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Une chasse à courre au Pôle Nord – Chez les esquimaux – Voyages, explorations, aventures – Volume 15

Une chasse à courre au Pôle Nord – Chez les esquimaux – Voyages, explorations, aventures – Volume 15

de Louis Noir

Chapitre 1 UN CONGRÈS DE COQUINS L’épisode qui précède ce récit a pour titre :Un Mariage polaire.

 

Ils sont là six blancs, dans un bois de pins,autour d’un bon feu devant lequel rôtissent des quartiers de daim.

Comme nous sommes à l’extrême nord du Canada,il y a encore de la neige ça et là sur le sol, quoique nous soyons à la fin de mai et que le printemps soit commencé.

Les blancs, assis en rond sous un soleil encore chaud, il est trois heures de l’après-midi, causent avec animation.

Une dizaine d’indiens, leurs domestiques évidemment, s’occupent les uns de la cuisine, les autres d’installer des huttes pour la nuit.

Leur façon d’opérer est très simple ; ils choisissent un arbre qui, comme l’épicéa, fait retomber presque jusqu’au sol ses premières branches très touffues.

Ils assujettissent sur le sol avec des pierres l’extrémité des branches.

Il en résulte qu’ils ont ainsi la charpente bien garnie déjà, d’un toit conique soutenu par le tronc etre posant sur le sol.

Sur cette charpente, ils jettent forcebranches qu’ils coupent, puis des épaisseurs de mousse, puis encoredes branches.

Une petite entrée très basse, facile à boucheravec des branches et des mousses, donne accès à l’intérieur.

On entre en rampant.

Avec un bon sac de couchage en fourrure, dansles poils duquel on se fourre, on brave le froid intense desnuits.

De 15 à 2o degrés au-dessous de zéro, alorsque, dans le jour, il fait 2o au-dessus de zéro au soleil.

Mais la hutte est un bon abri.

Pour les blancs deux huttes.

Pour les Indiens trois.

Maîtres et domestiques couchent à part, parvergogne chez les maîtres et manque de confiance envers leursserviteurs.

Car tout ce monde-là est du très salemonde.

Les Indiens sont des bannis.

Quand une tribu est mécontente d’un de sesmembres, elle le chasse.

Et toujours ces Indiens cherchent à s’attacherà un blanc.

Pourvu que celui-ci fournisse de temps entemps du tafia, il sera assez bien servi.

Drôles de domestiques que ceux qui ne montrentdu zèle que pour bien se saoûler une ou deux fois par mois.

Tout ce monde, armé jusqu’aux dents, est venulà à cheval.

Les chevaux pâturent.

Ils coucheront à la belle étoile.

Ils y sont habitués.

Les Indiens ont de mauvaises figures, desmines patibulaires.

Chez aucun peuple, on ne voit autant de typesde ce que j’appellerai les animaux humains, des hommes ressemblantà des bêtes.

Hommes-fouines, hommes-renards, hommes-loups,hommes-jaguars, etc.

Il y en avait là, dix ou douze qui rappelaientsoit une ou l’autre bête féroce.

Sombres du reste, taciturnes et d’alluressournoises, ils travaillaient aux huttes silencieusement maisadroitement.

Les blancs étaient tous très bien vêtus, etquatre d’entre eux avaient des allures de gentlemen, mais degentlemen alcooliques.

La voix éraillée, l’œil halluciné, les yeuxrouges, les mains tremblantes, permettaient de classer à premièrevue ces messieurs parmi les buveurs invétérés de rhum et degin.

Pas d’erreur.

Mais ils avaient encore force physique etintelligence.

Ils étaient relativement jeunes.

Ils s’étaient donné rendez-vous là, surl’initiative de l’un d’eux, un certain Nilson, à tête de renard etde chat.

Très remarquable, avec ses oreilles pointueset très détachées.

C’était un déclassé, un raté comme nousdirions en France, mais il avait reçu une instruction solide etaimait à en faire parade ; cela lui donnait une supérioritésur les autres.

Dès que le cercle avait été formé, il avaitpris la parole.

– Mes camarades, avait-il dit, nous étions lesdirecteurs des forts qui servent de factoreries à la Compagnie dePelleteries de la baie d’Udson et nous ne sommes plus rien.

» Destitués !

» Chassés !

» Bannis !

» Remplacés !

» Et, par dessus le marché, ruinés.

Il y eut une explosion de colère.

« Canaille d’inspecteur ! »

« Le diable l’emporte au bout de safourche pour le rôtir à grands feux. »

« Si une bonne fièvre jaune pouvait doncl’emporter ! »

« La peste l’étouffe ! »

Une espèce de géant, une brute, mais nondénuée de ruse, un vieux, le seul vieux de cette assemblée, quiressemblait à un ours blanc étonnamment, demanda :

– Mais pourquoi diable cet homme a-t-il achetétant d’actions de la Compagnie, et ses compagnons comme lui, aupoint qu’ils sont les maîtres et qu’il s’est fait nommer inspecteurgénéral avec pleins pouvoirs ?

– Ours-Blanc, mon ami, j’ai pris mesrenseignements.

» Notre nouvel inspecteur est un monsieurqui est quatre ou cinq fois milliardaire.

» C’est un homme qui a découvert unemontagne d’or, qui a récolté les champs d’or, qui fait exploiteraujourd’hui les mines extraordinairement riches par une compagnie,dont lui et les siens ont les actions pour les quatrecinquièmes.

» Cet homme si riche est un fou.

» Il veut aller au pôle, au centre de laterre, dans la planète Mars, la lune lui paraît troprapprochée.

» Il la dédaigne.

– Est-ce que vous blaguez, Nilson ?

– Pas du tout.

» Je suis sûr de ce que je dis.

– Mais voyons, aller au centre de la terre,c’est impossible.

– Ce n’est pas tout à fait ce qu’il veut, etje me suis mal expliqué.

» Il veut arriver au feu central.

» Alors plus besoin de houille, oncapterait la chaleur de ce feu.

– Bon.

» Mettons que ce soit possible.

» Mais le voyage aux planètes ?

– Vous permettrez, cher Ours Gris, de vousdire que vous n’êtes pas instruit comme moi, ce n’est pas votrefaute, mon bon ami.

» Vous ne pouvez comprendre ce que jecomprends ; c’est évident.

» Je vais cependant essayer de vousinitier aux possibilités de ce projet.

» Pourquoi un ballon monte-t-il dansl’air, mon cher camarade ?

» Parce qu’il est rempli d’un gaz plusléger que l’air.

– Oui ! oui !

» Pas besoin d’être savant pour savoirça, master Nilson.

– Entendu.

» Mais au-dessus de l’air, qu’est-cequ’il y a, mon bon ami ?

– Je n’en sais rien.

» Je suppose même qu’il n’y a rien.

» Ç’est le vide.

– Le vide n’existe pas dans la nature, c’estimpossible.

» Entre les planètes, il y a des espacesremplis d’un fluide que l’on appelle l’éther et dont on ne connaîtpas la composition.

» Connaître ce fluide serait peut-êtrerésoudre le problème.

» Qui sait si ce fluide condensé nedonnerait pas des gaz, comme l’oxygène et l’hydrogène dont on faitde l’eau, comme l’oxygène et l’azote dont on fait de l’air.

» Or, si l’on pouvait gonfler un ballond’un fluide plus léger que l’éther, le ballon monterait dansl’éther, c’est certain.

» Et l’on fabriquerait de l’airrespirable, de l’eau buvable ; on mangerait, car on pourraitemporter des aliments condensés.

– Ainsi, vous Nilson, vous croyez celapossible ?

– Oui.

» Et M. d’Ussonville, qui a desmilliards, est en train de faire construire sur le toit du monde,le Pamir, à la plus haute altitude du monde, un observatoire d’oùs’élèveront des ballons.

» Ils atteindront au plus près del’éther, l’éther lui-même peut-être.

» Alors, on touchera à ta solution.

– Mais, vous avez traité cet homme de fou.

– Le génie et la folie se touchent.

» Mais si j’ai qualifiéM. d’Ussonville de fou, c’est parce que je trouve insenséqu’ayant des milliards, au lieu d’en jouir, il cherche à résoudredes problèmes scientifiques.

» Qu’il aille au pôle si ça l’amuse,passe encore ; le feu souterrain, soit !

» Mais le voyage dans la planète Marspour faire plaisir à un certain astronome français, CamilleFlammarion, qui s’est toqué de cette planète, je trouve çadéraisonnable.

» Il risque de mourir commeCrocé-Spinelli ou comme Pilâtre de Rozier.

L’Ours-Blanc se gratta l’oreille et il ditavec un air modeste :

– Connais pas ces gentlemen ; mais s’ilsont voulu aller dans la lune ou dans les planètes, il ne faut pass’étonner s’il leur est arrivé du désagrément, voire même, s’ils ensont morts.

» Car, enfin, si je voulais, d’un bond,franchir un précipice de trente mètres de large, m’est avis que jeme casserais le nez au fond.

– Pas sûr !

» Avec un appareil bien combiné, on yarriverait… facilement…

– Vous croyez ?

– Est-ce que, avec un parachute, on ne descendpas d’un ballon qui plane à trois mille mètres dehauteur ?

» Est-ce que ça ne se fait pas avecaisance, grâce et facilité ?

» Supposez un bord du précipice plusélevé que l’autre.

» Avec un parachute et un bon vent, onpasserait sur le précipice.

» Mais il y a mieux à inventer.

L’Ours-Blanc se mit à grogner et il dit d’unair de mauvaise humeur :

– Vous avez réponse à tout.

– Mon très cher ami, par le temps qui court,il ne faut douter de rien.

» Si l’on vous avait dit, il y a vingtans, qu’à cent lieues de distance, vous pourriez parler à l’oreillede quelqu’un, vous auriez affirmé que l’on se moquait de vous,n’est-ce pas ?

» Eh bien ça se fait !…

» Donc ne venez plus me parler de chosesimpossibles.

» Il n’y en a plus.

Nilson, ayant produit ainsi un grand effet surson auditoire, résolut de l’étonner encore davantage.

– J’ai eu, dit-il, l’heureuse chance de causeravec un capitaine qui se trouve parmi les lieutenants deM. d’Ussonville.

» C’est un Marseillais.

» C’est un prestidigitateur étonnant.

» Or, il avait appris que je connaissaisles vertus extraordinaires d’une plante qui guérit les plaies lesplus malsaines.

» J’en tenais le secret d’un sorcierindien auquel je l’avais acheté.

Ce capitaine Castarel me dit :

– Mon pauvre master Nilson, vous voilà ruinéde fond en comble.

» Vous allez vous trouver sur le pavéaprès avoir été rapatrié à Montréal.

» Mais, avec cinq mille dollars, un hommepeut toujours se relever.

» Je vous les offre pour votresecret.

– Cinq mille dollars !

– Oui.

» Et ça les vaut !

» Marché fait, vous pensez bien.

– Parbleu !

– Et je me suis mis à soigner un Indien dontle bras était déjà gangrené.

» Succès complet !

» Le capitaine était resté avec moi aufort River-Peel pour voir la cure, et, comme il est bon garçon,nous avons causé amicalement, quoique son chef, l’inspecteurgénéral, m’eût destitué, ce à quoi il ne pouvait rien.

» Car M. d’Ussonville, bien aucourant de tout, s’attendait à notre hostilité et il s’est arrangépour être le maître et pour nous destituer.

» Pas commode, le commandant.

» Avec lui, ce qui est dit est dit, cequi est fait est fait.

» Jamais il ne revient sur ce qu’il adécidé.

» C’est un Basque.

» Homme terrible.

» Tout d’une pièce.

» Mais ça ne m’a pas empêché d’apprécierM. Castarel, homme aimable.

» Et nous avons causé des projets de sonchef et des grands moyens qu’il a de les réaliser.

– Bon ! dit un des directeursdestitués.

» Je vous ai écouté avec attention, et,moi, je suis capable de vous comprendre.

L’Ours-Blanc furieux :

– C’est donc à dire que j’en suis incapable,master Chirpick ?

L’autre :

– Ai-je dit cela ?

– Vous l’insinuez.

– Pas du tout.

» Si on parlait de manger un bon morceauet de boire un bon coup et si je déclarais que je suis en état dele faire, cela voudrait-il dire que vous en êtesincapable ?

» Je dis tout simplement à monex-collègue Nilson que si, par ses études, il est à même decomprendre ce que lui a dit le capitaine Castarel, moi, ex-très bonélève de l’académie de Montréal, je suis à sa hauteur.

» Quant à vous, cher ex-collègue, je neprétends pas que, malgré votre manque d’instruction supérieure,vous soyez incapable de comprendre.

» C’est votre affaire.

» Si vous comprenez, tant mieux ; sivous ne comprenez pas, tant pis.

Tous les autres se mirent à rire.

L’Ours-Blanc furieux proféra des menaces etdonna de violents signes de colère.

Nilson lui dit :

– Quand vous vous battrez l’estomac comme unours qui est en fureur, ça ne fera pas que master Chirpick ait eutort.

» Un homme ne peut tout avoir.

» Vous possédez une force physique quifait notre admiration à tous.

» Vous êtes l’Hercule de notre société etHercule fut un demi-dieu.

» Pour que nous soyons vos égaux, il fautbien que nous ayons quelque chose que vous n’avez pas ; cequelque chose est l’instruction supérieure.

» Mais enfin je vais vous dire une chosequi, quoique étonnante, peut être perçue par l’esprit le plusobtus.

» Il faut qu’il y mette autant de bonnevolonté que j’en mettrai.

» Je parlerai la langue de tout le monde,pas la langue scientifique.

L’Ours-Blanc grogna :

– Parlez hébreu si vous voulez, ça m’est égal,vous ne direz que des bêtises.

» Quand vous prétendez qu’un homme peutaller au centre de la terre chercher du feu pour allumer son cigareet qu’il ira se promener la canne à la main dans les astres, vousdevez bien comprendre qu’un homme de bon sens ne croira jamais àces balivernes.

» Donc, blaguez tout à votre aise.

Nilson, avec ironie :

– Merci de la permission.

Et, après avoir laissé ses camarades rire toutà leur aise de la sortie de l’Ours-Blanc qui prit l’attitude laplus rogue, il dit :

– Messieurs, vous savez que le rêve de touthomme à la tête d’une grosse affaire cosmopolite serait de sedédoubler à chaque instant, pour être partout, en une journée, enun clin d’œil.

» À New-York à neuf heures du matin, àParis à dix heures, à Chicago à onze, etc.

Il traiterait ses affaires lui-même.

– Mais, dit Chirpick, il a le télégramme, etil aura bientôt partout le téléphone.

– Incommode !

» Incomplet !

» Imparfait !

» Cela vaut-il sa présenceeffective ?

» Non.

» Comment l’obtenir ?

» Rien de plus simple.

L’Ours-Blanc ricanait :

– Et vous allez me dire qu’un homme pourraêtre à neuf heures à New-York, à dix heures à Paris, à onze heuresà Chicago.

» J’ouvre mes oreilles aussi grandes quedes portes cochères pour vous entendre.

» J’espère que si vous osez affirmer unechose aussi monstrueusement absurde, tous les camarades vousconspueront comme moi.

» C’est assez abuser de la crédulitéhumaine.

– Bon ! bon !

» Je prie seulement mes amis de m’écouterun petit instant.

» Ceux qui sont ici ont-ils assisté à desexpériences de magnétisme ?

– Oui ! oui !

– Ont-ils vu suggestionner un sujet ?

– Oui !

– Est-ce que le sujet, une fois qu’il a étémis sous l’action magnétique du suggestionneur ne reçoit pas entout et pour tout l’impulsion de celui-ci qui s’est, en quelquesorte, dédoublé en lui, en annihilant son être pour y substituer lesien, au point de faire commettre un crime au malheureux sujet sibon lui semble ?

– C’est vrai !

– À ce point, dit Chirpick, que les tribunauxont reconnu l’irresponsabilité du ou de la suggestionné ;chose jugée.

» Vos conclusions, Nilson ?

» Je les entrevois du reste.

– Le commandant d’Ussonville prétend qu’unhomme doué du pouvoir magnétique pourrait avoir un représentantdans les villes du monde importantes : il l’appellerait autélégraphe.

» Vous savez que, quand un individu a étésuggestionné par un autre, il le sera toujours, chaque fois que lacommunication s’établira entre eux.

» Or quel meilleur moyen que letélégraphe pour établir la communication magnétique ?

– C’est très clair !

– Oui, ami Chirpick !

» Oui c’est clair.

» Il faut être une brute, une buse, unignorant obstiné pour ne pas l’admettre.

Tous, sauf l’Ours-Blanc :

– C’est vrai.

» Hourrah pour Nilson.

Celui-ci triomphant :

– Vous voyez les conséquences. L’hypnotiseur àdistance suggère bien sa pensée au sujet d’une affaire àl’hypnotisé par le télégraphe.

» Il l’imprègne de ses intentions.

» L’autre représentant consacré etautorisé, traite l’affaire dans le sens voulu.

» Et, s’il y a des difficultés, il se meten relations télégraphiques avec son médium, son patron, qui luiinsuffle ce qu’il y a à faire.

– Bravo !

» Hurrah !

» Splendide !

Cet enthousiasme écrasa l’Ours-Blanc, qui semit à grogner :

– Alors un homme vivrait pour ainsi dire danscinq, dix, trente autres hommes ?

Chirpick :

– Certainement.

» Le phénomène du dédoublement a du resteété constaté.

» C’est la base du système.

Et Nilson :

– Ça fonctionne !

» M. d’Ussonville, dont le pouvoirmagnétique est énorme, suggestionne dans les succursales de sesétablissements un sujet qui transmet tous ses ordres au directeurde la succursale, bien mieux, bien plus commodément, bien plusdélicatement et bien moins coûteusement que par le moyen, je ne dirai pas du télégraphe, il s’en sert, mais du télégramme ou même dutéléphone, là où celui-ci fonctionne.

» Voilà un problème résolu et c’est unprogrès immense.

L’Ours Blanc se leva écumant de rage, et sebattit la poitrine comme il en avait l’habitude ets’écria :

– Ah ça, voyons !

» Est-ce pour me faire entendre l’élogede mon ennemi qu’on m’a fait venir ici ?

» Qu’est-ce qu’il veut Nilson ?

» Et Potruck ?

» Ils ont l’air de s’entendre ensemblecomme larrons en foire.

» Si vous avez une proposition à faire,faites-la et on vous écoutera.

» On discutera…

» Avec méfiance…

» Vous faites trop l’éloge de cetinspecteur, pour qu’il n’y ait pas anguille sous roche ou serpentsous la pierre.

» Parlez donc sérieusement, si vous avezquelque chose de sérieux à dire.

» J’attends.

Sur cette sortie, il se rassit trèsmajestueusement, non sans grogner.

Une habitude.

Nilson prit la parole.

– Mes camarades, dit-il, quand on entre enlutte avec un homme, il est bon de le connaître ; ça serttoujours.

» Voilà pourquoi je vous ai tracé lecaractère de M. d’Ussonville.

» Nous pouvons tenir pour certain qu’unpareil homme n’agit jamais par petit et mesquin intérêt personnel,par amour du lucre.

» C’est chose importante que de lesavoir, pour tabler là-dessus.

» Or, M. d’Ussonville nous aruinés.

» Je voudrais prendre ma revanche avecvous et le forcer à nous enrichir.

» Qu’en pensez-vous ?

– Bonne idée !

– Dame, s’il y a moyen ! »

– Il me serait fort agréable de tirer quelquesmillions de dollars de ce monsieur !

– Nilson, votre idée ?

L’Ours-Blanc, au milieu de ce concertd’approbation n’avait dit mot.

Il boudait.

Nilson se leva cérémonieusement, fit planersur l’assemblée un regard d’une expression singulière etindéfinissable et il dit :

– Gentlemen, dans une assemblée qui serespecte, il faut observer les usages.

» J’ai voulu vous consulter sur ce quenous pourrions bien faire pour forcer la main àM. d’Ussonville et le mettre à contribution.

» Or, gentlemen, nous avons ici uncamarade qui a droit à parler avant tous.

» Intelligent, rusé, expérimenté, trèsfort en un mot, tête réfléchie, sachant mûrir un dessein, il sauranous donner un plan.

» C’est notre doyen.

» Donc, Ours-Blanc, je vous donne laparole et je vous demande :

» Que faut-il faire ?

Tous, malicieusement :

– Très bien !

– Très bien !

– Qu’il parle !

L’Ours, fort embarrassé, se leva, se dandina,puis il toussa, puis il dit :

– Je n’ai pas assez réfléchi pour donner monavis sur cette affaire.

» Que celui qui l’a mise en avant lasoutienne.

On rit beaucoup.

Chirpick s’écria :

– Que voilà bien la finesse d’un ours quicraint de se compromettre.

» Admirable !

» On a raison de vanter votre sagacité,mon cher camarade.

» Mais si tout le monde vous imitait,nous n’avancerions à rien.

» Nilson, mon ami, exposez-nous votreplan, vous devez en avoir un.

– Je n’en suis pas l’inventeur.

» Plan connu !

» Plan classique !

» Vous savez tous, mes chers camarades,comment procèdent les brigands italiens.

» Ils enlèvent et mettent à larançon.

» Je propose de faire de même.

– Enlever M. d’Ussonville ?

– Ce serait peut-être difficile.

» Mais il a sa nièce.

» Mais deux capitaines ont leursfemmes.

» De plus, il y a deux anciennescambacérès de Béhanzin, générales de sa garde, qui ont commandé unecompagnie d’amazones recrutées par M. d’Ussonville pours’assurer la possession de la Montagne d’Or qu’il avait découverteen Australie.

» Tout ce monde là est riche, très riche,richissime, cent millionnaire au moins.

» Il faut vous dire que ces dames ont ledémon de la chasse au cœur.

» Je table là-dessus.

» Elles iront chasser certainement.

» Si nous parvenons à leur dresser uneembuscade et à les surprendre, nous nous retirerons en lieu sûr etnous négocierons la mise en liberté de ces dames, moyennant bellesomme.

» Je ne me dissimule pas que l’affaireest très chatouilleuse.

» Mais, à nous tous, nous trouverons bienun bon moyen de nous cacher et de nous emparer de ces dames àl’improviste.

» Qu’en pensez-vous ?

– Ce serait parfait, dit Chirpick, si nousavions le moyen de passer sur la glace, dans l’île de Banks où ilsvont construire leur deuxième hôtel polaire.

» Mais, à cette époque de l’année, la merest libre et nous n’avons pas de barques.

– Eh mais, fit l’Ours-Blanc, on pourraitpasser en pirogues.

– Et les chevaux !

» Il nous faut des provisions, destentes, car il n’y a pas de bois dans l’île, des bagages, donc deschevaux.

» Pas moyen de s’en passer.

– Eh bien ! alors.

» Il faudrait construire un radeau.

– C’est une idée.

– Un grand radeau.

» C’est facile.

» On se munira de plusieurs mats, d’unevoile, de pagaies.

» En peu d’heures, par un beau temps,nous passerons dans l’île.

» Là, nous aviserons.

– Nilson, vous êtes la meilleure tête de noustous ! dit Chirpick.

– Après notre doyen ! fit Nilson.

L’Ours-Blanc avec bonhomie :

– Non ! non !

» Mais, en vérité, vous vous moquez tropde moi, mon cher camarade.

– C’est qu’aussi vous grognez trop et vouscritiquez trop, mon cher Ours.

– Chacun a son petit caractère.

– Messieurs, que chacun aille se prépare, semunir de tout ce qui lui est nécessaire ; car, enfin, si duresqu’aient été les exigences de M. d’Ussonville pour lesredditions de compte, il vous reste quelque chose.

» Rendez-vous ici.

» J’ai choisi ce lieu parce qu’il est aucentre de forts dont chacun de nous relève.

» Je ne doute pas que nos successeurs nese montrent assez modérés dans leurs prix de vente pour nosprovisions.

» Je vous engage à dire que vous allez auKlondike tenter fortune dans les mines d’or.

» Sur ce, dînons.

Tout le monde, enchanté, s’assit sur despierres, près du feu.

Déjà le froid pinçait.

On fit honneur au repas, puis après une courtecauserie, on se coucha fatigué.

Le lendemain, chacun troussait bagage, montaiten selle et l’on se séparait.

Chapitre 2DANS L’ÎLE DE BANKS

 

Tous les explorateurs se sont accordés àpeindre l’île de Ranks comme un paradis pour le chasseur.

C’est aussi le cas des autres îles voisines,notamment celle de Milleville.

Master Clarke dit textuellement que la fauneantique comptait en ces îles de très nombreux représentants.

Bœufs musqués en troupeaux de dix à trentetêtes et plus.

Rennes en hardes de cinq à douze et même àquinze individus.

Daims en hardes aussi.

Lièvres fort peu farouches et qu’il est trèsfacile d’apprivoiser.

Ours blancs en grand nombre.

Cela se comprend.

Le gibier ne manque pas.

Loups en bande.

Renards en quantité, mais isolés.

Ceux-ci, voleurs audacieux, auxquels tout estbon, puisqu’ils ont dérobé un jour un baromètre à Nansen ; uneautre fois, la toile de son embarcation.

Comme oiseaux, on peut tuer en masse les oies,les cygnes, les canards eiders, les pluviers, les ptavigans quisont des gelinottes, d’excellents et gras plongeurs, deschevaliers, etc.

Comme chasse pêche, des phoques, des morses etautres amphibies.

On pèche le narval-espadon, la morue, latruite saumonée, etc.

On peut récolter des quantités d’œufsincroyables et assommer des pingouins pour leur huile à lampe decuisine et de chauffage.

Mais, détail curieux, seules les bêtesféroces, excepté l’ours, fuient l’homme.

Les autres, ne le connaissant pas, se laissentapprocher.

Ainsi, la bête pacifique nous croit pacifique,la bête carnivore nous devine dangereux.

La seule chose qui manque en ces rives, cesont les belles forêts du continent ; on ne peut construiredes cabanes.

Mais c’est un inconvénient auquel on remédieassez facilement.

C’était dans un de ces paradis de chasse,l’île de Banks, que devait s’élever le second hôtel polaire.

Le premier venait d’être achevé en terreferme, près de l’embouchure du fleuve Mackensie, immense artère quicollectionne d’immenses nappes de neiges fondues, apportées partant de tributaires, et, pendant tout le cours de l’été verse unemasse d’eau douce ci énorme dans l’Océan arctique qu’il en perd auloin sa salure.

Fleuve béni !

Il est couvert de vapeurs pendant trois mois,de canots, de pirogues, de trains de bois ; il permet leravitaillement de vastes régions et l’écoulement de leursproduits.

C’est au premier hôtel polaire que devaientarriver chaque année les ravitaillements destinés à la ligned’hôtels espacés de ce premier anneau de la chaîne, au dernierconstruit au pôle ou au plus près du pôle.

Mais si ces ravitaillements devaient arriveren été à l’hôtel du Mackensie, le gros de ces provisions ne devaitêtre distribué aux autres hôtels qu’en hiver, alors que l’Océangelé souderait les îles l’une à l’autre et au continent.

Mais, pour le moment les deux navires deM. d’Ussonville étant bondés, c’étaient eux qui assuraient leravitaillement.

Comme on allait inaugurer l’hôtel Mackensie,un fait se produisit qui combla de surprise les Indiens, lesEsquimaux et les trappeurs au service de l’expédition.

Chapitre 3ÉQUIPAGE DE CHASSE

 

Voilà que, la veille même de l’inauguration,on vit un trappeur, Bouche-de-Fer qui, étant en chasse, venait devoir quelque chose d’extraordinaire.

Il courut au capitaine Drivau qu’il aperçut etil lui dit tout essoufflé :

– Capitaine !

– Qu’y a-t-il ?

– Une troupe.

» À… à… cheval…

– Des Indiens ?

– Non !

» Des officiers anglais.

– Vous êtes sûr ?

– J’ai vu les habits rouges et l’or des galonssur les manches et sur les coiffures : ce sont des officiersanglais, vous dis-je.

» Ils ont plus de cent chiens !

» Qu’est ce que ces gens peuvent biennous vouloir ?

– Ah ! ils ont des chiens ! fitDrivau en souriant joyeusement.

» Tant mieux !

» Faites venir le cuisinier.

– Si vous le demandez, c’est que ces gens làsont des amis alors ?

– Des serviteurs à moi.

– Ces officiers anglais !

» Des domestiques ?

– Oui.

» Mais envoyez-moi le chef.

Langue-de-fer, très intrigué, alla chercher lecuisinier de l’hôtel.

– Monsieur Léon, lui dit Drivau, vous allezavoir cent chiens à nourrir.

» Vous y serez aidé par trois valets dechiens à pied, mais pas aujourd’hui.

» Mettez en besogne vos femmesesquimaudes qui vous servent d’aides.

» Qu’elles cassent du biscuit de mer quevous leur ferez jeter dans une grande marmite, contenant assezd’eau pour faire une soupe très épaisse.

» À l’eau vous ajouterez de la graisse dephoque, du poisson sec découpé fin, un peu de viande du phoqueaussi découpée.

» En terme de vénerie cette soupe à chiens’appelle une mouée.

» Vous ferez chauffer et vous ferez bienmélanger le tout à la spatule.

» Les valets de chiens serviront lameute, quand ce sera prêt.

En ce moment on entendit une fanfare de corsde chasse.

Elle sonnait l’air joyeux de l’arrivée aurendez-vous.

Les Indiens, les Esquimaux, les trappeurstombèrent en extase.

Cette musique leur semblait céleste et lesIndiens se disaient :

– Est-ce que le Grand-Esprit, conjurépar le capitaine Castarel, viendrait rendre visite au commandantd’Ussonville ?

Pour expliquer cette idée bizarre des Indiens,nous rappellerons au lecteur que Castarel était un prestidigitateurné, il avait ça dans le sang, comme on dit.

Or, sa joie, en vrai Marseillais qu’il était,son passe-temps favori était « de mystifier et d’épater lessauvages ».

Avec une table truquée, un appareilélectrique, une boite Robert-Houdin très complète, avec un appareilà projections lumineuses surtout, il plongeait Indiens, Esquimaux,trappeurs même, dans la stupéfaction.

Ils étaient convaincus tous qu’il était unsorcier dont le pouvoir surnaturel était immense etirrésistible.

Aussi était-il craint, respecté, redouté, maistrès aimé, parce qu’il était rieur, bon garçon et trèsgénéreux.

Sa petite femme, fille d’un Français et d’uneAbyssinienne, se faisait adorer, à cause de sa gentillesse.

Les Peaux-Rouges et les Esquimaux ne juraientque par Castarel.

Leurs femmes ne juraient que par la femme ducapitaine.

Donc les sauvages demandèrent à Castarel sicette musique était naturelle.

Il répondit, avec son aplomb habituel, queceux qui la faisaient incarnaient en eux l’esprit de la chasse,dont ils étaient possédés et que c’était cet esprit qui faisait,dans les trompes, entendre la musique du ciel.

Les Peaux-Rouges furent très satisfaits decette explication saugrenue.

L’équipage parut.

En tête, le premier piqueur de Drivau, lesuperbe La Feuille.

Puis, à droite et à gauche, le nez de leurschevaux à hauteur de l’épaule de celui du Premier, lesecond piqueur La Rosée et le troisième LaFutaie.

Puis un valet de chiens à pied, pour le momentmonté, en tête de meute.

La meute couplée.

Derrière elle, deux autres valets montés pource jour-là.

En arrière, un convoi de chevaux conduits pardes palefreniers et deux trappeurs.

Le spectacle était fort imposant et trèsoriginal, surtout en ce pays, au delà du cercle polaire.

Quand les piqueurs virent le capitaine Drivau,ils sonnèrent fanfare.

L’arrivée du maître.

Les Peaux-Rouges se pâmèrent de nouveaujusqu’à l’extase.

La meute s’arrêta en bel ordre.

Piqueurs et valets descendirent de chevaljetant les brides à des Indiens et à des Esquimaux auxquels Drivauavait fait signe ; puis, la casquette à la main, La Feuillealla saluer Drivau, son maître d’équipage, et il lui ditrespectueusement :

– Quand Monsieur voudra entendre lerapport…

Sur ce, il alla reprendre sa place à pied, entête de meute.

Donc, comme s’il s’agissait du simple rapportd’un jour de chasse, rendant compte des animaux que l’on avait pudétourner, La Feuille allait rendre compte d’un voyage de deuxmille lieues !

Il le fit laconiquement et clairement.

Quand Drivau et ses amis vinrent entendre lerapport, tous les piqueurs et valets se découvrirent.

Et Drivau dit :

– Parlez, La Feuille.

Lui froidement :

– Monsieur…

» Partis du château, selon vos ordres,avec tout le personnel.

» Embarqués au Havre.

» Débarqués à New-York.

» Gagné Montréal.

» Trouvé une meute prête et deuxtrappeurs servant de guides.

» Embarqués sur le Saint-Laurent.

» Traversé à pied plusieurspartages.

» Donné une bonne leçon aux Indiens.

» Capturé les chevaux sauvages que vousvoyez là-bas.

» Embarqués sur le Mackensie et arrivésici à bon port.

» Les deux trappeurs-guides se sontoffert pour le service de Monsieur.

» Je les ai engagés, selon mespouvoirs.

» Meute et chevaux en bon état.

Drivau, très laconiquement, dit :

– La Feuille, c’est très bien !

» Vous arrivez à point.

» Demain, nous inaugurons l’hôtel ;il y aura banquet et la fête sera double, puisque l’on fêtera votrearrivée.

» Le maître d’hôtel va vous caser.

» Le chenil est cette baraque en planchesrecouverte de zinc.

» Tout y est aménagé selon les règles dela vénerie et vous pouvez immédiatement y installer la meute àlaquelle vous ferez servir la mouée, qui sera bientôtprête.

» Vous et vos piqueurs, vous mangerezavec le maître d’hôtel, le chef de cuisine, le chef de service etle piqueur de l’écurie.

» Palefreniers et valets auront une tableà part avec les garçons de l’hôtel ; vous resterez à demeureici.

» Mais, quand tout sera terminé, vousferez tous le voyage du pôle.

Sur ce, Drivau tourna les talons.

Il n’était ainsi maître et le faisantvoir qu’à la chasse.

Partout ailleurs, il était, comme tous lesParisiens, très bon garçon.

Tout se passa dans le plus grand ordre et bienl’on dîna.

Les gens de l’équipage firent connaissanceavec ceux de l’hôtel.

Pour faire plaisir à tout le monde, surtoutaux Peaux-Rouges, l’équipage sonna une Retraite, laCurée aux Flambeaux et le Bonsoir lesAmis.

Sur ce, on se coucha.

Chapitre 4UNE INAUGURATION !

 

C’était déjà un grand succès pourM. d’Ussonville, que la construction de cet hôtel éclairé àl’électricité, muni d’une salle de bains, d’un cabinet de doucheset de cabines confortables.

Cabines, parce qu’il fallait ménagerl’espace, parce que, en somme, il n’était pas nécessaire de donnerdes chambres vastes pour dormir, puisque les cabines étaientadmirablement ventilées par un air sec, sain et chaud, envoyé parle calorifère qui chauffait aussi le salon.

Ce salon était une vaste halle, bien éclairée,avec petits salons autour de la vaste salle centrale.

Les petits salons étaient réservés aux jeux decartes, d’échecs, de dominos, de dames, de jaquets, etc., aucabinet de lecture, au salon de conversation, aux salons de travailpour hommes et pour dames, etc.

Sur le côté gauche de la grande salle, tousles appareils de gymnastique.

Sur le côté droit, jeux de boules, de quilles,de tennis, de krokett.

Au milieu, jeu de paume.

J’allais oublier.

Un des petits salons était une salled’escrime, un autre, salle de boxe.

La grande halle servait de salle à manger demaître.

Dans les greniers, il y avait buanderie,séchoir, avec blanchissage à la mécanique, le linge sortait blanccomme neige.

Dehors, chambre de glace où la viande,simplement frisée à deux degrés, se conservait fraîche indéfinimentsans subir les altérations qu’une gelée profonde produit.

Toute la maison était éclairée au gazacétylène et chauffée, calorifère et cuisine, à l’huile de morue oude phoque.

Point de fumée.

Point d’odeur.

Les fumivoires fonctionnaient si bien que lafumée était brûlée et sa chaleur parfaitement utilisée pour lafonte lente de la glace fournissant l’eau potable et aussi celle delavage et de service.

Bref, l’hôtel était très confortable.

On y était aussi bien et mieux que sur lemeilleur paquebot.

D’Ussonville l’inaugurait avec le plus vifplaisir.

Le matin, le canon tonna ; il annonçaitle succès au loin.

Ensuite réveil en fanfare.

Toilette de l’hôtel.

Décoration de la grande halle.

Des herbes pour le corps des guirlandes, avecenveloppes de mousses, de lichens, de cochléarias et lesravissantes, les exquises fleurs polaires piqués dans cesmousses.

Des panoplies d’armes à feu, d’instruments depêche, d’arcs, de flèches, de lances, de harpons, de dévidoirsd’arbalètes pour lancer plus sûrement les harpons, alternaient surles piliers.

La grande table, couverte de nappeséblouissantes, de porcelaines et de cristaux, avec des corbeillesde fleurs, était admirablement dressée et réjouissait l’œil.

Des hors-d’œuvre, des desserts, les bouteillesde bière, de cidre, les carafes de vin, les vins fins, le champagnefêtaient le regard.

Le menu, sur carte ornée, était abondant etvarié.

Hors-d’œuvre.

Caviars.

Crevettes.

Beurre conservé glacé et ramené au frais.

Saucissons de Lyon.

Anchois aux œufs de pingouins.

Relevés.

Cabillauds à la sauce genevoise.

Renne à l’étuvée aux pommes de terre.

Entrées.

Saumon à la sauce tartare.

Homards du pôle à l’américaine.

Côtelettes d’ours, sauce piquante pimentée,avec fonds d’artichauts.

Grillades.

Biftecks d’ours aux haricots de conserve.

Lièvres rôtis.

Ptamirghans en brochettes.

Pâtés.

Fromage de pied et de tête d’ours.

Terrines de lièvre et d’oie à la morillesèche.

Pâtés de jambons et de volailles auxtruffes.

Dessert.

Pruneaux cuits.

Tartes aux pommes séchées à l’américaine.

Tartes aux abricots de conserve.

Gâteaux.

Vins.

Bordeaux.

Corton.

Champagne.

Café et liqueurs.

Nombreux convives.

Les équipages des deux navires étaient invitésau banquet.

Le repas fut des plus gais.

Les Esquimaudes et les Esquimaux servaient àtable sous l’œil du maître d’hôtel et tout marcha à souhait.

On but au succès du second hôtel à construiredans l’île de Banks et l’on se sépara content de cette bonnejournée.

Chapitre 5LES ÉTONNEMENTS DE DEUX TRAPPEURS ET D’UN SIOUX

 

Les deux trappeurs Langue-de-Fer et Francœur,engagés au service de M. d’Ussonville, n’avaient pas eul’occasion de causer chasse avec les piqueurs et les deux autrestrappeurs qui avaient servi de guides à ceux-ci.

Les affairements de l’arrivée, puis la fête dulendemain n’avaient pas permis aux trappeurs de s’informer sur lafaçon dont on chassait à courre, chasse qu’ils ignoraientabsolument.

Mais auraient-ils eu tout le temps nécessairepour poser des questions, qu’ils se seraient bien gardé de lefaire.

Eux, avouer qu’ils y ignoraient quelque choseen matière de chasse…

Eux, des trappeurs…

Allons donc.

Du reste, ils allaient voir et ils serendraient compte, en cachant leur ignorance.

Il fut convenu que La Rosée et La Futaieseraient accompagnés par les trappeurs-guides et que Langue-de-Fer,Francœur et l’Indien suivraient La Feuille pour aller faire lebois.

Le bois, pauvre bois !

Des pins rabougris, des peupliers qui avaientbien du mal à pousser dans un sol pareil, jamais dégelé à plus dequarante centimètres de profondeur en plein cœur d’été.

Les trois piqueurs passèrent la bricole àleurs limiers et partirent dans trois directions différentes,chacun tenant son chien à la main.

Le limier est choisi parmi tes chiens muets etdoués de certaines qualités.

La Feuille longea la lisière des pins, suivide ses compagnons silencieux.

Tout à coup le limier tira sur sa longe,humant une piste.

La Feuille examina le sol avec attention,laissa avancer le chien jusqu’à ce que la nature du terrain luimontrât un beau revoir, c’est-à-dire un pied del’animal bien marqué.

Il l’étudia.

– Hum ! hum ! fit-il.

» Le pied de derrière retarde sur celuide devant ; donc le corps est allongé.

» Ce daim doit avoir dans les septans ; c’est un bel animal.

Les trappeurs s’entre-regardèrent.

Le Sioux dit :

– Och ! (oui).

Et Langue-de-Fer, bas :

– Je vois, mon camarade, que vous connaissezle métier, le daim en est à sa sixième tête (sept ans).

La Feuille coupa deux branches, en fit deuxbrisées, et on alla plus loin, toujours conduits par le limier quiparfois humait aux branches, c’est-à-dire levait le nez pour humerl’air.

La Feuille, cependant, sema de nombreuseschoses que ne font jamais les trappeurs.

Enfin le limier n’interrogea plus la piste etil avança le nez au vent, tirant fortement et montrant del’émotion.

La Feuille l’arrêta, puis il mit deux briséesà terre et fit décrire un cercle à son chien qui ne redonna dessignes que quand le cercle fut terminé et qu’il se retrouva aupoint de départ, à l’endroit d’où il était parti pour décrire cecercle.

– Je comprends, fit très basLangue-de-Fer.

» Puisque le chien, en traçant ce cercle,n’a signalé aucune piste, c’est que le cerf est dans lecercle ; c’est évident.

» Nous allons l’entourer.

» En l’approchant tout doucement, il selèvera et fuira.

» Celui de nous près duquel il passera letuera ; la méthode est bonne, puisque, de cette façon, on peutse poster autour de la bête.

La Feuille sourit et prit le chemin du retourà la grande surprise des trappeurs.

Le Sioux mit la main sur l’épaule de LaFeuille, puis il fit signe de mettre en joue.

La Feuille, toujours souriant, fit un signe detête négatif.

Le Sioux n’insista pas. On sortit du bois.Alors La Feuille dit :

– Ce que nous venons de faire s’appellerembucher l’animal.

» À vrai, dire, ce n’est pas nous qui lerembuchons ; nous nous sommes assurés seulement de l’endroitoù il s’est rembuché.

Puis il demanda :

– Vous croyiez donc que j’allais tirer sur ledaim, mes camarades ?

– Je crois, dit Bouche-de-Fer, que vous voulezréserver cet honneur à votre maître.

La Feuille leva les bras au ciel.

– Tirer sur un animal dans une chasse àcourre ! s’écria-t-il.

» Ah ! Bouche-de-Fer, que dites vouslà ?

Bouche-de-Fer fut profondément vexé ;mais ni lui, ni ses deux amis ne risquèrent une questionhumiliante.

Et même pour masquer son ignorance,Bouche-de-Fer dit d’un air bonhomme :

– Je pensais que quelquefois, quand l’occasionétait belle et tentante, on tirait.

La Feuille, avec indignation :

– Jamais ! Jamais !

» Et ne nous avisez pas de tirer,l’animal passerait sous le nez de votre cheval.

– Soyez tranquille !

» Nous ne voulons pas vouscontrarier.

Mais les deux trappeurs, entièrement ignorantsdes règles de la chasse à courre, se disaient que ce devait êtreune drôle de chasse.

– Si l’on tuait la bête avec une balle, repritLa Feuille, quel plaisir aurait-on ?

– Mais, fit observer Francœur, on a toujoursdu plaisir à abattre une belle pièce.

– En battue, oui !

» À l’affût, oui !

» Mais à courre…

» Ce serait gâcher une chasse.

Les trappeurs se le tinrent pour dit.

Mais, pour eux, la chasse étaitincompréhensible et bizarre.

Pouvoir tirer et tuer, ne pas le faire, celaleur paraissait cocasse.

Déjà les deux autres piqueurs avaient faitleur rapport ; La Feuille fit le sien à Drivau :

– Monsieur, dit-il, j’ai à trois mille pasd’ici, un daim à sa sixième tête.

» Il est très blond, presque blanc.

Francœur donna un coup de coude à son ami, endisant :

– Comment le sait-il ?

» Il ne l’a pas vu.

Mais tirant de sa poche une touffe de poils,il la montra.

– Ah ! fit Bouche-de-Fer, le daim, àcause des vers qui courent sous sa peau, des vermines qui courentdessus et des tiques, s’est frotté aux arbres et y a laissé dupoil.

» Il en a trouvé et il en montre.

– Bouche-de-Fer ?

– Francœur ?

– Très forts, ces gens-là.

– Plus forts que nous !

Et le Sioux gravement :

– Och !

Drivau décida de chasser le daim de La Feuilleet l’on monta à cheval.

On partit, les valets de chiens tenant lameute en mains par les hardes.

Beau spectacle.

En avant, la meute !

Derrière, le maître d’équipage et sespiqueurs, puis ses amis, Mlle de Pelhouër, satante, mistress Morton, Mlle Santarelli etCastarel, tout ce monde en habit rouge ou en casaque rouge, lesdames en amazones, le petit chapeau Louis XV sur la tête.

Puis les palefreniers tenant en main leschevaux de relai.

Enfin les curieux !

Matelots, ouvriers, Indiens, Esquimaux.

Sous cette latitude, au delà du cerclepolaire, c’était une scène bien inattendue !

Les chiens, bien sous le fouet, allaientgaiement, humant le vent et portant leurs queues dressées comme dessabres-baïonnettes.

L’on arriva ainsi à l’entrée du bois et l’on yarrêta la meute.

On mit ensemble soixante chiens pour découpleraprès l’attaque.

Puis l’on sépara deux relais de vingt chienschacun.

Mais, à la grande surprise des deux trappeurset du Sioux, l’on ne prit que trois chiens pour les conduire là oùLa Feuille avait placé ses dernières brisées.

Trois chiens sur cent !

Avouez que cela était fait pour faire parlerBouche-de-Fer qui dit bas à Francœur :

– Avoir cent chiens et n’en utiliser quetrois, j’avoue que je ne comprends pas.

» Et toi ?

– Moi non plus.

Le Sioux, comprenant moins encore, ne ditmot ; mais il se creusait la cervelle.

On mit les trois chiens rapprocheurssur la piste et ils donnèrent aussitôt de la voix.

Le daim se leva et commença par ruser etrendonner sans s’écarter.

Il tournait, tournait, mêlait ses voix,essayait d’embrouiller ses voies, mais en vain, lesrapprocheurs démêlaient très bien l’écheveau embrouilléqu’il traçait sur terre.

Les cors sonnaient des foulées éclatantes, leschasseurs criaient et le bois retentissait gaiement de ces fanfareset des hurlements de la meute laissée en arrière et impatiente.

Le daim, cependant, passa à vingt pas destrappeurs et bien en vue.

Francœur pâlit.

Langue-de-Fer rougit.

Le Sioux eut des flammes dans les yeux.

Et Langue-de-Fer, de s’écrier :

– Enfin, c’est dur de ne pouvoir tirer unanimal qui vous présente le flanc à cette distance et les Françaisont une singulière manière d’entendre la chasse.

L’attaque, cependant, ou, pour mieux dire, lelaisser-courre, dura une demi-heure.

Enfin, lassé par les rapprocheurs,voyant qu’il ne s’en débarrassait pas, effarouché par les habitsrouges et les cors, le daim prit son grand parti et fila rondement,traçant grand cercle à sa droite.

On coupa les rapprocheurs à grands coups defouet en criant :

« Arrête chiens !

« Arrête !

On leur passa leurs laisses et on liacelles-ci à des arbres.

Puis on sonna les appels forcés.

Le laisser-courre était fini.

– Comment, murmura Bouche-de-Fer, ilsempêchent les chiens de poursuivre !

Mais il entendit la meute accourant, il vit unmagnifique découplement.

Les chiens s’élancèrent au son du bien-aller,toute la chasse s’engouffra à travers le bois ce qui était facile,car toutes ces forêts de pins sont assez clairsemées.

Les deux trappeurs et le Sioux suivirent augalop et la fièvre les gagna bientôt ; ils s’animèrentextraordinairement.

Tout à coup, un incident se passa qui leurdonna la mesure du caractère des piqueurs de ce maîtred’équipage.

Un jaguar, du haut d’un arbre, bondit sur lacroupe du cheval de La Rosée, lequel La Rosée devenait en chasse unvrai démon (l’Endiablé, un surnom).

Alors « il faisait ses yeux delangouste ».

Ils lui sortaient de la tête d’une façonextraordinaire.

La Rosée, avec un à-propos merveilleux, tirason revolver de sa ceinture et cassa la tête au jaguar qui tombafoudroyé.

Avec son cheval dont la croupe était couvertede sang, sans plus s’occuper du jaguar, La Rosée continua lachasse.

Et Langue-de-Fer de dire :

– Ce La Rosée est un homme.

Le daim, cependant, joua aux chiens plus d’untour ; il les mit en défaut une première fois trèshabilement.

Ayant vingt minutes d’avance, il revint sur savoie, puis il fit une dizaine de bonds énormes et s’écartantd’abord de sa voie, il y revint, mais en arrière par un assez longcircuit.

Les chiens arrivèrent à bout de voie et netrouvèrent plus rien.

Toute la chasse s’arrêta.

La Feuille, qui avait beaucoup chassé le daimen Pologne, chez le comte de Potorwski, connaissait les ruses del’animal : il se mit à rire et dit :

– Savez-vous où il est ?

» Derrière nous.

» En plein sur sa voie.

» Et, dès qu’il nous entendra, il prendrason contre-pied.

» En pareil cas, un chasseurinexpérimenté croit que ses chiens se trompent ; il nes’aperçoit pas que le daim a doublé ses voies, il coupe les chiens,fait un hourvari et n’arrive plus à rien de bon.

» Vous allez voir.

Il rameuta tous les chiens, les mit aucontre-pied, les enleva et le daim en fut pour sa ruse.

Bientôt on sonnait la vue.

Langue-de-Fer dit à Francœur :

– Décidément, ces gens-là connaissent bienleur métier.

Francœur secoua la tête :

– Ils nous en remontrent ! dit-il.

Et le Sioux, humilié d’approuver :

– Och ! och !

Le daim, cependant, essaya d’une autreruse ; il fit ses grands bonds, atteignit un fourré et s’ycoucha.

Nouveau défaut.

La Feuille regarda autour de lui, vit lefourré et dit :

– Tenez, il est là, rasé.

» Mais laissez travailler leschiens, mieux vaut qu’ils le retrouvent d’eux-mêmes que de lesconduire dessus.

Il fait beau voir des bons chiens en défauttravailler.

Ils décrivent des cercles de plus en plusgrands et finissent par couper la voie du daim au delà de sesbonds.

Alors ils crient, appellent le reste de lameute et tombent sur l’animal qui vide le fourré.

C’est une reprise de chasse des plusamusantes.

Enfin, le daim, suprême espoir, put donner auchange.

Il se jeta dans une harde, il en chassa àcoups de cornes un plus jeune mâle que lui, et il se mêla auxfemelles, si bien que les émanations de ses pieds furent confonduesavec celles des daines pour tromper les chiens.

Beaucoup s’emballèrent sur le daim dechange ; mais les fins-de-nez ne s’y laissèrent point prendreet ils se gardèrent du change.

La Rosée, allant couper les chiens qui setrompaient, cria aux trappeurs emballés derrière ceux-ci ettombés en faute :

– Tourne !

» Tourne !

» Change !

» Change !

Puis, bientôt, on entendit son fouet et seshurlements :

– Arrête chiens !

» Arrête !

Il brisa cette fausse chasse et ramena tousles chiens en bonne voie.

Et les trappeurs de se dire :

– Ça chassait pourtant bien.

Mais ils comprirent bientôt qu’ils setrompaient.

Ça chassait mal.

Cependant, La Feuille et La Futaie avaientarrêté les bons chiens, les infaillibles qui n’avaient pasdonné dans le change.

Le nez collé sur la bonne voie, ilsattendaient la meute.

Tous ensemble ils repartirent.

Le daim fut bientôt sur ses fins et se trouvatrès malmené, c’est-à-dire au plus bas et n’en pouvant plus.

Son dos courbe faisait lahotte ; les pinces s’écartaient, la langue pendait decôté, les yeux vitreux n’y voyaient.

Alors fanfare saccadée, lugubre pour lui,ardente, joyeuse pour les chasseurs, l’hallali courantretentit.

Toute la chasse fut bientôt sur l’animal auxabois.

La meute le serrait de près.

Il s’arrêta épuisé pour faire tête ; maispendant que les plus braves chiens lui sautaient à la gorge, lesautres le coiffaient.

Il tomba.

Alors, à grands coups de fouet piqueurs etvalets de chiens écartèrent la meute grondante et furieuse, etDrivau servit l’animal d’un coup de couteau donné en pleincœur.

On sonna la mort en fanfare.

Tout équipage qui suit les bonnes traditionssert l’animal dès qu’il est à terre pour ne pas prolongerses souffrances.

La chasse présenta alors un aspect des plusmouvementé.

Le daim ayant fait force cercles, les piétonsavaient pu les couper.

Ils arrivaient.

On leur donna les chevaux à tenir et l’on fitcercle.

La Rosée dépouillait l’animal, lui coupant latête à laquelle la nappe, c’est-à-dire la peau resta attachée.

Les chiens, ramenés à l’obéissance sous lefouet attendaient patiemment la curée, les uns assis sur le cul,les autres étalés.

Les habits rouges causaient avec animation desincidents de la chasse.

Drivau aperçut Balle-Franche et ses deuxcompagnons ; il s’en approcha et leur demanda si, pour leurpremière chasse à courre, ils s’étaient bien amusés.

– Oui ! dit Balle-Franche.

On éprouve le même sentiment que quand onpoursuit un cheval sauvage pour le prendre au lasso.

Mais il y a une chose qui gâte beaucoup leplaisir.

– Laquelle ?

– C’est que l’on se dit que, d’un coup defusil, on mettrait fin à la chasse.

Drivau se mit à rire.

– Je crains, dit-il, que vous ne compreniezjamais la chasse à courre.

» Ce n’est pas la lutte de l’homme armécontre le gibier, mais celle des chiens contre l’animal.

» Les chiens chassent comme ilschasseraient à l’état sauvage.

» L’homme est le spectateur.

– Il intervient !

» Quand les chiens se trompent.

» Et alors il peut se dire qu’il est uncrâne animal.

» Il n’a pas de flair et il corrige leserreurs des chiens !

» Vous n’avez jamais vu decurée ?

– Non !

– Voici qu’elle va commencer, car les deuxrelais arrivent.

» Ils ont entendu la mort.

Sur ce, Drivau rejoignit ses amis et reçut unfouet de la main de La Feuille qui avait détaché le pied droit del’animal pour les honneurs.

La tête et la nappe recouvraient le corpsécorché.

Un valet saisit les cornes ; se tenantles jambes écartées, au-dessus de la dépouille il agitait latête.

On rangea les chiens en bataille, Drivau lescontint, fouet en main.

C’est la seule intervention du maître sur lameute.

Il lui fait connaître sonpouvoir.

Elle aboie avec fureur.

Alors les fanfares sonnent, longuement, puisles cors chantent la curée.

Le valet de chiens s’enfuit avec la tête et lanappe, et les chiens se précipitent avec une fureur diabolique.

Les plus malins font un bond, tombent aumilieu de la bande et plongent littéralement dans la masse.

En moins de rien le daim est éventré, le cœur,le foie, les tripes, les poumons sont dévorés.

Puis les membres sont déchiquetés, les côtesbroyées sont avalées, il ne reste que les os de l’échine.

En dix minutes, le daim a étéenglouti !

En cinq minutes, d’un homme il ne resteraitque l’épine dorsale.

– Ces chiens valent des loups ! ditLangue-de-Fer à ses amis.

» Quelles crânes bêtes !

Le Sioux était en admiration. Mais La Roséevint à eux.

– À propos, dit il, vous avez vu où est tombémon jaguar ?

– Oui.

– Vous êtes guides !

» Ça rentre dans vos attributions de lechercher et de le trouver.

– Vous voulez que nous vousl’apportions ?

– S’il vous plait.

– Nous nous mettons en quête.

Cependant la chasse étant finie, on coupla leschiens.

La Feuille sonna la retraite aprèsvictoire et l’on rentra joyeusement.

Une heure après le retour, La Rosée avait lajoie de mesurer son jaguar ; un mètre quatre-vingts !

Bel animal !

Telle fut la première chasse à courre au delàdu cercle polaire.

Elle laissa dans l’esprit des trappeurs et deleur ami, le Sioux, une telle impression qu’elle ne s’effaçapas.

Elle dure toujours, se répandant de plus enplus chez les Indiens, les Esquimaux et les blancs et devenantlégende.

Aujourd’hui, parmi les mineurs de l’Alaska,les chasseurs de la Compagnie de la Baie d’Hudson, les agents desforts-factoreries, les mariniers des fleuves américains, lessquatters et les bûcherons du Haut-Canada, les Sioux, les Iroquois,les Esquimaux de Bathurst, les Russes même du Kamtchatka, il n’estbruit que des exploits cynégétiques des hommes rouges de la forêtde Fontainebleau.

C’est une légende.

Ils en ont remontré aux chasseurs indiens, auxtrappeurs, à tous.

Infaillibles !

Lisant l’âge du daim, disant sa couleur, salongueur de taille, sa hauteur de taille, la forme de cescornes.

Ce, sans l’avoir vu.

Plus de flair que les chiens.

Ne se trompant jamais.

Forçant l’animal à rémission.

Et dédaignant de le tirer !

C’est ce qui a fini par frapper le plus cessauvages utilitaires.

La viande aux chiens.

La chasse, un sport.

Ils ont compris.

Et voilà qu’ils ont voulu imiter les Françaiset chasser à courre.

Le grand sachem des Do-Ko-Tas a une meute et…des cors de chasse.

Un correspondant du New-York-Herald araconté une chasse à courre… indienne ; les piqueurs du grandsachem ont pris des leçons et sonnent très bien du cor.

Progrès !

Progrès !

Où vas-tu te nicher !

Chapitre 6ORGANISATION

 

Après le banquet d’inauguration et après lachasse à courre, il n’y avait plus qu’à laisser le premier hôtel(la première étape au pôle) l’hôtel de l’Embouchure duMackensie, en état.

Dans les Esquimaux, M. d’Ussonville avaittrouvé des domestiques subalternes dévoués.

Excellents serviteurs à tout faire.

Faciles à dresser.

Sans grandes prétentions.

Étonnés du bien-être « dont on lesaccablait », des « égards dont on lescomblait. »

Adorant leurs maîtres blancs, les koublanas,qui avaient presque tous daigné prendre leurs filles pourfemmes.

Ces koublanas (blancs) étaient ceux quidevaient constituer le personnel des hôtels.

Celui-ci, pour chaque hôtel, secomposait :

1° D’un gérant.

2° D’un maître d’hôtel.

3° D’un chef de cuisine.

4° D’un maître-piqueur.

Celui-ci avait la surveillance des chiensd’attelage et des traîneaux d’hiver, des voitures légères d’été etdu personnel.

5° D’un trappeur pour approvisionner l’hôtelde gibier.

6° D’un Esquimau pêcheur, pour approvisionnerl’hôtel de viande de morse, de phoque et d’huile de baleine.

7° Des garçons, tous Esquimaux.

Les enfants aides de cuisine, de service, depèche et de chasse.

Les femmes réparties dans les différentsservices et notamment blanchisseuses, tailleuses et surtoutbottières, les bottes imperméables en peau de morse jouent un grandrôle au pôle.

Mais au lieu de les mâcher avec leurs dentspour produire la cambrure, elles se servaient d’une petitemachine-mâchoire que d’Ussonville avait fait fabriquer et quirendit de grands services.

Chaque hôtel avait sa machine à coudre ;mais le fil était en ramie.

On connaît les propriétés de la ramie, qui estincorruptible dans l’eau et qui se gonfle à l’humidité au point quela couture est imperméable et d’une très longue durée.

Ces fils remplaçaient les nerfs de morses pourtoute couture.

On put faire non seulement des vêtements, desbottes, des bonnets très rapidement ; mais, grâce aux outils,on constitua des carcasses de kayacks et autres bateaux d’unesolidité et d’une légèreté extraordinaire et on les revêtit depeaux de morse cousues très vite et cousues très bien.

Deux Indiens, de tribus différentes, pourobvier à une entente entre eux, furent attachés comme courriers àl’hôtel et plus tard à chaque hôtel ; entre temps, ilschassaient.

Les appointements fixés étaient bien réglés etlargement établis.

Mais on achetait à part, fourrures précieuses,fourrures communes, gibier, poisson.

De cette façon, point de discussions.

Par exemple, les courses en traîneau, endehors des salaires fixes, étaient tarifées.

Point de causes de discussions.

Tout était bien combiné pour que la bonneharmonie régnât.

Du reste, comme le disait d’Ussonville, quandun sauvage se voit traité honorablement « en parentpauvre », dont on veut faire le bonheur, il devient très viteun ami dévoué.

Et il craint fort d’être rejeté dans sapremière condition.

Les remplaçants de ceux que l’on renverrait nepouvaient manquer.

Autour de l’hôtel s’étaient fixées plusieursfamilles esquimaudes et indiennes.

On les aidait.

On leur donnait un peu de poudre, des restes,des débris d’étoffe.

On leur prêtait des outils ; mais ellesdevaient toujours les rendre.

On les tenait ainsi sous la dépendance del’hôtel et des koublanas (blancs).

L’ambition suprême de ces gens-là étaitd’entrer dans le « personnel », d’y avoir au moins unmembre de la famille.

Et, si un koublanas voulait se marier, à luila plus belle fille.

Mais, quand une famille esquimaude ou indiennevoulait s’établir près de l’hôtel, on en faisait venir tous lesmembres devant le tribunal des koublanas, gravement réuni.

Il fallait jurer, par le Grand-Esprit, quel’on vivrait en bonne intelligence, en frères, avec les autresIndiens et les Esquimaux et que l’on accepterait le jugement deskoublanas, en cas de différend, jugement sans appel.

On conçoit que, Indiens, Esquimaux et mêmetrappeurs craignaient beaucoup la peine du bannissement.

On vendait bien les fourrures et l’on payaitles objets de ravitaillement à un taux très raisonnable.

Puis, les relations avec les gens de l’hôtelétaient si agréables !

L’homme est un animal sociable et la sociétélui est presque indispensable.

Quant à la défense de l’hôtel, elle étaitformidable.

Une mitrailleuse dans chaque bastion et unmitrailleur.

Bastion du chef de cuisine.

Bastion du maître d’hôtel.

Bastion du maître piqueur.

Bastion du trappeur.

Et tous ces gens-là connaissant très bien lemaniement de l’arme terrible.

Tout le reste du personnel armé de fusilsaméricains, ainsi que les alliés du dehors que l’on faisait rentrerdedans, en cas de danger ; mais on n’acceptait que ceux donton savait le concours sûr et dévoué.

Toutes ces précautions prises, le premierhôtel du Pôle Nord étant fondé, M. d’Hussonville après l’avoirravitaillé, décida de passer sur l’île de Banks pour y créer lesecond hôtel, la seconde étape vers le pôle.

Chapitre 7LE GOLFE GELÉ

 

Pour gagner l’île, en cette saison de dégel,il fallait s’embarquer.

Mais ce n’était qu’un jeu pour l’expéditiond’Ussonville.

Avec son clipper qui filait trente-cinq nœudsavec sa machine électrique, seize nœuds sous voiles, en bonneroute, avec son navire brise-glace qui ouvrait passage partout,faire la traversée n’était qu’un jeu.

Le brise-glace, en ces mers boréales,remorquait le clipper.

En mer libre, c’était le clipper quiremorquait le brise-glace.

Comme le brise-glace s’aidait d’une trèspuissante machine, il ne ralentissait pas beaucoup la marche duclipper.

Comme, d’autre part, il portait beaucoup detoile, cela compensait les défauts de marche causés par sa formetrop ronde.

Les deux navires bondés d’outils, deprovisions, de munitions, d’objets utiles, assuraient aux hôtels unapprovisionnement de deux ans, plus de grosses réserves.

Rien à craindre pour les conserves.

À bord, elles étaient entassées dans deschambres de glace, ainsi que les salaisons.

À terre, elles étaient conservées dans descaches de glace.

Il ne faut pas oublier que, dans ces régions,jamais le sol ne dégèle à plus de quarante centimètres deprofondeur.

Plus bas, la terre est éternellementgelée.

Donc, si l’on creuse cette terre gelée, si ony enterre lard, jambons, bœuf, veau, mouton salés ou frais,conserves, tout cela gèle et se conserve intact.

Point de lard rance.

Point de conserves vieillies.

Et c’est là un très grand avantage.

Ainsi, dans l’hôtel du Mackensie, pêcheurs etchasseurs se mirent en campagne, profitant de la belle saison.

Ce que l’on cacha dans la glace estinimaginable comme quantité.

Langoustes, homards, énormes, crabestourteaux, crevettes et d’autres crustacés étaient jetés dans lescaches vivants.

Et vivants retirés, bien longtemps après,vivants quoique inanimés.

Morts d’apparence.

Mais il suffisait de les faire dégeler dans del’eau de glace fondante pour les ressusciter et il en était de mêmepour le poisson.

Celui-ci exquis.

Truites, truites saumonées, saumons, morues,maquereaux, etc.

Les coquillages, huîtres, moules, clovisses,praires, bigorneaux, ormeaux, coquilles Saint-Jacques revivaientaussi en sortant des caches de glace.

On y enterrait encore des monceaux d’alguesmarines comestibles, de cochléaria, de lichens et de pointesd’arbustes.

Précieuses ressources contre le scorbut.

Il ne faut pas oublier la farine de pomme, lafarine de haricots et de petits pois, de carottes séchées et delentilles.

Les oignons, les aulx, les échalottes et lachoucroute se conservaient dans la glace.

Le persil, le cerfeuil, marinaient dans desbarils avec de la saumure.

Les conserves de tomates et d’autres capablesde supporter le froid étaient mises au système de la gelée.

Aussi les pommes demi-séchées à l’américaine,les poires, les pruneaux, les confitures, les compotes et lesconserves de fruits.

En ayant la précaution de dégeler lentement,très lentement, on trouvait tout cela inaltéré et succulent.

Avant de filer sur l’île de Banks avecl’expédition, les navires bondèrent de toutes ces provisionsl’hôtel du Mackensie.

Enfin on monta à bord et l’on mit le cap surl’île, le brise-glace en tête.

On fit d’abord route en mer libre ; mais,au moment d’entrer dans un golfe où les deux navires seraient ensûreté, on s’aperçut que ce havre était couvert d’un épaisfloë.

Le floë est un champ de glace.

Les glaçons, non fondus, il y en a deflottants toute l’année, avaient été poussés là par les vents etles courants.

Ils formaient une couche épaisse.

Si épaisse qu’il fallut recourir aux grandsmoyens dont disposait le brise-glace et notamment aux torpilles àla roburite.

Un bras énorme, arme d’un pic, trouait laglace à distance, puis on enlevait le pic et on le remplaçait parune torpille que le bras déposait dans le trou.

Puis on relevait le bras et on mettait le feuà la torpille par un fil électrique et la glace s’ouvrait.

Alors le brise-glace se lançait à travers lesglaçons et les refoulait.

Le clipper se glissait dans le passage ainsiouvert par son puissant ami.

Ce travail était très intéressant à suivre etles explosions qui bouleversaient le floë offraient un spectacledes plus dramatiques ; elles donnaient chaque fois lesentiment d’un grand cataclysme naturel.

Il ne semblait pas possible qu’une forcesoumise à l’homme put produire des effets aussi effrayants.

La glace se fendait en tous sens avec unfracas terrible ; le golfe, remué dans ses profondeurs, sesoulevait en lames énormes au creux desquelles les deux naviressemblaient s’abîmer pour en remonter les pentes déferlantes, ensurmonter les crêtes et en redescendre l’autre flanc avec unerapidité vertigineuse.

Les glaçons dansaient une infernale sarabandesur cette mer démontée et s’émiettaient sous l’action dubrise-glace.

On respirait une fine poussière de glacepulvérisée.

Quand le brise-glace donnait dans un bloc deglace, il faisait, au dire des matelots, entendre sa musique.

Sa coque de métal, sa quille creuse, sesarcs-boutants en aluminium, ses cloisons en tôle, tout tintait àbord ; c’était un chant de guerre vibrant qui s’envolait versle ciel, chant du triomphe de l’homme asservissant les forces lesplus puissantes de la nature pour surmonter d’insurmontablesobstacles.

Enfin les navires touchèrent la rive, et,derrière eux la glace se referma.

Mais ils savaient comment se dégager.

Chapitre 8DANS L’ÎLE DE BANKS

 

On opéra méthodiquement le débarquement,besogne fastidieuse.

On choisit l’emplacement de l’hôtel.

On dressa les tentes, on tendit sur descharpentes, des toiles pour couvrir les hangars de travail, on miten place les forges, les enclumes, les établis, les étaux.

Pas de perte de temps.

À l’œuvre tout de suite.

On avait à peine monté une forge que l’onentendait son souffle puissant et, peu après, les marteauxfaisaient sonner l’enclume et le fer grinçait sous la lime.

Les équipes d’ouvriers, bien nourries, enexcellente santé, étaient pleines d’ardeur et avaient besoin dedépenser une force exubérante.

Les fondements de l’hôtel (c’était le secondque l’on construisait) furent creusés jusqu’à la terre gelée.

Celle-ci fut creusée à son tour afin quel’hôtel s’assît sur une glace qui ne fondait jamais, uneglace éternelle.

Je répète que les étés les plus chauds nepeuvent la faire fondre.

Sur cette glace on posait des blocs de rocherstrouvés dans l’île et formant murs de fondation sur lesquelsl’hôtel se dressait, ne formant qu’un bloc.

Celui-ci pouvait braver les plus rudestourmentes de neige.

Dès le premier jour, les chasseurs avaientreconnu le pays.

Il était extrêmement giboyeux.

Excepté pour les ours blancs, capables detraverser un bras de mer à la nage, pas de migration possible enété.

Les animaux migrateurs avaient passé sur laglace au printemps, celle-ci était fondue maintenant.

Pour retourner dans le sud, les migrateursdevaient attendre l’automne.

Les oiseaux de marais pullulaient ; entirant avec une balle, on était sûr d’en abattre deux ou trois.

Une décharge à plomb produisait un vraimassacre.

Grande joie du cuisinier, quand, le soir, onlui apporte des charges de ce fin gibier de très haut goût.

Le lendemain, il servit à tout le monde et àprofusion des rôtis d’une saveur exquise cuits à la brochette.

Au dîner, excellent pot-au-feu ; on avaittiré des bœufs musqués.

Ragoûts de rennes.

On en avait abattu trois.

Étuvée d’oies de Brenth, de canards eiders etde gelinottes.

Les Esquimaux étaient allés à la pêche auxmorses en kayacks.

Pêche-chasse que nous allons décrire.

Chapitre 9PÊCHE-CHASSE AUX MORSES

 

D’abord nous rappellerons que, comme labaleine, le morse est un mammifère. La femelle allaite sespetits.

De plus, l’animal est à sang chaud et il estobligé de venir souvent respirer à la surface, quoiqueamphibie.

Ces morses, avec leurs longues défensesrecourbées, sont les éléphants de la mer.

Un morse est une montagne de chair et de chairexcellente au pôle.

Là, les froids excessifs exigent unealimentation riche en graisse, aliment respiratoire donnant le feuintérieur qui élève la température de l’homme à trente-huitdegrés.

Or, par une loi naturelle bien connue desmédecins aujourd’hui, le palais savoure les aliments dont le corpsa besoin.

Une personne qui aime le lard, a besoin delard ; celle à laquelle il répugne, n’en a pas besoin ;c’est en vertu de ce principe évident que l’on voit des enfantsétiolés et rachitiques, s’habituer à l’huile de foie de morue,malgré sa puanteur.

Le besoin ressenti inconsciemment produitl’appétence.

Peut-être la viande de morse et de phoqueserait elle rejetée, dans nos climats tempérés, comme trophuileuse ; mais, là-bas, au pôle, tout le monde en mange avecplaisir. Nansen et ses compagnons en faisaient leur régal et lapréféraient à tout.

Elle fournit surtout d’excellents potages graset du bouilli.

Mais cette chasse-pêche au morse estdangereuse, vu le caractère belliqueux et querelleur de cet animalbien armé.

Nansen eut à soutenir contre les morses desluttes terribles.

Sa vie fut plusieurs fois en très granddanger, même quand il n’attaquait pas, car le morse est souventagressif.

Ces animaux, entre eux, sont d’une brutalitéinvraisemblable.

Sociables, puisqu’ils s’assemblent, maisquelle drôle de société !

Quand ils sont couchés sur un glaçon, si unvoisin touche l’autre, celui-ci se dresse furieux, rugissant et ilenfonce ses défenses dans la chair de son camarade quiriposte ; dans le combat, d’autres morses sont touchés etentrent en rage immédiatement.

Alors, c’est une bataille générale quicommence et se termine par la fuite sous l’eau des plus faiblesd’abord ; mais ce n’est pas fini.

Les plus forts continuent le combat avecacharnement.

Mais blessés, un à un, ils se glissent à l’eauqu’ils rougissent de leur sang.

Enfin, restent deux grands mâles qui sedisputent le glaçon avec entêtement.

Le vainqueur demeuré seul, pousse des cris detriomphe, s’ébroue, se promène.

Il est content !

À lui, le glaçon !

Et quand il a bien constaté qu’il en est leseul maître, il pique une tête et l’abandonne.

C’était bien la peine de se battre !

Ne voilà-t-il pas de drôles debêtes !

Or, chacun avait son kayack, bateau d’unelégèreté inouïe.

Au lieu de les carcasser avec des côtes debaleines et de phoques, d’en fabriquer le banc et le tillac avecdes omoplates de morses, comme font les Esquimaux, les charpentiersdes deux équipages et de l’expédition avaient établi les carcassesdes kayaks en frêne et en acacia, avec bordure en sapin, banc enorme, tillac en sapin et membrures en acacia.

Le tout d’une légèreté invraisemblable, maisd’une élasticité et d’une solidité extraordinaires.

Toutes les parties bien liées se prêtaient unmutuel appui.

Le bordage était consolidé par des barrestransversales soutiens du pontage ; car l’embarcation estentièrement couverte en peau de phoque cousue à la ramie, cetteplante textile admirable qui ne pourrit jamais et qui, gonflant àl’eau, rend une couture imperméable.

Au lieu de la pagaie des Esquimaux faite d’unos long terminé par deux omoplates, les charpentiers avaientfabriqué des pagaies de frêne à palette de hêtre, dont lesextrémités étaient armées d’une pique d’acier pour pousser lekayack comme un traîneau sur la glace, ce que souvent on est obligéde faire.

Le lecteur sait qu’un trou d’homme pour passerle corps jusqu’aux hanches, dans le bateau, est la seule ouverturede celui-ci.

On s’introduit dans le bateau et on lève sablouse esquimaude sur le bord du trou d’homme qui est bouché dèslors et rendu imperméable complètement, absolument.

Dès lors, impossible de couler tant que lekayack n’est pas crevé.

Mlle de Pelhouër, avec sablouse esquimaude, s’était exercée dans son kayack, et, comme sesamies, elle était devenue très habile à pagayer et à diriger sonembarcation.

L’équipement de pêche de celle-ci étaitcomplet et très léger.

D’abord un harpon.

Très supérieur à celui des Esquimaux qui est àmanche d’os avec pointe en pierre ou en arête de poisson.

Le harpon des pécheurs de l’expéditiond’Ussonville était à manche de frêne avec dard à ardillonsd’acier.

Il était bien équilibré et très facile àlancer même de loin.

Mlle de Pelhouër lemaniait aussi bien que l’Esquimau le plus adroit.

Au lieu d’avoir une lanière en cuir, le harponavait un cordonnet de soie bien autrement solide, quoique debeaucoup plus fin ; plus de six cents mètres de ce cordonnets’enroulaient autour d’un dévidoir monté à l’avant de la petiteembarcation.

L’animal touché par le harpon filait dévidantle cordonnet ; mais il lui fallait bien remonter à la surfacepour respirer, et, à coups de pagaie, le pêcheur se rapprochait delui et le tirait.

Car au bord de chaque kayack, sous la main, unfusil était retenu par deux porte-mousquetons, facile àdécrocher.

Les baltes achevaient l’œuvre du harpon et labête coulait.

Mlle de Pelhouër avaitentendu dire par les Esquimaux que la pêche aux morses était trèspérilleuse et elle se promit d’en faire une.

Elle fit part de sa résolution à ses amies lesdeux Taki ; naturellement ces deux anciennes cambacérès(générales) des amazones de la garde de Béchanzin voulurent en êtreet s’y préparèrent.

Elles avertirent leurs ordonnances.

Les négresses préparèrent les kayaks.

Les ordonnances de Mmes Santarelliet Castarel s’en aperçurent et prévinrent leurs maîtresses.

Celles-ci questionnèrent Mile de Pelhouër.

– Je veux tuer des morses ! ditcelle-ci.

Et elles de s’écrier :

– Nous aussi.

– Pas cette fois.

– Pourquoi ?

– Je veux tenter l’aventure avec les deuxTaki !

– Et avec nous.

– Non.

» Après oui.

» J’aurai de l’expérience.

– Nous prendrons de l’expérience avecvous.

– Ce n’est pas prudent.

» Je suis fille.

» Vous êtes mariées.

– Sans enfants.

– Et vos maris ?

– Ils se consoleront.

» Vous emmenez bien les deuxTaki !

– Deux vieilles filles.

– Des femmes sans enfants sont presque desfilles et nous irons.

– Non !

» Ça ne se peut pas.

– Nous vous montrerons que si.

– Comment ?

– En y allant sans vous.

C’était Mme Santarelli,l’Abyssinienne, qui parlait ainsi.

Si entêtée bretonne que fûtMlle de Pelhouër, elle consentit à céder enpartie.

– Vous, dit-elle, soit !

» Mais Mme Castarel,non.

Celle-ci vivement :

– Pourquoi donc ?

– Vous êtes trop jeune.

– Quel âge aviez-vous donc quand vous aveztiré vos premiers éléphants.

» Je tire aussi bien que vous.

» Serai-je donc moins brave ?

» Je suis Française par mon père,Abyssinienne par ma mère et je ne crains pas la mort.

Elle était superbe en disant cela cette petitefemme de quinze ans.

Mlle de Pelhouër luitendit la main.

– Venez ! dit-elle.

» Vous l’aurez voulu.

» Mais vous laisserez un écrit constatantque j’ai refusé tant que je l’ai pu.

– Oui !

» Je dirai adieu à Castarel.

Elle l’aimait son Castarel.

Ce gros polichinelle si farceur, si rieur, simystificateur, si brave et si bon garçon, l’amusait si bien qu’ellepassait sur la laideur physique.

Il était drôle !

On dit en argot de théâtre.

« Ce sont les comiques qui sontle plus gobés par les femmes.

« Elles aiment les hommesrigolos. » Rien de plus vrai.

Soyez rigolo, soyez amusant et vousserez adoré.

On connaît les succès d’Arnal et de tantd’autres… qui n’étaient pas beaux.

Mais, malgré qu’elle aimât beaucoup Castarel,sa femme ne voulait pas rester au camp, quand les autres allaients’exposer.

Quant à Mme Santarelli,c’était dans le sang.

Princesse abyssinienne, orgueilleuse,chevaleresque, aimant passionnément la gloire, elle ne voulait pasêtre en courage au-dessous de personne.

Du reste, elle dit ce mot trèsféminin :

– Santarelli m’aime beaucoup.

» Si je meurs, je serai pleurée.

Consolation ! ! !

Donc elles partirent.

Depuis qu’elles avaient chassé le lion etl’éléphant, il eut été ridicule de les empêcher de chasser le morseet elles auraient regardé comme humiliant d’être accompagnées parleurs maris.

Tout l’honneur pour ceux-ci, alors ?

Rien pour elles que cette infériorité d’avoirété protégées.

C’est du féminisme.

Elles en faisaient sans s’en douter.

Elles se mirent à la mer en kayaks.

Dix pêcheuses, chaque maîtresse ayant sonordonnance avec elle.

À peine étaient-elles en mer que, sur unepointe de rocher, deux hommes s’assirent.

Ils avaient des lorgnettes marines.

C’étaient Santarelli et d’Ussonville.

Ils étaient très préoccupés.

Santarelli, après hésitation, dit :

– Mon commandant, nous devrions peut-êtremonter en kayak et les suivre.

D’Ussonville, secouant la têtegravement :

– À quoi bon !

» Je connaisMlle de Pelhouër.

» Si elle nous voyait, elle se fâcherait,retournerait à terre et bouderait.

» Croyez que votre femme et la petiteMme Castarel en feraient autant.

» Puis, trompant notre surveillance,elles iraient à la mer sans nous.

» Voilà, mon cher, pour vousl’inconvénient d’épouser une femme héroïque.

» Moi, je n’ai rien à me reprocher.

» Mlle de Pelhouërm’a adopté comme oncle pour avoir des aventures.

» Elle en veut avoir.

» C’est dans l’ordre.

» Elle y a droit.

– N’importe !

» Je redoute cette pêche.

» S’il s’agissait d’un lion, d’unéléphant, j’aurais confiance en elles.

» Elles tirent si bien !

» Mais ces morses sont dans l’eau ;c’est un mauvais point d’appui pour le tireur qu’un kayak sur lamer mobile.

» Et la position !

» Elles sont assises.

» Et puis, le morse a la vie plus durequ’aucun autre animal.

D’Ussonville eut un haussement d’épaules.

– Ami Santarelli, dit-il, nous pouvons avoirune épidémie de fièvre typhoïde.

» Que diriez-vous si elles avaient peurde soigner nos malades ?

» Cela vous humilierait.

» Or, je crois la fièvre typhoïde plusdangereuse que les morses.

» Il y a des fatalités. Celle-ci en estune !

» Je la subis philosophiquement.

» Je viens ici en spectateur qui sedemande curieusement :

» – Comment vont-elles se tirer de cetteaffaire ?

» Vous m’avouerez que le spectacle nesera pas banal.

– Vous parlez un peu à votre aise.

» Vous n’êtes pas marié.

» Tandis que moi…

– Croyez-vous donc que je n’aime pasMlle Pelhouër autant que vous aimez votrefemme !

– Pas de la même façon.

» Un oncle n’est qu’un oncle.

– Même pas oncle.

» Un pauvre oncle adopté.

» Mais voilà.

» À vous, Santarelli, qui êtes discret,j’avouerai que j’aime beaucoupMlle de Pelhouër.

– Et vous ne l’épousez pas ?

– Non.

» Une fois marié, j’aurais dix fois moinsde courage pour mener mes œuvres à bonne fin.

– Mais Mlle de Pelhouërvous suivrait partout sans reculer devant rien.

– Ce n’est pas la femme que je crains.

– Qui donc ?

– L’enfant.

» Croyez, Santarelli, que si vous aviezété père, vous ne seriez pas venu.

» Votre femme, du reste, étant mèren’aurait pas voulu se séparer de son enfant et elle ne vous auraitpas suivi.

– Vous avez raison.

– Au fond, je suis ici pour prendre une bonnehabitude.

– Laquelle ?

– Je veux m’habituer à perdreMlle de Pelhouër, que son indomptable courageconduira fatalement à une mort tragique.

– Oh ! je vous comprends.

– Mon ami, la bataille commence !

Ils se turent.

En effet, la lutte s’engageait.

Les jeunes femmes venaient d’apercevoir untroupeau de morses.

D’énormes mâles !

Cinq masses de chair aussi considérables quesi, au lieu d’être des éléphants de mer, ces phoques gigantesqueseussent été des mastodontes.

Sept autres mâles de différentes tailles.

Six femelles.

Les grands mâles avaient des défenses de deuxà trois pieds de long.

En ce moment, un phoque de moyenne taille,sortant de la mer, accrocha ses défenses courbes au bord du glaçonoù était le troupeau.

Après hésitation, s’aidant de ses pattes et,en battant l’eau de sa queue, se donnant de l’élan, il monta sur laglace.

Aussitôt le plus grand mâle se leva, se traînavers le nouveau venu et lui administra une volée, sans que l’autreosât riposter.

C’est toujours ainsi que ça se passe.

Après avoir infligé cette correction aunouveau, le vieux mâle le laissa tranquille.

C’est une brimade.

Nansen prétend qu’elle a pour but de fairesentir au nouveau l’autorité de l’ancien.

Ça se passerait donc à peu près comme àSaint-Cyr et à l’École Polytechnique.

En tous cas, c’est drôle.

Cet incident détourna l’attention des phoquesqui, du reste, ne se dérangent pas pour quelques kayaks, car ilsn’ont pas peur de l’homme.

Les ours même ne les effraient pas.

– Attention ! commandaMlle de Pelhouër.

» Visons bien.

Tous les harpons furent lancés.

Trois seulement manquèrent le but.

Les blessés et les autres poussèrent desrugissements effroyables.

Cet animal a une terrible voix.

Tous se jetèrent à l’eau et, au lieu de fuir,ils attaquèrent.

Mlle de Pelhouërcria :

– À vos fusils !

» Feu !

Et elle donna l’exemple.

Mais son morse ne fut pas tué.

Ces bêtes gigantesques agitaient l’eau et leskayaks dansaient.

De là incertitude du tir.

La balle se logea dans le cou.

Le morse plongea et reparut tout près dukayak, si près que Mlle de Pelhouër ne putépauler et tirer à la tête.

Elle eut l’incroyable présence d’esprit de sepencher et de faire pencher l’embarcation du côté du monstre quicreva le pont du kayak avec ses défenses et le chavira.

Or, Mlle de Pelhouërsavait qu’un kayak chaviré se retourne toujours et reprend saposition sur l’eau, ce qui arriva.

Par les trous que les défenses avaient faites,il n’entra que peu d’eau.

L’équilibre repris, les trous regardant leciel, il n’y avait plus à craindre de couler.

C’est ce qu’avait si bien calculé la jeunefille en se penchant, et en offrant ainsi le pont aux défenses deson monstrueux adversaire.

Celui-ci parut furieux de voir le kayak serelever et il recommença l’attaque.

Mais, en trois secondes, il reçut troisballes, et il coula bas.

Vivement la jeune fille mit son fusil auxporte-mousquetons, elle déportemousquetonna sa pagaie et,avec un élan endiablé, elle lança son kayak sur le glaçon.

Dans cette manœuvre, on se penche le pluspossible en arrière ce qui fait sortir la pointe de la quille horsde l’eau.

Puis, quand la glace est touchée, on se pencheen avant et on s’aide de la pagaie pour engager tout à fait lalégère embarcation sur la glace.

Dès qu’elle y fut,Mlle de Pelhouër délaça sa blouse et sortit dukayak.

Elle était blessée.

La défense avait entamé la cuisse.

Elle banda vivement sa plaie avec on mouchoiret reprit son fusil.

Tout cela s’était passé très vite.

La bataille durait encore.

Les deux Taki soutenaient l’une à la proue,l’autre à la poupe, le kayak de la petiteMme Castarel qui aurait coulé.

Un morse l’avait crevé.

Mlle de Pelhouër futassez heureuse pour tuer un morse qui menaçait Taki-Data, laquellele piquait de la pique qui terminait sa pagaie.

Elle aida à tirer le kayak sur le glaçon etMme Castarel en sortit trempée.

Il faisait chaud heureusement.

La jeune femme tordit ses vêtements et les mità sécher au soleil sur son kayak.

La bataille se terminait.

Vaincus enfin, les phoques fuyaient.

Tous ceux qui avaient été harponnés étaientmorts et flottaient entre deux eaux.

Il fallait maintenant les conduire à terre ety conduire aussi Mme Castarel.

Mais comment s’y prendre.

Mettre deux personnes dans un kayak, c’étaitchose impossible.

Que faire ?

Mme Castarel proposait de semettre à l’eau et de nager en s’appuyant sur un kayak.

– Le soleil est chaud, ditMlle de Pelhouër ; mais l’eau est froidede la fonte des glaçons.

Comme elle avait donné sa blouse esquimaude àla jeune femme, celle-ci pouvait attendre.

– Vous allez, ditMlle de Pelhouër aux ordonnances, pagayer versla terre en y traînant dans l’eau les phoques que vous halerez versle rivage.

» Vous, les deux Taki, vous surveillerezcette opération, mais on attachera autant de cordonnets de soie àl’un de vos kayaks pour qu’il gagne la terre en dévidant lescordonnets de soie.

» Vous descendrez.

» Ayant gardé en main l’extrémité ducordonnet, nous tirerons le kayak à nous.

» Mme Castarel le monteraet elle remorquera son kayak à elle.

» Nous l’escorterons.

On applaudit à cette sage résolution.

Tout s’exécuta d’abord très bien ; maison vit bientôt reparaître des morses autour des kayaks.

Ce fait prouve l’acharnement de ces animauxqui ne voulaient pas laisser emmener leurs camarades à la traînederrière les embarcations.

Peut être se figuraient-ils qu’ils étaientencore vivants ; mais c’est une simple supposition.

Les bêtes ont-elles le sentiment de lamort ?

Je l’ignore.

Toujours est-il qu’une fusillade bien nourrieen tua encore et fit disparaître le reste.

On aborda.

Mme Castarel et Santarelli,ainsi que Mlle de Pelhouër, tirèrent le canotde Taki-Data, puis elles s’embarquèrent.

Mais tout n’était pas fini.

Un phoque énorme fonça encore sur leskayaks ; il fût tué d’une seule balle parMme Santarelli, pendant queMme Castarel le harponnait.

On le tira à terre.

Mlle de Pelhouërcommençait à souffrir beaucoup de sa blessure.

Mais on voyait des voitures légères accourirdu camp traînées par des chiens.

Dans la première étaient d’Ussonville,Santarelli et Castarel.

Celui-ci, qui était venu rejoindre les deuxpremiers sur leur observatoire, avait vu sa femme déshabillée surle glaçon, puis vêtue d’une simple blouse.

– Nous avons donc pris un bain, mapetite ! lui dit-il en riant.

» Quel amour pour la baignade.

Et il la blagua ferme.

D’Ussonville, qui avait vu la lutte, pensa quepeut-être l’une ou l’autre était blessée et il avait prévenu ledocteur.

Il était avec son pharmacien-infirmier, dansla deuxième voiture.

Il pansaMlle de Pelhouër.

On la coucha dans une voiture qui regagna lecamp au petit pas.

En y arrivant, ses amis la firent coucher dansun bon lit improvisé.

On y avait entassé les fourrures les unes surles autres pour faire doux matelas.

Mais on vit alors comme le système de tentesadopté par M. d’Ussonville était commode et se prêtait auxagrandissements.

On sait que nos petites tentes de soldats semontent avec quatre carrés de toile.

On en boutonne d’abord deux l’un sur l’autreet cela forme le toit soutenu par deux petits montants démontablesque le soldat porte sur son havresac et dont il emboîte les deuxmorceaux l’un dans l’autre.

Les deux autres carrés de toile servent àboucher les extrémités de la tente.

Des cordes retenues en terre par des piquetset bien tendues, des boucles de corde au bas du toit, boucles danslesquels on passe des piquets que l’on enfonce en terre, tendent latente et la raidissent au vent, fut-il violent.

Mais que l’on s’imagine les carrés de la tentepercés d’œillères sur les quatre bords.

Avec des lacets de cuir passant dans lesœillets de carrés suraboutissant, bord sur bord, on peut doubler,tripler, etc… la grandeur de chaque tente, l’exhausser,l’allonger.

On hausse aussi les supports en les emboîtantles uns dans les autres.

On peut donc avoir ainsi une belle grandetente de quatre mètres de long et plus d’autant à la base, où unmalade et son gardien sont à l’aise.

On peut laisser ouvert tel côté de la tenteque l’on veut, pendant le jour, pour rafraîchir l’air dans latente.

On bouche tout pour la nuit.

Tel était le système d’Ussonville.

Mais au lieu d’être en toile, les carrésétaient en soie et les bords étaient garnis de petites bandes decuir de chien imperméable et solide.

Les anneaux de retenue des piquets étaient enaluminium et aussi les piquets eux-mêmes avec pointe d’acier aubout.

Des qu’une tente de ce genre fut montée, on ydressa deux lits pliants en fer destinés à l’hôtel, quand il seraitconstruit.

On transportaMlle de Pelhouër sur l’un d’eux, l’autre étaitdestiné à son ordonnance.

Non sans peine, le docteur parvint à fairedisparaître l’enflure de la plaie que l’eau de mer avait envenimée,car il en était pénétré en somme assez dans le kayak pour mouillerles jambes de la jeune fille, lorsqu’elle avait chaviré, le pont dukayak ouvert à deux endroits.

Un arrosoir plein d’eau à la glace futsuspendu au-dessus de la blessure.

L’eau tombant goutte à goutte abaissa latempérature et, peu à peu, l’enflure disparut.

Inutile de dire qu’une toile cirée protégeaitle lit contre l’humidité.

Le lendemain matin, le docteur trouva la plaieen bonne voie.

Quinze jours après,Mlle de Pelhouër se levait et marchait sansraideur, sans fatigue.

Un simple séton qui n’a touché aucun nerf,brisé aucun tendon, se guérit vite.

On fêta sa guérison.

Chapitre 10LES OURS BLANCS

 

Que la jeune fille s’était ennuyée pendantquinze jours, on se l’imagine.

Elle voulut se rattraper.

Elle parla à Taki-Data de chasser l’oursblanc ; mais la vieille cambacérès se récria si fort que lajeune fille vit bien qu’elle ne viendrait pas à bout du refus quel’amazone lui opposait.

Il en fut de même de toutes ses amies qui luirépondaient :

– Attendons !

Vous êtes à peine guérie !

Mais elle s’obstina dans son idée.

Le courage breton est tout particulier ;il est fait d’un calme inimaginable, d’une possession de soicomplète et d’un entêtement qui en arrive à toucher parfois ausublime.

Mlle de Pelhouër résolutdonc d’aller à la chasse à l’ours avec sa seule ordonnance, uneamazone intrépide.

Elle était la fille d’une cambacérès depetit rang.

Un sergent.

Mais ce sergent avait fait merveille dans lagarde de Béhanzin.

À côté d’elle sa fille s’était montréeintrépide.

Elle s’était prise d’une grande amitié pourMlle de Pelhouër et elle avait voulu laservir.

Nadali avait vingt-quatre ans et c’était unebelle fille.

On l’avait demandée en mariage, mais avaitrefusé tous les prétendants.

Elle était très fière, comme toutes lesamazones, de son vœu et voulait montrer qu’elle avait la force decaractère de le tenir.

C’est là un orgueil bien féminin, uneexaltation spéciale.

Le mariage faisait horreur aux vestales et ilest regardé par les religieuses catholiques comme un étatinférieur.

Cette façon de voir était celle des amazonesde Béhanzin.

Une terrible loi militaire existait ets’exécutait sans pitié.

Toute amazone qui manquait à son vœu étaitdécapitée.

D’autre part, les Dahoméens avaient, sousleurs rois, une religion de beaucoup supérieure au grossierfétichisme.

Ils croyaient à un être suprême, à des dieuxinférieurs, à des déesses.

Ainsi, tous les ans, à Widah, on choisissaitune vierge que l’on lançait aux requins dans une piroguetrouée.

C’était un sacrifice humain offert au dieu desEaux-Profondes.

Comme chez les druides, le culte du Serpentexistait chez les Dahoméens.

Et leurs collèges de prêtres et de prêtressesressemblaient extraordinairement aux collèges de druides et dedruidesses ; on sait que ces dernières étaient desvierges.

Or, je mets tous les verbes précédents àl’imparfait, parce que depuis la conquête des Français, le vieuxculte dahoméen s’efface et disparaît.

Nos soldats, nos commerçants ont tant blaguéles Dahoméens à cause de leurs superstitions, que ceux-ci y ontrenoncé.

D’autre part, l’œuvre des missions existait etil se fait beaucoup de catholiques parmi les jeunes gens.

La religion dahoméenne s’en va.

Jamais pareille transformation ne s’est faiteaussi vite.

C’est prodigieux.

Un prêtre dahoméen menace un de sescompatriotes de la colère des dieux.

Celui-ci va chercher un tirailleur sénégalaisde ses amis et l’amène.

Il lui dit :

– Li, grand prêtre du Serpent, faire mangermoi par Grand Python.

Le Sénégalais riant :

– Pas dieu Grand Serpent ?

» Pas Grand Python.

» Si toi, li croire ça, toil’imbécile !

» Moi pas peur Grand Python.

» Si venir Python, li tirer coup defusil.

Et les deux copains s’en vont, laissant leprêtre du Serpent atterré.

D’autres Dahoméens, ceux-là ayant uneprofession religieuse raisonnent autrement.

Un prêtre de Widah reprochait à un converticatholique son apostasie.

Et celui-ci de dire :

– Les blancs sont plus forts que lesnoirs.

» Le dieu des blancs est plus fort queles dieux du Dahomey qui n’ont pu sauver Béhanzin.

» Mieux vaut être avec les forts qu’avecles faibles ; j’ai adopté le dieu des blancs.

Ainsi, au contact des Sénégalais, les unsdeviennent sceptiques, les autres chrétiens.

Mais aucun changement ne s’était produit chezles Dahoméennes de d’Ussonville.

Celui-ci avait fait défense expresse à tous età toutes d’entamer des discussions religieuses.

« C’est, avait-il dit, la ruine de labonne entente parmi les membres d’une expédition. »

Tout le monde le sentait.

Du reste, chacun se respectait et respectaitles autres parmi ces hommes et ces femmes de grande valeur centfois prouvée.

Cependant Nadali avait voulu connaîtrel’histoire de Jésus et de la Vierge.

Mlle de Pelhouër la luiavait contée.

Et Nadali l’avait trouvée très belle.

Dans sa naïveté, elle avait ajouté lecambacérès (Notre-Seigneur) Jésus au panthéondahoméen.

Mais elle n’avait nullement renoncé au cultedes autres dieux.

Très originale, cette Nadali.

La perle des servantes.

Mais, comme beaucoup d’anciennes amazones,elle éprouvait périodiquement, environ tous les dix jours, lebesoin de se griser.

Ceci provenait des habitudes des amazones dela garde de Béhanzin.

Trois fois par mois, à titre de gratification,les lois du Dahomey faisaient distribuer du rhum largement à leursamazones.

Alors, il y avait fête, danses, immense joiedébordante et exubérante.

Toutes les ordonnances, tous les dix jours,réclamaient le rhum et on leur en donnait un quart delitre à chacune ; elles s’éloignaient et bientôt on entendaitle son du tambourin dahoméen.

Mais défense d’aller voir ce qui sepassait ; une fois le « bal commencé », ellesauraient écharpé l’homme qui se serait approché.

D’Ussonville tolérait ces espèces d’orgiespériodiques qui n’entraînaient aucunes fâcheuses conséquences etqui lui semblaient nécessaires.

Il avait eu un mot brutal.

– C’est, avait-il dit, un exutoire.

Un philosophe !

Il voyait les choses, sans préjugés.

En somme, malgré ce rhum du dixièmejour, Nadali faisait admirablement son service ; elleétait adroite, zélée sans bruit, dévouée sans ostentation et trèsintelligente.

Mlle de Pelhouër y tenaitbeaucoup.

Quand elle lui proposa de chasser l’ours,Nadali manifesta ses craintes.

– Et si tu étais tuée !

– Tu me vengerais.

» On n’aurait rien à dire.

» Mais il est probable que nous serionstuées par les ours toutes les deux.

» Qui reproche rien à unemorte ?

Et Nadali, frappée par cette réflexion, des’écrier naïvement :

– C’est vrai !

» Moi morte aussi, commandant pas pouvoirme gronder.

Sur ce, elles s’étaient préparées.

Et, avant le réveil, elles avaient quitté lecamp sans bruit.

On ne les avait pas vues partir.

Les voilà en route !

Mlle de Pelhouërenchantée de son escapade et en riant.

Nadali un peu préoccupée.

Mais Mlle de Pelhouërplaisanta tant et tant que l’amazone finit par rire aussi.

Elles allaient toutes deux, le fusil américainsur l’épaule, les revolvers à la ceinture et le couteau de chassesur le côté gauche.

Elles firent ainsi une demi-lieue à peine,quant au sommet d’un hummack, elles aperçurent des ours quilittéralement s’amusaient.

L’ours adore jouer.

Quelle que soit sa couleur, il s’amuse àlutter à mains-plates avec un camarade, il fait des niches auxautres ; il y a des fuites et des poursuites très folâtres,très gaies.

Les deux jeunes femmes comptèrent leursadversaires ; treize grands ours.

Plusieurs oursins.

Nadali regarda sa maîtresse.

Cela voulait dire :

Ils sont beaucoup !

– En huit secondes, ditMlle de Pelhouër, nous les auronsfoudroyés.

Tournons le hummack[1] !

Il faut leur couper la retraite.

Tu commenceras le feu.

Il y en a qui voudront peut-être fuir et jeles tuerai.

– Bien ! dit Nadali.

Elle se mit en marche.

Les ours continuaient à jouer, C’était fortdrôle.

Mlle de Pelhouër riaitdes bons tours qu’ils se jouaient.

Ainsi quand deux d’entre eux se dressaient surleurs pattes de derrière pour s’empoigner, deux autres les tiraientpar les pattes de derrière et les culbutaient l’un sur l’autre.

Ou bien encore à l’un d’eux assis sur son culet regardant une lutte, un autre enveloppait le cou par derrière,tirait à lui et faisait tomber sur le dos ce paisiblespectateur.

Puis c’étaient de grands coups de pattes surles fesses et des combats à coups de cailloux au point que l’on eutdit une bande d’écoliers.

Si tous les explorateurs ne racontaient pasces scènes, on ne pourrait croire les ours si folâtres.

Toujours est-il que les gais compagnons furenttout à coup salués par une fusillade que tirait Nadali, et que,surpris, effrayés de la chute de trois d’entre eux, ils prirent lafuite.

Mlle de Pelhouër voulutouvrir le feu à son tour ; mais impossible.

Son fusil ne partit pas…

Le mécanisme dérangé ne fonctionnait pas…

Et les ours qui avaient comme conscience deson impuissance, se précipitèrent sur elle.

Elle prit son revolver et tira.

Elle abattit trois ours et les survivantsfuyaient, quand, tout à coup, elle eut le sentiment qu’un animalétait derrière.

Elle se retourna et, dans ce brusquemouvement, en raison de la faiblesse de sa jambe blessée, elletomba, lâchant son revolver.

Mais avec une prestesse incroyable, elle sereleva, tira son couteau de chasse et le plongeant dans lebas-ventre de l’ours, le remonta jusqu’au sternum d’un coupsuperbe.

L’animal étripé, ses intestins vidés etdécoupés, tomba à terre sur la jeune fille qu’il renversa ;mais heureusement, en se débattant contre la mort, il ladécouvrit.

Elle se releva furieuse et l’acheva d’un coupde revolver dans l’oreille.

Nadali, qui avait escaladé le hummack, vittoute la scène en courant.

– Toi n’avoir rien, maîtresse ?

– Rien, Nadali.

Montrant l’ours :

– Tu vois, je lui ai fait le coup desRusses ; mais pour qu’il soit réussi, il faut quel’éventrement soit complet.

Puis elle ajouta :

– Mieux vaut le couteau manié à la russe quela baïonnette pour une fille comme moi, qui n’est pas trèsforte.

» L’éventrement met l’animal hors decombat immédiatement.

» Il ne peut plus vous étouffer dans sesbras, ni vous mordre.

» Tu vois qu’il est utile de lire.

» J’ai bien étudié tout ce qui a étéécrit sur les chasses à l’ours.

» Je connais le coup pyrénéen.

» Le coup savoyard.

» Le coup samoyède.

» Enfin ce coup russe qui m’a servi.

– Tu es bien heureuse de savoir lire.

» Moi, pas savoir.

– Je t’ai offert d’apprendre.

– Pas pouvoir.

» Tête dure.

On entendit des abois de chiens.

Bientôt d’Ussonville se montra en voiture avecSantarelli.

D’autres voitures suivaient.

D’Ussonville avait envoyé chercherMlle de Pelhouër qui n’arrivait pas pourprendre le café du matin, après la diane.

Point de nièce.

Point d’ordonnance.

Il était allé dans la tente lui-même.

Plus de fusils américains.

Plus de revolvers.

Plus de couteau de chasse.

Il devina.

– Par le diable, dit-il, elle doit être partieà la chasse.

– À la chasse à l’ours blanc ! dirent lesTaki qui l’avaient accompagné.

– À l’ours blanc ?

Elle est à peine guérie !

– Elle voulait nous y emmener.

» Je l’ai grondée.

» Mais gronder ta nièce, c’est perdre sesparoles en vain.

» Autant gronder une pierre.

– Un granit breton ! ditd’Ussonville.

– Toi, tu la gronderas.

Il haussa les épaules.

– À quoi bon ! fit-il.

» Tant va la cruche à l’eau qu’à la finelle se casse.

» Fatalement elle se fera tuer un jour oul’autre ; c’est écrit, comme disent les Arabes, et je n’y peuxrien que m’y résigner.

» J’en ai fait mon deuil.

Taki-Data, gravement :

– Et si je la battais !

– Elle te tuerait, quitte à se tuer après, mapauvre Taki.

» Prenons vivement le café pendant quel’on attellera les chiens.

Nous irons voir ce qu’elle est devenue.

– Heureusement, Nadali est avec elle.

» Très brave, Nadali.

– Oui… mais… pas d’autorité surMlle de Pelhouër.

Et voilà comment tous les officiers et ledocteur accouraient en voiture.

D’Ussonville trouvaMlle de Pelhouër assise sur un ours.

Il y en avait sept à terre.

– Ah ! fit-elle, vous voilà !

» Vous avez entendu les coups defusil ?

– Oui ! dit d’Ussonville.

Ce calme le démontait.

Elle lui montra l’ours éventré :

– Mon oncle, dit-elle, vous êtes Basque et jesais, en ayant discuté avec vous, que vous êtes pour le couppyrénéen.

» Moi, je ferai toujours le coup russe,si j’y suis forcée comme aujourd’hui.

– Et qui vous y a forcée ?

Elle conta l’affaire.

Elle eut du mal à se lever.

Le docteur lui dit :

– Votre blessure va peut-être se rouvrir ets’envenimer.

» Retournons au camp.

» Il faut que je voie ça.

– Allons ! fit-elle.

Elle monta en voiture avec le docteur ;mais une fois partie, elle cria :

– Tu vois, Taki-Data, que si j’étais morte,c’aurait été par ta faute.

» Tu n’as pas voulu m’accompagner ;si tu avais été là, l’ours ne m’aurait pas surprise.

C’était le trait du Parthe, lancé avecperfidie en fuyant. Taki-Data, qui n’était pas patiente, montra lepoing à la jeune fille.

Elle lui cria :

– Tu n’es plus mon amie.

L’autre ne fit qu’en rire.

On chargea les ours sur les voitures et onrentra au camp.

Là, on fit la curée froide aux chiens avec lestripailles d’ours, les poumons, les rates, les cœurs.

Mais précieusement on conserva les foies,délicieux manger.

Comme toujours, la tête et les pieds furentbrûlés extérieurement pour griller le poil, échaudés, puis mis dansune marmite avec suffisamment d’eau, du sel et des aromates ;après une cuisson de quatorze heures, on retire la marmite et onlaisse refroidir suffisamment ; puis on désosse.

On replace alors la marmite sur le feu et oncomplète les assaisonnements, on laisse encore bouillir pendant uneheure en ayant soin de remuer souvent le tout avec une grandespatule en bois.

Au besoin, on se sert d’une pagaie ; maisce n’était pas le cas.

Chaque hôtel avait une batterie de cuisinebien complète.

Les fourneaux-cuisinières étaient très biencombinés, avec four pour pâtisseries, pour rôtis et autresmets.

Pour cuire le pain, on avait un bon four decampagne.

Comme combustible, dans les îles dépourvues debois, on avait le chauffage à la lampe remplie de graisse oud’huile de morse, de phoque et de baleine.

On avait donc pour remuer les viandes dans lagrande marmite, une spatule suffisante et on l’agita lentementpendant l’heure de cuisson supplémentaire.

On remplit alors des récipients, tels quesaladiers, bols, soupières, de cette espèce de consommé qui se priten gelée.

Quand il fut bien ferme, on trempa lesrécipients dans de l’eau tiède, on les renversa sur des plats etils se vidèrent.

On eut alors des fromages d’ours bienautrement succulents que nos fromages de tête de cochon ;c’est plus fin et un certain haut goût de venaison les relève.

Pendant que, par ses exploitsMlle de Pelhouër enrichissait ainsil’ordinaire de l’expédition, le docteur examinait sa blessure.

Un peu d’enflure, que des compresses d’eauglacée firent disparaître.

Taki-Data s’informa de la santé de la jeunefille, mais elle ne vint pas la voir ; elle boudait.

– Est-ce juste ? s’écriait la vieilleData avec une farouche colère.

» Elle dit que si l’ours l’avait mangée,ç’aurait été de ma faute.

» Je l’ai détournée d’aller si tôt à lachasse, mais si j’avais su qu’elle y allait quand même, je l’auraisaccompagnée.

Le lendemain,Mlle de Pelhouër se leva comme d’habitude.

On prenait le café noir en commun avec destartines de beurre.

Beurre salé, dessalé.

Pour cette opération, on pétrit le beurre dansde l’eau douce.

Il perd son excès de sel.

On sait qu’aux Halles on lave ainsi le beurrequi a ranci.

En perdant son petit lait dans le pétrissage àl’eau fraîche, il perd son mauvais goût complètement.

Or, à ce déjeuner,Mlle de Pelhouër vit que non seulement lesTaki, mais encore Mme Santarelli et Castarel laboudaient pour le même motif que les deux amazones.

– Nous avons l’air, disaient-elles, d’avoir eupeur des ours.

Et cela les froissait.

Les officiers souriaient de cette muettefâcherie ; querelles de femmes amusent les hommes.

Mais Mlle de Pelhouërfièrement garda une extrême réserve.

Aucune excuse !

Aucune avance !

Le procédé de ces dames ne fit que creuser lefossé.

Chapitre 11REVANCHE DE DAMES

 

Taki-Data, qui était rancunière, fit auxautres une proposition.

« Elle est allée à la chasse à l’ourssans nous, allons-y sans elle. »

Accepté à l’unanimité.

Les femmes sont ainsi faites.

Tout se décide chez elles sous la poussée dessentiments.

Elles ne les raisonnent pas.

Elles ne veulent pas les raisonner ; onles irrite en voulant les discuter.

Une femme vous dit :

« Mon sentiment est que… »

« J’ai le sentiment que… »

Elle a tout dit.

Jamais elle ne parle de raisonner.

Aussi, avec elle, ne cherchez pas de bonnesraisons, prenez-la parles sentiments.

Santarelli cependant s’inquiéta de cettequerelle qui le peinait.

Il en parla à d’Ussonville.

– Nous devrions, dit-il, intervenir pour lesapaiser et les réconcilier.

D’Ussonville s’écria :

– Gardez-vous-en bien !

» Restez neutre !

» Vous ne feriez que jeter de l’huile surle feu, mon cher ami.

» Si vous voulez l’enfer dans votreménage, vous n’avez qu’à essayer de prouver que ma nièce n’a pascommis un grand crime en allant seule à cette chasse à l’ours.

» Mme Santarelli prendraaussitôt ombrage et jalousie.

» Alors ça n’en finira plus.

» Tenez, voici Castarel qui vient versnous ; demandez lui son avis.

Santarelli posa la question.

– Mon opinion, dit le Marseillais, est qu’ilfaudra terminer cette brouille en blaguant ces dames et je mecharge de leur faire sentir à toutes le ridicule de cettequerelle.

– Très bien ! dit d’Ussonville.

» Désarmez-les par le rire.

– Et la partie qu’elles ontprojetée ?

– Laissons faire.

» Après tout, elles ont droit à unerevanche qui leur donnera satisfaction.

Et ces dames partirent.

Mlle de Pelhouër, avec unsourire narquois, les vit sortir du camp sans l’emmener.

Elle dit à son ordonnance :

– Nadali, visite ton fusil !

» Nous aussi nous allons enchasse !

» Ces dames ne seront pas les seules às’amuser et nous aurons du plaisir aussi.

Elle s’en alla de son côté avec sonordonnance.

Les autres, en quête d’ours blancs, eurentcette chance périlleuse de rencontrer un beau troupeau d’unetrentaine de bœufs musqués qui, à la vue de l’ennemi, commencèrentà piaffer et à mugir d’une façon menaçante.

Évidemment ces bœufs savaient ce que c’étaitque l’homme.

Déjà ce troupeau avait dû être chassé et subirdes pertes.

Taki-Data, qui avait le commandement, fitdévelopper tout son monde en ligne et recommanda de viser juste,sans hâte.

Accoutumée à chasser le buffle au Dahomey,elle savait combien les taureaux sauvages sont dangereux.

Aussi réserva-t-elle son feu etcommanda-t-elle à sa sœur d’en faire autant.

Elle savait que, criblés de balles, lestaureaux foncent toujours.

On en était à trois cents mètres.

– Commencez le feu, ordonna Taki Data Et lafusillade roula.

Les taureaux, cornes basses, en tourbillonsavec une vélocité terrible rendant le feu difficile, seprécipitèrent.

Avalanche vivante !

Avalanche de chair et de cornes !

Charge formidable !

Mais les balles faisaient rage aussi et lagrêle de plomb, brisait l’élan de cette masse redoutable.

Trois taureaux cependant arrivèrent l’un àquinze pas, l’autre à dix, l’autre à trois de la ligne destireurs.

Heureusement les Taki les abattirent en lestirant à la tête.

Sans elles, ils auraient enfoncé la ligne deschasseurs.

Douze taureaux à bas, cinq vaches et sixveaux, c’était beau !

Les amazones se mirent aussitôt à l’œuvre,éventrant d’abord et vidant les animaux abattus.

Puis elles se mirent à les dépecer pendant queles deux Taki sonnaient, dans leurs trompes, des appels aucamp.

On envoya des voitures et l’on ramena lebutin.

Victoire superbe !

La revanche était prise.

Aussi ces dames attendaient-elles impatiemmentle retour de Mlle de Pelhouër.

Sûrement elle ferait une tête…

Car il est avéré que les taureaux sont plusdangereux que les ours.

Mais le tard se faisait.

Mlle de Pelhouër nerevenait pas.

Il est vrai que l’on était à l’époque dusoleil de minuit.

La lumière baissait, mais l’astre du jour nese couchait pas.

On ne s’inquiéta pas trop d’abord, carMlle de Pelhouër pouvait avoir eu peu dechance, ne pas avoir trouvé de gros gibier et, entêtée comme ellel’était, avoir prolongé ses recherches.

Mais, enfin, on s’alarma.

Les Indiens, les Esquimaux, les trappeurs à latête de petites escouades, furent lancés dans toutes lesdirections.

Tous les officiers montèrent dans les voitureset cherchèrent de leur côté, accompagnés chacun d’unordonnance.

Mais, vers neuf heures du matin, après avoirfouillé l’île en tous sens, les détachements rentraient sans avoirrien trouvé.

Nulle trace.

Pas le plus petit indice.

Que faire ?

Que penser ?

D’Ussonville n’avait pas pris part auxrecherches ; comme un général en chef, il était resté à sonquartier général.

Connaissant son monde, sachant que personnen’épargnerait sa peine, sachant quels pisteurs étaient lesPeaux-Rouges, les Esquimaux, les trappeurs, il était sûr qu’aucuneffort ne serait épargné.

Avec le docteur, il se tenait prêt à partirsur la dernière voiture au premier appel.

Attente vaine.

Une morne tristesse plana sur le camp.

On l’aimait tant, cette jeune fille quiincarnait en elle la bravoure d’un peuple !

La fatigue, du reste, eut raison du chagrin etde l’inquiétude.

Après un repas rapide, tous les chercheurséreintés s’endormirent.

D’Ussonville, cependant, implacablementlogique, ordonna aux équipes d’ouvriers qui s’offraient de chercherà leur tour, de continuer le travail.

Après rapports qu’on lui avait faits, il avaitacquis la certitude que tous les coins de l’île avaient étéfouillés.

Dès lors il jugea inutile de lancer desouvriers en des recherches inutiles ; ce que les trappeursn’avaient pas trouvé, ils ne le trouveraient pas.

Chapitre 12SURPRISES

 

Mademoiselle de Pelhouër chassait.

Elle ne se doutait pas qu’elle était épiée duhaut d’un rocher.

Deux hommes étaient là. Nilson etl’Ours-Blanc.

Ils étaient à plat ventre.

Le premier, avec une longue-vue, inspectait lecamp et il dit :

– J’aperçois celle qu’ils appellentMlle de Pelhouër et son ordonnance.

– Elles ne vont pas avec les autreschasseurs.

» Ce sont celles-là qu’il faudraitprendre.

– Pourquoi ?

– Parce que, pour délivrer sa nièce,d’Ussonville, qui est milliardaire, paiera grosse rançon.

» Puis elles ne sont quedeux.

– Je les vois.

» Elles viennent par ici.

– Oui, mais elles obliqueront peut-être.

– Je ne crois pas.

» En tout cas, nous les attirerons.

» Va dire que l’on apporte l’ours.

Nilson s’éloigna et revint avec deux hommesqui portaient un ours blanc.

Deux hommes seulement pour un ours !

Il est vrai que ce n’était qu’une peau bourréede mousse, et recousue.

L’Ours-Blanc la fit poser à terre, au bas d’unpetit ressaut de terrain et bien en vue.

– Les lasseurs, dit-il, leurs lassospréparés, cachés derrière ce petit monticule, seront à bonne portéepour lasser les deux femmes.

» Et nous prêts à les soutenir.

Ayant tout disposé, les pattes de l’ours bienarrangées, la tête reposant dessus, l’Ours-Blanc se cacha luitroisième derrière le monticule.

Alors les trois hommes ensemble poussèrent deshurlements d’ours.

Nilson, resté à plat ventre en observation,dit bientôt :

– Ça va !

» Ça prend !

» Ça mord !

» Elles ont entendu !

» Elles viennent !

» Hurlez toujours !

Il attendit.

Mais quand il eut vuMlle de Pelhouër braquer sa lorgnette marinesur l’ours, puis continuer sa route, il dit :

– Elle l’a vu.

» Maintenant, sûr, elle vient àl’ours.

Il s’en alla en rampant.

– Attention, dit-il.

Les deux chasseresses venaient en se hâtant,heureuses de voir l’ours.

Celui-ci n’ayant garde de bouger et paraissantendormi, Mlle de Pelhouër dit :

– Celui-là sommeille.

» Ce n’est pas lui qui a hurlé.

» Il y a d’autres ours.

Nadali dit :

– C’est probable.

Et en riant :

– Espérons que, cette fois, ton fusil,maîtresse, ne fera pas le capricieux.

» En tous cas, je suis là et je ne tequitte pas ; je ne ferai pas comme l’autre jour, le tour de lapetite montagne.

– Mieux vaut, en effet, rester ensemble ;si des ours fuient, nous tirons assez bien pour les tuer de loin,de très loin même.

Elles approchaient.

– Les autres ours, ditMlle de Pelhouër, se taisent et celui-là dorttoujours.

À quarante pas les deux femmes s’arrêtèrent etMlle de Pelhouër visant l’animal tira.

L’ours ne bougea pas.

– Je ne l’ai pas manqué pourtant, s’écria lajeune fille.

» À l’autre œil.

Elle fit feu.

Pas le moindre mouvement de la part de l’ourset pour cause.

Mlle de Pelhouër enconclut :

– Je l’ai foudroyé !

» Avançons !

» Toutefois je surveille cet ours, toi tute défieras des autres et s’ils paraissent crie-moi :« Attention ! »

Elles approchèrent et il leur sembla que cetours était bizarre d’aspect.

Mlle de Pelhouërdit :

– Il est gonflé.

» Il semble crevé.

» Aurais-je tiré sur un oursmort !

Elle semblait dépitée.

Comme elles étaient presque sur l’animal, deuxcordes sifflèrent ; deux nœuds coulants s’abattirent, ellesfurent saisies, renversées, traînées…

Une bande de blancs et d’indiens s’abattit surelles et les garrottèrent.

Elles furent ensuite bâillonnées.

Puis elles furent rapidement emportées vers lamer sur les robustes épaules de deux Indiens ; toute la bandegagna la mer.

Là, un radeau sortit de dessous une falaisequi l’abritait.

Deux hommes la manœuvraient.

Tout le monde s’embarqua.

Ce radeau avait deux mâts et il était muni depagaies.

Il fit route pour gagner le continent.

Bon vent !

Tout favorisait les ravisseurs.

Chapitre 13OEIL-DE-LYNX

 

Le Sioux Œil-de-Lynx, depuis son mariage avecmistress Morton, s’habillait en gentleman.

Il laissait pousser sa barbe comme faisaientd’Ussonville et ses officiers.

Bel homme, cet ex-sauvage, et de très belletenue, très soucieux de correction.

Mistress Morton en prenait le plus grand soinet elle en avait la coquetterie.

Elle lui attachait sa cravate et elle ciraitelle-même ses moustaches.

Très claire semée, une barbe de Peau-Rouge etde poils rudes et noirs.

Œil-de-Lynx, par ces moustaches en croc trèslongues, mais très maigrement fournies, par ses favoris hérissés,avait l’air d’un chat en colère.

– Ne trouvez-vous pas, disait fièrementmistress Morton que master Morton ressemble à unmousquetaire ?

On était trop poli pour lui dire qu’il avaitplutôt l’air d’un matou.

Notez que mistress Morton avait donné son nom,à elle, au Sioux.

Celui-ci était du coup passé maître etmangeait avec les officiers.

Il en était très fier.

Peu, très peu parleur, il ne se mêlait à laconversation que quand il comprenait…

Il ne comprenait pas souvent…

Mais enfin il ne disait que des chosesjudicieuses, parfois originales.

Quand il racontait une aventure à lui arrivée,il la commençait ainsi :

– Quand j’étais Sioux…

Mistress Morton, si elle était là, ne manquaitjamais de se récrier :

– Inutile de rappeler ce souvenir !

D’autres fois, il disait :

– Je ne pourrais plus vivre dans une tribu depauvres sauvages.

Ou encore :

– Depuis que je suis un gentleman blanc…

On ne riait pas.

C’était un si brave homme et si brave.

Il se conduisait très bien avec mistressMorton ; mais il buvait…

Comme, après tout, c’est un vice anglais etque le Sioux portait très bien le rhum, ne paraissant pas ivre,mistress Morton passait là-dessus.

Mais elle avait fait son éducation et lacomplétait chaque jour.

Le Sioux se montrait très docile et trèsreconnaissant.

– John (elle l’avait baptisé John), on ne faitpas ceci.

» Schoking, John !

» On ne dit pas ça !

Éternel et monotone refrain !

Il y était habitué.

Deux choses le charmèrent dansMlle de Pelhouër qu’il portait dans soncœur.

D’abord, elle prenait parti pour lui, disant àsa tante qu’elle assommait son mari d’observations puériles.

Puis elle l’appelait son oncle.

Aussi, l’aimait-il de tout son cœur.

Il s’était mis à sa recherche et lui seuln’était pas rentré.

Il ne revint que six heures après lesautres.

On ne l’appelait pas pour rienŒil-de-Lynx.

Il avait vu, lui.

Il avait vu ce qui avait échappé aux regardsdes autres !

Chapitre 14SAGACITÉ

 

Le Sioux, avant toutes choses, commença parmanger copieusement.

Personne ne l’interrogea.

Inutile.

Il n’aurait pas répondu.

À son air, on voyait bien qu’il savait quelquechose.

On l’entourait.

– Quand il eut fini son repas, il allumagravement sa pipe et dit :

– Quand j’étais Sioux, je passais pour lemeilleur pisteur de la tribu.

» Depuis que je suis un gentleman blanc,je n’ai rien perdu de mes qualités.

» J’ai fait suivre, par mon chien, lapiste de ma nièce et de son ordonnance.

» Je suis arrivé à un tas de mousse à peuprès séchée, comme si on avait vidé un sac après l’avoirrempli.

» J’ai examiné cette mousse, me demandantce que cela signifiait de trouver ainsi de la mousse presque sècheamoncelée.

» En la secouant par petits paquets, j’yai trouvé deux balles.

Il tira de son carnier deux balles et lesmontra à d’Ussonville.

– Deux balles de nos fusils ! dit leSioux.

– Oui ! dit d’Ussonville.

– Ma nièce a tiré à quarante pas de la moussesur la mousse.

» J’ai vu, sur l’herbe, l’empreinte deses pieds et celle des pieds de son ordonnance.

» Le poids du corps, pendant l’arrêt, acouché les herbes fortement.

» Puis j’ai ramassé les culots des deuxballes que voici.

» Il y a eu piétinement.

» Quarante pas, c’est la bonne distancepour tirer un ours blanc.

» Mais pourquoi tirait-elle sur de lamousse ? En remuant cette mousse, je me suis aperçu qu’ellesentait l’ours blanc ou plutôt qu’elle avait l’odeur d’une peaufraîche de cet animal.

» J’ai compris.

» La mousse bourrait une peau d’ourscousue puis décousue après le coup.

» Ceux qui l’ont fait ont voulu emporterla peau et ont coupé les fils.

» Voilà des bouts de fils.

» Non des tendons dont se servent lesEsquimaux et les Peaux-Rouges, des fils européens…

» L’ours était un piège.

» Il y avait une embuscade.

» J’ai vu l’endroit où deux hommesguettaient à plat ventre, j’ai vu celui où trois autres attendaientle moment de lancer les lassos ; les herbes couchéesparlaient.

» J’ai vu que les deux femmes avaient étérenversées et liées.

» Voici un bout de ficelle ramassé parmoi ; les voleurs de femmes l’ont oublié.

» Puis deux hommes ont chargé les femmessur leurs épaules.

» Au milieu des pistes de plusieurshommes, on en voyait deux plus fortes, plus empreintes que lesautres.

» Mon chien m’a conduit au bord de lamer ; là, toute trace cessait.

» De là, je conclus qu’une bande a tenduun piège à ma nièce.

» Elle est venue en radeau, elle estrepartie en radeau ou en pirogue.

» Voilà ce que master Morton a vu avecles yeux d’Œil-de-Lynx.

– C’est bien, dit froidementM. d’Ussonville, le Sioux Œil-de-Lynx méritait son nom etdésormais master Morton s’appellera Le Voyant.

Puis il ajouta :

– Je vais préparer une expédition.

» Puisque la mer est libre de glace aupoint où les ravisseurs se sont embarqués, je vais fairetransporter sur nos voitures des canots avec lesquels nouschercherons les traces de ceux qui ont enlevéMlle de Pelhouër.

» Monsieur Le Voyant, vous serez notreguide.

Œil-de-Lynx se leva :

– Je jure, dit-il, de retrouver ma nièce morteou vivante.

Sur ce, tous ceux qui furent désignés pourcette expédition se préparèrent.

Nous la raconterons dans notre prochainvolume.

 

À SUIVRE : « UNE FRANÇAISE CAPTIVE CHEZ LESPEAUX-ROUGES »

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Tags: Louis Noir