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Une Histoire Sans Nom

Une Histoire Sans Nom

de Jules Amedee Barbey d’Aurevilly

Mon cher Paul Bourget,

Je veux mettre votre nom à la tête de cette Histoire sans nom, et vous offrir cette pierre, de couleur sombre, qui vous intéressait pendant que je la gravais. Que ce soit là un monument…oh ! un très petit monument, mais d’une chose très grande –mon amitié pour vous. Vous qui avez un nom fleurissant déjà dans la jeune littérature contemporaine et y promettant des épanouissements délicieux, je l’attache à ce récit mélancolique, comme la rose qu’on met parfois, quand on va dans le monde, à la boutonnière de son habit noir.

Mon livre, puisque je le publie, va s’en aller dans le monde aussi, et je l’ai paré avec vous.

Jules Barbey d’Aurevilly.

2 juillet 1882.

Chapitre 1

Dans les dernières années du XVIIIe siècle qui précédèrent la Révolution française, au pied des Cévennes, dans une petite bourgade du Forez, un capucin prêchait entre vêpres et complies. On était au premier dimanche du Carême. Le jour s’en venait bas dans l’église, assombrie encore par l’ombre des montagnes qui entourent et même étreignent cette singulière bourgade, et qui, en s’élevant brusquement au pied de ses dernières maisons, semblent les parois d’un calice au fond duquel elle aurait été déposée. À ce détail original, on l’aura peut-être reconnue… Ces montagnes dessinaient un cône renversé. On descendait dans cette petite bourgade par unchemin à pic, quoique circulaire, qui se tordait comme untire-bouchon sur lui-même et formait au-dessus d’elle commeplusieurs balcons, suspendus à divers étages. Ceux qui vivaientdans cet abîme devaient certainement éprouver quelque chose de lasensation angoissée d’une pauvre mouche tombée dans la profondeurimmense pour elle – d’un verre vide, et qui, les ailes mouillées,ne peut plus sortir de ce gouffre de cristal.

Rien de plus triste que cette bourgade, malgré le vertd’émeraude de sa ceinture de montagnes boisées et les eauxcourantes qui en ruissellent de toutes parts, charriant des massesde truites dans leurs bouillons d’argent. Il y en a tant qu’onpourrait les prendre avec la main… La Providence a voulu que, pourles raisons les plus hautes, l’homme aimât la terre où il est né,comme il aime sa mère, fût-elle indigne de son amour. Sans cela, onne comprendrait guère que des hommes à large poitrine, ayant besoinde dilatation au grand air, d’horizon et d’espace, pussent resterclaquemurés dans cet étroit ovale de montagnes, qui semblent semarcher sur les pieds tant elles sont pressées les unes contre lesautres ! sans monter plus haut pour respirer ; et l’onpense involontairement aux mineurs qui vivent sous la terre, ou àces anciens captifs des cloîtres qui priaient pendant des années,engloutis dans de ténébreuses oubliettes. Pour mon compte, j’aivécu là vingt-huit jours à l’état de Titan écrasé, sousl’impression physiquement pesante de ces insupportablesmontagnes ; et, quand j’y pense, il me semble que j’en senstoujours le poids sur mon cœur. Noire déjà par le fait du temps,car les maisons y sont anciennes, cette bourgade, qu’on dirait undessin à l’encre de Chine et où la Féodalité a laissé quelquesruines, se noircit encore – noir sur noir – de l’ombreperpendiculaire des monts qui l’enveloppent, comme des murs deforteresse que le soleil n’escalade jamais. Ils sont trop escarpéspour qu’il puisse passer par-dessus et lancer dans le trou qu’ilsfont un bout de rayon. Quelquefois, à midi, il n’y fait pas jour.Byron aurait écrit là sa Darkness. Rembrandt y aurait misses clairs-obscurs, ou, plutôt, il les y aurait trouvés. L’été,quand le jour est beau, les habitants s’en doutent peut-être enregardant la lucarne bleue qu’ils ont à mille pieds au-dessus deleurs têtes. Mais, ce jour-là, la lucarne n’avait pas de bleu. Elleétait grise. Les nuages appesantis la fermaient comme un cercle defer. La bouteille avait son bouchon.

En ce moment, toute la population de la bourgade était àl’église, – une église austère du XIIIe siècle, où des yeux delynx, s’il y en avait eu, n’auraient pu lire leurs vêpres, dans cechien et loup d’un soir d’hiver, mais où il y avait encore plus deloup que de chien.

Les cierges, selon l’usage, avaient été éteints au commencementdu sermon, et la foule, pressée comme des tuiles sur les toits,n’était pas plus visible au prédicateur que lui, détaché d’elle etplus élevé qu’elle dans sa chaire, ne lui était visible de là-haut…:

Seulement, si on ne le voyait pas très bien, on l’entendait. «Les capucins ne nasillent qu’au chœur », disait l’ancien proverbe.La voix de celui-ci était vibrante et d’un timbre fait pourannoncer les vérités les plus terribles de la religion. Et, cejour-là, il les annonçait. Il prêchait sur l’Enfer. Tout, danscette église sévère de style et où la nuit entrait lentement, vaguepar vague, plus profonde de minute en minute, donnait un très grandcaractère à la parole de ce prédicateur. Les statues des saints,alors voilées sous les draperies dont on les couvre pendant leCarême, ressemblaient à de mystérieux et blancs fantômes, immobilesle long de leurs murs blancs, et le prédicateur, dont la silhouetteindistincte s’agitait sur le blanc pilier contre lequel la chaireétait adossée, en semblait un autre. On eût dit un fantôme prêchantdes fantômes. Même cette voix tonnante, d’une si puissante réalitéet qui semblait n’appartenir à personne, en paraissait d’autantplus la voix du Ciel…

L’impression de tout cela saisissait ; et l’attention étaitsi profonde et le silence si grand, que quand le prédicateur setaisait, un instant, pour reprendre haleine, on entendait – dudehors dans l’église – le petit bruit des sources qui filtraient departout le long des montagnes dans ce pays plein de soupirs, et quiajoutait à la mélancolie de ses ombres la mélancolie de seseaux.

Assurément, l’éloquence de l’homme qui parlait, à cetteheure-là, dans cette église, tenait aux choses ambiantes que jeviens de décrire ; mais sait-on jamais bien où estl’éloquence ?… En l’écoutant, toutes les têtes étaientpenchées sur les poitrines, toutes les oreilles étaient tenduesvers cette voix qui planait, comme la foudre, sous ces voûtesémues.

Deux de ces têtes, seulement, au lieu d’être penchées, serelevaient un peu vers le prédicateur, perdu dans la pénombre, etfaisaient d’incroyables efforts pour le voir. C’étaient les têtesde deux femmes, – la mère et la fille -, qui devaient avoir leprédicateur à collationner chez elles après le sermon, ce soir-là,et qui étaient curieuses de voir leur convive. Dans ce temps-là, sion se le rappelle, c’étaient toujours des religieux étrangers,appartenant à quelque ordre lointain, qui prêchaient le Carême danstoutes les paroisses du royaume. Le peuple, qui donne des noms àtout, en vrai poète qu’il est sans le savoir, appelait cesreligieux errants : « des hirondelles de Carême ». Or, quand une deces hirondelles de Carême s’abattait dans quelque ville ou quelquebourgade, on lui faisait son nid dans une des meilleures maisons del’endroit. Les familles riches et religieuses aimaient à exercercette hospitalité, et dans la province, où la vie est si monotone,c’était un intérêt animé pour elles que ce prédicateur de chaqueannée qui apportait avec lui le charme de l’inconnu et le parfum delointain que les âmes isolées aiment à respirer. Les plus grandesséductions peut-être que l’histoire des passions pourrait raconter,ont été accomplies par des voyageurs qui n’ont fait que passer etdont cela seul fut la puissance… L’austère capucin qui parlaitalors de l’Enfer, avec une énergie de parole qui rappelait leformidable Bridaine, ne paraissait pas fait pour semer dans lesâmes autre chose que la crainte de Dieu, et il ne savait pas, etles deux femmes qui voulaient le voir ne savaient pas non plus, quel’Enfer qu’il prêchait, il allait le leur laisser dans le cœur.

Mais ce soir-là, ces deux femmes furent trompées dans leurpetite curiosité de femmes de province. Quand elles sortirent del’église, elles n’eurent aucune observation à se communiquer sur ceterrible prédicateur d’un dogme terrible, si ce n’est sur sontalent, qu’elles trouvèrent grand. Elles n’avaient pas, sedirent-elles, à la sortie de l’église, en s’entortillant dans leurspelisses, entendu jamais mieux prêcher une Ouverture de Carême.Elles étaient dévotes, pieuses comme des anges, selon lasacramentelle expression.

C’étaient Mme et Mlle de Ferjol. Elles rentrèrent chez ellestrès animées. Les années précédentes, elles avaient vu et logébeaucoup de prédicateurs : des génovéfains, des prémontrés, desdominicains et des eudistes, mais de capucin, jamais !Personne de cet ordre mendiant de saint François d’Assise, dont lecostume – et le costume préoccupe toujours plus ou moins les femmes– est si poétique et si pittoresque.

La mère, qui avait voyagé, en avait vu dans ses voyages, mais lafille, qui n’avait que seize ans, ne connaissait de capucin quecelui qui faisait baromètre au coin de la cheminée de la salle àmanger de sa mère, – ce vieux système de baromètre d’une bonhomiesi charmante, et qui, comme tant de choses charmantes, marquées ducaractère d’un autre temps, n’existe plus !

Mais celui qui se fit annoncer et qui entra dans la salle àmanger où les dames de Ferjol l’attendaient pour souper, neressemblait nullement au capucin de baromètre qui s’encapuchonnaità la pluie et se désencapuchonnait au beau temps. C’était un autretype que la joyeuse silhouette inventée par la moqueuse imaginationde nos pères. – Dans cette gauloise France, même en des jours defoi, on a beaucoup ri du moine et du capucin, mais surtout ducapucin. Plus tard, à une époque moins fervente, cet aimable etmauvais sujet de Régent, qui se riait de tout, ne demandait-il pasà un capucin qui se disait indigne : « Eh ! de quoi diablees-tu digne, si tu n’es pas digne d’être capucin ? » Le XVIIIesiècle, qui méprisait l’Histoire comme Mirabeau, et à quil’Histoire le rendra bien, comme à Mirabeau, avait oublié queSixte-Quint, le sublime porcher de Montalto, avait été capucin, ettoute sa vie de siècle, il chansonna les capucins et les criblad’épigrammes. Mais celui qui, ce soir-là, parut devant ces dames deFerjol, n’aurait prêté ni à la moindre épigramme ni au moindrecouplet de chanson. Il était de grande et imposante tournure, – etpuisque le monde aime l’orgueil, son regard, qui ne demandait pasqu’on l’excusât d’être capucin, n’avait rien de l’humilitévolontaire de son ordre. Son geste non plus. Il devait avoir l’airde commander l’aumône, en tendant la main. Et quelle main ! –d’un galbe superbe, sortant de sa grande manche avec un éclat deblancheur qui sautait aux yeux, étonnés de cette main, royale debeauté, tendue si impérieusement à l’aumône. C’était un homme dumilieu de la vie, robuste, à barbe courte, frisée comme celle del’Hercule antique et d’une couleur foncée de bronze. On eût ditSixte-Quint obscur, à trente ans. Agathe Thousard, la vieilleservante des dames de Ferjol, venait, selon l’usage respectueux desmaisons pieuses, de lui donner à laver ses pieds dans le corridor,et ses pieds, qui sortaient de l’eau, luisaient dans ses sandalescomme des pieds de marbre ou d’ivoire, sculptés par Phidias.

Il salua très noblement ces dames, à l’orientale, les brascroisés sur sa poitrine, et pour personne, même pour Voltaire, iln’aurait mérité ce nom méprisant de « frocard » qu’on donnait alorsaux gens de sa robe.

Quoique les boutons rouges du cardinalat ne dussent jamaisétoiler son froc, il semblait fait pour les porter.

Ces dames, qui ne connaissaient de lui que sa voix deprédicateur, tombant de la chaire dans cette église où pleuvaientles ténèbres du soir, trouvèrent, quand elles le virent, que sapersonne faisait bien un avec sa voix. Comme on était en Carême etque cet homme de pauvreté et d’abstinence allait le représenterplus particulièrement, puisqu’il allait le prêcher, on lui offritla collation obligée du Carême, composée de haricots à l’huile, desalade de céleri et de betteraves mêlée à des anchois, à du thon età des huîtres marinées en baril. Il y fit honneur, mais il repoussale vin qu’on lui présenta, quoique ce fût du vin catholique, unvieux Château du Pape. Il parut à ces dames avoir l’espritet la gravité de son état, sans affectation et sans papelardise.Quand il eut rabattu sur ses épaules le capuchon avec lequel ilétait entré, il laissa voir un cou de proconsul romain et un crâneénorme, brillant comme une glace et cerclé d’une légère couronne,bronzée comme sa barbe et frisée comme elle.

Tout ce qu’il dit à ces deux femmes qui allaient l’héberger, futd’un homme qui avait l’habitude de ces hospitalités faites par lesplus hautes compagnies à ces mendiants de Jésus-Christ quin’étaient jamais déplacés dans quelque milieu que ce pût être, etque la religion mettait de pair avec les plus élevés de ce monde.Il ne fut cependant sympathique ni à l’une ni à l’autre de cesdames de Ferjol. Elles estimèrent qu’il manquait de la simplicitéet de la rondeur qu’elles avaient rencontrées chez d’autresprédicateurs de Carême, logés chez elles les années précédentes.Lui, il imposait et presque indisposait. Pourquoi ne se sentait-onpas à l’aise en sa présence ?… Il était impossible de s’enrendre compte ; mais il y avait dans le regard hardi de cethomme et surtout dans l’arc de sa bouche, sous la moustache de sabarbe courte, une incroyable et inquiétante audace… Il semblait unde ces hommes dont on peut dire : « Il était capable de tout. » Cefût en le regardant, un soir, sous l’abat-jour de la lampe, aprèssouper, quand une espèce de familiarité se fut établie entre lui etles femmes dont il était le commensal, que Mme de Ferjol lui ditpensivement : « Quand on vous regarde, mon Père, on est presquetenté de se demander ce que vous auriez été si vous n’aviez été unsaint homme. » Il ne fut point choqué de cette observation. Il ensourit.

Mais de quel sourire… Mme de Ferjol n’oublia jamais ce sourire,qui, quelque temps après, devait enfoncer dans son âme une siépouvantable conviction.

Mais, malgré ce mot plus fort qu’elle et qui lui avait échappé,Mme de Ferjol n’eut point, pendant les quarante jours qu’il passachez elle, la moindre chose à reprocher à ce capucin, d’unephysionomie si peu en harmonie avec l’humilité de son état. Langageet tenue, tout fut en lui irréprochable. « Il serait peut-êtremieux à la Trappe que dans un couvent », disait quelquefois Mme deFerjol à sa fille, quand elles étaient seules et qu’elless’entretenaient de leur hôte et de son audacieuse physionomie. LaTrappe, dans l’opinion du monde, est surtout faite, avec sonsilence et la férocité de sa règle, pour les pécheurs qui ontquelque grand crime à expier. Mme de Ferjol avait un espritpénétrant. Quoiqu’elle fût dans la plus haute dévotion depuis desannées, sa charité de dévote n’empêchait pas sa pénétration defemme du monde de s’exercer. Spirituelle, très capable d’apprécierla grande éloquence du Père Riculf – un nom du Moyen Âge, qui, dureste, lui allait bien -, elle n’était cependant pas plus entraînéepar cette éloquence que par l’homme qui en était doué. À plus forteraison sa jeune fille, que cette dure éloquence faisait trembler…Ni le talent ni l’homme n’étaient adhérents à ces deux femmes, etpour cette raison, elles n’allèrent point à confesse à lui, commeles autres femmes de la bourgade, qui s’en affolèrent. C’est assezla coutume, dans les villes religieuses, de quitter son confesseurpendant les missions qu’on y fait et de prendre le missionnaire quipasse ; on se donne alors le luxe très bien porté d’unconfesseur ordinaire et d’un confesseur extraordinaire. Tout letemps qu’il prêcha son Carême, le confessionnal du Père Riculf nedésemplit pas des femmes de la bourgade, et les dames de Ferjolfurent peut-être les seules qu’on n’y vit pas. Cela étonna tout lemonde. Dans l’église, comme chez elles, il y avait, pour les damesde Ferjol, un cercle autour de cet isolant capucin, et elless’arrêtaient à la circonférence de ce cercle, inexplicablementmystérieux. Sentaient-elles, d’avertissement intérieur, car nousavons tous notre démon de Socrate, qu’il allait leur devenirfatal ?…

Chapitre 2

 

La baronne de Ferjol n’était point de ce pays, qu’elle n’aimaitpas. Elle était née au loin. C’était une fille noble de racenormande, qu’un mariage, qui avait été une folie d’inclination,avait jetée dans ce « trou de formica-leo », – comme elle disaitdédaigneusement, en pensant aux horizons et aux luxuriants paysagesde son opulent pays… Seulement, le formica-leo, c’était l’hommequ’elle aimait ; et le trou dans lequel il l’avait précipitée,l’amour, pendant des années, l’avait élargi et rempli de sonagrandissante lumière. Heureuse chute ! Elle était tombée làparce qu’elle aimait. La baronne de Ferjol, de son nomJacqueline-Marie-Louise d’Olonde, s’était éprise du baron deFerjol, capitaine au régiment de Provence (infanterie), dont lerégiment, dans les dernières années du règne de Louis XVI, avaitfait partie du camp d’observation dressé sur le mont deRauville-la-Place, à trois pas de la rivière la Douve et deSaint-Sauveur-le-Vicomte, qui ne s’appelle plus maintenant queSaint-Sauveur-sur-Douve, comme on dit Strafford-sur-Avon. Ce petitcamp, dressé là en prévision d’une descente des Anglais sur la côtequi menaçait alors le Cotentin, n’était composé que de quatrerégiments d’infanterie, placés sous le commandement dulieutenant-général marquis de Lambert.

Ceux-là qui auraient pu en garder le souvenir sont morts depuislongtemps, et l’immense bruit de la Révolution française, passantpar-dessus cet infiniment petit de l’Histoire, l’a fait oublier.Mais ma grand-mère, qui avait vu ce camp, et qui en avait reçusomptueusement tous les officiers chez elle, en parlait encore dansmon enfance avec l’accent qu’ont les vieilles gens, quand ilsparlent des choses qu’ils ont vues. Elle avait fort bien connu lebaron de Ferjol, qui avait tourné la tête à Mlle Jacquelined’Olonde, en dansant avec elle, dans les meilleures maisons deSaint-Sauveur, petite ville de noblesse et de haute bourgeoisie, oùl’on dansait beaucoup alors. Il était, disait-elle, très beau, cebaron de Ferjol, dans son uniforme blanc, à collet et à parementbleu céleste. Blond, d’ailleurs, et les femmes prétendent que lebleu est le fard des blonds. Ma grand-mère ne s’étonnait donc pasque M. de Ferjol eût tourné la tête à Mlle d’Olonde ; et, defait, il la lui avait tournée, et si bien, qu’un jour elle s’étaitfait enlever par lui, cette fille qu’on disait si fière ! Dansce temps-là, il y avait encore des enlèvements dans le monde, avecla poésie de la chaise de poste et la dignité du danger et descoups de pistolet aux portières. À présent, les amoureux nes’enlèvent plus. Ils s’en vont prosaïquement ensemble, dans unconfortable wagon de chemin de fer, et ils reviennent, après « lepetit badinage consommé », comme dit Beaumarchais, aussi bêtementqu’ils étaient partis, et quelquefois beaucoup plus… C’est ainsique nos plates mœurs modernes ont supprimé les plus belles et lesplus charmantes folies de l’amour ! Après l’éclat d’unenlèvement qui fit un épouvantable scandale dans la société réglée,morale, religieuse, même un peu janséniste, et qui n’a pas, dureste, beaucoup changé depuis ce temps-là, les tuteurs de Mlled’Olonde, laquelle était orpheline, n’hésitèrent plus. Ilsconsentirent à son mariage avec le baron de Ferjol, qui l’emmenadans les Cévennes, son pays natal.

Malheureusement, le baron mourut jeune. Il laissa sa femme aufond de cet entonnoir de montagnes qu’il avait agrandi de saprésence et de son amour, et dont les parois, se resserrant autourd’elle, jetèrent sur son cœur en deuil comme un voile noir de plus.Elle resta pourtant courageusement dans cet abîme. Elle n’essayapoint de remonter la pente escarpée de ces étouffantes montagnespour retrouver un peu de ciel sur la tête, quand elle n’en avaitplus dans le cœur.

Malheureuse, elle se tapit dans son gouffre, comme dans ladouleur de son veuvage. Un moment, elle pensa, il est vrai, àretourner en Normandie, mais l’idée de son enlèvement et du méprisqu’elle y retrouverait peut-être, l’en empêcha. Elle ne voulut pasrevenir se blesser aux vitres qu’elle avait cassées. Son âmealtière avait horreur du mépris. Positive comme sa race, elle sepréoccupait assez peu de la poésie des choses extérieures. Quandcette poésie lui manquait, elle n’en souffrait pas. Ce n’étaitpoint une âme rêveuse, inclinée aux nostalgies. C’était, aucontraire, une âme robuste et raisonnable, quoique ardente…

Ardente ! Son mariage ne l’avait que trop prouvé.

Mais son ardeur était concentrée, et lorsque, après la mort deson mari, elle fut devenue pieuse, de cette piété que lesconfesseurs appellent « intérieure », elle tourna tout à coup ausévère. La triste bourgade où elle était internée lui paraissaitaussi bonne pour y vivre que pour y mourir. Ombrée par lesmontagnes qui la surplombent, cette bourgade encadrait très bien sapersonne. À portrait sombre, cadre sombre. La baronne de Ferjol,âgée : d’un peu plus de quarante ans, était une grande brune maigredont la maigreur semblait éclairée en dessous d’un feu secret,brûlant comme sous la cendre, dans la moelle de ses os…

Belle, – les femmes disaient qu’elle l’avait été autrefois -,mais agréable, non ! – ajoutaient-elles avec le plaisir queleur causent, d’ordinaire, ces atténuations.

Sa beauté, qui n’avait été désagréable, du reste, aux autresfemmes, que parce qu’elle avait été écrasante, elle l’avaitenterrée avec l’homme qu’elle avait éperdument aimé ; et, luidisparu, cette coquette pour lui seul n’y pensa jamais plus !Il avait été l’unique miroir dans lequel elle se fût admirée… Etquand elle eut perdu cet homme – pour elle, l’univers ! – ellereporta l’ardeur de ses sentiments sur sa fille. Seulement, commepar l’effet d’une pudeur farouche qu’ont parfois ces naturesardentes, elle n’avait pas toujours montré à son mari lessentiments par trop violents et par trop… turbulents qu’il luiinspirait, elle ne les montra pas davantage à cette enfant qu’elleaimait encore plus parce qu’elle était la fille de son mari queparce qu’elle était la sienne, à elle – plus épouse que mère jusquedans sa maternité ! Mme de Ferjol avait, sans l’affecter etmême sans le savoir, avec sa fille comme avec le monde, une espècede majesté rigide dont sa fille et le monde subissaient égalementl’empire. Quand on la regardait, on s’expliquait très bien cetascendant sans sympathie. Pour qu’elle fût sympathique, il y avaiten Mme de Ferjol quelque chose de trop impérieux, de tropdespotique, de trop romain, jusque dans son buste de matrone, dansla fière arcure de son profil, et dans cette masse de cheveux noirslargement empâtés de blanc sur des tempes qu’ils rendaient plusaustères et presque cruelles, et qui semblaient, ces impitoyablesblancheurs, avoir eu des griffes pour s’accrocher et rester làobstinément sur ses résistantes épaisseurs d’ébène.

Tout cela était à faire crier les âmes communes, qui voudraientque tout fût commun comme elles, mais les peintres et les poètesauraient, eux, raffolé de cette hâve tête de veuve qui leur eûtrappelé tout au moins la mère de Spartacus ou de Coriolan et,bêtise amère de la Destinée ! la femme de cette tête énergiqueet désolée qui faisait l’effet d’avoir été créée pour dompter lesplus fiers rebelles et commander à des héros au nom de leurs pères,n’avait à conduire et à diriger dans la vie qu’une pauvre filleinnocente.

Rien de plus innocent, en effet, et de plus fillette.

Lasthénie de Ferjol (Lasthénie ! un nom des romances de cetemps-là ; car tous nos noms viennent des romances chantéessur nos berceaux !), Lasthénie de Ferjol sortait à peine del’enfance. Elle avait vécu, sans la quitter un seul jour, danscette petite bourgade du Forez, comme une violette au pied de cesmontagnes dont les flancs d’un vert glauque ruissellent de millepetits filets d’eaux plaintives. Elle était le muguet de cetteombre humide ; car le muguet aime l’ombre : il croît mieuxdans les coins des murs de nos jardins où le soleil ne filtrejamais. Lasthénie de Ferjol avait la blancheur de cette fleurpudique de l’obscurité et elle en avait le mystère. C’était en toutl’opposé de sa mère, par le caractère et par la physionomie. En lavoyant, on s’étonnait que cette faiblesse eût pu sortir de cetteforce. Elle ressemblait au verdissant feuillage qui attend le chêneauquel il doit s’enlacer…

Que de jeunes filles qui, dans la vie, rampent sur le sol commedes guirlandes tombées, et qui, plus tard, s’élancent et se tordentautour du tronc aimé et prennent alors leur vraie beauté de lianesou de guirlandes, qui ont besoin de se suspendre à un arbre humaindont elles seront, un jour, la parure et l’orgueil !

Lasthénie de Ferjol avait une de ces figures que le monde trouveplus jolies que belles – mais il est vrai que le monde ne s’yconnaît pas !… De taille ronde et mince, – combinaison quifait les femmes accomplies, – c’était, de cheveux, une blonde commeson père, l’idéal baron qui mettait parfois de la poudre rose dansles siens, – une fantaisie efféminée de ce temps, et que, depuis,au commencement du siècle, se permettait encore l’abbé Delille,malgré sa laideur, qui était atroce. Lasthénie, elle, n’y avaitd’autre poudre que la cendre naturelle du plumage de latourterelle, à la fauve mélancolie. Les yeux de cette tête cendrée,encadrés dans la blancheur mate du muguet, qui ressemble à de laporcelaine, apparaissaient grands et brillants comme defantastiques miroirs, et leur éclat verdâtre rappelait celui decertaines glaces à reflets étranges, dus peut-être à la profondeurde leur pureté.

Ces yeux de vert-gris pâle, qui est la nuance de la feuille dusaule, l’ami des eaux ! se voilaient de longs cils d’or bruni,qui traînaient longuement sur ses belles joues pâles, et tout enelle était de la lenteur de ces cils. La langueur de sa démarcheétait de la langueur de ses paupières. Je n’ai connu dans toute mavie qu’une seule personne de ce charme alangui, et jamais je nel’oublierai… C’était une céleste boiteuse.

Lasthénie ne boitait pas, mais elle avait l’air de boiter.

Elle avait ce mouvement charmant des femmes qui boitentlégèrement et qui impriment à leur robe, à magie ! de siadorables ondulations. Elle respirait, enfin, dans tout son être,cette faiblesse divine devant laquelle les hommes forts et généreux– et plus ils sont mâles ! -s’agenouilleront toujours.

Elle aimait sa mère, mais elle la craignait. Elle l’aimait commecertains dévots aiment Dieu, avec tremblement. Elle n’avait pas,elle ne pouvait avoir avec sa mère les abandons et la confiance queles mères qui débordent de tendresse inspirent à leurs enfants.L’abandon était pour elle impossible avec la sienne, avec cettefemme imposante et morne, qui semblait vivre dans le silence dutombeau de son mari refermé sur elle. Ainsi refoulée, cette rêveuseau front gros d’inexprimables rêves, et qui se penchait sous leurpoids sans croire avoir besoin de les cacher, vivait dans la sobrelumière qui tombait sur elle, en ce fond de coupe dont les bordsétaient des montagnes ; mais elle y vivait plus encore dansses pensées, comme dans d’autres montagnes, et dans celles-ci –comme dans les autres – il n’y avait pas de chemins en spirale parlesquels on eût pu descendre…

Elle était cachée, mais pourtant elle était ingénue.

Seulement, l’ingénuité, chez elle, il aurait fallu la chercherau fond de son âme et l’en faire jaillir comme on fait jaillir dufond d’une eau pure la perle d’écume qui ne monte, en bouillonnantà la surface, que quand on y plonge un vase ou la main. Personnen’avait jamais songé à plonger dans l’âme de Lasthénie. Sa mèrel’adorait, mais surtout parce qu’elle ressemblait à l’homme qu’elleavait aimé avec un si grand entraînement. Elle jouissait de safille en silence. Elle s’en repaissait sans rien dire. Moinspieuse, moins rigide, se défiant moins d’une ardeur de sentimentqu’elle se reprochait comme trop intense et trop humaine, ellel’aurait mangée de caresses, et lui aurait entrouvert sous sesbaisers ce cœur né timide, et fermé comme un bouton de fleur qui nedevait peut-être jamais s’ouvrir. Mme de Ferjol était sûre dusentiment qu’elle avait pour sa fille, et cela lui suffisait. Ellepensait que son mérite devant Dieu, à elle, était de contenir leflot d’une tendresse qui ne demandait que trop à déborder. Mais ense contenant, du même coup (le savait-elle bien ?), ellecontenait celui de sa fille. Elle mettait la main, comme un mur,sur cette source de sentiments qui cherchaient leur lit dans lecœur maternel, et qui, ne le trouvant pas, refluèrent… Hélas !la loi qui régit les sentiments de nos cœurs est plus cruelle quela loi qui régit les choses. Une fois écartée la main qui faisaitmur et s’opposait à son jaillissement, la source repart, délivréede l’obstacle, et recommence de plus en plus impétueusement àcouler, tandis qu’il arrive toujours un moment dans nos âmes où lessentiments qu’on y a contenus s’y résorbent et ne reparaissent plusquand on voudrait les voir reparaître, de même que le sang, qui,dans les cas mortels, s’épanche à l’intérieur et ne coule plus parla plaie ouverte. Et encore, le sang, on peut l’aspirer en suçantfortement la blessure, mais les sentiments gardés trop longtempsau-dedans de nous semblent s’y coaguler, et on ne les fait plusrecouler, même en les aspirant par la blessure qu’on a faite.

Ainsi, quoiqu’elles ne se fussent jamais quittées, quoiquetoujours ensemble dans les menus détails de la vie, ces deuxfemmes, qui s’aimaient pourtant, étaient seules et leur isolementn’était qu’un isolement partagé. Mme de Ferjol, qui était une âmeforte et qui voyait toujours dans sa pensée, hallucinée par lesouvenir, l’homme qu’elle avait aimé avec une ardeur qui maintenantlui semblait coupable, était moins victime de cet isolement queLasthénie. Mais pour Lasthénie, qui n’avait point de passé, quiarrivait à la vie sensible, à l’épanouissement des facultés quidorment encore, mais qui vont s’éveiller, cet isolement était bienplus profond que pour sa mère. Elle en souffrait vaguement, il estvrai, comme d’un malaise bien plus que comme d’une douleur, parcequ’en elle tout était encore vague ; mais cela allait sepréciser… Elle en avait toujours souffert plus ou moins depuis leberceau jusqu’à cette heure de la vie, mais la misère de lacondition humaine, c’est de s’accoutumer à tout. Lasthénie s’étaitaccoutumée à la tristesse de son enfance solitaire, comme à latristesse de ce pays où elle était née et qui lui versait sur latête sa pauvre goutte de lumière et lui bouchait les horizons avecles parois de ses montagnes, – comme elle s’était accoutumée à latriste solitude de la maison maternelle ; car Mme de Ferjol,qui était riche et d’un temps où les classes qui allaientdisparaître n’avaient pas cessé d’exister, voyait très peu de cepetit bourg où, de société, il n’y avait vraiment personne pour unefemme comme elle.

Quand elle y était arrivée avec le baron de Ferjol, elle étaitdans l’ivresse d’un tel bonheur qu’elle n’en voulut pas sortir pourle monde. Elle aurait cru qu’on lui eût pris de son bonheur ouqu’on l’aurait profané, si on l’avait regardé de trop près… Etquand ce bonheur fut brisé par la mort de l’homme dont elle avaitété éperdue, elle ne chercha chez personne de consolations. Ellevécut seule, sans affectation de solitude ou de chagrin, polie avecles autres, mais de cette froideur souveraine qui éloignepuissamment et doucement, sans blesser. La petite bourgade avaitpris très vite son parti de cela. Mme de Ferjol était tropau-dessus des gens de ce bourg pour qu’on pût s’y froisser d’unesolitude qu’on expliquait, d’ailleurs, par le chagrin de la mort deson mari. On croyait avec raison qu’elle ne vivait que pour safille, et on disait, la sachant riche et qu’elle avait de grandsbiens en Normandie : « Elle n’est pas d’ici, et quand sa fille seraen âge d’être mariée, elle retournera dans le pays où elle a safortune. » Aux alentours, il n’y avait point de partis pour MlleLasthénie de Ferjol, et on ne pouvait croire que sa mère voulût seséparer, par le mariage, d’une fille dont elle ne s’était jamaisséparée, même pour l’envoyer au couvent de la ville voisine quandil avait fallu s’occuper de son éducation. C’était, en effet, Mmede Ferjol qui avait, dans le sens le plus strict du mot, élevéLasthénie. Elle lui avait appris tout ce qu’elle savait. Il estvrai que c’était peu de chose. Les filles nobles de ce temps-làavaient pour toute instruction de grands sentiments et de grandesmanières, et elles s’en contentaient. Lorsqu’une fois elles étaiententrées dans le monde, elles y devinaient tout, sans avoir rienappris. À présent, on leur apprend tout, et elles ne devinent plusrien. On leur oblitère l’esprit avec toutes sortes deconnaissances, et on les dispense ainsi d’avoir de la finesse, –cette gloire de nos mères ! Mme de Ferjol, certaine qu’envivant auprès d’elle sa fille aurait toujours bien les sentimentset les manières de sa race, tourna surtout sa jeune tête vers leschoses de Dieu. Avec la tendresse innée de son âme, Lasthéniedevint facilement pieuse.

Elle chercha dans la prière l’expansion qu’elle n’avait pas avecsa mère ; mais cette expansion devant les autels ne put luifaire oublier l’autre expansion qu’elle n’avait pas… La piété, encette âme faible et tendre, n’eut jamais assez de ferveur pour luidonner le bonheur qu’elle donne aux âmes véritablementreligieuses.

Il y avait dans cette fille, si virginale pourtant, quelquechose de plus ou de moins que ce qu’il faut pour être heureuseseulement en Dieu et par Dieu.

Elle remplissait tous ses devoirs de chrétienne avec lasimplicité de la foi. Elle suivait sa mère à l’église,l’accompagnait chez les pauvres que Mme de Ferjol visitait souvent,communiait avec elle, les jours de communion, – mais tout cela nemettait pas sur son front mat le rayon qui sied à la jeunesse. « Tun’es peut-être pas assez fervente ?… » lui disait Mme deFerjol, inquiète de cette mélancolie inexplicable avec une vie sipure. Doute et question sévères ! Ah ! cette mère, folleà force de sagesse, eût mieux fait de prendre la tête de son enfantchargée de ce poids invisible qui n’était pas le poids de sesmagnifiques cheveux cendrés, et de la lui coucher sur son épaule,cet oreiller de l’épaule d’une mère, si bon aux filles pour s’ydégonfler le front, les yeux et le cœur. Mais elle ne le fit point.Elle se résista à elle-même. Cet oreiller où l’on dit tout, mêmesans parler, manqua toujours à Lasthénie, – et l’épaule d’une amie,puisqu’elle avait toujours vécu sans autre société que celle de samère, ne le remplaça pas. Pauvre isolée qui étouffait d’âme, etqui, au moment où commence cette histoire, ne mourait pas encore decet étouffement !…

Chapitre 3

 

Le Carême finissait. Il était dix heures du matin. Ces dames deFerjol étaient rentrées chez elles après avoir assisté à l’officeet au lavement des autels ; car on était au Samedi Saint, qui,comme on sait, est le dernier de la sainte quarantaine. La maisondes dames de Ferjol était sise au centre d’une petite place carréequi la séparait de cette église du XIIIe siècle, à la façaderomane, dans son écrasement énergique, exprimant si bienl’écrasement du barbare qui s’est jeté à plat ventre, dans unehumilité d’épouvante, devant la croix de Jésus-Christ ! Cetteplace, pavée en têtes de chat, était si étroite que ces dames, quihantaient incessamment l’église, leur voisine, pouvaient latraverser même sans parapluie, lorsqu’il pleuvait. Quant à leurmaison, c’était un vaste bâtiment sans style, d’une époque trèspostérieure à l’église. Les aïeux du baron de Ferjol l’avaienthabitée pendant bien des générations, mais elle n’était plus enharmonie avec les besoins du luxe et les mœurs de l’époque(expirante alors) qui avait été le XVIIIe siècle. Habitationantique et incommode, qui eût fait plaisanter les architectes duconfort et les architectes de l’agrément ; mais quand on a ducœur, on se moque de toutes les risées et on ne vend pas cesmaisons-là ! Pour s’en défaire, il faut la mine, la ruinedésespérée, qui vous y force et qui vous en arrache : amèreangoisse ! Les coins noirs de ces maisons vieillies, etquelquefois délabrées, qui ont vu nos enfances et dans lesquels lesâmes de nos pères sont peut-être tapies, crieraient contre nous, sinous les vendions pour le vulgaire et vil motif qu’elles nerépondent plus au luxe et aux mollesses du siècle… Mme de Ferjol,qui était d’un autre pays que les Cévennes, aurait bien pu sedébarrasser de cette grande et vaste maison après la mort de sonmari, mais elle aima mieux la garder et y habiter, par respect pourles traditions de famille de ce mari bien-aimé, et aussi parce quecette grande et hagarde maison grise avait pour elle, qui seule lesvoyait, des murs d’or, comme la Cité céleste, d’indestructibles etflamboyants murs d’or bâtis dans un jour de bonheur parl’Amour ! Construit dans la pensée d’abriter de longuesfamilles sur lesquelles nos pères avaient la fierté religieuse decompter, et pour des domestiques nombreux, ce grand logis, vidé parla mort, paraissait plus vaste encore depuis qu’il n’était habitéque par deux femmes qui se perdaient dans son espace. Il étaitfroid, sans aucune bonhomie, imposant, parce qu’il était spacieux,et que l’espace fait la majesté des maisons comme despaysages ; mais, tel qu’il était, ce logement, qu’on appelaitdans le bourg l’Hôtel de Ferjol, impressionnait fortementl’imagination de tous ceux qui le visitaient, par ses hautsplafonds, ses corridors entrecoupés et son étrange escalier, raidecomme l’escalier d’un clocher et d’une telle largeur que quatorzehommes à cheval y pouvaient tenir et monter de front ses centmarches.

La chose avait été vue, disait-on, au temps de la guerre desChemises blanches et de Jean Cavalier…

C’est dans ce grandiose escalier, qui semblait n’avoir pas étébâti pour la maison, mais qui était peut-être tout ce qui restaitde quelque château écroulé et que le malheur des temps et de larace qui aurait habité là n’avait pas pu relever tout entier danssa primitive magnificence, que la petite Lasthénie, sans compagneset sans les jeux qu’elle eût partagés avec elles, isolée de toutpar le chagrin et l’âpre piété de sa mère, avait passé bien deslongues heures de son enfance solitaire. La rêveuse naissantesentait-elle mieux dans le vide de cet immense escalier l’autrevide d’une existence que la tendresse de sa mère aurait dû combler,et, comme les âmes prédestinées au malheur, qui aiment à se fairemal à elles-mêmes, en attendant qu’il arrive, aimait-elle à mettresur son cœur l’accablant espace de ce large escalier, par-dessusl’accablement écrasant de sa solitude ? Habituellement, Mme deFerjol, descendue de sa chambre et n’y remontant que le soir,pouvait croire Lasthénie à s’amuser dans le jardin, quand elle,l’enfant, oubliée là, restait assise de longues heures sur lesmarches sonores et muettes. Elle s’y attardait, la joue dans samain, le coude sur le genou, dans cette attitude fatale etfamilière à tout ce qui est triste et que le génie d’Albert Dürern’a pas beaucoup cherchée pour la donner à sa Mélancolie et elles’y figeait presque dans la stupeur de ses rêves, comme si elleavait vu son Destin monter et redescendre ce terribleescalier ; car l’avenir a ses spectres comme le passé a lessiens, et ceux qui s’en viennent sont peut-être plus tristes queceux qui s’en reviennent vers nous… Certes ! Si les lieux ontune influence, et ils en ont une, à coup sûr, cette maison enpierres grisâtres, qui ressemblait à quelque énorme chouette vu àquelque immense chauve-souris abattue et tombée, les ailesétendues, au bas de ces montagnes l’antre lesquelles elle étaitadossée, et qui n’en était séparée que par un jardin, coupé, àmoitié de sa largeur, d’un lavoir dont l’eau de couleur d’ardoiseréfléchissait, en noir, la cime des monts dans sa transparencebleue, oui ! une pareille maison avait dû ajouter son refletaux autres ombres d’où émergeait le front immaculé deLasthénie…

Pour celui de Mme de Ferjol, rien ne pouvait en augmenterl’immobile tristesse. L’influence des lieux ne mordait pas sur cebronze, verdi par le chagrin.

Après la mort de son mari, qui avait toujours vécu de la vieplantureuse d’un gentilhomme riche, et d’habitudesaristocratiquement hospitalières, elle s’était tout à coupprécipitée dans cette piété venue de Port-Royal, et dont, à cetteépoque, la France des provinces portait encore l’empreinte. Tout cequ’elle avait de femme disparut dans cette piété qui ne se pardonnerien et qui se mortifie. Elle appuya sur cette colonne de marbreson cœur brûlant, pour le refroidir. Elle éteignit le luxe de samaison. Elle vendit ses chevaux et ses voitures. Elle congédia sesdomestiques, ne voulant conserver auprès d’elle, comme une humblebourgeoise, qu’une seule servante du nom d’Agathe, qui, depuisvingt ans, avait vieilli à son service, et qu’elle avait amenée deNormandie. Voyant cette réforme, les bonnes langues du bourg, quiétait, comme tous les petits endroits, la boîte à confitures despetits caquets, avaient accusé Mme de Ferjol d’avarice. Puis, cetteconfiture, dégustée d’abord comme une friandise, s’était candie.Elles n’y touchèrent plus. Ce bruit d’avarice tomba. Le bien queMme de Ferjol faisait aux pauvres, quoique caché, transpira. Il sefit enfin, à la longue, parmi tous les esprits de bas étage quihabitaient ce fond de bouteille de peu de clarté, de toutes lesmanières, une confuse perception de la vertu et des mérites decette Mme de Ferjol qui vivait si continûment à l’écart, dans lamystérieuse dignité d’une douleur contenue. À l’église, – et on nela voyait guère que là, – on regardait de loin, avec une curiositérespectueuse, cette femme d’un si grand aspect, en ses longsvêtements noirs, immobile dans son banc, pendant les longs offices,sous les arceaux abaissés de cette rude église romane aux pilierstrapus, comme si elle eût été une ancienne reine mérovingiennesortie de sa tombe.

C’était, en effet, à sa façon, une espèce de reine… Elle régnaitsans le vouloir, et, même sans y penser, sur l’opinion et sur lapréoccupation de ce bourg, qui n’était pas, il est vrai, unroyaume. Elle y régnait, et si ce n’était pas comme les anciensrois de Perse, invisibles, et dont elle ne pouvait avoirl’invisibilité absolue, c’était du moins un peu comme eux, parl’éloignement dans lequel elle se tint toujours au sein étroit dece petit monde, avec qui elle ne se familiarisa jamais.

Pâques, cette année-là, tombait haut dans le mois d’avril, et cejour de Samedi Saint était, chez ces dames de Ferjol, une de cesjournées d’occupation domestique qui sont en province presquesolennelles.

On y faisait ce qu’on appelle : « la lessive du printemps ». Enprovince, la lessive, c’est un événement.

Dans les maisons riches, qui coutumièrement ont beaucoup delinge, on la fait au renouvellement des saisons, et cela s’appelle: « la grande lessive ». – « Vous savez, madame une telle fait sagrande lessive », se dit-on, comme la nouvelle d’une grande chose,dans les maisons où l’on va, le soir. Ces grandes lessives se fontà pleines cuvées ; les petites, pour le train-train ordinairede la maison, se font « à baquet ». « Avoir les lessivières » estune expression consacrée pour dire une des circonstances des plusgraves, des plus importantes et quelquefois des plusorageuses ; car, pour la plupart, les lessivières sont descommères d’un gouvernement difficile. Gaillardes souvent, d’humeurpeccante, d’âpre appétit, de soif cynique, à qui les ongles ne sesont pas ramollis dans l’eau qu’elles brassent à cœur de journée,et dont les gosiers d’acier font des terribles dessus au claquementde leurs battoirs ! « Avoir chez soi les lessivières » est uneperspective qui donne généralement un petit froid dans le dos auxmaîtresses de maison les plus maîtresses femmes… Seulement, cejour-là, Mme de Ferjol ne les avait plus. Elles étaient passéescomme une trombe dans les solitudes de « l’hôtel de Ferjol », dont,pendant quelques jours, elles avaient violé outrageusement lesilence. On était au lendemain de ces bruyantes Assises de lavoir…C’était le jour où « l’on étendait », comme on dit encore enprovince ; et, pour ramasser le linge mis à sécher sur descordeaux dans le jardin, la vieille Agathe et la blanchisseuse « àl’année » de la maison suffisaient. Elles avaient donc toutes lesdeux, dès la pointe du matin, vagué et saboté, en le ramassant,dans les allées du jardin, pavoisées de draps et de serviettes, quifaisaient aux yeux et aux oreilles l’effet et le bruit de drapeauxgonflés et flottants ; et, successivement, elles l’avaientapporté et empilé sur des chaises et sur la table ronde de la salleà manger, où ces dames de Ferjol devaient le plier, quand ellesseraient revenues de l’office. Ces dames ne laissaient ce soin àpersonne.

Mme de Ferjol avait le goût des Normandes pour le linge, et ellel’avait donné à sa fille. Elle lui préparait de longue main untrousseau superbe pour le jour où elle la marierait. Rentrées doncchez elles, elles se placèrent avec empressement, comme à une tâcheagréable, en face l’une de l’autre, à la table ronde, faite d’unlourd acajou ronceux, de la salle à manger, et elles se mirent àplier des draps, de leurs quatre mains aristocratiques, comme desimples ménagères, quand Agathe entra dans la salle, un flot delinge séché sur l’épaule, qu’elle versa sur la table comme uneavalanche.

« Sainte Agathe ! – C’était son juron… Peut-on dire celad’une dévote qui, à tout bout de champ, exclamait et invoquait sapatronne ? – Sainte Agathe ! ça pèse-t-il ! –dit-elle. En voilà un tas ! et blanc ! une neige !et sec ! et sentant bon ! C’est plus que vous n’enpourrez plier d’ici le dîner, Madame et Mademoiselle ! Maisaujourd’hui, le dîner peut attendre… Vous n’avez jamais faim nil’une ni l’autre, et le capucin est parti ! Fit parti, biensûr, pour ne pas revenir… Ah ! sainte Agathe ! il paraîtqu’ils s’en vont comme ça, les capucins ! sans dire ni bonjourni bonsoir aux gens qui les hébergent ! » La vieille Agathe,fille trois fois majeure, qui avait été une belle fille, blanche etrose – couleur de pommier en fleurs – comme le Cotentin en produit,et qui avait accompagné sa jeune et amoureuse maîtresse dans lesCévennes lorsque le baron de Ferjol l’avait si scandaleusementenlevée, la vieille Agathe avait son franc-parler avec ces dames deFerjol. Elle l’avait conquis. Elle l’avait pour trois raisons, dontl’enlèvement de Mlle Jacqueline d’Olonde, – à laquelle elle s’étaitassez dévouée, comme elle disait, pour s’être « mise dans leslangues du pays à cause d’elle » -, était la première, et dont lesdeux autres étaient d’avoir élevé Mlle de Ferjol et d’être restéedans ce « trou de marmotte » qu’elle détestait ; car elleruminait éternellement sa patrie, cette fille du pays des grandsbœufs et des vastes herbages ! C’était, enfin, d’avoir vécu decette vie en commun qui devient moralement plus étroite, à mesurequ’on est moins à la partager. Malgré la bonhomie qu’ont, avec lespetites gens, les êtres fiers à l’âme élevée, car la fierté n’estpas toujours de l’élévation, si Mme de Ferjol, qui les avait eus,n’eût pas congédié ses vingt domestiques, la vieille Agathe,respectueuse au fond, mais familière dans la forme, n’auraitpeut-être pas eu autant de hardiesse et de franc-parler qu’elle enavait.

« Mais, Agathe, que dites-vous donc là ? – dit Mme deFerjol avec un grand calme. – Parti ! Le Père Riculf ! Ysongez-vous, ma fille ?… C’est aujourd’hui le Samedi Saint, etil doit prêcher aux vêpres de demain, jour de Pâques, le sermon dela Résurrection qui clôt toujours la prédication duCarême !

– Ça n’y fait rien ! – dit la vieille fille, qui étaitobstinée ; et on voyait bien qu’elle l’était, à son accentnormand qu’elle n’avait jamais perdu, et à sa coiffe normandequ’elle avait imperturbablement gardée.

– Que qui ! Je sais ce que je dis. Il est bien et dûmentparti ! À matin on ne l’a vu brin à l’église, m’a conté lebedeau, qui est venu, tout essoufflé, me le demander, parce qu’il yavait toute une poussée de monde qui se bousculait à sonconfessionnal pour la communion de demain ; mais bien entenduque je n’ai pas pu le lui donner ! Je l’avais vu dévaler, dèsla pointe du matin, par le grand escalier, son capuchon planté sursa tête, et à la main son bâton de voyage qu’il laissaitd’ordinaire derrière la porte de sa chambre. Il était passé droitcomme un à côté de moi, qui montais quand lui descendait, sans medire seulement un mot de politesse, et les yeux baissés qu’il apires – m’est avis- quand il les baisse que quand il les lève.Surprise de ce bâton qu’il ne pouvait avoir pris pour aller dire lamesse à quatre pas d’ici, je me suis retournée pour le voirdescendre, et derrière ses talons je suis redescendue pour guetter,de la porte, où il pouvait aller comme ça, à si bonne heure !Eh bien, je l’ai vu prendre la route qui passe au pied du GrandCalvaire, et je vous jure que s’il a toujours marché du pas qu’ilavait, il doit être bien loin d’ici maintenant, lui et sessandales !

– C’est impossible, – dit Mme de Ferjol. – Parti !…

– Comme la fumée de ma cuisine, – interrompit Agathe, – et sansfaire plus de bruit ! » Et c’était vrai. Il était réellementparti. Mais ce que ces dames ne savaient pas, ce que la vieilleAgathe ignorait, c’est que telle était la coutume des capucins, des’en aller ainsi des maisons qui leur avaient été hospitalières.Ils s’en allaient comme la Mort et Jésus Christ viennent. Ilsviennent – disent les Livres Saints – comme des voleurs… Eux, ilss’en allaient comme des voleurs. Quand, le matin, on entrait dansleur chambre, on les eût crus évaporés. C’était leur coutume, etc’était leur poésie ! Chateaubriand, qui se connaissait enpoésie, n’a-t-il pas dit d’eux : « Le lendemain, on les cherchait,mais ils s’étaient évanouis, comme ces Saintes Apparitions quivisitent quelquefois l’homme de bien dans sa demeure. »

Mais Chateaubriand et son Génie du Christianisme n’existaientpas au moment où s’ouvre cette histoire, – et ces dames de Ferjoln’avaient jusqu’alors reçu chez elles que des religieux d’Ordresmoins poétiques et moins sévères, qui, dehors de l’église, seretrouvaient gens du monde, et qui ne partaient pas des maisons oùils avaient été reçus, sans toutes les révérences de rigueur.

Seulement, le Père Riculf n’était point assez dans les bonnesgrâces de ces dames pour qu’elles fussent blessées, comme Agathe,de la silencieuse soudaineté de son départ. Il s’en allait ;eh bien, qu’il s’en allât ! Il les avait plus gênées qu’il neleur avait été agréable, tout le temps qu’il était demeuré chezelles. Leur deuil serait léger. Une fois parti, elles n’ypenseraient plus.

Mais la vieille Agathe avait, elle, des ressentiments plusprofonds. Le Père Riculf était, pour elle, ce quelque chosed’inexplicable et d’absolu qu’on appelle une antipathie.

« Nous en v’là donc délivrées ! – dit-elle. Elle se repritcependant : – J’ai peut-être tort, – fit-elle, – de parler comme jefais là d’un homme de Dieu. Mais, sainte Agathe ! c’est plusfort que moi. Il ne m’a rien fait, mais j’ai de mauvaises idées surce capuchon-là…

Ah ! quelle différence avec les prédicateurs qui sont venusici les autres années, si affables, si apostoliques, si bons aupauvre monde. Tenez ! Madame, vous souvenez-vous de ce Prieurdes prémontrés, s’il y a deux ans ? Était-il doux et charmant,celui-là ! Tout en blanc, jusqu’aux souliers, comme unemariée, à qui le Père Riculf, avec son froc de couleur d’amadou,ressemble comme un loup ressemble à un agneau !

– Il ne faut avoir de mauvaises idées sur personne, Agathe, –dit gravement Mme de Ferjol, pour l’acquit de sa conscience dedévote, et qui peut-être se faisait son procès à elle-même tout enle faisant à la vieille servante. – Le Père Riculf est un prêtre etun religieux de beaucoup d’éloquence et de foi ; et, depuisqu’il est avec nous, nous n’avons surpris ni dans sa conversationni dans sa conduite la moindre chose qu’on pût retourner contrelui. Vous n’avez donc aucune raison, Agathe, pour en mal penser.N’est-ce pas, Lasthénie ?…

– C’est vrai, maman, – dit Lasthénie de sa voix pure. – Mais negrondez pas trop Agathe. Nous avons dit bien des fois, entre nous,que le Père Riculf avait quelque chose d’inquiétant et d’impossibleà définir… À quoi cela tient-il ? On ne pense pas de mal, maison ne se fie pas… Vous, qui êtes si forte et si raisonnable, maman,vous n’avez pas voulu aller à confesse à lui plus que moi.

– Et nous avons eu peut-être tort toutes les deux !répondit la sévère femme, dont le jansénisme remontait sans cessedans la conscience pour la troubler. – Il aurait mieux valu sevaincre ; car écouter les sentiments sans raison qui nousempêchaient d’aller nous agenouiller à ses pieds, c’était déjà unecondamnation dans l’intérieur de nos âmes, que nous n’avions pas ledroit de prononcer.

– Ah ! – dit naïvement la jeune fille – jamais je n’auraispu, maman !… Il me faisait, cet homme, une peur que jen’aurais jamais dominée.

– Il ne parlait que de l’Enfer ! Il avait toujours l’Enferà la bouche ! – dit Agathe, haletante, comme si elle eût voulujustifier la peur que le Père Riculf inspirait à la jeune fille. –Jamais on n’a tant prêché sur l’Enfer. Il nous damnait toutes… J’aiconnu un prêtre dans mon pays, il y a bien des années, qu’onappelait aux Augustines de Valognes : le Père l’Amour, parce qu’ilne prêchait que l’amour de Dieu et le Paradis.

Mais, sainte Agathe ! ce n’est pas le Père Riculf qu’onappellera jamais de ce nom-là !

– Allons ! taisez-vous ! – fit Mme de Ferjol, quivoulait que l’entretien cessât, parce qu’il offensait la charité.S’il rentrait, le Père Riculf, car je ne puis croire qu’il soitparti la veille de Pâques, il nous trouverait jasant de lui, ce quin’est pas convenable. Tenez ! Agathe, puisque vous dites qu’iln’y est pas, montez à sa chambre, vous trouverez peut-être sonbréviaire oublié sur quelque meuble et qui vous dira qu’il n’estpas parti. » Et elles restèrent seules, la fille et la mère. Agathepartit, non sans empressement, où sa maîtresse l’envoyait. Les deuxdames n’ajoutèrent pas un mot sur l’énigmatique capucin, dont onn’avait rien à dire et dont on craignait de trop penser, et ellesreprirent lentement leur tâche interrompue. Très simple spectacled’intérieur que celui de ces deux femmes, dans cette haute et vastesalle, entourées de partout de monceaux de linge blanc, qui «sentait bon », comme l’avait dit Agathe, et qui jetait autourd’elles ce frais parfum de rosée et des haies sur lesquelles ilavait séché, et qu’il garde dans ses plis comme une âme.

Elles étaient silencieuses, mais attentives à ce qu’ellesfaisaient, regardant de temps en temps l’ourlet des draps pour lesplier dans le bon sens, chacune passant une main sur la moitié deleur longueur, et, pour en effacer les faux plis, les frappant tourà tour de leurs deux belles mains, l’une blanche, l’autrerose ; rose chez la fille, blanche chez la mère… Elles avaienttoutes les deux leur genre de beauté, comme leurs mains. Lasthénie(ce muguet !), délicieuse dans sa robe d’un vert sombre quifaisait autour d’elle comme les feuilles dont son blanc visageétait la fleur, avec sa tête mélancolique, rendue plus mélancoliquepar ses cheveux cendrés, car la cendre est un signe de deuil,puisque, autrefois, dans des jours d’affliction, on se la mettaitsur la tête ; et Mme de Ferjol dans sa robe noire, sous sonaustère bonnet de veuve, et ses cheveux relevés sur les tempes avecleurs larges empâtements de céruse sur leur masse sombre, etgouachés moins par les années que par le chagrin.

Tout à coup, la vieille Agathe rentra dans la salle.

« Je le crois tout de même parti – dit-elle –, car j’ai cherchécherches-tu, et n’ai trouvé que ceci qu’il n’a pas emporté. Nelaissent-ils pas tous quelque chose quand ils s’en vont, lesprédicateurs ? Les uns donnent des titrages, les autres desreliques. C’est une manière de remercier de l’hospitalité qu’ilsont reçue. Lui, il a laissé ceci, pendu au crucifix de son alcôve.A-t-il eu la pensée de le donner, ou l’a-t-il oublié en s’enallant ? »

Et elle déposa sur le drap qu’elles pliaient un pesant chapelet,comme ils en portaient à leur ceinture, les capucins.

Il était d’ébène, et, entre les dizaines noires, il y avait pourles séparer une tête de mort, en ivoire jauni, qui faisait la têtede mort plus tête de mort encore par sa couleur, comme si elle eûtété depuis plus longtemps déterrée.

Mme de Ferjol avança la main, prit le chapelet avec respect, et,après l’avoir regardé, le glissa sur le drap plié devant elle.

« Tiens ! » – dit-elle à sa fille.

Mais Lasthénie, en le prenant, sentit se crisper ses doigts etelle le laissa échapper. Étaient-ce les têtes de mort quiagissaient sur les nerfs de la trop sensible fillette ?…

« Garde-le pour toi, maman » – fit-elle.

Ô instinct ! instinct ! Le corps en sait parfois pluslong que la pensée ! Mais Lasthénie, en ce moment, ne pouvaitpas savoir la cause de ce que ses doigts charmants venaientd’éprouver.

Quant à la vieille Agathe, elle a toujours cru avant comme aprèscette histoire – que le chapelet qui avait roulé dans les mains duredoutable capucin, et sur les grains duquel il avait laissé soninfluence, était comme ces gants dont il est question dans lesChroniques du temps de Catherine de Médicis, dont elle n’avaitjamais entendu parler, la pauvre servante ! Elle crut toujoursqu’il était contagieusement empoisonné.

Chapitre 4

 

Midi sonna cependant, et le Père Riculf ne rentra pas à l’Hôtelde Ferjol. Agathe ne s’était pas trompée.

Il était parti. La foule de ceux qui l’attendaient dans lachapelle Saint-Sébastien, autour de son confessionnal, l’attenditen vain. Ce fut un scandale, et c’en fut un autre, le lendemain,dans cette bourgade astreinte aux vieilles coutumes, quand le curéfut obligé de remplacer le prédicateur qui avait prêché le Carême,pour prêcher, entre vêpres et complies, la Résurrection. Seulementl’impression de cette étonnante départie ne dura pas. Est-ce quequelque chose dure ?… Les jours – cette pluie des jours quitombe sur nous goutte à goutte – emportèrent cette impression,comme la pluie, aux premiers jours d’automne, emporte les feuillessur lesquelles elle a glissé. La vie monotone, dont la présence duPère Riculf chez ces dames de Ferjol avait coupé le flot stagnant,recommença. Leurs lèvres désapprirent son nom. Y pensèrent-ellessans en parler ?… Dieu seul le sait. Cette histoire sans nomest obscure… Mais l’impression causée par cet homme qu’onn’oubliait plus quand on l’avait vu, devait être profonde – et elleétait d’autant plus profonde qu’on ne pouvait s’expliquer pourquoion ne l’oubliait pas !…

Il avait été, ces quarante jours, froid et respectueux avec cesdames, et d’une correction dans ses rapports journaliers avec ellesqui prouvait beaucoup de discernement et de tact. Mais il étaitresté naturellement et strictement fermé sur lui-même. Quelsavaient été son passé ? sa vie ? son éducation ? sanaissance ? tous sujets que Mme de Ferjol effleura, mais cessad’effleurer, en vraie femme du monde, quand elle vit que l’hommeétait de marbre, et, comme le marbre, glacé, impénétrable et poli.On ne voyait jamais de lui que le capucin.

Les capucins n’étaient plus alors ce qu’ils avaient étéautrefois. Cet ordre, sublime d’humilité chrétienne, avait perdu desa sublimité. On était à la veille des plus mauvais jours.L’épicurisme incrédule du règne de Louis XV, qui traîna longtempsdans le règne de Louis XVI, avait tout énervé, doctrines et mœurs,et les ordres les plus renommés par leur sainteté n’avaient pluscette austérité qui les rendait si imposants, même aux impies.L’opinion procédait déjà au décloîtrement universel qui jeta tantde religieux sur le pavé de tous les vices… Les vocations que l’oncroyait les plus solides étaient ébranlées…

Mme de Ferjol se souvenait d’avoir rencontré, dans la petiteville où elle avait dansé ses premières contredanses avec cetadorable officier blanc de baron de Ferjol, un capucin, d’unebeauté qu’il était impossible de ne pas remarquer, quoiqu’il fûtcapucin, et qui – venu, comme le Père Riculf, pour prêcher unCarême -, avait osé afficher la coquetterie d’un petit-maître sousles habits de la pauvreté et du renoncement. On le disait d’unetrès haute naissance, et cela avait rendu peut-être la sociéténoble, qui, dans ce pays-là, a continué pourtant d’être sévère,indulgente à ce scandaleux capucin, qui avait un soin presqueféminin de sa personne, parfumait sa barbe, et portait, en guise decilice, des chemises de soie par-dessous la bure de son froc. Mmede Ferjol, à cette époque-là Mlle d’Olonde, l’avait vu dans lemonde, où il allait faire son whist, le soir, madrigalisant avecles femmes et chuchotant souvent des fois, dans des coins de salon,tout bas à leur oreille, comme un de ces cardinaux romains dontparle le président Dupaty en son Voyage d’Italie, qu’onlisait beaucoup dans ce temps-là. Mais quoique plusieurs annéeseussent ajouté à la corruption générale et au ramollissement quiallait prochainement tout dissoudre, et faire couler, comme unefange, le bronze antique et solide de la France dans le dépotoir dela Révolution, le Père Riculf ne ressemblait pas à ce capucin desalon. Il ne transpirait rien des vices de son temps. Il semblaitdu Moyen Âge, comme son nom. S’il avait eu l’inconvenantemondanité, si déplacée dans un religieux, Mme de Ferjol aurait supourquoi il lui inspirait ce sentiment de répulsion qu’elle sereprochait, et, comme Lasthénie et comme Agathe, aussi affirmativedans son antipathie, mais tout aussi ignorante de cette antipathiesans cause apparente, Mme de Ferjol ne le savait pas.

Mais y pensaient-elles, elle et sa fille ?… Il semble biendifficile qu’elles n’y pensassent pas. Il était pour elles unmystère. Un mystère, c’est la plus profonde chose qu’il y ait pourl’imagination humaine. Le mystère, c’est la religion pour lespeuples, mais c’est la religion aussi pour nos pauvres cœurs…Ah ! ne vous laissez jamais connaître entièrement, vous quivoulez être toujours aimés de celles qui vous aiment ! Quemême dans vos baisers et dans vos caresses il y ait encore unsecret !… Tout le temps qu’il habita chez elles, le PèreRiculf fut pour ces dames de Ferjol un mystère, mais il dut en êtreun bien plus grand quand il fut parti. Tout le temps qu’il avaitété là, en effet, elles pouvaient croire qu’à un certain momentelles le pénétreraient ; mais, parti, il restaitindéchiffrablement une énigme, et rien ne tourmente plus longtempsla pensée que ce qu’on n’a pas deviné.

Et, du dehors, pas une lueur ! rien, pour ces dames deFerjol, ne vint éclairer rétrospectivement l’apparition de cethomme, qui était sorti, un matin, de leur vie et de leur maison,comme il y était entré, un soir- sans qu’on sût d’où il étaitparti, quand il vint, et sans qu’on sût davantage où il était allé,quand il fut parti. C’était la justification du mot de la Bible:

« Dites-moi d’où il vient, et je vous dirai où il estallé ! » Il n’avait pas dit d’où il venait. Il était d’uncouvent lointain, et il vaguait par toute la France comme tous ceuxde son Ordre, que les impies traitaient, avec mépris, de vagabonds.En disparaissant de la bourgade où il avait prêché ses quarantejours, il n’avait pas dit ou il allait porter ses prédicationséternelles. Il s’en était allé comme la poussière dans le vent…Nulle des villes circonvoisines de la bourgade qu’il venait desecouer par la force de son éloquence, ne vit, un soir, se leverdans la chaire d’une de ses églises, ou passer, le matin, dans sesrues, cet extraordinaire capucin, qui ne pouvait passer nulle partsans attirer le regard et sans le fixer, tant il était majestueuxet hautain dans sa robe rapiécée ! tant il était digned’inspirer le Biot qu’un grand poète moderne a dit d’un autrecapucin : « Il semblait l’Empereur même de la Pauvreté ! »Sans doute, il s’en était allé dans des pays assez éloignés pourqu’un n’entendît plus jamais parler de lui, qui pourtant devaitlaisser partout un souvenir même bien capable, avec la mine qu’ilavait ; d’en laisser un dévastateur.

En avait-il laissé un pareil quelque part ?… Il était jeuned’apparence, mais il y a des âmes terriblement vieilles dans desêtres qui semblent jeunes encore, et s’il n’en avait laisséjusque-là nulle part, devait-il en laisser un dans cette bourgadeet dans l’âme de cette pauvre Lasthénie de Ferjol, qui tremblaitcomme une feuille devant lui, et à qui son départ causa lesentiment d’une délivrance et le bien-être d’une dilatation ?…Il avait toujours été pour elle ce que les jeunes filles appellentleur « cauchemar », quand elles ont des antipathies – et siLasthénie ne l’appelait pas ainsi, c’est que l’énergie manquait àson langage comme à sa personne. Fille charmante, mais débile,ayant comme la fatalité de sa faiblesse, Lasthénie fut heureuse dene plus sentir la présence de l’homme – qui lui faisait, sansraison, mais invinciblement, l’effet d’un fusil chargé dans uncoin. Le fusil n’y était plus.

Elle en fut heureuse, mais il y a des bonheurs quimentent ! Et si réellement elle en fut heureuse, pourquoi lebonheur de cette délivrance n’éclaira-t-il pas un visage qui depuisbien peu de temps avait le pli d’on ne savait quelle horreursecrète entre ses longs sourcils, d’ordinaire si tristes, mais siplacides ?…

Mme de Ferjol, à l’âme robuste et au bon sens normand, voyaitles choses de trop haut et de trop d’ensemble pour éplucher lefront de sa fille et y apercevoir les rides d’eau douce qui secreusaient quelquefois sur ce front de rêveuse, aussi pure qu’unlac mélancolique ; mais Agathe, elle, Agathe, la servante, lesvoyait. La haine d’instinct qu’elle portait à ce bouffrede capucin, comme elle disait, pour ne pas dire un autre mot quilui semblait un gros péché – et, de fait, il en exprimait un !– lui aiguisait le regard et le lui rendait d’une sagacité quimanquait à cette mère, étouffée par l’épouse – une inconsolableépouse en deuil. Si, au lieu d’être normande, Agathe avait étéitalienne, elle aurait cru au mauvais œil !… Elleaurait pensé à cette jettatura mystérieuse avec laquelleces passionnés Italiens, qui ne croient qu’à l’amour et à la haine,expliquent un malheur qu’ils ne comprennent pas ; astrologuessinguliers qui mettent dans des yeux humains la bonne ou lamauvaise étoile de la vie, aussi insensés que ceux-là qui lamettent dans le cours des astres ! Mais les superstitions dupays d’Agathe avaient un autre caractère. Elle croyait aux sortsinvisibles, aux maléfices qu’un ne voyait pas… Ce Père Riculf « surlequel elle avait de mauvaises idées », elle le soupçonnait d’êtrebien capable d’en jeter un, et de l’avoir jeté à Lasthénie. Etpourquoi à Lasthénie, à cette fille aimable et innocente ?… Etjustement parce qu’elle était aimable et innocente, et que leDémon, qui fait le mal pour le mal, hait particulièrementl’innocence – parce que, ange tombé, il est surtout jaloux de ceuxqui restent dans la lumière. Or, pour Agathe, Lasthénie était unange qui n’avait jamais cessé sur la terre d’habiter la lumière duciel…

Sous l’empire de cette idée d’un « sort », la vieille servanteavait emporté et caché le chapelet noir aux têtes de mort que lesdoigts de Lasthénie avaient un jour touché avec une crispationqu’Agathe, elle, n’avait pas oubliée, et elle avait traité cechapelet comme une chose sainte profanée. Le feu purifie tout.

Elle l’avait pieusement brûlé. Mais « le sort » n’en était pasmoins en Lasthénie, s’imaginait Agathe. Les sorts qui viennent del’Enfer, où tout brûle, doivent ressembler aux brûlures quis’enfoncent et creusent dans la chair, et, de même, ils doivents’enfoncer et creuser dans l’âme… C’est là ce qu’elle se disait, lasuperstitieuse Agathe, quand elle servait à table, et que derrièrela chaise de Mme de Ferjol, où elle se tenait, la serviette sur lebras et une assiette contre la large bavette de son tablier, elleregardait longuement Lasthénie, placée en face de sa mère et qui nemangeait pas, le visage de jour en jour plus pâle… La beautédélicate de cette enfant commençait même de s’altérer. Il y avait àpeine deux mois que le Père Riculf était parti, et le mal qu’ilavait apporté dans cette maison s’y précisait. La graine diaboliquequ’il y avait semée, selon Agathe, commençait de lever !…

Ce n’était, il est vrai, ni étonnant ni effrayant que Lasthéniefût triste. Elle l’avait toujours été. Elle était née dans cetaffreux pays détesté par Agathe, où, à midi encore, il ne faisaitpas jour, et où elle avait vécu avec une mère qui ne pensait qu’aumari qu’elle avait perdu et qui n’avait jamais eu pour elle un motde tendresse. « Sans moi, – ajoutait Agathe en elle-même, – lachérie n’aurait jamais souri. Elle n’aurait jamais montré sesjolies dents à personne. Mais ce n’est plus seulement de latristesse, ce qu’elle a maintenant, c’est un sort, et un sort,c’est la mort, disent les complaintes de mon pays ! » Telsétaient les monologues intérieurs d’Agathe. « Souffrez-vous,Mademoiselle ? » demandait-elle souvent à Lasthénie, avec uneinquiétude dans laquelle on sentait l’épouvante, malgré les effortsqu’elle faisait pour ne pas trahir les pensées qui lui battaientdans la cervelle ; et Lasthénie répondait toujours, avec unebouche pâle, qu’elle ne souffrait pas.

Mais c’est l’histoire de toutes les jeunes filles, ces doucesstoïques, de répondre qu’elles ne souffrent pas, quand ellessouffrent… Les femmes sont si bien faites pour la souffrance, elleest si bien leur destinée, elles commencent de l’éprouver de sibonne heure et elles en sont si peu étonnées, qu’elles disentlongtemps encore qu’elle n’est pas là, quand elle est venue !Et elle était venue. Lasthénie, évidemment, souffrait. Ses yeux secernaient. Le muguet de son teint avait des meurtrissures, et lepli de ses sourcils sur son front d’opale n’était pas seulement lesillage d’une rêverie qui passe… Il exprimait quelque chose deplus.

Sa vie extérieure n’avait pas changé. C’était toujours la mêmeroutine d’occupations domestiques, les mêmes travaux à l’aiguilledans l’embrasure de la même fenêtre, les mêmes visites à l’égliseavec sa mère, et, avec sa mère encore, quelques promenades le longde ces montagnes, aux petites vertes, sur lesquelles tressaillentces ruisseaux qui se gonflent ou se dégonflent, selon les saisons,mais ne cessent jamais d’en descendre. Elles s’y promenaientsouvent le soir, – l’heure des promenades par toute la terre. Maiselles, ce n’était pas, comme les habitantes plus heureuses desplaines et des rivages, pour voir se coucher le soleil. Il n’yavait pas de soleil dans ce pays d’entre-montagnes, qui faisaientun écran éternel contre ses rayons. On aurait pu l’apercevoir deleurs cimes, se couchant à l’horizon ; mais il aurait fallumonter jusque-là, et c’était bien haut !… Dans leurs pluslongues rôderies, ces dames n’allaient guère qu’à mi-chemin. Cesmontagnes au sol gras, et qui n’ont rien de la maigreur et de lachaude rousseur (les Pyrénées, avaient, le soir, avec le tapis deprairie qui les couvre, leurs boules de buissons, foisonnant parplaces, leurs arbres vigoureux qui se penchent, se tordent vus’échevèlent sur leurs pentes, – un caractère qui s’accordait bien,qui s’accordait un peu trop peut-être, aux pensées et auxsensations des deux tristes promeneuses. La nuit qui tombaitfonçait d’une nuance plus sombre ou pointait d’étoiles l’orbe bleuqu’elles avaient sur leurs têtes, et s’il y avait lune, cette lune,qu’on ne voyait pas, éclairait d’une pâle lueur lactée la pauvrelucarne du ciel, par laquelle le regard, en montant, pouvaits’attester qu’il y en avait un… Comme tous les paysages qui, lesoir, ont leur fantastique, ce paysage avait aussi le sien.

Ces montagnes circulaires, aux sommets qui se baisaient presque,pouvaient faire à l’imagination l’effet d’un cercle de Fées-Géantesdebout, se parlant tout bas à l’oreille, comme des femmes levées,après une visite, qui vont s’embrasser dans les derniers motsqu’elles se disent et partir. Et cela le rappelait d’autant plusque les vapeurs s’élevant du sol et de toutes ces eaux courantesqui en arrosent l’herbe, mettaient comme un blanc burnous debrouillard nacré sur les vastes robes vertes de ces Fées-Géantes,bouillonnées de l’argent des ruisseaux. Seulement, elles nepartaient pas. Elles restaient à la même place et on les yretrouvait le lendemain… Les dames de Ferjol ne rentraient guère deces promenades vespérales qu’à l’heure où elles entendaients’élever l’Angélus sous leurs pieds et monter vers elles, du fondde cette petite vallée où s’accroupissait la noire église romanequi sonnait ce que Dante appelle : « l’agonie du jour qui se meurt».

Elles redescendaient alors dans la bourgade enténébrée etgagnaient cette église qui ressemblait à un tombeau, où ellesavaient la coutume d’aller faire leur prière du soir, avant desouper.

Quelquefois, Lasthénie se risquait seule en ces promenades,quand Mme de Ferjol, pour une raison ou pour une autre, étaitretenue à la maison. À cela, il n’y avait pas d’imprudence. Le paysétait sûr et sa sûreté venait surtout de son isolement. Il nepassait guère d’inconnu ou de suspect, dans ce creux, strictementfermé de toutes parts, où vivait, comme une espèce de troglodytes,une population sédentaire, dont beaucoup n’étaient jamais sortis decet anneau de montagnes, comme s’ils eussent été pris d’un charmeétrange au centre de cette bague sombrement enchantée !C’était de l’autre côté du versant intérieur de ces montagnes quepassaient, traversant la France, dont le Forez est un des centres,des voyageurs, des mendiants et des rôdeurs de toute espèce, quipouvaient être, pour une jeune fille, de mauvaisesrencontres ; mais de ce côté-ci, il n’y avait que les gens decette petite vallée étroite, noire et humide comme un puits.D’ailleurs, ces dames de Ferjol étaient presque superstitieusementrespectées. Lasthénie aurait pu nommer par leur nom tous les petitspâtres qui suspendaient leurs chèvres aux pâturages aériens de cesmontagnes ; toutes les vachères qui allaient traire, le soir,dans les près en pente ; tous les pêcheurs de truites qui lesprenaient au fil des cascatelles et qui en rapportaient des panierspleins dont ils alimentaient la contrée, comme les pêcheurs desaumon en nourrissent l’Écosse. Mme de Ferjol n’était, du reste,jamais éloignée pour longtemps de sa fille. Elle la rejoignaitd’autant plus aisément que, quand on s’était dit où l’on irait, ilétait facile de se voir, de loin, sur le penchant de ces monts quifaisaient amphithéâtre, – et même des fenêtres de la grande maisongrise de Mme de Ferjol, qui n’avaient pour perspective que cesmontagnes s’élevant, escarpées et droites, à trois pas des yeux,comme un mur verdoyant d’espalier.

Un soir que Lasthénie y était, elle revint vite, fatiguée,languissante, toujours plus changée. Le mal intérieur s’aggravait.Elle était changée, non pas d’un changement appréciable seulementaux observateurs qui voient tout, mais d’un changement hagard etdur, visible à tout le monde. Avec Agathe, qui lui demandaittoujours infatigablement comment elle allait, elle ne niait plusson immense malaise. Seulement, elle ne s’expliquait pas sur cequ’elle éprouvait. Elle se contentait de dire : « Je ne sais pas ceque j’ai, ma pauvre Agathe !… » Sa mère, qui ne voyait rien,perdue qu’elle était dans ses dévotions et le souvenir de son mariqui dévorait sa vie, commença d’entrevoir ce soir-là. Lasthénie,qui savait que sa mère devait la prendre après sa prière àl’église, au déclin du jour dans la montagne, vint à l’église,n’ayant plus le courage d’attendre, tant elle souffrait dans toutson être.

Quand elle y entra, elle vit de dos Mme de Ferjol agenouilléedans le confessionnal, et elle s’assit sur le banc, derrière elle,écrasée de fatigue. Était-ce d’avoir trop marché ? L’église,toujours sombre, entrait dans une obscurité grandissante. Sesvitraux n’avaient plus de lueur. Cependant, quand Maie de Ferjolsortit du confessionnal, l’heure du souper n’étant pas encoresonnée, elle dit à Lasthénie : « C’est demain fête.

Pourquoi ne communierais-tu pas avec moi demain, et n’irais-tupas à confesse pendant que je fais mon action de grâces ? Tuas bien le temps. » Mais Lasthénie dit que non…, qu’elle n’étaitpas préparée… ; et elle resta à sa place, assise, sans prier,pendant que Mme de Ferjol, à genoux sur la dalle, faisait saprière.

Elle était anéantie, et elle avait, en ce moment-là,l’indifférence de l’anéantissement. Ce refus de se confesser et decommunier étonna Mme de Ferjol, qui ne voulut point insister, depeur de rencontrer une résistance qui l’aurait irritée (elle seconnaissait bien !), et elle accepta comme une pénitence deplus le refus de sa fille de communier avec elle. La contrariétéfut extrêmement vive chez Mine de Ferjol, cette fervente dévote,mais dont les volontés étaient aussi absolues que la foi, etLasthénie dut sentir le bras de sa mère trembler d’émotioncomprimée sur le sien, quand elles sortirent de l’église etqu’elles revinrent à la maison. Elles y revinrent, ne se parlantpas. Au coin de la petite place carrée qui séparait l’église del’Hôtel de Ferjol, il y avait un forgeron dont la forge envoyaitpar la porte ouverte un jet de flamme dont elles traversèrent larouge lueur, et Lasthénie était si pâle que cette rouge lueur, quirougissait toute la place, ne put rougir sa pâleur, à ce moment-làeffrayante. « Comme tu es pâle ! – dit Mme de Ferjol, –qu’as-tu ?… » Lasthénie dit qu’elle était fatiguée.

Mais quand elles furent à table, selon leur coutume, en facel’une de l’autre, les yeux noirs de Mme de Ferjol devinrent d’unnoir plus foncé en regardant Lasthénie, et Lasthénie comprit que samère lui gardait rancune d’avoir refusé de communier avec elle.Mais elle ne comprit pas, mais elle ne pouvait pas encorecomprendre qu’elle venait d’enfoncer dans sa mère une impressionqu’elle y retrouverait plus tard, comme un clou terrible auquelcette mère suspendrait un jour d’affreux soupçons.

Chapitre 5

 

Le lendemain, Mme de Ferjol envoya chercher le médecin du bourgpar Agathe, qui dit à sa maîtresse, avec sa familiarité cordiale etautorisée :

« Ah ! Madame s’aperçoit donc que Mademoiselle estmalade ! Voilà assez longtemps que cela me crève les yeux, àmoi, et je l’aurais dit à Madame, si Mademoiselle ne me l’avait pastoujours défendu, ne voulant point inquiéter sa maman sur unmalaise qui se passerait bien tout seul, – disait-elle. – Mais iln’a point passé, et je suis contente que le médecin vienne… » Ellen’acheva pas sa pensée, car elle ne croyait point, avec les idéessurnaturelles qu’elle avait, que le médecin pût grand-chose contrele mal de Lasthénie. Elle alla pourtant le chercher avecempressement, et il vint.

Il interrogea Mlle de Ferjol, mais il ne tira pas beaucoup delumière de ses réponses. Elle dit qu’elle sentait en elle unbrisement et une langueur invincibles, accompagnés d’un morteldégoût pour toutes choses.

« Même pour Dieu ?… » lui lança sa mère avec une ironiepleine d’amertume.

Mot qu’elle ne put retenir, tant elle lui en voulait de cettecommunion refusée, la veille ! Lasthénie, qui ne se plaignaitjamais, reçut le coup de ce mot sans se plaindre. Mais elle sentit,comme une menace prophétique de l’avenir, que la pitié de sa mère –qu’elle avait toujours trouvée bien rigide – pourrait un jourdevenir cruelle.

Agathe avait-elle eu raison, dans ses pensées ?… Mais si lemédecin comprit quelque chose au mal de Mlle de Ferjol, il n’enlaissa rien soupçonner à sa mère. Il ne lui dit rien de net surl’état de sa fille. Mme de Ferjol, qui n’était jamais malade : «J’ai en santé – disait-elle quelquefois – ce qui m’a manqué enbonheur », connaissait à peine ce médecin, qu’elle avait consultépour Lasthénie en bas âge, et pour ses petits maux d’enfant. Ilétait depuis dix ans médecin dans ce trou, comme disait laméprisante Agathe – ce qui, du reste, n’était pas une objectioncontre son habileté de médecin. De tous les hommes qui ont besoind’un large théâtre pour déployer des talents, et même du génie, lemédecin est celui qui peut le mieux s’en passer… Ne trouve-t-il pasde la matière médicale partout ? Le plus fort praticien,peut-être, du XIXe siècle, Rocaché, vécut toute sa vie dans uneobscure bourgade de l’Armagnac noir, où il fit, pendant plus decinquante ans, des miracles de guérison. Le médecin de la bourgadedu Forez ne ressemblait pas, il est vrai, à celui de la bourgadedes Landes. Ce n’était, lui, qu’un homme de bon sens etd’expérience, voilà tout ! qui pratiquait surtout la médecineexpectante et ne forçait pas la nature, laquelle, en vraie femmequ’elle est, veut quelquefois être forcée. Les symptômes qu’ilétudia dans Lasthénie étaient-ils trop vagues, pour dire ce qu’ilpensait, s’il prévoyait quelque chose de grave ?… Toujoursest-il que s’il eut de l’inquiétude, il la garda pour lui seul,aimant mieux attendre avant d’en donner à cette mère, dont illisait dans les yeux noirs l’âpre sentiment maternel. Il parla d’unde ces dérangements de santé si communs dans les jeunes personnesde l’âge de Lasthénie, quand leurs organes, ébranlés par la crisequi les fait femmes, n’ont pas encore repris leur équilibre, et ilprescrivit, pour le rétablir, une hygiène, plus qu’une médication.Mais, quand il fut parti :

« Tout cela – dit résolument la vieille Agathe n’est que del’onguent miton-mitaine. Ce n’est pas toutes cesbêtises-là qui guériront Mademoiselle ! » Et, de fait, aucunmieux ne se produisit dans le singulier mal qui semblait consumerLasthénie. Ses joues se plombèrent, sa mélancolie s’épaissit, sesdégoûts augmentèrent.

« Voulez-vous que je vous dise ce que je crois, Madame ? »– dit Agathe à Mme de Ferjol, un jour qu’elles étaient seules.

Le dîner finissait, et Lasthénie, qui, pendant tout le repas,qu’elle avait trouvé nauséabond, était restée le cœur sur leslèvres, venait de monter dans sa chambre pour se jeter un instantsur son lit.

« Voilà un mois qu’il vient, ce médecin, et pour rien ! –dit Agathe. – Il y a trois jours qu’il était là encore, –continua-t-elle avec violence. – Eh bien, ce que je crois, Madame,c’est que la pauvre demoiselle a plus besoin d’un prêtre quil’exorcise que d’un médecin qui ne la guérit pas ! » Mme deFerjol regarda la vieille Agathe comme on regarde une personne quivient d’être atteinte d’un premier accès de folie.

« Oui, Madame, – dit la vieille dévouée qui n’avait pas peur desyeux immenses avec lesquelles. Mme de Ferjol la regardait. –Oui ! Madame, un prêtre, qui défasse la diabolique besogne ducapucin. » Les yeux de Mme de Ferjol jetèrent une lueur sombre.

« Quoi ! – dit-elle, – Agathe, vous oseriezcroire ?…

– Oui, Madame, – dit intrépidement Agathe, – je crois que leDémon a passé par ici, et qu’il y a laissé ce qu’il laisse partoutoù il passe… Quand il ne peut pas damner les âmes, il s’en vengesur les corps… » Mme de Ferjol ne répondit pas. Elle mit sa têtedans ses mains et resta appuyée sur les coudes devant la table dontAgathe avait ôté la nappe. Elle réfléchissait sur ce que la vieilleservante venait de lui dire avec une profondeur de conviction quientrent, comme un dard, dans son âme, à elle, tout aussi religieusequ’Agathe et même beaucoup plus.

« Laissez-moi un moment, Agathe », fit-elle en relevant une têteeffarée et la replongeant dans ses mains.

Et Agathe s’en alla à reculons, pour juger plus longtemps del’état dans lequel elle avait mis cette femme, frappée par elle dela foudre avec un seul mot.

« Ah ! Sainte Agathe ! – murmura-t-elle en s’enallant, – puisqu’elle n’y voit goutte, il fallait bien enfin quecela fût dit ! » Elle n’était pas superstitieuse, Mme deFerjol, – pour parler comme le monde, qui n’entend rien aux chosessurnaturelles, – et elle n’était pas non plus mystique au senschrétien, mais profondément religieuse.

Ce que venait de lui dire Agathe devait vivementl’impressionner. Ce n’est point elle qui aurait nié l’interventionphysique et l’influence visible de Celui-là que les Saints Livresappellent le Mauvais Esprit. Elle y croyait. Et quoique sa raisonfût très ferme, elle y croyait avec tranquillité, etdoctrinalement, dans la mesure où l’Église, qui est la mère detoute prudence et l’ennemie de toute légèreté, autorise d’y croire.L’idée d’Agathe la saisit donc, mais avec moins de violence qu’ellen’eût saisi une imagination plus contemplative et plus exaltée quela sienne. Seulement, cette idée eut pour elle un éclair qu’ellen’avait pas eu pour Agathe.

La femme qui avait aimé, l’être qui, depuis quinze ans,cherchait à se rasseoir et à s’éteindre, mais qui brûlait et fumaitencore d’une passion inextinguible pour un homme, lui révélait toutbas de ces choses que la vieille candeur d’Agathe, qui avaittoujours vécu le célibat du cœur et le mutisme des sens, ne pouvaitpas lui révéler… Mme de Ferjol croyait, autant que la simpleAgathe, que le Démon avait à son service des incarnationsterribles, mais elle savait par sa propre expérience ce qu’Agathene savait pas, – c’est que l’amour est, de toutes, la plusredoutable ! Tel l’éclair qui la traversa tout à coup : « SiLasthénie aimait ? se dit-elle, – si c’était l’amour qui fûtson mal ?… » Et elle demeura la tête dans ses mains,effondrée, mais ses yeux intérieurs – ces yeux que nous avons pourvoir dans la nuit de nos âmes – étaient fixés sur cette penséesoudaine : « Aimerait-elle ?… » Or, comme, dans cette bourgadechétive, il n’y avait que de petits bourgeois, sans société élevée,sans jeunes gens élégants, et où elle et sa fille passaient leursjours au fond de leur hôtel désert comme dans une Thébaïde, voilàque se leva dans la nuit de son âme l’image de cet incompréhensiblecapucin qui avait passé dans leur vie et disparu comme une vision,et d’autant plus troublante pour des imaginations de femme,qu’elles n’avaient pu rien y comprendre et qu’elles n’y avaientrien compris ! …

Et l’horreur, – l’espèce d’horreur que Lasthénie avait toujoursmontrée pour cet effrayant Sphinx en froc qui, pendant quarantejours, avait vécu impénétrable à côté d’elle, n’était pas uneraison pour qu’elle ne l’aimât pas follement. C’était une raison,au contraire, pour qu’elle l’aimât avec frénésie ! Les femmessavent cela. La vie des passions le leur apprend, quand leurinstinct de femme ne le devine pas. Que d’amours commencent par lacrainte ou la haine ; et l’horreur, c’est la combinaison de lacrainte et de la haine, élevées à leur plus haute puissance, dansdes âmes timides révoltées. « Vous lui faites l’effet d’unearaignée », disait un jour une mère à un homme qui aimait safille ; et, deux mois après cette dure et humiliante parole,la pauvre mère ne se doutait pas de la furie de bonheur coupable etcaché avec laquelle sa fille se roulait dans les pattes velues del’araignée, et lui donnait à sucer jusqu’à la dernière gouttevierge du sang de son cœur ! … Lasthénie avait tremblé devantle froid et mystérieux capucin. Mais si une femme n’a pas tremblédevant un homme, jamais elle ne l’aimera. L’altière Mme de Ferjolavait aussi peut-être tremblé devant l’irrésistible officier blancqui l’avait enlevée comme Borée enleva Orithye. Pour avoir peur dece qui menaçait sa fille, elle n’avait qu’à repasser ses jours. «Si Lasthénie sait ce qu’elle a, – se dit-elle, – elle le tait et secache. Le mal est profond. » Elle aussi se souvenait, quand elleavait aimé, de s’être cachée. L’amour, cette pudeur farouche,devient si facilement un mensonge, et le plus voluptueusementinfâme des mensonges. Avec quel horrible bonheur on se colle cemasque d’une menterie sur la figure brûlante qui va le dévorer, etqui ne laissera plus voir, quand il tombera en cendres, qu’unefigure dévorée que rien jamais ne cachera plus ! Lorsque Mmede Ferjol releva la tête, elle était calme, et résolue de savoir cequ’avait sa fille. Elle ne pensa plus au médecin : « C’est à moi –se dit-elle – de regarder et de voir. » Elle s’accusa une fois deplus du péché de toute sa vie, qui avait toujours été d’être plusépouse que mère. Dieu continuait de l’en punir, et faisait bien.Elle l’avait mérité. Quand Lasthénie redescendit, toute traînante,et qu’elle se plaça dans l’embrasure de la fenêtre où ellestravaillaient, elle aurait peut-être été effrayée des yeux de Mmede Ferjol si elle les avait regardés, mais elle ne les regarda pas…Elle ne les cherchait point. Elle n’y voyait jamais de tendresse, –cet aimant de la tendresse, qui mérite si bien son nom ! – etelle s’épargnait de n’y voir que des sentiments sans douceur.

« comment te trouves-tu ?… dit Mme de Ferjol à Lasthénie,après un instant de silence, et en interrompant de piquer sonaiguille dans le linge qu’elle marquait.

– Mieux », répondit Lasthénie, qui garda son front penché et quicontinua de piquer la sienne dans son feston.

Mais des yeux de ce front penché tombèrent perpendiculairementet sans rouler sur le visage deux larmes pesantes, qui mouillèrentles mains et le travail de la jeune fille. Mme de Ferjol,l’aiguille levée, les regarda tomber, – et elle en vit tomber deuxautres, plus larges et plus lourdes.

« Alors, pourquoi pleures-tu ; car tu pleures ? »demanda la mère, d’une voix qui était comme un reproche ou uneaccusation de pleurer.

Lasthénie, troublée, essuya ses yeux du dos de sa main. Elleétait plus pâle que la cendre de ses cheveux.

« Je n’en sais rien, maman, – fit-elle. – C’est physique, jecrois…

– Je crois aussi que c’est physique, – dit Mme de Ferjol enappuyant sur les mots. – Pourquoi pleurerais-tu ? Pourquoiaurais-tu du chagrin ? Pourquoi serais-tu malheureuse ?»

Elle s’arrêta. Ses yeux noirs brûlants fixaient les beaux yeuxclairs de sa fille, encore humides de larmes et que le feu des yeuxsombres qui les regardaient sembla sécher, en les fixant.

Lasthénie résorba ses pleurs ; et les deux aiguillesreprirent leur mouvement dans le silence, qui recommença.

Scène bien courte, mais menaçante ! Elles venaient de sepencher sur le bord de cet abîme qui les séparait, – le manque deconfiance, – et elles ne s’en dirent pas davantage ce jour-là…Cruel silence qui revenait toujours !

Il s’immobilisait entre elles, ce silence. Or, qu’y a-t-il deplus triste et même de plus sinistre qu’une vie intime danslaquelle on ne se parle plus ?… Malgré les résolutions de Mmede Ferjol, la peur de voir la tenait, et quelques jours muetspassèrent encore. Mais, enfin, une nuit qu’elle ne dormait pas etqu’elle pensait à ce mutisme qui les courbait l’une en face del’autre, sous l’oppression d’une inquiétude qui, des deux côtés,était de l’effroi, Mme de Ferjol eut bonté de sa faiblesse : «Qu’elle soit lâche, oui ! – dit-elle, – mais moi, non ! »Et elle se leva brusquement du lit où elle était couchée, et elleprit sur la table la lampe qu’elle n’éteignait jamais, pour voir,quand elle ne dormait pas, le crucifix pendu à son alcôve et prieravec plus de ferveur, en le regardant. Seulement, au lieu de lecontempler et de le prier, cette nuit-là, elle l’arracha violemmentdu mur de l’alcôve, et elle l’emporta, comme une ressourcedésespérée, contre le malheur qu’elle allait chercher ; carelle allait en trouver un !…

Il fallait qu’elle en finît tout de suite avec l’insupportableanxiété qui la dévorait. Elle entra chez sa fille, la lampe d’unemain, le crucifix de l’autre, en ses blancs vêtements de nuit,spectrale, effrayante. Heureusement, il n’y avait là personne pourla voir et qu’elle pût épouvanter ! C’était elle qui étaitl’Épouvante !

Qu’allait-elle faire ?… Lasthénie dormait alors sanssouffle et sans rêves, de ce sommeil inanimé qui ressemble à lamort et qui prend, au soir, les êtres qui ont beaucoup souffertpendant le jour. Mme de Ferjol leva la lampe au-dessus du visage desa fille, et y fit tomber la lumière frissonnante du frisson de samain.

Puis, l’ayant abaissée, elle la promena autour du visage del’enfant endormie dont elle voulait pénétrer le mal secret dans lanaïveté du sommeil :

« Oh ! – fit-elle avec une indicible horreur. – Je ne mesuis pas trompée ! J’avais bien vu… Elle a le masque.» Mot tragique, qui exprimait pour elle une chose terrible, et queLasthénie, la virginale Lasthénie, n’eût pas compris, si ellel’avait entendu ! Et, s’acharnant à la regarder, après avoirdéposé sur la table de nuit la lampe qu’elle tenait : « Oui !elle l’a !… » dit-elle. Et dans un mouvement de fureur subite,elle leva tout à coup le crucifix, comme on lève un marteau, sur levisage de sa fille, pour écraser ce masque dont elle parlait. Maisce ne fut qu’un éclair. Le lourd crucifix ne tomba point sur levisage tranquille de la jeune fille endormie, mais, chose non moinshorrible ! c’est contre son visage, à elle-même, que cettefemme exaspérée le retourna et qu’elle l’abattit !… Elle s’enfrappa violemment, avec la frénésie d’une pénitence qu’elle voulaits’infliger dans un fanatisme féroce. Le sang jaillit sous la forcedu coup, et le bruit du coup réveilla Lasthénie, qui poussa un crien voyant cette lumière soudaine, ce visage, ce sang qui coulait,et cette mère qui se frappait avec cette croix. « Ah ! tucries ! tu cries maintenant ! – fit Mme de Ferjol avec unaffreux éclat d’ironie. – Tu n’as pas crié quand il fallait crier.Tu n’as pas crié quand !… » Mais elle s’arrêta, hérissée,ayant peur de ce qu’elle allait dire, – se cabrant devant cequ’elle pensait ! « Oh ! dissimulée ! – reprit-elle.– Fille hypocrite, tu as bien su tout taire, tout cacher, toutengloutir ! Tu n’as pas crié, mais ton crime à présent criesur ta face, et tout le monde va l’entendre crier comme moi !Tu ne savais pas qu’il y avait un masque qui ne trompait point etqui dit tout ; un masque accusateur, et tu l’as ! »Lasthénie, surprise, épouvantée, ne comprenait rien aux paroles desa mère, et elle serait peut-être devenue folle à cette horriblevision qui la réveillait en sursaut, si l’évanouissement ne l’eûtpréservée de la folie ; mais, sans pitié pour cetévanouissement dont elle était cause, l’implacable Mme de Ferjollaissa sa fille évanouie sur son chevet, et, tombant à genoux etdes deux mains tenant à poignée le crucifix dont elle s’étaitfrappée : – « Ô mon Dieu, pardonnez-moi ! – s’écria-t-elle enbaisant les pieds du crucifix et en se déchirant les lèvres à sesclous.

– Pardonnez-moi son crime que je partage, car je n’ai pas assezveillé sur elle ! je me suis endormie comme vos disciplesingrats dans le jardin des Oliviers. Et le traître est venu quandje dormais. Ô mon Dieu, recevez mon sang en expiation de mon crimeet du sien ! » Et elle redoublait ses coups contre sa poitrineet son front, et le sang ruisselait. « Que votre croix soitl’instrument de mon supplice, Seigneur Dieu terrible ! » Etelle s’affaissa et s’abîma sur la terre, perdue, anéantie dansl’idée de son péché et de sa damnation éternelle, devant ce Christrigide aux bras droits et plus raidis vers Dieu et sa justicequ’étendus avec amour sur la Croix pour embrasser le monde sauvé.Image de ses bras, à elle, qui laissaient là sa fille à moitiémorte, pour ne se tendre que vers le Ciel !

Chapitre 6

 

Quand Lasthénie revint à elle, sa mère accablée gisait dans lachambre, couchée par terre, la face collée au crucifix. Mais lemouvement que fit la jeune fille en reprenant connaissance et laplainte qu’elle jeta, tirèrent de son accablement Mme de Ferjol,qui se leva, et se dressant de toute sa hauteur devant sa fille,avec son front ensanglanté :

« Tu vas tout me dire, malheureuse, – fit-elle impérieusement, –je veux tout savoir ! Je veux savoir à qui tu t’es donnée danscette solitude où nous vivons comme deux recluses, et où il n’y apas un homme fait pour toi ! » Lasthénie poussa un cri encore,mais, sans force pour répondre, elle regarda sa mère avec lastupidité hagarde de l’étonnement…

« Oh ! – dit Mme de Ferjol, – plus de silence ! plusde mensonge ! plus de comédie ! Ne fais pasl’étonnée ! ne fais pas la stupide ! – ajouta la duremère, qui n’était plus une mère, mais un juge, et un juge prêt àdevenir un bourreau.

– Mais, ma mère, – s’écria la pauvre enfant, insultée dans soninnocence et dans toutes ses pudeurs, et qui, révoltée de tant decruauté et d’injustice aveugle, éclata en sanglots d’angoisse et decolère, que voulez-vous que je vous dise ? qu’avez-vous contremoi ?… Je ne sais rien. Je ne comprends rien à ce que vousdites, sinon que c’est affreux ! incompréhensible etaffreux ! Vous me faites mourir ! Vous me rendez folle,et vous semblez l’être autant que moi, ma pauvre mère, avec voshorribles paroles et votre front qui saigne…

– Laisse-le saigner ! – interrompit Mme de Ferjol, quil’essuya d’un revers violent de sa main. – S’il saigne, c’est pourtoi, misérable fille ! Mais ne dis point que tu ne comprendspas. Tu mens ! Tu sais bien ce que tu as, peut-être ! Lesfemmes savent toutes cela, quand cela est. Rien qu’en se regardant,elles le savent. Ah ! je ne m’étonne plus que tu n’aies pasvoulu aller à confesse, l’autre soir…

– Oh ! ma mère ! – dit Lasthénie exaspérée, et qui,pour le coup, comprit l’infâme accusation de sa mère.

– Vous savez bien que ce que vous dites est impossible.

Je suis malade, je souffre, mais mon mal ne peut pas être lachose horrible que vous pensez. Je ne connais que vous et Agathe.Je ne vous quitte jamais…

– Tu vas seule promener à la montagne, – dit Mme de Ferjol avecune atroce profondeur.

– Oh ! – fit la jeune fille, dégradée par un tel soupçon. –Vous me tuez, ma mère. Anges du ciel, prenez pitié de moi !vous savez, vous, ce que je suis !

– N’invoque pas les anges, fille souillée ! tu les as faitfuir ! ils ne t’entendent plus ! » dit Mme de Ferjolincrédule, obstinément, aveuglément incrédule à cette innocence quis’attestait avec une candeur si désespérée. Et reprenant avec plusde fureur que jamais :

« N’ajoute pas le sacrilège au mensonge ! » – fit-elle, etbrutalement elle ajouta le mot affreux dans sa trivialité : – Tu esgrosse, tu es perdue, tu es déshonorée ; nie-le, ne le niepas, qu’importe ! L’enfant viendra, malgré tous tes mensonges,et te donnera un démenti.

Tu es déshonorée ! tu es perdue ! Mais je veux savoiravec qui tu t’es perdue, avec qui tu t’es déshonorée !

Réponds-moi tout de suite, avec qui ?…

« Avec qui ? avec qui ? » – répétait-elle en prenantl’épaule de sa fille et en la secouant avec tant de rage qu’elle larejeta sur l’oreiller, et que la faible enfant y retomba plusblanche que l’oreiller lui-même.

C’était (en si peu d’instants !) le second évanouissementde Lasthénie ; mais la cruelle Mme de Ferjol n’en eut pas plusde pitié que du premier. Maintenant qu’elle avait demandé pardon àDieu pour le crime de sa fille et pour le sien, à elle, qui nel’avait pas surveillée avec assez de vigilance, elle aurait fouléaux pieds Lasthénie dans sa colère maternelle. Assise sur les piedsdu lit de cette enfant dont elle venait par deux fois de faire uncadavre, elle la laissa reprendre ses sens comme elle put. Et cefut long ! Lasthénie mit du temps à revenir à elle… L’orgueilque la religion n’avait pas dompté en Mme de Ferjol se soulevaitdans le cœur de cette femme de race, naturellement fière, à lapensée – à l’insupportable pensée – qu’un homme, – un inconnu, – debas étage peut-être, – eût pu – sans qu’elle s’en doutât – luidéshonorer clandestinement sa fille, – et le nom de cet homme, ellele voulait ! Quand Lasthénie rouvrit les yeux, elle vit samère penchée sur sa bouche, comme si elle eût voulu y chercher ouen arracher ce nom fatal.

« Son nom ! son nom ! – lui dit- elle avec uneexpression dévorante. – Ah ! fille hypocrite, je t’arracheraice nom maudit, quand il faudrait aller le chercher jusqu’au fond detes entrailles, avec ton enfant ! » Mais Lasthénie, écraséepar toutes les abominations de cette nuit, au lieu de répondre à samère, la regardait avec deux yeux grands et vides qui semblaientmorts…

Et ils sont restés morts, ces yeux si beaux, couleur des saules,et depuis on ne les revit jamais plus briller, même dans leslarmes, dont ils ont versé des torrents ! Mme de Ferjol nedira rien de sa fille, ni cette nuit, ni plus tard, et ce fut decette nuit funeste qu’elles entrèrent toutes deux, la mère et lafille, dans cette vie infernale dont elles ont vécu, lesinfortunées ! et à laquelle il n’y a rien de comparable dansles situations tragiques et pathétiques des plus sombres histoires.Ce fut vraiment là une histoire sans nom ! un drame étouffantet étouffé entre ces deux femmes du même sang, qui s’aimaientpourtant – qui ne s’étaient jamais quittées, – qui avaient toujoursvécu dans le même espace, – mais dont l’une n’avait jamais étémère, ni l’autre fille, par la confiance et par l’abandon…Ah ! elles payaient cher maintenant la réserve et laconcentration réciproques dans lesquelles elles avaient vécu.

Et durent-elles s’en repentir ! Ce fut un drame profond,d’âme à âme, prolongé, mystérieux et dont il fallut épaissir lemystère, même aux yeux d’Agathe, qui ne pouvait pas connaître cetteignominie d’une grossesse que Mme de Ferjol, bien plus queLasthénie, aurait voulu engloutir sous terre ; car Lasthénie,à ce moment-là, ne croyait pas à sa grossesse. Dans la nouveauté deses sensations, elle croyait à une maladie inconnue, aux symptômestrompeurs, et à une erreur monstrueuse de sa mère. Elle serévoltait contre cette erreur… Elle se débattait douloureusementsous l’insulte de sa mère… Elle ne courbait pas la tête sous ledéshonorant soufflet de ses reproches. Elle avait l’entêtementsublime de l’innocence… Et parce qu’elle ne ressemblait pas à cettemère passionnée, despotique et fougueuse, qui aurait rugi, commeune lionne, si elle eût été à la place de Lasthénie :

« comme vous vous repentirez un jour de m’avoir fait tantsouffrir, ma mère ! » lui disait-elle avec la douceur d’unagneau qui se laisse égorger.

Mais le jour dont elle parlait ne vint jamais, – et cependantbeaucoup de jours passèrent entre cette mère sans miséricorde, quine pardonnait pas, qui ne parlait jamais de pardon, et cette fillequi mettait son bonheur à ne pas être pardonnée… Les jourspassèrent, longs, farouches, ulcérés et noirs. Seulement, il en futun plus désespéré que les autres – et auquel Lasthénie nes’attendait pas, – et ce fut celui où le tressaillement intérieurque les mères heureuses appellent joyeusement : « le premier coupde talon » de l’enfant qui annonce sa vie et peut-être aussi le malqu’un jour il fera à sa mère, lui apprit, à la malheureuse, quec’était elle, et non sa mère, qui s’était trompée.

Elles étaient, alors comme toujours, front contre front, dansl’embrasure de leur fenêtre – occupant leurs mains fiévreuses entravaillant -, dévorées par la même peine muette. Un jour triste,quoique clair et aigu, filtrant comme du vent par un trou, de cetrou de là-haut formé par ces montagnes aux cimes rapprochées,tombait, dans cette salle sombre, sur leurs nuques, comme uneguillotine de lumière.

Tout à coup, Lasthénie mit une de ses mains sur son flanc, enpoussant un cri involontaire…, et au cri, et encore plus àl’inexprimable désolation qui envahit son visage déjà siprofondément bouleversé, sa mère, qui semblait lire à travers elle,devina tout.

« Tu l’as senti, n’est-ce pas ? dit-elle. Il a remué.

Tu en es sûre maintenant. Tu ne nieras plus, obstinée ! Tune diras plus : non ! toujours ton stupide : non ! Il estlà… – Et elle porta la main où Lasthénie avait mis la sienne. Maisqui l’a mis là ? qui l’a mis là ? » fit-elleardemment.

Elle revenait à la question éternelle, à la question acharnéeavec laquelle elle poignardait, une fois de plus, la pauvre fille,atteinte, comme d’un éclat de foudre, par cette soudaine révélationde ses entrailles, qui donnait raison à sa mère. Les bras rompus,les jarrets coupés par la certitude de son malheur, Lasthénierépondit avec égarement à la question de sa mère : « qu’elle nesavait pas », ce mot insensé qui remuait toutes les colèresmaternelles ! Mme de Ferjol avait toujours cru que c’était lahonte qui murait la bouche de sa fille, mais la bonté était buemaintenant.

La grossesse s’attestait par la vie même de l’enfant qui, dansce ventre, venait de bondir sous sa main.

« Il y a donc – fit-elle, réfléchie -, plus honteux que la hontede ta grossesse ! C’est la honte de l’homme à qui tu t’esdonnée, puisque tu te tais. » Et l’idée qui lui était passée par latête, un jour, du capucin – de l’étrange capucin -, lui revint toutà coup, non pas comme à Agathe, la superstitieuse Agathe quicroyait aux sorts, mais comme à une femme qui ne croyait, elle,qu’aux sortilèges de l’amour, et qui en avait aussi été la victime…Pour elle, ce n’était pas une chose impossible qu’un amour cachésous une haine ou une antipathie menteuse, et dont la révélationéclatait dans le foudroiement d’une grossesse. Mais elle repoussaitcette idée d’un crime qui, pour elle, devait être le plus grand detous, puisqu’un prêtre l’aurait commis. Elle la repoussait encoreplus par respect pour le caractère de l’homme de Dieu que par foien l’innocence de sa fille. Elle savait, par son expériencepersonnelle, la fragilité de toute innocence ! Seulement,curieuse, opiniâtrement et involontairement curieuse, quoiqueépouvantée, n’osant dire tout haut sa pensée qui l’épouvantait toutbas et qui la traversait parfois avec le froid d’un glaive, ellerecommençait de hacher et de massacrer de la question éternellementacharnée cette fille au désespoir, à moitié morte de cettegrossesse incompréhensible ; et qui, abêtie, finit bientôt parne plus répondre à rien que par du silence et des pleurs.

Mais ni les intarissables pleurs, ni le mutisme de bête assomméedans lequel tomba et resta Lasthénie sous les coups infatigablesdes questions de sa mère, ne lassèrent et ne désarmèrent cette âmebrûlante de Mme de Ferjol. Toujours, dès qu’elles étaient seules,le supplice de ces questions recommençait… Et à présent, ellesétaient seules presque toujours. Le tête-à-tête de toute la vie deces deux femmes, dans cette immense maison vide, au bas de cesmontagnes qui, de leur rapprochement, semblaient les pousser l’unesur l’autre et les étreindre dans une plus stricte intimité, devintplus absolu qu’il ne l’avait été jamais. Agathe, cette anciennedomestique éprouvée qui s’était arrachée de son pays pour suivreMme de Ferjol dans la coupable fuite de son enlèvement, sans sesoucier des mépris qui s’attacheraient peut-être à elle là-bas,dans le pays, comme à sa maîtresse, Agathe avait souvent interrompucet effroyable tête-à-tête. Quand elle avait fait le ménage decette grande maison, elle avait coutume de venir coudre ou tricoterdans cette salle où ces dames travaillaient en cette monotoneroutine de tous les jours qui était pour elles l’existence,l’immobile existence. – Mais depuis que Mme de Ferjol savait lesecret du mal de Lasthénie, elle éloignait, sous un prétexte ousous un autre, Agathe de sa fille. Elle craignait les yeux affilésde cette vieille dévouée, qui adorait Lasthénie, et les pleurs quela pauvre fille ne pouvait retenir et qui coulaientsilencieusement, de longues heures, sur ses mains, tout entravaillant…

« Pour honte et pour tout – lui disait-elle quand la vieilleAgathe n’était plus là -, retenez vos pleurs devant Agathe ! »À présent, elle ne tutoyait plus Lasthénie.

« Vous avez bien la force de vous taire ! Vous aurez biencelle de ne pas pleurer. Avec tous vos airs délicats, vous êtes unefille forte. Si vous êtes née faible, le vice vous a donné saforce. Je ne suis que votre mère, à moitié coupable de votre crime,puisque je n’ai pas su vous empêcher de le commettre, mais Agatheest une honnête servante, et si elle pouvait seulement se douter dece que je sais, elle vous mépriserait. » Et elle insistait beaucoupsur le mépris d’Agathe, sur ce mépris d’une servante dont elle seservait pour humilier davantage Lasthénie et pour lui faire dire,sous la pression de ce mépris, le nom qu’elle ne disait pas. Mme deFerjol s’entendait aux mots poignants !

Elle aurait voulu trouver plus bas que le mépris d’une servantepour le jeter au visage et à l’âme de sa fille.

Mais Agathe aurait-elle su la honteuse vérité qu’on lui cachait,qu’elle n’aurait jamais eu le cœur de mépriser Lasthénie !Elle n’aurait eu pour elle que de la pitié.

Ce qui est du mépris pour les âmes altières devient de la pitiédans les âmes tendres, et Agathe était une âme tendre que lesannées n’avaient pas durcie. Lasthénie le savait bien.

« Agathe n’est pas comme ma mère, pensait-elle.

Elle ne me mépriserait pas ; elle ne m’accablerait pas.

Elle aurait pour moi de la pitié. » Et que de fois cette filleinfortunée avait, dans le malheur qui était tombé sur sa vie, ététentée de se jeter dans les bras de celle qu’elle avait appelée silongtemps sa « bonne », quand elle était enfant et qu’elle avaitdes chagrins d’enfant.

Mais sa mère – l’idée de sa mère – la retenait. L’ascendant deMme de Ferjol sur sa fille avait toujours été irrésistible, et cetascendant était devenu terrifiant. Elle la médusait avec sesregards toujours fixés sur elle, quand Agathe était là… Et Agathenon plus n’osait due une seule de ses pensées, quand elleregardait, en tricotant, par-dessus ses lunettes, ces deux femmestravaillant l’une devant l’autre dans une désolation silencieuse.Ses pensées n’avaient pas changé, mais elle les gardait en elledepuis qu’elles avaient été accueillies par des haussementsd’épaules de Mme de Ferjol.

Celle-ci, pour expliquer la pâleur, les défaillances et leslarmes qu’elle disait « nerveuses » de sa fille, avait inventé unemaladie à laquelle « le médecin de cette ignorante bourgade necomprenait rien », et pour laquelle elle faisait soi-disant venir,par correspondance, des consultations de Paris. Il était plusfacile, en effet, de soustraire Lasthénie à l’observation d’unmédecin qui aurait tout vu, au premier coup d’œil, que del’éloigner de la superstitieuse Agathe.

D’ailleurs, était-il possible de lui cacher éternellement l’étatde Lasthénie ? Est-ce que cet état, effrayant déjà, nedéconcerterait pas les ruses de Mme de Ferjol et ne devrait pasdevenir d’une telle évidence, se marquer de symptômes tellementaccusateurs, que même cette vieille innocente d’Agathe, dont lapureté frisait la myopie, ne finirait pas par voir un jour lavérité ?…

Nécessité inévitable ! Mme de Ferjol y pensait bien.

Elle sentait bien qu’il faudrait un jour ou dire tout à Agathe,ou supprimer Agathe… Supprimer Agathe, qui ne l’avait jamaisquittée ! dont elle connaissait l’affection et ledévouement ! La renvoyer dans son pays ! Et ne pasreprendre de domestique par la raison précisément qui faisaitcongédier Agathe, et vivre, seule avec sa fille, au conspect detoute cette bourgade, respectueuse, mais curieuse et malveillante,dans cette maison sans servante, au fond de ce gouffre demontagnes, comme deux âmes dans un abîme de l’Enfer !

Elle voyait cela dans l’effroi de la perspective. Incessamment,elle roulait en elle l’effrayant problème :

« Dans quelques mois, comment ferons-nous ?… » Mais sonorgueil maternel, qui s’ajoutait à son autre orgueil, l’arrêtait,suspendait sa résolution et l’empêchait de prendre un parti, qu’ilfallait prendre cependant. Cette nécessité devant laquelle serévoltait l’âme violente de Mme de Ferjol, était comme un point defeu, inextinguible et fixe, qui s’élargissait dans sa pensée etdans les ténèbres de l’inévitable avenir qui chaque jours’approchait – qui chaque jour faisait un pas de plus.

Quand elle ne disait rien à sa fille, à laquelle elle ne parlaitplus que pour lui mettre sur la gorge la question qui restait sansréponse, que pour se cogner contre le beau front, devenu obtus, deLasthénie, elle résistait aussi en son âme à cet aveu, impossiblepour une Ferjol, d’une faute qui déshonorait ce nom dont elle étaitsi fière, et elle se répétait intérieurement : « commentferons-nous ? » Elle y pensait le jour, Mme de Ferjol, lanuit, à toute heure, même quand elle faisait ses prières. Elle ypensait à l’église, devant le tabernacle, devant la table decommunion abandonnée ; car la janséniste qu’elle était necommuniait plus, ne se croyait plus digne de communier, depuis lecrime de sa fille. Lorsque, dans l’église, on pouvait la croireabsorbée dans quelque prière et qu’elle s’y tenait agenouillée, lescoudes sur le prie-Dieu de son banc, prenant de ses mainsdégantées, à poignées, sur ses tempes, ses forts cheveux noirs danslesquels les blancs apparaissaient par vagues, comme ilsapparaissent lorsque nous souffrons, elle était la proie duproblème et de l’incertitude qui, pour l’heure, rongeait etconsumait sa vie. L’inquiétude, en elle, allait jusqu’au vertige…,et cette anxiété, mêlée à l’inconsolable chagrin que lui causait lachute de sa fille, lui donnait contre elle une humeur et unressentiment farouches qui touchaient à la férocité.

Mais, hélas ! la plus victime des deux était encoreLasthénie. Certes ! Mme de Ferjol était bien malheureuse. Ellesouffrait dans sa maternité, dans sa fierté de mère et de femme,dans sa conscience religieuse et même dans cette force qu’on payequelquefois atrocement cher ; car les êtres physiologiquementforts n’ont ni le soulagement, ni l’apaisement des larmes, et ilsétouffent de sanglots qui ne peuvent pas sortir.

Mais enfin elle était la mère ; elle était lereproche ; elle était l’insulte ; et Lasthénie n’étaitque la fille, l’objet de l’éternel reproche, l’insultée qui devaitboire à pleines gorgées l’insulte de sa mère, de sa mère, qui,maintenant, avait cruellement raison contre elle, qui l’écrasait del’évidence indéniable de sa faute, qu’elle appelait un crime.Épouvantable vie domestique ! épouvantable pour toutesdeux ! Mais c’était certainement Lasthénie qui devait souffrirle plus de cette abominable intimité. Il est dans le malheur unmoment où, comme on le dit du bonheur, il n’y a plus d’histoirepossible, et où ce qui est inénarrable, l’imagination est obligéede le deviner. Ce moment dans le malheur était arrivé pourLasthénie. Elle était changée au point qu’on n’aurait pu lareconnaître ; que ceux qui l’avaient trouvée charmanten’auraient pas pu dire que c’était là, il y avait si peu de temps,la jolie demoiselle de Ferjol !

Elle faisait peur, cette suave Lasthénie, ce pur muguet, né dansl’ombre portée de ces montagnes et qui y tranchait par la blancheurde son éclat. Ce n’était plus la « pâle Rosalinde » de Shakespeare,avec cette pâleur qu’elle avait eue et qui est la beauté des âmestendres. Elle n’était plus qu’une blême momie, une momie étrange,qui pleurait toujours, et dont la chair, au lieu de se sécher commecelle des momies, s’amollissait, se macérait et se pourrissait dansles larmes. Elle traînait péniblement à présent sa tailleappesantie, et souffrait horriblement de ce ventre qui grossissaittoujours. Elle aurait voulu le cacher perpétuellement dans les plisflottants du peignoir.

Mais sa mère ne le permettait pas. Il fallait aller à l’église.Sa mère l’exigeait, et d’autorité l’y conduisait.

Avec ses idées religieuses, Mme de Ferjol devait croire quel’influence de l’église pouvait faire du bien à Lasthénie, à cetteâme coupable et fermée. Elle pouvait bien ouvrir son cœur et luifaire verser ce qu’il renfermait dans le cœur de sa mère.

« Vous n’êtes pas assez près de vos couches – lui disait-elleavec une sévérité méprisante – pour ne pas aller demander pardon àDieu dans sa maison sainte. » Et, pour l’y conduire, c’était elleque l’habillait. ; ce n’était plus Agathe. C’était elle qui,au moment de sortir, lui entortillait la tête dans un voile épais –dût Lasthénie étouffer là-dessous ! – pour cacher ce masquequ’elle avait vu et qu’elle n’eût pas mieux caché, quand il auraitété une lèpre… Et ce n’était pas seulement le visage qu’il fallaitdissimuler !

C’était ce ventre, qui aurait tout révélé aux regards les moinsobservateurs, et, pour cela, elle laçait elle même le corset deLasthénie, et elle ne craignait pas de le serrer trop fort et delui faire mal… Dans l’espèce d’exaspération où elle vivait, par lefait du silence obstiné de sa fille, Mme de Ferjol avaitquelquefois, en la laçant, une main irritée ; et si sa maincrispée appuyait, et si la pauvre enceinte poussait sous cettepression un gémissement involontaire :

« Ah ! – lui disait-elle avec une dureté ironique -, ilfaut bien souffrir un peu pour se cacher quand on est coupable…»

Et pour peu que la malheureuse torturée se plaignît encore :

« Avez-vous donc si peur que je vous le tue ? reprenait Mmede Ferjol avec une sauvage amertume.

Soyez tranquille ! Ces enfants-là, venus par le crime,vivent toujours. »

Chapitre 7

 

Cependant, au milieu de ces férocités, il y eut un instant oùcette mère outrée, mais non pas sans entrailles, s’arrêta dans lesupplice qu’elle infligeait à sa fille. Sentit-elle que, mêmecoupable, c’était vraiment trop ?… Fut-elle touchée de cevisage qui avait été délicieux et qui n’était plus qu’une fleurbroyée, ou bien fut-ce une ruse de cette âme acharnée poursurprendre le secret que cette fille si faible, et forte pour lapremière fois, avait l’incroyable énergie de garder caché dans soncœur ?… Elle se connaissait en amour.

« Il faut qu’elle aime furieusement, pensait-elle, pour avoircette force, elle si douce de nature et si peu faite pourrésister ! » Et voilà que, tout à coup, elle changea de tonavec Lasthénie. Voilà que son âpreté s’adoucit et qu’elle revintmême au tutoiement de la tendresse !

« Écoute – lui dit-elle -, malheureuse et funeste enfant, tumeurs de chagrin et tu m’en fais mourir avec toi. Tu perds ton âmeet tu perds la mienne ! Car te cacher, c’est mentir, et tu mefais partager ton mensonge, avec cette humiliante comédie de tousles moments qu’il faut jouer pour cacher ta honte, tandis qu’un motdit de cœur à cœur à ta mère pourrait peut-être tout sauver. Un motdit par toi te mettrait peut-être dans les bras où tu t’es mise unefois. Dis-moi le nom de l’homme que tu aimes. Il n’est peut-êtrepas si bas que tu ne puisses l’épouser. Ah ! Lasthénie, je mereproche d’avoir été si dure avec toi ! Je n’en ai pas ledroit, ma fille. Je t’ai caché ma vie. Tu ne sais, ni toi, ni lesautres, qu’une seule chose, c’est que j’ai aimé follement ton pèreet qu’il m’a enlevée… Mais tu ignores – et le monde aussi -, quemoi, comme toi, ma pauvre fille, j’avais été coupable et faible, etqu’il m’avait mise dans l’état où tu es, quand il m’amena dans cepays pour m’épouser. Le bonheur du mariage cacha une faiblesse dontje n’eus jamais à rougir que devant Dieu seul. Ta faute, à toi, mapauvre fille, est, sans doute, une punition et une expiation de lamienne. Dieu a de ces talions terribles ! J’ai épousé tonpère. J’épousais mon Dieu !

Mais le Dieu du ciel ne veut pas qu’on lui préfère personne, etil m’en a punie en me le prenant et en faisant de toi une fillecoupable comme je l’avais été. Eh bien, pourquoi n’épouserais-tupas aussi celui que tu aimes ?

– car tu l’aimes !… Si tu ne l’aimais pas follement commej’ai aimé ton père, tu ne te tairais pas… » Elle s’arrêta. Onvoyait que cela lui coûtait immensément, ce qu’elle venait dedire ! mais elle l’avait dit.

Elle s’était avouée l’égale de sa fille dans la faute. Ellen’avait pas reculé devant certaine humiliation, – la dernièreressource. qui lui restât pour savoir la vérité qu’elle brillait deconnaître. Elle s’était résignée à rougir devant son enfant, ellequi avait une si grande idée de la maternité et du respect qu’unefille doit à sa mère !… Parce qu’elle lui apprenaitaujourd’hui une chose que personne n’avait sue – dont personne aumonde ne s’était douté – et que le mariage avait si heureusementcachée, elle se dégradait comme mère, aux yeux de Lasthénie, etc’est pour cela qu’elle avait tant tardé à faire ce dégradantaveu !… Elle ne l’avait fait qu’à la dernière extrémité, maiselle en avait bien longtemps roulé en elle-même la pensée. Queleffort n’avait-il pas fallu à son âme robuste pour se résoudre àcet aveu qui l’abaisserait dans l’âme de sa fille ?

Mais enfin, elle s’était domptée, et elle l’avait fait.

Seulement, ce fut en vain. Lasthénie n’en fut pas touchée. Elleécouta l’aveu de sa mère comme elle écoutait tout maintenant, sansrépondre jamais, épuisée qu’elle était de courage et de négationsinutiles. Aux reproches de Mme de Ferjol, à ses impatiences, à sesobjurgations, à ses colères, elle était aussi insensible qu’unebête morte. Elle fut de même à cet aveu. Était-ce un partidésespéré pris par elle, la certitude qu’elle ne pourraitconvaincre sa mère de son innocence devant le signe visible de sagrossesse ? Mais cette tendresse, si soudainement montrée, deMme de Ferjol, cette confiance qui appelait la confiance, cetteconfession d’une faiblesse égale à la sienne qui devait tant coûterà l’orgueil d’une mère vis-à-vis de sa fille, ne pénétrèrent pasdans l’âme de Lasthénie, qui ne s’était jamais ouverte à sa mère,et que, d’ailleurs, la douleur de son incompréhensible étatidiotisait. Il était trop tard ! Lasthénie avait cru longtempsà tout autre chose qu’une grossesse. Elle avait connu dans labourgade même qu’elle habitait une malheureuse qu’on avait cruegrosse, et qu’on avait déshonorée et traînée sur la claie des plusmauvais propos pendant les mois de sa grossesse, mais qui, les neufmois écoulés, resta grosse… d’un horrible squirre dont elle n’étaitpas morte encore, et qui, certainement, devait un jour la fairemourir. Lasthénie, comble de l’infortune ! Lasthénie avaitespéré en ce squirre comme on espère en Dieu.

« Ce sera toute ma vengeance – pensait-elle contre ma mère et cequ’elle me dit de cruel ! » Mais cette affreuse espérance,elle ne l’avait plus.

Elle ne doutait plus. L’enfant avait remué, et ce remuement dansses entrailles lui avait remué, du même coup, quelque chose dans lecœur qui était, peut-être, l’amour maternel !

« Eh bien, parleras-tu maintenant, Lasthénie ?

Rendras-tu à ta mère confiance pour confiance, aveu pouraveu ? – fit Mme de Ferjol presque caressante.

– Tu ne dois plus avoir peur à présent d’une mère qui fut unjour aussi faible et aussi coupable que toi, et qui peut te sauver,– ajouta-t-elle, – en te donnant celui que tu aimes ?… » MaisLasthénie ne semblait pas entendre, même physiquement, la voix quiparlait. Elle était sourde.

Elle était muette. Sa mère la regardait, aspirant la réponse quine sortait pas de ses lèvres blêmes.

« Voyons ! ma fillette, nomme-le-moi ! » lui dit-elleen prenant une de ses mains inertes, croyant l’entraîner doucementpar cette main sur sa poitrine. Mouvement maternel qui, lui aussi,arrivait trop tard !…

Elles étaient alors dans la haute salle qu’elles ne quittaientjamais, et où les montagnes qui faisaient une ceinture à leurtriste maison envoyèrent leurs ombres et en redoublaient latristesse. Elles se tenaient dans leur embrasure. – Ah !sait-on bien le nombre des tragédies muettes entre filles et mèresqui se jouent dans ces embrasures de fenêtre, où elles semblent sitranquillement travailler ?… Lasthénie y était assise, droite,rigide et pâle comme un médaillon de plâtre ressortant sur le brundu chêne qui revêtait les murs. Mme de Ferjol penchait son frontsombre sur son ouvrage, mais Lasthénie, accablée comme si le cielse fût écroulé sur elle, laissait tomber et couler, de ses mainsdécouragées, son feston à terre, dans l’immobilité d’une statue, –la statue de la Désolation infinie ! Ses yeux si nacrés, sifrais et si purs, étaient littéralement tués de larmes. Ils avaientautour des paupières cet ourlet d’un rouge âcre qu’y avait laisséet qu’y ravivait l’incessante brûlure des pleurs ; et ces yeuxqui commençaient de s’érailler, comme s’ils avaient pleuré du sang,n’exprimaient plus rien, pas même le désespoir ! car Lasthénieétait en train de tomber plus bas que dans l’absorption fixe dufou. Elle allait tomber dans le vide fixe de l’idiot.

Sa mère la contempla longtemps avec la pitié mêlée de terreurque lui causait le désastre de ce visage. Elle n’avait jamais dit àsa fille qu’elle la trouvait belle ; mais, au plus profond deson âme, elle n’avait pas moins la fierté du visage de Lasthénie,quoiqu’elle n’en parlât jamais, la janséniste austère, de peurd’exalter deux orgueils, – celui de sa fille et le sien.Aujourd’hui, ce visage ravagé la navrait, de le voir ! – «Ah ! – pensait-elle, – cette fille charmante sera peut-êtreaffreuse et tout à fait imbécile demain ! » – Elle voyait déjàpoindre le hideux idiotisme à travers cette fille, morte avantd’être morte…, car on croit que les corps de la plupart de ceux quimeurent s’en vont de ce monde les premiers et avant leurs âmes,mais pour d’autres, les corps restent là, dans la vie, quand lesâmes, depuis bien longtemps, n’y sont plus !

Et le soir les prit dans ce face à face, de quatre pieds carrés,dans lequel se parquait leur vie, – le soir, qui venait vite dansle fond de puits de cette bourgade obscure, et qui ramenait l’heurede leur prière du tomber du jour, à l’église.

« Viens prier Dieu pour qu’il te descelle le cœur et les lèvreset te donne la force de parler », dit Mme de Ferjol. Mais,indifférente à Dieu qui n’avait pas pitié d’elle, comme elle étaitindifférente à tout, Lasthénie resta à sa place, et Mme de Ferjolfut obligée de saisir par le poignet cette créature qui n’étaitplus qu’une chose douloureuse, et qui, automatiquement, céda à samère et se leva.

« Tiens ! – dit Mme de Ferjol, en soulevant la main de safille à la hauteur de ses yeux – tu n’as plus la bague de tonpère ! Qu’en as-tu fait ? L’as-tu perdue ?

Ne te sens-tu plus digne de la porter ? » L’abîmement dansleur malheur domestique avait été si grand pour ces deux femmes,que ni l’une ni l’autre ne s’était aperçue que la bague manquait àla main qui avait l’habitude de la porter.

Lasthénie, qui ne comprenait plus rien à rien, regarda sa main,dont elle écarta les doigts avec un mouvement insensé.

« Est-ce que je l’ai perdue ? – fit-elle, comme si elle fûtsortie d’un évanouissement.

– Oui ! tu l’as perdue…, comme tu t’es perdue !

– Dit Mme de Ferjol avec un regard qui redevint noir etimplacable. – Tu l’auras donnée à qui tu t’es donnée !… » – Etelle reprit toute sa dureté. Elle était tellement épouse, cettefemme plus épouse que mère, que cette perte d’une bague de l’hommeadoré qui l’avait portée et que sa fille avait égarée, luiparaissait chose pire que de s’être perdue elle-même.

Ce soir-là, – et les jours suivants -, Agathe chercha partoutdans la vaste maison la bague, qui pouvait très bien être tombée dudoigt amaigri de Lasthénie.

Elle ne la trouva pas. Et ce fut une raison de plus pour quejamais une minute de compassion ne revînt au cœur de Mme de Ferjol,et pour que ses ressentiments devinssent d’une cruauté qui nefaiblît plus !

Ce soir-là, elles oublièrent d’aller à l’église.

Si elles y étaient allées, Mme de Ferjol y aurait porté lapensée qui l’avait hantée si souvent par intervalles, niais qui,finalement, s’empara d’elle comme une griffe, après ce mutismeinvincible de Lasthénie.

« Puisqu’elle ne veut pas me dire le nom du coupable – sedit-elle, – c’est donc qu’il ne peut pas l’épouser. » Et alors lapensée lui revenait de cet effrayant capucin qui lui fascinait lapensée et dont elle n’aurait pas osé prononcer le nom devant safille, ni dans sa conscience, à elle-même, quand elle y pensait. Cenom seul, les lettres de ce nom seul à prononcer lui faisaientpeur… Assembler les lettres de ce nom et le prononcer tout bas luiparaissait un monstrueux sacrilège. C’en était un pour elle que demal penser d’un religieux et d’un prêtre qui, tout le temps qu’ilavait vécu auprès d’elle, lui avait paru irrépréhensible. Cequ’elle frémissait de penser, mais cependant ce qu’elle pensait,était bien possible sans doute – humainement possible ; – maiselle, la pieuse femme, qui croyait à la vertu surnaturelle dessacrements, repoussait le possible, qu’elle regardait commel’impossible pour un prêtre nourri chaque jour de la substance deDieu. – « Ah ! Seigneur ! – s’écriait-elle dans sesprières – faites, Seigneur, que ce ne soit pas lui ! » Elle nel’appelait plus que LUI, – même mentalement… D’ailleurs, àquel moment (se disait-elle quand elle voulait raisonner contre sonépouvante) le crime aurait-il été consommé, ce crime encore pluscontre Dieu que contre sa fille ?… Lui n’avait jamais vu l’unesans l’autre de ces deux femmes qui l’avaient hébergé quarantejours. Excepté à l’heure des repas, il n’était jamais descendu desa chambre, dont il avait fait une cellule. C’était donc absurde,c’était donc insensé, ce qu’elle pensait ! Mais ce qu’ellepensait et ce qu’elle chassait comme une pensée de l’Enfer,revenait en elle avec un acharnement infernal, malgré son évidenteabsurdité. Obsession, hallucination, vision terrifiante qu’ellefixait des yeux infatigables de son esprit, comme ce fou dont lafolie était de regarder fixement le soleil et de se faire mangerles yeux par l’astre dévorant de lumière ; mais, plusmalheureuse que ce fou bientôt aveuglé qui n’eut plus que deuxtrous saignants à la place de ses yeux dévorés, elle ne devint pasintellectuellement aveugle à regarder l’horrible soleil intérieurqui la brûlait et qu’elle fixait et qu’elle voyait toujours !Cela finissait par la plonger dans des silences comme ceux deLasthénie… Et si elle se détournait une minute de cette fascinationabsorbante dont elle demandait vainement à Dieu de la délivrer,c’est qu’une autre pensée non moins puissante, non moinsimpérieuse, se dressait en elle, – la pensée du temps quimarchait !

Il marchait, en effet, comme le temps va, – impitoyable, – et ilallait tout apprendre de la honte des dames de Ferjol à cettebourgade où elles avaient vécu, dix-huit ans, respectées. Le termede Lasthénie approchait. Ah ! il fallait partir ! ilfallait s’en aller ! il fallait disparaître ! Mme deFerjol, qui ne voyait personne, fit répandre, un matin, par Agathe,au marché du bourg, qu’elle retournait en son pays… C’était laseule chose qui pouvait amoindrir le chagrin d’Agathe, affligée del’état inexplicable, et peut-être sans remède de Lasthénie, qu’ellecroyait toujours la proie d’un Démon, que de quitter ce paysqu’elle avait en horreur, ce cul-de-basse-fosse où depuis dix-neufans elle étouffait… Elle allait donc revoir son Cotentin et sesherbages ! Pour s’en aller, Mme de Ferjol avait prétexté lasanté de sa fille. Il était nécessaire de lui faire changer d’air.Elle avait naturellement choisi l’air du pays qui était le sien etoù elle avait une grande fortune. Elle donna à Agathe toutes lesraisons bêtes qui cachaient la vraie et spirituelle raison de sondépart, et que, ravie de son retour en Normandie, Agathe n’examinapas, ne discuta pas, mais accepta avec une indicible joie. Elleétait folle de revenir au pays où elle était née ! Or, toutautant avec Agathe qu’avec personne, Mme de Ferjol voulait garderle secret de sa fille, qui était le sien, puisque au regard de saconscience la grossesse de Lasthénie la déshonorait presque autantqu’elle. Pour cela, Mme de Ferjol avait tourné et retourné soustoutes les faces la pensée de ce qu’elle pouvait faire dans lacirconstance d’une grossesse, pour la cacher sans crime. Car lecrime, ce crime de l’avortement et de l’infanticide qui est devenud’une si abominable fréquence dans l’état actuel de nos misérablesmœurs, et qu’on pourrait appeler : Le Crime du XIXesiècle, l’idée n’en effleura même pas cette âme droite,religieuse et forte.

Excepté à celui-là, Mme de Ferjol s’était heurtée et déchirée àtous les angles de la question terrible. Elle avait fait et défaitbien des projets… Elle aurait pu s’en aller avec sa fille, parexemple, dans cet immense Paris où tout se noie et disparaît, oudans quelque ville, à l’étranger, et en revenir, sa fille délivrée.Elle était riche. Avec de l’argent, beaucoup d’argent, on parvientà sauver tout, jusqu’aux apparences. Mais, aux yeux d’Agathe,comment justifier de s’en aller, avec sa fille malade, on ne saitoù, et de laisser à la maison la vieille et fidèle servante, àlaquelle, dans la plus grande et la plus périlleuse circonstance desa vie, Mme de Ferjol lors de son enlèvement, avait promis parreconnaissance de ne jamais se séparer d’elle, quoi qu’il pûtadvenir ?… Elle le lui avait juré. D’ailleurs, ce parti, sielle l’avait pris, aurait certainement donné à Agathe le soupçondont elle ne voulait pas que sa fille fût flétrie dans la pensée dequi la croyait un ange d’innocence pour avoir été le témoin de lapureté de toute sa vie. C’est alors que l’idée de son pays luiétait venue, qu’elle s’y était arrêtée. Elle pensa qu’après vingtans d’absence elle devait y être bien profondément oubliée, et quetous ceux-là qui l’avaient connue dans sa jeunesse devaient êtremorts ou dispersés, et elle se dit :

« Nous irons nous engloutir là. Agathe, ivre de son paysretrouvé, ne verra rien de ce qui doit mourir entre moi etLasthénie. Nous mettrons l’épaisseur de la sensation de son paysentre elle et nous. » Dans ses projets, la solitude que Mme deFerjol devait se créer serait d’un tout autre isolement que celledont elle avait vécu au bourg des Cévennes. Elle n’habiterait enNormandie ni ville, ni bourgade, ni village, mais son vieux châteaud’Olonde, situé dans ce coin de pays perdu qui est entre la côte dela Manche et une des extrémités de la presqu’île du Cotentin. Iln’y avait pas alors de grande route tracée allant de ce côté. Lechâteau était gardé par de mauvais chemins de traverse, auxornières profondes, et aussi, une partie de l’année, par ces ventsdu sud-ouest qui y soufflent la pluie, comme s’il avait été bâti ences chemins perdus, par quelque misanthrope ou quelque avare quiaurait voulu qu’on n’y vînt jamais. C’est là qu’elless’enfonceraient toutes deux, comme des taupes, sous terre, ces deuxHontes !… La résolue Mme de Ferjol s’était bien promis quemême au dernier jour, – au jour fatal, – elle n’appellerait pas demédecin, et qu’elle suffirait bien, elle toute seule, à cettebesogne sacrée d’accoucher sa fille de ses mains maternelles !Mais c’est ici que le frisson la prenait, cette héroïque etmalheureuse femme, et qu’une voix lui criait du fond de son être:

« Eh bien, après ?… après qu’elle sera délivrée ?…

Il y aura l’enfant ! Ce ne sera plus la mère, maisl’enfant, qu’il faudra cacher ; l’enfant, dont la vie pourraittout trahir et rendre les précautions prises jusque-là,inutiles ! » Et alors elle recommençait de se débattre dans leproblème qu’elle voulait résoudre et qui l’étranglait comme unnœud. Mais il n’y avait plus à délibérer. Le temps s’en venait jourpar jour, comme la mer s’en vient, flot par flot. On ne pouvaitplus attendre. Le plus pressé, c’était de partir ! C’était des’arracher à cette bourgade qui les dévisageait ! Mme deFerjol fit comme tous les désespérés, sous l’empire d’une idée quine les sauvera pas, mais qui recule la catastrophe inévitable danslaquelle ils doivent périr. Elle se paya de ce mot, qu’on dit sansy croire : « Qu’on trouvera peut-être un moyen de salut au derniermoment », et elle se jeta, elle et sa fille, comme dans un gouffre,dans la chaise de poste qui les emporta.

Chapitre 8

 

Cette histoire sans nom d’un mystérieux malheur domestiquetombé, on ne sait d’où ni comment, sur ces deux femmes cachées dansl’ombre d’une citerne, mais visibles à l’œil du Destin, se passait,en même temps, au fond d’une autre ombre qui ajoutait à celle-là etqui l’épaississait, et c’était l’ombre du cratère ouvert tout àcoup sous les pieds de la France et dans lequel les malheurs privésdisparurent, un instant, sous les malheurs publics. Lorsque Mme deFerjol quitta les Cévennes, la Révolution française, quicommençait, n’était pas encore assez avancée pour que son voyage enNormandie rencontrât les suspicions et les obstacles auxquels ilaurait été exposé plus tard. Ce voyage, quoique fait en poste, futlong et pénible. Lasthénie souffrit si horriblement des cahots dela chaise de poste qui la secouait et qui la brisait, sur cesroutes qui n’étaient pas alors ce qu’elles sont devenues depuis,qu’on fut obligé, à l’humiliation des postillons, encore fringantsen ce temps-là, de s’arrêter tous les soirs, à la couchée, dans lesauberges, non pour relayer, mais pour ne repartir que le lendemain.« Nous marchons comme un corbillard », disaient avec mépris lespostillons ; et ils disaient plus vrai qu’ils ne croyaient :la voiture qu’ils menaient renfermait presque une morte… C’étaitLasthénie. Quand elle pâlissait et sursautait à tous les chocs decette dure chaise de poste contre les pierres du chemin, elle étaittoujours sur le point de s’évanouir. – Le Démon, qui est enembuscade dans les meilleures et les plus fortes âmes, traversaitalors de l’éclair d’un désir sinistre l’âme de Mme de Ferjol.

« Si elle pouvait faire une fausse couche ! »pensait-elle ; mais la vertueuse femme étouffait ce désir.Elle l’étouffait, avec l’horreur de l’avoir conçu. Le rapprochementde cette mère et de cette fille dans cette voiture était encoreplus étroit que dans leur éternelle embrasure de fenêtre. Elles nes’y parlaient pas davantage. Que se seraient-elles dit ? Elless’étaient tout dit… Précipitées et absorbées en elles-mêmes, nil’une ni l’autre ne songea à mettre une seule fois la tête à laportière de la voiture, pour y chercher du regard, en passant, ladistraction de quelque paysage ou l’intérêt physique de la plusmince curiosité. Elles n’en avaient plus pour rien… Elles passèrentles longues heures de leurs jours de voyage dans un silence pireque le reproche, sans pitié ni pour l’une ni pour l’autre – atrocestoutes les deux dans un ressentiment farouche ; car elles s’envoulaient : l’une de n’avoir pu rien tirer de cette fille stupideet obstinée qui était la sienne et qui était là, genou à genou,avec elle ; et l’autre, de tout ce que pensait d’elle sa mère,– son injuste mère… Ce long voyage à travers la France fut pourelles deux un chemin de croit de cent cinquante lieues…, et mêmepour Agathe, malgré sa joie de retourner au pays ; car Agathesouffrait de tout ce qui faisait souffrir Lasthénie. Elle avaittoujours la même idée sur le mal inconnu de sa « chérie » contrelequel rien ne pouvait des remèdes humains, et pour lequel, selonelle, il n’y en avait qu’un d’efficace : l’exorcisme.

Elle en avait fait luire, un jour, la nécessité aux yeux de Mmede Ferjol, qui, avec sa grande foi pourtant, l’avaitrepoussée ; – ce qui lui avait paru incompréhensible, à elle,la pieuse Agathe ! Mais arrivée à Olonde, elle se promettaitbien d’insister avec sa maîtresse sur ce qu’elle lui avait dit unefois. Agathe, la Normande, avait toutes les dévotions de sonpays.

En Normandie, une des plus anciennes, puisqu’elle remonte au roisaint Louis, est la dévotion au Bienheureux Thomas de Biville,confesseur de ce roi. Elle avait le dessein d’aller les pieds nusau tombeau du saint homme, qui ajouterait la guérison de Lasthénieà tous ses autres miracles ; et s’il ne la guérissait pas,c’est alors qu’elle avertirait son confesseur et qu’elle luidemanderait d’exorciser la pauvre fille. Malgré son dévouementabsolu, et prouvé, à la baronne de Ferjol, et la familiarité de sonlangage, Agathe n’osait pas grand-chose pourtant avec cette femmeimposante qui lui fermait la bouche avec un mot, et quelquefoisavec un silence. C’était là, du reste, l’empire de cette âmealtière sur les autres âmes que d’arrêter la sympathie dans trop derespect et de faire remonter au ciel la divine Confiance, quandelle se penchait, les bras ouverts, pour en descendre.

Elles arrivèrent enfin à Olonde, après beaucoup de jours devoyage. Si quelque chose avait pu mordre sur l’imagination ramolliede la morne et débile Lasthénie, ç’aurait été la gaieté et lasplendeur du jour pleuvant sur sa tête, au sortir de cette chaisede poste qui, pendant toute la route, lui avait fait l’effet d’uncercueil…

Cette gaieté brillante d’un beau jour d’hiver (on était enjanvier) comme elle n’en avait jamais vu un seul, même auprintemps, dans cette cave des montagnes du Forez où une rarelumière tombait d’en haut comme d’un soupirail, aurait inondédélicieusement son âme, si elle avait eu de l’âme encore, mais ellen’en avait pas assez pour éprouver le bien de cette soudaine ettoute puissante douche de lumière. Le soleil clair de ce jour-là,sorti d’une de ces neuvaines de pluie, comme on dit en ces paragesde l’Ouest, où elles sont si fréquentes, faisait resplendirexceptionnellement les masses de ces campagnes, vertes parfoisjusqu’en hiver, et donnait aux feuillages éternels des houx deleurs haies, lustrés par ces pluies et brossés par le vent, desétincellements d’émeraude. La Normandie, c’est la verte Erin de laFrance, mais une Érin (le contraire de l’autre) cultivée, riche etgrasse, et digue de porter la couleur des espérances heureuses ettriomphalement réalisées, tandis que la pauvre Érin de l’Angleterren’a plus droit qu’à la livrée du désespoir… Malheureusement, toutcela n’eut d’action bienfaisante que sur Agathe. Mme de Ferjol, quivenait de rompre la seule racine qui l’attachait à la terre, enabandonnant en un coin des Cévennes le tombeau de son mat danslequel elle aurait voulu qu’on la couchât après sa mort, Mme deFerjol, qui n’avait plus que la pensée de sauver à tout prixl’honneur de sa fille, n’était pas plus ouverte aux impressions dece pays que Lasthénie, devenue le berceau douloureux d’un enfant,venu comme ce squirre qu’elle avait longtemps espéré.

Hélas ! elles n’étaient plus ni l’une ni l’autre sensiblesaux beautés extérieures de la nature. Toutes les deux étaient, danstous les sens, dénaturées ; elles le sentaient, avec terreur.Elles s’aimaient encore, mais une haine – une haine involontaire –commençait à filtrer venimeusement en cet amour sans épanchementqu’elles avaient refoulé dans leurs cœurs, et qui s’y était aigriet corrompu, comme un poison corrompt une source. Mme de Ferjol etsa fille, dépravées par les sentiments dont elles étaient la proie,s’établirent dans le château d’Olonde, leur refuge, avecl’insouciance aveugle des êtres qui ne sont plus dans la viephysique.

Pour elles, la vie physique, ce fut Agathe. Seule, cette vieillefille, rajeunie et renouvelée par l’idée et la vue de son pays, etqui s’était mise à reboire avec un avide enchantement l’air natal,oxygéné par l’amour, put suffire à tout, en leur épargnant tout.Elle se plaça entre ces femmes qui étaient arrivées dans ce châteauabandonné sans prévenir personne et ce pays, où elles ne voulaientconnaître personne… À elle seule, Agathe rendit habitable ce vieuxchâteau presque délabré, dont elle savait les êtres par cœur et quilui rappelait sa jeunesse. Elle le laissa sous ses persiennesstrictement fermées, mais elle rouvrit les fenêtres par-dessous lespersiennes rouillées et noircies par le temps, pour donner un peud’air aux appartements qui sentaient le mucre,disait-elle. Le mucre, en patois normand, c’est le moisiqui résulte de l’humidité. Elle battit et essuya les meubles quicraquaient et s’en allaient de vétusté.

Elle retira des armoires le linge empilé et jauni par un sigrand nombre d’années, et mit les draps aux lits qu’elle chauffapour en ôter l’impression sépulcrale que font à nos corps les vieuxdraps restés longtemps sans être dépliés dans les armoires. Malgréles trois personnes qui y étaient revenues, l’aspect extérieur duchâteau ne changea pas. Il sembla toujours qu’il n’y avait plus làâme qui vive pour les paysans qui passaient au pied, et qui n’yfaisaient pas plus attention que s’il n’avait jamais existé. Ilsl’avaient vu toujours à la même place, ayant, sous ses contreventset ses obliques condamnés, la même physionomie d’excommunié, commeils disaient, expression religieuse des temps antérieurs, profondeet sinistre ; et l’habitude de le voir les avait blasés surcette chose singulière d’un château frappé d’un abandon quiressemblait à la mort.

Les fermiers d’Olonde habitaient assez loin de la demeure desmaîtres pour ignorer ce qui s’y passait depuis l’arrivée encachette des dames de Ferjol.

Agathe, qui avait quarante ans quand elle disparut dansl’enlèvement de Mlle d’Olonde, et changée de visage par vingt ansd’absence, n’avait plus personne qui s’en souvînt dans la contréeet qui pût la reconnaître, quand elle allait, tous les samedis,pour la provision, aux marchés des alentours. Ce n’était plus parmiles paysannes qu’une autre vieille paysanne qui payait comptanttout ce qu’elle achetait, et qui reprenait solitairement le chemind’Olonde, sans avoir dit un mot à qui que ce fût… Parmi les paysansnormands, le silence qu’on garde produit le silence qui s’impose.Ils sont tellement défiants qu’ils ne se livrent que quand on faitles premiers pas vers eux. D’ailleurs, pendant le peu de temps quiva s’écouler jusqu’au dénouement de cette histoire, Agathe nerencontra pas un seul curieux qui pût l’embarrasser, dans unecontrée où chacun n’est préoccupé que de ses propres affaires.

Les chemins qui conduisaient à Olonde étaient presque toujoursdéserts ; car le château est assez loin des routes quiconduisent directement par là aux villages de Denneville et deSaint-Germain-sur-Ay. Elle ne rentrait point au château par lagrande grille rouillée qui avait un volet intérieur, masquantentièrement la grande cour, mais par une petite porte basse,dissimulée dans un angle du mur du jardin, au-delà du château.Avant de mettre la clef dans la serrure, la prudente Agatheregardait autour d’elle comme si elle eût été une voleuse. Maisc’était là une précaution vaine. Jamais elle ne vit dans ceschemins défoncés, où les charrettes coulaient dans les ornièresjusqu’à l’essieu, quoi que ce soit qui pût l’inquiéter.

Ainsi qu’elle se l’était promis, Mme de Ferjol se fit donc làune solitude plus profonde que celle de sa petite bourgade duForez. Ce ne fut pas seulement une solitude, ce fut la captivitédans la solitude. Lasthénie, qui avait toujours tremblé devant samère, l’obéissante Lasthénie qui, dés l’enfance, s’était soumise àtoutes les décisions de cette âme despote, démoralisée maintenantet anéantie, ne se révolta pas contre cet isolement que luiimposait l’énergique volonté de Mme de Ferjol. L’idée d’honneurcomme le comprend le monde tenait moins de place dans sa têtevirginale, ignorante et affaiblit : que dans celle de sa mère.

Détrempée dans tant de larmes, son âme était devenue une molleargile sous le rude pouce d’une sculptrice à laquelle le marbremême n’aurait pas résisté. Quant à Agathe, avec son fanatisme pourla jeune fille, chez laquelle elle n’aurait jamais soupçonné que lapureté ne fût pas immaculée, elle ne s’étonna pas de cetteprodigieuse et mystérieuse solitude. Elle trouvait tout simple queMme de Ferjol voulût cacher l’état de Lasthénie, qui ne devait pasêtre vue dans une pareille ruine de tout son être dans la patrie desa mère, et dont il ne fallait pas qu’on dît : « Voilà donc ce quecette fière Mlle d’Olonde a retiré et rapporté de son scandaleuxenlèvement ! » D’ailleurs, Agathe avait dans la tête sonremède surnaturel pour Lasthénie, et c’était le projet qu’elleruminait d’un pèlerinage au tombeau du Bienheureux Thomas deBiville, puis finalement l’exorcisme, si les prières au tombeau duBienheureux n’étaient pas exaucées. C’était la suprême espérance decette âme pleine d’une foi naïve ; et naïve, la foi l’esttoujours ! Mme de Ferjol ne rencontra ni d’obstacle, ni mêmed’observation, de la part de sa fille et de sa vieille servante,sans laquelle elle n’aurait pu se créer l’existence cloîtréequ’elle réalisa. Olonde, en effet, fut un cloître – un cloître àtrois -, mais sans chapelle et sans offices – et ce fut là pour Mmede Ferjol une peine et un remords de plus.

Elle n’aurait pu, même voilée, aller à la messe aux paroissesvoisines. C’était un danger que de laisser, dans ce dernier moisd’attente et d’anxiété, une seule minute Lasthénie.

« Il faut que je lui sacrifie – pensait-elle avec ressentiment –jusqu’à mes devoirs religieux ! » – et les devoirs pesaientplus à cette janséniste qu’à personne « Elle nous damne toutes lesdeux », – ajoutait-elle avec sa violence et sa rigidité exaltée. Etc’est ce sentiment religieux qu’il serait nécessaire de comprendre,pour bien savoir ce que cette forte femme souffrait au fond de saconscience. Le comprendra-t-on ?… C’est bien incertain. Cettemaison, que j’ai comparée, pour la solitude, à un cloître isolé etmorne sans religieuses et sans chapelle, eut bientôt, pour elle etLasthénie, l’étroitesse étouffante de cette voiture qui, pendant levoyage, leur avait fait l’effet d’un cercueil. Heureusement (si untel mot peut trouver sa place dans une si navrante histoire),heureusement, ce cercueil d’une maison avait encore assez d’espacepour qu’on pût physiquement y respirer. Les murs du jardin, quidepuis longtemps n’était plus cultivé, étaient assez hauts pourcacher les deux recluses, quand elles avaient besoin de fairequelques pas au-dehors pour ne pas mourir de leur solitude, – commecette énergique princesse d’Éboli, verrouillée par la jalousie dePhilippe II dans une chambre aux fenêtres grillées et cadenassées,mourut de la Bienne, en quatorze mais, n’ayant d’autre air àrespirer que celui qui lui sortait de la bouche et qui lui rentraitdans la poitrine, s’asphyxiant d’elle-même, effroyabletorture !… Au bout de quelques jours, du reste, Lasthénie nedescendit plus au jardin. Elle aima mieux rester étendue sur lachaise longue de sa chambre, où sa mère la remplaçait la nuit, –car elle était là, toujours là, Mme de Ferjol, comme un geôlier etpire qu’un geôlier, puisque en prison on n’est pas toujours tête àtête avec son geôlier -, tandis que Lasthénie vivait avec le sien,silencieux maintenant, mais omniprésent et implacable dans sontenace silence ! Mme de Ferjol avait pris un parti qui donneune idée de la fermeté de son âme. Elle ne disait plus rien àLasthénie ! Elle ne lui reprochait plus rien. Elle avait sentil’impossibilité de vaincre cette fille si faible, elle siforte ! et sa force lui retombait sur le cœur. Hélas ! cesilence n’avait, toute leur vie, que trop existé entre ces deuxfemmes ; mais alors il devint absolu. Il devint le silence dedeux mortes, mais de deux mortes enfermées dans la même bière, dedeux mortes qui n’étaient pas mortes, qui se voyaient et setouchaient sous les quatre planches qui les comprimaient l’une surl’autre, éternellement muettes. Ce silence funèbre entre ellesétait le plus insupportable de leurs supplices… Ce n’est pas laprière, comme dit le mystique saint Martin, qui est la respirationde l’âme humaine.

Non ! c’est la parole tout entière, et quoi qu’elleexprime, haine ou amour, soit qu’elle maudisse ou bénisse, soitqu’elle prie ou blasphème ! Aussi, se condamner au silence,c’est se condamner à étouffer sans mourir. Elles s’y étaient, devolonté et de désespoir, condamnées. Leur silence mutuel était àchacune des deux un bourreau. Mme de Ferjol, dont rien ne pouvaittuer la foi profonde, parlait encore à Dieu ; elle se jetait àgenoux devant sa fille et priait tout bas.

Mais Lasthénie ne priait plus, ne parlait pas plus à Dieu qu’àsa mère, et même souriait d’un mauvais sourire, vaguementméprisant, en la regardant, quand elle la voyait prier au bord deson lit, agenouillée.

Pour cette opprimée du Destin, il n’y avait ni de justice enDieu, ni de justice humaine, puisque sa mère n’en avait pas pourelle. Ah ! d’elles deux, c’était toujours la pauvre Lasthéniequi était la plus malheureuse ! Quant à Agathe, sans cesseécartée par Mme de Ferjol, elle n’osait pas venir travailler danscette chambre où l’on ne parlait plus, et, quoique la mort dansl’âme de l’état de Lasthénie, elle reprenait cependant avecémotion, dans ce château où elle avait vécu son temps de jeunesse,possession des choses qui l’entouraient et « qui la connaissaient», disait-elle, et elle vaguait dans le jardin, autour du puits,partout, s’occupant seule de ces soins domestiques dont sesmaîtresses semblaient avoir perdu jusqu’à la notion. Sans Agathe,qui les faisait manger comme on fait manger des enfants ou desfous, elles seraient peut-être mortes de faim, dans l’absorptiondes pensées qui les dévoraient.

Chapitre 9

 

Un soir, des symptômes certains d’une délivrance prochaineapparurent à Mme de Ferjol, – et quoiqu’elle s’attendît àl’événement qui allait se produire, elle ne le vit pas approchersans trouble. Solennel et menaçant, il pouvait, sous ses mainsinexpérimentées, devenir aisément tragique et mortel. Elle s’yprépara cependant avec une volonté qui dominait ses nerfs. Lessouffrances de Lasthénie étaient de celles-là sur lesquelles lesfemmes qui ont passé par elles ne peuvent pas se tromper. Lasthénieaccoucha dans la nuit. Quand l’inquiétant travail commença : – «Mordez vos draps pour ne pas crier, – dit Mme de Ferjol. – Tâchezdonc d’avoir ce courage ! » Lasthénie l’eut comme si elleavait été forte. Elle ne poussa pas un seul cri, qui, d’ailleurs,n’eût averti personne dans cette maison, à laquelle la nuit nepouvait pas ajouter un silence de plus, tant le jour elle étaitsilencieuse ! Le seul être qui aurait pu entendre Lasthénieétait Agathe, mais elle couchait dans une chambre placée àl’extrémité du château, hors de toute atteinte de la voix, siLasthénie avait crié. Toutes les précautions avaient été bienprises par la prudente Mme de Ferjol. Néanmoins, il y eut encorepour elle, malgré ses précautions, un moment terrible. La peur del’incertain la prit ; une défiance insensée ! Elle étaitbien sûre qu’il n’y avait là qu’elles deux, et cependant elle osaaller, le cœur palpitant, ouvrir toute grande la porte fermée, pourvoir s’il n’y avait personne derrière et regarder dans le sombre ducorridor. Elle imaginait là Agathe accroupie. Il était bienimpossible qu’il y eût quelqu’un !

N’importe ! elle y alla, avec la transe au cœur queconnaissent les superstitieux qui ne sont pas bien sûrs de ne pasvoir, tout à l’heure, se dresser un spectre dans le noir béant dela nuit. Ici, le spectre aurait été Agathe !… Tremblante, ellesonda d’un œil dilaté les ténèbres du corridor, et pâle de laterreur involontaire des gens braves, elle revint au bord du lit oùsa fille, dans une agonie convulsive de douleur, se tordait, etelle l’aida à se débarrasser de son fardeau…

L’enfant que Lasthénie mit au monde avait sans doute épuisé,pendant qu’elle le portait, toutes les souffrances qu’il pouvaitdonner à sa mère. Il était mort quand il sortit d’elle. Lasthénieaccoucha comme un cadavre, qui se viderait d’un autre cadavre… Cequi restait de vie, en effet, à cette fille inanimée, peut-on direque ce fût de la vie ? Mme de Ferjol, qui s’était reproché,pendant tout son voyage à Olonde, ce désir d’une fausse couche,déterminée par quelque accident de voiture, qui eût sauvé l’avenirde sa fille, ne put s’empêcher de sentir une joie profonde de cettemort dont personne n’était coupable… Elle remercia Dieu de la pertede cet enfant, qu’elle avait lugubrement nommé « Tristan » dans sapensée, s’il avait vécu, et elle adora la Providence de l’avoirpris avant sa naissance, comme si elle avait voulu lui épargner,ainsi qu’à sa fille, d’autres hontes et d’autres douleurs.

Pour elle aussi, Mme de Ferjol, c’était unedélivrance !

Cette mort la délivrait d’un enfant qu’il aurait fallu cacherdans la vie, comme elle l’avait caché, mais à quel prix ! dansle sein de sa mère, et qui, vivant, aurait fait rougir Lasthénie decette immortelle rougeur de la honte que les bâtards infligent auxjoues de leurs mères, comme un soufflet de bourreau.

Mais sa joie fut cruelle encore. Quand elle eut détaché l’enfantde sa mère, elle le lui montra :

« Voilà votre crime et son expiation ! » lui dit-elle.

Lasthénie regarda l’enfant mort, avec des yeux qui l’étaientautant que lui ; et tout son corps, qui n’en pouvait plus,frissonna. – « Il est plus heureux que moi », murmura-t-elleseulement, pendant que. Mme de Ferjol épiait sur son frontl’expression d’un sentiment qu’elle s’étonna de n’y pas trouver.Elle y cherchait de la tendresse. Elle n’y trouva que de l’horreur,l’horreur éternelle, familière à ce front, à laquelle semblaitvouée fatalement Lasthénie. Elle, Mme de Ferjol, la femmepassionnée qui avait aimé, et de quel amour ! l’homme quil’avait épousée, ne vit, dans ce visage raviné par les larmes, riende ce qui explique et innocente tout : – l’amour ! Elle avaitinvolontairement compté sur l’instant suprême de cet accouchement,ou, par dévouement maternel, elle s’était faite la sage-femme de safille pour que tout restât entre elles deux et Dieu seul de cettevirginité perdue ; et il fallait renoncer à l’espoir de cettelueur dernière pour pénétrer le mystère de l’âme deLasthénie ! Cette lueur espérée s’éteignit dans cetaccouchement clandestin d’un enfant qui n’avait pas de père. À lamême heure de cette nuit funeste dont Mme de Ferjol ne dut jamaisoublier les sensations, il y avait certainement dans le monde biendes femmes heureuses, qui accouchaient d’êtres vivants, fruits d’unamour partagé et qui tombaient des flancs d’une mère délivrée dansles bras d’un père fou d’amour et d’orgueil ! Mais y enavait-il une seule, y en avait-il une seconde dont la destinéeressemblât à la destinée de Lasthénie, sur qui la nuit, la peur etla mort entassaient leurs triples ténèbres pour cacher à jamaisl’enfant sans nom de cette lamentable histoire sans nom ?…

Et la nuit, – la sombre et longue nuit, – la nuit aux angoisses,aux inoubliables angoisses, – n’était pas finie pour Mme de Ferjol.Il y en avait une encore, de ces angoisses, à dévorer. L’enfantétait venu mort, affreux bonheur ! Mais le cadavre ?… quefaire de ce cadavre, le dernier indice accusateur de la faute deLasthénie ? comment le faire disparaître ? Commenteffacer le dernier vestige de cette honte, pour que tout, de cettehonte, excepté dans leurs deux âmes, fût anéanti ?… Elle ypensait, Mme de Ferjol ; et ce qu’elle pensait l’effrayait.Mais c’était une organisation normande et de race héroïque. Ellepouvait avoir le cœur terrifié ou déchiré, elle commandait à soncœur ; et toujours elle faisait en tremblant ce qu’elle avaità faire ; comme si elle eût été impassible. Pendant le sommeiloù tombent les nouvelles accouchées et dans lequel tomba Lasthénie,Mme de Ferjol prit le cadavre de l’enfant mort, – et l’ayantenroulé dans une de ces layettes qu’elle avait cousues, en leurslongues heures de silence, auprès de sa fille, qui n’avait jamaiseu, elle, la force d’y travailler, elle l’emporta hors de lachambre, qu’elle ferma à la clef pour le temps où elle devaitrester sortie. Elle ne savait point si Lasthénie ne se réveilleraitpas ; mais la nécessité, la nécessité aux mains de bronze, luifit courir cette chance du réveil de Lasthénie. Elle avait alluméune lanterne sourde, et elle descendit au jardin, où elle sesouvenait d’avoir vu une vieille bêche oubliée dans un coin demur ! et c’est avec cette bêche et dans ce coin de mur qu’elleeut le courage de creuser une fosse pour l’enfant mort, et de lamort de qui elle était innocente !… Elle l’enterra de sespropres mains, de ses mains si fières autrefois, et devenuespieuses et maintenant si profondément humiliées. Tout en creusantson sinistre trou, à la dérobée, dans cette nuit noire, sous lesétoiles qui la regardaient faire, mais qui ne diraient pas qu’ellesl’avaient vue, elle ne pouvait s’empêcher de songer auxinfanticides qui peut-être, dans ce moment, faisaient, dansl’univers, ce qu’elle faisait nuitamment en présence de ce cielconstellé…

« Je l’enterre comme si je l’avais tué », pensait-elle ; etune histoire surtout, une histoire atroce qu’elle avait autrefoisentendu raconter, lui revenait à la mémoire.

C’était celle d’une jeune servante de dix-sept ans, qui s’étaitelle-même accouchée, une nuit, d’un enfant qu’elle avait étranglé,et que, le matin (un dimanche, et elle avait l’habitude d’aller cejour-là à la messe !), elle mit dans la poche de sa jupe, etgarda et porta sur sa cuisse tout le temps de la messe, pour lejeter, en revenant, sous l’arche d’un pont solitaire qui setrouvait sur son chemin et par où personne ne passait…

Mme de Ferjol était poursuivie, persécutée par le souvenir decette abominable histoire. Frémissante et glacée comme si elleavait été coupable, elle piétina et tassa longtemps la terreamoncelée sur… ce qui aurait pu être son petit-fils, et quand ellefut sûre qu’il n’y avait plus là trace de tombe, elle remonta,toute pâle de ce qui ressemblait à un crime, mais de ce qui n’enétait pas un, dans la chambre où Lasthénie dormait encore. Quandcelle-ci s’éveilla, dans cette hébétude de tout l’être qui suit lesgrandes douleurs de l’accouchement, elle ne demanda pas à revoirl’enfant mort qu’elle venait de mettre au monde. On eût dit qu’ellel’avait déjà oublié… Cela fit réfléchir Mme de Ferjol, qui ne luien parla pas non plus, voulant savoir si elle, Lasthénie, enparlerait la première… Mais, chose étrange et presquemonstrueuse ! elle n’en parla pas, – et même, elle n’en parlajamais plus… Lui manquait-il, à cette suave Lasthénie, adorablequelques jours, ce sentiment de la maternité qui est la racine detoute femme ; car les femmes, même violées, aiment leursenfants morts et les pleurent ? Ni cette nuit, ni les jourssuivants, elle ne sortit de sa silencieuse apathie. Les larmescontinuèrent à couler sur son visage, creusé par les larmes, maisrien de plus ne s’ajouta à ce qui les faisait couler depuis sixmois…

Une fois relevée de sa couche, Lasthénie resta la même, auventre près, que pendant sa grossesse. Ce fut le même accablement,la même pâleur, la même stupeur, le même retirement en elle-même etle même égarement quand elle en sortait, le même hébétement, lamême démence muette ! Le coup déshonorant de l’incrédulité desa mère à son innocence et l’inexplicabilité de sa grossesse luiavaient fait au cœur une blessure qui saignerait toujours et dontelle ne devait jamais guérir.

Sa mère, elle, rassurée par l’idée du secret, impénétrablemaintenant, de la faute de sa fille, s’adoucit, et, chrétienne, serappela peut-être le mot chrétien :

« À tout péché miséricorde ! » Du moins, elle n’eut plusavec Lasthénie l’irritabilité accoutumée qu’elle n’avait pu, malgréson caractère et la force de sa raison, maîtriser. Les chosesirréparables sont comme la mort, et on accepte l’idée de lamort ; mais Lasthénie n’accepta pas l’idée de l’irréparabilitéde sa faute.

De ces deux femmes, ce fut la plus faible qui se montra la plusprofonde… Lasthénie ne se modifia pas dans ses relations avec samère. Fleur flétrie, elle ne releva pas sa tête humiliée. Elle futimpitoyable pour cette mère adoucie. Elle garda dans sa blessure cepoignard qu’il est impossible d’en arracher quand on en a étéfrappé, et qui s’y soude, – et qu’on appelle le ressentiment. Aprèsles jours forcés de sa convalescence, elle sortit dut lit ;mais à son visage défait, à sa langueur, à l’évanouissement de toutson être, on aurait très bien pu croire qu’elle aurait dû y rester,et que son mal était incurable et mortel… Agathe, qui avait espéré,tout le temps qu’elle était restée au lit, en quelque crise,peut-être heureuse, – qui sait ? – voyant que le pays adoré,auquel elle attribuait la puissance de tous les miracles, nepouvait rien sur « sa chérie », s’enfonçait un peu plus dans sonimmanente pensée que « le démon la tenait », et qu’elle était « unepossédée », finit par demander à Mme de Ferjol la permissiond’aller en pèlerinage au tombeau du Bienheureux Thomas de Biville,et Mme de Ferjol le lui accorda.

Agathe y alla donc, les pieds nus, avec la simplicité despèlerins du Moyen Âge qu’on retrouve encore, malgré les progrès del’incrédulité contemporaine, dans ce pays aux profondes coutumes…Elle rentra à Olonde après quatre jours d’absence, mais elle yrentra sans espérance et plus triste que quand elle en étaitpartie. Elle doutait maintenant du miracle qu’elle avait demandéavec une foi si robuste de certitude ; car une chose – unechose surnaturelle et formidable – troublait dans son âme,perméable à toutes les influences et à toutes les traditions dumilieu dans lequel elle avait vécu ses jeunes années, la sécuritéde sa foi. Agathe avait la croyance religieuse de son pays, maiselle en avait aussi les superstitions. Une chose effrayante, dontelle avait entendu parler cent fois dans son enfance, elle venaitde la voir de ses propres yeux, – de ses yeux de chair, – etc’était, pour elle comme pour les paysans de ces contrées, leprésage de mort, ce qu’elle avait vu !

Elle était alors dans les chemins d’Olonde, très attardée àcause de ces pieds nus lassés et sur lesquels elle revenait commeelle était partie, conformément au vœu qu’elle avait fait pour laguérison de Lasthénie. La nuit était très avancée ; lacampagne sans maisons de ce côté-là, et sans personne qui y passâtde près ou de loin. C’était, autour d’elle un infini de solitude etde silence. Elle se hâtait parce qu’elle était seule, mais ellen’avait peur ni de ce silence ni de cette solitude. Elle avaittoute la tranquillité de son esprit, qui ressemblait à saconscience. Le matin, elle avait communié, et cette circonstancecoulait et étendait dans son âme un calme divin. La lune, levéedepuis longtemps, mettait, de son côté, son calme, divin aussi,dans la nature, comme l’hostie du matin l’avait mis dans l’âme decette chrétienne, et ces deux calmes se regardaient, face à face,dans cette nuit placide. Tout à coup, dans les chemins de traversequi se resserrent à quelques endroits, la route que suivait Agathen’eut guère plus que la largeur d’un sentier, et c’est à l’instantoù ce chemin changeait qu’elle aperçut, encore assez loin d’elle,dans le reflet bleuissant de la lune, quelque chose de blanchâtrequ’elle prit pour un brouillard qui commençait de se lever de terre– de cette terre toujours un peu humide en ces parages deNormandie. Mais, en avançant, elle vit nettement que ce qu’elleprenait pour du brouillard, c’était un cercueil placé en travers dela route et qui la barrait…

Dans les traditions et dans les croyances anciennes du pays, cecercueil mystérieux, sans personne auprès, et qui semblaitabandonné, comme si les gens qui le portaient se fussent enfuis,était, quand on le rencontrait par les nuits claires, un signecertain de mort prochaine, et pour en conjurer le mauvais présage,il fallait, disait-on, avoir le courage de le soulever et de leretourner bout pour bout. D’aucuns, dans les récits qu’on avaitfaits autrefois à Agathe, méprisant cette apparence comme uneillusion de leurs sens, avaient eu la témérité de passer outre,enjambant irrévérencieusement ce cercueil comme si c’était unéchalier, mais au jour levant on les avait retrouvés sansconnaissance à la même place, et, toujours, dans l’année, on lesavait vus blêmir misérablement et mourir. De nature, Agathe étaitcourageuse et trop religieuse pour avoir grand-peur de la mort,mais ce ne fut pas à la sienne qu’elle pensa, ce fut à celle deLasthénie. Malgré sa religion et son courage, elle resta donc figéeun instant devant ce cercueil, qui, à chaque pas qu’elle avait faiten s’en approchant, lui avait paru plus net, plus distinct, pluspalpable aux yeux et à la main. La lune, ce pâle soleil desfantômes, le dessinait, et en faisait bomber la blancheur surl’ombre noire du sentier, entre ses deux haies.

« Ah ! – se dit-elle, – si c’était pour moi, peut-être queje n’aurais pas la force de le retourner, mais pour elle ! »Et après s’être agenouillée dans le chemin creux et avoir récitéune dizaine de chapelets, – elle s’appuyait sur la prière pour nepas défaillir ! – elle fit un signe de croix encore et, enfin,osa !…

Mais le cercueil pesait trop pour être soulevé par sa main, etceci la frappa au cœur ! car le sort et la mort qu’ilprédisait n’étaient conjurés que si on avait la force de leretourner, et elle ne l’avait pas… Il était trop lourd. Ilrésistait. Elle s’efforça, mais l’effort n’est pas de laforce ! L’ironique et terrible cercueil avait l’air de semoquer d’elle. Il ne bougea pas. Il semblait cloué au sol. « Pourtant peser, – se disait-elle, – il faut qu’il y ait une mortededans ? » Et toujours elle pensait à Lasthénie… Voulant cequ’elle voulait et d’une volonté à déraciner les montagnes, maisqui ne pouvait cependant pas soulever ces quatre misérablesplanches de sapin, désespérée de sa faiblesse et de cet augure,elle se remit à prier… inutilement encore ; puis, consternée,l’âme vaincue et ne pouvant pas rester là toute la nuit, elle passale long de l’étroite langue de terre qui s’allongeait des deuxcôtés, entre le cercueil et les haies. Maintenant, elle obéissait àla peur. Elle en avait le tremblement sur ces mains qui venaient detoucher cette froide bière et dont elle avait matériellement sentila réalité sur sa chair… Seulement, une fois éloignée, elle eut unremords et se dit courageusement :

« Si j’allais essayer encore ?… » Mais quand elle seretourna pour y aller, elle ne vit plus rien que la route, la routedroite et vide. Le cercueil avait disparu… Elle n’eût pas mêmereconnu la place. Le chemin avait repris sa noirceur d’ombre, entreses deux haies éclairées par la lune et immobiles ! – car ilne faisait pas de vent, cette nuit-là, chose inaccoutumée à cesendroits voisins de la mer :

– « Dieu ne soufflait pas, – disait-elle. – L’air, sans haleine,était aux lutins, qui sont des démons. » Aussi, en proie à uneterreur qui lui venait et qui lui envahissait toute l’âme, danscette nuit sans souffle, où le clair de lune lui-même ne luiparaissait pas « comme un clair de lune ordinaire », elle se hâtaet marcha plus vite, mais, en marchant, la lune, qu’elle avait à sagauche et sur le fil de l’horizon, lui semblait marcher du même pasqu’elle, et lui faisait l’effet d’une tête de mort qui l’auraitobstinément accompagnée.

Tout en marchant, elle en blêmissait. Ses dents claquaient. Etquand, à une certaine bifurcation du chemin, la lune, qu’elle avaiteue à son coude, se trouva, par le fait de la courbure du chemin,derrière elle : « Je crus, – disait-elle bien longtemps après,quand ce souvenir glaçait sa pensée, – que cette tête de mort,roulant dans le ciel, me poursuivait et venait sur moi pour mecasser mes vieilles jambes, comme une diabolique boule à quilles,et que je n’arriverais jamais sur elles à la maison. » Cependant,elle arriva à Olonde, mais toute démoralisée. Ce qu’elle venait devoir lui faisait craindre un malheur subit qu’elle y aurait trouvé,en y rentrant. Seule, la morne tranquillité de la maison larassura. Dormaient-elles où ne dormaient-elles pas, la mère et lafille ?… Nul bruit ne venait de leurs appartements fermés. Lelendemain, elle crut que Lasthénie était un peu moins affaissée quequand elle était partie pour son pèlerinage, et sans l’apparitionde la nuit, elle aurait attribué à ses dévotions l’espèce deredressement qu’elle croyait voir dans sa pauvre Lasthénie écrasée…Elle raconta les circonstances de son voyage à Mme de Ferjol, maiselle tut son apparition.

« À quoi bon ? – se dit-elle ; – elle ne me croiraitpas. » Mais Mme de Ferjol croyait aux prières, et aux miracles queles prières pouvaient décider, et elle dit à Agathe « que Lasthéniese ressentait déjà des siennes au tombeau du Bienheureux Confesseur». Elle pesa même sur le mieux de sa fille, et d’autant qu’elleavait soif de reprendre ses pratiques extérieures de piété,interrompues par la vie cachée qu’elle avait été obligée de mener àOlonde.

« Nous pourrons donc aller à la messe », – dit-elle à Agathe. Etnous, c’étaient elle et Lasthénie ; car Agathe n’y avait pasmanqué. Agathe n’avait point à se reprocher le péché mortel demanquer à la messe, que se reprochait Mme de Ferjol, et qui étaitune conséquence du crime de Lasthénie. La vieille servante avaittoujours trouvé le moyen d’aller « prendre une messe » auxparoisses voisines d’Olonde, comme elle disait. Elle y allait, latête couverte de la cape de son mantelet noir par-dessus sa coiffe,– et pas plus là, contre le portail de l’église où elle se tenaitjouxte le bénitier pour sortir la première, la messe dite, ellen’avait été plus reconnue qu’au marché de Saint-Sauveur, quand elley allait, le samedi, faire les provisions de la semaine. Parmi lesassistants de cette messe, qui n’avaient aucun intérêt (le grandmot normand !) à savoir qui elle était, on la prenait pour unepaysanne de plus. Mais ce qui avait été possible à Agathe nel’était point pour Mme de Ferjol. Aussi, quand elle crut que letemps pouvait être venu de retourner à l’église et d’entendre lasainte messe, elle eut non pas une joie, – elle était trop tristede l’état de sa fille pour avoir une joie, – mais quelque chosecomme une plus large dilatation dans son cœur si longtemps et sihorriblement étreint ! Elle qui ne s’abandonnait jamais et quiavait le sens pratique des réalités de la vie, elle avait pensé quemaintenant elle et sa fille devaient sortir de ce strict etformidable incognito qu’elle avait voulu et gardé jusque-là. – «Vous pouvez – dit-elle à Agathe – annoncer au fermier de la terreque nous sommes arrivées à Olonde subitement et de nuit, et quenous y sommes revenues pour y demeurer. » Et elle enjoignit surtoutà Agathe d’insister sur la souffrance de Lasthénie, malade depuisdes mois, et qui venait chercher dans le pays de sa mère un autreair que celui des Cévennes, parce que cette circonstance de lasouffrance de Lasthénie l’empêcherait de recevoir personne jusqu’àson entière guérison.

Précaution vaine, du reste ! Le temps n’était guère, à cemoment-là, aux relations de monde et de société ; mais Mme deFerjol, dévorée par le malheur de sa fille, ignorait profondémentce qui se passait autour d’elle. La Révolution française marchaitalors comme une fièvre putride, et elle allait entrer dans lapériode aiguë du délire.

À Olonde, on ne le savait pas. La sanglante tragédie politiquequi allait avoir la France pour théâtre, les deux malheureuseschâtelaines d’Olonde ne s’en doutaient même pas, du fond de latragédie domestique qui avait pour théâtre leur sombre logis. Elleparlait de messe, Mme de Ferjol. Encore un peu de temps, il n’y enaurait plus, et elle ne pourrait plus s’agenouiller devant cesautels qui sont les colonnes où devraient s’appuyer tous les cœursbrisés d’ici-bas !

Chapitre 10

 

Quand Mme de Ferjol se montra à la messe d’une des paroisses quientourent Olonde, elle ne produisit donc pas cet effet de curiositéet de surprise qu’elle aurait produit dans un autre temps. Lapréoccupation, enthousiaste chez les uns, effrayée chez les autres,d’une Révolution qui bouleversait toutes les têtes (même enNormandie, ou le bon sens est séculaire), en attendant qu’elle lesfit tomber, empêcha de beaucoup remarquer la venue de Mme de Ferjoldans ce pays, qui avait, du reste, presque oublié l’ancien scandalede son enlèvement. Le château d’Olonde, qui, pendant tant d’années,avait eu l’air de dormir au bord de la route où étaient plantéesses trois tourelles, ouvrit ses paupières, un matin, c’est-à-direses persiennes noircies et moisies par l’action du temps et despluies, et l’on vit passer aux fenêtres la blanche coiffe de lavieille Agathe. Le rideau intérieur de planches qui doublait lagrille de là cour d’honneur disparut, et, pour les rares passantsde ces contrées, la vie dans ses menus détails sembla avoir reprissans bruit ce château frappé de la mort, – pire que la mort, del’abandon. Mais, à la réflexion près de ceux qui passaient par là,le séjour de Mme de Ferjol à Olonde ne fit pas plus d’étonnement etd’éclat dans le pays que son arrivée. Elle y vécut aussi solitaire,ne se cachant pas, qu’elle y avait vécu cachée. Elle resta dans cetête-à-tête avec sa fille qui devait être toute sa vie, et quetoute autre présence que celle d’Agathe ne devait jamais troubler.Elle pensait toujours à ce tête-à-tête, qui était pour elles, deux– la mère et la fille – la fatalité de l’avenir ! – « Aucunmariage – songeait-elle souvent – n’est plus possible pourLasthénie. » Comment dire à l’homme qui l’aimerait assez pourl’épouser, et qui croirait, en l’épousant, épouser une jeune fille,qu’elle n’était plus qu’une veuve, et une veuve qui ne peut plussortir de l’abjection de son veuvage ?… Comment faire laconfidence du déshonneur de Lasthénie à un homme (n’y eût-il quecelui-là sous la calotte des cieux !) qui viendrait demandersa main à sa mère avec toute la foi et toutes les espérances del’amour ?… Probité, loyauté, religion, tous les atomes divinsqui composaient cette noble femme se levaient en Mme de Ferjol pourrepousser une telle pensée, et de toutes celles qui luicrucifiaient l’âme, ce n’était pas la moins sanglante. Sans doute,dans l’état de prostration et de dépérissement où Lasthénie étaitplongée, elle ne pouvait plus inspirer que de la pitié, mais elleétait si jeune, et il y a de si puissantes ressources dans lajeunesse ! Seulement, il n’y a pas de ressources contre lanécessité de dire la vérité, sous peine d’être infâme ! Etc’est cette idée d’infamie qui liait l’existence et le destin deMme de Ferjol au destin et à l’existence de sa fille, et qui lescondamnait à vivre ensemble dans cet isolement qu’elles neconnaissaient que trop, – le terrible isolement des âmes, quand lescœurs sont dans l’espace cœur contre cœur…

Mais cette hypothèse d’un homme qui aimerait un jour Lasthéniene fut rien de plus qu’un rêve de sa mère, qui ajouta sa douleur àtoutes celles que la réalité infligeait à Mme de Ferjol. Lasthénie,chez qui Mme de Ferjol avait cherché vainement un seul signed’amour trahi, la triste nuit qu’elle devint mère, Lasthénie devaitmourir sans être aimée. Sa beauté perdue ne refleurit pas. Elle nelui revint point, ramenée par sa jeunesse. Quoiqu’elle eût dit àAgathe, le jour qu’elle revint de son pèlerinage, que Lasthénieallait mieux, Mme de Ferjol, qui voulait le croire plus qu’elle nele croyait, ne le crut plus du tout quand elle vit les jours et lesmois s’entasser sur cette tête, charmante naguère, et la courber deplus en plus. Pour qui aurait été au courant de l’histoire deLasthénie, on aurait dit que cet accouchement dont elle n’était pasmorte et dont elle pouvait mourir, lui avait laissé on ne saitquelle rupture de l’épine dorsale vers les reins, car elle étaitsortie du lit voûtée… Quand elle et sa mère paraissaient ledimanche à l’église, on comprenait, en les voyant, que Mme deFerjol ne voulût recevoir personne, pour se consacrer tout entièreà la santé de sa fille. L’opinion fut que cette enfant qu’elle ytraînait avec elle, elle ne l’y traînerait pas longtemps.

Et cependant elle l’y aurait traînée bien longtemps encore, sila Révolution, à son apogée sanglante et sacrilège, n’avait pastout à coup fermé les églises.

Mme de Ferjol, qui n’avait plus de raisons pour cacher auxmédecins Lasthénie, en appela plusieurs à Olonde ; mais lesmédecins ne virent en cette jeune fille, aussi faible etlanguissante de corps que d’esprit, qu’un de ces marasmes dont lacause était, pour eux, impénétrable. La cause du marasme deLasthénie, Mme de Ferjol seule, dans l’univers, laconnaissait !

C’était son péché, pensait-elle, et la coupable ne devait mourirque de son péché. Pour elle, la farouche janséniste, qui avait,hélas ! plus de foi en la justice de Dieu qu’en samiséricorde, c’était la rigoureuse justice de Dieu qui avait rompusur son genou la taille de cette pauvre voûtée, – cette tailleautrefois d’épi, balancé sur sa tige, qu’avaient pressée les brasd’un homme !

Cette tragédie intime dura longtemps entre ces deux femmes, aufond de cette campagne, qui ne ressemblait pas à l’entonnoir desCévennes, mais sur laquelle elles ne pensèrent jamais à jeterseulement un regard par les fenêtres de leur demeure. On n’y vitjamais que la tête d’Agathe, qui y respirait, le soir, son pays. Etelles vécurent ainsi, si cela peut s’appeler vivre ! Mme deFerjol, certaine que sa fille n’échapperait pas à la punition deson péché, la regardait tomber jour par jour sous le rongement dumal mystérieux qui la tuait, comme on regarde les débris d’unpalais démoli tomber en poussière… Malgré tout ce qu’elle trouvaitde criminel en cette fille qui lui avait résisté quand elle avaitvoulu savoir la vérité de son âme, malgré la dureté de sa foireligieuse, malgré tout enfin, Mme de Ferjol souffrait de ce quifaisait souffrir Lasthénie ; mais, victime de la contractionde toute sa vie ramassée dans la mémoire de l’homme qu’elle avaitidolâtré, elle n’exprimait pas de pitié à sa fille, qui n’étaitplus, du reste, capable de comprendre même la pitié qu’elleinspirait… Le marasme de Lasthénie qui déconcertait les médecins,et qu’après avoir vaguement parlé de moxas, ils déclarèrentincurable, n’était pas seulement au corps de la jeune fille, mais àson âme… Il la tenait tout entière… La raison de Lasthénie, quiavait déjà rasé de si près l’idiotisme, pencha le peu de clarté quilui était restée vers les ténèbres d’une sombre démence. Mais sonsilence garda sa folie. Elle se mourait comme elle avait vécu, sansparler… Avait-elle encore conscience d’elle-même ? Ellepassait tous ses jours sans dire un mot, oisive, immobile, la têtecontre le mur (signe de folie triste), ne répondant pas même àAgathe, noyée de pitié et de larmes ; à Agathe, désolée den’avoir pas sous la main cette ressource sur laquelle elle avaittrop longtemps compté, un prêtre qui exorcisât sa chérie, sa pauvre« Possédée » ! Les prêtres alors étaient en fuite, et laRévolution en pleine furie. Et on ne le savait à Olonde que parcequ’il y manquait un prêtre pour exorciser Lasthénie ! choseunique peut-être ! il y avait, dans ce petit château d’Olonde,que la Révolution n’a pas détruit et qui subsiste toujours avec sestrois tourelles, trois âmes de femmes assez malheureuses pouroublier, dans ce nid de douleurs où elles s’étaient blotties, toutce qui n’était pas leurs cœurs saignants. Pendant que le sang deséchafauds inondait la France, ces trois martyres d’une vie fatalene voyaient que celui de leurs cœurs qui coulait… C’est pendant cetoubli de la Révolution oubliée, que succomba Lasthénie, emportantdans la tombe le secret de sa vie, que Mme de Ferjol croyait sonsecret. Rien n’avait pu faire prévoir à Mme de Ferjol et à Agatheque sa fin fût si proche. Elle n’était pas plus mal, ce jour-là,que la veille et les autres jours. Elles n’avaient remarqué ni danssa figure, depuis longtemps d’une pâleur désespérée, ni dansl’égarement de ses yeux, de la couleur de la feuille des saules, –et des saules pleureurs, car elle en avait été un qui avait assezpleuré de larmes ! ni dans l’affaissement de son corps inerte,si étrangement voûté, rien qui pût leur faire croire qu’elle allaitmourir. D’ordinaire, elles n’avaient pas besoin de la surveiller.Elles la laissaient la tête contre le mur de sa chambre que satranquille démence avait adopté, et elles allaient et venaient danscette maison où il n’y avait que deux choses éternelles : Mme deFerjol qui priait et Agathe qui pleurait, chacune dans son coin… Cejour-là, elles la retrouvèrent comme elles l’avaient laissée, – àla même place, – la tête contre son mur, les yeux tout grandsouverts, quoiqu’elle fût morte, et l’âme partie !.., cettepauvre âme qui n’était presque plus une âme ! À cette vue,Agathe se jeta aux genoux de sa « chérie », qu’elle liapassionnément avec ses bras et sur laquelle elle roula, ensanglotant, sa vieille tête pâmée de douleur. Mais Mme de Ferjol,qui contenait mieux l’émotion d’un pareil spectacle, glissa la mainsous le sein de celle qu’elle avait appelée si longtemps de ce nomqui lui convenait tant : « Ma fillette », pour savoir si ce faiblecœur qui battait là ne battait plus, et elle sentit quelque chose…– « Du sang, Agathe ! » fit-elle d’une voix horriblementcreuse. Elle en rapportait sur ses doigts quelques gouttes. Agathes’arracha des genoux qu’elle embrassait, et, à elles deux, ellesouvrirent le corsage. L’horreur les prit. Lasthénie s’était tuée,lentement tuée, – en détail, et en combien de temps ? tous lesjours un peu plus, – avec des épingles.

Elles en enlevèrent dix-huit, fichées dans la région ducœur.

Chapitre 11

 

Un jour, sous la Restauration, – ni plus ni moins qu’un quart desiècle après la mort de cette Lasthénie de Ferjol dont j’ai dit lamystérieuse histoire, – sa mère, la baronne de Ferjol, qui avaitsurvécu, et qui vivait toujours : – « Rien ne petit me tuer !» – disait-elle avec la sauvage amertume d’un reproche à Dieu, quil’avait épargnée, – la baronne de Ferjol dînait, en grandecérémonie, chez le comte du Lude, son parent, et, par parenthèse,l’un des meilleurs maîtres de maison de cette petite ville deSaint-Sauveur où l’on avait beaucoup dansé avant la Révolution, etmême elle, Mme de Ferjol, alors Mlle Jacqueline d’Olonde, avec lebel officier blanc qui avait été son Ange noir ; car ill’avait vêtue de noir pour sa vie. À présent, on n’y dansait plus.Autre temps, autres mœurs ! Mais on y dînait. Les dîners yavaient remplacé les contredanses. Vieillie deux fois par lechagrin et par les années, on pouvait peut-être s’étonner derencontrer dans la fête d’un dîner joyeux Mme de Ferjol, plussévèrement pieuse que jamais, presque une sainte, si on pouvaitêtre une sainte sans miséricorde. Elle y était, pourtant !Cette femme, d’une force de caractère qu’on a pu juger, etl’ennemie de toute affectation extérieure, était revenue, longtempsaprès la mort de sa fille, il est vrai, au monde de la société àlaquelle elle appartenait, et elle s’y montrait simplement etsobrement, mais enfin, elle s’y montrait. Elle y portaitstoïquement ensevelie dans sa poitrine une idée qui était pour ellele cancer qu’on cache et qui vous mange le cœur sans qu’on pousseun cri. Cette idée, c’était l’impénétrable et l’inoubliable secretde sa fille, morte sans l’avoir révélé. Personne, nulle part, nes’était jamais douté de ce que Mme de Ferjol savait de la vie de safille ; mais ce qui la faisait le plus souffrir, ce n’étaitpas ce qu’elle en savait, c’était ce qu’elle n’en savait pas… Lesaurait-elle jamais ? Elle ne le croyait plus. En attendant,elle achevait de vivre, désespérée, avec un front calme qui nedisait pas qu’elle le fût. Elle n’était plus qu’une ruine, maisc’était une mine comme le Colisée. Elle en avait la grandeur et lamajesté.

« Dans le bout de table où elle se tenait au dîner du comte duLude, involontairement on parlait moins haut et l’on riait moinsfort qu’à l’autre bout », disait le vicomte de Kerkeville, quiaimait à rire et que la présence de cette grandiose vieille femmeforçait d’être sérieux de respect. Ce jour-là, à ce repas auquelelle assistait comme elle assistait à la vie, avec indifférence, ily avait autour d’elle de l’entrain et de la sympathie, quoique lacompagnie y fût terriblement mêlée. C’était l’image en raccourci decette société telle que nous l’ont faite la Révolution et l’Empire,qui ont confondu tous les rangs, mais on n’y souffrait pas, cejour-là, de cette dégoûtante salade politique et sociale qu’il estmaintenant impossible aux gouvernements de tourner. Le comte duLude appelait spirituellement son dîner : « la réunion des troisOrdres », et, de fait, il y avait là du clergé, de la noblesse etdu tiers. On y était très cordial et de très bonne humeur.

Il est vrai que, dans cette petite ville du Saint-Sauveurd’alors, il y avait plus de bonhomie qu’à Valognes, ville voisine àquatre lieues de là, – où, pour peu qu’on fût un peu noble, on secroyait un paladin de Charlemagne, et où l’on vous aurait demandévos lettres de noblesse, pour vous inviter à dîner.

Et ce que je vous conte là était si vrai, qu’à ce dîner, où lescoudes n’avaient pas horreur de se toucher les uns les autres, il yavait justement entre la marquise de Limore, la plus foncée enaristocratie des femmes qui étaient là, et le marquis de Pontl’Abbé, d’une noblesse aussi vieille que son pont, un convive, degaillarde et superbe encolure, paysan d’origine très normande, maisqui s’était décrassé et qui était devenu un très authentiquebourgeois de Paris. Il étalait alors son gilet de piqué blanc entrecette marquise et ce marquis, comme un écusson d’argent entre sesdeux supports, dont l’un, à dextre, la marquise, faisait lalicorne, et l’autre, à senestre, le marquis, faisait lelévrier ! Ce bourgeois de Paris en villégiature àSaint-sauveur, y venait promener tous les ans ses loisirs ;car il avait les loisirs d’une fortune faite, qu’il auraitvolontiers défaite, pour le plaisir de la refaire. Il s’ennuyait.Il avait la nostalgie du commerçant qui a vendu son fonds : unemaladie spéciale.

C’était, en effet, un ancien commerçant, et, lecroirait-on ? un épicier ! Mais c’était de la hauteépicerie.

Il avait été l’épicier de Sa Majesté Napoléon, Empereur et Roi,dans les plus beaux temps de sa gloire, et sa boutique, qui s’enest allée avec les autres maisons de la plate du carrousel, avait,dix ans, regardé, sans sourciller, en face, le palais desTuileries, qui, lui aussi, s’en est allé ! cet impérialépicier, qui ne se serait, certes ! pas donné pour le premiermoutardier du Pape, et qui était assis et se prélassait et segorgiassait à la table du comte du Lude, comme un Turcaret bonenfant, n’avait, du reste, ni le nom, ni le physique d’un épicier.Il se nommait d’un nom de général. Il s’appelait Bataille. LaProvidence, qui se permet parfois ces plaisanteries, ayant prévul’empereur Napoléon, avait trouvé spirituel d’appeler l’homme quilui vendait son sucre et son café :

Bataille. Voilà pour le nom ! Mais elle avait eu encore uneautre fantaisie, la Providence ! c’était d’avoir fait d’unépicier un des plus beaux hommes d’un temps où presque tous leshommes étaient si fièrement beaux, et que David et Géricault nousont peints, pour l’humiliation de notre âge… On l’appelait, parmiles cuisinières : « le bel épicier du Carrousel ». Il avait latournure de son nom. Sa prestance était si militaire, que pendantl’Empire, quand il sortait du café de l’angle de la rueSaint-Nicaise où il avait passé la soirée à jouer au domino, etqu’il avait mis sur sa tête le claque que tout le monde portaitalors, et sur ses larges épaules son grand manteau, galonné d’or aucollet, les sentinelles de l’arcade des Tuileries lui portaient lesarmes comme à un général, et il leur rendait le salut comme ungénéral, avec un impayable sérieux et une emphase militaire quifaisaient le bonheur de ses amis. Pendant une minute, il étaitvraiment général ! mais il se retrouvait bien vite épicier. Ill’était de cerveau, – un cerveau qui n’avait pas une idéequelconque à son service, ce qui expliquait sa belle santé, à plusde soixante ans, et quoiqu’il dît souvent, en fermant les yeuxcomme s’il se retirait en lui-même, les mains jointes sur sonestomac, avec une expression indicible : « Je donne le bal à mespensées ! » Quel bal ! et quelles danseuses ! Malgrécette vacuité cérébrale, il était fin comme un Normand, sous undrôle d’air niais qu’il savait prendre, sans doute pourplaisanter ; car ce singulier homme, qui joignait le prénom deGilles à son nom de Bataille, n’en était pas un. Il avait, pendantl’Empire, rendu beaucoup de petits services aux hobereaux de saprovince, pour lesquels il s’était montré toujours respectueux, etqui lui achetaient ses cornichons par compatriotisme et parreconnaissance. Quelques-uns même d’entre eux lui remirent,parfois, des placets et des pétitions, parce qu’ils lui croyaientdes relations avec le Palais ; mais toutes ses relationsétaient Moustache, le cocher, et Zoé, la Négresse de Joséphine. Lachute de l’Empire, dont il avait vécu, n’avait pas entraîné laruine de sa fortune. En 1814, il avait abdiqué sa boutique, commeNapoléon son empire, mais ce Napoléon de la haute épicerie n’eutpoint, comme l’autre, de retour de l’île d’Elbe, et il mourut sansavoir fait le sien, en 1830, du choléra…

Tel était le personnage original que le hasard et lesRévolutions avaient placé en face de Mme de Ferjol, à la table ducomte du Lude. Il s’y tenait dans ce qu’il appelait : « son granduniforme » ; car, se sachant beau, il avait toute sa vie misen valeur par la toilette cette beauté qui subsistait encore. Defait, à le bien considérer, c’était un magnifique vieillard,relativement très jeune, très souple et très solide, et qui aimaità rappeler son inentamable solidité avec une fatuité hypocrite,quand il montrait d’un air qui mendiait la pitié un pouce trèsagile et qui se portait très bien, mais qu’il disait être restéparalysé depuis l’explosion de la Machine infernale, qui l’avaitjeté, racontait-il, par la fenêtre du petit café de la rueSaint-Nicaise, au premier, où il lisait tranquillement le journal,et précipité absolument fou jusqu’à Chaillot, d’où il se fitramener à sa femme, qu’il trouva sans connaissance dans les mainsdu docteur Dubois, lequel lui extrayait des seins les vitresbrisées de sa boutique. C’était là même une de ses plus belleshistoires ! Le pauvre paralysé, comme il s’appelait en riant,le pauvre explosionné, avait mis ce jour-là, pour faire bonheur àson amphitryon, un habit bleu à boutons d’or qui moulait son torsed’Hercule, avec la culotte de Casimir blanc, les bas de soie àlarges côtes, et ces souliers fins à haut talon aimés del’Empereur, et qu’il portait toujours quand il était débotté…Gilles Bataille, que les nobles de province qui le recevaient chezeux appelaient un peu trop familièrement : « le père Bataille »,car il n’avait rien d’un papa, reluisait d’une propreté anglaisequi sentait bon, comme le linge d’une femme.

Il avait été blond, de ce blond qui rappelle l’originescandinave de nous autres Normands, à ce qu’il paraissait, non plusà ses cheveux qui étaient blancs comme l’aile de l’albatros etqu’il portait très courts (à la mal content, comme on adit depuis), mais au rose d’un teint qui n’était ni couperosé, nifatigué, ni frelaté. Son regard, gai et bleu, vous atteignait dedessous une paupière épaisse et un peu lourde, qu’il clignait commes’il se fût moqué de ce qu’il disait et qu’il vous eût associé à samoquerie. Ce à quoi sa vanité tenait le plus dans toute sapersonne, c’étaient ses dents, qu’il soignait comme jamais femmen’a soigné les perles de son écrin, et qu’il montrait sans rire,pour le plaisir silencieux de les montrer. – Il était venu, à cedîner du comte du Lude, sa canne haute sur l’épaule comme un fusil(ce qui était sa manière habituelle de porter sa canne : un joncindien), et quand il l’eut laissée dans un angle du corridor, ilétait entré dans le salon, tenant avec les deux mains son chapeau,comme un amoureux de l’ancien Opéra-Comique chez son bailli, et ilavait salué l’assemblée avec une niaiserie de paysan, qui n’étaitpeut-être pas sincère ; car cet homme qui s’appelait Gilles,aimait parfois à jouer aux Gilles… Il connaissait depuis longtempsMme de Ferjol, devant laquelle il dînait, et dont il était tropléger pour comprendre la profondeur. Pour lui, tout ce qui passaitsa portée, il le traitait sans façon, et non sans mépris, de «manies ». Ce sont des manins, disait-il avec l’accentnormand le plus allongé et le plus prononcé. Mais quand ils’agissait de Mme de Ferjol, la femme noble tenait le vilain enrespect. On ne peut pas dire qu’il eût mauvais ton ; – iln’avait pas de ton.

Où l’aurait-il pris ? Est-ce à vendre des milliers depetits verres aux cuisinières des maisons riches qui venaient chezlui faire leur provision de thé ou de chocolat, dès six heures dumatin ? « À huit heures, j’avais fait ma journée », disait-ilavec orgueil.

C’était, en fait de ton, un homme de l’ignorance de M. deCorbière, qui mettait son mouchoir taché de tabac sur le bureau deLouis XVIII. Lui, n’eût pas mis le sien – un foulard, passé aubenjoin, – sur la table du comte du Lude ; mais dès lecommencement du repas il y avait mis sa tabatière, qui était enchagrin, à miniature très fine : le portrait de son fils, encostume d’enfant, de velours bleu, tenant dans sa main, sans enjouer, une trompette d’or, et qui avait le nez aussi en trompette,ce qui faisait deux trompettes ! son fils, un exécrable môme,qui ne ressemblerait jamais à son père et qu’il appelaitagréablement : « Bataillon ! » Or, ce fut justement à cause decette diable de tabatière, passée à l’un des convives qui avaitdemandé à en voir de près le portrait, que le marquis de Pontl’Abbé avisa, au petit, doigt de la main qui la passait devant lui,une émeraude, qui lui donna dans l’œil.

« Il faut que vous soyez fièrement coquet, maître Bataille, pouroser vous permettre de porter une bague de cette beauté et de ceprix-là, – dit le marquis de Pont-l’Abbé, scandalisé de voir un telbijou à une main qui avait pesé des épices. – Mais voyonsdonc !

Où diable, Bataille, avez-vous pris cettemerveille-là ?

– Ma foi, – dit rondement et gaiement le Gilles Bataille, – vousne devineriez jamais où je l’ai prise, et je parierais cinquantemille écus, comme disait La Mayonnet de Grand-ville, contrevingt-cinq louis, que vous n’êtes pas capable de le deviner.

– Allons donc !… – fit le marquis de Pont-l’Abbé,incrédule.

– Eh bien, essayez pour voir ! » repartit Bataille.

Mais le vieux roquentin de marquis, qui s’était recueilli uneminute et avait cherché mais n’avait pas trouvé probablement unechose assez honnête pour la dire devant cette redoutable dévote deMme de Ferjol, qui, du reste, ne les écoutait pas, ne les entendaitpas, de l’autre côté de la table, dans le rongement éternel ducancer qui lui mangeait le cœur…

« Eh bien, – fit, après le silence du marquis, Gilles Bataille,– je l’ai prise au doigt d’un voleur ! Je lui ai rendu lamonnaie de sa pièce. Le voleur a été volé.

C’est une chose curieuse. En voulez-vous l’histoire ?

– Oui ! – dit le comte du Lude, – dites-nous-la, Bataille.Cela nous aidera à faire passer ce Chambertin. »

Chapitre 12

 

« Écoutez donc mon histoire, qui est une histoire de voleurs etqui remonte à haut, – dit Gilles Bataille ; car l’Empereurn’était pas encore l’Empereur, dans ce temps-là, ni moi sonépicier, – ajouta-t-il avec un reste de fierté impériale ; carl’Empire était si grand qu’il donnait de la fierté même auxépiciers !

Nous étions donc sous Barras, qui avait pris avec lui Fouchépour sa police. C’était déjà l’homme qu’on a vu plus tard, quand ilfut ministre sous l’Empereur ; mais, dans ce temps-là, ceterrible Fouché, placé entre les Jacobins et les Chouans, commeentre deux tirants de Sainte-Apolline, qui tiraient chacun de leurcôté, ne pouvait pas s’occuper, quand le Diable y aurait été, – etil y était ! – d’une autre police que de l’infernale policepolitique du moment, et le Gouvernement passait avant Paris !Or, vous, Messieurs, qui viviez alors en province ou en émigration,vous ne pouvez pas avoir une idée de Paris dans ce temps-là, duParis du lendemain de la Révolution, dans lequel elle grouillaitencore. Ce n’était plus une capitale. Ce n’était plus une ville.C’était une caverne. C’était une forêt de Bondy. On y assassinait àla nuit, comme on y couchait à la nuit. Les rues sans réverbères –la Révolution en avait fait des potences ! – n’étaientéclairées que dans le quartier du Palais-Royal. Il y fourmillaitdans les ténèbres un tas de coquins et de scélérats. C’étaientpartout de noirs coupe-gorge. On n’y passait qu’armé jusqu’auxdents, ou plutôt on n’y passait plus.

« Eh bien, une nuit de cet affreux temps-là (j’habitais alors àl’angle de la rue de Sèvres, dans une boutique dont je regardetoujours avec intérêt, quand je passe par là, les barreaux de ferde la devanture, et vous allez savoir pourquoi !), une nuitque j’avais fermé de bonne heure et que je dormais dans une chambreen haut de ma boutique, un bruit singulier me réveilla. C’était unbruit comme de quelque chose qu’on scie, et je me dis : « Il y a desvoleurs en bas « , et je réveillai mon garçon de magasin qui dormaitdans sa soupente, et nous descendîmes tous deux, nos rats-de-cave àla main… Eh ! je ne m’étais pas trompé, c’étaient des voleurs: Ils étaient, en ce moment, occupés à scier le volet, dont ilsavaient coupé grand comme deux fois un fond de chapeau quand nousarrivâmes ; et, par ce trou fait dans le volet, une main étaithardiment passée et avait empoigné un des barreaux de la devanture,et s’efforçait de le desceller. On ne voyait que cette main…L’homme à qui elle appartenait était caché par le volet et iln’était pas seul ; car j’entendais derrière le volet,chuchoter plusieurs personnes qui parlaient très bas.

Alors, j’eus une idée ! Je clignai de l’œil à mon garçon, –un garçon d’ici, de Benneville, que j’avais chez moi, – un fortgars et pas manchot, comme vous allez voir, et qui mecomprit ; car il sauta sur la main que je lui montrai et qu’ilsaisit avec les deux siennes, – deux éclanches de mouton ! –qui devinrent un étau et une pince pour cette main, que je liai,moi, fortement, au barreau, de fer, avec une corde prise sous lecomptoir.

« Tu ne travailleras plus, ma belle ! » dis-jegaiement.

Le bandit était agriffé, et je me réjouissais déjà inpetto de voir la bonne figure qu’il ferait le lendemain, augrand jour. « Allons nous coucher ! » fis-je à mon garçon, etnous remontâmes, moi, dans mon lit, lui, dans sa soupente. Mais, aulit, je ne dormis pas bien…

J’écoutais, malgré moi, toujours. Au bout d’un certain temps, ilme sembla entendre des pas qui s’éloignaient. Je n’osais mettre lenez à la fenêtre ; les brigands auraient très bien pum’envoyer un coup de feu par la figure, et il n’en eût été quecela. Je tenais à mon miroir à demoiselle, – dit-il en souriantavec coquetterie de ses belles dents toujours jeunes qu’il montra.– Et, d’ailleurs, je me dis que le lendemain j’aurais ma vengeance,et, dans cette douce pensée, je m’endormis. » Il avait produit sonintérêt, cet épicier ! parmi tous ces aristocrates très bienélevés qui l’entouraient. Ils l’écoutaient, – ils le regardaient, –et ils ne souriaient plus de cette belle tête dont ils enviaientpeut-être la beauté, et de ces boucles d’oreilles que GillesBataille avait ridiculement gardées de sa jeunesse et qui lesvengeaient de sa belle tête, en lui donnant l’air d’un vieuxpostillon.

« Mais, le lendemain, il fallut déchanter, Messieurs, – repritGilles Bataille. – Vous comprenez tous, – n’est-ce pas ? queje m’éveillai de bonne heure et que mon premier regard, quand jedescalai dans ma boutique (Bataille constellait tout cequ’il disait des anciens mots de son patois), fut pour cette diablede main. Je savais bien qu’elle était liée à répétition, et qu’ellen’avait pas pu bouger ; je l’avais cordée enconséquence ! Mais quel ne fut pas mon étonnement !… Aulieu de la trouver, comme je le croyais, gonflée, tuméfiée,violacée, presque noire par le fait de l’étranglement de cette rudecorde dont je l’avais liée et que je lui avais fait entrer dans leschairs à force de la serrer, je la trouvai sans gonflement et pâlecomme s’il n’y roulait pas une goutte de sang.

Elle en semblait épuisée, et elle était molle et blanche commela main d’une femme… Aussi, ne m’expliquant rien. et voulantm’expliquer tout, j’ouvris frénétiquement la porte de ma boutiqueet je regardai. À la place de l’homme que je croyais trouver là, ily avait une mare de sang… » Ce n’était pas un éloquent, que GillesBataille. Cet homme qui avait été un petit pâtre de la lande deTaillepied, dans son enfance, faisait en parlant des pataquès quej’ai supprimés. Il disait d’habitude la petite pour l’appétit etnombril d’amis pour nombre d’amis, et il croyait même que celas’orthographiait ainsi. Mais il eût été éloquent, qu’il n’auraitpas produit plus d’effet, ma parole d’honneur !

Ils ne pensaient pas à lui, ceux qui, l’écoutaient, ilspensaient à ces voleurs qui avaient coupé le poignet à leurcomplice et qui l’avaient emporté.

« De fiers hommes tout de même ! – dit Kerkeville ;qui était homme à en faire autant, car il était énergique.

« Je rentrai dans ma boutique, – reprit Bataille, – et jeregardai longtemps cette main, sciée à l’avant-bras, probablementavec la scie qui avait servi à scier le volet. J’étudiais cettecurieuse main, qui n’avait pas l’air, je vous jure ! d’être lamain d’un goujat ; et c’est alors que je vis une bague dont lapierre avait glissé du côté de l’intérieur du doigt qui avait prisla barre de fer, et cette pierre, monsieur le marquis de Pontl’Abbé, c’est l’émeraude que vous tenez là. Elle est vraiment tropbelle pour moi, j’en conviens. Aussi je ne la porte pas tous lesjours, mais quelquefois, et seulement dans la pensée que jerencontrerai peut-être, qui sait ? un hasard ! lapersonne à qui elle a été volée et qui à son tour m’aideraitpeut-être à reconnaître le voleur. » Il avait fini son histoire, leGilles Bataille, et il avait entassé sous elle les mauvaisesplaisanteries du vieux Pont-l’Abbé. Il l’avait coupé, – commedisent les Anglais. Tous (ils étaient bien une vingtaine à ce dînerque le comte du Lude avait appelé : « la réunion des trois Ordres»), tous curieux et épris de cette émeraude qui avait une histoire,ils la demandèrent pour la voir de plus près et ils se la passèrentde main en main, et elle fit le tour de la table. Elle arriva enfinau voisin de gauche de Mme de Ferjol, qui était le Père abbé d’uneTrappe qui s’établissait, à cette époque, dans la forêt deBric-quebec, et qui depuis l’a défrichée. On sait que les abbés dela Trappe n’étaient pas tenus à la règle du silence, comme lesautres trappistes. Ils portaient la mitre de laine et la crosse enbois, et ils allaient immédiatement après les évêques dans lesConciles ; autorisés d’ailleurs à sortir de leur cloître,quand il était nécessaire, dans les intérêts de leur communauté. LePère Augustin s’en allait à la Trappe de Mortagne, et, comme ilpassait par Saint-Sauveur, le comte du Lude l’avait prié à dînerpour faire honneur à la baronne de Ferjol, la sainte de la contrée,et, à sa table, il l’avait placé à côté d’elle…

De cette vingtaine de personnes, il n’y avait maintenant que lePère Augustin et la sombre Mme de Ferjol qui fussent indifférents àcette émeraude qui faisait son petit voyage circulaire, et, sans laregarder, le Père Augustin la prit des mains du comte deKerkeville, son autre voisin, et la tendit à Mme de Ferjol avec lagravité d’un homme qui fait, malgré lui, une chose légère. Mais Mmede Ferjol, plus grave encore que lui, ne la prit pas. Seulement,ses yeux, hautainement distraits, par hasard tombèrent surl’émeraude, et, comme frappée d’une balle, elle poussa un cri ettomba raide sans connaissance.

Elle venait de reconnaître la bague de son mari qu’elle avaitdonnée à Lasthénie.

Le coup qui la frappait encore produisit un coup d’étonnementsur les conviés du comte du Lude qui égalait peut-être le sien,mais la fascination de respect – de respect un peu tremblant devantsa rigidité qu’exerçait cette femme était si grande, que personnede ceux qui l’avaient vu ne parla depuis de l’évanouissement de Mmede Ferjol. Sur cet évanouissement subit qui faisait bien l’effet decacher quelque drame, les langues furent liées et demeurèrentliées.

Rentrée à Olonde, le même soir, après être revenue de cettepâmoison qui dura longtemps, elle se remit à regarder dans cecancer béant qu’elle avait au cœur, et dans lequel elle avait misle linge blanc de tant d’inutiles compresses qu’elle en avaitretirées toujours sanguinolentes. Elle y vit avec horreur cettecrevasse nouvelle que sa fille, la fille d’un Ferjol, pourrait bienavoir aimé un voleur, – un voleur qui avait laissé la main qui lecommettait dans la moitié de son crime.

Non seulement le cancer ne s’arrêtait jamais, mais il secreusait toujours, et ce n’était pas comme dans un de nos cancersde la chair, à qui on donne un morceau de viande à dévorer pourqu’il nous laisse tranquilles, quelques instants, de sesmorsures.

« Cela ne finira donc jamais, Seigneur ? – dit-elle. Ilfaudra donc, mon Dieu, qu’elle soit inépuisable, cetteangoisse ? » – Et avec le geste tragique de toute sa vie, quilui faisait s’arracher, à poignées, sur ses tempes creuses, sescheveux qui repoussaient toujours, elle se jeta aux pieds ducrucifix, elle-même crucifiée, quand Agathe, sa suivante dedouleur, Agathe qui avait quatre-vingt-cinq ans, et qui, si l’onvit de douleur, pouvait bien mourir centenaire, entra et lui dit desa voix de spectre :

« C’est le Révérend Père abbé de la Trappe de Bric-quebec quidemande à voir Madame.

– Qu’il entre ! » dit Mme de Ferjol.

Chapitre 13

 

Mme de Ferjol avait encore un de ses genoux sur le prie-Dieud’où elle se levait ; quand le Père Augustin entra. Il lasalua avec respect ; mais il était évident qu’il était ému, cereligieux grave et fort et dans le milieu de la vie, et qu’envenant à Olonde, avec cette hâte inopinée, il y venait sousl’injonction d’un grand devoir.

« Madame, – dit-il sans préambule, en restant debout, malgré lesigne qu’elle lui fit de s’asseoir, – je viens vous apporter labague qui vous appartient et qu’hier vous avez reconnue, et vousdire le nom ajouta-t-il avec une triste solennité – de l’homme… quil’a perdue, avec sa main. » Un petit tremblement prit Mme de Ferjolà ces paroles, et le moine lui tendit la bague, qu’elle ne pritpas… Il lui aurait été, à ce moment, impossible de toucher et àcette bague profanée et souillée, dix fois profanée et souillée etprise à la main, coupée d’un voleur ! « Le nom !… –dit-elle, surprise et balbutiante.

– Oui ! Madame, – interrompit le moine, – le nom de l’hommequi a fait le malheur de votre vie et que vous avez dû bien desfois maudire, le nom de cet homme qui s’appelait, en religion, lePère Riculf, de l’ordre des capucins, hébergé chez vous pendanttout un Carême, il y a, tout à l’heure, vingt-cinq ans. » À ce nom,Mme de Ferjol devint pâle comme si elle allait mourir, mais elleramassa son âme énergique pour faire la question, la terriblequestion d’où dépendait toute sa vie :

« N’avez-vous que cela à m’apprendre, mon Père ?

– dit-elle, en le regardant de ses yeux profonds, de ces yeuxsous lesquels Lasthénie, la pauvre Lasthénie, avait toujours baisséles siens.

– J’ai tout à vous apprendre, Madame ; car il m’a toutraconté, réconcilié avec Dieu, sur la cendre où meurt notre ordreet où il est mort, et il a déclaré, il y a à peine quelques jours,sur le crucifix que je lui faisais baiser, à cette heure suprême,qu’il a été le seul coupable et que votre fille était innocente deson crime.

– Alors, oh ! alors, c’est moi…, – dit Mme de Ferjol, quifut traversée d’un éclair qui lui fit voir, en sa lueur rapide,toute sa vie.

– Ce n’est pas à moi de vous juger, Madame, – interrompit letrappiste avec une incomparable dignité. – Je n’ai à vous annoncerque cette bonne nouvelle pour une âme aussi pieuse que la vôtre :c’est que votre fille était innocente ; c’est que l’Angeinvisible que Dieu a mis à nos côtés, l’Ange gardien de sa vie, apu toujours rester aux siens et la regarder de ses yeux purs etimmortels. » Il s’arrêta, étonné que la joie de ce moment n’inondâtpas l’âme de cette femme pieuse. Il ne pensait pas au remords quientrait, du même coup, dans cette âme profonde, le remords d’avoircru Lasthénie coupable ; et, sous cette erreur, de l’avoir silentement et si tragiquement fait mourir.

« Oh ! mon père, mon père, – dit Mme de Ferjol, – la bonnenouvelle vient trop tard ! C’est moi qui ai tué Lasthénie.L’homme, le prêtre, au péché de qui je n’ai jamais voulu croire etqui a fait pis que de la tuer, ne l’avait pas tuée, en la prenantdans ses bras sacrilèges. Il ne l’avait que souillée et flétrie,mais il me l’avait laissée à tuer, et je l’ai tuée ! J’aiachevé par la mort de ma fille le crime qu’il avait commencé. »Elle resta la tête basse après avoir dit cela. Elle s’était jugée…Le prêtre voyait bien qu’intérieurement elle se déchirait… ;et il eut pour elle la pitié qu’elle n’avait pas eue pourLasthénie. Il s’assit, et il lui parla avec une charité divine. Illui dit que ce qu’elle souffrait était de trop ; qu’elle étaitla victime d’une erreur dont il était impossible qu’elle ne fût pasla victime ; et alors il lui raconta le crime de Riculf. Dansce temps-là, la science, devenue maintenant populaire, n’avait quedes observations superficielles et inexactes sur des faitsmystérieux, à présent avérés, mais dont elle ne sait encore qu’uneseule chose, c’est qu’ils existent. Lasthénie était somnambulecomme lady Macbeth… mais Mme de Ferjol n’avait peut-être pas luShakespeare. Or, c’est dans un de ces accès de somnambulisme,ignorés – tant ils étaient rares ! – de Mme de Ferjol etd’Agathe, que le Père Riculf l’avait surprise, une nuit, sortie desa chambre et assise dans le grand escalier, endormie là, où elleavait passé tant d’heures dans son enfance, – éveillée et rêveuse,– et que, tenté par le démon des nuits solitaires, il avaitaccompli sur elle ce crime dont la malheureuse enfant n’avait paseu conscience dans l’ignorance de son sommeil, et dont, seul, ildevait répondre un jour devant Dieu. Seulement, pourquoi, le crimeconsommé, lui avait-il dérobé sa bague ? Était-il déjà levoleur qui devait être un jour le voleur à la main coupée qu’ilétait devenu ? Question sans réponse ! On se perd dansces gouffres de mystère qu’on appelle la nature humaine. – Lessomnambules donnent quelquefois des bagues, et cela ne prouve rien.Pour ma part, j’en ai connu une – (une jeune fille) – qui avaitdonné la sienne à un homme coupable du même crime que Riculf surLasthénie, et qui avait volontairement épousé l’effroyable fiancéde son sommeil, quoique avec une horreur invincible… Ne voulant pasavoir à rougir devant cet homme, la noble fille était morte aprèsdes années, mariée, en lui gardant une épouvantable fidélité.

Mme de Ferjol, qui n’avait jamais entendu parler desomnambulisme dans sa solitude des Cévennes, resta stupéfaite aurécit de l’abbé de la Trappe. Elle était médusée par le crime decet homme-fléau qui avait passé dans sa vie et celle de sa fillecomme un vampire, et qui, de la monstruosité tombant dansl’ignominie, avait fini par cette vileté d’être un voleur.

Ici, la femme de race revint du fond de la mère indignée, etl’idée, l’abjecte idée du voleur, lui sembla plus insupportable àadmettre que le crime même sur Lasthénie, consommé lâchementpendant le sommeil. Elle douta un instant de cette dernièreturpitude, qui lui souillait deux fois sa fille. Mais l’abbé deBric-quebec lui dit que la main coupée était bien la main ducapucin Riculf, et que le malheureux, en effet, avait étéréellement un des premiers bandits du siècle. Quand Agathe l’avaitrencontré descendant les marches de cet escalier qui avait vu soncrime, et laissant derrière lui le grand calvaire placé à la sortiedu bourg, il était allé à tous les vices ! Ils cuisaient alorsdans la chaudière où la Révolution bouillait, prête à déborder surle monde. C’était l’heure où l’Église elle-même avait besoin depersécution, et de se retremper dans le sang des martyrs. QuandRiculf sortait, par un crime, de son ordre, chabot, le capucin dela Révolution, en sortait peut-être aussi… Mais Riculf avait cettesupériorité sur Chabot, qu’il s’était repenti, plus tard.

Après des années d’une vie de forfaits, il était arrivé, unsoir, à la Trappe de Bric-quebec, dans le plus affreux désespoir,montrant un de ces repentirs qui ne prennent que les âmespuissantes… « Si vous me chassez, – dit-il à l’abbé, – vous merenverrez à l’Enfer d’où je sors ! » « Et moi et mes frères, –dit l’abbé à Mme de Ferjol, – nous nous souvînmes que la Trappe,c’est le refuge des criminels qui ne sont pas punis par les hommes,et nous ouvrîmes les portes de la nôtre à celui-ci et nous lesfermâmes sur lui contre la justice du monde, au nom de la bonté duCiel ! Le Père Riculf était une de ces âmes qui, en rien, neconnaissent de limites. Il a vécu des années parmi nous dans laplus expiatrice des pénitences…

– Et il est mort comme un saint, n’est-ce pas ? »interrompit Mme de Ferjol, révoltée, et en éclatant de la plusamère des ironies.

Mais se reprenant, et d’un ton moins insultant :

« Mon père, dit-elle, – pouvez-vous croire qu’un pareil hommepuisse jamais entrer dans le Ciel ?…

– Du moins, – dit le miséricordieux prêtre, – il a vécu desannées et il est mort comme quelqu’un qui veut y monter.

– S’il est au Ciel, je n’en voudrais pas avec lui ! » ditMme de Ferjol avec une obstination devenue un entêtement aveugle etpresque de la rage.

Le doux prêtre fut blessé au plus profond de sa charité, mais iln’abandonna pas l’impitoyable femme. Il revint plus d’une fois lavoir à Olonde. Il aurait voulu ramener à des sentiments pluschrétiens cette âme, si religieuse par la foi. Mais il ne pouvaitpas. Cette âme résistait. Une haine, née du ressentiment que desavoir sa fille innocente avait augmentée, pour l’homme du crime,comme elle l’appelait, confisquait à son profit les autressentiments de son âme. Dieu avait pardonné peut-être, mais elle,non !

Elle ne pardonnerait pas. Elle ne voulait pas pardonner. Sahaine devint une possession. Elle fut la possédée de sa haine. Rienn’y put de ce que lui dit l’abbé Augustin qui s’efforçaitd’introduire dans cette âme violente et ulcérée l’huileadoucissante que le bon Samaritain fit couler dans les blessures del’homme de l’Évangile qui « descendait de Jérusalem à Jéricho.

– Mme de Ferjol opposait inflexiblement aux paroles de l’abbé età tout, l’idée de cet outrage fait à l’hospitalité trahie par ceprêtre, qu’elle appelait un Judas ; et même, un jour, cettehaine féconda un affreux désir (chose étrange et que toutes lesâmes passionnées comprendront). Il se dégagea de sa haine unehorrible curiosité qu’elle savait pouvoir satisfaire…

Elle qui n’ignorait rien des choses religieuses, elle savait queles trappistes, qu’on enterre sans cercueil, la face découverte,restent exposés dans leur tombe, où, tous les jours, chacun desleurs vient jeter sa pelletée de terre jusqu’à ce qu’ils en aientcette suffisance de six pieds d’argile qui nous suffit à tous,hélas ! Eh bien, elle voulut voir encore une fois ce Riculfabhorré, et repaître ses yeux du spectacle de son cadavre ! Lahaine est comme l’amour. Elle veut voir… « Il n’y a pas – sedit-elle – si longtemps qu’il est mort. Les Bienheureux n’ont pasune figure comme les autres hommes. Quand on ouvre la terre ou lecercueil qui les renferme, on leur trouve des figures reposées etquelquefois rayonnantes qui disent qu’ils sont morts dans la bonneodeur du ciel. Je verrai donc si le scélérat, qui a fait peut-êtredupe de son repentir l’abbé Augustin comme il m’avait fait dupe desa sainteté, a la face d’un Bienheureux. » Et, sans le dire à lavieille Agathe, elle s’en alla à Bric-quebec un jour. Les femmesn’entrent jamais chez les trappistes, sinon à certains jours defête et dans leur église seulement, mais leur cimetière, placé dansun champ à côté de leur monastère, est ouvert à tout le monde. Ypasse qui veut, et elle y entra.

Elle trouva sans peine la fosse qu’elle cherchait. Le cimetièreétait désert, et la fosse du dernier trappiste décédé, creusée dansles hautes herbes, était bien la fosse de Riculf. Elle s’enapprocha jusqu’au bord et regarda dedans avec ces yeux que la hainea comme l’amour, – ces yeux qui dévorent tout, – et elle vit lemort dans le fond de sa fosse. Malgré les pelletées de terreéparpillées autour du visage, et dont le plus grand nombre avaitporté sur la partie inférieure du cadavre, on voyait encore la faced’un homme. Ah ! elle le reconnut, malgré cette barbe quiavait blanchi, et ces yeux sans regard que les vers rongeaient déjàdans leurs orbites. Elle enviait le sort de ces vers…

Elle aurait voulu être un de ces vers… Elle reconnut cettebouche audacieuse qui l’avait tant frappée dans les Cévennes, etdans laquelle Dieu lui-même avait écrit, de sa main, qu’il fallaitse défier de cette bouche terrible. Elle était debout devant cettefosse, la contemplant, oubliant les heures, plongée des yeux dansce trou où allait pourrir l’homme de sa haine, comme le soleild’une soirée d’été plongeait à l’horizon… Elle l’avait dans le dos,ce soleil, et sa grande ombre à elle tombait dans la fosse,allongée par ce soleil qui se couchait en rougissant ses vêtementsnoirs de ses rayons. Tout à coup, une autre ombre s’allongea prèsde la sienne, et une main se posa sur son bras. Elle tressaillit.C’était l’abbé Augustin.

« C’est vous, Madame ? – fit-il, plus grave qu’étonné.

– Oui ! – dit-elle, avec une profondeur d’accent qui le fitfrémir ; – j’ai voulu en régaler ma haine ! – Oh !Madame, – dit le prêtre, – vous êtes une chrétienne, et ce que vousdites n’est pas chrétien, Venir regarder un mort dans sa tombe avecles yeux de la haine, c’est le profaner, et on doit le respect auxmorts.

– À celui-là, jamais ! – fit-elle. – J’avais tout à l’heureenvie de descendre dans sa tombe pour le fouler sous mestalons !

– Pauvre femme ! – dit le prêtre ; – elle mourra dansl’impénitence finale de sentiments trop absolus pour la vie. » Et,en effet, elle mourut à quelque temps de là, dans cette impénitencesublime que le monde peut admirer, mais nous, non !

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