amusante vieille, à la place de quisert maintenant à table Iégor, garçon stupide et arrogant, avec ungant blanc à la main droite. Les entr’actes sont courts, maisparaissent extrêmement longs parce qu’il n’y a rien pour lesremplir. Il n’y a plus la gaieté d’autrefois, les conversationscordiales, les plaisanteries, le rire ; plus ces caressesréciproques et cette joie qui émouvait mes enfants, ma femme et moiquand nous nous retrouvions au dîner. Pour moi, homme occupé, ledîner était le temps du repos et de l’entretien, et, pour ma femmeet mes enfants, une fête, courte à vrai dire, mais joyeuse, parcequ’ils savaient que, pour une demi-heure, je n’appartenais plus niaux étudiants, ni à la science, mais à eux seuls. Plus cet art dese griser avec un seul petit verre ; plus d’Agâcha ; plusde brème au gruau ; plus ce joyeux tapage donts’accompagnaient les petits incidents du genre de la lutte sous latable du chien et du chat, ou de la chute d’un pansement de Kâtiadans une assiette de soupe.

Décrire mon dîner de maintenant est aussiinsipide que de le manger. Le visage de ma femme exprime lasolennité, l’importance affectée et le souci. Elle regardeinquiètement nos assiettes et dit : « Je vois que le rôtine vous plaît pas. Avouez-le ? » Et nous sommes obligésde répondre : « Tu t’inquiètes à tort, ma chère ; lerôti est excellent. » Et elle : « Tu me soutienstoujours, Nicolas Stépânytch, et ne dis jamais la vérité. Pourquoidonc Alexandre Adôlphovitch mange-t-il si peu ? » Et toutest dans ce genre-là, pendant tout le repas. Lîsa rit par saccadeset tient les yeux clignés.

Je les regarde toutes les deux, et ce n’estqu’au moment du repas qu’il devient absolument évident pour moi queleur vie intime a depuis longtemps échappé à mon observation. J’aila sensation que je vivais jadis chez moi dans une vraie famille,et que je dîne maintenant chez des hôtes où je vois une femme quin’est pas la mienne et une Lîsa, qui n’est pas ma fille. Il s’estproduit chez toutes deux un changement radical. J’ai perdu de vuele long processus par lequel ce changement s’est effectué. Il n’estdonc pas étonnant que je n’y comprenne rien. Pourquoi ce changements’est-il produit, je ne sais. Tout le malheur provient peut-être dece que Dieu n’a pas donné à ma femme et à ma fille autant de forcequ’à moi ; dès l’enfance je me suis habitué à résister auxinfluences extérieures et à me tremper suffisamment. Descatastrophes de l’existence comme la notoriété, le rang de général,le passage de l’aisance à une vie au-dessus de nos ressources, lesrelations avec les gens en vue, etc., m’ont à peine effleuré ;je reste sain et sauf. Au contraire, tout cela a roulé comme unegrosse boule sur ma femme et Lîsa, faibles et insuffisammenttrempées, et les a écrasées…

Les demoiselles et Gnekker parlent de fugues,de contrepoint, de chanteurs et de pianistes, de Bach et de Brahms.Et ma femme, craignant qu’on ne la soupçonne d’inintelligencemusicale, leur sourit sympathiquement et murmure :« C’est admirable. N’est-ce pas ?… Dites ?… »Gnekker mange bien, plaisante avec poids et écoute aveccondescendance les remarques des demoiselles. De temps à autre, ilmarque le désir de parler en mauvais français, et alors il croitutile de me donner du « Votre Excellence ».

Et je suis morne. Visiblement, je les gênetous, et ils me gênent. Jamais, auparavant, je n’avais connul’antagonisme de classes, et c’est précisément quelque chose de cegenre-là qui me tourmente maintenant. Je m’efforce de ne trouver enGnekker que les mauvais côtés ; je les découvre vite et jesouffre de ce que, à sa place, le prétendant ne soit pas un hommede mon cercle. Sa présence agit encore mal sur moi à un autre pointde vue. D’ordinaire, quand je reste seul ou vais dans la société degens que j’aime, je ne songe jamais à mes mérites, ou si j’y songe,ils me semblent aussi nuls que si je n’étais un savant que depuishier soir ; mais, en présence de gens tels que Gnekker, mesmérites me semblent une haute montagne dont la cime disparaît dansles nuages et au pied de laquelle grouillent des Gnekker à peinevisibles à l’œil nu.

Après le repas, je reviens dans mon cabinet etfume une petite pipe, la seule que je me permette par jour, m’étantdéshabitué depuis longtemps de la mauvaise habitude de m’enfumer dumatin au soir. Pendant que je fume, ma femme vient causer avecmoi ; comme le matin, je sais d’avance quelle sera notreconversation.

– Nous aurions besoin de causersérieusement, Nicolas Stépânytch, commence-t-elle. C’est à proposde Lîsa… Pourquoi ne fais-tu pas attention à ce qui sepasse ?

– Comment ça ?

– Tu as l’air de ne rien apercevoir, maisc’est mal. Il ne faut pas être insouciant… Gnekker a des intentionssur Lîsa… Qu’en dis-tu ?

– Que ce soit un méchant garçon, je nepuis le dire, puisque je ne le connais pas, mais qu’il ne me plaisepas, je te l’ai dit mille fois.

– On ne peut pas…, dit-elle (elle se lèveet marche avec agitation), on ne peut pas se comporter ainsi dansune affaire sérieuse. Quand il y va du bonheur de sa fille, il fautrejeter tout sentiment personnel. Je sais qu’il ne te plaît pas…Bon ! Si nous le refusons maintenant, qui te dit que Lîsa nese plaindra pas de nous toute sa vie ? Il n’y a pas tant deprétendants aujourd’hui, et il peut ne pas se présenter d’autreparti… Il aime Lîsa et lui plaît visiblement… Assurément, il n’apas de situation fixe ; mais que faire ? Avec le temps,il en trouvera peut-être une. Il est de bonne famille, etriche.

– D’où sais-tu cela ?

– Il l’a dit… Son père, à Khârkov,possède une grande maison et a un bien aux environs. Bref, NicolasStépânytch, il faut absolument que tu ailles à Khârkov.

– Pourquoi cela ?

– Tu t’y informeras… Tu y connais desprofesseurs. Ils t’aideront… J’y serais allée moi-même, mais jesuis une femme… Je ne puis pas…

– Je n’irai pas à Khârkov, dis-jesombrement.

Ma femme s’effraie, et une expression desouffrance torturante paraît sur son visage.

– Au nom de Dieu, NicolasStépânytch ! me supplie-t-elle en sanglotant. Enlève-moi cepoids. Je souffre !

Je me sens malheureux de la regarder.

– Bien, Vâria, lui dis-je d’un toncaressant. Si tu le veux, soit, j’irai à Khârkov ! et je feraitout ce qui te plaira.

Elle porte son mouchoir à ses yeux et s’en vapleurer dans sa chambre. Je reste seul.

Peu après, on apporte ma lampe. Les ombresfamilières et ennuyeuses des fauteuils et de l’abat-jour seprojettent sur les murs et le plancher, et, quand je les vois, ilme semble que c’est déjà la nuit, et que ma maudite insomniecommence. Je me couche, puis je me lève, et marche dans machambre ; puis je me recouche… D’habitude, après le dîner,vers le soir, mon excitation nerveuse atteint son maximum. Jecommence à pleurer sans raison et je cache ma tête sous monoreiller. Je crains à ce moment-là que quelqu’un ne vienne. Jecrains de mourir subitement. J’ai honte de mes larmes et je ressensen mon âme quelque chose d’insupportable. Je sens que je ne puisplus voir ni ma lampe, ni mes livres, ni les ombres sur le parquet.Je ne puis plus entendre les voix qui retentissent dans le salon…Une force invisible et incompréhensible me pousse violemment horsde mon appartement. Je me lève, je m’habille, en hâte, et, avecprécautions, pour ne pas attirer l’attention des miens, je sorsdans la rue. Où aller ? La réponse à cette question est déjàfaite dans mon cerveau : chez Kâtia.

III

Comme d’ordinaire, elle est étendue sur sondivan turc ou sur sa chaise longue, et lit. M’apercevant, elle lèveparesseusement la tête, s’assied et me tend la main.

– Tu es toujours étendue, lui dis-jeaprès un moment de silence et après avoir soufflé. C’est malsain.Tu devrais t’occuper à quelque chose.

– Hein ?

– Tu devrais t’occuper à quelquechose.

– À quoi ? Une femme ne peut êtrequ’ouvrière ou actrice !

– Eh bien, si tu ne peux pas êtreouvrière, sois actrice !

Elle se tait.

– À ta place, je me marierais, luidis-je, plaisantant à demi.

– Personne en vue ; et à quoibon ?

– On ne peut pas vivre ainsi.

– Sans mari ? La belleaffaire ! Je trouverais autant de maris que je voudrais sij’en avais envie.

– C’est mal, Kâtia.

– Qu’est-ce qui est mal ?

– Ce que tu viens de dire.

Remarquant que je suis attristé et voulantadoucir cette impression, Kâtia me dit :

– Venez, tenez.

Elle me mène dans une petite chambre trèsjolie et me dit, en me montrant une table à écrire :

– Voilà ce que je vous ai préparé. Là,vous pourrez travailler. Venez chaque jour et apportez votretravail. Chez vous, on vous empêche. Vous travaillerez ici.Voulez-vous ?

Pour ne pas l’affliger en refusant, je luiréponds que je le ferai et que la chambre me plaît beaucoup. Nousnous asseyons tous les deux dans la petite chambre et nous mettonsà causer.

La douce chaleur, l’ambiance agréable et laprésence d’un être sympathique éveillent en moi, non pas unsentiment de satisfaction comme jadis, mais une forte envie de meplaindre et de grogner. Il me semble que si je me lamente et geins,cela me soulagera.

– Mauvaise affaire, ma chère, commencé-jeavec un soupir.

– Qu’y a-t-il ?

– Vois-tu, mon amie, la meilleure et laplus sainte prérogative des rois est le droit de grâce. Je me suistoujours senti un roi, parce que j’ai joui de ce droit sanslimites. Je n’ai jamais jugé personne, j’ai été indulgent, j’aivolontiers pardonné à tous de tous côtés. Là où les autresprotestaient et se révoltaient, je ne faisais que conseiller etconvaincre. Toute ma vie, j’ai fait effort pour que ma société soitsupportable à ma famille, aux étudiants, à mes collègues, auxdomestiques. Et ces rapports avec autrui ont éduqué, je le sais,tous ceux qui ont eu l’occasion d’être auprès de moi. Maismaintenant je ne suis plus roi. Il m’arrive quelque chose qui neconvient qu’aux esclaves. Nuit et jour rôdent dans ma tête despensées mauvaises, et, dans mon âme, se sont implantés dessentiments que j’ignorais auparavant. Je hais, je méprise, jem’indigne, je me révolte, et je crains. Je suis devenu sévère àl’excès, exigeant, irascible, mal complaisant et soupçonneux. Cequi ne m’amenait, jadis, qu’à faire un jeu de mots et à rireinsouciamment, engendre maintenant en moi des sentiments pénibles.Ma logique même s’est transformée. Avant, je ne méprisais quel’argent et, à présent, j’éprouve un mauvais sentiment non passeulement envers l’argent, mais à l’égard des gens riches, commes’ils étaient coupables. Avant, je haïssais la violence etl’arbitraire ; maintenant, je hais les gens qui y recourent,comme s’ils étaient seuls coupables et pas nous tous, qui ne savonspas nous élever les uns les autres. Qu’est-ce que celasignifie ? Si un changement de convictions a amené en moi denouvelles idées et de nouveaux sentiments, d’où a pu venir cechangement ? Le monde est-il devenu pire ou moi meilleur, ouétais-je auparavant aveugle et indifférent ? Si ce changementprovient d’un affaiblissement général de mes forces physiques etspirituelles, c’est que je suis malade, et en effet, chaque jour jeperds du poids ; ma situation est donc triste et mes nouvellespensées sont anormales, maladives ; je dois en avoir honte etles regarder comme viles…

– La maladie n’est ici pour rien,m’interrompt Kâtia. Vos yeux se sont ouverts, voilà tout ;vous avez vu ce qu’auparavant vous ne vouliez pas remarquer. Selonmoi, il faut avant tout rompre définitivement avec votre famille etpartir.

– Tu dis des choses insensées.

– Vous ne les aimez plus ; pourquoiagir contre votre conscience ? Est-ce pour vous unefamille ? C’est le néant. S’ils mouraient tous aujourd’hui,personne demain ne remarquerait leur absence.

Kâtia méprise ma femme et ma fille aussifortement que celles-ci la détestent. On peut à peine, en notretemps, parler du droit des gens à se mépriser les uns lesautres ; mais, si on se place au point de vue de Kâtia, et sion reconnaît un droit pareil, on trouve qu’elle a le même droit demépriser ma femme et Lîsa que celles-ci de ladétester.

– Le néant !… répète-t-elle.Avez-vous dîné aujourd’hui ? N’ont-elles pas oublié de vousappeler ? Comment se souviennent-elles encore de votreexistence ?

– Kâtia, lui dis-je sérieusement, je teprie de te taire.

– Et vous croyez qu’il m’est agréable deparler d’elles ? Je serais heureuse de ne pas les connaître dutout. Écoutez-moi, mon cher : quittez tout et partez. Allez àl’étranger. Le plus vite sera le mieux.

– Quelle absurdité ! Etl’Université ?

– Quittez aussi l’Université ! Quevous est-elle ? Cela n’a pas de sens. Vous faites des coursdepuis trente ans, et que sont vos élèves ? En avez-vousbeaucoup de remarquables ? Comptez donc. Et pour multiplierces docteurs qui exploitent l’ignorance et gagnent des centaines demille roubles, il n’est pas nécessaire d’avoir du talent et d’êtreun brave homme. Vous êtes de trop.

– Mon Dieu, comme tu es rude ! luidis-je effrayé. Tais-toi, ou je m’en vais. Je ne sais que répondreà tes brutalités.

La bonne vient nous dire que le thé est servi.Auprès du samovar, notre conversation change, grâce à Dieu. Aprèsm’être plaint, je veux donner libre cours à une autre faiblesse devieillard, mes souvenirs. Je parle à Kâtia de mon passé, et, à magrande surprise, je lui confie des détails que je ne soupçonnaispas exister encore dans ma mémoire. Et elle m’écoute avecattendrissement, avec orgueil, retenant sa respiration. J’aime enparticulier à lui raconter comment je passai d’abord par leséminaire et y rêvais d’entrer à l’Université.

– Je me promenais, lui raconté-je, dansle jardin du séminaire. Le vent m’apportait de quelque cabaretlointain le grincement d’un accordéon et une chanson ; ou bienune troïka, avec ses grelots, passait au long de notrebarrière ; c’en était assez pour qu’un sentiment de bonheurenvahît ma poitrine, mes viscères, tout mon être… J’entendaisl’accordéon ou les grelots qui s’éloignaient, et je m’imaginaisêtre médecin, et me dessinais des tableaux plus beaux les uns queles autres. Et tu le vois, mes songes se sont réalisés. J’ai reçuplus que je n’osais rêver. Trente années de suite j’ai été unprofesseur aimé ; j’ai eu d’excellents collègues ; j’aijoui d’une honorable notoriété. J’ai aimé, je me suis marié paramour et par amour passionné ; j’ai eu des enfants. En un mot,si je regarde en arrière, toute ma vie m’apparaît belle, unecomposition heureuse. Il ne me reste qu’à ne pas gâter la fin. Pourcela, il faut mourir en homme. Si la mort est en effet un malredoutable, il faut la rencontrer vaillamment et l’âme tranquillecomme il convient à un maître, à un savant, à un membre du royaumedu Christ. Mais je gâterai la fin. Je sombre, je me réfugie près detoi, je te demande secours, et tu me réponds : Sombrez ;c’est ce qu’il faut.

Mais voilà qu’on sonne à la porte. Kâtia etmoi nous reconnaissons le coup de sonnette et nousdisons :

– Ce doit être Mikhaïl Fiôdorovitch.

En effet, au bout d’une minute entre moncollègue, le philologue Mikhaïl Fiôdorovitch, grand, bien fait,cinquante ans, d’épais cheveux gris, les sourcils noirs, etentièrement rasé. C’est un brave homme et un excellent camarade. Ilappartient à une vieille famille, noble, assez heureuse et assezdouée, qui a joué un rôle remarquable dans l’histoire de notrelittérature et de notre culture. Il a de l’esprit, du talent ;il est très cultivé, mais non dénué d’étrangetés. En une certainemesure, nous sommes tous étranges et originaux ; mais sonétrangeté sort de l’ordinaire et n’est pas sans danger pour sesconnaissances ; j’en sais à qui ses étrangetés cachent sesnombreux mérites.

Introduit près de nous, Mikhaïl Fiôdorovitchquitte lentement ses gants et dit d’une voix de basseveloutée :

– Bonjour. Vous prenez le thé. C’est àmerveille. Il fait diablement froid.

Il s’assied à table, se verse un verre de théet commence aussitôt à parler. Ce qui est caractéristique, c’estson tour de plaisanterie continuelle, un mélange de philosophie etde badinage comme les fossoyeurs de Shakespeare. Il parle toujoursde choses sérieuses, mais jamais sérieusement. Ses jugements sonttoujours âpres, grondeurs, mais, grâce à son ton égal, plaisant etdoux, son âpreté et sa gronderie n’écorchent pas l’oreille ;on s’y habitue vite. Chaque soir, il apporte cinq ou six anecdotesde la vie universitaire et commence ordinairement par elles.

– Ah, Seigneur ! soupire-t-il enfronçant malicieusement les sourcils, il y a sur la terre des gensbien comiques !

– Quoi donc ? demande Kâtia.

– En allant faire mon cours, je rencontredans l’escalier ce vieil idiot, notre X… Il avance comme d’habitudeson menton chevalin et cherche quelqu’un à qui se plaindre de samigraine, de sa femme et des étudiants qui ne veulent pas suivreses cours. Bon, me dis-je, il m’a vu, je suis perdu, rien àfaire…

Et ainsi de suite. Ou bien il préludeainsi :

– J’ai été hier au cours public de notreZ… Je m’étonne que notre alma mater[7] (il nefaut pas en parler le soir !) se décide à montrer au publicdes ganaches comme ce Z… C’est un sot catalogué dans toutel’Europe. Ma parole, on n’en trouverait pas un pareil en Europe encherchant de jour avec une lanterne. On peut s’imaginer son courscomme s’il suçait du sucre d’orge : siou, siou, siou.Il a le trac ; il déchiffre mal son manuscrit, ses petitesidées avancent à peine à l’allure d’un archimandrite à bicyclette,et on ne peut pas comprendre ce qu’il veut dire. Un ennuieffroyable ; les mouches meurent. Cet ennui ne peut secomparer qu’à celui qui règne dans notre Salle des Fêtes à laséance annuelle, quand on lit le discours d’usage que le diableemporte.

Et, brusque transition :

– Il y a trois ans, Nicolas Stépânovitchs’en souvient, j’ai eu à faire ce discours. Il faisait chaud,lourd ; mon uniforme me coupait aux aisselles ; c’étaitla mort. Je lis une demi-heure, une heure, une heure et demie, deuxheures. « Ah, Dieu merci, me dis-je, il ne me reste plus quedix pages. » J’avais, à la fin, quatre pages que je pouvais nepas lire, et que je comptais passer : « Donc, medisais-je, il ne m’en reste que six. » Mais, figurez-vous que,laissant tomber mon regard devant moi, j’aperçois un général, avecson cordon en sautoir, et un évêque assis à côté l’un de l’autre.Les malheureux, roides d’ennui, écarquillant les yeux pour ne pass’endormir et s’efforçant cependant d’exprimer l’attention,faisaient mine que mon discours était intelligible et leurplaisait. Bon, me dis-je, s’il leur plaît, qu’ils attrapent encorecela ! Que ça les embête ! Je m’y suis mis et ai lu lesquatre pages.

Quand il parle, ses yeux et ses sourcils seulsrient comme c’est l’habitude chez les railleurs. Il n’y a pas en cemoment-là de haine et de méchanceté dans son regard, mais beaucoupde finesse et de cette ruse de renard que l’on ne remarque que chezles gens très observateurs. Pour continuer à parler de ses yeux, jerelève encore une particularité. Quand il reçoit de Kâtia un verrede thé ou écoute ses réflexions, ou l’accompagne du regard quandelle sort, je remarque, dans son expression, quelque chose demodeste, de suppliant, de pur…

La femme de chambre enlève le samovar et posesur la table un gros morceau de fromage, des fruits et unebouteille d’un champagne de Crimée que Kâtia a appris à aimer surplace. Mikhaïl Fiôdorovitch prend sur une étagère deux jeux decartes et essaie une patience. Il est convaincu que certainesréussites exigent un grand esprit de combinaison et beaucoupd’attention ; il ne cesse cependant pas de parler. Kâtia suitattentivement son jeu et l’aide plus par sa mimique qu’en paroles.Elle ne boit pas plus de deux verres à bordeaux de champagne, etmoi quatre ; le reste de la bouteille échoit à MikhaïlFiôdorovitch, qui peut boire beaucoup sans se griser jamais.

Pendant la patience, nous tranchons diversesquestions, surtout de l’ordre de plus élevé, et se rapportant à ceque nous aimons le plus, c’est-à-dire la science.

– La science a fait son temps, grâce àDieu, déclare Mikhaïl Fiôdorovitch, après une pause. Son rôle estterminé. L’humanité commence à ressentir le besoin de la remplacerpar autre chose. La science a grandi sur le terrain des préjugés,nourrie de préjugés, et elle présente, aujourd’hui, unequintessence de préjugés aussi grande que celle de ses aïeulesdisparues, l’alchimie, la métaphysique et la philosophie. Et, enfait, qu’a-t-elle donné aux hommes ? Entre les Européens etles Chinois, chez lesquels aucune science n’existe, la différenceest des plus insignifiantes, tout extérieure. Les Chinois n’ont pasconnu les sciences. Qu’y ont-ils perdu ?

– Les mouches, cher ami, ne lesconnaissent pas, dis-je ; et qu’en conclure ?

– Vous vous fâchez pour rien, NicolasStépânytch ; je dis cela ici, entre nous… Je suis plus prudentque vous ne croyez et me garderais bien de dire cela en public.Dieu m’en préserve ! La masse vit avec le préjugé que lascience et l’art sont au-dessus de l’agriculture, du commerce etdes métiers ; notre secte vit de ce préjugé-là, et ce n’estpas à moi, ni à vous de le détruire ; Dieu nous engarde !

Pendant la réussite, la jeunesse des écoles enprend, elle aussi, pour son compte.

– Notre public a dégénéré, soupireMikhaïl Fiôdorovitch. Je ne parle pas de l’idéal et autres chosessemblables. Si seulement on savait travailler et penserraisonnablement ! Voilà précisément où j’en suis, moiaussi : « Je regarde notre génération avecchagrin[8]. »

– Oui, on a honteusement dégénéré,accorde Kâtia. Dites-moi s’il a paru, chez nous, en ces cinq ou dixdernières années, quelqu’un de marquant ?

– Je ne sais ce qui en est aux autrescours, mais chez moi, je ne vois personne.

– J’ai vu passer, dit Kâtia, beaucoupd’étudiants, beaucoup de jeunes savants, beaucoup d’acteurs, etjamais il ne m’est arrivé de rencontrer non seulement un génie ouun talent, mais même un homme intéressant. Tout est gris, insipide,pourri de prétentions…

Tous ces devis sur la dégénérescenceproduisent invariablement sur moi la même impression que sij’entendais soudain un méchant propos sur ma fille. Je suis outragéde ce que l’on base une accusation générale sur des lieux communsaussi rebattus, sur des épouvantails à moineaux, tels que le manqued’idéal ou le renvoi au beau passé. Toute accusation, même portéedevant des dames, devrait être formulée avec toute la précisionpossible ; autrement, ce n’est pas une accusation, mais unesimple médisance, indigne de gens convenables.

Je suis vieux, j’ai déjà trente années decarrière, mais je ne remarque ni dégénérescence, ni absenced’idéal, et je ne trouve pas qu’aujourd’hui soit pire qu’hier. Monhuissier, Nicolas, dont l’expérience en l’espèce a son prix, ditque les étudiants actuels ne sont ni meilleurs ni pires que ceuxd’hier.

Si l’on me demandait ce qui ne me plaît paschez mes élèves actuels, je ne répondrais pas sur-le-champ, mais jele ferais avec une grande précision. Je connais leurs défauts,aussi n’aurais-je pas besoin de recourir aux lieux communs. Il neme plaît pas qu’ils fument du tabac, boivent des alcools et semarient tard ; il ne me plaît pas non plus qu’ils soientinsouciants et souvent indifférents à un tel degré qu’ils souffrentque, parmi eux, des gens aient faim et qu’ils ne payent pas leurscotisations à la société de secours mutuels des étudiants. Ils nesavent pas les langues modernes et s’expriment incorrectement enrusse. Pas plus tard qu’hier, mon collègue, l’hygiéniste, seplaignait à moi qu’il était obligé de doubler ses heures de coursparce que ses étudiants savent mal la physique et n’ont aucune idéede la météorologie. Ils se soumettent volontiers à l’influence desécrivains les plus récents et non pas des meilleurs ; ils sontentièrement indifférents à des classiques comme Shakespeare,Marc-Aurèle, Épictète ou Pascal. Et, dans cette impuissance àdiscerner le grand du petit, se marque, plus qu’en tout le reste,leur manque de sens pratique. Toutes les questions complexes, ayantun caractère social plus ou moins grand, comme par exemple laquestion de l’émigration, ils les résolvent par voie de pétition etnon sous la forme de l’enquête scientifique et empirique, bien quece moyen leur soit entièrement ouvert et réponde le mieux à leurdestination. Ils deviennent volontiers internes, assistants, chefsde laboratoire, externes, et sont prêts à occuper ces postesjusqu’à quarante ans, bien que l’indépendance, le sentiment de laliberté et l’initiative personnelle ne soient pas moins utiles dansla science que dans l’art ou le commerce. J’ai des élèves et desauditeurs, mais pas d’aides ni de successeurs. Je les aime etm’attendris à leur sujet, mais je n’en suis pas fier. Et ainsi desuite, ainsi de suite…

De pareils défauts, aussi nombreux soient-ils,ne peuvent engendrer le pessimisme ou la disposition bougonne quechez un homme pusillanime et timide. Ils n’ont qu’un caractèreoccasionnel et transitoire, et dépendent entièrement des conditionsde la vie courante. Il suffira de quelques dizaines d’années pourqu’ils disparaissent ou cèdent la place à de nouveaux défauts, sanslesquels on ne peut exister, et qui, à leur tour, effraieront lespoltrons. Les défauts des étudiants me contristent souvent, maiscette peine n’est rien en comparaison de la joie que j’éprouvedepuis trente ans, quand je converse avec mes élèves, leur fais moncours, observe leurs relations, et les compare aux gens des autresmilieux.

Mikhaïl Fiôdorovitch médit. Kâtia l’écoute, etni lui ni elle ne remarquent le profond abîme dans lequel lesentraîne peu à peu un divertissement en apparence aussi innocentque la censure de leurs semblables. Ils ne sentent pas comment unsimple entretien se transforme insensiblement en raillerie et enpersiflage, et comment ils donnent matière à la calomnie.

– On rencontre des gens à vous fairemourir de rire, dit Mikhaïl Fiôdorovitch. J’entre, hier, chez notreIégor Pétrôvitch et j’y trouve un étudiant, de troisième année demédecine, je crois. Une figure… dans le style de Dobrolioûbov. Aufront, le cachet de la profondeur de pensée. On cause de choses etautres. « J’ai lu, lui dis-je, qu’un Allemand, dont j’aioublié le nom, a tiré du cerveau de l’homme un nouvel alcaloïde,l’idiotine. » Et que pensez-vous ? Il l’a cru, et sur sonvisage s’est marqué un respect : « Voilà, avait-il l’airde dire, ce que font les savants ! » L’autre jour,j’entre au théâtre. Je m’assieds. Au rang devant moi, sont deuxétudiants, l’un, un petit juif, évidemment étudiant en droit,l’autre, très échevelé, étudiant en médecine. L’étudiant enmédecine était ivre comme un savetier. Il ne fait aucune attentionà ce qui se passe sur la scène. Il ne fait que piquer du nez. Maisà peine un des acteurs commence-t-il à faire une tirade ousimplement à élever la voix, mon étudiant tressaille, pousse soncamarade du coude et demande : « Que dit-il ? C’estnoble ? – Noble, répond le petit juif. – Bravo, hurlel’étudiant en médecine. C’est noble ! Bravo ! » Et,voyez-vous, cette bûche saoule n’était pas venue au théâtre pourl’art, mais pour les sentiments nobles ; il lui enfallait.

Kâtia écoute et rit. Son rire est un peuétrange. Les éclats succèdent brusquement et rythmiquement auxéclats ; on dirait qu’elle joue de l’accordéon ; et sesnarines rient seules dans son visage. Moi je perds courage et nesais que dire. Hors de moi, je m’enflamme, me lève etcrie :

– Taisez-vous, à la fin !Qu’avez-vous à rester là assis, comme deux crapauds, et àempoisonner l’air de votre haleine ? Assez !

Et, sans attendre qu’ils finissent de médire,je m’apprête à rentrer chez moi. Il en est déjà temps, il est onzeheures.

– Moi, je reste encore un peu, ditMikhaïl Fiôdorovitch. Vous permettez, CatherineVladîmirovna ?

– Certes, répond Kâtia.

– Bene. En ce cas, faitesdonner, je vous prie, une autre bouteille.

Ils m’accompagnent tous deux avec des bougiesdans l’antichambre, et, pendant que je mets ma pelisse, MikhaïlFiôdorovitch dit :

– Ces derniers temps, vous avezeffroyablement maigri et vieilli, Nicolas Stépânovitch.Qu’avez-vous ? Vous êtes malade ?

– Oui, un peu malade…

– Et vous ne vous soignez pas…, insistetristement Kâtia.

– Pourquoi donc ne vous soignez-vouspas ? Peut-on agir ainsi ! Dieu ménage, cher ami, ceuxqui se ménagent. Saluez les vôtres pour moi et excusez-moi de nepas venir les voir. Dans quelques jours, avant de partir pourl’étranger, j’irai leur dire bonjour. Sans faute. Je pars lasemaine prochaine.

Je sors de chez Kâtia irrité, effrayé despropos sur ma maladie, et mécontent de moi-même. Je me demande s’ilne faut pas, en effet, me faire soigner par un de mes collègues. Etimmédiatement je m’imagine comment mon collègue, m’ayant ausculté,s’approchera en silence de la fenêtre, réfléchira, puis reviendra àmoi, et, tâchant que je ne lise pas sur sa figure la vérité, medira d’un ton indifférent : « Je ne vois encore rien departiculier, cependant, collègue, je vous conseille d’interromprevos occupations… » Et cela m’enlèverait mon dernierespoir.

Qui n’a pas d’espoir ! Quand je faismoi-même mon diagnostic et me soigne seul, j’espère, par moments,que mon ignorance me trompe, que je me trompe sur l’albumine et lesucre que je me trouve, et sur mon cœur, et sur ces œdèmes que j’airemarqués déjà deux fois le matin. Quand, avec l’application deshypocondriaques, je lis des manuels thérapeutiques et que je changechaque jour de remède, il me semble que je finirai par trouverquelque chose de salubre. Tout cela est mesquin.

Que le ciel soit couvert de nuages, ou que lalune et les étoiles y brillent, je le regarde toujours en rentrantchez moi, et je pense que, bientôt, la mort me prendra. Ilsemblerait qu’à ce moment-là mes pensées devraient être profondes,comme le ciel, claires, frappantes… Mais non ! Je pense àmoi-même, à ma femme, à Lîsa, à Gnekker, aux étudiants, à autrui.Je pense mal, bassement. Je ruse avec moi-même, et ma conception dela vie peut alors s’exprimer par ces mots, qu’Araktchèév écrit dansune de ses lettres intimes : « Tout le bien du monde nepeut exister sans le mal, et il y a toujours plus de mal que debien. » Autrement dit, tout est mauvais, il n’y a pas deraison de vivre. Et ces soixante-deux ans que j’ai déjà vécus, ilfaut les compter comme perdus. Je me prends à ces pensées etm’efforce de me persuader qu’elles sont occasionnelles,temporaires, et ne tiennent pas profondément en moi. Mais, tout desuite, je pense :

« S’il en est ainsi, pourquoi es-tuattiré chaque soir vers ces deux crapauds ? »

Et je me fais le serment de ne plus jamaisaller chez Kâtia, bien que je sache que j’y retournerai lelendemain.

Tirant ma sonnette et, ensuite, montantl’escalier, je pense que je n’ai plus de famille et n’ai pas ledésir de la retrouver. Il est clair que les pensées d’Araktchèév neme hantent pas fortuitement, mais possèdent tout mon être. Laconscience malade, triste, las, remuant à peine les membres, commesi on m’y avait attaché un poids de mille pouds, je me couche et jem’endors vite.

Ensuite, mon insomnie…

IV

Voici l’été et ma vie change.

Un beau matin, Lîsa entre chez moi et me diten plaisantant :

– Venez, Excellence ; c’estprêt.

On conduit mon Excellence dans la rue ;on la fait monter en fiacre, et on l’emmène. Je roule, et, nesachant que faire, je lis les enseignes à droite et à gauche. Aulieu de traktir, je lis, à l’envers, ritkart, cequi ferait un joli nom pour des barons : la baronne Ritkart.Plus loin, je passe près d’un cimetière qui ne produit sur moiabsolument aucune impression, bien que, dans peu de temps, j’yserai couché. Ensuite, je traverse un bois, puis un champ. Riend’intéressant.

Après deux heures de voiture, on conduit monExcellence au rez-de-chaussée d’une villa, et on me loge dans unepetite chambre très gaie, tapissée de papier bleu.

La nuit, c’est, comme avant, l’insomnie. Mais,le matin, je ne me lève plus et ne vois plus ma femme ; jereste au lit ; je ne dors pas et suis dans cet état desomnolence, demi-inconscient, où l’on sait que l’on ne dort pas,mais où l’on fait cependant des rêves. À midi, je me lève etm’assieds, par habitude, à ma table de travail ; mais je netravaille plus. Je me distrais à lire des livres français àcouverture jaune, que Kâtia me procure. Sans doute, il serait pluspatriotique de lire des auteurs russes, mais, je l’avoue, je nenourris pas pour eux une tendresse particulière. À l’exception dedeux ou trois écrivains âgés, la littérature actuelle ne me semblepas de la littérature, mais une sorte d’industrie ménagère,n’existant que pour recevoir des prix, mais dont on n’utilise pasvolontiers les produits. On ne peut qualifier de remarquable cequ’il y a de meilleur dans nos industries ménagères et on ne peutpas le louer sincèrement sans restrictions. Il convient de dire lamême chose de toutes les nouveautés littéraires que j’ai lues cesdix ou quinze dernières années ; aucune n’est remarquable etne peut aller sans réserves. Il y a de l’esprit, c’est généreux,mais pas de talent. Il y a du talent, c’est généreux, mais pasd’esprit. Ou, enfin, il y a du talent, il y a de l’esprit, mais cen’est pas généreux.

Je ne dirai pas que tous les livres françaisaient du talent, de l’esprit et soient généreux. Eux aussi ne mesatisfont pas. Mais ils sont moins ennuyeux que les livres russes,et il n’est pas rare d’y trouver le principal élément de lacréation : le sentiment de liberté personnelle, qu’on netrouve pas chez les auteurs russes. Je ne me souviens pas d’uneseule de ces nouveautés, dans laquelle l’auteur ne s’efforce pas des’entortiller, dès les premières lignes, dans toutes lesconventions possibles et tous les marchandages avec sa conscience.L’un a peur de parler du nu ; l’autre se lie bras et jambespar l’analyse psychologique ; au troisième, il faut « unechaude sympathie pour l’humanité » ; un quatrièmebarbouille exprès des pages entières de descriptions de la naturepour n’être pas soupçonné d’être tendancieux. L’un, dans sesœuvres, veut être absolument petit-bourgeois ; l’autreabsolument noble, etc. Du parti pris, de la prudence, de laruse ; mais ni la liberté, ni la virilité d’écrire ce qu’onveut, – et, partant, pas de création.

Tout cela se rapporte à ce qu’on appelle lesbelles-lettres.

Pour les articles russes sérieux, ensociologie, en art, par exemple, etc., je ne les lis pas,uniquement par timidité. Dans ma jeunesse, j’avais, je ne saispourquoi, la peur des suisses et des huissiers de théâtre. Et cettepeur m’est restée jusqu’à ce jour ; maintenant encore, je lescrains. On dit que ce qu’on ne comprend pas est seuleffrayant : il est très difficile, en réalité, de comprendrepourquoi les suisses et nos ouvreurs sont si imposants. En lisantdes articles sérieux, je ressens une peur indéterminée de cetteespèce. Une importance insolite, un ton familier de général, unefaçon légère de se comporter avec les auteurs étrangers, un artd’enfiler des perles avec dignité, tout cela est pour moiincompréhensible, étrange, et ne ressemble pas au ton modeste et detranquille gentilhommerie auquel je suis habitué en lisant nosécrits de médecine et d’histoire naturelle. Non moins que desarticles, il m’est pénible de lire les traductions que font, ou quedirigent de sérieuses gens russes. Le ton présomptueux,bienveillant des préfaces, l’abondance des notes du traducteur,m’empêchent de me recueillir. Les points d’interrogation et lessic entre parenthèses, dispensés d’une main généreuse danstout l’article, me semblent un attentat autant à la personnalité del’auteur qu’à l’indépendance du lecteur.

Une fois, je fus désigné comme expert auprèsd’un tribunal d’arrondissement. Pendant une suspension d’audience,un expert me fit remarquer la grossièreté du procureur envers lesinculpés, parmi lesquels se trouvaient deux femmes instruites. Ilme semble, sans rien exagérer, répondis-je à mon collègue, quecette grossièreté n’était pas plus forte que celle que déploientles uns envers les autres les auteurs d’articles sérieux. Cesgrossièretés sont si grandes qu’on ne peut en parler qu’avec unsentiment pénible. Tels écrivains qu’ils critiquent, ils secomportent envers eux, ou avec trop de respect, au mépris de leurpropre dignité, ou les traitent, au contraire, bien pluscavalièrement que je ne traite, dans, ces mémoires et idées, monfutur gendre Gnekker. Les griefs d’irresponsabilité, d’impureté desintentions et de toute sorte de crimes capitaux forment l’ornementcoutumier des articles sérieux. Et c’est là, comme aiment à le diredans leurs bouts d’articles les jeunes médecins, l’ultimaratio. De pareils procédés doivent inévitablement serépercuter sur les mœurs de la jeune génération d’écrivains, etaussi ne m’étonné-je pas que, dans les œuvres nouvelles dont sesont enrichies ces dix ou quinze dernières années nosbelles-lettres, les héros boivent trop de vodka et les héroïnessoient insuffisamment chastes.

Je lis donc des livres français, et je regardepar la fenêtre ouverte. J’aperçois les pointes de ma palissade,deux ou trois arbres maigres et, au delà de la palissade, la route,les champs, et une large bande de forêt de pins. J’observe souventun petit garçon et une petite fille, tous deux blonds etdéguenillés, qui grimpent sur la balustrade et se moquent de macalvitie. Dans leurs yeux brillants, je lis : « Regardele déplumé. » Ce sont, à peu près, les seuls êtres qui ne sesoucient ni de ma célébrité, ni de mon titre.

Je n’ai plus, maintenant, des visites chaquejour. Je ne mentionnerai que celles de Nicolas et de PiôtreIgnâtiévitch.

Nicolas vient ordinairement les jours de fête,pour affaire en apparence, mais surtout pour me voir ; il semontre très en gaieté, ce qui ne lui arrive pas l’hiver.

– Qu’as-tu à me dire ? luidemandé-je, en venant le trouver dans l’antichambre.

– Excellence, dit-il, plaçant la main surson cœur et me regardant avec un enthousiasme d’amoureux, que Dieume punisse ! Que la foudre me tue sur place !Gaudeamous igitour iouvenestoum ![9]

Et il me baise avidement aux épaules, auxmanches et aux boutons de mes habits.

– Tout va bien, là-bas ?demandé-je.

– Excellence, tout se passe comme devantle vrai Dieu…

Il ne cesse d’invoquer Dieu sans aucunenécessité. Il m’ennuie vite, et je l’envoie à la cuisine où on luidonne à manger.

Piôtre Ignâtiévitch vient aussi aux jours defêtes, pour me faire visite et partager avec moi ses pensées. Ils’assied près de ma table, modeste, propre, réfléchi, ne sedécidant ni à croiser les jambes ni à s’accouder. Et, tout letemps, il me raconte, de sa petite voix douce, égale, d’un ton uniet livresque, diverses nouveautés, à son sens très intéressantes etpiquantes, qu’il a lues dernièrement. Toutes ces nouveautés seressemblent et relèvent de ce type : un Français a fait unedécouverte ; un Allemand lui a porté un démenti, démontrantque cette découverte avait été faite, dès 1870, par unAméricain ; et un troisième auteur, aussi allemand, les daubetous les deux, en démontrant que tous deux se sont mépris, enprenant au microscope des bulles d’air pour un pigment noir. PiôtreIgnâtiévitch, même quand il veut me faire rire, me raconte leschoses longuement, en détail, comme s’il soutenait une thèse, avecla référence circonstanciée des sources dont il s’est servi,tâchant de ne se tromper ni dans les dates, ni dans les numéros derevues, ou les noms, en sorte qu’il ne dit pas, par exemple,M. Petit, mais infailliblement Jean-Jacques Petit. Il resteparfois dîner avec nous et, pendant tout le repas, il racontetoutes ces piquantes histoires qui amènent l’abattement chez tousles dîneurs. Si Gnekker et Lîsa mettent la conversation sur lesfugues, le contrepoint, Brahms et Bach, il baisse modestement lesyeux et reste confus. Il a honte qu’en présence de gens aussisérieux que moi et lui, on parle de choses si communes.

Dans mon état d’esprit actuel, il suffit decinq minutes pour qu’il m’ennuie autant que si je le voyais etl’entendais de toute éternité. Je déteste ce malheureux. Sa douce,son égale voix, son parler livresque me font dépérir. Ses récitsm’hébètent… Il a pour moi les meilleurs sentiments. Il ne parle quepour me faire plaisir, et je le paye en le regardant fixement commesi je voulais l’hypnotiser. Et je pense : « Va-t’en,va-t’en, va-t’en ! » Mais il ne se soumet pas à lasuggestion et il reste, reste, reste…

Tant qu’il reste chez moi, je ne puis medétacher de la pensée : « Il est possible qu’à ma mort,il soit nommé à ma place. » Et mon pauvre auditoire m’apparaîtcomme une oasis dans laquelle un ruisseau se tarit. Et je ne suispas aimable pour Piôtre Ignâtiévitch. Je reste silencieux, morose,comme s’il était coupable de semblables pensées et pas moi. Quandil commence, à son habitude, à exalter les savants allemands, je nel’écoute plus débonnairement comme jadis ; je marmonnesourdement :

– Vos Allemands sont des ânes…

C’est le même sentiment que celui de feu leprofesseur Nikîta Krylov, qui, se baignant un jour à Reval, avecPirogov, et, trouvant l’eau très froide, s’écria :« Sales Allemands ! » Je me conduis mal avec PiôtreIgnâtiévitch, et ce n’est que quand il part et que je vois par lafenêtre son chapeau gris disparaître derrière la palissade, que jeveux l’appeler et lui dire : « Pardonnez-moi, monchéri. »

Le dîner est encore plus ennuyeux que l’hiver.Ce Gnekker, que je hais maintenant et méprise, dîne presque chaquejour chez nous. Naguère, je souffrais sa présence en silence ;maintenant je lui envoie des pointes qui font rougir ma femme etLîsa. Entraîné par le mauvais sentiment, je dis souvent de puresbêtises, et je ne sais pas pourquoi je les dis. C’est ce qui estarrivé un jour. Je l’avais longtemps regardé avec mépris, et, sanssujet, je m’enflammai :

Il arrive aux aigles de voler plus bas que les poules.

Mais les poules ne s’élèvent jamais jusqu’auxnues[10]…

Et ce qui est le plus ennuyeux, c’est que lapoule Gnekker se montre bien plus spirituelle quel’aigle-professeur. Sachant que ma femme et ma fille le soutiennentil observe la tactique que voici : il répond à mes pointes parun silence indulgent (le vieux, a-t-il l’air de dire, adéménagé ; à quoi bon discourir avec lui ?), ou bien ilme raille avec bonhomie. Il faut admirer jusqu’à quel point unhomme peut s’amoindrir. Je pense pendant tout le repas, et je lesouhaite, que Gnekker apparaîtra un véritable aventurier, que mafemme et Lîsa comprendront leur erreur, et combien je pourrai lestaquiner… Et autres laides pensées de ce genre, alors que j’ai déjàun pied dans la fosse !

Il survient aujourd’hui des incidentsdésagréables, dont je n’avais idée autrefois que par ouï-dire.Autant que j’en aie honte, j’en rapporterai un, qui s’est produitces jours-ci après dîner.

J’étais assis dans ma chambre et fumais mapipe. Ma femme entre comme d’habitude, s’assied, et commence à medire qu’il serait bien, tandis qu’il fait beau et que j’ai du tempslibre, de me rendre à Khârkov, et d’y savoir quel homme estGnekker.

– C’est bien, j’irai… réponds-je.

Ma femme, contente, se lève et vasortir ; mais, tout de suite, elle revient et dit :

– À propos, encore une question. Je saisque tu vas te fâcher, mais mon devoir est de te prévenir…Excuse-moi, Nicolas Stépânyteh, mais toutes nos connaissances etnos voisins commencent à dire que tu vas bien souvent chez Kâtia.Elle est intelligente, cultivée, et je ne contredis pas qu’il soitagréable de passer le temps avec elle, mais, à ton âge, et dans tasituation, il est étrange, voyons, de trouver du plaisir en sasociété !… Elle a, au reste, une telle réputation que…

Tout mon sang reflue de mon cerveau ; desétincelles sortent de mes yeux ; je me lève, et, me tenant latête dans les mains, trépignant, je crie d’une voixchangée :

– Laissez-moi ! laissez-moi !laissez-moi !

Sans doute ma figure était effrayante et mavoix étrange, car ma femme pâlit tout à coup, et se mit à crier,elle aussi, d’une voix altérée, désespérée. À nos cris accoururentLîsa, Gnekker, puis Iégor…

– Laissez-moi ! crié-je.Sortez ! Laissez-moi !

Mes jambes se dérobent, je sens que je tombedans les bras de quelqu’un, ensuite j’entends pleurer, et j’entredans une syncope qui dura deux ou trois heures.

Maintenant parlons de Kâtia.

Elle vient chez moi chaque jour sur le soir etnos voisins et connaissances ne peuvent naturellement pas ne pas leremarquer. Elle arrive en voiture et m’emmène promener avec elle.Elle a un cheval et une nouvelle charrette anglaise, achetée cetété. Elle vit sur un grand pied, a loué une villa chère avec ungrand jardin, et y a transporté tout son mobilier de la ville. Ellea deux femmes de chambre, un cocher.

Souvent je lui demande :

– Kâtia, de quoi vivras-tu quand tu aurasgaspillé l’argent de ton père ?

– Alors, je verrai, répond-elle.

– Cet argent, mon amie, mérite plusd’égards. Il a été gagné par un brave homme, par un travailhonnête.

– Vous me l’avez déjà dit, je lesais.

D’abord, nous longeons le champ, puis noussommes dans la forêt de pins que l’on voit de ma fenêtre. La natureme semble toujours belle, bien que le diable me souffle que cessapins et pins, que les oiseaux, et que ces nuages blancs neremarqueront pas mon absence dans trois ou quatre mois, quand jemourrai. Kâtia aime à conduire son cheval et il m’est agréablequ’il fasse beau et que je sois près d’elle. Elle est de bonnehumeur et ne dit pas de brusqueries.

– Vous êtes un très brave homme, NicolasStépânytch ; vous êtes un homme rare et il n’y a pas d’acteurqui saurait vous représenter sur la scène. Un mauvais acteurpourrait bien nous représenter, moi, ou, par exemple, MikhaïlFiôdorovitch, mais vous, personne. Et je vous envie en celafurieusement. Que signifié-je ?

Elle réfléchit une minute et medemande :

– Nicolas Stépânytch, je suis unphénomène négatif, n’est-ce pas ?

– Oui, lui réponds-je.

– Hum… Que faire ?

Que lui répondre ?… Il est facile de luidire : Travaille, ou distribue ta fortune aux pauvres, ouconnais-toi toi-même. Et, parce que tout cela est facile à dire, jene sais que répondre.

Mes collègues, les thérapeutes, quand ilsapprennent leur art, conseillent d’individualiser chaque casparticulier ; il faut entendre cela pour se convaincre que lesmoyens, recommandés dans les manuels comme les meilleurs pour laconnaissance générale, ne valent absolument rien dans les casconcrets. Il en est de même dans les maladies morales.

Mais il faut répondre quelque chose et jedis :

– Tu as trop de temps libre, mon amie. Ilfaut absolument que tu t’occupes à quelque chose. Pourquoi, aufait, ne joues-tu plus, si c’est ta vocation ?

– Je ne puis pas.

– Tu as le ton et les manières d’unevictime ; ça ne me plaît pas, mon amie. Tu es seule coupable.Souviens-toi ; tu as commencé à t’insurger contre les gens etles règles ; mais tu n’as rien fait pour les rendre meilleurs.Tu n’as pas lutté contre le mal. Tu t’es dégoûtée tout de suite ettu es une victime, non de la lutte, mais de ton impuissance. Tuétais alors, sans doute, jeune, inexpérimentée ; mais, àprésent, tout peut changer. Vraiment essaie ! Tu peineras,serviras l’art sacré…

– N’usez pas de ruse, Nicolas Stépânytch,m’interrompt-elle. Convenons d’une chose une fois pourtoutes : nous parlerons d’acteurs, d’actrices, d’écrivains,mais nous laisserons l’art en repos. Vous êtes un brave homme, unhomme rare, mais vous ne comprenez pas suffisamment l’art pour leconsidérer, en conscience, comme sacré. Vous n’en avez ni lascience, ni le sentiment. Vous avez été occupé toute votre vie etn’avez pas eu le temps de les acquérir. En général, je n’aime pasces conversations sur l’art, continue-t-elle nerveusement. On l’arendu si trivial que je vous prie de n’en plus parler.

– Qui l’a rendu trivial ?

– Les uns l’ont rendu tel par ivrognerie,les journaux par leur familiarité, les gens sages par laphilosophie.

– La philosophie n’a rien à voir làdedans.

– Pardon, ceux qui y mettent de laphilosophie, montrent qu’ils n’y entendent rien.

Pour que la dispute n’en vienne pas auxextrêmes, je me hâte de changer la conversation et ensuite je metais longuement. Ce n’est que quand nous sortons de la forêt etnous dirigeons vers la villa de Kâtia que je reviens à la questionprécédente et demande :

– Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tune veux plus être actrice.

– Nicolas Stépânytch, c’est cruel à lafin ! s’écrie-t-elle, et elle devient toute rouge. Vous voulezque je vous dise tout haut la vérité. Soit, si cela vousplaît ! Je n’ai pas de talent. Pas de talent !… etbeaucoup d’amour-propre ! Voilà !

M’ayant fait cet aveu, elle détourne le visageet, pour cacher le tremblement de ses mains, elle tire fortementles rênes.

Arrivant à sa villa, nous apercevons de loinMikhaïl Fiôdorovitch qui fait les cent pas près de la porte et quinous attend avec impatience.

– Encore ce Mikhaïl Fiôdorovitch !dit Kâtia ennuyée. Ôtez-le d’auprès de moi, je vous en prie !Il m’ennuie, il est tari… qu’il me laisse en paix !

Mikhaïl Fiôdorovitch a depuis longtemps besoind’aller à l’étranger, mais il remet son départ de semaine ensemaine. Ces derniers temps, des changements se sont produits enlui. Il s’est comme affaissé ; il commence à s’enivrer, cequ’il ne faisait jamais autrefois ; et ses sourcils commencentà devenir gris. Quand notre voiture s’arrête à la porte, il necache ni sa joie, ni son impatience. Il nous aide d’un air empresséà descendre, Kâtia et moi, se hâte de nous questionner, rit, sefrotte les mains, et l’expression modeste, suppliante, pure, que jene remarquais naguère que dans son regard, est maintenant répanduesur tout son visage. Il se réjouit, et, en même temps, il a hontede sa joie, de cette habitude de venir chez Kâtia chaque soir, etil trouve nécessaire d’expliquer sa venue par quelque absurditéévidente, comme : « J’étais pour affaire dans levoisinage et je me suis dit : je vais entrer uneminute. »

Nous entrons tous les trois dans la maison.D’abord nous buvons du thé, puis apparaissent les deux jeux decartes que nous connaissons déjà, le gros morceau de fromage, lesfruits et la bouteille de champagne de Crimée. Nos sujets deconversation ne sont pas nouveaux ; ce sont les mêmes quel’hiver. On dénigre l’Université, les étudiants, la littérature etle théâtre. La médisance rend l’atmosphère épaisse, irrespirable,et ce ne sont plus deux crapauds, mais trois qui l’empestent deleur haleine. Outre le rire velouté, barytonnant, et le rired’accordéon, la femme de chambre qui nous sert entend un rirecassé, désagréable, tel que celui des généraux de vaudeville :hé, hé, hé…

V

Il y a d’effrayantes nuits coupées detonnerre, d’éclairs, de pluie et de vent que les gens du peupleappellent nuits de moineaux. Il y eut précisément une de cesnuits-là dans ma vie…

Je m’étais endormi après minuit, et, tout àcoup, je sautai hors de mon lit. Il me sembla que j’allais mourirsubitement. Pourquoi me le semblait-il ? Je ne relevais aucunede ces sensations qui indiquent la fin prochaine, mais uneépouvante m’opprimait, comme si j’eusse vu soudain un énorme etsinistre embrasement du ciel.

J’allumai vite, bus de l’eau à même la carafeet me hâtai vers la fenêtre ouverte. La température étaitmagnifique. On sentait le foin et encore quelque bonne odeur. Jevis les pointes de notre palissade, les arbres endormis près de lafenêtre, la route, la bande obscure de la forêt. Au ciel, la lunetranquille, très brillante, et pas un nuage. Calme profond ;pas une feuille ne bouge. Il me semblait que tout me regardait etécoutait comme j’allais mourir.

Effroyable. Je fermai la fenêtre et courus àmon lit. Je me tâtai le pouls, et, ne le trouvant pas, je portai ledoigt à ma tempe, puis au menton, et, à nouveau, au poignet. Toutcela est froid et visqueux de sueur. Ma respiration devient de plusen plus profonde, mon corps tremble, toutes mes entrailles sont enmouvement ; j’ai la sensation qu’il y a sur ma face et sur macalvitie une toile d’araignée.

Que faire ? Appeler ma famille ?Non, pas besoin. Je ne vois pas ce que pourraient faire ma femme etLîsa quand elles entreront.

Je me cache la tête sous l’oreiller, je fermeles yeux et j’attends, attends… J’ai froid dans le dos et sens mesreins qui semblent entrer en moi ; j’ai la sensation que lamort va m’arriver par derrière, doucement…

Tout à coup un cri perçant retentit dans lesilence de la nuit : kivi ! kivi ! Je nesais s’il vient de ma poitrine ou du dehors : kivi !kivi !

Mon Dieu, que c’est effrayant ! Jeboirais encore de l’eau, mais je m’effraie d’ouvrir les yeux et aipeur de lever la tête. Mon épouvante est irraisonnée,animale ; je ne comprends pas pourquoi j’ai peur. Est-ce parceque je veux vivre encore ou parce que m’attend une nouvellesouffrance, encore insoupçonnée ?

Au-dessus de moi, quelqu’un gémit ou rit…J’écoute. Peu après des pas retentissent dans l’escalier. Quelqu’undescend précipitamment, puis remonte. Au bout d’une minute, les pasretentissent à nouveau. Quelqu’un s’arrête à ma porte etécoute.

– Qui est là ? crié-je.

La porte s’ouvre ; j’ouvre résolument tesyeux et je vois ma femme. Elle est pâle, elle a pleuré.

– Tu ne dors pas, NicolasStépânytch ? me demande-t-elle.

– Que veux-tu ?

– Je t’en prie, entre chez Lîsa etexamine-la. Elle a quelque chose…

– Bon, avec plaisir, murmuré-je, trèsheureux de ne pas être seul. Bien… À l’instant.

Je suis ma femme ; j’écoute ce qu’elle medit et ne comprends rien, tant je suis ému. Les taches lumineusesde la bougie sautent sur les marches de l’escalier, nos longuesombres tremblent, mes pieds s’embarrassent dans les pans de ma robede chambre ; j’étouffe ; il me semble que quelqu’un mepousse et veut me saisir par derrière. « Je vais mourir àl’instant, ici, sur cet escalier, » me dis-je. Mais l’escalierest gravi et nous avons passé le long corridor à large baie. Nousentrons dans la chambre de Lîsa. Elle est assise sur son lit enchemise ; ses jambes nues pendent ; elle gémit.

– Ah, mon Dieu ! murmure-t-elle,clignant les yeux à cause de la bougie ; je n’en puisplus ! je n’en puis plus !…

– Lîsa, mon enfant, lui dis-je,qu’as-tu ?

Me voyant, elle pousse un cri et se jette àmon cou.

– Mon bon papa…, mon bon père…sanglote-t-elle, mon chéri, mon loulou. Je ne sais pas ce que j’ai…Mon âme souffre.

Elle m’embrasse et balbutie des mots decaresse qu’elle employait quand elle était enfant.

– Calme-toi, mon enfant, Dieut’assiste ! lui dis-je. Il ne faut pas pleurer. Moi aussi, monâme souffre.

J’essaie de la couvrir ; ma femme luidonne à boire, et nous nous bousculons près du lit. Je heurte demon épaule la poitrine de ma femme, et, en ce moment, il mesouvient du temps où nous baignions ensemble nos enfants.

– Soulage-la, supplie ma femme. Faisquelque chose.

Que pourrais-je faire ? Je ne puis rien.Quelque chose pèse sur l’âme de ma fille. Mais je n’y comprendsrien. Je ne puis que marmotter :

– Ce n’est rien… Ça passera… Dors…

Comme un fait exprès, un hurlement de chienretentit tout à coup dans la cour. Il est d’abord sourd, indécis,puis bruyant, et un autre hurlement lui répond. Je n’avais jamaisprêté attention à des préjugés du genre des hurlements de chiens oudes cris de chouette, mais, maintenant, mon cœur se serredouloureusement, et je me hâte de m’expliquer le hurlement.

« Futilité… me dis-je. Influence d’unorganisme sur un autre. Ma violente tension nerveuse s’esttransmise à ma femme, à Lîsa, au chien, voilà tout. Lespressentiments et les prévisions s’expliquent par une transmissionde cette sorte… »

Quand je retournai peu après dans ma chambre,afin d’écrire une ordonnance pour ma fille, je ne pensais pas quej’allais mourir bientôt, mais je sentais un tel poids et une tellesouffrance que je regrettais de ne pas être mort subitement. Jerestai longtemps debout, immobile, au milieu de ma chambre, medemandant ce que j’allais prescrire à Lîsa. Mais les plaintes,au-dessus de moi, cessèrent, et je décidai de ne rien ordonner.Pourtant, je restai levé…

Silence funèbre. Silence si grand, que, diraitun écrivain, les oreilles vous tintent. Le temps coule lentement.Les bandes de clarté lunaire sur le rebord de la fenêtre ne bougentpas, comme figées. L’aube est encore loin.

Mais, voici qu’à la palissade, la portebâtarde grince. Quelqu’un entre et, ayant brisé une branche à unarbre, frappe doucement à ma fenêtre : « NicolasStépânytch ! » entends-je murmurer.

J’ouvre la fenêtre et il me semble voir uneapparition. Collée à la muraille est une femme en robe noire,violemment éclairée par la lune, qui me regarde avec de grandsyeux. Son visage est pâle, grave, et comme marmoréen, en raison del’éclairage fantastique de la lune. Son menton tremble.

– C’est moi…, dit-elle, moi…,Kâtia !

À la lumière de la lune, tous les yeux defemmes paraissent grands et noirs, les êtres plus grands et pluspâles ; c’est sans doute pour cela que je ne l’avais pasreconnue à la première minute.

– Que veux-tu ?

– Excusez-moi, dit-elle. J’ai soufferttout d’un coup d’une façon insupportable… Je n’ai pu y résister etsuis venue… J’ai vu de la lumière à votre fenêtre… et me suisdécidée à frapper… Excusez-moi… Ah ! si vous saviez comme j’aisouffert ! Que faites-vous maintenant ?

– Rien ; mon insomnie.

– J’ai eu une sorte de pressentiment. Aureste, une vétille.

Ses sourcils se relèvent, ses yeux brillentd’avoir pleuré, et tout son visage est éclairé, comme par unelueur, de son expression de confiance depuis longtempsdisparue.

– Nicolas Stépânytch ! dit-elle d’unton suppliant, tendant vers moi ses deux mains, mon cher, je vousen supplie, si vous ne dédaignez pas mon amitié et l’estime que jefais de vous, accueillez ma prière !

– Qu’y a-t-il ?

– Prenez mon argent !

– En voilà une fantaisie ! Qu’ai-jeà faire de ton argent ?

– Vous irez quelque part vous soigner… Ilfaut vous soigner. Prenez mon argent ? Oui, vous le voulez,mon chéri ? Oui ?

Elle me regarde anxieusement etrépète :

– Oui ? Vous le prendrez ?

– Non, mon amie, lui dis-je, je ne leprendrai pas. Merci.

Elle me tourne le dos et baisse la tête. Jelui ai sans doute refusé d’un ton qui ne permet pas deréplique.

– Rentre te coucher, lui dis-je. Demain,nous verrons.

– Autrement dit, vous ne me considérezpas comme votre amie ? me demanda-t-elle accablée.

– Je ne dis pas cela. Mais je n’ai pasbesoin de ton argent maintenant.

– Excusez-moi, dit-elle, baissant la voixd’une octave entière. Je vous comprends… Accepter un service d’unêtre comme moi…, d’une ancienne actrice… Au reste, adieu…

Et elle part si vite que je n’arrive même pasà lui dire adieu.

VI

Je suis à Khârkov.

Comme il serait inutile, et qu’il estau-dessus de mes forces de lutter contre ma disposition d’espritactuelle, j’ai décidé que les derniers jours de ma vie soientirréprochables, au moins au point de vue formel. Si j’ai tortenvers ma famille, ce que je conçois parfaitement, je m’efforceraide faire ce qu’elle veut. Elle a voulu que j’aille à Khârkov,allons-y. Au reste, je suis devenu si indifférent à tout qu’ilm’est absolument égal d’aller où que ce soit, à Khârkov, à Paris ouà Berdîtchév.

Je suis arrivé ici à midi et suis descendu àun hôtel près de la cathédrale. Le wagon m’a brisé ; lescourants d’air me pénétraient, et je suis assis sur mon lit, metenant la tête et attendant mon accès de névralgie. Il aurait fallualler aujourd’hui chez des professeurs que je connais, mais je n’enai ni le désir, ni la force.

Un vieux domestique entre et me demande sij’ai du linge pour mon lit. Je le retiens cinq minutes et lui posequelques questions sur Gnekker, au sujet duquel je suis ici. Legarçon est justement originaire de Khârkov, connaît la ville commeses cinq doigts, mais il ne se souvient d’aucune maison appartenantà Gnekker. Je lui parle d’un bien. Même chose. La pendule ducorridor sonne une heure, puis deux, puis trois… Les derniers moisde ma vie, lorsque j’attends la mort, me semblent de beaucoup lesplus longs de mon existence. Je ne savais pas, dans le passé, meplier aussi bien à la lenteur du temps. Autrefois, quandj’attendais un train à une gare, ou que je faisais passer unexamen, des quarts d’heure m’apparaissaient une éternité.Maintenant, je puis rester assis toute une nuit immobile sur monlit et penser avec une entière indifférence que demain j’aurai uneaussi longue, aussi monotone nuit.

Dans le couloir sonnent cinq heures, six,sept… Il fait nuit. Je sens à la joue une douleur sourde ;c’est ma névralgie qui commence. Pour me distraire en pensant, jeme place à mon ancien point de vue, alors que je n’étais pasindifférent, et je me demande pourquoi, moi, homme connu,conseiller privé, je me trouve dans cette petite chambre et sur cepetit lit aux oreillers gris, et qui sont à tout le monde. Puis jeregarde ce piètre lavabo de tôle, j’écoute marcher la mauvaisependule du corridor. Est-ce que tout cela est digne de ma gloire etde ma haute situation ? Et à ces questions, je réponds par unedérision. Dérisoire me semble la naïveté avec laquelle j’exagérais,dans ma jeunesse, le prix de la notoriété et la situationexceptionnelle dont jouissent, pensais-je, les sommités. Je suisconnu ; mon nom est prononcé avec respect ; mon portraita paru dans la Nîva et dans l’Illustrationuniverselle, et j’ai lu ma biographie dans une revueallemande, et qu’en est-il ? Je suis seul ; seul dans uneville étrangère, sur un lit étranger, et je frotte de la main majoue douloureuse… Les soucis de famille, l’inclémence descréanciers, la grossièreté des employés de chemin de fer, lesincommodités du régime des passeports, la coûteuse et malsainenourriture des buffets, l’impolitesse et la grossièretéuniverselles, tout cela, et bien d’autres choses qu’il serait troplong d’énumérer, m’affecte tout autant que n’importe quel petitbourgeois, inconnu hors de sa petite rue. En quoi ma positionest-elle donc exceptionnelle ? Supposons que je sois millefois plus célèbre, que je sois un héros dont ma patries’enorgueillisse. Dans tous les journaux paraissent des bulletinssur ma santé, mes collègues, mes élèves et le public m’écrivent desadresses ou des lettres de sympathie, tout cela ne m’empêcheraitpas de mourir sur un lit étranger, dans l’angoisse et dans uneentière solitude. En cela, sans doute, personne n’estcoupable ; mais, pécheur que je suis, je n’aime pas lapopularité de mon nom. Il me semble qu’elle m’a, en quelque sorte,trompé…

À dix heures, je m’assoupis et, malgré manévralgie, je dors profondément, et j’aurais dormi longtemps si onne m’eût éveillé. À une heure et demie, on frappe soudain à maporte.

– Qui est là ?

– Un télégramme.

– Vous auriez pu attendre à demain,dis-je au garçon en recevant ma dépêche. Maintenant je ne merendormirai plus.

– Pardon. J’ai vu de la lumière chezvous, j’ai cru que vous ne dormiez pas…

J’ouvre le télégramme et je regarde lasignature : ma femme. Qu’est-ce qu’il lui faut ?

« Hier, Gnekker s’est marié secrètementavec Lîsa. Reviens. »

Je lis ce télégramme et ne m’en effraie paslongtemps. Ce qui m’effraie, ce n’est pas la conduite de Lîsa et deGnekker, c’est l’indifférence avec laquelle j’apprends la nouvellede leur mariage. On dit que les philosophes et les vrais sages sontindifférents ; c’est faux. L’indifférence, c’est une paralysiede l’âme, une mort anticipée.

Je me recouche et je commence à chercher àquelles pensées je vais bien m’occuper. Il me semble que j’ai déjàpensé à tout et qu’il n’est plus rien qui puisse stimuler monesprit.

Quand le jour commence à poindre, je suistoujours assis, sur mon lit, me tenant les genoux, et, ne sachantque faire, je tâche de « me connaître moi-même ».« Connais-toi toi-même » est un beau et utile conseil. Ilest seulement regrettable que les anciens ne se soient pas avisésde donner le moyen de s’en servir.

Quand l’envie me venait jadis de comprendrequelqu’un, ou moi-même, j’examinais non pas les actes, danslesquels tout est conventionnel, mais les désirs de ce quelqu’un,ou les miens. Dis-moi ce que tu veux, je te dirai ce que tu es…

Et maintenant, j’examine ce que je veux.

Je veux que nos femmes, nos enfants, nos amis,nos élèves aiment en nous non des noms, ni des marques defabriques, ni des étiquettes, mais des êtres ordinaires… Quoiencore ? Je voudrais me réveiller dans cent ans et voir ce quela science sera devenue… Je voudrais vivre encore dix ans… Quoi deplus ?

Rien plus… Je pense, je pense longtemps, et nepuis rien imaginer de plus. Et tant que je pense et où que je roulemes pensées, je vois clairement qu’il manque dans mes désirs leprincipal, le très important. Dans ma passion pour la science, dansmon désir de vivre, dans cette station en un lit étranger, et danscette aspiration à me connaître moi-même ; dans toutes lespensées, les sentiments et les notions que je rassemble, il n’y apas le lien commun qui relierait tout cela en un tout… Chaquesentiment, chaque pensée vit en moi séparément, et dans toutes mesappréciations sur la science, le théâtre, la littérature, ou mesélèves, dans tous les tableaux que dessine mon imagination,l’analyste le plus exercé ne trouverait pas ce qui s’appelle uneidée générale, ce qui fait le dieu d’un homme vivant…

Et s’il n’y a pas cela, c’est qu’il n’y arien…

En un tel dénûment, il est assez d’une maladiesérieuse, de la crainte de la mort, de l’influence descirconstances et des gens pour que tout ce que j’appelais jadis maconception du monde, et en quoi je voyais le sens et la joie de mavie, pour que tout soit retourné sens dessus dessous et vole enmorceaux. Il n’est donc rien d’étonnant que les derniers mois de mavie aient été obscurcis de pensées et de sentiments dignes d’unesclave et d’un barbare, et que je sois maintenant indifférent etn’aperçoive pas d’aurore. Quand il n’existe pas en un homme ce quiest plus haut et plus fort que toutes les influences extérieures,il suffit, à la vérité, d’un rhume pour lui enlever l’équilibre etlui faire voir dans tout oiseau une chouette et entendre dans toutcri un hurlement de chien. Et tout son optimisme ou son pessimisme,avec leurs grandes ou leurs petites pensées, n’ont, en ce temps-là,que la valeur d’un symptôme, et rien de plus…

Je suis vaincu. S’il en est ainsi, il n’y aplus à continuer à penser ; il n’y a plus à parler… Jeresterai ainsi et attendrai en silence ce qui sera.

Le matin, le garçon m’apporte du thé et unjournal local. Je regarde machinalement les annonces de la premièrepage, l’article de tête, les extraits des journaux et de revues, lachronique… Dans la chronique, je trouve cette nouvelle :

« Hier, est arrivé à Khârkov, par lerapide, notre savant, connu et distingué par de longs services,Nicolas Stépânytch, un Tel, et il est descendu à telhôtel. »

Évidemment les grands noms sont créés pourvivre séparément de ceux qui les portent. Maintenant, mon nom courtpaisiblement Khârkov. Dans trois mois, écrit en lettres dorées surun monument, il brillera comme le soleil lui-même, et la terre, surmon corps, sera déjà couverte de mousse…

Un léger coup à la porte. Je suis doncnécessaire à quelqu’un ?

– Qui est là ? Entrez !

La porte s’ouvre, et, étonné, je fais un pasen arrière et me hâte de croiser les pans de ma robe de chambre.Devant moi se trouve Kâtia.

– Bonjour, me dit-elle, encore toutessoufflée d’avoir monté l’escalier. Vous ne m’attendiez pas ?Je suis venue… moi aussi ici…

Elle s’assied, et continue, en bégayant, sansme regarder :

– Pourquoi ne me dites-vous pasbonjour ? Je suis arrivée aujourd’hui. J’ai appris que vousétiez à cet hôtel et suis venue vous voir…

– Très heureux de te voir, lui dis-je,levant les épaules, mais je suis étonné… Tu tombes vraiment duciel. Pourquoi es-tu ici ?

– Moi ?… L’idée m’a prise et je suisvenue…

Un silence. Tout à coup elle se lèveimpétueusement et vient à moi.

– Nicolas Stépânytch, dit-elle, enpâlissant et pressant ses mains sur sa poitrine, je ne puiscontinuer à vivre ainsi. Je ne le puis pas ! Dites-moi vite, àl’instant, au nom du vrai Dieu, ce que je dois faire ?Dites-le-moi.

– Que puis-je te dire ? Je ne puisrien te dire.

– Parlez, je vous en prie,continua-t-elle, haletante, et tremblant de tout son corps. Je vousjure que je ne puis plus vivre ainsi ; je n’en ai plus laforce.

Elle tombe sur une chaise et commence àsangloter. Elle penche la tête en arrière, se tord les mains,frappe des pieds. Son chapeau est tombé de sa tête et se balancesur l’élastique ; sa coiffure est défaite.

– Aidez-moi, me supplie-t-elle, je n’enpuis plus.

Elle tire de son sac de voyage son mouchoir eten fait tomber en même temps quelques lettres, qui, de ses genoux,glissent sur le plancher. Je les ramasse, et je reconnais en l’uned’elles l’écriture de Mikhaïl Fiôdorovitch, et lis involontairementle fragment d’un mot : « passionn… ».

– Je ne puis rien te dire, Kâtia, luidis-je.

– Secourez-moi ! soupire-t-elle, mesaisissant la main et la baisant. Vous êtes mon père, mon seul ami.Vous êtes sage, intelligent, avez longtemps vécu ! Vous avezenseigné. Dites-moi donc ce que je dois faire.

– En conscience, Kâtia, je ne le saispas.

Je suis désemparé, confus, ému de sessanglots, et je tiens à peine debout.

– Viens, Kâtia, nous allons déjeuner, luidis-je avec un sourire forcé. Assez pleuré !

Et, tout de suite, j’ajoute d’une voixdéfaillante :

– Bientôt je ne serai plus, Kâtia.

– Rien qu’un mot, dit-elle en pleurs,tendant les mains vers moi. Que faire ?

– Tu es une originale, vraiment,murmuré-je. Je ne te comprends pas ! Toi si intelligente, ettout à coup, sans rime ni raison, fondre en sanglots…

Un silence se fait. Kâtia arrange sa coiffure,remet son chapeau, froisse ensuite ses lettres et les fourre dansson sac. Tout cela sans rien dire et sans se presser. Son visage,sa poitrine, ses gants sont humides de larmes ; maisl’expression de son visage est sèche, sévère… Je la regarde, etsuis honteux d’être plus heureux qu’elle. Je n’ai remarqué en moil’absence de ce que les philosophes appellent une idée générale quepeu de temps avant ma mort, au déclin de mes jours, et l’âme decette pauvre petite n’a pas connu et ne connaîtra pas de repos desa vie, de toute sa vie !

– Allons déjeuner, Kâtia, lui dis-je.

– Non, je vous remercie, répond-ellefroidement.

Une minute passe encore dans le silence.

– Khârkov ne me plaît pas, lui dis-je. Ilfait gris. Quelle ville grise !

– Oui, peut-être… Pas joli… Je n’y suisque pour peu de temps…, en passant. Aujourd’hui je pars.

– Où vas-tu ?

– En Crimée…, non, au Caucase.

– Pour longtemps ?

– Je ne sais pas.

Kâtia se lève et, souriant froidement, sans meregarder, me tend la main.

Je voudrais lui demander : « Alors,tu ne seras pas à mon enterrement ? » Mais elle ne meregarde pas, sa main est froide, comme morte… Je l’accompagne à laporte sans rien dire… Et la voilà sortie de chez moi. Elle marchedans le long corridor sans se retourner. Elle sait que je la suisdes yeux, et, sans doute, elle se retournera à l’angle… Non, ellene s’est pas retournée. La robe noire m’est apparue pour ladernière fois, les pas se sont tus… Adieu, mon trésor !

1889.

LE VOYAGEUR DE 1RE CLASSE

Le voyageur de première classe, qui venait dedîner au buffet et que le vin échauffait un peu, s’étendit sur labanquette de velours, s’étira avec délices et s’assoupit. Ayantsommeillé cinq petites minutes, il regarda son vis-à-vis avec desyeux mouillés, sourit et dit :

– Mon père, d’heureuse mémoire, aimait,après dîner, à se faire gratter la plante des pieds par des femmes.Je tiens absolument de lui, avec cette seule différence qu’aprèsdîner il faut que je me gratte, non la plante des pieds, mais lalangue et le cerveau. J’aime, pécheur que je suis, à bavarder leventre plein… Me permettez-vous de bavarder avec vous ?

– Je vous en prie, accorda levis-à-vis.

– Après un bon dîner il suffit du moindreprétexte pour que ma tête soit pleine de je ne sais diable quellespensées de haute importance. Par exemple, monsieur, nous venons devoir près du buffet deux jeunes gens, et vous avez entendu l’und’eux féliciter l’autre de sa notoriété. « Je vous félicite,lui dit-il ; vous êtes déjà connu et commencez à conquérir lagloire. » Ce sont, sans doute, des acteurs ou des journalistesde grandeur microscopique. Mais il ne s’agit pas d’eux. La questionm’intéresse présentement de savoir, monsieur, ce qu’on doitentendre par la notoriété ou la gloire. Qu’en pensez-vous ?Poûckhine appelait la gloire : « une reprise éclatantesur des haillons » ; nous la comprenons tous à laPouchkine, autrement dit plus ou moins subjectivement ; maispersonne n’a encore donné une définition claire, logique de cemot ; je donnerais gros pour avoir cettedéfinition-là !

– Quel si grand besoin enavez-vous ?

– Voyez-vous, si nous savions ce qu’estla gloire, nous connaîtrions peut-être les moyens de l’acquérir. Ilfaut vous dire, monsieur, que, quand j’étais plus jeune, je tendaisde toutes les fibres de mon âme vers la notoriété. La popularitéétait ma manie ; c’est pour elle que je m’instruisais,travaillais, que je passais les nuits, que je ne mangeais pas à mafaim et que j’ai gâché ma santé ; et il me semble, autant queje puis en juger, que j’avais tout ce qu’il faut pour y atteindre.D’abord, je suis ingénieur de profession. Depuis que je vis, j’aiconstruit en Russie une vingtaine de ponts magnifiques ; j’aiélevé des aqueducs dans trois villes ; j’ai travaillé aussi enAngleterre et en Belgique… En second lieu, j’ai écrit beaucoupd’articles professionnels. Troisièmement, mon bon monsieur, j’aiété attiré dès mon enfance vers la chimie ; je m’en occupe àmes loisirs et ai trouvé les procédés de fabrication de quelquesacides organiques, en sorte que vous découvririez mon nom dans tousles traités de chimie de l’étranger. J’ai toujours été auservice ; j’ai obtenu le rang de conseiller d’État, et j’ai uncurriculum vitae irréprochable. Je ne vous fatiguerai pasde l’énumération de mes affaires et de mes travaux : je vousdirai seulement que j’ai fait bien plus que tel autre qui estconnu. Eh bien ! je suis déjà vieux, je m’apprête à tourner del’œil, et ne suis pas plus connu que ce chien qui court sur letalus…

– Qui sait ? Vous êtes peut-êtreconnu.

– Hum ?… Tenez, essayons !Avez-vous jamais entendu prononcer, dites-moi, le nom deKrikoûnov ?

Le vis-à-vis leva les yeux au plafond,réfléchit et secoua la tête.

– Non, dit-il, je ne l’ai pasentendu…

– C’est mon nom de famille. Vous êtes unintellectuel d’un certain âge et n’avez jamais entendu parler demoi ; c’est une preuve convaincante ! Assurément, pouratteindre la notoriété, je ne faisais pas du tout ce qu’ilfallait ; je ne connaissais pas les vrais moyens et, voulantl’attraper par la queue, je n’ai pas pris le bon côté.

– Quels sont les vrais moyens ?

– Le diable le sait ! Vousdirez : le talent ? le génie ? le hors-ligne ?Pas du tout, monsieur. À côté de moi vivaient et faisaient carrièredes gens insignifiants, comparés à moi, nuls, et même vils. Ilstravaillaient mille fois moins que moi, ne se la foulaient pas, nebrillaient pas par leurs talents, ne briguaient pas la gloire, etvoyez-les ! Leurs noms reviennent à tout moment dans lesjournaux et dans les conversations. Si cela ne vous ennuie pas, jevais vous donner un exemple.

Il y a quelques années, j’ai construit un pontdans la ville de K… Il faut vous dire que l’ennui, dans cettepouilleuse ville, était horrible. S’il n’y avait pas eu les carteset les femmes, j’y aurais perdu la raison ! Aussi, par ennui,je m’étais lié avec une petite chanteuse. Le diable sait pourquoitout le monde était ravi de cette petite femme ; c’était unenature ordinaire, vulgaire, comme il y en a tant. Une fille,légère, bête et avide. Sa vie tout entière était d’ordre négatif.Elle mangeait beaucoup, buvait beaucoup, dormait jusqu’à cinqheures du soir, et rien plus. On la tenait pour une cocotteprofessionnelle, mais, quand on voulait en parler littérairement,on l’appelait actrice et chanteuse.

J’étais jadis amateur enragé de théâtre ;je ne savais pas voir objectivement, et ce frauduleux abus du nomd’actrice me mettait en colère, le diable sait comment ! Machanteuse avait autant de droit de s’appeler actrice ou chanteuseque de s’appeler serrurier ou veuve de sous-officier. C’était unêtre absolument sans talent et insensible. Autant que je lecomprends, elle chantait de façon dégoûtante ; tout le charmede son « art » était de savoir gigoter à temps et den’être gênée en rien quand on entrait dans sa loge. Ellechoisissait ordinairement des vaudevilles traduits, de ceux où l’onpeut parader en costume d’homme, collant. En un mot :pouah ! Elle n’avait de bon que son cou qui était magnifiqueet des jambes grasses. Je me mis avec elle peu avant l’achèvementdu pont. Voulez-vous me prêter de l’attention ? Je me lerappelle comme si c’était maintenant ; il y eut uneinauguration pompeuse. Il y eut un Te Deum, des discours,des télégrammes, ainsi de suite. Je trottinais autour de mon œuvre,et ne savais où me fourrer en raison de mon émotion d’auteur. C’estde l’histoire ancienne et il n’y a pas à faire du modeste : jevous dirai que mon pont était magnifique. Ce n’était pas un pont,mais un tableau, une friandise. Chaque poutre respirait ;chaque parapet sautait aux yeux ! Le diable lui-même n’enaurait pas fait un plus artistique, surtout avec le peu d’argentqu’on m’avait alloué. Je m’agitais d’autant plus que toute la villeassistait à l’inauguration. « Maintenant, pensais-je, lepublic va me regarder de tous ses yeux ; où mefourrer ? » Mais je m’inquiétais en vain, mon bonmonsieur. Personne, sauf les personnages officiels, ne fit aucuneattention à moi. Ils se tenaient en foule sur la berge etregardaient le pont comme des moutons ; et ils n’eurent curede celui qui l’avait construit. Mais tout à coup, le publics’agite : murmure général ; les figures sourient ;les épaules tressaillent. « Ils m’ont probablement vu »,pensai-je. Oui, comptes-y ! J’aperçois ma petite chanteuse quientre dans la foule et, derrière elle, un tas de propres àrien ; sur tout ce cortège courent les regards de la foule. Unmurmure de mille voix l’accompagne : « C’est une telle…Elle est charmante ! Quelles boucles d’oreilles. » On meremarque alors… Deux espèces de blancs-becs, des amateurs d’artscénique, à en juger par leurs fronts étroits, leurs grosses pommesd’Adam, me regardèrent, s’entre-regardèrent et murmurèrent :« C’est son amant ! » Comment cela vousplaît-il ? Et un malingre personnage quelconque, coiffé d’unchapeau haut de forme, avec une figure non rasée depuis longtemps,le menton baveux, sautillant près de moi d’un pied sur l’autre, setourna vers moi, et marmotta :

– Savez-vous quelle est cette dame surl’autre rive ? C’est une telle… Sa voix ne supporte pas lacritique, mais elle s’en sert à la perfection. Sa manière de jouerest d’un chic !…

– Ne pouvez-vous pas me dire, demandai-jeau malingre personnage, qui a construit ce pont ?

– Je ne sais vraiment pas,répondit-il ; un ingénieur quelconque !

– Qui a, demandé-je, construit votrecathédrale de K… ?

– Je ne peux pas non plus vous ledire !

Ensuite je lui demandai qui était en ville lemeilleur professeur, qui éditait le Messager de K…, et, àtoutes mes questions, le malingre personnage répondait qu’ill’ignorait.

– Et dites-moi, fis-je en manière deconclusion, avec qui vit cette chanteuse ?

– Avec un certain ingénieurKrikoûnov.

– Est-il vrai qu’elle porte une faussenatte ?

– C’est faux ! s’indigna lepersonnage, m’éclaboussant de salive ; c’est un mensonge, unecalomnie !

Eh bien, mon cher monsieur, cela vousplaît-il ? Ne sont-ce pas des porcs ? Allons,continuons ! Il n’y a plus au monde de ménestrels et debardes, et on se fait connaître uniquement par les journaux. Lelendemain de la bénédiction du pont, je saisis avec avidité leMessagerdu lieu et y cherche mon portrait. Je parcourslongtemps des yeux les quatre pages et enfin, hourra,voilà !

Je me mets à lire : « Hier par untrès beau temps et devant une grande affluence, en présence du chefde ce gouvernement, a eu lieu la bénédiction du pont, construitetc. etc. » Puis à la fin, ô ! Allah kerim !…« À la bénédiction, brillante de beauté, a assisté la favoritedu public de K…, notre talentueuse artiste, une telle… Il va sansdire que son apparition a fait sensation. L’étoile était habillée,etc. » De moi pas un seul mot ! Pas même un demi-mot.Bien que ce fût mesquin, le croirez-vous, je pleurai decolère !…

Je m’apaisai en me disant que la province estbête, qu’il n’y a rien à en attendre, et que, pour la gloire, ilfaut aller dans les centres intellectuels, dans les capitales.J’avais envoyé juste en ce temps-là à Pétersbourg un travail pourun concours. Le terme du concours approchait. Je dis adieu à K… etpartis pour la capitale.

Il faut vous dire que je ne suis pas un hommegâté, un homme qui fait un dieu de son ventre, que je n’ai pas untempérament de hussard, mais que je n’aime pourtant à me priver derien. La route de K… jusqu’à Pétersbourg est longue, et, pour nepas m’ennuyer, je louai un coupé et pris naturellement avec moi lapetite chanteuse. En route, nous ne faisions que manger, boire duchampagne, et trou-la-la ! Nous arrivons enfin au centreintellectuel. J’y arrivai le jour même du concours, et j’eus,monsieur, le plaisir d’y fêter ma victoire : mon ouvrage futhonoré du premier prix ! Hourra ! Le lendemain, je vaissur la perspective Nevski et j’achète pour soixante-dix kopeks dejournaux différents. Je me hâte vers ma chambre d’hôtel, jem’étends sur le canapé et, contenant mon tremblement, je me hâte delire. Je parcours un journal, rien ! J’en parcours un second,rien, mon Dieu ! Enfin dans le quatrième, je saute sur cettenouvelle : « Hier, par le train express est arrivée àSaint-Pétersbourg l’artiste provinciale une telle, assez connue desPétersbourgeois par ses succès de l’an dernier sur la scène de telclub. Nous remarquons avec plaisir que le climat du midi a agiheureusement sur notre belle connaissance ; son superbephysique, etc. » Je ne me rappelle pas ce qu’il y avaitensuite ! Beaucoup plus bas, imprimé dans le plus petitcaractère : « Hier, à tel et tel concours, l’ingénieur untel a reçu le premier prix. » Rien de plus. Et encore, onavait estropié mon nom ; au lieu de Krikoûnov, on avait écritKirkoûnov. Voilà le centre intellectuel !…

Mais ce n’est pas tout. Quand je quittaiPétersbourg un mois après, tous les journaux parlaient à l’envi de« notre divine, incomparable, très talentueuse », et onn’appelait déjà plus ma maîtresse par son nom de famille, mais parson prénom, en y ajoutant son patronyme…

Bon ! Il y a quelques années je fus àMoscou. J’y étais appelé par une lettre autographe du maire pourune affaire dont la ville crie dans les journaux depuis plus d’unsiècle. Sur l’entrefaite je donnai, dans un but de bienfaisance,cinq conférences dans un des musées. Il semble que cela étaitsuffisant pour être connu à Moscou, ne fût-ce que pour trois jours.Mais las et hélas ! Pas un des journaux de Moscou ne dit unseul mot de moi ! Il fut question de tout : d’incendies,d’opérettes, des édiles qui sommeillent, de négociants ivres, maisde mon travail, de mon projet, de mes conférences, pas unmot ! Un beau public celui-là aussi ! Je monte dans untramway… La voiture est archi-pleine : des dames, desmilitaires, des étudiants, des étudiantes ; de chaque espèceun couple, comme dans l’arche de Noé… Je dis à haute voix à monvoisin, pour que la voiture l’entende : « On dit que lamairie a fait venir un ingénieur pour telle affaire ;savez-vous le nom de cet ingénieur ? » Le voisin secouala tête. Le reste du public me regarda à la dérobée, et je lus danstous les regards : « Je ne sais pas. »

– On dit, insistai-je, voulant amorcer laconversation, que quelqu’un fait des conférences à tel musée ?On dit que c’est intéressant !

Personne ne hocha même la tête. Évidemment peude gens avaient entendu parler de mes conférences, et les dames neconnaissaient pas même l’existence du musée. Ce ne serait encorerien, mais figurez-vous, mon bon monsieur, que, tout à coup, lepublic s’agite et se précipite pour regarder. Qu’est-ce donc ?Qu’y a-t-il ?

– Regardez, regardez, me dit mon voisin,me poussant du coude, ce brun, qui monte en fiacre. C’est lecélèbre coureur King !

Et toute la voiture, s’engouant, se mit àparler des coureurs, qui occupaient alors les esprits à Moscou.J’entendis parler d’étrangers et même de femmes de chambre russes,qui affluaient chez Lenntovski[11].

Je pourrais vous citer beaucoup d’autresexemples, mais je suppose que ces deux suffisent. Admettonsmaintenant que je me trompe à mon sujet et que je sois un petitvaniteux sans talent, mais je puis vous indiquer beaucoup de mescontemporains, des gens d’un talent et d’une applicationremarquables, qui sont morts inconnus. Tous nos navigateurs,chimistes, physiciens, mécaniciens, cultivateurs russes, sont-ilspopulaires ? Notre masse instruite connaît-elle les peintres,les sculpteurs, les littérateurs russes ? Tel vieux chienlittéraire, travailleur de talent, qui, depuis trente-trois ans,bat le seuil des rédactions, qui a noirci on ne sait combien depapier, qui a été jugé une vingtaine de fois pour diffamation, nedépasse pourtant pas le seuil de son chenil. Nommez-moi un seulcoryphée de notre littérature qui soit devenu célèbre avant que lebruit ait couru sur la terre qu’il a été tué en duel, qu’il estdevenu fou, qu’il a été déporté, ou qu’il triche auxcartes ?

Le voyageur de première classe s’exaltatellement qu’il fit tomber son cigare et se souleva.

– Oui, monsieur, continua-t-il,furieusement ; en parallèle avec ces gens-là, je vous citeraides centaines de petites chanteuses, d’acrobates et de clowns,connus même des enfants au sein ! Oui, monsieur !

La porte grinça ; il y eut un courantd’air et un personnage à l’air sombre, en macfarlane, en chapeauhaut de forme, avec des lunettes bleues, entra dans le wagon. Lepersonnage regarda les places, se renfrogna, et alla plus loin.

– Savez-vous qui c’est ? chuchotaquelqu’un dans un angle éloigné du wagon ; c’est N. N.,le célèbre flibustier de Toula, qui est passé aux assises dansl’affaire de la banque V…

– Et voilà ! dit levoyageur de première classe en riant ; il connaît leflibustier de Toula, et demandez-lui s’il connaît Sémiradsky,Tchaïkovski ou le philosophe Soloviov ; il hochera la tête…C’est de la cochonnerie !

Trois minutes passèrent dans le silence.

– Permettez-moi de vous demander à montour, dit timidement le vis-à-vis en toussant ; le nom dePoûchkov vous est-il connu ?

– Poûchkov ? Hum !… Poûchkov…Non, je ne le connais pas !

– C’est mon nom, dit le vis-à-vis avec unsourire confus. Vous ne le connaissez pas ? Il y a déjàtrente-cinq ans que je suis professeur d’une des universitésrusses… membre de l’Académie des sciences… J’ai publié mainteschoses…

Le voyageur de première classe et sonvis-à-vis se regardèrent et se mirent à rire.

1886.

LA LINOTTELe titre littéral est laCigale, l’Étourdie (Poprygoûnia). (Tr.)

I

Au mariage d’Ôlga Ivânovna, il y avait tousses amis et ses bonnes connaissances.

– Regardez, n’est-ce pas qu’il y a en luiquelque chose ? disait-elle à ses amis, en montrant son mari,comme si elle voulait expliquer pourquoi elle se mariait avec unhomme simple, très ordinaire, et qui n’était remarquable enrien.

Son mari – Ôssip Stépânytch Dymov, – étaitmédecin et avait le rang de conseiller honoraire. Il travaillaitdans deux hôpitaux ; il était dans l’un assistantsurnuméraire, et prosecteur dans l’autre. Chaque matin, dès neufheures, il avait sa consultation et s’occupait de sa salle ;après midi il se rendait en tramway à l’autre hôpital, où ilfaisait des autopsies. Sa clientèle personnelle était nulle ;elle ne rapportait que quelque cinq cents roubles par an. C’esttout. Que peut-on encore dire de lui ?

Cependant Ôlga Ivânovna, ses amis et sesbonnes connaissances, n’étaient pas des gens tout à faitordinaires. Chacun d’eux était remarquable en quelque chose et unpeu connu ; chacun avait déjà un nom et était regardé commeune célébrité, ou s’il n’était pas encore connu, il donnait debrillantes espérances : c’était un artiste dramatique, d’untalent depuis longtemps reconnu, homme élégant, intelligent,modeste, et très bon conférencier, qui avait enseigné la diction àÔlga Ivânovna ; c’était un chanteur de l’Opéra, un gros bonvivant, qui assurait Ôlga Ivânovna qu’elle se perdait, car, si ellen’avait pas été paresseuse et s’était prise en main, elle auraitété une cantatrice remarquable ; puis c’était plusieurspeintres et, à leur tête, le genriste, paysagiste et animalierRiabôvski, très beau jeune homme blond de vingt-cinq ans, qui avaiteu du succès à ses expositions et avait vendu son dernier tableaucinq cents roubles ; il corrigeait les études d’Ôlga Ivânovnaet disait qu’elle pourrait peut-être faire quelque chose. Puisc’était un violoncelliste dont l’instrument pleurait, et quiconvenait sincèrement que, de toutes les femmes qu’il connaissait,seule Ôlga Ivânovna savait accompagner. Et c’était un homme delettres, jeune et déjà connu, qui écrivait des récits, des pièceset des contes. Qui encore ? C’était encore VassîliVassîliévitch, gentilhomme, propriétaire rural,illustrateur-dilettante et vignettiste, qui connaissait bien levieux style russe, les légendes et l’épopée ; il dessinaitlittéralement des merveilles sur le papier, la porcelaine et lesassiettes… Au milieu de cette société artistique, libre d’elle-mêmeet gâtée par le sort, délicate et discrète, il est vrai, mais quine se souvenait de l’existence des docteurs qu’en cas de maladie,et pour laquelle le nom de Dymov sonnait aussi indifféremment queSîdorov ou que Tarâssov, au milieu de cette société, Dymov semblaitétranger, un homme de trop et tout petit, bien qu’il fût grand etlarge d’épaules. Il semblait qu’il portât un habit emprunté et unebarbe de commis ; pourtant, s’il eût été écrivain ou peintre,on aurait dit que sa barbe rappelait celle de Zola.

L’artiste disait à Ôlga Ivânovna qu’avec sescheveux lin et sa parure de mariée, elle ressemblait beaucoup à uncerisier quand, au printemps, il est tout couvert de fines fleursblanches.

– Non, écoutez, lui dit Ôlga Ivânovna, enle prenant par la main, écoutez comment cela est arrivé ! Ilfaut vous dire que mon père travaillait dans le même hôpital queDymov. Quand mon pauvre père tomba malade, Dymov le veilla jour etnuit. Quel dévouement ! Écoutez, Riabôvski… Et vous,l’écrivain, écoutez aussi, c’est très intéressant… Approchez-vous.Quel dévouement, quelle sincère sympathie ! Je veillais moiaussi et me tenais près de mon père, et tout d’un coup, bonjour,j’ai vaincu le beau jeune homme ! Mon Dymov était prisjusqu’aux oreilles. Vraiment, la destinée est bizarre. À la mort demon père, il vint quelquefois chez moi ; nous nousrencontrions dans la rue, et par un beau soir, tout à coup,boum ! il m’a fait sa demande. Ça m’est tombé comme de laneige sur la tête. Je pleurai toute la nuit et devins infernalementamoureuse. Et ainsi, vous le voyez, je suis devenue son épouse.N’est-ce pas qu’il y a en lui quelque chose de fort, de puissant,d’ours ? Sa figure est tournée maintenant de trois quarts etmal éclairée ; mais, quand il se retournera, regardez sonfront. Riabôvski, que direz-vous de ce front ?… Dymov, nousparlons de toi ! cria-t-elle à son mari ; viensici ; tends ta main loyale à Riabôvski. Soyez amis.

Dymov, souriant débonnairement et naïvement,tendit sa main à Riabôvski et lui dit :

– Enchanté ! Un certain Riabôvski afini la médecine en même temps que moi. N’est-ce pas un de vosparents ?

II

Ôlga Ivânovna avait vingt-deux ans ;Dymov en avait trente et un. Après leur mariage, ils vécurent enbons termes, Ôlga Ivânovna recouvrit entièrement de ses études etde celles des autres, encadrées ou non, les murs du salon, et ellearrangea près du piano et des meubles un agréable encombrement deparasols, de chevalets, de chiffons versicolores, de poignards, depetits bustes et de photographies… Elle colla aux murs de la salleà manger des gravures populaires, y pendit des sandales de tille,une serpe ; elle mit dans un coin une faux et des râteaux, etcela fit une salle à manger de style russe. Dans la chambre àcoucher, pour qu’elle ressemblât à une grotte, elle tendit leplafond et les murs de drap sombre. Elle suspendit au-dessus du litune lanterne vénitienne, et elle mit près de la porte une statueavec une hallebarde.

Et tous trouvaient que les jeunes mariésavaient un joli nid.

Chaque jour, levée vers les onze heures, ÔlgaIvânovna jouait du piano ou, s’il faisait du soleil, elle peignaitquelque chose. Puis, vers une heure, elle allait chez sacouturière. Comme Dymov et elle avaient très peu d’argent, juste dequoi joindre les deux bouts, elle et sa couturière pour qu’elle semontrât souvent dans des robes nouvelles et éblouît par sestoilettes, devaient recourir à la ruse. Souvent, d’une vieille robeteinte, de morceaux de tulle, de soie ou de peluche, ne valantrien, sortaient de véritables chefs-d’œuvre, quelque chose deravissant ; non pas une robe, mais un rêve.

De chez la couturière, Ôlga Ivânovna allaitordinairement chez quelque actrice de sa connaissance pourapprendre les nouvelles théâtrales, et solliciter à propos unbillet pour une première ou pour un bénéfice. De chez l’actrice, ilfallait aller à l’atelier d’un peintre ou à une exposition detableaux, puis chez quelque célébrité pour l’inviter ou lui rendrevisite, ou simplement pour bavarder.

Et, partout, on accueillait Ôlga Ivânovnagaiement et amicalement. Partout on l’assurait qu’elle était bonne,charmante et rare… Ceux qu’elle appelait célébrités et qualifiaitde grands, la recevaient comme une des leurs, comme une égale, etlui prédisaient, d’une voix, qu’avec ses talents, son goût et sonesprit, si elle ne se dispersait pas, elle ferait quelque chose deremarquable. Elle chantait, jouait du piano, peignait, modelait,figurait dans les spectacles d’amateurs, et tout cela, non pasn’importe comment, mais avec talent. Fît-elle des lanternes pourdes illuminations, s’habillât-elle, attachât-elle une cravate àquelqu’un, tout était extraordinairement artistique, gracieux etjoli…

Mais nulle part son talent ne s’exprimaitaussi brillamment que dans son art de faire intime connaissance etde se lier avec les célébrités. Quelqu’un devenait-il connu, si peuque ce fût, et faisait-il parler de lui, vite elle nouaitconnaissance avec lui, devenait son amie et l’invitait chez elle.Chaque connaissance nouvelle était pour elle une véritable fête.Elle adorait les gens célèbres, s’en enorgueillissait et les voyaitchaque nuit en rêve. Elle avait soif de célébrité et ne parvenaitpas à en étancher sa soif. Les vieux s’en allaient, et elle lesoubliait ; des nouveaux venaient les remplacer, et à ceux-làelle s’habituait vite aussi ou s’en désillusionnait vite ; etelle commençait avidement à en chercher d’autres, de nouveauxgrands hommes ; elle les trouvait et en cherchait encore…Pourquoi cela ?

Elle dînait vers cinq heures à la maison avecson mari dont la simplicité, le bon sens et la bonté la plongeaientdans l’humilité et le ravissement. Elle se levait à chaque instant,étreignait brusquement sa tête et la couvrait de baisers.

– Dymov, disait-elle, tu es un hommeintelligent et noble, mais tu as un très grand défaut : tu net’intéresses pas du tout à l’art ; tu nies la musique et lapeinture.

– Je ne les comprends pas, disait-ilmodestement ; je me suis occupé toute ma vie de sciencesnaturelles et de médecine, et n’ai pas eu le temps de m’occuperd’art.

– Mais c’est horrible, Dymov !

– Pourquoi donc ? Tes connaissancesignorent les sciences naturelles et la médecine, et tu ne le leurreproches pas ; chacun son métier. Je ne comprends rien auxpaysages, ni aux opéras, mais je pense que si des gens intelligentsy consacrent toute leur vie, et que si d’autres gens intelligents ysacrifient beaucoup d’argent, c’est qu’on en a besoin. Je necomprends pas ; mais ne pas comprendre ne veut pas direrejeter.

– Donne que je serre ton honnêtemain !…

Après dîner, Ôlga Ivânovna allait chez sesconnaissances, puis au théâtre et au concert ; et ellerevenait à la maison après minuit. Ainsi chaque jour.

Le mercredi soir, elle recevait. La maîtressede maison et ses invités ne jouaient pas aux cartes et ne dansaientpas ; ils se complaisaient à différents arts. L’artistedramatique déclamait ; le chanteur chantait ; le peintredessinait dans les albums dont Ôlga Ivânovna avait un très grandnombre ; le violoncelliste jouait, et la maîtresse de maisonelle-même dessinait, modelait, chantait et accompagnait. Dans lesintervalles, on parlait et on discutait littérature, théâtre,peinture. Il n’y avait pas de dames parce qu’Ôlga Ivânovnaregardait toutes les femmes, sauf les actrices et sa couturière,comme tristes et banales. Aucune soirée ne se passait sans que lamaîtresse de maison ne tressaillît à chaque coup de sonnette et nedît avec une expression triomphale : « C’estlui… »

Elle entendait par le mot « lui »quelque nouvelle célébrité qu’elle avait invitée. Dymov n’était pasau salon et personne ne se rappelait son existence. Mais à onzeheures et demie juste, la porte de la salle à mangers’ouvrait ; Dymov apparaissait, et disait avec son souriredébonnaire et modeste, en se frottant les mains :

– Messieurs, je vous prie de venirsouper.

Tous passaient à la salle à manger et voyaientchaque fois les mêmes mets sur la table : un plat d’huîtres,un morceau de jambon ou de veau, des sardines, du fromage, ducaviar, des cèpes, de la vodka, et deux carafes de vin.

– Mon cher maître d’hôtel, disait ÔlgaIvânovna en levant ses bras, tu es simplement ravissant !Messieurs, regardez son front ! Dymov, mets-toi de profil.Messieurs, regardez : une tête de tigre du Bengale, etl’expression bonne et charmante d’un cerf. Oh mon chéri !

Les invités mangeaient et pensaient enregardant Dymov : « En effet, c’est un bon garçon. »Mais ils l’oubliaient bientôt et continuaient à parler de théâtre,de musique et de peinture.

Les jeunes mariés étaient heureux, et leur viecoulait douce. Pourtant la troisième semaine de leur lune de mielne passa pas tout à fait joyeuse et fut même triste. Dymov attrapaà l’hôpital un érésipèle, resta six jours au lit et dut couper rasses beaux cheveux noirs. Ôlga Ivânovna restait assise à côté de luiet pleurait amèrement. Mais quand il se sentit mieux, elle mit unpetit mouchoir blanc sur sa tête rasée et se mit à peindre d’aprèslui un bédouin. Et tous deux étaient gais.

Trois jours après, lorsque, guéri, il retournaà l’hôpital, il lui arriva un nouveau mécompte.

– Je n’ai pas de chance, petite maman,lui dit-il une fois à dîner ; j’ai eu aujourd’hui quatreautopsies et me suis coupé deux doigts ; et je ne m’en suisaperçu qu’à la maison.

Ôlga Ivânovna s’effraya. Il sourit et dit quece n’était rien et qu’il lui arrivait souvent de se faire descoupures pendant les autopsies.

– Je me prends à mon travail, petitemaman, et je deviens distrait.

Ôlga Ivânovna s’attendait à une infectioncadavérique et pria Dieu les nuits ; mais tout se passaheureusement.

Et de nouveau coula une vie paisible, béate,sans chagrins, ni soucis. Le présent était beau et le printempsvenait, souriant de loin et promettant mille joies. Le bonheurn’aurait pas de fin… En avril, mai, juin, une maison de campagneloin de la ville. Des promenades, des études, la pêche, lesrossignols, et puis, de juillet à l’automne, un voyage de peintressur le Volga, Ôlga Ivânovna, comme membre perpétuel de laSociété[12], yprendrait part. Elle s’était déjà fait faire deux costumes devoyage en coutil, avait acheté des couleurs, des pinceaux, de latoile, et une nouvelle palette. Riabôvski venait presque chaquejour voir les progrès qu’elle faisait en peinture. Quand elle luimontrait sa peinture, il enfonçait profondément ses mains dans sespoches, pinçait fortement les lèvres, reniflait etdisait :

– Oui… Ce nuage crie ; il n’est paséclairé comme il doit l’être le soir. Le premier plan est mâché etil y a, comprenez, quelque chose qui n’y est pas tout à fait… Etvotre petite isba est étouffée par on ne sait quoi et piauleplaintivement… Il faudrait prendre ce coin plus obscurément… Maisen somme, pas mal du tout. Je vous loue.

Plus il parlait confusément, mieux ÔlgaIvânovna le comprenait.

III

Le lendemain de la Trinité[13],après dîner, Dymov acheta des hors-d’œuvre et des bonbons et serendit à la campagne chez sa femme. Il ne l’avait pas vue depuisdeux semaines déjà et s’ennuyait beaucoup sans elle. Dans levoyage, et puis en cherchant la villa dans une grande clairière, ilsentait continûment la faim et la fatigue, et songeait comme ilallait souper en liberté avec sa femme et ensuite se coucherait. Iléprouvait de la joie en regardant son paquet contenant du caviar,du fromage, de l’esturgeon.

Quand il trouva et reconnut la villa, lesoleil se couchait déjà. La vieille femme de chambre lui dit quemadame n’était pas à la maison, mais qu’elle reviendrait bientôt.Il n’y avait que trois chambres dans la villa, très laide d’aspect,avec des plafonds bas, couverts de papier écolier, et des planchersraboteux et pleins de fentes. Dans l’une des chambres il y avait unlit. Dans l’autre, sur les chaises et sur l’appui des fenêtres,traînaient des toiles, des pinceaux, du papier gras, et despaletots et chapeaux d’hommes. Dans la troisième, Dymov trouvatrois hommes inconnus. Deux d’entre eux étaient bruns etbarbus ; le troisième, rasé et gros, était évidemment unacteur.

Le samovar bouillait sur la table.

– Que désirez-vous ? demandal’acteur, d’une voix de basse, regardant Dymov sansaffabilité ; vous avez besoin d’Ôlga Ivânovna ? Attendez,elle va revenir tout de suite.

Dymov s’assit et attendit. L’un des hommesbruns, l’air endormi et le regardant de travers, se versa du thé etlui demanda :

– Vous voulez peut-être du thé ?

Dymov voulait boire et manger, mais il refusale thé pour ne pas se gâter l’appétit. Bientôt retentirent des paset un rire connu ; la porte claqua, et Ôlga Ivânovna entradans la chambre, en chapeau à larges bords, tenant une boîte à lamain. Riabôvski, gai et les joues rouges, la suivait, portant ungrand parasol et un pliant.

– Dymov ! s’écria Olga Ivânovna, etelle rougit de plaisir ; Dymov ! répéta-t-elle, en posantsur sa poitrine sa tête et ses deux mains. C’est toi ?Pourquoi n’es-tu pas venu depuis si longtemps ?Pourquoi ? Pourquoi ?

– Comment le pouvais-je, petitemaman ? je suis toujours occupé, et, quand je suis libre,l’heure des trains ne va pas.

– Comme je suis contente de tevoir ! J’ai rêvé à toi toute la nuit et je craignais que tu nesois malade. Si tu savais comme tu es gentil, comme tu es arrivé àpropos ! Tu seras mon sauveur ! Toi seul peux mesauver ! Il y aura demain ici, reprit-elle en riant et ennouant la cravate de son mari, un mariage très original. Un jeunetélégraphiste de la gare se marie, un certain Tchikildiéiév. C’estun beau jeune homme, pas bête, et il y a dans sa figure quelquechose de fort, comme un ours… On peut d’après lui peindre un jeuneVarègue. Nous tous, les gens des villas, lui portons intérêt et luiavons donné notre parole d’assister à son mariage. C’est un hommepauvre, isolé, timide ; c’eût été péché de lui refuser del’intérêt. Après la messe aura lieu le mariage, puis tous serendront à pied à la maison de la mariée… Tu comprends, uneclairière, le chant des oiseaux, les taches du soleil, et nous touscomme des taches vives sur l’herbe. Très original. Dans le goût desimpressionnistes français. Mais Dymov, demanda Ôlga Ivânovna enprenant une mine dolente, que mettrai-je pour aller àl’église ? Je n’ai rien ici ; rien à la lettre ! Nirobe, ni gants, ni fleurs… Il faut que tu me sauves ! Puisquetu es venu, le sort lui-même t’ordonne de me sauver ! Prendsles clés, mon chéri ; va à la maison et cherche dans l’armoirema robe rose. Tu te rappelles, elle est pendue la première… Puisdans le débarras, à droite, par terre, tu verras des cartons. Quandtu ouvriras le premier, tu y trouveras du tulle, beaucoup de tulle,et différents chiffons, et, dessous, des fleurs. Sors prudemmenttoutes les fleurs ; tâche, mon chéri, de ne pas leschiffonner ; je choisirai après… Et tu m’achèteras desgants.

– Bien, dit Dymov, j’irai demain et jet’enverrai cela.

– Demain ! s’écria Olga Ivânovna, leregardant avec étonnement ; quand auras-tu le tempsdemain ? Demain, le premier train part à neuf heures, et lemariage est à onze. Non, mon chéri, il me faut celaaujourd’hui ; absolument aujourd’hui ! Si tu ne peux pasrevenir demain, envoie-moi un commissionnaire. Allons, pars vite…Le train de voyageurs va arriver à l’instant ; ne sois pas enretard, mon âme !

– Bon.

– Ah ! comme il est dommage de telaisser partir ! dit Ôlga Ivânovna, et les larmes lui vinrentaux yeux ; pourquoi, sotte que je suis, ai-je donné ma paroleau télégraphiste !

Dymov but rapidement un verre de thé, prit uncraquelin et se rendit à la gare, en souriant doucement. Le caviar,le fromage et l’esturgeon furent mangés par les deux hommes brunset le gros acteur.

IV

Par une nuit calme et claire de juillet, ÔlgaIvânovna était sur le pont d’un des bateaux du Volga et regardaittantôt l’eau, tantôt les rives. Près d’elle, Riabôvski lui disaitque, sur l’eau, les ombres noires ne sont pas des ombres, mais unsonge, et qu’en voyant cette eau magique, à reflets fantastiques,en voyant le ciel sans fond et les rives tristes et mélancoliques,qui parlent de la futilité de notre vie et de l’existence dequelque chose de plus élevé, de divin, il serait bon de s’oublier,de mourir, de devenir un souvenir… Le passé est banal et pasintéressant ; l’avenir est médiocre ; et cette magnifiqueet unique nuit finira bientôt, se fondra dans l’éternité ;pourquoi donc vivre ?

Olga Ivânovna écoutait tantôt la voix deRiabôvski, tantôt le calme de la nuit ; et elle songeaitqu’elle était immortelle et jamais ne mourrait.

La couleur turquoise de l’eau, qu’elle n’avaitjamais vue précédemment, le ciel, les rives, les ombres sombres, etune joie irraisonnée qui remplissait son âme, lui disaient qu’elledeviendrait une grande artiste et que, quelque part au loin, pardelà la nuit claire, dans un espace indéfini, le succès, la gloireet l’amour des peuples l’attendaient… Quand elle regardaitlongtemps au loin fixement, elle voyait des foules, deslumières ; elle entendait les sons de la musique, des crisd’enchantement. Elle était en robe blanche et des fleurs tombaientsur elle de tous côtés. Elle songeait aussi qu’à côté d’elle,accoudé à la rampe, se trouvait un vrai grand homme, un génie, unélu de Dieu… Tout ce qu’il a créé jusqu’à présent est beau,nouveau, extraordinaire ; et ce qu’il créera avec le temps,quand, avec la virilité, croîtra son rare talent, sera saisissant,démesurément élevé ; cela se connaît à sa figure, à sa façonde s’exprimer et à sa manière de se comporter avec la nature. Ilparle des ombres, des tons du soir, de l’éclat de la lune avec unelangue à lui, de telle sorte que l’on sent involontairement lecharme de son pouvoir sur la nature. Il est très beau lui-même,original, et sa vie indépendante, libre, dépourvue de tout soucid’existence ressemble à la vie des oiseaux.

– Il commence à faire frais, dit ÔlgaIvânovna, frissonnant.

Riabôvski l’enveloppa de sa cape et ditplaintivement :

– Je me sens en votre pouvoir, je suis unesclave. Pourquoi êtes-vous aujourd’hui si captivante ?

Il la regardait sans cesse, sans en détacherles yeux, et ses yeux étaient étranges ; elle avait peur de leregarder.

– Je vous aime follement, murmura-t-il,respirant sur sa joue. Dites-moi un mot et je ne vivrai plus ;j’abandonnerai l’art, dit-il avec une grande agitation ;aimez-moi, aimez-moi !…

– Ne parlez pas ainsi, dit Ôlga Ivânovna,fermant les yeux ; cela me fait peur. Et Dymov ?

– Dymov ? Pourquoi parler deDymov ? Qu’ai-je à faire de Dymov ? Voyez le Volga, lalune, la beauté, mon amour, mon extase ; il n’y a pas deDymov… Ah ! je ne sais rien ! Je n’ai pas besoin dupassé ; donnez-moi un instant, une minute !…

Le cœur d’Ôlga Ivânovna battit. Elle voulaitpenser à son mari ; mais tout son passé, avec son mariage,Dymov, et ses soirées, lui semblait mesquin, nul, sombre etinutile, et lointain… En effet, pourquoi songer à Dymov ?Qu’avait-elle à se soucier de lui ? Existait-il en réalité, etétait-il autre chose qu’un songe ?

« C’est déjà bien assez pour lui, hommesimple et ordinaire, du bonheur qu’il a reçu, pensa-t-elle en secouvrant le visage de ses mains. Que je sois jugée là-bas,que je sois maudite, mais en dépit de tout, je vais meperdre ; je vais me perdre à l’instant. Dans la vie, il fauttout connaître. Mon Dieu, que c’est effrayant etbon ! »

– Eh bien ? murmura le peintre enl’étreignant et baisant avidement les mains avec lesquelles elleessayait faiblement de l’éloigner ; tu m’aimes ?Oui ? oui ? Oh ! quelle nuit ! Merveilleusenuit !

– Oui, quelle nuit ! murmura-t-elle,en le regardant dans ses yeux, brillants de larmes ; puis elleregarda rapidement autour d’elle, l’étreignit et le baisa fortementsur les lèvres.

– On approche de Kinéchma ! ditquelqu’un de l’autre côté du pont.

Des pas lourds retentirent. C’était le garçonqui passait.

– Écoutez, lui dit Ôlga Ivânovna,pleurant et riant de bonheur, apportez-nous du vin.

Le peintre, pâle d’émotion, s’assit sur lebanc, regarda Ôlga Ivânovna avec des yeux amoureux etreconnaissants ; puis il ferma les yeux et dit, en souriantavec langueur :

– Je suis fatigué !

Et il appuya sa tête contre la rampe.

V

Le 2 septembre, la journée était chaude etcalme, mais sombre. De grand matin un léger brouillard errait surle Volga. La pluie commença à tomber après neuf heures. Et aucunespoir que le ciel s’éclaircît.

Au moment du thé, Riabôvski avait dit à ÔlgaIvânovna que la peinture est l’art le plus ingrat et le plustriste, qu’il n’était pas un peintre, que seuls les imbécilescroyaient qu’il avait du talent, et tout à coup, sans rime, niraison, il prit un couteau et lacéra sa meilleure étude. Après lethé, il resta assis, sombre, à la fenêtre, regardant le Volga. Lefleuve n’avait plus de reflets ; il était terne, mat et froid.Tout, tout rappelait l’approche de l’automne, angoissant et morne.Et il semblait que les somptueux tapis verts des rives, que lesreflets diamantés des rayons, que le lointain azuré, transparent,et que tout ce décor d’élégance et de parade, la nature les avaitmaintenant retirés, et enfermés dans des malles jusqu’au printempsprochain. Les corbeaux volaient autour du Volga et semblaient letaquiner et lui dire : « Tu es nu ! nu ! »Riabôvski écoutait leur croassement et pensait qu’il était déjàfini et avait perdu son talent ; que tout dans ce monde estconditionnel, relatif et bête ; et qu’il n’aurait pas fallu selier avec cette femme. Bref, il était de mauvaise humeur ets’ennuyait.

Ôlga Ivânovna était assise sur son lit,derrière la cloison, et touchait de ses doigts ses beaux cheveuxcouleur de lin. Elle s’imaginait tantôt être dans son salon, tantôtdans sa chambre à coucher, tantôt dans le cabinet de son mari. Sonimagination la transportait au théâtre, chez la couturière, chezses amis célèbres ; que font-ils maintenant ? Pensent-ilsà elle ? La saison était déjà commencée, et il était temps desonger à ses soirées. Et Dymov ? Le cher Dymov ? Comme illa priait doucement et naïvement, dans ses lettres, à la manièred’un enfant, de revenir vite ! Il lui envoyait chaque moissoixante-quinze roubles, et quand elle lui avait écrit qu’elledevait cent roubles aux peintres, il avait envoyé aussi ces centroubles. Quel homme bon et magnifique ! Le voyage avaitfatigué Ôlga Ivânovna ; elle s’ennuyait ; elle voulaitquitter au plus vite les moujiks, l’humidité de la rivière, et sedébarrasser de la sensation de malpropreté qu’elle éprouvait sanscesse en habitant des isbas de paysans et en errant de village envillage. Si Riabôvski n’avait pas donné à ses confrères sa paroled’honneur de rester avec eux jusqu’au 20 septembre, on eût pupartir le jour même. Comme c’eût été bien !…

– Mon Dieu, gémit Riabôvski, quand donc yaura-t-il du soleil ? Je ne puis pas, sans soleil, finir unpaysage ensoleillé !

– Mais tu as une étude sous un ciel denuages, lui dit Ôlga Ivânovna, sortant de derrière la cloison. Terappelles-tu ? Il y a à droite un bois et, à gauche, untroupeau de vaches et des oies. Tu pourrais la finir à présent.

– Ah ! grinça le peintre, lafinir ! Pensez-vous que je sois bête au point de ne pas savoirce que je dois faire !

– Comme tu as changé envers moi !soupira Ôlga Ivânovna.

– Allons, c’est très bien !

La figure d’Ôlga Ivânovna trembla ; ellealla vers le poêle et pleura.

– Il ne manquait que les larmes.Cessez ! J’ai mille raisons pour pleurer, et pourtant je nepleure pas.

– Mille raisons ! dit Ôlga Ivânovna,éclatant. La principale est que je vous pèse déjà. Oui, dit-elle ensanglotant, s’il faut dire la vérité, vous avez honte de notreamour ; vous faites toujours en sorte que les peintres ne leremarquent pas, bien qu’on ne puisse pas le cacher, et que toutleur soit connu depuis longtemps.

– Ôlga, dit le peintre suppliant, mettantla main sur son cœur, je vous demande une chose, une seule :ne me tourmentez pas ! De vous, je n’ai plus besoin derien !

– Jurez-moi que vous m’aimezencore !

– C’est torturant ! dit le peintreentre les dents, en se levant ; je finirai par me jeter dansle Volga, ou je deviendrai fou ! Laissez-moi !

– Alors tuez-moi, cria Ôlga Ivânovna,tuez-moi !

Elle sanglota de nouveau et retourna derrièrela cloison. La pluie tombait sur le toit de chaume. Riabôvski seprit la tête et marcha de long en large ; puis, avec une minedéterminée, comme s’il voulait prouver quelque chose à quelqu’un,il prit sa casquette, mit son fusil en bandoulière et sortit del’isba.

Après son départ, Ôlga Ivânovna restalongtemps couchée sur le lit et pleura. D’abord elle pensa qu’ilserait bon de s’empoisonner pour que Riabôvski la trouvâtmorte ; puis elle s’envola en pensée dans son salon, dans lecabinet de son mari, et s’imagina qu’elle restait assise immobileprès de Dymov et se délectait de repos physique et depropreté ; puis elle était le soir au théâtre et entendaitMazzini. Et la nostalgie de la vie civilisée, du bruit de la villeet des hommes célèbres lui serra le cœur. La paysanne entra dansl’isba et se mit, sans se presser, à allumer le feu pour faire ledîner. Cela sentit le charbon, et l’air bleuit de fumée. Lespeintres rentrèrent avec leurs bottes sales et la figure mouilléepar la pluie. Ils examinaient leurs études et disaient pour seconsoler que le Volga, même par le mauvais temps, avait son charme.Et sur le mur la pendule bon marché faisait : tic-tac-tic-tac.Les mouches, transies, s’étaient amassées dans le coin, près desImages, et elles bourdonnaient. On entendait les cafards courirdans les gros cartons, sous les bancs…

Riabôvski revint à la maison quand le soleilse couchait. Il jeta sa casquette sur la table et, pâle, exténué,les bottes sales, il s’affaissa sur le banc et ferma les yeux.

– Je suis fatigué, dit-il, et il remuales sourcils, tâchant d’ouvrir les yeux.

Pour se caresser à lui et lui montrer qu’ellen’était pas fâchée, Ôlga Ivânovna s’approcha, l’embrassa en silenceet passa le peigne dans ses cheveux blonds ; elle voulut lepeigner.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-iltressaillant, comme si quelque chose de froid l’eût touché ;et il ouvrit les yeux. Qu’est-ce qu’il y a ? Laissez-moi enpaix, je vous prie !

Il la repoussa et s’éloigna, et il lui semblaque sa figure exprimait le dégoût et le dépit.

En ce moment, la paysanne lui apportaitprudemment une assiette de soupe aux choux qu’elle tenait des deuxmains, et Ôlga Ivânovna vit ses pouces tremper dans le bouillon. Etla femme sale, au ventre tendu, et la soupe aux choux, queRiabôvski se mit à manger avidement, et l’isba, et toute cette vie,qu’elle avait d’abord aimée pour sa simplicité, lui semblaientmaintenant affreuses.

Elle se sentit tout à coup offensée, et ditfroidement :

– Il faut que nous nous séparions pour untemps ; sans cela nous pourrions, par ennui, nous disputersérieusement. Cela m’énerve. Je partirai aujourd’hui.

– De quelle manière ? À cheval surun bâton ?

– C’est jeudi ; le bateau arrivera àneuf heures et demie…

– Ah ! oui ?… Alors, bien,pars, dit Riabôvski doucement, en s’essuyant avec l’essuie-mains,en guise de serviette ; c’est triste pour toi ici, et tu n’asrien à y faire ; il faudrait être un grand égoïste pour teretenir. Pars ; nous nous retrouverons après le 20.

Ôlga Ivânovna fit gaîment ses paquets, et sesjoues rosirent de plaisir. Était-il vrai, songeait-elle, qu’elleécrirait bientôt dans son salon, qu’elle dormirait dans sa chambre,qu’elle dînerait sur une nappe ?

Son cœur s’allégea, elle ne fut plusfâchée.

– Je te laisse les pinceaux et lescouleurs, Riâbouchka[14],dit-elle. Tu rapporteras ce qui restera. Allons ! sans moi nefais pas le paresseux ; ne t’ennuie pas ;travaille ! Tu es un brave, mon Riâbouchka.

À dix heures, en façon d’adieu, Riabôvskil’embrassa, pour ne pas, elle le pensa, l’embrasser devant lespeintres ; et il l’accompagna à l’embarcadère. Le bateauarriva bientôt et l’emmena.

Elle arriva à la maison deux jours et demiplus tard. Sans ôter son chapeau et son manteau, émue etessoufflée, elle passa au salon, et de là dans la salle à manger.Dymov, en manches de chemise, le gilet déboutonné, était à table etaiguisait son couteau à une fourchette ; il y avait unegelinotte sur son assiette.

En entrant dans son appartement, Ôlga Ivânovnaétait convaincue qu’il fallait tout cacher à son mari et qu’elleaurait assez de savoir et de force pour le faire. Mais en voyantson large sourire, doux et heureux, ses yeux brillants et gais,elle sentit que dissimuler avec cet homme était aussi lâche,répugnant, impossible, et au-dessus de ses forces, que decalomnier, voler ou tuer. Et en un clin d’œil, elle décida de luidire tout ce qui était arrivé. S’étant laissée embrasser, elle semit à genoux devant lui et cacha son visage.

– Qu’y a-t-il, petite maman ? luidemanda-t-il avec tendresse ; tu t’es ennuyée ?

Elle leva sur lui sa figure rouge de honte etle regarda suppliante ; mais la peur et la honte l’empêchèrentde parler.

– Rien… dit-elle. C’est une idée que j’aieue…

– Asseyons-nous, dit-il en la relevant,et la faisant mettre à table. Alors te voilà !… Mange lagelinotte ! Tu as faim, pauvrette…

Elle aspirait avidement l’air natal ;elle mangea la gelinotte, et lui la regardait avec douceur et riaitjoyeusement.

VI

Au milieu de l’hiver, Dymov, manifestement, sedouta qu’il était trompé. Comme si sa conscience n’eût pas étépure, il ne pouvait plus regarder sa femme droit dans lesyeux ; il ne souriait plus joyeusement en la rencontrant, etpour rester moins longtemps seul avec elle, il amenait souventdîner avec lui son confrère Korostéliov, petit homme aux cheveuxras et à la figure fripée, qui, quand il causait avec OlgaIvânovna, déboutonnait, en raison de son trouble, tous les boutonsde son veston, puis les reboutonnait ; puis il se pinçait dela main droite la moustache gauche. À dîner, les deux docteursdisaient qu’avec une haute position du diaphragme il peut y avoirdes battements irréguliers du cœur et que l’on avait constaté cestemps derniers des cas nombreux de polynévrites, ou que, la veille,Dymov, ayant autopsié un cadavre, portant le diagnostic« anémie maligne », avait trouvé un cancer du pancréas.Et il semblait que tous deux ne tenaient une conversation médicaleque pour donner à Ôlga Ivânovna la possibilité de se taire,c’est-à-dire de ne pas mentir. Après dîner Korostéliov se mettaitau piano, et Dymov, soupirant, lui disait :

– Ah ! frère, joue-moi quelque chosede triste !

Levant les coudes et écartant largement lesdoigts, Korostéliov plaquait quelques accords et se mettait àchanter d’une voix de ténor :

Indique-moi la contrée où le moujik russe negémit pas[15].

Dymov soupirait encore, appuyait la tête surson poing et devenait pensif.

Ôlga Ivânovna se conduisait les derniers tempsde façon très imprudente. Elle se réveillait de mauvaise humeur,avec l’idée qu’elle n’aimait plus Riabôvski et que, Dieu merci,tout en était fini avec lui. Puis, après avoir pris son café, elleconsidérait que Riabôvski lui avait fait perdre son mari et qu’ellerestait sans l’un, ni l’autre. Elle se souvenait de ce que disaientleurs connaissances, que Riabôvski préparait pour l’expositionquelque chose de sensationnel, un mélange de paysage et de genre,dans le goût de Poliénov, ce dont tous ceux qui visitaient sonatelier étaient ravis. Elle pensait qu’il avait fait cela sous soninfluence et que, sous son influence, il avait beaucoup évolué enmieux. Cette influence lui était si bienfaisante et si essentielleque, si elle le quittait, il pourrait bien se perdre. Et elle serappelait que la dernière fois, chez elle, il avait une redingotegrise mouchetée et une cravate neuve ; et il lui avait demandéavec langueur s’il était beau ? Et en effet avec son élégance,ses longues boucles de cheveux et ses yeux bleu clair, il étaittrès beau (ou cela lui avait paru ainsi), et il avait été gentilavec elle.

Après s’être souvenue de beaucoup de choses,Ôlga Ivânovna s’habillait et s’en allait pleine d’émotion àl’atelier de Riabôvski. Elle le trouvait gai, et enchanté de sontableau, qui était vraiment magnifique. Il sautait, faisait le fouet répondait par des plaisanteries aux questions sérieuses. ÔlgaIvânovna était jalouse du tableau et le détestait, mais, parpolitesse, elle restait cinq minutes silencieuse devant lui, et,soupirant comme on soupire devant une divinité, elle disaitbas :

– Oui, tu n’as encore jamais rien peintde pareil ; sais-tu, c’est même prodigieux.

Puis elle commençait à le supplier de l’aimer,de ne pas la quitter, d’avoir pitié d’elle, pauvre et malheureuse.Elle pleurait, lui baisait les mains, exigeait qu’il lui jurât sonamour, lui prouvait que sans sa bonne influence, il dévierait dubon chemin et se perdrait. Et après avoir gâté la bonne humeur dupeintre, et se sentant humiliée, elle s’en allait chez sacouturière ou chez une actrice de ses connaissances pour demanderquelque billet…

Si elle ne le trouvait pas à son atelier, ellelaissait un mot à Riabôvski où elle jurait, que, s’il ne venait paschez elle dans la journée, elle s’empoisonnerait. Il prenait peur,venait, et restait à dîner. Sans être gêné par la présence de sonmari, il lui disait des grossièretés, et elle lui répondait demême. Ils sentaient qu’ils se pesaient l’un à l’autre, qu’ilsétaient l’un pour l’autre des ennemis et des tyrans, et ils secourrouçaient ; et ils ne remarquaient pas, dans leur colère,qu’ils étaient tous deux inconvenants, et que, même Korostéliov auxcheveux ras, comprenait tout. Après dîner, Riabôvski se dépêchaitde prendre congé et de partir.

– Où allez-vous ? lui demandait ÔlgaIvânovna dans l’antichambre, en le regardant avec haine.

Fronçant les sourcils et fermant à demi lesyeux, il nommait quelque dame, leur connaissance commune, et ilétait visible qu’il se moquait de sa jalousie et voulait lataquiner. Elle allait dans sa chambre à coucher et se mettait aulit. De jalousie, de dépit, ou du sentiment d’humiliation et dehonte, elle mordait son oreiller et commençait à pleurer tout haut.Dymov laissait Korostéliov au salon, entrait dans la chambre àcoucher, et confus, navré, il lui disait doucement :

– Ne pleure pas tout haut, petite maman.Pourquoi pleurer ? Il faut se taire… Il ne faut pas laisservoir… Ce qui est arrivé, tu sais, est irréparable.

Ne sachant comment calmer sa lourde jalousie,qui lui faisait battre les tempes, et croyant qu’on pouvait encorearranger les choses, elle se lavait, poudrait sa figure bouffie delarmes, et filait chez la dame qu’elle connaissait.

N’y trouvant pas Riabôvski, elle allait chezune autre dame, puis chez une troisième… Elle en avait eu honted’abord ; mais elle s’y habitua, et il arrivait que, dans unemême soirée, elle visitait toutes les dames de leur connaissancepour retrouver Riabôvski ; et toutes comprenaient.

Une fois elle dit à Riabôvski, à propos de sonmari :

– Cet homme m’accable de samagnanimité !

Cette phrase lui plut tant que, rencontrantles peintres, qui connaissaient son roman avec Riabôvski, elle larépétait chaque fois en faisant un geste énergique.

L’ordre de leur vie était le même que l’annéepassée. Le mercredi il y avait soirée. L’artiste déclamait, lespeintres dessinaient, le violoncelliste jouait, le chanteurchantait, et à onze heures et demie, sans modification, la porte dela salle à manger s’ouvrait, et Dymov, souriant, disait :

– Je vous prie, messieurs, de venirmanger !

Comme par le passé, Olga Ivânovna cherchaitdes grands hommes, les trouvait, ne s’en contentait pas, et encherchait de nouveaux. Comme par le passé, elle rentrait tard dansla nuit à la maison, mais Dyrnov ne dormait plus comme l’annéepassée ; il était assis dans son cabinet et travaillait. Il secouchait à trois heures et se levait à huit.

Une fois, comme elle s’apprêtait à aller authéâtre et était devant la glace, Dymov entra dans la chambre àcoucher en habit et cravate blanche ; il souriait doucementet, comme jadis, regardait sa femme droit dans les yeux ; safigure rayonnait :

– Je viens de passer ma thèse, dit-il, ens’asseyant et se frottant les genoux.

– Tu as réussi ? demanda OlgaIvânovna.

– Si j’ai réussi ! dit-il, en riant– et il allongea le cou pour voir dans la glace la figure de safemme, qui, lui tournant le dos, arrangeait sa coiffure. –Oho !… Sais-tu, il se peut qu’on m’offre de faire un courslibre sur la pathologie générale. On le sent venir.

On voyait à sa figure béate et rayonnante quesi Ôlga Ivânovna avait partagé sa joie et son triomphe, il luiaurait tout pardonné dans le présent et l’avenir, et il aurait toutoublié ; mais elle ne comprit ni ce que c’était que faire uncours libre, ni ce que c’est la pathologie générale. Ellecraignait, de plus, d’arriver au théâtre en retard, et elle ne ditrien.

Il resta assis dix minutes, sourit d’un aircoupable et sortit.

VII

Ce fut une journée mouvementée.

Dymov avait un fort mal de tête ; lematin, il ne prit pas de thé, n’alla pas à l’hôpital et restaétendu tout le temps dans son cabinet, sur le divan. Comme decoutume, Ôlga Ivânovna se rendit vers une heure chez Riabôvski pourlui montrer son étude de nature morte, et pour lui demanderpourquoi il n’était pas venu la veille. L’étude lui semblaitmédiocre ; elle ne l’avait peinte que pour avoir un prétextesupplémentaire pour aller chez le peintre.

Elle entra chez lui sans sonner, et, tandisqu’elle quittait ses caoutchoucs dans l’antichambre, elle entenditque quelque chose courait doucement dans l’atelier, froufroutantcomme une robe de femme, et, quand elle se hâta de regarder dansl’atelier, elle ne vit qu’un bout de jupe marron qui disparutinstantanément derrière le grand tableau couvert, ainsi que lechevalet, d’un calicot noir qui traînait jusqu’à terre. Il n’yavait pas à douter que ce fût une femme qui se cachait. Combiensouvent Ôlga Ivânovna, elle-même, avait trouvé un refuge derrièrece tableau !…

Riabôvski visiblement très troublé, et commeétonné de sa venue, tendit ses deux mains et dit avec un sourirecontraint :

– Ah ! très heureux de vousvoir ! Que dites-vous de bon ?

Les yeux d’Ôlga Ivânovna se remplirent delarmes. Elle avait honte, débordait d’amertume et n’aurait pasconsenti pour un million à parler devant une inconnue, sa rivale,une menteuse, cachée derrière le tableau, et qui riait probablementavec une maligne joie.

– Je vous ai apporté une étude, dit-elletimidement, d’une voix grêle, et ses lèvres tremblèrent : unenature morte.

– Ah ! une étude ?

Le peintre prit l’étude et, en l’examinant, ilpassa d’un air machinal dans la pièce voisine. Ôlga Ivânovna lesuivit docilement.

– Nature morte de première sorte,murmurait-il, cherchant des rimes : curort…tchort[16]… porte…

On entendit dans l’atelier des pas pressés etle bruissement d’une robe. Cela voulait dire qu’elle était partie.Ôlga Ivânovna voulait crier tout haut, frapper le peintre à la têteavec quelque chose de lourd, et s’en aller, mais elle ne voyaitrien à travers ses larmes ; elle était écrasée par la honte etne se sentait plus ni Ôlga Ivânovna, ni peintre, mais un petitscarabée.

– Je suis fatigué… dit langoureusement lepeintre en regardant l’étude et secouant la tête pour chasser sonenvie de dormir. C’est gentil certainement, mais aujourd’hui uneétude, une étude l’année dernière, et dans un mois une étude…Comment cela ne vous ennuie-t-il pas ? À votre placej’abandonnerais la peinture et m’occuperais sérieusement de musiqueou d’autre chose. Vous n’êtes pas peintre, mais musicienne. Tout demême savez-vous, ce que je suis fatigué !… Je vais dire qu’onnous serve tout de suite du thé… Hein ?

Il sortit, et Ôlga Ivânovna l’entendit quiordonnait quelque chose à son valet de chambre. Pour ne pas luidire adieu, pour ne pas s’expliquer et, surtout, pour ne pas semettre à sangloter jusqu’à ce que Riabôvski revînt, elle passavivement dans l’antichambre, mit ses caoutchoucs et sortit dans larue.

Là, elle respira légèrement et se sentitdélivrée pour toujours de Riabôvski, de la peinture, et de laterrible honte qui l’avait tout écrasée dans l’atelier. Tout étaitfini.

Elle alla chez sa couturière, puis chez Barnayqui ne venait que d’arriver[17]. De chezBarnay elle alla au magasin de musique, et, tout le temps, ellepensait qu’elle écrirait à Riabôvski une lettre froide, cruelle,pleine de dignité et, qu’au printemps ou en été, elle se rendraitavec Dymov en Crimée, pour s’affranchir définitivement du passé etcommencer une vie nouvelle.

Rentrée tard chez elle le soir, elle s’assitsans changer de robe dans le salon, pour composer sa lettre.Riabôvski lui avait dit qu’elle n’était pas peintre ; enéchange, elle lui écrirait maintenant qu’il peignait chaque annéela même chose et disait chaque jour qu’il était figé et n’irait pasplus loin que le point où il se trouvait. Elle voulait aussi écrirequ’il devait beaucoup à sa bonne influence et que, s’il seconduisait mal, c’était uniquement parce que son influence étaitparalysée par des personnes douteuses, du genre de celle qui secachait aujourd’hui derrière le tableau.

– Petite maman ! (C’était Dymov quiappelait de son cabinet, sans ouvrir la porte.) Petitemaman !

– Que veux-tu ?

– Petite maman, n’entre pas ;approche-toi seulement de la porte. Voilà ce qui arrive… Avant-hierj’ai pris la diphtérie à l’hôpital, et, maintenant…, je ne suis pasbien… Envoie au plus vite chercher Korostéliov.

Ôlga Ivânovna appelait toujours son mari,comme tous les hommes qu’elle connaissait, non par leurs prénoms,mais par leur nom de famille. Son prénom d’Ôssip ne lui plaisaitpas parce qu’il rappelait l’Ôssip de Gogol, et le dicton :« Ôssip enroué et Arkhipe enrhumé. » Mais maintenant elles’écria :

– Ôssip, ce n’est pas possible !

– Envoie-le chercher, je me sens mal, ditle docteur derrière la porte.

Et elle entendit qu’il allait s’allonger surson divan.

« Qu’est-ce que cela ? pensa ÔlgaIvânovna, froide de terreur ; c’est que c’estdangereux ! »

Sans nul besoin, elle prit la bougie et alladans sa chambre à coucher. Et là, en réfléchissant à ce qu’elledevait faire, elle se regarda par mégarde dans la glace. Avec sonvisage pâle et effrayé, sa jaquette à manches hautes et des ruchesjaunes sur la poitrine, et avec la disposition extraordinaire desraies de sa jupe, elle se trouva affreuse, laide. Elle eut soudainpitié de Dymov jusqu’à en souffrir, pitié de son amour infini pourelle, pitié de sa jeune vie, et même de son lit délaissé danslequel il ne dormait plus depuis longtemps ; et elle serappela son sourire habituel, soumis et doux. Elle pleura amèrementet écrivit une lettre suppliante à Korostéliov.

Il était deux heures de la nuit.

VIII

Lorsque vers huit heures du matin, ÔlgaIvânovna, la tête lourde après une nuit d’insomnie, non coiffée,laide, et avec une expression de culpabilité, sortit de sa chambreà coucher, un monsieur à barbe noire, probablement un docteur,passa devant elle dans l’antichambre. Cela sentait lesmédicaments.

Près de la porte du cabinet se tenaitKorostéliov ; il tortillait avec la main droite sa moustachegauche.

– Pardon, dit-il sombrement à ÔlgaIvânovna, je ne vous laisserai pas entrer chez lui ; vouspourriez vous contagionner. Et cela ne servirait à rien, en somme.Il a le délire.

– C’est vraiment la diphtérie ?demanda Ôlga Ivânovna, tout bas.

– Ceux qui se jettent sur une fourche, ondevrait véritablement les déférer au tribunal, murmura Korostéliov,sans répondre à la question d’Ôlga Ivânovna. Savez-vous pourquoi ill’a attrapée ? Mardi, il a aspiré par un petit tube lesmembranes de la diphtérie d’un petit garçon. Pourquoi ? C’estbête… Ainsi par bêtise…

– Alors c’est dangereux ? trèsdangereux ? demanda Ôlga Ivânovna.

– Oui, on dit que c’est une formemaligne. Il faudrait, au fond, envoyer chercher Schrek.

Il vint un petit homme roux à cheveux longs,avec un accent juif ; puis un grand, voûté, hirsute,ressemblant à un archidiacre ; puis un jeune, très gros, avecune figure rouge et des lunettes. C’étaient des médecins, qui,tous, vinrent monter la garde auprès de leur confrère. Korostéliov,sa garde finie, ne rentrait pas chez lui, il restait, et erraitdans toutes les chambres comme une ombre. La femme de chambreservait le thé aux médecins de garde, allait souvent à lapharmacie, et il n’y avait personne pour faire les chambres. Lecalme et la tristesse régnaient.

Ôlga Ivânovna, assise dans sa chambre, pensaitque c’était Dieu qui la punissait d’avoir trompé son mari. Quelquepart, là-bas, chez lui, un être silencieux, doux, incompris, sanscaractère, auquel sa modestie enlevait la personnalité, faible parexcès de bonté, souffrait sourdement sur un canapé et ne seplaignait pas. Et s’il s’était plaint, même dans le délire, lesmédecins de garde auraient su que la diphtérie n’était pas la seulecoupable. Ils n’avaient qu’à demander à Korostéliov ; ilsavait tout, et ce n’est pas en vain qu’il regardait la femme deson ami, comme la principale, la vraie malfaitrice ; ladiphtérie n’était que la complice. Elle ne se rappelait plus ni lanuit de lune sur le Volga ni la déclaration d’amour, ni la viepoétique dans l’isba ; elle se rappelait seulement que, parpur caprice, par mollesse, elle s’était embouée pieds et mains dansquelque chose de sale, de collant, dont on se lave jamais plus…

« Ah ! que j’ai affreusement menti,pensait-elle, en songeant à son amour trouble pour Riabôvski ;qu’il soit maudit !… »

Elle dîna à quatre heures avec Korostéliov. Ilne mangeait rien, buvait seulement du vin rouge, et se renfrognait.Elle ne mangeait rien non plus. Tantôt elle priait et promettait àDieu que, si Dymov se remettait, elle l’aimerait de nouveau et luiserait fidèle ; tantôt, s’oubliant une minute, elle regardaitKorostéliov et pensait : « N’est-ce pas ennuyeux d’êtreun homme ordinaire, inconnu, qui n’est remarquable en rien, avecune figure aussi fripée et de mauvaises manières ? »

Tantôt il lui semblait que Dieu allait lafaire périr à l’instant parce que, craignant la contagion, ellen’était pas entrée encore une fois dans le cabinet de son mari. Autotal, elle avait le sentiment vague et pénible, accablant, et laconviction que sa vie était gâtée, et que rien ne l’arrangeraitplus…

Après le dîner le crépuscule vint. Quand ÔlgaIvânovna rentra dans le salon, Korostéliov dormait sur lacouchette, ayant mis sous sa tête un coussin de soie, brodé d’or.Il ronflait : « Khi-poua… khi-poua… » Et lesmédecins qui venaient prendre la garde, et ceux qui partaient, neremarquaient pas ce désordre. Qu’un étranger dormît dans le salonet qu’il ronflât, – les études aux murs, l’ameublement recherché,la maîtresse de maison décoiffée et mal habillée, – tout cela neprésentait pas actuellement le moindre intérêt. L’un des docteursrit à l’improviste de quelque chose, et ce rire résonna étrangementet timidement ; il fit même peur.

Quand Ôlga Ivânovna rentra une seconde foisdans le salon, Korostéliov ne dormait plus ; il fumait.

– Il a la diphtérie des fosses nasales,dit-il à mi-voix ; le cœur fonctionne déjà mal. En somme,l’affaire va mal.

– Envoyez chercher Schrek, dit ÔlgaIvânovna.

– Il est déjà venu. C’est lui qui aremarqué que la diphtérie avait gagné le nez. Et puis quoi,Schrek ? En somme, Schrek n’est rien. Il est Schrek, moi jesuis Korostéliov ; c’est tout.

Le temps passait horriblement lentement. ÔlgaIvânovna somnolait, couchée tout habillée sur un lit qui n’avaitpas été fait le matin. Il lui semblait que tout l’appartement étaitoccupé, de bas en haut, par un énorme morceau de fer, et qu’ilsuffirait de l’enlever pour que tous fussent gais et à l’aise.S’étant éveillée, elle se souvint qu’il ne s’agissait pas d’unmorceau de fer, mais de la maladie de Dymov…

« Nature morte… pensait-elle, ens’oubliant de nouveau, sport, curort… Et puisSchrek ! Schrek… grec, vrêk… Et mes amis, où sont-ilsmaintenant ? Savent-ils que nous sommes dans le malheur ?Seigneur, sauve-nous…, délivre-nous !… Schrek,grec. »

Et de nouveau, le morceau de fer…

Le temps coulait lentement, mais la pendule, àl’étage au-dessous, sonnait souvent. On entendait sans cesse descoups de sonnette ; c’était des médecins qui venaient… Lafemme de chambre entra avec un verre vide sur un plateau etdemanda :

– Bârinia (maîtresse),désirez-vous que je fasse votre lit ?

Et n’ayant pas reçu de réponse, ellesortit.

La pendule en bas sonna. Ôlga Ivânovna rêva àla pluie sur le Volga, et, de nouveau, quelqu’un entra dans lachambre à coucher : un étranger, sembla-t-il.

Ôlga Ivânovna sauta à terre et reconnutKorostéliov.

– Quelle heure est-il ?demanda-t-elle.

– Près de trois heures.

– Eh bien, qu’y a-t-il ?

– Je viens vous dire qu’il se meurt…

Korostéliov sanglota, s’assit sur le lit àcôté d’elle et essuya ses larmes avec sa manche. Elle ne compritpas tout d’un coup et se mit à se signer lentement.

– Il se meurt, répéta-t-il d’une voixmenue, et il se remit à sangloter… Il meurt parce qu’il s’estsacrifié. Quelle perte pour la science ! fit-il avec amertume.À nous comparer tous à lui, c’était un grand homme,extraordinaire ; quelles facultés ! Quelles espérances ilnous donnait à tous, continuait-il, en se tordant les mains.Seigneur, mon Dieu, c’était un savant tel qu’on n’en trouve pasmaintenant, Ôsska[18]Dymov ! Ôsska Dymov, qu’as-tu fait ? Aïe, aïe, monDieu !

– Et quelle force morale, continua-t-il,en s’irritant de plus en plus contre quelqu’un. Une âme bonne,pure, aimante ; non pas un homme, mais du cristal. Il a servila science et meurt pour elle. Il travaillait comme un bœuf jour etnuit ; nul ne le ménageait ; et le jeune savant, le futurprofesseur devait se faire une clientèle, et s’occuper detraductions pour payer ces… vils chiffons !…

Korostéliov regarda Ôlga Ivânovna avec haine,saisit le drap de ses deux mains et tira furieusement comme sic’était sa faute.

– Il ne se ménageait pas, et les autresne l’épargnaient pas. Et puis, quoi, en somme !

– Oui, dit quelqu’un au salon d’une voixde basse, un homme rare !

Ôlga Ivânovna se rappela sa vie avec lui,depuis le commencement, dans tous les détails ; et ellecomprit tout à coup que c’était en effet un homme rare,extraordinaire et, comparé à ceux qu’elle connaissait, un grandhomme. En se souvenant comment le traitaient son père et tous sesconfrères, elle comprit que tous voyaient en lui une futurecélébrité. Les murs, la lampe, et le tapis par terre clignèrentmalicieusement, comme s’ils voulaient dire : « Tu n’aspas su le reconnaître, tu n’as pas su le reconnaître ! »Elle se jeta en pleurs hors de la chambre, passa par le salondevant un homme qu’elle ne connaissait pas et courut dans lecabinet de son mari. Il était couché immobile sur ce divan, couvertd’un plaid jusqu’à la ceinture. Sa figure était horriblementamaigrie et avait une couleur gris-jaune, que n’ont jamais lesvivants ; on ne pouvait reconnaître Dymov qu’à son front, sessourcils noirs et son sourire.

Ôlga Ivânovna palpa rapidement sa poitrine,son front, ses mains. Sa poitrine était encore tiède, mais le frontet les mains étaient désagréablement froids. Les yeux entr’ouvertsne regardaient pas Ôlga Ivânovna, mais la couverture.

– Dymov ! appela-t-elle,Dymov !

Elle voulait lui expliquer que le passé avaitété une erreur, que tout n’était pas encore perdu, que la viepouvait encore être belle et heureuse, qu’il était un homme rare,extraordinaire, un grand homme, qu’elle l’adorerait toute sa vie,qu’elle le prierait comme un dieu et ressentirait devant lui unepeur sacrée.

– Dymov ! appelait-elle, en luisecouant l’épaule et ne croyant pas qu’il ne se réveillerait plus,Dymov ! Dymov. Allons !

Korostéliov, dans le salon, disait à la femmede chambre :

– Qu’y a-t-il à attendre ? Allezchez le gardien de l’église ; demandez à avoir des femmes del’hospice. Elles laveront et habilleront le corps… Elles feront cequ’il y a à faire.

1892

LA DAME AU PETIT CHIEN

I

On disait qu’une nouvelle figure avait faitson apparition sur le môle, une dame avec un petit chien. DmîtriDmîtrich Goûrov, depuis deux semaines à Iâlta, commençait às’intéresser aux nouveaux arrivants. Assis au pavillon Vernet, ilvit un jour passer une jeune femme blonde, de taille moyenne,coiffée d’un béret et suivie d’un toutou blanc.

Il la rencontra ensuite plusieurs fois parjour au jardin public ou au square.

Elle se promenait seule, toujours coiffée dumême béret et accompagnée de son chien. Personne ne la connaissait.On l’appelait la dame au petit chien.

– Si elle est ici sans son mari et sansrelations, songea Goûrov, je ne serais pas fâché de faireconnaissance avec elle.

Bien qu’il n’eût pas encore quarante ans, ilavait déjà une fille de douze ans et deux fils qui allaient aulycée. On l’avait marié jeune, au temps où il faisait sa deuxièmeannée à l’Université, et maintenant sa femme paraissait bien plusâgée que lui. C’était une grande personne aux sourcils noirs,raide, sérieuse, grave, et, comme elle le disait elle-même,« une penseuse ». Elle lisait beaucoup, négligeait demettre le signe dur à la fin des mots en écrivant etappelait son mari Dimitri au lieu de Dmîtri. Il la trouvait peuintelligente, étroite d’idées et sans élégance ; il lacraignait et n’aimait pas à rester chez lui. Depuis longtemps, illa trompait ; il la trompait souvent, et c’est probablement àcause de cela qu’il traitait les femmes avec un peu de mépris, lesqualifiant, quand on en parlait, de « raceinférieure ».

Il lui semblait que les amères expériencesqu’il avait faites lui conféraient le droit de leur donnern’importe quel nom ; néanmoins, il n’aurait pas pu vivre deuxjours sans cette race inférieure. Il se sentait mal à l’aise dansla société des hommes, s’y ennuyait, et restait froid etsilencieux. En revanche, avec les femmes, il se trouvait comme chezlui, savait leur parler agréablement et se tenir comme ilconvenait. Avec elles, le silence même ne le gênait pas. Il avaitdans son caractère et dans tout son être quelque chose de séduisantet d’insaisissable qui les disposait en sa faveur et les attirait.Il le savait et sentait une sorte de force le pousser verselles.

Une longue expérience lui avait appris quechaque liaison met, au début, de la variété dans la vie et paraîtune gentille aventure, mais qu’elle se transforme ensuite chez leshonnêtes gens, et surtout chez les Moscovites, casaniers etindécis, en un véritable problème, extrêmement compliqué, qui rend,à la fin, la situation très difficile.

Mais chaque fois que Goûrov rencontrait unejolie femme, l’expérience s’effaçait de sa mémoire. Il éprouvaitune irrésistible soif de vivre ; et tout lui paraissait facileet amusant.

Or, un soir qu’il dînait au jardin, il vit ladame au béret se diriger vers une table voisine de la sienne ets’asseoir. L’expression de son visage, sa démarche, sa robe, sacoiffure, tout lui disait qu’elle appartenait à un milieuconvenable, qu’elle était mariée, qu’elle se trouvait seule à Iâltadepuis peu de temps et qu’elle s’y ennuyait. Dans ce qu’on racontesur la légèreté des mœurs locales, il y a beaucoup de faux. Goûrovméprisait ces racontars et savait que les gens qui les fontseraient, à l’occasion, les premiers à faillir. Pourtant quand ladame s’installa à trois pas de lui, il se souvint de tous cesrécits de conquêtes faciles, de promenades dans les montagnes, etl’idée d’une rapide et courte liaison, d’un roman avec une femme,dont il ignorait même le nom, s’empara de lui.

Il attira doucement le loulou, et quandcelui-ci approcha, il le menaça du doigt. Le chien grogna. Goûrovrépéta le geste.

La dame l’aperçut et baissa lesyeux :

– Il ne mord pas, dit-elle enrougissant.

– On peut lui donner un os ?

La dame fit signe que oui, et, alors, Goûrovdemanda d’un air affable :

– Il y a longtemps que vous êtes àIâlta ?

– Cinq jours.

– Moi, en voilà bientôt quinze. Ils seturent un instant.

– Le temps passe vite, dit-elle sans leregarder, et pourtant on s’ennuie ferme.

– C’est la coutume de dire cela. Lesbaigneurs habitent on ne sait où, à Biélév ou à Jîzdra et ne s’yennuient pas, mais, dès qu’ils arrivent ici, ils s’écrient :« Ah ! quel ennui ! quelle poussière ! »On pourrait croire que c’est de Grenade qu’ils arrivent.

Elle sourit. Ils finirent de dîner comme desgens qui ne se connaissent pas, mais, après le dîner, ils s’enallèrent à côté l’un de l’autre, entamant une conversation légère,en plaisantant comme deux êtres libres, satisfaits, qui pensentaller où bon leur semble et causer de n’importe quoi… Ils parlaientde l’éclairage bizarre de la mer. L’eau était d’un violet tendre etchaud, et la lune y traçait une bande dorée. Ils dirent combien ilfaisait lourd après la journée si chaude. Goûrov raconta qu’ilétait de Moscou, qu’il avait fait des études philologiques, maisqu’il était actuellement employé dans une banque ; qu’à uncertain moment il avait voulu être artiste dans un Opéraparticulier, mais que, plus tard, il avait abandonné ceprojet ; qu’il possédait deux maisons à Moscou. Elle lui dit àson tour qu’elle avait été élevée à Pétersbourg, mais qu’elles’était mariée à S…, où elle habitait depuis deux ans. Elle étaitencore à Iâlta pour un mois environ. Son mari, qui avait lui aussibesoin de repos, viendrait probablement l’y chercher. Elle futincapable d’expliquer dans quelle administration officielle sonmari était employé et, cette remarque l’amusa elle-même. Goûrov sutaussi qu’elle s’appelait Ânna Serguièiévna.

Rentré chez lui, il pensa à elle. Il se ditque le lendemain il la rencontrerait sans doute encore et qu’il nepouvait pas en être autrement. En se couchant, il songea quenaguère encore elle était une petite pensionnaire, comme sa fille àlui l’était actuellement. Il se rappela combien de timidité, degêne il y avait dans son rire et dans sa conversation. C’étaitapparemment la première fois de sa vie qu’elle se trouvait seule,la première fois qu’on la suivait, qu’on la regardait, qu’on luiparlait avec un but secret qu’elle ne pouvait pas ne pas deviner.Il se rappela son cou mince et flexible, ses beaux yeux gris.

« Il y a tout de même en elle quelquechose qui fait pitié », songea-t-il en s’endormant.

II

Une semaine s’était écoulée depuis le jour oùils avaient fait connaissance.

C’était un jour de fête. Il faisait lourd dansles chambres et dehors le vent soulevait des tourbillons depoussière, emportait les chapeaux. Continuellement on avait soif etGoûrov entrait souvent au pavillon où il offrait à ÂnnaSerguièiévna du sirop ou des glaces. On ne savait où se réfugierpour échapper à la chaleur.

Le soir, quand il commença à faire frais, ilsse rendirent sur la jetée à l’arrivée d’un bateau. Il y avaitbeaucoup de monde au débarcadère. On était venu attendre quelqu’un,on tenait des bouquets. Et, une fois de plus, on remarquait cettedouble particularité de Iâlta : les dames âgées y étaienthabillées comme les jeunes et il y avait beaucoup de généraux.

La mer étant agitée, le bateau arriva tardaprès le coucher du soleil. Il louvoya longtemps avant d’aborder.Ânna Serguièiévna regardait avec son face-à-main le bateau et lespassagers, comme pour chercher les visages de connaissance.

Quand elle se tournait vers Goûrov, ses yeuxbrillaient. Elle parlait beaucoup ; ses questions étaientsaccadées, et elle oubliait aussitôt ce qu’elle venait de demander.Finalement elle perdit son face-à-main dans la foule.

La foule pimpante se dispersait ; on nedistinguait déjà plus les visages. Le vent était complètementcalmé. Goûrov et Ânna Serguièiévna s’attardaient comme s’ilseussent attendu quelqu’un qui allait descendre du bateau. ÂnnaSerguièiévna se taisait maintenant, humait un bouquet de fleurs,sans regarder Goûrov.

– Il fait meilleur maintenant, dit-il.Allons-nous quelque part ? Voulez-vous faire une promenade envoiture ?

Elle ne répondit rien.

Alors il la regarda fixement et, tout à coup,la prenant dans ses bras, il la baisa sur la bouche. Il perçut leparfum et la fraîcheur des fleurs. Il regarda furtivement autour delui, craignant qu’on ne l’eût vu.

– Allons chez vous… lui dit-il toutbas.

Et ils se mirent à marcher vite.

Dans sa chambre il faisait chaud ; desparfums qu’elle avait achetés dans un magasin japonaiss’exhalaient. Goûrov la regardait, songeant aux rencontres que l’onfait dans la vie. Il se souvenait, dans son passé, des femmesinsouciantes, que l’amour rendait gaies, reconnaissantes du bonheurqu’il leur avait donné, même quand ce bonheur avait été très court.Il se souvenait d’autres femmes, comme la sienne, qui aimaient sanssincérité, avec de grandes phrases et des mines affectées ethystériques, comme s’il s’agissait de choses autrement importantesencore que d’amour et de passion. Il se souvenait de deux ou troisautres femmes, très belles et froides, dont le visage exprimaitsoudain une véritable férocité, un désir obstiné de prendre,d’arracher à la vie plus qu’elle ne peut donner. Ce n’était plusdes êtres de première jeunesse, mais des femmes capricieuses,autoritaires, peu intelligentes, incapables de raisonner. QuandGoûrov se refroidissait à leur sujet, leur beauté éveillait en luiune sorte de haine, et les dentelles de leur linge lui semblaientdes écailles de poisson.

Au lieu de cela, dans la jeune femme, lemanque de hardiesse, la gaucherie de la jeunesse inexpérimentée, unsentiment de gêne. Et tous deux restaient inquiets, comme si onallait tout à coup frapper à la porte.

Ânna Serguièiévna, la « dame au petitchien », prit d’une façon particulière ce qui venaitd’arriver. On sentait qu’elle se regardait à présent comme unefemme déchue, et cela semblait étrange et intempestif. Ses traitsétaient tirés et comme flétris, ses longs cheveux pendaient auxdeux côtés de son visage, et elle restait pensive, accablée commela pécheresse d’une vieille image.

– C’est mal, dit-elle ; vous serezle premier à me mépriser maintenant.

Goûrov coupa une tranche d’une pastèque, quiétait sur la table, et ne répondit rien.

Une demi-heure passa en silence.

Ânna Serguièiévna était touchante ; lapureté d’une honnête femme qui a très peu vécu émanait d’elle. Uneseule bougie, posée sur la table, éclairait à peine ses traits,mais on devinait qu’elle souffrait en son âme.

– Pourquoi cesserais-je det’estimer ? lui demanda Goûrov ; tu ne songes pas à ceque tu dis.

– Que Dieu me pardonne !dit-elle ; et ses yeux se remplirent de larmes. Cela nem’arrivera jamais plus, je le jure.

– On dirait que tu te justifies.

– Il faut que je vous dise pourquoi toutcela est arrivé ; écoutez-moi.

– Je n’ai besoin de rien savoir, rien dutout.

– Laissez-moi vous le dire, cela me feradu bien.

– Plus tard, chérie, dit-il en luiarrangeant les cheveux. Pourquoi faire une mine si sérieuse et sigrave ? Ce n’est même pas – excuse-moi – trèsintelligent ; cela répond mal aux circonstances.

– Je veux néanmoins que vousm’écoutiez ; je vous en prie. Je vous ai déjà dit qu’après monmariage j’étais allée habiter S… avec mon mari. D’autres vivent enprovince ; pourquoi ne l’aurais-je pas fait moi aussi ?pourtant S… me devint insupportable dès la première semaine. Quandje me mettais à la fenêtre, je ne voyais qu’une barrière, grise,interminable, ah ! Dieu ! J’allais me coucher à neufheures et nulle autre distraction que de dîner à trois heures. Monmari est un honnête homme, un brave homme, mais c’est un valet. Sije ne sais pas au juste quel est son emploi, je sais bien que c’estun valet. Lorsque je me suis mariée, j’avais vingt ans. J’avais lacuriosité de connaître une vie meilleure, car je me disais qu’elleexiste. Et j’avais envie de vivre. Vivre ! vivre ! Cettecuriosité me brûlait. Vous ne comprendrez peut-être pas cela, mais,je vous jure que je ne pouvais plus me posséder ; il sepassait en moi quelque chose d’indéfinissable. À la fin, je n’ytins plus. Je dis à mon mari que j’étais malade et je vins ici…Ici, j’ai été tout le temps comme éperdue, comme folle. Et voilàque je suis devenue une femme de rien que chacun peut mépriser.

Ce récit commençait à ennuyer Goûrov ; ceton naïf l’irritait et ce repentir était si inattendu, si déplacé,que, si la jeune femme n’avait pas eu les yeux pleins de larmes, onaurait pu croire qu’elle badinait ou qu’elle jouait un rôle.

– Je ne comprends pas où tu veux envenir, lui dit-il.

Elle cacha son visage dans sa poitrine et seserra contre lui.

– Je sens que vous êtes un honnête homme,dit-elle. Je vous connais peu, mais vous me paraissez loyal,intelligent. Vous n’êtes pas comme les autres et vous mecomprendrez. Croyez-moi, je vous le jure ; j’aime la viehonnête et pure ; et le péché m’est odieux. Je ne comprendspas moi-même ce que je fais. On dit dans le peuple : C’est lediable qui s’en mêle ; et, en effet, je puis dire maintenantcela de moi : c’est le diable qui s’en est mêlé.

– Voyons, voyons ! murmura-t-il.

Il regarda ses yeux effarés et fixes,l’embrassa, lui parla doucement, tendrement, et, peu à peu, elle secalma. Sa gaieté lui revint. Ils se mirent tous deux à rire. Puisils s’habillèrent et sortirent.

Sur le môle, il n’y avait plus personne. Laville, avec ses cyprès, semblait morte. Mais la mer était toujoursagitée et se brisait contre la rive. Une chaloupe tanguait sur lesvagues et la lueur d’une lanterne y vacillait.

Ils prirent une voiture et allèrent àOriânnda.

– Je viens d’apprendre ton nom, ditGoûrov ; je l’ai lu en bas sur le tableau : von Dideriz.Ton mari est Allemand ?

– Non. Son grand-père, je crois étaitAllemand, mais lui est orthodoxe.

À Oriânnda ils s’assirent sur un banc, nonloin de l’église, et regardèrent la mer sans parler. On distinguaità peine Iâlta à travers la buée matinale. Aux cimes des montagnes,des nuages blancs restaient accrochés. Le feuillage des arbres neremuait pas, des cigales chantaient, et le bruit monotone et sourdde la mer, arrivant d’en bas, parlait du repos et de l’éternelsommeil qui nous attend. Au temps où ni Iâlta ni Oriânndan’existaient, la mer bruissait déjà ainsi ; on entendait cemême bruit, et d’autres, dans bien du temps, l’entendraient, aussiindifférent et sourd. Dans cette permanence, dans cetteindifférence pour la vie et la mort de chacun de nous, estpeut-être renfermé le principe de notre salut éternel, du mouvementininterrompu de la vie sur la terre et de la perfectioncontinue.

Assis à côté de la jeune femme qui paraissaitsi belle dans la clarté de l’aube, calmé et charmé par la vue de cedécor féerique, la mer, les montagnes, les nuages, le vaste ciel,Goûrov pensait, qu’en somme, si on y réfléchit, tout est beau en cemonde : tout, hormis nos pensées et nos actes dans les momentsoù nous oublions notre dignité humaine.

Un homme, un gardien sans doute, s’approchad’eux, les regarda, et continua son chemin. Ce détail lui-même leurparut mystérieux et joli. On vit arriver, les feux éteints, éclairépar l’aurore, un bateau venant de Théodosie.

– Il y a de la rosée, fit ÂnnaSerguièiévna, rompant le silence.

– Oui, il est temps de rentrer.

Ils regagnèrent la ville.

Ensuite, ils se rencontrèrent tous lesaprès-midi sur le môle. Ils déjeunaient, dînaient ensemble, sepromenaient, admiraient la mer. Ânna Serguièiévna se plaignait demal dormir et d’avoir des palpitations de cœur. Elle posait àGoûrov toujours les mêmes questions, émue, soit de jalousie, soitde la crainte qu’il ne l’estimât pas assez. Souvent au square ou aujardin, quand il n’y avait personne auprès d’eux il l’attirait àlui et l’embrassait passionnément. Cette oisiveté absolue, cesbaisers en plein jour, accompagnés d’un regard furtif, la crainted’être vus, la chaleur, l’odeur de la mer, et le va-et-vientcontinuel d’une foule parée, inoccupée, rassasiée, l’avaientcomplètement ranimé. Il disait à Ânna Serguièiévna combien elleétait belle, séduisante, se montrait impatiemment amoureux, et nela quittait pas une minute. Elle, au contraire, était souventpensive, le priait sans cesse d’avouer qu’il ne l’estimait pas, nel’aimait pas, et la considérait comme une femme banale.

Presque tous les jours, tard dans la soirée,ils faisaient une promenade aux environs de la ville, à Oriânnda ouà la Cascade. La promenade réussissait toujours. Leurs impressionsétaient invariablement belles, magnifiques, et Goûrov s’enréjouissait, bien qu’il lui semblât qu’elles ne lui servaient àrien et étaient inutiles, car sa vie n’était ni belle nimagnifique, et il n’avait pas même le désir qu’elle le devînt.

Ils attendaient l’arrivée du mari, mais ÂnnaSerguièiévna reçut de lui une lettre annonçant qu’il avait pris malaux yeux, et lui demandant de rentrer le plus tôt possible ;elle se hâta de partir.

– C’est un bien que je parte, dit-elle àGoûrov, c’est l’arrêt du destin. Encore un peu et je m’éprenaistrès sérieusement de vous. Vous êtes un homme merveilleux, sigentil et si bon qu’il est on ne peut plus facile de vous aimer.Mais à quoi me servirait cet amour ? Il briserait ma vie. Vousaimer en me cachant sans cesse, ne serait-ce pasterrible ?

Elle partit en voiture et il l’accompagna. Levoyage dura toute une journée. À la gare, au moment de monter enwagon, au second coup de cloche, elle lui dit :

– Permettez que je vous regarde encore…oui, comme ça.

Elle ne pleurait pas, mais était triste,paraissait malade, et son visage tremblait.

– Je penserai souvent à vous, dit-elle.Que Dieu vous garde ! Ne conservez pas un mauvais souvenir demoi. Nous nous séparons pour toujours, et il le faut, car nousn’aurions même pas dû nous rencontrer. Adieu ! Que Dieu vousgarde !

Le train partit très vite ; ses feuxdisparurent bientôt, et, au bout d’une minute, le bruit lui-même nes’entendit plus, comme si tout se concertait pour mettrebrusquement fin à ce doux rêve, à cette folie.

Demeuré seul sur le quai, regardant dans lelointain obscur, Goûrov écoutait les cris des sauterelles et lebruissement des fils télégraphiques, avec le sentiment de quelqu’unqui s’éveille. Il se disait que sa vie comptait une aventure deplus, un joli roman fini maintenant et dont il ne lui restait plusqu’un souvenir…

Il se sentait triste et ému, et éprouvait unléger remords de ce que cette jeune femme, qu’il ne reverrait plus,n’eût pas été heureuse avec lui. Il avait été cordial et affable,mais, dans son ton, dans ses caresses, dans sa manière de secomporter avec elle, s’était glissée une ombre d’ironie, lacondescendance un peu lourde d’un homme heureux, qui était, aufait, deux fois plus âgé qu’elle. Elle lui avait répété sans cessequ’il était bon, noble, extraordinaire ; c’était donc qu’illui avait paru autre qu’il était, et que, par conséquent, ill’avait trompée involontairement. Il en était à présent un peugêné.

À cette gare on sentait déjà l’automne. Lasoirée était fraîche.

– Il est temps que je regagne, moi aussi,le nord, pensa Goûrov en quittant le quai ; grand temps.

III

À Moscou, chez lui, tout était déjà comme enhiver. On chauffait les poêles, et, le matin, quand les enfantsprenaient leur thé avant de partir pour le lycée, il faisait noirencore et la vieille bonne allumait un moment. Les geléescommençaient. Quand tombe la première neige, le premier jour oùl’on peut aller en traîneau, il est agréable de voir la terre etles toits tout blancs ; on respire librement à pleins poumonset on se souvient de ses jeunes années. Les vieux tilleuls et lesbouleaux blancs de givre ont un air bon enfant ; ils sont plusprès de notre cœur que les cyprès et les palmiers, et, auprèsd’eux, on ne veut plus penser aux montagnes et à la mer.

Goûrov était bien Moscovite. Il était revenupar un beau jour de gel, et, quand après avoir revêtu sa pelisse etses gants chauds, il eut fait une promenade sur la Pétrôvka etentendu, le samedi soir, le carillon des cloches, le voyage qu’ilvenait de faire et les lieux qu’il venait de quitter perdirent pourlui tout leur charme. Il déblatérait contre la Crimée, Iâlta, lesTatares, les femmes, et assurait que la Suisse est plus belle quela Crimée.

Il se replongea peu à peu dans la viemoscovite, se disputant avec ses locataires, les gardiens de sesmaisons, la police, dévorant trois journaux par jour pour affirmerensuite que, par principe, il ne lisait pas les journaux de Moscou.Il apparut aux restaurants, aux clubs, aux grands dîners, auxjubilés. L’humeur légère, nonchalante, le plaisir d’être libreavaient peu à peu disparu. Il trouvait flatteur, maintenant, quedes avocats connus, des artistes célèbres vinssent chez lui, etque, au Cercle des médecins, il jouât aux cartes avec unprofesseur. Il était à nouveau capable de manger un plat entier dechoux à la poêle, et si Ânna Serguièiévna l’eût vu sortir durestaurant, congestionné, sombre et mécontent, elle auraitpeut-être compris qu’il n’y avait en réalité en lui rien d’élevé nid’extraordinaire…

Il lui semblait qu’en moins d’un mois l’imaged’Ânna Serguièiévna se voilerait aussi dans sa mémoire et ne luiapparaîtrait que de loin en loin dans ses rêves, avec son souriretouchant, comme il pensait à d’autres femmes. Mais il s’écoula plusd’un mois ; on fut en plein hiver, et dans son souvenir toutrestait vivant comme s’il ne s’était séparé d’Ânna Serguièiévna quela veille. Et les souvenirs s’avivaient de plus en plus.

Soit que, de son cabinet de travail, ilentendît dans le silence du soir la voix de ses enfants quiapprenaient leurs leçons, soit qu’il entendît chanter une romance,jouer de l’orgue dans un restaurant ou le vent gémir dans lacheminée, il sentait revivre dans sa mémoire le souvenir de ce quis’était passé sur le môle. Il revoyait la fraîche matinée avec lesnuages sur les montagnes, le bateau qui arrivait deThéodosie ; il se rappelait les baisers. Il allait et venaitdans son bureau, envahi par les souvenirs, un sourire aux lèvres.Puis ses souvenirs se changeaient en rêveries et le passé seconfondait dans son imagination avec l’avenir.

Il ne voyait pas Ânna Serguièiévna en songe,mais elle le suivait partout comme son ombre. Lorsqu’il fermait lesyeux, il la voyait comme si elle eût été là ; mais elle étaitplus jeune encore, plus belle et plus tendre que dans la réalité.Lui aussi se voyait dans ses souvenirs bien meilleur qu’il n’avaitété réellement. Le soir, il retrouvait dans sa bibliothèque, dansla cheminée, dans tous les coins les regards d’ÂnnaSerguièiévna ; il entendait son souffle, le froufrou caressantde sa robe. Dans la rue, il suivait les femmes des yeux, encherchant une qui lui ressemblât. Il éprouvait un besoin impérieuxde faire part à quelqu’un de ses souvenirs ; mais chez lui, ilne pouvait pas parler de son amour et, hors de la maison, iln’avait personne à qui se confier ; ce n’est pas à seslocataires ou à ses collègues de la banque qu’il aurait pu fairedes confidences. D’ailleurs, qu’aurait-il pu leur dire ?Avait-il aimé ? Y avait-il eu dans ses relations avec ÂnnaSerguièiévna quelque chose de beau, de poétique, d’édifiant ousimplement d’intéressant ?

Il en était réduit à parler de façon vague del’amour et des femmes. Il en parlait longuement, puis demandait àquelqu’un de chanter ou chantait lui-même. Et personne ne sedoutait de ce qui se passait en lui. Il n’y avait que sa femme quifronçait ses sourcils noirs et disait :

– Le rôle de fat ne te va nullement,Dimitri.

Une fois, la nuit, sortant du Cercle desmédecins avec son partenaire, un fonctionnaire, il ne put seretenir et dit :

– Si vous saviez de quelle femmecharmante j’ai fait la connaissance à Iâlta !

– Quand cela ?

– Cet automne. On ne peut pas direqu’elle soit d’une rare beauté, mais elle a fait sur moi uneimpression irrésistible ; je n’en suis pas encore revenu.

Le fonctionnaire, qui venait de prendre untraîneau et se mettait en route, se retourna tout à coup et luicria :

– Dmîtri Dmîtritch !

– Quoi ?

– Vous aviez raison tantôt, l’esturgeonn’était pas frais.

Ces mots, si banals, indignèrent Goûrov, sansqu’il sût pourquoi. Ils lui parurent infiniment grossiers ethumiliants. Quelles mœurs sauvages, quels gens ! Quelles nuitsdésordonnées, quelles journées vides et sans intérêt ! Jeuacharné, gloutonnerie, ivresse, et, toujours, les mêmesconversations sur les mêmes sujets. Des affaires inutiles et demonotones conversations occupent la majeure partie du temps. Ilreste une vie lourde, absurde, étriquée, dont on ne peut ni sortirni s’enfuir, comme si l’on était enfermé dans une maison de fous oudans un bagne.

Goûrov, indigné, ne put fermer l’œil de lanuit. Le lendemain il eut la migraine toute la journée. Il dormitmal aussi les nuits suivantes qu’il passa à réfléchir, assis surson lit, ou à arpenter sa chambre de long en large. Toutl’ennuyait, ses enfants, sa banque. Il n’avait envie ni de sortirni de parler. Dans ses oreilles revenaient les mots :

– L’esturgeon n’était pas frais.

En décembre, au moment des fêtes, il dit à safemme qu’il allait à Pétersbourg faire des démarches pour un jeunehomme et se rendit à S… Pourquoi ?… Il n’en savait rienlui-même. Il avait envie de voir Ânna Serguièiévna, de lui parler,d’obtenir d’elle un rendez-vous, si c’était possible.

Il arriva à S… de bon matin et prit à l’hôtella meilleure chambre, celle dont un drap, gris comme celui descapotes de soldats, recouvre le plancher. Sur la table, il y avaitun encrier couvert de poussière représentant un cavalier quisaluait, et dont la tête manquait.

Le suisse lui donna tous les renseignementsnécessaires. M. von Dideriz habitait, sur laStâro-Gontchârnaia, tout près de l’hôtel, une maison à lui. Ilétait riche, avait ses chevaux ; dans la ville tout le mondele connaissait. Le portier prononçait son nom :Drydryrits.

Goûrov, sans se hâter, se rendit à laStâro-Gontchârnaia et trouva la maison en face de laquelles’allongeait en effet une grande barrière de bois gris, plantée declous.

– C’est vrai qu’il y a de quoi s’enfuirdevant une pareille barrière, songea Goûrov en regardant lesfenêtres de la maison.

Il se dit que c’était un jour férié et que lemari devait être là ; ç’aurait été d’ailleurs un manque detact de survenir et d’embarrasser Ânna Serguièiévna ; d’autrepart, s’il écrivait, le mot pouvait tomber dans les mains du mariet tout serait perdu ; le mieux était de s’en remettre auhasard.

Il se mit à faire les cent pas le long de labarrière grise, attendant les événements. Il vit entrer dans lacour un mendiant et entendit les chiens aboyer. Une heure après, ilperçut les sons faibles et indistincts d’un piano. Ce devait êtreÂnna Serguièiévna qui jouait. Ensuite la porte s’ouvrit et il ensortit une vieille femme accompagnée du loulou blanc que Goûrovconnaissait bien. Il voulut appeler le chien, mais soudain son cœurse mit à battre si fort que l’émotion lui fit oublier le nom.

Il continuait à aller et venir, et ildétestait de plus en plus la barrière grise. Il pensait avecirritation qu’Ânna Serguièiévna l’avait oublié et qu’elle sedistrayait sans doute à présent avec un autre ; chose, aureste, tout à fait naturelle chez une jeune femme, contrainted’avoir du matin au soir la maudite barrière devant les yeux. Ilrentra à l’hôtel et resta longtemps assis sur le canapé, ne sachantque faire. Ensuite il alla dîner ; et après il s’endormit, etdormit longtemps.

– Comme c’est bête et ennuyeux,pensa-t-il en se réveillant, voyant les vitres noires (le soirétait déjà venu). Pourquoi me suis-je endormi ? Que ferai-jede ma nuit maintenant ?

Assis sur son lit, à couverture grise, tellequ’il y en a dans les hôpitaux, il se narguait avecdépit :

– Te voilà bien avec ta dame au petitchien et toute ton aventure ! Tu n’as plus qu’à rester icimaintenant…

Le matin à la gare, il avait remarqué unegrande affiche annonçant pour le soir la première représentationd’une opérette, la Geisha ; il s’en souvintet alla au théâtre.

« Il est très possible, se dit-il,qu’elle assiste aux premières. »

La salle était comble. Comme dans tous lesthéâtres de province une sorte de buée s’élevait jusqu’au-dessus dulustre. La galerie s’agitait bruyamment. Au premier rang desfauteuils d’orchestre, on voyait les élégants de la ville, debout,les mains derrière le dos. Dans la loge du gouverneur, était assisesur le devant, la fille de celui-ci, un boa aux épaules. Legouverneur se cachait modestement derrière une portière ; onn’apercevait que ses mains. Le rideau remuait et les musiciensaccordaient longuement leurs instruments. Pendant que le publicentrait, et s’asseyait, Goûrov fouillait avidement la salle.

Ânna Serguièiévna entra enfin et allas’asseoir au troisième rang des fauteuils. En l’apercevant Goûrovsentit son cœur se serrer. Il comprit que personne au monde ne luiétait plus proche, plus cher, et n’avait pour lui autantd’importance. Cette petite femme sans rien de remarquable, perduedans la foule provinciale, tenant un vulgaire face-à-main,remplissait à présent toute sa vie. Elle était pour lui l’uniquesource de chagrin et de joie, le seul bonheur qu’il souhaitât. Auxsons des piètres instruments de l’orchestre, il détaillait combienelle était jolie, pensait à son amour et rêvait.

Un grand jeune homme un peu voûté, à favoriscourts, entra avec Ânna Serguièiévna et s’assit à côté d’elle. Àchaque pas, il balançait la tête, comme s’il saluait quelqu’un. Cedevait être le mari, qu’une fois, à Iâlta, dans l’élan d’unsentiment d’amertume, Ânna Serguièiévna avait qualifié de valet.Et, en effet, dans toute sa longue silhouette, dans ses favoris, satête légèrement chauve, on trouvait un effacement dedomestique ; il avait un sourire doux, et un insigneuniversitaire qui brillait à sa boutonnière ressemblait à un numérode garçon de restaurant.

Au premier entr’acte, il alla au fumoir etÂnna Serguièiévna resta à sa place. Goûrov, qui avait aussi unfauteuil d’orchestre, s’approcha d’elle et dit, en s’efforçant desourire, mais d’une voix qui tremblait :

– Bonjour.

Elle jeta un regard sur lui et devint toutepâle, puis le regarda à nouveau avec terreur, n’en croyant pas sesyeux ; et sa main serra fortement son éventail et sonface-à-main. On voyait qu’elle luttait pour ne pas défaillir. Ilsse taisaient. Elle restait assise, et lui, debout, effrayé de sontrouble, n’osait pas s’asseoir près d’elle. Les violons et laflûte, enfin accordés, se mirent à jouer, et, tout à coup, ÂnnaSerguièiévna et Goûrov se sentirent pris de peur ; il leursembla qu’on les regardait de toutes les loges.

Alors elle se leva et se dirigeaprécipitamment vers la sortie. Il la suivit. Et ils marchèrentsottement dans les couloirs, les escaliers, montant oudescendant ; des gens, magistrats, professeurs oufonctionnaires du Ministère des Apanages, en uniforme, tous avecdes insignes, passaient devant eux ; ils apercevaient auvestiaire des dames, des pelisses ; ils sentirent un violentcourant d’air, apportant une odeur de bouts de cigarettes jetés. EtGoûrov, dont le cœur battait à se rompre, pensait :

« Quel martyre, quelle souffrance !Mon Dieu, pourquoi tous ces gens, cet orchestre ?… »

Il se souvint tout à coup que, le soir où ilavait conduit Ânna Serguièiévna à la gare, il s’était dit que toutétait fini entre eux et qu’ils ne se reverraient jamais plus.Combien pourtant ils étaient encore loin de la fin !…

À un petit escalier étroit et noir, sur lequelétait écrit : Entrée de l’amphithéâtre, ÂnnaSerguièiévna s’arrêta.

– Comme vous m’avez fait peur !dit-elle, respirant avec peine, encore toute pâle etstupéfaite ; j’en suis à moitié morte. Pourquoi êtes-vousvenu ?

– Tâchez de me comprendre, dit-il à voixbasse, vivement. Je vous supplie de me comprendre.

Elle le regardait avec anxiété, avec amour etépouvante ; elle le regardait fixement pour mieux retrouverses traits.

– Je souffre tant ! continua-t-ellesans l’écouter ; je ne faisais que penser à vous tous cestemps-ci. Je ne vivais que par vous, et je voulais vous oublier.Oh ! pourquoi êtes-vous venu ?

Plus haut, sur le palier, deux lycéensfumaient des cigarettes et les regardaient, mais Goûrov, perdant latête, attira à lui Ânna Serguièiévna et lui couvrit de baisers lafigure, le cou, les mains.

– Que faites-vous ! Quefaites-vous ! lui dit-elle terrifiée, en le repoussant. Noussommes fous tous les deux. Partez ce soir même, tout desuite ! Je vous en conjure par tout ce que vous avez de plussacré. Je vous en supplie… On vient.

Quelqu’un montait, en effet, l’escalier.

– Il faut que vous partiez, murmura ÂnnaSerguièiévna. Vous entendez, Dmîtri Dmîtritch ? J’irai vousvoir à Moscou. Je n’ai jamais été heureuse, je ne le suis pas et nele serai jamais ; ne me faites donc pas souffrir davantage. Jevous jure d’aller à Moscou. Et maintenant séparons-nous ! Monchéri, mon aimé, quittez-moi !

Elle lui serra la main et commença à descendrevivement l’escalier, tout en se retournant ; et on pouvaitvoir à ses yeux que, vraiment, elle n’était pas heureuse.

Goûrov resta un moment à écouter. Quand iln’entendit plus rien, il prit ses effets au vestiaire et quitta lethéâtre.

IV

Et Ânna Serguièiévna se mit à aller le voir àMoscou. Tous les deux ou trois mois, elle partait de S…, disant àson mari qu’elle allait consulter à Moscou un grand spécialistepour les maladies de femmes. Son mari la croyait et ne la croyaitpas. Arrivée à Moscou, elle descendait à l’hôtel du « Bazarslave » et envoyait un chasseur prévenir Goûrov. Goûrov larejoignait, et nul n’en savait rien.

Un matin d’hiver, comme il se rendait chezelle (le chasseur était venu la veille au soir, mais ne l’avait pastrouvé chez lui), Goûrov accompagnait sa fille au lycée, car lelycée était sur son chemin. La neige tombait à gros flocons.

– Il y a trois degrés au-dessus de zéro,et pourtant, tu le vois, il neige, disait-il à sa fille. C’est queseule la surface de la terre est chaude, tandis que dans lescouches élevées de l’atmosphère, la température est tout autre.

– Papa, pourquoi en hiver ne tonne-t-ilpas ?

Goûrov expliqua aussi cela. Il parlait etsongeait qu’il allait à un rendez-vous d’amour et que personne,nulle âme qui vive, ne le savait et ne le saurait probablementjamais. Il avait deux vies, une au grand jour, que voyaient etconnaissaient tous ceux qui le voulaient, vie pleine de vérités etde mensonges conventionnels, et une autre, dont le cours étaitsecret. Et par une suite de circonstances qui n’était peut-êtrequ’un hasard, tout ce qui était pour lui important, intéressant,indispensable ; tout ce qu’il avait en lui de sincère, defranc ; tout ce qui formait le cœur de sa vie ; tout celarestait ignoré d’autrui. Au contraire, tout ce qui était mensongeet l’enveloppe pour ainsi dire dont il se couvrait ; – sonservice à la banque, par exemple, ses discussions de cercle, son« race inférieure », ses sorties dans le monde avec safemme, – tout cela était en évidence. Il jugea les autres d’aprèslui-même, se défiant de ce qu’il voyait et se disant que le« voile du mystère », comme le voile de la nuit, couvretoujours chez autrui la vraie vie, celle qui compte. Chaqueexistence particulière repose sur le mystère, et c’est peut-être unpeu la raison pour laquelle tout homme cultivé tient sinerveusement à ce que l’on respecte ses secrets.

Après avoir accompagné sa fille au lycée,Goûrov se rendit au « Bazar slave ». Il laissa en bas sapelisse, monta, et frappa doucement à la porte. Il trouva ÂnnaSerguièiévna, vêtue de la robe grise qu’il préférait à toutes lesautres. Le voyage et l’attente l’avaient fatiguée ; ellel’attendait depuis la veille, était pâle, et le regarda sanssourire. Dès qu’il fut entré, elle vint se blottir contre sapoitrine. Leur baiser fut long et lent, comme s’ils ne s’étaientpas vus de deux ans.

– Eh bien ! demanda-t-il, qu’ya-t-il de nouveau là-bas ?

– Attends, je te le dirai. Pourl’instant, je ne puis pas.

Des larmes l’empêchaient de parler. Elle sedétourna et porta son mouchoir à ses yeux.

« Il faut qu’elle pleure », sedit-il.

Et il s’assit dans un fauteuil.

Puis il sonna et fit apporter du thé. Tandisqu’il le prenait, elle restait debout, tournée du côté de lafenêtre.

Elle pleurait d’émotion à la douloureuseconscience que leur vie était si fâcheusement engagée ; ils nese voyaient qu’en secret et devaient se cacher comme des voleurs.Leurs deux vies n’étaient-elles pas brisées ?

– Allons, cesse !… lui dit-il.

Il était évident, pour lui, que leur amour nefinirait pas de sitôt. Ânna Serguièiévna s’attachait de plus enplus à lui ; elle l’adorait, et il eût été insensé de lui direque cela devait avoir une fin. Elle n’y aurait pas cru.

Il s’approcha d’elle, la prit dans ses bras,la couvrit de caresses, la consola, et s’aperçut tout à coup dansla glace. Sa tête commençait à grisonner. Il fut frappé d’avoirautant vieilli et enlaidi ces dernières années… Les épaules d’ÂnnaSerguièiévna, qu’il sentait sous ses mains, étaient chaudes ettremblantes. Il éprouva une compassion pour cette vie encore sichaude et si belle qui, comme la sienne propre, commenceraitapparemment bientôt à se faner et à se flétrir. Pourquoil’aimait-elle tant ? Il avait toujours paru aux femmesdifférent de ce qu’il était. Ce n’est pas lui-même qu’ellesaimaient en lui, mais un être créé par leur imagination et qu’ellescherchaient avidement toute leur vie. Ensuite, lorsqu’elless’apercevaient de leur erreur, elles continuaient à l’aimer quandmême, et pas une n’avait été heureuse avec lui. Le temps passait,il faisait de nouvelles conquêtes, s’en séparait ; mais jamaisil n’avait aimé réellement ; c’était tout ce qu’on voudra,mais pas de l’amour.

Et c’était à présent seulement, alors que satête devenait blanche, qu’il aimait vraiment, sérieusement, pour lapremière fois de sa vie.

Ânna Serguièiévna et lui s’aimaient comme deuxêtres très proches l’un de l’autre, très intimes, comme un mari etune femme, comme deux tendres amis. Il leur semblait que le sortles avait destinés l’un à l’autre, et il était inconcevable quechacun d’eux fût marié ailleurs. C’était monstrueux. Ils étaientcomme un couple d’oiseaux de passage, attrapés ensemble et mis dansdeux cages séparées. Ils se pardonnaient l’un à l’autre tout cedont ils avaient honte, et ils sentaient que leur amour les avaittransformés tous les deux…

Autrefois Goûrov se consolait dans ses momentsde tristesse par tous les raisonnements qui lui venaient entête ; à présent, il ne pensait plus à raisonner : iléprouvait une profonde compassion ; il voulait être sincère ettendre…

– Voyons, cesse, ma pauvre chérie,dit-il, c’est assez pleuré. Parlons un peu ; nous trouveronsquelque chose.

Ils causèrent longtemps, discutèrent sur lesmoyens de n’avoir plus à se cacher sans cesse, à mentir, à vivredans deux villes différentes longtemps séparés l’un de l’autre, etde rompre leurs insupportables entraves.

– Comment faire ? demandait-ildésespéré ; comment ?

Et il leur semblait qu’avec un petit effort,la solution serait trouvée, et que commencerait une vie nouvelle etbelle…

Mais ils comprenaient tous les deux qu’ilsétaient encore loin d’en arriver là et que le plus compliqué, leplus difficile, ne faisait que commencer…

1899.

ANNE AU COU

I

Il n’y eut pas le plus petit lunch après lacérémonie. Les nouveaux mariés burent une coupe de champagne,changèrent de vêtements et se rendirent à la gare ; ni bal demariage, ni souper, ni musique ; ils partaient en pèlerinage àplus de deux cents verstes.

Beaucoup approuvèrent. En effet, pour ModesteAlexéiévitch, déjà élevé en fonctions et pas jeune, une nocebruyante ne semblait pas très à propos. Il est ennuyeux d’écouterde la musique quand, à cinquante-deux ans, on épouse une jeunefille qui en a dix-huit à peine. On disait aussi que le marié,homme à principes, entreprenait ce pèlerinage dans un monastèrepour faire entendre à la jeune femme qu’il donnait dans le mariage,comme en tout, la première place à la religion et à la morale.

On accompagna les mariés à la gare. Collègueset parents tenaient tous une coupe de champagne, prêts à crierhourra quand le train s’ébranlerait.

Le père de la mariée, Piôtre Léonntiévitch, enuniforme de professeur, coiffé d’un chapeau haut de forme, nefaisait, déjà ivre et déjà très pâle, que se hausser à la portièredu wagon, une coupe à la main, et disait à sa fille d’une voixsuppliante :

– Anioûta, Ânia, écoute ! Unmot !

Anne se penchait vers lui ; il luimurmurait quelque chose, lui envoyait dans la face son haleineavinée et lui soufflait dans l’oreille, sans qu’on lecomprît ; et il lui faisait des signes de croix sur la figure,le cou, les mains, les larmes aux yeux et la gorge tremblante.

Les frères d’Anne, les lycéens Pétia etAndrioûcha, tiraient leur père par son frac et murmuraient d’un airconfus :

– Papa, assez ! papa, laisse-la.

Quand le train s’ébranla, Anne vit son pèrecourir à côté du wagon, titubant et renversant le vin de sacoupe ; il avait l’air malheureux, bon et fautif, et ilcriait : hourra !

Les mariés se trouvèrent seuls. ModesteAlexéiévitch examina le compartiment, rangea les paquets sur lesfilets et s’assit en souriant vis-à-vis de sa femme.

Il était de taille moyenne, assez gros,bouffi, avec de longs favoris, et pas de moustaches. Son mentonrond, bien rasé, bien dessiné, ressemblait à un talon. L’absence demoustaches était dans sa figure la chose la plus caractéristique.Sa lèvre nue se fondait peu à peu avec les joues qui, grasses ettremblantes, faisaient penser à de la gelée. Sa tenue étaitcorrecte, ses mouvements lents, ses manières onctueuses.

– Je ne puis pas, en ce moment, omettreun fait, dit-il en souriant. Il y a cinq ans, quand Kossôrotovreçut la croix de Sainte-Anne à porter au cou et qu’il vint faireses remerciements, Son Excellence[19] luidit : « Alors, maintenant, vous avez trois Anne, une à laboutonnière et deux au cou. » Il faut dire qu’en ce temps-là,la femme de Kossôrotov, personne légère et acariâtre, appelée Anne,était revenue vivre avec lui. J’espère que, quand je recevrai lacroix de Sainte-Anne de deuxième classe, Son Excellence n’aura pasl’occasion de me dire la même chose.

Ses petits yeux souriaient et Anne souritaussi, s’émotionnant à l’idée que cet homme à grosses lèvrespouvait, à toute minute, l’embrasser et qu’elle n’avait plus ledroit de l’en empêcher ; les mouvements ouatés de son groscorps l’effrayaient et la dégoûtaient. Modeste Alexéiévitch se levasans se presser, retira sa décoration, son frac, son gilet et passasa robe de chambre.

– Voilà qui y est ! dit-il ens’asseyant à côté d’Anne.

Elle se rappela combien elle avait souffertpendant la cérémonie. Il lui avait semblé que le prêtre, que lesinvités et toutes les personnes qui se trouvaient à l’église laregardaient avec compassion, et se demandaient pourquoi, si jeuneet si gentille, elle épousait ce vieux monsieur, pas intéressant.Ce matin encore elle était enchantée que tout se fût si bienarrangé ; mais, pendant le mariage et maintenant en wagon,elle se sentait déçue et ridicule.

Elle avait épousé un homme riche ; maiselle n’avait pas d’argent. Sa robe de mariée avait été faite àcrédit et quand, aujourd’hui, son père et ses frèresl’accompagnaient, elle avait compris, à leur mine, qu’ils restaientsans le sou. Auraient-ils de quoi dîner ce soir ? Etdemain ? Il lui semblait que, sans elle, maintenant, ilsmourraient de faim et ressentiraient l’angoisse qu’ils avaient touséprouvée le soir de l’enterrement de sa mère.

« Oh ! comme je suismalheureuse ! pensait-elle ; pourquoi le suis-jetant ? »

Avec la gaucherie d’un homme sérieux qui n’apas l’habitude des femmes, Modeste Alexéiévitch lui prenait lataille et lui tapotait l’épaule ; elle, pendant ce temps-là,pensait à la question d’argent, à sa mère, à la mort decelle-ci.

À la mort de sa mère, son père, professeur dedessin et de calligraphie au lycée, se mit à boire. La misèrearriva. Ses frères manquèrent de chaussures. Piôtre Léonntiévitchétait constamment appelé chez le juge de paix. L’huissier venaitsaisir ses meubles… Quelle honte !… Anne dut soigner son pèreivrogne, repriser les chaussettes de ses frères, aller aumarché ; et quand on louait sa beauté, sa jeunesse, ses bonnesmanières, il lui semblait que l’univers entier voyait son chapeaubon marché et les trous de ses bottines, noircis à l’encre. Et lesnuits, elle pleurait. La pensée obsédante la torturait qu’onchasserait bientôt son père du lycée à cause de son vice, qu’il nepourrait pas survivre à cette déchéance et mourrait comme samère.

Des dames de leur connaissance s’émurent et semirent à chercher pour Anne un bon mari ; et l’on découvritbientôt Modeste Alexéiévitch, ni jeune, ni beau, mais riche.« Il a cent mille roubles en banque, disait-on à Anne, et unbien de famille qu’il afferme. C’est un homme à principes, bien vude Son Excellence. Il ne lui en coûtera rien de demander un mot augouverneur pour le directeur du lycée ou même pour le curateur, defaçon à ce qu’on ne touche pas à votre père. »

Tandis qu’elle se rappelait ces détails, desaccords de musique et un bruit de voix arrivèrent à la portière. Letrain s’arrêta à une petite gare. Dans la foule, sur le quai, onjouait allègrement de l’accordéon, qu’un violon criardaccompagnait. Et de derrière des peupliers et de hauts bouleaux, dederrière des chalets où l’on passait l’été, arrivaient les sonsd’une musique militaire ; il y avait apparemment un bal dansun des chalets. Sur le quai, les habitants des chalets et les gensde la ville se promenaient, venus pour respirer le bon air.

Il y avait parmi eux le propriétaire de lapetite ville, nommé Artynov, homme grand, fort, brun, semblable àun Arménien, avec des yeux à fleur de tête. Étrangement vêtu, ilportait une simple chemise, déboutonnée à la poitrine, de hautesbottes avec des éperons, et une cape noire, attachée aux épaules etqui traînait à terre comme une queue. Deux lévriers, leur longmuseau flairant la terre, le suivaient.

Les larmes brillaient encore aux yeux de lajeune épouse, mais pourtant elle avait déjà oublié sa mère,l’argent et son mariage. Elle serrait les mains de lycéens,d’officiers de sa connaissance qui parlaient vite et riaientjoyeusement :

– Bonjour, comment allez-vous ?

Elle sortit sur la plate-forme de son wagon,au clair de lune, et se plaça de façon à ce qu’on pût voir sa bellerobe et son chapeau.

– Qu’attendons-nous ici ?demanda-t-elle.

– C’est une bifurcation ; on attendl’express.

Remarquant qu’Artynov la regardait, ellecligna coquettement les yeux et se mit à parler très haut enfrançais parce que le son de sa voix était beau, parce que lamusique jouait, que la lune se reflétait dans l’étang, et parce queArtynov, ce Don Juan, ce blasé, la regardait avidement. Et, parceque tous étaient joyeux, elle ressentit tout à coup de la joie.

Quand le train repartit, les officiers de saconnaissance la saluèrent, la main à leur visière. Elle fredonnaitla polka que jouait l’orchestre invisible derrière lesarbres ; et elle regagna son compartiment avec un sentiment detranquillité comme si, à cette halte, on lui eût assuré qu’elleserait heureuse malgré tout.

Les nouveaux mariés passèrent deux jours aumonastère et rentrèrent en ville. Ils y habitaient un logement dela Couronne. Tandis que son mari était à son bureau, Anne jouait dupiano, pleurait de tristesse, lisait des romans, étendue sur sachaise longue, ou feuilletait un journal de modes.

À dîner, Modeste Alexéiévitch mangeaitbeaucoup, parlait politique, promotions, permutations,gratifications, déclarait qu’il faut travailler, et disait que lavie de famille n’est pas un plaisir, mais un devoir, que les kopeksfont les roubles, et qu’il plaçait plus haut que tout au monde lareligion et la morale. Et, tenant son couteau comme un glaive, ildisait :

– Chacun doit connaître ses devoirs.

Anne l’écoutait, le craignait, ne pouvait pasmanger, et sortait de table affamée.

Après le dîner, Modeste Alexéiévitch faisaitla sieste et ronflait très fort. Anne allait voir ses parents.

Son père et ses frères la regardaient commesi, avant son arrivée, ils l’eussent blâmée d’avoir épousé, pour del’argent, un homme ennuyeux et qu’elle n’aimait pas. Sa robebruissante, ses bracelets, son air de dame les gênaient et leshumiliaient. Ils ne savaient plus de quoi lui parler ; mais,naguère, ils l’aimaient, et n’étaient pas encore habitués à dînersans elle. Elle se mettait à table et mangeait du gruau ou despommes de terre, sautées à une graisse de mouton qui sentait lachandelle. Piôtre Léonntiévitch, d’une main tremblante, prenait lecarafon de vodka et se versait un verre qu’il buvait vite,avidement et avec dégoût, puis un deuxième verre, puis untroisième. Pétia et Anndrioûcha, les garçonnets à grands yeux,pâles et maigres, enlevaient le carafon, en disant :

– Il ne faut pas, papa…, assez…

Anne aussi s’alarmait, le suppliait de ne plusboire, mais il frappait tout à coup du poing sur la table ets’écriait :

– Je ne permettrai à personne de mecontrôler ! Des gamins, une gamine ! Je vous jetteraitous dehors !

Mais sa voix trahissait la bonté, lafaiblesse ; et personne ne le craignait. Après le dîner,d’ordinaire il se faisait beau. Pâle, le menton tout entaillé parle rasoir, il allongeait son cou maigre, restait une demi-heuredevant sa glace, se coiffait, retroussait ses moustaches noires etse parfumait ; il nouait sa cravate, mettait ses gants, sonchapeau haut de forme, et allait donner des leçons particulières.Les jours fériés, il restait à la maison, peignait à l’huile oujouait de l’harmoniflûte. L’instrument sifflait, mugissait ;mais il tâchait d’en tirer des accords et des sons harmonieux. Oubien il se fâchait après ses enfants :

– Mauvais garnements !Vauriens ! Vous avez abîmé l’instrument.

Tous les soirs, le mari d’Anne jouait auxcartes avec ses collègues, habitant eux aussi la maison de laCouronne. Aux soirées venaient des femmes des fonctionnaires,laides, habillées sans goût, grossières comme des cuisinières, etalors commençaient des commérages aussi laids que ces dameselles-mêmes. Quelquefois, Modeste Alexéiévitch allait au théâtreavec Anne. Durant les entr’actes, il ne la quittait pas d’uneligne, se promenait avec elle bras dessus, bras dessous, dans lescouloirs et au foyer. En saluant les gens, il lui disait àmi-voix : « Conseiller d’État… reçu chez SonExcellence… » Ou bien : « A des capitaux… possèdeune maison… » En passant devant le buffet, Anne avait envie demanger quelque chose. Elle aimait le chocolat et les gâteaux auxpommes. Mais elle n’avait pas d’argent et se gênait pour endemander à son mari. Il prenait une poire, la tâtait du doigt, etdisait, hésitant :

– Combien cela ?

– Vingt-cinq kopeks.

– Non, tout de même !…

Et il remettait la poire en place. Mais commeil est malséant de ne rien acheter, il demandait de l’eau de Seltz,et buvait seul tout le siphon ; les larmes lui en montaientaux yeux. Anne, à ces moments-là, le haïssait de tout son cœur.

Ou bien, tout rouge, il lui disait tout àcoup, très vite :

– Salue cette vieille dame.

– Mais je ne la connais pas.

– Peu importe. C’est la femme dudirecteur de tel ministère. Je te dis de la saluer !maugréait-il. Ta tête n’en tombera pas.

Anne saluait, et sa tête, en effet, n’entombait pas ; mais cela la torturait. Elle faisait tout ce quevoulait son mari et s’irritait contre elle-même en pensant qu’ill’avait trompée comme la dernière des sottes : elle ne s’étaitmariée que pour l’argent et, cependant, elle en avait moinsqu’avant son mariage.

Avant, son père lui donnait au moins quelquespièces de vingt kopeks ; maintenant elle n’avait pas un liard.Prendre de l’argent en cachette ou en demander à ModesteAlexéiévitch, elle ne pouvait pas ; elle le craignait ;elle tremblait devant lui ; il lui semblait qu’elle portaitdepuis longtemps dans son cœur la crainte de cet homme. Dans sonenfance, le directeur du lycée lui apparaissait la force la plusimposante, la plus formidable, telle qu’une grosse nuée quis’avance ou une locomotive prête à l’écraser. Son Excellence étaitmaintenant une force semblable dont on parlait et dont on avaitvaguement peur. Il y avait jadis pour elle une dizaine d’autresforces moindres, les professeurs du lycée, entre autres, avec leurslèvres rasées, sévères et sans pitié ; il y avait maintenantModeste Alexéiévitch, homme à principes, qui, même, ressemblait defigure au directeur du lycée. Toutes ces forces se fondaient, dansl’imagination d’Anne, en une seule, sous la forme d’un énorme oursblanc qui en voulait aux faibles, aux coupables, comme son père.Elle craignait de dire des choses inopportunes, et elle souriait àcontre-cœur, montrant une joie feinte quand on la caressaitgrossièrement ou quand on la souillait en des étreintes qui luifaisaient horreur.

Une seule fois son père s’enhardit à demanderà Modeste Alexéiévitch de lui prêter cinquante roubles pour payerune dette très désagréable. Mais quel fut son supplice !

– Bien ! je vous les donnerai, fitle gendre après réflexion. Mais je vous préviens que je ne vousaiderai plus tant que vous n’aurez pas cessé de boire. Pour unhomme qui est au service de l’État, une pareille faiblesse est unehonte. Je dois vous rappeler un fait connu de tous : cettepassion a perdu beaucoup de gens très capables qui, s’ils s’étaientretenus, auraient pu, avec le temps, devenir de hautspersonnages.

Et les longues tirades continuèrent coupées de« à mesure que »…, « en vue de ce qui vient d’êtredit »…, « vu la situation »… Et le pauvre PiôtreLéonntiévitch, souffrant de cette humiliation, éprouva un violentbesoin de boire.

Les jeunes frères, venant voir leur sœur avecdes souliers éculés et des pantalons râpés, devaient, eux aussi,écouter de la morale.

– Chacun, leur disait ModesteAlexéiévitch, doit connaître ses devoirs.

Il ne donnait d’argent à personne, mais, parcontre, il achetait à Anne des bagues, des bracelets et desbroches, en lui disant qu’il est bon d’avoir des bijoux aux mauvaisjours. Il ouvrait souvent la commode de sa femme pour vérifier sitous les bijoux s’y trouvaient.

II

Entre temps, l’hiver était venu. Bien avantNoël, la gazette locale annonça que le 29 décembre aurait lieu,dans la salle de l’Assemblée de la noblesse, le bal annuel. Trèspréoccupé le soir, après avoir joué, Modeste Alexéiévitch causaitavec les femmes de ses collègues en regardant Anne. Et il marchaitlongtemps de long en large avec un air pensif.

Enfin, un soir, assez tard, il s’arrêta devantsa femme et lui dit :

– Il faut te faire faire une robe de bal.Tu entends ? Seulement, je te prie de te concerter avec MariaGrigôriévna et Nathâlia Kouzminîchna.

Et il lui donna cent roubles.

Anne les prit, mais ne se concerta avecpersonne ; elle parla seulement avec son père et s’imagina dequelle façon sa mère aurait été habillée. Sa mère s’habillaittoujours à la dernière mode. Elle s’occupait beaucoup de sa fille,l’habillait coquettement, comme une poupée. Elle lui avait appris àparler français et à danser admirablement la mazurka (avant sonmariage, elle avait été cinq ans gouvernante). Anne pouvait, commesa mère, faire avec une vieille robe une robe neuve, nettoyer desgants avec de la benzine, louer des bijoux, et, comme sa mère, ellesavait clore à demi les yeux, grasseyer, prendre de belles poses,se montrer ravie quand il le fallait, et avoir des regards tristeset mystérieux. De son père, elle tenait ses yeux et ses cheveuxnoirs, sa nervosité et une certaine manière de toujours bien seprésenter.

Quand une demi-heure avant le bal, ModesteAlexéiévitch entra dans la chambre à coucher en bras de chemise,pour attacher sa décoration à son cou, devant la glace, il futfrappé de la beauté d’Anne, de la fraîcheur et de l’éclat de sarobe vaporeuse ; et il lui dit avec satisfaction en lissantses favoris :

– Ah ! quelle femme j’ai,Anioûta ! quelle femme !

Et il continua d’un ton solennel :

– J’ai fait ton bonheur et tu peux fairele mien aujourd’hui ; présente-toi, je te prie, à la femme deSon Excellence. N’y manque pas. Par elle, je peux obtenir la placede référendaire en chef.

Ils partirent pour le bal. Voici le club de laNoblesse et son escalier avec le suisse. Voici le vestiaire avecses portemanteaux et les pelisses, les valets affairés, les damesdécolletées qui se garantissent avec leurs éventails des courantsd’air. On sent une odeur de gaz et de soldats. Quand, en montant legrand escalier au bras de son mari, Anne entendit la musique ets’aperçut de pied en cap dans une glace, éclairée de mille feux, lajoie se réveilla en son cœur ; et ce fut le même pressentimentde bonheur qu’elle avait éprouvé un soir au clair de lune, àl’arrêt dans une petite gare. Elle marchait fièrement, sûred’elle-même, ne se sentant plus une petite fille, mais une vraiedame ; et elle imitait inconsciemment la démarche et lesmanières de sa mère. Pour la première fois de sa vie, elle sesentit riche, indépendante. La présence de son mari ne la gênaitmême pas. Elle devina d’instinct que la présence de son mari vieuxne la diminuait pas, mais lui donnait au contraire le piquantsecret qui plaît aux hommes. Dans la grande salle, l’orchestrejouait et les danses avaient déjà commencé.

Sortant de son appartement de la Couronne,éblouie par la lumière, les couleurs, le bruit et la musique, Annejeta un regard dans la salle et pensa : « Ah ! commec’est beau. » Et tout à coup elle retrouva dans la fouletoutes ses connaissances, tous ceux qu’elle avait rencontrésprécédemment à des soirées ou à la promenade, tous ces officiers,ces professeurs, ces avocats, ces fonctionnaires, et SonExcellence, et Artynov, et les dames de la haute société, parées,très décolletées, belles ou laides, déjà à leurs places dans lesbaraques ou les pavillons de la vente de charité, organisée auprofit des pauvres. Un énorme officier avec des épaulettes (elleavait fait sa connaissance rue Vieille-de-Kiév quand elle allait aulycée, et ne se rappelait plus son nom) sortit comme de dessousterre et lui demanda une valse. Elle quitta son mari et il luisembla qu’elle voguait dans un bateau à voile pendant la tempête,et que Piôtre Alexéiéviteh était resté loin sur la côte. Elle dansapassionnément valses, polkas, quadrilles, passant de bras en bras,grisée par la musique, le bruit, mêlant le russe au grasseyement dufrançais, riant, ne pensant ni à son mari, ni à personne. Sonsuccès auprès des hommes fut grand et il ne pouvait qu’en êtreainsi. Elle suffoquait d’émotion, serrait convulsivement sonéventail dans ses mains, et avait grand soif. Son père, dans sonhabit froissé qui sentait la benzine, s’approcha d’elle, luiapportant une glace dans une soucoupe.

– Tu es ravissante ce soir, lui dit-il enla regardant avec enthousiasme. Jamais je n’ai tant regretté que tute sois mariée si vite… Pourquoi donc cela ? Je sais que tul’as fait à cause de nous, mais… (Il tira d’une main tremblante uneliasse de billets et dit 🙂 J’ai reçu cela aujourd’hui pourune leçon, et je peux rembourser ma dette à ton mari.

Elle lui laissa la soucoupe et s’envola,enlevée par quelqu’un. Par-dessus l’épaule de son danseur, elle vitson père enlacer une dame et glisser légèrement avec elle dans lasalle.

« Comme il est gentil quand il n’a pasbu, » pensa-t-elle.

Elle dansa la mazurka avec le même officierénorme. Il se mouvait avec poids et importance, roulant les épauleset la poitrine, et battant à peine le parquet. Il n’avait pas enviede danser ; elle, au contraire, volait autour de lui,l’agaçant de sa beauté, de sa gorge nue. Ses yeux pétillaient demalice, ses mouvements étaient passionnés ; mais, lui, restaitindifférent, et lui tendait les mains avec bienveillance, comme unroi.

– Bravo ! Bravo !… disait-ondans le public. Mais, peu à peu, l’énorme officier s’entraîna.

Il s’anima, s’émut, se laissa gagner au charmeet prit la fièvre, tandis qu’elle roulait les épaules et leregardait avec ruse comme si elle était déjà sa reine et lui sonesclave. Il lui semblait que toute la salle les regardait, que tousles assistants étaient ravis, les enviaient. À peine le grosofficier l’eut-il remerciée, la foule s’écarta soudain, les hommesprenant l’attitude militaire… Son Excellence, en habit, avec sesdeux plaques de décorations, venait à elle.

Oui, Son Excellence venait à elle, car il laregardait avec insistance, souriait doucereusement et remuait leslèvres, comme il faisait toujours quand il voyait de joliesfemmes.

– Enchanté, enchanté… dit-il. Et je feraimettre votre mari aux arrêts pour avoir jusqu’ici dérobé à nos yeuxun si rare trésor. Je viens de la part de ma femme, poursuivit-ilen lui offrant le bras ; il faut que vous nous aidiez… Oui, mafoi !… Il faut vous décerner un prix de beauté… comme enAmérique… Oui, ma foi !… les Américains… Ma femme vous attendavec impatience.

Il l’emmena à un comptoir, près d’une vieilledame dont le bas de la figure était si disproportionné qu’onpouvait croire qu’elle avait dans la bouche un gros caillou.

– Aidez-nous, lui dit la vieille damed’une voix chantante ; toutes les jolies femmes travaillent àcette vente ; vous seule ne faites rien. Pourquoi nevoulez-vous pas nous aider ?

Elle partit, et Anne prit sa place devant lesamovar et les tasses d’argent. La vente s’anima tout de suite.Anne prenait un rouble au moins par tasse de thé. Elle forçal’énorme officier à en boire trois tasses. Artynov, l’homme riche,aux yeux à fleur de tête et qui avait de l’asthme, s’approcha deson comptoir. Il n’avait plus l’étrange costume qu’Anne lui avaitvu. Il était, comme tout le monde, en habit. Ne quittant pas lavendeuse des yeux, il but une coupe de champagne et la paya centroubles. Ensuite, il but une tasse de thé et donna encore centroubles. Toujours sans dire un mot, car il souffrait de son asthme…Anne conviait les acheteurs et prenait leur argent, profondémentconvaincue que ses sourires et ses regards ne causaient aux gensqu’un grand plaisir. Elle comprenait qu’elle avait été crééeuniquement pour cette vie d’éclat, de bruit, de rires, remplie demusique, de danses, d’adorateurs. Et son ancienne peur d’une forcequi menaçait de l’écraser, lui parut ridicule ; elle necraignait plus personne. Elle regrettait seulement que sa mère nefût plus là pour se réjouir avec elle de son succès.

Piôtre Léonntiévitch déjà pâle, mais encoreferme sur ses jambes, s’approcha, et demanda un verre de cognac.Anne rougit, craignant qu’il ne dît quelque chose de déplacé. (Elleavait honte d’avoir un père si pauvre, si ordinaire.) Mais il but,tira de sa liasse un billet de dix roubles et s’en alla d’un airimportant, sans dire mot. Peu après elle le vit dans une chaîne desdames ; il n’était plus très d’aplomb et criait quelque choseau grand émoi de sa danseuse, et Anne se rappela que, un soir, il yavait trois ans, il était dans un état à peu près pareil : unagent avait dû, à la fin, l’emmener se coucher ; le lendemain,le directeur menaça son père de le renvoyer. Comme ce souvenirétait peu agréable !

Quand les samovars se furent éteints et que,fatiguées, les dames de bienfaisance eurent versé leur recette à ladame au caillou dans la bouche, Artynov offrit le bras à Anne et laconduisit dans la salle où était servi le souper pour les personnesqui avaient pris part à la vente de charité. Il n’y en avait qu’unevingtaine, mais le souper fut très animé. Son Excellence porta cetoast : « Dans cette belle salle à manger, il convient deboire au développement des réfectoires populaires, dont la vented’aujourd’hui a fait l’objet. » Le général de brigade proposade boire : « À la force devant laquelle l’artillerie mêmese trouve impuissante. » Et tout le monde se leva pourtrinquer avec les dames. Ce fut très, très gai !

Quand on reconduisit Anne jusque chez elle, ilfaisait déjà jour et les cuisinières se rendaient au marché.Contente, ivre, pleine d’impressions nouvelles, elle se déshabilla,se jeta sur son lit et s’endormit aussitôt…

À deux heures de l’après-midi, elle futréveillée par sa femme de chambre qui lui annonçait la visite deM. Artynov. Anne s’habilla en hâte et se rendit au salon. Peuaprès Artynov, Son Excellence descendit de voiture, venantremercier la belle vendeuse. Il lui baisa la main, en la regardantdoucereusement et en remuant les lèvres comme s’il mâchait. Ildemanda la permission de revenir la voir et partit. Elle resta aumilieu de son salon, étonnée et enchantée de ce changementextraordinaire dans sa vie, doutant qu’il eût pu survenir sivite.

Juste à ce moment son mari entra. ModesteAlexéiévitch avait maintenant devant elle le regard empressé,douceâtre, le respect plat qu’elle lui connaissait en présence despuissants et des gens titrés. Elle lui dit avec joie, avec mépris,avec dégoût, sûre que tout lui serait désormais pardonné, elle luidit, en détachant nettement chaque mot :

– Allez-vous-en, imbécile !

Dès lors, Anne n’eut plus une journée libre,fut de toutes les parties de campagne, de toutes les promenades, detous les spectacles. Elle rentrait tous les jours chez elle aumatin et se couchait au milieu de son salon, racontant ensuite àtous qu’elle ne dormait que couverte de fleurs.

Il lui fallait beaucoup d’argent, mais elle necraignait plus Modeste Alexéiévitch. Elle dépensait son argentcomme si c’était le sien. Elle n’en demandait pas, n’en exigeaitpas ; elle envoyait seulement les factures, ou des billets dece genre : « Remettez au porteur cent roubles, »ou : « Payez immédiatement cent roubles. »

Modeste Alexéiévitch reçut à Pâques l’ordre deSainte-Anne de deuxième classe. Lorsqu’il vint remercier SonExcellence, le gouverneur posa son journal et s’enfonça plusprofondément dans son fauteuil :

– Ainsi, dit-il, regardant ses mainsblanches aux ongles roses, vous avez maintenant trois Anne, une àla boutonnière et deux au cou.

Modeste Alexéiévitch mit deux doigts devant sabouche de peur de rire trop haut et dit :

– Maintenant, il n’y a plus qu’à attendrela venue au monde d’un petit Vladimir. Oserai-je prier VotreExcellence d’en être le parrain ?

Il voulait parler de l’ordre de Vladimir dequatrième classe, et comptant déjà raconter son jeu de mots habileet hardi, il voulut ajouter quelque chose d’aussi bientourné ; mais Son Excellence se replongea dans la lecture deson journal et le congédia d’un signe de tête.

Anne continua à se promener en troïka, allaità la chasse avec Artynov, jouait dans des petites pièces en unacte, soupait. Elle allait voir les siens de plus en plus rarement.Ils dînaient seuls maintenant. Piôtre Léonntiévitch buvait de plusen plus. L’argent manquait et l’harmoniflûte avait été vendu pourpayer une dette. Les garçons ne laissaient plus leur père sortirseul dans la rue. Ils le surveillaient pour qu’il ne tombât pas.Quand, au moment de la promenade dans la rue Vieille-de-Kiév, ilsrencontraient Anne en voiture à deux chevaux avec un bricolier surle côté, et Artynov, sur le siège, remplaçant le cocher, et quePiôtre Léonntiévitch enlevait son chapeau haut de forme et sedisposait à crier quelque chose, Pétia et Andrioûcha le prenaientsous le bras et le suppliaient : – Il ne faut pas, papa…Assez, papa…

1895.

UN DÉSAGRÉMENT

Le médecin de zemstvo, Grigôry IvânovitchOvtchînnikov, homme de trente-cinq ans, malingre et nerveux, connude ses confrères par des petits ouvrages de statistique médicale etpar son vif attachement à ce qu’on appelle les « questionspratiques », faisait un matin sa visite dans les salles de sonhôpital. Comme d’habitude, son infirmier, l’officier de santéMikhaïl Zakhârovitch, le suivait. C’était un homme âgé, à figuregrosse, aux cheveux plats et gras, avec une boucle d’oreille.

À peine le docteur eut-il commencé sa visite,une menue circonstance lui parut très suspecte. Le gilet de soninfirmier était gondolé de plis bien que Mikhaïl Zakhârovitchl’arrangeât et le tirât par moments. Sa chemise était froissée etse gondolait aussi. Sur sa longue redingote noire, sur sonpantalon, et même sur sa cravate, du duvet blanchissait… Évidemmentl’infirmier ne s’était pas déshabillé de la nuit, et, à en jugerpar l’expression avec laquelle il tirait son gilet et arrangeait sacravate, ses habits le gênaient ; le docteur le regardafixement et comprit : l’infirmier ne titubait pas, répondaitaux questions, mais sa figure mornement hébétée, ses yeux troubles,le tremblement qui courait sur son cou et sur ses mains, ledésordre de ses habits et, principalement, la tension sur soi-mêmeet le désir de cacher son état, témoignaient qu’il ne venait que dese lever, qu’il n’avait pas assez dormi, et qu’il était ivre,lourdement ivre depuis la veille…

Il était au moment douloureux où l’ivressetombe ; il souffrait et était manifestement très mécontent delui-même.

Le docteur qui, pour de bonnes raisons,n’aimait pas l’infirmier, ressentit une violente envie de luidire : « Je le vois, vous êtes ivre. » Le gilet, laredingote à longs pans, la boucle d’oreille de son aide lui furenttout à coup odieux ; mais il retint son mauvais sentiment etdit, doucement et poliment comme toujours :

– A-t-on donné du lait àGuérâssime ?

– Oui, monsieur, on en a donné, réponditMikhaïl Zakhârovitch, doucement aussi.

En parlant avec Guérâssime, le docteur regardasa feuille de température et éprouva un nouvel afflux dehaine ; il retint sa respiration pour ne pas parler, mais n’ytint pas et demanda grossièrement, en étouffant :

– Pourquoi la température n’est-elle pasinscrite ?

– Elle l’est, monsieur, dit doucementMikhaïl Zakhârovitch.

Mais ayant regardé la feuille, et s’étantrendu compte qu’en effet la température n’était pas inscrite, illeva les épaules avec gêne et murmura :

– Je ne sais, c’est sans doute NadèjdaÔssipovna…

– Celle d’hier soir non plus n’est pasinscrite, reprit le docteur ; vous ne faites que vous enivrer,le diable vous emporte !… Vous êtes saoul maintenant comme unsavetier ! Où est Nadèjda Ôssipovna ?

La sage-femme, Nadèjda Ôssipovna, n’était pasdans les salles, bien qu’elle dût assister chaque jour aux visites.Le docteur regarda autour de lui, et il lui parut que la sallen’était pas faite, et que tout se gonflait, se fripait et étaitcouvert de duvet, comme le gilet de l’infirmier. Il voulut arracherson tablier, crier, tout quitter, cracher de dépit et s’enaller.

Après Guérâssime vint un malade de chirurgieavec un phlegmon de toute la main droite, auquel il fallait faireun pansement. Le docteur s’assit devant lui sur un tabouret etsoigna sa main.

« Ils ont fait la noce hier pour unanniversaire, pensa-t-il, en défaisant lentement lepansement ; attendez, je vais vous les faire voir, moi, lesanniversaires ! Mais que puis-je ? Je ne peuxrien ! »

Il sentit sur la main enflée et pourpre unabcès, et demanda :

– Un scalpel.

Mikhaïl Zakhârovitch, essayant de montrerqu’il était ferme sur ses jambes et était capable de travailler, seprécipita et tendit rapidement le scalpel.

– Pas celui-là ! Un des neufs, ditle docteur. L’infirmier trottina vers la table, sur laquelle setrouvait la boîte aux pansements et se mit à chercher dedans,affairé. Il chuchota longtemps avec les filles de salle, ramena laboîte sur la table, tâtonna, laissa tomber deux fois quelque chose,et le docteur, assis, attendait, ressentant dans le dos une forteirritation à cause du chuchotement et du fourragement.

– Sera-ce bientôt ?demanda-t-il ; vous les avez probablement oubliés en bas…

L’infirmier courut vers le docteur, luiprésenta deux scalpels, mais il n’y prit pas garde et souffla deson côté.

– Ce ne sont pas ceux-là ! dit ledocteur irrité. Je vous dis en langue russe : donnez-m’en desneufs. D’ailleurs, retirez-vous et allez dormir ; vous sentezcomme un cabaret. Vous n’êtes pas responsable !

– Quels couteaux vous faut-ilencore ? demanda l’infirmier, irrité lui aussi, et haussantlentement les épaules.

Il était mécontent de lui et avait honted’être l’objet de l’attention des malades et des filles de salle,et, pour montrer qu’il n’avait pas honte, il sourit, gêné, etrépéta :

– Quels couteaux voulez-vousdonc ?

Le docteur sentit des larmes dans les yeux etun tremblement dans les doigts. Il fit un effort sur lui-même etdit d’une voix tremblante :

– Allez dormir ! Je ne veux pasparler à un ivrogne…

– Vous ne pouvez me reprendre que pourmon service, reprit l’infirmier ; et si, admettons-le, j’aibu, personne n’a le droit de me le reprocher. Fais-je monservice ?… Qu’avez-vous besoin de plus ? Je fais monservice !

Le docteur bondit et, sans se rendre compte deses mouvements, déploya le bras et frappa l’infirmier de toute saforce dans la figure… Il ne comprenait pas pourquoi il faisaitcela, mais éprouva un grand plaisir, parce que le coup était arrivéen plein visage, et que cet homme sévère, positif, marié, pieux, etqui se faisait une haute idée de lui-même, oscilla, sursauta commeune balle, et s’assit sur le tabouret. Il voulut passionnément lefrapper encore une fois ; mais, voyant près de la facedétestée les figures pâles et apeurées des filles de salle, ilcessa d’éprouver du plaisir ; il agita la main et s’enfuithors de la salle.

Dans la cour, il rencontra Nadèjda Ôssipovnaqui allait à l’hôpital. C’était une fille de vingt-sept ans, àfigure jaune pâle, les cheveux sur le dos. Sa robe d’indienne roseétait fortement serrée dans le bas, et ses pas étaient menus etpressés. Elle faisait froufrouter sa robe, roulait ses épaules enmesure à chaque pas et secouait la tête comme si elle fredonnaitquelque chose de gai.

– Ah ! l’ondine ! pensa ledocteur en se rappelant qu’on taquinait la sage-femme de ce nom-là.Et il eut plaisir à penser qu’il allait à l’instant rabrouer cettecoquette amoureuse d’elle-même, et qui marchait à petits pas.

– Où étiez-vous perdue ? cria-t-ilen la joignant. Pourquoi n’êtes-vous pas à l’hôpital ? Lestempératures ne sont pas prises ; partout il n’y a quedésordre ; l’infirmier est ivre ; vous dormez jusqu’àmidi… Cherchez une autre place ; vous n’avez plus de serviceici !

Revenu chez lui, le docteur arracha sontablier blanc et la serviette qui le ceignait, jeta l’un et l’autreavec colère dans un coin, et se mit à marcher dans son cabinet.

« Mon Dieu, quelles gens ! Quellesgens ! fit-il, ce ne sont pas des aides, mais des ennemis dutravail ! Je n’ai plus la force de servir. Je ne peuxpas ! Je vais partir ! »

Son cœur battait avec force ; iltremblait et voulait pleurer, et, pour changer ses sensationsennuyeuses, il se calma à la pensée qu’il avait raison et qu’ilavait bien fait de frapper l’infirmier. D’abord, songeait ledocteur, il est mal que cet infirmier ne soit pas entré à l’hôpitalsimplement, mais par la protection de sa tante, qui était bonned’enfants chez le président de la Commission. Qu’il était dégoûtantde voir cette femme influente, lorsque, venant se faire soigner,elle se tenait à l’hôpital comme chez elle et prétendait qu’on lafît passer avant tout le monde ! L’infirmier est peudiscipliné, il sait très peu de chose et ne comprend pas du tout cequ’il sait. Il n’est pas sobre. Il est insolent, malpropre ;il accepte de l’argent des malades ; il vend en cachette lesmédicaments du zemstvo. Tous savent aussi qu’il fait de laclientèle et soigne les maladies secrètes des jeunes bourgeois enemployant des remèdes à lui. Si encore ce n’était qu’un charlatancomme il y en a beaucoup ; mais c’est un charlatan convaincu,et qui proteste à sa manière, en cachette ! Il pose encachette des ventouses aux malades du dehors, les soigne, assisteaux opérations, les mains sales, touche les plaies avec une sondesale. Cela suffisait à marquer combien il méprisait hardiment etprofondément la médecine du docteur avec sa science et sa rigueur.Quand ses doigts ne tremblèrent plus, le docteur s’assit à sa tableet se mit à écrire une lettre au président de la Commission.

« Estimé Liève Trofîmovitch,

« Si au reçu de cette lettre, laCommission ne renvoie pas l’infirmier Smirnôvski et ne me donne pasle droit de choisir moi-même mes aides, je me verrai contraint (nonsans regrets assurément) de vous prier de ne plus me compter commemédecin de l’hôpital de N…, et de vous occuper à me trouver unsuccesseur.

« Mes respects à Lioûbov Fiôdorovna et àIousse.

« Respectueusement.

« G. OVTCHÎNNIKOV. »

Ayant relu sa lettre, le docteur la trouvabrève et pas assez froide. De plus, des respects à LioûbovFiôdorovna et à Iousse (on taquinait ainsi le plus jeune fils duprésident), dans une lettre officielle étaient plus quedéplacés[20].

« Que diable vient faire ici ceIousse ? » pensa le docteur.

Il déchira la lettre et se mit à en méditerune autre :

« Honoré monsieur… » pensait-il ens’asseyant près de la fenêtre ouverte et regardant une cane et sescanetons qui, se dandinant et se heurtant les uns les autres, sehâtaient sur la route, sans doute vers l’étang. L’un des canetonsramassa en chemin quelque boyau, s’engoua avec et poussa un criinquiet. Un autre caneton accourut, lui arracha le boyau du bec, ets’engoua aussi… Loin de là, près de la barrière, dans une ombredentelée que jetaient sur l’herbe les jeunes tilleuls, rôdait lacuisinière, Dâria. Elle cueillait de l’oseille pour la soupe… Onentendait des voix. Le cocher Zôte, un paquet à la main, etManoûïlo, le garçon de l’hôpital, se tenaient près de la barrière,causant de quelque chose, et riaient.

« Ils rient parce que j’ai frappél’infirmier, pensa le docteur ; aujourd’hui même tout ledistrict va savoir ce scandale… Donc je mets « Honorémonsieur, si notre Commission ne renvoie pas… »

Le docteur savait très bien que la Commissionne le changerait en aucun cas pour un infirmier et qu’elleconsentirait plutôt à n’avoir aucun infirmier qu’à le perdre.Évidemment, au reçu de la lettre, Liève Trôfîmovitch accourraitimmédiatement chez lui en troïka et commencerait :

– Qu’allez-vous inventer, monpetit ? Ma tourterelle, qu’est-ce donc ? Le Christ soitavec vous ! Pourquoi cela ? À quel propos ? Oùest-il ? Qu’on me l’amène, la canaille ! Il fautabsolument le chasser. Que demain le gredin ne soit plusici !

Puis Liève Trôfîmovitch dînerait avec ledocteur et, après le dîner, s’étendrait sur le canapé framboise, leventre en l’air. Il couvrirait sa figure d’un journalet ronflerait. Après avoir dormi, il boirait du thé, et emmèneraitle docteur chez lui pour y coucher. Et toute l’histoire finiraitainsi : l’infirmier resterait à l’hôpital et le docteur nedonnerait pas sa démission.

Mais le docteur, du fond de l’âme, désiraitune autre solution. Il voulait que la tante de l’infirmier eût ledessus et que la Commission, sans égard pour son service dedix-huit années, acceptât sa démission sans discussion et même avecplaisir. Il songeait comment il quitterait l’hôpital auquel ilétait habitué, quelle lettre il écrirait au journal Vratch (leMédecin) et quelle adresse de sympathie ses confrères luiprésenteraient…

L’ondine apparut sur le chemin. Marchant menuet froufroutant, elle s’approcha de la fenêtre etdemanda :

– Grigôry Ivânytch[21],ferez-vous vous-même la consultation, ou ordonnez-vous de la fairesans vous ?

Mais ses yeux disaient :

« Tu t’es emporté, et maintenant tu escalmé et tu as honte ; je suis magnanime et ne le remarquepas. »

– Bien, tout de suite, dit ledocteur.

Il reprit son tablier, se ceintura de laserviette et retourna à l’hôpital. « C’est mauvais de m’êtreenfui après l’avoir frappé…, pensait-il en chemin ; j’ai eul’air d’avoir honte ou peur. J’ai agi comme un collégien, c’esttrès mauvais. »

Il lui semblait que quand il entrerait dans lasalle, les malades se sentiraient gênés et que lui-même auraithonte. Mais quand il entra, les malades étaient tranquillementcouchés et ne firent pas attention à lui. La figure de Guérâssime,le tuberculeux, exprimait une complète indifférence et semblaitdire : « Il ne t’a pas satisfait, tu l’as un peuredressé ; on ne peut pas faire autrement, petitpère. »

Le docteur ouvrit deux abcès sur la mainpourpre de Guérâssime et lui fit un pansement. Puis il alla dans lasection des femmes où il fit à une femme une opération sur l’œil.Tout le temps l’ondine le suivait, et l’aidait comme si rien nes’était passé et comme si tout était bien. Après la visite dessalles, la consultation des malades externes commença. Dans lepetit cabinet du docteur, la fenêtre était grande ouverte. Il nefallait que s’asseoir sur l’appui de la fenêtre et se pencher unpeu pour voir, à une toise au-dessous, l’herbe nouvelle. Il y avaiteu, la veille, une forte pluie d’orage et l’herbe était un peubattue et lustrée. Le sentier qui serpente non loin de la fenêtreet mène au ravin, semble lavé. Lavés eux aussi, des tessons brisésde la pharmacie jouent au soleil, et lancent des rayons aveuglants.Au loin, derrière le sentier, se pressent de jeunes sapins, vêtusde leurs vastes robes vertes ; derrière eux se dressent lesbouleaux avec leurs troncs blancs comme papier. Et à travers laverdure des bouleaux agitée par le vent, on voit le ciel bleuinfini. Quand on regarde par la fenêtre, les sansonnets quisautillent sur le sentier tournent vers la fenêtre leurs becsstupides et pensent : « Faut-il ou ne faut-il pas avoirpeur ? » Et, ayant décidé d’avoir peur, ils s’élancent unà un vers les cimes des bouleaux avec un cri joyeux, comme s’ils sejouaient du docteur, qui ne sait pas voler… À travers la lourdeodeur de l’iodoforme, on sent la fraîcheur et la senteur du jourprintanier. Il fait bon respirer.

– Anna Spiridônova, appelle ledocteur.

Une jeune paysanne, en robe rouge, entre dansle cabinet et se signe devant l’icône.

– Où souffres-tu ? demande ledocteur.

La paysanne, d’un air soupçonneux, cligne del’œil vers la porte par où elle est entrée et vers celle qui donnedans la pharmacie ; elle s’approche du docteur et luichuchote :

– Je n’ai pas d’enfants !

– Ceux qui ne sont pas encore inscrits,crie de la pharmacie l’ondine, venez vous faire inscrire !

« C’est déjà un animal parce qu’il m’aobligé de le frapper, pense le docteur, en auscultant lapaysanne ; de ma vie, je ne me suis battu. »

Anna Spiridônova se retire. Après elle seprésente un vieux, qui a une mauvaise maladie, puis une femme avectrois enfants, ayant la gale, et la besogne bat son plein.L’infirmier ne se montra pas.

Derrière la porte de la pharmacie, l’ondinefroufroutante, remuant des pots, fredonnait gaiement. Elle entraità tout instant dans le cabinet pour aider le docteur pendant uneopération ou prendre des ordonnances, l’air comme si tout allaitbien.

« Elle est contente que j’aie frappél’infirmier, songeait le docteur, écoutant la voix de lasage-femme. Ils sont ensemble comme chien et chat ; ce serapour elle une fête si on le renvoie. Les filles de salle aussi,semble-t-il, sont contentes… Comme c’est répugnant. »

Au plus fort de la consultation, il sembla audocteur que la sage-femme, que les filles de salle et que même lesmalades, faisaient exprès de prendre un air indifférent et gai. Ilssemblaient comprendre qu’il avait honte et souffrait ; mais,par délicatesse, ils faisaient mine de ne pas s’en apercevoir. Etlui, voulant montrer qu’il n’avait pas du tout honte, cria aveccolère :

– Eh ! là ! fermez laporte ; ça fait un courant d’air.

Mais il avait honte et se sentaitoppressé.

Ayant consulté quarante-cinq malades, ilpartit de l’hôpital sans se dépêcher. La sage-femme qui avait déjàeu le temps de passer chez elle et de jeter sur ses épaules uneécharpe ponceau vif, la cigarette à la bouche et une fleur dans sescheveux défaits, se hâtait de quitter l’hôpital, apparemment pouraller faire de la clientèle, ou aller en visites. Au seuil del’hôpital des malades restaient assis, se chauffant au soleil. Lessansonnets faisaient leur ramage, comme avant, et attrapaient deshannetons. Le docteur regardait de côté et d’autre, et pensait queparmi ces vies égales et sans souci, deux vies seulement faisaientdisparate et ne valaient rien : la sienne et celle del’infirmier, pareilles à deux touches de piano abîmées.

L’infirmier s’était probablement couché pourcuver son ivresse, mais il n’arrivait pas à s’endormir à l’idéequ’il était en faute, qu’il était humilié, et allait perdre saplace. Sa situation est douloureuse. Le docteur qui n’avait jamaisbattu personne était comme s’il avait perdu son innocence. Iln’accusait plus l’infirmier et ne se disculpait pas, mais devenaitperplexe : comment avait-il pu se faire que lui, homme commeil faut, qui n’avait jamais battu même un chien, eût pu frapperquelqu’un ? Revenu dans son cabinet, le docteur s’étendit surle canapé, la figure tournée vers le dossier, et se mit à penserainsi :

« C’est un mauvais homme qui ne fait pasl’affaire. Depuis trois années qu’il est là, j’en ai amassé dansmon cœur ; cependant mon acte est injustifiable ; j’aiusé du droit du plus fort. C’est mon subordonné ; il était enfaute et était ivre, mais moi, son chef, j’avais raison, et jen’avais pas bu… J’étais le plus fort. Ensuite, je l’ai frappédevant des gens qui me regardent comme une autorité ; en sorteque je leur ai donné un exemple détestable… »

On appela le docteur pour dîner. Il mangeaquelques cuillerées de soupe aux choux, et, s’étant levé de table,retourna s’étendre sur le canapé.

« Que faire à présent ? se remit-ilà penser. Il faut lui donner satisfaction au plus tôt… Mais dequelle façon ?… Il considère, en homme pratique, le duel commeune bêtise et ne le comprend pas. Si je lui faisais des excusesdans cette même salle, devant les malades et les filles de salle,ces excuses me satisferaient seul, et pas lui ; c’est unmauvais homme : il regardera ces excuses comme de la comédieet comme une crainte qu’il ne se plaigne de moi aux autorités. Deplus, ces excuses détruiront à fond la discipline de l’hôpital… Luioffrir de l’argent ? Non, c’est immoral. Et cela ressembleraità une rançon… Supposons maintenant que l’on s’adresse à nos chefsdirects pour résoudre la question, autrement dit à la Commission…Elle pourrait me donner un blâme, ou me renvoyer… Mais ils neferont pas cela. Et il ne convient absolument pas de mêler laCommission aux affaires intimes de l’hôpital ; elle n’a, àproprement parler, aucun droit de le faire… »

Trois heures après le dîner, le docteur allase baigner à l’étang ; il pensait :

« Ne dois-je pas agir comme tous le fonten pareil cas ?… Autrement dit, qu’il se plaigne autribunal ! Je suis indiscutablement coupable, je ne medéfendrai pas, et le juge de paix me condamnera à la prison. Decette façon, l’offensé sera content, et ceux qui me comptent pourune autorité verront que j’ai eu tort. »

Cette idée lui sourit. Il s’en réjouit et semit à penser que la question était heureusement tranchée et qu’ilne pouvait y avoir une solution plus équitable.

« Eh bien, c’est parfait !songeait-il, en entrant dans l’eau et regardant une multitude depetits carassins dorés fuir à son approche. Qu’il se plaigne !C’est d’autant plus commode pour lui que nos relations de servicesont déjà rompues ; l’un de nous deux ne peut plus rester àl’hôpital. »

Le soir, le docteur ordonna d’atteler sapetite voiture pour aller jouer au vinnte (sorte de whist)chez le chef de recrutement.

Quand, tout à fait prêt à partir, ayant déjàson chapeau et son pardessus, il se tenait au milieu de son cabinetet mettait ses gants, la porte extérieure s’ouvrit en grinçant, etquelqu’un entra sans bruit dans l’antichambre.

– Qui est là ? demanda ledocteur.

– C’est moi, monsieur…, réponditl’arrivant d’une voix sourde.

Le cœur du docteur battit tout à coup ;il devint tout froid de honte et d’une peur incompréhensible.L’infirmier, Mikhaïl Zakhârytch, (c’était lui) toussa doucement etentra timidement.

Après un peu de silence, il dit d’une voixbasse et contrite :

– Pardonnez-moi, GrigôryIvânytch !

Le docteur se troubla, ne sachant que dire. Ilcomprit que l’infirmier venait s’excuser non par humilitéchrétienne, ni pour humilier par là son offenseur ; il nevenait que par calcul : « Je ferai un effort surmoi-même, je demanderai pardon, et, peut-être, ne me chassera-t-onpas, ne me privera-t-on pas de mon gagne-pain… » Que peut-il yavoir de plus offensant pour la dignité humaine ?

– Pardonnez-moi…, répéta l’infirmier.

– Écoutez…, prononça le docteur, tâchantde ne pas le regarder, et ne sachant toujours que dire. Écoutez… Jevous ai offensé, et… et je dois endurer une punition, et voussatisfaire… Vous n’admettez pas le duel… Moi non plus, du reste… Jevous ai offensé ; vous pouvez déposer une plainte chez le jugede paix ; je serai puni… Mais rester tous deux ici, cela ne sepeut pas… L’un de nous, vous ou moi, doit partir. (Mon Dieu,s’effara le docteur, je ne dis pas ce qu’il faut dire ; commec’est bête, bête !) Bref, déposez une plainte ! Nous nepouvons plus servir dans le même hôpital ! Vous ou moi…Déposez une plainte dès demain !

L’infirmier regarda le docteur en dessous, etdans ses yeux foncés et troubles s’alluma le mépris le plussincère. Il considérait le docteur comme un être peu pratique,comme un enfant capricieux, mais à présent il le méprisait pour sontremblement, pour l’agitation incompréhensible de sa parole…

– Je la déposerai, dit-il sombrement etméchamment.

– Bien, déposez-la.

– Vous pensez que je ne la déposeraipas ? Je la déposerai ! Vous n’avez pas le droit debattre les gens. Oui, vous devez avoir honte ! Seuls lesmoujiks ivres se battent et battent les autres, mais vous, vousêtes un homme instruit…

Dans la poitrine du docteur se réveilla tout àcoup toute sa haine ; il cria d’une voix altérée :

– Sortez d’ici !

L’infirmier sortit à regret (il semblaitvouloir dire encore quelque chose) ; il s’arrêta pensif dansl’antichambre, et, ayant médité quelque chose, il sortit…

« Comme c’est bête, bête ! murmurale docteur, après son départ. Comme tout cela est bête etplat ! »

Il sentait qu’il venait de se conduire avecl’infirmier, comme un enfant ; il comprenait que toutes sesidées de jugement étaient déraisonnables, ne tranchaient pas laquestion, mais la compliquaient.

« Comme c’est bête ! pensait-il,assis dans sa voiture, puis en jouant au vinnte chez lechef du recrutement ; suis-je donc si peu instruit et sais-jesi peu de la vie, que je ne sois pas en état de résoudre cettesimple question ? Que faire ? »

Le lendemain matin, le docteur vit la femme del’infirmier qui montait en charrette pour aller quelque part ;il pensa : « Elle va chez sa tante ; bien qu’elle yaille ! »

L’hôpital n’avait plus d’infirmier. Il fallaiten donner avis à la Commission, mais le docteur n’arrivait toujourspas à trouver la formule de sa lettre ; maintenant telledevait en être la substance : « Je prie de renvoyerl’infirmier, bien que le coupable ne soit pas lui, mais moi. »Mais énoncer cela de façon que ce ne fût pas stupide etignominieux, c’était presque impossible.

Deux jours après, on annonça au docteur quel’infirmier était allé se plaindre à Liève Trofimovitch. Leprésident de la Commission ne lui avait pas laissé dire un mot,avait frappé des pieds et l’avait reconduit en criant :« Je te connais ! sors ! Je ne veux past’écouter ! » De chez Liève Trofîmovitch, l’infirmierétait allé à la Commission et y avait déposé une plainte danslaquelle, sans parler de la gifle et ne demandant rien pour lui, ilrapportait à la Commission que plusieurs fois, en sa présence, ledocteur avait parlé de la Commission et du président en termesimprobateurs, que le docteur soignait mal les malades, visitaitirrégulièrement les salles, etc., etc.

Ayant su cela, le docteur rit et pensa :« Quel imbécile ! » Et il eut honte et pitié de lui,parce que l’infirmier faisait des sottises ; plus un hommefait des sottises pour se défendre, plus il est faible etinoffensif.

Une semaine exactement après la matinée quel’on connaît, le docteur reçut une convocation du juge de paix.

« C’est complètement stupide, pensa-t-ilen signant le récépissé ; on ne saurait inventer rien de plusbête. »

Et lorsqu’il se rendait par une matinée sombrechez le juge de paix, il n’avait plus honte ; il se sentaitseulement fâché et dégoûté. Il était en colère contre lui-même,contre l’infirmier et contre les circonstances.

« Je suis capable de leur dire, dans leprétoire : Allez tous au diable ! Vous êtes tous des âneset ne comprenez rien ! »

Arrivé à la justice de paix, il vit sur leseuil les filles de salle et l’ondine, appelées comme témoin. À lavue des filles de salle et de la joyeuse sage-femme qui,d’impatience, se balançait d’un pied sur l’autre et rougit même deplaisir en voyant le héros du procès, le docteur, en colère, voulutfondre sur elles, comme un épervier, et les étourdir :« Qui vous a permis de quitter l’hospice ? Veuillez toutde suite rentrer à la maison ! » Mais il se retint, et,tâchant de paraître calme, il se glissa, à travers la foule desmoujiks, dans la salle.

La salle était vide et la chaîne du juge depaix pendait sur le dossier de son fauteuil. Le docteur se renditdans la salle du greffe. Il y vit un jeune homme à figure maigre,en veste de toile avec des poches bâillantes ; c’était legreffier. L’infirmier était assis près de la table, et, pardésœuvrement, feuilletait le registre des condamnations. À l’entréedu docteur, le greffier se leva ; l’infirmier, gêné, se levaaussi.

– Alexandre Arkhîpovitch n’est pas encorearrivé ? demanda le docteur confus.

– Pas encore. Il est chez lui, réponditle greffier.

La salle de la justice de paix se trouvaitdans la propriété du juge, dans une des dépendances. Le jugehabitait la grande maison. Le docteur quitta la salle et s’en alla,sans se presser, vers la maison. Il trouva Alexandre Arkhîpovitchdans sa salle à manger, près du samovar. Le juge de paix, sansredingote, ni gilet, la chemise déboutonnée sur la poitrine, étaità table, tenant des deux mains la théière, et il versait, dans sonverre, du thé, noir comme du café. Ayant aperçu son hôte, ilapprocha rapidement de lui un autre verre, y versa du thé, etdemanda sans dire bonjour :

– Avec sucre, ou sans sucre ?

Jadis, il y avait fort longtemps, le juge depaix avait servi dans la cavalerie. Maintenant, après de longuesannées de service, il avait été élu conseiller d’État, mais n’avaitabandonné ni son uniforme ni ses habitudes militaires. Il avait delongues moustaches de maître de police, des pantalons à passe-poil,et tous ses faits et dires étaient empreints de grâce militaire. Enparlant, il rejetait un peu la tête en arrière, et, accommodant sondiscours d’un bredouillement de vieux général mné-é-é, iljouait des épaules et des yeux. En disant bonjour, ou en offrantune cigarette, il frottait ses semelles sur le sol, comme pourjoindre les talons, et, en marchant, il faisait sonner légèrementses éperons comme si chaque son lui causait une douleurinsupportable. Ayant servi le docteur, il passa sa main sur salarge poitrine et sur son ventre, soupira profondément, etdit :

– Oui… vous désirez peut-être… mné… é… é…boire de la vodka et manger ? Mné… é… é ?

– Non, merci, je n’ai pas faim.

Tous deux sentaient qu’ils n’éviteraient pasde parler du scandale de l’hôpital, et ils étaient tous les deuxmal à l’aise. Le docteur se taisait. Le juge de paix, d’un gracieuxgeste de la main, attrapa un moustique qui lui avait piqué lapoitrine, le regarda attentivement en tous sens, et lerelâcha ; puis il soupira profondément, leva les yeux sur ledocteur et demanda en traînant :

– Écoutez, pourquoi ne le flanquez-vouspas à la porte ?

Le docteur sentit dans sa voix une note decommisération pour lui ; il eut tout à coup pitié de lui-même,ressentit de la fatigue et de la lassitude de tout ce qu’il avaitenduré durant la dernière semaine. Avec une expression comme s’ilétait au bout de sa patience, il se leva de table et, se refrognantavec irritation, haussant les épaules, il dit :

– Le chasser ! Comme vous y allez,mon Dieu !… C’est étonnant comme nous raisonnons tous ?Est-ce que je peux le chasser ? Vous êtes assis là et vouspensez que je suis maître dans mon hôpital et fais tout ce que jeveux ! C’est étonnant comme vous raisonnez ! Est-ce queje peux chasser l’infirmier si sa tante est bonne d’enfants chezLiève Trofîmovitch et si Liève Trofîmovitch a besoin de délateurset de valets comme ce Zakhârytch ? Que puis-je faire si laCommission nous compte, nous les docteurs, pour rien du tout ;si elle nous jette à chaque pas des bâtons sous les pieds ?Que le diable les emporte ! Je ne veux plus servir, voilàtout ! Je ne le veux pas !

– Allons, allons, mon cœur, vous donnez,si l’on peut dire, trop d’importance à tout cela…

– Le maréchal de la noblesse s’efforce detout son pouvoir de démontrer que nous sommes des nihilistes, desespions, et il nous traite comme ses scribes. De quel droitvient-il à l’hôpital en mon absence et y interroge-t-il les fillesde salle et les malades ? N’est-ce pas offensant ? Etvotre énergumène de Semiône Aléxéiévitch, qui laboure lui-même, etqui ne croit pas à la médecine parce qu’il est bien portant et repucomme un bœuf, il nous appelle tout haut et tout droit despique-assiette, et nous reproche le pain que nous gagnons !Que le diable l’emporte ! Je travaille du matin au soir ;je ne connais pas le repos ; je suis plus nécessaire ici quetous ces énergumènes réunis, ces bigots, ces réformateurs et autressauteurs… J’ai perdu la santé en travaillant ; et, au lieu deme remercier, on me reproche une bouchée de pain ! Grandmerci ! Et chacun se croit en droit de fourrer le nez dans cequi ne le regarde pas, de donner des leçons, de contrôler !…Le membre de votre Commission, Kamtchâtski, a adressé dansl’assemblée du zemstvo un blâme aux docteurs parce qu’ils dépensenttrop de teinture d’iode et il nous recommande d’être plus prudentsdans l’emploi de la cocaïne ! Qu’y entend-il, je vous ledemande ? Est-ce son affaire ? Pourquoi ne vousenseigne-t-il pas à juger ?

– Mais… mais c’est un mufle, moncœur ; c’est un laquais… On ne peut pas faire attention àlui !

– Un mufle, un laquais, soit ! Maisvous avez nommé ce paltoquet et vous lui permettez de fourrer sonnez partout ! Voilà, vous souriez ! Selon vous, ce sontdes futilités, des bêtises ; mais comprenez qu’il y atellement de ces futilités que la vie en est faite comme unemontagne est formée de grains de sable ! Je n’en puisplus ! Je suis à bout de forces, Alexandre Arkhîpytch[22]. Encore un peu et je vous assure que jene frapperai pas seulement des groins, mais que je tirerai sur lesgens ! Comprenez que j’ai des nerfs et non des fils defer ! Je suis un homme comme vous…

Les yeux du docteur se remplirent de larmes etsa voix trembla. Il se détourna et se mit à regarder par lafenêtre. Un silence s’établit.

– Oui, très estimé…, murmura le juge depaix, songeur ; d’un autre côté, si l’on raisonne froidement…(Le juge de paix attrapa un moustique, et, ayant fortement clignéles yeux, l’examina de toutes parts, l’écrasa et le jeta dans lebol à rincer.) Si l’on raisonne froidement, il n’y a pas de raisonpour le chasser ; un autre, tout pareil, peut-être pire, leremplacera. Prenez cent hommes, vous n’en trouverez pas un bon…Tous sont des gredins. (Le juge de paix se frotta sous lesaisselles, puis alluma lentement une cigarette.) Il faut s’habituerà ce mal. Je dois vous dire qu’au temps présent, on ne peut trouverdes gens capables, sobres et honnêtes, sur lesquels on puissecompter, que parmi les intellectuels et les moujiks, autrement ditdans ces deux classes extrêmes seulement. Vous pouvez, pour ainsidire, trouver un honnête médecin, un excellent pédagogue, un trèshonnête laboureur ou un maréchal ferrant ; mais les gensmoyens, autrement dit, si je puis m’exprimer ainsi, les gens sortisdu peuple et qui ne sont pas élevés jusqu’aux intellectuels, nesont pas un élément sûr. Aussi est-il très difficile de trouver uninfirmier, un greffier, un commis, etc., qui soient honnêtes etsobres. C’est extrêmement difficile ! Je suis dans la justicedepuis le temps du roi des fèves[23] et jen’ai jamais eu une seule fois, depuis ce temps-là, un greffierhonnête et sobre, bien que j’en aie chassé dans ma vie Dieu saitcombien. Ce sont des gens sans aucune discipline morale, sansparler des principes, pour ainsi dire…

« Pourquoi dit-il cela ? pensa ledocteur. Nous ne disons pas, lui et moi, ce qu’il faut. »

– Tenez, pas plus tard que vendredidernier, continua le juge de paix, voici ce que mon Dioûjinnski,pouvez-vous l’imaginer, a perpétré ! Il a invité le soir chezlui je ne sais quels ivrognes, et il a bu avec eux toute la nuitdans la salle des audiences. Cela vous plaît-il ? Qu’on boive,peu importe ; bon, le diable soit avec toi ! Maispourquoi introduire des gens inconnus dans la salle de la justicede paix ? Jugez-le : voler un document quelconque, unequittance ou autre chose, c’est l’affaire d’une minute ! Etque croyez-vous ? Après cette orgie, j’ai dû, deux joursdurant, vérifier toutes les affaires pour savoir si quelque chosen’était pas perdu… Que faire avec cette charogne ? Lechasser ? Bon… Mais sur quoi me répondrez-vous qu’un autre nesera pas pire ?

– Et comment le chasser ! s’écria ledocteur. Il n’est facile de chasser un homme qu’en paroles… Commentle chasserai-je et le priverai-je d’un morceau de pain si je saisqu’il a une famille et a faim ? Où ira-t-il avec safamille ?

« Au diable, pensa-t-il, je ne dis pas cequ’il faut. »

Et il lui sembla étrange qu’il ne pût pasarrêter son attention sur une pensée déterminée ou sur quelquesentiment. « C’est que je n’ai pas de profondeur et ne saispas penser », se dit-il.

– L’homme moyen, reprit-il, comme vousl’avez appelé, n’est pas sûr. Nous le chassons, nous le grondons,nous lui donnons dans la figure, mais il faut aussi se mettre à saplace. Il n’est ni moujik, ni bârine[24], nipoisson, ni viande. Son passé est dur ; dans le présent, iln’a que vingt-cinq roubles par mois, une famille affamée et unesituation subalterne ; comme avenir, ces mêmes vingt-cinqroubles, et une position dépendante, alors même qu’il serviraitcent ans. Il n’a ni instruction ni propriété ; il n’a le tempsni de lire, ni d’aller à l’église ; il ne nous comprend pasparce que nous ne le laissons pas approcher de nous. Il vit ainsiau jour le jour jusqu’à sa mort, sans espoir d’amélioration, dînantà demi, craignant qu’on ne le chasse du logement de l’État, nesachant où caser ses enfants. Alors, comment, dites-moi, ne pasvoler et ne pas s’enivrer ? Où peut-il prendre desprincipes ?

« Nous résolvons maintenant des questionssociales, songea-t-il, et combien mal ! Et pourquoi toutcela ? »

On entendit des grelots. Une voiture entradans la cour, s’arrêta près de la salle d’audience, puis près duperron de la grande maison.

– Le patron arrive, dit le juge de paix,en regardant par la fenêtre ; vous allez recevoir votrecompte !

– Faites-moi passer le plus tôt possible,demanda le docteur. S’il se peut, examinez mon affaire avant sontour. Par Dieu, je n’ai pas le temps !

– Bien, bien… Seulement je ne sais pasencore, mon petit, si votre affaire est de ma compétence. Vosrapports avec votre infirmier sont en quelque sorte des relationsde service, et vous l’avez touché pendant qu’il remplissait safonction. Du reste, je ne sais pas au juste ; je vais demanderça tout de suite à Liève Trofîmovitch.

Des pas pressés se firent entendre, ainsiqu’une respiration sifflante, et sur la porte apparut le présidentde la Commission, Liève Trofîmovitch.

C’était un vieil homme grisonnant et chauve,avec une longue barbe et des paupières rouges.

– Mes respects, dit-il en soupirant, ouf,tous les saints ! Ordonne, juge, qu’on me donne dukvass[25] ! C’est ma mort…

Il se laissa tomber dans un fauteuil, mais ilen bondit vivement tout de suite, courut vers le docteur et,écarquillant avec colère les yeux sur lui, dit d’une voix aiguë,glapissante :

– Je vous suis extrêmement reconnaissant,Grigôry Ivânytch ! Vous m’avez comblé ; je vous enremercie ! Je ne l’oublierai pas dans les siècles des siècles,amen ! Les amis n’agissent pas ainsi ! Dites ceque vous voudrez, mais, de votre part, ce n’est pas mêmeconsciencieux ! Pourquoi ne m’avez-vous pas averti ? Quisuis-je pour vous ? Dites-le ? Un ennemi ou unétranger ? Votre ennemi ? Vous ai-je jamais refuséquelque chose ? Hein ?

Écarquillant les yeux et remuant les doigts,le président but le kvass, essuya rapidement ses lèvres etcontinua :

– Je vous suis très, trèsreconnaissant ! Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ? Sivous aviez eu du sentiment pour moi, vous seriez venu me trouver etm’auriez dit, en ami : « Mon cher Liève Trofîmovitch,voici ce qui en est, voici quelle histoire, etc., etc. » Jevous aurais arrangé ça en un clin d’œil, et il n’y aurait pas eu cescandale… Mais cet imbécile, comme s’il avait avalé de labelladone, rôde par le district, dénonce les gens, et fait despotins avec les femmes. Et vous, c’est honteux de le dire,passez-moi l’expression, vous avez entrepris le diable saitquoi ; vous avez forcé cet imbécile à en appeler autribunal ! C’est une honte, une vraie honte ! Tous medemandent de quoi il s’agit, ce que c’est, comment c’est arrivé, etmoi, le président, je ne sais rien de ce qui se passe chezvous ! Vous faites comme si je n’existais pas… Je vous suistrès, très reconnaissant !…

Le président salua si bas qu’il en devint toutcramoisi, puis il alla vers la fenêtre et cria :

– Jigâlov, appelle ici MihkaïlZakhârytch ! Dis-lui qu’il vienne à l’instant… C’est mal,dit-il, en s’éloignant de la fenêtre ; ma femme elle-même estoffensée, et pourtant, il me semble qu’elle vous estfavorable ! Vous avez, messieurs, trop d’esprit ; voustâchez toujours de trouver quelque chose de spirituel et vousn’arrivez qu’à un seul résultat : faire du gâchis…

– Vous tâchez de faire tout sans espritet qu’en advient-il ? demanda le docteur.

– Ce qu’il en advient ? Il enadvient que si je n’étais pas venu tout de suite ici, vous seriezcompromis, et nous aussi… Il est heureux que je soisvenu !

L’infirmier entra et s’arrêta sur le seuil. Leprésident se tourna à demi vers lui, enfonça ses mains dans sespoches, toussa et dit :

– Demande immédiatement pardon audocteur !

Le docteur rougit et s’enfuit dans l’autrechambre.

– Tu vois, le docteur ne veut pasaccepter tes excuses ! continua le président. Il veut que tuprouves, non par des mots, mais par des faits, ton repentir.Donnes-tu ta parole que, dès ce jour, tu obéiras et mèneras une viesobre ?

– Je la donne… dit l’infirmiersombrement.

– Fais attention ! Que Dieu tegarde ! Sans quoi tu perdras ta place en un clin d’œil. Sicela arrive, ne viens pas demander grâce… Allons, retourne cheztoi !

Pour l’infirmier qui s’était habitué à sonmalheur, cette tournure des choses fut une surprise inattendue. Ilpâlit même de joie. Il voulut dire quelque chose, mais ne ditrien ; il sourit niaisement et sortit.

– Voilà tout, dit le président. Il nefaut aucun jugement…

Il soupira, soulagé, et faisant une mine commes’il venait d’accomplir un exploit très difficile, il examina lesamovar, les verres, se frotta les mains et dit :

– Bienheureux soient les pacificateurs…Verse-moi un verre de thé, Sâcha ! Mais ordonne que l’on nousserve d’abord quelque chose à manger, et de la vodka aussi…

– Messieurs, dit le docteur, en entrantdans la salle à manger, toujours rouge et se tordant lesmains ; c’est impossible ! C’est une comédie ! C’estvil !… Je ne peux pas ! Mieux vaut être jugé vingt foisque de décider les questions de façon aussi vaudevillesque. Non, jene peux pas !

– Que vous faut-il encore ? répliquale président ; que je le chasse ? Bon, je lechasserai !…

– Non, pas le chasser… Je ne sais ce dontj’ai besoin ; mais traiter ainsi la vie… Ah ! monDieu ! c’est torturant !

Le docteur s’agita nerveusement et se mit àchercher son chapeau. Ne l’ayant pas trouvé, il s’assit accablédans un fauteuil.

– C’est vil, répéta-t-il.

– Mon âme, chuchota le juge de paix, jene vous comprends pas tout à fait, si je puis dire… Vous êtesfautif dans cet incident. Flanquer dans la figure aux gens à la findu dix-neuvième siècle, ce n’est pas, en quelque façon… tant quevous voudrez… ce n’est plus cela… L’infirmier est un gredin, maisconvenez aussi que vous avez agi à l’étourdie…

– Évidemment ! acquiesça leprésident.

On servit de la vodka et des hors-d’œuvre.Avant de prendre congé, le docteur but machinalement un verre etmangea des radis. Pendant qu’il revenait chez lui à l’hôpital, sespensées baignaient dans du brouillard, comme l’herbe un matind’automne.

« Se peut-il, pensait-il, que j’aiesupporté tant de choses, pendant la semaine dernière, tant pensé etparié, pour que tout finisse de façon si stupide et si plate. Commec’est bête ! bête ! »

Il était honteux d’avoir mêlé des étrangers àune question personnelle. Il avait honte des mots qu’il avait ditsà ces gens-là, et de la vodka qu’il avait bue par habitude de boireet de vivre n’importe comment. Il avait honte de son esprit peuprofond, qui ne comprenait pas…

Revenu à l’hôpital, il se mit tout de suite àvisiter les salles. L’infirmier se tenait à côté de lui, marchaitmoelleusement comme un chat, et répondait doucement aux questions…L’infirmier, les filles de salle, l’ondine, faisaient comme si rienn’était arrivé et si tout était bien. Et le docteur lui-mêmetâchait de toutes ses forces de paraître indifférent.

Il écrivait des ordonnances, se fâchait,plaisantait avec les malades, mais dans son âme ne grouillaient queces mots :

– C’est bête, bête, bête… »

1888.

ON NE CACHE PAS UNE AIGUILLE DANS UNSAC

Dans une troïka de louage et par des cheminsvicinaux, gardant un strict incognito, Piôtre PâvlovitchPossoûdine se hâtait vers la petite ville de district de N…, oùl’amenait une lettre anonyme.

« Je vais leur tomber dessus… comme de laneige sur la tête…, songeait-il en se cachant la figure dans soncol. Ils ont fait des horreurs, les scélérats, et ilstriomphent ; ils pensent, j’en suis sûr, qu’ils ont noyé lesbouts de leur trame dans l’eau ! Ha ! ha ! Jem’imagine leur peur et leur surprise, quand, au milieu de la fête,on entendra : « Qu’on amène iciTiâpkine-Liâpkine »[26] !Quel remue-ménage ! Ha ! ha !… »

Ayant ainsi rêvé à cœur joie, Possoûdine semit à causer avec son conducteur. Assoiffé de popularité, il lequestionna tout d’abord sur lui-même.

– Connais-tu Possoûdine ?

– Comment ne pas le connaître ? diten ricanant le conducteur ; nous le connaissons !

– Pourquoi ris-tu ?

– Ce serait étonnant ! je connais ledernier scribe et je ne connaîtrais pas Possoûdine ! Il estplacé de façon à ce que chacun le connaisse…

– Ah ! c’est ce que tu veuxdire ?… Eh bien ! comment est-il, à ton avis ?Bien ?

– Rien à dire… fit le conducteur enbâillant. C’est un bon monsieur qui connaît son service… Il n’y apas deux ans qu’on l’a envoyé ici, et ce qu’il a déjàfait !…

– Qu’a-t-il donc faitd’extraordinaire ?

– Il a fait beaucoup de bien, que Dieului donne la santé ! Il a obtenu le chemin de fer ; il aremplacé Khokhrioûkov dans notre district… on n’en finissait pasavec ce Khokhrioûkov… C’était un filou, un malin ; tous ceuxd’avant le soutenaient ; mais quand Possoûdine est arrivé, ila fait sauter Khokhrioûkov au diable, comme si l’autre n’avaitjamais existé… Voilà ! on n’achètera pas Possoûdine,non ! Qu’on lui offre des cents et des mille, il ne prendrapas le péché sur sa conscience… Non !

« Dieu soit loué que sur ce point-là aumoins on m’ait compris, pensa Possoûdine triomphant. Ça, c’estbien. »

– C’est un monsieur instruit, pas fier…les nôtres sont allés se plaindre à lui, et il les a reçus commedes messieurs, serrant la main à chacun.« Asseyez-vous ! » leur a-t-il dit. Il est vif,preste… Il ne te dira jamais un mot sérieusement ; toujours enbadinant… Qu’il marche au pas, ou doucement, jamais, monDieu ! Il tâche toujours de courir… Les nôtres n’ont pas eu letemps de lui dire un mot, qu’il a crié : « Deschevaux ! » Et il est venu droit ici… Il est arrivé, atout arrangé, et n’a pas pris un kopek. Ah ! il est bien mieuxque son prédécesseur ! Bien sûr, celui d’avant aussi étaitbon ! Bien de sa personne, imposant ! Il n’y avaitpersonne dans le district pour crier plus haut que lui… Quand ilvenait, on l’entendait à dix lieues. Mais pour les affaires dudehors ou pour celles du dedans, celui de maintenant est bien plusfort. Il n’y a qu’un malheur ; c’est un homme bon en tout,mais il y a un malheur : c’est un ivrogne !

« Attrape ça, mon vieux ! »pensa Possoûdine.

– D’où sais-tu, demanda Possoûdine, queje…, qu’il est ivrogne ?

– Pour ça, Votre Noblesse, je ne l’ai pasvu ivre ; je ne dois pas mentir ; mais des gens l’ontdit… Ces gens-là aussi ne l’ont pas vu ivre, mais ce renom le suit…En public, ou s’il va quelque part en visite, au bal, ou ensociété, il ne boit jamais ; c’est à la maison, qu’ilglougloute… Il se lève le matin, se frotte les yeux et la premièrechose, c’est la vodka ! Son valet de chambre lui en apporte unverre, et déjà il réclame le second… Il s’en ingurgite toute lajournée… Et dis-moi de grâce : il boit, et rien ne paraît dansses yeux ! C’est donc qu’il sait se tenir. Quand notreKhokhrioûkov, jadis, se mettait à boire, non seulement les gens,mais même les chiens hurlaient. Mais Possoûdine, vas-y voir… Ils’enferme dans son cabinet et lape… Pour que les gens ne leremarquent pas, il a installé dans le tiroir de sa table un petittube… Il y a toujours de la vodka dans ce tiroir… Il se courbe versle tube ; il suce et est ivre… Il en a aussi en voiture etdans son portefeuille…

« D’où savent-ils cela ? s’effaraPossoûdine ; mon Dieu, cela même est connu ! Quellehorreur ! »

– Et aussi pour ce qui est du sexeféminin… un malin !… (Le conducteur rit et remua la tête.) Unehorreur voilà tout ! Il en a une dizaine de ces… toupies… Deuxhabitent avec lui… l’une d’elles, Anastâsia Ivânovna, en manière defemme de charge pour ainsi dire ; l’autre… comment diables’appelle-t-elle ? Lioudmîla Sémiônovna, en guise de scribe…La principale de toutes est Anastâsia… Celle-là, il fait tout cequ’elle veut… Elle le fait tourner, comme le renard tourne saqueue. Elle a reçu un grand pouvoir. On le craint moins qu’elle…Ha ! ha !… Et la troisième girouette demeure dans la rueKatchâlnaïa… C’est du scandale !

« Il connaît même leurs noms, pensaPossoûdine en rougissant. Et qui est-ce ? Un moujik, uncocher… qui n’a jamais été en ville !… Quelle horreur !…Quelle saleté !… Quelle bassesse !… »

– D’où donc sais-tu tout cela ?demanda-t-il, d’une voix irritée.

– Le monde l’a dit… Je ne l’ai pas vumoi-même, mais le monde l’a dit… Est-il difficile de savoir ?…On ne peut pourtant pas couper la langue au valet de chambre ou aucocher ! Mais, n’aie pas peur, Nastâsia elle-même passe danstoutes les ruelles et se vante de son bonheur de femme… On ne cacherien à l’œil humain… Et voilà aussi une manière qu’a prise cePossoûdine de se rendre en cachette aux enquêtes… Celui d’avant,quand il voulait aller quelque part le faisait savoir un mois àl’avance et, quand il partait, quel bruit de tonnerre, quellessonnailles, dispense-nous-en, Notre Sauveur !… On galopait enavant ; on galopait derrière lui ; on galopait sur lescôtés. Il arrive sur place ; il dort, mange, boit, et le voilàqui s’éraille la gorge à faire du service… Il s’éraille la gorge,frappe des pieds, redort, et s’en retourne de la même manière… Etcelui d’à présent, s’il entend dire quelque chose, tâche d’y alleren secret pour que personne ne le voie, ni ne le sache… C’est unvrai amusement ! Il part de chez lui absolument sans qu’on leremarque pour que les fonctionnaires ne le voient pas, et il serend au chemin de fer… Il va jusqu’à la gare qu’il faut et ne louepas des chevaux de poste ou les meilleurs qu’il trouve, mais uncheval de moujik. Il s’emmitoufle comme une femme, et, toute laroute, il souffle comme un vieux chien pour qu’on ne le reconnaissepas à la voix… C’est à s’en décrocher les boyaux de rire quand onle rencontre… Il voyage, le sot, et croit qu’on ne peut pas lereconnaître !… Et pour le reconnaître, si on est un homme desens, c’est aussi simple que de cracher une fois par terre…

– Comment le reconnaît-on ?

– Très simplement. Avant, quand notreKhokhrioûkov venait en cachette, nous le reconnaissions à sa mainpesante. Si un voyageur te donnait un bon coup dans les dents,c’était pour sûr Khokhrioûkov… Et on peut reconnaître Possoûdinetout de suite aussi. Un voyageur ordinaire se tient simplement,mais Possoûdine ne sait pas garder la simplicité. S’il vient,supposons, à la station de poste, il commence à en dire… Et que çapue, et que c’est étouffant, ou qu’il a froid… Et qu’on lui donnedes poulets, des fruits, des confitures variées… On le connaît auxgares ! Si quelqu’un demande en hiver des poulets et desfruits, c’est Possoûdine. Si quelqu’un dit au surveillant« mon très cher » et fait courir le monde pourdes bêtises, on peut jurer que c’est Possoûdine. Et il ne sent pascomme les autres, et il se couche à sa manière… il se couche sur lecanapé de la gare, s’asperge de parfum et ordonne qu’on mette troisbougies près de son oreiller… Il reste couché et lit des papiers…Alors, ce n’est pas seulement le surveillant, c’est même le chatqui sait qui il est…

« C’est vrai, c’est vrai… pensaPossoûdine. Comment n’avais-je pas songé à cela ! »

– Qui en a besoin le reconnaîtra sanspoulets et sans fruits ; on sait tout par le télégraphe… Tantqu’il veuille s’envelopper le museau et se cacher, ici on sait déjàqu’il vient ; on l’attend… Possoûdine n’a pas encore quitté samaison, et déjà ici, bien votre serviteur, tout est prêt ! Ilvient pour prendre les gens sur le fait, pour les déférer auxjuges, et c’est eux qui se moquent de lui. « Bien que tu soisvenu en te cachant, Excellence, regarde ; tout est au net cheznous ! » Il aura beau tourner, il s’en ira comme il estvenu… Et il les complimentera encore, leur serrera les mains àtous, demandera pardon pour le dérangement !… Et voilà !Qu’en penses-tu ? Ah ! Votre Noblesse, les gens ici sontmalins ! Plus malins les uns que les autres !… Ça faitplaisir de voir ces diables-là ! Ne prenons que le casd’aujourd’hui… J’arrive aujourd’hui à vide, le matin, et lebuffetier juif de la gare vient à ma rencontre au galop. « Oùvas-tu, lui demandé-je, Votre Noblesse juive ? » Et ildit : « Je porte du vin et des hors-d’œuvre à N… On yattend Possoûdine aujourd’hui. » C’est adroit ?Possoûdine ne s’apprête peut-être qu’à partir ou s’emmitoufle levisage pour qu’on ne le reconnaisse pas ; peut-être vient-ildéjà, pensant que personne ne le sait, et on lui a déjà, dis-moi unpeu, préparé du vin, de l’esturgeon, du fromage et différentshors-d’œuvre !… Hein ? Il vient et se dit :« Sous les verrous, mes gars ! » Et les gars s’enmoquent ! Qu’il vienne ! Tout est caché depuislongtemps.

– Retourne ! dit Possoûdine d’unevoix rauque ; reviens en arrière, animal !

Et le conducteur, étonné, tourna.

1885.

UNE FOIS PAR AN

La petite maison à trois fenêtres de laprincesse a un air de fête. Elle semble rajeunie. On asoigneusement balayé tout autour ; la porte cochère estouverte ; les jalousies sont levées ; les vitres desfenêtres, récemment lavées, jouent timidement avec les rayons dusoleil printanier…

À l’entrée de parade se tient le suisse Marc,vieux et cassé, vêtu d’une livrée mangée des mites. Son mentonpiquant, que ses mains tremblantes ont passé toute la matinée àraser, ses bottes fraîchement cirées et ses boutons armoriésreflètent aussi le soleil. Marc n’a pas quitté en vain sonréduit ; c’est aujourd’hui le jour de fête de laprincesse ; Marc doit ouvrir la porte aux visiteurs et lesannoncer. Dans l’antichambre, cela ne sent pas, comme d’ordinaire,le marc de café ni la soupe à l’huile ; cela sent une vagueodeur de savon aux jaunes d’œufs.

Les chambres sont soigneusement faites, lesportières en place ; la mousseline des tableaux estenlevée ; les parquets, usés et raboteux, sont cirés. Ioûlka,la méchante chatte, avec ses petits, et les petits poulets, sontenfermés jusqu’au soir à la cuisine.

La propriétaire de la maison aux troisfenêtres, vieille princesse voûtée et ridée, est assise dans ungrand fauteuil et arrange continuellement les plis de sa robe demousseline blanche. Seule une rose, piquée sur sa maigre poitrine,rappelle qu’il existe encore de la jeunesse en ce monde. Laprincesse attend les visiteurs qui vont venir la féliciter.

Il doit venir le baron Tramb avec son fils, leprince Khalakhâdzé, le page de cour Bourlâstov, le général Bitkov,cousin de la princesse, et beaucoup d’autres…, une vingtaine depersonnes.

Ils arriveront et empliront son salon deconversations. Le prince Khalakhâdzé chantera quelque chose et legénéral Bitkov lui demandera deux heures durant sa rose… Laprincesse sait se tenir avec ces gens-là. La dignité, la majesté etles bonnes manières paraîtront dans tous ses mouvements… Il viendraaussi les marchands Khtoûlkine et Péréoûlkov ; une plume etune feuille de papier est préparée pour ces messieurs ;« chaque grillon son trou. » Qu’ils signent et s’enaillent…

Midi. La princesse arrange sa robe et sa rose.Elle écoute si quelqu’un ne sonne pas. Une voiture passe avecbruit, s’arrête. Cinq minutes s’écoulent.

« Ce n’est pas chez nous », pense laprincesse.

Oui, pas chez vous, princesse !L’histoire des années précédentes se renouvelle. Histoire sansmerci ! À deux heures, comme l’an passé, la princesse s’en vadans sa chambre, aspire de l’ammoniaque, et pleure.

– Personne n’est venu !Personne !

Le vieux Marc s’affaire auprès de laprincesse. Il n’est pas moins peiné qu’elle ; les gens ontbien changé ! Avant, ils s’entassaient comme des mouches dansle salon, et maintenant…

– Personne n’est venu ! dit laprincesse en pleurant ; ni le baron, ni le prince Khalakhâdzé,ni Georges Bouvîtski… Ils m’ont abandonnée ! Et sans moi queseraient-ils devenus ? Ils me doivent leur bonheur, leurcarrière… À moi seule ! Sans moi, ils ne seraient rien.

– Rien du tout, madame ! reconnaîtMarc.

– Je ne demande pas de la reconnaissance…Je n’en ai que faire ! Je ne demande que du sentiment !Mon Dieu, que c’est offensant ! Même Jean, mon neveu, n’estpas venu ! Pourquoi n’est-il pas venu ? Quel mal luiai-je fait ? J’ai payé tous ses billets ; j’ai marié sasœur Tânia à un brave homme. Ce Jean me coûte cher ! J’ai tenula parole donnée à mon frère, son père… J’ai dépensé pour lui… tule sais…

– Et à leurs parents, on peut dire queVotre Excellence a tenu lieu de parents.

– Et voilà… voilà lareconnaissance ! Quelles gens !

À trois heures, comme l’année précédente, laprincesse a une crise de nerfs. Inquiet, Marc met son chapeaugalonné, marchande longtemps avec un cocher et se rend chez leneveu Jean. Par bonheur, les chambres meublées qu’habite le princene sont pas trop loin…

Marc trouve le prince étendu sur sonlit ; Jean ne vient que de rentrer d’une beuverie de laveille ; sa figure carrée, fripée, est rouge, son frontcouvert de sueur. Sa tête bourdonne, son estomac se révulse. Leprince serait heureux de dormir, mais il ne peut pas ; il ades nausées. Ses yeux attristés sont fixés sur le lavabo, pleinjusqu’au bord d’immondices et d’eau savonneuse.

Marc entre dans la chambre malpropre, secrispe, dégoûté, et s’approche doucement du lit.

– C’est mal, Ivan Mikhaïlovitch, luidit-il, secouant la tête avec reproche ; c’est mal !

– Qu’est-ce qui est mal ?

– Pourquoi n’êtes-vous pas venuaujourd’hui souhaiter la fête de votre tante ? Est-cebien ?

– Va-t’en au diable ! dit Jean sansdétacher les yeux de l’eau savonneuse.

– N’est-ce pas offensant pour votretante ? Ah ! Ivan Mikhaïlovitch, Votre Excellence n’a pasdu tout de gentillesse… Pourquoi lui faire de la peine ?…

– Je ne fais pas de visites… dis-le-lui…Cet usage a vieilli depuis longtemps… Nous n’avons pas le temps decourir. Courez si vous en avez le temps et laissez-moi tranquille…Allons, file ! Je veux dormir…

– Je veux dormir… Vous détournez levisage !… Vous avez honte de me regarder dans lesyeux !…

– Quoi ?… Tais-toi !… rien quivaille !… pouilleux !

Marc cligne longuement des yeux. Silenceprolongé.

– Petit père, venez la féliciter !demande-t-il d’une voix douce. Elle pleure, se roule dans son petitlit… Ayez cette bonté ; faites-lui ce plaisir… Venez, petitpère !

– Je n’irai pas. C’est inutile, et jen’ai pas le temps… Et que ferais-je chez cette vieillefille ?

– Venez, Excellence ! Faites-lui ceplaisir ! Faites lui cette grâce ! Elle est horriblementfroissée, si l’on peut dire, de votre ingratitude et de votremanque de gentillesse. ».

Marc passe sa manche sur ses yeux.

– Faites-lui cette grâce !

– Hum !… dit Jean ; y aura-t-ildu cognac ?

– Il y en aura, petit père, VotreExcellence !

– Bon !… Alors, oui…

Le prince cligne de l’œil.

– Et y aura-t-il cent roubles ?demande-t-il.

– Ça, c’est tout à fait impossible !Vous savez vous-même, Votre Excellence, que nous n’avons plus lescapitaux d’autrefois… Les parents nous ont ruinés, IvanMikhaïlovitch. Quand nous avions de l’argent, tous venaient, etmaintenant… Que la volonté de Dieu soit faite !

– L’an passé, combien vous ai-je prispour la visite ? J’ai pris deux cents roubles. Et aujourd’hui,il n’y en a pas cent ?… Tu plaisantes, corbeau !Farfouille chez la vieille, tu en trouveras… D’ailleurs,va-t’en ; je veux dormir.

– Ayez cette générosité, VotreExcellence ! Elle est vieille, faible… Son âme tient à peine àson corps. Ayez pitié d’elle, Ivan Mikhaïlovitch, VotreExcellence !

Jean est impitoyable ; Marcdébat avec lui. À cinq heures, Jean cède ; il met son habit etva chez la princesse.

– Ma tante[27],dit-il en posant les lèvres sur sa main et s’engouant.

Et, assis sur le canapé, il recommence laconversation de l’an passé.

– Marie Krysskine, ma tante, a reçu unelettre de Nice… Son mari, hein, quel homme ! Il décrit engrand détail le duel qu’il a eu avec un Anglais à propos de je nesais quelle chanteuse… J’ai oublié son nom…

– Pas possible ?

La princesse roule des yeux, lève les mains etavec une surprise, mêlée d’effroi, répète :

– Pas possible !

– Oui… Il se bat en duel, court après leschanteuses, et ici sa femme se dessèche et périt à cause de lui… Jene comprends pas des gens pareils, ma tante !

La princesse, heureuse, s’assied plus près deJean, et leur conversation continue… On sert le thé avec ducognac.

Et pendant que la princesse heureuse, écouteJean et rit, s’effare, s’étonne…, le vieux Marc cherche dans sesmalles et rassemble les billets de banque.

Le prince Jean a fait une grande concession.Il n’y a à lui payer que cinquante roubles. Mais pour payer cescinquante roubles, il faut chercher dans plus d’une malle.

1886.

VOLÔDIA

Un dimanche d’été, vers cinq heures du soir,Volôdia, jeune homme de dix-sept ans, laid, maladif et timide,était assis sous une tonnelle de la maison de campagne desChoumîkhine, et s’ennuyait.

Ses tristes pensées suivaient troisdirections.

Il devait, premièrement, passer le lendemainun examen de mathématiques et il savait que, s’il ne résolvait pasle problème posé, il serait renvoyé du lycée, parce qu’ilredoublait sa seconde[28] et avaitcomme moyenne, en algèbre, 2 ¾. Deuxièmement, ce séjour chezles Choumîkhine, gens riches, prétendant à l’aristocratie, causaità son amour-propre une constante souffrance. Il lui semblait queMme Choumîkhine et ses nièces le tenaient, ainsique sa maman, pour des parents pauvres et despique-assiettes ; qu’elles n’estimaient point sa mère et semoquaient d’elle. Il avait une fois entenduMme Choumîkhine dire, sur la terrasse, à sacousine, Anna Fiôdorovna, que sa maman continuait à faire la jeune,qu’elle se fardait, ne payait jamais ses dettes de jeu et qu’elleavait une passion immodérée pour les bottines et les cigarettesd’autrui.

Chaque jour, Volôdia suppliait sa maman de neplus aller chez les Choumîkhine, lui décrivait le rôle humiliantqu’elle jouait chez ces gens-là, cherchait à la convaincre, luidisait des choses dures, mais elle, légère, gâtée, ayant dilapidédeux fortunes, la sienne et celle de son mari, toujours attiréevers la haute société, ne comprenait pas son fils, qui, deux foispar semaine, devait l’accompagner à la villa maudite.

Troisièmement, le jeune homme ne parvenait pasà se débarrasser d’un sentiment étrange et désagréable, et toutnouveau pour lui… Il lui semblait qu’il était amoureux d’AnnaFiôdorovna, la cousine de Mme Choumîkhine, quiétait aussi en visite chez elle.

C’était une remuante, criarde et moqueusepetite dame d’une trentaine d’années, robuste, fraîche, rose, avecdes épaules rondes, un menton rond et gras, et qui avait, sur seslèvres minces, un perpétuel sourire. Elle n’était ni belle, nijeune : Volôdia le savait parfaitement. Mais il n’avait pas laforce de ne pas penser à elle, de ne pas la regarder, lorsque,jouant au croquet, elle roulait ses épaules rondes et remuait sondos droit, ou lorsque, après avoir beaucoup ri et couru, elle selaissait tomber dans un fauteuil, les yeux mi-clos, et haletait,comme si sa poitrine était à l’étroit. Elle était mariée. Son mari,architecte sérieux, venait une fois par semaine à la villa, ydormait tout son saoul et repartait. L’étrange sentiment commença,chez Volôdia, par une haine sans sujet pour cet architecte, et ilse réjouissait chaque fois qu’il retournait en ville.

Assis sous la tonnelle, pensant à l’examen dulendemain et à sa maman que l’on raillait, Volôdia ressentait unviolent désir de voir Nioûta (c’est ainsi que les Choumîkhineappelaient Anna Fiôdorovna), d’entendre son rire, le bruissement desa robe… Ce désir ne ressemblait pas à l’amour pur, poétique, qu’ilconnaissait par les romans, et auquel il rêvait chaque soir en secouchant. Ce désir était étrange, incompréhensible ; Volôdiaen avait honte et le redoutait comme quelque chose de très mal etd’impur qu’il est difficile de s’avouer à soi-même…

« Ce n’est pas de l’amour, se disait-il.On ne s’amourache pas de femmes de trente ans, mariées… Ce n’estque de la petite galanterie… Une simple petitegalanterie. »

Et, en pensant à cette petite galanterie, ilse rappelait sa timidité insurmontable, son manque de moustaches,ses rousseurs, ses yeux étroits. Il se plaçait, en pensée, près deNioûta et leur couple lui semblait impossible. Il s’empressaitalors de se rêver beau, hardi, spirituel, habillé à la dernièremode…

Au plus fort de sa rêverie, tandis que,courbé, les yeux à terre, il était assis dans un coin sombre de latonnelle, des pas légers retentirent. Quelqu’un marchait sans sepresser dans l’allée. Bientôt, les pas s’arrêtèrent, et quelquechose de blanc apparut.

« Y a-t-il quelqu’un ? »demanda une voix de femme.

Volôdia reconnut la voix et releva la têteavec effroi.

– Qui est là ? demanda Nioûta,entrant sous la tonnelle. Ah ! c’est vous, Volôdia ? Quefaites-vous ici ? Vous méditez ? Comment toujoursméditer, méditer, méditer ?… On peut en devenir fou !

Volôdia se leva et regarda Nioûta, effaré.Elle revenait de se baigner. Sur ses épaules étaient jetés un drapet une serviette-éponge. Sous un foulard de soie blanche passaientses cheveux mouillés, collés au front. Une odeur fraîche de rivièreet de savon aux amandes émanait d’elle. Elle était essouffléed’avoir marché vite. Le bouton du haut de sa robe n’était pasboutonné et le jeune homme voyait son cou et sa gorge.

– Pourquoi vous taisez-vous ?demanda Nioûta en regardant Volôdia. Il est impoli de se tairequand une dame vous parle. Quel lourdaud vous faites tout de même,Volôdia ! Vous restez toujours assis, vous vous taisez ;vous méditez comme une façon de philosophe. Il n’y a en vous nifeu, ni vie ! Vous êtes dégoûtant, ma parole !… À votreâge, il faut vivre, sauter, remuer, faire la cour aux femmes, êtreamoureux…

Volôdia regardait le drap que tenait une mainblanche et potelée. Il songeait.

– Il se tait !… fit Nioûta étonnée.C’est même singulier… Écoutez ; soyez un homme ! Souriez,au moins ! Fi, dégoûtant philosophe ! (Et elle se mit àrire.) Savez-vous, Volôdia, pourquoi vous êtes un lourdaud ?C’est parce que vous ne faites pas la cour aux femmes. Pourquoi nela leur faites-vous pas ? Il est vrai qu’il n’y a pas dedemoiselles ici. Mais rien ne vous empêche de faire la cour auxdames ! Pourquoi, par exemple, ne me faites-vous pas lacour ?

Volôdia écoutait, plongé dans de profondes etlourdes réflexions, et se grattait la tempe.

– Seuls se taisent et aiment la solitudeles gens très fiers, poursuivit Nioûta, écartant de la tempe lamain de Volôdia. Pourquoi regardez-vous en dessous ? Veuillezme regarder en face ! Allons, lourdaud !

Volôdia se décida à parler. Voulant sourire,sa lèvre inférieure se tira ; ses yeux clignèrent, et ilapprocha à nouveau la main de sa tempe.

– Je… je vous aime ! dit-ilenfin.

Nioûta releva les sourcils avec surprise et semit à rire.

– Qu’entends-je ? commença-t-elle àchantonner à la manière des chanteurs d’opéra qui entendent unechose effroyable. Comment ? Qu’avez-vous dit ?Répétez ! répétez !…

– Je… je vous aime ! répétaVolôdia.

Et sans aucune participation de sa volonté, necomprenant rien et ne réfléchissant à rien, il fit un demi-pas versNioûta et lui prit le bras au-dessus du poignet. Ses yeux setroublèrent et des larmes lui vinrent. Tout l’univers se transformapour lui en une grande serviette-éponge qui sentait le bain.

– Bravo ! bravo ! – et en mêmetemps un rire gai retentissait. Pourquoi vous taisez-vous ? Jeveux que vous parliez. Allons !

Voyant qu’on ne l’empêchait pas de tenir lebras, Volôdia regarda la figure rieuse de Nioûta et lui entouramaladroitement, incommodément, la taille de ses deux bras, enjoignant les mains derrière son dos. Il la tenait ainsi ;elle, les mains derrière sa nuque, montrant les fossettes de sescoudes, arrangeait ses cheveux sous le mouchoir de soie ; etelle dit d’une voix calme :

– Il faut, Volôdia, être adroit, aimable,gentil, et on ne peut le devenir que dans la société des femmes.Mais quelle laide, quelle méchante figure vous faites !… Ilfaut parler, rire… Oui, Volôdia, ne soyez pas un croquemitaine.Vous êtes jeune et vous aurez le temps de faire le philosophe.Allons, lâchez-moi. Je m’en vais. Lâchez-moi !

Elle se dégagea sans peine et sortit de latonnelle en fredonnant. Volôdia resta seul. Il lissa ses cheveux,sourit, fit le tour de la tonnelle, puis il s’assit sur le banc etsourit encore une fois. Il avait insupportablement honte. Ils’étonnait même que la honte humaine pût atteindre un tel degré dechaleur et de force. Il souriait, murmurait des mots sans suite etgesticulait.

Il avait honte que l’on se fût comporté aveclui comme avec un gamin ; honte de sa timidité ; hontesurtout d’avoir osé prendre par la taille une femme honnête, unefemme mariée, bien que son âge, son extérieur, sa position socialene lui en donnassent, lui paraissait-il, nul droit.

Il se leva brusquement, sortit de la tonnelle,et, sans se retourner, s’en fut au fond du jardin, loin de lamaison.

« Ah ! partir au plus tôtd’ici ! pensait-il, en se prenant la tête. Mon Dieu, au plusvite ! »

Le train que Volôdia et maman devaient prendrepartait à 8 h 40. Il y avait près de trois heures, jusqu’à cetemps-là, mais Volôdia serait parti sur-le-champ avec plaisir pourla gare sans attendre sa maman.

Sur les huit heures, il revint vers la maison.Toute son attitude exprimait la détermination : advienne quepourra ! Il résolut d’entrer hardiment, de regarder tout lemonde dans les yeux, de parler haut, en dépit de tout.

Il traversa la terrasse, la grande salle, lesalon, et s’y arrêta pour respirer. On prenait le thé à côté, dansla salle à manger. Mme Choumîkhine, maman et Nioûtaparlaient de quelque chose et riaient.

Volôdia prêta l’oreille.

« Je vous assure !… disait Nioûta.Je n’en croyais pas mes yeux ! Quand il commença à me faireune déclaration d’amour, et même, figurez-vous, me prit par lataille, je ne le reconnus plus. Et vous savez, il a unemanière !… Quand il a dit qu’il était amoureux de moi, il yavait dans son visage quelque chose de féroce, comme chez unTcherkesse.

– Pas possible ! s’exclama maman,partant d’un grand éclat de rire. Pas possible ! Comme il merappelle son père !

Volôdia prit la fuite et sortit au grandair.

– Comment peuvent-elles parler de celatout haut ! se demanda-t-il, joignant les mains et regardantle ciel avec terreur. Elles en parlent tout haut, de sang-froid…Maman riait aussi…, maman ! Mon Dieu, pourquoi m’as-tu donnéune mère pareille ! Pourquoi ?

Mais il fallait coûte que coûte rentrer à lamaison. Volôdia fit quelques tours dans l’allée, se calma un peu etentra.

– Pourquoi ne venez-vous pas à temps pourle thé ? lui demanda sévèrementMme Choumîkhine.

– Pardon, il est temps…, marmotta-t-ilsans lever les yeux, il est temps que je parte… Maman, il est déjàhuit heures.

– Pars seul, mon chéri, dit mamanindolente. Je reste coucher chez Lili. Adieu, chéri… Donne que jete bénisse…

Elle signa son fils et dit en français, ens’adressant à Nioûta :

– Il ressemble un peu à Lermontov…n’est-ce pas ?

Ayant pris congé de chacun tant bien que mal,sans regarder personne, Volôdia sortit de la salle à manger. Dixminutes après il marchait sur la route de la gare et en étaitheureux. Il n’avait plus ni honte ni peur. Il respirait à l’aise,librement.

À une demi-verste de la station, il s’assitsur une pierre et se mit à regarder le soleil plus qu’à moitiédisparu derrière le remblai. À la gare, quelques feux étaient déjàallumés. Un feu trouble, vert, approchait, mais on ne voyait pasencore le train. Il plaisait à Volôdia d’être assis et d’écouter lesoir tomber peu à peu. La pénombre de la tonnelle, les pas, l’odeurde bain, le rire, la taille de Nioûta, tout cela se présentait àson esprit avec une étonnante netteté et n’était plus si terribleni si grave qu’il lui avait semblé…

« Qu’importe !… Elle n’a pas retiréson bras, et elle riait quand je la tenais par la taille. Donc,cela lui plaisait. Si ce lui eût été désagréable, elle se seraitfâchée. »

Et maintenant Volôdia était navré de n’avoirpas eu assez de hardiesse, là-bas, sous la tonnelle.

Il regretta de partir si bêtement. Il étaitsûr que si l’occasion se représentait, il serait plus hardi etverrait les choses plus simplement.

Et il n’était pas difficile que l’occasion sereprésentât ! Chez les Choumîkhine, après le souper, on sepromène longtemps. Que Volôdia allât se promener avec Nioûta dansle jardin sombre, – voici l’occasion retrouvée !

« Je vais revenir, pensa-t-il, etpartirai demain par le premier train… Je dirai que j’ai manqué letrain. »

Et il revint.

Mme Choumîkhine, maman,Nioûta, et une des nièces jouaient au vinnte[29] sur la terrasse. Quand Volôdia,mentant, leur dit qu’il avait manqué le train, elles redoutèrentqu’il n’arrivât, le lendemain, trop tard pour son examen. Elles luiconseillèrent de se lever tôt. Tout le temps qu’elles jouèrent, ilresta assis à l’écart, examinant avidement Nioûta. Dans sa tête,son plan était déjà fait.

Il s’approcherait de Nioûta dans l’obscurité,la prendrait par la main et l’embrasserait. Il n’aurait rien à direpuisque tout cela serait compréhensible pour eux sans paroles.

Mais, après le souper, les dames n’allèrentpas au jardin et continuèrent à jouer aux cartes. Elles jouèrentjusqu’à une heure du matin et allèrent ensuite se coucher.

« Comme tout cela est bête ! sedisait Volôdia, ennuyé, en se mettant au lit. Mais ça ne fait rien.J’attendrai demain… Demain, j’irai encore sous la tonnelle. Peuimporte… »

Il ne tâchait pas de s’endormir ; ilrestait assis dans son lit, se tenant les genoux, et ilpensait.

L’idée de l’examen lui était désagréable. Ildécida qu’on le renverrait et qu’il n’y avait à cela riend’effrayant ; tout, au contraire, serait bien…, même trèsbien ! Demain, il serait libre comme l’air. Il mettrait deshabits civils. Il fumerait sans se cacher. Il reviendrait ici etferait la cour à Nioûta quand bon lui semblerait. Et il ne seraitplus un lycéen, mais un « jeune homme ». Et le reste, cequi s’appelle carrière, avenir, était si clair !… Volôdias’engagerait, deviendrait télégraphiste, ou, enfin, entrerait dansune pharmacie où il s’élèverait jusqu’à l’emploi de premierpréparateur. Il ne manque pas de situations ! Une heure passa,deux heures… Il était toujours assis et pensait…

Vers trois heures, quand le jour commençait àpoindre, la porte cria doucement et maman entra dans lachambre.

– Tu ne dors pas ? luidemanda-t-elle en bâillant. Dors… Je ne reste qu’une minute… Jeviens chercher des gouttes.

– Pourquoi faire ?

– Cette pauvre Lili a des spasmes… Dors,mon enfant. Demain, tu as un examen.

Elle prit dans le chiffonnier une fiole,s’approcha de la fenêtre, lut l’ordonnance attachée à la fiole, etsortit.

– Maria Léonntièvna, dit, une minuteaprès, une voix féminine, ce ne sont pas les gouttes qu’il fallait.C’est du muguet, et Lili demande de la morphine. Votre filsdort-il ? Demandez-lui de chercher…

C’était la voix de Nioûta. Volôdia eut unfrisson. Il passa son pantalon rapidement, jeta sur ses épaules sacapote et approcha de la porte…

– Vous comprenez, expliqua Nioûta à voixbasse, la morphine ! Ce doit être écrit en latin sur la fiole.Réveillez Volôdia ; il trouvera…

Maman ouvrit la porte et Volôdia aperçutNioûta. Elle avait la même blouse qu’en revenant de se baigner. Sescheveux, non coiffés, étaient épars sur ses épaules. Sa figureendormie paraissait brune dans la pénombre.

– Tiens, Volôdia qui ne dort pas…dit-elle. Volôdia, mon petit, cherchez la morphine dans lechiffonnier. C’est une vraie malédiction, cette Lili… Toujoursquelque chose.

Maman marmotta quelques mots, bâilla etsortit.

– Cherchez donc, dit Nioûta ;pourquoi restez-vous planté ?

Volôdia alla au chiffonnier, se mit à genouxet commença à remuer les fioles et les boîtes de médicaments. Sesmains tremblaient, et il avait la sensation que des vagues froidesparcouraient sa poitrine et ses entrailles. L’odeur de l’éther, del’acide phénique, et des diverses herbes, qu’il touchait au hasard,l’entêtait et le suffoquait.

« Il me semble, pensait-il, que maman estpartie. C’est bien, c’est bien… »

– Trouverez-vous bientôt ? demandaNioûta marquant de l’impatience.

– Tout de suite… Voilà, c’est je crois,la morphine, dit Volôdia, lisant sur l’une des étiquettes lecommencement du mot… Tenez !

Nioûta était sur le seuil, un pied dans lecorridor et l’autre dans la chambre. Elle mettait en ordre sescheveux, difficiles à arranger, tant ils étaient épais et longs, etelle regardait distraitement Volôdia. En sa blouse ample, lescheveux défaits, ensommeillée, dans la lumière pauvre du jour,venant du ciel pâle, mais que le soleil n’éclairait pas encore,elle parut à Volôdia désirable, magnifique… Séduit, tremblant detout son corps et se rappelant avec délices qu’il avait, sous latonnelle, tenu dans ses bras ce corps merveilleux, il lui donna lesgouttes en disant :

– Que vous êtes…

– Quoi ?

Elle entra dans la chambre et demanda ensouriant :

– Quoi ?

Il se tut et la regarda, puis, comme sous latonnelle, il la prit par le bras… Et elle le regardait, souriant etattendant ce qui allait arriver…

– Je vous aime… murmura-t-il.

Elle cessa de sourire, réfléchit etdit :

– Attendez, il me semble que quelqu’unvient. Oh ! ces lycéens, fit-elle à mi-voix, en allant vers laporte et regardant dans le couloir. Non, personne…

Elle revint.

Il parut ensuite à Volôdia que la chambre,Nioûta, l’aube et lui-même se fondaient en un unique sentiment debonheur aigu, extraordinaire, inconnu, pour lequel on peutsacrifier sa vie et endurer le tourment éternel. Mais en unedemi-minute tout disparut. Volôdia ne vit plus qu’une grossefigure, laide, déformée par un sentiment de répulsion, et il sentittout à coup, lui-même, de la répulsion pour ce qui venait de sepasser.

– Pourtant, il faut que je m’en aille…dit Nioûta regardant Volôdia avec dégoût. Vous m’êtes odieux…vilain caneton !

Comme Volôdia trouvait affreux maintenant seslongs cheveux, sa blouse large, ses pas, sa voix… « Vilaincaneton, pensait-il quand elle partit. Véritablement, je suis laid…Tout est laid. »

Le soleil, à présent, se levait. Les oiseauxchantaient bruyamment. On entendait, au jardin, marcher lejardinier et grincer sa brouette… Peu après, on entendit lemeuglement des vaches et le pipeau du berger. La lumière du soleilet les bruits du dehors disaient qu’il existe quelque part une viepure, exquise, poétique. Mais où est-ce ? Ni maman, ni lesgens de son entourage n’en avaient jamais parlé à Volôdia.

Quand le domestique vint le réveiller pour letrain du matin, il fit semblant de dormir.

– Qu’il aille au diable ! sedit-il.

Il se leva vers onze heures. En se peignant,voyant dans la glace sa figure laide, pâlie par une nuit sanssommeil, il pensa :

« C’est vrai, je ne suis qu’un vilaincaneton. » Quand maman le vit et s’effara de ce qu’il ne fûtpas à l’examen, Volôdia lui dit :

– Je ne me suis pas réveillé,maman ; mais ne vous inquiétez pas ; je fournirai uncertificat de médecin.

Mme Choumîkhine et Nioûtas’éveillèrent vers une heure après midi. Volôdia entenditMme Choumîkhine ouvrir sa fenêtre avec bruit etNioûta répondre à sa voix dure par un rire en cascade. Il vit laporte de la salle à manger s’ouvrir, et s’allonger vers elle lalongue file des nièces et des commensaux, parmi lesquels samaman ; puis il vit passer Nioûta, souriante et lavée et, àcôté d’elle, les sourcils noirs et la barbe de l’architecte, quivenait d’arriver.

Nioûta avait une robe petite-russienne qui nelui allait pas et l’enlaidissait. L’architecte fit des calemboursplats et pesants. Il sembla à Volôdia que dans les côtelettes quel’on servit, il y avait trop d’oignon. Il lui parut aussi queNioûta faisait exprès de rire fort et de regarder de son côté, pourlui donner à entendre que le souvenir de la nuit ne la troublaitnullement et qu’elle ne remarquait pas la présence à table duvilain caneton.

Vers quatre heures, Volôdia partit avec samaman pour la gare. Les souvenirs troubles, la nuit sans sommeil,le renvoi prochain, les remords, tout suscitait maintenant en luiune fureur sinistre. Il regardait le profil allongé de maman, sonpetit nez, son imperméable, un cadeau de Nioûta, et ilmurmura :

– Pourquoi vous poudrez-vous ? Celane convient pas à votre âge ! Vous vous fardez, vous ne payezpas vos dettes de jeu, vous fumez le tabac des autres… C’estrépugnant ! Je ne vous aime pas… ne vous aime pas !

Il l’insultait et, elle, effrayée, terrifiée,remuait ses petits yeux, levait ses petites mains etbalbutiait :

– Qu’est-ce qui te prend, mon ami !Mon Dieu, le cocher va entendre ! Tais-toi, ou le cocher vaentendre ! Il peut tout entendre.

– Je ne vous aime pas… ne vous aimepas ! continua-t-il suffoquant. Vous êtes sans mœurs, sanscœur… Ne prenez plus cet imperméable ! vous entendez ! ouje le mettrai en lambeaux…

– Reviens à toi, mon enfant ! ditmaman sanglotante. Le cocher entend.

– Où est passée la fortune de monpère ? Où est votre argent ? Vous avez toutgaspillé ! Je ne rougis pas de ma pauvreté, mais j’ai honted’avoir une mère pareille… Quand mes camarades me parlent de vous,je rougis toujours. »

Il y avait deux stations jusqu’à la gare.Volôdia resta tout le temps sur la plate-forme du wagon, tremblantde tons ses membres. Il ne voulait pas entrer dans le compartimentparce que sa mère, qu’il haïssait, y était. Il se haïssaitlui-même, haïssait les contrôleurs, la fumée de la locomotive, lefroid auquel il attribuait ses frissons. Et plus lourd il en avaitsur le cœur, plus il sentait qu’il existe quelque part dans lemonde, chez des gens ignorés de lui, une vie pure, noble, aisée,élégante, pleine d’amour, de caresses, de gaîté, de liberté !…Il sentait cela et en éprouvait tant de peine qu’un voyageur,l’ayant regardé fixement, lui demanda s’il avait mal aux dents.

En ville, maman et Volôdia habitaient chezMaria Pétrôvna, dame noble, qui avait un grand appartement et ensous-louait une partie. Maman louait deux chambres. Elle occupaitl’une, qui avait des fenêtres, où elle avait son lit, et où il yavait aux murs deux tableaux dans des cadres dorés ; Volôdiahabitait l’autre, contiguë, petite et obscure. Il y avait un canapésur lequel il dormait, et sauf ce canapé, nul autre meuble. Lachambre était encombrée de corbeilles en osier remplies de robes,de cartons à chapeaux, et de toute sorte de vieilleries que mamangardait, on ne sait pourquoi ; Volôdia faisait ses devoirsdans la chambre de maman ou dans la salle commune, – c’est ainsiqu’on appelait la grande salle où tous les pensionnaires seréunissaient au moment des repas et le soir.

Revenu à la maison, il se coucha sur soncanapé et se couvrit d’une couverture pour faire tomber sa fièvre.Les cartons à chapeaux, les corbeilles, les hardes lui rappelèrentqu’il n’avait pas de chambre à lui, pas d’abri où il pût se garderde maman, de ceux qui venaient la voir et des voix que l’onentendait maintenant dans la « salle commune ». Son sacd’écolier, les livres répandus dans tous les coins, lui rappelèrentl’examen auquel il n’était pas allé… Sans raison aucune, il seressouvint de Menton où il avait vécu avec son père, quand il avaitsept ans. Il se ressouvint de Biarritz et de deux fillettesanglaises avec lesquelles il courait sur le sable… Il voulut serappeler la couleur du ciel et de l’océan, la hauteur des vagues etson humeur d’alors, mais il n’y parvint pas. Les fillettesanglaises passèrent vivantes devant ses yeux. Tout le restes’emmêla, se brouilla, s’effaça.

« Non, se dit-il, il fait froidici. »

Il se leva, prit sa capote et entra dans lasalle commune.

On y buvait le thé. Autour du samovar setrouvaient trois personnes : maman, une maîtresse de musique,vieille dame à lorgnon d’écaille, et Augustin Mikhaïlovitch, vieuxFrançais très gros, employé dans une fabrique de parfumerie.

– Je n’ai pas dîné, disait maman ;il faudrait envoyer la femme de chambre prendre du pain.

– Douniâcha ! cria le Français.

La propriétaire avait justement envoyéDouniâcha faire une course.

– Oh ! ça ne fait absolument rien,dit le Français avec un large sourire. Je vais tout de suitechercher du pain moi-même.

Il posa son cigare âcre et puant en une placeapparente, mit son chapeau et sortit. Après son départ, mamanraconta à la maîtresse de musique comme elle avait passéagréablement son temps chez les Choumîkhine et y avait été bienaccueillie.

– Lili Choumîkhine est ma parente,disait-elle. Feu son mari, le général Choumîkhine, était cousin dumien. Elle est née baronne Kolb…

– Maman, ce n’est pas vrai ! ditVolôdia nerveusement ; pourquoi mentir ?

Il savait parfaitement que maman disaitvrai.

Dans ce qu’elle disait du général Choumîkhineet de sa femme, née baronne Kolb, il n’y avait pas un mot de faux.Mais il sentait que, malgré tout, elle mentait. Le mensonge sesentait dans sa façon de parler, dans l’expression de son visage,dans son regard, dans tout.

– Vous mentez ! répéta Volôdia, etil donna sur la table un coup de poing si violent que toute lavaisselle trembla et que le thé de maman se répandit. Queparlez-vous de généraux et de baronnes ? Tout estfaux !

La maîtresse de musique, confuse, toussa dansson mouchoir, faisant mine d’avoir avalé de travers, et maman semit à pleurer.

– Où aller ? pensa Volôdia.

Il était déjà allé dans la rue ; allerchez ses camarades, la honte l’en empêchait. Il se rappela denouveau, sans sujet, les deux fillettes anglaises… Il marcha delong en large dans la salle commune, puis entra dans la chambred’Augustin Mikhaïlovitch. Il y traînait une forte odeur d’huilesaromatiques et de savon à la glycérine. Sur la table, sur le reborddes fenêtres, et même sur les chaises se trouvait une multitude defioles et de tubes à essai avec des liquides multicolores.

Volôdia prit sur la table un journal, ledéplia et lut le titre : le Figaro. Le journalrépandait une odeur agréable et forte. Puis Volôdia prit, sur latable, un revolver.

– Bah ! n’y faites pas attention,disait dans la pièce voisine la maîtresse de musique, consolantmaman. Il est encore si jeune ! À cet âge, les jeunes gens sepermettent tant de choses ! Il faut en prendre son parti.

– Non, Evguènia Andréiévna, il est tropperverti, dit maman d’une voix traînante. Il n’a personne d’âgéauprès de lui ; et je suis faible, et ne puis rien. Oh !je suis malheureuse !

Volôdia mit le canon du revolver dans sabouche, tâta quelque chose, la gâchette ou le chien, et pressa avecle doigt… Puis il tâta encore quelque chose de saillant, et pressaencore une fois… Ayant retiré le canon de sa bouche, il l’essuyaavec le pan de sa capote et contempla la platine. Jamais auparavantil n’avait eu une arme en mains…

« Il me semble qu’il faut relever ça, sedit-il. Oui, il me semble… »

Augustin Mikhaïlovitch rentra dans la sallecommune et se mit à raconter quelque chose en riant très fort…Volôdia remit le canon dans sa bouche, le serra entre ses dents etpressa quelque chose avec le doigt. Une détonation retentit…

Quelque chose frappa Volôdia à la nuque avecune force effroyable et il tomba sur la table, la figure droit surles verres et les fioles. Puis il vit son père, en chapeau haut deforme avec un large crêpe, tel qu’il portait, à Menton, le deuild’une dame inconnue, le saisir tout à coup dans ses deuxbras ; et ils tombèrent tous deux dans un abîme très sombre ettrès profond.

Puis, tout se brouilla et disparut…

1887.

FIN

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