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Une Étude en rouge

Une Étude en rouge

de Sir Arthur Conan Doyle

Chapitre 1M. Sherlock Holmes

En 1878, reçu médecin à l’Université de Londres, je me rendis à Netley pour suivre les cours prescrits aux chirurgiens de l’armée ; et là, je complétai mes études. On me désigna ensuite, comme aide-major, pour le 5e régiment de fusiliers de Northumberland en garnison aux Indes.

Avant que j’eusse pu le rejoindre, la seconde guerre d’Afghanistan avait éclaté. En débarquant à Bombay, j’appris que mon corps d’armée s’était engagé dans les défilés ; il avait même poussé très avant en territoire ennemi. A l’exemple de plusieurs autres officiers dans mon cas, je partis à sa poursuite aussitôt ; et je parvins sans encombre à Kandahar, où il stationnait. J’entrai immédiatement en fonctions.

Si la campagne procura des décorations et de l’avancement à certains, à moi elle n’apporta que déboires et malheurs. On me détacha de ma brigade pour m’adjoindre au régiment de Berkshire ; ainsi je participai à la fatale bataille de Maiwand. Une balle m’atteignit à l’épaule ; elle me fracassa l’os et frôla l’artère sous-clavière. Je n’échappai aux sanguinaires Ghazis que par le dévouement et le courage de mon ordonnance Murray : il me jeta en travers d’un cheval de bât et put me ramener dans nos lignes.

Épuisé par les souffrances et les privations. Je fus dirigé,avec un convoi de nombreux blessés, sur l’hôpital de Peshawar.Bientôt, j’entrai en convalescence ; je me promenais déjà dansles salles, et même j’allais me chauffer au soleil sous la véranda,quand la fièvre entérique me terrassa : c’est le fléau de noscolonies indiennes. Des mois durant, on désespéra de moi. Enfin jerevins à la vie. Mais j’étais si faible, tellement amaigri, qu’unecommission médicale décida mon rapatriement immédiat. Jem’embarquai sur le transport Oronte et, un mois plus tard,je posai le pied sur la jetée de Portsmouth. Ma santé étaitirrémédiablement perdue. Toutefois, un gouvernement paternelm’octroya neuf mois pour l’améliorer.

Je n’avais en Angleterre ni parents ni amis : j’étais aussilibre que l’air – autant, du moins, qu’on peut l’être avec unrevenu quotidien de neuf shillings et six pence !Naturellement, je me dirigeai vers Londres, ce grand cloaque où sedéversent irrésistiblement tous les flâneurs et tous les paresseuxde l’Empire. Pendant quelque temps, je menai dans un hôtel privé duStrand une existence sans but et sans confort ; je dépensaistrès libéralement. A la fin, ma situation pécuniaire m’alarma. Jeme vis en face de l’alternative suivante : ou me retirerquelque part à la campagne, ou changer du tout au tout mon train devie. C’est à ce dernier parti que je m’arrêtai ; et, pourcommencer, je résolus de quitter l’hôtel pour m’établir dans unendroit moins fashionable et moins coûteux.

Le jour où j’avais mûri cette grande décision, j’étais alléprendre un verre au Criterion Bar ; quelqu’un metoucha l’épaule. Je reconnus l’ex-infirmier Stamford, que j’avaiseu sous mes ordres à Barts. Pour un homme réduit à la solitude,c’était vraiment une chose agréable que l’apparition d’un visagefamilier. Auparavant Stamford n’avait jamais été un réel ami, mais,ce jour-là, je l’accueillis avec chaleur, et lui, parallèlement,parut enchanté de la rencontre. Dans l’exubérance de ma joie, jel’invitai à déjeuner au Holborn ; nous partîmesensemble en fiacre.

« A quoi avez-vous donc passé le temps, Watson ? medemanda-t-il sans dissimuler son étonnement, tandis que nousroulions avec une bruit de ferraille à travers les rues encombréesde Londres. Vous êtes aussi mince qu’une latte et aussi brun qu’unenoix ! »

Je lui racontai brièvement mes aventures.

« Pauvre diable ! fit-il avec compassion, après avoirécouté mon récit. Qu’est-ce que vous vous proposez de fairemaintenant ?

– Chercher un appartement, répondis-je. Peut-on se logerconfortablement à bon marché ?

– Voilà qui est étrange, dit mon compagnon. Vous êtes le secondaujourd’hui à me poser cette question.

– Qui était le premier ?

– Un type qui travaille à l’hôpital, au laboratoire de chimie.Ce matin, il se plaignait de ne pas pouvoir trouver avec quipartager un bel appartement qu’il a déniché : il est trop cherpour lui seul.

– Par Jupiter ! m’écriai-je. S’il cherche un colocataire,je suis son homme. La solitude me pèse, à la fin ! »

Le jeune Stamford me regarda d’un air assez bizarre par-dessusson verre de vin.

« Si vous connaissiez Sherlock Holmes, dit-il, vousn’aimeriez peut-être pas l’avoir pour compagnon.

– Pourquoi ? Vous avez quelque chose à dire contrelui ?

– Oh ! non. Seulement, il a des idées spéciales… Il s’estentiché de certaines sciences… Autant que j’en puisse juger, c’estun assez bon type.

– Il étudie la médecine, je suppose.

– Non. Je n’ai aucune idée de ce qu’il fabrique. Je le croisferré à glace sur le chapitre de l’anatomie, et c’est un chimistede premier ordre ; mais je ne pense pas qu’il ait jamaisréellement suivi des cours de médecine. Il a fait des étudesdécousues et excentriques ; en revanche, il a amassé un tas deconnaissances rares qui étonneraient les professeurs !

– Qu’est-ce qui l’amène au laboratoire ? Vous ne lui avezjamais posé la question ?

– Non, il n’est pas facile de lui arracher une confidence…Quoique, à ses heures, il soit assez expansif.

– J’aimerais faire sa connaissance, dis-je. Tant mieux s’il ades habitudes studieuses et tranquilles : je pourrai partageravec lui l’appartement. Dans mon cas, le bruit et la surexcitationsont contre-indiqués : j’en ai eu ma bonne part enAfghanistan ! Où pourrais-je trouver votre ami ?

– Il est sûrement au laboratoire, répondit mon compagnon, tantôtil fuit ce lieu pendant des semaines, tantôt il y travaille dumatin au soir. Si vous voulez, nous irons le voir aprèsdéjeuner.

– Volontiers », répondis-je.

La conversation roula ensuite sur d’autres sujets.

Du Holborn, nous nous rendîmes à l’hôpital. Cheminfaisant. Stamford me fournit encore quelques renseignements.

« Si vous ne vous accordez pas avec lui, il ne faudra pasm’en vouloir, dit-il. Tout ce que je sais à son sujet, c’est ce quedes rencontres fortuites au laboratoire ont pu m’apprendre. Maispuisque vous m’avez proposé l’arrangement, vous n’aurez pas à m’entenir responsable.

– Si nous ne nous convenons pas, nous nous séparerons, voilàtout ! Pour vouloir dégager comme ça votre responsabilité,Stamford, ajoutai-je en le regardant fixement, vous devez avoir uneraison. Laquelle ? L’humeur du type ? Est-elle siterrible ? Parlez franchement.

– Il n’est pas facile d’exprimer l’inexprimable !répondit-il en riant. Holmes est un peu trop scientifique pour moi,– cela frise l’insensibilité ! Il administrerait à un ami unepetite pincée de l’alcaloïde le plus récent, non pas, bien entendu,par malveillance, mais simplement par esprit scientifique, pourconnaître exactement les effets du poison ! Soyonsjuste ; il en absorberait lui-même, toujours dans l’intérêt dela science ! Voilà sa marotte : une science exacte,précise.

– Il y en a de pires, non ?

– Oui, mais la sienne lui fait parfois pousser les choses un peuloin… quand, par exemple, il bat dans les salles de dissection, lescadavres à coups de canne, vous avouerez qu’elle se manifeste d’unemanière pour le moins bizarre !

– Il bat les cadavres ?

– Oui, pour vérifier si on peut leur faire des bleus ! Jel’ai vu, de mes yeux vu.

– Et vous dites après cela qu’il n’étudie pas lamédecine ?

– Dieu sait quel est l’objet de ses recherches ! Nous voiciarrivés, jugez l’homme par vous-même. »

Comme il parlait, nous enfilâmes un passage étroit et nouspénétrâmes par une petite porte latérale dans une aile du grandhôpital. Là, j’étais sur mon terrain : pas besoin de guidepour monter le morne escalier de pierre et franchir le longcorridor offrant sa perspective de murs blanchis à la chaux et deportes peintes en marron foncé. A l’extrémité du corridor uncouloir bas et voûté conduisait au laboratoire de chimie.

C’était une pièce haute de plafond, encombrée d’innombrablesbouteilles. Çà et là se dressaient des tables larges et peuélevées, toutes hérissées de cornues, d’éprouvettes et de petiteslampes Bunsen à flamme bleue vacillante. La seule personne qui s’ytrouvait, courbée sur une table éloignée, paraissait absorbée parson travail. En entendant le bruit de nos pas, l’homme jeta unregard autour de lui. Il se releva d’un bond en poussant uneexclamation de joie :

« Je l’ai trouvé ! Je l’ai trouvé ! cria-t-il àmon compagnon en accourant, une éprouvette à la main. J’ai trouvéun réactif qui ne peut être précipité que parl’hémoglobine ! »

Sa physionomie n’aurait pas exprimé plus de ravissement s’ilavait découvert une mine d’or.

« Docteur Watson, M. Sherlock Holmes, dit Stamford ennous présentant l’un à l’autre.

– Comment allez-vous ? » dit-il cordialement

Il me serra la main avec une vigueur dont je ne l’aurais pas crucapable.

« Vous avez été en Afghanistan, à ce que je vois !

– Comment diable le savez-vous ? demandai-je avecétonnement.

– Ah çà !… »

Il rit en lui-même.

« La question du jour, reprit-il, c’estl’hémoglobine ! Vous comprenez sans doute l’importance de madécouverte ?

– Au point de vue chimique, oui, répondis-je, mais au point devue pratique…

– Mais, cher monsieur, c’est la découverte médico-légale la plusutile qu’on ait faite depuis des années ! Ne voyez-vous pasqu’elle nous permettra de déceler infailliblement les taches desang ? Venez par ici ! »

Dans son ardeur, il me prit par la manche et m’entraîna vers satable de travail.

« Prenons un peu de sang frais, dit-il. (Il planta dans sondoigt un long poinçon et recueillit au moyen d’une pipette le sangde la piqûre.) Maintenant j’ajoute cette petite quantité de sang àun litre d’eau. Le mélange qui en résulte, a, comme vous voyez,l’apparence de l’eau pure. La proportion du sang ne doit pas êtrede plus d’un millionième. Je ne doute pas cependant d’obtenir laréaction caractéristique. »

Tout en parlant, il jeta quelques cristaux blancs ; puis ilversa quelques gouttes d’un liquide incolore. Aussitôt le composéprit une teinte d’acajou sombre ; en même temps, une poussièrebrunâtre se déposa.

« Ah ! ah ! s’exclama-t-il en battant des mains,heureux comme un enfant avec un nouveau jouet. Que pensez-vous decela ?

– Cela me semble une expérience délicate, répondis-je.

– Magnifique ! Magnifique ! L’ancienne expérience parle gaïacol était grossière et peu sûre. De même, l’examen aumicroscope des globules du sang : il ne sert à rien si lestaches de sang sont vieilles de quelques heures. Or, que le sangsoit vieux ou non, mon procédé s’applique. Si on l’avait inventéplus tôt, des centaines d’hommes actuellement en liberté de par lemonde auraient depuis longtemps subi le châtiment de leurscrimes.

– En effet ! murmurai-je.

– Toutes les causes criminelles roulent là-dessus. Mettons quel’on soupçonne un homme d’un crime commis il y a plusieursmois ; on examine son linge et ses vêtements et on y décèledes taches brunâtres. Mais voilà : est-ce qu’il s’agit desang, de boue, de rouille ou de fruits ? Cette question aembarrassé plus d’un expert, et pour cause. Avec le procédéSherlock Holmes, plus de problème ! »

Au cours de cette tirade, ses yeux avaient jeté desétincelles ; il termina, la main sur le cœur, et s’inclinacomme pour répondre aux applaudissements d’une fouleimaginaire.

« Mes félicitations ! dis-je étonné de sonenthousiasme.

– Prenez le procès de von Bischoff à Francfort, l’annéedernière, reprit-il. A coup sûr, il aurait été pendu si l’on avaitconnu ce réactif. Il y a eu aussi Mason de Bradford, et le fameuxMuller, et Lefèvre de Montpellier et Samson de La Nouvelle-Orléans.Je pourrais citer vingt cas où mon test aurait été probant.

– Vous êtes les annales ambulantes du crime ! lançaStamford en éclatant de rire. Vous devriez fonder un journal :Les Nouvelles policières du Passé !

– Cela serait d’une lecture très profitable », dit SherlockHolmes en collant un petit morceau de taffetas gommé sur la piqûrede son doigt.

Se tournant vers moi, avec un sourire, il ajouta :

« Il faut que je prenne des précautions, car je tripote pasmal de poisons ! »

Il exhiba sa main ; elle était mouchetée de petits morceauxde taffetas et brûlée un peu partout par des acides puissants.

« Nous sommes venus pour affaires », dit Stamford.

Il s’assit sur un tabouret et il en poussa un autre versmoi.

« Mon ami, ici présent, cherche un logis. Comme vous n’avezpas encore trouvé de personne avec qui partager l’appartement, j’aicru bon de vous mettre en rapport. »

Sherlock Holmes parut enchanté.

« J’ai l’œil sur un appartement dans Baker Street, dit-il.Cela ferait très bien notre affaire. L’odeur du tabac fort ne vousincommode pas, j’espère ?

– Je fume moi-même le « ship », répondis-je.

– Un bon point pour vous. Je suis toujours entouré de produitschimiques ; et, à l’occasion, je fais des expériences. Celanon plus ne vous gêne pas ?

– Pas du tout.

– Voyons : quels sont mes autres défauts ? Ah !oui, de temps à autre, j’ai le cafard ; je reste plusieursjours de suite sans ouvrir la bouche. Il ne faudra pas croire alorsque je vous boude. Cela passera si vous me laissez tranquille. Avotre tour, maintenant. Qu’est-ce que vous avez à avouer ? Ilvaut mieux que deux types qui envisagent de vivre en communconnaissent d’avance le pire l’un de l’autre ! »

L’idée d’être à mon tour sur la sellette m’amusa.

« J’ai un petit bouledogue, dis-je. Je suis anti-bruitparce que mes nerfs sont ébranlés. Je me lève à des heuresimpossibles et je suis très paresseux. En bonne santé, j’ai biend’autres vices ; mais, pour le moment, ceux que je viensd’énumérer sont les principaux.

– Faites-vous entrer le violon dans la catégorie des bruitsfâcheux ? demanda-t-il avec anxiété.

– Cela dépend de l’exécutant, répondis-je. Un morceau bienexécuté est un régal divin, mais, s’il l’est mal !…

– Allons, ça ira ! s’écria-t-il en riant de bon cœur. C’estune affaire faite – si, bien entendu, l’appartement vous plaît.

– Quand le visiterons-nous ?

– Venez me prendre demain midi. Nous irons tout réglerensemble.

– C’est entendu, dis-je, en lui serrant la main. A midiprécis. »

Stamford et moi, nous le laissâmes au milieu de ses produitschimiques et nous marchâmes vers mon hôtel. Je m’arrêtai soudain,et, tourné vers lui :

« A propos, demandai-je, à quoi diable a-t-il vu que jerevenais de l’Afghanistan ? »

Mon compagnon eut un sourire énigmatique.

« Voilà justement sa petite originalité, dit-il. Il a undon de divination extraordinaire. Plusieurs ont cherché sans succèsà se l’expliquer.

– Oh ! un mystère ? A la bonne heure ! dis-je enme frottant les mains. C’est très piquant. Je vous sais gré de nousavoir mis en rapport. L’étude de l’homme est, comme vous le savez,le propre de l’homme.

– Alors, étudiez-le ! dit Stamford en prenant congé de moi.Mais vous trouverez le problème épineux !… Je parie qu’il enapprendra plus sur vous que vous n’en apprendrez sur lui. Auplaisir, Watson !

– Au plaisir ! » répondis-je.

Je déambulai vers mon hôtel, fort intrigué par ma nouvellerelation.

Chapitre 2La science de la déduction

Nous nous sommes retrouvés le lendemain comme il avait étéconvenu et nous avons inspecté l’appartement au 221, Baker Street,dont il avait parlé lors de notre rencontre. Le logis se composaitde deux confortables chambres à coucher et d’un seul studio, grand,bien aéré, gaiement meublé et éclairé par deux larges fenêtres.L’appartement nous parut si agréable et le prix, à deux, noussembla si modéré que le marché fut conclu sur-le-champ et que nousen prîmes possession immédiatement. Le soir même je déménageais del’hôtel tout ce que je possédais et le lendemain matin SherlockHolmes me suivait avec plusieurs malles et valises. Un jour oudeux, nous nous sommes occupés à déballer et à arranger nosaffaires du mieux possible. Cela fait, nous nous sommes installéstout doucement et nous nous sommes accoutumés à notre nouveaumilieu.

Holmes n’était certes pas un homme avec qui il était difficilede vivre. Il avait des manières paisibles et des habitudesrégulières. Il était rare qu’il fût encore debout après dix heuresdu soir et invariablement, il avait déjeuné et était déjà sortiavant que je ne me lève, le matin. Parfois il passait toute lajournée au laboratoire de chimie, d’autres fois, c’était dans lessalles de dissection, et de temps à autre en de longues promenadesqui semblaient le mener dans les quartiers les plus sordides de laville. Rien ne pouvait dépasser son énergie quand une crise detravail le prenait ; mais à l’occasion une forme de léthargies’emparait de lui et, pendant plusieurs jours de suite, il restaitcouché sur le canapé du studio, prononçant à peine un mot, bougeantà peine un muscle du matin jusqu’au soir. En ces circonstances j’airemarqué dans ses yeux une expression si vide, si rêveuse quej’aurais pu le soupçonner de s’adonner à l’usage de quelquenarcotique, si la sobriété et la rectitude de toute sa vien’eussent interdit une telle supposition.

À mesure que les semaines s’écoulaient, l’intérêt et lacuriosité avec lesquels je me demandais quel but il poursuivaitdevinrent peu à peu plus grands et plus profonds. Sa personne mêmeet son aspect étaient tels qu’ils ne pouvaient pas ne pas attirerl’attention de l’observateur le plus fortuit. Il mesurait un peuplus d’un mètre quatre-vingts, mais il était si maigre qu’ilparaissait bien plus grand. Ses yeux étaient aigus et perçants,excepté pendant ces intervalles de torpeur auxquels j’ai faitallusion, et son mince nez aquilin donnait à toute son expressionun air de vivacité et de décision. Son menton proéminent et carréindiquait l’homme résolu. Ses mains étaient constamment tachéesd’encre et de produits chimiques et pourtant il avait unedélicatesse extraordinaire du toucher, ainsi que j’avais eufréquemment l’occasion de le constater en le regardant manipulerses fragiles instruments.

Il se peut que le lecteur me considère comme incorrigiblementindiscret quand j’avoue à quel point cet homme excitait macuriosité et combien de fois j’ai tenté de percer le silence qu’ilobservait à l’égard de tout ce qui le concernait. Avant de mejuger, pourtant, qu’on se rappelle à quel point ma vie était alorssans objet et combien peu de choses étaient capables de retenir monattention. Ma santé m’empêchait de m’aventurer au-dehors à moinsque le temps ne fût exceptionnellement beau ; je n’avais aucunami qui vînt me rendre visite et rompre la monotonie de monexistence quotidienne. Dans ces conditions j’accueillais avecempressement le petit mystère qui entourait mon compagnon et jepassais une grande partie de mon temps à m’efforcer de lerésoudre.

Il n’étudiait pas la médecine. Lui-même, en réponse à unequestion, m’avait confirmé l’opinion de Stamford à ce sujet. Ilsemblait n’avoir suivi aucune série de cours qui fussent de natureà lui valoir un diplôme dans une science quelconque ou à lui ouvrirl’accès des milieux scientifiques. Et pourtant son zèle pourcertaines études était remarquable, et, dans certaines limites, sesconnaissances étaient si extraordinairement vastes et minutieusesque ses observations m’ont bel et bien étonné. À coup sûr, nulhomme ne voudrait travailler avec tant d’acharnement pour acquérirdes informations si précises, s’il n’avait en vue un but biendéfini. Les gens qui s’instruisent à bâtons rompus se font rarementremarquer par l’exactitude de leur savoir. Personne ne s’encombrel’esprit de petites choses sans avoir à cela de bonnes raisons.

Son ignorance était aussi remarquable que sa science. De lalittérature contemporaine, de la philosophie, de la politique, ilparaissait ne savoir presque rien. Un jour que je citais Carlyle,il me demanda de la façon la plus candide qui ça pouvait être et cequ’il avait fait. Ma surprise fut à son comble, pourtant, quand jedécouvris qu’il ignorait la théorie de Copernic et la compositiondu système solaire. Qu’un être humain civilisé, au dix-neuvièmesiècle, ne sût pas que la terre tournait autour du soleil me parutêtre une chose si extraordinaire que je pouvais à peine lecroire.

– Vous paraissez étonné, me dit-il, en soupirant de mastupéfaction. Mais, maintenant que je le sais, je ferai de monmieux pour l’oublier.

– Pour l’oublier !

– Voyez-vous, je considère que le cerveau de l’homme est, àl’origine, comme une petite mansarde vide et que vous devez yentasser tels meubles qu’il vous plaît. Un sot y entasse tous lesfatras de toutes sortes qu’il rencontre, de sorte que le savoir quipourrait lui être utile se trouve écrasé ou, en mettant les chosesau mieux, mêlé à un tas d’autres choses, si bien qu’il estdifficile de mettre la main dessus. L’ouvrier adroit, au contraire,prend grand soin de ce qu’il met dans la mansarde, dans soncerveau. Il n’y veut voir que les outils qui peuvent l’aider dansson travail, mais il en possède un grand assortiment et tous sontrangés dans un ordre parfait. C’est une erreur de croire que cettepetite chambre a des murs élastiques et qu’elle peut s’étendreindéfiniment. Soyez-en sûr il vient un moment où, pour chaquenouvelle connaissance que nous acquérons, nous oublions quelquechose que nous savons. Il est donc de la plus haute importance dene pas acquérir des notions inutiles qui chassent les faitsutiles.

– Mais le système solaire ! protestai-je.

– En quoi diable m’importe-t-il ? et sa voix étaitimpatiente. Vous dites que nous tournons autour du soleil ; sinous tournions autour de la lune ça ne ferait pas deux liards dedifférence pour moi ou pour mon travail !

J’étais sur le point de lui demander ce que ce travail pouvaitêtre, mais quelque chose dans sa manière me montra que la questionne serait pas bien accueillie. Je réfléchis toutefois à notrecourte conversation, et m’efforçai d’en tirer mes déductions. Ilm’avait dit qu’il ne voulait pas acquérir des connaissances quisoient sans rapport avec son travail. Par conséquent, toute lascience qu’il possédait était susceptible de lui servir.J’énumérai, en pensée, les domaines divers dans lesquels il m’avaitlaissé voir qu’il était bien informé. Je pris même un crayon et lesnotai sur le papier. Quand j’eus terminé mon bilan, je ne pusm’empêcher d’en sourire. Le voici :

Sherlock Holmes – Ses limites

1. Connaissances en Littérature : Néant.

2. Connaissances en Philosophie : Néant.

3. Connaissances en Astronomie : Néant.

4. Connaissances en Politique : Faibles.

5. Connaissances en Botanique : Médiocres, connaît bien labelladone, l’opium et les poisons en général. Ignore tout dujardinage.

6. Connaissances en Géologie : Pratiques, mais limitées.Dit au premier coup d’œil les différentes espèces de sol ;après certaines promenades a montré des taches sur son pantalon etm’a dit, en raison de leur couleur et de leur consistance, dequelle partie de Londres elles provenaient.

7. Connaissances en Chimie : Très fort.

8. Connaissances en Anatomie : Précis, mais sanssystème.

9. Connaissances en Littérature passionnelle : Immenses. Ilsemble connaître tous les détails de toutes les horreurs commisespendant ce siècle.

10. Joue bien du violon.

11. Est un maître à la canne, à la boxe et à l’épée.

12. Bonne connaissance pratique de la loi anglaise.

Quand j’en fus arrivé là de ma liste, de désespoir je la jetaiau feu.

« Si je ne puis trouver ce que cet homme a en vue enfaisant aller de front toutes ces qualités et si je suis incapablede découvrir une profession qui les requiert toutes, me dis-je,autant y renoncer tout de suite. »

Je vois que j’ai fait allusion plus haut à ses talents devioloniste. Son don sous ce rapport était très grand, mais aussiexcentrique que tous les autres. Qu’il pût s’attaquer à despartitions difficiles, je le savais, parce que, à ma prière ilm’avait joué quelques Lieder de Mendelssohn et de mesautres compositeurs favoris ; cependant il ne consentait querarement à jouer des morceaux connus.

Le soir, renversé dans son fauteuil, il fermait les yeux et,comme en pensant à autre chose, grattait son violon qu’il avaitposé sur ses genoux. Parfois les cordes étaient sonores etmélancoliques, parfois fantasques et joyeuses. De toute évidence,elles reflétaient les pensées qui l’occupaient, mais quant à savoirsi la musique l’aidait à penser ou si le jeu était simplement lerésultat d’un caprice ou d’une fantaisie, c’est plus que je nesaurais dire. J’aurais pu protester contre ces solos exaspérants,si cela ne s’était ordinairement terminé par une succession rapidede mes airs favoris qui constituait en quelque sorte une légèrecompensation pour l’épreuve à laquelle ma patience étaitsoumise.

Pendant la première semaine nous n’eûmes pas de visiteurs et jecommençais à croire que mon compagnon avait aussi peu d’amis quemoi-même. Bientôt, toutefois, je m’aperçus qu’il avait beaucoup deconnaissances, et cela dans les classes les plus diverses de lasociété. Ce fut d’abord un petit bon homme blême, à figure de ratet aux yeux sombres qui me fut présenté comme M. Lestrade etqui vint trois ou quatre fois dans la même semaine. Un matin, cefut une jeune fille qui vint. Habillée à la dernière mode, elles’attarda une heure, si ce n’est plus. L’après-midi du même jouramena un visiteur assez pauvrement vêtu ; il était grisonnantet ressemblait à un colporteur juif ; il me parut fort excitéet il fut suivi de très près par une femme déjà avancée en âge ettout à fait négligée. En une autre occasion, un monsieur à cheveuxblancs eut avec lui une entrevue ; un autre jour vint unporteur de gare, dans son uniforme de velours. Quand l’un de cesindéfinissables visiteurs se présentait, Holmes me priait de lelaisser disposer du studio et je me retirais dans ma chambre. II nemanquait jamais de s’excuser de me déranger ainsi :

– Il faut, disait-il, que cette pièce me serve de cabinetd’affaires ! Ces gens sont mes clients.

C’était une nouvelle occasion de lui demander de but en blanc dequelles affaires il s’agissait, mais mes scrupules m’empêchaient deforcer un homme à se confier à moi.

Je m’imaginais alors qu’il avait de graves raisons de ne pas yfaire allusion. Toutefois il dissipa bientôt cette idée en abordantlui-même ce sujet. C’était, j’ai de bonnes raisons de m’ensouvenir, le 4 mars. Ce jour-là je m’étais levé un peu plus tôt qued’habitude et j’avais constaté que Sherlock Holmes n’avait pasencore achevé son petit déjeuner. Notre hôtesse était tellementhabituée à mes heures tardives qu’elle n’avait pas mis mon couvertou préparé mon café. Avec une vivacité irréfléchie, j’agitai lasonnette et, assez sèchement, lui déclarai que j’étais prêt.Là-dessus, je pris sur la table une revue et essayai de lire pourpasser le temps pendant que mon compagnon mangeait en silence sesrôties. Le titre d’un des articles de la revue avait été marquéd’un coup de crayon ; naturellement je me mis à leparcourir.

Sous un titre plutôt prétentieux « Le Livre de laVie », il essayait de montrer tout ce qu’un observateurpouvait apprendre d’un examen minutieux et systématique de tout cequi se présentait à lui. Le tout me parut un remarquable mélange definesse et d’absurdité. Le raisonnement était serré, mais lesdéductions me paraissaient tirées par les cheveux et exagérées.L’auteur prétendait pénétrer les pensées les plus intimes d’unhomme par une expression momentanée de sa figure, par le mouvementd’un muscle, par un regard fugitif. Pour une personne rompue àobserver et à analyser, l’erreur devenait chose impossible. Sesconclusions étaient aussi infaillibles qu’autant de propositionsd’Euclide. Ses résultats apparaissaient si étourdissants auxnon-initiés, que, tant qu’ils ne connaissaient pas la méthode pourles obtenir, ils pouvaient soupçonner leur auteur d’êtresorcier.

« En partant d’une goutte d’eau, disait l’auteur, unlogicien pourrait déduire la possibilité d’un océan Atlantique oud’un Niagara, sans avoir vu l’un ou l’autre, sans même en avoirjamais entendu parler. Ainsi toute la vie est une vaste chaîne dontla nature nous devient connue chaque fois qu’on nous en montre unseul anneau. Comme tous les autres arts, la Science de la Déductionet de l’Analyse est un art que l’on ne peut acquérir que par unelongue et patiente étude, et la vie n’est pas assez longue pourpermettre à un homme, quel qu’il soit, d’atteindre à la plus hauteperfection possible en cet art. Avant de s’appliquer aux aspectsmoraux et mentaux de ce sujet qui sont ceux qui présentent les plusgrandes difficultés, le chercheur fera bien de commencer parrésoudre des problèmes plus élémentaires. Quand il rencontre unhomme, qu’il apprenne, rien qu’en le regardant, à connaîtrel’histoire de cet homme, la profession, son métier. Tout puéril quecet exercice puisse paraître, il aiguise les facultés d’observationet il vous apprend où l’on doit regarder et ce que l’on doitchercher. Les ongles d’un homme, les manches de son vêtement, lesgenoux de son pantalon, les callosités de son index et de sonpouce, ses manchettes, son attitude, toutes ces choses révèlentnettement le métier d’un individu. Il est presque inconcevable que,si tous ces éléments sont réunis, ils ne suffisent pas pouréclairer le chercheur expérimenté. »

– Quel impossible fatras ! criai-je, en rejetant la revuesur la table. Je n’ai de ma vie lu de telles sornettes.

– Qu’est-ce que c’est ? dit Sherlock Holmes.

– Eh bien ! cet article ! Je vois que vous l’avez lu,puisque vous l’avez marqué. Je ne nie point qu’il soit bien écrit.Mais il m’irrite tout de même. Il est évident que c’est là unethéorie bâtie par un oisif qui, dans son fauteuil, de son cabinetde travail, déroule gentiment tous ces petits paradoxes. J’aimeraisle coincer dans un wagon de seconde classe du métro pour luidemander de me dire les métiers de tous les voyageurs. J’engageraisavec lui un pari à mille contre un.

– Vous perdriez votre argent. Quant à l’article, j’en suisl’auteur.

– Vous ?

– Oui. L’observation et la déduction, j’ai un faible pour cesdeux choses-là. Les théories que j’ai formulées là et qui voussemblent si chimériques sont, en réalité, extrêmement pratiques, sipratiques que j’en dépends pour mon pain et mon sel.

– En quoi ? dis-je, involontairement.

– Eh bien ! j’ai un métier qui m’est propre. Je suppose queje suis son seul adepte au monde. Je suis détective consultant, sivous pouvez comprendre ce que c’est. Ici, à Londres, nous avons desquantités de détectives officiels, des quantités de détectivesprivés. Quand ces gens-là se trouvent en défaut, ils viennent à moiet je m’arrange pour les remettre sur la bonne piste. Ilsm’exposent les faits, les témoignages et je peux, en général, grâceà ma connaissance de l’histoire criminelle, leur indiquer la bonnevoie. Il y a une forte ressemblance de famille entre tous lesméfaits, et si on possède sur le bout des doigts les détails d’unmillier de crimes, il est bien extraordinaire que l’on ne puissedébrouiller le mille et unième. Lestrade est un détective bienconnu. Dernièrement il s’est fourvoyé à propos d’une histoire defaux, et c’est ce qui l’a amené ici.

– Et les autres ?

– Ils me viennent pour la plupart d’agences de recherchesprivées. Ce sont des gens qui se trouvent dans l’embarras pour unechose ou une autre et qui ont besoin d’être renseignés, d’y voirplus clair. J’écoute leur histoire, ils écoutent mes conseils etj’empoche mes honoraires.

– Mais vous ne prétendez pas que, sans quitter votre chambre,vous pouvez résoudre ces difficultés à quoi d’autres n’ont pu riencomprendre, alors qu’eux ont tout vu ?

– Exactement. J’ai sous ce rapport une sorte d’intuition. Detemps en temps il se présente un cas plus compliqué. Alors il fautque je me démène un peu et que je voie les choses de mes propresyeux. Vous comprenez, j’ai énormément de connaissances spécialesque j’applique au problème et qui me facilitent étonnamment leschoses. Les règles de déduction exposées dans l’article qui vientde provoquer votre mépris me sont d’une valeur inestimable dans lapratique. L’observation, chez moi, est une seconde nature. Vousavez paru surpris quand, à notre première rencontre, je vous ai ditque vous reveniez de l’Afghanistan.

– On vous l’avait dit, sans doute.

– Pas du tout. Je savais que vous reveniez de l’Afghanistan. Parsuite d’une longue habitude, toute une série de pensées m’a sirapidement traversé l’esprit que je suis arrivé à cette conclusionsans avoir eu conscience des étapes intermédiaires. Ces étapesexistent pourtant. Mon raisonnement coordonné, le voici. Cegentleman est du type médecin, mais il a l’air d’un militaire.Sûrement c’est un major. Il revient des tropiques, car son visageest très brun, mais ce n’est pas la couleur naturelle de sa peau,puisque ses poignets sont blancs. Il a enduré des privations, il aété malade : son visage l’indique clairement. Il a été blesséau bras, à en juger par la raideur peu naturelle de celui-ci. Dansquelle partie des tropiques un major de l’armée anglaise peut-ilavoir subi tant de privations et avoir été blessé au bras ?Évidemment en Afghanistan. Tout cet enchaînement de pensées n’a paspris une seconde et je vous ai fait cette remarque que vous veniezde l’Afghanistan, dont vous avez été étonné.

– Expliqué ainsi, c’est assez simple, dis-je en souriant. Vousme rappelez le Dupin de Poe. Je ne supposais pas qu’un type de cegenre existait en dehors des romans.

Sherlock Holmes se leva et alluma sa pipe.

– Sans doute croyez-vous me faire un compliment en me comparantà Dupin. Or, à mon avis, Dupin était un être très inférieur. Cettefaçon qu’il avait de deviner les pensées de ses amis après un quartd’heure de silence était très prétentieuse et superficielle. Ilavait, sans doute, un certain génie de l’analyse, mais il n’étaitnullement un phénomène comme Poe semblait l’imaginer.

– Avez-vous lu les ouvrages de Gaboriau ? Lecoqapproche-t-il de votre idée d’un détective ?

Sherlock Holmes eut un mouvement ironique.

– Lecoq, dit-il d’un ton irrité, Lecoq était un gaffeur. Iln’avait qu’une chose en sa faveur : son énergie. Ce livre m’apositivement rendu malade. Il s’agissait d’identifier un prisonnierinconnu. Je l’aurais fait, moi, en vingt-quatre heures. Lecoq y amis un mois ou presque. Cet ouvrage pourrait constituer à l’usagedes détectives un livre élémentaire destiné à leur apprendre cequ’il faut éviter.

Je ressentais quelque indignation de voir ainsi maltraiter deuxpersonnages que j’avais admirés. Je m’avançai jusqu’à la fenêtre etrestai là à regarder la rue affairée, en pensant : «Cegarçon-là est peut-être très fort, mais il est certainement trèsfat.»

Il n’y a pas de crimes et il n’y a pas de criminels de nosjours, dit-il d’un ton de regret. À quoi cela sert-il d’avoir uncerveau dans notre profession ? Je sais bien que j’ai en moice qu’il faut pour que mon nom devienne célèbre. Il n’y a aucunhomme, il n’y en a jamais eu qui ait apporté une telle sommed’étude et de talent naturel à la déduction du crime. Et quel enest le résultat ? Il n’y a pas de crimes à découvrir ;tout au plus quelque maladroite crapulerie ayant des motifs sitransparents que même un agent de Scotland Yard y voit clair toutde suite.

Sa manière prétentieuse continuait de m’ennuyer ; je crusqu’il valait mieux changer le sujet de la conversation.

– Je me demande ce que cherche ce type là-bas, demandai-je,désignant un grand individu habillé simplement qui suivait l’autrecôté de la rue, en examinant anxieusement les numéros.

Il tenait à la main une grande enveloppe bleue et, de touteévidence, portait un message.

– Vous parlez de ce sergent d’infanterie de marine ? ditSherlock Holmes.

« Prétention et vantardise ! pensai-je à part moi. Ilsait bien que je ne peux vérifier ce qu’il prétenddeviner. »

Cette pensée m’avait à peine passé par la tête que l’homme quenous regardions, apercevant le numéro de notre maison, traversa larue en courant. Nous entendîmes frapper bruyamment à la ported’entrée, puis une grosse voix, et enfin des pas lourds quimontaient l’escalier.

– Pour M. Sherlock Holmes, dit-il en entrant dans notrestudio et en tendant la lettre à mon ami.

Une occasion se présentait de rabattre un peu la vanité deHolmes qui ne la prévoyait guère tout à l’heure, quand il selivrait à ses conjectures hasardeuses.

– Puis-je vous demander, mon brave, dis-je doucement, quel estvotre métier ?

– Commissionnaire, monsieur, dit-il d’une voix brusque. Monuniforme est en réparation.

– Et qu’est-ce que vous faisiez avant ?

Ce disant, je regardais malicieusement mon compagnon.

– Sergent, monsieur, dans l’infanterie de marine. Pas deréponse, monsieur ? Parfait.

Il fit claquer ses talons l’un contre l’autre, leva la main pournous saluer et disparut.

Chapitre 3Le mystère de Lauriston Gardens

Cette preuve toute fraîche que les théories de mon compagnonétaient applicables m’ébranla. Du même coup, crût mon respect poursa puissance d’analyse. Toutefois, je me demandais encore si toutcela n’avait pas été préparé pour m’éblouir ; mais quelintérêt aurait eu Sherlock Holmes à m’en imposer de la sorte ?Je le regardai ; il avait fini de lire la lettre et ses yeuxavaient pris une expression vague, terne, qui marquait chez lui lapréoccupation.

« Comment diable avez-vous pu deviner cela ?demandai-je.

– Deviner quoi ? fit-il sans aménité.

– Eh bien, qu’il était un sergent de marine enretraite ?

– Je n’ai pas de temps à perdre en bagatelles ! répondit-ilavec brusquerie avant d’ajouter dans un sourire : excusez marudesse ! Vous avez rompu le fil de mes pensées. Mais c’estpeut-être aussi bien. Ainsi donc vous ne voyiez pas que cet hommeétait un sergent de marine ?

– Non, certainement pas !

– Décidément, l’explication de ma méthode me coûte plus que sonapplication ! Si l’on vous demandait de prouver que deux etdeux font quatre, vous seriez peut-être embarrassé ; etcependant, vous êtes sûr qu’il en est ainsi. Malgré la largeur dela rue, j’avais pu voir une grosse ancre bleue tatouée sur le dosde la main du gaillard. Cela sentait la mer. Il avait la démarchemilitaire et les favoris réglementaires ; c’était, à n’en pasdouter, un marin. Il avait un certain air de commandement etd’importance. Rappelez-vous son port de tête et le balancement desa canne ! En outre, son visage annonçait un homme d’âgemoyen, sérieux, respectable. Tous ces détails m’ont amené à penserqu’il était sergent.

– C’est merveilleux ! m’écriai-je.

– Peuh ! L’enfance de l’art ! dit Holmes, mais d’unair qui me parut trahir sa satisfaction devant ma surprise et monadmiration manifestes. Tout à l’heure, j’ai dit qu’il n’y avaitplus de criminels. J’avais tort, à ce qu’il paraît. Voyezplutôt. »

Il me lança la lettre apportée par le commissionnaire.

« C’est épouvantable ! m’écriai-je après avoirparcouru quelques lignes.

– Voilà qui semble, en effet sortir de l’ordinaire, dit-il avecsang-froid. Auriez-vous l’obligeance de me la relire à hautevoix ?

Voici la lettre :

« Cher Monsieur Sherlock Holmes,

« Il y a eu une triste affaire au numéro trois de LauristonGardens, qui aboutit à Brixton Road. Vers deux heures du matin,notre agent de service vit une lumière dans la maison ; cefait éveilla ses soupçons, car il s’agit d’une maison inhabitée. Iltrouva la porte ouverte et, dans la pièce de devant, qui est sansmeuble, il découvrit la dépouille mortelle d’un individu bien mis,ayant dans sa poche des cartes au nom d’Enoch J. Drebber,Cleveland, Ohio, U.S.A. Il n’y a pas eu de vol et il n’y a pas nonplus d’indice qui nous révèle la façon dont cet homme a trouvé lamort. On a relevé des traces de sang dans la pièce, mais le cadavrene porte aucune blessure. Nous ne nous expliquons pas sa présencedans cette maison vide ; en fait, cette affaire est uncasse-tête ! Si vous pouvez venir sur les lieux avant midi,vous m’y trouverez. En attendant votre réponse, j’ai laissé toutcomme c’était. Si vous ne pouvez pas venir, je vous communiqueraide plus amples détails. Vous m’obligeriez beaucoup en me réservantla faveur de me dire votre opinion.

« Agréez, cher Monsieur, etc.

Tobias Gregson. »

« Gregson est le meilleur limier de Scotland Yard, dit monami. Lui et Lestrade sont le dessus du panier, ce qui ne veut pasdire qu’ils valent grand-chose ! Rapides et énergiques, ilssont en revanche routiniers de façon scandaleuse. Par-dessus lemarché, ils travaillent à couteaux tirés : jaloux l’un del’autre comme des vedettes ! L’affaire ne manquera pas depiquant si on les lance tous deux sur la piste ! »

Sa tranquillité me renversait. Je m’écriai :

« Vous n’avez pas un moment à perdre ! Faut-il allervous chercher un fiacre ?

– Je ne sais pas encore si j’irai là-bas. Il n’y a pas plusparesseux que moi, du moins quand la flemme me prend ;d’autres fois, je suis assez allant…

– Mais c’est la chance de votre vie, Holmes !

– Bah ! En supposant que je tire la chose au clair, vouspouvez être sûr que Gregson, Lestrade et consorts s’en attribueronttout le mérite. C’est l’inconvénient de ne pas être un personnageofficiel.

– Gregson mendie votre aide…

– En effet, il reconnaît que je lui suis supérieur ; il mel’avoue bien dans le tête-à-tête, mais il s’arracherait la langueplutôt que d’en convenir en présence d’un tiers ! Allons quandmême voir. Je ferai ma petite enquête personnelle. Si je n’y trouvepas mon compte, du moins je m’amuserai aux dépens de mes collègues…En route ! »

Chez lui succéda soudain à sa flemme un accès d’activité ;il sauta sur son pardessus, puis :

« Prenez votre chapeau, dit-il.

– Vous voulez bien de moi ?

– Oui, si vous n’avez rien de mieux à faire ! »

L’instant d’après, nous roulions ensemble à une allurevertigineuse vers Brixton Road.

La matinée était brumeuse, nuageuse. Le voile brun foncé quienveloppait le toit des maisons semblait le reflet des rues pleinesde boue. Mon compagnon était en verve. Il discourait sur lesviolons de Crémone, sur les mérites relatifs du stradivarius et del’amati. Quant à moi, je restais silencieux, déprimé par le tempsmaussade comme par la lugubre affaire où nous nous engagions.

A la fin, j’interrompis Holmes au beau milieu de sadissertation.

« Vous ne semblez pas penser beaucoup à l’affaire.

– Faute de données, répondit-il. Chercher une explication avantde connaître tous les faits est une erreur capitale. Le jugements’en trouve faussé.

– Vous aurez bientôt vos données, dis-je. Car nous arrivons àBrixton Road. Voici la maison, si je ne me trompe.

– En effet… Conducteur, arrêtez-nous ! »

Nous en avions encore pour une centaine de mètres, mais ilinsista pour descendre tout de suite. Nous fîmes à pied le reste duchemin.

Le numéro 3 de Lauriston Gardens offrait un aspect sinistre etmenaçant. C’était une des quatre maisons qui se dressaient enretrait à quelque distance de la rue ; deux d’entre ellesétaient habitées, les deux autres étaient vides. La dernière avaittrois rangées de fenêtres sans rideaux, mélancoliques, nues,désolées ; ici et là, sur les vitres sales, s’étalait unécriteau : « A louer ». Un petit jardin parsemé detouffes de plantes malingres séparait chaque maison de larue ; il était traversé par une allée étroite de couleurjaunâtre, mélange d’argile et de gravier. La pluie tombée pendantla nuit avait tout détrempé. Le jardin était bordé par un mur debriques, haut d’un mètre et muni d’une balustrade en bois. A ce murétait adossé un robuste agent de police entouré d’un petit groupede badauds qui allongeaient le cou et écarquillaient les yeux dansle vain espoir de surprendre quelque chose de l’enquête menée àl’intérieur.

Je m’étais imaginé que Sherlock Holmes s’engouffrerait dans lamaison pour se plonger aussitôt en plein mystère.

Au contraire, il prit un air insouciant qui, en la circonstance,frisait l’affectation ; nonchalamment, il arpenta le trottoir,effleurant du regard le sol, le ciel, les maisons d’en face, labalustrade. Puis il descendit l’allée ou plutôt la bordure d’herbequi longeait l’allée, les yeux rivés au gazon. Il s’arrêta à deuxreprises. Une fois, je l’entendis pousser un cri de joie. Le solhumide et argileux avait conservé les empreintes de plusieurs pas.Mais, comme les policiers, dans leurs allées et venues, l’avaientfoulé tant et plus, je ne pouvais m’expliquer que mon compagnon pûtencore en espérer quelque révélation. Toutefois, je savais que làoù, moi, je n’apercevais rien, lui distinguait une foule dechoses : il m’avait déjà donné une preuve extraordinaire del’acuité de son regard.

A la porte d’entrée, un homme de haute taille nousaccueillit ; il avait un visage blafard et des cheveux couleurde lin ; il tenait à la main un calepin. Il se précipita etserra avec reconnaissance la main de mon compagnon.

« C’est vraiment chic à vous d’être venu ! dit-il.J’ai laissé tout intact.

– A part le jardin, répondit mon ami en désignant l’allée. Untroupeau de bisons n’aurait pas fait plus de dégâts ! J’espèreque vous avez pris la précaution d’examiner le terrain avantd’autoriser vos hommes à le piétiner…

– C’est que j’ai eu beaucoup de choses à faire là-dedans,répondit évasivement le détective. Mon collègue M. Lestradeest sur les lieux. J’avais pensé qu’il s’en chargerait. »

Holmes me jeta un coup d’œil, puis relevant lessourcils :

« Quand deux hommes tels que vous et Lestrade sont sur lemême terrain, dit-il ironiquement, que reste-t-il à faire à untroisième ? »

Gregson se frotta les mains content de lui-même.

« J’estime que nous avons fait tout ce qui était en notrepouvoir, répondit-il. Mais c’est un cas étrange et je connais votregoût pour ce genre d’affaires.

– Vous n’êtes pas venu en fiacre ? demanda SherlockHolmes.

– Non.

– Et Lestrade ?

– Non plus…

– Alors, allons voir la chambre. »

Sur cette conclusion inattendue, il pénétra à grands pas dans lamaison, suivi de Gregson étonné.

Un petit corridor au plancher nu et poussiéreux conduisait à lacuisine et à l’office. A gauche et à droite, il y avait deuxportes : l’une était apparemment fermée depuis plusieurssemaines ; l’autre donnait sur la salle à manger, la piècemême où s’était accompli le crime. Holmes y pénétra et je lesuivis, non sans appréhension.

C’était une grande chambre carrée que l’absence de tout meubleagrandissait encore. Un papier vulgaire tendait les murs, souilléde taches d’humidité : par place il pendait en longuesdéchirures qui laissaient à découvert le plâtre jaune. En face dela porte était une cheminée prétentieuse. A un bout de la tabletteen faux marbre blanc, on avait planté une bougie rouge. L’uniquefenêtre, très sale, filtrait une lueur trouble et incertaine quifaisait apparaître gris foncé toutes les choses, du resteensevelies sous une épaisse couche de poussière.

Ces détails, je les observai un peu plus tard. Mon attention futd’abord captée par la forme humaine sinistrement immobile quigisait sur le parquet ; grands ouverts, les yeux videsregardaient avec fixité le plafond déteint. C’était le cadavre d’unhomme d’environ quarante-trois, quarante-quatre ans, de taillemoyenne, large d’épaules, avec des cheveux noirs et crépus et unebarbe de trois jours. Il portait un habit et un gilet de drap épaiset un pantalon clair. Son col et ses manchettes étaient d’uneblancheur immaculée. Un chapeau haut de forme, bien brossé etlustré, était posé sur le parquet, à côté de lui. Ses mains étaientcrispées et ses bras étendus, tandis que ses membres inférieursétaient entrecroisés. L’agonie avait dû être douloureuse ! Sonvisage rigide conservait une expression d’horreur ; je crus ylire de la haine aussi. Une grimace méchante, un front bas, un nezépaté, une mâchoire avancée donnaient à la victime une apparencesimiesque. Sa posture insolite, recroquevillée, accusait encoredavantage cette ressemblance. Il m’a été donné de voir la mort sousbien des aspects, mais elle ne m’est jamais apparue plus effroyableque dans cette maison macabre qui donnait sur l’une des artèresprincipales de la banlieue de Londres.

Lestrade, mince de taille, la mine chafouine, se tenait près dela porte. Il nous salua.

« Cette affaire fera sensation ! dit-il. Elle passetout ce que j’ai vu, et pourtant je ne suis plus unnouveau-né !

– Toujours pas d’indice ? s’enquit Gregson.

– Toujours pas ! » répondit Lestrade en écho.

Sherlock Holmes s’approcha du corps. Il s’agenouilla etl’examina attentivement.

« Vous êtes sûrs qu’il n’a pas été blessé ?demanda-t-il en montrant du doigt alentour des caillots et deséclaboussures de sang.

– Absolument ! s’exclamèrent ensemble les deuxdétectives.

– Il faut donc que ce sang appartienne à un autre individu, aumeurtrier, si meurtre il y a. Cela me rappelle les circonstancesqui ont accompagné la mort de van Jansen, à Utrecht, en 1834. Voussouvenez-vous de cette affaire, Gregson ?

– Non, je ne m’en souviens pas.

– Eh bien, informez-vous, vous ne perdrez pas votre temps. Iln’y a rien de nouveau sous le soleil. Tout ce qui est, a déjàété. »

Tandis que Sherlock Holmes parlait, ses doigts agilesvoltigeaient ici, là, partout ; ils palpaient, pressaient,déboutonnaient, fouillaient. Entre-temps, ses yeux avaient l’airlointain que j’avais déjà remarqué. L’examen fut fait avec uneminutie qu’on n’aurait pas soupçonnée, tant il avait été rapide.Pour finir, il flaira les lèvres du mort, puis jeta un coup d’œilsur les semelles de ses chaussures vernies.

« On ne l’a pas changé de place ? demanda-t-il.

– On l’a remué seulement pour l’examiner.

– Vous pouvez le porter à la morgue, dit Sherlock Holmes. Il nepeut plus rien m’apprendre. »

Gregson avait à sa disposition une civière et quatre hommes.Ceux-ci arrivèrent à son appel ; ils soulevèrent le cadavre etl’emportèrent. Au moment où on l’enlevait, une bague tomba avec unson clair et roula sur le parquet. Lestrade s’en saisit etl’examina, l’air perplexe.

« Il y a une femme ici ! s’exclama-t-il. C’estl’alliance d’une femme ! »

Pour nous faire voir l’objet, tout en parlant, il l’avait posésur la paume de sa main. Nous fîmes cercle autour de lui, toutyeux. Ce petit anneau en or avait, à n’en pas douter, orné jadis ledoigt d’une mariée.

« Ceci complique les choses, dit Gregson. Elles étaientpourtant assez compliquées comme ça !

– N’en sont-elles pas plutôt simplifiées ? dit Holmes. Rienne sert de rester les yeux fixés sur la bague. Qu’est-ce que vousavez trouvé dans les poches de la victime ?

– Tout est là, répondit Gregson, pointant du doigt des objets entas sur la dernière marche de l’escalier. Une montre en or, numéro97163, par Barraud, de Londres. Une chaîne giletière en or trèslourde et très solide. Une bague d’or avec une devise maçonnique.Une épingle d’or à tête de bouledogue, avec des yeux en rubis. Unporte-cartes en cuir de Russie, contenant des cartes d’Enoch J.Drebber, de Cleveland, auxquelles correspondent les initiales E. J.D. du linge. Pas de bourse, mais de l’argent : sept livrestreize shillings. Il y a encore une édition de poche duDécaméron portant sur la feuille de garde le nom de JosephStangerson ; et enfin deux lettres : l’une est adressée àE. J. Drebber et l’autre, à ce Joseph Stangerson.

– A quelle adresse ?

– American Exchange, Strand, poste restante. Les deux lettresproviennent de la Compagnie de navigation à vapeur Guion et il estquestion du départ de leurs bateaux de Liverpool. Il est clair quece malheureux se disposait à repartir pour New York.

– Avez-vous fait des recherches au sujet de ceStangerson ?

– Immédiatement, dit Gregson. J’ai envoyé des avis à tous lesjournaux, et un de mes hommes est allé à l’American Exchange. Iln’est pas encore revenu.

– Avez-vous câblé à Cleveland ?

– Ce matin même.

– Comment avez-vous rédigé votre demande ?

– Nous avons tout simplement exposé les circonstances et dit quenous accueillerions avec reconnaissance tout renseignement pouvantnous être utile.

– Vous n’avez pas insisté sur un renseignementcapital ?

– Stangerson ? J’ai demandé qui il est.

– C’est tout ? N’y a-t-il pas un fait sur lequel reposetout l’affaire ? Ne câblerez-vous pas de nouveau ?

– J’ai dit tout ce que j’avais à dire », répondit Gregson,prenant un air offensé.

Sherlock Holmes rit sous cape. Il s’apprêtait à faire uneobservation quand Lestrade – il était rentré dans la chambre tandisque nous en causions dans le vestibule – réapparut sur la scène ense frottant les mains avec suffisance.

« Monsieur Gregson, dit-il, je viens de découvrir une chosede la plus grande importance. Elle serait passée inaperçue si jen’avais pas examiné soigneusement les murs. »

Les yeux du petit homme jetaient des étincelles. Il contenait àpeine sa joie de damer le pion à un collègue.

« Venez ! fit-il en retournant avec empressement dansla chambre dont l’atmosphère semblait purifiée depuis l’enlèvementdu cadavre. Bon. Maintenant, restez-là… »

Il frotta une allumette contre sa semelle et l’éleva vers lemur.

« Regardez ! s’écria-t-il triomphalement.

J’avais remarqué que le papier s’était décollé par endroits.Dans ce coin de la chambre, un grand morceau décollé laissait àdécouvert un carré de plâtre jaune. En travers de cet espace nu, onavait griffonné en lettres de sang ce seul mot : RACHE.

« Qu’est-ce que vous pensez de ça, s’écria le détective.Nous ne l’avions pas vu parce que c’était dans le coin le plussombre. Personne n’a pensé à regarder par là. L’assassin a écritavec son propre sang. Voyez cette traînée qui a dégouliné le longdu mur ! En tout cas, toute hypothèse de suicide se trouveécartée désormais. Et pourquoi avoir choisi ce coin ? Je vaisvous le dire. Vous voyez cette bougie, sur la cheminée ? Elleétait allumée : ce coin qui est maintenant dans la partie laplus obscure se trouvait alors dans la plus éclairée.

– Et quel sens prêtez-vous à votre trouvaille ? demandaGregson d’un ton dédaigneux.

– Quel sens ? Eh bien, on allait écrire Rachel, mais on aété dérangé. Retenez ce que je vous dis : quand on auraéclairci cette affaire, on saura qu’une femme prénommée Rachelétait dans le coup… Riez, riez, monsieur Sherlock Holmes !Vous pouvez être brillant et astucieux ; mais, à la fin, ons’apercevra que le vieux limier est encore le meilleur !

– Je vous demande bien pardon ! dit mon compagnon qui avaitirrité le petit homme en pouffant de rire. Sans conteste, le méritede cette découverte vous revient comme vous le dites. Tout prouveque l’inscription a été faite par l’autre acteur du crime. Je n’aipas encore eu le temps d’examiner cette chambre ; mais, sivous m’y autorisez, je vais le faire à présent. »

Tout en parlant, il sortit brusquement de sa poche un mètre enruban et une grosse loupe ronde. Muni de ces deux instruments, iltrotta sans bruit dans la pièce ; il s’arrêtait, ilrepartait ; de temps à autre, il s’agenouillait et, même unefois, il se coucha à plat ventre. Il semblait avoir oublié notreprésence ; il monologuait sans cesse à mi-voix ; c’étaitun feu roulant ininterrompu d’exclamations, de murmures, desifflements, et de petits cris d’encouragement et d’espoir. Il merappelait invinciblement un chien courant de bonne race et biendressé, qui s’élance à droite puis à gauche à travers le hallier,et qui, dans son énervement, ne s’arrête de geindre que lorsqu’ilretrouve la trace. Pendant plus de vingt minutes, Holmes poursuivitses recherches ; il mesurait avec le plus grand soin l’espacequi séparait deux marques invisibles pour moi, et, de temps àautre, tout aussi mystérieusement, il appliquait son mètre contrele mur. A un endroit du parquet, il mit, avec précaution, un peu depoussière en tas, puis la recueillit dans une enveloppe.Finalement, avec la plus grande minutie, il étudia à la loupechaque lettre du mot inscrit sur le mur. Cela fait, il parutsatisfait ; il remit dans sa poche le mètre et la loupe.

« On a dit que le génie n’est qu’une longue patience,dit-il en souriant. Ce n’est pas très exact, mais cela s’appliqueassez bien au métier de détective. »

Gregson et Lestrade avaient observé les manœuvres de l’amateuravec beaucoup de curiosité et un peu de mépris. Ils ne se rendaientévidemment pas compte d’un fait qui m’apparaissait enfin : lesplus petites actions de Sherlock Holmes tendaient toutes vers unbut défini et pratique.

« Quel est votre avis ? demandèrent ensemble les deuxhommes.

– Si j’étais censé vous venir en aide, messieurs, je vousvolerais le crédit que vous devez tirer de cette affaire. N’importequi serait mal venu d’intervenir dans une enquête que vous avez sibien menée jusqu’à présent… »

Ses paroles sentaient le sarcasme d’une lieue.

« Si vous voulez me tenir au courant de vos recherches,ajouta-t-il, je serai heureux de vous apporter toute l’aidepossible. Entre-temps, j’aimerais parler à l’agent qui a trouvé lecorps. Pouvez-vous me donner son nom et sonadresse ? »

Lestrade consulta son calepin.

« John Rance, dit-il. Il n’est pas de service en ce moment.Vous le trouverez au 46, Audley Court, Kensington ParkGate. »

Holmes nota l’adresse.

« Venez, docteur ! dit-il. Nous allons voir JohnRance. »

Puis, se tournant vers les deux détectives :

« Je vais vous dire quelque chose qui pourra vous êtreutile. Il y a eu assassinat. Le meurtrier est un homme. Il a plusd’un mètre quatre-vingts ; il est dans la force del’âge ; pour sa taille, il a de petits pieds ; il portedes brodequins à talons carrés ; et il fume des cigares deTrichinopoli. Il est venu ici, avec sa victime, dans un fiacre,tiré par un cheval qui avait trois vieux fers et un neuf à la patteantérieure droite. Selon toute probabilité, le meurtrier a unvisage haut en couleur ; et les ongles de sa main droite sontremarquablement longs. Je ne vous donne que ces quelquesindications, mais elles pourront vous être utiles. »

Lestrade et Gregson s’entre-regardèrent avec un sourireincrédule.

« Si cet homme a été assassiné, comment l’a-t-il été ?demanda le premier.

– Empoisonné », dit Sherlock Holmes d’un ton péremptoire,avant de s’éloigner.

Arrivé à la porte, il se retourna :

« Autre chose. Sachez, Lestrade, que “Rache” estun mot allemand qui signifie vengeance. Ne perdez donc pas votretemps à chercher une Mlle Rachel. »

Après cette flèche du Parthe, il sortit, laissant ses deuxrivaux bouche bée.

Chapitre 4Ce que John Rance avait à dire

Il était une heure quand nous quittâmes Lauriston Gardens. Jesuivis Sherlock Holmes au bureau de poste le plus près. Il expédiaune longue dépêche. Puis il héla un fiacre et donna au conducteurl’adresse de John Rance.

« Rien de tel que les renseignements de première main,dit-il. Mon opinion est déjà faite, mais il est prudent de chercherà tout connaître.

– Vous m’ahurissez, Holmes ! dis-je. Certainement, vousn’êtes pas aussi sûr que vous le prétendez de tous les détails quevous leur avez fournis.

– Pas d’erreur possible ! répondit-il. La première choseque j’aie remarquée en arrivant là-bas, c’est que les roues d’unevoiture avaient creusé deux ornières près de la bordure dutrottoir ; or, jusqu’à la nuit dernière, nous n’avions pas eude pluie depuis une semaine ; par conséquent, les roues quiont laissé une empreinte si profonde ont dû y passer la nuitdernière. Il y avait aussi la marque des sabots : le dessin del’un d’eux était net ; le fer était donc neuf. Puisque lefiacre était là quand il pleuvait, et que, d’après Gregson, on nel’a pas revu dans la matinée, il faut donc qu’il ait amené de nuitces deux individus.

– Cela est simple, dis-je, mais la taille dumeurtrier ?

– La taille d’un homme, neuf fois sur dix, se déduit de lalongueur de ses enjambées. C’est un calcul assez facile, mais je neveux pas vous ennuyer avec des chiffres. Les pas du meurtrier sevoyaient dehors dans la boue, et, à l’intérieur, sur la poussière.Et j’ai eu un moyen de vérifier mon calcul. Quand un homme écritsur un mur, il le fait d’instinct au niveau de ses yeux. Or,l’inscription était à un peu plus d’un mètre quatre-vingts du sol.Peuh ! un jeu d’enfant !

– Et son âge ? demandai-je.

– Eh bien, un homme ne peut pas être tout à fait vieux s’ilenjambe facilement un mètre trente. C’était la largeur d’une flaqued’eau dans le jardin. Les chaussures vernies l’avaient contournéeset les talons carrés l’avaient sautée. Il n’y a rien de mystérieuxlà-dedans. J’applique tout simplement aux choses de la vie quelquesunes des règles d’observation et de déduction que j’ai préconiséesdans mon article. Quelque chose vous intrigue encore ?

– Oui, les ongles, le Trichinopoli, amorçai-je.

– L’inscription sur le mur a été tracée par un index trempé dansdu sang. J’ai pu observer à l’aide de ma loupe que le plâtre avaitété légèrement égratigné autour des lettres, ce que n’aurait pasfait un ongle court. J’ai ramassé un peu de cendre éparpillée surle plancher. Elle était sombre et feuilletée, comme ne peut enfaire qu’un Trichinopoli. Je me suis livré à une étude spéciale surla cendre des cigares ; j’ai même écrit une monographie sur lesujet ! Je me flatte de pouvoir reconnaître, d’un coup d’œil,la cendre de n’importe quelle marque connue de cigares ou de tabac.C’est justement dans ces détails qu’un détective compétent sedistingue d’un Gregson ou d’un Lestrade.

– Et la figure haute en couleur ? demandai-je.

– Oh ! ça, c’est beaucoup plus hardi ! Mais je suisquand même sûr d’avoir raison. Ne me demandez pas d’explicationpour le moment. »

Je passai la main sur mon front.

« J’ai le vertige. Plus on pense à cette affaire, plus elledevient mystérieuse. Pourquoi ces deux hommes, s’ils étaient deux,sont-ils venus dans une maison vide ? Qu’est devenu le cocherqui les a amenés ? Comment l’un a-t-il pu forcer l’autre àprendre du poison ? D’où provenait le poison ? Quel étaitle mobile du crime, puisque ce n’est pas le vol ? Comment unebague de femme est-elle arrivée là ? Et pourquoi avoir écritle mot « Rache », avant de décamper ?J’avoue que je n’arrive pas à concilier ces faits. »

Mon compagnon eut un sourire approbateur.

« Vous avez résumé avec clarté et concision toutes lesdifficultés, dit-il. Il y a encore bien des points obscurs.Cependant, sur les principaux faits, j’ai mon idée. Quant à ladécouverte du pauvre Lestrade, c’était tout simplement unefeinte ; en suggérant par là les sociétés secrètes, on a voululancer la police sur une fausse piste. L’inscription n’a pas ététracée par un Allemand. La lettre A, si vous avez remarqué, étaitécrite en gothique. Or, un allemand écrit toujours ses A encaractère latin. Nous pouvons donc affirmer à coup sûr quel’inscription a été faite, non par un Allemand, mais par unimitateur trop appliqué. C’était simplement une ruse pour engagerl’enquête sur une mauvaise voie… Je ne m’étendrai pas davantage surcette affaire, docteur ! Vous savez qu’un magicien perd sonprestige en expliquant ses tours. Si je vous révélais toute maméthode, vous penseriez qu’après tout, je suis un type trèsordinaire.

– Je ne penserai jamais une chose semblable, répondis-je. Jamaispersonne ne saurait mieux que vous ériger en science exacte larecherche des criminels.

Mon compagnon rougit de plaisir. Autant de mes paroles que del’enthousiasme avec lequel je les avais prononcées. J’avais déjàremarqué qu’il était aussi sensible à un compliment sur son artqu’une jeune fille peut l’être à une flatterie touchant sabeauté.

« Je vous dirai encore une chose, fit-il. L’homme auxchaussures vernies et l’homme aux talons carrés sont arrivés dansle même fiacre. Ils ont franchi ensemble l’allée, sans doute brasdessus, bras dessous. Une fois dans la chambre de devant, ils l’ontarpentée ; plus précisément, les talons carrés allaient etvenaient, tandis que les chaussures vernies se tenaienttranquilles. J’ai lu tout cela dans la poussière. La longueur deplus en plus grande des enjambées indiquait aussi une surexcitationcroissante. Je suppose que l’homme aux talons carrés parlait toutle temps, et qu’il s’est monté jusqu’à une rage folle. C’est alorsque le drame a eu lieu. Je vous ai dit tout ce que je sais descience certaine. Le reste est hypothèses et conjectures. Nousavons un bon point de départ. Il faudra faire vite. Je veux allerau concert de Hallé, cet après-midi, pour entendre NormanNeruda. »

Notre fiacre avait filé à travers une longue suite de ruesenfumées et de ruelles misérables. Dans la plus enfumée et la plusmisérable, soudain il s’arrêta.

« Voilà Audley Court ! annonça le cocher en indiquantune étroite faille dans l’alignement des maisons de brique terne.Je vous attendrai ici. »

Audley Court n’était pas un lieu attrayant. Un passage exigunous conduisit à un quadrilatère bordé de maisons sordides. Nousavançâmes avec précaution parmi des groupes d’enfants sales et àtravers des rangées de linge déteint, jusqu’au numéro 46. La porteétait ornée d’une petite plaque de cuivre sur laquelle était gravéle nom de Rance. On nous dit que l’agent était au lit et on nousfit entrer, pour l’attendre, dans un petit salon sur le devant.

Il apparut bientôt, l’air un peu fâché d’avoir été dérangé dansson sommeil.

« J’ai fait mon rapport au poste », grommela-t-il.

Holmes tira de sa poche un demi-souverain et, d’un air pensif,il le fit sauter dans sa main.

« Nous aimerions que vous nous en parliez.

– A votre disposition, monsieur, répondit l’agent, les yeuxfixés sur le petit disque en or.

– Racontez-nous donc à votre manière ce qui s’estpassé. »

Rance s’installa sur le canapé de crin et joignit lessourcils ; il paraissait bien résolu à ne rien passer soussilence.

« Je vais tout vous conter à partir du commencement. Jesuis de service de dix heures du soir à six heures du matin. A onzeheures, il y a eu de la bagarre au Cerf blanc ; mais,à part ça, tout était tranquille dans mon secteur. A une heure, ilse mit à pleuvoir. J’ai rencontré Harry Murcher, celui qui a laronde de Holland Grove. On a causé un peu ensemble, au coin de larue Henrietta. Puis, à deux heures, peut-être un petit peu plustard, je suis allé voir si tout était dans l’ordre du côté deBrixton Road. Il faisait joliment mauvais, je ne voyais pas unchat. J’ai vu passer un fiacre ou deux, je dois dire. Cheminfaisant, je pensais, entre nous soit dit, qu’un gin chaud feraitbien mon affaire, quand tout à coup j’ai vu briller une lumière àla fenêtre de la maison. Pourtant c’était une des deux maisonsinhabitées de Lauriston Gardens. Le tout dernier qu’a véculà-dedans est mort de la fièvre typhoïde, rapport que lepropriétaire n’a pas voulu faire assainir les fosses. Alors vouspensez si ça m’épatait de voir la fenêtre éclairée ! Tout desuite, j’ai pensé qu’il se passait quelque chose là. Arrivé à laporte…

– Vous vous êtes arrêté, puis vous avez regagné la grille dujardin, interrompit mon compagnon. Pourquoi ? »

Rance fit un sursaut violent et ouvrit de grands yeux.

« Eh bien, c’est la vérité, monsieur, fit-il. Mais commentvous savez ça ? Dieu seul le sait. Voyez-vous, quand je suisarrivé devant la porte, tout était si tranquille et si désert queje me suis dit que ce serait tout aussi bien si j’avais quelqu’unavec moi… Je ne crains rien de ce côté-ci de la tombe, mais j’aipensé que c’était peut-être le type qu’est mort de la typhoïde quirevenait examiner les fosses ! Cette idée-là m’a collé latrouille. Alors j’ai rebroussé chemin pour voir si je ne verraispas la lanterne de Murcher. Mais, de lui ni de personne, pas detrace…

– Il n’y avait personne dans la rue ?

– Pas âme qui vive, monsieur ! Pas même un chien. J’ai prissur moi et je suis retourné à la maison. J’ai poussé la porte. Toutétait silencieux là-dedans. Alors je suis entré dans la chambre oùil y avait de la lumière. Une bougie brûlait sur la cheminée, unebougie de cire rouge. Et à la lueur de cette bougie, qu’est-ce quej’aperçois !…

– Cela, je le sais. Vous avez fait plusieurs fois le tour de lachambre et vous vous êtes agenouillé près du corps ; puis vousêtes allé au fond du corridor et vous avez essayé d’ouvrir la portede la cuisine ; ensuite… »

Rance se releva d’un bond, tout ensemble effrayé etsoupçonneux.

« Où étiez-vous caché pour voir tout ça ?s’écria-t-il. Vous m’avez tout l’air d’en savoir trop,vous. »

Holmes se mit à rire. Il lui jeta sa carte par-dessus latable.

« Ne me faites pas arrêter sous inculpation de meurtre,dit-il. Je suis un chien de chasse, je ne suis pas le loup !M. Gregson et M. Lestrade répondent de moi. Maiscontinuez. Qu’est-ce que vous avez fait ensuite ? »

Rance se rassit. Il ne paraissait pas trop rassuré.

« J’ai regagné la grille et j’ai sifflé. Murcher est arrivéavec deux autres.

– La rue était toujours déserte ?

– Pour ainsi dire.

– Comment cela ?

Un large sourire épanouit le visage de l’agent.

« J’ai déjà vu bien des types soûls, dit-il, mais des pafscomme ce gaillard-là, ma foi, non, jamais ! Quand je suissorti, il était à la grille ; appuyé contre les barreaux, ilchantait à s’époumoner. Il ne pouvait pas se tenir debout ;nous aider, encore moins !

– Quelle sorte d’homme était-ce ? »

John Rance parut ennuyé de revenir sur ce sujet à côté de laquestion.

« Un homme soûl comme il n’est pas permis d’être,répondit-il. Il se serait retrouvé en taule si nous n’avions pasété si occupés !

– Mais son visage, ses vêtements, ne les avez-vous pasremarqués ? interrompit Holmes avec impatience.

– Pour sûr que je les ai remarqués, parce que j’ai soutenu letype avec Murcher ! C’était un grand gaillard qu’avait la facetoute rouge. Un cache-nez lui enveloppait la moitié de lafigure…

– Suffit ! s’écria Holmes. Qu’avez-vous fait delui ?

– On avait assez à faire sans nous en charger, dit l’agent en secabrant sous le reproche. Je parierais qu’il a fini par rentrerchez lui.

– Comment était-il vêtu ?

– Il avait un pardessus brun.

– Et un fouet à la main ?

– Un fouet ?… Non.

– Il l’avait sans doute laissé, murmura mon compagnon. Ensuite,vous n’avez pas par hasard vu et entendu un fiacre ?

– Non.

– Prenez ce demi-souverain, dit Holmes en se levant. Je crainsfort, John Rance, que vous n’ayez jamais d’avancement dans lapolice. Votre tête ne devrait pas vous servir seulement d’ornement.Vous auriez pu gagner les galons de sergent, la nuit dernière.L’homme que vous avez tenu entre vos mains est celui que nousrecherchons ; c’est lui qui tient la clef du mystère. Inutilede discuter ; c’est ainsi. Partons, docteur ! »

Nous laissâmes notre informateur incrédule, mais évidemment malà l’aise.

« L’imbécile ! dit Holmes avec amertume, pendant quele fiacre nous ramenait chez nous. Dire qu’il a eu une pareillechance et qu’il n’en a pas profité !

– Je ne vois pas encore clair, dis-je. Le signalement del’ivrogne concorde bien avec l’idée que vous vous faisiez dumeurtrier. Mais pourquoi serait-il retourné sur les lieux de soncrime ? Ce n’est pas l’habitude des criminels.

– La bague, mon ami, la bague ! Voilà ce qu’il revenaitchercher. S’il n’y a pas d’autre moyen de l’attraper, nous pourronstoujours appâter notre hameçon avec la bague. Je tiens mon homme,docteur ! Je parierais deux contre un que je le tiens !Il faut que je vous remercie. Sans vous, je ne me serais peut-êtrepas dérangé et j’aurais manqué la plus belle étude de ma vie. Uneétude en rouge, n’est-ce pas ? Pourquoi n’utiliserions-nouspas un peu l’argot d’atelier ? Le fil rouge du meurtre se mêleà l’écheveau incolore de la vie. Notre affaire est de ledébrouiller, de l’isoler et de l’exposer dans toutes ses parties.Et maintenant, à table ! Et ensuite, Norman Neruda ! Sesattaques et son coup d’archet sont magnifiques. Quelle est donc lapetite chose de Chopin qu’elle joue si admirablement ? Tra lala lira lira la. »

Le limier amateur s’affala sur la banquette et se mit à chantercomme une alouette, tandis que je méditais sur la complexité del’esprit humain.

Chapitre 5Notre annonce nous amène une visiteuse

Cet après-midi là, j’étais à plat : les fatigues de lamatinée avaient été excessives pour ma santé débile. Quand Holmesfut parti, je m’allongeai sur le canapé. J’essayai de dormirquelques heures, mais je n’y parvins pas. Tous ces événementsm’avaient surexcité. Les fantaisies et les conjectures les plusfolles l’emplissaient. Chaque fois que je fermais les yeux, jerevoyais le visage simiesque et tourmenté du cadavre. Il m’avaitfait une impression des plus sinistres. J’éprouvais presque de lareconnaissance envers celui qui l’avait expédié ! Si jamaisface humaine exprima le vice dans toute sa malice, ce fut biencelle d’Enoch J. Drebber de Cleveland !… Ce qui ne m’empêchaitpas d’admettre qu’il fallait bien que justice se fît. Ladépravation de la victime ne constitue pas une excuse aux yeux dela loi.

L’homme, suivant l’hypothèse de mon compagnon, avait étéempoisonné ; mais plus j’y réfléchissais, plus ellem’apparaissait invraisemblable. Pourtant, je le savais, ellereposait sur une observation : Holmes avait flairé les lèvresdu cadavre… Et puis, quelle pouvait être la cause de la mort, sinonle poison ? Il n’y avait pas trace de blessure ni destrangulation. Mais d’autre part, ce sang qui avait éclaboussé leparquet de qui provenait-il ? Il n’y avait pas d’indice delutte ; et, la victime, pour blesser son agresseur, nedisposait d’aucune arme. Tant que ces questions demeureraient sansréponse, nous aurions peine à nous endormir, Holmes et moi !Son air tranquille m’avait donné à penser qu’il avait trouvé uneexplication cadrant avec tout. Mais laquelle ? Je n’arrivaispas à la deviner.

Son absence se prolongea. Le concert n’avait sûrement pas pu leretenir si longtemps. Quand il rentra, le dîner était servi.

« C’était magnifique ! dit-il en prenant place àtable. Vous vous rappelez ce que Darwin dit de la musique ? Ilprétend que, chez les hommes, la faculté de la produire et del’apprécier a précédé de beaucoup la parole. C’est peut-être pourcela que l’influence qu’elle exerce sur nous est si profonde. Lespremiers siècles de la préhistoire ont laissé dans nos âmes devagues souvenirs.

– Voilà une idée bien vaste ! dis-je.

– Nos idées doivent être aussi vaste que la nature pour pouvoiren rendre compte, répondit-il. Mais qu’est-ce que vous avez ?Vous ne semblez pas être dans votre assiette. Cette histoire deLauriston Gardens vous a bouleversé ?

– Oui, je l’avoue ! dis-je. Mes expériences dansl’Afghanistan auraient dû m’endurcir davantage. J’ai vu mes proprescamarades taillés en pièces sans perdre mon sang-froid.

– Je comprends cela. Il y a dans cette affaire un mystère quimet l’imagination en branle. L’horreur ne va pas sansl’imagination. Avez-vous lu les journaux du soir ?

– Non.

– Ils rendent assez bien compte de l’affaire. Mais tous omettentde parler de la bague. C’est tant mieux.

– Comment cela ?

– Jetez un coup d’œil sur cet avis, répondit-il. Je l’ai envoyéà tous les journaux, ce matin. »

Il me passa le journal par-dessus la table et je regardai à laplace indiquée. C’était la première annonce dans la colonne« Objets trouvés ». Elle était conçue en cestermes : « Ce matin, à Brixton Road, on a trouvé unealliance en or uni, sur la chaussée entre la taverne du CerfBlanc et Holland Grove. S’adresser au docteur Watson, 221 b,Baker Street, entre huit et neuf heures du soir. »

« Je m’excuse de m’être servi de votre nom, dit-il. Sij’avais donné le mien, quelques-uns de ces lourdauds l’auraientreconnu et ils auraient voulu se mêler de mes affaires.

– Vous avez bien fait ! répondis-je. Mais je n’ai pasd’alliance : pour peu que quelqu’un vienne…

– Pardon ! vous en avez une, fit-il en me remettant unebague. Celle-ci fera très bien l’affaire. C’est presque unfac-similé.

– Et qui cet avis nous amènera-t-il ?

– Parbleu, l’homme au vêtement brun, notre ami aux jouesrubicondes et aux talons carrés ! S’il ne se présente pas enpersonne, il enverra un complice.

– Cette démarche ne lui semblera-t-elle pas tropcompromettante ?

– A mon avis, pas. Si mes suppositions sont justes, et j’ai toutlieu de le croire, cet homme risquera tout pour récupérer la bague.Pour moi, il l’a perdue en se penchant sur le cadavre de Drebber.Sur le coup, il ne s’en est pas aperçu. C’est après avoir quitté lamaison qu’il a constaté sa disparition. Alors, il est revenu surses pas, en toute hâte ! Mais, par sa propre faute, parcequ’il avait laissé la bougie allumée, la police était déjà sur leslieux. Il simula l’ivresse pour écarter les soupçons qu’aurait pufaire naître son apparition à la grille. Maintenant, mettez-vous àla place de cet homme. Après réflexion, il doit s’être dit qu’il apeut-être perdu la bague dehors, sur la route. Alors quefaire ? Parcourir avec empressement les journaux du soir pourvoir si la bague se trouve au nombre des objets trouvés.Naturellement, mon avis lui saute aux yeux. Il exulte. Pourquoisoupçonnerait-il un piège ? Il ne peut imaginer que le docteurWatson établisse un rapport entre la bague et le meurtre. Ilviendra. Il vient. Vous le verrez dans une heure.

– Et alors ? demandai-je.

– Je peux me charger de lui tout seul. Avez-vous desarmes ?

– Mon vieux revolver d’ordonnance avec quelques cartouches.

– Vous feriez bien de le nettoyer et de le charger. Il sedébattra avec l’énergie du désespoir. Je compte le prendre parsurprise, mais il vaut mieux nous prémunir contre tout. »

J’allai dans ma chambre et je fis ce qu’il m’avait conseillé.Quand je revins avec mon pistolet, on avait enlevé le couvert.Holmes grattait son violon.

« Cela se corse ! dit-il, tout en continuant à selivrer à son occupation favorite. Je reçois à l’instant une réponsed’Amérique. Je ne me suis pas trompé.

– C’est-à-dire ? demandai-je avec curiosité.

– Si mon violon avait des cordes neuves, il n’en vaudrait quemieux, dit-il. Mettez votre pistolet dans votre poche. Quand letype sera là, parlez-lui d’un ton naturel. Je me charge du reste.Ne l’effrayez pas en le regardant avec trop d’insistance.

– Il est maintenant vingt heures, dis-je en consultant mamontre.

– Oui, quelques minutes encore. Entrouvrez la porte. C’est biencomme ça. Maintenant mettez la clef à l’intérieur. Merci. Voilà uncurieux vieil ouvrage que j’ai trouvé hier chez un bouquiniste,De Jure inter Gentes, publié en latin à Liège, dans lesPays-Bas, en 1642. La tête de Charles Ier était encore solide surses épaules quand le papier de ce petit volume à dos brun futtranché !…

– Quel est le nom de l’imprimeur ?

– Un Philippe de Croy quelconque. Sur la feuille de garde setrouvent ces mots d’une encre jaunie : « Ex librisGulielmi Whyte. » Je me demande ce qu’était ce William Whyte.Quelque imposant homme de loi du XVIIe siècle, jesuppose. Son écriture a la tournure du droit !… Je crois quevoici notre homme. »

Au même instant retentit un bref coup de sonnette. DoucementSherlock Holmes se leva et rapprocha sa chaise de la porte. Les pasde la servante résonnèrent dans le vestibule. D’un bruit sec, ellefit sauter le loquet.

« C’est ici qu’habite le docteur Watson ? »demanda une voix distincte, mais un peu éraillée.

La réponse ne parvint pas à nos oreilles. La servante referma laporte. Quelqu’un se mit à monter l’escalier, d’un pas incertain ettraînant qui surprit mon compagnon, puis avança avec lenteur dansle corridor et frappa doucement.

« Entrez ! » criai-je.

Au lieu de l’homme robuste et violent que nous attendions, nousvîmes entrer, traînant la jambe, une très vieille femme au visagetout ridé. Elle fit une révérence, puis se mit à fouiller dans sapoche ; elle avait des doigts nerveux, fébriles ; éblouispar l’éclat soudain de la lumière, ses yeux larmoyants, tournésvers nous, clignotaient.

Je regardai mon compagnon et manquai d’éclater de rire : ilavait l’air si désappointé !

La vieille finit par trouver un journal du soir et, montrant dudoigt notre annonce :

« C’est ça qui m’a amenée ici, mes bons messieurs !dit-elle avec une seconde révérence. La bague en or… Brixton Road…elle appartient à ma fille Sarah, qu’était mariée seulement depuisun an à son mari qu’est garçon de cabine à bord d’un bateau del’Union ; et qu’est-ce qui dira si il vient et la trouve sanssa bague, je n’ose pas y penser, lui qu’est déjà brutal dans sesmeilleurs moments, mais quand il a bu !… Si vous voulezsavoir, Sarah est allée au cirque, la nuit dernière, en compagniede…

– Cette bague est-elle la sienne ? demandai-je.

– Dieu soit loué ! s’écria la vieille. C’est Sarah qui vaêtre contente, cette nuit ! C’est bien là sa bague.

– Et quelle est votre adresse ? demandai-je en prenant uncrayon.

– 13, rue Duncan, Houndsditch. Un fichu bout d’ici !

– Il n’y a pas de cirque entre Brixton Road etHoundsditch », fit sèchement Sherlock Holmes.

La vieille femme tourna vers lui ses petits yeux bordés derouge.

« C’est mon adresse que le monsieur m’a demandée, dit-elle.Sarah, elle, vit en garni au N° 3, Mayfield Place, Peckham.

– Et votre nom est ?…

– Mon nom est Sawyer et le nom de ma fille est Dennis, et TomDennis est son mari – un bon gars, au fond, et intelligent avec ça.Tant qu’y est en mer, pas de garçon de cabine plus considéré ;mais, dame, à terre, ce qu’avec les femmes et ce qu’avec les débitsde boisson…

– Emportez la bague, madame Sawyer, interrompis-je sur un signede mon compagnon. Il est clair qu’elle appartient à votrefille ; et je suis heureux de pouvoir la restituer à salégitime propriétaire. »

Tout en marmottant des bénédictions et des protestations dereconnaissance, la vieille taupe empocha la bague et elle descenditl’escalier en traînant le pied. Sitôt qu’elle fut partie, SherlockHolmes se précipita dans sa chambre. L’instant d’après, il ensortait emmitouflé dans un ulster et un cache-nez.

« Je vais la filer, dit-il vivement. Ce doit être unecomplice. Elle me conduira chez l’assassin.Attendez-moi. »

La porte d’entrée venait à peine de se refermer sur la visiteuseque Holmes dégringola l’escalier. De la fenêtre, je le vis suivrede près la vieille femme clopinant de l’autre côté de la rue. Outoute sa théorie est fausse, pensai-je, ou il va être conduit aucœur du mystère. Il m’avait prié bien inutilement del’attendre : je sentais qu’il me serait impossible de dormiravant de connaître le résultat de sa démarche.

Il était environ neuf heures quand il sortit. J’ignorais àquelle heure il rentrerait. Je m’installai stoïquement, avec mapipe et la Vie de Bohême de Murger. Je tirais des boufféeset je sautais des pages. Dix heures sonnèrent. J’entendis letrottinement de la bonne qui allait se coucher. Onze heures. Le pasplus majestueux de la logeuse la conduisit à la même destination.Vers minuit, le bruit sec d’une clef m’avertit du retour de monami. Dès la porte, je vis à son air qu’il revenait bredouille.L’amusement et le dépit semblaient se disputer sa figure. Maisfinalement Sherlock Holmes partit d’un franc éclat de rire.

« Je ne voudrais pas pour tout l’or du monde que ScotlandYard apprît mon histoire ! s’écria-t-il en tombant sur unechaise. Ses hommes m’en rebattraient à jamais les oreilles pour sevenger de tous mes sarcasmes ! Je peux me permettre de rire,parce que je sais que, tôt ou tard, je prendrai ma revanche.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je.

– Je vais vous faire rire à mes dépens, mais peu importe !La vieille a traîné la jambe un bout de chemin, puis elle a faitsemblant d’avoir mal à un pied. Elle s’est arrêtée et elle a héléun fiacre qui se trouvait à passer. Je me suis arrangé pour être àportée de sa voix. Mais c’était une précaution tout à faitinutile : elle a crié son adresse de manière à être entendu del’autre côté de la rue. « Conduisez-moi au numéro 13 de la rueDuncan, Houndsditch ! » Cela prenait tournure de vérité.Quand je l’ai eu vue bien installée à l’intérieur, je me suisperché à l’arrière. C’est un art dans lequel tout détective devraitexceller. Puis nous avons roulé sans arrêt jusqu’à la maison enquestion. Avant d’arriver devant la porte, j’ai sauté et j’ai faità pied le reste du chemin, nonchalamment. Le fiacre s’est arrêté.Le cocher est descendu. Il a ouvert la portière et il a attendu.Quand je me rapprochai de lui, il fouillait avec furie sa voiturevide en dévidant tout un chapelet de blasphèmes. De la voyageuse,plus signe ni trace ! Je crains qu’il ne touche pas de sitôtle prix de sa course. Au numéro 13, nous avons appris que la maisonappartient à un honnête colleur de papiers peints, qui s’appelleKeswick, et qui n’a jamais entendu parler ni de Sawyer ni deDennis.

– Vous ne voulez pas dire, m’écriai-je au comble del’étonnement, que cette faible vieillarde soit sortie à votre insudu fiacre en marche ?

– Le diable soit de la vieille femme ! dit Sherlock Holmes.C’est nous qui nous sommes laissé berner comme des vieillesfemmes ! C’était sûrement un homme jeune et actif, et, deplus, un excellent comédien. Le déguisement était impayable. Ils’en est servi pour me semer. Ceci prouve que l’homme que nousrecherchons n’est pas si isolé que je me l’imaginais. Il a des amisprêts à s’exposer pour lui… Docteur, vous avez l’air vanné !Allez vous coucher, si vous m’en croyez. »

J’obéis de bonne grâce à cette injonction : je me sentais àbout de forces. Holmes resta assis devant le feu qui couvait sousla cendre. Il médita longuement sur le problème qu’il avait à cœurde résoudre.

Fort avant dans la nuit, j’entendis en effet les gémissementsmélancoliques de son violon.

Chapitre 6Tobias Gregson montre son savoir-faire

Les journaux du lendemain ne parlaient que du « mystère deBrixton ». Tous en donnaient un compte rendu détaillé ;certains y consacraient même leur article de tête. Ils contenaientquelques renseignements nouveaux. J’ai gardé dans mes archivesplusieurs coupures se rapportant à cette affaire. En voici unrésumé.

D’après le Daily Telegraph, les annales du crimefournissaient peu d’exemples de tragédies accomplies dans descirconstances plus mystérieuses. Le nom allemand de la victime,l’absence de tout mobile, la sinistre inscription sur le mur, toutdénonçait la main de réfugiés politiques et de révolutionnaires.Les socialistes comptaient aux États-Unis de nombreux adeptes.C’était ceux-ci qui, de toute évidence, avaient expédié Drebberpour une infraction quelconque à leurs lois non écrites. Après unebrève allusion à la Wehmgericht, aux Carbonari, à la marquise deBrinvilliers, aux assassinats de la Grande Route de Ratcliff,l’article s’achevait sur une remontrance au gouvernement : ilpréconisait une surveillance plus étroite des étrangers enAngleterre.

Les commentaires du Standard roulaient sur le fait quede tels outrages à la morale publique avaient généralement lieusous un gouvernement libéral. Ils étaient un effet de l’ébranlementdes convictions dans les masses populaires et de l’affaiblissementsubséquent de toute autorité. La victime était un américain quiséjournait à Londres depuis quelques semaines. Il avait prispension chez Mme Charpentier à Torquay Terrace, Camberwell. Ilavait pour compagnon de voyage son secrétaire particulier,M. Joseph Stangerson. Tous deux avaient pris congé de leurhôtesse le mardi 4 courant et ils étaient partis pour la gared’Euston avec l’intention déclarée de prendre l’express deLiverpool. On les avait vus ensuite sur le quai. De ce momentjusqu’à la découverte du cadavre de M. Drebber, dans unemaison inhabitée sur la route de Brixton, à plusieurs kilomètresd’Euston, on ne savait pas ce qu’ils avaient fait. Qui avait amenéDrebber dans cette maison ? De quelle manière y avait-iltrouvé la mort ? Mystère ! On ignorait encore tout desallées et venues de Stangerson. On était heureux d’apprendre queMM. Lestrade et Gregson, tous deux de Scotland Yard,instruisaient conjointement cette affaire. Le crédit dontjouissaient ces deux officiers de police en faisait augurerl’éclaircissement à brève échéance.

Pour le Daily News, le caractère politique du crime nefaisait point de doute. Le despotisme, la haine du libéralisme quiinspiraient les gouvernements du continent avaient eu pour effetd’attirer chez nous un grand nombre d’hommes qui auraient étéd’excellents citoyens sans le souvenir amer des persécutions qu’ilsavaient subies. Toute infraction au code d’honneur qui régissaitces hommes était punie de mort. Il ne fallait rien négliger pourtrouver le secrétaire, Stangerson, et pour connaître certainesparticularités des habitudes de Drebber. On avait fait un grand pasen découvrant l’adresse de la maison où il avait pris pension. Lerésultat en était entièrement dû à la finesse et à la ténacité deM. Gregson de Scotland Yard.

Sherlock Holmes et moi, nous lûmes ces articles en prenant notrepetit déjeuner. Sherlock Holmes s’en amusa beaucoup.

« Qu’est-ce que je vous avais dit ? De toute façon,Lestrade et Gregson triompheront !

– Cela dépendra de la tournure des événements.

– Mais non, pas du tout ! Si l’homme est pincé, ce seragrâce à leurs efforts ; s’il échappe, ce sera endépit de leurs efforts : c’est face, je gagne, etpile, tu perds. Quoi qu’ils fassent, ils auront des admirateurs. Unsot trouve toujours un plus sot qui l’admire.

– Que se passe-t-il ? » m’écriai-je.

Tout à coup le trépignement de pas nombreux dans le vestibulepuis dans l’escalier s’était fait entendre, mêlé à de très sonoresexpressions de dégoût de notre logeuse.

« C’est la section de la police secrète de BakerStreet », dit gravement mon compagnon.

Au même instant firent irruption dans notre pièce unedemi-douzaine de gamins des rues ; les plus sales et les plusdéguenillés que j’eusse jamais vus.

« Garde à vous ! » cria Holmes d’une voix destentor.

Aussitôt les six petits drôles se mirent en rang comme autant destatuettes minables.

« A l’avenir, dit mon compagnon, Wiggins seul me présenteravotre rapport. Vous l’attendrez dans la rue. Vous l’avez découvert,Wiggins ?

– Non, monsieur, pas encore, dit un des enfants.

– Je ne m’attendais pas à ce que vous réussissiez du premiercoup. Poursuivez vos recherches. Voici votre salaire… »

Il remit à chacun d’eux un shilling.

« Maintenant filez ! Faites-moi un meilleur rapport,la prochaine fois ! »

Il fit un signe. Ils dévalèrent l’escalier, comme des souris.L’instant d’après, dans la rue, ils perçaient l’air de leurscris.

« Il y a davantage à obtenir d’un de ces petits mendiantsque d’une douzaine de détectives, dit Holmes. La seule vue d’unepersonne à l’air officiel scelle les lèvres des gens. Ces gossesvont partout, ils entendent tout. Et puis ils sont finauds. Tout cequi leur manque, c’est l’organisation.

– Est-ce que vous vous servez d’eux pour le crime deBrixton ? demandai-je.

– Oui. Je veux m’assurer de quelque chose. C’est simplement uneaffaire de temps. Holà ! nous allons entendre parler devengeance ! Voici Gregson qui descend la rue, le visageradieux. Il vient sûrement nous voir. Oui, il s’arrête… Ilsonne ! »

La sonnette fut tirée violemment et, en quelques secondes, ledétective blond avait monté quatre à quatre l’escalier et faitirruption dans notre salon.

« Mon cher, s’écria-t-il en tordant la main molle deHolmes, félicitez-moi ! J’ai rendu l’affaire aussi claire quele jour ! »

Je crus voir passer une ombre d’anxiété sur le visage expressifde mon compagnon.

« Seriez-vous sur la bonne piste ? demanda-t-il.

– La bonne piste ! Nous avons arrêté le meurtrier.

– Et quel est son nom ?

– Arthur Charpentier, sous-lieutenant dans la marine del’État », articula pompeusement Gregson.

Il gonflait sa poitrine et frottait ses mainsgrassouillettes.

Sherlock Holmes poussa un soupir de soulagement. Le sourirereparut sur ses lèvres.

« Asseyez-vous et prenez un cigare, dit-il. Nous sommesimpatients de savoir comment vous vous y êtes pris. Du whisky avecde l’eau ?

– Volontiers, reprit le détective. Les terribles efforts quej’ai fournis ces deux derniers jours m’ont complètement épuisé. Pastant l’effort physique cependant que l’effort d’imagination. Voussavez ce que c’est, monsieur Sherlock Holmes ? Vous aussi,vous travaillez avec votre tête !

– Vous me faites beaucoup d’honneur, dit gravement SherlockHolmes. Expliquez-nous comment vous êtes parvenu à cet heureuxrésultat. »

Le détective s’installa dans le fauteuil et tira quelquesbouffées de son cigare ; puis soudain, au paroxysme de lagaieté, il se frappa la cuisse.

« Le plus drôle, s’écria-t-il, c’est que cet imbécile deLestrade, qui se croit si malin, s’est complètement fourvoyé. Ilrecherche partout le secrétaire Stangerson qui n’a pas plus trempédans le crime qu’un bébé qui va naître. Je suis sûr qu’il l’atrouvé, à l’heure qu’il est ! »

Cette idée fit tant rire Gregson qu’il s’étouffa.

« Comment avez-vous trouvé la clef du mystère ?

– Je vais tout vous dire. Bien entendu, docteur Watson, cecidoit rester entre nous. D’abord, il s’agissait de connaître lesantécédents de l’Américain. D’autres auraient attendu qu’on répondeà leurs annonces dans les journaux ou bien encore que des complicesapportent d’eux-mêmes des renseignements ! Ce n’est pas commeça que travaille Tobias Gregson. Vous souvenez-vous du chapeauplacé près de la victime ?

– Oui, dit Holmes. Il portait le nom et l’adresse duchapelier : John Underwood et fils, 129, CamberwellRoad. »

Gregson perdit contenance.

« Vous l’aviez remarqué ? dit-il, le visage allongé.Vous êtes allé à Camberwell Road ?

– Non.

– Ah ! fit Gregson en se redressant. Il ne faut jamaisnégliger une chance, si petite qu’elle soit !

– Rien n’est petit pour un grand esprit, dit sentencieusementHolmes.

– Eh bien, moi, je suis allé voir Underwood ! Je lui aidemandé s’il avait vendu un chapeau de tel tour de tête et de telleforme… Il a ouvert son livre et il a trouvé tout de suite, il avaitenvoyé le chapeau à un M. Drebber, demeurant à la pensionCharpentier, Torquay Terrace. Voilà comment je me suis procurél’adresse.

– Malin, très malin ! murmura Sherlock Holmes.

– Ensuite, j’ai interrogé Mme Charpentier, continua ledétective. Je l’ai trouvée très pâle, angoissée. Sa fille étaitprésente (une fort jolie fille !), ses yeux étaient rouges etses lèvres tremblaient quand je lui parlais. Cela n’a pas échappé àmon attention : il y avait quelque anguille sous roche. Vousconnaissez cette impression, monsieur Sherlock Holmes : quandon tombe sur la bonne piste, on éprouve un petit pincement, là…

« Avez-vous entendu parler de la mort mystérieuse de votreex-pensionnaire, Enoch Drebber, de Cleveland ? » ai-jedemandé.

« La mère fit signe que oui. Elle semblait avoir peine àparler. Et la fille a fondu en larmes. Alors, là, je les aivraiment soupçonnées de savoir quelque chose.

« A quelle heure M. Drebber a-t-il quitté votre maisonpour se rendre à la gare ?

« – A huit heures, a-t-elle répondu avec effort. Son secrétaire,M. Stangerson, avait indiqué deux trains, l’un à neuf heuresquinze et l’autre à onze heures. M. Drebber avait choisi lepremier.

« – C’est la dernière fois que vous l’avez vu ? »

« Le visage de la femme a changé terriblement. Elle estdevenue livide. Elle a été quelques secondes avant de pouvoir direseulement oui, et encore l’a-t-elle fait d’un ton voilé, pasnaturel.

« Alors, il y a eu un moment de silence. Puis la jeunefille s’est jetée à l’eau :

« Il ne peut rien sortir de bon d’un mensonge, maman,dit-elle d’une voix claire et assurée. Soyons franches avec cemonsieur. Nous avons revu M. Drebber.

« – Que Dieu te pardonne ! s’est écriéeMme Charpentier en levant les bras au ciel et en se renversantsur sa chaise. Tu as tué ton frère.

« – Arthur m’approuverait, répondit la jeune fille, d’un tonferme.

« – Vous feriez mieux de me dire tout maintenant, leur ai-jeconseillé. Un demi-aveu est pire qu’une dénégation. D’ailleurs,vous ne savez pas à quel point nous sommes renseignés.

« – C’est toi qui l’auras voulu, Alice ! » s’écria lamère.

« Puis, se tournant vers moi :

« Je vais tout vous dire, monsieur. Vous voyez, je suistroublée. N’allez pas vous imaginer, cependant, que j’ai peur devoir mon fils impliqué dans cette horrible affaire. Non, il estparfaitement innocent ! Si je crains quelque chose, c’estqu’il ne soit compromis à vos yeux et à ceux des autres. Mais c’estimpossible, certainement ! Son caractère élevé, sa profession,ses antécédents, tout empêcherait cela.

« – Avouez-moi tout, c’est ce que vous avez de mieux à faire,lui ai-je répondu. Cela ne nuira pas à votre fils s’il estinnocent, je vous le garantis. »

« Alors, sur la prière de sa mère, la jeune fille s’estretirée.

« Mon intention, monsieur, a-t-elle continué, était de nerien vous dire. Mais, puisque ma fille a commencé à parler, je n’aiplus le choix. Maintenant que je suis décidée, je n’omettrai aucunfait.

« – C’est ce qu’il y a de plus sage, ai-je dit.

« – M. Drebber est resté chez nous à peu près troissemaines. Il avait voyagé auparavant sur le continent avecM. Stangerson, son secrétaire. Le dernier endroit où ilsavaient séjourné, c’était Copenhague ; j’avais remarqué quechacune de leurs malles en portait l’étiquette. Stangerson était unhomme calme, réservé ; mais son patron, je regrette de ledire, était tout le contraire. Des habitudes grossières, desmanières brutales. La nuit même de son arrivée, il s’est enivré. Enfait, chaque jour, à partir de midi, il était ivre. Il sepermettait avec les bonnes des libertés et des familiaritésdégoûtantes. Le pire de tout, c’est qu’il n’a pas respecté non plusma fille Alice. Il lui a tenu des propos qu’elle est heureusementtrop innocente pour comprendre. Une fois, il l’a prise dans sesbras et il l’a embrassée. Alors son propre secrétaire lui areproché sa conduite malhonnête.

« – Mais pourquoi avez-vous supporté tout cela ? ai-jedemandé. Vous pouvez renvoyer vos pensionnaires quand bon voussemble, j’imagine. »

« Mme Charpentier rougit.

« J’aurais dû lui donner son congé dès le premierjour ! soupira-t-elle. Mais c’était une tentation cruelle.Chacun d’eux payait une livre par jour, soit quatorze livres parsemaine ; et c’est la morte saison. Je suis veuve ; monfils, dans la marine, m’a coûté cher.

« J’hésitais à perdre cet argent. J’ai patienté. Maisl’insulte faite à ma fille, c’en était trop ! Je lui ai enfindonné son congé. Voilà pourquoi il est parti.

« – Et alors ?

« Quel soulagement ç’a été pour moi quand je l’ai vu s’enaller ! Mon fils est en ce moment en permission. Je ne lui airien dit de tout cela, parce qu’il est emporté, et qu’il adore sasœur. Quand j’ai refermé la porte sur ces Américains, ça m’a ôté unpoids de dessus la poitrine !… Hélas ! moins d’une heureaprès, ce Drebber était de retour ! Plus ivre que jamais. Il apénétré de force dans le salon où je me trouvais avec Alice et il adit en bredouillant qu’il avait manqué le train, à ce que, dumoins, j’ai pu comprendre. Puis il s’est retourné vers ma fille et,à mon nez, il lui a proposé de s’enfuir avec lui ! « Vousavez le droit, disait-il. Vous êtes majeure. J’ai de l’argent enquantité, plus qu’il ne m’en faut. Ne tenez pas compte de lavieille. Venez tout de suite. Vous serez comme uneprincesse. » La pauvre petite était terrifiée. Elle a reculé,mais lui, l’a saisie au poignet et il l’a traînée vers la porte.Alors j’ai crié. Arthur est arrivé. Ce qui s’est passé ensuite, jene peux pas vous le dire. Je n’osais pas regarder, tellementj’avais peur. Ç’a été des jurons, puis des coups !… A la fin,quand j’ai relevé la tête, j’ai vu Arthur qui riait devant laporte, sa canne à la main. « Je ne pense pas que ce jolimonsieur revienne nous embêter, a-t-il dit. Je vais le suivre unpeu pour m’en assurer. » Il a mis son chapeau et il est sorti.C’est le lendemain que nous avons appris la mort mystérieuse deM. Drebber. »

« Sa déposition avait été coupée de soupirs et de sanglots.A certains moments, elle parlait si bas que j’avais peine àl’entendre. J’ai pu cependant prendre des notes sténographiques detout ce qu’elle m’a dit, afin qu’il n’y eût pas d’erreurpossible.

– C’est très excitant, fit Sherlock Holmes en bâillant. Commenttout cela a-t-il fini ?

– Quand Mme Charpentier a eu terminé, reprit le détective,j’ai vu que tout reposait sur un point. Je l’ai regardée fixement,d’une manière qui m’a toujours semblé faire beaucoup d’effet surles femmes ; et je lui ai demandé à quelle heure son filsétait rentré.

« Je ne sais pas, répondit-elle.

« – Vous ne savez vraiment pas ?

« – Non. Arthur a sa clef et…

« – Étiez-vous couchée quand il est rentré ?

« – Oui.

« – A quelle heure vous êtes-vous couchée ?

« – Vers vingt-trois heures.

« – Par conséquent, votre fils a été absent pendant deux heuresau moins ?

« – Oui.

« – Peut-être pendant quatre ou cinq heures ?

« – Oui.

« – Que faisait-il pendant ce temps-là ?

« – Je ne sais pas. »

« Elle était devenue pâle jusqu’aux lèvres.

« Ce qu’il me restait à faire était tout simple. J’aidécouvert où se planquait le lieutenant Charpentier ; j’aipris deux agents et je l’ai arrêté. Quand je lui ai touchél’épaule, et que je l’ai engagé à nous suivre sans résistance, ilm’a répondu avec un front d’airain : « Je suppose qu’onme soupçonne d’avoir trempé dans le meurtre de ce vaurien deDrebber ! » Comme nous ne lui en avions pas dit un mot,cette allusion était des plus suspectes.

– En effet ! dit Holmes.

– Il avait encore la lourde canne avec laquelle, d’après samère, il avait suivi Drebber. Un solide gourdin de chêne.

– Et quelle est votre théorie ?

– La voici : le lieutenant a suivi Drebber jusqu’à BrixtonRoad. Là, nouvelle altercation ; Drebber reçoit un coup,peut-être au creux de l’estomac, qui ne laisse pas de trace… Iltombe raide mort. Grâce à la pluie, pas de témoin. Charpentiertraîne le cadavre dans la maison vide. Mais la bougie, le sang,l’inscription sur le mur et la bague ? me direz-vous. C’est, àmon avis, une mise en scène destinée à tromper la justice.

– Très bien ! dit Holmes d’un ton encourageant. Vraiment,Gregson, vous êtes en progrès. Nous ferons quelqu’un de vous.

– Ma foi, répondit le détective en se rengorgeant, j’ai menérondement l’affaire ! Le jeune homme a avoué de lui-même avoirsuivi Drebber quelque temps. Mais il a prétendu ensuite que,s’étant senti filé, ce dernier avait pris un fiacre pour le semer.En revenant chez lui, Charpentier aurait rencontré un vieuxcamarade de bordée et il aurait fait avec lui une longue marche. Oùhabite ce vieux camarade ? Il ne le sait pas lui-même !Mon explication est cohérente dans toutes ses parties. Ce quim’amuse, c’est de savoir Lestrade lancé sur une fausse piste. Ilperd son temps. Hé ! le voici en chair et enos ! »

C’était bien Lestrade, mais sans l’air désinvolte et pimpant quilui était habituel. Son visage était bouleversé ; sa tenue,négligée. Il venait évidemment consulter Sherlock Holmes : enapercevant son collègue, il parut très contrarié. Planté au milieude la salle, il tourna et retourna son chapeau entre ses doigtstremblants. A la fin, il se décida à parler.

« C’est, dit-il, l’affaire la plus extraordinaire, la plusincompréhensible.

– Ah ! vous trouvez, monsieur Lestrade ! cria Gregson,triomphant. Je savais bien que vous aboutiriez à cette conclusion.Avez-vous réussi à découvrir le secrétaire, M. JosephStangerson ?

– M. Joseph Stangerson, dit Lestrade d’un ton grave, a étéassassiné vers six heures du matin à l’Holiday’s PrivateHotel. »

Chapitre 7La lumière luit dans les ténèbres

La nouvelle nous frappa de stupeur. En se relevant d’un bond,Gregson répandit le reste de son whisky. Je regardai en silenceSherlock Holmes. Il pinçait les lèvres et fronçait lessourcils.

« Stangerson aussi ! murmura-t-il. Ça secomplique.

– C’était déjà bien assez compliqué comme ça ! grommelaLestrade en approchant une chaise. On dirait que je suis tombé dansune espèce de conseil de guerre.

– Êtes-vous… êtes-vous tout à fait sûr de cette nouvelle ?balbutia Gregson.

– Je sors à l’instant de sa chambre d’hôtel, dit Lestrade. J’aiété le premier à découvrir ce nouveau meurtre.

– Gregson vient de nous faire part de son opinion sur l’affaire,dit Holmes. A votre tour, monsieur Lestrade, dites-nous ce que vousavez vu et ce que vous avez fait, si, toutefois, vous n’y voyez pasd’objection.

– Je n’en vois aucune, répondit Lestrade en s’asseyant. Je vousavouerai franchement que j’ai cru que Stangerson était pour quelquechose dans la mort de Drebber. (Ce fait nouveau m’a montré que jem’étais trompé.) Pénétré de cette idée, je me suis mis à larecherche du secrétaire. Le 3 au soir, vers huit heures et demie,on l’avait vu à la gare d’Euston, en compagnie de Drebber. Or, lecadavre de ce dernier avait été découvert à Brixton Road à deuxheures du matin. Il s’agissait donc de savoir ce que Stangersonavait fait dans l’intervalle et depuis lors. J’ai télégraphié sonsignalement à Liverpool avec avis de surveiller les bateauxaméricains. Puis, je me suis mis à perquisitionner dans tous leshôtels et meublés du voisinage d’Euston. Voici quel était monraisonnement. Si Drebber et son compagnon s’étaient séparés, cedernier avait dû se loger pour la nuit dans le voisinage, lelendemain matin, afin de flâner aux abords de la gare.

– Ils s’étaient sans doute donnés rendez-vous quelque part, ditHolmes.

– C’est ce que la suite a montré. J’ai passé toute la soiréed’hier à chercher. J’ai continué de très bonne heure, ce matin. Ahuit heures, je suis entré à l’Holiday’s Private Hotel,dans Little George Street. Je demande si un M. Stangerson logeactuellement à l’hôtel.

« Vous êtes sans doute le monsieur qu’il attend,répondit-on. Il vous attend depuis deux jours.

« – Où pourrais-je le trouver ?

« – Il dort là-haut. Il a demandé qu’on le réveille à neufheures.

« – Je monte tout de suite », ai-je dit.

« Dans mon idée, mon apparition soudaine, devait lui fairelâcher une parole. Le garçon d’étage s’est offert à me conduire.C’était au second. Il y avait un petit couloir à traverser. Legarçon m’avait indiqué la porte et il s’apprêtait àredescendre ; le cri que j’ai poussé l’a fait revenir sur sespas. Ce que je venais d’apercevoir m’avait bouleversé, malgré mesvingt ans d’expérience. Un filet de sang avait coulé sous laporte ; il avait serpenté à travers le couloir et il avaitformé une petite mare le long de la plinthe. En voyant cela, legarçon a manqué tomber dans les pommes ! La porte était ferméeen dedans. Nous l’avons enfoncée à coups d’épaule La fenêtre de lachambre était ouverte et, près de la fenêtre, tout recroquevillé,gisait le corps d’un homme en chemise de nuit. Il était bel et bienmort, et il l’était depuis assez longtemps : ses membresétaient rigides et glacés. Nous l’avons retourné. Le garçon l’areconnu tout de suite. C’était bien le monsieur qui avait loué lachambre sous le nom de Joseph Stangerson. Sa mort avait été causéepar une entaille profonde au côté gauche. Le cœur a dû êtreatteint. J’arrive à la partie la plus étrange de l’affaire. Devinezce que j’ai trouvé au-dessus du cadavre. »

Je frémis d’horreur, avant même que Sherlock Holmesrépondît.

« Le mot « Rache » en lettres desang.

– Exactement », dit Lestrade d’une voix blanche.

Il y eut un moment de silence.

L’assassin inconnu rendait ses crimes encore plus horribles enles accomplissant avec autant de méthode que de mystère. Monsystème nerveux, qui avait tenu bon sur le champ de bataille,commença à flancher.

« On a vu l’assassin, reprit Lestrade. Un garçon laitier,qui se rendait à son travail, est passé par la ruelle entrel’écurie et le derrière de l’hôtel. Il a remarqué qu’une échelle,ordinairement couchée là, avait été dressée contre une des fenêtresdu second, qui était grande ouverte. Après avoir dépassé l’hôtel,il s’est retourné et il a vu un homme descendre l’échelle. Il ladescendait tout naturellement, sans précipitation, si bien qu’ill’a pris pour un menuisier ou un charpentier. « Il est debonne heure à l’œuvre, celui-là ! » a-t-il pensé sans yattacher plus d’importance. D’après lui, l’homme est grand, il a unvisage rougeaud et il porte un long vêtement brun foncé. Il doitêtre resté quelque temps dans la chambre à la suite de soncrime : nous avons trouvé de l’eau teintée de sang dans unecuvette où il s’est lavé les mains, et des taches de sang sur lesdraps : il y a essuyé son couteau ! »

Le signalement de l’assassin correspondait de point en point àla description qu’avait faite de lui Sherlock Holmes au moyen dequelques observations éparses. Je lui jetai un coup d’œil. Il n’yavait sur son visage aucune trace de fierté.

« Vous n’avez rien trouvé dans la chambre qui puisse nousrenseigner sur le meurtrier ? demanda-t-il.

– Rien. Stangerson avait dans sa poche le portefeuille deDrebber. Cela semble assez naturel, puisque c’est lui qui réglaitles dépenses. Il y avait à peu de chose près quatre-vingtslivres ; on n’a rien pris. Le mobile de ces crimesextraordinaires est tout ce qu’on voudra, mais pas le vol. Il n’yavait ni papiers ni notes dans les poches du mort, à part un simpletélégramme daté de Cleveland et remontant à un mois environ. Ilcontenait ce court message : « J. H. est enEurope. » Sans signature.

– Rien d’autre ? demanda Holmes.

– Le reste n’avait pas d’importance. Le roman que Stangersonavait lu pour s’endormir était abandonné sur le lit et sa pipeétait posée sur une chaise, près du chevet. Il y avait un verred’eau sur la table et, sur le rebord de la fenêtre, une petiteboîte avec deux pilules. »

Sherlock Holmes bondit en poussant un cri de joie :

« Le dernier chaînon ! Je tiens tous lesfils ! »

Les deux détectives le regardèrent sans comprendre.

« J’ai démêlé l’écheveau, dit mon compagnon avec assurance.Bien entendu, quelques détails me manquent encore ; mais jeconnais tous les principaux faits, depuis le moment où Drebber aquitté Stangerson jusqu’à celui où l’on a découvert le corps de cedernier ; si j’avais vu tout de mes propres yeux, je n’enserais pas plus sûr ! Et je vous le prouve. Vous avez là lespilules ?

– Les voici, dit Lestrade en montrant une petite boîte blanche.Je les ai emportées avec le portefeuille et le télégramme pour lesdéposer en sûreté au commissariat. Si je les ai prises, je doisdire, c’est par le plus grand des hasards : je n’y attacheaucune importance.

– Donnez ! ordonna Holmes. A votre avis, docteur, medemanda-t-il, est-ce que ce sont là des pilulesordinaires ?

Tel n’était certainement pas le cas. Ces pilules étaient grisperle, petites, rondes, presque transparentes à la lumière.

« D’après leur légèreté et leur quasi-transparence, dis-je,ces pilules doivent être solubles dans l’eau.

– Exact, fit Holmes. Maintenant, voudriez-vous aller chercher cepauvre petit fox qui est malade depuis si longtemps : hier, lalogeuse vous a demandé de mettre fin à ses maux. »

Je descendis et revins avec le fox dans mes bras. Sa respirationhaletante et ses yeux vitreux laissaient présager sa fin prochaine.D’ailleurs, son museau blanchi dénotait qu’il avait déjà outrepasséles limites ordinaires de la vie d’un chien. Je le plaçai au creuxd’un coussin sur le tapis.

« Je coupe en deux une de ces pilules », dit Holmes.Il prit son canif et fit ce qu’il avait dit. « Je remets unemoitié dans la boîte en vue d’expériences ultérieures. L’autremoitié, je la jette dans ce verre à vin contenant une cuilleréed’eau. Constatez que notre ami le docteur avait raison : celase dissout rapidement.

– Cette expérience peut être fort intéressante, dit Lestrade duton d’une personne qui se croit bernée. Mais je ne vois pas quelrapport cela peut avoir avec la mort de M. JosephStangerson.

– Patience, mon ami, patience ! Vous verrez en temps etlieu qu’il s’agit d’un rapport essentiel. J’ajoute un peu de laitpour rendre le mélange potable. Le chien va laper le tout sansrépugnance. »

Il versa le contenu du verre dans une soucoupe et il la plaçadevant le chien qui lécha tout jusqu’à la dernière goutte.L’assurance de Sherlock Holmes nous en avait imposé. Nous étions ensilence, les yeux fixés sur l’animal, à attendre quelque effetsurprenant. Il ne se produisit rien de tel. Le chien continuait àhaleter, ni mieux ni plus mal.

Holmes en se rasseyant avait tiré sa montre ; et, à mesureque les minutes s’écoulaient, sa mine s’allongeait, il semordillait les lèvres, il tambourinait des doigts sur latable ; il montrait tous les signes de l’anxiété. Son émotionintense me faisait mal. Ravis de l’échec qu’essuyait mon compagnon,les deux détectives sourirent.

« Il ne peut pas s’agir d’une coïncidence ! »s’écria-t-il à la fin en se levant.

Il se prit à arpenter la salle d’un pas déchaîné.

« Il est impossible que ce soit une simple coïncidence. Cespilules, j’en avais soupçonné l’emploi dans l’affaireDrebber ; on les découvre après la mort de Stangerson. Etvoilà qu’elles sont anodines ! Comment cela se fait-il ?Pourtant mon raisonnement est juste. Alors ? Mais ce chien quine se porte pas plus mal… Ah ! j’y suis ! J’ysuis ! »

Avec un cri de joie, il se précipita vers la boîte ; ilpartagea en deux l’autre pilule ; il en fit fondre unemoitié ; il ajouta du lait ; il présenta de nouveau lasoucoupe au fox. A peine la malheureuse bête y avait-elle trempé salangue, qu’elle frissonna de tous ses membres et tomba sur lecoussin, raide et inanimée, comme frappée par la foudre.

Sherlock Holmes poussa un long soupir et essuya la sueur de sonfront.

« J’aurais dû être plus confiant ! dit-il. Lorsqu’unfait semble contredire une longue suite de déductions, c’est qu’onl’interprète mal. Une des deux pilules contenait un poison violent,tandis que l’autre était inoffensive. J’aurais dû le savoir avantmême de voir la boîte. »

Cette dernière déclaration me sembla si extravagante que je medemandai s’il avait tout son bon sens. Pourtant j’avais là, sousles yeux, le chien mort : le bien-fondé de son hypothèse nefaisait aucun doute. Peu à peu, les brouillards de mon esprit sedissipèrent ; la vérité m’apparut confusément.

« Tout cela vous semble étrange, continua Holmes, parce quevous n’avez pas saisi l’importance du seul indice véritable quis’est présenté à vous dès le début. J’ai eu la chance de mettre ledoigt dessus. Depuis lors, tout ce qui est arrivé n’a fait queconfirmer ma première supposition ; tout, en fait, en adécoulé logiquement. Les choses qui vous ont semblé descomplications embarrassantes m’ont éclairé et ont confirmé mesconclusions. L’extraordinaire est une chose, le mystère en est uneautre. Le crime le plus banal est souvent le plus mystérieux :il ne présente aucun caractère dont on puisse tirer des déductions.Si, au lieu de découvrir le corps de la victime dans lescirconstances sensationnelles qui ont révélé l’affaire, on l’avaittrouvé tout simplement étendu sur la chaussée, l’enquête aurait étébeaucoup plus difficile. Tous ces détails extraordinaires, loin decompliquer les choses, les ont, au contraire,simplifiées. »

M. Gregson, qui avait écouté avec impatience, fut incapablede se contenir plus longtemps.

« Voyons, monsieur Sherlock Holmes, dit-il, nous sommestous disposés à reconnaître votre perspicacité et l’originalité devotre méthode de travail. Mais, à présent, nous désirons autrechose que de la théorie et du prêche. Il s’agit de capturer unassassin. J’en étais venu à une conclusion qui s’est révéléefausse. Le jeune Charpentier n’a pas pu prendre part au secondcrime. Lestrade a couru après Stangerson ; il se trompait luiaussi. Avec toutes les allusions que vous avez lancées par-ci,par-là, vous nous avez donné l’impression d’en savoir plus quenous. Dites-nous donc clairement ce que vous savez !Pouvez-vous nous révéler le nom du coupable ?

– Je ne peux que donner raison à Gregson, dit Lestrade. Nousavons chacun de notre côté essayé d’éclaircir l’affaire et nousavons échoué tous les deux. Depuis mon arrivée ici, vous nous avezlaissé entendre à plusieurs reprises que vous saviez parfaitement àquoi vous en tenir. J’espère que vous ne nous ferez pas languirplus longtemps.

– Tout délai apporté à l’arrestation de l’assassin pourrait luilaisser le temps de commettre un nouveau crime ! »ajoutai-je.

Pressé par nous trois, Holmes parut hésiter. Il n’en continuapas moins à marcher de long en large, la tête basse et les sourcilsfroncés. Tout à coup, il s’arrêta et nous regarda bien en face.

« Il ne commettra plus de crime ! dit-il. Là-dessus,vous pouvez être tranquilles. Vous m’avez demandé si je connaissaisle nom de l’assassin ? Oui, je le connais ! Mais quelleimportance ? Ce qui compte, c’est de le capturer. Or, j’ai bonespoir d’y arriver par mes propres moyens. Encore faudra-t-il dudoigté !… L’homme est rusé, désespéré. De plus, et cela je lesais par expérience personnelle, il a un complice qui est aussihabile que lui. Tant qu’il ne se sait pas découvert, il y a deschances de lui mettre la main au collet ; mais, au moindresoupçon il changera de nom et disparaîtra parmi les quatre millionsd’habitants de Londres. Sans vouloir vous froisser ni l’un nil’autre, je dois dire qu’à mon avis, la police n’est pas de tailleà lutter contre ces deux hommes-là. C’est pourquoi je n’ai pas faitappel à votre aide… Bien entendu, si, à mon tour, j’échoue, jeserai blâmé d’avoir agi seul… Bah ! je joue gagnant ! Dèsmaintenant je vous promets ceci : quand je pourrai me mettreen rapport avec vous sans nuire à mes plans, je leferai. »

Apparemment, cette promesse, précédée de l’allusion méprisante àla police, ne satisfit guère Gregson ni Lestrade. Le premier avaitrougi jusqu’à la racine de ses cheveux couleur de lin, tandis queles yeux en boutons de chaussure de l’autre avaient brillé decuriosité, puis de rancune.

Ils n’eurent pas le temps de répliquer. On frappa.

Le porte-parole des gavroches, Wiggins, montra sa frimousse.

« Pardon, monsieur ! dit-il en relevant sa mèche decheveux. Le fiacre est en bas.

– Parfait, mon garçon ! dit Holmes, avec satisfaction…Pourquoi n’adoptez-vous pas ce modèle à Scotland Yard ?ajouta-t-il en sortant d’un tiroir une paire de menottes en acier.Voyez comme le ressort fonctionne bien. Elles se referment en unrien de temps.

– Nos vieilles menottes suffiront, dit Lestrade, si nousattrapons jamais l’assassin.

– Fort bien, fort bien ! fit Holmes en souriant. Au fait,le cocher pourrait m’aider à transporter mes bagages ?Demandez-lui de monter, Wiggins ! »

Je fus surpris d’apprendre que mon compagnon partait envoyage : il ne m’en avait rien dit. Il y avait une petitevalise dans la pièce ; Holmes alla la chercher et se mit à lasangler ; sur ces entrefaites, le cocher entra.

Sans le regarder, Holmes lui dit en s’agenouillant :

« Aidez-moi donc à attacher cette courroie,cocher ! »

L’homme s’avança, l’air hargneux, un peu méfiant ; il sepencha et tendit les mains. Coup sec, bruit métallique. Holmes sereleva.

« Messieurs ! cria-t-il les yeux brillants. Je vousprésente M. Jefferson Hope, l’assassin d’Enoch Drebber et deM. Joseph Stangerson. »

Tout s’était passé en un tournemain, si rapidement que jen’avais pas eu le temps d’en prendre conscience ! J’ai gardéun souvenir vif de cet instant : l’air triomphant de Holmes etle timbre de sa voix ; le visage abasourdi, féroce du cocherlorsqu’il regarda les menottes qui brillaient à ses poignets :elles les avaient encerclés comme par magie. Durant quelquessecondes nous fûmes comme des statues. Puis, avec un rugissement decolère, le cocher s’arracha à l’étreinte de Holmes et se rua par lafenêtre. Le bois et le verre volèrent en éclats ; mais, avantqu’il eût passé au travers, Gregson, Lestrade et Holmes sautèrentsur lui comme autant de chiens de chasse. Ils le ramenèrent deforce. Une lutte terrible s’engagea. Il nous repoussa maintes etmaintes fois tant il était fort. Il semblait avoir l’énergieconvulsive d’un épileptique. Le verre avait affreusement tailladéson visage, mais il avait beau perdre du sang, il n’en résistaitpas moins ! Lestrade réussit à empoigner la cravate ; ill’étrangla presque. Le cocher comprit enfin l’inutilité de sesefforts. Nous ne respirâmes cependant qu’après lui avoir lié lespieds et les mains.

« Sa voiture est en bas, dit Sherlock Holmes. Elle nousservira pour le conduire à Scotland Yard… Et maintenant, messieurs,continua-t-il avec un sourire aimable, nous voilà arrivés à la finde ce petit mystère. Posez-moi toutes les questions que vousvoudrez, j’y répondrai très volontiers ! »

Chapitre 8La grande plaine salée

Au nord-ouest des États-Unis, de la Sierra Nevada, du Nebraskaet du fleuve Yellowstone au nord, jusqu’au Colorado au sud, s’étendun désert aride qui a, pendant de longues années, barré la route àla civilisation. Dans cette région désolée et silencieuse, lanature s’est plu à réunir de hautes montagnes aux pics neigeux avecdes vallées sombres et mélancoliques, des rivières rapides quis’engouffrent dans les cañons déchiquetés avec d’immenses plainesblanches en hiver, grises en été d’une poussière d’alcali salin.Mais tous ces paysages offrent au regard le même aspect dénudé,inhospitalier et misérable.

Personne n’habite là. De temps à autre, une bande de Pawnies oude Pieds Noirs en quête de nouveaux terrains de chasse traverse lesplaines ; mais elles sont si terrifiantes que les plus bravesd’entre eux sont heureux de les perdre de vue et de se retrouverdans leurs prairies. Le coyote se faufile parmi lesbroussailles ; le busard rôde dans l’air, qu’il bat mollementde ses ailes ; et, dans les ravins, à pas lents, le lourdaudgrizzli cherche la maigre pitance que lui fournissent les rochers.Tels sont les seuls habitants de ce lieu sauvage.

Le panorama qu’on peut contempler de la pente septentrionale dela Sierra Blanco est, du monde entier, le plus morne. A perte devue s’étale une vaste plaine toute recouverte de plaques de sel etparsemée de massifs de chapparral nain. Et, dans tout cet espace,il n’y a aucun signe de vie : nul oiseau dans le ciel bleuacier, nul mouvement sur le sol terne. Il y règne un silenceabsolu. Pas un bruit. Du silence, rien que du silence !Silence total, écrasant…

Il a été dit que là rien de vivant n’apparaissait, c’est à peuprès exact. Du haut de la sierra Blanco, on voit une piste quiserpente dans le désert et se perd dans le lointain. Des roues yont creusé des ornières et de nombreux aventuriers y ont laissél’empreinte de leurs pas. Ici et là, tranchant sur le fond sombredu dépôt de sel, des objets blancs brillent au soleil ; cesont des ossements : les uns de grande dimension etgrossièrement taillés, les autres plus petits et plus délicats. Lespremiers ont appartenu à des bœufs ; les seconds, à deshommes. Sur une étendue de deux mille kilomètres, on peut retracerle chemin d’une caravane macabre au moyen de vestiges éparpillésdes voyageurs tombés en route.

Tel est le spectacle que, le 4 mai 1847, contemplait un hommesolitaire. Son apparition aurait pu le faire passer pour le génieou le démon de la région. Il aurait été difficile de dire s’ilétait plus près de soixante ans que de quarante. Il avait l’airhagard et le visage décharné ; sa peau parcheminée était commecollée à ses pommettes saillantes ; ses longs cheveux bruns etsa barbe étaient striés de fils blancs ; ses yeux enfoncésdans leur orbite brillaient d’un feu étrange ; et la main quiserrait son fusil était d’une maigreur squelettique. Ils’arc-boutait sur son arme, mais sa haute taille et la charpente deses os, dénotaient une constitution robuste et nerveuse. Seul sonvisage hâve et ses vêtements flottants lui donnaient un air dedécrépitude.

Péniblement, il avait descendu le ravin et gravi ce monticule,dans le vain espoir de trouver de l’eau. Il voyait maintenant lagrande plaine salée se dérouler jusqu’aux montagnes, à l’horizon,sans un arbre ou une plante qui pût indiquer quelque humidité.L’étendue du paysage ne permettait aucun espoir. Il regarda aunord, à l’est et à l’ouest, avec des yeux farouches,scrutateurs ; alors il comprit que son voyage touchait à safin : il allait mourir sur ce roc sans végétation.« Pourquoi pas ici plutôt que sur un lit de plume dans unevingtaine d’années ? », murmura-t-il en s’asseyant àl’ombre d’une grosse pierre.

Avant de s’asseoir, il avait déposé sur le sol son fusil devenuinutile et un gros paquet enveloppé dans un châle gris qu’il avaitporté en bandoulière. Ce fardeau était apparemment trop lourd pourlui, car, en le posant, il le laissa retomber un peu vite. Aussitôtune plainte s’en exhala. Il en sortit un petit visage apeuré auxyeux bruns très brillants et deux petits poings potelés.

« Tu m’as fait mal ! dit une voix d’enfant sur un tonde reproche.

– C’est vrai ? répondit l’homme avec regret. Je n’ai pasfait exprès. »

Tout en parlant, il déroula le châle gris qui enveloppait unejolie petite fille d’environ cinq ans. Les souliers coquets,l’élégante robe rose, le tablier de toile indiquaient des soinsmaternels attentifs. L’enfant était pâle et fatiguée, mais ses braset ses jambes fermes montraient qu’elle avait moins souffert queson compagnon.

« Ça va mieux ? demanda l’homme avec appréhension, enla voyant se frotter derrière la tête, sous ses boucles dorées.

– Embrasse mon bobo pour le guérir ! dit-elle en luiindiquant avec gravité la place meurtrie. Maman faisait toujourscomme ça… Où est maman ?

– Maman est partie. Je pense que tu la reverras bientôt.

– Partie ? dit la petite fille. Elle ne m’a pas dit aurevoir, c’est curieux. Elle me disait toujours au revoir quand elleallait chez tante pour prendre le thé. Ça fait trois jours qu’ellen’est plus là. Dis, comme tout est sec ! Je peux avoir un peud’eau et quelque chose à manger ?

– Non, chérie, je n’ai plus rien. Prends patience. Appuie tatête contre moi, comme ça tu te sentiras plus vaillante. Il n’estpas facile de parler avec des lèvres comme du cuir, mais il fautque je te dise ce qu’il en est… Qu’est-ce que turamasses ?

– Les jolies choses ! s’écria la fillette, enthousiasméepar deux étincelants fragments de mica. Quand nous retournerons àla maison, je les donnerai à mon frère Bob.

– Tu verras bientôt de plus jolies choses ! dit l’hommeavec conviction. Attends un peu. Mais j’allais te dire… Tu tesouviens quand nous avons quitté le fleuve ?

– Oh ! oui.

– Eh bien, tu comprends, nous comptions en atteindre un autre.Mais on s’est trompé. A cause de la boussole, ou de la carte, oud’autre chose ; il n’y aura plus de fleuve… Il ne nous restaitplus d’eau, sauf une goutte pour toi, et…

– Tu n’as pas pu te laver, interrompit sa compagne en regardantle visage barbouillé.

– Non, ni me laver ni boire. M. Bender, il a été le premierà partir, puis l’Indien Pete, puis Mme McGregor, puis ensuiteJonny Hones, et enfin, ma chérie, ta mère…

– Alors maman aussi est morte ! » s’écria la petitefille.

Elle cacha son visage dans son tablier et elle éclata ensanglots.

« Oui… Tout le monde est mort, excepté toi et moi. Alorsj’ai pensé que nous trouverions peut-être de l’eau par ici. Je t’aiprise sur mon épaule et je me suis mis en marche. Mais notresituation ne semble pas s’être améliorée… Il nous reste une bienfaible chance…

– Veux-tu dire que nous aussi, nous allons mourir ? demandal’enfant en relevant son visage inondé de larmes.

– Ça m’en a tout l’air.

– Fallait le dire tout de suite ! s’écria-t-elle avec unjoyeux sourire. Tu m’as fait une peur ! Mais, puisque nousallons mourir, nous allons retrouver maman.

– Tu la retrouveras !

– Toi aussi. Je vais lui dire comme tu as été bon. Je parie quemaman nous attend à la porte du Ciel avec une grosse cruche pleined’eau et un tas de galettes de sarrasin toutes chaudes et rôtiesdes deux côtés comme nous les aimons, Bob et moi. Ce sera longencore ?

– Je ne sais pas… Pas trop. »

Les yeux de l’homme étaient fixés à l’horizon nord. Sous lavoûte bleue du ciel avaient apparu trois petites taches. D’instanten instant, elles grossissaient. Bientôt il put distinguer troisgros oiseaux bruns. Ils décrivirent des cercles au-dessus de leurtête, puis ils se posèrent sur la corniche au-dessus d’eux.C’étaient des busards. La présence de ces vautours de l’ouestprésageait la mort.

« Des poules ! » s’écria la fillette avec joie enmontrant du doigt les oiseaux de mauvais augure.

Elle frappa dans ses mains pour les faire s’envoler.

« Dis, c’est le Bon Dieu qui a fait ce pays ?

– Bien sûr ! répondit son compagnon, surpris par cettequestion.

– Il a fait l’Illinois et il a fait le Missouri, mais cettepartie-ci, ce doit être un autre qui l’a faite : ce n’est passi bien que le reste. On a oublié l’eau et les arbres.

– Si tu faisais ta prière ? proposa timidement l’homme.

– Ce n’est pas encore la nuit, répondit-elle.

– Ça fait rien. Ce n’est pas tout à fait dans les règles, maisil ne t’en voudra pas pour ça, tu peux être sûre. Répète lesprières que tu avais coutume de dire chaque soir dans le chariotquand nous étions dans les plaines.

– Pourquoi tu ne fais pas aussi tes prières ? demandal’enfant, l’air étonné.

– Je les ai oubliées, répondit-il. Je ne les ai pas dites depuisle temps que je n’étais pas plus haut que la moitié de ce fusil.Mais il n’est jamais trop tard. Récite tes prières tout haut, jeles redirai après toi.

– Alors tu vas te mettre à genoux, dit-elle en étendant le châlesur le sol. Croise tes doigts comme ceci. On se sent meilleur, lesmains jointes. »

Cette scène n’avait nul besoin d’avoir eu des busards commetémoins pour être extraordinaire. Les deux errants, la petiteenfant babillant et le rude aventurier, étaient agenouillés côte àcôte sur le châle étroit. La frimousse joufflue et le visageanguleux étaient tournés vers le ciel sans nuages pour implorerl’Être terrible avec lequel ils se trouvaient face à face. Deuxvoix, l’une faible et claire, l’autre grave et rauque, s’unissaientpour demander la grâce et le pardon divins. La prière finie, ilsreprirent leur place à l’abri de la grosse pierre. La petite filleblottie contre la large poitrine de son protecteur, s’assoupit. Ilveilla sur le sommeil pendant quelque temps. A la fin la naturereprit ses droits : il ne s’était accordé ni repos ni sommeildepuis trois jours et trois nuits ; ses paupières descendirentlentement sur ses yeux fatigués et la tête s’inclina de plus enplus sur sa poitrine ; la barbe grisonnante se mêla auxcheveux dorés ; il s’endormit à son tour, du même sommeil quesa petite compagne, profond et sans rêves.

S’il était resté éveillé une demi-heure de plus, il aurait vu unspectacle inattendu. Au loin, tout à l’extrémité de la plainesalée, à peine distinct du brouillard, un nuage de poussières’éleva et grandit peu à peu. Seul un grand nombre d’être enmouvement pouvait en soulever un semblable. Il aurait pu s’agird’un de ces énormes troupeaux de bisons qui broutent les prairies.Mais le lieu était par trop aride pour qu’il en pût être question.Quand le tourbillon de poussière se rapprocha du rocher solitaireoù dormaient nos deux voyageurs égarés, il laissa entrevoir deschariots couverts de toile et des cavaliers armés. C’était unegrande caravane en route vers l’ouest. Et quelle caravane !Elle se déployait du pied des montagnes jusque par-delà l’horizon.A travers l’immense plaine avançaient en désordre des chariots etdes charrettes, des cavaliers et des piétons, d’innombrables femmesqui chancelaient sous leurs fardeaux et des enfants quitrottinaient entre les chariots ou qui regardaient furtivement dedessous les bâches. Ce n’était évidemment pas des émigrantsordinaires ! Bien plutôt un peuple nomade contraint par laforce des choses à se chercher une nouvelle patrie. L’air résonnaitde bruits de pas, de grondements sourds, de hennissements et degrincements de roues. Tout ce tintamarre ne réussit pas à réveillernos deux dormeurs.

En tête de la colonne chevauchaient une vingtaine d’hommes auvisage dur et sévère, vêtus de gros drap et armés de fusils.Parvenus au bas du monticule, ils s’arrêtèrent pour tenirconseil.

« Les sources se trouvent à droite, mes frères, dit l’und’eux, un homme grisonnant aux lèvres fermes, au visageimberbe.

– Prenons la droite de la Sierra Blanco pour atteindre le RioGrande, dit un autre.

– Ne craignez pas que l’eau vous manque ! cria untroisième. Celui qui a pu la faire jaillir du rocher n’abandonnerapas son peuple élu.

– Amen ! Amen ! » répondit toute la troupe.

Ils allaient se remettre en route, quand l’un des plus jeunes àla vue perçante poussa un cri ; il désigna le monticule. Ausommet flottait quelque chose de rose qui ressortait sur un fond depierre grise. Ils piquèrent des deux tout en armant leursfusils ; d’autres cavaliers se joignirent à eux. Le nom de« Peaux Rouges » volait de bouche en bouche.

« Il ne peut pas y avoir d’Indiens ici, dit l’homme âgé quisemblait être le chef. Nous avons dépassé les Pawnies et nous nerencontrerons pas d’autres tribus avant les grandes montagnes.

– Je vais voir, frère Stangerson ? demanda quelqu’un de labande.

– J’irai aussi ! J’irai aussi ! s’écrièrent unedouzaine de voix.

– Descendez de cheval ; nous vous attendrons ! »répondit l’homme âgé.

Le temps de le dire, et les jeunes gens avaient sauté à terre,attaché leurs chevaux, et ils s’étaient mis à gravir la penteescarpée. Ils avançaient rapidement et sans bruit, avec laconfiance et la dextérité d’éclaireurs exercés. D’en bas on les vitsauter de roche en roche, puis leurs silhouettes se découpèrentsous le ciel. Le jeune homme qui avait donné l’alarme marchait entête. Les autres le virent lever les bras en l’air en signe desurprise et, quand ils le rattrapèrent, ils éprouvèrent la mêmesensation devant le tableau qui s’offrait à leurs yeux.

Sur le petit plateau qui couronnait la colline se dressait unepierre énorme au pied de laquelle gisait un homme de haute taille,à la barbe longue, aux traits durs, d’une excessive maigreur. Sonair calme et sa respiration régulière montraient qu’il dormaitprofondément. Un petit enfant reposait tout contre lui. Ses brasronds et blancs entouraient le cou musclé. Sa tête blondes’appuyait sur le veston de velours. Ses lèvres roses entrouverteslaissaient voir des dents blanches comme la neige et un sourireenjoué se jouait sur ses traits puérils. Ses petites jambes dodues,ses chaussettes blanches et ses souliers propres aux bouclesbrillantes contrastaient étrangement avec les longs membresdesséchés de son compagnon. Sur la corniche du rocher quisurplombait ce couple étrange, se tenaient trois busards solennelsqui, à la vue des nouveaux venus, jetèrent un cri rauque ets’envolèrent de mauvaise grâce.

Le cri des oiseaux réveilla les deux dormeurs. Ils regardèrentautour d’eux avec stupéfaction. L’homme se leva en chancelant pourcontempler la plaine, qu’il avait vue si déserte avant des’endormir et qui était maintenant traversée par l’énorme défilé degens et de bêtes. Il eut une expression d’incrédulité et il passasa main osseuse sur ses yeux. « C’est ce qu’on appelle ledélire, je pense », murmura-t-il. La petite se serrait contrelui, tenant un pan de son veston ; elle ne disait rien, maiselle regardait autour d’elle avec cet air émerveillé etquestionneur des enfants.

Ils ne doutèrent bientôt plus de la réalité de leur vision. L’undes sauveteurs saisit la petite fille et la hissa sur sonépaule ; deux autres soutinrent son compagnon décharnéjusqu’aux chariots.

« Je me nomme John Ferrier, expliqua-t-il. Moi et cettepetite, nous sommes les seuls survivants d’un groupe de vingt etune personnes ; tous les autres sont morts de soif et de faim,là-bas, dans le Sud.

– Est-elle à vous ? demanda quelqu’un

– Maintenant, oui ! s’écria Ferrier avec défi. Ellem’appartient, parce que je l’ai sauvée. Personne ne pourra me laprendre ! A partir d’aujourd’hui, elle s’appelle Lucy Ferrier.Mais qui êtes-vous ? s’enquit-il en regardant avec curiositéses sauveteurs robustes et brunis par le soleil. Vous êtes ennombre !

– A peu près dix mille, dit l’un des jeunes. Nous sommes lesenfants persécutés de Dieu, les élus de l’ange Mérona.

– Je n’ai jamais entendu parler de lui, dit Ferrier. Mais il aune belle quantité d’élus !

– Ne plaisantez pas avec les choses sacrées ! répliqual’autre en fronçant les sourcils. Nous sommes de ceux qui croientaux écritures saintes gravées en lettres égyptiennes sur desplaques d’or martelé qui ont été remises au très saint JosephSmith, à Palmyre. Nous venons de Mauvoo, dans l’État de l’Illinois,où nous avions édifié notre temple. Nous cherchons un refuge, loindes hommes violents et impies ; et, s’il le faut, nous ironsjusqu’au fond du désert.

– J’y suis », dit Ferrier.

Le nom de Mauvoo lui avait rafraîchi la mémoire.

« Vous êtes les Mormons.

– Nous sommes les Mormons, répondirent en chœur sescompagnons.

– Et où allez-vous ?

– Nous l’ignorons. La main de Dieu nous guide en la personne deson prophète. Il faut que vous vous présentiez devant lui. Ildécidera de votre sort. »

Ils avaient atteint le pied de la colline. Une troupe depèlerins les entoura : des femmes au visage pâle, à l’airsoumis ; des enfants vigoureux, rieurs ; des hommes auregard inquiet mais sérieux. De surprise ou de pitié, ilss’exclamèrent à l’envi en considérant les deux étrangers, l’un simisérable et l’autre si jeune. Leur escorte s’arrêta devant unchariot d’un faste voyant. Il était attelé de six chevaux, alorsque les autres n’en avaient que deux, quatre au plus. A ôté duconducteur était assis un homme qui ne paraissait pas avoir plus detrente ans ; mais sa tête massive, son air résolu étaient ceuxd’un chef. Il lisait un livre à couverture brune, qu’il mit de côtéà l’approche de la foule. Il écouta le récit qui lui fut fait, puisil se tourna vers les deux rescapés.

« Si nous vous prenons avec nous, dit-il avec gravité, cene peut être qu’en tant que nouveaux adeptes de nos croyances. Nousne voulons pas de loups dans notre bercail. Si vous deviez êtreparmi nous comme le ver dans le fruit, il vaudrait mieux laisserblanchir vos os dans le désert. Acceptez-vous nosconditions ?

– M’est avis que je vous suivrai à n’importe quellecondition ! » dit Ferrier avec une telle énergie que lesgraves anciens ne purent réprimer un sourire. Le chef restaimpassible.

« Emmenez-le, frère Stangerson, dit-il. Donnez-lui à boireet à manger, occupez-vous de l’enfant. Vous aurez la tâche de luiapprendre notre sainte croyance. Nous avons assez tardé. Enroute ! A Sion ! A Sion !

– A Sion ! En avant ! » crièrent les Mormons.

Ces mots passèrent de bouche en bouche et se perdirent au loindans un murmure confus. Il y eut des claquements de fouets et desgrincements de roues. La caravane s’ébranla. De nouveau elle onduladans le désert. Le frère Stangerson conduisit les rescapés à sonchariot. Un repas les y attendait.

« Restez ici et reposez-vous ! dit-il. Dans quelquesjours, vous serez remis de vos fatigues. En attendant,rappelez-vous que notre religion est désormais la vôtre. BrighamYoung l’a dit, et il a parlé avec la voix de Joseph Smith, qui estcelle de Dieu. »

Chapitre 9La fleur de l’Utah

Ce n’est pas le lieu de rappeler les épreuves et les privationsque subirent les fugitifs mormons avant de parvenir à leur port desalut. Depuis les rives du Mississippi jusqu’au versant occidentaldes montagnes Rocheuses, ils avaient lutté avec une constancepresque sans pareille dans l’histoire. Leur ténacité anglo-saxonneavait surmonté tous les obstacles que la nature avait suscités surleur chemin : l’Indien, la bête féroce, la faim, la soif, lafatigue et la maladie. Cependant leurs longues pérégrinations etles terreurs qu’ils durent vaincre avaient ébranlé le courage desplus vaillants. Tous s’agenouillèrent pour rendre grâce, du fond ducœur, quand ils virent à leurs pieds la grande vallée de l’Utahensoleillée, et qu’ils apprirent de la bouche de leur chef quec’était la terre promise : tout cet espace vierge leurappartiendrait à jamais.

Young se montra vite un administrateur avisé autant qu’un chefrésolu. On dessina le plan de la cité future. On partagea lesfermes des environs proportionnellement à l’importance de chaqueindividu. On rendit le commerçant à son négoce, et l’artisan à sonmétier. Des rues et des places apparurent comme par magie dansl’enceinte réservée à la ville et, à la campagne, on draina, onplanta des haies, on déboisa, on ensemença ; l’été suivant laterre fut entièrement dorée par les blés. Cette colonie étrangeconnut une prospérité générale. Le temple, érigé au milieu de laville, s’agrandit sans cesse. Ce sanctuaire élevé à Celui qui avaitguidé les Mormons et qui les avait préservés de tant de dangers,résonnait, du matin au soir, du bruit des marteaux et du grincementdes scies.

John Ferrier et la petite fille qu’il avait adoptée suivirentles Mormons jusqu’au bout. La petite Lucy voyagea assezagréablement dans le chariot de Stangerson l’ancien, en compagniedes trois épouses du Mormon et de son fils, garçon volontaire ethardi, âgé de douze ans. La souplesse de l’enfance lui permit de seremettre du choc causé par la mort de sa mère et Lucy devint lechouchou des bonnes femmes. La vie en roulotte la conquit. De soncôté, Ferrier se révéla, une fois rétabli, un guide précieux et unchasseur infatigable.

Il gagna rapidement l’estime de ses nouveaux compagnons. Aussi,au terme du voyage convint-on à l’unanimité de lui attribuer un lotde terrain égal à celui de chacun des autres, à l’exception desquatre principaux anciens : Young, Stangerson, Kimball etDrebber.

John Ferrier bâtit sur son terrain une solide maison de bois quidevint, avec les années, par agrandissements successifs, une villaspacieuse. C’était un homme pratique : âpre au gain et habilede ses dix doigts. Lové à une santé de fer, il consacra toutes sesjournées à amender et à cultiver ses terres. Sa ferme et ses biensprospérèrent. Au bout de trois ans, il était déjà mieux parti queses voisins ; trois ans plus tard, c’était un hommeaisé ; trois autres années encore et il était devenu riche.Enfin, douze ans après son établissement, il n’y avait pas, danstout Salt Lake City, six hommes aussi fortunés que lui. De lagrande mer intérieure aux lointaines montagnes de Wahsa, aucun nomn’était plus avantageusement connu que celui de John Ferrier.

Il ne froissait pas la susceptibilité de ses coreligionnairesque sur un point. Rien n’avait pu le persuader de prendre plusieursfemmes à la manière des Mormons. Sur ce chapitre-là, il étaitinflexible ; mais il ne s’expliquait pas. Certainsl’accusaient de tiédeur à l’égard de sa nouvelle foi ;d’autres encore parlaient de sa fidélité au souvenir de son premieramour : une jeune fille aux cheveux blonds morte de langueursur les bords de l’Atlantique. Quelle qu’en fût la raison, Ferrierrestait strictement célibataire. Pour le reste, il se conformaitaux préceptes de la jeune colonie et passait pour un homme droit etorthodoxe.

Lucy Ferrier grandit près de son père adoptif et l’aida danstoutes ses entreprises. L’air vif des montagnes et l’odeurbalsamique des pins suppléèrent aux soins d’une mère ou d’unenourrice. Chaque année la formait plus grande et plusvigoureuse ; ses joue devenaient roses, sa démarche élastique.Le bouton se changeait en fleur. L’année où John Ferrier compta aunombre des richissimes fermiers, elle était la plus jolieAméricaine qu’on pût trouver sur tout le versant du Pacifique.

Ce ne fut pas le père qui découvrit le premier que l’enfants’était faite femme. Il en est souvent ainsi. Cette transformationmystérieuse s’opère avec trop de subtilité pour qu’on puisse luiattribuer une date précise. La jeune fille elle-même ne s’en rendmieux compte, jusqu’à ce que le son d’une voix, ou le contact d’unemain fassent tressaillir son cœur ; alors, avec fierté mêléede crainte, elle découvre en elle une nature neuve, plus vaste quel’ancienne. Généralement, on se souvient de ce jour-là ainsi que dupetit incident qui a annoncé l’aube d’une vie nouvelle. Dans le casde Lucy Ferrier, l’incident fut assez sérieux et influa nonseulement sur sa destinée, mais sur celle de beaucoup d’autres.

Par une chaude matinée de juin, les Saints des Derniers Jourss’affairaient comme les abeilles dont ils avaient pris la ruchepour emblème. Le bourdonnement du travail humain emplissait leschamps et les rues. Sur les routes poudreuses, de longues files demules lourdement chargées, des troupeaux de moutons et de bœufsvenant de lointains pâturages, et des convois d’immigrants quiavaient l’air aussi harassés que leurs chevaux se dirigeaient versl’Ouest : la fièvre de l’or avait éclaté en Californie, etpour s’y rendre il fallait passer par la ville des élus. A traversla foule bariolée des gens et des bêtes, Lucy se fraya un chemin augalop, avec l’adresse d’une amazone accomplie. Son beau visageétait empourpré par l’exercice et ses cheveux noisette flottaientau vent. Elle ne pensait qu’à bien s’acquitter à la ville d’unecommission que lui avait donnée son père : elle s’y rendaitcomme toujours, à fond de train, avec l’intrépidité du jeune âge.Les aventuriers salis par la poussière des routes et même lesimpassibles Indiens chargés de pelleteries l’admiraient aupassage.

Parvenue aux abords de Salt Lake City, elle trouva la routebloquée par un grand troupeau de bêtes à cornes que ramenaient desplaines une demi-douzaine de bouviers à la mine farouche. Dans sonimpatience, Lucy tenta de franchir cet obstacle : elle poussason cheval dans ce qui lui avait paru une trouée. Mais, à peine s’yétait-elle engagée que les bêtes se rejoignirent derrière elle.Elle était prise dans une masse mouvante de bœufs aux yeux féroceset aux longues cornes. Familiarisée avec le bétail, Lucy ne perditpas son sang-froid. Elle profitait d’intervalles momentanés pours’avancer. Par malchance, ou à dessein, un bœuf encorna le flanc dumustang qui se cabra, caracola et rua. La situation était critique.Chaque mouvement du cheval le mettait en contact avec les cornes etl’excitait davantage. Tout l’effort de Lucy était de se mainteniren selle, de peur d’être horriblement piétinée. Sa tête commençaità tourner, et elle relâchait sa prise sur les rênes. Le nuage depoussière et la transpiration des bêtes la faisaient suffoquer.Elle était à bout. Sur le point de s’évanouir, elle entendit unevoix toute proche, et une main brunie, puissante, saisit par lagourmette le cheval emballé et tira rapidement Lucy dutroupeau.

« J’espère que vous n’êtes pas blessée,mademoiselle ! » interrogea respectueusement sonsauveur.

Elle leva les yeux sur son visage hâlé aux traits durs et souritavec espièglerie.

« J’ai eu la frousse ! dit-elle naïvement. Qui auraitpensé que Poncho serait effarouché par des vaches ?

– Dieu merci, vous êtes restée en selle ! »fit-il.

C’était un grand jeune homme à l’air sauvage. Il montait unrobuste cheval rouan. Il portait l’habit d’un chasseur avec unfusil en bandoulière.

« Je suppose que vous êtes la fille de John Ferrier. Jevous ai vue sortir de chez lui. Quand vous le reverrez,demandez-lui s’il se souvient de la famille Jefferson Hope, deSaint Louis. S’il est bien le Ferrier que nous avons connu, lui etmon père étaient très liés.

– Ne feriez-vous pas aussi bien de venir le lui demandervous-même ? » dit-elle.

Cette suggestion sembla plaire au jeune homme. Ses yeux noirsétincelèrent.

« Soit ! Mais je viens de passer trois mois dans lesmontagnes. Je ne suis pas en tenue de visite. Il faudra me prendrecomme je suis.

– Papa vous doit des remerciements, et moi aussi, répondit-elle.Il m’aime beaucoup. Si ces vaches m’avaient écrasée, il ne s’enserait jamais consolé.

– Ni moi !

– Ni vous ?… Je ne vois pas pourquoi. Vous n’êtes même pasun de nos amis. »

Le visage du jeune chasseur se rembrunit. Lucy éclata derire.

« Je ne voulais pas dire cela, dit-elle. Maintenant, bienentendu, vous êtes notre ami. Il faut venir nous voir. Je continuemon chemin, sans quoi papa ne me confierait plus jamais sesaffaires ! A bientôt.

– A bientôt », répondit-il.

Il souleva son large sombrero et il se pencha sur la petite mainde Lucy.

Elle fit faire demi-tour à son cheval, lui donna un coup decravache et partit comme un trait sur la route au milieu d’un nuagede poussière.

Taciturne et triste, Jefferson Hope rejoignit ses compagnons.Ils avaient prospecté dans les montagnes du Nevada et ilsrevenaient à Salt Lake City avec l’espoir d’y réunir assez de fondspour exploiter des filons d’argent. Il s’était, comme eux,passionné pour cette affaire. Mais ses idées prenaient maintenantun autre cours. La vue de cette jeune fille, fraîche et saine commela brise de la sierra, avait bouleversé son cœur indompté. Quand illa vit disparaître, il se rendit compte de la tempête qui s’étaitlevée en lui. Désormais les affaires d’argent ne pourraient paslutter avec son amour. Car il ne s’agissait pas d’un caprice dejeune homme ; c’était bien de l’amour : l’amourimpétueux, violent d’un homme volontaire, dominateur. Il avaittoujours été heureux dans ses entreprises : aussi se jura-t-ild’obtenir la main de Lucy.

Il rendit visite à John Ferrier le soir-même. Il revint ensuiteplusieurs fois. Bientôt il fut un habitué. Au cours des douzedernières années, John, isolé dans la vallée, et absorbé par sontravail, avait eu peu d’occasions d’apprendre les nouvelles del’extérieur. Jefferson lui en apportait : il intéressait Lucycomme son père. Il avait été pionnier en Californie, et ilconnaissait plus d’une histoire de fortunes faites et défaites dansces jours tantôt terribles, tantôt sereins. Il avait été aussiguide, trappeur, prospecteur, éleveur. Partout où pouvaient setrouver des aventures excitantes, il y avait couru. Le vieuxfermier le prit en affection. Il faisait volontiers son éloge.Alors Lucy se taisait, mais ses joues rougissaient et ses yeux quibrillaient montraient clairement que son cœur ne lui appartenaitplus. Ces signes passaient peut-être inaperçus de son brave père,mais ils n’échappaient pas au principal intéressé.

Un soir d’été, il arriva au triple galop. Lucy, qui se trouvaità la porte, marcha au devant de lui. Il jeta la bride sur laclôture et s’engagea dans l’allée.

« Je pars, Lucy, dit-il en lui prenant les deux mains et enla regardant avec tendresse. Je ne vous demande pas dem’accompagner cette fois-ci. Mais quand je serai de retour,consentirez-vous à devenir ma femme ?

– Quand reviendrez-vous ? » s’enquit-elle.

Elle rougissait et elle riait tout ensemble.

« Je reviendrai vous chercher dans deux mois. Dansl’intervalle, tout ce qui nous séparera, c’est la distance.

– Et papa ? demanda-t-elle.

– Il me donne son consentement si mon affaire de mines réussit.Je n’ai pas de crainte à ce sujet.

– Si vous avez tout arrangé avec papa, je n’ai plus rien àdire ! murmura-t-elle, la joue contre la large poitrine dujeune homme.

– Dieu soit loué ! » fit-il d’une voix étranglée.

Il se pencha et l’embrassa.

« Alors c’est convenu ?… Si je m’attarde, je nepourrai plus m’en aller. Les camarades m’attendent au cañon. Adieu,ma chérie, adieu. Dans deux mois !… »

Il s’arracha de ses bras, sauta sur son cheval et piqua desdeux, sans détourner la tête. Lucy le suivit des yeux jusqu’aumoment où il disparut, puis elle quitta la grille pour rentrer chezelle. Elle était la plus heureuse fille de l’Utah !

Chapitre 10John Ferrier s’entretient avec le prophète

Trois semaines s’étaient écoulées depuis que Jefferson Hope etses compagnons avaient quitté Salt Lake City. Le cœur de JohnFerrier supportait mal la pensée que le jeune hommereviendrait : car il perdrait alors sa fille adoptive.Cependant le visage radieux de Lucy lui fit accepter cetteéventualité mieux que n’aurait pu le faire toute autreconsidération. Cet homme entêté s’était d’ailleurs promis de nejamais marier sa fille à un Mormon : une seule union ne luisemblait pas un mariage, mais une honte et un déshonneur. Sur cepoint, il était inébranlable, quelle que fût son opinion sur lereste de la doctrine mormone. Il ne s’en ouvrait à personne :à cette époque, il ne faisait pas bon émettre une idée nonorthodoxe dans le Pays des Saints ! A telle enseigne que mêmeles plus saints osaient à peine chuchoter tout bas ce qu’ilspensaient sur la religion : une parole tombée de leurs lèvrespouvait attirer sur eux un prompt châtiment si elle étaitinterprétée à contresens. Les victimes de la persécution étaient, àleur tour, devenues des persécuteurs de la pire espèce. Nil’Inquisition espagnole, ni la Wehmgericht allemande, ni lessociétés secrètes d’Italie ne mirent en marche machine plusredoutable que celle qui assombrit jadis l’État de l’Utah.

Ce qui rendait plus terrible cette organisation, c’était soninvisibilité et le mystère qui l’entourait. Elle semblaitomnisciente et omnipotente ; et cependant, on ne pouvait ni lavoir ni l’entendre. L’homme qui résistait à l’Église disparaissaitsans laisser de trace. En vain sa femme et ses enfantsl’attendaient : il ne revenait pas dire comment ses jugessecrets l’avaient traité. Lâchait-on un mot, commettait-on uneimprudence ? on était anéanti. Et les colons ne connaissaientpas la nature de cette puissance terrible dont ils sentaientconstamment la menace suspendue sur leur tête ! Leur vien’était que crainte et tremblement. Même isolés au fond du désert,ils n’osaient murmurer les doutes qui les accablaient.

Au début, ce pouvoir ne s’exerça que sur les récalcitrants qui,après avoir embrassé la foi des Mormons, tentèrent ensuite de laréformer ou de l’abandonner. Mais bientôt il étendit le champ deson activité. La polygamie menaça de devenir lettre morte : onmanquait de femmes. D’étranges rumeurs commencèrent àcirculer ; il y était question d’immigrants assassinés et decamps pillés en des régions où l’on n’avait jamais vu d’Indiens.Dans les harems des anciens, on voyait de nouvelles femmes,éplorées et languissantes ; elles portaient sur leur visage lereflet d’une atrocité inoubliable. Des voyageurs surpris par lanuit dans les montagnes avaient vu se glisser dans l’ombre desbandes d’hommes armés et masqués. Ces racontars se précisèrent, seconfirmèrent. A la fin un nom résuma tout : les AngesVengeurs. C’est encore un nom sinistre et de mauvais augure dansles ranches solitaires de l’Ouest.

La peur que cette organisation inspirait aux hommes s’accrut aulieu de diminuer quand ils la connurent mieux. On ne savait rien deses membres. Les noms de ceux qui, sous prétexte de religion, selivraient à des actes de violence, étaient soigneusement tenussecrets. L’ami auquel vous communiquiez vos soupçons sur leProphète et sa mission pouvait être de ceux qui viendraient la nuitvous infliger, par le feu, un terrible châtiment. Chacun se méfiaitde son voisin. Chacun taisait ce qu’il avait le plus à cœur.

Un beau matin, comme John Ferrier s’apprêtait à partir pour seschamps de blé, il entendit ouvrir la grille. Il regarda par lafenêtre et vit dans l’allée un homme trapu, d’âge moyen, lescheveux d’un blond roux. Son sang ne fit qu’un tour : levisiteur inattendu n’était autre que le grand Brigham Young enpersonne. Tremblant de tous ses membres – cette apparition neprésageait rien de bon -, il courut à la porte pour accueillir lechef des Mormons. Celui-ci reçut froidement les salutations de sonhôte et il le suivit dans le salon sans quitter son air sévère.

« Frère Ferrier, dit-il en approchant une chaise et en leregardant en dessous, les adeptes de la vraie foi vous ont traitécomme un frère. Nous vous avons recueilli quand vous étiez sur lepoint de mourir de faim dans le désert. Nous avons partagé notrenourriture avec vous. Nous vous avons conduit sain et sauf à cetteVallée choisie. Nous vous avons donné une bonne part de terre etnous vous avons permis de faire fortune sous notre protection.Ai-je dit vrai ?

– Tout à fait ! répondit John Ferrier.

– Nous vous avons demandé en retour une seule chose :embrasser la vraie foi et y conformer votre vie. Vous nous avezpromis de le faire, mais, si la rumeur publique ne m’abuse, vousavez manqué à votre parole.

– Mais en quoi ? demanda Ferrier en levant les bras ensigne de protestation. N’ai-je pas donné à la caisse commune ?Est-ce que je n’ai pas assisté régulièrement aux offices ?Est-ce que je n’ai pas…

– Où sont vos épouses ? demanda Young en regardant autourde lui. Faites-les venir, que je les salue.

– Je ne me suis pas marié, je l’avoue, répondit Ferrier. Lesfemmes étaient rares. Et il y avait beaucoup de partis plusavantageux. Du reste, je n’étais pas seul. Ma fille avait soin demoi.

– C’est de cette fille que je voudrais vous parler, dit le chefdes Mormons. En grandissant, elle est devenue la fleur de l’Utah.Plusieurs de nos anciens la regardent d’un bon œil. »

John étouffa une plainte.

« A son sujet, continua Young, on raconte des histoiresauxquelles je ne veux ajouter foi. On dit qu’elle est promise à unGentil. Ce ne peut être là qu’un commérage. Quel est le treizièmearticle du code du saint Joseph Smith ? « Que chaquefille de la vraie foi épouse un des élus, car, si elle épouse unGentil, elle commet un péché grave. » Vous qui faitesprofession de notre sainte croyance, vous ne laisseriez pas votrefille agir à l’encontre. »

John Ferrier ne répondit pas. Il jouait nerveusement avec sacravache.

« Sur ce seul point, nous allons éprouver toute votre foi.Il en a été décidé ainsi par le Conseil sacré des Quatre. La filleest jeune : nous ne voudrions pas la voir épouser ungrison ; nous ne voudrions pas non plus lui enlever le droitde choisir. Nous autres, les anciens, nous avons de nombreusesgénisses (Dans un de ses sermons, Heber C. Kimbal fait allusion àcent femmes avec ce terme d’affection.) mais il faut aussi pourvoirnos enfants. Stangerson et Drebber ont chacun un fils. L’un oul’autre accueillerait avec joie votre fille chez lui. Qu’ellechoisisse entre les deux. Ils sont jeunes, ils sont riches, et ilspratiquent la vraie religion. Qu’en dites-vous ? »

Ferrier se recueillit en fronçant le sourcil.

« Donnez-nous du temps, dit-il enfin. Ma fille est trèsjeune : à peine est-elle d’âge à se marier.

– Un mois ! tonna Young en se levant. D’ici là, elle aurafait son choix. »

Sur le seuil de la porte, il se retourna, le visage empourpré etles yeux brillants.

« Pour vous et pour elle, s’écria-t-il, il vaudrait mieuxêtre des squelettes blanchis dans la Sierra Blanco, que de dresservos faibles volontés contre les ordres des QuatreSaints ! »

Avec un geste de menace, il s’éloigna en écrasant de son paslourd le gravier de l’allée.

Assis, le coude sur le genou, Ferrier se demandait de quellemanière il rapporterait cet entretien à Lucy. Une main se posadoucement sur la sienne. Il releva la tête. Sa fille était deboutprès de lui. Un seul regard lui apprit qu’elle avait toutentendu : elle était blême.

« Je n’ai pas pu ne pas entendre, dit-elle. (Sa voixrésonnait dans toute la maison.) Oh ! papa, quefaire ?

– Ne te tourmente pas ! » répondit-il. Il l’attira àlui et il caressa les beaux cheveux de sa grosse main rugueuse.« Ça va s’arranger d’une manière ou d’une autre. Tu l’aimestoujours, ton promis, n’est-ce pas ? »

Elle eut un sanglot et pressa la main de son père.

« Bien sûr que oui ! Je serais fâché du contraire.C’est un beau gars et puis c’est un chrétien. Il l’est beaucoupplus que les gens d’ici malgré leurs prières et leurs sermons. Ungroupe de voyageurs part demain pour le Nevada ; je vaism’arranger pour envoyer un message à Hope : comme ça, il sauradans quel pétrin nous sommes. De ses mines à ici, il ne fera qu’unsaut ! Plus vite que le télégraphe ! »

Lucy sourit à travers ses larmes.

« Quand il sera là, dit-elle, nous chercherons ensemble lemeilleur parti à prendre. Mais c’est pour toi que je crains, papa.On raconte de si affreuses histoires sur ceux qui désobéissent auProphète ! Il leur arrive toujours quelque chose deterrible.

– Mais nous n’avons pas encore désobéi ! répondit-il. C’estaprès qu’il faudra veiller au grain. Nous avons un mois entierdevant nous. Réflexion faite, je pense que le mieux à faire est dequitter l’Utah.

– Quitter l’Utah !

– C’est le mieux.

– Et la ferme ?

– Nous réaliserons le plus d’argent possible et nousabandonnerons le reste. A vrai dire, Lucy, ce n’est pas la premièrefois que j’y songe. Je renâcle à ramper devant un simple mortel,comme je le vois faire aux gens d’ici devant leur maudit Prophète.Cela n’est pas de mon goût. Je suis un citoyen de la libreAmérique, moi ! Pour changer, je suis trop vieux. Si on vientrôder par ici, on pourrait bien recevoir une volée dechevrotines !

– Mais ils ne nous laisseront pas partir, objecta sa fille.

– Quand Jefferson sera là, nous nous arrangerons ensemble. Enattendant, ma petite chérie, cesse de pleurer. Il ne faut pas quetu aies les yeux gonflés ; sinon, quand il te reverra, il vatomber dessus ! Il n’y a rien à craindre. Il n’y a pas du toutde danger ! »

Ces paroles rassurantes furent dites sur le ton qui convenait.N’empêche que, ce soir-là, Lucy observa que son père, contre sonhabitude, vérifia la fermeture des portes, et nettoya, puis chargeale vieux fusil de chasse qui s’était rouillé au mur de sachambre.

Chapitre 11La fuite

Le lendemain matin, à Salt Lake City, John Ferrier trouva unepersonne de sa connaissance qui partait pour les montagnes duNevada ; il lui confia son message à Jefferson Hope ; ledanger qui les menaçait, lui et sa fille, et la nécessité de sonretour auprès d’eux. Cela fait, il retourna chez lui, l’esprit plustranquille et le cœur plus léger.

En approchant de sa ferme, il s’étonna de voir deux chevauxattachés à la grille. Et davantage encore de trouver son salonoccupé par deux jeunes gens. L’un d’eux, renversé dans lerocking-chair et les pieds sur le poêle, avait un visage allongé etpâle ; l’autre, planté devant la fenêtre, les mains dans lespoches, avait une grosse face bouffie aux traits communs, un cou detaureau ; il sifflait un air populaire. Tous deux firent unpetit salut de la tête en voyant entrer Ferrier. Celui qui étaitaffalé sur le rocking-chair amorça la conversation.

« Vous ne nous connaissez peut-être pas, dit-il. Voilà lefils de Drebber l’Ancien ; moi, je suis Joseph Stangerson.Nous avons voyagé avec vous dans le désert quand le Seigneur aétendu sa main et vous a réuni à son troupeau.

– Comme il fera de toutes les nations quand bon lui semblera,ajouta l’autre d’une voix nasillarde. Il moud lentement, mais ilmoud très fin. »

John Ferrier salua froidement. Il avait deviné à qui il avaitaffaire.

« Nous sommes venus, reprit Stangerson, sur le conseil denos pères, vous demander la main de votre fille pour celui de nousdeux que, vous et votre fille, vous choisirez. Je n’ai que quatrefemmes ; frère Drebber, lui, en a sept ; j’ai donc demeilleurs titres.

– Non, non, frère Stangerson ! s’écria l’autre. La questionn’est pas là. Il ne s’agit pas de savoir combien de femmes nousavons, mais combien de femmes nous pouvons entretenir. Mon père m’acédé ses mines ; je suis le plus riche.

– Mais j’ai plus d’avenir, repartit Stangerson. Quand leSeigneur m’enlèvera mon père, j’hériterai la tannerie et safabrique de cuir. Et puis, je suis l’aîné ; j’occupe un rangsupérieur dans l’Église.

– A la jeune fille de décider, répliqua Drebber, souriant à sonimage reflétée par la glace. Nous nous en remettons àelle. »

Pendant cet échange, John Ferrier, debout sur le seuil,bouillait de colère : il avait envie de tomber à coups decravache sur le dos des deux intrus.

« Écoutez, dit-il enfin en avançant à grands pas vers eux.Quand ma fille vous convoquera, vous pourrez venir ; maisd’ici là, je ne veux pas revoir vos deux têtes ! »

Les deux jeunes Mormons tombèrent des nues. Rien n’était, àleurs yeux, plus honorable pour le père et la jeune fille que leurcompétition.

« Vous pouvez sortir d’ici de deux manières, continuaFerrier en élevant la voix. Voici la porte et voici la fenêtre.Choisissez ! »

Son visage bruni avait pris une expression féroce. Ses mainsosseuses firent un geste menaçant. Les deux jeunes gens se levèrentd’un bond et battirent promptement en retraite. Le vieux fermierles suivit jusqu’à la porte.

« Quand vous vous serez mis d’accord, vous me le ferezsavoir ! dit-il ironiquement.

– Il vous en cuira ! s’exclama Stangerson, blême de rage.Vous avez bravé le Prophète et le Conseil des quatre. Vous vous enrepentirez jusqu’à la fin de votre vie !

– La main du Seigneur s’appesantira sur vous ! hurla lejeune Drebber. Il se lèvera et vous frappera.

– Eh bien, moi, je n’attendrai pas ! » rugit Ferrieren colère. Il montait quatre à quatre chercher son fusil ;Lucy le retint. Il se dégagea, mais le galop des chevaux l’avertitqu’ils étaient déjà hors d’atteinte.

« Hypocrites ! Gredins ! lança-t-il en essuyantla sueur de son front. J’aimerais mieux te savoir couchée dans latombe, ma fille, que dans le lit de l’un d’eux !

– Moi aussi je le préférerais ! répondit-elle avec énergie.Mais Jefferson ne tardera pas à arriver.

– Tant mieux ! Car je me demande ce qu’ils nousréservent ! »

Le père et la fille avaient bien besoin de l’aide d’un alliéavisé ! Une pareille leçon d’atteinte à l’autorité des anciensne s’était encore jamais vue dans toute l’histoire de la colonie.Or, si la sanction des fautes mineures était si rigoureuse, quelserait le châtiment d’une telle rébellion ? Ferrier savait quesa fortune ne le mettrait pas à couvert : on en avait faitdisparaître d’aussi riches et d’aussi notables, et l’Église s’étaitappropriée leurs biens. Il avait beau être courageux, il tremblaitdevant le danger indéfinissable qui le menaçait. Braver un dangerconnu n’était rien, mais cette incertitude ébranlait ses nerfs. Ilfeignait l’insouciance pour dissimuler ses craintes à Lucy. Maisavec la perspicacité de l’amour filial, Lucy devinait facilementson inquiétude.

Il prévoyait un message, ou une remontrance quelconque de lapart de Young. Il ne se trompait pas, bien que le message luiparvînt d’une manière inattendue. Quand il se leva le matinsuivant, il trouva, à sa grande surprise, un feuillet épinglé aucouvre-lit à la place de sa poitrine. On y avait écrit encaractères gras tout de travers :

« Tu as 29 jours pour t’amender, et ensuite…  »

Les points de suspension étaient plus effrayants que la pluseffrayante des menaces. John Ferrier se creusa la tête pour savoircomment cet avertissement était venu. Les domestiques couchaientdans une dépendance ; il avait vérifié la fermeture des porteset des fenêtres. Il froissa le papier et n’en dit mot à sa fille.Mais l’incident lui avait glacé le cœur. Les vingt-neuf jours,c’était évidemment ce qui restait du mois de réflexion que Younglui avait octroyé. Que pouvaient la force ou le courage contre unennemi jouissant d’un pouvoir aussi mystérieux ? La main quiavait fiché l’épingle aurait tout aussi bien pu le frapper aucœur : le meurtrier serait demeuré inconnu.

Il fut encore tout troublé le lendemain. Il s’apprêtait àprendre son petit déjeuner en compagnie de Lucy, quand celle-cipoussa un cri de surprise et leva le doigt. Au milieu du plafondétait griffonné comme au charbon le nombre 28. Lucy n’en comprenaitpas la signification et son père ne la lui expliqua pas. Cettenuit-là, armé de son fusil, il monta la garde. Il ne vit nin’entendit rien. Pourtant, au matin suivant, il trouva le nombre 27en gros chiffres peints sur l’extérieur de sa porte !

Chaque matin, il trouva ainsi affiché le nombre de jours qui luirestaient sur le mois de grâce ; ses ennemis invisiblesl’inscrivaient à différents endroits bien en vue, tantôt sur unmur, tantôt sur le parquet, d’autres fois sur de petits placardsaccrochés à la grille du jardin ou à un barreau de la clôture.Malgré sa vigilance, Ferrier ne pouvait découvrir comment cesavertissements quotidiens lui parvenaient. Rien qu’à les voir, unecrainte quasi-superstitieuse le bouleversait. Il devint hagard,agité. Ses yeux avaient le regard angoissé d’un animal traqué. Ilgardait un espoir : le jeune chasseur du Nevada.

Le nombre fatal était tombé de 20 à 15, puis de 15 à 10, sansque Jefferson eût donné de ses nouvelles. Les nombres allèrentdiminuant, un par un : toujours pas de nouvelles ! Chaquefois que le vieux fermier entendait passer un cavalier sur la routeou crier un conducteur après son attelage, il se précipitait à lagrille : en vain ! Quand il vit le nombre tomber de 5 à4, puis à 3, le courage et l’espérance désertèrent son cœur. Sansaide, et connaissant mal les montagnes qui entouraient la colonie,comment s’évaderaient-ils ? Les routes étaient surveilléesd’une manière stricte ; personne ne pouvait les utiliser sansune permission du Conseil. Il avait beau chercher, il ne voyaitaucun moyen de détourner le coup suspendu sur sa tête. Jamais,cependant, sa résolution ne faiblit : les Mormons n’auraientpas sa fille ; il mourrait plutôt !

Un soir, il était seul et réfléchissait. Le matin même, on avaitinscrit le chiffre 2 sur un mur. Ce serait ensuite le dernier jourdu délai accordé. Qu’adviendrait-il ? Son imagination étaitpleine de visions vagues et terribles. Et sa fille, que ferait-ond’elle quand il ne serait plus là ? Comment échapper au filetqui les enveloppait ? Comment échapper au filet qui lesenveloppait ? Il laissa tomber sa tête sur la table et éclataen sanglots.

Soudain il se redressa. Il avait entendu un légergrattement : faible, mais distinct dans le silence de la nuit.Ce bruit était venu de l’extérieur. Ferrier se glissa dans levestibule et tendit l’oreille. Il y eut une brève pause, puis lebruit faible, insinuant, recommença. De toute évidence, quelqu’unfrappait doucement à la porte. S’agissait-il d’un assassin venant àminuit exécuter la sentence du tribunal secret ? Ou bien d’unagent marquant le chiffre du dernier jour ? Bah, une promptemort vaudrait encore mieux que cette attente qui lui figerait lesang ! Il prit son élan, tira le verrou et ouvrit toute grandela porte.

Dehors, tout était calme et silencieux. La nuit était brillanted’étoiles. Le fermier ne vit personne dans le petit jardin fermépar la clôture et la grille, ni sur la route. Il poussa un soupirde soulagement. Il regarda encore à droite, à gauche, enfin à sespieds. Quelle ne fut pas sa surprise : un homme était allongésur le sol, la face contre terre !

Sidéré, Ferrier dû s’appuyer contre le mur et porter la main àsa gorge pour ne pas crier. Sa première pensée fut que l’hommeétait blessé, peut-être mourant. Mais il le vit ramper sur le solet entrer dans le vestibule aussi rapidement et silencieusementqu’un serpent. Une fois dans la maison, l’homme se dressa vivementsur ses pieds pour fermer la porte ; il se retourna : levisage farouche de Jefferson Hope apparut au fermier.

« Bonté divine ! balbutia John Ferrier. Que vousm’avez fait peur ! Pourquoi diable êtes vous entré commeça ?

– Donnez-moi à manger, dit l’autre d’une voix éraillée. J’ai étéquarante-huit heures sans boire ni manquer. »

Il se jeta sur le pain et la viande froide qui restaient durepas de son hôte.

« Comment va Lucy ? demanda-t-il, sa faim apaisée.

– Bien, répondit Ferrier. Mais elle ne se doute pas du dangerque nous courons.

– Tant mieux ! La maison est gardée de tous côtés. Voilàpourquoi je suis venu en rampant. Ils sont peut-être malins, maispas assez pour pincer un chasseur des montagnes de laNevada. »

John Ferrier se sentait un autre homme. Il saisit la maincalleuse de l’ami dévoué et la serra avec force.

« Je suis fier de vous ! dit-il. Il n’y en a pasbeaucoup qui seraient venus partager notre danger et nospeines.

– Vous l’avez dit ! répondit le jeune chasseur. J’ai durespect pour vous, mais, si vous aviez été seul dans cette affaire,j’y aurais regardé à deux fois ! C’est pour Lucy que je suisvenu. Avant qu’il lui arrive le moindre mal, la famille Hopecomptera un membre de moins !

– Qu’allons-nous faire ?

– C’est demain le dernier jour. Si vous n’agissez pas cettenuit, vous êtes perdu. Deux chevaux et une mule nous attendent aucañon de l’Aigle. Combien d’argent avez-vous ?

– Deux mille dollars en or et cinq mille en billets.

– Cela suffit. J’en ai autant. Il faut nous rendre à Carson Citypar les montagnes. Faites lever Lucy. C’est une chance que lesdomestiques ne couchent pas dans la maison. »

Pendant l’absence de Ferrier, Jefferson Hope fit un petit paquetde tout ce qu’il put trouver de comestible et il emplit d’eau unejarre de grès : il s’avait par expérience que, dans lesmontagnes, les sources sont rares. A peine avait-il terminé cespréparatifs, que le fermier revint avec Lucy tout habillée et prêteà partir. Les épanchements entre les amoureux furent tendres, maisbrefs : il n’y avait pas une minute à perdre.

« Partons tout de suite ! dit Jefferson Hope, de lavoix basse mais résolue d’un homme qui a mesuré la grandeur dupéril mais qui s’est armé de courage pour l’affronter. Le devant etle derrière de la maison sont surveillés ; mais, en faisantbien attention, nous devrions pouvoir nous enfuir par une fenêtresur le côté et de là à travers champs. Une fois sur la route, nousne serons plus qu’à trois kilomètres du ravin où nos monturesattendent. A l’aube, nous devrions être en pleine montagne.

– Et si on nous arrête ? » dit Ferrier.

Hope frappa la crosse du revolver qui gonflait sa tunique.

« S’ils sont trop nombreux, dit-il avec un souriresinistre, nous en emmènerons deux ou trois avecnous ! »

Ils avaient éteint les lumières. De la fenêtre, Ferriercontempla pour la dernière fois ses champs. Il s’était longtempspréparé à en faire le sacrifice. L’honneur et le bonheur de safille lui importaient beaucoup plus que sa fortune. Tout respiraitune paix profonde : les arbres au bruissement léger et lesgrands champs de blé silencieux. Le moyen de croire que desmeurtriers s’y tenaient tapis à l’affût ? Cependant, le visageblême et l’expression figée du jeune chasseur en disaient long surce qu’il avait pu observer en s’approchant de la maison.

Ferrier porterait le sac d’or et de billets ; JeffersonHope, les maigres provisions, et Lucy, un petit paquet : seschoses les plus chères. Ils ouvrirent la fenêtre, lentement,doucement ; quand un nuage rendit l’obscurité plus complète,ils se glissèrent dans le jardin, l’un après l’autre ; toutrecroquevillés et retenant leur souffle, d’un pas hésitant ilsatteignirent la haie. Ils la longèrent jusqu’à une trouée quis’ouvrait sur un champ de maïs. Là, le jeune homme saisit le brasde ses compagnons et les fit rentrer dans l’ombre, où ils restèrentmuets et tremblants.

Ayant heureusement vécu dans la prairie, Jefferson Hope avaitl’oreille très fine. Lui et ses amis venaient de se tapir, quand, àquelques mètres d’eux, se fit entendre le triste ululement d’unhibou, auquel répondit immédiatement un autre un peu plus loin. Aumême instant, une ombre déboucha de la trouée et répéta le mêmesignal plaintif. Un deuxième homme surgit.

« Demain à minuit ! ordonna le premier. Quandl’engoulevent aura crié trois fois.

– Entendu ! dit l’autre. Je préviens frèreDrebber ?

– Transmets-lui l’ordre. Lui le transmettra aux autres. Neuf àsept ?

– Sept à cinq ! » répondit l’autre.

Les deux ombres se séparèrent. Les dernières paroles échangéesétaient sans doute des mots de passe. Le bruit des pas se perdit auloin.

Jefferson se releva d’un bond. Il aida ses compagnons à passerpar la trouée et il les mena à travers champs en courant de toutesses forces.

« Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! lesexhortait-il de temps en temps d’une voix entrecoupée. Nousfranchissons le cordon de sentinelles. Tout dépend de notrerapidité. Dépêchez-vous ! » Il soutint et porta presquela jeune fille hors d’haleine.

Une fois sur la route, ils foncèrent à grandes enjambées. Ilsn’aperçurent qu’un seul homme ; encore celui-ci ne lesreconnut-il pas : ils avaient eu le temps de se cacher dans unchamp. Un peu avant la ville, ils prirent un sentier caillouteuxqui conduisait aux montagnes. Au-dessus d’eux se dressaient deuxpics sombres et dentelés. Le défilé qui les traversait, c’était lecañon de l’Aigle où attendaient les chevaux et la mule. Avec uninstinct infaillible, Jefferson Hope se dirigea parmi de grossespierres, puis le long du lit d’un torrent desséché, vers un endroitretiré derrière des rochers. C’était là qu’il avait attaché lesbêtes. La jeune fille s’assit sur la mule et son père qui avait lesac à argent, enfourcha l’un des chevaux. Jefferson Hope ouvrit lamarche dans le col escarpé et dangereux.

Chemin effroyable pour quiconque n’était pas habitué aux piressautes d’humeur de Dame Nature ! D’un côté s’élevait sur plusde trois cents mètres le flanc abrupt, noir, morne et menaçantd’une montagne ; des colonnes de basalte saillant sur lasurface rugueuse ressemblaient aux côtes d’un monstre pétrifié. Del’autre côté, un obstacle infranchissable : un indescriptiblechaos de pierres et de débris. Au milieu, le col faisait lelacet ; de place en place, il se resserrait : il fallaitaller en file indienne ; enfin, c’était un chemin tout à faitimpraticable sinon pour des cavaliers expérimentés. Néanmoins,malgré toutes les difficultés, les fugitifs se reprenaient àespérer : chaque pas augmentait la distance qui les séparaitdes despotes qu’ils fuyaient !

Cependant, ils n’étaient pas encore sortis du territoire desSaints ; ils en eurent bientôt la preuve. A l’endroit le plussauvage et le plus désolé du col, la jeune fille poussa un cri desurprise en désignant le sommet du roc qui les dominait : lasilhouette d’une sentinelle solitaire se découpait sur le ciel. Legarde fit retentir le ravin silencieux de la sommationmilitaire :

« Qui vive ?

– Des voyageurs en route pour le Nevada », réponditJefferson Hope en saisissant le fusil qui pendait à sa selle.

Le garde empoigna son fusil : la réponse lui semblaitlouche, sans doute.

« Avec la permission de qui ? demanda-t-il.

– Des Quatre Saints », répondit Ferrier.

Sa connaissance des Mormons lui avait appris que c’était lameilleure autorité qu’il pût invoquer.

« Neuf à sept ! cria le garde.

– Sept à cinq ! répondit aussitôt Jefferson qui se rappelale mot de passe entendu dans le jardin.

– Passez, et que le Seigneur soit avec vous ! dit la voixd’en haut.

En se retournant, ils virent la sentinelle appuyée sur sonfusil. Ils avaient franchi le dernier poste du peuple élu : laliberté devant eux !

Chapitre 12Les Anges Vengeurs

Ils passèrent la nuit à franchir une succession d’inextricablesdéfilés et de sentiers tortueux jonchés de pierres. Ils s’égarèrentplusieurs fois, mais, grâce à l’expérience de Hope, ilsretrouvèrent leur chemin. Au lever du jour, un spectacle aussimerveilleux que sauvage, s’offrit à leurs yeux. De toutes parts,des pics altiers couverts de neige les enserraient ; chacund’eux regardait, comme par-dessus l’épaule d’un autre, l’horizonlointain. Les mélèzes et les pins qui poussaient à leurs flancspresque verticaux semblaient suspendus au-dessus du col : ilaurait suffi du moindre souffle de vent pour les yprécipiter ! Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’une pureillusion : l’aride vallée était encombrée d’arbres et degrosses pierres qui y avaient roulé. Une fois, sur leur passage,une énorme roche dégringola avec un bruit de tonnerre qui réveillales échos dans les gorges silencieuses, et fit partir au galop leschevaux harassés.

Le soleil se leva lentement à l’orient ; les picss’allumèrent, l’un après l’autre, comme les lanternes d’unefête ; à la fin, ils resplendirent tous. Ce magnifiquepanorama réchauffa le cœur des trois fugitifs et leur donna unenouvelle énergie. A un torrent fougueux qui dévalait d’un ravin,ils firent une halte ; et, tandis que leurs chevaux s’yabreuvaient, ils prirent un repas hâtif. Lucy et son père auraientvolontiers prolongé cette pause, mais Jefferson Hope ne l’entenditpas ainsi. « En ce moment, dit-il, nos ennemis sont à nostrousses. Tout dépend encore de notre rapidité. Une fois hors deleur atteinte à Carson, nous pourrons nous reposer le reste denotre vie. »

Ils poursuivirent leur route. Entre eux et leurs ennemis,d’après le calcul qu’ils firent ce soir-là, ils avaient mis unequarantaine de kilomètres. A la base d’un rocher en surplomb abritédu vent glacial qui soufflait, serrés l’un contre l’autre, ilspurent goûter quelques heures de sommeil. Avant l’aube, toutefois,ils s’étaient remis en marche. Jefferson Hope commençait à croirequ’ils avaient enfin échappé à la terrible société qu’ils avaientdéfiée. Quelle erreur ! La main de fer allait bientôt serefermer sur eux et les broyer.

Vers le milieu du second jour, les provisions manquèrent. Lechasseur ne s’en inquiéta guère : les montagnes étaientgiboyeuses et lui-même avait souvent vécu de chasse. Sous unenfoncement, il fit un feu de branches sèches autour duquel ils seréchauffèrent ; l’air était vif à dix-huit cents mètred’altitude ! Il attacha les chevaux, fit ses adieux à Lucy,puis, le fusil sur l’épaule, il partit en quête de gibier. Ayanttourné la tête, il vit le vieil homme et la jeune fille penchésau-dessus du brasier ; les chevaux et la mule se tenaientimmobiles à l’arrière-plan.

D’un ravin à l’autre, il marcha quelques trois kilomètres sansrien trouver. Cependant, d’après des traces sur l’écorce des arbreset quelques autres indices, de nombreux ours devaient se trouverdans le voisinage. Après trois heures de recherches, étantbredouille, il songea à rebrousser chemin. Alors, il regarda enl’air et tressaillit de joie : à cent mètres au-dessus de lui,au bord d’une corniche, se tenait une espèce de mouton aux cornesgigantesques : à proprement parler, un mouton des montagnesRocheuses. La bête gardait sans doute un troupeau qu’il ne voyaitpas. Par bonheur, elle lui tournait le dos ; elle n’avait pasflairé sa présence. Il se coucha à plat ventre, il appuya son fusilsur une pierre et il visa longuement avant de presser la détente.L’anima fit un bond ; il chancela un instant au bord uprécipice, puis il tomba au fond de la vallée.

Il n’avait pas la force d’emporter le mouton ; il secontenta de couper une hanche et une partie du flanc. Il chargea cetrophée sur son épaule et revint sur ses pas en toute hâte :la nuit était proche. Il se rendit bientôt compte de la difficultédu retour. Dans son ardeur, il s’était beaucoup éloigné des ravinsqu’il connaissait. La vallée où il se trouvait se divisait et sesubdivisait en plusieurs gorges indistinctes. Il s’engagea dansl’une d’elles ; un kilomètre plus loin, il découvrit untorrent qu’il n’avait jamais vu auparavant : il avait faitfausse route. Il retourna en arrière ; il essaya une autregorge ; même insuccès. La nuit tomba tout d’un coup. Ilfaisait presque noir quand il retrouva son chemin. Même alors,c’était encore une affaire que de ne pas s’en écarter : dansce défilé encaissé, l’obscurité était profonde et la lune n’avaitpas fait son apparition. Fourbu à la suite de ses efforts et pliantsous son fardeau, il avançait en trébuchant ! Pours’encourager, il se disait que chaque pas le rapprochait de Lucy,et qu’il apportait de quoi la nourrir jusqu’à la fin du voyage.

Il était parvenu à l’entrée du défilé où il les avait laissés.Malgré l’obscurité, il reconnaissait les escarpements qui lebordaient. Ils devaient, pensait-il, l’attendre anxieusement :son absence avait duré presque cinq heures. Pour leur annoncer sonretour, il mit ses mains en porte-voix et fit répéter à l’écho unsonore cri d’appel. Il fit une pause et prêta l’oreille. Pas deréponse, rien que son propre cri qui, maintes et maintes fois, luirevint du fond des mornes ravins solitaires. Il cria de nouveau,encore plus fort. Ses amis, qu’il avait quittés tout à l’heure,demeurèrent silencieux. Une crainte vague, indéfinissable s’emparade lui. Il se prit à courir comme un fou. Dans sa panique, illaissa tomber la précieuse nourriture.

Après le dernier détour, il aperçut l’endroit où il avait alluméun feu. Il couvait encore sous un tas de cendres ; de touteévidence, on ne l’avait pas entretenu depuis son départ. Un silenceeffrayant régnait toujours partout à la ronde. Craignant le pire,il se précipita en avant. Il n’y avait, près des braises, aucunêtre vivant : le vieillard, la jeune fille, les bêtes, toutavait disparu. Hope devina tout de suite que, pendant son absence,une catastrophe était intervenue, une catastrophe qui s’étaitabattue sans laisser aucune trace.

Étourdi par ce coup du sort, il eut le vertige ; il duts’appuyer sur son fusil pour ne pas tomber. Mais c’était pardéfinition un homme d’action : il surmonta vite ce moment dedéfaillance. Il saisit un morceau de bois à demi consumé, ilsouffla dessus et s’en servit ensuite comme d’une torche pourexaminer le petit camp. Alors il vit sur le sol les traces denombreux chevaux. Une troupe de cavaliers avait surpris lesfugitifs et, d’après la direction des empreintes, elle avaitensuite regagné Salt Lake City. Avaient-ils emmené le père et lafille ? Jefferson Hope en était presque persuadé lorsque sesregards tombèrent sur un objet qui le fit sursauter : un tasde terre rougeâtre, peu élevé, à quelques pas du camp. Ce nepouvait être qu’une tombe nouvellement creusée. On y avait plantéun bâton et on y avait fixé un morceau de papier. L’inscriptionétait brève, mais précise :

JOHN FERRIER

Ancien habitant de Salt LakeCity.

Mort le 4 août 1860

Le robuste vieil homme, qu’il avait quitté quelques heuresauparavant, était donc bien mort ! Et c’était là toute sonépitaphe… Fébrilement, il chercha une autre tombe ; mais il netrouva rien. Lucy était donc condamnée à faire partie du harem d’unfils d’ancien ! Quand le jeune homme eut compris qu’il nepouvait plus rien empêcher, il regretta de n’avoir pas été tuécomme le vieux fermier.

Désespéré, il tomba dans une sorte de léthargie ; mais, denouveau, son esprit actif l’en tira. S’il était impuissant àsecourir Lucy, du moins pourrait-il la venger : il yconsacrerait sa vie ! Jefferson Hope était vindicatif autantque patient et persévérant, c’est-à-dire terriblementvindicatif ! Peut-être tenait-il ces qualités et ce défaut desIndiens avec lesquels il avait vécu… Il regarda le tas de cendreset il comprit que seule une vengeance complète, parfaite,adoucirait son chagrin. « Désormais, se jura-t-il, toute maforce de volonté, toute mon énergie y serontconsacrées ! » Blême, menaçant, il revint sur se pasjusqu’à l’endroit où il avait laissé tomber la viande ; il enfit cuire assez pour s’alimenter quelques jours : puis, toutfatigué qu’il était, il se lança sur la piste des Angesvengeurs.

Pendant cinq jours, épuisé, les pieds blessés, il se traîna parles défilés qu’il avait déjà traversés à cheval. La nuit, il sejetait parmi les pierres pour quelques heures de sommeil ;mais avant l’aube il avait repris sa marche. Le sixième jour, ilatteignit le cañon de l’Aigle. De là-haut, il contempla le repairedes Saints. Il s’appuya sur son fusil et menaça du poing la villesilencieuse. Des rues pavoisées et quelques autres signes defestivités attirèrent son attention. Il était en train de sedemander ce que cela signifiait quand le bruit des sabots d’uncheval se fit entendre. Un cavalier se dirigeait de son côté. Hopele reconnut. C’était un Mormon nommé Cowper, à qui il avait renduquelques services. Peut-être savait-il ce qu’il était advenu deLucy ? Hope l’arrêta.

« Je suis Jefferson Hope, dit-il. Vous vous souvenez demoi ? »

Le Mormon le regarda avec stupéfaction : comment retrouverdans ce vagabond au visage livide, à l’œil hagard, le jeune etpimpant cavalier de naguère ? A la fin, toutefois, Cowper lereconnut. Sa surprise se mua en consternation.

« Vous êtes fou de venir ici ! cria-t-il. Et si l’onme voit avec vous, je suis un homme mort. Un mandat d’amener a étélancé contre vous. Les Quatre Saints vous accusent d’avoir aidé lesFerrier à prendre la fuite.

– Je me fiche d’eux et de leur mandat ! répondit Hope avecvivacité. Vous devez savoir ce qui se passe, Cowper. Au nom de ceque vous avez de plus cher au monde, je vous conjure de répondre àquelques questions. Nous avons toujours été bons amis. Pour l’amourde Dieu ne me refusez pas cela !

– Eh bien, qu’est-ce que vous voulez savoir ? demanda leMormon, très mal à son aise. Soyez bref : les rochersentendent, les arbres voient !

– Qu’est devenue Lucy Ferrier ?

– On lui a fait épouser hier le jeune Drebber. »

Cette nouvelle sembla porter un coup mortel à soninterlocuteur.

« Du courage, mon gars ! Du courage ! repritCowper, troublé.

– Ne faites pas attention ! » dit Hope d’une voixéteinte.

Il était pâle comme un linge. Il se laissa tomber sur unepierre.

« Vous dites qu’elle est mariée ?

– Oui, depuis hier. C’était pour la noce, les drapeaux. Il y aeu pas mal de tiraillements entre le jeune Stangerson et le jeuneDrebber : ils voulaient tous les deux avoir la fille. Tous lesdeux avaient pris part à la chasse aux Ferrier. C’était le jeuneStangerson qui a abattu le père ; cela lui donnait un avantagetrès net sur l’autre… pourtant, quand on a discuté la chose auConseil, c’est au jeune Drebber que le Prophète a donné lapréférence parce que son parti y est le plus fort. Mais il n’enprofitera pas beaucoup ! Hier, la mort se peignait sur levisage de sa nouvelle femme. Ce n’est plus une femme, c’est unspectre… Maintenant, sauvez-vous !

– Oui, je m’en vais ! » répondit Jefferson Hope quis’était relevé.

Son visage, d’une pâleur de marbre, avait pris une expressionféroce. L’éclat de ses yeux avait quelque chose de sinistre.

« Où allez-vous ?

– Vous en faites pas ! » dit-il.

Et le fusil sur l’épaule, à grandes enjambées, il se rua dansl’étroit sentier qui menait en plein cœur de la montagne pour allervivre parmi les bêtes sauvages. Non, il n’y en aurait pas de plusféroce, de plus dangereux que lui !

La prédiction de Cowper ne tarda point à se réaliser. Soit àcause de la mort affreuse de son père, soit par suite del’abominable mariage auquel on l’avait contrainte, la pauvre Lucylanguit pendant un mois, puis mourut. Son mari, qui l’avait épouséepour avoir les biens de Ferrier, témoigna très peu de chagrin en laperdant ; en revanche, comme c’est l’usage chez les Mormons,les autres femmes de Drebber la pleurèrent et elles passèrentauprès de son corps la nuit précédant l’enterrement. Au matin,elles étaient encore groupées autour du cercueil, quand ellesfurent frappées d’un étonnement et d’une frayeur indicibles :la porte s’ouvrit brusquement, un homme en guenilles, sauvaged’aspect, au visage basané, pénétra dans la chambre mortuaire sansjeter un regard ni adresser une parole aux femmes agenouillées, ils’approcha du corps immobile et blanc où l’âme pure de Lucy Ferrieravait résidé ; il se pencha et baisa le front glacé ;puis il s’empara de la main de la morte et en arracha l’alliance enrugissant : « On ne l’enterrera pas avec ! »Avant que les veilleuses n’eussent eu le temps de donner l’alarme,il s’était éclipsé. L’incident leur sembla si étrange, il avait étési soudain, qu’elles auraient pu se croire dupes d’une illusion,sans un fait indéniable : la disparition de l’anneaunuptial.

Jefferson Hope s’attarda plusieurs mois dans lesmontagnes ; il menait une vie sauvage tout en nourrissant unardent désir de vengeance. En ville, les histoires se multipliaientsur l’être mystérieux qui rôdait aux abords de la cité et quihantait les défilés solitaires de la montagne. Un jour, une balletirée par la fenêtre s’aplatit sur le mur, à quelques centimètresde Stangerson. Une autre fois, Drebber passait le long d’unescarpement, et une grosse pierre tomba près de lui : iln’avait échappé à une mort affreuse qu’en se jetant par terre. Lesdeux jeunes Mormons n’hésitèrent pas à mettre un nom sur l’auteurde ces attentats. Pour le capturer ou le tuer, ils organisèrentplusieurs expéditions dans les montagnes ; sans succès. Ilsn’osaient plus se montrer seuls ni sortir après la tombée de lanuit ; ils firent garder leurs maisons. Au bout d’un certaintemps, leur vigilance se relâcha : leur ennemi n’avait plusdonné signe de vie. Ils se prirent à espérer qu’il avait perdu desa férocité.

Au contraire son appétit de vengeance, loin de diminuer, s’étaitexaspéré. Il dominait son esprit au point que tout autre sentimenten était banni. Mais Jefferson Hope était par-dessus tout un hommepratique. Bientôt, il se rendit compte que sa constitution, sirobuste qu’elle fût, ne résisterait pas aux rigueurs des saisons etau manque de nourriture saine : peu à peu, il perdait sesforces. Comment pourrait-il se venger s’il mourait comme un chienau milieu des montagnes ? Or, c’était ce qui l’attendait pourpeu qu’il s’obstinât à mener cette existence. Ferait-il donc le jeude ses ennemis ? Il retourna dans le Nevada pour rétablir sasanté et amasser un peu d’argent : ensuite il pourrait seconsacrer tout entier à son projet.

Il avait compté revenir au bout d’une année ; mais unenchaînement de circonstances imprévues le retint cinq ans dans larégion des mines. Ce temps écoulé n’avait pas estompé le souvenirdes torts qu’on lui avait faits, et il souhaitait autant se vengerque lors de cette nuit inoubliable qu’il avait passée près de latombe de John Ferrier. Il regagna Salt Lake City, sous undéguisement et un nom d’emprunt. Peu lui importait sa vie.L’essentiel était qu’il se fît justice. En arrivant chez le PeupleÉlu, il apprit de mauvaises nouvelles : un schisme avaitéclaté quelques mois auparavant. Plusieurs des plus jeunes membresde l’Église s’étaient rebellés contre l’autorité des anciens et uncertain nombre de mécontents avaient quitté l’Utah pour se faireGentils. Drebber et Stangerson étaient parmi ceux-là. Personne nesavait où ils se trouvaient. D’après la rumeur publique, Drebbers’était arrangé pour convertir en argent une grande partie de sespropriétés ; il était parti bien nanti ; au contraire,Stangerson, qui l’accompagnait, était relativement pauvre. Là sebornaient les renseignements que Jefferson Hope recueillit.

En face de ces difficultés, un autre aurait abandonné lapartie ; mais Jefferson Hope ne renonça pas. Avec ses petiteséconomies, grossies de ce qu’il gagnait en route, il voyagea deville en ville à la recherche de ses ennemis. Des années passèrent.Ses cheveux noirs commencèrent à grisonner. Mais, tel un véritablelimier, il cherchait toujours ; sa vengeance était devenue sonunique raison de vivre. A la fin sa persévérance fut récompensée.Un jour, à Cleveland, il aperçut par une fenêtre les deux hommesqu’il recherchait. Il rentra dans son misérable logis pour méditerun plan. Mais Drebber l’avait reconnu sous ses haillons, et ilavait surpris son regard meurtrier. Accompagné de Stangerson quiétait devenu son secrétaire particulier, il courut chez le juge depaix à qui il exposa le danger de mort que leur faisaient courir lahaine et la jalousie d’un ancien rival. Le soir même, JeffersonHope fut arrêté. Faute de répondant, il fut détenu quelquessemaines. Il ne sortit de prison que pour trouver vide la maison deDrebber. Lui et son secrétaire étaient partis pour l’Europe.

Ce nouvel échec ne fit que stimuler son zèle. L’argentmanquait ; il retravailla et il économisa sou par sou en vuede son prochain voyage. Quand il eut amassé assez, il s’embarqua àson tour. Puis la chasse recommença, de capitale en capitale ;mais ses ennemis lui échappaient toujours. Pour régler sesdépenses, il accepta toutes sortes de besognes serviles ; celalui faisait perdre du temps. Quand il arriva à Saint-Pétersbourg,Drebber et Stangerson avaient quitté cette ville pour Paris :parvenu à Paris, il apprit qu’ils venaient de se mettre en routevers Copenhague ; là encore, il fut en retard : ils sedirigeaient sur Londres. C’est à Londres qu’il réussit enfin à lesacculer. Pour la suite, il n’est que de citer le propre récit duvieux chasseur, consigné dans le journal intime du docteur Watson,auquel nous sommes déjà redevables de beaucoup.

Chapitre 13Suite des Mémoires du docteur John Watson

Il ne fallait voir aucune animosité à notre égard dans larésistance acharnée que notre prisonnier nous opposa. Convaincu deson impuissance, il nous sourit d’un air affable ; ilsouhaitait n’avoir blessé personne dans la bagarre.

« Je suppose que vous allez me conduire au poste, dit-il àSherlock Holmes. Ma voiture est à la porte. Si vous voulez medétacher les jambes, je vous y mènerai, car je ne suis pas si légerqu’il y a vingt ans. »

Gregson et Lestrade se regardèrent, méfiants : cetteproposition n’était pas de leur goût. Mais Holmes écouta leprisonnier et dénoua la serviette qui attachait ses chevilles.L’homme se releva, étendit ses jambes : il pouvait marcher. Jele regardai : jamais je n’avais vu un individu aussisolidement bâti. Son visage basané indiquait une énergie et unerésolution aussi remarquables que sa force.

« Si la place de chef de police devenait libre, dit-il enregardant Sherlock Holmes avec une véritable admiration, elle nevous irait pas mal ! La manière dont vous m’avez dépisté vauttoutes les recommandations.

– Accompagnez-nous donc ! fit Holmes aux deuxdétectives.

– Je sais conduire, dit Lestrade.

– Très bien. Vous, Gregson, venez avec nous à l’intérieur dufiacre. Vous aussi, docteur ; vous vous êtes intéressé à cetteaffaire ; suivez-la jusqu’au bout »

J’acceptai volontiers, et nous descendîmes tous ensemble. Notreprisonnier ne tenta nullement de s’échapper. Calme, il entra dansson fiacre où nous le suivîmes. Lestrade monta sur le siège,fouetta le cheval, et nous conduisit vite à destination. On nousfit pénétrer dans une petite salle. Un inspecteur nota le nom duprisonnier et ceux des hommes qu’il était accusé d’avoir tués. Cetofficier au teint blême, à l’air flegmatique, remplit ses fonctionsmachinalement.

« Le prisonnier comparaîtra devant ses juges dans lecourant de la semaine, dit-il. Monsieur Hope, avez-vous unedéclaration à faire ? Mais je dois vous prévenir que nousnoterons vos paroles, et qu’elles pourront être utilisées contrevous.

– J’ai beaucoup à dire, répliqua Jefferson Hope. Messieurs, jevais tout vous raconter !

– Ne feriez-vous pas mieux de garder cela pour letribunal ? dit l’inspecteur.

– Il se peut qu’il n’y ait pas de procès, dit Hope. Nesourcillez pas. Je ne songe pas au suicide. »

Il tourna vers moi ses yeux noirs et farouches.

« Vous êtes médecin, je crois ?

– Oui, répondis-je.

– Alors, posez votre main là », dit-il en souriant.

Il leva vers sa poitrine ses poignets liés par les menottes.

Je m’exécutai. Je constatai un extraordinaire battement de cœur.Sa poitrine tremblait et frémissait comme la cloison d’une frêleconstruction secouée par une puissante machine en marche. Enl’auscultant dans le silence, j’entendis siffler et bourdonnersourdement.

« Eh bien, dis-je, vous avez un anévrisme de l’aorte.

– Oui, c’est ce qu’on m’a dit, répondit-il placidement. J’ai étévoir un docteur la semaine dernière. Et il m’a dit que çaéclaterait sous peu. Ça empire depuis des années. J’ai attrapé celadans les montagnes de Salt Lake où j’ai souffert du froid et de lafaim. Mais ma tâche est accomplie : je suis prêt à partir.Tout de même, je voudrais bien m’expliquer avant. Je ne veux pasqu’on se souvienne de moi comme d’un vulgaire assassin. »

L’inspecteur et les deux détectives devaient-ils le laisserraconter son histoire ? Ils en discutèrent non sansvivacité.

« Docteur, me demanda enfin l’inspecteur, croyez-vous qu’ily ait un danger imminent ?

– J’en suis sûr !

– Alors, notre devoir est clair ; dans l’intérêt de lajustice, il nous faut recueillir sa déposition. Vous pouvez parler,monsieur ; mais je vous préviens encore une fois que nousenregistrons vos paroles.

– Avec votre permission, dit Hope, je m’assieds. Cet anévrismeme fatigue beaucoup, et la lutte de tout à l’heure ne m’a pasarrangé ! J’ai un pied dans la tombe. Et je n’ai aucune raisonde mentir ! Tout ce que je vais vous dire est scrupuleusementvrai. L’usage que vous ferez de mes paroles, ça m’estégal. »

Jefferson Hope se renversa sur sa chaise et commença son récit.Il parla d’une manière calme et méthodique, comme s’il se fût agide choses assez ordinaires. Je peux garantir l’exactitude du compterendu qui suit ; je l’ai confronté avec les notes de Lestradequi avait tout pris en sténo.

« Peu vous importe pourquoi je haïssais ces hommes. Je vousdirai seulement qu’ils étaient coupables du meurtre de deuxpersonnes, le père et la fille, et qu’ils l’ont payé de leur vie.C’était un crime trop vieux pour que j’en appelle à un tribunalquelconque. Mais, comme je savais qu’ils étaient coupables, jedécidai que je serai, à moi tout seul, le juge, le jury et lebourreau. Si vous avez du cœur au ventre, vous auriez agi commemoi.

« La jeune fille était ma fiancée il y a vingt ans. On lamaria de force à Drebber ; elle en mourut, le cœur brisé. Jefis glisser l’alliance du doigt de la morte, et je me jurai de lamettre sous les yeux de son bourreau au moment de sa mort. Elle luirappellerait son crime et il saurait pourquoi je le punissais. Jeportais l’alliance toujours sur moi. J’ai cherché ce misérable etson complice à travers les deux continents. Enfin, j’ai pu lesjoindre. Ils avaient cru que je me fatiguerais, mais ils se sonttrompés. Si je meurs demain, ce qui est probable, je mourraicontent : ma tâche est faite et bien faite. Ils sont mortstous les deux de ma main. Il ne me reste plus rien à espérer, ni àdésirer.

« Ils étaient riches et j’étais pauvre : il m’étaitdifficile de les suivre. Quand j’arrivai à Londres, je n’avais plusle sou. Je me mis en quête d’un emploi. Conduire un cheval ou unevoiture est pour moi une chose aussi naturelle que de marcher.J’allai donc chez un loueur qui m’employa. Chaque semaine, jedevais remettre tant à mon patron. Le surplus était pour moi.C’était peu, mais je m’arrangeais pour joindre les deux bouts. Leplus difficile, c’était de m’orienter. Quel embrouillamini,Londres ! J’avais un plan sous la main cependant ; quandje sus bien situer les gares et les principaux hôtels, celacommença à marcher. Je mis un certain temps à trouver le domicilede mes deux gentlemen. Je cherchai, cherchai… Ils étaient logésdans une pension à Camberwell, sur l’autre rive. Là, ils étaient àma merci. J’avais une barbe : ils ne pouvaient pas mereconnaître. Je voulais les pister jusqu’au moment favorable.J’étais bien décidé à ne pas les laisser s’envoler ! Oh !ils ont été bien près de le faire ! Pourtant, j’étaiscontinuellement sur leurs talons. Parfois, je les suivais àpied ; d’autres fois, avec mon fiacre. Cette manière était lameilleure : alors ils ne pouvaient pas me semer. Ce n’étaitque tôt le matin et tard le soir que je pouvais gagner quelquechose. Je commençais à être en dette à l’égard du patron, mais çam’était égal. La seule chose qui comptait était que je mette lamain sur mes bonshommes. J’avais affaire à des gens rusés. Ilsavaient sans doute peur d’être suivis, car ils allaient toujoursensemble ; et, la nuit tombée, ils ne sortaient plus. Je lessuivis avec mon fiacre quinze jours durant, et jamais je ne visl’un sans l’autre. La moitié du temps Drebber était ivre, maisStangerson veillait. J’avais beau les guetter, jamais l’ombre d’unechance ne se présenta. Je ne me décourageai pas. Quelque chose medisait que l’heure de la vengeance approchait. Ma seule crainteétait que ce truc dans ma poitrine n’éclate un peu trop tôt, et queje n’aie pas le temps d’agir.

« Enfin, un soir que j’allais et venais sur Torquay Terrace– leur rue – je vis un cab s’arrêter à leur porte. On le chargea debagages ; puis Drebber et Stangerson montèrent et la voituredémarra. Je fouettai mon cheval et je les suivis de loin. Peut-êtreallaient-ils quitter Londres ? J’étais inquiet. Ilsdescendirent à la gare d’Euston. Je confiai mon cheval à un gaminet je les suivis sur le quai. Ils se renseignèrent sur l’heure destrains pour Liverpool. Un train venait justement de partir. Il n’yen aurait pas d’autre avant quelques heures. Stangerson parut trèsfâché de ce retard et Drebber content. J’étais si près d’eux, parmila foule, que je pouvais entendre ce qu’ils disaient. Drebber avaitune petite besogne à terminer ; il demanda à Stangerson del’attendre : il ne serait pas long. Son compagnon lui rappelaqu’ils étaient convenus de ne jamais se séparer. « Il s’agitd’une affaire délicate, dit Drebber, je dois être seul pour latraiter. » La réponse de l’autre m’échappa. Mais Drebber semit à jurer ; entre autres, il rappela à son compagnon qu’iln’était que son employé. Il n’avait pas d’ordre à recevoir de lui,n’est-ce pas ? Le secrétaire le laissa partir. Il se contentade demander qu’il le rejoigne à l’Holiday’s Private Hotel,au cas où il manquerait le dernier train. Drebber répondit qu’ilserait à la gare avant onze heures, et il partit.

« Enfin, mon jour était arrivé ! Mes ennemis étaienten mon pouvoir. A deux, ils pouvaient se protéger, mais, en seséparant, ils se livraient eux-mêmes. Pourtant, j’évitai touteprécipitation. Mon plan était déjà arrêté. On ne savoure pas savengeance si la victime n’a pas le temps de reconnaître son juge nide savoir par qui elle est frappée et pourquoi. Je m’étais arrangépour bien faire comprendre au criminel qu’il expiait son péché.

« Le hasard me servit : quelques jours auparavant, unmonsieur qui venait de visiter des appartements dans Brixton Roadavait laissé tomber dans ma voiture la clef d’une de ces maisons.Le même soir, on me réclama cette clef. Mais j’avais eu le tempsd’en relever l’empreinte et d’en faire exécuter une semblable.Ainsi, je possédais un endroit où agir librement, sans crainted’être dérangé. Le problème était d’y amener Drebber.

« Sur son chemin, Drebber s’arrêta dans deuxtavernes ; dans la dernière, il resta plus d’une demi-heure.Quand il en sortit, il titubait ; il était à moitié noir. Unfiacre passait. Il lui fit signe. Je le suivis de près : lenez de mon cheval à un mètre du sapin. Nous traversâmes le pontWaterloo et nombre de rues ; puis nous nous trouvâmes, à magrande surprise, devant la pension de Drebber. Je ne pouvais pasm’imaginer pourquoi il retournait sur ses pas. Je stoppai mavoiture à environ cent mètres de là. Il entra dans la maison ;sa voiture partit… S’il vous plaît, donnez-moi un verre d’eau. J’aila gorge sèche. »

Je lui tendis un verre qu’il vida d’un trait.

« Ça va mieux, dit-il.

« Donc, j’attendis. Un quart d’heure s’écoula. Soudain, unbruit de lutte : on se battait dans la maison. Peu après laporte s’ouvrit brusquement et deux hommes apparurent : Drebberet un jeune que je n’avais jamais vu. Le type tenait Drebber aucollet ; parvenu aux marches, il lui donna une bourrade et uncoup de pied qui l’envoyèrent rouler sur la chaussée.

« Chien ! s’écria-t-il en brandissant sa canne, jevais t’apprendre à insulter une honnête fille ! » Ilétait furieux. Je pensais même qu’il allait s’acharner sur Drebberavec son gourdin. Mais le misérable s’échappa ; il chancelait,mais il courait aussi vite qu’il le pouvait. Au coin de la rue, ilbondit dans ma voiture. « Conduisez moi à l’Holiday’sPrivate Hotel », dit-il.

« De le savoir enfermé dans mon fiacre, mon cœur se mit àbattre avec une telle violence que je craignis que mon anévrisme neme joue un mauvais tour. Je partis très lentement ; je medemandais ce qu’il y avait de mieux à faire. J’aurais pu leconduire dans les champs, et là, dans un chemin désert, avoir aveclui un dernier entretien. J’allais prendre ce parti, mais ilrésolut tout seul le problème. Son envie de boire l’avait repris.Il me fit arrêter devant un cabaret. Il me dit :« Attendez-moi » et il entra. Il resta là jusqu’à lafermeture. Il en sortit ivre mort : il était à moi !

« N’allez pas croire que je voulais le tuer de sang-froid.En agissant ainsi, j’aurais fait bêtement justice. Je ne pouvaispas m’y résoudre. Je m’étais décidé depuis longtemps à lui laisserune chance. Au cours de ma vie errante, j’avais fait bien desmétiers en Amérique ! Pendant quelque temps, j’avais étéconcierge et balayeur au laboratoire du New York College. Un jour,le professeur faisait un cours sur les poisons ; il montra auxétudiants un alcaloïde – c’est son mot- ça sert à empoisonner lesflèches en Amérique du Sud ; son effet est violent. Il en fautmoins que rien pour provoquer une mort immédiate. Je remarquai bienla fiole ; une fois seul, j’en soutirai un tout petit peu.J’étais un préparateur assez adroit ; avec cet alcaloïde, jefabriquai deux petites pilules solubles dans l’eau. Je mis chaquepilule dans une boîte et j’y ajoutai une autre pilule semblable,mais inoffensive. A ce moment, je décidai que, dès que j’en auraila possibilité, j’offrirais une pilule à chacun de mes ennemis.Moi, j’avalerais l’autre. Ce serait aussi meurtrier et plussilencieux que de tirer dans un mouchoir. A partir de ce jour, jeportais toujours sur moi les deux petites boîtes. J’allais doncm’en servir.

« Il était près d’une heure du matin. Un vent violentsoufflait, la pluie tombait à torrents. Mais malgré la tristessealentour, je ressentais un tel bonheur que je me retenais avecpeine de crier ma joie. Messieurs, si pendant plus de vingt ansvous avez poursuivi un but, et si, tout à coup, vous voyez que vosdésirs sont sur le point de se réaliser, vous comprendrez messentiments. J’allumai un cigare pour me calmer : mes mainstremblaient, mes tempes battaient. Chemin faisant, je voyais dansl’obscurité aussi distinctement que je vous vois ici le vieux JohnFerrier et ma douce Lucy qui me souriaient. Ils m’accompagnèrentdurant tout le trajet, l’un à droite, l’autre à gauche de moncheval jusqu’à notre arrivée à la maison de Brixton Road. Là, iln’y avait pas un chat ; on n’entendait pas d’autre bruit quele clapotement de la pluie. Par la portière, je vis Drebber tassésur lui-même, dormant à poings fermés. Je le secouai par lebras.

« Il faut sortir de là !

« – Voilà, voilà ! » répondit-il.

« Sans doute se croyait-il arrivé à l’hôtel, car ildescendit sans rien dire et me suivit dans le jardin. Je dus lesoutenir, car il perdait l’équilibre. La porte franchie, je le fisentrer dans la chambre de devant. Je puis vous jurer que, pendanttout ce temps, je voyais le père et la fille nous montrer lechemin.

« Il fait noir comme dans un four ! dit-il entâtonnant.

« – Nous allons y voir », répondis-je. Je grattai uneallumette ; j’enflammai une bougie que j’avais apportée.Maintenant, Enoch Drebber, me reconnaissez-vous ? »criai-je.

« Je m’étais tourné vers lui et j’avais approché la bougiede mon visage. Ses troubles yeux d’ivrogne me regardèrent,s’emplirent d’horreur, et ses traits se crispèrent. Il m’avaitreconnu ! Il se rejeta en arrière, pâle comme un mort ;je vis des gouttes de sueur sur son front ; ses dentsclaquaient. Appuyé contre la porte, j’éclatai de rire. J’avaistoujours pensé que la vengeance me serait douce, mais je n’avaisjamais espéré ressentir une telle joie.

« Chien ! m’écriai-je. Je t’ai suivi depuis Salt LakeCity jusqu’à Saint-Pétersbourg et tu m’as toujours échappé. Maisenfin, te voici arrivé au terme de tes voyages : il faut quel’un de nous meure avant l’aube !

« A ces mots, il recula encore, et je vis à son air qu’ilme croyait fou. En fait, je l’étais. Mes artères me battaient auxtempes comme des marteaux. J’aurais eu une attaque si je n’avaisabondamment saigné du nez.

« Te rappelles-tu Lucy Ferrier ? hurlai-je en fermantla porte et en agitant la clef sous son nez. L’expiation s’est faitattendre, mais elle arrive ! » Je vis ses lèvrestrembler. Il m’aurait supplié de l’épargner s’il ne s’était pasrendu compte qu’il ne pourrait pas me fléchir.

« Oseriez-vous m’assassiner ? bégaya-t-il.

« – T’assassiner ! On n’assassine pas un chienenragé ! As-tu pris en pitié ma fiancée quand tu l’as arrachéeà son père pour l’entraîner dans ton harem infâme ?

« – Ce n’est pas moi qui ai tué son père, hurla-t-il.

« – Mais c’est toi qui as brisé le cœur deLucy ! »

« Je criai plus fort que lui, puis je lui tendis la petiteboîte de pilules.

« Que le Dieu tout-puissant soit notre juge ! Choisiset avale. Une de ces pilules contient un poison mortel, l’autre estinoffensive. Je prendrai celle que tu laisseras. Nous allons voirs’il y a une justice en ce monde ou si nous sommes seulement menéspar le hasard. »

« Il s’agenouilla avec des hurlements sauvages ; il mesuppliait de l’épargner. Je tirai mon couteau, je le lui mis sur lagorge pour le faire avaler la pilule. Je pris l’autre pilule etnous restâmes face à face quelques instants. Qui de nous deuxmourrait ? Je n’oublierai jamais son expression lorsquel’empoisonnement s’annonça. J’éclatai de rire et lui montrail’alliance de Lucy. Mais l’effet de l’alcaloïde fut foudroyant. Unspasme douloureux tordit ses traits, il étendit les bras, tituba,puis, avec un cri rauque, il s’effondra. Du pied, je le retournaiet je mis la main sur sa poitrine : aucun battement. Il étaitmort !

« Pendant tout ce temps, mon nez avait saigné ; je nem’en étais pas occupé. Je ne sais pas l’idée qui me prit d’écrireavec mon sang sur le mur ! Je me sentais joyeux, le cœurléger, et j’imaginai de jouer ce bon tour à la police. Je mesouvenais qu’à New York, on avait trouvé le mot« Rache » écrit sur le corps d’un allemandassassiné. Et les journaux de l’époque avaient accusé les sociétéssecrètes. Ce qui avait intrigué les New-Yorkais, pensais-je,intriguerait autant les Londoniens ! Alors, je trempai mondoigt dans mon sang et j’écrivis le mot sur le mur bien en vue. Jeregagnai mon fiacre. Il n’y avait personne. Le temps était toujoursabominable. J’avais déjà fait un bout de chemin, quand je m’aperçusque je n’avais plus l’alliance de Lucy. Cette découverte me fut uncoup terrible, je n’avais d’elle que ce souvenir. J’avais dû laperdre en me penchant sur le cadavre. Je fis demi-tour, et, aprèsavoir laissé ma voiture dans une rue transversale, je courus à lamaison, car je voulais retrouver l’anneau coûte que coûte. Jetombai pile sur un agent qui sortait de là ; il me fallutjouer l’ivresse pour ne pas être soupçonné.

« C’est ainsi que mourut Enoch Drebber. Pour venger la mortde John Ferrier, il ne me restait plus qu’à en faire autant àStangerson. Je savais qu’il résidait à l’Holiday’s PrivateHotel ; toute la journée, je flânai autour. Mais l’hommeresta caché. Sans doute, n’ayant pas vu revenir Drebber à la gare,se méfiait-il. Ce Stangerson était malin et toujours sur lequi-vive. Mais il se trompait absolument s’il espérait m’échapperen restant à l’hôtel. Je repérai bientôt la fenêtre de sa chambre.Le lendemain, au petit jour, à l’aide d’une échelle qui se trouvaitlà, j’y grimpai. Je réveillai Stangerson.

« Ta dernière heure est venue, lui dis-je. Tu vas payerpour le crime que tu as commis autrefois. » Je lui racontai lafin de Drebber et je lui offris les pilules. Au lieu d’acceptercette planche de salut, il se précipita hors de son lit et me sautaà la gorge. En état de légitime défense, je lui portai un coup decouteau en plein cœur. N’importe comment, il devait mourir. Sa mainétait criminelle ; la Providence lui aurait fait choisir lepoison.

« Je n’ai plus grand-chose à dire… Heureusement, parce queje suis à bout ! Pour retourner en Amérique, il me fallait unpeu d’argent. J’ai continué mon métier de cocher. Tout à l’heure,j’étais dans la cour, un gamin tout déguenillé est venu me direqu’un monsieur habitant au numéro 221 b, de Baker Street réclamaitune voiture. Sans rien soupçonner, je m’y suis rendu. Pas le tempsde dire ouf ! Ce jeune homme m’avait déjà passé les menottes…Voilà toute mon histoire, messieurs ! Vous pouvez me prendrepour un meurtrier ; moi, je soutiens que je suis, tout commevous, un justicier. »

Nous avions écouté en silence ce récit bouleversant. Lesdétectives officiels, tout blasés qu’ils fussent, avaient suiviavec un intérêt visible la confession de Jefferson Hope. Un silencetomba, troublé seulement par le crayon de Lestrade qui prenait sesdernières notes en sténo.

« Quelque chose encore, dit à la fin Sherlock Holmes. Quiétait votre complice, cet homme qui est venu réclamer la bagueaprès l’annonce passée dans les journaux ? »

Avec un clin d’œil, le prisonnier réplique :

« Je peux révéler mes secrets, mais je ne voudrais pascauser d’ennui à d’autres. J’ai lu votre annonce ; j’étaisperplexe. S’agissait-il d’un piège ou bien aviez-vous véritablementtrouvé l’alliance ? Mon ami eut l’obligeance d’aller voir.Avouez qu’il a rempli sa mission avec adresse ?

– Tout à fait de votre avis ! reconnut franchementHolmes.

– A présent, messieurs, déclara solennellement l’inspecteur, ilfaut se conformer au règlement. Jeudi prochain, le prisonniercomparaîtra devant les juges. Votre présence sera requise. D’icilà, je suis responsable de cet homme. »

Il sonna. Sur son ordre, deux gardiens emmenèrent JeffersonHope. Holmes et moi quittâmes le poste. Un fiacre nous ramena àBaker Street.

Chapitre 14Conclusion

Nous avions tous été assignés à comparaître devant les juges, lejeudi suivant ; mais, quand ce jour arriva, ils n’avaient plusbesoin de notre témoignage : un juge supérieur avait prisl’affaire en main. Jefferson Hope avait été appelé devant untribunal où justice lui aura été pleinement rendue. Son anévrismese rompit dans la nuit qui succéda à son arrestation ; on letrouva étendu sur le pavé de sa cellule ; son visageconservait un calme sourire, comme si, au moment de sa mort, ilavait pu constater que sa vie n’avait pas été inutile, et que satâche avait été accomplie.

« Gregson et Lestrade vont être fous de rage, avec cettemort ! me dit Holmes, le lendemain matin. Quelle publicité ilsperdent là !

– Il me semble pourtant que, dans cette affaire, ils n’ont pasfait grand-chose ! répondis-je.

– Ce que vous faites n’a pas d’importance aux yeux du public,repartit mon compagnon avec amertume. Ce qui compte, c’est ce quevous lui faites croire !… Tant pis d’ailleurs ! reprit-ilsur un ton de meilleure humeur, après un moment de silence. Pourrien au monde je n’aurais voulu manquer cette enquête. Le cas étaitdes plus intéressants. Tout simple qu’il était, il présentaitbeaucoup de points instructifs.

– Simple ? m’écriai-je.

– Comment le qualifier autrement ? demanda Sherlock Holmesen souriant. Il était essentiellement simple ; et la preuve,c’est qu’un très petit nombre de déductions faciles m’a permis deprendre le criminel en moins de trois jours.

– C’est vrai !

– Je vous ai déjà expliqué qu’un fait hors de l’ordinaire estplutôt un indice qu’un embarras. Pour résoudre un problème de cettenature, le principal est de savoir raisonner à rebours. C’est unart très utile, qui est peu pratiqué. On le néglige parce que lavie de tous les jours fait appel plus souvent au raisonnementordinaire. Pour cinquante personnes capables d’un raisonnementsynthétique, à peine en est-il une qui sache faire un raisonnementanalytique.

– Je ne vous suis pas trop bien, avouai-je.

– J’aurais été surpris du contraire… Voyons, si je peuxm’expliquer plus clairement. Je suppose que vous racontiez unesérie d’événements à un groupe de personnes, et qui vous leurdemandiez de vous en dire la suite ; elles les repasserontdans leur esprit et la plupart d’entre elles trouveront ce qui endécoule Maintenant, le contraire : vous leur donnez d’abord lafin d’une autre série d’événements ; combien pourront eninférer la série ? Fort peu. C’est cette dernière opérationque j’appelle le raisonnement analytique ou le raisonnement àrebours.

– J’ai compris, dis-je.

– Or, dans cette affaire, ce qui était donné, c’était lerésultat ; il s’agissait d’en inférer le reste. Voici quel aété mon raisonnement. Commençons par le commencement. J’approchaide la maison, comme vous savez à pied, et l’esprit parfaitementlibre de tout préjugé. D’abord, naturellement, j’examinai la route.Comme je vous l’ai déjà dit, je découvris la trace d’un fiacre quiavait dû passer la nuit là – l’enquête vérifia ce fait, du reste.Je m’assurai que c’était bel et bien un fiacre et non une voiturede maître par l’étroit écartement des roues : le fiacrelondonien est, en général, moins large que le coupé d’ungentleman.

« Je tenais une première donnée. Ensuite, je marchailentement dans l’allée du jardin. Le sol argileux semblait faitexprès pour retenir les empreintes. Où vous ne voyiez sans douteque de la boue piétinée comme à plaisir, mes yeux exercésinterprétaient les moindres marques. Il n’existe pas, dans lascience du détective, une branche aussi négligée que l’examen desvestiges. Par bonheur j’ai tant pratiqué cet art qu’il est devenuchez moi une seconde nature. Je remarquai les empreintes profondesdes agents de police, mais je distinguai encore celles de deuxhommes qui avaient traversé le jardin avant eux. Il était évidentqu’ils y avaient passé les premiers : de place en place, leurspas avaient été effacés par les pas des autres. Ainsi j’établis unsecond fait d’après lequel les visiteurs nocturnes étaient aunombre de deux, l’un d’une haute stature – calculée sur la longueurdes enjambées – et l’autre, vêtu d’une manière fashionable, à enjuger par l’empreinte élégante de son soulier.

« Cette dernière déduction se confirma quand j’entrai dansla maison. L’homme coquettement chaussé gisait devant moi. Parconséquent, c’était l’autre, je veux dire le grand, qui avaitcommis le meurtre, si meurtre il y avait. Le cadavre ne présentaitaucun signe de blessure ; en revanche, son expressiontourmentée laissait croire qu’il avait vu la morts’approcher : celle d’un homme emporté par une crise cardiaqueou par tout autre cause naturelle ne traduit jamais une semblableagitation. Je flairai les lèvres. Il s’en exhalait une odeuraigrelette ; j’en inférai qu’il avait été empoisonné de force.Qu’il l’eut été de force se devinai d’après son visage à la foishaineux et terrifié. C’est par la méthode d’exclusion que j’étaisarrivé à ce résultat ; en effet, aucune autre hypothèse nes’ajustait aux faits. D’ailleurs, ne vous imaginez pas que l’idéede faire prendre du poison de force soit bien nouvelle : ellese retrouve dans les annales du crime. Tout toxicologue serappellera les cas de Dolsky, à Odessa, et de Leturier, àMontpellier.

« Quel était le motif ? voilà le hic ! Ce nepouvait pas être le vol : on n’avait rien pris. La question seposait donc ainsi : était-ce la politique ou une femme ?Cette dernière supposition m’apparut de prime abord comme étant labonne. Sitôt sa besogne accomplie, l’assassin politique file. Aucontraire, l’assassin que je cherchais avait pris son temps ;de plus, il avait négligé toute précaution ; témoin lesnombreuses traces laissées dans la pièce par lui. La politiqueétant hors de cause, cette vengeance méthodique avait dû êtreprovoquée par une offense personnelle. L’inscription sur le mur,cet attrape-nigaud, ne réussit qu’à me confirmer dans mon idée, etensuite la découverte de l’alliance me donna raison. Sans aucundoute, le meurtrier s’en était servi pour rappeler à sa victime unefemme absente, sinon morte. A ce moment-là, je posai une question àGregson ; dans son télégramme à Cleveland, avait-il demandé siDrebber avait eu des histoires dans le passé ? Il me réponditque non, vous vous souvenez.

« L’examen minutieux de la pièce confirma mon hypothèse surla stature du meurtrier ; en outre, il me fournit des détailssur les cendres de son cigare et la longueur de ses ongles. Étantdonné l’absence de toute trace de lutte, j’en étais arrivé à laconclusion que le sang répandu sur le parquet avait coulé du nez dumeurtrier dans son énervement. La traînée de sang suivait la tracede ses pas. C’est en général, chez les tempéraments sanguins qu’uneviolente colère provoque un tel accident. Je hasardai que lecriminel était un type robuste avec un visage haut en couleur. Jene me trompais pas, comme on l’a vu par la suite.

« Une fois dehors, je me dépêchai de faire ce que Gregsonavait négligé : je télégraphiai au chef de la police deCleveland pour savoir dans quelles circonstances Enoch Drebbers’était marié. La réponse fut concluante.

« J’appris que Drebber avait déjà invoqué la protection dela loi contre un ancien rival, Jefferson Hope, actuellement enEurope. Là, je tenais la clef du mystère ; il ne me restaitplus qu’à prendre le meurtrier.

« C’était le conducteur du fiacre qui était entré dans lamaison avec Drebber ; j’en avais la certitude. Les marques surla route montraient que le cheval avait erré à droite et àgauche ; il avait donc été livré à lui-même. Pendant ce temps,où se trouvait le cocher, sinon dans cette maison ? Or, unhomme sensé n’aurait pas commis délibérément son crime en présenced’un tiers ! Enfin, pour qui veut pister quelqu’un à Londres,le métier de cocher est tout indiqué ! Ma conclusion :Jefferson Hope était un cocher de la capitale.

« En admettant qu’il fût cocher, il ne changerait sansdoute pas de métier, du moins pour l’instant, afin de ne pasattirer l’attention sur lui. Vraisemblablement, il continuerait àexercer quelque temps encore. Mais prendrait-il un faux nom ?C’était bien improbable : personne à Londres ne leconnaissait. J’organisai une bande de gamins en corps de détectiveset, systématiquement, je les envoyai chez tous les loueurs devoitures, jusqu’au moment où ils me dénichèrent mon homme. Leurréussite et le parti que j’en tirai aussitôt sont encore présents àvotre mémoire. Quant au meurtre de Stangerson, je ne l’avais pasprévu. En tout cas, il n’y avait pas moyen de l’empêcher. Alorsj’entrai en possession des pilules que j’avais devinées. Voilà.Tout n’est qu’un enchaînement de déductions.

– C’est merveilleux ! m’écriai-je. Il faut que vos méritessoient reconnus. Publiez un compte rendu de cette affaire. Si vousne le faites pas, moi, je le ferai !

– A votre idée, docteur ! répondit-il. Tenez ! »continua-t-il en me tendant un journal.

C’était l’Écho du jour, et le paragraphe qu’il mesignalait avait trait à l’affaire :

Le public a été frustré d’un régal sensationnel par la mortsubite du dénommé Hope, l’assassin présumé de MM. EnochDrebber et Joseph Stangerson. Par suite de ce dénouement, onignorera sans doute toujours les détails de cette affaire.Cependant, nous savons de bonne source que le crime a été laconclusion d’une vieille et romantique inimitié, où l’amour et lemormonisme ont joué un rôle. Les deux victimes ont fait partie,dans leur jeune âge, des Saints des Derniers Jours, et Hope, ledétenu qui vient de mourir, venait lui-même de Salt Lake City. Atout le moins, cette affaire aura servi à mettre en lumière de lafaçon la plus frappante la valeur de notre police, et elle feracomprendre à tous les étrangers que, désormais, ils feront bien devider leurs querelles dans leurs pays respectifs plutôt que sur lesol britannique. C’est le secret de Polichinelle que le mérite decette prompte arrestation revient entièrement aux célèbresdétectives de Scotland Yard, MM. Lestrade et Gregson.L’individu a, paraît-il, été appréhendé dans l’appartement d’uncertain M. Sherlock Holmes qui a lui-même fait preuve dequelque talent comme détective amateur et qui, avec de telsmaîtres, peut espérer rivaliser un jour avec leur compétence. Ons’attend à ce qu’une décoration soit attribuée aux deux agents enjuste reconnaissance de leurs services.

– Ne vous l’avais-je pas dit ? s’écria Sherlock Holmes enriant aux éclats. Voilà tout le résultat de notre Étude enrouge : nous avons décroché pour ces messieurs unedécoration !

– Peu importe ! répondis-je. Tout est consigné dans mesnotes, et le public jugera. Pour l’instant, contentez-vous de labonne conscience que vous donne votre réussite, tel le pauvreromain :

Qu’importe leur sifflet quand, enchanté, je contemple

Le spectacle, chez moi, des trésors de mon coffre !

 

FIN

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